The Project Gutenberg EBook of Voyage du Prince Fan-Federin dans la
romancie, by Guillaume Hyacinthe Bougeant
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Title: Voyage du Prince Fan-Federin dans la romancie
Author: Guillaume Hyacinthe Bougeant
Release Date: October 20, 2004 [EBook #13804]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE DU PRINCE FAN-FEDERIN ***
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Guillaume-Hyacinthe Bougeant
VOYAGE DU PRINCE FAN-FEREDIN DANS LA ROMANCIE
(1735)
Table des matières
ÉPÎTRE
A Madame C B.
CHAPITRE 1
Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Départ du
Prince Fan-Férédin pour la romancie.
CHAPITRE 2
Entrée du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Description et
histoire naturelle du pays.
CHAPITRE 3
Suite du chapitre précédent.
CHAPITRE 4
Des habitans de la romancie.
CHAPITRE 5
Rencontre et réveil du Prince Zazaraph, grand paladin de la
Dondindandie, avec le dictionnaire de la langue romancienne.
CHAPITRE 6
De la haute et basse Romancie.
CHAPITRE 7
De mille choses curieuses, et de la maladie des bâillemens.
CHAPITRE 8
Des bois damour.
CHAPITRE 9
Des voitures et des voyages.
CHAPITRE 10
Des trente-six formalités préliminaires qui doivent précéder les
propositions de mariage.
CHAPITRE 11
Des grandes épreuves; et ressemblance singuliere qui fera soupçonner
aux lecteurs le dénouëment de cette histoire.
CHAPITRE 12
Des ouvriers, métiers et manufactures de la Romancie.
CHAPITRE 13
Arrivée dune grande flotte. Jugement des nouveaux débarqués.
CHAPITRE 14
Arrivée de la Princesse Anemone. Le Prince Fan-Férédin devient
amoureux de la Princesse Rosebelle.
CONCLUSION
Catastrophe lamentable.
Guillaume-Hyacinthe Bougeant
ÉPÎTRE
A Madame C B.
Non, madame, je ne connois point de méchanceté pareille à celle que
vous mavez faite. Il faut que le public en soit juge; je ne puis
souffrir les romans, vous le sçavez. Je vois que vous les aimez, et
je vous en fais la guerre. Vous me demandez pourquoi: je vous dis
mes raisons; et comme si vous étiez disposée à vous laisser
persuader, finement vous mengagez à les mettre par écrit.
Mais quoi! Faire une dissertation raisonnée, une controverse de
casuiste ou de philosophe pédant? Non, dis-je en homme desprit; il
faut donner à mes raisons un tour agréable, les envelopper sous
quelque idée riante, sous quelque fiction qui amuse; et pour cela
jimagine le voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin. Le voilà
fait: cest un roman; et cest moi qui lai fait. O ciel! Cest-à-
dire, que vous avez trouvé le moyen de me faire faire un roman, à
moi lennemi déclaré des romans, et cela dans le tems que je vous
reproche de les aimer. Avouëz-le, madame: cest-là ce quon appelle
une trahison, une noirceur.
Mais je serai vengé. Vous naimez pas les loüanges; privilege bien
singulier pour une femme. Vous abhorrez une epître dédicatoire, vous
me lavez dit. Eh bien, vous aurez lun et lautre. Car je le
déclare ici à tout le public. Cest à vous, et à vous toute seule,
cest à Madame C B que je dédie cet ouvrage; et comme jamais
dédicace ne va sans éloges, il ne tient quà moi de vous en
accabler; cest une belle occasion de satisfaire lenvie que jen ai
depuis long-tems. Non, je crois vous entendre me demander grace, et
je nai pas le courage de vous refuser. Pour rendre ma vengeance
complette, il suffiroit de vous nommer; mais je men garderai bien,
parce que vous ne manqueriez pas de me rendre la pareille; et à dire
le vrai, je ne vous hais pas assez pour acheter à mes propres dépens
le plaisir de me venger. Gardez-moi donc le secret, je vous prie,
comme je vous le garderai; et je vous promets de plus que si ce
petit ouvrage répond à mes intentions, en vous inspirant vous et à
ceux qui le liront un juste dégoût de la lecture des romans, je vous
pardonnerai de me lavoir fait écrire. Jai lhonneur dêtre,
madame, votre très-humble et très-obéïssant serviteur.
CHAPITRE 1
Voyage merveilleux du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Départ du
Prince Fan-Férédin pour la romancie.
Je pourrois, suivant un usage assez reçû, commencer cette histoire
par le détail de ma naissance, et de tous les soins que la Reine
Fan-Férédine ma mere prit de mon éducation; cétoit la plus sage et
la plus vertueuse princesse du monde; et sans vanité, jai
quelquefois oüi dire, que par la sagesse de ses instructions elle
avoit sçû me rendre en moins de rien un des princes les plus
accomplis que lon eût encore vûs. Je suis même persuadé que ce
récit, orné de belles maximes sur léducation des jeunes princes,
figureroit assez bien dans cet ouvrage; mais comme mon dessein est
moins de parler de moi-même, que de raconter les choses admirables
que jai vuës, jai crû devoir omettre ce détail, et toute autre
circonstance inutile à mon sujet.
La Reine Fan-Férédine aimoit assez peu les romans; mais ayant lû par
hasard dans je ne sçai quel ouvrage, composé par un auteur dun
caractere respectable, que rien nest plus propre que cette lecture
pour former le coeur et lesprit des jeunes personnes, elle se crût
obligée en conscience de me faire lire le plus que je pourrois de
romans, pour minspirer de bonne heure lamour de la vertu et de
lhonneur, lhorreur du vice, la fuite des passions, et le goût du
vrai, du grand, du solide, et de tout ce quil y a de plus
estimable. En effet, comme je suis né, dit-on, avec dassez
heureuses dispositions, je ressentis bien-tôt les fruits dune si
loüable éducation. Agité de mille mouvemens inconnus, le coeur plein
de beaux sentimens, et lesprit rempli de grandes idées, je
commençai à me dégoûter de tout ce qui menvironnoit. Quelle
différence, disois-je, de ce que je vois et de tout ce que
jentends, avec ce que je lis dans les romans! Je vois ici tout le
monde soccuper dobjets dintérêt, de fortune, détablissement, ou
de plaisirs frivoles. Nulle avanture singuliere: nulle entreprise
héroïque. Un amant, si on len croyoit, iroit dabord au dénouëment,
sans sembarrasser daucun préliminaire. Quel procédé! Pourquoi
faut-il que je sois né dans un climat où les beaux sentimens sont si
peu connus? Mais pourquoi, ajoûtois-je, me condamner moi-même à
passer tristement mes jours dans un pays où lon ne sçait point
estimer les vertus héroïques? Jy regne, il est vrai, mais quelle
satisfaction pour un grand coeur de regner sur des sujets presque
barbares? Abandonnons-les à leur grossiereté, et allons chercher
quelque glorieux établissement dans ce pays merveilleux des romans,
où le peuple même nest composé que de héros.
Telles furent les pensées qui me vinrent à lesprit, et je ne tardai
pas à les mettre en exécution. Après mêtre muni secretement de tout
ce que je crûs nécessaire pour mon voyage, je partis pendant une
belle nuit au clair de la lune, pour tenter, en parcourant le monde,
la découverte que je méditois. Je traversai beaucoup de plaines, je
passai beaucoup de montagnes; je rencontrai dans mon chemin des
châteaux et des villes sans nombre; mais ne trouvant par-tout que
des pays semblables à ceux que je connoissois déja, et des peuples
qui navoient rien de singulier, je commençai enfin à mennuyer de
la longueur de mes recherches. Javois beau minformer et demander
des nouvelles du pays des romans; les uns me répondoient quils ne
le connoissoient pas même de nom: les autres me disoient quà la
vérité ils en avoient entendu parler, mais quils ignoroient dans
quel lieu du monde il étoit situé. La seule chose qui soûtenoit mon
courage dans la longueur et la difficulté de lentreprise, cest la
réflexion que je faisois, quaprès tout il falloit bien que la
romancie fût quelque part, et que ce ne pouvoit pas être une
chimere. Car enfin, disois-je, si ce pays nexistoit pas réellement,
il faudroit donc traiter de visions ridicules et de fables puériles
tout ce quon lit dans les romans. Quelle apparence! Eh! Que
faudroit-il donc penser de tant de personnes si raisonnables
dailleurs qui ont tant de goût pour ces lectures, et de tant de
gens desprit qui employent leurs talens à composer de pareils
ouvrages? Cependant malgré ces réflexions, javoue que je fus
quelquefois sur le point de me repentir de mon entreprise, et quil
sen fallût peu que je ne prisse la résolution de retourner sur mes
pas. Mais non, me dis-je, encore une fois à moi-même: après en avoir
tant fait, il seroit honteux de reculer. Que sçais-je si je ne
touche pas au terme tant desiré? Jy touchois en effet sans le
sçavoir, et voici comment la chose arriva par un accident bizare,
qui par-tout ailleurs mauroit coûté la vie.
Après avoir monté pendant plusieurs heures les grandes montagnes de
la Troximanie, jarrivai enfin avec beaucoup de peine jusquà leur
cime, conduisant mon cheval par la bride. Là, je sentis tout-à-coup
que la terre me manquoit sous les pieds; en effet mon cheval roula
dun côté de la montagne, et je culbutai de lautre, sans sçavoir ce
que je devins depuis ce moment jusquà celui où je me trouvai au
fond dun affreux précipice, environné de toutes parts de rochers
effroyables. Il est visible que quelque bon génie me soutint dans ma
chûte pour mempêcher dy périr; et je men serois apperçû dès-lors
si javois eû toutes les connoissances que jai acquises depuis.
Mais la pensée ne men vint point, et jattribuai à un heureux
hasard ce qui étoit leffet dune protection particuliere de quelque
fée, de quelque génie favorable, ou de quelquune de ces petites
divinités qui voltigent dans le pays des romans en plus grand nombre
que les papillons ne volent au printems dans nos campagnes. On
naura cependant pas de peine à comprendre que dans la situation où
je me trouvai, après avoir levé les yeux au ciel pour contempler la
hauteur énorme doù jétois tombé, et avoir envisagé toute lhorreur
des lieux qui menvironnoient, je dûs mabandonner aux plus tristes
réflexions. «pauvre Fan-Férédin, que vas-tu devenir dans cette
horrible solitude... par où sortiras-tu de ces antres profonds... tu
vas périr...» O que je dis de choses touchantes, et que je me
plaignis éloquemment du destin, de la fortune, de mon étoile, et de
tout ce qui me vint à lesprit! Mais on va voir combien javois tort
de me plaindre; et par le droit que jai acquis dans le pays des
romans de faire des réflexions morales, je voudrois que les hommes
apprissent une bonne fois par mon exemple, à respecter les décrets
suprêmes qui reglent leur sort, et à ne se jamais plaindre des
événemens qui leur semblent les plus contraires à leurs desirs.
Cependant la nuit qui approchoit, redoubloit mon inquiétude, et je
me hâtai de profiter du peu de jour et de forces qui me restoient
pour sortir, sil étoit possible, de labîme où jétois. En vain
aurois-je essayé de gagner les hauteurs: elles étoient trop
escarpées. Il ne me restoit quà chercher dans les fonds une issuë
pour me conduire à quelque endroit habité, ou du moins habitable.
Nul vestige de sentier ne soffrit à ma vûë. Sans doute jétois le
premier homme qui fût descendu dans ce précipice. Je fûs ainsi
réduit à me faire une route à moi-même, et en effet je fis si bien,
en grimpant et sautant de rocher en rocher, tantôt maccrochant aux
brossailles, tantôt me laissant couler sur le dos ou sur le ventre,
quaprès avoir fait quelque chemin de cette maniere, jarrivai à un
endroit plus découvert et plus spatieux.
Le premier objet qui me frappa la vûë, fût une espece de cimetiere,
un charnier, ou un tas dossemens dune espece singuliere. Cétoient
des cornes de toutes les figures, de grands ongles crochus, des
peaux seches de dragons ailés, et de longs becs doiseaux de toute
espece. Je me rappellai aussi-tôt ce que javois lû dans les romans,
des griffons, des centaures, des hippogriffes, des dragons volans,
des harpies, des satyres, et dautres animaux semblables, et je
commençai à me flatter que je nétois pas loin du pays que je
cherchois. Ce qui me confirma dans cette idée, cest quun moment
après je vis sortir de louverture dun antre un centaure, qui
venant droit à lendroit que jobservois, y jetta une grande
carcasse dhippogriffe quil avoit apportée sur son dos, après quoi
il se retira, et senfonça dans lantre doù il étoit sorti. Quoique
je connusse parfaitement les centaures, par les lectures que javois
faites, et que dailleurs je ne manque point de courage, javoue que
cette premiere vûë me causa quelque émotion; je me cachai même
derriere un rocher pour observer le centaure jusquà ce quil se fût
retiré; mais alors reprenant mes esprits, et marmant de résolution:
quai-je à craindre, dis-je en moi-même, de ce centaure? Jai lû
dans tous les romans que les centaures sont les meilleures gens du
monde. Loin dêtre ennemis des hommes, ils sont toûjours disposés à
leur rendre service, et à leur apprendre mille secrets curieux,
témoin le centaure Chiron. Peut-être celui-ci me portera-t-il au
pays des romans; du moins il ne refusera pas de me tirer de ces
horribles lieux. Je marchai aussi-tôt vers lantre, et marrêtant à
lentrée, je lappellai à haute voix en ces termes: «charitable
centaure, si votre coeur peut être touché par la pitié, soyez
sensible au malheur dun prince qui implore votre générosité. Cest
le Prince Fan-Férédin qui vous appelle». Mais jeus beau appeller et
élever ma voix, personne ne parut.
Plein dinquiétude et dune frayeur secrete, jentrai dans la
caverne, et je vis que cétoit un chemin soûterrain qui senfonçoit
beaucoup sous la montagne. Quel parti prendre? Je nen trouvai pas
dautre que de suivre le centaure, jugeant quil nétoit pas
possible que je ne le rencontrasse, ou que je ne me fisse bien-tôt
entendre à lui. Mais avouerai-je ici ma foiblesse, ou ne lavouerai-
je pas? Faut-il parler ou me taire? Voilà une de ces situations
difficiles, où jai souvent vû dans les romans les héros qui
racontent leurs avantures, et dont on ne connoît bien lembarras que
lorsquon léprouve soi-même. Après tout, comme jai remarqué que
tout bien considéré, ces messieurs prennent toûjours le parti
davouer de bonne grace, javoue donc aussi quà peine jeus fait
cent pas dans ce profond souterrain, en suivant toûjours le rocher
qui servoit de mur, que saisi dhorreur de me voir dans un lieu si
affreux sans sçavoir par quelle issuë jen pourrois sortir, je me
laissai tomber de foiblesse, et presque sans connoissance. Il men
resta cependant assez pour me souvenir que dans une situation à peu
près semblable, le célebre Cleveland avoit eu lesprit de
sendormir; et trouvant lexpédient assez bon, je ne balançai pas à
limiter. Mais après un tel aveu, il est bien juste que je me
dédommage par quelque trait qui fasse honneur à mon courage. Je me
relevai donc bien-tôt après, et considérant quil falloit me
résoudre à périr dans ces profondes ténebres des entrailles de la
terre, ou trouver le moyen den sortir, je résolus de continuer ma
route jusquoù elle me pourroit conduire. Quon se représente un
homme marchant sans lumiere dans un boyau étroit de la terre à deux
lieuës peut-être de profondeur, obligé souvent de ramper, de se
replier, de se glisser comme un serpent dans des passages serrés,
sans pouvoir avancer quen tâtant de la main, et quen sondant du
pied le terrain.
Telle étoit ma situation, et on aura sans doute de la peine à en
imaginer une plus affreuse. Le souvenir de cette avanture me fait
encore tant dhorreur, que jen abrége le récit. Mais ce que je ne
puis mempêcher de dire, cest que je nai jamais mieux reconnu
qualors la vérité de ce que jai vû dans tous les romans, quon
nest jamais plus près dobtenir le bien quon désire, quau moment
que lon en paroît le plus éloigné: car voici ce qui marriva. Après
avoir marché long-tems de la façon que je viens de raconter, je crus
que je commençois à appercevoir quelque foible lumiere. Jeus peine
dabord à me le persuader, et je lattribuai à un effet de mon
imagination inquiéte et troublée. Cependant japperçus bien-tôt que
cette lumiere augmentoit sensiblement, et je nen pûs plus douter,
lorsque je vis que je commençois à distinguer les objets. ô quelle
joye je ressentis dans ce moment! Tout mon corps en tressaillit, et
je ne connois point de termes capables de lexprimer. Je ne
comprends pas encore comment ce passage subit dune extrême
tristesse à un si grand excès de joye, ne me causa pas une
révolution dangereuse. Quoiquil en soit, voyant que le jour
augmentoit toûjours, et jugeant que la sortie que je cherchois ne
devoit pas être éloignée, je doublai le pas, ou plûtôt je courus
avec empressement pour y arriver. Je la trouvai en effet, et je
vis... le dirai-je? Oüi, je vis les choses les plus étonnantes, les
plus admirables, les plus charmantes quon puisse voir. Je vis en un
mot le pays des romans. Cest ce que je vais raconter dans le
chapitre suivant.
CHAPITRE 2
Entrée du Prince Fan-Férédin dans la romancie. Description et
histoire naturelle du pays.
La plûpart des voyageurs aiment à vanter la beauté des pays quils
ont parcourus, et comme la simple vérité ne leur fourniroit pas
assez de merveilleux, ils sont obligés davoir recours à la fiction.
Pour moi loin de vouloir exaggérer, je voudrois aucontraire pouvoir
dissimuler une partie des merveilles que jai vuës, dans la crainte
où je suis quon ne se défie de la sincérité de ma relation. Mais
faisant réflexion quil nest pas permis de supprimer la vérité pour
éviter le soupçon de mensonge, je prends généreusement le parti qui
convient à tout historien sincere, qui est de raconter les faits
dans la plus exacte vérité, sans aucun intérêt de parti, sans
exaggération, et sans déguisement. Je prévois que les esprits forts
sobstineront dans leur incrédulité; mais leur incrédulité même leur
tiendra lieu de punition, tandis que les esprits raisonnables auront
la satisfaction dapprendre mille choses curieuses quils
ignoroient. Je reprends donc la suite de mon récit.
A peine fus-je arrivé à la sortie du chemin souterrain, que jettant
les yeux sur la vaste campagne qui soffroit à mes regards, je fus
frappé dun étonnement que je ne puis mieux comparer quà
ladmiration où seroit un aveugle né qui ouvriroit les yeux pour la
premiere fois: cette comparaison est dautant plus juste, que tous
les objets me parurent nouveaux, et tels que je navois rien vû de
semblable. Cétoient à la vérité des bois, des rivieres, des
fontaines; je distinguois des prairies, des collines, des vergers;
mais toutes ces choses sont si différentes de tout ce que dans ce
pays-ci nous appellons du même nom, quon peut dire avec vérité que
nous nen avons que le nom et lombre. La premiere réflexion qui me
vint à lesprit, fut de songer quil y avoit sous la terre beaucoup
de pays que nous ne connoissions pas, ce qui me parut une
observation importante pour la géographie et la physique; mais il
est vrai quentraîné par la curiosité et ladmiration des objets qui
soffroient à mes yeux, je ne marrêtai pas long tems à ces
réflexions philosophiques.
Jentrai dans la campagne sans trop sçavoir où je tournerois mes
pas, me sentant également attiré de tous côtés par des beautés
nouvelles, et pouvant à peine me donner le loisir den considérer
aucune en particulier. Je me déterminai enfin à suivre une charmante
riviere qui serpentoit dans la plaine. Cette riviere étoit bordée
dun gazon le plus beau, le plus riant, le plus tendre quon puisse
imaginer, et ce gazon étoit embelli de mille fleurs de différente
espece. Elle arrosoit une prairie dune beauté admirable, dont
lherbe et les fleurs parfumoient lair dune odeur exquise, et si
en serpentant elle sembloit quelquefois retourner sur ses pas, cest
sans doute parce quelle avoit un regret sensible de quitter un si
beau lieu. La prairie étoit ornée dans toute son étenduë de bosquets
délicieux, placés dans de justes distances pour plaire aux yeux, et
comme si la nature aimoit aussi quelquefois à imiter lart, comme
lart se plaît toûjours à imiter la nature, japperçus dans quelques
endroits des especes de desseins réguliers formés de gazon, de
fleurs et darbrisseaux qui faisoient des parterres charmans; mais
la riviere elle-même sembloit épuiser toute mon admiration. Leau en
étoit plus claire et plus transparente que le crystal. Pour peu
quon voulût prêter loreille, on entendoit ses ondes gémir
tendrement, et ses eaux murmurer doucement; et ce doux murmure se
joignant au chant mélodieux des cygnes, qui sont là fort communs,
faisoit une musique extrêmement touchante. Au lieu de sable on
voyoit briller au fond de la riviere des nacres de perle, et mille
pierres précieuses; et on distinguoit sans peine dans le sein de
londe un nombre infini de poissons dorés, argentés, azurés,
pourpre, qui pour rendre le spectacle plus aimable, se plaisoient à
faire ensemble mille agréables jeux. Cest pourtant dommage, dis-je
tout bas, quon ne puisse point passer dun bord à lautre pour
joüir également des deux côtés de la riviere. Le croira-t-on? Sans
doute; car jai bien dautres merveilles à raconter. à peine donc
eus-je prononcé tout bas ces paroles, que japperçus à mes pieds un
petit batteau fort propre. Je connoissois trop par mes lectures
lusage de ces batteaux, pour hésiter dy entrer. Jy descendis en
effet, et dans le moment je fus porté à lautre bord de la riviere.
Que les incrédules osent après cela faire valoir de mauvaises
subtilités contre des faits si avérés. Voici dequoi achever de les
confondre, cest que considérant un certain endroit de la riviere,
et trouvant quil eût été à propos dy faire un pont, je fus tout
étonné den voir un tout fait dans le moment même; de sorte quon
na jamais rien vû de si commode.
Cependant je continuai ma route, et je puis dire, sans exagération,
quà chaque pas je rencontrai de nouveaux sujets dadmiration.
Japperçus entrautres un endroit dans la prairie qui me parut un
peu plus cultivé. Jeus la curiosité den approcher, et je trouvai
une fontaine. Leau men parût si pure et si belle, que ne doutant
pas quelle ne fût excellente, jen voulus goûter; mais que ne
sentis-je pas dans le moment au dedans de moi-même! Quelle ardeur,
quels transports, quels mouvemens inconnus, quels feux! Ces feux
avoient à la vérité quelque chose de doux, et il me semble que jy
trouvois du plaisir; mais ils étoient en même-tems si vifs et si
inquiets, que ne me possédant plus moi-même, et tombant
alternativement de la plus vive agitation dans une profonde rêverie,
je marchois au travers de la prairie sans sçavoir précisément où
jallois. Je rencontrai ainsi une seconde fontaine, et je ne sçais
quel mouvement me porta à boire aussi de son eau. Mais à peine en
eus-je avalé quelques gouttes, que je me trouvai tout changé. Il me
sembla que mon coeur étoit enveloppé dune vapeur noire, et que mon
esprit se couvroit dun nuage sombre. Je sentis des transports
furieux, et des mouvemens confus de haine et daversion pour tous
les objets qui se présentoient. Ce changement mouvrit les yeux. Je
me rappellai ce que javois lû des fontaines de lamour et de la
haine, et je ne doutai plus que ce ne fussent celles dont je venois
de boire. Alors me souvenant que javois aussi lû que le lac
dindifférence ne devoit pas être éloigné des deux fontaines, je me
hâtai de le chercher, et layant rencontré (car dans ce pays-là on
rencontre toûjours tout ce quon cherche) jen bus seulement
quelques gouttes dans le creux de ma main, et dans linstant rendu à
moi-même, je sentis un calme doux et tranquille succéder au trouble
qui mavoit agité.
Je ne dis rien des plantes singulieres que jobservai. On sçait
assez que le pays en est tout couvert. Ce nest que dans la romancie
quon trouve la fameuse herbe moly, et le célébre lotos. Les plantes
mêmes que nous connoissons, et qui croissent aussi dans ce pays-là,
y ont une vertu si admirable quon ne peut pas dire que ce soient
les mêmes plantes; et je ne puis à cette occasion mempêcher
dadmirer la simplicité de linfortuné chevalier de la Manche, qui
crût pouvoir avec les herbes de son pays composer un baume semblable
à celui de Fierabras. Car il est vrai que nous avons des plantes de
même nom; mais il sen faut beaucoup quelles ayent la même vertu;
cest par cette raison que les philtres amoureux, les breuvages
enchantés, les charmes, et tous les sorts que nos magiciens
entreprennent de composer avec des herbes magiques ne réussissent
point, parce que nous navons que des plantes sans force et sans
vertu; et je mimagine que cest encore ce qui fait que nous ne
voyons plus de ces baguettes merveilleuses, de ces bagues
surprenantes, de ces talismans, de ces poudres, et mille autres
curiosités pareilles, qui operent tant deffets prodigieux, parce
que nous navons pas dans ce pays-ci la véritable matiere dont elles
doivent être composées.
Mais ce que je ne dois pas oublier, cest la bonté admirable du
climat. Je navois jamais compris dans la lecture des romans comment
les princes et les princesses, les héros et leurs héroïnes, leurs
domestiques mêmes et toute leur suite passoient toute leur vie, sans
jamais parler de boire ni de manger. Car enfin, disois-je, on a beau
être amoureux, passionné, avide de gloire, et héros depuis les pieds
jusquà la tête: encore faut-il quelquefois subvenir à un besoin
aussi pressant que celui de la faim. Mais il est vrai que jai bien
changé didée, depuis que jai respiré lair de la romancie. Cest
premierement lair le plus pur, le plus serein, le plus sain et le
plus invariable quon puisse respirer. Aussi na-t-on jamais oüi
dire quaucun héros ait été incommodé de la pluye, du vent, de la
neige, ou quil ait été enrhumé du serein de la nuit, lorsquau
clair de la lune il se plaint de ses amoureux tourmens. Mais cet air
a sur-tout une propriété singuliere, cest de tenir lieu de
nourriture à tous ceux qui le respirent, en sorte quon peut dans ce
pays-là entreprendre le plus long voyage à travers les déserts les
plus inhabités, sans se mettre en peine de faire aucune provision
pour soi ni pour ses chevaux mêmes.
Voici encore une chose qui me frappa extrêmement. Nos rochers dans
tous ces pays-ci sont dune dureté et dune insensibilité si grande,
quon leur diroit pendant une année entiere les choses du monde les
plus touchantes, quils ne les écouteroient seulement pas. Mais ils
sont bien différens dans la romancie. Jen rencontrai dans mon
chemin un amas assez considérable, et comme ma curiosité me portoit
à tout observer, je men approchai pour les considérer de plus près.
Je voulus même en tâter quelques-uns de la main; mais quel fut mon
étonnement de les trouver si tendres, quils cédoient à leffort de
ma main comme du gazon ou de la laine. Javoue que ce phénomene me
parût si étrange, que jen jettai un cri détonnement, et je ne
laurois jamais compris si on ne me lavoit expliqué depuis. Cest
quil étoit venu la veille un amant des plus malheureux et des plus
éloquens du pays conter à ces rochers ses tourmens; et son récit
étoit si touchant, ses accens douloureux si pitoyables, que les
rochers navoient pû y résister malgré toute leur dureté naturelle.
Les uns sétoient fendus de haut en bas, les autres sétoient
laissés fondre comme de la cire, et les plus durs sétoient
attendris et amollis au point que je viens de dire. Si les rochers
de la romancie sont si sensibles, il est aisé de juger quelle doit
être en ce pays-là la complaisance des echos pour ceux qui ont à
leur parler. Il ny a rien de si aimable ni de si docile. Ils
répetent tout ce que lont veut. Si vous chantez, ils chantent; si
vous vous plaignez, ils se plaignent avec vous. Ils nattendent pas
même pour répondre que vous ayez achevé de parler, et plûtôt que de
laisser un pauvre amoureux parler seul, ils sentretiendront avec
lui une journée entiere. Cest une des grandes ressources quon ait
dans ce pays-là, quand on na personne à qui lon puisse confier ses
peines secretes. Il ny a quà aller trouver un echo, sur-tout si
cest un echo femelle, et en voilà pour aussi long-tems quon veut.
CHAPITRE 3
Suite du chapitre précédent.
Les arbres de la romancie sont en général à peu près faits comme les
nôtres; mais il y a pourtant sur cela des remarques importantes à
faire. Car outre que leur feüillage est toûjours dun beau verd,
leur ombrage délicieux, leurs fruits beaucoup meilleurs que les
nôtres, cest dans la romancie seule quon trouve de ces arbres si
précieux et si rares, dont les uns portent des rameaux dor, et les
autres des pommes dor. Mais il est vrai que sil est rare de les
rencontrer, il est encore plus difficile den approcher et den
cueillir les fruits, parce quils sont tous gardés par des dragons
ou des geants terribles, dont la vûe seule porte la frayeur dans les
ames les plus intrépides. En vain se flateroit-on de pouvoir tromper
leur vigilance; ils ont toûjours les yeux ouverts, et ne connoissent
pas les douceurs du sommeil. Dun autre côté entreprendre de les
forcer, cest sexposer à une mort certaine; de sorte quil faut
renoncer à lespoir de cueillir jamais des fruits si précieux, à
moins quon ne soit favorisé de quelque protection particuliere:
alors il ny a rien de si aisé. Une petite herbe quon porte sur
soi, un miroir quon montre au dragon ou au geant, une baguette dont
on les touche, un brevage quon leur présente, le moindre petit
charme les assoupit; après quoi il est facile de leur couper la
tête, et de se mettre ainsi en possession de tous les trésors dont
ils sont les gardiens. Je dois pourtant avertir que ce que jen dis
ici nest que sur le rapport dautrui; car comme ces arbres sont
fort rares, je nen ai point trouvé sur ma route, et je nai eu
dailleurs aucun intérêt den aller chercher. Mais une chose que
jai vûe, et quon doit regarder comme certaine, cest le goût que
les arbres ont dans ce pays-là pour la musique. Voici un fait qui
mest arrivé, et qui me causa dans le tems beaucoup de surprise.
Un jour que je métois abandonné au sommeil dans un charmant bocage
de jeunes maronniers, je fus fort étonné à mon réveil de me trouver
exposé aux ardeurs du soleil, et entierement à découvert, sans que
je pûsse imaginer ce quétoient devenus les arbres qui mavoient
prêté leur ombre il ny avoit quun moment. Mais en regardant de
tous cotés, je les apperçus déja un peu loin qui marchoient comme en
cadence vers une petite plaine, où un excellent joueur de luth les
attiroit à lui, par le son harmonieux de son instrument. Quelques
rochers sétoient mis de leur compagnie avec tout ce quil y avoit
de lions, de tigres et dours dans ce canton. Cest un des
spectacles qui mayent fait le plus de plaisir dans tout le cours de
mon voyage.
Pour ce qui est de ce que javois entendu raconter à un historien
célebre, que les arbres avoient entreux une langue fort
intelligible pour sentretenir ensemble, lorsquun vent doux et
leger agitoit lextrémité de leurs branches, jai eû beau my rendre
attentif dans les diverses forêts que jai vûes; il faut ou que
cette observation mait échappé, ou plûtôt que le fait ne soit pas
vrai, dautant plus que cet historien nest pas toûjours exact dans
ses récits. Il nen est pas ainsi de ceux qui ont assuré que les
arbres servoient de demeure à des divinités champêtres; car cest un
fait avéré, dont jai été souvent témoin. Rien même nest plus
commun sur le soir, lorsque la lune commence à éclairer les ombres
de la nuit, que de voir sur tout les chênes sentrouvrir, pour
laisser sortir de leur sein les dryades qui y passent la journée, et
se rouvrir le matin à la pointe du jour, pour les recevoir après
quelles ont dansé dans les champs avec les nayades. Comme il est
aisé de distinguer les arbres habités de ceux qui ne le sont pas,
ils sont extrêmement respectés, et nul mortel na la hardiesse dy
toucher. Si quelque téméraire osoit y porter la coignée, on en
verroit aussi-tôt le sang couler en abondance; mais son impiété
seroit bien-tôt punie. Les faunes ont aussi leurs arbres comme les
dryades, et il y a des marques pour les distinguer. Mais cela ne
laisse pas de donner quelquefois occasion à des jeux fort plaisants.
Au retour du bal un jeune faune va semparer de larbre dune
dryade. La dryade arrive et frape à son arbre pour le faire ouvrir.
Qui va là? La place est prise. Il faut composer. La dryade sen
défend, séchappe, et court se saisir à son tour du logement dune
autre dryade. Celle-ci survient et fait du bruit, pendant lequel le
faune sortant doucement, vient par derriere pour la surprendre. Mais
elle sen apperçoit et senfuit. Le faune court après; pendant quil
court, la premiere dryade regagne son arbre. Celle qui est
poursuivie en gagne un autre si elle peut; mais enfin il y a
toûjours une derniere arrivée qui paye pour les autres, et le jeu
finit ainsi. Cest à ce petit divertissement que nous sommes
redevables du jeu quon appelle aux quatre coins. Au reste, ce nest
que pour quelques momens quil peut être permis à ces divinités de
se déloger ainsi. Car elles sont toutes obligées par les loix de
leur condition naturelle, de vivre et de mourir avec leurs arbres,
sans pouvoir sen séparer autrement que par la mort. Il ne faut
pourtant pas croire quelles meurent réellement; leur mort ne
consiste quà passer sous quelque autre forme, lorsque larbre périt
enfin de vieillesse, ou par quelque accident. On distingue ainsi les
vieilles divinités des plus jeunes, et on reconnoît même à la
disposition de larbre celles de la divinité qui lhabite, cest-à-
dire, si elle est heureuse ou non. On me fit remarquer entrautres
un tremble, qui étoit habité par un faune des plus sages et des plus
vertueux de son espéce. Il avoit même, disoit-on, des qualités assez
aimables; mais après avoir long-tems vêcu dans lindifférence, il
avoit eû le malheur daimer, et pendant plusieurs années il navoit
ressenti que les tourmens de lamour, sans en éprouver jamais les
plaisirs. Le chagrin et le désespoir avoient enfin surmonté son
courage et sa raison. Il languissoit sans espérance de vivre long-
tems, ou plûtôt si quelque chose pouvoit encore lui plaire, cétoit
lespoir de mourir bientôt, et on sen appercevoit à la pâleur de
ses feüilles, à la sécheresse de ses branches et de sa cime, qui
commençoit déja à se dépoüiller de verdure.
En continuant de marcher, je rencontrai quelques ruisseaux de lait
et de miel. Ils sont assez communs dans ce pays-là; et comme jen
avois souvent entendu parler, je nen fus pas beaucoup étonné; mais
jignorois quelle pouvoit être la source de ces ruisseaux charmans,
et jeus le plaisir de la voir de mes yeux. Cest que dans la
romancie les vaches et les chevres sont si abondantes en lait,
quelles en rendent continuellement delles-mêmes, sans quon se
donne la peine de les traire; de sorte que dès quil y en a
seulement une douzaine ensemble, elles forment en moins de rien un
ruisseau de lait assez considérable. Les ruisseaux de miel sont
formés à-peu-près de la même maniere. Les abeilles sattachent à un
arbre pour y faire leur miel, et elles en font une si prodigieuse
quantité, que les goutes qui en tombent sans cesse, forment un
ruisseau. Cela me donna occasion de considérer de plus près les
troupeaux qui paissoient dans la prairie. Je puis assûrer quils en
valoient bien la peine, et on le croira aisément, puisque je vis en
effet dans ce pays-là tous les animaux quon ne voit pas ici. Les
troupeaux étoient séparés selon leurs espéces differentes en
différens parcs.
Je considérai dabord un haras de chevaux, et jen remarquai de
trois sortes. La premiere étoit de chevaux assez semblables aux
nôtres, mais dune beauté incomparable. Ils étoient tous si vifs et
si ardens, que leur haleine paroissoit enflammée, et ce qui métonna
le plus, cest quils sont dune agilité si surprenante, quils
courent sur un champ couvert dépis, sans en rompre un seul. Aussi
ne sont-ils pas engendrés selon les loix ordinaires de la nature.
Ils nont dautre pere que le zéphyre, et pour en perpétuer la race,
il ne faut quexposer les cavalles lorsque ce vent souffle, et elles
sont aussi-tôt pleines. Il seroit sans doute bien à souhaiter que
nous eussions dans ce pays-ci de pareils haras; mais on nen a
encore jamais vû que dans la Lybie. Jy remarquai sur tout une
jument dune beauté admirable. On lappelloit la jument sonnante,
parce quil lui pendoit aux crins de la tête et du col, une infinité
de petites sonnettes dor, qui au jugement des fins connoisseurs en
harmonie, faisoient une fort belle musique. La seconde espéce est
des Pégases, cest-à-dire, de ces chevaux aîlés qui volent dans les
airs aussi légerement que nos hirondelles. On sçait quil nen a
paru quun seul dans notre hemisphere du tems de Bellerophon; mais
ils sont fort communs dans la romancie. La troisiéme espece est de
ces belles licornes blanches, qui portent une longue corne au milieu
du front. Elles sont fort estimées dans le pays quoiquelles ny
soient pas rares.
Près du parc aux chevaux jen vis un de griffons et dhippogriffes.
Ces animaux sont terribles en apparence, et on ne peut considérer
sans quelque frayeur leurs griffes effroyables, leur bec crochu,
leurs grandes aîles, et leur queuë de lion; mais ils sont en effet
les plus dociles de tous les animaux, et fort aisés à apprivoiser.
Quand on en a une fois apprivoisé quelquun, on en fait tout ce
quon veut. Ils sont dune commodité admirable pour atteler aux
voitures, et faire beaucoup de chemin en peu de tems. Pour ce qui
est des centaures, on voulut autrefois les faire parquer aussi comme
les chevaux et les griffons, parce quils tiennent en effet beaucoup
du cheval; mais ils ny voulurent jamais consentir, prétendant
quils ne tenoient pas moins de lhomme; et comme en effet il est
assez difficile de décider si ce sont des hommes ou des chevaux,
laffaire est demeurée indécise; et cependant on leur a laissé la
liberté de courir la campagne selon leur fantaisie, et de vivre à
leur maniere. Le parc des hircocerfs et des chimeres me parut un des
plus curieux à voir, et mamusa fort long-tems. Tous ces monstres
étoient resserrés chacun dans une loge faite en forme de cage, qui
laissoit voir toute leur taille et leur figure, ce qui faisoit une
espéce de ménagerie fort divertissante dune part, par lassortiment
bizarre de divers animaux unis ensemble, et terrible de lautre par
la figure monstrueuse et menaçante de ces bêtes farouches.
Aux deux côtés de cette ménagerie on avoit pratiqué deux grands
canaux, mais bien différens lun de lautre; car lun étoit plein
dun feu clair et vif, quon avoit soin dentretenir
continuellement, cétoit pour loger et nourrir un troupeau de
salamandres. Lautre étoit rempli dune belle eau claire et
transparente. Cétoit la demeure de deux ou trois bandes de sirenes
quon y avoit logées comme dans une maison de force, pour les punir
des débauches effroyables, où elles avoient engagé par les charmes
de leur voix enchanteresse, quantité de heros vertueux. Outre la
retraite à laquelle elles étoient condamnées pour plusieurs années,
elles avoient défense de chanter, si ce nétoit quelques morceaux de
lopéra dH parce quon jugeoit quil ny avoit pas de danger den
être attendri; mais elles en trouvoient le chant si sauvage,
quelles aimoient mieux se taire, de sorte quelles étoient en effet
muettes comme des poissons. Outre ces deux canaux, il y avoit encore
un puits fort profond, qui servoit de demeure à des basilics. Mais
je me gardai bien de me présenter à louverture du puits, pour ne
pas mexposer à être tué par le regard meurtrier de ces monstres.
Je passai de là à un quartier où jappercevois des moutons. Je nai
jamais rien vû de si aimable. Mais jai sur tout un plaisir
singulier à me rappeller le charmant tableau qui soffrit à mes
yeux. On sçait comment sont faits parmi nous les bergers et les
bergeres; rien de plus abject ni de plus dégoutant; et nen ayant
jamais vû dautres, je métois persuadé que tout ce que je lisois de
ceux dautrefois, sur tout de ceux qui habitoient les bords du
Lignon, nétoit que jeu desprit et pure fiction. Cest moi qui me
faisois illusion à moi-même.
Non, rien nest si galant ni si aimable que les bergers de la
romancie. Leur habillement est toûjours extrêmement propre; simple,
mais de bon gout: peu chargé de parures, mais élégant et bien
assorti à la taille et à la figure. Toutes leurs houlettes sont
ornées de rubans, dont la couleur nest jamais choisie au hazard;
car elle doit marquer toûjours les sentimens et les dispositions de
leur coeur; et je nen ai vû aucune qui ne fût en même tems chargée
de chiffres ingénieux et tout-à-fait galants. Si les bergeres
ignorent lusage du rouge, du blanc, des mouches et de tous les
attraits empruntés, cest que léclat et la vivacité naturelle de
leur teint surpasse tout ce que lart peut prêter dagrémens. Toute
la parure de leur tête consiste en quelques fleurs nouvelles, qui
mêlées avec les boucles de leurs cheveux, font un effet plus
charmant mille fois que ne feroient les perles et les diamans. Mais
ce qui acheve de les rendre les plus aimables personnes du monde, ce
sont ces graces touchantes et naturelles dont elles sont toutes
pourvûes. Quelles soient vives ou dune humeur plus tranquille,
quelles chantent, quelles dansent, quelles sourient, quelles
soient tristes, quelles dorment ou quelles veillent, elles font
tout cela avec tant de grace et de gentillesse, quil ny a point de
coeur si insensible qui nen soit émû. Laimable candeur et
linnocente simplicité sont des vertus qui ne les quittent jamais.
Elles ignorent jusquau nom de la dissimulation, de la perfidie, de
linfidélité, et de ces artifices dangereux, que la jalousie ou la
coquetterie mettent en usage. Le berger qui vit parmi elles est le
plus heureux des hommes; sil aime, il est sûr dêtre aimé; sa
tendresse est payée de tendresse, et sa constance de fidélité. Le
berger sans amour et qui chérit son indifférence, na point à
craindre dêtre séduit par les amorces trompeuses dune coquette
perfide ou volage. amour et simplesse, cest leur devise, et lage
dor recommence tous les jours pour eux. Ce quil y a de plus
admirable, cest quavec cette innocente simplicité qui fait leur
caractere, et les bergers et les bergeres, semblables à ceux du
Lignon, joignent tous les raffinemens les plus recherchés de lamour
le plus délicat, et des coeurs les plus sensibles; mais il est inoüi
quils en fassent jamais dusage quau profit de lamour même. Assis
à lombre des verds boccages, ou sur les bords dun clair ruisseau,
on les voit toûjours agréablement occupés à chanter leurs amours, et
à faire retentir les échos des vallons du son de leurs chalumeaux,
et de leurs pipeaux champêtres. Les oiseaux ne manquent jamais dy
mêler leur tendre ramage, en même tems que les ruisseaux y joignent
leur doux murmure. Les troupeaux se ressentent de la fécilité de
leurs maîtres, et lon voit toûjours dans leurs prairies bondir les
moutons et les agneaux, sans que les loups osent leur donner la
moindre allarme. Au reste, ils ne songent jamais, ces heureux
bergers, aux noeuds de lhymen. Ils mettent toute leur satisfaction
à recevoir quelques tendres marques damitié de leurs vertueuses et
chastes bergeres, et jusques à la mort ils préferent constamment
lespérance de posséder aux fades douceurs de la possession même.
Javouë, que touché dun spectacle si riant et si gracieux, je fus
tenté de prendre sur le champ une pannetiere et une houlette, et de
fixer toutes mes courses dans un si beau lieu, pour y couler le
reste de mes jours dans la paix et linnocence, et goûter à jamais
les douceurs dun repos tranquille. Je ne suis pas même le premier à
qui cette pensée soit venuë à lesprit, à la simple lecture des
biens parfaits que linnocente simplicité fait trouver au bord des
fontaines, dans les prés, dans les bois et les forêts; mais faisant
réflexion que je serois toûjours le maître de choisir quand je
voudrois ce genre de vie, et que javois encore un grand pays à
parcourir, je continuai ma route.
Je remarquai en chemin quelques taureaux sans cornes, parce quon
les leur avoit arrachées pour en faire des cornes dabondance. Je
vis dautres taureaux qui avoient des cornes et des pieds dairain,
des vaches dune beauté admirable qui descendoient de la fameuse Io:
plusieurs chévres Amalthées, des cerberes ou grands chiens à trois
têtes, des chats bottés, des singes verds; et sur-tout je vis dun
peu loin dans un petit lac une hydre effroyable qui avoit sept
têtes, dont chacune ouvroit une gueule terrible armée de dents
venimeuses et tranchantes. Comme je navois ni la massuë dHercule,
ni aucune épée enchantée, je neus garde de men approcher. Je me
hâtai même de men éloigner, et cela me donna occasion de rencontrer
enfin des habitans du pays.
CHAPITRE 4
Des habitans de la romancie.
Jetois surpris de navoir encore rencontré que des bêtes, excepté
les bergers dont je viens de parler. Je sçavois bien en général que
les romanciens sont grands voyageurs; mais je ne pouvois pourtant
pas mimaginer que le pays fût absolument désert. Enfin regardant au
loin de tous côtés, japperçus un endroit qui me parut fort peuplé.
Cétoit en effet un lieu de promenade, où un nombre considérable
dhabitans des deux sexes, avoit coûtume de se rendre pour prendre
le frais. Je my acheminai, et jeus le plaisir en chemin de
vérifier par moi-même ce que javois toûjours eû quelque peine à
croire, que les fleurs naissent sous les pas des belles. Car je
remarquai sur la terre plusieurs traces de fleurs encore fraîches,
qui aboutissoient au lieu de la promenade, et qui navoient sûrement
pas dautre origine. Le lieu même où les belles se promenoient, en
étoit tout couvert; et dans la romancie on ne connoît point dautre
secret pour avoir en toute saison des jardins et des parterres des
plus belles fleurs. Je trouvai tout le monde partagé en diverses
compagnies de quatre, de trois ou de deux, tant hommes que femmes,
et plusieurs qui se promenoient seuls un peu à lécart. Comme je ne
connoissois personne, je crus devoir faire comme ces derniers, afin
déxaminer la contenance et les façons des romanciens avant que den
aborder quelquun.
La premiere observation que je fis, cest que je nappercevois ni
enfans, ni vieillards. Il ny en a point en effet dans toute la
romancie, et on en voit assez la raison. Toute la nation par
conséquent est composée dune jeunesse brillante, saine, vigoureuse,
fraîche, la plus belle du monde; et quand je dis la plus belle,
cette proposition est si exactement vraye, quon ne peut, sans une
injustice criante, faire sur cela la moindre comparaison. Les
françois, par exemple, passent pour une assez belle nation.
Cependant si on lexamine de près, on y trouvera beaucoup de gens
malfaits. Rien nest même si commun que dy voir des personnes
entierement contrefaites; on y voit dailleurs des visages si peu
agréables, des yeux si petits, des nez si longs, des bouches si
grandes, des mentons si plaisans. Or voilà ce qui ne se voit jamais
dans la romancie. Il est pourtant vrai quon y conserve de tout tems
une petite race extrêmement contrefaite dhommes et de femmes pour
servir de contraste dans loccasion, suivant le besoin des
ecrivains. Mais outre quelle est en très-petit nombre, cest une
race aussi étrangere à la romancie, que les négres le sont à
lEurope; et à cela près il est inoüi dy rencontrer une personne
qui nait pas la taille parfaitement belle. Un nés tant soit peu
long, des yeux tant soit peu petits, y seroient regardés comme un
monstre. Tous, tant hommes que femmes, et sur-tout celles-ci, ont
tous les traits du visage extrêmement réguliers. Cest-là que la
blancheur du front efface celle de lalbâtre, que les arcs des
sourcils disputent de perfection avec liris, cest-là que lébene
et la neige, les lys et les roses, le corail et les perles, lor et
largent, tantôt fondus ensemble, tantôt séparément, concourent à
former les plus belles têtes et les plus beaux visages quon puisse
imaginer. Toutes les dames y ont sur-tout les yeux dune beauté
admirable. Jen connois pourtant quelque part dans ce pays-ci
daussi beaux, mais ils sont rares; car ce sont des astres brillans,
dont léclat ébloüit, des soleils doù partent mille traits de
flamme qui embrasent tous les coeurs. à leur aspect on voit fondre
la froide indifférence comme la glace exposée aux ardeurs du soleil.
Lamour y fait sa demeure pour lancer plus sûrement ses traits.
Aussi ny a-t-il aucun coup perdu: eh! Quel coeur pourroit y
résister? On ne peut pas sen défendre: tôt ou tard il faut se
rendre, et céder de bonne grace à de si puissans vainqueurs. Mais ce
qui acheve de faire des habitans de la romancie les plus belles
personnes quon puisse voir, cest quavec tous ces traits de beauté
ils ont tous un air fin, une physionomie noble, quelque chose de
majestueux et de gracieux tout ensemble, de fier et de doux,
douvert et de réservé, quelque chose de charmant, je ne sçais quoi
dengageant, un tour de visage si attrayant, un certain agrément
dans les manieres, une certaine grace dans le discours, un sourire
si doux, des charmes quon ne sçauroit dire, mille choses quon ne
sçauroit exprimer, en un mot mille je ne sçais quoi qui vous
enchantent je ne sçais comment. Ce nest pourtant pas encore tout.
Car comme si la nature se plaisoit à épuiser tous ses dons pour
former les habitans de la romancie aux dépens de tout le reste du
genre humain, on les voit joindre à tant davantages naturels toutes
les perfections de corps et desprit quon peut desirer. Ils dansent
tous admirablement bien; ils chantent à ravir; ils jouent des
instrumens dans la grande perfection; ils sont dune adresse infinie
à tous les exercices du corps: sil y a une joûte, ils remportent
toûjours le prix, et sil y a un combat, ils en sortent toûjours
vainqueurs: que lon juge après cela sil ny a pas sans comparaison
beaucoup plus davantage de naître citoyen romancien, que de naître
aujourdhui prince ou duc, et autrefois citoyen romain.
Javouë que ce ne fut pas sans une extrême confusion que je me vis
dabord au milieu dun peuple si bien fait. Car quoique je ne sois
pas difforme, je me rendois pourtant la justice de penser quauprès
de personnes si bien faites, je devois paroître un homme fort
disgracié de la nature. Cette pensée me frappa même tellement, que
dans la crainte dêtre un objet de risée, je me retirai dans un lieu
écarté pour me dérober aux yeux des passans. Là, comme je déplorois
le désagrément de ma situation, mes réflexions me porterent
naturellement à tirer de ma poche un petit miroir pour my regarder.
Mais quel fut mon étonnement de me voir changé au point que je ne me
reconnoissois plus moi-même! Mes cheveux qui étoient presque roux,
étoient du plus beau blond; mon front sétoit agrandi, mes yeux
devenus vifs et brillans, sétoient avancés à fleur de tête, mon nés
trop élevé sétoit rabaissé à une juste proportion; ma bouche trop
grande sétoit rappetissée; mon menton trop plat, sétoit arrondi,
toute ma phisionomie étoit charmante. Je compris tout dun coup que
cétoit à lair du pays que jétois redevable dun si heureux
changement; mais jeus la foiblesse... lavouerai-je? Mes lecteurs
me le pardonneront-ils? ... nimporte; il faut lavouer: il sied mal
à un ecrivain romancien de nêtre pas sincere, et jai promis de
lêtre. Javoüe donc que je fus transporté de joye de me voir si
beau et si bien fait. Beauté, frivole avantage, méritez-vous
lestime des hommes? Non sans doute; mais alors ces réfléxions ne me
vinrent point à lesprit. Je ne pouvois me lasser de me regarder et
de madmirer moi-même; jétudiois dans mon miroir mille petites
minauderies agréables, je sautois daise, et me flattant de faire
incessamment quelque conquête importante, je me hatai de joindre les
compagnies dhommes et de femmes que javois laissées. Je me joignis
successivement à plusieurs, avec toute la liberté que je sçavois que
les loix du pays permettoient de prendre, et je restai assez long-
tems dans ce lieu pour me mettre au fait de leurs moeurs, de leur
esprit, de leurs manieres, et de tout leur caractere. Tout ce détail
est si curieux, que les lecteurs seront sans doute bien aises de
lapprendre.
On ne voit nulle part briller autant desprit que dans les
conversations romanciennes; mais cest moins lesprit quon y admire
que les sentimens, ou plûtôt la façon de les exprimer; car comme
lamour est le sujet de tous leurs entretiens, et quils aiment
beaucoup à parler, ils trouvent pour exprimer une chose que nous
dirions en quatre mots des tours si longs et si variés, quun jour
entier ne leur suffisant jamais, ils sont toûjours obligés den
remettre une partie au lendemain. Ils ont sur-tout le talent de
découper et danatomiser pour ainsi dire si bien toutes les pensées
de lesprit, et tous les sentimens du coeur quon seroit tenté de
les comparer à des dentelles, ou à un réseau dune finesse extrême.
Que les goûts des hommes sont différens! Ce que par un effet de
notre barbarie, nous traitons ici de verbiage et de galimatias,
voilà ce qui brille et ce quon estime le plus dans les
conversations romanciennes, entrautres ces belles tirades de menuës
réfléxions sur tout ce qui se passe au dedans dun coeur amoureux,
inquiet, incertain, soupçonneux, jaloux ou satisfait. Tout cela
exprimé longuement avec le pour et le contre, le oüi et le non, le
vuide et le plein, le clair et lobscur, fait un discours qui
enchante. Ce sont mille petits riens, dont chacun ne dit que très-
peu de chose; mais tous ces petits riens, toutes ces petites choses
mises bout à bout font un effet merveilleux. Il est vrai quil faut
sçavoir la langue du pays, comme je dirai bien-tôt, sans quoi il
vous échappe beaucoup de beautés et de traits desprit; mais aussi
quand on la possede une fois, on goûte une satisfaction infinie;
cest du moins mon avis, sauf au lecteur de penser autrement, sil
le juge à propos; car il ne faut pas, dit-on, disputer des goûts.
Je passerai légerement sur la nourriture des romanciens: elle est
fort simple, comme jai dit ailleurs; et en effet quand on aime, et
encore plus quand on est aimé, qua-t-on besoin de boire et de
manger? Je ne dirai rien non plus de leur habillement. Il est pour
lordinaire assez négligé, par la raison que dans la romancie,
lhabillement recherché najoûte jamais rien aux charmes dune
personne: ce sont toûjours au contraire ses graces naturelles qui
relevent son ajustement. Mais quelques princesses ont dans ce pays-
là un privilege assez singulier, cest de pouvoir shabiller en
hommes, et de courir ainsi le monde pendant des années entieres avec
des cavaliers et des soldats, dans les cabarets et les lieux les
plus dangereux, sans choquer la bienséance. Ces sortes de
déguisemens étoient même autrefois estimés, et sur-tout, si la
demoiselle sous un habit de cavalier venoit à rencontrer un amant
sous un habit de demoiselle; cela faisoit un événement si singulier,
si nouveau et si ingénieusement imaginé, quon ne manquoit jamais
dy applaudir; mais ce que les lecteurs seront sans doute bien aises
de connoître, cest le caractere du peuple romancien. Il y a eu de
la méchanceté à celui qui le premier a représenté le dieu damour
comme un enfant; car il semble quil ait voulu insinuer par-là, que
lamour nest que puérilité, et que les amants ressemblent à des
enfans. Mais à qui le persuadera-t-on, lorsquil est si bien prouvé
par le témoignage des plus graves auteurs, que de toutes les
passions, lamour est la plus belle et la plus héroïque, jusques-là
que depuis long-tems, tous les héros du théâtre, et même ceux de
lopera, semblent ne connoître aucune autre passion que pour la
forme; mais on en jugera encore mieux par le caractere des habitans
de la romancie, qui sont les plus parfaits des amants. En voici les
principaux traits que je vais rapporter, pour en ébaucher seulement
le portrait.
Ils ont le talent de soccuper fort sérieusement pendant tout un
jour, et un mois entier sil le faut, de la plus petite bagatelle.
Ils pleurent volontiers pour la moindre chose; un regard
indifférent, un mot équivoque les fait fondre en larmes: cest
quils sont en effet extrêmement délicats et sensibles. La plûpart
sont en même-tems si inquiets, quils ne sçavent pas eux-mêmes ce
quils desirent, ni ce qui leur manque. Ils voudroient et ils ne
voudroient pas: on a beau leur assûrer vingt fois une chose;
doivent-ils croire ce quon leur dit, ou sen défier? Doivent-ils
saffliger ou se réjoüir? Sont-ils satisfaits ou non? Voilà ce
quils ne sçavent jamais. Jaloux à lexcès, si quelquun par hazard
a dit un mot à leur princesse, ou si par malheur elle a jetté un
regard sur quelquun, toute leur tendresse se change en fureur.
Adieu toutes les assûrances et tous les sermens passés. Adieu les
lettres, les billets, les bracelets, les portraits, tout est oublié
de part et dautre, déchiré, mis en pieces; on ne veut plus se voir,
on ne veut pas même en entendre parler... à moins pourtant quil ne
sen présente quelque occasion; et par le plus grand bonheur du
monde, il ne manque jamais de sen présenter quelquune. Comment
faire alors? Il faut séclaircir; et léclaircissement fait, il faut
bien se raccommoder: à tout raccommodement il y a toûjours de petits
frais; la princesse les prend sur son compte; et voilà la paix faite
jusquà nouvelle avanture. Mais ce quil y a de plus dangereux en
cette matiere, cest lorsque lun des deux sobstine malicieusement
à cacher à lautre le sujet de son mécontentement secret, comme la
trop crédule et trop taciturne Fanny fit il y a quelque-tems, à son
trop mélancolique et sombre amant; car cela donne toûjours lieu aux
plus tragiques avantures. Il est vrai que sans cela le triste héros
auroit eû de la peine à parvenir à son cinquiéme volume; mais nest-
ce pas aussi acheter trop cher lavantage de faire un volume de
plus? Je pourrois ajoûter encore ici quelques autres traits du
caractere des romanciens; quils sont naturellement réveurs et
distraits; quils aiment beaucoup à jurer, et que les sermens ne
leur coûtent rien. Quils les oublient pourtant assez aisément
lorsquils ont obtenu ce quils désirent, et dautres traits
semblables; mais comme jai beaucoup de plus belles choses à dire,
je ne métendrai pas davantage sur ce sujet: aussi bien faut-il que
je raconte la merveilleuse rencontre que je fis dans la forêt des
avantures.
CHAPITRE 5
Rencontre et réveil du Prince Zazaraph, grand paladin de la
Dondindandie, avec le dictionnaire de la langue romancienne.
Quoiquil ne fût pas difficile de reconnoître à mes manieres et à
mon langage que jétois nouveau venu dans le pays, cependant tous
ceux à qui je me joignis et avec qui je mentretins, trop occupés
apparemment de leurs affaires particulieres, ne songerent presque
point à me faire offre daucun service, quoique dailleurs ils me
fissent beaucoup de politesse. Enfin un beau jeune homme que ma
présence importunoit peut-être, madressant la parole, me demanda si
javois passé par la forêt des avantures. Non, lui dis-je, car je ne
la connois seulement pas. Eh bien, reprit-il, vous perdrez ici tout
votre tems jusquà ce que vous y ayez passé. Comme vous êtes
nouvellement arrivé, il est juste de vous instruire. Cette forêt est
appellée la forêt des avantures, parce quon ny passe jamais sans
en rencontrer quelquune; et comme ce pays-ci est le pays des
avantures, il faut que tous les nouveaux venus, dès quils arrivent,
passent par la forêt, pour se faire ensuite naturaliser dans la
romancie. Elle nest pas bien loin dici, et en suivant ce petit
sentier à main droite, vous la rencontrerez.
Je remerciai le mieux quil me fut possible celui qui me donnoit un
avis si important, et métant mis en chemin, jarrivai bien-tôt à la
forêt. Jentendis en y entrant un fort grand bruit au-dessus de ma
tête, et plus désagréable encore que celui que fait une troupe de
pies effarées, qui voltigent de la cime dun arbre à lautre pour se
donner mutuellement lallarme. Japperçus aussi-tôt quelle étoit
lespece doiseaux qui faisoit ce bruit: cétoient des harpies. On
sçait que si ces femmes oiseaux sont grandes causeuses, elles ne
sont pas moins gloutonnes, jusques-là quelles se jettent avec
fureur sur une table, et enlevent toutes les viandes dont elle est
chargée. Quoique je ne portasse aucunes provisions, je me mis à tout
événement sur mes gardes lépée à la main. Je sçavois bien que
cétoit le moyen de les écarter; mais je nen reçus aucune insulte,
et jen fus quitte pour essuier linfection épouvantable dont elles
empestent lair tout autour delles. Assez près delà je trouvai des
perroquets sans nombre, et qui parloient toutes les langues avec une
facilité admirable, des oiseaux bleus, des merles blancs, des
corbeaux couleur de feu, des phenix, et quantité dautres oiseaux
rares quon ne voit jamais dans ce pays-ci; mais ce spectacle
marrêta peu, parce quun objet imprévû attira mes regards.
Japperçus un cavalier étendu sous un grand arbre et qui paroissoit
dormir dun profond sommeil. Je men approchai aussi-tôt, et après
avoir contemplé quelque tems les traits de son visage, qui avoient
quelque chose de noble et daimable, et sa taille qui étoit fort
belle, je déliberai si je ne le reveillerois point, pour lui
demander les éclaircissemens dont javois besoin; mais je jugeai
quil seroit plus honnête dattendre son reveil. Jattendis en effet
assez long-tems; enfin suivant les mouvemens de mon impatience, je
men approchai, je lui pris la main, je lappellai, je le secouai
même, mais ce fut inutilement. Je ne sçavois que penser dun sommeil
si extraordinaire, et mimaginant que linfortuné cavalier pouvoit
être tombé en létargie, je lui appliquai au nés et aux tempes une
eau divine que je portois sur moi; mais jeus le chagrin de voir
échoüer mon remede. Enfin je mavisai de songer que dans la romancie
les plantes avoient des vertus étonnantes. Jen cüeillis sur le
champ quelques-unes qui me parurent des plus singulieres, et pour en
essayer leffet, jen frottai le visage du cavalier endormi: les
premieres ne réussirent pas; mais en ayant cüeilli dune autre
espece, à peine la lui eus-je fait sentir, quil se réveilla dans
linstant avec un grand éternuëment, qui fit retentir la forêt et
mit en fuite tous les oiseaux du voisinage.
Généreux Prince Fan-Férédin, me dit-il, en mappellant par mon nom,
ce qui métonna beaucoup, que ne vous dois-je pas pour le service
que vous venez de me rendre. Vous mavez réveillé, et dans trois
jours je possederai ladorable anémone. Il faut, ajoûta-t-il, que je
vous raconte mon histoire, afin que vous connoissiez toute
lobligation que je vous ai.
Je mappelle le Prince Zazaraph. Il y a près de dix ans que par la
mort de mon pere, dont jétois lunique héritier, je devins grand
paladin de la Dondindandie. Jeus le bonheur de me faire aimer des
dondindandinois mes sujets, que je gouvernois plutôt en pere quen
souverain; car il est vrai que tous les jours de mon regne étoient
marqués par quelque nouveau bienfait. Ils me presserent dépouser
quelque princesse, pour fixer dans ma maison la succession de mes
etats. Jy consentis, mais je voulois une princesse parfaite, et je
nen trouvai point, quoique dailleurs les dondindandinoises passent
pour être la plûpart très belles. Lune avoit de beaux yeux, de
beaux sourcils, le nés bien fait, le teint de lys et de roses, la
bouche belle, le sourire charmant, mais on pouvoit croire absolument
quelle avoit le menton tant soit peu trop long. Lautre avoit dans
le port, dans la taille, dans les traits du visage, tout ce quil y
a de plus capable de charmer. Elle avoit même les mains belles, mais
il me parut quelle navoit pas les doigts assez ronds. Enfin une
autre sembloit réünir en sa personne avec tous les traits de la
beauté, tout ce que les graces ont de plus touchant, et tout ce que
lesprit a dagrémens. Jen étois déja si épris, quon ne douta pas
quelle ne dût bien-tôt fixer mon choix: je le crus moi-même pendant
quelque tems, et je me félicitois davoir rencontré une princesse si
aimable et si parfaite; mais par le plus grand bonheur du monde, je
remarquai un jour quelle navoit pas les oreilles assez petites. Il
fallut men détacher, et désespérant de trouver ce que je cherchois,
je consultai un sage fort renommé pour les connoissances quil avoit
acquises par ses longues études.
Non, me dit-il, nespérés pas trouver dans tous vos etats, ni dans
les royaumes voisins aucune beauté parfaite. On nen voit de telles
que dans la romancie, et si quelque chose peut dans ce pays-là
rendre un choix difficile, cest que toutes les princesses y sont si
parfaitement belles, quon ne sçait à laquelle donner la préférence.
Cest votre coeur qui vous déterminera. Partez donc, et amenez nous
au plutôt une princesse digne de vous et de votre couronne. Quant à
la route quil falloit tenir pour trouver la romancie, il massura
quil ny en avoit point de fixe et de réglée, quil suffisoit de se
mettre en chemin, et quen continuant toûjours à marcher, on y
arrivoit enfin, les uns par mer, les autres par terre, quelques-uns
même par la lune et les astres.
Jentrepris donc le voyage, et après avoir parcouru beaucoup de
pays, je suis enfin heureusement arrivé depuis plusieurs années dans
la romancie, sans que je puisse dire comment; et tout ce que jen ai
pû apprendre depuis que jhabite le pays, cest quon y entre, dit-
on, par la porte damour, et quon en sort par celle de mariage.
Mais ce qui mit le comble à mon bonheur, cest quà peine arrivé, je
rencontrai dans la Princesse Anémone tout ce quon peut imaginer de
beauté, de charmes, dappas, dattraits, dagrémens, de perfections,
et beaucoup au delà. Après tous les préliminaires qui sont
absolument nécessaires en ce pays-ci, jeus le bonheur de lui plaire
et den être aimé. Il ne sagissoit plus que de nous unir par des
noeuds éternels; mais cette cérémonie éxige ici des formalités dune
longueur infinie, et je nai pû obtenir dispense daucune. Il seroit
trop long de vous les raconter, et pour peu que vous séjourniez dans
le pays, vous les connoîtrez assez, parce quelles se ressemblent
toutes. Enfin je viens dessuyer la derniere épreuve. Il étoit écrit
dans la suite de mes avantures, quun rival jaloux de mon bonheur
trouveroit moyen par le secours dun enchanteur, de mendormir dun
profond sommeil, et quil en profiteroit pour enlever la belle
Anemone: que je continuerois de dormir pendant un an, sans pouvoir
être réveillé que par le Prince Fan-Férédin, à qui il étoit réservé
de me désenchanter: que trois jours après mon réveil la belle
Anemone délivrée de son odieux ravisseur, qui devoit périr,
reparoîtroit à mes yeux plus belle et plus aimable que jamais, sans
avoir rien perdu entre des mains si suspectes de tout ce qui peut me
la rendre chere; que je ne laisserois pourtant pas davoir quelques
soupçons, que les soupçons seroient suivis dune broüillerie, la
broüillerie dun éclaircissement, et léclaircissement dun
raccommodement, après lequel aucun obstacle ne sopposeroit plus à
mon bonheur. Je suis donc sûr de revoir dans trois jours ma belle
princesse. Nous partirons aussi-tôt pour la Dondindandie, et cest à
vous prince que jai de si grandes obligations.
Je fus extrêmement satisfait du récit du Prince Zazaraph, et davoir
trouvé quelquun qui pût me donner les instructions dont javois
nécessairement besoin dans un pays inconnu. Après lui avoir témoigné
combien jétois charmé davoir eu occasion de lui rendre service, et
lui avoir expliqué comment le desir de voir de belles choses mavoit
amené dans la romancie, je lui laissai entrevoir lembarras où
jétois, de trouver quelquun qui voulût bien prendre la peine de me
servir de guide, et de méclaircir sur ce que je pouvois ignorer
dans un pays, dont je navois nulle autre connoissance que celle que
donnent les livres. Croyez-vous, me dit-il obligeamment, quaprès le
service que vous venez de me rendre, je puisse laisser prendre ce
soin à tout autre quà moi? Non, non, ajoûta-t-il en membrassant
avec un air de tendresse dont je fus touché, je ne vous quitte
point. Aussi-bien nai-je rien de mieux à faire pendant les trois
jours quil faut que jattende la belle Anemone, et trois jours vous
suffiront pour connoître toute la romancie, sans vous donner même la
peine de la parcourir toute entiere, parce quon ne voit presque
partout que la même chose. Jacceptai sans hésiter des offres si
obligeantes, et nous nous entretînmes ainsi quelque tems dans la
forêt.
Pendant cet entretien il neut pas de peine à sappercevoir que je
ne sçavois pas la langue du pays, et je lui avoüai ingénument que
dans les entretiens que je venois davoir avec plusieurs romanciens,
ils avoient dit beaucoup de choses que je navois pas entenduës.
Cela ne doit pas vous étonner, me dit-il, car quoique dans la
romancie on parle toutes les langues, arabe, grec, indien, chinois,
et toutes les langues modernes, il est pourtant vrai quil y a une
façon particuliere de les parler, quon napprend quici: par
exemple, comment nommeriez-vous une personne dont vous seriez
amoureux et aimé? Vous lappelleriez tout simplement votre
maîtresse. Eh bien, ajoûta-t-il, on nentend pas ce mot-là ici: il
faut dire, lobjet que jadore, la beauté dont je porte les fers, la
souveraine de mon ame, la dame de mes pensées, lunique but où
tendent mes desirs, la divinité que je sers, la lumiere de ma vie;
celle par qui je vis, et pour qui je respire. En voilà, comme vous
voyez, à choisir. Il est vrai, repris-je, mais comment ferai-je pour
apprendre cette langue que je nai jamais parlée? Nen soyez point
en peine, repliqua-t-il; cest une langue extrêmement bornée, et
avec le secours dun petit dictionnaire que jai fait pour mon usage
particulier, je veux en une heure de tems vous faire parler un
romancien plus pur que Cyrus et Cleopatre.
En effet après nous être assis au pied dun gros cedre odoriférant,
le Prince Zazaraph me montra un petit livret proprement relié et
gros comme un almanach de poche, tout écrit de sa main, et dans
lequel il prétendoit avoir rassemblé toutes les phrases et tous les
mots de la langue romancienne avec les régles quil faut observer
pour la bien parler. Il me le fit parcourir avec attention, et en
moins de rien je fus au fait de toute la langue. Je pourrois donner
ici ce dictionnaire tout entier, mais jai cru quil suffiroit den
rapporter quelques régles principales et les phrases les plus
remarquables pour en donner seulement lidée: car aussi bien il
seroit inutile dentreprendre de parler le romancien dans ce pays-
ci. Il faut pour cela aller dans le pays même. Il y a sur-tout deux
régles essentielles. La premiere, de ne rien exprimer simplement,
mais toûjours avec exagération, figure, métaphore ou allégorie.
Suivant cette régle, il faut bien se garder de dire jaime. Cela ne
signifie rien; il faut dire, je brûle damour, un feu secret me
dévore, je languis nuit et jour, une douce langueur me consume, et
beaucoup dautres expressions semblables. Une personne est belle,
cest-à-dire, quelle efface tout ce que la nature a fait de plus
beau, que cest le chef-doeuvre des dieux, quil nest pas possible
de la voir sans laimer, cest la déesse de la beauté, la mere des
graces: elle charme tous les yeux; elle enchaîne tous les coeurs, on
la prend pour Venus même, et lamour sy méprend. La seconde régle
consiste à ne jamais dire un mot sans une ou plusieurs épithétes. Il
seroit par exemple ridicule de dire lamour, lindifférence, des
regrets, il faut dire: lamour tendre et passionné, la froide et
tranquille indifférence, les regrets mortels et cuisans, les soûpirs
ardens, la douleur amere et profonde, la beauté ravissante, la douce
espérance, le fier dédain, les mépris outrageans; et plus il y a de
ces épithétes dans une phrase, plus elle est belle et vraiment
romancienne.
Pour ce qui est des mots qui composent la langue, ils sont en très-
petit nombre, et cest ce qui facilite lintelligence du romancien.
Les voici presque tous. lamour, et la haine, transports, desirs et
soupirs, allarmes, espoir et plaisirs; fierté, beauté, cruauté,
ingratitude, perfidie, jalousie, je meurs, je languis, bonheur,
joüissance, désespoir, le coeur et les sentimens; les charmes, les
attraits et les appas, enchantement et ravissement, douleurs et
regrets, la vie et la mort, felicité, disgrace, destin, fortune,
barbarie; les soins, la tendresse, les larmes, les voeux, les
sermens, le gazon et la verdure, la nuit et le jour, les ruisseaux
et les prairies, image, rêverie et songes; voilà à peu près tous les
mots de la langue romancienne; il ny a plus quà y ajoûter, comme
jai dit, diverses épithétes, comme, doux, tendre, charmant,
admirable, délicieux, horrible, furieux, effroyable, mortel,
sensible, douloureux, profond, vif, ardent, sincere, perfide,
heureux, tranquille; et sur-tout ces expressions qui sont les plus
commodes de toutes, que je ne puis exprimer, quon ne sçauroit
imaginer, quil est difficile de se représenter, qui surpasse toute
expression, au-dessus de tout ce quon peut dire, au de-là de tout
ce quon peut penser; avec ce petit recueil, on aura de quoi
composer un livre in-folio en langue romancienne. Il y a pourtant
une observation à faire, cest quil faut tâcher de nallier aux
mots que des épithétes convenables; car si quelquun par exemple,
savisoit de dire une chere et délicieuse tristesse, cela feroit une
expression ridicule et mal assortie.
CHAPITRE 6
De la haute et basse Romancie.
Les diverses réflexions que nous fîmes sur la langue romancienne,
donnerent occasion au Prince Zazaraph de mapprendre un point de
géographie que jignorois; cest quil y avoit une haute et basse
Romancie.
Nous sommes ici, me dit-il, dans la haute Romancie, et elle est
aisée à distinguer de la basse par toutes les merveilles dont elle
est remplie, et que vous avez dû remarquer en venant ici; au lieu
que la basse Romancie est assez semblable à tous les pays du monde.
Car par exemple dans la basse Romancie une prairie est une prairie,
et un ruisseau nest quun ruisseau: mais dans la haute Romancie une
prairie est essentiellement émaillée de fleurs, ou du moins couverte
dun beau gazon, et un ruisseau ne manque jamais de rouler des eaux
dargent ou de crystal sur de petits cailloux pour leur faire faire
un doux murmure qui endorme les amans, ou qui réveille les oiseaux.
Mais, ajoûta-t-il, vous serez peut-être bien aise dapprendre
lorigine de cette distinction. Il est vrai, lui dis-je, car tout ce
que je vois et ce que jentends, ne fait quexciter de plus en plus
ma curiosité. Je le conçois aisément, reprit-il, et je crains même
que vous ne me fassiez secretement un crime de vous arrêter si long-
tems dans cette forêt où vous ne voyez rien de nouveau, au lieu de
vous mener à quelque habitation. Levons-nous donc, et nous
continuerons en marchant notre conversation.
Autrefois, continua-t-il, la Romancie étoit un pays fort borné.
Aussi ny recevoit-on que peu dhabitans, encore étoient-ils tous
choisis entre les princes et les héros les plus célébres. On se
souvient du nom et des avantures de ces premiers habitans de la
Romancie, entrautres dArtus et des chevaliers de la table ronde,
Palmerin dOlive, et Palmerin dAngleterre, Primalem de Grece,
Perceforêt, Amadis, Roland, Merlusine, et plusieurs autres dont je
ne me rappelle pas les noms. Rien nest si brillant que leur
histoire. On les voyoit se signaler par mille exploits inoüis pêle
mêle avec les génies, les fées, les enchanteurs, les géans, les
endryagues, les monstres, toûjours combattans, jamais vaincus. Aussi
le ciel et la terre sintéressant à leurs succès, leur prodiguoient
continuellement les plus grands miracles. Ce qui faisoit de la
Romancie le plus beau pays du monde. Mais un si grand éclat ne
manqua pas dattirer beaucoup détrangers dans le pays, entrautres
Pharamond, Cléopatre, Cassandre, Cyrus, Polexandre, grands
personnages à la vérité, mais qui nétant pas pour ainsi dire nés
héros comme les premiers, et ne létant que par imitation,
demeurerent beaucoup au-dessous de leurs modéles. Cependant comme
ils avoient une valeur et une vertu vraiment extraordinaire, on leur
donna place dans la haute Romancie. Mais les choses dégénérerent
bien autrement dans la suite; car on reçût dans la Romancie
jusquaux plus vils sujets, des avanturiers, des valets, des gueux
de profession, des femmes de mauvaise vie. Ce nest pas que
plusieurs zélateurs romanciens nayent fait leurs efforts pour
rétablir toute la gloire et le sublime merveilleux des tems passés;
de-là sont venus les héros et les princes des fées, ceux des mille
et une nuit, des contes chinois, et beaucoup dautres semblables;
mais on voit dans leur histoire les merveilles mêlées avec tant de
choses puériles, communes et vulgaires, quon ne sçait dans quelle
classe il faut les ranger. Enfin pour éviter la confusion, on a pris
le parti de diviser la Romancie en haute et basse. La premiere est
demeurée aux princes et aux héros célébres: la seconde a été
abandonnée à tous les sujets du second ordre, voyageurs,
avanturiers, hommes et femmes de médiocre vertu. Il faut même
lavoüer à la honte du genre humain. La haute Romancie est depuis
long-tems presque déserte, comme vous avez pû vous en appercevoir
dans ce que vous en avez vû, au lieu que la basse Romancie se peuple
tous les jours de plus en plus. Aussi les fées et les génies se
voyant abandonnés, et presque sans pratique, ont pris la plûpart le
parti de sen aller, les uns dans les espaces imaginaires, les
autres dans le pays des songes. Cest ce qui fait que vous ne voyez
plus la Romancie ornée comme elle étoit autrefois dune infinité de
châteaux de crystal, de tours dargent, de forteresses dairain, ni
de palais enchantés.
Que je suis fâché, lui dis-je en linterrompant, de ne pouvoir pas
être témoin dun si beau spectacle! Il me seroit fort aisé, reprit-
il, de vous faire voir deux châteaux de cette espéce assez près
dici, si nous étions vous et moi assez las de notre liberté, pour
consentir à la perdre. à une lieuë dici sur la main droite, il y en
a un qui est habité par la fée Camalouca. Rien de si brillant ni de
si magnifique que les appartemens, les galeries, les salles qui
composent ce palais; mais rien de si dangereux que den approcher. à
trois cens pas tout à lentour, la fée a formé une espéce de
tourbillon invisible, qui entraîne en tournoyant tous ceux qui ont
le malheur ou la fatale curiosité dy entrer. Emportés ainsi jusquà
la cour du château, ils sont à linstant engouffrés dans de grands
vases de crystal pleins deau, et au moment quils y entrent, la fée
leur souffle sur le dos une grosse bulle dair qui sy attache, et
qui par sa légéreté les tient suspendus dans leau, où ils ne font
que tourner, monter et descendre sans cesse. On les voit au travers
du crystal, et cet assemblage de diverses figures fait un
assortiment bizarre, dont la méchante fée se divertit: car on y voit
pêle mêle des dames et des seigneurs, des pontifes et des
prêtresses, des animaux de toute espéce, des monstres grotesques, et
mille figures différentes, qui se broüillent et se mêlent
continuellement. Cest sur ce modele quon fait en Europe de ces
longues phioles pleines deau, que lon remplit de petits marmouzets
démail. Lautre palais qui est à main gauche, est la demeure de la
fée Curiaca, cest bien le plus dangereux caractere quil y ait dans
toute la Romancie. Comme elle a beaucoup dagrémens, rien ne lui est
si aisé que de captiver les coeurs de tous ceux qui la voyent, et
elle sen fait un plaisir malin. Elle les mene ensuite promener dans
ses jardins, sur le bord dune fontaine ou dun canal, et là
lorsquils sy attendent le moins, elle les métamorphose en oiseaux,
quelle contraint par un effet de son pouvoir magique, à tenir
continuellement leur long bec dans leau, les laissant des années
entiéres dans cette ridicule attitude. Cest là tout le fruit quon
retire des soins quon lui a rendus; et cest aussi ce qui a fondé
le proverbe de tenir quelquun le bec dans leau. Mes lecteurs sont
des personnes de trop bon goût pour ne pas sentir que ces récits
sont extrêmement agréables, et il est par conséquent inutile de les
avertir quils me firent beaucoup de plaisir; je souhaite quils en
trouvent autant dans la lecture du chapitre suivant.
CHAPITRE 7
De mille choses curieuses, et de la maladie des bâillemens.
Nous vîmes venir à nous par la route que nous tenions, un cavalier
monté sur une espece de Griffon noir, lair triste, rêveur et
distrait; mais dès quil nous eût apperçus, il détourna sa monture,
et prenant un chemin de traverse, il se déroba bien-tôt à nos yeux.
Quel est, dis-je au Prince Zazaraph, cette figure de misantrope? Je
nen connoissois pas de cette espece dans la Romancie. Il sy en
trouve pourtant plusieurs, me répondit-il, témoin le pauvre
Cardenio, qui se faisoit tant craindre des bergers dans les
montagnes de Sierra Morena. Celui-ci se nomme Sonotraspio. Que je le
plains! Prévenu contre les dangers dune passion amoureuse, il
vivoit en philosophe indifférent, riant même de la foiblesse des
amans. Mais lamour lui gardoit un trait que sa philosophie ne put
parer. Il aima enfin, et il aima Tigrine, dont le coeur étoit engagé
à un autre, et qui lui fit bien-tôt comprendre quil navoit rien à
espérer. Il le comprit en effet si bien, que pour étouffer dans sa
naissance un malheureux amour, il voulut prendre le seul parti qui
lui restoit, qui étoit de séloigner de lobjet qui lavoit captivé.
Mais non, lui dit Tigrine, vos soins me font plaisir, vos services
me sont utiles, si vous maimez jéxige que vous ne me fuyez pas. à
un ordre si absolu elle ajoûta quelques faveurs légeres, qui
acheverent de faire perdre à lamant infortuné tout espoir de
liberté. Il ne lui étoit pas possible de voir Tigrine sans laimer:
il ne lui étoit pas permis de léviter: il nen avoit pourtant rien
à espérer; quelle situation! Il sy résolut pourtant avec un courage
qui marquoit autant la fermeté de son ame, que lexcès de sa
passion. Il se flatta darracher du moins quelquefois à la cruelle
de ces légeres faveurs, quelle lui avoit déja accordées. Il y
réussit en effet, au-delà même de ses espérances, et bornant-là tous
ses désirs et tout son bonheur, il traînoit sa chaîne avec quelque
sorte de satisfaction; mais ce bonheur apparent et si leger dura
peu. Tandis que Sonotraspio toûjours modeste et respectueux,
sefforce de se persuader quil est encore trop heureux, un injuste
caprice persuade à Tigrine quelle en fait trop. Cen est fait, lui
dit-elle, nespérez plus rien de moi, votre passion mimportune, vos
soins me sont devenus indifférens. Fuyez-moi, jy consens, et même
je vous le conseille. Dieux! Quel fût létonnement de Sonotraspio!
Un coup subit de tonnerre cause moins de consternation à des femmes
timides, quun orage imprévû surprend dans une vaste campagne. Il
douta quelque-tems: il crût avoir mal entendu; mais son doute ne fut
pas long. Tigrine sexpliqua, et le fit avec toute la dureté
imaginable. Alors pénétré de douleur, et le désespoir peint dans ses
yeux, vous me permettez donc de vous fuir, lui dit-il; il en est
bien tems cruelle, après que... ses sanglots ne lui permirent pas
dachever, et Tigrine même séloigna pour ne pas lentendre. Ni les
larmes, ni les prieres les plus tendres ne pûrent la fléchir, ni lui
persuader même daccorder à un malheureux, du moins pour une
derniere fois, quelque marque de bonté. Elle nen parut au contraire
que plus fiere et plus dédaigneuse. Enfin linfortuné Sonotraspio
outré de dépit et de douleur, sest abandonné à tout ce que le
désespoir peut inspirer à un amant injustement maltraité. En vain il
sefforce de se rappeller les sages leçons de la philosophie. Occupé
continuellement de son malheur, on le voit pour se distraire,
chercher tantôt la solitude, tantôt la dissipation, en courant comme
un insensé toute la Romancie. Il déteste le jour où il vit Tigrine
pour la premiere fois; il sefforce de loublier; il voudroit la
haïr; mais rien ne lui réussit: la blessure est trop profonde, et il
y a lieu de craindre quil nen guérisse jamais. En vérité, dis-je
alors au Prince Zazaraph, le pauvre Sonotraspio me fait pitié, je
voudrois que Tigrine ou ne lui eût jamais rien accordé, ou ne lui
eût pas refusé pour une derniere fois, quelques faveurs légeres;
mais, ajoûtai-je, il ne faudroit pas beaucoup dexemples semblables
pour décréditer la Romancie. Vous avez bien raison, me dit-il, car
on seroit tenté de regarder tous ses habitans comme des fous; mais
cest un effet de linjustice et de lignorance des hommes; car il
est vrai quà ne consulter que la raison et les maximes de la
sagesse, il faut taxer de folie et dégarement pitoyable, toute la
suite des beaux sentimens et des procédés réciproques de deux amans;
mais si dune part on sen rapporte à nos annalistes, dont
lautorité est dun poids dautant plus grand, quil y en a
plusieurs qui ont un caractere respectable; et si de lautre on en
juge par la façon toute sublime dont ils sçavent embellir les
passions, qui par elles-mêmes paroissent les moins sensées, on aura
des héros de la Romancie une idée beaucoup plus avantageuse.
Ici jinterrompis le grand paladin. Que vois-je, lui dis-je! Après
le tragique, nest-ce pas du comique qui se présente ici à nous?
Quest-ce, je vous prie, que ces bandes de hannetons, de
sauterelles, ou de grosses fourmis que je vois traverser la forêt,
comme une petite armée qui défile? Quelle espece dinsectes est-ce
là?
Insectes, répondit le Prince Zazaraph en riant. De grace traitez
plus honnêtement une espece qui nest rien moins quune espece
humaine. Navez-vous jamais oüi parler des liliputiens? Les voilà.
Ces pauvres petits avortons de la nature humaine sétoient établis
dans la Romancie, et sembloient dabord y faire fortune; mais il
faut sans doute que lair du pays leur soit contraire: ils nont
jamais pû sy multiplier, et désesperés de voir leur race
séteindre, ils ont enfin pris le parti daller sétablir ailleurs.
Prenons garde en passant, ajoûta-t-il, den écraser quelques-uns
sous nos pieds; car cest-là tout le danger que lon court à les
rencontrer. Mais il nen est pas de même des brobdingnagiens. Ces
géants monstrueux par un contraste bizarre sétablirent dans la
Romancie en même-tems que les liliputiens; et comme eux ils ont été
obligés de chercher une autre demeure, le pays entier ne pouvant
suffire à leur subsistance; mais malheur à tout ce qui sest trouvé
sur leur passage. On ne sçauroit exprimer le ravage que ces colosses
effroyables ont fait dans toute leur route, écrasant les châteaux
sous leurs pieds, comme nous écrasons une motte de terre, et brisant
tous les arbres des forêts, comme des elephans briseroient des épics
de froment en traversant les campagnes. On ne sçait pas trop quel
motif avoit engagé les uns et les autres à sétablir dans la
Romancie; nayant dautre mérite pour se distinguer, sinon, les uns
une petitesse qui faisoit rire, et les autres une grandeur
gigantesque qui faisoit horreur. Aussi les voit-on partir sans quon
sempresse de les retenir, et tout ce que lon en dit, cest que ce
nétoit pas la peine de faire un si grand voyage, pour apprendre ce
quon sçavoit déja; quil ny a point dans le monde de grandeur
absoluë, et que la taille grande ou petite est une chose
indifférente à la nature humaine.
A propos de cela, dis-je au Prince Zazaraph, nai-je pas oüi dire
que les bêtes parlent dans ce pays-ci?
Rien nest plus vrai, me dit-il, et cétoit même autrefois une chose
assez commune du tems dEsope, de Phedre, et dun françois appellé
La Fontaine, qui avoient le secret de les faire parler, aussi-bien
et quelquefois mieux que les hommes mêmes. Mais il semble que
dégoûtées de cet usage, elles ayent pour ainsi dire perdu la parole,
sur-tout depuis quun autre françois nommé L M sest avisé de leur
faire parler un langage peu naturel et forcé, quon a quelquefois de
la peine à entendre. Il ne laisse pourtant pas de se trouver encore
parmi elles quelques babillardes qui parlent autant et plus quon ne
voudroit; et tout récemment, une taupe vient de se rendre ridicule
par son babil extravagant, quoique quelques-uns ayent prétendu
quelle na fait quen copier une autre.
Tandis que le Prince Zazaraphe mentretenoit ainsi, il me prit une
envie de bailler si prodigieuse, quil me fallut malgré mes efforts,
céder au mouvement naturel. Ah ah! Dit-il en riant, vous voilà déja
pris de la maladie du pays, cest de bonne heure; mais de grace ne
vous contraignez point, car personne ici ne vous en sçaura mauvais
gré. Cest dans la Romancie un mal inévitable pour peu quon y fasse
de séjour, à peu près comme le mal de mer pour ceux qui font un
premier voyage sur cet élément. Comme le Prince Zazaraph achevoit de
parler, il se mit lui-même à bailler si démésurément, que je ne pûs
mempêcher den rire à mon tour. Je vois bien, lui dis-je, que cette
maladie est en effet assez commune dans la Romancie. Mais je ne
comprens pas comment on peut y être sujet dans un pays si rempli de
merveilles; cest aussi, me répondit-il, ce qui embarasse les
physiciens dans lexplication de ce phénomene, dautant plus quon a
observé que dans les endroits où il y a le plus de merveilles,
entassées les unes sur les autres, par exemple dans la province
peruvienne, cest-là précisément que lon bâille le plus. Les
médecins de leur côté nont encore pû trouver dautre remede à ce
mal, que de changer dair. Il faut pourtant que je vous fasse voir
auparavant un de nos bois damour: car cest à peu près ce qui vous
reste à voir de particulier dans le canton où nous sommes.
CHAPITRE 8
Des bois damour.
Comme nous étions donc déja hors de la forêt, nous tournâmes nos pas
vers un bois charmant qui étoit dans la plaine. Cétoit un de ces
bois damour dont le prince venoit de parler, et on en trouve dans
tous les quartiers de la Romancie beaucoup de semblables quon a
plantés pour la commodité des amans, comme on voit dans une terre
bien entretenuë des remises de distance en distance pour servir
dasile et de retraite au gibier. Ces bois sont presque tous plantés
de lauriers odoriférans, de myrthes, dorangers, de grenadiers et de
jeunes palmiers, qui entrelassent amoureusement leurs branches pour
former dagréables berceaux. Ils sont admirablement bien percés de
diverses allées, qui forment des étoiles, des pates doye, des
labyrinthes, et dans les massifs on a ménagé divers compartimens,
dont le terrain est couvert dun beau gazon semé de violettes et
dautres fleurs champêtres: les palissades sont de rosiers, de
jasmin, de chevrefeüille, ou dautres arbrisseaux fleuris, et chacun
a son jet deau, sa fontaine, ou sa petite cascade. Il ne faut pas
demander si dans ces bosquets délicieux les tendres zéphirs
rafraîchissent les amans par la douce haleine de leurs soupirs; ni
si les oiseaux font retentir le bocage des doux sons dun amoureux
ramage; tout vit, tout respire, tout est animé, tout aime dans ces
bois damour; et comment pourroit-on sen défendre, lorsquon y voit
les amours perchés sur les arbres comme des perroquets, soccuper
sans cesse à lancer mille traits enflammés qui embrasent lair même.
O que les conversations y sont tendres, vives et passionnées, quon
y pousse de soupirs, quon y forme de desirs! Quon y goûte de
plaisirs! Ne croyez pourtant pas, me dit le Prince Zazaraph, quil
soit indifférent de se promener dans les divers quartiers du bois.
Chaque bosquet a sa destination particuliere; ensorte quon
distingue le bosquet des amans heureux, et celui des mécontens; le
bosquet des soupçons jaloux, celui des broüilleries, celui des
raccommodemens, et plusieurs autres semblables. Il y a quelque tems
que des habitans peu instruits des loix et des anciens usages,
voulurent établir aussi dans les bois damour des bosquets de
joüissance; mais on sopposa avec zéle à une innovation si
dangereuse, et il fut prouvé par le témoignage des annales
romanciennes, quil ny avoit rien de si contraire aux intérêts de
la Romancie, par la raison que la joüissance éteint le desir et la
passion qui sont ici les nerfs du bon gouvernement. Mais que font là
bas, lui dis-je, ces personnes que je vois les unes debout, les
autres assis sous ce grand orme? Ce sont, me répondit-il, des gens
qui attendent leur compagnie pour entrer dans le bois. Cet orme a
été planté tout exprès pour être le lieu du rendez-vous. Les
premiers venus y attendent les autres; et comme il y en a tel
quelquefois qui attend en vain, cest ce qui a fondé le proverbe,
attendez-moi sous lorme. Au reste, ajoûta-t-il, nous pouvons, si
nous voulons, nous approcher des bosquets, voir tout ce qui sy
passe, et entendre tout ce qui sy dit: comment, repris-je, on fait
ici les choses si peu secretement? Sans doute, repliqua-t-il; eh!
Comment les auteurs qui composent les annales romanciennes
pourroient-ils autrement sçavoir si en détail tous les entretiens
les plus particuliers de deux amans jusquà la derniere syllabe?
Vous avez raison, lui dis-je, et vous mexpliquez-là une chose que
je navois jamais comprise. Mais avec tout cela je ne comprends pas
encore comment des ecrivains, par exemple, celui de Cyrus ou de
Cléopatre, peuvent écrire de si longues suites de discours sans en
perdre un seul mot. Cest, me répondit le Prince Zazaraph, que vous
ne sçavez pas comment cela se fait.
Mais, continua-t-il, entrons dans ce bosquet, qui est celui des
déclarations; vous pourrez par celui-là seul juger des autres, et
vous allez comprendre ce mystere. Voyez-vous, continua-t-il, ces
quatre grands tableaux décriture qui sont attachées à lentrée du
bosquet? Ce sont quatre modéles différens de déclaration damour,
contenant les demandes et les réponses et sil ny en a que quatre,
cest quon na pas encore pû en inventer un cinquiéme; car pour le
dire en passant, nos annalistes écrivent ordinairement assez bien;
mais ils ont rarement de cette imagination quon appelle invention,
et qui fait trouver quelque chose quun autre na pas dite avant
eux. Cest ce qui fait quils ne font que se copier tous les uns les
autres. Or pour revenir à nos tableaux, tous les amans qui entrent
dans ce bosquet pour se déclarer leur amour, ne manquent pas de
prendre lun de ces quatre modéles, quils récitent tout de suite.
Lannaliste na ainsi quà observer lequel des quatre modéles on
employe, et il sçait tout dun coup toute la suite de la
conversation. Il en est de même de tous les autres bosquets jusquà
celui des soupirs, dont le nombre est réglé, afin que lannaliste
naille pas faire une bévuë ridicule contre la vérité de lhistoire,
en faisant soupirer quatre fois une princesse qui nen aura soupiré
que trois. Si cela est, repris-je, il est inutile découter ce que
disent tous les couples damans que je vois répandus dans ce bois.
Vous dites vrai, me répondit-il; car si vous vous donnez seulement
la peine de lire les tableaux qui sont suspendus en très-petit
nombre à lentrée de chaque bosquet, vous sçaurez tout ce qui y a
jamais été dit, et tout ce qui sy dira dici à mille ans; et il
faut avoüer que si cela ne fait pas léloge de lesprit des
annalistes romanciens, cest du moins pour eux et pour nous quelque
chose de très-commode: car on a par ce moyen toute lhistoire de la
Romancie en un très-petit abrégé.
Malgré cela il me prit envie décoûter un moment ce qui se disoit
dans les bosquets voisins, et jy entrai avec le prince Zazaraph.
Mais je remarquai en effet que tout ce qui sy disoit, nétoit que
des répétitions de ce que javois déja lû dans tous les romans; et
les baillemens me reprirent avec tant de force, que je crus que je
ne finirois jamais. Le Prince Zazaraph eut peur que je nen fusse à
la fin incommodé, et pour prévenir le danger, il me proposa de
changer dair. Aussi bien, ajoûta-t-il, navez-vous plus rien à voir
ici de particulier, et tout ce que vous ignorez encore touchant la
Romancie se trouvant par tout ailleurs dans tous les autres
quartiers comme dans celui-ci, vous vous y instruirez également de
tout ce qui peut mériter votre curiosité, sauf à moi à vous faire
remarquer les différences, quand elles en vaudront la peine.
Jacceptai sur le champ la proposition, et pour faire notre voyage,
nous montâmes tous deux chacun sur une grande sauterelle sellée et
bridée. Ces montures, plus douces, mais moins vîtes que les
hipogriffes, ne font guéres que quatre ou cinq lieuës par saut, de
sorte quelles ne font faire que deux ou trois cens lieuës par jour;
mais cest assez lorsquon nest pas pressé. Il faut à cette
occasion que je raconte comment on voyage dans la Romancie.
CHAPITRE 9
Des voitures et des voyages.
Il y a un pays dans le monde quon dit être de tous les pays le plus
commode pour voyager, parce quon y trouve partout de grands chemins
frayés et de bonnes auberges; mais il paroît bien que ceux qui le
croyent ainsi, nont jamais voyagé dans la Romancie.
Je ne parle pourtant pas de la commodité admirable des anciennes
voitures, lorsquun batteau enchanté venoit vous prendre au bord de
la mer, orné de flâmes rouges, et dun pavillon couleur de feu, pour
vous faire faire en moins de deux heures plus de la moitié du tour
du monde; ou lorsquon navoit quà monter sur la croupe dun
Centaure, ou sur le dos dun Griffon qui vous transportoit en un
instant au-delà de la mer Caspienne, dans les grottes du mont
Caucase, pour délivrer une princesse que le géant Coxigrus avoit
enlevée, et vouloit forcer à souffrir ses horribles caresses. Comme
les héros daujourdhui ne sont pas tout-à-fait de la même trempe
que ceux dautrefois, il a fallu changer lancienne méthode, et ne
les faire plus voyager que terre à terre, ou dans un bon vaisseau;
encore les vaisseaux ne connoissent-ils plus locean. Néanmoins on
na pas laissé de conserver de lancienne méthode de voyager, tous
les avantages et tous les agrémens quil a été possible. Il faut
seulement avant que de se mettre en campagne, se faire donner des
lettres romanciennes en bonne forme.
Par exemple; deux hommes partent de Peking pour aller à Ispahan, ou
de Paris pour aller à Madrid; lun en partant a pris de bonnes
lettres romanciennes; lautre malheureusement na pris que des
lettres de change. Quarrive-t-il? Celui-ci fera tout simplement son
voyage, et feroit peut-être tout le tour du monde, sans quil lui
arrivât la moindre avanture. Il lui faudra manger toûjours à
lauberge à ses dépens, encore trop heureux quelquefois den
trouver. Il sera moüillé, fatigué, embourbé, malade, prêt à mourir
sans secours: il ne trouvera que des compagnies de gens ridicules,
ou ennuyeux; pas une belle ne deviendra amoureuse de lui, pas la
moindre rencontre singuliere quil puisse raconter à son retour. En
un mot il reviendra tel quil étoit parti. Au lieu quun prince fils
du calife Scha-Schild-Ro-Cam-Full, un chevalier de rose blanche, ou
un marquis de roche noire, une fois muni de bonnes lettres
romanciennes, rencontre à chaque pas les choses du monde les plus
singulieres. Partout où il loge il fait tourner la tête à toutes les
dames et princesses du canton; cest un vrai tison damour, qui va
causant partout un embrasement général. De pluye et de mauvais tems,
il nen est jamais question. Sa chaise rompt pourtant quelquefois,
et quelquefois il ségare dans un bois éloigné du grand chemin; mais
le guide qui légare sçait bien ce quil fait; cest toûjours le
plus à propos du monde pour délivrer à son choix, soit un cavalier
attaqué par des assassins, soit une jeune personne qui se trouve
dans une chasse, prête à être déchirée par un vilain sanglier. Il
est aussi-tôt conduit au château qui nest pas loin, et de tout cela
que davantures nouvelles! Au reste quoiquil ait soin de cacher son
véritable nom, en sorte que des gens mal-avisés pourroient le
prendre pour un avanturier; par la vertu de ses lettres romanciennes
il est partout accueilli, caressé, choyé comme une divinité. Les
princes mêmes le veulent voir. Il ne leur a pas dit quatre mots
quil entre dans leur intime confidence, et il ne se passe plus rien
dimportant où il nait part. En un mot je trouve cette façon de
voyager si agréable et si sûre, que je ne comprends pas comment on
peut se résoudre à sortir de chez soi, neût-on que cinq ou six
lieuës à faire, sans se munir de lettres romanciennes.
On peut même prendre encore une autre précaution très-avantageuse,
qui est demporter avec soi sur la foi des voyageurs, une bonne
liste des princes et des seigneurs chez qui on pourra loger à leur
exemple, dans les divers pays quon voudra parcourir. Car il y a
dans la Romancie plusieurs de ces listes imprimées pour la commodité
des voyageurs; et jen donnerai volontiers ici un échantillon
daprès un célébre voyageur. Le voici. Si, par exemple, vous allez
en Espagne, vous serez infailliblement bien reçû. à Madrid chez le
Comte De Ribaguora. Cest un grand dEspagne, âgé de quarante-cinq
ans, qui a de fort belles manieres, et qui reçoit bonne compagnie
chez lui. Il aime beaucoup les chevaux, les chiens, et les françois.
Ou chez le Duc De Los Grabos. Il a été ci-devant gouverneur du
Pérou, où il a amassé des biens immenses dont il aime à se faire
honneur. Il a cela de commode, que dès quil voit un etranger de
bonne mine qui sappelle le Chevalier De Roquefort, ou le Comte De
Belle-Forêt, il se prend tellement damitié pour lui, quil ne peut
plus sen passer. à Tolede, chez le Marquis De Tordesillas. La
marquise est extrêmement aimable, et ses deux filles sont les deux
plus belles personnes dEspagne. Elles sont lobjet des tendres
voeux de tout ce quil y a de plus brillant dans la noblesse
espagnole; mais un jeune etranger inconnu qui sçait se présenter à
elles de bonne grace, ne manque point de captiver le coeur de lune
des deux, sur tout de Dogna Diana, qui est la plus aimable.
Cependant comme il faudra que lintrigue finisse, parce que le jeune
voyageur aura affaire ailleurs, Dogna Diana mourra de la peste, ou
de quelque autre façon plus honnête si on peut limaginer.à
Sarragosse, chez D Felix Cartijo. Cest un gentilhomme à qui il est
arrivé beaucoup davantures, quil racontera tout de suite pour
servir dépisode à lhistoire du voyage; et comme il ne manque
jamais darriver encore chez lui dautres personnes qui racontent
aussi les leurs, cela fournit insensiblement la matiere dun volume
de juste grosseur. Ce petit échantillon suffit pour donner quelque
idée des listes dont je viens de parler, et il seroit inutile de
létendre davantage. Mais une chose dont il faut avertir les
voyageurs, et en général tous les héros romanciens, cest quils
doivent avoir une mémoire heureuse, pour se souvenir fidélement de
tous ceux avec qui ils ont eû dès le commencement quelque liaison
particuliere, ou qui leur ont commencé le récit de leurs avantures
sans pouvoir lachever. Car ce seroit une chose extrêmement
indécente doublier ces gens-là, et de nen plus faire mention. Un
voyageur auroit beau dire quil les a laissés à la Chine, ou dans le
fond de la Tartarie, il faut ou quil aille les retrouver, ou quils
viennent le chercher, fût-ce des extrêmités du Japon. En un mot il
faudroit les faire tomber des nuës plutôt que dy manquer. Les turcs
en particulier sont fort religieux sur cet article, et jen connois
un qui pour rejoindre son homme, fit tout exprès le voyage dAmasie
en Hollande. Jai aussi été moi-même si scrupuleux sur cela,
quayant perdu, comme on a vû, mon cheval la veille de mon entrée
dans la Romancie, je nai pas manqué de le retrouver à la sortie du
pays, comme on verra dans la suite. Il y a pourtant un moyen de se
débarasser de bonne heure de ces importuns qui interviennent dans
une histoire, et dont on ne sçait plus que faire; cest de les tuer
tout aussitôt, ou de les faire mourir de maladie. Mais à dire le
vrai, lexpédient est odieux, et on a sçû mauvais gré à un des
derniers voyageurs, davoir fait inhumainement mourir tant de monde.
Mais à propos de mémoire, je mapperçois que je parle tout seul, et
joublie que jai un compagnon qui auroit dû partager avec moi le
récit que je viens de faire. Jen demande pardon à mes lecteurs, et
je vais réparer ma faute dans le chapitre suivant. Il est pourtant
bon davertir que nous autres ecrivains romanciens, ne connoissons
aucune de ces belles régles que Lucien et tant dautres ont données
pour écrire lhistoire, par la raison que nous avons un privilege
particulier pour écrire tout ce qui nous vient à lesprit, sans nous
mettre en peine de ce quon appelle ordre, plan, méthode, précision,
vrai-semblance, ni de ce qui doit suivre ou de ce qui doit précéder;
dautant plus que nous avons toûjours à notre disposition la date
des faits pour lavancer, ou la reculer comme il nous plaît. Cest
ce qui me fait admirer la précaution qua prise un de nos modernes
annalistes, de mettre à la tête de son histoire une préface
raisonnée, pour justifier fort sérieusement les faits quil y
rapporte, comme si on ne sçavoit pas quen qualité dannaliste
romancien il a droit de dire les choses les moins vrai-semblables,
sans quon ait celui de sen formaliser.
CHAPITRE 10
Des trente-six formalités préliminaires qui doivent précéder les
propositions de mariage.
Tandis que le grand paladin de la Dondindandie et moi nous voyagions
par les airs, bien montés sur nos grandes sauterelles, il me demanda
si mon dessein nétoit pas de choisir quelque belle princesse de la
Romancie pour en faire mon épouse. Sans doute, lui dis-je, et ça été
en partie le motif qui ma fait entreprendre ce voyage. Je men suis
douté, me répondit-il, dautant plus quil vous sera difficile de
voir toutes les beautés dont ce pays-ci est peuplé, sans que votre
coeur se déclare pour quelquune. Mais disposez-vous à la patience,
et ne perdez point de tems. Car la traitte est longue depuis le jour
quon commence à aimer, jusquà celui où lon sépouse. Il est vrai,
lui dis-je, que ces longueurs mont quelquefois impatienté dans les
avantures de Théagene, de Cyrus, de Cléopatre, et de plusieurs
autres. Mais ne puis-je pas abréger les formalités... eh si, me
répondit-il, vous siéroit-il de ne faire quun petit chapitre des
mille et une nuit, ou des contes chinois. Non, prince, ajoûta-t-il,
les gens de notre condition sur tout doivent faire les choses dans
les grandes régles, et passer par tous les degrés de la milice
amoureuse. Il est pourtant permis quelquefois de leur en abréger le
tems.
Mais puisque nous sommes sur ce chapitre, il est à propos de vous
mettre davance au fait des loix principales quil faut observer en
cette matiere. Cest ce quon appelle les formalités préliminaires.
Il y en a qui en comptent jusquà trente-six et plus, mais je vais
vous les expliquer sans marrêter à les compter. Vous comprenez
bien, continua-t-il, quil faut commencer par devenir amoureux. Or
cela est fort plaisant; car on lest quelquefois une année entiere
sans le sçavoir, et il y en a tel qui ne sen doute seulement pas.
Sil a arrêté ses regards sur une personne, cest sans dessein: sil
la trouvée extrêmement aimable, ses sentimens se sont bornés à
lestime et à ladmiration; tout au plus il croit navoir pour elle
que de lamitié. Il est vrai quil desire de la voir souvent, quil
a des attentions particulieres pour elle, quil nest pas fâché
dappercevoir quelle en a aussi pour lui; mais à son avis tout cela
ne signifie rien, ce nest quun commerce de politesse, une liaison,
une inclination ordinaire où lamour nentre pour rien; mais, dit-il
enfin, que mest-il donc arrivé depuis quelque-tems? Je mapperçois
que je ne dors que dun sommeil inquiet, il me semble que je deviens
distrait et mélancolique. Je perds mon enjouëment ordinaire. Ce qui
me plaisoit commence à mennuyer: ce que jaimois le plus, me paroît
insipide. Vous êtes peut-être malade, lui dit quelquun qui ne
connoît pas les usages du pays romancien; non, répond-il, cest
toute autre chose. Il a bien raison; car ce sont là précisément les
premieres formalités de lamoureuse poursuite. Il en est dabord
tout étonné; moi amoureux, dit-il, moi qui nai jamais rien aimé!
Moi qui ai bravé tous les traits de lamour! Moi qui jusquà présent
ai vû impunément toutes les belles! Mais il a beau vouloir se le
cacher à lui-même. Ses soûpirs le trahissent; linquiétude, la
crainte, lespérance, les transports se mettent de la partie. Il
faut lavoüer de bonne grace, et il lavouë enfin. Il me semble
pourtant, dis-je alors au Prince Zazaraph, que jai vû beaucoup de
héros ne pas attendre si long-tems à connoître leur état, et à la
premiere vûë dune princesse devenir tout à coup éperdûment
amoureux. Cela est vrai, reprit-il, et cest même la maniere la plus
romancienne; mais après tout ils ny gagnent rien; car il faut
toûjours, à moins quils nen obtiennent une dispense particuliere,
quils attendent tout au moins un an, avant que de pouvoir faire
connoître le feu sécret dont ils sont consumés.
Au reste, ajoûta-t-il, il ne faut pas oublier une autre formalité
essentielle: cest quil faut que la beauté qui a triomphé de
lindifférence du héros, ait un nom distingué. Car si
malheureusement elle sappelloit Beatrix, Lizette ou Colombine, ce
seroit pour défigurer tout un roman; au lieu que quand elle
sappelle Rosalinde, Julie, Hyacinthe, Florimonde, ces beaux noms
toûjours accompagnés dépithetes convenables, font un effet
merveilleux. Encore une formalité qui embellit infiniment
lhistoire; cest lorsque le héros amoureux, loin de pouvoir se
flatter de posséder jamais lobjet quil adore, ne peut seulement
pas, vû la disproportion de sa condition, oser faire sa déclaration
aux beaux yeux qui ont enchaîné sa liberté. Car il est vrai quil
est en effet dune très-haute naissance, et le légitime héritier
dun grand royaume, comme il sera vérifié en tems et lieu: il est
certain dailleurs que la princesse ladore dans le fond du coeur,
et quelle maudit sécretement le rang éminent qui lui ôte
lespérance dêtre jamais lépouse dun cavalier si parfait; mais
dune part le cavalier ignore sa naissance, et la princesse qui
lignore aussi ne peut lécouter avec bienséance, quand même il
auroit laudace de sexpliquer. Or cela fait une situation
admirable, qui fournit la matiere des plus beaux sentimens: aussi
nos annalistes lont-ils tournée et retournée en cent façons
différentes.
Vous voyez donc, ajoûta le grand paladin, que les formalités sont
plus longues que vous ne pensez; mais ce nest pourtant encore là
que le commencement; la grande difficulté consiste à déclarer sa
passion. Car comment ferez-vous? Irez-vous dire grossierement à une
belle personne que vous la trouvez charmante, adorable: que vous
laimez de lamour le plus tendre et le plus respectueux, et que
vous vous croyriez le plus heureux des hommes de pouvoir la posséder
le reste de vos jours. Gardez-vous en bien, ce seroit pour la faire
mourir de chagrin, et elle ne vous le pardonneroit jamais de sa vie.
Il faut pourtant bien le lui faire entendre; mais il faut sy
prendre avec tant de précaution et si doucement, quelle ne sen
apperçoive presque pas. Il faut quelle le devine, ou tout au plus
quelle sen doute un peu. Le langage des yeux est admirable pour
cela, lorsquon en sçait faire usage et prendre son tems: par
exemple, la belle est à sa fenêtre ou sur un balcon, où elle prend
le frais: rodez à lentour sans faire semblant de rien, et quand
vous êtes à portée, tirez-lui une révérence respectueuse,
accompagnée dun regard moitié vif, et moitié mourant. Vous verrez
que vous naurez pas fait cela dix ou douze fois, quelle se doutera
de quelque chose: car il ne faut pas croire que les belles soient si
peu intelligentes. La plûpart comprennent fort bien ce quon leur
dit, souvent même ce quon ne leur dit pas, et il y en a qui de cent
oeillades quon leur adresse, ne perdent pas une seule syllabe.
Mais, repris-je à mon tour, à ce premier moyen ne pourroit-on pas en
ajoûter un second, qui est celui des sérénades pendant la nuit sous
les fenêtres du but de ses desirs? Comment, dites-vous, me répondit
le prince en souriant, du but de ses desirs! Fort bien, vous
commencez à vous former au beau stile. Continuez de grace. Je lui
dis donc que je croyois quun concert de voix et dinstrumens sous
les fenêtres de la beauté dont on porte la chaîne, me paroissoit un
assez bon expédient pour lui insinuer mélodieusement les tendres
sentimens quon a pour elle. Il est vrai, repartit-il; mais
lexpédient nest guéres de mon goût, parce quil est sujet à trop
dinconvéniens. Car premierement, il fait connoître à tout le
quartier quil y a de lamour en campagne, ce qui redouble la
vigilance des peres et des meres, des duegnes et des espions.
Secondement, il ne faut pour troubler toute la fête, quun jaloux
brutal qui vient au milieu de la musique vous allonger des estocades
terribles sans que souvent vous sçachiez seulement de quelle part
elles vous sont adressées. Je sçais bien que vous tuerez votre
homme; car cest la regle. Mais cela même cause un grand embarras.
Laffaire éclate. Le mort appartient toûjours à des gens puissans et
accrédités. Cest pour lordinaire un fils unique. Il faut se cacher
et prendre la fuite. Pendant une longue absence il peut arriver bien
des malheurs. En un mot je tremble toutes les fois que je vois un
amant donner la nuit des sérénades à sa belle. Car le moindre
malheur quil ait à craindre, cest de nen sortir quavec une
blessure dangereuse. Avoüez aussi, repris-je, que quand on a un
grand coup dépée au travers du corps, et quon se voit en danger de
mourir, cest une grande douceur lorsquon peut parvenir à sçavoir
que la belle pour qui on sest exposé au danger paroît touchée dun
si grand malheur.
Vous avez raison, repliqua le Prince Zazaraph: il ny a pas de baume
au monde qui ait une vertu si prompte; et si le cas arrive, je
réponds que le blessé sera bientôt sur pied. Mais encore une fois ce
moyen me paroît trop hasardeux, et il y en a de plus simples. Une
lettre, par exemple, quatre lignes bien tournées sont dun secours
merveilleux. On glisse adroitement le billet dans la poche de la
belle Julie, ou on le laisse tomber à ses pieds, comme par mégarde,
pour exciter sa curiosité; ou si on ne peut pas autrement, on le lui
fait donner par une personne affidée. Ce pas une fois fait, il faut
compter que laffaire est en bon train. Lamant ne laisse pas de
sinquiéter et de se tourmenter sur le succès de son billet. La-t-
elle lû, la-t-elle rejetté? Quel sentiment a-t-elle fait paroître
en le lisant? Cest quil na pas encore dexpérience: car il est
vrai en général quil y a des belles trop réservées, qui font
quelque difficulté de recevoir et de lire un billet; mais la réserve
en cette occasion seroit tout-à-fait déplacée; et il seroit même
ridicule de ne pas faire au billet une réponse favorable, qui donne
de grandes espérances à lamant; car cest-là une des formalités les
plus indispensables dans les préliminaires dont nous parlons, et je
ny ai jamais vû manquer.
Cest alors enfin, continua le prince, que lon commence à respirer.
Cest alors que lamour commence à paroître le dieu le plus aimable
et le plus charmant de lOlympe. Quon lui fait alors des
remercîmens, de voeux et doffrandes! Mais il faut quil continuë
son ouvrage. Ce nest pas assez que la charmante Clorine, ou
ladorable Florise ait laissé entendre quelle nest pas insensible;
il faut que le comte ou le marquis amoureux en ait lassurance de sa
propre bouche. Mais pourra-t-il bien soutenir un tel excès de joye?
Non, il se pâmera. Que dis-je? Il en mourroit, sil lui étoit permis
de mourir si-tôt; mais comme la chose seroit contre les bonnes
régles, il faut quil se contente de tomber aux pieds de sa toute-
belle sans voix et si transporté, quetout ce quil peut faire, cest
de coller ses lévres sur la belle main de la lumiere de sa vie.
Ah! Prince Fan-Férédin, ajoûta le grand paladin, quel dommage quun
moment si doux ne soit quun moment! Mais on a eu beau faire jusquà
présent pour trouver le moyen de le prolonger. Tous les astrologues
du monde y ont renoncé, et ce quil y a de plus triste, cest que ce
moment est unique, et quon nen peut pas trouver un second qui lui
ressemble parfaitement. Aussi en vérité un amant raisonnable devroit
sen tenir-là; et cela seroit bien honnête à lui; mais y en a-t-il
des amans raisonnables? Il leur manque toûjours quelque chose. Après
un premier entretien, on en veut avoir un second; après le second on
en veut un troisiéme, et en lattendant, les heures paroissent des
années. Heureux qui peut obtenir un portrait. Mais au défaut du
portrait on obtient du moins tout ce quon peut, et ne fut-ce quun
ruban, ou un chiffon, on est le plus heureux homme du monde; on
navoit encore jusqualors ressenti que tourmens, langueurs,
martyre, craintes, défiances, allarmes, larmes et désespoirs; et
voilà quon voit enfin arriver la bande joyeuse des transports, des
douceurs, un calme, une satisfaction, des fleuves de joye où lon
nâge comme en pleine eau, des délices inexprimables. Quon ne
savise point alors daller offrir à un amant le thrône de Perse, ou
lempire de Trébizonde, à condition dabandonner la souveraine de
son ame, ce seroit tems perdu. Il ne changeroit pas son sort pour la
plus brillante fortune. Il préfére un si doux esclavage à la plus
belle couronne de lunivers.
CHAPITRE 11
Des grandes épreuves; et ressemblance singuliere qui fera soupçonner
aux lecteurs le dénouëment de cette histoire.
Je ne puis assez admirer, dis-je au Prince Zazaraph, le talent que
vous avez de rapprocher les choses, et de les abréger. Car ce que
vous venez de me dire en si peu de paroles, non-seulement je lai vû
dans plus de vingt romans différens, mais il y occupe des volumes
entiers. Ce nest pas que jaye le talent dabréger, me répondit-il,
mais cest que dune part la plûpart des romans sont tous faits sur
le même modéle, et que de lautre leurs auteurs ont le talent
dallonger tellement les événemens et les récits, quils font un
volume de ce qui ne fourniroit que quatre pages à un ecrivain qui
nentend pas comme eux lart de la diffuse prolixité.
Remarquez pourtant, ajoûta-t-il, que je ne vous ai encore parlé que
des formalités préliminaires, et quavant que darriver à la
conclusion du mariage, il reste bien du chemin à faire. Car comme
dans un labyrinthe on sçait fort bien par où lon entre, et que lon
ignore par où lon en sortira: ainsi ceux qui sembarquent sur la
mer orageuse de lamour, sçavent bien doù ils sont partis, mais ils
ne sçavent point par où, comment, ni quand ils arriveront au port.
Deux jeunes personnes saiment comme deux tourterelles. Elles
semblent faites lune pour lautre. Elles mourront si on les sépare:
destin barbare! Faut-il... mais non, ce nest point au destin quil
faut sen prendre, cest aux loix établies de tout tems dans la
Romancie par les premiers fondateurs de la nation: loix séveres, qui
défendent sous peine de bannissement perpétuel de procéder à lunion
conjugale de deux personnes qui sadorent, avant que davoir passé
par les grandes épreuves prescrites dans lordonnance.
Sans doute, dis-je alors au prince dondindandinois, jaurai vû dans
les romans ce que vous appellez les grandes épreuves; mais je serai
bien aise de les connoître plus distinctement, et dapprendre de
vous surquoi est fondée cette loy; et si elle est indispensable.
Si vous avez lû, me dit-il, les avantures du pieux Enée, vous avez
dû remarquer que sans la haine que Junon lui portoit, toute son
histoire finissoit au premier livre; car il arrivoit heureusement en
Italie, il épousoit la princesse latine, et voilà leneïde finie.
Mais son historien ayant habilement imaginé de lui donner Junon pour
ennemie, cette déesse implacable lui suscite dans son voyage mille
traverses, qui font une longue suite dévénemens extraordinaires, et
qui donnent matiere à une grande histoire. Or voilà sur quel modéle
nos annalistes ont établi la loy des grandes épreuves. Au défaut du
Neptune, dUlysse et de la Junon dEnée, ils ont trouvé des fées et
des enchanteurs ennemis, dont la haine puissante et les persécutions
continuelles donnent lieu aux héros de signaler leur courage par
mille exploits inoüis; et comme il ny a ni valeur, ni forces
humaines qui puissent résister à de si terribles épreuves, ils ont
soin de leur donner en même-tems la protection de quelque bonne fée,
ou de quelque génie puissant, comme Ulysse et Enée avoient lun la
protection de Minerve, lautre celle du destin. De-là il est aisé de
juger que cette loy dans la Romancie doit être indispensable, et
elle lest en effet si bien, que les fils de rois, et les plus
grands princes sont ceux quelle épargne le moins.
Que faut-il donc penser, repartis-je, de la plûpart des héros
modernes pour qui on ne voit plus agir ni les divinités ni les
génies, soit amis, soit ennemis?
Ce sont, me dit-il, des héros bourgeois, qui nont ni la noblesse ni
lélévation qui est inséparable de lidée dun héros romancien. Mais
ils ne laissent pas dêtre sujets comme les autres, à la loy des
épreuves. Un amant, par exemple, croit toucher au moment qui doit le
rendre heureux. Les parens de part et dautre consentent au mariage;
point du tout. Il survient un prétendant plus riche et plus
puissant, qui met de son côté une partie des parens; quel parti
prendre? Il faut ou se battre ou enlever la belle. Sil se bat, il
tuëra sûrement son homme. Mais que deviendra-t-il? Voilà matiere
davantures pour plusieurs années. Sil enleve sa princesse; il faut
quil la consigne chez quelque parente qui veüille bien la cacher,
et quil ait bien soin de se cacher lui-même pour se dérober aux
recherches. Tout cela est bien long; mais voici le tragique. Un soir
que la belle enlevée prend le frais sur le bord de la mer avec sa
parente, il vient une tartane dAlger quelle prend pour un bâtiment
du pays, et qui faisant brusquement descente à terre, enleve les
deux belles chrétiennes pour les mener vendre à leur dey. Quelle
épreuve pour un amant! Il ne sçait en quel pays du monde on a
transporté le cher objet de ses pensées, ni quel traitement on lui
fait. Quelle situation! Ce sera bien pis, si tandis que le corsaire
fait voile en Afrique, il est attaqué, et pris par un vaisseau
chrétien, dont le commandant est précisément le rival de lamant
infortuné. Voilà de quoi mourir mille fois de rage et de douleur,
sans quheureusement tous les romanciens ont la vie extrêmement
dure. Mais supposons que la charmante Isabelle arrive à Alger; elle
est présentée au dey qui en devient amoureux, jusquà oublier toutes
les autres beautés de son sérail. Elle aura beau rebuter sa passion,
et faire la plus belle défense du monde: le dey ennuyé de ses
larmes, et las de sa résistance, veut enfin user de tout son
pouvoir. Le jour en est marqué, et il le fera tout comme il le dit.
Ah! Prince, mécriai-je alors, que cette épreuve est terrible! Jen
fremis.
Non, non, repliqua-t-il, rassûrez-vous: dans la Romancie on trouve
remede à tout. Lamant a si bien fait par ses recherches, quil a
découvert le lieu où sa chere ame est captive, et il ne manque
jamais dy arriver à point nommé la veille du jour fatal. Déguisé en
garçon jardinier, il entre dans le jardin du sérail; il trouve moyen
de faire un signal; il glisse un billet; Isabelle transportée de
joye, se prépare à profiter de la nuit pour sévader avec lui. Une
échelle de soye, des draps attachés à la fenêtre, une corde avec un
panier, que sçais-je? On trouve dans ces occasions mille expédiens,
qui ne manquent jamais de réussir. O! Que le dey fera le lendemain
un beau bruit dans son sérail! Que de têtes deunuques tomberont
sous le cimeterre du furieux Achmet! Mais les deux amans le laissant
exhaler toute sa fureur à loisir, auront trouvé au port un petit
bâtiment qui les attendoit, et ils sont déja bien loin. Au reste, ne
croyez pas que ces avantures soient bien singulieres; car pour peu
que vous ayez lû les annales romanciennes, vous devez avoir vû quil
ny a rien de si commun. En voulez-vous dune autre espéce, ajoûta-
t-il? Lamoureux cavalier a la nuit dans le jardin de sa belle un
rendez-vous secret; mais en tout honneur, dans un bosquet sombre, où
de la lumiere seroit dangereuse. La petite porte du jardin est
demeurée entrouverte. Or le frere ou le pere de la princesse
voulant par hazard entrer par la petite porte, et la trouvant
ouverte, se doute de quelque chose. On devine aisément tout le
reste: grand bruit; on attaque, on se défend, on apporte des
flambeaux, le cavalier ne se bat quen retraite; mais il a beau
faire, il faut de nécessité, et cest encore là une régle capitale,
que le frere ou le pere de celle quil adore, senferre lui-même
dans lépée de linfortuné cavalier. Or jugez combien il faut
dannées pour raccommoder une pareille avanture. Il faut en
attendant aller servir en Flandre ou en Hongrie. Autre inconvenient;
car en Flandre il est crû mort dans une bataille, et la désolée
Leonore après sêtre arraché tous les cheveux de la tête pendant six
mois, prend enfin quelque parti funeste à son amant. En Hongrie on
est fait prisonnier et envoyé esclave en Turquie pour y travailler
au jardin, ou à entretenir la propreté des appartemens.
Je vous avouë prince, dis-je, au grand paladin, que de toutes les
épreuves, cette derniere est celle que jaimerois le mieux: car jai
remarqué que de tous ceux qui partent de la Romancie pour aller être
esclaves en Turquie, à Tripoli ou à Alger, il ny en a aucun qui ne
fasse fortune.
Cela est vrai, repliqua-t-il; mais remarquez aussi quavant que de
partir, il ny en a pas un qui ne prenne la précaution de sçavoir
bien danser, davoir une belle voix, de joüer des instrumens dans la
perfection, et dêtre aimable et bien-fait. Cest par-là que tout
leur réussit. On fait voir lesclave étranger à la sultane favorite
pour la réjoüir. Or lesclave est un homme si admirable, et toutes
ces sultanes ont le coeur si tendre, quen moins de rien voilà une
intrigue toute faite, et un pauvre sultan fort peu respecté. La
condition leur plairoit assez, si elle pouvoit durer; mais il ny a
pas moyen: les loix de la Romancie sont extrêmement séveres sur ce
chapitre; il faut que le sultan, averti ou non, entre dans le sérail
et menace de tout tuer. Quel tintamare! Ce ne sera pourtant que du
bruit. On la entendu venir: la sultane craignant pour sa vie,
trouve le moyen de senfuir avec son charmant Bezibezu (cest le nom
de lesclave), et ils sont déja bien loin. En quatre jours la belle
maroquine arrive à Marseille ou à Barcelone; et le lendemain elle
est présentée au baptême. La seule chose qui me déplaît dans cette
avanture, cest que les loix veulent encore que le coffre de
pierreries que la belle maure a emporté avec elle soit jetté à la
mer, ce qui la réduit à laumône.
Ces épreuves, repris-je à mon tour, me paroissent très-peu
agréables; mais jen ai vû dautres qui ne le sont guéres davantage.
Que dites-vous, par exemple, ajoûtai-je, dun pauvre amant, qui
lorsquil est à la veille dépouser tout ce quil aime, voit sa
princesse enlevée par des inconnus, et transportée dans un lieu
inconnu, sans quaprès mille recherches il puisse en apprendre la
moindre nouvelle? Vous mavoüerez que voilà une des situations les
plus favorables pour les sentimens tragiques et les beaux
désespoirs.
Ah! Cher prince, sécria le Prince Zazaraph, quel souvenir me
rappellez-vous? Je lai essuyée cette cruelle épreuve, et vous
pouvez demander à tous les echos de nos forêts tout ce quelle ma
coûté de regrets douloureux, de sanglots pathétiques, et dhélas
touchants. Oüi, je me serois donné mille fois la mort, si on navoit
eu la précaution, comme cest lordinaire en ces occasions, de
môter épée, poignard, pistolets, et tout instrument qui tuë. Cest
pour éviter les funestes effets dun pareil désespoir, quau dernier
enlévement de ma princesse jai été condamné à dormir dun si long
sommeil, parce quon na pas crû que je pûsse soûtenir sans mourir
une seconde épreuve de cette nature. Vous auriez du moins pû, lui
dis-je, dans un si triste accident vous munir dun portrait de votre
princesse, ou du moins de quelques petits meubles qui auroient été à
son usage. Cela est dune ressource infinie; car jai connu un
cavalier appellé le Marquis De Rosemont, qui ayant ainsi trouvé le
moyen davoir jusquaux chemises, aux bas et aux cotillons de sa
défunte Donna Diana, passoit une bonne partie du tems à se les
mettre sur le corps, à les contempler et à les baiser lun après
lautre avec une douceur inexprimable. Il est vrai, me répondit le
prince, aussi ne trouvai-je alors de consolation quà contempler et
à baiser mille fois par jour le portrait de ladorable Anemone. Le
prince tira en même tems le portrait, et me le montra.
Dieux! Quel fût mon étonnement? Ami lecteur, je ne vous ai pas trop
préparé à cet incident; mais il est vrai qualors je ne my
attendois pas non plus moi-même; ainsi votre surprise ne sera pas
plus grande que la mienne. Je crûs reconnoître dans le portrait ma
soeur, linfante Fan-Férédine. Il est vrai quelle me paroissoit
extraordinairement embellie; mais enfin cétoient ses traits et
toute sa physionomie: de sorte que je naurois pas balancé un moment
à croire que cétoit elle-même, si je nen avois vû clairement
limpossibilité. Car jétois bien sûr quen partant pour la
Romancie, javois laissé ma soeur linfante à la cour de Fan-
Férédia, auprès de la Reine Fan-Férédine ma mere. Ma soeur ne
sétoit jamais dailleurs appellée la Princesse Anemone; ainsi je
crûs devoir regarder cette ressemblance comme un effet tout simple
du hazard. Je ne pus cependant mempêcher de dire au grand paladin
la pensée qui métoit venuë à lesprit à la vûë du portrait.
Cela est admirable, me répondit-il; car dans ce même moment vous
observant aussi moi-même de plus près, jai crû appercevoir en vous
des traits de ressemblance très-frappants avec le frere de ma
princesse: de sorte que si elle ressemble à votre soeur, je puis
vous assûrer que vous ressemblez aussi beaucoup à son frere, à cela
près, que vous êtes beaucoup mieux fait, et que vous avez lair plus
noble et plus aimable.
Oh! Pour le coup, lui dis-je, je suis donc tenté de croire quil y a
ici de lenchantement, ou quelque mystere caché; car je trouve aussi
quen vous regardant de certain côté, vous ressemblez si bien à un
jeune homme de ma connoissance, qui est amoureux de ma soeur, que je
vous prendrois volontiers pour lui, si vous nétiez incomparablement
plus beau, mieux fait de votre personne, et outre cela grand
paladin, au lieu quil nest quun simple cavalier. Mais, lui
ajoûtai-je en interrompant cet entretien, il me semble que
japperçois une espece de ville ou de grande habitation, à deux ou
trois lieuës dici. Oüi, me dit-il, et cest où nous allons
descendre: vous y verrez des choses assez curieuses.
CHAPITRE 12
Des ouvriers, métiers et manufactures de la Romancie.
Nous arrivâmes donc à lentrée dune grande et magnifique avenuë qui
étoit plantée dorangers, de grenadiers et de myrthes, entremêlés de
buissons charmans darbrisseaux fleuris. Là nous descendîmes de nos
sauterelles que nous congédiâmes, et nous avançâmes en suivant
lavenuë jusquà lhabitation. Le lieu où nous allons entrer, me dit
le Prince Zazaraph, nest pas proprement une ville, puisquil ny a
que des ouvriers et des boutiques; mais vous aurez sans doute de la
satisfaction à en parcourir les divers quartiers, et cest un objet
digne de la curiosité des nouveaux venus. Eh! De quelle espece sont-
ils, lui dis-je, ces ouvriers? Vous lallez voir par vous-même, me
répondit-il; mais je veux cependant bien vous en donner auparavant
une idée générale.
Comme tous ceux qui habitent la Romancie se trouvent toûjours
pourvûs de tout ce qui est nécessaire pour leur subsistance, sans
quils se donnent seulement la peine dy penser, vous devez juger
que les ouvriers de ce pays-ci ne samusent pas à faire des étoffes,
de la toile, des meubles, du pain, ou de la farine. Leur occupation
est beaucoup plus douce; et il y en a différentes especes, les
enfileurs, les souffleurs, les brodeurs, les ravaudeurs, les
enlumineurs, les faiseurs de lanternes magiques, les montreurs de
curiosité, et quelques autres encore.
Vous me dites là, lui dis-je, des noms de métiers dont je ne conçois
pas bien lusage en ce pays-ci. Je vais vous lexpliquer, me
répartit-il.
Nous appellons ici enfileurs des ouvriers qui y sont assez communs
depuis un tems. Ces gens-là assemblent de divers endroits une
vingtaine ou une trentaine de petits riens, quils ont ladresse
denfiler et de coudre ensemble, et voilà leur ouvrage fait. Les
souffleurs au contraire ne prennent quun de ces petits riens; mais
ils ont lart de lenfler, et de létendre en le soufflant, à peu
près comme les enfans font des bouteilles de savon, en sorte que
dune matiere qui delle-même nest presque rien, ils en font un
gros ouvrage. Ces ouvrages comme on voit ne peuvent pas être fort
solides; mais ils ne laissent pas damuser des esprits oisifs. Les
femmes sur tout et les enfans aiment à voir voltiger en lair ces
petites bouteilles enflées. Mais il est vrai que ce nest quun
éclat dun moment, et quon ne sen ressouvient pas le lendemain.
Louvrage des brodeurs est dune autre espece. Ils font venir de
quelque pays etranger quelques morceaux rares et curieux, dont ils
ornent le fond dune broderie de dessein courant, qui ne laisse
presque plus distinguer le fond de la broderie même. Les ravaudeurs
sont moins ingénieux. Tout leur art consiste à donner quelque air de
nouveauté à des choses déja vieilles et usées; cest pourtant
aujourdhui lespece douvriers qui est en plus grand nombre.
Les vrais peintres sont ici fort rares; mais en récompense nous
avons des enlumineurs admirables, qui sont employés à enluminer des
couleurs les plus brillantes, soit les portraits, soit les figures,
ou les tableaux dimagination. Il ne faut pas demander à ces gens-là
des portraits ressemblans, ni des tableaux dans le vrai; ce nest
pas leur métier. Mais personne nentend comme eux, lart de charger
un tableau de rouge et de blanc, à peu près comme les poupées
dAllemagne; et la seule chose quon puisse leur reprocher, cest
que tous leurs portraits se ressemblent.
Les lanterniers ou faiseurs de lanternes magiques, sont encore des
ouvriers fort estimés. On les a ainsi nommés, parce que les ouvrages
quils font ressemblent à des especes de lanternes magiques, où lon
voit les choses du monde les plus incroyables, des tours dairain,
des colonnes de diamant, des rivieres de feu, des chariots attelés
doiseaux ou de poissons, des géants monstrueux.
Les montreurs de curiosité font une espece douvrage assez amusant.
Cest un amas de diverses choses curieuses quils font venir de
loin. Cest pour cela quon leur a donné ce nom. Quand la matiere
sur laquelle ils travaillent est trop ingrate par elle-même, ils
trouvent lart daugmenter et dorner leur tableau de divers objets
plus intéressans quils présentent lun après lautre, comme le plan
de Londres, la cour de Portugal, le gouvernement de Venise, les
temples de Rome, à peu près comme un montreur de curiosité vous fait
voir dans sa boëte la ville de Constantinople, limpératrice de
Russie, la cour de Peking, le port dAmsterdam. Voilà, me dit le
Prince Zazaraph, à peu près les différentes especes douvriers qui
travaillent en ce pays-ci; mais entrons dans leur habitation pour
les voir de plus près, car je suis sûr que cette vuë vous amusera.
Effectivement je fus charmé de la propreté et de lordre admirable
que je vis dans la distribution des boutiques. Les différentes
especes douvriers sont partagées en différentes ruës, et chaque ruë
est formée par de petites boutiques rangées des deux côtés, les unes
auprès des autres, à peu près comme on le pratique dans les foires
célébres de lEurope: cela fait un spectacle fort agréable, et si
lon veut, un lieu de promenade fort amusant. Jadmirai sur tout la
variété et la singularité des enseignes; jen ai même retenu
quelques-unes, comme à la barbe bleuë, au chat amoureux, aux bottes
de sept lieuës, au portrait qui parle, à la bonne petite souris, au
serpentin vert, à linfortuné napolitain, et quelques autres dans le
même goût. Tous les ouvriers sont dailleurs extrêmement polis et
prévenans, pour attirer chez eux les curieux et les marchands; et il
ny a rien quils ne mettent en usage pour faire valoir leur
marchandise. à les en croire, leur ouvrage est toûjours admirable,
singulier, curieux. Cest, dit lun, le fruit dun long et pénible
travail. Cest, dit lautre, un reste précieux dun tel ouvrier qui
a laissé en mourant une si grande réputation. Cest, dit un autre,
une imitation dun ouvrage chinois ou indien, ouvrage extrêmement
recherché. Pour moi, dit un marchand plus désintéressé en apparence,
je navois nulle envie de communiquer mon ouvrage; mais mes amis et
des personnes de bon goût layant vû, mont tellement pressé den
faire part au public, que je nai pû résister à leurs
sollicitations. Ils accompagnent en même tems ces discours de
manieres si honnêtes et si polies, quon ne peut guéres se défendre
de leur acheter quelque chose, au hazard de payer cher de mauvaise
marchandise, comme il arrive le plus souvent.
Le hazard nous ayant dabord adressés au quartier des enfileurs,
jeus la curiosité de parcourir avec le Prince Zazaraph quelques-
unes des boutiques; car il faudroit une année entiere pour les
parcourir toutes. Jadmirai véritablement ladresse avec laquelle je
vis ces ouvriers enfiler ensemble mille petites babioles. Un petit
fil très-mince leur suffit pour cela, et lhabileté consiste à faire
durer ce fil jusquà la fin sans le rompre: car sil faut le
renoüer, ou en ajoûter un autre, louvrage na plus le même prix; la
boutique qui me parut la plus achalandée, avoit pour enseigne, aux
mille et une nuits. Louvrier, dit-on, est un des plus célébres du
quartier. Comme son enseigne a eu succès, quelques-autres ouvriers
nont pas manqué de limiter, dans lespérance de réüssir également.
Lun a pris les mille et un jours; lautre a pris les mille et une
heures: un autre, les mille et un quarts dheure. Leur fil en effet
est à peu près le même. Mais il faut quils nayent pas été aussi
heureux que le premier dans le choix des babioles.
Jy remarquai encore quelques enseignes des plus distinguées, comme
aux soirées bretonnes, aux veillées de Thessalie, aux contes
chinois, etc.. Mais ces ouvriers, dit-on, ont plus de fécondité que
de force dimagination. Trop foibles pour entreprendre un ouvrage
dun seul sujet, ils nont de ressource que dans la multitude, à peu
près comme un homme qui nayant point assez détoffe pour faire un
habit, le compose de diverses piéces rapportées; bigarrure qui ne
peut jamais faire à louvrier quun honneur médiocre. Le quartier
des souffleurs est presque désert depuis long-tems, parce quil se
trouve peu douvriers qui ayent lhaleine assez forte pour fournir à
ce travail. Il semble que Cyrus soit leur enseigne favorite, du
moins plusieurs se la sont appropriée, et chacun la retournée à sa
façon. Quelques-uns même de ces messieurs trouvant que ce prince
étoit un sujet propre à achalander leur boutique, lont obligé, sans
trop consulter son inclination, à courir le monde comme un
avanturier, pour leur apporter de tous les pays étrangers des
matériaux curieux, propres à être mis en oeuvre. Il nest pas bien
décidé sil en est revenu plus homme de bien; mais on ne peut pas
douter quaprès de si longues courses il neut besoin de se mettre
quelque tems en retraite; et il a heureusement trouvé un nouveau
maître, homme desprit et charitable, qui a retiré le pauvre prince
chez lui, uniquement pour lui faire prendre du repos.
Il y a quelque tems, me dit le prince Zazaraph, quil parut dans ces
quartiers-ci un de ces génies rares et sublimes, tels que la nature
en produit à peine un dans chaque siécle. Il conçut que le travail
que vous voyez faire à ces ouvriers pourroit être de quelque secours
pour former le coeur et lesprit des jeunes princes, sil étoit bien
fait et manié avec art et avec sagesse. Il entreprit den donner un
modéle. Son enseigne étoit au Prince DIthaque, et ce lieu que vous
voyez quil semble que lon ait voulu consacrer par respect pour sa
mémoire, étoit le lieu où il travailloit. Il est vrai quil fit un
chef-doeuvre quon ne pouvoit se lasser de voir, et où il trouva
lart de mêler ensemble tout ce quil y a de plus riant et de plus
gracieux, avec tout ce que la sagesse et la religion ont de plus
parfait et de plus sublime. Cest cet ouvrage qui devroit
aujourdhui servir de modéle à tous les ouvriers, et quelques-uns en
effet se sont efforcés de limiter; mais on est réduit à loüer leurs
efforts, et toûjours forcé de plaindre leur foiblesse.
Le prince me fit pourtant remarquer dans le même quartier quelques
boutiques qui étoient assez accréditées. Je me souviens sur-tout de
deux. La premiere avoit pour enseigne le Prince Sethos; et à juger
de ce prince par son portrait, cétoit un homme desprit, à qui on
ne pouvoit reprocher quune trop forte application à létude de
lantiquité. La seconde étoit occupée par une ouvriere dun esprit
fin et solide qui sétoit fait depuis peu de tems beaucoup de
réputation. Elle avoit pour enseigne la cour de Philippe Auguste, et
lempressement du public à acheter ses ouvrages, ayant déja épuisé
sa boutique, elle en travailloit de nouveaux quon attendoit avec
impatience. Je ne trouvai rien dans la ruë des brodeurs qui me
frappât beaucoup. Ces ouvriers, me dit le Prince Zazaraph, nayant
point assez de talent pour créer eux-mêmes quelque chose de neuf,
gagnent leur vie à enjoliver des choses déja connuës, et qui
paroissent trop simples par elles-mêmes. Ainsi ils travaillent sur
un fond étranger, et ils ont lart de le charger tellement de leur
broderie, quon ne distingue plus le fond de ce qui nen est que
lornement; mais il est assez rare que leur ouvrage fasse fortune.
Voilà une boutique qui a pour enseigne Dom Carlos, et dont louvrier
est estimé; mais en voilà un autre, qui na pas à beaucoup près si
bien réüssi dans le dessein damuser, quoique son enseigne promette
des amusemens h. Mais quoi! Dis-je au prince, ne vois-je pas-là cet
ouvrier des pays étrangers, quon nomme le p. L. Eh! Que fait-il
ici? Ce quil y fait, me répondit-il; il y figure très-bien parmi
nos brodeurs, et cest aujourdhui un des plus accrédités. Il est
vrai quil sembloit dabord vouloir sétablir dans le pays
dHistorie; et en effet il y a levé boutique; mais il a mieux trouvé
son compte à faire de fréquentes excursions dans la Romancie; il y
est effectivement si souvent, quon ne sçait jamais de quel pays
sont ses ouvrages, et je crois quon en peut dire, avec vérité, que
cest marchandise mêlée. Mais joubliois, ajoûta-t-il, de vous faire
remarquer une de nos plus belles boutiques. La voici, continua-t-il,
en me la montrant; elle a, comme vous voyez, pour enseigne la
Princesse De Cleves; et louvrier joüit à juste titre dune grande
réputation pour navoir jamais perdu de vûë dans un travail
extrêmement délicat les régles du devoir et de la plus austere
bienséance.
De-là nous passâmes au quartier des ravaudeurs. Ce sont, comme jai
déja dit, les ouvriers les moins estimés de la Romancie. Quel mérite
y a-t-il en effet, à rhabiller par exemple à la françoise un
ouvrage fait par un anglois ou un espagnol; ou à réduire à un
prétendu goût moderne des ouvrages faits dans le goût antique? Aussi
est-il assez rare que de tels ouvrages fassent quelque réputation à
leurs auteurs. Mais ce nest pourtant pas pour cette raison que leur
quartier est presque désert; cest que faute de police dans la
Romancie pour fixer chacun dans les bornes de son mêtier, tous les
ouvriers se mêlent dêtre ravaudeurs, ensorte quil ny en a presque
pas un seul qui dans la marchandise quil vous donne pour toute
neuve, ny mêle quelques vieux morceaux quil a rhabillés et
retournés à sa façon; cest ce qui fait que les ravaudeurs en titre
nont presque point de pratique, et cest précisément le cas où se
trouvent aussi les enlumineurs. Trop de monde se mêle de leur
mêtier, jusquaux ouvriers même du pays dHistorie.
Les lanterniers, ou faiseurs de lanternes magiques, nous amuserent
quelque temps. Ces ouvriers ont limagination extrêmement féconde:
il ne leur manque que de lavoir réglée par le bon sens et la vrai-
semblance; car il ny a point dinvention si bizarre, dont ils ne
savisent et quils nexécutent, ou ne paroissent exécuter avec une
facilité surprenante. Demandez-leur des chariots volans, des palais
dargent, des armes qui rendent invulnérable, des secrets pour
sçavoir tout ce qui se fait, et tout ce qui se dit à mille lieuës à
la ronde, des charmes pour se faire aimer, des statuës qui
saniment, des ponts, des vaisseaux, des jardins impromptus, des
géans, des bêtes qui parlent, des montagnes dor, dargent et de
pierreries; rien ne leur coûte; de sorte quen un clin doeil leur
boutique est pleine de merveilles. Il est vrai que lorsquon
considere leurs ouvrages de plus près, il est aisé de sappercevoir
que ce ne sont que des colifichets qui nont rien de solide ni
destimable; et je ne pûs mempêcher de témoigner au Prince Zazaraph
que je ne comprenois pas comment ces ouvriers pouvoient trouver le
débit de pareilles marchandises. Mais il me détrompa. Si les
marchands dEurope, me dit-il, qui étalent des boutiques de poupées,
de sifflets, de petits moulinets, de petites sonnettes, de
marmousets, et de mille autres especes de semblables colifichets que
lon achete pour les enfans, gagnent leur vie à ce négoce, pourquoi
ne voulez-vous pas que ceux-ci fassent aussi quelque fortune? Car
vous voyez que leurs boutiques et leurs marchandises se ressemblent
parfaitement. Il faut même observer que la plûpart des personnes qui
soccupent douvrages de Romancie, sont des esprits oisifs et
paresseux, qui veulent être amusés comme des enfans, parce quils
nont pas la force de soccuper eux-mêmes de leurs propres pensées,
ni même de donner une application suffisante aux pensées dautrui.
Proposez-leur quelque chose à méditer, un raisonnement à
approfondir, seulement une réflexion à faire, vous les accablez,
vous les ennuyez, comme des enfans à qui on propose une leçon à
étudier; au lieu quune suite de jolis colifichets quon leur fait
passer successivement sous les yeux, les divertit et les amuse sans
les fatiguer. Voilà ce qui fait le grand débit de cette marchandise;
à peine les ouvriers peuvent-ils en fournir assez; et dès quil
paroît quelque nouvelle lanterne magique, ou colifichet nouveau, on
se larrache des mains. Il faut pourtant avoüer une chose; cest que
du moment que la premiere curiosité est satisfaite, il arrive de ces
ouvrages comme des colifichets denfans qui sont défaits, ou
démontés; on les laisse traîner dans un appartement, sans que
personne songe à les conserver, et leur sort ordinaire est dêtre
enfin jettés dehors pêle mêle avec les ordures.
Nous voici, ajoûta le Prince Zazaraph, arrivés au quartier des
montreurs de curiosité. Leurs boutiques sont assez belles, comme
vous voyez, et même fort riches. Il est vrai aussi quils ne
manquent pas de pratique, mais avec tout cela, ils sont peu
considérés, parce quils ne travaillent quen subalternes selon que
dautres ouvriers leur commandent, tantôt un plan de ville, tantôt
un portrait, une description, une bataille, un tournois, ou quelque
événement singulier pour remplir les vuides de leurs ouvrages ou
pour les grossir.
Mais tandis que nous considerions les diverses curiosités dont les
boutiques de ce quartier sont garnies, nous fûmes détournés par une
troupe comique de bouffons et de baladins de toute espece, qui
vinrent dans la grande place joüer une espéce de comédie. Ce
spectacle me divertit, et je trouvai de lesprit dans linvention,
dans la conduite et lexécution de la piece. Un certain ragotin y
faisoit un des principaux rôles avec un nommé la rancune, et il ne
parut jamais sur le théâtre sans faire beaucoup rire les
spectateurs, autant par son air ridicule et comique, que par les
traits de plaisanterie qui lui échappoient. Toute la piece en
général me parût louvrage dun homme desprit, et on me dit que
cétoit aussi ce que cet auteur avoit fait de meilleur. Ce spectacle
fût suivi dune petite piece intitulée le diable boiteux, qui eût
aussi beaucoup dapplaudissement. Elle étoit en un acte, apparemment
quelle nen demandoit pas davantage; car jai oüi dire que lauteur
ne lavoit pas embellie en voulant lallonger. On promit pour le
lendemain une autre piece du même auteur, qui a pour titre, Gilblas
De Santillane, mais jentendis dire à ceux qui étoient auprès de
moi, que quoiquil y eut de lesprit et dassez bonnes choses dans
cette piece, elle ne valoit pas la premiere. Enfin je vis paroître
ensuite une mascarade maussade, composée de gens déguisés en gueux
et en avanturiers que jentendis nommer, Lazarille De Tormes, Dom
Guzman DAlfarache, lavanturier Buscon, et dautres noms
semblables; mais le Prince Zazaraph mavertit quil ne restoit
ordinairement à ce dernier spectacle que de la populace et des gens
de mauvais goût. Je remarquai en effet, que tous les honnêtes gens
se retiroient, et jen fis autant avec mon fidéle interpréte. Ce ne
fût cependant pas sans difficulté; car pendant que nous nous
retirions, il survint une si grande multitude dautres masques,
quon nomme la bande bleuë, et qui ont à leur tête un Gargantua, un
Robert Le Diable, Pierre De Provence, Richard Sans Peur, et dautres
héros de même étoffe, que nous eumes de la peine à percer la foule
pour nous sauver dune si mauvaise compagnie.
Allons-nous-en au port, me dit le prince, nous y verrons sûrement
arriver quelques vaisseaux, et ce spectacle est toûjours assez
curieux: jai aussi-bien un grand interêt de ne men pas éloigner,
puisque jattends, comme vous sçavez, la Princesse Anemone qui doit
arriver incessamment.
Je veux vous y accompagner, répondis-je au prince, et je sens quil
nest plus en mon pouvoir de me séparer de vous; mais de grace
expliquez-moi auparavant ce que cest que ce bâtiment singulier que
japperçois dans cette place publique. Cest, me répondit-il, un
bâtiment où lon garde les archives de la Romancie; assez mauvais
ouvrage, comme vous voyez. Le portail qui est aussi grand que le
corps même du bâtiment, nest quun assemblage bizarre où lon ne
voit ni méthode, ni principes, et qui choque le bon sens: aussi a-t-
il révolté tous les esprits sensez. Le corps du bâtiment ne vaut
guéres mieux; cest un amas de pierres entassées les unes sur les
autres sans goût, sans ordre ni liaison; mais on ne devoit après
tout rien attendre de mieux de la part de lentrepreneur. Cest un
homme qui se donnoit auparavant dans le pays dHistorie pour un
grand ouvrier, jusques-là quil faisoit la leçon à tous les autres,
et quil sétoit érigé en censeur général; mais la forfanterie lui
ayant mal réussi, il sest jetté de désespoir dans la Romancie, où
il na pû trouver dautre moyen de subsister, que de sy donner pour
architecte. Cest sur ce pied-là quil a été employé à construire le
bâtiment dont nous parlons; mais vous voyez par lexécution, que le
prétendu architecte nest quun médiocre maçon.
O dieux! Mécriai-je dans ce moment; quelle affreuse vapeur! Grand
paladin, quelle peste est-ceci? Ah! Dit-il, fuyons au plus vîte, et
sauvons-nous de linfection. Nous courumes en effet, et quand nous
nous fûmes assez éloignés: javois oublié, me dit le prince, quil
faut éviter le chemin par où nous venons de passer, à moins quon ne
veüille sexposer à être empesté: cest, ajoûta-t-il, un jeune
lanternier magique qui nous cause cette infection. On le nomme
Tancrebsaï. Fils dun pere célébre par de beaux ouvrages, il na pas
rougi dembrasser le métier de lanternier; et comme il est jeune et
sans expérience, en voulant faire une nouvelle composition pour
peindre sa lanterne magique, il a fait une drogue si puante, quon a
été obligé de fermer son laboratoire; et après lui avoir fait faire
la quarantaine, on lui a défendu de travailler dans ce genre. Mais,
dit-il ensuite, nous voici tout près du port, et je crois voir déja
quelques vaisseaux qui arrivent; approchons-nous pour les considérer
de plus près, et être témoins du débarquement.
CHAPITRE 13
Arrivée dune grande flotte. Jugement des nouveaux débarqués.
A peine fûmes-nous arrivés, que nous vîmes le port se remplir dun
grand nombre de vaisseaux qui sempressoient dy entrer. Les uns
étoient munis de passeports, les autres nen avoient pas, parce que
sans doute ils étoient de contrebande; mais on ny regardoit pas de
fort près, et je les vis entrer pêle mêle sans quon fit presque
dattention à cette différence, pourvû que dailleurs ils ne
portassent rien de pernicieux. Il y en avoit de petits, de grands et
de toutes les tailles. Ils étoient tous distingués par leurs
pavillons comme les vaisseaux dEurope, et sur-tout par leurs
devises et leurs noms différens. Jaurois de la peine à me les
rappeller tous: cétoient les quatre facardins, fleur depine, les
contes mogols, les contes tartares, Madame Barnevelt, la constance
des promptes amours, Aurore et Phébus, et plusieurs autres, ce qui
faisoit un spectacle fort varié.
Hélas, me dit le Prince Zazaraph, je napperçois pas encore là ma
chere Anemone; mais un doux pressentiment me fait toûjours espérer
quelle arrivera incessamment; et ce retardement me laisse du moins
le loisir de vous donner des éclaircissemens sur tout ce que vous
voyez.
Cette belle flotte, lui dis-je, me ravit dadmiration; et je doute
que celle des grecs qui venoient arracher Hélene dentre les bras de
lamoureux Paris, fût plus belle. Mais je ne sçais que penser dun
autre spectacle que je vois qui se prépare à lentrée du port. Que
prétend faire cette grave matrone que je vois affecter un air de
magistrat et sasséoir dans une espece de tribunal, accompagnée
dhommes et de femmes qui semblent lui tenir lieu dassesseurs ou de
conseillers?
Cest en effet, me répondit-il, un vrai tribunal, et peut-être le
plus éclairé et le plus équitable de tous les tribunaux. Voici
quelle est sa fonction. Nous avons ici des armateurs qui
entreprennent des voyages de long cours pour faire courir le monde à
nos héros et à nos héroïnes. Ils choisissent ceux qui leur
conviennent, et on les laisse diriger leur course comme il leur
plaît. Les uns la font longue, les autres la font plus courte: lun
va à lorient et lautre à loccident. Mais il faut revenir enfin,
et rendre compte du voyage: or ce compte est toûjours très-
rigoureux. Le juge que vous voyez est incorruptible, et son conseil
composé dhommes et de femmes est très-éclairé. Il nest cependant
pas impossible de lui en imposer pour un tems, mais il revient bien-
tôt de son erreur, et il réforme lui-même son jugement. Je suis
charmé, repris-je, que du moins dans la Romancie on rende justice
aux femmes en les admettant au conseil public; car cest une honte
quelles en soient excluës dans tous les autres pays du monde. Mais
expliquez-moi de grace en quoi consistent les jugemens de ce
tribunal. Ils consistent, me répondit-il, en ce que tous les
armateurs sont obligés à leur retour de se présenter à la présidente
du conseil pour lui rendre compte de tout ce qui leur est arrivé.
Elle les écoute, et après leur rapport, elle les punit ou les
récompense selon la bonne ou la mauvaise conduite quils ont tenuë
dans le cours du voyage. Sils ont conduit et gouverné leur monde
avec art et avec sagesse, on leur donne dans la Romancie un des
premiers rangs; si au contraire ils ont fait faire à leurs passagers
un voyage désagréable, ennuyeux, trop dangereux; sils les ont fait
échoüer, sils les ont traités avec trop de rigueur, en un mot sils
leur ont donné de justes sujets de plainte, le juge les punit en les
condamnant les uns à la prison, les autres au bannissement, ou à
quelque peine plus rigoureuse.
Cette procédure me parut assez curieuse pour mériter que je la visse
par moi-même, et je priai le Prince Zazaraph de sapprocher avec moi
du tribunal, pour être témoin de tout ce qui se passeroit au
débarquement des nouveaux venus. On aura peut-être de la peine à le
croire; mais il est vrai que dans le grand nombre de vaisseaux qui
arriverent au port, à peine se trouva-t-il un armateur qui méritât
quelque récompense. Les uns navoient fait que suivre la route déja
tracée par ceux qui les avoient précédés, sans oser en tenter une
nouvelle. Les autres avoient causé une confusion effroyable dans
leur équipage, par la trop grande quantité de monde quils avoient
prise sur leur vaisseau. Dautres navoient mené leurs passagers que
dans des pays incultes et arides, où ils avoient beaucoup souffert
de la disette et de lennuy. Quelques-uns avoient mis à bout la
patience et le courage de leurs gens, par une trop longue suite de
fâcheuses avantures; quelques autres ne les avoient occupés que de
choses pueriles et extravagantes, de sorte quaprès avoir entendu
leur relation, le conseil loin de leur donner aucune récompense,
délibéra sils ne méritoient pas plûtôt dêtre punis, pour avoir
inutilement tant perdu de tems, et en avoir tant fait perdre aux
autres. Mais il fut conclu à la pluralité des voix, que le peu de
considération et loubli dans lequel ils seroient condamnés à vivre
le reste de leurs jours, leur tiendroit lieu de punition.
Un armateur nommé L D F essuya dans cette occasion un assez grand
procès. Son héroïne dont le nom mest échappé, se plaignit amérement
au conseil, que sans aucun égard aux bienséances de son sexe, il
lavoit fait courir pendant un tems infini toûjours habillée en
homme, sans lui avoir voulu permettre de prendre des habits de
femme, quau moment quelle arrivoit au port; ajoûtant que son
armateur sans nécessité et par pure méchanceté, avoit abusé de ce
déguisement ridicule, tantôt pour lobliger à se battre contre des
cavaliers, tantôt pour la mettre dans des situations tout-à-fait
indécentes, et pour la conduire dans les lieux les plus suspects, où
elle avoit vû mille fois son honneur en péril. La plainte de
lhéroïne parut dabord si juste et si bien fondée, quelle révolta
tous les esprits contre larmateur; et il alloit être condamné tout
dune voix, lorsquun des plus anciens conseillers prit sa défense.
Il représenta au conseil quà considérer les choses en elles-mêmes,
il étoit vrai que L D F méritoit punition, pour avoir fait faire à
une honnête héroïne un voyage si dangereux et si peu décent; mais
que ces déguisemens, tout dangereux et tout indécens quils étoient,
ayant toûjours été tolérés dans la Romancie, comme il étoit aisé de
le prouver par les plus anciennes annales, on devoit moins sen
prendre à larmateur, quà ceux qui lui avoient donné de si mauvais
exemples; quainsi son avis étoit quon se contentât pour cette fois
dadmonester sérieusement larmateur de ne plus suivre une pratique
si peu conforme aux loix de la bienséance, et que cependant pour
mettre en sûreté lhonneur des princesses romanciennes, il falloit
faire un nouveau réglement, qui abrogeât lancienne tolérance, et
défendre à tous les armateurs de donner dans la suite à leurs
héroïnes dautres habits que ceux de leur sexe, à moins quils ne
sy trouvassent forcés par quelque nécessité indispensable. Cet avis
parut si raisonnable que tout le monde sy rendit, de sorte que
larmateur en fut quitte pour la peur. Un de ses confreres ne fût
pas si heureux. à peine arrivé de son premier voyage, il en avoit
entrepris tout de suite un second, et puis un troisiéme, de sorte
quil avoit jusques-là échappé aux poursuites de ses accusateurs et
à la sentence du conseil. Mais on le tenoit enfin alors à la fin de
son troisiéme voyage, et il fut obligé de comparoître. On voulut
dabord incidenter sur ce quil sétoit ingéré dans lemploy
darmateur, qui convenoit mal à sa profession; mais il se justifia
du mieux quil put, en alléguant lexemple de quelques armateurs
célébres, qui avoient auparavant exercé à peu près la même
profession que lui. Il nen fût pas de même des autres chefs
daccusation. un homme de qualité appellé le Marquis De parla le
premier, et entre autres griefs il accusa larmateur. 1 de lavoir
trompé en ce quil lavoit obligé de sembarquer pour courir les
risques dune seconde navigation, après lui avoir promis de le
laisser vivre en paix dans la solitude dès la fin de son premier
voyage. 2 de lavoir honteusement dégradé, en ne lui donnant dans le
second voyage quun employ de pédagogue ennuyeux, après lui avoir
fait joüer dans le premier le rôle dun homme de qualité. 3 de
lavoir accablé dans lun et dans lautre voyage des malheurs les
plus funestes, et dont le détail faisoit frémir. à ces trois chefs
daccusation lhomme de qualité, en ajoûta quelques autres moins
considérables, ausquels on fit peu dattention. Mais larmateur
nayant pû répondre aux premiers, il fût jugé atteint et convaincu
de malversation; et on remit à prononcer sa sentence après quon
auroit entendu ses autres accusateurs.
Ce fut une femme qui se présenta ensuite. On la nommoit Manon
Lescot. Quelle femme! Je nai jamais rien vû de si éveillé; et je
naurois pas crû quun homme du caractere de pût se charger de la
conduite dune telle princesse. Je ne me souviens pas bien du détail
de ses plaintes; mais elles se réduisoient en général à accuser son
armateur de lavoir tirée de lobscurité où elle vivoit, et à
laquelle elle sétoit justement condamnée elle-même, afin de cacher
le dérangement de sa conduite, pour la produire sur la scêne au
grand jour, et lui faire courir le monde comme une effrontée qui
brave toutes les loix de la pudeur et de la bienséance.
Cette seconde plainte fut suivie dune troisiéme pour le moins aussi
vive, mais beaucoup plus intéressante par la scene touchante dont
elle fut loccasion. Les deux complaignans étoient le fameux
Cleveland et la triste Fanny. Tous deux faisoient le couple le plus
mélancolique quon ait peut-être jamais vû. La tristesse étoit
peinte sur leur visage: à peine pouvoient-ils lever les yeux. De
profonds soupirs précédoient, accompagnoient et suivoient toutes
leurs paroles; et à dire le vrai, il étoit difficile dentendre le
récit de toutes les infortunes que leur armateur leur avoit fait
essuyer dans le cours de leur voyage, sans prendre part au juste
ressentiment quils faisoient éclater contre lui. Barbare, sécrioit
Cleveland, que tai-je fait pour maccabler ainsi des plus cruels
malheurs, sans mavoir donné dans tout le cours de ma vie presquun
seul moment de relache? Nétoit-ce pas assez de la triste situation
où me réduisoit une naissance malheureuse? Etois-tu peu satisfait de
mavoir donné une éducation si sauvage dans une affreuse caverne?
Devois-tu men tirer pour me rendre le jouet de la fortune, et
rassembler sur ma tête tous les malheurs, toutes les contradictions,
toutes les traverses de la vie humaine. Oüi, mesdames et messieurs,
ajoûtoit-il, en sadressant aux juges, que lon compte tous les
meurtres, toutes les morts funestes, les noirceurs, les trahisons,
les dangers effroyables, et tous les événemens tragiques dont il a
noirci le cours de mes avantures, et vous aurez de la peine à
comprendre comment je puis survivre à tant dinfortunes, et comment
on en peut soutenir même le récit. Encore si dans les malheurs où il
ma plongé il avoit du moins suivi les régles ordinaires. Mais où a-
ton jamais entendu parler dune tempête pareille à celle quil nous
fit essuyer en passant dAngleterre en France? Qui a jamais vû une
amante comme Madame Lalain, joindre ensemble tant de qualités
contraires, la malice avec la bonté du coeur, lextravagance avec la
raison, la passion la plus violente avec la modération de la simple
amitié? Que veut dire cette passion ridicule, quil me fait
concevoir dans un âge déja mûr, et dans le tems que jai le coeur
dévoré de mille chagrins? De quel droit me fait-il parler comme un
homme qui na que des principes vagues de religion, sans aucun culte
déterminé? Ah! Combien dautres sujets de plainte ne pourrois-je pas
ajoûter ici? Mais, non, je veux bien les lui pardonner, je consens à
oublier même la cruelle épreuve où il a mis ma constance, en faisant
brûler à mes yeux, et dévorer par des barbares ma chere fille et
linfortunée Madame Riding. Je ne mattache quà un dernier outrage
qui met le comble à tous ses mauvais traitemens. Il a rendu ma
femme, ma chere Fanny... dieux! Peut-on le croire: puis-je le dire?
Oüi, il a rendu ma femme infidele. En achevant ces mots, le
malheureux Clevelant outré de douleur et ne pouvant plus se
soutenir, fut obligé de sasseoir. Toute lassemblée attendrie de
ses justes plaintes, le regardoit avec compassion, lorsque Fanny se
levant avec vivacité, attira sur elle lattention des juges et des
spectateurs. Le crime dinfidélité que son époux venoit de lui
reprocher la piquoit jusquau vif. Ingrat, lui dit-elle avec un air
de colere et de fierté, soutenu de cette assurance modeste que
linnocence inspire, fais éclater tes plaintes contre notre
armateur, je partagerai avec toi laccusation, puisque jai partagé
tes malheurs. Mais ne sois pas assez osé pour laccuser aux dépens
de ma vertu. Il a pû rendre Fanny malheureuse, mais il ne la jamais
renduë infidéle. Cest toi, ingrat, qui na pas rougi de me préférer
une odieuse rivale, et le ciel sans doute la permis pour me punir
de tavoir trop aimé. Eh! Quoi, madame, sécria Cleveland, avec
beaucoup démotion, osez-vous nier que vous mayez abandonné pour
suivre le perfide Gélin? Il est vrai, repliqua-t-elle, jai voulu te
laisser renouveller en liberté tes anciennes amours avec Madame
Lallain; mais sçachez que si Gélin ma aidée dans ma fuite; sa
passion pour moi na jamais eu lieu de sapplaudir du service quil
ma rendu. Moi, Madame Lallain! Sécria Cléveland avec étonnement:
moi, Gélin! Repartit Fanny avec indignation. Quelle fable! Dit lun;
quelle imagination! Dit lautre. On vous a trompé, madame: vous êtes
dans lerreur, monsieur: le ciel men est témoin: je jure par les
dieux: ah! Je ne vous aimois que trop: hélas! Je sens bien moi que
je vous aime encore: quoi, seroit-il possible? Rien nest plus vrai:
vous mavez donc toûjours aimé? Vous mavez donc toûjours été
fidéle? Faisons la paix: embrassons-nous. Ah! Ma chere Fanny: ah!
Cher Cléveland... ils sembrasserent en effet avec mille transports
de tendresse. Les petits enfans se mirent de la partie, ce qui fit
un spectacle pour le moins aussi touchant que la scêne dInés De
Castro. Et voilà comme après une explication dun moment finit la
longue broüillerie de ces deux tendres époux. Mais larmateur nen
parut pas moins coupable. On ne comprenoit pas comment il avoit eu
la dureté de les livrer au désespoir pendant des années entieres,
par la cruelle persuasion où il les avoit mis lun et lautre,
quils se trahissoient mutuellement, sans vouloir leur accorder un
éclaircissement dun moment. Il eut beau alléguer pour sa défense
quil avoit eu besoin de cet expédient pour prolonger son voyage,
auquel des vûës de profit lengageoient à donner plus détenduë. Il
ne, fut point écouté, et le conseil, oüi le rapport, et toutes les
défenses de part et dautre, condamna ledit D P à un bannissement
perpétuel de toutes les terres de la Romancie, avec défense dy
rentrer jamais. Larrêt fut exécuté sur le champ; et on dit que le
pauvre exilé veut se réfugier dans le pays dHistorie, où il a
quelques connoissances, et où il espere faire plus de fortune. à
peine cette affaire étoit finie, quon annonça dans lassemblée
larrivée des princesses malabares.
Ce nom excita la curiosité. On sempressa de leur faire place; mais
dès quelles eurent commencé à vouloir sexpliquer, tout le monde se
regarda avec étonnement pour demander ce quelles vouloient dire.
Cétoit un langage allégorique, métaphorique, énigmatique où
personne ne comprenoit rien. Elles déguisoient jusquà leur nom sous
de puériles anagrammes. Elles parloient lune après lautre sans
ordre et sans méthode, affectant un ton de philosophe, et une
emphase denthousiaste pour débiter des extravagances. On ne laissa
pas dappercevoir au travers de ces obscurités insensées plusieurs
impiétés scandaleuses, et des maximes dirreligion, qui révolterent
toute lassemblée contre ces princesses ridicules. Il séleva un cri
général pour les faire chasser. Elles furent bannies à perpétuité,
et le vaisseau qui les avoit conduites, fut brûlé publiquement.
Heureusement pour larmateur il sétoit tenu caché depuis son
arrivée; car on leût sans doute condamné à un châtiment exemplaire;
mais il trouva moyen de se dérober aux recherches, et déviter ainsi
la punition quil méritoit.
CHAPITRE 14
Arrivée de la Princesse Anemone. Le Prince Fan-Férédin devient
amoureux de la Princesse Rosebelle.
Pendant que tout le monde étoit occupé du spectacle de ces scênes
différentes, le grand paladin Zazaraph distrait par son amour et son
impatience, jettoit continuellement les yeux vers lentrée du port.
Il étoit bien sûr que la Princesse Anemone ne pouvoit pas manquer
darriver incessamment; et en effet il découvrit enfin le vaisseau
qui lamenoit. La voilà, sécria-t-il, transporté de joye: cest la
Princesse Anemone elle-même. Je reconnois le vaisseau qui la porte,
et les doux mouvemens que je sens dans mon ame ne men laissent pas
douter. Le Prince Zazaraph courut aussi-tôt pour recevoir la
princesse à la descente du vaisseau, et je laccompagnai.
Mais comment raconter tout ce qui se passa dans cette entrevûë? Ce
seroit le sujet dun volume entier, et pour quon ait lû de romans,
on le comprendra mieux que je ne pourrois le représenter:
transports, vives impatiences, regards tendres, joye inexprimable,
satisfaction inconcevable, témoignages daffection réciproque, les
larmes mêmes, tout cela fut mis en oeuvre et placé à propos. Il
fallut ensuite raconter tout ce qui sétoit passé durant une si
longue absence. Le grand paladin ne fut pas long dans son récit,
nayant autre chose à dire, sinon quil avoit dormi pendant toute
lannée par la vertu dun enchantement.
Mais lhistoire de la Princesse Anemone fut beaucoup plus longue. Le
Prince Gulifax étoit entré chez elle un soir à main armée, et
lavoit enlevée lorsquelle commençoit à se deshabiller pour se
mettre au lit, sans lui donner seulement le loisir de prendre ses
cornettes de nuit. Elle eut beau pleurer, crier et charger dinjures
le ravisseur. Il fallut partir et sembarquer. Que ne fit-elle pas
dans le vaisseau, lorsquelle se vit éloignée de son cher prince
dondindandinois, et sous la puissance du perfide Gulifax qui avoit
linsolence de lui parler damour? Elle sévanoüit plus de vingt
fois: vingt fois elle se seroit précipitée dans la mer, si on ne
len avoit empêchée. Mais il ne lui resta enfin dautre ressource
que ses larmes et ses sanglots, foible défense contre un corsaire
brutal; aussi la Princesse Anemone passa-t-elle légerement sur ce
chapitre pour continuer la suite de son histoire, et elle fit bien;
car je remarquai quà certains endroits de son récit le Prince
Zazaraph témoignoit quelquinquiétude. Elle raconta donc ensuite que
les dieux, protecteurs de linnocence opprimée, lavoient délivrée
miraculeusement de la tyrannie de son cruel ravisseur. Un prince
plein de valeur et de générosité, avoit attaqué et pris le vaisseau
de Gulifax qui avoit péri dans le combat; mais comme son libérateur
la ramenoit, une tempête effroyable avoit englouti le vaisseau dans
les ondes. Elle sétoit sauvée sur une planche, et elle avoit été
jettée à terre plus quà demi morte. Des pêcheurs après lui avoir
fait reprendre ses esprits, lavoient présentée à leur prince, qui
en étoit devenu amoureux; mais toûjours intraitable sur ce chapitre,
quoique le prince fût beau et bien fait, elle navoit seulement pas
voulu lécouter. Ici pourtant je remarquai que le Prince Zazaraph
fit encore une grimace; et ce fut bien pis, lorsquelle ajoûta
quelle avoit ensuite passé successivement sous la puissance de
trois ou quatre autres princes. Le paladin Zazaraph ne put plus y
tenir.
Il étoit écrit dans lordre de ses avantures, quil devoit au retour
de la belle Anemone se broüiller avec elle, et la chose ne manqua
pas darriver. Son inquiétude sur les périlleuses épreuves où la
vertu de la princesse avoit été mise, lui fit faire étourdiment
quelques questions imprudentes; la princesse rougit, pâlit, versa
des larmes, et parut offensée à un point, quon crut quelle ne lui
pardonneroit jamais; mais comme il étoit aussi écrit que le
raccommodement suivroit de près, quelques sermens équivoques dune
part, et de lautre mille pardons demandés avec larmes,
accommoderent laffaire; et la vertu de la princesse fut reconnuë
pour être à lépreuve de toutes les avantures et hors de tout
soupçon. Il ne resta plus quà achever le roman par un mariage
solemnel; mais il falloit pour cela sortir de la Romancie, où il
nest pas permis de se marier, et le prince Zazaraph sy disposa.
Au reste javouë que je fis peu dattention au détail des avantures
de la Princesse Anemone. Jeus, pendant quelle racontoit son
histoire, lesprit et le coeur occupés dun objet plus intéressant.
Au bruit de son arrivée la Princesse Rosebelle, soeur du grand
paladin, et qui étoit liée dune étroite amitié avec Anemone,
accourut pour la voir et lembrasser. Cétoit-là le moment fatal que
lamour avoit destiné pour me ranger sous ses loix. Voir la
Princesse Rosebelle, ladmirer, laimer, ladorer, ce fut pour moi
une même chose, et tout cela fut fait en un moment. Aussi me
persuadai-je quil navoit jamais rien paru de si aimable sur la
terre. Cétoit un petit composé de perfections le plus complet quon
puisse imaginer, et où lon voyoit la jeunesse, la beauté, les
graces, lesprit, lenjoüement, la vivacité se disputer lavantage.
Pendant tout le récit de la Princesse Anemone, je ne pus faire autre
chose que de faire parler mes yeux, et ils furent entendus. Je crus
même appercevoir aussi dans ceux de Rosebelle quelque disposition
favorable; mais dès que la belle Anemone et le Prince Zazaraph
eurent achevé leur éclaircissement, et que jeus la liberté de
parler, je ne fus plus maître de mes transports; et oubliant toutes
les loix de la Romancie, dont le prince mavoit entretenu, je me
jettai tout éperdu aux pieds de la charmante Rosebelle, pour lui
déclarer la passion dont je brûlois pour elle. Jai sçû depuis que
Rosebelle ne fut pas fâchée dans le fond de lame dune si brusque
déclaration; mais elle ne laissa pas de faire toutes les petites
cérémonies accoûtumées. Pour ce qui est des spectateurs, après un
moment de surprise que mon action leur causa, ils se mirent tous à
soûrire en se regardant les uns les autres, et comme la Princesse
Rosebelle ne me répondoit rien, son frere prit la parole.
Ah! Prince, me dit-il, en mobligeant à me relever, que vous êtes
vif! Eh! Que deviendra la Romancie, si lon y souffre de pareilles
vivacités?
Eh! Que deviendrai-je moi-même, repartis-je avec transport, si
ladorable Rosebelle nest pas favorable à mes voeux; et si vous,
prince, qui pouvez disposer delle, vous refusez de me rendre
heureux! Je sçais tous les égards que méritent les loix de la
Romancie et ces formalités préliminaires dont vous mavez instruit;
mais enfin, ne puis-je pas en obtenir la dispense, ou du moins les
abreger? Car je sens bien que la violence de mon amour ne me
permettra pas den soûtenir la longueur sans mourir.
Je vous ai déja dit, prince, me répondit le grand paladin, que cest
une chose inoüie que depuis la fondation de la nation romancienne
aucun héros ait été dispensé des formalités, et des épreuves
ordonnées par les loix; mais il est vrai quil nest pas impossible
dobtenir du conseil public que le tems en soit abregé. Je me flatte
même dobtenir cette grace pour vous, en considération des grands
exemples de constance que la Princesse Anemone et moi venons de
donner à la Romancie dans les rudes et longues épreuves que nous
avons essuyées. Cest dailleurs une occasion si favorable de
macquitter envers vous du service que vous mavez rendu, et de nous
unir étroitement ensemble, que je nattends que le consentement de
la princesse ma soeur pour y travailler efficacement.
A ces mots, une aimable rougeur qui couvrit le visage de la
princesse, la fit paroître encore plus belle à mes yeux. Je
tremblois en attendant sa réponse. Mon frere, dit-elle, cest à vous
à disposer de moi, et puisquil faut lavoüer, je ne serai pas
fâchée que ce soit en faveur du Prince Fan-Férédin. Dieux! Quels
furent mes transports! Je ne me possedai plus. Je ne sçais ce que je
devins, je pleurai de joye, je moüillai de mes larmes la belle main
de Rosebelle; je voulois parler, et je ne faisois que bégayer; mon
amour métouffoit, et je crois que je fis en un quart-dheure la
valeur de plus de quinze des formalités préliminaires dont jai
parlé.
Aussi cela fut-il compté pour quelque chose, lorsque le grand
paladin demanda que le tems des formalités et des épreuves fût
abregé pour moi. Il eut pourtant quelque peine à lobtenir; mais il
avoit acquis dans la Romancie un si grand crédit et une réputation
si éclatante, quon ne put pas le refuser. On lui accorda même la
grace toute entiere, en nexigeant de moi que trois jours pour
accomplir toutes les formalités et toutes les épreuves; après quoi
on devoit me permettre de partir avec le grand paladin et nos
princesses, pour aller dans la Dondindandie achever notre union. Ici
on simaginera peut-être que trois jours ne purent pas me suffire
pour faire des choses qui fournissent souvent la matiere de
plusieurs volumes; mais je puis assûrer que jeus encore du tems de
reste, tant il est vrai que nos auteurs romanciens, ont un talent
admirable pour enfler et allonger leurs ouvrages.
Comme jétois déja fort avancé pour les formalités, jachevai toutes
les autres dès le premier jour, et les deux jours suivans je fis
toutes mes épreuves.
Je commençai par me battre contre un rival, et je le tuai. Cela fut
fait en une heure; il est vrai que je reçûs une grande blessure,
mais avec un peu de baume de Romancie, je me retrouvai sur pied au
bout dune demie heure, et en état de me signaler le même jour dans
un grand combat naval qui se donna près du port, je ne me souviens
pas trop pourquoi. Jy fis des prodiges de valeur. Je sautai dans un
vaisseau ennemi avec une intrépidité digne dun meilleur sort; mais
nayant point été suivi, je fus pris, et déja lon me menoit en
captivité, tandis que les ennemis faisoient leur descente à terre,
lorsque dans mon désespoir je mavisai de mettre le feu au vaisseau.
Il fut consumé en un moment, et métant jetté à la mer, je fus assez
heureux pour gagner la terre, et my défendre contre ceux des
ennemis que jy trouvai. Jen fis un horrible carnage, après quoi je
retournai pour me rendre auprès de ma chere Rosebelle. Hélas! Je ne
la trouvai plus: les ennemis en se retirant lavoient enlevée avec
beaucoup dautres captifs.
Quel désespoir! Il étoit déja presque nuit, je membarquai aussi-tôt
dans une simple chaloupe de pêcheurs avec un petit nombre de gens
déterminés, et à la faveur des ténébres, jarrivai sans être reconnu
jusquà la flotte ennemie. Je ne doutai point que ma princesse ne
dût être dans le vaisseau amiral, et ce vaisseau se faisoit
remarquer entre les autres par ses fanaux: je men approchai
doucement. Aussi-tôt prenant un habit de matelot ennemi, jy montai
sans obstacle, et me donnant pour un homme de léquipage, je
minformai adroitement ce quétoit devenuë la Princesse Rosebelle.
Je sçus quelle étoit dans une chambre où le capitaine venoit de la
laisser en proye à ses mortelles douleurs. Jy entrai, et je me fis
reconnoître à elle en lui faisant signe en même tems de me suivre
sur le pont, sous prétexte de prendre lair un moment. Elle me
suivit, et à peine y fut-elle, que la prenant entre mes bras, je me
précipitai avec elle dans la mer.
Ici on va croire que nous devions périr lun et lautre; point du
tout: je profitai dun stratagême admirable que javois appris dans
Cleveland. Javois ordonné à mes gens de tenir dans la mer le long
du vaisseau un grand filet bien tendu, et de le tirer à eux dès
quils mentendroient tomber. Je fus obéï à point nommé: à peine
fûmes-nous deux minutes dans leau. Mes gens nous retirerent
Rosebelle et moi, et nous en fûmes quittes pour rendre un peu deau
sallée que nous avions bûë. Cependant notre chute avoit été entenduë
dans le vaisseau; mais on ne put pas simaginer ce que cétoit, ou
du moins on ne le sçut que lorsque nous étions déja bien éloignés.
Nous narrivâmes au port quà la pointe du jour, et je me flattois
dy être reçû avec des acclamations publiques; mais quel fut mon
étonnement, lorsque je me vis chargé de chaînes et conduit en
prison. Jétois accusé dintelligence avec les ennemis, et le
fondement de cette accusation étoit la hardiesse avec laquelle
javois sauté dans un de leurs vaisseaux, et je métois mêlé parmi
eux sans recevoir aucune blessure; et cest, ajoûtoit-on, pour prix
de sa trahison quon lui a rendu la Princesse Rosebelle. Si javois
eu le tems de mabandonner aux regrets et aux douleurs, il sen
présentoit là une belle occasion; mais je navois pas de momens à
perdre; je me dépêchai daccomplir en abregé tout le cérémoniel
douloureux qui convient en ces occasions, et à peine arrivé à la
prison, les juges mieux informés me rendirent la liberté en me
comblant même déloges et de remercimens. Il me restoit encore près
dun jour entier, et par conséquent la moitié de louvrage à faire.
Je nen eus que trop.
Il se fit un magnifique tournois auquel je fus invité. Jétois bien
sûr dy remporter le prix, conformément aux loix de la Romancie, et
je ny manquai pas. Cétoit un bracelet fort riche que le vainqueur
devoit donner suivant la régle à la dame de ses pensées. Or comme
les princesses avoient jugé à propos ce jour-là dassister en masque
au tournois, je fis la plus lourde bévûë quon puisse imaginer.
Jallai présenter mon bracelet à la Princesse Rigriche, que je pris
pour lobjet adorable de mes voeux. Il ne faut pas demander si la
Princesse Rigriche fut satisfaite de mon présent. Elle en devint
toute fiere, elle se redressa, se rengorgea, et fit toutes les
petites façons les plus agréables quelle put inventer sur le champ.
Après quoi se démasquant suivant lusage, elle me fit voir un visage
si laid, que croyant bonnement quelle avoit deux masques,
jattendois quelle ôtât le second, et jallois même len prier,
lorsque je reconnus ma méprise par un bruit qui se fit assez près de
moi. La Princesse Rosebelle étoit tombée évanoüie, et on la
remportoit chez elle sans connoissance et sans sentiment.
Cruelle situation! Je prévis toutes les suites de cette funeste
avanture. Que va penser, disois-je, ma chere Rosebelle! Hélas! Je ne
vois que trop ce quelle a déja pensé. Que dira son frere? Que vais-
je devenir? Toutes ces réfléxions que je fis dans un moment me
saisirent si vivement, que je tombai à mon tour sans connoissance,
accablé de ma douleur. On sempressa de me secourir, et comme le
tems étoit précieux, je repris bientôt mes sens: jouvris les yeux,
et que vis-je? La Princesse Rigriche qui me tenoit entre ses bras,
mappellant, mon cher prince, avec laction dune personne qui
sintéressoit vivement à ma conservation, et qui me regardoit sans
doute comme son amant. Javoüë que jen frémis; et dans toutes mes
épreuves, je crois que cest le moment où jai le plus souffert. Je
la quittai brusquement pour courir chez la Princesse Rosebelle.
Nouvelle avanture. Le grand paladin Zazaraph vient au-devant de moi,
et prétend que je dois lui faire raison du mépris que jai marqué
pour sa soeur. Moi du mépris pour la Princesse Rosebelle! Lui dis-
je, tout transporté. Ah! Je ladore. Les dieux sont témoins... mais
jeus beau dire; laffaire, disoit-il, avoit éclaté, laffront étoit
trop sensible. En un mot, il avoit déja tiré lépée, et il menaçoit
de me deshonorer si je ne me mettois en défense. Que faire?
Une de ces ressources singulieres qui ne se trouvent que dans la
Romancie, me tira dembarras. Il étoit défendu par les loix aux
princes de vuider leurs querelles un jour solemnel de tournois. Les
magistrats nous envoyerent ordonner, sous peine de dégradation, de
remettre notre combat à un autre jour. Cétoit tout ce que je
souhaitois, dans lespérance que javois de désabuser Rosebelle, et
den obtenir le pardon de ma méprise. En effet, létant allé
trouver, je me justifiai si-bien, et je le fis avec toutes les
marques dune passion si tendre et si véritable, que je mapperçus
quelle étoit bien aise de me trouver innocent. La réconciliation
fut bien-tôt faite. Le grand paladin y entra pour sa part, et je
croyois toutes mes épreuves achevées, lorsque la Princesse Rigriche
vint y ajoûter une scêne fort embarrassante.
Cétoit une grosse petite personne aussi vive quon en ait jamais
vû. Jétois sans doute le premier amant qui eût rendu hommage à ses
attraits, et peut-être nespéroit-elle pas en trouver un second.
Elle saisissoit, comme on dit, loccasion aux cheveux. Quoiquil en
soit, la colere et la jalousie peintes dans les yeux, et outrée de
la façon dont je lavois quittée pour courir chez la Princesse
Rosebelle, elle vint elle-même my chercher, comme une conquête qui
lui appartenoit, ou comme un esclave échappé de sa chaîne. Elle
débuta par des reproches fort vifs, auxquels je ne sçus que
répondre. Ses reproches sattendrirent insensiblement, jusquà
mappeller petit volage, et à me faire espérer un pardon facile;
augmentation dembarras de ma part, et tout ce que je pus faire, fut
de marmoter entre mes dents un mauvais compliment quelle nentendit
pas. Cependant Rosebelle soûrioit dun air malin, et le Prince
Zazaraph gardoit moins de mesures. Rigriche sen apperçut, et voyant
que je ne marquois de mon côté aucune disposition à réparer ma
faute, elle fit bien-tôt succeder aux douceurs des injures si
atroces, que je neus dautre parti à prendre que de lui céder la
place. Elle se retira à son tour, le coeur gonflé de dépit; et comme
je ny sçavois point de remede, nous oubliâmes sans peine cette
scene comique, pour nous disposer à partir tous ensemble le
lendemain. Je témoignai sur cela quelque inquiétude, parce que je
navois point déquippage; mais le prince massura que je ne devois
pas men mettre en peine, parce que cétoit lusage de la Romancie,
de fournir gratuitement aux princes qui y avoient habité, tout ce
qui leur étoit nécessaire en ces occasions, et que jaurois lieu
dêtre satisfait. En effet, nous étant levés le lendemain avec
laurore, nous trouvâmes des équipages tout prêts, et tels que la
Romancie seule en peut fournir.
CONCLUSION
Catastrophe lamentable.
O que les choses humaines sont sujetes à détranges vicissitudes!
Nous étions le grand paladin et moi deux grands princes, fameux
héros, montés sur deux superbes palefrois. Des brides dor, des
selles et des housses ornées de perles et de diamans relevoient la
magnificence de notre train. Les harnois de notre équipage nétoient
guéres moins riches. Lor, largent et les pierreries y brilloient
de toutes parts, et répondoient à la richesse de nos livrées. Tous
nos officiers se faisoient sur tout remarquer par leur bonne mine,
et se seroient même fait admirer, si lavantage que nous donnoit
notre air noble et gracieux navoit attiré sur nous tous les
regards. Nous marchions ensemble aux deux côtés dune magnifique
calêche, dont la richesse effaçoit tout ce quon peut imaginer de
plus beau. Quatre colonnes dor autour desquelles on voyoit ramper
une vigne démeraude, dont les grappes étoient de rubis et de
saphirs, soutenoient limpériale, et limpériale elle-même étoit si
belle, quelle faisoit honte au firmament. Dans le fond dun si beau
char brilloient nos deux princesses pour le moins autant que deux
des plus beaux astres du ciel; léclat de leur beauté relevé par un
air de satisfaction qui animoit leurs beaux yeux, ébloüissoit tout
le monde. On navoit jamais vû en hommes et en femmes un assemblage
si complet de perfections, grandes et petites. Les acclamations des
peuples nous acompagnoient par tout. Nous trouvions tous les chemins
semés de fleurs, lair parfumé dodeurs exquises, et de distance en
distance des choeurs de musique qui chantoient nos exploits et la
beauté de nos princesses. Enfin après avoir déja fait un chemin
assez considérable, je me croyois sur le point darriver au terme,
lorsquun instant fatal me ravit un si parfait bonheur; mais pour
bien entendre ce cruel événement, il faut reprendre la chose de plus
haut, et prévenir les lecteurs que je vais changer de ton.
Il y a dans le fond du Languedoc un gentilhomme nommé M De La
Brosse, qui retiré dans sa terre, joint aux amusemens de la campagne
celui de la lecture quil aime passionnément. Quoiquil sçache
préférer les bons livres aux mauvais, il ne laisse pas de lire
quelquefois des romans, moins par lestime quil en fait, que parce
quil aime à lire tous les livres. Ce gentilhomme a une soeur qui
vient dépouser un autre gentilhomme du voisinage appellé M Des
Mottes; et pour faire une double alliance, M De La Brosse a épousé
en même tems la soeur de M Des Mottes. Tandis que ce double mariage
se négocioit, et lorsquil étoit déja à la veille de le conclure, M
De La Brosse ayant la tête remplie dune longue suite de romans
quil avoit lûs récemment, rêva dans un long et profond sommeil
toute lhistoire quon vient de lire. Après sêtre métamorphosé en
Prince Fan-Férédin, il fit de M Des Mottes un grand paladin
Zazaraph. Il changea sa soeur en Princesse Anemone, sa maîtresse en
Princesse Rosebelle, et composa tout le beau tissu davantures quil
vient de raconter. Or ce gentilhomme, ci-devant Prince Fan-Férédin;
cest moi-même ne vous en déplaise, et jugez par conséquent quel fut
mon étonnement à mon réveil de me retrouver M De La Brosse. Je
demeurai si frappé de la perte que javois faite, que pendant toute
la journée je ne pus parler dautre chose; et M Des Mottes métant
venu voir le matin: ah Prince Zazaraph, lui dis-je, que nous avons
perdu tous deux! Comment se porte la Princesse Rosebelle? Avez vous
vû la Princesse Anemone? Que dites vous de la folie de Rigriche? ô
les beaux diamans! Que jai de regret à ce bracelet! Arriverons nous
bien-tôt dans la Dondindandie?
Il est aisé de penser que de tels propos étonnerent étrangement M
Des Mottes, et je vis le moment quil alloit croire que la tête
mavoit tourné, lorsquun grand éclat de rire que je fis le rassura.
Il se mit à rire lui-même en me demandant lexplication de ce que je
venois de lui dire. Non, lui répondis-je, cest une longue histoire
que je ne veux raconter que devant un auditoire complet. Nous devons
dîner aujourdhui tous ensemble; après le dîner je vous régalerai du
récit de mes avantures, et même des vôtres que vous ignorez. Je tins
parole, et mon histoire ou mon songe leur fit à tous un si grand
plaisir, que depuis ce tems-là, pour conserver du moins quelques
débris de notre ancienne fortune, nous nous appellons encore souvent
en plaisantant les Princes Fan-Férédin et Zazaraph, et les
Princesses Anemone et Rosebelle. On a de plus exigé de moi que je
mîsse mon histoire par écrit. Ami lecteur vous venez de la lire. Je
souhaite quelle vous ait fait plaisir.
End of the Project Gutenberg EBook of Voyage du Prince Fan-Federin dans la
romancie, by Guillaume Hyacinthe Bougeant
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