Le spectre de M. Imberger

By Frédéric Boutet

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Title: Le spectre de M. Imberger

Author: Frédéric Boutet

Release date: February 27, 2025 [eBook #75483]

Language: French

Original publication: Paris: Flammarion, 1922

Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


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Le spectre de M. Imberger




DU MÊME AUTEUR


_Chez le même éditeur_:

  VICTOR ET SES AMIS.
  CELLES QUI LES ATTENDENT.
  DOUZE AVENTURES SENTIMENTALES.
  LUCIE, JEAN ET JO, roman.
  PAR-DESSUS LE MUR.
  LA LANTERNE ROUGE.
  LE REFLET DE CLAUDE MERCŒUR, roman.


_En préparation_:

L'HOMME SAUVAGE et JULIUS PINGOUIN, romans.




FRÉDÉRIC BOUTET


Le spectre de M. Imberger

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.




Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1922

by ERNEST FLAMMARION.




Le spectre de M. Imberger


J'ai appartenu pendant trente ans à la police parisienne, dit Barfin,
et ma carrière, je vous assure, a été plutôt mouvementée; mais
l'affaire la plus extraordinaire sur laquelle j'ai eu à enquêter fut
certainement la disparition de M. Imberger, qui est d'ailleurs restée
une affaire fameuse.

Oui, ce curieux cas m'a donné bien du fil à retordre et je l'ai
travaillé avec passion. Pendant des semaines, il est resté entouré
d'un mystère impénétrable que des péripéties étranges modifièrent sans
l'élucider le moins du monde, mais en renversant mes opinions à mesure
que je me risquais à en avoir...

Le public n'en a suivi que les faits extérieurs dans leur succession
inattendue, saisissante et dramatique, et n'a jamais connu exactement
les dessous psychologiques... Aussi bien, puisque, maintenant, des
années ont passé et que je suis à la retraite, je puis tout vous
raconter dans le détail.


M. Imberger était un homme riche, d'un caractère un peu original et
d'une excellente santé. Dans la vie il ne faisait rien autre chose
que de collectionner des marteaux de porte. Je ne m'y connais pas,
mais il paraît qu'il avait réuni des pièces uniques. Il ne s'en tenait
pas tout à fait d'ailleurs à cette spécialisation, il était compétent
en bibelots de toutes sortes et tous les antiquaires de Paris le
connaissaient et le considéraient non seulement comme un client, mais
encore comme un érudit que l'on peut consulter avec fruit au sujet de
l'authenticité d'une trouvaille. Ses courses, ses visites dans le monde
de la grande brocante occupaient tout son temps avec le soin de sa
collection.

Cette collection était l'un des amours de M. Imberger. Il n'en avait
qu'un autre: sa femme Andrée, une blonde aux yeux noirs, extrêmement
jolie... oui vraiment, une des plus jolies femmes que j'aie jamais
vues, fine, souple, harmonieuse, une voix charmante, un teint lumineux,
un air de douceur langoureuse...

Elle avait bien vingt-cinq ans de moins que son mari qui avait dépassé
la cinquantaine. Il l'avait épousée trois ans plus tôt, après s'être
occupé d'elle quand elle avait perdu son père qui, homme brillant,
mondain, dépensier, laissait une succession compliquée où il y avait
plus de doit que d'avoir. Finalement la jeune fille s'était trouvée
sans le sou et c'est alors que M. Imberger, dont elle était parente (il
avait eu la mère d'Andrée comme compagne d'enfance) lui avait offert
de se marier avec lui. Elle avait dit oui, avec ou sans hésitation, je
n'en sais rien.

Au fond de Passy, dans une courte rue calme où, par-dessus les murs,
les arbres regardaient les passants, ils habitaient un confortable
petit hôtel ancien où les servaient des domestiques de tout repos.

Un fils du frère aîné de M. Imberger vivait avec eux depuis quelques
mois. Il s'appelait Maxence. C'était un beau garçon d'une trentaine
d'années qui, sous prétexte d'étudier la peinture, s'était à peu près
ruiné en faisant, pendant dix ans, une noce à tout casser, à Paris,
d'abord, puis en Italie, puis de nouveau à Paris, et enfin dans
l'Orient moderne et truqué des rastaquouères et des vieilles grues
neurasthéniques. Au retour, sans le sou, il avait été accueilli et
recueilli par cet excellent homme d'Imberger, qui était son seul parent
et qui, malgré d'assez louches histoires de jeu et de femmes courant
sur le compte du beau Max, lui avait ouvert sa maison et sa bourse
comme à un fils, lui évitant ainsi, selon toute apparence, de faire
connaissance avec nous.

La jeune femme de M. Imberger n'avait pas paru tout d'abord voir d'un
bon œil cette intrusion. Max, neveu de son mari, avait, avec elle, des
liens de parenté, assez lointains d'ailleurs, mais à peine plus âgé
qu'elle, il avait été son camarade d'enfance, elle le connaissait bien
et semblait se méfier de lui et même le redouter.

Cependant, après une première période de mécontentement et de froideur
défiante pendant laquelle Andrée avait pour ainsi dire tenu Max en
observation, les choses s'étaient arrangées, très bien arrangées même
et dans le petit hôtel, tous les trois paraissaient vivre parfaitement
heureux et d'accord.

       *       *       *       *       *

L'affaire commença une nuit de février. Mme Imberger avait été
seule à un bal costumé chez des amis. Imberger avait peu de goût pour
ce genre de réjouissances, les déguisements l'assommaient et les
postiches lui faisaient mal à la tête. D'ailleurs, il lui suffisait de
ne pas être obligé personnellement de prendre part à ces plaisirs, et
il laissait sa femme sortir tant qu'elle voulait. Quand elle allait
ainsi sans lui au théâtre ou dans le monde, il venait, du reste,
régulièrement la chercher et faisait en même temps acte de présence. Le
soir dont je vous parle, M. Imberger avait même promis formellement de
venir rejoindre sa femme vers une heure du matin et de prendre part au
souper.

Il ne vint pas.

Une heure et demie, deux heures, deux heures et demie sonnèrent. Le
souper était fini depuis longtemps, pas d'Imberger.

La jeune femme, qui avait beaucoup dansé et qui s'amusait beaucoup,
n'eut d'abord pas exactement conscience de ce retard insolite.
Soudainement, elle s'en rendit compte et s'étonna, mais pour se
rassurer aussitôt par une explication logique: M. Imberger avait dû au
dernier moment changer d'avis et, préférant le calme de son cabinet à
la cohue joyeuse d'un souper de carnaval, il était resté au coin de son
feu à travailler et ne viendrait que pour la ramener chez eux.

Mais à trois heures passées, M. Imberger n'était toujours pas là.
Les invités commençaient à partir. Mme Imberger alors s'inquiète,
son mari était la ponctualité même, comment n'arrivait-il pas? Elle
fait part de son anxiété aux maîtres de la maison; on la rassure en
lui prodiguant toutes les bonnes raisons en usage dans ces cas-là, on
lui conseille de patienter, de danser encore... Imberger va venir,
voyons: plongé dans un livre, il a laissé passer l'heure. Quelqu'un
tout à coup a l'idée bien simple de téléphoner à l'hôtel Imberger?
Mais oui! Comment n'y a-t-on pas songé plus tôt? Si M. Imberger
s'est trouvé souffrant et n'a pas pu venir à cause de cela, on le
saura tout de suite... Oui, mais dans ce cas-là comment n'a-t-il
pas lui-même téléphoné pour prévenir?... N'importe, on téléphone...
peut-être s'est-il endormi... la sonnette le réveillera... On
demande la communication, pas de réponse... On insiste, on affirme
à l'employé téléphoniste qu'il y a quelqu'un; l'employé rappelle
et rappelle encore, et affirme que personne ne répond. Remarquez
que les domestiques couchant dans des communs attenant à l'hôtel ne
peuvent entendre. Finalement, Andrée, angoissée, décide de rentrer
immédiatement chez elle, et se fait reconduire par deux respectables
amis du retardataire qui, sans le dire à la jeune femme, partagent
maintenant ses craintes. Ils entrent avec elle dans le petit hôtel de
Passy, noir et muet. Pas d'Imberger.

Le neveu Maxence avait ce soir-là dîné en ville et il devait, comme
il le faisait souvent, passer au cercle une partie de la nuit. On
monta néanmoins voir dans sa chambre s'il était rentré. La chambre
était vide, le lit n'était pas défait; comme c'était probable, Maxence
n'était pas rentré encore.

Mme Imberger s'installe dans le cabinet de travail de M. Imberger
et, en compagnie de ses deux amis, attend, folle d'angoisse, en
guettant les bruits du dehors.

Vers quatre heures du matin, une voiture tourne dans la petite rue et
s'arrête devant l'hôtel. Tous se précipitent à la grille. Maxence, qui
rentre et qui paye sa voiture, se retourne stupéfait et les interroge.
Qu'y a-t-il donc? On le met au courant de l'inexplicable absence de
son oncle. Il est bouleversé. Il avait quitté son oncle à sept heures
du soir, et depuis n'avait reçu de lui ni message, ni visite. Maxence,
d'ailleurs, avait passé la soirée à son cercle, pris par une partie
de poker mouvementée. Le dernier et faible espoir d'avoir par lui une
indication quelconque s'évanouissait donc.

A la suggestion de Maxence, on se munit de lanternes et on parcourt le
jardin dans tous ses recoins.

M. Imberger avait pu se trouver souffrant, vouloir prendre l'air et
tomber évanoui, frappé de congestion. Toutes les recherches sont vaines.

Mme Imberger, désespérée, tremblante de fièvre, rentre, monte dans
sa chambre pour changer contre une robe de ville la robe de bal qu'elle
n'avait pas encore songé à ôter. Puis elle redescend dans le cabinet
de travail où les trois hommes étaient revenus, et avec eux, dès
l'ouverture du commissariat de police, elle va déclarer la disparition
de son mari.

C'est là-dessus que je fus, le lendemain, chargé d'enquêter: j'avais
déjà à cette époque ma petite réputation. Le grand chef voulut bien me
dire qu'il m'avait choisi à cause de mon tact et de mon adresse. Je
fus flatté. Il me confia l'affaire avec des instructions détaillées et
pressantes.

L'important était d'agir vite et discrètement. Il fallait éviter les
erreurs ou les gaffes qui créent ou augmentent le scandale; il fallait
donner à l'affaire, tout au moins en tant que détails de la vie privée
du disparu, aussi peu que possible de publicité, sans cependant avoir
l'air de rien cacher; il fallait enfin éviter autant que possible
que la disparition de M. Imberger devienne sensationnelle, si je peux
dire. Ce n'était pas commode. M. Imberger était connu de tout Paris, il
était l'ami de hautes personnalités de la politique, des arts ou des
sciences, et cette fantastique histoire allait nécessairement faire un
bruit de tous les diables.

Je me mets à travailler avec ardeur. Je visite l'hôtel de Passy de fond
en comble, rien. J'interroge tout le monde. Aucune information qui ait
la moindre valeur. En dehors des faits que je viens de vous raconter,
personne ne savait rien. Mme Imberger--jamais je n'ai vu une si
jolie créature avec ses joues pâles et ses grands yeux brillants de
larmes, sous ses cheveux décoiffés--à toutes les questions que je lui
posais me répondait, éperdue:

--Je ne sais pas, je ne sais pas. Il devait venir, il n'est pas venu...
Je vous en prie, retrouvez-le...

Et, tout à coup, elle éclata en sanglots convulsifs, et cela finit dans
une attaque de nerfs.

Le neveu Maxence, un magnifique gaillard avec sa tête fine et brutale
sur ses épaules d'athlète, semblait abîmé dans la plus profonde
douleur, ce qui ne l'empêcha pas de me seconder de son mieux en me
guidant avec intelligence à travers l'hôtel en quête d'un indice
quelconque. Il me fit parcourir la maison des caves au grenier, et
le jardin où se trouvait un vieux puits que nous fîmes à tout hasard
sonder. Rien.

Maxence n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être devenu son
oncle et se refusait même à envisager la possibilité d'un écart de
conduite.

--Vous ne le connaissez pas, me dit-il avec conviction. Il ne
s'intéressait au monde qu'à ses collections. Il n'aimait au monde que
sa femme. Il avait pour moi, qui le respectais comme un père, la plus
affectueuse indulgence; il m'a épargné de souffrir de mes folies de
jeunesse et c'est grâce à lui que je puis tenir mon rang dans le monde.

Il s'interrompit, suffoqué par son émotion.

Quant aux domestiques, ils étaient à la fois plaintifs et ahuris.
Horriblement effrayés par le mystère qui planait sur la maison, ils
étaient en outre saisis de cette terreur obséquieuse et effarée
que nous autres policiers inspirons assez souvent, à cause de la
toute-puissance de la justice dont nous sommes la main. Leur innocence
était d'ailleurs évidente. Ils avaient raconté tout ce qu'ils savaient,
c'est-à-dire à peu près rien, et j'employai alternativement la
bonhomie, la brutalité et la surprise, sans en tirer autre chose.

Je fis des recherches sérieuses sur la vie privée de M. Imberger; mais
M. Imberger n'avait, si je puis dire, pas de vie privée. C'est-à-dire
que cette vie privée, claire, bien réglée et sans complications n'avait
aucune part cachée, ni dans le domaine argent, ni dans le domaine...
distractions... Les seuls secrets que j'y découvris furent des charités
suivies et discrètes; une clientèle nombreuse de protégés vraiment
intéressants se révéla à moi, et quelques-uns d'entre eux ignoraient
même le nom et la qualité exacte de leur bienfaiteur. M. Imberger était
ce qu'on peut appeler un riche honteux et il était aussi, d'après tout
ce que l'on me raconta sur lui, un original au meilleur sens du terme,
un homme d'esprit et de cœur pour qui quelques-uns de ses amis avaient
autant d'affection que d'admiration.

M. Imberger avait des habitudes, tout le monde dans son entourage les
connaissait et, par conséquent, rien ne fut plus simple que de suivre
pas à pas l'emploi toujours semblable de son temps. Quand il sortait
seul, il allait toujours dans les mêmes endroits, passant à jour
fixe chez certains antiquaires et chez certains amis. Il indiquait
toujours, d'ailleurs, en partant de chez lui, où il allait.

Aucune maison louche ne le connaissait, ni de nom ni de vue, car
je trimbalais partout sa photographie. Il n'était pas de ces vieux
messieurs dont la vertu cache des dessous qui dépendent de nos
services, et jamais de près ou de loin, il n'avait été effleuré par
le plus banal scandale; c'était un brave homme qui aimait sa femme.
Il n'avait pas d'ennemis, pas de chagrins connus et sa raison avait
toujours été solide.

Je devais aussi envisager la question d'argent. Dans les jours qui
avaient précédé sa disparition, M. Imberger n'avait pas retiré de fonds
de chez son banquier; en outre, une somme assez importante était restée
en espèces dans le coffre-fort de son cabinet de travail dont Mme
Imberger avait une double clef et connaissait le mot.

Il est vrai pourtant que M. Imberger avait coutume, pour pouvoir
conclure immédiatement un achat d'antiquités, de porter sur lui au
moins trois ou quatre mille francs, souvent beaucoup plus; avec cet
argent, il pouvait donc vivre pendant quelque temps sans devoir se
procurer de nouveaux fonds.

J'inspectai moi-même sa garde-robe et j'interrogeai à ce sujet le
valet de chambre et Mme Imberger. Rien ne manquait que son habit
noir et le grand manteau sombre qu'il avait l'habitude de porter. Cela
indiquait seulement que M. Imberger s'était mis en tenue de soirée dans
l'intention d'aller rejoindre sa femme... ou peut-être seulement pour
faire croire à cette intention.

Mon enquête n'avançait pas d'une ligne; je pataugeais dans le plus
déconcertant des mystères, et qui s'épaississait à mesure que
j'espérais l'éclaircir. On a toujours bien voulu me reconnaître
quelques dispositions, j'ai trouvé avec un peu de patience et de veine
la clef de bien des problèmes en apparence insolubles, mais j'avoue
que, dans ce cas-là, je me trouvais muré, bouclé, cadenassé.

Une seule clé aurait pu aller à la serrure et m'ouvrir une issue, mais
cette clef-là, avant d'essayer d'en faire usage, je devais épuiser
toutes les autres chances de succès. Pour compléter mon agrément,
avec les jours qui passaient, le bruit que faisait la disparition
de M. Imberger croissait démesurément et les reportages faussement
sensationnels, faussement bien renseignés se multipliaient. Ce flot
de commérages, je vous l'avoue, m'agaçait. Par guigne il n'y avait
alors aucune grosse actualité: ni voyage de souverain, ni querelle de
politique intérieure ou extérieure, ni catastrophe, ni grande première.
Tout Paris se passionnait pour le mystère de Passy et les journaux
commençaient à me blaguer avec une persistance qui me paraissait de
mauvais goût.

Le 1er mars, le grand chef me fait brusquement appeler, à propos
justement de l'affaire Imberger, et dans son cabinet, me présente au
professeur Ferrier, qui avait, me dit-il, une communication à me faire.

J'étais très intrigué.

Ferrier, vous le savez, était déjà un médecin illustre dans ce
temps-là, professeur à la Faculté et membre de l'Académie de Médecine.
C'était un grand bonhomme d'aspect très curieux, à la figure pâle
et rasée, avec un long nez, une large bouche mince et, derrière des
lunettes d'or, des yeux clairs, fixes, fouilleurs, qui semblaient vous
voir vivre à travers vos habits.

--On me dit que vous êtes un homme intelligent, sûr et habile, et je le
crois, me dit-il, quand nous fûmes seuls. Écoutez-moi: je suis rentré
hier d'un lointain voyage d'études. Je n'ai pas pu revenir avant et je
ne suis revenu que pour avoir une entrevue avec vous. Imberger était
mon meilleur ami, je l'ai connu au collège. Il était riche. Moi,
j'étais pauvre. Il a, de sa bourse, payé mes inscriptions à la Faculté
de Médecine. Quand j'étais étudiant et lui aussi, il m'a, tous les
mois, sur la pension que lui faisaient ses parents, donné de quoi vivre
afin que je puisse travailler. C'est grâce à lui bien plus que grâce
à moi-même, que je suis ce que je suis. C'est grâce à lui qu'ont été
sauvées toutes les créatures humaines que j'ai pu soigner et guérir.
Imberger était de ces hommes dont la sensibilité morale compense la
cruauté, la lâcheté et le vice de tous les misérables qui vous passent
par les mains. Je vous dis cela pour que vous compreniez la raison de
mon intervention; je vous dis cela pour que vous compreniez quel est le
sens et la valeur du mot ami quand je l'applique à Imberger. Du reste,
je le dis à tout le monde, je l'afficherais dans les rues...

Sa voix se brisa un peu, ses yeux devinrent menaçants; une chose
brillante, qui était une larme, roula le long de son grand nez.

--Quelle est votre opinion sur sa disparition? termina-t-il sèchement.

Étant donnée la nature de cette opinion, j'étais un peu gêné, mais
devant un tel homme, il était inutile d'essayer même de mentir.

--Je crois qu'il y a eu assassinat, dis-je simplement.

Ferrier eut une petite crispation du coin de la bouche, mais il s'était
ressaisi et, d'une voix parfaitement calme, il me répondit:

--Moi, je ne le crois pas, j'en suis sûr! La fugue ou le suicide qui
peuvent, pour vous, compter comme des hypothèses que vous devez au
moins envisager, n'entrent même pas en discussion pour moi qui l'ai
connu. Si une transformation d'un ordre quelconque avait eu lieu dans
sa vie, quelle qu'elle puisse être, je l'aurais sue. Il me disait tout
et un être si droit, si clair, si énergique n'a pu avoir de faiblesse,
même passagère. Puisqu'il a disparu, c'est qu'on l'a fait disparaître.
Maintenant est-ce que vous êtes de l'avis de votre chef: un crime de
hasard, une attaque d'apaches au coin d'une rue?

--Non, dis-je franchement. Dans ce cas-là, on trouve presque toujours
le cadavre, ou en tout cas, une trace quelconque d'assassinat,
un vestige de lutte. Et ici, rien... Pas un indice... Et pas un
témoignage... Personne n'a rien vu, rien entendu, rien remarqué
d'anormal ou même d'inhabituel, dans la maison ou dans les environs...

«Des apaches qui l'auraient attaqué pour le voler, d'abord presque
à coup sûr auraient abandonné le corps sur place pour s'enfuir, le
coup fait; c'est généralement ce qui se passe. Et en admettant même
qu'ils aient songé à le faire disparaître, ils n'auraient pu y réussir
parfaitement, par manque de préméditation et de moyens, c'est bien
clair... Non... Ce n'est pas, s'il y a eu crime,--comme je le crois
aussi, notez bien...--ce n'est pas un crime crapuleux...

--Alors, qu'est-ce que vous pensez?

Il parlait froidement, en détachant les mots; son regard pénétrant ne
me quittait pas.

--Quelle est votre théorie personnelle?...

Je me sentais vraiment gêné.

--Je pense... Je pense... Vous savez, monsieur le
professeur,--répondis-je évasivement, en essayant encore d'échapper à
cette question trop nette,--de par notre métier, nous sommes obligés de
penser à bien des choses invraisemblables, même quand nous admettons
qu'elles puissent être invraisemblables. Il ne faut pas croire du tout
que nous prenions nos hypothèses pour des réalités, mais nous sommes
bien forcés, d'autre part, pour arriver à une solution, de faire toutes
les hypothèses... toutes...

Il y eut un silence.

--Non, me dit tout à coup le professeur répondant à ce que je n'avais
pas dit, _elle_ n'y est pour rien, je la connais, elle aussi,
autant qu'on peut connaître une femme, elle n'y est pour rien! Ne
secouez pas la tête, ajouta-t-il avec impatience, nous n'arriverons
jamais si vous ne croyez pas ce que je vous dis. Ce que je vous
affirme, vous devez l'admettre, sans quoi nous serons retardés à chaque
pas...

Je me permis de l'interrompre.

--Pardon, monsieur le professeur, dis-je, nous avons un vieux mari,
vieux relativement à sa très jeune femme... Voyons, voyons... Il est
riche, elle est pauvre; il lui a tout laissé et elle le sait. Entre
eux, il y a un homme jeune, solide, beau, sans scrupule, l'amant tout
désigné,--et c'était bien le cas, d'après tous les indices que j'ai pu
recueillir.--Le mari disparaît. La solution, il me semble, s'impose...
Ce sont eux qui ont fait le coup. Peut-être, elle, sans intérêt
d'argent, je veux bien, seulement pour être libre, par amour pour Max
ou dominée par lui, ayant peur... Je ne crois pas non plus qu'elle ait
participé au crime, elle est trop faible et trop effrayée... mais pour
avoir su, c'est autre chose...

«J'ai déjà, pour moi-même, fait quelques recherches et pris quelques
informations; je me suis documenté pour le jour où j'aurai le droit
d'agir pleinement. Et si, officiellement, je n'ai pas encore enquêté
sur cette piste, c'est que j'ai, à ce sujet, des ordres formels...
On a affaire à des personnalités mondaines, on se méfie, on craint
le ridicule et l'odieux d'une erreur, le scandale d'une fausse
accusation... Et on m'oblige à tout épuiser avant de me retourner
franchement de ce côté-là. Mais j'aurai mon heure, j'y compte bien...

--Non, me répéta Ferrier, pas comme cela. Votre solution tourne autour
de la vérité, mais elle est fausse pour la moitié, certainement: c'est
lui qui est seul coupable; elle ne se doute de rien... non, non,
croyez-moi, de rien, j'en suis sûr. Ce misérable, qu'Imberger, dans
sa bonté, a sauvé de la misère et de la correctionnelle, est l'amant
d'Andrée, cela je le savais depuis longtemps, et il est une brute
sensuelle, jalouse et cupide. Il y a de tout dans son crime, des choses
banales et des choses révoltantes, de l'exceptionnel et de pauvres
sentiments humains courants... Il y a surtout de la passion grossière
et de l'intérêt: il est avide de domination et de plaisir, vaniteux
comme tous les médiocres... Il voulait pour lui tout seul la femme et
l'argent... l'argent d'abord, du reste...

--Voyez-vous, demandai-je, la moindre preuve?

--Aucune. C'est à vous d'en trouver. Tout ce dont vous avez besoin
comme aide personnelle, renseignement ou argent, demandez-le-moi,
cela restera entre nous. Il faut trouver le cadavre et convaincre
l'assassin; d'ailleurs, il est perspicace et rusé et il faut éviter de
le mettre en défiance.

Ferrier s'en alla. Son opinion éclairait la mienne et la corroborait.
Mais il me fallait au moins un commencement de preuve, et une gaffe
m'eût coûté cher.

Maxence habitait maintenant une garçonnière du quartier de l'Europe
et n'allait que rarement à Passy. La jeune femme restait plongée dans
son deuil. Elle avait fait venir auprès d'elle une vieille cousine de
province et ne sortait pas.

Moi j'attendais avant d'agir... Les journaux m'accablaient de
railleries de plus en plus vives sur mon aveuglement. Certains
reporters sagaces, à la suite d'enquêtes personnelles poussées à fond,
avaient très certainement entrevu ce que je croyais être la vérité;
ils indiquaient à mots couverts la probabilité d'un drame familial
et passionnel, et les soupçons commençaient à serrer de près le beau
Maxence.

Celui-ci, que je rencontrai à Passy à ce moment-là, eut en ma présence
un accès d'indignation qui, s'il était joué, était bien joué. Il ne
parlait rien moins que d'aller souffleter le rédacteur.

C'est alors qu'un événement extraordinaire se produisit: M. Imberger
fut rencontré dans la rue.

       *       *       *       *       *

C'est la femme de chambre de Mme Imberger qui revit la première M.
Imberger après sa disparition. Un soir, cette fille, dans le petit
hôtel de Passy, rentra affolée, affirmant qu'elle venait de croiser
dans une rue voisine son ancien maître en personne.

--C'était monsieur, me dit-elle à moi-même quand je la vis après cette
fantastique rencontre, c'était monsieur, sûr et certain. Je l'ai vu
comme je vous vois! J'ai des yeux et je ne suis pas une folle, la tête
sous le couperet je dirais encore que c'était monsieur, et si c'était
pas lui, c'était son fantôme! Et puis, c'est mon avis que c'était même
plutôt son fantôme, du reste... sûr que non qu'il n'avait pas l'air
d'un homme vivant, il avait un grand manteau noir comme il mettait
toujours et une figure toute drôle, toute pâle, toute tranquille, avec
ça... enfin, je ne peux pas dira comment, mais toute drôle... Il
marchait sur l'autre trottoir que moi, il allait vite et il a dû me
reconnaître, alors il a été encore plus vite. Et comme, au contraire,
moi de le voir ça m'avait coupé les jambes, il a profité de ça pour
tourner la rue et filer, moi, j'en claquais des dents... Porter les
yeux sur un fantôme, ça peut vous faire mourir dans l'année... Courir
après, merci... Et puis, ça n'aurait servi à rien. C'était pas un homme
vivant, j'en jurerais sous le couteau! Mais c'était monsieur, j'en
jurerais devant le juge! On l'a assassiné et il revient pour demander
vengeance et sépulture...

Elle ne voulut pas sortir de là, mais je dois dire que personne ne la
crut tout d'abord.

Cependant comme cette rencontre, si elle était réelle, constituait une
preuve en faveur d'une simple disparition, on prévint le Dr Ferrier
qui interrogea à son tour la femme de chambre. Il diagnostiqua une
hallucination.

Cette opinion était aussi la mienne.

Comment, en effet, penser, si M. Imberger n'était ni mort ni en fuite
et qu'il eût simplement, pour des raisons secrètes, quitté sa famille
et son domicile, qu'il revînt justement se montrer aux environs mêmes
de ce domicile, dans un quartier comme Passy qui est une petite
province charmante où la plupart des habitants se connaissent au moins
de vue et où, lui plus que tout autre, devait être remarqué à cause de
sa silhouette assez particulière et de ses flâneries de collectionneur.
De plus, il était au courant des habitudes de ses domestiques, et la
femme de chambre l'avait vu justement dans une rue et à une heure où
régulièrement, chaque matin, elle allait porter le courrier à la poste
et prendre les journaux.

Non... Nerveuse et superstitieuse, la femme de chambre, hantée par le
mystère de la disparition de son maître et effrayée par l'évocation
vague d'un crime, avait identifié la silhouette d'un passant avec
celle du disparu, ou même créé de toutes pièces une image absente:
l'hypothèse de l'hallucination était la plus vraisemblable, tout le
monde l'adopta.

Mais, le lendemain, cette hypothèse tomba d'elle-même... M. Imberger
apparut de nouveau. Il fut vu vers six heures du soir par un marchand
de curiosités de la rue de Châteaudun chez lequel il avait coutume
de faire de longues stations. L'apparition se montra à la porte du
magasin, qu'elle entr'ouvrit comme pour entrer. Puis, ainsi qu'une
personne qui se ravise, elle fit volte-face rapidement et disparut dans
la foule.

Déconcerté comme la femme de chambre, et comme elle, peut-être, effrayé
par la possibilité d'un mystère d'au-delà...--à ce point de vue, vous
savez, il faut toujours tenir compte de la crédulité humaine,--le
marchand n'eut, pas plus que la femme de chambre, la présence d'esprit
de chercher à rattraper l'apparition pour éclaircir le problème
angoissant... Il affirma qu'il ne le fit pas parce qu'il était seul
à ce moment et ne pouvait songer à abandonner son magasin, fut-ce
quelques minutes.

Mais M. Imberger était son client depuis plusieurs années, il le voyait
souvent et longtemps. Il fut frappé de la mine hagarde et étrange du
visiteur qui était d'une pâleur livide et avait l'air de souffrir. Mais
il affirma qu'aucune hésitation n'était possible sur son identité.

Dès lors les apparitions de M. Imberger se multiplièrent dans les
endroits les plus divers. Dans l'espace de quatre ou cinq jours, il
fut vu par plusieurs personnes dont la bonne foi ne pouvait être
suspectée et qui, toutes, donnèrent de lui le même signalement: un
grand manteau noir, une allure rapide et furtive et cette étrange
figure blême et figée. Ce même renseignement revenait toujours. On
rencontrait le disparu invariablement à l'heure du crépuscule; à peine
l'avait-on entrevu qu'il s'éloignait fort vite. Son avoué, M. Druide,
plus déterminé et peut-être plus courageux que les autres, tenta de
le poursuivre boulevard Montmartre où il l'avait croisé inopinément,
mais M. Imberger s'enfuit avec précipitation et ne put être rejoint. M.
Druide le vit de loin disparaître dans le passage des Panoramas et s'y
perdre.

Et le professeur Ferrier revit aussi de ses propres yeux l'ami qu'il
croyait assassiné. Ce fut même une rencontre émouvante, bien qu'elle
n'eût duré qu'un instant et que pas plus que les autres, le professeur
n'eût pu parler à Imberger ni s'approcher de lui. Voici comment
Ferrier, lui-même me raconta la chose, une heure après qu'elle ait eut
lieu, et il était encore agité et presque tremblant.

--Je l'ai vu, me dit-il. Je l'ai vu, aucun doute n'est possible. Je
sortais de l'École de Médecine, à la tombée de la nuit, après mon
cours. Une auto était arrêtée au bord du trottoir. Je la regardai
machinalement. Soudain, à la portière, je vis paraître le visage de
M. Imberger qui, penché dans la demi-lumière tombant d'un réverbère,
semblait surveiller ma sortie comme jadis, lorsque parfois il venait
m'attendre. Ce visage était blême et fixe ainsi que le décrivent tous
ceux qui l'ont vu. Après un moment de stupeur, je m'élançai, mais
l'auto démarra rapidement, emportant Imberger qui me fit un signe que
je ne compris pas.

Il ne pouvait plus être parlé d'hallucination, et la médecine non
plus que la justice modernes n'admettent les fantômes, spectres ou
revenants. Quelques journaux, en manière de plaisanterie, publièrent
des articles sur les «Apparitions de l'assassiné». Des revues spirites
soutinrent énergiquement que de tels faits étaient possibles et que
l'histoire en offre de nombreux exemples; elles allèrent jusqu'à citer
Jésus-Christ apparaissant à ses apôtres. L'aspect d'Imberger était un
argument précieux pour les écrivains spirites qui affirmèrent que cette
lividité bizarre qui surprenait tant était extra-terrestre.

Cependant je ne vous étonnerai pas beaucoup en vous disant que pour la
justice, pour le professeur Ferrier, pour le public tout entier,--et
pour moi,--une évidence s'imposait: M. Imberger était encore de ce
monde.

Mais le mystère ne fit ainsi que changer de face. Dans quel but M.
Imberger se cachait-il de la sorte? Etait-il en bonne fortune? Tous
ceux qui l'avaient connu se refusaient à admettre cette explication,
que démentait son amour passionné et inquiet pour sa femme. De plus,
dans ces apparitions troublantes, toujours on le voyait seul, et les
personnes qui l'avaient rencontré depuis sa disparition disaient qu'il
n'avait, en aucune façon, l'air d'un homme qui cache son bonheur, et
toutes s'accordaient sur son aspect bizarre, sur son allure furtive et
inquiète. Un courant d'opinion cependant se forma qui, admettant l'idée
d'une fugue de bas étage, envisagea Imberger comme un vieux débauché,
incapable de voiler plus longtemps ses vices sous le manteau de
l'austérité. Pour ceux-là, la victime devint la jeune Mme Imberger,
abandonnée lâchement, non seulement de la plus outrageante façon, mais
encore dans des conditions telles qu'une infâme calomnie avait pu un
moment avec vraisemblance l'effleurer. Mais elle, que j'interrogeai,
repoussa avec mépris ces imputations sur son mari.

«C'était le meilleur des hommes, me répétait-elle. Non seulement il
était un homme de vie simple et droite, où aucune dissimulation ne
pouvait être nécessaire, j'en suis sûre, mais encore il était incapable
d'une mauvaise action. Par conséquent, s'il est vivant, un motif
impérieux que j'ignore et que je ne parviens même pas à imaginer, le
contraint à rester strictement caché loin de moi et loin de tous.
Et dans ce cas, l'étrangeté de sa conduite dans ces rencontres des
derniers temps s'expliquerait aisément... Oui... Il agit de telle sorte
qu'il évite toute conversation; mais cependant il se montre, nettement
et souvent, pour rassurer sur son existence... et pour ne pas laisser
un horrible soupçon peser sur un innocent...

«J'ai tant pensé, douloureusement, à ces choses, voyez-vous, à tout ce
qui est dans le domaine du possible... Il se pourrait encore que, tout
à coup, la raison de mon pauvre mari ait sombré... Mais alors où et
comment vit-il? Avec quelles ressources, quel argent?... puisqu'il n'a
rien prélevé sur sa fortune... De toute façon, c'est affreux...

Éplorée, elle se tordit les mains en sanglotant. Elle était plus
jolie que jamais, dans ses vêtements sombres. Elle avait réalisé,
je le remarque en passant, ce prodige d'être effacée et comme hors
cadre, ainsi que le comportait sa situation actuelle de veuve sans
l'être,--sans tomber néanmoins dans un deuil qui, si M. Imberger
vivait, fût devenu grossier et vaudevillesque, et sans cesser non plus
d'être une des femmes les mieux habillées de Paris.

La majorité du public s'était ralliée du reste à cette explication
qu'Imberger avait filé dans un accès de folie. C'était en effet,
depuis ses apparitions, la plus vraisemblable; et comme, lorsqu'un
événement inopiné se produit, une quantité de gens se targuent de
l'avoir toujours prévu, il se trouvait maintenant bon nombre d'amis
ou de familiers de la maison, d'habitants du quartier ou de lointains
fournisseurs pour déclarer que l'originalité de M. Imberger leur avait
de tout temps été suspecte, et que, depuis quelques semaines, cette
originalité leur avait paru s'être accrue d'une façon inquiétante.
Les domestiques eux-mêmes donnaient de cette bizarrerie dernière de
nombreux exemples: leur maître, bourru, mais autrefois bon et doux,
était devenu baroque, nerveux, aisément mécontent, et plus sévère avec
le pauvre M. Max pour qui auparavant il se montrait indulgent et qu'il
s'était mis à rabrouer à tout moment. En outre, il aimait de plus en
plus la solitude, et restait de longues heures silencieux et inactif,
l'air triste et pensif.

De ce changement d'humeur de M. Imberger tout le monde témoignait, et
la facile érudition médicale des profanes allait bon train.

On parlait de crise de somnambulisme éveillé, d'accès ambulatoire,
pendant lesquels l'homme cesse d'être lui même et quitte sa
personnalité pour en revêtir une autre qui le conduit au hasard à
travers une vie qu'il ignore quand il retrouve son individualité.
Le professeur Ferrier, dans ce temps-là, me documenta sur ce qu'il
appelait «les maladies du moi», sur l'état premier et l'état second.

Il me donna des exemples de ce qu'il appelait des «crises comitiales
ambulatoires». Et ici je me permets de perdre un moment de vue mon
histoire pour vous redire le récit qu'il me fit d'un cas très curieux
que Charcot eut à étudier vers 1881 ou 1882.

Le malade était le garçon livreur d'une maison de bronzes d'art de
la rue Amelot. Il n'avait aucun antécédent morbide, aucune tare
héréditaire. Il fut frappé tout à coup de crises ambulatoires. Voici
comme il raconte l'une d'elles qui commença le 18 janvier:

--Ce jour-là, je suis parti de bonne heure de la maison ayant à faire
de nombreuses courses. En dernier, je suis monté chez un client, rue
Mazagran, et j'ai reçu de l'argent... Il devait être sept heures du
soir lorsque je descendis dans la rue. A partir de ce moment-là, je ne
me rappelle plus rien, absolument rien.

«Toujours est-il que je ne suis pas remonté dans la voiture qui
m'attendit longtemps; le cocher prit le parti de rentrer à la maison et
fit connaître qu'il ne savait pas ce que j'étais devenu.

--Ainsi, remarque Charcot, à partir du 18 janvier, vers huit heures du
soir, une nuit complète se fait dans votre esprit. Et quand êtes-vous
réveillé?

--Le 26 janvier, à deux heures de l'après-midi. J'étais sur un pont
suspendu, au milieu d'une ville inconnue. Un régiment passait, musique
en tête et drapeau déployé. Je ne savais pas où j'étais. Je n'osais me
renseigner, craignant d'être pris pour un fou. J'ai demandé le chemin
de la gare et, là, j'ai vu que j'étais à Brest...»

Il avait, quand la crise l'avait saisi, de l'argent sur lui, dont une
partie (200 francs environ sur 900) était dépensée. Ses habits et ses
souliers étaient propres et non usés, donc il était venu de Paris en
chemin de fer, il avait mangé, il avait couché dans des hôtels, il
avait vécu comme tout le monde, mais sans le savoir et sans que sa
vraie conscience participât aux actes qu'il accomplissait.

Par malheur pour lui, l'infortuné eut l'idée funeste, pour être
rapatrié sans toucher davantage à l'argent qu'il avait et qui ne lui
appartenait pas, de s'adresser à un gendarme. Celui-ci l'arrêta séance
tenante et le pauvre homme, malgré qu'il montrât toutes sortes de
papiers et notamment une ordonnance que Charcot lui avait remise lors
d'une précédente crise, resta en prison six jours et n'en fut tiré que
par les démarches de son patron au service duquel il était depuis vingt
ans et qui protestait de sa parfaite honnêteté.

--Et est-ce que vous pensez que le cas de M. Imberger est analogue,
M. le Professeur? demandai-je à Ferrier quand il m'eut fait ce récit.
Quelle est votre opinion personnelle?

--Je n'en ai pas, me dit-il sèchement. Et je crois qu'autant que moi il
était dans le doute.

Car, pour moi, l'explication folie simple ou maladie de la personnalité
ne me satisfaisait pas du tout. Il faut dire que pour l'esprit d'un
policier qui voit les faits, toutes ces grandes machines scientifiques
sont des possibilités auxquelles on croit théoriquement, mais qui
ne parviendront jamais à vous donner la solution satisfaisante d'un
problème auquel on est attaché, et derrière lequel on a vu les ombres
mouvantes des réalités humaines, la passion, la vie... la mort...

Je ne croyais pas non plus à une fugue, oh! cela, pas du tout.

Et je me demandais si ce n'était pas tout bêtement dans le but de
surveiller sa femme et son neveu que M. Imberger avait disparu, afin
de voir ce que tous deux feraient une fois le bruit apaisé..., afin de
_savoir_ et de ne plus subir la souffrance intolérable du doute.

Mais alors pourquoi se montrait-il exprès pour ainsi dire à des gens
qui le connaissaient? Car l'ensemble de ses apparitions révélait une
volonté et un système, tellement évidents que c'est d'ailleurs ce qui
détruisait le plus sûrement pour moi l'hypothèse de la folie.

C'est pourquoi à d'autres moments, obstinément, l'idée de l'assassinat
venait me harceler encore en dépit de toutes les apparences. Je suis
incrédule par nature et par métier... Je n'avais pas vu, moi, le
disparu... Sa femme, Max et moi étions même, parmi ceux qui étaient
reliés à l'affaire, les seuls à ne l'avoir pas vu. Sa femme, Max et
moi... C'est peut-être dans les raisons de ce groupement qu'il fallait
chercher la plus utile base d'un raisonnement valable et je ne m'en
faisais pas faute...

Mais mon enquête devenait impossible; on ne peut pas avoir les coudées
franches pour informer sur un soi-disant crime dans lequel il n'y a
plus de victime... Je me voyais supprimer les seuls moyens d'arriver
à un résultat: je ne pouvais plus en effet exercer de surveillances
poussées, ni compléter les perquisitions dans la villa Imberger où
j'avais conscience que les fouilles de la première heure avaient été
sommaires...

Néanmoins, le mystère Imberger me passionnait plus que jamais et
j'étais résolu à en trouver la clé, coûte que coûte, pour mon art
personnel, en dehors de tout ordre officiel et même en cachette.

Je gardais, si je puis dire, un œil sur l'hôtel de Passy et un œil sur
le beau Max, qui n'y revenait que fort rarement d'ailleurs, pour faire
à sa jolie tante de brèves et correctes visites où le ton était amical,
me disaient mes informateurs, mais la conversation uniquement banale et
sans plus jamais d'allusions au drame familial.

Mme Imberger vivait d'ailleurs d'une façon retirée et parfaitement
convenable, à l'abri au point de vue matériel par les revenus que lui
versait le notaire sur la fortune intacte de son mari; elle ne quittait
pas la vieille parente qui lui servait de chaperon et partageait avec
elle des journées monotones, dont la solitude s'égayait à peine de
quelques visites strictement intimes.

Pour Maxence, les choses allaient bien autrement: il avait repris, dans
sa garçonnière du quartier de l'Europe, une vie de loisirs et de noce
dont les ressources restaient pour moi mystérieuses, car il n'avait
aucune espèce de fortune et ne gagnait certainement rien avec sa vague
peinture, d'ailleurs invendue et, en outre, négligée par lui six jours
et demi sur sept.

Je n'ai jamais pu savoir si, dans ce temps-là, Max eut ou non des
rendez-vous clandestins avec Mme Imberger, car elle, on ne pouvait
se permettre de la faire suivre, et lui avait l'art de semer ceux de
mes hommes qui le filaient. Mais j'ai toujours pensé qu'en tout cas
elle lui donnait de l'argent, car au soir de certains jours où il avait
été particulièrement fuyant, il jouait gros jeu à son cercle ou soldait
des notes de champagne solides... Après tout, Andrée s'acquittait
peut-être ainsi d'un simple devoir de famille, et le faisait-elle
uniquement par respect pour les habitudes anciennes de son mari envers
ce garçon dont il s'était chargé...

On ne doit pas plus négliger pour un acte les explications indulgentes
que les autres...

Enfin, je m'exaspérais à froid; cette affaire pour moi tournait à
l'idée fixe. Il me fallait Imberger mort ou vif.

       *       *       *       *       *

Eh bien, ce fut à la Mi-Carême que je le retrouvai mort et vif. Ce
soir-là, j'étais dans la grande salle d'un café de nuit à Montmartre.
Ça ne s'appelait pas un dancing dans ce temps, mais c'était pourtant la
même chose. Je puis vous avouer que je n'y étais pas absolument pour
travailler. Je me sentais fatigué, agacé, énervé par mes dernières
semaines d'enquête infructueuse. Je désirais me changer les idées pour
quelques heures, sans négliger cependant d'observer autour de moi, car
les cafés de nuit sont pleins d'enseignement.

J'étais là depuis une demi-heure à regarder les petites femmes qui
dansaient au milieu de la salle, quand Maxence lui-même entra avec une
bande. Il était un habitué de la maison, je comptais bien un peu l'y
voir et, à toutes fins utiles, je m'étais camouflé afin qu'il ne puisse
me reconnaître.

Justement, ils s'assirent tous à une table non loin de moi. Ils
étaient quatre hommes en smoking: Max, un gros boursier bon garçon
que je connaissais un peu, lui ayant demandé des renseignements sur
les dernières opérations qu'il avait faites pour M. Imberger avant sa
disparition, et deux noceurs sans intérêt. Il y avait avec eux trois
petites femmes, des petites danseuses de music-hall assez connues dans
les bars et les boîtes de nuit. Toutes trois étaient plus ou moins
déguisées en Persanes, et l'une d'elles, une gentille petite blonde
rieuse et remuante, qu'on appelait Cora, se frottait avec amour à
l'irrésistible Maxence qu'elle ne quittait pas d'une ligne.

Ils se mirent à souper avec du champagne sec. La salle s'animait, vous
voyez ça d'ici: accessoires de cotillon, serpentins; les rires des
hommes montaient et les femmes, grises et chatouillées, piaulaient.

Tout à coup, elles se levèrent pour danser.

--Attendez-moi, attendez-moi, j'y vais aussi! cria la petite Cora, qui,
à moitié couchée sur Max, fumait une cigarette. Et puis, vous allez
voir, j'ai quelque chose d'épatant!

--Quoi donc? raconte ça, Bébé. Le gros boursier, un peu pâteux,
essayait de la retenir, mais elle lui échappa.

--C'est une surprise! Tu vas voir ça, gros phoque! cria-t-elle, en
prenant sur la banquette son immense sac bariolé à la mode de l'époque,
et qui semblait lourd et gonflé.

Elle embrassa longuement le beau Max et courut vers le lavabo où elle
s'enferma comme pour aller se faire une beauté.

Cinq minutes après, elle en sortit avec une de ses petites amies
qui riait comme une folle. Elle la prit par la taille et se lança
en tournant avec elle au milieu des groupes qui se poussaient pour
la regarder, applaudissant et riant, sans que je puisse encore voir
pourquoi. C'est ainsi qu'elle revint vers la table où les deux noceurs
assez déprimés, le gros boursier tout hilare, et Max, nonchalamment
renversé sur la banquette et le cigare aux dents, l'attendaient. Elle
fit une dernière volte, fut devant eux et se montra.

Max la vit, ses yeux s'ouvrirent, son visage changea, devint blafard et
comme convulsé d'horreur; puis il se dressa d'un seul coup, les poings
crispés, renversant la table.

--Ote ça, nom de Dieu! Vas-tu ôter ça! hurla-t-il d'une voix qui
couvrit tous les bruits de la salle.

Il y eut un silence général, tout le monde regardait. A côté de Max, le
gros boursier s'était levé, effaré. Il regardait la petite qui restait
pétrifiée. Il pâlit lui aussi et s'écria stupéfait:

--Mais c'est la figure de M. Imberger!

Tout cela s'était passé en dix secondes. Déjà je m'étais précipité
et je vis que la petite danseuse avait attaché sur sa frimousse
montmartroise un masque de cire peinte qui faisait un drôle de
contraste avec ses boucles blondes, le masque d'un homme âgé que je
reconnus semblable aux innombrables photographies de face où de profil
que j'avais vues de M. Imberger.

Je me retournai vers Max.

--Où as-tu mis le cadavre? lui dis-je en le saisissant.

Je m'attendais à une bataille et je n'étais pas du tout sûr d'avoir le
dessus avec un gaillard de cette taille. Mais c'était une brute sans
courage, et il s'effondra entre mes mains au moment où entraient deux
gardiens de la paix que le gérant venait de faire appeler.

On l'enleva rapidement parmi le stupeur des soupeurs et des filles qui
ne comprirent tout que le lendemain en lisant leur journal. Avec nous
la petite Cora, à qui j'avais repris le masque, trottait sanglotante au
bras du gros boursier.

--Je l'avais pris pour faire une blague, disait-elle sans cesse, il en
avait des tas au-dessus de sa cheminée...

Et le gros homme bouleversé répétait:

--Quelle affaire! qui aurait cru ça d'un garçon si gentil...

       *       *       *       *       *

Je retrouvai le cadavre de M. Imberger enterré dans la cave du petit
hôtel de Passy. Cette cave, comme dans beaucoup de maisons anciennes,
avait des recoins sombres entre des arceaux. Des tonneaux, des
bouteilles, des gravats y étaient entassés dans un pêle-mêle qui
m'avait paru naturel, lors de ma rapide inspection. Le corps était
enterré à une faible profondeur dans un de ces recoins.

Le mobile du crime, vous le devinez: M. Imberger s'était aperçu des
assiduités de Maxence auprès de sa femme et, sans croire du reste
qu'il était son amant, lui avait ordonné de partir, au cours d'une
explication violente.

Maxence,--c'est lui qui me donna tous ces détails, car il était un
criminel du genre bavard,--avait profité de l'absence de la jeune femme
(c'était le soir du bal costumé), pour commettre son crime. Il s'était
caché dans le cabinet de travail de son oncle qu'il avait étranglé
de ses mains. Après, il avait descendu le corps au fond de la cave.
Je l'aurais trouvé là plus tôt si les apparitions de M. Imberger,
en écartant l'idée du crime, ne m'avaient obligé officiellement
d'interrompre mes recherches.

Ces apparitions étaient vraiment une invention merveilleuse du sieur
Maxence. D'un seul coup, elles détournaient les soupçons naissants et
interrompaient net mon enquête et mes perquisitions. Il avait pris
un moulage sur un buste de M. Imberger, vous comprenez, et s'était
fabriqué un masque en cire peinte à la ressemblance de M. Imberger.

Il en fit usage quand il vit que je le serrais de près. Il mettait le
grand manteau du mort et, au moment où la lumière des réverbères se
mêlait à celle du jour tombant, il apparaissait comme vous le savez,
soudainement et rapidement, avec, sur son visage, cette face figée et
hagarde qui frappa tellement tous ceux qui crurent voir M. Imberger.

Ce masque, il l'avait accroché chez lui au-dessus de la cheminée sans
trop le cacher, par excès d'habileté, parmi d'autres masques horribles
ou grotesques, chinois et thibétains, et la petite Cora, ramenée une
nuit, le choisit pour le chiper au milieu des autres et faire un effet
de carnaval.

C'est ainsi que Maxence, trahi par le hasard qui est tantôt avec le
criminel et tantôt avec la police, fut conduit aux assises où il
n'eut du reste que dix ans, car on voulut voir dans son cas une cause
passionnelle.

Mme Imberger, qui n'était en aucune façon poursuivie, ne put même
paraître comme témoin: une fièvre cérébrale la tenait entre la vie
et la mort. Elle ne cessait dans son délire de répéter: «Si j'avais
su... si j'avais su...», sans que Ferrier, qui la soignait, pût jamais
arriver, comme il voulut bien me le dire, à comprendre si elle avait
des remords d'avoir involontairement causé l'assassinat de son mari
en devenant la maîtresse de Maxence ou, au contraire, des regrets de
n'avoir pas été au courant de l'affaire afin d'aider son amant à se
sauver...




LE JARDIN DU PIRATE


Le visiteur inconnu s'assit sur la chaise que lui indiquait M.
Duvaudois.

--Monsieur, dit-il, vous m'excuserez d'avoir insisté pour être reçu et
de me présenter ainsi sans même dire mon nom, mais de graves raisons
m'y obligent. Jamais, du reste, je n'aurais osé agir ainsi auprès d'un
homme ne possédant pas votre haute intelligence ou bien qui n'eût pas
été comme l'exemple même de la plus parfaite honorabilité.

M. Duvaudois était un gros homme de cinquante ans, riche et vaniteux,
qui habitait dans une ville de l'Ouest une belle maison entourée d'un
grand jardin et se considérait comme un personnage très important. Le
préambule mystérieux et louangeur de son visiteur, jeune homme correct
d'une trentaine d'années, le flatta et, en même temps, le mit en
défiance. Il ne répondit rien, mais s'éventa majestueusement avec son
mouchoir de poche; on était en été et il faisait très chaud.

--Monsieur, reprit l'inconnu, voici ce dont il s'agit: au fond de votre
superbe jardin, et adossé au mur qui l'enclot, s'élève un pigeonnier
désaffecté, dont le bas est occupé par des lapins domestiques et le
haut par des bottes de foin (un de vos anciens jardiniers m'a appris
ce détail). Sous le toit, sont percées deux lucarnes qui ouvrent sur
votre jardin et, en face de ces lucarnes, une large baie qui ouvre sur
le jardin voisin. Eh bien, Monsieur, je viens vous demander la faveur
(singulière, je le reconnais, mais d'une importance capitale pour moi)
de m'établir à cette fenêtre, cette nuit et les deux nuits suivantes,
afin de pouvoir regarder dans ce jardin voisin.

--Vous voulez parler du jardin de la Maison du Pirate? dit M. Duvaudois.

--Oui, monsieur, puisque c'est ainsi qu'on la nomme. J'ose espérer que
vous ne repousserez pas ma demande, quelque bizarre qu'elle soit. J'ai,
pour vous l'adresser, des motifs impérieux qui doivent rester secrets.
Si vous m'exaucez, je vous prierai du reste de ne me poser aucune
question...

Ayant dit, le jeune homme attendit avec dignité la réponse de M.
Duvaudois.

M. Duvaudois resta un moment silencieux. L'insolite requête que
l'inconnu lui adressait lui paraissait terriblement louche, mais en
même temps l'intriguait violemment. La maison voisine avait, quelques
années auparavant, été occupée par un homme mystérieux qui vivait
retiré, dans un isolement farouche, avec, comme unique société, un
vieux nègre qui le servait et ne parlait jamais. Des histoires étranges
couraient sur son compte. On l'appelait le Pirate, on racontait qu'il
s'était enrichi criminellement au cours de lointains voyages et
d'expéditions coupables et qu'il passait ses nuits à compter son trésor
pour oublier les remords qui le harcelaient. Il était mort depuis trois
ans, le nègre était parti et la maison était à vendre, mais personne ne
s'était soucié de l'acheter.

Tous ces détails, revenant à l'esprit de M. Duvaudois, lui faisaient
pressentir un passionnant mystère, mais la crainte de se compromettre
et le désir de repousser ce qu'il jugeait une demande indiscrète,
luttaient encore en lui contre une dévorante curiosité. Celle-ci fut
pourtant la plus forte.

--Monsieur, dit-il, avec une majesté accrue, vos accents me semblent
ceux d'un honnête homme...

--Croyez-le, monsieur, interrompit l'autre vivement, un honnête homme
bien près de devenir une vict... Mais non, je dois me taire...

--... Et, reprit M. Duvaudois, je consens à accéder à votre demande,
mais à une condition qui est nécessaire à la tranquillité de ma
conscience: je veillerai à vos côtés pendant ces trois nuits,
j'observerai ce que vous observerez et serai témoin de vos actes. Vous
comprendrez qu'étant donné le mystère dont vous vous entourez, je dois
m'assurer qu'aucune tentative répréhensible...

L'inconnu tout d'abord esquissa un geste de contrariété, mais il le
réprima aussitôt.

--Monsieur, dit-il, vous avez raison. Cette prudence est digne de votre
caractère et je préfère du reste que vous vous rendiez compte par
vous-même que mes intentions sont pures. Je viendrai ce soir vers onze
heures.

       *       *       *       *       *

Le soir, à onze heures et demie, ils étaient tous les deux en vigie
dans le grenier du pigeonnier à peu près vide de foin.

M. Duvaudois avait ouvert lui-même à son visiteur mystérieux et l'avait
guidé à travers le beau jardin frais et embaumé. Mais le visiteur
était trop préoccupé et M. Duvaudois trop intrigué pour jouir du
charmant prestige de la nuit d'été. Ils avaient escaladé l'échelle du
pigeonnier et ouvert, non sans peine, le volet vermoulu.

Dans l'indécise lueur d'une moitié de lune, le jardin voisin leur
apparaissait entre les feuilles des branches, sauvage, abandonné, plein
d'herbes folles et de pousses libres. Au milieu, il y avait un bassin
à demi-comblé, plus loin un cadran solaire et en face, contre le mur
de clôture, un puits. En se penchant à la fenêtre, ils pouvaient voir,
à droite, le mur bordant la rue et, à gauche, limitant le jardin, la
maison longue et basse, toute délabrée sous un lierre envahissant.

Ils attendaient sans parler. Minuit sonna au clocher proche, puis une
heure, deux heures... Rien ne venait, M. Duvaudois dormait debout.
Enfin le matin éclaircit l'horizon.

--Monsieur, dit alors, avec tranquillité, l'inconnu à son hôte,
veuillez agréer mes excuses et mes remerciements. A ce soir!...

--A ce soir, grommela M. Duvaudois de mauvaise humeur.

Et il alla se coucher après avoir reconduit l'inconnu.

Le soir suivant, la vigie recommença du haut du pigeonnier. Mais
les deux hommes attendaient depuis une heure à peine lorsque, juste
après minuit, dans le silence de la nuit provinciale, ils entendirent
un bruit étouffé, un grincement prolongé. La grille qui, de la rue,
donnait accès dans le jardin du Pirate s'ouvrit et un homme entra
furtivement.

--C'est lui, retirons-nous! souffla dans l'oreille de M. Duvaudois
l'inconnu qui était en proie à une vive agitation.

Ils se reculèrent un peu en sorte que leurs têtes fussent dissimulées
dans l'ombre projetée par les branches touffues qui entouraient la
fenêtre.

L'homme, en bas, dans le jardin, avançait avec précaution. Il portait
une courte bêche. Il la posa contre le cadran solaire et prit dans sa
poche une vaste feuille de papier qu'il déplia et regarda à la lueur
d'une petite lampe électrique. Il remit le papier dans sa poche ainsi
que la lampe et, à la seule clarté de la lune, se dirigea vers la
maison. Il tourna le dos au perron et, en partant du bas des marches,
fit des pas égaux dans la direction du cadran solaire.

Au douzième pas il s'arrêta et ficha en terre un petit piquet.

--Ça y est! ça y est! Le misérable, il a trouvé le plan!

L'inconnu du pigeonnier, paraissant au comble de l'excitation, avait
saisi le bras de M. Duvaudois et le pinçait fortement.

--Chut, donc! il va vous entendre, ordonna M. Duvaudois tout palpitant
d'intérêt.

Mais l'homme dans le jardin semblait trop occupé pour entendre quoi
que ce soit. Il allait vers le mur opposé au pigeonnier, à l'endroit
où se voyait un puits. Tournant le dos à la margelle, il fit dix pas
bien comptés, dans la direction du bassin central et ficha en terre
un autre piquet. Alors il déroula un ruban d'un piquet à l'autre et,
mesurant avec soin le tiers de sa longueur, plaça encore un bout de
bois indicateur qui se trouva juste au pied d'un grand marronnier. Il
prit sa bêche, enleva avec soin une large plaque de gazon et se mit à
creuser avec ardeur. L'inconnu du pigeonnier haletait.

Après avoir creusé une heure environ, l'inconnu du jardin, sortant du
trou qu'il avait fait, s'essuya le front et regarda autour de lui avec
désappointement. Il reprit son plan, le relut à sa lampe électrique,
refit ses pas et ses mesures qui l'amenèrent au même endroit et,
paraissant animé d'un nouveau courage, recreusa énergiquement dans le
trou commencé.

Tout à coup il eut une sourde exclamation. Un bruit métallique avait
retenti sous le fer. Fiévreusement, il donna encore quatre ou cinq
coups de bêche, rejeta son outil et se mit à fouiller la terre de ses
mains. On le vit tirer sa lampe électrique et se courber pour éclairer,
au fond du trou, ce qu'il avait trouvé. Il jeta un hurlement de joie,
sortit d'un bond de l'excavation et se mit à danser comme un fou.

--Il l'a, il l'a, le forban! Il me vole! il me ruine! mais il trouvera
à qui parler!...

L'inconnu, aux côtés de M. Duvaudois, semblait aussi surexcité que
l'inconnu du jardin. Mais soudain ce dernier, au milieu de ses
gambades, fit un faux pas; il trébucha et tomba lourdement, une jambe
dans le trou qu'il avait creusé. Il se fit sans doute cruellement
mal, car il jeta un gémissement étouffé et, se redressant avec peine,
s'assit par terre en se tenant la cheville droite et en jurant entre
ses dents. Au bout de quelques minutes, il essaya de se remettre sur
ses pieds, mais faillit retomber. Il eut un geste de colère impuissante
et, se traînant avec peine, alla ramasser sa bêche où il l'avait jetée,
revint au trou et se mit à le reboucher sans avoir rien enlevé de ce
qu'il avait trouvé. Il travaillait avec peine et minutie, étouffant
les plaintes que la souffrance lui arrachait et s'arrêtant fréquemment
pour se reposer. Quand l'excavation fut à peu près comblée, il remit
par-dessus la plaque de gazon, éparpilla au loin la terre qui restait
et, semant çà et là des feuilles mortes et des brindilles de bois,
dissimula toute trace de sa recherche. Ensuite, en boitant très bas, en
s'accrochant aux troncs d'arbres, il alla au puits, y jeta sa bêche et,
gagnant la porte de la rue, l'ouvrit et disparut furtivement comme il
était entré.

--Monsieur, dit alors à M. Duvaudois son hôte mystérieux, grâce à vous,
une grande injustice ne s'accomplira pas. Je sais tout maintenant et
l'accident providentiel qui vient d'interrompre la coupable entreprise
à laquelle nous avons assisté, me donne le répit nécessaire pour la
pouvoir déjouer. Croyez à mon éternelle gratitude que je saurai bientôt
vous témoigner, je l'espère.

M. Duvaudois le reconduisit jusqu'à la grille de son jardin. L'inconnu
prit congé avec urbanité et s'éloigna.

       *       *       *       *       *

M. Duvaudois ne dormit pas cette nuit-là.

Après le départ de l'inconnu, il resta une heure entière assis dans
son jardin, immobile et en proie à une lutte intérieure, supputant,
calculant, échafaudant des plans... Puis il alla prendre un marteau et
une grosse vis, sortit sans bruit dans la rue parmi la molle ténèbre
qui précède l'aurore, gagna la porte de la Maison du Pirate et, à coups
de marteau (il l'avait enveloppé dans son mouchoir pour atténuer le
bruit), enfonça la vis dans la vieille serrure. Certain, dès lors, que
nul ne pourrait plus entrer, il retourna chez lui.

Le même matin, avant midi, il était en conférence avec son notaire.

--La Maison du Pirate, mais oui, c'est moi qui suis chargé de la
vendre, lui disait celui-ci. Elle appartient aux frères Dupray, vous
savez, les deux neveux du bonhomme mystérieux.

--Il a dû leur laisser un héritage considérable, remarqua M. Duvaudois
d'un air détaché.

--Mais non, du tout, c'est une erreur. Toute la ville croyait qu'on
allait trouver des sommes énormes... Pas le moins du monde! Rien!
quatre ou cinq mille francs à peine... Les deux frères étaient furieux
et s'accusaient mutuellement de s'être spoliés. Ils sont repartis pour
Paris complètement brouillés. Vous ne vous souvenez pas d'eux? Vous
avez dû pourtant les rencontrer lorsqu'ils étaient ici.

--Mais oui, je les ai vus, il me semble... Ils sont blonds, n'est-ce
pas?...

--Non, bruns, très bruns. L'aîné a un lorgnon, une forte moustache.
(«C'est mon visiteur», se dit M. Duvaudois.) Le cadet est plus grand,
avec toute sa barbe. («C'est l'homme du jardin, se dit M. Duvaudois,
j'y suis bien!») Ce dernier, poursuivit le notaire, est revenu me voir
il y a trois jours. Il a demandé la clé pour visiter la maison et, ce
matin même, il est revenu encore à l'ouverture de l'étude avant de
repartir par le train de dix heures. Le malheureux s'était foulé le
pied au point de ne plus pouvoir faire un pas et j'ai dû descendre pour
lui parler dans sa voiture. Il a exigé, malgré mes observations, qu'on
élève le prix de vente de la maison. C'est de la folie. On ne trouvait
déjà pas d'acquéreurs, maintenant c'est impossible...

--Pourquoi donc? La maison est jolie et le jardin me conviendrait
parfaitement pour agrandir le mien. Je l'achèterais volontiers...

M. Duvaudois était, malgré lui, devenu un peu rouge. L'histoire tout
entière lui apparaissait claire comme de l'eau de roche et un espoir
effréné gonflait son cœur cupide.

Le notaire avait paru surpris.

--Ma foi, monsieur Duvaudois, dit-il, si vous voulez l'acheter, j'en
serai enchanté. C'est une jolie maison, en effet, bien que le prix...
dame... dame, le prix est un peu élevé... Primitivement c'était vingt
mille, mais, depuis ce matin, j'ai défense de vendre à moins de
quarante-cinq mille...

--Quarante-cinq mille!...

M. Duvaudois avait sursauté.

--Dame oui! C'est chaud. Mais peut-être qu'en causant sérieusement...

--Oh, ma foi!... (M. Duvaudois s'était ressaisi.) Les terrains
deviennent chers... Et puis, c'est un caprice... Si vous pouvez vendre,
eh bien, je la prends!

Le notaire paraissait un peu ahuri.

--Monsieur Duvaudois, dit-il enfin, j'ai les pouvoirs et nous pourrons
traiter quand vous voudrez.

       *       *       *       *       *

Quand M. Duvaudois, avec les clés,--d'ailleurs et grâce à lui,
inutilisables,--tint l'acte qui le rendait propriétaire de la maison,
du jardin et de tout ce qui y était contenu (ainsi qu'il avait exigé
que ce fût stipulé), il eut un soupir d'indicible joie et attendit avec
impatience que la nuit vînt, car il estimait le mystère nécessaire à
ses opérations.

Vers une heure du matin, méprisant la menace d'un orage naissant, il
descendit dans son jardin. Portant une bêche attachée sur son dos, il
franchit, à l'aide d'une échelle, le mur le séparant de sa nouvelle
propriété. Dans le jardin sauvage, au pied du grand marronnier, il
retrouva sans peine la place où il avait vu creuser le chercheur avide
et il y creusa à son tour, de toutes ses forces. Il travailla plus
d'une heure, passionnément, sans se laisser émouvoir par les lueurs et
la voix de la foudre, non plus que par la pluie diluvienne qui bientôt
ruissela.

Tout à coup, sa bêche heurta un objet métallique. Ivre d'une exaltation
indicible, il dégagea de la terre une boîte soigneusement fermée et
qui avait tout l'aspect d'une boîte à biscuits secs. Il s'en empara,
s'enfuit vers son échelle sous des torrents d'eau, repassa le mur et
gagna à toute vitesse, et avec le moins de bruit possible, sa maison et
son cabinet de travail où il s'abattit, haletant, trempé jusqu'aux os,
couvert de boue jusqu'au ventre. Une mare se formait à ses pieds.

Ayant posé sur son bureau sa trouvaille, auprès de sa lampe allumée,
M. Duvaudois, plus ému qu'il ne l'avait jamais été de sa vie, coupa
les fils de fer qui encerclaient la boîte, leva le couvercle, fendit
la feuille de plomb qui entourait un paquet ficelé, en retira un étui
en fer-blanc et, de l'étui, une grande feuille parcheminée roulée et
couverte d'écriture. Il la déroula. Il lut:

 RECETTE

 par les FRÈRES DUPRAY

 _pour vendre quarante-cinq mille francs une vieille maison qui en
 vaut vingt mille._

 «Vous prenez un Duvaudois susceptible de croire aux trésors cachés et
 de vouloir les voler à leurs légitimes propriétaires...»

M. Duvaudois ne lut pas plus avant. Il devint livide, puis violet,
porta la main à sa gorge, eut un éternuement convulsif qui ressemblait
à un râle et tomba en avant, pâmé, le nez sur la recette.




QUELQUES CHANTAGES




UN CHANTAGE


Grande, svelte et souple dans son tailleur parfait et simple,
Marie-Anne d'Hauberive se tenait debout contre la cheminée de son petit
salon. Elle allait sortir pour sa promenade matinale quand sa femme de
chambre lui avait remis la carte d'un visiteur qui insistait pour être
reçu.

Entra un petit homme corpulent et âgé, vêtu de noir, à la face rasée,
aux yeux aigus et froids à travers des lunettes aux verres ronds. Il
s'avança, obséquieux, saluant à chaque pas, souriant, très à l'aise.

--Très honoré je suis madame... commença-t-il quand la femme de chambre
eut refermé la porte.

--Qu'est-ce que cela veut dire? interrompit avec un calme méprisant et
hautain Mme d'Hauberive, qui tenait entre ses doigts la carte du
visiteur: qui êtes-vous?

--Relisez ma carte, madame, prenez cette peine: M. Mathieu, homme
d'affaires. Et je me suis permis d'indiquer que je viens pour les
bonnes œuvres de la rue Raynouard... Je n'avais pas l'espoir sans cela
d'être reçu, n'est-ce pas... C'est un peu ancien, mais nous pensions
bien que vous vous rappelleriez...

Aucune ombre n'avait passé sur le beau visage dédaigneux de Marie-Anne
d'Hauberive.

--Je ne comprends pas, dit-elle.

--Si, si, vous comprenez très bien, sans quoi vous ne m'auriez pas
reçu... Mais je puis vous aider dans vos souvenirs et je vais me
permettre de le faire... Personne ne peut entendre n'est-ce pas?... M.
d'Hauberive bien entendu ne se permettrait pas d'entrer chez vous sans
vous en faire demander permission... Ma démarche est confidentielle
et délicate... Alors madame il y a...--mais pourquoi préciser, c'est
désobligeant pour une reine de la beauté et de la haute société,--il
y a... mettons plus de quinze ans, oui c'est cela: plus de quinze
ans--peut-être dix-huit ans, peut-être vingt ans,--quand vous vous
appeliez encore Mlle Marie-Anne Bellève, fille du président
Bellève... eh bien vous avez fréquenté la rue Raynouard, vous vous en
souvenez madame, n'est-ce pas?... Vous aviez eu le malheur de perdre
Madame votre mère dès votre enfance; Monsieur votre père, pris par les
devoirs de ses fonctions, vous surveillait peu... Votre gouvernante
vous obéissait sans discussion, autant parce qu'elle vous redoutait
que parce qu'elle était intéressée et que vous lui faisiez des cadeaux
généreux... Et vous aviez dans le monde rencontré Jacques Piétry, un
jeune homme, un colonial... Il était très beau, très intéressant, très
énergique, très fort... des explorations en Afrique l'avaient rendu
presque célèbre... Mon Dieu! l'âme des jeunes filles est enthousiaste
et vous avez toujours eu tant de fierté et d'indépendance... C'est
si naturel qu'en rencontrant pour la première fois un homme qui vous
semble digne de vous... Bref, pendant presque une année vous avez été
le voir dans le petit pavillon qu'il habitait rue Raynouard... Vous
vous souvenez, vous veniez presque chaque jour, vous montiez parfois
par le Passage des Eaux... Vous entriez furtivement, il vous avait
donné une clé... Tout cela est très émouvant et prouve la puissance de
l'amour... D'ailleurs, n'est-ce pas, vous comptiez bien l'épouser...
Mais il était presque pauvre... du moins vis-à-vis de vos goûts, de
vos habitudes, de votre fortune... Et puis s'appeler Mme Piétry...
vous hésitiez... Bref, il est reparti pour une nouvelle mission... et
vous l'avez laissé repartir... Et puis voilà, ça s'est fini là... Deux
ans après vous avez épousé M. d'Hauberive, un diplomate très riche,
très important et qui est maintenant ambassadeur... M. d'Hauberive
vous admire et vous vénère, madame; vous êtes un modèle d'élégance, de
dignité, de hauteur... nulle médisance n'a jamais osé vous effleurer...
le passé n'est connu de personne, votre gouvernante est morte...
Jacques Piétry est sans doute mort aussi...

Il s'interrompit. Mme d'Hauberive, sans prendre la peine de lui
répondre, étendait la main vers la sonnette.

--Un moment... pas d'imprudence, n'est-ce pas, cria M. Mathieu dont
la figure ronde et blême n'était plus joviale mais menaçante. Vous
oubliez, chère madame, que pendant l'année où vous avez été la
maîtresse de Jacques Piétry vous lui avez écrit... Oui, lorsque vous
avez passé un mois au château de Lavernière... Et quelles lettres...
quelles lettres... intimes, tendres, passionnées, enflammées même...
précises... détaillées... Ah, vous l'aimiez bien... et complètement...
ma parole, moi qui suis un vieil homme, j'ai été impressionné en les
lisant ces lettres... Il y en a six, les plus... émouvantes... Les
autres, Jacques Piétry les a brûlées; il me l'a juré... car il n'est
pas mort du tout, seulement les colonies ne lui ont pas réussi...
Oui... le voyage, qu'il a fait après vous avoir connue... de ce
voyage-là, il n'est pas revenu tout de suite, parce qu'il avait compris
que vous ne l'aimiez pas assez pour l'épouser... et que lui vous
aimait trop pour accepter un à peu près... un partage... Alors il est
resté je ne sais où, dans une contrée perdue, à s'abrutir d'alcool et
d'opium... Il n'est revenu qu'il y a un an, usé, démoli, sans le sou.
Il habite une petite chambre dans la maison où, moi, j'ai mon cabinet
d'affaires... c'est comme cela que nous nous sommes connus... Je suis
sociable... Cet homme m'a intéressé... Je l'ai aidé... Il a fait pour
moi des copies, des comptes... Dame, il n'avait pas de quoi manger
tous les jours!... Et un soir où je lui avais offert à dîner, il m'a
tout dit... Vous savez un verre d'alcool délie la langue... Bref, il
m'a demandé de m'occuper de ses affaires... Il m'est reconnaissant,
n'est-ce pas, je l'ai empêché de mourir de faim... Et vous... dame il
trouve que vous avez brisé sa vie. J'ai beau lui dire que vous avez agi
en femme pratique qui fait passer la raison avant le sentiment, il ne
veut rien entendre. Alors une question se pose: combien estimez-vous
que ça vaut pour vous ces six lettres?

Il avait parlé avec calme, aisance et naturel.

Mme d'Hauberive ne laissait rien voir sur son visage des sentiments
qui l'agitaient. Elle ne répondit pas. M. Mathieu, au bout d'un moment,
reprit:

--Les affaires sont les affaires. Ces lettres pour nous--c'est-à-dire
pour mon client et pour moi,--c'est comme des billets de banque
puisqu'elles viennent de vous. Alors si vous ne nous les achetez
pas, nous ferons une proposition à votre mari... Vous pensez bien
qu'il paiera ce que nous voudrons, rien que pour nous empêcher d'en
envoyer, avec explications, des copies dactylographiées à diverses
personnalités. Vous vous les rappelez bien ces lettres, n'est-ce
pas?... Vraiment elles sont intimes et détaillées... Il y a de ces
mots... de ces évocations... ah, sapristi, vous étiez vraiment une
jeune fille ardente...

Il eut un rire gras, insolent, puis poursuivit:

--Ce n'est pas la peine que je vous fasse perdre votre temps. Nous,
c'est-à-dire moi et mon client...--il veut vous revoir, c'est son
idée à ce garçon...--nous vous attendrons ce tantôt, à 4 heures. Voilà
l'adresse. Ne manquez pas, sans quoi demain je reviendrai ici pour
faire marché avec M. d'Hauberive.

Il prit congé, redevenu obséquieux, et partit, reconduit par la femme
de chambre qu'avait sonnée Mme d'Hauberive. Celle-ci, seule, demeura
immobile, toujours impassible en apparence, avec au coin de la bouche à
peine un léger pli d'amertume. Le dégoût, la crainte qu'elle éprouvait,
la menace qui pesait sur elle, étaient moins cruels que la pensée qu'il
était devenu cela, lui Jacques Piétry, le seul souvenir d'amour qu'elle
eût dans sa vie consacrée tout entière au décor et à l'apparence... Le
souvenir qu'il avait d'elle c'était cela: le moyen d'un chantage...
Et c'était à un tel homme qu'elle avait failli jadis donner toute son
existence, sacrifier toute son ambition. Elle eut un frémissement de
colère et de honte... Et au fond d'elle-même elle avait l'ardente
curiosité de savoir ce qu'il était à présent... Puis elle se demanda
avec angoisse comment elle ferait pour trouver l'énorme somme d'argent
que sans doute on exigerait d'elle.

C'était dans une petite rue tortueuse et escarpée, voisine du Panthéon.
Mme d'Hauberive, au seuil d'une maison assez mal tenue, vit M.
Mathieu qui l'attendait. Il la salua jusqu'à terre et la précéda dans
un couloir obscur. Il descendit trois marches, ouvrit une porte. Mme
d'Hauberive sans hésitation entra dans une pièce étroite, à peine
meublée, où très peu de jour verdâtre filtrait à travers une petite
fenêtre qui donnait sur une cour pareille à un puits. Dans un coin plus
sombre que le reste de la pièce, un homme était assis derrière une
table. Elle le regarda avec épouvante et répulsion: était-ce lui ce
fantôme aux joues caves, au front chauve, à la barbe grise et hirsute
qui fixait sur elle, sans paraître la voir, des yeux ternes, larmoyants
et sans expression. Elle pensa qu'il était ivre et eut peur, sans
cependant perdre son attitude majestueuse et dédaigneuse.

--Mon cher ami, dit M. Mathieu, vous voyez que nous n'avions pas trop
présumé de l'esprit pratique de madame. Elle a compris; elle vient;
nous allons nous entendre.

«Madame, voici les six lettres, là, dans cette enveloppe, sur
la table... Non, inutile de les relire, vous vous en souvenez
certainement. Et vous me semblez une personne de décision et
d'initiative hardie, permettez-moi donc de demeurer entre la table et
vous. Oui comme ceci, c'est bien... Chère madame, nous avons estimé
ces lettres trente mille francs pièce, trois fois six font dix-huit;
mettons en chiffres ronds deux cent mille francs. Nous vous remettrons
ces six lettres en échange d'une somme de deux cent mille francs en
billets de banque. Quand serez-vous en mesure de faire cet achat? Nous
ne pouvons pas attendre très longtemps. Mettons dans huit jours d'ici...

--Vous êtes fou...--Mme d'Hauberive employait toute son énergie à
rester calme--où voulez-vous que je trouve cette somme dans un si court
délai sans qu'on sache?...

--Vous plaisantez, la fortune de votre mari est considérable, vous avez
des parents riches, vous avez des bijoux... vous pouvez emprunter... Je
vous assure que dès demain M. d'Hauberive paierait beaucoup plus cher.

M. Mathieu était souriant et menaçant. Elle faillit se lever, partir,
révoltée d'être là, de discuter ainsi... mais la peur d'une humiliation
plus forte, définitive, qui ne lui laisserait d'autre ressource que
de disparaître, dompta son orgueil. Pour la première fois, elle cessa
d'être hautaine, tenta de fléchir ce vieil homme gras, sinistre et
jovial.

--Voyons, monsieur, dans votre intérêt comme dans le mien, laissez-moi
un délai plus long et abaissez le chiffre de vos exigences...

--Non, madame, ce qui est dit est dit, répliqua M. Mathieu, qui se
frottait les mains. Nos prétentions sont modérées. Vous paierez ou
bien un autre paiera. C'est votre avis, n'est-ce pas, mon cher client?
Allons, chère madame, êtes-vous décidée?

Marie-Anne d'Hauberive ne répondit pas. Elle suffoquait d'angoisse.
Elle ne pouvait pas trouver en une semaine une telle somme d'argent
sans en expliquer l'emploi. Elle comprenait qu'elle aimerait mieux
mourir que de tout avouer à son mari. Haletante, elle demeurait
immobile, sans pleurer, mais le visage crispé par une détresse horrible.

Elle tressaillit. Le fantôme qui, derrière la table, était
jusque-là resté sans mouvement, sans regard et sans voix, image de
l'abrutissement, soudain s'était levé, avait fait en vacillant deux pas
et s'était laissé tomber sur M. Mathieu qu'il avait saisi dans ses bras.

--Les lettres, cria-t-il en même temps à Mme d'Hauberive. Là, sur la
table, l'enveloppe... Marie-Anne, brûle-les... Je ne veux plus... Je ne
veux plus... Dépêche-toi, Marie-Anne, brûle-les... Les allumettes sont
sur la cheminée... Je le tiens... Brûle-les... Ne t'en va pas avec, il
va m'échapper et te rattraperait dans la rue...

Mme d'Hauberive saisit l'enveloppe, vérifia si les six lettres s'y
trouvaient, les froissa, y mit le feu et les jeta dans l'âtre éteint.

--Idiot, voleur, imbécile, allez-vous me lâcher! hurlait M. Mathieu,
qui essayait en vain d'échapper à l'étreinte de son adversaire. Deux
cent mille francs, idiot!...

Tous deux avaient roulé par terre. Mme d'Hauberive, qui regardait
les lettres achevant de se consumer, recula vers la porte.

--Va-t'en, Marie-Anne, cria Jacques Piétry d'une voix faiblissante.
Va-t'en.... Je vais le lâcher... Va-t'en et n'aie pas peur, vis
tranquille...

Elle s'enfuit.




MÉMOIRE...


--Oui, mon cher Vardot, j'ai vu ces messieurs ce matin et je puis
vous affirmer que c'est chose faite: vous serez nommé maire. Nulle
candidature ne vous sera opposée. N'est-ce pas juste, voyons? La
fabrique que vous dirigez avec tant d'autorité n'est-elle pas une
source de prospérité pour notre ville? Quand votre père, son fondateur,
est mort, n'avez-vous pas sans hésiter quitté Paris, ses plaisirs et
ses ambitions, pour venir ici continuer son œuvre? La reconnaissance
du pays vous est acquise et Mme Vardot en a sa grande part... Autre
chose, mon cher ami: je vais être indiscret, mais à Paris, la semaine
dernière, me trouvant au ministère, j'ai appris qu'un témoignage
officiel de la haute estime où l'on vous tient... Oui... le ruban rouge
à votre boutonnière...

Du coup, Vardot faillit laisser tomber sa tasse de café. Sa large face,
que noyait un poil gris et rude, s'empourpra. Il se dressa, bégaya:

--Monsieur le député... ma gratitude... mon cher ami, c'est vous, c'est
votre influence...

--Oui, oui, c'est vous qu'il faut remercier, monsieur Terbil, j'en suis
sûre, dit Mme Vardot.

--N'est-ce pas mon devoir, comme député, de signaler... mais les
mérites de M. Vardot sont de ceux qui s'imposent... Mon Dieu, deux
heures et demie déjà. Chez vous, madame, on commet le péché de
gourmandise et on s'attarde... très agréablement! J'ai malheureusement
mon train.

Il s'était levé, prenait congé. Soudain:

--Mon cher Vardot, j'oubliais: mon protégé, pour qui vous avez bien
voulu me promettre cet emploi de surveillant dans votre fabrique, est
arrivé. Je l'ai vu ce matin. Il se présentera ce tantôt, vers quatre
heures, avec un mot de moi, dans vos bureaux... Voici son nom que
je ne vous ai même pas dit, je crois, tant vous avez accueilli avec
empressement ma requête. Je vous en remercie encore.

Il écrivit deux mots sur un papier, et le remit à Vardot qui
protestait:

--Me remercier, allons donc... Tout à votre service, voyons, je suis
trop heureux...

Quand il eut reconduit son visiteur jusqu'à la grille du jardin, Vardot
revint auprès de sa femme. Au milieu de leur grand salon vert et or,
une des admirations de la ville, Mme Vardot était debout.

--Eh bien, ça y est, dit-elle à son mari.

--Oui, ça y est. La mairie, la décoration. Tout ce que nous voulions...

Ils exultaient. Leur importance allait croître encore, devenir
définitive. Ils régneraient dans cette petite ville qui, pour eux,
était le monde.

--C'est mardi, aujourd'hui, c'est mon jour, dit Mme Vardot. Est-ce
qu'il faut que j'annonce à ces dames?...

--Pour la mairie, on t'en parlera, sois-en sûre. Tu diras que je suis
aux ordres de mes concitoyens.

--Et pour ta Légion d'honneur, je ferai des allusions adroites...

--C'est ça. Maintenant je vais à la fabrique. J'ai des ordres à donner.
Et puis je dois recevoir le protégé de M. Terbil. Il m'a demandé
l'autre jour un emploi chez moi, un emploi quelconque, pas difficile à
remplir, parce que c'était pour un vieux bonhomme ruiné, pas capable
de grand'chose, qui mourrait de faim à Paris. Alors tu penses, je
n'aurais pas eu de place libre, j'en aurais créé une pour faire plaisir
à Terbil, mais justement le père May prend sa retraite. Je vais donner
sa place à ce bonhomme.

Il déplia le papier que lui avait remis Terbil et lut le nom.

--Qu'as-tu? lui dit sa femme.

Il avait tressailli. Il était devenu blême, puis rouge. Il hésita et
lui tendit le papier. Elle lut tout haut:

--Melchior Bostelette.

--Eh bien, dit Vardot d'une voix étranglée, tu ne te souviens pas?...
Autrefois?...

Elle s'empourpra aussi. Oui, brusquement, elle se souvenait.

--Oh!... oh!... fit-elle, atterrée.

Entre eux, il y eut un silence cruel. Mme Vardot qui, maintenant,
dans l'auréole de sa vertu majestueuse, trônait avec autorité parmi
les dames de la ville, Mme Vardot, que le percepteur, vieillard
lettré et galant, comparait depuis tant d'années à la chaste Junon,--en
cet autrefois qu'évoquait Vardot, s'était appelée la grande Caro et
avait cherché fortune, peinte et empanachée, en s'asseyant le soir
aux tables des cafés du boulevard Saint-Michel. Vardot l'y avait
connue un soir de fête, une bande de camarades l'ayant entraîné là.
Après une adolescence morne, au fond d'un collège provincial, il se
trouvait depuis peu lâché dans Paris, finissant ses études avec la
maigre pension allouée par un père sévère et économe. Laid, brutal et
timide, il ignorait tout des femmes qu'il redoutait, mais Caro l'ayant
inexplicablement distingué, s'était plu, ce qui ne présentait pas de
grandes difficultés, à le conquérir d'abord, à le garder ensuite. Pour
lui, il n'y avait jamais eu au monde d'autre femme qu'elle, peut-être
parce qu'il n'aurait jamais osé s'adresser à une autre. Après quelques
années d'une liaison de plus en plus étroite, il l'avait enfin épousée,
dans l'espoir de l'avoir toute à lui, sans dégoût d'ailleurs de ses
antécédents, déclarant aux rares camarades qu'il voyait encore de loin
en loin, qu'elle était une victime du sort et plus respectable que
bien des personnes hautement considérées. Vers ce temps-là, le père
Vardot, qui ne savait rien de l'aventure, était mort. Immédiatement,
Vardot et sa femme, quittant Paris sans esprit de retour, étaient venus
s'établir dans la petite ville, lui heureux de s'endormir dans une
existence paisible, large, réglée d'avance, sans autres soucis que ceux
de diriger une entreprise qui marchait toute seule; elle, ivre de joie
de voir réaliser ce qui avait été, pendant tant d'années de hasardeuse
galanterie, son rêve secret: être une respectable bourgeoise, qui
s'occupe de sa maison, qui est entourée de la considération générale,
et pour qui le mot amour, en dehors du devoir conjugal, n'a pas de
sens... Et c'était parmi ce bonheur, qui durait maintenant depuis vingt
ans que venait de tomber ce nom: Melchior Bostelette. Car Melchior
Bostelette jadis avait été de la joyeuse bande du Quartier latin. Plus
âgé et plus riche que les autres, viveur déjà fatigué, il se plaisait
alors parmi ces jeunes gens et se montrait plein d'une galanterie
indulgente pour leurs passagères compagnes...

--Mais ce n'est peut-être pas celui-là, murmura enfin Mme Vardot.

--Si, si, c'est celui-là. Il n'y a pas deux hommes au monde qui
s'appellent Melchior Bostelette.

--Peut-être ne se souviendra-t-il pas... J'avais les cheveux roux, dans
ce temps-là... Et puis, il ne pensera jamais...

Elle s'arrêta, rouge de nouveau. Vardot n'osa lui poser aucune question
sur les rapports qu'elle avait eus jadis avec M. Bostelette. Il était,
autant qu'elle, amèrement gêné. Ce passé que tout le monde autour
d'eux ignorait, ce passé qui concernait deux êtres qu'ils n'étaient
plus, qu'ils se souvenaient à peine d'avoir été, les humiliait
hideusement, les épouvantait en les menaçant de sa fange. La cruauté du
sort qui l'évoquait à l'heure même de leur triomphe les révoltait. Ils
éprouvaient une haine sauvage à l'égard de ce témoin surgissant soudain
et qui pouvait les couvrir d'opprobre. Ils le voyaient racontant à
toute la ville... Mais Mme Vardot se reprit.

--Ecoute, dit-elle à son mari, il y a toutes les chances possibles pour
qu'il ne se souvienne pas de ton nom et, en tout cas, n'établisse aucun
rapprochement... D'après ce que t'a dit Terbil, ce doit être une épave,
un gâteux presque... Du reste, si c'est lui, à l'âge qu'il doit avoir
et s'il a continué longtemps à faire la noce comme jadis... Bref, tu
es obligé, à cause de Terbil de le prendre, mais surtout n'aie l'air
de rien. Agis avec l'aisance et l'autorité d'un patron qui engage par
charité un employé infime et dont il n'a pas besoin. Sois bienveillant,
du reste... En quoi consiste la place exactement?

--Il garde les bâtiments. Il pointe l'arrivée des ouvriers. Il a
pour cela le logement et de petits appointements... Il fait aussi
à l'occasion des petites courses, il écrit des adresses pour
le catalogue... Mais ça, je le lui paye à part tous les mois...
Evidemment, ça ne lui rapporte pas de quoi vivre dans le luxe, mais
comme travail, c'est une sinécure...

--Eh bien, traite-le comme tu traitais le père May, exactement... Et
maintenant pars; ce soir, tu me diras...

M. Vardot, agité, gagna sa fabrique qui était dans les faubourgs. Quand
le soir il en revint, il semblait un peu rassuré.

--C'est lui, dit-il à sa femme. Je l'ai reconnu, mais je suis à peu
près sûr qu'il ne m'a pas reconnu et qu'il ne se doute de rien... C'est
un homme fini, il parle à peine. A tout, il répond «oui, oui», d'un air
abruti... Nous n'avons, je crois, rien à craindre.

--Tant mieux, dit Mme Vardot exaltante. Si tu savais toutes les
félicitations que j'ai reçues de ces dames.

Elle raconta ses triomphes à Vardot qui s'épanouissait. Il insista
de son côté sur le gâtisme évident du sieur Melchior Bostelette, et
les jours suivants, Mme Vardot put s'en convaincre en rencontrant
celui-ci dans la ville. Elle reconnut avec peine dans ce vieillard
loqueteux, chancelant et raviné, l'élégant Bostelette des anciens
soirs. Il passa sans paraître la voir. Il menait à la fabrique la
vie morne d'un incurable dans un hospice, et ne gagnait même pas ses
faibles appointements, disait M. Vardot, méprisant et tranquillisé.

La surprise de ce monsieur fut grande, quand, à la fin du mois,
Bostelette lui présenta le compte, tracé d'une écriture tremblante,
de ses travaux supplémentaires. Ahuri par le total, M. Vardot en
parcourut vivement le détail. Les premiers articles: courses et copies
lui parurent justes. Au dernier article du compte, il tressaillit. Il
lisait: _Silence mensuel: 500 francs_.

M. Vardot releva les yeux sur le vieillard. Dans les yeux
habituellement éteints de Melchior Bostelette, il y avait une lueur
lucide et narquoise. Et M. Vardot paya.




UNE RÉPUTATION


--Monsieur, c'est un monsieur qui vient de la part d'une société
philanthropique de Paris.

--Eh bien! faites-le entrer, dit M. Blestat. Il replia son journal,
secoua dans le feu la cendre de son cigare et se renversa dans son
fauteuil.

Introduit par le domestique, parut un personnage long et blême, râpé et
grisonnant.

--Monsieur, j'ai bien l'honneur, dit-il avec aisance en prenant un
siège que lui indiquait M. Blestat. Charmante habitation que vous avez
là, monsieur; une des plus belles de la ville; votre jardin doit en
été être un paradis, un vrai paradis; votre salon, que je viens de
traverser...

--Auriez-vous la bonté de m'apprendre le motif de votre visite,
interrompit M. Blestat.

--Merci de me le rappeler. Voici: vous êtes bien, n'est-ce pas, M.
Théodore Blestat, négociant, veuf, âgé de cinquante-cinq ans, père d'un
jeune homme de vingt-huit ans, M. Philippe... Non, ne vous impatientez
pas, vous allez me comprendre. La société philanthropique, n'en parlons
plus, n'est-ce pas. C'était pour être reçu... Il s'agit d'autre
chose. Donnez-moi cinq minutes, vous verrez, vous verrez! Votre fils,
mon cher monsieur, est fiancé à Mlle Claire Verralive. Le dîner
de fiançailles a eu lieu hier. Le mariage aura lieu prochainement.
Belle alliance, très belle alliance. Jeune fille ravissante, de la
fortune, des relations et surtout quelle respectabilité! M. Verralive,
le père, est un homme d'un autre âge. Il est pur, rigide, intègre,
intransigeant. Sa vie est un cristal, son nom sert d'exemple...

M. Blestat s'impatientait.

--Je connais aussi bien que personne les mérites et la juste réputation
de M. Verralive...

--Alors, mon cher monsieur, que penserait-il de votre frère Auguste?

M. Blestat sursauta et devint livide.

--Mon cher monsieur, rien qu'à vous voir en ce moment-ci on n'a plus de
doutes, observa le visiteur avec satisfaction. Causons tranquillement,
reprit-il après une pause.

«La démarche que je fais ici peut paraître un peu délicate, mais mon
but c'est d'éviter, dans votre intérêt, les histoires fâcheuses. Je ne
demande qu'à traiter à l'amiable, et, remarquez-le, je ne suis qu'un
intermédiaire... Les gens qui m'envoient--ils n'habitent pas cette
ville, ils habitent Paris--eh bien! les gens qui m'envoient ont connu
votre frère. Ils savent... Oui, oui, tout... Ses histoires à Nantes,
ses histoires à Paris, et puis, à Bordeaux, la grande histoire: le
faux, l'escroquerie, le procès, la condamnation... C'est vieux tout
ça, vingt ans... Après ce temps-là, on peut croire que tout ça est
oublié, surtout quand on a changé de ville comme vous l'avez fait en
quittant Nantes pour venir ici... Et puis il est mort là-bas, ce pauvre
Auguste, pas encore libéré... Oui, on pourrait croire tout ça oublié...
Qu'est-ce que vous voulez, mon cher monsieur, il y a des gens qui s'en
souviennent et qui choisissent ce moment-ci pour m'envoyer vous dire:
«M. Blestat, est-ce que M. Verralive sait que votre frère a été au
bagne? Le lui avez-vous dit? C'est le premier point. Maintenant, si
M. Verralive savait ça, laisserait-il sa fille épouser votre fils?...
Voilà le second point.» Mon cher monsieur, je vous le dis tout de
suite, rien n'est plus injuste que ces scandales si longtemps cachés
qui ressortent pour éclabousser des innocents. Bien entendu, vous êtes
l'honnêteté même, une vie parfaite, rien à vous reprocher. Votre fils
est un jeune homme hors ligne. Il ne s'agit pas de ça. Nous sommes
entre gens d'affaires. Vous avez saisi ce que je vous demande... Et
tenez, ne prenez pas la peine de me répondre. La vérité est écrite sur
votre figure: il n'y a qu'à vous regarder. Alors troisième et dernière
question: combien offrez-vous pour qu'on se taise?... Dites votre
chiffre, je dirai le mien, c'est-à-dire celui qu'on m'a chargé de vous
dire, puisque je ne suis qu'un intermédiaire...

Il y eut un très long silence.

--Qui êtes-vous? demanda M. Blestat, d'une voix sourde.

--J'ai été témoin, au procès de ce pauvre Auguste. J'ai même failli...
Bref, nous étions des amis. Il m'avait parlé de vous trois ou quatre
fois... A tort ou à raison il trouvait que vous l'aviez lâché et il
vous en voulait... Et ma foi, je vous dis franchement que j'en ai
pris mauvaise opinion de vous... C'est entendu, on est honorable,
on ne veut pas être compromis, mais un frère c'est un frère, que
diable!... Oui, je sais bien, vous aviez un fils à qui vous vouliez
cacher... et ce pauvre Auguste n'avait pas de mesure... Qu'est-ce
que vous voulez, c'était un fantaisiste, comme moi... Vous, vous êtes
un régulier, tant mieux pour vous, mon cher monsieur... Bref, j'ai
repensé à vous ces derniers mois... Je me trouvais dans une très
mauvaise passe... A tout hasard j'ai cherché et j'ai appris que vous
étiez gros négociant par ici. Des amis m'ont conseillé, on a formé
entre nous comme une petite société pour exploiter l'idée. Ils m'ont
trouvé de l'argent. Je suis venu ici. J'ai fait ma petite enquête...
Justement je tombais bien. J'ai attendu que le moment soit tout à fait
favorable à cause du mariage... et me voilà... Alors puisque je vois
que vous ne voulez pas dire votre prix, je vais vous dire le nôtre:
Cent mille! C'est un chiffre rond, sans importance pour vous... Je dis
bien sans importance... Vous êtes très riche... Non, je vous en prie,
ne discutons pas, mon cher monsieur, réfléchissez. Je reviendrai vous
voir demain. Vous me direz oui ou non. Si c'est non, j'irai raconter la
petite histoire de ce pauvre Auguste à M. Verralive... il me donnera
bien quelque chose pour ma peine... et puis je la raconterai aussi
un peu en ville... Si c'est oui, et je pense bien que ce sera oui
parce que vous aimez votre fils et que vous tenez à la considération
du monde, eh bien! si c'est oui, je touche et je reprends le train.
Tout le monde est content. Le mariage se fait et vous n'entendez plus
jamais parler de moi... Mon cher monsieur, je vous en donne ma parole
d'honneur, acheva-t-il avec un grand sérieux.

Il salua avec aisance et s'en alla sans attendre la réponse. Son pas,
au dehors, cria sur le gravier et la grille du jardin retentit en se
refermant derrière lui. M. Blestat restait assis dans son fauteuil,
son cigare éteint aux doigts. Il était atterré. Mieux encore que son
impudent visiteur il savait l'effet que produirait une telle révélation
et la déconsidération, injuste sans doute, mais inévitable, qui en
rejaillirait sur lui. Il pensait à ses amis et à ses ennemis, à la
société prude, stricte et riche de cette ville de province où tout le
monde se connaissait, où il tenait une place importante et qui était
son univers. Il pensait à M. Verralive, chef incontesté de cette
société et dont il était si fier d'avoir obtenu l'alliance. Il pensait
à son fils Philippe, qui adorait Claire Verralive... L'ombre du forçat,
parmi tout cela, se dressait menaçante, évoquée par la canaille qui
venait de sortir et dont le chantage, s'il lui cédait, sans aucun
doute, se renouvellerait à l'infini.

M. Blestat réfléchit longuement, et à plusieurs reprises changea de
décision avant d'en arrêter une définitivement. Il se leva, prit son
pardessus et son chapeau, mais au moment de sortir hésita encore, il
souffrait cruellement. Enfin il partit à grands pas.

Un quart d'heure plus tard il était en présence de M. Verralive, et
celui-ci, qui avait une imposante prestance, de longs cheveux gris et
un noble visage à l'immuable sourire, grave et paisible à la fois,
l'écoutait appuyé à la cheminée de son cabinet de travail.

M. Blestat était venu pour dire la vérité: il le fit. Il révéla
brièvement l'histoire de son frère, ses folies, ses malheurs, ses
fautes, sa condamnation, se mort au bagne. Puis il dit la visite qu'il
venait de recevoir et la tentative de chantage. Il parlait d'une voix
blanche, et la honte l'étranglait. Après quelques considérations
d'ordre général sur l'injustice d'étendre à une famille entière
l'opprobre d'un de ses membres, il ajouta quelques mots pleins
d'émotion sur l'amour mutuel de Philippe et de Claire. Puis il attendit
la tête basse, et il souffrait autant qu'à l'époque où son frère avait
été condamné.

M. Verralive avait écouté moins souriant qu'à l'ordinaire, mais calme.
Il ne prit la parole qu'au bout de quelques minutes interminables. Son
visage s'était peu à peu éclairé.

--Pourquoi n'avez-vous pas donné les cent mille francs? demanda-t-il
enfin.

--Je vous l'ai dit: parce qu'il aurait continué à me faire chanter,
parce que c'eût été une menace constamment suspendue sur moi, sur mon
fils; enfin parce que j'ai reconnu que j'avais eu le plus grand tort de
vous cacher cet événement.

--Ce n'est pas pour la somme elle-même?

--Non. La somme ne m'importe pas. J'aurais préféré donner trois fois
plus pour...

Il n'acheva pas sa phrase: «pour éviter l'humiliation que j'éprouve en
ce moment»!

--On voit que vous êtes riche, dit M. Verralive. Mon cher monsieur,
vous avez très bien fait de refuser. On ne se laisse pas tondre ainsi.
Je ne vous cache pas que cette histoire est très ennuyeuse... Mais je
vous estime et j'estime votre fils. Ni vous, ni lui n'êtes coupables.
Quand ce maître chanteur reviendra demain, flanquez-le à la porte en
le menaçant de la police. S'il ose venir ici, j'en fais mon affaire.
Nous ne lui permettrons pas de clabauder dans la ville. Qui le croirait
d'ailleurs lorsque moi, Hippolyte Verralive, je démentirai hautement.

M. Blestat renaissait. Une grande reconnaissance le soulevait:

--Merci! du fond du cœur, merci!

--Pas du tout, voyons, pas du tout! dit M. Verralive avec rondeur.
N'en parlons plus. Alors le mariage c'est pour le mois prochain. A ce
sujet, mon cher ami, j'avais une petite chose à vous dire. Nous sommes
entre gens d'affaires, et je m'explique franchement. Il s'agit de la
dot de Claire. Par suite de circonstances imprévues, je me trouve un
peu gêné dans mes disponibilités. Je ne pourrai pas faire tout ce que
j'espérais, mais je ne veux pas que ces enfants pâtissent par ma faute.
Alors j'ai compté sur vous, mon cher ami, pour me remplacer. Ce n'est
pas bien important pour vous, du moins, simplement cent mille francs...
Naturellement cela ne souffre pas de difficultés? acheva-t-il d'un ton
net.

--Mais aucune, naturellement aucune, balbutia M. Blestat, réussissant à
sourire malgré sa stupeur.




UNE ENQUÊTE


--Denise, quelle bonne surprise! Tu viens passer l'après-midi avec
moi, n'est-ce pas? Tu vois, je cousais vertueusement... Mon Dieu! mais
qu'as-tu?

Yvonne Vertel qui, pour accueillir Denise Cartier, avait posé son
ouvrage--c'était une combinaison de crêpe de Chine rose dont elle
réglait avec la plus grave attention la longueur--resta stupéfaite.
Denise, dès que la bonne qui l'avait introduite eut disparu, avait
éclaté en sanglots.

--Je suis malheureuse! il faut que tu me conseilles. C'est affreux,
Gaston ne m'aime plus.

--Ton mari ne t'aime plus? Voyons, Denise, tu es folle!

--Non, non, je dis la vérité... Il ne m'aime plus... Mon Dieu! et moi
je l'aime tant!...

Elle se laissa tomber sur un fauteuil et cacha son joli visage dans ses
mains.

--Ma petite Denise, mais tu es folle, répéta Yvonne. Voyons,
explique-moi...

--Il me néglige, balbutia Denise en relevant la tête. Il me cache
quelque chose... Oui, tous les après-midi il disparaît sans que je
sache où il va... Il revient le soir absorbé, préoccupé... Cela dure
depuis le commencement du mois dernier... Et maintenant il prend
aussi l'habitude de sortir le matin... Aujourd'hui, il n'est pas
rentré déjeuner. Il m'a téléphoné pour me prévenir, sans me donner
d'explications... Alors, n'est-ce pas, c'est clair: il a une liaison...
Mon Dieu! qu'est-ce que je vais faire?...

Elle pleurait toujours avec un grand désespoir qui lui donnait l'air
enfantin. Yvonne lui prit les mains.

--Ma chérie, avant de te désoler, il faut être sûre de... de ce que
tu crois... Je suis persuadée que tu es dans l'erreur. Ton mari a
certainement des motifs...

--Quels motifs? Ses affaires industrielles ne l'ont jamais empêché de
déjeuner avec moi et ne l'ont jamais retenu d'un bout à l'autre de
l'après-midi... Je suis sûre qu'il en aime une autre à qui il consacre
son temps... Quand je lui ai demandé pourquoi il s'en allait ainsi...
il a ri et m'a répondu: «Ce ne sont pas des affaires qui regardent les
enfants...» Il affecte toujours de me traiter en petite fille sans
cervelle... Avant, cela m'amusait... Mais maintenant je comprends
bien que je ne compte plus pour lui... Il faut que je sache ce qu'il
fait. Il le faut... Alors, donne-moi un conseil. Comment faire pour
apprendre? Je ne peux pas le suivre moi-même. A qui m'adresser?

--Oh! Denise, tu veux vraiment?...

--Oui. Je suis trop malheureuse... Il y a des gens, n'est-ce pas, qui
se chargent de cela? Où les trouver? Sont-ils consciencieux? Voyons,
Yvonne, donne-moi un conseil...

--Mais si tu essayais d'interroger adroitement l'associé de ton mari.

--Herbin? Non, par exemple. Gaston et lui sont à peu près brouillés...

--Alors, voyons, puisque tu es décidée... Ecoute... je crois... oui
j'ai une idée. T'adresser à une agence de renseignements, c'est un
peu gênant pour toi peut-être... D'autre part, il faut quelqu'un de
sûr... Je crois que je peux t'indiquer... Oui, c'est un parent de
mon mari... un vague cousin... un peu bohème, mais très amusant et
très débrouillard... Nous le voyons rarement parce que, comme il est
toujours sans le sou, il emprunte souvent de l'argent à mon mari...
Mais ce n'est pas un crime que d'être pauvre, et justement, tu pourras
discrètement le récompenser...

--C'est parfait! s'écria Denise. Où le verrai-je?

--Ici, après-demain. Je vais le faire venir...

--Mais acceptera-t-il?

--Oh! oui, c'est un homme très serviable.

Quand Denise arriva le surlendemain chez Yvonne Vertel, celle-ci vint
lui ouvrir elle-même et la fit entrer non sans mystère dans le salon.

--M. Betonneau, présenta-t-elle.

M. Betonneau se leva d'un fauteuil. Il était de belle taille et élégant
quoique râpé. Une raie correcte partageait au milieu de sa tête ses
cheveux qui étaient blonds et longs. Son visage au teint frais, aux
yeux vifs, au grand nez bourbonien produisait une énorme barbe dont le
flot descendait jusqu'au milieu de sa large poitrine. Son allure était
noble et ses façons courtoises.

Il accepta sans hésiter la mission que les deux jeunes femmes lui
expliquèrent avec force détails et en parlant soit successivement, soit
simultanément. Quand il eut bien compris, il prit congé en promettant
de s'attacher, dès le lendemain matin, aux pas de M. Gaston Cartier.
Il se faisait fort d'être très vite renseigné.

--Je crois qu'on ne pouvait vraiment trouver mieux, dit Yvonne
lorsqu'elle fut seule avec son amie.

--Je te remercie encore, répondit Denise avec effusion. C'est un homme
parfait... Mon Dieu! mon Dieu! je voudrais déjà savoir... Et pourtant
j'ai si peur... Je serai si malheureuse quand je ne pourrai plus
douter...

--Et si heureuse d'apprendre que tout cela n'est que chimère, dit
Yvonne en l'embrassant.

M. Betonneau reparut le cinquième jour. Denise, prévenue, le rencontra
comme la première fois chez Yvonne. Tremblante, torturée par
l'angoisse, elle l'interrogea ardemment:

--Eh bien! monsieur, qu'avez-vous appris? Parlez vite!

--Madame, soyez pleinement rassurée, prononça M. Betonneau. M. Gaston
Cartier, votre mari, consacre au travail tout le temps qu'il passe
loin de vous. Il a acheté récemment une usine en banlieue et la fait
installer. Je suis au courant de tout; l'affaire offre des dessous
intéressants pour un observateur.

--Mon Dieu! quel bonheur, quel bonheur! balbutia Denise qui avait
l'impression de s'éveiller d'un affreux cauchemar. Et vous êtes
certain, monsieur Betonneau...

M. Betonneau sourit d'un air supérieur.

--Oh! madame, certain... N'ayez aucun doute... D'ailleurs, nul en vous
voyant ne pourrait croire que le trop heureux mortel qui est aimé de
vous songe à...

Il sourit encore, galamment cette fois, et reçut avec dignité une
enveloppe que Denise, rougissante, lui glissait et qui contenait la
récompense promise.

--Cette affaire que prépare M. Cartier m'a beaucoup intéressé,
reprit-il. Je la suivrai...

Il regarda Denise et ajouta:

--Les jolies femmes ne comprennent pas toujours très bien les questions
d'intérêt... J'avais songé à vous en parler, mais, tout bien considéré,
je préfère en traiter directement avec monsieur votre mari... Et soyez
assurée, chère madame, que je ne vous compromettrai aucunement à ses
yeux. Comptez sur la discrétion d'un homme d'honneur.

Il se retira avec majesté.

Denise ne comprit ce dernier discours que quelques jours après. Son
mari qui, de coutume, était de caractère enjoué, rentra un soir si
visiblement soucieux qu'elle lui demanda anxieusement ce qui était
arrivé.

--Une histoire désagréable, ma petite Denise, lui dit-il en s'efforçant
en vain de lui sourire. Je ne te parle pas en général de mes affaires
parce que cela n'est vraiment pas intéressant pour toi, mais il
m'arrive un très grave ennui... Herbin, mon associé actuel, est un
forban qui me laisse tout le travail et tire à lui tout ce qu'il peut
des bénéfices. Je veux me séparer de lui, et j'ai pris mes dispositions
pour me passer de son usine... J'en ai installé une autre et c'est
pourquoi j'ai été si souvent absent depuis deux mois...

--Tu aurais mieux fait de me l'expliquer, remarqua Denise...

--Pour quoi faire, ma chérie?... Et puis, vois-tu, je ne voulais pas
que cela soit su et ma petite Denise est un peu bavarde et ne peut pas
toujours garder un secret... Bref, je prenais de grandes précautions
pour cacher mes intentions et voilà qu'un individu a tout appris. C'est
un certain Betonneau, une canaille finie. Je ne le connais pas, je ne
sais comment il a eu l'idée de me surveiller, de faire une enquête...
Toujours est-il qu'ayant découvert l'usine que je fais aménager et
ayant appris mes projets, il m'a fait chanter purement et simplement
en me menaçant de tout dire à Herbin, ce qui me ferait un tort
considérable...

--Et alors? demanda Denise.

--Et alors j'ai dû me soumettre, que veux-tu, et faire ce que voulait
le Betonneau, c'est-à-dire l'engager par contrat, comme surveillant, à
des appointements importants, je t'assure. C'est exaspérant... Avoir
chez soi une telle canaille et ne pouvoir s'en débarrasser... Comment
a-t-il eu l'idée de me surveiller, je me le demande...

--Mon Dieu! comme c'est ennuyeux pour toi, dit Denise... Tout cela,
c'est de la faute d'Yvonne... Mais tu ne peux pas comprendre... Alors,
écoute, ne me parle plus jamais de cela, veux-tu?




L'AMATEUR


Marcel Chambrun rentra de soirée vers deux heures du matin.

Dans le confortable petit hôtel particulier qu'il habitait avec sa
mère, il pénétra sans bruit avec le souci de n'éveiller personne. Il
gagna sa chambre et fit rapidement ses préparatifs. Il resta en smoking
et pardessus, mais chaussa des souliers à semelles de caoutchouc. Il
ouvrit un secrétaire fermé à clé et y prit une petite lampe électrique,
un masque de soie noire et plusieurs outils de précision genre pince
monseigneur ou fausses clés qu'il répartit dans ses poches. Il se munit
aussi d'une assez grande boîte rectangulaire qu'il dissimula dans
une serviette en maroquin. Puis, avec précaution, il ressortit et se
dirigea vers la bijouterie qu'il avait résolu de cambrioler.

Il l'atteignit en cinq minutes. Le rideau de fer baissé semblait
inaccessible, mais Marcel connaissait admirablement la maison et son
plan était bien étudié. C'était samedi, et il savait que ce jour-là le
bijoutier allait coucher chez son père qui habitait la banlieue.

Le jeune homme sonna à la porte cochère, bredouilla le nom d'un
locataire pour le vieux concierge sourd, et se glissa jusqu'au fond du
vestibule.

Il était violemment ému. Son cœur battait à grands coups. «C'est
vraiment stupide, ce que je fais là», se dit-il dans un éclair de
raison. Mais, tout frissonnant d'excitation, délibérément, il se lança
dans le crime.

Tout d'abord il mit son masque, ce qui était parfaitement inutile.
Puis il reconnut avec sa lampe la porte du bijoutier: un seul battant,
une serrure et un verrou. Pour la serrure, ses fausses clés lui
donnèrent satisfaction dès le premier essai. Le verrou offrait plus
de difficultés, mais Marcel pratiquait l'école scientifique. De la
boîte dissimulée dans sa serviette, il sortit une sorte de puissant
thermo-cautère qu'il mit en incandescence. Il ouvrit, pour dissiper
l'odeur de brûlé, la porte du vestibule sur la cour intérieure et,
avec la pointe rougie sans trop de bruit ni de temps et sans avoir été
dérangé par personne,--les locataires étaient des gens sérieux qui ne
rentraient jamais si tard,--il découpa dans la porte du bijoutier une
ouverture suffisante pour y passer le bras. Il put ainsi atteindre le
verrou et le tourner.

En une seconde, il eut rangé ses instruments et collé un papier brun
sur le trou qu'il venait de faire afin de le dissimuler. Il pénétra
dans l'entrée de la bijouterie, referma la porte et poussa un soupir de
satisfaction.

«Comme c'est facile, se dit-il en se dirigeant à gauche, vers le
magasin. Ceux qui se font prendre sont des imbéciles.»

A la lueur de sa lampe, les vitrines étincelaient. Il fit sauter le
couvercle de la première venue et fit main basse sur des chaînes de
montre qui justement étaient en doublé.

--Bougez plus, ou je tire! ordonna une voix derrière lui.

Il sursauta, se retourna. Le bijoutier était là, vêtu seulement
d'une chemise de nuit et de pantoufles. Ses cheveux jaunes tombaient
ébouriffés sur sa face blême. Dans sa main gauche, il tenait un
bougeoir, dans sa main droite, un énorme revolver ancien modèle, une
sorte de canon qu'il braquait sur Marcel.

--Levez les mains, ordonna-t-il encore. En habit! rien que ça de
chic!--Il ricana.--Mais... Otez votre masque! Otez-le, ou je tire!

Marcel, affolé, obéit.

--C'est bien ça, constata le bijoutier avec satisfaction. Vous êtes
Marcel Chambrun, le fils de ma propriétaire... Bougez pas, ou je tire!

Mais déjà Marcel à genoux, effondré, sanglotant, expliquait qu'il
n'était pas un vrai voleur, qu'il avait plus d'argent qu'il ne lui
en fallait, mais qu'il s'était emballé comme un enfant sur ces
sensationnelles aventures de voleurs ou de policiers que le feuilleton
et l'écran ont mis à la mode,--et qu'alors il avait voulu voir si
lui aussi serait capable de mener à bien une entreprise difficile,
périlleuse et coupable... S'il aurait l'énergie du crime!... Toute une
histoire naïve et vraie de grand gamin, qui s'est puérilement passionné
pour des héros invraisemblables et des exploits impossibles, qui a rêvé
de les imiter en trouvant plate sa vie trop heureuse et qui, peu à peu,
a glissé à la réalisation sans en comprendre la gravité, qui a préparé
son coup comme un petit garçon prépare une expédition imaginaire contre
des Peaux-Rouges, et qui enfin l'a essayé bêtement sans croire que
ça pourrait devenir sérieux, par amour de l'aventure et fanfaronnade
envers lui-même!

Il suffoquait d'angoisse et de honte. Il offrait des dédommagements,
parlait de sa mère si rigide, de sa sœur, mariée à un homme grave, de
son nom sans tache, de déshonneur impossible à supporter.

--Laissez-moi partir, suppliait-il. Je vous donnerai tout! Je vous
croyais à la campagne. Je vous aurais renvoyé demain vos chaînes avec
de l'argent pour payer les dégâts. Je vous en supplie, laissez-moi
partir!

Il vidait ses poches, offrait sa montre, son portefeuille.

--Approchez pas, ordonna le bijoutier. Posez ça sur la table!

Il s'était assis sur une chaise devant la porte, sans lâcher son
revolver ni son bougeoir. Il regardait en dessous Marcel pantelant. Il
comprenait on ne peut mieux la situation, et elle le remplissait d'une
indicible allégresse.

«Cet idiot-là m'est envoyé par le ciel pour me tirer d'affaire. Ce
n'est pas encore cette fois-ci que je ferai faillite», se disait-il en
songeant qu'il n'avait pas été ce jour-là à la campagne parce qu'il ne
savait comment, le surlendemain, 15 octobre, payer une échéance non
plus que son terme.

--C'est malheureux de voir ça! dit-il à haute voix. C'est jeune, c'est
solide, c'est instruit, ça roule carosse pendant que les honnêtes gens
s'échinent, et ça vient brûler des portes pour cambrioler un pauvre
homme... Et puis, quand c'est pincé, ça joue la comédie, ça se tortille
et ça pleure!...

--Mais je vous dis que je ne suis pas un voleur! gémit Marcel.

--Oh! assez de blagues, interrompit le bijoutier avec lassitude...
Votre histoire... on la connaît... Pris la main dans le sac, tous
des petits Saint-Jean... Vous êtes un professionnel et vous savez
travailler... J'aurais été à la campagne, ça y était--rasé! Et ça se
dit un homme du monde! C'est probablement comme ça que votre famille a
gagné ses rentes, pas?

--Qu'est-ce que vous dites? cria Marcel révolté.

--Bougez pas ou je tire!... Oh! en l'air seulement, pour appeler la
police! Hein? vol avec effraction, la nuit, dans un endroit habité...

--Laissez-moi partir, suppliait Marcel. Je suis innocent! je vous jure
que je suis innocent!...

--Comme je danse! dit le bijoutier...

Il garda le silence un moment.

--Vous êtes jeune, reprit-il enfin, songeur... Peut-être que vous
pourrez encore vous repentir, revenir dans le droit chemin... Et puis,
vous avez beaucoup d'argent. Je ne sais pas comment il a été gagné,
mais on peut faire beaucoup de bien avec... beaucoup de bien... Laissez
ce que vous avez mis sur le table, ça sera pour les pauvres.

Il réfléchit encore.

--Je suis trop bon, reprit-il enfin, mais tant pis, j'ai jamais pu m'en
empêcher... Ouvrez le secrétaire! Là, à droite! La plume, l'encre, le
papier! Écrivez! Dites la vérité: Racontez votre cambriolage... Avouez
tout... Datez. Signez.

Marcel, désemparé, n'ayant qu'un désir: être dehors, obéit.

--Voilà qui est fait, dit le bijoutier en prenant le papier. C'est très
bien, vous pouvez partir. J'irai vous voir demain...

Il le mit dehors.

Et Marcel, en s'en allant, assommé par l'horreur de la situation, se
dit avec angoisse:

«Qu'est-ce qu'il va faire maintenant?»

Et une voix intérieure lui répondit prophétiquement:

«Il va te faire chanter!»

       *       *       *       *       *

Pour le bijoutier aux abois, Marcel était venu comme un don de la
Providence. A partir de cette nuit funeste, l'infortuné jeune homme
ignora le repos. Il eut des échéances: celles du bijoutier; un loyer:
celui du bijoutier; des vices à satisfaire: ceux du bijoutier; un vieux
père à entretenir: le propre père du bijoutier, car ce bon fils prit
auprès de lui ce vieillard qui s'ennuyait à la campagne.

Sur les épaules de Marcel pesaient les soucis d'une maison de commerce
qui ne va pas. Il donna tout ce qu'il avait et ce n'était pas
grand'chose, car il était mineur et sa mère le tenait assez serré. Il
vendit, engagea, emprunta, connut toutes les affres de l'argent...

Sous la pression de pareils tourments qui se prolongèrent pendant cinq
mois, sa vie, exclusivement faite d'amertume et d'épouvante, peu à peu
lui devint à charge. Il haïssait le bijoutier d'une haine sauvage. Tous
les jours il le voyait venir, compromettant, insatiable, hypocrite,
entremêlant ses exactions de jérémiades moralisatrices où revenait
l'éternel refrain:

--Les honnêtes gens travaillent, les gredins se la coulent douce. Si
j'étais méchant, vous seriez au bagne!

Et son doigt désignait sa poche, où était le papier fatal qui ne le
quittait pas.

Mais il alla trop loin, ne sut pas ménager sa victime. Un moment vint
où Marcel se dit que, d'une façon ou d'une autre, il fallait en finir.

Une nuit, comme le bijoutier, qui avait laissé son excellent père à
la garde du magasin, revenait fort tard de quelque débauche de bas
étage, au moment où il tournait le coin de sa rue déserte, une ombre
se dressa derrière lui. Un foulard lui serra la gorge, le renversa en
l'étranglant, une grêle de coups l'étourdit à demi, une main arracha de
sa poche son portefeuille et y fouilla avec vivacité.

Et la voix de Marcel, qui, ce soir-là, n'agissait pas du tout en
amateur, gronda sourdement:

--Ça y est! je l'ai! Et maintenant, mon bonhomme, attention! Au premier
mot, je vous fais coffrer pour diffamation et chantage!

Le bijoutier comprit la force de ce raisonnement. Il se releva et
répondit avec le ton de reproche et d'affliction d'un bienfaiteur
méconnu:

--Si c'est ça tout votre remerciement pour la bonté que j'ai eue de ne
pas porter plainte...

Et il rentra chez lui tristement pendant que, pour Marcel triomphant,
le clair soleil de la délivrance illuminait la nuit brumeuse.




LA TACHE


--Regarde sur la route, s'il ne vient personne, ordonna l'aveugle, un
homme maigre, sans âge, tout enveloppé dans un caoutchouc couleur de
poussière.

Par un trou de la haie où ils étaient cachés, le gamin qui
l'accompagnait avança la tête avec prudence.

--Si. Y a une voiture qui vient là-bas.

L'aveugle jura entre ses dents, puis ricana.

--Attendons... J'ai attendu cinq ans, je peux bien attendre cinq
minutes... Il baissa la voix. On entendait le roulement de la voiture.

--Alors, la villa est à droite. Je n'aurai qu'à suivre le mur après la
haie...

Il fit une pause et reprit, la voix étranglée:

--Elle est là?... tu es sûr?

--Qui ça, elle? grogna le gamin.

--La jeune femme. Elle est chez elle? Tu es sûr?

--Oui, que je vous dis! Je l'ai vue à la fenêtre tout à l'heure.

--Et la servante?

Le gamin haussa les épaules d'un air las.

--Elle est sortie que je vous dis! Elle est allée à la ville et puis le
jardinier aussi, et le monsieur y part tous les jours pour Paris à dix
heures du matin et y rentre qu'à six heures...

L'homme était pâle. Il aspira l'air profondément.

--Alors elle est seule... Eh bien, vas-y... La voiture est passée. Fais
ce que je t'ai dit. Mets-toi dans la porte et j'arrive.

--Et mon pognon? dit le gamin.

L'aveugle, avec impatience, se fouilla:

--Tiens, voilà les vingt francs et tu en auras vingt autres après.

--Et puis vous me donnerez cent sous de plus par semaine. Si vous
croyez que c'est rigolo. J'veux bien vous conduire, mais le turbin que
je me donne depuis huit jours pour ce truc-là, c'est pas à dire!

--C'est fini... c'est fini maintenant... puisque je l'ai trouvée...

--Vous en êtes-t'y sûr, seulement, que c'est celle que vous
cherchez?... Des fois on se trompe...

--Non... non... C'est elle!... Je suis renseigné... Et puis tu l'as
vue... Elle est grande, mince, brune, n'est-ce pas?... C'est elle!
Allons, va donc!

Le garçon se leva et sortit de la haie. Il était mal mis, efflanqué et
blême, avec des yeux fureteurs et avisés. Il paraissait quatorze ans.
L'homme enfonçant son chapeau sur ses yeux morts suivit sans bruit, se
glissa en tâtonnant le long de la haie.

Au bord de la route, la villa était isolée, blanche sous le soleil
d'après-midi.

Le gamin monta le perron et sonna. La porte s'ouvrit; une jeune femme,
brune et jolie, vêtue de blanc, parut, dans l'ombre du vestibule.

--C'est encore toi! dit-elle en souriant... Tous les jours alors?...
Déjà hier je t'ai donné...

--Justement, larmoya le gamin qui, les épaules rentrées, la mine
piteuse, semblait un tout petit garçon. J'suis revenu pour ça... On
mange tous les jours pas?... Y a que vous de bon monde par ici... C'est
pasque vous êtes si jolie, probable, que vous êtes si bonne...

Elle rit.

--Allons, je vais encore te donner aujourd'hui, mais... Ah, mon Dieu,
au secours!

Le long de la maison l'aveugle s'était glissé. Il se jeta sur la porte
ouverte, bousculant le garçon et repoussant dans le fond du vestibule
la jeune femme qu'il saisit par les poignets, et qui hurla en se
débattant.

--Tais-toi! ordonna-t-il, ou je te tue!

Il la tenait comme dans un étau et sa figure convulsée par la rage
était si menaçante que la jeune femme cessa de crier et resta
haletante, les yeux dilatés par la terreur.

Le gamin avait repoussé la porte et, les mains dans ses poches,
contemplait la scène avec intérêt.

L'aveugle, après un silence effrayant, avança son visage vers celle
qu'il tenait.

--C'est moi... Tu me reconnais?

Elle se rejeta autant qu'elle put en arrière.

--Je ne vous connais pas! Qui êtes-vous?... Que voulez-vous?... de
l'argent?

La peur étranglait sa voix. L'aveugle eut un rire sec.

--Je suis ton mari et tu me reconnais!... Je ne suis pas si défiguré
que ça!... Alors tu as cru que c'était possible que je ne revienne
jamais?... Cinq ans, hein, cinq ans... Tu avais vingt-trois ans, tu
en as vingt-huit... Et-tu es toujours aussi jolie?... Tu dois l'être
encore davantage!... Combien as-tu eu d'amants depuis que je me suis
cassé la tête pour toi? Hein, quelle délivrance, quand tu as cru que
j'étais mort!... Mais voilà, je me suis raté... pas tout à fait...
puisque j'ai réussi à m'aveugler... Six mois d'hôpital, d'agonie... Et
tu en as profité pour filer... Oui, je sais, je t'avais tiré dessus
avant de me manquer, si on peut appeler ça se manquer... Et puis je
t'ai cherchée, je t'ai cherchée, je t'ai cherchée...!

La jeune femme, les poignets meurtris par les mains impitoyables qui la
tenaient, vacillait d'épouvante comme si elle allait s'évanouir. Il la
secoua.

--Qu'est-ce qui te prend? Tu avais plus de nerfs quand tu me rendais
fou en me parlant de tes amants et en me disant que tu ne m'aimais
pas!... Tu te rappelles, hein, tu te rappelles? Il eut une convulsion
de fureur et reprit en phrases entrecoupées:

--Regarde-moi... je suis une loque, un infirme,... un aveugle! Etre
aveugle, sais-tu ce que ça veut dire? Et c'est toi, toi! mais je t'ai
trouvée! j'ai eu du mal, tu sais! mais la haine, vois-tu, la haine...
et puis peut-être que je t'aime encore!... J'ai payé des gens...
Par une ancienne bonne j'ai appris qu'on t'avait vue par ici... Et
puis le garçon m'a aidé et puis... me voilà!... Je ne te raterai pas
aujourd'hui. Tu ne seras plus à personne...

Il grinça des dents; ses mains, le long des bras, remontaient vers le
cou...

La jeune femme, dans un sursaut d'horreur, se ressaisit un peu.

--Ce n'est pas moi, bégaya-t-elle d'une voix haletante. Vous vous
trompez! Je vous jure que vous vous trompez! Je ne vous ai jamais vu!
Je m'appelle Lucie Clarelle. J'ai vingt-quatre ans, je me suis mariée
il y a deux ans... C'est une affreuse erreur! Je vous jure que vous
vous trompez!

--C'est toi, dit l'aveugle! J'en suis sûr. Je reconnais l'odeur de la
peau... ta voix aussi... un peu changée, mais c'est parce que tu as
peur...

--Ce n'est pas moi! Depuis cinq ans, vous ne pouvez pas retrouver un
parfum, une voix... Ce n'est pas moi! vous allez... vous allez me tuer
et celle qui vous a fait souffrir vivra, heureuse, avec son amant!
cria-t-elle dans une inspiration soudaine.

L'aveugle eut une sorte de râle sourd. De ses mains furieuses, il palpa
le visage et les cheveux de sa prisonnière et pencha vers elle sa face
comme pour essayer, dans un effort effrayant, de voir.

--C'est toi, dit-il, c'est toi! J'en suis sûr! Je ne peux pas me
tromper! Viens ici, cria-t-il au gamin. Regarde-la! Elle a les yeux
bleus?

--Oui, dit le gamin indifférent; mais comme il regardait les yeux de la
jeune femme il y lut une telle angoisse et une telle supplication qu'il
ne put s'empêcher d'ajouter: «bleus ou verts, c'est entre les deux...»

--C'est elle! cria l'aveugle. J'en suis sûr! approche, toi, dit-il,
avec une idée subite, au gamin. Relève sa manche... la manche gauche...
Dépêche-toi donc... Déchire-la, idiot, si tu ne peux pas la relever!
Regarde au coude, à la saignée. Là, près de mon doigt. Il y a une tache
dans la peau, n'est-ce pas? Une tache pâle comme une petite violette?
Regarde, je te dis!

Le gamin jeta un coup d'œil et vit la tache violette.

--Eh bien? hurla l'aveugle.

--Eh bien, je regarde, dit le gamin et, entre ses dents, il ajouta:
Idiot vous-même.

Il releva ses yeux rusés vers la jeune femme, revit l'imploration
éperdue du regard et avec un coup d'œil interrogateur, il frotta, en
un geste canaille, son index sur son pouce pour demander de l'argent.
Elle acquiesça des yeux.

--Y a rien, prononça tranquillement le gamin. Pas plus de tache que
dans mon œil.

--Tu mens! cria l'aveugle.

--J'mens pas! dit le gamin. Y a pas de tache. Si y en avait une, je le
dirais. Je m'en fous de tout ça, ajouta-t-il. C'est pas mon blot, pas?
ce que j'en dis c'est pour que vous fassiez pas un sale coup pour rien.

Il y eut un silence. La jeune femme était devenue pourpre, puis livide.
L'aveugle eut une hésitation effrayante.

--Attention! cria soudain le gamin. V'la quéqu'un qui vient...

L'aveugle lâcha les bras qu'il tenait. Il eut un geste de doute
désespéré et se retournant avec rapidité, ouvrit la porte et sortit à
tâtons sur la route où il s'éloigna.

Le gamin, avant de le suivre, s'approcha de la jeune femme qui était
restée immobile, blême, tremblante.

--Ça vaut trois cents balles, lui dit-il. Je viendrai les chercher
demain... Sans ça, je le ramène.




SCANDALE MONDAIN


C'était un soir de printemps et dans le casino d'une station du Midi,
très chic et vaguement thermale.

Dans l'ombre propice du jardin d'hiver, le chevalier Hector Montelli
penchait vers le doux visage de la blonde Bella Campbell sa noire
moustache avantageuse.

--Vous viendrez? Vous le jurez? Demain à quatre heures à l'Ermitage...

Elle rougit; elle se recula, mais sa voix à l'imperceptible accent
chantant sembla le caresser en répondant, dans un murmure presque
confondu avec les mesures des valses lentes qui tournaient autour d'eux
ainsi que le parfum des fleurs:

--Oui, oui, je viendrai... mais laissez-moi maintenant, ami très
cher... Je vous en prie... Vous me compromettez et si mon mari
apprenait jamais...

Elle frissonna toute. Il saisit une petite main tremblante, la serra
sur son cœur, puis sur ses lèvres passionnées et modula avec une ardeur
contenue et ascendante:

--Je t'aime, je t'aime, je t'aime...

--Je vous aime, soupira-t-elle.

Elle s'enfuit vers le salon de l'orchestre qui était tout garni de
dames convenables.

Il fila, le triomphe au cœur, vers la salle de jeu.

Quinze jours avant, ils ne se connaissaient pas du tout, mais dès leur
première rencontre, dans ce même casino, parmi le public banal, il y
avait eu, de part et d'autre, à ce qu'il semblait, coup de foudre, et
ce phénomène orageux, d'abord contenu, s'était développé à souhait,
favorisé par l'aimable intimité des villes d'eaux.

Le chevalier était d'ailleurs bien fait pour inspirer l'amour. Il était
pâle, mélancolique et beau. Sa voix était enivrante et son élégance
suborneuse. Il portait un grand nom. On le disait officier italien
et puissamment riche, et des histoires romanesques couraient sur son
compte, qui le représentaient comme le héros infortuné d'un amour
contrarié et d'un duel terrible où il avait mis à mort un adversaire
déloyal, tout en étant grièvement blessé lui-même. C'était pour achever
sa convalescence et pour oublier qu'il était venu...

Et Bella Campbell avait consenti à lui servir de Léthé, bien que
jusqu'alors elle ne l'ait en aucune façon admis dans son lit. Elle
était l'exquise jeune femme, résignée et neurasthénique, d'un banquier
londonien millionnaire et plus jaloux qu'un tigre. Son mari avait dû
rester en Angleterre, retenu par ses affaires, mais, de loin comme
de près, il la terrorisait et elle n'en parlait qu'en pâlissant. Il
lui avait permis, non sans peine, de venir seule soigner ses nerfs
malades, mais elle se sentait enveloppée d'une occulte surveillance;
des espions l'entouraient, elle en était sûre, et malheur à elle si
le moindre soupçon était rapporté au redoutable Campbell quand, à la
fin du mois, il la viendrait rejoindre. Cet époux sauvage était, pour
la timide Bella, comme une épée suspendue sur sa tête, comme une mine
chargée sous ses pas... Et cependant elle avait écouté les paroles
d'amour du beau chevalier et elle avait accordé un rendez-vous intime
et périlleux, car l'amour est plus fort que la peur de la mort.

L'Ermitage, choisi par le judicieux Hector pour ce doux et premier
tête-à-tête, était particulièrement propice à ce genre de distraction.
Il consistait en ruines pittoresques en haut d'une colline. Ce lieu de
plein air n'effaroucherait pas une jeune vertu susceptible. Il était
assez éloigné de la ville, en sorte qu'il fallait plus d'une heure
de voiture pour s'y rendre et qu'on pouvait espérer n'y rencontrer
personne. Plusieurs routes différentes y menaient et de nombreux
sentiers gravissaient les pentes, déjà verdoyantes, de la colline.
L'inévitable auberge se trouvait loin des ruines et enfin celles-ci
offraient l'abri d'une sorte de rotonde centrale, à demi écroulée,
ouverte de tous les côtés, mais mystérieuse, isolée et garnie de divers
grands bancs de mousse assez confortables et qui pouvaient devenir
commodes.

Le chevalier vint à cheval, par la route de l'ouest, la plus longue,
et gravit de ce côté les sentiers de la colline. Il attacha sa monture
dans une clairière et gagna les ruines. Elles étaient parfaitement
désertes, ce qui lui fit plaisir, et il s'assit au dehors, sur un bloc,
pour rêver poétiquement en attendant l'aimée, car il était en avance et
elle était en retard, comme il convient.

La blonde Bella arriva en voiture par la route de la plaine qui menait
au versant est de la colline. Elle s'arrêta à l'auberge située à
mi-hauteur et se dirigea à pied vers les ruines, chargée ostensiblement
de son album «pour dessiner», adroit subterfuge destiné au cocher et au
cabaretier, lesquels, d'ailleurs, s'en fichaient, ayant engagé, dès le
premier instant, un furieux combat au jeu de piquet.

--Merci, merci, cria, lorsqu'elle parut, le chevalier, qui venait
justement de regarder sa montre et de constater avec ennui que son
amante était en retard de vingt-cinq minutes.

Il s'élança sur les mains de la belle Anglaise, les couvrit de baisers,
et l'attira vers l'intérieur des ruines.

--C'est une folie, ne me la faites pas regretter, murmura-t-elle avec
une louable banalité, car elle connaissait ses classiques.

--Je vous aime, je vous aime... je t'aime... soupirait-il, comme la
veille, mais avec encore plus de passion, car l'endroit y prêtait.

--Par grâce, tendre ami, laissez-moi,... soupirait-elle.

Mais il ne la laissait pas le moins du monde, l'ayant, bien au
contraire, fait asseoir près de lui, sur le plus commode des bancs,
afin de la mieux couvrir de baisers fort brûlants contre lesquels elle
ne se défendait pas assez, sans doute à cause du manque d'habitude.

Après quelques minutes de ce charmant exercice, le chevalier, tout
animé, voulut commencer des gestes encore plus caractéristiques. Elle
résista. Il insista. Elle résista moins bien, une aimable rougeur
l'envahit, ses lèvres balbutièrent de vaines protestations aussitôt
étouffées sous des baisers ardents: elle ferma les yeux, défaillit
dans le dernier désordre, et la flamme du chevalier commençait à
être couronnée lorsque se produisit un incident soudain, bref et
extraordinaire.

Une tête d'homme, coiffée d'un képi vaguement militaire, apparut à
droite, encadrée dans une des ouvertures du mur circulaire. En même
temps, une autre tête d'homme, également coiffée d'un képi, apparut
à gauche, dans l'ouverture d'en face. «Je vous y prends...», cria la
première tête aux amoureux surpris. «Attentat public...», leur cria
la seconde tête au même instant. Mais les deux têtes, ensemble, se
virent et s'entendirent. Elles se jetèrent mutuellement un rapide
regard d'étonnement et d'épouvante, et, faisant aussitôt volte-face,
s'enfuirent précipitamment, chacun de son côté, sans plus s'inquiéter
du chevalier et de son amante.

Ceux-ci s'étaient dressés en désordre et éloignés l'un de l'autre.

--Nom de Dieu, murmura entre ses dents le chevalier, auquel l'excès
d'émotion enlevait tout accent italien.

La jeune femme sursauta. Une minute elle regarda intensément son
compagnon désemparé, dépeigné, ahuri, et dont la figure n'avait plus du
tout l'expression rêveuse et fière de l'illustre Montelli de Nagueri,
et tout à coup elle éclata en un rire convulsif et irrésistible.

--Dites donc, chevalier, cria-t-elle, hors d'haleine, êtes-vous sûr
d'être Montelli?... Ah! Ah! Ah! c'est _votre_ garde champêtre,
n'est-ce pas, qui est venu à droite?

--Hein? dit-il.

--Oui, comme c'est _le mien_ qui est venu à gauche... Ne prenez
pas cet air idiot, voyons! Comprenez-vous?...

--Pas du tout, avoua-t-il, car il avait l'intelligence naturellement
lente.

--Eh bien, nous avons perdu notre saison tous les deux. Voilà tout! Et
je ne vous en veux pas, car c'est vraiment trop drôle. Nous nous sommes
mis dedans mutuellement, mon garçon. Nous travaillons tous deux dans le
scandale mondain...

--Dans le scandale mondain?... balbutia l'homme, stupéfait. Alors vous
n'êtes pas?...

--Anglaise et millionnaire, mais non, mon vieux. Je me tue à vous le
dire. Vous faites marcher les femmes mariées et moi les jeunes gens
poires. C'est le même coup. Amour, rendez-vous en plein air, passion,
caresses enivrantes. Un complice en garde champêtre, flagrant délit,
menaces de scandale, chantage. Le partenaire ou la partenaire casque
jusqu'à la gauche... C'est connu... Mais voilà, cette fois-ci, nous
sommes mal tombés. Vous m'avez refaite. Je vous ai refait. Et nos deux
gardes champêtres, en se rencontrant pour nous pincer au bon moment, se
sont mutuellement pris pour des vrais... Vous y êtes?

L'illustre Montelli semblait avoir repris quelque présence d'esprit.

--J'y suis, et puisque nous y sommes, si nous en profitions?
proposa-t-il galamment en avançant les mains.

Mais la blonde Bella s'écarta vivement.

--Ah non, mon petit! protesta-t-elle, moi, je ne fais pas ça pour
m'amuser!




MYSTÈRE...




L'APPARITION


Il était dix heures, et tous ceux qui devaient, ce soir-là, assister
à la séance chez Mme Harmelle étaient arrivés. Dans le grand
salon, d'une somptuosité un peu solennelle et surannée, ils formaient
trois groupes distincts: les spirites, dévots habituels des séances
(une Anglaise à lunettes et extravagante, une inquiétante princesse
slave et un vieux colonel en retraite), réunis dans un coin; les
sceptiques (quatre messieurs graves qui causaient à voix basse devant
la cheminée); et enfin, très à l'écart, le médium Artis, étrange
figure sans âge, vêtue de noir ecclésiastique et qui se tenait debout,
parfaitement immobile, avec sa face d'une pâleur de pierre où vivaient
seuls deux yeux bleu clair, vifs et glacés à la fois.

L'heure sonna. Mme Harmelle se leva du fauteuil où elle était
enfouie. Sous ses cheveux blancs, sa face était blanche et comme usée
de chagrin et ses mains maigres tremblaient, malgré les efforts qu'elle
faisait pour contenir son émotion.

--Il est temps, dit-elle...

--Un moment, je vous en prie, j'ai un mot à dire à monsieur...

Du groupe de la cheminée s'était détaché un homme corpulent, aux
cheveux gris, au visage rasé, et qui était vêtu d'une vaste redingote
décorée d'une rosette rouge. Il vint droit au médium.

--Vous me connaissez? lui demanda-t-il avec une brusquerie qui lui
semblait habituelle.

--Oui, monsieur. Vous êtes l'illustre professeur Herbin, de l'Académie
de médecine, le maître incontesté de la physiologie moderne...

Artis parlait sans bouger. Sa voix était blanche et sans timbre et il
semblait réciter, sans la comprendre, une leçon. Le savant, agacé,
l'interrompit.

--Ça va bien. Merci. Je suis ici surtout l'ami intime de Mme
Harmelle. Les trois messieurs qui sont près de la cheminée sont aussi
ou ses intimes ou ses parents. Les trois autres personnes, vous les
connaissez mieux que moi. Je veux vous dire ceci: Depuis plus d'un an
vous avez pris sur l'esprit de Mme Harmelle un empire absolu en
évoquant pour elle--je répète ce que vous lui avez fait croire--une
personne qui lui a été très chère et qui est morte. (Son regard se
tourna vers un portrait de jeune femme.) Mme Harmelle a en vous
une foi aveugle, mais ces séances--qui coûtent très cher, monsieur
Artis--la mettent dans un état nerveux réellement dangereux. Il y a
d'autres considérations pour le présent et pour l'avenir. Nous, ses
amis, sommes intervenus auprès d'elle, et, sur nos insistances, elle a
consenti à nous faire assister à une de vos expériences, si ce mot peut
s'appliquer... Je veux vous prévenir, monsieur Artis, que nous serons
impitoyables, le cas échéant... Vous me comprenez, n'est-ce pas? Si vos
séances sont... ce que je crois,--et que pourraient-elles être d'autre,
en vérité?--il est encore temps pour vous de reculer... vous pouvez
prétexter un malaise, vous retirer, disparaître. Ce serait peut-être
prudent, car vous jouez gros, songez-y...

Le médium restait immobile. Sa voix sans timbre s'éleva encore.

--Les consultations des princes de la science coûtent cher aussi... Je
suis médecin des âmes... J'ai consenti à expérimenter devant vous ce
soir, sous les conditions que vous savez, afin de vous convaincre, car
j'espère que vous vous rendrez à l'évidence. Je n'ai plus rien à vous
dire...

Il quitta le professeur pour s'avancer vers Mme Harmelle, qui les
observait, inquiète.

--Je suis prêt, dit-il, et il ajouta quelques mots à voix basse.

Elle acquiesça d'un signe de tête.

--Nous allons commencer, dit-elle à voix haute, avec solennité, mais
avant de commencer je dois rappeler à tous ceux qui sont ici qu'ils se
sont engagés par serment à ne pas intervenir, de quelque façon que ce
soit, dans la séance que M. Artis n'a consenti à donner devant eux que
sous cette condition expresse. Je leur rappelle qu'une intervention
quelconque mettrait sa vie en danger et peut-être éloignerait pour
toujours ceux qui, par lui, viennent nous visiter...

Sa voix s'étrangla. D'un pas rapide, elle se dirigea vers une porte
qu'elle ouvrit, et tous, à sa suite, passèrent dans une pièce voisine.

C'était une petite pièce peu meublée et qu'une lampe sur la cheminée
éclairait mal. Barrant un des angles, deux grands rideaux noirs
tombaient du plafond. Le professeur Herbin alla les écarter et ne vit
rien derrière qu'un tabouret, et sur le tabouret une guitare.

La spirite anglaise, cependant, couvrit la lampe d'un globe rouge et
alla la placer par terre dans un coin, derrière un écran également
rouge. Dans la faible clarté subsistante, le médium, sur un tabouret
de bois, s'assit devant les rideaux noirs. La chaîne se forma,
Mme Harmelle donnant la main au médium, puis les autres, avec une
alternance de sceptiques et de croyants, pour aboutir au professeur,
à l'autre extrémité, mais qui, lui, ne touchait pas le médium. Un de
ces messieurs graves se retira au fond de la pièce sans prendre part à
l'expérience.

Un temps passa. Le médium murmura une invocation, et le silence
retomba, lourd.

Tout à coup, comme soulevés par un vent fort, les rideaux, qu'on
entrevoyait vaguement, se gonflèrent et les assistants sentirent sur
leur visage un souffle froid. Des craquements éclatèrent dans tous
les coins, semblant provenir des meubles et des murs. Le vent souffla
plus fort, les rideaux s'enflèrent comme des voiles, et le médium
y disparut. Une note de musique retentit; puis une autre; puis un
air s'ébaucha. Soudain le professeur s'écria avec irritation qu'on
lui tirait les cheveux. Mais, à travers les rideaux, le tabouret,
paraissait-il, sortait tout seul; il s'éleva jusqu'à l'épaule du
colonel, sur laquelle il s'appuya, fit un petit bond, passa par-dessus
la tête de la princesse polonaise et redescendit sagement.

On entendit haleter le médium et on l'entrevit debout. Une apparence
pâle sautillait au-dessus de lui, pareille à une fleur de clarté floue;
une odeur de violette se répandit.

Puis ce fut le silence, et pendant quelques minutes, dans l'ombre
rougeâtre, rien n'apparut.

--Voyez! Voyez! dit tout à coup l'Anglaise, d'une voix étouffée.

Une boule nébuleuse semblait descendre d'en haut dans les régions des
rideaux noirs, qui s'agitaient encore. Cela descendait, s'étendait en
nuage, et une apparition vaguement lumineuse se précisa: une forme
humaine féminine, vaporeuse...

--Elle vient... C'est elle... murmura Mme Harmelle d'une voix
étouffée, tremblante...

Mais soudain l'éclair brutal d'une clarté vive emplit la pièce. Il y
eut des cris, un tumulte. Le professeur Herbin, avec toute la fougue
d'un jeune homme, s'était précipité. Il avait saisi à pleins bras les
rideaux noirs, le médium, l'apparition.

On vit dans la lumière éclatante que brandissait l'homme grave, qui
n'avait pas pris part à la chaîne, le médium qui se débattait; des plis
d'étoffe blanche et légère se froissaient dans ses mains; une baudruche
dégonflée, encore phosphorescente, tomba recroquevillée par terre...

--La voilà, l'apparition! cria Herbin; vous voyez la mousseline et la
baudruche! J'ai manqué à ma parole d'honneur, c'est entendu, mais il
fallait cela pour vous sauver de ces fripons, ma chère amie...

Il s'était retourné, triomphant, vers Mme Harmelle.

Bouleversée, livide, elle semblait suffoquer d'horreur. Mais des larmes
jaillirent de ses yeux et elle se jeta en avant.

--Allez-vous-en! Allez-vous-en! cria-t-elle à Herbin, avec un geste
terrible. C'est vous le menteur! C'est vous le misérable! Vous croyez
savoir, mais vous ne savez rien! Et moi, je sais bien qu'il dit la
vérité, lui, puisque c'est ma fille qu'il me ramène, je vous dis! ma
fille! ma petite fille!

Il y eut un silence, et le professeur Herbin, suivi de ses trois
compagnons, sortit comme un coupable.




LA DEVINERESSE


Mme Lazzarra, la sorcière fameuse, l'incomparable voyante, se
trouvait ce matin-là chez elle, bien tranquille, comme d'habitude, en
train de prendre son petit café au lait. Guland (c'est le nom d'un
démon), dit Gugu, le carlin gras à lard et au nez en truffe qu'elle
chérit d'une excessive tendresse, était à ses côtés à laper gentiment
sa soucoupe de lait chaud et tout allait bien.

On sonna. La servante Gloria (c'est le nom d'une démone), à qui un
teint cuivré et de grands yeux noirs permettent de se faire passer pour
Bohémienne, bien qu'elle soit née à Clichy, alla ouvrir. Il y eut des
parlementages, et Gloria revint expliquer que c'était un «monsieur très
bien», qui ne venait pas pour une consultation, mais qui insistait pour
être reçu; elle omit de dire qu'il lui avait donné cent sous et pincé
la taille, car elle n'avait pas de corset. Mme Lazzarra, un peu
intriguée, reçut le monsieur après une attente de vingt minutes qu'elle
avait employée à se mettre un peu sous les armes.

Comme il avait dit qu'il ne venait pas pour une consultation, elle le
reçut dans la salle à manger et, dès l'abord, le visiteur, qui était un
homme de trente-cinq à trente-huit ans, d'aspect riche et chic, prit la
parole.

--Madame, dit-il, je m'excuse d'avoir forcé votre porte, mais voici le
but de ma visite: vous devez, ce tantôt, recevoir, pour leur donner une
consultation, deux dames qui ont demandé rendez-vous par lettre...

--Le secret professionnel... dit Mme Lazzarra.

--Précisément, dit le monsieur; c'est le secret professionnel que
j'invoque en vous priant d'observer la plus parfaite discrétion au
sujet de ce que je vais vous dire. D'ailleurs, votre intérêt même
l'exige. Vous prenez, je le sais, cinquante francs par consultation,
aussi cher qu'un médecin célèbre, quand vous donnez le jeu complet,
l'invocation en grand tralala, la conjuration au démon et la transe
extralucide première catégorie, comme vous le ferez ce tantôt. Eh bien,
moi, je viens vous offrir, en plus des cinquante francs que vous
recevrez de chacune de vos visiteuses, de vous donner pour chacune
d'elles cent francs, à condition que vous leur fassiez les prophéties
que je vais vous indiquer.

--Monsieur, dit Mme Lazzarra, la dignité de la science...

--Mais non, dit le monsieur. Je vous en prie, ne perdons pas de temps.
Vous êtes une femme remarquablement intelligente. On ne se crée pas une
situation de pythonisse comme celle que vous avez, au milieu de toute
notre vie pratique moderne, des automobiles, des aéroplanes et de la
politique, sans être une femme remarquablement intelligente... Et vous
allez comprendre: les deux jeunes dames que vous recevrez ce tantôt
sont, l'une ma femme, l'autre sa meilleure amie. Or, je désire séduire
la meilleure amie de ma femme. Vous comprenez?

--C'est honteux! dit Mme Lazzarra, faussement indignée.

--En aucune façon! Elle est jolie comme tout. Ma femme est brune,
belle, imposante, froide, réservée. Sa meilleure amie--elle s'appelle
Irène--est blonde, rose, souriante, impressionnable, nerveuse,
timide... Son cœur est en jachère, en plus, elle est mariée à un
monsieur très bien, qu'on ne voit jamais parce qu'il passe sa vie à
s'occuper d'affaires à Paris, en province ou à l'étranger. Alors,
comme je sais l'extraordinaire influence que peut avoir sur les femmes
tout le décor impressionnant de vos prédictions, et comme je vous
donnerai sur les deux miennes, si je puis dire, des détails et des
renseignements qui vous permettront dès l'abord de les stupéfier, je
veux que vous disiez à notre meilleure amie tout ce que vous pourrez
pour la jeter dans mes bras. Vous y êtes, n'est-ce pas? Vous voyez la
chose: petite âme incomprise, tendresse méconnue et abandonnée, droit
au bonheur, nécessité de l'amour régénérateur, destinée irrévocable qui
pousse vers la passion souveraine, qui la guette, vers le cœur de feu
qui se consume pour elle (c'est moi, la passion souveraine et le cœur
de feu)... Insistez surtout sur la destinée irrévocable qui l'entraîne
vers l'amour; vous ne me nommez pas, bien entendu; vous me désignez
vaguement, cela suffira. Elle comprendra. Je lui fais la cour d'assez
près, mais, sans dire tout à fait non, elle hésite, elle se tâte, elle
a des scrupules à cause d'Andrée, ma femme... Détruisez ses scrupules,
renversez ses hésitations, peignez l'ardeur des sentiments qui
l'enveloppent et affirmez-lui qu'elle est vaincue d'avance et vouée à
l'amour tout-puissant qui illuminera la monotonie de sa vie... Ça va?

--Monsieur, dit avec beaucoup de dignité Mme Lazzarra, qui
avait pris son parti, la démarche que vous faites auprès de moi
est si extraordinaire qu'elle ne peut être regardée que comme une
manifestation des forces extraterrestres qui régissent les destinées
humaines. J'y obéirai donc. Que dirai-je à la dame brune?

--Oh! tout ce que vous voudrez dans le genre calme, repos, danger
du moindre flirt, à cause de ma jalousie féroce. Et puis faites-lui
plaisir; dites-lui que je l'adore, qu'elle a un mari modèle, une perle
de vertu qui n'aime qu'elle, ne voit qu'elle, ne pense qu'à elle, même
quand ses affaires le forcent à la négliger un peu. Ça fera très bien.
Ça la tranquillisera. Je serai encore plus libre et j'aurai besoin d'un
peu de liberté si ça va comme je veux avec notre meilleure amie.

Il prit dans son portefeuille deux billets de cent francs, les offrit
discrètement à Mme Lazzarra qui les prit plus discrètement encore,
fournit les renseignements annoncés sur la vie des deux jeunes femmes,
promit à la pythonisse de lui faire une forte réclame et prit congé
enchanté.

Mme Lazzarra, non moins enchantée, à cause du gain notable, fit ses
préparatifs pour la consultation et se mit à déjeuner confortablement;
mais un accident affreux, et qui faillit avoir des suites fatales,
bouleversa sa quiétude. Guland, qui était vorace, avala de travers un
os de lapin et faillit en crever. Ce fut tragique. Mme Lazzarra, la
main dans la gueule du carlin suffocant, tâchait de pêcher l'os. Gloria
s'affolait, Guland enfin vomit l'objet et fut sauvé. Mme Lazzarra
alors se trouva mal, en sorte qu'il fallut une abondance de vinaigre à
l'extérieur et de vulnéraire à l'intérieur pour lui rendre ses esprits
et qu'elle était encore sous l'influence combinée de l'émotion et du
vulnéraire quand vint l'heure de la consultation.

La brune Andrée et la blonde Irène, simplement vêtues, fortement
voilées et un peu impressionnées sonnèrent à la porte de Mme
Lazzarra. La porte, silencieusement, s'ouvrit. Elles entrevirent,
dans la pénombre d'une antichambre, une figure pâle sous de lourds
cheveux mêlés d'ornements de cuivre et dont les grands yeux semblaient
égarés. C'était Gloria, vêtue d'une longue robe violâtre, avec, sur
la poitrine, une figure vaguement géométrique qui voulait être un
pentacle. Cette personne bizarre fit entrer les visiteuses tremblantes
dans un grand salon tendu de tapisseries sombres et dont les rideaux
tirés interceptaient les lumières du jour, car Mme Lazzarra donnait
dans l'école sorcellerie romantique. Trois lumières rouges luisaient
faiblement en des angles et un brûle-parfum, sur un trépied, exhalait
un nuage lourd et aromatique.

Les deux femmes, le cœur battant, attendirent sans parler. Une porte,
au fond, s'ouvrit. Gloria glissa comme un spectre sur les tapis épais.

--Une de vous, une seule, chuchota-t-elle.

Elle prit Andrée par la main et l'entraîna jusqu'au cabinet de
consultation. C'était une petite pièce ensevelie entièrement dans des
tentures noires ornées de signes du zodiaque et de figures inconnues
couleur d'argent. Du plafond tombait une lampe verte. Par terre, un
grand cercle blanc, sur le tapis noir, était dessiné et, au milieu du
cercle, Mme Lazzarra était debout sous la lampe verte, toute sa
volumineuse personne enclose en une tunique rouge, zébrée de signes
cabalistiques. Un bandeau écarlate serrait sa tête et faisait paraître
plus blafarde sa large face, qui grimaçait déjà comme sous l'influence
du démon.

--Dans le cercle! Venez dans le cercle! ordonna-t-elle d'une voix
sourde.

La jeune femme obéit, poussée par Gloria, qui s'éclipsa ensuite. La
voyante saisit de sa main gauche la main d'Andrée et, de sa main
droite, une petite fourche faite d'un manche de bois et de deux dents
en acier.

--Quoi que vous entendiez, quoi que vous voyiez, reprit Mme
Lazzarra, ne dites rien, ne bougez pas; ici, vous êtes en sûreté. Je
commence la conjuration.

«Je te conjure, Lucifer, par le nom ineffable de Dieu On, Alpha et
Oméga, Eloy, Eloym, va, Saday, Lux les Mugiens, Rex, Salus, Adonay, et
je t'adjure, conjure et t'exorcise par les noms qui sont déclarés dans
les lettres V. C. X. et par les noms Sol, Agla, Riffasoris, Oriston,
Amul, Soter, Tétragrammaton, Perchiram, Simulaton, Perpi et par les
très hauts noms ineffables de Galli, Euga, Ingadum, Obu, Euglabis...»

Mme Lazzarra débitait vertigineusement sa conjuration, elle
trépignait, pétrissait nerveusement le main d'Andrée, agitait sa
fourche, et, tout à coup, en plongea les pointes dans la flamme de la
lampe verte.

--Il vient! Il vient! Le voici! cria-t-elle. Que voulez-vous savoir? Le
passé, l'avenir? Ecoutez!...

Un quart d'heure après, Andrée, un peu pâle, sortit de l'antre de la
sibylle, où la blonde Irène la remplaça en tremblant.

Quand les deux jeunes femmes se retrouvèrent dans la rue, elles
échangèrent leurs impressions.

--Elle est étonnante, étonnante, déclara Irène... Elle m'a tout dit.
J'étais épouvantée... Elle sait toute ma vie. C'est merveilleux...
Aussi, je vais suivre ses conseils pour l'avenir... Ils ne sont pas
toujours très drôles, ses conseils, ajouta la jeune femme avec un petit
soupir de regret, mais ça ne fait rien, je vais les suivre. J'aurais
trop peur d'y manquer... Et puis, c'est ma destinée, il faut bien
obéir...

--Moi aussi, j'ai été stupéfiée, murmura Andrée, et moi aussi je
t'assure, je vais suivre ses conseils... J'étais trop sotte, vraiment,
acheva-t-elle avec un ton de résolution concentrée: moi aussi j'ai
droit au bonheur!

En sorte que la blonde Irène devint un glaçon pour le monde entier,
sauf pour son mari, en qui elle découvrit des océans d'amour méconnu
et des mines de la plus terrible jalousie, tandis qu'Andrée cherchait
parmi les amis de la maison le cœur de feu qui l'adorait et le trouva
facilement comme on peut le penser.

Car Mme Lazzarra, bouleversée par l'accident de Guland, s'était
bien rappelé les prédictions à faire aux deux visiteuses, mais avait
confondu celles-ci dans leurs rapports avec le monsieur très bien,
prenant la blonde pour sa femme légitime, la brune pour l'amie dont
il convoitait l'abandon, et leur tenant des discours prophétiques en
conséquence.




HYPNOTISME


--Gilberte, je te dérange, tu allais sortir?

--Tu ne me déranges jamais, tu le sais bien, ma petite Lydie. Mais
c'est le jour de consultation de mon mari et j'en profite pour faire
des courses. Que veux-tu, ça m'agace toujours un peu de sentir le grand
salon encombré par une foule d'inconnus... C'est idiot et je ne le
dis pas à Pierre... ses malades!... Alors si tu veux nous sortirons
ensemble dans un moment, nous passerons chez ma modiste, puis aux
Quatre-Saisons, et nous irons prendre le thé.

--Oui, volontiers. J'ai quelque chose à te dire, un conseil à te
demander... Ma chère, tu ne sais pas ce qui m'arrive... Mon mari veut
m'hypnotiser...

--Hein, comment cela t'hypnotiser?...

--Oui. Il est sûr qu'il a un pouvoir de suggestion extraordinaire.
Nous avons vu, il y a quelque temps au music-hall, un magnétiseur
professionnel qui opérait sur une femme et qui a fait aussi des
expériences sur des spectateurs... C'était assez impressionnant. Mon
mari a été enthousiasmé, il n'a plus pensé qu'à cela, il a acheté des
tas de bouquins là-dessus, peu à peu il a pris des airs supérieurs et
mystérieux et finalement il vient de me déclarer qu'il était, lui,
indubitablement un magnétiseur de première force, que j'étais, moi,
sans conteste, un sujet remarquable et qu'il allait m'endormir. J'ai
dit non; il a insisté... tu sais que quand il a une idée dans la tête...

--Mais, c'est ridicule, continue à refuser...

--C'est difficile. Il en fait une question de vanité, je le vois
bien, et du moment que sa vanité est en jeu, il est intraitable... Et
puis aussi il va s'imaginer que je refuse par peur de... trop parler
en dormant... Il m'a dit hier, d'un ton dégagé, mais que je sentais
soupçonneux: «Aurais-tu donc quelque chose à me cacher? Craindrais-tu
donc de me faire des révélations?...» Alors, comme il est d'autant plus
jaloux qu'il le dissimule par amour-propre... Je t'assure, Gilberte, je
suis très ennuyée... pourtant je ne veux pas me laisser endormir... Ça
me fait peur... Surtout par lui qui n'y entend rien... Et puis, admets
qu'il réussisse... Admets qu'il me fasse parler... sans que je le
veuille... et que je raconte...

--Tu as donc des choses compromettantes à raconter? demanda Gilberte
avec un demi-sourire.

Lydie eut un petit mouvement d'épaules et rougit un peu.

--Mais non, je t'assure, absolument rien de grave... Seulement entre
la vérité qu'on dit, et la vérité réelle, il y a tout de même tant de
différence... Il y a tant de choses qui sont innocentes aux yeux d'une
femme et qui ne le sont pas du tout aux yeux d'un homme jaloux... Et
mon mari est si jaloux, et en même temps il est si content de lui... En
outre, il est si entêté qu'il ne démordra pas de son idée...

Alors, je ne sais pas quoi faire. Est-ce qu'on parle réellement sans
le vouloir quand on est hypnotisée? Est-ce que c'est dangereux de se
laisser endormir? Tu dois savoir cela puisque ton mari est médecin?

--Mais c'est que Pierre ne me fait pas de cours de médecine, dit
Gilberte. D'ailleurs, il ne s'occupe pas du tout d'hypnotisme...
Je crois pourtant l'avoir entendu dire que dans son opinion, il y
avait beaucoup de cas de simulation... Mais attends un peu, ma petite
Lydie... Que tu es simple, puisque ton mari te tourmente en voulant
t'imposer une chose qui te fait peur, tu n'as pas de scrupules à
garder... Voyons, tu es sûre qu'en le priant bien gentiment de ne pas
insister il n'y consentirait pas?...

--Non, non, du moment que son amour-propre et sa jalousie sont en jeu
plus je refuserai moins il en démordra.

--Alors, tant pis, simule!... Oui, fais semblant de dormir au bout
d'une ou deux minutes et quand il t'interrogera raconte-lui n'importe
quoi...

Il y eut un petit silence.

--C'est de sa faute si je fais cela, prononça enfin Lydie. Je n'ai pas
d'autre moyen de m'en tirer. Il va encore me demander ce soir de me
laisser endormir par lui... Tant pis, je dirai oui...

Avant même d'être arrivé à l'âge adulte, et en tout cas depuis lors,
M. Alexandre Lérouvel, le mari de Lydie, avait eu coutume de déclarer
avec autorité qu'il dirigeait sa vie selon la noble maxime: «Ce que
l'homme a fait, un homme peut le faire». Il en tirait beaucoup de
dignité personnelle, et beaucoup de mépris pour tout le reste du genre
humain. Cependant les résultats pratiques obtenus par ce monsieur ne
cadraient pas avec l'opinion qu'il avait de lui-même. Parmi la société,
il ne brillait pas d'un éclat exceptionnel. Après de bonnes études, il
était entré dans l'administration française où il était même devenu
chef de bureau. L'avenir ne semblait pas lui promettre beaucoup plus.
Entre temps, il avait hérité de la fortune de ses parents, qui était
assez considérable, et il avait épousé Lydie, jeune personne blonde et
timide, coquette et langoureuse, et dont tout l'amour, estimait-il,
ne réussissait qu'à peine à compenser la faveur qu'il lui avait faite
en la choisissant entre toutes pour être sa compagne. Qu'elle pensât
par elle-même ou résistât à la moindre de ses volontés lui paraissait
inconcevable.

Maintenant c'était le soir et M. Alexandre Lérouvel hypnotisait Lydie
enfin consentante. Les servantes avaient quitté l'appartement, et
seuls tous deux dans leur salon à demi éclairé, ils étaient assis face
à face, et fort près, sur deux chaises. Les genoux de Lydie étaient
serrés entre les genoux de son mari, les mains de Lydie étaient serrées
dans les mains de son mari, les yeux de Lydie recevaient le regard fixe
et dominateur des yeux de son mari.

--Dormez, articula au bout d'une minute ou deux M. Lérouvel, dormez, je
le veux.

Lydie cligna des yeux, puis les ferma, puis les rouvrit à demi.

«Mon pouvoir agit, songea M. Lérouvel transporté, et il répéta, plus
impérieusement:

--Dormez, je le veux.

Lydie, de nouveau, cligna des yeux; M. Lérouvel lâchant les mains de
la jeune femme se livra à des gestes aériens qui voulaient être des
passes magnétiques. En même temps, avec la plus louable bonne foi il
concentrait de toutes ses forces sa volonté sur le but à atteindre.

Les passes de son mari inquiétaient Lydie, car les doigts de M.
Lérouvel lui menaçaient à chaque geste les yeux. Elle ferma les
paupières et ne les rouvrit plus.

--Vous dormez? interrogea-t-il, enfiévré par une si belle réussite.

--Lydie dort, articula-t-elle, au bout d'un moment, d'une voix blanche.

M. Lérouvel eut un soupir d'orgueil. Il n'avait pas trop présumé de son
pouvoir.

--Lydie dort, répéta-t-il à haute voix. Bien. Maintenant que Lydie
réponde: Lydie aime-t-elle son mari?

--Oui, dit Lydie.

--Mais l'aime-t-elle passionnément, absolument, aveuglément?... Lui
a-t-elle fait le don entier et total de tout elle-même?... Ne vit-elle
que pour lui?... Mourrait-elle plutôt que de songer même à un autre?...

--Oui, tout cela est vrai, dit Lydie avec conviction...

--L'aimera-t-elle toujours ainsi, et de plus en plus? demanda-t-il
encore.

--Oui, dit Lydie.

--N'a-t-elle jamais aimé avant de le connaître? Étant jeune fille
n'a-t-elle eu aucun amour, aucun flirt, même le plus innocent...

--Non aucun, aucun...

--Et depuis qu'elle est mariée, à présent même... y a-t-il quelqu'un
qui fait la cour à Lydie, qui la poursuit?...

La jeune femme faillit d'abord dire non, mais c'eût été invraisemblable
et humiliant.

--Lydie ne sait pas... Personne ne compte pour Lydie.

Elle avait répondu avec une candeur apparente, mais quelque impatience
tremblait dans sa voix. Les questions de son mari lui semblaient un
peu lâches. Elle avait, au cours de la journée, songé qu'elle pourrait
peut-être tirer parti de la situation en réclamant au cours de son
pseudo-sommeil une augmentation de son budget de toilette et des
soirées plus fréquentes dans le monde ou au théâtre. Maintenant la
comédie qu'elle jouait commençait à l'énerver et lui semblait assez
vile. En outre, elle ne se sentait pas en pleine possession d'elle-même
et elle se demandait si une réelle influence hypnotique ne commençait
pas à s'emparer d'elle.

--Lydie est fatiguée, prononça-t-elle avec la hâte d'en finir. Il faut
réveiller Lydie.

--Tout à l'heure, répondit M. Lérouvel surexcité et résolu. Il faut que
Lydie dorme encore, parle encore.

--Non, non, Lydie ne dira plus rien...

--Si, si, je le veux! Je le veux! Dormez! dormez! parlez!

--Lydie souffre, gémit-elle en crispant ses doigts.

--Qu'importe! Il faut que Lydie parle, je le veux. Alors, c'est bien la
vérité, Lydie est tout entière et pour toujours à son mari, personne ne
lui fait la cour... Répondez... Je le veux.

Mais la jeune femme était à bout de forces. Une folle impulsion la
saisit qui fut irrésistible. Il voulait la vérité, il l'aurait. D'un
brusque mouvement elle s'éloigna de son mari, elle se renversa sur son
siège comme si elle tombait en convulsions et, réussissant avec peine
à garder ses yeux fermés pour ne pas mentir à son rôle, elle cria:

--Lydie ment. Lydie a pour mari un imbécile qui la torture par sa
jalousie, qui l'ennuie par sa vanité, qui la gêne par son avarice
et son égoïsme... Lydie l'aimerait peut-être, si elle pouvait avoir
confiance en lui et s'il était son ami... Lydie a eu des flirts étant
jeune fille, comme toutes les jeunes filles. Elle a aimé son cousin
Maurice et l'aurait épousé s'il avait eu une situation sortable. Lydie
n'a pas encore trompé son mari, mais elle a des flirts, comme toutes
les femmes qui ne sont pas accaparées par l'amour qu'elles ont pour un
seul homme... Il ne faut pas demander l'impossible à Lydie, Lydie n'est
qu'une femme: si on l'aimait bien, si on n'était pas jaloux, si on la
traitait autrement qu'une petite chose qu'on a achetée en l'épousant...

Elle s'interrompit, poussa trois ou quatre petits cris et eut une
attaque de nerfs,--non simulée.

Quand elle revint à elle baignée de vinaigre, d'éther et d'eau de
Cologne par les soins diligents de M. Alexandre Lérouvel, ce n'est pas
sans inquiétude qu'elle vit en rouvrant les yeux celui-ci devant elle.

Mon Dieu, mon Dieu, songea-t-elle terrifiée, qu'ai-je fait en lui
disant tout cela... Et elle referma les yeux.

--Ma chère enfant, dit alors avec beaucoup de bienveillance M.
Alexandre Lérouvel, je m'excuse très vivement d'avoir provoqué l'état
nerveux où tu te trouves... La séance a été des plus intéressantes,
mais j'ai eu tort de trop la prolonger. Pendant toute la première
partie de ton sommeil, tu m'as dit les choses les plus justes, les
plus sensées, les plus vraies... Puis, tu m'as prévenue que tu étais
fatiguée, je n'en ai pas tenu compte... Alors ce ne furent plus que
divagations, cauchemars, folies incompréhensibles...

Lydie le regardait ahurie. Il parlait sincèrement. Une entière bonne
foi brillait dans ses regards. Il ajouta:

--Je ne m'étais pas mépris sur mon pouvoir magnétique. Je suis vraiment
un hypnotiseur de première force.




CONTES




MONSIEUR ARTHUR


«M. Arthur, le sensationnel homme-singe des îles de la Sonde»,--comme
disait le vieux forain à tête d'apôtre mendiant qui faisait le
boniment,--avait obtenu un succès colossal pendant les trois jours de
la fête, et toute la petite ville avait défilé pour le voir dans la
roulotte installée sur la grande place, au milieu d'autres attractions
qu'elle éclipsait.

Pour l'agrément des spectateurs, M. Arthur gambadait, grimaçait
hideusement, poussait des cris rauques, se frappait la poitrine de ses
longs bras, et puis dansait avec un tambourin, fumait des cigarettes,
jonglait et faisait des équilibres avec une grâce et une adresse
ravissantes. Son seul défaut était d'être encore un peu sauvage, en
sorte qu'il ne fallait pas l'approcher de trop près, expliquait le
forain, mais cela lui passerait vite et bientôt il aborderait les
grands music-halls, cadre digne de lui. Alors ce ne serait plus dix
sous qu'on paierait pour le voir, mais dix francs.

Cependant, ce dimanche soir-là, qui finissait la fête, Arthur
paraissait nerveux et préoccupé. Pendant sa dernière exhibition, il
avait raté deux fois les couteaux avec lesquels il jonglait, et il
avait eu des mouvements d'impatience mal réprimés quand il lui avait
fallu danser avec son tambourin. Les derniers spectateurs enfin sortis,
il poussa un soupir de soulagement.

--Papa! cria-t-il d'une voix aiguë.

--Crie pas si fort, dit le vieux, qui comptait sa recette, c'est
à peine si le monde est dehors. On a fait quatorze francs de plus
qu'hier, constata-t-il avec satisfaction, c'est un beurre ce que ça
va... Quoi que tu me voulais? ajouta-t-il.

--J'y vas, dit Arthur. J'veux en avoir le cœur net. Pisqu'on s'en va
demain, faut que je sache avant...

Le vieux haussa les épaules sans répondre. Arthur, avec une hâte
fébrile, ôta l'espèce de calotte en poils fauves qui lui couvrait toute
la tête et rejoignait le maquillage brun de ses joues. Plongeant la
figure dans un seau, il se lava à grande eau rapidement.

--Veux-tu que je te délace? dit le père.

--Pas la peine, dit Arthur, qui s'essuyait. J'suis bien comme ça.

Il enleva son pagne multicolore et pailleté, et, par-dessus le maillot
imitant une peau de bête qui couvrait son corps et ses membres, il
passa vite un pantalon et un veston; il chaussa ensuite des pantoufles
en tapisserie verte, brodées d'une rose jaune, et se redressa. Il
apparut sous la lampe fumeuse, blême et hideux avec sa trop grosse
tête tondue de près, aux petits yeux bigles, au nez écrasé, à la
bouche immense, fendue jusqu'aux oreilles pointues, avec son corps en
boule aux bras trop longs, aux jambes trop courtes. Il se coiffa d'une
vieille casquette et fit deux pas.

--File au moins par derrière la roulotte, qu'on te voie pas, grogna le
forain.

--Y a plus personne, dit Arthur, et pis j'm'en fous.

Il s'en alla.

--Si c'est pas un malheur, gémit le vieux, et il se mit à plier bagage,
car ils devaient partir au petit jour.

Il rangeait encore une demi-heure après, quand rentra Arthur, qui,
sans mot dire, jeta sa casquette dans un coin et alla s'asseoir sur un
escabeau.

--Eh ben? demanda le père.

--A veut pas, répondit Arthur d'une voix étranglée.

Le vieux releva la tête et le regarda. Sur les joues d'Arthur, il vit
des larmes qui coulaient, lavant le maquillage resté dans les creux.

--Quoi qu'elle a dit? demanda-t-il.

--C'est à cause de ma gueule, répondit Arthur avec simplicité. Elle a
dit que j'avais une trop sale gueule pour qu'on se marie avec moi. Ça
va encore quand j'suis en singe, qu'elle a dit, mais au naturel j'suis
trop vilain...

--Tu y as t'y pas dit ce que tu gagnes?

--Elle est au courant. Elle a hésité, qu'elle m'a dit, mais elle a pas
pu se décider. Y a pas mèche...

--Y a pas mèche? répéta le vieux indigné, y a pas mèche! A-t-on jamais
vu... Ça se dit extra-lucide et ça ne sait même pas tirer le marc de
café, ça ne fait pas cent sous par jour, ça n'a rien du tout que sa
peau et ça ose refuser quéqu'un d'aussi épatant que toi comme numéro...
qué malheur... mais faut te faire une raison, mon petit vieux, t'en
trouveras d'autres plus chouettes...

--J'en veux pas, gémit Arthur. J'veux celle-là... C'est celle-là que
j'aime...

Il y eut un silence.

--C'est de ta faute, reprit-il en se levant avec colère. Pourquoi que
tu m'as défiguré comme t'as fait quand j'étais petit en me fourrant des
crochets dans la bouche pour l'agrandir, et pis en m'écrasant le nez,
et pis en me faisant coucher dans une caisse pour me rendre bossu, et
pis...

Mais le vieux l'interrompit.

--Ça, c'est le comble! gronda-t-il; tu vas t'y maintenant me reprocher
d't'avoir mis de l'argent plein les mains? On est forain de père en
fils, dans la famille! Papa, qu'était avaleur de sabres, m'a fait
homme-serpent, et moi, je t'ai fait homme-singe. C'est t'y de ma faute
si t'étais trop déjeté pour que je te fasse acrobate?... T'étais moche
déjà en naissant, j'ai fait qu'aider la nature. T'aurais-t'y voulu que
j'te fasse ouvrier, hein? ou paysan, à gratter la terre?... Ça t'aurait
été, pas vrai, flemme comme t'es?... T'as pas les côtes en long, non,
c'est ma tante!...

Mais Arthur avait pris un fragment de glace et, sous la lampe fumeuse,
s'examinait.

--C'est vrai que j'suis moche! murmura-t-il enfin.

Il se retourna vers son père.

--T'es un père dénaturé, ajouta-t-il.

Le vieux se redressa, maudissant.

--Un père dénaturé! cria-t-il. Tais-toi, tiens, tu ne sais pas ce que
tu dis!... Tu devrais me remercier à genoux de t'avoir fait comme
t'es. Combien qu'y en a des pauvres bougres qui voudraient être à ta
place? C'est facile, oui, de gagner du pèze sans s'échiner... T'es
moche, qu'elle a dit, la grenouille... A-t-on jamais vu?... Mais
c'est ta fortune, ta gueule! T'es une curiosité, t'es un phénomène,
t'es épatant, mon petit vieux! T'iras à Paris, c'est moi que je te
le dis, et pas comme homme-singe, c'est bon pour les villages, ce
fourbi-là, comme artisse, t'entends! comme excentrique! parfaitement...
J't'inventerai des trucs, j'ai de l'imagination, moi; t'as qu'à
travailler un peu, au lieu de pleurer comme un veau pour une à la
manque qu'aurait entravé ta carrière... Ta gueule, c'est ta gloire et
pis ta fortune, et pis tu seras sur les affiches: «M. Arthur», avec des
lettres grandes comme ça, et tu feras de l'or, et t'auras des femmes,
et des chouettes, et de tout... Et tu devrais me remercier à genoux
d't'avoir fait comme t'es! Quéque tu veux de mieux?

Il lui avait mis la main sur l'épaule, mais M. Arthur le repoussa.

--J'voudrais être comme tout le monde! cria-t-il rageusement.

Et il alla se jeter au fond de la roulotte, sur sa couche.

--Idiot! grogna le vieux en se remettant à ses rangements. C'est
jeune, ajouta-t-il avec plus d'indulgence, en entendant M. Arthur qui
sanglotait.




HIPPOLYTE


Après le dîner on était passé au fumoir. Il faisait clair encore. Par
les fenêtres ouvertes sur le parc profond entrait l'odeur fraîche du
soir. La petite Mme Livoy, résolument poétique (cela convenait à
sa grâce vaporeuse), soupira que c'était l'heure exquise. Son mari,
ému par le dîner excellent, l'approuva avec âme. Tous deux, invités
pour quinze jours, étaient arrivés l'après-midi. Leurs hôtes, les
Vervage,--vieux couple aimable,--se regardèrent, satisfaits. Ils
étaient heureux qu'on fût bien chez eux, ils étaient heureux surtout
d'avoir leur fille Simone. Cette jeune femme, pour l'instant, versait
le café. Son mari, Paul, vaste garçon barbu, dans un fauteuil digérait
en fumant. Il y avait aussi Mlle Honoré, cousine anguleuse et
pauvre qu'on invitait de fondation. Une quiétude régnait.

Il y eut un bruit de pas, au dehors.

--C'est Hippolyte qui rentre, dit M. Vervage. Il a été porter son
paquet au voiturier. Je lui ai permis de coucher encore ici ce soir...

--Vous renvoyez Hippolyte? dit Livoy.

--Parfaitement, je lui ai donné ses huit jours la semaine dernière.
J'en avais assez de ce petit imbécile incapable, que je paye le prix
d'un vrai domestique qui saurait son métier. Je consens à donner de
bons gages, mais je veux être bien servi.

Les dames approuvèrent et commencèrent des anecdotes domestiques. La
porte s'ouvrit. Entra un adolescent efflanqué.

--Eh bien, Hippolyte, qu'est-ce que?...

M. Vervage resta béant. Hippolyte s'était mis à genoux. Le sensation
fut vive.

--Pardon! beugla Hippolyte. Pardon, monsieur, madame et tout le monde!
Faut que je parle, ça m'étouffe! On m'a renvoyé injustement, mais
j'aurais pas dû!... J'me repens! Faut que je parle! C'est pour ce soir!
Ils vont venir! J'me repens bien!

Il se frappait la poitrine. Les femmes, un peu épouvantées, s'étaient
reculées.

--Mais quoi? Qu'y a-t-il? Explique-toi! cria M. Vervage.

--Oui! C'est ce que je fais! J'me repens bien, allez! C'est ce soir!
C'est une bande! Des malfaiteurs! Ils viennent de Paris! C'est eux
qu'ont cambriolé à la Bernière en avril! Ils préparent leurs coups
d'avance. Alors, il y en a un, le Borgne, qui est au bourg depuis la
semaine dernière. Il m'a parlé et il m'a fait boire... Et puis il m'a
menacé et j'ai eu peur! Et puis j'étais en colère d'avoir été renvoyé
injustement... Alors... je l'ai écouté! J'ai dit oui... J'ai tout
expliqué, et la brèche au mur au fond du parc et l'argenterie qu'on
laisse en bas... Et la clé que j'ai perdue, c'est eux qui l'ont!... Je
leur ai bien dit qu'il y avait du monde, mais ils m'ont dit: «Ça, on
s'en fout! C'est isolé, loin de la ville, on les fera taire...» Ils
mettent des masques en étoffe et ils ont une voiture pour emporter ce
qu'ils prennent. Ils m'ont promis ma part, mais j'en veux pas! J'me
repens trop! J'aurais pas dû!...

Il s'arrêta, suffoquant. M. Vervage, blême, leva le poing.

--Petit misérable!...

Son gendre l'arrêta, très pâle lui-même.

--Calmez-vous... Il faut aviser... déjouer le péril qui nous menace...

--Il faut prévenir la gendarmerie, balbutia Mme Vervage toute
tremblante.

--C'est cela, filez à la ville avec votre auto, suggéra Livoy.

--L'auto est en réparation, dit M. Vervage, agité. Non, il faut aller à
pied...

Il hésita et regarda son gendre.

--Voyons, Paul, ce n'est pas très loin... Pour un bon marcheur comme
vous... pour un chasseur...

--Chasseur... pas plus chasseur que vous... Un coup de fusil ou deux
à l'ouverture, voilà tout... Et quand vous dites: pas loin... Quatre
kilomètres à travers la forêt, où certainement ces bandits... Du reste,
j'ai mal aux pieds... je boite...

M. Vervage tourna les yeux vers Livoy, mais celui-ci s'absorbait dans
les soins qu'il donnait à sa femme, qui s'évanouissait.

--Relève-toi! Réponds! ordonna M. Vervage à Hippolyte. Combien
sont-ils, ces bandits?

--Huit ou neuf, gémit Hippolyte. Ils m'ont dit que ça serait pour
minuit et demie... Que je les attende... Ils me tueront s'ils se
doutent que je les ai vendus...

--Et nous ne sommes que trois hommes... dit M. Vervage, atterré.

--Raison de plus pour qu'aucun de nous ne s'éloigne, déclara Paul. Il
faut organiser la défense.

Les trois hommes tinrent conseil. Des décisions furent prises et
exécutées aussitôt. On ferma avec soin les fenêtres et les portes
qu'on barricada. On monta au premier étage, dans la plus grande des
chambres, l'argenterie ainsi que divers bibelots. Une barricade, faite
avec des chaises et des canapés, coupa l'escalier. Quand ces travaux
furent terminés, tous, y compris la cuisinière, la femme de chambre
et Hippolyte, maintenant pleurard et prostré, se réunirent dons la
grande chambre du premier. Ils s'étaient munis de toutes les armes de
la maison: le fusil de chasse de M. Vervage, un revolver qui marchait,
un autre qui ne marchait pas, deux tisonniers, le couteau de cuisine et
des queues de billard, massues improvisées. La nuit était, maintenant,
complète, mais, après délibération, on n'alluma pas, pour éviter de
s'attirer des coups de feu.

M. Vervage, son fusil sous le bras, montait la garde auprès
d'Hippolyte. Son gendre, qui s'était emparé du revolver qui marchait,
épiait le parc obscur. Livoy, réduit au tisonnier, se disait avec
amertume qu'on n'invitait pas les gens pour les exposer ainsi. Les
femmes formaient un groupe pitoyable. Tous, frémissants, tremblaient
au moindre bruit. Cette campagne ténébreuse, si poétique tout à
l'heure, devenait un coupe-gorge sinistre où rôdait la mort. Les heures
passaient. Minuit sonna.

--Ça doit être pour bientôt à ce qu'il m'a dit, le Borgne, chuchota,
d'une voix étranglée, Hippolyte. Vous entendez-t-y pas remuer là-bas
dans le parc?...

--Oui, dit Paul, la gorge serrée, c'est du côté du poulailler.

--Je m'en fiche bien du poulailler, murmura M. Vervage dont le visage,
dans la pénombre, mettait une tache livide.

S'il y avait eu un bruit dans le parc, il cessa. Simone eut alors
une attaque de nerfs. Sa mère, Mme Livoy, la femme de chambre,
s'empressèrent auprès d'elle. Quelques minutes après, la cousine
Honoré, l'ayant imitée, gigota et gloussa au milieu de l'indifférence
générale. Une heure, deux heures, sonnèrent.

--Le jour... mon Dieu, quand viendra le jour? gémit la petite Mme
Livoy. Et elle ajouta: Je gèle.

--Moi aussi, dit Livoy. Et, entre ses dents: Charmante soirée!

Tous avaient très froid. A tâtons on alla prendre, aux lits, des
couvertures pour s'envelopper. Hippolyte n'en eut pas. Accroupi dans
un coin, il dormait.

Enfin, l'horizon pâlit, devint rose, vert. L'aurore, le soleil...

Sur les visages blêmis par la fatigue et l'angoisse, une allégresse
immense resplendit en même temps que l'astre. Le jour! Ils vivaient
encore! M. Vervage redressa impérieusement son dos ankylosé. Il ordonna:

--Qu'on prépare le chocolat! Paul, vous allez venir avec moi faire le
tour du parc, voir ce qui s'est passé! Livoy, vous restez ici auprès de
ces dames! Ce petit misérable nous accompagnera!

Il fallut, pour descendre et sortir, démolir les barricades. M. Vervage
et son gendre, toujours armés, avec Hippolyte s'enfoncèrent dans le
parc. Rien ne s'y était passé du tout, semblait-il. Le poulailler était
intact. Ils arrivèrent à la brèche. Sur les pierres éboulées, ils ne
distinguèrent aucune trace de pas.

--Eh bien, petit imbécile, ces voleurs?... dit à Hippolyte M. Vervage,
agressif.

Hippolyte avait escaladé la brèche.

--Les voleurs, y en a jamais eu, dit-il. C'était une blague pour vous
apprendre, parce que vous m'avez renvoyé. C'était pas mal inventé, pas?

Il sauta de l'autre côté et détala. M. Vervage vit rouge. Il esquissa
un mouvement avec son fusil. La rage l'affolait.

--Crapule! Misérable! Je vais...

--Voyons, voyons, bégaya son gendre en lui mettant la main sur le bras.

Les deux hommes se regardèrent. Ils tremblaient de fureur.

--Allons, rentrons, dit enfin Paul.

Et, essayant de rire:

--Si vous m'en croyez, mon cher beau-père, nous n'allons pas raconter
cela à ces dames. Il faut leur laisser le plaisir de parler des dangers
qu'elles ont courus...

M. Vervage marchait en silence. Il haussa les épaules, rit aussi et
dit, méprisant:

--C'est que vraiment ce petit imbécile s'est imaginé nous faire
peur!...




L'ÉQUILIBRE


Le déjeuner achevé, M. Buchêne avant que de retourner à ses affaires
avait coutume de fumer paisiblement un cigare tout en causant avec
Mme Buchêne. Cette heure d'intimité au milieu de la journée avait
été exquise au début de leur mariage. Mme Buchêne, alors, quittait
souvent sa place, en face de son mari, pour venir s'asseoir à ses
côtés, le cigare s'éteignait: des baisers en étaient la cause. Ces
transports, avec l'habitude, avaient décru, et maintenant des nuées
orageuses voilaient parfois la sérénité de la conversation.

--Ma chère Suzanne, dit ce jour-là M. Buchêne, après avoir exhalé sa
première bouffée de fumée, j'ai à te parler de ton frère Robert.

Mme Buchêne prit l'air pincé; il ne s'en aperçut pas et continua,
énergique, grave et doux, selon l'attitude qu'il s'était fixée dans la
vie, et qui à présent agaçait Suzanne qui l'avait d'abord admirée.

--Oui, il m'inquiète! Tu sais avec quel plaisir, il y a six mois, pour
vous être agréable, à toi et à tes parents, je l'ai pris auprès de moi,
dans mes bureaux?...

--C'était tout naturel, interrompit Suzanne, Robert venait de finir son
droit, et il y avait des chances pour qu'un jeune homme intelligent,
distingué, de bonne famille,--ton beau-frère, en outre,--te rendît plus
de services et t'inspirât plus de confiance qu'un individu quelconque,
plus ou moins sérieux...

--Sérieux! Mais c'est que justement Robert ne l'est pas du tout, et
c'est cela qui m'inquiète!... Qu'il soit léger, négligent, inexact,
mon Dieu! je m'y attendais bien. Mais depuis quelque temps il se
dérange tout à fait... Oh! pas des amourettes, à son âge ce serait
excusable. C'est autre chose: il joue. Il passe ses nuits au poker. Il
m'arrive le matin, blême, fiévreux, éreinté. Dès qu'il est assis, le
sommeil le terrasse. Ce matin, comme je lui demandais une lettre, il
s'est réveillé en sursaut et m'a répondu: «J'ai un _full_ aux
rois...» Et il joue très gros jeu. Je me suis informé... Or, le jeu,
ma chère Suzanne, je ne sais si tu t'en rends compte, est un grave
péril... Je voudrais qu'une remontrance de la part, à ce frère plus
jeune, qui t'aime et te respecte... Ou bien tes parents... Moi je
n'interviendrais avec toute mon autorité que s'il s'obstinait sur cette
pente redoutable...

--Calme-toi, je t'en prie, dit Suzanne railleusement. On dirait une
tirade de mélo. Et je suis parfaitement sûre que les espions qui t'ont
si bien renseigné sur Robert ont exagéré... Qu'il joue de temps en
temps, c'est possible, et c'est bien innocent... Je jouerais, moi,
pour me désennuyer, si j'en avais l'occasion. Que veux-tu, nous ne
sommes pas comme toi, pondérés, solennels, faisant tout par poids et
mesure... Nous sommes des fantaisistes, des nerveux, nous vivons...
Et puis, vois-tu, Robert se serait peut-être un peu plus intéressé à
tes affaires si tu l'y avais encouragé en lui montrant une entière
confiance, en le consultant, en faisant de lui ton second, au lieu de
le traiter comme un gamin sans importance. Il sent sa valeur et a été
blessé, je le sais...

M. Buchêne haussa les épaules.

--Mon Dieu, ma chère enfant, Robert est un charmant garçon, danseur
érudit, homme du monde accompli, je n'en disconviens pas, mais
lui confier mes affaires... Tu ne pourrais bientôt plus payer ta
couturière!... Il aurait tôt fait de nous ruiner avec les meilleures
intentions du monde. C'est en effet un fantaisiste comme toi. Vous
tenez de votre père qui a fait dans sa vie cent entreprises folles, si
bien que je me demande encore comment il n'a perdu que la moitié de sa
fortune!

Suzanne devint rouge de colère.

--Papa est un homme supérieur, que tu n'es pas capable de comprendre.

Elle regarde son mari en face et ajouta, en appuyant sur les mots:

--En tout cas, on ne doit pas se permettre de critiquer la famille
des autres quand on a, comme toi, dans sa famille un oncle Arsène, un
failli.

M. Buchêne devint rouge à son tour.

--Que... que dis-tu? bégaya-t-il.

--Je dis ce qui est. Moi aussi je suis au courant. J'évitais par
délicatesse d'y faire allusion, mais puisque tu m'y forces, je te le
répète: quand on a dans sa famille un failli comme ton oncle Arsène, on
évite de critiquer une famille d'une honorabilité aussi éclatante que
la mienne. Je te le rappellerai si c'est nécessaire.

Elle sortit en claquant la porte. M. Buchêne resta atterré. L'oncle
Arsène était l'opprobre des Buchêne. Parmi cette famille économe et
vertueuse, il avait surgi, cinquante-cinq ans plus tôt, turbulent dès
l'enfance, puis, à peine à l'âge d'homme, montrant un goût marqué pour
la débauche et la prodigalité.

Deux mariages, dont un scandaleux, ensuite une faillite clôturant un
commerce entrepris pour refaire sa fortune avaient marqué sa carrière.
On savait vaguement qu'il était en province, gérant d'un café mal famé.

M. Buchêne ayant laissé tombé son cigare éteint songeait avec amertume
à cette histoire dont il s'exagérait l'importance. Il était consterné
que sa femme en connût le détail. C'était pour elle une arme puissante
et dont elle userait sans ménagement; il n'en doutait pas. Que serait
sa vie désormais si, à la moindre discussion, le souvenir scandaleux de
l'oncle lui était jeté à la tête!

Mais il jugeait Mme Buchêne d'après lui-même. Elle n'agit point
ainsi. Elle n'employa pas l'attaque directe et ne prononça plus le nom
d'Arsène, que son mari crispé s'attendait sans cesse à entendre. Elle
se contenta, quand elle était irritée, ce qui était fréquent, de faire
l'éloge de sa propre famille, d'une honorabilité si éclatante que
nulle tare ne l'avait, de mémoire d'homme, ternie. Et elle abondait
en exemples qu'elle empruntait à la vie de ses parents, de ses
grands-parents et même de lointains ancêtres... La tradition familiale
avait gardé ces nobles souvenirs...

Mme Buchêne en accablait M. Buchêne. Il sentait s'en aller en
lambeaux sa dignité d'homme et d'époux. Il souffrait et se taisait.
Maintenant, peut-être pour adoucir Mme Buchêne, qui avait tendance
à abuser de son triomphe, il se montrait d'une bienveillance extrême
à l'égard de Maxime. Non seulement il l'initiait à ses entreprises,
et lui confiait les clés de son bureau, mais encore il lui donnait
toute liberté de ne pas venir le matin, et en aîné indulgent, il lui
conseillait de s'amuser...

Quelques semaines passèrent. Un soir, M. et Mme Buchêne venaient de
dîner quand la femme de chambre annonça M. Robert.

--Mon Dieu, qu'as-tu? s'écria Mme Buchêne, alarmée par le visage
pâle et bouleversé de son frère.

Il s'assura que la femme de chambre s'était éloignée; de ses mains
qui tremblaient il referma la porte avec soin et revint vers son
beau-frère.

--J'ai quelque chose à te dire, haleta-t-il, quelque chose d'affreux...
Je suis... je suis un misérable!... Non, Suzanne, tais-toi!... J'ai
trahi sa confiance! J'ai fait... j'ai fait un faux... J'ai imité sa
signature sur une traite... que j'ai touchée... J'avais perdu... une
dette d'honneur, n'est-ce pas?... J'espérais regagner... retirer la
traite... Depuis, je ne vis plus... J'ai cherché de l'argent!... Je
n'en ai pas trouvé... Demain, on va présenter cette traite... Alors...
Voilà... Comment ai-je fait ça?... mon Dieu!

Il s'écroula, en sanglotant, presque aux pieds de son beau-frère. M.
Buchêne, sans hâte ni colère, le releva.

--Le jeu est un grand péril, je l'ai toujours dit, articula-t-il
lentement. Ta traite, la voici. Elle avait paru suspecte, et on m'a
demandé si elle était bien de moi. J'ai dit oui, et j'ai payé...

Il prit un temps, ralluma son cigare, et, avec la même allumette, brûla
la traite dans un cendrier.

--Passons l'éponge, prononça-t-il sans s'apercevoir que cette image ne
s'appliquait pas. Ton désespoir, mon garçon, me prouve ton repentir.
Calme-toi. Je pardonne, et je garderai le silence sur cette faute de
jeunesse. Quelle famille, d'ailleurs, n'a rien à se reprocher? Mais
quand on a de la délicatesse, on ne clame pas partout le déshonneur
de ses proches, acheva-t-il en fixant sur Mme Buchêne, livide, un
regard assuré et triomphant.




COMPLICITÉ


Ayant parcouru sans rien acheter de tout ce qui la tentait deux grands
magasins, puis des rues élégantes où elle se sentait encore moins
élégante que dans les quartiers modestes, Germaine Lesprez hésita un
moment au seuil d'un salon de thé; elle était lasse et elle avait un
peu froid. Mais non, ce serait une dépense inutile. Elle se dirigea,
sourdement irritée, vers son métro. La poursuite et les déclarations
fleuries et brûlantes d'un vieux monsieur la calmèrent un peu en lui
rappelant qu'elle était jolie. Elle lui opposa d'ailleurs le plus
hautain silence, pressa le pas et le distança. Elle revit sans joie sa
maison dépourvue de luxe, gravit ses cinq étages et se retrouva chez
elle. Chaque jour, en y rentrant, elle éprouvait plus de dégoût pour
les trois pièces banales, aux meubles pauvres et laids où elle vivait
depuis son mariage. Elle désirait sans savoir se résigner, et avec une
intensité presque douloureuse, ce qu'elle n'avait pas et que donne
l'argent; l'obscure médiocrité de son sort lui inspirait de l'horreur,
et une immense détresse l'accablait à la pensée que cela ne changerait
jamais et qu'elle arriverait, par ce morne chemin, à la vieillesse.

Elle alla vers la cuisine pour s'occuper du dîner, puisque la femme de
ménage ne venait que deux heures le matin; puis revint dans la salle
à manger mettre le couvert. Son mari allait rentrer. En pensant à lui
elle eut un mouvement de colère et cassa une assiette. Elle l'aimait
et il l'exaspérait. Elle allait le revoir, blond, pâle, maigre,
l'aspect insignifiant et presque humble dans ses vêtements étriqués. Il
essayerait comme d'habitude d'être joyeux et tendre et elle ne pourrait
pas s'empêcher d'être dure et railleuse, de lui dire une fois de plus
combien leur plate existence lui pesait. Il deviendrait triste, et,
tout en avalant son dîner avec humilité, s'excuserait de n'être qu'un
employé de banque sans avenir, condamné jusqu'au bout de sa vie à un
terne labeur et à une pauvreté convenable. Puis il ajouterait avec
timidité: «Mais tu m'aimes bien tout de même, dis, ma Gégé? Je n'ai
que toi, moi, vois-tu. Il faut être raisonnable. Il faut nous aimer
et être heureux comme nous sommes.» Elle ne répondrait pas. Elle ne
pouvait plus maintenant lui pardonner d'être aussi médiocre. Il le
comprenait confusément et depuis quelque temps s'angoissait.

Germaine revenait de la cuisine quand il entra.

--Qu'as-tu? lui demanda-t-elle, surprise qu'il ne courût pas à elle
comme de coutume l'embrasser.

Il ne répondit pas. Il avait accroché son pardessus dans l'antichambre
et se tenait debout, silencieux et sombre, devant la cheminée de la
salle à manger.

--Mais voyons, que t'est-il arrivé? reprit Germaine inquiète.

--Rien, dit-il enfin en s'asseyant à table.

Elle servit le dîner. Il avala quelques bouchées, reposa sa fourchette,
but un grand verre de vin pur, ce qu'il ne faisait jamais, et de
nouveau s'absorba, le visage contracté, dans une préoccupation inconnue.

--Albert, dis-moi ce qui est arrivé! Je veux le savoir! cria Germaine.

Il releva ses yeux qu'il tenait fixés sur la nappe, la regarda en face
et articula sourdement:

--J'ai volé.

--Qu'est-ce que tu dis?

--Je dis que j'ai volé. Oui, pour toi. Ne me réponds pas, écoute.
J'ai volé pour toi, parce que je comprenais que tu en avais assez de
la pauvre existence que nous menons depuis notre mariage. Tu me le
répétais tous les jours que j'étais incapable, que j'étais médiocre,
que je ne serais jamais rien. Eh bien! si, je suis maintenant un
voleur! C'est quelque chose. Du reste c'est toi qui es coupable. Tu
m'as poussé à bout. Je t'aime, je n'aime que toi au monde, tu es mon
seul bien et je te sentais malheureuse, exaspérée, envieuse de tout
ce que tu n'as pas. J'avais beau te répéter: «Soyons heureux comme
nous sommes», tu ne voulais pas. Tu voulais du luxe, des toilettes, de
l'argent. De l'argent je n'en avais pas. J'en ai pris. L'occasion s'est
présentée. J'ai remplacé un collègue. J'ai fait des virements. C'est
inutile que je t'explique, tu ne comprendrais pas. Bref, j'ai volé
quatre cent mille francs. Personne ne s'en doute actuellement et il est
impossible qu'on s'aperçoive de quoi que ce soit avant quinze jours ou
trois semaines. Dans trois semaines, je serai loin...

Il hésita une seconde, regarda sa femme avec plus d'intensité, et dit:

--Nous serons loin. Tu penses bien que si j'ai volé pour toi, ce n'est
pas pour vivre sans toi... Nous filerons à l'étranger. C'est entendu,
nous serons poursuivis, traqués, mais il faudra s'arranger pour
échapper. Avec la somme que j'ai prise, je pourrai faire une fortune,
essayer du moins. Je suis un criminel et tu seras ma complice... Mais
nous n'aurons plus cette vie médiocre qui te faisait horreur. Tu ne me
reprocheras plus d'être faible et résigné. Tu as fait de moi un voleur,
Germaine, comprends-tu cela? Moi dont toute la famille a toujours été
d'une intégrité irréprochable, moi qui avais jusqu'à maintenant placé
l'honneur et la probité au-dessus de tous les biens de la vie, moi
je suis un voleur! Je me suis décidé à agir poussé par le désespoir,
poussé par mon amour pour toi. Je sentais que tu commençais à ne plus
m'aimer et cela m'a rendu fou. A présent que le crime est commis j'en
ai horreur!

Il laissa retomber sur la table sa main qu'il agitait pour souligner
ses paroles. Sa voix, quoique contenue, avait, vers la fin de son
discours, pris une emphase dramatique. Soudain, il mit sa tête dans ses
mains comme pour étouffer des sanglots.

Il y eut un long silence. Germaine, pâle, regardait son mari de ses
yeux dilatés. Elle se leva, s'approcha, et lui mit la main sur
l'épaule.

--Tu as fait cela pour moi, lui dit-elle d'une voix tremblante... Oui,
pour moi!... rien que pour moi! Comme tu m'aimes! mon Dieu, comme tu
m'aimes! Et moi qui te croyais faible, enfermé dans une résignation
égoïste qui ne s'inquiétait pas de ma tristesse et de mon ennui. Oh!
Albert, comme je t'aime! comme je t'aime! Je partirai avec toi, tu le
sais bien. Je serai ta complice. Je ne t'abandonnerai jamais! Je suis
toute à toi, comme tu viens de me prouver que tu es tout à moi.

Elle s'interrompit un moment, réfléchit et reprit d'un autre ton, grave
et mesuré:

--Écoute, Albert, il faut avant tout que je te dise quelque chose.
Parle-moi franchement: peux-tu réparer? Oui: rendre, sans qu'on s'en
aperçoive, cet argent que tu as pris? C'est cela que j'aurais dû te
dire d'abord, mais j'ai été emportée par mon émotion et j'ai voulu
te rassurer tout de suite, te dire que j'étais à toi, que tu m'avais
conquise définitivement... Surtout ne crois pas que j'hésite quand je
te demande si tu peux réparer. Ne crois pas qu'il y ait lâcheté de
ma part. Non! tous les risques sont pour toi. C'est toi qui, le cas
échéant, expieras ce que tu as fait pour moi... Et cela je ne le veux
pas. Je veux que tu rendes cet argent si tu peux le rendre. Je veux que
nous reprenions côte à côte notre existence calme, médiocre, mais sûre,
et qui dorénavant sera heureuse, je te le jure. Réponds-moi: peux-tu
réparer?

Il releva son visage où il n'y avait trace d'aucune larme et qu'une
vive allégresse animait.

--Je le savais! cria-t-il. Je le savais que tu m'aimais, que tu
n'accepterais pas mon sacrifice. Je le savais que notre petite
existence n'était pas pour toi aussi cruelle que tu me le disais. Ma
Gégé, je n'ai rien volé du tout! Comment as-tu pu croire cela de moi?
Tu me connais bien cependant! Moi un voleur, ah! ah! ah! J'ai voulu te
donner une petite leçon, te rappeler à toi-même, te montrer le danger
qu'il y a à trop rêver ce qu'on ne possède pas. Allons, ma chérie,
embrasse-moi et vivons heureux.

Elle le regarda en face, immobile et comme glacée. Son visage se
convulsa. Elle parut près de sangloter, et soudain éclata en un rire
convulsif, aigu, prolongé, où il y avait de la colère, du mépris
surtout, du mépris pour elle-même d'avoir cru un tel être capable d'une
action violente, mais beaucoup plus de mépris pour lui d'avoir joué
cette basse comédie et de l'avoir avoué ensuite sans comprendre que
maintenant elle ne pourrait plus jamais l'aimer.

--Pourquoi ris-tu? demanda-t-il, souriant lui aussi au bonheur futur
qu'il croyait avoir construit.

Elle faillit lui répondre: «Je ris parce que tu es un imbécile.»

Mais elle dit seulement cette phrase équivoque:

--Je ris, parce que maintenant je suis libre.




LE MARCHÉ


Au cinquième, à la vieille porte dont le seul aspect lui donnait envie
de s'en aller, la visiteuse, une jeune femme, frêle dans sa robe usée
et sous son chapeau noir, sonna, le cœur battant.

--Est-ce qu'il est là? Je voudrais bien lui parler, chuchota-t-elle à
une grosse femme en tablier qui lui ouvrit.

--Ma petite, c'est encore vous? Mais vous savez bien qu'y veut pas vous
voir.

--Si, si. Je n'ai qu'un mot à lui dire. Mon mari est en course, alors
c'est moi qui viens...

--C'est pour vot' billet? (La grosse femme l'avait laissée entrer dans
l'antichambre étroite.) A quoi que ça sert, voyons? Y vous a dit non,
c'est non...

--Mais mon mari va avoir de l'ouvrage. Nous payerons tant par mois...
Pensez que c'est 350 francs seulement qu'il nous a prêtés, et que
maintenant c'est 865 que nous devons... avec les renouvellements et les
frais... L'huissier doit nous saisir après-demain si nous n'en payons
pas la moitié... Où trouver une somme comme ça... C'est fou... Tandis
que tant par mois... Mon mari va avoir de l'ouvrage, sûrement... Vous
devriez lui dire, vous... lui expliquer...

Le grosse femme sursauta.

--Moi? Y dire quéque chose? Mais, ma petite, vous êtes-t'y pas un peu
martoche? (Elle jeta un regard derrière elle, du côté d'une porte
fermée, et continua plus bas.) Mais moi, j' suis comme vous. C'est la
même histoire... Y m'a prêté quéque cents francs quand mon défunt y l'a
eu son attaque, et pis, de fil en aiguille, ça a doublé... Alors, comme
j' suis sa voisine de palier, y m'a prise comme femme de ménage. Douze
sous de l'heure qu'y m' donne pour tout faire. L'reste, c'est pour les
intérêts, qu'y dit. Ça y est commode, vous comprenez. Y couche tout
au fond, et son mur de lit est mitoyen avec moi; alors, n'est-ce pas,
quand y l'a besoin de quéque chose, la nuit, y frappe et j'y envoie
Victor, mon aîné.

La visiteuse, tout à son angoisse, n'écoutait pas.

--Ça ne fait rien... Je veux le voir... Je lui dirai...

--Vous lui direz rien du tout. Vous l'connaissez bien. C'est pas
un homme, c'est un granit. Faut voir ce qu'on lui en doit, dans le
quartier... et ce qu'y l'en a fait vendre... pour l'exemple, qu'y
dit... même quand il y perd... J'en ai vu passer ici, des vieux et des
jeunes, des hommes et des femmes; tout ça venait chialer... Et des
jeunesses donc, fraîches comme l'œil, que les parents y envoyaient avec
des idées, n'est-ce pas... Fini... Y s'en fout bien, des jeunesses et
des chialeries... Et pis, c'est pas de la blague, depuis trois jours y
l'est malade...

--Qu'est-ce qu'il a? Vous dites ça, mais c'est parce qu'il ne veut pas
me recevoir.

--Pas du tout. C'est vrai qu'y veut recevoir personne, mais c'est vrai
aussi qu'y l'est malade. Vrai de vrai... Peut-être bien que c'est
l'âge, vous savez. Y l'est plus jeune... Y s'lève pas, y suffoque, y
mange plus... J'crois tout le temps qu'y va passer...

--C'est vrai?... Mais alors...

Un éclair de joie avait illuminé le visage de la jeune femme à l'espoir
qu'elle n'osait pas formuler. Elle en eut un peu honte et rougit. Mais
une voix les fit, toutes les deux, sursauter.

--Non, c'est pas vrai! Je ne suis pas encore mort! C'est ça que vous
espérez, hein? tous tant que vous êtes!

Grand, décharné, nu sous sa chemise de coton blanc, qui laissait voir
sa poitrine et ses jambes poilues, il était accroché au chambranle de
la porte qu'il venait d'ouvrir. Sa barbe grise était hérissée et ses
yeux flamboyaient à travers ses lunettes.

--C'est ça, hein? Quand on a besoin de moi, on me cajole, on me
supplie; je suis le bon Dieu... Et puis, quand il faut rendre, je
deviens moins qu'un chien... Quel débarras si je crevais.. Les dettes,
les billets... ça passerait au bleu... Ni vu ni connu... C'est
commode... Mais c'est pas encore pour cette fois-ci... tenez-vous-le
pour dit... Et si, après-demain, avant midi, je n'ai pas les quatre
cent trente francs, je vous fais vendre, vous; ça vous apprendra que je
ne suis pas encore dans le trou... Et puis, fichez-moi le camp toutes
les deux, je vous ai assez vues...

Flageolant sur ses jambes tremblantes, il s'avançait sur elles. Elles
s'enfuirent, terrifiées, et la porte du logement claqua derrière leur
dos.

De tout le reste de la journée, le vieux ne donna pas signe de vie.
Quand la femme de ménage voulut entrer, à l'heure du dîner, il cria à
travers la porte qu'il n'avait besoin de rien.

Vers une heure du matin, cependant, des coups redoublés, frappés dans
le mur, la réveillèrent en sursaut.

--Bon Dieu, c'est encore lui! Victor! c'est le vieux! Victor!... t'y
vas-t'y?

Victor, qui avait quatorze ans, se leva en maugréant. Il alluma un bout
de bougie, passa son pantalon, prit la clé et alla dans le logement
voisin.

Dans la chambre du fond, froide et nue comme les autres chambres, le
vieux, éclairé par une veilleuse brûlant sur la cheminée, était assis
dans son lit.

Victor, qui dormait encore tout debout, ne le regarda pas; il posa sa
bougie sur une chaise et bâilla démesurément.

--Quoi qu'y a? demanda-t-il, grognon.

--Approche! haleta le vieux.

Victor, sans enthousiasme, fit deux pas sur le carreau qui lui gelait
les pieds.

--Ecoute! (Le vieux paraissait chercher ses mots et sa voix était moins
dure que de coutume.) Ecoute! Dis-moi un peu, et surtout sois franc. Tu
me détestes, hein?

Victor, étonné, ouvrit ses yeux gros de sommeil sous sa tignasse
ébouriffée.

--De quoi? demanda-t-il, ne comprenant pas.

--Oui. N'aie pas peur. Dis ce que tu penses, et surtout dis la vérité.
Tu auras cent sous si tu dis la vérité. Tu me détestes, hein?

Victor réfléchit et se décida.

--Ben oui. Y a pas à dire, c'est vrai. J'vous déteste... Pourquoi
qu'vous m'avez appelé? ajouta-t-il.

Le vieux avait soupiré convulsivement.

--Tu me détestes... Pourquoi? Tu devrais avoir pitié de moi. Regarde,
je suis très vieux, je suis très malade, tout seul, sans personne qui
m'aime... abandonné...

Il était extraordinairement différent de ce qu'il était d'habitude. Une
détresse presque suppliante tremblait dans sa voix, Victor ne s'aperçut
de rien; il avait vraiment trop sommeil, et puis, le vieux, depuis trop
longtemps, était pour lui un tyran.

--Vous êtes pas abandonné, pisque je suis là,--même que ça m'embête
assez, acheva-t-il à demi-voix.

Mais le vieux insista.

--Si, si, je suis abandonné, seul et à plaindre... Tout le monde me
déteste... tout le monde souhaite ma mort... tout le monde...

Il regarda autour de lui d'un air effaré. Et, tout à coup, il cria à
Victor:

--Pourquoi me détestes-tu? Je ne t'ai jamais rien fait!

Victor secoua la tête.

--Si, vous m'avez fait des tas de choses. Et pis à maman. Et pis à tout
le monde. Vous n'avez qu'à demander dans le quartier. On vous doit de
l'argent, alors on a peur de vous, mais on vous déteste, y a pas...
pisque y faut que j'dise la vérité pour les cent sous... Et pis, est-ce
que j'peux aller me coucher? J'travaille, moi. Je m'lève tôt...

--Attends... attends un peu... Tu me détestes, hein? comme tout le
monde... Tu voudrais que je meure... Eh bien... si je te donnais, tant
que je vivrais, cent sous par jour... oui, cent sous par jour...

--Cent sous par jour? Vous devenez-t'y pas fou? (Victor se reculait,
alarmé.) Quoi qu'y faudrait que je fasse? demanda-t-il, à la réflexion.

--Rien... rien du tout... (La voix du vieux se brisait.) C'est pour te
faire plaisir... Pour que tu ne me détestes plus...

--Merci, c'est du louche, tout ça! Je ne marche pas!

--Mais non, imbécile! (Le vieux s'exaspérait.) Il n'y a rien de
louche... C'est... c'est pour qu'un être au monde ne souhaite pas ma
mort! cria-t-il, hagard. Tu ne comprends pas, reprit-il. Ça ne fait
rien. Tous les jours, tu auras cent sous que tu n'auras qu'à espérer,
qu'à venir prendre. Quand je mourrai, tu ne les auras plus... (Il
fouilla sous son oreiller.) Les voilà... tiens... prends...

Il tendait l'argent. Victor, pas rassuré, hésitait. Mais, tout à coup,
le vieux se renversa en arrière, dans une convulsion; il ouvrit la
bouche sans crier et retomba, inerte, pendant que l'argent tombait sur
le carreau.

Victor se baissa, ramassa l'argent, regarda le vieux gisant,
définitivement immobile, les yeux ouverts, la bouche ouverte.

--Je l'déteste tout de même, se dit-il, en mettant les cinq francs dans
sa poche.

Et il sortit en hurlant pour réveiller la maison.




BERTHE


Il ferma en hâte le magasin et courut dans la rue de Rivoli, vers le
boulevard de Sébastopol. Sept heures et demie sonnaient. Elle devait
l'attendre.

Avant de tourner le coin de la rue, il s'arrêta une minute, comme
d'habitude, devant la glace d'un coiffeur. Il remit droite sa cravate,
il constata avec dépit que ses vêtements n'étaient pas plus élégants
que la veille et qu'il paraissait toujours à peine dix-sept ans, bien
qu'il en eût près de dix-neuf; mais il était assez satisfait de ses
yeux bleus et de la mèche lourde qui barrait son front.

--Tu te trouves gentil, tu as bien raison! chuchota à son oreille une
voix railleuse.

Il devint pourpre, c'était elle. Elle paraissait vingt-quatre ans. Elle
était aussi grande que lui, mince et bien faite dans sa simple robe
noire; elle avait, sous son chapeau cloche, une jolie figure pâle,
avec des boucles blondes tombant jusqu'à ses yeux cernés et une grande
bouche rouge, aux dents éclatantes. Il l'avait connue dans la rue, dix
jours auparavant; il savait seulement qu'elle s'appelait Berthe et
qu'elle travaillait.

--Bonjour, mon petit Georges, reprit-elle de sa voix basse et un peu
voilée.

--Bonjour... Berthe, répondit-il avec un effort et en rougissant encore
davantage, car chaque fois qu'il la revoyait, il était, dans les
premiers moments, affreusement intimidé.

Elle rit.

--Quel soleil tu piques... Non, ce que tu es gosse!... On voit que
c'est la première fois, au moins...

Gêné, sans répondre et plus rouge que jamais, il marchait près d'elle.
Ils traversèrent les ponts. Le crépuscule venait, et, dans les petites
rues, c'était déjà l'ombre.

--Eh bien, dit enfin Berthe, parle-moi... As-tu perdu ta langue?

--Vous vous moquez de moi, dit-il d'un ton d'enfant boudeur.

--Mais non, grosse bête, je plaisante!

Elle lui prit le bras. Content, il se frotta contre elle avec un air
d'extase.

--Comme tu es jolie!... Tu ne sais pas, dans la journée, quand je
travaille, je ne peux pas y croire, que le soir je vais te retrouver...
Quand je pense que j'aurais pu ne pas te rencontrer... Je sortais de
la bijouterie... Tu étais là... Tu avais l'air d'attendre... Tu m'as
regardé et tu as ri... On s'est parlé... je ne sais pas comment...
Comme c'est drôle les choses...

Il baissa la voix, pâlit et pria:

--Embrasse-moi?

Elle le repoussa doucement.

--Tu es fou... Il y a trop de monde...

Il prit un air fâché.

--Tu ne m'aimes pas... Je le sais bien... Tu me repousses toujours. Et
dans un quart d'heure on se quittera... Et comme demain c'est dimanche,
on ne se verra pas.

Il voulut dégager son bras, mais elle le retint.

--Si tu ne me plaisais pas, pourquoi donc que je serais là? C'est
toujours pas pour ton pognon! dit-elle d'un ton impatienté et canaille,
mais aussitôt elle se reprit: c'est vrai, ça, tu es toujours à te
plaindre...

--C'est vrai que je suis sans le sou, dit-il d'un air triste. Lorsque
j'étais enfant, j'avais de l'argent, mais nous avons été ruinés, quand
papa est mort, il y a deux ans. Alors j'ai dû lâcher mes études...
devenir employé...

--Ça t'embête, hein?

--Oui, naturellement... Surtout maintenant... Je voudrais être libre
pour te voir plus... Je voudrais te faire des cadeaux, t'emmener avec
moi, voyager... Mais j'arriverai... tu verras... Je ferai n'importe
quoi pour toi!... n'importe quoi!

Elle le regarda de côté.

--C'est vrai, ce que tu dis là?

--Oui, c'est vrai! Je m'ennuie trop! Je t'aime trop... Je veux... je
veux...

--Tu n'aurais pas peur... Tu oserais... marcher? C'est vrai?

--Peur? Ah bien non, par exemple! Peur de quoi? Je ne suis pas un
enfant! Je suis décidé... il y a longtemps... Je risquerais n'importe
quoi... Tu entends, n'importe quoi!

--Chut! murmura-t-elle. Parle plus bas...

Ils quittèrent la rue populeuse qu'ils remontaient et tournèrent
dans les rues désertes qui avoisinent le Panthéon. Il faisait nuit.
Soudain, dans l'angle obscur d'une porte condamnée, la jeune femme
s'arrêta. Georges la vit, les yeux luisants, la bouche entr'ouverte,
une expression de résolution sur sa figure pâle.

--Ecoute, souffla-t-elle. C'est vrai que je peux compter sur toi? C'est
bien vrai?

--Oui, dit-il énergiquement.

Elle l'avait pris par le cou, elle rapprochait sa figure de la sienne
et le regardait au fond des yeux. Et, soudain, elle s'écrasa contre lui
et l'embrassa violemment.

Elle le sentit frémir dans ses bras et il eut un gémissement presque
douloureux.

--Viens, chuchota-t-elle.

Elle l'entraîna. Bouleversé, encore tremblant, il ne sut pas dans
quelle rue était la porte qu'elle poussa, mais tout à coup il se trouva
dans une petite salle de marchand de vins, sombre, étroite, déserte.

Derrière le comptoir, le patron disparaissait à demi, semblant
sommeiller; dans un angle, au fond, il y avait un seul client qui, les
mains dans ses poches et son chapeau enfoncé sur les yeux, était assis
à un guéridon devant une absinthe. Il se leva. Il était jeune, avec des
épaules d'athlète, une face sournoise et dure.

--Bonsoir, Berthe! C'est ça, le petit type? demanda-t-il en fixant un
regard aigu sur Georges effaré.

--Bonsoir, répondit la jeune femme.

Elle se tourna vers Georges et d'un ton à demi ironique et à demi gêné:

--C'est mon frère.

L'homme eut un rire sarcastique.

--Son frère, parfaitement! On m'appelle M. Maurice! Allons, trois au
sucre et un peu tassées, père Victor!

Le patron se réveilla pour servir et puis, discrètement, gagna son
arrière-boutique.

--Je ne veux pas... commença Georges qui était blême et tremblant.

--Suce-moi ça! pas de chichis! interrompit péremptoirement M.
Maurice... Là, d'un seul coup!... A notre réussite!... Alors, on en a
assez du turbin à cinquante balles par mois? On a de l'ambition, on
veut être bien fringué, avoir des sous, tâter des petites femmes...
C'est parfait! J'aime ça, qu'on ait de la moelle!... Alors, voilà: tu
vas me donner la clé qui ouvre la porte de la cour de ta bijouterie. Je
sais que tu l'as puisque c'est toi qui boucles le magasin. Je suis au
courant! Il y a deux mois que Berthe et moi nous préparons ça... C'est
samedi aujourd'hui, ton patron est à la campagne. On ira ce soir...
T'auras rien à faire d'autre qu'à me montrer les armoires où c'est
du doublé et les armoires où c'est du vrai pour que je fasse pas de
mastics. Tu risques rien... Une clé, ça se perd. Et t'auras ta part...
Parole d'honneur, t'auras pas à te plaindre...

Georges était debout, livide, atterré. L'horreur et l'absinthe
faisaient tourbillonner ses idées. Il regardait M. Maurice et
regardait Berthe qui ne le regardait pas.

--Alors... alors c'était pour ça? bégaya-t-il avec une sorte de sanglot.

--Il me semble! siffla M. Maurice avec un rire rauque. Qu'est-ce que ça
veut dire, Berthe? Tu lui as donc rien dit? Il a l'air de tomber de la
lune!

Elle leva les yeux et regarde Georges.

--Je croyais qu'il marchait, expliqua-t-elle simplement. Je lui en
avais assez dit pour qu'il comprenne...

--Je croyais que c'était... Je croyais que c'était... balbutia Georges
éperdu.

--Tu croyais que c'était pour ta belle gueule? Tu t'es pas regardé!
railla M. Maurice. C'est pas ma sœur. C'est ma femme! T'as compris?...
Allons, refile la clé! C'est plus le moment de discuter... T'as plus le
choix! T'es au courant. Tu peux manger le morceau. Faut marcher avec
nous!

Il fit un pas pour barrer le chemin de la porte. Georges se rejeta en
arrière.

--Je ne peux pas! Laissez-moi m'en aller! Je ne dirai rien! Je le jure!
Le bijoutier, c'est mon oncle... C'est pour ça qu'il a confiance en
moi... Il saurait... Je serais perdu... Je vis avec maman... Elle n'a
que moi... Nous sommes pauvres... Je ne veux pas... Je ne veux pas...
Je vous en supplie!

--Ferme! C'est plus le moment de dire oui ou non. La clé ou sans ça...

L'homme avançait menaçant, mais la jeune femme, tout à coup, se jeta
entre eux.

--Laisse-le, c'est un gosse! Il ne dira rien... Il sait bien que tu le
tuerais un jour ou l'autre.

--Vaut mieux que ça soit tout de suite! Eh bien, qu'est-ce qui te prend?

Elle lui avait jeté ses bras autour du corps et le retenait de toutes
ses forces.

--File! cria-t-elle, haletante, à Georges. Vite! Sauve-toi!

L'homme, en jurant, lui broyait les poignets pour lui faire lâcher
prise. Elle eut un cri de douleur. Il la repoussa enfin et elle
s'abattit contre un mur, mais Georges avait eu le temps de se jeter sur
la porte et de s'enfuir à toutes jambes.

--Mais, sacré nom, qu'est-ce qui te prend? C'est-y que tu es folle!
gronda M. Maurice en revenant vers Berthe qui se relevait.

--Je ne voulais pas que tu te fasses une sale histoire pour une
chose qui n'en vaut pas la peine, expliqua-t-elle tranquillement en
arrangeant sa robe. C'est un coup raté, c'est un coup raté. Sois
tranquille, le gosse dira rien. Il a bien trop eu le trac... Bonsoir,
je vais prendre l'air... ajouta-t-elle en gagnant la rue.

M. Maurice resta ahuri.

--Les dames, observa sentencieusement le cabaretier que le tumulte
avait attiré, ça a des fois des drôles d'idées...

--Ça, c'est vrai, dit M. Maurice en sortant pour rattraper Berthe. Les
meilleures, on sait jamais ce que ça va faire!...




LE SIMULATEUR


L'homme, serrant encore le couteau, demeurait debout, hagard, au milieu
de la sordide chambre d'hôtel, avec, à ses pieds, la fille étendue
morte, dans la mare sombre qui s'épanchait de sa gorge ouverte.

Elle l'avait racolé au coin du boulevard Sébastopol. Comme c'était
samedi et qu'il avait bu quatre apéritifs au lieu de dîner, il l'avait
suivie, parce qu'il s'imaginait qu'elle ressemblait à une Toulonnaise
qu'il avait aimée jadis avant d'être expédié aux colonies pour faire
campagne.

La fille l'avait entraîné dans cet hôtel infect, et puis il ne
savait plus au juste. Il lui semblait qu'elle lui avait demandé plus
d'argent que le prix convenu dans la rue. Ils s'étaient disputés.
La fille, poussée de force vers le lit, avait crié, griffé, mordu
et sorti finalement un couteau qu'elle portait dans sa poche... et
lui, affolé d'alcool et de colère, avait arraché le couteau et frappé
aveuglément... Elle s'était écroulée, et maintenant dégrisé, il
regardait par terre le misérable cadavre à la face livide parmi les
cheveux poissés de sang, aux yeux tout pleins encore de peur et de rage.

Il sentait comme un manteau d'horreur et d'épouvante tomber sur lui.
Mille pensées affreuses tourbillonnaient dans sa tête; les assises,
le bagne, peut-être l'échafaud. Il y avait un quart d'heure, il était
Jean Billy, ancien sergent colonial, buveur et mauvaise tête, c'est
entendu, mais honnête homme et gagnant bien sa vie... et maintenant,
maintenant... Il voulait réfléchir, prendre une décision, trouver
une voie de salut, mais en vain, ses idées fuyaient, son cerveau lui
semblait vaciller. «Je deviens fou», se dit-il. Il tressaillit. Fou!
Les fous sont irresponsables...

Mais des pas couraient dans l'escalier, des coups ébranlaient la
vieille porte. Du sang, à travers le plancher, avait filtré, faisant
une sinistre rosace au milieu du plafond d'en dessous, et l'on montait:
l'hôtelier, son garçon, deux agents appelés.

La porte enfoncée, ils trouvèrent la fille égorgée au milieu du parquet
et, sur le lit, assis les jambes pendantes, avec un sourire vague et
stupide sur sa face sans expression, un homme paraissant tout à fait
inconscient, qui jouait avec un couteau sanglant et qui ne leva même
pas la tête lorsqu'ils le saisirent.

Et ce fut un gâteux qui parut devant le juge d'instruction. Un être
retombé à l'état animal, qui ne savait plus parler, comprendre ni
se souvenir, qui bavait, gloussait vaguement, souriait d'un éternel
sourire dément et qu'il fallait nourrir, laver, habiller, changer et
nettoyer comme un enfant au maillot.

La lutte fut effroyable entre, d'un côté, Jean Billy, enfermé dans
son gâtisme comme en un lieu d'asile et, de l'autre côté, la police,
les magistrats, les médecins légistes, coalisés pour surprendre
la simulation, pour lui tendre le piège où il se trahirait, pour
l'arracher à la maison de santé afin de pouvoir l'offrir aux travaux
forcés ou à la mort. Mais le gâteux resta gâteux et ne se vendit
point. Toutes les expériences classiques échouèrent. Les épreuves
des réflexes, la lumière passée devant les yeux et les chocs sur les
jambes croisées ratèrent complètement. Cependant Jean Billy dormait.
Il dormait comme un homme qui jouit de sa raison, avec un sommeil
traversé de cauchemars affreux, d'épouvantes et d'angoisses, et les
médecins aliénistes qui l'étudiaient savaient qu'un gâteux ne dort pas
ainsi et avaient espoir de triompher un jour de celui que le célèbre
professeur Cave appelait le plus admirable simulateur qu'il eût jamais
vu.

Ce jour d'ailleurs ne vint pas, car, malgré les efforts redoublés des
savants acharnés à la lutte, Jean Billy tint la partie jusqu'au bout et
ne se laissa pas surprendre.

Il constituait un problème passionnant. Contre lui, il y avait son
sommeil, preuve suffisante, déclarait l'aliéniste Cave, puisqu'elle
était la seule qui échappât à l'étonnante force du sujet, attendu
qu'aucun homme ne peut, à un certain degré de lassitude, s'empêcher
de dormir. Pour lui, il y avait l'incroyable difficulté du rôle qu'il
jouait sans défaillance depuis des mois et qui semblait au delà des
forces humaines, la perfection avec laquelle il était gâteux, ses
antécédents d'alcoolique, enfin son séjour prolongé en des colonies
malsaines et une vague hérédité qu'on lui découvrit, un de ses oncles
ayant été interné jadis pour délire de la persécution. Il y avait aussi
le talent et l'autorité du grand avocat Cabrolle, qui, dès le premier
jour, s'était intéressé à son cas et s'était institué son défenseur.

Et ce fut devant les assises que fut renvoyé Jean Billy, car le juge
d'instruction n'était sûr de rien et préférait laisser au jury le soin
de se prononcer sur un problème aussi obscur.

Le duel fut formidable entre l'accusation et la défense. La culpabilité
de l'accusé ne faisait pas de doute, puisqu'il avait été pris sur le
fait; tout le mystère reposait sur sa responsabilité, et il était
lui-même son meilleur avocat. On avait dû l'apporter au banc des
accusés, car il ne marchait plus du tout, et, entre les municipaux, il
restait affaissé comme un tas insensible et inconscient de vêtements et
de chair. Il ne répondit pas un seul mot aux questions du président; on
dut le tenir sous les bras pour le mettre debout et quand on le lâcha,
il retomba comme une loque.

Mais le docteur Cave se dressa devant lui au banc des témoins et vint
affirmer solennellement qu'il était responsable et jouait la comédie
du gâtisme pour se sauver du bagne ou de l'échafaud. Il invoqua son
expérience personnelle et sa conscience de médecin intègre. Il fut
pathétique et logique, détaillant lumineusement les indices qu'il
avait recueillis pour établir sa conviction, et exposant surtout
énergiquement cette fameuse preuve du sommeil, de ce sommeil
révélateur de l'assassin qui renversait à lui seul le formidable
effort qu'il faisait depuis des mois pour simuler le gâtisme. «Effort
si stupéfiant, termina Cave, que bien peu de volontés en seraient
capables, et que je considère Jean Billy comme un des hommes les plus
remarquables que j'aie jamais étudiés...»

Cette déposition impressionna très vivement le jury; mais, au même
instant, au banc des accusés, l'homme remarquable dut être emmené, car
il était de toute nécessité de le changer et de nettoyer sa place.

Le discours de l'avocat général fut académique et véhément, mais il
se contenta, au fond, de répéter tous les arguments des médecins
aliénistes et de s'appuyer sur l'autorité indiscutable du célèbre
professeur Cave.

L'illustre avocat Cabrolle se leva à son tour. Il était calme, presque
souriant, comme si sa tâche lui semblait trop facile et, dès les
premiers mots, sa parole persuasive et formidable ébranla les vitres
et le cœur des jurés. Il reprit un à un les arguments de l'accusation
pour les anéantir comme en se jouant. Il se demanda quel pouvait bien
être le mobile du crime commis, si la folie n'était pas là pour
l'expliquer. Il évoqua les erreurs judiciaires et les innocents
condamnés à la suite des témoignages de médecins légistes que d'autres
médecins légistes contredisaient ensuite. Il rappela diverses affaires
célèbres où la science officielle s'était manifestement fourvoyée.
Il demanda, en homme d'honneur, au professeur Cave, si jamais il
n'avait fait un faux diagnostic durant tout le cours de sa carrière,
et s'il pouvait jurer que tous les fous se comportaient strictement
de la même façon pendant la veille et pendant le sommeil. Il adjura
enfin les douze honnêtes gens qui étaient devant lui de prendre en
pitié--non en justice--l'infortuné malade qui était en leur présence
et que, depuis onze mois, une instruction impitoyable torturait, alors
que son état réclamait des soins éclairés, et il termina en sommant
les jurés de regarder cette loque humaine et de prononcer, en leur
âme et conscience, si c'était vraiment là «l'homme remarquable» qu'on
venait de leur signaler et qui, depuis si longtemps, seul contre tous,
accomplissait ce tour de force surhumain de jouer la folie sans avoir
jamais eu une seconde de défaillance dans la perfection de ce rôle
impossible.

Pendant ce temps, l'accusé bavait lentement sur lui-même.

On l'emporta pour la délibération du jury. On le rapporta pour entendre
l'arrêt, et les poignes solides des municipaux le maintinrent debout
pendant que, dans le silence, tombaient les paroles du président. Il
était acquitté, irresponsable. Tous les regards étaient fixés sur lui.
On le vit d'abord fléchir un peu, puis ses yeux se dilatèrent, une
vie intense, un flot de sang et de joie délirante envahit cette face
éteinte et stupide depuis tant de mois, et l'homme bondit, transfiguré:

--Sacré nom de Dieu! hurla-t-il. Je savais bien que je les fouterais
dedans!

Et comme il était alors devenu réellement fou furieux en entendant
l'arrêt, il ne fallut pas moins de six hommes pour le ligoter et
l'emporter vers le cabanon qu'il ne quitta plus.




LE PASSAGER


--L'histoire s'est passée, il y a tout près de quarante ans, nous
raconta le capitaine au long cours en retraite, Marius Cazavan, de
Marseille, mais je puis vous la raconter comme si c'était d'hier. Dans
ce temps-là, je naviguais pour des armateurs de Bordeaux et j'étais
second à bord du _Phénix_, que commandait mon oncle, le capitaine
Borel.

«Nous allions lever l'ancre quand vint le passager. Il arriva dans un
canot du port, avec seulement une petite valise et il insista pour
s'embarquer, offrant de payer largement son passage pour Pernambouc,
où nous allions. C'était un drôle d'homme, qui avait l'air inquiet et
résolu à la fois, mais il nous arrivait assez souvent d'accepter des
passagers dans nos bateaux de commerce et mon oncle, qui ne voyait pas
plus loin que la question d'argent, le prit avec nous.

«Il n'était pas gênant du reste. On lui avait donné une petite cabine
inoccupée sur le pont, il n'en sortit pas pendant les premières
vingt-quatre heures et il mangea à peine en disant qu'il était malade
au mousse qui était allé lui porter ce qu'il lui fallait.

«Le troisième jour, au matin, le capitaine me fait appeler dans sa
cabine. Je le trouve bouleversé.

--Tu ne sais pas qui c'est notre passager? me demande-t-il brusquement.
Eh bien, c'est un assassin!

--Comment ça? demandai-je suffoqué.

--J'en suis sûr! c'est un assassin qu'on recherche. Il était médecin
à Paris et il a empoisonné une femme pour la voler. Il s'appelle
Leclanchy et non pas Morin, comme il l'a dit.

--Mais comment le savez-vous?

--Par le journal. Tu sais, le journal qu'on nous a apporté à bord
avant le départ et que je n'ai pu lire à ce moment-là. Je l'ai lu hier
soir. On raconte le crime; on dit que l'assassin est en fuite, qu'il
cherchera sans doute à s'embarquer dans un port du Sud-Ouest; on a
trouvé ses traces et puis on les a perdues. On donne son signalement.
C'est le passager, j'en suis sûr! Il a fait couper sa barbe, mais c'est
lui... Du reste, je l'ai vu!

--Vous l'avez vu?

--Oui, cette nuit. Je l'ai vu à travers une fente de sa cabine. Il
avait accroché un rideau derrière la porte, mais je l'ai vu tout de
même. Il cousait des bijoux dans la ceinture de son pantalon. C'est
lui... C'est sûr et certain.

--Non, ça n'est pas sûr et certain, dis-je. Vous le croyez et c'est
possible, mais on ne peut pas accuser un homme d'une chose pareille
sans avoir des preuves.

--Des preuves, des preuves, j'en ai... Et puis j'en aurai d'autres!
Je suis sûr qu'il se trahira tout à fait... Et tu peux compter que
je ne serai pas son complice ou sa dupe, en lui permettant de filer
au premier port... Enfin, pour l'instant, il ne peut pas s'en aller
n'est-ce pas? et comme il reste enfermé...

«Mais la réclusion volontaire du passager ne dura pas. Deux jours
plus tard, remis de son mal de mer, nous dit-il, il avait repris de
l'assurance. Il se promenait sur le pont, engageait la conversation
avec nous, plaisantait et nous racontait ses affaires, disant qu'il
était courtier en horlogerie et qu'il allait fonder une maison
importante à Rio-de-Janeiro. Mais ni mon oncle ni moi n'étions hommes
à pouvoir dissimuler, comme il l'aurait fallu pour pouvoir l'amener à
se trahir. Il s'aperçut vite qu'il y avait quelque chose et, dès lors,
se tint sur la réserve, ce qu'on pouvait expliquer en somme aussi
bien par l'inquiétude d'un coupable qui se sent soupçonné, que par la
vexation d'un homme faisant des avances qui sont repoussées. Du reste,
j'avais lu dans le journal le signalement qu'on donnait du médecin
assassin Leclanchy et j'étais beaucoup moins sûr que mon oncle d'y
reconnaître notre passager, le courtier Morin.

       *       *       *       *       *

«Plusieurs jours se passèrent ainsi dans le doute et l'inquiétude et
je n'ai jamais fait un voyage plus pénible que celui-là, bien que le
temps fût magnifique et que le _Phénix_ se comportât que c'était
un plaisir.

«Dans la seconde semaine se passa l'événement que je n'oublierai
jamais. Le mousse tomba malade et, en peu de temps, fut très mal. Il
avait la fièvre et la gorge pleine de membranes. J'en savais assez pour
nommer sa maladie: la diphtérie, mais c'était tout ce que je savais.
Personne à bord n'était capable de le soigner. C'était un bon garçon,
nous l'aimions tous et nous ne pouvions que le regarder mourir, car
bientôt il fut évident qu'il allait mourir. C'était un après-midi; nous
étions tous autour de lui; il suffoquait et c'était affreux.

--Le passager... me dit tout à coup le capitaine d'une voix que
l'émotion faisait rauque.

--Eh bien, le passager?

--Si c'est _lui_, il est médecin...

--Mais si c'est lui, jamais il ne se trahira... commençai-je.

«A ce moment je me sentis pousser de côté. Le passager survenant de sa
cabine, s'approcha du lit. Il tenait une boîte garnie d'instruments
brillants. Sans nous regarder, il se pencha sur l'agonisant, il fit
quelques gestes brefs et sûrs; du sang jaillit et, par sa gorge
ouverte, le mousse moribond aspira la vie.

«Quelques minutes après, l'opérateur avait terminé ses soins.

--Je pense qu'il s'en tirera, murmura-t-il entre ses dents.

«Il se redressa et regarda le capitaine en face, d'un air de défi et de
résolution.

--Je suis médecin, lui dit-il.

«Le capitaine se jeta sur lui et l'embrassa, puis il le repoussa avec
horreur et s'enfuit dans sa cabine.

«Le mousse guérit et le passager, pendant des jours, lui prodigua
ses soins. Il ne parlait du reste à personne, pas même aux matelots
qui n'étaient au courant de rien et l'entouraient de respect et
d'admiration.

«Le capitaine, pendant ce temps-là, était en proie à des sentiments
contraires. Il ne me faisait pas part de ses réflexions, mais il ne
goûtait aucun moment de repos et je l'entendais, dans sa cabine,
se disputer tout haut avec lui-même sur ce que vous appellerez
probablement un cas de conscience.

«Un matin enfin sa résolution fut prise. En ma compagnie il alla
trouver le passager.

--_Monsieur Morin_, lui dit-il, sans trop le regarder, je pense
qu'il ne serait pas avantageux pour vous de débarquer à Pernambouc où
on nous attend. Je vais faire un crochet jusqu'à Caracas, qui est une
belle ville que vous aimerez à visiter. Qu'en pensez-vous?

--Je suis à vos ordres, répondit simplement le passager.

       *       *       *       *       *

«C'est ainsi que le crime du médecin Leclanchy, qui fit tant de bruit
à l'époque, demeura impuni, et quand notre passager eut débarqué au
Vénézuéla, jamais plus nous n'entendîmes parler de lui, mais lorsque
nous nous retrouvâmes au large, entre le ciel et la mer et loin de tous
les crimes de la terre, le capitaine me mit la main sur l'épaule et me
dit:

--Il a tranché une vie humaine, mais il en a sauvé une autre, malgré
ce qu'il risquait... Je pense que cela doit faire la balance... mais,
écoute-moi bien mon garçon: jamais plus, tu m'entends, jamais plus, je
ne prendrai de passager...»




LES PLUMES DU PAON


--L'affaire d'Arthur Harris est une des plus drôles que j'aie jamais
vues,--nous raconta l'illustre détective londonien Barnay.--La police,
tout d'abord, s'est laissée mettre dedans comme tout le monde, mais ça
n'a pas profité au jeune Harris.

Il était acteur de son métier, mais n'avait aucun talent et aucune
chance, si bien qu'après quelques mois de cours de déclamation, où il
n'avait acquis que des prétentions, il avait, sans succès, essayé du
théâtre, puis du music-hall, et enfin en était réduit à faire le pître
dans des bastringues de dernier ordre pour ne pas mourir de faim.

Cette misérable existence lui pesait d'autant plus que sa pauvreté
extrême contrariait ses amours. Il avait, en effet, une jeune amie
aussi vertueuse que belle, qui s'appelait Edith et était institutrice.
N'ayant pas le sou, les deux jeunes gens ne pouvaient se marier et
pouvaient craindre de rester fiancés toute leur vie, ce qui les
désespérait.

Un jour enfin, Arthur Harris ayant lu dans les journaux qu'un
impresario américain avait offert à un assassin célèbre des
appointements de 2.500 francs par semaine au cas où, acquitté, il
consentirait à se montrer sur son théâtre, eut une idée qu'il trouva
géniale.

--Chère Edith, dit-il à son amie, le dimanche suivant, seul jour où il
leur était possible de passer quelques moments ensemble, j'ai trouvé
le moyen de faire fortune et de donner à ma personnalité l'éclat que
l'injustice du sort lui refuse. Il faut d'une façon ou d'une autre
porter son nom aux oreilles du public. A notre époque, la réclame
est tout: sans elle, le génie périt, étouffé sous l'éteignoir de
l'indifférence; j'ai découvert le seul moyen d'obtenir gratuitement
une formidable publicité... Allons prendre une tasse de thé, je vous
passerai mon plan...

       *       *       *       *       *

Le semaine suivante, tous les journaux de Londres commencèrent à
s'occuper d'une affaire qui parut tout de suite sensationnelle:
une jeune institutrice, miss Edith Evans, âgée de vingt-trois ans,
avait disparu inexplicablement trois jours avant, c'est-à-dire un
vendredi. Elle était sortie, les enfants ayant congé à cause d'une fête
familiale, et elle n'était pas revenue. Le seul indice était qu'avant
de partir, elle avait dit à la femme de chambre qu'elle pensait
rencontrer son fiancé.

Le lendemain, on avait le nom et l'adresse du fiancé: Arthur Harris, et
on esquissait sa biographie en ajoutant que la police le recherchait
pour des renseignements, mais qu'il n'avait pas paru depuis le matin du
vendredi à son restaurant habituel, non plus que dans son petit concert
où on était tout étonné de son absence.

Et le jour suivant le «Beau Crime», le crime sensationnel, éclatait à
la première page de tous les journaux. On avait fait une enquête au
domicile d'Arthur Harris et elle avait amené d'affreuses découvertes.

Les voisins avaient été catégoriques: le jeune acteur était rentré
chez lui ce vendredi tragique vers 4 heures en compagnie d'une jeune
femme dont le signalement répondait exactement à celui d'Edith. Ils
s'étaient enfermés et quelques minutes après on avait tout à coup
entendu des cris et des plaintes, mais les voisins, accoutumés aux
hurlements d'Arthur lorsqu'il apprenait ses rôles, ne s'en étaient pas
émus. Le jeune homme était descendu vers 7 heures et était peu après
remonté avec un bidon d'alcool à brûler. Dans la nuit, vers 2 heures
du matin il était descendu (la voisine d'en dessous, qui ne dormait
pas ayant mal aux dents, avait reconnu sa démarche qu'aucun autre pas
n'accompagnait, elle en était sûre). Depuis lors, nul n'avait eu la
moindre nouvelle d'Arthur Harris non plus que de la jeune personne qui
était montée chez lui.

Les magistrats avaient fait forcer la porte du logement fatal et les
découvertes les plus sinistres avaient été faites: taches de sang sur
le parquet et qui transparaissaient malgré un récent lavage, corde
suspendue au plafond, baquet, couperet, coutelas et la scie à main
récurés tout fraîchement et surtout, dans le poêle de fonte, des
fragments à demi carbonisés d'ossements. Le crime était patent. Harris
avait attiré chez lui sa victime et l'avait assassinée pour un motif
encore inconnu, mais sans doute passionnel. Il l'avait ensuite coupée
en morceaux dans l'espoir de dissimuler les preuves de son forfait.
L'alcool à brûler avait servi à brûler une partie du cadavre dont
l'assassin indubitablement avait emporté le reste dans sa valise qu'on
ne retrouvait pas.

L'émotion causée par ce qu'on appela «l'_Affaire de l'Institutrice
coupée en morceaux_» fut considérable. La férocité du crime, la
figure sympathique de la victime et l'énigme offerte par la fuite du
meurtrier qu'on recherchait en vain, firent une cause célèbre qui
passionna Londres, l'Angleterre et le monde entier. Les plus habiles
policiers lancés à la recherche d'Arthur Harris, les enquêtes les
plus actives menées dans les gares et les consultations demandées aux
maîtres de l'instruction criminelle, ne rapportaient aucun indice.
Le signalement de l'acteur fut expédié dans toutes les directions et
son portrait reproduit par tous les journaux. Arthur Harris alors, et
pendant plusieurs jours, occupa, on peut le dire, le monde civilisé, il
fut adopté comme sujet d'actualité et sa célébrité--comme criminel, il
est vrai--fut universelle.

       *       *       *       *       *

Un matin, on apprit que Harris était arrêté. Ce jeune homme au lieu
de s'enfuir pour un lointain pays comme l'opinion générale le pensait
et comme il l'aurait peut-être fait pour corser l'aventure, s'il
avait eu assez d'argent pour cela s'était tout simplement retiré dans
une auberge des bords de la Tamise et, sous un faux nom, passait ses
journées à pêcher à la ligne. Un de ses voisins occasionnels, mis en
défiance par certaines demi-confidences échappées à l'acteur sous
l'influence, semblait-il, d'une demi-ivresse, avait prévenu la police
régionale, laquelle, ravie d'une telle chance, s'était aussitôt emparée
du criminel que la foule, rassemblée et mise au courant par le policier
amateur avait à moitié assommé tout d'abord.

Harris, en très mauvais état, avait été ramené à Londres, soigné et
interrogé avec les égards dus à un assassin de son importance. Mais
alors le mystère si effrayant qui passionnait le monde s'était en un
instant crevé comme une bulle de savon. Le jeune homme, lorsqu'on
lui formula l'accusation portée contre lui et qu'il ne semblait pas
avoir encore comprise, avait montré une figure stupéfaite sous les
noirs qui la marbraient et expliqué qu'il n'y avait pas eu le moindre
crime, attendu qu'Edith s'était retirée en province pour soigner une
vieille tante qui se mourait et que lui Harris, en son absence, et vu
la poursuite de créanciers acharnés, avait réalisé un petit emprunt
et fui, sans rien dire à personne, se reposer au bord de l'eau. Il
n'avait depuis lors pas lu un seul journal ni avisé qui que ce soit de
sa retraite.

On lui parla des indices recueillis par l'enquête. Il expliqua que les
cris entendus provenaient d'une leçon de déclamation donnée par lui à
Edith, que celle-ci était descendue avec lui dans la nuit, à l'heure
d'aller prendre son train, que la corde pendue au plafond avait servi
non à suspendre un cadavre mais à faire des exercices de gymnastique,
que l'achat de l'alcool avait été nécessité par la cuisson du dîner et
que les os dans le poêle étaient ceux d'un lapin. Quant au sang par
terre il provenait d'une coupure qu'il montra à son doigt. Le tout
fut reconnu exact. Edith, du fond de sa province, répondit qu'elle se
portait très bien et que si elle était partie sans prévenir c'était
pour échapper aux assiduités gênantes d'un oncle des enfants qu'elle
instruisait!...

Voilà l'histoire! Harris, vous le comprenez, avait tout imaginé pour
se rendre célèbre et il avait réussi à mettre tout le monde dedans et
moi tout le premier, qui avais été chargé par la police de sûreté de
diriger l'enquête. Le plus drôle, du reste, c'est que le jeune homme,
comme bénéfices, ne récolta que la terrible rossée que la foule lui
infligea quand on l'arrêta et les quelques jours de prison qu'il fit.
Il fut mis en liberté au milieu du mépris public et sa gloire prit fin
en même temps que sa captivité. «Vous êtes innocent, vous n'avez aucun
intérêt», lui dit avec dégoût un impresario auquel il avait demandé un
emploi, en se targuant de son renom, et il dut quitter Londres pour
n'y pas mourir de faim et se réfugier en province, auprès de la fidèle
Edith, dans la maison laissée par la vieille tante.

Je me fis, du reste, un plaisir de lui envoyer comme souvenir, pour lui
rappeler l'enquête inutile qu'il m'avait fait faire, une traduction de
la fable de votre grand La Fontaine, vous savez, le geai qui prend les
plumes du paon...




L'HÉRITAGE


Mme Lefertin, ce soir-là, cousait dans la salle à manger auprès de
la table mise, quand M. Lefertin rentra. Elle le vit si pâle et si
agité qu'elle se dressa, laissant tomber son ouvrage.

--Octave, mon Dieu! es-tu malade?

--Personne ne peut nous entendre?

--Non! L'oncle Blaise est dans sa chambre, les enfants dans la leur et
la bonne dans la cuisine... Mais qu'y a-t-il?

M. Lefertin se pencha vers elle.

--Il est ruiné, souffla-t-il, tragique.

--Qui ça? Explique-toi: qui est ruiné?

--L'oncle Blaise! Je l'ai appris aujourd'hui, par hasard, au bureau.
Son banquier, tu sais bien? cet excellent Deveuse, ce noble vieillard,
ce financier éminent, cet ami d'enfance en qui il a toute confiance,
qu'il nous vante, qu'il nous prône, qu'il nous a obligés d'inviter à
dîner vingt fois et de traiter comme un prince, eh bien! ce phénix a
fait de mauvaises affaires, il a joué, il a... est-ce que je sais!...
Bref, il vient de lever le pied en laissant un passif formidable, et
l'oncle Blaise, qui lui avait confié malgré mes conseils tous ses
capitaux, est ruiné à plat. Il lui reste en tout et pour tout sa
pension viagère, à peine de quoi manger du pain dans un asile...

--Voyons, tu es bien sûr?...

S'il était sûr!... Il haussa les épaules et, accablé, se laissa tomber
sur une chaise.

--Mon Dieu! c'est affreux, dit Mme Lefertin. Alors, mous allons
devoir nous réduire! Alors, nous sommes, pour toute notre existence,
condamnés à la médiocrité! Alors, les enfants pour qui nous endurons
tout, depuis six ans, dans l'espoir de leur assurer cette fortune...

--Il n'y a plus de fortune!

Tous deux échangèrent un regard navré. La catastrophe les atterrait.
La seule espérance de leur vie morne s'écroulait; l'héritage de
l'oncle Blaise, dont l'attente leur donnait du courage dans les heures
difficiles et du prestige aux yeux de leurs relations, n'était plus...
Mais ils songèrent au vieillard lui-même, et une semblable fureur les
saisit.

--Il n'y a plus de fortune, reprit M. Lefertin d'une voix sifflante,
mais il y a toujours l'oncle...

--Il ne sait rien, naturellement, puisque depuis trois jours sa goutte
l'empêche de sortir... et comme il n'a pas reçu de lettres. Alors, tu
vas le prévenir?

M. Lefertin eut un ricanement.

--Pas du tout! Il apprendra cela demain ou après; probablement, on en
parlera dans les journaux, ou bien, peut-être, sera-t-il convoqué... je
ne sais pas... En tout cas je veux qu'il soit obligé de nous avertir
lui-même. Il sera peut-être un peu moins arrogant et moins hargneux que
d'ordinaire. Jusque-là, nous ignorons tout, c'est bien entendu...

--Quand je pense à ce que nous avons supporté depuis qu'il vit avec
nous! Quand je pense à ses exigences, à ses grossièretés... Il nous
met plus bas que terre! Il nous déshonore aux yeux de nos amis... On
a beau dire qu'il est vieux et qu'on le supporte par bonté... Non, il
nous en a fait trop! Et c'est la plus belle chambre, et c'est tous les
jours une scène pour les menus, et il traite les enfants... j'en ai les
larmes aux yeux... Et sous prétexte qu'on ne se gêne pas en famille,
il agit ici comme il n'oserait pas le faire dans un hôtel garni!
Quant à moi, c'est bien simple, il me parle comme je ne parle pas à ma
servante...

--Et les vieux gâteux qu'il appelle ses amis et qu'il nous impose! Et
tu te rappelles quand je lui ai demandé de m'avancer cinq cents francs,
cette histoire!...

Ils continuèrent à évoquer, avec une exaspération croissante, leurs
rancunes. L'oncle Blaise, revêche, autoritaire, égoïste et exigeant,
les tyrannisait effectivement depuis six ans. Mais tous deux jusque-là,
fascinés par l'héritage, avaient fait de leur mieux pour n'y point
prendre garde. Maintenant, ils s'étonnaient eux-mêmes d'avoir tant de
griefs; ils s'exaltaient au souvenir de mille blessures supportées
patiemment pour l'amour de l'argent; ils s'émerveillaient, de bonne
foi, d'avoir eu tant de mansuétude.

--Enfin, à quelque chose malheur est bon, conclut Mme Lefertin.
Cette histoire va nous débarrasser de lui, bien entendu.

--Tu peux y compter! D'ailleurs, lui-même, quand il apprendra qu'il
est ruiné, n'aura certes pas l'audace de s'imposer davantage. Et je le
verrai partir sans regrets ni remords, je t'assure. Il nous a assez
souvent menacés de nous quitter, d'aller vivre ailleurs... Mais en
attendant, puisque personne ne sait rien, ni toi, ni lui, ni moi...
je vais dès ce soir lui dire son fait. Parfaitement, je me donnerai le
plaisir de lui exprimer ma façon de penser... Oh! sans violence, sois
tranquille, c'est un vieillard!... Je resterai calme, mais je veux ma
revanche... Chut, voilà son pas...

Un vieillard parut, osseux, les mâchoires hérissées d'une courte barbe
grise, les yeux vifs sous des sourcils touffus.

Il portait une redingote noire dépenaillée, des pantoufles vertes, et,
au cou, un foulard sale.

--Te voilà encore à coudre à côté du couvert, pour fourrer des
épingles dans les assiettes, dit-il, hargneux, à Mme Lefertin...
Enfin, est-ce qu'on dîne? Il est sept heures et demie et je n'aime
pas attendre! Jacques! Paul! cria-t-il en se tournant vers la porte,
arrivez-vous, galopins?

Deux garçons de huit et dix ans étant, à cet appel, accourus, on se mit
à table. L'oncle Blaise parlait seul. Il proférait despotiquement des
vérités politiques hostiles aux convictions de M. Lefertin; il eut,
pour Mme Lefertin, des mots blessants à propos d'une blanquette de
veau dont la sauce était sans moelleux; il rudoya la servante qui ne
lui donnait pas assez vite du pain.

Mme Lefertin restait calme. M. Lefertin se contenait, soutenu
d'ailleurs par la perspective d'une prochaine vengeance.

--Allez dans votre chambre finir vos devoirs avant de vous coucher,
dit-il à ses fils quand, après le dessert, la bonne eut apporté la
camomille de l'oncle Blaise.

Celui-ci alluma une courte pipe dont l'odeur forte emplit la pièce.
Mme Lefertin toussa.

--Qu'est-ce qui te prend? dit l'oncle. En voilà des grimaces! La fumée
te fait tousser, maintenant!

--Je vous prie de parler à ma femme sur un autre ton, interrompit
sèchement M. Lefertin.

L'oncle sursauta.

--Quoi? Qu'est-ce que vous dites, vous?

--Je dis que nous en avons assez! Je dis que nous avons trop longtemps,
ma femme et moi, supporté votre despotisme! La fortune ne donne à
personne le droit d'être impoli. Nous avons patienté à cause de votre
âge, espérant que vous comprendriez, un jour ou l'autre, qu'agir ainsi
est une lâcheté de votre part. Oui monsieur, une lâcheté, je maintiens
le mot...

--Oui, c'est une honte, prononça Mme Lefertin, frémissante de
rancune, une honte, vous entendez, mon oncle!... Du reste, je vous
renie et je demande pardon à mon mari de lui avoir trop longtemps
imposé... Mais la coupe déborde! Il faut nous séparer! Tant pis, nous
en avons assez!

L'oncle tout d'abord avait paru ahuri de l'attitude nouvelle des
Lefertin. Soudain, d'un coup de poing, il fit trembler la table.

--Bravo! cria-t-il, j'aime ça! Oui, saperlipopette, c'est bien! c'est
très bien! Parfaitement, ça me dégoûtait de vous voir avaler toutes
mes avanies sans piper parce que je suis riche. Vous vous rebiffez,
vous avez de la dignité, vous m'envoyez au bain en vous fichant
des conséquences, ça me va! C'est chic! Je crie bravo! Et soyez
tranquilles. Je reste avec vous. Je ne m'en vais pas, et je serai poli
et gentil comme je l'aurais été si je ne m'étais pas fourré dans la
tête dès le premier jour que vous étiez trop à plat ventre devant mon
argent pour jamais vous regimber!... Et n'ayez pas peur, je vous laisse
tout. Pas plus tard que demain, je fais mon testament. J'hésitais
encore, je vous le dis franchement! Maintenant ça y est, mes bons amis,
je vous laisse tout!

Avec une cordialité expansive qu'il ne leur avait jamais témoignée il
leur tendit les mains. Et eux, ne sachant que dire, se regardaient,
gênés, honteux, furieux, pendant que l'oncle, qui n'avait plus rien,
répétait avec effusion: «Mes bons amis, je vous laisse tout. Je vous
laisse tout...»




UN BON CONSEIL


Après le pont, au croisement des deux routes, devant la maison où il y
avait écrit: «Café-Restaurant», M. Bridol arrêta sa voiture--une petite
auto qu'il conduisait lui-même--et descendit avec légèreté et élégance.

La maison était neuve et pimpante. Des bosquets ainsi qu'un beau verger
y attenaient. M. Bridol lui jeta un regard tendre et, avec un regard
plus tendre encore, entra dans la salle du café. Une servante achevait
de ranger les tables. Au fond, derrière un comptoir, une jeune femme
brune brodait. Elle leva la tête:

M. Bridol, armé de toutes ses grâces, traversa la salle et vint,
familièrement, s'accouder au comptoir. Une glace au mur refléta sa
cravate bleu de roi, sa chevelure bouclée, sa figure moutonnière, sa
moustache en crochets. Il souriait, galant et langoureux, et discourait
chaleureusement. Pour une grosse maison de Versailles, il plaçait
avec succès du vin dans toute la région. Ici, il essayait aussi de
placer son cœur. Depuis des mois, il était amoureux de Mme May,
la propriétaire du café. Il était amoureux de sa beauté fraîche et
potelée; il était amoureux de sa gaieté malicieuse, bien qu'elle le
désespérât, disait-il; il était amoureux de son caractère décidé et
pratique; elle dirigeait si bien sa maison depuis six ans qu'elle
était veuve, elle en avait fait une si bonne maison qui rapportait
tant d'argent. Tâche trop lourde pour une femme, d'ailleurs, et où il
faisait l'appui dévoué d'un homme entendu, qui soit du métier et qui,
en même temps, puisse tenir son rang. M. Bridol avait la conviction
qu'il était désigné pour être cet homme. Malheureusement, il avait
jusqu'alors essayé en vain de le faire comprendre à Mme May.

Ce jour-là encore, tirant tous les effets possibles de ses moustaches,
de sa chevelure, de ses yeux et de ses dents, il mélangeait ardemment
le sentiment et les affaires. Il affirmait alternativement les
qualités de ses vins et les qualités de son amour. Mme May, sans
s'effaroucher, riait, plaisantait et secouait la tête: elle ne voulait
pas se remarier. Il le savait bien! Elle le lui avait dit mille fois.

M. Bridol, stupéfait de cette insensibilité persistante et qu'il
n'arrivait pas à s'expliquer, dans la grandeur de sa vanité, toucha
alors une autre corde qu'il avait déjà essayé de faire vibrer:
n'avait-elle pas peur de vivre seule ainsi? Le soir, quand les
servantes et le jardinier étaient partis, ne se trouvait-elle pas
inquiète et menacée dans cette maison isolée, où l'on savait qu'il n'y
avait pas d'homme?

Elle haussa les épaules. Non, elle n'avait pas peur. Sa maison fermait
bien, les portes et les volets étaient solides. D'ailleurs, la contrée
était sûre...

Il hocha la tête, soucieux. Il avait vu, sur la route, pas plus tard
que tout à l'heure, des figures de bagne qui cherchaient sûrement un
coup à faire. Et ce n'était pas la première fois. Il l'avait déjà
prévenue. Elle s'exposait au danger...

Elle rit encore, mais sans conviction, lui sembla-t-il. Il répéta:

--Ah! si vous vouliez, si vous vouliez!...

Et, avec un grand soupir pathétique, il lui serra significativement la
main et s'en alla.

Il avait une idée nouvelle, une idée magnifique, impressionnante, qui
le mènerait au succès. Et il arrêta son plan.

Trois jours après, par une nuit noire et pluvieuse, peu avant minuit,
M. Bridol quitta Versailles dans sa voiture. Auprès de lui, sous la
capote relevée, un loqueteux était assis, qui, d'un air béat, tirait
sur un cigare.

--Vous avez bien compris? demanda M. Bridol. Vous savez bien ce que
vous avez à faire?

Le loqueteux avait surtout compris que ce monsieur, qui l'avait ramassé
sur la route et lui avait payé, dans un caboulot, un copieux dîner et
plusieurs petits verres, lui avait promis cinquante francs pour faire
quelque chose. Quoi? C'était, dans son esprit, demeuré vague.

--Si des fois vous recommenciez à m'expliquer, ça serait pas du lusque,
déclara-t-il franchement.

--Eh bien! je vais vous amener auprès d'une maison derrière laquelle
il y a un jardin. Le mur est bas, vous l'escaladez, vous avancez dans
le jardin jusqu'à la maison. Vous en faites le tour comme quelqu'un
qui cherche à entrer. Puis vous revenez au fond. Il y a un poulailler.
Vous tordrez le cou à deux ou trois poules... Et ayez bien soin de les
laisser crier. Faites beaucoup de bruit, qu'on vous entende, et jetez
deux ou trois coups de sifflet...

Le loqueteux, qui, de ses ongles sales, grattait sa barbe hirsute,
sursauta.

--Si je fais du potin, on sortira et on me tombera dessus. Merci bien.

--Mais non, soyez tranquille. Il n'y a qu'une seule personne, qui
n'osera pas bouger. C'est moi qui arriverai au bruit, comme si je
passais par hasard avec ma voiture et que je vienne au secours. Alors
vous vous sauverez en repassant le mur, et moi, je tirerai des coups de
revolver...

--Où ça?

--N'importe où! dans le mur, dans un arbre...

--Pas de mon côté, hein? Ayez l'œil! C'est traître ces outils-là... Et
puis?...

--Vous filerez où vous voudrez. N'ayez pas peur, on ne vous poursuivra
pas. Du reste, je serai là pour indiquer une fausse direction et,
s'il y a enquête, je donnerai un faux signalement. Du reste, je vous
répète que ça ne tire pas à conséquence, c'est une blague que je fais à
quelqu'un.

--Je trouve pas ça rigolo, murmura le loqueteux. Des trucs comme ça,
c'est pas mon genre. Enfin, chacun son goût. Et les cinquante francs?

--En voilà vingt-cinq. Et soyez demain soir à l'endroit où je vous ai
rencontré. Vous aurez les vingt-cinq autres, et même cent sous de plus
si je suis content de vous.

--On fera son possible.

Ils ne dirent plus rien. M. Bridol était en proie à l'allégresse. Il
éprouvait aussi une forte admiration pour lui-même. Ce plan, qui lui
avait été inspiré par le vague souvenir d'avoir lu ou entendu raconter
quelque chose de semblable, lui apparaissait comme génial. Mme May,
réveillée et terrorisée par les bandits, puis sauvée par lui surgissant
en héros, ne pouvait manquer d'accéder enfin à ses vœux... Peut-être
même, dans l'émoi et la gratitude du premier moment... Il l'imaginait
en toilette de nuit, palpitante et tombant dans ses bras...

Mais il arrêta sa voiture. On était arrivé. La pluie avait cessé. Une
lueur de lune passait par intervalles. M. Bridol montra le petit mur
au loqueteux, qui, pris d'un scrupule, demanda s'il pouvait, en se
sauvant, emporter les poules tuées.

M. Bridol dit oui et le vit escalader maladroitement. De l'autre côté,
il dégringola sur des châssis vitrés et le vacarme fut grand. M.
Bridol l'entendit jurer et se débattre. Aussitôt, certain que Mme
May devait être réveillée, il bondit à son tour au sommet du mur et
sauta dans le jardin. Les chiens du voisinage aboyaient de toutes leurs
forces. Le loqueteux, épouvanté, repassait le mur en grande hâte. M.
Bridol brandissait son revolver pour tirer, quand, au premier étage
de la maison, une fenêtre s'ouvrit brusquement. Un coup de feu raya
l'ombre. Le plomb fit tomber un plâtras non loin de M. Bridol.

--Je te vois, canaille! cria une voix forte. N'essaye pas de te sauver
ou je te flanque mon second coup! Les mains en l'air et avance le long
de l'allée jusqu'à la maison. Obéis ou tu es mort!

Terrifié, la sueur au front, les jambes flageolantes, M. Bridol obéit
et, tout en avançant, d'une voix étranglée, il lançait des explications:

--Je suis Bridol! Ne tirez pas! Je suis Bridol, le placier en vins...
Mme May sait bien...

Il y eut un petit cri de surprise, puis un chuchotement à la fenêtre,
et, une minute après, devant M. Bridol que la crainte paralysait, la
porte de la maison s'ouvrit. Un gaillard de haute taille, à demi vêtu
et le fusil à la main, s'y tenait.

Derrière son épaule apparaissait Mme May. charmante et ébouriffée,
une lanterne à la main.

--C'est bien M. Bridol, dit-elle.

--Qu'est-ce qui s'est passé? Qu'est-ce que vous faites ici? demanda
l'homme au fusil.

M. Bridol, dont la consternation était indicible, eût bien voulu lui
poser la même question, mais il n'estima pas que sa situation le lui
permettait. Il raconta qu'il regagnait Versailles dans sa voiture
lorsqu'il avait vu de loin des malfaiteurs se faire la courte échelle
pour s'introduire dans le jardin. Alors, n'écoutant que son courage, il
s'était précipité à leur suite pour défendre Mme May.

L'autre lui tendit la main.

--Ça, c'est d'un homme qui n'a pas peur! Et je vous en remercie, parce
qu'enfin j'aurais pu ne pas être là...

--C'est mon cousin, le garde-chasse, expliqua Mme May, un peu
rougissante. Vous comprenez, monsieur Bridol, je lui ai demandé de
venir loger ici, quand il est libre, tant vous m'avez fait peur
avec toutes vos histoires de voleurs. Je vois que vous avez eu bien
raison!...




AU BORD


--Toto, resteras-tu tranquille pendant que je te lave la figure! Et
toi, Jules, veux-tu tenir droite ta petite sœur, sans ça tu auras
affaire à moi, je ne te dis que ça! Louise, mets tes bas! Ne reste pas
les pieds nus sur le carreau, ou je te giffle!... Sapristi, et le père
qui ne se lève pas! Il va encore se mettre en retard, c'est sûr...

Abandonnant pour un moment le débarbouillage hâtif de ses cinq enfants,
Mme Arsin se précipita dans la seconde pièce du pauvre logement.
Dans un lit aux draps troués, un homme maigre et long, au visage creux
barbu de gris, ouvrit des yeux effarés de sommeil parmi les mèches
ébouriffées de ses cheveux.

--Hein? Quoi! Quelle heure est-il?

Rouge et mal peignée, la face suante, les poings aux hanches, énorme
dans une camisole déteinte, sa femme l'invectivait.

--Tu n'es pas levé? Ah ben! merci, monsieur se la coule! Il y a deux
heures que je suis debout, moi! Quelle heure est-il?... Il est l'heure
d'être en retard! Si c'est pas honteux!...

Sans répondre, il s'était levé et revêtait vite ses habits râpés. Elle
continua:

--C'est pas le moment de flemmer, pourtant! Tu sais bien que tu dois
avoir une gratification à la fin du mois. Si tu as des retards, tu ne
l'auras pas! Alors qu'est-ce qu'on fera? Je ne sais pas déjà comment
m'en tirer! Louise et Toto n'ont plus rien aux pieds, le cordonnier
d'en bas n'a plus voulu réparer leurs chaussures, en disant qu'on
ne pouvait pas coudre dans des trous. Ils ne peuvent pourtant pas
marcher pieds nus, ces enfants! Et moi non plus, je n'ai plus de
souliers; depuis deux mois que j'attends pour m'en acheter, je vais en
savates!... Ça ne peut pas durer!... Et le pharmacien avec sa note!
Et Cécile qui continue à tousser! Il lui faut encore du sirop à cette
petite!... Ah! non, c'est pas le moment de perdre des gratifications en
flemmant!... Allons, ouste, dépêche, avale ta soupe et file, faut que
j'aille au lavoir. Tiens, v'là ton pain et ta saucisse pour midi. Et
si, après avoir mangé, tu fais l'économie du café, ça me fera plaisir.
Promène-toi pendant ton heure, et si tu as soif, avale une gorgée d'eau
à une fontaine, tu ne t'en porteras pas plus mal... Allons file, je te
dis!...

Vers la banque où il était employé, Arsin s'en alla par les rues
pleines de l'animation matinale. C'était une grande ville riche et
commerçante; il l'habitait depuis six ans, et tous les matins il
faisait le même chemin. Ce matin-là, en marchant, il songeait à sa vie.
Il y songeait avec un dégoût sans espoir. Le passé, le temps où il
était jeune, où il avait eu de l'argent, où il avait eu de l'ambition,
lui semblait démesurément lointain et comme le souvenir d'un autre
lui-même. Il avait tout perdu: sa jeunesse en tentations capricieuses
et sans suite, en paresses infécondes; son argent en plaisirs vaniteux,
en fantaisies déraisonnables et imprévoyantes; son ambition à force de
déboires. Il songeait à cette femme qu'il avait épousée par coup de
tête, bien qu'elle fût sans fortune ni éducation. Comme elle avait été
jolie, comme elle avait changé, comme elle lui était devenue pénible
et étrangère, tous les jours davantage, le long de leur vie côte à
côte! Et il songeait avec horreur à leur misère, décente d'abord,
masquée par les vestiges de sa petite fortune, puis sordide, tragique,
torturante, jusqu'au jour où un parent opulent et méprisant, qui
passait à Paris pour affaires, lui avait offert, chez lui, en province,
pour l'empêcher de mourir de faim, cette place mesquine qu'il occupait
maintenant.

Il entra dans la banque, mais comme il gagnait le bureau où il
travaillait, la porte du sous-directeur s'ouvrit:

--C'est vous, Arsin? cria cet homme important. Je vous attendais.
Valou, l'encaisseur, est malade, et le patron a dit que vous alliez le
remplacer aujourd'hui. La tournée est très importante, puisque c'est
une fin de mois. Entrez, je vais vous expliquer.

Arsin entra et écouta les explications. Faire une chose ou une autre
lui était indifférent. Un quart d'heure plus tard, muni d'un vaste
portefeuille à serrure, il sortit de la banque.

Il commença sa tournée. Le matin il devait faire la ville même,
l'après-midi les faubourgs et la banlieue. Il allait sans hâte, guidé
par sa liste d'adresses, et l'argent qu'il touchait s'engouffrait à
mesure dans le vaste portefeuille à serrure. Enveloppés dans du papier,
son pain et sa saucisse étaient dans sa poche. Il les mangea vers midi,
dans un square, et fit ensuite quelques pas pour gagner un café bon
marché et y passer une demi-heure, ce qui était son plaisir quotidien.
Mais il se souvint des ordres de sa femme et se contenta d'avaler, en
se cachant, une gorgée d'eau à une fontaine publique. Ensuite, ayant
épargné quelques sous, il sortit du square et reprit sa tournée.

Les heures passèrent. Arsin, à force de marcher, était fatigué, et les
liasses de cet argent, qu'il touchait et qui n'était pas pour lui,
alourdissaient le grand portefeuille, maintenant gonflé.

--C'est lourd cent mille francs, se dit-il.

Il songea qu'il avait un peu plus que cette somme. Il alla à la
dernière adresse marquée sur sa liste, toucha douze mille francs, et sa
tâche fut finie. Il était en avance et marchait à pas lents. Il avait
soif, mais résista de nouveau au désir d'entrer dans un café. Une femme
le croisa. Elle était fardée, mais jeune et jolie; elle l'enveloppa
d'un coup d'œil professionnel qu'elle interrompit en le voyant si
minable. Il eut un petit rire, en songeant à la somme qu'il portait...
Et soudain une pensée le fit tressaillir et blêmir. Il fit encore
quelques pas, il haletait un peu. Il vit qu'il était près d'une gare.
Un banc était à côté de lui, il s'y laissa tomber.

Un temps passa. Arsin réfléchissait, et la sueur coulait de ses tempes
creuses.

--C'est cela, murmura-t-il, si bas que lui-même n'entendit pas sa voix.
Oui. C'est cela... J'achète un cache-poussière, une casquette, je me
fais raser. Dans une autre ville, je trouverai d'autres vêtements, je
me ferai teindre les cheveux... Des papiers... Bah! je m'arrangerai...
Je vais envoyer un mot à la banque pour dire que j'ai été retardé, un
mot à ma femme pour dire que je travaille ce soir... Et ce soir je
serai loin. Il y a un train dans une heure... J'ai assez pour faire
n'importe quoi, pour gagner une fortune... et c'est déjà une petite
fortune que j'ai là... De quoi vivre... vivre un peu pendant les
quelques années que j'ai avant d'être trop vieux... Vivre libre... loin
de tout...

Il fit un mouvement pour se lever, mais s'arrêta et, penché en avant
sur son banc, son portefeuille gonflé, serré contre lui, la tête dans
ses mains, il resta là pendant un temps dont il ne connut jamais la
durée. Enfin il releva une face bouleversée, vieillie encore, et se dit
d'une voix rauque:

«Je ne peux pas...»

Il se dressa, regagna la banque, déposa l'argent et rentra chez lui.

--J'ai le sirop de la petite, lui cria Mme Arsin, rouge, en nage et
dépeignée, parmi les enfants piaillants et qui se chamaillaient. Et
pour les chaussures, j'ai trouvé quoi faire. Je m'en passerai et Louise
et Toto en auront. Jules, je vais te giffler si tu tiens ta sœur de
travers. Allons, à la soupe!

Elle mit la soupière sur la table et, soudain irritée, se retournant
vers son mari:

--Tu rentres à une jolie heure, dis donc! Qu'est-ce que tu as fait. Tu
nous fais une jolie vie! D'où viens-tu?

--Je viens de très loin, dit Arsin.

Et il s'assit, résigné, puisque c'était à cause d'eux qu'il n'avait pas
pu...




MADAME PAUL


--Deux heures et demie... Bigre, il faut que je file continuer ma
tournée. Au revoir, madame Paul.

--Au revoir, monsieur Morin.

Le client, un voyageur de commerce qui était entré pour se rafraîchir,
paya sa canette de bière, regagna sa voiture et s'éloigna. Mme Paul,
une femme de quarante à quarante-cinq ans, au visage fatigué sous
ses cheveux bruns mêlés de gris, rinça le verre, le remit en place
et, traversant la salle déserte de sa petite auberge, vint sur la
porte. Il faisait chaud, une pluie lourde commençait, dont les gouttes
s'écrasaient dans la poussière de la grande route.

C'est alors que l'homme parut, sortant de la route qui, en face de
l'auberge, s'enfonçait dans les bois. Il était de haute taille, vêtu
d'un complet gris en loques, coiffé d'un chapeau sale, rabattu sur son
visage maigre que hérissait une barbe rousse et grise.

En le voyant traverser la route, Mme Paul rentra. Deux minutes
après, l'homme rouvrait la porte.

--Qu'est-ce que vous voulez?

--Je voudrais boire et manger.

Elle eut un tressaillement. Il ôta son chapeau. Elle vit ses yeux.

--Mon Dieu, c'est toi!...

Elle se laissa aller sur une chaise. Elle suffoquait.

--Il n'y a personne que toi, ici, n'est-ce pas? demanda-t-il à voix
basse.

--Non, personne... Mon Dieu, c'est toi!... Pourquoi ne m'as-tu jamais
donné signe de vie?... Qu'est-ce que tu as fait depuis plus de douze
ans que tu es parti?... Mais, pourquoi reviens-tu maintenant?

Il dit seulement:

--J'ai attendu dans le bois jusqu'à ce que j'aie été sûr qu'il n'y ait
plus personne ici... Mais, donne-moi à manger d'abord. On causera après.

Elle courut lui chercher de la viande froide, du pain et de la bière.
Il dévora silencieusement. Elle le regardait; des larmes qu'elle ne
pouvait retenir coulaient sur ses joues. Quand il eut fini, elle lui
versa une tasse de café et un petit verre de cognac. Alors, il se
trouva mieux.

--Ça fait du bien. Il y a plus de huit jours que j'ai pas mangé assis
et à ma suffisance... Encore un petit verre, hein?...

--Tu es dans la misère? demanda-t-elle.

Il ouvrit les bras pour mieux montrer ses loques.

--Tu n'as qu'à me regarder. Mais, c'est bien fait. C'est de ma faute.
Pourquoi est-ce que je suis parti? Pourquoi est-ce que je t'ai quittée?
J'en suis pas à mon premier regret ni à mon premier remords, va...
Quand je pense que j'avais eu la veine de tomber sur une femme comme
toi, et travailleuse, et honnête, et jolie, et tout... Et qu'après dix
ans de mariage et de bon accord...

Elle eut un sursaut d'indignation.

--Dix ans de bon accord?... Tais-toi donc; tu sais bien que tu m'as
toujours fait souffrir!...

--C'étaient des bêtises. Tu étais jalouse pour un rien...

--Et c'est un rien aussi que d'être parti comme ça, sans un mot, que
d'avoir filé en me laissant là avec trois enfants...

--Non, ça c'est un coup de folie qui m'a pris. Un coup de folie, il n'y
a pas d'autre mot. Mais j'ai été bien puni, va; je l'ai assez regretté;
j'ai eu assez de malheurs!...

Il tressaillit. On avait marché sur la route.

--Dis-donc, reprit-il, l'air inquiet, c'est pas la peine qu'on me voie
ici, comme ça, tout d'un coup, hein? Si nous allions dans la petite
salle, pour causer?

Elle l'accompagna dans un petit cabinet donnant sur le jardin. Il avait
apporté avec lui la bouteille de cognac.

--Ça va bien les affaires? demanda-t-il.

--Oui, à peu près. Quand tu as été parti dans les premiers temps je ne
sais pas comment j'ai fait pour m'en tirer, seule, sans argent, avec
les enfants à élever. J'ai cru que je mourrais à la peine. A présent,
ça va à peu près.

Elle parlait maintenant sans colère. Elle n'avait jamais pu avoir de
colère contre cet homme qu'elle avait tant aimé. Elle le regardait et,
malgré l'âge, malgré l'indigence, malgré la déchéance, retrouvait en
lui les vestiges de ce qu'il était jadis. Mais quels vices et quelles
fautes avaient marqué son visage? Pourquoi avait-il cette expression
effarée et de tels regards d'inquiétude vers le dehors?

--Qu'est-ce que tu as fait? lui dit-elle brusquement.

Il sursauta et elle crut le voir rougir.

--Je n'ai rien fait! En voilà une question? Quand je suis parti à cause
de ce coup de folie...

--Tais-toi donc! interrompit-elle violemment. Tu es parti avec la
comptable de M. Deluize.

--C'est pas vrai. C'est des histoires... Enfin, bref, quand j'ai eu
fait ce coup de folie, j'ai essayé de réussir, de faire fortune, tu
comprends? pour revenir te demander pardon après. Je n'ai pas réussi.
J'ai fait de mauvaises connaissances, j'ai mangé ce que j'avais
d'argent... et alors dame, j'ai pas osé revenir... Mais, maintenant, me
voilà vieux... J'ai voulu te revoir avant de mourir...

Elle ne répondit pas.

Il demanda:

--Où sont les enfants?

--Cécile est mariée avec Bernard, le voiturier. Emile est cocher chez
eux, mais il habite ici. Eugénie est couturière; elle fait des journées
au château, et le garde-chasse l'a demandée. Ils vont se marier à
l'hiver...

--Mais quel âge donc qu'elle a?

--Dix-huit ans bientôt...

--C'est vrai... elle avait cinq ou six ans quand... Sûrement, je la
reconnaîtrais pas... et les autres non plus, probable... Dis donc,
qu'est-ce qu'ils pensent que je suis devenu, moi, leur père?... On me
croit mort, hein? Et ça vaudrait mieux pour tout le monde... pour moi
tout le premier...

--Qu'est-ce que tu vas faire? interrompit-elle.

--Ben... je ne sais pas trop... Est-ce que je ne pourrais pas... En ce
moment-ci, tu comprends, vaut mieux que je ne me montre pas... J'ai
eu des ennuis... à Paris... Oh! rien de grave: un malentendu... pour
des bijoux... Alors, peut être que je pourrai rester ici à bricoler en
attendant que ça se tire un clair...

Elle devint pâle.

--Ecoute, reprit-elle après un moment de silence, tu resteras si tu
veux. Malgré tout ce que tu m'as fait, jamais je ne te dirai de t'en
aller. Mais il y a les enfants. Tu sais bien que tu ne peux pas te
cacher ici. Tout le monde saura, au bout de deux jours, que tu es là.
Le garde champêtre te connaît, et aussi deux des gendarmes qui étaient
déjà là avant que tu partes... Te voir revenu, tu penses si ça fera
parler... On s'informera, on voudra savoir. Alors... Je ne te parle
pas de moi... mais pour les enfants, pour Eugénie, qui va se marier...
Bref, ils ne méritent pas ça...

--Ça! Quoi? demanda-t-il, sans oser la regarder.

--Qu'on t'arrête ici, souffla-t-elle. Non, non, ne dis rien, ce n'est
pas la peine. C'est à toi de juger. Moi, je ne sais pas ce que tu
risques... C'est toi, qui sais...

Elle alla à son tiroir-caisse, qu'elle ouvrit, et revint.

--Tiens, voilà de l'argent. Tout ce que j'ai... Alors, décide... Si
tu peux rester, s'il n'y a pas de danger... C'est très bien... Tu es
chez toi. On dira ce qu'on voudra, ça m'est égal... Tu es mon mari, tu
reviens. C'est tout... Mais, si tu ne peux pas rester... S'il y a du
danger... Alors!... alors... décide toi-même... réfléchis... Moi je ne
sais pas, tu comprends...

Elle essayait de parler avec calme, mais tremblait violemment. Il
restait effaré, tenant l'argent dans sa main serrée. Elle le laissa
dans la petite salle et passa dans l'autre. Après quelques minutes,
elle entendit le bruit d'un pas et le bruit d'une porte. A travers les
vitres, elle vit l'homme qui sortait du jardin. Il s'en allait.

Il entra dans l'ombre verte de la route qui s'enfonçait dans la forêt.

Quand elle ne le vit plus, elle essuya ses yeux brouillés de larmes.

--Il n'a jamais été un méchant homme, murmura-t-elle.




UN VOLEUR


Il était plus de minuit. M. Fallaire, étendu, en pyjama mauve, dans un
fauteuil, fumait un cigare devant la fenêtre de la chambre à coucher
de sa villa. Le store était baissé et la lumière éteinte. Dans l'ombre
M. Fallaire rêvassait, se disait qu'il est agréable de vivre quand on
est jeune encore, riche, bien portant, célibataire et aimé d'une femme
exquise... Sa pensée s'envola, émue et tendre, vers la villa voisine,
mais bientôt se noya dans une heureuse somnolence...

M. Fallaire sursauta soudain. On frappait.

--Monsieur, monsieur! Est-ce que monsieur n'a pas entendu? Que monsieur
n'allume pas. Il y a un voleur dans le jardin!

M. Fallaire bondit vers la porte non sans se heurter cruellement à
un meuble. Sur le palier, qu'éclairait faiblement la lanterne de
l'escalier, il vit son domestique, à demi vêtu et blême.

--Il y a un voleur dans le jardin, monsieur. J'ai entendu comme un cri
et puis des pas sur le gravier.

M. Fallaire avait de l'énergie. Rentrant à tâtons dans sa chambre, il
endossa vite un long caoutchouc sur son pyjama, prit son revolver et
revint.

--Allons-y! dit-il d'une voix brève.

--Oui, monsieur, répondit Justin sans enthousiasme. Mais je n'ai pas de
revolver, moi. Je vais prendre la hachette à l'office. Je suis monsieur.

M. Fallaire préférait être accompagné. Il attendit Justin pour
entre-bâiller, sans bruit, la porte sur le jardin... Il entendit le
gravier crier faiblement, entrevit, dans la nuit douteuse, une ombre
qui, d'un buisson, se traînait vers un autre.

Il s'élança, son revolver à la main. Justin brandissait sa hachette. Se
voyant découverte, l'ombre sortit de son buisson:

--Halte ou je tire! Saisissez-le, Justin! Haut les mains, canaille!

--Oui monsieur, oui monsieur, bégaya une voix étranglée.

L'homme avait levé les bras. Justin, voyant qu'il n'y avait pas de
danger, le saisit au corps.

M. Fallaire braquait sur lui son revolver.

--Avez-vous des complices?

--Non, monsieur. Je ne suis pas ce que vous croyez. Je voudrais
m'expliquer...

--Assez, canaille! Tenez-le bien, Justin!

--Oui monsieur, mais que monsieur prenne garde à son revolver. Ça part
des fois sans qu'on s'y attende et je suis juste devant...

--Monsieur, reprit le prisonnier, ma situation, je le sais, est
suspecte, mais accordez-moi quelques minutes d'entretien... Je vous
expliquerai... à vous seul... Que votre domestique me ligote si vous
voulez...

--Soit, dit M. Fallaire, que la curiosité saisissait. Rentrons.

Justin poussa l'homme.

--Doucement, s'il vous plaît, gémit celui-ci. J'ai un pied foulé.

Quelques minutes plus tard, M. Fallaire, dans sa salle à manger, son
revolver devant lui, sur la table, se trouvait seul avec le prisonnier
dont Justin avait lié les mains et que la lumière éclairait en plein.
C'était un jeune homme de vingt-huit à trente ans, brun, d'aspect
élégant et distingué, malgré son actuelle détresse. M. Fallaire eut
l'impression de l'avoir déjà vu.

--J'attends vos explications, dit-il.

--Monsieur, je viens de sauter de la fenêtre du petit pavillon qui
fait partie de la propriété voisine et qui est adossé au fond de votre
jardin... Dois-je vous en dire plus?

--Il me semble! Je ne comprends pas. La propriété voisine est celle de
M. et Mme Marrois dont je suis l'ami...

--Je le sais bien. J'ai dîné chez eux avec vous l'hiver dernier,
monsieur Fallaire. C'était un grand dîner, vous ne m'avez pas remarqué,
sans doute. Je m'appelle Paul Beuvron... Mes cartes sont dans mon
portefeuille.

--Je persiste à ne pas comprendre, dit M. Fallaire, qui semblait
contenir une émotion violente. Que faisiez-vous dans ce pavillon?
Pourquoi vous enfuir comme un voleur?

--Parce que M. Marrois est rentré de Paris à l'improviste. Est-il
besoin d'insister, monsieur? Dans ce pavillon... je suis déjà venu
plusieurs fois... «On» gagne le parc par la serre. «On» vient m'ouvrir
la petite porte de la ruelle et je sors par le même chemin. Ce soir, au
bruit de la voiture de M. Marrois, «on» m'a quitté précipitamment sans
songer que je ne pouvais sortir, n'ayant pas la clé... Que faire? J'ai
attendu que tout soit apaisé un peu, puis j'ai sauté par la fenêtre
pour gagner la route en traversant votre jardin... Mais j'ai sauté si
malheureusement que je me suis foulé un pied.

--«On» vous rejoint souvent dans ce pavillon, dites-vous... Mais...
qui... vous rejoint? demanda M. Fallaire d'une voix sourde.

--Qui?... Eh bien! monsieur... c'est... c'est Mme Lehallier,
la cousine de M. Marrois. Mais ce nom que vous m'arrachez,
ensevelissez-le...

--Ah! ah! ah! pas possible! hurla M. Fallaire, pris d'une joie
convulsive. Comment, cette grosse veuve sans coquetterie, qui ne semble
s'intéresser qu'aux repas? Ça, par exemple, c'est drôle! Elle est
inflammable!... Excusez-moi, monsieur, je plaisante, c'est une femme
charmante et elle est bien libre... Ah! ah! ah! Mais laissez-moi vous
débarrasser de ces liens ridicules... Et acceptez un verre de vieux
cognac. Ça vous remettra.

Il ôta son caoutchouc qui le gênait, puis, empressé, délia les poignets
du jeune homme et servit le cognac, riant toujours.

--Là... encore un petit verre... Il est bon, n'est-ce pas?

--Excellent, vous êtes trop aimable.

--Je ne vous ai pas mortifié, au moins, tout à l'heure?... Ah! ah! ah!
cette bonne Mme Lehallier... Et c'est pour elle que, comme un héros
de roman, vous courez la campagne, franchissez les murs et risquez de
recevoir des coups de revolver?... Ah! ah! ah! qui aurait cru ça!...

Soudain il tressaillit, devint blême, reposa son verre.

--Monsieur, dit-il, vous mentez! Oui, vous mentez! Mme Lehallier est
partie ce tantôt. Je l'ai vue comme elle entrait dans la gare. Je m'en
souviens tout à coup. Alors, comme je ne pense pas que c'est avec la
cuisinière, qui a cinquante ans, ni avec la femme de chambre, qui est
nouvelle d'avant-hier, que vous avez des rendez-vous, c'est avec...
Parlez! répondez! c'est avec Mme Marrois?

--Monsieur, dit le jeune homme avec dignité, j'ai menti, en effet.
J'ai essayé de dissimuler. La fatalité ne l'a pas voulu. J'ignorais le
départ de Mme Lehallier... Vous avez mon secret... Notre secret,
devrais-je dire. Mais je sais qu'il est bien placé... Plusieurs fois
Suzanne m'a parlé de vous avec une vive amitié... Je me flatte, puisque
vous savez tout, que vous consentirez à ce que, dorénavant, ce soit par
votre jardin...

--Assez! cria M. Fallaire, bouleversé par la fureur, ce qui formait
avec le pyjama mauve un contraste singulier. Assez! C'est à moi, l'ami
de M. Marrois, que vous osez venir demander d'être complice!... Et
cette Suzanne, cette misérable!...

--Monsieur, je ne vous permettrai pas... Mme Marrois est la plus
honnête des femmes, mais elle m'aime... L'amour est plus fort que cette
morale bourgeoise dont vous vous faites si violemment le champion. Vous
m'avez arraché mon secret, je compte au moins sur votre honneur de
galant homme... Veuillez m'ouvrir la porte.

Digne, il sortit, boitant. M. Fallaire, qui sans un mot l'avait conduit
à la porte, revint et s'écroula sur une chaise, atterré:

--C'est donc pour ça que je la voyais si peu depuis quelque temps...
bégaya-t-il.

Il se redressa, repris de rage:

--La misérable!... Et cet imbécile de Marrois, son mari, qui n'a jamais
rien vu, rien su, rien deviné, rien soupçonné! Qui dort tranquille,
béat, satisfait!... pendant que moi je souffre!... Ce n'est pourtant
pas à moi à la surveiller!...




LA NIVELEUSE


Le jeune Pierre-Édouard Harleur, élève à l'École centrale et fils du
grand usinier du Nord, s'était décidé, bien qu'il méprisât hautement
les distractions bruyantes et les plaisirs bohèmes, à passer cette
soirée de carnaval au quartier Latin, pour «voir ce que c'était».

Tout d'abord, parmi le tumulte débraillé de la rue et des cafés, il
avait conservé l'attitude réservée et un peu dédaigneuse de celui
qui fait une étude de mœurs. Mais il n'avait que vingt-deux ans, et
l'excitation générale, les cris, les chants, les filles qui se jetaient
sur lui, les confetti dont on le bombardait, et surtout les bocks
innombrables imposés par la bande dont il faisait partie, l'avaient
bientôt dégelé. Il avait, lui aussi, pour son propre agrément, bu,
fumé, crié et chanté sans mesure, pincé des hanches anonymes, embrassé
des figures qui déteignaient sur ses joues, acheté et arboré un nez
postiche des plus hideux, retourné son pardessus,--suprême et surannée
manifestation d'allégresse,--perdu, retrouvé et reperdu ses camarades,
et enfin, vers minuit et demi, échoué, seul, fortement éméché, un peu
aphone, mais très content, dans une dernière brasserie du boulevard
Saint-Michel.

Le chahut y était, si possible, plus terrible encore qu'ailleurs.
Trois bugles et deux trombones, inexplicablement égarés là et jouant
de toutes leurs forces; une bande frénétique, à cheval sur des chaises
et tapant à tour de bras sur les tables de marbre en vociférant;
des peintres américains, jetant méthodiquement leur cri de guerre à
la manière peau-rouge, avec accompagnement de sifflets stridents,
constituaient le fond du vacarme, qu'agrémentait la fantaisie du reste
des consommateurs, où dominaient les piaulements aigus des femmes.

Pierre-Édouard, en poussant la porte, vacilla, ahuri par le bruit, la
lumière, la fumée et sa demi-ivresse.

--Ce qu'y gueulent, hein! cria dans son oreille, avec admiration, un
homme qu'il ne connaissait pas, et qui entrait en même temps que lui.

--Une table pour ces messieurs?

Un garçon les poussait dans un angle, au bout du café, à une
place qu'abandonnait difficilement une société lasse de hurler.
Pierre-Édouard, qui trouvait toutes choses amusantes ce soir-là, se
laissa faire, et, sur la banquette, s'affala aux côtés de son nouveau
compagnon.

--T'as l'air d'un frère, observa celui-ci; on va sucer un godet.

--Tu l'as dit, répondit gravement Pierre-Édouard. Garçon, deux kummels
et des cigares; je n'ai plus de cigarettes.

--Mince de chic! Après, on prendra des fines; ça sera ma tournée...

L'homme se carrait sur la banquette. Il était court de taille, trapu,
vêtu en ouvrier endimanché, et dans sa face camuse deux petits yeux
brillaient, vifs et intelligents, mais, pour le moment, humides d'une
ivresse qui empâtait la voix éraillée et mordante. Il rejeta son
chapeau en arrière et secoua les confetti qui constellaient sa barbe.

--A la tienne, dit-il, en sifflant d'un seul coup son kummel.

--A la tienne!

Le jeune Harleur, pour être à la hauteur, vida aussi son verre d'un
seul trait. L'aventure l'amusait de plus en plus.

--Ote donc ton nez, y te gêne pour boire, et pis, on crève de chaud,
ici, remarqua l'inconnu. Garçon, des fines!

Elles vinrent. Pierre-Édouard avait ôté son nez. Ils allumèrent des
cigares. L'homme reprit:

--Y a pas à dire, on est bien, ici... Et pis, y sont gais, tous
ceuss-là... y en foutent un boucan... et j'te gueule, et j'te
gueule!... Y a pas, c'est gentil... On est bien... On a beau se dire
que, tout ça, c'est de la graine de sales bourgeois, y sont gentils
tout de même... Et pis, y a pas, l'lusque, y a que ça...

--Tu as raison. (Le jeune homme, très gris, étouffa un rire.) Garçon,
deux fines!

--Ohé! Harleur! cria tout à coup une voix.

--Ohé! cria Pierre-Édouard, reconnaissant vaguement, dans la foule, un
camarade qui l'appelait.

--On monte à Montmartre, est-ce que...

La voix se perdit dans le tumulte, et le camarade, sans plus s'occuper
du jeune homme, disparut avec une bande vociférante.

--Harleur? (L'homme avait sursauté sur sa banquette.) Harleur, t'es pas
parent de l'usinier, au moins?

--Si. C'est mon père.

Le jeune homme s'était redressé, étonné.

--Ton père, c'est ton père... Eh ben, moi, tu ne sais pas qui que
j'suis? Je suis Chanvin!

Chanvin! Pierre-Édouard, à demi dégrisé, le regardait. Chanvin, c'était
l'ouvrier congédié, la forte tête, l'ennemi acharné du patron, qui,
là-bas, dans le Nord, attisait la guerre du travail, le meneur de
grève que M. Harleur déclarait bon pour la guillotine, l'adversaire
héréditaire de sa race, qui avait, l'an passé, conduit, il le savait,
l'assaut des usines de son père...

Le jeune homme fit un effort pour se lever, mais il retomba sur sa
banquette. Le vacarme du café concassait sa volonté fuyante. Contre son
ivresse, qui, un moment dissipée, revenait plus impérieuse, il essaya
vainement de se raidir. Dans un dernier effort, il mit un louis sur
la table pour payer; mais la table, la banquette, le café tout entier
tournaient dans un vertige. Il tendit la main, vida son verre, le cassa
en le reposant; et, tout à coup, la situation lui apparut confusément
d'un comique si aigu qu'il éclata en un rire convulsif.

L'autre le regarda, béant, mais comme, lui aussi, il était ivre, il se
tordit à son tour.

--Y a pas, y a pas, elle est bonne, balbutia-t-il en essuyant ses yeux
du revers de sa main. Chanvin, c'est moi... T'as entendu parler de
moi si tu m'as jamais vu, pas? Les camarades de là-bas m'ont envoyé
ici pour le syndicat... Alors, comme c'est le carnaval, j'ai voulu
voir comment que ça se passe chez les étudiants... chez les jeunes
bourgeois... Faut se rendre compte, pas?... Et pis quoi, y a temps pour
tout... La grève, c'est une chose; la rigolade, c'est une aut'chose...
Ben quoi, v'là qu'y dort, à c'te heure!

Le jeune Harleur, en effet, dormait en ronflant, affalé sur sa
banquette, si assommé par l'ivresse que nulle force au monde n'eût pu
le réveiller.

--A la tienne, murmura Chanvin, perplexe, en vidant son dernier verre.
Y a pas, ajouta-t-il à haute voix, pour lui-même, j'peux pas l'laisser
en plan, v'là qu'on ferme la boîte, on le mettrait dehors, et y
s'ferait ramasser par les flics ou estourbir... C'est pus un patron,
c'est un poteau... qu'on est bu ensemble. Y pionce comme un môme,
regardez-moi ça... Garçon!... la monnaie de monsieur!... Vous voyez,
j'y mets dans sa poche... L'pourboire? V'là quat'ronds... Non, mais
des fois, t'es pas content? Et pis, regarde un peu... J'fouille dans
sa poche pour y voir son adresse... Tiens, sur c'te lettre... Et pis,
aide-moi à l'mener à un sapin...

Entre Chanvin titubant, mais lucide et vigoureux, et le garçon rechigné
et las, Pierre-Édouard Harleur, inconscient, fut porté dans un fiacre.
Son étrange ange gardien y monta à côté de lui; durant tout le trajet,
il le soutint avec sollicitude en monologuant sur les grèves, les
syndicats, les ouvriers, les patrons, les poteaux et les fines, et
puis le remit sain et sauf, toujours ronflant, entre les mains de son
concierge, réveillé à l'aide d'un tenace vacarme, et furibond.

En suite de quoi, il alla se finir dans les cabarets des Halles, mais
n'eut personne pour le rentrer, de sorte qu'il coucha sous un banc.


FIN




TABLE DES MATIÈRES




TABLE DES MATIÈRES


                             Pages
  Le Spectre de M. Imberger      5
  Le Jardin du Pirate           47


  QUELQUES CHANTAGES

  Un Chantage                   63
  Mémoire                       74
  Une Réputation                83
  Une Enquête                   92
  L'Amateur                    100
  La Tache                     110
  Scandale mondain             118


  MYSTÈRE...

  L'Apparition                 129
  La Devineresse               136
  Hypnotisme                   146


  CONTES

  Monsieur Arthur              159
  Hippolyte                    166
  L'Équilibre                  174
  Complicité                   182
  Le Marché                    190
  Berthe                       198
  Le Simulateur                207
  Le Passager                  215
  Les plumes du paon           222
  L'Héritage                   230
  Un bon conseil               238
  Au Bord                      246
  Madame Paul                  253
  Un Voleur                    261
  La Niveleuse                 268




Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.




DERNIÈRES PUBLICATIONS, DANS LA MÊME COLLECTION


                                                                 Prix

  AJALBERT (JEAN), _de l'Acad. Goncourt_
  Lettres de Wiesbaden                                            7 "

  ALANIC (MATHILDE)
  Rayonne! roman (5e mille)                                       7 "

  BAILLEHACHE (COMTESSE DE)
  Les mains pures, roman (3e m.)                                  7 "

  BARBUSSE (HENRI)
  Le Feu, roman (335e mille)                                      7 "
  Clarté, roman (90e mille)                                       5 75

  BATAILLE (HENRY)
  Théâtre complet. I. La lépreuse.--L'Holocauste (3e mille)       7 50

  BEAUNIER (ANDRÉ)
  La folle jeune fille, roman (5e m.)                             7 "

  BERNARD (TRISTAN)
  Le jeu de massacre (4e mille)                                   7 "

  BINET-VALMER
  Les jours sans gloire, roman (7e m.)                            7 "

  BLASCO IBAÑEZ (V.)
  Les morts commandent, roman (6e mille)                          7 "

  BORDEAUX (HENRY), _de l'Acad. française_
  La maison, roman. Nouvelle édition illustrée                    7 50

  BOUTET (FRÉDÉRIC)
  Le spectre de M. Imberger (3e m.)                               7 "

  CASANOVA (MONCE)
  La racaille, roman (3e mille)                                   7 "

  CORDAY (MICHEL)
  Les "Hauts Fourneaux" (Le Journal de la Huronne), 8e mille      7 "

  DAUDET (ALPHONSE)
  Numa Roumestan, roman. Nouvelle édition illustrée               7 "

  DAUDET (LÉON), _de l'Acad. Goncourt_
  La lutte, roman (13e mille)                                     7 "

  DAVID (ANDRÉ)
  L'escalier de velours, roman. Préface de Rachilde (3e mille)    6 "

  DAX (ANDRÉ)
  La volupté de tuer, roman de l'après-guerre (4e mille)          7 "

  DUVERNOIS (HENRI)
  La lune de fiel                                                 7 "

  FARRÈBE (CLAUDE)
  L'extraordinaire aventure d'Achmet Pacha
  Djemaleddine (20e mille)                                        7 "

  FAURE-BIGUET (J.-R.)
  La fiancée morte, roman (3e m.)                                 6 "

  FIERRE (JACQUES)
  L'éternelle histoire, roman (4e m.)                             7 "

  FISCHER (MAX ET ALEX)
  Pour s'amuser en ménage!..., roman (22e mille)                  7 "

  FLAMMARION (CAMILLE)
  La Mort et son Mystère. III. Après la Mort (20e mille)          8 50

  FOLEŸ (CHARLES)
  Cabotinette, roman (6e mille)                                   7 "

  FORT (PAUL)
  Louis XI, curieux homme, chronique en 6 images                  7 50

  FOUCAULT (PAUL ET ANDRÉ)
  Monsieur Barillard, négociant-commissionnaire, roman (3e m.)    6 "

  GENEVOIX (MAURICE)
  Rémi des Rauches, roman (4e m.)                                 7 "

  GÉNIAUX (CHARLES)
  La lumière du cœur, roman                                       7 "

  GONCOURT (EDMOND ET JULES DE)
  Sœur Philomène, roman. Édition définitive                       7 "

  KERMANT (ABEL)
  Le petit prince.--La clef (4e m.)                               7 "

  KEUN (ODETTE)
  Sous Lénine, notes d'une femme déportée en Russie
  par les Anglais (4e mille)
                                  7 "
  MARGUERITTE (LUCIE PAUL)
  La jeune fille mal élevée, roman (4e m.)                        7 "

  MARGUERITTE (VICTOR)
  La garçonne, roman (20e mille)                                  7 "

  MÉRY (JULES)
  Terre païenne, roman                                            7 "

  MIRBEAU (OCTAVE), _de l'Acad. Goncourt_
  Théâtre. (3 volumes). Chacun                                    7 50

  ORLIAC (JEHANNE D')
  Une courtisane, roman (3e mille)                                7 "

  PAILLOT (FORTUNÉ)
  Amant ou maîtresse? ou l'androgyne perplexe, roman (6e mille)   7 "

  PRÉVOST (MARCEL), _de l'Acad. française_
  L'art d'apprendre (12e mille)                                   7 "

  RACHILDE
  Le grand saigneur, roman (8e m.)                                7 "

  RICHEPIN (JEAN), _de l'Acad. française_
  Les glas, poèmes (5e mille)                                     6 "

  ROBERT (LOUIS DE)
  Silvestre et Monique, roman (4e m.)                             7 "

  ROSNY AINÉ (J.-H.), _de l'Acad. Goncourt_
  Nell Horn, roman (12e mille)                                    7 "

  ROSTAND (MAURICE)
  La gloire, pièce en 3 actes, en vers (6e mille)                 6 "

  SOULAINE (PIERRE)
  La rue de la Paix, roman (4e mille)                             7 "

  VAILLAT (LÉANDRE)
  La femme inconnue, roman (3e m.)                                7 "


3302--PARIS--Imp. Hemmerlé, Petit et Cie, 7-22.





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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

1.F.

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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org.

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