Scènes de la vie sauvage au Mexique

By Gabriel Ferry

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Title: Scènes de la vie sauvage au Mexique

Author: Gabriel Ferry

Contributor: Flavius Girard

Release date: September 6, 2024 [eBook #74384]

Language: French

Original publication: Paris: G. Charpentier, 1879

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE SAUVAGE AU MEXIQUE ***








  SCÈNES
  DE LA
  VIE SAUVAGE
  AU MEXIQUE

  PAR GABRIEL FERRY
  Auteur du Coureur des bois, des Scènes de la Vie mexicaine, etc.

  HUITIÈME ÉDITION

  Le Pêcheur de perles
  Cayetano le contrebandier
  Une Guerre en Sonora
  Le Dompteur de chevaux
  Les Gambusinos
  Bermudes-el-Matasieto
  Le Salteador


  PARIS
  G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
  13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

  1879




AVANT-PROPOS

DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Il y a quelques années, des affaires commerciales, et plus encore le vif
désir que j’éprouvais d’explorer des pays presque inconnus, m’ont
conduit au Mexique, et particulièrement dans l’État de _Sonora_. Cette
province, l’une des plus éloignées de la capitale de la confédération
mexicaine, n’avait été encore visitée que par un très-petit nombre
d’Européens. Sur ces grèves désertes, au milieu de ces savanes immenses,
au fond de ces forêts sauvages, j’observai des mœurs tellement
curieuses, que je me promis de les faire connaître à mon retour.

Voilà l’origine de ces récits. Publiés d’abord dans la _Revue des
Deux-Mondes_, ils ont obtenu auprès du public auquel ce recueil
s’adresse, un succès que j’étais loin d’espérer, et qui m’engage à les
réunir aujourd’hui en volume.

L. de BELLEMARE (Gabriel Ferry).

Paris, février 1847.




NOTICE

SUR LA VIE ET LES ŒUVRES

DE GABRIEL FERRY


I

Gabriel Ferry de Bellemare (dans les lettres il ne signa jamais que la
première partie de son nom) naquit à Grenoble en novembre 1809. Tout
enfant, il perdit sa mère; son père, sous l’Empire, avait occupé la
place de conservateur des eaux et forêts du département du Simplon. A
l’époque de la Restauration, il s’engagea dans différentes affaires
commerciales avec l’Amérique du Sud et finit par fonder une maison de
commission à Mexico. Presque toujours éloigné de son fils, il l’avait
mis au collége de Versailles.

Gabriel Ferry termina ses études en 1830, et son père, désirant
l’initier aux affaires du négoce, l’appela auprès de lui à Mexico. Le
jeune homme partit avec cet enthousiasme que l’on éprouve communément à
cet âge pour tout ce qui est lointain, pour tout ce qui présente le
caractère de l’inconnu et du merveilleux. Le Mexique était alors au
lendemain de la fin de la guerre de l’Indépendance; il était le théâtre
d’étranges choses et de singulières mœurs. Gabriel Ferry en y arrivant
dans ce moment n’échappa point à la fascination de ce milieu; il sentit
les instincts de recherches et de curiosité, que la nature avait déposés
en lui, se développer subitement. Aussi arriva-t-il que, venu au Mexique
pour s’initier aux affaires commerciales, il ne s’en occupa nullement ou
très-peu.

Devenu promptement familier avec la langue espagnole, portant le costume
mexicain avec une aisance à tromper les indigènes eux-mêmes, il vit de
ces choses, il lui arriva de ces aventures qui sont les plus grandes
joies du voyageur. La société mexicaine lui offrit l’attrait d’un roman
bizarre et mystérieux, dont on ne veut ignorer aucune scène; sa vie,
qu’il aurait pu rendre moins agitée, à l’exemple de tant d’Européens
établis au Mexique, devint pleine de hasards; il allait au-devant des
aventures; il les suscitait, il les provoquait; et fréquemment on le vit
faire de longues excursions à cheval pour avoir le dernier mot d’une
aventure commencée à Mexico, sa résidence habituelle.

Après quelque temps de séjour dans cette dernière ville, un vif désir
s’empara de Gabriel Ferry: celui de voir ce vaste désert qui sépare au
nord le Mexique des États-Unis, retraite des Sioux, des Indiens Apaches,
hordes barbares perpétuellement en guerre avec les blancs; de visiter
ces prairies illustrées par Cooper, d’y admirer la vie sauvage dans
toute sa simplicité primitive. Pour parvenir au désert, il faut
traverser le Mexique dans toute son étendue, du Sud au Nord, en passant
par la Sonora, la plus curieuse peut-être des provinces mexicaines. Une
occasion lui permit bientôt de satisfaire ce désir: son père avait noué
quelques relations commerciales dans la Californie, alors peu peuplée;
il y envoya son fils pour conclure une importante négociation. Au
retour, Gabriel Ferry avait la faculté de pousser jusqu’au désert, si
bon lui semblait. Le jeune homme part, plein d’ardeur, s’embarque à San
Blas, navigue un mois dans ce beau golfe de Californie, dont les eaux
sont si limpides, si transparentes, qu’on l’a appelé la mer Vermeille,
touche à Pichilingue et remplit sa mission! Désormais libre de son
temps, il visite une partie des côtes de la Californie; arrête un
instant son cheval devant les quelques huttes de la misérable bourgade
qui doit s’appeler plus tard San Francisco, puis il traverse de nouveau
le golfe et va débarquer près de Guaymas, le plus important des ports de
la Sonora!

Pour atteindre le désert, il traverse à cheval cette province dans toute
son étendue; il devient acteur et témoin des choses étranges, des
aventures singulières qui sont l’origine de ce volume des _Scènes de la
vie sauvage_. Arrivé au terme de son voyage, après des péripéties
inouïes, un splendide paysage se déroule à ses yeux.

Laissons-le parler:

«Les prairies qui se terminent au San Pedro, du côté de Tubac, n’ont
pour bornes, dans le côté opposé, que les eaux du Missouri. C’était bien
là le désert tel que je l’avais rêvé. Au delà de la rivière, de vertes
savanes ondulaient à perte de vue. A mes pieds, un petit lac, séparé du
San Pedro par une étroite langue de terre, et qui jadis avait dû faire
partie de la rivière, étendait ses eaux bourbeuses. Sur les larges
feuilles de plantes aquatiques, des serpents d’eau faisaient reluire au
soleil leurs corps visqueux, entrelacés en hideux réseaux. Au-dessus du
lac voltigeaient des essaims de grues attirées par ces nombreux
reptiles. De longues caravanes de bisons traversaient la plaine
silencieuse. D’autres, disséminés par groupes ou par couples, paissaient
l’herbe épaisse, ou, couchés sur la pente des collines, promenaient un
regard tranquille sur leurs vastes domaines. Plus loin, ces sauvages
animaux se livraient de rudes combats; leurs sourds mugissements
arrivaient à mes oreilles comme le murmure lointain de la mer, et, comme
s’il eût fallu que, même dans le désert, l’homme révélât sa présence, un
parti de chasseurs d’une tribu d’Indiens amis descendait en ce moment le
cours du San Pedro sur des radeaux formés de larges bottes de roseaux
soutenues par des calebasses vides. Une _secua_ de mules chargées de
lingots d’argent et escortées de leurs guides se dessinait en une longue
file à l’horizon. Je restai longtemps ravi devant ce spectacle solennel,
prêtant l’oreille à l’harmonie mélancolique de la clochette des mules et
aux cadences indiennes qui troublaient, en montant graduellement, le
silence des solitudes.»

Le désir de Gabriel Ferry était satisfait: il avait vu le désert!

Il revint sur ses pas, et, quelque temps après, il rentrait à Mexico,
dont il était absent depuis quatorze mois.

«Peu s’en fallut, dit-il, que les amis qui venaient au-devant de moi ne
crussent faire une fâcheuse rencontre dans le voyageur aux habits en
lambeaux et couverts de poussière, à la barbe inculte, au visage hâlé,
qui se présentait devant eux. J’avais quitté Mexico depuis quatorze
mois, pendant lesquels j’avais fait à cheval, dans l’intérieur de la
République, plus de _quatorze cents lieues_: c’est la distance à peu
près du Havre à New-York.

Rentré dans la vie civilisée, je dépouillai mon accoutrement de
voyageur, dont je ne gardai que les longs éperons que j’avais si
longtemps chaussés et le sarape qui m’avait abrité de la rosée de tant
de nuits froides comme du soleil de tant de jours brûlants.»


II

Gabriel Ferry revint du Mexique au commencement de 1837. Il y était
resté environ sept ans. Il dut à ce long séjour de connaître les mœurs
mexicaines dans leurs moindres détails. Mais ce ne fut que plus tard
qu’il raconta les aventures qui lui étaient arrivées et les choses
curieuses qu’il avait vues. Jamais les lettres ne furent son occupation
principale; elles devinrent pour lui un délassement de ses affaires, une
occasion de rappeler et de fixer des souvenirs chers.

En 1840, Gabriel Ferry avait acheté une charge de courtier d’assurances
maritimes, charge dont il se démit en 1844 pour devenir directeur
général d’une grande Compagnie d’assurances maritimes, _l’Espérance_. Ce
fut dans le cours de cette même année qu’il écrivit pour
_l’Illustration_, sous le titre de _Révolutions du Mexique_, l’histoire
animée des hommes qui, de 1817 à 1843, ont pris une part active dans les
affaires de ce pays. Ces biographies, faites avec intérêt et fidélité,
furent remarquées.

Bientôt la _Revue des Deux-Mondes_ accueillit le récit du _Pêcheur de
perles_, qui ouvre la série des _Scènes de la vie sauvage au Mexique_.
Le succès de ce premier récit fut tel, que les colonnes de cette
publication lui furent désormais ouvertes.

Les _Scènes de la vie sauvage_ forment le premier volume des œuvres de
Gabriel Ferry, et c’est peut-être le meilleur.

Bientôt il lui donna pour pendant les _Scènes de la vie mexicaine_
proprement dite, c’est-à-dire le récit des événements dont il avait été
acteur ou témoin à Mexico même, et ils ne lui firent pas défaut. Le
cadre change de nature dans ces nouvelles scènes, mais les faits ne sont
pas moins surprenants. A force d’originalité, ils semblent imaginaires;
ils paraissent empruntés à quelque fiction fantastique. Le roman est
tellement dans les mœurs au Mexique, que celui qui veut les retracer
fidèlement s’expose à passer pour un conteur peu scrupuleux, quand il
n’est que simple historien.

Gabriel Ferry sentait son talent grandir et se développer: ses cadres
habituels ne lui suffirent plus; il essaya du roman à la façon de
Cooper, et y réussit du premier coup.

Le _Coureur des bois_[1] fut son premier grand ouvrage; un succès
l’accueillit dès son début. Aujourd’hui peu de romans sont plus connus:
plusieurs éditions et de nombreuses reproductions l’ont popularisé.
Avant l’apparition du _Coureur des bois_, il n’existait peut-être pas de
roman français de ce genre. La traduction des ouvrages de Cooper avait
excité notre admiration, sans produire, cependant, chez nous, aucune
œuvre originale qui s’en rapprochât. Ce genre ne se contrefait pas, il
demande l’expérience des objets qu’il décrit: véritable épopée du
désert, le _Coureur des bois_ en retrace à grands traits toutes les
scènes, toutes les mœurs. Une intrigue saisissante, qui court d’un bout
à l’autre du roman, relève encore la nouveauté du cadre et l’originalité
des détails.

  [1] Le capitaine Mayne-Reid a traduit dernièrement le _Coureur des
    bois_ en anglais.

Dans ses excursions à travers les provinces mexicaines, Gabriel Ferry
avait eu souvent l’occasion de rencontrer d’anciens _guerilleros_ qui
avaient pris part à cette guerre de l’Indépendance du Mexique contre
l’Espagne! Guerre terrible qui dura dix ans (de 1810 à 1821). Lutte
acharnée, pleine de tragiques aventures et de sombres épisodes, comme
peuvent à peine en donner une idée les derniers événements dont le
Mexique vient d’être le théâtre.

Ces souvenirs, ces récits d’anciens guerilleros étaient restés
profondément gravés dans la mémoire de notre voyageur. Plus tard il en
fit le sujet de ses _Scènes de la Vie militaire au Mexique_; c’est un
tableau coloré d’actions, d’aventures que l’on croirait empruntées aux
temps antiques, et qui montrent que, quel que soit le climat, quelle que
soit l’époque, les peuples font toujours preuve du même esprit
d’héroïsme, quand ils combattent pour leur indépendance et pour leur
liberté. La guerre de l’Indépendance inspira encore une fois Gabriel
Ferry dans cet émouvant roman de _Costal l’Indien_.

C’est le récit des exploits de Morelos, le plus grand peut-être des
généraux de l’expédition mexicaine; dans cet ouvrage, l’intérêt de la
fiction égale celui des détails historiques; il forme avec les _Scènes
de la Vie militaire_ une saisissante lecture, pleine de révélations sur
ce peuple dont l’étrangeté des mœurs se montre toujours la même à chaque
étape de l’histoire contemporaine. Ce thème de composition appartient
tout entier à Gabriel Ferry: il a été le premier à s’en emparer et à
porter la lumière sur des faits totalement inconnus avant lui.

Cet esprit si original ne restait pas toujours circonscrit dans ses
sujets favoris: il aimait quelquefois à faire des excursions dans un
autre domaine, comme pour prouver la flexibilité de son talent, témoin
ce roman de _Tancrède de Châteaubrun_[2], piquante étude de certains
côtés des mœurs parisiennes. Mais dans ce roman, dont le but ostensible
n’est que d’être amusant, Gabriel Ferry laisse encore voir l’empreinte
de sa vigueur d’idées. La fiction n’est qu’un cadre, pour combattre
d’une manière habile une loi étrange qui trop longtemps a fait ombre
dans notre législation si éclairée, et qui vient d’être abolie: la loi
de la contrainte par corps! C’est dans notre histoire contemporaine
qu’il prit le motif de _la Chasse aux Cosaques_, vigoureux roman où il
retrace des faits peu connus de l’invasion de 1814; où il met en action
l’histoire des sociétés secrètes qui, sous l’Empire, s’étaient
organisées au sein même d’une partie de l’armée contre Napoléon,
notamment la société _des Philadelphes_. Aussi cet ouvrage, dont le
prologue commence au milieu des neiges de la retraite de 1812, n’est-il
qu’une suite de scènes émouvantes et variées, reliées entre elles par
une puissante intrigue.

  [2] La _Chasse aux Cosaques_ et _Tancrède de Châteaubrun_ sont deux
    ouvrages posthumes; avant d’être réunis en volumes, ils parurent en
    feuilletons, le premier dans la _Patrie_, le second dans
    l’_Estafette_.

Le dernier des ouvrages de Gabriel Ferry est un petit volume composé
seulement de deux récits: _Les Squatters_, tableau de la vie de ces
rudes défricheurs des forêts de l’Amérique du Nord, et la _Clairière du
Bois des Hogues_, dramatique épisode des côtes de la mer.

Gabriel Ferry dessinait et peignait très-agréablement; il rendit compte,
dans l’_Ordre_, du salon de peinture de 1850-1851.


III

La composition de ces divers ouvrages n’avait demandé guère plus de cinq
ou six ans à Gabriel Ferry, et, répétons-le, les lettres n’étaient pas
son unique occupation: ceci donne la mesure de ce qu’il aurait pu faire,
si la destinée avait été plus libérale de temps envers lui.

A la fin de 1851, le gouvernement français lui confia la mission d’aller
recevoir à San Francisco les nombreux émigrants que la fièvre de l’or
entassait sans prévoyance et sans ressource sur les rivages
californiens. C’était une mission honorable et délicate; les difficultés
et les périls qu’elle comportait, le désir de revoir une partie des pays
qu’il avait parcourus avec enthousiasme dans sa jeunesse, tentèrent
Gabriel Ferry. Il partit.

Le 2 janvier 1852, il s’embarquait à Southampton, à bord de l’_Amazone_,
magnifique paquebot de la Compagnie anglaise. Trente-six heures après,
dans la nuit du 3 au 4, on venait à peine de perdre de vue les côtes
d’Angleterre, que l’incendie envahissait l’_Amazone_! Qu’est-ce qui
avait causé le feu? On ne le sut jamais. Des pompes destinées à éteindre
l’embrasement furent rapidement mises en jeu; les matelots, les
passagers les desservirent avec l’ardeur du désespoir! Il semble qu’il
soit si aisé de devenir maître du feu au milieu de l’eau! Vains espoirs!
La flamme gagnait à chaque instant de l’espace! Bientôt même, sous
l’impulsion du vent d’hiver qui activait l’incendie, la mer s’enfla, les
lames grossirent et vinrent imprimer de fatales oscillations au navire
embrasé!

Réveillé comme les autres passagers par le son des cloches d’alarme,
Gabriel Ferry était monté sur le pont de l’_Amazone_; mais avec ce coup
d’œil exercé du voyageur qui s’est déjà trouvé maintes fois dans des
circonstances critiques, il embrassa l’étendue du péril et vit qu’il n’y
avait là aucune chance de salut! Cette découverte ne lui arracha aucun
signe de terreur. Il ramena sur sa poitrine son manteau de voyageur
excité par la rafale, et, s’appuyant contre un cordage, regarda
impassible l’incendie qui rugissait autour de lui. A celui qui avait vu
le désert, qui avait été témoin de scènes étranges, la destinée
réservait pour scène dernière un embrasement sur l’Océan pendant les
ténèbres, sans autre issue qu’une mort terrible! Deux heures après le
commencement de l’incendie, l’_Amazone_ présentait un aspect qui défie
toute description: ce n’était plus qu’un gigantesque bûcher! Les
cheminées, les cordages, tout le gréement supérieur étaient tombés, et
les flammes qui s’élevaient partout avec une intensité formidable,
fermaient presque tout passage!

Alors chez quelques-uns la terreur se changea en vertige. Un passager et
sa femme se prirent par la main et se précipitèrent dans l’intérieur du
navire embrasé! On résolut enfin une tentative désespérée: l’_Amazone_
portait à son bord trois chaloupes de réserve; le capitaine annonça que
ses matelots allaient les mettre à la mer dans l’espoir de gagner la
côte avec tout ce qu’elles pourraient contenir de monde.

On était éloigné de vingt-cinq ou trente lieues de la terre la plus
voisine; il faisait nuit et la mer était orageuse. C’était moins une
espérance de sauvetage que l’alternative d’une mort moins horrible. Une
première chaloupe est mise à flot. Une multitude haletante, sans songer
aux dangers de cet empressement, sans écouter les représentations du
capitaine, l’envahit avec confusion. Quelques coups de rames avaient à
peine fait mouvoir cette embarcation qui enfonçait sous le poids de son
chargement, qu’une vague formidable, accourant du large, bondit sur sa
proie avec le fracas d’une décharge d’artillerie, et la submergea
complétement.

La seconde chaloupe eut le même sort par les mêmes circonstances! Du
sein des flots s’élevaient alors de suprêmes cris de désespoir, et la
réverbération sanglante du navire embrasé éclaira de lamentables
agonies! Restait une troisième embarcation; ces deux désastres
successifs rendirent quelque prudence: on décida que vingt passagers
seulement y prendraient place. Ceux qui préféraient aux conséquences de
l’incendie l’éventualité d’une fuite au hasard, pendant la nuit, sur une
mer orageuse, descendirent dans la chaloupe.

Au moment d’y entrer, un négociant qui se rendait à San Francisco, M.
Barrincon, se retournant vers Gabriel Ferry alors près de lui:

--Venez-vous avec nous? lui dit-il.

--_Mourir pour mourir, je préfère rester ici_, répondit Gabriel Ferry
avec cette sérénité qui ne l’avait pas un instant abandonné. Le
capitaine joignit vainement ses pressantes instances à celles de M.
Barrincon.

Enfin cette dernière barque s’éloigna!

Elle avait déjà fait une lieue au hasard, au milieu des ténèbres;
l’_Amazone_ embrasée ne lui apparaissait plus dans le lointain que comme
le fanal d’un navire qui cingle la mer pendant la nuit. Tout à coup,
vers cinq heures du matin, un bruit égal à un roulement de tonnerre
interrompit le silence de l’immensité... Le voile d’obscurité qui pesait
sur l’horizon se déchira, la surface de l’Océan s’illumina comme par
l’effet d’une aurore boréale, puis bientôt tout retomba dans la nuit...
L’_Amazone_ venait de _sauter_ avec le reste de ses passagers[3]!

  [3] Les vingt passagers montés sur cette barque de l’_Amazone_
    voguèrent pendant plusieurs heures encore; ils furent enfin
    rencontrés par la galiote hollandaise _la Gertrudia_, qui les
    recueillit à son bord et les ramena aussitôt à Brest.

    Voir, sur ce désastre, tous les journaux et principalement le
    _Journal des Débats_ du commencement de janvier 1852.


IV

Cette mort, pathétique comme le dénoûment d’une tragédie antique, émut
vivement l’opinion. La réputation de Gabriel Ferry s’étendit en raison
de l’horreur de la catastrophe qui avait terminé ses jours.

La mort est une si grande artiste en renommée!

On rechercha ses ouvrages; les éditions et les reproductions s’en
multiplièrent rapidement. La critique jugea et apprécia son talent.
George Sand lui consacra des pages émues! Aujourd’hui il a sa place dans
la puissante famille de ces écrivains voyageurs, hommes d’action et
d’imagination, qui ont tenu le principal rôle dans leurs œuvres.

Gabriel Ferry a le mérite d’avoir marqué le premier parmi nous cette
littérature qui emprunte son intérêt aux grandes scènes de la nature
d’outre-mer, aux mœurs si pittoresques de ses habitants. Depuis, bien
des écrivains se sont essayés dans cette voie. Notre voyageur a gardé la
priorité dans le genre qu’il avait révélé, car il réunit au plus haut
degré l’intérêt et le style. Il a enveloppé ses œuvres de cette forme
parfaite qui rend impérissable ce qu’elle touche; et nul n’a peint avec
plus de saisissante vérité les mœurs de ce peuple étrange qui reste
toujours le même en dépit de la marche du temps et des progrès de la
civilisation.

Dans notre dernière expédition au Mexique un grand nombre d’officiers
avaient avec eux les ouvrages de Gabriel Ferry, et les consultaient avec
fruit, de même qu’en 1798 les soldats de l’armée d’Égypte n’avaient pas
de meilleur guide que le voyage de Volney dans la terre des Ptolémées.

FLAVIUS GIRARD.




SCÈNES

DE

LA VIE SAUVAGE

AU MEXIQUE




I

LE PÊCHEUR DE PERLES


Au temps où les Indes occidentales reconnaissaient encore la domination
espagnole, le port de San-Blas, situé à l’entrée du golfe de Californie,
sur la côte de l’ancienne intendance, qui est devenue l’État de Xalisco,
était l’entrepôt des îles Philippines. Des navires richement chargés des
soieries de la Chine, des épices précieuses de l’Orient, se pressaient
dans la rade; une population affairée remplissait les rues; des arsenaux
bien garnis, des chantiers toujours en activité, faisaient alors de
San-Blas le point le plus important de la côte du sud. Aujourd’hui toute
cette splendeur s’est évanouie, et San-Blas ne conserve plus que des
restes de chantiers, des restes d’arsenaux, des restes de population, le
souvenir de son ancien commerce et sa situation pittoresque.

La ville se divise en deux parties, la ville haute, et la ville basse ou
la plage. Des arceaux de la _Commandance_ générale, bâtie sur le sommet
d’un rocher escarpé, le regard embrasse un des points de vue les plus
mélancoliques et les plus beaux qu’on puisse contempler. D’un côté,
s’offre la ville haute, silencieuse et dépeuplée, triste et morne comme
tout ce qui s’affaisse et tombe en ruine après avoir été puissant; de
l’autre, une épaisse et verte forêt dont les premières cimes viennent
caresser, comme un flot de verdure, les fondements de la Commandance,
s’abaisse en amphithéâtre jusqu’à la plage. Un chemin tortueux, qui se
perd et se retrouve au milieu des arbres, descend jusqu’au niveau de la
mer. Là, sur la grève, parmi des bouquets de palmiers et de bananiers, à
l’ombre des cocotiers, se montrent de tous côtés de pittoresques huttes
de bambous. Au pied de ces huttes, la plage s’arrondit, baignée par le
flux presque insensible qui vient de la haute mer, dont les eaux
reflètent comme un miroir l’azur étincelant du ciel. Çà et là, des îles
riantes s’épanouissent au soleil comme des bouquets de fleurs marines;
de grands rochers s’élèvent pareils à des pyramides d’ambre jaune, et
quelques bateaux pêcheurs, glissant au loin, détachent sur les
profondeurs lumineuses de l’horizon leurs blanches voiles triangulaires.

Je me trouvais à San-Blas il y a quelques années. Des intérêts
commerciaux m’appelaient en Californie, et j’attendais, depuis une
quinzaine de jours environ, que quelque navire caboteur se mît en charge
pour un point quelconque de cette côte. Enfin j’appris que _la
Guadalupe_, petite goëlette de cinquante-huit tonneaux, allait faire
voile pour Pichilin ou Pichilingue, sous le commandement d’un capitaine
catalan qui en était le propriétaire. Je me hâtai de l’aller trouver et
d’arrêter passage à son bord. J’acceptai ses conditions sans marchander.
Bien qu’il fût alors sans concurrent, le capitaine eut la discrétion de
ne pas me demander un prix trop exorbitant. «Si vous habitez, comme je
n’en doute pas, la ville haute, me dit-il en nous séparant, vous ferez
bien de descendre à la plage avec vos effets, car d’un moment à l’autre
nous pouvons partir, et j’enverrai une embarcation pour vous chercher;
ainsi tenez-vous prêt, pour ne pas perdre une minute.»

J’avais tellement hâte de me dérober à la chaleur étouffante de San-Blas
et aux myriades de maringouins qui en rendent le séjour presque
intolérable, que, pour n’y pas rester une heure de plus, je m’empressai
de suivre le conseil du capitaine. J’allai donc m’installer sur la
plage, dans une de ces charmantes huttes en bambous que j’avais déjà
remarquées du haut de la ville; mais je ne tardai pas à m’apercevoir
que, sur cette plage, de loin si séduisante, les maringouins étaient en
plus grand nombre encore que sur la hauteur, et d’autant plus affamés
qu’ils avaient moins de victimes à tourmenter. Enfin, au bout de trois
jours de martyre, je reçus un matin l’avis de me tenir prêt à monter
dans l’embarcation qui devait me prendre dans l’après-midi. A l’heure
dite, une pirogue vint aborder à quelques pas de la hutte que
j’habitais. Comme c’était une pirogue creusée dans un tronc d’arbre et à
fond plat, le trajet de la plage au navire ne se fit pas sans quelque
danger. La moindre lame, le moindre mouvement maladroit, peuvent faire
chavirer ce frêle esquif, et de grands requins, qu’on voit à fleur d’eau
suivre sournoisement le sillage, font assez deviner quelles seraient les
suites d’un pareil accident. Nous arrivâmes heureusement à bord.

Des montagnes de ces beaux et savoureux oignons de San-Blas, d’une
prodigieuse grosseur, des calebasses et des bananes, étaient entassés
sur le pont de la goëlette. Cet amas de fruits et de légumes formait,
avec ma malle, à peu près toute la cargaison. L’appareillage fut bientôt
terminé. On arrima les oignons tant bien que mal dans les trois
pirogues, on suspendit les régimes de bananes en longues franges au
couronnement et aux lisses de bâbord et de tribord, puis le navire fut
livré à la discrétion des vents et à la grâce de Dieu.

L’équipage n’était pas moins singulièrement composé que le chargement.
Le capitaine catalan, don Ramon Pauquinot, avait sous ses ordres un
matelot français, déserteur d’un navire baleinier, un Mexicain qui avait
la prétention de servir de second, un Canaca ou Indien des îles
Sandwich, un Chinois qui passait, avec une égale répugnance, de la
cuisine à la manœuvre, et _vice versâ_, enfin deux Apaches[4] de
quatorze à quinze ans, arrachés tout jeunes à leurs déserts, et faisant
l’office de mousses. Le capitaine, quand il n’était pas aux prises avec
ses matelots dont il finissait toujours par faire les volontés, se
promenait, fumait, ou passait en revue ses oignons et ses calebasses. Le
Français, avec l’arrogance de ses compatriotes en pays étranger,
traitait de _Parisiens_ son capitaine et ses camarades; il s’était
réservé le maniement de la barre, près de laquelle il restait assis sans
façon, donnant la nuit au sommeil et le jour au _far niente_. Le
Mexicain, affectant de se croire officier à bord, et voluptueusement
couché dans une pirogue, raclait constamment une petite mandoline qui ne
le quittait pas. Il était fort surpris quand don Ramon lui donnait des
ordres, et regardait comme des actes de tyrannie intolérable ses
prétentions à exercer une autorité dont pourtant le capitaine n’abusait
guère. Le Chinois, sous le prétexte d’être à la fois à la cuisine et à
la manœuvre, ne faisait ni manœuvre ni cuisine. Le Canaca se chargeait à
sa place de faire cuire le riz et les bananes qui, avec de la
_cecina_[5] revenue dans l’eau, composaient toute notre nourriture. En
revanche, quand le capitaine donnait l’ordre d’amener ou de border une
voile, le Chinois revendiquait avec aigreur les fonctions de cuisinier
usurpées par le pauvre Indien. Ce dernier, le seul qui travaillât parmi
les hommes de l’équipage, était, comme il arrive presque toujours, le
moins payé. Quant aux deux jeunes Apaches, ils passaient leur temps, en
vrais sauvages, à lutter d’adresse dans le maniement du couteau. On les
voyait accroupis l’un devant l’autre à quelques pouces de distance, et
avançant un de leurs pieds nus, balancer lentement leurs couteaux entre
le pouce et l’index, puis, à un signal donné, les laisser échapper, de
façon à percer le pied qui ne se retirait pas assez vite. Cette escrime
d’un nouveau genre amenait mille parades fort bizarres, mais rarement
heureuses, et le délassement favori des Apaches finissait toujours par
ensanglanter le pont.

  [4] Nation sauvage et indomptée, dont le vaste territoire s’étend au
    nord de l’État de Sonora.

  [5] Viande séchée au soleil.

L’anarchie qui régnait à bord de _la Guadalupe_ ne doit pas être
considérée comme une exception; je pourrais citer plusieurs traits de
cette incroyable mollesse particulière aux capitaines de navires
mexicains, et dont le pauvre don Ramon offrait un triste exemple.
L’absence de lois et la crainte de se voir abandonnés par les rares
matelots qu’ils peuvent recruter sur ces côtes ne permettent pas aux
capitaines de recourir aux moyens coërcitifs, qui seuls feraient
respecter leur autorité. Au reste, la plupart prennent leur mal en
patience. Don Ramon surtout montrait une indolence, une résignation où
se reconnaissait, mieux encore que dans son teint bronzé, l’invincible
influence du soleil des tropiques.

Il y avait déjà quinze jours que nous avions levé l’ancre, et nous
pensions être encore loin de Pichilingue. L’eau se corrompait dans les
futailles sous un soleil perpendiculaire, car nous touchions au solstice
de juin. La cecina m’était devenue odieuse, le riz insupportable.
J’aspirais avec ardeur à la fin de notre navigation, quand un jour, au
moment où le soleil allait disparaître dans les brumes lointaines de
l’horizon, le matelot français me fit signe de venir à lui:

--Tenez, me dit-il en me montrant du doigt un point éloigné presque
imperceptible, regardez là-bas! Pour les _Parisiens_ comme vous, ce
point noir n’est peut-être qu’un nuage un peu plus bas que les autres;
pour moi, qui ai navigué dans ces mers, c’est l’île de Cerralbo, qui
cache celle d’Espiritu-Santo.

--Eh bien! que faut-il penser de ce voisinage? répondis-je avec
surprise.

--Ce qu’il faut en penser? c’est que nous avons dépassé Pichilingue, qui
se trouve à l’extrême pointe de la Californie, de soixante lieues au
moins. Or le capitaine s’en croit éloigné encore de soixante, ce qui
fait à son compte une erreur de calcul de cent vingt lieues; c’est peu
sur une navigation du double à peu près.

--En êtes-vous certain?

--Aussi certain, reprit le matelot, que je le suis qu’un capitaine
français ferait une maladie de chagrin pour une pareille bévue, et que
celui-ci n’en sourcillera pas.--Capitaine, s’écria-t-il presque en même
temps, nous avons la terre à l’avant.

--Bah! dit don Ramon en s’approchant de la lisse pour mieux voir, c’est
ma foi vrai! Eh bien! tant mieux, nous arriverons plus vite que je ne
l’avais pensé.

Puis, s’apercevant de sa double erreur, il se tourna vers moi, et, sans
beaucoup s’étonner, il s’écria d’un air de bonne humeur:--Il est bien
heureux, ma foi, que je ne me sois pas trompé de cent lieues, car
j’aurais eu à vous nourrir plus longtemps; mais soyez sans inquiétude,
les escales, tant directes que rétrogrades, sont comprises dans le prix
du passage; nous allons nous reposer à Cerralbo, et je vous reconduirai
à Pichilingue.

Le matelot français me lança un regard expressif; il était impossible
d’avoir plus complétement raison.

Le soleil s’abaissait déjà au moment où les îles signalées commencèrent
à être visibles à des yeux autres que ceux d’un marin; il allait se
coucher lorsque nous arrivâmes à l’entrée du canal qui sépare l’île de
Cerralbo de celle d’Espiritu-Santo. Rien n’est triste comme l’aspect de
ces deux îles, avec leurs bords escarpés de roches noires contre
lesquelles l’eau se brise, jaillit et retombe en remous écumeux.
Habituellement désertes, les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ne
sont peuplées que deux mois de l’année par les pêcheurs de perles, et
cela en juin et juillet: j’ai dit que nous étions à la fin du premier de
ces deux mois.

Nous commencions à distinguer les huttes élevées temporairement par ces
aventuriers, les embarcations attachées dans les anfractuosités des
rochers, quand deux canots, montés par deux hommes dont l’un semblait
poursuivre l’autre, se détachèrent de l’île de Cerralbo dans la
direction de l’île voisine. Des cris partis du rivage annonçaient qu’à
terre on prenait un vif intérêt à cet incident. Les deux canots, luttant
de vitesse, semblaient voler sur la surface de la mer, devenue paisible
à quelque distance des rochers de la grève. Cependant l’avantage
paraissait insensiblement passer du côté du poursuivant. Notre équipage
s’émut de ce spectacle; le Canaca, le Chinois, montèrent sur les haubans
pour mieux voir la course, tandis que les Apaches grimpèrent dans les
hunes, le long du cale-hauban, à l’aide des doigts de leurs pieds, dont
ils se servaient comme les singes. Le capitaine lui-même prit sa
longue-vue, et, après avoir regardé attentivement pendant quelques
minutes:--Il est perdu, dit-il en se tournant vers moi.

--Qui? demandai-je.

--Eh bien! l’homme qui se sauve dans son canot.

--Qui vous le fait croire?

--C’est José Juan qui le poursuit.

Ce nom ne m’apprenait rien; mais je jugeai inutile de troubler par de
nouvelles questions le capitaine, qui semblait fort préoccupé du
résultat de la course. Je repris donc mon attitude d’observateur
attentif et silencieux. La goëlette avançait toujours, et la distance
qui nous séparait des deux jouteurs, diminuant de plus en plus, me
permettait de mieux suivre les phases de la lutte. Il était évident que
celui qui fuyait tendait à gagner une petite crique qu’on apercevait au
milieu des roches à pic qui bordent l’île d’Espiritu-Santo. C’était le
seul endroit où l’on pût aborder. Il fallait donc, du point où il était
parvenu, se diriger en droite ligne vers cet asile. José Juan ne sembla
d’abord pas deviner cette intention, car, au lieu de suivre cette ligne
droite, il agrandit l’espace qui le séparait de son antagoniste en
remontant le canal. Celui qu’il poursuivait le regardait avec anxiété,
et redoublait d’efforts; mais il avait probablement à lutter contre un
courant rapide, car son canot dérivait sensiblement. Celui de José Juan,
au contraire, après être parvenu au sommet de l’angle qu’il avait
décrit, se dirigeait en diagonale avec une apparente facilité, de
manière à gagner la crique avant le fugitif. Ce point décidé, ce n’était
plus qu’une lutte de temps qui devait avoir lieu entre les deux
adversaires, lutte dans laquelle José Juan avait tout l’avantage du
courant produit par le resserrement des deux îles.

--Allons, dit le capitaine, ce drôle n’a plus qu’à se laisser prendre au
lieu de se fatiguer inutilement.

Soit découragement, soit lassitude, le pauvre diable dont parlait le
capitaine ne ramait plus qu’avec mollesse, et se retournait de temps à
autre pour juger des progrès que faisait son persécuteur. Au moment où
celui-ci, que chaque coup d’aviron rapprochait rapidement, était sur le
point de l’atteindre, il parut prendre un parti désespéré, et,
abandonnant ses rames, il monta sur l’avant du canot, et regarda l’eau
avec attention.

--Il est fou, s’écria le capitaine, ou la peur lui trouble l’esprit,
s’il espère échapper, en se jetant à la mer, au meilleur plongeur de
toutes ces côtes.

C’était cependant la seule chance de salut qui lui restât. En effet, la
nuit allait venir. Les eaux se teignaient déjà d’une couleur plus
sombre; quelques minutes encore, et il se dérobait à son ennemi à la
faveur de l’obscurité du ciel et de la mer, en supposant toutefois que
le motif de sa fuite fût assez grave pour lui faire affronter les
requins qui foisonnent dans toutes les mers de la zone torride.
Malheureusement il n’y avait pas une minute à perdre, car, grâce à la
vigueur avec laquelle José Juan faisait avancer son canot, en quelques
coups d’aviron il allait se mettre bord à bord avec le fugitif; celui-ci
le sentit sans doute, car il s’élança la tête la première, et les flots,
un instant séparés, se refermèrent au-dessus de lui. Ce fut au tour de
José Juan de lâcher ses avirons et de se tenir debout à l’avant de sa
barque. Il tenait d’une main un de ces filets qui servent aux plongeurs
à rapporter les coquillages qu’ils détachent des bancs de rochers, et de
l’autre une corde assez longue. Après un instant d’hésitation, lâchant
le filet et gardant la corde, il disparut à son tour sous l’eau, tandis
que les deux canots, abandonnés au courant, allèrent se heurter bord
contre bord.

Les rochers de l’île de Cerralbo s’étaient garnis de curieux qui
suivaient avec anxiété cet étrange spectacle. Quant à l’équipage de _la
Guadalupe_, il témoignait une joie voisine de l’ivresse. Le Canaca ne
pouvait assister sans frémir à une course en canots et à des prouesses
de natation qui lui rappelaient ses îles natales, et les deux Apaches
poussaient, du haut de la hune, des hurlements d’allégresse. Une minute
s’était à peine écoulée au milieu de cette vive préoccupation,
lorsqu’une tête se montra à la surface de l’eau; c’était celle du
fugitif. Il nageait vers Espiritu-Santo avec toute l’énergie du
désespoir, quand tout à coup, comme s’il eût été entraîné par un de ces
puissants tourbillons qui engloutiraient un vaisseau, il s’enfonça
rapidement et disparut. Une légère écume qui blanchissait, de petites
vagues qui bouillonnaient au-dessus de la place où on l’avait perdu de
vue, indiquaient une lutte sous-marine. Avait-elle lieu entre José et
son adversaire, ou bien le malheureux était-il aux prises avec un de ces
monstres féroces dont la vue seule donne le frisson à l’homme qui les
contemple en sûreté du pont d’un navire? Cependant l’écume blanchissait
toujours et ne se teignait pas de sang; cette vue rassura les
spectateurs. Enfin l’eau se fendit de nouveau, une tête parut, puis une
autre; la première, c’était celle de José Juan, la seconde, celle du
fugitif: seulement on s’aperçut bientôt que ce dernier ne se soutenait
sur l’eau que par le jeu de ses jambes, car la corde de José Juan se
repliait trois fois autour de ses bras collés à son buste par cette
triple étreinte. Cette merveilleuse prouesse, accomplie sous les vagues,
excita, tant à bord que sur le rivage, un tonnerre d’applaudissements,
parmi lesquels se mêlaient des cris de: _Viva José Juan! que viva!_
tandis que le capitaine se retournait vers moi pour me dire:

--Je vous avais bien dit qu’un homme poursuivi par José Juan était un
homme perdu!

La nuit, qui arriva rapidement, nous déroba la suite de cette scène
extraordinaire; mais nous entendîmes, au bout de quelques instants, des
cris lamentables qui partaient du rivage, mêlés à des rires ironiques,
le murmure sourd de la lutte d’un seul homme contre plusieurs, puis nous
n’entendîmes plus rien.

Quand _la Guadalupe_ eut achevé de mouiller à une demi-portée de canon
du rivage de Cerralbo, l’heure du repos était venue pour cette
population de plongeurs, de marchands et d’aventuriers, dont la journée
est si remplie de périls et de fatigues. La lune, déjà levée, éclairait
de ses pâles rayons les molles ondulations de la mer. De longues lames
venaient se briser avec un bruit monotone sur une grève semée de
coquillages nacrés, et qu’on eût pu croire complétement déserte.

Les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo ont été renommées de tout temps
dans le golfe de Californie pour leurs bancs d’huîtres perlières et le
grand nombre de ces tortues carets dont la carapace fournit l’écaille.
Le premier qui découvrit ce _placer_ de perles[6] fut un soldat espagnol
qui, au terme d’une aventureuse campagne, se trouva riche de plus de
trois cent mille francs. Depuis cette époque, les concessionnaires de ce
_placer_ le font exploiter tous les ans pendant les mois de juin et de
juillet. L’exploitation des perles tient une grande place dans
l’industrie et le commerce du Mexique. Un heureux hasard m’avait conduit
sur un des principaux théâtres de cette exploitation; je voulus en
profiter. Deux choses m’intéressaient surtout: l’état de l’industrie
perlière d’abord; ensuite, faut-il le dire? je tenais à avoir
l’explication de la scène étrange qui m’avait frappé avant d’arriver
devant Cerralbo, et dont le héros était précisément un pêcheur de
perles, José Juan. Je me promis de ne pas quitter ces îles sans avoir
satisfait ma curiosité.

  [6] Le mot _placer_ désigne un endroit où l’on trouve de l’or ou des
    perles à fleur de terre ou à fleur d’eau; le mot _mina_ entraîne
    avec lui l’idée de travaux souterrains. L’exploitation d’un _placer_
    est presque toujours heureuse, et celle d’une _mina_ trop souvent
    stérile.

Lorsque des hasards ou des recherches font découvrir au Mexique une mine
d’or ou d’argent, on en déclare l’existence au gouverneur de l’État, qui
en accorde la concession, si toutefois le dénonciateur (c’est ainsi
qu’on l’appelle) n’est ni étranger, ni soldat, ni prêtre, et à la charge
pour lui de la mettre en exploitation dans le délai d’un an et un jour,
faute de quoi la concession retombe dans le domaine public. Les
formalités sont les mêmes, à quelques exceptions près, pour les bancs de
perles. Une fois ces formalités remplies, on songe aux préparatifs de la
pêche.

Les propriétaires du _placer_ qu’on doit exploiter embauchent, parmi les
tribus indiennes du littoral de Californie et de celui de Sonora qui y
fait face, le nombre de _buzos_ (plongeurs) dont ils ont besoin. Comme
les mineurs, les plongeurs sont à la part, c’est-à-dire que leur salaire
consiste uniquement dans une portion du bénéfice qu’on leur abandonne.
Dès que les opérations de pêche sont commencées, ils deviennent l’objet
d’une surveillance incessante, car on conçoit combien il est facile de
soustraire une perle d’un grand prix. Le _capataz_ ou chef d’une brigade
est chargé de ce soin. On confie d’ordinaire cette autorité, presque
toujours despotique, à un homme que sa force morale ou physique a fait
respecter ou craindre de ses camarades.

Ces plongeurs sont accompagnés de leurs familles. A leur suite viennent
les sorcières des diverses tribus parmi lesquelles les _buzos_ sont
recrutés. Ces femmes, qui exploitent la crédulité indienne, ont pour
mission de charmer les requins et d’endormir leur férocité ou leur
vigilance. C’est peut-être, de tous les métiers qui viennent s’exercer
dans une pêcherie, le plus commode et le plus lucratif. Les
_rescatadores_ (racheteurs) se transportent également au _buceo_
(pêcherie) pour racheter aux plongeurs la part de bénéfice qui leur est
payée en perles. Puis d’autres spéculateurs de bas étage arrivent en
foule pour ouvrir des _tendajos_ (cabarets) ou des _casas de partida_
(maisons de jeu). Comme la saison de la pêche des perles est aussi celle
de la pêche des tortues à écaille, qui attire de nombreuses flottilles à
Cerralbo et Espiritu-Santo, une population flottante et nomade de deux à
trois cents habitants se trouve subitement réunie dans ces deux îles
désertes pendant dix mois de l’année. A peine arrivés, les pêcheurs
réparent les huttes de la campagne précédente, au besoin ils en
bâtissent de nouvelles, et la campagne commence.

Les barques disposées pour la pêche contiennent les rameurs et les
plongeurs. Ces derniers se jettent à l’eau alternativement, c’est-à-dire
que, pendant que l’un plonge, l’autre se repose. Une corde au bout de
laquelle est attachée une assez grosse pierre, et qu’ils tiennent entre
l’orteil et les doigts du pied, leur sert à plonger avec plus de
rapidité. L’autre bout de la corde, attachée au canot, les aide à
remonter plus facilement, quand leur poids s’est augmenté de celui des
coquillages qu’ils vont détacher sur les roches à dix et douze brasses
de profondeur. Ces coquillages remplissent un filet que les plongeurs
portent devant eux comme un tablier. Il n’est pas rare de voir ces
hommes rester jusqu’à trois et quatre minutes sous l’eau, après quoi ils
remontent brisés de fatigue, ce qui ne les empêche pas de plonger ainsi
dans une matinée quarante ou cinquante fois. Les meilleurs plongeurs
sont en général les Indiens Hiaquis, qui vivent sur les bords de la
rivière de ce nom, près de Guaymas. Ce sont eux qu’on emploie de
préférence, à cause de leur intrépidité et de leur adresse. Bien que les
requins se réunissent en grand nombre auprès de ces pêcheries, comme
dans tous les endroits fréquentés de ces parages, les Hiaquis plongent
dans ce terrible voisinage avec une audace qui fait frémir, surtout si
l’on considère la seule arme qu’ils aient à leur disposition. C’est un
morceau de bois dont les deux extrémités sont aiguisées et durcies au
feu; cette arme grossière, qu’ils portent à la ceinture de leur caleçon
de cuir, s’appelle _estaca_. On sait que, par la conformation de sa
mâchoire inférieure, le requin, pour saisir sa proie, est obligé de se
retourner; c’est ce moment qu’ils choisissent pour enfoncer le pieu dans
la gueule de leur ennemi, dont les mâchoires dès lors ne peuvent plus se
rejoindre. Un seul genre de requin, la _tintorera_, met en défaut le
courage des Hiaquis, et leur fait éprouver cette horrible angoisse que
cause aux autres hommes la vue d’un requin ordinaire.

Chaque soir on amoncelle et on parque sur le rivage les huîtres qui ont
été arrachées des rochers, et là, sous la garde spéciale des _capataz_,
ou chefs des corporations, on les laisse s’ouvrir par la putréfaction
que le soleil ne tarde pas à développer. Quand cette putréfaction est
complète, on procède au lavage, à peu près comme pour le sable aurifère.
Ce lavage se fait aussi dans de grandes auges en bois; on fouille
avidement cette horrible décomposition qui exhale au loin des miasmes
empoisonnés, et on en extrait les perles. Celles qu’on pêche ainsi sur
toute la côte de Californie, à la mission de la Paz, à Loreto, ne se
distinguent pas en général par la blancheur de leur eau et la pureté de
leur orient, comme les perles de l’Inde; leur couleur est généralement
bleuâtre; les plus grosses sont même d’une couleur irisée tirant sur le
noir violet; elles affectent surtout la forme de poires. Ces perles,
toutefois, ne laissent pas que d’être d’une certaine valeur, et sont
employées à des parures de deuil. Il n’est pas d’ailleurs, sur toute la
surface de la république mexicaine, de femme jouissant de quelque
aisance qui ne possède un collier de perles d’un grand prix, et ces
perles ne viennent que de Californie. On conçoit dès lors toute
l’importance qu’on attache à l’extraction de ces perles, et le grand
nombre de spéculateurs qui s’en emparent. Cette pêche dure deux mois.

Une fois la pêche terminée, toute cette population nomade remonte dans
les canots qui l’ont amenée: les Indiens retournent dans les villes
louer leurs bras pour un autre travail; les sorcières vont raconter à
leurs tribus la puissance de leurs incantations; les _rescatadores_
vont, d’habitation en habitation, réaliser le bénéfice de leurs achats;
les cabaretiers portent ailleurs leurs buvettes, les banquiers leurs
baraques de jeu; les pêcheurs d’écailles, enfin, rapportent à leurs
armateurs le fruit de leur campagne, et les deux îles redeviennent
désertes jusqu’à la saison suivante. Pendant ce temps, le travail
mystérieux qui forme la perle s’accomplit de nouveau; des monceaux de
coquilles de nacre blanchissent sur le rivage et l’encombrent.
Primitivement, les navires d’Europe en retour obtenaient une prime pour
en débarrasser la grève, en les chargeant comme lest; plus tard, on
payait un droit de deux francs cinquante centimes par tonneau, et
maintenant le gouvernement en fait un objet de spéculation; car ce sont,
comme on sait, ces écailles qui fournissent la nacre.

A l’époque où j’arrivai devant les îles de Cerralbo et d’Espiritu-Santo,
la pêche était en pleine activité. Dès le lendemain, quand je montai sur
le pont de _la Guadalupe_, un spectacle animé frappa mes yeux. Un grand
nombre de barques portant des pavillons de diverses couleurs, les unes
se croisant, les autres immobiles, couvraient la surface de la mer. Les
premières portaient les pêcheurs, qui se disposaient à gagner le large,
en quête des carets qu’ils pourraient surprendre endormis à fleur d’eau,
tandis que leurs compagnons disposaient, dans les endroits les plus
isolés des deux îles, des filets pour les prendre quand ils viendraient
paître les algues, les varechs et les autres herbes marines qui
tapissent le fond de la mer. Les barques qui restaient immobiles étaient
montées par les plongeurs. De minute en minute, on les voyait
disparaître sous l’eau, puis se remontrer, les yeux et les traits
gonflés par la fatigue, les muscles tendus. Ils déposaient au fond de
leurs embarcations les coquillages qu’ils avaient pu détacher des bancs,
se couchaient un instant, attendant que ceux de leurs camarades qui
alternaient avec eux fussent revenus, puis replongeaient de nouveau.
Quelques-uns d’entre eux étanchaient avec de l’eau de mer les flots de
sang que la trop longue compression des poumons leur faisait rendre par
les oreilles, et surtout par les narines.

De temps en temps, sur les cimes des promontoires qui dominaient la
rade, apparaissaient quelques vieilles femmes hideuses et à peine
vêtues; c’étaient des sorcières indiennes. Elles s’avançaient en
étendant sur les flots leurs bras décharnés, et murmuraient ou
chantaient des paroles mystérieuses pour endormir la férocité des
requins. Cet ensemble si pittoresque, les sauts des plongeurs, le bruit
continuel de l’eau jaillissante, les cris des signaux, les
encouragements, les défis, les rumeurs de la terre se mêlant à celles de
la mer, les chants lugubres des sorcières, puis de temps à autre les
évolutions des requins signalés par l’aileron qui s’élève de leur épine
dorsale, toutes ces scènes si étranges, si diverses, composaient un
spectacle des plus curieux pour un Européen. Pendant que je le
contemplais avec un vif intérêt, le capitaine s’approcha de moi avec son
calme habituel, et me dit:

--Si mes gens n’avaient pas besoin de se reposer de leurs fatigues, je
mettrais à votre disposition une de mes embarcations; mais vous pouvez y
suppléer en hélant une de ces barques, qui vous conduiront à Cerralbo
pour la moindre des choses. Une journée sur la terre ferme paraît bien
douce après une longue navigation.

Comme j’étais parfaitement de cet avis, je suivis le conseil du
capitaine, et quelques instants après je débarquais à Cerralbo. Le
premier aspect de l’île n’a rien d’agréable. Un village entier composé
de cabanes faites de planches, de débris de barques hors de service ou
de navires échoués, de bambous, de troncs de palmiers, s’élève à quelque
distance de la mer. Sur la plage, je remarquai des monceaux de
coquillages de nacre qui attestaient l’abondance de la pêche précédente;
plus loin, ces mêmes coquillages, que la putréfaction avait ouverts,
étaient vidés dans des auges en bois et lavés avec soin. De temps à
autre, on tirait de cet amas de coquilles fétides des perles de diverses
grosseurs, depuis la _semence_ jusqu’à la _calebasse_. Des cris de joie
éclataient chaque fois qu’une perle de grande dimension s’offrait aux
regards des travailleurs. Dans d’autres endroits de l’île, de
malheureuses tortues cuisaient toutes vives, au milieu des plus affreux
tourments, dans leur carapace, que le feu ramollissait et aidait à
séparer de leur corps. On raccommodait des barques ou des filets, on
durcissait des _estacas_, on aiguisait des harpons; bref, l’activité qui
régnait à terre égalait celle qu’on déployait sur l’eau.

Les réflexions morales sur les peines que coûtent certains objets de
luxe sont devenues presque un lieu commun. Cependant, quand on a vu ces
perles, cette écaille, produites par une cause mystérieuse au fond des
mers de la zone torride, arrachées de leurs abîmes malgré les requins,
gardiens jaloux de ces trésors, puis tirées de cette putréfaction aux
miasmes souvent mortels, on ne peut s’empêcher de frémir en songeant aux
périls qu’affronte l’homme, aux prodiges qu’il accomplit sous
l’impulsion de sa cupidité.

Il fallait cependant me décider à demander l’hospitalité pour cette
journée et la nuit suivante dans quelqu’une des huttes de Cerralbo, et,
pour cela, choisir la plus apparente; mais toutes présentaient un tel
aspect de misère et de dénûment, que le choix était fort difficile. Une
rumeur sourde, qui s’éleva du côté de la mer, dont je m’étais un peu
éloigné, vint mettre un terme à ma perplexité. Quoique l’heure à
laquelle la pêche se termine chaque jour n’eût pas sonné, tous les
plongeurs restaient immobiles sur leurs bateaux, le cou tendu, les yeux
fixés sur un endroit de la mer assez rapproché du banc qu’ils étaient en
train d’exploiter. Les vieilles femmes dont j’ai parlé redoublaient
leurs conjurations, et cette fois sur un ton plus élevé et dans un
langage inconnu. Tout à coup, à l’aspect d’une forme hideuse de requin
qui décrivait de grands cercles en s’enfonçant lentement sous l’eau, les
pêcheurs, dans l’espoir d’épouvanter le monstre, firent retentir l’air
de cris redoublés. Malheureusement la couche d’eau qui recouvrait le
requin devait l’empêcher d’entendre ces cris, malgré la finesse d’ouïe
qui distingue ces animaux.

--C’est une _tintorera_, me dit le Mexicain, que je retrouvai parmi les
spectateurs.

J’ai dit l’effroi que cause cette variété du requin à ces hommes
intrépides.

--C’est une tintorera, reprit le Mexicain, et si tout autre que le
plongeur que vous allez voir sortir de l’eau se trouvait dans cette
position, ce serait un homme perdu; mais celui-là s’en soucie comme d’un
_botete_[7].

  [7] Poisson vénimeux, qui, mis à l’air, enfle et éclate sous les
    coups.

--Quoi! m’écriai-je, il y a quelque malheureux sous l’eau, et vous le
connaissez!

--Certes, oui; c’est José Juan.

Si on ne l’a pas oublié, c’était la seconde fois que, depuis la veille,
on me jetait le nom de cet homme avec un laconisme qui indiquait
qu’après ce nom tout commentaire était inutile. Cette fois, vu la
terrible gravité de la circonstance, ce nom me frappa vivement. Le
Mexicain avait à peine achevé cette brève réponse, qu’on vit le plongeur
sortir de l’eau comme un trait et s’élancer dans son bateau à l’aide de
la corde qui y était attachée. Presque au même moment cette corde était
tranchée par les dents du requin comme un fil d’araignée; une seconde de
plus, l’homme eût été tranché de même. Des cris d’allégresse, des vivat,
des applaudissements, éclatèrent de toutes parts à l’apparition du
plongeur. Celui-ci les reçut comme un hommage mérité, mais toujours
flatteur, à en juger par le gonflement de ses narines et l’air
d’orgueilleux dédain avec lequel ses yeux suivaient la retraite de son
ennemi.

Ce n’est pas à la peur que José avait cédé en fuyant. Une femme jeune et
belle se tenait immobile et presque défaillante sur le rivage. Un ardent
regard que lui jeta José Juan m’expliqua suffisamment que c’était à elle
qu’il avait fait ce sacrifice. Le Mexicain soupira et me dit d’un air de
regret:

--Il y a un an, nous aurions vu un beau combat entre lui et le requin. A
pareille époque, il a tué une tintorera pour sauver un ami; mais alors
il n’était pas encore marié. Depuis, le mariage l’a amolli. Voulez-vous
que je vous raconte cette histoire? elle est fort curieuse.

--Non, merci, j’aime mieux la lui entendre raconter à lui-même, car je
compte lui demander l’hospitalité pour cette nuit.

Mon indécision avait cessé, la hutte qui abritait un pareil hôte devait
être à mes yeux la plus belle de toutes. Je demandai donc à José Juan de
vouloir bien me recevoir pour une nuit sous son toit. La cabane du hardi
plongeur était située à une assez grande distance des autres, et presque
à l’extrémité de l’île de Cerralbo. Elle était adossée à un rocher dans
les fentes duquel poussaient des cactus et des aloès, et dont le sommet
servait d’abri aux oiseaux de mer pendant les dix mois où l’île est
solitaire. Du seuil de la hutte on dominait la grève et la mer; on
pouvait apercevoir les bords escarpés d’Espiritu-Santo, et même entendre
le sourd ressac des flots qui venaient s’y briser. Ce fut vers cet
endroit sauvage que mon nouvel hôte me conduisit avec toute l’urbanité
et la courtoisie de ses compatriotes, et sans que rien dans son maintien
indiquât l’effroyable danger auquel il venait d’échapper.

José Juan était un métis, fils d’un Indien et d’une blanche; il avait
hérité de la couleur cuivrée de son père, et le type indien de sa figure
n’offrait rien de remarquable. Sa taille était moyenne, ses mains
presque délicates; mais ses larges épaules, ses reins étroits et sa
maigreur nerveuse, indiquaient une grande force physique, sur laquelle
se fondait peut-être son énergie morale.

Je trouvai, en arrivant à la hutte, la jeune femme dont il a été
question occupée à préparer notre dîner, dîner de pêcheur indien s’il en
fut. C’était une tortue dont on avait arraché le plastron, et qui
cuisait à petit bruit dans sa carapace sur des braises recouvertes de
cendres. J’ajouterai qu’en ma qualité de pensionnaire du capitaine don
Ramon, et grâce au piment, au citron et aux clous de girofle dont le
mets en question était abondamment épicé, je trouvai ce dîner délicieux.
Une bouteille de mescal de Téquila de la plus forte espèce, dont j’avais
eu soin de me munir, et que José Juan paraissait trouver de son goût, ne
tarda pas à faire régner entre nous cette cordialité qui donne un charme
de plus à la bonne chère. La bouteille était à moitié vidée par mon
hôte; il était nuit close; une lampe fumeuse alimentée d’huile de tortue
répandait une lumière inégale. La jeune femme de José Juan écoutait
notre conversation, assise comme nous par terre, mais dans la pose naïve
des femmes indiennes. Par la porte ouverte, on voyait la mer rouler sur
la grève ses vagues lumineuses; le ciel montrait ses étoiles; l’heure et
le lieu, tout était propice aux histoires émouvantes de chasse ou de
pêche. J’entrai résolûment en matière.

--J’avoue, seigneur don José Juan, que s’il est un homme qui ait piqué
ma curiosité, c’est vous, et à un point que je ne saurais dire.

José Juan me regarda d’un air étonné.

--Les deux circonstances singulières au milieu desquelles j’ai eu le
plaisir de vous voir pour la première fois, ce qu’on m’a dit de vous,
rendent cette curiosité bien légitime, et j’espère qu’elle n’a rien
d’offensant.

--Vous parlez de cette tintorera qui a manqué de me couper en deux?
reprit le métis d’un air de dédain. C’est un fait qui n’a rien
d’extraordinaire, un fait assez fréquent, malheureux; mais c’est tout.

--D’accord; mais que vous avait fait ce pauvre diable que vous avez
poursuivi et traîné à la remorque?

--A moi, rien personnellement; aussi je n’y mettais pas d’animosité, dit
José Juan en riant. Seulement, en ma qualité de _capataz_, je devais lui
faire rendre une perle de grand prix qu’il avait avalée, et qu’il
voulait aller digérer à son aise chez ses amis d’Espiritu-Santo.

--Ce n’était pas chose facile de la faire rendre!

--Bah! répliqua mon hôte, il avait déjà les bras liés, comme vous avez
pu le voir, et, malgré ses cris, une bonne dose d’huile de caret la lui
a fait restituer à l’instant. C’est encore un fait assez fréquent et peu
curieux.

--Pardonnez-moi, je trouve le fait très-plaisant; c’est un trait de
mœurs qui n’est pas ordinaire.

Avant d’en venir à la question que je mourais d’envie de lui faire, je
présentai de nouveau à José Juan la bouteille de mescal.
Involontairement il me semblait que cette histoire dont m’avait parlé le
Mexicain, d’un ami pour lequel mon hôte avait exposé ses jours dans un
combat avec un animal aussi redoutable qu’une tintorera, devait
réveiller quelques pensées pénibles. On concevra que mon hésitation fût
naturelle. Cependant je me rappelai rapidement mille traits de nature à
vaincre mes scrupules à l’endroit de la sensibilité mexicaine, et je
repris:

--Vous conviendrez au moins qu’on ne se dévoue pas tous les jours aussi
vaillamment que vous pour ses amis, et que votre combat avec une
tintorera vous fait le plus grand honneur.

A ces mots, la figure de la jeune Indienne se couvrit d’une si mortelle
pâleur, qu’il était impossible de ne pas soupçonner dans le fait auquel
je faisais allusion quelque drame domestique dont mes paroles avaient
indiscrètement réveillé le douloureux souvenir. Quant à José Juan, sa
figure restait impassible; seulement il répondit par un regard d’une
impitoyable dureté au regard suppliant que lui lança sa jeune femme, et
d’un geste impérieux il la congédia. La jeune Indienne obéit avec cette
docilité qui caractérise les femmes de sa race, et la porte la plus
reculée de la hutte se referma sur elle.

Lorsqu’elle eut disparu, une expression de sauvage orgueil éclaira la
physionomie de José, que j’avais vue tout à l’heure si sombre et si
rigide.

--Je ne sais pourquoi, dit-il, mais je ne me suis jamais senti plus
disposé à la confiance.

Et il vida en même temps un verre de ce mescal, aux vertus duquel
j’attribuai la disposition expansive que José Juan ne s’expliquait pas.

--Vous m’avez dit que vous partiez demain? reprit-il brusquement.

--Demain à la pointe du jour.

--C’est bien, alors vous saurez mon histoire, dit José Juan en se levant
et en me faisant signe de le suivre. Et, quand nous fûmes hors de la
cabane, il regarda le ciel et ajouta:--Le _coromuel_ souffle comme
d’habitude, et demain à dix heures, quand il cessera de souffler, _la
Guadalupe_ sera loin.

Cela dit, il s’assit sur un canot renversé à la porte de sa hutte, et
reprit:

--Au commencement de la pêche de l’année dernière, il y avait un homme
que je rencontrais partout. C’était un plongeur comme moi. Comme moi
aussi il affectait de n’avoir pas de nom de famille; il s’appelait
Rafaël. Au lavoir, sous l’eau, de tous côtés enfin, nous nous trouvions
ensemble. Ces fréquentes occasions de nous voir nous avaient rendus fort
amis, et l’adresse remarquable qu’il portait dans ses opérations de
plongeur m’avait en outre inspiré de l’estime pour lui. Son courage ne
le cédait pas d’ailleurs à son adresse: des requins, il n’en prenait nul
souci; il avait, disait-il, une certaine manière de les regarder qui les
intimidait; bref, c’était un plongeur intrépide, un beau travailleur, et
par-dessus tout un joyeux compagnon.

Cela alla bien ainsi jusqu’au jour où une jeune fille vint avec sa mère
s’établir dans l’île d’Espiritu-Santo. Une affaire que j’avais à traiter
dans l’île avec les _rescatadores_ me fournit l’occasion de la voir.
J’en devins passionnément amoureux. Comme j’étais précédé par une
certaine réputation, elle ne parut pas voir de mauvais œil, ni sa mère
non plus, mes avances et mes cadeaux. Dès que notre journée était finie,
pendant que tout le monde me croyait endormi dans ma hutte, je gagnais à
la nage l’île d’Espiritu-Santo, d’où je revenais vers une heure de la
nuit, sans qu’on se doutât de mes absences.

Quelques jours s’étaient passés déjà depuis ma première course nocturne
à Espiritu-Santo, quand un matin, en me rendant à la pêcherie avant le
lever du soleil, je rencontrai une de ces vieilles femmes que vous avez
dû voir assister à nos travaux. C’était une de ces folles qui
s’imaginent ou du moins veulent faire croire qu’elles ont le pouvoir de
charmer les requins. Elle était assise près de ma hutte et semblait
attendre ma sortie.

--Salut à mon fils José Juan! dit-elle en m’apercevant.

--Bonjour, la mère, lui dis-je en m’apprêtant à passer outre.

Mais la vieille s’avança vers moi et reprit:

--Écoutez-moi, José Juan, car j’ai à vous parler dans votre intérêt.

--Dans mon intérêt? lui demandai-je d’un air étonné.

--Oui, répliqua la vieille. Nierez-vous que votre cœur soit dans l’île
d’Espiritu-Santo? Nierez-vous que vous traversiez chaque nuit le détroit
pour voir et entretenir celle à qui vous avez donné votre amour?

--Qui vous a dit cela?

--Je le sais. Eh bien! José Juan, ce trajet est doublement périlleux
pour vous. Des ennemis que nos charmes endorment seulement le jour vous
guettent la nuit au milieu de la mer; sur la plage, des ennemis plus
dangereux peut-être, et contre lesquels nos paroles sont impuissantes,
vous épient encore; c’est contre ces dangers que je viens vous offrir
mon secours.

Un éclat de rire méprisant fut ma seule réponse. La colère étincela dans
les yeux de la vieille Indienne, qui s’écria:

--Parce que vous êtes incrédule, vous pensez que je suis sans pouvoir!
Eh bien! d’autres croient à ce pouvoir dont vous vous moquez.

En disant ces mots, elle tira de sa poche un petit sachet de toile
imprimée, et me montrant, parmi de menues perles, une calebasse d’une
certaine grosseur et d’un magnifique orient, elle reprit:

--Connaissez-vous cela?

C’était une perle dont j’avais fait cadeau à Jesusita (c’était le nom de
la jeune fille).

--Qui vous l’a donnée? m’écriai-je en la reconnaissant.

La sorcière me lança un regard de haine.

--Qui me l’a donnée, dites-vous? Une jeune fille, la plus belle qui ait
jamais paru sur ces côtes, une jeune fille qui ferait la gloire et le
bonheur d’un homme, et qui est venue implorer ma protection, cette
protection que vous méprisez, pour l’amant qu’elle aime follement.

--Son nom? m’écriai-je avec un horrible serrement de cœur.

--Eh! que vous importe, s’écria la vieille avec un éclat de rire
moqueur, puisque ce nom n’est pas le vôtre?

Je ne sais ce qui me retint d’écraser sous mes pieds cette damnée
sorcière; mais, au bout d’une seconde de réflexion, pour ne pas lui
donner le bonheur de lire dans l’explosion de ma colère les sourdes
angoisses de mon cœur, je lui tournai le dos et lui dis
froidement:--Allez, la mère, vous êtes une folle et une menteuse. Puis
je m’acheminai rapidement vers la pêcherie.

Le soir, après une journée qui me parut bien longue, je me rendis comme
d’habitude chez Jesusita, et sa vue, son accueil, me firent oublier mes
soupçons. Je ne doutai plus que, pour se venger de mon dédain, la
vieille ne m’eût à dessein trompé sur le nom de celui pour qui Jesusita
était venue implorer cette puissance que j’avais méprisée.

J’avais donc complétement oublié les perfides avis de la sorcière, quand
une nuit je traversai le détroit comme d’habitude pour regagner ma
demeure. Le ciel était sombre et chargé de nuages. La mer n’était pas
cependant assez obscure pour que je ne pusse distinguer au milieu des
flots un corps noir qui, à sa manière de nager, ne pouvait être qu’un
homme. Ce corps s’avançait de mon côté. Les paroles de la vieille femme
me revinrent en mémoire, et je me sentis pris d’une affreuse angoisse.
Je me souciais peu d’un ennemi, mais l’idée d’un rival m’épouvantait. Je
résolus de reconnaître aussitôt le nageur, et, voulant ne pas être vu,
je me glissai vers lui entre deux eaux. Quand j’eus calculé que nous
devions, l’inconnu et moi, nous être croisés, lui sur l’eau, moi
dessous, je revins à la surface. Le sang qui m’était monté à la tête
m’aveuglait tellement, que je ne pus d’abord rien distinguer au milieu
des ténèbres que des lueurs phosphorescentes, avant-coureurs de l’orage,
qui commençaient à se former à la cime des vagues. Je continuai
néanmoins de suivre la direction du rivage d’Espiritu-Santo. Ce ne fut
qu’au bout de quelques minutes que de revis de nouveau la tête du
nageur. Il fendait l’eau avec une rapidité telle, que j’avais presque
peine à le suivre. Parmi les hommes que je connaissais, un seul pouvait
à peu près lutter de vitesse avec moi; je redoublai mes efforts, et
bientôt je le gagnai tellement, que je fus obligé de ralentir mes
brassées. Bref, je le vis prendre pied sur un rocher, le gravir, et, à
la lueur d’un éclair qui vint illuminer la mer et la grève, je reconnus
Rafaël.

Cela devait être, pensai-je, et je devais me rencontrer avec lui dans
mon amour pour Jesusita, comme nous nous rencontrions partout. Or,
continua José Juan d’un ton sombre, je sentis la haine se glisser
rapidement dans mon cœur, et je pensai qu’il n’était pas bon que nous
nous rencontrassions désormais plus d’une fois encore. Vous verrez
cependant, par la suite de mon histoire, ajouta le plongeur avec un
étrange sourire, comment je le retrouvai près de moi une fois de plus
que je ne le voulais.

J’eus un moment la pensée de l’arrêter en l’appelant par son nom et en
lui faisant connaître ma présence; mais il y a certains moments dans la
vie où l’on ne fait pas ce que l’on veut. Je le laissai donc aller
malgré moi, et il venait à peine de quitter le sommet du rocher, que je
l’y avais remplacé. De là, il m’était facile de le suivre du regard. Je
le vis prendre la direction que je suivais moi-même d’habitude, puis
frapper doucement à la porte de la hutte que je connaissais si bien,
entrer et disparaître.

Il me sembla un instant que le vent de la mer apportait à mes oreilles
le rire moqueur de la vieille sorcière quand elle m’avait dit: Que vous
importe, puisque ce nom n’est pas le vôtre? Je crus au milieu des
ténèbres apercevoir sur le rivage opposé son bras décharné indiquer la
cabane de Jesusita, et je m’élançai, mon couteau à la main, sur les
traces de mon rival. En quelques bonds je parvins jusqu’à la porte.
J’écoutai, mais je n’entendis rien que le faible bruit d’une
conversation à voix basse: aucune parole ne m’arrivait distinctement.
J’avais retrouvé un peu de mon sang-froid, et, quoique je fusse décidé à
me débarrasser d’un odieux rival, j’eus la présence d’esprit de ne pas
vouloir me brouiller avec la loi. Il fallait pour cela chercher un moyen
terme. Voici celui que j’imaginai:

Le juge criminel avait fait publier un arrêt qui enjoignait à tous les
plongeurs et pêcheurs, comme cela s’était déjà pratiqué sur l’autre
Océan, d’épointer leurs couteaux, punissant de mort celui qui, dans une
querelle, infligeait à son ennemi une blessure perpendiculaire. Quelque
temps auparavant, un des nôtres, à la suite d’une difficulté avec un
ami, n’avait rien trouvé de mieux pour y mettre fin que de lui ouvrir le
ventre transversalement avec son couteau carré. L’affaire avait fait du
bruit, tant de bruit même, que, bien que l’agresseur fût aussi pauvre
que celui qu’il avait _coupé_[8], et que ni l’un ni l’autre n’eussent de
quoi payer une seule feuille de papier timbré, l’alcade ne put se
dispenser d’agir. Il fit comparaître le meurtrier devant lui. Or, des
pièces de conviction, il ne restait que le couteau; le pauvre diable qui
avait été tué était déjà mis en terre lors de la comparution de son ami.
Lecture faite du _bando_ du juge criminel, l’alcade dit à l’accusé qu’il
ne restait plus qu’une simple formalité, celle de le condamner à mort;
mais celui-ci fit judicieusement observer que la blessure qui avait tué
son ami était parfaitement horizontale, et qu’il n’avait pas enfreint la
loi. L’alcade, frappé de la justesse de cette observation, le réprimanda
de sa vivacité, et le renvoya à ses travaux ordinaires, «attendu,
dit-il, qu’il n’y avait point de partie civile, et que le bando
punissait de mort les blessures faites avec un couteau pointu, sans
qu’il fût question des couteaux sans pointe.»

  [8] C’est l’expression usitée en Sonora pour indiquer un meurtre
    commis par l’épée ou le poignard.

Je me rappelai fort à propos cette histoire au moment où j’allais tirer
le couteau que je porte à la ceinture en place d’_estaca_. Ce couteau
était des plus pointus, et j’étais bien aise de me mettre dans mon
droit. Je voulus donc en casser la pointe, mais dans mon trouble je m’y
pris si maladroitement, que la lame se brisa juste au manche, et qu’il
ne me resta dans la main qu’un inutile tronçon. Privé de la seule arme
qui pût assurer ma vengeance, je sentis qu’il n’y avait pas un instant à
perdre. Je revins à la grève en courant; un canot s’y trouvait, je le
détachai; la fureur me donnait une force nouvelle: je traversai le
détroit, je pris dans ma hutte un autre couteau sans songer cette fois à
l’épointer, et je revins de nouveau vers l’île d’Espiritu-Santo.

Le vent d’orage commençait à s’élever; dans l’obscurité de la nuit, les
lames envoyaient contre les brisants des gerbes de feu; la _gaviota_
gémissait tristement sur le sommet des rochers, les loups marins
hurlaient dans les ténèbres, et de temps à autre le lamentin mêlait aux
soupirs du vent ses accents mélancoliques et plaintifs comme ceux d’une
âme en peine. Tout à coup un autre bruit arriva à mon oreille; il
semblait sortir du sein même de la mer. J’écoutai, mais une rafale
chassa bien loin de moi les rumeurs confuses de l’Océan, et je croyais
m’être trompé, lorsque, quelques secondes après, ce cri arriva
directement jusqu’à moi. Cette fois il n’y avait plus à se méprendre,
c’était un cri de suprême angoisse, c’était l’appel déchirant d’une
créature humaine en détresse. Comme la voix venait du côté
d’Espiritu-Santo, il ne me fut pas difficile de deviner que c’était
Rafaël qui appelait à l’aide. Déchiré par mille sentiments contraires,
je montai sur l’avant du canot pour m’assurer encore que je ne me
trompais pas; mais ce fut en vain que je promenai mes regards sur la
mer: la nuit était trop obscure pour que je pusse rien apercevoir. Tout
à coup j’entendis de nouveau et distinctement:

--Oh! du canot, oh! pour l’amour de Dieu!

C’était bien la voix de Rafaël.

Ici José Juan s’interrompit un instant, et s’écria d’un air inquiet:

--N’avez-vous pas entendu un soupir?

Nous écoutâmes, mais le ressac des brisants, le cri de l’huîtrier, le
battement des ailes d’un oiseau qui s’envolait du sommet d’un rocher
voisin de la cabane, troublaient seuls le profond silence de la nuit.

--J’avais cru entendre un soupir sortir de la hutte, reprit le plongeur.
Ah! seigneur cavalier, vous avez pu voir la pâleur de Jesusita, car vous
devinez que c’est d’elle qu’il est question, quand vous avez fait
allusion à l’histoire que je vous raconte. Eh bien! malgré toutes ses
protestations, un cruel soupçon n’a cessé de déchirer mon cœur depuis le
moment où j’ai su qu’elle connaissait Rafaël.

José Juan soupira lui-même fortement et continua:

--On a beau avoir juré la mort d’un ennemi, on a beau avoir contre lui
de justes motifs d’une haine mortelle; quand, par une nuit sombre comme
celle-là, sa voix sort des profondeurs d’une mer peuplée de monstres;
quand cette voix est celle d’un homme intrépide, et que l’angoisse
cependant la fait trembler, il y a dans cette plainte suprême une
puissance mystérieuse qui remue les entrailles. Je ne pus m’empêcher de
tressaillir.

En disant ces mots, le plongeur baissait les yeux comme un pénitent qui
se confesse d’une faute dont il rougit; mais bientôt sa physionomie
reprit une expression de férocité railleuse qu’elle conserva jusqu’à la
fin du récit, et il ajouta vivement:

--Cette émotion dura peu. Bientôt j’entendis battre l’eau avec force, je
ramai de ce côté. Je ne tardai pas à distinguer l’écume blanche qui
jaillissait, et Rafaël au milieu de la pluie d’étincelles qui retombait
autour de lui. Par une singularité qui me frappa, au lieu d’employer sa
vigueur de nageur à gagner mon canot, il restait stationnaire. Je
devinai bientôt la cause de son immobilité. A quelque distance de lui et
à une _vare_ environ au-dessous de l’eau, brillait une lueur
phosphorique. Cette lueur avançait lentement vers Rafaël. Vous ne
devinez pas ce que c’était?

--Non.

--C’était une tintorera, et de la plus belle espèce! reprit José Juan.

--Ce fut alors que vous vous jetâtes à l’eau pour secourir votre rival?

--Oh! non, pas encore, répondit le plongeur avec un sourire, c’eût été
trop tôt. Un coup d’aviron m’amena près de Rafaël; il jeta un cri en
m’apercevant, mais il n’eut pas la force de me parler; l’angoisse et la
fatigue lui coupaient la voix. D’un effort désespéré il jeta ses deux
mains sur le bord du canot; ses bras épuisés ne pouvaient pas soulever
le poids de son corps. Ses yeux, quoique éteints par la terreur, me
regardaient d’une façon si expressive, que je saisis ses deux mains dans
les miennes, en les étreignant avec force contre les planches de
l’embarcation. La tintorera avançait toujours. Un instant, un seul
instant, les jambes de Rafaël restèrent immobiles; il poussa un cri
affreux, ses yeux se fermèrent, ses mains lâchèrent prise, et le tronçon
supérieur de son corps retomba dans la mer: le requin l’avait coupé en
deux!

--Sans que vous eussiez pu le secourir?

--Dame, reprit le plongeur, il est possible que je ne lui aie pas porté
l’assistance qu’il devait attendre en pareil cas d’un autre que moi;
mais cela se conçoit.

--Voyons, la main sur la conscience?

--Peut-être, dans mon trouble, lui ai-je trop fortement comprimé les
mains.

--Sans mauvaise intention?

--Eh bien! reprit le métis d’une voix qui perçait à peine à travers ses
dents serrées, tandis que sa bouche exhalait un souffle ardent, je crois
que je l’ai empêché de monter dans le canot!

--Vous ne vous en êtes jamais repenti?

Le plongeur, qui depuis quelques minutes roulait une cigarette, battit
le briquet, des étincelles jaillirent et vinrent éclairer sa figure;
évidemment cette question l’étonnait.

--_Caramba!_ l’alcade n’avait aucun droit sur ma personne, le bando ne
parle pas de tintorera.--Mais attendez, continua le plongeur, je n’ai
pas fini mon histoire. Au moment où Rafaël disparut sous l’eau, je m’y
précipitai moi-même.

Ce fut à mon tour de montrer une profonde stupéfaction à cet incident
inattendu. José Juan s’en aperçut.

--J’avais cent raisons, dit-il, pour en agir ainsi. D’abord cette
tintorera, bien qu’elle m’eût débarrassé d’un rival qui m’était devenu
odieux, me déplaisait par la brutalité avec laquelle elle avait dépecé
le pauvre Rafaël. Elle avait touché à l’honneur de la corporation des
plongeurs. N’oubliez pas que je suis un de ses _capataz_. Puis, une fois
affriandée de chair humaine, elle n’eût pas manqué de venir nous
attaquer plus tard. Enfin le juge criminel ou l’alcade pouvait-il me
demander compte de mon ami, quand j’aurais tué le requin qui l’avait
coupé en deux! Vous ne connaissez pas les mœurs des requins, seigneur
cavalier?

Je convins modestement de mon ignorance.

--Eh bien! rien ne les met plus en belle veine de férocité (je parle de
la tintorera et non du requin ordinaire, dont Rafaël, je vous l’ai dit,
ne se souciait nullement) que les nuits d’orage semblables à celle où je
vis mourir mon rival. Une matière gluante distillée par des trous placés
autour du museau des tintoreras se répand sur toute leur peau et les
rend luisantes comme des mouches à feu, surtout quand le tonnerre se
fait entendre. Cette lueur les fait apercevoir la nuit, et plus la nuit
est sombre, plus elles brillent. Par bonheur aussi, elles n’y voient
guère, et un nageur silencieux a sur ces monstres l’avantage de la vue.
Ajoutez à cela qu’ils ne peuvent vous happer qu’en se retournant sur le
dos, et vous concevrez qu’un homme intrépide et bon nageur a quelque
chance d’en venir à bout.

Je ne plongeai, comme vous pensez, qu’à une médiocre profondeur, pour ne
pas m’essouffler, et aussi pour jeter un coup d’œil au-dessus,
au-dessous et autour de moi. Les flots mugissaient sur ma tête avec un
bruit semblable à celui du tonnerre; des pointes de feu tourbillonnaient
comme la poussière par un vent d’orage, mais à côté de moi tout était
calme. Une masse noire vint me heurter sous l’abîme, c’était ce qui
restait de Rafaël: il était dit que je devais le rencontrer toujours.

Je pensai alors que l’animal que je cherchais n’était pas bien loin. En
effet une raie de feu presque imperceptible grossissait peu à peu. La
tintorera et moi nous devions être à la même profondeur, mais le requin
tendait à remonter; l’haleine commençait à me manquer, et je ne voulais
pas donner au requin l’avantage de se trouver au-dessus de moi, car,
dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de se retourner sur le dos pour
me faire subir le sort de Rafaël. Je ne comptais, pour en venir à bout,
que sur le temps qu’il mettrait à faire cette manœuvre. La tintorera
nagea vers moi diagonalement avec tant de vélocité, que je me trouvai un
moment assez près d’elle pour distinguer, aux clartés phosphoriques de
son corps, la membrane qui couvrait à moitié ses yeux, et sentir ses
nageoires brunâtres effleurer mon corps. Des lambeaux de chair livide
étaient encore attachés à la mâchoire inférieure, qu’elle faisait
claquer avec un air de volupté gourmande. Le monstre jeta sur moi un
regard terne et vitreux. Ma tête en ce moment se trouvait au niveau de
la sienne. J’aspirai l’air avec bruit, je m’élançai dans une direction
parallèle à environ une demi-vare au-dessus du requin, et me retournai;
il était temps. La lune fit briller un instant le ventre argenté de la
tintorera, et en même temps qu’elle ouvrait une gueule énorme, hérissée,
comme une carde, de dents aiguës et serrées les unes contre les autres,
le poignard que j’avais destiné à Rafaël s’enfonça dans son corps,
traçant aussi loin que mon bras put atteindre un large et sanglant
sillon. La tintorera, blessée à mort, fit un bond prodigieux, et retomba
en battant deux fois l’eau de sa queue; heureusement je n’en fus pas
atteint. Seulement je me débattis une minute, aveuglé par une pluie
d’écume sanglante qui me fouetta la figure; puis, à la vue de mon ennemi
flottant comme une masse inerte et livide sur l’eau qui bouillonnait
dans sa blessure béante, je poussai un cri de triomphe qui, malgré
l’orage, fut entendu des deux îles.

L’aube allait poindre au moment où je regagnais le rivage, épuisé par
les efforts que j’avais faits pour fendre les vagues qui grossissaient.
Les pêcheurs visitaient leurs filets, et la lame vint faire aborder
presque en même temps que moi la tintorera et les débris de Rafaël.
Personne ne douta que je n’eusse voulu arracher mon ami au sort dont il
avait été victime. Je laissai les bavards exalter mon dévouement. Une
femme seulement soupçonna la vérité; vous l’avez vue pâlir au souvenir
de cette nuit: est-ce un regret pour Rafaël? est-ce l’idée du danger que
j’ai couru? voilà ce que je ne puis deviner, et cette incertitude
m’accable. Vous seul, seigneur cavalier, ajouta le plongeur, connaissez
les particularités de mon histoire, et dans quelques heures vous allez
partir.

Le plongeur se tut et parut réfléchir profondément.

Après quelques instants de silence, il se souvint des devoirs de
l’hospitalité. Nous rentrâmes dans la hutte. Dans la pièce la plus
reculée, où, d’après l’ordre de son mari, la jeune femme s’était
retirée, deux chandelles achevaient de se consumer. On distinguait à
leur pâle lumière une image grossière représentant les âmes du
purgatoire, en l’honneur et pour la rédemption desquelles les deux
chandelles brûlaient pieusement chaque soir. Vaincue par la fatigue, la
jeune femme, assise par terre, la tête appuyée sur une escabelle,
sommeillait paisiblement. Les longues nattes de ses cheveux s’étaient
déroulées jusqu’à ses pieds. Devant l’éclatante beauté de Jesusita, on
comprenait aisément l’amour de José Juan; mais on ne s’expliquait guère
sa jalousie, à voir le tranquille sommeil de la Mexicaine. Le métis,
après l’avoir contemplée pendant quelques instants, déroula une natte de
Chine et l’étendit dans la pièce qui était à l’entrée de la cabane;
c’était le lit le plus somptueux que pût offrir à son hôte cet homme à
moitié sauvage. Tout l’ameublement de la hutte se composait de deux
autres nattes semblables et de quelques chaises en roseaux.
L’hospitalité du capitaine don Ramon n’était pas, du reste, plus
magnifique; mais pourquoi n’avouerais-je pas qu’après cette sanglante
histoire, j’eusse préféré au toit de cet homme le pont de notre petite
goëlette? Je ne pus donc fermer l’œil, et le jour allait paraître quand
la voix de José Juan se fit entendre:

--Le _coromuel_ souffle toujours, me dit-il, et _la Guadalupe_ va lever
l’ancre.

Je pris congé de mon hôte pour retourner à bord sans plus tarder.

--Eh bien! me dit le capitaine don Ramon en me voyant de retour, vous ne
vous étonnerez plus quand on vous parlera de José Juan! Que pensez-vous
de cet homme-là?

--Que c’est un ami bien dévoué! répondis-je d’un air pénétré.

Le lendemain matin nous jetâmes l’ancre à Pichilingue: cette fois le
capitaine ne s’était plus trompé.




II

UNE GUERRE EN SONORA


Au milieu des vastes États de la confédération mexicaine, celui de
_Sonora_ a conservé une physionomie à part. Les vicissitudes de ses
luttes avec les tribus indiennes qui l’entourent, le frottement
perpétuel avec ces peuplades, ont imprimé aux mœurs de ses habitants une
certaine allure sauvage qui les distingue de ceux des autres provinces,
avec lesquels ils n’ont de commun qu’une bizarre pratique du régime
constitutionnel, encore si nouveau pour eux. Au Mexique, les libertés
politiques sont comprises d’une façon singulière: un colonel qui
s’ennuie et veut devenir général, un capitaine qui désire monter en
grade se croit parfaitement en droit de se _prononcer_ pour une cause
quelconque. Aussi nul pays n’est plus fécond en révolutions, nulle part
ces révolutions n’ont des causes plus futiles, des résultats plus
inattendus. Le spectacle d’un des mille incidents de ce turbulent
apprentissage de la vie politique est une bonne fortune pour le
voyageur, car avant peu ces mœurs excentriques auront disparu. Quelques
années encore, et ce pays aura subi le sort commun; déjà l’on peut
entendre le retentissement lointain de la hache américaine qui frappe à
ses frontières. Comme le Texas, la Sonora est destinée à être enclavée
dans les États-Unis, et le temps n’est pas loin peut-être où l’Union
comptera dans Guaymas un port sur l’océan Pacifique.

Je n’avais plus que quelques lieues à faire pour gagner cette ville,
l’unique port de quelque importance de l’État de Sonora, quand j’arrivai
à un endroit où la route traverse un petit bois. Des deux côtés du
chemin s’étendaient des fourrés assez épais. A gauche, au-dessus de la
cime des liéges et des sumacs, des vautours tournoyaient en grand
nombre, et semblaient s’exciter à fondre sur une proie en poussant des
cris de convoitise et d’effroi. Je piquai mon cheval de ce côté, malgré
la répugnance qu’il manifestait. Une scène hideuse frappa mes yeux: sept
cadavres indiens étaient pendus à autant d’arbres, les uns par le cou,
d’autres par une jambe, d’autres enfin par les bras. Tous étaient
affreusement mutilés, et n’offraient que des vestiges informes de
figures humaines. Les meurtriers s’étaient acharnés sur ces cadavres
avec une férocité inexplicable. La hache, le couteau, avaient accompli
sur eux leur sanglant ministère. Les bourreaux avaient brisé les
jointures, disloqué et tordu les membres d’une manière épouvantable. Ils
avaient par dérision attaché aux mains des suppliciés leur _macana_
(casse-tête) de bois de fer, et dénatté leurs longs cheveux, qui
balayaient le sol; mais un soleil perpendiculaire avait cautérisé toutes
ces plaies, racorni et desséché la peau de ces cadavres; la putréfaction
avait respecté ces corps momifiés, et la forme humaine, toute mutilée
qu’elle fût, jetait encore la terreur parmi l’essaim de vautours qui
tournoyait au-dessus d’eux. Les armes laissées sur le terrain, les
débris qui jonchaient le sol, prouvaient que la lutte avait été longue
et acharnée; les nombreuses traces de bestiaux mêlées à celles de pieds
d’hommes nus indiquaient aussi que les Indiens avaient été surpris
nantis de leur butin. Avais-je sous les yeux un terrible exemple de
représailles sanglantes, ou la trace d’une agression injuste de la part
des blancs? C’est ce que je ne pouvais décider, et j’étais encore sous
l’impression de cet horrible spectacle, quand j’atteignis Guaymas.

De tous les ports que le Mexique possède sur la côte de l’océan
Pacifique, il n’y en a que deux à proprement parler. Le premier est
Acapulco, le second Guaymas. Les autres ne sont que des rades foraines
mal fermées par des terres plus ou moins basses, et dans lesquelles les
navires ne sont pas à l’abri des grands vents périodiques qui règnent
dans ces parages. Comme Acapulco, Guaymas est entouré de toutes parts de
côtes ou d’îles élevées qui forment un port à l’abri des vents du large
ou des vents de terre. Aussi, quand le vent du sud, chargé des
émanations glaciales du pôle[9], vient soulever de longues lames au
dehors de son enceinte; quand le _cordonazo_[10], de son souffle
irrésistible, fouette et bouleverse le golfe de Californie jusqu’au fond
de ses abîmes, le port de Guaymas offre au milieu de sa ceinture
verdoyante l’aspect d’un lac tranquille. Ces vents impétueux se
transforment pour lui en une brise paisible, qui pousse paresseusement
sur la grève de petites vagues que l’écume blanchit à peine. Ces vagues
viennent expirer parmi les pousses serrées des mangliers dont elles
vivifient les rameaux, qui s’enfoncent dans la vase, y dardent leurs
racines, et forment une barrière impénétrable. La verdure pâle de ces
arbustes tranche sur le fond d’ocre de la grève et complète l’aspect
sauvage de ce port, qui est resté jusqu’à ce jour tel que l’a fait la
nature.--Quelques petits bâtiments caboteurs, des pirogues creusées dans
un tronc d’arbre, trois grands navires ancrés sous l’île de Venado, dont
un français, l’autre américain, l’autre anglais, à certaine époque de
l’année, une corvette de cette dernière nation, des nuées de mouettes
qui couvrent la mer, tel est l’aspect invariable de la rade vue de
terre.--Des maisons basses et blanches qui réverbèrent un éclat
éblouissant, un fort en terre de la même couleur d’ocre que la grève,
dans lequel une demi-douzaine de canons se rouillent sur des affûts de
bois, des croupes escarpées de montagnes dont les flancs sont sillonnés
par le passage des eaux, et dont les crêtes brunes s’élèvent semblables
à une couronne de créneaux, tel est, à son tour, l’aspect de la ville
vue de la rade.--Puis, si l’on veut jouir à la fois du spectacle de la
rade, de la ville et du golfe, on n’a qu’à monter sur ces rochers,
lorsque la chaleur est moins forte, c’est-à-dire vers le coucher du
soleil. De là le spectateur domine deux déserts, l’un du côté de la
terre, l’autre du côté de la mer; l’un borné par des montagnes que le
jour, à son déclin, teint d’un violet livide, l’autre par des nuages
roses, et justifiant son nom de mer Vermeille, quand la pourpre du
couchant vient se fondre avec l’azur des flots. Sur la terre, des
plaines incultes, des huttes isolées, quelques flocons de fumée qui
montent dans l’air avec lenteur et indiquent une halte de muletiers; sur
la mer, nulle voile, nulle trace de la puissance humaine: seulement, de
temps à autre, une baleine voyageuse s’élève pesamment à la surface de
l’eau, aspire avec un sourd mugissement la provision d’air nécessaire à
ses vastes poumons, bat les flots de sa large queue, et regagne ses
pâturages d’algues et de varechs; un narval sort du sein de la mer comme
une flèche, décrit une courbe dans l’air et disparaît; des troupes de
loups marins, semblables à des nageurs qui luttent de vitesse,
s’avancent et font jaillir devant eux une écume blanchissante. On ne
jette plus alors qu’un regard de dédain sur le port, qui d’en bas paraît
si étendu, sur ces maisons carrées qui semblent des dés d’ivoire jetés
au hasard au milieu d’une herbe dont les tiges sont des palmiers, sur
ces rigoles bleuâtres qui sillonnent les plaines et qui sont des
fleuves. A la gauche du spectateur, la côte décrit une légère courbe; le
dernier de ces minces filets d’eau qu’on aperçoit au loin vient se jeter
dans ce petit golfe: c’est la rivière des Hiaquis.

  [9] Ce vent, qui vient du pôle sud sans traverser de déserts de
    sables, est froid dans ces parages comme le vent du nord dans nos
    climats.

  [10] Coup de cordon de saint François. On appelle ainsi un vent
    impétueux du sud-ouest qui souffle dans le golfe de Californie en
    septembre et octobre.

De toutes les peuplades sauvages qui entourent les établissements des
blancs, les Hiaquis sont la plus puissante. Leurs nombreux villages
couvrent une vallée fertilisée par la rivière qui porte leur nom. Ils
sont à la fois chasseurs, industriels et agriculteurs. Le nombre des
habitants de ces diverses bourgades n’est pas moins de trente mille, y
compris les femmes et les enfants. Un grand nombre de ces Indiens
viennent se louer à Guaymas comme ouvriers ou domestiques. C’est la
partie de la population qui tient le milieu entre l’homme sauvage et
l’homme civilisé; mais, au moindre grief contre les blancs, ces ouvriers
disparaissent subitement de la ville et vont se joindre aux milliers de
combattants que leur race peut mettre sur pied d’un moment à l’autre. On
conçoit tout le danger de ce terrible voisinage pour Guaymas, danger
amoindri toutefois en ce que cette disparition subite est pour les
habitants un avertissement de se tenir sur leurs gardes. Ces querelles
se renouvellent fréquemment, et elles sont toujours sanglantes. C’est
une guerre sans pitié, dans laquelle les Indiens n’ont pas toujours
l’avantage de l’astuce ou de la férocité.

Le jour de mon arrivée, la ville était dans la consternation; depuis
vingt-quatre heures déjà, tous les Hiaquis avaient disparu, déterminés à
venger la mort des leurs que j’avais trouvés égorgés et mutilés dans le
petit bois où ils restaient exposés comme un témoignage de la justice
des blancs. On commençait à taxer d’atrocité la vengeance exercée contre
des maraudeurs, bien que jusqu’alors un tel fait n’eût été considéré que
comme un acte de justice un peu sommaire, il est vrai, mais bien
méritée. Toutefois, ce qui rassurait un peu les habitants, c’était la
nouvelle d’une rupture survenue entre deux chefs hiaquis. L’un d’eux,
surnommé Banderas, avait eu l’avantage sur son rival, U’Sacame. On
pouvait donc jusqu’à un certain point compter sur l’alliance et le
secours de ce dernier. Un autre événement contribuait aussi à jeter la
perturbation dans Guaymas. Une révolution avait éclaté dans cette ville
quelques jours auparavant. Cette révolution partielle est l’histoire
générale de toutes les révolutions du Mexique, toujours aussi futiles
dans leur origine et aussi mesquines dans leurs résultats qu’originales
dans leurs détails. Voici quels avaient été le principe et l’origine de
cette farce politique:

Le commandant de la place était un général nommé Tobar. C’était un
ancien soldat, homme actif, brouillon, qui s’était signalé dans les
guerres contre les Indiens des diverses peuplades, et qui, après leur
défaite ou leur pacification, s’ennuyait d’une inaction forcée. Les
lauriers du président Santa-Anna, l’homme par excellence des
_pronunciamientos_ et des _contre-pronunciamientos_, l’empêchaient de
dormir. Comme il est toujours glorieux pour un Mexicain de se prononcer
pour ou contre Santa-Anna, ce dernier étant alors au pouvoir, le général
Tobar se disposait à se déclarer contre lui, quand il apprit sa
déchéance. Un tel incident déroutait toutes ses mesures et prévenait ses
projets, c’était un contre-temps fâcheux; pour se distraire et dissiper
sa mauvaise humeur, le général, en recevant cette nouvelle, monta à
cheval et se livra avec plus de fureur que jamais à son passe-temps
favori. Cette distraction était singulière. La campagne environnante
abonde en taureaux sauvages; et le général, éperonné, botté, leur
donnait la chasse à outrance, sans toutefois tirer contre eux son épée,
qu’il réservait pour de plus nobles rencontres. Voici comment il se
livrait à cet exercice: les selles mexicaines, lourdes et massives,
ressemblent aux selles arabes, avec cette différence que l’arçon de
devant forme un pommeau aussi élevé que solide. Des étrivières épaisses
et grossières soutiennent de larges étriers de bois; une sous-ventrière
d’une force extraordinaire assujettit ce lourd appareil sur le dos du
cheval. Le Mexicain, aussi collé à la selle que la selle l’est au
cheval, compose avec lui un ensemble inébranlable, et la confiance que
lui inspire son adresse l’excite aux prouesses les plus folles. Penché
sur l’arçon de cette selle, que nul poids ne peut faire tourner, le
général saisissait fortement la houppe poilue qui termine la queue du
taureau, donnait un tour de jambe sans quitter du pied l’étrier de bois,
et étreignait la queue de l’animal entre ses larges étrivières et sa
cuisse vigoureusement serrée au flanc du cheval; puis, au moment où le
taureau, redoublant de vitesse, baissait la tête et levait outre mesure
le train de derrière, le cavalier le dépassait, l’enlevait du sol avec
une vigueur irrésistible, et le taureau culbuté tombait sur le flanc,
étourdi, haletant, et faisant trembler la terre sous la violence de sa
chute.

Un lieutenant, soldat de fortune comme Tobar, partageait d’ordinaire
avec lui ces distractions, et avait conquis sa faveur par une adresse et
une audace peu communes. Ce lieutenant s’appelait Ignacio Ochoa. C’était
le type, de plus en plus rare, de ces aventuriers intrépides qui vinrent
peupler les _présides_ et refouler les tribus sauvages au fond de leurs
forêts. Énergique descendant des compagnons de Cortez, Ochoa était ce
qu’on appelle au Mexique un _hombre de á caballo_, c’est-à-dire qu’il
pouvait dompter en deux heures un cheval sauvage, qu’il savait ramasser
au galop un objet par terre, se suspendre à la crinière d’une main et à
l’arçon de derrière à l’aide de l’éperon, et se coucher ainsi sous le
ventre de son cheval au galop; qu’il savait jeter le _lazo_ et abattre
trois ennemis à la fois: de la pointe de son épée, d’un coup d’étrier et
du choc de sa monture. Au temps de la chevalerie, c’eût été un chevalier
sans peur, mais non sans reproches. Espèce de bandit redouté à dix
lieues à la ronde, criblé de dettes, également évité de ceux qui avaient
le dangereux honneur d’être ses créanciers et de ceux qui craignaient de
le devenir, Ochoa, avec toutes ces qualités d’un chef de partisans,
n’était cependant encore que lieutenant. C’était sur cet homme que Tobar
avait jeté les yeux pour le seconder. Ce jour-là, le lieutenant Ochoa
galopait comme à l’ordinaire à côté du général.

--Est-ce que le temps ne te paraît pas affreusement long au milieu de
cette tranquillité de l’État? lui demanda brusquement Tobar en arrêtant
son cheval. En vérité, je m’ennuie de n’avoir rien à faire. Ces chiens
d’Indiens Punas, Zeris ou Tiburons, ne donnent plus signe de vie.

--Vous les avez à peu près tous exterminés; j’en voudrais pouvoir dire
autant de mes créanciers, répondit gravement Ochoa.

Le général reprit:

--A cet ennui se joignent chez moi de justes motifs de mécontentement.
N’est-il pas honteux pour le gouvernement central d’avoir prononcé la
déchéance de l’excellentissime seigneur Santa-Anna? Ne suis-je pas
moi-même encore simple commandant de place, quand je mérite mieux? Où
est la justice? Eh bien! je rétablirai l’ex-président, ou je deviendrai
moi-même gouverneur de l’État, et je compte sur toi pour m’aider.

--Quand marchons-nous sur Mexico, demanda Ochoa en riant, pour sommer le
congrès souverain de faire de moi un capitaine?

--Je le dirai, répondit majestueusement Tobar. En attendant, vive
Santa-Anna!

--Santa-Anna ou la mort! s’écria Ochoa; et ils rentrèrent à Guaymas.

Les conjurés furent aussi vite trouvés que la conjuration ourdie; Ochoa
n’eut que l’embarras du choix dans le nombre de ses amis. C’étaient des
jeunes gens de familles distinguées, mais de mœurs perdues, la plupart
_devant_, selon l’expression énergique du pays, _une ou plusieurs
morts_[11], et qui avaient eu maille à partir avec les alcades ou les
recors. C’était une trop belle occasion de payer leurs dettes sans
bourse délier (je parle de leurs dettes pécuniaires), et tous briguèrent
l’honneur de s’enrôler sous la bannière de Tobar.

  [11] C’est-à-dire qui avaient commis un ou plusieurs assassinats.

Pendant la nuit qui précéda l’exécution de leur projet, les conjurés, au
nombre d’une vingtaine, tinrent conseil. L’assemblée fut orageuse.
Quelques-uns émirent d’abord l’idée de brûler la ville et d’égorger les
habitants en masse, d’autres se récrièrent contre la barbarie de ce
plan; on se calma, et l’on finit par citer des noms et discuter des
exécutions partielles. Chacun crut devoir signaler à l’animadversion
publique le créancier dont il avait le plus intérêt à se défaire, ou
l’alcade dont il avait le plus à se plaindre. Sur ce chapitre, Ochoa
garda le silence; il ne voulait pas l’extermination de tout Guaymas.
Puis on proposa de marcher sur Mexico, après s’être rendu maître du
fort, dont il fallait avant tout s’emparer. Nouvelle délibération aussi
longue que la première sur la façon dont on s’y prendrait pour en
déloger les occupants. On proposa derechef un massacre général de la
garnison; puis on revint à des moyens plus doux, on parla de corruption
à prix d’or, et, sur l’observation judicieuse de plusieurs _prononcés_
qui déclarèrent n’avoir pas une piastre à leur disposition, il fut
résolu qu’on surprendrait le fort au point du jour. Quant aux
résolutions ultérieures, elles dépendraient des circonstances. La
pénurie de fonds amena tout naturellement une enquête sur les moyens de
s’en procurer. Le pillage de la ville fut encore remis en question; mais
Tobar s’y opposa, et se levant avec gravité:--Notre but, messieurs,
dit-il, n’est qu’un but politique, et nous devons ménager l’or et le
précieux sang mexicains.--Ochoa trancha le différend en proposant de
s’emparer du trésor public, c’est-à-dire de celui de la douane, le seul
revenu de la république. Comme en fait de pillage Ochoa était une
autorité, on s’inclina devant son avis, et l’exécution de son plan lui
fut confiée. Enfin, avant que chacun allât se livrer au repos dans la
maison de Tobar, où se tenait la délibération, celui-ci fut
solennellement prié d’accepter le gouvernement de l’État de Sonora;
Ochoa fut nommé capitaine, chaque officier monta aussi d’un grade,
quelques-uns même trouvèrent là une magnifique occasion de se
transformer en officiers, de simples bourgeois qu’ils étaient. Tout cela
réglé, il ne restait plus qu’à s’emparer du fort d’ocre rouge dont j’ai
parlé.

Au point du jour, les _prononcés_, armés jusqu’aux dents, traversèrent
silencieusement la ville, arrivèrent au pied du fort, et, aux cris de
_vive Santa-Anna!_ sommèrent la garnison de se rendre. Les soldats qui
la composaient dormaient comme des gens qui n’ont rien à perdre, et ne
se firent que médiocrement prier pour crier de fort bonne grâce _vive
Santa-Anna!_ Les _prononcés_, surpris de ce facile succès, ignoraient
que, la veille même, ces soldats avaient vendu leurs cartouches pour
compenser quelque peu l’arriéré de solde qui leur était dû. Au lever du
soleil, on apprit dans Guaymas l’installation du nouveau gouvernement.

Quelques heures après, le lieutenant du général Tobar se présenta chez
l’administrateur de la douane. Celui-ci faisait la sieste dans son
hamac. Ochoa, s’adressant à lui avec toute la courtoisie dont ne saurait
se départir un voleur mexicain lorsqu’il détrousse un voyageur sur la
grande route, lui demanda poliment combien il y avait d’argent dans les
coffres de la _contaduria_.

--Douze mille piastres, répondit l’administrateur.

--C’est peu, dit Ochoa, mais c’est cependant assez pour m’éviter une
commission désagréable.

--Laquelle? dit l’administrateur en faisant un soubresaut dans son
hamac.

--Celle de vous apporter vous-même à mon général, dit Ochoa, car je lui
avais promis de lui livrer ou le trésor ou l’administrateur de la
douane.

--Vous voudrez bien me donner un reçu, capitaine, j’espère?

--Comment donc! mais c’est trop juste; je crains seulement que ma
signature ne soit de bien mince valeur. Ah! seigneur administrateur,
j’ai été étrangement calomnié dans ce pays!

L’administrateur, après avoir vidé ses coffres contre le reçu d’Ochoa,
continua sa sieste. Ochoa revint chargé de son butin, qu’il déposa dans
la maison de Tobar, transformée pour l’heure en maison de ville. A cette
vue, les conjurés poussèrent des cris de triomphe. Il n’y eut qu’une
voix sur la destination des douze mille piastres: ce fut de les employer
au bien public; mais ce mot de bien public est susceptible de mille
interprétations. Chacun l’entendait à sa manière et donnait son avis
plus ou moins désintéressé, et la question restait difficile à résoudre.
Cependant, après bien des pourparlers, il fut décidé, sur l’avis
d’Ochoa, qu’on emploierait les fonds à la restauration des affûts de
canon, dont le bois, horriblement fendu par le soleil, était hors de
service. Sans doute, si le bruit de cette échauffourée parvint au
général Santa-Anna au fond de l’_hacienda de manga de clavo_ où il avait
l’habitude de se retirer après les crises politiques, il dut être bien
flatté d’un mouvement en sa faveur qui se manifestait d’une manière
aussi patriotique. Pour achever de se modeler sur son illustre patron,
Tobar, après avoir investi Ochoa de ses pouvoirs, se retira également
dans une propriété qu’il possédait aux environs de Guaymas. Il y était
encore quand j’arrivai sur le théâtre des événements que je viens de
raconter.

La cité de Guaymas, qui, malgré ce titre prétentieux, n’est encore qu’à
l’état de bourgade, ne possède ni église ni auberge. Le premier point
lui est particulier entre toutes les villes du Mexique; quant au second,
elle le partage avec toutes celles de l’État de Sonora. L’étranger ou le
voyageur qui y arrive est forcé de demander dans la première maison
venue une hospitalité qui ne lui est jamais refusée. Des remercîments
sincères quand le propriétaire est riche, une indemnité pécuniaire quand
il ne l’est pas, dédommagent l’hôte qui vous a reçu de ses soins, de ses
dépenses et de son bon accueil. Ce fut donc avec une entière confiance
dans cette louable coutume que je dirigeai mon cheval, assez fatigué par
une longue route, vers la maison d’un de mes compatriotes, à qui l’on
m’avait recommandé. Comme, dans ces pays reculés, les chevaux sont reçus
familièrement, même dans les chambres à coucher, voyant que personne ne
se présentait sur le seuil de la boutique, je n’hésitai pas à y pousser
ma monture de manière à ce que sa tête dominât le comptoir, et, de cette
position élevée, j’adressai ma requête selon l’usage de ces pays
primitifs. Mon compatriote ne parut que médiocrement flatté de la
préférence qui lui était accordée. Tout Gascon qu’il était, il me donna
à entendre, avec une franchise peu ménagée, que sa maison était bien
petite, mais qu’il en connaissait une à louer dans un endroit qu’il
m’indiqua, et que dans cette maison, meublée à la mexicaine, avec la
selle d’un cheval, les _armes d’eau_[12] et la peau de mouton,
j’arriverais facilement à y composer un excellent lit et l’ameublement
d’une chambre à coucher. Après ces renseignements, mon excellent
compatriote me tendit la main avec une cordialité qui prouvait combien
il avait hâte de se débarrasser de moi, et je me mis à chercher la
maison qu’il m’avait désignée. Je ne tardai pas à la découvrir. C’était
une maison basse, ornée sur le devant d’un péristyle soutenu par quatre
piliers en pisé. La porte, ouverte à deux battants, laissait voir une
grande chambre à moitié décarrelée par le passage des chevaux. Une autre
porte, pratiquée parallèlement, de manière à établir, suivant l’usage,
un courant d’air perpétuel sous ce ciel de feu, donnait accès dans une
vaste cour.

  [12] Peaux de chèvres suspendues au pommeau de la selle, et qui, par
    la pluie, servent à envelopper les jambes comme un sac.

Je ne pus, au premier aspect, saisir qu’imparfaitement ces détails à
travers les festons pressés de la chair sanglante de trois ou quatre
vaches découpées en longues lanières. Ces lanières décrivaient, à la
manière des lianes dans les forêts, mille capricieux enchevêtrements le
long des piliers du péristyle et sur des cordes tendues à cet effet;
elles offraient, sous le soleil qui les desséchait, tous les tons les
plus cadavéreux, depuis le rouge cramoisi, les divers violets et le bleu
jusqu’au plus beau vert. Ce n’était donc que fort confusément, à travers
ce labyrinthe de viande, qu’on apercevait la cour, constellée de mares
d’eau croupie, sur lesquelles la pourriture étendait un glacis couleur
d’arc-en-ciel. Des peaux fraîchement écorchées étaient tendues sur le
sol au moyen d’une infinité de piquets. Des essaims de mouches
bourdonnaient sur toute cette putréfaction, d’où s’exhalaient des
effluves empoisonnés. Tel était l’asile que m’avait indiqué mon
obligeant compatriote.

Un homme d’une quarantaine d’années, de petite taille, était assis sur
une espèce de chaise en roseaux, et fumait impassiblement une cigarette
au milieu de ce charnier. Sa physionomie était à la fois cynique et
réservée; sa tournure et ses vêtements tenaient le milieu entre le
prêtre et le laïque. Comme je passais et repassais devant la porte, fort
indécis si je profiterais des renseignements qu’on m’avait fournis, cet
homme m’adressa la parole.

--Vous êtes étranger, à ce que je vois, seigneur cavalier, et peut-être
cherchez-vous un logement?

--Je l’avoue, et si cette maison est à louer, comme on me l’a dit, je
pourrais m’en accommoder.

--Eh bien! alors mettez pied à terre, et veuillez accepter l’hospitalité
que je vous offre... dans la maison de mon ami.

J’appris, en causant avec mon nouvel hôte, qu’il était sacristain à
Guaymas, ce qui lui donnait aussi peu de peine que de profits, puisque
son église n’était encore qu’en expectative.

--En attendant, dit-il, que le gouvernement de l’État fasse construire
l’église qu’il nous promet, je fais avec mon ami Casillas quelques
affaires; c’est un jeune homme qu’il faut bien pousser.

Avant d’entrer en arrangement définitif, je désirai m’entendre au sujet
de l’affreux étalage qui obstruait l’entrée de la maison.

--Quant à cela, répondit le sacristain, n’en ayez nul souci: je suis
intéressé à vous en délivrer le plus promptement possible, car c’est une
spéculation que je fais en l’absence de Casillas, et que, pour des
motifs à moi connus, je suis forcé de terminer avant son retour, qui
doit avoir lieu sous deux jours.

Complétement rassuré sur la disparition prochaine de cet incommode
voisinage, mon marché fut bientôt conclu. Le sacristain se montra fort
accommodant sur tous les points. Restait l’article de la table; il me
nomma une espèce de petit cabaret, situé près du port, où je pourrais
aller prendre mes repas, et il ajouta:--Les principaux membres du
gouvernement provisoire le fréquentent assidûment, et vous pourrez y
faire de brillantes connaissances. Maintenant, continua-t-il avec un
sourire engageant, comme je suis certain que mon ami n’a pas d’argent,
vous lui rendriez un grand service en m’avançant le prix d’une quinzaine
de son loyer; j’ai sa procuration.

Le soir venu, je me rendis au cabaret qu’il m’avait signalé, et dans
lequel se trouvait déjà réunie une compagnie nombreuse. Le cabaret était
tenu par deux jeunes gens qui, grâce au crédit illimité qu’ils faisaient
aux chefs des _prononcés_, jouissaient en ce moment d’une grande
considération. L’un d’eux se chargea de me présenter. Dans une petite
salle attenant à la pièce où se trouvait le comptoir, assis autour d’une
table longue en bois de _balsamo_ massif, une douzaine d’hommes environ
étaient occupés à boire ou à jouer. Quelques chandelles, dont les mèches
charbonnaient d’une façon lugubre, répandaient dans toute la salle une
lueur douteuse qui en laissait les coins dans l’obscurité. Sur ceux des
bancs restés inoccupés, des manteaux brodés, des _sarapes_ aux mille
couleurs, des chapeaux à galons d’or ou tout simplement de paille de
Guayaquil, étaient jetés pêle-mêle avec de longues rapières à garde de
fer ou d’argent. Une épaisse fumée de tabac tourbillonnait autour de la
flamme des chandelles et s’élevait en dais au-dessus de ces figures
bronzées. L’eau-de-vie de France, le tafia, le mescal de Téquila,
circulaient rapidement de main en main, mais l’ivresse n’était encore
qu’au début. Un homme de haute taille, aux traits fortement
caractérisés, aux yeux noirs, et dont les favoris épais venaient
rejoindre une bouche ornée de dents étincelantes, se leva à mon entrée.

--Soyez le bienvenu, seigneur Français, car votre nation ne contient pas
de _serviles_ dans son sein; soyez le bienvenu. Qu’on apporte un verre.

Une voix épaissie par l’eau-de-vie s’éleva aussi d’un des angles de la
salle:

--La France est une grande nation, et l’empereur Napoléon un grand
homme! Comment se porte-t-il?

A cette question bizarre, je me retournai pour voir d’où partait la
voix; c’était celle d’un vieux sergent assis contre la muraille, une
immense rapière entre les jambes.

--Vous êtes bien bon.--Comme un grand homme qui est mort depuis vingt
ans!

Le vieux sergent ferma les yeux appesantis et n’entendit probablement
pas cette réponse, car sa tête retomba lourdement sur sa poitrine.

Ignacio Ochoa (c’était lui qui m’avait reçu) frappa sur la table comme
pour imposer silence; il se tourna vers moi, et s’écria, de ce ton
emphatique et sentencieux que les habitants de la Sonora ont emprunté
aux Indiens:

--J’ai été horriblement calomnié dans ce pays, seigneur étranger; c’est
le sort du pauvre. J’ai été pauvre, maintenant je suis puissant. Qui
m’empêcherait d’en tirer vengeance? Personne! Ochoa peut entrer où entre
le feu; il peut atteindre ce qu’atteint le vent! Mais, non, je ne veux
me venger que par des bienfaits.

En achevant ces mots, le futur bienfaiteur de la Sonora enfonça
violemment son couteau dans la table de bois massif, ébranlant ainsi
toutes les bouteilles et faisant vaciller les chandelles, dont les
champignons jonchèrent la table de flammèches fumeuses.

--Bah! qui de nous n’a pas été calomnié? N’a-t-on pas dit dans Arispe
que j’avais tué mon frère! s’écria avec un sourire sinistre un jeune
homme aux cheveux crépus, au teint bilieux.

--Vous, Guttierrez! interrompit Ochoa d’une voix sombre; Dieu veuille
que ce soit une calomnie!

--Quoi! s’écria violemment le jeune homme en se levant de son banc,
tandis qu’une pâleur livide couvrait sa figure, oseriez-vous prétendre
qu’ils ont dit vrai?

Et il arracha le poignard d’Ochoa, qui vibrait encore dans la table.
Ochoa recula vivement, entoura son bras du premier manteau qu’il trouva,
et se mit, l’épée à la main, dans la posture d’un _toreador_ prêt à
l’attaque. Les assistants restaient immobiles, sans penser à
s’interposer entre eux, quand un homme accroupi dans un coin de la salle
saisit aussitôt une petite harpe portative placée à côté de lui et fit
entendre un prélude plaintif. Le son de cet instrument, comme celui de
la harpe de David, sembla chasser le malin esprit. Ochoa et Guttierrez
se rassirent.

En ce moment, un jeune homme entra dans la salle. Bien que sa contenance
ne trahît aucune émotion violente, néanmoins sa figure pâle, ses cheveux
épars et ses habits en désordre semblaient démentir l’expression de sa
physionomie.

--Ah! c’est vous, Casillas! s’écria Ochoa; avez-vous, selon mes ordres,
poussé votre reconnaissance le plus loin possible? Où sont les Hiaquis?

Le jeune homme à qui s’adressait Ochoa se recueillit quelques secondes
avant de répondre, mais avec un certain embarras.

--Heureusement, seigneur capitaine, le danger n’est pas si imminent
qu’on le craignait. Les Hiaquis sont tranquilles, et rien ne fait
prévoir qu’ils songent à nous attaquer de sitôt; du moins, ajouta-t-il,
je le pense ainsi.

Ce nom de Casillas m’avait frappé; c’était celui de l’ami du sacristain,
je l’examinai avec attention. Ce jeune homme devait avoir de vingt-cinq
à vingt-six ans; sa figure était intéressante. La pâleur de son front
chargé d’une magnifique chevelure faisait ressortir de grands yeux noirs
surmontés de sourcils bien arqués. Après avoir rendu compte de sa
mission, il reprit l’expression de mélancolie qui paraissait
caractériser habituellement sa physionomie.

Un nouveau personnage se présenta sur le seuil; il portait à la main une
canne de jonc à poignée d’or sur laquelle il s’appuyait. Quoiqu’il
affectât un air d’importance, il était facile de deviner qu’il éprouvait
un certain malaise à se mêler à la réunion sans y être invité. Par
contre aussi, quelques-uns des aventuriers assis à la table
dissimulèrent de leur mieux une appréhension également visible sous un
masque de dignité d’emprunt. Ochoa seul garda sa contenance assurée.

--Eh! que nous veut ici le seigneur alcade? s’écria-t-il en toisant des
pieds à la tête le nouvel arrivant avec un orgueilleux dédain.

--J’apporte de mauvaises nouvelles, messieurs, dit l’alcade; j’apprends
que les Hiaquis marchent contre le Rancho[13], que leurs bataillons
couvrent la plaine et que leurs feux s’étendent jusqu’au Cerro del
Huerfano, et je viens essayer de prendre avec vous les mesures
nécessaires à la sûreté de Guaymas.

  [13] Le Rancho de San-José de Guaymas, petit village à quatre
    kilomètres de Guaymas.

--Et vous venez probablement nous offrir le bras de vos recors! s’écria
Ochoa. L’autorité militaire que je représente ici, ajouta-t-il en se
levant avec impétuosité, n’a ni conseils ni ordres à recevoir de
l’autorité civile; faut-il donc vous rappeler nos _fueros_?

La verge de justice représentée par la canne à pomme d’or s’inclina
devant la rapière militaire. L’alcade se tut.

--Est-ce tout ce que vous aviez à nous dire, seigneur alcade?

--J’ai encore une autre nouvelle, mais elle n’intéresse que vous,
messieurs: deux régiments arrivent, dit-on, d’Arispe; c’est le
gouverneur général qui les envoie.

Les yeux d’Ochoa s’animèrent d’un enthousiasme guerrier, et il s’écria:

--Eh bien! seigneur alcade, il ne fallait rien moins que cette double
nouvelle pour que vous fussiez ici le bienvenu parmi nous, soyez-le donc
deux fois! Barde, ajouta-t-il en se tournant vers le joueur de harpe,
entonne un champ de guerre; chante notre triomphe et les funérailles de
nos ennemis. Et vous, Casillas, recevez mes remercîments pour
l’exactitude de vos renseignements!

Casillas balbutia quelques excuses que le son de la harpe couvrit
entièrement. Un coup frappé en dehors au volet de la salle fit
tressaillir l’assemblée, et une voix aigre s’écria:

--Est-il vrai que mon ami Casillas soit déjà de retour?

Je reconnus mon hôte le sacristain. C’était lui en effet; il se
précipita dans la salle, tandis que l’alcade s’esquivait sans bruit.

--Que vient-on de m’apprendre? s’écria le sacristain en se jetant avec
effusion dans les bras de Casillas.--Que tu arrives à l’instant! mais
qu’as-tu donc? que signifient ces gouttes de sang que j’aperçois sur le
collet de ta chemise?

--Ce n’est rien, répondit Casillas en se dégageant vivement de
l’étreinte de son ami.

--Mais si, parbleu! c’est quelque chose; on dirait un coup de couteau:
serais-tu dangereusement blessé?

--Ce n’est rien, te dis-je, reprit Casillas en remontant sa cravate;
c’est une épine qui m’a déchiré le cou.

Et il me sembla entendre sa voix et voir sa main trembler.--Tu sais,
dit-il au sacristain, que les Hiaquis sont à nos portes?

Le sacristain eut, à cette nouvelle, l’air d’un homme qui trouve le mot
d’une énigme longtemps cherchée, et s’écria:

--Oh! mon ami, je m’explique maintenant la disparition de tes trois
vaches!

--De mes vaches!... dit Casillas alarmé.

--Oui, tu sais, les dernières, les seules que nous n’eussions pas
perdues au _Monte_.--Eh bien! je le vois à présent, ce sont les
maraudeurs indiens qui les ont volées.

En soutenant cette assertion avec une rare impudence, le sacristain
m’aperçut, me salua, et reprit vivement:

--Quand je dis qu’elles sont perdues, tu vas voir... Dès que je sus
qu’elles avaient disparu, je me mis à leur recherche. Les traces étaient
faciles à suivre, car il y en avait une qui boitait. Tout à coup les
traces disparaissent; heureusement, à quelque distance de là, ta bonne
étoile me les fait retrouver, mais déjà dépecées. C’est ainsi que tu les
verras à la maison en _cecina_[14], comme ce cavalier a pu les voir,
dit-il en me désignant.

  [14] Viande découpée en lanières et séchée au soleil, ainsi que je
    l’ai dit en commençant.

--Mais les mouches ne les ont pas mangées, j’espère? s’écria Casillas.

--Oh! reprit le sacristain d’un air de dignité offensée.

--Parbleu! dit Casillas d’un air de mauvaise humeur, je craignais qu’il
n’en fût de mes vaches comme de cette partie de _panocha_[15] que tu
avais achetée avec mon argent, et que les ravets[16] ont mangée pendant
mon absence.

  [15] Cassonade en petits pains dont on fait un grand commerce en
    Sonora.

  [16] Espèce d’insectes rongeurs.

--On n’est pas toujours malheureux, reprit sentencieusement le
sacristain, un peu déconcerté par les éclats de rire qui partirent dans
la salle au souvenir de cette insigne fourberie dont tout Guaymas avait
eu connaissance.

--Écoute, continua Casillas: si j’ai pu te devoir quelques services, je
me crois parfaitement quitte envers toi, et je te promets que cette fois
est la dernière où je serai ta dupe.

Le pauvre Casillas ne pouvait pas prévoir l’avenir.

Après avoir de nouveau, malgré cette déclaration formelle, félicité son
ami sur son prompt retour et sur le bonheur qu’il avait eu d’échapper
aux Indiens, le sacristain, qui sans doute se sentait mal à l’aise dans
cette réunion, prétexta quelques affaires, et sortit de la salle.

L’entrée du sacristain et sa conversation avec Casillas avaient fait
oublier un instant les graves nouvelles apportées par l’alcade. Quand la
porte se fut refermée sur le sacristain, la préoccupation causée par le
danger qui menaçait Guaymas et les _prononcés_ amena un profond silence.
Ce silence n’était troublé que par les rumeurs du dehors et les
ronflements du vieux sergent, toujours assoupi sur la coquille de sa
rapière. Celui-ci, n’entendant plus autour de lui le bruit des voix, le
choc des verres et le cliquetis des bouteilles au milieu desquels il
s’était endormi, ouvrit tout à coup les yeux.

--Vous m’avez dit, je crois, s’écria-t-il d’une voix enrouée en me
faisant l’honneur de m’adresser de nouveau la parole, que l’empereur
Napoléon se portait bien: caramba! j’en suis bien aise. C’est un grand
homme! et après Santa-Anna...

Pis, voyant que tous les assistants se taisaient, il continua:--Ah çà,
que se passe-t-il donc ici? n’y a-t-il plus ni mescal ni eau-de-vie?

On l’interrompit pour lui apprendre les nouvelles.

--Eh bien! ajouta-t-il, est-ce une raison, parce que le gouvernement se
révolte contre nous, parce que les Hiaquis envoient un régiment pour
nous combattre, de ne pas boire? Et, saisissant la première bouteille
qui tomba sous sa main, il fit d’un trait disparaître ce qui en restait.
Ce qui lui restait de raison et de force disparut aussi, et il glissa
sous la table avec un bruit de ferraille produit par le retentissement
de sa rapière contre le carreau.

Cet épisode inattendu ramena la gaieté parmi tous les _prononcés_, qui
recommencèrent à jouer et à boire. Ochoa seul paraissait pensif; il
réfléchissait peut-être à la responsabilité qui pesait sur lui en
l’absence du général Tobar: les circonstances devenaient graves, et
l’affaire pouvait tourner mal pour le capitaine; il tordait ses
moustaches avec impatience, et de sombres éclairs jaillissaient de ses
prunelles dilatées. Au milieu de la scène qui l’entourait, ce bandit,
sur qui reposait presque le sort d’une ville entière, ne manquait pas de
grandeur.

--Eh bien! qu’allez-vous faire? demanda Casillas à Ochoa en le regardant
avec anxiété.

--Ce que je vais faire! s’écria Ochoa arraché à ses préoccupations... Le
général Tobar doit être instruit de ce qui se passe; quelqu’un de vous
veut-il monter immédiatement à cheval et courir à franc étrier jusqu’à
lui?

Un profond silence accueillit cette proposition. Ochoa regarda autour de
lui en fronçant le sourcil.

--J’irai, moi! s’écria Zampa Tortas, un jeune homme à l’air doux et
modeste qui jusque-là n’avait pas dit un mot.

--Mais c’est un luron qu’il me faut, un _hombre de á caballo_, car la
route est dangereuse, reprit Ochoa à l’aspect du jeune commis de la
douane: car telle était la position sociale de Zampa Tortas.

--J’irai, reprit simplement le jeune homme, et je ne demande que le
temps de seller mon cheval.

--Eh bien! que Dieu vous accompagne! dit Ochoa: et il le prit à l’écart
pour lui donner ses instructions.

--Maintenant, poursuivit le capitaine, notre devoir est tout tracé.
Notre place est au Rancho, qui sera sans doute bientôt attaqué. Il est
onze heures: dans trois, nous partirons; que chacun aille se reposer
pour se trouver sur la place au moment désigné. Puis, se retournant vers
moi: Seigneur français, me dit-il en son langage pompeux, vous êtes fils
d’un pays guerrier, voulez-vous être des nôtres? Si vous en revenez, ce
que vous aurez vu vaudra la peine d’être raconté.

J’aurais voulu, je l’avoue, pouvoir décliner cet honneur; mais, après
tout, comme il y avait autant de danger à rester qu’à marcher en avant,
je maudis de nouveau l’inhospitalité de mon compatriote, et j’acceptai.

--Un dernier choc des verres, s’écria Ochoa, et puissions-nous demain
nous retrouver tous en ce même endroit pour boire à nos succès et à la
gloire de la nation mexicaine!

Les verres retentirent de nouveau; le vieux sergent fut réveillé de son
assoupissement et se leva en murmurant les noms de Napoléon et de
Santa-Anna; puis chacun à son tour quitta la table pour se préparer aux
dangers de la nuit.

Cependant la nouvelle de l’attaque prochaine que méditaient les Hiaquis
s’était répandue dans Guaymas. La consternation s’était accrue par les
récits de plusieurs personnes qui, leur ayant heureusement échappé,
vinrent annoncer que les bataillons indiens couvraient les bois et les
plaines, et que si par malheur le Rancho, qui était comme une citadelle
avancée, venait à être emporté, c’en était fait de Guaymas. Malgré
l’heure de la nuit, personne n’était couché. Comme les ténèbres
grossissent toujours la peur, chaque fois que quelque rumeur inséparable
de la confusion s’élevait dans une des rues les plus éloignées, on
s’imaginait entendre les hurlements des Indiens et les voir déboucher au
cœur de la place ainsi que des démons déchaînés. Les femmes et les
enfants se disposaient à aller chercher un refuge à bord des navires
étrangers ou caboteurs et au milieu des îles qui forment l’enceinte du
port; les hommes préparaient leurs armes pour la défense.

A deux heures, chacun fut exact au rendez-vous. Au milieu d’un ciel
brillant d’étoiles, la lune allait se coucher derrière cette couronne de
créneaux qui domine Guaymas; ses rayons tombaient obliquement sur le
port, dont ils éclairaient les eaux limpides, et qui eussent paru
stagnantes sans la frange d’écume que le flux poussait sur la grève au
pied des rochers et parmi les tiges des mangliers. La masse noire des
navires à l’ancre se dessinait sous l’île du Venado, qui ressemblait
dans l’ombre à un gigantesque navire échoué. Des pirogues, des canots
chargés de femmes et d’enfants, se croisaient sur la rade, en laissant
après eux un long sillage phosphorescent, une traînée scintillante comme
la flamme du punch. Des feux brillaient dans les îles, sur la cime des
palmiers aux feuilles aiguës et des goyaviers en fleur; des nuages de
fumée glissaient, chassés par la brise. Des essaims de mouettes
voletaient éperdues avec des cris perçants, tandis que les grands
pélicans pêcheurs, posés sur une patte comme des hiéroglyphes,
regardaient impassiblement tout ce tumulte inusité. En arrivant sur la
place, je vis une masse compacte de cavaliers dont les chevaux
piaffaient et poussaient des hennissements. De temps en temps, la lueur
des cigarettes éclairait des figures bronzées qui s’évanouissaient
aussitôt dans l’ombre. Tout le monde était prêt à partir; on attendait
seulement que ceux qui avaient été mettre leur famille en sûreté dans
les îles fussent de retour.

Le mouvement tumultueux du port cessa peu à peu, et de nouveaux renforts
vinrent successivement se joindre aux cavaliers réunis sur la place.
Bientôt la rade ne présenta plus sur sa surface ni canots ni pirogues;
ses eaux redevinrent tranquilles; les familles étaient en sûreté soit au
milieu des îles, soit à bord des divers bâtiments. Ochoa, avant de
donner le signal du départ, parcourut le front de son escadron pour
s’assurer si tous ses hommes étaient présents. Tout à coup il
s’écria:--Mais je ne vois point Casillas!--On lui apprit qu’en sortant
du cabaret, Casillas avait sellé son cheval et s’était éloigné sans dire
où il allait. Je vis le capitaine froncer le sourcil d’un air mécontent.
Enfin il allait donner le signal attendu, lorsqu’il fut rejoint par le
jeune homme qu’il avait dépêché au général Tobar. Ochoa s’avança
au-devant de lui dès qu’il l’eut reconnu, et, lui secouant
affectueusement la main:

--Eh bien! Zampa Tortas, lui dit-il, vous arrivez à temps pour vous
joindre à nous. Quelles nouvelles m’apportez-vous du général?

--Le général était absent: il parcourt le pays pour gagner des soutiens
à notre cause; mais je lui ai fait parvenir votre message par un exprès
pour venir vous retrouver, et me voici.

--Soyez le bienvenu, dit Ochoa; nous allons partir.

--Un instant, seigneur capitaine, dit Zampa Tortas en l’arrêtant, je ne
suis pas revenu seul. Un messager indien attend à l’entrée de la ville
un sauf-conduit de votre part pour communiquer, dit-il, des nouvelles
importantes au chef des _yoris_[17].

  [17] Les blancs.

--Il n’a rien à craindre, amenez-le.

Zampa Tortas piqua son cheval, et revint quelques instants après,
accompagné d’un Indien dans son costume de guerre. Celui-ci s’arrêta
devant Ochoa en attendant que le capitaine lui adressât la parole.

--Parle, dit le capitaine. Qui t’envoie? Est-ce ce chien de Banderas?

--Banderas est un chien en effet, dit le Hiaqui, je ne porte pas ses
messages. C’est U’Sacame qui m’envoie, et voici les paroles qu’il m’a
chargé de transmettre au chef des _yoris_: U’Sacame a été insulté par
Banderas; sa maison a été brûlée; il est devenu l’ennemi de sa race.
Deux cents guerriers l’accompagnent. Que les blancs lui promettent leur
appui pour brûler à son tour la maison de Banderas, et ses guerriers
seront aussitôt rendus au Rancho que ces cavaliers qui vont partir.

Ce message, transmis à haute voix et en assez bon espagnol, fut
accueilli avec un vif sentiment de satisfaction, car tout le monde
connaissait la bravoure du rival de Banderas, et, à la veille d’une
action décisive, ce renfort inespéré n’était pas à dédaigner. Ochoa
accepta les offres de U’Sacame, et engagea sa parole et celle de ses
compagnons qu’ils l’aideraient à tirer de son rival une éclatante
vengeance.

--Maintenant, messieurs, s’écria Ochoa, en avant!

L’escadron se mit en marche, tandis que le messager indien coupait la
route par un chemin de traverse pour aller rejoindre son chef. En ce
moment, Casillas nous rejoignit aussi. Son cheval était haletant comme
après une course rapide.--Mieux vaut tard que jamais,--dit Ochoa d’une
voix railleuse. Casillas ne répondit rien.

Deux petites lieues séparent le Rancho de San-José de Guaymas de Guaymas
même. La route parcourt, pendant près des trois quarts de cette
distance, des plaines et des terrains calcaires, où les nopals et les
cactus même ne poussent que de loin en loin. La lune éclairait ces
plaines désolées et silencieuses, les cactus allongeaient leurs grandes
ombres sur cette terre blanche et nue qui n’avait pas d’écho pour
répéter le bruit sourd des pas de nos chevaux. Ces landes furent
promptement traversées; mais, à peu de distance du Rancho, des bois
d’arbres épineux bordent les deux côtés de la route. Il semblait qu’on
apercevait dans l’obscurité des formes noires immobiles. Ochoa fit faire
halte.

--Au galop, messieurs, dit-il à mi-voix, pour traverser ce défilé, et
feu sur les deux flancs! Puis il ajouta, d’une voix qui retentit dans le
silence de la nuit: Santiago!

A ce mot, auquel les chevaux ont l’habitude de s’élancer, leur galop
ébranla la terre, et notre escadron s’engagea résolûment au milieu des
bois. Des détonations répétées signalaient notre passage, mais pas un
cri, pas un hurlement ne se fit entendre. Seulement, dans les moments de
silence des armes à feu, une flèche traversait l’air en sifflant, un
cheval se cabrait, un cavalier étouffait un gémissement de douleur. Puis
des coups de feu retentissaient de nouveau, et des bruits de feuilles
froissées, de branches brisées par la chute d’un corps, sortaient des
fourrés; nos chevaux poursuivaient leur course avec un cliquetis de mors
impatiemment secoués, d’éperons retentissants, de fourreaux de fer
heurtés les uns contre les autres. On aurait dit, au milieu de
l’obscurité, un combat de fantômes.

En quelques minutes, nous eûmes franchi ce pas périlleux, qui aurait pu
nous devenir funeste s’il eût été occupé par la multitude des Indiens,
et non par un corps isolé. Une halte eut lieu dans la plaine. Quelques
chevaux et quelques cavaliers étaient blessés, mais personne ne
manquait. Bientôt les premières maisons du Rancho se dessinèrent à
travers la nuit. Un hourra retentissant, poussé par tout l’escadron, fut
répété par la garnison, pendant qu’on abaissait les barrières pour nous
donner passage.

Le Rancho est composé d’une place et de deux rues qui le coupent à angle
droit, de façon qu’il a quatre entrées seulement. Ces entrées étaient
barricadées solidement avec des troncs de palmiers qui résistent presque
autant au feu qu’à la hache; une petite pièce de campagne ajoutait à la
défense de chaque porte. Deux cents hommes environ étaient déjà réunis
dans l’enceinte du village, les uns campés au milieu de la place, les
autres retranchés dans les maisons, et, avec ceux qu’amenait Ochoa, la
garnison blanche se montait à trois cents hommes environ.

Du premier coup d’œil qu’il jeta à son entrée dans le Rancho, Ochoa vit
que U’Sacame avait tenu parole. Ses deux cents guerriers, isolés au
milieu de la place et groupés autour des feux qu’ils avaient allumés,
semblaient se reposer d’une longue route. Ce renfort portait à cinq
cents le nombre des défenseurs du Rancho. Deux Indiens, debout au milieu
de leurs compagnons couchés, tenaient la bride d’un beau cheval de
bataille à moitié couvert d’une housse de drap rouge, la queue ornée de
rubans, et la crinière, de pompons de même couleur. Pendant qu’Ochoa
l’examinait en connaisseur, il se sentit légèrement touché à l’épaule;
il se retourna, U’Sacame était devant lui. Le chef blanc et le chef
indien s’examinèrent un instant avec curiosité, car ils étaient inconnus
l’un à l’autre. Par une singularité qui surprit Ochoa, U’Sacame portait
le costume d’un cavalier mexicain.

--U’Sacame n’a qu’une parole, dit l’Indien en montrant du geste ses
guerriers couchés autour des feux; les blancs n’en auront-ils pas deux?

--Non, dit Ochoa, les blancs n’oublient pas les services rendus; ils
sont braves, l’ingratitude est le vice des lâches.

--C’est bon, dit l’Indien, à qui une plus longue réponse eût inspiré de
la défiance; le moment n’est pas loin où les blancs montreront s’ils
savent récompenser leurs amis; le moment approche où ils vont montrer
s’ils sont braves.

L’Indien indiqua du doigt à Ochoa deux points dans le ciel l’un après
l’autre, et ajouta:

--Quand la lune descendra derrière cette colline, quand le Chariot (la
grande Ourse) s’inclinera derrière ces palmiers, les flèches siffleront,
mais pas avant; les Indiens n’aiment pas la clarté de la lune. Le chef
des _yoris_ et ses soldats feront bien de reprendre des forces en
dormant; U’Sacame veillera pour eux.

--Non, les femmes et les enfants dorment dans les îles de Guaymas, les
hommes veilleront au Rancho, répondit Ochoa en se servant du même ton
d’emphase, pour cacher sa défiance d’un allié non encore éprouvé.

L’Indien n’insista pas, car il approuvait cet amour-propre d’un soldat,
et son cœur était pur d’arrière-pensée. Sans échanger d’autres paroles,
les deux chefs se dirigèrent instinctivement vers la barrière qui
fermait l’issue du côté où il était certain que commencerait l’attaque.
A une certaine distance, un pli de terrain cachait la route, qui
descendait dans une vallée; c’était là que les Hiaquis étaient campés.
La campagne était morne et silencieuse, le ciel clair, la lune
brillante. Ses rayons argentaient les spirales de la fumée des bivouacs
indiens, dont le grand nombre indiquait qu’ils étaient au moins deux
mille. Le silence avait quelque chose de terrible qui, joint à la
fraîcheur de la nuit, aurait fait frissonner le plus brave.

--L’œil ouvert prévient la trahison, dit U’Sacame après un long silence,
comme préoccupé encore des derniers mots d’Ochoa, dont il avait deviné
le sens caché. U’Sacame répond de ses hommes, le chef yori peut-il en
dire autant?

--Je réponds des miens, dit fièrement Ochoa; mais je tuerais un traître,
s’il en existait parmi eux.

--Bon, dit froidement l’Indien; et tous deux se turent de nouveau.

Cependant la lune était tout près de l’horizon, le Chariot allait
atteindre la cime des palmiers, quand toutes les dispositions furent
prises, les toits des maisons garnis de blancs et d’Indiens, les
artilleurs à leurs pièces, chacun à son poste. Bientôt un murmure confus
commença de monter lentement de la vallée, puis grossit comme le bruit
de la mer dans le lointain. De moment en moment, le fracas se
rapprochait semblable à une tempête, jusqu’au moment où des hurlements
annoncèrent que cet orage grondait dans des poitrines humaines.
Confiants dans leur force numérique, les Hiaquis négligeaient les
précautions d’usage, et dédaignaient de dissimuler leur approche. Alors,
derrière l’ondulation de la plaine assombrie par l’absence de la lune,
des têtes surgirent en quantité, une masse noire se forma, puis un
sifflement de flèches se fit entendre. La masse noire approchait
toujours; une détonation suivit un éclair éblouissant, et la mitraille
vint y faire une large trouée aussitôt comblée. Le combat était engagé.

Les Indiens qui formaient le premier rang, poussés par la multitude qui
grossissait derrière eux, vinrent heurter les barricades et
s’efforcèrent de les escalader. La lutte alors eut lieu corps à corps
avec d’affreux hurlements; le sabre, le couteau, brillaient aux lueurs
des armes à feu; le sang coulait de part et d’autre. Malheureusement les
Mexicains qui servaient la pièce de campagne, dont la gueule dépassait,
comme par un sabord, les troncs de palmiers des barricades, gênés par
ceux des leurs qui combattaient les assaillants, ne pouvaient faire feu
qu’à de longs intervalles. Quant à pointer, il n’en était pas besoin,
car les Hiaquis arrivaient à bout portant. Une nuée de flèches
entremêlées d’une grêle de balles partaient des terrasses des maisons
contiguës aux barricades, et portaient le désordre dans les rangs
ennemis; mais de nouveaux assaillants remplaçaient ceux qui tombaient ou
fuyaient.

Parmi les plus acharnés, dont le flot venait se briser contre les
retranchements, une forme noire et gigantesque se faisait remarquer dans
les ténèbres. Une lourde hache, qui brillait aux lueurs de l’artillerie,
s’abattait à chaque instant avec un sifflement aigu. Un gémissement
suivait chaque coup, un Mexicain tombait, ou, à défaut, les barricades
criaient sous sa redoutable atteinte.

--Personne n’abattra-t-il donc ce démon de l’enfer? s’écria Ochoa.
Guttierrez, un coup de pistolet à ce chien, ou bien faites-moi place.

On entendit la pierre qui frappait le bassinet, mais des étincelles
seules jaillirent; un éclat de rire et un hurlement répondirent à cette
vaine tentative. La hache s’abattit de nouveau, et si Guttierrez esquiva
le coup, à côté de lui le vieux sergent à la longue rapière tomba la
tête fendue pour ne plus se relever. Cette fois, plusieurs coups de feu
partirent ensemble sans atteindre le but qu’ils cherchaient; des Hiaquis
tombèrent, il est vrai, mais la hache brillait toujours, et de minute en
minute un Mexicain disparaissait des rangs.

--Camoté se rit des balles des blancs, et il les tue comme des chiens,
hurla le géant indien.

Le nom de Camoté circula de bouche en bouche parmi ses ennemis. C’était
le nom bien connu d’un Hiaqui, redoutable par sa force extraordinaire,
qui venait à Guaymas se louer comme charpentier; il avait appris, parmi
les blancs, à manier cette hache dont il faisait contre eux un si
terrible usage. Après cette bravade, l’Indien céda sa place à des
combattants moins fatigués. Cependant ces assauts repoussés et toujours
renouvelés de la part des Indiens, le besoin de se multiplier et d’être
partout à la fois de la part des blancs, commencèrent à lasser les deux
partis. Une espèce de trêve s’ensuivit, si l’on peut appeler ainsi un
combat qui n’avait plus lieu que de loin.

A cette heure, le jour commençait à poindre, les armes à feu jetaient
une lueur moins vive, et l’on pouvait distinguer les flèches dans l’air;
bientôt un rayon de soleil vint éclairer les résultats du combat de la
nuit. Du côté des Hiaquis, des mares de sang, desséchées par la
poussière, décelaient seules les ravages de l’artillerie; pas un cadavre
n’était étendu par terre, car, suivant la coutume des Indiens, c’est un
point d’honneur de ne pas laisser leurs morts sur le terrain. Du côté
des blancs, les pertes ne laissaient pas d’être nombreuses, et surtout
visibles; accablés qu’ils étaient par la multitude, à peine avaient-ils
eu le temps de ramasser leurs blessés; seulement les morts avaient été
mis à l’écart et déposés sur le seuil des maisons.

Les flèches et les balles traversaient incessamment l’espace laissé vide
par les assaillants entre eux et les barricades. C’était déjà un premier
succès pour les blancs. Au premier rang des ennemis, à demi-portée de
fusil environ, insolemment assis par terre comme un bûcheron qui se
repose, Camoté tenait son arme sur ses genoux.

--Les balles des blancs, dit-il en faisant allusion à la maladresse des
Mexicains dans le maniement des armes à feu, ne sont fatales qu’à leurs
amis; c’est un ami que va frapper le coup destiné à un ennemi. La hache
de Camoté est plus sûre; elle ne fait pas long feu, elle est teinte du
sang des blancs.

Une grêle de balles répondit à cette audacieuse raillerie. Camoté secoua
la tête.

--Que les yoris comptent leurs combattants; ces balles doivent en avoir
tué quelques-uns, dit-il en faisant un geste de mépris.

--Quand les Hiaquis auront pris Guaymas, et que les blancs cultiveront
pour eux le maïs et les melons d’eau, Banderas nous a donné l’ordre de
lui amener trois de leurs plus belles femmes, dit un autre Indien, qui
en effet nomma celles qui jouissaient dans Guaymas de la plus grande
réputation de beauté.

Un cri d’étonnement partit du côté des Mexicains à ces trois noms
parfaitement articulés.

Un autre Indien vint s’asseoir à côté de Camoté. Il s’accroupit à la
manière des tailleurs; puis, se renversant sur le dos, et tendant avec
les pieds un arc que la force d’un bras ordinaire n’aurait pu ployer:

--Le _zapatero_ (cordonnier) va prendre la mesure des blancs,
s’écria-t-il.

Une flèche partit, lancée avec une vigueur incroyable, et traversa le
chapeau d’Ochoa en lui labourant le crâne.

--En voici une autre, c’est une mesure de quinze points, reprit
l’Indien; et il décocha encore une flèche qui vint percer de part en
part un des hommes de U’Sacame.

Puis la voix de Camoté domina tout le tumulte.

--Les blancs, tous des enfants! cria-t-il en reprenant avec acharnement
sa plaisanterie sur les armes à feu des Mexicains; leurs fusils sont des
roseaux creux, leurs balles des _garbanzos_, leurs canons des écorces de
troncs d’arbres!

Puis, s’animant, s’enivrant de ses propres paroles, Camoté agita les
longues nattes de ses cheveux, d’un bond aussi il se dressa sur ses
pieds, accourut suivi d’une centaine des siens, et, au milieu des cris
de rage de ses ennemis, il saisit à deux mains la bouche du canon, qu’il
se mit à secouer comme un arbuste.

--Abattez ces barricades! criait-il en donnant sa hache à l’un de ses
compagnons, tandis que sa large poitrine touchait la gueule de la pièce
d’artillerie.

C’était pousser trop loin le mépris pour la maladresse des blancs; le
coup partit, et les débris sanglants du corps de l’Indien furent lancés
dans toutes les directions. Des hurlements aigus firent retentir les
airs, et un nuage de poussière fut soulevé par les Indiens qui s’étaient
jetés à plat ventre; quand il fut dissipé, l’espace était vide de
nouveau, et les Hiaquis en pleine déroute. Le combat avait commencé à
cinq heures, il en était dix.

--A cheval, enfants, à cheval! s’écria Ochoa; poursuivons-les jusqu’à
leur rivière, que pas un n’échappe au tranchant de nos sabres!

--Le chef yori veut-il donc épuiser les forces de ses guerriers, au lieu
de les ménager pour soutenir une nouvelle attaque? dit U’Sacame en
arrêtant l’élan du capitaine; qu’ils songent à se reposer, car, lorsque
le soleil sera au tiers de sa course, les Hiaquis reviendront en plus
grand nombre.

Ce conseil fut goûté des Mexicains, qui se battaient bravement depuis
cinq heures, et, après avoir pansé tant bien que mal les blessés, chacun
ne songea plus qu’à prendre de la nourriture et du repos. Pendant ce
temps, U’Sacame promenait un regard attentif sur les principaux d’entre
ses nouveaux alliés réunis autour d’Ochoa. Tout à coup, à l’aspect de la
figure triste et pâle de Casillas, l’œil du sauvage brilla d’un éclat
sinistre, comme s’il eût cherché à retrouver dans sa mémoire une trace à
demi effacée, et l’Indien enveloppa de son regard ardent le jeune homme,
qui devint plus pâle encore. De son côté, celui-ci paraissait interroger
des souvenirs confus à l’aspect du chef hiaqui. Durant ce mutuel examen,
nul des deux ne fit un mouvement; Casillas détourna ses regards pour les
fixer sur la terre. Quant à U’Sacame, il parut avoir éclairci ses doutes
au bout d’un instant, car, se dirigeant vers Ochoa, il lui toucha la
poitrine du doigt en lui disant:

--Que le chef ordonne à ses hommes de ne pas faire un pas hors de
l’endroit où ils sont, les paroles de U’Sacame sont pour les oreilles de
tous.

--Restez, messieurs, dit Ochoa surpris de l’air solennel du guerrier
hiaqui, et voyons quelles sont ces paroles.

U’Sacame reprit:

--Que m’a dit ce matin le capitaine yori? qu’il répondait de ses hommes?

--Oui, dit Ochoa de plus en plus surpris.

--Qu’il tuerait un traître, s’il s’en trouvait parmi eux?

--Je l’ai dit.

U’Sacame fit deux pas en avant, puis, étendant brusquement le bras vers
Casillas, il s’écria d’une voix terrible:

--Ce jeune homme doit mourir!

Il n’avait pas achevé, que son poignard plongeait jusqu’au manche dans
la gorge du jeune homme, qui tomba en poussant un soupir. Certes, la
main de presque tous les spectateurs de cette scène avait été rougie de
sang humain, et un assassinat avait été pour beaucoup d’entre eux un
événement assez insignifiant; malgré cela, toutes les physionomies
exprimèrent une horreur profonde à l’aspect de ce coup inattendu, et
plus d’un sabre fut tiré pour venger cette mort imprévue.

--Arrêtez, messieurs! s’écria Ochoa en s’interposant entre eux. Puis,
s’adressant à U’Sacame, qui, après avoir enfoncé son couteau dans la
terre pour l’essuyer, le passait froidement dans sa gaîne:--Le chef
hiaqui veut-il donc s’arroger le droit de vie et de mort sur mes hommes?
s’écria-t-il d’une voix tremblante d’émotion.

--U’Sacame a voulu éviter à son allié l’office de bourreau; son poignard
a tenu la parole du chef blanc; ce poignard a achevé ce qu’avait
commencé la flèche de U’Sacame.

Et, à la grande surprise des assistants, il découvrit le cou de
Casillas, et leur montra la blessure, objet de la sollicitude du
sacristain. Il raconta comment il avait su, par un de ses partisans
resté dans la tribu de Banderas, qu’un blanc trahissait la cause de ses
frères, et qu’il devait endormir leur vigilance par de faux rapports
jusqu’au moment où le chef hiaqui attaquerait Guaymas après avoir forcé
le Rancho surpris à l’improviste. Il dit que ce blanc commandait
l’arsenal et devait le livrer aux Indiens. U’Sacame ajouta que, la
veille au soir, sachant que Casillas venait d’avoir avec Banderas une
dernière et décisive entrevue, il avait voulu donner à ceux dont il
venait demander l’alliance un gage de sa loyauté en leur livrant le
traître mort ou vivant; mais qu’au moment où ses coureurs avaient réussi
à s’emparer de cet homme et le lui amenaient, Casillas avait, par un
effort désespéré, échappé au sort qui l’attendait; qu’alors il lui avait
décoché dans sa fuite une flèche qui n’avait fait que le blesser
légèrement.

L’Indien attendit ensuite froidement la réponse d’Ochoa.

--Je m’explique maintenant sa conduite singulière d’hier soir, dit le
capitaine; mais quelqu’un de vous, messieurs, peut-il deviner le motif
de cette trahison?

Tout le monde se tut.

--Il aura voulu se faire cacique, dit enfin Guttierrez en riant.

--Que Dieu lui fasse paix! dit Ochoa en donnant l’ordre de réunir le
corps de Casillas aux cadavres entassés dans une maison voisine.

Bientôt cependant le soin de la sûreté personnelle de chacun vint
distraire l’attention de cette scène lugubre. La prédiction de U’Sacame
s’accomplit à la lettre. La sentinelle placée sur la plus haute maison
s’écria:--Aux armes! voici les Indiens.

Il était trois heures; les mêmes épisodes signalèrent ce nouveau combat,
plus acharné que le premier. Vers six heures, le soleil éclairait
obliquement un monceau de morts entassés dans le Rancho; Ochoa,
grièvement blessé, blasphémait de toute la force de sa voix mourante,
ses hommes découragés ne combattaient plus que faiblement; les Indiens,
de leur côté, quoique ayant fait des pertes énormes, tentèrent un
dernier effort pour écraser ce qui restait des défenseurs de la place.

Au milieu de ses bataillons, Banderas, visible cette fois, encourageait
de la voix ses guerriers. Monté sur un cheval couvert d’une selle de
velours rouge, mais immobile comme un satrape d’Orient, il dédaignait de
prendre part au combat; sa présence seule lui semblait suffisante. Au
moment où les blancs fatigués sentaient le cœur leur manquer, un cri de
guerre retentissant comme le tonnerre partit derrière eux. Il était
poussé par U’Sacame. Le chef hiaqui paraissait transfiguré: il avait
dépouillé son costume mexicain, et, monté sur son beau cheval de
bataille, dont il avait ôté la housse traînante; nu des pieds à la tête,
le corps huilé et luisant comme du bronze, il avait repris toute la
majesté sauvage d’un chef indien. Sa main brandissait sa longue épée;
derrière lui, ses soldats se pressaient, prêts à s’élancer comme leur
chef.

A la vue de Banderas, son ennemi mortel, les veines de son front se
gonflèrent, sa lèvre en se retroussant laissa voir ses dents
serrées.--Place à U’Sacame! s’écria-t-il impétueusement; puis,
éperonnant son cheval avec ardeur, il lui fit franchir la barricade et
tomba comme un jaguar au milieu des Hiaquis stupéfaits. Un autre cheval
bondit derrière le sien: c’était celui de Zampa Tortas. Cette héroïque
imprudence n’échappa pas à Banderas, qui donna à haute voix l’ordre de
le prendre vivant pour le faire périr du supplice des traîtres; mais
l’ordre n’était pas facile à exécuter. U’Sacame, bien qu’enveloppé de
toutes parts, secouait avec une vigueur indomptable les grappes de corps
noirs suspendus à ses jambes, qui glissaient entre leurs mains; ce que
son épée ne perçait pas était foulé sous les pieds de son cheval ou
assommé à coups redoublés de ses étriers cerclés de fer. Un autre
cavalier le suivait de près, qui foulait aussi les Hiaquis acharnés
après U’Sacame; son épée frappait comme la sienne, et les Indiens
tombaient autour de lui; c’était Zampa Tortas, dont personne n’eût
attendu ces prodiges de valeur.

--Chiens! hurlait U’Sacame, qui poussait avec fureur son cheval
bondissant au milieu de ces vagues humaines, laissez U’Sacame se mesurer
avec Banderas.

Mais les Hiaquis continuaient de l’entourer. Malgré sa vigueur, malgré
ses efforts, il y eut un instant où l’on n’aperçut plus qu’un monceau de
corps parmi lesquels surgissaient à peine la tête d’un homme et celle
d’un cheval; c’en était fait du chef indien, lorsque la barrière
s’ouvrit enfin. Ses deux cents guerriers s’élancèrent; les blancs,
ranimés par cet exemple, les suivirent, et U’Sacame, le corps sanglant,
les narines gonflées, la poitrine haletante, domina de nouveau la foule
de ses ennemis épouvantés. Alors une horrible déroute commença; les
Hiaquis tombèrent comme l’herbe qu’on fauche; Banderas tourna bride, et
ses Indiens l’imitèrent, laissant cette fois la terre jonchée de leurs
morts. A l’heure où le soleil était sur son déclin, tout était fini. Le
siége du Rancho avait duré quinze heures.

Ce soir-là même, un homme arriva au galop de Guaymas au Rancho: c’était
le sacristain. Il chercha longtemps le cadavre de son ami Casillas;
puis, l’apercevant, il se précipita sur lui et le tint longuement
embrassé.--Oh! mon ami! s’écria-t-il, je ne pourrai donc plus te
protéger, comme je me complaisais naguère encore à le faire!--Il le
considéra ensuite avec attention, comme s’il eût médité sur le parti
qu’il pourrait encore tirer de ce corps inanimé. Tout à coup une idée
lumineuse éclaira son esprit. Il tira de sa poche un couteau, et, avec
un soin tout particulier, il détacha de la tête les deux oreilles de son
ami, et les enveloppa dans son mouchoir.

--O Casillas, s’écria-t-il en serrant le précieux débris, peut-être
es-tu mort en péché mortel! Je veux te donner une preuve de plus du
tendre intérêt que je te portais pendant ta vie. Tu te réjouiras, même
après ta mort, d’avoir trouvé un ami tel que moi!

Puis il remonta à cheval et s’éloigna.

Après les événements que je viens de raconter, quelques jours se
passèrent encore, pendant lesquels l’argent trouvé dans les coffres de
la douane fut dissipé au point qu’il n’en resta d’autre trace que le
reçu d’Ochoa. Il fallut recourir aux exactions, car les nouvelles
arrivaient de plus en plus menaçantes d’Arispe. Le général Tobar,
toujours retiré dans sa propriété, n’était pas fâché de laisser à Ochoa
la responsabilité de ces mesures de rigueur. Plusieurs riches habitants
de Guaymas se laissèrent d’abord rançonner d’assez bonne grâce; mais
tout a un terme, et le gouvernement provisoire était à bout de
ressources.

Un jour, un gros navire bordelais, probablement chargé de riches
marchandises, fut signalé comme cherchant à gagner les passes de
l’entrée du port. Ce fut pour les _prononcés_ une heureuse nouvelle, car
ils devaient percevoir les droits de ces marchandises. Comme l’arrivée
d’un chargement de marchandises européennes ne pouvait être sans
influence sur les intérêts que je représentais à Guaymas, je me dirigeai
le jour suivant, de bon matin, sur la hauteur dont j’ai parlé, et qui
domine la ville à une distance assez rapprochée pour laisser voir tout
ce qui s’y passe. Sur l’azur éblouissant de la mer, sur l’azur plus
limpide encore de l’horizon, un navire détachait ses voiles blanches, le
cap tourné vers la terre. Pendant que je le considérais attentivement,
je me sentis toucher le bras; je me retournai, Ochoa était à côté de
moi. Il avait la tête enveloppée de bandages et recouverte d’un chapeau
à larges bords qui projetait une demi-teinte sur son visage pâli par les
blessures, et au milieu duquel ses yeux noirs semblaient encore plus
étincelants. Il venait d’attacher son cheval à une pointe du rocher.

--C’est le ciel qui nous l’envoie si à propos, me dit-il en étendant la
main vers le bâtiment et en le couvant du regard.

Tout à coup le plus affreux juron que puisse fournir la langue espagnole
s’échappa de sa bouche:

--Tenez, dit-il, c’est l’enfer qui s’en mêle! Voyez.

En effet, on apercevait dans la plaine un nuage de poussière que le
soleil éclairait d’un vif éclat, et qui laissait percer les banderoles
rouges et la pointe des lances d’un corps de cavalerie.

--C’est le gouverneur général qui arrive, dit Ochoa en fermant les
poings; un jour plus tard, nous l’aurions défait, ou nous l’aurions
acheté!

Soit qu’un coureur eût apporté cette nouvelle à Guaymas, soit pour toute
autre cause, de la hauteur où nous étions placés, nous remarquâmes
bientôt dans la ville un mouvement inusité. Ochoa considérait cette
scène d’un œil hagard, mais sans bouger. Quelques minutes après, il jeta
un cri de rage.

--Les lâches! les traîtres! les imbéciles! s’écria-t-il en jetant son
chapeau par terre, les voilà qui se débandent; voilà Guttierrez qui
monte à cheval; va-t-il rassembler nos amis? Non, il s’éloigne au galop.
Arrêtez! criait-il en proie à une fureur indicible, comme si sa voix eût
pu parvenir jusqu’à eux.--Ah! voilà le brave Tobar; celui-là du moins ne
fuira pas! Non, non! continuait-il en frappant dans ses mains.--Ah! tout
est perdu, il s’éloigne dans la direction contraire à Guttierrez. Ah!
les lâches, les traîtres! la légalité les effraye, eux que les Indiens
hurlants n’épouvantent pas! Mais je suis là, moi! dit-il en frappant sur
sa poitrine.

En disant ces mots, il s’élança, malgré sa faiblesse, sur le cheval
qu’il avait attaché près de lui, et se précipita au grand trot le long
de la rampe escarpée, avec une audace à donner le vertige, faisant
rouler les pierres sous les fers de son cheval. Je le suivais de l’œil
avec anxiété; il arriva heureusement sur la place; je le vis bondir au
milieu de la foule, puis je le perdis de vue.

Bientôt la place fut évacuée. Les troupes du gouverneur faisaient leur
entrée dans Guaymas. Par une singulière coïncidence, au moment où le
gouverneur déployait sur la place son régiment de cavalerie et son
infanterie indienne armée d’arcs et de flèches, ce navire bordelais,
objet de la convoitise des insurgés, qui recélait dans ses flancs la
riche cargaison dont ils avaient espéré un secours décisif, entrait
majestueusement dans le port, au moment aussi où le dernier des
_prononcés_, Ochoa, venait de quitter Guaymas.

Dans mes pérégrinations ultérieures à travers l’État de Sonora, j’eus
l’occasion de retrouver les principaux membres du gouvernement
provisoire de Guaymas humblement cachés dans d’obscures bourgades,
hormis un seul, le capitaine Ochoa, dont la destinée m’inspirait plus de
sympathie: ses amis mêmes n’avaient plus entendu parler de lui.--Le
général Tobar fut plus heureux; il était assez haut placé pour être un
de ces hommes que les orages politiques n’atteignent que rarement au
Mexique. Son commandement, quelque temps inoccupé, lui fut rendu, et son
_pronunciamiento_ se confondit avec tant d’autres au milieu des
secousses qui ébranlent et ébranleront longtemps encore le
Mexique.--U’Sacame, imposé pour chef aux Hiaquis, qui implorèrent la
paix, brûla de sa main la cabane de Banderas proscrit, et, après la
dissolution du gouvernement provisoire, Zampa Tortas, le commis de la
douane, revint s’asseoir à son bureau avec autant de modestie que s’il
n’avait pas été tout simplement un héros au milieu de la mêlée sanglante
que j’ai essayé de décrire.--Quant à Casillas, sa pâle et mélancolique
figure, sa fin tragique, apparaissent souvent dans mes souvenirs; un
mystérieux intérêt s’attache encore dans mon esprit au secret motif de
la trahison qu’il avait méditée, et qui lui coûta la vie. Le sacristain
n’eut garde d’oublier ce malheureux jeune homme. Colportant les oreilles
de son ami, il alla quêter de maison en maison, afin de faire dire des
messes pour le repos de son âme. Les personnes pieuses, à la vue de ce
qui restait de Casillas, s’émurent de pitié, la collecte fut abondante;
mais le sacristain lui donna-t-il la religieuse destination qu’il
annonçait? Il est permis d’en douter. Il est des hommes dont le sort
doit s’accomplir jusqu’à la fin: Casillas mort devait être exploité par
le sacristain comme Casillas vivant, et peut-être le sacristain a-t-il
réalisé le proverbe espagnol:

        Los dineros del sacristan
    Cantando vienen y cantando se van[18].

  [18] L’argent du sacristain vient en chantant et s’en va en chantant.




III

CAYETANO LE CONTREBANDIER


L’État de Sonora ne contient dans les limites de son vaste territoire
que trois villes de quelque importance: l’une par sa position maritime,
c’est Guaymas; l’autre par le commerce dont elle est l’entrepôt, c’est
Hermosillo; la troisième par le pouvoir législatif dont elle est le
siége, c’est Arispe. Jadis capitale de l’État avant qu’Arispe lui eût
enlevé ce titre, Hermosillo, anciennement le Pitic, compte encore une
population de sept mille habitants. Bâtie sur un plateau qui s’abaisse
en pente douce jusqu’à la mer dans la direction de Guaymas, c’est-à-dire
du nord au sud, l’ancienne capitale de Sonora est, de ce côté, à
quarante lieues de l’océan Pacifique; mais de l’est à l’ouest elle n’est
éloignée que de quinze lieues à peine du golfe de Californie. De ce
dernier côté, le plateau se prolonge sans déclivités jusqu’à la mer. Des
falaises escarpées, au pied desquelles les lames se brisent avec fureur,
le terminent brusquement et lui servent de contre-forts. Un chenal
étroit sépare la terre ferme d’une petite île appelée île du Tiburon ou
du Requin, qui offre sur sa côte orientale un mouillage assez dangereux.
Ainsi placé, Hermosillo peut ouvrir ses magasins aux marchandises
légalement venues de Guaymas, et à celles que des contrebandiers
accoutumés à naviguer parmi les récifs peuvent introduire en fraude par
ses falaises.

Cette contrebande se continue malgré les ordonnances rigoureuses du
congrès, ordonnances toujours éludées sur ces rivages lointains. La
seule réforme obtenue dans l’intérêt du trésor, c’est que la contrebande
clandestine a remplacé celle qui se faisait en plein jour, sur une plus
grande échelle, par ceux-là mêmes qui avaient mission de l’empêcher. Il
fut un temps,--et les Français qui ont visité le Mexique il y a quelques
années ne l’ont pas oublié,--où l’administrateur de la douane d’un État
maritime adressait au ministre des finances à Mexico des rapports
invariablement conçus en ces termes: «Aujourd’hui est entré un navire
provenant de Bordeaux, entièrement chargé de foin; ledit chargement n’a
pas payé de droits, par ce motif qu’il est destiné à la nourriture des
mules, dont il vient faire l’exportation. Les passagers du bord ont
déclaré n’être venus sur nos côtes que par le besoin de changer d’air.»
Est-il nécessaire de dire que ces passagers convalescents accompagnaient
une riche cargaison qui ne versait jamais aucun tribut dans les coffres
du fisc? Seulement les droits d’ancrage et autres menues redevances
étaient loyalement acquittés. Le trésorier général pouvait à juste titre
s’étonner de la réputation de salubrité qui attirait tant de voyageurs
dans l’État; mais ce qui ne devait pas moins le surprendre, c’est
l’absence de tout droit payé à l’exportation de ces mules, pour la
nourriture desquelles on avait la précaution de se munir d’un chargement
de foin européen. La cherté des mules, ou d’autres obstacles toujours
imprévus, faisaient constamment manquer les marchés, au grand détriment
des revenus de la république, mais non de la fortune privée de
l’administrateur, que ces chargements singuliers enrichissaient
rapidement.

De tout temps au Mexique, sur l’un et l’autre océan, la contrebande a
détourné à son profit le plus important et presque le seul revenu du
trésor. Cette coupable industrie n’est pas là, comme en Europe, le
monopole de quelques aventuriers audacieux. Selon que les finances sont
plus ou moins appauvries, tout employé public est plus ou moins
préoccupé du soin de s’indemniser aux dépens de l’État qui ne le paye
pas. Les troupes réclament leur solde à grands cris, les employés civils
fraternisent avec les soldats. L’État, comme on le pense bien, reste
sourd, et chacun cherche alors où il peut le trouver un supplément de
ressources. L’administrateur des douanes donne pleins pouvoirs aux
_visiteurs_ (_vistas_), les visiteurs aux douaniers, les douaniers aux
portefaix de l’administration, qui se font aider de tous ceux qui savent
remuer un fardeau, manier une barque, ou donner au besoin un coup de
couteau. Puis, selon l’humeur du président de la république, suivant la
rigueur des lois promulguées, la contrebande se fait en plein jour ou à
la faveur de la nuit, dans les ports ou sur des côtes isolées; mais, de
près ou de loin, chacun y prête la main. On conçoit donc que, dans la
morte saison de la pêche des perles ou de l’écaille, les plongeurs et
les harponneurs qui se livrent à cette pêche sont pour les
contrebandiers de précieux auxiliaires. Par une conséquence immédiate de
la pénurie du trésor, tandis que les employés civils font la
contrebande, on voit des soldats, des officiers même, s’associer aux
voleurs de grands chemins. Pour ces routiers (_salteadores de camino_),
le brigandage n’est pas non plus une profession. Ce sont des pères de
famille, souvent protégés par l’alcade de leur village et bénis par leur
curé, qui dédaignent de se mettre en campagne, si leurs espions n’ont
pas signalé quelque riche proie. Une fois le coup exécuté, après avoir
impitoyablement massacré le voyageur qui a tenté de résister, ou bien
après avoir traité avec une exquise urbanité celui qui s’est
pacifiquement laissé dépouiller, ils regagnent leur village, sans
oublier, dans le partage du butin, l’hôtelier qui leur a fait parvenir
de mystérieux avis, l’alcade qui a signé leur port d’armes, et le curé
qui leur a donné l’absolution. Telle est la singulière tolérance de
l’opinion, que les voleurs, les contrebandiers, ne vivent point au
Mexique séparés de la société, qu’ils n’y forment point une caste ayant
pour ainsi dire ses mœurs et ses lois à part. Quiconque ne les voit pas
à l’œuvre ignore ce qu’il y a d’original dans leur physionomie. Je ne
m’attendais guère, je l’avoue, à me trouver jamais dans les conditions
nécessaires pour compléter mes observations à cet égard, lorsqu’une
rencontre que je fis à Hermosillo me procura l’occasion de voir de près
cette contrebande de nouvelle espèce, et de la prendre en quelque sorte
sur le fait.

Avant de quitter Guaymas pour gagner Hermosillo, le voyageur qui a pris
des renseignements sur le pays qu’il doit parcourir s’attend à traverser
d’arides solitudes rafraîchies çà et là par quelques citernes. A
l’aspect de la triste végétation qui frappe ses regards, des cactus et
des nopals, et de quelques arbres qui seuls peuvent croître sur un
terrain desséché, il reconnaît qu’on ne l’a pas trompé. C’est bien là le
désert qu’on lui avait annoncé. Un soleil perpendiculaire lance sur lui
des rayons dont nulle brise ne tempère l’ardeur, rendue plus
insupportable encore par la réverbération d’un sol aride et crevassé.
Une poussière fine, impalpable, s’élève en tourbillons sous les pieds
des chevaux. Si par hasard quelque souffle d’air secoue le pâle et
maigre feuillage des arbres à bois de fer ou des gommiers, les grappes
rouges et pimentées de l’arbre du Pérou, cet air est brûlant; sous son
atteinte, la bouche se dessèche, les lèvres se fendent, la langue se
colle au palais. Le voyageur alors se rappelle les fraîches brises du
golfe auquel il tourne le dos; déjà il aperçoit les citernes tant
désirées, et se plonge en imagination dans l’eau limpide qu’on lui a
promise. C’est alors que commencent ses déceptions. De grandes perches
formant bascule, un seau de cuir à l’une de leurs extrémités, une grosse
pierre fixée à l’autre par des lanières, se détachent sur l’horizon
poudreux. Vues de plus près, ces bascules étendent leurs grands bras
d’un air désolé; les seaux de cuir, tordus, racornis sous le soleil,
semblent n’avoir pas été rafraîchis par l’humidité depuis un siècle.
L’espérance soutient encore le voyageur. Bientôt et douloureusement
trompé dans son attente, il contemple d’un œil hagard une croûte noire
qui a remplacé l’eau pluviale, ou un fond vaseux, fétide berceau
d’animaux immondes. Autour de lui, les cigales bruissent avec fureur
sous chaque tige d’herbe desséchée, en appelant la rosée de la nuit.
Découragé, anéanti, le voyageur se couche près de son cheval, dont les
flancs haletants révèlent les tortures, et, les yeux tournés vers un
ciel inexorable, il se demande tristement si la malédiction divine ne
pèse pas sur cette terre déshéritée[19].

  [19] _En vano clamando a Dios por agua!_ me dit, auprès d’une de ces
    citernes desséchées, en levant le doigt vers le ciel, un pauvre
    diable de muletier dont les mules, sa seule richesse, mouraient de
    soif l’une après l’autre. Il faut renoncer à traduire convenablement
    la majesté biblique de ce peu de mots.

J’étais arrivé à Hermosillo après avoir péniblement traversé ces
solitudes embrasées. C’était quelque temps avant les fêtes de Noël.
J’avais passé huit jours dans cette ville sans avoir pu remettre encore
toutes les lettres dont on m’avait chargé à Guaymas. Un soir, en les
examinant pour les distribuer le lendemain, la suscription de l’une de
ces lettres me frappa. Elles n’étaient pas assez nombreuses pour que je
ne me rappelasse point parfaitement ceux qui me les avaient confiées, et
celle-là, je l’avoue, déjouait complétement tous mes souvenirs; elle ne
portait que ces mots: _Al senor don Cayetano_. J’appelai mon hôte, chez
qui j’étais descendu parce qu’il était Chinois et que je connaissais la
réputation de ses compatriotes comme barbiers et cuisiniers; j’espérais
obtenir de lui quelques renseignements sur ce don Cayetano.

--Je ne le connais, me dit le Chinois, que pour lui acheter souvent des
œufs de caïman et des nageoires de requin, dont je suis très-friand, et
dont je vous ferai manger quelque jour, s’il prend au seigneur don
Cayetano l’envie d’aller faire un tour sur nos lagunes ou une promenade
sur mer; mais si vous le désirez, seigneur cavalier, je me chargerai de
lui faire remettre cette lettre.

J’acceptai avec plaisir.

--Et vous ne savez rien de plus sur son compte?

--Rien, dit le Chinois, si ce n’est une particularité dont j’ai ouï
parler, mais dont je ne suis pas certain, car je n’habite la ville que
depuis six mois. On assure que don Cayetano ne peut entendre de
sang-froid le son du _Cerro de la Campana_ (Colline de la Cloche)[20];
ce bruit l’agace, et, quand il est agacé[21], il est... il est très-vif.
Voici tout ce que je sais, seigneur cavalier.

  [20] Le Cerro de la Campana est une colline assez haute, située à
    l’extrémité de la ville, et qui domine les maisons derrière
    lesquelles elle s’élève. Le sommet du Cerro est couronné d’énormes
    blocs de pierre qui rendent, au moindre choc, un son clair et
    métallique comme celui d’une cloche ordinaire, et dont les
    vibrations peuvent s’entendre de fort loin, selon que le vent les
    pousse.

  [21] _Lo altera, y quando alterado!_ m’avait dit le Chinois. Le mot
    _agacé_ est celui qui m’a paru rendre le plus fidèlement dans notre
    langue le sens du mot _alterado_.

Le Chinois acheva ces mots comme un homme décidé à ne rien dire de plus,
et je le congédiai.

Quelques jours après, le hasard, au moment où j’y pensais le moins, me
mit en présence de l’individu en question, et voici dans quelles
circonstances:

La ville de Pitic ne possède, en fait de curiosité naturelle, que le
Cerro de la Campana, dont m’avait parlé le Chinois. J’étais venu visiter
le Cerro; j’avais éveillé quelques échos endormis; mais je trouvai
bientôt ce plaisir assez fastidieux, et je reportai mes regards sur la
ville. Le jour était à son déclin, et les collines dont elle est
entourée perdaient peu à peu leur teinte d’azur. C’était l’heure où la
fraîcheur du soir succède à la chaleur dévorante du jour. Quand j’étais
monté sur la hauteur, les rues étaient désertes, le lit desséché du Rio
San-Miguel était silencieux; au moment dont je parle, Hermosillo
commençait à s’animer. On improvisait brusquement les préparatifs des
fêtes de Noël. Quelques fusées décrivaient dans l’air des courbes
lumineuses; la lueur rougeâtre du bois résineux qui brûlait sur des
trépieds de fer éclairait déjà quelques parties de la rivière; les cris
des vendeurs d’infusions d’eau de rose et de tamarin se faisaient
entendre, mêlés aux bourdonnements de la foule, au cliquetis des
castagnettes et aux sons des mandolines; la ville sortait de la torpeur
léthargique dans laquelle elle était plongée depuis le matin.

Comme je descendais du Cerro, en traversant une rue voisine, un bruit
argentin qui sortait d’une petite maison basse me fit penser que j’étais
probablement près d’un établissement de jeu. Je distinguai en effet, à
travers les barreaux de bois qui garnissaient les fenêtres, un tapis
vert, et des joueurs assis en silence autour d’une table ovale. Résolu à
tuer le temps jusqu’au souper, j’entrai dans la maison. Tous les joueurs
étaient captivés par un coup qui paraissait intéressant, car personne ne
remarqua mon arrivée: je pus donc observer à mon aise. Deux bougies qui
brûlaient chacune dans une verrine de cristal, et autour desquelles
papillonnaient des milliers de phalènes, jetaient leur clarté vacillante
sur une trentaine de personnes réunies dans la salle basse où j’étais
entré. Toutes les physionomies offraient la même expression
d’impassibilité. Spectateurs et joueurs fumaient avec le même
sang-froid, je dirais presque la même dignité. Il n’y avait entre les
uns et les autres qu’une différence, celle des costumes. On pouvait
reconnaître parmi les joueurs des représentants de toutes les classes de
la société mexicaine; mais la galerie se composait plus spécialement
d’individus fièrement drapés dans des pièces de calicot grossier, à la
poitrine et aux bras nus, la plupart portant de longues et sinueuses
cicatrices, suites de blessures reçues dans leurs duels au couteau, et
montrant sous les mèches d’une chevelure inculte des physionomies à
donner le frisson à un honnête homme.

Au moment où j’entrais, l’attention de la galerie était concentrée sur
deux joueurs. L’un, coiffé d’un chapeau de paille et vêtu d’une veste de
batiste écrue, paraissait maigre et chétif; l’autre, grand et nerveux,
taillé comme un athlète, était couvert, malgré la chaleur, d’un manteau
à larges galons d’or; sa tête était enveloppée d’un mouchoir à carreaux
dont les bouts, s’échappant d’un chapeau de vigogne, descendaient sur
ses épaules comme la résille andalouse. Le premier me tournait le dos,
et je ne pouvais voir sa physionomie; quant au second, placé en face de
la porte d’entrée, il avait des traits assez réguliers, déparés
seulement par une balafre qui partait du front et descendait jusqu’au
menton en sillonnant la joue droite. Ce joueur et celui qui me tournait
le dos paraissaient suivre une veine contraire. On jouait le _monte_,
comme partout au Mexique; on sait que ce jeu est presque le lansquenet.

--Permettez, seigneur sénateur, dit le joueur balafré en étendant la
main pour ajouter une pile de piastres à celles qu’il avait mises sur
une carte; si votre seigneurie le trouve bon, je taillerai moi-même.

--Avec plaisir, mon fils, dit l’autre individu que je ne pouvais voir;
je suis convaincu que tu me porteras bonheur.--Et il remit à son
adversaire le jeu qu’il avait déjà dans la main. Celui-ci fit glisser
solennellement les cartes l’une sur l’autre; mais, bien que sa
physionomie fût impassible, sa main paraissait trembler.

--Aurais-tu peur par hasard, mon fils? lui demanda le sénateur.

A ce mot de _peur_, un sourire d’incrédulité effleura les figures
sinistres de la galerie.

--Ma foi non, répondit l’athlète, qui cherchait vainement à cacher son
trouble; mais je ne sais qui s’amusait tout à l’heure à faire sonner le
Cerro, et j’ai les nerfs horriblement agacés toutes les fois que
j’entends cette infernale musique.

Cette déclaration parut produire sur toute l’assistance une certaine
sensation, car le vide s’opéra presque subitement autour du joueur, qui
promena de part et d’autre un regard provocateur, et qui reprit bientôt
son calme apparent. De mon côté, je pensai que cet homme ne pouvait être
que le fournisseur des œufs de caïman et des nageoires de requin que le
Chinois m’avait promis, Cayetano en un mot. Quant à cette délicatesse de
nerfs chez un homme d’une carrure et d’une force herculéennes, ce ne
pouvait être, selon moi, qu’une prétention ridicule, ou bien quelque
chose de réellement terrible, comme l’influence homicide que souffle le
siroco ou le _levante_ dans certaines parties de l’Andalousie.

--Voilà l’as de pique pour vous, seigneur sénateur, j’ai perdu, dit
Cayetano; et il reprit la cigarette qu’il avait déposée sur le tapis
vert avec autant de sang-froid que s’il eût été totalement étranger à la
perte qu’il venait de faire. Il allait se lever, quand le sénateur lui
passa sans compter une poignée de piastres en lui disant:

--Voici de quoi tenter de nouveau la veine; ne te gêne pas et continue.

Cayetano compta les piastres avec l’attention la plus scrupuleuse.

--Mon Dieu! mon garçon, lui dit le sénateur, ne te préoccupe pas tant de
la somme qu’il peut y avoir.

--Pardon, seigneur sénateur, cela m’intéresse plus que vous ne pensez.

Cayetano parut réfléchir profondément, tout en comptant toujours.

--Ah! c’est juste, tu avises aux moyens de t’acquitter envers moi,
ajouta le sénateur.

--Je calcule, seigneur sénateur, que j’avais apporté avec moi quinze
piastres, qu’en voici vingt-deux que vous venez de me donner, et qu’en
ne vous rendant rien, ce sont sept piastres que je gagne encore.

A ces mots, un rire d’approbation éclata dans toute la salle; mais le
sénateur ne parut prendre part que du bout des dents à l’hilarité
générale. Quant à Cayetano, il se leva tranquillement, mit les piastres
dans les poches de ses _calzoneras_ de velours, et sortit fort satisfait
de sa soirée. En le suivant du regard et d’un air assez mystifié, le
sénateur, car c’en était un, se tourna de mon côté, et je le reconnus
pour l’avoir vu à Mexico dans l’exercice de son mandat. On sait que
chaque État fédéral a un congrès et un sénat particuliers, et que ce
sont les délégués de ces deux chambres qui composent dans la capitale de
la république ce qu’on appelle le congrès souverain.

Don Urbano (c’est ainsi que je l’appellerai par discrétion) rougit en
m’apercevant, car il n’était pas sans quelque teinture de nos idées de
dignité européenne. Il se leva vivement, et s’avança vers moi.

--Ce sont mes électeurs, me dit-il en manière d’excuse après les
compliments d’usage.

--Ah! ce sont vos électeurs! lui dis-je en regardant fort surpris les
figures patibulaires qui nous entouraient; ils ont l’air bien
respectables!

--Sans doute, car ce sont les plus nombreux, reprit don Urbano.

--Ce qui ne vous empêche pas de leur gagner leur argent?

--Que voulez-vous? dit le sénateur, il faut bien faire quelque chose
pour ses commettants. Vous ne savez peut-être pas qu’un concurrent
redoutable me dispute l’honneur de représenter l’État au congrès
souverain.

Ce sénateur me parla quelque temps encore de ses projets politiques;
puis, s’étant mis à ma disposition avec toute la courtoisie mexicaine,
il me proposa d’aller faire un tour sur la place, et nous sortîmes.
L’esplanade qui domine le Rio San-Miguel, et le lit desséché de la
rivière elle-même, présentaient un coup d’œil fort animé. J’ai dit que
les fêtes de Noël allaient commencer. Des cabanes de feuillage étaient
dressées de distance en distance, les feux allumés sur les trépieds de
fer ondoyaient en tous sens en pétillant, et éclairaient des pyramides
de fruits, des échafaudages d’infusions rafraîchissantes de toutes
couleurs. Une foule aux costumes bigarrés, bizarrement éclairée par la
flamme rougeâtre du bois résineux, circulait de tous côtés. D’une part,
des créoles dansaient des fandangos effrénés aux sons des castagnettes
et des mandolines. Plus loin, des Indiens exécutaient leurs danses
lugubres au bruit de calebasses remplies de cailloux et aux cadences
mélancoliques de leurs chanteurs, brusquement variées par leurs divers
cris de guerre: au milieu du joyeux tumulte des danseurs créoles, cette
mélopée funèbre semblait la plainte des vaincus, et les cris de guerre
pouvaient paraître des accents de rébellion arrachés par l’esprit de
vengeance, qui ne meurt jamais au cœur des peuples primitifs. Je
communiquai ces réflexions à don Urbano.--Les tristes restes que vous
voyez, me dit-il, de peuplades jadis formidables ne songent nullement à
reconquérir une indépendance dont leurs pères mêmes avaient perdu le
souvenir. Vous ne pourriez vous faire une idée exacte de l’Indien dans
toute la fierté de son allure sauvage qu’en voyant les Indiens Papagos;
malheureusement ils célèbrent aussi leur fête de Noël, et ils n’ont pas
quitté leurs réjouissances pour les nôtres.

--Quoi! lui dis-je, ils sont donc chrétiens?

--Non; mais une singulière coïncidence place, dans leur croyance, la
naissance du soleil le même jour que la naissance de notre Christ. Ce
serait un chapitre à ajouter à _l’Origine des Cultes_ (tous les
Mexicains ont lu cet ouvrage, ainsi que _les Ruines_ de Volney), et un
chapitre fort intéressant, eu égard à la manière étrange et fantastique
dont ils célèbrent cette fête. Je dois y assister précisément avec un
étranger, et, s’il vous plaît d’être des nôtres, je vous le présenterai;
il sera enchanté de faire votre connaissance. J’ai obtenu un
sauf-conduit d’un chef papago, et nous aurons un guide sur qui nous
pouvons compter.

Ce programme était de nature à piquer ma curiosité, et j’acceptai avec
empressement. Il fut donc convenu que le sénateur et son compagnon
viendraient me prendre le lendemain 24 décembre, et que nous partirions
de bon matin; puis nous nous séparâmes, et je regagnai mon logis.

Le lendemain matin, au lever du soleil, j’étais prêt à monter à cheval,
quand trois cavaliers vinrent s’arrêter à ma porte. Le premier était le
sénateur; le second, l’étranger qu’il me présenta comme Anglais, et dans
le troisième je reconnus mon joueur balafré de la veille: c’était le
guide qui devait nous conduire. Une singularité me frappa chez
l’étranger: qu’il parlât fort mal le français, qu’il écorchât l’espagnol
d’une façon vraiment incroyable, je trouvais cela tout naturel. Rien
n’était divertissant comme les méprises qu’il commettait en parlant, et
dont il riait lui-même le premier de fort bonne grâce. Ce qui m’avait
frappé chez lui, c’était son teint foncé, c’était son allure
méridionale, qui indiquaient un long séjour en des pays dont l’Anglais
paraissait ignorer complétement la langue.

Nous prîmes le chemin des lagunes. Hardiment campé sur un fort beau
cheval d’une vigueur à toute épreuve, qui mâchait impatiemment son mors
et jetait au vent des flocons d’écume, notre guide marchait à quelque
distance en avant de nous.

--Vous connaissiez donc déjà cet homme? demandai-je au sénateur.

--Tout le pays le connaît, me répondit don Urbano; il est de son métier
pêcheur de tortues; il a des accointances un peu partout, car c’est par
lui que j’ai obtenu le sauf-conduit, ou pour mieux dire la permission
d’assister à la cérémonie que nous verrons cette nuit chez les Papagos,
avec qui, du reste, nous sommes en paix. J’aurais trop à faire, si je
voulais énumérer tous ses talents, ajouta mystérieusement le sénateur;
et puis, c’est un électeur influent!

Pour don Urbano, c’était tout dire. Je m’inclinai devant cette dernière
qualité, et je ne m’étonnai plus de la docilité avec laquelle
l’ambitieux sénateur s’était prêté la veille aux cavalières exigences de
son adversaire.

En marchant d’Hermosillo vers l’île du Tiburon, on longe le Rio
San-Miguel. Cette rivière est, selon la saison, un mince filet d’eau qui
coule inaperçu dans un vaste lit, ou bien une mer impétueuse que ce lit
ne peut plus contenir, et qui dégorge ses eaux limoneuses dans
d’immenses lagunes, avant d’alimenter un lac qu’elle rencontre dans son
cours. Parmi ces lagunes, les unes sont comme un miroir de cristal,
d’autres cachées par de grands roseaux, d’autres enfin couvertes d’une
croûte épaisse d’herbes vertes qui donne à leur surface mobile une
perfide assurance de solidité. Un dais de vapeur se balance au-dessus de
ces marécages, au-dessus de ces roseaux qui frissonnent toujours, soit
sous l’haleine du vent humide, soit sous les efforts des caïmans qui
prennent sur la vase leurs monstrueux ébats. Tant que dure le jour, tout
est désert et silencieux; quand le soleil décline, quand les collines
basses qui dominent ces eaux croupissantes se noient peu à peu dans la
brume qui s’élève de leur sein, quelques animaux se laissent voir de
loin en loin: un cheval sauvage bondit parmi les herbes; un jaguar
s’avance en rampant pour saisir une proie; un daim, poussé par la soif,
se hasarde timidement sur les bords de ces savanes noyées, éventant
l’odeur musquée des alligators, puis, l’œil aux aguets, les oreilles
tendues, se désaltère en laissant, au moindre bruit, échapper de sa
bouche des gouttelettes qui brillent aux rayons obliques du soleil. Des
essaims d’oiseaux criards troublent seuls encore le silence de ces
solitudes; mais, à la tombée de la nuit, des formes étranges surgissent
à la surface de ces eaux limpides, ou soulèvent et fendent la croûte
épaisse de ces lacs vaseux; des rumeurs effrayantes sortent de ces verts
fourrés de roseaux; ces rumeurs, tantôt semblables aux vagissements
d’enfants nouveau-nés, tantôt aux mugissements de taureaux en fureur,
selon que les caïmans qui les font entendre expriment leurs amours,
leurs plaintes ou leur colère, sont entremêlées d’horribles claquements
de mâchoires de ces hideux reptiles qui se répondent ou se défient. En
avançant toujours, une voix imposante remplace ces étranges concerts;
c’est la voix de l’Océan qui bat les falaises.

Nous traversions une chaussée naturelle assez élevée au-dessus de ces
terrains submergés, et Cayetano continuait de marcher en avant à quelque
distance de nous, sans prendre part à la conversation; tout à coup je le
vis pousser son cheval et descendre rapidement la berge de la chaussée.

--Que diable va-t-il faire? demandai-je au sénateur.

Don Urbano commença par jeter un coup d’œil attentif sur les lagunes;
puis il me répondit:

--Voyez-vous là-bas, à quelque distance de la dernière lagune, un petit
champ de roseaux? Ces roseaux remuent, et, si je ne me trompe, ce n’est
pas le vent qui les agite, mais quelque alligator qui doit y être caché,
et Cayetano, qui s’ennuie, veut probablement lui donner la chasse.

Le chemin que suivait Cayetano semblait d’abord démentir cette
assertion, car, loin de se diriger vers les roseaux, il s’en écartait en
diagonale; tout à coup il tourna vivement à gauche, et s’élança au galop
en ligne directe vers l’endroit indiqué par le sénateur. Au cri qu’il
poussa en même temps répondit un grognement de colère, et un énorme
caïman se dirigea de toute la vitesse que permet la structure de ce
lourd et effrayant animal vers la lagune dont son ennemi voulait lui
intercepter le chemin. Le dos écailleux et noirâtre du reptile était
presque entièrement couvert d’une fange épaisse, plaquée çà et là
d’herbes marécageuses. Il passa, dans sa fuite, à une dizaine de pas du
cheval de Cayetano: le noble animal se cabra de frayeur, et voulut se
jeter de côté; mais il avait affaire à un rude cavalier, l’éperon le
remit dans le bon chemin, et au même instant le lazo de cuir tressé que
Cayetano faisait tournoyer tomba sur le caïman. L’alligator ouvrit une
gueule immense qui semblait plutôt armée de pieux que de dents, et
l’effroyable mugissement qu’il poussa fit tressaillir nos chevaux;
l’étreinte du nœud coulant ferma violemment cette gueule ouverte, et
refoula, en un râle sourd, ce mugissement jusqu’au fond de la gorge. Un
instant le hideux reptile hésita s’il courrait sur son ennemi ou s’il
tirerait du côté de l’eau. La frayeur lui conseilla ce dernier parti;
mais Cayetano avait attaché par un triple tour le bout de son lazo au
pommeau élevé de sa selle, et la force du cheval contre-balançait celle
du caïman. Pendant quelques minutes, les deux animaux firent de
prodigieux efforts en sens inverse. L’alligator enfonçait avec fureur
ses pattes sur le terrain amolli, que les sabots du cheval déchiraient
en longues glissades. Il y eut un moment de silence, pendant lequel nous
n’entendîmes plus que le retentissement sonore des éperons de fer sur
les flancs du cheval, et le cliquetis d’écailles de la queue du caïman,
qui fouettait et écrasait les roseaux tout à l’entour. Deux fois une
force irrésistible enleva le premier sur ses deux pieds de derrière; et
deux fois, à son tour, le caïman, violemment arqué, montra son ventre,
que la terreur et la rage rendaient d’un violet foncé. Enfin un dernier
effort plus furieux enleva le cheval une troisième fois, et il allait
tomber à la renverse sur son cavalier, quand la sous-ventrière craqua
bruyamment. C’en était fait de Cayetano, que son ennemi allait entraîner
avec la selle sans que nous pussions lui porter secours. Le sénateur
devint pâle à l’aspect du danger que courait son électeur influent: pour
moi, je poussai un cri; mais, rapide comme la pensée, à l’instant où la
selle se dérobait sous lui, Cayetano saisit la crinière de son cheval,
s’éleva sur les poignets comme les alcides de nos cirques, et, par un
prodige de vigueur et d’instinct équestre, l’intrépide cavalier resta
sur le dos de son cheval dessellé.

--Bravo! mon garçon, cria le sénateur en jetant en l’air son chapeau
avec enthousiasme.

L’alligator, croyant son ennemi renversé, se retourna pesamment pour
s’élancer sur lui après s’être dégagé du nœud coulant qui l’étranglait;
mais le cheval, en quelques bonds, fut hors de sa portée, et, mugissant
de joie au contact de l’air qui rentrait dans ses poumons, le monstre ne
tarda pas à se plonger sous les eaux, qui bouillonnèrent sur son
passage. Cayetano tendit le poing vers la lagune; puis, descendant
tranquillement de cheval, il rattacha tant bien que mal ses courroies
brisées, et se remit en selle.

--_Caramba_! lui dit le sénateur; à quoi pensais-tu, mon garçon?

--J’étais agacé, répondit Cayetano.

Le sénateur admit cette réponse péremptoire, et nous continuâmes notre
route. Nous marchâmes une demi-heure encore.

--Vous voyez ces huttes dans le lointain et cette forêt qui paraît
là-bas comme une ligne sombre à l’horizon? me dit Cayetano; c’est le but
de notre voyage, et nous arriverons juste à l’heure précise pour ne rien
perdre de la cérémonie, c’est-à-dire au coucher du soleil.

Au centre d’une vaste plaine bornée de tous les côtés par une chaîne de
petites collines, et de l’autre par une épaisse forêt, s’élève un des
principaux villages des Papagos. Il est composé d’une centaine de loges
à toit plat, bâties sur les bords d’un ruisseau qui le sépare en deux
lignes presque parallèles. Au moment où nous y entrâmes, ce village
paraissait complétement désert. Le soleil se couchait dans les vapeurs
épaisses des lagunes lointaines, et ne laissait tomber qu’une lumière
sombre sur cet amas de huttes fermées par des peaux de buffles que
battait tristement le vent du soir. Il semblait que de temps à autre ce
vent apportât avec lui des bruits étranges qui sortaient des profondeurs
de la forêt voisine. Je questionnai Cayetano sur la cause de ces bruits.

--Vous allez la connaître tout à l’heure, me répondit-il. Nous pouvons
avancer jusqu’à la lisière du bois, où nous mettrons pied à terre, et
nous y bivouaquerons; mais je pense que la curiosité vous tiendra
éveillé une bonne partie de la nuit.

Nous poursuivîmes notre route jusqu’à l’endroit indiqué. Alors ces
bruits que je ne m’expliquais pas devinrent plus distincts, et un
étrange ensemble des sons les plus discordants frappa nos oreilles.
C’était le rugissement du lion, le miaulement du jaguar, le grondement
de l’ours, le mugissement du taureau et mille clameurs confuses qui se
heurtaient sous la voûte du bois, tandis que de la partie supérieure
venaient s’y mêler les cris de l’oiseau de proie, les soupirs plaintifs
de l’oiseau de nuit, et de temps à autre les modulations plus joyeuses
du moqueur, qui répétait tous ces cris l’un après l’autre. Bientôt deux
notes brèves, saccadées, qui semblaient sortir des vastes poumons d’un
lion d’Afrique, couvrirent tout ce tumulte, et, à ces accents rauques du
roi des animaux, tout se tut; puis, au milieu du silence universel, une
voix, mais une voix humaine, fit entendre quelques mots que nous ne
comprîmes pas.

Pendant que nous mettions pied à terre, notre guide nous dit:--Je vais
me faire reconnaître aux avant-postes; ne bougez pas jusqu’à mon retour,
et, quoi que vous voyiez, ne faites pas de bruit; il n’y a nul danger:
les animaux que vous trouverez ici ne sont que d’honnêtes Papagos.

En disant ces mots, Cayetano entra dans le bois, où nous le perdîmes de
vue. Cependant la nuit était venue, et nous ne pouvions rien distinguer
encore, quand de nombreux brasiers, allumés instantanément, comme par
magie, de distance en distance, chassèrent tout d’un coup les ténèbres,
et vinrent éclairer des scènes étranges qui semblaient la réalisation
des rêves d’un cerveau malade. Au milieu des troncs d’arbres serrés les
uns contre les autres, et qui, à la lueur des brasiers, s’étaient
transformés en colonnes de fer rougi, sous un dais de fumée qui
s’échappait par tous les interstices du dôme de feuillage, des groupes
bizarres d’animaux s’agitaient en tous sens. On se serait cru transporté
aux premiers jours de la création, quand la guerre n’avait pas encore
éclaté parmi les diverses races d’animaux; ou bien encore, à la lueur du
feu qui jetait irrégulièrement ses clartés rougeâtres, on eût dit un
vaste pandémonium, la décoration d’un théâtre infernal. Pour ceux qui ne
savent pas jusqu’à quel point les Indiens poussent l’art des
déguisements et de l’imitation des animaux, l’illusion eût été
effrayante. Seulement, quand les flammes des foyers s’élevaient en
pétillant, elles éclairaient parmi les branches des formes d’oiseaux
trop colossales pour appartenir à la réalité. Au moment où l’Anglais et
moi considérions cette scène d’un air ébahi, notre guide nous rejoignit.

--Tout va bien, dit-il. Maintenant vous allez assister au repas du soir,
pour lequel, ajouta-t-il, les femmes indiennes ont déposé à l’avance
près des divers foyers les provisions nécessaires.

Notre guide achevait à peine, quand la voix qui avait déjà imposé
silence se fit entendre de nouveau.

--Que dit cette voix? demandai-je à Cayetano.

--Les enfants des bois, répondit-il, rendront grâce au grand Esprit,
chacun dans son langage, de la nourriture qu’il leur envoie. Ils ont
faim, qu’ils mangent! ils ont soif, qu’ils boivent!

Comme Cayetano terminait cette traduction, le plus effroyable
_Benedicite_ qui eût jamais frappé oreille humaine éclata tout d’un coup
en hurlements, en sifflements, en glapissements, en cris de toute
espèce, en un mot, en tous les accents que la nature a donnés aux
animaux. Puis tous s’élancèrent sur leur nourriture, en observant
fidèlement les allures des bêtes qu’ils représentaient, tandis que le
long des arbres descendaient en glissant les oiseaux qui perchaient sur
leurs branches. Le repas achevé, tous les Indiens s’étendirent autour
des foyers, y compris même les oiseaux, que la fraîcheur des nuits eût
glacés au sommet des arbres.

--Nous allons en faire autant, dit notre guide.

Cayetano battit le briquet, et mit le feu à un amas de bois qu’il
recueillit; après quoi chacun de nous, tirant les provisions qu’il avait
apportées, se mit à manger de grand cœur. Le silence se faisait peu à
peu, la nuit s’avançait, et les feux, avant d’expirer, éclairèrent
longtemps encore un des tableaux les plus fantastiques qu’il soit donné
de contempler; puis l’obscurité succéda au silence, et les ténèbres
envahirent de nouveau la forêt et ses sauvages habitants.

--Maintenant vous pouvez dormir, nous dit Cayetano, et j’aurai soin de
vous éveiller pour que vous puissiez assister à la fin des cérémonies.

J’étais accablé de fatigue; je m’étendis par terre, et je ne tardai pas
à suivre les conseils de Cayetano. Quelque temps avant l’aube, notre
guide nous éveilla. La vie semblait reprendre son cours habituel dans
ces bois silencieux. Des formes indécises allaient et venaient; les
Indiens se levèrent l’un après l’autre, et, toujours guidés par la voix
du chef, ils abandonnèrent la partie de la forêt où ils avaient passé la
nuit.

--Debout, seigneurs! nous dit Cayetano, et suivons de loin; il nous
reste à voir des choses curieuses.

Les premières lueurs grisâtres du matin éclairaient les échappées de la
forêt, quand la tribu parvint à la lisière d’une petite clairière bordée
de tous côtés par des arbres épineux; au-dessus de ces broussailles
s’élevaient, semblables à des piliers, des troncs d’arbres dont le fer
avait dépouillé les branches, et le feu noirci l’extrémité. Ces
broussailles, qui bordaient la clairière, nous offraient un poste
d’observation commode pour tout voir et tout entendre sans être vus. Ce
fut là que nous nous arrêtâmes.

Le sommet des pieux soutenait une tente en coton cardé qui couvrait
toute la clairière comme un nuage à demi transparent. Ce fut sous ce
dais que la tribu s’arrêta, chacun ayant conservé le déguisement sauvage
de la nuit. Ce pêle-mêle de fourrures et de plumages, entrevu à la
faible lueur du crépuscule, offrait à l’œil quelque chose d’effrayant.
Le vent du matin frémissait dans les feuilles, et soulevait le rideau
flottant qui recouvrait tous les acteurs de cette scène extraordinaire.
Les premières blancheurs de l’aube rayaient l’orient derrière les
montagnes qui dominaient la forêt, dont les teintes sombres se
dégradaient doucement et se perdaient dans la brume matinale. Au milieu
du silence de la nature, s’éleva, lentement cadencé, un hymne religieux
d’une douceur infinie; puis les voix se rapprochèrent sans qu’on
entendît même les feuilles sèches crier sous les pas des chanteuses; car
je pensais avec raison que des voix féminines pouvaient seules produire
ces accents. Bientôt en effet les femmes, de ce pas élastique et timide
qui n’appartient qu’aux Indiennes, vinrent se ranger du côté opposé aux
hommes, et se tinrent immobiles sans discontinuer leurs chants. Un voile
d’étoffe de coton couvrait leur visage, et retombait en plis jusqu’au
delà de la ceinture. Quelques-unes d’entre elles seulement portaient sur
la tête des paniers de jonc remplis de fleurs effeuillées.

Le chef de la tribu, couvert d’une peau de lion, fit un signe, et,
quelques instants après, le silence succéda aux chants. Le chef prit des
mains d’un singe gigantesque une torche allumée, puis, gagnant l’une des
extrémités de la clairière, il se tourna du côté de l’orient, et se tint
immobile, les yeux fixés sur le sommet des montagnes. La partie du ciel
la plus rapprochée du sommet se colora bientôt d’un rose vif qui ne
tarda pas à se changer en pourpre. En ce moment, le lion leva la torche
et l’approcha du rideau de coton cardé qui s’élevait au-dessus de sa
tête. Le tissu spongieux s’enflamma, et, en ce moment où les dernières
ombres de la nuit n’étaient point encore entièrement dissipées, le feu
répandit au loin une éblouissante clarté. En quelques minutes, le vaste
dais fut consumé, et joncha le gazon de flammèches noircies. Dans cet
intervalle, le soleil s’était levé, et, alors qu’expiraient les
dernières étincelles, il versait déjà sur tous les objets une éclatante
lumière.

Le chef alors, dépouillant la peau de lion, laissa voir aux assistants
sa figure calme et fière; puis il étendit la main vers les débris de la
tente, et, d’une voix solennelle, il prononça un discours que Cayetano
nous traduisit à peu près ainsi:

«Qui de nous pourra dire combien d’années se sont écoulées depuis que le
grand Esprit a créé ce soleil à pareil jour? Nos pères n’ont pas su les
compter; mais, comme ce feu vient de consumer ce coton, le soleil a
dissipé les ténèbres qui couvraient la terre, sa chaleur a fait vivre ce
qui était mort, sa lumière a perfectionné ce qui était vivant; grâce à
lui, les brutes sont devenues des hommes!»

A l’exemple du chef, tous les Indiens s’empressèrent de dépouiller leurs
déguisements; les animaux redevinrent des créatures humaines, et des
chants d’allégresse s’échappèrent en mâles accents de ces gosiers
sauvages; la voix plus douce des femmes alternait avec celle des hommes,
tandis qu’elles lançaient en l’air les fleurs de leurs paniers.

La cérémonie religieuse était finie, mais je devais assister à une scène
plus imposante encore. Sur un signe du chef, tous les Indiens se
donnèrent l’accolade: un air de franchise et de loyauté régnait sur
toutes les physionomies. Deux hommes seulement échangèrent un regard de
haine. Ce regard n’échappa point au chef, qui, fronçant le sourcil,
adressa aux deux Indiens une courte exhortation. Ceux-ci répondirent par
des murmures. Alors le chef, se tournant de manière à ce que le nord fût
à sa gauche et le sud à sa droite, étendit les bras dans une attitude
solennelle, et ajouta de cette voix imposante qui, la première, avait
commandé le silence la nuit précédente, quelques paroles dont voici la
traduction:

«Nos pères ont dit: Deux ennemis ne doivent pas vivre dans le même
village; l’Indien désuni devient l’esclave des blancs; la haine entre
deux Papagos, c’est l’exil.»

La haine qui séparait ces deux sauvages devait être bien violente, car
aucun d’eux ne fit un geste, un mouvement de repentir. Le chef continua:

«Le village des Papagos de l’occident ne saurait contenir les huttes de
deux ennemis; il est trop petit. Tous les deux doivent le quitter; nos
frères du nord recevront l’un, nos frères du sud accueilleront l’autre.
Ils marcheront jusqu’à ce que ces montagnes, jusqu’à ce que ces forêts
soient entre leur inimitié. Ce que nos pères ont fait est bien fait:
allez.»

Un silence profond suivit ces paroles, que les échos des bois
répétèrent. Les deux ennemis courbèrent la tête devant cet arrêt sans
appel de la justice indienne; ils avaient prévu que le bannissement
serait prononcé contre eux, suivant la coutume de la nation. Ni l’un ni
l’autre n’éleva la voix pour se défendre; mais des sanglots étouffés se
firent entendre dans les rangs des femmes, car deux d’entre elles
allaient abandonner aussi le village qui les avait vues naître.
L’exécution suivit de près la sentence. Un Indien amena les chevaux des
deux ennemis; il leur remit leurs flèches, leur arc et leur _macana_
(casse-tête). Ils reçurent en outre chacun, de la main du chef, une
flèche bizarrement peinte qui devait leur servir de passe-port et
d’introduction dans la tribu dont ils allaient désormais faire partie;
puis le chef fit un signe de la main et ramena, en signe de deuil, sur
sa tête les plis de sa couverture. Les deux Papagos montèrent à cheval
sans que leur physionomie trahit les sentiments qui les agitaient. Ils
s’éloignèrent lentement en se tournant le dos, tandis que leurs tristes
et dociles compagnes commençaient péniblement à pied, sous l’ardeur du
soleil, le chemin de l’exil, si long, si fatigant, quand il conduit un
Indien loin de la cabane de ses pères, loin de l’endroit où reposent
leurs ossements. Le silence qui régnait en ce moment parmi les Indiens
consternés permettait d’entendre jusqu’aux moindres rumeurs qui
signalent dans les bois le réveil de la nature américaine. Tout
contribuait à relever la majesté de cette scène étrange. Cette justice
sans faste, héritage des ancêtres, qui rendait ses arrêts à la face du
ciel, me montrait la vie indienne sous un aspect que j’aurais regretté
de ne pas connaître, et que les mascarades de la nuit précédente ne
m’avaient point fait soupçonner.

Par un sentiment instinctif de discrétion, nous nous éloignâmes
simultanément de notre poste d’observation (des étrangers pouvaient être
de trop dans ce drame de famille), et nous regagnâmes l’endroit où nos
chevaux étaient attachés. Nous reprîmes le chemin d’Hermosillo. Arrivés
à l’endroit où le sentier que nous avions suivi pour venir du village
des Papagos se réunit à celui qui conduit à la mer et à l’île du Tiburon
d’un côté, et au Pitic de l’autre, Cayetano s’arrêta.--Je pense,
seigneurs cavaliers, nous dit-il, que vous n’avez plus besoin de mes
services, et que vous trouverez bon que je vous laisse ici.

Le sénateur ne fit aucune objection; Cayetano continua en m’adressant la
parole:

--Si jamais vous aviez besoin de moi, dit-il, la première cabane que
vous trouverez à cent pas d’ici vers la mer est la mienne, car c’est
l’endroit que j’habite quand les affaires politiques ne m’amènent pas à
Hermosillo. Vous serez toujours le bienvenu chez moi en qualité d’ami du
seigneur don Urbano; vous voudrez bien dire de ma part à Vicente le
Chinois qu’il n’a pas tenu à moi que je ne lui apportasse une queue de
caïman à mettre au court bouillon. Adieu, seigneurs cavaliers.

Et Cayetano, piquant des deux, s’éloigna de toute la vitesse de son
cheval.

--Pense-t-il donc, demandai-je à don Urbano quand notre guide eut
disparu, que j’aie besoin de ses services politiques pour vous faire
concurrence dans votre élection, ou que j’aie recours à lui pour avoir
des œufs de caïman, comme le Chinois mon hôte?

--Non, me répondit le sénateur; mais, si vous aviez quelques lingots
d’argent à embarquer sans permis de douane, Cayetano s’en chargera.

--Il fait donc aussi la contrebande?

--Chut! dit le sénateur en riant, ne prononcez pas ce mot devant un des
membres du congrès souverain; j’ai voté des lois répressives à cet
égard. Il fait, comme vous dites, la contrebande, et d’une façon fort
originale parfois.

--Je serais curieux de savoir, continuai-je, maintenant qu’il est loin,
pour quel motif il ne peut entendre le retentissement du Cerro sans
éprouver ce frémissement nerveux qui faisait trembler sa main avant-hier
soir.

Don Urbano, mis ainsi en demeure de s’expliquer, voulut faire le
mystérieux.

--Je n’aurais à vous apprendre, me dit-il, sur Cayetano en particulier
que des choses fort vagues; d’ailleurs, il est certains secrets qu’il
est dangereux de connaître.

--Vous piquez étrangement ma curiosité; mais, puisque vous paraissez
décidé à ne me rien dire, peut-être Cayetano sera-t-il plus explicite.

Le sénateur secoua la tête en homme sûr de son fait.

--Croyez-moi, ne provoquez pas ses confidences; je dirai même plus, si,
contre toute vraisemblance, il se disposait à vous en faire,
repoussez-les comme si elles devaient être mortelles: Cayetano serait
homme à vous reprendre le secret qu’il vous aurait confié.

Don Urbano fit un geste d’une effrayante énergie, et ajouta:--A supposer
toutefois qu’il y ait quelque secret dans tout ceci. Si vous avez à le
voir pour vos affaires, rappelez-vous mes avis, et surtout que je n’ai
rien dit et que je ne sais rien!

Je ne crus pas devoir insister davantage, et, de retour à Hermosillo,
nous nous séparâmes. Des préoccupations d’affaires me firent bientôt
oublier Cayetano, malgré l’impression de curiosité qu’avait d’abord
excitée en moi cet homme étrange, impression fortifiée encore par les
réticences du sénateur. Quant à l’Anglais, il menait à Hermosillo une
vie si mystérieuse, que je ne pus le joindre une seule fois en quinze
jours. Il avait dans la ville une boutique qu’il desservait sans l’aide
d’aucun commis, et de temps à autre cette boutique était fermée pendant
plusieurs jours de suite, sans que personne pût donner quelque
renseignement sur le motif et la durée de l’absence du propriétaire. Ce
fut pendant une de ces absences qu’en un jour de désœuvrement je résolus
de pousser les courses à cheval que je faisais chaque matin jusqu’à la
cabane de Cayetano. Le farouche pêcheur de caïmans m’était revenu en
mémoire, mais complétement dépourvu de sa sombre auréole. Depuis quinze
jours, les diversions de la vie pratique avaient suffi pour remettre le
calme dans mon imagination. La cabane de Cayetano était pour moi un but
de promenade, et rien de plus; il y avait à peu près cinq lieues à
faire, et, avec les chevaux du pays, cinq lieues, c’étaient deux heures
de chemin. Je me dirigeai donc de ce côté. Je ne tardai pas à arriver à
l’embranchement des deux routes, à l’endroit où Cayetano avait pris
congé de nous. A quelques minutes de là, j’aperçus la cabane du pêcheur
de tortues. C’était une espèce de hutte à toit plat; le mur était formé
de troncs de palmier espacés, soutenant dans les intervalles un torchis
de terre glaise et de bourre de crin incrusté çà et là de larges
écailles d’huîtres perlières dont l’iris brillait aux rayons du soleil.
Deux tamariniers couvraient cette hutte de leur ombre. Un lac étendait à
quelque distance la nappe limpide de ses eaux. Au milieu de cette riante
solitude, la cabane eût semblé inhabitée, si une légère fumée ne se fût
élevée en spirales bleuâtres entre les branches des tamariniers. Nul
bruit ne se faisait entendre aux environs, si ce n’est le frémissement
harmonieux des roseaux du lac, qu’une brise insensible ridait à peine,
et le sourd murmure d’un cheval qui, dans un petit enclos formé par des
pieux, broyait sa provende de maïs. Je reconnus le cheval de Cayetano.

La porte de la cabane était entre-bâillée. J’approchai du seuil sans
mettre pied à terre; je signalai ma présence par la formule d’usage:

--_Ave Maria purissima!_

--_Sin pecado concibida!_ répondit une voix qui était celle de Cayetano.
En même temps nos chevaux se saluèrent par des hennissements joyeux. Je
mis pied à terre, et j’entrai dans la cabane. Dans un angle de la pièce
principale où je pénétrai, quelques tisons achevaient de se consumer.
Des galettes de farine de froment cuisaient ou plutôt se carbonisaient
sur les braises détachées des tisons, en compagnie de quelques morceaux
de viande séchée qui sifflaient au contact du feu. A quelques pas de là,
Cayetano, assis sur un escabeau de bambous, fourbissait un des harpons
particuliers aux gens de sa profession, car j’ai dit qu’il était de son
métier pêcheur de tortues.

--Ah! c’est vous, seigneur cavalier? me dit-il sans interrompre son
occupation; soyez le bienvenu dans ma pauvre cabane. Vous me trouvez
occupé de mon déjeuner. Me feriez-vous l’honneur de faire pénitence avec
moi?

Je crus devoir refuser cette offre polie, mais qui ne me paraissait que
médiocrement attrayante, en lui disant que je m’étais précautionné à
l’avance.

--Je n’avais à vous offrir, me dit-il, qu’un triste repas, mais de bon
cœur; avec votre permission, je le prendrai donc seul.

L’intérieur de la cabane était pauvre et nu. Parmi des filets semblables
à ceux dont se servent les pêcheurs de perles, parmi des harpons et
d’autres ustensiles appendus aux murs, un objet d’une forme
problématique attira mon attention. Cet objet était une espèce de
bricole, ou plutôt de gilet à bretelles, et dans la longueur duquel
trois énormes poches étaient pratiquées à distances égales.

--Vous pardonnerez, lui dis-je après un court silence, à la curiosité
d’un voyageur, si je vous demande à quoi peut servir cette espèce de
brassière?

--Ceci, dit Cayetano, je vais vous le dire. Jadis nous embarquions en
plein jour, à toute heure, avec l’aide des douaniers eux-mêmes, des
lingots d’argent, malgré les lois qui en prohibent l’exportation; mais
maintenant les employés sont plus exigeants, et il faut se passer d’eux.
C’est à quoi me sert ce gilet. En plaçant un lingot dans chacune de ces
poches, mon manteau sur les épaules, je puis monter, à la barbe des
douaniers, dans mon canot, donner la main à chacun d’eux en signe
d’amitié, et ne pas paraître gêné sous un poids qui fait ployer en deux
un homme d’une force ordinaire. De cette façon, une dizaine de voyages
me suffisent pour transporter à bord d’un navire une trentaine de mille
piastres sans partager mes profits avec personne. C’est pour moi une
augmentation de revenu, dont je suis redevable au seigneur sénateur don
Urbano.

--Vous avez en lui un protecteur dévoué, lui dis-je; mais comment vous
a-t-il rendu ce service?

--D’une façon bien simple et digne de son caractère. Il parla un jour
dans le congrès avec tant de justesse, de précision et d’éloquence, de
la contrebande qui se pratiquait sur nos côtes, qu’il produisit une vive
sensation. Jamais homme ne connut un sujet plus à fond.

--Je le soupçonne d’avoir eu de bonnes raisons pour en parler!

--Il en parla si bien, reprit Cayetano, que le congrès vota des lois
rigoureuses...

--Il est au moins singulier de parler contre la contrebande en faveur
des contrebandiers, objectai-je à Cayetano.

--Tout le monde fut content, répondit-il: les membres du congrès d’avoir
réprimé un abus, notre représentant de s’être préparé de plus beaux
bénéfices en tuant la concurrence; nous autres, ses commettants, de
faire payer plus cher nos services. Ah! seigneur cavalier, on est
heureux et fier d’avoir de tels mandataires.

Après avoir repoussé du pied les restes de son déjeuner d’anachorète, le
contrebandier alla suspendre le harpon qu’il avait déposé près de lui à
côté des ustensiles qui garnissaient déjà la muraille. Alors je
distinguai pour la première fois, au milieu des filets, une paire de
souliers de satin bleu qui, par leur petitesse, faisaient honneur aux
pieds de la femme qui les avait chaussés. Des taches couleur de rouille
en maculaient le lustre, sur l’un en petites gouttelettes, sur l’autre
en une large plaque. Au moment même où je regardais ce vestige de
quelque tendre et sanglant souvenir, j’entendis un piétinement de
chevaux qui arrivaient du côté de la ville, et quelques minutes après
deux hommes mettaient pied à terre à la porte de la hutte. Les deux
hommes entrèrent: l’un m’était inconnu; l’autre, porteur d’une barbe de
huit jours, vêtu d’habits poudreux, un long sabre droit au côté, était
mon invisible Anglais. A l’aspect de l’inconnu, Cayetano changea de
physionomie, et un tremblement nerveux agita son corps, comme s’il avait
entendu le bruit du Cerro. Il se remit bientôt. L’Anglais me salua
amicalement sans paraître étonné de me voir, et s’adressant à Cayetano:

--C’est aujourd’hui, lui dit-il, que la goëlette doit être en rade de
l’île du Tiburon; j’ai des fonds à embarquer, et j’ai besoin de vous,
car j’ai lieu de croire qu’une dénonciation a dû être portée contre moi,
et peut-être aurons-nous affaire avec les douaniers.

--Tant mieux! dit Cayetano en étirant ses membres robustes, j’ai besoin
de me secouer.

Puis il alla décrocher le gilet à bretelles, ainsi que le harpon, et
sortit pour seller son cheval.

--Si vous n’avez rien de mieux à faire, me dit l’Anglais, vous seriez
bien aimable de venir avec nous; vous pourriez, sans vous compromettre
en rien, voir un site qui vous est inconnu, et m’être utile; je conduis
avec moi la rançon d’un vice-roi.

J’avais trop entendu parler de ces coups merveilleux de contrebande pour
ne pas accepter avec empressement l’offre qui m’était faite. Nous
montâmes aussitôt à cheval. Une mule qui paraissait assez lourdement
chargée fut attachée à la selle de l’inconnu. L’Anglais, outre le sabre
qu’il portait, s’était muni d’une paire de pistolets dont les pommeaux
ciselés soulevaient le couvert de ses fontes. Je dois dire qu’avec sa
longue barbe, ses vêtements poudreux, sa panoplie, il n’était presque
pas reconnaissable. Nous nous mîmes en route. Il était environ cinq
heures de l’après-midi, quand un sourd murmure vint frapper nos
oreilles. Quoique, dans un rayon fort étendu, on ne remarquât pas un
arbre, ce bruit était semblable à celui de feuilles et de branches
agitées par le vent; nous en connûmes bientôt la cause. Nous étions
arrivés près de la mer, et nous ne tardâmes pas à apercevoir ses flots
qui bouillonnaient, puis l’île sablonneuse du Tiburon, qui se montra peu
à peu: arrivés à la crête des falaises, nous pûmes mesurer de l’œil le
chenal étroit qui sépare cette île de la terre ferme. Ce chenal est
large à peu près d’une lieue.

Nous mîmes pied à terre. Cayetano sifflait entre ses dents d’un air
impassible, tandis que l’Anglais, tirant de sa poche une lunette
d’approche, examinait avec attention l’horizon occidental. La pomme du
mât de hune d’un petit navire lui apparut derrière un rideau d’arbres
qui cachaient la goëlette dans la crique où elle était ancrée. Quand
Cayetano en fut averti, il fit un signe à son camarade; celui-ci ramassa
des herbes sèches, y mit le feu, et couvrit d’herbes plus humides la
flamme brillante et claire qui s’échappait: une épaisse fumée ne tarda
pas à s’élever dans l’air en noirs tourbillons.

--Croyez-vous qu’ils auront vu notre signal? dit l’Anglais à Cayetano
qui sifflait toujours.

--Soyez tranquille, lui dit Cayetano; quand même ils nous verraient, ils
ne nous aideraient guère à traverser ce bras de mer houleux, si je
n’étais là. Il faut avoir navigué parmi ces écueils bouillonnants, comme
je l’ai fait dès l’enfance, pour s’y hasarder avec une barque aussi
richement lestée. Mais il est impossible qu’ils ne nous aient pas vus,
et, dans tous les cas, il est bon d’agir tout de suite.

Cayetano déchargea la mule, déposa par terre un gros lingot d’argent qui
pouvait peser environ soixante-dix livres, et une foule de petits
sachets de peau qui contenaient de la poudre d’or d’un poids à peu près
égal: il répartit ce fardeau précieux dans les poches du gilet dont j’ai
parlé.

--Courons-nous quelque danger? demanda l’Anglais, qui semblait voir avec
inquiétude ce luxe de précautions. Cayetano haussa les épaules en signe
d’incertitude, et dit brièvement:

--Il vaut mieux être prêt à tout. Pépé endossera ce gilet quand nous
serons en bas, et je me charge du reste.--En prononçant ces derniers
mots avec un sourire ironique, Cayetano glissa dans sa poche une ficelle
forte et longue, à l’extrémité de laquelle était attachée une plaque de
liége de la largeur de la main. Alors le contrebandier et son compagnon
descendirent la rampe escarpée de la falaise, pour aller chercher un
canot à fond plat qui restait caché d’habitude dans une anfractuosité du
rocher. J’admirai la vigueur et l’adresse avec lesquelles Cayetano, sans
plier sous un fardeau énorme, exécuta ce long et dangereux trajet.
L’Anglais et moi nous nous installâmes commodément sur la crête de la
falaise, les jambes pendantes et la figure tournée vers l’Océan, prêts à
ne perdre aucun détail de la scène dont nous allions être les
spectateurs. Notre poste d’observation s’avançait à pic et comme une
jetée à environ cinquante pieds dans la mer. L’île du Tiburon s’étendait
devant nous, entourée de sa triple ceinture de rochers noirs, aigus et
luisants comme les dents du requin dont elle a pris le nom, les uns
serrés comme des tuyaux d’orgue, les autres isolés comme des phares, et
tous reparaissant et disparaissant tour à tour sous des flots d’écume.
La mer, resserrée entre la côte et ses rochers, soulevait de longues
houles qui se gonflaient lentement, et, se creusant tout à coup,
couvrant la grève d’une frange de neige, submergeaient les récifs dans
leurs tourbillons en lançant au-dessus de leurs cimes des gerbes
étincelantes. Les phoques montraient de temps à autre leurs mufles
humides, et mugissaient de joie au milieu de ce tumulte éternel qui
contrastait avec la sérénité majestueuse de la pleine mer et la
limpidité du ciel. Des pailles-en-queue en traversaient l’azur comme de
blanches fusées, des frégates planaient à perte de vue, et de grands
pélicans pêcheurs, de la couleur des rochers, se laissaient tomber d’une
prodigieuse hauteur, avec la rapidité d’aérolithes, sur une proie
invisible.

Cependant Cayetano et Pépé continuaient leur périlleuse descente vers la
mer.--Ne craignez-vous pas, dis-je à l’Anglais, que ces gens ne soient
tentés de s’approprier ce que vous leur confiez avec tant d’abandon?

--Non, me dit-il; le cœur humain est ainsi fait, que tel individu qui
dévaliserait son père et sa mère n’oserait verser une goutte de sang, et
que tel autre pour qui la vie d’un homme n’est rien se ferait scrupule
de s’approprier le bien d’autrui. Ne confie-t-on pas tous les jours des
sommes dix fois plus fortes, et sur un simple connaissement, à des
muletiers inconnus? Et puis, ajouta mon compagnon en désignant Cayetano
du doigt, je connais l’histoire de cet homme; je sais avec quel
fanatisme ce malheureux défend ce qu’il appelle l’honneur de son nom.

--Quoi! vous connaissez son histoire, et vous oseriez me la raconter?
lui dis-je en lui faisant part des réticences du Chinois et du sénateur.

--Et pourquoi non? Ce n’est pas lui qui me l’a confiée, et je ne suis
pas seul à la savoir, quoiqu’il ne s’en doute pas. Cette histoire est
aussi sanglante qu’elle est brève.

--Je vous écoute, lui dis-je.

--Il n’y a pas encore une année, continua-t-il, Cayetano était marié à
une femme qu’il aimait passionnément et qui le trompait. La maison qu’il
habitait à Hermosillo était voisine du Cerro de la Campana, dont vous
connaissez la singulière propriété. Un affidé de l’amant de sa femme,
mis en vedette sur le Cerro, guettait le retour de Cayetano vers le
soir, et avertissait les coupables en frappant trois coups d’une
certaine façon. A ce signal, l’homme s’esquivait par une porte de
derrière. Un ami officieux comme il y en a tant avertit Cayetano de ce
qui se passait. Or, un soir, et je le tiens de cet ami lui-même, le
Cerro retentit d’une façon si lugubre, si étrange, que les deux amants
tressaillirent d’horreur au cri d’agonie qui accompagna ce
retentissement. C’était l’affidé, dont Cayetano écrasait la tête sur les
pierres sonores. Cayetano rentra tranquillement chez lui: avant tout,
son honneur devait être intact. Un mois après, il revint avec cette
affreuse balafre que vous lui connaissez, mais l’amant de sa femme ne se
retrouva plus. Quelques jours plus tard, le bruit se répandit
qu’elle-même venait d’être trouvée égorgée parmi les décombres de sa
maison. Cayetano fut mis en prison, et comparut devant le juge; mais, au
lieu de chercher à s’excuser en révélant l’adultère dont ce meurtre
était le châtiment, il soutint, au risque du _garrote_, qu’il n’avait
aucun motif pour tuer sa femme, et avoua seulement qu’il se trouvait
prodigieusement agacé dans ce moment-là. Le juge trouva l’affaire
très-mauvaise, comme vous le pensez.

--Pour Cayetano? cela se conçoit aisément.

--Non, pour lui-même, reprit l’Anglais. Vous connaissez l’impunité dont
jouissent les pauvres dans ce pays. Cayetano n’était pas riche, et,
qu’il fût condamné ou acquitté, on ne pouvait espérer de lui aucune
rançon. Aussi le juge fut-il très-brutal à son égard; il lui dit d’un
ton furieux qu’il ne fallait rien moins qu’une semblable excuse pour le
faire absoudre, et le renvoya, mais non sans l’avertir qu’elle ne serait
plus admise une seconde fois. Depuis ce temps, ceux qui ont ouï parler
de ce meurtre et des motifs qui ont armé l’assassin éprouvent un certain
malaise quand ils le voient agacé, ce qui lui arrive quand il pense à la
femme qui l’a trahi; or j’ai de bonnes raisons de croire qu’il y pense
souvent. Quant au retentissement du Cerro, il est toujours regardé par
lui comme un lugubre souvenir ou comme une offense impardonnable. Pour
effacer toutes les traces du passé, Cayetano n’a pas craint de brûler sa
cabane de ses propres mains.

--Et son officieux ami? demandai-je.

--Je ne sais, répliqua l’Anglais en souriant, si la conduite ferme du
juge à l’égard de Cayetano l’intimida, ou s’il se réserve plus tard une
occasion de régler son compte avec lui; le fait est qu’il vit encore, et
cependant Cayetano, tel que je le connais, Cayetano rongé par le secret
fatal qu’il croit avoir noyé dans le sang, Cayetano laissant vivre un
homme qui partage ce secret avec lui, est pour moi une énigme
inexplicable.

Le narrateur se tut, et je reportai mes regards sur la mer pour observer
curieusement, et comme si je l’eusse vu pour la première fois, le héros
de cette sanglante tragédie. Je l’aperçus presque à nos pieds faisant
voler sur la mer houleuse la frêle embarcation qu’il maniait avec une
vigueur et une adresse sans égales. Éclairé par le soleil qui allait se
plonger sous la ligne d’horizon, et qui répandait sur l’eau une brume
vermeille, il apparaissait comme dans une vapeur de sang. Tout à coup
mon compagnon poussa une exclamation et fit entendre un sifflement si
aigu, qu’il me fit tressaillir malgré moi. Formant alors de ses deux
mains un porte-voix, tandis qu’à ce signal Cayetano se retournait, il
lui cria dans le plus pur dialecte castillan, mais avec un accent qui
sentait son andalou d’une lieue, de doubler l’île du Tiburon par la
pointe nord, attendu que par celle du sud un canot suspect arrivait. Je
ne pus m’empêcher d’admirer les progrès subits de l’Anglais dans la
langue espagnole. C’était pour moi un nouveau mystère, et je croyais
avoir mal entendu. Au signal de l’Anglais, Cayetano répondit par un
sifflement semblable, et s’arrêta un instant pour reconnaître le danger.

Du même point de l’île que Cayetano cherchait à doubler, une embarcation
montée par cinq hommes, dont quatre aux avirons et un à la barre,
s’avançait rapidement vers lui. Au pavillon tricolore, vert, blanc et
rouge, il était aisé de reconnaître les couleurs nationales de la
douane, qui occupait, assez loin de là, un poste isolé. Comme l’avait
craint l’Anglais, une dénonciation seulement pouvait avoir donné
l’éveil. Au moment où la houle souleva la pirogue de Cayetano, il put
apercevoir l’embarcation suspecte. Faisant alors un geste de dédain, il
brandit au-dessus de sa tête le harpon qu’il ramassa à ses pieds, puis,
se courbant sur ses avirons, il imprima à la pirogue une telle
impulsion, qu’elle glissa sur les flots avec la rapidité du poisson
volant quand il en effleure la surface. Cayetano avait pris une
direction opposée à celle qu’il suivait auparavant. Quant à la barque de
la douane, malgré les efforts redoublés de ses rameurs, loin de gagner
sur la sienne, elle avait peine à maintenir sa distance; cette vue
rasséréna le front assombri de l’Anglais. Cependant sa sécurité ne fut
complète que quand il aperçut une troisième embarcation qui, débouchant
tout à coup derrière l’île du Tiburon, suivait la même direction que
celle de la douane. C’était une espèce de baleinière longue, noire,
effilée, que quatre rameurs faisaient voler sur la mer.

--Ah! ce sont mes fidèles, s’écria l’Anglais en se frottant les mains;
ils ont vu mes signaux, et mes lingots sont en sûreté.

Je profitai de sa joie pour lui demander quel miracle l’avait si
subitement doué du don de la langue espagnole.

--Écoutez, me dit-il, je me suis trahi; mais je pense qu’avec vous mon
étourderie sera sans inconvénient. J’exerce un métier dangereux,
ajouta-t-il, non pas en faisant la contrebande, mais en ce que cette
contrebande me permet de livrer les marchandises à plus bas prix que mes
confrères, qui, par jalousie, m’auraient déjà fait assassiner, s’ils
pouvaient se douter que je suis Espagnol. La qualité d’étranger,
d’Anglais, est ma sauvegarde. Je suis propriétaire de compte à demi avec
don Urbano de la goëlette qui est près d’ici, et grâce à la ruse que
j’emploie, et que le sénateur confirme à qui veut l’entendre,
l’ex-toréador, l’ex-_primer espada_ du cirque de taureaux de Séville,
que vous voyez en ma personne, est en bonne voie de fortune et de
prospérité.

Sur ces côtes lointaines, les douaniers mexicains professent le plus
profond respect pour les contrebandiers à main armée. A l’aspect du
nouveau renfort qui arrivait à Cayetano, ils crurent avoir donné au fisc
une preuve de dévouement suffisante, et virèrent de bord avec un flegme
admirable. En présence de cette manœuvre imprévue, la manœuvre de
Cayetano devenait inexplicable. Il continuait à se diriger vers un
endroit que le courage le plus désespéré, la témérité la plus folle ne
pouvait espérer de franchir. C’était un point de l’île du Tiburon qu’on
apercevait encore aux feux du soleil couchant, qui dardait de longs
rayons rouges à travers des récifs aigus et serrés comme les dents d’une
scie. De minute en minute, ces rayons s’éteignaient quand les brisants
disparaissaient sous des tourbillons furieux, qui montaient en gerbes
bouillonnantes ou retombaient en cascades écumeuses. Un phoque seul
aurait pu franchir ce redoutable écueil. C’était dans cette direction
que s’avançait Cayetano avec une rapidité qui me donnait le vertige, et
sans nécessité, puisque les ennemis avaient battu en retraite. Rien
n’égalait l’angoisse du pauvre Espagnol. Une minute de plus, et sa
fortune s’engloutissait.

--Oh! s’écria-t-il en se tordant les mains, fou que je suis! j’aurais dû
prévoir ce résultat, je devais m’y attendre; cet homme est implacable!

--Mais quel intérêt peut-il avoir à exécuter cette étrange manœuvre?
demandai-je étonné.

--Quelles raisons! s’écria l’Andalou; l’homme qui accompagne ce
malheureux est son ami!

En disant ces mots, il se laissa tomber sur l’herbe. Je saisis la
longue-vue qui s’échappa de sa main. Fasciné par ce spectacle effrayant,
je ne pouvais en détourner les yeux. A quelque distance encore des
récifs, au milieu de la brume enflammée du couchant, la barque de
Cayetano bondissait de vague en vague comme un daim qui prend son élan
pour franchir un abîme. Des deux malheureux qui la montaient, l’un se
leva droit, pâle, puis sembla s’agenouiller et prier; l’autre, c’était
Cayetano, fit un geste menaçant, et à ce geste l’homme s’affaissa sur
lui-même, suppliant encore et levant les mains vers le ciel. Un voile
d’écume me déroba un moment la suite de la scène; mais il me sembla
qu’un cri de suprême angoisse se mêlait à l’effrayant concert des flots
hurlant contre les écueils. Tout cela fut rapide comme la pensée. La
barque, soulevée par une lame, parut jaillir hors de l’eau, se dressa
perpendiculairement, fit un bond de l’avant, oscilla un instant,
balancée entre deux rocs pointus comme des poignards; je vis Cayetano
étendre le bras, un corps fut lancé par-dessus les récifs, puis tout
disparut. Quelques instants après, au milieu de tourbillons d’écume que
le soleil couchant ne colorait plus de sa pourpre sanglante, les débris
d’une barque tournoyaient follement comme des brins de paille sur le
passage d’une trombe, et parmi ces débris on ne distinguait aucune forme
humaine.

Sous les tropiques, la nuit tombe sans crépuscule; l’obscurité avait
remplacé le jour; le chenal étincelait de lueurs phosphoriques, le ciel
d’étoiles sans nombre, et ni l’Espagnol ni moi n’avions fait un pas.
Cependant chez celui-ci la fureur avait succédé à l’accablement, le
négociant avait disparu pour faire place au toréador, et il proférait
contre Cayetano, s’il en réchappait, les plus terribles menaces. Tout à
coup je crus entendre du bruit; des pierres semblaient se détacher sous
les pas de quelqu’un qui gravissait la falaise, puis une tête se montra
près de nous, et à l’eau qui ruisselait des cheveux, je reconnus
Cayetano; il sifflait encore la marche de Riégo, comme une demi-heure
auparavant.

J’entendis dans les mains de l’Espagnol, qui se dressa d’un bond, le
craquement d’un couteau catalan qu’il armait.

--Chut! lui dis-je, laissez-le d’abord s’expliquer.

--Tranquillisez-vous! s’écria Cayetano en prenant pied, votre or est en
sûreté.

--Où, grand Dieu! s’écria l’ex-toréador dans l’extase de sa joie.

--C’est Pépé, à qui je l’ai confié, qui en prend soin!

--Mais dans quel endroit? s’écria de nouveau l’Espagnol.

--Eh! _caramba!_ au fond de l’eau!

L’Espagnol poussa une espèce de rugissement. Cayetano continua sans
paraître remarquer la fureur de l’ancien toréador, qui lui reprochait
d’avoir agi de cette façon sans nécessité aucune.

--Je l’ai cru nécessaire, vous dis-je, entendez-vous? et puis j’ai déjà
franchi plus d’une fois les brisants qui entourent la Pointe des Ames.
Si cette fois la barque s’est mise en pièces, c’est la faute de Pépé,
bien qu’en tombant il ait aussi franchi la pointe fatale. Faites le tour
des brisants, et, à l’endroit où l’eau est tranquille, vous apercevrez
la marque que j’ai mise pour retrouver le corps de ce cher ami.

--Ainsi, dit l’Espagnol, mes lingots sont en sûreté?

--Vous ai-je jamais trompé? reprit Cayetano d’un air de dignité blessée.
Seulement faites diligence; vos rameurs vous attendent en bas, et il n’y
a pas de temps à perdre, si vous ne voulez pas que les requins empêchent
ce pauvre Pépé de vous rendre un dernier service. Quant à moi, j’ai fait
ce que j’ai dû, et je remonte à cheval pour rentrer chez moi. Bonne
nuit, seigneurs cavaliers, à bientôt. Ah! j’oubliais une chose
importante: dans le bain que je viens de prendre, tous mes cigares se
sont mouillés, et je meurs d’envie de fumer.

Cayetano, déjà à cheval, tendit la main à l’Espagnol, et se remit à
siffler son air favori, mais avec une apparence de sombre préoccupation
qui démentait son insouciance affectée. Bientôt il s’éloigna en faisant
jaillir de son briquet des étincelles qui brillaient comme des éclairs
lointains.

Nous nous hâtâmes de descendre sur la grève, où l’Espagnol trouva ses
affidés réunis. On monta en canot. Comme l’avait dit le pêcheur,
derrière ces brisants sur lesquels sa barque s’était écrasée, la mer
était noire et calme. Nous cherchâmes quelque temps sans trouver la
marque indiquée, et l’Espagnol croyait déjà avoir été joué par le
contrebandier. Cependant les lames qui venaient fouetter le côté opposé
des récifs retombaient du nôtre en cascades de feu; à la lueur
phosphorescente qu’elles répandaient, un homme aperçut un objet noir qui
flottait. C’était la plaque de liége que j’avais remarquée entre les
mains de Cayetano. A cet indice, tout fut révélé; l’Espagnol poussa un
cri de joie, les lingots étaient là. En suivant la direction de la
ficelle qui retenait le liége, les gaffes pointues parurent s’enfoncer
dans la vase; bientôt on rencontra une résistance invincible, et, après
mille efforts, les quatre matelots amenèrent, à l’aide de cordes, à la
surface, le cadavre de Pépé. La cordelette qui retenait la plaque
flottante était attachée au manche d’un harpon, et la pointe de ce
harpon traversait le corps revêtu du fatal gilet. L’Espagnol palpa
avidement l’étrange et funèbre bouée; rien ne manquait. Après avoir été
dépouillé de son précieux dépôt, le cadavre, abandonné avec une froide
indifférence par ces hommes sans pitié, retomba lourdement en faisant
jaillir une écume brillante sur la surface noire de la mer. Des raies de
feu qui convergèrent subitement sous l’eau transparente vers l’endroit
où avait disparu le corps indiquaient que les requins allaient en faire
leur curée de la nuit.

--Cayetano vient d’accomplir sa dernière vengeance en honnête homme, dit
l’Espagnol en comptant ses sachets de peau, et qui plus est en homme
habile; je lui dois réparation d’honneur, et veux être pendu si le juge
criminel peut le convaincre d’avoir été agacé dans ce moment-là.

L’or et le lingot furent transportés dans la goëlette, puis nous
remontâmes à cheval.

--Voulez-vous, me dit l’Espagnol, quand nous arrivâmes près de la cabane
de Cayetano, lui demander l’hospitalité pour cette nuit?

--Non, répondis-je; je n’ai, jusqu’à présent, été _primer espada_ nulle
part, j’ai par conséquent les nerfs plus délicats que les vôtres, et cet
homme qui dans l’espace d’un an a versé quatre fois le sang humain, me
fait horreur.

--Comme vous voudrez, dit mon compagnon.

La campagne était silencieuse tout à l’entour de la hutte. Les hôtes du
lac dormaient au fond de la vase, les roseaux seuls mêlaient leurs
soupirs aux bruissements du feuillage. Le galop de nos chevaux
retentissait au loin. En passant à quelque distance de la cabane, je vis
Cayetano se mettre sur la porte, attiré par le bruit. Il nous reconnut
et s’écria:

--Eh bien! seigneur Anglais, vous manque-t-il quelque chose?

--Non, répondit l’Espagnol, et je vous attends pour régler nos comptes.

--Ah! reprit Cayetano, vous me devez au moins un cierge pascal; votre or
l’a échappé belle. Bonne nuit, et rappelez-vous que la contrebande,
comme la guerre, a de cruelles nécessités.

Je n’oublierai jamais l’accent railleur de cette voix au milieu des
ténèbres. Il y avait dans la froide ironie du meurtrier quelque chose de
plus terrible encore que dans les éclats de sa colère. Je piquai des
deux, et j’eus bientôt perdu de vue cette cabane que j’avais trouvée le
matin si riante et si pittoresque, et qui m’apparaissait maintenant,
dans l’ombre et le silence, redoutable et sinistre comme un lieu maudit.




IV

LES GAMBUSINOS


Quand on quitte les côtes de l’océan Pacifique pour s’avancer vers le
nord du Mexique, dans la direction des vastes solitudes qui séparent
cette république des États-Unis, on ne tarde pas à s’apercevoir qu’on
entre dans un monde nouveau, non moins original que celui dont j’ai déjà
cherché à décrire quelques aspects. Le désert a son influence comme
l’Océan, et les types que cette influence développe ne le cèdent ni en
énergie ni en grandeur sauvage à ceux que la mer forme à son âpre école.
Les forêts épaisses, les immenses savanes, les montagnes du sommet
desquelles les eaux charrient l’or jusqu’au fond des vallées, servent
d’asile à une population nomade au milieu de laquelle se détachent trois
groupes bien distincts. Les chasseurs, les éleveurs de bétail
(_vaqueros_), les chercheurs d’or (_gambusinos_), représentent trois
industries importantes au Mexique, le commerce des pelleteries, celui
des cuirs et du bétail, et la production des métaux précieux.

Les _gambusinos_ surtout méritent une place à part dans cette famille
d’aventuriers. On comprend sous cette dénomination, dans l’État de
Sonora, une classe de mineurs vagabonds, métallurgistes pratiques, qui
semblent doués d’un instinct merveilleux pour découvrir les mines d’or,
plus nombreuses en Sonora qu’en aucune autre province du Mexique. Dénués
des fonds nécessaires pour entreprendre les travaux souterrains
qu’exigent les mines, ils sont forcés de se contenter d’exploiter à ciel
ouvert les affleurements de celles que le hasard ou leur tact sans égal
leur fait rencontrer. Quelques indices généraux les guident, il est
vrai, dans leurs recherches. La gangue ou matrice du minerai est presque
toujours composée de roches de quartz. Les roches de cette espèce
forment quelquefois, sur un espace d’une lieue et plus, des crêtes ou
saillies qu’on appelle _crestones_. Ces _crestones_, brûlés par le
soleil et entièrement dépourvus de végétation, sont aisément
reconnaissables. Le gambusino ne voyage jamais sans être armé de sa
_barreta_, espèce de pique en fer dont la pointe est trempée, et quand
il a découvert un _creston_, il soumet à l’action d’un feu violent les
pierres qu’il en a détachées à l’aide de son instrument; puis, selon la
richesse du minerai qu’il a reconnu, il l’exploite ou l’abandonne.
Parfois aussi un coup de pique détache un morceau où étincellent aux
rayons du soleil des paillettes ou des veines d’or. Seul, loin de toute
habitation, sans prendre le temps de faire les dénonciations légales, le
_gambusino_ exploite alors les éclats qui volent sous sa pique, jusqu’au
moment où, le filon s’enfonçant dans les entrailles de la terre, le
travail à ciel ouvert devient impossible. Alors il vend sa mine à celui
qui peut l’acheter, et s’éloigne philosophiquement à la recherche de
quelque autre gîte métallifère.

La poudre d’or, comme les mines, est pour les gambusinos l’objet de
recherches souvent périlleuses. C’est encore le même instinct qui les
guide le long des rivières ou des torrents qui du haut des montagnes
roulent leurs flots chargés d’or dans le fond des vallées. Souvent
l’intrépide chercheur arrive ainsi jusqu’au désert, où les Indiens
exercent en maîtres la même industrie, et presque toujours il paye de sa
vie l’audace qui l’a porté à se mesurer avec ces formidables
concurrents; ou bien, après avoir eu à combattre la faim, la soif, les
bêtes fauves; après avoir, en bravant mille dangers, exploité à la hâte
un _creston_ ou un _placer_, il revient avec un butin considérable, avec
le regret de n’avoir pu faire un plus long séjour dans quelque Eldorado
lointain et le souvenir de mille aventures terribles. Ses récits, où la
description de trésors fabuleux tient une grande place, ne manquent
jamais d’allumer la cupidité. Des familles entières partent à leur tour
avec un âne chargé de pioches, de _bateas_ (grandes sébiles de bois) et
de quelques menues provisions, pour aller braver les mêmes dangers dans
ces déserts où souvent elles ne trouvent qu’un tombeau. D’après des
calculs rigoureux, sur dix millions d’or que le Mexique jette
annuellement dans la circulation européenne, un quart au moins de cette
somme est le produit des recherches du gambusino.

On sait maintenant en quoi consiste l’industrie du chercheur d’or. Quant
au théâtre sur lequel cette industrie s’exerce, c’est tantôt le flanc
d’une montagne creusée par un torrent, tantôt la vallée où ce torrent se
précipite. Les masses d’eau qui sillonnent les montagnes dans toutes les
directions, et souvent cachent entièrement les _crestones_, entraînent
avec elles des fragments de roches métalliques, les broient, les
triturent, et en arrachent les morceaux d’or qu’ils contiennent.
Anguleuses au sortir de la pierre qui les renfermait, ces _pepitas_,
comme les galets de la mer, s’usent, s’arrondissent par le frottement,
et, transportées quelquefois à de grandes distances par les eaux qui les
charrient, finissent par ne présenter plus qu’une surface polie et
dépourvue d’arêtes. Cependant, surchargées de sable et de détritus
argileux, elles ne diffèrent guère au sortir de l’eau des cailloux
ordinaires: il faut qu’un lavage leur rende leur brillant et leur poli.
L’or natif ne se trouve pas seulement dans les eaux des torrents, mais
dans leurs lits desséchés, et sur le penchant des montagnes qui ont
gardé trace de leur passage. Quelle doit être la richesse de certains
filons, si l’on en juge par le volume de quelques-uns de ces précieux
fragments qu’un hasard aveugle a fait trouver à des gens qui ne les
cherchaient pas! Des fortunes considérables datent ainsi de ces
merveilleuses trouvailles qui rappellent les contes de fées.
D’insouciants aventuriers, en fouillant dans les cendres du feu éteint
d’un bivouac, ont découvert des morceaux d’or d’une prodigieuse grosseur
dont la chaleur avait enlevé l’enveloppe terreuse. D’autres ont vu des
cailloux informes jeter tout à coup sous leurs pieds une lueur
éblouissante, tandis que certains gambusinos, par une recherche active
de tous les jours, trouvent à peine dans leur travail de quoi subvenir
aux besoins de la vie.

Presque toute la distance qui sépare, du sud au nord, Hermosillo du
dernier préside, ou _préside de limite_, appelé _presidio de
Tubac_,--c’est-à-dire un rayon de quatre-vingt-dix lieues,--est formée
de ces terrains d’alluvion où l’or se trouve en abondance. D’après les
curieuses descriptions de _placeres_ d’or que j’entendais journellement
faire à Hermosillo, je ne crus pouvoir mieux employer des loisirs forcés
qu’en explorant moi-même tout ce rayon. Avant de commencer mon
excursion, je tenais cependant à avoir quelque idée du pays que je
comptais parcourir; je dus consulter à cet égard un Espagnol depuis
longtemps fixé dans la province, et dont j’avais fait la connaissance à
Hermosillo. L’Espagnol me donna des renseignements topographiques
très-complets, que je me bornerai ici à résumer rapidement.

Une chaîne de montagnes assez élevées commence à quelques lieues
d’Hermosillo, et court du sud au nord. Au pied des premières hauteurs de
la chaîne, à l’est de la ville, le rio San-Miguel se divise en deux
branches: la première conserve le nom du fleuve; la seconde s’appelle le
_rio de los Uris_. Les deux branches baignent chacune les vallées
creusées au bas de la chaîne qui s’élève entre elles: le rio San-Miguel
coule à gauche, le rio de les Uris à droite, c’est-à-dire le premier à
l’ouest, le second à l’est. Au delà d’Arispe, dernière ville mexicaine
qu’on rencontre de ce côté, l’Uris, grossi par les cours d’eau qui
coulent des pitons magnétiques de la _sierra_, se divise encore en deux
branches parallèles, entre lesquelles s’étend une dernière ramification
de la chaîne qui va expirer, à vingt-cinq lieues de là, aux deux
villages de Nacome et de Bacuache. Ces villages, ainsi appelés du nom
des deux branches de l’Uris, et séparés par les montagnes qui terminent
la chaîne, se trouvent à cinq lieues l’un de l’autre. Du sommet de ces
montagnes, les torrents qui coulent le long de chaque versant apportent
de l’or aux laveurs de Nacome comme à ceux de Bacuache. Sauf quelques
pauvres cabanes groupées à une distance égale d’Arispe et de Bacuache,
et formant un village qu’on appelle Fronteras, une solitude profonde
règne dans tout ce parcours. Au delà des deux villages se trouve le
préside de Tubac, et, à partir de Tubac, d’immenses déserts se
prolongent jusqu’à l’Orégon, en bordant les limites occidentales de la
haute Californie.

--D’ici à Arispe, me dit l’Espagnol après m’avoir tracé mon itinéraire,
la route est sûre, ni l’eau ni le feu ne vous manqueront; cependant
d’Arispe à Bacuache, qui est à mon avis le _placer_ aujourd’hui le plus
productif, voyagez bien armé. Il y a quelques mois, j’ai fait ce chemin,
et j’ai remarqué pour la première fois une croix de triste augure qui
rappelle certainement un assassinat. Le lieu, comme vous le verrez, est
très-bien disposé pour égorger ou détrousser son prochain le plus
commodément du monde. A tout hasard, si je n’entendais plus parler de
vous, je ferais élever une croix à côté de la première.

Je remerciai l’Espagnol de sa bonne volonté, et j’allai faire mes
préparatifs de départ en réfléchissant au contraste qu’offrent ces
excursions périlleuses avec nos voyages d’Europe, où des paysages déjà
décrits et connus, des moyens de transport uniformes, restreignent
chaque jour la part de l’imprévu. Au Mexique, j’aurais eu peut-être à me
plaindre de l’excès contraire. Que de ruses à employer, dans les
provinces où les auberges existent, pour se faire bien venir des
hôteliers, pour obtenir un maigre repas, souvent partagé avec des
muletiers et des voleurs! Et quelle diplomatie n’est pas nécessaire pour
s’assurer un gîte dans les États où la _posada_, le _meson_ ou la
_venta_ sont inconnus! Plus loin encore, c’est le _despoblado_ (désert)
qui s’étend devant vous sans offrir le moindre vestige d’habitation, pas
même, comme dans nos landes, la hutte roulante du berger. Cependant,
malgré ces privations, de tels voyages offrent un attrait irrésistible.
Les magnifiques paysages qu’on traverse, les haltes dans la forêt autour
de l’arbre séculaire converti avec une prodigalité royale en brasier
gigantesque, les hommes qu’on rencontre, représentants d’une société
presque inconnue, héros sauvages comme la nature qui les entoure, tous
ces incidents si étranges et si variés sont pour le voyageur autant de
compensations qui lui font oublier ses fatigues. C’est aussi ce charme
de l’imprévu qui peut obtenir grâce pour les développements donnés au
récit d’une excursion dans ces mystérieuses solitudes. Ici, plus
qu’ailleurs, les détails ont leur prix, et les plus légères
circonstances méritent d’être notées comme autant de révélations
piquantes sur un monde tout différent du nôtre.

Je devais faire route jusqu’à Arispe avec le sénateur don Urbano, que
des affaires d’urgence appelaient dans cette ville. Sa belle-sœur et sa
femme étaient de la partie, et nous ne devions voyager qu’à petites
journées. Au jour fixé, je montai à cheval pour me rendre à la maison du
sénateur. Il était à peine trois heures quand je traversai les rues
silencieuses d’Hermosillo La nuit avait été étouffante, et, selon
l’usage de ces pays primitifs, tous les habitants des maisons privées de
cours avaient transporté leurs lits dans les rues. Certes, si
l’obscurité eût été moins profonde, c’eût été un singulier spectacle que
celui de ces dormeurs de tout âge et de tout sexe, les uns réunis, les
autres isolés, mais tous dans un costume de nuit approprié à la chaleur
du climat. Ce ne fut qu’avec des précautions infinies que j’arrivai chez
le sénateur sans avoir écrasé personne. Une trentaine de chevaux,
groupés autour d’une jument qui portait une clochette attachée au
poitrail, piaffaient en hennissant devant la porte. Cinq ou six
domestiques achevaient, en jurant, de charger autant de mules; un autre
tenait en bride trois beaux chevaux, dont deux harnachés de selles de
femme. Enfin, au moment où j’arrivais, la porte cochère s’ouvrit, et
deux autres serviteurs sortirent à cheval, tenant chacun à la main un
morceau de bois de sapin enflammé en guise de torche. A la lueur que
projetaient ces flambeaux improvisés, je vis don Urbano s’avancer vers
moi.

--Nous allons donc voyager en caravane? lui demandai-je en lui montrant
l’escadron de chevaux qui obstruaient la rue.

--Nullement, me dit-il; ce sont les relais que j’envoie en avant, car
nous avons vingt-cinq lieues à faire par jour.

--C’est ce que vous appelez voyager à petites journées?

--Oui, certes, et qui plus est, je n’en agis ainsi que pour ces dames,
qui ne sont pas accoutumées aux longues traites.

Presque en même temps don Urbano donna l’ordre du départ. Alors chevaux,
mules et domestiques, tous partirent au galop en faisant retentir les
rues du bruit de leur course, à la grande confusion des dormeurs. Puis,
quand le tumulte eut cessé, nous partîmes nous-mêmes précédés par les
porteurs de torches, qui s’élancèrent devant nous en secouant la flamme
du sapin et en semant l’obscurité de mille étincelles.

A six lieues de là, nous rejoignîmes la _caponera_ (c’est ainsi qu’on
appelle un certain nombre de chevaux de choix réservés pour l’usage
exclusif des propriétaires); on prit à peine le temps de détacher les
selles ruisselantes de sueur pour les placer sur des chevaux frais, et
nous repartîmes. Il convient de dire ici que ces chevaux, constamment
laissés en liberté, sont infatigables, et qu’ils sont frais encore quand
ils n’ont fait que quinze ou vingt lieues sans être montés. Ce ne fut
qu’à six lieues plus loin que, la chaleur devenant insupportable, nous
nous arrêtâmes pour nous reposer et faire la sieste; puis, après deux
heures de sommeil à l’ombre des arbres, nous reprîmes notre course, et
une troisième traite nous mena, vers cinq heures du soir, à un endroit
appelé la _Puerta del Cajon_. Nous avions fait les vingt-cinq lieues
convenues depuis le matin, et c’était là que nous devions passer la
nuit.

La Puerta del Cajon (porte du Caisson) est ainsi nommée parce que c’est
à cet endroit que la branche du rio San-Miguel appelée Uris commence à
_s’encaisser_ entre la sierra et un amphithéâtre de rochers. Le lit
sablonneux de la rivière devient, pendant la saison sèche, un chemin
agréable et commode. Appauvrie par une sécheresse de huit mois, la
rivière, au lieu de remplir son vaste lit comme dans la saison des
pluies, serpente en mille détours sur un fond de graviers et de galets.
Dans ses innombrables méandres, elle caresse mollement le pied des
saules et des trembles qui se penchent sur ses bords. Le bruit de leurs
feuilles, sans cesse agitées, égale à peine en douceur le frémissement
des eaux limpides et transparentes. De temps à autre, une chute d’eau
qui se précipite dans quelque ravin éloigné vient mêler son harmonie
lointaine aux murmures de l’Uris. Les dentelures azurées de la chaîne
qui l’enserre d’un côté s’élèvent à pic au milieu des cimes pressées des
arbres étagés en gradins gigantesques. Sur les rochers du bord opposé
s’étendent, comme un rideau mobile, des plantes verdoyantes et des
lianes fleuries qui baignent leurs rameaux dans les eaux capricieusement
promenées d’une rive à l’autre; mais, dans la saison des pluies, au lieu
de ce riant tableau, l’Uris n’offre plus que des aspects funèbres. Le
lit entier de la rivière est envahi tout à coup par des eaux fangeuses,
qui écument, bouillonnent et courbent la cime des arbres dont naguère
elles caressaient humblement le pied. Des arbres déracinés, des cadavres
d’animaux surpris par la crue subite, roulent en tournoyant dans les
flots jaunis. Les échos répètent avec le bruit du tonnerre les
mugissements de l’Uris, les roches se renvoient les cris plaintifs de
cohortes d’oiseaux qui volent en rond au-dessus des vagues, ou qui,
acharnés sur un cadavre flottant, se laissent entraîner avec lui. Du
sommet, des flancs de la sierra, voilés alors de brouillards
impénétrables, des bruits effrayants montent jusqu’au ciel; des rochers
détachés de leurs bases roulent d’abîme en abîme, les arbres craquent
sous leur choc; on dirait que ces brumes épaisses cachent sous leur
manteau la lutte du génie des eaux contre le génie des montagnes. Avec
le retour des premières chaleurs, les eaux limoneuses s’épurent de
nouveau en diminuant, les pics de la sierra dégagent leur azur du sein
des vapeurs; les cimes des arbres secouent les souillures argileuses de
leurs feuillages et les détritus végétaux suspendus en flocons à leurs
branches: les paysages de l’Uris ont repris leur charme idyllique; mais
les sables cachent une nouvelle récolte d’or que les eaux ont fait
descendre de hauteurs inaccessibles, et la nature a jeté dans ses
convulsions une nouvelle pâture à la cupidité de l’homme.

Les domestiques du sénateur avaient profité de nos deux heures de sieste
pour préparer notre campement. Le choix de l’emplacement faisait honneur
à leur goût. Les premières croupes des montagnes s’élevaient à cet
endroit, couvertes d’arbres penchés qui formaient une arche de verdure
au-dessus de la rivière. Sur la berge opposée, une pente douce
conduisait à une esplanade de rochers dont une épaisse végétation
tapissait les déchirures. C’était au sommet de cet amphithéâtre naturel
que tout était disposé pour passer la nuit. Auprès d’un vaste brasier
allumé à quelque distance, la moitié d’un mouton rôtissait sur deux
fourches de bois de fer. Sur l’herbe étaient disposées les provisions
contenues dans les cantines. Dans une source qui sortait du pied des
rochers et venait mêler à la rivière ses eaux glacées, sous l’ombre que
versait la cime épaisse des arbres inclinés, des outres gonflées
rafraîchissaient le vin contenu dans leurs flancs, inappréciable
précaution après une course de douze heures dans une atmosphère dont un
thermomètre, que j’avais rencontré par hasard au premier relais, portait
la chaleur, à l’ombre, à 95 degrés Fahrenheit. Après le repas, la nuit
tomba presque glaciale sous l’influence de la rivière. Des matelas
furent disposés, pour le sénateur et sa famille, près d’un nouveau foyer
allumé au centre de la clairière, après toutefois que les domestiques
eurent battu soigneusement les buissons environnants de leurs cravaches
plombées, pour en écarter les serpents. Quant à moi, j’étais depuis trop
longtemps privé de lit pour ne pas regarder un matelas comme une
superfluité puérile, et je m’étendis avec délices sur le gazon le plus
épais que je pus choisir. Puis, au murmure monotone de l’Uris dans son
lit de roches et du vent dans le feuillage, aux glapissements plaintifs
des chacals qui hurlaient de près et de loin, au retentissement affaibli
de la clochette de la jument capitane, à ces mille bruits mystérieux de
la nature sauvage, je ne tardai pas à fermer mes yeux appesantis par le
sommeil, qu’on ne sollicite jamais longtemps dans les bois.

Les _cabrillas_ (les pléiades), horloge du voyageur dans le désert,
marquaient à peine trois heures quand je fus réveillé par les apprêts du
départ. Les taillis craquaient de tous côtés sous les écarts des chevaux
arrachés non sans regret à leur pâturage rafraîchi par la rosée de la
nuit. Les domestiques s’appelaient et se répondaient; le foyer ravivé
projetait de vives lueurs jusque dans les échappées les plus profondes
de la forêt, et teignait d’un reflet rouge les eaux noires de l’Uris.
Bientôt j’entendis la voix du sénateur qui m’invitait à venir prendre le
chocolat avant de partir. Je quittai ma couche de gazon; les voyageuses
n’étaient pas encore levées, et, sur leur invitation expresse faite avec
tout l’abandon gracieux des pays chauds, nous nous assîmes sur leur lit
pour prendre ce léger repas. C’était un tableau nouveau pour moi que
celui de ces jeunes femmes au milieu des bois, appuyées mollement sur la
dentelle de leurs oreillers, sous cette alcôve de feuillage auquel le
firmament étoilé formait un dais resplendissant. J’aurais voulu pouvoir
prolonger ces instants; mais, le repas achevé, tout étant prêt pour le
départ, il fallut remonter à cheval.

Nous continuâmes à suivre le lit de la rivière, relayant comme la
veille, et nous arrivâmes au petit village de Banamiché. Les habitants
peu nombreux de ce village, groupés devant leurs portes, nous
regardaient avec curiosité; parmi eux, un homme vêtu d’un froc de
franciscain retroussé jusqu’à la ceinture, et chaussé de _bottes de
cheval_[22] garnies d’énormes éperons, semblait nous observer avec un
intérêt tout particulier. La beauté de doña J..., la femme du sénateur,
assez remarquable pour fixer partout l’attention, détermina le moine à
nous parler et à nous offrir l’hospitalité sous son toit. L’offre fut
acceptée, et nous mîmes pied à terre. Une ménagère de mine assez
avenante vint nous recevoir, escortée d’une demi-douzaine d’enfants.

  [22] On appelle ces bottes, formées de deux peaux de chèvre tannées et
    curieusement estampées ou gaufrées, _botas vaqueras_.

--_A quien Dios no dió hijos le dió ahijados_[23], nous dit le _padre_
Nieto: ainsi se nommait notre hôte. C’était, je pense, en reconnaissance
des soins paternels qu’il prenait de ses filleuls, que les petits drôles
l’honoraient d’un nom plus tendre que celui de parrain.

  [23] «Dieu a donné des filleuls à celui à qui il a refusé des
    enfants.»

Après avoir remercié ce digne homme de son hospitalité bienveillante,
nous continuâmes notre route jusqu’à Arispe, où nous arrivâmes le soir.
De la Puerta del Cajon jusqu’à cette ville, nous avions toujours suivi
le lit de l’Uris, dont nous avions traversé cent huit fois les sinueux
détours. Je ne dirai que peu de chose d’Arispe. C’était la dernière
ville que je devais rencontrer avant les déserts que je m’étais promis
d’explorer, et je n’y séjournai que le temps strictement nécessaire pour
me reposer. Avant la translation du pouvoir législatif de l’État à
Arispe, cette ville n’était qu’une bourgade sans importance. Aujourd’hui
encore elle est moins peuplée qu’Hermosillo, et n’égale cette dernière
ville en étendue que grâce aux vastes jardins ou _huertas_ dont chaque
maison est entourée. Dans ces huertas, des massifs de grenadiers, de
poiriers et de pêchers, offrent en tout temps de frais ombrages, et, à
l’époque de la floraison, le plus agréable pêle-mêle de fleurs pourpres,
roses et blanches. Les grenades, les coings et les pêches d’Arispe sont
renommés dans tout l’État de Sonora. Comme toutes les villes de la
république, et généralement les villes hispano-américaines, Arispe a des
rues alignées au cordeau et percées à angle droit. Les maisons en pisé,
uniformément recouvertes d’une couche de plâtre, ne se composent que
d’un rez-de-chaussée. Des fenêtres de plain-pied avec la rue, bien que
défendues par des barreaux de bois assez rapprochés, n’en laissent pas
moins pénétrer la vue dans l’intérieur des maisons, et le soir l’éclat
des lumières dans l’obscurité des rues. De cette façon, la ville paraît
animée pendant le jour malgré le petit nombre de passants, et il y règne
la nuit une clarté suffisante nonobstant l’absence de tout éclairage
public. Du reste, à l’exception de la prison, bâtie en pierres de
taille, et dont les cachots voûtés sont toujours vides, nul monument
public n’attire dans Arispe l’attention du voyageur. Cette _cité_ (siége
du congrès de l’État, elle a droit à ce nom) n’est remarquable que comme
une dernière halte de la civilisation sur les confins des vastes déserts
du nord. A partir d’Arispe, la civilisation du midi cesse de marcher
vers le nord; elle restera stationnaire jusqu’au moment où elle se
rencontrera avec l’invasion anglo-américaine, qui apporte la
civilisation du nord vers le midi.

Quoique l’hospitalité du sénateur me rendît fort agréable le court
séjour que je fis à Arispe, j’étais de la classe trop nombreuse de ces
voyageurs ingrats à qui l’instinct vagabond fait oublier l’accueil le
plus gracieux, et qui ne savent le reconnaître qu’en allant le regretter
loin du lieu où ils l’ont reçu. Je pris donc congé de la famille de don
Urbano pour me diriger vers le _placer_ de Bacuache.--A Dieu ne plaise,
me dit le sénateur, que je cherche à vous effrayer au sujet du voyage
que vous entreprenez! Mais je ne veux pas non plus vous laisser dans une
sécurité trompeuse. Depuis quelque temps, il est question d’incursions
d’Indiens aux environs d’Arispe, de malfaiteurs ou de vagabonds qui
parcourent les routes que vous avez à suivre: ainsi marchez, comme dit
le proverbe, la barbe sur l’épaule, et soyez prudent. Je mets à votre
disposition un de mes domestiques, homme de résolution et de bon
conseil, et qui pourra vous servir au besoin. Maintenant, adieu et bonne
chance!

Le sénateur me donna une accolade cordiale, et je montai à cheval après
l’avoir affectueusement remercié de sa bienveillante sollicitude. Il
était trois heures de l’après-midi quand je quittai Arispe. Selon
l’itinéraire qui m’avait été tracé, je devais aller coucher dans les
bois à six lieues de là, finir ma journée du lendemain à Fronteras, et
gagner Bacuache le jour suivant.

J’avoue que je me mis fort mélancoliquement en route. Le rapide et
agréable trajet que j’avais fait d’Hermosillo à Arispe, le train
fastueux que j’avais partagé, ne servaient qu’à rendre plus pénible mon
isolement. Et pourtant, combien de centaines de lieues n’avais-je pas
faites ainsi, seul, ou avec mon guide pour unique compagnon! mais
quelques heures de prospérité m’avaient complétement amolli.
Heureusement je n’avais à lutter que contre une impression passagère,
et, au bout d’une heure de route, ce parfum enivrant d’indépendance
qu’apporte avec elle la brise du désert m’avait délivré de mes tristes
réflexions. En sortant d’Arispe, nous suivîmes encore le lit de l’Uris:
des chutes d’eau se précipitaient de tous côtés avec un pétillement
pareil au bruit des feuilles, tandis que les grands arbres penchés sur
l’eau, les lianes fleuries qui se balançaient au vent, secouaient leurs
branches avec une harmonie semblable au murmure des cascades; les berges
sonores de la rivière se renvoyaient en échos cadencés l’interminable
enchaînement d’_estribillos_ que mon guide chantait depuis notre départ.
Il marchait en avant avec cette insouciance de l’homme pour qui les
déserts n’ont plus rien de mystérieux. Je le perdais de vue et le
retrouvais alternativement dans les sinuosités du chemin, n’interrompant
sa chanson que pour couper d’un coup de cravache, entre deux refrains,
la tête pendante de quelque liane. Cependant, une heure avant le coucher
du soleil, il se tut au moment où de grands rochers qui s’avançaient sur
la route venaient encore une fois de le dérober à ma vue. Bientôt je
l’aperçus de nouveau, occupé à attacher son cheval à un arbre voisin;
j’en conclus que nous devions nous arrêter là. Des saules dispersés en
bouquets serrés cachaient le bord de l’eau: le long de ces saules, un
tapis de gazon s’étendait, jonché de flocons blancs que le vent
arrachait aux gousses épanouies des cotonniers qui croissaient derrière
les saules, et des arbres de haute futaie abritaient cette verte pelouse
du côté opposé à la rivière.

--Que peut-on désirer de mieux? me dit mon guide en prenant la bride de
mon cheval. De l’eau pour nous, du gazon pour nos bêtes, du bois en
abondance, et par-dessus tout, ajouta-t-il en me montrant des touffes de
grosses lianes à fleurs bleues qui envahissaient les troncs des arbres,
ce _huaco_, remède souverain contre la morsure des serpents?
N’admirez-vous pas, continua-t-il en dessellant nos chevaux, comment
Dieu a toujours mis le remède à côté du mal? Partout où ces lianes se
rencontrent, c’est un signe que les serpents à sonnettes se trouvent en
abondance. Voyez-vous là-haut cet oiseau[24] qui ressemble à un faisan
et qui vole en rond au-dessus de nous, et cet autre, de la grosseur d’un
pigeon, au plumage noir[25], avec le dessous de la queue jaune? Ce sont
les deux plus redoutables ennemis de ces reptiles, et Dieu les a doués
l’un et l’autre d’un instinct admirable pour les combattre. Leur
présence ici confirme encore ce que je vous dis, que ces lieux sont
infestés de serpents.

  [24] Le _choyero_. On appelle _choya_ une espèce de nopal-raquette
    dont les graines forment une boule ronde hérissée de piquants d’une
    force à percer le cuir le plus épais. Ces graines se détachent en
    grande quantité et jonchent le sol; elles servent d’armes à l’oiseau
    appelé _choyero_, du nom de cette plante. Quand cet oiseau aperçoit
    un serpent endormi et couché en rond, il l’entoure d’une double ou
    triple ceinture de ces piquants formidables, puis le frappe d’un
    coup d’aile. Le serpent, qui se déroule précipitamment, s’enfonce
    ces pointes dans le ventre, et dans cet état le choyero en vient
    facilement à bout.

  [25] Le _huaco_, ainsi appelé du cri qu’il fait entendre. Quand, dans
    les combats qu’il livre aux serpents à sonnettes, il se sent piqué,
    il mange, comme contre-poison, quelques feuilles de la liane à
    laquelle on a donné son nom. Ces feuilles, mâchées et appliquées sur
    la piqûre, sont un remède infaillible.

--Mais, lui dis-je, pourquoi nous arrêter ici?

--Parce que, reprit Anastasio (c’était le nom de mon guide), nous
trouverions sûrement partout ailleurs les mêmes inconvénients, sans y
rencontrer peut-être les mêmes avantages.

A ces mots, jetant par terre les deux lourdes selles de nos chevaux, il
étendit complaisamment sur le gazon les _zaleas_ (peaux de mouton) et
les _armes d’eau_. Une des selles, destinée à servir d’oreiller,
compléta ce lit peu confortable.

--Étendez-vous là, me dit-il, pendant que je vais faire boire nos
chevaux et les attacher dans quelque endroit où le gazon soit bien
touffu, pour qu’ils puissent en prendre à leur aise; ensuite nous nous
occuperons de notre souper.

Je suivis son conseil, et le murmure de l’eau voisine ne tarda pas à me
plonger dans une espèce d’assoupissement lucide, pendant lequel je
percevais avec ravissement tous les bruits indistincts du désert qui
s’endormait à son tour. Une voix me réveilla au bout d’une heure
environ: j’ouvris les yeux; la nuit était venue, et la clarté d’un feu
allumé près de moi me montra Anastasio debout à mes côtés. Il tenait
d’une main une petite valise ou sachet allongé, de l’autre une moitié de
calebasse remplie d’eau.

--Aimez-vous, me demanda-t-il, le _pinole_ clair ou épais?

--Épais, lui répondis-je, car j’ai grand’faim.

Anastasio fit couler la farine épicée du sac dans la calebasse, et
battit avec un morceau de bois le mélange nommé _pinole_ de manière à en
faire une espèce de mastic. Alors il me tendit la calebasse avec autant
de respect que si c’eût été le vase d’or destiné à parer la table de
quelque millionnaire, et resta immobile près de moi, la tête découverte.
Tout en faisant avec résignation ce frugal repas, j’adressai quelques
questions à Anastasio.

--Je n’ai pas besoin de vous demander, lui dis-je, si vous êtes allé
déjà jusqu’à Bacuache?

--Qui n’est pas allé à Bacuache au moins une fois en sa vie? me répondit
Anastasio en paraissant sourire d’une demande aussi naïve.

--Et vous n’avez pas été tenté de vous livrer à la recherche de l’or?

--Non, me répondit-il tristement; c’est parfois un horrible métier, et
l’apprentissage que j’en ai fait m’en a dégoûté pour toujours.

Je n’étais pas fâché d’entendre quelque récit d’une de ces courses
aventureuses dont on m’avait parlé, pour m’aider à achever mon souper,
et je priai Anastasio de me raconter les circonstances auxquelles il
faisait allusion.

--J’avais à peine quinze ans, me dit-il, et j’en ai trente-cinq
aujourd’hui, quand mon père, qui était un gambusino assez entreprenant,
sur l’avis que lui donna un de ses amis de la découverte d’un riche
_placer_, m’emmena, avec mes deux frères, à la recherche du gîte en
question. A cette époque, le village de Bacuache n’existait pas encore,
et les récits que nous faisait l’ami de mon père enflammaient tellement
notre imagination, que nous nous serions bien gardés de perdre notre
temps en route. Au bout de six journées, nous arrivâmes au préside de
limite, et, après nous être cotisés pour faire dire une messe par le
chapelain du préside, nous entrâmes dans le désert, c’est-à-dire au
milieu de l’Apacheria (pays des Indiens Apaches). Le _placer_ que nous
cherchions était près du lit d’une petite rivière qui n’a pas encore de
nom; mais, pour y arriver, nous avions à traverser des plaines sans eau.
Or, un soir que nous campions dans un _arenal_ (désert de sable), nous
mourions littéralement de soif, et il ne nous restait entre cinq qu’une
gourde remplie d’eau. Cette soif maudite nous tourmentait tellement, que
nous nous battîmes à qui aurait la gourde. Dans la vivacité de la lutte,
il y eut un coup de couteau de donné; ce fut notre père qui le reçut de
son ami. A la vue du sang qui coulait en abondance de sa blessure, mon
frère aîné, pour le venger, se jeta sur l’assassin et le poignarda à son
tour. Nous nous empressâmes autour de notre père, qui, dans l’angoisse
de sa blessure, demandait ardemment de l’eau. Je me précipitai sur la
gourde, qui était restée en notre pouvoir; mais, hélas! arrachée de main
en main, elle avait abreuvé les sables de la dernière goutte d’eau
qu’elle contenait. La nuit nous surprit ainsi; tant qu’elle dura, les
plaintes de notre père, qui demandait de l’eau d’une voix de plus en
plus affaiblie, troublèrent le profond silence du désert. Nous errions,
comme des fous, à l’aventure, ne sachant que faire pour le soulager;
car, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, nous ne découvrions que
des sables arides. Enfin les plaintes cessèrent; mon père était mort!
Toute la nuit je pleurai à ses côtés. Le jour naissant éclaira deux
cadavres baignés dans leur sang. A côté de celui de notre père, des
grains d’or brillaient au soleil, au milieu d’une mare rouge. Je n’ai
pas besoin de vous dire, seigneur cavalier, que sur cet or, lavé par le
sang paternel, nul de nous n’osa mettre la main. Nous tînmes conseil,
mais désormais notre course était sans but; nous avions tué l’homme qui
seul pouvait nous diriger dans nos recherches, et nous revînmes sur nos
pas, laissant blanchir sur le sable le cadavre de l’assassin. Voilà
pourquoi, seigneur cavalier, je me suis dégoûté à jamais du métier de
chercheur d’or.

--Et vos frères? demandai-je à Anastasio quand il eut terminé cette
triste histoire.

--L’aîné a renoncé, comme moi, au _gambuseo_; mais Pedro, le second, a
continué son premier métier, et j’ai ouï dire qu’il était à Bacuache, où
nous le trouverons sans doute.

Le lendemain matin, une brume épaisse flottait sur la cime des arbres et
se résolvait en une abondante rosée; la lune argentait encore les
détours sinueux de l’Uris, quand nous nous remîmes en route. Après
quelques heures de marche, nous quittâmes le lit de l’Uris pour entrer
dans celui de la rivière de Bacuache. Nous avions traversé tant de fois
l’eau qui serpentait dans ces ravins, que la corne amollie de nos
chevaux, qui, selon l’usage du pays, n’étaient pas ferrés, s’était usée
sur les graviers. Aussi n’avancions-nous plus que lentement, et, quand
la nuit vint nous surprendre, bien que nous n’eussions fait qu’une halte
d’une heure vers le milieu de la journée, nous étions encore à une assez
grande distance du petit village de Fronteras. Le paysage commençait à
prendre une teinte lugubre. La chaîne de montagnes que nous avions
côtoyée à partir d’Hermosillo, au lieu d’un pittoresque amphithéâtre de
forêts, ne présentait plus que des pics escarpés et arides. Sur ces
pics, des vapeurs épaisses se balançaient au vent comme des draperies
flottantes; la végétation était aussi plus maigre sur les bords
sablonneux de la rivière. De grandes trombes de sable fin
tourbillonnaient tristement de distance en distance, et s’abattaient
dans l’eau avec un pétillement semblable à celui de la pluie. Bientôt
nous arrivâmes à un endroit où la route se resserrait entre deux talus
rapides, formés, d’un côté, par les montagnes, et, de l’autre, par un
mur de roches couronnées d’herbes sèches, de cactus épineux et d’aloès.
Quelques chênes verts, des sapins, s’élevaient, parmi les buissons, de
distance en distance, et, aux aisselles de leurs branches ou dans les
crevasses de leur écorce, des peaux de serpents, dépouilles de ces
reptiles pendant la mue, se tordaient hideusement sous la brise. L’eau
ne murmurait plus, elle commençait à gronder; en un mot, jamais plus
mélancolique paysage ne s’était offert à mes yeux.

J’entendais depuis quelque temps sur le sommet du talus, à ma droite, un
bruit de branches froissées que j’attribuais à quelque animal sauvage,
quand, dans un endroit où la crête du rocher était nue, j’aperçus à peu
de distance derrière moi un homme qui marchait sur le talus, et semblait
régler son pas d’après l’allure de mon cheval. Un large chapeau noir,
dont les ailes commençaient à se déchiqueter, ombrageait sa figure hâve
et décharnée. Une gourde, comme celle que la tradition suspend au
bourdon des pèlerins, était passée à son cou par une ficelle. Une
_frazada_ (espèce de couverture grossière), dont la pluie et le soleil
avaient effacé toutes les couleurs, était jetée sur son épaule. Bref, à
l’aspect de cet homme, on pouvait hésiter entre la défiance et la pitié.
Je ne fis d’abord à cette rencontre qu’une médiocre attention, mais il
me sembla bientôt évident que le voyageur réglait strictement son pas
sur le mien. Pour m’en assurer, je pressai celui de mon cheval, et il me
parut presser le sien aussi. Je le ralentis, et le voyageur ralentit sa
marche pour la reprendre plus rapide, quand je lui en eus donné
l’exemple. Cette persistance avait de quoi m’étonner. Enfin, dans un
endroit où le talus s’abaissait vers une plaine à laquelle j’arrivais,
j’arrêtai mon cheval, décidé à demander un éclaircissement sur cette
espèce d’espionnage. L’inconnu sembla d’abord hésiter, puis il se
détermina à me rejoindre. Anastasio marchait toujours en avant.

--Holà! l’ami, lui dis-je, si vos intentions sont telles que je les
suppose, vous n’aurez rien à gagner avec moi, je vous en préviens.

L’inconnu se trouvait en ce moment tout près de moi, et j’en profitai
pour l’examiner à mon aise. Il pouvait avoir une quarantaine d’années,
mais la fatigue ou le chagrin paraissait l’avoir vieilli avant l’âge.
Quelques cheveux gris commençaient à se mêler aux cheveux noirs qui
tombaient sur ses épaules. Au geste que je fis en indiquant mes
pistolets, un sourire d’une tristesse navrante se dessina sur ses traits
flétris; sans me répondre, il porta une main à son chapeau, et, tirant
l’autre des plis de la couverture qui lui servait de manteau, il me
montra silencieusement des doigts horriblement mutilés. A la vue de
cette main informe, mon ardeur belliqueuse fit place à la pitié, et je
me disposais à donner quelque aumône à ce malheureux. L’inconnu devina
sans doute mon intention, car une faible rougeur colora sa figure.

--Je n’ai besoin de rien, seigneur cavalier, me dit-il; la seule grâce
que je vous demande, c’est que vous me permettiez de vous suivre à
quelque distance pour traverser ce ravin. J’avais espéré le faire sans
être vu, mais j’aime mieux vous prier de ralentir un peu le pas de votre
cheval, car la fatigue et la terreur m’accablent.

En disant ces mots, le pauvre diable essuyait avec sa couverture son
front ruisselant de sueur; je vis ses pieds nus laisser sur le sable une
empreinte rougeâtre.

--Mais je m’arrêterai, lui dis-je ému de compassion; vos pieds saignent,
et vous ne pouvez marcher ainsi.

--Pour l’amour de Dieu et de la sainte Vierge, n’en faites rien,
seigneur cavalier, j’ai hâte de traverser ce ravin.

--Vous ne connaissez donc pas ce chemin? lui dis-je.

L’inconnu fit un geste d’effroi.

--Je ne le connais que trop, seigneur cavalier; de l’endroit où nous
sommes jusqu’à un quart de lieue d’ici, il est peu de cailloux qui
n’aient été rougis de mon sang, et d’un sang plus précieux encore,
ajouta-t-il d’une voix altérée et en poussant un profond soupir.

--Eh bien donc! lui dis-je, en route! Aussi bien la nuit va venir, et
nous sommes encore loin du gîte.

A ces mots, je me remis en marche; mais, quoique j’avançasse lentement,
mon nouveau compagnon de voyage ne semblait me suivre qu’avec beaucoup
de peine. La rivière s’encaissait de nouveau entre deux berges rocheuses
d’un aspect sinistre. La cime des pins qui s’élevaient à droite et à
gauche était encore éclairée par le soleil, mais déjà l’ombre épaisse
qu’ils projetaient s’étendait sur les eaux comme un voile sombre; la
nuit nous menaçait d’une obscurité complète dans ces bas-fonds, et
j’avais hâte d’en sortir. Je pris donc le parti d’appeler Anastasio et
de proposer à l’inconnu de le prendre en croupe; car, si la défiance me
retenait encore, l’humanité me faisait un devoir de ne pas abandonner un
voyageur dans la détresse, et il était évident que les forces allaient
manquer à celui-là. Il accepta mon offre avec une extrême gratitude, et,
au moment où il achevait de se hisser péniblement sur la croupe de mon
cheval, Anastasio nous rejoignait. Nous continuâmes silencieusement
notre route pendant quelques minutes. A l’aspect des grands arbres qui
dessinaient sur le ciel des images fantastiques, au bruit sourd des
feuilles qui gémissaient sous la brise du soir, mon compagnon semblait
en proie à une vive terreur, et ce n’était qu’à voix basse qu’il me
disait de temps en temps, en me montrant ces masses sombres ou en
écoutant cette harmonie plaintive: _Jésus Maria!_ ne voyez-vous rien
remuer là-bas? N’avez-vous rien entendu?

Je prêtais l’oreille malgré moi; involontairement aussi mes yeux
cherchaient à percer les ombres qui envahissaient déjà l’horizon, mais
je n’entendais que le cri de la chouette qui s’éloignait d’arbre en
arbre, et le murmure monotone des eaux; je n’apercevais que les noires
silhouettes projetées par les buissons qui bordaient la route.

--Sommes-nous encore bien loin de la croix dont on m’a parlé?
demandai-je à Anastasio.

A cette question, mon compagnon tressaillit.

--La voilà, me dit-il d’une voix étouffée. Et je l’entendis murmurer une
prière à voix basse.

A quelque distance de là, j’aperçus effectivement, sur le sommet du
talus, la croix de sinistre mémoire; nous ne tardâmes pas à y arriver.

--Seigneur cavalier, me dit l’inconnu, vous mettriez le comble à vos
bontés, si vous vouliez vous arrêter un instant au pied de cette croix.

--Pourquoi? lui demandai-je, plus contrarié que je ne voulais le
paraître de m’arrêter dans un endroit aussi suspect.

--Un instant, un seul instant, reprit le mutilé d’une voix suppliante;
le temps de dire à celui dont elle recouvre la tombe que sa mort est
vengée.

Sans attendre ma réponse, il se laissa glisser à terre, et, avec une
agilité dont je ne l’aurais pas cru capable, il gravit, en s’aidant des
racines qui pendaient çà et là, les flancs escarpés du ravin.

--Connaissez-vous donc, lui dis-je étonné, celui qui est enterré là?

Il s’agenouilla, et me répondit d’une voix sourde en étouffant un
sanglot douloureux:

--C’est mon fils assassiné qui dort sous cette tombe, seigneur cavalier.

Je me découvris devant cette croix, qui jetait comme un reflet funèbre
sur le ravin déjà si désolé, et j’attendis. Quand le mutilé eut fait sa
prière, il serra précieusement dans son sein quelques fleurs qu’il
cueillit au pied de la croix, et remonta en croupe.

--Le pauvre enfant, me dit-il, a été plus faible que moi; il est mort au
dixième coup de couteau; car je les ai comptés, je ne comptais que les
siens! Ces mains mutilées en le défendant semblaient m’interdire tout
espoir de vengeance, n’est-ce pas, seigneur cavalier? et cependant elles
m’ont suffi pour le venger.

--Vous êtes donc le gambusino Rivas? lui dit Anastasio.

--Oui, répondit-il avec un certain orgueil, je suis le gambusino Rivas,
qui le premier a découvert le _placer_ de Bacuache. L’or que j’en
rapportais il y a un an a été la cause de la mort de mon enfant! Je
revenais avec lui, ici même, un soir comme celui-ci, lorsque trois
assassins, la figure couverte de cravates noires, nous ont assaillis
lâchement. J’eus beau leur crier: Grâce pour mon fils! les mains que
j’étendais pour le protéger ont été hachées. Les assassins au moins
n’auraient pas dû parler, car c’est leur voix qui, plus tard, me les a
fait reconnaître; c’est par leur voix que Dieu les a livrés à ma
vengeance.

Anastasio fit un signe dubitatif.--Étiez-vous sûr que ce fussent eux?
demanda-t-il.

--Écoutez, seigneur cavalier. Quand il y a trois mois je me suis trouvé,
avec ceux dont je reconnaissais la voix dans les souterrains de Subiate,
bourrant le boyau qui devait faire éclater le rocher[26] dans lequel se
cachait un riche filon, je me suis dit: Une étincelle arrachée par la
pointe de la pipe qui entasse cette poudre peut nous faire sauter tous;
si ce sont les assassins de mon fils, je le reconnaîtrai à ce signe
qu’eux seuls mourront et que j’en réchapperai; si ce ne ne sont pas eux,
je périrai avec eux, et qu’alors Dieu me pardonne comme à eux! Je n’ai
pas hésité. Vous m’avez vu tout à l’heure près de succomber à la terreur
que m’inspire ce lieu terrible, où j’ai vu assassiner mon enfant; sans
vous, d’affreux souvenirs m’auraient peut-être tué avant que je pusse
venir dire à mon fils qu’il était vengé: et cependant ma main n’a pas
tremblé en frappant le roc; l’étincelle a jailli, et la preuve que Dieu
me livrait les assassins de mon fils, c’est que, pendant que leurs
débris sanglants retombaient sur moi, je suis resté debout, sain et
sauf! N’était-ce pas là le jugement de Dieu? reprit-il après un court
silence. Aurait-il permis ce miracle, si ces hommes eussent été
innocents?

  [26] Les mineurs mexicains se servent, pour bourrer la poudre, de
    leurs instruments de fer, et il est étonnant que des catastrophes du
    genre de celle-ci ne soient pas plus fréquentes.

Anastasio hocha de nouveau la tête d’un air d’incrédulité, mais il se
tut, et nous continuâmes notre marche. Une heure après nous entendîmes
les aboiements des chiens errants qui annoncent la proximité des
villages au Mexique.

--Dans quelques minutes, dit le domestique, nous allons voir les feux de
Fronteras. Là, seigneur cavalier, vous pourrez faire un meilleur repas,
ou tout au moins dormir sous un toit.

Cependant les aboiements des chiens devenaient de plus en plus
distincts, mais aucune lumière ne brillait encore à travers les arbres.
Nous sortîmes du lit de la rivière pour suivre un sentier qui conduisait
à une petite plaine au milieu de laquelle un groupe de maisons
apparaissait à quelque distance; ces maisons semblaient abandonnées; nul
bruit, nulle lumière, ne révélaient la présence des habitants.

--Allons, dit Anastasio en descendant de cheval, je vais réveiller ces
dormeurs, car nos chevaux ne seront pas fâchés de se refaire avec un
_quartillo_ de maïs, et j’espère, de mon côté, trouver quelques poulets
pour notre souper.

Anastasio frappa rudement du pommeau de son sabre à la porte de la
première cabane qu’il rencontra; mais l’écho seul lui répondit...

--Du diable si j’y comprends rien! murmura le domestique tout en
redoublant son tapage. Notre étonnement s’accrut, quand nous nous
aperçûmes que les autres cabanes, dont quelques-unes restaient ouvertes,
étaient toutes également vides. Nous en comptâmes ainsi une vingtaine.

--Écoutez, me dit Anastasio, qui semblait réfléchir; il doit y avoir
quelque diablerie dans tout ceci, et il est nécessaire que je
l’éclaircisse. Il faut, en tout cas, de la prudence. Retournez avec le
gambusino dans le lit de la rivière; grâce aux rochers qui l’encaissent,
le feu que nous serons forcés d’y allumer pour passer la nuit ne se
verra pas de loin; quant à moi, je vais à la découverte, et je
reviendrai vous dire ce que je pense de tout ceci. Si vous faites du
feu, évitez toutefois d’y jeter les branches du _palo hediondo_[27]; le
seigneur Rivas vous aidera à le connaître.

  [27] Bois puant. L’odeur de ce bois brûlé est infecte, et dénonce au
    loin le bivouac dont la flamme serait même invisible.

Ces conseils me firent comprendre que la position pouvait être grave.
Anastasio venait d’allumer une cigarette de paille de maïs; à la lueur
qu’elle répandait à chaque aspiration, je le vis se baisser, éclairant
ainsi le sol à ses pieds, et je le perdis bientôt de vue dans
l’obscurité. Je restai seul avec le gambusino, qui m’aida à ramasser du
bois mort, et nous eûmes bientôt allumé un feu que la fraîcheur de la
nuit rendait indispensable. Près d’une heure s’écoula, pendant laquelle
le mutilé garda le silence le plus profond, silence que la singularité
de ma rencontre avec lui et mes propres réflexions m’engageaient à ne
pas troubler. Anastasio revint. A la clarté du foyer, je remarquai que
sa figure était soucieuse. Il jeta par terre deux poulets qu’il avait
trouvés endormis, et auxquels il avait tordu le cou.

--Eh bien? lui demandai-je.

--Eh bien! reprit-il en se grattant la tête, ne vous alarmez pas de ce
que je vais vous dire; mais je crains d’avoir fait un serment téméraire.

--Comment cela? Expliquez-vous, lui dis-je.

--J’ai répondu de vous à mon maître, le seigneur sénateur, n’est-il pas
vrai?

--Oui.

--Mais, ma foi! j’ai peur d’avoir promis plus que je ne pourrai tenir.
J’ai vu la trace des Indiens à quelque distance du village, et, sans
doute, c’est la peur qui en a fait déménager tous les habitants. Les
Apaches sont-ils partis pour ne plus revenir? c’est ce que j’ignore. En
tout cas, nous ne pouvons guère songer à fuir; nos chevaux sont
horriblement _despeados_ et ne peuvent plus faire un pas: le mieux est
donc, à mon avis, de rester ici, car il y aurait peut-être plus de
danger à gagner Bacuache ce soir, si toutefois cela se pouvait. Ce que
je puis vous dire, c’est que, comme j’ai répondu de vous, je partagerai
votre sort. C’est tout ce qu’on peut exiger de moi. Qu’en pensez-vous,
seigneur Rivas?

Le gambusino, plongé dans une sombre apathie, ne répondit rien.

--A la grâce de Dieu! continua Anastasio; en tout cas, nous nous
défendrons de notre mieux.--Et, avec le sang-froid dont il m’avait déjà
donné des preuves, il se mit à plumer ses deux poulets; une baguette de
bois de fer, qui croissait en abondance autour de nous, servit de
broche. J’étais, comme il est facile de le penser, peu disposé à faire
honneur à sa cuisine; cependant, si la peur est contagieuse, le courage
l’est aussi, et l’attitude calme de ce domestique finit par me rendre
mon assurance. Néanmoins je prêtais l’oreille avec anxiété à tous les
bruits qui remplissent les bois vers le soir. Le murmure de l’eau qui
frémissait contre les rochers éboulés, le craquement des buissons
froissés par les longes de nos chevaux, le bourdonnement des nombreux
maringouins que la nuit semblait amener avec ses premières vapeurs, le
retentissement bruyant des arbres morts qui se tordaient sous la brise,
mille voix qui m’auraient fait rêver dans toute autre circonstance,
résonnaient alors comme des voix menaçantes. Au moment où notre rôti,
auquel Anastasio semblait donner tous ses soins, exhalait déjà une odeur
fort appétissante, ces bruits changèrent de nature; nous prêtâmes
l’oreille. Anastasio se pencha même pour écouter; mais il reprit bientôt
avec son indifférence habituelle:--Les blancs seuls marchent ainsi,
quoique l’allure de ceux-ci ressemble un peu à celle des Indiens;
maintenant il n’y a plus à s’y tromper.

En effet, des voix ne tardèrent pas à se faire entendre, le bruit des
pas se rapprocha, puis, à la lueur du feu qui éclairait le dessous des
feuilles sur le bord du talus, deux individus se montrèrent. C’était la
nuit aux aventures imprévues, et les deux nouveaux venus figuraient à
merveille dans l’espèce de drame improvisé dont cette journée de voyage
semblait former le prologue. Le premier était un homme de haute taille,
la figure couverte d’une épaisse barbe blonde tirant sur le roux. Un
bonnet en cône tronqué, fait évidemment de la peau de quelque animal,
mais qui ne conservait que quelques poils disséminés, couvrait une rude
chevelure de la couleur de la barbe. Une veste en gros drap gris, à
basques carrées et à larges poches, horriblement rapetassée, des espèces
de braies en peau de daim tannée, maintenues autour des jambes par des
courroies de cuir, composaient le reste de son vêtement. Des lanières de
peau, passées à droite et à gauche sur sa poitrine, soutenaient une
vaste gibecière en cuir qui pendait sur l’estomac, et une corne à
poudre. Un long _rifle_ à canon de cuivre était jeté sur son épaule. Le
costume de l’autre individu consistait en une veste de cuir d’un rouge
de brique (_gamuza_), qu’on passe par le cou comme une chemise, ornée
dans tous les sens de boutons de métal blanc, et en un pantalon de cuir
aussi, jadis rehaussé d’_agréments_ d’argent. Il était également armé
d’une carabine, mais la sienne était à canon bleu de fabrique liégeoise;
en outre, il portait sur le dos, au lieu de sac de voyage, une lourde
selle mexicaine.

Arrivés au bord du talus qui dominait l’endroit où nous étions assis,
les deux inconnus restèrent un instant immobiles.

--Voilà qui nous prouve, dit l’homme à la veste de cuir, en se tournant
vers son camarade, que nous sommes plus loin que vous ne pensiez de ceux
que nous cherchons, car ces cavaliers ne seraient pas si tranquilles
ici.

--C’est ce que nous verrons quand il fera jour, dit l’autre avec un
accent étranger; mais je soutiens toujours que nous ne devons pas être
loin d’eux.

--De qui parlez-vous? leur demandai-je.

--D’un parti de maraudeurs indiens que nous poursuivons depuis plusieurs
jours, reprit l’individu à veste de cuir, et dont nous avons perdu la
trace ce soir dans l’obscurité. Nous avons aperçu votre bivouac en la
cherchant, et, si vous voulez bien le permettre, nous nous reposerons
quelques heures en votre compagnie, seigneur cavalier.

En achevant ces mots, il déposa par terre, avec un soupir de
soulagement, la selle qui chargeait ses épaules.

--Volontiers, lui répondis-je enchanté de ce renfort inespéré, et voici
quelqu’un qui vous donnera des renseignements à l’égard des Indiens,
ajoutai-je en montrant Anastasio.

Les deux individus s’assirent sans façon à la mode du désert.

--Ah! les chiens! m’ont-ils fait _boucaner_[28]!

  [28] En français-canadien, _boucane_ veut dire pipe; _boucaner_,
    fumer, dans le sens figuré qu’on attache trivialement à ce mot.

Cette phrase, que prononça en français, avec l’accent traînard
particulier aux Normands, l’homme à la barbe blonde, me causa un vif
plaisir, car je fus certain d’avoir enfin devant les yeux un véritable
chasseur canadien, un rejeton de l’ancienne souche normande, un de ces
_coureurs de bois_ dont j’avais entendu raconter tant de prouesses
merveilleuses.

--Soyez le bienvenu, l’ami, lui dis-je à mon tour en français.

--Quoi! s’écria le Canadien, vous êtes Français! Touchez là, me dit-il
en me tendant sa large main avec une visible satisfaction; il y a bien
longtemps que je n’ai entendu parler ma langue. Du diable si je
m’attendais à trouver ici un compatriote avec qui je ne serai pas forcé
de _jargonner_ espagnol!

Pendant que nous échangions quelques phrases, Anastasio faisait part de
sa découverte au chasseur mexicain.

--Avais-je raison? s’écria le Canadien d’un air de triomphe.

--Je ne demande pas mieux que de m’être trompé, répliqua le Mexicain.
Puis, s’adressant à Anastasio:

--N’avez-vous pas remarqué, parmi les traces que vous avez trouvées près
de ce village, celles d’un cheval qui, par une singularité remarquable,
a le sabot droit de devant un peu plus large que le gauche?

--Ma foi non, dit le domestique; mais ce dont je suis sûr, c’est que le
parti qui a laissé ces empreintes est en marche depuis longtemps.

--Depuis quatorze jours, ni plus ni moins, reprit le Mexicain, depuis
que, profitant d’une négligence de notre part, ils nous ont dépouillés,
ce Canadien et moi, du produit d’une année de campagne, et, par-dessus
tout, d’un cheval que j’aimais comme un enfant.

A ce mot, le gambusino tressaillit douloureusement et cacha sa figure
dans l’ombre.

--Je ne regrette, moi, qu’une magnifique collection de peaux de loutres,
dont la moindre valait trente piastres (150 francs), ajouta le chasseur
canadien; mais patience, rira bien qui rira le dernier!

--C’est ma faute aussi, reprit le Mexicain; car, depuis le jour où j’ai
manqué à mon serment envers les âmes du purgatoire, tout a été pour moi
de travers.

Ces paroles avaient été dites avec un accent de componction dont je ne
pus m’empêcher de sourire.

--Ainsi, lui dis-je, vous ne croyez pas les âmes du purgatoire
étrangères à votre mésaventure? Je serais curieux de savoir en quoi vous
avez pu les offenser si gravement. Racontez-nous cela en prenant votre
part de notre souper.

--Volontiers, dit le Mexicain en jetant un regard de convoitise sur les
deux volailles qu’Anastasio achevait de débrocher. A l’exception du
gambusino Rivas, nous étions, autant qu’il m’en souvient, tous plus ou
moins affamés, et un moment de silence solennel précéda le souper. La
flamme du foyer éclairait alors un des groupes les plus bizarres que mes
souvenirs me rappellent: elle faisait ressortir les formes musculeuses
du coureur des bois canadien, jetait des reflets cuivrés sur la figure
déjà bronzée du chasseur mexicain, et donnait un aspect plus lugubre
encore au visage ravagé du gambusino.

--Vous autres _Américains_[29], dit le chasseur mexicain après s’être
signé dévotement, vous ne croyez à rien; mais, comme j’ai déjà eu
l’honneur de vous le dire, je n’en suis pas moins convaincu que les âmes
du purgatoire sont la cause de ma mésaventure. Avant d’être associé avec
ce seigneur canadien, la chasse était déjà mon principal métier. J’ai
passé bien des nuits à l’affût des cerfs, dont je vendais la peau assez
avantageusement, ou guettant aux abreuvoirs de la forêt les tigres et
les lions, pour lesquels les _hacenderos_ (propriétaires) me payaient
une prime de dix piastres par tête, en m’en laissant encore la peau
par-dessus le marché. Une légère partie de ces profits me servait à
faire dire des messes pour les âmes du purgatoire, et je puis dire que
mes affaires prospéraient. Puis je m’associai avec ce seigneur canadien,
et je laissai de côté les bêtes que j’avais chassées jusqu’alors pour
entreprendre avec lui l’exploitation des loutres et des castors. Or, un
jour que j’étais seul à l’affût de ces innocents animaux, j’aperçus les
ramures d’une magnifique paire de cerfs qui venaient se désaltérer à un
ruisseau sous un fourré assez épais. Mes premières chasses me revinrent
en mémoire, et j’éprouvai un vif désir de tuer ces deux cerfs. Comme
vous pensez, ce n’était pas aisé, mais j’espérais qu’en priant Dieu j’en
viendrais peut-être à bout. Je fis donc vœu mentalement que, si je les
abattais d’un coup, la peau de l’un serait pour moi, l’autre pour la
rédemption de quelques âmes du purgatoire; je glissai en même temps deux
balles de plus dans ma carabine, et je fis feu.

  [29] En Sonora, tout étranger est Américain. Dans le sud du Mexique,
    tout étranger est Anglais.

--Et vous les manquâtes tous les deux? lui dis-je.

--Oh! que non! Seulement, quand le nuage de fumée se fut dissipé, j’eus
la douleur de voir que mon cerf seul était resté sur le terrain, mais
que celui des âmes du purgatoire courait comme un démon.

--Pour un dévot aux âmes du purgatoire, c’était cependant un cas de
conscience facile à résoudre, lui dis-je en m’efforçant de garder mon
sérieux.

--Si j’avais eu moins de dévotion pour ces saintes âmes, je n’aurais pas
éprouvé une douleur si vive de voir leur messe s’enfuir à toutes jambes;
ce n’est que depuis le vol de mon cheval que j’ai pensé qu’en bonne
conscience j’aurais dû partager avec elles la moitié de la peau de mon
cerf; mais, ajouta le chasseur (et son regard devint menaçant), j’ai
fait un autre vœu, et celui-là, je le tiendrai. Depuis quatorze jours et
quatorze nuits nous sommes sur la trace de ces démons d’Apaches. Eh
bien! ce vœu, je le renouvelle ici!

Le chasseur se dressa sur ses pieds, étendit la main vers le ciel, et,
les yeux étincelants, les narines gonflées, il s’écria d’une voix que
les échos répétèrent après lui comme pour prendre acte de ses serments:

--Je fais vœu d’attaquer, accompagné ou seul, ces chiens partout où je
les rencontrerai, de les poursuivre, s’il le faut, jusqu’à leur village.
Je fais vœu de porter sur mes épaules cette selle, qui était celle du
pauvre animal qu’ils m’ont volé, et de ne la déposer que quand je
l’aurai mise sur le dos d’un de ces démons! Je fais vœu de vendre comme
esclaves leurs enfants maudits, et de consacrer cette fois le produit de
cette vente aux âmes du purgatoire. Puissent-elles me venir en aide!

--Et vous, demandai-je au Canadien, avez-vous fait un semblable vœu?

--Moi, répondit-il simplement, j’ai promis à mon associé de le suivre
partout où il irait et de faire ce qu’il ferait.

Puis il fit un signe au Mexicain; alors celui-ci se leva de nouveau,
prit sa selle, la chargea sur ses épaules et me dit:

--Nous nous sommes assez reposés; recevez mes remercîments pour votre
hospitalité; il est temps que nous allions reprendre la trace perdue,
car, avec un vœu comme le mien, on ne dort et on ne s’arrête que le
moins possible. Si le hasard vous conduit à l’_hacienda de la Noria_, et
que je sois encore de ce monde, j’espère que vous me trouverez quitte
cette fois avec les âmes du purgatoire. Adieu, seigneur cavalier.

Le Canadien me donna une vigoureuse poignée de main, jeta sa carabine
sur son épaule et le suivit. Moi, je contemplais d’un œil étonné ces
deux intrépides aventuriers, qui osaient se mettre seuls à la poursuite
d’une tribu en ne comptant que sur leur courage pour mettre à fin une si
périlleuse aventure. Les deux chevaliers errants se perdirent bientôt
dans l’obscurité de la nuit, et je n’entendis plus le bruit des herbes
qu’ils froissaient dans leur marche.

--Ce sont deux hommes perdus! dis-je à Anastasio.

--Qui sait? me répondit flegmatiquement le domestique en s’allongeant
près du feu.

Le sommeil, plus fort qu’un reste d’appréhension, ne tarda pas à me
fermer les yeux, pendant que je réfléchissais encore à la singularité de
cette rencontre. Le lendemain, la lune allait disparaître derrière les
montagnes, quand nous reprîmes notre course vers Bacuache. Comme la
journée précédente, nous n’avançâmes que très-péniblement vers notre
but; nos chevaux pouvaient à peine marcher, tant ils avaient la corne
usée. Rivas nous suivait sans effort à pied, grâce à cette lenteur
forcée, et nous formions ainsi un assez lamentable trio de voyageurs.
Cependant, quand le jour vint, comme notre compagnon faisait de temps à
autre certaines haltes, nous ne tardâmes pas à le laisser en arrière,
jusqu’à ce qu’enfin, au détour de la route, nous le perdîmes
complétement de vue. Je l’appelai à plusieurs reprises, mais ma voix se
perdit au milieu du silence; personne ne répondit à mon appel.

--Ne vous en occupez pas davantage, seigneur cavalier, me dit Anastasio,
il est probablement en quête de quelque _creston_; car il est bon que
vous sachiez que nous marchons déjà sur une terre fertile en or, et,
tout seul et tout isolé qu’il se trouve, son instinct aura repris le
dessus. Il est comme mon frère, il est né gambusino, rien ne l’en
détournera, et il mourra comme il est né. Je ne crois pas, du reste,
ajouta Anastasio, qu’il ait la tête bien saine. Depuis la mort de son
fils, dont j’avais entendu parler, une manie sombre s’est emparée de
lui. Il croit reconnaître partout la voix des assassins de son enfant.
Selon toute apparence, la terrible vengeance qu’il vient d’exercer n’a
frappé que des innocents, et malheureusement il ne s’en tiendra pas là.

Je donnai un regret au pauvre mutilé; mais bientôt les objets nouveaux
qu’on rencontre à chaque pas en voyage chassèrent de mon esprit le
souvenir du gambusino. Enfin, après huit heures de cette marche pénible,
nous arrivâmes à un endroit où quelques groupes disséminés de laveurs
d’or en guenilles, qui nous lancèrent un regard oblique, exerçaient déjà
leur industrie. Quelques pas plus loin, à un détour où la route se
démasque derrière un épais rideau d’arbres, j’aperçus dans une gorge
aussi longue qu’étroite des cabanes de ramée ou de bambous verts, qui de
loin semblaient se confondre avec les sapins groupés sur les pentes des
montagnes: c’était Bacuache. Avant de traverser pour la dernière fois le
lit de la rivière d’où j’étais sorti quelques minutes auparavant, je
m’arrêtai sur l’esplanade que forme la berge occidentale, pour embrasser
d’un coup d’œil l’ensemble du _placer_. Devant moi s’ouvrait l’étroite
vallée bornée de trois côtés par des hauteurs à pentes rapides couvertes
de sapins épais. Des rochers gris pointaient dans les déchirures du
terrain, et tranchaient sur la verdure sombre des bois environnants. Du
haut de la montagne qui formait le fond de la vallée, un ruisseau se
perdait parmi les arbres et jaillissait çà et là en cascades bruyantes.
Une des dentelures de la chaîne qui sépare Nacome de Bacuache donne
naissance à ce torrent. Les sommités de ce _penon_ étaient couvertes
d’une brume épaisse. Ce ruisseau serpentait au fond du ravin, ainsi que
quelques autres qui descendaient des deux versants de droite et de
gauche, sur lesquels des pins morts, couchés en travers de sapins encore
verts, témoignaient de l’impétuosité des eaux dans la saison des pluies.
Enfin, sur les bords de ces cours d’eau, au milieu même de leur lit,
dans les sables du vallon, des hommes, courbés comme le laboureur sur la
moisson, fouillaient la terre à coups de _barretas_ ou draguaient le
fond des torrents. De temps à autre, une explosion qui faisait voler des
éclats de roc retentissait en échos sourds ou vibrants, qui allaient
mourir au loin. Puis des voix confuses, des jurons, des cris de joie, se
mêlaient à ces bruits entrecoupés de courts silences pendant lesquels on
n’entendait plus que le murmure des cascades.

Si l’on songe que nulle autorité ne règle les droits d’exploitation de
chaque _pertenencia_, et que la terre appartient là, non au premier
occupant, mais au plus fort, on conçoit que tout nouvel arrivant doit
exciter les soupçons des explorateurs primitifs de ces _placeres_. Aussi
ce fut avec un certain battement de cœur qu’après avoir jeté un coup
d’œil sur ces lieux sauvages, je poussai mon cheval pour descendre la
berge et traverser la rivière. Anastasio me suivait de près; nous nous
approchâmes d’un groupe d’individus qui remplissaient de sable les
_bateas_ qu’ils tenaient à la main. Anastasio s’adressa à l’un d’eux
pour lui demander si par hasard ils connaissaient le seigneur don Pedro
Salazar, que nous venions chercher.

A cette question, faite par Anastasio avec sa placidité habituelle, un
des laveurs interrompit son travail, et, tout en mettant entre ses yeux
et le soleil une poignée de sable que sa main retirait de la _batea_, il
répondit:

--Je ne saurais vous dire si celui que vous cherchez est encore de ce
monde; dans ce cas, il doit être au bord du torrent que vous voyez
descendre de ce _penon_.

Et il montrait le ruisseau dont j’ai parlé, et qui tombait à l’extrémité
opposée de la vallée. Nous suivîmes la direction indiquée par le laveur.
Dans le lit de cet _arroyo_ assez profondément creusé, nous trouvâmes un
homme de haute taille. Un cheval sellé et bridé était attaché au tronc
d’un arbre. Une épée nue pendait à l’arçon de la selle. Quant à l’homme,
il était dans l’eau jusqu’à la ceinture, occupé à entasser des pierres
les unes sur les autres.

--C’est lui, me dit Anastasio.

Une reconnaissance cordiale, je dirai même solennelle, eut lieu entre
les deux frères, qui ne s’étaient pas vus depuis longues années.

--Tu me vois occupé à détourner le cours de ce torrent, dit Pedro, quand
la série de demandes et de réponses d’usage en pareil cas fut
complétement épuisée.

--C’est bon signe, répondit son frère; mais le passé n’est donc rien
pour toi, ajouta-t-il, que tu continues toujours ton périlleux métier?

--Que veux-tu! reprit Pedro; chacun suit sa vocation: la mienne est
d’être sans cesse aux prises avec les dangers d’une profession que je
préfère à toute autre, peut-être à cause des dangers qu’elle offre. Ici
même nous sommes en pays ennemi, et, tu le vois, ma _barreta_ est à côté
de mon épée.

Et il montrait le cheval attaché tout près de lui.

--Comment cela? dit Anastasio; la tranquillité la plus profonde me
semble régner ici.

--Oui, en apparence, reprit Pedro; mais en réalité tous m’envient la
possession de ce cours d’eau. J’ai mis plus d’une fois déjà le couteau à
la main pour défendre mes droits contre mes camarades, et même contre
les laveurs de Nacome, qui prétendent que ce ruisseau prend sa source à
un endroit de la sierra compris dans la limite de leur exploitation.
J’ai imposé silence aux envieux de Bacuache; mais nous avons eu un
engagement avec ceux de Nacome, dans lequel mon associé a été blessé, et
nous nous attendons encore à être attaqués d’un moment à l’autre: voilà
pourquoi nous sommes sur nos gardes.

Malgré cette circonstance fâcheuse, il fallait nous résoudre à séjourner
quelques jours à Bacuache, pour donner aux chevaux le temps de refaire
la corne de leurs sabots, et Anastasio demanda à son frère s’il pouvait
nous recevoir.

--Ma cabane est là-bas, répondit Pedro, et je l’offre de bon cœur à ce
cavalier; mais il est possible que les gémissements du pauvre diable qui
s’y trouve maintenant l’empêchent de dormir, s’il n’est pas un peu
accoutumé à cette musique.

Anastasio me consulta du regard, et, sur un signe d’assentiment, il
accepta l’offre de son frère. Je mis donc pied à terre, et, pendant
qu’il emmenait nos chevaux, je m’assis auprès du gambusino, qui avait
repris son travail.

--Il me semble, dis-je pour lier conversation, que vous vous donnez là
une peine bien inutile, car si ce ruisseau est assez riche en parcelles
d’or pour mettre en éveil tant d’ambitions, il doit vous suffire d’en
exploiter le lit?

--C’est ce que j’ai fait aussi, me répondit Pedro. Depuis la cascade que
vous voyez là-bas, il n’y a point un caillou ni un grain de sable qui
n’ait passé par mes mains; le résultat s’est trouvé au-dessus de mon
espérance, et c’est ce résultat inattendu qui m’a forcé à entreprendre
le travail que je suis en train d’achever.

--Je ne comprends pas bien, lui dis-je, cette nécessité.

Pedro sourit.

--Écoutez, seigneur étranger, répliqua le gambusino en tirant d’un petit
sachet de cuir caché sous sa chemise un grain d’or de la grosseur d’une
noisette et à vives arêtes, que concluriez-vous du _placer_ que vous
exploiteriez, si vous trouviez une _pepita_ de cette nature?

--Que le gîte de l’or est proche, puisque la _pepita_ n’aurait pas eu le
temps de s’user par le frottement.

--Et si, au-dessus d’un certain point, votre travail, fructueux partout
ailleurs, se trouvait constamment inutile?

--J’y renoncerais.

--Et vous auriez tort, car le filon d’or qui a donné naissance à ces
morceaux ne pourrait être qu’en deçà du point où ces recherches
deviendraient inutiles. En un mot, continua-t-il à voix basse, les
pentes de ce torrent dont je cherche à détourner les eaux doivent être
la source d’une partie de l’or qui se trouve dans cette vallée.

--Et vous ne craignez pas, lui dis-je, que vos confrères, soupçonnant
votre bonne fortune, ne vous fassent un mauvais parti?

--Je m’y attends, mais je ne les crains pas. Depuis mon enfance, je suis
accoutumé aux dangers de ma profession. J’ai appris la prudence en même
temps que l’audace, et j’ai déjà mis à couvert une forte partie de mon
butin. En cas de malheur, je révélerais ma cachette à mon frère
Anastasio.

Puis, attachant des regards attentifs sur la berge, qui peu à peu
s’élevait au-dessus des eaux, il reprit:

--Ne croyez pas du moins que ce soit la cupidité qui m’aiguillonne! non!
Mais voyez la contradiction! Dans des déserts brûlants où tout autre
aurait donné l’or du monde entier pour un verre d’eau, j’ai souvent
sacrifié à des expériences inutiles la dernière goutte d’eau qui me
restait; et pourtant que de fois il m’est arrivé de vendre de riches
filons pour un cigare! En exposant ma vie dans ces recherches
aventureuses, j’obéis à un instinct invincible. Je suis comme le torrent
à qui Dieu ordonne de disséminer l’or dans la plaine. N’est-ce pas Dieu
aussi qui révèle à l’homme par des signes visibles la présence de l’or
caché dans les entrailles de la terre?

Tout en parlant ainsi, le gambusino continuait à élever sa digue de
pierres, dont il bouchait les interstices avec des herbes qu’il avait
amassées en assez grande quantité. Peu à peu l’eau, détournée de son
cours, laissait à découvert la pente de terrain qui l’encaissait des
deux côtés, et se répandait dans une autre direction. Je prenais un si
vif intérêt à ce travail, que j’oubliais ma fatigue.--Si je ne me suis
pas trompé dans mon calcul, me dit le gambusino, c’est à une vingtaine
de pas d’ici, en suivant le cours de ce ruisseau, que doit se trouver le
gîte de l’or dont j’ai recueilli les _pepitas_, et alors mes recherches
depuis le pied de cette digue jusqu’à l’endroit dont je parle seront à
peu près infructueuses.

Pour joindre l’expérience au précepte, le gambusino prit la _batea_
qu’il avait déposée près de lui, et plongea ses deux mains, recourbées
en écope, dans les quelques pouces d’eau qui couvraient à peine alors le
lit du ruisseau. Il amena deux poignées de terre et de sable qu’il
déposa dans la sébile et qu’il lava soigneusement; aucune parcelle d’or
ne parut à la lumière. La même expérience, pratiquée plusieurs fois de
suite, produisit toujours le même résultat. A la dernière épreuve
cependant, quelques petits grains d’or presque imperceptibles vinrent
briller parmi le sable qu’il vannait pour ainsi dire entre ses doigts;
ces légères parcelles, arrondies et polies, sortaient évidemment d’un
gîte beaucoup plus éloigné que celui dont la présence venait d’être
révélée au gambusino. Suffisamment éclairé sur la direction qu’il devait
donner à ses recherches, Pedro tira de sa poche un petit roseau creux de
quatre pouces environ de long et deux fois gros comme une plume d’oie.
Au bout d’un quart d’heure à peu près, il parvint à en remplir la
moitié, puis en boucha les deux extrémités avec de la cire. Alors il
abandonna le point qu’il venait d’exploiter, et m’engagea à descendre
avec lui le cours de l’eau jusqu’à une vingtaine de pas de l’endroit où
nous étions. Là il remplit de nouveau son plat de bois, et, de l’air
satisfait d’un professeur qui voit une expérience couronnée de succès,
il me montra, parmi le résidu vaseux, de petits grains d’or aplatis,
pointus et anguleux.

--Ceux-là viennent de plus près, n’est-ce pas? me dit-il; donc le gîte
que je cherche se trouve entre la source du ruisseau et son extrémité,
là ou ici, ajouta-t-il en frappant la berge de la pointe du pied.

--C’est incontestable, répondis-je émerveillé de la justesse de ce
raisonnement. Le ruisseau, en se retirant, laissait voir le talus de
droite, où l’eau avait creusé une demi-voûte couronnée de racines
entrelacées. Le gambusino sonda avec soin la profondeur de ce
renfoncement, mis à jour pour la première fois; sa figure impassible ne
laissa rien lire des pensées qui l’agitaient. Il interrompit son examen
pour sortir du lit du ruisseau et prendre sa pique, qu’il avait laissée
sur le bord. Les premiers coups qu’il dirigea contre le flanc de la
berge ne rencontrèrent qu’un terrain argileux dans lequel la _barreta_
pénétrait sans résistance. A quelques pieds de là, le fer, en
s’enfonçant de nouveau, heurta contre la roche: en un clin d’œil, le
gambusino la mit à nu en la débarrassant de la terre qui la couvrait.
C’était une roche anguleuse, si compacte et si dure, que ce ne fut qu’au
troisième coup, appliqué d’un bras vigoureux, qu’un éclat s’en détacha.

Le mineur examina de nouveau avec attention le bloc mis à découvert,
pendant que je suivais tous ses mouvements avec une curiosité que l’on
comprendra. Alors il mit un doigt sur sa bouche, comme pour me
recommander le silence, et joua le désappointement en acteur consommé,
tandis qu’il serrait dans les poches de sa veste le morceau de quartz
qu’il avait séparé du bloc; il éparpilla ensuite des pieds et des mains
les pierres qu’il avait entassées, et, la digue une fois abattue, l’eau
ne tarda pas à reprendre en murmurant son cours habituel.

--Allons, dit le gambusino en élevant la voix, je me suis trompé dans
mes conjectures; mais, en tout cas, en voilà assez pour aujourd’hui, et
je me sens fatigué; si vous le trouvez bon, nous rentrerons chez moi.

Je me levai pour l’accompagner. Pendant le trajet, rien dans sa démarche
ne trahit la moindre émotion. Lorsque nous fûmes entrés dans sa cabane,
il ferma soigneusement la porte, et s’écria en jetant à Anastasio le
morceau de quartz qu’il tira de sa poche:

--Comme tu me le disais tout à l’heure, le passé n’est rien pour moi;
mais que doit être l’avenir pour le possesseur d’un filon semblable à
celui-ci? Encore de l’or qui va voir le jour, qui va circuler de main en
main! s’écria-t-il avec enthousiasme.

Pendant qu’Anastasio examinait avec admiration le morceau de quartz d’un
blond fauve, constellé à certains endroits de paillettes serrées, et
veiné en d’autres de légers réseaux d’or, un homme couché dans un angle
de la hutte, le blessé dont le gambusino avait parlé, fit entendre un
sourd gémissement. Il essaya de se retourner sur sa couche de roseaux,
mais il ne put qu’étendre la main et dire d’une voix faible:

--Donne, que je voie à mon tour, quoique ma vue soit bien troublée.

Anastasio lui tendit le précieux caillou.

--C’est dans le ruisseau que tu as trouvé ce filon, n’est-ce pas?
continua-t-il.

--Oui, dit Pedro; réjouis-toi d’avoir versé ton sang pour le défendre!

Le blessé ne répondit rien, mais un sentiment de joie vint éclairer un
moment sa figure pâle, puis il ferma les yeux comme s’il n’eût pas voulu
distraire sa pensée de ce spectacle fascinateur. Pedro s’approcha de
lui.

--Nous exploiterons cette mine ensemble quand tu seras guéri, lui
dit-il; je n’attends que toi pour cela; aussi ai-je eu la force de ne
rien laisser lire sur ma figure de la joie que je ressentais. Sois
tranquille, l’eau recouvre entièrement le filon, et personne ne se doute
de ma découverte.

La respiration haletante du blessé se fit entendre plus distinctement
dans la cabane; il essaya de parler encore, mais il ne put prononcer que
ces mots:--Jésus! que j’ai soif!--si bas, que nous les entendîmes à
peine. On s’empressa de satisfaire son désir, après quoi les deux
frères, obéissant à un préjugé généralement répandu en Sonora qui fait
considérer tout étranger comme médecin ou horloger, me prièrent
d’examiner la blessure, que le gambusino avait pansée selon la mode du
pays. J’avais déjà été trop souvent consulté en pareille matière pour
perdre mon temps à protester de mon ignorance, et je consentis à faire
ce qu’ils me demandaient. Le mineur leva donc l’appareil et m’expliqua
le mode de pansement, que je dus naturellement trouver parfait[30].
J’ordonnai même, pour l’acquit de ma conscience, de le renouveler
souvent. Les deux frères furent complétement de mon avis, et
s’applaudirent naïvement de m’avoir consulté.

  [30] Ce mode de pansement, emprunté aux Indiens, est des plus étranges
    et mérite d’être décrit. Le pays abonde en fourmis d’une grosseur
    peu commune, mais dont la piqûre n’a rien de venimeux. On en
    recueille une certaine quantité dans un verre profond, puis, quand
    on a étanché le sang qui coule de la blessure, on en rapproche
    soigneusement les deux lèvres, qu’on expose à la morsure de ces
    insectes. Quand les deux antennes, ou tenailles, dont leur tête est
    garnie se sont enfoncées de côté et d’autre, on sépare avec les deux
    ongles le corselet à l’endroit où il se joint à la partie
    postérieure du corps; la fourmi, en expirant, enfonce plus
    profondément ses tenailles, qui restent ainsi fixées sur l’une et
    l’autre lèvre de la plaie. Des herbes aromatiques écrasées, entre
    autres l’_oregano_, servent à diminuer l’inflammation.

Cette journée laborieuse était enfin achevée, la nuit était venue, et
les laveurs avaient suspendu leurs occupations. Tout était silencieux
dans la cabane comme au dehors; mais, ainsi que l’avait prévu Salazar,
les gémissements du blessé m’empêchèrent de dormir. Couché en travers de
la porte restée ouverte, je prêtais l’oreille au bruit des plus agités,
harmonie funèbre qui se mariait bien à la plainte du blessé, et je
contemplais l’horizon noir et borné de cette vallée si fertile en or,
théâtre de tant de luttes sanglantes. Le sommet de la sierra, qui
donnait naissance au ruisseau dont j’entendais le murmure, était couvert
d’un dais de vapeur que la lune irisait çà et là. Au milieu de cette
nature silencieuse, ce brouillard lumineux paraissait un voile
mystérieux jeté par Dieu sur la source de ces trésors, dont sa volonté
confie la distribution au caprice des eaux. Un pin se profilait en noir
sur le ciel transparent, et s’élevait comme le sombre protecteur de ces
hauts lieux. Au-dessous de lui, la cascade formée par le torrent
semblait une cataracte d’argent tombant sur cette terre d’or. Peu à peu
les objets devinrent moins distincts à mes yeux, que la fatigue
appesantissait, et déjà mon esprit flottait entre l’assoupissement et la
veille, quand je crus entendre au loin des cris étouffés et voir des
lueurs indécises scintiller comme des feux follets sur la hauteur. Le
sommeil finit cependant par prendre le dessus, et je ne sais combien de
temps je dormis, jusqu’au moment où une clarté subite me fit ouvrir de
nouveau les yeux. Un spectacle étrange me frappa: la vallée tout entière
était vivement illuminée; des flammes ondoyantes s’élançaient depuis
l’extrémité inférieure du tronc jusqu’aux plus hautes branches du pin
qui dominait le ruisseau. Des nuages de fumée montaient en
tourbillonnant jusqu’au ciel, qui en était obscurci. Les cimes des
arbres voisins étaient colorées de reflets incandescents. Des branches
détachées du tronc enflammé tombaient en traçant des raies de feu. A la
lueur de ce brasier gigantesque, des hommes allaient et venaient; des
clameurs confuses éclataient de tous côtés. Des épées nues, des piques,
des couteaux, brillaient au milieu de ces groupes divers.

--Nacome! Nacome! criait-on de toutes parts. Je me retournai pour
avertir Anastasio et son frère; je les distinguai, à la lueur qui
pénétrait jusqu’au fond de notre cabane, levés tous deux et paraissant
tenir conseil. Le blessé s’agitait convulsivement sur son lit de
douleur.

--Eh bien! dis-je au gambusino, ceux de Nacome veulent-ils décidément
venir nous attaquer?

Le gambusino secoua la tête. Son visage était soucieux et pâle; une
terreur dont il ne se rendait pas compte semblait le dominer malgré lui.

--Non, non, me répondit-il; les laveurs de Nacome n’auraient pas allumé
ce flambeau infernal pour nous attaquer. Un voyageur ne peut non plus
avoir mis le feu à cet arbre, car, si des raisons inconnues l’eussent
forcé à bivouaquer là-haut, la prudence lui eût également commandé de ne
pas se trahir. Pourvu que ce ne soit point...

Il n’acheva pas, mais le signe de croix qu’il fit dévotement compléta sa
pensée. Puis il reprit:

--Ne croyez-vous pas, seigneur étranger, que si Satan règne par la
puissance de l’or, une terre qui en produit tant doit être plus qu’une
autre soumise au prince des ténèbres?

Le spectacle qui s’offrait à nous était réellement empreint d’un
caractère diabolique propre à éveiller des idées superstitieuses, et,
l’avouerai-je? je manquai d’arguments pour rassurer Pedro.

--_Ave Maria!_ s’écria Anastasio; n’as-tu pas entendu des gémissements
semblables à ceux de notre père expirant dans la nuit fatale où nous
l’avons perdu? Ah! le _gambuseo_ est un affreux métier! Écoutons.

Nous fîmes silence, mais nous n’entendîmes que le sifflement de la
flamme, le craquement du bois qui éclatait au milieu du feu, la
respiration oppressée du blessé.

--Fais comme moi, Pedro, continua Anastasio, renonce à ton métier; tôt
ou tard tu en seras victime.

--Jamais je n’y renoncerai! s’écria le gambusino, qui parut avoir pris
une détermination bien arrêtée, et engagea son frère à sortir avec lui
pour éclaircir leurs doutes.

--Allez-vous m’abandonner ainsi? s’écria le blessé avec angoisse. Pour
l’amour de la sainte Vierge, que quelqu’un reste avec moi!

--Ce sera vous, seigneur cavalier, me dit Pedro; mais écoutez, avant
tout, une recommandation solennelle.

--Parlez, lui dis-je, et croyez que s’il est en mon pouvoir d’exécuter
ce que vous me demanderez, je suis prêt à le faire.

--Je ne sais ce qui peut m’être réservé là-haut, reprit-il; plaise à
Dieu que je n’y rencontre que des ennemis terrestres! mais, si je n’en
reviens pas, promettez-moi de ne pas partir avant six jours d’ici. D’ici
là, le pauvre Cirilo (il montrait le blessé) sera mort ou rendu à la
santé. L’abandonner maintenant, ce serait le tuer. S’il est mort avant
ce temps et que je ne sois pas de retour, ni mon frère non plus, je vais
confier à votre loyauté, seigneur cavalier, un secret dont vous ferez
votre profit. Quand vous aurez récité sur le corps de Cirilo les prières
des morts, après lui avoir fait donner une sépulture chrétienne, si
c’est en votre pouvoir, vous fouillerez à l’endroit où il repose
maintenant, et, à un pied sous terre, vous trouverez l’or que j’ai
recueilli dans ce _placer_; il y en a une quantité assez considérable.
Je n’ai personne à qui le laisser, autant vaut que vous en profitiez
qu’un autre.

M’ayant fait cette confidence, il se disposait à sortir, quand, après un
moment de réflexion, il ajouta cette recommandation singulière, où se
révélait complétement l’étrange caractère du gambusino:

--Si vous craigniez par hasard de vous charger de l’héritage que je vous
laisse, à cause des tentatives qu’on pourrait faire pour vous en
dépouiller, éparpillez-le plutôt que de le laisser enfoui; car, une fois
arraché à la terre, l’or est fait pour profiter à l’homme: c’est Dieu
qui le veut ainsi.

Presque aussitôt Pedro et Anastasio sortirent l’épée à la main. Je
restai sur le seuil de la cabane, et je les vis se perdre dans les
ténèbres de la vallée. Pendant longtemps encore l’arbre embrasé répandit
une lumière éclatante, jusqu’au moment où les flammes cessèrent de
tourbillonner. Le cercle éclairé par l’incendie se rétrécit alors peu à
peu; le tison colossal s’affaissa bientôt sur lui-même, s’éteignit dans
le torrent avec un sifflement lugubre, et tout rentra dans l’obscurité.
Seulement, à de longs intervalles, les flammes, soudain ranimées,
lançaient encore un éclair jusqu’à moi. Je persistais à croire que
c’étaient les laveurs de Nacome qui venaient surprendre ceux de
Bacuache, mais rien, dans le silence de la nuit, ne justifiait cette
appréhension. Je faisais donc d’inutiles efforts pour deviner la cause
de cette bizarre alerte, quand, à la lueur d’un de ces jets de flamme
dont j’ai parlé, je vis un homme s’avancer presque en rampant de mon
côté.

--Qui va là? criai-je à l’inconnu, que je ne distinguai qu’un instant.

--Chut! c’est moi, moi, Rivas, dit l’homme à voix basse; et en effet je
reconnus la voix du mutilé. Je lui adressai précipitamment quelques
questions sur la cause de cette alarme imprévue. Il y répondit par un
éclat de rire si singulier, qu’un fou seul pouvait rire ainsi, car je
n’avais pas oublié ce que m’avait dit Anastasio. Rivas s’accroupit près
de moi, et me dit, de manière à ce que je pusse seul l’entendre:

--Votre domestique avait raison, je m’étais trompé! Ce n’étaient pas
eux, vous savez, ceux que j’ai fait sauter! Mais cette fois-ci, j’en
suis sûr, j’ai reconnu leurs voix; malheureusement ils n’étaient que
deux!... il m’en manque encore un!... je le trouverai plus tard... C’est
pour cela que j’ai allumé ce grand feu, et puis je voyais ainsi ceux que
j’ai poussés au fond du précipice agiter leurs membres brisés, et
j’étais content! Ceux de Subiate sont morts trop vite... N’est-ce pas
encore là le jugement de Dieu? Au revoir, seigneur cavalier, je vais
chercher le troisième.

A ces mots, le fou s’éloigna précipitamment, avant que j’eusse pu
l’arrêter. J’étais encore tout étourdi de cette révélation, quand
j’entendis la voix des deux frères qui regagnaient leur cabane.

--Eh bien! leur criai-je, qu’avez-vous découvert?

--Rien, répondit Anastasio, si ce n’est deux cadavres que nous avons
trouvés au bas du ravin; mais, si c’est le diable qui les y a
précipités, il a du moins fait justice des deux plus mauvais drôles de
ce pays, où certes ils ne manquent pas! J’avoue que j’ai un poids énorme
de moins sur la poitrine: pourtant je me demande encore qui a pu mettre
le feu à cet arbre?

Je lui racontai ce que m’avait dit Rivas.

--Il pourrait bien n’avoir pas tort aujourd’hui, dit Anastasio; mais
néanmoins je me mettrai demain en quête de lui: c’est un fou d’une trop
dangereuse espèce.

Pendant six jours que je passai à Bacuache, toutes les recherches faites
pour découvrir le mutilé furent inutiles; il s’était probablement
éloigné dans la direction du grand désert, et depuis ce jour on
n’entendit plus parler de lui. Pendant ce laps de temps, Anastasio était
parvenu à troquer mon cheval estropié, moyennant retour, contre un autre
en meilleur état, et nous convînmes de faire encore route ensemble. Je
n’avais pas oublié la phrase d’adieu du chasseur mexicain, et je me
promettais bien de pousser un jour ou l’autre jusqu’à l’hacienda de la
Noria. Je ne voulais pas perdre une occasion si précieuse d’étudier
quelque nouvel aspect de cette vie mexicaine, qui, avec le désert ou
l’océan pour cadre, gardait toujours pour moi l’intérêt d’un roman.

J’appris plus tard que la _bonanza_[31] trouvée par Pedro Salazar était
devenue de plus en plus riche, mais qu’il avait vendu son filon, d’abord
parce que l’argent lui manquait pour le fouiller profondément, ensuite
parce qu’il prétendait n’être pas embarrassé pour en trouver d’autres
qui, sans lui, demeureraient peut-être inconnus. Le gambusino était donc
resté docile à la voix intérieure qui le poussait vers de nouvelles
découvertes: sa mission, répétait-il avec une naïve emphase, était celle
du torrent auquel Dieu ordonne de charrier dans la vallée l’or arraché
des montagnes, et il attendait avec résignation, au milieu de fatigues
et de périls journaliers, le moment où il irait, comme le torrent,
mourir au terme d’une course orageuse dans un désert ignoré.

  [31] Riche filon à fleur de terre.




V

LE DOMPTEUR DE CHEVAUX


Bacuache n’était point le but unique de mon excursion dans les solitudes
septentrionales du Mexique: je voulais pousser jusqu’à la limite du
désert, c’est-à-dire jusqu’au préside de Tubac. Mon guide Anastasio, que
je consultai sur ce nouveau voyage, m’engagea vivement à revenir sur mes
pas. L’honnête et fidèle garçon avait promis à son maître de me ramener
sain et sauf; il ne voulait pas manquer à son serment. Je réussis
pourtant à vaincre sa résistance. Vingt lieues environ séparent Bacuache
de Tubac. Bien qu’Anastasio n’eût pas un jour à perdre pour aller
dénoncer à Arispe la mine d’or trouvée par son frère, il voulut faire
avec moi une partie de la route, et me conduire à une distance assez
rapprochée du préside pour que je pusse le gagner sans danger. De mon
côté, je promis, une fois seul, de suivre scrupuleusement l’itinéraire
tracé par mon guide, et de ne point m’écarter des chemins battus, ou du
moins des vestiges de sentiers qui portent ce nom au Mexique. En
conséquence je renonçai à ma visite à l’_hacienda de la Noria_, qui
m’eût imposé un long et périlleux détour. Tous ces points arrêtés, nous
convînmes de partir avant le jour, pour arriver le surlendemain de bonne
heure à l’endroit où Anastasio pourrait me quitter et reprendre la route
d’Arispe.

L’obscurité la plus profonde régnait encore quand nous quittâmes le
village des _gambusinos_. Nous traversâmes silencieusement le rio de
Bacuache, non sans que je me fusse retourné en arrière pour jeter un
dernier coup d’œil sur le _placer_ auquel je disais adieu. Quelques feux
brillaient encore à travers les interstices des cabanes de bambous. Le
sommet de la sierra, dépouillé par l’incendie de sa couronne de verdure,
dessinait son arête tranchante sur le ciel sans étoiles. Nous donnâmes
de l’éperon à nos chevaux, et bientôt nous eûmes perdu de vue le
_placer_. Quand parurent les premières blancheurs de l’aube, elles
éclairèrent devant et derrière nous un nouvel horizon. Des plaines
arides et sans eau, tel était le pays que nous avions à traverser. Outre
la portion de pinole contenue dans la valise d’Anastasio, chacun de nous
s’était muni d’une outre pleine. C’étaient là, du moins je le croyais,
toutes nos provisions. Quand le jour fut venu, je ne vis pas sans
surprise une tête de mouton fraîchement coupée qui pendait à la selle
d’Anastasio, et je lui demandai ce qu’il en comptait faire.

--C’est l’espoir de notre déjeuner de demain, me répondit le guide. Ce
sera le dernier repas que nous ferons ensemble, et je veux que vous me
disiez si vous avez jamais mangé rien de plus succulent qu’une tête de
mouton, _tatemada_, cuite à l’étouffée, relevée de piment et arrosée
d’eau-de-vie. Je porte tout ce qu’il faut dans une de mes
_mochilas_[32].

  [32] Poches en cuir faisant partie du harnachement en usage dans ces
    contrées, où l’on est forcé d’emporter les vivres avec soi.

A mesure que nous avancions, le paysage prenait un aspect tout nouveau.
Jusque-là quelques sentiers à peine tracés avaient guidé notre marche
dans ces solitudes; ces sentiers vinrent aboutir à d’immenses savanes,
prairies sans arbres, sans buissons, mais qui, couvertes de hautes
herbes dont la tige grêle se courbait au moindre souffle d’air,
présentaient, au milieu de leur ceinture de collines bleues, l’image
d’un golfe agité. De loin en loin s’élevaient, pareilles à des dunes,
quelques collines sablonneuses. Çà et là des troncs d’arbres desséchés
figuraient au-dessus de ces vagues de verdure les mâts d’un navire à la
cape sur une mer houleuse. C’était en vain cependant que nous pressions
le pas de nos chevaux; les horizons de collines tour à tour franchis
semblaient reculer à l’infini devant nous. Bientôt le soleil couchant
jeta ses derniers rayons sur les sommités des grandes herbes. Dans la
savane éclairée de lueurs crépusculaires, tout encore rappelait l’aspect
de l’océan. Un buffle attardé, qui regagnait sa _querencia_ lointaine,
montrait, comme la baleine, son dos brun à la surface des herbes; un
daim bondissait de dune en dune et se perdait au loin, comme le
souffleur qui s’élance au-dessus des eaux pour se replonger dans
l’abîme. Enfin, quand la lune vint briller sur un ciel pur, ses rayons
frissonnèrent sur des flots mobiles tour à tour voilés d’ombres et
inondés de clartés argentées, tandis que des essaims de mouches à feu
traçaient en tous sens des raies lumineuses comme les étincelles
phosphorescentes des vagues. Les yeux fixés sur l’étoile du nord, qui
nous servait de boussole, nous avancions toujours. Bientôt cette
végétation devint moins pressée et ne ressembla plus qu’à des flaques
d’eau espacées; nous atteignîmes enfin des landes sablonneuses. Les
arbres reparurent alors, et nous fîmes halte au milieu d’un petit bois
qui étendait son taillis épais à droite et à gauche.

Une fois notre frugal repas du soir terminé, Anastasio songea au
déjeuner du lendemain. Les préparatifs dont il s’occupa méritent d’être
mentionnés. Tirant son couteau de sa gaîne, il creusa dans cette terre
friable un trou d’un pied de profondeur environ sur une largeur à peu
près égale, et remplit cette cavité d’herbes sèches auxquelles il mit le
feu, en y ajoutant de temps à autre une poignée de menues branches.
Quand il eut ainsi formé un foyer de braises ardentes, il combla le trou
avec du bois plus gros, qui ne tarda pas à s’enflammer à son tour, et
enfin couvrit ce bûcher d’un lit de pierres. A mesure que le bois se
consumait, les cailloux s’échauffaient, rougissaient, et, le bûcher
s’affaissant de plus en plus, ils atteignirent bientôt le fond de la
cavité, dont les parois de terre furent dès lors suffisamment chauffées.
Anastasio jeta dans ce four la tête de mouton couverte de son cuir, et
boucha de nouveau l’orifice avec des branches de bois vert sur
lesquelles il étendit et foula les déblais de terre. Cela fait, il
m’annonça que nous n’avions plus qu’à dormir jusqu’au lendemain matin.

Le lendemain, dès que le soleil parut à l’horizon, Anastasio sella et
brida nos deux chevaux pour la dernière fois. Quand il les eut attachés
à côté de nous, il tira des broussailles, où il les avait déposées pour
rafraîchir, nos outres, hélas! déjà diminuées, et mit son flacon
d’eau-de-vie à notre portée. Restait à creuser de nouveau le trou dans
lequel cuisait à l’étouffée la tête de mouton, espoir de notre déjeuner.
A peine le couteau eut-il légèrement remué la terre, qu’une odeur
aromatique s’éleva du sol comme d’un flacon qu’on débouche. La
_tatemada_, tirée du four, me parut d’abord médiocrement appétissante:
ce n’était plus qu’une masse informe carbonisée; mais Anastasio,
écartant avec précaution les parties consumées, mit à découvert la chair
purpurine que cachait cette carapace noirâtre, et je dois avouer que
notre repas d’adieu fut des plus succulents. Le moment vint enfin de
nous séparer. Toujours respectueux, Anastasio vint encore me tenir
l’étrier. Je pressai sa main comme celle d’un ami, puis, le cœur gros,
mais la bouche muette, pour ne pas trahir une faiblesse bien excusable,
nous nous dîmes adieu du geste. Je me dirigeai vers le nord; Anastasio
se tourna vers le sud, et le galop de son cheval l’eut bientôt dérobé à
ma vue.

Les instructions multipliées d’Anastasio me laissaient sans inquiétude
sur le chemin que je devais suivre; je me mis donc résolument en marche.
Mon cheval pouvait, grâce à la sobriété de ces animaux au Mexique,
fournir encore sans boire la journée qui nous séparait d’une petite
rivière. Mon outre était à moitié pleine. Il était à peine huit heures
du matin, et j’avais encore dix heures de soleil; mais ce soleil qui
m’éclairait embrasait aussi le désert. A mesure qu’il s’élevait sur
l’horizon, une réverbération brûlante montait du sol jusqu’à moi; des
rayons de feu me faisaient courber la tête et resserraient autour de mes
pieds gonflés le cuir de mes chaussures. Le souffle du midi desséchait
ma bouche; c’était du feu et non de l’air que j’aspirais par les
poumons. A mes côtés, les bois morts craquaient comme aux émanations
d’une fournaise. Je marchais depuis deux heures, quand un malaise
étrange s’empara de moi; un frisson parcourut mon corps, puis je
tremblai de froid au milieu de cet océan de feu. J’eus beau m’envelopper
de mon manteau, tout fut inutile. Je reconnus le retour d’un accès de
ces fièvres intermittentes que j’avais gagnées à San-Blas, où elles font
tant de ravages. Après avoir lutté quelques instants contre la
courbature subite qui brisait mes membres, je mis pied à terre et me
couchai sur le sol. J’étais au milieu d’un sentier tracé dans un bois
épais; j’espérais me réchauffer sur le sable brûlant. En effet, une
chaleur dévorante ne tarda pas à succéder au froid qui me faisait
trembler, et dans l’ardeur de la fièvre, sans penser à l’avenir,
j’épuisai ce qui me restait d’eau. Cependant le soleil s’élevait
toujours; la soif me dévorait de nouveau sous l’haleine suffocante du
vent qui murmurait tristement dans les feuilles; mais j’étais dans un de
ces moments où le malaise physique endort la raison: je prêtai l’oreille
au bruissement du feuillage, qui me semblait le murmure de l’eau, et
cette illusion apaisa momentanément ma soif. L’accès parut même diminuer
d’intensité, et je n’éprouvai plus au bout de quelques instants qu’une
extrême faiblesse. Je voulus alors remonter à cheval, et la lassitude me
rejeta découragé sur le sable de la route. La soif revint en même temps
plus ardente que jamais. Vide de sa dernière goutte d’eau, mon outre
gisait à côté de moi, racornie déjà par la sécheresse. De nouvelles
tentatives pour me remettre en route n’aboutirent qu’à me démontrer plus
clairement mon impuissance. Je finis par tomber dans une langueur
somnolente qui allait se changer en assoupissement, quand j’entendis un
bruit lointain semblable à celui d’un fourreau d’acier qui bat des
éperons de fer. Bientôt un cavalier bien armé et monté sur un cheval
vigoureux s’arrêta devant moi. J’ouvris les yeux.

--Holà! l’ami, me demanda-t-il d’une voix rude, que faites-vous donc là?

Ma longue barbe, mes habits usés et souillés de poussière, pouvaient
excuser jusqu’à un certain point cette apostrophe impérieuse et
familière. Je n’en fus pas moins choqué, et je répondis d’abord assez
brusquement à mon interlocuteur:--Vous le voyez, je suis occupé... à
mourir de soif.

L’étranger sourit. Une outre rebondie pendait à l’arçon de sa selle.
Cette vue, en redoublant ma soif, fit évanouir ma fierté. Je repris la
parole pour demander humblement à l’inconnu qu’il voulût bien me passer
l’outre précieuse.

--A Dieu ne plaise que je vous la refuse! me dit-il alors d’un ton plus
doux. J’étendis avidement la main; mais le cavalier, me voyant disposé à
ne pas laisser une goutte d’eau dans la bouteille de cuir, remplit une
calebasse qu’il me tendit, et dont j’avalai d’un trait le contenu. Quand
je fus un peu soulagé, mon sauveur me demanda quel chemin je suivais et
où j’allais.

--Au préside de Tubac, lui dis-je.

--Au préside de Tubac! répondit-il d’un air étonné; mais, vive Dieu!
vous lui tournez presque le dos.

Dans l’agitation de la fièvre, j’avais oublié les instructions du pauvre
Anastasio, et je m’étais trompé de route; le chemin que je suivais se
dirigeait vers l’ouest, ainsi que je le vis à la position du soleil.

--Écoutez, me dit l’inconnu en me donnant de nouveau à boire, mais aussi
parcimonieusement que la première fois, vous pouvez arriver au coucher
du soleil à l’hacienda de la Noria. Suivez mon conseil, allez à
l’hacienda, vous y serez bien reçu.

J’alléguai mon extrême faiblesse. L’inconnu réfléchit, puis il reprit:

--Je ne puis vous attendre pour vous y conduire; des raisons impérieuses
m’obligent à me trouver bien loin d’ici à la chute du jour. Des motifs
non moins puissants devraient peut-être m’interdire l’accès de
l’hacienda; mais, comme ma route me conduit tout près, j’y passerai pour
vous faire envoyer un cheval de rechange et de l’eau, car, exténué comme
vous semblez l’être, ainsi que votre monture, vous n’arriveriez pas seul
aujourd’hui; et dans ces solitudes sans eau, avec un soleil comme
celui-ci, quand on n’arrive pas aujourd’hui on n’arrive pas demain.
Tâchez cependant de reprendre des forces et d’avancer un peu: en suivant
pas à pas la trace de mon _lazo_, que je laisserai traîner dans le
sable, vous ne serez plus exposé à vous égarer de nouveau.

Je le remerciai vivement de sa bonne intention.--Une dernière
recommandation, ajouta-t-il: n’oubliez pas de dire que le hasard seul
vous a conduit à l’hacienda.

En disant ces mots, le cavalier déroula le faisceau que formait sa
courroie de cuir tressé, et s’éloigna au grand trot en laissant derrière
lui un léger sillon sur le sable. L’espoir d’arriver bientôt à un
endroit habité, l’eau qui m’avait un peu désaltéré, me rendirent quelque
force. Pour la première fois ma position m’apparut ce qu’elle était
réellement, et je remontai sur mon cheval, que j’avais accroché par la
bride; mais le pauvre animal n’avait pas trouvé comme moi de l’eau pour
apaiser momentanément sa soif, et, le cou tendu, l’oreille basse, l’œil
éteint, il se traînait plutôt qu’il ne marchait, malgré les
sollicitations réitérées de l’éperon. En vain les molettes de fer
tourmentaient ses flancs ensanglantés; ses efforts redoublés ne
parvenaient point à lui faire hâter le pas. De temps en temps je
m’arrêtais, cherchant à distinguer les traces à peine visibles du lazo
sur le sable, espérant aussi que les voix de ceux que j’attendais
frapperaient mon oreille; mais tout faisait silence. Des bouffées de
vent chaud, haleine embrasée du désert, rasaient seules la terre en
soupirs inégaux. Je reprenais alors ma marche pénible en répétant
machinalement cette phrase: «Quand on n’arrive pas aujourd’hui, on
n’arrive pas demain.» Déjà l’ombre des bois de fer s’allongeait sur le
sable, qui, échauffé par le soleil de toute la journée, renvoyait des
effluves brûlantes; des nuées de moucherons, avant-coureurs du
crépuscule, bruissaient au loin; tous les signes précurseurs de la nuit
se montraient un à un, et personne ne venait. La douleur physique se
joignait à l’angoisse morale; je sentais ma langue se gonfler, ma gorge
s’embraser. Tout à coup mon cheval hennit, et, comme si quelque
mystérieux avertissement lui arrivait sur l’aile du vent, il prit
aussitôt une marche presque rapide. Moi-même, au moment où le disque du
soleil s’échancrait sur la lisière du bois à l’horizon, je crus entendre
des mugissements lointains de bestiaux. Plus de doute, je devais être
près de quelque _rancho_. Une demi-heure me suffit pour atteindre ces
arbres derrière lesquels le soleil était descendu. Une plaine immense
s’ouvrit alors devant moi, et j’eus sous les yeux le spectacle le plus
radieux, spectacle dont je voudrais pouvoir décrire le charme et la
majesté, mais dont ceux-là seuls peuvent se faire une idée qui ont
éprouvé les tortures de la soif au milieu de déserts enflammés dont ils
ignoraient l’étendue.

Un large tapis d’un gazon vert et lustré, découpé sous les pieds des
hommes et des animaux en chemins tortueux, couvrait la surface de cette
plaine. De nombreux gommiers serrés les uns contre les autres
suppléaient, par l’entrelacement de leurs cimes, à la maigreur de leur
feuillage, et protégeaient ces gazons de leur ombre. L’air humide et
frais qui venait caresser mon visage au sortir des bois étouffants que
je laissais derrière moi m’annonçait que l’eau devait circuler partout
sous une légère croûte de terre, et féconder cette délicieuse oasis. En
effet, au milieu de ce vert tapis et sous l’ombrage de beaux frênes, une
source abondante remplissait une large citerne. Une vaste roue mise en
mouvement par quatre paires de mules vidait et remplissait tour à tour
les cent seaux de cuir attachés à sa circonférence, et versait à flots,
dans de gigantesques troncs d’arbres creusés, une eau limpide et pure
qui étincelait glorieusement aux rayons du soleil couchant. Épanchée en
mille filets de rubis au pied des gommiers, cette eau abreuvait leurs
racines et portait jusqu’à l’extrémité de leurs branches une fraîcheur
vivifiante. Des milliers de bestiaux de toute espèce venaient s’abreuver
dans les auges de bois sans pouvoir tarir la source féconde qui les
remplissait. Plus loin, au milieu d’une poussière dorée soulevée sous
leur galop retentissant, une troupe immense de chevaux bondissaient, les
naseaux ouverts, la crinière au vent, dans toute l’impétuosité sauvage
de leurs allures.

C’étaient des courses folles, des ruades furieuses, des élans indomptés,
un tournoiement à donner le vertige. Le bruit des sabots qui frappaient
le sol retentissait comme un tonnerre lointain. Les rauques
hennissements des étalons, les mugissements des taureaux, dominaient de
temps en temps ce formidable et joyeux tumulte. Parfois un escadron
nombreux se détachait du groupe des chevaux, et se précipitait l’œil
enflammé vers le commun abreuvoir. Les moutons s’écartaient en
bondissant, tandis que les taureaux, levant leur mufle humide et noir,
se disposaient à repousser les envahisseurs à coups de cornes. Des
chacals et autres rôdeurs nocturnes, poussés aussi par la soif et
oubliant que le soleil brillait encore, que l’homme était proche,
montraient de loin leurs museaux effilés, leurs yeux brillants, sans
pouvoir attendre le retour des ténèbres pour prendre leur part à la
_noria_[33], qui, comme la providence de ce désert, versait à tous sans
distinction le trésor de ses eaux. Telles devaient être les citernes des
temps bibliques auprès desquelles les patriarches plantaient leurs
tentes et donnaient l’hospitalité aux anges voyageurs.

  [33] _Noria_: on appelle ainsi le _chapelet hydraulique_ qui sert à
    faire monter l’eau d’un puits ou d’une citerne, et, par extension,
    le puits ou la citerne même.

En un instant, cheval et cavalier, nous nous mîmes à boire comme si nous
eussions voulu épuiser la _noria_. Il fallut cependant s’arrêter pour
reprendre haleine, et c’est alors que je crus entendre parler tout près
de moi. Je prêtai l’oreille, et j’entendis le dialogue suivant, car un
groupe de frênes me dérobait les interlocuteurs:

--Allons, Juan, je pense qu’il est temps de me mettre en route, car,
depuis bientôt quatre heures que je te donne des revanches, le voyageur
à la recherche duquel on m’a envoyé doit avoir eu plusieurs fois le
temps de mourir de soif.

--Tu es bien pressé parce que tu gagnes, José, et tu n’es si humain à
présent que parce que tu veux faire _charlemagne_. A l’heure qu’il est,
ton voyageur a déjà cessé de vivre, et tu le retrouveras toujours.

--Tu n’es pas raisonnable non plus, Juan. Je m’arrête un instant pour
remplir la gourde qu’on m’envoie porter à un pauvre diable qu’on trouve
à moitié mort sur le chemin, tu veux me démontrer une martingale
infaillible, et en conséquence tu ne cesses de perdre depuis quatre
heures; il faut que tout cela finisse. Je serai bien avancé quand, pour
te gagner ton _dolman_, j’aurai laissé un homme mourir de soif!

Presque au même instant je vis les deux joueurs sortir de l’espèce de
bosquet où ils s’étaient retirés. Je reconnus le perdant au dolman qu’il
tenait à la main, comme pour tenter la cupidité de son antagoniste et le
décider à lui offrir une dernière revanche. L’autre joueur tirait un
cheval par la bride; il me demanda si je n’avais pas rencontré un
voyageur étendu sans connaissance sur le grand chemin.

--Si c’est de moi que vous parlez, lui dis-je, vous pouvez gagner le
dolman de ce drôle, car Dieu merci! je ne vous ai pas attendu.

--Ah! vive Dieu! que je suis aise! s’écria le joueur malheureux. Benito,
mon ami, tu ne peux à présent refuser mon enjeu.

Une expression de mauvaise humeur se peignit sur la figure de Benito; il
était évidemment contrarié que je ne fusse pas mort de soif et que ma
résurrection lui enlevât le prétexte de ne plus risquer son gain. En
revanche, Juan était radieux. Je sentis instinctivement que, par un
brusque revirement d’idées, j’avais un ami dans l’homme qui avait voulu
me sacrifier à l’espoir d’une revanche, et un ennemi dans celui qui tout
à l’heure plaidait ma cause avec tant d’humanité.

Je laissai les deux joueurs continuer leur partie, et je m’acheminai,
suivi de mon cheval, vers l’hacienda. J’étais encore à quelque distance
de la ferme, et déjà le crépuscule envahissait le paysage, quand je
remarquai de vastes enclos de pieux (_toriles_) qui s’élevaient à droite
et à gauche de la route. L’un était désert; dans l’autre, la poussière
était soulevée en épais tourbillons. Quelques mugissements étouffés se
faisaient entendre. M’étant approché de l’enclos, je distinguai à
travers les pieux un taureau qui se débattait, et, monté sur le taureau,
un homme armé d’un couteau, tandis qu’un autre individu entourait de
cordes les pieds de l’animal et le maintenait de haute lutte. L’homme au
couteau semblait aiguiser, en les amincissant à l’extrémité, les cornes
de la bête, qui luttait en vain pour se débarrasser de sa rude étreinte.
Le taureau ayant fini par rester immobile, le cavalier trempa avec
précaution dans une calebasse une espèce de tampon grossier qu’il
promena plusieurs fois sur les cornes de l’animal, comme pour les
enduire d’une préparation liquide. Cette opération terminée, le taureau
fut délivré de ses liens, et, au moment où il se relevait furieux, les
deux individus avaient gagné et barricadé avec de fortes traverses de
bois une entrée du _toril_ opposée à l’endroit où je me trouvais, et
déjà ils s’éloignaient en toute hâte. J’avais reconnu dans l’homme monté
sur le taureau le cavalier dont la gourde pleine d’eau et les
renseignements m’avaient été si utiles quelques heures auparavant. Quel
motif avait pu retenir à l’_hacienda_ cet homme qui paraissait craindre
de s’y présenter? Une nouvelle rencontre, plus imprévue encore que la
précédente, vint bientôt donner un autre cours à mes pensées. La taille
et la tournure d’un cavalier qui passa près de moi au galop me
rappelèrent un homme dont le souvenir se mêlait à une scène terrible
qu’un intervalle de six mois ne m’avait pas fait oublier: je veux parler
du contrebandier Cayetano[34]. Ce ne fut pas sans effort que je
surmontai l’impression pénible causée par cette apparition, en cherchant
à me convaincre que j’étais la dupe de quelque étrange ressemblance.
J’arrivai ainsi, fort préoccupé, devant la porte de l’hacienda, et
j’entrai dans la cour, qu’à mon grand étonnement je trouvai déserte.

  [34] Voyez _Cayetano le Contrebandier_, page 89.

Avant de raconter les scènes dont je fus témoin dans l’hacienda, je dois
dire en quoi consistent les métairies qui portent ce nom au Mexique.
Dans les contrées centrales de la république, les haciendas sont, pour
ainsi dire, des forteresses, bien qu’elles n’aient ni ponts-levis, ni
tours, ni fossés. Construites en pierres de taille ou en briques, avec
leurs terrasses crénelées, leurs portes massives, les barreaux de fer de
leurs fenêtres, elles peuvent être facilement défendues. L’histoire des
guerres civiles du Mexique, depuis quelques années, est féconde en
exemples de siéges réguliers soutenus par ces espèces de manoirs
féodaux. Ce dernier mot est exact, bien qu’appliqué à une république:
les tenanciers de ces haciendas ne sont, à proprement parler, que des
vassaux, pour ne pas dire des serfs. Construites au milieu de vastes
solitudes, ces métairies voient se grouper autour de leur enceinte un
grand nombre de familles errantes, heureuses de trouver, dans les
moments de crise, une protection dans les murs des fermes, du travail
sur leurs terres, et une consolation religieuse dans leurs chapelles. La
condition de ces travailleurs est certes inférieure à celle des nègres
de nos colonies, car ils ne peuvent pas, comme eux, racheter leur
liberté par leur travail. Les propriétaires les payent, il est vrai, en
argent; mais, au bout de quelques jours, forcé d’acheter de son maître,
qui les vend à un prix quintuple de leur valeur, tous les objets de
consommation, le travailleur libre du Mexique devient bientôt un
débiteur tellement insolvable, qu’il ne peut même s’acquitter par toute
une vie de labeur, tant le salaire qu’il reçoit est inférieur à la
dépense que le monopole lui impose!

Ce qui est vrai des contrées centrales de la république peut aussi
s’appliquer aux contrées reculées, comme celle où était située
l’hacienda de la Noria. Seulement les haciendas, n’ayant pas été bâties
par les Espagnols, n’ont pas l’air de grandeur qui caractérise tous les
travaux des conquérants du Mexique. L’hacienda de la Noria était un
bâtiment en pisé, recrépi et blanchi à la chaux. Ce bâtiment formait un
vaste parallélogramme dans lequel étaient compris les logements des
maîtres et ceux des hôtes nombreux qu’ils pouvaient accueillir. Plus
loin s’élevaient des communs destinés aux serviteurs de toute espèce. Il
était à remarquer qu’on n’y voyait ni étables, ni écuries, non plus que
dans les autres fermes de ce genre. Hormis de vastes enclos de pieux où
les moutons et les chèvres sont parqués la nuit, chevaux, mules, vaches
et taureaux sont abandonnés à l’état sauvage. On retrouve la même
insouciance dans les travaux de culture: l’homme ne vient que très-peu à
l’aide de la nature pour fertiliser les pâturages où ces troupeaux
innombrables doivent trouver leur subsistance. Chaque année, avant le
retour de la saison des pluies, lorsque huit mois de soleil ont jauni
l’herbe des plaines et des collines, il incendie ces chaumes desséchés
pour faire place à l’herbe nouvelle. Souvent alors le voyageur voit le
soir les collines en flammes rougir l’horizon et jeter des lueurs
ardentes au milieu des solitudes qu’il parcourt. Ce sont, à quelques
exceptions près, les seuls indices d’industrie agricole qu’il remarque
dans ces contrées.

Tous les ans, une _recogida_ ou battue s’opère sur toute l’étendue de
l’_hacienda_; des milliers de chevaux, de mulets et de taureaux sont
poussés au milieu des _toriles_. Les poulains, les jeunes taureaux que
la reproduction a ajoutés à la richesse des propriétaires, sont
terrassés par les _vaqueros_[35] à l’aide de leur lazo et marqués du fer
distinctif de l’hacienda. Les poulains âgés de cinq ans sont domptés,
c’est-à-dire montés deux ou trois fois (_quebrantados_); puis
_novillos_, génisses et poulains vont tâcher d’oublier au milieu de
leurs _querencias_[36] la honte que la selle a imprimée à leurs flancs
vierges, ou le signe de servitude que le fer rouge a creusé sur leur
chair encore fumante. Ils attendent ainsi le moment où une vente
définitive les enlèvera à leurs solitudes et les amènera au milieu des
villes de l’intérieur. Là, aux risques et périls des propriétaires ou
des passants, les chevaux s’accoutument à l’aspect des maisons, au
roulement tout nouveau pour eux des voitures, et même à la présence de
l’homme. Sous les rudes cavaliers mexicains, sous les piqûres des
éperons de fer en usage parmi eux, éperons démesurés dont certaines
molettes ont six pouces de diamètre, cette seconde éducation se fait
aussi brusquement que la première. L’épithète de _quebrantados_
(brisés), qu’on applique aux chevaux ainsi domptés, est d’une justesse
irréprochable. Souvent, après trois ans d’indépendance absolue, pendant
lesquels la présence de l’homme n’est pas venue leur rappeler l’affront
qu’ils ont subi, ces animaux n’ont pas encore oublié les terribles
_vaqueros_ qui ont ployé leurs reins et brisé leur orgueil.

  [35] Cavaliers; littéralement, vachers.

  [36] Endroits où les troupeaux se tiennent d’habitude.

Dès l’enfance, le vaquero a été dressé à l’équitation; à peine ses
jambes peuvent-elles serrer un cheval, que son père l’attache avec un
mouchoir au troussequin de la selle, et le fait galoper avec lui par
monts et par vaux. C’est ainsi qu’il grandit. Un jour vient où ses
jambes se sont arquées le long des flancs du cheval, où tout son corps
s’est assoupli à ses bonds inégaux. Le vaquero apprend alors dans ses
courses vagabondes à jeter le lazo, à connaître la terre (_saber la
tierra_), c’est-à-dire à joindre au raisonnement de l’homme l’instinct
du cheval, qui discerne, à vingt lieues de distance, les senteurs des
plantes qu’il est accoutumé à fouler, les émanations des arbres qui
l’abritent chaque nuit, et se précipite en ligne droite, à travers les
plaines, les montagnes ou les torrents, vers sa _querencia_ préférée. Au
milieu des solitudes où il passe sa vie, sans chemins tracés, sans
connaître les lieux où une poursuite acharnée peut l’avoir conduit, le
vaquero n’hésite jamais sur le chemin qu’il doit prendre; la mousse des
arbres, le cours des rivières ou des ruisseaux, la position du soleil,
l’inclinaison des herbes, les soupirs du vent, sont autant de voix,
autant de signes que le désert semble multiplier sur ses pas pour lui
indiquer sa route. A cette singulière finesse de perception, le vaquero
unit une rare sobriété: des bribes de _tortillas_[37], un morceau de
viande séchée, une grenade, un piment, une cigarette de paille de maïs,
le soutiennent tout un jour; des flaques d’eau rousse oubliées par le
soleil dans l’empreinte d’un pied de buffle ou de cheval le désaltèrent;
la fraîcheur de la nuit, la chaleur du jour, le trouvent également
insensible. Lancé à la poursuite de quelque animal, rien n’arrête son
essor, ni ravins, ni torrents, ni bois. Vêtu de cuir des pieds à la
tête, il galope intrépidement au milieu des forêts comme au milieu des
plaines. Tantôt penché à droite ou à gauche de sa monture comme un corps
désossé, tantôt le torse incliné sur l’avant de la selle, ou la tête
renversée sur la croupe du cheval de manière à éviter le choc des
grosses branches qui lui briseraient le crâne, il ne ralentit jamais
l’impétuosité de sa course. Quand son inévitable lazo a étreint l’animal
qu’il poursuit et qu’il veut dompter, l’intrépidité vient à l’aide de la
souplesse et de la vigueur. C’est alors que le rôle du vaquero est
périlleux. Cependant, au bout de deux heures au plus d’une lutte dans
laquelle il a senti son infériorité, le cheval revient le corps couvert
d’écume, l’œil abattu, souple, docile, dompté. Parfois aussi il ramène
inanimé le cavalier qu’il a brisé contre un rocher; mais le vaquero est
mort comme il devait mourir, sans avoir été désarçonné!

  [37] Galettes de maïs cuites sur une plaque de fer, et qui remplacent
    le pain presque partout.

J’avais souvent rencontré dans mes courses à travers le Mexique
quelques-uns de ces vaqueros isolés, et j’avais pris plaisir à leurs
entretiens, au récit naïf de leurs sauvages exploits: jamais cependant
je ne les avais vus réellement à l’œuvre. J’arrivais à l’hacienda de la
Noria dans les circonstances les plus favorables pour jouir d’un
spectacle que je désirais depuis longtemps.

J’avais traversé la cour déserte, et j’approchais d’un péristyle qui
abritait l’entrée principale du bâtiment, quand j’entendis une voix
prononcer d’un ton monotone des prières coupées de répons que d’autres
murmuraient en chœur. C’était un samedi soir, et les habitants de
l’hacienda, pour clore la semaine, récitaient le rosaire en commun,
selon l’antique usage espagnol. J’attachai mon cheval à un pilier, et
j’entrai dans la salle. Un grand nombre de personnes, tant maîtres que
valets, étaient dévotement agenouillées. La voix que j’avais entendue
était celle du chapelain de l’hacienda. Un homme d’une cinquantaine
d’années, qui paraissait être le propriétaire, s’inclina gravement à mon
arrivée, qui n’interrompit point la pieuse occupation des assistants; il
me fit signe de prendre place parmi eux, et je m’agenouillai comme les
autres, tout en promenant à la dérobée un regard curieux sur ceux qui
m’entouraient.

Le lieu choisi pour la prière commune était une grande salle carrée aux
murs blanchis à la chaux, et enjolivés d’arabesques en détrempe où l’on
reconnaissait l’imagination vagabonde et la main peu exercée de quelque
artiste nomade. Les solives qui formaient le plafond étaient des troncs
de palmier aussi soigneusement équarris que le permet la dureté de leurs
fibres. La faible clarté qu’une seule chandelle répandait dans cette
salle laissait dans une sorte de demi-obscurité les physionomies
énergiques et bronzées de ces hardis habitants qui s’établissent sans
crainte sur les frontières indiennes; mais ce qui attira
particulièrement mon attention fut un groupe de deux femmes
agenouillées. Malheureusement des _rebozos_[38] de soie bleue et blanche
les enveloppaient de la tête à la ceinture assez étroitement pour ne
laisser apercevoir que leurs yeux. Ces yeux, comme ceux de toutes les
Mexicaines, étaient grands et noirs. Une voix qu’il était permis de
trouver harmonieuse et douce entre toutes, même dans un pays où les
femmes ont en partage un organe séduisant, m’indiqua que l’une des deux
inconnues au moins devait être jeune. Au moment où je les examinais avec
attention, deux hommes entrèrent sur la pointe du pied dans la salle, et
je reconnus les joueurs que j’avais laissés terminant leur partie. Les
cartes avaient sans doute été favorables à Juan, car il portait encore
son dolman orné de boutons à grelots. Il voulut bien, en entrant, me
faire un salut gracieux, tandis que son camarade Benito, qui me gardait
toujours rancune, selon toute apparence, ne daigna pas même me regarder:
il est vrai que, dès son entrée, ses yeux s’étaient fixés sur celle des
deux femmes qui paraissait la plus jeune, pour ne plus la quitter.
Toutes ces observations faites, je n’éprouvai plus qu’un désir extrême
de voir terminer cet interminable rosaire, et ce fut avec un vif
sentiment de satisfaction que j’entendis résonner le dernier _ora pro
nobis_, et que je vis tous les assistants se lever.

  [38] Écharpes de soie ou de coton fabriquées dans le pays, qui servent
    à voiler la figure et les épaules.

Des domestiques allumèrent les bougies dans leurs verrines, et, à la
clarté qu’elles répandirent, je pus distinguer la taille gracieuse d’une
des deux femmes voilées, qui se relevaient à leur tour; je pus voir
aussi une main blanche et mignonne ajuster coquettement les plis du
voile de soie; mais ce fut tout, car les deux femmes, la mère et la
fille sans doute, disparurent à l’instant. Force me fut alors de
reporter mon attention sur la singulière réunion au milieu de laquelle
le hasard m’avait jeté. Tous les objets qui frappaient mes yeux, depuis
mon entrée dans l’hacienda, avaient, je dois en convenir, outre un
certain caractère de féodalité rustique et de simplicité patriarcale, un
parfum de mystère fort à mon goût. Le souper auquel je fus invité ne
démentit pas ces premières apparences. Une table longue, et si étroite
que chacun des convives pouvait manger dans l’assiette de son vis-à-vis,
était chargée de tous les mets dont la cuisine mexicaine peut affliger
un convive européen. Le haut bout de la table était occupé par le
maître, qui s’appelait don Ramon, le chapelain de l’hacienda et moi. Les
deux femmes que j’avais remarquées pendant la récitation du rosaire ne
parurent point au souper. La foule des serviteurs des deux sexes, que
les mœurs mexicaines admettent à la table du maître, étaient assis à
l’autre bout. Hormis une belle pièce de venaison, les plats nombreux
étalés à profusion ne pouvaient guère exciter que l’étonnement ou le
dégoût. Partout on voyait des poulets, ici découpés en morceaux et
nageant dans un océan de sauce au piment rouge qu’un novice aurait pris
pour des tomates, là enterrés sous une montagne de riz qui exhalait une
horrible odeur de safran, et que perçaient, comme des souches dans un
terrain en friche, de longs piments verts. Plus loin, un coq laissait
voir l’affreux mélange d’olives rances, de raisins secs, d’arachides et
d’oignons dont il était farci. Un plat de grains de blé vert à la sauce
blanche faisait pendant à un autre chargé d’épis de maïs rôti. Enfin des
courges sucrées, des _garbanzos_, des pourpiers, des légumes sans nom
comme sans couleur, flanquaient d’énormes morceaux de bœuf à moitié
refroidi. La sensualité des commensaux de don Ramon se délectait
néanmoins à l’aspect de tant de merveilles. L’absence de toute espèce de
liquide était un fait remarquable au milieu de cette abondance de mets.
Au Mexique on ne boit qu’après le repas.

Je répondis aux questions que m’adressa mon hôte sur Arispe par quelques
renseignements que son ignorance, suite inévitable de sa vie isolée, lui
rendait précieux. Ayant ainsi satisfait sa curiosité, je crus pouvoir le
questionner à mon tour. Je tenais à savoir si c’était bien Cayetano que
j’avais rencontré près de la porte de l’hacienda; mais le nom du
contrebandier paraissait inconnu à mon hôte ainsi qu’à tous ses
commensaux.

Quand les nombreux convives eurent satisfait leur appétit, un des
serviteurs se leva et apporta deux énormes verres de la capacité de
plusieurs litres, comme ceux des temps antiques; chaque convive se
désaltéra l’un après l’autre dans ces verres qu’on fit circuler; puis la
séance fut levée, et on alla se préparer aux fatigues du lendemain, car
don Ramon m’avait annoncé pour le jour suivant un des _herraderos_[39]
annuels. C’était en l’honneur de cette fête qu’un grand souper avait eu
lieu contrairement à l’usage qui ne compose ce repas du soir que d’une
tasse de chocolat: cette circonstance m’expliqua l’absence des
maîtresses de la maison.

  [39] On désigne ainsi les jours consacrés chaque année à compter et à
    marquer le bétail.

En prononçant au souper le nom de Cayetano, j’avais surpris dans les
yeux de Benito une expression de sombre défiance; je n’avais point alors
cru devoir réitérer mes questions, espérant que bientôt l’occasion
s’offrirait d’éclaircir mes doutes. Mon espoir ne fut pas trompé. Au
moment où je sortais de la salle à manger, je fus accosté à la porte par
mon nouvel ami Juan, ou Martingale, pour adopter le sobriquet que lui
avaient donné ses compagnons, et qu’il justifiait si bien.

--Benito, me dit-il, a deviné que vous vouliez parler à don Ramon de
l’homme à la cicatrice.

--Comment Benito le connaît-il? demandai-je à Juan.

--Cela ne me regarde pas; mais seriez-vous par hasard l’ami de Cayetano?

--Non, je ne suis pas l’ami de cet homme.

--Tant mieux! Alors vous êtes peut-être son ennemi?

--Pas davantage.

--Tant mieux, reprit encore Juan.

--Il paraît donc, répliquai-je impatienté de ces questions, que j’ai des
actions de grâces à rendre au hasard qui fait que je ne suis ni l’ami ni
l’ennemi de Cayetano?

--Qui sait? reprit Martingale d’un air mystérieux. Certaines gens, quand
ils haïssent bien un homme, voient de mauvais œil non-seulement ses
amis, mais ses ennemis; la haine, comme l’amour, a sa jalousie. Du
reste, c’est dans votre intérêt que je vous dis cela; vous êtes ici
étranger, seul, et je verrais avec peine qu’il vous arrivât malheur.
Maintenant adieu, je vais poursuivre ma veine; Benito est furieux contre
vous, car j’ai déjà regagné une manche de mon dolman. Ah! je remercie le
ciel que vous ayez pu arriver jusqu’à la noria!

En disant ces mots, le drôle s’esquiva si rapidement, que je ne pus lui
faire aucune question au sujet de l’ancien pêcheur de tortues. Le soir,
retiré dans la chambre qu’on m’avait assignée, et dont les murailles
étaient complétement nues, je réfléchissais aux événements de la
journée, tout en prêtant l’oreille aux derniers bruits qui s’éteignaient
peu à peu à mesure que les valets regagnaient les communs. Le silence
régna bientôt dans toute l’étendue du vaste bâtiment, et ne fut plus
troublé que par le murmure lointain des bestiaux qui s’écartaient des
auges de la noria livrée alors aux habitants de la forêt. Je me
disposais à m’endormir à mon tour, quand un bruit de pas se fit entendre
à travers les barreaux de fer de ma fenêtre. Ma chambre étant située au
rez-de-chaussée, je vis distinctement, de l’endroit où j’étais couché,
deux individus passer à peu de distance en se parlant assez bas pour que
je ne pusse entendre que le mot _endemoniado_[40], qui revint plusieurs
fois de suite. Puis les deux personnages s’éloignèrent avec un éclat de
rire qui ne me laissa plus de doute sur celui qui l’avait poussé:
c’était bien Cayetano, c’était bien ce rire sardonique qui m’avait
frappé pendant une autre nuit. La présence de cet homme dans
l’_hacienda_ me sembla de sinistre augure.

  [40] Endiablé.

Il était à peine jour quand je me levai le lendemain matin, sans me
ressentir en rien des fatigues de la veille, et je m’empressai de me
rendre dans le salon (_asistencia_) où l’on avait récité le rosaire. Don
Ramon, sa fille Maria-Antonia et le chapelain y étaient déjà réunis. Je
pus alors admirer la beauté de la jeune fermière, que j’avais seulement
devinée la veille. Le _rebozo_ qui cachait son visage pendant la prière
tombait négligemment drapé sur son épaule. Son vêtement consistait en
une simple chemise brodée à manches courtes, et qui, malgré les plis du
rebozo, ne cachait qu’à demi sous les garnitures de dentelle son sein et
ses épaules. Un jupon de soie, serré par une ceinture de crêpe de Chine
écarlate autour de sa taille que n’emprisonnait jamais le corset,
dessinait les riches contours de ses hanches, s’arrêtait à la cheville,
et laissait dans toute sa liberté, sous un bas découpé à jour, un de ces
pieds à coudes élevés, un de ces pieds petits, mignons, cambrés, qui ne
paraissent faits que pour fouler la laine et chausser le satin. Bien que
Maria-Antonia ne fût, à proprement parler, que la fille d’un riche
paysan, le sang andalou avait gardé chez elle toute sa distinction, et
la femme la plus fière de la pureté de sa race n’eût dédaigné ni ses
traits gracieux ni la blancheur de ses mains. Quand j’entrai, elle
jouait avec les glands d’or d’un chapeau d’homme qu’elle tenait à la
main, ce qui indiquait qu’on allait monter à cheval.

En effet, des chevaux nous attendaient dans la cour; on servit le
chocolat, et nous partîmes pour aller au-devant de la _recogida_. En
sortant de la cour d’entrée, don Ramon, avec cet œil du maître auquel
rien n’échappe, aperçut dans le toril le taureau que j’avais vu opérer
la veille, et demanda pourquoi il se trouvait là.

--C’est le taureau du majordome, répondit Martingale, que son office
retenait derrière nous.

Nous tournâmes le mur d’enceinte, et nous gagnâmes un bois épais qui
s’étendait à quelque distance. C’était par là que devait déboucher la
_recogida_. Nous fîmes halte à la lisière du bois. Un dais de vapeurs
épaisses s’étendait au-dessus de la cime des arbres; la forêt était
ensevelie dans l’ombre et le silence le plus profond. Ce silence fut
bientôt troublé par des hurlements aigus, quoique lointains encore; un
bruit sourd se fit entendre, la terre trembla; puis ces rumeurs se
rapprochèrent et grossirent; des vaqueros débouchèrent impétueusement
dans la plaine par toutes les issues du bois; nous n’eûmes que le temps
de nous jeter de côté. Une colonne serrée se précipita derrière eux avec
le bruit du tonnerre, mugissant, hennissant et fuyant éperdue devant une
vingtaine d’autres cavaliers qui faisaient tournoyer leurs lazos dans
l’air. Ces cavaliers se lançaient à corps perdu dans le centre de ce
torrent, culbutant les traînards, se ruant sur les récalcitrants,
semblables au milieu des flots de sable soulevés par cette tempête
d’animaux, à des hommes frappés de vertige. Nos chevaux bondissaient
sous nous, excités jusqu’à l’ivresse par ce tumulte. Le chapelain,
rejetant son capuchon sur ses épaules, fut le premier à nous donner
l’exemple et à suivre le torrent. Maria-Antonia, en digne fille d’un
_hacendero_, en digne femme future d’un de ces centaures, lâcha aussi la
bride à son cheval et s’élança après le chapelain, tandis que les
longues tresses de ses cheveux se déroulaient sur ses épaules. Elle
était belle ainsi, belle d’une admirable et sauvage beauté. Don Ramon
poussa à son tour son cheval impatient, et, bon gré, malgré, je fus
forcé de suivre la cavalcade. En quelques minutes nous atteignîmes les
barrières des toriles, qui se refermèrent sur le troupeau emprisonné. Ce
fut pendant quelques instants une confusion inexprimable, le plus
formidable tumulte qu’on puisse imaginer. De terribles élans ébranlaient
les estacades; un crescendo de hennissements et de mugissements furieux
faisait hennir et mugir en même temps les échos des bois. Enfin ce
tumulte s’apaisa, les colères impuissantes se calmèrent, et l’on procéda
à l’_herradero_. Des trépieds chargés de bois sec avaient été allumés à
l’entrée des toriles; les fers mis sur ces brasiers furent bientôt
rougis, et les vaqueros, un instant reposés, se préparèrent à commencer
leur rude et dangereuse besogne.

Je ne sais si le hasard seul avait rapproché Maria-Antonia d’un vaquero
qui, après s’être distingué entre tous par son activité, reprenait un
instant haleine. Ce vaquero n’était autre que Benito. La mauvaise humeur
qui la veille altérait sa physionomie avait fait place à une expression
de noblesse intrépide dont je fus frappé pour la première fois. La
fierté du sang espagnol s’alliait chez lui à l’énergie sauvage des
Indiens, premiers dominateurs de ces déserts. Un teint olivâtre, une
barbe un peu clairsemée, une chevelure légèrement ondée qui couronnait
son front, une taille droite et souple comme un bambou, révélaient en sa
personne une race perfectionnée par le croisement. Benito ne tarda pas à
apercevoir la jeune fille, qui tressaillit sous ses regards de feu.
Presque en même temps le visage d’Antonia se colora d’une vive rougeur;
elle se hâta de couvrir chastement de son _rebozo_ ses tresses rebelles
et ses épaules nues, mais elle ne s’éloigna pas. Je pris dès lors un
intérêt plus vif à cette rude pastorale, à ce dialogue muet et passionné
entre un homme à moitié sauvage, inflexible et dur comme le bois de fer,
et une amazone intrépide qui semblait ne garder de la femme que la
pudeur et la beauté.

Deux sumacs chargés de leurs grappes de fleurs répandaient une ombre
épaisse à quelques pieds des deux enceintes; une estrade grossière
s’élevait sous leur feuillage. Don Ramon demanda à qui ils étaient
redevables de cette galanterie improvisée.

--C’est à Benito Goya, répondit Juan en portant la main à son chapeau.

Don Ramon fronça le sourcil comme s’il désapprouvait cet hommage qui ne
s’adressait pas à lui seul; mais il s’assit néanmoins sur l’estrade à
côté de sa fille et du chapelain: pour moi, préférant garder la liberté
de mes mouvements, je refusai la place qu’on m’offrit.

Les vaqueros voltigeaient en dehors des toriles. Quand leurs yeux
exercés apercevaient un cheval, un taureau ou une génisse qui n’étaient
pas marqués au fer de l’hacienda, leur lazo tournoyait une seconde en
air et ne manquait jamais, au milieu de cette forêt de cornes et de
têtes, d’aller atteindre la bête désignée. Alors le flot s’ouvrait
devant l’animal tiré hors de l’enceinte. Un second vaquero s’approchait,
jetait nonchalamment son lacet par terre, l’élevait brusquement, piquait
sa monture, et, avant qu’il pût opposer de la résistance, le cheval ou
le taureau, violemment tiré dans deux directions opposées, s’abattait
lourdement sur le sable, faute de point d’appui. En un clin d’œil, le
fer ardent sifflait sur la chair; un petit nuage de fumée tourbillonnait
sur le flanc de l’animal, qui tremblait douloureusement, se dégageait
des liens qui cessaient de l’étreindre, et regagnait le bois ou la
plaine avec l’empreinte du propriétaire. Ce fut bientôt autour de nous
une vapeur épaisse au milieu de laquelle on ne distinguait plus que
confusément des corps fauves frémissant sur le sable, des figures
bronzées et des lueurs de fer rougi. De temps à autre, un bond
prodigieux jetait partout le désordre; c’était un vaquero emporté par un
poulain encore indompté qui se débattait, mais en vain, sous la douleur
de sa brûlure et sous l’étreinte de son cavalier.

J’ai dit que c’était au moment de _briser_ le cheval que le danger
commençait pour le vaquero. Voici comment il est d’usage de procéder:
quand le poulain a été terrassé et marqué, selon la force de résistance
qu’il oppose, on le maintient par terre ou on le laisse se relever sur
ses jambes. Un bandeau de cuir est jeté sur ses yeux. L’animal, privé de
lumière, se laisse presque toujours assez docilement seller et sangler.
Une corde de crin est nouée au-dessus des naseaux de manière à former à
la fois une espèce de caveçon qu’on appelle _bozal_, et une bride qui
sert à diriger le cheval. Le vaquero, après s’être assuré que la selle
ne tournera pas, chausse ses longs éperons, et, selon la position du
cheval, se laisse enlever par lui, ou saute brusquement en selle et lève
le bandeau de cuir. Le cheval hésite un instant; mais bientôt la vue des
savanes qu’il a l’habitude de parcourir en liberté, l’odeur des forêts
natales, le poids qui l’opprime pour la première fois, lui arrachent un
hennissement de fureur; son hésitation a cessé. Il essaye d’abord de
secouer la selle, mais la sangle creuse dans son ventre un large et
profond sillon. Il cherche à mordre les jambes du cavalier, mais le
bozal qui comprime ses naseaux est rudement tiré en sens inverse. Il
tente de se dérober en traçant des courbes immenses, en lançant des
ruades désespérées; il se dresse presque droit sur ses jambes de
derrière pour jeter bas son cavalier par un bond furieux en avant.
Efforts inutiles! jusqu’alors inébranlable sur sa selle, l’homme est
resté passif: il attaque à son tour. Deux coups d’éperons lancés par lui
jusque sous les aines arrachent au cheval un cri rauque de surprise et
de douleur. Ivre d’impuissante colère, d’orgueil froissé, l’animal
furieux se ramasse sur ses jarrets nerveux, qui se détendent comme un
double ressort d’acier: il franchit d’un bond une prodigieuse distance,
et s’arrête subitement; mais le vaquero a jeté instinctivement son corps
en arrière, et son buste se maintient dans un merveilleux équilibre. Ses
éperons retentissent de nouveau sur les flancs du cheval, qui repart
sans s’arrêter, parce que les molettes labourent ses flancs, et que la
_cuarta_ meurtrit sa croupe. Enfin, après cette nouvelle course, les
naseaux de l’animal, comprimés par le caveçon, ne laissent plus échapper
qu’une respiration sifflante, ses flancs fument et saignent. Lorsqu’il a
cherché inutilement, dans l’excès de sa terreur et de sa rage, à se
briser lui-même pour briser son cavalier contre un tronc d’arbre, le
cheval se reconnaît vaincu, il obéit à l’impulsion du corps, à l’éperon,
à la voix; en un mot, il est dompté. Quant au vaquero, il reprend
haleine, allume un cigare, et remet de nouveau sa selle, encore humide,
sur le dos d’un autre animal.

--Avez-vous beaucoup d’hommes de cette trempe dans votre pays? me
demanda don Ramon en me montrant une demi-douzaine de ces vaqueros, qui,
dans l’intervalle d’une lutte à l’autre, essuyaient leurs fronts
ruisselants. J’évitai de répondre à cette question: la comparaison des
écuyers de nos cirques avec ces hardis dompteurs de chevaux était trop
humiliante pour mon amour-propre d’Européen. Je demandai à don Ramon si
parfois on n’avait pas de malheurs à déplorer dans ces luttes équestres.

--Oui, oui, cela se voit de temps à autre, me répondit-il d’un air
presque satisfait; tenez, il y a l’_Endemoniado_, que mes drôles se sont
bien gardés d’amener à l’_herradero_.

Les vaqueros se récrièrent d’un commun accord, et l’un d’eux s’excusa en
affirmant que personne ne l’avait aperçu.

--Qu’est-ce que l’_Endemoniado_? demandai-je à don Ramon. Je me
rappelais avoir entendu Cayetano prononcer ce nom la nuit précédente.

--C’est un cheval qui n’a été monté que deux fois, et que mes vaqueros
ne se soucient pas de monter une troisième.

--Pourquoi cela?

--Le premier qui l’a monté a été mis en pièces; le second a eu la tête
brisée contre cet arbre ébranché que vous voyez là-bas.

--Et vous n’avez pas fait tuer un si dangereux animal?

--Oh! comme ce sont _mes_ vaqueros et _mes_ chevaux, ces affaires se
passent en famille; chevaux et vaqueros ont parfaitement de droit le
s’entre-tuer sans que j’aie rien à voir là dedans.

Un rire d’approbation grossière accueillit cette singulière profession
d’impartialité, que ces hommes, qui faisaient si bon marché de leur vie,
trouvèrent très facétieuse. Mais cette gaieté fut de courte durée. A la
vue d’un homme qui arrivait inopinément, traînant un cheval avec mille
efforts, une stupéfaction profonde remplaça sur ces rudes figures le
sourire qu’avait provoqué la déclaration du maître. L’homme était
Cayetano, le cheval l’_Endemoniado_. Un air de satisfaction féroce
enlaidissait encore le visage amaigri de l’ancien contrebandier, qui
apparaissait comme un fantôme sinistre au milieu de ceux dont il était
venu depuis peu partager les travaux sous un nom d’emprunt.
Instinctivement je me mis à l’écart pour ne pas me laisser apercevoir
par Cayetano, sans cependant le perdre de vue. Un nœud coulant qu’il
était parvenu à serrer à l’extrémité de la lèvre supérieure du cheval
contraignait, par une étreinte douloureuse, l’_Endemoniado_ à
l’obéissance. Cette lèvre gonflée témoignait de la résistance du
quadrupède, qui justifiait parfaitement son nom. C’était un alezan
brûlé, à balzanes blanches, _buvant dans le blanc_, comme on dit en
termes de manége: signe infaillible d’un caractère vicieux. Son œil, à
moitié voilé par une houppe de crins qui tombait sur son front, brillait
d’un morne éclat. Ses oreilles étaient pointées en avant; sa longue
crinière flottait en désordre, et ses sabots durs et pointus rendaient
un son métallique contre les cailloux chaque fois qu’il s’élançait sur
Cayetano, qui, d’un coup retentissant de sa cravache plombée, le
repoussait en arrière. En un met, l’aspect du cheval était plus
effrayant encore que celui de son redoutable guide.

--Vos vaqueros vont me savoir gré de leur amener ce bel animal, n’est-il
pas vrai? dit Cayetano en s’adressant à don Ramon, tandis qu’un sourire
brutal crispait sa figure; d’autant plus que ce n’est pas sans peines;
car voilà deux jours que je le poursuis.

--En effet, dit don Ramon, j’étais étonné de ne pas te voir ici. Allons,
mes enfants, qui de vous va monter l’_Endemoniado_? Pour l’honneur de
l’hacienda, ce cheval ne doit pas aller se vanter à ses camarades de
vous avoir fait peur à tous.

Personne ne répondit à ce défi, car personne n’osait tenter
l’impossible. Pendant que l’hacendero jetait autour de lui des regards
mécontents, Cayetano semblait chercher des yeux quelqu’un qu’il
n’apercevait pas; tout à coup, à la vue de Benito, qui, malgré lui
ramené vers l’estrade, s’enivrait d’une contemplation muette:

--Seigneur don Ramon, s’écria-t-il, voici quelqu’un qui ne se refusera
pas à monter l’Endemoniado en présence de vos seigneuries.

Et il lança sur le jeune homme un regard farouche que celui-ci lui
rendit aussitôt.

--Si vous pensez, dit Benito en s’avançant vers don Ramon, que je doive
me faire tuer pour soutenir l’honneur de l’hacienda, je suis prêt,
seigneur don Ramon, à exécuter ce que vous m’ordonnerez.

Comme le gladiateur prêt à mourir en saluant César, Benito s’inclina
gracieusement devant l’hacendero. Celui-ci sembla hésiter en rencontrant
le regard suppliant de sa fille.

--Je n’ai pas le droit, s’écria-t-il, de t’ordonner de te faire tuer
pour moi; mais, si tu veux tenter l’aventure, je t’en accorde pleine et
entière permission.

--C’est bien, reprit Benito, je monterai l’Endemoniado.

--Si cependant vous avez peur, dit Cayetano en ricanant d’un air de
mépris, je le monterai pour vous.

--Chacun son rôle, reprit Benito. Vous devez, ainsi qu’il a été convenu
hier, donner au taureau que nous prête don Ramon le premier coup de
_garrocha_[41].

  [41] Lance armée d’un fer très-court, entouré à sa naissance d’un
    bourrelet qui l’empêche de blesser mortellement le taureau.

--Et aussi le dernier coup d’épée, si on l’exige, répondit Cayetano avec
un rire bruyant.

--Non pas, s’il vous plaît! s’écria le propriétaire; je vous prête un
taureau pour vous amuser, mais non pas pour le tuer.

On s’occupa de seller l’Endemoniado, tâche qui n’était pas facile, car,
pour le seller, il fallait le maintenir sur ses jambes, et, comme s’il
eût deviné le projet des vaqueros, il commença de lancer des ruades
furieuses. Un lazo fut passé sous le paturon de la jambe gauche de
derrière et serré fortement sur le poitrail du cheval, de manière à
coller la cuisse contre le ventre. La jambe droite de devant fut repliée
sur elle-même par un moyen semblable, et, ainsi maintenu en équilibre,
l’Endemoniado fut condamné à l’immobilité. Benito saisit sa lourde selle
par le pommeau et la jeta sur le dos du cheval, qui frémit et trembla
quand ses reins en ressentirent le poids, et quand les larges étriers de
bois rebondirent sur ses flancs. La sangle fut ensuite serrée violemment
sous le ventre, puis le vaquero s’assit sur le sable pour attacher à ses
pieds les courroies de ses éperons. En ce moment, je jetai les yeux sur
l’estrade. Maria-Antonia était immobile; mais ses grands yeux noirs,
démesurément ouverts, étincelaient sur sa figure pâlie, et l’agitation
de son sein trahissait son angoisse. Don Ramon lui-même semblait
effrayé, et j’espérai un instant qu’il allait retirer la permission qui
exposait l’intrépide jeune homme à une mort presque certaine; mais il
n’en fut rien. Quand Benito eut achevé de chausser ses éperons, les
liens qui retenaient les jambes du cheval furent relâchés, et le bandeau
de cuir attaché sur ses yeux. Cependant, quoique maintenu par la corde
qui tordait sa lèvre, les écarts furieux de l’Endemoniado ne
permettaient pas encore de le monter. On fut obligé de le faire
agenouiller, et deux vaqueros, mordant chacun une de ses oreilles, le
maintinrent ainsi un instant. Benito s’élança sur le dos du cheval.

--Lâchez-le! s’écria-t-il d’une voix ferme.

Les deux vaqueros se rejetèrent vivement en arrière, tandis que
l’Endemoniado se relevait comme lancé par la détente d’un ressort caché.
Grâce au bandeau de cuir qui l’aveuglait, il resta d’abord frissonnant
sur ses jambes, les naseaux retroussés, le corps tremblant, Benito
profita de ce court répit pour s’affermir sur sa selle, se pencha en
avant, et leva le bandeau qui cachait les yeux de l’Endemoniado. Alors
commença entre le cheval et l’homme une lutte vraiment admirable.
Effrayé de revoir tout d’un coup la clarté du jour qui éblouissait ses
yeux sanglants, secouant sa crinière emmêlée et que la rage hérissait,
le fougueux animal fit entendre un hennissement terrible, et bondit
successivement, en se tordant sur lui-même, vers les quatre points
cardinaux, comme pour flairer le vent. Benito, sans paraître ébranlé de
ces mouvements impétueux, se tenait encore sur la défensive, repoussant
violemment du pied les dents aiguës qui cherchaient à déchirer ses
jambes. Trompé dans son espoir, l’Endemoniado s’enleva brusquement sur
ses jarrets. En vain les éperons, qui frappaient ses aines, lui
arrachèrent un rugissement: le cheval, au lieu de retomber sur ses
jambes, s’abattit violemment sur le dos. Tous les spectateurs poussèrent
un cri; mais le pommeau seul de la selle avait heurté le sol avec un
retentissement lugubre, en meurtrissant le garrot de l’animal; Benito,
prévoyant le choc, avait rapidement sauté à terre. Bientôt, au milieu
d’un nuage de poussière, les spectateurs émerveillés virent le dompteur
de chevaux se remettre rapidement en selle, contre toutes les règles de
l’équitation, du côté hors montoir, à l’instant où le cheval étonné se
relevait en poussant de nouveaux hennissements. A son tour, le vaquero
paraissait ivre de fureur: pour la première fois de sa vie, il avait
vidé les arçons. Impatient de venger son affront, ses jambes ne
cessèrent de serrer les flancs du cheval que pour tracer jusque sous son
ventre les sillons sanglants de ses éperons; ses bras ne lâchèrent le
caveçon de crin que pour faire pleuvoir, drus comme la grêle, les coups
de la cravache plombée sur la peau meurtrie de l’Endemoniado. Cependant
l’avantage n’était encore ni d’un côté ni de l’autre, et, après quelques
minutes de cette lutte acharnée, les deux antagonistes restèrent un
instant immobiles. Des applaudissements retentirent de toutes parts, et
certes, pour mériter l’admiration de ces centaures, il fallait avoir
accompli plus qu’il n’est donné à l’homme d’accomplir. Soit que le
vaquero fût un de ceux que le danger ou les applaudissements enivrent,
soit qu’il se crût capable de faire plus encore, il profita de cette
trêve pour tirer un couteau effilé passé dans la jarretière de sa botte.

--Holà! s’écria don Ramon, spectateur moins impassible d’une lutte où il
s’agissait, selon toute apparence, de la vie d’un cheval; le drôle
va-t-il égorger l’Endemoniado?

Un éclair d’indignation jaillit des noires prunelles de Maria-Antonia à
la supposition qu’un homme qu’elle avait distingué pût être un lâche;
puis un superbe sourire d’orgueil vint éclairer ses traits à la vue de
Benito, qui, dans un accès de témérité folle, enivré sans doute par la
présence de l’objet aimé, coupait le caveçon du cheval, et se mettait
ainsi sans bride, sans point d’appui, à la discrétion d’un animal
indomptable. Débarrassé de l’étreinte du _bozal_ qui comprimait ses
naseaux, l’Endemoniado aspira bruyamment l’air des forêts, fit onduler,
en secouant la tête, les flots de sa crinière dorée, et s’élança dans la
direction de l’arbre ébranché. Telle était l’impétuosité de son élan,
qu’on ne pouvait douter qu’il n’allât se briser lui-même à l’obstacle
placé sur son chemin. Rien ne semblait donc pouvoir arracher le cavalier
au sort qui l’attendait. L’Endemoniado n’était plus qu’à quelques pas du
tronc fatal, quand, par un mouvement aussi subit qu’imprévu, Benito tira
son chapeau à larges ailes, et, au moment où un élan suprême allait
achever la lutte, le chapeau, interposé brusquement entre l’arbre et le
cheval, fit faire à celui-ci un bond de terreur en sens contraire. Nous
eûmes alors l’étrange spectacle d’un cavalier sans bride guidant à son
gré sa monture indomptée, qui s’élançait d’un côté ou de l’autre, selon
que l’épouvantail voltigeait de l’œil droit à l’œil gauche. Ce fut ainsi
que l’Endemoniado repassa en frémissant de rage devant l’estrade, où
Maria-Antonia paya au vaquero d’un seul regard le prix de son heureuse
témérité. L’orgueil du triomphe, qui faisait éclater l’énergique et mâle
beauté du cavalier et resplendir son front, au-dessus duquel le vent
secouait sa chevelure flottante, justifiait merveilleusement le choix de
la jeune fille. Redonnant une nouvelle impulsion au cheval haletant et
déconcerté par cette résistance inattendue, Benito le laissa s’élancer
dans la direction de la forêt. Nous le suivîmes encore quelques
instants, balancé comme un roseau par les sauts prodigieux de l’animal
qui dévorait l’espace, et nous l’eûmes bientôt perdu de vue. Quelques
cavaliers s’élancèrent après lui; mais telle était la vitesse de sa
course, qu’ils revinrent promptement, renonçant à une poursuite inutile.

Je ne parlerai pas de tous les commentaires qui accompagnèrent la
disparition de Benito. Les uns le regardaient comme perdu, malgré ce
premier triomphe, car une des victimes de l’Endemoniado avait échappé
aussi à l’arbre fatal, et ce n’était que bien loin de l’hacienda qu’on
avait trouvé son cadavre, couvert de blessures et foulé aux pieds. Les
autres auguraient mieux de l’habileté du jeune vaquero. L’arrivée de
Martingale, qui tenait un faisceau de lances à la main, mit bientôt fin
aux conjectures, en rappelant que le _mayordomo_ (majordome, c’était
Cayetano qui était investi de cette dignité) devait commencer la course
du taureau.

Les toriles étaient vides; un taureau seul y était resté; c’était celui
que j’avais vu terrasser la veille. Cayetano, la figure encore agitée de
passions jalouses, prit une des garrochas et entra seul dans l’arène. Le
taureau fut détaché des liens qui le retenaient aux poteaux, et n’eut
pas besoin d’être excité pour se ruer à la rencontre du toréador
amateur. Cayetano fit quelques passes, en cavalier consommé, pour éviter
ses premières atteintes, et attendit l’instant favorable pour piquer
l’animal. L’occasion se présenta bientôt. Quand le taureau baissa la
tête pour ramasser ses forces et s’élancer de nouveau sur son ennemi, la
pointe de la garrocha s’enfonça à la jointure de l’épaule, et le bras
vigoureux de Cayetano le contint en arrêt; mais, au moment où il jetait
autour de lui un regard de triomphe, la garrocha se brisa dans sa main,
et il ne put, dans le premier moment de surprise, éviter le choc du
taureau. Cayetano porta vivement la main à sa cuisse, et quelques
gouttes de sang vinrent rougir ses _calzoneras_ de toile blanche. Un
juron arraché par l’humiliation plutôt que par la douleur s’échappa de
sa bouche, puis il demanda une nouvelle garrocha, tandis qu’il gagnait
l’extrémité opposée de la lice.

Quelques minutes se passèrent avant qu’il pût être obéi; enfin il vint
de nouveau se mettre en face du taureau. Cependant une hésitation
singulière se trahissait dans son maintien; je savais Cayetano trop
brave pour attribuer son émotion à la crainte: je l’avais vu calme et
froid dans des circonstances plus critiques. Bientôt à cette hésitation
succéda un air d’abattement plus inexplicable encore, car son sang ne
coulait pas. Enfin, au moment où il levait machinalement une seconde
fois la garrocha à la hauteur du poitrail du taureau, son cheval effrayé
se cabra, recula, et, sans chercher à s’y opposer, Cayetano se laissa, à
la surprise générale, entraîner hors de l’arène. Des cris, des sifflets,
des huées, accueillirent la fuite du toréador, qui, insensible à ces
outrages, s’éloignait en chancelant sur sa selle comme un homme ivre, et
la figure couverte d’une pâleur mortelle.

--Le chapelain! le chapelain! crièrent quelques voix d’un ton ironique,
voilà un chrétien en danger de mort. Et les sifflets poursuivirent de
nouveau le majordome, objet d’une haine unanime. Cependant le chapelain,
qui avait pris au spectacle un vif intérêt, paraissait se soucier assez
peu d’abandonner sa place sur l’estrade. Il hésitait à prendre au
sérieux cet appel à ses fonctions; mais, sur un signe de don Ramon, il
monta à cheval en maugréant, et suivit le fugitif.

Profitant du tumulte et de l’issue qu’on lui laissait ouverte, le
taureau s’était élancé dans la direction de la forêt sans qu’on songeât
à l’en empêcher. Ce dénoûment ne faisait que médiocrement le compte des
vaqueros, qui fondaient sur la course du taureau l’espoir d’un amusement
plus prolongé. A défaut de la course, ils se livrèrent à mille prouesses
équestres qui m’eussent vivement intéressé, si ma pensée ne se fût
reportée involontairement vers le héros de cette journée. En ce moment,
Benito expiait peut-être un triomphe passager par une mort cruelle, loin
de tout secours humain. Une angoisse bien autrement profonde était
empreinte sur le visage de la fille de l’hacendero. En vain son père
l’engageait à quitter l’estrade, puisque tout était fini: ses regards
restaient fixés vers l’horizon, tandis que sa main froissait
convulsivement les fleurs des sumacs. Le soleil montait lentement et
commençait à embraser la campagne sans qu’aucun indice annonçât le
retour de Benito, et cependant plus d’une heure s’était écoulée. Enfin
un long soupir s’échappa des lèvres de la jeune fille, qui reprirent
leur teinte rosée; une joie indicible rayonna sur sa figure, car un
léger nuage de poussière surgissait à l’horizon, et son cœur lui disait
que cette poussière était soulevée par celui qu’elle attendait. Le
dompteur de chevaux arrivait en effet, rapide comme le nuage poussé par
le vent. Les vaqueros suspendirent leurs jeux, et n’eurent que le temps
de se former en une double haie pour recevoir leur camarade victorieux.
Un coup d’œil suffit pour nous apprendre que l’indomptable Endemoniado
était enfin dompté. A ses flancs haletants, à ses yeux éteints, à sa
croupe ternie sous une couche de poussière collée par la sueur, il était
facile de voir que le redoutable animal n’obéissait plus qu’à la vive
terreur que lui inspirait son cavalier. Celui-ci, la figure enflammée et
sillonnée çà et là de longues déchirures, la chevelure en désordre, les
habits en lambeaux, portait tous les signes d’une victoire chèrement
disputée. Au moment où les derniers bonds que ses éperons arrachèrent à
l’Endemoniado le firent arriver sous l’estrade, Benito se pencha
brusquement en arrière et poussa un cri: le cheval s’arrêta court, la
voix de son vainqueur suffisait à le conduire. Ce fut alors un hourra
général parmi les vaqueros. Avec une grâce courtoise que n’eût pas
désavouée le plus parfait gentilhomme, Benito s’inclina sur la selle
comme pour déposer aux pieds de Maria-Antonia l’hommage de sa victoire.
De nouveaux cris s’élevèrent, et tandis qu’un mélange de confusion,
d’orgueil et de joie empourprait le beau visage de la jeune fille, une
grappe fleurie de sumac vint tomber dans les mains de Benito. Le jeune
homme ne put alors cacher son émotion; il pâlit, balbutia, et, comme
s’il eût faibli sous le choc d’une fleur lancée par la main d’une femme,
l’inébranlable cavalier parut chanceler pour la première fois sur sa
selle. Je m’approchai de lui pour le complimenter. En cet instant, ma
vie avait à ses yeux un prix inestimable: n’étais-je pas le témoin du
plus glorieux, du plus doux de ses triomphes? Aussi, dans l’ivresse de
sa joie, probablement aussi pour cacher son trouble, m’étreignit-il
vivement dans ses bras nerveux. Benito Goya m’avait pardonné.

Quelques heures après, au moment où je rentrais seul à l’hacienda, je me
croisai avec un des héros subalternes de cette journée, avec Juan,
l’heureux possesseur du dolman qu’il avait regagné la veille. Malgré ce
succès, il semblait plongé dans une profonde tristesse. Comme j’hésitais
à l’interroger, il m’adressa le premier la parole:

--Avouez, seigneur cavalier, me dit-il, que Benito Goya est un heureux
mortel; car, si je ne me trompe, nous aurons sous peu, dans sa personne,
un nouveau maître à l’hacienda.

--Ce ne sera que justice, ce me semble, dis-je à Martingale, car il est
aussi beau qu’il est brave; mais est-ce cette pensée qui cause votre
tristesse?

--Oh! non; c’est ce pauvre _mayordomo_!

--Cayetano?

--Hélas! oui, reprit Juan avec un redoublement de grimaces
mélancoliques; il est mort!...

--Mais il était à peine blessé!

Juan prit un air mystérieux.

--Il paraît, me dit-il, qu’on avait enduit les cornes du taureau avec le
suc du _palo mulato_[42], et que la mort du pauvre majordome a été aussi
horrible que prompte. Vous n’avez pas oublié l’homme qui vous a
rencontré mourant de soif, et qui avait averti Benito de vous apporter
de l’eau? Eh bien! c’est Feliciano, le frère d’un ancien ami de
Cayetano. Cet ami, possesseur d’un secret que le majordome eût voulu lui
arracher avec la vie, avait confié à son frère, avec le secret fatal,
les alarmes que lui causait le caractère bien connu de Cayetano. Ces
alarmes n’étaient que trop fondées. Le frère de Feliciano s’est embarqué
un jour avec le majordome, et depuis on ne l’a plus vu reparaître.
Feliciano a compris que son frère avait été tué; il s’est mis à la
recherche de l’assassin. Ayant appris que Cayetano vivait parmi nous, il
s’est rendu à l’hacienda, où il est arrivé juste à temps pour le voir
mourir. Alors il lui a parlé d’événements qui se sont passés il y a déjà
longtemps; ces révélations ont déterminé chez le moribond une crise
effrayante. Il a maudit, blasphémé Dieu comme un païen, jusqu’au moment
où d’horribles convulsions ont mis fin à ses souffrances. Certainement
le majordome est mort en état de péché mortel, puisqu’il n’a pas voulu
se confesser.

  [42] Espèce de sumac vénéneux. C’est un grand arbre à peau jaune
    recouverte d’un épiderme rougeâtre, continuellement exfolié. Son suc
    laiteux est corrosif et fournit un poison très-violent.

--Oui, oui, dit le chapelain, qui s’était approché de nous; et, citant
l’Évangile avec plus d’à-propos que de savoir, il ajouta:--Le Seigneur a
dit: «Celui qui frappera avec l’épée périra par le taureau.»

--Amen! dit Martingale s’inclinant avec une humilité naïve devant
l’autorité de son curé; mais qui diable a pu empoisonner les cornes du
taureau?

Si l’on se rappelle l’opération bizarre à laquelle j’avais assisté la
veille sans être vu, et la part qu’y avait prise Feliciano, on ne sera
point embarrassé de répondre à cette question, sous laquelle Juan
dissimulait prudemment une dangereuse complicité.




VI

BERMUDES-EL-MATASIETE


A une portée de fusil de l’_hacienda_, une trentaine de huttes
capricieusement groupées servaient d’habitations aux _peones_ ou
travailleurs à gages. L’aspect de ces cabanes n’annonçait pas la misère:
il semblait que la nature se fût complu à jeter le voile d’une
végétation luxuriante sur les parois de bambous ou de fagots qui
disparaissaient sous les larges feuilles et les tiges grimpantes des
calebassiers aux calices d’or. Chaque hutte s’élevait au milieu d’un
enclos formé par une haie vive de cactus cierges, que des volubilis aux
clochettes multicolores couvraient de leurs réseaux serrés: mais
l’intérieur des cabanes était loin de répondre à ces riants dehors; tout
y trahissait le dénûment affreux qui est le partage du _peon_. Sur la
terre qu’on lui concède, chaque travailleur ne peut en effet cultiver à
son profit que le carré de piment et de tabac qui lui est accordé par le
maître de la ferme, et le temps qu’exige l’exploitation de ce petit coin
de terre est pris sur ses heures de repos. Un monopole impitoyable le
force d’acheter à l’hacienda le blé, le maïs, les objets manufacturés
nécessaires à sa consommation, et dont le prix dépasse de beaucoup son
modique salaire. Le travailleur libre d’une hacienda achète donc presque
tout à crédit, et le propriétaire reste éternellement son créancier.
Aussi le _dia de raya_ (le jour de paye) est-il, dans ces fermes, un
jour néfaste, au lieu d’être, comme partout ailleurs, un jour de fête,
car chaque semaine ajoute une nouvelle charge au fardeau déjà si lourd
qui pèse sur le péon.

La condition de ces travailleurs à gages, on peut l’affirmer sans
crainte, est pire que celle des nègres de nos colonies, et cependant
jamais la philanthropie n’a accordé à leur triste sort un peu de cette
compassion qu’elle prodigue si souvent à de moins réelles misères. Le
nègre esclave a sa cabane où il se repose après les heures de travail,
dont la loi fixe le nombre. Une distribution copieuse de poisson salé,
son mets favori, répare ses forces, et, s’il tombe malade, les soins
d’un médecin ne lui manquent jamais. L’insouciance du maître laisse, au
contraire, le péon exposé sans défense aux atteintes de la maladie et de
la faim. L’esclave noir peut entrevoir le moment où il rachètera une
liberté dont il ne saura que faire sans doute, mais dont la perspective
lui sourit; le travailleur libre n’a devant lui qu’un esclavage sans
limite, car son salaire sera toujours inférieur aux dettes que le
monopole le force à contracter. L’influence de l’ancien joug espagnol
pèse encore, on le voit, sur une partie de la population mexicaine
presque aussi lourdement qu’au jour de la conquête: la république a
continué sans remords l’œuvre de l’absolutisme.

Je dirigeais souvent mes promenades vers les cabanes habitées par les
péons. La boutique qui contenait les denrées et les objets manufacturés
s’élevait au milieu du village. Un matin, je m’étais arrêté devant cette
boutique pour observer les diverses transactions dont elle était le
théâtre. Chaque péon tirait de sa poche un roseau creux long de six
pouces, et dans lequel étaient roulés deux petits carrés de papier
indiquant, l’un le _doit_, l’autre l’_avoir_. Ces écritures sont d’une
simplicité primitive. Une raie horizontale, tracée d’un bout à l’autre
du papier, est la base du compte courant. Sur cette ligne longitudinale,
d’autres raies perpendiculaires plus ou moins prolongées (telle est
l’étymologie du mot _raya_ ou paye), des zéros et des demi-zéros,
servent à désigner les piastres et les demi-piastres, les réaux et les
demi-réaux. Au milieu des acheteurs, qui ne se retiraient qu’après avoir
longuement débattu leurs prix, je remarquai bientôt un individu plus
hâve et plus maigre que les autres, qui se promenait avec hésitation en
jetant sur la boutique des regards d’ardente convoitise. A la
persistance avec laquelle il fumait cigarettes sur cigarettes, il était
facile de voir que le pauvre péon cherchait à endormir les tiraillements
d’un estomac affamé. Enfin il parut prendre une détermination héroïque,
et s’avança vers la boutique en demandant un _cuartillo_ de maïs.

--Voyons votre compte, dit le commis.

Le péon tira de sa poche son roseau, et en fit sortir son _grand-livre_;
mais autant la ligne horizontale de l’_avoir_ était parcimonieusement
semée d’hiéroglyphes, autant celle du _doit_ était surchargée de signes
de toute espèce. Le commis refusa durement de lui vendre jusqu’à nouvel
ordre, et lui rendit son compte. Le péon avait, selon toute apparence,
prévu cette réponse, et la résignation aurait dû lui être facile;
cependant un désappointement douloureux se peignit sur sa figure, et ce
fut d’une main tremblante qu’il essaya de faire rentrer dans l’étui de
roseau le papier qu’il roulait convulsivement. Je me sentis alors ému de
compassion, et je payai au commis le modeste emprunt que le pauvre
travailleur était venu solliciter en vain. Le péon me témoigna
sur-le-champ sa reconnaissance en m’empruntant un second réal (60
centimes), et en me priant de l’accompagner dans sa cabane pour guérir
sa femme, malade depuis fort longtemps. J’appris, dans le court trajet
que nous fîmes ensemble, que c’était cette maladie qui l’avait assez
arriéré pour qu’on lui refusât un crédit dont il avait plus besoin que
jamais.

Je trouvai dans la hutte du péon le dénûment que je m’attendais à y
rencontrer. Quelques vases de terre cuite, deux ou trois têtes de bœuf
desséchées qui servaient de siéges, composaient tout l’ameublement. Deux
enfants nus, le ventre ballonné, les jambes grêles, les cheveux
pendants, allaient et venaient autour d’une femme dont la figure pâle et
amaigrie indiquait le dernier terme d’une maladie de langueur. Étendue
plutôt qu’assise sous un hangar qui s’élevait sur la cour intérieure,
cette femme balançait d’une main affaiblie, à l’aide d’une ficelle
d’aloès, un petit hamac suspendu aux piliers du hangar, et dans lequel
un jeune enfant dormait au soleil: c’était un triste tableau. Je
cherchai à rassurer le père en lui conseillant de substituer au piment
et au fruit des cactus, dont toute la famille se nourrissait, un système
d’alimentation mieux approprié à la débile santé de sa femme; mais je ne
me dissimulais pas que, pour ces malheureux privés de tout, ma recette
était impraticable. Le père m’écoutait cependant en se frottant les
mains et en donnant tous les signes d’un contentement que je n’osais
regarder comme l’effet de mes exhortations. Aux questions que je lui
adressai sur cette joie subite et singulière, il répondit que la sainte
Vierge venait de lui envoyer une idée, et que l’abondance ne tarderait
pas à rentrer dans son logis. En parlant ainsi, il caressait de l’œil
une vieille carabine toute rouillée qui se trouvait dans un coin de la
cabane. C’est en vain que je l’interrogeai sur l’usage qu’il comptait en
faire; le péon ne voulut pas s’expliquer, et se contenta de me répéter
que c’était une triomphante, une glorieuse idée. Je le quittai donc sans
avoir pu lui arracher son secret, mais rassuré par la pensée que cette
carabine rongée par la rouille ne pouvait être que fort inoffensive,
excepté pour celui qui s’en servirait.

Deux jours après, j’entrai le matin chez le propriétaire de l’hacienda;
je le trouvai pourpre de colère, et tançant rudement un pauvre diable
qui, une carabine sous le bras, la tête baissée, tournait gauchement son
chapeau entre ses mains. Je reconnus le péon.

--Ah! seigneur don Ramon, demandai-je à l’_hacendero_, quelle funeste
nouvelle venez-vous d’apprendre?

--Ce que je viens d’apprendre! s’écria don Ramon, c’est que mes gens
(Dieu me pardonne!) s’entendent avec les jaguars au détriment de mes
bestiaux. Encore un poulain que je viens de perdre par la maladresse de
celui-ci.

Puis il continua avec une véhémence toujours croissante:

--Vous savez que depuis quelque temps ces damnés jaguars font chaque
soir de nouveaux ravages dans mes troupeaux. Or, hier matin, ce drôle
m’aborde pour me faire part d’une idée que la sainte Vierge, disait-il,
lui avait envoyée dans mon intérêt.

--Je le croyais, interrompit humblement l’accusé.

--Il s’agissait, continua don Ramon, de se mettre à l’affût du jaguar
dans un endroit qu’il me désigna, et de l’y attirer au moyen d’un
poulain qui servirait d’appât. Il avait l’air si sûr de son fait, si
certain de gagner les 10 piastres (50 francs) de prime, que j’eus la
sottise de lui confier un jeune poulain de six mois. Voyons, drôle!
parle! Qu’as-tu fait de ce pauvre animal? Comment cela s’est-il passé?

--Eh bien! seigneur maître, dit timidement le péon, voilà donc que
j’étais embusqué depuis deux heures derrière un fourré; le poulain était
attaché à dix pas devant moi, regimbant, criant pour aller rejoindre sa
mère, lorsque tout à coup j’aperçois dans l’obscurité deux yeux qui
flamboyaient comme des cigarettes allumées. Je visai dans cette
direction, je recommandai mon âme à Dieu, et je fis feu en détournant la
tête.

--Et, au lieu du tigre, tu tuas le poulain! s’écria le propriétaire
exaspéré.

--Oh! seigneur maître, interrompit énergiquement le tireur blessé dans
son amour-propre, je n’ai fait que l’estropier!

--Tué ou estropié, n’est-ce pas la même chose? hurla l’hacendero. Eh
bien! va-t’en au diable! ou plutôt, va te faire mettre huit heures au
_cepo_.

--C’était cependant une heureuse idée, dit tristement le pauvre péon,
qui voyait s’évanouir l’abondance qu’il avait rêvée pour sa famille
affamée; puis il sortit la tête basse, l’air résigné, quoique deux
larmes sillonnassent ses joues amaigries. C’était donc les mains vides
qu’il devait rentrer dans sa cabane, c’était un supplice de huit heures
qu’il avait gagné en exposant sa vie, sauvée par un miraculeux hasard.
Je connaissais la profonde misère de ce malheureux, j’avais partagé son
espoir, bien qu’il m’eût fait un mystère de ses projets. Un dénoûment si
triste m’émut profondément.

--Ah! si Bermudes était ici, s’écria don Ramon, je n’aurais pas à gémir
sur tant de pertes réitérées. Que Dieu et Monseigneur saint Joseph
permettent que Bermudes revienne bientôt!

Ce Bermudes, surnommé _el Matasiete_[43], était ce même chasseur que
j’avais rencontré en compagnie d’un _coureur des bois_ canadien lors de
mon excursion au _placer_ de Bacuache, et qui m’avait donné, on s’en
souvient peut-être, rendez-vous à la Noria[44].

  [43] Littéralement tue-sept.

  [44] Voyez page 175.

Les ferventes prières du propriétaire durent certainement monter
jusqu’au ciel, car, au moment même où il les prononçait, un homme entra
dans la salle où nous étions, et dans cet homme, que la Providence
semblait ramener à la ferme, je reconnus Bermudes-el-Matasiete. Un
mouchoir à carreaux, tout maculé de larges taches de sang desséché,
était son unique coiffure. Les boutons de métal et les galons d’argent
qui, bien que ternis rehaussaient encore quelque peu sa veste et ses
pantalons de cuir, avaient disparu jusqu’au dernier. Des lambeaux de
chemise s’échappaient par les déchirures de la veste en mèches effilées,
et les doigts des pieds sortaient de ses chaussures usées par la marche.
Quant à sa figure, elle gardait encore l’expression d’intrépidité
chevaleresque qui déjà m’avait frappé. Le soleil avait seulement ajouté
une teinte plus foncée encore au hâle de ses joues.

--Est-ce bien toi, Matasiete? s’écria don Ramon en s’avançant vers lui
comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion.

--_Matasiete_! Vous pouvez bien dire _Mataquince_ (tue-quinze), s’écria
le chasseur en se redressant d’un air théâtral: oui, c’est bien moi,
quoique vous ayez peut-être cru ne plus me revoir.

--J’avoue, lui dis-je, que je commençais à craindre que vous ne
revinssiez pas.

Lorsque, quinze jours auparavant, j’avais rencontré dans les bois le
chasseur mexicain et son compagnon d’armes le Canadien, la mâle
physionomie, les allures résolues de ces deux aventuriers avaient
produit sur moi une vive impression. Notre rencontre n’avait dû être
pour eux qu’un incident ordinaire dans la vie des bois, un fait
insignifiant depuis longtemps oublié. Je rappelai donc à Bermudes la
soirée qu’il avait passée à mon bivouac, dans les bois de Fronteras,
après avoir retrouvé les traces d’un parti d’Indiens qui avaient donné
l’alarme aux habitants de ce village. Je lui rappelai comment, dépouillé
pat les brigands du fruit d’une périlleuse campagne, privé de son
cheval, dont ils ne lui avaient laissé que la selle, il avait fait vœu
devant moi de les poursuivre jusqu’au fond de leurs déserts, de porter
sur sa tête la selle de son cheval jusqu’à ce qu’il l’eût mise sur le
dos de l’un d’eux, de les attaquer et de les tuer partout où il les
rencontrerait, de vendre leurs enfants comme esclaves, et de consacrer
le produit de la vente aux âmes du purgatoire (_animas benditas_).
Bermudes avait, on le voit, avec ces saintes âmes un compte assez
délicat à régler. Sa réponse m’indiqua cependant qu’il regardait cette
affaire d’honneur comme conclue; elle me prouva aussi qu’il se souvenait
parfaitement de notre rencontre, car ces coureurs des bois n’oublient
jamais l’homme qu’ils n’ont même fait qu’entrevoir: ils en
remontreraient sur ce point aux physionomistes les plus exercés.
Toutefois je dus renoncer pour le moment à entendre le récit de
l’aventureuse campagne de Matasiete. Je m’étais aperçu que le chasseur
désirait entretenir don Ramon en particulier, et j’ajournai toute
nouvelle question à un moment plus opportun.

En quittant Matasiete, je me dirigeai instinctivement vers l’endroit où
j’avais vu les _cepos_ et les autres instruments de supplice usités dans
l’hacienda: c’était l’heure où le péon devait subir la peine encourue
par sa maladresse. On sait que le _cepo_ ou cep est formé de deux
traverses de bois qui se superposent l’une à l’autre. Une demi-lune ou
échancrure semi-circulaire, pratiquée dans chacune de ces traverses,
sert à enfermer les jambes ou le cou du patient. Ces traverses de bois
sont exhaussées de façon à ce que les jambes soient plus élevées que la
tête, qui s’appuie sur la nuque dans une position d’abord peu gênante,
et au bout de quelques heures insupportable. Une demi-douzaine de
_cepos_ ainsi disposés s’élevaient dans une petite cour, dominés par un
pilori ou _picota_ qui ne servait que dans les occasions solennelles.

La mésaventure du péon m’avait vivement touché, et je m’étais promis de
lui porter quelque secours; mais la Providence, qui se sert des moyens
les plus ordinaires pour venir en aide aux nécessiteux, m’avait déjà
devancé, et indemnisé mon protégé plus largement que je ne comptais le
faire moi-même. Sur un des cepos, un homme seul était étendu, le corps
et la figure exposés aux rayons d’un soleil dévorant, tantôt
s’exhaussant sur les coudes, tantôt se faisant de ses mains un abri
contre la clarté qui l’aveuglait. Ma surprise fut extrême quand, à la
place du péon, je reconnus mon ami Martingale.

--Par quelle singulière aventure, lui demandai-je, vous trouvez-vous
dans cette position critique?

--Hélas! seigneur cavalier, c’est par suite de mon bon cœur et de ma
mauvaise étoile, et aussi par la protection de mon ami Benito, le
nouveau majordome; mais, puisque le hasard vous rend témoin de mon
infortune, mon honneur exige que vous en sachiez le motif.

J’écoutai la justification de Martingale.

--Ce motif est des plus honorables, reprit-il. Quand j’appris qu’un de
mes compères[45] avait à passer huit heures au cepo, je pensai qu’il ne
serait peut-être pas fâché de se distraire, et je vins ici avec quelques
piastres et un jeu de cartes en poche. Mon compère n’avait
malheureusement pour capital disponible que ses huit heures de cepo; le
connaissant d’habitude pour fort solvable, je lui proposai de jouer
d’abord deux réaux contre sa parole. Il accepta. Je jouai avec si peu de
chance, que, malgré la martingale infaillible dont j’ai le secret, je
perdis les deux réaux, puis successivement tout mon argent. Alors mon
compère me proposa, pour m’acquitter, de jouer ses huit heures de cepo,
si bien que je ne rattrapai rien de mon argent et que je ne gagnai que
les sept heures qui lui restaient à faire, car notre partie avait duré
une bonne heure. Cependant il fallait faire agréer le changement en
question au majordome, qui, vous le savez, est fort de mes amis; mon
honneur me faisait un devoir de solliciter cette faveur, d’autant
plus...

  [45] Compère, _compadre_, n’a ici d’autre sens que celui de _confrère_
    ou _compagnon_.

--D’autant plus, interrompis-je, que vous espériez qu’il vous la
refuserait.

--Lui, me la refuser! protesta Martingale offensé. Benito me l’accorda,
au contraire, avec une courtoisie, un empressement dont je lui sais
très-bon gré... mais qu’il me payera.

Je calmai l’irritation de Martingale en lui donnant la piastre que je
destinais au péon. Au moment où le joueur repentant me promettait
solennellement de garder cette piastre pour les grandes occasions, je
fus rejoint par Bermudes.

--Vous me pardonnerez, me dit-il, si tantôt je n’ai répondu que d’une
manière évasive à vos questions; mais j’avais à m’occuper avec le
seigneur don Ramon de la réalisation de certaines marchandises
très-précieuses pour moi, car, pour m’en rendre possesseur, j’ai joué ma
vie.

--C’est la seule chose que je n’aie pas encore mise sur une carte,
interrompit Martingale; ce devait être une belle partie.

--Comme vous n’en jouerez probablement jamais, mon brave, reprit
Bermudes. Quant aux détails de cette partie, continua-t-il en se
tournant vers moi, je venais vous dire, seigneur cavalier, que, s’il
vous plaisait de les apprendre, vous me trouverez ce soir, à l’heure de
l’_oracion_[46], tout disposé à vous les communiquer: je serai à l’_Ojo
de Agua_, où mes occupations m’appellent.

  [46] Angélus.

Le soir venu, je me dirigeai vers l’endroit qu’on appelait Ojo de Agua.
C’était une petite source à un quart de lieue de l’hacienda, dans une
situation des plus pittoresques. Au pied d’un talus assez bas qui
bornait un amphithéâtre de petites collines, la source remplissait un
bassin circulaire à la surface duquel des plantes aquatiques étendaient
leurs larges feuilles lustrées. Un cèdre s’élevait sur le talus, et ses
branches inférieures venaient tremper jusque dans l’eau les mousses
parasites dont elles étaient chargées. Des acajous aux troncs noueux,
des sumacs, des _palos mulatos_ à la peau exfoliée, s’étageaient en
groupes serrés au-dessus du cèdre. Du côté opposé, une clairière d’une
trentaine de pas de diamètre, s’étendant jusqu’à d’épais fourrés de
frênes, de palétuviers, formait comme un carrefour percé de sombres
arcades. Tel était l’endroit où m’attendait le chasseur mexicain. Je le
trouvai nonchalamment étendu sur la mousse, et, goûtant la fraîcheur de
l’ombre à l’entrée d’une des avenues obscures qui s’ouvraient sur la
clairière. Sa carabine à canon bleu était à côté de lui. Je félicitai
Bermudes d’avoir choisi pour notre rendez-vous un site dont la beauté
sauvage devait en quelque sorte prêter un nouveau charme au récit de ses
aventures.

--Je suis charmé, me dit-il avec un sourire dont je ne compris pas
d’abord toute l’ironie, que l’endroit soit de votre goût; mais vous
verrez d’ici à peu de temps qu’il est encore mieux choisi que vous ne
pensez.

Je n’avais pas oublié le chasseur canadien, et je m’informai de ce qu’il
était devenu.

--Vous le verrez tout à l’heure, dit Bermudes; il est occupé à terminer
quelques dispositions relatives à notre réunion de ce soir.

Le soleil couchant illuminait les profondeurs de la forêt quand le
_coureur des bois_ vint nous rejoindre. Le géant canadien tenait d’une
main sa carabine, de l’autre il traînait en laisse un petit poulain qui
boitait pitoyablement et regimbait de toutes ses forces.

--Eh bien! Dupont (ce ne fut pas sans peine que je reconnus ce nom
français singulièrement défiguré par la prononciation mexicaine), a-t-on
disposé les feux autour de la Noria? demanda Bermudes.

Le Canadien répondit affirmativement, et, après avoir attaché le poulain
par une longue et forte corde au tronc du cèdre qui s’inclinait sur la
source, il vint s’étendre sur la mousse, près de nous. Quant à moi, je
commençais à ne plus rien comprendre à ce poulain et à ces feux allumés
contre l’usage autour de la Noria. Je voulus connaître l’objet de ces
préparatifs: Matasiete me répondit que c’était pour écarter les bêtes
féroces. J’insistai pour avoir une réponse plus précise; le chasseur se
mit à rire.

--Eh quoi! n’avez-vous pas deviné? me dit-il.

--Non.

--Eh! _caramba!_ vous êtes avec nous à l’affût du tigre qui donne le
cauchemar à l’honoré seigneur don Ramon!

--A l’affût d’un tigre! m’écriai-je; vous voulez rire à mes dépens?

--Non certes, et je vais vous prouver que tout cela est très-sérieux.

En disant ces mots, Matasiete se leva, et, m’invitant à l’accompagner,
il me conduisit sur le bord du bassin de la source. A la lueur du
crépuscule, je remarquai alors sur le terrain humide de formidables
empreintes.

--Ces empreintes sont d’avant-hier, dit le chasseur, j’en suis certain.
Il y a donc vingt-quatre heures que le jaguar n’a bu. Or, comme à vingt
lieues de distance il n’y a de l’eau qu’à la Noria et à cette source, le
tigre, effrayé d’un côté par les feux de la Noria, attiré de l’autre par
la soif et odeur du poulain, viendra infailliblement ici ce soir.

Ce raisonnement me parut d’une logique inattaquable. Il n’y avait plus à
en douter, je me trouvais, sans aucune espèce d’arme, transformé tout
d’un coup en chasseur de tigres. Je revins m’asseoir sur la mousse. Un
moment je me demandai si quelque nécessité impérieuse ne réclamait pas
ma présence immédiate à l’hacienda; puis l’amour-propre prit le dessus,
et je demeurai, bien qu’il me parût assez bizarre de chasser ainsi le
tigre en amateur, sans armes et les bras croisés.

Quant aux deux associés, ils s’établirent commodément sous les arches
d’un palétuvier, comme s’ils se fussent exclusivement reposés sur moi du
soin de leur sûreté. Le Canadien étendit mollement ses membres robustes
sur le gazon, et je ne pus m’empêcher de contempler avec admiration,
dans son insouciance héroïque, ce dernier débris d’une race
d’aventuriers qui s’éteint.

--Asseyez-vous près de moi, me dit Bermudes, et je vais vous raconter ce
qui nous est arrivé depuis le soir où vous nous avez donné l’hospitalité
à votre bivouac. Nous avons du temps devant nous, car les bêtes féroces
ne s’éveillent que quand l’homme dort; les ténèbres doublent leur force
et leur fureur. Il est à peine sept heures, et je ne pense pas que nous
recevions avant onze heures la visite du jaguar que nous guettons.

J’avais donc quatre heures à passer dans une attente qui, bien qu’assez
pénible, n’étouffait pas tout à fait la curiosité presque affectueuse
qu’avaient éveillée en moi le chasseur mexicain et son compagnon
d’aventures. Le récit de Bermudes devait m’offrir un épisode attachant
de la lutte des habitants des frontières avec les hordes indiennes,
lutte incessante dans laquelle, agresseurs et attaqués tour à tour, ils
préparent sans s’en douter le triomphe futur de la civilisation. C’en
serait fait bientôt de ces populations qui naissent sur les confins du
désert, si, de temps à autre, la Providence ne suscitait dans leur sein
de ces redoutables _frères de la carabine et du couteau_ qui vont porter
jusque sous la hutte du sauvage la terreur du nom des blancs. C’étaient
deux aventuriers de cette espèce que le hasard avait amenés deux fois
sur ma route. Le vœu de Matasiete avait-il été accompli? Par quel
prodige de ruse et d’audace avait-il pu l’être? Le récit de Bermudes
allait me l’apprendre, et en d’étranges circonstances: par une
plaisanterie toute naturelle à ses yeux, le rude chasseur avait ajouté,
comme un encadrement pittoresque, la réalité d’un danger présent au
souvenir de ses dangers passés. Je n’étais venu que pour écouter, et,
d’un moment à l’autre, le récit pouvait faire place à l’action.

--Après que nous eûmes pris congé de vous, dit le chasseur, nous
passâmes deux jours à reconnaître les traces des Apaches, qu’il nous fut
très-aisé de suivre en dépit de mille détours; je retrouvai même parmi
les vestiges nombreux qui facilitaient notre exploration les empreintes
des pas de mon cheval. Une inspection plus attentive de ces empreintes
m’apprit que le pauvre animal trébuchait sous un fardeau probablement
au-dessus de ses forces. Ma fureur s’accrut encore à cette pensée.
Bientôt des empreintes nombreuses de chevaux et de mules se confondirent
avec celles de mon propre cheval, d’où nous conclûmes que de nouvelles
déprédations venaient d’être commises; puis, arrivés au bord d’un des
bras du Rio San-Pedro, nous perdîmes subitement toute trace des fuyards.
C’était le troisième jour de marche depuis notre rencontre. Nous eûmes
beau passer et repasser plusieurs fois la rivière et chercher partout;
les galets qui en couvraient les bords à une grande distance n’avaient
conservé nul vestige des Indiens. Nous nous trouvions dépistés pour la
seconde fois. Le soir nous surprit déjà bien loin de la rivière et
accablés de fatigue. C’était au tour du Canadien de faire sentinelle, et
je dormais profondément, quand mon compagnon m’éveilla.

--Qu’est-ce? lui demandai-je. Avez-vous découvert enfin la bonne voie?

--Voyez, me dit-il, fidèle à son habitude de parler dans les bois le
moins qu’il peut. Je me frottai les yeux, et j’aperçus derrière nous des
lueurs qui rougissaient l’horizon.

--C’est une colline dont on brûle les herbes, lui dis-je.

--Vous dormez encore, reprit mon compagnon.

Je me frottai de nouveau les yeux; je vis alors que la lueur lointaine
ne devait pas être produite par une nappe de flammes continue, mais bien
par des feux assez rapprochés les uns des autres. La fumée n’était pas
noire, comme celle des herbes vertes qui brûlent avec les herbes sèches;
elle montait vers le ciel en colonnes déliées. Enfin ces foyers étaient
enveloppés à leur base d’une ceinture de vapeurs qui serpentaient au
loin dans la plaine. Ce brouillard indiquait le cours tortueux de la
rivière, et les Indiens devaient avoir établi leur camp sur une des îles
qu’elle embrasse dans ses replis: mon camarade avait raison.

--En marche, lui dis-je.

--En marche, reprit le Canadien, et nous revînmes sur nos pas. Nous
avançâmes alors avec plus de prudence que nous n’avions fait jusque-là,
car la campagne était ouverte, et nous avions à redouter que les Indiens
n’eussent mis quelques-uns des leurs en vedette, bien que, se fiant sur
leur nombre, ils ne semblassent guère prendre de précautions pour cacher
leurs traces. Nous avions remarqué plus de vingt empreintes différentes,
toujours à la file les unes des autres. Chaque Indien, comme vous le
savez, s’applique à marcher, pour ainsi dire, dans les pas de celui qui
le précède, et le nombre de nos ennemis pouvait bien être estimé à une
trentaine à peu près. Heureusement nous pûmes, sans être découverts,
gagner le bord de l’eau. Nous ne nous étions pas trompés dans nos
conjectures. Sur un îlot entouré d’arbres, des feux étaient allumés de
distance en distance, et nous pûmes distinguer les corps rouges de ces
chiens affamés, qui reluisaient à la clarté du feu dans les intervalles
des arbres. Autant que je pus le voir, tous portaient au poignet gauche
le bracelet de cuir[47] qui sert à distinguer le guerrier indien de ces
lâches corbeaux qu’on est exposé à rencontrer de temps en temps dans les
déserts. J’avais donc affaire à des ennemis dignes de moi.

  [47] Ce bracelet de cuir et une espèce de paumelle qui entoure la main
    gauche sont les signes distinctifs des Indiens guerriers. Le premier
    sert à amortir le coup de fouet de la corde de l’arc quand il se
    détend, la seconde empêche les pennes de la flèche de déchirer la
    peau de la main.

Ici Bermudes fit une pause, et nous pûmes entendre les ronflements du
Canadien, que le récit des exploits du chasseur mexicain avait plongé
dans un assoupissement profond. La nature apathique de l’homme du Nord
m’offrit un contraste frappant avec celle de l’homme du Midi, nerveux,
impressionnable, railleur, relevant d’une pointe gasconne un courage
d’ailleurs à toute épreuve.

--Vingt fois, reprit l’aventurier, je levai ma carabine à la hauteur de
mon épaule, prêt à céder à une irrésistible tentation en abattant un de
ces diables rouges, et vingt fois mon compagnon abaissa le canon de mon
arme. Je consentis cependant à écouter les conseils de la prudence, et
je réprimai ma fougue impatiente: ce ne fut pas sans peine.
Rappelez-vous que nous suivions leur piste depuis dix-sept jours, et
vous penserez bien qu’il ne pouvait être question de reculer au moment
où nous venions de les joindre. Seulement il fallait choisir le moment
de l’attaque; la prudence nous ordonnait de reconnaître les lieux avant
de commencer les hostilités, nous étudiâmes donc le terrain. Autour de
nous, sauf une frange continue d’osiers et de cotonniers, les rives
étaient alternativement boisées et coupées de plaines ou de clairières.
Plus loin, en suivant toujours le cours de l’eau et à moitié noyée sous
la brume du matin, une autre petite île s’élevait à une double portée de
carabine de celle où nos voleurs étaient campés. Les coquins avaient
choisi là un poste inabordable par surprise. La lune éclairait en plein
la nappe d’eau qui entourait leur île, au point qu’on pouvait voir
parfaitement de petits remous écumeux que formait le courant autour de
quelques grosses pierres échouées au fil de la rivière: on distinguait
même les feuilles des plantes aquatiques que la lune blanchissait
autour. Cette disposition indiquait qu’en cet endroit l’eau devait être
guéable. Nous nous éloignâmes doucement de ce gué, que les Indiens
avaient probablement suivi et devaient suivre encore au point du jour
pour sortir de l’île; puis nous allâmes établir notre blocus sous les
osiers, à quelque distance.

Nous tînmes conseil à voix basse. Nous connaissions assez les habitudes
des Indiens pour présumer qu’ils n’avaient choisi ce poste avec tant de
soin que pour y passer un jour à chasser, et qu’à cet effet ils se
disperseraient par petites troupes. Ce n’était que grâce à cette
circonstance que nous pouvions espérer d’en venir à bout. Comme j’avais
dormi quelques instants, j’engageai le Canadien à en faire autant, et je
m’assis à côté de lui. Il ne tarda pas à ronfler comme il fait en ce
moment, tandis qu’à travers les pousses serrées qui m’abritaient je
continuais à surveiller l’ennemi. La rivière murmurait doucement, et
j’aurais, je crois, cédé à l’envie de dormir, si le silence de la nuit
n’eût été troublé de temps à autre par les hurlements des Indiens.--Oui,
oui, me disais-je, hurlez de joie, coquins, jusqu’au moment où nos
carabines vous feront hurler de douleur.--Enfin ils parurent dormir
aussi, car je les vis s’étendre autour de leurs feux, et je n’entendis
plus que le murmure de l’eau et le bruit des feuilles sous la brise. Les
heures s’écoulèrent ainsi bien lentement. Au point du jour notre sort
allait se décider. Dans ces moments-là, seigneur cavalier, on est
heureux de ne laisser personne après soi. Malgré moi, je ne pouvais me
défendre de quelques tristes pressentiments quand j’entendais les
craquements sourds des arbres et les cris de la chouette au milieu des
grands bois qui s’étendaient derrière nous. Je commençais à frissonner
sous le brouillard qui s’épaississait au-dessus de ma tête, quand, à la
lueur grisâtre du jour qui se levait, je crus apercevoir quelque
mouvement dans l’île. J’éveillai à mon tour mon camarade, après avoir
toutefois prié Dieu, la sainte Vierge et les saintes âmes du purgatoire
de me venir en aide.

Quelques corbeaux croassaient déjà en saluant l’aube. Bientôt nous
reconnûmes le bruit de l’eau agitée, et à la clarté du crépuscule, nous
distinguâmes, dans un canot, d’abord un, puis deux, puis trois Indiens
qui traversaient avec précaution la rivière en se dirigeant vers le bord
où nous étions. Le Canadien me serra violemment le bras; nous mîmes tous
les deux un genou en terre, après avoir renouvelé l’amorce de nos
carabines, prêts à faire feu, si le hasard les amenait de notre côté,
et, dans une anxiété terrible, nous attendîmes.

En ce moment, Bermudes fut encore interrompu; le poulain se cabra
brusquement, et les buissons craquèrent avec un bruit si lugubre, que je
ne pus m’empêcher de tressaillir.

--N’avez-vous pas entendu un hurlement? dis-je à Bermudes.

Le chasseur secoua la tête en riant.

--Quand vous aurez une fois, une seule fois, entendu le rugissement du
tigre, reprit-il, vous ne serez plus exposé à le confondre avec les
bruissements des maringouins. D’ici à quelques heures vous serez à cet
égard aussi savant que moi.

C’était une fausse alarme. Le chasseur continua.

--Vous concevez que, si nous étions découverts, c’en était fait de nous,
car nous avions tous ces démons à la fois sur les bras. Ce fut donc pour
nous un moment plein d’angoisse que celui où ils prirent pied à terre.
Pendant quelques minutes, qu’ils passèrent à se consulter, nous restâmes
sans haleine; heureusement Dieu voulut qu’ils se dirigeassent dans le
sens opposé à notre cachette. Les trois Apaches remontèrent le cours de
l’eau. J’avais toujours avec moi cette maudite selle que, dans un moment
d’exaspération, j’avais fait vœu de mettre sur le corps d’un de ces
brigands mort ou vif. Je la cachai sous les branches, puis, profitant de
la lisière d’arbustes qui entourait la rivière, nous nous glissâmes
silencieusement derrière les Indiens. Le Canadien, malgré son grand
corps, rampait avec l’agilité d’un boa, et je le suivais de mon mieux.
Nous avions à peine parcouru ainsi une centaine de _vares_, quand nous
fîmes lever devant nous un cerf magnifique, qui s’élança du côté de nos
ennemis. Le sifflement aigu de la corde d’un arc nous annonça qu’il
avait été vu, et l’animal revint s’abattre à vingt pas devant nous,
serré de près par l’Indien qui l’avait blessé et qui accourait
l’achever. Le cerf, en se défendant, renversa son antagoniste, et
j’étais encore stupéfait de cette alerte imprévue, que le Canadien, que
je croyais près de moi, s’était déjà élancé en avant, et, clouant d’une
main l’indien sur le sol d’un coup de couteau, étouffait de l’autre dans
son gosier un hurlement d’agonie que nous fûmes seuls à entendre.

--Et d’un, dit le Canadien.

--Nous prêtâmes l’oreille avec anxiété; les voix lointaines des Indiens
qui appelaient leur camarade retentissaient dans les bois. Le Canadien
répondit à cet appel en cherchant à imiter le cri du chasseur à la
poursuite du cerf. Un second appel encore plus éloigné nous fit
comprendre que les deux Indiens souhaitaient bonne chance à leur
compagnon, et nous n’entendîmes plus rien. Tout cela s’était passé en
moins de temps que je n’en mets à vous le dire, et le crépuscule durait
encore. Ce n’était qu’à la faveur de cette demi-obscurité que nous
pouvions espérer de surprendre les deux autres Apaches, et il fallait se
hâter. Comme nous nous éloignions de l’île où étaient campés les
Indiens, et que nous n’étions plus que deux contre deux, nous avions
moins de précautions à prendre, et nous marchions plus vite dans la
direction des voix que nous avions entendues. Nous arrivâmes ainsi à un
petit ruisseau qui se jetait dans la rivière, et nous en remontâmes le
cours en silence pendant quelques minutes. L’instinct du chasseur me
disait que les cerfs devaient venir se désaltérer le matin à la source,
et ce même instinct avait dû diriger de ce côté nos Indiens, qui
probablement étaient en chasse. Comme vous allez voir, nous ne nous
étions pas trompés. Ce que nous aperçûmes vaut la peine que je vous en
parle: vous saurez combien ces drôles sont rusés.

Le ruisseau que nous remontions formait à sa source une espèce de petit
étang au milieu d’une clairière entourée de buissons et d’arbres serrés
les uns contre les autres. Nous avions gagné si doucement cet abri de
lianes et de troncs d’arbres, le bruit de notre marche ressemblait si
bien au frémissement des branches agitées par le vent du matin, que deux
cerfs de très-grande taille qui gambadaient près de là ne prirent nul
ombrage, et continuèrent à bondir au milieu des hautes herbes, que
dépassaient leurs têtes et leurs ramures. Nous aperçûmes bientôt deux
autres cerfs qui se tenaient à quelque distance des premiers, les
regardant avec curiosité, et cependant avec une visible défiance, car
ils avançaient d’un pas, puis reculaient de deux. Bien que la lueur
douteuse du jour n’éclairât encore que confusément les objets, nous
pûmes remarquer un étrange contraste entre ces deux couples de cerfs.
Chez les premiers, la fixité des prunelles, je ne sais quoi de brusque
et de saccadé dans les mouvements, étaient autant de signes suspects qui
motivaient pleinement l’épouvante et la surprise des seconds. Cependant
la curiosité sembla l’emporter sur la peur; ceux-ci se hasardèrent
timidement à faire un pas vers le centre de la clairière. Alors les deux
cerfs que nous avions vus d’abord firent quelques pas à reculons. Ce
mouvement les rapprocha de nous et les mit à la portée de notre bras. Le
Canadien et moi nous restions immobiles, le couteau entre les dents.
Tout à coup les buissons qui nous entouraient craquèrent avec bruit, la
main puissante du Canadien avait saisi l’un des deux cerfs; l’animal, ou
plutôt l’Indien déguisé[48], hurla pour la dernière fois, au moment où
je m’élançais sur le dos de l’autre en m’écriant:--Ah! chien! à défaut
de selle, je te monterai à poil. L’étreignant alors entre mes jambes, je
levai mon couteau sur lui; mais, d’un effort désespéré, il évita le
coup, jeta sa tête d’emprunt loin de lui et s’échappa de dessous moi. En
vain je le saisis par la jambe; un dernier effort qu’il fit m’envoya
rouler sur l’herbe si brusquement, que je regardai, en me relevant, si
sa jambe n’était pas restée dans ma main, tant j’avais peine à croire
qu’il eût échappé si facilement à la vigueur de mon poignet. En un bond
cependant il s’était mis hors de ma portée. Je le poursuivis vivement ma
carabine à la main; mais le démon courait comme un daim effarouché, et
je vis bien que je ne pourrais jamais l’atteindre. Alors, dans un
transport de rage, je le visai, et l’Indien ne bougea plus; le son de ma
carabine fut renvoyé d’écho en écho au milieu du silence universel.

  [48] C’est sous ce déguisement que les Indiens chassent le cerf à
    l’affût, et peuvent choisir pour victimes les plus beaux de ceux
    qu’ils ont ainsi attirés près d’eux.

--Qu’avez-vous fait? s’écria le Canadien; vous avez donné l’éveil au
camp!

--Que voulez-vous? repris-je, il aurait averti ses camarades; mieux vaut
que ma carabine l’ait devancé.

Toutes les récriminations étaient inutiles, le Canadien ne répondit pas;
il se dirigea vers l’Indien que j’avais abattu pour reconnaître s’il
était bien mort, ce dont il n’eut point de peine à s’assurer.

--Avisons maintenant au moyen de nous tirer de ce mauvais pas, dit-il;
en voilà toujours trois qui ne nous feront plus de mal. Vous savez le
proverbe: Morte la bête...

Il s’arrêta. Depuis longtemps il n’en avait pas tant dit, mais c’était
son chant de victoire à lui. Nous tînmes un second conseil, dont le
résultat fut que nous devions nous cacher jusqu’au soir, s’il était
possible, pour ne reprendre la piste que dans la nuit. Restait à choisir
l’endroit. Les bois nous offraient bien un asile à peu près introuvable;
mais, si les Apaches nous y découvraient, ils pouvaient nous y
envelopper de tous côtés, à moins qu’ils ne préférassent incendier la
forêt et nous brûler avec elle. Comme nous étions encore à délibérer, un
affreux concert de hurlements aigus, auprès desquels les rugissements
que vous entendrez ce soir ne sont que des bruissements de moustiques,
éclata de toutes parts. Le bruit de ma carabine avait donné l’alarme aux
Indiens, et les limiers avaient découvert nos traces, que nous n’avions
pas pris la peine de cacher. Tout brave que je suis, cette musique
infernale figea le sang dans mes veines. Il n’y avait plus à hésiter.
Les voix confuses de nos ennemis nous apprenaient qu’ils s’étaient assez
éloignés de la rivière pour que nous pussions en gagner les bords à la
faveur des arbres sans être vus. Nous volions plutôt que nous ne
courions, espérant trouver le canot des Indiens que nous avions tués, à
l’endroit où ils l’avaient amarré. Au bout de quelques instants, les
cris redoublèrent; les Indiens venaient probablement de découvrir la
selle que j’avais cachée sous les broussailles; puis tout bruit cessa,
et le tumulte fit place à un silence plus terrible encore que les
clameurs sauvages qui l’avaient précédé. Des hurlements de deuil
troublèrent seuls ce silence à trois reprises différentes; trois fois
les Indiens avaient trouvé un guerrier mort: nous n’avions pas pu mieux
faire.

Dieu ne voulut pas que notre espoir fût trompé. La pirogue était encore
à la même place, à côté d’une autre beaucoup plus grande qui avait servi
à transporter le second détachement des Indiens. Celle-ci était trop
lourde pour que nous pussions en tirer à deux le parti convenable. Déjà
nous avions sauté dans la plus petite, et nous cherchions à entraîner la
plus grande avec nous pour rendre la poursuite impossible à nos ennemis,
quand de nouveaux hurlements nous apprirent que nous étions aperçus. Une
grêle de flèches vint tomber près de nous; sans hésiter davantage, nous
poussâmes notre pirogue en pleine eau, et nous nous mîmes à ramer de
toutes nos forces pour gagner le second îlot dont je vous ai parlé, et
qui seul pouvait nous offrir un refuge. Nous avions sur nos ennemis une
avance considérable, et le bras de la rivière était assez large pour
nous mettre à l’abri d’une seconde décharge de flèches. Notre pirogue
volait sur l’eau sous l’impulsion vigoureuse du Canadien. Ah! me
disait-il d’un air de regret, si vous saviez manier l’aviron comme moi,
je ferais faire à ces coquins une promenade sur l’eau qui leur coûterait
tous leurs guerriers un à un; mais avec vous nous serions pris à
l’abordage.--Nous n’étions plus qu’à quelque distance de l’île quand nos
ennemis se précipitèrent dans leur embarcation et se mirent à notre
poursuite. Le Canadien cessa un instant de ramer et me dit:

--Maintenez-vous ici, s’il est possible, pendant quelques instants; car
je ne puis résister au désir d’envoyer une balle à ces chiens affamés.

Je pris l’aviron; le Canadien visa au hasard sur le groupe, fit feu, et
l’un des rameurs sauvages, en tombant par-dessus le bord de la pirogue,
manqua de la faire chavirer. Je n’essayerai pas de décrire la rage de
nos ennemis, qui cessèrent de ramer à leur tour pour nous envoyer de
nouveau leurs flèches impuissantes. Quelques coups de rames nous firent
arriver sur le bord; nous mîmes pied à terre, et, emportant notre canot
sur nos épaules, nous nous enfonçâmes dans les bois qui couvraient
l’île. Nous ensevelîmes la pirogue sous d’épaisses broussailles, et,
cela fait, nous cherchâmes un endroit où nous pussions nous défendre
sans être enveloppés. Près de la rive où nous avions débarqué, un
monticule couronné de grands arbres s’élevait à pic du côté de l’eau, et
du côté de l’île en pente assez douce. Ce fut le poste que nous
choisîmes.

Cependant le bruit des avirons ne paraissait pas se rapprocher de nous;
je soupçonnai quelque ruse, et m’avançai avec précaution derrière le
tronc d’un gros acajou qui s’inclinait un peu sur la rivière; la
pirogue, au lieu de venir aborder à l’endroit où nous étions descendus,
glissait le long de l’île pour la doubler. Il était dès lors évident que
les coquins voulaient se mettre hors de la portée de nos carabines,
prendre pied à une assez grande distance pour que nous ne pussions nous
opposer à leur débarquement, et s’avancer vers nous à l’abri des arbres
et des buissons. Heureusement notre position sur l’éminence nous
mettait, par derrière, à l’abri d’un coup de main, et ne nous rendait
accessibles que par devant. Après le débarquement des Indiens, un
silence complet régna pendant quelques instants. Il ne nous restait plus
guère qu’à recommander notre âme à Dieu et à faire payer le plus
chèrement possible notre mort inévitable. Nos poires à poudre étaient
pleines, nos sacs garnis de balles; nous portions sur nous assez de
_pinole_ et de _cecina_ pour soutenir un siége de vingt-quatre heures,
et par-dessus tout j’inspirais à mon compagnon une inébranlable
confiance, comme aussi, je dois l’avouer, je comptais raisonnablement
sur lui.

Au bout de quelques minutes, qu’il était permis, dans notre position, de
trouver longues, une douzaine de ces chacals parurent enfin sur la
lisière du bois à une bonne portée de carabine. Avec leurs figures
barbouillées de rouge et de jaune, leurs longs cheveux nattés, les
lanières découpées qui ceignaient leurs bras et leurs jambes, ils
avaient une tournure et un aspect diaboliques. Il y avait surtout parmi
eux un grand coquin qui m’inspira dès l’abord une vive antipathie. Ils
firent halte tous à la fois et parurent se consulter, après quoi le
grand diable s’avança de quelques pas, et nous fit signe impérieusement
de venir les trouver.

--Tirerai-je dessus? demandai-je au Canadien.

--Pas encore, me répondit mon associé; ils sont trop loin, et, dans
notre position, chacun de nos coups doit porter.

--Bon, j’attendrai, repris-je.

Une nouvelle sommation de leur part n’obtint, comme la première, aucun
succès; ils continuèrent à s’avancer, et le Canadien fit feu, un Apache
tomba; une minute après, il fut suivi d’un autre que j’attrapai en
visant mon grand Indien. Nos ennemis se jetèrent alors à plat ventre, un
nuage de poussière s’éleva en l’air, et nous ne vîmes plus rien;
quelques flèches seulement sifflèrent à nos oreilles, et d’autres
vinrent s’enfoncer à nos pieds. Nous fîmes feu une seconde fois, et avec
succès, autant que je pus en juger par les hurlements qui suivirent
notre décharge. Un voile de poussière sans cesse renouvelé nous dérobait
les Indiens, et quand il s’abattit, une douzaine de ces démons enragés
gravissaient la colline sur laquelle nous étions retranchés. Leurs
épouvantables figures barbouillées vinrent presque se coller contre les
nôtres, et nous sentîmes passer sur notre front le souffle ardent de
leur haleine. Le Canadien en abattit un à bout portant, tandis que la
crosse de son fusil brisait le crâne d’un autre; tout à coup je vis mon
compagnon rouler en bas de l’éminence, enlacé par trois Indiens, et je
l’entendis me crier d’une voix étouffée:

--Feu! feu! dussiez-vous me tuer avec eux!

J’avais déjà bien du mal à tenir les cinq autres en respect à l’aide de
ma carabine, et j’eus un moment d’angoisse horrible à la vue de ces
reptiles enroulés autour du Canadien, qui, seul contre trois, cherchait
en vain à dégager son couteau, les soulevait un instant avec une force
d’Hercule, et retombait lourdement avec eux. Bientôt la tête de l’un des
trois Indiens alla se briser avec un bruit sourd contre une pierre; j’en
vis un autre lâcher prise; je m’élançai sur le troisième le couteau à la
main, mais un coup violent de casse-tête m’arracha un cri de douleur et
fit tomber mon couteau. Je me retournai: j’étais en face du grand Apache
dont l’aspect m’avait si fort déplu. Ma carabine levée en l’air comme
une massue fit reculer l’Indien, et je pus, après avoir ramassé mon
couteau, battre en retraite jusqu’au haut de l’éminence pour prendre du
champ et faire feu. Revenu alors de sa surprise, mon ennemi s’élança
vers moi, et, sans que j’eusse pu l’esquiver, sa _macana_ s’abattit sur
ma tête. Ébloui, aveuglé, je perdis l’équilibre, et je tombai sans
connaissance. Une sensation de fraîcheur extraordinaire me tira de cette
torpeur: j’avais roulé dans la rivière qui coulait à nos pieds.

Ici les gémissements du poulain effrayé m’engagèrent à interrompre de
nouveau le conteur, bien que son récit commençât à m’intéresser
vivement.

--Sont-ce les maringouins, cette fois, qui arrachent à ce pauvre animal
ces gémissements de terreur?

--Il est possible que non, reprit Bermudes: écoutons!

--Tenez, voyez là-bas, lui dis-je en lui montrant un jeune peuplier dont
la cime s’élevait au-dessus du dôme de verdure qui couronnait les
hauteurs voisines; ce n’est pas le vent qui agite cet arbre, tandis que
les autres sont immobiles.

Le chasseur écouta. Le peuplier balançait toujours en oscillations
irrégulières sa cime blanchie par la lune, et il n’était que trop facile
de distinguer au milieu du bruissement du feuillage le frôlement sourd
d’un corps contre le tronc. Ce pouvait être quelque taureau sauvage;
mais des signes particuliers ne me laissèrent aucun doute à cet égard.
Un grognement étouffé particulier à la race féline, puis un bruit aigu
de griffes acérées grinçant sur l’écorce, retentissaient avec une
sonorité lugubre.

--C’est le jaguar, dit Matasiete.

--Éveillerai-je le Canadien? lui demandai-je.

--Pas encore. En ce moment, l’animal fait le brave; mais son heure n’est
pas venue, et à présent il a plus peur que vous.

Le fait était contestable; mais ma physionomie dut trahir alors un excès
d’assurance, car le chasseur reprit aussitôt:

--Vous auriez tort, du reste, de croire que la chasse au jaguar n’offre
pas de danger. Vous allez être à même de juger combien une heure de plus
passée sans boire aura aigri le caractère de celui-ci. J’ai vu plus d’un
homme intrépide pâlir au rugissement terrible de ces animaux. Mais, à
propos! avez-vous déjà chassé le tigre?

--C’est la première fois, si pourtant vous appelez cela chasser le
tigre, dis-je en montrant mes mains désarmées, et j’ai de bonnes raisons
de croire que ce sera la dernière.

--Quand le moment sera venu, dit le chasseur, je songerai à vous, et
vous remettrai une arme sûre qui entre mes mains n’a jamais manqué son
coup. Vous en serez content.

Cette promesse me fit respirer plus à l’aise, et sur la proposition de
Bermudes, j’écoutai la suite de son histoire.

--Ce qui devait me perdre me sauva, reprit-il; la fraîcheur de l’eau me
rendit l’usage de mes sens, qui m’avaient presque abandonné. Quand je
revins à la surface, au bout de quelques secondes, je pus voir mon
ennemi acharné, qui, penché sur la rivière, épiait mon agonie avec une
joie cruelle, brandissant d’une main le casse-tête qui m’avait étourdi,
et de l’autre mon couteau que j’avais lâché en tombant. Puis, quand il
m’aperçut nageant de toutes mes forces vers la terre pour rejoindre mon
associé, il poussa un hurlement de rage et se précipita d’un bond à ma
poursuite. Je redoublai d’efforts pour m’éloigner; mais l’Indien nageait
plus vite que moi, qui me sentais affaibli par la perte de mon sang. De
temps à autre cependant je me retournais pour calculer les progrès qu’il
faisait, et chaque fois ce visage horriblement barbouillé faisait
briller plus près de moi, entre deux rangées de dents aiguës, le couteau
qui devait me frapper. En cet instant je promenai un regard désespéré
sur la rive qui semblait fuir devant moi. Mon pauvre associé, bien que
débarrassé pour le moment de ses ennemis, était dans une situation des
plus critiques. Sa carabine, dont il avait fait un si terrible usage,
appuyée contre son épaule, tenait seule en respect les Apaches, que
j’entendais hurler comme des chiens qui acculent un taureau. Je ne me
sentis pas la force de retenir un cri de détresse.

--Oh! m’écriai-je, oh! par la vie de votre mère, allez-vous me laisser
égorger sous vos yeux?

Le Canadien retourna vivement la tête sans laisser dévier le canon de
son arme. A l’aspect de l’Indien qui déjà étendait le bras pour me
saisir, la compassion l’emporta sur le soin de sa sûreté, et, faisant
rapidement volte-face, il ajusta une seconde. Le coup partit; j’entendis
la balle siffler, et l’eau se teignit en rouge autour de moi. L’Indien,
blessé mortellement, roula des yeux égarés, et, au moment où il se
débattait dans son agonie, je lui arrachai mon couteau et le lui
plongeai à deux reprises dans la gorge. Ma première pensée fut alors de
chercher des yeux mon brave compagnon; il avait disparu. Mais tenez,
ajouta Bermudes, il vous racontera mieux que moi ce qui s’est passé dans
ce moment.

--C’est bien simple, dit le Canadien. Après avoir déchargé ma carabine
et avoir rendu ce petit service à mon associé, je pensai bien qu’il
allait faire ses efforts pour me rejoindre. Je profitai donc de la
stupéfaction causée chez les Indiens par la mort de leur chef, et, comme
je ne pouvais recharger ma carabine, je me précipitai en faisant le
moulinet sur les cinq coquins qui m’entouraient et qui restaient seuls
des douze qui nous avaient assaillis. J’étais déjà presque hors de la
portée de leurs flèches, qu’ils n’étaient pas revenus de leur surprise.
Alors je battis en retraite à reculons vers la rivière. Vous saurez,
monsieur, qu’il n’est pas impossible de parer une flèche avec la main.
La pointe va droit au but; mais l’autre extrémité, garnie de plumes,
tournoie de façon à décrire un rond large et brillant en traversant
l’air: on peut donc se baisser pour éviter la flèche, ou même l’écarter
avec la main. C’est ainsi que j’arrivai à l’endroit où mon associé
prenait pied. Je n’étais blessé que légèrement en trois ou quatre
endroits; les arbres avaient protégé ma retraite. Maintenant Bermudes
vous dira le reste, ajouta l’honnête Canadien, qui semblait scandalisé
d’en avoir tant dit.

--En nous voyant de nouveau réunis, reprit alors Bermudes, les Indiens
découragés par la perte de leurs compagnons, remirent leur vengeance à
un moment plus opportun; car, lorsque la chance ne tourne pas en leur
faveur, ce n’est pas pour eux un déshonneur de fuir, même devant un
ennemi inférieur en nombre. J’étais d’avis de les poursuivre jusqu’à
leur camp, et de combattre encore les guerriers qui sans doute étaient
restés au nombre d’une douzaine en corps de réserve auprès de leur
butin; mais je ne pus faire partager cette opinion à mon associé. Il
allégua que les coquins avaient trop soif de notre sang pour ne pas
revenir nous attaquer en plus grand nombre, que nous avions une bonne
position, une pirogue sous la main, et que nous pourrions toujours nous
en servir pour aller jusqu’à eux, s’ils ne venaient pas à nous. Encore à
moitié étourdi du coup que j’avais reçu, et voyant mon sang couler en
abondance, je renonçai à ma première idée. Nous laissâmes les Indiens se
rembarquer à l’endroit où ils avaient pris pied, et nous ne songeâmes
plus qu’à nous reposer et à panser nos blessures. Examen fait de nos
ressources, nous avions encore quelques morceaux de viande sèche; ma
poudre était, il est vrai, gâtée par l’eau, mais la corne de mon associé
en contenait une quantité suffisante; nous n’avions donc guère à
redouter le blocus qu’il nous fallait subir.

Nous fîmes bonne garde tout le reste du jour, sans que rien pût nous
faire soupçonner une nouvelle attaque; puis la nuit vint, paisible et
silencieuse. Cependant nos ennemis étaient près de nous. C’est toujours
un mauvais moment à passer que celui pendant lequel l’obscurité cache
les embûches de ces fils des ténèbres altérés de sang. Cette fois aucun
feu ne s’alluma. La grande île semblait aussi déserte qu’au premier jour
de la création; quelques arbres déracinés qui descendaient lentement le
cours de la rivière en troublaient seuls la tranquillité. Cette
immobilité de tout ce qui nous entourait ne promettait d’ailleurs rien
de bon: les Indiens comptaient sans doute sur le succès d’une ruse pour
en finir avec nous. Nous résolûmes de nous assurer de leurs intentions.
Nous remîmes, avec une précaution infinie, la pirogue à l’eau, et nous
avançâmes dans la direction de l’île; toujours même silence, même
immobilité. Nous étions les deux seuls êtres vivants sur cette nappe
d’eau.

--Que veut dire ceci? demandai-je au Canadien.

--Que les sauvages attendent que la lune se couche pour venir nous
attaquer et mettre à exécution quelque plan infernal que je ne devine
pas à présent.

Nous écoutâmes de nouveau pour essayer de surprendre un son, un bruit
quelconque. A force d’attention et de patience, nous crûmes distinguer à
la longue un clapotis d’eau moins régulier et un peu plus bruyant que
celui de la rivière contre ses bords; il nous sembla aussi que le son
partait des rives de l’île et se rapprochait de nous.

--Retournons à notre poste, dit le Canadien.

Nous revînmes à l’îlot aussi doucement que nous en étions sortis; le
clapotis suspect se faisait toujours entendre. Nous reprîmes notre
attitude d’observation, bien convaincus alors que la nuit ne se
passerait pas sans que nos ennemis tentassent une nouvelle attaque.

--Si nous allumions du feu, dis-je à mon compagnon, ces drôles verraient
que nous ne nous cachons pas, et nous découvririons peut-être le piége
qu’on nous tend.

Mon conseil fut goûté, et les reflets de la flamme éclairèrent bientôt
une partie de la rivière. Cependant le temps s’écoulait, et l’impatience
que j’éprouvais commençait à me faire ressentir une espèce de malaise
nerveux qui me rendait l’attente insupportable. Nous étions, le Canadien
et moi, adossés contre le même arbre, mais chacun dans un sens
contraire, ce qui nous permettait de surveiller tous les abords de notre
position. J’étais tourné vers le camp indien, mon compagnon vers
l’intérieur de l’îlot. La journée avait été assez laborieuse pour que la
privation de sommeil alourdît nos paupières. Tout se taisait à l’entour
de nous, les feuilles dans l’air, les insectes sous la rosée, la rivière
sous ses brouillards; involontairement aussi, mes yeux se fermaient
parfois. Alors, pour me tenir éveillé, je m’amusai à suivre dans leur
descente les arbres que charriait la rivière. Tantôt c’était un tronc
dépouillé de ses branches; plus loin, un arbre surnageant avec une
partie de son feuillage comme un berceau flottant; tous venaient
silencieusement échouer sur la pointe de l’îlot. J’arrivai
insensiblement à perdre tout sentiment de la vie réelle; mon corps était
assoupi, mes yeux seuls restaient ouverts. Un moment, je crus voir l’île
tout entière où étaient campés les Indiens s’avancer doucement vers
nous. J’attribuai d’abord au sommeil cette vision étrange, et je fis un
effort pour secouer ma torpeur. Mes yeux, fixés plus attentivement sur
la rivière, virent alors bien clairement une masse noire et compacte qui
semblait se diriger vers nous. Je n’étais donc pas dupe du sommeil: un
amas de troncs, de branches et de feuillage suivait le cours de l’eau.

A cet endroit, le récit de Bermudes fut de nouveau interrompu.--Écoutez,
me dit-il à voix basse.

Je prêtai l’oreille. Un grondement lointain retentissait.

--Voilà un premier avertissement, me dit le chasseur mexicain. Un second
rugissement, mais encore étouffé, se fit entendre, à la fois plaintif et
menaçant.

--Je m’étais trompé, reprit alors Bermudes.

--Que voulez-vous dire? lui demandai-je.

--Je croyais que c’était un tigre.

--Eh bien?

--Eh bien... il y en a deux!

Cette fois, j’éveillai précipitamment le Canadien.

--Deux tigres! lui dis-je à l’oreille.

--Deux tigres! répéta le Canadien en bâillant; diable! alors c’est vingt
piastres!

Le flegmatique coureur des bois ne voyait dans cette complication qu’une
double prime, et rien de plus.

--Dormez en paix, dit Bermudes au Canadien, ce n’est qu’un signe de
colère et de désappointement que donnent ces animaux en voyant leur
abreuvoir occupé; le moment n’est pas encore venu où la faim et surtout
la soif les pousseront à nous attaquer.

--Ainsi, demandai-je au chasseur, vous persistez à croire qu’il y en a
deux?

--Il y a encore une chance, reprit-il.

--Oui, qu’il y en ait trois, n’est-ce pas?

--Ne sommes-nous pas trois? Mais, non! Si ce n’est pas le mâle avec la
femelle, l’un d’eux cédera la place à l’autre, car autrement deux
jaguars mâles n’attaquent jamais de compagnie. Dans le cas contraire, un
double avertissement nous fera tenir sur nos gardes; car Dieu, qui a
donné les sonnettes au plus dangereux des serpents pour avertir l’homme
de son approche, a donné aux bêtes fauves des yeux qui luisent dans la
nuit et des voix rugissantes qui précèdent leur attaque.

Cette assertion n’était qu’à moitié rassurante, mais enfin le danger
était encore éloigné; comme l’avait dit le chasseur, le moment n’était
pas venu où la soif ferait taire chez ces animaux la crainte
involontaire que leur inspire la présence de l’homme. Tout redevint muet
dans les bois, dont la lune éclairait alors les profondeurs
silencieuses. Les deux chasseurs reprirent leur attitude indolente;
néanmoins le Canadien, au lieu de s’étendre de nouveau sur la mousse,
s’adossa contre le tronc d’un arbre, sa carabine entre les jambes, et
bourra sa pipe pour conjurer un reste de sommeil. J’avais assez appris à
connaître le cours des étoiles pour lire sur la voûte du ciel que
l’heure approchait où les mystères du désert commencent à s’accomplir.

Je n’étais pas fâché d’entendre le son de la voix humaine troubler le
silence solennel de la nuit et je priai Bermudes de continuer son récit,
si toutefois il croyait en avoir le temps.

--Nous avons encore, me répondit-il, au moins une heure devant nous, et
c’est plus qu’il n’en faut pour que je finisse. Puis il reprit:

Je courus au foyer, je saisis un tison, et le lançai vers la rivière. A
la clarté qu’il répandit un instant avant de s’éteindre dans l’eau, je
crus apercevoir confusément des formes humaines. Je revins
précipitamment vers le Canadien; il était debout.

--Vite au canot, pour l’amour de Dieu! lui dis-je à l’oreille, ces
diables rouges sont dans l’île.

J’avais à peine achevé, qu’une flèche vint en sifflant traverser le
bonnet du Canadien, qui hésitait encore. Des hurlements, répétés par les
échos des deux rives, déchirèrent nos oreilles. Nous nous élançâmes du
côté de la pirogue. Trois Indiens se précipitèrent sur nous; j’en
renversai un d’un coup de couteau, le Canadien abattit l’autre, et,
pendant que le troisième courait rejoindre ses compagnons, un coup de ma
carabine l’étendit roide mort. Gagner le canot et pousser au large fut
pour nous l’affaire d’un instant. Des flèches lancées dans l’obscurité
ne nous atteignirent pas. Quand nous fûmes hors de la portée des
Indiens, je racontai à mon associé comment une partie de nos ennemis
étaient parvenus à gagner notre retraite en remettant à flot des arbres
échoués dans leur île. Je lui montrai du doigt le radeau qui portait le
reste de la bande suivant doucement le fil de la rivière, dont le
courant était peu rapide à cet endroit.

--Allons à leur île, lui dis-je; nous surprendrons leur butin, qu’ils
ont abandonné pour venir à nous.

--Plus tard, me répondit-il; je veux auparavant dire un mot à ceux qui
se sont cachés sous ces feuillages.

Arrivés à portée de carabine, le Canadien lâcha les avirons et fit feu
sur le radeau. Nous entendîmes aussitôt le bruit que faisaient plusieurs
corps en s’élançant dans l’eau. A mon tour, je couchai en joue ces corps
noirs, à peine visibles dans l’obscurité. Nous avançâmes encore et nous
leur fîmes essuyer une nouvelle décharge; mais tous avaient plongé sous
l’eau ou gagné l’île, et nous n’aperçûmes plus rien. Les hurlements de
ces païens nous apprirent leur rage et notre triomphe. La partie était
gagnée pour nous, honteusement perdue pour eux.

--A l’île maintenant! dit mon associé; et il rama vigoureusement dans
cette direction.

Après avoir débarqué, nous restâmes un instant indécis, cherchant à
découvrir au milieu des ténèbres quelque indice qui pût nous guider vers
le camp des Apaches. Je fis entendre alors le cri de _Santiago!_
accompagné d’un certain claquement de langue familier à l’oreille de mon
cheval, bien persuadé que, s’il était parmi le butin, il répondrait à
mon appel. En effet, un hennissement se fit entendre assez près de nous
et nous mit dans la direction. Après avoir fait quelques pas, nous
tombâmes sur un groupe de mules et de chevaux étroitement garrottés. A
côté de ces animaux s’élevait un monceau de selles, d’étoffes, de
couvertures, et d’autres objets pillés par ces larrons. Je fis rouler
d’un coup de pied tout cet amas de paquets, parmi lesquels je distinguai
notre ballot de peaux de loutres à peu près intact. Au moment où je me
baissais pour le ramasser, je crus remarquer un mouvement presque
imperceptible sous une couverture. Je la soulevai, et j’aperçus un jeune
Indien à qui probablement la garde du butin avait été confiée. Le
louveteau, qui se voyait pris, resta silencieux, laissant lire dans ses
yeux farouches plutôt la colère que la peur. Je l’enveloppai sans
cérémonie dans une couverture, et j’appelai mon associé resté en
sentinelle sur le bord de l’eau. Un coup de carabine me répondit, et le
Canadien accourut vers moi.

--Je viens d’en envoyer un rejoindre les autres, et les coquins vont
nous laisser encore quelques instants de répit; mais il n’y a pas de
temps à perdre.

Je confiai aussitôt mon jeune prisonnier au Canadien et je coupai les
entraves de mon cheval. En quelques minutes, deux chevaux furent
harnachés tant bien que mal.

--En selle! dis-je au Canadien; chargez-vous de nos peaux, je fais mon
affaire de ce jeune garçon, qui ne se doute pas qu’il aura l’honneur de
délivrer quelques âmes du purgatoire; ne vous inquiétez pas du reste;
mon cheval obéit à ma voix, et le vôtre le suivra.

Je coupai les liens des autres animaux, car je pensais que les Indiens
emploieraient à réunir leur butin dispersé un temps précieux pour nous;
puis, montant à cheval, je les poussai dans la direction du gué que
j’avais remarqué la nuit précédente. Les chevaux et les mules délivrés
hennissaient de joie, les Indiens hurlaient comme une bande de loups qui
fuient devant un jaguar; nos cris de triomphe répondaient à tous ces
cris, et les échos du fleuve répétaient en mugissant un tapage vraiment
infernal. Arrivés au bord opposé de la rivière, une marche forcée nous
mit bientôt à l’abri de toute poursuite, et c’est ainsi que nous sommes
arrivés ce matin à l’hacienda, après avoir reconquis notre butin, mon
cheval, et fait prisonnier un jeune Indien que je vendrai le plus cher
possible, car on me l’achètera pour en faire un chrétien[49], et sa
rançon me servira à m’acquitter envers les âmes du purgatoire.

  [49] Bien que l’esclavage n’existe pas au Mexique, la loi permet
    d’acheter ces enfants, sous le prétexte spécieux de les convertir à
    la foi chrétienne; cette indulgence de la loi favorise parfois
    d’odieuses spéculations.

Le récit de Bermudes était terminé. Après une courte pause, me voyant
sans doute plus préoccupé de mon propre danger que de ses aventures, le
chasseur mexicain ajouta:

--Il est temps maintenant de songer à vous.

--Le moment est donc venu? lui demandai-je.

--Il approche du moins, reprit le chasseur. Ne vous apercevez-vous pas
que le silence devient de plus en plus profond autour de nous? Ne
sentez-vous pas que l’odeur des plantes a presque changé, et que, sous
l’influence de la nuit, elles exhalent de nouveaux parfums? Quand vous
aurez plus longtemps vécu dans le désert, vous apprendrez que chaque
heure du jour comme chaque heure de la nuit y a sa signification, son
caractère propre. A chaque heure, une voix se tait, comme une voix
nouvelle s’élève. A présent, les bêtes féroces vont saluer les ténèbres,
comme demain les oiseaux salueront le jour qui naîtra. Nous touchons au
moment où l’homme perd le prestige imposant que Dieu a mis sur son
front, car la nuit son œil s’éteint, tandis que celui des animaux
s’allume et perce l’obscurité la plus profonde: l’homme est le roi du
jour, le jaguar est le roi des ténèbres.

En prononçant ces mots empreints d’une emphase tout espagnole, le
chasseur se leva et prit, à la place qu’il avait quittée, un paquet
qu’il déroula: c’étaient deux peaux de moutons recouvertes de leur
toison. Puis il tira son couteau de sa gaîne.

--Voilà vos armes, me dit-il.

--Et que diable voulez-vous que je fasse de cela? lui répondis-je.
J’espérais que vous alliez me donner au moins une carabine.

--Une carabine! reprit Bermudes; pensez-vous que j’en aie une provision?
Je n’ai que celle-ci, et, quelque bien placée que je la croie entre vos
mains, elle le sera mieux encore dans les miennes; car en tout il faut
de l’habitude, et vous m’avez dit que c’était la première fois que vous
chassiez le tigre.

Matasiete s’obstinait à appeler cela _chasser_!

--Laissez-moi vous expliquer au moins, continua-t-il, l’usage de ces
armes. Vous allez rouler ces deux peaux autour de votre bras gauche, et
vous prendrez le couteau de la main droite; vous mettrez en terre le
genou droit, et vous appuierez votre bras enveloppé sur le genou gauche.
De cette façon, le bras protégera votre corps et votre tête, tandis que
votre genou protégera le ventre; car les tigres ont la mauvaise habitude
de chercher à éventrer leur ennemi d’un coup de patte. Si vous êtes
attaqué, vous présentez votre bras, et, pendant que les crocs de
l’animal s’enfoncent dans la laine, au lieu d’être éventré, c’est vous
qui, d’un coup de couteau, lui ouvrez le ventre de bas en haut.

--Ceci me semble incontestable, lui dis-je, mais j’aime mieux croire que
deux chasseurs comme vous ne manqueront pas un tigre; mon parti est
pris, je chasserai les mains dans mes poches, ce sera plus original.

--Mais s’il y en a deux?

--Eh bien! vous êtes deux. D’après votre raisonnement, les tigres
n’attaquent de compagnie que dans le seul cas de la réunion du mâle et
de la femelle: nous ne pouvons donc avoir sur les bras plus de deux
tigres à la fois... à moins pourtant qu’il ne nous soit réservé cette
nuit de constater, à nos dépens, un cas de polygamie contraire à toutes
les lois de l’espèce.

A défaut de son armure de peaux de moutons, le chasseur insista pour me
faire prendre le couteau, que j’acceptai. C’était une lame longue et
pointue, avec un manche de corne hérissé de gros clous de cuivre. Puis
les deux associés amorcèrent leurs carabines, et nous n’échangeâmes plus
d’autre parole. Tant que la lune n’avait pas été élevée dans le ciel,
ses rayons obliques avaient encore versé çà et là, à travers les troncs
d’arbres, assez de lumière pour éclairer les labyrinthes du bois; mais,
au moment où les préparatifs des deux chasseurs furent achevés, la lune
dardait perpendiculairement à la terre ses clartés, qui, dès lors
interceptées par le feuillage, laissaient la forêt dans une obscurité
complète, tandis qu’elles se répandaient sans obstacle sur la source et
sur la clairière, presque aussi vivement illuminées qu’en plein jour.
Nous étions abrités par un palétuvier dont les branches inclinées vers
la terre formaient une arche assez large. A une vingtaine de pas devant
nous, retenu par la longe qui l’attachait, le poulain, dont l’instinct
devait servir de guide aux chasseurs, s’était couché près de la source.
Je le vis bientôt relever la tête et commencer à donner des signes
d’inquiétude. A cette inquiétude vague succédèrent de petits cris de
terreur entrecoupés et des efforts pour briser ses liens; ces efforts
étant impuissants, il resta immobile, mais tout son corps tremblait, et
ses naseaux laissaient échapper des hennissements d’angoisse. Un souffle
de terreur planait dans l’atmosphère. Tout à coup un rugissement
caverneux, parti du sommet des hauteurs voisines, fit vibrer les échos
du bois. Le pauvre animal cacha sa tête dans l’herbe. Un profond silence
suivit ce formidable avertissement. Les deux chasseurs sortirent de leur
retraite en se courbant, et j’entendis le double craquement de la
carabine qu’ils armaient.

--Restez en arrière, me dit le Canadien à voix basse.

--Non pas, s’il vous plaît, répondis-je aussitôt; j’aime mieux être
entre vous. Puis j’ajoutai:--Croyez-vous qu’il y en ait deux?

Au moment où le Canadien me répondait par un signe dubitatif, un arbre
qui s’élevait près de la source, parcouru par des griffes acérées,
trembla depuis les branches inférieures jusqu’au sommet.

--Deux! dit le chasseur mexicain.

--Est-ce tout? demandai-je.

--Oui, jusqu’à présent.

Un rugissement terrible qui éclata à mes oreilles comme le son de dix
clairons m’empêcha d’ajouter aucune observation. Je vis un corps fauve
et blanc s’abattre sur le poulain que la terreur aplatissait contre le
sol; j’entendis un craquement d’os brisés suivi presque aussitôt d’une
détonation: c’était le Mexicain qui avait tiré.

--Votre couteau, dit-il au Canadien en sautant en arrière près du
coureur des bois, qui s’apprêtait à faire feu à son tour; à vous,
là-haut!

Je levai les yeux dans la direction indiquée par Bermudes, qui saisit le
couteau du Canadien. Au sommet et à travers les rameaux du cèdre incliné
sur la source, je vis deux larges prunelles luisantes comme des charbons
allumés qui épiaient tous nos mouvements; c’était le second jaguar, dont
la queue fouettait le feuillage et faisait tourbillonner des flocons de
mousse arrachée aux branches. Immobile près de son compagnon, le
Canadien ne perdait pas de vue les deux prunelles sanglantes dont son
_rifle_ suivait tous les mouvements. Cependant le jaguar blessé par
Bermudes s’était élancé d’un bond jusqu’à lui; la lune éclairait alors
en plein le terrible animal. Une de ses pattes, presque séparée de
l’épaule par la balle du chasseur, laissait couler des flots de sang.
Ramassé sur lui-même pour tenter un dernier élan, le jaguar courbait la
tête et rampait en rugissant avec fureur. Ses prunelles enflammées se
dilataient outre mesure. Bermudes, calme et sur la défensive, le
regardait fixement en faisant luire à ses yeux la lame de son couteau.
Enfin le jaguar recueillit ses forces et bondit en avant; mais ses
muscles, déchirés par la balle, avaient faibli, et il retomba épuisé à
la place que le chasseur venait d’abandonner en sautant de côté. Rien ne
me séparait plus du tigre quand, frappé deux fois par le poignard du
brave Matasiete, il poussa un dernier et effroyable rugissement, se
tordit et expira: la lame lui avait traversé le cœur.

--C’est égal, s’écria Bermudes, voilà une peau affreusement abîmée; je
ne parle pas de la mienne, et il montrait son bras déchiré par une
longue estafilade. Il achevait à peine, qu’un second rugissement se fit
entendre du côté du cèdre; une détonation y répondit, et un bruit de
branches brisées, suivi d’une lourde chute, annonça un de ces coups
d’adresse qu’un _rifleman_ du Nord est seul capable d’exécuter. Le
Canadien avait visé son ennemi, _au juger_, entre les deux yeux. Quand
les deux chasseurs faisant le tour du bassin, eurent retrouvé le corps
du jaguar, leurs cris de triomphe m’apprirent que l’infaillible coup
d’œil du Canadien ne l’avait pas trompé. Je m’approchai non sans quelque
compassion, d’une autre victime de l’homme et du tigre, je veux parler
du poulain sacrifié. Le pauvre animal gisait immobile sur l’herbe. Une
empreinte saignante sur le sommet de la tête, une autre sur le museau,
et la fracture complète des vertèbres du cou, prouvaient que la mort
avait dû être instantanée. Déjà roide et glacé comme lui, le premier
jaguar gisait à ses côtés, et je le mesurais encore de l’œil, mais à
distance, quand les deux associés arrivèrent, traînant la femelle, dont
la balle avait brisé le crâne. Cette fois, du moins, la peau restait
intacte.

--Savez-vous que vous chassez parfaitement le jaguar, seigneur cavalier?
me dit Bermudes.

--C’est vrai, mais il faut que j’y sois forcé.

--Comment, forcé?

--Eh parbleu! pouvais-je m’en aller? qu’auriez-vous dit, si j’avais
refusé de rester avec vous?

--J’aurais dit que vous aviez peur.

--Et que direz-vous maintenant?

--Que vous êtes un brave!

--Eh bien! c’est ce qui vous trompe, répliquai-je; j’ai eu peur,
très-peur même, et je suis resté!

Les deux chasseurs se montrèrent disposés à passer la nuit près du butin
qu’ils avaient si bien acquis. Pour moi, qui ne pouvais que gagner à
échanger les carreaux de ma chambre contre un bon lit de mousse, je me
rangeai à leur avis, à condition toutefois qu’on allumerait du feu. Mon
désir fut satisfait. Notre foyer répandit bientôt de joyeuses lueurs sur
les beaux arbres qui ombrageaient la source, et les harmonies de la
solitude ne tardèrent pas à nous endormir.

Le lendemain matin, à mon réveil, je trouvai les deux associés, les bras
ensanglantés, la chemise retroussée jusqu’au coude, occupés à écorcher
les deux jaguars. Quand ils eurent fini cette besogne, qu’ils avaient
accomplie avec la dextérité de gens habitués à de semblables opérations,
ils chargèrent les peaux sur leurs épaules, et nous reprîmes tous les
trois le chemin de l’hacienda. Des félicitations sans nombre nous
accueillirent à notre arrivée; la belle Maria-Antonia voulut bien y
joindre les siennes: je n’ai pas besoin de dire que je n’en pris
naturellement qu’une part très-modeste.

--Ah çà! mon fils, dit don Ramon à Bermudes après lui avoir compté les
vingt piastres de prime pour les deux têtes de jaguar, il y a ici une
foule de prétentions à l’égard du jeune païen que tu as ramené. Chacun
de nous voudrait acheter une occasion méritoire d’être agréable à Dieu
en arrachant une âme aux griffes de Satan, et j’espère que tu seras
raisonnable dans tes désirs.

Bermudes se gratta l’oreille, passa la main plusieurs fois dans son
épaisse chevelure, et répondit:

--J’ai fait vœu de consacrer le produit de ma prise aux âmes du
purgatoire. Or comme nous voulons tous faire une œuvre également
méritoire, je ne saurais l’estimer à un prix trop élevé, comme aussi
vous ne sauriez acheter trop cher cette occasion d’être agréable à Dieu.

Ce dilemme du rusé chasseur sembla fort embarrassant au seigneur don
Ramon, qui jugea prudent de remettre la discussion à un moment plus
favorable. Il se retira, laissant Bermudes répondre aux nombreuses
questions qui de toutes parts lui étaient adressées. Parmi les
assistants, un seul ne paraissait point partager la curiosité générale.
Il se tenait à l’écart, faisant sauter en l’air une piastre qu’il avait
dans la main, et murmurait entre ses dents:

--Je n’ai jamais joué d’Indiens sur une carte; ce serait pourtant une
belle partie, surtout avec mon infaillible martingale.

Puis s’approchant de moi, ce dernier personnage, qu’on a déjà reconnu,
me dit à voix basse:

--Je n’ai pas oublié votre recommandation, seigneur cavalier; voici
votre piastre que je vous ai promis de réserver pour une occasion
solennelle, et je tiendrai parole.

La nuit venue, je méditais dans ma chambre sur l’inutilité d’un plus
long séjour à l’hacienda, où rien ne me retenait désormais, quand on
vint frapper à ma porte, qui s’ouvrit sur mon invitation. Je vis entrer
le chasseur mexicain, dont le front était soucieux.

--Seigneur cavalier, me dit-il, vous qui chassez si bien le tigre, vous
plairait-il de nous accompagner encore à la chasse aux loutres, et, par
occasion, à la chasse aux Indiens!

--Ceci mérite réflexion, lui répondis-je; les plus belles choses sont
celles dont il faut le moins abuser. Je suis fort satisfait de ma chasse
aux tigres, celle aux loutres me sourirait assez; mais je refuse
formellement de chasser à l’Indien.

Bermudes soupira d’un air tragique.

--Hélas! seigneur cavalier, je n’en puis dire autant: il faut que je
donne encore la chasse à ces païens. J’ai joué, j’ai perdu mon Indien
avec ce drôle si bien nommé Martingale, et les âmes du purgatoire sont
de nouveau obligées de me faire crédit!

Après avoir cherché à consoler de mon mieux le pauvre chasseur, je
convins de quitter l’hacienda le lendemain avec lui et le Canadien; puis
je le congédiai, sans me dissimuler que la créance des âmes du
purgatoire était fort aventurée, et qu’elles couraient grand risque de
n’avoir jamais en Bermudes qu’un débiteur insolvable.




VII

LE SALTEADOR


Le moment approchait pour moi de dire adieu à la vie du désert. Je ne
voulais pas cependant reprendre la route d’Hermosillo sans avoir visité
le préside de Tubac. C’était le terme que j’avais fixé à ma longue
excursion dans les solitudes mexicaines. Les rencontres, les incidents
variés qui avaient marqué la première partie de mon voyage n’étaient pas
faits pour lasser ma curiosité. Aussi le jour du départ me trouva-t-il
tout prêt, tout disposé à braver de nouveaux périls et de nouvelles
fatigues. Je ne regrettais qu’une chose: l’avouerai-je? c’était de trop
bien connaître le terrain où j’allais marcher. L’imprévu avait été
jusqu’à ce jour le plus grand charme de mes explorations aventureuses,
et l’imprévu n’allait-il pas me manquer?--La Sonora, me disais-je, n’a
plus rien à m’apprendre.--Je me trompais: le hasard me devait montrer
encore deux faces nouvelles d’un monde dont je croyais avoir pénétré
tous les mystères. Après une visite aux prairies illustrées par Cooper,
où je pourrais admirer la vie sauvage dans toute l’indépendance et la
fierté de ses allures, il m’était réservé de contempler, dans une petite
ville plus rapprochée des provinces centrales, à la foire de San-Juan de
los Lagos, la lutte de la barbarie et de la civilisation représentées,
comme elles le sont trop souvent au Mexique, par leurs plus tristes
abus, par leurs plus impurs éléments.

C’était en compagnie du chasseur mexicain Bermudes Matasiete et du
coureur des bois canadien que je devais faire le trajet de l’hacienda de
la Noria jusqu’au préside de Tubac. Les deux aventuriers se dirigeaient
vers les prairies, poussés par la haine sauvage qu’ils avaient vouée aux
Indiens, et un peu aussi par cette irrésistible attraction que le désert
exerce sur le chasseur, comme la mer sur le matelot. La chasse aux
loutres n’était pour eux, bien entendu, qu’un prétexte. Décidé à ne
quitter les deux chasseurs qu’à la limite des prairies, je pris gaiement
congé du maître de l’hacienda, don Ramon, après avoir choisi dans sa
_caponera_ deux beaux chevaux que je lui payai généreusement, et sans
marchander, vingt-cinq francs par tête. Nous partîmes, et deux jours de
marche nous conduisirent à Tubac, grossier jalon planté par une
civilisation douteuse sur les confins de la république et du désert. A
une petite distance de Tubac, au delà de la rivière de San-Pedro,
commencent les prairies. Je suivis les deux chasseurs jusqu’aux bords de
la rivière: c’est là que nous nous séparâmes, et je ne les vis pas sans
quelque émotion s’enfoncer dans ces solitudes, où tant d’hommes
intrépides ont trouvé leur tombeau.

Ce ne fut qu’après avoir vu mes deux compagnons disparaître dans les
hautes herbes, que je reportai mes regards sur le paysage, dont je
n’avais pu encore admirer qu’en passant les magnificences. Les prairies
qui se terminent au San-Pedro, du côté de Tubac, n’ont pour bornes, dans
la direction opposée, que les eaux du Missouri. C’était bien là le
désert tel que je l’avais rêvé. Au delà de la rivière, de vertes savanes
ondulaient à perte de vue. A mes pieds, un petit lac, séparé du
San-Pedro par une étroite langue de terrain, et qui jadis avait dû faire
partie de la rivière, étendait ses eaux bourbeuses. Sur les larges
feuilles des plantes aquatiques, des serpents d’eau faisaient reluire au
soleil leurs corps visqueux, entrelacés en hideux réseaux. Au-dessus du
lac voltigeaient des essaims de grues attirées par ces nombreux
reptiles. De longues caravanes de bisons traversaient la plaine
silencieuse. D’autres, disséminés par groupes ou par couples, paissaient
l’herbe épaisse, ou, couchés sur la pente des collines, promenaient un
regard tranquille sur leurs vastes domaines. Plus loin, ces sauvages
animaux se livraient de rudes combats; leurs sourds mugissements
arrivaient à mes oreilles comme le murmure lointain de la mer, et, comme
s’il eût fallu que, même dans le désert, l’homme révélât sa présence, un
parti de chasseurs, d’une tribu d’Indiens amis, descendait en ce moment
le cours du San-Pedro sur des radeaux formés de larges bottes de roseaux
soutenues par des calebasses vides. Une _recua_ de mules chargées de
lingots d’argent et escortées de leurs guides se dessinait en une longue
file à l’horizon. Je restai longtemps ravi devant ce spectacle solennel,
prêtant l’oreille à l’harmonie mélancolique de la clochette des mules et
aux cadences indiennes, qui troublaient, en mourant graduellement, le
silence des solitudes.

Cette _conduite d’argent_ sous l’unique surveillance de quelques
arrieros eût suffi pour me rappeler que je foulais une terre primitive.
Dans l’intérieur de la république, un régiment n’est quelquefois pour
ces riches caravanes qu’une trop faible escorte. Sur certaines
frontières, des sommes immenses peuvent impunément traverser les villes
et les villages avec le nombre d’hommes strictement nécessaire pour
charger et décharger les mules à chaque halte. Par un contraste digne de
remarque, nulle part la propriété privée n’est plus respectée que dans
cet État lointain, où les déportés aux _présides_, l’écume des grandes
villes, formèrent d’abord le noyau de la population. Les crimes qui s’y
commettent accusent l’effervescence des passions plutôt que les froids
calculs de la cupidité. Chacun y vit, pour ainsi dire, au dehors; le
foyer n’a pas de secrets, sauvegardé qu’il est par la bonne foi
publique. Malheureusement, chaque jour, des gens sans aveu, des voleurs,
des assassins échappés aux prisons ou au glaive de la justice, viennent
demander un asile à ces solitudes. Telle est l’influence mauvaise et
toujours plus active sous laquelle, en Sonora, les mœurs tendent à
s’altérer. Ainsi la corruption des États du centre (_Tierra adentro_)
atteint peu à peu les frontières mêmes de la république, et on peut
prévoir le jour où la Sonora n’aura gagné, en échange de ses vieilles
mœurs, que les vices et la misère, partout inséparables d’une
demi-civilisation.

Je repris le chemin de Tubac. Après avoir marché quelques heures, je
m’aperçus que le soleil, près de se coucher, ne lançait déjà plus sur
les prairies que des rayons obliques, et je m’étonnai de n’avoir pas
atteint le préside. Je marchai encore, et bientôt il fallut me rendre à
une terrible évidence. Trompé par cette interminable succession de
vertes collines, je m’étais complétement égaré. Je montai sur la plus
haute des éminences qui m’entouraient: si loin que mon œil pût plonger,
je ne vis devant moi que les immenses savanes qui se déroulaient à
l’infini sans arbres, sans maisons, sans abri! La rivière, qui seule
aurait pu me guider, cachée par les ondulations du terrain, était
invisible comme le préside. Deux coups de feu, que je tirai comme signal
d’alarme, n’éveillèrent aucun écho. J’étais donc condamné à passer la
nuit dans le désert, et ce n’était pas sans angoisse que je voyais
arriver le moment où ces plaines immenses, qui devaient abriter tant
d’hôtes redoutables, seraient envahies par l’obscurité. Un petit nuage
gris, qui tranchait sur la pourpre pâlissante de l’horizon, me rendit
tout à coup quelque espoir. Ce nuage, qui semblait toucher la terre, et
dont le sommet était plus large, plus transparent que la base, devait
être la fumée d’un feu allumé dans la savane. Je me dirigeai rapidement
de ce côté, tout en me demandant qui j’allais rencontrer près de ce feu.
Était-ce une halte de chasseurs, un bivouac d’Indiens _bravos_[50], ou
un _hato_[51] de muletiers? La _conduite d’argent_ que j’avais aperçue
le matin me revint en mémoire, et ce souvenir me rassura. L’obscurité
croissait cependant, et bientôt je ne distinguai plus le nuage. Quelques
instants se passèrent dans une cruelle incertitude; mais, quand la nuit
fut tombée tout à fait, la lueur du feu se dessina claire et brillante
au milieu des ténèbres. Je pus me remettre en marche.

  [50] Féroces.

  [51] Halte.

A mesure que j’avançais, la zone de flamme s’élargissait graduellement,
et j’aperçus enfin la silhouette noire de deux hommes assis près d’un
brasier. Deux énormes chiens, qui se précipitèrent vers moi avec des
aboiements furieux, ne me laissèrent pas le temps de reconnaître, avant
de m’approcher davantage, à qui j’allais avoir affaire. Une voix rude
rappela fort heureusement les dogues, qui revinrent à pas lents se
coucher près du feu. Malgré cette démonstration pacifique, l’aspect de
mes deux futurs hôtes n’était rien moins que rassurant. La physionomie
la plus débonnaire emprunte toujours quelque chose de menaçant aux
reflets d’un brasier, et les figures sauvages des deux inconnus
n’étaient nullement adoucies par ces lueurs sinistres. Leurs vêtements
de toile blanche étaient littéralement roidis par une épaisse croûte de
sang caillé, et, au moment où j’entrai dans la zone de lumière, je
remarquai aussi des traces de sang sur les poils des deux dogues, qui me
regardaient en grognant.

--Approchez sans crainte, me dit l’un des deux hommes; nous avons
entendu la voix d’un chrétien, et vous n’avez plus rien à redouter.
Avant tout, mettez pied à terre, car ces chiens sont dressés à ne voir
un ennemi que dans un homme à cheval: les Apaches ne vont jamais à pied.

--Volontiers, repris-je en descendant de cheval; mais je ne veux pas
être indiscret, et je n’ai qu’à vous demander le chemin du préside de
Tubac, dont je dois être tout près.

--A moins qu’une demi-douzaine de lieues ne soient rien pour votre
cheval, vous en êtes tout près en effet, répondit assez brusquement mon
interlocuteur. Puis, voyant mon étonnement, il ajouta: Si, comme le
prouvent votre question et votre surprise, vous êtes égaré, ce que vous
avez de mieux à faire sera de passer la nuit près de ce brasier, car
vous vous égareriez de nouveau, sans espoir de trouver un feu pour vous
chauffer et une tranche de bison pour souper.

Cette dernière raison me parut concluante; j’étais à jeun depuis le
matin, et j’acceptai de grand cœur la modeste hospitalité que le lieu et
le moment rendaient pour moi si précieuse. Débarrassé de mes
préoccupations les plus poignantes, c’est-à-dire la faim, la soif et la
solitude, je promenai un regard moins distrait autour de moi. A moitié
enseveli dans l’ombre noire, à demi éclairé par la flamme pétillante, un
troisième individu était couché non loin du foyer; soit qu’il dormît
d’un bien lourd sommeil, soit qu’il fût plongé dans une très-profonde
méditation, il n’avait point paru entendre les aboiements des chiens ni
le bruit de mon arrivée. Sa figure était cachée par l’obscurité, et ce
que je voyais de son costume ne se distinguait en rien de celui que je
portais moi-même. Un cheval, attaché par une courroie retenue à un
piquet, paissait l’herbe près de lui. Plus loin, des peaux étendues par
terre, le cadavre d’un quadrupède fraîchement écorché, des ustensiles ou
des armes de toute espèce, prouvaient que mes deux amphitryons
exerçaient dans ces prairies le rude et dangereux métier de chasseurs de
bisons. Rassuré à cet égard, j’entravai mon cheval sans le desseller, et
je m’assis.

Cependant nos hôtes s’occupaient des préparatifs du souper, qui devait
consister en un morceau de bison cuit à l’étouffée (_tatemado_); ils
allèrent chercher l’eau que nous devions boire à une rivière voisine que
j’appris avec étonnement être le San-Pedro, dont je me croyais si
éloigné, et vers lequel j’étais revenu sans m’en douter. Tout était donc
disposé pour le repas, et l’individu couché ne semblait nullement se
préoccuper de ces apprêts, qui me paraissaient à moi si importants; mais
il y a cette différence entre l’Européen et le Mexicain, que le dernier,
insensible à la faim comme à la soif, se trouve dans l’abondance là même
où le premier succombe à la faim. Sur l’invitation de nos hôtes (car
j’appris alors que cet homme était comme moi un étranger pour les
chasseurs de bisons), il sembla secouer sa torpeur, et vint s’asseoir
pour prendre aussi sa part de l’hospitalité du désert.

La stature de ce nouveau convive, qui m’inspira dès ce moment une
curiosité indéfinissable, indiquait la vigueur et l’agilité; sa figure
était sombre, imposante; ses traits durs, fortement accentués,
révélaient une force morale supérieure peut-être à sa force physique.
Les premiers mots qu’il prononça en murmurant une espèce de _benedicite_
n’étaient pas entachés de cette prononciation vicieuse qui distingue les
habitants de l’État de Sonora; il était facile de reconnaître en lui un
homme des États du centre de la république.

Quand notre repas fut achevé, je pris la parole:--Il est d’usage, dis-je
en me tournant vers les deux chasseurs, que celui qui reçoit
l’hospitalité prévienne les questions que son hôte peut lui adresser; je
vous dirai donc qui je suis, d’où je viens, et où je vais.

J’eus bientôt donné tous les détails qui me concernaient, et je dois
avouer que ces détails semblèrent très-médiocrement intéresser mon
auditoire. Cependant, quand je parlai de la _conducta_ du matin, je crus
remarquer que l’inconnu m’écoutait avec un redoublement d’attention.

--Une _conducta_! dit-il quand j’eus terminé mon récit. Et d’où diable
peut-elle venir dans ces déserts?

--Mais de Santa-Maria ou de Chihuahua apparemment, repris-je; elle ne
fait ce détour que pour éviter les Comanches. Êtes-vous donc depuis si
peu de temps dans ce pays que vous ne sachiez pas cela?

--En effet, dit l’inconnu, je suis étranger, et, puisque vous m’avez
donné l’exemple, seigneur Français, je satisferai votre curiosité, bien
que mes confidences puissent être plus dangereuses que les vôtres.

A ces mots, les deux chasseurs de bisons tournèrent vers l’inconnu des
regards où se peignait une surprise mêlée de ce vif intérêt qu’en
certaines circonstances les récits d’aventures éveillent chez l’homme
sauvage comme chez l’homme civilisé. L’étranger reprit:--Cette main que
je lève ici vers le ciel a jusqu’à présent été pure de sang humain, et
cependant j’ai été traité comme un assassin, et ma tête a été mise à
prix comme celle d’un vil meurtrier!

--A quel prix votre tête est-elle mise? demanda l’un des deux
boucaniers.

--Est-ce pour gagner ce prix?

--Non, reprit simplement le chasseur; votre tête, valût-elle vingt mille
piastres, serait sacrée pour moi comme celle d’un hôte: c’est uniquement
pour savoir à combien on estime la vie d’un homme dans _Tierra adentro_.

--A cinq cents piastres.

--C’est cher pour la vie d’un homme; mon camarade et moi, nous exposons
chaque jour la nôtre pour une peau de _cibolo_ qui ne vaut que cinq
piastres. Qu’avez-vous donc fait?

--Une bonne action. Il y a six mois, j’étais alors marchand de bestiaux,
et je revenais d’une _hacienda_ voisine de Guadalaxara, où j’étais allé
traiter une affaire. A quelques lieues de la ville, je trouvai sur la
grande route un homme assassiné. Ému de compassion et croyant
m’apercevoir que cet homme vivait encore, je descendis de cheval pour
lui donner des soins et bander une large blessure qu’il avait à la
gorge; mais il était trop tard, et le voyageur expira dans mes bras. Je
continuai ma route, emmenant son cheval avec l’espoir que cet indice
pourrait faire reconnaître le cavalier; mais je n’avais pas fait une
lieue, qu’un détachement de dragons, qui me suivait au galop, fondit sur
moi et m’arrêta comme l’assassin de l’homme dont j’avais pansé la
blessure. J’eus beau protester de mon innocence, un des dragons
m’attacha les mains avec le ceinturon de son sabre, et ce fut ainsi que
j’entrai dans Guadalaxara. L’homme assassiné était un sénateur; la
justice, vendue à la famille de la victime, poursuivit son œuvre
d’iniquité, et je fus jeté dans la prison de la ville. Après une
détention prolongée, je comparus devant le juge criminel.--Vous vous
prétendez innocent, me dit-il, mon cher ami; mais vous pensez bien que
je ne m’en rapporterai que médiocrement à votre parole.--Je vis où le
juge prévaricateur voulait en venir.--Avez-vous, continua-t-il, des
témoins à décharge?--Je calculai rapidement le peu de ressources qui me
restaient, et je répondis:--J’ai mille témoins que je rassemblerai prêts
à déposer en ma faveur.--C’est quelque chose, dit le juge; mais la
famille du sénateur a deux mille témoins contre vous; vous voyez que la
partie n’est pas égale.--Je compris que j’étais perdu, et je courbai la
tête devant l’arrêt qui me condamna, en n’appelant de cet arrêt qu’à moi
seul et à Dieu.

L’inconnu garda quelques instants le silence en creusant le sol de son
couteau. Une contradiction évidente m’avait frappé dans son récit.

--Ne m’avez-vous pas dit, lui demandai-je, que vous étiez seul quand
vous aviez rencontré le sénateur assassiné? Comment donc vous
trouviez-vous à même de fournir mille témoins?

L’étranger sourit de ma naïveté.

--Ne savez-vous pas que, pour la justice de notre pays, mille témoins
sont mille piastres, et que la somme que j’offrais ne pouvait
contre-balancer les sacrifices d’une famille puissante qui achetait
argent comptant la conscience de mon juge? A défaut d’argent, il me
fallut dès lors user d’adresse. Je m’échappai de prison, et depuis ce
temps, traqué par la justice, poursuivi d’État en État par des ordres
sans cesse renouvelés d’extradition, je suis arrivé dans ces déserts, ne
respirant que la vengeance. Dans ces déserts, je me suis fait des
partisans, et, si j’ai bien pris mes mesures, peut-être le temps
n’est-il pas loin où, des bords de l’océan Atlantique jusqu’à ceux de
l’océan Pacifique, cette justice vénale, à son tour, tremblera devant
moi!

Les aboiements des dogues interrompirent en ce moment le narrateur. Nous
prêtâmes l’oreille, un bruit de pas retentissait dans les hautes herbes.
Les dogues venaient de se précipiter furieux à travers la savane, et
bientôt nous entendîmes ces mots, proférés d’une voix lamentable:

--Jésus-Maria! vais-je être dévoré par des chiens, quand j’échappe à
peine à la griffe des ours?

--Pied à terre! pied à terre! ou vous êtes un homme perdu! cria l’un des
chasseurs, qui rappelait en vain ses deux chiens sourds à sa voix; mais
les chiens dépassèrent le nouveau venu sans faire attention à lui, et
aboyèrent avec fureur à quelques pas plus loin. Pendant ce temps, le
cavalier dont nous venions d’entendre les cris de détresse avait pu se
rapprocher de nous, et bientôt nous vîmes descendre de cheval, près de
notre foyer, un homme pâle et tremblant qui promenait autour de lui des
regards plaintifs en murmurant des patenôtres. Le cheval, tout
frissonnant, les yeux fixes, les naseaux ouverts, paraissait plus
épouvanté encore que le cavalier. Comprenant qu’un danger imminent nous
menaçait, et sans prendre le temps de questionner cet homme, nous nous
levâmes tous. Les deux chasseurs de bisons saisirent leurs carabines, le
proscrit se mit en selle et dégaîna la longue rapière attachée à ses
arçons. Le nouveau venu parut alors reprendre un peu de courage, et,
d’une voix étouffée, il bégaya ces mots:--Voyez là-bas! Jésus-Maria,
délivrez-nous!

Il nous suffit d’un coup d’œil jeté dans la direction indiquée pour
avoir le mot de cette énigme. Un peu au delà du cercle de lumière tracé
par le foyer, une forme effrayante se balançait de gauche à droite avec
un grognement sourd entremêlé d’un claquement de dents formidable. Les
deux dogues, les poils hérissés, les yeux sanglants, tenaient en arrêt
un animal auquel l’obscurité prêtait de colossales dimensions: c’était
un ours gris, la terreur des prairies. De tout le continent américain,
l’ours gris est, à vrai dire, le plus redoutable habitant. Égal en
grosseur à un taureau de taille ordinaire, sa force est prodigieuse, et
sa férocité est au niveau de sa force. Presque invulnérable, grâce à
l’épaisse fourrure qui le couvre, une blessure le rend furieux: malheur
au chasseur dont la balle ne l’a pas atteint dans l’œil, dans la tête ou
dans le cœur, car alors il se précipite sur son agresseur, et le
malheureux, eût-il la force d’un bison, est infailliblement étouffé.
Caché dans les cavernes ou dans des trous qu’il se creuse lui-même,
l’ours gris saisit au passage le buffle le plus puissant, et entraîne
son cadavre près de sa tanière pour l’y dévorer à l’aise. Tel était
l’ennemi inattendu qui semblait tracer autour de nous un infranchissable
blocus, et auquel un cavalier bien monté eût pu seul se flatter
d’échapper.

--Remontez à cheval tous, dit l’un des chasseurs à voix basse.

Le voyageur ne se le fit pas répéter deux fois. Quant à moi, le conseil
était moins facile à suivre, car mon cheval, bien qu’entravé, s’était de
bonds en bonds éloigné de notre formidable visiteur, et avait disparu
dans l’obscurité. Mon fusil était resté attaché à ma selle, et, pour la
seconde fois, je me trouvais, à pied et sans armes, devant un danger
presque inévitable. Combien alors je regrettai l’absence du brave
Matasiete ou de son compagnon, dont le _rifle_ nous eût infailliblement
délivrés en logeant une balle dans cet œil qu’il me semblait voir
reluire dans les ténèbres! Fort heureusement l’instinct de mon cheval
abrégea pour moi cette périlleuse recherche. A peine avais-je fait
quelques pas un peu au hasard, que je fus aperçu par le fidèle et
clairvoyant animal, qui s’arrêta comme pour m’attendre. Quelques
instants après, j’étais en selle, et, mon fusil à la main, je rejoignais
mes compagnons.

Le gigantesque quadrupède était toujours à la même place, tenu en
respect par la lueur du feu et par le nombre de ses ennemis. Avec cette
gravité d’allure qui caractérise son espèce, il paraissait se demander
s’il nous attaquerait ou s’il lèverait le siége, bien que le claquement
presque convulsif des mâchoires décelât chez lui les tourments de la
faim. De notre côté, nous restions sur la défensive, et dans une
indécision à laquelle l’attaque ou la fuite de l’animal devait seule
mettre un terme. Pendant ces quelques minutes remplies par une pénible
attente, notre nouvel hôte, un peu plus rassuré, se hasarda à nous
apprendre le but de son voyage nocturne. Forcé de se rendre cette nuit
même à une lieue au delà de Tubac pour y rejoindre une _conduite
d’argent_, il avait été poursuivi avec acharnement depuis plus de deux
heures par l’ours que nous avions devant nous. Son cheval, forcé de
galoper avec un sac d’or attaché à la selle, allait peut-être tomber de
fatigue, quand les lueurs de notre bivouac lui étaient apparues comme un
phare de salut. On n’aura aucune peine à croire que nous écoutâmes ce
récit d’une oreille fort distraite. L’ours ne cessait de faire entendre
de sourdes aspirations; il humait l’air aux quatre points cardinaux,
puis il s’interrompait pour arracher avec ses griffes, dont il semblait
essayer la force, de larges plaques de gazon. La position devenait
critique; les dogues effrayés étaient revenus se coucher près de leurs
maîtres avec des hurlements d’angoisse. Le proscrit commença à
manifester une violente impatience, comme si chaque moment qui
s’écoulait fût un siècle de vie pour lui. Il allait et venait, l’épée à
la main, comme le matador dans l’arène.

--Eh quoi! seigneurs, disait-il, des hommes de cœur resteront-ils ainsi
à la merci d’un animal immonde? Faites feu sur lui, et moi je me charge
de l’achever.

Les deux chasseurs de bisons parurent se consulter.

--Au fait, dit l’un d’eux, nous avons quatre coups à tirer contre lui,
et, comme le dit ce cavalier, cinq hommes ne doivent pas rester ainsi
immobiles devant une bête, quelque féroce qu’elle soit.

--Patience, lui répondit son compagnon; laissez-moi d’abord essayer un
moyen plus pacifique, et, si ce moyen ne réussit pas, alors nous
attaquerons l’ours en nous remettant à la grâce de Dieu! C’est l’odeur
du bison fraîchement écorché qui retient ici cette bête affamée. Eh
bien! que deux d’entre nous tiennent l’ours en respect, pendant que les
trois autres traîneront loin du feu le cadavre du bison. L’ours pourra
ainsi se jeter sur la proie qu’il convoite, et nous serons délivrés de
notre ennemi.

L’expédient du chasseur de bisons fut adopté à l’unanimité, et nous nous
séparâmes en deux camps. Les deux chasseurs passèrent autour du bison
écorché le lazo du voyageur, qui en attacha l’autre extrémité au pommeau
de sa selle, et la lourde masse ne tarda pas à glisser sur l’herbe en y
traçant un large sillon. Le proscrit et moi étions restés à la même
place pour surveiller l’ours, qui, de son côté, continuait à nous
observer sans faire un pas. Au bout de quelques minutes, les deux
chasseurs et le voyageur revinrent se joindre à nous.

--C’est fait, dit l’un d’eux, et ce n’est pas sans regret que nous
sacrifions notre gibier à l’appétit de cet affreux animal.

--Je me charge du reste, dit le proscrit. Sans descendre de cheval, il
se pencha jusqu’à terre, prit dans le foyer une souche enflammée, et, la
bride dans les dents, le tison d’une main, son épée de l’autre, il piqua
droit à l’ours. Ce fut un moment terrible pour nous tous. A la vue du
cavalier qui s’avançait lentement vers lui, poussant à coups d’éperon
son cheval haletant, épouvanté, l’ours fit entendre une espèce de
beuglement, et se dressa sur ses pattes de derrière en battant l’air
avec celles de devant. Puis, soit intimidé par la contenance intrépide
de son agresseur, soit effrayé par la vue du tison, il retomba sur les
quatre pattes et commença à reculer. Enfin je le vis avec un
inexprimable soulagement de cœur décrire un grand cercle autour de nous
et disparaître dans les ténèbres. Nous restâmes silencieux pendant
quelques minutes, prêtant l’oreille au froissement des herbes, et nous
ne tardâmes pas à entendre, dans la direction que l’ours avait suivie,
une respiration bruyante, un grognement joyeux et le sourd
retentissement d’un corps lourd traîné sur le sol. L’ours avait saisi sa
proie et l’emportait dans son repaire pour la dévorer à son aise. Le
siége était levé, la savane était redevenue praticable. Le proscrit
rengaîna son épée, et s’avançant vers les deux chasseurs de bisons qui
avaient repris leur place près du feu:

--Il ne me reste plus, leur dit-il, mes chers amis, qu’à vous remercier
de l’hospitalité que vous avez bien voulu m’accorder; je m’en
souviendrai toujours. Maintenant je vais où mon destin m’appelle!

Et, se penchant sur sa selle, il tendit aux deux chasseurs, avec une
dignité courtoise, une main qu’ils pressèrent vivement dans leurs mains
calleuses.--Plaise à Dieu, seigneur cavalier, dit l’un d’eux en même
temps, que vous trouviez partout, comme ici, un asile sûr pour vous
abriter, et un accueil aussi cordial que le nôtre!

Je voulais moi-même exprimer au proscrit l’intérêt que m’inspirait sa
triste destinée; mais je fus devancé par le voyageur au sac d’or, qui
avait hâte de s’assurer pour le reste de la nuit la compagnie d’un
cavalier aussi intrépide.

--Pourrais-je vous demander, seigneur cavalier, dit cet homme en
balbutiant, de quel côté vous pensez vous diriger?

L’inconnu montra du doigt un côté de l’horizon où depuis quelque temps
on pouvait voir une colonne de flamme se dessiner sur les ténèbres en
spirale rougeâtre. Était-ce un signal donné au proscrit par quelques
compagnons qui de loin veillaient sur lui? Une question que je hasardai
à ce sujet n’obtint qu’une réponse évasive. Le proscrit dirigea sa main
vers le ciel, où les étoiles du Chariot traçaient déjà leur course
elliptique.

--Ce sont ces étoiles qui me guident, me dit-il. En marchant dans cette
direction, je ne puis manquer d’atteindre le préside de Tubac.

--Quel heureux hasard! s’écria le voyageur. Justement des affaires
pressantes m’appellent de ce côté, et, bien que le pays, Dieu merci,
n’ait jamais été infesté par les _salteadores_ (voleurs de grande
route), je ne serais pas fâché de faire route avec un homme aussi brave
que vous. Après tout, je réponds d’une somme considérable qui m’a été
confiée.

--La somme contenue dans ce sac? demanda le proscrit en regardant le
voyageur avec une singulière expression de pitié.

--Oui, trois mille piastres en or.

--Eh bien! croyez-moi, attendez ici le jour. La nuit est sombre, mon
cheval est rapide, et peut-être ne pourriez-vous pas me suivre.
Croyez-moi, vous dis-je, restez ici.

Le voyageur insista: il était déjà en retard, et d’impérieux motifs
l’obligeaient à rejoindre en toute hâte la _conduite d’argent_ arrêtée
près de Tubac. Le proscrit finit par se rendre à ses instances, et
consentit, quoique avec une répugnance marquée, à l’accepter pour
compagnon. Il mit pied à terre et resserra la sangle de son cheval;
puis, se tournant vers moi:--Seigneur Français, me dit-il, si jamais le
hasard veut que vous me rencontriez encore, peut-être serez-vous bien
aise de me rappeler que nous avons partagé l’hospitalité du même foyer.

Un peu surpris de cet étrange adieu, je cherchais encore une réponse,
que déjà les deux voyageurs avaient piqué des deux dans la direction de
la grande Ourse.

--L’agneau et le jaguar, murmura l’un des deux chasseurs de bisons en
secouant la tête d’un air mystérieux et solennel, l’agneau et le jaguar
ne font pas longtemps route ensemble!...

Puis le chasseur rassembla les tisons épars et se coucha, les pieds
tournés vers le foyer. Son compagnon et moi, nous fîmes de même. Le
reste de la nuit se passa tranquillement, et la rosée pénétrante des
matinées d’Amérique put seule nous réveiller. L’ours n’avait
heureusement pas emporté notre déjeuner: quelques lanières de viande,
derniers restes du bison dont il avait dévoré le corps, sifflèrent
bientôt sur les charbons ardents, et je pus me convaincre, pour la
seconde fois, que les voyageurs n’ont pas exagéré la succulence de la
chair du bison. Cependant le soleil s’élevait à l’horizon pendant que
nous déjeunions avec un véritable appétit de chasseurs; et le spectacle
que ses rayons découvrirent à nos yeux, en dissipant les brouillards de
la plaine, nous annonça une journée pour le moins aussi aventureuse que
la nuit qui l’avait précédée.

Les hauteurs verdoyantes de la savane se couvraient de longues files de
bisons. Il eût été, pour les deux chasseurs, plus que téméraire
d’attaquer de front des troupeaux aussi serrés. Pour tuer un ou deux
bisons sans trop de danger, il n’est qu’un moyen: c’est de les séparer
du troupeau; l’adresse et l’agilité du chasseur font le reste. Contre
l’attente de mes deux compagnons, les _cibolos_ défilaient en mugissant,
parallèlement à la rivière, et nul d’entre eux ne se hasardait de notre
côté.

Le premier Européen qui vit un bison dut être, à mon avis, fort effrayé.
Le bison est d’une taille supérieure à celle du taureau ordinaire; une
crinière épaisse, noire ou couleur de rouille, couvre son cou, ses
épaules, son poitrail, et flotte jusqu’à ses pieds. Le train de derrière
de l’animal, à partir de la bosse qui charge les épaules, est couvert
d’un poil court et rude comme celui du lion, et, comme celui du lion,
constamment fouetté par une queue nerveuse. Sa course pesante ébranle le
sol, ses mugissements déchirent l’air; ses yeux, qui n’expriment qu’une
férocité stupide, et les cornes noires, aiguës, implantées sur son large
front, achèvent d’en faire un objet d’épouvante.

Tout en observant, non sans dépit, la manœuvre de ces gigantesques
troupeaux, l’un des deux chasseurs examinait en connaisseur mon cheval,
que l’obscurité de la nuit l’avait empêché jusqu’alors de remarquer.

--_Caramba!_ disait-il, ce large poitrail, ces jambes fines, ces naseaux
bien ouverts, ces reins allongés, annoncent un coureur peu ordinaire.

--Mon cheval, répondis-je avec la fatuité d’un propriétaire, défierait
un cerf pour l’agilité, une mule pour la fatigue...

--Et un bison pour la vitesse, interrompit le chasseur. Eh bien! pour en
venir au fait, seigneur Français, vous pourriez me rendre un signalé
service!

--Parlez.

--Vous voyez là-bas ce troupeau de _cibolos_ qui semblent nous éviter.
Puisque votre cheval est si bon coureur, galopez hardiment jusqu’à ces
peureux, et tirez-leur un coup ou deux de votre fusil à bout portant,
s’il est possible; vous en blesserez pour le moins un; le troupeau tout
entier se mettra à votre poursuite, mais vous le distancerez facilement;
les plus agiles, par conséquent les plus forts, vous suivront seuls de
près en se séparant de la bande, et nous en ferons notre affaire.

--Est-ce sérieusement que vous parlez? demandai-je. Le chasseur me
regarda d’un air étonné.--Et si mon cheval venait à s’abattre?

--Il ne s’abattra pas.

--Mais enfin s’il s’abattait?

--Alors il est certain que vous auriez peu de chances de leur échapper.
Cependant cela s’est vu; mais, dans le cas où vous succomberiez si
glorieusement, je vous promets de faire en votre honneur un massacre
affreux de _cibolos_.

--Écoutez, dis-je alors au boucanier, il y a mille services que je
serais enchanté de vous rendre de préférence à celui-là; j’ai déjà
chassé très-involontairement le tigre il y a quelques jours, l’ours la
nuit dernière, et je ne me soucie pas de me faire chasser maintenant par
le bison. J’ai bien réfléchi, et j’aime mieux vous prêter mon cheval.

--Je n’osais vous demander cette faveur, et, ajouta naïvement le
chasseur, je croyais vous faire plaisir en vous offrant cette
distraction.

Je le remerciai de ses bonnes intentions, et, bien qu’enchanté de me
tirer quelque peu en Gascon de ce mauvais pas, je remis en soupirant la
longe de mon cheval entre ses mains. Le boucanier commença par le
desseller, plia en quatre la couverture qui lui servait de manteau, et
l’assujettit sur le dos du cheval au moyen de la longue _faja_ de crêpe
de Chine roulée autour de son corps. Puis, ôtant lui-même ses
_calzoneras_, ses brodequins de peau de daim et sa veste, il resta
nu-pieds, en caleçons courts et en manches de chemise.

--Comme la partie que je vais jouer ne laisse pas d’être assez délicate,
dit-il, je ne saurais donner à ce cheval et à moi trop de liberté dans
les mouvements, et vous allez voir quel parti l’on peut tirer d’un
animal convenablement arrangé.

Ainsi équipé, et après avoir suspendu à la selle une espèce d’estoc
affilé et tranchant, le chasseur sauta en croupe; il s’assura qu’au
besoin la _faja_ pourrait lui servir d’étriers et supporter tout le
poids de son corps en lui permettant de laisser aux reins de sa monture
toute leur élasticité. Alors, avec une habileté qui devait pour le moins
égaler celle des anciens Numides, il rassembla son cheval, le lança en
avant, le retint, roula dans sa main gauche le _cabresto_[52], dont il
maintint l’extrémité, partit comme une flèche, et revint près de moi
avec la même rapidité.

  [52] On appelle _reata_, ou _cabresto_, ou _cabestro_, la longue corde
    qui sert à la fois de _lazo_ et de licou.

--Vous ne savez pas ce que vaut un pareil cheval! me dit-il, et je m’en
veux presque de vous priver d’une occasion de connaître quel trésor vous
avez là.

J’avoue que, manié par ce sauvage écuyer, mon cheval me paraissait
n’être plus le même animal qu’entre mes mains; toutefois je recommandai
instamment au chasseur de ne pas trop l’exposer aux cornes des bisons.

--Nous courrons les mêmes chances, reprit le boucanier en riant; puis il
nous donna ses instructions. Nous devions nous coucher à plat ventre, le
fusil à la main, sur le talus qui encaissait la rivière, et surveiller à
travers les hautes herbes les mouvements des animaux qu’il lancerait
vers nous.

--Du reste, ajouta-t-il, vous avez le temps, seigneur Français,
d’assister, avant de vous mettre en embuscade, à une course comme
rarement vous aurez l’occasion d’en voir. Je veux vous montrer ce qu’on
peut attendre d’un bon cheval monté par un bon chasseur.

Presque aussitôt il se lança, ventre à terre, dans la direction du
troupeau de _cibolos_, dont le vent nous apportait les mugissements
éloignés. Je restai debout sur le bord de la rivière, pour ne rien
perdre du spectacle intéressant qui m’était promis. Le chasseur commença
par faire un assez grand détour, franchissant avec une aisance
imperturbable les nopals épineux et les inégalités de terrain dont la
plaine était semée; le cheval paraissait plutôt voler que courir, et
jetait au vent des hennissements joyeux; puis le cavalier disparut
derrière une colline assez élevée. Cependant le compagnon du hardi
boucanier avait planté en terre une baguette de saule surmontée d’un
mouchoir à carreaux rouges. Je lui demandai si c’était un signal pour
son camarade.

--Non, me dit le chasseur; les bisons sont comme les taureaux, le rouge
les irrite. Si Joaquin en détourne un ou deux, ce mouchoir les attirera
infailliblement ici, et nous les tuerons à bout portant; vous aurez soin
de les viser au mufle au moment où ils s’élanceront sur nous.

--Est-il donc indispensable, demandai-je au boucanier, de les attirer
justement ici?

--C’est mon métier, répondit le boucanier, qui, comme Matasiete,
oubliait que je n’étais pas chasseur de profession. Il achevait à peine
de parler, que nous pûmes remarquer une sorte de frémissement et
d’agitation dans les rangs du troupeau de bisons qui couvraient les
pentes inférieures de la colline derrière laquelle Joaquin avait
disparu. C’était l’aventureux chasseur qui venait de gravir la hauteur
en sens opposé. Arrivé au sommet, il poussa deux cris aigus, auxquels
répondirent des mugissements prolongés, s’élança du sommet de la colline
en bas, comme un bloc de rocher qui s’éboule, et disparut au milieu de
cette forêt pressée de cornes et de crinières noires. Le troupeau
s’ébranla et fit, dans la direction de nos signaux, un mouvement
alarmant; mais bientôt il se dispersa en groupes nombreux de différents
côtés. Je revis alors Joaquin galoper de nouveau, sain et sauf, au
milieu des trouées qu’il venait d’ouvrir. Deux bisons d’une taille
énorme semblaient être les guides d’une des colonnes détachées du
troupeau principal, et ce fut vers ces deux monstrueuses bêtes que le
chasseur parut diriger ses attaques. Voltigeant sur les flancs du
bataillon, allant, venant avec une légèreté, une audace, qui tenaient du
prodige, Joaquin paraissait et disparaissait tour à tour, sans toutefois
que les deux chefs se détachassent de leurs compagnons. Enfin il se fit
un vide presque imperceptible entre la petite troupe et les buffles
conducteurs. Rapide comme l’éclair, le chasseur s’y précipita; mais,
soit qu’il eût trop présumé de l’agilité de son cheval, soit que ce fût
une ruse de ses farouches antagonistes, je vis avec une angoisse
inexprimable le flot vivant, un instant séparé, se rejoindre, et le
malheureux boucanier serré comme dans un gouffre dont la bouche béante
se serait refermée sur lui. J’oubliai le cheval pour ne penser qu’à
l’homme, et j’échangeai un regard plein d’anxiété avec le compagnon du
pauvre Joaquin. Les joues basanées du chasseur s’étaient couvertes d’une
pâleur mortelle; la carabine à la main, il allait s’élancer au secours
de son camarade, quand il poussa un cri de joie et s’arrêta. Violemment
pressé entre les cornes des deux bisons qui s’étaient enfin éloignés de
la colonne dont ils formaient la tête, Joaquin s’était dressé debout sur
son cheval, que protégeait contre les coups de cornes l’épaisse
couverture de laine attachée sur son corps. Pendant que le groupe serré
se dirigeait ainsi vers nous sans se désunir, le boucanier tira son
estoc, posa un pied sur les épaules laineuses du bison, plongea la
pointe meurtrière au défaut des os, et, dans l’instant où l’animal
faisait un dernier effort pour ne pas mourir sans vengeance, s’élança
impétueusement à terre. Il était temps, car au même moment mon pauvre
cheval, soulevé sur le front du bison, était violemment culbuté. Ce fut
ce qui le sauva: il échappa ainsi à l’étreinte de ses deux ennemis, et,
se relevant presque aussitôt, se mit à fuir, poursuivi toujours par les
deux _cibolos_. Quant à Joaquin, il courut parallèlement à sa monture,
dont il n’avait pas lâché la longe, parvint à s’en rapprocher
insensiblement, saisit la crinière du cheval, s’enleva de terre, et se
remit en selle en poussant un hourra de triomphe.

--A nous maintenant! dit le chasseur resté avec moi, en reprenant son
poste à la vue des deux bisons, qui, acharnés à la poursuite du cheval
et du cavalier, se dirigeaient vers nous d’un pas inégal, tandis que la
colonne, privée de ses deux guides, s’enfuyait vers les collines. Nous
nous jetâmes à plat ventre sur la berge inclinée de la rivière, et nous
attendîmes les deux cibolos, qui s’arrêtèrent un instant, découragés, en
poussant des mugissements de rage et en creusant la terre de leurs
cornes. Le boucanier agita vivement alors le mouchoir rouge au bout de
sa baguette. A l’aspect de la couleur détestée, les deux animaux
semblèrent saluer avec une joie féroce un but qui du moins ne reculait
pas devant leurs attaques: ils s’élancèrent vers nous. Joaquin s’était
jeté de côté, son rôle était rempli. On se ferait difficilement une idée
de l’aspect terrifiant du bison furieux et blessé. A chacun de ses
mouvements, des ruisseaux de sang s’élançaient de droite et de gauche,
empourprant les flots de sa crinière noire; une écume sanglante
rougissait ses naseaux, dont le formidable sifflement retentissait
toujours plus près de nous. L’autre bison le devançait couvant de son
œil stupide et féroce le mouchoir que le vent de la rivière agitait
seul; car le chasseur était, comme moi, la carabine à la main. Une
minute de plus, et nous allions avoir à nous défendre contre ces deux
animaux irrités. Heureusement, quelques secondes après, le bison blessé
s’abattit lourdement et expira.--Feu! s’écria le chasseur. Atteint de
trois balles dans la tête, l’autre bison s’arrêta, tomba et vint heurter
le sol presque à la crête du talus qui nous protégeait. Joaquin arrivait
au petit trot, frais et souriant comme le cavalier qui vient dans un
manége de faire admirer toutes les qualités de son cheval. Il examina le
dernier cibolo tombé.

--Vive Dieu! dit-il, vous avez logé vos deux balles dans sa tête, et ce
n’est pas trop mal pour un débutant. Quant à moi, désormais je ne veux
plus chasser le bison qu’à cheval.

--Pas avec le mien, j’espère? me hâtai-je de répondre, car c’est un
miracle que le pauvre animal ait échappé aux cornes des cibolos.

--Je comptais cependant ne pas m’en tenir là seulement avec votre
cheval; mais la première fois que je trouverai l’occasion de me monter
convenablement, je ne la manquerai pas. Eh! par Dieu! je crois que la
Providence a exaucé mes vœux, car voici précisément un cheval qu’elle
m’envoie, tout sellé, tout bridé, ma foi!

Nous vîmes en effet un cheval tout bridé, tout sellé, qui galopait vers
la rivière presque aussi rapidement que s’il eût fui devant un troupeau
de cibolos. Les larges étriers de bois qui battaient ses flancs
l’excitaient encore à courir plus vite. Sa course avait dû cependant
être déjà longue, à en juger par l’écume et la sueur qui baignaient son
poitrail. Le cavalier qui venait en toute apparence d’être désarçonné ne
pouvait être que bien loin de nous.

--Si je ne me trompe, s’écria Joaquin, c’est le cheval du voyageur qui
nous a annoncé la visite de l’ours. Il lui sera arrivé malheur dans la
savane; car, bien qu’il ne fût pas très-brave, il paraissait être trop
bon cavalier pour s’être laissé jeter par terre. Vous me permettrez
bien, j’espère, d’user encore de votre monture pour m’approprier
celle-là.

En disant ces mots, le boucanier détacha la _reata_ roulée autour du cou
de mon cheval, fit un nœud coulant à l’extrémité de la corde, et
s’élança à la poursuite de l’animal échappé. Avec l’habileté qui
distingue les cavaliers mexicains, il eut bien vite jeté son nœud
coulant sur le cheval fugitif, qui, se sentant pris, s’arrêta et se
laissa emmener sans résistance. L’inspection de la selle ne put rien
nous apprendre de précis sur le sort du malheureux voyageur. Cependant
une écorchure profonde et récente du cuir, écorchure qui commençait à la
hauteur de l’étrier droit, pouvait indiquer que le cavalier avait été
enlevé de force, traîné à terre, et que son éperon avait tracé ce sillon
au moment de la chute. En outre, les cordons de cuir qui retenaient sa
valise avaient été coupés et non brisés ou dénoués, et on se rappellera
peut-être que cette valise contenait un sac d’or. Les boucaniers
secouèrent la tête.

--Je me suis toujours défié, dit Joaquin, des _tierra-adentrenos_.
Puisque votre route est vers Tubac, seigneur cavalier, je vous
accompagnerai; ce cheval vient du côté du _préside_, et je ne serais pas
fâché d’en savoir un peu plus long sur tout cela.

J’acceptai volontiers la proposition du chasseur. Je baignai mon cheval
pour effacer les traces sanglantes des prouesses de Joaquin; je le
ressellai; le boucanier détacha les deux chiens qu’il avait attachés à
un bouquet de saules, et, après que j’eus pris congé de son camarade,
nous partîmes, moi sur mon cheval, et Joaquin sur celui que le hasard
lui avait envoyé.

A deux cents pas de là, nous vîmes couchées dans l’herbe les _armas de
agua_ que le mouvement furieux du cheval avait détachées de la
selle.--Peut-être, dis-je à Joaquin, allons-nous trouver le sac d’or du
voyageur?--Le boucanier ne me répondit que par un sourire d’incrédulité.
Nous marchâmes encore une heure au grand trot. A une lieue environ de
Tubac, les chiens aboyèrent, et s’enfoncèrent dans un petit vallon où
nous les suivîmes; là un spectacle effrayant nous attendait. Au milieu
d’une mare de sang, la face tournée contre terre, gisait le malheureux
que nous avions vu, quelques heures auparavant, partir en compagnie du
proscrit.

--Le proverbe a raison, dit tristement le boucanier; le jaguar et
l’agneau ne font pas longtemps route ensemble. Le pauvre diable!
ajouta-t-il d’un air de compassion; timide et craintif comme il semblait
l’être, il ne devait être frappé que par derrière: et, tenez, voici la
trace du jaguar. C’est bien là l’empreinte de son pied telle que je l’ai
remarquée sur les cendres de notre foyer; mais d’autres traces se mêlent
aux siennes, et celles-là, je ne les connais pas.

Le boucanier examina les empreintes encore fraîches avec l’attention
minutieuse que ses compatriotes portent dans ces sortes d’enquêtes, où
la race américaine trouve occasion de déployer sa merveilleuse sagacité.
Plein de confiance dans l’instinct presque divinatoire du chasseur des
prairies, j’écoutai avec un vif intérêt Joaquin, lorsqu’après avoir
soigneusement étudié le terrain, puis médité profondément, il se
rapprocha de moi, et me dit avec l’accent d’une inébranlable
conviction:--Voici ce que j’affirmerais devant Dieu et devant les
hommes, quand même ce cadavre serait celui de mon frère: l’homme que je
soupçonnais n’est pas coupable de ce meurtre; le crime a été commis
malgré lui. Ici (et il montrait la trace des genoux) le voyageur a
demandé merci; l’homme de Tierra Adentro l’a protégé de son corps, ainsi
que l’atteste l’empreinte de ces talons près de l’empreinte des genoux;
et c’est là, ajouta-t-il en montrant la trace de la pointe du pied,
qu’un chacal a frappé par derrière le malheureux, que son compagnon
défendait. Le chacal sera frappé à son tour! J’ai dit.

C’était la première fois que j’entendais un Mexicain s’exprimer avec
cette solennité devant la mort. Je serrai silencieusement la main de
Joaquin. Quelques heures après, je me séparais du boucanier; ce fut
encore ému de cette scène lugubre que je rentrai dans Tubac, où je me
gardai bien de parler de ma triste rencontre. Tout, du reste, était en
émoi dans le préside; car, chose inouïe, la nuit précédente, une
_conduite d’argent_ avait été attaquée, et une somme considérable
enlevée par des inconnus. Ce fait était aussi parfaitement explicable
pour moi que l’avaient été pour le chasseur de bisons les circonstances
de l’assassinat du malheureux voyageur; cette fois, comme l’autre, je
reconnaissais l’intervention du _tierra-adentreno_.

Le but de mon excursion à Tubac était désormais atteint. J’avais vu de
près ces derniers vestiges des mœurs primitives qui se conservent encore
dans quelques parties de la république, et que la civilisation bâtarde
dont le siége est à Mexico tend de plus en plus à effacer. Il fallait
songer maintenant à regagner les régions du centre. Quelques jours après
mon arrivée à Tubac, une caravane d’_arrieros_ devait partir dans la
direction du sud; je me joignis à eux, croyant bien en avoir fini cette
fois avec la vie d’aventures. C’était à tort cependant que je comptais
ne plus revoir, autrement que dans mes souvenirs, quelques-uns des
représentants de cette société si franchement barbare qui se maintient
au Mexique en présence de la société prétendue civilisée. Parmi les
types bizarres qui s’étaient succédé devant mes yeux, il en était un, le
_salteador_, ou voleur de grand chemin, qui venait de se révéler à moi,
mais seulement dans le demi-jour, et que je devais retrouver l’occasion
d’observer, pour ainsi dire, en pleine lumière. Le sinistre personnage
qui m’avait raconté au bivouac des chasseurs de bisons ses démêlés avec
la justice m’avait appris comment, au Mexique, s’ouvre la destinée d’un
brigand; le même homme allait m’apprendre, à quelques jours de distance,
comment elle se termine. Ce n’est point par la pendaison, comme on
serait tenté de le croire. Tel qui a commencé par lutter contre les
juges finit d’ordinaire par s’arranger à l’amiable avec eux, souvent
même par leur dicter des lois. C’est le dénoûment comique de plus d’une
sombre tragédie.

Je dois dire avant tout quelques mots d’un compagnon de voyage, d’un
compatriote, que le hasard semblait m’envoyer tout exprès pour me faire
connaître, au sortir des fatigues de mon excursion si périlleuse, des
dangers que je n’avais pas soupçonnés. Le soir de notre troisième étape,
nous étions campés non loin d’un ruisseau tributaire du Rio-Bacuache. De
bruyants éclats de rire m’attirèrent sur les bords de ce ruisseau, où
quelques femmes d’_arrieros_ lavaient les _calzoncillos_ de leurs maris.
Un homme qui portait sur sa figure, rougie par le soleil, une expression
de franchise et de gaieté toutes françaises, faisait assaut de quolibets
avec les laveuses, et le grasseyement parisien qu’il introduisait dans
la prononciation mexicaine avait de quoi justifier amplement l’hilarité
générale. On devine si entre le Parisien et moi la connaissance fut
bientôt faite. M. D... parcourait à pied le Mexique: c’est par goût
qu’il voyageait ainsi, et, sachant que dans ce pays on méprise quiconque
n’est pas cavalier, il avait acheté un cheval, mais seulement pour s’en
servir à la traversée des villes ou des villages. Le reste du temps, il
menait le cheval en laisse. Fils d’un manufacturier de Paris, mon
nouveau compagnon, à la veille de payer, par un riche mariage,
l’établissement paternel, avait reculé devant l’engagement qu’il allait
contracter. Il avait quitté Paris pour ne pas perdre sa liberté. Depuis
six ans, l’Amérique du Sud, comme l’Amérique du Nord, l’avait vu errant,
colportant de maison en maison quelques menues marchandises dont le
produit le faisait vivre. Sobre, patient, résigné, assez intrépide pour
voyager seul d’un bout à l’autre des Amériques, ne regrettant rien d’une
vie plus aisée, doué d’une fermeté d’âme égale à celle de ses muscles
infatigables, trop fier pour tendre la main dans l’adversité, assez
généreux pour l’ouvrir dans la fortune, joignant enfin, par un bizarre
mélange, aux instincts chevaleresques de notre nation l’étroitesse
d’idées commerciales qu’on a pu lui reprocher quelquefois, tel était
l’homme que le hasard m’avait fait rencontrer au fond des solitudes
mexicaines. Ce type est moins rare qu’on ne pourrait le supposer dans
les deux Amériques. M. D..., au moment où je le rencontrai, était
attaché à une maison française qui avait désiré utiliser sa connaissance
pratique des affaires. Son mandat l’appelait à la foire annuelle et
célèbre de San-Juan de los Lagos. Cet itinéraire s’accordant avec le
mien, il fut convenu que nous ferions route ensemble. J’y mis une
condition cependant: c’est que M. D... dérogerait en ma faveur à ses
habitudes et voyagerait à cheval. La condition fut acceptée de bonne
grâce, et, le lendemain de notre rencontre, nous partîmes après avoir
pris congé des _arrieros_, et décidés à faire diligence pour ne pas
manquer l’ouverture de la foire de San-Juan.

En compagnie de M. D..., je revis Arispe, Hermosillo, Guaymas, où je
m’embarquai de nouveau. Je saluai de loin, du pont de la _Balandre_ qui
me remportait, la côte de Californie, qui m’apparaissait comme une
vapeur bleuâtre; je revis les lames écumer sur les récifs des îles de
Cerralbo et d’Espiritu-Santo; puis, des hauteurs de la _commandance_ de
San-Blas, je jetai un coup d’œil d’adieu sur cette mer vermeille que je
venais de traverser pour la dernière fois, et dont les premiers souffles
du _cordonazo_ et les premiers nuages d’octobre commençaient à troubler
l’azur. A mes pieds, des rafales impétueuses, avant-coureurs des orages
qui s’abattent sur le golfe, courbaient la cime des arbres. Le soleil
aspirait à longs traits les vapeurs qui devaient bientôt se précipiter
en pluies torrentielles. La maladie, la mort semblaient prêtes à
s’abattre sur la ville, plus triste, plus désolée que jamais, car, aux
approches de la saison des pluies, l’heure de la migration périodique de
la plupart des habitants était déjà venue.

Nous ne tardâmes pas à gagner Tépic, ville d’environ vingt mille
habitants, et qui, sous une tiède température, s’élève, comme une
plate-forme verte et toujours fraîche, au-dessus des plages torréfiées
de San-Blas. Nous franchîmes en trois jours les soixante lieues qui
séparent Tépic de la capitale l’État de Jalisco, Guadalaxara, qui compte
cent cinquante mille habitants, ville renommée dans toute la république
pour ses manufactures et l’adresse de ses enfants à manier le couteau;
puis nous prîmes, pour ainsi dire, à travers champs pour gagner
San-Juan.

Sur ces nouvelles voies de communication, la scène change; ce ne sont
plus de rares voyageurs apparaissant à de longues distances au milieu
des déserts: d’interminables files de mules encombrent les routes; de
lourds chariots dont l’essieu crie font poudroyer, sous leur attelage de
bœufs, la poussière des grands chemins; les salteadores, à moitié voilés
de leurs mouchoirs de soie, attendent la proie qui leur a été désignée,
et échangent avec les voyageurs sans bagage des saluts d’une courtoisie
désintéressée. Vous sentez que la vie circule plus active entre les
membres épars de ce grand corps qui compose la république; mais des
dangers encore inconnus vous menacent. Les croix de meurtre s’élèvent çà
et là; des histoires lugubres vous sont racontées dans les hôtelleries,
et le conteur, qui vous épie, cherche à juger, d’après votre contenance,
s’il doit ou non vous livrer aux bandits dont il s’est fait l’éclaireur;
puis vous avez à subir l’hospitalité mexicaine avec son cortége
inévitable de misère, de saleté, de dénûment.

Tous les inconvénients que je viens d’énumérer semblèrent, pour ainsi
dire, se grouper autour de nous dans la _venta_ où nous étions descendus
la veille de notre arrivée à San-Juan de los Lagos. Vers cinq heures du
soir, après douze heures environ passées à cheval et sous les flots
d’une pluie torrentielle, nous avions aperçu, à travers un voile de
brouillard, les murs blancs et les tuiles rouges de cette _venta_
isolée. M. D... prit aussitôt les devants pour nous assurer dans ce
pauvre gîte un souper et un abri.--Un mot en passant sur les formalités
d’introduction dans les _posadas_ du Mexique. On pénètre d’abord sans
obstacle dans la grande cour carrée de l’hôtellerie, sur laquelle
s’ouvrent, au rez-de-chaussée, les chambres destinées aux voyageurs. La
plupart du temps, le maître de l’hôtellerie, le _huesped_, absent, ou
occupé au fond d’une écurie lointaine à régulariser sur un papier sale
sa comptabilité de fourrages, n’a garde de répondre à la voix qui
l’appelle. L’arrivant n’a rien de mieux à faire alors qu’à pousser à
cheval une reconnaissance dans toutes les chambres, dont les portes
restent ouvertes, et il prend celle qui lui convient. Son choix est
bientôt fait, car l’ameublement est dans toutes exactement le même: un
banc et une table de bois, un lit en maçonnerie, voilà tout. Le prix ne
varie pas non plus; il est fixé à un _réal_ (60 centimes) par jour. Vous
dessellez ensuite votre monture en attendant le _huesped_, qui arrive
enfin, et qui, vous trouvant installé, murmure de n’avoir pas été
prévenu; après quoi, vous vous occupez de la nourriture de votre cheval,
puis, le cas échéant, vous songez à vous-même et vous demandez à souper.
Là encore de nouvelles tribulations vous attendent; car, pour peu que
l’hôte soit de mauvaise humeur, ou que vos façons d’agir lui aient
déplu, vous courez le risque de n’avoir que des refus, ou, à
grand’peine, le rebut des mets préparés. Ce sans-façon à l’égard des
voyageurs n’est pas poussé, il faut le dire, au delà de certaines
limites dans les villes où les _posadas_ sont nombreuses; mais, dans les
_ventas_ protégées par leur isolement contre toute concurrence, il se
transforme en un insupportable arbitraire.

Au moment où je venais d’obtenir, à force d’instances et en bravant
mille rebuffades, un médiocre souper, un mouvement inusité se fit dans
la venta. Une lourde berline de voyage, attelée de huit mules, était
entrée dans la cour. La caisse percée à jour, le train à moitié brisé,
paraissaient avoir servi de cible aux carabines des routiers. Un
cavalier, dont le cheval perdait des flots de sang, précédait la massive
voiture. Un voyageur presque mourant fut à grande peine tiré de
l’intérieur, soigneusement fermé. Le _huesped_ désœuvré, qui se
promenait dans la cour en sifflant, s’en alla recevoir les arrivants.
Comme la nuit tombait, les portes de la venta furent fermées par une
chaîne de fer, et je pus apprendre du cavalier qui accompagnait la
berline le mot de cette lugubre énigme. Son maître, le voyageur moribond
qu’on venait de transporter dans une chambre voisine, était parti de
Mexico pour aller établir à San-Juan une banque de jeu. Trente mille
piastres en argent et en or remplissaient les coffres de la voiture. A
quelques lieues de l’hôtellerie, des voleurs les avaient attaqués,
blessés et dépouillés. A en croire le narrateur, des joueurs habitués de
la banque tenue par son maître à Mexico, informés du but de leur voyage,
les avaient suivis de venta en venta, de _meson_ en _meson_, et livrés
aux routiers qui les avaient _débanqués_ sur le grand chemin.--Je vous
confie ce récit sous le sceau du secret, ajouta le cavalier, car un
malheur de plus peut nous frapper, si la nouvelle de notre désastre
parvenait aux oreilles de la justice; l’intervention de l’alcade
achèverait de nous ruiner.

Cette crainte ne me surprit nullement, tant est grand l’effroi que la
justice mexicaine inspire à ceux qu’elle a la prétention de protéger. Je
promis donc le silence au cavalier, qui s’éloigna pour aller soigner son
maître. M. D..., présent à cet entretien, avait peine à contenir son
indignation. Fort de l’expérience que m’avait donnée un long séjour dans
la république, j’essayai en vain de lui faire comprendre que le
gouvernement fédéral ne rétribuant point les juges, ceux-ci étaient bien
forcés de vivre aux dépens des plaideurs, qui, de leur côté, n’avaient
que fort peu de goût pour cette intervention intéressée. Ce n’était pas,
au reste, la seule preuve que M. D... devait me donner de sa fâcheuse
ignorance en matière de jurisprudence mexicaine. Cette rencontre
d’hôtellerie n’était que l’avant-coureur de scènes moins tragiques, dans
lesquelles M. D... allait se trouver, non plus témoin, mais acteur
involontaire.

La _villa_[53] de San-Juan de los Lagos, où nous arrivâmes après dix
jours de route, est bâtie au fond d’un bassin circulaire si profond,
qu’à peine aperçoit-on de loin le sommet des deux tours de sa
cathédrale. Quant à la villa, on ne la devine que du sommet du talus
escarpé qui l’entoure de tous côtés. La population de San-Juan n’est en
réalité que de quelques milliers d’âmes; mais chaque année, au mois de
décembre, la foire qui s’y tient, foire célèbre dans toute la
république, y attire près de trente mille étrangers qui s’y logent comme
ils peuvent. La plupart campent sur les hauteurs qui dominent la ville,
car, dans l’intérieur, les boutiques, les auberges, les baraques même,
sont louées à un prix exorbitant pendant les quinze jours que dure la
foire.

  [53] On appelle _villa_ toute ville qui n’a pas de congrès, auquel cas
    elle a droit au nom de _ciudad_ (cité).

L’origine de cette foire fut d’abord toute religieuse. Notre-Dame de
Saint-Jean des Lacs était en grande renommée pour les miracles de toute
espèce qu’elle opérait, soit pour la guérison des infirmités les plus
incurables, soit pour l’apaisement des consciences les plus désespérées.
Un pèlerinage à San-Juan, accompagné de riches offrandes, ne suffisait
pas, dans le dernier cas, pour obtenir le résultat désiré. Le pénitent
devait en outre descendre à genoux la côte rapide qui mène à la place,
traverser celle-ci, monter les douze degrés de la cathédrale; là, il
attendait sur le parvis, les genoux en sang, que le prêtre reçût
l’offrande et lui donnât l’absolution. Aujourd’hui, bien que le
caractère religieux de cette foire se soit en partie effacé, on voit
encore plusieurs fois par jour des malheureux acheter ainsi le pardon
des crimes dont ils sont souillés. Cette pénitence doit, comme on le
comprend sans peine, rendre à la longue la conscience aussi calleuse que
les genoux. Cela n’empêche pas la population mexicaine de témoigner un
vif intérêt à ceux qui se l’imposent, et d’étendre sur le passage des
pénitents des tapis, des manteaux et des _sarapes_.

Comment, à la longue, le pèlerinage de San-Juan se transforma en foire,
c’est ce qu’il est facile d’expliquer. Les marchands ne tardèrent pas à
venir exploiter les pénitents, dont le nombre était grand; les joueurs
vinrent exploiter les marchands; les pauvres Indiens vinrent faire bénir
à San-Juan leurs poules, leurs ânes et leurs chiens. Les voleurs vinrent
mettre à contribution à leur tour les pénitents, les marchands, les
joueurs, les Indiens, et une nuée de courtisanes s’abattit comme des
sauterelles dévorantes sur cette mêlée de dupes et de fripons. Telle fut
l’origine de la foire actuelle. C’est parmi ce ramassis de gens sans
aveu, de filles perdues, de joueurs, de voleurs, que se débattent des
affaires immenses; et tel est le danger permanent de ce rassemblement,
que les négociants ne traitent, littéralement parlant, que le pistolet
ou le sabre d’une main et la marchandise de l’autre. Les environs de la
ville, battus en tous sens par des hordes errantes de _rateros_[54] et
de _salteadores_, n’offrent pas plus de sécurité que l’intérieur:
malheur aux petits marchands, aux pèlerins isolés que leur mauvaise
étoile livre sans armes à ces chacals affamés! Le soir, quand
l’_oracion_ a sonné, on barricade soigneusement les boutiques, et,
tandis que les marchands calculent leur recette, la ville reste livrée
aux joueurs, aux courtisanes et aux voleurs que, dans ce pays fanatique,
le sacrilége même n’arrête pas.

  [54] Voleurs en petit, voleurs à pied, l’opposé de _salteadores_.

Telle était la ville où une singulière mésaventure survenue à mon
compagnon de voyage allait me forcer de prolonger mon séjour. J’ai dit
que le Parisien, après avoir longtemps mené par goût la vie du marchand
nomade, était devenu le chargé d’affaires d’une grande maison de
commerce. Malheureusement M. D... n’avait pas encore eu le temps de se
familiariser avec son nouveau rôle, et il apportait avec lui à San-Juan
une cargaison de menues marchandises dont il espérait se défaire
avantageusement. Il n’avait jamais visité certains États du Mexique où,
malgré les efforts de la diplomatie européenne, la vente en détail est
interdite aux étrangers; il ignorait qu’à San-Juan cette loi vexatoire
fût en vigueur. Agissant en conséquence, il eut bientôt placé à très-bon
prix une partie de ses marchandises de détail. Quand il me fit part du
résultat de ses premières opérations, je l’avertis du danger qu’il
courait en les prolongeant. Déjà il était trop tard. Une dénonciation
avait été portée contre M. D... La justice espagnole, avec une célérité
digne des cadis d’Orient, condamna le pauvre négociant, sans même
l’entendre, à la confiscation de tous les intérêts qu’il avait en main,
à dix-huit mois de travaux forcés à la Laguna de Chapala, et un mandat
d’amener fut immédiatement lancé contre le délinquant.

En présence de cet arrêt que l’exécution devait suivre de près, le mieux
à faire était de soustraire d’abord à la rapacité de la justice tout ce
qui pouvait être saisi, puis de s’assurer une espèce d’_habeas corpus_
ou sauf-conduit personnel. Je me mis à la disposition de M. D... pour
lui aplanir les démarches que nécessitait sa position critique. Mon
compagnon avait expédié à l’assesseur de la Barca, petite ville à
quarante lieues de San-Juan, un exprès sur le meilleur de nos deux
chevaux pour solliciter le sauf-conduit indispensable. La liberté, la
fortune de M. D..., dépendaient de la fidélité du messager. Chaque jour,
j’allais moi-même sur la route attendre le retour de l’envoyé. Enfin il
arriva, et me remit le sauf-conduit; mais, par une fatalité singulière,
le jour même où je revenais à San-Juan porteur de cette bonne nouvelle,
M. D... avait été incarcéré: le sauf-conduit était arrivé une heure trop
tard. Je dus donc m’adresser à l’alcade de San-Juan pour réclamer la
mise en liberté de mon compatriote.

J’avais déjà plusieurs fois eu affaire aux alcades du Mexique, et chaque
fois aussi l’imprévu de leurs décisions, la naïveté de leurs arrêts, la
bonhomie de leurs injustices, avaient été pour moi de nouveaux sujets de
surprise. J’avoue cependant qu’en me dirigeant vers la demeure de
l’alcade de San-Juan, je ne m’attendais guère aux nouvelles révélations
que cette entrevue allait me procurer sur les mœurs mexicaines.

Au moment où j’étais introduit dans le hangar qui servait de salle
d’audience, un visiteur causait déjà avec l’alcade. Nonchalamment étendu
sur une _butaca_[55], ce visiteur portait dans toute sa splendeur le
pittoresque et riche costume mexicain[56]; l’or, le velours, la soie,
s’étalaient à profusion sur ses vêtements; ses bottes de cheval,
brodées, valaient certainement plus de quatre cents francs, et le reste
était à l’avenant. On comprendra ma surprise quand je reconnus dans ce
personnage si magnifiquement équipé le proscrit mystérieux des savanes
de Tubac. Mon premier mouvement fut de laisser échapper une exclamation
d’étonnement; je me retins, et j’attendis, à tout hasard, que le bandit
voulût bien me reconnaître lui-même; mais, comme la mienne, sa figure
resta impassible. L’alcade et lui fumaient une cigarette; il y avait
entre eux une intimité évidente. Seulement l’alcade, sans doute par
déférence pour son hôte, était assis sur un simple tabouret en roseaux.

  [55] Fauteuil de cuir à bascule.

  [56] Le costume mexicain complet, harnachement de cheval compris, vaut
    dix ou quinze mille francs.

--Seigneur alcade, lui dis-je, j’ai l’honneur de baiser les mains de
votre seigneurie et de vous prier de prendre connaissance de ce papier;
mais peut-être, malgré l’urgence de l’affaire qui m’amène, suis-je
importun dans ce moment?

--Nullement, me dit l’alcade en tendant la main; ce cavalier et moi
n’étions occupés qu’à causer d’amitié.

L’alcade parcourut des yeux le sauf-conduit que je lui avais présenté,
et me le rendit au bout de quelques minutes, en me disant:

--J’en suis fâché, mais vous venez trop tard; le cavalier dont le nom
est mentionné dans cet écrit est déjà en prison.

--Je le sais, lui dis-je, mais c’est à tort.

--Et depuis quand la justice se trompe-t-elle? reprit l’alcade d’un ton
solennel.

Je me complus, dans ma réponse, à reconnaître l’infaillibilité de la
justice mexicaine, et j’insistai pour obtenir l’élargissement de M. D...

--C’est impossible, reprit obstinément le magistrat; suivez bien mon
raisonnement: ce sauf-conduit est postérieur en date à l’arrestation de
votre compatriote, donc ce dernier est légalement incarcéré, et, malgré
votre désir, je ne puis maintenant vous mettre à sa place. Tout ce que
je puis faire pour vous, c’est de vous envoyer le rejoindre.

Je m’évertuais à faire comprendre à l’alcade le but de ma démarche,
quand le personnage aux galons d’or intervint officieusement.

--Seigneur alcade, dit-il, vous vous méprenez sur l’intention de ce
cavalier: son désir est de délivrer son compatriote, mais non de se
faire mettre en prison à sa place ou de l’y aller rejoindre. C’est
encore une méprise de vos alguazils que vous devriez casser aux gages.

--Il faudrait d’abord les leur payer, grommela l’alcade. Je puis faire
mettre les gens en prison, mais je ne puis en faire sortir personne.
Quant à mes alguazils, je leur ai donné carte blanche pour emprisonner
ceux qui leur paraîtraient suspects, et, à une piastre par tête, que le
prisonnier paye, bien entendu, leurs profits sont assez beaux pendant la
durée de la foire. Ce moyen de les payer est de mon invention, ajouta
glorieusement l’alcade.

La figure du proscrit parut se rembrunir.

--Ah! ce moyen est de votre invention, dit-il; alors je ne m’étonne plus
si, dans leur ardeur, ils ont arrêté le _Zurdo_[57] et le _Santucho_[58]
pendant qu’ils accomplissaient leurs dévotions.

  [57] Le gaucher.

  [58] L’hypocrite.

--Quoi! balbutia l’alcade interdit, ces deux personnages sont de
votre... connaissance?

--Oui, et c’était d’eux que je venais vous parler quand ce cavalier,
dit-il en me désignant, est arrivé. Puis-je savoir le délit dont ils se
sont rendus coupables?

--Je serais embarrassé, dit l’alcade qui semblait chercher à se
justifier, de préciser les faits; mais de pareils drôles...

--Eh bien! alors? interrompit le proscrit en regardant l’alcade avec un
froid sourire qui parut le glacer.

--Eh bien! mes alguazils ont pensé judicieusement que deux hommes qui
descendaient tous les jours la côte de San-Juan à genoux ne pouvaient
être que des gens souillés de crimes; c’est dans cette conviction qu’ils
les ont arrêtés.

--Pour gagner deux piastres. Eh bien! seigneur alcade, le _Zurdo_ et le
_Santucho_ sont blancs comme neige.

--Au fait, dit l’alcade, qui semblait n’avoir discuté que pour la forme,
nous sommes dans une ville célèbre par ses miracles.

--Le premier, reprit le _salteador_, a déjà depuis longtemps fait toutes
les pénitences nécessaires pour son arriéré, et ses promenades à genoux
n’avaient pour but que de le mettre un peu en avance. Quant au
_Santucho_, c’est une spéculation lucrative pour lui d’expier les péchés
des autres, ce qui fait qu’il a beaucoup de besogne. Vous trouverez bon,
j’espère, que je prenne les mesures nécessaires pour faire mettre en
liberté deux pénitents aussi recommandables.

--Certainement! s’écria l’alcade; je l’aurai même pour très-agréable.

--Quant à vous, seigneur cavalier, reprit le proscrit, si vous voulez
bien recourir à ma protection, je pourrai faire aussi quelque chose pour
votre compatriote.

Converti par l’exemple de l’alcade, je crus devoir répondre à cette
offre par une courtoise inclination de tête.

--A une condition cependant; cet élargissement vous coûtera cent
piastres. C’est à prendre ou à laisser, vous y réfléchirez. C’est le
prix d’un voyage vers l’assesseur; si ce prix vous convient, vous
n’aurez qu’à venir me trouver ce soir à dix heures pour me donner votre
réponse.

Je ne crus pas devoir accepter tout de suite, et je promis à mon
redoutable protecteur de l’aller trouver à l’adresse qu’il m’indiqua, si
je me décidais à faire ce sacrifice. Le proscrit se retira presque
aussitôt.

--C’est un grand seigneur? demandai-je alors à l’alcade, espérant
obtenir quelques renseignements sur la position nouvelle du fugitif de
Tubac.

--C’est un marchand de bestiaux, reprit l’alcade à haute voix. Puis, au
bout de quelques minutes de silence:

--C’est un chef de bande par occasion, reprit-il à voix basse.

--Un chef de bande de quoi?

--Eh! _caramba!_ de voleurs de grand chemin. Je vous dis cela parce que
vous le saurez ce soir et qu’il n’y a pas d’indiscrétion, sans quoi je
pourrais perdre la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée; car,
ainsi que vous l’avez vu, il veut bien me traiter comme son égal.

--C’est beaucoup d’honneur pour vous, seigneur alcade!

Je considérais avec un étonnement qui approchait de la stupéfaction ce
magistrat, qui semblait se faire un mérite de la bienveillance d’un
brigand. Dans l’état d’impuissance où se trouve la justice au Mexique,
une pareille anomalie n’est cependant que trop fréquente. Un plus long
entretien était inutile; le juge ne pouvait rien, le brigand pouvait
tout. Je me retirai et saluai courtoisement l’alcade, que je n’avais pas
trouvé moins piquant que ses autres collègues de ma connaissance.

Revenu à mon hôtellerie, je reçus un message que M. D... me faisait
parvenir du fond de sa prison. Mon pauvre compagnon me parlait d’offres
mystérieuses qui lui avaient été faites; on avait promis de le mettre en
liberté moyennant cent piastres. Je reconnus l’intervention du
protecteur de l’Alcade, et, déterminé à accepter ses propositions dans
l’intérêt même du prisonnier, je résolus d’aller le voir sur-le-champ.
L’oraison venait de sonner, et la nuit était close quand je traversai la
grande place pour me rendre à l’endroit que m’avait indiqué le prétendu
marchand de bestiaux. C’était sur une des hauteurs qui dominent la
ville, près de la cathédrale, que le salteador avait dressé sa tente.
J’étais bien armé, et la distance à parcourir n’était pas très-grande.
Je laissai bientôt derrière moi la foule bruyante des promeneurs, et je
gravis la colline, dont le sommet était couronné de feux de distance en
distance. J’arrivai bientôt à la tente qu’on m’avait désignée, et qu’une
longue banderole blanche qui flottait au-dessus faisait aisément
reconnaître. Une multitude d’autres baraques étaient groupées autour de
cette tente; des _recuas_[59] de mules disséminées dans les espèces de
rues formées par les tentes ou les baraques, de longues rangées
d’_arparejos_ de bêtes de somme, indiquaient des campements de
muletiers. Des cuisines en plein vent, des établissements de jeux à ciel
ouvert, attiraient l’excédant de la sauvage population qui se pressait
sur la place, et on trouvait dans cet endroit, répétés en petit, les
curieux tableaux que présentait la ville même de San-Juan.

  [59] Terme employé par les muletiers pour désigner une troupe de
    mules.

A mes pieds, sous un dôme de fumée dont les tourbillons montaient
jusqu’à moi, une ville nouvelle semblait s’élever dans l’ancienne ville,
composée de baraques de bois, de tentes de feuillage ou de toile parées
de couvertures aux couleurs éclatantes. A travers les trouées que le
vent ouvrait dans ce dais de vapeurs fuligineuses, je voyais flotter les
larges banderoles des pavillons de jeux avec leurs inscriptions en
grandes lettres blanches: _Aqui hay partida_. Ces demeures mobiles
s’élevaient pressées comme les tentes d’un camp. Tous les fruits des
tropiques, amoncelés en pyramides, étaient réunis dans certains endroits
pour tenter la sensualité des promeneurs. A côté de ces pyramides
multicolores, des raves gigantesques artistement taillées en bouquets,
en soleils, en panaches, s’épanouissaient au-dessus de poêles où des
ragoûts sans nom cuisaient dans une graisse sifflante.

Dans les espaces ménagés pour la circulation, circulaient, fièrement
drapés de leurs haillons, les _léperos_, ces lazzaroni mexicains, dont
la vie se passe à voler, à jouer, à manier alternativement la mandoline
et le couteau. Les uns, assis en rond autour d’une couverture étendue
par terre, essayaient les chances du _monte_ sous l’œil d’un banquier
balafré, prêts à en appeler au couteau de l’opiniâtreté d’une veine
contraire; les autres se pressaient à l’entrée des baraques
privilégiées, où le tintement de l’or se mêlait au bruit d’un orchestre
discordant. Les manteaux galonnés des _rancheros_ se croisaient avec les
couvertures déchirées, les souquenilles bariolées des muletiers, et des
groupes d’Indiens à demi nus erraient silencieusement au milieu de cette
foule tumultueuse. Plus loin, dans les rues plus obscures où les clartés
des brasiers venaient mourir, luisaient dans l’ombre l’or, les
paillettes et la soie des courtisanes, tandis qu’à quelques pas d’elles,
étincelaient les lames nues des protecteurs payés de ces faciles amours.
Enfin, dans les rues restées désertes et noyées dans l’ombre projetée
par les tours de la cathédrale, les lanternes des veilleurs de nuit, les
torches du guet à cheval, brillaient et s’éclipsaient tour à tour. Mille
bruits étranges et confus, détonations d’armes à feu, cris, chansons,
cliquetis de castagnettes, hurlements de joie ou d’angoisse, s’élevaient
comme un effrayant concert de cette ville livrée complétement pour
quelques jours au vol, au meurtre et à la débauche.

Une douzaine de chevaux sellés et bridés étaient attachés à des piquets
devant la baraque où m’attendait le salteador. Un homme, assis sur une
pierre près de la porte, laissa de côté la guitare qu’il tenait à la
main, et interrompit une romance mélancolique qu’il chantait à haute
voix, pour me demander si j’avais affaire au propriétaire de la baraque.
Sur ma réponse affirmative, il souleva une portière en cuir, et m’invita
à entrer. Pour me rassurer en ce moment sur ma démarche, il fallait, je
l’avoue, toute ma pratique des mœurs mexicaines et l’insouciance acquise
dans une vie aventureuse. Le salteador prenait son chocolat; il était
seul.

--J’attendais votre visite; peut-être même auriez-vous dû me la faire
plus tôt dans l’intérêt de votre ami, me dit-il: soyez le bienvenu, vous
êtes chez vous.

Je le remerciai de sa politesse.

--Je ne vous demande pas, reprit le salteador, les motifs de votre
voyage à San-Juan; j’aurais pu vous les demander ailleurs.

--Où donc?

--Eh! parbleu! dans les plaines de Tubac. Vous n’avez donc pas la
mémoire des figures?

--Non vraiment. Bien qu’à vous en croire j’aie déjà eu le plaisir de
vous rencontrer, je cherche en vain à me rappeler vos traits, et je les
aurai, certes, oubliés demain.

--Voilà une réponse prudente, et c’est une règle de conduite dont vous
ferez bien de ne pas vous écarter hors de propos; mais une plus longue
dissimulation de votre part serait offensante envers une ancienne
connaissance, ajouta-t-il d’un ton plein de cordialité. Vous pouvez sans
crainte me reconnaître à présent. Ne m’avez-vous pas vu braver la
justice dans son sanctuaire?

Je ne pus m’empêcher de sourire au souvenir de la scène dont j’avais été
témoin le matin. Le chef de _cuadrilla_ reprit d’un air de dédain:

--Qu’est-ce, après tout, que de faire trembler un misérable alcade de
village? Des juges plus puissants auront leur tour. Mais je vous ai dit
qu’un jour peut-être vous seriez heureux de me faire souvenir que nous
avions partagé l’hospitalité du même foyer; faut-il donc que ce soit moi
qui vienne en aide à votre mémoire? Ce jour est-il venu?

Je rappelai alors au salteador l’offre qu’il m’avait faite le matin, et
je me dis prêt à accepter son intervention en faveur de mon ami,
moyennant cent piastres que je compterais quand M. D... m’aurait
rejoint. Le salteador me laissa parler avec un sourire qui semblait
signifier que je ne lui apprenais rien de nouveau. Quand j’eus fini:

--Je connais toute cette affaire, me dit-il, et je la connais même mieux
que vous. Un vice de forme devant lequel la justice a reculé a seul
empêché jusqu’à ce jour la saisie des biens de votre ami. C’est à ce
vice de forme qu’il doit le sauf-conduit de l’assesseur, mais d’un
moment à l’autre l’obstacle qui arrête la justice peut être levé. En
supposant même que votre ami sorte aujourd’hui de prison, et se dérobe
par la fuite à la sentence qui le condamne, il ne sera pas encore en
sûreté, car un ordre d’extradition le poursuivra et pourra l’atteindre
d’un bout à l’autre de la république. Ce qui importe, c’est d’entraver à
temps la marche de la justice. A l’heure où je parle, un courrier est en
route pour apporter l’ordre de saisie immédiate: une seule personne peut
arrêter ce courrier.

--Et qui sera cette personne?

--Moi, répondit le routier; mais toutefois moyennant rançon.

--Vous? mais l’argent me manque.

Je n’osais trop témoigner la défiance qui m’empêchait de payer cette
rançon d’avance. Le salteador sembla deviner ma pensée.

--Pour vous prouver ma bonne foi, me dit-il, je me contenterai de votre
parole; vous ne me payerez le prix de mes bons offices que sur les
preuves en règle d’un _indulto_ plein et entier. Vous compterez sept
cents piastres à la personne qui vous le remettra. Votre affaire,
continua le routier, est presque la mienne. L’homme qui vous a dénoncé
fait partie de ma bande; c’est précisément ce misérable surnommé
_Santucho_, dont je parlais ce matin à l’alcade. En révélant à la
justice le délit commis par votre compatriote, il a enfreint les lois
des _salteadores_. Nous sommes des voleurs à main armée, et non pas des
dénonciateurs qui se cachent dans l’ombre. J’ai d’ailleurs un autre
compte à régler avec lui. Vous n’avez pas oublié peut-être le voyageur
qui, poursuivi par un ours, vint nous demander protection la nuit de
notre bivouac avec les chasseurs de bisons. Eh bien! ce malheureux est
tombé malgré moi sous les coups de ma bande excitée par le _Santucho_.
Voilà deux fois que le misérable me brave ouvertement. Dites à votre ami
que non-seulement il me devra sa liberté, mais une vengeance éclatante.

Je n’avais qu’une réponse à faire à ce singulier personnage, si plein de
mépris pour les lois de son pays, qu’il semblait connaître mieux qu’un
alcade, et si plein de respect pour cet autre code à l’usage des
routiers dont il invoquait contre le _Santucho_ les prescriptions
inflexibles. Mon protecteur se montrait accommodant, et il fallait
profiter de sa complaisance; je convins que M. D... acquitterait une
traite de sept cents piastres entre les mains de celui qui lui
apporterait à une adresse désignée la mainlevée de la saisie décrétée
contre ses biens et sa personne. Ces conditions étant acceptées et un
des complices du salteador étant venu interrompre l’entretien, je ne
crus pas devoir prolonger ma visite, et je sortis de la tente. La nuit
était déjà avancée; le silence avait succédé au tumulte qui, quelques
heures auparavant, régnait dans la ville. Les veilleurs de nuit
dormaient, enveloppés dans leurs manteaux, auprès de leurs lanternes
fumeuses. Des malheureux, après avoir joué le dernier _réal_ destiné à
payer leur gîte, étaient nonchalamment étendus sur les marches de la
cathédrale, qui leur accordait une hospitalité gratuite et dont les
hautes tours se dessinaient en noir sur le ciel. Quelques lueurs
mystérieuses allaient et venaient seules sur les hauteurs; partout
ailleurs l’agitation avait cessé, et les dernières vibrations de
l’horloge qui achevait de sonner onze heures retentissaient encore avec
une gravité solennelle, mêlées aux clameurs lugubres des _serenos_,
quand je rentrai chez moi tout préoccupé du souvenir de mes deux
audiences de la journée. L’alcade m’avait montré la justice impuissante
et corrompue; le salteador, le brigandage érigé en dictature, imposant
des lois et se faisant presque magnanime: ce contraste m’en disait plus
que de longues recherches sur la décadence morale de la société
mexicaine.

Le lendemain de bonne heure, M. D... frappait à ma porte, accompagné
d’un des hommes de la bande du proscrit, le _Zurdo_, qui venait, de la
part de son chef, chercher la rançon convenue: le chef avait tenu sa
parole, et me rappelait la mienne. La longue barbe, les habits souillés,
la figure amaigrie de mon malheureux compatriote, ne me faisaient que
trop deviner les mauvais traitements qu’il avait eu à subir. Le _Zurdo_
nous quitta en nous promettant, foi de salteador, que l’homme dont la
dénonciation avait valu à M. D... ce fâcheux démêlé avec la justice
serait exemplairement puni. Cette assurance nous consola médiocrement.
L’essentiel était maintenant de partir sans encombre; il fallait
attendre la nuit. La journée s’écoula sans qu’aucun homme de loi se fût
présenté à notre domicile. La nuit venue, nous en laissâmes encore
passer les premières heures, afin d’attendre le moment où les clartés
douteuses de l’aube nous permettraient de faire route sans craindre de
nous égarer. Enfin le ciel s’éclaira un peu; nous sellâmes
silencieusement nos chevaux, et nous quittâmes sans regret une ville qui
ne nous laissait à tous deux que de tristes souvenirs.

Nous ne respirâmes à l’aise que quand nous fûmes à une lieue de
San-Juan, galopant à toute bride sous les frais ombrages d’une avenue
d’arbres du Pérou. Nous ne nous doutions guère que le petit drame où
nous avions été involontairement acteurs allait dérouler devant nous sa
dernière scène. Une voix lamentable qui traversa tout à coup le silence
de la nuit nous enleva fort désagréablement à la demi-sécurité que
quelques instants de course rapide nous avaient rendue.--Au galop!
dis-je à M. D... Nous avons été vus, et un moment d’hésitation nous
perdrait.

Nous pressâmes nos chevaux déjà haletants; mais ceux-ci se cabrèrent et,
malgré nos coups d’éperons, refusèrent d’avancer. Ils semblaient reculer
devant quelque objet effrayant. Alors, en interrogeant du regard les
profondeurs des allées latérales, nous aperçûmes, à quelques pas devant
nous, six hommes immobiles chacun devant autant de troncs d’arbre. Ce
pouvait être une nouvelle troupe de _salteadores_ qui nous attendaient
au passage pour nous dévaliser; mais les lamentations de ces hommes, que
nous entendîmes bientôt plus distinctement, vinrent nous rassurer.

--Pour l’amour de Dieu! disait l’un, me laisserez-vous sans me secourir?

--Au nom de la sainte Vierge! disait l’autre, seigneurs cavaliers,
venez-nous en aide!

Nous vîmes alors que tous ces malheureux, que nous avions pris pour des
voleurs, étaient eux-mêmes étroitement attachés aux arbres, et qu’ils
imploraient notre assistance. C’étaient sans doute de petits marchands
que les _rateros_ avaient dépouillés au sortir de San-Juan. Nous nous
consultâmes sur ce que nous devions faire en leur faveur. Je proposai de
les délivrer. Mon compagnon me rappela la mésaventure de don Quichotte
poursuivi à coups de pierres par les galériens dont il avait brisé les
chaînes. J’allais me rendre à ses avis, quand des cris perçants
attirèrent mon attention sur un individu qui paraissait le plus
maltraité de la bande. Je ne pus résister à un mouvement de compassion,
et, mettant pied à terre, j’eus bientôt coupé les liens qui garrottaient
ce malheureux. Sans prendre le temps de me remercier, celui-ci gagna le
sommet du talus qui bordait la route, et alors seulement tourna vers moi
une figure vraiment patibulaire.

--Ah! seigneur cavalier, me dit ce drôle, vous m’avez rendu un bien
grand service en me donnant la préférence sur mes compagnons
d’infortune! Les gens que vous voyez sont d’honnêtes marchands que nous
avions cru prudent, mes amis et moi, de garrotter après les avoir
dévalisés. Seulement mes amis, pour me jouer un mauvais tour, ont trouvé
plaisant de m’attacher avec eux. Adieu; puisse le ciel vous récompenser
de votre perspicacité! Et vous, seigneur cavalier, ajouta-t-il en se
tournant vers M. D..., rappelez-vous le sort qui attend les négociants
en détail à la foire de San-Juan.

Un instant après, le _Santucho_, car c’était lui que, dans un bel élan
de charité chrétienne, j’avais délivré, disparaissait derrière les
broussailles. Nous échangeâmes, M. D... et moi, un regard de suprême
désappointement.

--Partons, me dit M. D... après un moment de silence, et laissons ces
braves gens s’en tirer comme ils pourront. Aussi bien vous avez
aujourd’hui la main trop malheureuse.

Une double détonation qui me fit tressaillir m’empêcha de répondre à ce
reproche, que j’avais, il faut le dire, un peu mérité. Deux hommes
débouchèrent presque en même temps sur la route et se croisèrent avec
nous. L’un d’eux soufflait tranquillement dans le bassinet de sa
carabine; l’autre accrochait la sienne au porte-mousqueton de sa selle.
Je les reconnus tous les deux pour appartenir à la _cuadrilla_ de mon
ami le salteador.

--_Valga me Dios_! me dit l’un de ces hommes en passant près de moi; qui
diable aurait pu penser que vous iriez choisir, parmi tant d’honnêtes
gens, le Santucho pour le délivrer? Nous l’avions attaché là en
attendant l’heure de tirer sur lui, comme l’avait ordonné notre chef. Il
a fallu devancer l’heure prescrite pour réparer vos maladresses. Adieu,
seigneurs cavaliers; que la leçon vous profite!

Derrière les bandits qui s’éloignaient arrivait un cavalier qui nous eut
bientôt rejoints. Le costume du nouveau venu était aussi riche
qu’élégant. Un chapeau à larges bords avec son enveloppe de toile cirée,
une _toquilla_ en perles de Venise, un dolman de drap, dont on voyait
les manches richement brodées de soie sortir des plis de la _manga_
violette rehaussée d’ornements de jais; de larges pantalons flottant sur
les étriers, composaient ce pittoresque costume, vraie tenue de
salteador en campagne. Un cheval digne d’un pacha, l’œil étincelant, les
naseaux dilatés, le col arqué, la queue ornée de larges rubans rouges,
faisait vibrer, à chacun de ses mouvements, une longue et flexible lame
de Tolède, dont le fourreau, délicatement ciselé, battait ses flancs.
Une courte carabine se balançait du côté opposé de la selle. Les bandits
n’avaient pas attendu que le cavalier laissât tomber les plis de la
_manga_ qui cachait en partie sa figure, pour se découvrir et saluer
leur chef. Ils lui rendirent compte de ce qui s’était passé en pur
castillan, car l’argot des truands espagnols est inconnu au Mexique.

--C’est bon, dit froidement le salteador; allez chercher le corps où
vous l’avez laissé.

Un des bandits s’éloigna, et revint, quelques minutes après, traînant au
bout de son lazo le cadavre du Santucho. Quoique frappé de deux coups de
feu, le malheureux respirait encore.

--Fouillez-le, dit le chef.

Un des deux hommes descendit de cheval; le Santucho sembla faire un
mouvement pour se défendre, mais ce mouvement fut presque imperceptible.
Des poignées de piastres, de réaux, de menue monnaie, furent retirées de
ses poches: c’était le fruit de ses vols de la nuit, qui lui coûtaient
si cher. L’homme qui l’avait fouillé interrogeait son chef du regard.
Sur un signe il alla détacher les malheureux captifs que la terreur
semblait paralyser. Sur un autre geste, le bandit éparpilla devant eux
les piastres trouvées dans les poches de son camarade. En voyant les
marchands se précipiter sur l’argent qui leur était ainsi rendu, le
Santucho fit un mouvement convulsif, puis resta immobile. Cette fois il
était mort: le désespoir de se voir dépouillé l’avait achevé.

--Chargez ce corps sur vos épaules, dit impérieusement le chef aux
marchands, qui cherchaient encore dans le sable ensanglanté les
dernières pièces de monnaie, et remettez-le à l’alcade de ma part. Il
l’avait voulu vivant, je le lui envoie mort; il comparera sa justice à
la mienne.

Les marchands obéirent, et, tandis que le funèbre cortége s’éloignait
lentement, le salteador me dit avec un sourire presque hautain:

--J’avais juré de punir ce misérable, comme de faire trembler les juges
de ce pays damné, où l’on trafique de la justice: vous voyez que mes
deux serments ont été tenus. J’en ai fait un troisième que vous
connaissez, seigneur cavalier, ajouta-t-il en saluant M. D...; je vous
souhaite d’observer aussi fidèlement votre parole que je saurai tenir la
mienne.

A ces mots, le proscrit s’éloigna, et bientôt la vitesse de son cheval
l’eut dérobé à notre vue.

                   *       *       *       *       *

Huit jours après ce départ précipité, nous vîmes briller au soleil les
neiges éternelles des deux volcans qui dominent Mexico, et peu s’en
fallut que les amis qui venaient au-devant de moi ne crussent faire une
fâcheuse rencontre dans le voyageur aux habits en lambeaux et couverts
de poussière, à la barbe inculte, au visage hâlé, qui se présentait
devant eux. J’avais quitté Mexico depuis quatorze mois, pendant lesquels
j’avais fait à cheval, dans l’intérieur de la république, plus de
quatorze cents lieues: c’est la distance à peu près du Havre à New-York.
Rentré dans la vie civilisée, je dépouillai mon accoutrement de
voyageur, dont je ne gardai que les longs éperons que j’avais si
longtemps chaussés, et le sarape qui m’avait abrité de la rosée de tant
de nuits froides, comme du soleil de tant de jours brûlants. Deux mois
s’étaient passés; mon imagination ne me présentait plus que comme un
rêve mes pérégrinations aventureuses dans les déserts de la Sonora,
quand un dernier incident vint en réveiller pour moi le souvenir. Un
inconnu apporta à M. D... un _indulto_ parfaitement en règle, et il
accepta à une courte échéance une traite de sept cents piastres à
l’ordre d’une des premières maisons de Mexico. Le salteador avait tenu
sa troisième promesse aussi religieusement que les deux autres.


FIN.




TABLE


                               Pages
  Le Pêcheur de perles.            1
  Une Guerre en Sonora.           41
  Cayetano le contrebandier.      89
  Les Gambusinos.                137
  Le Dompteur de chevaux.        194
  Bermudes-el-Matasiete.         239
  Le Salteador.                  289


Paris.--Imp. E. CAPIOMONT et V. RENAULT, 6, rue des Poitevins.







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE LA VIE SAUVAGE AU MEXIQUE ***


    

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