Zig-zags en Bulgarie

By Frédéric Kohn-Abrest

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Title: Zig-zags en Bulgarie

Author: Frédéric Kohn-Abrest

Author of introduction, etc.: Jules Claretie

Release date: June 27, 2024 [eBook #73928]

Language: French

Original publication: Paris: Charpentier, 1879

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ZIG-ZAGS EN BULGARIE ***






  GUERRE D’ORIENT.--CAMPAGNE DE 1877.

  ZIG-ZAGS
  EN BULGARIE

  PAR
  Fr. KOHN-ABREST
  CORRESPONDANT SPÉCIAL
  DU _SIÈCLE_, DE _L’INDÉPENDANCE BELGE_ ET DU _RAPPEL_

  PRÉFACE
  de M. Jules Claretie


  PARIS
  G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
  13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

  1879
  Tous droits réservés.




IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.--A. CHAIX ET Cie,

RUE BERGÈRE, 20, A PARIS,--308-9.




PRÉFACE


L’auteur de ces intéressants _Zig-Zags en Bulgarie_ croit à l’efficacité
des préfaces. Il tient à ce que je le présente au public français. M.
Kohn-Abrest est pourtant de ceux qui se présentent fort bien eux-mêmes,
leur livre à la main, en manière de carte de visite, et d’une carte de
visite qu’on cornera, pour y revenir, en plus d’un endroit.

Il n’y a rien de moins prétentieux que ce volume--où pourtant tout un
monde apparaît,--un monde peu connu, en dépit de tant d’articles de
journaux ou de revues, de volumes d’histoire ou de voyages,--cet Orient
que, l’an dernier, secouait encore le grondement du canon.

M. Kohn l’a vu et bien vu, ce monde, et je dirai aussi ce demi-monde
bizarre, pittoresque, attirant, qui a du vieux monde la passivité
superbe, le mépris de la mort, et du monde nouveau le charme, l’esprit,
les modes et parfois les vices. Rien de plus curieux, de plus vif et de
plus aimable dans ces pages que la peinture de Bukarest. C’est la vie
parisienne au bord du Danube. J’ai éprouvé la séduction particulière de
cette société bigarrée à Vienne, cette postface de l’Occident et cette
préface de l’Orient. Disons, entre parenthèse, que puisqu’il y a ainsi
des préfaces en géographie, M. Kohn a raison d’en mettre une à son
livre.

Il me l’a demandée parce que je le connais depuis des années. Je l’ai vu
et entendu pour la première fois, à Genève, en 1866, lorsque les
Genevois donnèrent un banquet à M. Glais-Bizoin, qui allait, près du
Léman, protester contre la censure interdisant, à Paris, une de ses
comédies. Rigueur niaisement inutile: on eût laissé jouer ici le _Vrai
Courage_ qu’il n’y eût eu rien de changé en France; il n’y eût pas même
eu un auteur dramatique de plus. Mais ce Breton de Glais-Bizoin, résolu
et militant, tenait à protester contre l’arbitraire. Il fit jouer en
Suisse la comédie proscrite à Saint-Brieuc et à Paris;--et au dessert,
un tout jeune homme, qui était précisément M. Frédéric Kohn, lui porta
un toast éloquent.

Plus tard, je retrouvai, à Paris, mon orateur de Genève. Il était
journaliste, critique et, à l’occasion, auteur dramatique. Il a écrit,
après George Sand, un drame sur _Molière_, où j’ai rencontré de belles
scènes, vivantes. A _la Presse_, où il publie aujourd’hui un grand
travail sur la présidence Mac Mahon, il donnait naguère de
très-intéressants articles sur Ferdinand Lassalle et le socialisme
allemand. Correspondant de plusieurs journaux de Paris et de Bruxelles,
M. Kohn était tout naturellement parti, au printemps de 1877, pour les
Balkans. Il connaissait déjà la guerre pour l’avoir vue à Paris, durant
le siége. J’ai ramené, en sa compagnie, et conduit aux Champs-Élysées, à
l’ambulance établie chez Ledoyen, le soir du 19 janvier, un pauvre
soldat de la ligne qui venait de recevoir une balle au front dans le
parc de Buzenval.

La guerre recommençait en Orient. Vite les malles faites, la plume et
l’écritoire dans le sac de voyage, M. Kohn part pour son
quartier-général. Quand la poudre parle, ce n’est pas seulement le sang
des soldats qui coule, c’est l’encre des reporters. Quelquefois aussi,
comme Junot à Toulon, la page toute fraîche que le journaliste écrit sur
son genou est saupoudrée de la terre que fait voler autour de lui
quelque éclat d’obus. Bref, voici M. Kohn en Bulgarie. Il a beaucoup vu
et il a su bien voir. Ce n’est pas sous un titre solennel qu’il nous
présente ses souvenirs: _Zig-Zags en Bulgarie_. C’est la guerre vue par
un touriste et sous un aspect intime. M. Kohn emprunte à Toppfer une
partie de l’étiquette de ses voyages fantaisistes, mais, sous _l’humour_
du spectateur, il y a la sincérité d’émotion et la sévérité de jugement
de l’homme qui compare, observe, pense, et souffre en voyant souffrir.

Ce ne sont pas les Bulgares des premiers chapitres de _Candide_ que nous
rencontrons là, dans ce livre chaud encore d’actualité et durable comme
une étude de mœurs; ce ne sont pas ces Bulgares «qu’on fait tourner à
droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en
joue, tirer, doubler le pas», et qui reçoivent, pour récompense, trente
coups de bâtons,--Bulgares en qui Voltaire incarnait les Prussiens,
comme il donnait aux Français de la guerre de Sept-Ans le pseudonyme
d’Abares;--non, ce sont les Bulgares tels qu’ils sont, les Bulgares
d’aujourd’hui, les Bulgares qu’on a brûlés, cette fois comme dans
_Candide_, selon «les lois du droit public».

«Ici des vieillards criblés de coups, dit Voltaire, regardaient mourir
leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles
sanglantes; là, des filles éventrées, après avoir assouvi les besoins
naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs; d’autres, à
demi-brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des
cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes
coupées.»

Depuis un siècle que ces lignes sont écrites, l’humanité n’a pas cessé
de se couper bras et jambes et elle a étrangement suivi le conseil de
Candide: «Cultivez votre jardin.» Elle l’a labouré, mais avec des obus.
Les livres comme les _Zig-Zags en Bulgarie_ n’en sont que plus utiles,
car ils font, par le spectacle seul de la réalité, haïr la guerre. Point
de déclamation et point de phrases. Mais la constatation pure et simple
des faits, avec beaucoup de traits et d’esprit pour les mettre en
valeur. Cette guerre où, semble-t-il, le champagne arrose les
blessures,--je parle du champagne des états-majors,--est à coup sûr des
plus originales, et nous nous étonnerions un peu de ces détonations des
bouchons du Cliquot ou du Saint-Marceaux, répondant aux décharges des
canons, si nous n’avions le souvenir des rasades allemandes et des
toasts germaniques saluant l’incendie de Saint-Cloud ou l’écroulement de
Châteaudun.

Je retrouve d’ailleurs, dans certaines pages tout à fait remarquables de
M. Fr. Kohn, l’impression saisissante que me cause un tableau de
l’éminent peintre russe B. Vereschagin, que j’ai maintenant sous les
yeux. C’est un coin du champ de bataille déserté de Plewna. La neige a
tout couvert, la plaine, les talus des lignes fortifiées, les lignes
bossuées des Balkans qui apparaissent au loin sous un ciel gris,
alourdi, implacable. Un puits, comblé par cette neige épaisse, détache
sur l’immensité blanche ses maigres bras disposés comme l’armature d’une
voile latine. Çà et là, sous la couche lourde, des pointes d’arbres
écrêtés, des buissons. Et seul, abandonné dans ce morne coin de terre,
un homme est tombé, un Turc, frappé au front, qui est venu mourir là,
s’aplatir sur cette neige où ses pieds se sont enfoncés, creusant une
double ligne funèbre. Il est perdu, ce cadavre de soldat, dans la
désolation de cette solitude blanche où, çà et là, d’autres trous et
d’autres tertres apparaissent, dénonçant des morts. Les poings en l’air,
les doigts tordus,--paquet de chiffons et de chairs plutôt que forme
humaine,--ce mort apparaît, l’uniforme en lambeaux, la giberne vidée, la
neige logée déjà, comme avide de le couvrir, dans les moindres plis de
la tunique et sur les bottes du soldat,--et là, immobile, regardant ce
cadavre comme un gourmet devant un étal, un corbeau se tient perché sur
la botte même du pauvre diable abandonné, son bec craquant déjà de
volupté, tandis que sur le ciel gris, un autre mangeur de chair humaine
apparaît, volant à ailes grandes vers le mort, et pareil, dans
l’éloignement, à une chauve-souris.

Jamais peut-être la guerre n’a paru si féroce, si cruellement vraie, si
brutale, si atrocement carnassière que dans cette peinture d’un artiste
illustre, à Pétersbourg, et qui s’est fait l’historiographe au pinceau
de l’expédition du général Kaufmann en Asie. M. Vereschagin exposera
quelque jour, à Paris, les toiles rapportées de Plewna, de ces Balkans
où, grièvement blessé, il faillit mourir. Les Parisiens sauront alors ce
que furent ces terribles tueries où les cadavres se comptaient, en un
jour, par trente mille.

M. Vereschagin nous disait naguère quelques souvenirs de cette campagne.
En nous montrant dans son atelier de Maisons-Laffite un tableau où, sur
la route qui mène en Russie, de longues files de cadavres de prisonniers
turcs sont couchés, il nous désignait l’endroit où, grelottant autour
d’un maigre feu de branches humides, il avait vu un grand vieillard
maigre accroupi à côté d’un jeune homme blessé. Et comme son cheval les
frôlait, le plus jeune, d’une voix râlante, implorait secours en
répétant: _Sidi! Sidi!_ pendant que le vieux, immobile, regardait de ses
yeux farouches le cavalier russe. Et lui, impuissant à les secourir,
leur montrait alors l’immense ciel morne en leur disant: _Allah!_ comme
pour leur indiquer que c’était de là-haut seulement que pouvait venir le
salut. Quelques heures plus tard, ramené à la même place par une
nécessité du service, M. Vereschagin retrouvait, au même angle de la
route, les deux êtres humains toujours accroupis. Une mince fumée
montait encore du feu qui s’éteignait; le jeune homme avait rendu son
dernier souffle, et le vieux Turc, impassible à côté de son
compagnon,--de son fils peut-être, déjà roidi, et à demi
gelé,--attendait la mort sans bouger.

C’est la guerre, cela, cette guerre dont le lendemain s’appelle la
peste, comme si les cadavres voulaient encore combattre les vivants.
«Les morts se vengent!» dit l’auteur de _la Haine_. Oui, c’est la
guerre, mais à côté de ces scènes horribles, quel sentiment de fierté et
de sacrifice elle fait germer! C’est parfois une secousse salutaire.
Mieux vaut mourir que pourrir. Et à côté de semblables détails,
effrayants et sauvages, M. Kohn, qui sait conter comme M. Vereschagin
sait dessiner, a placé bien des tableaux consolants où le charme de la
population roumaine, le courage des soldats russes, l’intelligence de
leurs généraux, l’abnégation des Turcs, apparaissent et nous frappent
tour à tour.

Je parlais de peinture. Le livre de M. Frédéric Kohn est, lui aussi, une
peinture sincère, colorée, poignante et vivante de cette guerre. Il
mériterait de durer comme document historique, mais il aura encore un
autre succès, un succès plus immédiat: il plaira à tous les lecteurs, il
les intéressera et (c’est le grand point en toutes choses) il les
amusera. Il sera lu même des femmes qui ne prennent pas toujours plaisir
aux scènes de la vie militaire. C’est qu’il a, avec l’accent et la
saveur de la vérité, tout l’attrait et le sel du roman.

Et, à dire vrai, quel roman plus étonnant et plus passionnant que
l’histoire?

JULES CLARETIE.

12 février 1879.




ZIG-ZAGS EN BULGARIE




CHAPITRE PREMIER

En route pour la guerre.--Quarante-huit heures de Prusse à la
vapeur.--Gendarmes, douaniers et _tschi_ russes.--Merci pour nos
frères.--Les écumeurs de wagons.--Conversation avec un _Balte_.--Les
étudiants de Dorpat.--Le tsar Alexandre et la sorcière.


J’étais parti de Paris le 22 avril 1877 par le train-poste du soir,
ligne du Nord. Le lendemain je fus réveillé pour la troisième fois (les
deux autres interruptions de sommeil étaient au compte des
douanes belge et allemande) par le bruit assourdissant d’une
nuée de gamins qui psalmodiaient sur un rythme traînant et
lugubre--_Zei-tung-heu-te--Zei-tung-heu-te_. Ces deux notes jetées par
une demi-douzaine de jeunes stentors, signifiaient que la _Gazette de
Cologne_ du jour venait d’être mise en vente. Le journal était tout
frais, tout humide encore des baisers de la presse, car le convoi venait
de s’arrêter dans la ville même où la volumineuse Gazette s’imprime; au
milieu de cette énorme bâtisse vitrée, la gare de Cologne où le
croisement ininterrompu des trains convergeant dans tous les sens le
jour et la nuit, provoque un brouhaha perpétuel dont les éclats se
perdent dans l’immensité du _Hall_. Je donnai les 25 pfennigs à l’un des
petits braillards, et certes, la _Gazette_ valait cette somme ce
jour-là. Elle contenait le discours au Reichstag de M. de Moltke sur la
concentration des troupes françaises le long de la frontière--discours
célèbre pendant huit jours (où êtes-vous, neiges d’antan!) et un
télégramme annonçant officiellement la rupture des rapports
diplomatiques entre la Russie et la Turquie, ainsi que l’entrée des
Russes sur le territoire roumain. L’avouerai-je? cette nouvelle me
soulagea beaucoup. Jusqu’au dernier moment, d’incorrigibles sceptiques
m’avaient inoculé des doutes sur la réalité des préparatifs militaires
et avaient même doucement raillé le _reporter_ qui en serait pour son
voyage. Maintenant les sceptiques étaient confondus. Le tsar avait bien
réellement fermé le temple de Janus, et non-seulement je ne risquai
point d’avoir entrepris un voyage inutile, il fallait encore me hâter
pour arriver à temps. Mes étapes furent doublées et, après une courte
halte à Berlin, je me trouvais quarante-huit heures plus tard aux
frontières de l’empire du tsar.

Le temps, tiède à Paris, et même assez doux encore dans la capitale de
la Prusse, s’était considérablement rafraîchi; la verdure avait disparu
et les épaisses fourrures dans lesquelles s’emmitouflaient mes
compagnons de voyage, contrastant avec mon costume quasi-printanier,
indiquaient assez que nous nous rapprochions du Nord, à grands tours de
roue. A Eydtkuhnen, on passe la frontière; la première station russe
s’appelle Wyrballow. Vue de loin, la ville, ou plutôt le bourg, n’a pas
grand air, mais la gare est positivement monumentale. Le quai est semé
de gendarmes, tous grands gaillards larges d’épaules, enfouis dans une
vaste capote grise qui leur descend au-dessous des talons et portant
suspendue à un ceinturon blanc de buffle, une colichemarde dont la
poignée est tournée en dedans. Ces vigilants guerriers sont coiffés d’un
casque à pointe en cuir bouilli de modèle prussien, mais plus grand et
avec un paratonnerre plus pointu. Je ne sais quel vague frisson fait
naître la démarche pesante et l’aspect farouche de ces gendarmes! C’est
comme une évocation de la Sibérie, de la troisième section avec ses
mystères, ses lettres de cachet et ses lettres décachetées; toute une
nuée de légendes de police vient assaillir le cerveau du voyageur
impressionnable. S’il est vrai que le croyant, à l’instant suprême de la
mort, fait un retour sur lui-même pour s’interroger sur ses péchés, il
est encore plus vrai que le voyageur scrute les coins et les recoins de
sa conscience pour être bien sûr qu’une main ne s’appesantira pas sur
son épaule, et qu’au lieu de rouler librement à ses plaisirs ou à ses
affaires, il ne sera pas dirigé sous bonne escorte sur la Sibérie. Le
fait est que tout le monde est prisonnier pendant quelques minutes; on
ne peut descendre du train avant que les gendarmes aient passé
l’inspection des wagons. Chaque voyageur est tenu de remettre son
passeport; il reçoit en échange une petite fiche, après quoi il est
libre de se promener dans l’intérieur de la gare. Mais il ne peut ni
revenir en arrière, s’il en avait envie, ni continuer sa route. Après la
gendarmerie, la douane s’empare de l’imprudent qui a mis le pied dans
les États du tsar. La salle de torture est immense, c’est un véritable
entrepôt! Des barrières de bois courent tout autour: au centre un grand
pupitre «pour écrire debout», c’est le quartier général du chef des
vérificateurs. Autour de lui s’empressent les employés qui viennent
soumettre à sa sagacité les différents colis, paquets et simples objets
dont l’introduction est frappée d’impôt.

Je ne puis m’empêcher de remarquer la bonne mine, l’élégance de costume
et d’allures de messieurs les douaniers. Nos gabelous paraissent de bien
pauvres hères auprès de leurs collègues du Nord. La solde doit être bien
plus forte,--à moins qu’elle ne soit augmentée indirectement par les
petits arrangements à l’amiable entre serviteurs des gabelles et
voyageurs nés malins. Du reste, les gens tenant à la forme doivent être
satisfaits; il serait impossible de procéder avec plus de méthode et
avec plus de politesse au farfouillement consciencieux des valises. A
l’occasion, ces messieurs savent même allier à la politesse une certaine
dose de facétie: Parmi les voyageurs, je les appellerais plus volontiers
les _patients_, se trouvait aussi une jeune actrice allemande, qui
allait rejoindre à Saint-Pétersbourg la troupe recrutée pour la saison
d’été. Elle avait une immense caisse, dans laquelle, à la rigueur, sa
petite personne eût trouvé à se caser très-convenablement, avec quelques
accessoires en sus. Un employé d’un rang supérieur, très-grand, très-bel
homme et très-barbu s’approcha: «Qu’avez-vous dans votre caisse,
mademoiselle?» demanda-t-il en français avec un accent un peu traînant.
«Rien que des robes et des vêtements de théâtre» fut la réponse. «Oh!
répliqua l’employé, toutes ces dames disent cela et voudraient ainsi
nous priver du plaisir de contempler leurs belles toilettes, ce n’est
pas aimable de leur part.» Il fit un signe, et deux emballeurs munis de
pinces et de marteaux éventrèrent la caisse. Des flots de vêtements, de
chiffons, de dentelles, d’étoffes, de linge, parurent.--«Oh! superbe,
cette robe!--Quel gracieux déshabillé!--Le ravissant domino! Que
contient donc ce paquet si soigneusement ficelé? Un bijou de chapeau, un
véritable bijou; comme cela doit bien vous aller!» Et tout en
complimentant ainsi sa victime, le bourreau bouleversait tout: chemises,
habits, costumes, articles de toilette, etc. Il ne fit pas grâce d’un
mouchoir et les larmes vinrent aux yeux de la pauvrette, en s’apercevant
du tohu-bohu qu’avait causé la curiosité du galant vérificateur. Quand
tout fut fini, celui-ci s’inclina d’un air narquois, mais toujours poli.
«Vous aviez raison, mademoiselle, fit-il en indiquant du doigt l’amas
informe des objets jetés pêle-mêle, vous aviez raison, il n’y avait rien
à déclarer!» O galanterie administrative!

Je m’en tirai à bien meilleur compte. Il est vrai que tout mon bagage se
composait d’une petite valise peu susceptible de contenir des costumes
de théâtre. Un peu distrait en voyage (l’homme n’est pas parfait)
j’avais égaré la clef et je m’attendais certainement à voir ouvrir le
coffre _manu militari_. Il n’en fut rien, l’homme barbu haussa les
épaules et ma serrure fut sauvée. On ne songea pas même à me confisquer,
selon les règlements, quelques livres formant ma lecture de voyage. Tout
imprimé trouvé sur un voyageur doit être envoyé directement à la douane
de Saint-Pétersbourg où l’intéressé peut recouvrer sa propriété après
une demi-douzaine de demandes et moyennant quelques roubles. Pourtant
ces formalités de douane auxquelles on assujettit les passagers arrivant
par le chemin de fer, sont douces auprès des vexations que subissent sur
les autres points de la frontière, les habitants des provinces
limitrophes qui font retentir les bureaux des préfectures et des
ministères de leurs plaintes et de leurs doléances aussi justifiées que
vaines. Mais passons. La visite enfin terminée, on se rend dans la salle
du restaurant, très-élégamment meublée et dont le buffet est
admirablement pourvu. Sauf l’architecture de ce réfectoire, tout est
plein de couleur locale. Voici dans un coin, au-dessus de la chaise
curule où trône la dame du comptoir, l’image byzantine toute enluminée
et peinturlurée de la Vierge, qu’éclaire à la fois l’éclat du cadre en
cuivre poli et le reflet d’une veilleuse perpétuellement allumée. Cet
hommage à la divinité se retrouve partout au pays slave, dans les palais
et dans les chaumières, chez le négociant comme chez l’artiste, dans les
couvents, dans les casernes--même dans ces lieux où l’image de Dieu peut
tout au plus symboliser le pardon à Madeleine.--Le vacillement de cette
veilleuse éclaire chaque action du Russe: travail, amusement, le crime
et la vertu. Deux hommes, vêtus du costume national à l’air très-doux,
humble même, circulent au milieu des tables. L’un porte une sébile en
fer blanc, ornée de la croix blanche de Genève, entourée de quelques
lignes en caractères slaves. Il l’agite en la mettant sous le nez de
chaque convive sans dire un mot, mais avec une mine tellement suppliante
qu’il faudrait vraiment être de bois et de fer pour ne pas laisser
tomber une piécette.

Le compagnon de l’homme à la sébile hoche doucement la tête, met la main
sur son cœur, et dit d’une voix dolente: «Merci pour nos frères!» Ces
quêtes sévissent depuis trois ans; les fonds, ainsi réunis, étaient
destinés d’abord aux insurgés de l’Herzégovine et de la Bosnie, ensuite
est venu le tour des Serbes, des Monténégrins, puis enfin, de la Société
des ambulances russes. L’organisation de ces collectes était due aux
comités slaves, à ces gouvernements occultes désavoués et même traqués
un peu _pro forma_ par le gouvernement officiel jusqu’au jour où leur
politique a prévalu.

Outre la veilleuse de la Vierge et la sébile nous remarquons un
gigantesque _samovar_, la bouilloire à thé toujours fumante, toujours
chantante et remplie. Tout autour du coquet ustensile attendent, rangés
en bataille, une centaine de verres «à eau» pouvant contenir chacun
environ un quart de litre. Une cuillère d’argent est plantée dans le
verre, et sur la soucoupe repose un rond de citron et un seul morceau de
sucre. Le véritable Russe considérerait comme une hérésie de prendre le
breuvage national dans une tasse; la tradition du pays veut également
qu’au lieu de sucrer le thé en y jetant le sucre on en mette un morceau
entre ses dents, et qu’on l’y tienne pendant l’absorption consécutive de
trois ou quatre verres. Pourtant, ce procédé économique commence à être
un peu abandonné par les gentlemen. Le thé russe est excellent, à la
condition de mettre une dose triple ou quadruple d’essence de celle qui
forme la proportion habituelle dans le verre. Excellente réfection aussi
que le potage aux herbes aromatiques légèrement vinaigré, dans lequel
nage un morceau de bouilli. Le _tschi_ arrosé d’un bordeaux authentique
fait oublier bien des fatigues; on se réconcilie même, autant que faire
se peut, avec les gendarmes, les douaniers et les quêteurs.

La cloche sonne; des conducteurs vêtus d’une blouse de soie bleue ou
rose retenue autour de la taille par une large ceinture de cuir, d’un
pantalon de velours très-bouffant et s’arrêtant à la cuisse, et chaussés
de hautes bottes très-reluisantes, ouvrent les portes vitrées. Chacun
s’élance sur le quai où le train de Saint-Pétersbourg vient d’être
formé. On cherche à se caser de son mieux; comme j’y suis accoutumé,
j’installe d’abord mes menus bagages dans le filet et je me promène sur
le quai jusqu’au départ du convoi. «Quelle imprudence vous avez commise,
me dit quand j’eus pris place dans le compartiment un compagnon de
voyage, d’abandonner vos effets ainsi!»--Mais en France, en Allemagne,
en Italie, répondis-je, je n’ai jamais fait autrement. «Dans ces pays
c’est possible, mais en Russie il faut avoir plus que cela l’œil sur ses
affaires, ou on risque fort de ne plus les retrouver. Il existe toute
une association de filous fort bien organisée, fortement disciplinée,
très-répandue, et qui ne «_travaille_» que dans les stations. Les
affiliés voyagent dans tous les sens, ils sont à l’aguet des voyageurs
trop naïfs ou trop confiants, et quand leur voisin de coupé a disparu un
instant pour tel ou tel motif en oubliant sa valise ou sa sacoche, crac!
le gentleman en question s’en empare, et il ne reste plus à la dupe qu’à
crier au voleur.--Et cela arrive-t-il souvent?--Tous les jours. Ainsi,
il y a huit jours à peine, sur cette même ligne, un voyageur d’une des
plus grandes maisons de Saint-Pétersbourg a été soulagé de cette façon
de sa sacoche qui contenait une douzaine de mille roubles. Aussi, les
voyageurs prudents et avisés ne quittent jamais le coupé sans emporter
leurs effets ou sans avoir chargé le conducteur, moyennant une petite
rémunération, de _veiller au grain_». Je remerciai mon obligeant
compagnon de son avis et je me promis d’en faire mon profit. Le convoi
s’était mis en marche, et nous commencions à rouler dans cet immense
désert, tout en forêts et marécages, qui s’étend de la frontière
d’Allemagne jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg, désert coupé, il est
vrai, de villes et de bourgs, mais dont rien dans cette saison, encore
hivernale là-haut, ne saurait rendre la désolation et la tristesse. La
terre aride, morne, couverte de frimas, les maigres pins se dressant
tout nus, dépouillés de tout ornement, les étangs, les flaques d’eau
gelées, et, sur le parcours du chemin de fer, l’aspect misérable des
cabanes des aiguilleurs, devant lesquelles se roule dans la boue une
bande de marmots à peine vêtus, tout cela vous donne le frisson et vous
dispose à la mélancolie. Fort heureusement, on trouve à se distraire
dans l’intérieur du wagon. Outre mon obligeant voisin, qui a bien voulu
me faire la leçon au sujet des écumeurs de wagons, la société se compose
de la jeune actrice allemande qui n’a pu encore se consoler du
révolutionnement de sa caisse, et d’un fonctionnaire supérieur du chemin
de fer qui va passer un congé dans la capitale. Le premier de ces
personnages était un «Balte», c’est ainsi que s’appellent eux-mêmes les
habitants des provinces allemandes de la Russie baignées par la mer de
l’Est: Finlande, Courlande, Livonie, Esthland. Mon voisin réalisait
assez complétement, au point de vue physique, le type vigoureux, coloré,
plein de santé, fortement nourri, d’allure un peu massive, mais non
dépourvu d’élégance, qu’on trouve généralement dans ces provinces.

Je savais déjà que les habitants de ces régions sont d’humeur fort
sociable et très-communicatifs; aussi n’éprouvai-je nulle surprise quand
mon interlocuteur, après avoir décliné sa nationalité, se lança dans une
dissertation politique, dont beaucoup de choses m’ont paru utiles à
retenir. «La guerre qui vient de commencer, me dit-il, est considérée
par tous les Russes comme une entreprise nationale au premier chef. Tous
s’y sentent engagés, et tous sont décidés à se sacrifier pour que _notre
empereur_ sorte victorieux de la partie qui vient d’être entamée. Le
Russe a une grande qualité, c’est son patriotisme, il donnerait tout
pour _son empereur_, c’est là ce qui le sauve. Il nous fallait la guerre
actuelle, nous ne pouvions pas rester éternellement sous le coup de
l’humiliation de Crimée. Il était impossible de laisser à la Turquie les
bénéfices d’une victoire qu’elle devait à la France aujourd’hui vaincue
à son tour et d’une Angleterre qui ne compte plus sur le continent[1].
Tout le monde pressentait la lutte, et par suite tout le monde était
inquiet, indécis; les affaires souffraient, tout était arrêté, nous
étions menacés de la misère, une fois la guerre finie; la crise aura
également atteint son terme, nous pourrons travailler tranquilles.
Maintenant pouvons-nous espérer pour bientôt la fin de la guerre qui
militairement n’est pas encore commencée? On dit la Turquie très-forte,
son armée bien pourvue, nombreuse et outillée! Nous serons condamnés à
de grands sacrifices. Qu’importe! si cinquante, si cent mille soldats
succombent avant qu’un résultat soit obtenu, l’empereur en appellera
d’autres, voilà tout. Les ressources de la Russie sont infinies, et avec
l’absence de contrôle parlementaire qui fait que le ministère n’a de
comptes à rendre à personne, avec ce système de gouvernement qui évite
les indiscrétions et trouve moyen s’il le faut de cacher la vérité, le
public aura à peine connaissance des désastres s’il s’en produit et de
l’étendue des pertes. On ne connaîtra que le résultat final qui sera
dans un an, dans deux ans ou dans trois ans l’anéantissement de la
Turquie. Nous y arriverons.»--Je ne pus m’empêcher de témoigner un peu
d’étonnement de ce qu’un habitant des provinces baltiques s’exprimât sur
cette question d’Orient avec tout le feu et toute la chaleur chauvine
d’un russe panslaviste de Moscou.

  [1] Cette conversation a eu lieu au mois d’avril 1877 avant que lord
    Beaconsfield eût réveillé le lion anglais.

«C’est une grave erreur, répliqua mon nouvel ami, de supposer que les
_Baltes_ soient moins bons Russes que les autres sujets de l’empereur.
Au contraire, nulle part peut-être dans tout l’empire le tzar Alexandre
n’a des serviteurs aussi dévoués et des admirateurs aussi sincères que
chez nous. Il respecte nos priviléges, notre langue et notre autonomie.
Il nous laisse le droit de régir nos églises et nos écoles, c’est tout
ce que nous demandons. Nous voulons être _sujets_ de Sa Majesté
Alexandre, mais nous nous fâchons quand on nous appelle simplement des
_Russes_. Nous sommes de mœurs, de langue et de caractère, Allemands,
mais prêts à concourir avec ardeur et enthousiasme à tout ce qui peut
servir à accroître la grandeur de la Russie et rehausser la gloire de
l’empereur. Nous ne songeons pas du tout à nous rallier politiquement à
l’Allemagne de M. de Bismarck, surtout autant que nous aurons pour
maître un souverain, protecteur de nos anciens priviléges...» La
conversation continua sur ce ton. M. X*** m’apprit qu’il était médecin à
Riga, et, comme tous ses compatriotes voués à cette profession, il avait
étudié à l’université de Dorpat. Les jeunes Baltes qui se forment à
cette pépinière, tous pleins de fougue, d’entrain mènent au milieu de
leurs études l’existence tapageuse et largement humectée des Bursche
allemands. Les duels sont à l’ordre du jour, et leur issue est souvent
fatale. L’adversaire survivant va terminer ses études pendant deux ou
trois ans dans une forteresse jusqu’à ce que ses parents ou ses
protecteurs obtiennent sa grâce. Ces duels sont tellement entrés dans
les mœurs de Dorpat que les professeurs et les familles ne font rien
pour les empêcher.

Au contraire, on cite comme typique le cas suivant arrivé il y a
quelques années:

Deux étudiants, parfaitement liés jusque-là, un peu gris tous les deux,
se prennent de querelle. Dans le feu de la discussion, l’un applique un
soufflet à son adversaire. Le père du souffleté, ayant appris l’outrage,
écrivit à son fils: «Sachez que je vous défends de mettre les pieds chez
moi tant que vous n’aurez pas tiré vengeance de l’injure faite à notre
nom.» L’étudiant se battit en effet, tua son adversaire ou fut tué, je
ne me rappelle plus, car ce n’est pas toujours le droit qui triomphe
dans ces jugements de Dieu.

Vers le soir, on arriva près de Wilna. A l’une des stations
intermédiaires, mon autre compagnon, l’employé supérieur du chemin de
fer, raconta une anecdote dont il prétendait avoir été témoin en 1867
lorsque l’empereur actuel se rendit à Paris à l’Exposition universelle.
Le convoi de la Cour s’était arrêté à cette station pour permettre à la
machine de faire de l’eau. L’empereur était descendu un instant et
recevait les hommages du maire et du conseil municipal de la commune qui
étaient accourus pour saluer leur souverain. Soudain, un bruit confus se
fit entendre de l’autre côté de la cloison qui séparait le bâtiment de
la gare de la campagne. L’empereur leva la tête et aperçut une femme
portant le costume des bohémiennes, se débattant avec énergie au milieu
des gendarmes et des employés de chemin de fer qui voulaient l’empêcher
d’approcher du groupe formé par l’empereur et les conseillers
municipaux. Le tsar donna l’ordre de lui amener la tzigane. «Que me
voulais-tu? dit-il.--Je voulais vous dire la bonne aventure.» L’empereur
sourit et, se prêtant à la fantaisie de la femme, lui tendit sa main.
Elle se prit à étudier les «lignes» avec le plus grand soin. «Sire,
dit-elle, ne faites jamais la guerre, car vous en mourrez!» Ces paroles
firent une vive impression sur le tsar, il retira brusquement sa main et
s’avança d’un pas rapide vers le wagon-salon où il s’enferma tout
rêveur...

A Byalstock, autre réminiscence, celle-là se rapportant à l’insurrection
de Pologne de 1863. Un télégramme venait d’annoncer à Saint-Pétersbourg
l’extension que prenait le mouvement; on forme un train spécial à
Saint-Pétersbourg qui doit conduire dans la région insurgée toute une
cargaison de fonctionnaires militaires et civils chargés de diriger la
répression du mouvement. Le train était commandé par un ingénieur
attaché à la compagnie, un belge, M. B. Au départ de Saint-Pétersbourg,
tout le monde était tout feu et tout flamme; le juge d’instruction ne
parlait que de pendre en masse tous les insurgés; le général voulait les
sabrer et les commissaires extraordinaires rêvaient déjà tout haut des
récompenses que leur vaudrait leur zèle. Hélas! ce zèle se refroidissait
au fur et à mesure que l’on approchait du but du voyage, car, à chaque
halte du convoi, on apprenait une nouvelle extension du mouvement. Les
hauts dignitaires envoyés pour comprimer l’insurrection s’éparpillèrent
sur la route; chacun se rappela une mission importante à remplir dans
les villes du parcours. De cette façon, M. B. arriva tout seul à
Byalstock.

Là, les insurgés régnaient en maîtres; ils s’étaient emparés de la gare
et prenaient des dispositions pour ramener le matériel roulant en
arrière dans leurs lignes. M. B., sans perdre la tête, parlementa, fit
valoir sa qualité d’étranger, invoqua l’intérêt des actionnaires, des
droits de la Compagnie, etc., etc. Son entrain, sa bonne humeur, et
surtout un prodigieux aplomb, qui, en pareille circonstance, emporte le
morceau, en imposèrent aux insurgés; ils entrèrent en pourparlers et
laissèrent à l’ingénieur le temps de faire former par les hommes
d’équipe qui obéissaient à lui seul un double train, d’y sauter à la
dernière minute et de partir dans la direction de Wilna...

Les vingt-quatre heures qui séparent la frontière de la capitale
passèrent en causeries, en sommeil et en stations autour des samovars.
La journée avait été humide. Vers le crépuscule, le froid ne cessa
point; au contraire, il devint encore plus intense; mais la brume
disparut, la pluie sécha et le soleil des contrées boréales nous montra
les forêts de pins baignées dans une onde dorée. Nous approchions de la
ville des tsars. Après une foule de noms totalement inconnus, la voix du
conducteur jeta ces vocables qui ne sont pas étrangers pour quiconque
lit un peu les journaux: «Tsarkoë-Selo!» Nous nous arrêtâmes quelques
minutes dans cette résidence d’été des empereurs, la retraite de
prédilection d’Alexandre II. Le château est encore assez loin de la
gare; on le remarque à peine; une ceinture de jolies maisonnettes
l’entoure; c’est surtout au soin qu’on apporte ici, même en hiver, à
l’entretien des jardins et des routes de communication que l’on
s’aperçoit de la proximité d’une résidence impériale. Pour moi,
l’impression laissée par Tsarkoë-Selo se résume dans un pope, robuste
vieillard, bien pris et trapu, tellement emmitouflé dans une énorme
pelisse qui lui recouvrait le corps entier et la figure, qu’on
apercevait à peine sortant de dessous un capuchon quelques bribes de
barbe blanche, un nez fortement bourgeonné,--puis rien. Cet ourson fut
hissé à grand’peine dans notre wagon par un diacre complaisant; il
représentait à mes yeux _in anima vili_ le véritable _père Hiver_ de ces
régions du Nord, l’hiver frileux de son propre froid, et grelottant le
premier sous le poids de ses fourrures avec ses glaçons pendant à la
barbe. Oui, c’était bien là le climat russe tel qu’il se grave dans le
cerveau populaire d’après les images d’Épinal. Le compagnon du prêtre le
serra dans ses bras et appliqua deux solides baisers bien retentissants,
deux baisers slaves, sur les collets relevés de la pelisse qui
protégeaient les joues du voyageur, en guise de souhait de bon voyage.

Quelques minutes plus tard, nous étions à Saint-Pétersbourg. Neuf heures
du soir sonnaient et pourtant il ne faisait pas nuit.

La place devant la gare, un vaste carré dallé où s’agitaient des
véhicules de toute espèce, traînés par des chevaux de toute sorte, était
noyée dans une demi-lumière blanche indécise, crépusculaire.

Le nouveau débarqué peut croire à une erreur dans l’heure indiquée sur
le livret. Il vérifie et s’aperçoit qu’il ne se trompe pas. On est au
début de cette saison extraordinaire spéciale aux contrées polaires, où
le jour se prolonge d’heure en heure jusqu’à la suppression complète de
la nuit pendant deux ou trois semaines. La nature a mesuré d’une main
avare les douceurs de l’été aux habitants de ces contrées, mais elle a
rétabli l’équilibre en laissant luire pendant dix-huit, vingt et
vingt-quatre heures le splendide soleil de juillet et d’août.




CHAPITRE II

Halte à Saint-Pétersbourg.--Première impression.--Églises et
brocanteurs.--Saint-Isaac.--La Patti à l’hôtel Dehmouth.--Le retour de
l’empereur.--Un discours incendiaire.--A la gare Nicolaï.--Souvenir de
Metz.--Un discours manqué.--La bienvenue à Notre-Dame de Kazan.--Une
illumination à Saint-Pétersbourg.--Dix mille voitures fantômes.


La première impression que Saint-Pétersbourg fait sur l’étranger a
incontestablement quelque chose de grandiose. L’œil est de suite
sollicité dans les faubourgs que l’on traverse par l’excentricité des
constructions. Une grande caserne d’abord, bâtiment immense et d’aspect
aussi peu aimable que les constructions de ce genre dans les autres
États de l’Europe; ensuite une église, bâtie à la grecque avec la
coupole gracieuse et luisante. Les portes béantes, malgré le froid,
laissent voir dans la nef, agenouillée sur la pierre devant l’autel tout
inondé de lumières, la foule des fidèles. Le cocher de notre voiture
(l’istvotschik) ne manque pas de se décoiffer avec piété en passant
devant la maison de Dieu et de se signer trois fois. Puis viennent les
vieilles maisons à arcades basses avec les boutiques les plus diverses
sur les arcades desquelles dansent joyeusement les caractères de
l’alphabet esclavon, avec les _dvors_ ou cour de marchands encombrés de
hardes, de livres, d’épaves de toute espèce, un temple de l’époque où ce
marché n’était pas encore devenu une halle monotone. Les revendeurs
portent de longues houppelandes et l’inévitable bonnet fourré.

Quels costumes disparates! quelles coiffures pittoresques! quel
assemblage de samovars, de lames de sabres hors de service, de pistolets
à pierre, de boîtes à lunettes et surtout que de vieux bouquins!

La rue se rétrécit, bientôt elle prend les dimensions d’une des ruelles
de l’ancien Paris--mais c’est une surprise que l’architecture
saint-pétersbourgeoise nous ménage. Tout à coup l’horizon s’élargit, la
rue étroite aboutit sur une large place carrée entourée de hautes
maisons et de palais. A l’extrémité Sud se dresse au milieu d’un jardin
complétement dépouillé par la saison, un immense édifice avec une grande
coupole tout aussi dorée que celle des Invalides. Cette orgie de marbre
et d’or représente la nouvelle cathédrale de Saint-Pétersbourg placée
sous l’invocation de Saint-Nicolas. Mais ce n’est pas au canonisé seul
de ce nom qu’appartient la place. En face de la grande porte d’entrée se
dresse la statue équestre du père et prédécesseur de l’empereur actuel.

Il est de mode à Saint-Pétersbourg de dire que cette statue ne
représentait rien, ne signifiait rien, que c’était un bloc de fer sur un
bloc de pierre; image fidèle d’ailleurs de ce règne si long et en somme
peu glorieux. Pourtant, vue dans la pénombre, cette figure allègre et
brutale interrogeant le ciel comme pour savoir s’il fera beau temps pour
la parade, nous frappe étrangement. Nous y voyons incrustée l’image
banale mais saisissante toutefois du despotisme militaire, et cette
banalité qui vient paralyser l’élan de l’artiste en s’imposant à lui de
par la censure, symbolise encore le mieux le règne de ce monarque.

La nuit s’est enfin décidée à venir, quand le léger véhicule tournant
sous l’arc-boutant en face du palais d’hiver, s’engage au milieu des
hautes maisons de la «grande rue maritime», tourne sur la Perspective,
le boulevard de Pétersbourg et après avoir passé devant la cathédrale de
Notre-Dame de Kazan--pâle imitation de Saint-Pierre de Rome,--court à
bride abattue vers l’hôtel Dehmouth que signalent de loin les drapeaux
arborés aux fenêtres du premier étage.

Dehmouth est le caravansérail à peu près obligé de tout étranger de
distinction qui tient à descendre dans un hôtel de bel air où il aura
toutes ses aises. Le premier étage se compose d’appartements meublés
avec un luxe princier. C’est ici que logent souvent les nombreux parents
de la famille impériale qui viennent en visite sur les bords de la Neva.
La reine du chant, l’adorable Adelina, tenait pendant trois mois cour
plénière dans ce premier étage, et peu de temps avant notre arrivée son
appartement fut le théâtre de scènes conjugales mélodramatiques qui ont
eu un fâcheux retentissement. Pour le moment l’hôtel Dehmouth était
hanté par une demi-douzaine de généraux, qui ne cessaient de recevoir
les visites d’autres hauts dignitaires de l’armée. Un mouvement
inaccoutumé régnait d’ailleurs le soir même de mon arrivée; chacun se
préparait à la grande cérémonie prochaine: le retour à Saint-Pétersbourg
de l’empereur Alexandre qui venait de voir défiler devant lui l’armée de
Kischeneff avant de lui donner l’ordre de passer la frontière turque.

La ville était aussi agitée que peut le comporter le tempérament calme,
passif et d’allure bureaucratique de la capitale officielle de l’empire
russe. La grande affaire, c’était de ne pas rester en arrière de Moscou,
ce volcan slave toujours en ébullition, où le tsar venait d’être l’objet
de démonstrations enthousiastes et d’ovations pleines d’exubérance. Le
télégraphe avait apporté, à trois heures du matin, dans les rédactions
de journaux, où le personnel l’attendait avec impatience, le texte même
des discours au picrate échangés dans l’enceinte du Kreml entre le
tout-puissant empereur et les représentants de la noblesse et de la
bourgeoisie moscovite.

Ces discours retentissaient dans tous les cœurs comme les fanfares
guerrières de cette nouvelle croisade contre le Turc, croisade dont un
empereur du XIXe siècle se faisait le Pierre l’Ermite. Alexandre II
venait de déployer à Moscou l’étendard de la chrétienté; c’est aux
passions religieuses qu’il venait de faire appel pour pousser son
peuple,--qui n’avait pas besoin de ces encouragements, certes non!--dans
la voie qui mène à «Tsarigrad». O illusion! L’Europe libérale croyait
avoir enseveli sous le fracas du canon de Castelfidardo la puissance de
la papauté, l’empire d’un pontife sur les passions les plus dangereuses
des foules. Voici, au Nord, un autre pape-César qui déclare tirer l’épée
au nom de la religion, et tout un peuple l’acclame. Il dit à Moscou que
c’est bien la guerre telle que Moscou la veut et l’entend qu’il fera,
non pas la guerre née d’un incident et pouvant aboutir à un compromis,
mais la guerre de principe, la guerre jusqu’au bout, la lutte de la
croix contre le croissant, qui ne peut finir que par la destruction d’un
des deux principes noyé dans un flot de sang.

A ce discours impérial, qu’aurait pu prononcer tout aussi bien
l’agitateur Aksakoff, et que le bouillant Katkoff aurait pu placer en
tête de sa «Gazette», Moscou, ivre de joie, avait répondu par de
bruyantes ovations. Il ne fallait pas que Saint-Pétersbourg fût accusé
de tiédeur et qu’il méritât d’avoir «presque» égalé Moscou.

Le grand jour, le 7 mai, il faisait un froid de loup. Un vent aigu et
tranchant nous jetait au visage les grains de sable de la steppe, et le
ciel gris et lourd était plein de menaces de neige. Aussi quelle orgie
de fourrures sur la perspective Newski! Une procession interminable de
droskis lancés à fond de train faisaient rage sur le boulevard de la
capitale russe. La route que poursuivaient ces lestes et pimpants
équipages était celle de la gare du chemin de fer Nicolaï, qui se trouve
à l’extrémité de la _Newski_. L’embarcadère porte, ainsi que le chemin
de fer, le nom du précédent souverain qui fit construire à son idée le
railway de Saint-Pétersbourg à Moscou. Il prescrivit l’itinéraire entre
les deux villes en traçant une raie avec l’ongle du pouce, au grand
désespoir des ingénieurs. L’arrivée du train impérial était fixée pour
dix heures; à huit heures, les corps de troupes commencèrent à prendre
position sur la _Newski_. Il y avait des députations de tous les
régiments en garnison dans la capitale appartenant tous à la garde. Un
soldat de la ligne est un être complétement inconnu dans la capitale; il
déparerait d’ailleurs, pauvre hère chétif et malingre enfoui dans sa
disgracieuse capote, ce magnifique et luxuriant spectacle militaire
qu’offre une réunion de corps d’élite.

Les détachements avaient pris position au milieu de la large chaussée
sur quatre hommes de front. Il y avait là des grenadiers habillés d’un
pantalon et d’une tunique verte, des voltigeurs des régiments de Paul et
Preobrajenski, le chef coiffé de l’immense bonnet de cuivre de forme
conique, poli, éclatant et luisant comme de l’or, puis des artilleurs,
des cosaques tout de bleu vêtus avec leur lance ornée de banderoles aux
cent couleurs diverses, des dragons aux casaques jaunes, etc., etc.
Toutes ces troupes y compris la cavalerie étaient à pied et sans armes,
c’est l’usage en Russie. Le soldat ne paraît avec son fusil qu’à la
parade; dans les occasions solennelles comme celle-ci, il n’est en
quelque sorte qu’un simple spectateur, mais un particulier parfaitement
endimanché. Tout était flambant neuf et luisant sur les corps de géant
de ces prétoriens. Pas une tache sur les tuniques, pas un défaut dans la
buffleterie et les gants d’un blanc immaculé. Mais ce qui manquait
complétement à ces soldats c’était l’élégance militaire. Il n’y avait
chez eux ni cette raideur martiale, corsetée, serrée de près et
archi-bouclée du grenadier prussien, ni le laisser-aller étudié du
_deutschmeister_ autrichien qui porte son uniforme avec le chic d’un
gandin habillé par Dussautoy, ni l’aisance d’allures, le _dégagé_ du
zouave ou du chasseur de Vincennes; des automates grossièrement
travaillés et bien vêtus mais gauchement machinés, voilà l’effet le plus
exact que produisent les soldats de la garde russe, surtout quand ils ne
savent que faire de leurs bras ballants habitués à tenir le fusil.
Faut-il tout dire, l’aspect de ces grands corps lourds et gauches
ficelés dans leurs loques a quelque chose qui frise le comique.
Heureusement que les officiers, pomponnés, pommadés et coiffés sont là
pour donner à l’enfilade de guerriers un aspect plus aimable et on ne
peut plus raffiné! De temps à autre un colonel enveloppé d’un immense
manteau à triple collet, passe dans un simple droski devant le front de
bandière. Alors un court colloque s’engage entre cet officier et le
chœur des troupiers. Ainsi le veut le réglement. «Mes enfants, dit le
colonel, vous portez-vous tous bien?» Le chœur répond d’une voix:
«Très-bien, merci, et vous?» Le colonel reprend: «Avez-vous quelques
plaintes à formuler?--Aucune.»

Il ferait beau voir qu’un soldat, ayant en effet quelque chose sur le
cœur, prît l’interpellation au sérieux et s’amusât à porter sa plainte.
Il n’y aurait pas assez de bourrades et de salles de police pour
l’audacieux. Cet échange de demandes et de réponses, réglé d’avance et
lancé dans les airs comme une bouffée, a quelque chose d’étrange.

Mais, pressons-nous, il s’agit de conquérir une place avantageuse d’où
l’on peut voir sans être trop vu, car qui sait si la présence d’un
simple _reporter_ au milieu de tous les personnages officiels serait
tolérée? Un ami, collaborateur d’un journal pétersbourgeois, qui nous
accompagnait dans notre excursion, ne tarissait pas en recommandations;
il fallait être discret, prudent, s’effacer et surtout éviter les
regards du général Trépow, le préfet-maire de Saint-Pétersbourg, qui,
d’un signe donné à un gendarme pouvait nous faire jeter à la porte de la
gare. «Mais, répétai-je, vous avez votre autorisation?--En effet, mais à
quoi cela me servirait-il, si le général était de mauvaise humeur?» Nous
traversâmes la banale antichambre de la gare et nous nous faufilâmes sur
le quai. Il était déjà encombré de messieurs et de dames de haut parage
tous spécialement invités et revêtus, les premiers de magnifiques
uniformes, les autres de lourdes et précieuses pelisses qui cachaient
les toilettes de bal blanches ou roses; les dames de la haute
aristocratie et les épouses des fonctionnaires s’étaient mises sous les
armes pour faire honneur à leur empereur. Au milieu des uniformes et des
fourrures, un groupe d’hommes en habit noir dont plusieurs portent
autour du cou pendue à un ruban bleu ou rouge une médaille d’or avec le
portrait de l’empereur Alexandre, fait tache.

Ces messieurs sont les membres du conseil municipal de
Saint-Pétersbourg, la Duma. L’habit noir va mal à ces négociants en
grains et en cuirs, leur large figure fade et bouffie, et leurs cheveux
plats s’accommoderaient mieux de la longue houppelande et du bonnet
fourré dont ils sont accoutrés à leur magasin. Parmi la foule circulent
les gendarmes de la cour, tous des gaillards de six pieds au moins,
magnifiquement nourris et vêtus de même.

A l’heure précise un long coup de sifflet retentit, tous les assistants
privilégiés se rangent militairement sur le quai, le train entre en
gare. Ce convoi d’empereur, composé de superbes wagons, a son histoire.
Il appartenait à un autre empereur mort en exil. Napoléon III avait fait
construire ces voitures-salons pendant les dernières années de son
règne. Elles ne servirent que deux fois, lorsque l’impératrice se rendit
en Corse en 1869, et lors du départ de Napoléon III pour l’armée, en
juillet 1870. Après la guerre, lors de la liquidation de la liste
civile, le tsar dont les wagons de gala menaçaient ruine, fit acheter le
convoi désormais inutile de son confrère découronné. On gratta sur les
portières les _N_ que l’on remplaça par l’aigle à deux têtes; du reste,
le train servait aux mêmes fins. Seulement, au lieu de conduire les
augustes voyageurs sous Metz, il les conduisit à un camp sous
Kischeneff.

L’empereur Alexandre occupait le troisième wagon, tout peint en bleu, et
dont les stores roses étaient baissés. Il quitta le compartiment d’un
pas rapide et répondit par une vague inclinaison de la tête aux saluts
qui lui étaient adressées de toute part. Alexandre II a aujourd’hui
soixante ans, il a franchi cette passe fatale de cinquante-neuf ans, que
sauf Catherine, aucun Romanoff n’a doublée. Il ne marque point dans son
extérieur cet âge voisin de la vieillesse. Toute sa personne respire la
vigueur; je n’ai point trouvé dans sa figure cette teinte de mysticisme
et de douleur méditative que les apologistes de ce souverain veulent
absolument découvrir dans toute son attitude. L’impression que laisse la
vue de l’empereur est essentiellement militaire. Au moment de son retour
à Saint-Pétersbourg, les traits du tsar contractés par la fatigue et
peut-être par la contrariété de quelque mauvaise nouvelle, étaient
extrêmement durs. Évidemment une préoccupation l’obsédait. Regrettait-il
la détermination qu’il venait de prendre ou prévoyait-il les difficultés
et les déceptions de la première période de la campagne? Le fait est
qu’on eût cherché en vain la moindre trace de bienveillance ou de bonne
humeur chez l’empereur.

Le général Trépow s’inclina profondément devant son souverain. Celui-ci
alors s’arrêta un instant et tendit la main au tout-puissant gouverneur
de Saint-Pétersbourg. Mais sa figure se renfrogna tellement quand les
membres de la municipalité s’avancèrent vers lui, que le chef du conseil
municipal en oublia tout net le discours de bienvenue qu’il avait
soigneusement préparé et appris par cœur. Il resta bouche béante devant
le souverain en proie à une telle émotion que des larmes lui en vinrent
aux yeux, au grand désappointement de ses collègues qui se regardaient
d’un air à la fois consterné et piteux. L’empereur mit lui-même un terme
à cette scène peu édifiante; son visage se rasséréna un peu. «Je vous
remercie, fit-il, de votre réception, Saint-Pétersbourg n’est pas resté
en arrière de Moscou. Quant à votre discours, ajouta-t-il, je le lirai
demain dans le _Messager officiel_». Le tsar franchit alors le vestibule
de la gare. Les officiers réunis sur le quai pour sa réception se
précipitèrent sur ses pas en poussant des hourrahs frénétiques, ils
l’entouraient d’un immense cordon humain. Quand l’empereur monta dans
son petit panier (droski), presque aussi simple qu’une voiture de
louage, mais attelé de deux magnifiques trotteurs Orloff, de ces chevaux
qui reviennent à 10,000 francs pièce, le cercle se rétrécit autour du
véhicule et ne se dispersa qu’après que le cocher eut lancé les chevaux
au triple galop sur la _Perspective_. Le poignard affilé d’un nihiliste
aurait eu bien de la peine à se faire jour à travers cette haie de
gardes du corps, armés jusqu’aux dents et poussant des acclamations
féroces. Rapprochement singulier, c’est également entouré d’une cohorte
d’officiers qui courent en avant, en arrière et aux côtés de son cheval
que le sultan sort de la mosquée le vendredi.

L’empereur Alexandre se rend dans sa mosquée à lui, à la cathédrale de
Kazan. C’est sa dernière halte chaque fois qu’il quitte sa résidence,
c’est sa première quand il y retourne...

Salué par les acclamations des soldats, le _droski_ impérial fend en
quelques minutes la distance située entre la gare de Nicolaï et le
perron de _Notre-Dame de Kazan_. Quel saisissant spectacle sur les
marches de cette église! Sur la première, le métropolitain de
Saint-Pétersbourg, dans ses vêtements couverts d’or et de fines
broderies, attend la mitre en tête et la crosse dans la main droite,
entouré de son nombreux état-major de popes, aux costumes bariolés, dont
les longs cheveux soyeux flottent dans le dos; des petits enfants de
chœur habillés d’une manière fantastique agitent l’encensoir sous le nez
des hauts personnages ecclésiastiques. Une foule pieuse et recueillie se
pressait sur les autres degrés, et dans cette foule dominait le costume
national russe. Non moins pressée était la cohue sur le parvis, se
brisant à droite et à gauche contre la double haie de soldats qui
maintenait libre le passage du milieu. C’est par là que le _droski_ du
tsar s’engouffra pour déposer son illustre voyageur devant le perron.
Alors toute la foule sur les escaliers s’agenouilla, se découvrit et
répéta trois fois le signe de la croix. De l’église toute grande ouverte
et rayonnante de cierges, s’échappaient les sons du _Te Deum_; le tsar,
précédé du métropolitain, entra dans la basilique, s’agenouilla devant
une image sainte, dit sa prière, tandis que le _Te Deum_ continuait,
puis sortit au milieu de la foule agenouillée. Peu d’instants plus tard,
il rentrait au palais d’hiver. Le soir, Saint-Pétersbourg fêtait par des
illuminations le retour de son souverain.

Il n’y a assurément rien d’aussi original qu’une illumination à
Saint-Pétersbourg. Cela ne ressemble en rien aux fêtes de ce genre
telles qu’on se les imagine en France et telles qu’on les a vues pendant
l’Exposition. La lumière électrique n’est pas en usage et les ifs de gaz
formant tantôt des guirlandes, tantôt des rangées lumineuses, sont
exclusivement réservés aux édifices publics.

Quant aux particuliers, ils témoignent de deux manières leur allégresse.
D’abord, en fichant des bougies dans les intervalles qui séparent les
doubles fenêtres, puis, en plantant sur le trottoir devant leurs maisons
des lumignons qui fument et qui brûlent à la fois. Aussi quel danger
pour les passants, mais surtout pour les passantes, dont les robes à
traîne pourraient si facilement prendre feu à ces illuminations du
rez-de-chaussée! La lumière fantastique que cet éclairage fait régner
dans les rues donne aux maisons, aux palais, aux enseignes et aux
promeneurs un reflet des plus étranges, les jambes sont en lumière, le
buste reste dans l’obscurité. Dans les rues principales, la foule est
aussi compacte, aussi serrée, aussi énorme qu’elle pourrait l’être à
Paris sur les boulevards un jour de réjouissance publique et officielle.
Seulement la cohue est bien plus pittoresque, car de la vieille ville et
des faubourgs, des flots d’ouvriers et des petits bourgeois, restés
fidèles au costume national, s’acheminent dans la direction de la
_Perspective_. Tel est le but du pèlerinage général; aussi comme il est
difficile de se mouvoir dans les rues adjacentes qui aboutissent à la
grande artère principale! La Perspective elle-même est relativement peu
éclairée; les boutiques sont fermées et le vent a soufflé sur les ifs de
gaz. Il est impossible de se rendre compte de la masse de voitures
circulant sur la chaussée aussi large que celle du boulevard Montmartre.
Les _droskis_ particuliers ou de maître sont serrés les uns contre les
autres, les uns derrière les autres, comme des harengs dans un tonneau.
Le cocher ne peut avancer autrement qu’au pas. Pas une seule, parmi ces
milliers de voitures, ne possède de lanterne, de sorte que rien ne
révèle la présence de ces innombrables véhicules; on est tout surpris de
les trouver devant soi quand on veut traverser la chaussée. Alors les
silhouettes des chevaux piaffant sur place, du cocher qui retient le
_trotteur_ avec toute l’énergie de ses doigts nerveux, les contours du
panier et la pelisse du «bourgeois», tout cela se révèle d’abord une
fois, puis deux, puis trois, puis dix, puis cent, puis mille fois, cela
n’en finit pas. Quant à la foule, elle observe le plus profond silence;
pas une rumeur, pas un cri, rien de la joie, rien de l’enthousiasme. Si
ces sentiments existent, ils ont été aussi soigneusement que
complétement dissimulés; on aurait pu supposer que les nombreux passants
et les innombrables voitures étaient tout aussi bien là pour un
enterrement que pour fêter un joyeux événement. Je fis part de ma
remarque à un Saint-Pétersbourgeois. «On attend la famille impériale qui
ne manque jamais de se promener par la ville quand il y a des solennités
comme celle-ci.» Mais on attendit longtemps encore. Aucune voiture de la
Cour ne se montra à l’horizon. La foule, désappointée, lasse d’attendre,
se porta alors sur l’immense place au centre de laquelle s’élève le
palais d’hiver. Sa grande masse de pierre et de marbre restait muette et
silencieuse, faisant face à l’immense amphithéâtre qui renferme la
chancellerie d’État et les bureaux de l’état-major. Pas une lumière aux
trois cents fenêtres qui garnissent les quatre façades. On eût cru en
réalité que la demeure du tsar cherchait à se dérober aux regards
derrière un épais voile nocturne. De plus, le drapeau ne flottait pas
sur le faîte du monument; il n’y avait pas à en douter, la famille
impériale s’était soustraite aux ovations et à l’obligation de la
promenade. Le tsar, pour se reposer des fatigues du voyage et réfléchir
sur les graves mesures à prendre, s’était réfugié à Tsarkoë-Selo et
avait ainsi enlevé à la fête du soir la sanction officielle et la plus
grosse partie de son attrait. L’illumination s’éteignit promptement et
la foule s’écoula peu à peu dans les faubourgs d’où elle était venue,
dans les rues adjacentes de la _Newski_ ou dans les cafés, restaurants
et brasseries qui sont tellement hospitaliers dans cette bonne ville que
l’on trouve à se réfecter plantureusement jusqu’au lever de l’aurore aux
doigts de roses.




CHAPITRE III

Zig-Zags dans la capitale russe.--Visite à un journal russe.--Le
_Hérold_.--L’explosion du _Lufti-Djelil_.--Quatre cents hommes tués par
un seul coup de canon.--Chez le général Trépow.--Chez le général
Timacheff.--Éloge du frac bleu-barbeau.--Un ogre du journalisme.--Le
général Miliutine.--Charbonniers et grands ducs sont maîtres chez eux.


En arrivant à Saint-Pétersbourg, j’étais muni de plusieurs lettres de
recommandation; obéissant à mes sympathies personnelles comme à des
affinités naturelles, je m’acheminai d’abord vers la rédaction d’un
journal auquel m’attachent des liens de collaboration et d’amitié. Le
_Hérold_ de Saint-Pétersbourg est un organe rédigé en langue allemande,
qui tend à devenir comme son modèle américain un organe international.
Son fondateur, un ancien médecin de beaucoup de talent, M. le docteur
Gsellius connu pour ses expériences sur la transfusion du sang, m’exposa
lui-même l’idée qui avait présidé à l’installation du journal.

«La Russie, me dit-il, est un pays d’avenir, c’est une nation jeune que
l’on n’a pas pu juger jusqu’à présent à sa valeur puisqu’elle n’a pu
donner la mesure de son mérite et de ses capacités sous tous les
rapports. Mais, laissez la question d’Orient qui pèse si lourdement sur
nous, se résoudre, attendez que certaines mesures économiques imminentes
à mon avis soient décrétées, que le commerce ne soit plus gêné dans son
essor et vous verrez tout le développement que prendra, grâce à
l’activité de ses habitants et à la richesse de son sol ce vaste empire.
Il y aura besoin évidemment d’établir un trait d’union entre l’Europe et
nous; le _Hérold_ sera ce lien le plus efficace de tous, car il n’est
rien au-dessus d’un journal bien pourvu d’informations, bourré de
renseignements pour créer des rapports internationaux solides et
attrayants à la fois. Eh bien, notre _Hérold_ sera infailliblement
appelé à jouer ce rôle--un peu plus tôt un peu plus tard.» En attendant
que le _Hérold_ égale, selon les vœux de son actif et intelligent
directeur, son homonyme de New-York, ce journal est une œuvre précieuse
pour ceux qui veulent des renseignements exacts sur ce qui se passe
politiquement, financièrement et socialement, non-seulement à
Saint-Pétersbourg et à Moscou mais encore dans la campagne russe que
personne ne connaît en dehors de ces grands centres. Le _Hérold_ a
planté sa tente sur la place où se trouve le monument équestre de
Nicolas Ier; ses rédacteurs en rédigeant leurs premiers-Pétersbourg, en
classant les nouvelles du jour, ont sans cesse devant les yeux l’image
du précédent empereur. Mais appartenant tous à l’école libérale, je
doute fort qu’ils se sentent inspirés par le voisinage de cet
impitoyable ennemi de la presse. De onze heures du matin jusqu’à deux ou
trois heures de la nuit les bureaux du _Hérold_ sont une ruche
bourdonnante; on ne se quitte pas dans ces temps de fièvre sans avoir
parcouru les dernières nouvelles que le cabinet du ministre de la guerre
envoie très-tard dans la soirée.

Au milieu du fatras de dépêches expédiées par les agences rivales et par
les correspondants particuliers qui tiennent à être _beaucoup_ et moins
à être _bien_ renseignés, c’était à ces communications seules qu’on
pouvait se fier pour distinguer la vérité au milieu du salmis de canards
qu’on vous servait quotidiennement. Il est vrai que souvent ces dépêches
étaient d’un laconisme insignifiant, elles nous rappelaient plus d’un de
ces bulletins vides de faits qui rendirent si légendaire pendant le
siége de Paris, la signature P. O. Schmitz.

Il est vrai qu’on ne pouvait avec la meilleure volonté du monde donner
des nouvelles quand il n’y en avait pas ou révéler des mouvements
militaires pour ajouter plus d’attrait aux communications officielles.
C’est dans les bureaux du _Hérold_ vers deux heures du matin que
j’appris ce premier fait important de la guerre en Europe: l’explosion
du magnifique cuirassé turc, le _Lufti-Djelil_ (Joie de la Vie).

L’occupation de la Roumanie par l’armée russe avait eu lieu sans
encombre et sans résistance de la part des Turcs. Ceux-ci n’avaient même
pas jugé à propos d’occuper les positions fort avantageuses qui tout
d’un coup se trouvèrent dégarnies de troupes sur le Danube. Scrupules
diplomatiques paraît-il, mais ces scrupules coûtèrent gros à la Turquie
et je ne sache pas qu’ils lui aient valu en retour le plus petit égard
ou la moindre indulgence au règlement final. C’est sans doute aussi par
scrupule diplomatique que les cuirassés turcs négligèrent de faire
sauter le pont de Barbosch sur le Zereth, ce qui eût interrompu les
communications par railway entre Bukarest et la frontière russe et causé
un retard considérable à l’armée d’invasion. Il est vrai que la
construction défectueuse des chemins de fer roumains et les fortes
pluies se chargèrent en partie du moins de la besogne de Hobart-Pacha;
un éboulement de terrain rendit la voie impraticable pendant plusieurs
jours--mais longtemps après, quand le gros de l’armée russe avait déjà
passé.

Pourtant l’amiral anglo-turc, qui commande encore aujourd’hui la
magnifique mais bien inutile flotte des cuirassés ottomans, semblait se
repentir de son inaction. Ayant manqué son coup au pont de Barbosch, il
voulut se rattraper assez impolitiquement sur les villes du littoral
valaque. Il commença à bombarder Swegerdek, ensuite Braïla, deux villes
très-agréables et très-prospères en temps de paix, la seconde surtout,
dont les maisons blanches et d’une architecture presque luxueuse,
attestent la prospérité. Hobart-Pacha se vantait de convertir Braïla en
un monceau de décombres fumants. En effet, depuis plusieurs jours des
steamers détachés de la flottille croisaient dans le canal d’Atschin et
gratifiaient la ville de bombes et d’obus. Mais ici aussi l’amiral s’y
était pris trop tard: il avait laissé aux Russes le temps d’élever dans
les vignes et vergers au-dessus de Braïla des batteries qui dominaient
le canal et menaçaient même le cours du grand Danube. C’est d’une de ces
pièces que fut tiré, dans l’après-midi du 10 mai, un maître coup de
canon qui envoya un boulet se loger tout droit dans la cheminée d’un des
plus beaux steamers de la flottille. Un second projectile vint frapper
en plein la sainte-barbe;--il y eut une détonation formidable, une fumée
épaisse obscurcit l’air pendant quelques minutes, puis les servants de
la batterie russe, quand le nuage se fut dissipé, cherchèrent en vain le
moindre vestige du navire qui devait brûler Braïla. On crut d’abord
qu’il s’était enfui dans la direction d’Aschin pour aller se cacher dans
un repli de terrain, derrière les roseaux qui, dans cette région et dans
cette saison, atteignent souvent la hauteur de véritables arbres; mais
le remous à la place où le steamer se trouvait encore il y a très-peu
d’instants, et un morceau de la mâture qui émergeait obstinément
au-dessus de l’eau ne laissèrent plus aucun doute sur le sort du
cuirassé turc et de tous ceux qu’il portait. Bâtiment et équipage
s’étaient abîmés dans les flots du Danube aussi profonds que ceux de la
mer. Comme entrée de jeu, la terrible flotte turque venait de perdre un
de ses plus puissants et en même temps, assurait-on, de ses plus luxueux
navires. Un enthousiasme sans bornes s’empara des servants des batteries
russes. Des hourrahs que le vent portait en ville firent trembler l’air
et de toutes parts les officiers et les soldats s’empressèrent autour du
canonnier qui avait si glorieusement ouvert la campagne. Quant aux
victimes de l’explosion, on n’y songea que plus tard; sur quatre cents
hommes que le _Lufti-Djelil_ avait à son bord, un seul avait survécu. Et
dans quel état! les mains calcinées, les jambes couvertes de mille
brûlures, la peau du visage éraflée en une foule d’endroits, le crâne
presque complétement scalpé,--c’est ainsi que le malheureux Turc fut
recueilli par une barque envoyée du rivage dans le dessein de sauver,
s’il était possible, les épaves de la catastrophe. Le soir même, grâce
au télégraphe, on était informé à Saint-Pétersbourg de l’exploit de
l’artillerie. On peut juger de l’accueil que les patriotes du _Hérold_
firent aux nouvelles qui annonçaient le premier succès, la première
étape symbolique d’un carnage de sept mois. Le journal fut rapidement
achevé. Des _droskis_ stationnaient devant la porte; on s’y entassa pour
aller arroser avec du Rœderer le début heureux de la campagne.

Peu de jours après j’usai d’une lettre de recommandation pour un des
principaux personnages de la Russie. M. le général Trépow remplissait à
Saint-Pétersbourg des fonctions dont l’équivalent n’existe, à ce que je
sache, dans aucune des autres grandes capitales de l’Europe. Sous le
titre de gouverneur général, il était à la fois le maire, le préfet, le
commandant militaire de Saint-Pétersbourg. Véritable Argus, il fallait
être partout, contrôler tout et empêcher tout ce qui sortirait de
l’alignement officiel, sous quelque rapport que ce soit. Le général
Trépow était indépendant de tout ministère et de toute autre autorité
hiérarchique; il ne répondait de ses actes qu’à l’empereur, autrement il
était complétement le maître. On le redoutait en conséquence, et tout ce
qui, dans une grande ville, se trouve plus ou moins sous la coupe de la
police, cochers de place, cantonniers, balayeurs, revendeurs,
concierges, etc., etc., tout cela tremblait comme la feuille au nom seul
du gouverneur général. Quant aux conspirateurs politiques, aux
nihilistes, aux auteurs d’écrits clandestins, M. de Trépow leur faisait
la chasse sans trêve ni merci. Il sait que le lourd mécanisme de l’État
russe est en somme à la merci du plus petit incident et d’un coup de
poignard que l’envie de donner ne manque pas, comme il a pu en faire
l’expérience sur lui-même. Un fait qui s’était passé peu de jours avant
mon arrivée dans la capitale russe vient à l’appui de mon assertion et
prouve en même temps que même la surveillance si soutenue et si
rigoureuse du dictateur de Saint-Pétersbourg pouvait être mise en
défaut.

Au sortir de l’office du dimanche, devant cette même cathédrale de
Kazan, qui a un faux air de Saint-Pierre de Rome, une cinquantaine de
jeunes gens commencèrent, avec une sérénité parfaite, à organiser une
démonstration communiste aux cris allégoriques, si bien compris par les
affiliés de «terre et liberté».

Les jeunes gens,--qui étaient, comme le procès l’a prouvé depuis,--des
conspirateurs régulièrement embrigadés, cherchaient à persuader à la
foule que c’était d’une manifestation en faveur des frères slaves qu’il
s’agissait. On commençait à les suivre parfaitement, et Dieu sait
quelles proportions la chose allait prendre,--sur la Perspective Newski,
à deux pas du Palais d’Hiver, et à un moment où les événements d’Orient
avaient chauffé les esprits.

Fort heureusement pour le tsar que maître Trépow avait eu vent de
l’affaire; des estafiers de police, qui avaient des instructions
spéciales, se ruèrent sur les chefs de la manifestation, arrachèrent à
ceux-ci les drapeaux et crièrent à la foule: «Ils veulent tuer
l’empereur, ils veulent tuer l’empereur.» Cet appel au sentiment
dynastique de la masse ne manqua point son effet; la foule, qui croyait
manifester en faveur des «frères du Sud», recula avec horreur devant des
prétendus régicides et, remise de son trouble, se joignit aux agents de
police. Les chefs de la démonstration échappèrent avec peine à une
application monarchique de la loi de Lynch; ils furent conduits en
prison autant pour être protégés que pour être punis. L’habileté du
préfet-maire avait déjoué un complot et provoqué une explosion du
sentiment dynastique. Son autorité avait été augmentée d’autant depuis
cet incident. L’empereur, qui lui avait déjà fait cadeau d’une
magnifique maison, méditait une nouvelle récompense, et l’impératrice
Marie déclarait une fois de plus qu’elle ne dormirait pas tranquille si
elle ne savait que «son fidèle Trépow» veille sur sa sécurité! Le
général occupe dans la grande «rue maritime» une maison d’apparence
ordinaire dont une façade donne sur un canal. Un agent de police se
promène devant la porte et vous indique le chemin à parcourir pour
arriver aux appartements particuliers du général. Il faut monter un
étage. Sur l’escalier on croise des sous-officiers étroitement boutonnés
dans leur habit vert, ayant presque tous une décoration, quelquefois
deux sur leur poitrine et de grosses liasses de papier sous le bras.

Un de ces sous-officiers m’adressa à un aide-de-camp, lequel me
conduisit dans une sorte de galerie-salon donnant sur l’eau et éclairée
par une multitude de fenêtres. Cette pièce, très-vaste, était meublée
assez richement, mais en style _rococo_; des peintures sans grande
valeur étaient pendues au mur, et une rangée presque interminable de
chaises indiquait qu’il y avait là souvent affluence de visiteurs. En
effet, la foule était grande dans l’antichambre de Son Excellence.
L’uniforme, comme partout, à Saint-Pétersbourg, dans le monde officiel
domine; je remarque entre autres figures caractéristiques un officier
suffisamment vieux, très-blanc de cheveux et la barbe grise, qui joue
très-complaisamment avec un petit bambin d’une douzaine d’années habillé
en matelot, coiffé d’une toque bleue ornée d’un gland.

Est-ce un effet des mœurs administratives patriarcales ou le gamin
voudrait-il déjà solliciter pour son compte ou pour celui de son
grand-père? A côté un pope à figure fine et intelligente vêtu d’une
ample toge d’étoffe brune médite, appuyé sur sa canne à pomme d’or; cinq
ou six dames en toilette élégante égayent le paysage, deux d’entre elles
babillent avec beaucoup de vivacité, on les prendrait volontiers pour
des actrices. Pourquoi pas! l’autorité de l’Excellence qui est maître de
céans s’étend sur les théâtres tout comme sur la voirie.

Mon attente ne fut pas longue, à peine le temps d’examiner les
différents types qui attendaient le gouverneur. Celui-ci parut, et
traversant la galerie d’un pas rapide il s’arrêta devant moi. C’est un
homme de soixante ans environ, d’une taille moyenne bien prise,
vigoureuse; la tête est celle d’un vieux troupier; des moustaches
courtes et drues lui donnent un aspect farouche où dominent surtout
l’énergie et la dureté. En un mot on reconnaît l’homme qui, habitué
autrefois à bien obéir commande sans réplique. On retrouverait parmi les
majors de l’armée d’Afrique, ceux qui se sont hâlés aux rayons du soleil
de la colonie et ont toujours vécu au contact des zéphirs, des types
semblables à celui du gouverneur de Saint-Pétersbourg.

La figure gagne au relief donné par le costume. Une tunique de couleur
verte déboutonnée qui s’ouvre sur un gilet blanc à boutons de métal, un
pantalon bleu à large bande dorée et sur la tunique plusieurs
décorations, tel était cet uniforme. Je prévoyais bien que l’entrevue ne
serait pas longue et je ne prétendais point abuser trop du temps de
l’Excellence.--Je remis ma lettre et y ajoutai le compliment d’usage.
«Resterez-vous longtemps à Saint-Pétersbourg? me dit M. Trépow; tâchez
de voir le plus possible notre capitale; elle est très-curieuse et les
étrangers ne la connaissent guère; avez-vous besoin d’un aide de camp
pour vous conduire?» Je remerciai en objectant que mes relations
personnelles me permettaient de me passer du bienveillant concours
offert par Son Excellence et j’ajoutai que du reste mon séjour à
Saint-Pétersbourg ne serait pas de longue durée puisque j’avais hâte de
me rendre sur le théâtre de la guerre.

Le général Trépow me regarda à peu près comme on examine un conscrit à
la parade. «Heu, me fit-il, ça n’ira pas tout seul. On ne veut pas
d’indiscrétions, on n’en veut pas, et le Grand-Duc a consigné jusqu’à
nouvel ordre tous vos collègues.--Mais que faire alors?--Restez à
Saint-Pétersbourg, c’est une ville charmante, vous verrez! vous
verrez!--Pardon, Excellence, mais je ne suis pas venu exclusivement pour
mon amusement, je dois aller sur le théâtre de la guerre ou retourner en
France.--Attendez quelques jours, peut-être la consigne sera-t-elle
levée; si vous avez besoin de quelque chose venez me voir.» Et le
général, après avoir légèrement incliné la tête en signe de salut, se
dirigea vers l’une des dames en longue robe à queue. L’enfant qui jouait
avec le vieux militaire, s’arrêta tout interdit en voyant la figure
renfrognée du gouverneur. Mais celui-ci sourit au petit qui, abandonnant
son grand-père, vint se serrer tout contre les jambes du général. Tout
en causant avec la dame, celui-ci s’amusait à pincer les joues roses et
bouffies du gamin[2].

  [2] Ces lignes ont été écrites immédiatement après mon audience à la
    préfecture de police. Je ne connaissais rien alors des procédés
    barbares du général à l’égard des prisonniers politiques. Il fallut
    l’action criminelle peut-être au point de vue du droit strict, mais
    courageuse en tous cas, de Vera Sassoulitsch, pour révéler que cet
    homme, qui passait à Saint-Pétersbourg pour un bourru assez
    bienfaisant, était un odieux tortionnaire. Voici, à côté de
    l’esquisse que le lecteur vient de lire, un portrait que je traçais
    de l’ex-gouverneur, peu de temps après l’acquittement de Vera, dans
    le journal _la Presse_:


    LE GÉNÉRAL TRÉPOW

    «Il peut avoir de soixante à soixante-cinq ans. Il est laid de
    figure, sa moustache grisonnante coupée ras au-dessus de la lèvre
    supérieure lui donne, avec ses pointes hérissées, un faux air de
    chat-tigre guettant une proie. Le front est étroit, déprimé, le
    profil quelque peu anguleux; l’âge s’annonce surtout par les plis
    des joues, insuffisamment dissimulés par des favoris qui s’arrêtent
    à moitié du visage.

    »Après l’avoir vu une seule fois, on peut juger l’homme: c’est le
    gendarme personnifié; non pas le Pandore de la chanson, rigoureux et
    naïf à la fois, aimable avec le prisonnier à qui il vient de serrer
    les pouces, mais le gendarme quelque peu bourreau bien plus au
    service de l’arbitraire politique que du Code. Les cheveux coupés en
    brosse achèvent le caractère de cette physionomie.

    »Il ne connaît d’autre costume que son uniforme: un pantalon bleu à
    large bande d’or et une tunique verte chamarrée de décorations qui
    emprisonne étroitement son buste court et trapu. Sur cette tunique,
    le général jette, quand il sort, l’hiver, dans sa troïka, dont le
    triple attelage peut valoir 1,500 louis, l’immense manteau militaire
    à triple collet qui pourrait abriter une famille de saltimbanques;
    dans son cabinet, quand l’ouvrage le presse et que les calorifères
    entretiennent une température d’étuve, Trépow lâche un à un les
    boutons de sa tunique qui s’ouvre alors sur un gilet blanc. Il court
    ainsi de son cabinet de travail à la galerie d’audience où se
    tiennent les solliciteurs.

    »Quiconque désire parler au gouverneur, soit pour présenter une
    pétition soit pour un visa, soit pour une demande quelconque, soit
    comme la célèbre acquittée, pour décharger un revolver à bout
    portant, peut se présenter de une heure à trois. On fait attendre
    les solliciteurs de peu de mine dans une sorte de vestibule; quant
    aux militaires, aux dames et aux visiteurs biens vêtus, on les
    introduit dans cette galerie ornée de statues et de tableaux d’une
    assez mince valeur artistique. Cette pièce reçoit le jour par de
    nombreuses fenêtres qui donnent sur un des nombreux canaux qui
    coupent en tous sens la ville de Pierre le Grand et de Catherine.

    »Personne, à moins de grandes exceptions, n’est admis dans le
    cabinet du général, ce cabinet qui recèle assez de mystères pour
    approvisionner une douzaine de romanciers.

    »Le général arrive dans la galerie. Il va d’un des solliciteurs à
    l’autre, toujours rogue, bref et dur même quand il accorde ce qu’on
    lui demande.

    »On sent, dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses gestes, la
    conviction qu’il possède d’être, lui, représentant de l’autorité, à
    mille coudées au-dessus du vulgaire. Le général Trépow, armé d’un
    pouvoir immense, ne dépendant que de l’empereur, professe pour son
    autorité un véritable culte; il se considère comme une sorte de
    divinité vers laquelle il n’est permis d’élever que des regards
    suppliants et humbles.

    »Avec les étrangers, il est vrai, il change d’allures, il craint de
    laisser percer le Tartare, au besoin il saura, pendant une audience
    d’un quart d’heure, faire preuve d’une politesse raffinée ou
    affecter une sorte de camaraderie brusque et enjouée. Alors le
    visiteur se retire enchanté en disant en lui-même: «Quel brave homme
    que ce Trépow, quelle bonhomie! quelle franchise, etc.» Et six mois
    plus tard le même visiteur tombe de son haut en apprenant que ce
    bonhomme si rond, si jovial, est un geôlier de mélodrame et qu’il
    fait fouetter les femmes. Il faut, d’ailleurs, se méfier un peu des
    effusions humanitaires et libérales de MM. les généraux russes. J’en
    sais quelque chose.

    »Pendant la dernière campagne, je fus présenté, dans une des villes
    prises par les Russes après le passage du Danube, au général
    commandant la place. L’Excellence me combla littéralement
    d’attentions et de politesses, en proclamant la joie qu’elle
    éprouvait de recevoir le correspondant d’un journal libéral. Elle me
    raconta sa biographie et insista surtout sur ce point que ses idées
    avancées lui avaient valu une disgrâce prolongée,--peu s’en fallut
    qu’on ne l’envoyât en Sibérie. Peu de jours plus tard, j’appris que
    mon pseudo-martyr de la liberté avait fonctionné en Lithuanie comme
    aide de camp du fameux Mourawief, et tout en partageant, peut-être,
    au fond du cœur, les théories de ses victimes avait fait expédier
    _ad patres_ force insurgés. C’est en Pologne aussi, que Trépow
    commença sa fortune.

    »Est-ce une légende ou est-ce la vérité? J’ai entendu raconter
    souvent que le gouverneur de Saint-Pétersbourg était un enfant
    trouvé, non sur la voie publique, mais sur les marches d’un
    escalier. De là son nom. La condition d’enfant trouvé en Russie est
    toute particulière; elle n’a rien d’inavouable. Le plus grand
    bâtiment de la ville, à Saint-Pétersbourg, celui qu’on aperçoit le
    premier en arrivant de la gare pour se diriger vers l’intérieur de
    la ville, est l’édifice destiné aux petits êtres abandonnés, qui y
    reçoivent, paraît-il, une bonne éducation et entrent dans
    l’administration et dans l’armée.

    »Trépow servit d’abord au Caucase, comme tant de milliers d’autres
    Russes, et y acquit rapidement grades sur grades jusqu’à celui de
    capitaine. C’est en cette qualité qu’il fut envoyé à Varsovie au
    moment où l’insurrection de Pologne éclatait. Des colonnes de
    gendarmerie mobile furent organisées pour rechercher les chefs de
    l’insurrection et surtout pour servir de contrepoids aux «gendarmes
    pendeurs» du gouvernement national, agents d’une sorte de Vehme, qui
    frappait les traîtres et les fonctionnaires les plus détestés.
    Trépow se signala en faisant la chasse à l’homme, et dans ces jours
    de justice sommaire et d’exécution immédiate sur simple constatation
    d’identité, il fut un des plus actifs pourvoyeurs des pelotons
    d’exécution et de la potence. C’est là aussi qu’il fit cet
    apprentissage de policier, qui devait lui rendre de si grands
    services plus tard dans la capitale, au poste qu’il occupe
    aujourd’hui. Pourtant, en admettant que le gouvernement russe ait
    tenu tout particulièrement à récompenser les aides-bourreaux de la
    Pologne, la fortune de Trépow prit des proportions fantastiques. On
    eût dit qu’une protection puissante, mystérieuse et romanesque
    s’était attachée au nom de celui dont l’origine était restée dans
    l’ombre, peut-être en raison de cette origine.

    »Dépassant rapidement ses supérieurs immédiats qui traitaient en
    bien petit garçon à Varsovie le simple capitaine de gendarmes, coup
    sur coup on apprit avec stupeur et non sans jalousie, assurément,
    les différentes phases de cette élévation qui rappelle la fortune de
    Potemkin, de Menschikof et autres favoris des tsars. Trépow sautait
    par-dessus les échelons de la hiérarchie comme un cheval de course
    par-dessus une banquette irlandaise. En très-peu de temps, il était
    devenu général de division, aide de camp de l’empereur et gouverneur
    de Saint-Pétersbourg. Ces fonctions donnent à celui qui les occupe
    un pouvoir absolu sur tous les habitants de la capitale. Tous les
    aubergistes, hôteliers, restaurateurs, loueurs de voitures, etc.,
    etc., et, dans un autre ordre d’idées, les auteurs, les artistes
    sont dans sa main. Il peut d’un trait de plume les priver de leurs
    ressources.

    »Aucun étranger n’arrive à Saint-Pétersbourg sans qu’immédiatement
    le gouverneur ne sache qui il est et ce qu’il cherche sur les bords
    de la Neva. D’un trait de plume aussi, M. Trépow peut faire
    reconduire l’étranger à la frontière. Comme nous l’avons dit, il n’a
    de comptes à rendre à personne, hors l’empereur, et les ministres ne
    pourraient même pas soustraire un protégé à la vindicte du
    gouverneur.

    »Au point de vue administratif, les attributions du gouverneur sont
    aussi étendues que celles du préfet de la Seine, du conseil
    municipal et du conseil général réunies; sous ce rapport, au reste,
    Trépow n’a pas fait mauvais usage de sa dictature. Grâce à son
    inexorable sévérité agrémentée de coups de bâton appliqués au besoin
    aux balayeurs, les rues de Saint-Pétersbourg sont aussi propres que
    la température le permet. Le pavé et l’éclairage sont régulièrement
    entretenus; enfin on se sent dans une ville européenne, tandis qu’il
    y a une quinzaine d’années, malgré les magnifiques palais de
    Catherine, malgré les quais de granit, la capitale de la Russie
    laissait beaucoup à désirer sous le rapport de la voirie. Ces
    petites réformes ont valu, dans le peuple surtout, une certaine
    popularité au général. Celui-ci sait, d’ailleurs, soigner la mise en
    scène. Il se montre beaucoup dans sa troïka, filant rapidement comme
    le vent; aussi dit-on de lui comme du fameux solitaire, «qu’il est
    partout, qu’il sait tout et voit tout». Pour plus d’un moujik, c’est
    par l’œil, toujours aux aguets, du gouverneur, que le bon Dieu
    apprend tout ce qui se passe. Dans les classes plus élevées de la
    société, au contraire, Trépow compte beaucoup de contempteurs mêlés
    à des envieux. Beaucoup se comporteraient aussi brutalement que le
    général s’ils avaient sa place, qui critiquent ses procédés.
    Peut-être ce sentiment n’a-t-il pas été tout à fait étranger au
    verdict du jury.

    »Nous ne croyons pas que cette décision ébranle la situation du
    gouverneur. Il faudrait que l’empereur renonçât subitement à une
    affection qui ne s’est pas démentie depuis douze années, et que
    l’impératrice Marie consentît à sacrifier le repos de ses nuits,
    puisqu’elle a déclaré «que si Trépow ne veillait pas sur la ville,
    elle ne dormirait pas tranquille». Ajoutons, en passant, que
    l’affection du tzar pour ce général n’est pas seulement honorifique;
    elle a valu au gouverneur des présents superbes et entre autres une
    magnifique maison qui vaut plus de 600,000 francs.

    »Mais, dira-t-on, le tzar est un prince humanitaire; il a aboli la
    bastonnade et ne saurait tolérer davantage un homme qui, en dépit de
    ses ordres, frappe les prisonniers. Alexandre II a bien aboli la
    peine de mort, et cependant on a fusillé et pendu en Pologne et à
    Khiva. Alexandre II a proclamé la nécessité de la paix, et cependant
    son gouvernement sort d’une guerre pour se précipiter dans une
    autre. On peut bien alors supprimer la bastonnade et garder Trépow.»

Le lendemain je devais me rencontrer avec un autre général, le ministre
de l’intérieur, général Timacheff. C’est un autre genre de
croquemitaine. Il jouit auprès de la population de Saint-Pétersbourg,
mais particulièrement dans les hautes sphères, de la réputation d’être
le plus grincheux et le plus désagréable que le ciel ait pu dans sa
colère susciter aux administrés du vaste empire. Quand j’appris à
différents personnages que j’allais voir M. le général Timacheff, on me
regarda d’un air de commisération comme un Daniel qui veut affronter la
fosse aux lions. On me plaignait sincèrement. Pourtant la tanière
n’avait rien de bien effrayant. Le ministère est situé dans la rue qui
continue sur la gauche de l’église Saint-Isaac, et dont l’entrée donne
sur le quai d’un canal. Le salon d’attente dans lequel on vous introduit
est meublé avec ce luxe banal que l’on retrouve à peu près chez tous les
dignitaires. On s’y ennuierait si la station d’attente était longue,
mais fort heureusement il n’y a qu’une seule personne chez Son
Excellence--l’ours, c’est un conseiller d’État vêtu de ce frac bleu
barbeau à boutons d’or, que la mode a proscrit chez nous, mais qui n’en
est pas moins un des vêtements les plus élégants et les plus avantageux
pour quiconque a un beau torse et les jambes fines et nerveuses; c’était
le cas du conseiller.

Cet important fonctionnaire congédié, un aide-de-camp m’appela dans le
salon de réception de Son Excellence. Ici le banal cessait; on se
sentait chez une individualité qui imprime un caractère particulier à
tout ce qui l’entoure et à tout ce qui la touche. Les portières et les
bois des fenêtres étaient encadrés de plantes exotiques; le mobilier
avait évidemment été fait sur commande expresse et d’après des dessins
capricieux. La cheminée et la grande table-pupitre du ministre étaient
encombrées de potiches et de curiosités; et sur un poêle de stuc, au
fond de la pièce, j’aperçus, non sans quelque étonnement, le buste de
Voltaire «grimaçant son hideux sourire». Quant au ministre, il se
balançait avec nonchalance devant son pupitre dans un de ces fauteuils
cannelés, à bascule, qui semblent fabriqués à l’usage des grands enfants
qui ne se sont pas déshabitués de jouer, quand la moustache leur a déjà
poussé. Disons tout de suite que le ministre ne révélait rien du
porc-épic dans ses traits. Bel homme blond élancé; le trait dominant de
la physionomie du personnage était le scepticisme à l’égard d’autrui et
une satisfaction complète pour sa propre personne. Ne croire à personne,
être toujours content de soi, telle doit être, si je ne me trompe, la
devise de M. Timacheff.

Mais si la figure était à peu près aimable, les paroles ne tardèrent
point à révéler dans toute sa splendeur l’homme qui tient à tout prix à
passer pour un être désagréable; Saint-Pétersbourg ne m’avait point
menti, et l’honorable général mérite bien sa réputation. Il n’aime guère
les journalistes et il parut très-heureux d’en avoir un à se mettre sous
la dent.

J’appris plus tard la raison particulière de cette animosité. On se
rappelle qu’au mois de juillet ou d’août 1876, M. de Girardin publia
dans son journal la _France_, un extrait du traité secret entre la
Russie et la Prusse ayant pour objet l’expulsion des Turcs de l’Europe.
Or, la veille du jour où cette publication eut lieu, M. Timacheff, de
passage à Paris, où il compte de nombreuses connaissances, avait dîné
chez l’éminent écrivain. Aussitôt les ennemis du ministre lui
attribuèrent l’indiscrétion qui venait d’être commise, et M. Timacheff
eut toutes les peines du monde à se disculper.

Notre entretien se ressentit d’abord de cette aigreur à l’égard de la
corporation; le général trouva de bon goût de se livrer à une sortie en
règle contre les journalistes en général et les correspondants
militaires en particulier.

«Qu’est-ce que ces messieurs viennent chercher chez nous? Nous n’avons
pas besoin de réclame et les attaques nous importent fort peu. Nous ne
cherchons pas non plus à influencer la Bourse; cela nous est
complétement égal, et nous n’avons aucun intérêt à lancer des nouvelles
à sensation... Allez chez les Turcs, messieurs! on vous y recevra à
merveille. Là-bas, tous les pachas sont sensibles aux compliments et
tripotent sur les cours. Pour nous, je le répète, il nous est
parfaitement égal d’avoir tous les journaux contre nous; nous nous
soucions de la presse entière comme de la fumée d’une cigarette. On aura
beau dire et écrire tout ce que l’on voudra, le résultat est certain,
nous vaincrons, et c’est la seule chose qui nous importe.»

Je laissai le sanglier donner tout à son aise des coups de boutoir à
droite et à gauche, sans sourciller. Je répondis seulement que la tâche
d’un journaliste n’était pas toujours d’envoyer des nouvelles à
sensation ou d’influencer les marchés. J’ajoutai qu’en ce qui me
concernait, mon but était purement et simplement de raconter de la façon
la plus intéressante possible et la plus pittoresque les hauts faits de
l’armée russe.

Cette assurance parut calmer un peu l’irritable ministre. «Puisque vous
écrivez en France, me dit-il, rassurez donc _nos bons amis_ (ces mots
furent soulignés d’un rire ironique) de là-bas au sujet de la révolution
en Pologne. Ils peuvent se tenir pour sûrs et certains qu’il n’y en aura
pas. Si vous voulez, fit Son Excellence en prenant une plume et du
papier, si vous voulez, je vous le donnerai par écrit, il n’y aura pas
plus d’émeute en Pologne qu’au Caucase.»

Cette assurance venait fort mal à propos, car ce jour-là même de
mauvaises nouvelles étaient arrivées des possessions d’Asie. J’en avais
eu connaissance et j’y fis quelques allusions. «Bah! répondit M.
Timacheff, ce sont des _histoires_ sans importance; il y a toujours des
fanatiques qui se laissent entraîner, mais ce mouvement n’a aucune
racine dans la population. Au contraire, les musulmans, dans nos
possessions d’Asie, sont attachés au régime russe; j’ai moi-même des
propriétés dans le gouvernement d’Orenbourg, qui est peuplé en grande
partie de mahométans. Eh bien, tous ces gens me sont très-dévoués; il en
est de même chez les autres propriétaires mes voisins. Les
ecclésiastiques, les défenseurs attitrés de la foi mahométane, sont pour
nous. Un de leurs prêtres, dont le grade correspond à celui d’un de nos
évêques, a envoyé un mandement où il déclare que la guerre actuelle n’a
pas un caractère religieux, que l’empereur de Russie combat pour
réprimer des abus que le Koran lui-même condamne; par conséquent, qu’il
n’y avait aucune raison de prendre fait et cause pour le sultan.» (En
effet, des mandements pareils ont été lancés et ils n’ont pas manqué
leur effet sur la population musulmane.)

Il est inutile de fatiguer le lecteur par la reproduction intégrale de
cet entretien qui eut lieu pour ainsi dire à l’ombre du buste ricanant
de Voltaire, et qui se termina pour moi d’une façon plus engageante que
ne le promettait le début. M. Timacheff était devenu presque aimable, et
il s’offrit de faire tout ce qu’il pourrait pour faciliter ma tâche.
Cependant, ses pouvoirs n’allaient pas jusqu’à obtenir ou même
recommander mon admission. J’appris plus tard pourquoi, et je me
félicitai de ne pas me présenter à l’état-major avec une lettre
d’introduction signée Timacheff, c’eût été le meilleur moyen de me faire
renvoyer tout droit d’où je venais.

Le grand-duc et son entourage étaient très-jaloux de leur autorité; ils
n’auraient voulu à aucun prix avoir l’air de céder à une pression du
dehors, quand même cette pression aurait revêtu les formes d’une humble
recommandation officielle. Cette conviction fut assurée de plus en plus
dans mon esprit, surtout après une visite au général Miliutine, ministre
de la guerre. Cet important fonctionnaire qui de son cabinet de
Saint-Pétersbourg faisait mouvoir alors, à cinq cents lieues de là, des
centaines de mille hommes avec leur attirail, leurs munitions, leurs
provisions et tout ce qu’il faut pour faire une conquête, reçut le
journaliste sur la simple présentation de sa carte. Le général, type de
l’officier supérieur russe, d’aspect à la fois aimable et énergique,
était enfoncé jusqu’au cou dans les rapports, les paperasses, les
comptes. Il travaillait au milieu des cartons, des plans et des cartes
qui tapissaient la chambre.

L’entrevue ne put durer que peu de minutes, le journaliste ayant garde
de faire preuve d’indiscrétion, le ministre ne pouvant que regretter de
ne pouvoir rien accorder.

Charbonnier est maître chez soi, le grand-duc Nicolas entendait l’être
chez lui. Il n’y avait donc qu’une seule chose à faire: franchir au plus
vite la distance entre la Neva et le Pruth, ce qui représentait quatre
jours et quatre nuits de wagon continu. Mais avant que le lecteur suive
l’auteur dans ce trajet, qu’il lui soit permis de jeter encore un coup
d’œil sur certains détails de son séjour dans la capitale de l’empire
russe.




CHAPITRE IV

Autres Zig-zags dans la capitale russe.--La revue de mai.--Le Champ de
Mars de Saint-Pétersbourg.--Une collation dédaignée.--Les _gongs_ à
cheval.--Un escadron de millionnaires.--Dans l’hôtel d’Oldenbourg.--Un
ex-esclave vingt fois millionnaire.--Un ambassadeur populaire.--Le
porte-roubles de M. de Caston.--Autre fête de mai.--Changement de
chaussures _coram populo_.--L’eau-de-vie proscrite.--Les bateliers
troubadours.--La légende de Stenka Razin le pirate.--Les grenadiers
chanteurs.--Un corso de droskis.--Les cheveux sont pour le mari
seul.--Promenade aux Iles.--Un conte de nuit d’hiver.--Les
théâtres.--L’art à Saint-Pétersbourg.


La saison n’était guère favorable pour apprécier Saint-Pétersbourg à sa
juste valeur, comme ville d’hiver endormie sous le vaste et épais
manteau de neige, ou comme ville d’été veillant devant les incomparables
nuits boréales. La bise vous piquait au visage, tandis que les pieds
s’enfonçaient dans la boue produite par la neige immédiatement fondue.
Parfois le soleil apparaissait, mais c’était le soleil d’hiver perfide,
qui n’a que des rayons sans chaleur. Le temps n’était guère propice aux
excursions et aux promenades; cependant je ne voulus pas me priver du
spectacle de deux solennités qui marquent chaque année le retour
_officiel_ du printemps, alors même que la réalité serait en retard sur
le calendrier. Je veux parler de la revue de mai et de la fête populaire
à Katherinenhof.

C’est au «_Champ de Mars_» qu’a lieu la première de ces solennités.
C’est une vaste place à peu près aussi grande que le nôtre. Elle s’ouvre
d’un côté sur les quais de granit de la Neva et aboutit dans le sens
opposé au vieux-palais-forteresse de Paul Ier. Les fossés, les
machicoulis, les ponts-levis qui entourent encore aujourd’hui cette
habitation ne préservèrent pas le fantasque souverain du nœud coulant
des assassins. Différents bâtiments bordent le «Champ» à droite et à
gauche. Les principaux sont la caserne du régiment de Preobrajenski, et
le palais du prince d’Oldenbourg, allié de la famille impériale. Pour
faire honneur à son nom, le Champ de Mars est orné d’une statue en
bronze du dieu de la guerre, coiffé de son casque, une main appuyée sur
le bouclier, mais autrement, tout à fait nu. Seulement, en examinant le
dieu de bronze de plus près on s’aperçoit que son faciès est agrémenté
de moustaches fort peu mythologiques. C’est qu’en effet Mars n’est pas
Mars, mais bien Souwaroff, le farouche incendiaire de Praha, le vaincu
de Zurich, l’homme aux bottes, que son impératrice, l’auguste Catherine,
voulut livrer ainsi dans le plus simple négligé à l’admiration des âges
futurs. Les Russes, très-respectueux pour leur dynastie, mais
très-sceptiques en ce qui touche les vertus de la «Sémiramis du Nord»,
font des commentaires rabelaisiens que j’aime mieux ne pas reproduire,
sur les origines de cette statue.

Quoi qu’il en soit, grâce au choix de l’emplacement, l’armée russe
défile chaque année devant l’homme de guerre qui fut un de ses premiers
et principaux organisateurs. Ce jour, la ville est sur pied et en
mouvement. 200,000 personnes se portent vers le _Champ de Mars_. Les
heureux, les privilégiés dont les équipages se rangent à la file le long
des quais, s’entassent dans les tribunes improvisées, sur les gradins de
bois _ad hoc_ adossés au grillage des jardins d’hiver. Au centre, une
tribune séparée est destinée à recevoir l’impératrice, sa suite, et les
femmes de hauts fonctionnaires. Quant à l’empereur, les princes du sang
et leur suite, ils sont tous à cheval et n’en descendent pas tant que
dure la revue. Parfois même la suite du tzar ne se compose pas
uniquement d’hommes. On cite à la cour de Russie des grandes-duchesses
qui ont pris très au sérieux leur titre de «propriétaires» d’un
régiment, et qui la taille étroitement emprisonnée dans une casaque
brodée de brandebourgs, le shako à plumes coquettement incliné sur
l’oreille, un sabre mignon battant la cuisse et la cravache à la main,
caracolent à la tête de «leurs» troupes. L’impératrice Feodorowna, femme
de Nicolas, se prêtait volontiers à ces travestissements héroïques, et
la princesse fille de l’empereur Alexandre, qui est aujourd’hui duchesse
d’Edimbourg, n’y manquait jamais le jour de la revue de Mai. C’est là un
attrait de plus; aussi dès midi, les gradins étaient plus que combles et
il eût été imprudent d’y laisser monter de nouveaux spectateurs.
L’échafaudage de bois se serait certainement écroulé; aussi les gardiens
se montrèrent impitoyables et les retardataires furent condamnés à
rebrousser chemin ou à se mêler à la foule houleuse, remuante, et en
général d’extérieur peu appétissant, qui se bousculait aux abords de la
place refoulée incessamment par les chevaux des dragons de service ou
les crosses de fusils des factionnaires.

Me trouvant, par suite d’une confusion d’heures, parmi les retardataires
et ne trouvant pas le séjour très-agréable au milieu des moujiks à
longue barbe et à la houppelande crasseuse, j’allais rebrousser chemin,
quand ma bonne étoile me fit rencontrer M. B..., l’excellent secrétaire
du théâtre Michel, dont j’avais pu apprécier, depuis le peu de temps que
je le connaissais, l’extrême amabilité et l’empressement à rendre
service. M. B... avait des intelligences dans le palais du prince
d’Oldenbourg; grâce à un mot de passe, on lui ouvrit la porte de ce
vaste édifice. Cette hospitalité était doublement précieuse; elle nous
permit d’assister sur le pas de la poterne, sans être trop foulés, au
défilé des troupes, et nous avions l’espoir de contempler de très près,
après la revue, la famille impériale. Car ordinairement, à l’issue de la
parade, le tzar et son entourage font honneur à une collation servie
dans la grande galerie du palais. Je m’empresse de dire que sous ce
rapport notre espoir fut déçu. Il paraît que les graves préoccupations
de l’année 1877 avaient enlevé l’appétit aux convives impériaux, car la
cavalcade rentra directement au palais, dédaignant les gelinottes
truffées et le cliquot de premier choix du prince d’Oldenbourg. Nous
dûmes nous contenter de l’aspect du défilé, spectacle imposant en
vérité!

La troupe, plus de soixante mille hommes, était littéralement entassée
au centre du parallélogramme, présentant à l’œil des files immenses de
baïonnettes reluisant au soleil, de casques et de canons; comme
encadrement à cette force imposante et multicolore, aux quatre côtés de
la place la foule fourmille, et le fond du tableau est formé par les
maisons et les casernes.

Comme ces troupes ont meilleur air avec leurs armes! Je ne reconnais
presque plus les dadais empruntés de l’autre jour, et il semble que le
fusil et la cartouchière, le sabre et la cuirasse ont rendu à ces
guerriers la tenue et l’élégance qui leur faisaient défaut. Le défilé va
commencer. Il débute par les chevaliers-gardes, dont l’approche est
annoncée par le bruit sourd et cependant pénétrant du gong qui domine la
musique militaire. Les _gongs_, richement ornés et peints, sont attachés
de chaque côté de la selle à la place des arçons. Le cavalier, muni de
la courte baguette terminée par un gros pommeau, frappe alternativement
à droite et à gauche; le bruit ne trouble pas d’ailleurs l’harmonie de
la musique régimentaire, il rehausse au contraire l’effet produit
ordinairement par les différents airs qui égayent et règlent la marche
de l’escadron. Quel escadron! Le luxe est partout, jusque dans les plus
petits détails, et ces chevaliers ont l’orgueil de vouloir prouver que
dans leurs rangs tout le monde est gentilhomme et un peu millionnaire.
La selle, les harnais, les housses, la dorure des cuirasses, sur
lesquelles se rehaussent en argent massif les initiales de l’empereur,
les épaulettes flamboyantes représentent une fortune; pour trouver un
point de comparaison il faudrait évoquer l’ancien escadron des
cent-gardes; mais les chevaux sont incontestablement d’un plus grand
prix. Sous ce rapport la garde impériale russe s’accorde un luxe que
l’on trouverait difficilement, je crois, chez d’autres armées d’Europe.
Les chevaux de chaque escadron de hussards, de dragons et de lanciers,
ont absolument la même robe et le tachetage identique. Ce sont toujours
des bêtes superbes. Il n’est pas difficile de juger de l’effet plein
d’éclat d’un régiment en marche, en voyant s’avancer d’immenses lignes
de chevaux tous blancs ou tous noirs. Le défilé ne dure pas moins de
trois heures; les hurrahs méthodiquement poussés marquent chaque fois
l’arrivée d’un escadron ou d’un bataillon devant la tribune de
l’impératrice. Les acclamations de la foule y répondent. A quelques
modifications près dans le costume, la scène est la même qu’à Longchamps
un jour d’exhibition militaire--sauf cependant qu’ici la verdure fait
complétement défaut.

Au contraire, l’hiver s’affirme par des giboulées sérieuses qui nous
engagent, M. B... et moi, à rentrer dans le palais. Quelques privilégiés
y ont pénétré également dans l’intervalle, et parmi ceux-ci se trouve un
homme d’une soixantaine d’années, grand, fort, bien planté, avec une
belle barbe blanche qui lui descend jusqu’à la poitrine et fait valoir
encore davantage la teinte un peu rougeâtre de sa physionomie. Ce
monsieur enveloppé dans une grosse pelisse, et tenant à la main un
bonnet de loutre valant tous deux quelques milliers de roubles à
Nowgorod, tend amicalement la main à B..., et échange avec celui-ci
quelques mots en russe. «Je vous demande pardon, fait mon obligeant
cicérone; mais j’avais quelques mots à dire à M. E...» (il désigna le
personnage à la pelisse), «au sujet de notre représentation de samedi
prochain pour laquelle il a retenu six loges.--C’est donc un Crésus, un
prince?» m’écriai-je.

«Un Crésus oui, un prince non; c’est tout simplement le premier
négociant «importateur» de Saint-Pétersbourg. Tel que vous le voyez, sa
fortune est tellement colossale, qu’il serait difficile d’en citer
exactement le chiffre. Il possède plusieurs des plus grands immeubles
sur la Perspective (il en est qui sont de véritables casernes à loyer);
il occupe, dans ses comptoirs, plus de trois cents employés...

--Oui, interrompis-je, comme tous les riches négociants! Du moment qu’il
est archi-millionnaire, son train de maison se comprend.

--Attendez, dit mon ami, voilà où E... se distingue de ses confrères en
millions: E..., tout premier négociant et tout Crésus qu’il est, a dû
rester esclave ou serf, comme vous voudrez, jusqu’au moment de
l’émancipation. Son père, simple paysan, était né sur les terres du
prince J...; le fils vint à la ville et fit assez rapidement sa fortune.
Il établit un comptoir après l’autre, répandit sa signature très-honorée
partout, et bientôt devint aussi riche, sinon plus riche que son
seigneur. Alors le serf millionnaire offrit des sommes fabuleuses pour
obtenir sa liberté, mais le prince J... se refusait, avec la plus grande
obstination, à satisfaire ce vœu tout naturel. Non, non, répondait-il à
toutes les prières, je suis trop fier de posséder un esclave aussi riche
pour m’en dessaisir. Il céda cependant quelques mois avant
l’émancipation des serfs.

--Pour combien de millions?

--Pour rien, c’est-à-dire si, pour un souper offert par E... où chaque
convive eut un tonnelet d’huîtres, et au dessert des fraises magnifiques
au mois de janvier!»

Il paraît que ces cas d’un esclave dépassant son maître en richesse et
même en notoriété ne sont pas bien rares. On raconte aussi d’autres
libérations dues à la simple satisfaction d’un caprice coûteux du
souverain. Plus tard j’appris que loin d’avoir exagéré l’importance de
M. E., mon ami B. était resté plutôt au-dessous de la vérité.

Les histoires de serfs avaient fait passer le temps, et la revue
touchait à sa fin. Déjà, aux masses d’infanterie et aux lourds escadrons
de cavalerie avaient succédé les canons de haut calibre, beaux produits
de l’humanitaire usine Krupp, noirs de bronze, battant neufs et ornés à
la culasse d’inscriptions russes, et suivis de petits caissons verts
fort gracieux et parfaitement propres à recevoir la cargaison de
gargousses et d’obus nécessaires pour exterminer une petite armée.
Ensuite ce sont les voitures du train, les fourgons, les ambulances avec
leurs drapeaux clairs et proprets flottant au vent. Pour terminer la
fête, l’escadron des Tcherkesses de la garde personnelle de l’empereur
s’ébranle, exécutant une farouche fantasia et soulevant un nuage de
poussière autour de la voiture de l’impératrice, dans laquelle le tzar
vient de monter. Nous retrouverons sur le Danube ces cavaliers qui n’ont
de circassien que le nom et le costume. Ils ne quittent jamais la
personne de l’empereur et l’accompagneront jusque sous Plewna. Au palais
d’Oldenbourg, toute la valetaille est sous les armes et forme la haie
des deux côtés de l’escalier. Le suisse a posé dans un coin son immense
canne d’or pour ouvrir l’huis à l’approche de la calèche impériale. Mais
celle-ci, au lieu de se diriger sur le palais, oblique à droite et file
à toute vitesse le long des quais.

Ce départ est le signal d’une débandade générale, qu’une ondée vient
encore accélérer et changer en un véritable sauve-qui-peut. En moins de
vingt minutes cette place, où s’entassaient soixante mille soldats et
plus de deux cent mille spectateurs, est vide. Parmi les retardataires,
j’aperçois M. l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, le général Le
Flô, gai, vif, pétillant, et dont la figure anguleuse, osseuse et
très-mobile, éclairée par deux yeux ardents comme des charbons, est de
celles qu’on n’oublie pas. Le costume militaire et notamment le chapeau
à larges bords dorés incliné légèrement sur l’oreille assaisonnent
encore d’une très-forte pointe de crânerie la figure si pittoresque et
si vraiment française du diplomate. Très-répandu et très-aimé dans la
société de Saint-Pétersbourg, M. Le Flô salue à droite et à gauche avec
autant d’aisance que s’il était chez lui et si la revue avait été passée
en son honneur.

Comme la voiture de l’ambassadeur s’est arrêtée et qu’elle ne peut
avancer à cause d’un embarras, un écrivain français avec qui j’avais
déjeuné le matin même, M. de Caston, s’avance jusqu’à la portière de la
calèche et raconte avec beaucoup d’émotion et un grand luxe de détails
comment on lui avait dérobé, dans la foule, son «porte-roubles» garni
d’une somme fort respectable--sinon pour un millionnaire, du moins pour
un journaliste. Le lendemain, M. de Caston promettait, par la voix du
_Journal de Saint-Pétersbourg_, 20% au bon larron si celui-ci était
saisi de remords et voulait bien rapporter le «porte-roubles» à son
propriétaire. Hélas! les fripons moscovites n’ont pas l’âme plus tendre
ni mieux placée que leurs collègues des autres pays. Notre confrère ne
récupéra rien; il est vrai qu’il put se consoler facilement en supposant
avec quelques sceptiques que le vol en question et l’existence du
portefeuille n’étaient qu’un produit de sa brillante imagination. Le
dimanche qui suivit la revue de mai, j’assistai à «la fête du printemps»
à Katherinenhof.

Il faisait un froid de loup. Pour se rendre à cette promenade dont le
nom indique une des innombrables créations de la grande impératrice, on
longe sur un parcours de trois ou quatre kilomètres le canal, principal
affluent de la Neva. On traverse ainsi des faubourgs populeux et
contenant d’immenses fabriques. Tous les produits industriels
nécessaires à la consommation d’une grande ville y sont représentés,
mais ce qui domine, et l’odeur l’indique suffisamment, c’est la
production du cuir. Du reste en l’honneur du dimanche et de la fête du
jour toutes ces usines chôment, nulle part un filet de fumée, et quant
aux ouvriers, nous les trouverons dehors s’esbaudissant à la plus grande
gloire du prétendu retour du printemps. Katherinenhof est non-seulement
le bois de Boulogne de Saint-Pétersbourg, c’est un véritable bois de
Boulogne; en été il doit être encore plus vert, plus frais et plus
touffu. Des bouquets de fourrés épais le partagent en deux parties,
l’une est l’allée du _Corso_, et l’autre la prairie, qui a l’air d’être
créée exprès pour les divertissements populaires.

Le _Corso_ ne se développe dans toute sa beauté que le soir tandis que
l’après-midi est vouée aux jeux. Je retrouve là le mât de cocagne
classique avec une clochette au faîte qui remplace la timbale de
rigueur. Si l’heureux moujik est parvenu à grimper jusqu’en haut et
qu’il ait pu tirer le cordon de ladite clochette, des applaudissements
retentissent dans la foule. Le vainqueur monte sur une estrade de bois,
où des conseillers municipaux lui donnent d’abord l’accolade, puis lui
remettent la prime due à son agilité: tantôt une montre d’argent, tantôt
une paire de bottes neuves ou une belle blouse de velours rouge, bleue
ou verte avec une toque assortie agrémentée de plumes de faisans qui
l’entoure d’une auréole.

L’heureux lauréat agite d’un air triomphal les objets qui viennent de
lui être remis, surtout si ce sont des bottes ou des vêtements. Il faut
voir avec quelle agilité le vainqueur se débarrasse _coram populo_ de
ses vieilles chaussures éculées, de sa vareuse qui montre la corde, pour
enfiler les bottes neuves et la blouse flambante gagnée à la force du
poignet. Il jette un regard de dédain sur sa vieille défroque, et agite
sa toque en poussant un hourrah en l’honneur du tzar, de la famille
impériale, du général Trépow et de je ne sais qui encore. Puis d’un bond
il quitte l’estrade pour se mêler à ses amis. On va naturellement
arroser la victoire.

L’abus des liqueurs fortes est si répandu et si dangereux dans les rangs
inférieurs du peuple russe, que la police doit prendre des précautions.
Sinon la fête du printemps dégénérerait en orgie avec accompagnement de
bagarres, de coups de couteau, de horions et de batteries à mettre sur
pied toute la garnison de Saint-Pétersbourg.

Aussi défense absolue est faite aux innombrables marchands ambulants qui
s’établissent le jour de la fête du printemps à Katherinenhof de servir
à leurs clients des boissons alcooliques. En effet, sur les éventaires,
une planche posée sur deux soliveaux, on ne voit que des liquides
inoffensifs, parmi lesquels figure au premier rang une boisson noire
comme de l’encre, d’un goût prodigieusement fade, et dont les
conséquences ne sont pas précisément des plus réjouissantes pour un
estomac occidental. Mais si les marchands observent, plus ou moins
scrupuleusement, il est vrai, l’ordonnance sanitaire de la préfecture de
police, l’ouvrier, le _moujik_, s’arrange pour tourner la loi en
emportant dans une des vastes poches de sa longue houppelande la
redondante amie, la consolatrice, la dame-jeanne pleine de _wutky_. Plus
d’un avait succombé sur le champ d’honneur et après avoir titubé d’arbre
en arbre il étalait ses grâces sur l’herbe, bien mince et bien peu
fournie cependant...

Voici au pied d’un arbre un groupe compacte, des sons lents et plaintifs
s’élèvent du centre. Deux pauvres diables en haillons psalmodient,
tandis qu’un troisième les accompagne sur la petite flûte. Ce sont des
bateliers du Volga qui, en attendant qu’ils reprennent leur service sur
ce roi des fleuves, consacrent à l’art leurs loisirs forcés. Les
litanies qui forment le répertoire de ces pauvres gens sont
très-populaires en Russie.

Chacun considère comme un devoir de jeter quelques copeks dans les
casquettes de loutre de ces chanteurs qui, pendant l’hiver et au
printemps, alors que la navigation sur le Volga est forcément suspendue,
n’ont pas d’autre ressource pour vivre.

Le thème sur lequel les bateliers troubadours brodent leurs variations
est toujours le même: ils chantent les merveilles du grand fleuve, le
charme de ses rives, et répètent les centaines de légendes qui, depuis
des siècles, défrayent les veillées russes. Voici pour en donner l’idée
une de ces légendes. C’est Stenka Razin, le célèbre pirate, l’implacable
écumeur du grand fleuve, qui parle:

«O Volga fleuve-roi, chacune de tes vagues vertes est une émeraude du
plus grand prix, chaque susurrement de tes eaux est un cantique. Tu es
pavé d’or et les poissons qui fendent le tissu de tes eaux se
nourrissent de sucs aussi savoureux que le vin.

»Volga, fleuve-nourricier, aussi nombreuses que les étoiles au ciel sont
les barques qui se balancent sur ton lit humide. Jusqu’aux confins des
pays mystérieux où nul œil humain n’a pas encore pénétré tu les portes.
Malheur à ceux qui ont encouru ta colère, les vents fougueux les
brisent, tes flots les absorbent ou tu les livres à Stenka ton
bien-aimé. Que de trésors, que de richesses il te doit!

»O fleuve-mère, Volga superbe, Stenka ton serviteur n’est pas un ingrat.
Depuis longtemps il cherchait un cadeau digne de toi, digne de lui. Vois
cette jeune vierge, blanche comme le lys et pure comme lui. La flamme
rayonne dans ses yeux noirs. C’est la fille d’un roi persan. Je la lui
ai prise et je te la donne. Ouvre tes eaux, ô fleuve magnifique, et
reçois ce présent.»

Voilà un échantillon de la poésie des bateliers. En énumérant les
réjouissances publiques de Katherinenhof, il ne faut pas oublier les
«chanteurs» des régiments de la garde. Ces soldats, choisis exprès,
exercés au solfége, précèdent pendant la marche les détachements en
chantant aussi bien des hymnes patriotiques que des fantaisies
grivoises. De petits fifres accentuent d’une façon aiguë la mélopée des
chanteurs régimentaires. On entoure aussi les virtuoses militaires, mais
pas autant cependant que leurs collègues en vocalisation, les bateliers
du Volga. Mais plus entourées que les uns et les autres sont les
promeneuses solitaires, qu’il ne faudrait point confondre cependant avec
les Junons non accompagnées de nos boulevards, mais ne demandant qu’à
l’être. Le jour de la fête de Katherinenhof et le lundi de Pâques sont
pour une certaine catégorie de la société de Saint-Pétersbourg des jours
d’émancipation et de licence. Les péchés commis ces jours-là ne comptent
pas et les coups de canif donnés dans ces deux occasions n’entament
point le contrat. C’est du moins ce que m’ont affirmé plusieurs Russes,
venus à la fête en quête de bonnes aventures et pour nul autre motif.
Que sur eux retombent les malédictions des femmes qui se croiraient
calomniées. Je dois ajouter cependant que les apparences sont contre les
belles et blondes filles du Nord, si je dois en juger par les allures
libres et dégagées de ces dames, et par le vif commerce de regards qui
s’établit et se maintient entre les promeneurs des deux sexes.

Vers le soir les équipages commencent à se montrer dans les
contre-allées, et bientôt les files se déroulent comme d’interminables
serpents. Tout Saint-Pétersbourg est là, le grand seigneur, le riche
marchand, le fabricant de cuirs, le pope, l’officier de tout grade et
l’étranger venu pour voir, et l’étrangère, la Française surtout, venue
pour être vue.

Mais ne vous représentez pas ce _Corso_ sous des couleurs aussi
brillantes que les promenades au Prater, au bois de Boulogne et à Hyde
Park. Il faudrait pour cela retrouver à Katherinenhof le chatoiement des
livrées et des carrosses merveilleusement construits. L’équipage est
beaucoup plus simple ici. C’est toujours et encore le petit panier
ouvert à un seul siége, le _droski_, et comme livrée la longue
houppelande brune ou verte du cocher, complétée par la toque entourée de
plumes d’oiseau fantastiques, comme le crâne de quelque sauvage. Pas de
valet de pied, pas de chasseur; la place manque, le siége de devant
suffit à peine pour recevoir les formes massives du cocher. Beaucoup de
paniers sont conduits par leurs propriétaires. Quant aux toilettes, on
fait aussi bien peu de frais. Les dandys de l’aristocratie et les
étrangers sont habillés comme tout le monde, mais les riches négociants
sont coiffés de casquettes de loutre, et les femmes vont au Corso le
mouchoir complétement noué autour de la tête. Chez la femme russe la
chevelure est du domaine intime, son mari seul doit en jouir; dès
qu’elle paraît en public, la bourgeoise russe orthodoxe est tenue de
dissimuler ses cheveux comme la femme turque doit cacher sa figure. La
coutume peut être très-touchante,--mais elle ne rehausse pas l’élégance
féminine. Le luxe réel d’un Corso à la russe consiste uniquement dans
les chevaux; dans ces magnifiques bêtes de race Orloff à la fière
allure, à la croupe élégante et flexible, et qui hennissent d’impatience
lorsqu’elles se sentent tenues en bride, n’étant dans leur élément que
lorsqu’elles peuvent lutter de vitesse avec le vent. La nuit vient
lentement et cependant la file des droskis ne diminue pas, elle se meut
à petits pas dans les deux sens aller et retour, au milieu d’un silence
solennel, grave et glacial. De l’autre côté de la promenade, au
contraire, derrière le rideau d’arbres, tout est plein de vie et
d’animation, les appels rauques des marchands de _kirass_ et d’œufs durs
redoublent; les ménestrels du Volga qui piaillaient tout à l’heure,
hurlent maintenant, les ivrognes geignent; dans les restaurants qui
viennent de s’illuminer s’agitent les verres, les cristaux, les
porcelaines et tous ces bruits sont dominés par le sifflement aigu des
fifres et les _ra fla_ du tambour de basque qui forment l’accompagnement
des chanteurs militaires dont le ramage nous assourdit encore sur la
route de Saint-Pétersbourg.

Dès que la chaleur se fait sentir, ce qui souvent arrive beaucoup plus
tard que la prétendue fête du printemps, toute la capitale émigre. Les
uns vont dans les bains d’Allemagne, à Trouville, à Étretat ou à
Ostende, mais ceux qui par leurs occupations ou par leur situation de
fortune ne peuvent quitter le pays se transportent aux «îles»,
magnifiques oasis où l’on trouve réunis toutes les beautés de la nature
et les raffinements du confort. Ces îles sont formées par les confluents
de la Néva et de la mer; elles sont reliées par une foule de petits
ponts en bois d’une construction rustique très-élégante. Les terrains
sont couverts de parcs, de jardins ou de forêts de pins qui commencent à
verdir seulement vers le milieu de juin de sorte qu’elles ont gardé
toute leur fraîcheur, quand dans nos climats les bocages commencent à
jaunir. Tout cela aboutit à une plage couverte d’un beau sable jaune
très-fin et d’où l’on aperçoit se révélant brusquement, comme derrière
un rideau tiré tout à coup, les flots bleus du golfe de Finlande. Au
milieu de cette verdure, poussent de tous les côtés de belles
constructions de tout genre et de toute dimension, mais frappées toutes
au coin d’une certaine gaieté architecturale, comme si elles ne devaient
réellement recéler que des plaisirs; on dirait des petites villas
d’Asnières ou de Bougival, et pour que l’illusion soit plus complète
encore, les nacelles se balancent à «l’ancre» attendant avec patience et
sérénité l’arrivée des canotiers et des canotières.

Parfois, dans les nuits d’hiver, comme Théophile Gautier le raconte dans
son _Voyage en Russie_, quand la neige couvre de plusieurs pieds de
hauteur les allées sablées, quand les blocs de glace ornent d’une couche
cristalline la baie du golfe, quand les étoiles brillent par millions au
ciel, des grelots retentissent dans les avenues que l’on jugerait
désertes. Emportés comme le vent par un simple attelage, deux, trois,
quatre traîneaux glissent comme des ombres sur le blanc tapis. La fumée
qui s’échappe du naseau des bêtes et de la bouche des passagers
étroitement encapuchonnés dans leurs fourrures trouble par endroits la
sérénité bleue de l’atmosphère.

Les traîneaux glissent toujours, puis tout à coup ils s’arrêtent dans
leur course furieuse. Au milieu des pins dont les branches décharnées
ploient sous la neige on aperçoit une maison. La toiture brille, des
glaçons gigantesques pendent aux frises, à travers les volets fermés
filtre un mince filet de lumière. L’_istvolichik_ du premier traîneau
fait claquer trois fois son fouet. A ce signal la porte de la maison
s’ouvre, un maître d’hôtel en habit noir, la serviette sous le bras,
s’incline devant les arrivants. Cavaliers et dames sautent à bas du
traîneau, ils retirent les fourrures qui cachent des costumes de bal et
d’apparat; on vient de l’Opéra ou d’une soirée officielle. En sortant,
le stimulant de la bise, la poésie de la nuit claire et lumineuse ont
fait naître le regret d’aller se coucher prosaïquement. Le plus résolu
des élégants aura crié: Aux îles, aux îles! et ce cri répété par tous
sera devenu un mot d’ordre. Quelle volupté aussi de se sentir ainsi
emporté à travers les faubourgs muets, déserts, morts, de traverser le
large fleuve glacé, et de trouver ensuite en plein paysage d’hiver, en
pleine steppe, un restaurant bien ordonné, bien pourvu, de passer de la
plaine neigeuse dans les salons capitonnés, chauffés au calorifère,
resplendissants de bougies, où nous attendent des tables couvertes de
linge luxueux et de fine argenterie avec des seaux où le cliquot se
frappe, tandis que le thé bout et chante dans le samovar! Des musiciens
tsiganes, graves et de noir vêtus, accompagnés de quelques femmes de
leur tribu, viennent égayer le médianoche par leurs accords étrangement
mélodieux. Les convives versent à flot le champagne à ces musiciens et
leur jettent à la tête des paquets de roubles. Ces libations et ces
cadeaux stimulent l’ardeur des virtuoses, ils s’excitent, ils s’animent
réciproquement; leur musique, leur chant s’élèvent crescendo au diapason
d’un infernal sabbat; c’est une danse macabre à faire trémousser les
chandelles dans les lustres et les chaises sur le plancher.

Puis, à la fin de la fête,--qui a tourné un peu à l’orgie,--les cochers,
qui pendant que les maîtres s’amusaient là-haut, se chauffaient autour
d’énormes bûches de bois allumées sur le pas de la porte, remontent sur
leurs siéges, et, aussi vite qu’elle est venue, la caravane reprend le
chemin de la ville. Le temps passe vite dans les fêtes, car le jour
naissant montre déjà, dans un brouillard grisâtre, les hautes cheminées
des fabriques, les toits des maisons et la coupole de Saint-Isaac. Sur
la Perspective, au moment où les traîneaux bifurquent, le soleil teint
de reflets sanglants les immenses maisons, les ponts qui hardiment
enjambent les canaux, les monuments, les hôtels; et, ses rayons,
semblables à une colonne de feu mat, désignent la route aux noctambules
embarrassés qui ont au moins l’excuse d’avoir vécu un véritable conte
féerique d’hiver.

On touchait, à Saint-Pétersbourg, au déclin de la saison théâtrale. Les
artistes français du théâtre Michel en étaient aux représentations à
bénéfice des coryphées de la troupe. C’est le signal infaillible de la
débandade prochaine. Ces «_bénéfices_» sont de véritables solennités,
grâce à la faveur devenue proverbiale dont la société russe entoure les
interprètes de l’art dramatique français.

L’artiste dont le bénéfice est annoncé, place lui-même ses billets, et
il est de bon goût de les payer beaucoup plus cher qu’au bureau.
L’habitué qui, ce jour-là, ne paierait sa stalle ou sa loge qu’au prix
officiellement coté, passerait infailliblement pour un élève d’Harpagon.

Chez les artistes femmes, des cadeaux en bijoux viennent toujours
s’ajouter à ces primes qui grossissent la recette. Les parures sont tout
à la fois des témoignages d’admiration et d’estime, elles n’ont rien de
commun avec la rafle de bijoux opérée aux dépens de naïfs adorateurs par
certaines _divas_ de la chope ou par certaines artistes dramatiques chez
lesquelles ce beau titre est simplement une alléchante enseigne.

L’empereur, un des plus assidus habitués du théâtre Michel, ne manque
jamais de faire son présent au bénéficiaire: c’est, pour les dames, une
paire de boucles d’oreille, une broche, un bracelet ou tout autre objet
de parure, pour les hommes, une tabatière. Mais ces messieurs ont le
droit de se faire compter la valeur du bijou en espèces. Il existe même,
pour cela, une taxe des plus curieuses.

La familiarité bienveillante du tzar pour le personnel du théâtre Michel
est connue; l’empereur a hérité, sous ce rapport, de son père, le
farouche Nicolas, qui s’apprivoisait si bien avec les comédiens et les
comédiennes. Sa Majesté est aussi assidue dans les coulisses que dans la
salle. On a ménagé un escalier spécial qui fait communiquer sa loge avec
les coulisses, dont l’entrée est interdite à tout profane au théâtre
Michel. Sous ce rapport, la consigne est formelle: on ne fait
d’exception pour personne.

L’empereur est très-prodigue de compliments; et surtout quand une
nouvelle pièce vient d’être jouée, il distribue à chaque interprète sa
part d’encouragements. Avec les dames il se montre poli, aimable,--mais
rien de plus. Pour que César ne puisse même pas être soupçonné, il
n’adresse jamais la parole aux dames artistes qu’à plusieurs à la fois,
c’est de l’étiquette rigoureuse. D’autres membres de la famille
impériale, il est vrai, vivent sur un tout autre pied d’intimité avec
les interprètes de l’art dramatique français. Certaine liaison entre une
séduisante comédienne pleine d’entrain et d’esprit et un jeune
grand-duc, est même vue d’un bon œil à la cour. Le prince en question
montrait des penchants très-marqués, très-fâcheux, à la mélancolie. On
craignait sérieusement de le voir devenir hypocondriaque. Les voyages,
les fêtes, les amusements les plus variés, rien ne parvint à le
distraire; il était trop jeune pour que l’on songeât à le marier, et
d’ailleurs son caractère aurait fait fuir à tire d’ailes la fiancée la
moins exigeante. Par hasard, il se trouva un soir en société avec Mlle
M..., du théâtre Michel. Le brio endiablé de la Parisienne pur-sang
parvint à dérider le Prince-Sombre. Il sourit comme un Prince-Charmant,
et, au lieu de se tenir immobile et rêveur dans un coin, il causa. Le
remède tant cherché était trouvé. Loin de contrarier le rapprochement
des deux jeunes gens, on leur fournit des occasions de se rencontrer.
Aujourd’hui, le grand-duc est gai, il parle, il vit, puisqu’il aime.
Peut-être aura-t-il de l’esprit un jour, sa maîtresse en a tant!

En dehors du théâtre, l’empereur ne renie pas ses amis les artistes.
S’il en rencontre au Jardin d’hiver, quand il fait sa promenade
quotidienne, il s’arrête, leur serre la main et s’entretient avec eux;
un honneur dont bien peu de généraux mêmes pourraient se vanter. Voici
une petite anecdote qui m’a été contée par un des principaux artistes:

M. Luguet, le directeur de la troupe, soit dit en passant, le frère de
Marie Laurent et de René Luguet, du Palais-Royal, et l’excellent Adolphe
Dupuis traversaient tous deux le Jardin d’hiver, quand ils virent
l’empereur déboucher d’une allée, seul, à pied, et suivi de son
terre-neuve. Dupuis, pour ne pas s’enrhumer en ôtant son bonnet
fourré--un artiste qui est sur l’affiche doit se ménager--porta la main
à sa coiffure, rendant ainsi les honneurs militaires au souverain.
L’empereur s’arrêta.

--Oh, oh! fit-il, comme vous faites bien le salut militaire, monsieur
Dupuis! Vous avez donc servi?

--Oui, sire, répondit le premier rôle.

--Et dans quel régiment?

--Dans les chasseurs d’Orléans, sire, sous le roi Louis-Philippe.

--Ah! j’ai beaucoup entendu parler de votre colonel. Il est mort si
jeune! Quel dommage! Et vous, monsieur Luguet, avez-vous aussi servi?

--Mon Dieu, sire, oui, fit le directeur du théâtre Michel, j’ai été dans
la garde nationale.

--Oh, oh! répondit l’empereur en souriant, vous n’avez été qu’un soldat
de carton!

Malgré les préoccupations du moment, l’empereur ne voulut pas priver les
bénéficiaires de sa présence. Je le vis dans sa loge, attentif et
bienveillant, le soir où, pour la représentation de Mme Tholer, une
émigrée de la Comédie Française, on donnait pour la première fois,
devant une salle splendide, un ruissellement d’uniformes et de diamants,
_l’Étrangère_.

Quelques jours plus tard, les artistes français, désireux de donner un
témoignage public de leur gratitude et de leur attachement pour le pays
où ils sont choyés et fêtés, avaient organisé une représentation
extraordinaire au profit de la Société de la _Croix-Rouge_. A la fin du
spectacle, toute la troupe, depuis les premiers rôles jusqu’aux
choristes, se rangea sur la scène et entonna l’hymne national russe, que
toute l’assistance écouta debout et fit répéter trois fois. La quatrième
fois, ce fut le public qui le chanta en chœur. Dupuis, le principal
acteur du théâtre Michel, M. Luguet et l’excellent comique Regnard,
portaient au cou la décoration qui leur avait été accordée peu de temps
auparavant par l’empereur. Trois soirs plus tard, le théâtre Michel se
fermait pour quatre mois, et les artistes prenaient leur volée vers
Paris et Asnières, non sans supputer de combien la dégringolade du
change sur le rouble ébréchait leurs appointements. Les Allemands (car
il existe aussi une troupe germaine l’hiver à Saint-Pétersbourg) se
sentirent piqués d’émulation et voulurent aussi apporter leur obole à
l’entreprise patriotique et humanitaire de la _Croix-Rouge_. Par
conséquent, une représentation extraordinaire fut annoncée au théâtre
allemand qui s’élève sur la place derrière la grande statue de
Catherine.

Seulement, il y eut des difficultés avec la censure. MM. les comédiens
allemands avaient choisi pour la soirée un drame héroïque, en vers, du
poëte patriote de 1814, Kœrner. Cette pièce en cinq actes, _Zryni_,
pouvait, à un certain point de vue, paraître d’actualité aux artistes.
Elle raconte en effet les efforts héroïques d’un noble Hongrois qui
défendit jusqu’au dernier moment contre les envahisseurs ottomans la
forteresse de Szigeth et préféra mourir sur la brèche plutôt que de se
rendre. Seulement, dans la même pièce, les Turcs sont représentés à
l’apogée de leur gloire et de leur puissance. Soliman le Magnifique
parle le langage d’un nouveau Charlemagne et rend grâce à la fortune,
qui n’a pour lui et ses amis que des sourires terribles ou de fécondes
caresses.

Était-il possible de montrer au public de Saint-Pétersbourg, au moment
où l’on annonçait, où l’on espérait du moins des victoires éclatantes
sur les Turcs, un sultan resplendissant de triomphes et foulant à ses
pieds les peuples et les armées? Le général chargé de la censure adressa
même une assez verte mercuriale au directeur de la troupe allemande, sur
le choix d’une pièce aussi inopportune.

Les acteurs soumirent alors au jugement du sévère guerrier la comédie
historique: _Zopf und Schwert_. Le héros de la pièce est le fondateur de
la monarchie prussienne, le Grand Électeur. Cette fois, il n’était pas
question de Turcs ou de redoutables sultans; la scène se passait dans un
pays ami, et le souverain mis en scène par l’auteur était l’ancêtre de
l’allié du tsar. Néanmoins, le général-censeur secoua de nouveau la
tête. «Nous ne pouvons pas permettre que l’on fasse en ce moment
l’apologie d’un souverain qui appartient à une autre maison que celle
des Romanoff», écrivit-il en marge de l’affiche. Nouvelle déconvenue des
artistes allemands, qui finissent par offrir à leur public une vulgaire
farce en cinq actes sans aucune importance. La recette s’en ressentit et
atteignit à peine la moitié de la somme encaissée au théâtre Michel.

Les arts jouent un grand rôle dans la vie élégante des Russes. Les
demeures des gens à fortune sont encombrées de tableaux, de statues,
sans oublier les coûteux bibelots de prix en bronze ou en métal.
Pourtant ce n’est pas d’eux-mêmes que les Russes tirent la production
appelée à satisfaire leurs goûts. Ou les tableaux viennent de
l’étranger, ou les artistes qui les ont faits sont établis en Russie.
L’art officiel lui-même a dû avoir recours à des illustrations
exotiques. Le précédent peintre de l’empereur n’était autre que le
célèbre maître hongrois Zichy, qui, ayant par un de ces coups de tête
familiers aux grands esprits jeté sa démission à la tête des dignitaires
de la cour, est allé planter sa tente au boulevard Malesherbes, gardant
à la disposition des visiteurs intimes certain portefeuille mystérieux
plein de croquis aussi extraordinaires par le talent du peintre que par
la _hardiesse_ des sujets traités.

Le successeur de M. Zichy est d’origine française, mais né en Russie, M.
Charlemagne. Dans le logement qui lui sert en même temps d’atelier, au
rez-de-chaussée de la maison qui touche à l’église catholique sur la
Perspective Newski je trouvai le peintre ordinaire de Sa Majesté occupé
à retoucher un tableau historique: _l’Entrée de l’empereur Alexandre Ier
à Paris par la porte Saint-Denis_.

La conception et l’exécution de l’œuvre étaient sobres, mais justement
cette sobriété avait assuré à l’artiste la précision. C’était une réelle
évocation du boulevard de l’époque, que cette petite toile; avec la
haute porte Saint-Denis si peu changée depuis, les maisons enfumées, la
foule des Parisiens agitant leurs mouchoirs pour faire fête «à nos amis
les ennemis», et dans l’encadrement de la voûte de pierre apparaissant
subitement Alexandre à la tête de son état-major de généraux, de haute
taille, coiffé d’un tricorne en travers. Sur le dernier plan on démêlait
la lance des cosaques. M. Charlemagne espérait consacrer sa renommée
comme peintre de bataille en obtenant la permission de suivre l’armée et
de retracer par le pinceau les principaux épisodes de la campagne. Mais
un autre choix avait déjà été fait, et je trouvai l’aimable artiste
désolé de n’avoir pas été mis à même de faire preuve de son talent et de
son dévouement à l’armée.

L’émule et l’ami de M. Charlemagne à Saint-Pétersbourg est M. Kohler, un
peintre d’un talent original, dont l’atelier, tout rempli de toiles de
grande dimension, paysages et peintures de genre, atteste la fécondité.
M. Kohler travaillait, au moment de mon passage à Saint-Pétersbourg, à
une tête du Christ, plus grande que nature, destinée à l’ornementation
d’une église. Mais le véritable événement artistique de
Saint-Pétersbourg c’était l’exposition, dans les salons de l’Académie,
d’une grande toile d’un peintre polonais, _représentant_ «les flambeaux
vivants de Néron». L’ingénieux tyran de l’ancienne Rome, toujours à
l’affût de nouveaux et excentriques genres de supplice à infliger aux
néophytes chrétiens, avait imaginé de faire enduire de poix et de soufre
des croyants de la nouvelle foi, qui étaient consumés lentement comme
des flambeaux. La toile nous montre une des grandes voies de l’ancienne
Rome impériale, bordée de palais d’une architecture grandiose et sévère,
qu’égaye cependant un peu le lumineux soleil d’Italie. De tous les côtés
la foule se presse, foule bariolée et se prêtant admirablement au
pinceau d’un romantique; sur les terrasses des palais apparaissent les
habitants: patriciens, patriciennes au front ceint du diadème,
serviteurs et esclaves nubiens du plus pur ébène. La litière de
l’empereur romain, une maison en or ciselé, se fraye avec peine un
passage au milieu de la foule. A demi étendu sur ce lit ambulant,
superbement vêtu de lin blanc, la couronne au front, le despote regarde
la foule d’un air à la fois hébété et plein de mépris. Son regard se
dirige surtout vers le fond de la toile: liés à des poteaux enguirlandés
de fleurs, les candélabres vivants apparaissent. Les victimes sont
cousues dans des sacs; la tête seule apparaît, ici tête distinguée et
virile, là-bas tête de vieillard vénérable couverte d’une toison
blanche, plus loin encore tête étonnante d’une jeune fille au pur profil
qu’ondoient des cheveux d’un blond ardent. Dans quelques instants le
supplice horrible va commencer; des bourreaux-esclaves, des nègres à la
physionomie farouche et bestiale attisent le feu des bûchers qui servent
de piédestal à chacune des torches vivantes. Rien ne saurait inspirer
davantage l’horreur du supplice que l’aspect de ces préparatifs si
vigoureusement exacts, si techniques. La physionomie des spectateurs
prouve chez le peintre le désir exécuté d’une façon heureuse de
représenter à grands coups de pinceau les différents types de la Rome
impériale. Tout se retrouve dans cette cohue, qui se précipite à un
supplice horrible comme à un spectacle curieux. La férocité frivole du
patricien, du «_gommeux_» en toge blanche et en cothurne, et la férocité
bête de l’homme du peuple ivre de sang et de vin. L’attitude grave et
impassible du légionnaire côtoie les langueurs maladives de la
courtisane; mais au milieu de toutes ces figures merveilleusement
comprises et merveilleusement rendues, il en est une qui prime toutes
les autres, et qui frappe le regard du visiteur plus vivement que
toutes.

C’est une jeune fille au teint hâlé par le soleil ardent de la campagne
romaine, mais admirablement belle, avec une figure réalisant la moyenne
entre l’idéal du type grec et l’idéal du type italien. Assise par terre,
cette créature parfaite considère de son long regard légèrement voilé,
les apprêts du supplice; l’artiste a rendu, on ne peut plus heureusement
dans ce regard, l’immense pitié mêlée à une pointe de dégoût.--Est-ce
pour le genre du supplice? est-ce pour cette foule dont elle-même fait
partie? est-ce pour cet histrion omnipotent? c’est ce qu’il est
difficile de dire; il faudrait pénétrer plus avant dans la philosophie
du tableau, ce qui n’est guère possible en une visite. Le tableau de M.
S... eut, dans la capitale de la Russie, un immense succès; peu s’en
fallut même qu’il n’y restât tout à fait, le tsarevitsch ayant manifesté
l’intention de l’acheter à un fort bon prix[3]. Il demanda d’abord à ce
que le peintre lui fût présenté, et, au cours de l’entretien, il dit
qu’il fallait féliciter la Russie de posséder un homme d’un aussi grand
talent. «Pardon, Altesse, fit S..., je suis _Polonais_», en insistant
sur ce dernier mot. Depuis ce moment il ne fut plus question de l’achat
du tableau et même S... devint une _persona ingrata_ à la Cour.

  [3] Le tableau de M. S... a été envoyé à Paris, où il a figuré à
    l’Exposition des Beaux-Arts, section russe.

Ah! si les événements ne s’étaient pas précipités là-bas sur le Danube,
quelle tâche agréable de s’initier davantage à cette existence de
Saint-Pétersbourg, de se lier plus intimement avec les connaissances que
nous avons seulement pu ébaucher!--Mais le moment où les opérations vont
entrer dans la phase active approche, il est temps de prendre possession
de notre stalle, qui va devenir bientôt une selle de cheval, pour
assister _de visu_ à ce qu’il faut raconter. Déjà les aigles russes ont
remporté leur premier succès à Ardahan. Cette ville est tombée après une
courte lutte entre les mains du général Loris-Mélikoff, aide-de-camp du
prince Michel, commandant en chef des forces impériales en Asie. Des
succès ne tarderont pas certainement à suivre en Europe.




CHAPITRE V

Départ pour Moscou.--Des voyageurs qui vont loin.--Vive le
printemps!--Un coup-d’œil au Kreml.--Une évocation du passé.--Visite au
prince Dolgorouki.--Au consulat de France.--Confusion musicale.--Un ami
de vingt-quatre heures.--Une économie inopportune.--Un compartiment de
première entre Kirsk et Kiew.--Un boulevardier en capitaine russe.--«Ce
que les Polonais appellent la Pologne.»--Kiew.--Les ambulancières.--De
Kiew à la frontière roumaine.


Le canon de la forteresse Pierre-Paul qui avait éveillé la ville dès le
matin, recommence à tonner à cinq heures du soir quand nous entrons dans
la salle d’attente du chemin de fer Nicolas. Le train express de Moscou
est sous vapeur; dans la salle d’attente, sur le quai de la gare où
chacun pénètre librement, on s’embrasse et on se serre la main. Les yeux
sont mouillés, beaucoup de ces voyageurs vont en Sibérie, pas comme
déportés, bien entendu, dans l’Oural, en Perse, jusqu’à la frontière du
Japon. Ce sont des voyages de cinq, six semaines, auxquels les trois à
quatre journées de chemin de fer servent seulement de préface. Je pus me
convaincre moi-même combien, sous ce rapport, le tempérament du Russe
ressemble à celui de l’Américain. On me présenta à la gare à un jeune
homme très-blond et très-correct de tenue et d’allures, admirablement
soigné, imprégné d’eau de senteurs et vêtu à la toute dernière mode. Ce
gentleman, d’origine allemande, mais établi en Russie depuis son
enfance, s’en allait tout bonnement au delà de Tobolsk dans une ville
sibérienne dont je ne retrouve pas le nom sur mes notes, arranger une
affaire d’héritage excessivement embrouillée. Il s’agissait de mines
d’une valeur de plusieurs millions laissées par une dame très-âgée qui
devait une somme fort ronde avec des intérêts à une banque de
Saint-Pétersbourg, dont mon compagnon était administrateur.

Les héritiers, qui avaient très-bien su s’emparer des mines sans plus de
retard, refusaient absolument de purger les hypothèques. Il fallait
donc, à trois mille lieues des tribunaux de Saint-Pétersbourg, faire
admettre légalement les prétentions résultant de documents que mon
élégant partner portait à nu sur la peau, cousus dans un gilet de
flanelle, ainsi que la somme très-respectable destinée aux besoins du
voyage et à l’achat des juges, des autorités politiques et
administratives qui, dans ces régions éloignées, ne se font pas le
moindre scrupule de trafiquer de leurs offices. J’appelle les choses par
leur nom, parce que ces messieurs ne se donnent pas même la peine de
dissimuler, sous des apparences hypocrites, la corruption parfaitement
organisée, et on se moquerait joliment du naïf qui s’embarquerait sans
biscuits pour soutenir là-bas un procès ou une revendication quelconque.
Mon intention n’est pas de faire des révélations, c’est par des Russes
mêmes que j’en ai appris long sur l’intégrité et l’honnêteté tarifées
des gens de bureau et des magistrats sibériens.

Ne me demandez pas ce que l’on voit entre Saint-Pétersbourg et
Moscou.--Je dormis pendant le trajet avec toute la conviction résultant
d’un noctambulisme effréné de trois semaines. C’est seulement une
dizaine de verstes avant d’arriver dans la seconde capitale de la Russie
(qui se vante volontiers d’être la première politiquement), que je
revins à la vie active. Le trajet avait duré dix-sept bonnes heures, de
cinq heures du soir à dix heures du matin. Regardons par la vitre du
coupé. Enchantement! surprise pleine de délices! voici de la verdure,
des arbres touffus, des coteaux couverts d’une végétation luxuriante.
Quel contraste avec les arbres tristes, décharnés, maigres et sans une
seule feuille, que j’avais eus sous les yeux à Saint-Pétersbourg où
l’hiver régnait encore à la fin de mai. Non, jamais, malgré un goût
prononcé pour la villégiature, je ne me serais supposé aussi
enthousiaste de la nature qu’en retrouvant ce feuillage. Cela fait
l’effet d’un baume; les poumons se dilatent, le pouls bat plus fort, on
respire avec volupté l’air chargé des senteurs encore toutes fraîches et
pénétrantes du printemps.

Mais, pareille à une coquette parée de tous ses atours, qui se fait un
jeu d’exciter l’admiration, puis qui se dérobe au moment où elle vient
d’allumer les désirs, le printemps éblouissant s’était changé en trombe
d’eau avant même que nous eussions atteint la porte cochère de l’hôtel
_Slowensky-Bazar_ qui est à Moscou ce que Dehmouth est à
Saint-Pétersbourg. Quelle averse! En un instant, le pavé moscovite fut
changé en une vaste mare boueuse, le pavage mollit visiblement et les
roues de la voiture (nous avions retrouvé le fiacre classique après les
éternels _droskis_) s’enfonçaient à demi dans la fange.

Quel dommage! Comme nous eussions préféré pénétrer à pied dans la «ville
sainte» par la poterne percée dans la vieille muraille mogole, comme
nous eussions voulu nous mêler à la foule des Russes de vieille souche,
dévoués au Dieu orthodoxe et au Tzar, qui sortaient de la messe!

Comme nous aurions voulu détailler une à une les bizarreries de cette
architecture où, par un caprice qu’on retrouve d’ailleurs dans d’autres
villes aussi, la petite cabane s’accoude familièrement au palais et où
toutes les écoles, tous les siècles sont représentés par des
échantillons des plus biscornus, depuis le style ultra-moderne de nos
architectes constructeurs de boulevards et partisans déclarés de «la
ligne», jusqu’au style chinois transplanté ici par des enfants de
l’empire du Milieu qui ont fait souche de marchands rusés et chançards
et dont le teint jaune de citron, les yeux caves et les cheveux de jais
trahissent l’origine!

Mais le style dominant, grâce aux chapelles, aux églises, aux couvents,
c’est le style byzantin. Hélas! le temps nous est mesuré et la pluie
nous gâte le peu de temps donné à l’admiration. Soyez tranquille,
lecteur, nous ne découvrirons pas Moscou. Tout au plus, vous
prierions-nous de rester en admiration comme nous le fûmes nous-même,
comme nous le sommes au moment où la plume évoque ce souvenir, devant
les splendeurs du Kreml.

Après avoir copieusement déjeuné dans le restaurant-serre de l’hôtel au
milieu des plantes rares, à une petite table dressée sur le rebord de
marbre blanc d’un vivier où nagent insouciants les poissons les plus
savoureux,--en attendant le couteau du sacrificateur,--nous pénétrâmes
dans le château par la «porte sainte». Le cocher en traversant la voûte
se découvre et de sa main restée libre fait maints signes de croix en
marmottant des _Pater_.

Tout bon Russe est tenu d’en faire autant. Les étrangers se découvrent
autant par politesse que pour ne pas être exposés à des coups de poings,
car la bonhomie très-réelle du Slave fait place à la fureur s’il suppose
qu’on a manqué d’égards à la vierge Marie. Par la haute muraille qui
l’entoure, par sa position élevée, le Kremlin est une forteresse;--des
canons se dressent d’ailleurs sur la plate-forme et l’œil se heurte
contre les pyramides de boulets,--par l’agglomération de constructions
de luxe, le Kremlin est une ville, mais une ville de palais! Le joyau de
cette agglomération est la chapelle du couronnement. Vue du dehors
encaissée au milieu de constructions de toute espèce, cette chapelle n’a
pas trop grand air. Mais à l’intérieur c’est une débauche de métaux
précieux, une éblouissante cascade d’or, de platine, d’argent et de
pierreries. Les statues des saints, les noires madones byzantines sont
couvertes du haut en bas de diamants, de turquoises, de perles, de rubis
à approvisionner l’amphithéâtre de l’Opéra un vendredi.

Mais cela ne suffit pas; outre les statues et les images, les pierreries
garnissent aussi toutes espèces de reliques et les cadavres embaumés des
métropolitains. Le guide, très-consciencieux, ne veut pas nous faire
grâce d’une seule de ces momies,--à mon grand déplaisir, car je ne suis
pas de ceux qui s’abîment dans la contemplation de la mort, même quand
des diamants enchâssent les cadavres et quand ces cadavres sont des
dignitaires de l’Église orthodoxe. C’est par millions qu’il faudrait
chiffrer la valeur des pierres de toute espèce qui sont enchâssées dans
le velours de la Coupole et dans la couronne qui la surplombe. Voici le
dais où, à l’issue de la guerre de Crimée, l’empereur actuel est venu
s’agenouiller pour recevoir la couronne. La cérémonie, au dire des
témoins qui y ont assisté, a dépassé en éclat tout ce que l’on peut
rêver. Les puissances s’étaient fait représenter avec un appareil de
très-grand luxe, comme pour montrer qu’elles tenaient à saluer
sincèrement l’avénement du règne nouveau. La France, ce récent
adversaire, ce vainqueur qui venait de coucher l’Alma et Sébastopol sur
son livre d’or, tenait à briller au premier rang, et le duc de Morny, le
roi des élégants, s’en chargeait mieux que qui que ce fût au monde. Le
souvenir de son faste merveilleux surnage encore aujourd’hui au milieu
des réminiscences de la fête! Mais ce qui domine dans ce Kreml, même
pour celui qui n’a pas sur cet homme du destin le jugement de ses
admirateurs passionnés, c’est l’ombre de Bonaparte. Involontairement on
aperçoit le conquérant, pris à son propre piége, se promener sur ces
remparts, la redingote grise jetée sur son uniforme vert et blanc des
chasseurs à cheval, la tête coiffée du petit chapeau, les mains derrière
le dos et regardant d’un air vaguement inquiet l’océan de maisons étendu
à ses pieds, qui s’étage sur les collines jusqu’à ce que les
constructions se perdent dans les bois. Sur la place carrée du milieu,
la foule sémillante des aides-de-camp s’agite, contrastant par son
attitude enjouée avec la gravité chagrine et grognonne des maréchaux,
qui commencent à se demander ce qu’ils font en définitive si loin de
leurs hôtels de la place Vendôme, de la rue du Mont-Blanc, de leurs
commanderies et de leurs terres sénatoriales. Aux poternes des
grenadiers au vaste bonnet à poil se promènent devant les guérites, et
au haut du palais, où se balance maintenant le drap jaune avec l’aigle
noir à deux têtes, flottent les trois couleurs. Malgré les souvenirs de
six siècles d’histoire très-pittoresques et très-terribles, malgré les
noms retentissants d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, c’est un
parfum de 1812 qui frappe le visiteur de cette étrange construction.
Cette date pourrait être incrustée dans la pierre des murailles; les
yeux la cherchent et l’esprit en est obsédé.

1812! à cette évocation les torches s’agitent au-dessus de nos têtes,
l’étincelle voltige au-dessus de nous de place en place, de rue en rue,
de maison en maison. Elle se change en lueur et en flamme. Par l’effet
d’une hallucination, on croit voir le feu lécher les maisons qui ont été
construites à la place de celles réellement brûlées. La colonne de feu
se porte partout et dévore partout. Comment se fait-il que ce spectacle
se retrace d’une façon aussi vive en présence de cette ville si calme,
si sereine alors, et surtout lorsque la pluie tombe? C’est que cet
incendie nous l’avons réellement vu, non pas ici en Russie aux approches
de l’hiver, mais à Paris, en plein printemps, sous le soleil radieux de
la Pentecôte de 1871...

Quittons le Kremlin. Nous avons deux visites à faire: l’une est pour le
plus puissant personnage de la ville et de la province, M. le prince
Dolgorouki, gouverneur général de la seconde capitale russe et du vaste
territoire dont Moscou est le chef-lieu. M. le prince Dolgorouki est un
des grands seigneurs les plus riches de la Russie; on dit de lui qu’il
serait embarrassé d’évaluer ses propres revenus. Cela ne l’empêche pas,
au contraire, de nous recevoir, nous un inconnu pour lui, simplement
recommandé par notre qualité de journaliste, avec beaucoup plus
d’affabilité que beaucoup de merciers retirés des affaires et adjoints
de leur commune ne l’eussent fait à sa place. Le commandant de Moscou
est un homme d’environ cinquante ans, bien pris de la taille, l’air
sagace et bienveillant. Des yeux grands ouverts et une assez abondante
chevelure couleur blond pâle donnent à sa personnalité le cachet du
Russe _sui generis_. La façon de parler, un peu pâteuse, est pleine de
douceur, le ton bienveillant. Son Excellence habite l’hôtel du
Gouvernement, palais d’un aspect sévère et meublé avec une somptuosité
réglementaire. Il faut traverser une immense enfilade de salons qui se
distinguent tous par des œuvres d’art qui y sont éparpillées, peintures,
bustes, statuettes; sur la table, de magnifiques albums à la reliure
rutilante, fortement dorés sur tranche et splendidement calligraphiés à
l’intérieur. La plupart de ces albums contiennent des adresses de
félicitation et de dévouement dont les comités qui siégent à Moscou et
chauffent si souvent l’atmosphère de cette ville sont très-prodigues. M.
le prince Dolgorouki fut assez gracieux pour exprimer le regret que je
ne restasse pas davantage son hôte dans «sa ville». Pour le cas où j’y
aurais séjourné quelque temps, il mettait à ma disposition un
aide-de-camp pour me piloter, ni plus ni moins. Je vous le demande, la
tentation n’était-elle pas un peu forte? Le temps me fit défaut pour y
succomber.

«Eh bien! dit mon interlocuteur, ce sera pour votre retour, si le bon
Dieu permet que cela finisse bientôt et bien là-bas.» M. le gouverneur
m’engagea à visiter, avant de quitter Moscou, le train des ambulances
qui venait d’être formé en gare sous les auspices de la municipalité de
Moscou (elle venait de voter 7 millions de francs pour la Croix-Rouge),
et il me donna tous les détails par écrit. Je voulus serrer
précieusement le papier sur lequel il venait de coucher ces indications;
mais, avec une fermeté très-polie, mon interlocuteur me pria de prendre
copie. Le diplomate reparaissait; on peut être poli et affable pour tout
le monde, mais quant à laisser traîner son écriture, c’est une autre
guitare. On ne lâche cette proie qu’à bon escient.

La seconde visite, qui me coûta deux courses, puisque j’y dus retourner
le lendemain, ayant trouvé d’abord visage de bois, fut pour la
ravissante oasis du consul de France, M. Mariani. La colonie française,
à Moscou, est très-nombreuse, très-distinguée et, en moyenne même,
très-riche. Le consul est quelque peu l’inspirateur, le conseiller,--et
passablement l’enfant gâté de cette colonie. La haute société et le
monde officiel de Moscou affichaient, avant la guerre actuelle, des
sympathies très-hautes en couleur pour la France, et naturellement la
position du consul en bénéficiait. Mais toute médaille a son revers:
c’est le climat. Bien peu de ces représentants de la France peuvent le
supporter; à la longue et malgré les attraits un peu absorbants et
fatigants du séjour, ils s’empressent, au bout de quelque temps, de
réclamer leur renvoi dans une zone plus tempérée.

M. Mariani était sur le point d’en faire autant et il avait obtenu, à sa
grande satisfaction, un poste en Suisse. Il n’attendait pour partir que
l’arrivée de son successeur, mais celui-ci n’était guère pressé,
paraît-il, car l’attente durait déjà tout l’hiver. Depuis, j’ai appris
que M. Mariani avait pu enfin prendre possession de son poste en
Helvétie. Il a dû être certainement regretté à Moscou, comme j’ai pu en
juger à mon profit; sa parole faisait autorité auprès de la colonie
française.

Le soir même, mon compagnon de voyage, celui qui partait pour les
confins du Japon, devait continuer sa route. Il en avait encore pour
trois jours en chemin de fer, près de huit jours de navigation sur le
Volga, et je ne sais combien de semaines en carriole, heureux s’il
trouvait une voiture convenable et échappait au supplice de la _teleka_,
ce vestige des tortures du moyen âge. Heureux aussi si son procès était
terminé, d’une façon ou d’une autre, avant l’arrivée de l’automne. Sinon
il était menacé de rester prisonnier tout l’hiver dans la petite ville
sibérienne, non pas prisonnier d’État, mais du climat et des avalanches
de neige qui forment une impénétrable muraille et ne permettent de
sortir à âme qui vive. C’est bien le moins qu’avant de s’embarquer pour
de telles aventures, on jouisse un peu de la vie jusqu’aux dernières
limites de la civilisation. Aussi dînâmes-nous fort bien et copieusement
en arrosant le repas des premiers crus, sans oublier de vider les
dernières coupes à la réussite de nos projets et à l’heureux retour de
nos pérégrinations. L’orgue monumental, plus grand qu’un orgue d’église,
bel instrument sculpté recélant dans ses flancs un orchestre complet,
d’une valeur de plus de cent cinquante mille francs, accompagna le
festin d’une foule de morceaux variés empruntés au grand répertoire
d’opéras et d’opéras comiques. Un programme composé d’une vingtaine de
pièces, comme pour un véritable concert donné par un véritable
orchestre, était posé sur toutes les tables; par exemple, le rédacteur
ne se piquait guère d’exactitude, car des morceaux de _la Muette_
étaient hardiment attribués à Meyerbeer, tandis que par un juste retour
des choses d’ici-bas, une cavatine du _Pardon de Ploërmel_ devenait
l’œuvre d’Auber. Mais qu’importe! les convives du dimanche se pressaient
autour des tables si gaiement éclairées par les bougies, rivalisant avec
les feux des lustres; autour de ces tables couvertes de serviettes du
linge le plus fin et sur lesquelles s’étalait une argenterie authentique
et poinçonnée, ce luxe des établissements de premier ordre en Russie.

L’heure du départ mit fin à nos épanchements réciproques, à ces
épanchements mêlés de confidences auxquels on se laisse aller si
volontiers en route, alors surtout que le vin vous y aide. M. C. et moi,
nous étions devenus des intimes. «A votre procès», «A votre succès en
Roumanie et chez les Turcs.» Tels furent les derniers mots échangés.
Puis un énergique serrement de main--et la vapeur emporta mon ami de
vingt-quatre heures qui, j’aime à le croire, aura fait bon voyage, aura
gagné son procès et se retrouvera maintenant riche et victorieux dans
ses foyers. Je le souhaite de tout cœur à ce charmant garçon,--mais pour
ce qui est de savoir si mes vœux ont été exaucés, c’est là une tout
autre affaire; car oncques je n’entendis plus parler de mon partner.

A deux heures précises le lendemain, j’étais à la gare de Kursk,
toujours avec mon modeste mais très-commode bagage, que le matin même
j’avais augmenté de quelques brimborions et d’un parapluie achetés de
bric et de brac dans le grand bazar de la ville. Le train pour Kiew et
la frontière roumaine allait partir dans une demi-heure. Le temps
d’écrire quelques lettres, de les jeter à la boîte et d’acheter quelques
volumes à la bibliothèque ambulante, volumes payés volontairement en
kopeks et involontairement du fameux parapluie oublié dans un coin.
Enfin la cloche sonne et on se précipite sur le quai. Obéissant à une
pensée d’économie, j’avais modestement pris un billet de seconde classe
croyant y trouver une société analogue à celle qui en France et surtout
en Allemagne circule dans ces wagons intermédiaires. Funeste erreur. La
Pologne juive avait envahi le compartiment avec ses longues houppelandes
sales, son odeur particulière et l’absence complète de sans-gêne. Je me
souciais très-peu en vérité de circuler pendant quatre fois vingt-quatre
heures au milieu de ces patriarches graisseux, très-pittoresques à
contempler sans doute, mais avec qui le compagnonnage offrait plus d’un
inconvénient. Le tableau fut encore complété par l’invasion d’une
famille de paysans dont le chef était engoncé dans une houppelande
bariolée encore plus graisseuse et plus dégoûtante que celle des juifs
polonais. Madame non plus n’était pas des plus appétissantes, et deux
mioches fort mal mouchés geignaient et pleuraient à fendre l’âme. Rester
en pareille société pour épargner une centaine de francs, ce n’eût pas
été de l’économie, mais de l’avarice. Laissant les Polonais et moujiks,
j’empoignai ma valise et, moyennant supplément augmenté d’un pourboire,
je pénétrai en première.

Quel contraste avec le compartiment que je venais de quitter. Ici on est
dans un véritable salon. L’ameublement consiste en sophas et en
fauteuils capitonnés, des bergères d’un moelleux incomparable vous
tendent leurs bras. On marche sur des tapis épais et la lampe accrochée
au plafond répand une lumière amplement suffisante pour permettre,
pendant les longues nuits du trajet, le jeu et la lecture. Chacun peut
s’étaler à son aise, et comme le nombre réglementaire des places n’est
pas occupé, on est comme chez soi. Puis au lieu du jargon mêlé de jurons
qui m’assourdissait les oreilles de l’autre côté, on entend le français
le plus pur. Tous mes compagnons de voyage s’entretiennent dans cette
langue. Faisons connaissance avec ces messieurs. Voici un délégué de la
Société de secours, il va à Kiew surveiller l’établissement d’un
hôpital; un médecin-chirurgien revêtu du costume militaire, le bras orné
de la Croix de Genève, suit la même destination. Un jeune homme de
moyenne taille, au teint un peu olivâtre, à la moustache naissante, à la
physionomie moitié enfant, moitié viveur, vêtu d’un très-collant costume
de hussard, est enfoncé dans le «coin» gauche du compartiment. Il met
ordre à ses menus bagages, qui se composent d’une foule de pièces, sacs,
coffrets, sacoches, valise, sans oublier le petit oreiller finement
brodé dont un officier russe bien né ne saurait se passer en voyage. En
face de lui, un homme d’une cinquantaine d’années, blond, mince, fluet,
d’une physionomie fine, intelligente et un peu dédaigneuse, dont
l’allure piquante était rehaussée par un monocle artistement fiché dans
l’orbite de l’œil gauche, fumait sa cigarette nonchalamment renversé
dans un fauteuil et causant avec le jeune homme, qu’il appelait
«prince». Le voyageur au lorgnon portait lui aussi un uniforme, moins
élégant que celui du «prince», puisque c’était simplement celui de
l’infanterie de ligne, mais la tunique était du drap le plus fin et ne
sortait certes pas des ateliers du tailleur du régiment. Le jeune homme
était le prince Dadian des anciens rois de Mingrélie, descendant d’une
dynastie qui régnait encore au commencement de ce siècle sur les vallons
poétiques et embaumés de la Géorgie. La Russie vint avec sa force
d’expansion. Elle engloba avec son vigoureux appétit aussi bien les pays
chrétiens que les contrées musulmanes qui se trouvaient à sa portée.
Quelques-uns des souverains se firent tailler en pièces ou cherchèrent
un refuge dans les montagnes. D’autres, au contraire firent leur
soumission à l’aigle à deux têtes et vécurent à la cour de Russie de
pensions et de dignités, en échange de leur souveraineté. Le grand-père
du jeune Dadian, prince de mœurs douces et d’humeur pacifique, se
soumit, il envoya ses enfants à la cour. Sa petite-fille épousait il y a
quelques années le comte Adlerberg, le ministre intime, l’ami du tzar,
et son petit-fils, le lieutenant de hussards assis en face de moi, se
rendait, sur l’ordre de l’empereur, à Tiflis se mettre à la disposition
du grand-duc Michel, commandant du Caucase.

L’autre officier portait un des premiers noms de la Russie et il peut se
vanter d’avoir eu une carrière excessivement romanesque. Retiré du
service militaire depuis environ dix-huit ans, M. de K..., sauf une
apparition nécessaire dans ses terres pour se rendre compte de leur
bonne administration, était devenu tout à fait Parisien. Il habitait la
rue Taitbout, dînait au café Anglais, ne manquait jamais une première et
se plaisait dans la société des gens de lettres et des artistes. Il est
d’ailleurs par alliance parent d’un des plus célèbres auteurs
dramatiques de notre époque. Voici que la guerre éclate, l’écho des
tambours parvient jusqu’au perron de Tortoni. Les instincts patriotiques
du Russe et de l’ancien capitaine d’infanterie se réveillent avec une
force irrésistible. D’ailleurs, cette vie d’oisiveté élégante lui pèse,
les multiples aventures galantes fatiguent à la longue les plus
intrépides. M. de K..., sans égard à ses cinquante ans et à une blessure
reçue dans des circonstances très-dramatiques, s’arrache à ses amis, à
ses habitudes, à l’existence de sybarite du boulevardier; il court à
Saint-Pétersbourg où il fait agir toutes ses influences de famille pour
obtenir de pouvoir reprendre du service avec son ancien grade. C’est là
une faveur très-enviée, très-courue et M. de K..., tout apparenté qu’il
est, ne considère pas comme un mince triomphe le fait d’avoir obtenu
gain de cause. Le voici donc en route pour le quartier général à la
recherche de son régiment. Eh bien, faut-il l’avouer, M. de K... n’est
pas sans regretter un peu la décision qu’il a prise, il se demande s’il
a bien fait de quitter son entre-sol pour l’échanger contre la tente
humide tapissée de paille fraîche pendant les bons jours encore qui
l’attendent là-bas, et si on n’aurait pu vaincre le Turc sans son aide.
Mais d’autre part la perspective de revenir à Paris colonel n’était pas
dépourvue d’attrait, et la croix de Saint-Georges est bien tentante.

Aucun incident ne signala le voyage, jusqu’à Kiew. A Kursk, le matin
après notre départ de Moscou, le prince Mingrélien, qui lui aussi se
souvenait de Paris,--selon sa propre expression «il y avait fait une
rude noce»--transborda ses valises et son oreiller, qui pendant la nuit
lui avait rendu d’excellents services, dans un autre train et prit congé
de nous. Dans trois jours il comptait être à Tiflis. Le chirurgien et le
chef des ambulances s’étaient égarés en route, de sorte que je restai
seul dans l’aimable et instructive société de M. de K... En revanche
j’avais oublié tous mes livres sauf un seul, l’_Histoire de l’Autriche_,
que venait de faire paraître mon regretté ami M. Louis Asseline, si
subitement enlevé depuis. Mon carnet de voyage était également resté sur
quelque banquette; fort heureusement que M. de K... tint à le remplacer
immédiatement par le sien, que j’ai là sous les yeux tout barbouillé de
notes et que je garde comme précieux souvenir d’un intéressant voyage.

«Nous sommes dans ce que les Polonais appellent la Pologne» me dit M. de
K... En effet, si je l’avais oublié, la population et la langue me
l’eussent rappelé. A toutes les stations des groupes de négociants, de
revendeurs et de brocanteurs juifs polonais stationnaient devant les
gares assez proprettes construites dans le style des chalets suisses et
entourées de jardins. Ces constructions d’ailleurs se ressemblaient
toutes. Ce n’était pas seulement la curiosité des petites villes qui
avait attiré cette société aux gares, mais bien un intérêt quelconque,
car ces messieurs en longue houppelande avec les tire-bouchons retombant
devant l’oreille jusque sur le collet graisseux, se précipitaient avec
beaucoup de hâte au devant du train dès qu’il venait de s’arrêter, les
uns pour y monter et les autres pour échanger quelques mots avec un de
leurs compatriotes qui descendait régulièrement à chaque arrêt. Il
semblait être porteur de quelque mot d’ordre, ou plutôt de quelque cote
de bourse ou de marchandises, qu’il avait hâte de communiquer à ses
congénères.

Quant au paysage, n’en parlons pas; il est d’une désespérante monotonie;
mais en revanche il commence à accuser cette richesse qui constitue le
plus clair des ressources de la Russie. C’est une terre noire, boueuse,
que la pluie des jours précédents a fortement détrempée. Vers le soir le
panorama change, voici des montagnes qui couronnent l’horizon, les
champs sont coupés de bois très-verts, puis viennent des jardins, des
vergers, des enclos, la glace est rompue, nous ne sommes plus dans les
âpres régions du Nord.

La nuit vient, le convoi ralentit sa marche, on pourrait le suivre à
pied; nous passons les affluents du Dnieper produits par les inondations
printanières, puis le fleuve lui-même, sur un pont gigantesque mais qui,
pour l’instant, se trouve en réparation, de là la lenteur du convoi. Ne
nous plaignons pas. Peu de villes ont d’aussi jolis environs que Kiew.
La ville tout entière, avec ses couvents historiques juchés au haut des
collines et dominant paternellement les maisons, sort d’un véritable
massif de verdure; une ceinture de cottages tout à fait anglais entoure
les antiques murailles, et le convoi roule au milieu des jardins avant
de pénétrer dans la gare. On nous accorde une heure de répit pour
souper. Dès ce moment notre voyage prend une tournure militaire des plus
accentuées. Notre personnel va d’abord s’augmenter d’une vingtaine
d’_ambulancières_ qui babillent et rient entre elles comme de véritables
pensionnaires, tout en mangeant de bon appétit. Ces dames et demoiselles
sont toutes très-jeunes; sur vingt, quatre sont très-jolies et pas une
n’est laide, toutes sont intéressantes. Elles déploient des trésors de
coquetterie pour se rendre avenantes sous leur cornette blanche et dans
leur robe de bure grise qui serre le corps de la façon la plus
rigoureuse. Presque toutes sont blondes, de ce blond slave plus pâle
d’une nuance que la tresse de Marguerite et qui donne à la physionomie
une expression à la fois sentimentale et dégagée. La tablée est présidée
par une dame très-âgée dont l’aspect vénérable est consacré par une
magnifique chevelure blanche. Sur sa robe de bure s’étale le ruban bleu
d’un ordre pour dames et plusieurs médailles d’or brillent sur sa
poitrine. Cette dame, la supérieure du service des ambulances, est la
princesse Schafkoskoï. C’est une vétérane du service humanitaire. Elle a
déjà fonctionné à l’époque de la guerre de Crimée et certes plus d’un
officier ou soldat blessé sous Sébastopol lui doit la vie. Aussitôt
qu’il fut question d’une nouvelle guerre, la princesse se remit à
l’ouvrage, elle organisa les hôpitaux ambulants, fit suivre des cours de
médecine pratique aux jeunes filles qui désiraient l’aider dans son
entreprise et qu’elle avait recrutées dans les rangs les plus élevés de
la société. Elle avait voulu se mettre à la tête de la première
expédition d’ambulancières qui partaient pour Jassy. Un médecin
accompagnait ces dames, un jeune homme encore, très-affable et
très-savant, qui raconte de l’air le plus simple qu’il a traversé à
cheval toute la Chine à la recherche de différentes plantes propres à la
médecine. Il a gardé la meilleure opinion des Chinois, n’ayant eu qu’à
se louer de son séjour dans l’empire du Milieu. Les bons Chinois
n’ennuient personne pourvu qu’on ne les ennuie pas.

Au départ de Kiew le train est presque doublé; nous emmenons
non-seulement les ambulancières, mais encore deux ou trois wagons pleins
de troupes.

Mais c’est le lendemain seulement, en approchant de Charkow, que nous
nous trouvons en pleins transports militaires. Les gares commencent peu
à peu à être encombrées et dans les stations principales, notre convoi
passe devant de longues files de wagons de 3e et de 4e classes ou
simplement à bestiaux. Ils sont remplis, les uns de soldats qui boivent
ou qui chantent, les autres de chevaux ou de munitions. Allons, nous
sommes dans l’antichambre de la guerre. Nul incident pendant le reste de
la route. Peu à peu le juif polonais se fait plus rare aux stations, et
le contingent militaire augmente. Le pays redevient monotone; après
quelques collines et quelques forêts entrevues çà et là, voici
l’uniformité des champs noirs et limoneux. Partout des indices d’une
excellente moisson. M. de K..., mon aimable compagnon, rayonne de joie.
«Allons, dit-il, nous autres propriétaires, nous n’aurons pas à nous
plaindre de la Providence, si toutefois elle nous permet de jouir de ses
dons.» Ainsi soit-il.

Le matin du 24 mai nous arrivions à Kischeneff, capitale de la
Bessarabie. A la gare, nous fûmes informés que l’état-major avait déjà
quitté cette ville dont on parlait tant depuis six mois et qu’il s’était
transporté en Roumanie, à Plojesti, petite ville à une distance peu
considérable de Bukarest. Il ne restait pour barboter dans la crotte
épique de l’ex-quartier général, que le service des vivres, du train,
des bagages, etc., etc. C’était assez pour emplir encore la ville
d’uniformes, mais non pour justifier une curiosité quelconque de notre
part. Aussi nous partons sans répit pour la frontière de Moldavie,
songeant aussi à effectuer notre passage du Pruth. Selon le programme de
l’horaire nous aurions dû franchir le célèbre fleuve à deux heures de
l’après-midi; mais grâce à un arrêt très-prolongé dans la station
frontière d’Ungheni, station encombrée de soldats tartares, pillards
farouches et barbus qu’on dirigeait sur leurs foyers après les avoir
désarmés[4], c’est seulement vers cinq heures du soir que nous fûmes sur
le territoire des Principautés.

  [4] Aussitôt l’entrée en campagne, des symptômes peu rassurants se
    manifestèrent parmi les soldats musulmans de l’armée russe. On prit
    le parti de leur enlever leurs armes et de les renvoyer en Russie.




CHAPITRE VI

Jassy.--Un hôtel peu engageant.--La pâque en Moldavie.--Tohu bohu à la
gare.--Un voyage avec obstacles.--Halte à Foksani.--Un déserteur.--Dans
une diligence roumaine.--En wagon.


La ligne d’Ungheni à Jassy avait été ouverte seulement quelques mois
auparavant, reliant les chemins roumains et par conséquent autrichiens,
avec les grandes voies ferrées de l’empire russe. La nécessité de ce
petit embranchement s’était fait sentir depuis très-longtemps, et
pourtant il avait fallu la guerre pour réaliser un vœu que formulaient
tous les voyageurs forcés d’échanger pour une demi-journée le
confortable coupé contre les véhicules les plus excentriques. Différents
indices trahissent la récente construction de la voie, le train
tremblote un peu en s’engageant sur les rails, et la prudence commande
la lenteur en passant sur le pont à peine achevé sur le Pruth. Ce fleuve
est coupé de marécages, submergés dans cette saison, dont l’existence
est révélée par l’extrémité des roseaux qui se balancent gracieusement.
Des flamants aux ailes blanches et noires avec un duvet rosé s’envolent
gracieusement et tout effarés par l’arrivée du train. Bientôt les
herbages dont la croissance est déjà énorme s’entr’ouvrent et des
fenêtres nous apercevons coquettement étalées sur leur lit de fleurs et
de verdure les habitations de Jassy. Il nous tarde d’aborder sur cette
rive promise; la fatigue du voyage, la poussière dont nous sommes
couverts, mais par-dessus tout un cruel malaise dû à l’étrange cuisine
si variée des différents buffets du parcours nous le font vivement
désirer. A six heures et demie nous sommes en gare et quelques minutes
plus tard une voiture nous dépose dans un hôtel, dont l’aspect nous eût
fait fuir dans toute autre circonstance. De la cour dans la salle
commune et de celle-ci dans les chambres réservées aux voyageurs, la
saleté montait par degrés, et le réduit qui nous fut destiné pour la
nuit ressemblait à un chenil meublé, tapissé d’impénétrables toiles
d’araignées.

Le personnel de service masculin était à l’avenant, et le maître
d’hôtel, le sommelier et le garçon de salle paraissaient avoir la même
répulsion pour le savon que pour les balais et les plumeaux. La
politesse n’était pas non plus le fait de ces officieux Moldaves qui
avaient tous un faux air de Fra Diavolo en tablier et en frac graisseux,
pour qui le voyageur échoué sur leur plage était une proie facile à
saisir, taillable, corvéable et découpable à merci. Aussi est-ce avec un
véritable enthousiasme que j’acceptai l’offre d’un jeune médecin
militaire attaché à l’ambulance russe de Jassy, qui me proposa
l’hospitalité dans une sorte de pavillon dépendant du «cercle de
l’aristocratie». Ce pavillon se composait de deux toutes petites pièces
assez gentiment meublées, et outre cela, d’une espèce de cahute de
feuillage dans laquelle couchait le brosseur du médecin, une sorte de
baskir à la tête toute ronde, pelée, rasée, au nez camus et plat, des
grands yeux très-étonnés et par-dessus sa figure un air dolent,
pleurnicheur, la mine allongée d’un barbet que l’on vient d’étriller et
qui geint, bon garçon et excellent serviteur, tout à son affaire
d’ailleurs, brossant à tour de bras bottes, tuniques, pantalons et
poussant des hurlements à fendre l’âme parce qu’il avait cassé un verre
en le remplissant au samovar fumant et en constante ébullition qui se
trouvait dans la cour. Le matin, quand je quittai fort allègrement
l’hôtellerie poussiéreuse et nauséabonde où je m’étais fourvoyé, le
printemps sous ses aspects les plus riants se montrait dans les rues de
l’ancienne capitale moldave. Ce ne sont partout qu’arcs de triomphe de
verdure, branches de lilas et de rosiers, rameaux de pins et de hêtres
s’enlaçant au-dessus de l’encadrement des portes et des fenêtres. Le
pavé était littéralement jonché d’herbes, de feuilles et de fleurs des
champs, les toits de beaucoup de maisons aussi étaient enguirlandés, et
le ciel d’un bleu inaltérable souriait à cette fête du renouveau. Nous
étions au dimanche de la Pentecôte russe, et de temps immémorial on
célèbre cette fête en parfumant les maisons et les rues de la flore qui
est arrivée à son plus grand degré d’épanouissement. La plus humble
demeure veut sa part de cet _infiorata_. Klasko, le baskir de mon ami le
médecin, avait rapporté de je ne sais où deux énormes brassées de
sainfoin, d’herbe et de verdure. Il en avait tapissé les deux petites
pièces et avait triomphalement suspendu au-dessus du lit de son maître
plusieurs arbustes entrelacés. Et il riait de joie et d’orgueil en
montrant cette rustique décoration, il en faisait admirer l’ordonnance
en poussant des petits cris et en tapant dans ses mains comme un grand
gamin demi-sauvage qu’il était.

Toute la ville chrétienne (cela ne veut pas dire toute la ville entière,
car les juifs forment au moins la moitié de la population de Jassy),
était sur le chemin des églises. Jassy n’est point après tout une ville
désagréable. La partie haute, celle qui domine assez fièrement les
maisons de campagne et les habitations superposées sur le coteau est
régulièrement bâtie, les rues y sont larges et le pavé n’inflige pas aux
piétons cette torture qui est un supplice habituel dans les petites
villes de la Roumanie. Aussi on cite avec orgueil les trottoirs dallés
et les chaussées macadamisées de la capitale moldave. Tout cela
disparaissait sous les foins coupés, les herbes et les fleurs. Dans les
églises, les cierges blancs brûlaient au milieu des corbeilles de fleurs
cravatées de nœuds de satin.

La foule des fidèles n’avait nullement les allures bigotes des dévots de
la Russie. En priant, en psalmodiant les chants, tous avaient l’air
heureux de vivre, on se sentait près du Midi, il y avait un rayon de
soleil printanier sur les visages des femmes, et leurs toilettes
fraîches et élégantes respiraient le gracieux mois de mai dans chaque
pli de la robe et dans chaque nœud de ruban. Les soldats russes
semblaient dépaysés; mais ils n’en priaient pas moins avec ferveur.

Quel contraste entre la ville faisant ainsi la Pentecôte et le mouvement
incessant plein de bruit et de variété de la gare! Ce bâtiment, situé en
contre-bas de la ville et séparé de celle-ci par un large fossé de boue,
ne désemplissait pas.

Le propriétaire du buffet faisait des affaires d’or; ce digne
dispensateur de victuailles ne devait pas au point de vue de ses
intérêts désapprouver la politique belliqueuse de M. Ignatieff. Son
établissement ne chômait pas, les garçons de salle avaient la plus
grande peine à répondre aux appels des clients, pour la plupart
militaires, qui arrivaient avec un appétit doublé par les longues
étapes. Une nuée de _négociants_, véritables sauterelles dont les plus
jeunes avaient à peine quinze ans, se faufilaient entre les jambes au
milieu des tables, ne tarissant pas en offres les unes plus avantageuses
que les autres, présentant tour à tour ou ensemble des selles de
chevaux, des manteaux cirés, des bretelles hygiéniques, des plastrons à
l’épreuve de toute espèce de balles et une foule d’autres choses.

Tous ces industriels avaient mis leurs prix sur pied de guerre et ils
établissaient entre l’acheteur civil et l’acheteur militaire une
différence qui n’était pas à l’avantage du dernier. C’est ainsi que l’on
m’offrit un manteau de toile cirée pour 20 francs, tandis qu’on
réclamait 20 roubles, c’est-à-dire plus du double, du même objet proposé
à un officier, le rouble valant alors 2 fr. 60 c. Plusieurs de ces
industriels offraient à côté de leurs marchandises des articles d’une
autre espèce; mais de ceux-là pouvaient seuls profiter les officiers
dont le séjour à Jassy se prolongeait au moins pendant une nuit.
Dédaigneux de toute entremise, plusieurs de ces «_articles_» venaient
exposer leur museau fardé et leurs falabalas sur les banquettes peu
rembourrées de la gare.

Les rails étaient toujours occupés; deux ou trois trains militaires
étaient constamment en gare, tous bondés de troupes qui s’entassaient
dans les wagons à bestiaux tandis que, pour faire écouler plus
rapidement les heures d’attente, une musique militaire ne cesse de se
faire entendre sur le quai. Puis ce sont les voyageurs civils qui
s’entassent comme ils peuvent dans l’unique train destiné à les emporter
soit vers Bukarest soit vers Suscawa, la frontière autrichienne. Ce
train part quand il peut et sans que les heures désignées par
l’indicateur aient quoi que ce soit à y voir; puis, sans compter les
retards mis sur le compte des mouvements de troupes, il y a les
accidents des ponts rompus, les éboulements de terrain, les
interruptions de rails. Enfin il faut compter avec les boulets tardifs
des cuirassés turcs. Le grand-duc Nicolas lui-même n’a pas été à
l’épreuve de ces projectiles, il y a échappé comme par miracle.

Le convoi qui l’amenait en Roumanie franchissait le pont de Barbosch
près de Braïla, deux obus sont venus éclater à quelques mètres de la
voie. Le prince n’a rien eu, mais on a cru à un guet-apens, et on s’est
mis à chercher partout les espions qui auraient fait des signaux à
Hobart Pacha. On ne trouva qu’un journaliste italien tout frais débarqué
de Rome. Il avait appris le passage du prince et il s’était rangé le
long de la voie, son calepin d’une main et son crayon de l’autre, comme
un astronome qui veut se rendre compte du passage de Vénus. On le mit au
violon pour quelques heures et il n’eut pas de peine à se disculper. En
raison de ce petit intermède, la compagnie se sentit moins d’humeur que
jamais à garantir aux voyageurs la sécurité et l’intégrité du trajet,
puisque, quand je me présentai au guichet pour prendre à très-beaux
deniers comptants (la ligne Bukarest-Jassy est assurément une des plus
chères de l’Europe) mon billet pour la capitale de la Roumanie, on ne
consentit à m’en délivrer un que pour une station intermédiaire, à peu
près à moitié chemin. Nous y arrivâmes avec un retard considérable au
milieu de la nuit. La compagnie nous débarqua sur le quai d’une infime
localité en nous signifiant que nous n’irions pas plus loin.

Pourquoi? Parce que les trains ne marchent plus. Quand marcheront-ils de
nouveau? C’est là une question oiseuse, sans doute, à laquelle les
agents se seraient fait un scrupule de répondre, en vertu de l’adage
bien connu: sotte demande... etc. Bref, nous en fûmes réduits à tenir
conseil entre nous voyageurs, de quelle manière nous ferions pour ne pas
être obligés de rester en quelque sorte en gage au buffet de ***. Il y
avait bien quelques voituriers du pays qui nous offrirent, moyennant un
nombre insensé de «_ducats_» (11 fr. 75 c. la pièce) et de _pauls_
(abréviatif de napoléons), de nous transporter au delà d’un pont, celui
de Barbosch, dont on parlait tant depuis le commencement des hostilités.
Mais puisque ce pont, comme le racontaient en criant et en gesticulant
les automédons, s’était écroulé et ne pourrait pas être rétabli avant
huit jours, comment ces messieurs nous transporteraient-ils au-delà du
Zereth, grossi par les pluies de printemps? Ne nous déposeraient-ils pas
tout bonnement sur la rive peu fleurie du fleuve, comme le chemin de fer
nous avait déposés sur le quai d’une gare perdue? Ceci fit réfléchir
même les plus pressés d’entre nous, des fournisseurs d’Odessa, appelés à
Bukarest pour une grosse affaire de gilets de flanelle et de viande de
boucherie, qui avaient déjà sorti leur bourse en filigrane et se
disposaient à passer sous les fourches caudines des _birjars_ (cochers).

Il y eut de nouveaux conciliabules dans lesquels MM. les cochers
intervinrent énergiquement pour jurer leurs grands dieux que s’il le
fallait ils feraient passer la rivière à la nage à leurs chevaux. Ces
promesses quasi-mythologiques ne furent pas d’un grand effet. On préféra
s’en remettre à la science topographique d’un officier roumain qui,
accompagné d’une dame à l’air intéressant et langoureux, cherchait à
sortir d’embarras en étudiant avec toute la science voulue une
magnifique carte d’état-major étendue devant lui. Ces recherches ne
restèrent pas infructueuses. Au bout de quelques instants, l’officier
nous communiqua le plan de campagne résultant de son investigation qui
se résumait en ceci: Prendre le train suivant partant à quatre heures du
matin, et rétrograder d’une station. Là, nous trouverions la diligence
avec ses cinq chevaux pour nous conduire à Foksani--une ville, une
grande ville, assurait patriotiquement l’officier. Il faudrait par
exemple accepter pour une journée l’hospitalité de cette illustre
capitale, car c’est le soir seulement que la diligence repartait.--De
cette façon, après avoir passé la nuit en voiture, nous arriverions au
point du jour à Buseo et l’après-midi à Bukarest. Le voyage durerait
soixante-douze heures au lieu de vingt, mais nous arriverions. Le
programme ne tarda pas à être mis à exécution. Après deux heures
d’attente, le train qui nous avait amenés nous ramena d’une station en
arrière.

A la gare de... il fallut faire preuve d’une certaine souplesse de
musculature pour prendre d’assaut la diligence assaillie de tous les
côtés et échapper de la sorte aux _birjars_ locaux qui tondaient les
passagers à pleine toison. Mais quand je me hissai sur l’antique et
vénérable guimbarde et que j’y fus installé aux côtés du capitaine dont
l’intéressante compagne s’était réfugiée dans le coupé, quand le
_dorobantz_ (gendarme de la milice chargé d’accompagner les diligences
pour que malheur ne leur arrive) se fut juché sur l’impériale comme sur
un siége, assis à la turque sur un monceau de malles et de sacs de peau
dont plusieurs à lourdes ferrures compliquées, contenaient le courrier,
quand le postillon eut fait claquer son fouet dans l’air et que les cinq
petits chevaux secs, nerveux et alertes se furent ébranlés, au premier
mouvement d’humeur succéda un complet ravissement. C’est qu’un paysage
d’une rare beauté, majestueusement encadré par les cimes vertes des
Karpathes, se déroulait devant nos yeux baigné dans les splendeurs
dorées d’une incomparable matinée de printemps. Jamais trajet ne parut
aussi court que ce voyage matinal au milieu d’un semblable paradis que
l’on ne soupçonnait pas; car, venant en Roumanie, je ne croyais pas
trouver un coin de Suisse. Mon compagnon d’impériale, l’officier,
paraissait très-flatté dans son patriotisme; il était enchanté
d’entendre parler avec enthousiasme de son pays. Il renchérissait
encore: «Ah! si vous connaissiez Piatra!--Quelle est cette dame?--Ce
n’est pas une dame, c’est une ville, une petite ville où mon régiment
est en garnison. C’est splendide! Et comme on s’y amuse! Mais,
ajouta-t-il, Foksani non plus n’est pas à dédaigner, nous y avons eu un
carnaval très-agréable pendant la «concentration». Je vais même faire
visite à plusieurs dames--et, ajouta-t-il en clignant de l’œil,
réveiller d’anciens souvenirs.» Comme je le regardais non sans quelque
surprise, il comprit à demi-mot. «Oh! madame n’est pas ma femme--grâce à
Dieu, je ne suis pas marié: c’est l’épouse de mon capitaine qui me l’a
confiée pour ce voyage.» Touchante fraternité d’armes!

Le postillon s’arrêta devant une petite auberge; nous trinquâmes, et la
voiture repartit de nouveau pour ne faire halte que devant la maison de
poste de Foksani. Ce n’était pas assurément une «grande ville», comme me
l’avait assuré le lieutenant, mais c’était une cité assez coquette, avec
des maisons blanches et quelques villas entourées de jardins
soigneusement entretenus, et dont la plus belle,--pendez-vous,
Normands!--appartenait à l’avocat de l’endroit. Du reste, le calme
partout, un seul petit incident qui parle de la guerre. Des miliciens
conduisent à travers la ville un déserteur qu’on vient de capturer. Le
pauvre diable et son escorte sont vêtus de la même façon: un bonnet de
peau; sur le corps un haillon informe de couleur indescriptible, un
pantalon de toile mainte fois déchiré et pas de chaussures aux pieds.
Les «soldats», revêtus de ce costume peu militaire, sont armés de vieux
fusils à pierre, le déserteur porte une longue chaîne soudée à son bras
et dont un soldat tient l’extrémité; il ressemble ainsi à un ours qu’on
mène à la foire. Du reste, le prisonnier ne se fait pas de bile, il mord
à belles dents dans une énorme miche de pain dont la moitié est
«enserrée» entre sa vareuse et sa peau bronzée comme celle d’un nègre.
Ce fut là tout l’épisode belliqueux de mon séjour à Foksani. Cependant
le soir, au moment de nous mettre en route, nous vîmes arriver à la
poste, tout couvert de poussière, dans un cabriolet, un officier
prussien qui donna à haute voix et très-impérieusement des ordres pour
la continuation de son voyage. Cet officier était M. de Liegnitz,
attaché spécialement au prince Carol pendant la guerre. On disait qu’il
apportait au jeune souverain maints conseils signés de de Moltke. Nous
retrouverons peut-être le major qui, suivi de son brosseur à moustaches,
un gaillard qui malmena rudement le personnel des postes, n’a pas voulu
rester spectateur passif des événements et a poussé avec le général
Gourko au delà des Balkans pour y décrocher la croix de Saint-Georges!

Mais nous n’en sommes pas encore là. Il faut d’abord accepter, pendant
une nuit entière, les épreuves multiples d’un voyage en diligence dans
le pays roumain. La diligence est une voiture des plus primitives, elle
pourrait avoir été exposée sous Noé, s’il y avait eu alors des
expositions universelles de carrosserie. C’est informe, c’est lourd,
c’est grotesque, mais c’est surtout mal commode. Il ne faudrait pas non
plus songer à classer cet objet dans une des catégories prévues par
l’art de la carrosserie; dans le temps, on aurait pu l’appeler calèche
ou berline, mais c’était sans doute sous le règne des anciens hospodars.
Quant au postillon, il n’a rien du gracieux et coquet costume de son
confrère de Longjumeau; son accoutrement ressemble beaucoup à celui du
déserteur que j’ai vu ce matin, il est tout aussi bronzé de peau, et de
plus complétement ivre. Debout sur son siége, il laboure les côtes de
ses cinq bêtes à coups de fouet en y ajoutant une foule de jurons ou de
plaintes dont l’effet sur l’attelage est certainement problématique,
mais qui nous empêchent absolument de dormir à l’intérieur. Au surplus,
mon nouvel ami l’officier a fait appel à ma galanterie pour dégager un
peu les pieds de «Madame» et lui permettre de s’étendre à son aise. Pour
cela, il fallut mettre de côté les innombrables paquets, cartons à
chapeaux et autres accessoires dont une jolie femme ne manque jamais de
s’encombrer en voyage et qui furent religieusement relégués de mon côté.
Bientôt je fus pris dans l’encadrement formé par toutes ces belles
choses comme dans un étau. Mes jambes serrées contre les parois de la
voiture ne pouvaient pas bouger puisqu’elles rencontraient partout le
bois d’une malle ou le carton d’une boîte. De plus, l’officier, voulant
jouir également des immunités réclamées au nom de la galanterie, prenait
ses aises aux dépens des miennes, de sorte que, lorsque je me croyais
dépêtré des bagages de la dame, je tombais de plus belle sur les jambes
raides et osseuses du guerrier. Ajoutez qu’un énorme marchand de
bestiaux installé à mes côtés dans la diligence avait une tendance
très-marquée pour dodeliner sur mes épaules, en ronflant comme une
contrebasse. L’agréable voyage! Jamais nuit ne me parut aussi longue;
aussi était-ce pour moi une véritable jouissance de sauter bas à chaque
relais et de me dégourdir les jambes. Enfin, quelques instants après le
lever de l’aurore, les chevaux, exténués de fatigue, nous firent faire
une entrée très-piètre à Buseo. La gare était au bout de la ville et les
cahots exécutés par notre guimbarde sur le pavé fantastique de la ville,
furent le digne couronnement du supplice enduré. Oh! la volupté
d’échanger la mauvaise diligence contre l’excellent wagon! A huit
heures, ce rêve fut une réalité et à dix heures du matin nous étions à
Plojesti, le quartier général du grand-duc.




CHAPITRE VII

Un quartier général au calme.--Bukarest ou Plojesti?--A l’hôtel de
Moldavie.--Une aventure de voyage.--Histoire d’un véritable espion et de
deux autres espions prétendus.--Un aventurier.--Chez le
grand-prévôt.--Une dépêche à double sens.--La villa du Grand-Duc.--Le
colonel de Hasenkampf.--Les attachés militaires.--M. le colonel
Gaillard.--Un café-concert.--Conférence de journalistes.--Un
exigeant.--Le camp des Bulgares.


Ce qui a dû frapper surtout le voyageur arrivant à Plojesti au mois de
juin 1877, c’est la physionomie calme et placide de cette ville de
province. Le mot de quartier général éveille toute une mise en scène de
drame militaire de l’ancien Cirque. Quartier général! ces deux mots
sonnent la charge! on croit entendre battre les tambours, retentir le
clairon et il semble que le pavé s’effondre sous le trot d’innombrables
et de fringantes ordonnances courant dans tous les sens, bride abattue,
pour porter des ordres urgents dont dépend peut-être le salut d’une
armée, d’un État. Quartier général! ne voit-on pas caracoler à ce mot le
commandant en chef, celui qui tient dans sa main la destinée de cent,
deux cent, trois cent mille hommes, ne se figure-t-on pas un étincelant
état-major juché sur une colline et suivant à travers une excellente
lorgnette les évolutions de sa propre armée et de celle de l’ennemi,
tandis que la poudre donne de la saveur à l’atmosphère et que le canon
gronde dans le lointain?...

Le quartier général de Plojesti avait tout ce qui était nécessaire pour
détruire les illusions. Disons d’abord ce qu’est Plojesti et comment le
grand-duc Nicolas fut appelé à s’y installer. Le quartier général de
l’armée qui, depuis le mois de novembre 1876, était destinée à opérer
contre la Turquie se trouvait parfaitement à l’aise (sauf la boue atroce
qu’il y faisait) dans la spacieuse capitale de la Bessarabie,
Kischeneff. Le général en chef, l’intendance, tous les bureaux, les
officiers étaient répandus dans les auberges, les hôtels et les maisons
particulières de la ville. Les troupes campaient en grande partie dans
les environs. La guerre était considérée par tous comme inévitable et on
s’attendait à entrer en campagne dès que la température le permettrait.
Aussi l’ordre de marche n’avait surpris personne, seulement on s’était
demandé où l’on porterait ses pénates. Tout d’abord Bukarest paraissait
l’endroit le plus rationnel pour installer le commandement et
l’administration militaire. On était là près du Danube qu’il faudrait
franchir et on avait sous la main toutes les ressources développées
d’une véritable capitale. Le prince de Roumanie, devenu par la fameuse
convention du 15 avril l’allié du tzar, avait été au devant des
intentions du grand-duc en lui offrant la résidence princière de
Cotroceni, magnifique maison de plaisance des environs de Bukarest où le
prince et sa femme se réfugient pendant les grandes chaleurs de l’été.
Tout d’abord le commandant en chef russe accepta avec beaucoup
d’empressement cette offre et il se mit en devoir de s’y installer, non
pas en invité, mais comme dans sa propre maison. Le cabinet de Bukarest,
qui voulait éviter tout ce qui aurait pu donner à la présence des Russes
en Roumanie le caractère d’une vassalité, mit certaines conditions à la
résidence du grand-duc à Cotroceni. Il y eut, en particulier, un
chapitre de sentinelles qui gâta tout. Les Roumains tenaient absolument,
je crois, à monter la garde aux portes extérieures du palais; le
grand-duc ne voulait avoir à sa poterne que des sentinelles russes. Il
rompit brusquement les négociations entamées et fit louer pour son
compte une très-jolie villa appartenant à un négociant de Plojesti. Là
il serait complétement chez lui, pour son argent, et pourrait se faire
garder par des cosaques à l’exclusion de toute autre troupe. Plojesti
(prononcez Ployeschti) est à une cinquantaine de kilomètres de Bukarest.
La ville est traversée, c’est là son importance stratégique, par la
grande route de Cronstadt (frontière de Transylvanie) à Bukarest et par
la chaussée qui coupe en long toute la Moldo-Valachie. Avant
l’établissement du chemin de fer qui passe également à Plojesti, cette
voie fut la principale, sinon l’unique artère du transit.

Comme ville, Plojesti peut compter environ 5 ou 6,000 habitants.
L’espace compris entre la gare et le centre a un aspect tout à fait
rustique, le pâté central de maisons, au contraire, qui se groupent
autour de la place du marché est des plus moderne. Les constructions
sont assez élevées et d’une architecture correcte. Il y a aussi quelques
bâtiments de luxe et je dois ajouter à la louange des habitants de
Plojesti, que la plus belle de ces maisons neuves est une école.
Derrière la place du marché il en est une seconde qui possède comme
ornement le principal café de la ville et deux hôtels, l’un d’apparence
élégante, un faux air de villa, avec un jardinet soigneusement
entretenu, et l’autre dénotant de suite l’hôtellerie primitive, où il ne
faut pas regarder de si près au confort et surtout à la propreté! Le
propriétaire, cela va sans dire pour quiconque connaît un peu
l’intérieur de la Roumanie, était juif, et il avait recruté son
personnel de service parmi ses coreligionnaires. Le garçon d’écurie seul
était Roumain.

Après bien des embarras et une foule de discours pleins d’importance sur
l’encombrement de son immeuble, le gargotier de «l’Hôtel de Moldavie»
consentit à me louer, moyennant 6 francs par jour, un petit réduit de
deux mètres et demi de long sur cinquante centimètres de large. Cette
cellule prenait jour sur une sorte de vérandah-balcon en bois grossier
qui faisait le tour du premier étage. Le peu d’air qu’il pouvait y avoir
au dehors arrivait par conséquent à travers la cloison de bois brûlée
par le soleil et chargée des miasmes qui se dégageaient d’un respectable
tas de fumier amoncelé dans la cour. C’était donc un brasier empesté que
cette pièce, dont l’ameublement se composait d’un lit de fer délabré,
d’une table de toilette bancale dont le pot à eau était absent. Après
des prodiges d’habileté et à force de réclamations diplomatiques,
j’obtins aussi une petite table cousine germaine de celle de toilette et
un vase contenant une eau assez saumâtre. C’est pourtant dans ce logis,
plus que modeste, qu’il était arrivé à un confrère une aventure des plus
piquantes. X..., qui nous conta lui-même l’historiette quand nous
l’eûmes trouvé devant une table de café de l’hôtel Victoria, venait
d’arriver très-fatigué et tout couvert de la poussière de la route. A
l’imitation de nos confrères anglais, X... voyageait muni d’une de ces
baignoires en gutta-percha qui se déploient et se resserrent à volonté
au moyen d’un piston avec lequel on insuffle l’air. De cette façon on a
les thermes chez soi. X... se fait apporter de l’eau, remplit à moitié
sa baignoire et, avant de s’y plonger, il descend la jalousie mais sans
fermer la fenêtre elle-même; puis il se déshabille et entre dans «l’onde
liquide». Il a à peine goûté les premières délices du bain, qu’il
entend, sur le balcon, un caillement de voix de jeunes filles; puis, à
sa grande surprise, une main délicate soulève la jalousie pour la
laisser retomber immédiatement en poussant un cri effaré que deux ou
trois voix répètent à l’instant. Or, dans l’hôtel, demeuraient deux
familles de banquiers de Bukarest, composées, en dehors des parents,
d’une quinzaine de jeunes filles de dix à vingt-deux ans, les plus
petites sous la surveillance d’une gouvernante française. L’appartement
occupé par les Plutus roumains et leur progéniture féminine était à
l’extrémité de la vérandah, c’est sans doute une de ces demoiselles,
curieuse comme Ève en personne, qui avait soulevé l’extrémité de la
jalousie. On sait comment elle fut punie ou récompensée de cette fatale
curiosité. Du reste, il paraîtrait que l’examen involontaire dont X...
avait été l’objet n’était nullement à son désavantage, car il vit à
plusieurs reprises les curieuses passer deux par deux sur la vérandah et
s’arrêter devant sa fenêtre en souriant d’un petit air futé. A son tour,
X... sentit sa curiosité s’éveiller, il se demandait laquelle ou
lesquelles des quinze l’avaient vu ainsi dans ce costume dépouillé
d’artifice. Et le hasard voulut que deux fois par jour, pendant notre
séjour à Plojesti, X... se trouvât nez à nez avec la smala dans les
restaurants-jardins où nous déjeunions et dînions. C’était alors, à la
table des deux familles, des chuchotements, des regards moqueurs; de son
côté, en songeant à la situation, il se sentait tourmenté d’une telle
envie de rire qu’il était forcé de changer de place avec l’un d’entre
nous pour ne pas éclater au nez de ses voisins.

Voici maintenant une aventure moins plaisante qui arriva le surlendemain
de mon arrivée à un négociant de Brême venu en Roumanie dans l’espoir
d’y gagner gros avec des fournitures.

Cet opulent Hanséate avait fait, dans un café de Bukarest, la
connaissance d’un autre Allemand qui s’était occupé de fournitures
pendant la guerre de 1870-71. Il offrit ses services au Brêmois et le
mit en rapports avec un certain baron de K..., homme de très-bel air, de
grandes manières, se prétendant correspondant militaire d’une importante
agence télégraphique de Berlin, et faisant état de ses relations avec
les grands personnages de la Cour et de l’armée en Russie. Ce gentleman
proposa au Brêmois de le présenter à son ami, le général Nepokotschisky,
chef d’état-major de l’armée russe. Avec la protection d’un semblable
personnage, on ne pouvait manquer d’obtenir les plus belles fournitures.
On but force champagne à la réussite des beaux projets qui avaient germé
dans la cervelle des deux Allemands et dont le baron de K... devait
faciliter l’exécution. Rendez-vous fut pris pour le lendemain à la gare
afin d’aller à Plojesti. Le trio y débarqua dans la matinée; on s’en fut
d’abord à l’hôtel où attendait un confortable déjeuner probablement
commandé par télégraphe, grâce aux soins du Brêmois. A deux heures de
l’après-midi, un fiacre, rudement cahoté, s’arrêtait auprès d’une
maisonnette devant laquelle se promenaient, l’arme au bras, deux
factionnaires. Le baron de K..., ganté de frais, vêtu avec recherche et
le chef orné d’une casquette plate qui lui donnait un faux air
d’officier, sauta lestement en bas de la voiture en recommandant à ses
deux compagnons de l’attendre peu d’instants. «Je vais vous annoncer à
Son Excellence, dit-il, et demander, pour la forme, la permission de
vous présenter; attendez-moi, je reviens de suite, on me connaît; j’ai
mes petites et grandes entrées.»

Le Brêmois alluma un des excellents cigares qui sont une des spécialités
de son pays, il en tendit un autre à son compatriote, et tous deux,
mollement renversés sur les coussins de la voiture, suivaient les
spirales bleues de la fumée. Un quart d’heure se passe, une demi-heure,
puis une heure. Les messieurs commencent à s’impatienter, la longueur de
la conférence leur paraît inusitée; mais, enfin, le chef d’état-major
peut bien être occupé, et se voir forcé de faire faire antichambre à son
ami. Un quart d’heure, puis une demi-heure se passent. Pour le coup, le
Brêmois, qui aime avant tout ses aises, déclare qu’il veut retourner à
l’hôtel, il ne saurait remettre plus longtemps sa sieste. Ordre est
donné au cocher, qui rebrousse chemin. Toute l’après-midi, les deux
Allemands attendent leur introducteur, mais en vain. Enfin, ils se
décident à sortir pour avoir des nouvelles. Sur le pas de l’hôtel ils
trouvent un officier de gendarmerie avec deux de ses hommes: «Lequel de
vous, demande-t-il, est M. R..., négociant de Brême?» Le personnage
ainsi interpellé s’avance et se fait reconnaître. «Alors, au nom du
grand-duc, je vous mets en état d’arrestation.» On peut s’imaginer la
stupéfaction et la terreur qui se peignirent sur les traits du
malheureux Hanséate. Il ne put faire usage de la parole. L’autre
Allemand s’avança alors: «C’est une erreur, messieurs, c’est une méprise
sans doute, veuillez attendre un instant, je cours rejoindre mon ami, M.
de K..., qui doit être chez le général Nepokotschisky, et je reviens à
l’instant pour faire éclaircir ce malentendu.» Il voulut sortir, mais
sur un signe de l’officier, les deux gendarmes s’étaient mis en travers
de la porte.

--Vous connaissez aussi M. de K..., fit-il.

--Parfaitement, puisque c’est avec lui que nous sommes venus ici.

--En ce cas, je dois vous arrêter également.

Les deux Allemands se regardèrent comme deux augures, à cette différence
près qu’ils n’avaient nulle envie de rire. Ils voulurent protester.
«Vous vous expliquerez devant le grand-prévôt de l’armée. Je vais vous y
conduire.»

Le Brêmois était littéralement atterré, et les consolations que son
compagnon d’infortune s’efforçait de lui prodiguer restèrent sans
résultat. Au contraire, pendant toute la route, il fut hanté par toute
espèce de terreurs, il rêvait casemate et fusillade sans jugement.
Enfin, on arriva tout au bout de la ville, dans le bâtiment où avait été
installée la prévôté. C’était une maison avec large perron et donnant
sur une grande place plantée d’arbres. Une plaque de métal couverte de
caractères russes indiquait la destination du local.

Le grand-prévôt, général Stein, campait au fond de la maison dans une
pièce assez vaste, encombrée de malles et de valises de toutes
dimensions, et dont le meuble principal était le lit de camp sur lequel
s’asseyaient les visiteurs du grand-prévôt. Celui-ci avait tout à fait
le physique et le tempérament de son emploi. La figure était «mauvaise»,
pour nous servir d’une expression populaire, et le tempérament cassant,
tracassier, désagréable au possible. Comme au début de toutes les
campagnes, les cervelles étaient hantées par des histoires d’espions. On
se croyait surveillé et épié de toutes parts, bien à tort, comme l’a
prouvé l’événement, puisque les Russes ont pu franchir le Danube presque
sans être inquiétés. Mais enfin, au commencement de juin 1877, on voyait
des espions un peu partout, et le grand-prévôt ne demandait qu’à en
faire fusiller le plus possible. Je m’empresse d’ajouter que son envie
était quelque peu contrariée par le grand-duc Nicolas, peu partisan des
exécutions sommaires. En résumé, malgré les airs de fier à bras du
général Stein, on n’avait exécuté personne à Plojesti. Quand on lui
amena les deux Allemands, le général était de l’humeur la plus maussade
qu’il fût possible de voir,--il s’était aperçu, en faisant couler le thé
de son samovar, que la qualité en était gâtée... L’officier des
gendarmes lui dit quelques mots en langue russe; le général fouilla dans
des papiers et en tira une carte de visite portant le nom du Brêmois.
Puis, pour faire durer chez les prisonniers le plaisir de la première
incarcération, il mordilla sa moustache, huma quelques gorgées de thé
brûlant, et fit une scène horrible à un vivandier ou marketender, dont
la patente n’était pas tout à fait en règle.

Les Allemands purent juger ainsi de l’extrême irascibilité du
grand-prévôt, et ils ne pouvaient pas augurer grand’chose de bon de leur
entrevue avec ce terrible homme. Après avoir infligé une très-forte
amende aux vivandiers défaillants, qui s’en furent tout penauds, le
général adressa très-brusquement la parole aux prisonniers. «Vous
connaissez M. de K...», demanda-t-il. Le Brêmois ne bougeait pas; son
ami dit d’une voix assez assurée: «Oui, Excellence. Mais quel crime y
a-t-il dans le fait d’avoir des relations avec un personnage qui connaît
les généraux, qui est au mieux avec S. Exc. le général Nepokotschisky?»

Le grand-prévôt se fâcha sérieusement. «Silence, vous, là-bas! Me
prenez-vous pour un enfant que vous me contiez de telles sornettes? Tout
est découvert, on a les preuves que votre compagnon est un espion. On
sait qu’il se faisait passer à tort pour un correspondant de
journal.--Mais, général, ce n’est pas possible.--Nous avons les preuves,
vous dis-je.--Mais, général, protestait l’Allemand, nous ne connaissons
M. de K... que d’avant-hier; même, s’il y a des charges contre lui, nous
sommes innocents...--Certes, certes, innocents, grommelait le
Brêmois.--Allons donc! les amis des espions sont quelque peu espions
eux-mêmes; d’ailleurs on a trouvé de vos cartes sur lui! Et puis qui
vous a autorisé à venir au quartier général? Où avez-vous eu votre
permission?» Le Hanséate était toujours de moins en moins à son aise;
son compagnon répondit pour les deux qu’ils croyaient n’avoir pas besoin
d’autorisation, puisqu’ils étaient venus avec une connaissance du chef
d’état-major.

Le général Stein ne s’apaisait point. «Comment, s’écria-t-il avec
colère, vous êtes Allemand, monsieur, vous devez, par conséquent, avoir
servi et vous ne savez pas qu’il est défendu de pénétrer dans une ville
où se trouve, en temps de guerre, l’état-major général? Mais votre
présence ici suffit pour vous faire fusiller!»--Sur un signe du général,
les deux Allemands furent conduits dans la prison militaire
provisoirement installée dans les combles d’une auberge. Les prisonniers
s’empressèrent d’écrire au consul allemand à Bukarest, envoyèrent des
lettres à des connaissances qu’ils avaient dans cette ville et qui
pouvaient répondre d’eux, mais tout cela en vain. On les oublia pour
ainsi dire pendant huit jours, puis on leur offrit de les relâcher s’ils
voulaient signer une demande en grâce qui couvrirait l’état-major russe
contre toute réclamation diplomatique. Le Brêmois, qui gémissait sur
l’absence de toute espèce de confort dans sa cellule, s’empressa de
signer de deux mains ce qu’on lui demandait et rentra à Brême.

Son compagnon voulut faire le fier et l’indigné et se refusa d’abord à
toute transaction. Mais enfin, voyant qu’il n’y avait pas moyen de
sortir autrement des griffes de la prévôté, il se résigna et signa.
Quant à K..., il ne fut pas fusillé, comme le bruit en courut quelques
jours plus tard à Bukarest, mais les charges relevées contre lui (il
avait dessiné les plans des batteries construites à Giurgewo), parurent
assez graves pour motiver son internement dans une forteresse de
l’intérieur de la Russie. Il a dû y séjourner jusqu’à la fin de la
guerre.

Avant de continuer notre promenade dans Plojesti, je veux raconter une
autre historiette d’espions qui me fut communiquée plus tard à Bukarest.

La police avait remarqué que, parmi les dépêches adressées à deux
fournisseurs, il en était qui contenaient des indications par demi-mots
accompagnés de chiffres. On surveille les deux munitionnaires, et, comme
les dépêches mystérieuses ne cessaient pas d’arriver, un beau soir on
les arrête tous deux. De plus on découvre chez eux des cartes à jouer
sur lesquelles se trouvaient reproduits les chiffres et les mots des
dépêches. Plus de doute: il s’agit d’une communication secrète! Les
dépêches partant d’Odessa donnent des renseignements sur les mouvements
de troupes en Russie; ces renseignements sont transmis à Vienne et de là
en Turquie. Les prévenus cependant fournissent une explication assez
plausible de leur mystérieuse correspondance: les dépêches ont pour but
unique de faire connaître aux intéressés les variations de la bourse des
céréales, et, pour faire des économies, de même que pour ne pas donner
l’éveil aux autres spéculateurs, ces messieurs avaient imaginé de se
servir d’un langage particulier.

Bien entendu on ne voulut pas ajouter foi à cette version, mais une
enquête minutieuse faite sur les lieux mêmes démontra que les négociants
avaient parfaitement raison. Ils furent relâchés au bout de huit jours.
Je n’ai pas entendu dire qu’on ait trouvé et fusillé un véritable
espion.

La villa habitée par le grand-duc Nicolas était située au centre de la
ville. Le bâtiment un peu petit avait un aspect fort gentil et propret.
Deux tourelles toutes blanches dans lesquelles sont percées des fenêtres
en ogive lui donnent un faux air de château. Devant l’aile du milieu,
l’aile principale, règne une balustrade en stuc agrémentée de vases
ornés de belles fleurs. La porte d’entrée est grillée; devant la grille
se promène majestueux à défier Artaban en personne un heiduque de taille
gigantesque, avec des moustaches de cinquante centimètres de long de
chaque côté, un costume doré sur toutes les coutures et bariolé sur tous
les tons. Ce magnifique chien de garde à face humaine lance de tous les
côtés des regards excessivement féroces; il semblerait qu’il veuille
dévorer tous ceux qui approchent de trop près de la demeure de son
auguste maître. Tandis qu’un bouledogue n’a que ses crocs, ce gardien a,
dans la ceinture de son opulente tunique, tout un arsenal entier composé
de pistolets damasquinés, de poignards à longue lame et de coutelas dont
l’un est plein de pierreries. A côté de lui des cosaques en petite
tenue, des Tcherkesses engoncés dans leurs longues houppelandes et suant
à grosses gouttes faisaient également sentinelle devant le quartier
général dont l’attribution spéciale était marquée par un grand drapeau
russe--l’aigle à deux têtes se déployant sur fond jaune--hissé au haut
d’un mât colossal.

Pour entrer dans ce sanctuaire, il fallait passer au milieu de cette
double haie de gardes de tous grades dont les yeux vifs et ardents vous
fouillaient jusqu’au fond de l’âme. Pourtant après un long et minutieux
examen l’un des cosaques me prit des mains la carte de visite que je lui
tendis ainsi qu’une lettre pour M. le colonel de Hasenkampf. Il la remit
à un domestique en livrée, qui, au bout de peu d’instants, revint
accompagné d’un officier auquel il me désigna.

Cet officier avait une tête d’expression singulière. Toutes les
finesses, toutes les ruses, tous les sous-entendus semblaient s’être
donné photographiquement rendez-vous sur sa figure. Avec ses petits yeux
de chat en éveil, dont il comprimait l’éclat par des lunettes, avec son
nez pointu s’avançant comme le museau correctement taillé d’une fouine,
avec ses lèvres minces et sa barbe soyeuse, le crâne légèrement
bombé--complétement rasé, avec les deux oreilles se tenant droites de
chaque côté comme des sentinelles, M. le colonel Hasenkampf avait un air
tout à fait méphistophélique.

Un acteur hors ligne ayant à jouer au naturel un personnage fatal ne se
fût pas fait une autre tête.

Il y avait de tout dans ces traits--sauf du militaire. M. de Hasenkampf
pouvait passer, selon qu’il contractait ses lèvres, qu’il plissait son
front et voilait ou découvrait ses yeux, pour un diplomate, un
professeur ou un viveur un peu éteint. N’allez pas croire que M. de
Hasenkampf était un invalide; bien loin de là, à en juger par la figure,
par la membrure nerveuse du corps que faisait valoir avec avantage
l’uniforme collant dans lequel il était sanglé, le colonel pouvait avoir
à peine quarante ans.

Ses fonctions étaient des plus délicates, des plus importantes et des
plus multiples, il était à la fois le chef du bureau des renseignements,
euphémisme qui signifie directeur de l’espionnage, il avait les rapports
officiels avec les journalistes attachés au quartier général et enfin il
servait de secrétaire au grand-duc, étant également habile à manier la
plume en français, en allemand et en russe. La première entrevue fut
courte. Le colonel prit connaissance de mes lettres de recommandation et
me pria de venir le voir le lendemain dans son logement particulier en
ville.

J’allais me retirer quand la porte de l’une des pièces donnant sur le
vestibule de la villa s’ouvrit. Le grand-duc Nicolas commandant en chef
de l’armée d’opération contre les Turcs, parut. «Monseigneur», comme
l’appelait officiellement M. de Hasenkampf, est le second frère de
l’empereur Alexandre. Il a quatre ans de moins que son souverain et, par
le fait, il ne paraît pas son âge. C’est de la tête aux pieds une
vigoureuse nature de soldat. L’attitude, la tenue, les mouvements, tout
est «d’ordonnance». La tête rasée selon les règlements, toute rude,
sévère et même brutale qu’elle puisse paraître, ne manque pas
d’élégance. Le cachet particulier lui est imprimé par la moustache
fortement fournie et qui se termine des deux côtés par d’amples bouquets
de poils. Quant au costume, rien de plus simple, un «complet» de toile
blanche et pour complément une casquette plate et de hautes bottes à
l’écuyère. Le colonel Hasenkampf se rangea sur le passage du prince et
salua militairement. Le grand-duc parut l’interroger des yeux. «Quel est
ce civil?--Monseigneur, répondit le colonel, Monsieur est un
correspondant qui nous est chaudement recommandé par des amis de
Saint-Pétersbourg.» «Ces Messieurs seront tous les bienvenus», dit le
grand-duc, résolvant ainsi toutes les questions qui paraissaient si
graves et si difficultueuses à la chancellerie du ministère des affaires
étrangères et au ministère de la guerre. Puis le grand-duc se retira et
sortit sur la terrasse pour voir défiler un régiment qui débouchait par
la route de Moldavie, musique en tête, drapeaux déployés et en poussant
des hourrahs vigoureux.

Pour la première fois je vis des troupes de ligne russes sans leur
affreuse capote grise, en tunique verte et pantalon blanc. La présence
du quartier général avait attiré à Plojesti les attachés des nations
étrangères, et parmi ceux-là l’attaché français, M. le colonel Gaillard,
jouait le principal rôle. M. Gaillard, un vieux soldat d’Afrique,
d’Italie et de Crimée, avait su gagner à Saint-Pétersbourg, où il était
attaché à notre ambassade, la confiance la plus complète du grand-duc
Nicolas. Sur sa demande expresse, M. le colonel Gaillard partit pour
Kischeneff à l’époque où le frère de l’empereur prit le commandement de
l’armée. Cette préférence accordée à un militaire français à l’exclusion
de tous les autres attachés donna beaucoup d’ombrage à la Prusse, il y
eut même des réclamations; mais le grand-duc tenait énormément au
colonel, dont la science militaire unie à une humeur enjouée, une
rondeur de bon aloi et une grande élégance de manières, lui plaisaient
énormément. Le colonel dînait tous les jours à la table de Monseigneur
et on assure que son avis était d’un grand poids dans la balance. De
cette façon, M. le colonel Gaillard était mieux qualifié que qui que ce
fût pour juger les qualités et les défauts du soldat russe; il se
trouvait également aux premières loges pour suivre les événements et en
rendre compte au ministère. Si M. le colonel a déployé, bien plus à
propos cette fois, le zèle et l’activité pleine d’acharnement dont il
fit preuve comme directeur de la justice militaire auprès des conseils
de guerre en 1871, assurément on a dû être instruit mieux que partout
ailleurs à l’hôtel du boulevard Saint-Germain sur les leçons utiles de
la guerre d’Orient. M. le colonel Gaillard, que nous aurons du reste
occasion de retrouver souvent dans le cours de ces récits, est un homme
d’environ cinquante ans, de belle prestance, figure moitié militaire
moitié diplomatique, portant l’empreinte de l’énergie contenue mais
pouvant être poussée au dernier degré. Lors de la visite que je lui fis
dans son appartement de la place du Marché, il me raconta une excursion
qu’il venait de faire en compagnie du prince Charles aux batteries de
Kalafat, petite ville roumaine sur le Danube, d’où l’on échangeait force
coups de canon avec les retranchements élevés autour de Widdin.

Le prince Charles s’était rendu à Kalafat avec tout un état-major auquel
s’étaient joints les _reporters_ de beaucoup de journaux. Le voyage
avait été interrompu par un incident. A quelque distance de Bukarest, le
pont du chemin de fer sur la rivière de l’Aluta avait été emporté par
les flots. Peu s’en fallut même que tout le train et ce qu’il contenait,
prince, escorte, journalistes ne culbutât dans le fleuve. On dut passer
la nuit très-mal à l’aise dans un village à moitié inondé et tout à fait
envahi par les troupes. Le lendemain seulement des voitures furent
prêtes à emporter le prince et ses «invités». A Kalafat il y eut un
véritable essai de bombardement. Le prince voulut diriger lui-même le
pointage de plusieurs pièces et l’un des projectiles lancés suivant ses
indications mit le feu au milieu d’un pâté de maisons dans la ville.
Aussitôt l’ennemi riposta à toute volée. Carol fit courir à ses
«invités» un danger très-sérieux, car des bombes éclataient l’une après
l’autre sur le gazonnement de la batterie, des éclats commençaient même
à joncher l’intérieur et à malmener les servants. L’excuse du prince
était qu’il courait lui-même et le premier le danger.

Enfin, après deux heures d’échange actif de politesses internationales,
la représentation fut achevée, la cavalcade retourna dans la capitale.
M. le colonel Gaillard s’exprima en termes très-favorables, chaleureux
même, sur le compte de la jeune armée roumaine, pronostiquant
très-justement le rôle efficace et glorieux même qu’elle pouvait être
appelée à jouer prochainement. «On ne peut jamais juger le soldat, dit
le colonel, qu’au lendemain d’une bataille; mais les cadres sont bons,
les officiers sont instruits, pleins de bonne volonté, affamés de
travail.» Je quittai le colonel Gaillard pour aller rejoindre quelques
camarades que j’avais retrouvés entre temps, et après dîner, pour
achever dignement la soirée, nous nous laissâmes allécher par le
programme d’un café-concert installé dans un jardin-restaurant. Les
«artistes» débitaient leurs couplets au fond du _gradina_, sur un petit
théâtre coquettement et rustiquement orné. A la chaleur accablante du
jour avait succédé une nuit tiède et étoilée. Aussi le spectacle ne
manquait pas d’amateurs, qui savouraient la musique en dévorant des
biftecks et en ingurgitant force boissons variées. Naturellement, les
trois quarts des spectateurs étaient des officiers, et tous, même les
plus âgés et les plus barbus, s’amusaient comme des enfants en écoutant
le répertoire de l’_Eldorado_ et de l’_Alcazar_. Les cabotins et les
cabotines, tout à fait suffisants comme articles d’exportation, avaient
un succès énorme,--que dis-je! Thérésa et Judic n’ont jamais eu
d’ovations aussi tapageuses.

Une petite Parisienne pouponne et rondelette, à l’air fort éveillé, dut
répéter au moins quatre fois une vieille chansonnette du répertoire: _la
Clef_. Il est vrai qu’elle était passée maître dans l’art de souligner
ses effets, et que sa moue au refrain était d’un croustillant à
réveiller les futurs morts de la campagne. J’ai encore dans les oreilles
ces marques d’enthousiasme et d’allégresse, qui retentissaient à
quelques lieues seulement du théâtre de la guerre, poussées par des
auditeurs qui pourraient être appelés, d’un moment à l’autre, à risquer
leur peau... C’est vers une heure seulement que les amateurs quittèrent
le jardin en fredonnant:

      Ma clef! ma clef!
    On m’a _chipé_ ma clef!

Le lendemain, de bonne heure, je ne manquai pas de me rendre à la villa,
où le colonel Hasenkampf avait installé le bureau volant de la presse.
L’institutrice de la famille à laquelle la villa appartenait, faisant
office d’introducteur, me conduisit au fond d’un jardin, devant une
tourelle.

Autour d’une table en bois et assis sur des escabeaux, je retrouvai une
dizaine de mes confrères; le colonel en petite tenue, tout vêtu de
coutil blanc, présidait ce cénacle et expliquait méthodiquement, comme
il avait du reste l’habitude de le faire tous les matins, qu’en fait de
nouvelles on ne savait rien, absolument rien. Libre à nous de broder des
variations sur ce thème peu nourrissant. Pourtant, si les nouvelles
étaient aussi rares que la marée le jour du suicide de Vatel, M.
Hasenkampf daigna nous dédommager en nous faisant part des conditions
définitives concernant l’admission des _reporters_ au quartier général.

En premier lieu, il fallait justifier d’un répondant diplomatique,
c’est-à-dire ministre, ambassadeur ou attaché militaire; en second lieu,
l’admission ayant été prononcée, il fallait déposer trois portraits
carte-visite, dont l’un revêtu de la griffe du prévôt, le général Stein,
devait servir de passeport, le second serait incorporé dans l’album du
commandant en chef, et le troisième déposé dans les archives du
ministère de la guerre.

En outre, le _reporter_ s’engageait purement et simplement, sur
l’honneur, à ne révéler aucun mouvement de troupes, ce qui était bien
naturel, puisque nous étions journalistes et non pas espions; enfin,
comme on avait reconnu que la plaque de cuivre, marquée aux armes
impériales, et qui devait tout d’abord nous servir de signe de
ralliement, manquait totalement de prestige, un dessinateur français
avait été chargé de confectionner un brassard d’un modèle plus élégant,
mais que les intéressés devraient acquérir de leurs deniers. Ce brassard
nous fut servi plus tard moyennant 35 francs, à Bukarest, chez un
marchand d’équipements militaires. Finalement, M. de Hasenkampf nous dit
qu’on statuerait dans la huitaine sur nos demandes d’admission. Cette
dernière partie de sa communication ne parut être nullement du goût d’un
nouvel arrivant. C’était le correspondant d’un journal anglais,
d’origine grecque ou levantine. Il pouvait avoir soixante ans à peu
près, et il devait être content de cet âge comme, du reste, de sa barbe
grise, de ses cheveux de même couleur, de son costume, qui le faisait
ressembler à un capitaine de steamboat par un gros temps, satisfait de
la large rosette tricolore de l’ordre de Tacova, qui s’épanouissait sur
sa poitrine, aussi large que le sourire de béatitude sur ses lèvres.
Bref, ce personnage était plein de complaisance pour lui-même, et on
devait s’apercevoir aisément que lorsqu’il avait ouvert la bouche, les
paroles qui en sortaient étaient des perles précieuses qu’il fallait
soigneusement recueillir, de même que ses prières étaient des ordres. M.
M... exprima d’abord à M. le colonel son mécontentement de ce que l’on
n’avait pas jugé à propos de statuer le pied levé sur l’admission d’un
aussi important personnage. Et comme le colonel invoquait la règle:

«Mais est-ce qu’il peut y avoir une règle pour moi! Est-ce que je ne
dois pas être admis d’emblée? Est-ce qu’il y a besoin de formalités pour
un homme qui a rendu des services à la cause slave, des services
signalés? Vous me parlez de recommandations, mais est-ce que celle-ci
n’est pas la meilleure de toutes!» Et d’un geste fiévreux il montrait
l’immense ruban de Tacova, qui ornait sa boutonnière.

--Vous croyez que cette décoration vous recommande? fit le colonel en
souriant finement.

--Mais certainement, et si cela ne vous suffit pas, continua l’impétueux
réclamant, n’ai-je pas des lettres de M. Ristisch? n’ai-je pas les
meilleures attestations? ne suis-je pas l’ami du général Fajedeff?
Est-ce que par hasard la recommandation de M. Fajedeff ne vaudrait rien
non plus? mais voilà, on n’a des égards que pour les adversaires de la
Russie. Je rencontre ici des gens qu’on devrait mettre à la porte,
tandis que moi, un défenseur de la cause slave, je suis forcé de me
poser en quémandeur!» Et il allait, allait toujours sans s’arrêter...
C’est le colonel, dont la mine, depuis quelque temps, montrait une
certaine inquiétude, qui arrêta ce débordement de paroles.

--Pardon, monsieur, dit-il à son interlocuteur... je crois que vous êtes
assis sur mon uniforme.

L’Anglo-Grec se leva instinctivement. Et en effet, il s’était assis sans
crier aucunement gare sur la tunique de gala du colonel, et depuis un
quart d’heure il se trémoussait à l’aise dessus, car pour donner à son
éloquence une plus grande force, il l’accompagnait d’une gesticulation
effrénée. La tunique était dans un pitoyable état, et en homme soigneux
de ses effets, le colonel ne songea pas à dissimuler sa mauvaise humeur.
Je ne fus pas étonné, plus tard, d’apprendre que lorsque nous eûmes
obtenu notre autorisation, l’Anglo-Grec, malgré sa faconde et ses
services rendus à la cause slave, courait toujours après la sienne.

On avait établi à Plojesti un camp de réfugiés bulgares, composé de
6,000 hommes, tous commandés par des officiers russes et destinés à
former le noyau, ainsi le disait-on alors, de l’armée de la principauté
de Bulgarie. Ces apprentis guerriers campaient sur une colline en dehors
de la ville. Ils portaient un uniforme de fantaisie de couleur sombre,
et une petite croix rouge sur leur bonnet fourré. L’armement était de
premier choix et il ne restait qu’à les exercer dans le maniement des
Vetterli qu’ils avaient entre les mains. De plus, pour les stimuler, on
leur avait remis de très-jolis drapeaux, brodés, disait-on, de la main
des dames et bénits par les popes. L’emplacement du camp était
très-pittoresque, et à travers les monticules et les arbres, messieurs
les légionnaires pouvaient aisément voir ce fleuve aimé, le Danube,
qu’ils avaient passé pour la plupart en proscrits fugitifs, et qu’ils
allaient repasser les armes à la main et en conquérants. Ce moment ne
devait pas trop tarder à venir, car le camp était levé et les
légionnaires partis en vertu d’ordres secrets pour une destination
inconnue.




CHAPITRE VIII

La gare de Plojesti.--Les deux princes et l’ambulancière.--Arrivée à
Bukarest.--Premières impressions.--La camaraderie _négative_ des Russes
et des Roumains.--Les jeudis de Mme Rosetti.--Profils d’hommes
politiques, de journalistes et d’invités.


Un épisode que je rangerai volontiers dans le genre charmant, signala
notre départ de la gare de Plojesti. Les abords du petit édifice étaient
occupés des troupes à pied et à cheval; des sergents de ville en tunique
noire et shakos, gantés avec des gants blancs de filoselle, se
promenaient le long de la route, et une trentaine de cosaques, dont les
chevaux étaient attachés au piquet, se vautraient sur les dalles du
débarcadère. Sur le quai même de la gare, un monsieur très-noir,
très-nerveux, se démenait comme un beau diable afin de placer à droite
et à gauche d’autres sergents de ville également gantés de filoselle,
chargés de faire reculer quelques curieux trop empressés.

Ce personnage était commissaire ou plutôt, pour parler le langage
officiel un peu pompeux, le _préfet de police_ de Plojesti. Sa présence,
comme celle des gardes urbaines et des cosaques, était motivée par
l’arrivée du prince Charles de Roumanie qui était attendu par le train
de Bukarest. Le grand-duc Nicolas était venu à sa rencontre et les deux
altesses partirent pour le quartier général russe dans la troïka attelée
de trois trotteurs couleur d’ébène, appartenant au grand-duc.
L’entretien, destiné à régler plusieurs détails relatifs à la convention
d’avril (car, comme toute convention qui se respecte, elle laissait
prise aux contestations), ne dura qu’une heure; aussi vîmes-nous revenir
la troïka à point pour permettre au prince Charles de prendre le train
suivant se dirigeant sur la capitale.

Mais si l’exactitude est la politesse des rois, elle n’est pas toujours,
surtout en temps de guerre, où les prétextes ne manquent pas, celle des
Compagnies de chemins de fer. Ainsi, non-seulement le train attendu
arriva d’une bonne demi-heure en retard, mais encore il fallut attendre
une autre demi-heure avant que l’état de la voie lui permît de démarrer
et de continuer sa route.

Pendant tout ce temps, les deux altesses se promenèrent le long du quai,
et j’eus tout le loisir pour regarder de fort près le souverain de la
Roumanie. Carol Ier, élu prince en 1866 à l’âge de vingt-trois ans, en
avait par conséquent trente-quatre en 1877. C’est un beau garçon d’une
taille bien prise et comme faite exprès pour l’uniforme de coupe
française, qu’il porte avec chic. On ne reconnaît pas du tout en lui
l’ancien lieutenant de cavalerie prussien, il n’a rien de raide et de
guindé dans son allure; au contraire, ses manières dégagées, son
laisser-aller de bon goût et surtout une excessive mobilité dans les
mouvements, font ressembler Son Altesse à un pétillant capitaine de
chasseurs de Vincennes. Le teint mat du visage qui contraste
très-vivement avec la couleur très-foncée de la barbe donne à l’ensemble
de la figure du prince un parfum d’étrangeté qu’ambitionnerait
certainement un «homme à femmes.»

Carol Ier causait non sans vivacité avec le grand-duc Nicolas quand
celui-ci, qui écoutait son interlocuteur avec une indifférence plus ou
moins étudiée, le quitta brusquement pour aller au-devant d’un groupe
composé d’officiers, de dames et de voyageurs qui causaient au bas de
l’escalier d’un des wagons. Une dame déjà âgée, avec des cheveux blancs
s’échappant par flots d’argent d’un bonnet de linge fin orné de
dentelles et portant sur sa robe d’étoffe noire très-simple, un ruban
bleu auquel pendaient une décoration et plusieurs médailles étalées sur
la poitrine, formait le centre du groupe. C’est à elle que le grand-duc,
fendant les flots de la foule, s’adressa après l’avoir embrassée
cordialement sur les deux joues. Les assistants se découvrirent avec
respect et le prince, donnant le bras à la dame, la conduisit auprès du
souverain de la Roumanie: «J’ai l’honneur de vous présenter une héroïne
de dévouement, dit-il, la providence de nos blessés, que j’aime comme
une mère depuis ma plus tendre enfance: madame la princesse
Schafkoskoï.» Le prince Charles s’inclina avec autant de cordialité que
de respect devant la dame aux cheveux blancs, notre ancienne
connaissance de Kiew, et la conversation continua sur un ton familier
presque intime. Comme le soleil était très-ardent, le prince Ghika,
aide-de-camp de S. A. de Roumanie, prit une ombrelle et la tint toute
grande ouverte au-dessus des têtes des trois interlocuteurs jusqu’à ce
qu’il plût au train de se mettre en mouvement. Comme tout arrive, ce
moment vint également, et deux bonnes heures plus tard, nous entrions en
gare à Bukarest.

Les Roumains ont su faire de leur capitale une des villes les plus
agréables de l’Europe, une véritable oasis au milieu d’une civilisation
relativement peu avancée. Mais la nature les a beaucoup aidés; la
capitale entière est semée de buissons odorants, de parterres de fleurs
et de grands arbres prodigues d’ombre, qui remplacent plus ou moins
efficacement les grands cours d’eau, car, sous ce rapport seulement,
Bukarest est déshérité; on n’y possède, en fait de rivière, que
l’étroite Dombovitza, une sorte de ruisseau qui, l’hiver se conduit mal
envers les riverains, mais qui, en été, pourrait accepter, avec
reconnaissance, le verre d’eau offert par l’auteur des _Impressions de
Voyage_ au Mançanarès et à l’Arno.

Tout Bukarest vit à la campagne sans sortir de chez soi. Chaque maison a
son jardin ou jardinet, les églises sont entourées d’un espace de
verdure, et la plus petite gargote a son _gradina_ où l’on peut
_consommer_ en plein air et à l’ombre d’un sycomore ou d’un acacia. Ce
luxe de végétation est le trait distinctif de Bukarest; c’est celui qui
me charme le plus, et on le retrouve dans toute l’étendue de cette ville
peuplée de 240,000 habitants, mais qui occupe un espace où l’on pourrait
loger très commodément le double. Singulier assemblage où on ne se lasse
pas de regarder de tous côtés, de se complaire et d’admirer! Tantôt on
suit une rue droite, à peu près tirée au cordeau et traversant la ville
tout entière, bordée de belles maisons avec des magasins européens;
quelques pas à droite on est en pleine campagne: des maisonnettes
minuscules émergeant au milieu de jardins forment un aspect bucolique;
par ci par là, on trouve dans un quartier des masures misérables, mais
toujours relevées par quelques guirlandes fleuries qui empêchent de
sentir trop vivement la misère de ces constructions.

Encore quelques pas, et l’on est au bas d’une colline qu’il faut
escalader pendant plus d’un quart d’heure pour arriver à un cloître
tombant à moitié en ruines. Le palais de la Chambre des députés, dont
l’aspect rappelle avec beaucoup de vivacité les _burgs_ des bords du
Rhin, se trouve sur l’un de ces monticules; ce sont des avenues où les
arbres séculaires alternent avec les poteaux du télégraphe, des rues
d’une longueur démesurée toutes bordées de restaurants, de cafés
chantants; enfin, pour ne rien oublier, notons, discrètement, cachée
derrière des massifs, toute une Cythère formellement noyée dans les
jardins.

L’architecture de Bukarest est ondoyante et diverse. Aucune
réglementation ni sujétion; chaque siècle a laissé subsister son
empreinte, et chaque constructeur a agi à sa fantaisie. Jusqu’aux
derniers temps, il manquait à cette bigarrure la véritable maison
moderne, la caserne à loyer de cinq ou six étages. La spéculation a
comblé tout récemment cette lacune, mais d’une façon assez restreinte,
en édifiant trois ou quatre hôtels de cinq étages. Les particuliers,
heureusement, ne se sont pas encore décidés à se percher à plusieurs
pieds au-dessus du niveau de leurs pavés. Les maisons confortables, où
se sont installés, avec tout le luxe d’ameublement parisien, les
_boyards_, comptent un, tout au plus deux étages. Les habitations
ordinaires n’ont pas d’étage; on habite au rez-de-chaussée, on y dort,
on y mange et on y passe sa vie. Quant aux domestiques des familles
moins aisées, ils couchent tout bonnement dehors, selon l’usage répandu
dans les campagnes.

En vertu de la convention conclue au mois d’avril, ratifiée par les
Chambres roumaines, et qui devait régler les rapports entre les deux
gouvernements, les troupes russes pouvaient camper autour de la
capitale, mais elles n’avaient pas le droit d’y pénétrer. La garde de la
ville était entre les mains des milices nationales et de l’armée
princière. Mais celle-ci était concentrée autour de Kalafat; elle
n’avait laissé dans la capitale qu’un détachement de chasseurs,
infanterie légère vêtue à la bersaglieri, dont la principale destination
était de constituer la garde d’honneur du prince.

Mais si l’entrée de Bukarest était interdite aux corps de troupe russe,
les officiers pouvaient s’y rendre isolément et y séjourner. Ils usaient
largement de cette faculté, et le commerce de Bukarest s’en trouvait
fort bien. Le militaire russe gradé pullulait partout. Dès le matin il
promenait ses chevaux le long de la «chaussée» construite en 1829 par
Kusseleff, et qui donne à Bukarest un admirable lieu de promenade, un
bois de Boulogne et un _prater_. A midi, nous le retrouvions attablé
dans les salles à manger des différents hôtels; l’après-midi, prenant
des glaces devant les cafés et confiseries du _pogo mogosaï_; la nuit,
dans l’infinité de jardins où, moyennant une rétribution modeste, on
vous offre à la fois la musique, la comédie, la chansonnette et
l’occasion de faire connaissance avec toutes les Vénus de la capitale
roumaine.

Je remarque de prime abord un fait qui du reste me frappera pendant
toute la campagne et qui explique très-clairement les événements du
lendemain. C’est l’antagonisme ardent entre Russes et Valaques, qui
faillit prolonger la guerre et qui, loin d’être éteint aujourd’hui,
constitue un élément nouveau d’inquiétude pour le repos de l’Orient.
Jamais dans tous ces endroits publics on ne vit un Roumain et un
officier russe assis à la même table, jamais à la promenade je n’aperçus
des officiers des deux nationalités dans la même voiture. Ces
militaires, frères d’armes, dont les souverains venaient de conclure une
alliance et qui se préparaient probablement à la sceller sur le champ de
bataille, n’échangeaient ni un mot, ni même un salut. Chez les Russes il
y avait du dédain brutal pour ces «_petits Roumains_» qui s’amusaient à
jouer aux soldats. Les bons alliés n’avaient, il faut leur rendre cette
justice, que des railleries hautaines pour leurs futurs compagnons de
lutte.

Quant aux Roumains ils haïssaient le Russe, malgré eux ils le
regardaient comme un envahisseur en dépit de toutes les conventions et
de tous les arrangements, en dépit des incontestables avantages
matériels qui résultaient du passage d’une armée qui payait tout
comptant en belles pièces d’or reluisantes.

Avec la remarquable intuition politique dont ils sont doués et que
chacun leur reconnaît, les Valaques flairaient dans le Russe le
spoliateur qui plus tard se paierait des services reçus au lieu d’en
être reconnaissant. Les rapports officiels n’étaient guère meilleurs que
ceux d’officiers à officiers individuellement. On attendait avec une
certaine impatience l’arrivée de l’empereur pour créer un _modus
vivendi_ plus amical.

L’arrivée du tzar était annoncée pour le 8 juin. La veille de ce jour je
me trouvais dans le salon de M. C. M. Rosetti qui, outre les fonctions
de président de la Chambre des députés qu’il remplissait déjà, venait
d’accepter celles de maire de Bukarest. En cette qualité c’est à lui
qu’était échu le devoir de souhaiter la bienvenue au tzar et de lui
présenter, selon l’usage des pays slaves, le pain et le sel.

Par conséquent le lendemain devait faire époque dans la vie du vieux
patriote, d’autant plus que c’était un républicain qui allait recevoir
le seul souverain absolu de l’Europe. Ce n’est pas ici le moment de
donner la biographie de M. Rosetti; je dirai seulement que parmi les
créations que lui doit la Roumanie se trouve le premier journal
quotidien du pays, le _Romanul_. Fondé en 1856 après l’émancipation du
pays par le Congrès de Paris, ce journal vigoureusement dirigé et écrit
avec le brio méridional que l’ardente nature du directeur a su
communiquer à tous les collaborateurs, s’est créé rapidement une
clientèle; il est devenu non-seulement un instrument de polémique et de
propagande, mais comme tous les bons journaux une bonne entreprise. En
cette qualité le _Romanul_ est dans ses meubles. Sa maison, sans être un
palais, est assez vaste pour contenir, outre l’imprimerie et les
laboratoires des rédacteurs, des appartements habités par le
propriétaire, directeur, et par le rédacteur en chef,--depuis longtemps
M. Costinescu, député de Bukarest;--un beau jardin planté d’arbres
magnifiques s’étend derrière la maison et permet aux rédacteurs de se
recueillir et de songer en tout repos au _premier Bukarest_ du
lendemain. C’est donc dans la maison du _Romanul_ que s’ouvrait tous les
jeudis soirs le salon hospitalier de Mme Rosetti. Les nombreux
étrangers, mais surtout les écrivains que les événements avaient attirés
en Roumanie, étaient invités de droit à ces réunions dont tous ont
gardé, j’en suis sûr, le plus charmant souvenir. Les dames et les
gracieuses jeunes filles, de la meilleure société de Bukarest et dont
quelques-unes avaient autant par patriotisme que par coquetterie adopté
le mignon costume national en étoffe légère laissant transpercer les
chairs et couvert de paillettes d’argent scintillantes comme des
étoiles, formaient dans ce salon un cadre avantageux dans lequel nous
rencontrions les personnages politiques du pays dont la connaissance
nous était précieuse. Si le nombre des invités devenait trop grand, on
laissait ces dames causer entre elles, en faisant de la charpie dans les
appartements particuliers de Mme Rosetti, tandis que les hommes réfugiés
dans la grande salle de rédaction ornée des portraits de Mazzini et de
Garibaldi avec autographes, causaient guerre et politique tout en buvant
de la bière et en fumant. Le français était la langue universellement
adoptée par tous les invités quelle que fût leur nationalité.

On trouvait là réunis autour du bureau de chêne des collaborateurs du
_Romanul_, dans l’embrasure des fenêtres ou accoudés sur la balustrade
qui donne sur le jardin, éclairé par la lune: le président du Conseil,
M. Bratiano, belle tête romanesque de penseur et de poëte, parlant
toujours avec une éloquence naturelle et trouvant des images chaudes et
frappantes pour rendre toutes ses idées. Son collègue le ministre de la
justice, M. Eugène Statesco, écoutait les déductions hardies de quelque
orateur de salon qui se croyait un grand politique, en penchant sa tête
blonde empreinte d’une douce mélancolie; le colonel Pilat, gendre de M.
Rosetti, tout heureux de carrer son buste crotonien dans l’uniforme
qu’il venait de revêtir, après l’avoir quitté au lendemain des désastres
de l’armée de Bourbaki (il gagna le grade de lieutenant-colonel et la
croix de la Légion d’honneur), raconte en riant du bon gros rire des
honnêtes gens, quelque anecdote datant de l’école d’application de Metz
dont il fut un des plus brillants élèves.

Cet autre officier, à la figure énergique, vive et très-mobile, est le
préfet de police de Bukarest, M. Radu Mihaï, un conspirateur de la
veille qui n’en connaît que mieux son métier et l’exerce avec toute
l’ardeur d’un néophyte. Il ne fait qu’une courte apparition dans le
salon, le temps de communiquer à M. Rosetti les dernières dispositions
prises en vue de la journée du lendemain. Aussitôt après il disparaît.

La charge du préfet n’est pas une sinécure: des bruits funestes ont été
répandus, on sait que la ville est pleine de réfugiés polonais et
hongrois qui ne portent pas précisément le tzar dans leur cœur. M. Radu
Mihaï a cependant répondu des hôtes de la Roumanie. Puis voici des juges
au tribunal, des députés, des sénateurs, appartenant au parti libéral.
Tous des jeunes gens très-distingués, de tenue élégante, connaissant
leur Paris sur le bout du doigt.

Les étrangers sont confondus au milieu des hôtes indigènes de M.
Rosetti: voici des correspondants anglais, ils ont dépouillé le vêtement
de coutil et la casquette plate pour se mettre en habit noir et cravate
blanche. Ils causent peu mais écoutent beaucoup et tâchent de profiter
autant que possible.

De temps en temps ils s’échappent et reviennent au bout de dix minutes.
Le télégraphe, ouvert toute la nuit, est en face du _Romanul_, il ne
faut donc guère plus de temps pour mettre au guichet la dernière
induction tirée d’une phrase qu’aura laissé tomber un homme politique.
Avec la disette de nouvelles qui régnait alors, la plus petite bribe
d’information n’était pas à dédaigner par des correspondants désireux de
gagner les appointements royaux qu’ils touchaient. Ces _reporters_
offraient du reste des types bien variés. Voici M. Forbes du
_Daily-News_, déjà célèbre dans les fastes du reportage par différents
tours de force exécutés lors de la guerre franco-allemande. La campagne
qu’il se propose de suivre va consacrer sa réputation et la rendre
universelle.

Il y a sur sa figure unie, osseuse et légèrement hâlée par le soleil des
Indes (M. Forbes a suivi le prince de Galles pendant son voyage) le je
ne sais quoi goguenard qui sur le type anglais brode l’écossais. Chose
singulière, le roi des reporters est le seul parmi ses confrères qui ne
sache pas le français. Aussi cause-t-il de préférence avec ses
compatriotes, avec cet élégant jeune homme dont le nom, la figure, qui
semble empruntée à une toile de Van Dyk, les façons gentilhommesques,
rappellent les raffinements de la cour de Charles Ier. C’est M.
Villiers, dessinateur du _Graphic_, et on se représente volontiers de la
sorte le sémillant duc de Buckingham, tandis que plus loin un bon gros
vivant nous montre Falstaff un peu aminci et spirituellement bien
au-dessus de son modèle dans la personne de M. Boyle, correspondant du
_Standard_. Cet autre en habit bleu barbeau à boutons d’or, constellé de
décorations, qui parle sans cesse et gesticule des bras comme un
télégraphe en regardant chacun avec des regards dédaigneux de Jupiter
olympien, n’est ni un arracheur de dents, ni un marchand de vulnéraire;
mais bien le tonitruant correspondant d’un journal anglais qui se vante,
dans les affiches, d’avoir «the largest circulation of the croeed». On
l’a exclu du quartier général à cause de ses opinions turques bien
connues;--ne pouvant rendre compte _de visu_ des opérations, il s’en
vengera en télégraphiant au jour le jour à sa gazette des combats
purement fantastiques, des batailles imaginaires, des opérations
conduites par lui seul et toutes au désavantage des Russes dont il
massacre impitoyablement des centaines et des milliers. Cet autre enfin,
qui émet des aphorismes d’un ton sentencieux et lance des prédictions
comme s’il était un devin infaillible, est un ex-général de l’Union. La
France est représentée par des écrivains de toute nuance. Mais tandis
que les Anglais sont tout entiers aux Russes et aux Turcs, nos
compatriotes se préoccupent bien davantage des prouesses exécutées à
demeure par les housards du Seize Mai, bien plus intéressantes que
toutes les probabilités relatives au passage du Danube. Aussi, dès que
la discussion s’engageait sur ce thème, rendu inépuisable par la
multiplicité des actes arbitraires des exécuteurs des basses œuvres de
la raison sociale Fourtou et Cie, elle prenait sans que l’on s’en doutât
une tournure ardente, et comme nous commencions déjà à ressentir
l’influence de notre genre de vie sur le système nerveux, les limites
des convenances parlementaires étaient assez promptement atteintes.

M. Rosetti, le maître de la maison, intervenait alors avec quelques
paroles habilement conciliantes et les polémiques s’arrêtaient où elles
doivent s’arrêter, dans un salon, entre gens comme il faut. Il est vrai
qu’on s’en dédommageait parfaitement ailleurs, où on n’était pas
astreint à autant de retenue. Loin d’être affaiblies par la distance,
les infamies qui se commettaient alors en France faisaient bouillonner
le sang de tout Français patriote et libéral. Ce n’est plus de
l’indignation seulement qu’on ressentait, c’était de l’humiliation aux
yeux des étrangers qui nous entouraient, l’humiliation de donner un
asile forcé à toutes les fantaisies réactionnaires, d’autant mieux que
dans le pays où nous étions la guerre même n’avait pas forcé le
gouvernement à voiler la statue de la Liberté. Il y avait aussi pour
tout dire la rage d’être contraint de parler des Turcs et des Russes
quand on aurait voulu enfoncer sa plume, comme un stylet, dans les
chairs de la réaction, quand on eût donné dix mille combattants des deux
armées pour tenir seulement au fond de son encrier un sous-préfet du
Seize Mai. Comme nous portions envie à ces brillants polémistes des
journaux républicains qui avaient au moins la consolation de houspiller
chaque matin et chaque soir les tyranneaux d’alors, et quand parfois, le
soir au campement, dans quelque hutte bulgare ou sous la tente
ruisselante de pluie on nous demandait d’un air fin et entendu: «Vous
regrettez Paris, n’est-ce pas?» Nous aurions pu répondre «oui» en toute
conscience. Mais ce n’était pas, pour dire vrai, le _home_, les
boulevards ruisselants de lumières, les restaurants, les théâtres que
nous regrettions, c’était la salle de rédaction où nous aurions pu jouer
notre modeste partie dans le concert de légitime colère et de
malédictions mille fois méritées qui s’élevait de toute part contre
l’entreprise sacrilége. O polémistes de _la République française_, des
_Débats_, de _la Presse_, du _Siècle_, de _la France_! vous ne vous
douterez jamais quel baume vos articles, et justement les plus violents,
les plus impitoyables, ont étendu sur les plaies de notre fureur!
C’était un soulagement que de retrouver dans les colonnes de ces
journaux, si bien exprimé et avec tant de virulence, ce que nous avions
sur le cœur.

Mais fermons cette parenthèse qui nous éloignerait trop du salon
Rosetti. Quand les hommes étaient fatigués d’avoir fait de la polémique
et d’avoir fumé, on allait dans l’appartement du maire de Bukarest
rejoindre les dames. La conversation prenait alors une autre tournure;
on parlait théâtres, artistes--et peut-être philosophait-on aussi sur
l’amour. La discussion d’une semblable thèse ne cause aucun effroi aux
Roumaines. Puis une des jeunes personnes quittait sa charpie, se mettait
au piano et recueillait de légitimes applaudissements. Vers minuit, on
se retirait après avoir salué la maîtresse de la maison, la femme
désormais historique que Michelet a immortalisée dans ses «Légendes du
Nord». Quand Mme Rosetti quitta Bukarest pour se rendre sur les champs
de bataille afin d’y diriger les ambulances créées par elle, son salon
se ferma forcément. Mais au commencement de juin, on en était aux
préludes de la guerre, le sang russe avait coulé très-peu et l’on
pouvait espérer encore d’épargner le sang roumain.




CHAPITRE IX

Un voyage mystérieux.--Suicide d’un officier.--Le directeur des chemins
de fer et le grand-duc.--A la recherche d’un régicide.--Les
dénonciateurs malgré eux.--Un ex-conspirateur agent de police.--Le 8
juin 1877 à Bukarest.--Question d’étiquette.--Une illumination
manquée.--La petite pièce militaire avant la grande.


Tout avait été profond mystère dans ce voyage du tzar Alexandre à
l’armée. Le jour du départ avait été soigneusement caché à la population
de Saint-Pétersbourg. On pouvait lire par ordre dans les journaux que
l’empereur assisterait le 5 juin à une fête donnée au bénéfice des
blessés, et le 3 au soir il était parti non pas de Saint-Pétersbourg,
mais de Tsarkoë-Selo.

Deux trains impériaux avaient été préparés; l’un, composé exclusivement
de wagons d’apparat ornés de l’écusson impérial à toutes les portières,
se dirigea vers l’Autriche par Varsovie et continua sa route par Lemborg
et Osernomtz vers la Moldavie. Ce train annoncé à grand fracas et
signalé par les journaux de Vienne au fur et à mesure qu’il passait par
les gares principales de la ligne du chemin de fer de Galicie, contenait
seulement quelques personnages de la Cour et le personnel de haute
domesticité!

Le véritable train impérial formé d’une façon moins apparente, traversa
la Russie et pénétra en Roumanie par le Pruth. Mais on ferma si bien
toutes les gares, on combina si bien le temps d’arrêt aux stations
principales, on retint si longtemps les autres convois, que le passage
de Sa Majesté et de sa suite ne laissa aucune espèce de trace. On
n’avait pas encore appris d’une manière certaine le départ du tzar qu’un
télégramme officiel annonçait son arrivée dans la capitale de la
Moldavie. Deux incidents signalèrent le très court arrêt du souverain de
toutes les Russies dans cette ville ou plutôt dans la gare qu’il ne
quitta point. Le convoi impérial arriva dans la nuit à Jassy. On avait
décoré l’embarcadère à la hâte avec des branches de lierre, des fleurs,
des banderoles et des drapeaux. Le colonel Pawlosk, commandant la place,
les officiers, les médecins de l’hôpital s’étaient mis sous les armes,
on avait commandé un bataillon d’infanterie avec la musique. Des agents
de police en grand nombre contiennent le public, qui cherche, mais en
vain, à enfreindre la consigne, et à se répandre sur le quai.

A l’heure annoncée le train entre en gare, la musique joue l’hymne
national, le drapeau s’incline et les militaires poussent des hourrahs
étourdissants. La portière d’un wagon s’ouvre et l’empereur paraît,
fatigué, visiblement impatienté, de fort mauvaise humeur. Il se dirige
suivi du général Ignatieff, qui ne le quitte pas plus que son ombre,
vers la ligne de bataille formée par les troupes.

En ce moment un officier de haute taille, d’une figure remarquablement
belle et revêtu du pittoresque costume des Circassiens se détache du
groupe formé derrière le colonel Pawlosk. Avant qu’on ait pu le retenir
il se jette aux genoux de l’empereur.

«Faites-moi grâce, sire», s’écrie-t-il. L’empereur s’arrête visiblement
déconcerté et très fâché: «Qu’as-tu fait?» demande Alexandre d’un ton
sec.

«J’ai été sans autorisation en Serbie l’année dernière, et on m’envoie
en Russie pour cela.»

L’empereur fit signe au colonel Pawlosk: «Vous mettrez cet homme aux
arrêts jusqu’à nouvel ordre», ordonna-t-il; et sans se soucier davantage
des supplications de l’officier il se dirigea vers la salle d’attente.
Conformément aux ordres de l’empereur, le capitaine de gendarmerie
s’approcha de l’officier pour lui demander son épée. Le malheureux, en
proie au plus profond désespoir, ne pouvant supporter la disgrâce que
son souverain venait de lui infliger, tira le yatagan qu’il portait à la
ceinture et se le passa à travers le corps. Il mourut sur-le-champ. Le
cadavre fut emporté et on essuya le tapis imprégné de son sang pour
éviter toute émotion désagréable à l’empereur.

A peine le tzar, qui avait pris à peine le temps d’écouter les
compliments des officiers et des autorités de Jassy, était-il parti, que
des colonnes de feu et de fumée s’élevèrent dans le quartier habité par
les juifs. On a attribué à différents motifs cet incendie qui éclaira de
ses lueurs rougeâtres les wagons du train impérial. Les journaux du pays
assurèrent que l’accident était dû à l’explosion de quelques pièces
d’artifices, tandis qu’au contraire les gazettes hostiles racontèrent
que pour terminer cette journée, des jeunes gens s’étaient amusés à
allumer les habitations des israélites. Il y eut pas mal de bicoques de
brûlées, c’est le plus certain.

L’empereur continuait sa route avec les plus grandes précautions; la
direction du railway avait été avisée qu’elle répondait de la sécurité
de l’autocrate. On racontait même une scène pathétique dont
l’authenticité n’a pu être établie. Le directeur général des chemins de
fer roumains, un Français, M. Guilloux, aurait été mandé à Plojesti,
auprès du grand-duc, et celui-ci aurait exigé qu’il montât sur la
plate-forme de la locomotive entre le chauffeur et le mécanicien. M.
Guilloux ayant refusé, le grand-duc aurait menacé de le faire
emprisonner, fusiller même. Le fait est que partout où le convoi
impérial allait passer, les trains ordinaires étaient arrêtés
indéfiniment.

Pendant trente-six heures nous ne reçûmes aucun courrier à Bukarest. Des
détachements de soldats étaient éparpillés le long de la voie et la
gardaient. Un train militaire rempli de troupes d’élite, précédait d’un
quart d’heure le convoi impérial. Et cependant ni l’empereur ni son
entourage n’étaient rassurés. Leurs craintes ont pu paraître puériles
alors, mais on a changé d’avis depuis les derniers attentats politiques
commis à Saint-Pétersbourg. Nous n’étions pas forcés de savoir alors que
les limiers de la troisième section étaient sur les traces d’un
nihiliste signalé comme très-dangereux et que la police secrète _filait_
depuis une ville de l’intérieur de la Russie où l’on avait perdu ses
traces. Les agents fouillaient la Roumanie, et après une foule de
recherches ils eurent vent de la présence de leur homme à Bukarest, mais
sans pouvoir découvrir son domicile.

Le grand-duc Nicolas conta l’affaire au prince Charles et il insista sur
le mauvais effet et sur les conséquences malheureuses pour le pays d’une
tentative contre l’empereur au cours de son voyage. Le prince très-ému
fit appeler aussitôt le préfet de police de Bukarest.

--Il faut que vous trouviez cet individu à tout prix, lui dit-il, notre
hospitalité l’exige et l’intérêt de l’État aussi.

Le préfet réfléchit quelques instants.--Puis-je avoir le signalement
exact de celui qu’on recherche?

--Les agents russes vous le donneront.

--Eh bien, dans vingt-quatre heures j’aurai envoyé l’individu en
question à Plojesti sous bonne escorte.

--Ah! vous savez où il est.

--Pas du tout, Altesse.

--Mais comment ferez-vous?

Le préfet prit l’air embarrassé d’un homme qui ne voudrait pas parler.

--Oh! dit le prince, je sais que la police a besoin de mystère... je ne
vous demande rien que de livrer au grand-duc la personne qui depuis
trois semaines met sur les dents tous les agents secrets. Les moyens ne
font rien à l’affaire. Il est des moments, je le sais, où les gants vous
gênent horriblement. Il faut les ôter, quoi qu’en puisse dire
l’étiquette.

Le préfet de police rentra chez lui; en route il avait ruminé un plan
d’action consistant en ceci. Il avait à son service un ex-carbonaro
repenti mêlé lui-même à une foule de conspirations, il connaissait
parfaitement le personnel dont pouvaient disposer les chefs capables de
préluder aux assassinats politiques dont la Russie a été le théâtre à
l’issue de la campagne. La plupart des suspects étaient restés ses amis
plus ou moins intimes. Aussitôt qu’il fut rentré à la préfecture, il fit
prévenir M. X..., et lui donna pleins pouvoirs. L’agent envoya chez les
principaux réfugiés polonais et hongrois des agents qui prièrent ces
personnes de passer sans le moindre délai dans le bâtiment situé au
milieu de la _pogo mogosaï_ et de ne pas manquer de frapper à la porte
de son cabinet particulier. Ces messieurs, sans être trop inquiets, vu
leurs relations extérieures avec M. X..., furent très-exacts.

Lorsqu’ils se trouvèrent réunis au nombre d’une douzaine environ,
l’agent, après avoir mystérieusement clos les portes de son laboratoire,
leur tint à peu près le discours suivant:

«Messieurs, nous sommes amis comme nous l’étions autrefois, n’est-il pas
vrai? (Surprise agréable et signe d’assentiment chez les conspirateurs.)
Eh bien! c’est un service d’ami que je réclame de vous.--(Attention
générale et soutenue.) «L’empereur de Russie est notre allié; depuis
hier il est notre hôte, notre devoir est de veiller à ce qu’il ne lui
arrive aucun accident, j’insiste sur le mot. Ne vous étonnez pas et ne
vous scandalisez point, messieurs et chers amis. Dans nos réunions, il
est vrai, nous affichions d’autres théories et d’autres sentiments à
l’égard des autocrates,--je vous le concède; mais, malheureusement, le
monde n’est pas tel que nous l’avons rêvé; la République universelle est
encore dans les nuages, et, en fait, il faut compter avec ces autocrates
que nous détestons tous par principe et que nous maudissons en théorie.
Or, les faits, les voici: la Roumanie n’a peut-être pas grand’chose à
espérer de la bienveillance du tzar, mais elle a tout à craindre de sa
colère. Plus de 200,000 hommes de troupes russes sont en ce moment chez
nous, cent mille autres peuvent venir d’un moment à l’autre.
Réfléchissez un peu aux conséquences d’un attentat avorté ou ayant
réussi. On en rendrait responsable le pays tout entier, tout serait
saccagé, pillé, assassiné, sous prétexte de vengeance et de
représailles. En préservant le tzar, ce n’est pas un monarque que nous
protégeons, c’est le pays que nous sauvons. Eh bien! messieurs et
très-chers amis, il faut m’aider.» (Marques d’étonnement et symptômes
d’inquiétude sur tous les visages.) «Il y a, continua l’agent, ferme et
résolu, un Polonais, M. L. B., que la police russe recherche; il a fait
serment de tuer le tzar, il est arrivé à Bukarest, mais il se cache si
bien que les agents de la troisième section n’ont pu le découvrir;
messieurs et chers amis, il faut me le livrer.»

Une rumeur s’éleva dans la petite assemblée. Les regards d’intelligence
rapides comme des éclairs, mais tout aussi brûlants, se croisèrent.
Puis, ce fut un concert: «Mais nous ne le connaissons pas!--Jamais nous
n’en avons entendu parler!--C’est une mystification de la police
russe!--Nous ne savons pas qui c’est!» etc.

M. X... laissa libre cours à toutes les protestations. Mais, après une
courte pause, il reprit d’un ton badin sous lequel perçait néanmoins une
volonté sérieuse:

«Voyons, fit-il, ce serait bon à raconter à un nigaud de limier de
police qui serait arrivé ici par la simple filière administrative! à un
individu innocent qui ne connaît les sociétés secrètes que par ouï-dire
et les conspirations par ses mouchards. Mais moi, messieurs, un _vieux
de la vieille_, un conspirateur comme vous, un renard dont vous avez
vous-même apprécié la finesse, moi, connaissant toutes les rubriques que
nous pratiquions ensemble, toutes les comédies où j’avais mon
rôle,--croyez-vous que je me payerai de semblable monnaie? A d’autres!
Voici comment les choses se sont passées. B... est arrivé ici muni de
lettres de recommandation pour l’un d’entre vous; peut-être pour
plusieurs, peut-être pour tous. Il s’est recommandé de la solidarité qui
relie entre elles les sociétés secrètes de Pologne, de Hongrie et de
Russie. Naturellement, et conformément aux lois de cette solidarité,
vous l’avez accueilli, hébergé et maintenant vous le cachez. Pas de
dénégations, je ne les accepte pas, pas de protestations, je sais ce
qu’elles valent. B... est ici, vous savez où il se trouve, il me le
faut, je le répète, _il me le faut_!»

Les réfugiés se regardèrent courroucés. L’un d’entre eux, haussant les
épaules, se leva: «On nous prend pour des mouchards, s’écria-t-il avec
dégoût, allons-nous-en!»

«Si vous le pouvez! dit l’agent en changeant de ton, les portes sont
fermées, les gardes ont ordre de vous retenir, en un mot, vous êtes mes
prisonniers, mes otages, si vous aimez mieux, et pas un de vous ne
rentrera chez lui que je ne connaisse l’endroit où je puis dénicher B...

»Voyons, reprit-il d’un ton plus doux, raisonnez avec moi, il s’agit
d’empêcher un grand malheur, dont tout un peuple aurait à souffrir. Je
ne raille plus, je vous conjure sérieusement, mes amis, de vous dévouer,
et de m’aider. Chacun de vous a trouvé ici une seconde patrie, un refuge
contre la persécution, la liberté la plus complète; plusieurs d’entre
vous y ont même trouvé du pain qu’ils n’avaient pas, quand ils sont
arrivés dénués de tout et chassés comme des bêtes fauves. Eh bien, ceci
demande de la reconnaissance! Ne soyez pas ingrats pour qui vous a fait
tant de bien!--Écoutez: Voilà comment nous allons nous y prendre. Je
vais sortir et je vous laisse sur la table l’annuaire des adresses de
Bukarest, vous marquerez d’un trait au crayon le nom de la rue où
demeure B..., d’une croix le chiffre représentant le numéro de la
maison, vous y ajouterez un, deux ou trois traits selon l’étage où
perche notre oiseau. Comme cela personne d’entre vous ne sera
responsable de la trahison, et vous vous entendrez bien, de votre côté,
pour vous garder mutuellement le secret. D’ailleurs, vous n’avez pas le
choix, si vous refusez on vous considérera comme des complices et on
vous traitera comme tels; je recommande surtout à ceux d’entre vous qui
sont pères de famille de réfléchir.»

L’ex-conspirateur se retira en n’oubliant pas de fermer à double tour la
porte de son cabinet. Il laissa un quart d’heure de réflexion, puis il
revint.

«Eh bien!» demanda-t-il. Ne recevant point de réponse, il courut à
l’_Annuaire_ laissé sur la table. La strada y était marquée d’un trait,
le feuillet 38 portait une croix et à côté il y avait deux tirets. La
figure de l’agent s’illumina. Il fit tinter une sonnette, un soldat
entra; le magistrat écrivit rapidement quelques lignes qu’il lui remit
en lui disant quelques paroles à l’oreille. «Maintenant, reprit M. X...,
en se tournant vers les assistants, vous me ferez l’honneur de dîner
tous avec moi, n’est-ce pas? Nous avons encore à causer, mais le verre
en main.» Les invités durent comprendre que leur amphitryon désirait les
garder encore pendant quelque temps parce qu’il avait besoin d’eux. Le
dîner fut assez gai malgré la circonstance; au dessert, l’agent à qui M.
X... avait parlé à l’oreille et à qui il avait remis le papier revint et
lui parla à voix basse. Le préfet fit un signe d’intelligence, puis se
levant: «Pardon, messieurs, si je ne prends pas le café avec vous, on
vient de m’aviser que B... est en bas. Il faut que je parte pour
l’accompagner à Plojesti, l’express du soir est à neuf heures quinze, je
n’ai pas une minute à perdre! Ah! j’oubliais, vous me répondez de
l’ordre pendant l’entrée triomphale du tzar. S’il y avait le moindre
désagrément, on s’en prendrait à vous.»

Le jour convenu, le 8 juin, tout se passa correctement et
magnifiquement. Dans la nuit, la municipalité, aidée par les habitants,
avait métamorphosé en une oasis de verdure et de fleurs richement
pavoisée et enrubannée les rues par lesquelles l’empereur devait passer.
Ce décor merveilleux commençait à la gare, qui elle-même était
fastueusement ornée et dont le grand salon d’attente était converti en
véritable vestibule de palais. Dans la grande _strada Targovisti_, le
centre du décor était formé par un magnifique arc de triomphe orné de
trophées d’armes antiques et construit au moyen de fusils, de
baïonnettes et de sabres superposés, entrelacés et mêlés aux fleurs.
C’était une attention des élèves de l’école militaire dont le bâtiment
est peu éloigné de la gare. Deux des apprentis guerriers montaient la
garde devant les arcs-boutants et ils faisaient preuve des dispositions
les plus belliqueuses en écartant du bout de leurs sabres les passants
qui frôlaient de trop près le chef-d’œuvre.

Des mâts vénitiens se dressaient des deux côtés sur tout le parcours;
les petites maisons, si fraîches et si riantes, étaient toutes encadrées
de verdure et de fleurs; quant à la _pogo mogosaï_, il y avait eu
émulation; la question patriotique, le désir d’accueillir dignement et
de flatter l’hôte de la Roumanie dont on pouvait tout craindre et tout
attendre, était doublé de la question d’amour-propre, du désir de se
surpasser mutuellement, et cet ordre d’idées est pour beaucoup dans les
résolutions des gens qui, comme les Valaques, ne détestent pas les
apparences pompeuses. Sur toutes ces maisons pavoisées jusqu’au faîte,
sur ces monuments d’un jour élevés par l’esprit politique, sur la foule
immense, gaie, enjouée et parée de ses plus beaux vêtements, qui
circulait joyeusement dans l’espace compris entre le palais et la gare,
courant au-devant de l’hôte souverain, un soleil rayonnant versait ses
flots d’or. Il y avait du dimanche dans l’air, et l’observateur put
remarquer combien la capitale roumaine était avantageusement créée pour
les grandes fêtes publiques. Elle ressemblait sous ce rapport, cette
ville peu connue et si curieuse pourtant, aux cités solennelles de
l’Italie, mais avec l’avantage d’un plus grand laisser-aller et de plus
de cordialité dans l’expansion. A dix heures, l’empereur arriva. Le
maire, M. Rosetti, lui présenta le pain et le sel dans le salon
d’attente de la gare. Je ne sais si le vieux patriote républicain était
plus ému qu’il ne voulait l’être; l’autocrate le regardait avec une
attention soutenue, car au moment où le maire de Bukarest s’approchait
de lui, le général Ignatieff, qui suivait son maître comme
Méphistophélès couvait Faust, lui dit à l’oreille: «Sire, c’est
_Rosetti_.» L’intonation mise dans la prononciation du nom signalait
évidemment le magistrat à la curiosité du monarque comme quelqu’un dont
on a déjà beaucoup parlé à l’avance. Le petit compliment du maire avait
été tourné en français. Le tzar redressa la dernière parole. M. Rosetti
avait dit que les Russes venaient combattre pour la délivrance des
peuples de l’Orient. Des peuples _chrétiens_, reprit le monarque, qui
définit ainsi plus exactement le but de la croisade. Le prince Carol
était venu au-devant du tzar; les voitures de la Cour, à six et à quatre
chevaux, conduites à la Daumont par des jockeys en livrée magnifique,
attendaient dans la cour du débarcadère. Elles étaient entourées par les
gendarmes à cheval du prince, véritable cavalerie d’élite dont la
taille, la tenue martiale et le costume étincelant rappelaient les
cent-gardes.

Au moment de monter en voiture, il y eut une question d’étiquette
très-grave à résoudre. Les deux princes pouvaient-ils se montrer de pair
dans le même carrosse? Carol coupa court à toutes les hésitations en
montant dans la deuxième voiture vis-à-vis d’une dame. L’étiquette sait
se plier à la galanterie, par conséquent la princesse Élisabeth monta
dans la première voiture avec le tzar et deux grands-ducs. Le prince
Carol eut également la société de deux membres de la famille impériale
russe.

Le cortége était devancé d’une trentaine de mètres par le préfet de
police, debout dans un cabriolet, les regards attachés sur l’empereur,
qu’il ne perdait pas de vue. La relégation au second plan, que le prince
Carol s’était imposée, fut regardée comme un signe de vassalité, et cela
déplut. Pourtant, on eut assez de politique pour ne rien changer au
programme; on accabla l’empereur de cris, de fleurs et de bouquets.
L’ancien ministre de la justice, qui remplit de nouveau ses fonctions
avec toute la distinction voulue, M. Statesco, possède sur le _pogo
mogosaï_ une des plus élégantes, des plus coquettes maisons qui s’y
trouvent, dont le premier étage est complétement entouré par un balcon,
du haut duquel une douzaine de dames en ravissantes toilettes firent
pleuvoir sur la voiture impériale un véritable déluge de roses, de
branches de lilas et de jacinthes. L’empereur, assez gourmé, triste même
pendant le trajet, leva la tête et, à la vue des hôtes de M. Statesco,
sa figure s’illumina; il sourit longuement et découvrit ainsi ses
trente-deux dents, de grosse proportion et d’une blancheur frappante. Le
seul incident qui signala cette course triomphale à travers la ville fut
un accident de voiture qui arriva à M. Bratiano, premier ministre
roumain, et à son puissant collègue le chancelier Gortschakoff. Ces
messieurs étaient dans un simple cabriolet, ouvrant ainsi la marche à
trois ou quatre cents voitures de place contenant de simples bourgeois,
des curieux, des touristes désireux de grossir le cortége officiel. Les
chevaux attelés au cabriolet des Excellences prirent le mors aux dents.
Il y eut fracture d’un essieu, mais personne ne se fit de mal. Si les
deux illustres hommes d’État avaient été superstitieux, ils auraient
certainement vu dans cette circonstance un mauvais présage. M. Bratiano
aurait pu au moins y apercevoir un avertissement de l’accident beaucoup
plus sérieux qui lui est arrivé près d’une année plus tard devant le
palais de Cotroceni. En sortant de la résidence d’été du prince régnant,
le premier ministre fut jeté hors de son fiacre, conduit par un _birjar_
ivre, et il resta plus de trois semaines entre la vie et la mort.

Pour en revenir à la visite du tzar à Bukarest, elle dura quelques
heures seulement. On déjeuna hâtivement au palais, tandis que divers
corps de musique sonnaient joyeusement sur la place; puis à deux heures
l’empereur et sa suite repartirent pour Plojesti. Les bons habitants de
Bukarest, qui avaient déjà fait des préparatifs d’illuminations pour la
soirée et qui croyaient contempler à leur aise le tzar à la
représentation de gala annoncée pour le soir, furent surpris de cette
fugue, et ils la supportèrent avec la philosophie de circonstance qu’ils
savent apporter en toute chose. Dans l’intervalle qui va s’écouler entre
l’arrivée de l’empereur et le passage du Danube on vécut à Bukarest dans
une fièvre continuelle, attendant de jour en jour l’annonce que les
hostilités avaient été _sérieusement_ ouvertes. Je me sers à dessein de
ce terme sérieusement, car si les véritables opérations se faisaient
attendre, les menus détails ne manquaient pas. La petite pièce militaire
se jouait avant la grande. Les bombardements par les chaloupes avaient
cessé depuis le double échec de la flottille de l’amiral Hobart-Pacha;
mais messieurs les Turcs envoyaient assez volontiers des bachi-bouzouks,
des arnautes et autres auxiliaires afin de s’emparer du bétail qui
paissait sans songer à mal sur la rive roumaine. Presque tous les jours,
on nous signalait de semblables exploits, et les bulletins officiels
destinés à apaiser la soif de nouvelles du public ressemblaient fort à
un recensement de bestiaux. De temps à autre, on apprenait qu’une barque
ayant à bord des réguliers turcs s’était approchée du rivage et avait
reçu quelques coups de canon. Ou bien on faisait très-grand bruit de
quelques bombes échangées entre Widdin et Kalafat. Tels étaient les
grands faits de guerre qui remplirent le mois de juin.




CHAPITRE X

Les préparatifs de Slatina.--Bukarest pendant le passage du
Danube.--Le bombardement de Giurgewo.--Exagérations.--A
Rustschuk.--Position militaire des Turcs.--Coup d’œil sur la ville
turque.--L’incendie.--Réponse des Turcs.--Panique à Giurgewo.--Une
population dans les vignes.--Départ du tzar pour le Danube.


Avec toute la discrétion voulue, on préparait le passage du Danube,
l’entrepôt central des travaux était à Slatina. On y fabriquait sans une
heure d’interruption tout l’attirail destiné à porter sur la rive turque
les légions du César de Moscou. Aussi, à dix lieues à la ronde, Slatina
ressemblait à un immense chantier, on soudait l’une à l’autre les
parties soigneusement numérotées des petites chaloupes démontées et
amenées de Cronstadt, on construisait des radeaux énormes qui devaient
supporter le poids de toute une batterie d’artillerie, on radoubait les
embarcations de toute espèce et l’on entassait le matériel nécessaire
pour la construction des ponts volants.

Le 30e corps d’armée, désigné selon toutes les apparences à former
l’avant-garde sur l’autre rive du Danube, campait autour du chantier; on
avait embauché dans les alentours tous les ouvriers capables de donner
un coup de main; enfin les marins, reconnaissables à leurs chapeaux de
toile cirée et leurs vestes marquées d’ancres d’or, étaient venus
accompagner le matériel. De la sorte, Slatina était devenu à la fois un
vaste atelier et une sorte de foire militaire et civile. Le général de
Krudener et son état-major, parmi lequel se trouvait le prince de
Leuchtenberg, mort si jeune pendant le cours de la campagne, menaient
joyeuse vie. Les soldats aidaient les ouvriers et suaient sang et eau,
sous la conduite des ingénieurs de la marine et du génie. Les
restaurants étaient sortis de dessous terre comme par enchantement, et
les _cantari_ (tsiganes musiciens) râclaient le violon et la contrebasse
en accompagnant le cliquetis des bouteilles et les soubresauts bruyants
d’un champagne problématique. Le 20 juin, toutes les mesures avaient été
prises pour transférer tout ce matériel à Alexandrie. De cette ville,
qui était reliée à Slatina par une excellente route (une chaussée, comme
on les désigne dans ce pays), on pouvait gagner les bords du Danube en
une demi-journée de marche.

Le dimanche 25 juin, il y avait foule à la promenade de la chaussée, à
Bukarest. Les calèches particulières et les _droskis_ de louage
faisaient queue absolument comme les véhicules de nos élégantes autour
du lac au bois de Boulogne. Le restaurant de _Serestro_, pittoresquement
enfoui dans un massif de verdure, avec les tables groupées, un bel étang
aux eaux bleues, dans lequel on peut pêcher soi-même le poisson destiné
au déjeuner ou au dîner, était encombré d’officiers russes en partie
fine avec les nymphes, rapidement devenues leurs compagnes habituelles.
Au rond-point qui termine la promenade et d’où se déploie le long ruban
de la grande route de Plojesti, des paysans en costume valaque
exécutaient sous les yeux des promeneurs, qui faisaient arrêter leurs
voitures, des danses bizarres mêlées à des exercices de bâton du plus
singulier effet. Dans la ville, toute la badauderie était endimanchée et
tenait ses assises sur les trottoirs de la _Mogosaï_, trouvant beaucoup
de plaisir à échanger ses vues et ses commentaires au sujet des
participants au _corso_. Devant le _café du Boulevard_, la bourse des
fournisseurs était encore plus animée, plus bruyante que jamais, et déjà
les signes d’un commencement de propreté se manifestaient sur les
visages et dans les costumes des traitants, dont beaucoup avaient
débarqué dans une tenue peu faite pour inspirer la confiance. Mais, à
présent déjà, la redingote de bonne étoffe remplaçait le caftan
graisseux, et sur le ventre arrondi les grosses breloques dodelinaient
agréablement. En revenant de déjeuner à Serestro avec quelques
connaissances, je me heurtai, devant le palais du prince, à un jeune
magistrat dont j’avais fait connaissance au «_Cercle de la Jeunesse_».
Son air agité me frappa. «Qu’y a-t-il donc?» demandai-je. «Comment, mais
vous ne savez donc pas? Depuis ce matin les Turcs bombardent Giurgewo,
ils lancent sur la ville des bombes à pétrole, la moitié des maisons
sont réduites en cendres, on parle d’un vrai massacre!» Ces exclamations
me laissèrent un peu incrédule, car bien des fois déjà on avait anéanti
(en imagination) bien des villes et des villages, et éventré des
monceaux de femmes et d’enfants sans défense. La soi-disant destruction
du port de Kalafat, où toutes les maisons, au dire de témoins prétendus
véridiques, avaient été réduites en miettes, où sept cents cadavres,
d’après d’autres témoins non moins véridiques, avaient été enlevés de
dessous les décombres, pouvait servir d’exemple frappant de ces
exagérations.

Je venais de me convaincre huit jours auparavant sur les lieux mêmes que
pas un chat n’avait eu la patte cassée à Kalafat, attendu que toute la
population civile s’était réfugiée dans l’intérieur, et quant aux
maisons détruites, elles s’étageaient coquettement sur le Danube en face
des minarets de Widdin. Quatre ou cinq tout au plus montraient des
traces d’obus peu apparentes. Les autres étaient complétement intactes.
L’imagination s’allume facilement au bruit des premiers coups de canon
et fort heureusement on finit par s’apercevoir après vérification qu’il
y a eu plus de bruit que de mal et plus de fumée que de feu. Pourtant, à
Giurgewo--tout en faisant la part des exagérations--les choses n’avaient
pas eu une tournure aussi inoffensive. Rustschuk, la plus grande ville
de la Bulgarie et la forteresse la plus considérable de ce futur État,
se trouve sur une hauteur qui s’étage en panorama en face de Giurgewo,
la ville roumaine, bâtie dans un creux de plain-pied avec le Danube. Les
Turcs s’étaient très fortement retranchés à Rustschuk. Ils avaient armé
de gros canons les différents ouvrages situés en avant de l’enceinte de
la ville et qui ont acquis une certaine célébrité pendant la guerre de
Crimée. D’autres retranchements également armés avaient été élevés
depuis le commencement de la campagne autant pour défendre la ville que
pour protéger un camp de troupes dont on apercevait sur la hauteur les
tentes blanches rayant à la braie l’opulente verdure des bois et des
vignes. Malgré l’état de guerre, malgré la situation exposée de la
ville, la population très bariolée qui occupe les quatre quartiers de la
ville (bulgare, turc, européen, juif) ne s’était pas éloignée, elle
continuait tranquillement à vaquer à ses occupations sans rien
appréhender de fâcheux. La position anormale se manifestait seulement
par l’interruption de la navigation sur le Danube. On ne pouvait plus
traverser le grand fleuve en kaïk pour faire bombance le dimanche dans
les guinguettes roumaines, et le petit sloop avec sa mignonne cheminée à
vapeur grosse comme l’embouchure d’un trombone ne débarquait et ne
rembarquait plus deux fois par semaine les sacs étroitement ficelés et
dûment cachetés de la poste à destination de Constantinople. Les luxueux
bateaux de la compagnie du Danube ne lâchaient plus leurs jets de fumée
accompagnés de sifflements aigus quand ils paraissaient en vue des
blancs minarets qui distinguent le quartier turc. Mais en somme, jusqu’à
présent, la sécurité des quatre-vingt et quelques mille habitants avait
été complète. Le passage du Danube paraissait excessivement
problématique, il était remis d’une semaine à l’autre et les batteries
russes dont on annonçait la construction le long du Danube ne faisaient
guère parler d’elles.

Ces menteuses illusions ne devaient pas durer longtemps. Le même
dimanche, 25 juin, les ouvrages édifiés dans le plus grand secret et
avec un art réellement merveilleux par le génie russe étaient terminés.
Les principales batteries se trouvaient à Slobozia, un peu sur la droite
de Giurgewo, dans la direction de la route de Sienitza. Autrefois, quand
les Turcs avaient droit de tenir garnison sur certains points
stratégiques de la principauté valaque, ils avaient construit une tête
de pont en cet endroit pour protéger Rustschuk en cas d’attaque. Il eût
été très facile aux Turcs de s’emparer, dès le début de la guerre, de
leur ancienne position et de s’y fortifier solidement avant que les
Russes eussent atteint les bords du Danube; mais les musulmans
laissèrent passer le moment favorable, comme à Kalafat. Les Russes
n’eurent qu’à se servir de l’ancienne tête de pont en retournant les
travaux et en dirigeant l’embouchure des canons du côté du fleuve tandis
que les Turcs auraient pu très facilement tourner leurs pièces contre la
route de Bukarest et mitrailler ainsi tout ce qui se serait aventuré au
delà de certaines limites.

En négligeant d’agir ainsi, l’autorité militaire turque avait commis une
faute des plus graves, et comme ce sont toujours les administrés qui
paient pour les bévues des administrateurs, la population de Rustschuk
allait payer très cher l’incurie et l’imprévoyance du séraskiérat.

Le dimanche 25 juin, le général commandant à Giurgewo rendit visite aux
batteries, constata qu’elles étaient achevées et n’eut rien de plus
pressé que de les essayer. A une heure de l’après-midi des cosaques
parcourent à cheval les rues de Giurgewo, des ordres sont transmis aux
divers commandants des batteries, et un quart d’heure plus tard, le
premier obus tombait sur un toit de Rustschuk. Bientôt les coups se
succèdent à de plus courts intervalles, puis de nouvelles batteries
entrent en jeu, au lieu de quinze pièces qui grondaient au début,
vingt-cinq, trente, puis quarante qui se font entendre. D’abord les
boulets s’égarent, beaucoup tombent dans le Danube, d’autres vont se
perdre dans les vignes. Mais les canonniers connaissent leur métier,
d’ailleurs ils ont eu tout le loisir d’examiner la cible offerte à leurs
coups. Bientôt le tir est rectifié, presque tout coup porte. On s’en
aperçoit par des colonnes de fumée zébrées de flammes rouges qui montent
vers le ciel après l’explosion de chaque obus. L’incendie est partout
dans la florissante cité bulgare, un incendie que rien ne peut éteindre,
car les batteries s’acharnent précisément sur les foyers qu’elles
viennent d’allumer pour empêcher tout secours. En face du panorama de
Rustschuk, à une quinzaine de kilomètres environ en arrière de Giurgewo,
s’élève une colline, celle de _Fratesti_, d’où l’œil embrasse les deux
rives du Danube et domine l’amas des maisons de Giurgewo, dans le ravin,
et les constructions de Rustschuk au même niveau de hauteur où l’on se
trouve.

Rien ne saurait nous échapper de ce belvédère, surtout par une claire
après-dînée d’été toute ensoleillée. On distingue chaque mosquée, chaque
église, chaque konak et jusqu’aux petites baraques décrépites des
_Spanioles_. Ces maisons entourées de jolis jardins sur lesquelles
flottent des lambeaux d’étoffe de toutes couleurs, ce sont les consulats
des diverses nations. Plus bas, presque baigné par le Danube, le
bâtiment de la gare du chemin de fer Rustschuk-Varna profile la boiserie
de ses auvents; un convoi passe devant les hangars; un peu au-dessus de
l’embarcadère, dans les vignes, ornée d’une coquette terrasse, le plus
beau de tous les belvédères possibles, je retrouve l’auberge établie
comme un refuge par la Compagnie de la navigation pour les voyageurs
attardés ou que les caprices du fleuve Danubius forcent à suspendre leur
voyage. C’est un endroit gai et bien planté, tenu par un véritable
enfant de Vienne, d’humeur joyeuse, possédant un «premier garçon» dont
la biographie est un canevas de roman.

J’avais connu l’an dernier M. Schani, de Rustschuk. C’était un renégat
allemand, sorte de bohème international, qui s’était échappé du régiment
où il servait, avait roulé, pendant vingt ans, dans les bas-fonds de
l’Orient, tour à tour policier, soldat, croupier de jeux, pour échouer,
comme cicérone (ou drogman), dans un hôtel où tout est aimable, les
principes comme l’accueil, et où l’on ferme volontiers les yeux sur les
faiblesses des passagers.--Derrière l’hôtel, ce sont des vignes, des
petits bois, des champs, un décor magnifique qui réjouit les yeux et
rayonne dans l’âme.--Des hauteurs de Fratesti, on ne perd rien de tout
cela, et on ne manque pas non plus un seul exploit de l’artillerie
russe. Des petits nuages de fumée,--on dirait de la poussière soulevée
par un tilbury,--indiquent le lieu de départ du projectile. Un nuage
quatre ou cinq fois plus grand indique, au contraire, le terme de la
course, soit que le projectile se soit enfoncé dans quelques amas de
pierres ou de bois, soit qu’il ait fait explosion. Voici que les obus
tombent drus et serrés comme les pommes d’un gros pommier de Normandie
secoué par les mains nerveuses d’une demi-douzaine de gars. Rien,
semble-t-il, ne doit être épargné. Le train, dont un panache de fumée
indiquait tout à l’heure le passage, paraît avoir été coupé en deux par
les projectiles au moment où il allait entrer en gare. Les auvents de
bois prennent feu en quatre places différentes, les consulats
commencent à être troués comme des écumoires, les drapeaux
protecteurs--soi-disant--sont autant de cibles, et si messieurs les
consuls voulaient m’en croire, ils retireraient ces étoffes, car les
officiers d’artillerie connaissent mal le code du droit des gens,--et
même ceux qui le connaissent peuvent céder à la démangeaison, comme un
chasseur en temps prohibé qui se sentirait un revolver dans la poche au
moment où un lièvre débouche du fourré.

Le tour de la petite auberge vient aussi. Tu peux plier bagage, bon
Viennois de Vienne, si on t’en laisse le temps, et toi aussi, digne
drogman, tu peux chercher d’autres voyageurs à _carotter_ et à
convaincre dans ton jargon bariolé de la supériorité des mœurs turques.
Votre saison est finie pour cette année et, je crains bien, pour
toujours, car, depuis cinq minutes, voici le sixième obus qui éclate
dans vos dieux lares. L’orage de fer et de feu crève surtout sur la
ville turque et, réellement, les bombes ont beau jeu dans ces
labyrinthes de petites rues étroitement serrées, encombrées de
constructions de bois qui flambent comme des allumettes. Comment va
s’évader la population qui grouille là-dedans, avec ses harems grillés
et clos, avec les tribus de boutiquiers logeant pêle-mêle dans les
soupentes, avec les cafés où, assis sur des nattes, les jambes croisées
(position peu pratique quand il s’agit de détaler lestement), les
notables de la ville s’abandonnent aux douceurs du _kief_, ou suivent en
rêvant les spirales bleues qui s’échappent du chibouk. Tout cela semble
frappé de la foudre; une proie facile, une proie faite exprès sur
commande pour l’incendie comme une botte de paille. L’incendie, après
s’être acharné sur le quartier turc, gagne aussi le _Ghetto des
Spanioles_, ou Juifs portugais. Ici, les maisons sont encore plus
enchevêtrées que dans le quartier musulman; aussi la part du feu est
plus grande. Voici une heure que ce bombardement dure et, chose
singulière, pas un projectile ne frappe l’enceinte fortifiée autour de
la ville, aucun obus ne mord sur les pierres de taille des forts, ou sur
les terrassements des _blockhaus_, il semble qu’on veuille, du côté des
Russes, ménager à dessein la garnison et les défenses pour faire sentir
à la ville et aux habitants paisibles le poids de la colère moscovite.
Autre singularité! Pendant deux heures, les batteries turques se
taisent; elles semblent, en quelque sorte, reconnaître la politesse de
l’ennemi pour les ouvrages militaires et avoir fort peu de souci de
protéger les pékins variés et leurs bicoques qui se trouvent derrière
l’enceinte. Une ville qui brûle laisse les soldats assez froids! On a
dit plus tard que les Russes, en lançant une grêle de bombes sur la
ville, voulaient détourner l’attention de leurs préparatifs en vue du
passage du Danube; mais cette excuse, alléguée _post-festum_, tout en
justifiant le bombardement de Rustschuk, au point de vue militaire, ne
légitime pas le fait d’avoir choisi pour objectif non pas les remparts,
mais les maisons et les habitants inoffensifs. Est-ce que ce sont ces
derniers, par hasard, qui auraient été capables de se porter au besoin
au secours de la garnison de celle ville? Au reste, la bonhomie du
commandant de Rustschuk ayant cessé sur le coup de trois heures, pour
faire place à des inspirations plus mâles, l’agression russe allait
perdre un peu de son caractère odieux. Les bombes allaient tomber dans
les rues de Giurgewo, en réponse à celles qui éclataient dans les
carrefours de Rustschuk.

Le retard provenait de ce que le pacha avait d’abord télégraphié à
Constantinople pour avoir des ordres. La réponse fut: «Tirez.»

Les premiers projectiles turcs provoquèrent dans la ville roumaine un
véritable changement de décor. Elles éclatèrent sur la grande
place,--bâtie en forme de cirque avec de beaux bâtiments à l’entour et
ayant au centre une tour campanile assez grossièrement construite, mais
excellente comme point de mire. Sur la place se trouvent deux hôtels, un
café et une confiserie. Des tables étaient alignées devant chacun de ces
établissements, et les habitants prenaient tranquillement des
rafraîchissements et des confitures de roses ou de merises
(_dulciates_), en lisant les journaux et en causant politique. A
l’intérieur on jouait au billard. Le son du canon donnait un relief
particulier à ce passe-temps. Que l’on juge de l’effet de l’artillerie
faisant tout à coup rage parmi ces pacifiques consommateurs! Le premier
coup en étendit trois par terre, dont l’un ne se releva plus, puis les
éclats couvrirent d’éraflures les murs des cafés et de la confiserie.
Aussitôt tout se ferma comme par enchantement; les propriétaires des
établissements se réfugièrent dans les caves et les hôtes se sauvèrent
de tous les côtés sans se préoccuper de solder leur écot; on ne pensait
pas à le leur réclamer en un pareil moment! Le sauve-qui-peut gagna
promptement le reste de la population dès que d’autres obus eurent
éclaté dans les nombreuses rues qui conduisent de la place centrale au
Danube. Sur les bords du fleuve, il y a un arc magnifique, le lieu de
promenade de la bourgeoisie aisée de Giurgewo,--la ville est assez
riche, grâce au commerce des grains et au cabotage. A droite, il
existait--peut-être l’a-t-on réédifié depuis--un grand moulin
appartenant à un minotier grec. Devant le parc, une flottille
d’embarcations qui avaient été surprises par la déclaration de guerre et
la menace des Turcs de couler bas tous les navires marchands qui, passé
un certain délai, s’aventureraient encore sur le fleuve, était à
l’ancre. La plupart des obus turcs, mal dirigés, sombrèrent dans la
mâture des embarcations ou dans les environs du moulin; mais la terreur
avait été semée dans la ville. Elle fut d’autant plus forte qu’en voyant
messieurs les Turcs supporter avec patience et sans répondre pendant
deux heures les meurtrières décharges de Slobozia, on s’était bercé de
la singulière illusion que les musulmans n’avaient ni griffes ni ongles.
Le général russe, de son côté, ne contribua pas, et il fit bien, à
rassurer la population; au contraire, il enjoignit à ceux qui restaient
encore de vider l’enceinte de la ville sans aucun retard.

On ne se le fit pas dire deux fois. Les voitures de toute espèce,--et il
n’en manque pas, Dieu merci! dans toute ville roumaine, quelque petite
qu’elle soit--furent prises d’assaut par les fuyards. Les gens riches,
les négociants avaient déjà quitté Giurgewo lors de la première panique,
au début de la guerre, quand on croyait à l’imminence d’un débarquement
turc. Mais il restait la foule de petits artisans, de cultivateurs
bulgares, pour la plupart, des bateliers et cette masse de petites gens
vivant de rien et ne faisant rien qu’on trouve partout en Orient. Toute
cette foule, unie à dix mille personnes, se réfugia dans les bois et les
vignes qui courent le long de la route Fratesti-Bukarest. Des bivouacs
se formèrent pour la nuit, des marchands ambulants circulaient avec des
vivres et des brocs de vin. Rassurés sur la portée des obus qui ne
pouvaient les atteindre dans le lieu où ils s’étaient réfugiés, les
fuyards contemplaient, aux premières loges, le duel à coups de Krupp qui
se déroulait sous leurs yeux. La nuit seule y mit un terme et les plus
courageux parmi les émigrés se risquèrent à rentrer en ville pour y
vérifier les dégâts presque nuls au delà de la grande place, mais la
plupart préférèrent passer la nuit à la belle étoile. Tandis que les
ruines du quartier turc de Rustschuk fumaient, on voyait s’élever en
face, sur la pente de Fratesti, les lueurs des bivouacs des victimes
civiles de la guerre chassées de leurs maisons ou de leurs bicoques. Il
y avait eu quelques victimes aussi bien parmi la population que parmi
les servants des pièces d’artillerie. Un général russe avait été
gravement blessé. On l’avait transporté immédiatement à Bukarest, et
l’empereur, qui déjeunait chez le prince Charles, avait demandé à le
voir. Dans la soirée, le bruit se répandit que ce général était mort.

Voilà ce qui s’était passé à Giurgewo, le jour même où à Bukarest le
tzar faisait ses préparatifs de départ pour le Danube. A trois heures de
l’après-midi, un train spécial chauffait en gare, mais nul ne savait
encore pour quelle destination. Le prince Gortschakoff était au
débarcadère. L’empereur avait avec lui sa maison militaire et, à ses
côtés, le général Ignatieff, qui le couvait des yeux. Le chancelier, en
hostilité ouverte avec le général, était fort peiné de n’avoir pas été
admis à suivre le quartier général. Il reconnaissait, dans son
éloignement, un mauvais tour joué par son antagoniste.

La cloche du départ venait de sonner. Le chancelier s’approcha du
tzar.--«J’attends d’importantes dépêches du cabinet anglais, fit-il, où
pourrai-je les envoyer à Votre Majesté?»

Le regard du comte Ignatieff se fixa avec une expression presque
magnétique sur l’autocrate. «Je ne puis vous indiquer d’adresse _en ce
moment_, fit Alexandre; je vous la ferai parvenir dès qu’il y aura
possibilité!...»

Le général triomphait; il avait réussi non-seulement à éloigner, mais à
isoler son rival. Le prince-chancelier se mordit les lèvres de dépit;
son fidèle et intelligent aide de camp, le baron Jomini, pâlit de
colère. Peu de minutes après, le tzar roulait à toute vapeur pour cette
destination si mystérieuse et le prince Gortschakoff rentrait au
consulat de Russie. Évidemment le passage du Danube allait avoir lieu:
il s’agissait de dire adieu pour quelque temps aux douceurs de la vie
bukarestienne.




CHAPITRE XI

De Bukarest à Sistowa.--En route pour Giurgewo.--La ville
mystérieuse.--Une nuit dans un _wigwam_ de cantonnier.--Le maître de
poste et son collègue le télégraphiste.--Un suicide de soldat.--Une
ville mise à sac.--Giurgewo pendant la guerre.


Le lundi 26 juin le bombardement de Giurgewo continuait toujours[5]. Le
premier train du matin ne partit pas ce jour-là et force fut aux
impatients d’attendre le convoi qui s’éloignait de Bukarest à cinq
heures et qui était _censé_, arriver après sept heures à destination. Je
me sers du mot _censé_ car après avoir fait une vingtaine de fois le
trajet de Bukarest au Danube je ne me souviens pas d’être arrivé une
seule fois sans une heure, deux heures ou quatre heures de retard.
Jusqu’à Fratesti la route se passa sans incident--à moins que je veuille
noter le petit trait suivant.--Avant de monter en wagon, où je trouvai
deux provinciaux roumains, le mari et la femme, j’avais touché à la
_Banque de Roumanie_ une certaine somme en or destinée à subvenir aux
frais de l’expédition dont je ne connaissais pas la durée. Une fois
installé dans le coupé je recomptais les pièces de monnaie avant de les
insérer dans la bourse de soie,--l’ancienne et vénérable bourse de nos
pères que les marquis de la Comédie-Française jettent entre les pattes
de Frontin ou dans le tablier de Marton et qui, tout _rococo_ qu’elle
paraisse à la ville, est indispensable dans un pays où les billets de
banque sont complétement inconnus. La dame roumaine suivait d’un regard
fort mécontent mon petit manége, elle dit d’un air fâché quelques mots
dans sa langue à son compagnon de voyage. Celui-ci répondit d’un ton
très-aigrelet également, et je finis par comprendre que mes vis-à-vis
étaient blessés. Le fait de compter mon pécule était pour eux un acte de
défiance. Je fis de mon mieux pour faire comprendre au couple que je les
prenais l’un et l’autre pour les plus honnêtes gens de la terre et que
je me livrais à une simple opération de calcul bien naturelle.

  [5] Peu de jours avant le 26 juin, le passage véritable du Danube
    entre Simnitza et Sistowa, le corps commandé par le général
    Zimmermann avait effectué sans rencontrer de grands obstacles la
    traversée du Danube à la hauteur de Galatz et campait dans la
    Dobrudja.

Il paraît que mon peu de roumain mêlé de beaucoup d’italien et d’un peu
de français, n’arrangea nullement les choses, puisque madame se montra
de plus en plus froissée et communiqua son mécontentement à monsieur. Ma
foi, je fus tellement agacé et exaspéré même de cette fausse
appréciation de ma courtoisie, que je me fâchai tout rouge et, compris
ou non, je dis, ou plutôt je criai ma façon de voir sur de telles
momeries, en bon français. Devant ce déluge de paroles proférées dans
une langue qui lui était étrangère, la dame susceptible changea de ton,
pâlit comme un linge et précipita les signes de croix comme si elle
avait eu affaire à Satan en personne. Le mari, d’abord décontenancé,
imita les pratiques dévotieuses de sa moitié. Je riais à gorge déployée
de cette complication inattendue, mais qui devait trouver vite un
dénouement, puisque à la station suivante le couple descendit.

A Fratesti la nuit commençait à venir. Nous apercevions du wagon les
hauteurs de Rustschuk. De temps à autre une lueur les illuminait. Parmi
les voyageurs il y eut de violentes discussions, les uns prétendaient
que ces jets de lumières provenaient des canons de la forteresse turque,
d’autres plus prosaïques assuraient que c’étaient tout bonnement des
éclairs de chaleur. Comme on n’entendait aucune détonation, ce dernier
avis me parut le plus rationnel, et il contenait en effet la vérité: on
avait cessé de tirer dans l’après-midi; nous l’apprîmes de la bouche des
aides de camp du prince Carol. Ce souverain avait voulu se rendre compte
_de visu_ des dégâts causés par les obus turcs, il rentrait chez lui
après avoir passé la journée sur les bords du Danube. Nos trains
s’étaient croisés à Fratesti. Pourtant il n’était pas prudent de
s’aventurer dans le périmètre des krupps avant d’être entièrement
rassuré sur les intentions des artilleurs musulmans. Ils avaient tiré
dans la journée sur la gare, et le toit de ce bâtiment était fortement
troué en deux endroits. Sous prétexte de prudence on nous condamna à une
pause de plus de deux heures à Fratesti, le temps qu’il aurait fallu à
peu près pour gagner à pied et sans trop se presser la ville bombardée.
Le seul qui eut à se louer de cette halte fut un ingénieux cantinier qui
débita à d’excellents prix quelques croûtes de pain avec d’atroces
tranches de saucisson, car la faim nous gagnait en même temps que
l’impatience. Enfin à huit heures et demie, quand on put supposer que
les Turcs digéraient leur _pilaf_ sans songer à mal, le train se remit
en marche, mais lentement, avec précaution, comme un fiacre qui suit un
corbillard. On évita de siffler en pénétrant dans la gare--pour ne pas
alarmer les belliqueux voisins.

Ici l’état de guerre se montrait à nous dans toute sa rigueur; on se
sentait aux avant-postes. Tous les voyageurs arrivés par le train durent
passer dans le cabinet du chef de gare où campait pour le moment un
officier de gendarmerie à l’apparence farouche; chargé d’examiner les
papiers de tous les nouveaux débarqués il remplissait ses fonctions avec
toute la sévérité martiale désirable. Son examen ne s’arrêtait pas
seulement aux passe-ports et autres documents,--il s’étendait aux
visages et à la physionomie des gens. Nous pûmes juger ici pour la
première fois de l’effet que produisaient notre photographie et
l’écharpe de 37 francs confectionnée à nos frais. Tandis que les autres
passagers avaient beaucoup de peine à franchir le cap des interrogations
et des examens, les journalistes reçurent carte blanche pour circuler en
ville si le cœur leur en disait.--Seulement nous fûmes invités à rendre
visite le lendemain au commandant de la place.

La gare avec son buffet et ses salles d’attente était pleine
d’animation. Des officiers s’étaient arrangés de leur mieux sur les
banquettes pour y dormir, d’autres discutaient et fumaient en souffrant
beaucoup de la chaleur et des mouches qui nous assaillaient par
centaines. Je reconnus dans l’un de ces officiers mon compagnon de
voyage de Moscou à Jassy, le capitaine K...ff. Ses vœux avaient été
comblés, il était attaché à l’état-major du prince Schafkoskoï; mais
hélas! ses cinquante ans sonnés et une blessure qu’il s’était attirée
dans des circonstances dramatiques, l’empêchaient d’apprécier son
bonheur. Je ne jurerais point qu’il ne regrettât son appartement de la
rue Taitbout et les causeries chez Tortoni.

Une fois hors de la gare,--qui était fermée par une grille,--il fallait
s’avancer à tâtons. L’obscurité qui régnait ici était positivement
égyptienne; par ordre de l’autorité aucun bec de gaz n’avait été allumé
et défense avait été faite aux habitants--il en restait encore
quelques-uns,--d’allumer du feu ou de la chandelle à l’intérieur des
maisons. Giurgewo prenait un aspect funèbre et fantasmagorique; l’_hôtel
de Paris_ et _l’hôtel Bellevue_ qu’on nous avait indiqués comme les
meilleurs de la ville étaient non pas précisément fermés mais
abandonnés--et pour cause: la mitraille y avait occasionné des ravages
notables la veille, et en particulier la jolie vérandah qui donnait à
l’hôtel Bellevue l’aspect d’un aristocratique casino d’une ville de
bains était réduite en miettes. Je laissai plusieurs de mes confrères
chercher dans les décombres un logement problématique et m’en retournai
à la gare pour découvrir un gîte moins rembourré mais moins exposé.
Hélas! toutes les banquettes étaient déjà occupées d’une façon très
_ronflante_. C’est à peine s’il restait une chaise dans le buffet. Un
officier de dragons avec qui je m’étais lié rapidement comme on se lie à
la guerre me proposa de partager son cantonnement. Où se trouve-t-il? A
un quart d’heure d’ici, dans la deuxième cahute de cantonnier. Nous
longeâmes donc la voie du chemin de fer. Mon nouvel ami avait un peu
fêté le champagne et son ivresse faillit nous jouer un mauvais tour. Une
sentinelle nous arrêta avec le _qui vive_ de rigueur. Je me jetai de
côté laissant à l’officier le soin de répondre. Celui-ci ne trouva rien
de mieux à faire sous l’inspiration de la liqueur que de tirer de sa
ceinture son revolver et de l’armer. Fort heureusement je retins son
bras au moment où un jeune cadet muni d’une lanterne s’approchait pour
reconnaître l’individu que la sentinelle avait interpellé! Le jeune
homme parlait bien français, et grâce à l’exhibition de ma
carte-photographie curieusement examinée à la lueur vacillante de la
lanterne la situation très-tendue pendant une minute s’éclaircit
d’autant plus que le cadet ferma charitablement les yeux sur la démarche
titubante de mon compagnon. Pour éviter toute nouvelle aventure on nous
fit la conduite lumière en avant jusqu’au _wigwam_ du cantonnier. Le
surveillant, sa femme et deux rejetons étaient étalés à la belle étoile
au niveau des rails sur des coussins turcs. Ils dormaient comme des
justes et il fallut secouer rudement l’homme pour le décider à ouvrir la
porte de sa cellule.

Je fus, je dois le dire, assez étonné de trouver dans ce réduit une
cuisine avec tous ses ustensiles, un cellier et une chambre avec un lit
assez propre. C’était le logis provisoire de l’officier. Il donna ordre
d’étendre un matelas par terre et je dormis jusqu’à ce que le roulement
d’un convoi militaire qui passa en sifflant devant la cabane m’eût
réveillé en sursaut. Notre hôte qui avait pris position le fanion à la
main sur le passage du train revint vers la petite maison en
gesticulant, appelant au secours et donnant les signes de la terreur.
Comme la dame dans le coupé il se signait avec une rapidité et une
agilité incomparables. Nous nous levâmes à demi vêtus, l’officier de
dragons et moi, et nous aperçûmes sur la voie entre deux rails l’objet
bien légitime de l’épouvante du cantonnier: le cadavre horriblement
mutilé d’un soldat russe. Le corps était entr’ouvert et de larges
flaques de sang ruisselaient sur les habits de coutil blanc. La
casquette avait été lancée à quelques mètres en arrière de cet informe
paquet de chairs saignantes. Telle était l’œuvre inconsciente du convoi
qui venait de passer à toute vapeur. On alla au campement chercher une
civière sur laquelle on mit les débris du malheureux et on les recouvrit
de sa capote en attendant l’arrivée d’un officier et d’un chirurgien
qu’on avait été quérir à Giurgewo.

On crut d’abord à un accident, mais le camarade du soldat qui avait
passé avec lui la nuit devant la cahute du cantonnier raconta que Ivan
Wladimirowisch était horriblement tourmenté par le mal du pays, qu’il
pensait sans cesse à son village et à sa vieille grand’mère et que dans
la nuit même il lui avait arraché le fusil au moment où celui-ci allait
le faire partir avec son pied, le canon appuyé contre la poitrine. Il
s’agissait donc d’un de ces suicides comme la mélancolie qui à la guerre
s’empare du soldat quand il n’est pas tenu en haleine par la fièvre de
l’action en a toujours engendré au début de toutes les campagnes.

Cette révélation renchérit encore sur l’effet attristant de la vue du
cadavre et je me dirigeai rapidement vers la ville. Celle-ci s’était
tant soit peu réveillée de sa torpeur. Les boutiques s’ouvraient
lentement une à une, on apercevait quelques artisans dans les rues
rasant les murs comme s’ils avaient à craindre les éclats d’obus
absents--et enfin, _signatura temporis_, à la porte d’une des auberges
qui la veille avaient été hermétiquement fermées et dont la porte ne
s’était pas ouverte malgré les vigoureux appels à coups de pied et à
coups de poing, deux grisettes de Bukarest coquettement attifées
attendaient--la pitance. Sur la place les confiseries et le café avaient
posé timidement quelques tables, mais on faisait payer les consommations
de suite--eu égard aux fâcheuses expériences qui avaient été faites
précédemment. Enfin des frères Anne en uniforme étaient montés sur la
tour au centre de la place voir si rien ne venait.

Tout d’un coup, une détonation retentit. Le général vient de donner
l’ordre d’ouvrir le feu. Aussitôt, sauve qui peut général. En moins de
cinq minutes, la ville est nette, tout le monde est dans les vignes.

Parmi les habitants chassés ainsi du logis et campant en plein air, une
famille surtout méritait d’attirer l’attention. Elle se composait de
huit personnes, deux messieurs, deux dames, une jeune fille de dix-huit
ans et quatre enfants entre douze et cinq ans. Les papas se
ressemblaient à s’y tromper, d’autant plus qu’ils portaient tous deux la
longue barbe blonde mêlée de poils gris, et que les vêtements étaient
les mêmes. Ils mangeaient si tranquillement, entourés de leur famille,
une volaille froide assaisonnée d’une salade de concombres, qu’on les
aurait crus en partie de plaisir. Ces respectables et très-philosophes
pères de famille étaient tout bonnement le «directeur» du télégraphe et
le «directeur» de la poste de Giurgewo. Le spectacle qui se passait sous
leurs yeux n’avait rien de bien nouveau, puisqu’ils occupaient déjà les
mêmes fonctions, vingt-quatre ans auparavant, lors de la guerre de
Crimée. Alors aussi les boulets turcs les avaient chassés de leurs
habitations. Alors aussi le tir était déjà exclusivement réglé comme le
programme d’une fête champêtre. Silence absolu, complet sur toute la
ligne jusqu’à midi, puis canonnade persistante jusqu’au soir. Chacun
s’enfuyait effrayé à tire d’ailes, et on rentrait au bercail rassuré
pour la nuit. Les choses se passaient absolument de même maintenant, et
les deux personnages aux longues barbes trouvaient philosophiquement que
le cours de l’histoire avait des retours périodiques bien étranges. Le
seul changement au programme de 1854, c’était l’arrivée de nombreux
correspondants anglais qui faisaient leur métier sous les obus, comme
des grognards du plus vieil acabit. L’un de ces messieurs se présentait
au bureau du télégraphe, en même temps que deux obus de très-gros
calibre avaient jugé opportun d’y faire acte de présence; le plafond de
la chambre où fonctionne l’appareil avait été complétement crevassé, et
les boulets commençaient à réduire en miettes les mobiliers. Mais le
reporter anglo-saxon, sans se laisser décourager le moins du monde,
insistait continuellement pour obtenir l’expédition de son télégramme.
Le télégraphiste, qui certes possédait une belle dose de sang-froid,
étant resté à son poste jusqu’à complète impossibilité matérielle, était
tout abasourdi de ce flegme miraculeux. «Ma foi», me racontait-il,
«j’aurais bien voulu expédier le télégramme tout de même. Mais boum! un
nouvel obus casse net l’appareil. Je montrai le dégât à votre confrère,
et celui-ci fit la mine d’un renard attrapé. Nous nous en allâmes, il
était temps, je vous l’assure. A peine étions-nous dans la rue, que le
plancher s’est effondré. Encore quelques minutes de retard, et nous
étions ensevelis tout vifs». Nous passâmes toute une après-dînée
mollement couchés sur l’herbe et racontant des histoires. Le cercle des
auditeurs s’était élargi et nous avions parmi nous un jeune diplomate
hollandais, dont la tournure distinguée, l’uniforme coquet, la casquette
galonnée et la canne surmontée en guise de pommeau d’une pierre
précieuse, avaient déjà attiré mon attention à la gare. L’élégant
Néerlandais assaisonnait sa conversation politico-stratégique d’un petit
doigt de cour à l’adresse de la fille du directeur des postes, qui en
valait certes bien la peine. Et pendant cette causerie sur l’herbe, le
duel d’artillerie allait son train. Vers cinq heures, immense
détonation, des lueurs rouges courent vers le ciel, là-bas, sur les
bords du Danube. Plusieurs projectiles ottomans ont fait mouche
plusieurs fois de suite. Le feu est à un grand moulin, propriété d’un
Grec. L’incendie ne fait que croître et embellir jusqu’au soir, mais à
peine la nuit est-elle tombée, que la canonnade s’éteint comme par
enchantement. Les Russes ont hâte d’aller voir si le «borsch» est à
point, tandis que les Turcs soignent leur _pilaf_. La trêve paraît
assurée, et en effet elle dure toute la nuit.

Peu à peu, Giurgewo s’est habituée au régime du bombardement diurne, on
a pu établir, à quelques minutes près, les heures de la canonnade, et on
a pu délimiter les quartiers où les bombes tombaient et se garer autant
que possible de leurs atteintes. Alors, la majeure partie des habitants
peu aisés est revenue, les boutiques se sont rouvertes, d’abord
entrebâillées, puis tout à fait. Les hôtels, sauf celui de Bellevue, si
impitoyablement saccagé dès le premier jour, ont recommencé leur saison,
et ils n’avaient pas à se plaindre des recettes, car Giurgewo devint une
étape pour les fournisseurs, les convoyeurs et les marchands de toute
espèce, qui allaient de Bukarest aux positions russes sur le Danube et
au delà du fleuve. Bientôt il régna dans cette ville, qui semblait vouée
au fer et au feu, une gaieté soldatesque et brutale. On ne chômait pas
de musiciens tsiganes ni de femmes de composition ultra-facile. Cela
allait même très-loin. A l’entrée de la ville, une manière d’hôtel, dont
la vaste cour encombrée de voitures et de chevaux de toute espèce, et de
toute construction, avait pris franchement des allures de mauvais lieu.
L’encombrement était tel qu’il fallait coucher deux à deux dans les
chambres, et souvent c’étaient les voyageurs qui s’étaient découplés. Le
sabbat régnait toute la nuit, et c’était une chimère de vouloir dormir.
Avant l’aube (on était au fort de l’été), à trois heures du matin, les
chevaux étaient attelés aux véhicules, les cochers juraient, sacraient
et échangeaient des coups de fouet. Les marchands, les fournisseurs et
autres hôtes s’arrachaient aux punaises des lits, réglaient le compte
entre les mains du digne maître, un Grec barbu et majestueux qui, debout
sur l’appui de la balustrade de bois vermoulu qui faisait le tour de son
établissement, regardait partir son monde, comme le capitaine d’une
embarcation surveille l’appareillement de son navire.

Pendant toute la campagne, Giurgewo garda cet aspect bizarre et
pittoresque d’une bourgade de plaisirs au milieu de la bourrasque
guerrière.




CHAPITRE XII

Alexandrie.--Équipage de correspondant.--Rencontre avec l’empereur.--_Te
Deum_ en plein air.--Le passage du Danube.--Simnitza.--Famine sur la
rive droite.--Abondance sur la rive gauche.--Le cantinier Moujik.--Le
colonel Wellesley.--Hussard et Bey.--Sistowa vue par la fenêtre.


Le 29 juin, à dix heures du matin, je tombai à Alexandrie où, m’avait-on
assuré, l’empereur de Russie avait établi son quartier général.
Alexandrie est une bourgade d’un millier de feux à peu près et située à
mi-chemin presque égal entre Giurgewo et Turnu-Maguerelé, les deux ports
principaux du bas Danube roumain. La situation de cette localité, dont
les vieilles maisons sont entourées d’un cercle d’opulente verdure,
semble créée exprès pour y établir le centre des opérations dont le
fleuve devait être l’objet. Des troupes nombreuses, nous le savions du
reste, avaient été dirigées de ce côté depuis quelques jours, mais nous
ne trouvâmes plus que des traces de leur campement: des monceaux de bois
calciné, quelques piquets de tente et des débris de l’_ordinaire_ du
régiment. Mais des troupes, nulle part! La ville était tranquille et
placide; les artisans travaillaient, selon l’usage, sur le pas des
portes; des boutiquiers se croisaient les bras. Le tzar avait traversé
Alexandrie sans y faire de station. Il s’agissait de retrouver la bonne
piste. Si nous atteignions le jour même le campement impérial, nous
serions peut-être à même d’assister au passage du Danube! Le temps de
chercher une voiture, et nous repartons. Mais où trouver un véhicule,
puisque tout doit avoir été réquisitionné pour la suite du prince?

L’embarras serait bien grand sans le secours inespéré d’un confrère
américain qui, grâce à ses moyens, voyage en grand seigneur dans sa
propre voiture ou plutôt son chariot, qui mérite une petite description.
Qu’on se représente comme forme un de ces haquets couverts dont les
maraîchers se servent pour le transport des fruits et légumes à la
halle. Mais la ressemblance s’arrête à la forme, fort heureusement. La
capote ovale est en excellent cuir à l’épreuve des pluies. La caisse est
suspendue de façon à défier les cahots les plus cabriolants. L’intérieur
de la voiture se fractionne en trois parties. La banquette pour le
cocher et le domestique, le siége du maître et d’un invité calculé de
façon que les deux voyageurs peuvent faire la route couchés sur des
tapis et des coussins; le troisième compartiment est réservé aux menus
paquets et provisions de bouche. Les gros bagages, ainsi que les piquets
de la tente que tout correspondant aisé traîne avec lui, sont solidement
attachés à l’arrière du fourgon; enfin, sous le plancher, couvert de
bonnes moquettes, se dissimule une cave-garde-manger contenant des vins,
des liqueurs et des conserves. Cet abîme béant est la ressource des
jours maigres, quand on est condamné à passer par des villages affamés
et épuisés. J’ai connu un correspondant anglais qui avait accumulé dans
la précieuse soute des boîtes de foie gras, des pots de confitures et
des bouteilles de champagne en assez grande quantité pour suffire à la
consommation d’une famille bourgeoise pendant six semaines. Ce véhicule,
élégamment construit et mollement capitonné du haut en bas, mesure
environ trois mètres de long sur deux de large. Il est traîné par quatre
chevaux maigres, secs, nerveux et qui, stimulés par le fouet, filent
comme s’ils possédaient des ailes. Un cheval de selle, tout harnaché,
est en outre attaché par une corde à l’arrière du fourgon. Cette monture
risque d’être enlevée par quelque tzigane assez agile pour couper
rapidement la corde. Aussi le maître de l’équipage regarde souvent d’un
air inquiet par la petite glace percée dans le dos de la capote.

Ah! le bon sommeil que l’on goûte sur le moelleux lit improvisé dans
l’intérieur du fourgon après les souffrances de la nuit précédente, nuit
des plus blanches passée dans cet horrible instrument de torture qui
s’appelle pompeusement la diligence, sans doute pour avoir le droit
d’exiger un ducat par patient! Tout à coup la voiture s’arrête.
Sommes-nous arrivés dans ce désiré village heureux et encore inconnu où
nous devons trouver du _nouveau_! le _nouveau_ que nous cherchons, le
_nouveau_ que réclame de nous le public, qui commence à accuser la
guerre d’Orient du plus grand des crimes,--au point de vue du
journalisme,--du crime d’ennui et de monotonie. La piste était-elle
bonne? avons-nous trouvé l’empereur et sa suite? Pas encore; les chevaux
se sont arrêtés pour souffler un peu et pour boire. La voiture a stoppé
au bord d’une citerne dont le grand bras de bois forme un immense
arc-boutant auquel pend une corde de 10 à 12 mètres de long. On attache
à cette corde un seau de bois, qu’à la force du poignet on fait
descendre jusqu’au fond du puits. Le seau une fois plein, remonte par le
même procédé primitif. L’eau est jaune, saumâtre, souvent boueuse, mais
cela n’empêche pas les conducteurs, une fois que les bêtes sont repues,
de se jeter à leur tour sur le liquide et d’en lamper largement. Comment
s’en trouvent-ils? On prétend qu’ils ont bon estomac; il le faut bien.

Quand tout le monde se fut rafraîchi, nous repartîmes. Je jetai un
coup-d’œil sur le paysage; c’était une plaine d’une platitude fatigante.
On ne perdait rien en dormant. Une nouvelle commotion imprimée au
fourgon par l’arrêt subit des quatre chevaux lancés à fond de train me
réveilla bientôt. Cette fois, nous étions près d’un village. A une
centaine de mètres, des maisons reluisaient au soleil: un bourdonnement
vague et joyeux nous remplit les oreilles, assez bruyant pour permettre
de croire que le village renfermait en ce moment les habitants d’une
ville entière. Pour mieux reposer, nous avions fermé les portières de
cuir qui pendaient, retenues par une embrasse de chaque côté du siége du
cocher. Celui-ci nous parut faire sa partie dans un colloque très-vif.
Après avoir écarté les draperies de cuir, nous nous aperçûmes que la
voiture était entourée par des tcherkesses de la garde particulière du
tzar (_le convoi_). L’un de ces soldats, à l’air très-farouche, et
malgré la chaleur accablante enfoui jusqu’aux talons dans sa longue
redingote de drap d’une lourde étoffe, avait pris les chevaux par la
bride, tandis qu’un autre, la tête couverte d’un immense bonnet à poil,
se disposait à cravacher de son fouet à manche très-court et à nœuds
très-épais le cocher qui poussait des cris perçants et agitait ses bras
comme des ailes de moulin. Nous étions à l’entrée du campement de la
garde particulière. Alexandre II et sa suite n’étaient certes pas loin.
L’ardeur avec laquelle les tcherkesses voulaient défendre à notre cocher
de pénétrer plus avant confirmait cette supposition.

Mon confrère qui parlait un peu le russe se mêla au débat et, en guise
de talisman, il exhiba la fameuse carte-photographie. Mais le charme
n’opéra pas, car le tcherkesse ne cessait de brandir son fouet d’un air
de plus en plus menaçant. Un correspondant anglais n’est pas homme à
échouer près du port. Z. insistait et Dieu sait quelle tournure peu
récréative aurait pris l’incident si un officier parlant le français
n’était intervenu. Il nous apprit la grande nouvelle--qui nous remplit
de dépit: le matin même dès l’aube une division russe avait traversé le
Danube, non pas à Turnu-Maguerelé, mais à une dizaine de kilomètres de
là, à Simnitza. Tout avait admirablement marché. Sistow, une des
principales villes du littoral danubien était entre les mains des
Russes. L’ennemi s’était enfui après une résistance insignifiante.
L’empereur, en apprenant ces heureuses nouvelles, avait donné l’ordre de
célébrer un _Te Deum_ à l’endroit même où il se trouvait au moment où le
bienheureux courrier du grand-duc Nicolas venait de l’atteindre.

Avec une promptitude bien agréable au Dieu des batailles, on avait
dressé un autel improvisé--une planche couverte d’un surplis posée, je
crois, sur deux tonneaux, et un pope à longue barbe soyeuse, la
chevelure aussi blonde et aussi opulente que celle de ses confrères de
Saint-Isaac, officiait très-dignement au centre d’un bataillon carré
composé d’officiers de la garde impériale, tous en très-grande tenue. Un
régiment était massé sur deux lignes se faisant face et derrière la haie
des fourgons et des voitures de la cour quelques paysans avec leurs
enfants, pieds nus, accourus du village le plus voisin, regardaient avec
curiosité. L’empereur n’avait plus rien de cette mauvaise humeur qui
obscurcissait son front chargé de soucis, quand je le vis à
Saint-Pétersbourg; il n’avait rien non plus de forcé et de contraint
comme à Bukarest quand il défilait triomphalement mais défiant à travers
les rues de la capitale roumaine... Ici il rayonnait, il était rajeuni
de vingt ans! Je le vis priant avec ferveur, puis la messe finie, se
tourner vers un des grands-ducs qui était là et l’embrasser
affectueusement. Puis il se mit à parcourir les rangs, l’air se remplit
des notes de la musique militaire soufflant avec rage le chant national
russe mêlé à des hourrahs dignes d’une armée de stentors. Le Tzar, en
proie à une agitation joyeuse, serrait toutes les mains tendues vers lui
et parlait à tous. Il aperçut aussi le groupe formé par des journalistes
et loin de se formaliser de leur présence, il leur demanda pour quels
journaux ils écrivaient.--N’est-ce pas, fit-il, que c’est beau! Quelle
brave armée, il faut le dire à toute l’Europe.

Rendons aux Russes cette justice que la journée était héroïque et
très-honorable pour eux. Elle fut honteuse pour les Turcs et enleva au
vieux Serdar Abdul Kerim tout le prestige dont ce général ventru qu’on
avait pris pour un grand capitaine, avait su bénéficier pendant la
campagne de Serbie. Grâce à son manque de vigilance et à l’incroyable
apathie qui déroutait même les Russes, Abdul-Kerim laissa le passage du
Danube s’effectuer sans qu’il en coûtât plus de six cents hommes aux
Russes, tandis qu’eux-mêmes s’attendaient à sacrifier dix, quinze et
peut-être même vingt mille hommes pour gagner l’autre rive. En somme,
peut-être Abdul raisonnait-il en philanthrope croyant que les _moscows_
passeraient «la grande eau» quand même parce que c’était écrit; en vertu
du _Kismet_, voulait-il verser le moins de sang possible. Le fait est
qu’il était bien tranquille à Schumla, occupé à digérer un bon repas, la
gourmandise était un des péchés mignons du serdar, pendant que
l’avant-garde du général Dragomirow pénétrait en Bulgarie.

C’est en face de Simnitza que ce passage venait de s’effectuer. Cette
petite ville roumaine dont personne ne soupçonnait l’existence il y a
deux ans et qui venait d’acquérir une célébrité historique est à
proximité du Danube. Un canal de la largeur d’une petite rivière baigne
le bas des maisons, mais pour arriver au fleuve, il faut traverser des
terrains vagues, sablonneux, de quatre à cinq kilomètres. Pendant les
grandes inondations ce terrain est à peu près totalement submergé et
Simnitza peut se vanter d’être réellement aux bords du grand fleuve.

La ville elle-même n’a aucun caractère particulier, elle occupe une
assez grande étendue par suite de l’espace qui sépare chacune de ses
maisons assez proprement bâties, dont quelques-unes sont des
constructions de luxe; il y a encore un semblant de château entouré d’un
parc véritable, planté d’ormes magnifiques appartenant à la famille du
richissime banquier gréco-viennois, M. le baron de Sina. La vue est
magnifique, on aperçoit mollement couchée sur le versant d’une
verdoyante colline la première étape de la conquête, Sistowa la ville
prise, toute chaude encore de la lutte. Les blanches maisons aux toits
rougis commencent à grimper pour ainsi dire au sortir du fleuve, elles
montent ensuite en surplombant les unes au-dessus des autres à travers
des fentes des escarpements tantôt clouées aux flancs des rochers
faisant saillie sur de véritables précipices ou groupées par dizaine çà
et là comme des grosses taches de pierre couvertes de mousse, tout cela
entouré de jardins, de massifs d’arbres et de verdure. Nous aurons le
temps d’examiner tout cela en détail, puisque l’état-major nous promet
une autorisation spéciale pour le lendemain, et cette perspective nous
réjouit d’autant plus que ce n’est pas la curiosité seule qui sera
satisfaite. On nous a ouvert l’horizon sur des jouissances
invraisemblables pour l’estomac. Il paraît, des officiers russes revenus
de l’autre côté le racontent du moins, qu’une ou deux auberges turques
sont parfaitement garnies, tandis qu’à Simnitza on manque totalement de
tout. Dans le café du _Cercle_ dont le balcon serait un admirable
belvédère, si l’on voulait suivre les péripéties d’une lutte dans ces
parages, on s’arrache les dernières canettes d’une bière de provenance
archi-douteuse et des confitures d’arrière-réserve, couvertes d’une
épaisse couche de poussière, sont délayées dans une eau saumâtre. De
victuailles, pas la moindre trace. Il existe bien en face de ce café une
gargote à l’usage des rouliers du pays, mais comme il faut passer par la
cuisine pour gagner la salle commune, l’écœurant spectacle qui s’offre à
nous: les rogatons de viande, les têtes de moutons, les détritus de
toute espèce nageant au milieu d’une sauce crasseuse et la vue du
cuisinier, une sorte d’ogre à demi vêtu, à la crinière touffue,
plongeant ses pattes sales jusqu’aux aisselles dans la marmite, impose
silence à la faim la plus canine. Et pourtant il y a des Russes qui
consomment de cette cuisine en forte quantité, car l’ogre-cuisinier ne
cesse pas de tailler les portions. On me signale une ressource
suprême... un cantinier qui vient de déballer avec toute espèce de
denrées et de liquides. O joie! la nouvelle n’est pas fausse! Voici
l’homme! carrure et face de vrai _moujik_, assis sur une tonne vide et
entouré de ballots. Mais hélas, trois fois hélas! il a la consigne de ne
vendre qu’aux officiers, consigne sévère et qu’il n’a nullement envie de
transgresser d’autant plus que les officiers paient bien.

Après bien des supplications--la faim rend lâche--le moujik donna la
solution suivante que nous traduisit un confrère russe.--«Il m’est
interdit de vous vendre, dit ce drôle, mais je ne puis pas vous empêcher
de voler une bouteille et un jambon, tandis que j’aurai le dos tourné,
seulement si vous êtes d’honnêtes garçons, vous me mettrez la somme
équivalente là (il désigna une banquette de bois), je croirai que les
roubles me sont tombés du ciel et ne me plaindrai pas.» C’est ainsi que
nous fîmes. Je pêchai avec la dextérité d’un véritable pickpocket une
fiole de porto qui sommeillait au fond d’une caisse éventrée, mon
compagnon russe subtilisa tout aussi délicatement une tranche
très-respectable de charcuterie. La somme jugée équivalente fut déposée
sur la tablette de bois. Le moujik qui pendant l’opération semblait
très-occupé de la surveillance de son samovar se retourna et comptant
d’un seul coup d’œil les pièces de monnaie: «Heu, heu, fit-il, le ciel
aurait bien pu y ajouter un pourboire.»

C’est de la sorte que nous soupâmes dans la mémorable soirée du passage
du Danube. Pour le coucher ce fut autre chose. J’avais retenu à l’hôtel
(?) du _Cercle_, une sorte de soupente située au premier et unique
étage. Certes il y avait lieu d’être aussi fier de la conquête de ce
campement que de la prise de Sistowa. Il avait fallu enlever le gîte de
haute lutte contre une nuée de prétendants des plus différentes espèces.
Mais enfin la clef était dans notre poche et nous nous acheminions vers
le logis avec la satisfaction d’un homme ayant grand besoin de repos,
assuré de le trouver sous une forme plus ou moins confortable. En
traversant l’immense cour de l’hôtellerie, je marchais dans l’obscurité
sur une foule de dormeurs étendus sur la paille entre les voitures,
chariots et fiacres. Les chevaux attachés quatre par quatre au timon du
véhicule qu’ils devaient traîner broutaient en silence. Une symphonie de
ronflements se dégageait de la double rangée de petites chambres qui
couraient le long d’une galerie de bois. Tout le monde était fatigué,
une seule pièce avait de la lumière. Comme la porte était entrebâillée,
je reconnus, penché sur une table et écrivant, le correspondant d’un
journal anglais. Assis sur le lit, en bras de chemise, vêtu d’un
pantalon d’uniforme anglais, collant, à bande rouge, sur la tête la
petite rondelle de drap que les officiers de Sa gracieuse Majesté
britannique campent si crânement sur leur oreille, le compagnon de mon
confrère M. F. réalisait au maximum le type distingué, gracieux, un peu
efféminé de l’aristocrate anglais. Les traits fins et dégagés, les
contours du cou dessinés comme chez une femme, les yeux langoureux, la
bouche ombragée d’une petite moustache soyeuse et blonde comme la fine
chevelure, gardant comme malgré elle un pli dédaigneux, les mains et les
pieds tout à fait de race: tel était l’attaché militaire anglais, le
propre petit-neveu du grand Wellington, M. le colonel Wellesley.

M. le colonel délégué par l’état-major anglais, pour suivre les
opérations, avait mal débuté à la cour militaire du Grand-Duc. Les
officiers de l’entourage de Son Altesse ne dissimulaient pas le moins du
monde leur aversion pour les Anglais, qu’ils considéraient comme les
alliés moraux et financiers de la Turquie. Le grand-duc, lui-même, ne se
gênait pas pour cacher ses sentiments, et la froideur de son attitude en
présence du colonel Wellesley tranchait très-vivement avec l’accueil
aimable que trouvaient auprès de lui les délégués des autres puissances
et en particulier M. le colonel Gaillard. Un jour il y eut même une
algarade un peu vive. On accusa formellement le colonel Wellesley de
fournir des renseignements aux Turcs. Le général en chef lui refusa
l’autorisation de se rendre au Danube. Il y eut une interpellation au
parlement anglais à propos de cet affront. Mais cette fois l’indignation
fut modérée. L’empereur Alexandre instruit de l’incident arrangea les
choses et cela lui fut d’autant plus facile que le colonel Wellesley
supportait avec la plus grande patience les inintelligentes provocations
dont il était l’objet; à la longue, je m’empresse de l’ajouter,
l’amabilité personnelle du jeune officier finit par lasser la méchante
humeur des Russes. Ceux-là qui l’avaient attaqué le plus passionnément
devinrent ses amis. Mais pour le moment le colonel était quelque peu en
contrebande à Simnitza et en acceptant l’hospitalité de son compatriote
le journaliste, il se cachait presque.

Je souhaitai le bonsoir à ces messieurs et me dirigeai vers mon grenier.
Sur l’escalier je tirai la précieuse clef de mon réduit de ma poche...
peine inutile, la porte avait été défoncée, et sur le lit qui m’était
réservé s’étalait, triomphalement couché, un magnifique officier de
hussards. Dans un coin, par terre, dormait dans le plus simple appareil,
reconnaissable seulement à son fez qu’il avait gardé, un _bey_ fait
prisonnier le matin et qui devait, ainsi que je l’appris plus tard,
repartir le lendemain pour Bukarest avec son collègue russe. Ce dernier
avait réquisitionné et occupé militairement mon refuge.

Cependant, en homme sachant vivre, le hussard ne voulut pas tout à fait
me mettre à la porte. Il me désigna d’un geste éloquent un lit de sangle
dressé dans un coin... Trois dormeurs dans un cabinet où un seul
habitant serait à peine à son aise! Et par une chaude nuit de juin!

De très-mauvaise humeur je sortis de la chambre tâtonnant à l’aventure,
décidé au reste à attendre le lever de l’aurore à la belle étoile, quand
je me heurtai contre une marche, puis contre une seconde, puis une
troisième. Au-dessus de la petite élévation je découvre une porte qui,
dans mes premières investigations, m’avait complétement échappé. Il
suffit d’une poussée,--et me voici dans une salle octogone, de grande
dimension, éclairée par six fenêtres,--dont les vitres à demi cassées
donnent toutes sur le rayonnant panorama de Sistow. Et pour comble de
joie personne dans cet Éden! En un bond je regagne la petite pièce où
ronflent sur nouveaux frais le Russe et son prisonnier, d’une main
nerveuse j’empoigne le lit de sangle et je le traîne avec un bruit de
ferraille, capable de réveiller toute la maison, jusqu’à l’entrée de la
pièce. Me voici installé largement, royalement en face de cette colline
verdoyante et je m’endors avec le bourdonnement du _finale_ du 3me acte
du _Prophète_ dans les oreilles. Seulement au lieu des figurants de M.
Halanzier déguisés en anabaptistes, ce sont des soldats russes qui
entonnent le célèbre chœur

    _A Munster, à Munster,_

Munster aujourd’hui c’est Sistowa!

Le lendemain je m’éveille aux premiers rayons du soleil. O prodige! ma
solitude s’est peuplée. Deux voyageurs dorment roulés dans des
couvertures. La pièce est encombrée de ballots, de caisses, de sacs de
toute espèce. Il règne dans l’air un parfum pénétrant d’éther et de
_collodium_. Un troisième quidam vêtu du costume populaire russe déballe
plusieurs caisses, le samovar chante dans une embrasure. Cet
emménagement a eu lieu pendant que je dormais. Comme dans les féeries je
puis m’écrier: Où suis-je? Tout bonnement chez un photographe, dont les
innombrables caisses contiennent les appareils de différente grandeur.
C’est le praticien lui-même, un particulier à museau de fouine orné de
larges moustaches et agrémenté de lunettes qui a la bonté de m’édifier
sur ce point ainsi que sur son arrivée au beau milieu de la nuit, sur
les recherches vaines d’abord, puis la découverte de ma retraite par le
domestique et l’installation en vertu du droit du dernier occupant.
«Vous dormiez si bien, ajouta-t-il, que si ce n’avait été la nuit, je
vous aurais photographié séance tenante.» Je laissai là le photographe
ambulant et son associé et je rejoignis la petite caravane qui
s’organisait pour aller à Sistowa.




CHAPITRE XIII

A Sistowa et abordage sur la rive turque.--Monographie de la
bataille.--Une ville à sac.--Croix blanche, protégez-nous.--L’agent
du Danube.--Une voiture et un attelage, remplacés par des
diamants.--L’amabilité du tsar.--Retour par le pont.--Scène
musico-militaire.--Campement des journalistes.


Il était à peu près trois heures de relevée quand la petite troupe,
composée des rédacteurs du _Standard_, du _Daily-News_, d’un ancien
officier russe attaché à un journal de Moscou, de votre serviteur et
d’un guide, prit pied sur la rive turque. Le pont construit par le génie
russe, aidé des matelots de Cronstadt, n’était terminé que dans sa
première section; pour traverser le second bras du Danube, il avait
fallu recourir à une forte barque, manœuvrée par une douzaine de rameurs
militaires, mise à notre disposition par le général Schmidt, qui
commandait la construction des ponts. Un simple lieutenant voulut
d’abord nous forcer assez brutalement à rebrousser chemin, mais nous en
appelâmes du saint au bon Dieu, comme dit le proverbe russe, et nous
nous en trouvâmes bien.

Vingt-quatre heures auparavant, les soldats du général Dragomirow
avaient suivi la même route. Ils voguaient sur d’immenses _sleeps_,
sorte de radeaux composés de grandes barques liées les unes aux autres
et couvertes de planches. D’autres embarcations plus petites, mais en
très-grand nombre, nageaient autour de ces sleeps, dont plusieurs
portaient une demi-batterie tout attelée, avec les caissons chargés de
munitions. Grâce à un secret très-bien gardé, mais grâce surtout à
l’indolence presque inconcevable des Turcs,--on a parlé de trahison,--le
matériel de débarquement avait pu être acheminé de Turnu-Maguerelé
jusqu’à Semnitza en une seule nuit, sous la protection d’un bombardement
qui aurait dû bien plus attirer l’attention de l’ennemi que la
détourner. Le matin du 29, quand l’aube commençait à blanchir la chaîne
de petites collines qui encaissent le Danube, l’avant-garde russe
touchait presque la terre turque. Pourtant un détachement de 1,500
hommes environ, avec une dizaine de pièces de canon, campait sur la
hauteur, au-dessus de Sistowa; cette force n’avait pas pour mission de
garder les positions avantageuses, elle se trouvait de passage purement
et simplement.

Quelques sentinelles avaient été égrenées sur le versant de la colline
et se tenaient coites dans les broussailles. La plupart dormaient comme
savent dormir les sentinelles turques, tout debout, appuyées sur leur
fusil.

L’un de ces hommes se réveilla en sentant sur sa gorge le
couteau-baïonnette d’un Russe. Il eut le temps de pousser un cri
d’alarme et de faire partir son fusil avant d’expirer. L’alerte fut
donnée. Le gros de la colonne, qui campait sur la hauteur, prit les
armes, des canons furent mis en batterie dans une redoute, construite de
façon à dominer le cours du Danube. Quelques minutes plus tard, un obus
lancé du haut de cet ouvrage crevait en plein un caisson de munitions.
Hommes, chevaux, canons, tout ce que portait le radeau se trouva
déchiqueté en mille morceaux. Des flammes rouges, léchant atrocement les
débris calcinés du radeau, luttaient contre les premières teintes
pourprées du soleil levant. Pareil accident se reproduisit encore une ou
deux fois; quelques petites embarcations pleines de soldats furent
également coulées bas, mais les hommes se sauvèrent à la nage. Les
pièces turques étaient trop peu nombreuses et leur tir pas assez
certain, pour gêner sérieusement la descente. Il y eut quelques pertes,
on y était préparé. Nous grimpâmes, non sans peine, en cueillant des
fleurs sauvages aux broussailles et en nous retournant de temps à autre
pour admirer ce panorama, par la même route que durent escalader pas à
pas les troupes du général Dragomirow, ces grenadiers à qui le chef
avait demandé avant l’embarquement: «Avez-vous bien mangé, enfants?» et
les enfants ayant répondu que oui: «Eh bien, vous _digérerez_ (il dit un
autre mot bien plus militaire) en Turquie!»

Il fallut du temps et des efforts pour escalader ce rocher. Les Turcs
s’étaient portés dans le contre-bas et, commodément abrités derrière les
ronces et les buissons, ils dirigeaient sur les assaillants un feu
roulant des plus nourris. Heureusement pour les Russes, la position des
tirailleurs turcs, tout en les abritant eux-mêmes, nuisait
considérablement à la justesse de leur tir, les officiers étaient
résolus, les troupes obéissaient et les commencements favorables du
débarquement avaient donné bon courage à tous. On avançait donc pas à
pas, mais on avançait. Le mouvement de va et vient des radeaux n’avait
pas discontinué, des renforts arrivaient, de cette manière la redoute,
qui renfermait les huit canons, put être prise après un engagement
sanglant, mais assez bref. Des arbres abattus çà et là, un buisson
complétement calciné, deux ou trois cadavres oubliés, marquaient à nos
yeux les étapes de la lutte. Une baraque de bois adossée à la redoute,
bâtie en demi-lune, avait été complétement éventrée; dans le fortin les
ouvrages avaient encore un peu souffert, mais ils existaient encore;
deux grosses pièces de canon, précipitées violemment de leurs affûts,
gisaient par terre. Une masse de munitions qu’un de nos compagnons
reconnut pour s’adapter à d’excellents Sniders, était répandue sur le
terrain de la lutte.

Depuis la redoute située au sommet de cette colline d’où l’œil plonge
assez avant dans la vallée valaque jusqu’à l’entrée de Sistowa la route
est bordée de petites maisons de campagne turques la plupart de
construction très-modeste mais toutes entourées de jardins
convenablement entretenus dans lesquels dominent les longues plantes
grimpantes, les lierres, les lianes, les vignes sauvages, les plants de
melon et de citrouille qui forment devant les portes d’entrée composées
de barreaux mal joints une véritable barricade de verdure. Rien de plus
frais et de plus riant que l’aspect extérieur de ces masures enfouies
dans le sein de la terre d’Orient, rien de plus triste et de plus
désolant que le spectacle intérieur de ces habitations. Toutes sans
exception ont été pillées de fond en comble, toutes sont désertes. On
comprend de suite pourquoi les habitants s’étaient enfuis: dans la
première de ces maisons en cherchant quelque épave curieuse au milieu
des débris de tout genre qui jonchent le sol recouvert par-dessus tout
d’une couche très-épaisse de flocons de laine et de paquets de crin, un
des nôtres touche du pied le cadavre d’une femme, d’une vieille Turque
âgée de soixante-quinze ans au moins, à la figure lugubre, étrange,
véritable Hécate ottomane. Sans doute la malheureuse avait voulu
défendre ses nippes et ses hardes; on l’a fait taire pour toujours avec
un grand coup de sabre qui lui a balafré la figure en entamant quelque
peu le crâne. Partout l’aspect qui s’offre à nos yeux est le même. Les
palissades en bois figurant les murs de clôture ont été arrachées en
plusieurs endroits, les auvents ou jasliks qui servent de chambre à
coucher aux hommes, ces poétiques dortoirs qui vous permettent de rêver
aux belles étoiles quand le ciel des nuits est vraiment bleu d’azur
constellé d’argent, sont remplis de débris disparates. Les bahuts
oblongs couverts de peintures baroques dont les Turcs se servent pour
renfermer leurs objets précieux sont enfoncés à grands coups de poings
et lacérés à coups de sabre, les nattes qui remplacent les lits sont
sens dessus dessous avec les lambeaux d’étoffes, de vêtements et de
tapis coupés avec la dague, enfin le signe incontestable auquel on
reconnaît que des perquisitions hâtives et avides ont été pratiquées par
des artistes experts dans cette matière, ce sont les coussins et les
matelas de divans éventrés qui se retrouvent partout. Les praticiens en
question savaient fort bien que ces accessoires, remplaçant en Turquie
le classique bas tire-lire de nos campagnes, servaient de cachette au
pécule et à l’argenterie. Je ne sais si sous ce rapport le butin avait
été satisfaisant; en revanche les cosaques ont manqué une fort belle
occasion de se perfectionner dans l’étude des langues orientales. Les
faubourgs de Sistowa devaient être peuplés de lettrés s’il fallait en
croire les innombrables feuillets de livres turcs, arabes ou chaldéens
qui jonchaient le parquet. Ce butin scientifique avait été dédaigné, les
pillards s’étaient bornés à entailler les couvertures de peau de chagrin
pour s’assurer si des ducatons n’avaient pas été insérés dans les
parois, et à fouiller d’une main fiévreuse les feuilles pour vérifier
s’ils ne recélaient pas des billets de banque. Des _Corans_
parfaitement, même richement reliés traînaient négligemment par terre.
Nous en emportâmes quelques-uns comme part de butin plus ou moins
légitime. Un peu plus loin les amateurs pouvaient compléter leur
collection de petits souvenirs de Sistowa en achetant--pas trop cher aux
marchands, d’aimables cosaques du Don--des tapis, des ustensiles, des
fusils damasquinés, des tchibouks et tout ce qui manquait en général
dans les maisons que nous venions de parcourir.

Les Turcs sont des _curieux_, et beaucoup de ces babioles eussent fait
le bonheur d’un antiquaire. La mosquée à l’entrée du quartier turc de
Sistowa offrait un spectacle fait pour mettre la mort dans l’âme de tout
vrai croyant. Les dalles ordinairement luisantes de propreté sur
lesquelles les fidèles s’agenouillent les pieds nus, avaient subi les
dernières dégradations, la trace des souillures était trop récente et
probante. Les bizarres petites lampes de couleur, assez semblables aux
verres qui figurent avec abondance dans les fêtes de la banlieue
parisienne, avaient été brisées, les murs venaient d’être couverts de
croix de toute dimension et de dessins grossiers; enfin la chaire, du
haut de laquelle l’ulema adressait aux disciples de Mahomet des paroles
enflammées contre les _Moscows_ était occupée au moment où nous y
entrâmes par deux dragons russes attelés après un fort flacon
d’eau-de-vie qui se dressait sur le rebord de ce comptoir sacré.

Le spectacle était absolument identique dans les deux autres mosquées de
la ville turque. Celle-ci était complétement déserte, les échoppes
rangées sur une seule ligne (toute la partie musulmane de Sistowa se
compose d’une rue très-longue) étaient fermées ou converties en
campement et en écurie. De marchandises il ne restait pas de traces, pas
plus que d’êtres humains. Quand les troupes turques furent débusquées de
la redoute qui couronne la colline, elles se replièrent--en
désordre--sur la ville et cherchèrent à y organiser une défense suprême.
Elles comptaient sur le concours des habitants musulmans que la loi
oblige de prendre les armes en pareil cas. Mais la population turque
avait pris le parti du sauve-qui-peut, suivant l’exemple donné par le
gouverneur. Ce digne personnage, réveillé par le bruit de l’artillerie,
se souvint avec à-propos qu’un _giaour_, le chef de station de la
Compagnie de la navigation du Danube, M. Stancu, possédait les meilleurs
chevaux à la ronde.

Le _Caïmakan_ envoya par conséquent le commandant des zaptiés
(gendarmes) chez M. Stancu le _prier_ très-poliment de lui _prêter_ son
attelage et la petite calèche de voyage dont l’agent se servait dans ses
tournées. Pour aider la bonne volonté de M. Stancu, le commandant des
zaptiés se fit accompagner au port par quatre gendarmes, solides
gaillards armés jusqu’aux dents. M. Stancu vit bien que toute
protestation serait inutile, il s’exécuta le cœur gros, car il tenait
beaucoup à ses jolis chevaux et à la calèche fabriquée chez un des
meilleurs faiseurs de Vienne. Mais s’il souffrait comme propriétaire, il
était heureux comme patriote bulgare de savoir que le pays allait être
délivré du satrape détesté de l’endroit. Il se doutait parfaitement de
la destination vraie de son équipage. Au moment de partir, le commandant
des zaptiés s’aperçut que les chevaux n’étant pas complétement dressés,
il fallait un cocher expert pour les conduire. Le domestique de l’agent
du Danube fut mis en réquisition, il dut monter sur le siége et faire
son office--le révolver sous le nez. C’est ainsi que le Caïmakan de
Sistowa quitta son poste, fuyant vers Tirnova et suivi de la totalité
des habitants musulmans. Un vieux Cadi (juge) en caftan solennel, coiffé
d’un turban majestueux et aimant à passer ses doigts effilés dans les
longs plis de sa barbe soyeuse, était resté après la bataille comme seul
spécimen des 15,000 musulmans de Sistowa; le bonhomme demeurait
tranquillement dans sa maisonnette et comme il n’avait fait de mal à
personne on ne l’inquiéta point.

La grande place où se trouve le _Konak_ du gouverneur, bâtisse sans
caractère, entourée d’un jardin, sépare la ville turque de la ville
bulgare. De l’autre côté de cette place c’est la vie après la mort. Les
boutiques sont ouvertes; je remarque parmi celles-ci deux pharmacies
très-confortablement installées et dont l’une possède même de grands
globes de verre de couleur _à l’instar_ des officines parisiennes. Ce
n’est pas seulement dans les romans de l’école réaliste que les
pharmacies de province sont des nids à cancans politiques. Les fortes
têtes de Sistowa se réunissent aussi chez le Homais du cru pour s’y
entretenir des événements de la veille et discuter les dernières
décisions du gouvernement russe. Les fortes têtes étaient coiffées du
fez, un couvre-chef adopté même par les chrétiens à cause de sa légèreté
et de sa commodité. Seulement pour se distinguer des disciples du
Prophète, les Bulgares avaient recouvert leur fez d’un petit capuchon
blanc sur lequel ils avaient appliqué une croix, la même croix qui avait
été tracée à la craie sur les boutiques bulgares afin de les préserver
des griffes crochues et avides du cosaque.

Parmi les notables venus dans le petit magasin du pharmacien, on me
désigna M. B....ff qui venait d’être désigné pour remplir les fonctions
de gouverneur de ce _sandjak_. M. B....ff avait fait, l’année
précédente, un voyage de propagande à travers l’Europe pour intéresser
les cabinets, mais surtout les journaux, à la cause bulgare et aux
souffrances de ce peuple réellement victime alors de la rage sanguinaire
des Bachi-bouzouks. M. B....ff avait fait preuve de la plus grande
énergie et d’une ténacité à défier tous les obstacles et toutes les fins
de non-recevoir qu’on lui opposait. Il se multipliait dans les bureaux
de rédaction, dans les endroits où il courait la chance de rencontrer
les personnages influents pour glisser sans en avoir l’air et au bon
moment quelques nouvelles historiettes sur la barbarie turque et les
atrocités des Circassiens, qui faisaient ensuite le tour de la presse.
Aujourd’hui l’agent occulte est dans les honneurs, et il médite
d’organiser rapidement à la slave les districts confiés à son
administration. Un autre commensal de l’apothicaire est ce même agent du
Danube dont le Kaïmakan turc avait emprunté avec si peu de cérémonie
chevaux, voiture et cocher. Pourtant l’agent, un petit homme aux traits
intelligents, décidés, et aux allures pleines de bonhomie, rayonnait de
joie. Le matin même de ce jour, mémorable pour Sistowa, le tzar de
toutes les Russies, accompagné de deux grands-ducs, du général Ignatieff
et de sa cour militaire avait franchi le fleuve dans un grand
canot-amiral richement tapissé et déployant fièrement au gouvernail un
immense drapeau de soie. Sa Majesté avait abordé juste en face de la
maison appartenant à la Compagnie de navigation, le canot touchant barre
au ponton qui dans les temps calmes sert d’embarcadère aux touristes des
steamboats. Tous les officiers formaient la haie en grand costume sacré,
offrant au César _blanc_, au César libérateur, le pain et le sel de la
bienvenue. Derrière le port, une députation des chrétiens de Sistowa
attendait dans une attitude contrite. M. Stancu était à leur tête et il
avait à côté de lui sa fille aînée, une très-agréable brunette de
dix-huit ans qui remit avec une révérence digne du meilleur pensionnat
un magnifique bouquet au souverain. Escorté par les officiers et les
Bulgares, Alexandre II avait monté la côte très-abrupte et horriblement
pavée qui relie le port de Sistowa à la ville. M. Stancu, qui possédait
une jolie maison dans le haut de la ville, supplia le tzar de s’y
reposer quelques instants. Alexandre accepta cette offre et le
bienheureux agent racontait à qui voulait l’entendre les détails de la
visite impériale. Elle eut, du reste, pour cet excellent homme dont
l’obligeante hospitalité ne s’arrêtait pas aux empereurs, puisque les
journalistes en détresse de logement trouvèrent chez lui un gîte
agréable pour eux et une écurie pour leurs chevaux, des résultats
solides.

Deux jours plus tard, un aide de camp de Sa Majesté arrivait à Sistowa
chargé de remettre à M. Stancu un riche cadeau pour sa fille aînée, une
parure de brillants dont la valeur dépassait celle de la calèche et des
deux chevaux. Outre l’écrin, l’officier laissa comme trace de son
passage dans l’agence du Danube une médaille en or de grande dimension
frappée à l’effigie du tzar. C’était un souvenir personnel pour M.
Stancu.

La ville chrétienne offrait le plus frappant contraste avec le quartier
turc si cruellement ravagé. Les échoppes, les boutiques étaient
ouvertes; et parmi ces dernières, il y en avait de grandes, car Sistowa
ne compte pas moins de 40,000 habitants. Des _marketenders_ russes
avaient installé des débits dans des maisons abandonnées; les cafés (il
en existe quatre ou cinq dans la grande rue) regorgeaient de
consommateurs civils et militaires, et dans le bas de la ville nous
trouvâmes un dîner très-confortable, plantureusement arrosé de vin de
Rustschuk, à l’hôtel de l’agence du Danube, sur lequel flottait avec
fierté un immense drapeau autrichien déployant ses plis au vent. Par
exemple, nous ne trouvâmes plus d’eau de seltz; les officiers russes
venus avant nous avaient tout absorbé, soit loyalement en siphon, soit
sous les espèces de champagne non authentique. Comme il y avait deux
bonnes heures de route à faire,--si on ne voulait pas se presser,--pour
regagner notre campement à Simnitza, et que nous tenions à rentrer avant
la nuit, nous ne tardâmes pas à nous mettre en route. Nous jetâmes
encore un coup-d’œil sur cette ville si carrément bâtie à pic; nous
comptâmes les grandes barques à grains immobilisées dans le port par la
déclaration de blocus, et enfin nous allâmes aux nouvelles. Elles
concordaient toutes; on ne voyait plus de Turcs nulle part. Les
suppositions les plus autorisées refoulaient les détachements qui
avaient défendu Sistowa jusqu’à quarante lieues, à Tirnova, convertie en
place d’armes. En tout cas, on ne redoutait aucun retour offensif, et on
considérait la conquête comme bien définitivement acquise. Cette opinion
était partagée par les officiers de marine et du génie qui venaient
d’achever la construction des deux ponts. A première vue, l’ouvrage
paraissait remarquable; on considérait comme un effort surhumain d’avoir
relié ainsi deux rives du Danube en dix-huit heures; seulement, si
l’admiration de confiance est une belle chose, la critique, et surtout
la critique comparative, jette toujours des ombres sur les meilleurs
tableaux. Pris en lui-même, ce pont improvisé devait frapper
l’imagination, mais il était bien insuffisant, bien débile, bien
vacillant, si on le comparait aux travaux de cette espèce par lesquels
s’illustrèrent les ingénieurs américains pendant la guerre de sécession
et les Prussiens dans leur dernière campagne. Les inconvénients
nombreux, les défauts de la construction de ce pont ne devaient pas
tarder à éclater, plus tard, quand les convois commencèrent à passer
composés de 2 à 300 voitures, dont les premières étaient arrivées non
sans peine dans le haut de Sistowa, tandis que les dernières roulaient
encore tranquillement le long de la route qui conduit de Simnitza au
Danube. Ceci, dira-t-on, est chose naturelle; on ne peut pas, d’un
premier jet, fabriquer un pont sur lequel passent des équipages deux ou
trois de front. Soit; mais au moins un pont doit-il être construit assez
solidement pour ne pas exiger toutes les deux heures en moyenne une
réparation au tablier qui arrête pour une heure, sinon davantage, tous
les transports. Cela arriva très-souvent et fit écrire dans un moment de
dépit par un correspondant anglais à son journal que l’armée russe
n’avait pas un ingénieur capable de boucher le trou d’un pont.
L’appréciation était sévère, mais injuste. Les ingénieurs y répondirent,
du reste, en établissant encore deux autres ponts parallèles beaucoup
plus larges et beaucoup plus solides qui furent les grandes voies de
l’invasion.

Les journalistes en résidence provisoire à Simnitza occupaient une
agréable petite maison de campagne meublée à l’européenne et pourvue
d’un certain confort. MM. les Anglo-Américains avaient installé dans la
cour leurs chariots, les chevaux étaient pittoresquement groupés sous la
surveillance des valets, véritables malandrins très-fieffés, bulgares ou
croates qui cherchaient à grappiller autant que possible sur la
nourriture des bêtes et sur celle des hommes. Ces _officieux_ étaient de
pires aventuriers, et il fallait évidemment accepter les petites
capitulations de conscience que l’état de guerre vous impose pour que
leurs maîtres provisoires répondissent moralement de ces serviteurs de
hasard à l’état-major. Parfois l’accord entre la partie ordonnante et la
partie obéissante était violemment troublé; c’est ainsi qu’une nuit un
correspondant américain, M. K., qui avait déjà passé bien des petits
méfaits et des _carottes_ considérables à son Bulgare, le surprit en
flagrant délit de vol. L’aimable filou domestique se voyant découvert
avait tiré un couteau et se disposait à en jouer. Fort heureusement K. a
des muscles solides: se jeter sur le Bulgare, lui enlever le couteau et
le gratifier d’une correction manuelle comme un boxeur émérite de race
anglo-saxonne est seul capable de l’appliquer, fut l’affaire de quelques
minutes. Un coup de pied dans le bas des reins mit le sceau final à
cette bonne leçon dont le domestique put faire son profit ailleurs, car
au lieu de le livrer à la police locale ou à la police russe, K.
l’envoya se faire pendre où il voudrait. Le joyeux Boyle, du _Standard_,
s’en remettait à son fidèle _intendant_ du soin de rosser d’importance
le palefrenier ou le cocher, et ma foi, cet intendant s’en acquittait
tout aussi ponctuellement et avec autant de conscience que de ses autres
devoirs.

Le correspondant de _la Gazette de Moscou_, M. T., un ancien officier de
la garde, avait engagé un des nombreux skopcis (mutilés) qui
fonctionnent comme cochers, à Bukarest. Impossible de trouver un être
plus bavard, plus déplaisant, plus vantard que cet Abeilard volontaire.
Quand son maître était pressé il mettait ses chevaux au petit pas, et
s’il rencontrait un paysan ou des soldats en marche, c’étaient des
conversations sans fin, malgré toutes les supplications de T., qui ne se
fâchait jamais, ayant pour son skopci l’indulgence systématique que les
Russes professent pour ces sectaires.

Depuis trois jours, T. ne savait ce qu’étaient devenus, ni l’automédon,
ni la voiture, ni les chevaux. Il les demandait à tous les échos
d’alentour; ce fut seulement après trois fois vingt-quatre heures que le
brave skopci montra sa figure blême et jaune, ses yeux glauques et son
air très-rogue. Il avait flâné à l’aventure--il ne put jamais dire où,
jacassant à tous les coins de la route et sans se soucier le moins du
monde de son maître qui l’attendait. Au surplus il avait perdu un
cheval, et répondit par une bordée d’injures aux observations presque
amicales de T.

Un vieux confrère italien à barbe de fleuve très-blanche et vêtu en
toute saison d’un mac-farlane qui cachait pittoresquement des loques
fort pittoresques, avait engagé comme page un jeune cultivateur, nommé
«Damian», petit drôle très-sournois, à mine de cafard, vêtu d’une
défroque de garde national, pêchée Dieu sait où. Avec ses allures de
nigaud il faisait très-fortement endéver son patron. Celui-ci passait la
moitié du temps à le chercher dans les villages en l’appelant sur un ton
dolent: _Da-mian, Da-mian_; mais _Da-mian_ ne répondait guère, occupé
qu’il était à pourchasser les beautés rustiques. Le bon Canini prenait
ce penchant pour «le sexe» avec la philosophie d’un érudit. «Que
voulez-vous, s’écriait-il, Tacite raconte déjà que les anciens Daces
étaient très-voluptueux.» Ce Damian du reste avait en Bulgarie, du côté
de Rakovitza, sur la route de Plewna, une manière de ferme habitée par
une innombrable famille, la sienne, présidée par un digne patriarche à
blanche toison et où les petites filles aux jambes nues, et une
demi-douzaine de porcs grouillaient avec une familiarité des plus
touchantes.

_Da-mian_ voulait absolument conduire l’équipage de son maître (une
charrette de rencontre bourrée de paille) dans son Éden rustique, il y
parvint enfin beaucoup plus tard, il est vrai, juste un jour où j’étais
en excursion avec M. Canini. Je vous assure qu’on nous fit fête et qu’en
dépit de tous les motifs que j’avais de pester contre ses lubies et ses
caprices, je proclamai Damian un brave garçon--ce jour-là, en le voyant
si heureux et si orgueilleux de produire sa famille. Mais le roi des
originaux parmi ces écuyers tranchants et cavalcadours était celui de M.
Ph. B..., un journaliste parisien, qui s’était composé un équipage des
plus singuliers avec un grand char à bancs attelé de deux mules
mignonnes, nerveuses, courant la poste, et de deux excellents chevaux.
Le tout très-proprement astiqué et gentiment harnaché. On entendait de
loin sur les routes les grelots des mules et on pouvait rêver de grande
dame brune d’Andalousie, voyageant selon les vieilles traditions de sa
province. Or, le conducteur chargé de gouverner les quatre bêtes était
un Français ancien militaire, quelque peu colonel de la Commune, employé
aux haras du prince Bibesco et que B. pêcha je ne sais trop comment à
l’instant où la réquisition des chevaux venait de disperser l’écurie du
prince parmi les _Rossiori_ et les _Calarash_.

Le citoyen Oscar était donc à pied, ce qui était bien dur pour un homme
de cheval, et les dieux savent s’il se vantait assez de connaître à fond
tout ce qui concernait la «partie» hippique. Il pouvait, à l’entendre,
apprécier un poulain dans le ventre de sa jument, et quoique doué d’une
compétence très-restreinte en matière d’orthographe, il parlait à tout
venant de son futur ouvrage qui allait causer une révolution dans le
monde du sport.

B... à qui on avait donné l’adresse s’en vint trouver ce phénix des
écuyers dans un faubourg de Bukarest pour traiter de l’embauchage. Il
trouva assis, sur le seuil d’une petite maison de bois avec verdure, les
coudes appuyés sur le dossier de sa chaise placée sens devant derrière,
une manière de Don Quichotte, long comme une perche, maigre comme un
hareng, aux traits anguleux, très-bilieux de teint, des petits yeux de
chat, et pour compléter sa ressemblance avec le chevalier de la Manche,
les moustaches à pointe sous le nez et la virgule au menton.

Après beaucoup de cérémonies le marché se conclut. Oscar jura ses grands
dieux que jamais il n’aurait consenti à servir comme _domestique_, ce
qu’il en faisait c’était par amitié pour B... (qu’il n’avait jamais vu).
Le lendemain à l’heure du départ il se présente habillé en jockey de
courses--grosses bottes à revers, culottes de peau de daim serrant ses
membres étriqués et une veste de couleur voyante richement brodée;
pourtant il avait remplacé la casquette bicolore par une coiffure
blanche d’officier. Deux revolvers étaient pendus à la ceinture.

B... recula à cet aspect. L’_ami-domestique_ prit ce mouvement pour de
l’admiration. «Hein, fit-il, croyez-vous que nous allons faire de
l’_épate_ sur les Russes.» B... réussit non sans peine à décider son
écuyer à quitter au moins la veste de soie et à la remplacer par une
tunique de toile blanche à boutons de métal. Quand B... montra à Oscar
la place sur le siége du char à bancs en lui disant de conduire il
essuya un refus complet. «Me prenez-vous pour un cocher, sacré n...!»
dit l’aimable Don Quichotte ne manquant pas une occasion de jurer à tour
de langue.

Il se hissa sur le timonier et conduisit l’équipage _en daumont_,
n’abandonnant jamais l’allure qu’il avait choisie, le triple galop, au
risque de briser la voiture et de casser les membres de son patron.
Quand il fallait s’arrêter pour faire boire les chevaux aux citernes
c’était une véritable scène de comédie. Oscar descendait de son cheval
et se promenait les bras croisés. «Eh bien! disait B..., tirez donc le
seau.»

«--Vous me prenez pour un palefrenier! répondait-il. Faites boire vos
rosses vous-même!» Il finissait cependant par céder mais en jurant plus
haut que jamais qu’il agissait ainsi pure grandeur d’âme. Dans les
endroits où l’on faisait halte soit pour manger soit pour dormir, Oscar,
qui remplissait aussi les fonctions d’intendant-courrier de B...,
trouvait toujours moyen de provoquer un scandale pour quelques
_gologans_ (pièces de dix centimes), ameutant le village et forçant
presque toujours les autorités à intervenir. Il fallait alors lui
arracher le revolver des mains et même l’asperger d’eau fraîche pour le
calmer.

Un jour B... eut la fantaisie de vouloir marcher un peu le long de la
route pour se dégourdir les jambes. Ceci déplut à son «domestique», qui
lança l’attelage au triple galop de sorte que le maître dut marcher cinq
ou six heures à pied avant de joindre son tyran. Aussi, en présence de
toutes ces expériences, les vieux praticiens du métier évitaient de se
faire du mauvais sang et laissaient leurs domestiques agir à leur guise.
Dans les cas pressants et où il fallait jouir de son libre arbitre ils
abandonnaient en arrière dans un endroit sûr cocher, palefrenier, valet
et voitures, choisissaient un bon cheval et s’en allaient à l’aventure
où il leur fallait se rendre.

Nous passâmes deux jours à Simnitza, dans l’attente d’événements
ultérieurs qui ne se produisaient pas. En revanche, toute la journée et
jusque bien avant dans la nuit, le défilé des troupes de toute arme, des
convois, des batteries d’artillerie, ne cessait pas. Plus de cinquante
mille hommes passèrent ainsi devant la villa Ipsilauti, avant de
franchir le pont. Les musiques des régiments faisaient halte devant le
quartier impérial et jouaient des airs variés, accompagnant le défilé
des pelotons. Ces représentations musicales étaient du plus grand effet.
Je me souviendrai longtemps, par exemple, de l’exécution harmonieusement
parfaite et tout à fait appropriée aux circonstances de l’air des
_Soldats de Faust_, joué par l’orchestre monté d’un régiment de dragons.
On aurait juré que Gounod n’a écrit cet air que pour accompagner ainsi
le torrent de la conquête se déversant sur un pays.

Chaque régiment qui passait soulevait un nuage de poussière
très-intense. Comme il faisait une chaleur torride, et que les
compagnies d’arrosage ne figuraient point dans les bagages de l’armée,
cette poussière s’amoncelait tous les jours davantage, au point de
former un voile des plus opaques qui entourait les maisons, les arbres,
les baraquements. Malgré le soleil radieux qui brillait au-dessus de nos
têtes, nous y voyions aussi peu qu’à Londres au mois de novembre, quand
les plus forts brouillards règnent sur la Tamise. Il y avait véritable
péril de se faire écraser par les estafettes et cavaliers qui
sillonnaient les rues pour les besoins du service.

La petite colonie de journalistes restait chez elle le plus possible. On
égayait les loisirs par des discussions interminables sur les événements
et sur la politique. L’antagonisme des Anglais et des Russes éclatait
avec violence. Notre ex-officier de la garde russe s’emportait, criant
et déclamant pour la plus grande gloire de la cause slave. Le colonel
Brackenbury, du _Times_, une figure de soldat pleine d’énergie et
d’expression, qui avait fait ses preuves avec une vaillance hors ligne
dans la guerre des _Ashantees_, était le partenaire habituel du Russe,
opposant tout le flegme britannique à la fougue emportée du slave.
Vaincu sur le terrain de la polémique, le Russe voulut au moins se
rattraper sur un autre qui lui était plus familier. Il remplit un verre
de vin de la plus forte eau-de-vie de _wutka_ et le vida d’un trait.
«Eh, eh! messieurs les Anglais, en feriez-vous autant?» dit-il en
raillant. Sans souffler un seul mot, le colonel de Sa gracieuse Majesté
tendit avec le geste du plus correct gentleman un verre d’égale capacité
que celui de son partenaire, et il lampa lentement en le savourant
l’atroce mélange. Le moscovite se leva et serra avec émotion la main de
son adversaire. «Les Anglais ont du bon», dit-il... «mais leur politique
est infâme», conclut-il. L’élément romanesque était représenté dans le
wigwam de la presse par un Écossais pur sang à longue barbe rousse
descendant jusqu’à la poitrine et doté d’une abondante chevelure. Tout
en couvrant des quarantaines de feuillets de sa _copie_, l’Écossais
donnait des souvenirs, parfois même une larme à sa femme, ses boys et
même ses grands chiens restés là-bas, au cottage en Écosse, et dont il
portait les portraits. Il y avait du _Laird_ et de l’Ivanhoë dans ce
compatriote de Walter Scott. Nous avions du reste un Walter Scott au
naturel parmi nous, M. K***, l’Américain qui m’avait accordé
l’hospitalité dans sa carriole. Lié par un traité à son journal, il
devait avoir achevé dans un temps donné un roman de mœurs. Il avait
emporté ses notes comme s’il allait à la campagne, et pendant que le
canon tonnait autour de lui, il mariait Tancrède avec Clarita, décrivait
les péripéties d’un duel ou traçait d’une plume alerte une aventure de
turf et de coulisse.

Enfin, nous avions aussi parmi nous les deux rois des reporters, M.
Forbes, aujourd’hui dans l’Afghanistan, qui faillit laisser sa peau en
Turquie, et ce brillant et infortuné Mac-Gahan qui l’y laissa vraiment.
Mac-Gahan pouvait avoir trente-cinq ans, c’était un beau garçon,
vigoureux, solidement bâti, de manière à défier toutes les fatigues et à
se jouer de toutes les privations. Gentleman adonné au sport, il se
plaisait même au milieu à faire montre d’une élégance peut-être un peu
affectée. Sa tenue était toujours extrêmement recherchée, et c’est sur
une vareuse de soie rose qu’il portait la croix de Saint-Stanislas. Il
avait gagné cette décoration à Khiva où, unique reporter, il s’était
engagé à la suite du général Kaufmann. Aussi était-il très-lié, quoique
Anglais, avec une foule d’officiers supérieurs russes, le général
Ignatieff l’avait particulièrement pris en amitié. C’est sous
l’inspiration du général qu’il avait parcouru l’année dernière les
districts de l’insurrection bulgare en commissaire enquêteur bien plus
qu’en journaliste, et c’est de sa plume que sortirent ces descriptions
d’un réalisme pittoresque, ces énumérations d’exécutions, de massacres,
de pillage qui occupèrent le Parlement anglais et furent la base des
meetings contre les _atrocités turques_. Mac-Gahan ne ménagea pas ses
forces pendant la campagne de Bulgarie. Il fut toujours aux avant-postes
mêlé aux vedettes des cosaques et se souciant très-peu des balles.
Aucune, en effet, n’était fondue pour lui, mais après avoir été déjà mis
sur le flanc pendant plusieurs semaines par une chute de cheval dans les
Balkans, il succomba à une attaque de choléra ou de dyssenterie à
Constantinople même où il pénétra après l’armistice.

Son compagnon Forbes, que ses domestiques et les fournisseurs appelaient
avec une honorable opiniâtreté «monsieur le colonel» avait tout
bonnement atteint le grade de sergent-major dans les highlanders. Il
avait gardé quelques vestiges du vieux sous-officier bon enfant, mais
grognon, et surtout _dur-à-cuire_. Il s’était véritablement formé au
métier des armes en reportant militairement.

Après la guerre de 1871, Forbes suivit les campagnes d’Espagne contre
les carlistes, la guerre de Serbie, et fit entre temps le voyage des
Indes avec le prince de Galles. C’était après tout, un très-aimable
compagnon, très-simple, très-modeste, et surtout d’un sang-froid
superbe. Il ne connaissait ni fatigues ni périls quand il s’agissait
d’aller dénicher une nouvelle. Il est resté quatre jours de suite à
cheval presque sans manger et sans s’accorder de repos. Aussi eut-il la
bonne fortune de donner personnellement au tzar les premiers
renseignements sur les combats homériques dans la passe de Shipka, il
avait devancé tous les aides de camp de Sa Majesté. Pendant ses voyages
et ses campagnes il avait cueilli un assez grand nombre de décorations
dont il portait les rubans en sautoir sur sa veste de coutil qui
s’accordait très-bien avec sa figure hâlée, bronzée et ses mains
noircies par l’impitoyable soleil. Les heures passaient vite dans la
société du _wigwam_ des journalistes, mais comme pour le moment il ne
pouvait y avoir que de la poussière à recueillir à Simnitza, je dis
provisoirement adieu à la petite colonie et m’en retournai à Bukarest.




CHAPITRE XIV

Retour à Bukarest.--Un bain sur la route.--Les amours d’un lieutenant et
d’une diva.--Histoire d’un troupeau qui jeûne.--Le prince Gortschakoff à
Bukarest.--M. le baron Jomini.--Les _Gradinas_ concerts.--Aventures
d’une figurante.


La campagne en Valachie est superbe à la fin de juin. La moisson dorée,
d’une richesse inouïe, couvre de ses gerbes d’or les immenses plaines et
en dissimule heureusement la nudité et la monotonie. Une abondance
incroyable de fleurs des champs d’une taille colossale vient s’épanouir
en taches rouges, bleues et vertes sur le fond pâle des blés. Les
plantations de maïs, vertes et touffues, ressemblent à des forêts en
miniature. Des melons, des courges, des pastèques poussés spontanément
s’étalant à la disposition du passant comme ailleurs les mûres des
haies, attestent à chaque pas l’exubérance de ce sol. Les paysans, vêtus
d’une longue chemise blanche serrée à la taille qui leur descend
jusqu’aux pieds, entortillés dans des sandales antiques; les paysannes,
habillées de la robe de coton, à la bordure bariolée, les jambes nues,
éveillent des réminiscences gréco-classiques.

On est frappé surtout de la pureté, de la correction des traits chez ces
simples ruraux; la race s’est maintenue intacte. J’ai souvent rencontré,
dans mes excursions à travers la Valachie, marchant à côté de ses bœufs
attelés à une lourde charrette qu’il piquait de l’aiguillon de temps à
autre, un villageois à longue barbe et à cheveux blancs magnifiques,
digne de figurer dans un Léopold Robert et que nos meilleurs artistes
eussent certainement payé fort cher comme modèle. Le tableau idyllique,
que j’eus sous les yeux immédiatement après être sorti de Simnitza,
était complété tous les quarts d’heure par la vue de buffles noirs d’une
taille énorme, aux magnifiques cornes blanches, accroupis dans la vase
jusque par dessus les épaules. Jamais je n’ai vu d’expression de
béatitude plus complète que chez ces bêtes enfouies dans la saleté.
Saint Benoît Labre, l’apôtre de la vermine, ne trouverait pas de
disciples aussi fidèles et convaincus parmi les abonnés de l’_Univers_.
Ces marais vaseux sont généralement à proximité des grandes citernes où
les bouviers et les charretiers font boire leurs bêtes.

Vers midi, la chaleur étant devenue intolérable, je fus pris d’une idée
qui peut paraître singulière, mais que les circonstances justifiaient
pleinement. Je voulus me régaler d’une bonne douche d’eau de puits.

Pendant le trajet, je m’étais déjà mis à l’aise passablement dans la
voiture; en un clin d’œil je fus débarrassé du reste des vêtements, et
mon cocher faisant office de baigneur, avait vidé sur mon corps
plusieurs seaux d’eau. Ma précaution avait été, il est vrai, jusqu’au
point d’explorer l’horizon pour me convaincre que cet exercice
d’hydrothérapie n’offusquerait aucune pudeur. A droite et à gauche,
personne; pas de voyageur sur la route; dans les blés, quelques paysans
beaucoup trop absorbés par leur moisson pour se déranger. Aucune
indiscrétion n’était à craindre. Hélas! trois fois hélas! au moment où
en poussant un soupir de satisfaction, je montais sur le marche-pied de
mon fiacre pour me rouler dans ma couverture de voyage en guise de
peignoir, un tourbillon de poussière me déroba le paysage; j’entendis un
grand bruit de chevaux et de roues: une escorte de cavaliers entourant
deux voitures passa à fond de train devant la citerne, pas assez vite
pourtant pour empêcher les tcherkesses et les personnages assis dans les
calèches de s’étonner et de ricaner du spectacle que leur offrait ce
baigneur sur la grande route. L’empereur était parti la veille de
Simnitza pour Fratesti afin de se rendre compte _de visu_ du
bombardement de Rustschuk, et il s’en retournait au quartier général.

Après cinq minutes, le véhicule, qui m’avait servi de cabine de bain,
redevint une voiture de voyage, et mon _birjar_, ayant rencontré un
camarade qui faisait la même route, engagea avec lui un pari sur la
vitesse de leurs chevaux. Alors commença une course furibonde, insensée
dans laquelle la vieille guimbarde risqua vingt fois de culbuter en me
rompant les os. Mais rien ne pouvait arrêter l’ardeur des deux
champions. Depuis le matin, mon automédon avait maintenu l’attelage de
ses cinq chevaux dans une allure des plus modérées, nous trottinions
bien doucement et à toutes mes représentations, le _birjar_ répondait
uniformément en invoquant la nécessité de ne pas tuer ces pauvres bêtes,
bien pauvres, en effet! puisqu’elles n’avaient que la peau jaunâtre sur
les os. Mais, stimulé par le désir de devancer son rival, le _birjar_
excitait les malheureuses rosses du geste, de la voix et du fouet; il
les suppliait, les injuriait, leur promettait tantôt du sucre, tantôt la
damnation éternelle; enfin il fit tout ce qui était humainement possible
pour les assommer. Mais, ô prodige! ces bêtes, qu’à leur apparence
j’avais rangées parmi de misérables carcans, prirent leur essor au
quintuple galop. La débilité n’était qu’apparente, entre la peau et les
os il y avait des muscles.--Nous allions comme le vent, à telle enseigne
que nous arrivâmes à Giurgewo une heure avant le départ du train pour
Bukarest. Mon _birjar_ était tout fier d’avoir gagné la partie, car son
collègue avait été contraint par le voyageur, un fournisseur moldave qui
ne tenait pas à verser, à modérer son trot. _Ecco Rustschuk_, me dit
joyeusement le cocher en me montrant les blancs minarets de la ville
dont nous étions séparés par le Danube seulement.

Les villes ont la vie dure, quelques journées de bombardement ne
suffisent pas pour en venir à bout. D’après les descriptions verbales et
les relations écrites, on aurait pu croire que Rustschuk avait été
complétement réduit en capilotade. J’eus la preuve du contraire;
certainement des dégâts sérieux avaient été causés et le seraient
encore.--Les artilleurs, la mèche allumée, attendaient les ordres dans
les bastions de la batterie de Slobozia. Mais, enfin, si l’intérieur des
maisons avait souffert, les pans de muraille de Rustschuk étaient
conservés à la future principauté bulgare.

En déjeunant dans la salle d’attente de Giurgewo, je fus abordé par un
jeune homme d’une vingtaine d’années, très-mince, très-élancé, et
portant le costume d’un régiment d’élite, les uhlans de l’impératrice.
Je le reconnus immédiatement pour le comte M..., fils de famille portant
un très-grand nom et même proche parent d’un ministre. M... avait depuis
peu une liaison avec une _vétérane_ de la galanterie internationale,
excellente artiste dramatique, du reste, et qui, depuis dix ans, joue
les _Schneider_ à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Odessa, à
Constantinople et ailleurs avec un succès tel que sa réputation
théâtrale, dans ces parages, lutte avantageusement avec ses triomphes de
femme galante. Mlle Cara, ou la Cara, comme on l’appelle plus
familièrement, venait d’achever une brillante saison à Odessa comme
premier rôle et directrice du théâtre Français.

Là, sa liaison avec le jeune M... s’était ébauchée et c’est pour être à
la portée de sa plus récente conquête qu’elle avait transporté son camp
volant à Bukarest. Après six semaines de paradis, des ordres de marche
séparèrent les tourtereaux, le jeune lieutenant dut rejoindre son
régiment aux extrêmes avant-postes, sur le Danube, laissant son Ariane à
l’hôtel Hughes où elle ne tarda pas à être sollicitée par une foule de
distractions présentées par une foule de tentateurs. La Cara aurait pu
fournir au tzar des renseignements avérés sur les cadres de son armée.
Elle a des amis dans tous les grades et dans tous les régiments. Les
vieux maréchaux à chevrons, couverts de blessures et de décorations, en
parlent en se tortillant leurs grosses moustaches grises et en clignant
malicieusement des yeux. Le _cadet_ de grande maison fraîchement éclos
de l’école militaire prononce ce nom d’un petit ton fat qui a l’air de
dire: «Oh! je ne suis pas si enfant, je la connais!» Admirablement
bâtie, fort élégante, suffisamment spirituelle, bonne fille dans
l’intimité entre Parisiens et camarades, mais sachant toujours garder ce
_décorum_ que les Russes exigent des courtisanes en renom, quitte à
grossir d’autant le tribut, la Cara représente très-dignement dans le
nord de l’Europe l’école des Marion Delorme et des Ninon de Lenclos qui
se perd très-heureusement chez nous. Elle ne cachait pas qu’elle voyait
dans l’attachement inspiré au jeune M... les moyens de faire une fin
brillante et enviée. Ce n’était pas la première fois qu’un prince russe
épousait une actrice.

Pour le moment M*** était complétement pris. L’image de son enivrante
maîtresse ne le quittait pas, il passait des journées à lui écrire de
longues lettres dans un français très-poétique et les nuits de garde,
tout en explorant à la tête de son peloton les bords du Danube il
songeait à la délaissée sans se soucier des Turcs et des espions. N’y
tenant plus, il avait,--tout bonnement,--déserté pour vingt-quatre
heures. Il courait à Bukarest s’assurer de l’amour qui remplissait sa
vie au point de dominer ses devoirs de soldat. L’étourdi risquait
simplement d’être fusillé si on s’apercevait de son absence;
l’intervention de son oncle le ministre eût été impuissante à paralyser
l’action de la justice, car il ne s’agissait de rien moins que de
désertion devant l’ennemi. J’essayai de représenter au malheureux jeune
homme les dangers qu’il courait, mais

    Amour, quand tu nous tiens, adieu prudence.

Je dus donc assister M*** dans sa quasi fuite. Grâce à la complaisance
du chef de gare je pus l’introduire sur le quai de départ où le train de
Bukarest était déjà rangé, avant les autres voyageurs parmi lesquels se
trouvaient des officiers qui auraient certainement reconnu M***. Je fis
bonne garde à l’entrée du coupé répondant à tous ceux qui faisaient mine
de vouloir y pénétrer: «C’est complet, c’est complet.» La ruse
réussit--jusqu’à Fratesti la seconde station.

Au moment où le train allait se mettre en marche la portière du wagon
s’ouvrit brusquement et un officier d’apparence plutôt bonasse que
belliqueuse, porteur de lunettes et à l’air excessivement effaré, sauta
dans le compartiment avant qu’il fût possible de l’arrêter. Je ne fus
pas rassuré--ni M*** non plus. Mais le nouvel arrivant avait trop à
s’occuper de ses propres affaires pour se mêler de celles des autres.
Attaché à l’intendance, il était chargé de pourvoir à la nourriture de
huit mille bœufs et de trois mille chevaux parqués autour de Fratesti.
Mais pour ouvrir les magasins de fourrage il fallait la signature d’un
général pour le moment à Bukarest. C’est cette précieuse griffe que le
nouveau voyageur allait chercher. Il était temps, les bêtes n’avaient
pas mangé depuis la veille! La conversation qui portait d’abord sur les
difficultés paperassières que suscitait l’administration à chaque
instant, prit bientôt une tournure plus frivole. «En tout cas, dit
l’officier, je ne suis pas fâché de faire un petit tour à Bukarest, cela
distrait, on s’y amuse énormément; il paraît qu’il y a des _cocottes_,
des chanteuses, on parle entre autres de la Cara. Quelle femme! quelle
femme!»

On suppose si M*** était à la torture en entendant parler aussi
cavalièrement de son idole qu’il avait placée sur le piédestal à l’usage
des très-jeunes hommes épris de femmes très-mûres. Il put à peine
dissimuler son dépit et quelques mouvements de nerveuse impatience.

Je voyais le moment où l’imprudent allait trahir son incognito et se
jeter sur son vis-à-vis. Je pris alors le parti de me lancer dans une
digression historique interminable sur un vieux couvent dont nous
apercevions des fenêtres du wagon, les immenses bâtisses ornées de
clochetons byzantins. L’officier visiblement surpris de l’érudition que
je manifestais avec tant de volubilité écoutait en écarquillant les
yeux. M*** se calma. Nous entrâmes en gare à Bukarest avec les deux
heures de retard réglementaires. L’officier d’intendance en cherchant sa
feuille de route dans son portefeuille poussa un cri de désespoir. «S...
n... D...! exclama-t-il, j’ai oublié le bon sur mon bureau! Mes bœufs et
mes chevaux ne mangeront pas encore demain!»

                   *       *       *       *       *

Depuis le passage du Danube par l’armée, la chancellerie d’État russe
s’était installée dans l’hôtel du consulat de Russie, un bâtiment de
moyennes proportions dont la cour d’entrée était fâcheusement déparée
par une grande grille portant sur le faîte un immense aigle de fonte, à
deux têtes, aux ailes déployées. En arrière du bâtiment se trouve un
grand jardin qui vous donne l’illusion d’une villégiature. Le baron
Stuart, consul de Russie, l’entremetteur actif, ardent et habile du
traité d’avril, s’était volontiers mis à l’étroit pour abandonner la
plus grande partie du logis au plus élevé dans la hiérarchie, le prince
Gortschakoff. Les deux aides de camp politiques du vieil homme d’État,
les barons Jomini et Frederik se contentaient d’une chambre pour tout
gîte.

J’avais fait à Saint-Pétersbourg la connaissance de M. le baron Jomini.
Je m’autorisai de cette présentation pour frapper de nouveau à la porte
de ce diplomate qui, par la maturité de son jugement, par son assiduité
au travail, par sa science profonde des hommes, était, depuis des années
la cheville ouvrière de la chancellerie russe.

Je reçus de la part de cet homme distingué un accueil bienveillant qui
restera l’un des souvenirs les plus précieux de cette excursion en
Orient. M. de Jomini est d’origine Suisse, puisqu’il est fils du célèbre
tacticien qui fit cruellement expier à Napoléon Ier les dédains et les
rebuffades dont ce grand capitaine, si mal élevé, se plaisait à régaler
son entourage. M. de Jomini a gardé de ses origines un léger accent
vaudois qui donne encore plus de sel à son attrayante conversation.

L’extérieur est celui du diplomate selon la formule, à la fois grave et
élégant, quelque chose du juge d’instruction et du grand propriétaire,
du gentleman et de l’observateur sceptique. Dans l’intimité, la gravité
se replie un peu sur elle-même et l’on trouve en face de soi un causeur
merveilleux maniant la langue en artiste consommé et trouvant toujours
le mot le plus juste pour définir une situation ou un homme. Si la
Russie était un État parlementaire M. de Jomini compterait certainement
parmi les orateurs les plus brillants du parlement pétersbourgeois. Il
se contente aujourd’hui de faire preuve d’un talent de styliste hors
ligne dans la rédaction des notes émanant de l’office russe. Chaque fois
que les exigences de la situation rendent la publication d’une de ces
dépêches nécessaire, les gourmets littéraires se demandent qui donc a
gardé ainsi, dans toute leur pureté, les grandes traditions classiques
de cette langue de la diplomatie à la fois élégante, précise, pleine de
vigueur, que maniaient si bien ses créateurs, les Torcy et les Choiseul.
Aussi les dépêches signées Gortschakoff font sensation, sous ce rapport,
depuis vingt ans, dans les chancelleries.

La situation de M. le baron Jomini, à la cour de Russie, était assez
particulière au moment de la guerre. Deux courants s’agitent autour de
l’empereur et se disputent les fonctions publiques ainsi que les hautes
dignités de l’État; le courant slave représenté par les Russes
autochtones des anciennes provinces dont le centre fut à Moscou, et le
courant Allemand représenté, non pas par des véritables Allemands de
l’empire immigrés en Russie, mais par les _Baltes_. La politique des
Slaves est à la fois nationale, religieuse-orthodoxe et avec cela
révolutionnaire; celle des Allemands est conservatrice, pacifique avec
une légère nuance libérale. Les Slaves sont des novateurs qui voudraient
tracer à la Russie une ligne de conduite tout à fait en dehors des
traditions et des exigences de l’équilibre européen; personne ne sait
s’ils ne rêvent pas de placer la croix de Saint-André sur toutes les
cathédrales d’Europe comme sur l’_Haja Sofia_ de Stamboul; les Allemands
au contraire cherchent à assimiler autant que possible la Russie aux
autres États européens en maintenant les us et coutumes de la diplomatie
et en obtenant par des moyens pacifiques et légaux cet agrandissement de
l’immense mère-patrie que les Slaves sont toujours prêts à poursuivre
les armes à la main.

Les opinions des Slaves se composent d’un mélange d’absolutisme et de
nihilisme assez difficile à définir, les Allemands sont bureaucrates et
beaucoup d’entre eux accepteraient volontiers une constitution. Dans
l’entourage immédiat de l’empereur, ainsi que dans toutes les hautes
régions gouvernementales où le contact existe, la lutte entre les deux
éléments prend un caractère personnel très-violent. Toutes les inimitiés
qui, dans d’autres pays trouveraient un exutoire dans les débats du
Parlement et dans les polémiques des journaux, tournent dans la sainte
Russie en intrigues de coterie et souvent de boudoirs. A première vue le
gouvernement russe constitue un ensemble homogène, il se présente en
ligne comme une compagnie de grenadiers Preobrajenski un jour de parade;
en réalité, tous ces ministres, ces généraux, ces aides de camp se
jalousent, se dénigrent à qui mieux mieux et intriguent les uns contre
les autres. La vie au palais n’est qu’une conspiration perpétuelle,
surtout quand le maître du lieu n’est pas taillé en Neptune capable de
rétablir l’ordre à coups de trident et de cravache. Nicolas savait faire
rentrer à plusieurs mètres sous terre toutes les clabauderies, d’un
froncement de sourcil olympien.

Pour être à l’abri de ces intrigues et de ces luttes frivoles qui
paralysent l’action rapide et efficace du pouvoir, le prince
Gortschakoff ne tolère autour de lui ni Slaves, ni Allemands-baltes. Il
a composé son état-major diplomatique d’un Bavarois, M. Hamburger, d’un
Belge, le baron Frederik, et d’un Suisse, celui qui nous occupe, M. le
baron Jomini. S’entendant d’une manière suffisante, liés d’amitié tout
en ayant les uns pour les autres le respect hiérarchique voulu (par sa
situation, M. de Jomini est bien au-dessus de ses collaborateurs), ils
forment, autour du chancelier, une garde dévouée et d’une fidélité
inébranlable à laquelle il doit certainement en grande partie d’être
resté au pouvoir malgré toutes les mines, tous les complots, toutes les
tentatives des Schouwaloff, des Ignatieff et autres.

Dans ces derniers temps, l’étoile du chancelier avait pâli. C’est contre
son gré que la Russie était sortie de la phase pacifique et
diplomatique; de même qu’il avait extrait des circonstances favorables,
sans qu’il en coûtât à la Russie (non pas un écu, c’est vrai), mais un
homme, l’abrogation partielle du traité de Paris, le prince espérait
parvenir à la suppression complète de ce pacte sans causer de nouvelle
perturbation en Europe, achevant ainsi sans verser le sang la tâche
qu’il s’était proposée en 1856 et encadrant sa carrière politique entre
ces deux faits: Signature contrainte d’un traité,--abrogation solennelle
dudit traité. Le courant slave l’emporta. Dans un pays parlementaire,
Gortschakoff aurait dû se retirer du jour où l’élément belliqueux et
révolutionnaire avait eu le dessus. Il resta. «Ils auront encore besoin
de moi», dit-il, en qualifiant sévèrement les étourderies, préméditées
d’ailleurs, de ces messieurs de Moscou.

Pour le moment le courant Ignatieff triomphait et il triomphait
brutalement, célébrant sa victoire par un manque complet d’égards pour
le vieil homme d’État et son entourage. Différents petits faits le
prouvaient et montraient que cette hostilité pleine de dédain pour
l’élément civil avait gagné aussi les subalternes.

Je me trouvai un matin après l’une des premières batailles heureuses en
Bulgarie, au consulat de Russie. On avait déposé dans le vestibule, en
attendant de les expédier par le train du soir, quatre ou cinq drapeaux
turcs solidement attachés et dont l’étoffe était recouverte d’un
fourreau de toile cirée. Deux tcherkesses montaient la garde auprès du
trophée, tandis que l’officier qui les avait amenés du champ de bataille
et qui devait les escorter en Russie faisait viser son passeport à la
chancellerie du Consulat. Le consul général de Russie, M. le baron
Stuart, montra justement sa figure fine, aiguë et spirituelle, il
traversait le vestibule pour se rendre dans son cabinet. Frappé par la
vue des drapeaux, il demanda à l’un des tcherkesses de défaire le
fourreau afin de montrer les trophées au prince Gortschakoff. Le
tcherkesse commençait à défaire les nœuds qui retenaient le fourreau,
quand l’officier survint et l’apostropha brutalement, l’accablant d’un
déluge de malédictions, le battant presque. «Mais, capitaine, intervint
le diplomate, pour justifier le pauvre cavalier qui restait tout
interdit, je voulais montrer ces drapeaux à Son Altesse.»

«Je m’en moque, répliqua le rustre à épaulettes, je m’en moque, j’ai la
consigne de ne pas déballer les drapeaux et je ne les déballerai pour
personne.» Le consul s’éloigna rongeant son frein, et le tcherkesse dut
refermer de nouveau le paquet. Voilà où en étaient les relations entre
l’élément civil et l’élément militaire. Chaque fois que M. le baron de
Jomini me recevait dans l’unique pièce qui lui servait à la fois de
chambre à coucher, de cabinet de travail et de réception, de salle de
bain et d’atelier de peinture comme en témoignaient quelques aquarelles
qui séchaient contre les fenêtres, sa première question était: «Que nous
apportez-vous de nouveau? qu’avez-vous vu? comment cela marche-t-il
là-bas?» Ces interrogations n’étaient pas des formules banales. Depuis
le départ de l’empereur pour le Danube, le prince Gortschakoff était
maintenu dans un état d’isolement complet. «La parole est au canon»,
telle avait été la consigne que le général Ignatieff avait fait adopter,
et elle rendait inutile les diplomates et la diplomatie. Donc, pas de
courrier de cabinet spécial entre Bukarest et le quartier général. C’est
tout au plus si les exprès expédiés deux fois par semaine à
l’impératrice s’arrêtaient pendant quelques heures dans la capitale de
la Roumanie et s’ils daignaient se présenter au Consulat. Des lettres de
renseignements, d’instructions, ils n’en apportaient jamais, et il
fallait des cérémonies pour les décider à se charger de porter à l’armée
des lettres ou des paquets provenant de la chancellerie. Pour les
dépêches, c’était bien pis; on affectait de ne pas même envoyer de
télégramme sur les faits les plus essentiels, et c’est après de longues
négociations, après des prières et après avoir fait intervenir les
ambassadeurs à l’étranger, qui se plaignaient de n’avoir rien à
communiquer à leurs gouvernements, qu’on s’est décidé à expédier en
double au prince Gortschakoff les maigres télégrammes destinés au
journal officiel de Saint-Pétersbourg.

Le vieil homme d’État était très-profondément affecté de ce traitement
dédaigneux, qu’il avait la conscience de n’avoir aucunement mérité, et
dû uniquement à ce fait, que la confiance de l’empereur avait été
surprise. Les attentions nombreuses, mais toutes de pure politesse et
stériles dont le comblaient le Gouvernement roumain et la haute société
de Bukarest, loin de consoler le chancelier, lui faisaient sentir encore
davantage le poids de sa disgrâce. On lui donnait des grands dîners
exquis agrémentés par la présence d’élégantes convives et égayés par les
accords de l’orchestre de Wiest, le Strauss de là-bas; on organisait en
son honneur des fêtes de nuit féeriques, et il savait, combien il le
sentait alors! que c’était à l’ombre seule de son pouvoir que
s’adressaient ces hommages! Il en souffrait intérieurement, au point de
donner des inquiétudes sérieuses pour sa santé. Malgré sa répugnance et
presque sans qu’il s’en doutât, car il a la Faculté légèrement en
horreur, le baron Jomini dut remettre son chef entre les mains des
médecins. Il était temps. Les jambes,--la partie la plus faible chez cet
octogénaire,--commençaient à refuser le service; la première fois que je
vis Son Altesse chez le baron, elle entra appuyée sur deux domestiques
forcés de la soutenir positivement. Le long corps grêle ballottait dans
une sorte de redingote noire taillée en robe de chambre, qui
l’enveloppait depuis le cou jusqu’aux talons. Le visage était
extrêmement pâle, livide, mais toujours éclairé par l’éclat des deux
yeux très-vivants. Après l’échange de quelques phrases qui suivirent ma
présentation, le prince, qui traversait la chambre du baron Jomini pour
aller dans le jardin, qui en était séparé par une porte vitrée, continua
sa route. «Ne dites pas à l’Europe», fit-il avec un sourire plein
d’amertume, «que vous m’avez vu aussi _invalide_.»

Je revis quelques semaines plus tard, dans la même pièce, le chancelier;
c’était immédiatement après la mort de M. Thiers. M. de Jomini m’en
parlait précisément, quand la porte s’entr’ouvrit; le chancelier,
toujours vêtu de sa longue redingote, se montra. Je crus un instant à
une apparition surnaturelle, tant la ressemblance était frappante entre
l’illustre ex-président de la République et l’homme d’État russe. Peu à
peu le philosophe et le sceptique reprirent le dessus chez M.
Gortschakoff, et il attendit avec confiance le retour de la fortune et
de la faveur impériale.

Il tâchait maintenant de tromper ses loisirs forcés en usant des
distractions que lui offrait la vie de Bukarest. Par la faute d’un
cicerone inexpérimenté, il se fourvoya certain soir dans un endroit où
il n’était pas tout à fait à sa place, et l’aventure fit beaucoup plus
de bruit qu’elle n’en valait la peine. Grâce à l’affluence des étrangers
attirés par la guerre, les jardins-concerts et les jardins-chantants
avaient une saison très-animée et très-fructueuse. Comme les
représentations ne changeaient pas, que c’était partout les mêmes
saynettes, les mêmes chansons en langues diverses, les mêmes scènes
dites comiques, tout le débarras en un mot de nos cafés-concerts, les
entrepreneurs du jardin Raska (le plus célèbre et le mieux fréquenté),
de la Dacia, de l’Union Suisse s’ingéniaient à varier les prétextes des
représentations «extraordinaires». Tout était bon. Œuvre des Ambulances
roumaines, quête au profit de la Croix rouge, bénéfices d’artistes, tout
paraissait bon pour attirer le public, à grand renfort d’affiches. Un
comédien roumain, que ses compatriotes comparent à Frédéric Lemaître et
qui en tout cas ressemble, dit-on, à cet illustre modèle par sa
dextérité à tirer le diable par la queue, annonça plaisamment une
représentation qu’il donnait pour gonfler un peu une bourse atrocement
dégarnie: «Soirée au profit d’un blessé.» Une cabotine française ou
belge voulut aussi se donner le luxe d’un bénéfice à _l’Union Suisse_,
jardin-concert de quatrième ou cinquième rang dépendant d’une gargote et
dont le public était composé d’artisans, la plupart d’origine allemande,
d’étudiants, de commis-voyageurs et de la lie des grisettes. La cabotine
eut l’aplomb d’envoyer des billets un peu partout et entre autres aussi
au prince chancelier. Celui-ci montra les billets à un jeune gentilhomme
russe en manifestant le désir d’aller passer un moment à cette petite
fête de l’intelligence. Sans doute le prince prenait _l’Union Suisse_
pour un de ces jardins merveilleusement entretenus, pourvus d’un
véritable théâtre, avec des artistes bouffes de premier ordre comme il
s’en trouve l’été aux Iles, près de Saint-Pétersbourg et que fréquente
une société d’élite. Le Russe, loin d’éclairer l’altesse sur le milieu
dans lequel elle allait se trouver, s’offrit à l’accompagner et le soir
les contrôleurs de ce _bobino_ en plein air, s’arrêtaient stupéfaits en
voyant le chancelier de l’empire russe leur tendre un carton de «places
réservées». Bientôt la société très-mêlée et très-bruyante qui
remplissait le jardin, n’eut d’yeux et de commentaires que pour ce
spectateur. On ne s’occupait plus de ce qui se passait sur la scène; les
meilleures grimaces du successeur de Debureau, de Paul Legrand,
l’inimitable Pierrot qui inspira Banville (comment était-il échoué sur
cette plage piteuse?) furent perdus; on n’avait de regards que pour le
chancelier. L’héroïne de la soirée ne se possédait pas d’orgueil et de
vanité. Elle ne doutait point que si le célèbre homme d’État s’était
dérangé pour écouter l’artiste, la femme ne lui était pas indifférente.
Quel coup de filet! Dans le jardin, trois à quatre ou peut-être cinq
caudataires de la dame en jaunissaient de dépit. Ayant assez goûté du
spectacle et sans doute gêné par la curiosité très-peu discrète et
nullement contenue du public, le prince se leva pour faire un petit tour
de jardin au bras de son cicerone. En se promenant, il se heurta contre
la frimousse chiffonnée et le chignon beurre frais d’une ex-figurante du
Théâtre français d’Odessa qui avait fait parler d’elle à cause d’une
liaison courte mais tapageuse avec un très-jeune officier de très-grande
famille. La conquête s’était faite publiquement, pendant un souper
auquel assistaient, sous la présidence de leur digne directrice, toutes
les artistes dames de la troupe en société de jeunes grands ducs et de
simples princes. Cet exploit avait mis Mlle Lea--elle était connue sous
ce nom--très à la mode. De simple figurante, dotée tout au plus d’un
amant décoré, elle passa immédiatement au grade de femme très-richement
entretenue par une grosse commandite. Elle éblouit--ou pour parler un
instant sa langue,--elle _épata_ ses camarades, qui en crevaient de
jalousie, par ses robes de soie à traîne extravagante, par ses diamants
gros comme des noisettes, par ses perruques invraisemblables, en un mot,
par l’étalage d’un luxe de cocotte à qui la vogue dont elle jouit permet
tous les caprices. Quand le quartier général s’ébranla, Lea le suivit
d’étape en étape; on l’avait baptisée «la fille active de l’armée
active», multipliant les heureux et gaspillant à tort et à travers l’or
qu’on lui jetait. Vêtue comme une princesse de féerie, avec des
pendeloques et un collier d’un millier de louis, Lea était restée, par
les manières, par les attitudes, par son parler canaille, par sa voix
constamment enrouée, la véritable _gamine_ de Paris, la plante
faubourienne poussée entre les pavés de la place Maubert ou sur le
carreau des Halles, un type de l’_Assommoir_, une Nana faisant fortune à
l’étranger. Sa figure s’accordait d’ailleurs avec ses gestes, son
attitude et son enrouement. De beauté aucune trace, mais un je ne sais
quoi de piment-vinaigre, capable d’émoustiller une momie du temps des
Pharaons, un petit nez très-drôle, flairant toujours, un visage mièvre,
nerveux, des yeux éteints mais dont l’entourage en disait fort long, de
petites oreilles et des attaches assez fines, une bouche toujours prête
à lancer le gros mot; Lea eût tapé sur le ventre de Napoléon Ier le soir
d’Austerlitz. Elle aborda sans façon le chancelier et lui décocha
quelques amabilités de son cru. Le prince, qui a comme tous ses
compatriotes une préférence marquée pour le ruisseau parisien, ne se
fâcha pas, au contraire; une bouquetière venant à passer il acheta
quelques fleurs et les offrit à la gamine. Sans en demander plus long,
l’ex-figurante se pendit au bras de l’altesse, qui à la vérité s’amusait
fort du babil et des lazzis de la Parisienne, oubliant pour un quart
d’heure les intrigues d’Ignatieff. Le lendemain cette promenade
sentimentale était l’objet de toutes les conversations en ville; il va
sans dire qu’on l’amplifiait; les correspondants de journaux s’en
emparèrent et firent presque de Mlle Lea une figure historique. Huit
jours plus tard, les journaux illustrés de Vienne, toujours remplis de
caricatures anti-russes, nous arrivèrent avec des images représentant le
grave chancelier vêtu en gandin, le chapeau posé sur le bord de
l’oreille en casse-assiettes, une main passée dans l’entournure du
gilet, l’autre brandissant une coupe à champagne que remplissait une
Hébé court vêtue, tandis que des vertus légères en maillot collant
exécutaient autour de l’homme d’État de fantastiques pas de deux. _Le
Kikeriki_ et _le Floh_ vécurent pendant des mois sur ce thème et M. de
Gortschakoff acquit sur ses vieux jours la réputation de viveur. Voilà
où l’oisiveté conduit des hommes politiques. Lea, qui depuis son
aventure de _l’Union suisse_ portait son chignon comme un
Saint-Sacrement et qu’un reporter américain avait entretenue pendant
huit jours pour lui dérober le secret de sa conversation avec le prince,
dut renoncer un peu plus tard à son service actif. Mise hors de combat,
elle retourna en France, non pas à Paris, mais dans une ville d’eaux.




CHAPITRE XV

Les premiers prisonniers à Bukarest.--Hassan-Pacha.--Nouvelles des
Balkans.--Opinions du baron de Jomini sur le _ride_ de Gourko.--Détails
sur la vie à Bukarest.--Voisin d’un artiste.--L’achat d’un
cheval.--Voyage à cheval.--Le péager.--Quelques types.--Simnitza sous de
nouvelles espèces.--Les marchands et les falsificateurs.--Kiki nº
II.--Le premier combat sous Plewna.--Bravo Kiki.--La débâcle de
Simnitza.--Les Turcs! les Turcs!--La défaite du 30 juillet.


Les événements se pressaient; la veine restait fidèle aux Russes. Un
jour nous apprîmes la chute de Nicopolis et la capture de la plus grande
partie de la garnison y compris trois pachas. Le soir du 12 juillet, il
y avait foule au débarcadère de Filaret. Un public bariolé attendait les
trois généraux turcs qui devaient arriver par le train de Giurgewo.
L’attente se prolongea pendant plusieurs heures, mais la patience des
curieux fut récompensée en partie. D’un coupé de première classe
descendirent deux officiers de la garde russe et un Turc fort bel homme,
de grande taille, très-barbu, vêtu d’un costume de drap noir et coiffé
d’un fez. C’était Hassan Pacha, le gouverneur de Nicopolis. Il regarda
tranquillement avec un flegme tout à fait oriental la cohue qui se
bousculait pour le contempler de plus près, puis monta dans une voiture
pour se rendre à l’hôtel du Boulevard où un appartement lui avait été
réservé.

Au quartier général russe, on mettait une certaine coquetterie à bien
traiter les premiers prisonniers turcs importants tombés aux mains des
vainqueurs. La courtoisie était facile surtout en présence d’un pacha
comme celui qui commandait à Nicopolis. Lors du passage du Danube ce
vigilant capitaine avait su ne pas voir tout le matériel de débarquement
des Russes descendre le fleuve à son nez et à sa barbe. Et maintenant il
venait de se laisser déloger d’une position formidable. De l’avis des
hommes du métier un long siége aurait été nécessaire pour se rendre
maître de la place. Il avait suffi de quelques heures de combat pour en
finir et prendre 6,000 hommes dans un traquenard.

Le pacha était certes mieux à son aise prisonnier et comblé de
prévenances à l’_Hôtel du Boulevard_, que devant les conseils de guerre
institués spécialement à l’intention des _capitulards_ qui avaient déjà
cité à leur barre le commandant turc d’Ardahan. On prêtait à ce brave
Hassan la singulière intention d’avoir demandé à prendre du service dans
l’armée russe! L’occasion ne lui avait certes pas manqué de placer ce
vœu étrange. Avant d’être dirigé sur l’intérieur, il fut reçu par le
généralissime Nicolas et ensuite par l’empereur qui lui restitua son
sabre et probablement y ajouta discrètement un gros rouleau
_d’impériales_ d’or. En somme Hassan Pacha donnait une assez médiocre
idée des hauts dignitaires militaires de la Porte. Aux personnes qui
parvinrent à l’interroger, et Dieu sait s’il y eut des tentatives pour
forcer la consigne et lui arracher des confidences, il répondait par les
plus vives récriminations sur l’indiscipline, la démoralisation et la
mauvaise tenue des soldats turcs, des propres soldats qu’il commandait!

A l’entendre toute l’armée ottomane se composait d’un ramassis de
gredins; il suffisait aux Russes de se montrer pour disperser à tous les
vents les bandes mal équipées et mal armées du Sultan. L’avenir s’est
chargé de prouver que Hassan Pacha ou bien mentait à dessein pour
fourvoyer ses ennemis ou qu’il tâchait de les flatter pour en obtenir
des faveurs. Rôle bien indigne d’un militaire dans un cas comme dans
l’autre; les officiers russes et le public de Bukarest le comprirent
ainsi.

Quand le lendemain soir Hassan Pacha s’embarqua à la gare de
_Targovisti_ (celle d’où partent les trains se dirigeant vers
l’Occident), la foule, qui ne manquait jamais de remplir le quai soit
sous prétexte d’accompagner des amis partant, soit pour quérir des
nouvelles, fit très-froide mine au général turc qui eut beau se montrer
plusieurs fois à la fenêtre du wagon salon et saluer à l’orientale au
moment où le train se mettait en marche.

Pendant que ce pacha roulait dans d’excellentes conditions vers le lieu
de son internement 6,000 prisonniers hâves et maladifs attendaient sous
la pluie, au milieu des plâtras encore fumants, une distribution de
pain. C’étaient les malheureux que leur général qualifiait de tourbe
bonne tout au plus à conduire à coups de bâton.

Un matin j’allai au Consulat de Russie, vers le 15 ou 20 juillet. «Vous
tombez bien, me dit en m’apercevant M. le baron Jomini, par le plus
grand des hasards nous avons des nouvelles aujourd’hui. Un colonel
blessé qui vient de là-bas, nous apprend que nos troupes sont au delà
des Balkans.» Je crois bien que tout le respect que je professais pour
un personnage aussi distingué et aussi élevé que M. de Jomini ne
m’empêcha pas de faire une légère moue d’incrédulité.

Mon scepticisme était justifié. S’imaginait-on l’armée turque
abandonnant ainsi ce rempart naturel qui, selon toutes les prévisions,
devait immobiliser pendant des semaines, sinon pendant des mois, les
forces russes, en supposant que celles-ci eussent franchi le premier
obstacle bien moins redoutable, le Danube.

Dibitsch, le soldat farouche, toujours prêt à immoler des régiments
entiers pour atteindre un but, était parvenu, en effet, lors de la
campagne de 1829 à forcer deux passes, hautes de 2,500 pieds, mais après
quels efforts! après quels sacrifices! Les trois quarts de son armée
s’étaient égrenés en route et c’est avec une poignée d’hommes que le
général arriva à Andrinople pour y dicter la paix, tandis que les Turcs
étaient encore sous le coup de la terreur. Mais depuis 1829, les Turcs
avaient eu tous les loisirs de joindre les fortifications de l’art aux
œuvres de la nature. Ils pouvaient à leur aise construire des fortins de
façon à commander les routes et les sentiers, ils pouvaient transférer
sur les hauteurs des pièces de canon, tandis que les assaillants
auraient toutes les peines du monde à mettre en batterie quelques
petites pièces de montagne péniblement traînés à bras d’hommes. Et tout
cela aurait été abandonné sans coup férir. Ah ça! est-ce que la fable du
«rouble qui roule», que les journaux anglais et autrichiens avaient
reproduite avec une touchante unanimité, le lendemain de la chute un peu
énigmatique de Nicopolis, ne serait pas une fable! Le _bakschich_ qui
aplanit toutes les voies et qui dompte toutes difficultés dans les États
du Sultan, pèserait-il aussi dans la balance du destin des batailles?

Et cependant peut-on calculer où s’arrête la démoralisation d’une armée
à la suite d’une première défaite? N’avons-nous pas vu, en 1870, après
la funeste journée de Wœrth, les Balkans de l’Est français, les Vosges,
livrées à l’ennemi sans coup férir.

Les derniers renseignements reçus de Constantinople par la voie
détournée de Vienne, nous montraient la capitale turque sous le coup
d’une indicible terreur. Le Sultan avait versé des larmes de colère au
sein du Conseil des ministres, les personnages commençaient à mettre
leurs harems et leurs richesses en sûreté de l’autre côté de la Marmara,
sur la rive d’Asie; partout on empaquetait et on emballait; les
volontaires circassiens et autres se comportaient en maîtres dans les
rues de Stamboul, rançonnant les paisibles passants. Un corsaire russe
qui avait eu l’audace de se montrer à l’entrée du Bosphore et dont le
canon s’était fait entendre jusqu’au palais de Dogma Batsché avait
encore augmenté la panique; il était donc possible que, sans trahison,
au milieu du désordre et de l’anarchie qui régnaient, une des passes ait
été abandonnée par ses défenseurs, ou n’ait même pas été occupée, par
négligence. C’est ce qui était arrivé, en effet, comme je l’appris plus
tard.

Je félicitai le baron Jomini des bonnes nouvelles qu’il venait de me
communiquer.

«Oui, reprit le secrétaire du prince Gortschakoff, les nouvelles sont
bonnes, peut-être trop bonnes, ajouta-t-il. Nos généraux ont un immense
mépris du Turc. Ils prétendent que l’armée ottomane est un mythe, qu’il
n’y a pas à se gêner avec elle. Toutes les règles de la stratégie, même
les lois de la plus vulgaire prudence sont de trop, disent-ils, avec un
tel adversaire. La guerre à la cosaque, avec le mot d’ordre «pousse tout
droit», cela doit suffire. Jusqu’à présent cette méthode de casse-cou a
réussi. C’est nous les prudents, les raisonneurs, les civils, épris de
stratégie, qui avons tort. On passe sur le pays comme un torrent, sans
assurer ses derrières. On laisse les places fortes à la grâce de Dieu,
et on ne prend aucune note de l’armée principale réunie dans une
position formidable autour de Schumla. Des patrouilles de cavalerie
envoyées en reconnaissance prennent des villes d’assaut. C’est
magnifique pourvu que nous ayons tort jusqu’au bout, pourvu que
l’héroïsme ne puisse être taxé d’étourderie; en un mot, pourvu que cela
ne se passe pas en Europe comme en Asie, où tout marchait admirablement,
il y a un mois[6].»

  [6] Juste au moment où le général Gourko poussait sa pointe au delà
    des Balkans, Mouktar-Pacha, le généralissime du sultan en Asie,
    refoulait, après plusieurs batailles sanglantes, les forces russes
    qui s’étaient répandues sur la plus grande partie du territoire
    arménien et les acculait à la frontière du Caucase.

Le canon de Plewna allait dans peu de jours confirmer les appréhensions
de M. de Jomini, qui avait appris à trop bonne école la science
militaire pour ne pas prévoir qu’on était toujours puni pour en avoir
méconnu les principes.

Quoi qu’il en soit, depuis que la marche de l’armée russe s’est
prononcée de cette façon, le pavé me brûle sous les pieds à Bukarest, au
propre et au figuré, car il règne dans la ville une chaleur étouffante,
sénégalienne. C’est à peine si le matin on peut respirer et travailler
quelque peu. J’ai abandonné l’hôtel où le service laissait de plus en
plus à désirer; j’avais dû m’y contenter d’une mansarde, où l’on est
peut-être bien à vingt ans, mais où l’on cuit horriblement à tout âge
par 44 degrés de chaleur.

J’avais découvert, dans une petite rue située derrière la place du
théâtre et sur la lisière du vaste et splendide jardin Cismé-Ju, une
chambre meublée dans un petit cottage appartenant à la veuve d’un
officier supérieur. La dame et sa fille habitaient le principal corps du
bâtiment; le premier et unique étage au fond de la cour-jardin se
composait également de chambres meublées dont une était louée au roi des
pierrots, à Paul Legrand, alors en représentation à Bukarest.
L’excellent artiste apparaissait de temps en temps sur la vérandah de
bois et me souhaitait le bonjour et le bonsoir par une série des
grimaces les plus ébouriffantes de son riche répertoire. Lajos, le
domestique hongrois préposé à notre service et qui commençait à
baragouiner quelques bribes de français, levait le nez en l’air et
appelait sa femme, une fraîche commère qui trottait jambes nues. Tous
deux riaient aux éclats. Mme V*** paraissait à une fenêtre de son
appartement, et Mlle V*** à une autre, comme des spectatrices dans leurs
loges. On faisait un véritable succès au mime si fêté jadis et qui, je
le lui souhaite, aura retrouvé en touchant de nouveau les planches d’un
théâtre parisien un rayon de sa vogue d’autrefois.

Dès le matin je m’échappai de mon gîte pour aller humer l’air
très-embaumé du Cismé-Ju. Je ne sais quel autre jardin pourrait, à mon
humble avis, lutter avec ce parc où les ombrages sont si frais, la flore
si variée; les Bukarestiens paraissent se soucier assez médiocrement de
cette merveille qu’ils possèdent; l’entretien du Cismé-Ju laisse à
désirer, l’éclairage est nul et on n’y rencontre guère que des passants.

Le reste de ma matinée s’écoulait en visites, en courses, en poursuites
après l’information, ce travail forcé du _reporter_ et se terminait par
un déjeuner sommaire à l’hôtel Hughes ou à l’excellent restaurant
Labbes, qui avait à la fin obtenu les suffrages de la plupart des
étrangers.

Après le déjeuner, visite à la rédaction du _Romanul_. On était sûr de
trouver souvent des renseignements, toujours du moins les moyens de
contrôler l’authenticité des bruits qui circulaient dans la ville. En
tout cas, accueil plein de complaisance et franchement confraternel soit
de la part du propriétaire du journal, M. Rosetti, soit du rédacteur en
chef, M. Costinescu. Ensuite, il fallait rentrer chez soi, et, afin de
pouvoir travailler, se barricader contre la chaleur en fermant
hermétiquement les persiennes et en baissant les stores. A huit heures
et quart, le courrier partait, et je ne me privais jamais de porter en
personne mes lettres à la gare. C’était une ravissante promenade de
vingt minutes entre une double haie de maisonnettes et de villas
émergeant des jardins, entourées de lierre et d’ephen sentant bon, et
ayant leurs fenêtres ouvertes sur des intérieurs confortables, élégants
et souvent richement meublés. La famille avec les enfants, gentiment
accoutrés, était réunie pour le repas du soir. Certes, rien ne rappelait
la guerre, et il fallait se croiser avec des voitures d’ambulances
revenant chargées de blessés en franchissant les grilles du débarcadère
pour être ramené au sentiment de la situation.

La soirée était très-chargée. Les invitations pleuvaient chez tel
ministre ou chez tel député; puis les _gradina_ exerçaient leurs
attraits, non à cause du programme, mais en raison du public bariolé et
pittoresque qui s’y donnait rendez-vous jusqu’à minuit et même au delà.
Pour peu qu’on se sentît d’humeur noctambule, on trouvait au _Cercle de
la jeunesse_, fondé par une association d’avocats et d’hommes
politiques, une société très-intéressante composée d’esprits
très-alertes, toujours prêts à discuter soit sur les événements de
l’heure présente, soit sur des thèmes généraux, et même des paradoxes
aventurés. Tout ce monde avait étudié à Paris, chacun avait plusieurs
voyages à son actif; il y avait souvent plaisir et profit à écouter ces
discussions qui se prolongeaient bien avant dans la nuit. Ceci se
passait au premier étage; en bas, dans le jardin de Hughes, une
demi-douzaine de viveurs, dont le Brummel est le chef d’une grande
maison de Banque, tuaient le temps en évoquant les souvenirs du
boulevard autour d’une table assez frugalement servie, tandis que, dans
les bosquets mystérieux, des officiers russes fêtaient dans des
tête-à-tête, avec l’inéluctable champagne,--des conquêtes qui n’étaient
guère de nature à inquiéter S. M. le sultan. Ordinairement, le jour
n’était pas loin quand j’avais regagné le petit cottage dont la porte
n’était jamais close. Du reste, l’épicier du coin avait ses volets
ouverts, et la famille de mon voisin le tailleur, en vieux et en neuf,
avec ses trois filles aussi lestes à manier la langue que l’aiguille,
dont le babillage parvenait par bouffées jusqu’à ma chambre, n’avait
garde de clore les fenêtres du dortoir où reposait toute la smala.

Je me bornais à laisser les stores baissés et, la plupart du temps,
j’entrais d’un bond chez moi par la route des amants et des voleurs,
évitant ainsi de faire le détour par le corridor où dormaient M. et Mme
Lajos. Je n’avais, cela va sans dire, rien à craindre des amoureux, mais
un filou aurait pu certainement s’introduire dans mes pénates
provisoires sans le moindre obstacle et sans la moindre gêne. Mais il
n’y a pas de voleurs à Bukarest: toutes les maisons environnantes sont
laissées ainsi sans clôture et sans concierge (quelle volupté!!) à la
garde du hasard. Le fait est que, même pendant mes fréquentes absences,
on ne m’enleva pas la valeur d’une épingle, et les seules rapines dont
j’aie été victime ont été causées du fait de MM. les banquiers, qui
prélevaient des commissions tout à fait exorbitantes sur les traites et
lettres de change[7].

  [7] Il convient d’ajouter que la police de Bukarest, surtout grâce aux
    soins du préfet actuel, M. Radu Mihaï, est active et vigilante. Les
    agents sont très-nombreux et ils communiquent entre eux en
    s’interpellant à coups de sifflets d’un poste à l’autre. Voici une
    petite aventure arrivée à mon voisin, M. Legrand, qui prouve
    l’ardeur des agents. L’artiste sortait d’une représentation dans un
    _Gradina_, et il emportait, noué dans une serviette, son costume de
    théâtre. Il n’avait pas fait deux cents pas, qu’il se vit interpellé
    par un agent relativement à ce paquet porté ainsi à une heure indue.
    Il fut forcé de justifier de sa qualité et de son domicile, et
    encore l’agent l’accompagna-t-il jusqu’à sa porte.

Pendant les cinq mois de mon séjour en Roumanie, j’entendis parler d’un
seul crime important. Le hasard voulut qu’il fût perpétré juste dans ma
rue, en face du cottage de Mme V***. Une dame, veuve également, habitant
avec sa fille dans cette fort jolie maison, sa propriété, avaient été
assassinées par leurs domestiques, au moment où elles buvaient leur
chocolat. Les malfaiteurs, un valet et une cuisinière, cachèrent les
cadavres dans la cave, s’emparèrent de l’argent et des bijoux et
s’enfuirent dans leur pays, en Transylvanie. Le digne couple n’avait pas
encore quitté le territoire roumain, que l’habile préfet, M. Radu Mihaï,
avait découvert ses traces. Par malheur, au moment de prendre son billet
à la gare, le commissaire lancé à leur poursuite s’aperçut qu’il avait
oublié son porte-monnaie. Ce retard permit aux criminels de passer en
Autriche, mais ils furent arrêtés et extradés.

Le 27 juillet, à cinq heures du matin, un de mes nouveaux amis de
Bukarest, avocat de profession, _végétarien_ endurci, mais quelque peu
connaisseur en chevaux, vint me chercher à la Strada Renasteri, pour me
conduire au marché où je devais choisir une monture à mon gré. Ces
marchés ont lieu deux fois par semaine et se tiennent à l’extrémité de
la ville, dans un vaste champ où se tient aussi la grande foire du mois
de mai, dont la fin est l’occasion d’une foule de solennités et de
réjouissances auxquelles tout le monde prend sa part, depuis le prince
et la princesse jusqu’au plus humble paysan des environs. Cette année,
la foire de mai avait été particulièrement animée. Le grand-duc Nicolas
et sa suite étaient en coquetterie réglée avec la cour princière, le
frère d’Alexandre. Il dansa publiquement une polonaise avec la
princesse, qui portait, ainsi que sa suite, le costume national, une
gaze blanche semée de paillettes d’or recouvrant un corsage et une jupe
richement brodés. Les dames de la cour se mêlaient aux officiers russes
et roumains; un buffet avait été installé sur le champ même, et l’on
préludait ainsi par une fête aux événements militaires qui allaient se
dérouler. Quand, après un très-long trajet en tramway, qui me révéla
l’étendue énorme de Bukarest, nous arrivâmes au champ de foire, le
marché aux chevaux n’était pas encore ouvert. Mais les entremetteurs,
les courtiers, les maquignons étaient déjà à l’œuvre, flairant les
acheteurs, les circonvenant, les ennuyant de leurs offres. Ces
estimables industriels qui grouillent dans les allées, sur le pas des
petites guinguettes où l’on signe les marchés conclus par un verre de
vin, qui circulent même dans les tramways pour y happer le client au
vol, ont une ressemblance étonnante avec nos marchands de
contre-marques. Les mêmes casquettes, les mêmes trognes enluminées, les
mêmes clignements d’yeux. Il n’existe de différence que sur un point:
messieurs les maquignons du champ de foire de Bukarest sont polyglottes.
Leurs obsessions se manifestent dans toutes les langues imaginables,
dans tous les patois. Ne croyez pas en être débarrassé par un non tout
sec ou par un signe de tête! Ils vous prendront par les bras, ils vous
tireront par les basques de l’habit, ils vous bourdonneront aux oreilles
jusqu’à ce que vous vous décidiez à entrer dans leurs vues, ou à leur
signifier par des arguments _ad hominem_, les seuls auxquels ils soient
disposés à céder, que vous n’avez nul besoin de leur office. Peu à peu
les marchands arrivaient, faisant trotter ou caracoler leurs bêtes le
long des avenues qui bordent le champ de foire. C’est une répétition
générale du marché. Les groupes commencent à se former, on discute, on
s’échauffe même, enfin la cloche sonne, le marché officiel est ouvert.

Nous laissons sur la gauche la section des bœufs, vaches et taureaux,
parqués gentiment devant leurs litières; le compartiment des chevaux est
sur la droite, dans une vaste enceinte assez mal close par de grossiers
treillages de bois.

Les besoins de la guerre avaient multiplié les arrivages, les bêtes
grouillaient. En général, ce n’étaient pas des chevaux de race, et plus
d’une de ces plus nobles conquêtes de l’homme aurait mérité d’être
classée dans la catégorie humiliante des rosses. Les maquignons du
dedans étaient encore plus pressants que messieurs leurs confrères qui
opéraient à la porte. Il y en avait un, entre autres, qui ne cessait de
me poursuivre. Ce malheureux n’avait plus de nez et la moitié de la
figure était en capilotade. Il avait servi comme cocher et prétendait
être plus expert que personne. La manière très-fâcheuse dont il avait
été traité dans l’exercice de ses fonctions ne m’inspira aucune
confiance, et je ne me décidai nullement pour un cheval jaune assez
semblable à celui de d’Artagnan entrant à Meung qu’il m’offrait.

«Je veux un hippopotame avec des cornes dorées», dis-je à l’importun
pour me débarrasser de lui. Ses yeux s’écarquillèrent un moment..., il
se remit vite de sa surprise. «Soit, vous aurez cela demain, mais
remettez-moi trois _pauls_ (napoléons) d’à-compte.» J’étais vaincu et
m’échappai.

Après avoir passé une heure au milieu des criailleries, des
piaillements, en esquivant les ruades et les coups de pied, j’avisai un
petit étalon turc, arabe demi-sang, une véritable bête de salon par le
haut du corps, mais dont les jambes nerveuses et les jarrets d’acier
attestaient la capacité de supporter des fatigues. La tête était fière,
les yeux vifs et un peu malicieux. L’animal était harnaché à la turque,
un coussin plié en deux par une courroie qui se nouait sous le ventre
formait la selle posée sur une chabraque à franges multicolores. J’avais
trouvé mon emplette. Sur le conseil de mon ami le végétarien, je me
gardai bien d’entrer directement en pourparlers avec le propriétaire,
paysan à l’air madré; je fis approcher le maquignon au nez cassé, le
chargeant de la négociation; le marchand avait flairé la ruse; il fallut
m’éloigner, feindre de marchander un autre cheval, et c’est après des
débats homériques que le demi-sang devint ma propriété moyennant la
somme de 20 napoléons d’or, plus un louis de commission qui n’avait pas
été volé par le maquignon. La discussion avait ameuté pas mal de gens,
marchands et amateurs; quand je pris possession de _Kiki_ (c’est le nom
que je donnai à ma nouvelle acquisition), en me hissant sur la selle et
en piquant des deux, les rieurs furent de mon côté.

Le paysan était désespéré d’avoir vendu sa bête si bon marché à un
étranger qui, peut-être, en eût donné le double; il prit l’homme sans
nez au collet; on les sépara et nous allâmes tous ensemble d’abord faire
viser le certificat d’origine de _Kiki_, établissant les titres de
propriété du marchand (aucun cheval ne peut quitter la foire sans cette
formalité), puis le marché fut convenablement et dûment arrosé.

Le lendemain vers le soir, je chevauchai sur _Kiki_ dans la direction du
Danube, les formalités de l’embarquement de la bête par chemin de fer
étant trop fastidieuses. La soirée était magnifique, et quand la chaleur
tomba et que le ciel commençait à scintiller de milliers d’étoiles,--le
firmament est incontestablement plus bleu, les astres brillent plus
vivement en Orient,--la route me parut si belle, que je n’hésitai pas à
forcer l’étape au lieu de m’arrêter dans un des villages que je
traversai. Une bagarre qui venait d’y éclater entre des bouviers
roumains et des soldats russes escortant un convoi (en général on
s’entendait fort mal), n’était pas faite pour me retenir.

Je traversai encore trois ou quatre gais hameaux, tous disposés de la
même façon: des bicoques très-basses dont les toits de chaume
dépassaient à peine le sol. Dans beaucoup de cas, le paysan demeure dans
les sous-sols des huttes répandues au hasard; l’église et la maison du
pope étaient à peu près les seuls bâtiments dignes d’être classés en
architecture. Aussi est-ce chez le pope que le voyageur doit s’arrêter
s’il tient à éviter la fâcheuse promiscuité des bêtes et des gens dans
les écuries des _khans_, à moins de coucher en plein air comme les
habitants qui ont rangé leurs coussins et leur tapis sur le pas des
portes. Dans chaque village, la police locale me poursuit depuis
l’entrée jusqu’à la sortie, elle est représentée par des bataillons
entiers de chiens-loups dont les hurlements réveillent les dormeurs,
habitués d’ailleurs à de pareilles algarades, et agacent prodigieusement
_Kiki_.

Vers minuit, une vive lumière surgit au milieu d’un bosquet d’arbres;
elle montre une solution de continuité de la grande chaussée plantée
d’arbres séculaires que j’avais suivie en ligne droite à peu près depuis
la gare de Bukarest. Il y avait un pont de bois jeté sur une rivière, et
la lumière provenait de la cabine du péager. Quelques chariots de
marchandises étaient arrêtés à l’entrée du pont, les conducteurs
discutaient. Le péager défendait son tarif tandis que son employé, armé
d’une lanterne sourde, maintenait les chevaux du chariot placé en tête
pour les empêcher de passer outre.

En m’approchant pour verser mon obole, je ne fus pas peu surpris de
reconnaître dans le péager un jeune _gentleman_ que j’avais plusieurs
fois rencontré à la ville, au jardin Raska ou au club. Ayant fait ses
études à Paris, ce percepteur, placé dans un coin perdu de la campagne
roumaine, parlait parfaitement le français. Il me fit la proposition de
passer la nuit dans son _wigwam_, où l’employé me dressa en quelques
minutes un excellent lit. Kiki, attaché à un arbre, avait devant lui une
ample provision d’avoine.

Tout en me souhaitant le bonsoir, mon amphitryon se plaignit amèrement
de ses déconvenues. Au lieu de se faire avocat ou de briguer une
fonction publique, comme la plupart de ses compatriotes retour des bords
de la Seine, il avait employé son patrimoine à la soumission du péage
d’un pont, comptant que des événements militaires lui donneraient une
fréquence tout à fait extraordinaire. Cette partie de la prévision
n’avait pas tardé à se réaliser; les chariots, les fourgons, les
voitures de bagage ébranlaient de jour et de nuit le fragile tablier;
seulement les convoyeurs n’étaient pas d’humeur à payer, et, comme son
collègue dont parle Walter Scott, le percepteur du pont de Soutkers
encaissait plus de bourrades et de coups de pied que de _half pence_.
Ordinairement, les charretiers se réunissaient plusieurs et
franchissaient au galop le pont, étouffant sous des claquements de fouet
et sous les hue-hue les clameurs désespérées du percepteur. Il
atteignait à grand-peine le dernier charretier de la bande; celui-là
payait après une légère partie de boxe, mais les autres avaient passé!
Toutes les réclamations, les plaintes du pauvre percepteur n’avaient
servi de rien, et quand il apprit que j’étais assez bien en cour, je dus
lui promettre d’exposer aux autorités compétentes sa triste situation et
la nécessité de le protéger contre les velléités de passage gratuit des
conducteurs. Je fis de mon mieux, mais je crains bien que la réclamation
n’ait eu un médiocre succès. Le moment allait venir où les dorobantz
devaient servir à tout autre chose qu’à la garde des ponts.

Le lendemain soir, j’arrivai à Simnitza en compagnie de six négociants
israélites de Roumanie qui m’avaient accordé une place dans leur
chariot. Kiki fut attelé avec les quatre autres fortes et robustes bêtes
qui traînaient déjà l’équipage. Mes compagnons étaient de braves gens
d’excellente humeur et ayant toujours le mot pour rire. L’un d’entre
eux, un grand jeune homme dégingandé, avait la manie d’improviser à tout
moment des couplets; il les chantait en allemand, c’est la langue
courante des Israélites en Roumanie, avec la voix enrouée et les gestes
gravement grotesques du plus grand comédien des Variétés (par la taille
du moins), de l’amusant Baron. Comme pourtant les affaires sont les
affaires, deux de ces messieurs me demandèrent de leur vendre _Kiki_,
ayant apprécié l’élégance et les qualités de cet animal.

Un de ceux qui me proposèrent le marché, vieux routier à barbe de
patriarche, avait fait ses débuts comme cantinier pendant la guerre de
Crimée. C’était le beau temps! Les livres sterling pleuvaient dans les
tiroirs, les Anglais consommaient comme des ogres et payaient en grands
seigneurs. Le vivandier s’attacha au régiment qu’il avait pris
l’habitude de pourvoir de friandises et de tabac; il le suivit à Malte,
en Angleterre, dans les Indes, pendant la révolte des Cipayes, en
Abyssinie, partout. Ses récits, assaisonnés parfois de mots
très-heureux, abrégèrent considérablement la route.

Quel changement à Simnitza depuis mon dernier séjour! L’abondance
régnait là où nous avions failli connaître les épreuves du radeau de la
Méduse! Il n’y aurait plus besoin, comme j’avais été obligé de le faire,
d’aller dénicher des oies vivantes pour les faire saigner, plumer et
accommoder par nos domestiques. Une nuée de négociants de toute espèce
et de tout calibre s’était abattue sur la petite cité. Dans les maisons,
les boutiques, jusqu’aux moindres soupentes, avaient été louées à des
prix fous. Des représentants des grands magasins de comestibles de la
capitale, de Plojesti, de Jassy avaient installé des magasins fortement
approvisionnés. Des négociants en vin de Hongrie, des fournisseurs de
tentes-abri et d’équipements militaires, des tailleurs, des bottiers,
avaient suivi l’exemple des marchands de victuailles. Une demi-douzaine
de restaurants s’étaient improvisés; il y avait des cuisines pour tous
les goûts, cuisine grecque, cuisine russe, cuisine autrichienne.
Celle-ci tenait le haut du pavé.

Bientôt le bruit se répandit en Roumanie, en Russie et en Hongrie, que
Simnitza, le lieu de passage obligatoire de toute l’armée russe, était
un véritable Eldorado, qu’avec quelques boîtes de sardines et une
douzaine de bouteilles de piquette, ornées d’étiquettes aussi pompeuses
que mensongères, on pouvait y faire fortune plus sûrement que dans les
_placers_ de la Californie. Alors, derrière les négociants sérieux et
patentés, derrière les représentants de maisons plus ou moins
importantes, s’était ébranlé tout un prolétariat de revendeurs, de
petits colporteurs, de _regrattiers_ et de camelots. Tout ce monde
arrivait, celui-ci avec une charrette traînée par une rosse étique,
celui-là avec une brouette, d’autres avec un ballot sur le dos.

Les objets hyperboliques livrés à la consommation par ces spéculateurs
s’étalaient au beau milieu de la route, sur des éventaires protégés par
des toiles à voile ou par d’énormes parapluies contre les ardeurs du
soleil ou contre la violence des pluies. D’autres denrées étaient tout
bonnement déballées sur le sol et y restaient jusqu’à ce que des
officiers ou soldats de passage les eussent ramassées contre remise
d’espèces sonnantes. Tout Simnitza ressemblait à une vaste foire où l’on
trouvait un peu de tout. La falsification y régnait sur la plus vaste
échelle. Les mixtures atroces de bois de campêche et de gros vins du
pays étaient vendues comme Château-Larose et Margaux. Une maison de
Pesth s’était chargée d’imiter avec l’audace la plus cynique les
étiquettes et les bouchons des premières marques d’Épernay, afin de
demander dix ou douze francs pour une bouteille d’eau-de-seltz mêlée de
potasse et de sucre candi... Les fabriques de tord-boyau de Plojesti
fournissaient du rhum de la Jamaïque, de la _véritable_ chartreuse et
surtout du cognac des premières marques. Un de ces falsificateurs avait
poussé l’ingéniosité jusqu’à faire fabriquer des étiquettes reproduisant
l’attestation manuscrite d’un prétendu maire d’un village de la
Charente, signée d’un nom supposé, pour prouver l’authenticité de la
liqueur. Les vêtements, les étoffes, les souliers étaient de la plus
atroce qualité, ils se déchiraient dès qu’on essayait d’en faire usage.

Sauf d’honorables et rares exceptions, tous ces _camelots_ étaient de
véritables filous. La plupart voulaient aller s’établir de l’autre côté
du Danube, à Sistow, mais l’autorité ne montrait aucun empressement à
leur permettre de réaliser ce vœu. Les vivandiers officiels de l’armée
et les industriels bulgares qui avaient repris leur commerce et rouvert
toutes leurs boutiques suffisaient d’ailleurs à alimenter le commerce de
Sistow.

Je m’y rendis le lendemain 30 juillet. En route, je m’aperçois que
_Kiki_ est très-volontaire et a besoin d’être trop souvent stimulé de
l’éperon et de la cravache pour marcher à la convenance de son cavalier
et non à la sienne. Je profite avec empressement de l’offre que me fait
le directeur de l’hospice de la _Croix-Rouge_, un jeune fils de famille
d’Odessa, d’échanger mon têtu contre un cheval de cosaque de très-forte
encolure et très-facile à diriger. L’hospice est installé dans une
grande maison turque abandonnée; il est plein de blessés qui sont
soignés par une douzaine de dames très-jeunes et dont quelques-unes sont
jolies. L’obligeant directeur m’apprend qu’on attend un convoi
très-considérable dans la soirée; il est très-embarrassé car il n’y a ni
le matériel nécessaire pour recevoir, ni suffisamment de médecins pour
soigner autant de monde.

Les officiers supérieurs russes avaient montré le plus grand dédain pour
la Société de Genève. Ils se vantaient de ramasser et de soigner tous
leurs blessés avec les ambulances militaires de l’armée. La population
en Russie pensait tout autrement; la _Croix-Rouge_ reçut les
encouragements les plus flatteurs et les plus efficaces. Avant
l’ouverture des hostilités, des souscriptions avaient déjà atteint une
vingtaine de millions; les corporations municipales et commerciales de
Saint-Pétersbourg et de Moscou avaient seules donné 8 millions.

Ces messieurs du grand état-major paraissent avoir été guéris subitement
de leurs préventions contre la Société. C’est à peine si le directeur de
l’ambulance avait pu obtenir la maison qu’il occupait,--on n’aurait
jamais besoin de lui!--et l’avant-veille il avait reçu tout à coup
l’ordre de faire partir immédiatement toutes ses voitures et tous ses
médecins avec les _brancardiers_ dans la direction de Plewna. La série
de combats pour la possession de cette place venait de commencer. Une
brigade commandée par un général trop amateur de boissons fortes pour se
rendre nettement compte de la situation de ses troupes et de la force de
ses adversaires, avait donné tête baissée dans un piége tendu par
Osman-Pacha. Ce général commandait depuis une année un excellent corps
d’armée concentré autour de Widdin sur le Danube. Son attitude avait été
passive, mais grâce à son immobilité, il avait conservé au sultan une
belle force militaire intacte et d’autre part empêché toute jonction
entre les Serbes et les insurgés bulgares. Jusque vers la mi-juillet,
Osman était resté campé sur la colline qui domine Widdin, prêt à
repousser l’attaque de ses voisins roumains cantonnés à Kalafat. Un beau
matin, on n’aperçut plus de la petite tour de bois au-dessus de la
batterie Karol l’horizon rayé de tentes blanches, Osman avait décampé
dans le plus grand mystère. C’était vers la même époque que le général
Krudener, après avoir reçu des renforts et comblé les vides causés bien
plus par la maladie que par le feu, se mit en marche pour soumettre le
pays au delà de Nicopolis. L’avant-garde arriva dans la soirée du
dix-neuf juillet en vue de la ville de Plewna, dont le nom, devenu si
rapidement célèbre, n’était encore connu de personne. Avec une
imprudence coupable et confiants dans leur étoile, les Russes entrèrent
dans la cité sans reconnaître les forces de l’ennemi. Ils croyaient
peut-être que, comme à Tirnova, il leur suffirait de se montrer pour
être conquérants.

La désillusion fut cruelle. A peine les deux régiments se furent-ils
installés dans la ville, qu’Osman-Pacha, qui s’était embusqué dans un
repli de terrain, surprit les troupes russes au moment où celles-ci
préparaient le repas du soir. En un clin d’œil les deux régiments furent
entourés et plusieurs centaines d’hommes tombèrent sous les coups de
baïonnette et de crosse de fusil sans avoir pu se défendre--leurs armes
étaient paisiblement en faisceaux.

Quand enfin l’alarme eut été donnée et que les Russes se furent mis en
état de défense, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas affaire
uniquement à des adversaires militaires, mais aussi aux habitants turcs
de Plewna. Les balustrades des vérandahs se convertirent en barricades,
les fenêtres et les lucarnes s’entr’ouvrirent pour laisser la place à
des centaines de canons de fusil et de carabines qui vomirent sans
discontinuer la mort dans les rangs des Russes.

La lutte fut d’une férocité sans pareille dans la mosquée et autour,
dans le cimetière, où deux bataillons s’étaient retranchés. Le carnage
cessa enfin, faute de combattants; c’est à peine si quelques centaines
de Russes parvinrent à s’échapper. Les chefs des deux régiments engagés
étaient parmi les morts. Osman-Pacha s’établit dans la ville.

Depuis le 18, l’état-major de l’armée du Danube n’avait que deux
préoccupations, cacher le sanglant échec de cette nuit fatale et le
venger en s’emparant de Plewna. Deux corps russes étaient en mouvement
contre la ville. L’un, commandé par le général Krudener, s’avançait par
Nicopolis prenant les positions de Plewna au nord; l’autre corps, sous
la direction du prince Shafkoskoï, prenait la tangente dans la direction
de Sistowa. C’est sur deux points que l’action allait s’engager, et
c’est afin de parer aux éventualités d’une lutte nécessairement
meurtrière que tout le matériel des ambulances avait été requis. C’est
sous l’impression de ces nouvelles que je repris la route de Simnitza
monté sur _Kiki II_ dont j’eus occasion d’apprécier les précieuses
qualités.

En traversant l’espace compris entre les deux ponts, à l’endroit même où
peu de jours plus tard un attentat fut consommé sur la personne d’un
écrivain, M. P., correspondant de l’agence Havas, je dépassai une petite
colonne de voitures du train pesamment chargées. L’un des soldats assis
sur le siége m’interpella en russe. Je crus d’abord que pour faire
l’important, comme il arrive souvent en temps de guerre, il me demandait
mes papiers. Mais avant que j’eusse tiré de ma poche la précieuse
photographie-talisman, l’homme et son compagnon étaient descendus du
siége. L’un prit le cheval par la bride et l’autre, tout en grommelant
les mots de _tabac, wutky_, paraissait désireux de faire connaissance
avec mes poches. La nuit était presque complète, il fallait choisir le
moyen le plus expéditif de se tirer d’affaire. Un coup de cravache
appliqué sur le poignet du soldat qui tâtait ma poche lui fit lâcher
prise; un léger serrement de pied contre le ventre détermina Kiki à
prendre un temps de galop des plus furieux. Avec l’obstiné Kiki Ier je
serais resté sur place à la merci des malandrins dont les intentions me
paraissaient d’une pureté très-problématique.

Je rentrai au campement encore ému de cette algarade. Mes compagnons
dormaient déjà sur des matelas étalés par terre. Mon arrivée, précédée
d’une violente altercation avec le propriétaire de la maison qui ne
voulait plus me laisser pénétrer dans son immeuble à une heure aussi
indue, mit tout le monde sur pied. Ces braves gens me racontèrent qu’ils
m’avaient cru perdu, noyé, assommé, que sais-je.

Ils me parlèrent d’une grande victoire qui aurait été remportée, de
milliers de Turcs faits prisonniers. Je savais à quoi m’en tenir
là-dessus, mais comme en temps de guerre, il n’est ni prudent ni loyal
de semer l’alarme, je préférai garder le silence, silence interrompu
seulement par les ronflements sonores d’une douzaine de dormeurs que le
hasard avait réunis.

La fatigue réclamait enfin ses droits. Trois journées de chevauchée
m’avaient mis sur le flanc; mes compagnons, pleins de sollicitude,
s’étaient bien gardés de me réveiller; je ne sais combien de temps
j’aurais encore goûté le repos, quand un épouvantable brouhaha vint me
tirer de mes rêves. Tous les habitants de la maison, une quinzaine
environ, tous des négociants, maquignons, vivandiers ou camelots,
couraient à travers les pièces, descendaient et montaient les escaliers
au triple galop, bouleversant les chaises, les bancs, les meubles,
ramassant dans tous les coins leurs ballots, leurs caisses, leurs sacs,
faisant des paquets, sacrant, jurant et se lamentant dans tous les
idiomes possibles.

Le propriétaire, celui avec qui j’avais eu la petite scène la veille,
paraissait encore plus effaré que ses locataires. Il les prenait les uns
après les autres au collet et ne les lâchait qu’après avoir encaissé en
monnaie trébuchante le montant des loyers. Une ou deux femmes gémissant
plus que de raison brochaient sur le tout. Par le vitrage de la vérandah
donnant sur la cour, je vis qu’on attelait, en toute hâte, les
innombrables véhicules remisés sous un vaste hangar de planches. Il y
avait là d’antiques berlines hors de service, des camions, des coupés
délabrés, des char-à-bancs, tout cela détalait au grand galop avec force
cris, jurons et claquements de fouet... Qu’y avait-il donc? qu’était-il
arrivé pendant la nuit? Le vieux _marketender_ qui avait été aux Indes
et devait en avoir vu bien d’autres (cela lui permettait de rester
calme), me mit au courant tandis que je m’habillais très-vite, car rien
n’est contagieux comme l’agitation qui règne autour de vous.

La grande victoire de la veille s’était changée en une épouvantable
défaite. Les deux corps d’armée de Krudener et de Shafkoskoï avaient été
littéralement taillés en pièces. Les Turcs s’étaient mis à la poursuite
des assaillants et ils ne tarderaient pas à rentrer à Sistowa dont ils
ne laisseraient plus pierre sur pierre. Osman-Pacha, dont le nom prit ce
jour-là la saveur légendaire qu’il a gardée, avait juré qu’il en serait
ainsi. On allait rompre le pont pour arrêter les Turcs victorieux et
permettre au gouvernement de Bukarest de se mettre en sûreté. C’étaient
ces renseignements qui avaient déterminé le sauve-qui-peut général.

L’affolement est indescriptible. Tous les magasins, les boutiques, les
éventaires improvisés depuis un mois, tout cela plie bagage. En moins de
deux heures, tout a été balayé comme par un ouragan. Les marchands
cherchent à emporter le plus possible, mais ils songent surtout au salut
de leurs personnes. Les véhicules sont pris d’assaut. Des grappes
humaines pendent après les essieux et les barreaux des charrettes. On
offre des sommes insensées aux _birjars_, jusqu’à 200 francs pour une
étape d’une demi-journée. Les voitures qui partent sont entourées d’une
meute d’effarés, de poltrons qui veulent s’en aller aussi, il faut que
les conducteurs se dégagent à coups de fouet et que les passagers ayants
droit se débarrassent à la force du poignet des intrus. La peur même
donne aux plus affolés des accès de colère, on se dispute les places à
coups de poing, le sang va bientôt couler.

Tout à coup les cris retentissent: _Les voilà! les voilà! ce sont eux!
les Turcs! les Turcs!_ En effet, au loin, une centaine de coiffures
rouges, des fez, scintillent au soleil. L’arrivée de quelques fuyards
cosaques, noirs de poudre, les vêtements en lambeaux, ayant à la main en
guise de canne le bois à moitié brisé de leur lance, ne contribue pas
précisément à rassurer la foule. La déroute s’accélère encore.

Les chrétiens de Sistowa ont passé le fleuve dans des
barques,--plusieurs trop chargées auraient sombré,--rivalisant en
terreur avec les camelots israélites de Simnitza. On se soucie bien
maintenant des objets, victuailles, vêtements, boissons! tout cela
jonche le pavé de la grande route; on a soulagé les voitures afin
d’accélérer leur allure. «Les Turcs! les Turcs!» Les peureux fouettent
leurs chevaux à tour de bras, les voyageurs stimulent les cochers, les
gourmandent ou leur offrent des pourboires fantastiques. «_Les Turcs!
les Turcs!_» ce cri d’alarme poussé par six ou sept cents gosiers répand
la panique jusqu’à Alexandrie, jusqu’à Bukarest, car pour justifier
leurs terreurs, les fuyards racontaient comme certains et vus de leurs
propres yeux des faits qui étaient de simples rumeurs. «Les Turcs! les
Turcs!» La sinistre nouvelle roulait comme une avalanche grossissante
et, sur le passage des voitures, des charrettes pleines de fugitifs, les
villages étaient frappés de stupeur. Tout ce qui était en état de se
sauver fuyait ainsi. C’est à Bukarest que la déroute trouva des limites.
L’alarme avait été donnée inutilement. L’armée russe avait subi la
veille, 30 juillet, une grande défaite. L’attaque combinée des généraux
Krudener et Shafkoskoï avait été repoussée par Osman-Pacha avec un brio
et un entrain qu’on ne supposait plus aux bandes ottomanes qui avaient
laissé si facilement forcer les deux formidables lignes de défense, le
Danube et le Balkan. La défaite des Russes ne laissait rien à désirer.
Battus chacun de leur côté, n’ayant pu opérer la jonction, but de la
bataille, les généraux Shafkoskoï et Krudener se renvoyaient l’un à
l’autre la responsabilité de l’échec.

Krudener avait quitté le champ de bataille en pleine déroute,
Shafkoskoï, ivre de rage et de colère, cherchait à rallier les débris de
ses troupes pour ramasser les blessés et leur éviter l’horrible sort que
leur réservaient les bachi-bouzouks.

Voilà qui était parfaitement vrai. Il est exact aussi que des cosaques
(on en fusilla deux plus tard), exagérèrent à dessein le danger et
crièrent _au Turc!_ pour forcer les marchands à déguerpir et faire main
basse sur les victuailles,--mais tout le reste était pure imagination,
produit de la peur. Les Turcs, très-heureusement pour leurs ennemis,
n’avaient ni cavalerie ni train pour se mettre à la poursuite des Russes
et pousser à ses extrêmes limites la victoire dont ils ne soupçonnaient
pas l’importance. Ils s’étaient donc retirés derrière leurs positions
considérablement fortifiées, très-satisfaits de les avoir conservées et
d’avoir arrêté la marche d’une armée jusque-là victorieuse.

Quant aux Turcs dont l’apparition au bout du pont avait accéléré la
débâcle, c’étaient tout bonnement des prisonniers. Dans leur ardeur à se
sauver, les fuyards n’avaient pas vu ou n’avaient pas pris garde à
l’escorte russe qui accompagnait ces pauvres diables. Quand toute la
ville fut à peu près vide, je les vis se diriger vers une sorte de
blockhaus où ils devaient attendre leur transfert dans l’intérieur du
pays. Ils n’avaient nullement l’air de conquérants. Pendant 48 heures,
Simnitza si bruyant, si animé, fut désert. Les soldats se régalèrent à
volonté, il y eut de véritables orgies--puis les innombrables convois de
blessés commencèrent à passer lentement les ponts. La plaine, située sur
la gauche de la ville, se couvrit des tentes blanches d’un hôpital
ambulant. Puis, en voyant que décidément le Turc ne passait point le
Danube, les marchands, les cantiniers, les camelots, les loueurs de
voitures revinrent d’abord isolément, n’osant pas trop s’aventurer, puis
par groupes avec armes et bagages. Au milieu de la bagarre on avait
tenté de me voler Kiki II, mais j’avisai un palefrenier qui m’était
suspect et le secouai comme jamais poigne de paysan normand ne secoua de
pommier au temps de la récolte. La médecine opéra; l’individu me montra
mon cheval traîtreusement attaché derrière une voiture remisée dans un
coin. Comme l’excellent commissaire roumain était resté à son poste, je
livrai le filou au bras séculier et rentrai en possession de Kiki. Avant
que Simnitza eût regagné son aspect désormais normal de foire de
Saint-Cloud, nous trottions, l’un portant l’autre, sur la route de
Nicopolis.




CHAPITRE XVI

A Nicopolis.--Une ville ravagée par la guerre.--Les Roumains à
Nicopolis.--Le général Stolipine.--Le gargotier par patriotisme.--Un
orage dans la montagne.--Rencontre d’un peintre.--La nuit
dans un harem.--Une séance de conseil de guerre.--Acte
d’insubordination.--Condamnation à mort d’un Turc.--A
Turnu-Maguerelé.--Don Carlos en Orient.--Les mésaventures
de deux chaloupes canonnières.


Nicopolis ressemble passablement à Sistowa dont le séparent environ
cinquante kilomètres. La ville, presque aussi grande que Sistowa,
s’étage sur une colline; le bas est baigné par le Danube tandis que la
citadelle passablement délabrée, se dresse à pic comme si elle voulait
menacer le ciel, à l’égal des cent mille croisés qui se vantaient ici
même de pouvoir soutenir la calotte des cieux avec leurs lances si elle
devait s’écrouler sur eux; cette fanfaronnade ne les empêcha pas d’être
taillés en pièces et jetés dans le fleuve par Bajazet. Les maisons sont
plus grandes, plus européennes, plus cossues qu’à Sistowa, mais tandis
que cette première échelle du Danube ne montrait que très-peu de traces
de la guerre, Nicopolis en présentait l’horrible image. Avant de mettre
pied à terre, dans la barque sur laquelle nous traversâmes le Danube,
une âcre odeur de roussi nous saisit violemment à la gorge. Elle se
dégageait d’un amas informe de décombres au-dessus desquels s’élevait un
léger nuage de fumée: les ruines du bas quartier que les bombes et les
obus avaient nivelé au ras du sol. Pendant plus de huit jours, Nicopolis
avait été canonné sans relâche avec une violence inouïe; puis la
bataille qui précéda la capitulation avait fait pleuvoir sur la ville
une grêle d’obus; nous en avions le résultat devant les yeux. Plus de
cent cinquante maisons avaient été littéralement réduites en cendre. Les
pans de murs béants enserraient les ruines, le pétrole dont on s’était
servi sans doute contre le quartier turc après l’assaut de la ville,
avait laissé des traces noirâtres sur les parois, le feu avait gagné de
proche en proche les grands magasins de blés et de grains destinés à
l’approvisionnement de la garnison. Il y eut pour quelques centaines de
mille francs de blé brûlé, et l’odeur du froment grillé puis mouillé par
l’eau répandue sur les ruines était particulièrement pénétrante et
particulièrement désagréable. Du reste, toute cette partie inférieure de
la ville était déserte; c’est à peine si dans l’une des ruelles un Turc
à turban montrait un _faciès_ de mauvaise humeur. Toute la population
musulmane s’était réfugiée au dehors dans des gorges de montagne.

La situation militaire de Nicopolis avait été assez singulière. Après la
deuxième défaite de Plewna, le grand-duc Nicolas craignant une diversion
d’Osman Pacha sur cette ville et sachant que la garnison était
très-faible, avait envoyé directement l’ordre au général roumain qui
commandait les troupes de la principauté entre Corabia et
Turnu-Maguerelé de passer le fleuve et de prêter main forte au besoin
aux quelques bataillons russes campés dans la citadelle. Cette dépêche
du généralissime tranchait ainsi une question qui, depuis le début de la
campagne avait donné lieu à des débats très-longs et très-épineux. Il
s’agissait de savoir si les troupes roumaines garderaient une position
purement défensive, ou si elles prendraient une part active à la lutte.
Les chefs du gouvernement en Roumanie, les principaux députés étaient
pour la deuxième alternative, les Russes, dédaigneux de leurs alliés et
ne croyant jamais avoir besoin de leur concours, invoquaient des raisons
diplomatiques pour le décliner. La déroute de Plewna mit fin à
l’incertitude, les Roumains tant dédaignés tout d’abord devenaient
nécessaires.

On les appela.

Mais le général Mano, homme très-entier et qui en voulait aux alliés de
leurs mépris pour les capacités militaires de ses compatriotes, ne
perdit pas l’occasion de faire valoir ce concours qu’on sollicitait à
présent. Il répondit qu’il n’avait d’ordres à recevoir que de son
souverain, et resta tranquillement à Turnu-Maguerelé, inspectant les
troupes pendant le jour, et se délectant la nuit aux parties de whist
organisées par son état-major.

Le grand-duc Nicolas cependant avait fait de ce refus toute une affaire.
A Bukarest on se fâcha un peu pour la forme contre M. Mano; on le
remplaça par un brillant officier qu’on avait sous la main, le colonel
Angelesco, et celui-ci passa le Danube avec une brigade roumaine.
Seulement, les ministres du prince Charles avaient su habilement tirer
parti de la situation créée dans l’intervalle par le refus de M. Mano
pour obtenir de leurs alliés de bonnes conditions en échange du concours
actif. Les Russes qui voyaient déjà Osman Pacha planter son drapeau sur
les ruines de Nicopolis acquiescèrent à tout--avec la réserve mentale de
tenir le moins possible. Néanmoins, on n’avait pu obtenir que la ville
occupée par une garnison roumaine reçût aussi un commandant de même
nationalité. Le général Stolipine était resté dans la citadelle; il
habitait le _Konak_ du commandant turc, et de là, donnait les ordres à
un colonel moldave d’envergure énorme qui commandait la brigade composée
de cabaratsch, cavaliers de la milice, de _Dorobantz_, réservistes bien
reconnaissables à leurs bonnets de loutre surmontés d’une plume de
dindon.

Le général Stolipine est un des plus fiers originaux que l’armée russe
assez riche en produits de ce genre puisse se vanter de posséder. Soldat
jusqu’au bout des ongles, cet officier supérieur a débuté dans les
cosaques de l’artillerie. Le Caucase fut son école; puis quand la guerre
de Crimée éclata, l’empereur lui conféra le commandement du régiment
dans lequel il avait débuté. La réputation des Cosaques au point de vue
de la témérité dans le combat et de la virtuosité dans le _chapardage_
n’est plus à établir. Elle était égalée autrefois par le renom de nos
zouaves.

Parmi les cosaques légendaires, les mieux partagés au point de vue de la
faveur des racontars populaires ce sont les artilleurs. Le régiment de
Stolipine fit merveille. Les batteries soutinrent le principal choc des
assaillants lors du premier assaut contre Sébastopol.

«J’eus le chagrin, nous dit le général en passant les doigts dans ses
longues moustaches, moi qui adore la France et qui me vante d’être un
Parisien, de vaincre des Français.» A la suite de cette journée la croix
de Saint-Georges fut conférée à Stolipine, et au début du nouveau règne
il fut d’autant plus en faveur qu’il se donnait une certaine teinte de
libéralisme.

Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs d’accepter le poste d’aide de camp du
farouche Mourawief à Wilna et à Varsovie. Il le remplit en conscience,
comme il convenait sous un tel chef, et il revint général.

De retour à Saint-Pétersbourg, il se montra de nouveau sous la face d’un
libéral, se mêla quelque peu aux agitations panslavistes, avec moins de
bruit cependant que les Fajedeff et les Tchernaieff. Pourtant, il en
commit assez pour encourir, pendant quelques années, une quasi-disgrâce.

Il s’en consolait en écrivant des articles de journaux et en
confectionnant des statuettes et des dessus de pendules. Il avait même
pris brevet pour un _modèle_ tout comme un fabricant de bronze du
Marais.

Quand la guerre éclata, il obtint, non sans peine, un commandement, mais
qui parut d’abord fort peu important, celui des batteries construites
autour de Turnu en face de Nicopolis. Il les établit très-proprement, et
quand elles commencèrent à jouer, la précision du tir réduisit en
cendres toute la partie basse de la ville turque.

Quand Krudener eut pris Nicopolis à revers, forçant la garnison à
capituler, Stolipine passa le Danube et fut investi du commandement de
la forteresse.

Il s’installa dans la citadelle au milieu des décombres, des détritus,
de centaines de milliers de cartouches épars sur le sol, des canons
encloués et des cadavres qu’il fallut enterrer en toute hâte dans les
jardins des environs.

Il mit des factionnaires sous la vieille arcade datant du temps des
Romains, et qui se trouvait à mi-côte de la petite route taillée à pic
dans le roc qui conduisait de la ville turque à la forteresse. Son
premier acte de gouvernement fut d’encourager les habitants turcs à
revenir dans leurs foyers,--il leur promit des distributions de vivres,
puis il se dépêcha de faire élever sur le plateau une batterie capable
de foudroyer tout ce qui restait de la ville basse à la moindre
tentative d’émeute.

Pour utiliser les bras des musulmans et, comme il le disait, «pour
empêcher les pensées malignes de pousser», Stolipine les employait aux
travaux de déblaiement et d’assainissement qui devenaient
très-nécessaires depuis que les chaleurs avaient de nouveau succédé aux
pluies. Tous les matins, les Turcs partaient à la corvée, escortés d’un
détachement de _Dorobantz_, et le soir, avant de les faire rentrer au
campement, Stolipine leur adressait un petit speech qu’un ancien maître
d’école et patriote bulgare était chargé de leur traduire.

Ce particulier, un bonhomme de soixante-dix ans, mais qui en paraissait
à peine soixante, tenait au début de la guerre un pensionnat de
demoiselles à Turnu-Maguerelé. Il y recevait, ce sont les propres termes
qu’il répétait sans cesse, des élèves appartenant à la «_plus haute
société_» du pays, et, à l’en croire, il n’y avait pas dans tout le pays
roumain de maison d’éducation capable de lutter avec la sienne. Mais
voici qu’à l’approche de la guerre, les familles de la «haute
aristocratie» enlevèrent leurs blanches tourterelles, et le colombier
pédagogique se trouva vide. Mis en disponibilité, le chef d’institution
se souvint que dans sa jeunesse il avait été patriote bulgare, qu’il
avait pris part à différentes émeutes et conspirations, qu’on avait
manqué de le pendre et qu’il s’était réfugié sur le sol roumain presque
en martyr. Il alla porter ses doléances sur le tort que lui faisait la
guerre et une esquisse biographique, retraçant sa carrière, au général
Stolipine. Celui-ci se laissa toucher et il confia au chef d’institution
les fonctions de _drogman_ et de secrétaire. Wandi, à ses propres yeux,
se prenait pour un homme d’État, certain d’être invoqué comme une
lumière de la Bulgarie future; le brave vieillard ne se possédait plus
d’orgueil, quand Stolipine, qu’il révérait à l’égal d’un Dieu, l’amena
avec lui de l’autre côté du Danube. Seulement une déception lui était
réservée. Il se voyait déjà appelé à gouverner des compatriotes, et pour
cela avait fait provision des gestes les plus pompeux et de périodes
oratoires des plus ronflantes. Il était donc en train d’expliquer au
général Stolipine ses vues sur la meilleure manière de régenter ces
Bulgares, quand le commandant qui repassait, tout en caressant, comme
toujours en pareil cas, ses longues moustaches poivre et sel,
l’interrompit:

«Dites-moi, monsieur Jean (il appelait volontiers son drogman par ce
petit nom), il me semble que madame votre épouse fait bien la cuisine...
Je me souviens d’un petit dîner que je fis chez vous, c’était parfait!
parfait!» L’homme d’État bulgare _in partibus_ s’arrêta au milieu de sa
démonstration, à la fois surpris et cependant flatté de ce compliment.

«Eh bien, voilà ce dont il s’agit, dit le général; nous avons en face du
_Konak_ une jolie maison de campagne turque avec un beau jardin. Je l’ai
remarquée aujourd’hui en me promenant; cela ferait un délicieux
café-restaurant. Mes officiers se plaignent d’être empoisonnés et
écorchés par les vivandiers. Nous allons remédier à cela, monsieur Jean;
vous nous ferez venir madame votre épouse avec sa batterie de cuisine,
vous l’installerez dans la maisonnette et vous donnerez à manger deux
fois par jour à messieurs les officiers, proprement et dans les prix
doux. Du reste, je me charge de fixer le tarif et de rédiger le menu!»

Le malheureux Bulgare ne savait plus où donner de la tête. Quelle douche
d’eau glacée sur ses ambitieuses visées! «Mais, Excellence,
balbutia-t-il... je ne puis pas me mettre gargotier, moi, un patriote de
vieille roche, un chef d’institution auquel les familles de la plus
haute aristocratie ont confié leurs enfants.»

Moitié sérieusement, moitié en plaisantant, le général fit valoir que la
meilleure façon pour son drogman, d’affirmer son patriotisme, serait de
nourrir convenablement et à bon marché les officiers de l’armée
libératrice. Puis, pour concilier complétement le drogman avec cette
nouvelle profession, il promit de fixer le tarif à un prix rémunérateur
et de prendre à sa charge tous les frais d’établissement. Enfin, il
laissa entendre qu’on ne vérifierait pas l’authenticité des crus marqués
en gros chiffres sur la carte. Le Bulgare se laissa convaincre et c’est
ainsi qu’une sorte de club restaurant fut improvisé sous les auspices
directs du général commandant, qui ne manquait pas d’y faire de longues
collations, permettant au patriote bulgare, qui servait maintenant la
serviette sous le bras, de continuer ses dissertations profondément
philosophiques sur l’avenir du pays en particulier et sur la question
d’Orient en général. De temps à autre, il fallait interrompre la
dissertation pour s’informer de la côtelette du capitaine Fedorow ou de
l’omelette du lieutenant Ivan, qui ne pouvait supporter les œufs trop
cuits. Chaque jour le général Stolipine contribuait par quelque
accessoire à l’embellissement du réfectoire qu’il avait ménagé à ses
officiers. Le _harem_ de Hassan-Pacha fut mis fortement à contribution
(je parle, bien entendu, du mobilier: tapis, tentures, glaces, lampes,
etc.). Le jardin commençait déjà à prendre un faux air de café-concert
mauresque en plein air. Le soir, le colonel roumain et le général russe
s’asseyaient, l’un en face de l’autre, autour de la grande table de bois
brut que maître Jean avait fait dresser dans son jardin, sous une tente
de toile tendue d’un arbre à l’autre.

Le colonel était un colosse, son buste trapu menaçait d’éclater comme
une bombe dans la veste à brandebourgs; les épaules auraient pu soulever
un monde comme celles d’Atlas; les poings étaient capables d’assommer
sur place plusieurs taureaux; la figure grasse, pourvue d’une mâchoire
très-puissante s’efforçait pourtant de revêtir une expression de
bonhomie, comme cela arrive souvent chez les gens d’une grande force
musculaire. A plusieurs reprises M. M... en avait donné la preuve, et
son dernier tour d’Hercule avait fait quelque bruit dans le monde
politique.

Le colonel appartient au parti conservateur, et avait, comme tel, servi
le cabinet réactionnaire renversé par les élections de 1875, et mis en
accusation par le parti radical. Une commission d’enquête parlementaire
fut chargée des recherches relatives à ce procès, quatre ou cinq de ses
membres se présentèrent dans la villa du colonel. Il les mit à la porte,
et se laissa traduire devant le tribunal de Jany qui l’acquitta.
Peut-être les juges redoutaient-ils ses coups de poing.

Stolipine, lui, est aussi grand de taille que son partner était large
d’encolure, et dépasse bien de deux pieds et de plusieurs pouces la
belle moyenne; la tête est assez fine, osseuse et bien encadrée par une
paire d’immenses moustaches très-fournies autour des joues, et se
terminant en pointe. Avec cela un air de candeur voulu, une voix dolente
s’efforçant de dire, avec une indifférence absolue, les plus grandes
énormités... «Je ne suis pas habitué à faire des compliments, colonel,
commençait Stolipine en accentuant ses paroles du geste, mais je dois
convenir que votre artillerie est excellente, je dis excellente.»

Le colonel s’inclinait: «J’ai vu une scène vraiment touchante
aujourd’hui, mon général... nos marins apprenant la manœuvre des rames à
nos _dorobantz_! Comme nos gens y mettaient de la bonne volonté! Quelle
patience! Quel dévouement! ils sont des anges!» Cela continuait ainsi
pendant tout le repas. Puis en rentrant au petit konak, le général
grommelait entre ses dents: «Quels crétins, ces Roumains!» et je ne suis
pas bien sûr que le colonel, en revenant à la ferme où il s’était
installé ne répétât plusieurs fois: _Quelles brutes, ces Russes!_

Le soir de la déroute de Plewna le général Stolipine eut une inspiration
qui le peint bien. Des fuyards s’étant montrés à Nicopolis, on
commençait à se raconter dans la population musulmane monts et
merveilles de la victoire de leurs compatriotes sur les _moscows_.

Grâce aux régime quasi-paternel établi par le général et à l’attrait des
distributions de nourriture et de primes, tout le prolétariat turc de
Nicopolis était revenu. C’était une population de 5 à 6,000 individus
qu’on soupçonnait vaguement de s’être ménagé des dépôts d’armes. Une
émeute n’avait rien d’improbable et la garnison russe, très-faible, se
serait trouvée embarrassée devant des forces populaires supérieures et
stimulées par le fanatisme.

Que fit Stolipine? Il ordonna de mettre au cachot les fuyards comme
répandant des nouvelles complétement fausses et organisa, pour le soir,
dans le jardin du restaurant improvisé, un concert donné par la musique
d’un régiment d’artillerie, accompagné d’un punch monstre offert à tous
les officiers de la garnison.

En écoutant les joyeuses fanfares qui épuisaient le répertoire de
Strauss et de Lecocq mêlées au cliquetis des verres et aux hourrahs qui
accueillaient les toasts, les musulmans ne pouvaient admettre que leurs
maîtres se conduiraient ainsi le soir d’une défaite.

Au contraire, on crut à une grande victoire dans la ville turque et on
se tint coi. Quand la vérité fut connue, les Roumains étaient venus
renforcer leurs alliés et la supériorité numérique n’était plus du côté
de la population musulmane.

Si les relations entre militaires roumains et russes n’étaient jamais
cordiales, comme on a pu souvent le constater, elles devaient être
particulièrement délicates dans une place forte où la troupe était
roumaine et le commandement russe. Au fond le général Stolipine, comme
tous ses compatriotes, avait en très-médiocre estime les qualités
militaires des Roumains.

Il ne se doutait pas plus que les autres hauts dignitaires de l’armée du
tzar des preuves de vaillance et d’énergie que les soldats de la
principauté allaient sceller quelques semaines plus tard de leur sang.
Il penchait même à blâmer les égards qu’on avait eus pour la
principauté, pour son gouvernement et pour ses lois.

«Il aurait fallu entrer tout bonnement chez eux, dit-il, sans demander
la permission à personne. Comme cela nous aurions eu tout par voie de
réquisition, au lieu d’être forcés de payer très-cher chaque brin de
fourrage qu’absorbe un cheval de cosaque.» Il ne dédaignait pas non
plus, quand il prenait son thé au _konak_, enveloppé dans une belle robe
de chambre à ramages, de se divertir aux dépens de tel ou tel officier
de la garnison.

Mais au moins, il savait strictement garder le décorum et, dans les
rapports officiels avec le commandant roumain, il apportait une
politesse des plus raffinées, trop affectée même, aux yeux d’un
observateur, pour être sincère. Rendons au colonel M..., le commandant
de place, la justice que ses sentiments à l’égard des Russes étaient de
la même nature que chez son supérieur.

Pourtant, comme il se piquait de diplomatie, il n’était pas en reste de
civilités parfois puériles et honnêtes avec le général. Au fond, les
Roumains étaient très-mécontents de se sentir sous la férule d’un Russe
alors qu’à Bukarest on croyait Nicopolis tout à fait au pouvoir de
l’armée nationale. Mais pour la forme c’était, entre le général et le
colonel, un échange de compliments, de salamalecs et de douceurs
internationales du plus réjouissant effet, une scène de haute comédie
toujours renouvelée, lorsque, entourés de leurs officiers, le général
russe et le colonel roumain se trouvaient autour de la table commune.

Un incident surtout marqua bien la position réciproque des singuliers
alliés. Peu de jours après la déroute de Plewna on avait tiré sur une
patrouille de dorobantz roumains. Le coupable, un Turc du nom de
Mohamed, avait été trouvé derrière les décombres d’une maison en ruines.
Le colonel roumain eût voulu, selon les droits de la guerre, le faire
fusiller immédiatement.

Mais les juges auditeurs russes s’opposèrent à l’exécution de la
sentence et demandèrent que l’on fît le procès selon toutes les règles
au malencontreux musulman. Ils exhibèrent des textes de loi, des
paragraphes de règlement, tant et si bien que le général Stolipine
consentit à faire juger le délinquant comme s’il s’agissait d’une
tentative d’assassinat commise en temps de paix.

Sans doute, si Mohamed avait tiré sur une patrouille russe, on n’aurait
pas fait tant de cérémonies, et les juges du tribunal militaire
n’auraient pas discuté, en vidant des brocs, toutes les questions de
jurisprudence soulevées par le cas de ce Mohamed. «Cela m’ennuierait
beaucoup, disait le général, de faire fusiller ce pauvre diable
maintenant. Je suis pour les exécutions immédiates, mais je n’aime pas
les sentences rendues et exécutées à froid.»

Pourtant, malgré ces incidents, Stolipine sut éviter les frottements
trop brusques entre ses officiers et les Roumains. Dans les cercles
élevés de l’état-major on le dédaignait un peu, le traitant en
fantasque.

Est-ce malgré cela ou peut-être à cause de cela qu’on lui a confié le
commandement de la Roumélie orientale? En tout cas, si les commissaires
européens qui ont déjà eu maille à partir avec le gouverneur russe
aiment les discussions pittoresques et paradoxales, ils seront servis à
souhait.

Après une journée fort bien remplie, puisqu’elle avait été consacrée à
visiter le champ de bataille, à grimper sur les rochers inaccessibles,
d’où Hassan s’était fait déloger,--on ne comprend pas comment,--je
voulus prendre congé du général. Il me fit d’abord une dissertation bien
sentie sur la politique de la France, sur ses rapports avec la Russie,
puis, avant de m’en aller: «Tenez, fit-il, je vais vous donner un
souvenir...» Je me demandais _in petto_ si l’ère des tabatières était
rouverte dans la sainte Russie, tandis que le général cherchait au fond
d’un bahut. Il revint au bout de quelques instants avec un instrument en
métal, en forme de triangle et divisé par ses rayures. «Ceci, dit-il
majestueusement, a appartenu à Hassan-Pacha, c’est avec ça qu’il réglait
le tir de ses pièces. Je vous le donne.»

Je mis cette précieuse relique dans mon sac et piquai des deux. Mais
avant d’avoir atteint le bas de la ville, je fus surpris par un violent
orage, dont les signes précurseurs s’étaient montrés pendant toute
l’après-midi. Les éléments se déchaînèrent avec une fureur sans
pareille; le fracas de trois batailles aurait à peine égalé le bruit des
coups de tonnerre se succédant avec une rapidité inouïe; des éclairs
monstres déchiraient les nuages gris sombres, comme s’ils avaient voulu
de nouveau consumer les ruines, les débris que j’avais sous les yeux.
Les cimes des montagnes miroitaient par instants comme si elles
émergeaient d’un brasier!

La pluie tombait drue, serrée, d’abord par flots, ensuite par torrents,
puis comme une véritable trombe chassée par le vent. L’étroit sentier
que je suivais pour gagner le bas de la ville, était changé en rivière
et c’était par un vrai miracle et par l’effet d’un tour de force digne
d’un premier sujet de cirque, que Kiki ne s’était pas encore abattu.

Il ne pouvait être question de passer le fleuve avec un temps pareil. Le
Danube n’eût fait qu’une bouchée de notre barque. Il fallut donc laisser
passer l’ouragan, réfugié sous la tente plus ou moins imperméable d’un
chef de poste. Je trouvai là un compagnon d’infortune, trempé jusqu’aux
os, M. T., un peintre valaque, ayant quitté son atelier qu’il venait
d’installer à Paris dans le quartier de Clichy, afin de prendre sur le
vif des croquis de batailles.

M. T. avait une peur atroce de la fluxion de poitrine et, à force de
négociations parlementaires, il obtint d’un des officiers du linge de
rechange et il opéra la métamorphose séance tenante.

La pluie cessa enfin, et je proposai à M. T. d’implorer pour la nuit
l’hospitalité du général. Elle ne nous fut pas refusée, au contraire; le
commandant ayant appris qu’il accueillait un peintre traita M. T. de
_cher confrère_ et, tout en prenant d’excellent thé, le meilleur
préservatif contre les fluxions, nous discutâmes sur l’art et la
peinture, comme dans une brasserie de la nouvelle Athènes.

Le général appartient, autant que je puis en juger, à l’école réaliste,
c’est du moins dans cet ordre d’idées qu’il façonne ses statuettes et
dessus de pendules. T. ne le contraria pas trop, et il plut tant à son
interlocuteur, que celui-ci lui offrit en toute propriété et comme un
cadeau fait en vertu de son pouvoir discrétionnaire une maison avec
jardin, qu’il pourrait choisir à Nicopolis, pour y installer son
atelier.

La conversation se prolongea ainsi jusque bien avant dans la nuit, et
nous causions dans la chambre où l’ancien commandant turc Hassan-Pacha
réunissait ses officiers en rapport.

«Voyons, messieurs, où vais-je vous loger?» dit le général, après avoir
tiré sa montre enrichie de pierreries, qui marquait déjà beaucoup plus
de minuit.--«Eh! pardieu, il y a la salle de bains du harem! Les divans
y restent encore, on vous prêtera quelques manteaux et vous y dormirez à
merveille.» C’est ainsi que T. et moi nous couchâmes dans la pièce où
mesdames Hassan (il y en avait quatre, paraît-il) se livraient à leurs
ablutions. Le bassin, au milieu, était vide, bien entendu; les divans,
le long des murs, presque neufs; comme ornements, il n’y avait guère que
deux glaces imitation de Venise, dans des cadres de rocaille. Au fond,
une fenêtre à ogive, aux carreaux multicolores, d’un verre grossier,
ouvrant la vue sur la campagne. L’orage avait tout à fait cessé, l’air
était embaumé et le ciel, redevenu pur, scintillait d’étoiles. L’œil
embrassait librement le panorama de la ville encadrée de rochers, du
Danube roulant des flots encore légèrement agités, et, de l’autre côté,
la vaste plaine valaque, avec les bâtisses diverses de Turnu-Maguerelé,
émergeant au milieu des jardins et mêlés d’églises, dont les coupoles de
zinc, brillaient sur le fond noir. Au-dessus des montagnes, un couple
d’aigles évoluait en traçant des cercles magiques avec leurs larges
ailes.

Je fermai la fenêtre et allais m’étendre sur le divan, quand une jolie
chatte angora aux yeux brillants surgit dans un coin. C’était,
paraît-il, une des bêtes favorites de mesdames Hassan qui, à défaut
d’autre société, recherchaient l’intimité des félins, comme leurs sœurs
des harems en général.

«Fathma», c’est ainsi que je baptisai l’angora, se pelotonna sagement
dans un coin comme une personne qui a ses habitudes et n’aime pas y
déroger. Elle me prit en amitié et me suivit plusieurs jours.

Le jugement du turc Mohamed devait avoir lieu le lendemain et, puisque
l’intempérie de la saison m’avait retenu à Nicopolis, je voulus profiter
de l’occasion pour voir fonctionner un tribunal militaire russe, en
temps de guerre. La cour martiale siégeait dans la salle d’école du
village, une grande pièce carrée, traversée par des poutres qui
soutenaient assez mal la maison et dont le plancher avait un peu
souffert, vu qu’on s’était servi pendant plusieurs jours comme écurie de
cet établissement primaire; la cour siégeait au fond de la salle; on y
avait disposé à l’intention des juges militaires (la justice est rendue
par une catégorie toute spéciale d’officiers jurisconsultes ayant fait
des études de droit et passé des examens comme les magistrats civils)
une grande table de bois blanc avec une demi-douzaine de chaises et
d’escabeaux de paille. Une dizaine de bancs, sur lesquels les enfants de
Nicopolis usent leurs premières culottes en épelant les vers du Coran,
étaient réservés au «public». Celui-ci se composait exclusivement
d’officiers et de soldats russes et roumains: j’étais le seul _civil_.

La Cour entra en séance à neuf heures du matin; elle se composait du
président, de quatre assesseurs, du greffier et du procureur impérial.
Tous ces messieurs portaient un uniforme vert sombre, la tunique à deux
rangs de boutons, le collet rayé de deux galons d’or. Dès que l’audience
fut ouverte, le pope assis au premier banc parmi quelques officiers
déroula ses longs cheveux blonds qu’il portait noués et roulés en
nattes, revêtit un surplis, étendit sur la table devant la cour un tapis
richement brodé, sur lequel il posa d’abord un crucifix, puis une bible
de grand format, dont un bibliophile eût fait son régal. Le prêtre baisa
d’abord le crucifix, puis la bible, s’agenouilla et revint à sa place.
Tous les témoins doivent prêter serment sur le livre saint, après avoir
embrassé le crucifix, en répétant la formule que leur lit le pope.

Avant de s’occuper de Mohamed la cour jugea un sous-officier de
cavalerie, joli garçon aux traits intelligents et énergiques. D’après
nos idées en matière de discipline son affaire était fâcheuse et le cas
quelque peu pendable en temps de guerre. Il y avait eu insubordination
envers un supérieur. Le sous-officier étant gris était entré dans une
cantine où se trouvaient des officiers; comme il se comportait d’une
manière bruyante un de ses chefs lui enjoignit de se taire ou de sortir.
L’accusé ne fit ni l’un ni l’autre, il dit des injures assez fortement
caractérisées aux officiers et finalement il fallut appeler la garde.
L’avocat de l’accusé--un officier russe--fit valoir avec beaucoup
d’éloquence la bravoure et l’excellente conduite antérieure de son
client; il raconta en termes pathétiques comment celui-ci s’était battu
à la première bataille de Plewna, et n’avait dû son salut qu’à un
miracle.

Les juges se laissèrent toucher par ce beau récit et le sous-officier en
fut quitte pour quelques jours de prison.

On introduisit enfin Mohamed; le pauvre hère avait une très-piteuse mine
et ses haillons très-pittoresques mais atrocement déchirés sur toutes
les coutures, cadraient parfaitement avec l’expression qu’il avait su
donner à sa physionomie. Il avait les pieds nus et ses mains portaient
encore des traces de cordes aux poignets. Pourtant la tête était belle
et ne manquait pas d’une certaine finesse de race; ses yeux brillaient
comme deux charbons et une barbe très-noire et très-fournie entourait le
visage d’une pâleur presque aristocratique.

Mohamed sentait bien que son salut, s’il était possible de l’espérer,
était dans l’humilité; aussi il tâchait de prendre un air doux, une
apparence moutonnière à faire croire qu’il était incapable d’assommer
une des innombrables mouches qui tachetaient les loques de sa casaque et
qui voltigeaient autour de sa tête. Disons en passant qu’une de nos plus
grandes souffrances c’étaient précisément ces légions de mouches qui se
réunissaient par milliers pour harceler hommes et bêtes. On vivait au
milieu d’un perpétuel bourdonnement; il fallait garer sa figure au moyen
de voiles de gaze; et bien veiller à table pour que les plats ne
reçussent pas l’addition d’une douzaine ou deux de dégoûtants insectes.

La procédure fut suivie avec la plus grande régularité comme s’il
s’agissait d’un crime de droit commun évoqué devant une cour d’assises
ordinaire.

Le président militaire, un homme plus froid et plus calme que beaucoup
de magistrats, posait les questions en russe; il fallut appeler un
interprète, gros garçon à carrure de boucher qui traduisait les demandes
et les réponses du turc en russe et du russe en turc. Quand les témoins,
des soldats roumains ayant fait partie de la patrouille furent appelés à
déposer, la tâche du drogman se compliqua encore davantage. Il fallut
traduire d’abord les paroles du président en roumain, puis communiquer
les réponses en turc à l’accusé pour refaire cette promenade polyglotte
en sens inverse. Le procès prit toute la matinée; un jeune lieutenant
roumain presque imberbe, désireux de prouver qu’il savait le russe sur
le bout des doigts, prononça une plaidoirie attendrissante avec des
larmes dans la voix et des gestes qui montraient qu’il avait pris maître
Lachaud pour modèle. Son discours fut gravement écouté par les juges,
qui gravement aussi condamnèrent Mohamed à mort. Comme je ne suis plus
revenu à Nicopolis, j’ignore si la sentence fut exécutée.

A Turnu-Maguerelé, une petite ville de province d’une tranquillité
idéale, relativement propre et jouissant d’une fort belle promenade, se
trouvait nombreuse société. M. Bratiano y était accouru pour surveiller
le service des vivres et des transports. Installé à la préfecture il
contrôlait tous les détails avec la plus grande sollicitude, sans cesser
pour cela de diriger la politique de la principauté. Le colonel
Gaillard, l’attaché français au quartier général russe, venait d’arriver
du camp du tzar pour inspecter les troupes roumaines et signaler à titre
officieux au prince les réformes qui pourraient être rapidement
introduites avant de conduire les soldats au feu.

Je retrouvais aussi sous l’uniforme, la croix de la Légion d’honneur si
vaillamment gagnée pendant la terrible campagne de l’Est sur la
poitrine, notre ancienne connaissance le colonel Pilat, gendre de M.
Rosetti. Il remplissait alors les fonctions de sous-chef d’état-major du
prince Charles et il venait pour faire les honneurs du camp au colonel
Gaillard. Enfin un hôte d’un genre différent était ce cavalier mince,
élancé, dont le type méridional, la barbe d’ébène et le costume moitié
militaire moitié de fantaisie m’avaient déjà frappé au moment de passer
le Danube. Ce cavalier n’était autre que Don Carlos; expulsé de Paris
par ses amis les ministres de l’ordre moral, auprès desquels M. Canovas
del Castillo avait fait agir les grands arguments sans réplique, le
représentant de la légitimité espagnole était venu chercher des
distractions en Orient. Il avait d’abord éprouvé une déception.

L’empereur de Russie lui avait refusé tout grade dans son armée malgré
de pressantes sollicitations; Don Carlos s’était alors rabattu sur le
prince de Roumanie avec qui l’unissent des liens de parenté; mais Carol
n’osait pas accorder à son parent ce que le tzar lui-même avait cru
devoir refuser. Il y aurait eu trop d’opposition dans le ministère et
dans la presse. Finalement Don Carlos et son aide de camp, ce même
général Boët mêlé depuis à la fâcheuse aventure du vol de la Toison
d’or, obtinrent l’autorisation de circuler dans les positions russes et
roumaines comme de simples amateurs.

Don Carlos est un joyeux compagnon, et des gens qui ne se trouvaient pas
dans les diligences détroussées au nom du droit divin, ou dans les
villages saccagés en vertu du même principe, vantent beaucoup son
amabilité. Il se fit promptement des amis parmi les officiers de
l’état-major roumain, et on le fêta quelque peu. Ces sentiments, il est
vrai, n’étaient pas partagés par les représentants du journalisme
républicain français que je retrouvais à Turnu. Il y eut même certain
soir échanges de propos aigres, accompagnés de regards peu
bienveillants, entre deux tables du _Gradina_, où jouait l’inévitable
bande de tziganes. A l’une de ces tables se trouvaient M. L..., de
l’_Illustration_ et M. S..., de la _République française_, et à l’autre,
le prétendant et son aide de camp. Grâce à la prudence des Espagnols, on
en resta aux préliminaires, et le «roi» battit en retraite et rentra
dans son logement, où il fut rejoint par des officiers qui lui offrirent
un punch avec beaucoup d’accessoires, à l’abri des regards indiscrets et
des commentaires malins.

Quand Nicopolis tomba aux mains des Russes, on constata également parmi
le butin la présence de deux chaloupes canonnières, qui avaient été
maintenues à l’ancre devant la ville, par la crainte salutaire des
batteries, dressées sur le rivage, qui avaient mis l’un de ces bâtiments
à peu près hors de service. Cependant avant de livrer ces trophées à
l’ennemi, les Turcs avaient détruit les machines, en dévissant certaines
pièces essentielles, de sorte que les Russes furent dans l’impossibilité
de se servir immédiatement des bateaux. Il s’agissait de les réparer
aussi promptement que possible. Le capitaine de frégate russe chargé du
commandement des deux canonnières apprit qu’il y avait à Bukarest un
ancien contre-maître de la compagnie des chantiers maritimes de Toulon,
où Abdul-Azis, quand il fut pris de la rage d’avoir une flotte
cuirassée, avait fait construire la plupart de ces bâtiments.
Immédiatement, on télégraphia à M. S... de se rendre à Turnu-Maguerelé
pour examiner les bateaux, et donner son avis sur la réparation.

L’ex-contre-maître accourut en poste, et reconnut les bateaux pour y
avoir travaillé, alors qu’il était employé dans les chantiers de la
compagnie toulonnaise.

Il y avait même été chargé à cette époque d’accompagner les canonnières
jusqu’à Constantinople, et de les livrer contre paiement en espèces.
Voilà comment on se retrouve dans la vie.

S... se chargea de la prompte réparation des bateaux, mais il demanda un
délai de trois semaines pour les livrer en bon état à la marine russe,
parce qu’il fallait commander à Toulon les pièces essentielles, les
_bielles_ des machines à vapeur. S... était tellement sûr de ses actes
qu’il consentit à stipuler un assez fort dédit pour chaque jour de
retard, les trois semaines une fois écoulées. Le terme fatal approchait,
l’administration des chantiers avait avisé S... du départ de ses
bielles, et tous les jours il courait à la gare de Bukarest pour savoir
si les précieux colis n’étaient pas arrivés. On se décida à envoyer à
Toulon un officier de marine russe; mais celui-ci fit le détour, passa
par Paris et jugea à propos de tomber malade à Nice.

S..., qui voyait toujours grossir la somme du dédit stipulé, se mit
lui-même en route; il fit d’une traite le trajet de Bukarest à Toulon.
Cent dix heures d’express! Il constata que les _bielles_ avaient été
régulièrement emballées et expédiées. Après avoir à peine respiré, S...
remonta en wagon et suivit à la piste de Toulon à Lyon, de Lyon à
Strasbourg, de Strasbourg à Vienne les fantastiques colis, interrogeant
les chefs de gare, fouillant les _consignes_ et poussant ses
investigations jusque dans les derniers recoins des postes de douane.
Enfin, après avoir fait quinze cents lieues en dix jours, S... finit par
découvrir ses _bielles_ à Orsova, sur la frontière de l’Autriche et de
la Roumanie, à une dizaine d’heures de Bukarest.

Par une faute de l’expéditeur on avait dirigé les colis par la Hongrie
au lieu de la Galicie. Les employés maggyars, chauds amis des Turcs et
ennemis ardents des Russes, faisaient la chasse à la contrebande de
guerre. Sans doute les _bielles_ leur avaient été signalées; les caisses
furent ouvertes et la marchandise saisie. Tous les efforts, toutes les
réclamations de S... restèrent sans résultat; la capture fut jugée bonne
prise. Il en était pour sa course folle à travers l’Europe et pour son
dédit qui prenait énormément de ventre, tandis que les canonnières,
parfaitement radoubées, coquettement peintes, joliment pavoisées aux
couleurs russes, mais incapables de se mouvoir, se balançaient
paresseuses et inutiles sur les flots grisâtres du Danube.




CHAPITRE XVII

Les conséquences de Plewna.--Situation critique des Russes.--Le
quartier-général à Gorny Studen.--Un sybarite.--Les paysans
bulgares.--Hospitalité forcée.--Un Tcherkesse de la suite
impériale.--Une ferme en Bulgarie.--Générosité du tzar.--Une division en
marche.--Une journée au quartier-général.--Nouvelles de la bataille des
Balkans.--La vie de l’empereur à Gorny Studen.


Les suites de la défaite de Plewna se manifestaient tous les jours. Il
semblait que le prestige militaire de l’immense Russie était destiné à
être déchiré en lambeaux par ces Turcs tant dédaignés. Toute la marche
des conquérants se trouvait suspendue et la conquête elle-même mise en
question. Dans les Balkans, Gourko avait dû tourner bride laissant
derrière lui la dévastation et la ruine, les villages turcs brûlés, les
chemins de fer et les télégraphes détruits et livrant aux représailles
d’un ennemi impitoyable les populations chrétiennes qui, à la vue des
cosaques libérateurs s’étaient singulièrement hâtés de piller les
propriétés de leurs oppresseurs.

Ils allaient chèrement expier un moment d’illusion.

Devant Rustschuk, les prévisions du baron Jomini s’étaient complétement
réalisées. La grande armée turque, concentrée dans l’inexpugnable
quadrilatère, avait vengé les dédains dont elle avait été l’objet.
Depuis qu’il avait pris les rênes du commandement à la place du débile
Abdul-Kerim, Mehemet-Ali s’était chargé de faire sentir aux Russes
quelle faute avait été la leur en laissant derrière eux une armée de
cette force. Le nouveau généralissime, qui arrivait au commandement avec
l’auréole d’une carrière d’aventures qui devait bientôt se terminer par
une aventure sinistre, avait animé pour quelque temps du moins son armée
d’un souffle brûlant.

Chacune de ses rencontres avec les Russes était une victoire. A Kadikio,
à Kara-Hassan, à Rasgrad, la supériorité de sa tactique et de l’armement
des troupes bien plus que la force numérique triomphèrent des
Moscovites. Insaisissable comme Protée, il faisait exécuter aux Turcs si
lourds à se mouvoir des marches forcées d’une hardiesse et d’une
rapidité inouïes. Ils attaquaient tantôt en flanc, tantôt en queue,
tantôt en tête, le corps de cent mille hommes (sur le papier, du moins)
confié au prince héritier et chargé d’envahir Rustschuk. En huit jours,
dans la première semaine d’août, le terrain fut complétement déblayé et
les avant-postes du grand-duc refoulés à trente kilomètres de la place.
Si Mehemet avait pu agir à sa guise, il eût jeté les Russes dans le
Danube, comme ils l’ont craint pendant longtemps; mais il était cloué
sur place par les ordres contradictoires et décourageants qu’il recevait
de Constantinople. A l’état-major russe le prestige qui entourait le
fils du musicien de Magdebourg devenu muchir (maréchal) ottoman était
énorme; on en parlait avec le plus grand respect, parfois même avec
frayeur. On rendait hommage à ses qualités; il faisait la guerre à
l’européenne, il respectait les parlementaires, avait défendu que l’on
tirât sur les ambulances; ses troupes ne massacraient pas les blessés et
ne mutilaient pas les morts.

Mehemet-Ali devant Rustschuk, Suleyman Pacha marchant sur les Balkans
par la Roumélie et harcelant avec son avant-garde les traînards de
Gourko, Osman Pacha qui convertissait Plewna en un Sébastopol bulgare,
serraient l’armée russe dans un étau de fer. Dès le lendemain de Plewna,
le télégraphe avait transmis à Saint-Pétersbourg des appels de secours
de l’empereur et du généralissime, reconnaissant qu’ils s’étaient
trompés sur la valeur, le nombre et la capacité de leurs ennemis.

Des nouveaux corps d’armée avaient été mobilisés; les soixante mille
hommes de la garde avaient été interrompus au milieu des manœuvres du
camp de Krasnœ Selo par un brusque ordre de départ; mais la route est
longue de la Baltique aux Balkans, et dans l’intervalle, le lion Osman,
le tigre Suleyman et l’aigle Mehemet pourraient prendre entre leurs
griffes et leurs serres la faible armée d’occupation de Bulgarie et la
broyer. Ils l’eussent fait certainement sans la jalousie qui divisait
entre eux les généraux du sultan, sans le manque de patriotisme de
Suleyman, qui préféra laisser écraser inutilement son corps d’armée aux
passes de Shipka plutôt que de concerter utilement ses mouvements avec
ceux de son rival Mehemet; mais ceci est de l’histoire, et nous n’en
faisons point. Revenons à l’anecdote.

Pendant ce mois d’angoisses, d’épreuves et de transes continuelles,
pendant ce mois d’août 1877, l’empereur de Russie, qui ne voulut quitter
à aucun prix et malgré toutes les sollicitations ni son armée, ni le
territoire conquis où l’on se maintenait avec tant de peine et en
courant des dangers sérieux, campait sur le plateau de Gorny Studen,
situé à vingt kilomètres environ de Sistowa.

Le 19 août, je partais de cette ville pour retrouver au quartier général
la plupart des personnes dont j’avais fait la connaissance, soit à
Bukarest, soit à Plojesti. Un hasard aimable me donna pour compagnon de
route un Belge, M. Bataille, ingénieur attaché à l’exploitation des
chemins de fer russes, et un entrepreneur de travaux, M. M...

Ces messieurs se rendaient au quartier général pour soumettre au chef du
génie un projet de chemin de fer à établir entre les bords du Danube et
la future capitale de la Bulgarie, Tirnova. M. M..., qui était un
sybarite, avait voulu que l’excursion se fît dans les meilleures
conditions.

Il avait déniché, avec l’instinct fureteur de l’épicurien, une
confortable calèche de voyage, bien suspendue, bien capitonnée, une
véritable _dormeuse_. Après les guimbardes inversables et les véhicules
antédiluviens, auxquels nous en étions réduits depuis quatre mois, ce
produit d’une carrosserie civilisée nous parut un véritable prodige. Une
grosse charrette recouverte d’une bâche était destinée aux nombreuses
caisses de bagage et aux provisions de bouche de MM. B... et M... Un
valet factotum dont la corpulence, la figure et, comme je m’en aperçus
plus tard, la gloutonnerie rappelaient Mouston des _Mousquetaires_,
surveillait d’un regard, à la fois vigilant et affectueux, les caisses,
les malles, les sacs de nuit qui étaient entassés là, comme s’il
s’agissait d’entreprendre un voyage au long cours. Les deux sacs de
toile qui ballottaient sur l’arrière-train de _Kiki_, contenant toutes
nos ressources de linge et de toilette, constituaient un contraste trop
spartiate avec le luxe déployé par mes compagnons.

M. M... connaissait un peu tout le monde dans l’armée, et il aimait
beaucoup à causer. Aussi il y eut une halte trop prolongée à mon gré
dans un restaurant en plein vent établi par un écorcheur à face grêlée
qui cherchait à compenser l’insuffisance de son service et l’immodicité
de ses prix par des grossièretés à l’adresse des clients forcés. Je vis,
pour la première fois, pratiquer ces horribles mélanges que certains
Russes admettent.

M. R..., tout en racontant avec beaucoup de prolixité, ses petites
affaires, avait versé de l’eau de Vichy et du cognac, dans du soi-disant
cliquot. Les conséquences se firent sentir plus tard; mais n’anticipons
pas.

La route de Sistowa à Gorny Studen est continuellement accidentée; on
monte et on descend, on remonte et on redescend; une colline déboisée
succède à l’autre, et des villages sont assis dans les entonnoirs situés
entre deux éminences. En général, la campagne, dans cette partie de la
Bulgarie est belle; on pressent déjà les merveilles du paysage de la
Thrace et de la Roumélie, les vallées de roses de Tirnova, les
magnifiques plantations abondamment arrosées de Gabrowa.

La végétation est de beaucoup plus riche et bien plus variée qu’en
Roumanie, mais la culture est bien moindre. Pourtant les villages ont
une apparence plus respectable, les fermes et les maisons de paysans
sont d’une construction moins misérable que de l’autre côté du Danube;
enfin on remarque partout une grande richesse de bétail et de volailles.
Les habitants sont tels qu’on peut se les figurer, après des siècles
d’oppression, se sachant livrés à l’arbitraire et aux exactions. Ils
n’ont rien de l’expansion et de l’humeur enjouée du paysan valaque; ils
sont avant tout méfiants, peureux, et toujours disposés à tout cacher
devant un étranger. Pourquoi viendrait-il, si ce n’est pour voler le peu
qu’ils possèdent? Sauf dans les villes, les Bulgares ne paraissent guère
se douter qu’ils sont la cause et l’enjeu de la guerre. Il faudrait
renoncer à leur expliquer comme quoi les régiments russes se sont mis en
mouvement pour les délivrer. Aussi les officiers et les troupes russes
se plaignent beaucoup de l’accueil qui leur est fait. On les reçoit,
paraît-il, aussi mal qu’on pourrait accueillir des Turcs. L’armée
libératrice trouve toutes les portes hermétiquement closes à toutes les
demandes de pain, de vin, et l’on répond par l’éternel _ni mai_, je n’ai
pas. Je viens de parler des Turcs...; mais il n’est pas rare d’entendre
des officiers déclarer que les Bulgares inclinaient beaucoup plus du
côté de leurs anciens maîtres que de leurs nouveaux, et qu’ils leur
servirent volontiers d’espions. Aussi on avait fini par traiter assez
mal les «frères slaves». L’invariable _ni mai_ avait fini par agacer les
nerfs de MM. les Cosaques. Quand le paysan bêlait cette fin de
non-recevoir, les «libérateurs» allaient droit aux bahuts qu’ils
défonçaient d’un ardent coup de pied, et se servaient eux-mêmes. Nous
dûmes aussi, du reste, recourir à la force pour ne pas loger à la belle
étoile.

Après avoir franchi le plateau au bas duquel se trouve le gentil village
de Tsarevitza, où M. M... voulut à tout prix faire halte pour interroger
quelques Turcs prisonniers, assis au beau milieu de la place, après
avoir bu quelques kilomètres plus loin de l’eau délicieuse à une de ces
fontaines taillées dans le roc, enjolivées d’inscriptions qui sont la
grande ressource du voyageur dans tout l’Orient, la nuit nous surprit à
deux lieues environ de Gorny Studen, au village d’Akjiar. Après avoir
grimpé au moins une dixième côte depuis le départ de Sistowa, nous
tombâmes au beau milieu d’un camp d’une douzaine de mille hommes
d’infanterie qui, arrivés le soir même, avaient choisi cet emplacement
pour y planter leurs tentes et y faire la soupe. Ces centaines de
tentes, ces flots de fumée s’élevant au-dessus des bivouacs et des
marmites, les silhouettes des vedettes veillant pour la sûreté de leurs
camarades, tout ce tableau qu’éclairait une pleine lune aux reflets
d’argent ressemblait à un décor fantastique d’opéra et de féerie,
beaucoup plus qu’à une scène de la vie réelle. Au milieu du camp qui
bordait les deux côtés de la grande route, une charrette vint à passer,
se dirigeant en sens inverse, c’est-à-dire venant du quartier général où
nous nous rendions. Elle contenait un voyageur portant l’uniforme des
Tcherkesses de la garde particulière de l’empereur. «Tiens, s’écria M.
M... quand il l’aperçut, c’est Seller!» En s’entendant appeler par son
nom, le Tcherkesse fit un signe de surprise; il ne s’attendait pas à
retrouver une connaissance, il n’en fut que plus content. En cinq
minutes, il nous mit au courant: faisant partie de la suite de
l’empereur, il avait été détaché avec quatre de ses compagnons sur le
champ de bataille de Plewna, le 31 juillet, pour y porter des ordres.
Ils étaient arrivés au beau milieu de l’action, et s’étaient empressés
d’y prendre part. Les quatre compagnons de M. Seller y restèrent; quant
à lui, il fut grièvement blessé à la jambe, racontait-il, et, sur
l’ordre du tzar, il allait en Russie achever sa convalescence. Après une
courte délibération, nous résolûmes de camper ensemble dans une des
maisons assez spacieuses et de fort belle apparence, étant donné le
pays, dont les toitures scintillaient à une portée de fusil de l’endroit
où avait eu lieu la rencontre. La décision était louable, mais il fallut
la mettre à exécution, chose bien moins facile, grâce à la mauvaise
volonté de MM. les paysans. Nous parlementâmes d’abord avec les
propriétaires de la première maison: pas d’autre réponse que le fameux
_ni mai_; dans une seconde, on ne nous répondit même pas, toute la
nichée feignit de dormir; enfin, dans la troisième, un rustre madré nous
fit comprendre que nos seigneuries, avec nos onze chevaux, nos cochers
et domestiques, seraient bien à l’étroit dans son humble demeure; il
nous assura, comme je le compris ou plutôt devinai à grand’peine, qu’il
y avait dans le même hameau une maison bien plus vaste, en y élisant
domicile, nous aurions l’avantage, nous, de passer commodément la nuit,
et notre homme celui de rester tranquille chez soi... «Bien, fis-je,
montrez-nous cette belle maison.» Le paysan se gratta l’oreille. Sans
doute qu’il tenait fort peu à ce que le fermier sût qui lui avait envoyé
des garnisaires. Il essaya de s’en tirer en se lançant dans des détails
topographiques sur la direction où se trouvait cette maison forcément
hospitalière; mais je ne m’y fiais pas.

Je piquai vers la charrette du Tcherkesse pour le prier de me prêter le
coutelas qu’il portait à la ceinture et, sans le tirer du fourreau,
j’invitai d’un ton très-décidé mon interlocuteur à me servir de
conducteur. Il eût bien voulu esquiver la corvée, mais, en regardant le
coutelas il voulut bien s’y résigner. Les montures de MM. B. et M. et la
charrette de Seller restèrent sur la route tandis que je poussais la
reconnaissance dans la direction que m’indiquait le Bulgare. Nous nous
arrêtâmes, en effet, à l’entrée d’une ferme dont l’allée était fermée
par une palissade de bois. Des chiens se mirent à hurler par douzaines,
et mon guide voulut profiter de l’émoi pour opérer un mouvement en
arrière. Mais en faisant cabrer _Kiki_, j’eus raison de cette tentative,
et mon Bulgare dut aller réveiller le propriétaire de cette villa de
paysans. La discussion parut durer assez longtemps; je tournai bride et
fis part de ma découverte à la petite caravane; aussi, avant que le
fermier se fût décidé à nous ouvrir, le gros Mouston aidé du Tcherkesse
avait forcé la palissade et les trois voitures entrèrent triomphalement
dans la cour de la ferme. Le propriétaire, une assez belle tête de
vieillard, était en grand échange de horions avec l’autre paysan; il le
remerciait à sa façon de lui avoir procuré notre visite. Nous laissâmes
les deux Bulgares se rouer de coups; il s’agissait avant tout de dételer
les chevaux et de les mettre à l’abri sous un grand hangar qui se
trouvait là à souhait. C’est alors seulement que M. M... intervint en
médiateur. On donna une pièce blanche au conducteur, ce qui parut
l’étonner et changea aussi les dispositions hostiles du vieux fermier.
On nous avait pris pour des _réquisitionnaires_, des pillards peut-être!
mais, du moment que nous étions gens à dénouer les cordons de la bourse,
c’était toute autre chose.

L’amphitryon malgré lui fit lever à l’instant sa femme, son berger, deux
jeunes filles,--les demoiselles ou les servantes de la maison, je ne
sais trop,--et comme ces estimables personnes couchaient toutes vêtues,
il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour disposer sous le _yalisk_
(la vérandah qui se trouve à l’entrée des maisons dans les villages
turcs) des nattes, des coussins et des tapis. Mouston déballa les
provisions, y compris deux bouteilles de champagne authentique. La
famille bulgare, qui ne connaissait pas ces produits vinicoles, ouvrait
de grands yeux, et le petit berger s’enfuit épouvanté, en écoutant la
détonation des bouchons. La civilisation sous ces espèces n’avait pas
encore pénétré jusque dans ces parages, et nous eûmes, ce soir-là, le
mérite original de griser avec quelques verres de moët toute une famille
bulgare.

Les dames durent regagner en titubant leur dortoir commun; le
patriarche, capable d’ailleurs d’en ingurgiter long, resta encore au
milieu de nous et présidait en quelque sorte le festin improvisé. La
longue chevelure blanche, l’ample robe de laine serrée à la taille par
une ceinture bariolée, la figure caractéristique du Tcherkesse avec sa
véritable expression de férocité, encore rehaussée par le bonnet de
fourrure et la tunique garnie de cartouches, donnaient à cette scène,
qu’éclairait la lueur vacillante d’une chandelle fichée dans une
bouteille posée par terre au beau milieu du rond que formaient les
assistants, une teinte à la Callot. Au dehors, on entendait le chant du
rossignol, le cri de la chouette et les appels des sentinelles.

Pendant le repas, le Tcherkesse raconta en gasconnant un peu l’épisode
qui lui avait valu sa blessure. «Il fallait à tout prix, dit-il, faire
sauter un petit pont jeté sur un torrent, pour empêcher les Turcs de
nous poursuivre. Mes quatre frères d’armes et moi, nous nous glissons
jusqu’au milieu du pont. Nous avions chacun un paquet de dynamite. Avant
d’arriver à l’endroit où il s’agissait de les déposer, deux sont tués
par un obus, un troisième reçoit une balle dans le front après avoir
déposé la charge qu’il portait. Enfin le quatrième et moi nous
retournons de toute la vitesse de nos jambes en arrière, tenant les fils
de nos paquets. Mais la distance a été mal calculée. Nous étions encore
sur le pont que l’explosion se produisit. Mon ami est déchiré en
morceaux, ses restes tombent dans le torrent avec les débris du pont.
Quant à moi, je n’y comprends rien, j’ai été lancé à quelques mètres de
là sur le rivage où se trouvaient les nôtres, avec une jambe brisée.
Pour le reste, j’étais sauf, et le pont était détruit. Une ambulance qui
passait me recueillit, et je restai quinze jours au lazaret. A peu près
guéri, je rejoignis le quartier général. L’empereur demanda à me voir.
Il me reçut aujourd’hui sous sa tente. J’appris de sa bouche que j’étais
décoré de l’ordre de Saint-Georges, il me l’attacha lui-même sur la
poitrine (la croix brillait, en effet, sur l’uniforme). Je remerciai Sa
Majesté et allais me retirer... «Il faut que tu te soignes, maintenant,
me dit l’empereur; auras-tu de l’argent pour le médecin?...» Puis,
avisant ma sacoche que vous voyez: «Ouvre-moi cela!»

»J’obéis; l’empereur alors, ouvrant un tiroir, prit à pleines poignées
des pièces d’or de 5 roubles (20 francs) et il en mit autant que la
sacoche en peut tenir; voyez plutôt», et le Tcherkesse faisant jouer un
ressort nous montra l’intérieur de son sac bondé d’_impériales_.

Comme je parus m’étonner un peu de cette largesse, M. B... cita quelques
traits de généreuse prodigalité du souverain de la Russie. Lui-même
avait été mis à même d’en juger, puisqu’à chaque voyage du tzar il
recevait un bijou de grand prix. En 1867, lorsque le tzar se rendit à
Paris, M. B... fut chargé de diriger le convoi impérial. Aux grandes
courses de Longchamps, l’empereur Alexandre ayant appris que l’ingénieur
s’y trouvait avec sa femme, il se fit présenter cette dernière, loua
très-délicatement l’exactitude et le dévouement de son mari, et lui
envoya le lendemain, à l’hôtel où M. et Mme B... étaient descendus, une
paire de pendants d’oreilles de 20,000 francs. Dans d’autres
circonstances, le tzar a montré que tout en étant fort généreux,--avec
l’or de ses sujets,--la notion exacte de la valeur de l’argent lui
manque entièrement. Une anecdote peint bien cette noble insouciance.

Le ministre de la maison impériale, M. le comte Adlerberg, connu pour
ses goûts fastueux, souffrait beaucoup d’une bronchite. Les médecins lui
avaient conseillé une saison de trois mois à Nice. Le comte ne demandait
pas mieux que de partir, naturellement avec sa famille, ses secrétaires
et une partie de son nombreux domestique, comme il convient à un grand
seigneur; mais les frais de déplacement l’embarrassaient, on fit une
démarche indirecte auprès de l’empereur, et celui-ci se hâta de
déclarer, comme on s’y attendait du reste, qu’il se chargeait de toute
la dépense! voyage, séjour, médecins, de telle sorte que le comte
n’aurait à s’occuper de rien. «Combien lui faut-il? ajouta S. M.--Deux
mille francs; ce sera assez.» Il y avait juste de quoi payer le voyage
du comte et de sa suite jusqu’à Wirballen! M. d’Adlerberg préféra
soigner sa bronchite en Russie et ne s’en trouva pas plus mal.

M. M..., l’entrepreneur, ne pouvait se résigner à dormir sur de simples
nattes de jonc comme nous. Le fidèle Mouston sortit de la charrette aux
bagages un lit de camp qu’il déplia, monta et borda (il y avait une
literie complète dans la bienheureuse charrette, qui ressemblait un peu
à une arche de Noé); il mit à ces soins la sollicitude d’une mère
préparant le berceau de son enfant. Rien n’y manquait, pas même le
moustiquaire. Mais hélas! malgré tous ces soins, notre sybarite passa
une bien fâcheuse nuit. L’atroce mélange de pseudo-cliquot, de whiskey
et d’eau minérale ne manqua pas son effet... A quatre ou cinq reprises,
Mouston qui couchait en travers de la porte d’entrée au pied du lit, fut
forcé de prendre une lanterne et de guider son maître. Mais à chacune de
ses promenades, les chiens de garde se mirent à hurler,--ce qui
engageait des bœufs parqués dans une étable à mugir,--une centaine de
moutons faisaient écho en bêlant,--pour ne pas être en reste, des coqs
ténors lançaient des _co-co-ri-cos_ magnifiques, et enfin des
grognements de porcs, coupés de miaulements félins brochaient sur le
tout. Ce _tutti_ de virtuoses du règne animal produisait une véritable
symphonie de la musique de l’avenir et si quelque wagnerolâtre peut
l’introduire dans sa prochaine tétralogie, je lui cède l’idée
gratis--pour ce qu’elle vaut. Ces auditions terminées, les promenades de
M. M... ayant cessé, un bruit de tambours, de fanfares, de hourrahs,
nous empêcha de dormir la grasse matinée. Le soleil se levait radieux et
déjà chaud. Le camp de la veille avait disparu. Les tentes étaient
pliées, les troupes, une division de douze mille hommes, étaient rangées
sur la pelouse sous nos yeux en un vaste carré. Au centre, le pope
disait la messe. Cette cérémonie achevée, le carré se rompit, et les
bataillons défilèrent à travers champs dans la direction de Gorny
Studen. Le mieux était de les suivre. Je laissai M. B... se reposer et
M. M... vaquer aux soins de sa toilette devant une table improvisée sur
l’appui de la vérandah avec une pile de gros dictionnaires qui
supportaient bien quinze flacons d’huiles, d’essences, de pommades et
autres accessoires, sans compter plusieurs jeux de brosses, des
collections de peignes, etc., etc., de quoi meubler le boudoir d’une
dame très à la mode.

Je suivis à cheval le dernier régiment de la colonne et après vingt
minutes de galop, j’atteignis Gorny Studen, assez gros village juché sur
deux plateaux géométriquement séparés par un ravin. Le drapeau impérial
flottant sur un grand mât indiquait sur la colline à droite
l’emplacement du camp de l’empereur. Sa Majesté, un peu souffrante
depuis quelques jours, avait besoin de repos, elle dormait encore, par
conséquent un aide de camp vint à la rencontre de la colonne pour faire
cesser la musique qui jouait des airs fort pimpants. Les troupes, au
lieu de passer devant la maison de l’empereur firent un circuit et
s’engagèrent directement sur la route des Balkans.

Voici, pour donner une idée de la vie que l’on menait à cette époque au
quartier général, le récit de ma journée passée au milieu des hauts
dignitaires de l’armée russe.

_9 heures du matin._ Visite au général Steiner, prévôt général de
l’armée; visite indispensable pour le visa de mon passeport. Je trouve
Son Excellence dans une belle colère, selon son habitude, contre les
fournisseurs et vivandiers. Il vient justement d’en recevoir deux qui
s’étaient permis d’arriver au quartier général sans autorisation. Ces
honnêtes industriels avaient dû rebrousser chemin immédiatement sous la
conduite de deux cosaques. L’accès de mauvaise humeur de Son Excellence
ne passe pas, tout en apposant sa griffe sur mon portrait-carte; ce
général me fait savoir que je n’avais pas le droit de séjourner plus de
vingt-quatre heures au quartier général. Le rigoureux grand prévôt dut
certainement s’apercevoir à la mine que je fis combien cette
communication me peinait peu.

_9 heures 1/2._ Je me fais indiquer la tente du colonel Hasenkampf, chef
du bureau d’information et de la presse. Cette tente est couverte en
poil de chameau à la tartare, et grâce à cette précaution, il y règne
une agréable température. Le colonel, toujours aussi fin, aussi
diplomate, aussi arrondi en gestes et ambigu en discours, me reçoit
dehors; sans doute que les secrets d’État le rendent plus discret que
poli. Selon sa louable habitude, M. de Hasenkampf m’annonce qu’il n’y a
rien, absolument rien de nouveau. Je m’offre alors l’inoffensif plaisir
de questionner mon très-discret interlocuteur sur plusieurs faits qui me
sont connus et certifiés authentiques. Désarroi visible du colonel, qui
ne comprend pas comment un journaliste est en mesure d’être informé
quand le bureau officiel de la presse a décidé qu’il ne devait rien y
avoir de nouveau.

Je touchai aussi un mot à M. de Hasenkampf d’un M. de B... qui passait
pour un agent du gouvernement russe, fonctions qu’il a remplies
effectivement à Paris et en Suisse. Ce monsieur avait jugé à propos à
Bukarest de me signaler les mauvaises dispositions de l’état-major russe
à mon égard; à l’en croire, j’étais _marqué_ comme un ennemi de la
Russie, et je risquais gros en suivant les opérations. Je priai M. le
colonel Hasenkampf de me communiquer les raisons, qui, selon M. de B...,
m’avaient mis en quelque sorte au ban de l’état-major. Le colonel haussa
les épaules: «M. de B..., dit-il, est un blagueur.»

_Dix heures._ Déjeuner dans un des restaurants très-gentiment établis à
l’extrémité du camp. On se dirait à une fête en Suisse, dans une de ces
cantines que les entrepreneurs savent si bien recouvrir de toiles
bariolées. Le paysage accidenté complète encore l’illusion. Les
cantiniers sont des Alsaciens qui ont émigré en Bulgarie dans l’espoir
de faire fortune. Ils se plaignent, ils se répandent en récriminations
amères sur les procédés de leurs clients. Plus l’officier russe est
élevé en grade et plus il est de grande famille, moins il a d’égards
pour ceux qui le servent. Il ne regarde pas aux épithètes malsonnantes,
aux verres jetés à la figure, et même aux coups. Un des deux Alsaciens
était hors de lui. Un des aides de camp du prince Leuchtenberg venait de
le traiter en propres termes de compagnon de Saint-Antoine. Il est vrai
que ce mouvement de vivacité était motivé par le fait que, dans sa sage
prévoyance et pour compenser les injures qu’il était forcé d’empocher,
le bon cantinier avait encore haussé de deux francs le prix de chaque
bouteille de champagne, et qu’il réclamait un louis pour la fiole qui
lui coûtait bien cinquante sous, non pas à Reims ou à Aï, mais à Pesth.
Pourtant l’avidité d’un marchand n’excuse en aucune manière le manque
d’éducation des clients titrés. A une table voisine de la mienne,
plusieurs jeunes gens de fort bonne mine, vêtus d’uniformes tout
ruisselants d’or et d’argent, s’interpellant entre eux: «mon cher comte,
mon prince», parlaient une langue digne de Coupeau, de Mes-Bottes et des
autres héros faubouriens de _l’Assommoir_. Déjeuner pas trop mauvais, un
peu cher, mais qu’en somme on devait s’estimer heureux de trouver cuit à
point dans ces parages.

_Midi._ Chaleur torride, sénégalienne, infernale. Je vais au campement
impérial. Il faut descendre une colline et monter une autre. Le tzar,
qui est propriétaire du palais d’Hiver, avec ses deux mille fenêtres de
façade, du fier Kreml de Moscou, de l’opulente villa de Livadia et de
bien d’autres palais dignes des _Mille et une Nuits_, habite depuis plus
d’un mois la maisonnette de bois d’un paysan bulgare. Quand l’empereur
s’installa dans cette cahute, il n’y avait pas de vitres aux fenêtres et
pas de vitrier dans les environs; il fallut garnir les carreaux avec du
papier de différentes couleurs.

L’ameublement de l’unique pièce habitée par l’empereur est à peu près
tel qu’il suffisait aux besoins de confort très-peu développés de la
famille du fermier. On y a ajouté seulement un lit de camp et un
fauteuil assez usé. La table de travail de l’empereur a été fabriquée au
camp même, elle possède une infinité de tiroirs; les chaises et les
bancs de bois sur lesquels on reçoit les visiteurs ont été, comme je
l’ai dit, empruntés au mobilier ordinaire, enfin les carreaux de papier
ne suffisant pas pour préserver le puissant autocrate des mouches, on
avait tendu des pièces de mousseline rose qui, en interceptant les
rayons du soleil, répandaient sur cet intérieur une lumière discrète,
tamisée, mystérieuse, comme chez une beauté mûre, qui a des raisons de
préférer les demi-teintes.

Deux autres pièces de cette maison de paysan étaient réservées l’une au
comte Adlerberg, ministre de la maison de l’empereur et ami particulier
d’Alexandre II, l’autre était habitée par le véritable auteur de la
guerre d’Orient,--le général Ignatieff. L’étoile si brillante de ce
militaire diplomate, pâlissait de jour en jour depuis que les affaires
n’allaient plus à souhait. Il sentait planer au-dessus de sa tête la
disgrâce qui allait s’abattre sur lui, et son état inquiet, nerveux,
morbide, le prédisposait à la fièvre,--par ordre--qui ne tarderait pas à
l’atteindre, et qui le forcerait à retourner dans ses terres. La
responsabilité qui pesait en ce moment sur l’ex-ambassadeur de Russie à
Constantinople était énorme. Il y avait, aux archives des affaires
étrangères, certains casiers pleins de rapports sur la prétendue
impuissance militaire de la Turquie, sur le mauvais état de son
armement, sur la démoralisation et l’impéritie de ses chefs. C’est en se
basant sur ces rapports qu’en dépit de conseils de gens connaissant le
tempérament militaire des Turcs, la Russie se lança dans la guerre avec
des forces inférieures et comme s’il s’agissait d’une promenade
militaire.

Ce sont ces rapports qui furent invoqués au château de Livadia, en
novembre 1876 quand le ministre de la guerre et quelques généraux
prétendirent qu’avec deux cent mille hommes, on pourrait venir à bout de
la Turquie, opinion énergiquement combattue par le grand-duc Nicolas.
Or, toutes ces pièces étaient signées en toutes lettres Ignatieff. Ou
bien le militaire diplomate s’était laissé grossièrement induire en
erreur, ou il avait trompé son monde. Ce dilemme posé à plusieurs
reprises avait beaucoup amoindri la fougue orgueilleuse de
l’ex-ambassadeur. Il était bien modeste pour le moment, l’homme qui, aux
yeux de la population, se donnait des apparences de demi-dieu.

L’empereur tenait deux fois par jour, à onze heures et à sept heures,
table ouverte. La salle à manger avait été improvisée dans la cour de la
ferme, sous une grande tente en toile. On mettait le couvert pour cent
vingt personnes au moins, auxquelles se joignaient ordinairement une
dizaine ou une vingtaine d’invités. La cuisine se faisait en plein air.
Les diverses marmites, casseroles, bouilloires, etc., reposaient sur de
forts chenets, fournis par les poutres de bois des maisons turques, que
l’on commençait déjà à brûler et à abattre. Un Français, M. Vavasseur,
avait la haute main sur le service de bouche. Il exerce, à la cour de
Russie, la charge de maître d’hôtel. Habillé d’un uniforme vert, de
coupe sévère et administrative, il circule au milieu d’une vingtaine de
marmitons, revêtus du costume classique, et surveille l’exécution
rigoureuse du menu qu’il a dressé le matin, en tâchant de se conformer
aux goûts de Sa Majesté, autant que le permettent les circonstances
locales. Pour le moment, le mouton et le dindon constituent le fond de
ces menus; on les accommode à toutes les sauces variées, que la féconde
imagination d’un cuisinier de cour est capable d’inventer. Les additions
étaient fournies par la fabrique spéciale de conserves que M. Vavasseur
a installée à Saint-Pétersbourg pour le service exclusif de la cour, et
par des entremets sucrés, dont la plus gourmande des nonnes eût fait ses
délices. Les vins étaient, cela va sans dire, de premier choix, et
soumis à un contrôle sévère; enfin, réjouis-toi, orgueilleuse Normandie!
sois fière de tes produits,--le palais du tzar répugne à tout autre
condiment d’assaisonnement que le beurre d’Isigny. Chaque courrier en
apportait de grosses boîtes de fer-blanc, qui contenaient cinq à six
kilos convenablement salés et conservés.

A côté du campement impérial, le télégraphe de campagne et la poste
militaire sont installés dans deux fourgons assez semblables à des
voitures de saltimbanques. C’est à ce fourgon qu’aboutissent les minces
et chétifs fils de fer que l’on voit plantés au bout des bâtons jaunes,
maigres comme des manches à balai, sur toute les routes où une colonne
russe a passé. Les employés de la poste sont presque d’aussi méchante
humeur que dans certains bureaux parisiens.

_Quatre heures._ J’ai lu, écrit et dormi sous la tente des cantiniers
alsaciens. On me réveille en m’annonçant qu’un correspondant est arrivé
des Balkans, où l’on se bat avec opiniâtreté depuis six à sept jours: un
véritable combat de géants. Je vais voir, et je trouve, attablé avec une
douzaine d’officiers, M. Forbes, du _Daily News_, mais en quel équipage,
grands dieux! La peau du visage était complétement tannée, grillée et
par là-dessus couperosée, grâce à une jolie insolation. Les mains
étaient hâlées, comme si elles avaient été passées à la poussière de
charbon; les habits noircis, déchirés, couverts de poussière, offraient
l’aspect de loques informes, enfin tout le personnage montrait les
traces d’une course folle pendant trois jours et deux nuits sur un
malheureux cheval qui n’en pouvait plus. D’après le récit que nous fit
rapidement M. Forbes, et que les convives militaires écoutaient avec une
attention d’autant plus grande qu’on n’avait eu encore aucune nouvelle,
une lutte _homérique_ (il n’existe aucun autre terme) est engagée depuis
le commencement de la semaine dans les passes des Balkans et surtout
dans la passe la plus étroite et la mieux fortifiée, celle des Skipka.

Gourko, forcé de rétrograder devant Suleyman, condamné à évacuer la
Roumélie, n’avait pas commis l’immense faute de laisser les Balkans
dégarnis. Confiant dans l’énergie et l’esprit de sacrifice réellement
admirable de ses troupes, il avait laissé dans la passe et dans les
redoutes une poignée d’hommes, avec la consigne de se faire hacher en
attendant les renforts, mais de ne pas céder un pouce de terrain. Cette
consigne fut rigoureusement exécutée. Les Turcs, de leur côté, sentant
l’importance de la possession de ces passes, et conduits d’ailleurs par
un Suleyman-Pacha, dont le trait dominant de caractère était
l’entêtement, s’acharnaient comme des démons après les précieuses
positions défendues par leurs ennemis. Pour se rendre compte de cette
lutte, il faut se représenter ce champ de bataille figuré par des
sentiers tortueux faits pour les chamois et les chèvres, s’ouvrant des
deux côtés sur des précipices sans fond, de rochers qu’il fallait
escalader, le coutelas entre les dents, en s’aidant des pieds et des
mains, de buissons pleins de ronces, où les vêtements et la peau se
déchiraient...

C’est dans ces conditions qu’on se battait sans trêve ni repos, et au
prix de sacrifices incroyables, qui prouvaient bien le mépris le plus
stoïque de la mort chez tous les Musulmans. Les Turcs avançaient avec
lenteur mais sûrement. Si des secours n’arrivaient pas promptement, si,
malgré les difficultés inénarrables des chemins, on ne transportait pas
à dos de mulet ou à dos d’homme des canons, des munitions et des vivres,
la passe était perdue pour les Russes, le Danube était menacé, et de
l’expédition du général Gourko, de ce _ride_ étonnant par son audace et
sa légèreté, il ne resterait rien que les villages incendiés de la
Thrace et les gouffres béants des Balkans remplis de cadavres turcs et
russes: magnifique banquet offert aux aigles et aux vautours.

M. Forbes, en arrivant au quartier général, avait fait un long récit de
ce qu’il avait vu au général Ignatieff. Celui-ci s’était empressé de
communiquer ces renseignements à l’empereur. Le tzar qui depuis la
veille attendait avec une impatience fiévreuse un officier d’état-major,
donna l’ordre de mander devant lui le correspondant anglais. Un aide de
camp vint donc chercher M. Forbes et le conduisit chez l’empereur. Il
resta plus d’une heure en conversation avec Alexandre II, et l’on
raconte que le souverain et le journaliste rédigèrent ensemble la longue
dépêche au _Daily News_ qui apprit à l’Europe la lutte acharnée autour
de la passe de Shipka. M. Forbes dut ensuite refaire son récit au
grand-duc Nicolas, et comme on lui demanda ce qui qui était le plus
agréable, il réclama une charrette et des chevaux pour continuer sa
route dans la direction du Danube; le vœu fut immédiatement exaucé.

_Six heures du soir._ «Il y a encore de mauvaises nouvelles, ils sont
d’une humeur de chien!» me dit l’un des Alsaciens. Je me mis en quête
d’informations et j’appris qu’en effet les choses allaient de mal en pis
du côté de Rustschuk, on disait Biela repris par Mehemet-Ali, les Turcs
en marche sur Sistow; on s’entretenait même de l’évacuation prochaine de
Gorny-Studen et de la retraite sur le Danube. Le tempérament des Russes
est ainsi fait: il voit ou bien tout en très-rose ou tout en très-noir.

Le petit fourgon du télégraphe de campagne est en pleine activité; on
appelle de tous côtés des secours pour les Balkans.

Un convoi de munitions et une colonne de voitures pleines de provisions
se forment et l’empereur se rend compte en personne si ses ordres ont
été fidèlement exécutés. Les convois partiront dans la nuit.

_Neuf heures._ Depuis une heure deux musiques militaires jouent devant
la cantine qui se remplit peu à peu d’officiers de tous grades. On
achève le concert par le ballet du _Prophète_. A la tombée de la nuit,
les soldats se rangent sur deux lignes, sans armes, en petite tenue, ils
entonnent un cantique: la prière du soir. C’est une mélodie grave,
pénétrante, moitié militaire moitié religieuse. La _prière_ achevée, les
soldats rampent sous leurs tentes, et les officiers de service vont
rejoindre leurs camarades à la cantine. Pour mon compte personnel,
j’accepte avec reconnaissance une botte de paille et une couverture que
m’offrent les braves cantiniers alsaciens, et je dors du sommeil du
juste jusqu’au patron-minette le lendemain. Mon sommeil était même
tellement sérieux, qu’un incident qui mit le camp en alarme, un coup de
feu échappé au fusil d’une sentinelle, ne le troubla même pas.

Le soleil en se levant me surprenait à deux kilomètres environ du
quartier général. Avant midi j’étais à Sistowa, où l’animation la plus
grande régnait mêlée à toutes sortes d’odeurs de fritures, et, le soir,
avant de continuer ma route vers Bukarest, je visitai, au lazaret de
Simnitza, un confrère, M. Pognon, correspondant de l’agence Havas, qui
avait été aux trois quarts assommé par un soldat russe qui voulait le
dépouiller. Je trouvai M. Pognon en assez triste état (il est guéri
depuis), soumis au même traitement que les officiers de son entourage,
blessés à Plewna ou devant Rustschuk, et préoccupé surtout du bruit
qu’on allait faire autour de cette attaque dans les journaux russes et
viennois hostiles à la Russie.




CHAPITRE XVIII

Voyage dans la Dobrudja.--Une fausse alerte.--Les Turcs
en Roumanie.--Conseil de guerre en wagon.--Galatz ville
morte.--Braïla.--Histoire d’un bateau torpille.--A la recherche du
trésor du _Lufti-Djelil_.--Les plongeurs.--Déception.


Le 7 ou 8 septembre, le convoi qui part de Bukarest à dix heures du
matin, dans la direction de la Moldavie, emportait un grand nombre
d’officiers russes, à leur tête le général prince Woronzoff,
aide-de-camp de l’empereur. La destination de ces messieurs était la
petite ville de _Buseo_, sur la ligne de Jassy, à trois heures environ
de la capitale. Leur mission ostensible était de se rendre au-devant des
premiers bataillons de la garde impériale annoncés depuis près d’un mois
(comme s’il était possible de faire franchir à soixante mille hommes,
avec armes et bagages, un espace d’un demi-millier de lieues avec la
rapidité de l’hirondelle fendant l’air). Mais le but secret et véritable
du voyage était bien autrement important que l’accomplissement d’un acte
de politesse militaire. Il s’agissait tout simplement de prendre des
mesures pour préserver le littoral roumain d’une invasion de Turcs.
Certains points étaient positivement menacés. A Silistrie, en face de la
petite ville roumaine de Kalarasch, les pionniers turcs construisaient
un pont, et on pouvait lire dans des lettres de Constantinople, publiées
par de grands journaux très-sérieux, que vingt mille Circassiens et
bachi-bouzouks allaient, le séraskier lui-même le prédisait, rendre
visite à la principauté. Le général Woronzoff avait l’ordre de ramasser
toutes les forces échelonnées dans l’intérieur du pays, de requérir les
premiers bataillons de renfort venant de Russie qu’il rencontrerait en
route et de les diriger dans la direction du littoral qui paraissait la
plus menacée. Il y avait péril en la demeure. La veille, le ministre de
l’intérieur avait reçu un télégramme de la préfecture de Kalarasch conçu
en termes désespérés, annonçant que la population, s’attendant à chaque
moment au passage des troupes musulmanes, fuyait dans l’intérieur du
pays, et que le signataire de la dépêche (c’était en l’absence du
préfet, son secrétaire), se disposait à mettre les archives et la caisse
hors des atteintes des _bachi-bouzouks_. Le préfet de Kalarasch était
précisément en congé dans la capitale, il reçut l’ordre de rejoindre
immédiatement son poste.

C’est ainsi que je le trouvai dans le wagon-salon avec le prince
Woronzoff et ses aides de camp. On tint conseil de guerre dans le coupé.
Un des officiers déploya une grande carte d’état-major, et tout le monde
suivit attentivement les tracés des routes afin de se rendre compte de
quelle manière rapide on pourrait faire parvenir aux milices
territoriales du littoral les secours indispensables pour repousser une
attaque de l’ennemi. Pour les Russes, il ne s’agissait pas seulement de
préserver le territoire d’un allié, que leurs revers semblaient à ce
moment livrer à l’invasion, il fallait aussi garder leur unique ligne de
communication rapide. Le but d’une incursion de bachi-bouzouks n’était
pas seulement le pillage, mais aussi l’anéantissement de la ligne de
chemin de fer Bukarest-Jassy. Cette interruption aurait été plus
fâcheuse et bien plus sensible que jamais au moment où l’on attendait
les secours. De là l’empressement de l’état-major russe à préserver la
côte de la Roumanie.

Les fâcheuses nouvelles de la veille avaient déjà fait la boule de
neige. A _Buseo_, toute la population, bourgeois et paysans,
encombraient le quai de la gare. Ils attendaient avec anxiété les
nouvelles que nous devions leur apporter, mais, au contraire, c’est nous
qui allions être renseignés par des gens très-effarés et ne demandant
pas mieux que de jaser pendant tout l’arrêt du train.

Voilà ce qui s’était passé. Dans la nuit, les paisibles habitants
avaient été réveillés en sursaut par le fracas des roues de l’artillerie
et des caissons résonnant sur le pavé; une batterie d’artillerie,
stationnée dans la ville, s’éloignait au grand galop. Le matin, deux
_sotnias_ de cosaques étaient également parties dans la direction du
Danube. Il n’en fallut pas davantage pour faire supposer que la
tentative projetée avait été suivie d’un plein succès et que les Turcs
étaient déjà à Kalarasch et même au delà.

Sur le parcours, jusqu’à Braïla, on retrouvait à toutes les stations la
même cohue de curieux avides de nouvelles, désespérés de ne rien
apprendre de positif, et prévoyant, pour le lendemain, l’arrivée des
éclaireurs ennemis. Il faut convenir que si les événements ont montré
que ces terreurs étaient inutiles, on ne pouvait les considérer comme
tout à fait sottes et puériles. La Roumanie, comme je le remarquai
chaque fois dans mes excursions, pays complétement plat, dépourvu de
tout travail de fortification, était livrée à un coup de main. Donc,
n’accusons pas ces braves gens, dont quelques-uns faisaient leurs
paquets, de poltronnerie exagérée; ils étaient inquiets et avaient toute
raison de l’être.

Galatz, la grande cité commerçante de la Roumanie, m’a fait une
impression de tristesse comme on doit en éprouver en mettant les pieds
dans une des villes mortes dont parlent les voyageurs. Morte, Galatz le
paraissait en effet, au mois de septembre 1877. Les grandes maisons
entourées de beaux jardins, les villas opulentes des _consuls_,
reconnaissables à l’immense mât dressé devant la porte où l’on arbore
les couleurs de la nationalité dans les occasions solennelles ou
périlleuses, les cottages des négociants, puis, un peu plus loin, vers
le port, les comptoirs des sociétés de navigation, d’assurance, les
banques et les docks, tout cela était morne, désert, abandonné. Pas une
lumière ne brillait derrière ces volets, personne dans les serres, dans
les salons somptueusement meublés où se réunit à cette heure, dans les
temps normaux de la paix, une société raffinée dans ses goûts, aimant
les réunions, les fêtes, les plaisirs, étalant un luxe largement
alimenté par l’importance et l’étendue des transactions commerciales.

Toute cette _gentry_ était bien loin; le port étant fermé, la navigation
suspendue par des torpilles, il n’y avait aucun intérêt qui retînt à la
glèbe les armateurs et leurs familles. On s’était dispersé un peu
partout: dans les eaux de la Bohême, sur la plage d’Ostende et de
Brighton, dans les casinos de Trouville ou de Luchon, partout où les
belles toilettes--un peu tapageuses--et les allures élégantes étaient
assurées de trouver un public d’élite d’admirateurs. Pendant quelques
semaines, la présence de nombreuses troupes russes avait donné à Galatz
une animation d’un autre genre, mais depuis la tournure des événements
on s’était hâté d’expédier en Bulgarie tout l’effectif disponible dont
la présence était beaucoup plus essentielle au col de Shipka ou à
l’armée très-menacée du prince héritier qu’autour des billards des cafés
de la grande place ou dans les pintes grecques du port. Je me rendis
compte bien vite que pour apprécier Galatz à sa valeur il fallait
surprendre ce Marseille du Danube en pleine activité, alors que les
barques, les navires, les trois-ponts même, amarrés dans le port,
circulent joyeusement, entrant avec une cargaison de monnaie et sortant
bondés de marchandises. Je m’enfuis à Braïla.

Cette seconde cité commerçante, tout aussi déserte, tout aussi morne que
l’autre, offrait au moins quelques réminiscences historiques du début de
la guerre. C’est ici que l’on bâtit, le 22 juin, le premier pont sur
lequel le corps Zimmermann avait passé dans la Dobrudja. C’est ici
également, ou du moins en vue de cette ville bombardée par elles, que
furent coulées deux canonnières turques. Le passage, en somme
très-engageant par lui-même, valait bien l’honneur d’une visite.

Au-dessus de la ville, un peu sur la droite, s’élève un coteau planté de
vignes et d’arbres fruitiers très-soigneusement entretenus. De cette
hauteur on domine tout le panorama: le Danube formant un coude
au-dessous de la ville, le canal d’_Atschin_ rejoignant le cours
principal du grand fleuve et au fond du tableau la ville turque
d’Atschin. C’est ici que les Russes avaient installé leurs batteries en
pénétrant dans les principautés au mois d’avril, et la position était
assurément bien choisie. Depuis cinq mois, du reste, les ouvrages de
défense, rapidement élevés, étaient devenus inutiles, la guerre avait
été portée bien plus loin et les blanches maisons de Braïla n’avaient
plus à redouter d’autres cicatrices à part celles que çà et là elles
montraient orgueilleusement au voyageur de passage. Les canons avaient
été transportés ailleurs, et sur les redans, les contrescarpes, les
chevaux de frises et les plates-formes des batteries poussaient l’herbe,
les fleurs et surtout des pommes. L’heureux commandant de place vivait
en villégiature. Il avait fait venir de Russie sa femme, ses filles,
leur gouvernante et s’était installé avec la sérénité d’un philosophe
épris de la nature dans une petite _bastide_ sur le point culminant du
coteau, au centre des vignes. C’est au milieu de ce charmant intérieur
que je trouvai le guerrier dont l’autorisation était indispensable pour
visiter ce domaine, devenu le sien, par droit de conquête. Le capitaine
interrompit la leçon qu’il était en train de donner à la plus jeune de
ses «demoiselles», me demanda la permission de faire un petit bout de
toilette et nous nous mîmes en route.

«Voyez-vous cette mâture qui surgit hors de l’eau? me demanda le
capitaine quand après avoir visité très en détail toutes les anciennes
batteries, nous eûmes grimpé sur le talus le plus élevé des ouvrages.
J’interrogeai l’horizon et je découvris après quelques efforts une
grande flèche de bois qui se balançait, en effet, hors de l’eau. Il
pouvait y avoir, de l’endroit où nous étions à cette épave, quatre
kilomètres et demi environ. C’est à cette distance que le _Lufti-Djelil_
fut coulé bas d’un seul coup de canon. C’est à l’endroit même où nous
nous tenions que le coup fut tiré. Le canon, une énorme pièce se
chargeant par la culasse, au cou très-court, apoplectique et près
d’éclater à chaque décharge, avait été conservé dans la batterie.

Un malheur ne vient jamais seul. C’est ainsi que huit ou dix jours après
la perte de _Lufti_ un autre bâtiment de le flottille turque fut anéanti
cette fois par des torpilles.

Le capitaine, mon guide, qui alors ne pouvait donner autant de soins à
sa famille, avait fait partie de cette expédition. Il s’agissait, pour
la marine russe, d’éprouver l’efficacité d’un nouveau genre de torpilles
récemment inventées et qui avaient été fabriquées, neutralité à part, en
Autriche.

Voici comment on avait organisé l’expédition. Pendant la journée un
officier roumain sachant le turc était allé à Atschin en explorateur et
vêtu d’un déguisement, en marchand de dattes, je crois, il avait trouvé
moyen de se faire conduire à bord d’une de ces chaloupes canonnières.
Tout en fixant dans sa mémoire les endroits les plus propices pour la
pose des redoutables engins, il raconta au commandant turc que les
Russes étaient en fête à Braïla et qu’ils célébraient par des libations
très-copieuses un anniversaire national.

Le capitaine remercia le faux marchand de dattes de son renseignement et
il y ajouta tellement foi qu’il négligea de prendre les précautions les
plus élémentaires et envoya tout le monde se coucher. L’explorateur
avait dit vrai en partie. Les officiers russes de Braïla étaient réunis
dans la grande salle d’un hôtel et célébraient la fondation de leur
régiment. Mais tandis qu’on s’abandonnait aux plaisirs de la table à
l’hôtel de ***, un officier de marine russe suivi d’une dizaine
d’hommes--mon interlocuteur en était--s’avançaient à pas de loup le long
du rivage et s’embarquaient sur un des petits bateaux à coquille plate
et muni d’une machine à vapeur d’une grande puissance, mais dont le
tuyau n’est guère plus large que celui d’un poêle d’appartement. C’est
dans ces frêles embarcations qu’on dépose les torpilles sous leur triple
cuirasse et reliées par un fil de fer.

La nuit était très-noire, rien ne trahit ce départ mystérieux de la
petite expédition. Le vapeur minuscule coupa avec hardiesse et agilité
jusque sous les murs d’Atchin. Le Roumain indiqua parfaitement les
places... deux torpilles furent jetées à l’eau et glissées sous la
quille du cuirassé ottoman où tout dormait, qui semblait dormir
lui-même. Un coup de feu retentit cependant. Une sentinelle, postée
plutôt pour satisfaire aux lois de l’étiquette que par précaution, sur
la plate-forme de la cabine du capitaine, s’était doutée de quelque
chose, elle avait tiré un coup de fusil suivi de quelques autres;
l’alarme était donnée trop tard, la petite chaloupe fuyait à tire
d’ailes vers Braïla tandis que les ressorts infernaux des torpilles
mesuraient le temps que le capitaine et l’équipage du beau navire
avaient encore à vivre. Une explosion formidable retentit suivie d’une
seconde. On vit une immense colonne de flammes se projeter vers le ciel
puis se dissiper en une fumée qui se perdit dans les ombres de la nuit.

Un bruit de remous et c’était tout. Un beau navire et trois cents êtres
humains venaient de s’engloutir dans les flots! La force de la commotion
avait été telle que tout avait disparu.

La carcasse du _Lufti-Djelil_, l’autre canonnière anéantie par un seul
boulet russe reposait au fond du Danube et grâce à la baisse
extraordinaire des eaux, les mâts, comme nous avions pu nous en
apercevoir, étaient visibles. L’offre d’aller sur les lieux visiter
cette épave fut acceptée avec enthousiasme et peu après nous roulions
tous trois sur le grand pont bâti à pilotis qui relie la Dobrudja au
continent roumain. La première chose qui frappe le regard en débarquant
de l’autre côté c’est un tableau de dévastation. Un village, Gecet,
habité par des Turcs, où les habitants de Braïla venaient souvent passer
le dimanche, avait été entièrement anéanti. Il ne restait d’une centaine
de maisons que les soubassements de bois comme pour attester que des
hommes avaient demeuré ici et que d’autres avaient brutalement détruit
leur asile. Le respect de la propriété avait été, paraît-il, pratiqué de
cette façon dans toute la Dobrudja, et les colonels de cosaques avaient
résolu à leur manière la question d’Orient en supprimant les musulmans
et en bouleversant leurs habitations.

Pourtant si d’un côté la guerre cause des ruines, de l’autre on lui doit
des créations. Nous avons vu qu’un pont reliait les deux rives du
Danube. Le capitaine dit avec fierté combien de centaines de mille
roubles il avait coûté à son empereur. C’est le terme consacré et
invariable. L’empereur paie tout, donne tout... Mais là ne s’arrêta pas
la force de création dans cette guerre. Autrefois il n’existait aucune
communication régulière entre Atschin et le rivage du canal du Danube,
on se perdait au milieu des joncs; aujourd’hui il y a une route assez
large et pas trop incommode, installée par le génie russe et rapidement
achevée, grâce au concours des matelots grecs et italiens sans ouvrage,
subitement transformés en paveurs. Il fallut quitter cette route après
avoir fait trois ou quatre cents tours de roue et s’engager au milieu
des joncs qui atteignaient presque à hauteur d’homme sur un terrain
marécageux qui est sous l’eau la moitié de l’année. Tout d’un coup les
joncs se séparent, voici une éclaircie: la partie supérieure de la
cheminée du _Lufti-Djelil_ a été projetée de ce côté et en tombant elle
a fait place nette.

Nous retrouvons cette immense pièce, commençant déjà à se rouiller,
fendue en deux, zébrée de rouge et de noir. Cinq minutes plus loin la
forêt de jonc s’ouvre de nouveau, mais cette fois sur le fleuve ou
plutôt sur l’étroit canal qui forme un des innombrables bras. L’épave du
_Lufti_ est là devant nous à quelques brassées seulement. Les eaux sont
tellement descendues depuis quelques jours que toute la plate-forme du
gouvernail est à découvert. A la vérité le gouvernail même est brisé,
l’élégant grillage qui entrave et protége la plate-forme est rompu en
maints endroits et tordu dans d’autres; en revanche tout l’avant de la
quille est en parfait état de conservation; on peut encore, même admirer
le luxe de badigeon de la marine militaire turque. La coquille du
bâtiment était peinte en blanc avec des baguettes d’or, tout comme le
salon d’un bourgeois aisé. Un croissant d’or entouré de lettres
fantaisistes brillait au-dessus du mât d’artimon. La partie inférieure
du navire était enfermée sous l’eau.

On attendait avec une certaine impatience à Braïla que la baisse
continue des eaux mît complétement à nu la carcasse, et une pensée de
lucre se rattachait à cette attente. Il y avait au sujet du navire une
petite légende. La veille même du jour où l’explosion se produisit,
racontait-on, une somme de 80,000 livres turques, en belles pièces d’or,
avait été transportée à bord du _Lufti-Djelil_, c’était la caisse de la
flottille; en outre, les notables d’Atschin avaient mis en sûreté à bord
leurs bijoux et leur argenterie. De cette manière, le _Lufti-Djelil_
prenait les proportions d’un galion, et je n’aurais pas été étonné si
une société par actions s’était formée comme pour ceux de Vigo. Faute de
plongeurs attitrés et officiels, des ouvriers grecs, employés à la
réparation de la route, et des soldats pratiquaient des fouilles pour
leur compte. Le capitaine, désireux de se rendre compte du résultat de
ces recherches, monta sur la plate-forme du gouvernail. Je le suivis,
mais bientôt je battis en retraite sérieusement épouvanté.

Par un grand trou, effet de l’usure du bois par l’eau, l’œil plongeait
dans l’entrepont; des cadavres y séjournaient depuis trois mois, gonflés
outre mesure, défigurés en partie, rongés par les poissons et les rats
d’eau... Le spectacle était atroce. Il y avait surtout un nègre vêtu
d’une sorte de grand burnous, dont les yeux avaient été lancés hors de
leur cavité; le nez, à moitié dévoré, n’offrait plus au regard qu’un
lambeau informe de chair rougeâtre. Un des pieds commençait à se
dépouiller de la peau, tandis que l’autre était encore dans une
pantoufle de maroquin, bien conservé. Deux jolies petites mouettes, au
blanc plumage, donnaient de gais coups de bec dans le crâne d’un
officier étendu la face contre terre...

J’en avais assez vu et j’admirai fort, mais sans l’envier, la puissance
de nerfs chez deux dames russes qui visitaient également l’épave et ne
paraissaient pas pouvoir se rassasier à la vue de ce tableau qui aurait
certainement enthousiasmé le plus féroce des impressionnistes. Mon
compagnon, le capitaine, sans s’émouvoir, donna l’ordre à un soldat de
sauter à l’eau pour voir s’il n’aurait pas pied sur le plancher du pont.
Le troupier, sans se sentir gêné autrement par la présence des deux
dames, ôta tunique, culotte, chemise, et parut bientôt avec un collier
d’amulettes autour du cou pour tout ornement. Il fit un signe de croix
et s’élança, et, après un plongeon, reparut debout avec de l’eau jusque
sous les aisselles.

Il avait pied, en effet, sur le plancher du pont, mais il lui fallut
déployer beaucoup d’adresse et d’attention pour ne pas culbuter dans une
des grandes crevasses causées soit par les bombes, soit par l’usure. Il
serait tombé, perdu sans rémission, dans le fond de la cale du bâtiment
au milieu des cadavres et des détritus de toute espèce. Le brave garçon
ramassa une à une plusieurs curiosités: un sabre d’origine hongroise et
fabriqué au siècle dernier, comme le prouvait une inscription; des
cartouches en grand nombre, toutes de fabrication anglaise; une petite
cassette contenant des papiers de bord et une foule de bricoles qu’il
passait respectueusement à son chef, debout sur la passerelle. Mais
aucune trace d’un trésor!

Soudain le troupier plongeur poussa un cri aigu: il venait de heurter un
corps dur de son pied. Il tâtonna sous l’eau avec les mains, mais
l’objet contre lequel il s’était buté était trop lourd pour qu’un homme
seul fût en état de le soulever. Un second soldat, sur un signe du
capitaine, se déshabilla également.

Tous deux se munirent d’une barre de fer dont ils se servirent comme
d’un _cric_. Après beaucoup d’efforts, de jurons et de cris, le
mystérieux objet est enfin soulevé, c’est le couvercle d’un coffre-fort!
Triomphe et bénédiction! La caisse du _Lufti-Djelil_ est retrouvée, dans
quelques instants les flots d’or, les cariatides de bijoux vont
apparaître, tout cela sera de bonne prise. L’officier stimule l’ardeur
des hommes, il leur promet un pourboire royal, à-compte sur la
découverte. Mais la mise au jour du trésor n’est pas aisée, le coffre
est ouvert béant, l’intérieur contre le plancher, les parois de fer
forment ainsi un triangle qu’il s’agit de dresser en carré à l’aide du
cric pour vérifier l’intérieur. Ce travail, très-pénible à exécuter dans
l’eau, dura deux heures, pendant lesquelles j’eus le temps de faire une
excursion à Atschin, la première ville importante de la Dobrudja. Je n’y
trouvai d’ailleurs rien de bien intéressant et me hâtai de retourner sur
le théâtre des fouilles aquatiques. La mine très-allongée du capitaine
me renseigna bien avant qu’il eût parlé sur le résultat négatif de
l’entreprise. L’immense coffre-fort était aussi vide que celui où
devraient se trouver les fonds affectés au paiement du coupon ottoman.
La légende du trésor était-elle comme les neuf dixièmes des légendes un
pur _humbug_, ou bien d’autres fureteurs plus avisés avaient-ils
approfondi plus utilement les mystères du _Lufti-Djelil_ laissant aux
tard-venus la carcasse, c’est-à-dire le coffre-fort, et, comme fiche de
consolation, quelques armes à moitié détériorées? Je réfléchissais
là-dessus tandis que le soir même le train me ramenait à Bukarest.




CHAPITRE XIX

La bataille des trois jours devant Plewna.--Entrée en campagne de
l’armée roumaine.--Prise de Grivitza.--Le tzar le soir de la
bataille.--Un avocat qui prend un fort.--Les pertes énormes des Russes
et des Roumains.--Routes encombrées de blessés.


Le parti composé de patriotes roumains les plus ardents qui voulaient
faire intervenir activement la principauté dans les opérations
militaires, avait atteint son but. Les événements, il est vrai, y
avaient contribué pour beaucoup. Les Russes, si dédaigneux tout d’abord,
traitant du haut en bas ces alliés qui étaient d’une autre race et qui
agissaient selon des principes politiques différents, furent
très-heureux de trouver une armée de 40 à 50,000 hommes, pourvue d’une
bonne artillerie, disciplinée et ne demandant qu’à marcher. Les revers
nous font voir toute chose sous un jour tout à fait différent, et
parfois cet aspect est le seul vrai. Par conséquent, les vœux de MM.
Rosetti et Bratiano allaient être comblés: la Roumanie allait affirmer
sa vitalité et ses capacités militaires qu’on lui contestait; elle
allait laver dans le sang tous les quolibets, toutes les railleries dont
il était de bon goût d’accabler les latins du Bas-Danube. Les deux
éminents patriotes que je viens de nommer étaient soutenus par la foi
dans leurs concitoyens, par la confiance dans les vertus militaires de
la jeunesse. A ceux qui faisaient des objections, dictées non pas par le
dédain, mais par la prudence, à ceux qui représentaient les conséquences
terribles d’une défaite--possible, probable même en présence d’ennemis
comme les Turcs, victorieux sur toute la ligne,--le président de la
Chambre et le président du Conseil des ministres répondaient que les
Roumains ne seraient pas vaincus. Cette prophétie pouvait paraître
outrecuidante alors, mais les faits se sont chargés de la justifier. Du
moment où l’armée allait enfin franchir le Danube et se réunir aux
Russes devant Plewna, placés également sous les ordres du prince Carol,
l’autorité de Bukarest donna signe de vie pour la première fois depuis
le commencement de la guerre. Elle fit insérer au _Journal officiel_ une
note menaçant les propagateurs de fausses nouvelles alarmantes, de
poursuites devant les conseils de guerre. L’homme le plus libéral qui a
vécu à cette époque dans la capitale de la Roumanie ne pourrait rien
trouver à critiquer dans cette mesure. Il existait à Bukarest une ou
deux officines qui prenaient à tâche de répandre, soir et matin, les
bruits les plus pessimistes et les plus absurdes. Certains cafés étaient
le centre de ces clabauderies malveillantes qu’on n’eût toléré dans
aucun autre pays en temps de guerre. La population, à défaut de
l’autorité, eût fait brutalement justice de semblables connivences avec
l’ennemi. Le gouvernement roumain, fidèle à ses principes libéraux,
n’interdit pas un seul des journaux qui, à l’étranger, accueillaient
avec avidité tous ces _canards_ malveillants, et quand les Russes
exigèrent l’expulsion de tel ou tel correspondant, on leur répondait par
des refus.

Le passage des forces roumaines eut lieu avec une certaine pompe[8].
C’est sur un pont, à Corabia, que le Danube fut franchi le 5 septembre.
Un métropolite (évêque), revêtu de ses ornements sacerdotaux et suivi de
ses popes et enfants de chœur, s’avança le premier sur le pont et le
bénit. Les troupes étaient rangées sur deux lignes et présentèrent les
armes; puis, sur un ordre du général, la masse s’ébranla et avant de
s’engager sur le plancher mouvant du pont, les bataillons saluèrent M.
Bratiano, M. Rosetti et plusieurs députés qui étaient venus de Bukarest
pour être témoins de ce grand acte. A la vue des _dorobantz_, de ces
paysans qui hier travaillaient encore dans leur champ et qui, à l’appel
du pays avaient joyeusement endossé la longue capote grise, s’étaient
coiffés du bonnet de loutre à plume de dindon et avaient décroché du mur
le fusil qui y est toujours accroché; à la vue de ces soldats-citoyens à
peine affranchis depuis vingt ans de la servitude et qui allaient
combattre pour une idée, laissant derrière eux les femmes et les
enfants, dont beaucoup étaient accourus du village pour apporter au père
et à l’époux des encouragements et des provisions, M. Bratiano ne put
commander à son émotion. Quittant le petit groupe qui s’était formé à
l’entrée du pont, il s’avança et étendit le bras commandant: _halte!_
Les rangs de la milice s’arrêtèrent. Alors, le visage rayonnant de la
flamme de l’enthousiasme, les yeux brillants, sa belle chevelure
flottant au vent, ce tribun, devenu pour quelques instants ministre de
la guerre et organisateur d’armée, prononça une des plus magnifiques
harangues que lui inspira jamais son talent d’orateur. Il dit en termes
émus pourquoi il fallait que les Roumains se battissent et se battissent
bien, pourquoi ils devaient affirmer leur bravoure sur les champs de
bataille s’ils voulaient compter parmi les nations, et il leur dit aussi
pourquoi il leur était interdit de revenir en fuyards sur le sol de la
patrie qui se déroberait sous leurs pas.

  [8] L’armée de la principauté est organisée depuis 1853 sur le
    principe obligatoire général. Depuis, le système militaire a été
    réformé, mais le principe est resté toujours le même. Il existe une
    armée permanente forte d’environ 20,000 hommes, une armée
    territoriale comptant 35,000 hommes d’infanterie et 10,000 de
    calavasch (cavalerie). Le reste de la population mâle de 21 à 36 ans
    (sauf le cas d’exemption pour force majeure), fait partie de la
    milice. Enfin, les hommes valides font partie jusqu’à 45 ans de la
    garde nationale. Les trois premières catégories forment ensemble un
    effectif de 150,000 hommes, dont un tiers à peine avait été appelé
    au service actif pendant la dernière campagne. Les deux catégories,
    armée permanente et armée territoriale (dorobantz), sont déterminées
    par la voie du tirage au sort.

Ce discours fit courir dans les rangs des effluves électriques et c’est
au bruit des hourrahs et des acclamations que le passage s’acheva.

L’objectif des Russo-Roumains était la prise de Plewna. Au quartier
général deux opinions se trouvèrent en présence. L’une voulait donner
l’assaut, l’autre opinait pour un siége régulier. Ce système auquel il
fallut se rallier plus tard, après avoir sacrifié des milliers de
soldats, était défendu par le prince Charles de Roumanie. Tous les
renseignements obtenus par les espions, aussi bien que les résultats des
reconnaissances poussées jusque sous les murs de la ville, montraient à
l’évidence qu’Osman-Pacha avait employé les cinq semaines écoulées
depuis la funeste journée du 31 juillet à élever autour de Plewna de
véritables forteresses qui mettaient cette place complétement à l’abri
d’une tentative de vive force. Mais toutes les raisons données dans les
conseils de guerre par le prince Charles et complétement ratifiées plus
tard par le général Totleben, quand ce défenseur de Sébastopol fut
appelé en consultation ne prévalurent pas contre les phrases toutes
faites et les périodes sonores de certains généraux russes qui s’étaient
mis dans l’idée «d’offrir Plewna à l’empereur pour sa fête, sur un plat
d’argent». Or la fête de l’empereur c’était le 14 septembre, le temps
pressait. Finalement le prince Charles, pour ne pas avoir l’air de
reculer devant les périls d’un assaut, se rangea du côté des partisans
de l’entreprise et l’attaque fut fixée au 13. Les Roumains avaient pris
position au nord et à l’est de la place entre Bukova et Verbitza. Les
Russes poussaient l’attaque au sud-est et avaient repris leurs anciennes
positions de Radisovo et de Pélisat. Les deux armées étaient séparées
par la grande route de Plewna à Sistowa sur laquelle les Turcs avaient
construit l’important ouvrage de Grivitza, un nom qui allait bientôt
devenir célèbre. On préluda à l’action d’abord par une attaque
impétueuse contre la petite ville de Lovça, point important, parce qu’il
se trouve au croisement de deux grandes chaussées et qu’en s’en rendant
maître on interceptait les communications entre Osman et Suleyman. Le
plus téméraire, le plus casse-cou des généraux russes, Skobeleff, était
à la tête de l’expédition. Fougueux, selon son habitude, il surprit les
Turcs, tailla la garnison en pièces et se maintint, pas pour longtemps,
dans la ville avec ses cosaques.

D’autre part, les Roumains mirent en batterie de grosses pièces et
canonnèrent jour et nuit les positions les plus proches de l’enceinte
établie par Osman Pacha. L’artillerie princière se comporta
très-vaillamment et mérita les plus grands éloges. Les jeunes officiers,
élèves de l’École d’application de Fontainebleau ou de l’ancienne École
de Metz, faisaient honneur à l’enseignement qu’ils avaient reçu.
Pourtant un incident pénible affecta vivement le prince et son
entourage; un officier roumain chargé de pousser une reconnaissance
contre un fortin turc, se cacha dans les champs de maïs au lieu de
remplir sa tâche. Il fut condamné, séance tenante, à mort. On se
contenta de le dégrader. Quant aux soldats, ils vengèrent noblement plus
tard un instant de faiblesse.

Le matin du 13 septembre, le général Lupo, commandant de la division
roumaine, fit prendre les armes à tous ses hommes. Leur objectif était
une grande redoute qui se trouvait devant le village de Bukova. Le temps
n’était pas des plus favorables, il semblait que l’on fût déjà en plein
automne. Une pluie froide et très-fine vous glaçait les membres et un
brouillard très-épais dérobait toute la vue du paysage. C’est à trois
heures seulement que l’attaque devait s’ouvrir; mais vers une heure,
contrairement à ce qui avait été convenu, un général russe, ne pouvant
contenir son ardeur, avait brusqué les choses et commencé l’attaque.

Tandis que les Roumains étaient parfaitement préparés, les Russes
avaient reçu seulement dans la matinée leurs renforts attendus et
l’action était déjà engagée que des convois quittaient Sistowa.
Plusieurs détachements roumains, cavalerie et infanterie, furent alors
envoyés à Radisowa pour renforcer les Russes. Les singuliers alliés qui
se montraient si peu bienveillants les uns pour les autres, allaient
donc réellement mêler leur sang, non plus au figuré, mais dans le sens
positif. C’est du côté de Radisowa que, pour des raisons inconnues,
l’attaque avait été brusquée.

J’étais ce matin à Verbitza, au camp roumain, j’avais trouvé à
l’état-major de l’armée l’empressement plein de bon vouloir pour les
correspondants. Ici les représentants de la presse sont les hôtes de
l’état-major; ils n’ont à s’occuper ni de leur logement ni de leur
cuisine, l’intendance militaire roumaine pourvoit amplement à tous leurs
besoins. Grand contraste avec les procédés russes. Le feu des batteries,
qui avait duré sans discontinuer depuis trois jours et avec une violence
extrême, avait cessé à l’aube comme par enchantement. Le calme le plus
absolu régnait sur le plateau où se trouve le camp et dans le petit
village de Verbitza encombré de voitures de munitions, du train, etc. On
me dit que les avant-postes turcs étaient à deux kilomètres. Je ne
pouvais malheureusement m’en assurer par moi-même. Le temps, assez beau
la veille, avait complétement changé; il était si couvert que les
positions se trouvaient comme enveloppées dans un brouillard opaque,
c’est à peine si l’on distinguait les objets à dix pas devant soi. Il
tombait une petite pluie fine et glaciale qui devait transpercer
jusqu’aux os les vedettes de kalarasch fouillant l’horizon la carabine
au poing. Pourtant ce n’est pas cette température défavorable qui a été
la cause de la brusque interruption du bombardement. Le véritable motif,
c’est que l’attaque des ouvrages extérieurs de Plewna avait été fixée
pour ce jour-là et le calme le plus absolu avait été recommandé pour
déconcerter les Turcs. Les colonnes d’attaque avaient été formées dès le
matin. La première de ces colonnes, composée d’un régiment de dorobantz
et d’un bataillon de chasseurs, appuyée par deux batteries d’artillerie,
devait attaquer de front la grande redoute de Grivitza, située sur une
crête en avant de Plewna. Une autre colonne, composée moitié de
Roumains, moitié de Russes, devait prendre la même redoute à revers.

Suivons la première colonne, celle qui avait la position la plus
intéressante. Le général Cernat, qui vient de quitter le ministère de la
guerre pour prendre activement part à la guerre, dirige en personne le
mouvement. Voici le chemin que les troupes ont à parcourir pour arriver
devant les positions turques: il faut d’abord descendre le plateau sur
lequel se trouve le camp de Verbitza, puis remonter une autre colline
située presque en face du plateau et dont la crête est couronnée de
redoutables ouvrages en maçonnerie, armés de grosses pièces de siége.
Les dorobantz et les chasseurs défilent lentement à travers les hautes
herbes, les broussailles et les champs de maïs. Ces plantations, qui
s’étendent à un kilomètre et demi environ de la position turque,
contribuent beaucoup à masquer l’attaque de la colonne qui se réunit
lentement. Le général Cernat est assis sur un pliant à l’entrée de sa
tente; il voit défiler devant lui les compagnies une à une et reçoit les
communications de ses aides de camp qui lui assurent que les préparatifs
s’exécutent avec une précision mathématique. Le fait est que tous ces
soldats, infanterie de ligne ou armée territoriale, s’avancent de ce
même pas cadencé, solide et plein de résolution que j’avais remarqué
chez eux lorsque je les ai vus revenir du tir à la cible aux environs de
Kalafat. Il n’y avait pas à ce moment-là d’entraînement extérieur; mais
ce qui vaut mieux parfois, il y avait le flegme en face du danger.

J’en étais encore à échanger mes impressions à ce sujet avec un officier
de la suite du général Cernat lorsque tout à coup le bruit d’une vive
fusillade et des cris parvinrent jusqu’à nous. Ce fut autour de la tente
du général un moment d’indescriptible surprise et d’émoi. On ne
comprenait rien à ces cris et à ces coups de feu. Le bruit venait de
notre gauche. Les ordres avaient-ils été mal donnés, mal compris? Il
avait été convenu qu’on observerait le plus absolu silence jusqu’à trois
heures, et cependant l’affaire sur notre gauche était indubitablement
engagée. Le général cherchait encore à s’expliquer le sens de cette
fusillade prématurée, lorsqu un aide de camp russe arriva à bride
abattue.

Mauvaise nouvelle: les Turcs, prévenus par leurs espions de nos
mouvements, avaient pris les devants et s’étaient jetés sur les
avant-postes russes du côté de Rasidovo. C’était là l’explication de ce
feu de mousqueterie, dont la violence augmentait et se rapprochait de
minute en minute. Que faire? Le brouillard nous empêchait de rien voir.

L’ennemi sortait-il résolûment de ses retranchements pour prendre
l’offensive, ou bien s’agissait-il simplement de tirailleurs? Impossible
de rien savoir. Il n’y avait qu’un parti à prendre: précipiter aussi
l’attaque de notre côté afin de n’être pas attaqués et surpris les
premiers.

C’est ce qui fut décidé. Il était midi et demi lorsque les premiers
coups de feu avaient été échangés. Avant une heure, les dernières
compagnies du 13e du dorobantz passaient devant nous, au pas de course,
pour aller prendre position.

A une heure un quart, le général était lui-même à cheval et volait aux
premières lignes.

Je ne saurais dire ce que je ressentis alors. Les troupes avançaient. Du
côté des redoutes turques rien ne bougeait. Sauf l’écho affaibli de la
fusillade persistante sur notre gauche, du côté de Rasidovo, on
n’entendait rien, rien. Et pourtant il n’y avait pas à se faire
d’illusion: les Turcs étaient bien là en face de nous, à deux kilomètres
au plus. Ce silence était terrifiant, horrible, et j’ai passé là
quelques minutes qui me parurent des heures, dans une poignante anxiété.

Le brouillard s’était peu à peu aminci et, vers deux heures, il
s’était pour ainsi dire fendu en deux, nous permettant de voir
très-distinctement sur la crête de la hauteur opposée à notre colline
les parapets noirs de la redoute. Sur la pente qui y mène, dans les
broussailles et les champs de maïs, il y avait un mouvement
extraordinaire. C’était comme une mer houleuse et grise.

A mesure que je regardais, je voyais frissonner les couches supérieures
de plantes et d’arbustes. C’étaient les Roumains qui se faufilaient à
travers les broussailles. La vague semblait monter toujours, et
toujours. Cela s’avançait lentement, mais cela avançait.

Peu à peu le mouvement s’était communiqué aux dernières rangées de
broussailles, à six ou sept cents mètres à peu près du parapet de la
redoute jusqu’où s’étend une sorte de bruyère. C’est là, sur ce petit
espace, que la jeune armée roumaine devait recevoir le baptême du feu,
un baptême, hélas! bien sanglant.

A peine les premiers tirailleurs ont-ils débouché sur la limite des
champs de maïs que deux, trois, quatre petits flocons de fumée
surgissent à l’horizon. En voilà dix, puis vingt. Cela gagne de proche
en proche. Il n’y a plus moyen de compter, ils montent dans l’air par
centaines, par milliers, et au bout de quelques minutes tout le front du
parapet disparaît dans un épais nuage de fumée. C’est comme une nappe
blanche sur laquelle nous voyons se détacher la ligne de troupes. Chose
singulière, nos tirailleurs, au lieu de diriger leurs fusils en haut, du
côté de la redoute, semblent tirer de côté et vers la terre, comme s’ils
visaient dans un bas-fond; au lieu de courir vers la redoute, nous les
voyons s’abîmer pour ainsi dire sous terre comme s’ils descendaient une
pente inclinée. En même temps un immense nuage de fumée s’échappe comme
de dessous une trappe. Nous ne nous expliquons pas bien ce qui se passe.
Du reste, quelques instants après, il n’y a plus moyen de rien
distinguer, si ce n’est beaucoup plus bas, sur la pente de la colline,
où nous apercevons des groupes qui redescendent à la hâte. Ce sont déjà
des blessés.

C’est par les premiers qui nous arrivent que nous avons pu nous rendre
compte de ce qui s’était passé.

A trois cents mètres environ de la redoute, s’étend une ravine profonde
qu’il faut franchir, c’est-à-dire qu’il faut descendre et remonter. Dans
cette ravine, les Turcs ont pratiqué des galeries où leurs tirailleurs,
commodément et solidement embusqués, ont attendu les assaillants. «Ils
ont fait un feu terrible sur nos troupes», me dit un officier blessé.

Pendant que je m’entretiens avec ce brave, qui est tombé l’un des
premiers, arrivent de nouveaux blessés; tous appartiennent au 1er
bataillon du 5e régiment de ligne. Les pertes de ce régiment doivent
être énormes.

Je remonte à mon observatoire. La lutte continue. De toutes les
embrasures de la redoute partent des flocons de fumée. Les feux croisés
doivent faire d’épouvantables ravages dans le ravin.

Les hommes continuent à disparaître sur la pente inclinée que nous ne
pouvons voir, mais ils ne reparaissent pas de l’autre côté. C’est
horrible d’y songer. Une triste nouvelle arrive au général Cernat: un
des officiers les plus distingués de l’armée roumaine, le commandant
Chonz, a été frappé d’une balle en se précipitant à la tête de ses
soldats dans le ravin. On ajoute que le nombre des officiers tués et
blessés est énorme. Il est en ce moment à peu près trois heures. Voilà
plus d’une heure que ce combat est engagé.

Le général lance deux nouveaux bataillons de dorobantz pour soutenir
l’assaut. Il n’y a pas moyen d’y renoncer; sur notre gauche, l’autre
colonne russo-roumaine s’efforce de prendre la redoute à revers, et de
la simultanéité de l’attaque dépend le succès.

C’est à ce moment que j’ai pu juger du courage dont est capable le
soldat roumain. Ils se sont jetés en avant avec une irrésistible furie.
Le feu des Turcs devenait de plus en plus intense. Très-braves de leur
côté, ils montaient sur le parapet pour tirer plus sûrement. La
contrescarpe, le long de la partie inférieure, vomissait des milliers de
balles.

Eh bien, ces pauvres paysans roumains avec leurs capotes usées et leur
bonnet orné de plumes de dindon sur la tête, eux qu’on a tant raillés,
ils ont prouvé qu’ils savaient mourir, sinon vaincre, et que c’est le
sang des anciens Daces qui coule dans leurs veines.

Avec un acharnement incroyable ils se sont précipités dans ce ravin de
la mort, repoussés, écrasés, décimés par le feu meurtrier d’un ennemi
couvert, mais ne reculant pas d’un pouce, n’hésitant pas un instant,
avançant toujours, revenant sans cesse à la charge pour laisser, hélas!
derrière, comme un long sillage de morts et de mourants. Il y a eu là
des traits d’héroïsme que je ne saurais narrer. Pour ne pas laisser
leurs blessés tomber entre les mains des Turcs, j’ai vu des brancardiers
de la Croix rouge s’élancer sous une pluie de balles et ramener ces
malheureux dans des endroits moins exposés.

A quatre heures, Verbitza n’était plus qu’un vaste hôpital; il y avait
des blessés par centaines. Il fallut songer à les évacuer tout de suite
sur Nicopolis et Turnu-Maguerelé--pour faire place aux autres!

A cinq heures, j’ai quitté ce lieu de désolation pour me rendre à
Poradin m’enquérir du résultat de l’attaque des Turcs sur l’aile gauche.
L’état-major était fort inquiet. On préparait une troisième attaque, à
tout hasard, car on n’avait pas entendu la fusillade retentir de l’autre
côté de la colline. Et pourtant toutes les précautions avaient été
prises, tous les ordres donnés pour une attaque d’ensemble! Le 5e
régiment de ligne et deux bataillons de dorobantz, c’est-à-dire à peine
trois mille hommes, étaient donc restés seuls aux prises avec cette
redoute si fortement défendue.

C’est ici à Poradin seulement, où est installé depuis aujourd’hui le
quartier général du grand-duc, que j’ai appris que l’attaque était
restée partielle et qu’elle n’a pas réussi. Chose absolument
inexplicable, en fixant le plan de la bataille, on avait commis une
erreur des plus graves. On croyait qu’il y avait une seule redoute sur
la crête de la colline. Or, il y en avait deux séparées par une distance
de 250 mètres environ. Ainsi la deuxième colonne d’attaque, croyant
tomber sur l’arrière de la redoute prétendue unique, tandis que la
première colonne attaquait de front, était tombée sur le front d’un
autre ouvrage. Je n’ai pas qualité pour apprécier l’étendue d’une telle
erreur et j’ignore si les militaires de profession la condamneront
absolument, mais le fait est que cette erreur aura coûté la vie à des
milliers d’hommes.

En somme, la journée avait été mauvaise. Le tzar à qui l’on avait promis
un splendide cadeau militaire pour sa fête, avait été témoin d’un
horrible massacre sans résultat et dont l’unique fruit fut de rabaisser
encore le prestige des armes russes. Pendant tout le combat, Alexandre
II était resté sur un tertre, suivant les phases de cette sanglante
mêlée. Comme il se trouvait fatigué, on lui apporta un pliant et, vers
quatre à cinq heures, on fit passer parmi les généraux et officiers de
sa suite les principaux éléments d’une collation qui avait été
transportée sur les lieux, par les soins de l’actif et vigilant maître
d’hôtel de Sa Majesté. L’empereur mordit à peine dans quelques fruits,
mais le général Ignatieff montra un excellent appétit et le général
Nepokoïtchiski, chef d’état-major, redemanda trois ou quatre fois du
madère. Un auteur de mélodrame s’écrierait que le vin coulait sur la
montagne et le sang dans la plaine! Quand les derniers coups de canon
eurent été tirés et que la nuit fut descendue, enveloppant dans les
mêmes ombres vainqueurs et vaincus, Turcs et Russes, l’empereur et sa
suite remontèrent dans les carrosses à quatre chevaux qui les avaient
amenés. Le campement de l’empereur avait été transféré, en vue de la
bataille, à une vingtaine de kilomètres de Plewna à Radinitza. Le prince
de Roumanie et le grand-duc Nicolas étaient installés à moitié route de
ce village à Poradin. Le cortége impérial, composé d’une demi-douzaine
de calèches et entouré d’officiers qui caracolaient, s’avançait
lentement d’abord à cause de l’obscurité et ensuite parce que les
convois de blessés commençaient à encombrer les routes. L’empereur était
tout pensif et de mauvaise humeur. On était arrivé presque à Poradin,
quand un cavalier accourut aussi vite que le permettaient l’obscurité et
l’encombrement. «Nous avons une redoute, s’écria-t-il, Grivitza est
pris.» Le tzar qui avait les oreilles rebattues de fausses bonnes
nouvelles, d’annonces de victoires qui ne se vérifiaient jamais,
accueillit fort mal l’air de triomphe de l’officier. «Encore une
invention sans doute», s’écria-t-il; puis, après avoir réfléchi:

--A quelle distance est cette redoute?

--Sire, à une lieue et demie environ.

--Combien faut-il pour y aller avec un bon cheval?

--Environ trois quarts d’heure pour aller et revenir sans perdre de
temps.

--Et bien, colonel, vous allez monter sur le cheval d’un des Tcherkesses
de l’escorte et vous rendre avec Monsieur, fit le tzar, en désignant le
porteur de nouvelle, à cet ouvrage qui serait en notre pouvoir.
Rendez-moi compte positivement de tout ce que vous aurez vu.

L’officier à qui cet ordre venait d’être donné se mit en selle. Le
cortége impérial resta sur place pendant une heure; enfin l’émissaire
revint. Il confirma entièrement ce qu’avait dit le premier cavalier, fit
un récit de l’horrible mêlée qui avait précédé la prise de possession de
la redoute et ajouta qu’il tenait tous ces détails d’un officier roumain
qui lui avait remis sa carte. Ce disant, il tendit un vélin à
l’empereur. Le souverain examina la carte à la lueur d’une des lanternes
de la voiture. «Mais c’est une plaisanterie, colonel! s’écria Alexandre,
vous vous êtes trompé, voyez...»

L’officier interdit qui, ayant vu la carte dans l’obscurité, n’avait pu
l’examiner, s’approcha tout interdit et lut:

    CONSTANTIN C.
    DOCTEUR EN DROIT.

--Vous prétendez avoir parlé à un officier et vous me donnez la carte
d’un avocat! Qu’est-ce que cela signifie?» Le général Ignatieff
intervint alors pour expliquer à Sa Majesté qu’avec l’organisation
militaire roumaine, on pouvait être avocat en temps de paix et officier
en temps de guerre.

Effectivement, M. C..., appelé subitement à prendre le commandement d’un
bataillon de dorobantz, n’avait pas eu le temps de se faire faire des
cartes de visite. Cela ne l’empêcha point de prendre une redoute et un
drapeau turc. La confirmation du succès de Grivitza rasséréna un peu
l’empereur. Il donna l’ordre de repartir pour Poradin, où M. Vavasseur
se désespérait auprès du dîner qui bientôt n’allait plus valoir
grand’chose.

«Décidément, dit l’empereur, le prince Carol est un homme heureux. Il a
un ministre de la guerre en redingote qui s’en tire parfaitement, et
voilà que ses avocats prennent des redoutes.»

La loyauté du tzar ne contestait pas aux alliés le succès qu’ils
venaient de remporter, et il le reconnaissait hautement en décorant les
officiers roumains qui s’étaient particulièrement distingués à la
bataille de Grivitza (M. C... fut du nombre). En outre, il y eut deux
croix de Saint-Georges conférées par compagnie aux troupes qui avaient
pris part à cette sanglante journée. Les soldats désignèrent entre eux
ceux qui étaient les plus dignes de les porter. Mais dans d’autres
cercles moins élevés, on essaya de contester aux pauvres troupes de la
Roumanie le pénible avantage qu’elles venaient de remporter. Il est vrai
que M. Gortschakoff avait déjà ouvert au ministre Cogolniceano les
horizons de la reconnaissance russe, en lui laissant entrevoir
l’annexion de la Bessarabie, et il ne fallait pas exalter trop fortement
les services de gens qu’on voulait dépouiller.

Je passai la nuit après la première journée à Poradin. J’y trouvai
plusieurs confrères, entre autres le vénérable M. Canini avec son fidèle
Damian. Le lendemain matin à la première heure, je fus au camp où le
colonel Pilat me communiqua les listes des pertes subies par les troupes
roumaines. La proportion était effrayante, plus de la moitié de
l’effectif avait disparu; d’un bataillon de dorobantz, il restait à
peine 200 hommes. Deux compagnies de chasseurs, de ces jolis petits
chasseurs si alertes, si pimpants, et dont l’uniforme rappelait celui
des garibaldiens, avaient été anéanties.

Beaucoup de familles à Bukarest et dans ce pays allaient revêtir le
deuil. A la _popotte_ du 2me de chasseurs, au lieu de vingt-huit
officiers qui avaient pris part au déjeuner de la veille, il s’en
trouvait quatre! du 5e régiment de dorobantz il restait 520 hommes sur
1,580; un autre régiment était commandé par un sous-lieutenant. On
blâmait vivement la légèreté avec laquelle le plan d’attaque avait été
conçu, et la fatale erreur qui n’avait fait prévoir qu’une redoute quand
il y en avait deux! Cette erreur fut sévèrement jugée par les attachés
militaires, et on reconnut une fois encore que si le soldat russe était
excellent, il était très-mal dirigé. Cette conviction pénétra également
l’empereur, puisqu’il se décida à appeler le général Totleben dont
l’arrivée mit fin à la guerre à la cosaque, et fit prévaloir les
principes de saine stratégie. Leur application donna aux Russes la
victoire.

Il y eut encore deux jours de lutte, mais sans autre résultat que
d’encombrer davantage les dépôts de blessés, tandis que les écloppés
russes sillonnaient par bandes interminables les routes de Bulgarie,
traînés dans des chars à bœufs, dont les attelages exténués n’en
pouvaient plus, ou se traînaient eux-mêmes sur des bâtons quand leur
blessure le permettait. Le service des ambulances roumaines avait été
soigneusement organisé par les soins de Madame Rosetti et du docteur
Davila, un excellent homme, très-actif, et en somme bien sympathique,
malgré sa faiblesse pour le galon et le titre de général. Madame Rosetti
avait amené avec elle quelques dames de Bukarest pour le service des
ambulances. Elle en appela d’autres par le télégraphe, quand elle vit le
nombre de malheureux à secourir.

Ces nobles femmes ne se bornaient pas à soigner les blessés dans les
lazarets; elles allaient, comme celles de l’ambulance israélite de
Jassy, ramasser les blessés sous le feu de l’ennemi.

Ce qui frappait tous les étrangers en visitant les hospices improvisés
de Turnu, c’était le stoïcisme de tous ces guerriers improvisés qui
supportaient, sans se plaindre, les plus atroces souffrances. Leur
principale préoccupation était de donner promptement des nouvelles aux
leurs, et on voyait les dames, les jeunes filles servir de secrétaires à
ces paysans. Par exemple, aucun de ces braves gens ne voulait se
soumettre à l’amputation; ils préféraient mourir que de revenir au
village défigurés avec un membre de moins. Les discours les plus
persuasifs n’y changeaient rien.--Ils mouraient donc, laissant la place
à d’autres; car, dans ces trois journées autour de Plewna, le nombre des
blessés était de plus de dix mille. Huit jours après la lutte, l’œil
était attristé par les sinistres caravanes qui se traînaient péniblement
vers un des dépôts où ils achevaient de souffrir.




CHAPITRE XX

La consternation en Russie.--Bruits alarmants.--La fausse bataille de
Biela.--Les fournisseurs de l’armée russe.--Préparatifs de la saison
d’hiver.--L’invasion projetée.--Adieux à Bukarest.--La situation de la
Roumanie.--MM. Cogolniceano, Rosetti, Bratiano.--Un instant de
peur.--Sur le bateau.--Conclusion.


Je revins de Bukarest en même temps que les trophées pris à la redoute
de Grivitza. L’entrée de ces canons et de ces drapeaux fut l’occasion
d’un assez grand déploiement de pompe. Le commandant C*** marchait à la
tête de la petite troupe composée de soldats de toutes armes décorés de
l’ordre de Saint-Georges, et dont l’un portait l’étendard enlevé de
haute lutte dans la mêlée de Grivitza. Les canons venaient après,
traînés par de jolis chevaux blancs. Les troupiers reçurent une
avalanche de fleurs et le commandant avait la selle de son cheval
chamarrée de couronnes, il avait un gros bouquet à la main. Le cortége
grossissant à vue d’œil se dirigea vers le palais princier. La princesse
avait manifesté le désir de connaître le _dorobantz_ qui avait pris le
drapeau et elle le pria de lui raconter la scène. Le brave garçon obéit
à ce désir et raconta ce qui s’était passé avec beaucoup de verve,--on
lui avait du reste fait la leçon. Les canons restèrent dans la cour du
palais confiés aux gardes nationaux qui faisaient leur service en
_bizets_, c’est-à-dire vêtus de leurs habits bourgeois mais armés.

Le cortége fit ensuite plusieurs fois le tour de la ville. Cette
exhibition releva quelque peu le moral qui s’était affaissé quand on
apprit l’importance des pertes et la pénurie des résultats. Les
malveillants avaient encore grossi la chose.--On colportait des
histoires fantaisistes, comme par exemple que les Russes avaient formé
derrière les lignes des Roumains un vaste fer à cheval avec une
nombreuse artillerie et que de cette manière les _dorobantz_ se sont
trouvés pris entre deux feux. On allait même jusqu’à se couler dans le
tuyau de l’oreille que le prince et son état-major avaient été faits
prisonniers... Tout cela était mis en circulation de propos délibéré et
avec calcul par les ennemis du gouvernement. Y avait-il lieu de s’en
étonner quand un journal opposé à la politique d’action écrivait qu’il
fallait pendre haut et court MM. Bratiano et Rosetti sur la grande place
du théâtre--parce que ces citoyens étaient partisans de la guerre.
Cependant peu à peu les Roumains reconnurent qu’ils étaient en train
d’acheter leurs lettres de grande naturalisation comme nation
européenne,--et on envisagea les événements avec plus de philosophie.

En Russie, au contraire, le pessimisme envahissait la population. Il y
avait une clameur générale contre tous ceux qu’on rendait responsables
par leur position des désastres subis et surtout de l’abaissement du
prestige militaire de la Russie dont le drapeau avait dû s’humilier
devant les étendards ottomans. Le mécontentement s’attaquait comme de
raison aux chefs de l’armée. On ne se gênait pas pour blâmer hautement
ce système qui voulait faire des grands-ducs les commandants nés sans se
soucier le moins du monde si au grand nom ils joignaient les hautes
capacités indispensables pour conduire des armées. On blâmait la vieille
école, les généraux d’antichambre et de cour. En 1870, en France,
l’opinion publique désignait des favoris qui avaient su la séduire pour
remplacer les généraux actuels. Skobeleff était celui que l’on désignait
en Russie. Sa témérité, son intrépidité, les coups d’audace qu’on citait
de lui, avaient donné à la figure de ce jeune chef quelque chose de
légendaire. On eût dit que sous son commandement l’armée russe allait
voler de victoires en victoires.

Pour dire la vérité, et sans vouloir enlever à Skobeleff la part
légitime qui lui revient dans les compliments flatteurs prodigués à son
courage, il faut convenir que si ce général s’est fait remarquer, c’est
surtout par la facilité avec laquelle il s’exposait ainsi que son
entourage. Il restait souriant, le papyros aux lèvres et invulnérable,
sous une grêle de balles; son état-major, en revanche, dut être
renouvelé quatre ou cinq fois pendant la campagne; personne n’en
réchappa, pas même ce gentil page ramené du Kokhand, un pays conquis par
Skobeleff; pas même le correspondant d’un journal russe, M. Maximoff,
qui en fut quitte pour un éclat d’obus dans la jambe. Skobeleff vint
passer quelques jours à Bukarest,--on lui fit fête.

Mais ce qui dominait dans le mécontentement général des Russes, c’était
la fatigue du pouvoir absolu, le désir d’une constitution. A
Saint-Pétersbourg déjà la fréquence de ce désir que je retrouvais chez
bien des gens m’avait frappé; les événements avaient propagé encore le
goût des solutions parlementaires. Dans le monde gouvernemental, on
prévoyait qu’il faudrait en venir là. Des hauts fonctionnaires faisaient
alors entrevoir la possibilité et la probabilité même d’une telle issue.
Ils reconnaissaient eux-mêmes que du moment «où le régime absolu était
incapable d’encourir toutes ces responsabilités, il devait les partager
avec les mandataires de la nation». Un des premiers actes de cette
représentation aurait été certainement de demander des comptes à ceux
qui préparèrent si étourdiment la guerre.

Il n’est plus question aujourd’hui de constitution, et les esprits
éclairés dans le gouvernement qui sont en principe partisans de ce
régime doivent de nouveau refouler leurs vœux au fond du cœur. Par
conséquent, lorsque la fortune sourit plus tard aux Russes, leurs armes
furent vainqueurs, mais la liberté fut vaincue.

Le découragement était tel, qu’au consulat de Russie on considérait la
campagne de 1877 comme définitivement terminée; il faudrait croyait-on,
se consoler à Sistowa comme à Simnitza, y passer l’hiver et recommencer
la guerre au printemps si l’Angleterre, ou plutôt, pour me servir de
l’expression indignée des hommes d’État russes, _l’infâme Beaconsfield_
ne suscitait point une coalition.

Ces déclamations contre le premier ministre de la reine Victoria étaient
dans les cercles gouvernementaux russes un thème perpétuel; on chargeait
Disraeli de toutes les iniquités et on lui prêtait les paroles les plus
atroces: «Il faut une saignée», aurait-il dit, quand on vint le conjurer
de ne pas encourager secrètement la Turquie en rendant ainsi la guerre
inévitable.

Autant Beaconsfield était honni et conspué dans l’entourage de M. de
Gortschakoff, autant un autre ministre était choyé, complimenté,
remercié. Cet autre ministre était le comte Andrassy; on le trouvait
très-correct et très-loyal.--Il y avait bien de quoi; on lui arrachait
une concession après l’autre. Les parlements protestaient, il est vrai,
mais le comte haussait les épaules, les Hongrois illuminaient en
l’honneur des victoires turques et organisaient des meetings
d’indignation contre les cruautés russes. M. Andrassy avec beaucoup de
goût disait à un diplomate: «Bah! laissez faire, ces meetings sont des
vents qui chassent la colique...»

Enfin les réclamations pleuvaient aussi sur l’intendance et certes on
n’avait pas tort. Ce service était tout bonnement le vol organisé. Les
officiers s’associaient avec les plus ignobles traitants à longue
houppelande et tire-bouchons descendant de chaque côté jusqu’aux lèvres.
On voyait des capitaines, des commandants, des colonels--tous
appartenant de plus ou moins près au service des vivres, se promener
bras dessus bras dessous avec ces «négociants», les emmener dans leur
voiture, leur offrir des cigares--tandis que chez eux, en Russie, ils
les auraient dédaigneusement repoussés du pied. Mais à présent c’étaient
des associés. On comptait au bon gouvernement le double et le triple des
objets réellement fournis et on partageait le _boni_. Les pauvres
diables de soldats avaient du pain noir comme de l’encre et dur comme de
la pierre dans un pays où le froment est pour rien; le menu qui leur
accordait tous les jours une certaine quantité de viande était exécuté
en théorie, mais il y avait des gens qui faisaient fraternellement
fortune; civils et militaires, juifs et bons chrétiens, se partageaient
ces rapines. Au début de la campagne, l’administration russe avait
traité avec une grande compagnie qui se chargeait de faire subsister
toute l’armée. Dans un article communiqué aux journaux russes, le
ministère avouait lui-même que la question de prix lui importait peu et
il ajoutait qu’on paierait cher pourvu qu’on eût l’assurance d’être
servi et promptement.

Pour ce qui est de la première partie du programme de se faire payer
cher, la compagnie russe s’en chargea parfaitement, mais il paraît que
le corollaire ne fut pas si consciencieusement mis à exécution. En
présence des besoins toujours croissants de l’armée et de l’éloignement
de la base d’opération, la société--qui avait loué un grand bâtiment à
Bukarest avec bureaux, magasins, etc.--fut forcée de recourir à une
foule de sous-traitants, et comme ceux-ci demandaient aussi leur part du
gâteau, ces prix, dont l’administration russe ne se préoccupait pas,
grossissaient à vue d’œil.

Naturellement aussi la bande de spéculateurs qui tenaient leurs assises
sur le trottoir devant l’hôtel du Boulevard grossissait également; il
venait tous les jours des gens arrivant des quatre coins du monde pour
offrir ceci ou cela. Je découvris un beau jour le chapeau blanc d’un
marchand de diamants de la rue Le Peletier; il venait offrir des bœufs
pour l’alimentation d’un corps d’armée. Il y eut une pluie d’or pour les
habiles et les gens sans préjugés.

Et les canards allaient leur train! j’y fus pris d’une jolie manière. Un
matin j’étais à la gare de Filaret pour accompagner un nouveau venu,
drôle de corps, slave d’origine, parlant plusieurs patois du pays et
connaissant tout l’état-major panslaviste. Il arrivait de Paris avec des
détours et avait mis deux mois, s’arrêtant à tous les cabarets du
chemin, à faire le voyage. Au moment où j’allais lui serrer la main,
voici L*** qui arrive équipé, botté, le sac au dos, la lorgnette en
bandoulière, le pistolet à la ceinture, tout essoufflé, haletant. «On se
bat depuis hier à Biela, cent mille hommes sont engagés, je suis le seul
qui le sache.»

L*** est généralement bien informé, pas autant qu’il voudrait le faire
croire, mais enfin il ne me paraît pas homme à s’embarquer lui-même sur
des données vagues. L’hésitation au surplus, n’était pas possible, le
dernier coup de cloche était sonné. Quoique n’ayant aucune partie de mon
attirail de campagne, assez légèrement vêtu, et de plus inaugurant un
chapeau de soie tout neuf, je saute en wagon--nous faisons deux jours et
demi de carriole par des chemins affreux, par des routes détrempées, au
milieu d’une atmosphère viciée par les innombrables cadavres de chevaux
et de bœufs qui jonchent les routes et dont les chiens se régalent;
enfin nous arrivons sur la Jantra--voici le beau pont de pierre, voici
Biela, gros bourg d’une dizaine de mille habitants, pas la moindre trace
d’une bataille, des soldats pêchent tranquillement à la ligne. Le
quartier général du prince héritier est à Gorni Monastir, sur la route
de Rustschuk. Nous faisons la connaissance de ce ravissant village; nous
couchons dans une grosse ferme en pleine exploitation, L*** arrache une
épine du pied bruni d’une paysanne, ce qui nous vaut les bénédictions de
toute la famille. Il nous est loisible de constater une fois de plus la
richesse agricole des Bulgares, l’abondance de bétail qui règne chez
eux; nous pouvons, puisqu’il est dimanche, nous recueillir à la messe
militaire célébrée en présence du prince héritier et de son
état-major,--mais de bataille nulle trace.--Vite nous remontons dans la
carriole et, après une course folle par une pluie diluvienne, nous
débarquons le troisième jour à Giurgevo. Dans la gare je trouve un
journal viennois, celui pour lequel écrit L***; le premier article
débute ainsi: «Au moment où nous écrivons, la grande bataille décisive
est engagée à Biela...»

Tout mouillé, tout trempé, tout moulu que je sois, je pars d’un éclat de
rire qui scandalise fortement L***. Le soir nous sommes à Bukarest et je
serre avec soin le chapeau neuf horriblement cabossé qui est la seule
victime de cette grande bataille décisive. Ce qu’il y a de plus curieux,
c’est que les tacticiens de café à Bukarest ne veulent pas en démordre,
et pour eux on s’est battu et on se bat encore, ils savent très
exactement combien d’hommes il y a eu en ligne, combien de morts,
combien de blessés de chaque côté! Quand je m’efforce de persuader à ces
braves gens qu’ils se trompent, c’est eux qui veulent me persuader que
j’ai mal vu! Belle chose que l’imagination! Peu de jours plus tard le
mystère s’éclaircit... Mehemet Ali avait encore une fois trompé ses
adversaires sur ses intentions.

Tandis qu’on attendait l’attaque à Biela et que le bruit courait même
que cette ville serait évacuée sans résistance, le général turc se
présentait à vingt-cinq kilomètres de là, à Verboka. Mais pour la
première fois il ne parvenait pas à rompre les rangs de l’ennemi. Son
attaque avait été repoussée.--Huit jours plus tard des intrigues de
sérail lui enlevaient son commandement.

Une autre nouvelle mit la panique à Bukarest pour quelques jours.

Kronstadt est une ville de Transylvanie sur la frontière valaque. Elle
est tête de ligne d’une route qui conduit à travers toute la principauté
jusqu’à Bukarest. Des allées et venues suspectes y avaient été
remarquées depuis quelque temps. La police russe s’en émut. Ses agents
infectaient le pays des Szekles--et opérèrent habilement, car ils
découvrirent tout bonnement et à temps un plan très bien préparé, mûr
pour l’exécution, qui ne tendait à rien moins qu’à jeter quelques
milliers hommes résolus en Roumanie pour piller, détruire les voies de
communications et semer la terreur. Le gouvernement autrichien, averti,
fit ce que lui commandait la neutralité, il saisit les caisses d’armes,
d’uniformes, de fez (les partisans alliés des Turcs et désirant se faire
passer pour des soldats du Sultan devaient arborer cette coiffure). Il
mit en prison les chefs du mouvement, des maggyars connus par leurs
tendances anti-russes, et établit sur la frontière un fort cordon de
postes militaires. Les conjurés étaient prêts, ils devaient s’emparer le
lendemain d’une passe des Karpathes et seraient devenus ainsi menaçants
pour Bukarest même. On en était quitte pour la peur, mais sans être
complétement rassuré. On se rappelait qu’il y avait, dans Bukarest même,
trente mille Hongrois capables de se lever à un signal et de s’emparer
de la ville par un coup de main. Le gouvernement prit des mesures en
conséquence. Tout étranger fut astreint de se munir d’un permis de
séjour à la police, et à justifier des motifs qui le retenaient à
Bukarest.

Il y avait encombrement à la préfecture de police, quand je m’y
présentai vers le 5 octobre pour faire viser mon passeport. La tâche de
correspondant, rendue très-difficile pendant la belle saison, allait
devenir impossible avec l’hiver et avec les pluies. Même ceux des
correspondants pourvus d’équipages et ayant des crédits illimités à leur
disposition se demandaient s’ils pouvaient utilement suivre une campagne
d’hiver. Au surplus le général Totleben qui venait d’arriver avait fermé
l’accès du camp à qui que ce fût. Le procédé dont on avait usé à l’égard
du joyeux Boyle, du _Standard_, n’était guère fait pour nous encourager.
Ce correspondant, parfaitement turcophile, s’était vu chasser du
quartier général. On lui donna un officier pour le conduire à Bukarest,
et vingt-quatre heures plus tard il dut partir pour la frontière
autrichienne, expulsé à son tour par le gouvernement roumain. Après son
départ les journaux russes publièrent une note déclarant que M. F. Boyle
avait manqué à sa parole en révélant des positions militaires.

Je crois plutôt qu’on n’était pas charmé de cet écrivain, qui avait le
talent de dire de dures vérités aux officiers en face sans que ceux-ci
se montrassent fâchés, et avait comparé, dans un de ses articles,
l’empereur Alexandre assistant le jour de sa fête aux massacres sous
Plewna, à Xerxès faisant battre les hommes pour célébrer son
anniversaire.

Bukarest aussi prenait peu à peu sa physionomie d’hiver. Les soirées
chez Raska, le jardin à la mode, commençaient à être bien délaissées. On
frissonnait sous les arbres et les chanteurs étaient transis. Une des
dernières belles soirées avait eu lieu au bénéfice de Mlle Keller, qui
préludait ainsi à l’ouverture d’un théâtre d’opérette recruté un peu au
hasard, et dont la troupe se grossissait de toutes les belles
aventurières échouées sur la rive roumaine après quelques déceptions de
cœur et d’argent. Le lyrique russe, long, maigre, hâve, avec des cheveux
à la Paganini qui faisait pâmer d’aise ses compatriotes en débitant à
froid et en vrai pince sans rire les énormités du répertoire de nos
cafés concerts adaptés à la langue moscovite, avait disparu. Sa petite
et sémillante compatriote, qui miaulait ou minaudait la traduction russe
des couplets de: «Casimir, Casimir, voulez-vous bien finir», s’était
réfugiée au Cirque d’hiver, où le comique de l’endroit, Ionesco, faisait
florès avec la légende du banquier juif Silberstein. Le bon gros Wiest,
le chef d’orchestre, excellent artiste sur le violon, allait bientôt se
décarcasser à huis-clos dans la salle du Grand-Théâtre plutôt que de
mouvoir ses grands bras et de tourner ses yeux dans leurs orbites en
cadence avec la musique, en assaisonnant chaque mesure de haut-le-corps
les plus variés. On rangeait les tables dans les jardins et on ouvrait
les salles d’hiver closes pendant trois à quatre mois. Les fourrures
commençaient à reparaître, et les plus prudents avaient déjà remplacé
par des bonnets d’astrakan de grande valeur les chapeaux. Chaque convoi
se dirigeant vers Plewna apportait aux défenseurs de la patrie des
vêtements chauds, des provisions d’hiver, produit de la sollicitude des
familles.

Il faut donc dire adieu à cette ville charmante et originale, moitié
Paris, moitié Orient, qu’on se représentait, avant la guerre surtout,
comme un nid à demi barbare où les boyards classiques roulaient
emmitouflés de fourrures dans leurs traîneaux. En réalité, Bukarest qui,
sous tous les rapports, est aujourd’hui un séjour très-agréable, se
développera avec le pays dont elle est la capitale; la Roumanie ayant
pris place parmi les États indépendants, la Roumanie qui s’est affirmée
militairement et qui a le bonheur d’avoir à sa tête de véritables hommes
d’État, subira certainement, sur le terrain économique, l’heureux
contre-coup de son indépendance politique.

Il suffit d’avoir traversé, même rapidement, le pays pour se rendre
compte de ses richesses agricoles et des éléments de prospérité
industrielle qu’il renferme. La terre est d’une fertilité incroyable, il
s’agit seulement de perfectionner le système de culture. Dans les bonnes
années, même en suivant les errements actuels, les biens produisent des
sommes énormes,--la plupart du temps ce n’est pas le propriétaire, trop
négligent, trop insouciant, écrasé de dettes, qui en profite, mais
l’intendant habile et avide par les mains duquel tout passe.

Quant à l’industrie, les matières premières ne lui manqueront pas non
plus, et les traités de commerce que le gouvernement a déjà conclus ou
est en passe de conclure avec les autres États européens assureront des
débouchés. Le tout est de prodiguer des encouragements aux industriels
tant nationaux qu’étrangers qui voudront créer des manufactures là-bas.

Alors Bukarest, où il existe déjà beaucoup de gens riches, et où je ne
me souviens pas d’avoir vu de misérable sans pain, deviendra la capitale
d’un pays riche. Verrons-nous alors quelque niveleur saccager les beaux
jardins, les petites cours plantées d’arbres, détruire les maisonnettes
enguirlandées pour y substituer de monotones et mornes casernes?
Espérons que non. Il serait très-heureux que les auteurs futurs des
embellissements de Bukarest laissent à cette ville ce cachet qui séduira
maintenant les nombreux visiteurs qui voudront s’y rendre, puisque les
nouveaux chemins de fer tendent de plus en plus à rapprocher cette ville
de notre Occident.

Nous revoyons rapidement ce que notre œil un peu trop préoccupé a
regardé machinalement et superficiellement. Franchissons la grille du
palais de la présidence du conseil. Le bâtiment est correctement bâti,
sobre et harmonieux, les pièces de réception sont sévèrement meublées,
très-vastes, mais la vue sur le jardin égaye passablement l’intérieur.

Nous trouvons dans l’une de ces salles cet homme d’État à figure
d’idéologue; ce rêveur généreux qui sait cependant se plier aux
exigences de la politique pratique, M. Jean Bratiano. Dans le salon de
son inséparable ami Rosetti nous avons chaque fois admiré un portrait
représentant le président du conseil à trente ans. Quelle mâle poésie
dans cette figure, quelle langueur attachante dans ce regard, que
d’espérances et de pensées enfermées dans ce vaste front ombragé par une
épaisse forêt de cheveux!

Aujourd’hui les cheveux sont devenus blancs, la poésie s’est envolée,
mais néanmoins le front du penseur est resté et l’expression a quelque
chose de prophétique. Pourtant, qu’on ne s’y fie point, ce rêveur est
aussi un homme d’action, bien mieux, un conspirateur. Il conspira pour
la liberté de son pays avant 1848, il conspira en France comme réfugié,
et c’est du fond de la maison du docteur Blanche, où il avait eu
l’autorisation de subir une peine de trois ans de prison, qu’il rédigea
un mémoire sur la Roumanie, mémoire qui servit de base à l’organisation
du pays après la guerre de Crimée. Bratiano prit part activement à cette
organisation et il conspira encore quand il s’aperçut que la confiance
dans le premier chef des Principautés unies avait été mal placée. Il
alla chercher en Allemagne le jeune souverain qui n’avait aucun
engagement avec les partis dans ce pays, qui était placé en dehors ou
au-dessus de tous. Mais, en acceptant un Hohenzollern pour souverain,
Bratiano n’entendait rester que le serviteur de son pays. Le prince
lui-même le trouva parmi ses adversaires les plus acharnés quand il
essaya--mal conseillé et mal dirigé--de tâter du gouvernement personnel.
La volonté du souverain a dû capituler devant l’éloquence passionnée du
tribun qui avait derrière lui le parti libéral roumain, la plus grande
partie de la nation.

Depuis, l’entente est complète entre le prince et son conseiller; au
milieu du péril le souverain et le ministre, animés du même patriotisme,
se sont rendus solidaires et cette solidarité a été resserrée aussi par
le péril commun sur le champ de bataille et le danger partagé à Bukarest
même, quand on pouvait s’attendre d’un moment à l’autre à être enlevé et
conduit en Sibérie par un parti de Cosaques. Les épreuves de l’année
1877 ont donné le prince au parti libéral et au prince l’amour de son
peuple.

Rosetti respire le combat dans toute sa physionomie, mâle, martelée, un
peu narquoise, mais néanmoins sympathique. Il aime seulement le combat
loyal, à ciel ouvert, et qui ne refuse pas à l’adversaire qui la mérite
l’estime, qui recule devant les moyens ténébreux, vils et bas parce
qu’il a assez confiance dans le succès de sa cause pour ne pas en
déshonorer le triomphe. La vie entière de Rosetti se résume dans des
actes. Adolescent, il jette à l’écho des chants d’espérance, des chants
de liberté qui vibrent à travers tout le monde roumain, un monde de huit
millions d’âmes. Jeune homme, il soufflette tous les préjugés de caste
en ouvrant une librairie, lui, le gentilhomme, et il épouse une simple
bourgeoise qui ne lui apporte qu’un caractère vaillant et une force
d’âme que les circonstances élèvent au sublime.

En 1848, Rosetti sonne le tocsin de la délivrance, le peuple en armes
l’acclame, mais la trahison le livre aux Turcs, ou plutôt c’est lui qui,
incapable d’une vilenie, se rend tranquillement au camp ennemi. Il y va
en négociateur, on le retient prisonnier, ainsi que tous ses amis du
gouvernement provisoire. Par un prodige d’adresse et d’habileté, Mme
Rosetti qui tient sa fille Liberta (aujourd’hui Mme Pilat), née le jour
même de la révolution[9], sur les bras, suit le triste convoi, sauve les
captifs. Ils se réfugient en France où Rosetti compte bientôt des amis
ardents et dévoués. En 1856, Rosetti accourt en Roumanie, Bratiano et
lui organisent la nouvelle nationalité, Rosetti lui donne l’arme
nécessaire entre toutes aux pays qui veulent vivre, un journal, le
_Romanul_.

  [9] Voyez _les Légendes du Nord_, de Michelet.

Si Bratiano gouverne, Rosetti dirige; nul ne s’entend mieux que lui à
grouper les hommes de la même opinion que des nuances ou des discussions
personnelles séparent. Il est président-né de la Chambre, le directeur
des débats. Son esprit fécond en ressources, mais non en expédients,
sait donner aux choses les meilleures tournures et en tirer les
solutions les plus pratiques. Rosetti peut être considéré comme le
véritable promoteur de la participation active de son pays à la guerre.
Il n’eut ni repos ni trêve avant d’avoir obtenu que les Roumains
prouveraient leur virilité et confondraient leurs contempteurs par
l’héroïsme sur le champ de bataille.

Faisant allusion aux torrents d’injures que l’on jetait au visage des
Roumains, il s’écria dans une assemblée que «pas un Roumain ne pouvait
se regarder dans une glace sans être tenté de se cracher au visage à
lui-même». Et Rosetti avait deux de ses fils (le troisième, malade,
était retenu à Bukarest) et son gendre à l’armée, au premier rang. Il y
aurait été lui-même si le territoire avait été menacé, et certes la main
du robuste sexagénaire aurait encore nerveusement manié le mousquet.

La troisième personne dont nous prenons congé au palais du gouvernement,
c’est M. Cogolniceano, le ministre des affaires étrangères, l’homme
habile, l’homme d’affaires par excellence. L’extérieur n’a rien de
romanesque ni de poétique; on dirait plutôt un gros négociant orné d’une
bedaine respectable, la tête tondue comme celle d’un capucin, parlant
rondement et sachant dissimuler des qualités de pénétrante diplomatie
sous une bonhomie qui séduit. M. Cogolniceano n’appartient pas au même
parti que MM. Bratiano et Rosetti, mais ceux-ci, reconnaissant chez
l’homme d’État les aptitudes nécessaires pour mener à bien les
négociations engagées, firent appel à son patriotisme et cet appel fut
entendu. M. Cogolniceano avait eu une «saison» très-agitée. Il
s’efforçait déjà de soustraire à l’appétit des Russes la Bessarabie, il
avait été à Vienne, il avait fait sonder les dispositions du cabinet
anglais et du ministère autrichien, mais il ne pouvait guère se faire
d’illusions.

Il se préparait déjà à la rude campagne qu’il aurait à soutenir
isolément et avec ses propres forces contre la diplomatie russe. Dans
l’entretien qu’il m’accorda la veille de mon départ, il insista
longtemps sur la garantie qu’offrait à l’Europe son pays fortement
organisé, capable de mettre sur pied une véritable armée, ayant entre
ses mains les bouches du Danube. L’Europe ne voulut rien entendre sur ce
chapitre à Berlin; sans doute que les représentants avaient des raisons
de se croire plus à même d’apprécier les raisons majeures qui doivent
régler la navigation sur le Danube.

Encore un tour à la «Chaussée». Elle prend maintenant des teintes
mélancoliques; ses voitures sont plus rares sous les ombrages; la belle
jeunesse du pays est à l’armée, et les Russes sont abattus. Mais quelles
sont ces joyeuses fanfares qui éclatent tout à coup?--Une nuée de
cavaliers marchant en rangs serrés, montant des chevaux qui ont tous
absolument la même robe, raye l’horizon. Je reconnais immédiatement les
fringants officiers et les gars solides sur leurs montures. Je les avais
vus au Champ-de-Mars et entourant la voiture de l’Empereur lorsque
celui-ci revint de Kischeneff à Saint-Pétersbourg. Ce sont les premiers
escadrons de la garde qui arrivent.

Ils étaient impatiemment attendus, comme s’ils devaient, en effet,
changer la face de la fortune. Ils ne feront qu’une halte légère à
Bukarest et partiront dès le lendemain pour le Danube.

Je ne serai pas l’historien de leurs hauts faits. A huit heures précises
me voici à la gare, non plus en amateur ou en facteur, mais pour mon
propre compte de voyageur. Le bagage non plus n’est pas si modeste qu’à
l’aller; on emporte des souvenirs et ils remplissent, ma foi, une énorme
malle recouverte de feuilles d’étain qui donnent l’aspect d’une chaise
d’église. Cette malencontreuse malle, d’une taille au-dessus de la
moyenne, me causa bien des tracas.

Le train part; vers deux heures je rencontre à la gare de B*** ce cher
et dévoué parent qui s’est créé en Roumanie une seconde patrie: médecin
de campagne, infatigable et ne connaissant rien en dehors de
l’accomplissement de sa tâche, sinon l’amour de cette famille qui est
pour lui la plus sûre et l’unique récompense. La Roumanie doit exercer
bien de l’attrait sur ceux qui viennent s’y fixer, quand on voit de
véritables savants auxquels les premiers professeurs de Paris et de
Vienne ont prédit les plus brillantes destinées, servir l’État comme
modestes «médecins de district» ou «médecins municipaux».

La Roumanie fuit à tire d’ailes; voici Turnu, Severin, les lumières
brillent et les flots du Danube paraissent bleuis par la lune. Encore
quelques tours de roue, nous sommes à Verciorova, sur l’extrême limite
de la principauté.

La voie ferrée est interrompue, il faut gagner en voiture Orsova, la
première ville autrichienne. La distance est de quelques kilomètres;
mais que d’émotions pendant ce petit trajet! Les bonnes voitures
capitonnées et couvertes avaient été retenues par télégraphe ou prises
d’assaut par les premiers occupants. Il ne restait qu’une charrette de
paysan, rembourrée avec une demi-botte de paille et offrant comme siéges
des planches de bois d’une extrême dureté. On nous entassa là-dedans six
ou sept pêle-mêle avec les bagages, et le cocher, un Hongrois à mine
très-rébarbative, fouettant les chevaux, nous commençâmes à être
cahotés. Pour compléter les agréments du voyage, une pluie froide, fine
et serrée se mit à tomber; nous n’en perdions pas une seule goutte, car
notre équipage, rapidement dépassé par les calèches et fiacres où nos
compagnons de voyage avaient pris place, avançait très-lentement. Je le
crois bien! il avait le double et peut-être le triple de charge normale.
Quand les dernières maisons de Verciorova furent dépassées, nous nous
engageâmes sur une grande route; il faisait absolument noir comme dans
un four. Au bout de cinq minutes, cependant, une petite lumière surgit
entre deux peupliers. Notre charrette s’arrêta. Nous étions arrivés
devant le poste frontière... Il était occupé par une dizaine de
_dorobantz_ qui prenaient leur tâche très au sérieux. Il fallut
descendre et produire nos papiers; ils furent très-minutieusement
examinés, et trouvés à peu près en règle. Seule, une pauvre fille qui
allait comme domestique à Pesth n’avait pas de visa sur son passeport.
On ne lui fit pas grâce. Malgré notre intercession, défense expresse lui
fut faite de passer outre. Rien n’y fit, il fallut laisser la femme sur
la grand’route avec sa malle; heureusement un portefaix charitable qui
se trouvait là, offrit de l’accompagner jusqu’à une misérable guinguette
qui se trouvait au milieu de la campagne. La passagère évincée fut du
reste immédiatement remplacée par un individu d’une figure assez peu
avenante, bâti en hercule et armé d’une immense scie. Malgré les
réclamations, il s’installa sur la charrette qui continua sa route au
milieu de la plus profonde obscurité! Cinq minutes plus tard il fallut
s’arrêter de nouveau. Cette fois nous étions devant la douane
autrichienne,--sorte de longue cabane en pierre, entourée d’une vérandah
dont la balustrade était peinte aux couleurs hongroises. Des lampes à
pétrole accrochées des deux côtés de la porte, jetaient une lumière
très-vive sur les passagers. Messieurs les douaniers firent
consciencieusement leur devoir, la visite dura au moins une heure, ma
grande malle recouverte entièrement de cuivre poli achetée à Bukarest et
qui ressemblait à une châsse, fut fouillée à fond et jusqu’au fond, on
ne me fit pas grâce de quelques pots de _dulciates_ emportés comme
souvenir. L’employé les fit ouvrir, y goûta méthodiquement, et il y
trouva tant de plaisir que je le priai de les garder. Pendant cette
réjouissante formalité administrative, la pluie s’était changée dehors
en une véritable averse. Quand enfin nous pûmes remonter sur notre
véhicule ce ne fut pas trop du paletot, de la fourrure et du précieux
caoutchouc pour préserver un peu la peau et les os.

La situation n’avait rien de gai. En somme, j’étais à onze heures sur
une grande route, à cent cinquante pas du Danube, en société de cinq ou
six individus que je ne connaissais pas, dont plusieurs avaient des
mines très-farouches et dont l’un ne cessait de brandir sa scie. Ma
grande malle aux reflets de cuivre pouvait être bien tentante, et qui
saurait jamais qu’un voyageur avait été égorgé et jeté dans le Danube?
J’essayai de démêler sur le visage de mes compagnons de quelles
intentions ils étaient animés, mais il était de toute impossibilité
d’apercevoir autre chose que des silhouettes sombres, les deux points
lumineux étaient le scintillement de la scie et la pipe que le cocher
tenait allumée entre ses dents. Dois-je l’avouer, j’eus peur pendant
quelques instants, et pour la première fois depuis l’entrée en campagne,
je regrettai de n’avoir aucune arme sur moi. Un incident vint couper
court à mes réflexions. Les chevaux s’arrêtèrent brusquement;--depuis
quelques instants ils barbotaient dans l’eau; le Danube, paraît-il,
commençait à déborder, et comme nous longions le fleuve, l’équipage
s’engageait tout tranquillement dans le lit considérablement élargi du
cours d’eau.

L’instinct des chevaux nous avait sauvés, car on continuait à ne rien
voir absolument. Le cocher jura un peu et ramena ses bêtes en arrière.
Nous avançâmes très-lentement, pas à pas, nous tenant éloignés autant
que possible du fleuve dont le clapotement sinistre troublait seul le
silence effrayant de la nuit. Enfin à un tournant nous aperçûmes cinq ou
six lumières qui dansaient sur l’eau d’où elles semblaient sortir.
L’homme à la scie nous dit que c’était Adah Kaleh, le petit fortin turc
que les Autrichiens devaient occuper au mois de mai suivant et qu’ils
ont gardé. Adah Kaleh est une petite île qu’un bras du Danube sépare
d’Orsova. Les ouvrages fortifiés n’ont pas une très-grande valeur
stratégique, mais ils suffisent pour commander le cours du Danube. C’est
grâce au canon d’Adah Kaleh que la navigation avait pu être interrompue
dans ses parages. Puisqu’on voyait les lumières du fortin turc, il ne
pouvait plus y avoir grande distance jusqu’à Orsova. L’homme à la scie
calcula que nous y serions dans un quart d’heure environ; je ne pus
m’empêcher de rire quelque peu de ma frayeur de tout à l’heure. Ce
voyageur à qui je prêtais des projets sinistres était un honnête
marchand de bois de Pansova, qui avait été conclure une affaire et qui
revenait à Orsova où l’attendait sa barque. Les autres passagers de la
charrette étaient des ouvriers qui ne songeaient point à mal. Un soupir
de soulagement s’échappa de nos poitrines quand la charrette, quittant
l’étroit et dangereux sentier sur le bord du fleuve, s’engagea dans une
allée magnifique et plantée des deux côtés de majestueux peupliers, les
plus grands que j’aie jamais vus. Ces routes plantées de beaux arbres
sont une spécialité des anciennes provinces frontières de l’Autriche;
elles sont dues à l’administration militaire. L’attelage sentant la
terre ferme sous ses pieds prit une allure rapide; nous passâmes au
galop devant une petite chapelle entourée d’une grille et qui aurait
valu la peine de s’y arrêter.

C’est sur l’emplacement où s’élève ce petit bâtiment que Kossuth et ses
compagnons enfouirent, en 1849, au moment de se réfugier sur le
territoire turc, la couronne de saint Étienne et les joyaux du trésor de
Hongrie. Les proscrits ne voulaient pas être accusés d’avoir emporté ces
objets précieux; ils ne voulaient pas non plus que la couronne, emblème
de la puissance et de l’indépendance maggyare, pût tomber entre les
mains des vainqueurs. Ils l’enterrèrent donc tristement et
solennellement comme tous leurs projets, mais espérant bien qu’un jour
la couronne serait exhumée et avec elle la patrie hongroise. Mais le
gouvernement autrichien avait eu connaissance du dernier acte du
dictateur. Il ordonna des fouilles qui durèrent longtemps, mais qui
eurent enfin le succès voulu. C’est pour expier cette profanation et
l’acte de trahison qui l’avait rendu possible que le gouvernement
hongrois de 1867 ordonna l’érection du monument dont la garde est
confiée à deux vétérans de la guerre de l’Indépendance.

Les vétérans dormaient,--et le garde-barrière d’Orsova également. Il
dormait même très-fort, car nous fûmes obligés de recevoir un supplément
d’averse en attendant qu’il plût à ce digne fonctionnaire de nous ouvrir
le _schlagbaum_ avec lequel on barre encore, en Hongrie, l’entrée des
villes passé le couvre-feu. Je constatai qu’en Roumanie et en Bulgarie,
je courais les champs jour et nuit sans avoir été arrêté une seule fois
et que, depuis une demi-heure que j’étais en Autriche, trois obstacles
administratifs avaient entravé la circulation. Enfin la charrette
s’engagea sur le pavé d’Orsova au milieu de jolies maisons
très-coquettement entourées de jardins. Quand cinq minutes plus tard je
me trouvai dans une salle d’auberge très-propre, brillamment éclairée,
avec de gaies lithographies sur les murs, au milieu d’un public
bizarrement composé de rouliers, de marchands et d’Honveds, ayant devant
moi le _patron_ qui me souhaitait bon appétit, je crus de bonne foi
sortir d’un cauchemar. Une légère courbature, produite par les cahots et
l’humidité de mes vêtements, n’était pas de trop pour bien constater la
réalité de la course périlleuse qui avait précédé mon entrée à Orsova.

Le lendemain à la première heure, le bateau de la compagnie autrichienne
du Danube levait l’ancre. Il y avait beaucoup de monde à bord, et par
suite du vent violent qui s’éleva, il nous fallut attendre vingt-quatre
heures dans un petit port qui se composait de quatre ou cinq bicoques.
Enfin le lendemain à midi, un grand bateau qui avait à bord la musique
et le drapeau d’un régiment de Honveds vint nous délivrer; trois heures
après, nous débarquions à Bazias; le lendemain matin, le train entrait
en gare à Pesth; puis, quarante-huit heures plus tard, j’apercevais des
fenêtres de l’hôtel la flèche de Saint-Étienne.

Les événements dont j’avais été en partie témoin se déroulèrent
rapidement. L’heure des Russes était venue, et les Turcs semblaient
devoir expier par des défaites d’autant plus rudes les quelques
victoires remportées par eux; la revanche fut d’abord prise en Asie.
Kars tomba entre les mains du général Loris Melikoff, et une grande
partie des troupes qui avaient si vaillamment combattu tout l’été furent
faites prisonnières. En Europe, Plewna, où le général Totleben, appelé
comme un praticien émérite pour réparer les bévues de jeunes et étourdis
confrères, se montra aussi judicieux dans l’attaque qu’il le fut à
Sébastopol dans la défense, tomba au pouvoir des conquérants.
Osman-Pacha, le plus redoutable ennemi des Russes, prit le chemin de la
captivité, entouré de toutes les marques d’estime. Alors la débandade
turque fut complète. Les bataillons, les régiments entiers se rendaient;
on était embarrassé de prisonniers. Avant que la diplomatie eût pu
élever sa voix, les Russes étaient aux portes de Constantinople, et on
s’attendait à les voir entrer d’un moment à l’autre dans la capitale,
objet de leurs longues convoitises.

Comment l’Europe s’émut, comment l’Angleterre intervint, comment l’armée
russe resta l’arme au bras à San Stefano, comment, après la menace d’une
guerre européenne, ce danger fut conjuré par un congrès, tout cela est
de l’histoire trop récente et trop généralement connue pour que l’auteur
puisse s’y arrêter. Son ambition, du reste, se borne à faire connaître
ce qu’il a vu de ses yeux, à une époque dramatique, dans une contrée
très-intéressante créée pour la prospérité, à la condition d’être bien
régie. Il a pensé que le public français ne se montrerait pas
indifférent pour les petites particularités d’un pays dont les destinées
définitives seront certainement réglées sous l’influence morale de la
France; parce qu’après avoir épuisé les combinaisons contradictoires
dictées par les États qui cherchent en Turquie à satisfaire leurs
intérêts et leurs appétits, on écoutera forcément la voix de la seule
grande puissance qui, dans cette grave question d’Orient, peut affirmer
sans hypocrisie son désintéressement.


FIN




TABLE


  Préface de M. Jules Claretie                            pages I à VIII

  CHAPITRE PREMIER
  En route pour la guerre.--Quarante-huit heures de Prusse à la
    vapeur.--Gendarmes, douaniers et _tschi_ russes.--Merci pour
    nos frères.--Les écumeurs de wagons.--Conversation avec un
    _Balte_.--Les étudiants de Dorpat.--Le tzar Alexandre et la
    sorcière                                                      1 à 14

  CHAPITRE II
  Halte à Saint-Pétersbourg.--Première impression.--Églises et
    brocanteurs.--Saint-Isaac.--La Patti à l’hôtel Dehmouth.--Le
    retour de l’empereur.--Un discours incendiaire.--A la gare
    Nicolaï.--Souvenir de Metz.--Un discours manqué.--La
    bienvenue à Notre-Dame de Kazan.--Une illumination à
    Saint-Pétersbourg.--Dix mille voitures fantômes              15 à 25

  CHAPITRE III
  Zig-zags dans la capitale russe.--Visite à un journal
    russe.--Le _Hérold_.--L’explosion du
    _Lufti-Djelil_.--Quatre cents hommes tués par un seul coup
    de canon.--Chez le général Trépow.--Chez le général
    Timacheff.--Éloge du frac bleu-barbeau.--Un ogre du
    journalisme.--Le général Miliutine.--Charbonniers et
    grands-ducs sont maîtres chez eux                            25 à 42

  CHAPITRE IV
  Autres zig-zags dans la capitale russe.--La revue de
    mai.--Le Champ de Mars de Saint-Pétersbourg.--Une
    collation dédaignée.--Les _gongs_ à cheval.--Un escadron
    de millionnaires.--Dans l’hôtel d’Oldenbourg.--Un
    ex-esclave vingt fois millionnaire.--Un ambassadeur
    populaire.--Le porte-roubles de M. de Caston.--Autre fête
    de mai.--Changement de chaussures _coram
    populo_.--L’eau-de-vie proscrite.--Les bateliers
    troubadours.--La légende de Stenka Razin le pirate.--Les
    grenadiers chanteurs.--Un corso de droskis.--Les cheveux
    sont pour le mari seul.--Promenade aux Iles.--Un conte de
    nuit d’hiver.--Les théâtres.--L’art à Saint-Pétersbourg      42 à 65

  CHAPITRE V
  Départ pour Moscou.--Des voyageurs qui vont loin.--Vive le
    printemps!--Un coup-d’œil au Kreml.--Une évocation du
    passé.--Visite au prince Dolgorouki.--Au consulat de
    France.--Confusion musicale.--Un ami de vingt-quatre
    heures.--Une économie inopportune--Un compartiment de
    première entre Kirsk et Kiew.--Un boulevardier en
    capitaine russe.--«Ce que les Polonais appellent la
    Pologne.»--Kiew.--Les ambulancières.--De Kiew à la
    frontière roumaine                                           65 à 81

  CHAPITRE VI
  Jassy.--Un hôtel peu engageant.--La pâque en Moldavie.--Tohu
    bohu à la gare.--Un voyage avec obstacles.--Halte à
    Foksani.--Un déserteur.--Dans une diligence roumaine.--En
    wagon                                                        81 à 90

  CHAPITRE VII
  Un quartier général au calme.--Bukarest ou Plojesti?--A
    l’hôtel de Moldavie.--Une aventure de voyage.--Histoire
    d’un véritable espion et de deux autres espions
    prétendus.--Un aventurier.--Chez le grand-prévôt.--Une
    dépêche à double sens.--La villa du Grand-Duc.--Le
    colonel de Hasenkampf.--Les attachés militaires.--M. le
    colonel Gaillard.--Un café-concert.--Conférence de
    journalistes.--Un exigeant.--Le camp des Bulgares           91 à 109

  CHAPITRE VIII
  La gare de Plojesti.--Les deux princes et
    l’ambulancière.--Arrivée à Bukarest.--Premières
    impressions.--La camaraderie _négative_ des Russes et
    des Roumains.--Les jeudis de Mme Rosetti.--Profils
    d’hommes politiques, de journalistes et d’invités          109 à 120

  CHAPITRE IX
  Un voyage mystérieux.--Suicide d’un officier.--Le directeur
    des chemins de fer et le grand-duc.--A la recherche d’un
    régicide.--Les dénonciateurs malgré eux.--Un
    ex-conspirateur agent de police.--Le 8 juin 1877 à
    Bukarest.--Question d’étiquette.--Une illumination
    manquée.--La petite pièce militaire avant la grande        120 à 132

  CHAPITRE X
  Les préparatifs de Slatina.--Bukarest pendant le passage du
    Danube.--Le bombardement de Giurgewo.--Exagérations.--A
    Rustschuk.--Position militaire des Turcs.--Coup-d’œil
    sur la ville turque.--L’incendie.--Réponse des
    Turcs.--Panique à Giurgewo.--Une population dans les
    vignes.--Départ du tzar pour le Danube                     132 à 143

  CHAPITRE XI
  De Bukarest à Sistowa.--En route pour Giurgewo.--La ville
    mystérieuse.--Une nuit dans un _wigwam_ de cantonnier.--Le
    maître de poste et son collègue le télégraphiste.--Un
    suicide de soldat.--Une ville mise à sac.--Giurgewo
    pendant la guerre                                          143 à 151

  CHAPITRE XII
  Alexandrie.--Équipage de correspondant.--Rencontre avec
    l’empereur.--_Te Deum_ en plein air.--Le passage du
    Danube.--Simnitza.--Famine sur la rive droite.--Abondance
    sur la rive gauche.--Le cantinier Moujik.--Le colonel
    Wellesley.--Hussard et Bey.--Sistowa vue par la fenêtre    151 à 163

  CHAPITRE XIII
  A Sistowa et abordage sur la rive turque.--Monographie de
    la bataille.--Une ville à sac.--Croix blanche,
    protégez-nous.--L’agent du Danube.--Une voiture et un
    attelage, remplacés par des diamants.--L’amabilité du
    tzar.--Retour par le pont.--Scène
    musico-militaire.--Campement des journalistes              163 à 181

  CHAPITRE XIV
  Retour à Bukarest.--Un bain sur la route.--Les amours d’un
    lieutenant et d’une diva.--Histoire d’un troupeau qui
    jeûne.--Le prince Gortschakoff à Bukarest.--M. le baron
    Jomini.--Les _Gradinas_ concerts.--Aventures d’une
    figurante                                                  181 à 197

  CHAPITRE XV
  Les premiers prisonniers à Bukarest.--Hassan-Pacha.--
    Nouvelles des Balkans.--Opinions du baron de Jomini
    sur le _Ride_ de Gourko.--Détails sur la vie à
    Bukarest.--Voisin d’un artiste.--L’achat d’un
    cheval.--Voyage à cheval.--Le péager.--Quelques
    types.--Simnitza sous de nouvelles espèces.--Les
    marchands et les falsificateurs.--Kiki Nº II.--Le
    premier combat sous Plewna.--Bravo Kiki.--La débâcle
    de Simnitza.--Les Turcs! les Turcs!--La défaite du
    30 juillet                                                 197 à 220

  CHAPITRE XVI
  A Nicopolis.--Une ville ravagée par la guerre.--Les
    Roumains à Nicopolis.--Le général Stolipine.--Le
    gargotier par patriotisme.--Un orage dans la
    montagne.--Rencontre d’un peintre.--La nuit dans un
    harem.--Une séance de conseil de guerre.--Acte
    d’insubordination.--Condamnation à mort d’un Turc.--A
    Turnu-Maguerelé.--Don Carlos en Orient.--Les
    mésaventures de deux chaloupes canonnières                 220 à 240

  CHAPITRE XVII
  Les conséquences de Plewna.--Situation critique des
    Russes.--Le quartier-général à Gorny Studen.--Un
    sybarite.--Les paysans bulgares.--Hospitalité
    forcée.--Un Tcherkesse de la suite impériale.--Une ferme
    en Bulgarie.--Générosité du tzar.--Une division en
    marche.--Une journée au quartier-général.--Nouvelles
    de la bataille des Balkans.--La vie de l’empereur à
    Gorny Studen                                               240 à 259

  CHAPITRE XVIII
  Voyage dans la Dobrudja.--Une fausse alerte.--Les Turcs en
    Roumanie.--Conseil de guerre en wagon.--Galatz ville
    morte.--Braïla.--Histoire d’un bateau torpille.--A la
    recherche du trésor du _Lufti-Djelil_.--Les
    plongeurs.--Déception                                      259 à 270

  CHAPITRE XIX
  La bataille des trois jours devant Plewna.--Entrée en
    campagne de l’armée roumaine.--Prise de Grivitza.--Le
    tzar le soir de la bataille.--Un avocat qui prend un
    fort.--Les pertes énormes des Russes et des
    Roumains.--Routes encombrées de blessés                    270 à 285

  CHAPITRE XX
  La consternation en Russie.--Bruits alarmants.--La fausse
    bataille de Biela.--Les fournisseurs de l’armée
    russe.--Préparatifs de la saison d’hiver.--L’invasion
    projetée.--Adieux à Bukarest.--La situation de la
    Roumanie.--MM. Cogolniceano, Rosetti, Bratiano.--Un
    instant de peur.--Sur le bateau.--Conclusion               285 à 305


IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.--A. CHAIX ET Cie

RUE BERGÈRE, 20, A PARIS.--308-9.






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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org.

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