Par-dessus le mur

By Frédéric Boutet

The Project Gutenberg eBook of Par-dessus le mur
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Par-dessus le mur

Author: Frédéric Boutet

Release date: November 9, 2024 [eBook #74711]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Flammarion

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAR-DESSUS LE MUR ***







  FRÉDÉRIC BOUTET

  Par-dessus le mur


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
  pour tous les pays.




DU MÊME AUTEUR


CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

    Victor et ses Amis.
    Celles qui les attendent.
    Douze aventures sentimentales.
    Lucie, Jean et Jo.


CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

    Contes dans la nuit.
    Drames baroques et mélancoliques.
    Les Victimes grimacent.
    L’Homme sauvage et Julius Pingouin.
    Histoires vraisemblables.
    La Lanterne Rouge.


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette, Paris.--9999.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1920 by ERNEST FLAMMARION.




Par-dessus le mur


Le vieux mur du parc, délabré et élevé, couronné d’herbes folles et
drapé de lierre, au carrefour quittait la route et, après un pan coupé
où il y avait une petite porte basse qui paraissait condamnée,
s’enfonçait dans le bois.

A l’entrée du bois, dans une clairière tout près du mur, la roulotte
était arrêtée.

Vers cinq heures, comme la chaleur devenait moins forte, une vieille
femme qui avait l’aspect d’une bohémienne en sortit et s’en alla du côté
du village, là-bas, loin sur la route.

Un garçon de dix-huit ans, élancé et basané, vêtu d’une chemise rouge
bâillant sur sa poitrine brune et d’un pantalon de toile serré par une
large ceinture dessinant la taille mince, parut ensuite. Il écarta avec
nonchalance les boucles de ses cheveux noirs emmêlés sur ses yeux
brillants, bâilla en s’étirant, rit tout seul avec bonne humeur et alla
s’occuper du cheval. Puis, il vint s’installer sur la mousse, au pied
d’un chêne, et se mit à tresser de l’osier en sifflant.

Soudain, il entendit comme un frôlement et leva la tête, surpris.

Du haut du mur, une figure l’observait, parfaitement immobile et se
détachant étrangement sur le fond sombre des feuilles,--une figure
féminine et presque enfantine sous une extraordinaire masse de cheveux
fauves dénoués qui, jusque sur le cou et les épaules qu’ils cachaient,
descendaient en nappes lourdes le long des joues délicates, laissant
voir seulement de grands yeux brun doré et une bouche rouge que plissait
une moue sérieuse.

Le jeune homme se leva et, la main sur son cœur, se courba en un salut
théâtral.

Une voix argentine vint du haut du mur.

--Vous êtes bohémien?

Il eut un large geste vers l’horizon.

--Je suis un nomade, déclara-t-il avec un accent guttural et chantant.

--Un nomade... un nomade...

Les yeux ardents, sous les cheveux fauves, le regardaient avec une
curiosité avide.

--Alors, vous allez devant vous, au hasard de votre volonté... Vous
allez au bout de la terre si vous voulez...

Il rit en montrant ses dents blanches.

--On va où on gagne sa vie... C’est les riches comme vous qui vont où
ils veulent.

Elle secoua la tête.

--Je ne sais pas ce que je veux... Je n’aime pas sortir. J’aime mieux le
parc. Il n’y a personne. Si je veux voir loin, je monte sur l’échelle du
jardinier... Comme je suis là. C’est en cachette. C’est assez amusant...

Elle resta silencieuse un moment et reprit:

--Est-ce vrai qu’il y a des ducs et des princes parmi vous, et que vous
avez une langue que personne d’autre ne peut comprendre, et des coutumes
mystérieuses? La vieille, qui est dans la roulotte avec vous, est-ce une
de vos reines? Sait-elle lire dans la main, tirer le tarot, dire les
mots qui ensorcellent?... J’ai lu des livres là-dessus! Moi, j’y crois!
Est-ce vrai que vous faites le sabbat chaque année?

Elle s’arrêta, attendent la réponse. Le garçon semblait embarrassé.

--La vieille qui est avec moi, c’est la grand’mère, dit-il avec un air
d’enfant. Elle fait le ménage et la cuisine. Moi, je tresse des paniers.
En voulez-vous? Ils ne sont pas chers.

Elle l’interrompit avec impatience.

--Pourquoi mentir? Je sais, je vous dis! Vous faites tous semblant de
faire des paniers, ou quelque chose comme cela pour que les gendarmes
vous laissent tranquilles... Mais, je sais... je sais... vous avez des
aventures extraordinaires... vous enlevez des enfants... vous...

--Mais pas du tout! C’est des histoires! On est des honnêtes gens!...

--Taisez-vous! Je sais! Ce doit être extraordinaire!...

Elle s’était animée, les joues pâles rosissaient. Il la regardait de bas
en haut et soudain lui dit avec simplicité:

--Ce que vous êtes jolie!...

Un éclat de rire moqueur. La figure avait disparu.

--A demain! cria encore la voix argentine.

Il se rassit pour tresser son osier, mais il restait étonné de
l’aventure, et lorsque la vieille bohémienne revint il la lui raconta.
La vieille y prit un grand intérêt. Elle se fit redire tous les détails
et réfléchit en préparant le fricot. Quand ils eurent mangé, pendant que
le garçon fumait une cigarette, elle lui donna à voix basse des
instructions minutieuses qu’elle répéta deux fois pour qu’il comprît
bien.

Le lendemain, dès quatre heures, la vieille fila vers le village et le
jeune homme s’installa au pied de l’arbre avec son osier, en se
répétant, comme une leçon, ce qu’il devait dire. Comme la veille, il
portait sa chemise rouge et son vieux pantalon. Il aurait voulu faire
toilette et revêtir un complet marron qu’il mettait dans les grandes
occasions, mais la vieille, avisée, l’en avait empêché.

--Bonjour!

La mince figure, sous les lourds cheveux fauves, en haut du mur, était
apparue. Il se dressa, un peu troublé, et sa rougeur allait bien à son
teint brun. Elle recommença ses questions et, ce jour-là, il avoua sans
trop de réticences tout ce qu’elle voulut. Il reconnut qu’il descendait
des ducs d’Égypte et qu’un jour viendrait où il serait lui-même roi des
tribus errantes; il se lança dans des récits emphatiques et s’embrouilla
dans sa noblesse déchue et ses projets grandioses, mais elle écoutait la
voix chantante et rauque et le trouvait si beau qu’elle n’y prit pas
garde.

Dix après-midi, sauf un jour de pluie diluvienne, elle reparut ainsi en
haut du mur, sur le fond sombre des arbres touffus. Il restait en bas.
Il avait osé, une fois, parler d’escalader pour se rapprocher, mais elle
s’était rejetée en arrière avec un tel courroux dans les yeux qu’il
avait cru ne plus la revoir. Pourtant, elle revint et l’intimité entre
eux grandissait. Il lui racontait maintenant sa vie quotidienne et les
longs voyages sans hâte le long des calmes routes. Il lui répétait aussi
qu’il la trouvait jolie, et elle ne s’en fâchait plus.

De tout cela, la vieille bohémienne s’enquérait avec soin. Elle
réfléchissait et donnait des conseils selon le plan qu’elle mûrissait.
Un soir, elle estima que le moment était venu. Le garçon était assis à
côté d’elle sur l’herbe et tressait un panier à la lueur de la pleine
lune qui passait à travers les branches. La vieille, à voix basse, lui
dit ce qu’il devait faire le lendemain. Il fut si étonné qu’il lâcha son
osier.

--J’oserai jamais, murmura-t-il.

La vieille haussa les épaules.

--Qui ne risque rien n’a rien. Faut profiter des occasions. Je ne serai
pas toujours là pour te conseiller, et tu es sans malice... Les gens
riches, ça donne n’importe quoi pour éviter le scandale... C’est pas toi
qui a été la chercher sur son mur... Et puis, quoi! tu es bien assez
beau garçon pour valoir n’importe qui...

Il promit de faire de son mieux.

Le lendemain, lorsque parut, en haut du mur, la figure de la petite
inconnue, il leva vers elle un visage si désolé qu’elle lui demanda
aussitôt ce qu’il avait.

--Je ne vous verrai plus, murmura-t-il de sa voix tendre. Nous allons
partir... loin... On nous attend... des nomades comme nous.

Elle fit un mouvement et devint si pâle sous ses cheveux ardents qu’il
put voir combien elle était bouleversée. Il continua:

--Nous, c’est notre vie de nous en aller... Mais qu’est-ce que je vais
devenir si je ne vous vois plus?...

--Quand partez-vous? souffla-t-elle.

--Ce soir. Je vais rejoindre la mère qui est au village... Je suis resté
pour vous dire... pour vous dire...

Il baissa la tête et, tout rouge, osa:

--Je vous aime.

Elle le regardait. Elle ne rougit pas et dit, très bas:

--Moi aussi, je vous aime.

Il eut un éblouissement.

--Alors, venez... partez avec moi...

Elle sursauta.

--Vous êtes fou!

Il frappa du pied.

--C’est ça! Vous vous moquez de moi! Vous m’avez fait aller! Ça vous est
bien égal que je sois malheureux! Les gens riches comme vous, ça n’a pas
de cœur! Vous me méprisez parce que je suis un bohémien! parce que je
suis pauvre! Vous me méprisez!...

Les yeux pleins de larmes, il s’appuya à un arbre. Elle le regardait
d’un air égaré.

--Venez à la porte du parc! lui dit-elle brusquement. J’ai la clé!

Il y courut. Après deux minutes, l’étroite porte massive, avec un
grincement, s’ouvrit. Il eut un mouvement pour s’élancer, mais recula,
stupéfait. Elle était devant lui, debout, misérablement petite et
décharnée, hideusement contrefaite. Elle rejetait en arrière, des deux
mains, les nappes fauves de la merveilleuse chevelure, et il pouvait
voir les épaules inégales, la poitrine creuse, la bosse énorme du dos
sur laquelle se posait, sans cou, le beau visage délicat et ardent, qui
semblait une difformité monstrueuse.

Elle eut un rire sauvage.

--C’est moi qui vous méprise? C’est moi! Hein? Vous croyez?

Il resta béant. La vieille n’avait pas prévu le cas dans ses
instructions, et il ne sut que dire. Déjà, la porte était, entre eux,
retombée lourdement, les séparant. De l’autre côté, il entendit le rire
désespéré s’éloigner, et il ne savait plus si c’était un rire ou un
sanglot.

--Je me disais bien aussi que c’était pas naturel, murmura-t-il, ahuri,
en courant vers la roulotte, avec la hâte de s’en aller.




MONSIEUR CRUCHETTE


--Vous avez osé!... Cette bague, le plus illustre de nos bijoux
héréditaires que votre père vous a laissé en mourant comme un dépôt
sacré, vous, mon fils, vous, Gaston de Porchecroix, vous avez osé la
donner à une fille du quartier Latin, à une créature de laquelle je
rougis d’être obligée de parler! Ah! c’est ineffaçable!

Suffoquée par l’horreur dont frémissait avec dignité toute sa haute
figure chevaline, la comtesse de Porchecroix fit une pause. Devant elle,
le jeune Gaston baissait sournoisement la tête. Dans son fauteuil
roulant, le grand-oncle, qui ne pouvait plus marcher, restait
impassible, avec à peine une lueur d’existence entre ses paupières
ridées. M. Cruchette, le précepteur, atterré par ce qu’il venait
d’entendre, demeurait figé dans sa consternation immobile et convenable,
et les ancêtres, accrochés en portraits aux murs du grand salon
majestueux, fixaient sur le coupable leurs yeux vernis avec autant de
réprobation vertueuse que s’ils n’avaient pas eu jadis, eux aussi, alors
qu’ils vivaient, des passions et des vices.

--Si j’avais eu de l’argent, je n’aurais pas donné la bague..., observa
faiblement Gaston.

Sa mère eut un regard foudroyant.

--Taisez-vous!... A seize ans, vous osez!... Mais laissons cela qui est
révoltant. Le bijou sacré importe d’abord! Il faut le retrouver. Il le
faut! Quand s’est passée cette chose horrible? Qui est cette fille? Où
loge-t-elle? Allons, parlez!

--C’était vendredi. Il y a huit jours. Elle s’appelle Caro. Et j’ai été
avec elle, près de la rue Monsieur-le-Prince, dans un hôtel meublé, au
second, chambre 21, avoua Gaston tout d’une haleine.

--Mon Dieu!... mon Dieu!... Quelle horreur!... Mon fils dans un hôtel
meublé, avec...

Mme de Porchecroix agitait son face-à-main. Soudain, elle se tourna vers
le précepteur.

--Monsieur Cruchette, vous avez entendu! Votre négligence... Oui, je
sais... vous ne pouviez penser que votre élève--mon fils--s’enfuirait,
un vendredi de carême, du cours de rhétorique pour aller... Néanmoins,
votre responsabilité est engagée. Je compte sur vous pour réparer... Il
faut que vous alliez réclamer cette bague...

--Moi, madame la comtesse?

M. Cruchette avait eu un soubresaut d’épouvante. C’était un jeune homme
au maintien bénin et réservé. Il avait une figure candide, régulière et
rasée, de longs cheveux châtains tombant le long de ses joues roses, des
yeux de myope derrière des lunettes graves, une redingote noire et une
cravate blanche.

--Oui, vous! Je vous donne là, monsieur Cruchette, une haute preuve de
confiance. Depuis deux ans que vous êtes chez moi, j’ai pu apprécier
votre délicatesse et votre éducation. Cette affreuse affaire ne doit pas
être ébruitée. Il faut que vous arrachiez le bijou aux mains impures qui
le détiennent... Retrouvez cette fille. Offrez-lui de l’argent... Mais,
j’y pense, la police...

--Scandale, bégaya le grand-oncle qui avait ouvert les yeux. Et puis,
impossible. Gourgandine, entendu, mais femme. Cadeau à une femme, chose
sacrée. Un Porchecroix ne fait pas réclamer un cadeau par la police!
Impossible... Allez, Cruchette... Pas difficile... J’irais bien, moi, si
je marchais...

Un regret tremblait dans sa voix usée. Un filet de bave coula sur son
menton. Il rit à des souvenirs confus.

--Cela me paraît impossible, balbutia Cruchette, agité. Je ne saurais
pas. C’est un monde que j’ignore. Madame la comtesse, songez que je suis
un homme d’études... Je me suis toujours scrupuleusement gardé...

Il s’arrêta, très rouge. Son élève étouffa un rire. Le grand-oncle
semblait s’amuser. Mme de Porchecroix ne comprit pas et reprit:

--Il le faut. Retrouvez la bague. Je vous ouvre un crédit de deux mille
francs si c’est nécessaire.

--Les pierres valent plus que cela, dit l’oncle.

--Eh bien, trois mille francs! quatre mille! cinq mille!... L’argent,
ici, n’importe pas... Mais il faut que la discrétion la plus
rigoureuse... Mon Dieu, si l’on savait... quel scandale!... Monsieur
Cruchette, vous avez entendu le nom et l’adresse. Partez sur-le-champ.
Je vous donne pleins pouvoirs.

--J’en suis honoré, gémit Cruchette en inclinant le front.

Il reçut l’argent, prit son chapeau et sortit.

C’était un matin de printemps, mais Cruchette n’en apprécia pas la
douceur. Il songeait aux difficultés de sa tâche et se demandait avec
angoisse ce qui allait lui arriver.

Quand il fut dans les parages de la rue Monsieur-le-Prince, il eut envie
de prendre la fuite. La seule crainte du courroux de Mme de Porchecroix
l’en empêcha.

Comme onze heures sonnaient, il entra dans l’hôtel. Le bureau était
désert et Cruchette s’engagea dans l’escalier. Au second étage, il
frappa, le cœur battant, au numéro 21.

--Entrez! dit une voix féminine.

Il entra et recula, terrifié. Dans la chambre en désordre, une jeune
personne, nue, debout devant la glace de la cheminée, se coiffait.

--Qu’est-ce que c’est? demanda-t-elle sans se déranger.

--Mademoiselle Caro? bégaya Cruchette, les yeux baissés.

--Elle n’habite plus ici depuis dimanche. Elle est avec Bordin, un
potard, à l’hôtel Printemps, près de Cluny, dit la jeune personne.

Elle regarda Cruchette dans la glace et ajouta aimablement:

--Ça ne fait rien, entre tout de même, va!

--Non... non... C’est elle-même... Je vous demande pardon, madame!...

Cruchette s’enfuit. Il se retrouva, en proie à de vives émotions, dans
la rue.

Il alla à l’hôtel Printemps où on lui indiqua la chambre de Bordin.
Celui-ci, seul et tout habillé, dormait d’un lourd sommeil que
Cruchette, malgré son inexpérience, attribua à l’ivresse. Réveillé avec
peine, il se répandit en grossières injures, jurant d’écraser la tête de
quiconque oserait lui parler de la méprisable petite grue qui l’avait
lâché, dès la nuit de lundi, pour un être infâme habitant rue Cujas et
se nommant Sivel.

Ce Sivel, immense gaillard à barbe rousse et qui étudiait le droit, ne
put être rejoint qu’au café où il déjeunait. Il accueillit Cruchette
avec une politesse fleurie, l’obligea à déjeuner aussi, le fit trop
boire, l’ahurit de sa verve intarissable et, vers deux heures seulement,
consentit à lui révéler que Caro n’avait été dans sa vie qu’une
passagère fugitive. Elle faisait maintenant les délices d’un Roumain qui
habitait rue Dauphine et n’était jamais là le tantôt, en sorte que
c’était le meilleur moment pour aller voir la chère enfant.

Un quart d’heure après, Cruchette, résigné, était rue Dauphine et
frappait à une porte. Elle s’ouvrit. Il vit une petite femme assez
jolie, en peignoir mal clos et les cheveux défaits.

--Mademoiselle Caro?

--C’est moi, dit la petite femme.

Il eut un soupir de soulagement et fut étonné, car il ne se l’imaginait
pas ainsi. Elle ne l’intimidait pas du tout, et il expliqua l’affaire en
essayant d’être clair, ferme et poli.

--C’est donc pas du toc, cette bague? dit-elle en ouvrant des yeux
surpris. Du reste, toc ou pas, on me l’a donnée, je la garde.

Cruchette insista avec chaleur. Elle le regardait favorablement et,
soudain, l’interrompit:

--On t’a jamais dit que tu étais gentil?

Il devint rouge et resta interloqué. Elle le poussa vers un divan.

--Assois-toi donc... Y a pas de danger qu’y rentre, l’autre... Et puis
je m’en fiche bien... J’en ai déjà assez... Je suis tout cœur, moi... Ça
m’a fait rater des choses magnifiques... On ne se refait pas, hein?...
T’en as des beaux cheveux... Mon rêve, ça serait de vivre bien
tranquille avec un ami qui ait l’air doux et comme y faut... La bague,
si tu y tiens, je la rends... mais ça sera pour te faire plaisir... Je
suis gentille, pas?...

Elle s’assit sur ses genoux.

A l’hôtel de Porchecroix, on attendit en vain, pendant six jours, le
retour de M. Cruchette. Mme de Porchecroix, très inquiète, se demandait
s’il n’avait pas trouvé la mort au fond de quelque bouge où l’aurait
entraîné son dévouement à la servir.

Le septième jour, il revint. Il était changé. Une sorte de fierté
planait sur lui; une moustache légère ombrageait sa lèvre supérieure;
ses cheveux étaient parfumés et un lorgnon élégant remplaçait ses
lunettes. Il avait toujours sa redingote noire, mais une chemise mauve,
une lavallière à pois et des souliers jaunes égayaient sa tenue.

--J’ai rempli ma mission, dit-il avec une orgueilleuse modestie, quand
il fut en présence de Mme de Porchecroix. Voici le bijou, et j’ai versé
les cinq mille francs selon les instructions que vous m’aviez données,
madame la comtesse...

--Mon Dieu! c’est bien payé (Mme de Porchecroix, en prenant la bague, ne
put retenir une grimace). Cinq mille francs pour les faveurs d’une
gourgandine...

M. Cruchette eut un geste digne et qui protestait.

--Oh! pardon... madame la comtesse. Je vous prie respectueusement de
parler avec plus de modération d’une personne qui, d’ici peu, sera Mme
Cruchette...

Mme de Porchecroix fit un bond, puis resta pétrifiée.

--Nous nous aimons, continua Cruchette avec une ardeur pudique. Oui!
C’est une pauvre enfant qui a beaucoup souffert. Avec la dot que vous
avez bien voulu lui constituer et mes économies, nous allons ouvrir une
institution à Neuilly...

Il s’interrompit, le jeune Gaston entrait.

--Et j’ose espérer, termina Cruchette avec onction et dignité, que
madame la comtesse voudra bien me continuer sa précieuse confiance en me
donnant le jeune homme...




SANS-SOUCI


On l’appelait Sans-Souci à cause de son inaltérable bonne humeur,
proverbiale parmi les miséreux. Depuis trente ans qu’il vivait, il ne
s’était jamais connu d’autre ambition que celle de se procurer chaque
jour de quoi manger. Pris entre une paresse invincible, qui lui
interdisait le travail, et une peur affreuse de la police, qui lui
interdisait le vol, il avait résolu le problème en pratiquant une sorte
d’ascétisme vagabond. Il ne pensait pas aux femmes; il ne buvait pas,
et, s’il fumait, c’était parce que cela ne coûtait que la peine de se
baisser.

Cette nuit-là, son vieux feutre enfoncé sur sa tête et le collet de son
pardessus en loques relevé jusqu’à ses oreilles, il stationnait sur le
trottoir devant l’entrée d’un cercle élégant. Dès qu’une auto
s’arrêtait, il courait pour ouvrir la portière, car les trois ou quatre
journaux maculés qu’il portait sous le bras étaient de l’avant-veille et
constituaient seulement sa sauvegarde à l’égard des agents.

Le froid piquait; il aurait voulu dix sous pour avoir une soupe aux
Halles et finir sa nuit assis et à couvert. Mais il avait la guigne:
trois heures venaient de sonner, et on ne lui avait encore rien donné.
Pourtant il sifflotait un air à la mode, sans s’impatienter ni se
décourager, et dans sa face maigre, hérissée d’un poil hirsute, ses yeux
n’exprimaient qu’une résignation joviale.

Soudain, il se précipita. Un monsieur très élégant, en habit sous sa
pelisse, et qui fumait un havane dans un porte-cigare cerclé d’or,
achevait de descendre l’escalier du cercle. Il semblait plein
d’allégresse et fredonnait; mais il fit un faux pas, manqua la dernière
marche et, perdant l’équilibre, tomba vers le trottoir la tête en avant.

Sans-Souci, d’un geste rapide, le rattrapa à bras-le-corps et, dans un
vigoureux effort, réussit à le retenir et à le remettre sur ses pieds.
Puis il lui ramassa sa canne à béquille d’or et son chapeau haut de
forme, qui avait roulé.

--Cassé, mon monocle, dit le monsieur, un gros jeune homme rasé qui
semblait un peu gris. Ça ne fait rien!

Il se tourna vers Sans-Souci.

--Merci, mon vieux. Sans toi, je m’étalais salement. J’ai la veine, ce
soir. Je gagne vingt-cinq billets et tu te trouves là tout exprès pour
m’empêcher de me casser la gueule. Tiens, c’est pour toi ça!

Il avait fouillé dans sa poche et tendait un billet de banque.

--Mille balles? haleta Sans-Souci. C’est pour blaguer? Mille balles!...

--Quoi, ma gueule vaut bien ça. Prends, puisqu’on te le dit.

--J’ pourrai jamais changer, fringué comme je suis, balbutia Sans-Souci,
éperdu. Sûr, on croira que j’ai volé...

--Esprit pratique, constata gravement le gros jeune homme. J’aime ça.

Complaisamment il se fouilla de nouveau.

--Tiens, voilà tes mille balles en billets de cent et de cinquante.
C’est plus commode, hein? Bonsoir. Va faire la noce.

Il regagna en riant son auto, dont Sans-Souci ne songea pas à lui ouvrir
la portière et qui l’emporta.

Sans-Souci s’éloigna aussi. Il marchait machinalement, trébuchant comme
un homme ivre. Depuis qu’il se connaissait, la plus grosse somme qu’il
eût jamais possédée en une fois était cinq francs donnés par une vieille
dame généreuse pour laquelle il avait descendu quatre malles fort
lourdes.

--Faut être sérieux, se répétait-il en essayant de reprendre un peu de
sang-froid et en tenant les billets au fond de sa poche, dans sa main
serrée. Faut pas faire de blagues. Attention que je dis! Faut être
sérieux. Avec ça, j’ crains plus les jours de guigne. J’ peux
entreprendre quéque chose de bon. Un petit commerce, ça m’irait assez...
Faut réfléchir... C’est un coup de veine comme on en a pas deux... Tout
de même, y a des chouettes types dans le monde riche. Mille balles pour
avoir étendu le bras... Mille balles, à moi...

Il suivait la rue du Quatre-Septembre, allant par habitude vers les
Halles. Tout à coup, il s’aperçut qu’il avait faim.

--Bon Dieu! murmura-t-il, ça creuse, les émotions. J’ vas me payer une
bombe, une vraie... Ça m’est jamais arrivé. Quoi, si j’ casse vingt
balles, c’est pas la mort d’un homme. Y m’en restera encore plus qu’y
m’en faut...

Un appétit de jouissance qu’il n’avait jamais éprouvé l’envahissait
maintenant qu’il avait de quoi le satisfaire. Il était rue Montmartre.
Devant lui marchait une fille brune, assez jolie, et qu’il connaissait
pour avoir quelquefois plaisanté avec elle.

--Ça y est, se dit-il, surexcité. Y me faut une poule. Pour une fois,
noce complète.

La fille, tout d’abord amicalement méprisante, dès qu’il lui eut montré
un de ses billets le suivit, persuadée qu’il venait de faire un coup
fructueux et pleine de considération pour lui.

Ils s’attablèrent dans un cabaret des Halles, et Sans-Souci, avec une
soupe à l’oignon, une choucroute garnie et des escargots, arrosés de
trois bouteilles de vin cacheté que suivirent quelques petits marcs,
atteignit la limite des délices.

L’après-midi suivante, vers deux heures, il s’éveilla aux côtés de sa
compagne dans une misérable chambre d’hôtel meublé. Il eut quelque peine
à rassembler ses idées. Soudain, une peur terrible d’avoir été volé le
fit bondir du lit; mais les billets étaient toujours dans sa poche, et
il se recoucha, rassuré. Il avait la tête lourde; il était envahi par
une voluptueuse paresse.

--Bon Dieu! soupira-t-il en s’étirant, c’ qu’on est bien dans des
draps...

La fille s’éveilla à son tour. Elle lui révéla qu’elle s’appelait Louisa
et qu’on allait déjeuner.

Une camarade, du nom de Margot-la-Flemme, survint en compagnie d’un
voyou bien mis, à l’aspect équivoque. Ils s’invitèrent.

Après le repas, Louisa prit Sans-Souci à part.

--Pourquoi qu’ t’as des tifs longs comme ça, lui dit-elle, et c’te
barbe, c’est tout ce qu’y a de moche. Et pis les fringues, c’en est une
dégoûtation... Pisque t’as fait une affaire, frusque-toi. Va au coin, y
a un décrochez-moi... Et pis, passe chez le merlan...

--Elle a raison, se dit Sans-Souci. Faut êt’e propre. Quand on veut
faire quéque chose, y a que ça de vrai.

Il descendit et revint une heure après, rasé, pommadé, vêtu d’un complet
à carreaux, et si changé que Louise put à peine reconnaître, dans ce
monsieur qui avait presque l’air d’un bookmaker, sa conquête hirsute et
dépenaillée de la nuit.

--Ce que t’es bath! s’exclama-t-elle en se jetant à son cou avec
enthousiasme.

Sans-Souci resta avec elle huit jours entiers qui se passèrent en
distractions variées. Chaque matin, il se disait que ce serait la
dernière journée, et qu’il allait enfin, avec son argent, réaliser les
plans, imprécis d’ailleurs, qu’il avait en tête; mais les sensations
nouvelles qu’il goûtait étaient plus fortes que ses résolutions et lui
révélaient confusément que jusqu’alors il n’avait pas vécu.

Au bout de la semaine, il avait dépensé deux cent cinquante-huit francs,
et il quitta Louisa pour Margot-la-Flemme, dont le jeune ami venait
d’être envoyé au Dépôt.

Margot fut moins chère que Louisa. Indolente, comme l’indiquait son nom,
elle prit, avec Sans-Souci, l’habitude de se lever vers six heures du
soir. Ils descendaient boire quelques apéritifs, dînaient copieusement
et passaient la nuit dans des bars ou dans des caveaux où l’on chantait.

Cela dura une douzaine de jours.

Quand Sans-Souci n’eut plus que cinq cents francs, il eut un sursaut
d’énergie. Il lâcha Margot et lâcha les Halles, décidé à faire
fructifier enfin la somme qui lui restait. Mais le même soir, rue de la
Gaîté, une petite blonde, qu’on appelait, à cause de la douceur de sa
peau, la Môme-en-Soie et avec laquelle il lia conversation par hasard,
renversa ses projets.

Les cinq cents francs durèrent deux semaines, et le dernier billet de
cinquante francs fut perdu chez un bistro qui tenait une agence
clandestine de paris aux courses. Deux jours après, l’hôtelier reprit la
clef, le marchand de vin refusa le crédit et la Môme-en-Soie s’en alla
pour ne plus revenir.

Sans-Souci, ce soir-là, ne dîna pas. Avec les quelques sous qui lui
restaient, il prit un amer menthe et ensuite alla chercher des journaux
du soir pour les vendre.

Il avait gagné les boulevards. Sans songer à offrir aux passants les
journaux qu’il tenait sous le bras, il marchait la tête basse, les mains
dans ses poches. Il n’arrivait pas à se rendre compte de sa situation,
mais il était oppressé par une indéfinissable détresse où persistait le
souvenir luxurieux de la Môme-en-Soie.

Le temps passait sans qu’il y prît garde. Minuit sonna, puis une heure.
Subitement, la fatigue sembla l’éveiller. Il se dit qu’il ne savait pas
où coucher, et aussi qu’il avait faim. Une horreur le saisit. Il comprit
confusément qu’il n’était plus le vagabond résigné et joyeux de jadis.
Il sentit que maintenant il ne pourrait plus se passer des jouissances
qu’il avait apprises: dormir dans un lit, manger à sa faim, boire de
l’alcool, retrouver une femme. Il comprit aussi que pour avoir l’argent
nécessaire à tout cela il n’y avait pour lui qu’un moyen. Et il
frissonna en sachant que, ce moyen, il allait l’employer au mépris des
risques et des possibles châtiments.

Il jeta des yeux hagards autour de lui, comme pour chercher un passant à
dévaliser. Il tressaillit. Il était inconsciemment venu à cette même
place où, un mois avant, sa vie avait été bouleversée.

Il regarda. Il sursauta. Ses yeux devinrent fixes. Le même jeune homme
descendait les marches, la pelisse ouverte sur l’habit, le cigare à la
bouche et la canne sous le bras. Sans doute, il avait encore gagné, car
son visage respirait l’allégresse, et il fredonnait.

Sans-Souci bondit vers lui.

--Tiens, salaud, en v’là pour tes mille balles! gronda-t-il en le
frappant de toutes ses forces en pleine figure.




UNE CONQUÊTE


Marcel La Haussaye hésita entre l’intérieur du café, qui était éclairé
et désert, et la terrasse, sombre, étendue parmi les arbres et peuplée.
Il s’assit à la première table venue, non loin de la devanture grande
ouverte.

Il avait dix-neuf ans, une structure solide, une figure de poupon et
toute la gravité ombrageuse et timide de son âge. Sa mère, veuve et très
riche, avait presque réussi à le rendre neurasthénique à force de le
défendre avec autorité contre tout ce qu’il y a de plus inoffensif. Le
matin, elle était partie pour régler des affaires en province, et Marcel
était resté seul pour la première fois.

Alors, ce soir, il était venu là, où il espérait, sur la foi de la
renommée, voir des poètes, et puis des peintres, et puis des sculpteurs,
et aussi des jeunes femmes étranges, peut-être, et littéraires. Car il
était littéraire lui-même, secrètement, naïvement, platoniquement
encore, et les revues excessives qu’il se procurait en cachette et
essayait de comprendre lui donnaient de l’imagination.

Maintenant, à ce café de la rive gauche où fréquentaient, croyait-il,
tant de jeunes génies, il était assis et déçu. Il essayait en vain de
mettre, d’après les portraits qu’il avait vus, des noms sur des figures.
Il essayait en vain de surprendre autour de lui quelque conversation
esthétique. Le soir orageux était étouffant. Marcel s’ennuyait.

Tout à coup, il eut l’impression qu’on le regardait. Il tourna la tête:
une jeune femme, accoudée à une table voisine, où buvaient trois jeunes
gens, originaires selon toute apparence de l’extrême nord de l’Europe,
et dont elle ne s’occupait pas, avait, sur lui Marcel, les yeux
attachés.

Brusquement, elle se leva et vint. Une robe de soie indécise, fluide
comme de l’eau, moulait son corps svelte, à chaque mouvement, mieux
qu’un maillot mouillé; une cloche verte constellée d’ornements
métalliques coiffait ses cheveux pâles comme de la paille et mousseux;
des bagues d’argent lourdes figuraient à ses doigts des monstres
extravagants.

En face de Marcel, elle s’assit. Elle mit ses coudes sur le guéridon,
son menton sur ses deux mains et, fixement, sans un mot, le regarda avec
des yeux qui s’efforçaient d’être à la fois pénétrants et fous.

Marcel, bouleversé, devint très rouge; puis pâle; puis rouge de nouveau,
et le resta. Le cœur battant, la gorge serrée, il voulut parler, sa voix
s’étrangla. Il sortit des cigarettes pour avoir une contenance;
l’inconnue en prit une, l’alluma et continua à fixer Marcel, qui avalait
sa fumée de travers et silencieusement s’affolait.

Après cinq minutes, qui parurent cinq heures, elle parla:

--La nuit d’orage, dit-elle d’une voix douloureusement calme, la nuit
douteuse et électrique... Pourquoi ce soir? Que me veux-tu, enfant?...

Deux kummels glacés, commanda-t-elle de la même voix, au garçon qui
passait.

Et le silence retomba, oppressant.

--Vous... vous êtes jolie, put enfin dire Marcel, avec le plus grand
effort qu’il eût jamais fait de sa vie.

Mais, inexplicablement, elle eut comme un spasme nerveux qui le
terrifia.

--Tais-toi, dit-elle. Je suis moi... Moi... telle que toujours...

Et, désormais déclanchée, elle parla sans arrêt, avec des phrases que
Marcel croyait reconnaître, d’art, de lettres, d’elle-même, de ses
goûts, de sa vie; elle devint diffuse, divagua sur la vertu, la
simplicité, la force, l’ombre et la luxure. Marcel haletait. Le kummel
lui tournait un peu la tête, car elle en avait à nouveau commandé. Il
aurait voulu tout ensemble s’enfuir et la faire taire en l’embrassant.
Il n’osa ni l’un ni l’autre.

Tout à coup, elle fut debout.

--Paye. Viens.

Il obéit. Elle le prit par la main et, d’une allure rapide, l’emmena à
une station voisine. Elle le poussa dans une voiture, dit une adresse et
monta à son tour. Alors elle se jeta sur lui et le mordit à la joue.

--Ouille! cria Marcel.

Mais déjà elle était redressée, toute droite et toute raide, assise à
son côté. Il tenta gauchement de glisser un bras sous sa taille. Elle le
repoussa.

--Non, non, pas cela entre nous, dit-elle mystérieusement.

La voiture s’arrêta dans une rue. Un éclair illumina leur entrée dans
une maison ténébreuse. Le long d’un escalier interminable, la jeune
femme remorqua Marcel, qui éprouvait des impressions violentes. Elle
murmurait des mots. Il trébuchait sur les marches. Au troisième étage,
elle le mordit encore à l’oreille, ayant sans doute dans l’obscurité
manqué sa joue. Au cinquième, elle fit halte, ouvrit une porte.

--Respectons l’ombre, chuchota-t-elle en le poussant dans les ténèbres.
Mais, à la lueur d’un éclair, Marcel entrevit confusément une sorte
d’atelier tendu de rouge, meublé de divans et dont le toit incliné était
formé par un vitrage.

La jeune femme avait disparu derrière un paravent, Marcel fit deux pas
pour la suivre à tâtons, mais son pied accrocha un objet inconnu et il
s’étala.

Une odeur d’encens, issue d’une cassolette, se répandit. L’inconnue
reparut: un éclair la montra dans une tunique rougeâtre, les cheveux
épars, la gorge et les bras nus. Et ces bras, elle les leva vers le
vitrage, où se multipliaient les lueurs de l’orage. Elle parla.

--L’orage... L’orage est maître de la nuit... Vous n’avez pas vu cela,
mais vous le verrez... Mes bras sont verts sous le regard vert de
l’éclair...

Et, tout à coup, elle saisit par l’épaule Marcel, qui restait comme
pétrifié.

--Parle! cria-t-elle... dis des choses... dis ce qu’il faut dire... Mais
non, tais-toi! C’est l’heure du silence et de la folie... N’entends-tu
pas la folie qui rôde?

Elle resta immobile, contractée, le bras tendu comme pour conjurer
quelque invisible péril.

--Ah j’ai peur! J’ai peur! râla-t-elle en reculant jusqu’au divan, où
elle se jeta, la tête cachée dans les coussins. Mais la pluie, qui
maintenant ruisselait sur le vitrage, la fit bondir.

--O volupté de l’eau qui tombe! cria-t-elle... O fraîcheur de la pluie
sur la peau nue... Ouvrons! ouvrons!...

--Vous allez prendre froid, dit Marcel, dont ce fut la première parole
sensée.

Avec un grand élan elle le saisit dans ses bras et l’assit près d’elle
sur le divan.

--Ah! tu es bon! tu es bon!... Je le savais... Sois bon, ô enfant...
sois simple et bon... aime les humbles, les faibles et les pauvres...
aime aussi l’audace, le sang et la mort... Non, ne serre pas, contre
toi, mon corps, ne m’embrasse pas sur l’épaule. Sois chaste, enfant,
soyons chastes... Dis-moi tes rêves et tes espoirs?... Dis-moi la
couleur de tes chimères?...

Elle continua, chuchotant interminablement des vérités premières, des
exhortations entrecoupées et inintelligibles, psalmodiant de vagues
chants amorphes et monotones. Marcel, qui n’avait pas l’habitude de se
coucher tard et que tant d’émotions brisaient, s’assoupit.

Un pinçon affreux l’éveilla. Il bondit en criant. Debout dans sa robe
rougeâtre, ses bras nus rejetés en arrière, elle était droite dans la
clarté d’une lune toute fraîche qui traversait les vitres et vers quoi
elle tendait son visage.

--Regarde, elle triomphe des nuages dans sa gloire phosphorique... elle,
la dame bénie des insomnies... agenouille-toi, adorons...

Elle semblait extatique. Marcel obéit; il s’agenouilla et adora. Puis il
reçut dans une écuelle de bois un thé odieux, saturé des parfums
mélangés de l’eau de Cologne et de l’éther. Puis eut lieu une nouvelle
adoration, et encore des proses psalmodiées, sans fin.

Les heures passèrent. Marcel avait mal au cœur et envie de pleurer.
Enfin, il se rendormit, et cette fois, elle le laissa.

Une saccade à une jambe l’éveilla. Il faisait soleil. Toujours en
rougeâtre, mais fraîche comme si elle sortait du bain, sa compagne était
assise au pied du divan. Elle tenait le porte-monnaie de Marcel et, d’un
air las, comptait l’argent qu’il renfermait.

--Voici cent, et voici trente, soupira-t-elle, d’une voix basse et comme
désabusée. C’est peu. Oui, c’est peu... Voici les cent que je prends...
ajouta-t-elle avec résignation.

Il y eut un silence. Elle dit:

--Juliette. Souviens-toi: la femme de chambre de ta mère, il y a deux
années... Cette Juliette, je la suis... J’étais brune; ma vraie nature
est blonde... Dieu, ai-je souffert... J’ai songé en te voyant à me
venger et à punir, mais ta bonté m’a désarmée, enfant... Il faut
pardonner ou tuer... Je pardonne à ta mère... Annonce-lui ce pardon...

Elle réfléchit et révéla:

--Je vis ma vie, dont celui qui est venu m’a donné la clef, l’énigme et
la nuance.

Et elle dit encore:

--J’ai été bien méconnue...

Soudain, elle se mit debout, montra la porte, et s’écria:

--Va-t’en! Va-t’en!

Elle prit un temps et ajouta froidement:

--Mon éditeur va venir...

Marcel s’en alla; mais, sur le seuil, le souvenir d’un corps souple
serré un moment contre lui et du baiser pris sur une épaule nue le fit
tressaillir et, avec un regard humble, il demanda:

--Est-ce que je pourrai revenir?




DANS L’OMBRE


--Prends garde, murmura Simone, s’il rentrait...

René Varnèle, qu’elle repoussait sans énergie, se rapprocha.

--Mais non, voyons, il fait son bridge, et tu sais que pour
l’interrompre il faudrait un cataclysme...

Ils étaient, dans la soirée douce, côte à côte sur la terrasse dominant
la Méditerranée. Simone se sentait langoureuse, elle permit à René de
rapprocher son bras, sa jambe et sa figure.

--Simone chérie, pense que, depuis deux jours, je ne t’ai pas eue un
moment... Ce n’est pas pour ton mari, si amis que nous soyons, que je
suis venu ici à votre suite...

Simone sourit; il l’attira, et elle se laissa embrasser jusqu’à la
suffocation. Puis ils reprirent haleine et restèrent la main dans la
main.

Soudain, il y eut un bruit de pas, tout près. La jeune femme, avec un
petit cri, tourna la tête et vit son mari. René se dressa aussi. Sa
chaise tomba. Ils s’immobilisèrent, gauchement séparés, pâles dans
l’ombre, le cœur battant.

Hersant avançait sur eux, les épaules voûtées, les mains dans ses
poches, sa grosse tête barbue jetée en avant comme pour mordre. Dans la
nuit, où traînait un reflet de lumière venant de la maison, sa puissante
stature s’amplifiait encore. Pour la première fois, Simone vit en lui
autre chose que l’image même de la lourde et outrecuidante quiétude,
trop facile à berner.

Il tourna court avec un vague grognement; il passa près d’eux et
s’éloigna jusqu’au bout de la terrasse.

--A-t-il vu? chuchota René dont le dos était mouillé d’une sueur
désagréablement froide.

--Non... je ne crois pas...

Simone, crispée, la gorge serrée, pouvait à peine parler.

--Taisez-vous... n’ayez pas l’air... Il ne faut pas qu’il soupçonne...
S’il n’a pas vu...

Hersant revenait de son pas pesant. Il semblait en proie à une fureur
contenue.

--Viens-tu faire un tour? demanda-t-il brusquement à René, sans
s’occuper de sa femme.

--Allez-y, souffla Simone, soyez gai.

--Volontiers, répondit René au mari, d’une voix qui sonnait faux.

Simone voulut dire quelque chose. Elle ne trouva rien. Elle les vit
s’éloigner. La stature herculéenne de son mari dominait et écrasait la
mince silhouette élégante de son amant. La figure blanche, les jambes
tremblantes, elle rentra dans la maison pour attendre...

                   *       *       *       *       *

Les deux hommes marchaient dans la nuit tiède. Hersant, taciturne,
alluma sa pipe. René, pour faire montre de sa tranquillité parfaite,
prit une cigarette, mais elle lui parut amère, il la jeta.

--Ignoble, ce tabac, grommela-t-il.

Hersant ne répondit rien, et son silence parut à René tellement sinistre
qu’au bout de trois minutes il n’y put plus tenir.

--Tu ne dis rien? demanda-t-il, un peu nerveusement.

--Je n’ai rien à dire de particulier. (Hersant parlait d’une voix rauque
qui ne lui était pas habituelle.) Nous sommes d’assez vieux amis pour ne
pas bavarder tout le temps... D’assez vieux amis... répéta-t-il, et René
crut entendre un ricanement.

--On va au promontoire, reprit tout à coup Hersant. J’ai besoin de
marcher... Tu n’es pas fatigué, hein? Je sais que tu soignes ta petite
santé, mais cela fait du bien, les promenades nocturnes. Et puis, c’est
très impressionnant, la nuit, sur la route, en haut des rochers... Tu
verras... Tu n’es pas fatigué, hein?

--Non, non! (René se raidissait pour répondre délibérément) pas
fatigué... Je suis solide, plus solide que tu ne crois... Les nerfs...
rien que les nerfs... mais c’est quelque chose... quand je suis
surexcité... dans un danger, par exemple... je suis d’une force
extraordinaire...

Cette fois, Hersant ricana ouvertement.

--Ha! ha! ha! tant mieux pour toi, ça peut servir... Moi, je n’ai pas de
nerfs... C’est-à-dire, habituellement, je n’ai pas de nerfs... tu
comprends... Mais j’ai des muscles... Jamais je n’ai été si fort...
J’assommerais un bœuf... Si j’étais ruiné, je n’aurais qu’à me mettre
lutteur... Ils ne pèseraient pas lourd, les champions... Ils ne
pèseraient pas lourd!

Il eut encore un rire inquiétant. Colossal, vers le ciel étoilé, il leva
ses deux grands bras aux formidables poings. Ses dents blanches
luisaient dans sa barbe courte et ses petits yeux semblaient étinceler.
René, frémissant, se sentait mince, chétif, sans défense possible, et sa
peur grandissait, l’affolait. Il songeait à des histoires analogues à la
leur et finissant dans des vengeances sauvages et sournoises, dans le
sang et la mort. Le chemin solitaire côtoyait l’abîme noyé d’ombre. Il y
eut un silence. René réunit ses dernières forces et d’une voix
étranglée:

--Est-ce que... est-ce que nous allons loin?

--Non... Encore quelques pas. Tu es pressé? Tu veux rentrer? Un
rendez-vous, peut-être? Hein! casseur de cœurs! Tous les maris ne te
laisseraient pas avec leur femme comme je fais, moi... Mais nous sommes
de vieux amis... Hein! de vieux amis! Et puis Simone...

Il s’interrompit. René, haletant, reculait, mais Hersant lui saisit le
bras dans sa main puissante.

--Ne recule pas... Regarde: le trou noir... à nos pieds... et les
reflets... là-bas... Hein... cent cinquante mètres... et les rochers...
au fond... Quel écrabouillement si on tombait... Hein... Quel
écrabouillement... Avance donc...

                   *       *       *       *       *

Depuis que les deux hommes étaient partis, l’angoisse de Simone, de
seconde en seconde, était devenue plus affreuse. Qu’allait-il arriver
entre eux? Qu’allait-il lui arriver, à elle, quand son mari rentrerait?
Elle essaya d’imaginer ce que serait sa fureur. Elle ne l’avait jamais
vu déchaîné, mais c’était une brute, et il était sans doute capable de
tout. Deux fois, pour s’enfuir, elle se leva avec effort du fauteuil où
elle restait figée dans une épouvante qui tendait ses nerfs. Deux fois,
elle se rassit: elle voulait savoir.

Soudain elle entendit un pas lourd. Elle tressaillit. Hersant revenait.
Il revenait seul. Il s’arrêta devant elle. Elle ne leva pas les yeux.
Elle enfonçait ses doigts dans les bras du siège.

--Eh bien? balbutia-t-elle enfin d’une voix blanche, vous vous êtes
promenés?

Il ne répondit rien. Il fit un pas. De son fauteuil, elle se dressa,
pantelante, sentant venir le coup qui allait l’écraser.

--As-tu remarqué que René était bizarre depuis quelque temps? demanda
tout à coup Hersant.

Il avait un ton naturel, paisible. Simone sursauta et se sentit baignée
de chaleur des pieds à la tête. Elle leva les yeux et le vit
parfaitement semblable à ce qu’il était tous les jours.

--Bizarre, M. Varnèle? réussit-elle à dire. Mais non...

--Ah! C’est parce que tout à l’heure, pendant notre promenade, au moment
où je lui montrais la route en haut des rochers,--la nuit, c’est
impressionnant,--eh bien, brusquement, il a arraché son bras du mien et
il s’est sauvé en criant. Je n’ai jamais pu le rattraper. C’est drôle,
n’est-ce pas?

Il avait les yeux pleins d’étonnement. Simone, encore bouleversée,
restait muette.

--C’est peut-être, continua-t-il, parce que je n’ai pas été très aimable
quand je suis rentré ce soir. Dame! qu’est-ce que tu veux, j’ai eu une
guigne! Ce sacré Lermillac m’a enlevé un sans-atout magnifique en
demandant quatre piques et il a perdu trois levées. Ce sont des choses
qui vous exaspèrent, n’est-ce pas? Je ne pouvais pas raconter cela à
René. Il n’entend rien au bridge...

Simone le regardait, stupéfaite, soulagée, irritée. Il bourrait sa pipe
d’un air pensif, la bouche ouverte et les yeux plissés, comme d’habitude
lorsqu’il réfléchissait. Comment avait-elle, une seconde, pu croire que
cette graisse, cette barbe, ces petits yeux, cette bouche molle,
seraient capables de devenir tragiques? Comment avait-elle cru que cette
tête obtuse rêverait à autre chose qu’à la table et aux cartes, et que
ces grandes mains gauches, étalant leur force inemployée, sauraient être
homicides?

Elle eut un petit rire de mépris rageur... Et René qui s’était enfui
devant cet imbécile, au risque de lui donner des soupçons, s’il eût été
moins borné...

--C’est drôle tout de même, répétait Hersant. Sacré René! Pourquoi
s’est-il sauvé?

--Parce que c’est un lâche! jeta Simone, furieuse, en regagnant sa
chambre.

Hersant continua à ne rien comprendre, mais il n’aimait pas à se creuser
la tête et il s’assit pour finir tranquillement sa pipe sans chercher
davantage à approfondir le mystère.




PERSÉCUTION


M. Bollin était depuis longtemps persécuté par la petite vendeuse de
bouquets.

Un soir, comme il sortait de son bureau, il l’avait vue surgir de la
foule. C’était une petite fille de douze à treize ans, d’une laideur
extrême avec ses maigres cheveux jaunes et ses yeux ronds louchant un
peu vers son petit nez en pied de marmite, tout criblé, comme ses joues,
de taches de rousseur. Sa robe semblait faite d’une toile à matelas
déchirée et ses brodequins à clous lui sortaient des pieds. Elle
brandissait trois brins flétris d’on ne sait quelle plante, reliés par
un fil, et qu’elle avait fourrés sous le nez de M. Bollin en piaulant
d’une voix aiguë:

--M’sieur, un joli bouquet!

M. Bollin avait voulu passer, mais la petite, avec plus d’énergie, avait
renouvelé sa supplication perçante, et les autres employés qui sortaient
aussi du bureau s’arrêtaient pour regarder. M. Bollin était un homme
âgé, pusillanime et timide, qui redoutait toujours de se faire mal juger
et avait une horreur maladive d’être remarqué. Il avait fouillé dans sa
poche pour se débarrasser de l’enfant en lui donnant deux sous, mais il
n’avait trouvé que de la monnaie blanche. La petite attendait. N’osant
le décevoir, M. Bollin s’était résigné à lui donner une pièce de
cinquante centimes.

A la même heure, il la retrouva le lendemain. Assise sur un soubassement
du monument, elle semblait l’attendre et comme la veille elle l’avait
assailli, brandissant, avec la même prière, un détritus analogue.

M. Bollin, agacé, lui donna deux sous et s’éloigna, mais la petite le
poursuivit avec des clameurs plaintives qui attirèrent l’attention. Le
spectacle de ce monsieur âgé, qui trottait harcelé par cette enfant si
laide, galopant en criant, suscita des ricanements.

--En voilà un vieux grigou! s’exclama une ouvrière.

M. Bollin se crut ridicule et odieux. Il s’arrêta, un peu essoufflé et,
comme la veille, donna cinquante centimes à la petite. C’était ce
qu’elle voulait, et elle lui remit le faisceau flétri.

Dès lors, chaque soir, elle fut là, opiniâtre et suppliante, ne
consentant à arrêter sa poursuite et ses clameurs que lorsque M. Bollin
lui avait donné cinquante centimes. Cette persécution quotidienne fut
remarquée par les autres employés qui accablèrent de railleries leur
collègue. Celui-ci en souffrit extrêmement. En outre, il avait pour
épouse une personne rigide et économe qui lui mesurait strictement ses
dépenses personnelles. Cinquante centimes par jour font quinze francs
par mois, et M. Bollin ne put satisfaire aux nouveaux frais qu’en se
privant de tabac.

Un cauchemar, maintenant, pesait sur sa vie. Se débarrasser de l’enfant
était l’objet de ses préoccupations constantes. Il écarta l’idée de
s’adresser à la police, ne sachant au juste de quoi se plaindre et
redoutant surtout des complications inconnues. Il songea à quitter son
bureau par une autre issue, mais il n’osa prendre cette liberté.

Des semaines passèrent; l’enfant, obstinée, était toujours là. Avant
même qu’elle parlât, maintenant, il lui remettait les cinquante
centimes, sous le regard railleur de ses collègues qui prenaient plaisir
à jouir de ce spectacle. Il aurait bien voulu dire à la petite d’aller
l’attendre plus loin, mais cela lui parut impossible. La privation de
tabac, l’idée exagérée qu’il se faisait de son ridicule, la crainte,
enfin, que cette histoire ne parvînt aux oreilles de sa femme, lui
causaient des tourments grandissants et auxquels il ne trouvait pas de
remède.

Ses angoisses augmentant, il se décide enfin à aller demander conseil à
l’un de ses amis. Celui-ci, personnage administratif, d’esprit avisé,
écouta, avec une gaieté discrète, le récit des malheurs de M. Bollin.

--Je voudrais bien en être débarrassé, termina, avec embarras, celui-ci,
mais je ne voudrais pas qu’il lui arrivât rien de fâcheux, à cette
enfant, et je ne voudrais pas non plus que l’on sût que je me suis
plaint...

--C’est bien facile, dit l’ami. Il y a des œuvres nombreuses. Il ne lui
arrivera rien de fâcheux, au contraire. Je m’en occuperai moi-même.
J’irai où elle attend, à la porte du bureau. Je l’interrogerai, je
verrai ses parents, si elle en a, et je la ferai placer... Elle
apprendra un métier et je m’arrangerai pour qu’elle gagne quelque chose
tout de suite. Ce sera infiniment meilleur pour elle que de mendier dans
la rue.

M. Bollin remercia avec effusion et sortit rasséréné. Le soir, c’est
avec satisfaction qu’il donna les cinquante centimes et il eut un regard
presque amical pour sa persécutrice en songeant que c’était peut-être la
dernière fois qu’il la voyait.

En effet, le lendemain, la petite n’était pas là. M. Bollin se sentit
redevenir un homme libre. Il respira. Un poids qui, depuis des semaines,
pesait sur ses épaules s’envola. Il alluma une cigarette et rentra chez
lui rajeuni.

Deux jours passèrent dans cette quiétude. M. Bollin oubliait son
cauchemar. Le troisième soir, il sortit à l’heure habituelle de son
bureau; mais, en mettant le pied dans la rue, soudain, il fut secoué par
un tressaillement affreux; pâle, ahuri, doutant de ses propres yeux, il
resta cloué sur place: la petite était là. Du moins, si ce n’était pas
elle-même, c’était une enfant qui lui ressemblait trait pour trait. M.
Bollin vit les mêmes petits yeux de travers, les mêmes taches de
rousseur, les mêmes cheveux jaunes. Celle-ci, pourtant, était plus
petite: la robe toile à matelas flottait autour de son corps et les gros
brodequins à clous ne tenaient pas du tout à ses pieds. Du soubassement
où elle se trouvait assise, elle s’était levée en brandissant un vague
bouquet pourri.

Elle courut à M. Bollin avec une clameur suraiguë:

--M’sieu, un joli bouquet!

--Eh bien! qu’est-ce?... qu’est-ce?... bégaya M. Bollin, atterré.

--Je suis sa sœur, expliqua la petite avec effusion. Croiriez-vous
qu’elle a eu de la veine, Célina? On l’a mise dans une œuvre où qu’elle
va gagner! C’est maman qu’était contente! Alors, Célina, elle m’a dit
comme ça: «Y a le monsieur qu’attend son bouquet tous les soirs et qui
donne dix sous. On peut pas le laisser le bec dans l’eau.» Elle m’a dit
où que je devais vous trouver et comment vous étiez... Alors, moi, je
suis trop petite pour l’apprentissage. Alors je la remplace pour la
vente.

Elle brandissait avec confiance le détritus. M. Bollin, accablé et
docile, fouilla dans sa poche pour chercher les cinquante centimes.




TUFFIN


Tuffin prit, comme d’habitude, le métro à la place du Trocadéro, afin de
regagner la rue Lecourbe, où il habitait. Quand il fut assis dans son
compartiment de seconde, il goûta le vif soulagement qu’il éprouvait
toujours en s’éloignant du cours élégant où il était professeur de
peinture. Il se moucha avec indépendance et fouilla dans la poche de son
pardessus pour y prendre son tabac et rouler une cigarette qu’il
allumerait dans la rue.

C’est alors que, dans cette poche, il trouva la lettre.

C’était une lettre gris perle, légèrement parfumée, sur laquelle son nom
était écrit d’une grande écriture féminine impersonnelle. Après l’avoir
considérée avec étonnement, il l’ouvrit. Il lut, devint très rouge,
relut et resta stupéfait. Qu’est-ce que cela voulait dire? Un billet
d’amour, ou du moins de sympathie très tendre, à lui, d’une de ses
élèves?... C’était absolument fou!

Lorsque Mlle Clotilde Chandon avait fondé, près de l’avenue Kléber, un
cours où l’on enseignait les arts et les lettres aux jeunes filles
riches, elle avait, tout d’abord, pris des professeurs jeunes et
élégants, dans le but de s’attirer plus d’élèves. Mais elle avait trop
réussi. L’enlèvement d’une romanesque personne de seize ans par un
séduisant maître de littérature avait failli discréditer à jamais
l’établissement, et la directrice, épouvantée, avait sans attendre
remercié son personnel, pour s’entourer de professeurs de tout repos; ce
qui plut beaucoup moins aux élèves qu’à leurs familles.

Tuffin, qui avait alors quarante ans, et qui, après avoir tout rêvé de
l’art, n’avait plus qu’une préoccupation: gagner de quoi vivre, avait
été présenté à Mlle Chandon. Sa figure banale et triste, son crâne mal
couvert de mèches longues, sa barbe terne, ses yeux de myope derrière le
lorgnon instable, son teint blême et sa maigreur chétive sous les
vêtements fatigués, avaient infiniment plu à la directrice, qui l’avait
tout de suite engagé, à des conditions modestes, puisqu’il semblait
gêné.

Tuffin, pour la première fois, s’était félicité de sa laideur, mais il
s’était bientôt aperçu que ses élèves lui étaient hostiles. Elles
étaient une vingtaine, toutes jolies ou, du moins, toutes élégantes et
gracieuses. Au milieu d’elles, de leur parfum, de leurs rires et de
leurs insolences, il se figeait en une dignité timide qui le rendait
plus ridicule, et il souffrait un peu. Mais il en avait vu bien
d’autres, il avait connu des humiliations plus cuisantes que des
railleries de jeunes filles; elles étaient d’un monde si loin de lui, et
il s’était résigné à tant de choses, que cela le touchait à peine. Il
donnait ses leçons, il gagnait sa vie, le reste n’avait pas
d’importance.

Tuffin, dans son métro, songeait à tout cela en relisant, pour la
troisième fois, avec une stupeur grandissante, sa lettre. Il y avait
quelques lignes très simples. On parlait de sympathie intellectuelle et
artistique, d’estime profonde et du désir de n’être pas confondue avec
les autres, frivoles et méchantes. Ce n’était pas signé. On n’osait pas
encore se faire connaître, mais on écrirait pour le surlendemain, poste
restante.

Laquelle de ses élèves avait écrit cela? Laquelle de ces vingt jeunes
filles, qu’il ne retrouvait jamais sans une appréhension? L’écriture ne
pouvait rien lui apprendre, et il lui était impossible de savoir qui
avait mis la lettre dans son pardessus, pendu au vestiaire du cours.
Puis, ses perplexités changèrent de sujet: Que devait-il faire? Son
devoir était-il de montrer ce billet à la directrice? Mais il éloigna
l’idée d’une telle trahison envers celle qui lui avait écrit. Du reste,
savait-il comment cela tournerait? Mlle Chandon était d’une
intransigeance absolue. A la pensée de perdre sa situation, il eut froid
dans le dos. Il ne dirait rien à personne. C’était un enfantillage sans
importance et il n’y fallait plus penser.

Il y pensa cependant, presque sans trêve, jusqu’au surlendemain, qui
était un vendredi. Ce matin-là, avant d’aller au cours, il fit sa
toilette avec plus de soin que d’habitude et il passa au bureau de poste
qu’on lui avait indiqué, place du Trocadéro. Il y trouva une lettre.

Elle était plus longue et plus intime que la première. On lui parlait de
lui, de ses souffrances, de sa fierté qu’on avait devinée, de son avenir
d’artiste... Son avenir?... Il eut un sourire d’amertume en se rappelant
ses espoirs de jadis, et un peu d’orgueil en pensant que quelqu’un le
croyait encore capable d’avoir un avenir.

Devant ses élèves, il arriva assez ému, malgré ses efforts. Il répondit
mal aux indications qu’on lui demandait et il passa tout le temps du
cours à les regarder l’une après l’autre à la dérobée, en se répétant la
question qui le troublait tant: Laquelle est-ce? Sur quel visage, dans
quels yeux, trouverait-il l’intérêt qu’on lui témoignait avec tant de
sincérité touchante? Il ne put rien découvrir.

Les lettres continuèrent. Dans la quatrième, on lui confia qu’on n’était
pas heureuse, malgré les apparences, et on lui demanda de mettre, au
lieu de son habituelle cravate noire, une cravate bleue, afin d’exprimer
par un signe (puisqu’on n’osait pas encore se désigner) qu’il répondait
à la sympathie qu’on lui offrait. Tuffin hésita, puis il acheta une
cravate bleue,--ce qui absorba son argent de poche d’une semaine,--et la
mit.

Maintenant, il allait chercher ses lettres avec une émotion profonde. Il
ne savait plus qu’il avait quarante ans, qu’il était pauvre, laid,
accablé de charges; un intérêt passionné donnait à sa vie une saveur
qu’elle n’avait jamais eue. Il s’était remis à peindre, quand il avait
une heure entre ses besognes, et il pensait que si son tableau était
bien il l’exposerait, ce qu’il n’avait pas fait depuis huit ans.

La septième lettre, quatre pages de tendresses candides et confiantes,
bouleversa Tuffin. Il allait savoir. On attendait un mot de lui, à la
même poste restante, pour se faire connaître au prochain cours, à l’aide
d’un signe qu’on lui indiquait.

Ayant lu, il resta perplexe et affolé, car maintenant il fallait prendre
une décision. Tout d’abord, il se résolut à ne pas répondre, terrifié à
la pensée de la compromettre et de se compromettre, et se demandant,
dans un éclair de lucidité, où cela le mènerait. Mais c’était au delà de
ses forces, de résister à la sensation qu’il goûtait pour la première
fois de son existence... Et puis il s’imagina l’inconnue réussissant, au
prix sans doute de prodiges d’adresse, à se rendre à la poste et n’y
trouvant rien... Alors il acheta une boîte de papier à lettres, et,
entre minuit et quatre heures du matin, pendant que tout dormait, il
écrivit, en la recommençant dix fois, sa réponse.

Il parlait de l’âme exquise qui daignait s’intéresser à lui, d’une
tendresse mal placée mais si touchante, d’un rayon qui éclairait sa vie,
et de l’immense joie qu’il aurait--et qu’il n’avait pas le courage de
refuser--à connaître celle qui avait deviné que, sous la machine à
enseigner, il y avait un être humain. Il acceptait qu’elle mît à son
corsage le lundi suivant, comme elle le proposait, une rose rouge par
quoi il pourrait la reconnaître. Il finissait en demandant pardon de
n’être qu’un pauvre homme indigne de tout cela.

Il adressa sa lettre aux initiales qu’on indiquait et la mit à la poste.
Il passa deux journées de fièvre et, le lundi matin, frémissant, il
arriva au cours. Il était blême en entrant dans l’antichambre. Il devint
très rouge lorsqu’il ouvrit la porte de la salle où ses élèves
l’attendaient.

Il jeta sur elles un regard avide et resta béant. Chacune des jeunes
filles avait à son corsage une semblable rose rouge, énorme comme un
chou, violente, épanouie et extravagante.

Un immense éclat de rire s’éleva. Tuffin, sans parler, alla s’asseoir à
sa table et mit sa tête dans ses mains. Il comprenait. Il voyait le
piège où elles l’avaient pris, la comédie tramée pour le ridiculiser,
pour arracher à sa vanité puérile, à sa crédulité grotesque, à sa
sottise inexcusable la lettre compromettante avec quoi elles allaient le
faire chasser. Il vit la misère revenant s’établir chez lui. Il eut un
frisson d’horreur et de remords. Il se dressa, et, d’un coup de règle
sur la table, interrompit les rires.

--Est-ce fini? cria-t-il. Je ne suis pas payé pour vous regarder rire,
mesdemoiselles! Je suis payé pour vous apprendre la peinture, et je veux
gagner mon argent! J’en ai besoin. J’ai une femme et cinq enfants qui
ont faim tous les jours! C’est cela l’intérêt de ma vie, et pas autre
chose! Je pense que vous comprenez...

Elles le regardaient, ahuries. Elles ne l’avaient jamais vu ainsi. Il
n’était plus ridicule; sa voix même, âpre et nette, était changée, les
dominait.

Il reprit:

--Je vais chercher du fusain. Si l’une de vous a quelque chose à me
remettre, elle peut le poser sur la table...

Il revint deux minutes après. Aux corsages des élèves il n’y avait plus
de roses rouges, et sur la table il y avait sa lettre.

Tuffin la prit, et, se retournant, il la plaça dans son portefeuille,
auprès d’autres lettres gris perle, légèrement parfumées, couvertes
d’une grande écriture féminine. Ses lèvres tremblaient, mais il réussit
à ne pas pleurer, et commença la leçon.




LA BELLE A LA ROSE


Dans la chambre d’hôtel, élégante et banale, Mme Ferlinier achevait sa
toilette. A Paris, toujours reprise d’un inoffensif petit souci de
coquetterie, elle apprêtait son visage avec plus de soin, et cela lui
prenait un peu de temps. Par extraordinaire, ce matin-là, M. Ferlinier
ne faisait pas de l’esprit sur la lenteur féminine. Déjà prêt, debout
devant une des fenêtres qu’il obstruait de sa lourde stature, il lisait
les lettres qu’on venait de lui monter. Avec importance, il renseigna sa
femme:

--D’abord du château: Augustin m’écrit que tout va bien depuis notre
départ... Ah! voici une lettre des Imbart. Ils nous invitent à dîner
pour lundi. Ils ne se sont pas trop pressés, depuis quinze jours que
nous sommes à Paris... Ça c’est de la part de Vermejoul que j’ai
rencontré avant-hier; j’ai oublié de te le dire. Il nous envoie deux
invitations pour l’exposition Claude Bersange qui ouvre aujourd’hui...
Voici le catalogue...

Sa femme gardait le silence. Il reprit:

--Tu te souviens de Claude Bersange, naturellement?... Bersange, le
peintre illustre qui est mort il y a cinq ou six ans... Eh bien, voyons,
Madeleine, tu n’as pas l’air de te souvenir! Nous l’avons très bien
connu. C’est même chez ta tante de Brelle, où il venait souvent, que
nous l’avons rencontré... C’était vers 1903 ou 4... au moment où nous
avons habité Paris. Bersange est même venu à la maison...

--Non, je ne crois pas... murmura Mme Ferlinier qui, penchée vers la
glace, poudrait son visage un peu flétri, encore joli, et dont les joues
étaient animées.

--Si, si, insista Ferlinier avec autorité. Il est venu, je te dis. Quand
on a été l’ami d’un artiste aussi célèbre, aussi admirable, on n’a pas
le droit de l’oublier, que diable! Il est venu à la maison. Je me
souviens que je venais de faire mon voyage au Brésil et que je l’ai
beaucoup intéressé en lui en parlant... Bref, on fait une exposition de
ses tableaux. Il y a des toiles qui viennent de collections
particulières et qui ont été prêtées. C’est une réunion de
chefs-d’œuvre... Il y a surtout sa toile fameuse: _La Belle à la Rose_,
qui a fait sensation au Salon dans le temps. C’était avant mon retour en
France. Je ne l’ai donc pas vue...

--Moi non plus, je crois... Du moins je n’en ai pas souvenir...

--Si tu l’avais vue, tu t’en souviendrais! C’est une merveille,
paraît-il. Le catalogue la décrit: Une femme nue, debout, la tête
détournée, respirant une grosse rose qu’elle tient devant son visage.
C’est un chef-d’œuvre, une toile sans prix... Nous allons, ce tantôt,
aller à cette exposition. Bersange a été de nos amis; je m’intéresse
beaucoup à l’art; et puis, ce ne serait vraiment pas la peine de faire
les frais de venir, tous les ans, passer un mois à Paris pour ne pas se
tenir au courant, pour ne pas pouvoir parler de tout ce qui s’est passé
de marquant...

--Nous irons si tu veux, dit Mme Ferlinier toujours tournée vers la
glace.

Elle se sentait encore rouge et émue. _La Belle à la Rose_, c’était
elle. Quinze ans avant, elle avait été, son mari voyageant, la maîtresse
de Claude Bersange, encore jeune, élégant, séduisant, fantasque,
illustre. Elle n’avait même pas songé qu’elle pût lui résister quand, à
leur seconde rencontre chez Mme de Brelle, il avait parlé d’amour avec
une douceur impérieuse. Elle était venue chez lui et elle avait cédé.
Puis, elle avait posé pour lui parce qu’il le voulait: honteuse d’abord
de se trouver nue, dans ce grand atelier et devant cet homme dont les
yeux, devenus sans amour, la jugeaient,--ensuite folle d’orgueil quand
il lui avait dit qu’elle était parfaitement belle, quand il avait, jour
après jour, produit le chef-d’œuvre qui était elle-même, exactement
elle-même, sauf le visage modifié, rendu méconnaissable et caché à demi
par la fleur. Six mois elle avait vécu ainsi, avec des émotions, des
plaisirs, des sensations qu’elle ne soupçonnait pas. Puis Bersange
s’était détaché d’elle assez brusquement, pris sans doute par une autre
passion. Le tableau était achevé. Ferlinier était de retour, toujours
important, aveugle, bon vivant, brave homme agaçant, confiant,
incurablement content de soi et de la vie.

Et brusquement, comme si elle se fût éveillée d’un rêve, elle était
redevenue la femme timide et sage qu’elle était avant et qu’elle n’avait
plus cessé d’être. Le rideau était tombé sur la féerie finie; elle en
gardait un souvenir émerveillé et effarouché.

                   *       *       *       *       *

--Admirable! prononça Ferlinier, après avoir contemplé en silence,
pendant plusieurs minutes, la _Belle à la Rose_. C’est admirable,
définitif! C’est le chef-d’œuvre de Claude Bersange! Quand je lui ai
dit, il y a quinze ans: «Bersange, la _Belle à la Rose_ est votre
chef-d’œuvre», il doutait. Eh bien, j’avais raison...

Au milieu du groupe nombreux qui se pressait devant la toile fameuse, il
parlait haut, avec autorité. On se tournait vers lui, il était ravi. Il
continua, feignant une intimité avec l’artiste disparu, inventant des
mots et des anecdotes.

Mme Ferlinier ne disait rien. Elle regardait... Elle se regardait.
L’admiration de la foule, qui montait vers la _Belle à la Rose_,
l’enveloppait. C’était elle qu’on admirait. C’était elle qui était là...
nue... si belle... Elle sentit ses joues s’embraser de gêne pudique...
Elle était éperdue d’orgueil.

Quand Ferlinier eut assez discouru, il lui prit le bras et ils sortirent
du groupe.

--C’est un admirable chef-d’œuvre, proclama-t-il encore pour le public.
Puis, plus bas, à sa femme: Seulement, c’est malheureux que ce soit
truqué...

--Comment truqué? dit-elle en tressaillant. Qu’est-ce que tu veux dire?

--Je veux dire ce qui est. Tu le sais, n’est-ce pas, j’aime la vérité.
C’est très beau, mais c’est trop beau. Ce n’est pas réel. Jamais une
femme n’a eu cette perfection de beauté. Des créatures semblables, ça
n’existe pas. Bersange a arrangé, a idéalisé... Pour peindre cette
femme, il a dû prendre plusieurs modèles. L’une a posé le torse, une
autre les jambes, une autre les bras... Et puis il a fondu l’ensemble...

Mme Ferlinier était pâle. Elle répondit, aussi calmement qu’il lui fut
possible:

--Je ne suis pas de ton avis. Il est évident que c’est la même femme qui
a posé pour l’ensemble.

Son mari haussa les épaules.

--Ma chère amie, permets-moi de te dire que je m’y connais mieux que
toi! J’ai beaucoup fréquenté les ateliers. Je sais comment les peintres
travaillent. Et, je te le répète: il est impossible que la réalité offre
une telle perfection.

--Pourquoi? Si Bersange a peint cette perfection, c’est qu’il l’a vue.

Ferlinier eut un sourire supérieur.

--Voyons, Madeleine, ne t’entête pas. Je puis te dire que j’ai connu un
des modèles de Bersange. Celle qui a posé le torse de la _Belle à la
Rose_, justement. Eh bien, elle avait des jambes comme des poteaux...

Mme Ferlinier fixa sur lui un regard aigu. Mentait-il pour avoir raison
quand même? Elle le ramena devant la _Belle à la Rose_. Il recommença à
parler, à haute voix, de Bersange. Elle ne l’écoutait pas. Elle
regardait la figure nue. Elle pensait à son corps à elle. Non pas tel
qu’il était maintenant, un peu alourdi, un peu déformé, sous l’artifice
du corset étudié, mais tel qu’il était dans la svelte splendeur de la
jeunesse, quand elle avait vingt-cinq ans, quand Bersange était son
amant et faisait d’après elle son chef-d’œuvre... D’après elle seule?...
Voyons, elle posait presque chaque jour, elle se serait bien aperçue...
Et, de nouveau, elle cherchait à se souvenir des formes de son corps, à
les confronter avec les formes sans défaut de celle qui était là, nue,
si belle. Mais il y avait longtemps; elle ne savait plus... Avait-il
raison cet imbécile qui insultait, de son incrédulité suffisante, sa
beauté passée qu’il n’avait pas su voir?... Elle doutait, frémissante,
prête à sangloter, prête à crier que ce n’était pas vrai, que c’était
elle, et elle seule!...

Mais Ferlinier lui reprit le bras. Six heures sonnaient. C’était
ridicule, voyons, de s’attarder ainsi! Les Bubal les attendaient pour
aller dîner au Bois! Elle le suivit, retournant la tête pour voir une
fois encore la _Belle à la Rose_ qu’elle ne verrait plus, qu’elle
n’était plus, si même jamais elle l’avait été...




LE VIEUX DU CHANTIER


Mlle Vertin, une mantille sur ses cheveux gris, un châle noir sur ses
épaules maigres, sortit vers sept heures pour aller, comme chaque soir,
porter à manger aux chats abandonnés dont elle avait pris pitié.

Traversant la petite place déserte et sombre, elle s’approcha de la
maison en construction, restée inachevée. Elle sourit et pensa qu’elle
devait être en retard. La petite chatte blanche, sa favorite, miaulait,
perchée sur la palissade, et n’était-ce pas les yeux du gros noir qui
luisaient plus bas, comme de petites lunes vertes? Mlle Vertin défit le
journal où elle avait enveloppé des restes de viande, et, par un trou,
dans les planches, posa le paquet, ouvert, sur une pierre de taille. Il
y eut un galop de petites pattes... Mais, tout à coup, il y eut aussi,
dans le chantier, un autre bruit, pareil à celui que fait quelqu’un qui
trébuche et dégringole. Mlle Vertin crut entendre un juron étouffé et
elle entrevit, à travers la palissade, dans l’ombre indécise, une ombre
humaine. Elle s’enfuit, tremblante, pour aller s’enfermer chez elle. Il
y avait un homme dans le chantier, elle en était sûre.

Mlle Vertin vivait seule et confortablement. Elle tenait, depuis de
longues années, dans un des coins les plus tranquilles de la rive
gauche, un cabinet de lecture bien monté où se trouvait une salle de
travail fréquentée par une clientèle restreinte et choisie. Parmi les
livres et ses registres, sa vie méticuleuse s’était écoulée sans
incidents. Celui qui venait d’avoir lieu la frappa beaucoup.
Oserait-elle encore aller porter à manger aux chats? Au matin elle s’en
sentit le courage et douta de ce qu’elle avait cru voir. Mais, avec le
soir elle redevint pusillanime et ne sortit pas. Les chats, affamés,
miaulaient plaintivement.

Le lendemain était un dimanche. Mlle Vertin fit une promenade et, en
rentrant à la nuit, déboucha sur la place.

--Ma bonne demoiselle?... dit tout à coup, près d’elle, une voix un peu
rauque.

Elle tressaillit et vit un vieux à barbe hirsute et tout loqueteux.

--Je dis ma bonne demoiselle, reprit-il, parce que vous êtes bonne pour
les bêtes, alors ça dit tout, n’est-ce pas?... Mais vous savez, ces
pauvres minets, ils y comprendront rien si vous leur apportez plus à
dîner. Y a pas à avoir peur. C’est moi que vous avez entendu,
avant-hier, quand que j’ai glissé, et plus inoffensif que moi ça se
trouve pas. Faut vous dire que le chantier je l’habite. C’est mon
chez-moi...

--Vous habitez où? s’exclama Mlle Vertin stupéfaite.

--Doucement, ma bonne demoiselle, crier les affaires des personnes ça
sert à rien... Ben oui, j’habite le chantier, mais c’est pas à crier sur
les toits. Je vous le dis à vous parce que vous m’avez vu, mais _motus_,
hein? Y a des malintentionnés qui appelleraient ça du vagabondage, et on
me ferait des misères. Je suis là depuis l’automne.

--Mais c’est affreux! Par les froids qu’il a fait...

Le vieux haussa les épaules avec indifférence.

--Y en a de plus à plaindre que moi. Je suis établi dans le sous-sol. On
est au sec. J’ai tiré des planches et j’ai un peu de paille et une
vieille bâche... Alors, pour vous expliquer ce qui est arrivé
avant-hier, faut vous dire que le manger que vous apportez pour les
minets, y en a trop; y gâchent. Et c’est malheureux, c’est de la bonne
viande bien appétissante. Alors, n’est-ce pas, on partage, et ça me fait
mon petit dîner. Mais faut avoir l’œil; y sont vifs; y a surtout la
Marquise... Oui, c’est la petite blanche que j’appelle comme ça. C’est
ma préférée, elle couche sur moi, croiriez-vous, et me tient chaud...
Mais si je suis pas là tout près quand vous apportez le manger...
Fuut!... y sautent dessus et traînent tout partout...

--Malheureux vieillard!... Quelle existence!... Mais c’est affreux!...

--Affreux, c’est trop dire... Sûr, j’aimerais mieux des rentes...

--Mais vous ne pouvez rester ainsi! Il y a des maisons de retraite, des
hospices...

Le vieux eut un haut-le-corps.

--C’est pas mon genre, interrompit-il avec énergie. Non, faut pas me
parler de ça! Je veux être mon maître, voyez-vous! Enfermé, je périrais,
sûr et certain. Faut que j’aille et que je vienne comme ça me chante. Un
chemineau de Paris, v’là ce que je suis... Y me faut les rues, et les
quais, et les faubourgs... Et des balades à l’heure que je veux, aussi
loin que je veux... à mon plaisir, quoi. J’aime que ça... C’est ma
vie... Je fais de mal à personne. Je mendie même pas... Je prends quand
on me donne. C’est tout...

Il s’arrêta. Sans que Mlle Vertin s’en rendît compte, ils étaient
arrivés tous deux jusqu’à la palissade du chantier.

--Vous voyez, reprit le vieux en déplaçant l’une des planches, c’est par
là qu’on entre. J’ai confiance en vous. Je vous montre mes trucs...
Alors, n’est-ce pas, si ça vous amuse de continuer le manger pour les
minets... Pour ce soir, vous en inquiétez pas: j’ai du bouilli qu’on m’a
donné... Bien le bonsoir, ma bonne demoiselle.

Il disparut silencieusement.

Mlle Vertin regagne sa maison. Elle était bouleversée jusqu’au fond
d’elle-même. Était-il possible qu’il y eût des existences semblables?
Elle ne put dîner; elle ne put dormir. Elle pensait au vieux, et c’était
une obsession impossible à secouer. Elle sentait que ni les petits plats
qu’elle se faisait cuisiner, ni son lit douillet, ne lui causeraient
plus la moindre satisfaction tant qu’elle le saurait tapi, affamé, dans
les ténèbres de sa cave glaciale. Au cours de la nuit, elle forma un
plan qu’elle s’employa activement, dès le lendemain, à faire réussir.

Elle ne revit le vieux que le dimanche suivant. A la tombée de la nuit,
il l’attendait sur la place. Tout souriant, il salua.

--J’ai trouvé votre papier accroché au paquet, ma bonne demoiselle, et
me v’là. Mais faut que je vous dise merci: c’est des festins que vous
nous avez offerts cette semaine...

--J’ai à vous parler, dit Mlle Vertin avec solennité; vous m’avez émue
jusqu’aux larmes, l’autre jour... Mais prenez courage, vos malheurs vont
finir...

--Comment ça? fit le vieux, inquiet.

--Parmi mes clients, il en est d’influents. L’un d’eux, ancien haut
fonctionnaire, fait partie du conseil d’une institution charitable...

--Mais j’en veux pas! C’est de la blague, hein? protesta le vieux.

--... Et je l’ai intéressé à votre sort, continua Mlle Vertin, sans
entendre. L’existence que vous menez est une insulte à une société
civilisée, un défi porté à la philanthropie, un reproche constant pour
ceux qui, pouvant vous secourir, ne le feraient pas... Il faut que cela
cesse. Du reste ce chantier va être solidement clos... Pensez que des
malfaiteurs pourraient s’y embusquer, ou bien que le feu, par
imprudence... Mais revenons à votre situation: le succès a couronné mes
efforts. Une promesse formelle m’a été faite en votre faveur.
Pensionnaire d’une maison de retraite où je voudrais, moi-même, finir
mes jours, vous serez logé, vêtu, nourri, chauffé, soigné. Je ferai
personnellement un petit sacrifice pour que vous ayez quelque argent en
poche les jours de sortie... Le temps des épreuves est fini pour vous,
pauvre vieillard, comprenez bien cela...

Le vieux la regarda en face, sans colère, mais avec reproche.

--Oui, je comprends qu’il n’est que temps que je fiche le camp si je ne
veux pas être bouclé... Et quand je pense que c’est pasque j’ai eu trop
de confiance... C’est tout de même malheureux de pas pouvoir laisser les
gens vivre tranquilles! Me v’là sans domicile à c’te heure...

Il eut un haussement d’épaules et tournant le dos à Mlle Vertin ébahie,
il prit la fuite et disparut dans l’ombre des rues.




DES AVEUX


--... Enfin, ton collègue, M. Turnus, et sa femme... Avec toi, Clarisse
et moi, ça fait quatorze. C’est parfait. Nous avons les personnalités
les plus marquantes de la ville.

En peignoir et coiffée pour la nuit, Mme Jubal, assise près de la lampe
et un lorgnon sur le nez, venait de relire à son mari la liste
d’invitations qu’ils avaient si soigneusement dressée. M. Jubal, debout
devant la cheminée, penchait en avant, pour écouter mieux, sa longue
tête solennelle, grise et déplumée.

--Alors, définitivement, on n’invite pas Delloc, l’architecte de la
sous-préfecture? observa-t-il sans se départir du ton grave et mesuré
que sa situation de fonctionnaire important lui imposait, estimait-il,
en toute circonstance.

--Tu n’y penses pas! s’écria Mme Jubal, qui était restée très vive
malgré l’âge mûr. Delloc, un bohème, un pilier de café! L’inviter au
dîner de fiançailles de notre fille!...

--Tu as raison comme toujours, prononça M. Jubal. Étant donnée la
situation que nous occupons dans la ville, inviter Delloc serait une
faute.

--Et la position de notre futur gendre nous oblige aussi au plus strict
rigorisme. Pense que depuis plus de deux siècles les Vémur, de père en
fils, sont notaires ici, et tu sais qu’au lendemain du mariage le père
Vémur se retirera pour laisser l’étude à son fils.

--Oui, dit M. Jubal satisfait, cette alliance est parfaite.

--Maintenant, une question se pose, reprit Mme Jubal. Que ferons-nous de
l’oncle Alfred? Je te dis tout de suite qu’à mon avis le montrer est
impossible. Il est maintenant trop gâteux.

--Sans doute.

--Je sais bien que la question est délicate, continua-t-elle. Il vit
avec nous et on le sait. Il te laisse disposer de sa fortune. C’est en
partie grâce à lui que nous avons pu constituer la dot de Clarisse. Je
ne voudrais pas le peiner, mais je te répète que le montrer est
impossible. Il baisse tous les jours. Il ne parle presque plus, et quand
il parle c’est pour divaguer. Il devient irritable, sale, gourmand.
Dame, un homme de cet âge-là!... A ce dîner pourrons-nous le surveiller,
l’empêcher de trop manger, de trop boire?... Et tu sais que le moindre
excès peut le tuer, le médecin l’a dit... C’est pour lui autant que pour
nous qu’il faut le laisser dans sa chambre...

--Il a bien changé depuis quelques mois, remarqua M. Jubal. Tu te
souviens comme il était encore alerte et lucide au moment où il est venu
vivre avec nous, il y a sept ans?

--Oui, quand il nous a surpris après être resté trente années sans nous
voir et sans presque écrire... Quel drôle de bonhomme! Tu te rappelles
son arrivée: «Me voilà! Je viens vivre avec vous. J’en ai assez de Paris
et des affaires...» Quelles affaires? Je me le suis toujours demandé...

--Il s’occupait de commission et d’exportation, je crois. Mais tu sais
qu’il ne nous a jamais beaucoup parlé de lui-même.

--Enfin, c’est dit, interrompit Mme Jubal. On le fera dîner à six heures
et coucher après. Quand il a pris sa potion il dort comme une souche dès
qu’il est dans son lit. Comme sa chambre est au premier sur le jardin et
que la salle à manger est au rez-de-chaussée sur la rue, il ne
s’apercevra seulement pas qu’il y a du monde ici.

--C’est, je crois, le plus sage, approuva sentencieusement M. Jubal.

Ce plan fut exécuté dix jours plus tard, quand eut lieu le dîner de
fiançailles. Les préparatifs de la solennité avaient occupé Mme Jubal du
matin au soir pendant une semaine tout entière, mais cette dame se
trouva récompensée de ses fatigues et de ses peines le soir de la
réception quand, à sept heures et demie, se trouva réuni dans son salon
le groupe de personnes qui, à ses yeux, constituaient le monde entier.
Tout allait bien, tout était prêt; l’oncle Alfred, nourri et couché,
dormait en haut sans se douter de rien; le dîner allait être un
chef-d’œuvre. Mme Jubal, en attendant que le maître d’hôtel, engagé pour
diriger les deux servantes, vînt ouvrir la porte, promena un regard de
triomphe sur ses invités et connut l’orgueil.

La porte s’ouvrit. Mme Jubal esquissa un mouvement pour se lever, mais
retomba pétrifiée. Ce n’était pas le maître d’hôtel annonçant le dîner,
c’était l’oncle Alfred.

Maigre, jaune, chauve et ratatiné, habillé de travers par ses propres
mains malhabiles, il entra d’un petit pas sénile, mais résolu; il
répondit par un regard d’indignation, de défi et de malice au regard
ahuri de Mme Jubal et, sans parler à personne, alla s’asseoir dans un
coin en remuant à vide ses mâchoires hérissées de blanc.

Mme Jubal fit un effort inouï pour reprendre son sang-froid et sourire:

--Comment, mon oncle, vous avez pu descendre malgré vos souffrances?...
Comme c’est gentil à vous d’avoir fait cet effort pour assister aux
fiançailles de notre chère Clarisse... Mettez vite un couvert de plus,
ordonna-t-elle à mi-voix au domestique qui venait annoncer le dîner.

Le léger froid apporté par l’apparition de l’oncle céda rapidement à
l’excellence des mets et des vins, et les convives s’animèrent, mais
d’une gaieté modérée et de bon ton, comme il convenait à leur importance
et aux circonstances. M. et Mme Jubal, inquiets sans vouloir le
paraître, observaient l’oncle de côté. L’oncle se servait copieusement
et, sans mot dire, avalait avec ardeur. Sur l’ordre de Mme Jubal on lui
avait versé de l’eau, mais il la dédaigna et avec un gloussement
impératif tendit son verre à M. Vémur père, qui se versait du bordeaux
et qui lui en servit.

--Mon oncle, vous avez de l’eau, dit Mme Jubal avec un sourire auquel
répondit un nouveau regard indigné et narquois.

Le vieillard avala son vin, fit remplir son verre et le vida de nouveau
d’un air provocant. Cependant, comme il mangeait et buvait sans en
paraître incommodé, les Jubal se rassurèrent un peu et le dîner se
poursuivit agréablement. Au dessert, il y eut un silence et M. Vémur
père allait sans doute adresser un petit discours aux fiancés, quand
tout à coup s’éleva une voix cassée. Renversé sur sa chaise, les yeux à
demi clos, ses joues flétries animées un peu par la bonne chère,
l’oncle, qui ne semblait plus savoir où il était, parlait:

--Mille balles, pas un rotin de plus! C’est à prendre ou à laisser, mon
garçon. Faut que je dessertisse les pierres et que je fasse fondre les
montures, tu le sais bien. Je ne tiens pas à passer aux assises avec toi
quand tu te feras boucler, ce qui ne tardera guère, tant t’es maladroit!
Non, mon petit, ne rage pas, c’est pas au père Alfred qu’on fait peur...
Il n’a jamais eu peur de personne, vois-tu, et de plus malins que toi
l’ont appris à leurs dépens... Allons, c’est dit: mille balles et, vrai,
j’y perds, mais je fais ça pour que tu m’envoies des camarades... Qu’ils
m’apportent tout ce qu’ils auront... Je gagne si peu avec vous autres
que si je ne me rattrape pas sur la quantité... Dame, j’ai ma situation
à faire et après, ni vu ni connu, je retourne en province me terrer.
J’ai des parents. J’arriverai chez eux les poches pleines. Ils n’y
regarderont pas de si près. Je doterai leur fille... Et moi je finirai
ma vie en bon bourgeois... Qu’est-ce que tu veux, chacun son goût...

Autour de la table le silence s’était établi. On écoutait le vieillard
qui, semblant revivre un passé trouble, périlleux et coupable,
continuait à discourir avec des malfaiteurs dont il était le complice.

--Il délire, put enfin proférer M. Jubal, tremblant d’horreur.

--Allez chercher le médecin! gémit Mme Jubal d’une voix étranglée.

Les invités s’étaient levés de table. Avec des paroles de condoléances
sur la démence soudaine du vieillard, ils prirent congé assez
froidement.

--Vous êtes un monstre! cria M. Jubal qui ne put s’empêcher de saisir
l’oncle au collet. Vous nous avez fait user d’une fortune criminellement
acquise! Vous nous avez déshonorés! Mon devoir serait de prévenir la
justice...

--D’abord, il y aurait prescription, ricana l’oncle, dont l’œil éteint
avait retrouvé un faible pétillement. Et puis, surtout, c’est pas vrai!
Ah! ah! ah! j’ai voulu rire un peu!...

--Vous appelez cela rire, vieux misérable! cria Mme Jubal, hors d’elle.
Mais vous avez sûrement fait manquer le mariage de Clarisse!

--Ça m’est égal, dit le vieux, une autre fois vous m’inviterez!




LE DANGER INCONNU


Dans la grande salle claire de la ferme, à côté de la table, couverte
encore de la vaisselle du déjeuner, Francine, la femme du fermier
Bertin, enfoncée dans un grand fauteuil de paille, au coin de la
cheminée, buvait son café à petits coups. Le feu flambait, mais, bien
qu’on fût encore en hiver, il faisait si doux cet après-midi-là qu’elle
avait ouvert les fenêtres, par où pénétraient la fraîcheur de la
campagne et la lumière du soleil pâle.

Un pas rapide vint sur la route. On entra dans la maison.

Francine tourna paresseusement la tête. C’était sa sœur Julie, une
paysanne maigre et sans âge qui habitait le bourg voisin.

--Bonjour, dit Julie.

Elle regarda Francine, étalée dans son fauteuil.

--Bon Dieu, ajouta-t-elle avec un ton d’aigreur involontaire, t’as pas
l’air à plaindre.

Francine leva sa figure fraîche, un peu empâtée, encore agréable. Elle
eut un sourire de satisfaction placide.

--Pourquoi que j’aurais l’air à plaindre? Y a pas de raison... Et pis y
fait trop beau... On sent déjà le printemps. Faut profiter des choses,
hein?... Dis donc, veux-tu un verre de café? T’es venue de bonne heure
aujourd’hui, comment que ça se fait? C’est vrai qu’y a trois jours qu’on
ne t’a vue...

--J’ai une nouvelle à te dire...

Elle avait pris un air mystérieux.

--Ton mari, où qu’il est?...

--Bertin? Il est à la foire. Y fait une affaire de chevaux.

--Y gagne toujours de l’argent tant qu’y veut?

--Oh! il est pas mécontent... Du reste, y s’y entend... On croirait pas,
à le voir, gros et endormi comme y paraît, qu’il est si madré... Mais
celui qui le roulera... Quéque tu veux, c’t’homme, tu l’connais bien, y
a que ça qui l’amuse. Il a toujours été comme ça... vendre, acheter,
gagner... L’ reste, y s’en fiche...

--Heureusement, hein? railla Julie.

--Heureusement... p’te bien... P’te bien aussi que s’il avait pas été
comme ça, s’il m’avait pas toujours laissée toute seule pour aller à ses
marchés, j’aurais pas, moi, été comme j’ai été... Du reste, faut croire
que ça lui était égal, puisqu’y s’est jamais occupé de ce que je
faisais. Et puis, c’est pas à toi, qu’es ma sœur, qu’on a jamais rien eu
ensemble, à me reprocher de m’être un peu amusée, puisque ça ne faisait
de mal à personne.

--Bien sûr... Et puis j’ te reprochais rien, et tu sais bien que tu me
trouveras toujours si t’as besoin de moi...

--C’est pas probable que j’aie besoin de toi. C’est fini, tout ça, ça ne
me dit plus... Maintenant je pense plus aux bêtises. J’aime bien manger,
bien boire, bien dormir... (Elle s’étira.) Alors je me range. Je soigne
Bertin. Je vis tranquille... Le reste... fuu!... Mais quoi donc que
t’avais à me dire?

Julie se rapprocha.

--La servante, où qu’elle est?

--Elle est au verger avec le commis. J’suis toute seule avec les
enfants, qui jouent là derrière. Tiens, écoute-les! C’ qu’y sont
tourmentants!

Des cris s’élevaient. Les deux femmes gagnèrent le jardin.

--Victor! cria Francine, veux-tu finir! Veux-tu que je te gifle!

C’était le plus jeune de ses trois enfants, un garçon de sept ans,
trapu, l’air méchant, qui tapait tant qu’il pouvait sur son frère et sa
sœur. Ceux-ci hurlaient, sans oser se défendre.

Francine saisit Victor et le secoua sans conviction. Il se débattait
rageusement, lançant des coups de pied et grommelant des injures. Elle
le lâcha.

--Est-y garnement tout de même! dit-elle d’un ton indolent en revenant
s’asseoir au coin du feu avec sa sœur.

--Le fait est qu’y ressemble pas à son père, murmura celle-ci avec un
rire équivoque.

Francine, sans répondre, haussa les épaules.

--J’ dis ça, reprit Julie... j’en sais rien... Et pis toi non plus,
p’têt’ bien?... Voyons, t’en avais combien d’hommes à ce moment-là...
sans compter Bertin, bien entendu?

--Tais-toi donc... (Francine s’asseyait tranquillement.) Te mêle pas de
ce que tu ne sais pas. Pourquoi qu’t’as pas fait comme moi, au lieu de
rester fille, si ces histoires-là t’amusent tant?... Moi, c’est fini, j’
te le répète! J’y pense plus, à ces blagues-là, c’est oublié...

--Ah!... bien...

Julie la regardait de côté.

--Alors, c’est pas la peine que j’ te raconte quéque chose...

--Quoi donc?

--Quéque chose qu’est sur le journal. Tu l’as pas lu, le journal? J’ le
pensais bien; alors j’ t’ai apporté le mien... Tu t’ rappelles
Ludovic?... Mais si, le gars qu’on appelait Ludo, et qu’a été dans le
temps charretier chez M. Levert, à la grande ferme... Tu sais bien, un
brun, pas beau, mais fort comme un turc... et méchant... et qu’avait des
mâchoires comme un loup et des drôles d’yeux, tout clairs, sous des
sourcils en barre...

--Eh bien? dit Francine avec calme en levant ses yeux bleus.

--Eh bien, ma petite, c’est un assassin!... C’est pas à croire c’ qu’il
a fait!... C’est une bête féroce... Il a massacré les gens d’une
métairie près de Bourges, à coups de hache. Il a tout massacré: le
fermier, la fermière, les servantes... et jusqu’aux bêtes dans l’étable,
croirais-tu ça?... Alors on l’a arrêté et il en a avoué... il en a
avoué!... Des horreurs qu’il a faites en roulant de pays en pays depuis
plus de dix ans... Y peut pas s’empêcher de tuer, qu’y raconte. C’est
une chose qu’est en lui. Alors, dame! y en a qui disent que c’est un
fou, et y en a d’autres qui disent qu’y fait semblant... C’est sur le
journal... Y a tous les détails. Il a raconté qu’il en avait tué deux
ici même, quand il était à la grande ferme, y a sept, huit ans... La
petite Claudie, qu’on a trouvée abîmée dans la forêt, tu te rappelles
bien, qu’on a cru que c’était un chemineau, et pis le vieux père
Planchart, qu’on a trouvé noyé dans la mare et qu’on a cru qu’il y était
tombé étant saoul... Eh bien, il a avoué... C’était lui... Hein...
penser qu’on n’a jamais rien su et qu’on l’a eu comme ça près de soi
pendant qu’y ruminait des coups comme ça... qu’on aurait pu y passer
comme les autres... C’est un monstre, quoi!... Lis, que j’ te dis...
Regarde son portrait. C’est bien lui...

Francine avait pris le journal. Il y eut un silence.

--Dis donc... reprit Julie. Tu sais qu’on a raconté dans ce temps-là...
qu’on a raconté qu’ t’étais bien avec lui... C’est-y vrai?...

Francine ne releva pas la tête. Pâle, les lèvres tremblantes, elle
regardait la photographie de l’homme que le journal reproduisait.

--Dis donc... reprit encore Julie à voix plus basse... Tu trouves pas...
tu trouves pas qu’y ressemble?... Hein! C’est ça?... Tu peux m’ le dire,
va!...

Elle s’interrompit. Francine s’était levée; elle courait au jardin.

--Victor! cria-t-elle.

Rien ne répondit. Les enfants ne se montraient pas. Tout à coup les deux
femmes les aperçurent sous un hangar tout au fond du terrain. Elles
approchèrent. Ils étaient si absorbés qu’ils ne les entendirent pas. Les
deux aînés, le garçon et la fille, se tenant par la main, immobiles et
penchés en avant, regardaient, avec une curiosité passionnée, ce que
faisait Victor, agenouillé par terre.

Victor, dans une souricière tendue au grenier, avait trouvé une souris
vivante. Il l’avait descendue au jardin; avec un sécateur qu’il tenait
encore, il lui avait coupé les pattes, les oreilles, la queue et le
museau, et la misérable petite chose mutilée pantelait sur le sol avec
des soubresauts et de faibles cris aigus.

Francine, d’un coup de talon, écrasa la souris. Elle saisit aux cheveux
Victor, qui se dressait. Penchée vers son visage, elle le regarda
profondément. Elle revit, à travers la mollesse enfantine des contours,
la face dure, la mâchoire de loup; elle revit les yeux pâles et
farouches, les sourcils en barre; elle revit l’étrange rire hagard et
bestial dont elle ne comprenait pas, jadis, toute la signification.

Mais Victor, d’un élan, s’échappa.

--Ben quoi, on ne peut plus rigoler... gronda-t-il d’une voix un peu
rauque qu’elle reconnut aussi.

Grimaçant, il gambada, hors d’atteinte. Francine, blême, tremblante, le
regardait, glacée de peur en pensant aux jours qui allaient venir, l’un
après l’autre, faisant grandir le danger inconnu.




SURPRISE...


La nuit venait de tomber. Sur le seuil du petit cabaret isolé au coin de
la route, la jeune femme était debout dans la lumière jaune qui venait
de la salle vide.

--Ce qu’il fait chaud!... murmura-t-elle. Sûr, c’est de l’orage... (Elle
s’étira nonchalamment.) Allons, voilà bientôt neuf heures... Louis
rentrera pas avant minuit, faut tout de même que je boucle...

Sans hâte, elle rentra, cadenassa les barres qui fermaient les volets
des fenêtres et revint assujettir le volet de la porte. Elle entendit
les gouttes lourdes de la pluie qui commençait et, laissant son
trousseau de clés pendu à la serrure, elle revint sur le seuil.

--Ce que c’est bon! soupira-t-elle. Elle écarta ses cheveux bruns sur
son front moite et bâilla en montrant ses dents blanches.

Un homme parut, sortant de la nuit en courant sous la pluie qui
ruisselait, et il se jeta si vite dans le cabaret que la jeune femme
poussa un cri.

--Qu’est-ce qui tombe! (Il secoua son chapeau inondé.) Je peux dire que
j’arrive à temps...

C’était un grand gaillard blond, à l’air jovial et bien portant. Il
était convenablement vêtu; une chaîne d’or barrait son gilet; il avait
une alliance au doigt et portait sous son bras une boîte plate et noire.

--Deux minutes plus tard, c’était fermé, dit la jeune femme. Comment que
ça se fait que vous êtes comme ça par les chemins?

--Ben, je vais vous dire. Je suis bijoutier, n’est-ce pas, et je place
moi-même dans la campagne. Depuis trois jours, je suis à la ville
voisine et je rayonne. Alors, ce soir, je me suis entêté à rentrer à
pied pour dîner malgré que j’étais en retard... Je me suis perdu et avec
cette pluie... J’ai été bien content de voir votre lumière... Et puis,
on dit que c’est pas sûr les routes de ce côté-ci... Alors, comme
là-dedans j’en ai pour de l’argent!... (Il tapa sur la boîte noire et
soudain s’arrêta comme inquiet.) Vous êtes toute seule?... Il n’y a
personne là? acheva-t-il, soupçonneux, en montrant une porte.

La jeune femme eut un haut-le-corps.

--Non, y a personne! Qu’est-ce que ça veut dire? Pour quoi donc que vous
prenez la maison? Mon mari est à la ville, il a été retenu pour affaire,
mais il va rentrer avant qu’y ne soit minuit. Et moi je boucle, faut
vous en aller.

--Vous fâchez pas, dit l’homme. Vous auriez pas le cœur de me mettre à
la porte par un déluge comme ça... Et puis j’ai l’estomac dans les
talons et je voudrais bien manger un morceau...

--Il y a de la viande froide et du fromage, dit la jeune femme; mais
faudra vous en aller après. On ne donne pas à coucher ici, c’est pas un
hôtel.

Il eut un rire gaillard:

--C’est malheureux! Surtout si on pouvait remplacer votre mari, hein?...

Sans se fâcher elle haussa les épaules.

--Voulez-vous vous taire! Vous n’avez pas honte?... vous, un homme
marié...

Il eut l’air stupéfait.

--Comment que vous savez que je suis marié?... Ah! que je suis bête, mon
alliance!... Ce que j’en disais, c’était pour blaguer... Quand je vois
une jolie femme, j’peux pas m’en empêcher, mais faut pas vous
formaliser.

Elle le servit. Il avala d’abord deux verres de vin pur et se mit à
manger avec appétit. Il avait gardé sa boîte noire à côté de lui, sous
sa main.

Soudain, il tressaillit, posa son verre et se dressa.

--Qu’est-ce que c’est?

Quelque chose avait gratté derrière la porte en face de lui. La jeune
femme rit.

--C’est Kiki. Oui. Tenez, le voilà! Il ne vous mangera pas...

Elle ouvrit à un gros chat gris qui entra en se frottant au chambranle.

--Il est là rapport aux souris du grenier, continua-t-elle. Mais ce que
vous êtes traqueur...

L’homme s’était rassis et vidait son verre.

--J’suis pas traqueur, dit-il d’un air vexé, mais c’est tout mon avoir
que j’ai là-dedans... C’est pas du toc. C’est tout ce qu’il y a de beau
et de riche...

--On peut voir?

La jeune femme, intéressée, s’était rapprochée.

--Bien sûr... La vue n’en coûte rien.

Il se leva, vérifia la fermeture des volets et donna un double tour à la
porte d’entrée, où pendait encore le trousseau de clés qu’il rapporta.
Il ouvrit la boîte noire.

--Regardez-moi ça!

La jeune femme se pencha, mais elle eut à peine le temps d’entrevoir des
chaînes dorées. Elle jeta un hurlement qui s’étrangla. L’homme l’avait
saisie par derrière. Il l’enleva comme une plume, la jeta sur la table,
l’immobilisant d’une main de fer, étouffant ses cris sous une serviette.

--Sois sage... gronda-t-il. Tu vois ça: si tu cries! Où est l’argent?

Renversée, folle de peur, elle haletait. Plus encore que la lame blanche
du couteau qu’il brandissait devant ses yeux, la figure de l’homme, ses
yeux devenus sinistres, la terrifiaient. Sans pouvoir parler, elle fit
un mouvement de menton vers le comptoir.

Il la laissa se redresser.

--Attention! Si tu bouges, si tu cries... T’as compris? (Il agita son
couteau et la regarda de près.) T’es sage, hein? (Il eut un rire sec.)
Oui, je vois ça, alors je ne t’attache pas...

Il prit les clés, alla au comptoir, chassa le chat gris qui était juché
dessus, observant la scène, et saisit une bouteille de cognac dont il
avala une longue gorgée. Puis il fouilla dans le tiroir-caisse.

--Soixante-douze francs... c’est pas bésef! dit-il en mettant la monnaie
dans sa poche. Où qu’est le reste?

--Le reste... balbutia la jeune femme.

--Oui, les économies. Le pognon qu’on cache. Le bas de laine, quoi! Où
que c’est fourré? Dans une armoire? Sous le matelas?

--Je vous jure... y a pas autre chose... mon mari a tout mis aujourd’hui
à la caisse d’épargne... C’est pour ça qu’il est allé à la ville...

L’homme rit encore silencieusement et revint près d’elle.

--Je te donne une minute pour te décider.

Il avait apporté la bouteille de cognac. Il s’en versa dans son verre à
vin et l’avala d’un trait. La jeune femme, raide sur sa chaise, les
cheveux épars, livide, claquait des dents.

--Ce que t’es traqueuse, dit-il railleusement... Veux-tu parler
maintenant?... Une fois... deux fois...

Une flamme d’ivresse dansait dans ses yeux. Il approcha lentement le
couteau.

--Y a rien!... Je vous jure, y a rien!... Grâce!

Elle eut un râle d’horreur, la pointe piquait son cou. Soudain, l’homme
ôta l’arme.

--J’peux pas, grommela-t-il... Ce que je suis feignant... (D’un air
colère, il prit la bouteille et but au goulot.) Tu vois, ma poule,
reprit-il tout haut, j’aime mieux te croire que de te faire du mal... Y
a pas plus galant que moi... Les hommes, j’en boufferais six; mais les
dames, elles font de moi ce qu’elles veulent... Surtout quand elles sont
gentilles... Allons, fais risette... C’est trouvé, hein! le coup du
bijoutier avec les chaînes en toc... Ça pose, c’est respectable, ça
donne confiance au monde... C’est comme l’alliance... Allons, rigole,
que je te dis!... T’es bien plus chouette quand tu rigoles...

Il l’avait saisie par la taille. Il l’embrassa brutalement. Passive,
toujours épouvantée, elle se laissa pousser vers la chambre.

Au milieu de la nuit, elle entendit, étouffés dans la boue de la route,
les pas qu’elle guettait. Doucement, prenant garde de ne pas réveiller
l’homme qui s’était soudain endormi à côté d’elle d’un lourd sommeil,
elle se dressa sur le lit et, à demi nue, elle se glissa dans un office
jusqu’à une étroite fenêtre, la seule qui n’eût pas de volets cadenassés
parce que des barreaux de fer la défendaient.

Dans la nuit que la vague lueur tombant des lourds nuages blêmes rendait
indécise, elle reconnut son mari qui venait sur la route, et fut si
heureuse que des larmes mouillèrent ses yeux.

--Louis! appela-t-elle à travers les barreaux, d’une voix étouffée.

Il tourna la tête.

--Chut!... souffla-t-elle. Approche. Pas de bruit. Dis rien. Y a un
bandit. Oui, un voleur. Il a volé le tiroir-caisse. Il a voulu me
tuer... Il a bu, il est saoul et il dort. Je ne peux pas sortir. Il a
les clés des fenêtres et de la porte dans sa poche... Tu as ton
revolver... Viens vite...

Le mari écoutait, ahuri. Il était gros et court, avec une moustache en
brosse et des yeux ronds dans une face épanouie que l’émotion faisait
pâlir.

--Que je vienne? bégaya-t-il.

--Oui. J’ose pas lui prendre les clés pour me sauver. J’ai peur qu’il se
réveille et qu’il me tue... Va chercher l’échelle du hangar, monte par
le grenier, la lucarne est ouverte... Dépêche-toi... Qu’est-ce que tu
attends?

--J’attends... J’attends... Ça ne se peut pas...

Il balbutiait, affolé, et, malgré la nuit, la jeune femme voyait la
sueur couler sur sa figure devenue couleur de plâtre.

--Ça ne se peut pas... Faut avoir la loi avec soi... J’connais que ça,
moi... Faut pas se mettre dans son tort... Des coups de revolver...
comme tu y vas!... J’cours chercher les gendarmes... Toi, bouge pas... y
s’réveillera pas... Et tu verras ce qu’y prendra quand nous reviendrons.

Il était déjà parti, galopant dans la boue, sous la pluie qui
recommençait.

La jeune femme, béante, le regarda s’effacer dans l’ombre. Elle était si
stupéfaite qu’elle resta là cinq minutes sans bouger et sans bien
comprendre.

--Ça, par exemple... Ça, par exemple!... murmura-t-elle enfin.

Elle rentra dans la chambre à coucher. Sur le lit, l’homme dormait
toujours, elle alla à lui et le secoua par le bras.

Il bondit, prêt à se battre.

--File! cria-t-elle. Passe par derrière! Mon mari revient avec les
gendarmes.

Ahuri, il la regarda et, dans sa fatuité, crut comprendre.

--T’es une chouette poule! dit-il. V’là tes clés... Viens m’ouvrir... Et
as pas peur... on se reverra...

Il fila. Elle s’assit dans la salle, sous la lampe qui mourait, et resta
immobile, méditant sa haine nouvelle. En face d’elle, le chat gris,
assis sur la table, la regardait de ses yeux verts.




UN ENLÈVEMENT


M. Jules Blandois, quadragénaire corpulent, d’aspect madré et revêche,
mettait en valeur, dans son magasin, quelques meubles achetés le matin
au cours d’une tournée dans la campagne. A la demande formulée d’un ton
gracieux et dégagé par son frère, il se retourna, furibond:

--Non, non et non! Je te loge et je te nourris depuis deux mois à rien
faire, c’est déjà bien joli, mais te fournir d’argent de poche, je ne
marche pas! Fais comme moi: travaille.

--Ce n’est pas de ma faute si ma santé délicate m’interdit les fatigues,
gémit M. Hector Blandois, et si mes facultés intellectuelles ne trouvent
pas leur emploi dans cette petite ville...

--Est-ce que je t’ai demandé de venir? Fallait rester à Paris. Qu’est-ce
que tu y as fait pendant des années? Oui, je sais, tes facultés
intellectuelles, et tes grands projets, et les femmes du monde qui
devaient faire ta fortune... Tout ça, c’est de la blague... Maintenant,
file, voilà un client!

M. Hector s’en alla, mortifié, mais la douceur du jour ensoleillé l’eut
bientôt rasséréné. Sur son heureuse nature, les impressions pénibles
marquaient peu, et l’injustice extrême de la société, qui n’avait pas
encore récompensé ses mérites, le laissait sans fiel. Son heure
viendrait, il l’attendait. Dans la glace d’un coiffeur, il jeta un coup
d’œil de satisfaction sur lui-même. Ses vêtements paraissaient peut-être
un peu fatigués, mais son air jeune, sa stature élégante, son teint pâle
et ses yeux noirs l’enchantaient. Il traversa la ville, alla vendre,
chez un concurrent de son frère, un petit bougeoir qu’il avait
adroitement détourné dans le magasin de celui-ci. Sûr ainsi de pouvoir,
avant dîner, aller au café, il acheta un paquet de cigarettes et,
content de vivre, se dirigea vers la campagne pour une promenade
nonchalante.

Il suivit une route qu’il ne connaissait pas encore et qui le mena, le
long d’une rivière, vers un bois déjà verdissant. M. Hector aimait la
nature, et les jeunes pousses l’attendrirent. Un vieux mur, qu’il
côtoyait en s’enfonçant parmi les arbres, lui inspira des idées
romanesques. Comme il était curieux, voyant, dans le mur, une étroite
grille dont les volets de bois vermoulu étaient détachés, il s’approcha
pour jeter les yeux à l’intérieur du domaine. Mais il ne prit pas garde
au vaste parc sauvage qu’il entrevit et tomba en arrêt devant un objet
plus intéressant: dans le parc, de l’autre côté de la grille, se
trouvait une jeune fille. Elle paraissait dix-sept ou dix-huit ans, elle
était blonde et fraîche sous le capuchon rabattu d’une grande mante qui
l’enveloppait; elle tenait des fleurs qu’elle venait de cueillir.
Surprise par l’apparition soudaine de M. Hector, elle le regardait avec
une curiosité effarouchée d’enfant prêt à s’enfuir. M. Hector répondit
par un long regard langoureux et fascinateur. Et elle était si charmante
qu’il esquissa l’envoi d’un baiser et roucoula:

--Exquise... divine... une nymphe... Non, non, ne fuyez pas... par
pitié...

Tant qu’elle fut visible, il resta là comme enchaîné par un charme
puissant. Puis il retourna vers la ville. Il était en proie à une
certaine animation et prit discrètement des informations sur le domaine
et sur ses habitantes.

Ce qu’il apprit l’intéressa vivement et, le lendemain, il revint de
bonne heure se poster aux abords de la grille. Sa fatuité était grande,
en sorte qu’il ne fut pas surpris de voir, dans le parc, reparaître la
jeune fille. En l’apercevant, elle devint très rouge, et lui se
prosterna presque dans l’herbe pour la remercier d’être venue. Elle
consentit à s’approcher. Il feignit le trouble et le balbutiement. Puis,
il devint poétique et le fut davantage encore les jours suivants où,
pareillement, ils se revirent à travers la grille.

Elle l’écoutait, rougissante, confuse, charmée sans doute, et elle
disait seulement:

--Je ne devrais pas venir... Ce n’est pas bien... On va me surprendre...
Il faut que je parte...

Elle ne semblait pas le trouver ridicule quand, la main sur le cœur et
roulant des yeux pâmés, il parlait d’âme sœur, de solitude affreuse dans
le voyage de la vie, de cœur meurtri (c’était le sien) soudain
renaissant à l’espoir, du ciel qui les voyait et des conseils chuchotés
du printemps. Au bout de huit jours, il se mit à genoux pour la supplier
de lui donner une mèche de ses cheveux.

Un jour, elle ne parut pas, et il resta jusqu’au soir, furieux et
inquiet, à la grille du parc. Le lendemain, quand il revint, elle était
déjà là, encore essoufflée d’avoir couru pour arriver plus vite.

--Ce n’est pas de ma faute, pour hier! lui dit-elle avec une expansion
inaccoutumée. Ce n’est pas de ma faute! Ça m’a fait tant de peine! Mais
elle m’a gardée près d’elle toute la journée. J’en ai pleuré! Elle me
tyrannise! C’est parce que je suis orpheline, mais elle n’a pas le
droit! Et Mademoiselle est aussi sévère qu’elle. Je suis malheureuse! Je
suis malheureuse!

Elle éclata en larmes en tendant, à travers la grille, ses mains à M.
Hector.

«C’est cela, se dit-il, c’est cela. La vieille grand’mère tyrannique et
l’institutrice sévère. C’est bien ce qu’on m’a dit... Le moment est
venu...»

Et, attirant la jeune fille aussi près que la grille le permettait, il
modula avec âme sa grande déclaration. L’enfant, frémissante, pâlit
d’émoi; elle chuchota: «Oui», et s’enfuit.

Le soir même, M. Hector eut avec son frère, dont le concours lui était
indispensable, une grave explication. M. Jules Blandois, tout d’abord
stupéfait et sarcastique, puis incrédule et méfiant, consentit enfin à
se laisser à peu près convaincre.

--Résumons-nous, dit-il, du ton qu’il prenait pour traiter une affaire.
Tu vois une petite à travers une grille, tu lui parles, tu lui joues la
comédie, tu l’embobelines. Tu t’es informé, tu sais que la grand’mère
est une vieille millionnaire à moitié folle qui ne sort jamais, ne
reçoit jamais, et fait marcher tout le monde chez elle au doigt et à
l’œil. Alors, comme la petite s’embête, tu joues d’autant plus le beau
ténébreux et la grande passion. Finalement, c’est convenu que tu vas
l’enlever. Bien entendu, tu te dis qu’une fois que ça y sera la vieille
sera bien forcée de te la donner en mariage... avec la fortune... Tu ne
trouves pas que c’est un peu canaille?

--Serai-je donc toujours méconnu? Il n’y a, je pense, pas de canaillerie
à épouser la femme qu’on aime et qu’on doit rendre heureuse, protesta
noblement M. Hector, qui avait un peu rougi.

--Alors, reprit l’autre, il te faut de l’argent pour les frais, la
voiture, le voyage, la maison que tu veux louer d’avance à la ville
voisine pour y recevoir la petite? Eh bien! écoute, mon garçon: je
marche, je vais t’avancer ce qui est nécessaire. Mais écoute bien: si tu
te payes ma tête, si c’est un truc pour m’estamper, si ça ne réussit
pas... tu peux filer où tu voudras: tu ne rentreras pas ici, je t’en
donne ma parole!

M. Hector haussa les épaules. Pour qui le prenait-on? Et il ne put
s’empêcher de sourire à l’avenir doré.

Après des préparatifs diligemment menés, M. Hector, cinq soirs plus
tard, dans l’ombre nocturne et sous une pluie aigre, attendait
fébrilement, tapi au pied du vieux mur. Une clé grinça, la grille gémit.
Il s’élança, les bras ouverts. La jeune fille s’y jeta, palpitante.

Dans la voiture, elle resta muette et tremblante aux côtés de M. Hector
qui, un peu ému tout de même, lui tenait la main. Mais quand elle se
trouva seule avec lui dans un wagon qui les emportait à travers la nuit
et la pluie, elle se serra, éperdue, contre lui.

--Vous m’aimez... Vous m’aimerez toujours? murmura-t-elle.

--Mon amour! ma vie! ma femme! s’écria M. Hector avec feu. Je vous adore
saintement! Je suis un homme d’honneur, et votre respectable
grand’mère...

--Quelle grand’mère? dit l’enfant étonnée. Moi, je n’en ai pas. Je suis
orpheline. C’est la grand’mère de Mademoiselle qui me grondait toujours
et m’empêchait de sortir. Elle tyrannise tout le monde... Je suis la
sœur de lait de Mademoiselle, et je m’appelle Claire comme elle, et on
m’avait fait venir pour être sa demoiselle de compagnie, soi-disant...
Mais ce n’est pas vrai! On me faisait laver la vaisselle, et on me
traitait plus mal qu’une servante, et tout le monde me détestait, et
j’étais malheureuse!... Mais maintenant... maintenant, je sais que je
vais être très heureuse, acheva-t-elle en tendant timidement et
tendrement la main à M. Hector, effondré.




UN SOIR D’OUBLI


A la porte du cabinet directorial, Anatole Malabon eut une dernière
hésitation, et, dans une agonie de cette timidité maladive qui avait
toujours aggravé les innombrables épreuves de sa vie, il faillit prendre
la fuite.

Le sentiment de son extrême détresse l’en empêcha. Il se souvint qu’il
était un bohème de cinquante ans, sans ressources, sans relations et
sans autre espoir d’améliorer sa situation que la démarche qu’il
tentait. Il se souvint qu’il y avait, dans un sordide logement au fond
des Ternes, une vieille femme impotente qui était sa mère et à qui il
fallait des soins et des remèdes chers. Il se souvint de ses dettes
misérables et criardes. Il regarda sa redingote verdie, son pantalon
effrangé sur ses chaussures crevées. Dans un sursaut de résolution
désespérée, il entra pour affronter M. Bance et lui demander une
augmentation.

M. Nestor Bance était le propriétaire d’un établissement florissant
qu’il appelait, dans ses prospectus, une maison d’enseignement intensif,
établi selon les méthodes les plus modernes, pour la préparation aux
examens,--et que les élèves appelaient une boîte à bachot.

M. Bance, rompant avec la tradition, n’avait pas installé son
institution au quartier Latin, mais dans les parages élégants du
Trocadéro. Il n’était pas très estimé des chefs d’institutions
similaires, qui l’accusaient d’accorder une liberté excessive aux élèves
riches. Mais leurs critiques n’atteignaient pas M. Bance, qui les
attribuait à l’envie. Aucune histoire fâcheuse n’avait jamais compromis
la réputation de sa maison; son austérité personnelle était sans
reproche et sa seule distraction connue était de faire volontiers des
conférences sur n’importe quoi qui fût respectable.

Anatole Malabon, qui avait été normalien, était répétiteur de lettres,
depuis trois ans, à l’institution Bance, et il aurait préféré être
forçat. Ses élèves le traitaient comme une chose sans valeur, ses
collègues ne lui adressaient pas la parole en dehors du service et les
garçons de salle l’injuriaient volontiers. Tout cela n’était rien, mais
il y avait M. Bance, qui pouvait, d’un mot, le rejeter à la rue, M.
Bance, majestueux et méprisant, qui l’accablait de corvées gratuites, se
plaisait gravement à le malmener et dont le seul aspect,--avec
sa calvitie correcte, sa barbe solennelle et ses lunettes
autoritaires,--frappait Malabon d’une angoisse paralysante.

Maintenant, debout devant M. Bance, qui, enfoncé carrément dans un
fauteuil sévère, et sévère lui-même, le regardait sans mot dire, Anatole
Malabon, maigre, hagard et tremblotant comme un vieil oiseau fasciné,
exposait en bafouillant son humble requête. Il ne pouvait pas vivre.
Tout était si cher. Il avait sa vieille mère. Il avait des dettes
déshonorantes. Il n’avait plus de vêtements, plus de chaussures, plus de
linge. Il avait vendu tout ce qui pouvait être vendu chez lui. Il
gagnait trop peu: cent soixante-quinze francs par mois.

--Plus le déjeuner de midi! dit M. Bance.

Malabon, déconcerté, s’arrêta. Puis, après un silence, il recommença,
redit, dans les mêmes termes, ses misères, et, dans un coup de courage,
formula sa demande: deux cent cinquante francs seraient la vie. Il
ferait tous les travaux supplémentaires qu’on voudrait...

Sa voix s’étrangla. Il attendit, pantelant.

M. Bance, qui jouait avec un coupe-papier, répondit enfin:

Il regrettait. Il regrettait beaucoup. C’était impossible. Absolument
impossible. (Le coupe-papier, soulignant le mot, fendit l’air.) M. Bance
devait ajouter qu’il ne gardait que par pitié M. Anatole Malabon, dont
la tenue ne répondait pas entièrement aux exigences d’une maison de
premier ordre. M. Bance ne pouvait pas cacher qu’il serait heureux que
M. Anatole Malabon trouvât, à l’occasion, une autre place, plus digne de
lui sans doute...

Malabon sentit la menace et eut froid dans le dos. Il vit l’indigence et
la faim. Il balbutia qu’il était trop heureux de collaborer avec M.
Bance. Il promit d’améliorer sa tenue. Il pria qu’on lui pardonnât sa
démarche, et sortit.

Il s’en alla chancelant, sans forces pour la colère, mais accablé d’une
si cruelle détresse qu’il décida lâchement de s’accorder ce qu’il
appelait un soir d’oubli.

Il passa chez lui, donna quelques soins à la vieille impotente, à qui il
ne parla pas de son insuccès, puis, après une légère hésitation, il
empaqueta les trois derniers livres qui restaient dans sa bibliothèque
et les porta chez un bouquiniste voisin, où il obtint quinze francs.

Alors Anatole Malabon gagna le quartier Latin.

Selon sa coutume, il commença le soir d’oubli dans une petite taverne
enfumée, tapie dans les parages de la rue des Écoles. C’était là qu’il
venait au temps où il était jeune, et, dans le décor sale et pauvre, il
retrouvait ingénument ses enthousiasmes de jadis. Le patron, qui datait
aussi de ces époques anciennes, avait pour lui une déférente tendresse
et lui faisait payer dix sous seulement ses consommations.

Ce soir-là, il en fallut cinq à Malabon pour commencer à oublier ses
misères, y compris l’institution Bance. Comme il achevait la dernière,
un optimisme puéril, que trente années d’épreuves n’avaient pu tuer,
l’envahit, et il se dit que rien n’était perdu et qu’il avait encore le
temps de conquérir la gloire. Il dîna d’un petit pain, pour ne pas
dépenser en aliments l’argent destiné à l’alcool bienfaisant. Puis, en
compagnie d’un philosophe roux, épave comme lui des temps lointains, et
qui n’était jamais plus lucide qu’étant ivre, il gagna, vers neuf
heures, la rue.

Le soir était doux et la vie lui parut digne d’être vécue. Dans tous les
cafés du boulevard Saint-Michel il s’arrêta, et, en même temps que
l’ivresse, la joie d’être au monde grandissait en lui. Avec le
philosophe roux, au hasard de leur fantaisie, ils burent et
discoururent, inlassablement. Ils parlèrent socialisme avec des réfugiés
russes. Ils parlèrent esthétique avec des artistes scandinaves. Des
adolescents chevelus et mal mis, pareils, eux aussi, malgré leur
jeunesse, à des vestiges d’âges abolis, s’annexèrent à eux. Il y en
avait deux qui, taciturnes, sentaient l’éther. Un autre toussait et,
d’une voix haletante, édifiait la société de l’avenir. Soudain,
inexplicablement, deux filles, très jeunes, violemment maquillées,
décolletées jusqu’à la taille, séduites par on ne sait quoi, se
joignirent à leur groupe. Malabon en pris une sous le bras, et,
tendrement, lui récita des vers latins, qu’elle écoutait, flattée.

Ils entrèrent dans une grande brasserie étincelante. Malabon marchait le
premier. Son chapeau rejeté en arrière, laissait voir son grand front
dépouillé, les mèches grises de ses longs cheveux flottaient le long de
ses joues hâves, où l’alcool avait mis des plaques enflammées, et les
basques de sa redingote s’envolaient derrière lui, car, en entrant, il
esquissa un pas de danse, avec la fille, qu’il tenait toujours par le
bras et qui riait sans interruption. Les autres suivaient.

Soudain, Malabon avec stupeur, vit Bance.

M. Nestor Bance était assis, seul, à un guéridon, de l’autre côté de la
salle, et il regardait fixement Malabon, la fille fardée et la bande
bizarre qui les accompagnait.

Malabon ne s’étonna pas de voir son directeur en ce lieu, tant, tout
d’abord, la terreur absorba ses facultés. Il se dit qu’il était perdu
et, une seconde, fut dégrisé. Mais l’ivresse revint plus forte; une
haine, contenue depuis trois ans, le saisit, et le démon pervers qui
habite l’alcool le poussa à l’irrémédiable.

Il traversa la salle et son bras étendu désigna au philosophe roux, aux
filles et aux adolescents chevelus M. Bance.

--Regardez tous! hurla-t-il d’une voix tragique qui emplit la brasserie.
Voilà le mauvais riche!

M. Bance ne bougea pas. Malabon battit un entrechat démoniaque et
reprit:

--Honte à toi! Mon malheur est sans bornes de par ta férocité cupide!
mais j’ai l’âme pure et le cœur bon, et je te méprise, Nestor Bance!

M. Bance se leva. Malabon était très ivre, mais reconnut pourtant que
les yeux de M. Bance, derrière les lunettes, étaient troubles et comme
vernis, qu’un sourire insolite tremblait sur ses lèvres et que, pour
tenir debout, il dut s’agripper au bord du guéridon, où s’écroula une
pile énorme de soucoupes.

M. Bance parla:

--Patapon, tu n’es pas un beau! articula-t-il difficilement.

--Il est saoul! cria Malabon, exultant.

--Pourquoi pas? dit avec douceur M. Bance, Patapon, pourquoi avoir
inventé des histoires de dettes et de vieille mère infirme, au lieu de
dire: «Bance, je veux être augmenté pour faire la noce!» Je te prenais
pour un pleurard vertueux et résigné. Je te fais mes excuses, Patapon.
Tu auras quatre cents francs et tu seras surveillant général. Dis à tes
amis les anarchistes de ne pas me faire de mal et ne cherche pas une
autre place. J’ai besoin d’un homme de confiance... et qui soit
discret... Que veux-tu, on ne peut pas toujours s’ennuyer...

Il y eut un silence.

--Assieds-toi, Patapon, il fait soif, ajouta, en confidence, M. Bance,
et présente-moi aux jeunes personnes, dis?




PAULINE


A onze heures, Tardot fut prêt. Sa femme, en peignoir et ses cheveux
bruns hâtivement tordus,--depuis le matin elle ne s’occupait que de
lui,--l’examina d’un œil critique.

--Tu es simple, mais tu es bien, prononça-t-elle enfin, assez
satisfaite. On n’est pas obligé d’avoir des vêtements tout flambant
neuf, ça n’est pas bon genre. J’ai très bien refait le pli de ton
pantalon et ton veston n’a plus une tache.

--Est-ce que je ne sens pas un peu la benzine? dit Tardot inquiet.

--Du tout, et puis ça se dissipera à l’air... Tes cheveux et ta barbe
sont un peu longs, mais puisque c’est ton genre...

Elle aurait voulu Tardot glabre et en complet anglais très chic, mais
des raisons budgétaires s’opposaient aux vêtements très chics, et Tardot
sans barbe (il avait essayé jadis, pour obéir) était désolant à cause
des joues qu’il avait trop creuses et du menton dont il n’avait presque
pas.

--Il ne pleut pas, reprit Mme Tardot. C’est heureux, tu n’arriveras pas
au boulevard crotté comme un barbet... Et tu sais ce que tu dois dire,
n’est-ce pas? Ne parle pas trop, mais expose bien tes idées, sois net et
précis. Et au restaurant ne refuse pas tout par discrétion, tu aurais
l’air humble. Sois aisé, sans laisser aller. Tu es un architecte
diplômé; tu n’es plus un gamin; aie conscience de ta valeur. Pense que
si ça s’arrange...

--Si ça s’arrange, c’est la fortune, c’est le succès, je serai lancé!
cria Tardot. Je l’ai bien compris tout de suite, va! Non, cette
chance!... Je me revois descendant de chez Vellin où j’avais été
demander s’il y avait du travail pour moi. A la porte, je croise un
monsieur. Il me regarde, hésite, s’arrête: «Tardot!» Je l’avais déjà
reconnu: «Divelle!» Il y avait vingt-cinq ans que je ne l’avais pas vu,
mais à quarante ans il est pareil à ce qu’il était à quinze ans: un gros
garçon réjoui, avec de gros yeux naïfs. Moi, il m’a reconnu à cause de
mon nez et de mon lorgnon toujours de travers. Et voilà qu’il me prend
le bras, me tutoie, en bon camarade! Et tu sais, c’est un monsieur qui a
des millions! Au collège, il avait déjà de l’argent plein ses poches,
mais maintenant il a hérité et il ne sait quoi faire de ses rentes! Il
me raconte tout ça et il me dit qu’il vient chez Vellin pour la
restauration d’un de ses châteaux, mais que ça ne va pas, que Vellin est
un pontife trop arrivé qui ne veut en faire qu’à sa tête et qui ne
s’occupe pas de ses clients. Après, il me demande ce que je fais, et
quand il apprend que je suis architecte, il me regarde, réfléchit et se
met à dire: «Tiens..., mais... oui... ça serait peut-être une idée... Je
pourrais te charger... Avec un vieux camarade comme toi je m’entendrai
bien... Voyons, voyons, je vais y penser... nous en reparlerons
après-demain...» Et il m’invite à déjeuner... Songe que si ça s’arrange,
c’est non seulement le château (nous irions l’été prochain!) mais encore
les maisons que Divelle possède à Paris qu’on doit réparer, ses terrains
où il veut faire bâtir, son petit hôtel de Passy qu’il veut faire
restaurer parce qu’il va se marier... je ne te l’ai pas dit, je crois...

--Si, tu me l’as dit, interrompit Mme Tardot, qui avait écouté
avidement, pour la centième fois depuis deux jours, le récit de ces
faits miraculeux. C’est notre première chance depuis dix ans, mon pauvre
ami. Oh! je ne te reproche rien, tu as toujours fait tout ce que tu as
pu, mais tu manques d’habileté, tu ne sais pas t’imposer... Enfin, tâche
de réussir, c’est une occasion unique. Sois adroit. Ne te trouble pas...
Mon Dieu, si tu laisses échapper cela...

--Ne m’en dis pas trop, pria M. Tardot avec un pauvre sourire d’homme
qui n’a pas de chance. Je suis déjà bien assez impressionné, va...

Elle le regarda avec affection et pitié. Que ne pouvait-elle lui donner
l’énergie, la décision, l’autorité dont elle se sentait déborder et qui
n’avaient à s’exercer que dans les trois pièces de leur petit cinquième
et vis-à-vis de leur petite bonne!

--Enfin, fais pour le mieux et reviens vite me raconter, dit-elle en
conduisant son mari jusqu’au seuil.

Elle l’écouta descendre les étages, puis revint. Elle devrait attendre
trois heures, quatre heures peut-être, avant de savoir... Pour tromper
cette attente, une fièvre d’activité, plus intense encore que de
coutume, la saisit.

--Aline! Aline! appela-t-elle.

La bonne parut: une petite en tablier bleu, l’air humble et sournois.

--Alors, parce que je me suis occupée de Monsieur, vous avez passé la
matinée à ne rien faire! cria Mme Tardot. Vous aimez mieux écouter aux
portes que de travailler, n’est-ce pas? Regardez la poussière partout,
petite souillon! Allons, prenez votre chiffon, nous allons faire
l’appartement en grand!

Vers quatre heures, elles frottaient encore, Mme Tardot inlassable,
Aline exténuée. La porte s’ouvrit. Mme Tardot bondit vers son mari.

--Eh bien?

--Ce n’est pas fait encore, dit M. Tardot, qui semblait animé et
troublé. Dans quelques jours...

--Crois-tu que ça ira?

--Peut-être. Je ne sais pas. Il y a quelque chose... J’en suis ahuri...

--Quoi? Parle-donc!

--Eh bien, Divelle était avec une femme, sa maîtresse. Une femme très
chic, somptueuse, des fourrures, des bijoux... Devine qui c’était?

--Je ne sais pas! Ça n’a pas d’importance! Qu’est-ce qu’il t’a dit?

--Pas d’importance!... cria M. Tardot, les bras levés. Pas
d’importance!... C’était Pauline!

--Pauline?... Quelle Pauline?

--Notre ancienne bonne d’il y a cinq ans, que tu as mise à la porte
parce qu’elle volait le sucre et le café.

--Non! quoi? qu’est-ce que tu dis? Ce petit torchon! Mais c’est
impossible, mais elle était bête, laide, sale...

--Laide, elle ne l’était pas, et maintenant... bigre! jolie comme un
cœur, les cheveux oxygénés, les joues à peine fardées, et une élégance,
une tenue... Elle a des manières de princesse... elle parle
littérature... Non, je n’en revenais pas!...

--C’est fou... Et tu es sûr?...

--Sûr! Quand Divelle m’a présenté, elle m’a regardé à travers son
face-à-main et a dit du bout des lèvres: «J’ai déjà rencontré ce
monsieur.» Et Divelle l’adore. Il est en extase. Elle est avec lui
depuis deux ans. Il m’a dit que c’était une âme supérieure, qui avait
souffert, longtemps incomprise... Et c’est elle qu’il va épouser!
Parfaitement!...

--C’est fou!...

--Et alors, tu comprends, il fait tout ce qu’elle veut. Il est à ses
pieds. Si elle s’oppose à notre affaire, tout va rater...

--Mais elle n’osera pas. Elle aura peur que nous ne racontions...

--Je n’en sais rien. Elle le tient bien assez pour lui dire la vérité si
elle veut se venger de nous. Dame, tu as été d’une dureté avec elle! Tu
lui criais après tout le temps...

--Et toi tu lui faisais toujours recommencer tes chaussures le matin et
tu l’envoyais au bout de Paris à pied porter des paquets.

--Et toi tu la traitais de petit chameau et de torchon crasseux! Tu
l’accablais de travail, tu lui faisais frotter par terre, laver...

--Ah! tu ne vas peut-être pas critiquer ma façon d’être avec les bonnes!
cria Mme Tardot.

Entre eux, il y eut un silence irrité.

--Ce n’est pas la peine de nous disputer, murmura M. Tardot. Ça
n’arrangera rien. Il n’y a qu’à attendre.

La soirée fut morne. Le lendemain, M. Tardot sortit de bonne heure après
le déjeuner et Mme Tardot reprisait seule, tout en roulant des pensées
amères quand, après un coup de sonnette, Aline vint annoncer Mme
Divelle.

Mme Tardot sursauta. Était-ce?...

Entra nonchalante, hautaine, suprêmement élégante, une personne exquise
et distinguée à l’excès, en qui Mme Tardot, éperdue, reconnut ce petit
chameau de Pauline.

--Restez assise, Cécile Tardot, dit Pauline avec un geste protecteur de
son face-à-main, et soyez rassurée. J’ai pardonné, j’ai oublié. Je
permettrai que mon mari--(M. Divelle le sera dans un mois, j’y ai
consenti)--emploie l’architecte Tardot... Je consentirai aussi à
recevoir vos visites, de temps à autre, à mon jour. Ne me remerciez pas.
La vie m’a vengée de la vie. Je ne pardonne pas, j’abolis. Le passé
n’est plus, n’oubliez pas ceci: le passé n’est plus... Adieu.

Elle sortit, lente et royale. Mme Tardot, béante, saisie de joie,
tremblante de rage, était restée sur place. Elle sentit qu’elle
étoufferait si elle n’avait pas un dérivatif, et elle cria «Aline!» en
s’élançant vers la cuisine.

Mais en face de la petite bonne, en tablier bleu, un sentiment
mystérieux, presque superstitieux, domina soudain Mme Tardot encore
affolée. Elle songea que Pauline avait été là, pareillement souillon;
elle eut un malaise qui ressemblait à de la peur, et c’est d’une voix
presque douce qu’elle conseilla à Aline de mettre sans plus attendre les
haricots au feu.

--Plus souvent, Cécile Tardot, répondit Aline avec une grande insolence.
Je m’en vais, bien sûr! Moi aussi je veux des fourrures, et des bijoux,
et un millionnaire!...




LE SAUVETEUR


Le château était entouré d’un parc admirable que côtoyait la rivière.
Pour revenir, les deux amis en suivirent les bords.

--Voilà, tu as tout vu! dit Jean Fragel. Penses-tu te plaire ici pendant
ta convalescence?

Vadière eut un sourire heureux sur son visage basané.

--C’est un vrai paradis de verdure et de calme. Ta mère m’a fait
l’accueil le plus charmant. Je te suis profondément reconnaissant de
m’avoir invité ainsi.

--Quand je pense que nous nous connaissons depuis le collège, que tu es
mon meilleur ami et que c’est la première fois que tu viens ici...

--Dame, étant enfant, je passais mes vacances en Sologne. Puis nous nous
sommes perdus de vue quand je suis parti aux colonies.

Ils s’étaient assis sur un banc au bord de la rivière. La fumée de leurs
cigarettes monta dans l’air calme. Fragel tapotait sa courte barbe
blonde.

--Tu as remarqué mon régisseur, hein? dit-il soudain.

--Oui... naturellement! J’avoue que je le trouve un peu bizarre, ton...
Mareslot... Marestot...

--Marescot. En quoi le trouves-tu bizarre?

--En tout. Il est familier, autoritaire, trivial. Tout à l’heure, quand
il t’a raconté cette histoire d’avoine disparue, il mentait ouvertement
et il était ivre à ne pas tenir debout. Je ne comprends pas que tu
gardes à ton service un type comme ça.

--Marescot est ici depuis vingt-deux ans, déclara Fragel, et il y
restera vraisemblablement jusqu’à sa mort, quoi qu’il fasse. Tu vas
comprendre: il m’a sauvé la vie. Tout le monde le sait. C’est une
histoire que je veux te raconter. Ma mère d’ailleurs te la racontera
certainement aussi... du moins en partie. Il y a vingt-deux ans, je
vivais ici avec mes parents. On n’avait pas encore voulu me mettre au
collège à cause de ma santé qui était délicate. Je n’y suis allé qu’à
quatorze ans. J’étais un enfant très gâté et mes parents m’adoraient. Un
jour d’été, où il faisait aussi beau qu’aujourd’hui, j’étais venu, vers
cette heure-ci de l’après-midi, me promener au bord de la rivière. Je
m’étais donné beaucoup de mouvement, j’étais fatigué. Je m’assis dans
l’herbe, en haut de l’escarpement que tu vois là, à droite, à l’endroit
où la rivière fait un coude. C’est un coin dangereux, la berge est à
pic, l’eau est profonde, rapide, pleine d’herbes. On me défendait d’y
venir, mais, naturellement, j’y venais tout de même. Il n’y avait
personne sur la route, personne dans le petit bois, ou, du moins, je le
croyais. Je n’entendais que le bourdonnement des insectes. Je me dis:
«Il ne faut pas que je m’endorme, je pourrais rouler...» Et, soudain, je
m’éveille en sursaut: je roulais sur la pente. Je jette un hurlement qui
s’étouffe, dans l’eau où je culbute, où je suffoque, où je perds
connaissance... Je revins à moi dans la salle à manger du château. La
première chose que j’entendis, ce fut un cri de joie déchirant jeté par
ma mère qui m’avait vu ouvrir les yeux. Mon père, le visage bouleversé,
était penché vers moi, les domestiques s’empressaient, et je vis,
debout, ruisselant des pieds à la tête, Marescot.

«--Jean, mon Jean, c’est cet homme qui t’a sauvé au péril de sa vie! me
cria ma mère. Sans lui, tu serais...

»--Je ne vous prouverai jamais assez ma reconnaissance, disait mon père
en serrant les mains de l’homme.

»--On a fait ce qu’on peut, répondit Marescot. Le môme gigotait dans le
bouillon. Je pouvais pas le laisser clampser... J’ai piqué une tête et
je l’ai empoigné par les tifs...»

Il avait déjà cette voix rauque et éraillée que tu as entendue tout à
l’heure. Il avait déjà le crâne chauve, le nez rouge et la barbe
hirsute, mais alors il était maigre, son poil était roux et il était
vêtu de haillons innommables. C’était un chemineau qui traînait dans le
pays depuis huit ou dix jours et qui était déjà venu plusieurs fois
demander l’aumône au château. M’avoir repêché fut pour lui la fortune.
Je fus malade trois mois, mais il m’avait sauvé la vie. Mon père, dans
sa reconnaissance, le garda ici et lui donna des gages sans qu’il eût à
faire aucun travail. Ma mère, ensuite, l’augmenta: il fut jardinier en
chef, puis régisseur.

--Tout s’explique! dit Vadière.

--Ça dépend, reprit Fragel. Ce que je viens de te raconter, c’est la
version officielle, familiale, publique, la version à laquelle tout le
monde croit. Maintenant, je vais te dire quelque chose que je n’ai
jamais dit à personne, et que, pendant longtemps, je n’ai même pas osé
dire à moi-même. Je crois, je suis presque certain, que Marescot, avant
de me retirer de la rivière, m’y avait jeté.

--Hein? Comment ça? dit Vadière, ahuri.

--Il m’a poussé pendant que je dormais sur le talus. J’ai eu
l’impression qu’on me poussait brutalement, et j’ai vu, j’ai entrevu,
plutôt, sa face qui se rejetait en arrière.

--Mais pourquoi t’aurait-il jeté à l’eau pour te repêcher ensuite?

--Pour être mon sauveteur. Tout le monde savait que mes parents étaient
très riches et m’adoraient. Il a voulu acquérir des droits éternels à
leur reconnaissance et à la mienne.

--Mais, alors, c’est un assassin! Pourquoi ne l’as-tu pas dénoncé?

--Parce que je ne suis sûr de rien. Parce que j’ai pu me tromper. Parce
que je dormais, ou du moins que je somnolais, quand j’ai roulé. Parce
que tout le monde était si sûr qu’il m’avait sauvé qu’on me l’a fait
croire et que c’est ensuite seulement que je me suis souvenu--à peu
près--de ce qui s’était passé. Mes parents étaient fous de gratitude.
Chaque jour il m’était plus difficile de les détromper. Et, je te le
répète: imagine que je me sois trompé, que Marescot m’ait sincèrement
sauvé,--quelle ingratitude hideuse de ma part envers cet homme qui a
fait là peut-être la seule belle action de son existence!... Il est
paresseux, grossier, voleur, ivrogne, brutal et impudent... Et puis? Il
a sauvé la vie d’un enfant,--ma vie,--et au péril de la sienne...

Fragel garda un instant le silence et reprit:

--Oui, mais imagine qu’il m’ait réellement jeté à l’eau! Imagine le
triomphe de cette canaille qui, alors, voit, depuis vingt-deux ans,
réussir cette abominable comédie à laquelle nous nous sommes tous
pris... Je t’assure, c’est une obsession pour moi: Marescot est-il une
fripouille sans scrupules qui a risqué de me tuer dans le plus vil des
calculs?... Est-il un noble sauveteur qui a exposé sa vie pour sauver la
mienne?...

--Le voilà, dit Vadière à mi-voix.

Un gros homme malpropre, à la face enflammée et à la barbe sale, parut,
les mains dans les poches et la pipe à la bouche. Son regard alla de la
rivière à Fragel.

--Hein! m’sieu Jean, dit-il d’une voix pâteuse, vous vous souvenez, y a
vingt-deux ans?... Sans c’t’ami Marescot, hein?... sans c’t’ami
Marescot!...

Il cligna de l’œil, ricana derrière sa main, saliva sur l’herbe et
s’éloigna un peu trébuchant.




L’AVENTURE DE M. LASSOY


M. Lassoy avait été favorablement impressionné par la voiture luxueuse
qui était venue le chercher à la gare et par le domestique bien stylé
qui lui avait demandé s’il était bien le précepteur qu’on attendait au
château de Livière. Il le fut davantage encore lorsqu’il arriva au
château, qu’il trouva seigneurial, et qu’on l’introduisit en présence de
Mme de Livière.

Cette dame, parfaitement élégante, encore fort bien et qui cultivait le
genre faible femme langoureuse, était gracieusement assise dans une
causeuse avec, à ses pieds, sur un coussin, une boule de soie havane qui
était un chien, car cela voulut mordre, et à ses côtés son fils Guy,
enfant de huit ans pareil à une poupée. Tout en jouant de sa main
effilée avec les boucles de l’enfant, Mme de Livière examinait M. Lassoy
qui s’inclinait en se nommant.

Il lui convint. Bien vêtu, avec une correction sévère et effacée, les
cheveux blonds, le teint frais, la barbe soyeuse et légère, les yeux
bleus et naïfs derrière un lorgnon d’or, la voix amortie, la parole
choisie et les manières discrètes, il ne déparerait pas, estima-t-elle,
le décor d’élégance et de bon ton qu’elle maintenait au château.

Avec bienveillance, hauteur, politesse et mélancolie, Mme de Livière
prit la parole d’une voix maniérée. Elle s’était risquée à engager M.
Lassoy par correspondance parce qu’il lui avait été chaudement
recommandé. Elle s’en félicitait maintenant, car elle était sûre qu’il
comprendrait ce qu’elle attendait de lui. Guy étant, comme elle, nerveux
et délicat, de grands ménagements s’imposaient. Elle ne voulait pas
qu’il travaillât trop, elle ne voulait pas qu’il fût malheureux. Sans
doute, elle l’avait gâté, mais depuis cinq ans qu’elle était veuve, elle
était seule dans la vie avec lui. Elle ne consentirait jamais à le
mettre au collège et la situation de M. Lassoy auprès de lui serait de
longue durée... Encore un mot: M. Lassoy était, n’est-ce pas, bon
musicien?

M. Lassoy s’inclina. Il comprenait parfaitement la mission qu’il avait
l’honneur d’avoir à remplir. Il s’efforcerait, avec toute sa bonne
volonté, de ne pas trahir la confiance qu’on voulait bien lui accorder
et dont il était fier de se sentir digne... Il avait l’honneur de jouer
passablement du hautbois.

Cette entrevue satisfaisante terminée, M. Lassoy fut conduit à son
appartement.

Dès lors, une vie ravissante commença pour lui. Ses appointements
étaient considérables. Il occupait deux chambres confortables d’où l’on
avait une vue magnifique, et les repas exquis réjouissaient sa
gourmandise. Guy était un aimable enfant, à condition qu’on n’essayât
pas de rien lui apprendre. Les heures passaient dans une oisiveté
charmante. Parfois, le soir surtout, Mme de Livière demandait à M.
Lassoy de faire de la musique ou de dire des vers. Il s’en acquittait
avec d’autant plus de plaisir qu’aucune arrière-pensée ne troublait son
âme amie du repos, car Mme de Livière, malgré cette demi-familiarité et
ses allures langoureuses, restait parfaitement indifférente et distante.
M. Lassoy appréciait d’autant plus la félicité qui était son partage
qu’il se souvenait de ses deux dernières places: l’une auprès d’un
cancre méprisant et hargneux dont les parents avaient l’invraisemblable
prétention de faire un bachelier ès lettres, l’autre parmi cinq drôles
forcenés de sept à quatorze ans qui lui avaient infligé toutes les
épreuves.

M. Lassoy était depuis un mois au château de Livière quand M. Varleur
vint dîner.

M. Varleur revenait de voyage; son château était voisin. C’était un
homme de haute taille, brun, sanguin, à moustache noire. Il nourrissait
pour Mme de Livière une passion ancienne et violente. Il avait essayé
d’être son amant tant que Livière, dont il était l’ami intime, avait
vécu; il avait essayé de l’épouser depuis qu’elle était veuve. Elle s’y
était constamment refusée avec une résolution dont la grâce indolente,
mais inflexible, le rendait fou.

Quand, à table, M. Varleur vit M. Lassoy, doux, discret, satisfait et
bien traité, il roula des yeux farouches. Quand, après le dîner, Mme de
Livière pria, avec une grande amabilité, M. Lassoy de jouer du hautbois,
puis de dire des vers, les regards de M. Varleur devinrent homicides en
se fixant sur le précepteur. Ce jeune homme modeste ne s’en aperçut
point. Il continua ses modulations. Bientôt M. Varleur prit congé
brusquement.

Le jour suivant M. Lassoy se promenait seul, dans la campagne, lorsque
devant lui, jaillissant d’un bouquet d’arbres, un homme sauta sur le
chemin.

M. Lassoy fit, avec un petit cri, un petit bond en arrière. Mais il
reconnut M. Varleur et sourit avec urbanité.

--Monsieur, excusez ma surprise, dit-il, mais vous m’avez fait peur.

--Peur!... proféra d’une voix basse et rauque M. Varleur dont la
surexcitation était effrayante,--peur! Eh bien, tu as raison d’avoir
peur! Pars! Fuis! Va-t’en!... ou je te tue comme un chien! Cette femme,
que tu veux me prendre, que tu comptes séduire avec tes manières
doucereuses, elle est à moi!... Ou du moins elle ne sera pas à un autre!
Je ne suis pas doucereux, moi! Je l’aime depuis dix ans d’un amour
sauvage! D’un amour sauvage, tu entends! Elle est à moi! Pars, te
dis-je, sinon je te tue! Je te tue comme un chien!

Il rugit; ses yeux étaient ceux d’un fou. D’une main herculéenne il
saisit Lassoy à l’épaule, le secoua comme un frêle prunier et s’éloigna
en agitant dans les airs un poing forcené.

M. Lassoy dut s’asseoir. Puis, livide et les jambes flageolantes, il
regagna le château. Mme de Livière l’attendait.

--Vous avez rencontré ce fou, lui dit-elle avec un peu plus d’animation
qu’elle n’avait coutume d’en montrer, je le vois à votre émotion. Mais
ne craignez rien, monsieur Lassoy, des soupçons aussi grotesques ne
sauraient m’atteindre. Vos services me conviennent parfaitement.
Rassurez-vous, je vous garde et cela d’autant plus volontiers qu’il est
venu ici m’intimer l’ordre de vous chasser... Ses prétentions sont
ridicules... L’épouser!... (elle haussa les épaules). Ah! mon Dieu! ni
lui ni un autre! Je suis bien trop tranquille depuis que mon mari est
mort, ajouta-t-elle avec franchise. Je vous le répète, monsieur Lassoy,
vos services me conviennent, je vous garde et si votre présence ici a
pour résultat que je sois débarrassée des prétentions impertinentes de
M. Varleur, j’en serai fort aise.

--Permettez... permettez... bégaya M. Lassoy.

Mais déjà elle était partie. Il remonta chez lui. Son visage défait,
qu’il vit dans une glace, lui fit peur. Une image obsédait sa pensée: un
chemin creux, un corps,--le sien,--étendu dans son sang, et le féroce
Varleur s’éloignant tout exultant de vengeance satisfaite.

Affolé par cette vision affreuse M. Lassoy, avec une hâte fébrile,
écrivit une lettre qu’il laissa sur la table, à l’adresse de Mme de
Livière. Il expliquait qu’une affaire de famille le rappelait à Paris
avec la plus extrême urgence.

Puis il fit rapidement sa valise, se glissa hors du château et, par une
petite porte du parc, gagna la route qui menait à la gare où, dans un
coin obscur, il s’assit, exténué, pour attendre le train.

C’est à Paris seulement, chez un vieillard acariâtre, exigeant et avare,
dont il était devenu le secrétaire, faute de trouver mieux, que M.
Lassoy reçut, renvoyée du château de Livière, une lettre signée
Hippolyte Varleur et où ce monsieur lui disait:

«C’est moi qui pars. Un éclair de raison m’arrête au bord du gouffre. Je
ne veux pas souiller mes mains et mon honneur d’un sang méprisable. Dans
un voyage lointain j’oublierai celle qui s’est rendue indigne de moi en
vous favorisant, être vil.»

--Ça, c’est le comble, gémit M. Lassoy accablé. Je suis parti pour
rien...




UNE LETTRE


M. Thielle était parti la veille au soir pour Bordeaux où il voulait
traiter une affaire importante et, comme chaque fois qu’il s’absentait,
il avait laissé la direction de la fabrique à son secrétaire, M.
Valoral.

M. Valoral se trouvait à neuf heures dans le bureau de son patron, et
s’apprêtait à décacheter le courrier. La porte s’ouvrit. M. Valoral fut
considérablement surpris de voir paraître Mme Thérèse Thielle qui, bien
que son appartement fût à l’étage au-dessus, ne venait jamais dans les
bureaux. C’était une petite femme blonde et vive à qui ses amies
reprochaient d’avoir l’air évaporée mais, ce matin-là, sa robe était
sévère, sa coiffure disciplinée et son joli visage mobile empreint de
gravité.

--Bonjour, monsieur Valoral, dit-elle au secrétaire. Vous êtes étonné de
me voir, n’est-ce pas? Si, si, je sais: la légende de la petite femme
folle que rien de sérieux ne peut intéresser!... Eh bien, monsieur
Valoral, j’ai formé un projet que je veux réaliser en l’absence de mon
mari. Je veux pouvoir le seconder efficacement et partager le poids de
son labeur. J’ai réfléchi, j’ai vu mon devoir. Depuis quatre ans que
nous sommes mariés les plaisirs sont pour moi, et le travail pour lui...
Il ne songe qu’à me gâter. Il me traite comme une enfant. Je veux lui
prouver que je suis capable, moi aussi, de travailler et de me dévouer.
Monsieur Valoral vous allez m’initier aux affaires. Vous êtes le
secrétaire et l’ami dévoué de mon mari, vous allez me faciliter ma
tâche... Non, non, ne m’objectez rien, je suis décidée. Paul revient
dans cinq jours. J’ai une dépêche de lui... Il faudra du reste que je
vous donne son adresse tout à l’heure, vous m’y ferez penser... Alors,
d’ici cinq jours, j’ai bien le temps de me mettre au courant... Et
quelle bonne surprise pour lui quand il reviendra! Comme je serai
contente! Alors je prends place à son bureau. Ça va tant m’amuser!
D’abord on ouvre le courrier, n’est-ce pas? Quel tas de lettres!... Je
commence: «La maison Béran prie M. Thielle...» Mais nous verrons après
le détail. Je vais d’abord tout ouvrir, et puis nous classerons et vous
m’expliquerez...

Frémissante de plaisir elle décachetait vertigineusement les lettres. M.
Valoral la regardait. Il était terrifié à l’idée de l’immense surcroît
de travail qu’une telle aide allait lui infliger. Il n’osait rien dire,
sachant que M. Thielle éprouvait de l’extase pour chacun des caprices de
la jeune femme, et, du reste, il pensait que celle-ci, au bout d’une
heure, en aurait assez et passerait à une autre fantaisie.

Tout à coup il la vit tressaillir. Une lettre, qui n’avait pas l’aspect
commercial, tremblait au bout de ses jolis doigts.

--Qu’est-ce que c’est que ça? murmura-t-elle. Et elle relut d’une voix
étranglée:

«Mon grand chou. Une bonne surprise! Je serai libre vendredi prochain
et, à trois heures, dans notre petit chez nous.--Ta Sissy.»

--Sapristi! se dit M. Valoral, c’était ça, je m’en doutais bien!... (Il
hésita.) Tant pis, je vais lui dire...

Et tout haut:

--Madame, cette lettre, je vais vous expliquer...

--Taisez-vous! sortez! cria Mme Thielle dressée, blême, et les yeux
étincelants. Misérable, vous êtes son complice! Et c’est pour cela que
vous avez sa confiance! Il me trahit, lui! lui qui a quinze ans de plus
que moi! lui qui joue à la vertu! lui que j’aime, pour qui je voulais
travailler, me dévouer... Ha, Ha, Ha! Et vous, un homme soi-disant
respectable, vous favorisez!... Sortez, vous dis-je!

--Mais madame, je vous affirme, ce n’est pas... la croix...

--Je ne crois rien. Je connais vos mensonges! Sortez, ou je vous fais
mettre dehors! et ne revenez jamais ici! Quoi? Les affaires? Le
courrier? Voilà ce que j’en fais, tenez, du courrier, je le mets en
morceaux! Quand je pense que je venais ici pour... Mais voulez-vous
sortir, à la fin!

Elle avançait sur M. Valoral. Il s’enfuit, consterné. Elle resta seule.
Elle relut la lettre signée Sissy, et la plaça dans son corsage. Puis
elle se remit, avec des gestes d’automate, à déchirer tous les papiers
sans exception qui étaient sur le bureau. Après quoi, toujours dans le
même état de calme trompeur, elle marcha vers la cheminée. La pendule
était un cadeau qu’elle avait fait à son mari à l’occasion d’un
anniversaire; elle la brisa sur le sol. Elle revint au bureau et fit
subir le même sort à l’encrier, autre cadeau d’anniversaire. Ensuite
elle tomba sur le fauteuil et eut un long rire hystérique qui s’acheva
en une crise de sanglots convulsifs. Enfin elle sortit de la pièce
qu’elle referma à clé, passa, sans les voir, au milieu des employés qui
dissimulaient mal une ardente curiosité, remonta chez elle, s’habilla et
alla expédier à l’adresse de son mari, à Bordeaux, la dépêche suivante:

«Revenez à l’instant. Situation désespérée.--Thielle.»

Elle marcha des heures au hasard des rues. Elle pensait au suicide, elle
pensait au divorce, elle pensait à trahir elle-même celui qui l’avait
trahie. L’écroulement de son bonheur la torturait. Au soir seulement
elle rentra dans son appartement qui lui fit horreur. Elle dîna à peine,
elle passa une affreuse nuit, et de bonne heure se leva et s’habilla
afin d’être prête à tout événement.

A onze heures il y eut un coup de sonnette et elle tressaillit, mais la
femme de chambre vint annoncer M. et Mme Berly. C’étaient le frère et la
belle-sœur de Mme Thielle et celle-ci se souvint alors seulement qu’elle
devait passer la journée avec eux. Elle eût voulu dissimuler, mais
c’était au delà de ses forces, et tout en elle était tragique quand elle
les reçut.

--Bonjour, ma petite Thérèse. Eh bien, qu’y a-t-il donc? Tu as l’air
lugubre, dit, en embrassant sa sœur, M. Georges Berly qui était jeune et
élégant, Valoral n’est pas encore parti? J’ai un mot à lui dire.

--Bonjour, ma chère Thérèse, dit Mme Berly, jeune femme à l’air pincé,
es-tu souffrante? Tu n’as pas bonne mine.

Mme Thielle éclata en sanglots:

--Je suis trop malheureuse! Oui, trop malheureuse. Paul ne m’aime plus!
Il me trahit!

--Paul! Mais il t’adore! Tu es folle!

--Naturellement, entre hommes vous vous défendrez toujours! Regarde ce
que j’ai trouvé dans son courrier!

M. Georges Berly prit la lettre que lui tendait sa sœur, tressaillit et
devint fort rouge.

--Montre donc, lui cria Mme Berly qui l’observait. Tiens, comme c’est
drôle, c’est l’écriture de Cécile, et c’est comme ça qu’elle signe dans
l’intimité: Sissy.

--Quelle Cécile? dit Mme Thielle, haletante.

--Tu ne la connais pas. J’ai été en pension avec elle en Angleterre. Ton
mari ne l’a jamais vue... Tandis que Georges la connaît très bien, et
elle lui plaît beaucoup... Je m’en doutais déjà; maintenant, j’en suis
sûre! Ah, c’est trop fort!

Elle se leva et sortit violemment. Mme Thielle resta stupéfaite.

--Tu n’aurais pas pu te taire? lui dit son frère, furieux. Oui, c’était
pour moi la lettre, et ton mari ne sait même pas de qui c’est, ni ce que
c’est au juste! La croix, là, en haut de l’enveloppe, ça veut dire que
c’est pour moi. Valoral est prévenu et il me remet les lettres. J’ai
demandé cela à Paul, parce que Madeleine est si bêtement jalouse! Les
choses les plus innocentes lui paraissent coupables... Ah, tu as fait du
joli, tu peux t’en vanter!

Il s’élança à la suite de sa femme. Mme Thielle resta éperdue de joie.
Deux minutes s’étaient à peine écoulées que M. Thielle parut à la porte.
Il était poussiéreux, l’angoisse et la fatigue bouleversaient son visage
habituellement paisible.

--Thérèse! cria-t-il, te voilà! Tu n’as rien! Mon Dieu, mon Dieu, comme
j’ai eu peur! Mais pourquoi ce télégramme? Je ne vis plus, depuis hier
que je l’ai reçu. Et en bas, qu’est-il arrivé? Valoral n’est pas là. Les
employés ne savent que faire. Le courrier d’hier a disparu. Mon bureau
est plein de papiers et de débris, ma pendule cassée! Avec ça, je viens
de croiser ton frère et sa femme qui se disputaient tellement qu’ils ne
m’ont même pas vu! Tout le monde a l’air fou... Quant à l’affaire de
Bordeaux, elle est dans l’eau. Mon client est furieux, j’ai tout lâché
en recevant cette dépêche... Voyons, ma petite Thérèse, qu’est-ce qui
s’est passé?

--Rien du tout, rien du tout, ça n’a pas d’importance, dit Mme Thielle
en se jetant dans ses bras. Tout ça, c’est parce que je t’aime,
vois-tu!...




UNE BONNE FORTUNE


--Eh bien, oui, mercredi, à trois heures, chez vous...

--Merci, merci, bégaya Henri Trézal aussi passionnément que la stupeur
le lui permit.

Alice s’éloigna vivement de lui. Son mari les rejoignait dans la serre.

Henri Trézal s’en alla peu après, n’ayant pas encore retrouvé ses
esprits.

«Alors elle m’aime... alors elle m’aime...», se répétait-il. Ce n’était
pas un flirt innocent, c’était sérieux! Ces avances, que je croyais des
coquetteries sans conséquences, c’étaient les témoignages irrésistibles
de la passion. Depuis quand m’aime-t-elle? Il y a sept ans qu’elle est
mariée et que je la connais...»

Ici il éprouva un peu de remords anticipé, parce qu’il était, depuis le
collège, l’ami intime de Roger Bulac, le mari d’Alice (ce sentiment ne
s’implanta pas), et une assez notable inquiétude, parce que Roger Bulac,
bon garçon et jovial d’habitude, était fort violent et certainement
quatre ou cinq fois plus fort que lui.

Dans son élégant rez-de-chaussée de garçon riche et qui aime ses aises,
Trézal, devant une glace, se contempla longuement. Il constata qu’il
était beaucoup mieux qu’il ne croyait, et qu’il avait jusque-là méconnu
sa vocation mondaine, qui était de séduire. Il revit ensuite Alice,
brune, souple et désirable, et se convainquit de l’ardente joie qu’il
éprouvait.

Le mercredi vint et, avec lui, à trois heures et demie, Alice.

Elle songeait à se rhabiller, vers la fin de l’après-midi, quand le
téléphone, sur la table du boudoir, tinta.

--Je vais répondre, tu vas voir comme je sais changer ma voix! dit Alice
à Trézal, qui la contemplait en extase.

Et elle ajouta, gamine, le menaçant du doigt:

--Si c’est une femme...

Elle se pencha vers l’appareil avant qu’il eût le temps de l’arrêter.
Elle écouta. Il la vit devenir blême. Elle répondit deux fois: «Oui,
oui» d’une voix rauque, étranglée, méconnaissable, raccrocha le
récepteur, si tremblante qu’elle dut s’y reprendre à deux fois, et dit à
Trézal:

--C’est mon mari. Il vient ici...

Trézal se dressa, livide.

--Hein?... Ton mari?... Ici?... Il sait?...

--Non. Il croit qu’il vous a parlé. Il a ri en disant que vous aviez une
drôle de voix. Il vient en auto...

--Mais pourquoi n’as-tu pas dit?...

--Ah! ne me tutoyez pas, ce n’est pas le moment! Dire quoi?... Pour
qu’il reconnaisse ma voix, n’est-ce pas?...

--Il faut que vous partiez à l’instant! affirma Trézal, qui renouait
convulsivement sa cravate.

--En chemise comme je suis, n’est-ce pas? M’habiller? (Elle haussa les
épaules.) Pour sortir juste au moment où il arrivera? Pour me trouver
nez à nez avec lui dans l’escalier?... Rien que pour lacer mes bottines
il me faut dix minutes...

Trézal eut un coup d’œil de haine vers les hautes tiges de daim gris.

--Pourquoi n’avez-vous pas mis de petits souliers, aussi?

--Parce que je manque d’expérience probablement! cria-t-elle, rageuse.
Vous êtes inimaginable, à la fin!

--Calmez-vous! Ne nous affolons pas, balbutia Trézal dont les dents
claquaient. Il faut prendre un parti... Mon Dieu, quelle idée de
répondre à ce téléphone!...

--Pourquoi en avez-vous un?... Allons, êtes-vous enfin prêt? Vous n’avez
qu’une chose à faire: le recevoir, sans avoir l’air de rien, dans une
autre pièce.

--Évidemment, évidemment... Quand il vient, c’est au salon, en effet,
que je le reçois. Je vais y passer. Je fermerai la porte d’ici à clé...
Surtout ne faites pas de bruit, les cloisons sont minces...

--Et vous, ne claquez pas des dents et cessez d’être vert, si vous
pouvez. Vous avez la peur peinte sur la figure...

--Oh! c’est pour vous seule que je m’inquiète, croyez-le...

Il passa dans le salon, ferma la porte à double tour, mit la clé dans sa
poche. Il lui semblait que les battements de son cœur devaient
s’entendre de la rue. L’adultère, il s’en rendait bien compte, était
vraiment une chose hideuse. Le coup de sonnette attendu le fit bondir.
Il alla ouvrir en se disant: «Ma vie est en danger.»

Vingt minutes plus tard, il reconduisait Roger Bulac qui, au seuil, en
lui serrant la main avec effusion, lui disait:

--Merci encore, mon vieux... Tu es toujours le meilleur des copains.
Cette petite est de bonne famille, timide, réservée. La mener à l’hôtel,
impossible!... Alors, c’est entendu, je trouverai ta clé à deux heures
chez ton concierge.

--C’est entendu, mon vieux.

Une dernière poignée de main, solide, pleine de cordialité, et, la porte
refermée derrière Bulac, Henri Trézal revint vers le boudoir, rayonnant.

--Eh bien! cria-t-il en entrant, ça y est! Il est parti! Il ne se doute
de rien!...

Il s’interrompit. Alice, qui s’habillait violemment, tournait vers lui
une face blanche, décomposée par la colère.

--Assez! Oh! assez, n’est-ce pas? siffla-t-elle entre ses dents serrées.
Il ne se doute de rien!... Ah! vraiment, il ne se doute de rien!... Et
c’est cela que vous osez venir me dire après que...

--Vous avez entendu? balbutia Trézal stupéfait de sa fureur.

--Naturellement! Est-ce que vous me croyez assez bête pour ne pas
écouter ce qu’il avait à vous dire? Ah! le misérable, le misérable!...
Me tromper!... Chez moi!... Séduire la gouvernante de ma fille! Obtenir
un rendez-vous de cette gueuse et venir vous emprunter votre appartement
pour la recevoir! Ça, c’est le comble! Vraiment, c’est le comble! Et
vous, vous trouvez ça très bien! Vous dites oui! C’est du joli! Ah!
c’est du joli!

--Mais je ne pouvais pas dire non, gémit Trézal. Il l’a fait pour moi
dans le temps, quand j’habitais avec ma famille et que lui habitait
seul... Et moi aussi je l’ai fait déjà... Si j’avais refusé cette
fois-ci, il n’aurait pas compris...

Il sentit qu’il s’enferrait et s’arrêta.

--Très bien! On ne peut mieux! cria Alice, qui se poudrait à coups de
poing. Alors, ce n’est pas la première fois! Alors il a l’habitude de me
tromper! Et cette sale petite grue de Constance avec son air
sainte-nitouche!... Moi qui la traitais comme une amie. Ah! mais, ça ne
se passera pas comme ça!...

Elle sortait. Il l’arrêta.

--Alice, qu’est-ce que vous allez faire?

--De quoi vous mêlez-vous? Vous ne pensez peut-être pas que je vais
garder cette fille une heure de plus!... Et quant à Roger...

--Mais réfléchissez! Réfléchissez, je vous en prie! Il n’y a qu’à moi
qu’il a dit... Donc il n’y a qu’auprès de moi que vous avez pu
apprendre... Inévitablement il comprendra... Dissimulez, au moins...
Attendez quelques jours. Ayez l’air d’avoir surpris par hasard... Songez
au danger auquel vous nous exposez... à la violence de Roger... Il est
capable...

--Je m’en moque pas mal! Êtes-vous fou de croire que je pourrai
supporter seulement cinq minutes de voir cette grue chez moi! auprès de
lui!... Et quant à sa colère à lui, quand c’est lui qui me trompe!... Ce
serait le comble!... D’ailleurs, je m’en moque!...

Désemparé, il trouva un dernier argument, plaintif:

--Vous ne m’aimez donc pas?...

Elle le regarda en face, ne prit pas la peine de lui expliquer que,
voulant une fois dans sa vie expérimenter l’adultère, elle l’avait
choisi, lui, précisément, parce qu’il était trop raisonnable, trop
correct et trop prudent pour jamais s’imposer par une passion gênante ou
compromettante, elle éclata en un rire saccadé, haussa furieusement les
épaules et s’élança au dehors...

Seul, il resta un moment anéanti. Puis l’imminence du péril lui rendit
quelques forces. Il se précipita dans un cabinet noir, en ramena une
malle et se mit à y entasser fébrilement tout ce qu’il fallait pour un
voyage d’assez longue durée.




MARTELAN


Dans l’atelier immense et somptueux occupant le premier étage de son
hôtel, le peintre Jacques Férial, membre de l’Institut, commandeur de la
Légion d’honneur, travaillait tout en causant avec le Dr Moraud, son
médecin et son ami. A une phrase de ce dernier, il se retourna
brusquement.

--Martelan? Si j’ai connu un peintre nommé Martelan? Mais j’ai vécu avec
lui pendant huit ans, de dix-neuf à vingt-sept ans! Nous avions, avenue
du Maine, le même atelier, avec une soupente où nous couchions côte à
côte, sur des paillasses, parce que nous avions vendu nos matelas, pour
acheter du chauffage pendant l’hiver de 1879, où il a fait si froid. Et
je vous assure que jamais deux jeunes gens enthousiastes de leur art
n’ont été plus fraternellement unis dans le travail, dans la misère et
dans la gaieté que Martelan et moi pendant ces huit années qui sont les
meilleures de ma vie, malgré les souliers percés, le poêle sans feu et
les jours sans le sou, où le crémier ne voulait pas toujours faire
crédit!... Et puis nous nous sommes séparés, je ne sais plus pourquoi,
sans motif probablement, parce que toute chose se termine un jour ou
l’autre... Je l’ai rencontré ensuite deux ou trois fois, par hasard,
puis plus du tout, et cela m’a fait beaucoup de peine quand j’ai entendu
dire, il y a une quinzaine d’années, qu’il était mort.

--Eh bien, dit le Dr Moraud, un de mes anciens élèves m’a demandé, le
mois dernier, de venir voir un de ses malades indigents, qui
l’intéressait particulièrement. J’y suis allé et j’ai trouvé un vieux
bohème croupissant dans une misère noire et se refusant obstinément à
aller à l’hôpital. Il m’a dit qu’il s’appelait Martelan et qu’il était
peintre. Je vous ai nommé, mon cher maître, et il a répondu: «Jacques
Férial, je connais, je connais...» sans rien ajouter. Nous avons réussi,
par miracle, à le tirer d’affaire, du moins pour le moment.

--Donnez-moi l’adresse, dit Férial brusquement.

Il y alla le lendemain, par une après-midi de fin d’hiver toute trempée
d’humidité glaciale. C’était près des fortifications, aux confins de
Montrouge et de Plaisance, dans une longue rue morne, une sorte de cité
composée de masures lépreuses.

--Suivez l’allée tout droit, lui dit la concierge, une vieille
extraordinairement sordide. Traversez le jardin, et c’est l’espèce de
hangar qu’est là, avec une porte jaune. Cognez fort, des fois qu’y
pionce.

Jacques Férial pataugea dans l’allée pareille à un ruisseau fangeux et
traversa un terrain où se tordaient deux ou trois arbres étiques. A la
porte jaune, faite de trois planches disjointes, il frappa et, sur un
grognement provenant du dedans, il entra.

C’était nu, glacial, délabré. Le sol était en terre battue, les murs
étaient en plâtre crevassé; il y pendait quelques esquisses que la
moisissure gagnait. Au fond, il y avait un grabat et, plus près, un très
petit poêle en fonte où crépitait faiblement un peu de feu. Penché vers
le poêle, un vieillard blême, à barbe grise hirsute, un chapeau mou
crasseux sur la tête, une couverture trouée sur le dos, était assis sur
une chaise de jardin en fer. Il avait tourné la tête vers la porte et
regardait, d’un œil hagard et fâché, qui entrait.

--Monsieur Martelan? demanda Jacques Férial.

--C’est moi. Et vous, monsieur, qui êtes-vous? dit le vieux d’une voix
creuse.

Jacques Férial éprouvait une gêne à surprendre ainsi, brusquement, dans
sa misère, ce compagnon de jadis que la vie avait traité si différemment
qu’elle ne l’avait traité, lui! Peut-être redoutait-il aussi de trouver
en Martelan un quémandeur inlassable que sa bienveillance déchaînerait.
Il ne se nomma pas, sachant bien qu’après tant d’années--et maintenant
glabre et massif, alors qu’il avait été maigre et barbu--il ne serait
pas reconnu.

--Je suis collectionneur, répondit-il; le Dr Moraud, qui m’a soigné, m’a
dit avoir vu ici quelques esquisses très intéressantes et je voudrais...

--Le Dr Moraud s’est intéressé à ma maladie, qui est, paraît-il,
curieuse, et aucunement à mes esquisses, interrompit Martelan. Mes
esquisses n’existent pas, l’eau les pourrit, il pleut à travers le
toit!... Vous ne savez pas ce que je brûle là? ajouta-t-il en
brandissant un bout de bois blanc qu’il fourra dans le petit poêle.
C’est mon chevalet! A quoi bon un chevalet? Pour peindre, sans parler
des toiles et des couleurs, il faut avoir chaud et manger tous les
jours. Moi, je ne peins plus depuis longtemps. Je laisse ça aux
autres... aux malins!...

Il ricana, ce qui le fit tousser. Mais comme son visiteur allait prendre
la parole, il reprit:

--Non, monsieur, n’insistez pas! Je ne sais pas si c’est de vous ou de
moi qu’on s’est fichu en vous envoyant ici. Je crois plutôt que c’est de
vous et c’est une sale blague qu’on vous a faite! Un bon conseil:
remontez dans votre voiture--vous êtes certainement venu en voiture,
vous êtes un homme chic, ça se voit--et filez chez quelqu’un
d’important, d’arrivé, de décoré, de subventionné, de tout ce que vous
voudrez!... Un type comme Jacques Férial, par exemple! Croyez-moi,
allez-y! Ça sera cher, mais vous en aurez pour votre argent... Du reste,
c’est de ma peinture que vous voulez? Oui! Et bien! allez chez Jacques
Férial!

--Qu’est-ce que vous voulez dire? demanda le visiteur, qui avait eu un
mouvement de surprise.

--Ce que je veux dire?...

Martelan s’était dressé dans sa couverture qui glissait. Surexcité, il
gesticulait et sa voix rauque haletait.

--Je veux dire que la peinture de Jacques Férial est à moi! A moi,
entendez-vous! A moi! Je le connais, Jacques Férial, et il me connaît!
Nous avons, côte à côte, dans le même atelier, vécu et travaillé pendant
près de dix ans! Et pendant ces dix ans, il m’a surveillé, observé,
étudié, espionné sans relâche, pour s’approprier mes procédés,
s’assimiler mon tempérament d’artiste, copier ma manière! Oui, monsieur;
à vingt ans, à l’âge des enthousiasmes fous, des aspirations généreuses,
des nobles rêves, il a eu cette sournoise habileté, ce calcul vil, de
s’attacher pour le détrousser, au mieux doué de ses camarades! Et moi,
confiant, imbécile, j’avais pour lui une amitié fraternelle, je lui
expliquais mes théories, mes plans, mes rêves, je le guidais, je le
conseillais! Je lui ai appris tout ce qu’il sait. Il m’a volé tout ce
que j’ai créé! C’est ça l’envers de sa gloire! Et il a réussi parce
qu’il a de la patte, parce qu’il est adroit, parce qu’il est un
imitateur hors ligne, parce qu’il est pillard, parce que, en outre, tous
les moyens lui sont bons pour se pousser, s’imposer, faire sa réclame!
Pendant que je rêvais mes œuvres, que j’étudiais encore, cherchant le
mieux, il me devançait et prenait ma place en me copiant servilement. Et
il a triomphé, et il gagne cent mille francs par an, et il est illustre
pendant que moi je crève!

Une nouvelle quinte de toux l’interrompit et quand ce fut calmé, sans
autre transition, il jeta à son visiteur:

--Au revoir, monsieur! je ne vous reconduis pas. J’ai les jambes
malades.

--Au revoir, monsieur, répondit tranquillement Jacques Férial, qui
l’avait écouté sans mot dire. Je ne vous importunerai pas davantage.
Permettez-moi seulement d’emporter cette esquisse, qui m’intéresse
beaucoup.

Il alla décrocher du mur un petit panneau pourrissant où subsistaient à
peine quelques vagues taches de couleur, le mit sous son bras, posa cinq
billets de banque sur la table et sortit.

Il atteignait l’allée fangeuse quand, derrière lui, la porte jaune se
rouvrit violemment. Martelan, chancelant sur ses jambes malades,
apparut, s’accrochant au chambranle.

--Férial! cria-t-il de sa voix creuse, plus haletante que jamais.
Férial, écoute: C’est pas vrai tout ce que je t’ai dit! Je ne le pense
pas, tu le sais bien! C’est moi qui suis un vieux raté!




LA SUCCESSION


Louis Marville achevait de donner des ordres à ses chefs de service,
quand il y eut un coup de téléphone. C’était son valet de chambre:

«La garde vient de me prévenir que le père de monsieur demande
monsieur.»

Marville eut un mouvement de surprise, car le vieillard, très malade et
dont la vie déclinait lentement, depuis plusieurs semaines ne parlait
plus et ne semblait plus avoir conscience du monde extérieur. En hâte il
quitta ses fabriques toutes bourdonnantes d’activité prospère, et son
auto l’emporta vers chez lui, à Neuilly.

Le soir tombait lorsque la voiture s’arrêta au perron de l’hôtel. Louis
Marville savait que sa femme était sortie pour l’après-midi et que ses
deux fils étaient au lycée. Il monta rapidement au premier étage où
l’appartement de son père occupait l’aile droite de la maison.

Dans un fauteuil vert, au coin d’une cheminée où des bûches flambaient,
un vieillard était assis, les jambes enveloppées dans une couverture. Il
leva les yeux. Son regard, vide et mort le matin encore, était
maintenant lucide.

--Père, vous allez mieux?

Louis Marville s’était avancé. Lui et le vieillard se ressemblaient. Ils
avaient pareillement la bouche mince et circonspecte, le nez pointu et
des yeux d’un gris métallique.

--Je ne sais pas si je vais mieux. Je peux parler. Alors je t’ai fait
appeler...

Avec effort, le vieillard tourna un peu la tête vers le fond de la
pièce. Une garde, qui s’y trouvait assise, aussi muette et immobile
qu’un meuble, se leva et sortit. On entendit son pas s’éloigner.

--Vois si personne ne peut entendre. Ferme les portes. Reviens vite...

«Écoute, reprit-il, quand son fils eut obéi, il faut que je me dépêche.
J’ai à te parler... Je sens que mes forces ne sont pas revenues pour
bien longtemps... Il faut que j’en profite, parce qu’après... après...
Enfin pour le moment je peux parler... mais d’abord, dis-moi comment
vont les affaires? Cette année, les résultats?...»

Louis Marville donna des détails et dit des chiffres. Le vieillard
l’écoutait ardemment. Ce qui avait été la passion de sa vie le
passionnait encore.

--C’est magnifique, murmura-t-il. Mais c’est lourd, hein, de tout
diriger, maintenant que tu es seul? Enfin, je te connais, tu t’y donnes
tout entier, tu es comme moi, pour toi il n’y a que cela qui compte...
Et tu es capable, énergique... Tu es bien mon fils... A présent,
écoute... approche plus près...

Il ferma les yeux, parut lutter un moment contre lui-même, et de sa voix
cassée, plus basse:

--Voilà: j’ai quelque chose à te dire... à te révéler... Mon Dieu, c’est
difficile... Tu te souviens de mon père? Oui, de ton grand-père?

--Sans doute, je m’en souviens, affirma Louis Marville, étonné.

--Tu sais comment il a commencé sa fortune, notre fortune. Il avait
passé la moitié de sa vie sans réussir à rien, malgré ses efforts et son
intelligence; il s’était débattu contre la pauvreté, il avait essayé de
tout jusqu’au jour...

--Jusqu’au jour où il a eu l’héritage du cousin Vautier, les trois cent
mille francs qui lui ont permis de fonder la première fabrique. Oui, je
sais...

--Eh bien,--la voix du vieillard n’était plus qu’un chuchotement--eh
bien, l’héritage du cousin Vautier n’aurait pas dû appartenir à mon
père... Mon père l’a... pris... s’en est emparé... Tais-toi, écoute-moi.
Le cousin Vautier avait un autre héritier, un neveu, Albert Blanchard,
qu’il avait élevé, mais qui, par coup de tête, s’est brouillé avec lui
et est parti à l’étranger. Alors le cousin Vautier, de colère, a fait un
testament où il laissait toute sa fortune à mon père. Après il l’a
regretté et, deux ou trois jours avant sa mort, il a, sans en parler à
personne, rédigé un autre testament où Blanchard héritait... Ce
testament-là, mon père, le jour de la mort du cousin, l’a trouvé et...
l’a fait disparaître...

--Mais c’est fou! c’est impossible! c’est du roman-feuilleton! cria
Louis Marville. Voyons, père, réfléchissez...

--Parle plus bas, interrompit le vieillard. Je dis la vérité. Je ne
divague pas. Le testament est là, dans mon secrétaire. Tiens, voilà la
clé. Ouvre le coffre-fort. Il y a un double fond. Fais glisser la paroi.
C’est cela. Le papier dans l’enveloppe de toile. C’est le testament.»

Il y eut un silence pendant que le fils lisait le document qui tremblait
entre ses doigts.

--Tu vois, il n’y a aucun doute, reprit le vieillard. Alors Blanchard,
toute sa vie, a traîné la misère. Il avait été élevé pour avoir de la
fortune et il est devenu un déclassé. Il est mort depuis longtemps, mais
il a laissé deux enfants: un garçon, qui est maintenant un petit employé
sans le sou, chargé de famille, et une fille qui est institutrice...
Alors... il faut réparer, tu comprends?... Mon père m’a raconté tout
cela quand il a été au moment de mourir... Et il m’a dit que c’était un
poids qui pesait sur lui... Le remords, si tu veux... Enfin il m’a dit
qu’il fallait réparer... Mais, à ce moment-là, nos affaires n’étaient
pas encore sûres et tout l’argent était engagé dans les
agrandissements...

--Comme maintenant! interrompit Louis Marville.

--Non. Maintenant il n’y a plus de danger. Mais, dans ce temps-là, je
n’ai pas pu me décider... Je n’ai pas pu... Et puis, je pensais à toi, à
ton avenir... J’ai commencé par remettre à plus tard. D’année en année,
j’ai hésité, reculé... sans avoir le courage... Moi, j’avais été pauvre,
tu comprends. J’avais vu la misère à la maison... Mais toi, Louis, il
faut... Les Blanchard... c’est à... à eux... Il faut...

La voix du vieillard, qui s’embarrassait depuis quelques instants,
subitement s’éteignit, la lucidité disparut de ses yeux, il sembla
s’affaisser davantage sur lui-même et retomba dans l’immobilité et dans
l’inconscience du monde extérieur.

Louis Marville remit rapidement le testament dans le coffre qu’il
referma. Puis il sonna et, quand la garde fut revenue, il s’assit en
face du foyer. Il se sentait accablé. Il regardait le feu, il regardait
à travers la fenêtre les branches chargées de neige, il regardait la
garde qui préparait une tisane, il regardait le vieillard immobile. Il
ne comprenait pas ce qu’il voyait. Il souffrait. Trois cent mille
francs... Et soudain il pâlit davantage en songeant aux intérêts depuis
tant d’années. L’exagération de son angoisse lui montra sa fortune
détruite, l’œuvre de sa vie renversée, son pouvoir anéanti. Rendre cet
argent lui semblait monstrueux, et pourtant sa probité, jamais tentée,
avait toujours été intransigeante... Il avait de la pitié et de la haine
pour ces Blanchard spoliés... L’idée que la faute de son grand-père, non
réparée par son père, devait être expiée par lui le révoltait.

On vint l’avertir que le dîner était servi. Machinalement, plongé dans
son tourment, il descendit. Dans la salle à manger, auprès de la table
luxueuse, sa femme et ses deux fils l’attendaient.

Une pensée soudaine le fit tressaillir. Son visage contracté se
détendit, se pacifia; son regard sombre s’éclaira en s’arrêtant sur les
deux garçons.

--Je leur dirai, murmura-t-il, soulagé. Oui, c’est cela. Je leur dirai
plus tard... C’est eux qui décideront... plus tard...

Et il savait, sans se l’avouer, que ce plus tard ne viendrait, pour lui
aussi, qu’au moment où rien ne pourrait plus lui appartenir.




MONSIEUR TROSSEPOTTE


Mme Trossepotte lui avait permis de rentrer à minuit et quart, mais la
réunion finit plus tôt qu’on ne croyait et M. Trossepotte, se trouvant
dans la rue à onze heures dix, ne sut pas résister aux instances de ses
trois amis, Duparc, Chandon et Gelvet, qui l’entraînèrent dans une
immense brasserie de la place Clichy.

M. Trossepotte, dans la brasserie, entra, effarouché et le cœur battant,
car de telles débauches lui étaient interdites. Il se posa au bord d’une
chaise, garda son parapluie entre ses jambes et demanda une camomille.

Mais le gros Duparc, d’autorité, le poussa sur une banquette et lui
enleva son parapluie afin de pouvoir s’opposer à son départ; Gelvet, qui
avait été en Angleterre, commanda des whiskys pour tout le monde, et
Chandon arrêta au passage deux gentilles petites femmes qui voulurent
bien s’asseoir parmi eux.

A peine Trossepotte, sur les objurgations de Gelvet, eut-il avalé son
whisky, qu’on lui en imposa un second, qu’il trouva beaucoup moins
mauvais. Alors, ses yeux s’allumèrent derrière le lorgnon, ses joues
pâles rosirent, il leva son profil de lièvre et retroussa sa moustache
maigre. Il sentit un contact à sa bottine droite et se rendit compte que
la petite femme assise à son côté lui faisait du pied.

Sans réfléchir, d’un coup de genou, il répondit à ses avances. Alors,
elle rit, goûta le whisky dans le verre de M. Trossepotte, et, se
penchant au point qu’elle était comme couchée sur lui, à l’aide d’un
petit vaporisateur qu’elle prit dans son sac, elle s’amusa à lui arroser
la figure et les cheveux d’un extrait à base de musc doué du parfum le
plus pénétrant.

Trossepotte oublia qu’il était pusillanime et résigné et qu’il y avait
au monde une Mme Trossepotte qui, depuis cinq ans, le faisait trembler.
Il alluma un cigare, commanda des whiskys et prit par la taille la
petite femme, qui réclamait des œufs durs, dont il se mit à manger avec
elle comme un affamé.

Le temps passa. Trossepotte s’aperçut tout à coup qu’il buvait du
kummel, que la petite femme l’embrassait et que les garçons rangeaient
les tables et les chaises pour fermer la brasserie. Ses yeux tombèrent
sur une pendule et il vit qu’il était deux heures vingt. Trossepotte,
dégrisé en partie, se leva pâlissant. Il était perdu. Il ne serait pas
chez lui avant trois heures moins le quart, il sentait le musc, le
kummel, le cigare, l’orgie. Une sueur froide mouilla son front. En même
temps, les moments de gaieté qu’il venait de goûter lui firent
apparaître plus cruellement la tyrannie qu’exerçait sur lui Mme
Trossepotte. Sans répondre aux plaisanteries de ses amis, il prit congé
d’eux, dit au revoir, avec une nuance de regret, à la petite femme qui
semblait déçue, et monta dans une voiture pour rentrer chez lui aux
Ternes.

Dans la voiture, ses angoisses grandirent. Sans doute Mme Trossepotte
était une dame redoutable, mais, dans l’âme de Trossepotte, l’ivresse
multiplia l’épouvante au delà du raisonnable, car soudain il se pencha
par la portière et donna l’ordre qu’on l’arrêtât à un hôtel du faubourg
Saint-Honoré qu’il connaissait.

Là, il demanda une chambre et s’y enferma, la tête en feu et claquant
des dents malgré que la nuit de juin fût chaude.

Mme Trossepotte, pendant ce temps, en son appartement des Ternes,
connaissait des émotions violentes et contraires. C’était une personne
de haute taille, brune et assez belle, qui avait coutume, armée de sa
vertu, de marcher à travers la vie quotidienne comme sur le sentier de
la guerre. Elle était riche et Trossepotte était presque pauvre, en
sorte qu’elle le méprisait un peu. Peut-être aussi l’aimait-elle, dans
la mesure de ses moyens, mais jamais elle ne songeait à le lui faire
savoir, et il était son esclave.

Dans cette nuit mémorable, lorsque Mme Trossepotte, qui veillait en
attendant le retour de l’époux, vit qu’il était minuit vingt et que
Trossepotte n’était pas là, elle commença à être en courroux. A minuit
et demi, elle frémissait de rage et, à une heure, elle se demandait
quelle vengeance pourrait être suffisante pour châtier l’offense,
lorsqu’elle songea tout-à-coup que Trossepotte avait peut-être été
victime d’un accident, d’une attaque nocturne... Cette pensée la remplit
d’une angoisse qui l’étonna elle-même.

Dans des alternatives de colère et d’anxiété, la nuit s’écoula. Vers le
matin, comme Mme Trossepotte se préparait à sortir pour aller au
commissariat de police, elle reçut un pneumatique:

«Je me suis mis en retard. Excuse-moi. Je rentrerai bientôt.»

Et c’était signé «Trosse», un petit nom d’amitié qu’elle avait
quelquefois, dans les premiers temps de leur mariage et aux moments de
grande expansion, donné à son mari.

Béante, elle laissa tomber le papier bleu. La fureur et la stupeur la
suffoquaient. En face d’un événement aussi inconcevable, elle se demanda
si son mari était devenu fou ou si c’était elle-même qui perdait la
raison.

Elle attendit.

Trossepotte ne revint pas.

Les jours, les semaines et les mois passèrent sans le ramener. Six jours
après sa disparition, Mme Trossepotte avait reçu de lui un second avis,
simple et bref: On allait bien; on partait en voyage. Alors elle avait
essayé de faire une enquête. Elle apprit qu’il avait quitté la place
qu’il occupait dans une administration et qu’il avait retiré de chez son
banquier les 20.000 francs qui étaient son avoir personnel. Ses amis ne
savaient rien ou ne voulaient rien dire. Mme Trossepotte ne put que
continuer à attendre.

Un nouveau message lui arriva, venant de Paris même, après un silence de
quatre mois. On avait voyagé. On allait bien. C’était tout. Alors Mme
Trossepotte, que son impuissance affolait, se décida, bien que son
amour-propre en souffrît cruellement, à faire insérer aux petites
annonces un message ainsi conçu:

«Trossepotte, rentrez!»

Ce fut en vain. Il ne rentra pas. Elle administrait sa fortune, vivait
retirée et attendait. Pas une seconde elle ne songea au divorce.
Trossepotte était à elle, elle le voulait, lui et pas un autre. Sa rage
devint calme et pour ainsi dire résignée, à mesure que les mois
succédaient aux mois et les années aux années.

Tout d’abord, Mme Trossepotte n’avait songé qu’à l’affreuse insulte que
son mari lui infligeait et à la vengeance qu’elle en tirerait. Puis, de
temps à autre, un sentiment nouveau lui vint qui l’étonna, et elle se
surprit à se dire qu’il avait dû bien souffrir pour se résoudre à fuir
ainsi. Elle se demandait aussi comment il vivait et s’il s’était refait
un intérieur pour y trouver enfin le confort, la paix et les petits
soins qu’il aimait tant et qu’il n’avait jamais eus.--Mais cela elle ne
le croyait pas, car, régulièrement, des messages de Trossepotte lui
parvenaient. On allait bien, on voyageait. C’était tout. Les années
passèrent.

Il revint un soir d’été, sans prévenir, vers l’heure du dîner. Il sonna
et une bonne l’introduisit dans le petit appartement des Ternes que sa
femme n’avait pas quitté.

--C’est moi, dit-il, gêné.

Ils se regardaient. Elle avait engraissé, elle avait des mèches grises
et semblait plus majestueuse. Il avait laissé pousser sa barbe et était
un peu chauve.

--Pourquoi êtes-vous parti? Pourquoi? demanda-t-elle enfin.

--Eh bien, voilà... Le soir de la réunion... vous savez... Il y a... mon
Dieu... il y a treize ans... Je m’étais mis en retard... On m’avait
entraîné au café... Chandon, Duparc... et ce pauvre Gelvet qui est
mort... Alors... je m’étais mis en retard... et... et je n’ai pas osé
rentrer... Vous étiez si vive, n’est-ce pas?... Et le lendemain non
plus... Et ainsi de suite... J’ai quitté ma place... J’ai pris mon
argent à la banque... J’ai voyagé... Dame, il fallait bien m’occuper...
J’ai placé du vin... et puis de l’huile... et puis du savon... Alors
voilà... Alors voilà... Trois ou quatre fois je suis venu rôder par ici,
voir vos fenêtres... Et puis Duparc me donnait de vos nouvelles... Si
vous aviez été malade, je serais revenu, mais, Dieu merci, vous allez
bien...

--Mais enfin... mais enfin pourquoi n’avoir pas divorcé si vous ne
pouviez plus me supporter? demanda-t-elle avec amertume.

--Mais je ne voulais pas divorcer! répondit-il, surpris.

--Et pourquoi revenir ce soir?

Il baissa la tête et dit la vérité:

--Je ne sais pas...

Et il ajouta d’un air timide:

--Parce que j’ai pensé que vous n’étiez plus fâchée, n’est-ce pas?

Elle voulut dire quelque chose d’aimable, mais les vieilles habitudes
furent les plus fortes.

--Et vous croyez que ça va se passer comme ça! qu’on peut impunément se
moquer d’une femme! l’injurier grossièrement!

Elle criait. M. Trossepotte la regarda, il eut un soupir, se leva et
alla vers la porte.

Mme Trossepotte s’arrêta net.

--Non! dit-elle.

Elle fit un effort qui la fit pâlir.

--Pardon... balbutia-t-elle. Ne t’en va pas...

M. Trossepotte devint très rouge.

--Je ne m’en allais pas. Je voulais seulement fermer pour que la bonne
n’entende pas... Je ne m’en irai plus maintenant... Dis ce que tu
voudras... Je ne m’en irai plus...

Il y eut un silence. Mme Trossepotte était assise la tête dans ses
mains.

--Pourquoi pleures-tu? demanda enfin M. Trossepotte.

--Parce que je suis vieille, chuchota-t-elle.

Il lui mit gauchement la main sur les cheveux.

--Mais non... On a encore bien le temps...

Sa voix s’étrangla. Il s’assit près d’elle.




LE PÈRE MAY


--Alors, père Mathieu, vous v’là qui partez?

Dans l’aube blême et pluvieuse, le père Mathieu regardait, avec une
dernière hésitation, la masure où il avait si longtemps vécu. Il
oubliait les années d’âpre misère pour s’attendrir au souvenir de
longues paresses et de quelques ribottes, trop rares à son gré. Il
tourna la tête et vit la vieille revendeuse, sa voisine, à qui, la
veille, il avait cédé les ruines de meubles et les débris d’ustensiles
domestiques qui constituaient ses biens terrestres.

--Oui, dit-il, je m’en vas. Depuis que le père May est mort, je peux
plus me supporter ici. Dame, pensez, ça faisait neuf ans qu’on ne se
quittait pas. On s’est connus, on était camelots tous les deux, on s’est
associés pour travailler ensemble, en bons camarades, et jamais on a eu
un mot...

--Ça c’est vrai, dit la vieille, vous étiez comme les deux doigts de la
main. C’est même drôle, vous aviez fini par vous ressembler, surtout
depuis que vous aviez laissé pousser vot’ barbe comme lui...

Un éclair de satisfaction passa sur le visage ridé du père Mathieu.

--Ah! vous trouvez qu’on se ressemblait?...

--Ben oui, y avait de ça. Pourtant, vous étiez pas parents, hein? Vous
êtes de Paris, vous, et lui il était de la campagne... Dites donc,
c’est-il vrai qu’il avait été à son aise dans les temps? Et puis, May,
c’était-il bien son vrai nom?

Le père Mathieu fit un geste évasif.

--Moi, je l’ai toujours appelé comme ça, et je sais seulement qu’il
avait été villageois, marié et établi, et qu’il était parti de chez lui
pas très jeune, vers trente-cinq, trente-six ans. Il m’a raconté que
c’est parce que sa femme lui faisait la vie dure à cause qu’il
réussissait pas dans ses affaires et que le bien était à elle. Alors,
vous le connaissiez, le père May, c’était la crème des hommes, doux,
poli, gentil et honnête qu’on ne peut pas plus, mais il avait de la
fierté et de la délicatesse; alors il avait pris la mouche, il s’était
mis en tête de faire fortune et il était parti... Et puis, dame, il
avait dégringolé encore et il avait jamais voulu retourner comme ça, en
sans-le-sou... Mais je bavarde et faut que je file. J’espère qu’on se
reverra.

Il s’en alla, son paquet sur le dos. Il sortit de Paris. Il marchait
d’un pas lourd, sans hâte ni trêve. L’interminable route ne l’inquiétait
pas. Il ruminait le plan qu’il avait formé et qui tantôt lui semblait
fou et tantôt excellent, et il en discutait avec lui-même, à demi-voix:

«Pour une idée, c’est une idée... Savoir si ça réussira et si les gens
de là-bas me prendront pour lui? Durieu, Edmond-Jules, c’est comme ça
qu’il s’appelait de son vrai nom, le père May, et il était né à
Lazoches, dans la Beauce. Et maintenant qu’il est mort et que je lui ai
pris ses papiers, c’est moi qui m’appelle Durieu, Edmond-Jules, et qui
suis né à Lazoches. Bon! Et ce qu’il n’a jamais voulu faire par fierté
et délicatesse, comme il disait: retourner chez lui, se faire
reconnaître, réclamer ce qui lui revenait, c’est moi qui vas le faire à
sa place... Sûr, ça réussira, la vieille a dit que je lui ressemblais et
puis il y a vingt-cinq ans maintenant qu’il avait quitté son pays et on
change en vingt-cinq ans, et puis j’ai les papiers: Durieu,
Edmond-Jules, c’est moi. Je sors pas de là... Oui, mais faudra pas
gaffer avec ceux qui l’auront connu... Et puis, si sa femme vit encore,
savoir si elle éventera pas la mèche tout de suite. Alors, si on me
découvre, je risque quoi? A quoi qu’on pourra me condamner?... Oui, mais
qui ne risque rien n’a rien. Et si je réussis, me v’là sorti de misère,
me v’là propriétaire peut-être bien, et tranquille jusqu’à la fin de mes
jours, et au bon air, à la campagne, dans la verdure, tout mon rêve!...»

Ces alternatives d’espoir et de doute ne cessèrent de le tourmenter. Il
marcha des jours et des jours, coucha dans des granges ou à la belle
étoile, économisant âprement les quelques francs qu’il avait, afin de
pouvoir manger jusqu’au bout de son long voyage.

Il arriva une après-midi, vers cinq heures. A l’entrée de Lazoches, au
carrefour de deux routes, était un cabaret.

_Antoine Grenu_, lut-il sur l’enseigne.

«C’est ça. Le père May m’en a parlé. Je vas entrer. C’est maintenant
qu’il faut qu’on me reconnaisse. Attention!»

Il poussa la porte à claire-voie. Dans la salle quelques vieux paysans
étaient attablés. Le patron, gros homme d’une cinquantaine d’années,
vint servir le nouveau venu qu’il fit payer d’avance, en vertu de son
aspect indigent.

Le père Mathieu vida son verre, hésita un moment, toussa et prit la
parole.

--Dites donc, monsieur Grenu?...

--Qu’est-ce qu’y a? dit Le patron, rogue.

--C’est pour un petit renseignement. Est-ce que vous ne vous rappelez
pas... de quelqu’un qui venait ici autrefois?... Oui, un ancien du
pays... Voyons, cherchez bien... Y a vingt-cinq ans et plus... Un ami à
vous... Qui s’appelait... Durieu... Jules Durieu...

Le patron le regarda fixement.

--Pourquoi que vous me demandez ça?

Les buveurs avaient tourné la tête, et observaient attentivement le
nouveau venu qui souriait d’un air entendu.

--Oh! pour savoir... Est-ce que sa famille habite toujours le pays?

--C’est pas possible que ça soye lui qui serait revenu? murmura tout à
coup un des buveurs.

Le père Mathieu frémit de joie.

«Ça mord!» pensa-t-il.

--Pourquoi donc que vous vous intéressez tant que ça à Jules Durieu?
demanda le cabaretier. C’est-il que vous le connaissez?

--Oui, peut-être bien... Et je crois que vous le verrez bientôt...

--Tais-toi donc, vieux gueux, on te reconnaît bien! interrompit
violemment un vieux paysan à tête de chouette. Alors t’as pas honte de
revenir après tout ce que t’as fait? On t’espérait mort, mais les
canailles ça a la vie dure, faut croire!

--Hein? Quelle canaille? balbutia le père Mathieu ahuri.

--Toi, pardi! Et t’as de la veine que le père Fargue soit pas ici! Ce
que tu lui as fait, il y a vingt-cinq ans, il l’a pas oublié, et ça se
comprend! Comment, toi, à trente-cinq ans, et un homme marié encore, tu
as été enjôler sa fille, une fille de quinze ans et t’as filé avec elle
on ne sait où, qu’on ne l’a jamais plus revue! Et que tu as tout filouté
à ta pauv’ femme avant de partir et qu’elle est restée sur la paille, et
qu’elle est morte, bien par ta faute!

--Et que tu nous as fait à tous des canailleries et des saletés! Et
maintenant, tu as le toupet de revenir, le bec enfariné!...

--Tu vas voir, on n’a plus peur de toi, maintenant!

Tous, dressés, le menaçaient.

--Non, je le jure, je ne m’appelle pas Durieu! cria le père Mathieu en
reculant derrière sa table.

--Menteur! Montre tes papiers! Montre-les, pour voir! On t’a reconnu, on
te dit! On t’a assez vu dans le temps, quand t’étais la terreur du pays!

--Tiens, le v’là, le père Fargue, je l’ai envoyé prévenir, que t’étais
de retour! ricana le cabaretier.

A travers les vitres, le père Mathieu vit, sur la route, un énorme
paysan à cheveux blancs qui accourait en brandissant une trique. Il
ouvrit derrière lui la fenêtre qui était basse et sauta dehors.

--Tout de même, se répétait-il en fuyant, ce qu’il était canaille, ce
père May! Qui aurait cru ça?...




COMMENT ILS ATTEIGNAIENT LA VILLE...


La route, déserte, débouchant d’entre les collines, s’en allait vers la
ville qui était là-bas, au bout de la plaine, triste sous le crépuscule.

Comme la pluie augmentait, l’homme et sa compagne s’étaient réfugiés
dans la construction abandonnée, sans portes ni fenêtres, qu’on voyait à
cent mètres de la route, entre les carrières.

L’homme était grand et maigre, avec un profil d’oiseau de proie et de
longues moustaches grises, tombantes. Il avait débouclé la courroie de
son orgue de Barbarie pour le poser contre le mur blanc et ruisselant,
d’où le plâtre tombait. De son sac il avait tiré du pain, de la
charcuterie dans un papier gras, et il s’était mis à manger, après avoir
donné sa part à sa compagne, une enfant mince et blonde qui n’avait pas
quinze ans.

La petite était assise sur une botte de paille qui se trouvait dans
l’angle le plus abrité.

Soudain elle parla.

--On est mal; on est dans le noir. J’ai peur des rats. Allumez quelque
chose, voyons...

--C’est-il que t’es princesse? répondit, d’un ton rogue et railleur,
l’homme qui, à travers le trou de la porte, regardait la nuit. C’est-il
qu’il te faut un palais avec ascenseur et salle de bains? T’es au sec,
t’as mangé, la paille te tient chaud... Qu’est-ce que tu veux de
plus?... D’abord qui est-ce qui n’a pas voulu venir jusqu’à la ville?

--Il fallait marcher encore une heure, dit la petite. Et puis à quoi que
ça sert d’être dans une ville? Vous voulez jamais payer ce qu’il faut
pour qu’on mange à une vraie table et pour qu’on couche dans un vrai
lit... Vous buvez tout ce qu’on gagne...

--Ferme! Avec ça que t’étais si princesse quand je t’ai emmenée... Que
ta mère m’a supplié parce qu’elle pouvait plus te nourrir et que tu
voulais rien faire...

--Je voulais travailler au théâtre. Pourquoi qu’on m’a pas laissé faire
au lieu de m’envoyer mendier avec vous... Si j’avais su...

--Qu’est-ce que t’aurais fait?

--Je me serais sauvée plutôt... Vous êtes toujours saoul...

--Et les gendarmes t’auraient ramenée et fourrée en prison. T’es avec
moi, c’est pour y rester. Je suis ton oncle, comme qui dirait. Tu dois
m’obéir... Et puis en v’là assez! Faut travailler demain, c’est la fête.
Dors!

Exaspérée, elle se dressa.

--Je veux pas dormir! J’ai peur ici! Je veux...

Une gifle, tombant sur sa joue, l’interrompit.

--Tiens, c’est ça que tu veux, sacrée gamine!

--Brute! brute! Vous êtes une brute! Vous m’avez attrapé le nez. Je
saigne...

Elle éclata en sanglots convulsifs.

--Quoi donc, dit du dehors une voix éraillée et traînante, y a du monde
chez moi?

Un frôlement s’entendit près de la porte béante. La petite, hors d’elle,
redoubla ses cris.

--De quoi, on cogne une dame?...

Le nouveau venu entrait, tâtonnant au milieu des ténèbres denses. La
petite, échappant au vieux qui la frappait, rebondit sur lui, se rejeta
de côté avec un cri aigu et se tapit dans un coin, où elle ne bougea
plus. Le vieux, la poursuivant, lança un coup de poing et l’arrivant,
qui avançait toujours, le reçut. Il jura et riposta au jugé. Le vieux,
fou de rage, empoigna au hasard l’adversaire invisible.

Se frappant sauvagement, s’étranglant et se déchirant, ils roulèrent par
terre. La petite, épouvantée, immobile dans son coin, essayait de voir
sans y parvenir.

Il y eut le râle d’agonie d’un homme étranglé et elle entendit l’un des
combattants se redresser.

--J’ai cru que j’y étais, haleta-t-il, et la petite reconnut la voix
éraillée du nouveau venu.--J’crois que j’ai serré fort... Sa bouche
saigne... y respire plus... Bon Dieu... faut que je voie un petit peu...

Il était à genoux, une allumette brilla une seconde entre ses doigts et
la petite entrevit le vieux par terre, sa face convulsée, ses yeux
béants et fixes, sa moustache poissée de sang. L’allumette s’éteignit.

--Ben quoi, gronda l’autre, c’est lui qui m’a cherché... Et pis c’est
chez moi, ici. J’ couche tous les soirs. C’est-y que c’était ton père?
demanda-t-il à la petite, dont il entrevoyait l’ombre sur la pâleur du
mur.

--Non, non, cria-t-elle. Il disait qu’il était mon oncle, mais c’est pas
vrai! C’est bien fait ce qui lui est arrivé! C’est bien fait! Je suis
très contente!... Oui!... Je le détestais... Il me battait tout le
temps, il buvait tout l’argent, et puis... et puis il voulait...

Elle s’interrompit.

--Faut s’en débarrasser, dit l’homme. J’ vas le flanquer dans une
carrière, on croira qu’il est tombé d’un accident. Bouge pas, toi. Y a
des fosses partout autour, tu piquerais une tête. Moi, y a pas de
danger, j’ connais ça comme ma poche.

Il fouilla le mort, prit quelque argent qu’il trouva dans les poches et,
le tenant par le collet, il le traîna vers le dehors. Bientôt on
entendit un choc sourd et peu après il rentra.

--Ça y est! Ce qu’il était lourd... Je suis vanné... Faudrait filer
d’ici, mais j’en ai pas le courage. J’ suis en coton... Faut que j’
roupille. Bonsoir, la gosse! Et, tu sais, essaie pas de t’esbigner... Tu
te casserais le cou dans un trou... Du reste, tiens, j’ mets la planche
en travers de la porte et j’ me couche contre... Comme ça, tu
t’envoleras pas...

Il avait barré l’ouverture de la porte avec deux bouts de planche et
s’était étendu par terre; à peine avait-il achevé de parler que déjà il
dormait.

La petite alla se blottir dans la paille, et elle y resta longtemps,
immobile, les yeux ouverts dans la nuit profonde, à écouter le
ronflement de l’inconnu et les grognements que lui arrachait un
cauchemar tenace qui l’oppressait. Enfin, elle-même s’endormit.

Lorsque, dans le crépuscule froid du petit matin, elle s’éveilla, toute
frissonnante de rêves affreux, elle crut rêver encore plus hideusement.
Une face bestiale, couturée de cicatrices malsaines, était penchée sur
elle. L’œil droit était crevé, l’œil gauche, tuméfié par un coup récent,
luisait, jovial et cynique. La bouche édentée ricanait dans une barbe
courte et sale.

La petite, avec un faible cri d’horreur, se rejeta en arrière, mais une
main monstrueuse lui ferma les lèvres.

--Qu’est-ce que t’as? chuchota la voix canaille, qu’elle reconnut bien.
De quoi que t’as peur? Je t’ai débarrassée du vieux... T’es contente,
pas vrai?... Tu verras, on sera heureux, nous deux...

Il rit et, se penchant, embrassa la petite. Elle voulut se reculer, mais
le bras de l’homme, autour d’elle, était comme un lien de fer. Déjà il
se relevait. Il était massif, presque difforme, la tête dans les épaules
et les jambes torses. Il avait un pied bot qu’il lançait en avant comme
un pilon quand il se déplaçait, et ses mains touchaient ses genoux.

Il regarda une tache brune sur le sol.

--C’est mauvais d’être ici, dit-il. Faut filer, et presto. C’te nuit
j’étais trop crevé. Il y aurait eu la guillotine au bout, fallait que je
dorme...

La petite était debout. Silencieusement elle se préparait. Soudain
l’homme revint sur elle.

--On part. Alors vaut mieux s’entendre, puisqu’on est ensemble. Avec
bibi faut pas blaguer, faut être gentille pour qu’y soye gentil... Si
t’es gentille y sera en sucre... un nanan, quoi... un petit homme comme
y en a pas deux... as pas peur... Mais si tu bronches, si tu jases, si
tu veux filer... couic...!

Il ouvrit et ferma comme des cisailles ses mains monstrueuses. Il ricana
et chargea l’orgue sur son dos.

--On va à la ville, déclara-t-il. C’est la fête. Y a des sous à gagner.
Y te faudra une robe neuve... J’ veux que tu sois bien frusquée, moi...
Tu verras, j’ t’apprendrai ce qu’y faut faire pour ça... Du reste tu
t’en doutes, hein?...

Ils se mirent en marche sur la route boueuse. Mais le soleil se levait,
qui les réchauffa, et comme ils atteignaient la ville, l’homme devint
jovial.

--Ce qu’y fait un chouette temps, dit-il à la petite. Allons, rigole!...
C’est not’ jour de noces, quoi!... Faut être gai!... On va déjeuner...
Eh ben, sacré nom, quoi que tu fais?...

La petite s’était élancée. Deux gendarmes, à la porte de la ville,
stationnaient.

--Arrêtez-le, leur dit-elle très vite, et son bras tendu désignait le
boiteux. C’est un assassin! Il a tué un homme cette nuit. Le corps est
dans la carrière, près de la maison abandonnée au bord de la route...

Déjà le boiteux, hurlant de rage, se débattait aux mains des gendarmes.
Il était si fort que tous trois roulèrent sur le sol. La petite, légère,
s’enfuit dans les faubourgs et s’y perdit, libre.




LA BONNE


Roynel avait marché si vite depuis le Métro qu’il arriva haletant au
petit pavillon qu’il habitait à Plaisance. Il se précipita dans son
atelier et appela sa femme:

--Louise! Louise! Où es-tu?

--Ici, dans la salle à manger! Avec Édouard! Me voilà! Mon Dieu, qu’y
a-t-il?

--N’aie pas peur! C’est une bonne nouvelle!

--Une bonne nouvelle? C’est vrai?

Une porte s’était ouverte. Une jeune femme d’une trentaine d’années,
blonde, mince dans une robe sombre un peu usée, s’était élancée vers
Roynel. Un petit garçon de huit ou neuf ans, au visage délicat, aux yeux
sérieux, la suivait.

--Oui, une très bonne nouvelle, répéta Roynel. Attends... J’ai couru...
J’avais hâte de te dire...

Il jeta son feutre sur la table, épongea son front dégarni aux tempes
et, désignant, au fond de l’atelier, un grand tableau:

--On va m’acheter ça!...

--Ta _Fête de nuit_?

--Oui. Je vais t’expliquer: Tu sais que j’ai deux petites toiles à la
galerie Parsaut, et tu sais le mal que je me suis donné pour qu’on les
accepte. Alors j’y suis passé ce tantôt pour voir si elles n’étaient pas
trop mal placées. Justement Parsaut était là, en conversation avec un
monsieur à qui il dit, en me voyant: «Précisément, voici l’artiste
lui-même.» Il me présente et l’autre me dit: «Je demandais votre adresse
pour aller vous voir. J’aime beaucoup votre peinture. C’est mon genre.
Si seulement un de vos tableaux était grand je l’achèterais tout de
suite. C’est pour un panneau de mon salon. Avez-vous un grand tableau
dans le genre des deux petits? Ça serait une affaire faite.» J’étais
ahuri, tu penses. Mais enfin je prends rendez-vous ici avec lui pour
demain matin, dix heures. Il s’en va et Parsaut me dit: «C’est un homme
qui est très riche et pas depuis longtemps. Il n’est pas rat, mais il
sait compter. Alors, attention! Faites un peu de mise en scène; n’ayez
pas l’air de pleurer misère, imposez-vous et vous pourrez lui demander
un gros prix--gros pour vous, bien entendu,--deux mille cinq ou trois
mille...»

--Deux mille cinq cents francs!... répéta Louise saisie.

--Oh! trois mille. Pourquoi pas? Ce n’est pas parce qu’on est un artiste
qu’il est nécessaire de toujours rester dans la misère... Je veux
profiter de l’aubaine. Et il me fera d’autres achats, j’en suis sûr.
Nous serons enfin un peu tranquilles; je pourrai faire mon œuvre sans
ces soucis... C’est la chance qui vient...

--C’est bien juste. Tu as tellement travaillé!... Tu as tant de
talent!...

Elle levait vers lui des yeux pleins d’un amour et d’une admiration que
dix années de gêne et d’insuccès n’avaient que fortifiés.

--Oui, répéta-t-il, c’est la chance... Il est temps, n’est-ce pas, ma
pauvre Louise?... Tu devais commencer à croire que je n’étais bon à rien
qu’à profiter de ton dévouement et de ton courage...

Elle le fit taire en l’embrassant, puis elle embrassa son fils qui avait
écouté, sage et sérieux.

--Dépêchons-nous! cria-t-elle. Dînons vite! Et après, au travail!
Parsaut a raison: il faut un peu de mise en scène. On débarrassera
l’atelier de tout ce qui a l’air pauvre. On y descendra le fauteuil de
la chambre; je mettrai des tulipes dans les vases de cuivre; je rangerai
bien... Oh! sois tranquille: rien de trop apprêté. Ce monsieur te
trouvera en vareuse, à ton chevalet, l’attendant tout en travaillant...

--Je n’ai rien en train, murmura-t-il. J’étais si découragé ces derniers
temps!

--Prends Édouard. Tu as ce portrait commencé, tu sais bien, les cheveux
sur le front, le cou nu... Et comme cela il participera aussi...

--Parfait! L’atelier est beau, il n’a pas besoin d’être encombré de
meubles. Ce bonhomme ne saura pas si je gagne ou non de l’argent...
J’espère qu’un créancier n’arrivera pas...

Il s’interrompit:

--Mon Dieu, qui ouvrira la porte?

Elle le regarda, atterrée par cette difficulté imprévue.

--Oui, qui ouvrira, répéta-t-il, puisque nous n’avons même plus de femme
de ménage? Je ne peux pas envoyer Édouard comme un petit groom et je ne
peux pas moi-même...

--Non, non, murmura sa femme, il faudrait quelqu’un...

Elle réfléchissait, son visage s’éclaircit:

--Ne crains rien, je m’arrangerai... je trouverai une personne... Tu
verras, ce sera très bien.

--Qu’est-ce que tu comptes faire?

--Sois sans inquiétude, ce sera très bien.

Il la regarda, hésita, mais n’insista pas.

Le lendemain matin, dans l’atelier rangé, Roynel, en vareuse de velours
et lavallière flottante, était à son chevalet, donnant de temps à autre,
nerveusement, quelques coups de pinceau. Édouard, sur la table à modèle,
posait, charmant et grave.

Il y eut un bruit d’auto dans la rue, puis un coup de sonnette. Roynel
tressaillit. Il entendit une voix d’homme, puis la voix de sa femme qui
répondait:

--Je vais voir si monsieur peut recevoir.

Il la vit paraître. Elle avait un corsage noir, serré au cou, un tablier
blanc, des pantoufles; ses cheveux, tirés en arrière, changeaient
l’expression de son visage sans poudre. Il pâlit, rougit et ne répondit
rien quand elle lui annonça le visiteur.

Celui-ci, mis en présence de _la Fête de nuit_, s’enthousiasma. C’était
bien cela. C’était aussi réussi que les petits tableaux qu’il avait
admirés la veille et c’était juste de la grandeur qu’il souhaitait.
Content, il devint bavard, parla de ses idées, de son installation, de
ses projets, avec un laisser aller de brave homme. Il n’avait pas encore
demandé le prix du tableau. Tout d’abord, à l’aspect du pavillon
mesquin, dans une petite rue pauvre, il avait compté payer bon marché.
Maintenant, son sentiment se modifiait, Roynel, qu’une gêne amère
rendait froid et distrait, l’impressionnait, comme aussi cet atelier
bien tenu, ce bel enfant si sage et la bonne bien stylée qui lui avait
ouvert. Il fit le tour de l’atelier, revint devant la toile qu’il
convoitait et, reculant pour la voir mieux, s’empêtra dans un escabeau
et appuya son bras sur la palette de Roynel qui avait fait un pas pour
le retenir.

--Mon Dieu, monsieur, je suis désolé, dit le peintre, voilà que vous
vous êtes taché.

--C’est de ma faute, ne vous excusez pas... Ce n’est rien... Peut-être
qu’avec un peu d’essence... Si votre bonne...

--En effet, murmura Roynel.

Il alla ouvrir la porte et, d’une voix un peu étranglée, dit à sa femme,
qui attendait dans la salle à manger:

--Je... vous prie de venir...

Elle lui lança un regard qui signifiait: «Voyons, pas de bêtises!», dit
tout haut:

--Oui, monsieur.

Et elle vint avec un chiffon propre pour la manche tachée.

Roynel s’était remis à sa toile, qu’il regardait obstinément, mais il
dut se retourner. Le visiteur se décidait enfin à lui demander le prix
de _la Fête de Nuit_. Il répondit durement:

--Cinq mille francs!

Il vit Louise, courbée, frottant la manche, tressaillir à l’énormité du
chiffre. Il se sentait plein de honte, de colère, d’indignation contre
lui-même et contre l’homme qui était là. Il avait envie de lui crier:
«Je ne vends plus! Fichez le camp!» Mais en même temps il tremblait
d’émotion en attendant la réponse: oui ou non.

--C’est plus que ne m’avait dit Parsaut, dit l’autre, mais ça ne fait
rien. Ça va!

Sa manche était propre. Il sortit un carnet de chèques et un
stylographe.

L’enfant se dressa sur la table à modèle. Confusément d’abord, puis
nettement, il avait compris. Pâle, suffoquant, il cria:

--C’est pas vrai! c’est pas une bonne! c’est maman!




INITIATION


C’était pour ce soir-là. Dans l’auto qui roulait vers la rive gauche, la
petite Mme Delivry--vingt-quatre ans, veuve, blonde, élégante et
candide--était blottie au côté de son amant, Claude Civel, poète de par
les solides rentes qui lui permettaient les plaquettes luxueuses.

Elle lui avait pris la main, elle regardait, aux lueurs fugitives des
réverbères, étinceler son monocle hautain. Elle était surexcitée; elle
avait délicieusement peur. Elle aurait bien voulu être un peu
encouragée, mais lui se taisait, pâle et beau, distant et s’efforçant
d’être énigmatique, laissant errer sur sa lèvre rasée son habituel
sourire pervers, car la perversité, c’était sa spécialité.

Place Saint-Sulpice, l’auto s’arrêta. Ils descendirent et gagnèrent à
pied, dans une petite rue morte, une vieille maison d’aspect conventuel.

--Ma demeure, dit Claude Civel, d’une voix amortie. Ma vraie demeure.
Là-bas, à l’Étoile, j’habite pour la convention mondaine; c’est la
façade, le luxe de mon rang, dont ici je m’évade en le rêve, l’au-delà,
le mystère, en ce qu’on nomme le vice,--pourquoi ne pas dire ce mot?
puisque vous êtes de celles qui comprennent, puisque vous allez être
notre sœur de folie... et de sagesse...

Elle l’écoutait, ravie. Il ouvrit une porte au rez-de-chaussée. A sa
suite elle entra, très impressionnée, dans une antichambre tendue de
portières lourdes, à peine éclairée par une veilleuse verte.

--Posez vos fourrures, murmura-t-il. Non, gardez votre voile, qu’on ne
puisse voir vos traits...

Il la fit passer dans une grande pièce carrée. La lumière rougeâtre
d’une lampe de cuivre ciselé, suspendue au plafond, tombait, diffuse,
sur des tentures pourpres et des divans bas. Les pieds s’enfonçaient
dans un tapis profond. Une odeur pénétrante, dans une chaleur lourde,
suffoqua la jeune femme: encens, éther, et une autre odeur, un peu âcre
et vireuse, qu’elle ne connaissait pas. Elle entrevit, dans la pénombre,
sur un des divans, deux femmes à demi enlacées qui semblaient dormir,
les yeux grands ouverts; dans un angle, un adolescent chevelu et
simiesque, tout recroquevillé, reniflait le contenu d’une fiole
pharmaceutique ou peut-être le buvait. Par terre, côte à côte sur de
minces matelas, deux hommes étaient étendus. Ils se repassaient une
grande pipe qu’ils chargeaient d’une pâte brune et dont ils tiraient de
profondes bouffées en l’allumant à une petite lampe ronde posée entre
eux.

L’un d’eux, sans que personne d’autre ne bougeât, se leva et vint, un
peu vacillant. Il avait d’étranges yeux brumeux, des cheveux rares,
ébouriffés sur le front, et une face maigre, d’une blancheur de pierre.

--Une adepte... Elle va fumer, murmura Claude Civel en désignant sa
compagne, qui, tremblante, mourait d’envie de s’en aller, mais n’osa
pas.

--Et... et vous? chuchota-t-elle.

--Moi?--il sourit et tira de sa poche une petite boîte d’argent,--le
haschisch, je préfère... C’est plus puissant, plus vibrant, plus
visionnaire... Il fit une pause et ajouta: plus dangereux peut-être...

Il prit sur un guéridon une tasse de café, tira de sa boîte une pilule
sombre et l’avala.

La jeune femme, sur les indications de l’homme blême, s’était allongée,
le plus loin possible des autres assistants, sur un matelas couvert
d’une soie peinte. L’homme lui apporta une pipe, la chargea, approcha la
lampe.

--Aspirez profondément, chuchota-t-il.

Elle hésita, mais rencontra le regard de son amant, étendu non loin sur
des coussins. Elle aspira de toutes ses forces, faillit suffoquer,
toussa. On lui prépara une seconde pipe, une troisième. Elle s’allongea
davantage sur son matelas, fuma encore, courageusement. Les choses
bougèrent, tournèrent un peu, l’adolescent sembla gigoter... Et elle
bondit, secouée par un terrible haut-le-cœur, son mouchoir sur la
bouche. Elle eut juste le temps de gagner l’antichambre, mais non
d’aller plus loin, et y fut malade affreusement.

L’homme blême l’avait suivie et, sans mot dire, la soutenait
charitablement de son mieux.

--Je veux m’en aller, je veux m’en aller, balbutia-t-elle, plaintive et
furieuse, dès qu’elle put parler.

Claude Civel l’emmena, dominant, expliqua-t-il, son ivresse naissante.
Il perdait une soirée d’extase, mais il était trop heureux de lui faire
ce sacrifice.

Elle ne l’en remercia pas; elle lui en voulait un peu, mais il daigna
plaisanter sa honte naïve: qu’importait l’incident fâcheux s’il était le
seuil des paradis révélés, l’épreuve initiatrice des béatitudes sans
mélange? Il la laissa, calmée, à sa porte.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, encore lasse, elle était chez elle, vers deux heures,
quand un monsieur, «venant pour les bonnes œuvres du quartier
Saint-Sulpice», se fit annoncer.

Intriguée, elle le reçut. C’était l’homme blême. Au jour, décharné,
hagard, pauvrement mis, contenant mal un tremblotement et clignant des
yeux comme une bête nocturne, il était lamentable et presque tragique.
Il attacha sur elle un regard attentif qui la fit rougir.

--De quoi s’agit-il? balbutia-t-elle.

Mais il l’interrompit.

--Il ne faut plus venir... Il ne faut plus venir... Oui, je sais,
aujourd’hui vous n’en avez pas envie, mais demain il vous persuadera...
Vous vous habituerez, vous deviendrez comme nous... comme moi (il releva
la tête, se montra mieux: elle frémit), et je ne suis pas au bout, vous
savez... on va plus loin... je n’en suis qu’aux premiers vertiges, aux
premières angoisses... Il ne faut plus venir... vous êtes trop... (il
chercha un mot) trop petite... Hier, je vous voyais... une vraie petite
fille malade, et si jolie... Il ne faut plus venir... Il y a autre
chose, dans la vie, pour vous...

Sa voix était rauque et douce. Mais la jeune femme ne voulait pas être
impressionnée... De quel droit?... Elle protesta, hautaine:

--Merci pour vos conseils, monsieur. Mais cette autre chose banale, à
certaines âmes, ne suffit pas.

Il eut un geste las.

--Je sais, c’est de lui... Quel idiot, mon Dieu!... Vous l’aimez, et il
vous amène là-bas, avec nous, et vous ne savez pas ce que nous sommes,
nous; et il vous fait fumer, et il vous fait vomir... Non, ne vous
fâchez pas, il faut que je vous dise les choses, pour que vous ne veniez
plus. Moi, je suis une épave, une loque, n’importe quoi... ça m’est si
égal... Mais moi, c’est vrai... Et lui... eh bien, ce n’est pas vrai...
Il me donne ce dont j’ai besoin... la drogue, enfin... et moi, je
suis... son complice, si vous voulez... je facilite sa comédie... Oui,
sa comédie... Sa perversité, ses vices, c’est de la blague... Il a bien
trop peur... Son haschisch, oui, «plus vibrant, plus visionnaire»... ce
sont des boulettes de pain teintes en vert... Oh, avec une couleur
inoffensive... Ce n’est qu’un pitre, vous savez... seulement un pitre...

Il fit une pause. La jeune femme avait pâli.

--Vous... vous êtes sûr... que vous dites la vérité? balbutia-t-elle.

Il eut un rire muet. Il reprit:

--C’est, en outre, un mufle. Tout à l’heure, cinquante francs dont j’ai
besoin pour payer mon hôtel, il me les a refusés... Non... ne cherchez
pas votre bourse... Je ne suis pas encore tout à fait sans honte...
Mais, voyez-vous, je savais qu’il me refuserait cet argent... Et il
m’était plus facile, après ça, de vous parler. Vous comprenez?... Mais
il ne faut plus venir...

Il s’en allait.

--Je viendrai encore une fois... La jeune femme avait un étrange
sourire... Je viendrai vendredi soir.

                   *       *       *       *       *

Et ce vendredi, vers dix heures, venant comme l’autre fois avec Chaude
Civel, particulièrement séduisant ce soir-là, elle revit la maison
conventuelle et la chambre carrée où palpitait, dans les senteurs
oppressantes, la lumière rougeâtre de la lampe ciselée. Seuls étaient
présents l’homme livide qui fumait par terre avec modération et
l’adolescent simiesque qui, dans son coin de divan, sa fiole sous le nez
et sans rien connaître de la vie extérieure, gigotait, possédé par une
chimère turbulente.

--Permettez que je m’intoxique, dit avec élégance Claude Civel.

Dans une délicieuse bonbonnière émaillée il choisit la plus grosse
pilule et l’avala. Il s’allongea sur les coussins.

--Et vous? demanda-t-il.

--Plus tard, dit-elle, je suis lasse.

Il sourit. Il prit une guitare et en tira quelques accords dont parut
ravi l’avorton chevelu, qui gesticula des pieds.

Un temps passa. L’adolescent coassa quelques vers sans suite. L’homme
par terre alluma un parfum.

Tout à coup, Civel se dressa.

--Qu’est-ce que j’ai?... (Sa voix était effarée.) Il me semble... ma
langue est sèche... dans l’estomac... une chaleur...

--C’est le haschisch, dit la jeune femme avec douceur.

--Le haschisch... Comment, le haschisch?

--Oui. Il est bon, n’est-ce pas? C’est du tout frais que j’ai mis, au
lieu de vos anciennes pilules, dans la bonbonnière que vous avez bien
voulu accepter... J’ai même eu beaucoup de peine à me le procurer...

Il ne l’écoutait plus. Il avait bondi, affolé. La toute-puissante peur
anéantit en lui tout ce qui n’était pas elle-même.

--J’ai l’aorte malade! hurla-t-il. C’est pour me tuer... De l’eau! de
l’eau chaude!...

Il se précipita sur la bouilloire du thé, et, cinq minutes après, tout
saturé d’eau tiède, dans la cuisine de la maison de rêve et de mystère,
penché sur la pierre à évier, pour l’immense agrément de l’homme livide
qui l’avait suivi, sans plus d’énigme ni de perversité, il vomissait
tant qu’il pouvait.




SES SOUVENIRS


C’était une de leurs premières soirées d’intimité depuis leur récent
mariage. Les domestiques éloignés, seuls tous deux, dans le petit salon
au luxe si discret et si confortable, ils étaient assis au coin du feu
et, pendant que Gilbert fumait une cigarette, Suzanne parlait.

--... Oui, j’ai été une enfant heureuse... complètement heureuse... Je
vivais à la campagne, je te l’ai dit, libre, dans le grand domaine de
mon père... Pauvre père, comme il m’a aimée, choyée, gâtée! J’étais son
unique enfant, ma mère était morte à ma naissance et il ne vivait que
pour moi... Moi seule pouvais lui faire oublier ses travaux. C’était un
chercheur, un savant, un esprit d’initiative et de progrès, mais bien
trop imaginatif pour s’attacher aux mesquineries de la vie pratique. Il
s’est ruiné, et c’est le désespoir de ne pouvoir me donner les richesses
qu’il rêvait qui l’a tué... J’avais seize ans alors, et depuis jamais
plus je n’ai été heureuse...

Elle fit une pause et se reprit:

--Si, maintenant...

Le sourire mélancolique de son charmant visage s’était changé en un
sourire tendre et elle avait tendu la main à son mari.

Gilbert Dargel prit cette main et la baisa passionnément. Six mois
auparavant il ne connaissait pas Suzanne, et maintenant elle était toute
sa vie. Lorsqu’il l’avait rencontrée chez des amis, elle était veuve
depuis trois ans d’un homme qui l’avait laissée sans fortune après
l’avoir, disait-on, rendue très malheureuse. Elle était si
délicieusement jolie, et d’une grâce si délicate et si réservée, que
Gilbert s’était épris d’elle profondément. Il était alors un homme de
quarante ans, très riche, d’assez faible santé, lassé de tous les
plaisirs et qui s’ennuyait profondément. Auprès de Suzanne, il
comprenait maintenant qu’il n’avait auparavant jamais vécu.

--... Oui, reprit-elle, j’étais heureuse... si heureuse... J’étais
libre, libre, libre... J’avais des femmes de chambre et une
institutrice, bien entendu, mais jamais on ne me contrariait... Mon père
ne l’aurait pas souffert... Comme je retrouve mes impressions
d’enfance!... Je revois le vieux parc de notre domaine, et ses allées
profondes et ses fleurs éclatantes... je respire la fraîcheur de l’eau
vive qui alimentait les bassins... Je revois ma chambre, une grande
chambre solennelle qu’on avait pour moi rendue si gaie et si
douillette... Je me revois moi-même, enfant impétueuse et romanesque,
rêvant d’aventures puérilement étranges et magnifiques... Je partais,
montée sur un poney noir à longue crinière flottante, que je faisais
galoper le long des chemins, afin de distancer le domestique qui devait
me suivre, et de continuer seule mes courses vagabondes. Parfois je
m’arrêtais dans des maisons amies. Je me souviens d’une vieille dame
taciturne dans un manoir à demi en ruine et que je croyais hanté. Elle
ne voulait recevoir que moi et m’appelait son rayon de soleil. Elle me
faisait goûter avec des confitures à la rose, des amandes et des
pistaches... Tu vois que j’étais déjà gourmande... Mais je ne t’ennuie
pas avec toutes mes histoires de petite fille?...

M. Dargel ne répondit pas. Il écoutait et regardait sa femme avec une
extase muette. Elle lui sourit et continua:

--Je me souviens aussi d’autres voisins. Un monsieur et une dame d’un
certain âge qui connaissaient beaucoup mon père et qui m’accueillaient à
bras ouverts. Ils étaient très riches et s’étaient passionnés pour
l’élevage. Alors, comme nous avions, paraît-il, dans nos poulaillers une
race de volailles très rares et très précieuses, je leur en ai apporté,
un beau jour, une douzaine, je crois. Quelle expédition!... Je me vois,
arrivant au galop de mon poney et suivie du domestique qui portait sur
son cheval une grande caisse à claire-voie où les malheureuses bêtes
criaient tant qu’elles pouvaient... On a ouvert, pour me recevoir, la
grande grille. Il y avait des griffons de bronze vert de chaque côté et
devant le château un vaste bassin carré où nageaient des cygnes blancs
et noirs dont l’un avait un collier d’argent...

Elle s’interrompit. Les yeux pensivement fixés sur les flammes du foyer,
elle semblait, sans les voir, regarder en elle-même les chères images de
son passé d’enfant.

A ses dernières phrases son mari avait tressailli légèrement et il
semblait maintenant en proie à l’étonnement.

--... C’est dans ce château, reprit-elle d’un ton enjoué, que j’ai été
demandée en mariage pour la première fois... Mais oui! Je n’avais que
quinze ans à peine... Le neveu de nos amis était venu pour quelques
jours. C’était un jeune officier de marine et il allait, avant peu, se
rembarquer. Il m’avait vue arriver au galop de mon poney... Il m’avait
aidée à descendre... mon béret était tombé et j’avais tous mes cheveux
dans la figure... Tu vois le tableau... Enfin, nous sommes vite devenus
camarades... Et puis, un soir, dans une allée du parc, il m’a tout à
coup demandé si je voulais bien me fiancer avec lui afin de nous épouser
trois ans plus tard, quand il reviendrait... Il parlait d’une voix basse
et tremblante, que j’entends encore, et certainement il était très
ému... Mais moi je me suis mise à rire... à rire... Pauvre garçon! il
est mort en Extrême-Orient...

--Comment s’appelait donc le pays où tu habitais? demanda négligemment
Gilbert.

--La Fervière. C’est du côté de Tours, répondit-elle sans réfléchir.

M. Dargel ne montra pas son extrême stupeur. Il s’attendait à ce nom qui
confirmait les souvenirs personnels et précis que certains des souvenirs
de sa femme avaient éveillés en lui. Sans doute possible, le château aux
griffons de bronze et au bassin carré où des cygnes nageaient, c’était
le château, vendu depuis des années maintenant, où son oncle et sa tante
de Brionne avaient achevé leur vie et où il avait lui-même fait jadis,
auprès d’eux, plusieurs séjours qu’il se rappelait fort bien. Mais,
chose singulière, il ne se souvenait de rien concernant Suzanne, il ne
se souvenait même pas de l’avoir vue ni d’avoir entendu parler d’elle
dans ce temps-là...

Mais, cependant...

Un soupçon s’imposa, devint certitude. Il revoyait, lui aussi, le passé,
le passé vrai, non déformé ni arrangé. Oui, oui, c’était cela... Il
revoyait un déclassé prétentieux et incapable qui campait dans une
masure voisine d’une mare et entourée d’un enclos en friche où il
faisait des expériences nauséabondes avec des engrais chimériques...
C’était cela le savant chercheur, et son domaine, aux bois profonds et
aux eaux vives! Et l’homme s’appelait?... Oui, Langlois, c’était
cela!... Langlois, le nom de jeune fille de Suzanne... Gilbert n’avait
jamais eu la plus petite idée d’établir le moindre rapprochement... Mais
alors, Suzanne?... Mon Dieu, était-ce possible?... C’était cette gamine
chétive, insignifiante, dépeignée et presque déguenillée qu’il avait à
peine entrevue trois ou quatre fois lorsque, pour vendre des volailles
ou des œufs, elle venait au château, montée sur un âne rétif qu’elle
bâtonnait tant qu’elle pouvait... Mais le neveu des châtelains,
l’officier de marine mort en Extrême-Orient?... Eh bien, c’était
lui-même, sans doute. Comme le reste, elle l’avait transformé, magnifié,
inventé pour le décor de sa fantaisie et de sa vanité...

M. Dargel restait pétrifié. Ce qui l’ahurissait, c’était que la gamine
déplaisante de jadis fût devenue l’adorable femme qui était là près de
lui. Par quel prodige?...

Mais Suzanne s’inquiéta du silence de son mari. A peine avait-elle
prononcé le nom du pays qu’elle l’avait regretté. Elle demanda d’un ton
indifférent:

--Est-ce que tu connais ce coin de la Touraine?

Il hésita... Mais à quoi bon des explications vaines, à quoi bon
l’humilier, lui faire de la peine, l’irriter contre lui?... Le passé
qu’elle avait inventé était bien plus conforme que le vrai passé à ce
qu’elle avait su faire d’elle-même. Il répondit:

--La Ferdière... Ferlière... comment as-tu dit?... Non, je ne connais
pas du tout.

Et il dissimula un sourire de tendre indulgence en écoutant la jolie
voix qui, rassurée, reprenait, avec de nouveaux détails plus flatteurs,
le récit des souvenirs magnifiques.




LA PÉNICHE GRISE


La péniche grise descendait le canal, glissant sur l’eau muette où se
reflétait le couchant rouge.

Debout à l’arrière, l’homme adossé à l’immense barre, avançait ou
reculait pour gouverner. Il était jeune, svelte, large d’épaules. Il
tenait une rose entre ses dents, qui brillaient sous la moustache
légère. Sa chemise bleue était ouverte sur son cou et ses cheveux noirs
bouclaient serré sur son front hâlé.

A l’écluse, les bateaux s’arrêtèrent. L’éclusier, un vieux, colossal et
hirsute, manœuvrait les portes. L’homme de la barre, de ses yeux clairs,
regardait, sans penser, la rive crayeuse, les chétifs arbustes et la
petite maison dont le lierre touffu cachait le délabrement.

Une mince silhouette en sortit.

--Bonsoir, la gosse! cria l’homme de la barre en manière de blague.

--Bonsoir, répondit une petite voix sérieuse.

Une enfant maigre, dans une robe usée, se tenait toute droite sur la
berge, écartant de ses petites mains brunes, pour le mieux regarder, ses
cheveux sauvages de ses grands yeux. Lui, debout dans la lumière du
soir, riait nonchalamment.

--T’es la fille du nouvel éclusier? demanda-t-il pour parler.

--Oui, dit-elle, toujours grave.

--Et quel âge que t’as?

--J’ai quinze ans et demi.

Il y eut un silence.

--Vous reviendrez? demanda-t-elle, tout à coup, d’une voix basse.

--Oui, j’fais le trafic aller et retour.

--Aie pas peur, tu l’reverras! Sacré Algérien, toujours des blagues aux
jeunesses... Laisse-la donc, c’est une môme!

Un autre marinier, vieux et une pipe aux dents, avait paru à l’escalier
de la petite cabine de la péniche, au-dessus des haricots d’Espagne qui
y grimpaient. Il rit et replongea dans l’intérieur. La petite s’était
rejetée en arrière, toute rouge.

--Ferme! répondit l’Algérien au vieux. C’est ma promise!

Il rit aussi et reprit sa barre. La péniche se remettait en marche.

--Au revoir! dit la petite de sa voix menue.

--Au revoir, la gosse! cria l’Algérien.

Il lui jeta la rose qu’il avait à la bouche, et, le dos à sa barre,
alluma une cigarette.

Le petite avait, au vol, attrapé la rose. Elle en respira le parfum
fané, mêlé de tabac, et resta là, immobile, à regarder s’effacer dans le
crépuscule, la silhouette de l’homme sur la péniche qui s’éloignait, le
long de l’eau assombrie, vers l’horizon où monta une lune cramoisie dans
les brumes.

                   *       *       *       *       *

Quand il revint, c’était l’hiver. Par un matin neigeux où la plaine et
les coteaux étaient éblouissants il la revit près de l’écluse, petite
forme élancée dans son manteau noir tout déchiré. Les flocons qui
tombaient se prenaient dans ses cheveux.

Elle s’approcha jusqu’au bord de l’eau. L’homme lui parut plus beau
encore sous son bonnet de débardeur et dans sa vareuse de grosse laine.

--Bonjour, la gosse! cria-t-il. On a pensé à moi?

--Bonjour, dit-elle, toujours sérieuse.

Elle eut un regard de côté vers son père qui, plus loin, manœuvrait les
portes, et murmura ardemment:

--Emmenez-moi...

L’Algérien eut un rire qui montra ses dents blanches.

--Que je t’emmène?

--Oui. Je m’ennuie ici. Il fait froid. C’est sale. Je suis toute
seule... Emmenez-moi. Je balaierai et je ferai la soupe. Je sais très
bien... Papa est toujours saoul, alors il me bat. Emmenez-moi...

Elle avait une moue d’enfant qui va pleurer, et un désir passionné
éclatait dans ses yeux. Et tout à coup, sans raison, elle rougit.

L’homme, confusément, comprit.

--T’es trop petite, railla-t-il. Qu’est-ce que je ferais de toi? Plus
tard!... Je t’emmènerai plus tard...

--C’est vrai? C’est vrai? Vous voulez bien! Vous promettez! Alors,
j’attendrai! Je vous attendrai...

Le petit visage pâle de froid s’était éclairé, mais une voix rauque
appelait en jurant.

--Pensez à moi, murmura-t-elle en rougissant encore.

Il vit qu’en s’éloignant elle lui montrait quelque chose qu’elle avait
tiré de son corsage, mais il ne se souvenait pas qu’il lui avait jeté
une rose et ne sut pas ce que c’était.

La fois suivante, il répéta en riant sa promesse de l’emmener plus tard.
Elle lui donna un cache-nez qu’elle lui avait tricoté et une
photographie d’elle, une mauvaise épreuve de foire qu’elle avait fait
faire en cachette.

Trois fois encore elle le revit ainsi. Quand approchait le temps du
retour de la péniche grise, elle passait des jours à attendre au bord du
canal, avec l’espoir qu’il la trouverait enfin assez grande...

Par un matin de juin, après une averse tiède qui tendait sur l’horizon
son filet brouillé, elle reconnut, dans un rayon de soleil soudain, la
péniche. Mais il n’était pas à la barre, où le vieux marinier avait pris
sa place.

--Où est-il? cria la petite, bouleversée.

--Y va venir!

Le vieux eut un drôle de rire.

--Hé! l’Algérien! appela-t-il, monte un peu! Une dame te demande!

L’Algérien parut. La petite, en le voyant, rougit de joie. Elle lui
parut moins maigre et plus grande, et pour la première fois il s’aperçut
qu’elle devenait jolie.

--Bonjour, dit-elle, comme d’habitude, de sa voix d’enfant. Est-ce cette
fois-ci que vous m’emmenez?

Il jeta un regard vers la cabine.

--Tais-toi donc, grogna-t-il. C’est des blagues tout ça!

Elle eut un sursaut d’étonnement. Au même moment, une femme, une grosse
fille blonde, avec ses cheveux dans le cou et un peignoir mal attaché
laissant voir un coin de poitrine blanche, monta de la cabine. Elle
regarda la petite.

--Mince! railla-t-elle d’une voix canaille, pigez-moi c’t’amoureuse!
Emmenez-moi... Non, mais des fois!... Faudra repasser, la môme, j’suis
là!...

Elle prit l’Algérien par le cou et s’écrasa contre lui. Il semblait
gêné, mais le vieux éclata de rire.

La petite, blême, immobile, regardait. Elle ne répondit rien aux
grossièretés que lui criait la fille. Elle vit la péniche s’éloigner et
reporta ses yeux vers l’eau profonde qui était à ses pieds. Mais tout à
coup, avec un frisson de terreur, elle se rejeta en arrière et se sauva
vers la maison en sanglotant.

Pendant une année l’Algérien ne revint pas. Il avait eu des malheurs. Il
avait fait de la prison, s’étant, pour la fille blonde, battu à coups de
couteau dans un cabaret de Marseille. Il avait été quitté, repris, et
puis définitivement quitté après un guet-apens, où elle l’avait fait
tuer à moitié par trois débardeurs.

Guéri, il avait repensé à la petite de l’écluse. Il s’était dit qu’elle
devait maintenant être une femme, qu’elle était jolie la dernière fois
où il l’avait vue, et qu’elle serait dévouée, fidèle et commode,
puisqu’elle l’aimait tant.

Il revint sur sa péniche dans un grand soleil d’après-midi. Il était
rasé de frais et pommadé; il avait mis un complet quadrillé, une chemise
empesée, un faux col et une cravate à fleurs avec une épingle bleue.

La péniche, à l’écluse, s’arrêta comme d’habitude. L’éclusier était
toujours là, mais la petite ne se montrait pas.

L’Algérien, surpris, gagna l’avant du bateau.

--Hé! vieux! cria-t-il au colosse hirsute qui manœuvrait ses portes,
ous’qu’elle est ta fille? J’ai une commission pour elle!

Le vieux leva sa face noyée de poils gris. Un vague étonnement passa
dans ses yeux hébétés.

--C’est donc pas avec toi qu’elle a fichu le camp? dit-il seulement,
sans interrompre sa manœuvre.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  Par-dessus le mur                    5
  Monsieur Cruchette                  15
  Sans-Souci                          25
  Une Conquête                        35
  Dans l’ombre                        45
  Persécution                         53
  Tuffin                              61
  La Belle à la Rose                  71
  Le Vieux du chantier                79
  Des Aveux                           87
  Le Danger inconnu                   95
  Surprise                           103
  Un Enlèvement                      113
  Un Soir d’oubli                    121
  Pauline                            131
  Le Sauveteur                       141
  L’Aventure de M. Lassoy            149
  Une Lettre                         157
  Une Bonne Fortune                  165
  Martelan                           173
  La Succession                      181
  Monsieur Trossepotte               189
  Le père May                        199
  Comme ils atteignaient la ville    207
  La Bonne                           217
  Initiation                         225
  Ses Souvenirs                      235
  La Péniche grise                   243
  Table des matières                 251


Paris.--L. MARETHEUX, imp., 1, rue Cassette.--9999




DERNIÈRES PUBLICATIONS, DANS LA MÊME COLLECTION


                                                                    Vol.
  AICARD (JEAN), _de l’Acad. française_
    Gaspard de Besse, roman (6e mille)                                 1
    Le fameux chevalier Gaspard de Besse, roman (6e mille)             1
  AJALBERT (JEAN), _de l’Acad. Goncourt_
    Dix années à Malmaison (1907-1917) (3e mille)                      1
  ALANIC (MATHILDE)
    Nicole mariée, roman (4e mille)                                    1
  BACHELIN (HENRI)
    Le petit, roman (3e mille)                                         1
  BARBUSSE (HENRI)
    Paroles d’un combattant (20e m.)                                   1
    Clarté, roman (90e mille)                                          1
    Le Feu, roman (300e mille)                                         1
  BINET-VALMER
    Le plaisir, roman (12e mille)                                      1
  BOURCIER (EMMANUEL)
    Jeanne, roman (3e mille)                                           1
  BOUTET (FRÉDÉRIC)
    Par-dessus le mur (3e mille)                                       1
    Lucie, Jean et Jo, roman (4e mille)                                1
  CHÉRAU (GASTON)
    Champi-Tortu, roman (13e mille)                                    2
  COLETTE (COLETTE WILLY)
    L’entrave, roman (25e mille)                                       1
  CORDAY (MICHEL)
    Les révélées, roman (21e mille)                                    1
  CROISSET (FRANCIS DE)
    Théâtre I et II                                                    2
  DAUDET (LÉON), _de l’Acad. Goncourt_
    Dans la lumière, roman (15e mille)                                 1
  DAUTRIN (ÉLIE)
    L’absent, roman (10e mille)                                        1
  DONNAY (MAURICE), _de l’Acad. française_
    Dialogues d’hier (4e mille)                                        1
  DUVERNOIS (HENRI)
    Edgar, roman (5e mille)                                            1
  FABRE (ÉMILE)
    Théâtre I                                                          1
  FARRÈRE (CLAUDE)
    La dernière déesse, roman (30e mille)                              1
    La maison des hommes vivants, roman (26e mille)                    1
  FISCHER (MAX ET ALEX)
    L’amant de la petite Dubois, roman (31e mille)                     1
    Pour les amants, pour les époux, pour tout le monde. Illustré
      par L. Métivet (11e mille)                                       1
  FLAMMARION (CAMILLE)
    La Mort et son mystère. I. Avant la Mort (15e mille)               1
  FOLEŸ (CHARLES)
    Fleur d’ombre, roman (9e mille)                                    1
  FONCK (RENÉ), _Capitaine pilote aviateur_
    Mes Combats. Préface du Maréchal Foch (10e mille)                  1
  FOUCAULT (ANDRÉ)
    Les grimaces de la gloire (4e mille)                               1
  FRAPPA (JEAN-JOSÉ)
    A Salonique sous l’œil des Dieux! roman (37e mille)                1
  FRAPPIER (LÉON)
    Nouveaux contes de la Maternelle (4e mille)                        1
  GARNIER (NOËL)
    Le don de ma Mère, poèmes. Préface de Henri Barbusse               1
  GENEVOIX (MAURICE)
    Jeanne Robelin, roman (4e mille)                                   1
  GÉNIAUX (CHARLES)
    Mes voisins de campagne (3e mille)                                 1
  HERMANT (ABEL)
    La vie à Paris (Dernière année de la guerre: 1918) (8e mille)      1
  HIRSCH (CHARLES-HENRY)
    La chèvre aux pieds d’or, roman (4e m.)                            1
  LATZKO (ANDRÉAS)
    Les hommes en guerre, traduit de l’allemand par Magdeleine
      Marx (5e m.)                                                     1
  LEFEBVRE (RAYMOND)
    Le sacrifice d’Abraham, roman (3e m.)                              1
  LEFEBVRE ET VAILLANT-COUTURIER
    La guerre des soldats (5e mille)                                   1
  LEVEL (MAURICE)
    Le manteau d’Arlequin, roman (4e m.)                               1
  MACHARD (ALFRED)
    Les cent gosses (4e mille)                                         1
  MACHARD (RAYMONDE)
    Tu enfanteras..., roman (6e mille)                                 1
  MARGUERITTE (PAUL), _de l’Acad. Goncourt_
    Gens qui passent (8e mille)                                        1
    Jouir, roman (65e mille)                                           2
  MARGUERITTE (VICTOR)
    Au bord du gouffre (Août-Septembre 1914) (35e mille)               1
  MARX (MAGDELEINE)
    Femme (10e mille)                                                  1
  MIRBEAU (OCTAVE), _de l’Acad. Goncourt_
    Chez l’illustre écrivain (10e mille)                               1
  MONTFORT (EUGÈNE)
    Un cœur vierge, roman (6e mille)                                   1
  PRÉVOST (MARCEL), _de l’Acad. française_
    D’un poste de commandement (12e m.)                                1
  REBOUX (PAUL)
    Romulus Coucou, roman nègre (8e m.)                                1
  RÉVAL (G.)
    L’Infante à la rose, roman (5e mille)                              1
  RICHEPIN (JEAN), _de l’Acad. française_
    L’âme américaine (4e mille)                                        1
    Théâtre I                                                          1
  ROSNY AINÉ (J.-H.), _de l’Acad. Goncourt_
    L’appel du bonheur, roman (6e mille)                               1
  ROSTAND (MAURICE)
    Le cercueil de cristal, roman (6e m.)                              1
  SARRAIL (GÉNÉRAL)
    Mon commandement en Orient (1916-1918) (10e mille)                 1
  TIMMORY (GABRIEL)
    Monsieur Pédicule                                                  1
  VANDÉREM (FERNAND)
    Le miroir des lettres (3e mille)                                   1
  VIGNES-ROUGES (JEAN DES)
    Sous le brassard d’État-Major, roman (3e mille)                    1







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAR-DESSUS LE MUR ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.