L'homme sauvage et Julius Pingouin

By Frédéric Boutet

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Title: L'homme sauvage et Julius Pingouin

Author: Frédéric Boutet

Release date: June 18, 2024 [eBook #73865]

Language: French

Original publication: Paris: Félix Juven, 1902

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'HOMME SAUVAGE ET JULIUS PINGOUIN ***






  FRÉDÉRIC BOUTET

  L’Homme sauvage
  et
  Julius Pingouin


  PARIS
  FÉLIX JUVEN, ÉDITEUR
  122, RUE RÉAUMUR, 122




DU MÊME AUTEUR


    Contes dans la nuit, _épuisé_.
    Drames baroques et mélancoliques.
    Les Victimes grimacent.


Pour paraître:

    Le Fardeau, drame en trois actes, en prose.


Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y
compris la Suède, la Norvège, le Danemark et la Hollande.




L’Homme Sauvage

du quai Bois-l’Encre

RÉSUMÉ HISTORIQUE AVEC REPRODUCTION DES DOCUMENTS ORIGINAUX


Le dimanche de Quasimodo de l’an 19..., à huit heures dix minutes, M.
Méandre, père de famille et chef de bureau, était en train, avec sa
femme et ses quatre enfants, de prendre le repas du soir dans la
confortable salle à manger de l’appartement par lui occupé au quatrième
étage de la maison portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre, dans le
quartier du Raisin-Sec.

La servante Anna, jeune provinciale de dix-neuf ans, assurait le service
et venait de poser au milieu de la table un plat fumant de perdrix aux
choux.

C’est alors que se produisit le phénomène premier et générateur de la
plus extraordinaire suite d’événements qui se soit jamais déroulée au
sein d’une nation civilisée et qui ait jamais passionné jusqu’au délire
les esprits de tous les pays;--enrayant la marche des affaires,
engendrant les plus profondes perturbations religieuses, politiques et
financières, faisant monter dans des proportions vertigineuses le tirage
de tous les journaux--jusqu’au dénouement tant souhaité qui fut un
soulagement pour toutes les nations.

Le phénomène fut tel: Subitement, sans que le moindre signe préalable
vînt annoncer la chose, le crochet peint en blanc qui soutenait la
suspension éclairant la table, s’arracha de la situation qu’il occupait
dans le plafond depuis toujours. La suspension, privée de support, tomba
perpendiculairement.

Son poids formidable, la brisant elle-même en mille morceaux, anéantit
les perdrix aux choux,--émiettant le plat, rompant à demi la table,
détruisant la verrerie et lançant dans les airs une nuée de débris
solides ou liquides, enflammés ou graisseux, lesquels s’abattirent sur
la famille Méandre tout entière. Un litre environ d’une substance verte
et sirupeuse, pareille à une puante vase, s’écoula ensuite par le trou
formé dans le plafond.

                   *       *       *       *       *

Sur la table cependant, le pétrole enflammé propageait un incendie que
M. Méandre réussit à étouffer sous les plis de sa redingote qu’il enleva
pour l’employer à cet usage, non sans que le vêtement n’en souffrît un
notable dommage. Il y avait naturellement, au sein de cette famille
paisible, une scène de tumultueuse consternation. Mme Méandre tomba dans
une attaque de nerfs, et son plus jeune enfant la tête dans la cheminée,
ce qui le rendit infirme pour toute sa vie. La servante Anna s’enfuit
dans le but de chercher un gardien de la paix, et les demoiselles
Méandre, sous la direction de leur sœur aînée, récemment sortie de
pension, poussèrent une suite perçante de longs cris.

                   *       *       *       *       *

Après l’extinction du feu, M. Méandre, en proie à une colère furieuse et
explicable, s’écria:

--C’est encore ce cochon d’en haut! Ça devait finir comme ça! Comment
ose-t-il, avec un homme de mon caractère?

Ces paroles avaient trait à certains petits faits qui s’étaient déjà
produits, et notamment à un avis insolite, émanant, selon toutes
probabilités, du susdit «cochon d’en haut» (le locataire du dessus) et
dont nous reparlerons en temps et lieu. M. Méandre, ensuite, se
précipita en bras de chemise dans l’escalier et ramena de force la
concierge Armandine Cane, afin qu’elle constatât le fait. Cette
fonctionnaire ne se prêta à la chose que d’assez mauvaise grâce, et ne
montra pas toute l’indignation que l’on était en droit d’attendre. (Il
fut prouvé par la suite qu’elle était encline à de la partialité en
faveur du locataire du cinquième étage qui constituait pour elle une
source de revenus mensuels). Elle osa même avancer que ça pouvait bien
être un accident comme on en voit, mais M. Méandre renversa cette
théorie en signalant l’avis dont nous parlions plus haut et qui
consistait en une planchette d’un bois dur où une pointe rougie au feu
avait tracé:

«Défense de jouer la _Prière d’une Vierge_ au piano. Sans cela
punition.»

Cette planchette, sans que l’on sût par quel moyen elle s’était
introduite, avait été trouvée l’avant-veille reposant sur le piano même
de Mlle Adélaïde Méandre, laquelle, sortie depuis peu de pension, ainsi
que cela a déjà été dit, et soucieuse de perfectionner son éducation
musicale, consacrait tous ses loisirs (une moyenne de onze heures par
jour) à l’étude du célèbre morceau réprouvé par l’auteur de la
planchette. Naturellement, on n’avait pas tenu compte de cette insolente
injonction et Mlle Adélaïde Méandre avait persisté à pratiquer son art,
tandis que son père vouait une forte rancune, selon son caractère, au
voisin d’en haut à qui il imputait (vu certaines particularités que l’on
connaîtra plus tard), l’outrageante communication. La chute de la
suspension, que la famille se plut à envisager comme la punition
annoncée, corrobora pleinement cette opinion. «Et ainsi les deux
événements, agissant l’un sur l’autre, prouvaient leur source commune.»
C’est dans ces termes que M. Méandre parla à sa concierge Armandine
Cane. Cette personne secoua la tête et, sans répondre, redescendit dans
sa loge. Et ce fut tout pour ce soir-là.

Le lendemain, M. Méandre, encore dans toute sa rage, alla trouver le
commissaire de police du quartier du Raisin-Sec, M. Églantine,--le même
qui plus tard joua un rôle actif dans la seconde partie du drame. Le
magistrat écouta avec beaucoup d’intérêt l’étrange récit qui lui fut
fait. Il promit d’envoyer un rapport au comité d’hygiène et conseilla à
M. Méandre d’agir par voie judiciaire. Le chef de bureau y était déjà
résolu et il prit congé de M. Églantine pour se rendre à son ministère,
où il se fit un plaisir de raconter à tout le monde l’intolérable
affront qu’avait reçu un homme de son caractère. Et tout le monde,
depuis le chef de service jusqu’aux garçons de bureau, se livra à des
commentaires ardents sur ce sujet nouveau. Ainsi fut rompu le morne
désœuvrement des heures de travail.

M. Méandre engagea son action judiciaire dont le premier acte fut un
constat opéré par Maître Cormoran, huissier, 1, rue du Clou-dans-le-Mur.
Il y eut des poursuites engagées et une demande faite de dommages et
intérêts; mais le locataire incriminé ne répondit pas aux citations, et
un autre fait eut lieu qui nécessita un nouveau constat et ajouta un
grief plus grave à celui qu’avait enregistré la plainte.

Le 17 mai au matin, la jeune servante Anna, pénétrant dans un cabinet
sombre qui servait de débarras, aperçut au plafond des filaments
embrouillés et entortillés qu’elle prit pour des toiles
d’araignées.--«Ah! bien, pensa-t-elle, il faut que je les enlève, madame
gronderait si elle les voyait.» Et elle sortit pour rentrer bientôt avec
l’instrument _ad hoc_ qu’on appelle tête de loup. Ses efforts de
nettoyage furent vains, les filaments inconnus étant d’une nature
tenace, résistante et flexible qui défiait toutes les attaques. Ils
sortaient du plafond même et avaient désagrégé le plâtre, dont tombèrent
en abondance des parcelles sur la jeune servante. Étonnée et vaguement
inquiète, celle-ci s’en fut chercher sa maîtresse et revint, accompagnée
de cette dame et de Mlle Adélaïde Méandre qui abandonna, poussée par la
curiosité, la _Prière d’une Vierge_ qu’elle jouait à son piano.

A l’aide d’une chaise et d’une bougie, ces dames reconnurent que l’on
avait affaire aux racines ligneuses de quelque arbre inconnu,--et ainsi
fut détruite l’opinion de la jeune Anna qui croyait être en présence des
cheveux du diable.

L’étonnement des trois femmes, cependant, était sans bornes et la
servante partit en hâte prévenir M. Méandre à son ministère. Ce monsieur
revint chez lui à toute vitesse, en proie à une colère furieuse, et
accompagné de l’un de ses amis, M. Barnabé Cruchot, publiciste, reporter
au journal le _Plein Jour_ qui justement avait déjà publié une note au
sujet du premier incident. Les deux personnages passèrent rue du
Clou-dans-le-Mur, prendre Maître Cormoran, l’huissier déjà nommé, que
l’on mit au courant de la nouvelle insulte faite à un homme du caractère
de M. Méandre.

Les faits furent reconnus et le constat eut lieu, cependant que la jeune
Anna, livrée à elle-même, ne pouvait s’empêcher d’aller faire part de la
chose à ses amis et connaissances, déjà au courant des premiers
événements, et par le canal desquels l’histoire envahit entièrement le
quartier du Raisin-Sec et ceux avoisinants.

Tout le monde alors commença à s’enflammer de curiosité au sujet du
mystérieux locataire du cinquième étage, 3, quai Bois-l’Encre, sur qui
couraient déjà les histoires les plus fantastiques, eu égard au
singulier silence par lui opposé aux citations de Maître Cormoran--sans
compter différentes singularités préalablement remarquées et
passablement remarquables que l’on se confiait avec des réticences et
des mystères multiplicateurs. En même temps, au ministère que M. Méandre
avait naturellement renseigné avec exagération, des paris s’engagèrent
sur les causes de tels phénomènes... Et vaguement, on sentait que des
événements graves étaient potentiels.

Le lendemain cependant, un article assez long intitulé: «_Le soi-disant
mystère du quai Bois-l’Encre_» parut en deuxième page dans le
_Clairvoyant_ et calma légèrement les esprits. Dans cet article dont il
était l’auteur soigneusement anonyme, M. Barnabé Cruchot donnait de
longs détails sur le locataire inconnu dont l’attitude était si
énigmatique et constituait la cause évidente et responsable de cette
agitation. C’était, disait-il, un homme misanthrope, qui ne sortait
presque jamais, ne recevait ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni
lettres, et avait défendu à sa concierge de donner aucun renseignement
et de jamais laisser monter qui que ce fût à son appartement, sauf les
fournisseurs habituels--soucieux qu’il était de ne pas être importuné
dans le cours de ses importants travaux, lesquels consistaient
principalement en recherches sur l’existence de Dieu. Il n’était pas
excessif de supposer que ce monsieur n’avait pas reçu à temps les
citations de Maître Cormoran. Sans doute il paraîtrait au tribunal. Il
s’appelait Dubois, des gens honorables l’avaient connu (l’auteur de
l’article semblait insinuer qu’il en était, lui, des gens honorables qui
avaient connu Dubois) et en somme rien ne prouvait sa responsabilité
dans ce qui s’était passé et dont on l’avait, peut-être bien légèrement,
accusé.

Par ces vagues et fallacieux renseignements, M. Barnabé Cruchot, qui
avait reconnu au premier coup d’œil qu’un énorme intérêt était latent
dans le mystère pathétique de cette affaire, et qui avait pesé, dans la
sûre balance de son net jugement professionnel, quels prodigieux
avantages il en pouvait tirer en la travaillant convenablement et en se
la réservant dans la mesure du possible--M. Barnabé Cruchot donc, par
ces vagues et fallacieux renseignements, endormit la curiosité du public
et trompa la vigilance de ses confrères--limiers, toujours en quête de
quelque événement sensationnel. Il chambra totalement, vers le même
temps, la concierge Armandine Cane avec qui d’aucuns l’accusèrent
d’avoir dormi,--s’enfonça davantage dans la confiance de M. Méandre et
s’introduisit dans l’intimité de l’huissier Cormoran et du commissaire
de police Églantine en se livrant avec eux à de furieux combats à la
manille aux enchères. Ainsi cet homme astucieux, donnant carrière à son
génie, préparait ses voies pour le jour peu éloigné où il emboucherait
la trompette professionnelle pour y sonner de toutes ses forces une
fanfare si puissante qu’elle résonnerait dans le monde entier, y
trouvant partout des échos fidèles, enflammant immédiatement chacun des
lecteurs d’une curiosité frénétique pour savoir la suite, et faisant de
Barnabé Cruchot le roi incontesté des reporters et, du _Plein jour_, le
miroir éclatant qui, pendant toute la durée de cette affaire
extraordinaire, jouit d’une vente dix fois plus considérable que
n’importe laquelle des feuilles concurrentes.

Le jour vint où, devant la justice de son pays, était appelé à
comparaître le soi-disant Dubois. Ce jour vint, mais Dubois ne vint pas.
Par défaut il fut condamné aux dix mille francs de dommages et intérêts
que réclamait M. Méandre et signification lui fut faite dans les temps
prescrits, afin qu’il n’en ignorât, par Maître Cormoran, parlant à une
femme à son service (qui était, dans l’espèce, la concierge Armandine
Cane). Dubois reçut-il le papier? et l’ayant reçu le lut-il? L’on ne
sait. Dans tous les cas, il agit comme s’il ne l’avait ni reçu ni lu, en
ce sens qu’il n’agit pas du tout. Or, dans le cabinet noir, les racines
croissaient toujours et parfois, spécialement quand avait sévi la
_Prière d’une Vierge_, par le trou de la suspension, de la vase verte et
puante tombait sur la table à manger de M. Méandre qui s’obstinait à ne
pas transporter ailleurs ses actes nutritifs, car il aurait trouvé cela
contraire à la dignité d’un homme de son caractère.

Il faut noter ici la très vive intelligence pratique dont fit preuve la
jeune servante Anna. Elle sut, dans le moment où la curiosité fut
particulièrement excitée par les causes de la plainte, amasser une somme
assez notable en permettant aux curieux, lorsque ses maîtres étaient
sortis, l’entrée de l’appartement et la contemplation du trou de la
suspension ainsi que l’examen des racines moyennant la somme de un franc
une fois versée. Pour un franc de plus on avait le droit de toucher, et
un Anglais paya dix francs une fourche tortillée qu’il fit ensuite
monter en épingle de cravate et revendit trois cent cinquante francs à
un prince étranger. Cette industrie fut interrompue par la requête
indiscrète d’un entrepreneur de spectacles qui, croyant M. Méandre de
moitié dans la combinaison, vu les constantes et, semblait-il,
complaisantes absences de Mme Méandre et de ses enfants, lui offrit de
prendre à son compte l’entreprise de visite, de faire de la publicité et
de partager les bénéfices qu’augmenteraient la fabrication et la mise en
vente sur une grande échelle de fragments de racines artificielles
montés en breloques. Il est inutile de dire que l’honorable chef de
bureau refusa avec indignation. «Si Mme Méandre sortait c’est qu’elle
avait à sortir. Il était inconcevable de faire de semblables
propositions à un homme de son caractère.» Et, pour prouver à quel point
il désavouait de telles pratiques, il flanqua la jeune Anna à la porte.
Des réflexions subséquentes permettent de penser que l’influence
salutaire de M. Barnabé Cruchot ne fut pas étrangère à cette résolution
car ce publiciste devait craindre à juste titre les fâcheux effets d’une
telle réclame sur les avantages personnels qu’il comptait tirer de cette
affaire.

Le temps vint où fut exécutoire le jugement condamnant Dubois à verser
la somme de dix mille francs ès mains du sieur Méandre. Le temps vint,
mais l’argent ne vint pas. Vers les mêmes jours, aboutit aussi le
rapport fait au comité d’hygiène publique par M. le commissaire de
police Églantine.

Le comité chargea deux de ses membres d’aller faire une enquête sur les
lieux, et ces messieurs, vaguement inquiets, commencèrent par une visite
à M. le commissaire de police Églantine. Cette démarche fut faite le 11
juin. Le magistrat déclara aux visiteurs que le surlendemain 13, il
devait, à la requête de Maître Cormoran, huissier, accompagner ce
dernier dans la saisie à opérer au domicile du sieur Dubois; le
commandement avant saisie étant resté sans effet. M. Églantine invita
les délégués du comité d’hygiène à se joindre à lui. Ces messieurs
acceptèrent. On pouvait penser alors que l’éclaircissement du mystère
approchait et Barnabé Cruchot conclut que l’instant était venu où il
fallait agir. Le lendemain donc, le dimanche 12 juin, parut dans le
_Plein Jour_ l’article-bombe fruit des pénibles labeurs du journaliste.
Cet article occupait la moitié de la première page du journal et la
seconde page tout entière. Des clichés reproduisaient l’aspect de la
maison du quai Bois-l’Encre et de la porte de l’appartement du cinquième
étage ainsi que la physionomie embrouillée des racines et celle,
martiale, de M. Méandre, chef de bureau. Une manchette haute et noire
faisait de loin entrer son titre émouvant dans les yeux et les cerveaux.
L’effet, on l’a dit plus haut, fut immense. La curiosité monta jusqu’au
délire. Il y eut des batailles autour des numéros et l’un des vendeurs,
camelot expert connu sous le sobriquet d’Œil-sans-Os, gagna en une seule
journée de quoi acquérir une maison de campagne. Tous les organes du
soir et de la nuit reproduisirent avec des notes additionnelles les
étonnantes révélations et les papiers de l’étranger, dans leurs langues
respectives, les répandirent dans le monde entier.

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Voici cet article:

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  Dimanche 12 juin 19...

  _Le Plein Jour._

L’HOMME SAUVAGE

DU QUAI BOIS-L’ENCRE

Au numéro 3 du quai Bois-l’Encre, dans le quartier du Raisin-Sec, en
plein centre, des événements se passent, extraordinaires à un degré si
excessif qu’à leur chercher de pâles précédents, si lointains
soient-ils, la mémoire se fatigue en vain et que l’esprit le mieux
équilibré, à les relater, vacille, inquiet, craignant d’entrer en
démence. Est-il besoin de dire que nous nous refusâmes à leur donner
créance lorsque notre système général d’informations nous en fit un bref
exposé. Une enquête personnelle et approfondie cependant nous a
pleinement convaincu de leur réalité--bien au-dessus de ce qu’on avait
raconté et de ce que les suppositions les plus déréglées pouvaient
admettre. Nous les mettons au jour, croyant de notre devoir de rapporter
sans commentaire et aussi succinctement que possible ce que nous
savons--ce qui est.

Oui, un homme sauvage existe parmi nous. A notre époque de science et de
progrès, de justice et de calme, où nous recueillons enfin les fruits du
labeur amer de l’autre siècle, où nous vivons en paix et en liberté,
avec notre conscience d’hommes modernes, forts, raisonnables et maîtres
du monde,--à notre époque éclairée et dédaigneuse de tout excès, un être
humain existe qui, repoussant tous les avantages que l’on retire du
commerce avec ses semblables, se maintient au milieu de nous comme une
énigme et comme un défi.--Un être humain que personne n’a jamais vu,
dont le son de la voix est inconnu, qui se refuse depuis de longues
années à aucun rapport avec les autres hommes et qui, foulant aux pieds
toutes les conventions sociales, tend à s’arroger indirectement sur ceux
de ses semblables que leur mauvais destin a placés à sa portée des
droits de maître à esclaves--pour ne parler que des faits avérés et non
des probabilités horribles que laissent soupçonner certains détails
significatifs dont une police un peu judicieuse aurait dû depuis
longtemps s’émouvoir.

Mais précisons et reprenons les événements... (Ici nous coupons deux
colonnes où, rappelant quelques faits divers préalablement publiés,
réfutant son propre article optimiste et anonyme du _Clairvoyant_--en en
déclarant l’auteur vendu manifestement au gouvernement--M. Barnabé
Cruchot fait l’historique des faits que nous avons rapportés, depuis la
découverte de la planchette et la chute de la suspension, jusqu’au
jugement de saisie; en passant par les racines, la vase et quelques
autres incidents apocryphes, de l’invention évidente de M. Barnabé
Cruchot.) Ce monsieur continue ensuite en ces termes:

Frappés par tant de singularité et par un baroque si évident dans le
mystère, soupçonnant quelque étrange aventure, sans soupçonner
évidemment qu’elle pouvait l’être à ce point--doutant par-dessus tout de
ce qui nous était rapporté de seconde main--nous nous sommes livré,
avons-nous dit plus haut, à une enquête personnelle et approfondie,
laquelle--corroborant l’enquête que menait parallèlement l’aimable,
énergique et sagace M. Églantine, commissaire de police du quartier du
Raisin-Sec--nous a révélé les faits suivants qui se passent de tous
commentaires et ne font que rendre plus opaque la ténèbre où se débat
cette étonnante affaire.

L’immeuble portant le numéro 3 du quai Bois-l’Encre appartient,
avons-nous dit, à la Société protectrice des Animaux. Il est habité
bourgeoisement. L’appartement situé au cinquième et dernier étage de la
maison occupe seul le palier et ses fenêtres donnent sur la rivière.

Il est loué au prix annuel de quatre mille huit cents francs. La
personne qui l’occupe actuellement en prit possession il y a six ans et
fit faire un bail au nom de Dubois qui est évidemment supposé. Les
détails manquent sur cette entrée en jouissance car la concierge
actuelle, une accorte et fraîche commère de trente ans, n’occupait pas
la loge à cette époque. Son prédécesseur--un vieux brave décoré de la
médaille coloniale et qu’elle remplaça voici quatre ans--se contenta,
selon son expression militaire, de lui «passer la consigne» au sujet du
locataire du cinquième. Cette consigne vaut qu’on la rapporte. Elle est
affichée dans la loge et rédigée de la façon suivante:


  CONSIGNE RELATIVE AU LOCATAIRE DU 5e.

  «I.--Ne jamais avoir même l’idée que l’on pourrait sonner ou frapper,
  pour quelque motif que ce soit, à la porte de l’appartement du
  cinquième--et encore bien moins y entrer.

  «II.--Porter à chaque terme la quittance à M. Gémissant, notaire, 51,
  rue Poire-Pourrie--qui paiera et donnera ensuite vingt francs pour la
  peine. L’on aura cinquante francs au terme de janvier. Agir de même
  relativement aux contributions et autres exactions.

  «III.--Aller tous les mois chez le même M. Gémissant toucher la somme
  de quarante-huit francs nécessaire à l’acquisition de trois
  kilogrammes de tabac (scaferlati supérieur). Il y aura en plus pour la
  course cinq francs, lesquels ne se confondront pas au terme avec la
  récompense spéciale. Ce tabac devra être monté au cinquième étage et
  ce jour-là, et pour ce jour-là seulement, l’on aura le droit et le
  devoir de s’approcher de la porte. Il devra être exactement midi. On
  sonnera alors, dans un clairon qui dépassera le petit guichet en haut
  et à gauche de la porte, l’air connu:

      Vive le vin, l’amour et le tabac!
      Voilà, voilà le refrain du bivouac!...

  Ensuite on jettera le tabac dans le grand guichet qui s’ouvrira en bas
  à droite, et l’on s’en ira.

  Alors, l’on cessera immédiatement et pour un mois de savoir qu’il y a
  un locataire au cinquième étage.

  «IV.--L’on évincera soigneusement les mendiants, fumistes, quêteuses
  religieuses ou autres, vidangeurs qui demandent leurs étrennes et
  toute vermine analogue.

  «V.--Toute infraction au présent règlement sera cruellement punie.»

Nous avons tenu à donner en entier cet étrange document qui fut jusqu’à
maintenant soigneusement obéi et qui continue à l’être. Jamais la
concierge ne vit son ou ses locataires. Elle ignore complètement quelle
est leur vie. Des gens montent des provisions le matin, mais elle sait
qu’ils n’entrent pas, agissent comme elle agit au sujet du tabac,
sonnant cependant des airs différents selon leur profession, et sont
payés de même par Maître Gémissant. N’osant monter elle-même les
exploits de Maître Cormoran, et n’osant non plus les garder, elle prit
un moyen terme et confia le premier au garçon boucher qui, tous les
jours, livre de la viande au cinquième, et qui fit passer le papier avec
un chargement de bœuf. Mais comme il reçut le lendemain un fort jet
d’eau sale, sur la tête et dans la bouche, en jouant dans le clairon
l’air:

    Toréador, en garde!...

afin de faire sa livraison, il prit cela pour une punition de son
indiscrétion et refusa avec colère de se charger des exploits suivants,
lesquels demeurèrent en souffrance dans la loge. Quelquefois, trompant
la surveillance de la concierge, des mendiants ou des quêteurs à
domicile montèrent; mais jamais l’huis du cinquième ne s’ouvrit pour eux
et sans doute ils n’ont qu’à s’en féliciter. Les voisins n’ont jamais
été incommodés par un vacarme excessif, mais parfois, dans le silence
des nuits, de lointains et étouffés gémissements semblent s’élever du
lieu mystérieux et emplissent leurs âmes de terreur.

Nous avons pu apprendre par des boutiquiers établis dans le quartier
depuis longtemps que le personnage inconnu avait procédé de nuit à son
emménagement. Il le dirigeait lui-même et, sous ses ordres, quatre
créatures que l’on croit être des nègres, travaillaient, portant en se
jouant une foule de caisses énormes d’où s’échappaient parfois des
plaintes inhumaines. Il est vraiment extraordinaire que la police, qui
généralement se mêle avec tant de zèle de ce qui ne la regarde pas, et
qui, certes, n’ignorait pas ces faits, ne soit jamais intervenue.

Une visite s’imposait à Maître Gémissant, et, remettant à plus tard la
suite de nos investigations sur les lieux mêmes, nous nous sommes rendus
51, rue Poire-Pourrie. Nous trouvâmes Maître Gémissant chez lui; mais à
notre grand désappointement il ne put nous donner aucune indication
précise. Il reconnut avoir comme client un monsieur habitant 3, quai
Bois-l’Encre, et qu’il ne connaissait pas du tout avant d’avoir reçu de
ses mains une somme très forte dont le revenu était destiné à payer les
quittances trimestrielles présentées par la Société protectrice des
Animaux, et des notes mensuelles--boucherie, volailles, bois, légumes,
pâtisserie, vins, tabac, etc. Il y avait toujours une forte
gratification pour l’employé qui devait toucher la note. Les honoraires
de Maître Gémissant étaient comptés aussi. Le personnage inconnu, en
versant l’argent (titres au porteur et espèces) n’avait pas caché à
Maître Gémissant que c’était à sa situation de notaire de la ville qu’il
devait sa clientèle car une sécurité absolue était nécessaire. Nous
interrogeâmes alors le notaire sur l’importance de la somme et sur
l’aspect du personnage. Maître Gémissant nous répondit que c’était un
homme d’âge moyen et plutôt bien, qu’il avait l’air d’un voyageur. Le
nom donné--Dubois était évidemment supposé. La somme était très
importante, quoique évidemment il y avait des sommes encore plus
importantes--il y en avait qui l’étaient moins, sans cesser pour cela
d’être des sommes très importantes... Maître Gémissant ne pouvait
réellement pas dire... Il s’arrêta, gêné, vîmes-nous, par le secret
professionnel, derrière lequel il finit par se retrancher en laissant
percer cette vague inquiétude qui trouble tous ceux qui sont en rapport,
d’une façon quelconque, avec l’homme enfermé, et à laquelle nous-mêmes
n’échappâmes point, lorsque, une heure plus tard, nous fûmes devant la
porte de son appartement.

Un faible espoir d’en apprendre plus long nous conduisit chez le boucher
cité par Maître Gémissant et qui est l’un des plus notables du marché.
Cette visite fut vaine. Le patron, colosse revêche et taciturne se
déclarant lié, lui aussi, par le secret professionnel (?) se refusa à
nous donner le moindre renseignement. «Ne voulant à aucun prix
mécontenter un client avec qui il n’avait que de la satisfaction et qui
pourrait peut-être l’apprendre, on ne sait pas.» Comme nous insistions,
cette brute nous menaça de nous jeter à la figure un paquet d’entrailles
de moutons qu’elle maniait et nous partîmes, concevant bien que ce
commerçant impoli, pas plus qu’aucun fournisseur, ne savait rien sur le
mystérieux personnage.

Chez la fruitière, où nous conduisit le devoir professionnel, nous
apprîmes que, tous les matins, cinquante salades, des fruits et trois
douzaines d’œufs frais étaient portés au cinquième étage du numéro 3,
quai Bois-l’Encre, et que, pour les faire recevoir, le procédé était
celui déjà décrit. On montait à huit heures précises, on soufflait dans
le clairon à travers le petit guichet en haut à gauche; (l’air pour la
fruitière était):

    Connais-tu le pays où fleurit l’oranger?...

on poussait la manne chargée à travers le grand guichet en bas, à droite
et on s’en allait. Le pâtissier voulut bien nous déclarer qu’il livrait
tous les matins de la même façon quarante éclairs tant au café qu’au
chocolat et vingt-cinq babas au rhum (!) mais il se refusa avec la
dernière énergie à nous révéler quelle mélodie il devait produire pour
faire entrer ses chargements.

Nous retournâmes alors 3, quai Bois-l’Encre. La concierge consentit à
nous accompagner jusqu’au palier du cinquième étage, bien qu’avec
beaucoup de difficultés et sur notre promesse formelle de ne faire aucun
bruit. Les étages sont de vingt-cinq marches, larges, confortables et
revêtues d’un tapis jaune et rouge retenu par des tringles de cuivre. Au
cinquième étage, au fond et en face, il y a la porte de l’appartement,
laquelle est sombre, faite en cœur de chêne et d’une solidité à toute
épreuve, semble-t-il. Deux guichets y sont découpés, clos de volets
métalliques. L’un est situé à gauche à 1 mètre 30 du sol environ--il
présente la forme d’un carré de 25 centimètres de côté. C’est par là que
passe le clairon. L’autre est découpé dans le battant de droite et va
jusqu’à terre. C’est comme une petite porte, large et haute de deux
pieds, qui s’ouvre dans la grande. C’est par là qu’on ravitaille la
place. Nulle part l’on ne voit de sonnette. Le tout présente un aspect
solide, farouche et résolu bien fait pour inquiéter. Nous y avons collé
notre oreille, mais, évidemment, l’épaisseur est prodigieuse et doit en
plus être matelassée car aucun son ne nous est parvenu. Malgré la
promesse faite à la concierge, nous ne pûmes nous empêcher de heurter
avec notre canne à cet huis si menaçant; mais la concierge, qui nous
surveillait du milieu de l’étage, où elle était prudemment demeurée,
prit peur, entra en courroux de notre audace et dégringola vers les
régions inférieures, en nous enjoignant de la suivre. Obéissant à cette
injonction, nous entrâmes en passant chez M. Méandre, lequel était à son
ministère. La très aimable Mme Méandre nous reçut et voulut bien nous
laisser constater que les racines s’étendant toujours, occupent
maintenant la totalité de la petite pièce sombre qui est, non une
buanderie comme on l’a trop légèrement avancé, mais un cabinet de
débarras. Nous avons pu nous convaincre qu’un jus mousseux et mal
odorant coule maintenant sans trêve du plafond de la salle à manger. Une
bassine a été placée au milieu de la table pour le recevoir, M. Méandre
ne voulant pas se résoudre à désaffecter sa salle à manger, ce qui
semblerait une concession faite à son lâche et en somme inconnu ennemi.

Sur une question de notre part, Mme Méandre a bien voulu nous révéler
toutefois, qu’à l’insu de son mari, elle a supprimé les séances de piano
et que Mlle Adélaïde Méandre étudie maintenant en ville la _Prière d’une
Vierge_. Prenant congé, nous descendîmes jusque sur le quai afin de
reconnaître la position exacte des fenêtres. Celles-ci, malheureusement,
sont munies de larges balcons qu’enguirlandent des plantes grimpantes,
ce qui rend la vue impossible. D’autre part, la rivière empêche de
prendre du champ et les maisons, de l’autre côté de l’eau, sont beaucoup
trop lointaines pour que l’on puisse tenter de leur toit aucune
investigation, même avec une longue-vue.

Comme nous étions le nez en l’air, à considérer ces choses, un homme
barbu et vêtu du tablier de cuir des ouvriers serruriers nous aborda,
sortant de chez un marchand de vin. Il nous frappa sur le ventre, poussa
un rire sardonique et, lançant presque sur nos pieds un jet de salive,
nous cria:

--All est solide, hein, c’te porte? On n’en fait pus comme ça. C’est moi
que je l’a bardée! Et pis y a une grille derrière qu’y faudrait
d’z’éléphants... C’est d’la belle ouvrage... Pour la forcer, c’est
macache!...

Espérant des révélations importantes, nous entraînâmes cet homme chez le
marchand de vin d’où il sortait. Là, appuyé au comptoir et fumant un
puant brûle-gueule, il voulut bien nous laisser comprendre, sous
l’influence d’une douzaine de petits verres d’alcool, qu’il était
serrurier et avait, six ans auparavant, garni de plaques et de barres
d’acier la porte de l’appartement du cinquième qui était vide alors. Il
avait posé une grille derrière et exécuté divers autres travaux.
L’ouvrage avait été grassement payé par le personnage qui louait
l’appartement et qui était, selon son expression: «Un vraiment bath
type, costeau et à la redresse.»

C’est là tout ce que nous pûmes tirer de ce prolétaire ivrogne,
goguenard et familier qui finit par nous pousser dehors en répétant:
«C’est moi que je l’a bardée, et pour la forcer, c’est macache.»

Cet incident fut le dernier de notre enquête.

Telle est, à l’heure actuelle, la situation. Tout commentaire serait
illusoire. Toute récrimination sur l’incurie des autorités serait vaine.
Demain, le mystère sera élucidé. Demain, Maître Cormoran, M. Églantine
et quelques autres personnages que nous ne sommes pas autorisés à
nommer, eu égard aux très hautes situations sociales qu’ils occupent,
pénétreront dans l’appartement mystérieux (il y aura un journaliste,--un
seul--et, sans dire son nom, nous pouvons promettre à nos lecteurs
qu’ils seront renseignés les premiers et d’une façon définitive). Ces
représentants de la civilisation pourront voir l’Homme sauvage, pourront
lui parler, et obtenir de lui les réparations, les explications
auxquelles a droit la société tout entière.

Nous l’espérons, dirons-nous que c’est à peine si nous y croyons... Un
vague péril nous semble émaner de cet appartement énigmatique. On peut
s’attendre, croyons-nous, aux pires résistances. Sera-t-on en présence
d’un maniaque furieux qu’une intrusion rendra frénétique, ou bien d’un
de ces froids et impitoyables lunatiques qui, envahis par l’idée fixe
d’une science ou d’un art, marcheraient sans pâlir à travers les ruines
du monde, les yeux sur leur chimère?... Nous n’osons avoir une opinion,
nous espérons de tout notre cœur que tout se passera bien; mais enfin
contre la force, rien ne peut prévaloir que la force.

Faudra-t-il en venir là?

  _Signé_: BARNABÉ CRUCHOT.

                   *       *       *       *       *

Nous avons reproduit cet article d’une façon intégrale, vu son
importance historique et la véracité presque complète des détails qu’il
donne. Tous nos lecteurs en ont certainement déjà eu connaissance lors
de sa publication première, car on peut dire qu’il fut lu par la terre
entière. Le lendemain, les plus importants organes: le _Synoptique_, le
_Cent Bouches_, le _Tonnerre_, le _Palmipède_, etc., la rage dans le
cœur de n’être point les promoteurs de tant d’agitations, publièrent des
éditions spéciales avec photographies de la maison, de la porte, des
racines, de la concierge, etc... Tous leurs efforts furent cependant
vains car le seul journal qui demeura, aux yeux du public, le maître
incontesté et le vrai phare en cette affaire fut l’avisé _Plein Jour_
dont le tirage, du jour au lendemain, monta de cent trente-huit mille à
deux millions neuf cent quarante-sept mille exemplaires.

Le 13 juin, jour où devait être opérée la saisie, à partir du matin il y
eut une foule immense qui se pressa autour de la maison portant le
numéro 3 du quai Bois-l’Encre. Un important service d’ordre dut être
organisé autour de l’immeuble dont la porte, dès la veille, avait été
fermée par prudence.

Peu après deux heures arrivèrent les personnages qui devaient pénétrer
dans l’appartement. Ils étaient huit, savoir: M. Truie, sénateur,
commandeur de la Légion d’honneur, ancien ministre des Travaux publics,
directeur de la Société protectrice des Animaux, et, comme tel,
propriétaire moral de l’immeuble. Ce monsieur était en habit avec sa
cravate de commandeur et tous ses ordres étrangers. M. le docteur
Volière, vice-président du comité d’hygiène (son adjoint, M. Cousse,
malade, s’était fait excuser). Maître Cormoran, huissier, devant
procéder à la saisie et son clerc. Le commissaire de police Églantine,
ceint de son écharpe et accompagné des deux inspecteurs de police
Andréas et Trolay. Le serrurier Panaris enfin, le même qui avait établi
les ferrures de la porte et qu’on avait appelé pour la forcer. Que l’on
ajoute à ce monde officiel le journaliste Barnabé Cruchot qui se
trouvait depuis la veille dans la loge de la concierge et à qui l’on
permit de se joindre au groupe, l’avantageant ainsi fortement sur ses
confrères, lesquels, au nombre de cent cinquante-huit, tant nationaux
qu’étrangers, et après une opiniâtre insistance, ne purent obtenir que
la permission d’occuper l’escalier jusqu’à la dixième marche exclue du
cinquième étage. Ils se vengèrent en photographiant tout le monde. La
dame Armandine Cane, concierge de l’immeuble, put se joindre à ceux qui
entraient, poussée par la curiosité et protégée par M. le commissaire de
police Églantine. L’on remarquera l’absence de M. Méandre, plaignant et
chef de bureau. Ce monsieur n’avait pas voulu prendre part à cette
visite craignant de ne pouvoir contenir la furie d’un homme de son
caractère, mis en présence du «cochon d’en haut», cet ennemi détesté.

Quand le groupe composé d’éléments si divers, occupa, dans son
intégrité, le palier du cinquième étage et que Maître Cormoran s’avança,
un peu verdâtre, et frappa à la porte avec sa canne, il y eut un silence
parfait et une attente angoissée. Mais rien ne répondit. Alors, approcha
M. Églantine, commissaire de police et quand il prononça les mots
solennels: «Au nom de la loi» il y eut un plus parfait silence et une
attente encore plus angoissée. Mais rien ne répondit.

En vain les sommations furent légalement réitérées. Alors M. le
commissaire de police Églantine donna au serrurier Panaris l’ordre
d’avoir à commencer son travail. Cet homme, murmurant entre ses dents:
«Pour la forcer, c’est macache; c’est moi que je l’a bardée!» se mit à
l’ouvrage sans ardeur. Après un labeur inutile et superficiel de trois
quarts d’heure, il déclara nettement et avec une évidente satisfaction
que ni lui ni aucun serrurier n’en viendrait à bout comme ça, avec ses
mains, et qu’à son avis il faudrait «d’z’éléphants, pace qu’il y avait
une grille derrière; et pis, ajouta-t-il non sans fierté, c’est moi que
je l’a bardée et c’est de la belle ouvrage.»

M. Truie, alors, s’avança majestueux et ferme pour parlementer avec ces
battants obstinés. Il fit un discours touchant où il parla des justes
lois et de la mansuétude des juges, de l’horreur de la rébellion et de
l’avantage d’être décoré de la Légion d’honneur, des joies de la
famille, du bonheur d’être libre et bien avec tout le monde. Il fut
éloquent et attendrissant et il y eut des gens qui pleurèrent en
l’écoutant. La porte, elle, ne s’émut pas et ne s’ouvrit pas. M. Truie,
vexé, changea de ton. Il parla de la force du gouvernement soutenu par
une immense majorité, du nombre d’hommes servant dans l’armée active,
des canons et des gendarmes. Il évoqua les cachots et leur paille. Il
discourut sur les bagnes, les chances qu’on avait d’y mourir et la
nécessité de châtiments sévères. Il fut redoutable et impressionnant et
il y eut des gens qui eurent peur. La porte, elle, ne trembla pas et ne
s’ouvrit pas.

--C’est bien, dit alors M. Truie avec une immense dignité, j’étais venu
espérant que mon autorité influerait sur une résistance insensée. Je
vois qu’il n’en est rien. En moi s’éteint toute indulgence et ne reste
que l’homme public qui doit faire respecter la loi. Je ne faillirai pas
à ce devoir. Puisque, aujourd’hui, non préparés à une si inconcevable
résistance, nous manquons des moyens nécessaires pour la vaincre, et que
l’heure s’avance, nous allons nous retirer. Demain nous reviendrons, et
nous entrerons.

Alors la porte s’ouvrit.

Elle s’ouvrit à demi, très silencieusement, du battant de droite, et par
son étroit bâillement on ne put qu’apercevoir une profonde ténèbre.

Le battant résista à une vigoureuse poussée qui voulait l’ouvrir
davantage.

Il y eut une hésitation, c’était à qui n’entrerait pas. Cependant un
reporter du journal anglais le _Télégraphe sans fil_, ayant crié de
l’escalier qu’il s’offrait à entrer immédiatement et tout seul, le
mouvement en avant se dessina.

Il était alors exactement quatre heures vingt huit minutes. Au dehors il
faisait beau temps et les oiseaux chantaient.

Pénétra d’abord l’inspecteur de police Andréas, puis le commissaire
Églantine, ensuite M. Volière, ensuite le journaliste Barnabé Cruchot
précédant M. Truie et la concierge que suivaient Panaris, et,
modestement huitième et dernier, l’huissier Cormoran. Le clerc, pris
d’un mal subit, avait dû regagner précipitamment les régions basses de
l’immeuble. L’inspecteur Trolay fut laissé à la garde de la porte, de
l’escalier et des journalistes, avec quatorze gardiens de la paix sous
ses ordres pour barrer les marches.

Ainsi donc, la troupe entra, et l’inspecteur Trolay resta sur le palier
devant la porte; mais la porte soudain, presque sur son nez, se ferma
avec un haut vacarme, et l’on ne vit plus ceux qui étaient entrés.

Aucune clameur ne fut entendue, aucun mouvement ne se produisit, aucune
réponse ne fut faite aux coups, d’abord timides, ensuite furieux, que
l’inspecteur de police Trolay, avec le temps, prit sur lui de faire
frapper par deux vigoureux gardiens de la paix à l’aide du pommeau de
leurs armes.

L’on ne vit ni n’entendit rien, mais ceux qui étaient entrés ne
ressortirent plus et la porte demeura close.

Ce groupe de citoyens si divers s’abolit ainsi, depuis le ministre
jusqu’au serrurier, et n’exista plus pour la vie extérieure.

Ceux qui assistèrent à cette disparition, lorsqu’ils la comprirent
définitive, connurent une angoisse étrange et discernèrent que quelque
chose était changé et que des temps nouveaux se levaient sur le monde
puisque étaient possibles de tels phénomènes.

Enfin, des journalistes, secouant la torpeur qui les maintenait,
stupides, les yeux sur la porte, descendirent pour porter la nouvelle
parmi la foule et parmi le monde.

D’autres restèrent et bivouaquèrent sur les marches. L’inspecteur de
police Trolay envoya un gardien de la paix prévenir M. le préfet de
police et lui-même demeura à garder la porte et à empêcher de monter les
journalistes qui n’en avaient pas envie, car il connaissait son devoir.

                   *       *       *       *       *

LE CARNET DE MAITRE CORMORAN

  (Nous reproduisons en entier le carnet de Maître Cormoran, en y
  intercalant des notes succinctes rappelant les événements du dehors
  qui engendraient ou suivaient la tragédie, alors ignorée, du dedans.)

... _Mardi 14 juin 19..._--Je suis Cormoran, huissier, et ce qu’on va
lire est la relation fidèle de tout ce qui nous est arrivé dans les
domaines de l’Homme sauvage, depuis hier, 13 juin, que nous y sommes
entrés.

Je me livre à ce travail pour me distraire un peu des horreurs de ma
situation et surtout afin que nul n’en ignore et que la terre entière
sache--si ce manuscrit ne s’ensevelit pas avec moi dans quelque
catastrophe--quelle destinée fut la nôtre en ces lieux.

Et je commence par déclarer que mon espoir le plus cher est que la
nation se lève sans attendre pour nous délivrer, si l’on nous retrouve
vivants, et pour nous venger si le cours de nos carrières est interrompu
par un trépas funeste et prématuré.

Que l’on ne s’attache point à la forme littéraire, peut-être
insuffisante, de ces vagues notes jetées entre les spasmes d’une agonie
mentale, sur un papier hasardeux. Que l’on sache seulement que j’écris,
étant, sauf les bras, totalement ficelé et suspendu, par la boucle de
mon pantalon et un crochet à suspension, au plafond d’une forêt vierge,
si je puis dire. J’ai mon carnet dans ma main gauche et mon crayon dans
ma main droite. Le reste de mon corps n’existe plus en tant qu’homme
libre. L’on conçoit que cette position n’est pas favorable aux travaux
intellectuels. En plus les horreurs auxquelles j’ai assisté et les
tourments que m’inflige un boa constrictor, sans parler des affreux
périls qui nous menacent constamment par le fait même de notre
situation, m’ont fait à demi perdre la raison...

Mais je reprends mon récit au moment de notre entrée dans cet
appartement funeste.

L’on sait à la suite de quels faits nous nous trouvâmes réunis, moi et
mes compagnons d’infortune (car aucun de nous n’a échappé, sauf mon
clerc Sidoine qui redescendit prétextant une indisposition subite que je
crois mensongère) nous nous trouvâmes réunis, dis-je, le 13 juin 19...
sur le palier du cinquième étage de la maison portant le numéro 3 du
quai Bois-l’Encre. Nous devions, on le sait, pénétrer de gré ou de force
dans l’appartement du soi-disant sieur Dubois chez qui, à la requête du
sieur Méandre, chef de bureau, je devais opérer une saisie-arrêt. Nous
étions huit--huit membres de la société, plus ou moins élevés sur
l’échelle de la civilisation; mais tous honorables. Parmi nous,
brillaient M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène,
et, plus haut que tous, le vénéré M. Truie, l’ancien ministre, le
sénateur bien connu. Quand je songe que c’est sur des personnalités
aussi marquantes, sur des hommes aussi profondément respectables, sur
des personnages officiels que leur mission revêtait d’un lustre auguste,
que l’attentat le plus monstrueux a eu lieu--a lieu encore--je me
demande comment nos concitoyens pour nous délivrer n’ont pas déjà démoli
cette maison pierre à pierre avec leurs ongles, et je douterais, oui, je
douterais de la Providence, si ce n’était un blasphème... Mais revenons
à notre récit.

L’on connaît certainement l’inutilité de mes coups à la porte maudite de
cet appartement détesté, et combien furent vaines les sommations de M.
le commissaire de police Églantine ainsi que les labeurs du serrurier
Panaris. Ce n’est qu’après deux harangues éloquentes de M. le sénateur
Truie que s’ouvrit l’un des battants,--satisfaction à nous donnée que
nous attribuâmes à une soumission craintive alors qu’elle n’était que le
fait de la plus atroce des perfidies.

La porte donc s’ouvrit, s’entr’ouvrit plutôt, et--un à un--nous
pénétrâmes, moi, modestement huitième et dernier. Et, derrière moi, la
porte retomba avec un haut et sinistre bruit. Alors, j’entendis dans mon
oreille un ricanement pareil à celui d’un démon et, soudain, autour du
groupe que nous formions, avant que nous ayons pu nous reconnaître,
quelque chose se jeta qui, nous entourant au milieu du corps, nous
attira avec une force immense les uns contre les autres. Instinctivement
je portai la main sur ce lien inconnu--cela était gros, rond, froid et
écailleux. J’ouvris la bouche pour un cri--une masse molle et gluante la
remplit--les appels, les râles, les imprécations qui s’élevaient
s’étouffèrent avec une pareille rapidité. J’avais la barbe de M. le
commissaire de police Églantine dans l’oreille, j’avais le bec du
parapluie de M. le docteur Volière dans le creux de l’estomac; les
hanches considérables de la concierge Armandine Cane m’opprimaient le
ventre... J’étouffais, le lien me coupait en deux, je m’évanouis...

Lorsque je repris mes sens, le jour déclinait et ma stupeur fut sans
bornes car je me trouvais dans les airs, complètement lié, sauf les
bras, avec des bandes arrachées aux pans de ma propre redingote, et
suspendu, ainsi que je pus m’en rendre compte, par la boucle de mon
pantalon, à un crochet (évidemment destiné à une suspension) fixé au
milieu de ce que je reconnus avec une certaine difficulté pour être un
plafond, mais dans quel état, grand Dieu!...

Le plus étrange--ce qui me remplit de stupeur, d’épouvante, de
stupidité--ce qui me fit douter de mon état de veille et de ma raison
jusqu’à ce que je me souvinsse des incidents motivant la plainte de M.
Méandre--le plus étrange c’est le spectacle qui m’entourait, qui
m’entoure encore maintenant que j’écris ces lignes, qui m’entourera
jusques à quand, ô Seigneur? Je compris enfin. Le locataire de
l’appartement, le soi-disant sieur Dubois, l’Homme sauvage, a fait des
lieux par lui loués une reproduction des jungles de l’Inde, des forêts
vierges de la Louisiane, de la brousse africaine ou du buisson
australien. Je ne puis préciser, étant un homme paisible et
religieux--ennemi des bêtes féroces et des longs voyages.

Dans ce local, détourné de sa destination primordiale qui était
d’abriter l’existence vertueuse et sereine de quelque famille honorable,
toutes les cloisons ont été abattues et toutes les pièces réunies
forment un immense espace irrégulier et sauvage.

Le sol, qui est une épaisse couche de terre végétale, se montre couvert
d’une herbe épaisse et nourrit une foule de végétaux de toute taille et
de toute nature. Rappelant de faibles connaissances botaniques je
reconnais le cocotier, le tamarinier, le palmier, le catalpa, le
magnolier, le baobab, le cèdre, sans compter des espèces plus connues,
telles que prunier, cerisier, cognassier, abricotier, pommier, oranger,
laurier, presque tous chargés de fruits mûrissants. Les géants des
forêts équatoriales, dont les branches se recourbent contre le plafond
et forment une épaisse voûte, sont enlacés par une foule de lianes et
autres plantes grimpantes où s’ouvrent çà et là d’éclatantes corolles.
Des fougères géantes, des melons, des cactus épineux et d’autres de
forme obscène, des azalées, des camélias, des buissons de roses
sauvages, et une foule de végétaux à moi inconnus, croissent librement,
vivaces et verdoyants sous ces dômes de verdure. Une source jaillit d’un
rocher à ma droite et un jet d’eau élève son bruit musical et limpide
derrière moi, dans le lointain de l’appartement où il y a, paraît-il, un
jardin potager. Ainsi est formé un ruisselet gazouillant et tout envahi
par les roseaux.

Je comprends maintenant d’où vient la vase qui s’épand chez M. Méandre
et je m’étonne que les infiltrations qui, inévitablement, se produisent
n’aient point encore dégradé davantage la maison.

Et cet appartement devait, selon les conditions du bail, être habité en
bon père de famille!!!...

Une foule d’animaux, féroces pour la plupart, habitent cette forêt et y
vivent en toute liberté. Je parlerai d’eux tout à l’heure ainsi que du
maître du lieu--l’Homme sauvage lui-même.

Les fenêtres, je dois le remarquer, ont été toutes condamnées jusqu’à la
moitié de leur hauteur, deux carreaux mobiles s’ouvrent au sommet pour
donner de l’air et ne montrent que le ciel.

La vaste baie vitrée qui s’avance, ainsi qu’on peut voir du dehors, en
terrasse a été laissée libre. Toujours ouverte, drapée de guirlandes
verdoyantes, elle engendre un courant d’air permanent, qui n’est pas
inutile pour l’aération mais qui peut devenir funeste aux gens qui sont
aussi sensibles de la poitrine que moi.

Suspendu comme je suis, je me trouve à peu près au milieu de l’espace
total. Des corniches dorées, bien que sales et envahies par la verdure,
m’indiquent que j’occupe la place du lustre du salon... Le lustre du
salon!!!... Je crois rêver!!! Un lustre au sein même de la nature la
plus sauvage, là où des oiseaux voltigent, ou des moustiques bourdonnent
et piquent, où des plantes grimpent déjà le long de mes membres et où
j’entends le clapotis de l’eau sous le ventre de l’hippopotame!--Car il
me faut remarquer qu’un espace relativement vaste a été transformé en
piscine à l’usage de l’un de ces pachydermes--jeune encore, il est
vrai--et de ceux des naturels qui aiment la natation. C’est l’une des
chambres sans doute que l’on aura revêtue de feuilles métalliques. Le
ruisselet provenant des sources l’alimente et l’évier de la cuisine--de
ce qui a été la cuisine--en reçoit le trop plein.

Cette pièce d’eau est vaseuse, profonde, fertile en plantes et en
roseaux. Des animaux aquatiques: rats, serpents, tortues, loutres,
l’habitent; sans parler des salamandres, tritons, vers de vase et autre
vermine de tous genres.

A ma droite est la porte qui donne du salon (le salon!) sur
l’antichambre--laquelle antichambre est la seule pièce de l’appartement
qui ait gardé son aspect premier et par laquelle nous avons été
capturés. La porte qui y donne a été coupée à la moitié de sa hauteur,
comme il est d’usage dans les étables pour aérer les animaux, sans
qu’ils puissent sortir, mais ici c’est la partie haute qui sert de
passage, le bas retient la terre... Tels sont les lieux où nous vivons
depuis hier, si l’on peut appeler cela vivre...

Il me faut arriver maintenant au sujet le plus odieux, qui est la
population même de l’appartement et le sort fait à chacun de
nous--misérables captifs de monstres sans nom, aussi insolents que
brutaux, aussi dénués de délicatesse que bien pourvus d’ingéniosité
cruelle, estimables pourtant lorsqu’on envisage leur chef, l’Homme
sauvage lui-même.

Et ici, qu’on me permette une remarque très importante: étant donné les
faits monstrueux dont il ne craint pas d’assumer la responsabilité, l’on
pourrait croire que ce sieur est aliéné. Il faut bannir cette idée:
L’Homme sauvage n’est pas fou--je le proclame hautement. Il suffit de le
voir, de l’entendre pour en être convaincu. Il suffit d’être en sa
présence pour reconnaître dès le premier abord qu’il jouit d’une
parfaite certitude d’esprit, d’une intelligence nette et effroyable.

Il n’est pas fou, il est impitoyable seulement; il ne peut être fléchi
et, devant lui, il faut laisser toute espérance. L’on conçoit facilement
que plusieurs d’entre nous, dès les premiers instants, l’ont supplié de
nous rendre la liberté. Des prières lui furent adressées qui auraient
ému un tigre rugissant et des larmes coulèrent qui auraient amolli un
roc--ce fut en vain.

L’Homme sauvage, sans mot dire, étendit sa main et nous montra, clouée
au tronc d’un baobab, une planchette analogue à celle qui fut trouvée
chez M. Méandre. Une pointe rougie avait tracé: _Défense de parler, sans
quoi l’on mange de la vase._ Et comme M. Truie insistait, évoquant avec
majesté les justes représailles d’une société si cruellement offensée en
nos personnes, l’Homme sauvage fit un geste et l’une des brutes qui sont
ses esclaves, dans la bouche ouverte du vénérable sénateur, tassa
brusquement une poignée gluante, verdâtre, fétide. Je compris alors ce
qui nous avait bâillonnés lors de notre capture... Mais je reviens à mon
récit.

L’Homme sauvage, ai-je dit, n’est pas fou. Actuellement que j’écris ces
lignes je le vois au travers du feuillage, à une faible distance. Il est
assis au bord de la source. Il est maigre, barbu, musculeux, sardonique
et calme. Il fume sa pipe. Son vêtement est simple. Rarement il parle.
Parfois il lit des livres. A ses pieds est sa chèvre favorite. Une très
jeune, très jolie, très caressante et très capricieuse chèvre qui ne le
quitte que bien peu et pour laquelle il paraît avoir, sans doute pour
imiter Robinson, une tendresse excessive...

Les autres membres de ce pandémonium sont:

1º Trois ou quatre créatures de formes vaguement humaines. Parfois
bipèdes, le plus souvent quadrupèdes ou quadrumanes. Ils sont noirs,
chevelus, velus, barbus et muets. Leur vigueur, leur agilité et leur
adresse sont sans bornes. Ils servent de tout leur cœur l’Homme sauvage
et semblent le vénérer et l’aimer au delà de l’expression. Il y en a un
qui s’appelle Zéphirin, un autre quelque chose comme Venceslas; les
autres je ne sais pas encore. Ce sont peut-être des nègres; mais plus
probablement des gorilles.

2º D’un babouin de forte taille, aussi méchant que vicieux. L’être le
plus haïssable que je connaisse.

3º D’une ourse brune et énorme, cachant sous une apparence bonasse un
penchant féroce à la farce la plus cruelle.

4º Du tamanoir Samuel Clarke, grosse bête poilue et formidablement
onglée qui a une grande queue traînante et une dégoûtante langue
pareille à un ver noir qui se promènerait.

5º De l’hippopotame déjà signalé, peu existant en dehors de sa
baignoire.

6º D’un kanguroo sauteur et dément, qui me cause des angoisses mortelles
et des maux de cœur épouvantables par la façon qu’il a de s’élancer tout
à coup d’un bout à l’autre de l’espace en me heurtant exprès pour me
faire osciller, ce qui l’amuse.

7º De la chèvre qui s’appelle Angèle.

8º D’un boa constrictor qui est ma croix personnelle et sur lequel je
reviendrai tout à l’heure.

9º D’un tatou, espèce de petit cochon à écailles et sans pattes qui,
parfois, sort spasmodiquement d’une crevasse de rochers et y rentre tout
de suite.

10º D’un vautour gypaète, hideux monstre à l’œil bleu pâle couvert d’une
taie, et au col chauve et pelé.

Il y a en plus de ces principaux habitants du domaine une foule d’autres
créatures moindres, soit comestibles et domestiques--lapins, cochons
d’Inde, poules, pigeons, etc., soit sauvages--oiseaux-mouches, colibris,
flamands, lézards, et insectes de toutes sortes, parmi lesquels je
citerai une nuée de moustiques stridents et enragés qui piquent par les
deux bouts et ne contribuent pas peu à nous rendre la vie intolérable.

Je ferai aussi mention des lucioles qui sont des manières de gros vers
luisants ailés scintillant partout dans la nuit comme des étoiles. Ça,
c’est joli et inoffensif.

Toute cette population grouillante, vivace, turbulente, existe fort
naturellement dans la forêt, se livrant en toute liberté à ses besoins
et à ses passions sans s’inquiéter de nous... ou plutôt, hélas! en s’en
inquiétant trop, car nous servons de jouets... Chacun de nous est la
proie de l’un des monstres qui, s’occupant de lui plus particulièrement,
lui rend, par tous les moyens, plus pénibles les pénibles heures de la
captivité--à des degrés différents, cependant.

Pour mon compte personnel, je suis le jouet du boa constrictor. Cet
ophidien ne me fait aucun mal, mais dès la première minute où nous fûmes
en présence, il m’a voué une immense affection et ne peut souffrir
d’être séparé de moi un instant. Toujours il est enlacé à une portion de
mon individu et son poids, son contact, sa vue, sa présence me sont plus
odieux que je ne saurais le dire. Quand je le repousse, avec un doux
entêtement, avec l’air de reproche d’un dévouement méconnu, il se
rapproche davantage, me fixant de ses yeux huileux et langoureux qui me
donnent le vertige.--Et je n’ose insister car il me fait peur.

Plus spécialement horrible est le sort de M. le sénateur Truie. Il est
près de moi, en manches de chemise, sans gilet ni chapeau et lié par le
ventre au tronc d’un baobab. Le babouin est son maître et semble prendre
à tâche de lui faire de la vie un fleuve constant de honte et de
douleurs par des tourments raffinés, d’une nature si dégoûtante, si
cruelle et si satanique que je ne peux m’y arrêter même une seconde.
Croirait-on que le monstre a été jusqu’à dépouiller sa victime de sa
cravate de commandeur de la Légion d’honneur pour s’en parer lui-même,
la mettant à l’envers et que, en ce moment même, à cheval sur le corps
de M. Truie renversé et fumant un des cigares qu’il lui a ravis, il
s’exerce à produire des sons musicaux en frappant avec deux os son
ventre comme un tambour... Je ne puis retenir mes larmes en voyant cela
et en songeant que c’est un homme riche et considéré--un sénateur qui
fut ministre et qui eût pu le redevenir à brève échéance que cette brute
sans nom tourmente et avilit ainsi... Et lorsque je songe que ceci a
lieu sous les yeux et avec le consentement d’un autre homme--d’un
citoyen qui fut gouverné par celui-là même qu’il laisse outrager jusqu’à
la mort--lorsque, dis-je, je songe à cela, une fureur sans limites me
saisit et, bien que je sois d’une nature religieuse et débonnaire, je
voudrais de mes propres ongles arracher de leurs orbites les yeux de
l’Homme sauvage...

De M. Barnabé Cruchot le sort est cruel aussi. A l’aube, ce matin, l’un
des esclaves gorilles l’amena devant l’Homme sauvage. Celui-ci tenait à
la main un numéro du _Plein Jour_, daté du 12 juin, et contenant
l’article qui fit tant de bruit. Il présenta avec un sourire sardonique
ce journal déployé à M. Barnabé Cruchot dont j’entendais claquer les
dents.

--Mange! dit l’Homme sauvage.

Et sa voix ne souffrait pas que l’on hésitât. M. Barnabé Cruchot, la
mort sur le visage, reçut le journal et en mangea les huit pages.
Depuis, il semble fort malade et le kanguroo s’est emparé de lui, le
tirant par les cheveux à sa suite dans ses courses furieuses et ses
bonds prodigieux.

M. le docteur Volière, vice-président du comité d’hygiène, fut livré au
tamanoir. Cette brute peu inventive s’est contentée de creuser un trou
dans la terre et d’y enfouir sa victime dont la tête chauve dépasse
seule. Parfois le vautour vient et la couve.

La destinée de M. Églantine est relativement meilleure. L’ourse brune
lui accorde une liberté relative, se contentant de le tenir en laisse
avec sa propre écharpe et de se faire, deux fois par jour, épucer
soigneusement.

Du serrurier Panaris je n’ai rien à dire car je ne l’ai pas encore revu.
Je tremble en songeant au sort qui a dû être réservé à ce malheureux
prolétaire--soupçonné sans doute de trahison pour l’affaire de la porte
et dont la vie n’est pas protégée comme la nôtre par l’importance des
fonctions que nous occupons dans la société--chose qui, malgré tout,
j’en suis sûr, impressionne l’Homme sauvage et l’empêche seule peut-être
de nous immoler.

De la femme Armandine Cane, concierge, je ne dirai rien... rien...
rien... Cette malheureuse n’a plus d’honneur, tout le monde le lui a
ravi par tous les moyens possibles--qu’on ne m’en demande pas
davantage... Je rougis déjà en écrivant ces lignes.

Il me faut enregistrer encore la position déplorable de l’inspecteur de
police Andréas. Il a été immergé dans la piscine en punition, à ce que
j’ai compris, de la résistance désespérée qu’il a opposée au moment de
sa capture et au cours de laquelle il a tiré trois coups de revolver sur
l’esclave gorille Venceslas. Les balles tuèrent seulement un cochon
d’Inde, et Andréas, qui est doué pourtant d’une vigueur fameuse, fut
terrassé en moins de rien par son adversaire dont la puissance
musculaire semble réellement ne point connaître de limites. Andréas
ensuite fut lié et mis à tremper sous la surveillance de l’hippopotame
qui s’appelle Jocko.

Notre nourriture se compose de viande à peu près crue (il fait,
paraît-il, trop chaud pour prendre le temps de tout cuire) et de
quelques œufs nature. Ce matin on m’a permis de brouter une salade. Ceux
d’entre nous qui sont privés de l’usage de leurs mains, sont emboqués
deux fois le jour par les monstres qui s’occupent d’eux. Pour mon
compte, le sieur Zéphirin, à l’aide d’une perche, me fourre dans la
bouche les odieux comestibles. Quelle nourriture pour un homme qui a un
mauvais estomac!... Une eau saumâtre est notre boisson...

Je m’arrête pour aujourd’hui. Il est tard et la lumière du soleil
décline. Je suis fatigué d’avoir écrit aussi longtemps mais je remercie
le Seigneur de m’avoir donné de tous temps le goût des belles lettres,
ce qui me permet de trouver un dérivatif à mes souffrances de toute
nature. Je continuerai ce journal tant que durera--ce sera bref, je
pense--notre incarcération. Mon carnet est épais et neuf. Je tirerai de
ces pages une grande consolation et plus tard, je l’espère, quelque
gloire par leur mise au jour.

                   *       *       *       *       *

_Mercredi, 15 juin._--Je ne sais comment je trouve la force d’écrire. Le
plus horrible, le plus inhumain, le plus insensé péril est suspendu sur
nos têtes depuis ce matin. Réellement, ceux qui désirent nous délivrer
et qui, dans ce but, adoptent les moyens les plus extrêmes devraient
peser un peu plus leurs déterminations et songer aux effroyables
résultats qu’elles peuvent avoir pour nous, lamentables victimes.

Je ne sais quel est l’esprit funeste qui a imaginé d’établir un embargo
sur les provisions de bouche qui devaient ravitailler cette place.
Celui-là a agi comme notre pire ennemi. Il a fait de notre position, qui
était déjà cruelle, un gril où nous brûlons des plus intolérables
angoisses.

C’est aujourd’hui, mercredi 15 juin, que la chose eut lieu. Pendant
toute la soirée d’hier quelques petits bruits, semblant provenir de
l’escalier, nous avaient donné quelque espérance, mais ils cessèrent
sans résultat[1].

  [1] Les quelques petits bruits dont parle maître Cormoran étaient les
    rugissements et les coups terribles du bélier à vapeur, à l’aide
    duquel l’on essaya, sans succès, d’enfoncer la porte. Cette
    tentative, on le sait, fut la première qui fut faite pour la
    libération des prisonniers, dont la capture et le sort inconnu
    causaient une horreur et une curiosité si universelles. L’insuccès
    amena M. le ministre de l’Intérieur à essayer de la famine, malgré
    l’opposition des fournisseurs, lesquels, appuyés par les membres de
    l’extrême gauche (le leader de l’opposition Ganglion prononça à ce
    sujet un discours fameux), protestaient contre ce qu’ils appelaient
    une «atteinte à la liberté du travail». Les effets désastreux qui
    faillirent suivre, et qu’on verra plus loin, amenèrent la chute du
    ministère.

    Il fut remplacé au pouvoir par la combinaison connue sous le nom de
    «ministère de combat» parce que c’est sous son règne que les moyens
    violents furent employés--et parce qu’elle fut présidée par M. le
    général Crampon, ministre de la guerre.

Ce matin, lorsque l’heure approcha de recevoir les provisions, le nègre
gorille Zéphirin qui était alors de service alla comme d’habitude ouvrir
d’abord la grille, puis la porte matelassée, puis le petit guichet en
haut à gauche de la porte extérieure. Alors il passa le clairon. Bientôt
cet instrument produisit une fanfare inhabituelle. L’air joué était:

    Ouvre-toi, porte fatale...

qui fit connaître au prudent monstre que ce n’était point là le souffle
sans péril de l’un des fournisseurs. N’ouvrant pas le grand guichet, il
retira le clairon et observa l’extérieur. Un homme s’approcha alors et
une forte voix retentit qui cria, au nom de la loi, des choses que je ne
pus entendre entièrement mais où se discernait suffisamment cette
communication que la venue des nourritures serait suspendue jusqu’à la
fin de la rébellion ou tout au moins jusqu’à la libération des
prisonniers.

Déjà mon cœur bondissait d’espoir; mais un coup sourd interrompit la
voix. C’était Zéphirin qui, à travers le petit guichet, en haut, à
gauche, frappait le messager du gouvernement avec son poing[2].

  [2] Celui que frappa le monstre Zéphirin fut l’honorable M. Druide,
    sous-chef de la sûreté. Ce fonctionnaire tomba mort, victime de son
    devoir, sous le coup terrible qui lui fit éclater le crâne et
    jaillir la cervelle. L’on se souvient de l’émotion immense que
    souleva ce meurtre sans nom, et des splendides funérailles,
    auxquelles s’associa la population tout entière, qui furent faites à
    la victime.

Puis, tout fut refermé, et deux minutes après l’Homme sauvage se dressa
sous moi, taciturne et fumant sa pipe. Il me fixait de son œil froid. Je
ne savais ce qui allait se passer. Allait-il, curieux de ma littérature,
m’enlever mon carnet, le lire, se blesser des quelques expressions un
peu vives qui m’ont été dictées par la mauvaise humeur...? Des gouttes
de sueur coulaient de mon front sur la terre.

L’Homme sauvage se recula un peu pour éviter d’en être mouillé. Il ôta
sa pipe de sa bouche.

--Huissier, écris, me dit-il. Et le calme délibéré de sa voix incisive
me glaça de terreur comme dans l’attente de nouveaux et plus effroyables
malheurs, prêts à fondre sur nos têtes.

Je brandis mon crayon en manifestation d’obéissance. Il est le maître
après tout et peut-être, dans son intellectualité supérieure--car on ne
peut nier qu’il soit d’une intellectualité supérieure--agit-il dans un
but hautement humain et philanthropique...

L’Homme sauvage donc voulut bien me dicter ce qui suit:


ULTIMATUM.

«Si dès demain matin--mets la date, me dit l’Homme sauvage, et
j’obéis--16 juin 19... n’est pas levé l’embargo qui pèse sur les
vivres--lesquels devront arriver comme de coutume--l’on commencera à
manger les prisonniers. (Je tremblais violemment, le crayon faillit
tomber de mes doigts. Je continuai, fasciné par l’œil de l’Homme.) Sera
mangé d’abord le sieur...

L’Homme sauvage jeta un regard investigateur sur nous.

--Comment s’appelle ce gros-là? me demanda-t-il en désignant M. le
commissaire de police qui écoutait, béant.

--Églantine, dis-je.

L’Homme sauvage reprit sa dictée.

--Sera mangé d’abord le sieur Églantine parce que jeune encore, gras et
bien en point. Ensuite, Andréas, qui macère. Après, Truie, sénateur (en
entendant ce nom, le babouin sauta sur sa victime qui sanglotait, et la
secoua en grinçant des dents); et les autres ainsi de suite.

Et j’écrivis cette atrocité, pouvant à peine en concevoir la réalité. Et
des gémissements, bientôt étouffés, s’élevèrent de divers côtés, car mes
malheureux compagnons avaient entendu. M. Églantine, à la veille d’un
sort si affreux, s’était trouvé mal; mais l’ourse, mécontente, le
rappela à la vie en le griffant.

--Signe, me dit l’Homme sauvage.

Et je mis:

  «_Signé_: L’HOMME SAUVAGE.

  _Pour écriture conforme à la dictée_:

  CORMORAN, _greffier-huissier_.

Et je ne pus m’empêcher d’ajouter en dessous de ma signature:

«Pour l’amour de Dieu, que l’on rétablisse les approvisionnements. Il le
ferait comme il le dit. C.»[3]

  [3] L’effet produit au dehors par cet ultimatum--ainsi rédigé et ainsi
    signé, avec la touchante requête additionnelle--fut quelque chose
    qui atteignit à la démence.

    Le ministère en fut jeté par terre du coup. Tous les gouvernements
    s’en sentirent ébranlés; et tous les partis s’en emparèrent, dans
    tous les pays, pour s’en faire une arme contre leurs adversaires. Le
    monde entier en délira et, de partout, s’organisèrent des caravanes
    qui marchèrent sur le quartier du Raisin-Sec, tandis que, de tous
    les points du globe, des trains de plaisir et des bateaux, frétés
    exprès, arrivaient à toute vapeur, avec d’innombrables catastrophes,
    pour déverser des foules bigarrées, aux langages inconnus,
    soucieuses d’apercevoir, du lointain, la célèbre maison que gardait
    jour et nuit un corps d’armée...

    La Presse, en cette occasion, montra ce qu’elle pouvait être, mue
    par quelque chose qui en valait la peine... Elle atteignit alors à
    l’apogée de sa puissance, et ses reporters firent des prodiges de
    valeur, car sans nombre furent les nouvelles sensationnelles qu’ils
    inventèrent pour enfler le volume des faits réels--en faisant une
    salade si parfaite qu’il faut renoncer à distinguer les uns des
    autres. Cependant que sans cesse, comme une mer en furie, de jour en
    jour et de plus en plus, montait et se multipliait le tirage des
    journaux...

    Mais, ô M. Barnabé Cruchot, vous, le plus illustre et le premier
    père d’une si belle affaire, vous n’étiez plus là pour recueillir le
    fruit de vos labeurs et tant de gloire fut perdue pour vous!...

Puis je fondis en larmes.

                   *       *       *       *       *

Ce billet passa de mes mains dans celles du sieur Venceslas qui l’alla
jeter à travers le petit guichet en haut à gauche. Nous en verrons
l’effet demain matin... Aujourd’hui, des lapins et des poules apaisent
notre faim, mais après... Devrai-je voir se consommer sur M. Églantine
avec qui, si souvent, j’ai joué à la manille à notre petit café du «Bock
Rafraîchissant», le plus odieux des attentats? Devrai-je participer à un
repas composé de ses membres palpitants, de sa viande crue?...
Horreur!... Devrai-je moi-même plus tard... Ho! superlatif de
l’horreur!... Mon tour viendra-t-il? En dernier sans doute... Je suis si
maigre et déjà âgé... Et puis je sers de scribe... Et je n’ai jamais
offensé personne ici, si je suis venu, c’est que mon ministère m’y
forçait... L’Homme sauvage, dans sa magnanimité, ne voudra pas...

Hélas! je sens bien au fond de moi-même qu’il voudra, qu’un moment
viendra où, immolé, dépecé, ce qui fut Cormoran, le maître de mon étude,
connaîtra comme illicite tombeau...

Je frissonne, je brûle, je sens une sueur glacée qui bout sur ma peau
ardente... Une immense angoisse, pire que la mort tenaille mon âme...
mon âme immortelle!... Elle est immortelle, mon âme! C’est entendu, je
m’en fous!... Et mon corps? mon corps mortel, charnu, comestible...
Ha!... Ha!... Ha!... une joie de damné m’hallucine! Je me vois rôti,
bouilli, farci, en pâté, en daube, en cervelas!... mais non, l’on me
mangera tout cru!!!...

                   *       *       *       *       *

Je sors d’un long évanouissement. Je reprends mes sens pour retomber
dans une horreur indescriptible. Je ne puis détacher ma pensée, qui y
trouve je ne sais quels âcres délices, des exquis mirotons que me
cuisinait ma servante Pulchérie. Je caresse le boa avec égarement pour
m’attirer sa bienveillance. Je me sens prêt à demeurer ainsi pendu
pendant plusieurs années. Je ferai tout ce qu’on voudra... mais je ne
veux pas mourir! je ne veux pas mourir!...

D’affreuses images m’enveloppent de cauchemars délirants si, brisé de
fatigue, je m’endors un moment... Quelle angoisse... quelle angoisse!
Une peur frénétique assiège mon pauvre esprit. Je prie éperdument le Bon
Dieu... J’ai blasphémé, je me suis révolté tout à l’heure. A quoi
bon?... Ne sommes-nous pas tous dans la main de celui qui est le Maître
des Maîtres, qui est le Fort des Forts, qui est le Bon des Bons!... Dans
notre infortune, Seigneur, ayez pitié de nous, ne nous rejetez pas loin
de votre bouche, comme un vomissement! Du fond de notre détresse, nous
crions vers l’Agneau pour que l’Agneau nous sauve!

                   *       *       *       *       *

_Jeudi 16._--L’Agneau nous a sauvés! Il y a quelques instants--ô son
trois fois adorable et adoré, ô musique plus délicieuse que celle par
quoi les sirènes charmèrent Ulysse--il y a quelques instants, le clairon
a retenti jouant:

    Toréador en garde!...

Et c’était le boucher et la viande. Les autres fournisseurs suivirent.

Les premiers moments furent d’une joie délirante. Par la suite pourtant
je ne pus me garder d’une pensée d’amertume. Du dehors ne faisait-on
donc rien pour nous et une soumission si complète et si parfaite aux
ordres de l’Homme sauvage n’indiquait-elle pas à quel point l’on était
peu certain de nous délivrer avant un terme fort long[4].

  [4] C’est ce jour-là même que le conseil des ministres, réuni en
    séance extraordinaire, décida, sur la proposition de M. le général
    Crampon, d’attaquer la place de bas en haut par une perforation
    faite dans l’un des plafonds de M. Méandre...

    C’est vers cette époque aussi que fut fondée, à Chicago, avec la
    commandite de Jonathan Carnyby, le milliardaire connu sous le nom de
    «Roi de l’Esturgeon», la grande agence de paris qui, durant toute la
    durée de l’affaire, tint à la cote la plus haute toutes les sommes
    que l’on voulut engager _contre_ l’Homme sauvage, M. Carnyby se
    déclarant intimement persuadé que l’Homme sauvage tiendrait jusqu’au
    bout.

Enfin je chasse cette mauvaise pensée. Nous sommes saufs. Je ne mangerai
pas de M. Églantine et l’on ne me mangera pas. C’est là le principal...

                   *       *       *       *       *

_10 heures 1/2, même jour._--L’on vient de nous faire pâturer. La brute
Sylvain--l’un des gorilles--à l’aide d’une perche, m’a emboqué ma
portion avec tant de hâte que j’ai failli étouffer et suis resté pendant
un temps à deux doigts de la mort, avec un morceau de veau cru dans
chaque main et un autre dans la bouche--lequel était si gros que je ne
pouvais ressaisir mon souffle.

Le babouin s’amuse à faire sauter M. le sénateur Truie après chaque
bouchée. Il lui a lié les mains derrière le dos et, posté lui-même sur
une branche, il laisse pendiller au bout d’une ficelle les morceaux que
l’infortuné sénateur doit saisir au vol avec les dents. Le monstre en
même temps se gorge d’éclairs au café dont il a importé une cargaison
sur son arbre. Le spectacle est déchirant; mais j’éprouve une grande
joie en songeant que nous ne serons pas mangés.

Le boa pourtant m’ennuie considérablement car, prenant les attentions
que dans mon angoisse je lui ai prodiguées pour les marques d’une
affection sincère, il ne me laisse plus une minute de repos.

                   *       *       *       *       *

_Vendredi 17._--J’ai vu aujourd’hui, pour la première fois depuis le
commencement de notre captivité, le sieur Panaris, serrurier. Il était
libre, vêtu seulement d’un caleçon et de son tablier de cuir. Il
paraissait en fort bons termes avec les nègres gorilles qui faisaient
avec lui une partie de saut de mouton.

Quelque temps après, comme il passait, seul et fumant sa pipe, sous moi,
je lui demandai à demi-voix s’il travaillait à notre délivrance. Mais,
ayant ôté sa pipe infâme de sa bouche et salivé sur le visage de M. le
sénateur Truie qui était prostré par l’effet d’une digestion pénible,
cet être que je me refuse à appeler humain, me répondit brutalement:

--Fous-moi la paix, espèce d’andouille! On est très bien ici. Et puis,
pour forcer la porte, c’est macache. Faudrait d’z’éléphants. C’est moi
que je l’a bardée.

Il me semblait ivre. Il alla s’asseoir au bord du ruisseau et se mit à
pêcher à la ligne en fredonnant des refrains orduriers.

Je n’insistai pas, me réservant de flétrir hautement une si révoltante
conduite et de dénoncer un tel monstre à l’abomination de tout ce qui
est civilisé sur la terre.

                   *       *       *       *       *

P. S. Le détestable serpent ne cesse de m’abreuver de ses attentions qui
me rendent le repos impossible. Enlacé à moi, il me lèche maintenant
avec sa petite langue froide, visqueuse et bifide, et ses yeux vernis,
métalliques et langoureux me fixent, implorant passionnément je ne sais
quoi.

Quelle vie!

                   *       *       *       *       *

_Samedi 18._--La nuit dernière, comme un silence solennel régnait,
troublé seulement comme d’habitude par des gémissements, vers deux
heures du matin, je crois, un rugissement de douleur, tout à coup,
jaillit de la baignoire de l’hippopotame où Andréas, l’inspecteur de
police, est toujours immergé. C’était ce malheureux qui le poussait. A
la lueur tremblante des lucioles accourues, deux des nègres-gorilles le
retirèrent et l’on s’aperçut qu’il était grièvement blessé au pied
droit.

Un vague bruit d’eau s’écoulant retentit alors et le niveau du petit lac
baissa brusquement. Au bout d’un quart d’heure environ, le bruit cessa,
et les eaux, renouvelées par le ruisseau, reprirent peu à peu leur
niveau. Andréas fut pansé par l’Homme sauvage lui-même et on le coucha
par terre; mais il entra au bout de peu de temps dans le délire et je
crains qu’il ne succombe malgré les soins que lui prodigue M. le docteur
Volière, déterré pour la circonstance. Je ne puis comprendre ce qui
s’est passé[5].

  [5] Ce que maître Cormoran ne pouvait savoir c’est la tentative qui
    fut faite par le plafond de M. Méandre, et dont nous avons parlé
    plus haut. Par malheur, le forage eut lieu précisément au centre du
    plafond situé au-dessous de la chambre piscine. L’on sait que M.
    l’ingénieur en chef des ponts et chaussées et M. le colonel des
    pompiers, qui dirigeaient conjointement l’opération, furent noyés
    sur place, avec quatorze de leurs hommes, par le déluge vaseux qui
    se fit jour avec une prodigieuse impétuosité, et que l’on eut
    beaucoup de peine à arrêter en rebouchant le trou pour éviter de
    plus grands malheurs.

    L’on n’osa persister, ne sachant si tout l’appartement d’au-dessus
    n’était pas un lac... C’est le lendemain soir que l’on reçut
    télégraphiquement la proposition du mathématicien suédois, qui
    demandait à entrer par le toit avec des scaphandriers...
    L’inexplicable opposition de la société protectrice des animaux, qui
    déclara que son immeuble était assez dégradé comme cela et qu’elle
    se refusait à le laisser abîmer davantage, dut faire rejeter cette
    tentative.

    C’est alors que l’on pensa, en désespoir de cause, à une dernière et
    furieuse attaque contre la porte avec des pièces d’artillerie de
    montagne.

Il est maintenant trois heures de l’après-midi environ, le temps au
dehors est fort beau...

Que je voudrais être dans ma petite propriété de la banlieue, coiffé
d’un panama et regardant passer le chemin de fer. De telles délices ne
sont plus pour moi, hélas! mais rien que de les rêver m’est doux...

Un spectacle sans nom me ramène cependant à la réalité. Le sénateur
Truie, toujours la proie de l’injurieux babouin, souffre des tourments à
nuls autres seconds. Je ne puis qualifier ce que je vois. L’on ne
saurait imaginer jusqu’où va, dans le mal, l’infernal génie de ce
quadrumane. Croirait-on qu’il a, secondé par l’infernal serrurier,
étendu sur le dos sa malheureuse victime en lui liant les membres à
quatre piquets, et que monté maintenant sur une haute branche il
s’exerce, j’ose à peine l’écrire, à lui souffler sur la figure des
boulettes de papier mâché. Pendant ce temps, l’infâme Panaris, fumant
son éternelle pipe, reproche à M. Truie ses millions, son ventre, ses
ouvriers mourant de faim dans les mines, de soi-disant concussions et
d’immondes débauches tout à fait imaginaires, j’en suis sûr, qu’il peint
avec les termes les plus crus. Il entremêle le tout de raisonnements
philosophiques sur l’inégalité des conditions et boit de grands coups à
même une bouteille de cognac qu’il a déterrée, je ne sais où. M. le
commissaire de police Églantine est assis à peu de distance, occupé à
tuer des puces dans la fourrure épaisse de l’ourse qui sommeille à ses
pieds.

Les yeux du magistrat se lèvent parfois vers le spectacle odieux que je
viens de décrire et des pleurs de pitié et d’impuissante rage coulent
sur sa figure amaigrie comme ils coulent en ce moment même sur la
mienne. Le serrurier odieux les voit, ces larmes sur mes joues, et il
feint une violente compassion. Par une pantomime grotesque il s’accuse
de ma douleur et, mettant un genou en terre, il se frappe la poitrine et
se prosterne, semblant implorer son pardon.

Puis, comme illuminé par une révélation, il bondit, appelle du geste
Venceslas qui se gratte au bord de la source et, se faisant faire la
courte échelle, parvient jusqu’à ma hauteur. Alors, entre mes dents, il
fourre le goulot de la bouteille qu’il n’a pas lâchée et me force à
ingurgiter une forte dose. Quelle brute infâme!...

L’alcool, sur mon organisme débilité et déshabitué, produit un effet
aussi prompt qu’intense. Je me sens nébuleux... La tête me tourne... Je
suis content... Nous sortirons bientôt... Comme il fait beau... Comme on
est bien sur l’herbe avec une petite amie... A la requête du sieur
Méandre... Ah! ah! je vois la concierge... C’est une belle femme... Moi
aussi... Tout tourne... tout tourne... J’ai mal au cœur... Oh! là, là!
L’Homme sauvage... J’ai rien bu... Le boa... Il est saoûl... Liberté,
Égalité... Je m’en fous!... A boire!!![6]

  [6] Ces dernières phrases avaient été effacées par maître Cormoran
    lui-même; mais comme on a pu lire, malgré les barres au crayon, on a
    cru bon de les publier, afin de montrer à quel point un homme
    honorable, dans une position si affreuse et sous certaines
    influences, pouvait sortir de son caractère! La provenance de
    l’alcool s’explique par ce fait que plusieurs bouteilles en avaient
    été jointes aux approvisionnements--avec l’espoir que l’ivresse
    favoriserait l’entrée de la place. Cela n’eut pas de succès. Une
    méthode d’empoisonnement général, proposée par M. le Dr Bain,
    professeur de philanthropie comparée à Strasbourg, fut repoussée, eu
    égard à la haute situation sociale de quelques-uns des prisonniers.
    Fut aussi repoussée, pour la même raison, la proposition faite par
    M. le capitaine Souffle de torpiller la maison.

                   *       *       *       *       *

_Dimanche 19._--J’ai dormi mal et longtemps, perturbé par l’alcool que
le détestable Panaris m’avait forcé d’absorber et ainsi je n’ai pu, dès
le matin du saint jour, élever mon âme vers le Seigneur Dieu... Que sa
miséricorde ne se détourne pas de moi cependant. J’en ai plus besoin que
jamais.

L’infortuné Andréas est mort à l’aube dans les convulsions horribles du
tétanos et malgré les soins empressés que lui a prodigués M. le docteur
Volière qui, je dois le remarquer, semble supporter nos épreuves avec
une singulière constance. Il n’oppose qu’un calme serein à tous les
malheurs qui nous accablent et, après la mort d’Andréas, il se laissa
réensevelir sans mot dire par le tamanoir.

Suivant les ordres de l’Homme sauvage, j’écrivis sur un papier ces mots:

    «L’ON VOUS REND VOTRE ŒUVRE.»

Et ce papier fut fixé sur la poitrine de l’inspecteur de police décédé.
Ensuite, sans même permettre à M. Églantine d’adresser un dernier adieu
à son brave et malheureux subordonné, on poussa le corps sur le palier
par le grand guichet, en bas, à droite... Que les hommes lui donnent une
sépulture glorieuse et chrétienne. Que son âme renaisse pour la vie
éternelle à la lumière de l’Agneau!...

Et encore une fois que le Seigneur Dieu étende sur nous tous qui vivons
encore sa main protectrice car nos semblables paraissent nous
abandonner...

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 5 heures._--Je viens de comprendre, après des jours et des
jours de supplications à moi adressées et tout à fait hiéroglyphiques,
ce que me veut le boa constrictor. Il veut que je lui gratte la tête et
le cou avec mes ongles. C’est insensé, mais c’est ainsi. Sa mimique,
d’abord persuasive, puis furibonde, ne m’a pas laissé d’alternative et
je le gratte. Moi, Cormoran, huissier assermenté, créature faite à
l’image de Dieu, je pends par la boucle de mon pantalon et je gratte un
boa dans le cou!...

                   *       *       *       *       *

_Lundi 20._--Je suis malade. La viande crue que je mange me cause des
perturbations intérieures. Dans ma position, c’est terrible. Que le ciel
me pardonne, mais je commence à souhaiter la mort...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. le sénateur Truie vient de se révolter contre son bourreau. Il tenta
de le gifler, se roula par terre et rua. Il l’insultait en même temps.

--Babouin! crapule! concussionnaire! sénateur! criait-il.

Le quadrumane vexé le mordit cruellement.

                   *       *       *       *       *

_Mardi 21._--L’obstiné constrictor pend toujours à mon cou. Excédé par
son poids, la chaleur intense et mes souffrances, j’ai à peine la force
d’écrire. D’étranges visions traversent une veille encauchemardée. Le
vautour vient de se poser sur ma tête. Il battit des ailes, me lança un
jet de guano dans le cou, me donna un bon coup de bec sur l’oreille
gauche et me dit:

--Tu es un rigolo, toi, c’est pour ça que je t’aime!

Puis il s’envola. Je n’ai pas la force de méditer sur ce bizarre
incident. Je dors, je rêve, je veille, je souffre. Je ne vois plus mes
compagnons d’infortune. C’est à peine si je suis vivant.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 6 heures._--Un espoir me redonne quelques forces. Un bruit
léger me parvient de l’escalier. Serait-ce une nouvelle tentative faite
pour nous délivrer? Il en est temps. M. le sénateur Truie n’a plus qu’un
souffle de vie. M. Églantine, tenu en laisse par l’ourse, vient de
passer sous moi en me disant:

--Maître Cormoran, je vous dis adieu... Je sens que je vais mourir.

Les larmes là-dessus me sont jaillies des yeux... Au reste je n’en puis
plus.

Le pesant boa dort sur mon dos et digère un lapin que je sens descendre
le long de son tube digestif. Quelle vie, Seigneur!

                   *       *       *       *       *

_Mercredi 22._--Encore un espoir déçu. Les bruits entendus hier étaient
bien les préludes d’une désespérée tentative faite pour nous délivrer.
Hélas! déjouée par le génie de l’Homme sauvage, elle n’a même pu être
commencée--avortant misérablement sans nous donner un espoir et nous
laissant plus faibles et plus découragés, avec une conscience plus nette
et plus forte que jamais, de la puissance immense de notre maître... Je
la raconte.

Ce matin, comme le boucher venait de passer de la viande, quelqu’un
d’inconnu, au travers du petit guichet en haut, à gauche, qui n’était
pas encore refermé, cria vers nous dans un porte-voix:

--Deux pièces de montagne sont en batterie sur le palier. Dans cinq
minutes elles tireront[7].

  [7] On sait que cette tentative, que maître Cormoran qualifie
    justement de désespérée, ne fut faite qu’à la dernière extrémité et
    pour satisfaire l’opinion publique que la restitution, par l’Homme
    sauvage, du cadavre d’Andréas avait rendue enragée. La maison tout
    entière avait été préalablement évacuée.

La sensation fut assez générale. Le babouin cessa pour un moment de
vernir à la cire le crâne de M. Truie gisant et, du lointain de
l’espace, le serrurier Panaris accourut au petit trot.

--Ça n’a pas d’importance, grommelait d’une voix pâteuse cet être ivre.
La porte, elle s’en fout. C’est moi que je l’a bardée...

Cependant l’Homme sauvage était dressé sous moi, toujours calme et le
visage plissé en un sourire sardonique.

--Huissier, commanda-t-il, écris.

Et il dicta:

«Il y a, derrière la porte, soixante et onze bombes à la mélinite. Si le
canon tire, tout sautera.

  _Signé_: L’HOMME SAUVAGE.

  _Pour écriture conforme à la dictée_,

  CORMORAN, _huissier-greffier_.»

Je ne voyais aucune bombe pourtant, et personne n’en apportait. Quand
même, droits et frétillants sur mon crâne étaient mes cheveux et ma
langue toute sèche dans ma bouche.

Le papier passa dans les mains de l’Homme sauvage et il le présenta au
sénateur Truie que l’on releva pour la circonstance.

--Certifie, commanda l’Homme sauvage.

Le pauvre M. Truie, à qui l’excès de sa terreur rendait quelques forces,
regarda éperdument autour de lui.

--Où, où... sont-elles? balbutia-t-il.

--Quoi? demanda froidement l’Homme sauvage, le fascinant de son œil.

--Les... les... bombes? gémit la victime.

--Ça, c’est pas ton affaire, espèce de boîte à crottin, hurla Panaris
intervenant. Y en a, j’les ai vues!... Et pis, si y en a pas, y en a
tout de même!

Et M. Truie, ahuri par cette argumentation singulière, écrivit d’une
main tremblante:

«C’est vrai. Il y a soixante et onze bombes à la mélinite. Par pitié que
l’on pense à nous et à toute la ville.

  _Signé_: TRUIE, _sénateur_.»

Et il se mit à pleurer.

--Quel porc, murmura avec mépris le nauséabond serrurier, pendant que le
babouin sautait sur sa victime.

Le billet fut jeté à travers le petit guichet, en haut, à gauche. Et,
immédiatement, tous ceux qui étaient au dehors dégringolèrent
l’escalier, en un moment, je suppose, vu le bruit.

Mais le guichet se referma et toute communication cessa avec
l’extérieur. Nous n’entendîmes plus parler du canon et demeurâmes seuls
avec nos douleurs, avec nos bourreaux. Et nous sommes plus désespérés
que jamais[8].

  [8] C’est à la suite de cette tentative et du douloureux
    _post-scriptum_ de M. Truie que le leader de l’opposition, Ganglion,
    posa, à M. le général Crampon, président du Conseil, une question
    qui fut transformée en interpellation. Dans son discours, des plus
    violents, il alla jusqu’à accuser le gouvernement d’être complice de
    l’Homme sauvage et de vouloir, avec son aide, se débarrasser
    définitivement de M. le sénateur Truie et des secrets compromettants
    que ce personnage était censé posséder. Le ministère fut mis en
    minorité par 517 voix contre 7 (les siennes). La combinaison qui lui
    succéda au pouvoir fut composée et présidée par M. Sorgue, ministre
    de l’Intérieur. Il reçut des Chambres le mandat impératif d’en
    finir, dans les quarante-huit heures, avec l’Homme sauvage.

                   *       *       *       *       *

_Jeudi 23._--Une chaleur accablante règne depuis ce matin et ne
contribue pas peu à augmenter nos souffrances. La moitié des habitants
de l’appartement passe son temps dans la piscine. J’ai supplié dans les
termes les plus touchants l’Homme sauvage de me rendre à la vie
civilisée, mais il ne m’a répondu que par un signe négatif de la tête,
et le serrurier abominable qui est notre plus cruel ennemi et qui
circule maintenant complètement nu à travers la forêt, m’a indiqué la
planchette portant la phrase prohibitive:

_Défense de parler, sans quoi l’on mangera de la vase._

En même temps, il brandissait une pleine poignée de boue horrible mêlée
de fumier.

Je me suis tu, la rage dans le cœur, et le sieur Venceslas a bien voulu
me jeter dessus un plein seau d’eau. Il faut croire que tout sentiment
de pitié n’est pas mort en lui.

                   *       *       *       *       *

_Dans la nuit du même jour._--Je ne sais pas l’heure. L’obscurité est
profonde.

J’écris vaguement à la lueur d’une mouche à feu qui est posée sur mon
papier. Un fait vient de se passer qui me remplit d’une immense émotion,
qui m’agite de sentiments si contraires que je ne puis attendre pour le
confier à ce carnet, mon meilleur, mon seul ami; comme si, en
l’écrivant, j’en déchargeais mon âme que torturent de poignantes
alternatives de doute, de terreur et de délirante joie... Tout à
l’heure, suffoqué par le boa qui, ayant glissé, me strangulait, je me
suis réveillé en sursaut d’un sommeil plein comme d’habitude de
cauchemars et de visions affreuses. Alors, j’ai entendu des voix et
j’ai, dans l’ombre, entrevu l’Homme sauvage assis près de la source et
causant, dans une langue étrangère, avec un personnage installé à
ses côtés. Ce personnage n’était aucun des habitants de
l’appartement.--_C’était un homme venu du dehors._--Un homme assez gros,
vêtu de gris et coiffé d’un chapeau de paille. Son visage était large,
rasé, résolu. Il fumait un gros cigare qui, à chaque aspiration,
l’éclairait d’un reflet rouge, et il en avait offert un autre à l’Homme
sauvage. Ils paraissaient tous deux parfaitement d’accord. Je fus
stupéfié. Je crus d’abord à une hallucination, à la continuation d’un
rêve... mais non, je sentais l’odeur du tabac de la Havane, je me
pinçais vigoureusement et cela me faisait mal... Je ne rêvais donc
pas... Qu’était, que pouvait être celui-là qui parlait avec l’Homme
sauvage? Que n’aurais-je pas donné pour comprendre ce qu’ils disaient...
Incarnait-il la délivrance? Mais alors pourquoi ce mystère?... Ne
représentait-il pas bien plutôt quelque épouvantable et nouveau péril...
Comment était-il entré? Qu’allait-il nous faire?... N’allait-il pas
nous?... La traite des blancs m’a traversé l’esprit... Est-ce un
marchand d’hommes... ou plutôt... O Dieu, serait-ce possible!... Non,
pas cela!... Tout... mais pas cela!... Ce serait trop horrible!... Et,
l’angoisse me suffoquant à cette dernière pensée, je pendis évanoui...
Il y a peu d’instants que j’ai repris mes sens, toujours en pleine
ténèbre. Tout a disparu maintenant et je ne vois plus le visiteur
inconnu--pourtant je sens encore l’odeur de son tabac de la Havane, et,
comme je l’ai dit, j’écris ceci pour m’en décharger l’âme... A présent
je vais tâcher de me rendormir et de n’y plus penser--c’est trop
horrible, et à la fois si plein d’une espérance radieuse[9].

  [9] L’incident, auquel se rapportent ces lignes de Maître Cormoran,
    n’est pas l’un des moins singuliers de cette extraordinaire affaire.
    Dans l’après-midi du jeudi 24 juin, un monsieur se présenta aux
    autorités compétentes, et demanda à entrer en pourparlers avec
    l’Homme sauvage. Quand, le prenant pour un fou, vu cette demande, on
    se fut contenté de lui répondre que la chose ne pouvait pas se
    faire, il déclara qu’il s’appelait Jonathan Carnyby, était le
    milliardaire américain connu sous le nom de Roi de l’Esturgeon, et
    que--_pour lui_--rien n’était impossible! Il voulait offrir à
    l’Homme sauvage de lui céder une ou deux de ses îles, dans le
    Pacifique, avec le transport gratuit pour lui et ses compagnons, en
    échange de son installation, telle qu’elle était. Il avait
    l’intention, lui, Carnyby, après avoir acheté l’immeuble, d’en faire
    une maison-réclame pour ses conserves d’esturgeon. L’on ne répondit
    que par le rire à cette extraordinaire proposition, que l’on prit
    pour celle d’un mystificateur ou d’un aliéné, bien que M. Jonathan
    Carnyby ait donné toutes les preuves désirables de son identité. Ce
    gentleman, irrité, déclara alors qu’il se rendait de ce pas chez
    l’Homme sauvage (?) et qu’une fois qu’il aurait son consentement on
    verrait bien!

    Il revint le lendemain, disant qu’il avait parlé à l’Homme sauvage,
    et que celui-ci, qui était un homme parfait sous tous les rapports,
    consentait. Naturellement, l’on n’en crut rien, et l’on pria M.
    Jonathan Carnyby (en admettant que la personne à qui l’on parlait
    fût ce gentleman) d’aller porter ses mystifications ailleurs. M.
    Carnyby s’en fut alors, en proie à une colère violente, et en
    traitant M. le secrétaire général du ministère de l’Intérieur de
    «gros ventre bas sur pattes» (allusion blessante à la conformation
    de ce monsieur), «d’ensanglanté cochon» et «d’esturgeon avarié dans
    une boîte à conserves». Il se rendit alors à Londres où, dans le
    journal «_Liberty enlightening the World_» il publia un récit
    circonstancié de sa tentative, avec cette appréciation, que la seule
    personne raisonnable et courtoise qu’il ait rencontrée au cours de
    son voyage était l’Homme sauvage, qu’il s’honorait d’appeler son
    ami. Cela fut, généralement, pris pour un tissu de mensonges; mais
    il est curieux de constater que ce récit s’accorde tout à fait avec
    le carnet de Maître Cormoran, et que ce dernier a fait un portrait
    exact de M. Carnyby, et place sa visite à la date où ce gentleman
    prétend l’avoir faite. M. Carnyby aurait-il donc réellement pénétré
    chez l’Homme sauvage?

                   *       *       *       *       *

_Vendredi 24._--La chaleur ne connaît plus de bornes et nos souffrances
sont intolérables. Les débris de ma redingote, pour mes épaules, sont
plus pesants qu’un manteau de plomb; ma sueur ruisselle sur le sol et
l’inexorable boa, sans trêve ni merci, exige que je le gratte. J’ai
commencé ce matin à 5 heures 35 et à 11 heures 10 je grattais encore.

En grattant, je me rappelais, avec des sentiments frénétiques, ce que
j’ai vu cette nuit. Mais je n’ose m’appesantir là-dessus...

Une bataille éclate au-dessous de moi. M. le journaliste Barnabé
Cruchot, las d’être traîné par les cheveux à la suite du kanguroo
bondissant, s’est arraché de ses pattes. Alors, ayant extrait de sa
poche son portefeuille et de son portefeuille un coupe-file, il le mit
sous les yeux du marsupial en exigeant, au nom de la presse du monde
entier, qu’on lui ouvrît la porte afin qu’il allât faire sa copie. Son
adversaire le jeta par terre, lui ravit son portefeuille pour le mettre
dans sa poche abdominale et sa chaîne de montre pour s’en faire un tour
de cou. Puis, ressaisissant sa victime par les cheveux, d’un puissant
bond il s’élança dans les airs pour retomber au centre même de l’étang
où tous deux disparurent dans un rejaillissement vaseux.

Le boa, en même temps, sortait du bain, tout gluant et visqueux. Il
remonte maintenant jusqu’à moi, en grande hâte, pour être gratté, et je
reprends cette tâche ridicule...

                   *       *       *       *       *

Deux heures ont passé et maintenant il dort. Je vais en faire autant. Je
voudrais boire un grand bock de bière bien fraîche et sans faux-col...

                   *       *       *       *       *

_Même jour, six heures du soir._--Encore une tentative faite du dehors.
En vain naturellement. L’on voulut, avec d’immenses échelles, opérer, à
ce que j’ai compris, une descente par les fenêtres. Aussitôt que l’Homme
sauvage en fut averti par Panaris l’immonde, en vigie sous la vérandah,
il vint vers moi.

--Cormoran, dit-il, écris.

Et il dicta:

«Il y a toujours soixante et onze bombes à la mélinite; que l’on ne
l’oublie pas. Si l’on insistait tout pourrait bien sauter.

  _Signé_: L’HOMME SAUVAGE.

  _Pour écriture conforme à la dictée_:

  CORMORAN, _huissier-greffier_.»

Ce papier me fut pris et Panaris, l’ayant attaché à la montre de M.
Truie pour le lester, le jeta par une fenêtre aux pieds d’un groupe de
personnages que le détestable serrurier déclara avoir reconnu pour des
ministres «à leurs sales gueules».

Ainsi s’exprima cet irrespectueux sacripant et, presque tout de suite,
les échelles disparurent de l’horizon qu’elles occupaient. Avec ce moyen
de défense, l’Homme sauvage est à l’abri de toute atteinte et il n’y a
pas d’espoir que la place soit jamais prise de force. Ce qui est le plus
affreux c’est que je crois fermement qu’il n’y a jamais eu de bombes et
que c’est un procédé d’intimidation imaginé et appliqué avec le plus
grand succès pour terrifier le dehors et nous-mêmes... Car, après
tout... on ne sait pas... elles y sont peut-être ces bombes--et quelle
catastrophe![10]

  [10] Cette tentative, faite au moyen d’échelles flottantes que
    manœuvraient des grues électriques, fut le dernier effort tenté pour
    entrer de vive force dans la place. La nouvelle annonce des soixante
    et onze bombes à la mélinite produisit un surnaturel et subit effet
    de terreur--tellement que tous les citoyens, dans le rayon d’un
    kilomètre, désertèrent leurs habitations. Chose étrange! pourtant,
    le nombre des curieux qui se pressaient autour du périlleux immeuble
    crût, dans des proportions notables, attiré sans doute qu’était le
    monde par l’espoir de voir la catastrophe annoncée! C’est le
    lendemain, 26 juin, que le Parlement jeta par terre le ministère
    présidé par M. Sorgue. La combinaison suivante, avec M. Caressé,
    président du Conseil et ministre de la Justice, reçut le mandat de
    traiter immédiatement et se mit à en étudier les moyens--regrettant
    amèrement l’absence de M. Jonathan Carnyby, à qui des télégrammes
    pleins d’offres et d’excuses furent adressés, signés de M. le
    secrétaire général du ministère de l’Intérieur.

                   *       *       *       *       *

_Samedi 25._--M. Églantine a disparu. Je viens de l’apprendre, me
réveillant après quelques heures d’un pénible sommeil plus épuisant que
l’insomnie. Ce matin, l’ourse n’a plus trouvé à son côté le commissaire
de police qui s’y trouvait la veille.

Voilà tout ce que je sais. Voilà tout ce que nous savons, puis-je dire,
car personne ne semble connaître la vérité... Je tremble en songeant que
l’une des bêtes féroces qui nous entourent a peut-être assassiné dans un
accès de rage notre malheureux ami. Je me souviens, qu’avant-hier, je ne
dirai pas pour quel indigne motif, il avait eu une altercation violente
avec Samuel Clarke, le tamanoir.

Ce dernier monstre a-t-il profité des ombres de la nuit pour l’immoler
et enfouir son corps en quelque abîme ignoré? Je frémis à cette odieuse
pensée et j’aime mieux croire que M. Églantine, menant à bien un plan
d’évasion sans doute préparé de longue main, a gagné le dehors. Le
dehors! ô mon Dieu que je l’envie... Ce qui corrobore cette idée c’est
que tout le monde, sauf naturellement l’impassible Homme sauvage, semble
fort étonné de cette disparition. En plus, je viens de voir passer le
tamanoir sur qui portaient mes soupçons. Il avait l’air fort serein et
tout à fait incapable de s’être souillé d’un sang innocent. Peut-être
l’évasion de M. Églantine, que je me plais à imaginer libre et faisant
partout des conférences en faveur de notre délivrance, sera-t-elle la
base de notre salut définitif[11].

  [11] Cet espoir ne reposait sur rien de solide, puisque M. le
    commissaire de police Églantine n’était pas plus à l’extérieur qu’à
    l’intérieur et que nul ne le revit plus jamais. Sa disparition fut
    complète et définitive. Elle constitue l’un des plus douloureux
    mystères de cette affaire. Il fut impossible de l’élucider et les
    suppositions les plus contraires furent avancées par tout le monde
    sans persuader personne. Le fait surtout n’ayant été connu que par
    la suite et alors qu’aucune enquête n’était plus possible. Il est
    généralement admis toutefois que M. Églantine, tentant une évasion
    par l’une des fenêtres avec la complicité fallacieuse de l’un des
    monstres (l’on a nommé sans aucune preuve le serrurier Panaris)
    tomba dans le fleuve et s’y noya, si bien que son corps, emporté par
    les eaux, est allé nourrir les poissons quelque part dans la mer
    profonde. _In pace requiescat._

                   *       *       *       *       *

_Dimanche 26._--Ce jour prendra place parmi les plus affreux... Du
dehors, aucune nouvelle. Au dedans, des tourments sans nom. Le boa
d’abord, l’infernal, incommode et entêté boa constrictor. Et puis, M.
Truie, tombé complètement dans une démence sénile, hurlant à la lune
absente, comme un chien dégoûté de la vie, tandis que son bourreau le
torture toujours sans que je puisse savoir s’il veut le faire taire ou
augmenter de force et de durée ses plaintes. Et puis, la chaleur
tropicale, accablante, orageuse... rendant fous les moustiques qui me
rendent fou moi-même.

--Et puis, un long saignement de nez venu pour m’affaiblir encore... Et
puis, tout...

Et puis, toujours et par-dessus tout, la plainte monotone et déchirante
de M. Truie gâteux, supplicié... Vraiment, oh! vraiment, je tourne des
regards de tendresse vers la mort libératrice!

                   *       *       *       *       *

_Lundi 27._--Je crois que nous touchons à la fin de nos maux.
Pardonnez-moi, Seigneur, pendant que je me livrais à un impie désir de
trépas vous prépariez les voies pour notre délivrance. Cette fois, je le
pense, nous ne serons pas déçus; mais je n’ai plus la force de
m’enthousiasmer, d’espérer même avec quelque ardeur. Tant de fois je
l’ai fait en vain...

Des propositions de paix pourtant nous sont faites positivement... L’on
aurait bien dû commencer par là au lieu de nous laisser souffrir mille
morts pendant si longtemps et de couvrir de ridicule le monde civilisé
tout entier par tant d’attaques infructueuses où se montrèrent
impuissantes toutes les forces des sciences civiles et militaires... Ne
récriminons cependant pas; mais remercions le bon Dieu et racontons les
faits.

Ce matin, par l’entremise du garçon boucher nous furent transmis, en
même temps que notre ration de viande, un pli ministériel et un
télégramme venu de Londres. L’Homme sauvage ouvrant le télégramme le lut
avec une calme satisfaction.

Comme il était en dessous de moi et que j’ai, Dieu merci, conservé sur
mon nez, malgré tous les tourments, mes excellentes lunettes, je pus
lire par-dessus son épaule.

                   *       *       *       *       *

Voici la teneur de ce télégramme:

  _Londres 27-6-19-22-33._

Jonathan Carnyby enchanté victoire signalée d’Homme sauvage qu’il
s’honore d’appeler son plus cher ami. Offre toujours passionnément île
dans Pacifique. Prépare moyen transport qu’il guidera lui-même et
amènera à moment que Homme sauvage voudra bien télégraphier par retour.

  _Signé_: JONATHAN CARNYBY, _roi Esturgeon_[12].

  [12] Ce télégramme était accompagné d’un autre qui le
    convoyait--ordonnant expressément au «gros ventre bas sur pattes» de
    l’Intérieur de remettre à son adresse, fidèlement, et tout de suite,
    le pli destiné à M. l’Homme sauvage--lui interdisant, en outre et
    pour toujours, d’essayer d’entrer en relation, de quelque façon que
    ce soit, avec M. Carnyby--car ce gentleman, dans son esprit, le
    considérait comme un esturgeon avarié dans une boîte à
    conserves--c’est-à-dire la pire chose qui soit au monde.

                   *       *       *       *       *

L’Homme sauvage ensuite ouvrit le pli ministériel où étaient incluses
les 46 pages format in-8º contenant les offres du gouvernement. L’Homme
sauvage n’y jetant qu’un coup d’œil, les envoya vers le kanguroo qui
s’en nourrit, les dérobant ainsi à la curiosité de M. Barnabé Cruchot
lequel tenta vainement de s’en emparer.

L’Homme sauvage pourtant souriait et me dicta l’ultimatum suivant,--le
serrurier Panaris étant à sa gauche, la chèvre à sa droite, Venceslas en
arrière, à cheval sur l’hippopotame ruisselant de vase et le tatou hors
de son trou pour écouter aussi:

                   *       *       *       *       *

ULTIMATUM

CONDITIONS GÉNÉRALES

ARTICLE I.--On ne parlera plus, en aucune façon, des ridicules
poursuites intentées contre l’Homme sauvage, ni des petits incidents qui
en ont marqué le cours.

ART. II.--L’Homme sauvage sera libre de se rendre sans être inquiété
dans l’île que M. Jonathan Carnyby, roi de l’Esturgeon, met à sa
disposition dans le Pacifique. Dans cette île, il vivra avec ses amis
sans être en butte à aucune action judiciaire ou militaire. Et on l’y
laissera parfaitement tranquille.

ART. III.--Une cravate de commandeur de la Légion d’honneur, un brevet
de caporalissisme des armées de terre et de mer, et les passeports de
consul général dans le Pacifique, seront mis à la disposition de l’Homme
sauvage afin qu’il puisse s’en servir pour reconnaître la gracieuseté de
M. Jonathan Carnyby.

ART. IV.--La somme déposée chez Maître Gémissant, notaire, rue
Poire-Pourrie, par l’Homme sauvage, sera reversée intégralement entre
les mains de ce dernier en espèces métalliques et ayant cours.

Auxquelles conditions générales l’Homme sauvage s’engage à abandonner
pour toujours, par la voie aérienne, l’appartement par lui loué à la
Société protectrice des animaux, au cinquième étage de la maison portant
le numéro 3 du quai Bois l’Encre. Il veut bien ne réclamer aucune
indemnité pour la résiliation anticipée de son bail. Il fait un don
gracieux, aux malades des hôpitaux, des comestibles et meubles qui
remplissent cet appartement. Il emportera cependant ses soixante et onze
bombes à la mélinite qu’il se réserve de jeter au moment de son départ
sur la foule si elle n’est pas convenable.

Le tout sous les conditions additionnelles suivantes:

1.--Le sieur Méandre et sa fille, qui joue la _Prière d’une Vierge_ sur
le piano, seront versés entre les mains de l’Homme sauvage pour être
livrés aux bêtes.

2.--Le sieur Panaris, serrurier, qui se refuse à quitter la compagnie de
l’Homme sauvage et de ses amis, recevra quittance en bonne et due forme
de toutes ses dettes, notamment de celles qu’il a contractées chez le
mastroquet Foutré auquel il déclare une fois de plus qu’il a soupé de sa
fiole et dormi avec sa femme. On délivrera de plus à ce serrurier un
certificat constatant que c’était lui qui avait bardé la porte et que
pour la forcer ce fut macache.

3.--Le sénateur Truie demeurera la propriété exclusive du babouin qui
l’a entouré de ses soins pendant sa villégiature chez l’Homme sauvage,
l’a plusieurs fois arraché à la mort au cours d’indigestions
quotidiennes provoquées par la gloutonnerie de ce membre du Parlement,
et l’aime tant qu’il préférerait le trépas à une séparation.

4.--La concierge Armandine Cane ne rejoindra plus son mari. Elle préfère
rester dans le nouveau cercle de connaissances qu’elle a su se former et
dont les mœurs lui conviennent davantage. Au reste, elle sera bientôt
mère. On voudra donc bien prononcer son divorce afin qu’elle puisse
convoler en justes noces de nouveau, si cela lui convient.

Ici s’éleva, interruptrice, la voix de M. le docteur Volière, toujours
dans son trou. A ma connaissance, c’est la première fois qu’il parlait
et son organe, bien qu’étouffé à demi par les plumes du vautour qui lui
couvait le crâne avec soin et minutie, était net et grave. Il appelait:

--Monsieur!

--Hein? fit l’Homme sauvage.

--Monsieur, dit le docteur Volière, je désire aller avec vous dans votre
île du Pacifique. Je souhaite étudier la faune, la flore et la pomone de
ces contrées australes. Et puis vous me semblez un galant homme et vos
procédés d’hygiène m’intéressent. Je serais flatté d’être votre
compagnon.

--Cela me fera plaisir, dit l’Homme sauvage.

--Merci, répondit M. Volière, alors que l’on me déterre et que le
gypaète cesse de me couver, cela me donne la migraine.

La chose eut lieu tout de suite. Je suis encore frappé de stupeur par
une telle demande de la part d’un homme que j’avais toujours tenu pour
posé et raisonnable. Je crains bien, que, à force de le couver, le
vautour n’ait rendu fou l’honorable vice-président du Comité d’hygiène.
Cependant l’Homme sauvage reprit sa dictée.

5.--M. le docteur Volière restera aussi. Il désire qu’on lui fasse tenir
dans le plus bref délai tous ses instruments et appareils, ainsi que sa
garde-robe complète.

--Qu’on n’oublie pas les faux-cols, remarqua le docteur à demi déterré.

J’ajoutai cette remarque et l’ultimatum prit fin sur les deux articles
suivants:

6.--Le télégramme ci-joint devra être transmis immédiatement à son
adresse.

7.--La réponse au présent ultimatum devra être faite avant minuit,
aujourd’hui, par la voie du petit guichet en haut à gauche qui s’ouvrira
pour la circonstance[13].

  [13] L’on sait les débats passionnés que soulevèrent les articles de
    cet ultimatum, et comment ils furent discutés, point par point, dans
    une séance du Parlement qui dura depuis neuf heures et demie du
    matin jusqu’à six heures et demie le lendemain--au cours de laquelle
    séance trois ministères se succédèrent et furent renversés coup sur
    coup--avant que soit atteint le résultat désirable et que soit
    rédigée la réponse que l’on fit tenir immédiatement à l’Homme
    sauvage.

  _Signé_: L’HOMME SAUVAGE.

  _Pour écriture conforme à la dictée_:

  CORMORAN, _Huissier-greffier_.

  _Pour approbation des articles les concernant_:

  Dr VOLIÈRE, _vice-président du Comité d’hygiène_;

  PANARIS, _serrurier-libertaire qu’a bardé la porte_;

  _Armandine_ CANE, _ex-concierge_;

  _Pour M. le sénateur_ TRUIE, _empêché_:

  _le_ BABOUIN: (*)

L’Homme sauvage me prit cet ultimatum.

--Le télégramme, maintenant, dit-il.

  _Jonathan Carnyby, roi Esturgeon;_

  _Londres, W.-Z._

Homme sauvage remercie cher ami Carnyby. Accepte. Désire moyen transport
pour mardi 28, minuit. Sincèrement.

  _Signé_: L’HOMME SAUVAGE.

Et, emporté par l’habitude, j’ajoutai:

  _Pour écriture conforme à la dictée_:

  CORMORAN, _huissier-greffier_.

--Imbécile, me dit l’Homme sauvage en lisant, pourtant il laissa
tout[14].

  [14] M. Carnyby fit encadrer ce télégramme dans un cadre de platine
    incrusté de rubis et d’opales pour le placer au lieu d’honneur de sa
    collection de curiosités. Dans un testament en bonne forme, il en
    faisait don au musée des grandes découvertes, installé à Chicago sur
    le lac Michigan et récemment inauguré.

Ces papiers furent transmis au dehors et l’on nous fit manger.

J’attends la réponse avec une impatience fébrile; mon cœur, je l’avoue,
nage dans la joie. Libres!... Demain soir nous serons libres!!! Chacune
de mes pensées, chacun de mes gestes est une action de grâces... Merci,
merci mon Dieu!... Une délirante allégresse m’enveloppe, enveloppe tout
le monde, il me semble... M. Truie, seul, est abattu; mais je pense que
cela est imputable au gâtisme et non à la conscience du sort qui le
menace, car il est certes incapable de comprendre quoi que ce soit en
dehors des cruautés du babouin, son bourreau.

L’hippopotame aussi me semble de mauvaise humeur. Le caractère de ce
pachyderme, du reste, est excessivement acariâtre. La chèvre est toute
joyeuse. Le boa, pour moi, se montre plus caressant que jamais. Il ne me
demande plus de le gratter; mais il me lèche tout le temps avec sa
petite langue froide, bifide et visqueuse et m’implore de ses yeux
glacés, vernis et langoureux... Lorsque je songe que je vais abandonner
pour toujours ce détestable compagnon, ma joie ne connaît plus de
bornes.

                   *       *       *       *       *

_La nuit suivante, heure incertaine._--Je suis en train de prendre part,
bien contre mon gré, on peut le penser, à une saturnale insensée...
C’est, paraît-il, l’anniversaire de la naissance du babouin et on lui
souhaite sa fête. L’on a accroché au tronc du baobab une forte lampe
électrique venue de je ne sais quelle réserve, et, à sa lueur éclatante,
le sabbat a commencé peu après minuit.

Le babouin, qui faisait semblant de dormir, fut réveillé par le clairon
dans lequel soufflait son cher ami, l’immonde Panaris. Les nègres
gorilles étaient là, entourant M. Truie qu’on avait forcé à cueillir un
bouquet et qui venait, tremblant de peur, de gâtisme et d’ivresse,
l’offrir à son bourreau. Le babouin l’embrassa trois fois, en le
pinçant, puis sauta sur son dos pour recevoir les diverses personnalités
qui en ce moment même viennent lui présenter leur vœux. L’impudent
quadrumane, grimaçant en grande joie, les reçoit, feignant la surprise
et la confusion. Pendant ce temps, l’infâme serrurier tire de son
clairon les sons les plus épouvantables que j’aie jamais entendus, les
gorilles dansent une bamboula effrénée et il me faut moi-même frapper en
cadence avec une clef rouillée sur le couvercle d’un seau de toilette,
ce qui fait que je dois cesser d’écrire... L’alcool, est-il besoin de le
dire, coule à flots...

                   *       *       *       *       *

Après une scène démente, ils viennent enfin de se coucher, harassés, et
ronflent, laissant le babouin cuver sa lourde ivresse sur M. Truie qui
est son oreiller. Je vais essayer de prendre un peu de repos...

Hélas non! pas encore! Le boa se traîne vers moi et comme, ayant bu, il
a imaginé de fumer la pipe, ce qui ne lui réussit pas, il a le mal de
mer et je dois le soigner! Quelle vie! Enfin, c’est la dernière nuit...

                   *       *       *       *       *

_Mardi 28.--6 heures 50 du matin._--La réponse vient d’arriver comme
l’orage, qui a éclaté peu après le jour, était dans toute sa force.--(Je
le vis naître, cet orage, le boa ne m’ayant permis de dormir qu’au
moment où le tonnerre me l’interdisait.) L’Homme sauvage, nu sur la
vérandah, se laissait doucher par la pluie. Il prit connaissance de
cette réponse et je vis un léger sourire sur ses lèvres.

--Cormoran, me dit-il, écris:

«Accepté. Je pars ce soir minuit.»

  _Signé_: L’HOMME SAUVAGE.

  _Pour écriture conforme à la dictée_:

  CORMORAN, _huissier-greffier_.

Et je crus pouvoir ajouter:

«Merci, chers amis du dehors qui nous rendez à nos fonctions, à la
liberté, à la vie.

Merci du fond du cœur.»

  C......

Mon billet fut transmis au dehors et l’Homme sauvage retourna à sa
douche.

Je me sens saturé d’une joie à nulle autre seconde. Je puis dire que je
savoure mes derniers instants de captivité. Tout le monde autour de moi
paraît plein de bonheur. L’allégresse est universelle. Le boa seul me
semble un peu triste... C’est de me quitter... Pauvre bête. Il est
gentil en somme et cela me fait quelque chose de penser qu’il m’aime
tant. Croirait-on que M. Truie lui-même sommeille en souriant et bavant
comme un petit enfant. Je plains beaucoup ce pauvre vieillard, condamné
ainsi à demeurer avec tant de monstres (car certainement son sort est
fixé), mais enfin il faut bien que l’un de nous se dévoue pour les
autres... Et puis, il est tellement habitué à ses tourments que s’ils
cessaient, cela lui manquerait peut-être...

Et puis il est si gâteux...

Je serais curieux tout de même de voir la réponse faite par nos
gouvernants--par nos libérateurs que je ne glorifierai jamais assez--à
l’ultimatum que j’ai écrit. Cette réponse justement gît--un papier
ministre dûment scellé--en dessous de moi. M. Barnabé Cruchot, qui me
semble tout agité, a déjà plusieurs fois tenté de s’en emparer pour le
lire; mais son tyran, le kanguroo, s’est fait un malin plaisir de l’en
empêcher... Panaris passe, peut-être voudra-t-il consentir à me donner
l’objet de ma curiosité...

Je viens de lui adresser ma requête. Cet être brutal me pria d’abord de
«maçonner ma crevasse»--mais il ramassa le papier pour le lire
lui-même... Tout-à-coup sa figure s’éclaira d’un muet ricanement, et me
criant:

--Pour sûr que j’te la passe!--Ça c’est chouette!

Il me tend la lettre libératrice et bourre sa pipe. Je le remercie
chaleureusement de sa gracieuseté inattendue. J’ouvre. Je lis:

                   *       *       *       *       *

  _Ce 28 juin 19..._

RÉPONSE DU GOUVERNEMENT A L’ULTIMATUM DE L’HOMME SAUVAGE.

Au nom du Pays, de la Loi, du Parlement.

_Article unique._--Les conditions posées sont admises en bloc--sauf les
exceptions suivantes:

_a._ M. Méandre et sa fille Adélaïde, qui joue sur le piano la _Prière
d’une Vierge_, ne seront pas versés entre les mains de l’Homme sauvage
pour être livrés aux bêtes.

On offre en place trente-cinq caisses de vin de champagne extra-sec et
de première marque.

_b._ Le brevet et l’uniforme de caporalissisme des armées de terre et de
mer ne seront pas mis à la disposition de l’Homme sauvage pour être
attribués à l’honorable M. Jonathan Carnyby, car ils sont déjà en mains
et leur titulaire actuel ne veut à aucun prix s’en séparer. Or il ne
peut y avoir qu’un seul caporalissisme des armées de terre et de mer.

On offre en place un brevet d’académicien avec l’habit brodé en vert, le
bicorne et l’épée (cette distinction confère le titre de colonel).

La place de consul général dans le Pacifique et la cravate de commandeur
de la Légion d’honneur sont accordées.

_c._ L’on ne peut accepter d’abandonner M. Truie, cela ferait du tort au
gouvernement.

On offre en place... Haah!!!

  (_Les 28 lignes suivantes sont de la main du serrurier Panaris._)

«L’vieux Cormoran--qui m’a saisi dans le temps c’qui fait que j’y en
veux,--vient d’me lâcher son carnet sur la cafetière en s’évanouillant.
Ça fait que j’colle sur son papier c’qui l’a z’ému, mais j’rigole
tellement que j’sais pas si qu’on pourra lire. Y a dix minutes qu’y m’a
demandé d’y passer l’papier ous’ qu’est la réponse. Turellement,
j’l’avais envoyé coucher, mais j’ai voulu lire et pis alors j’y ai passé
pour voir sa poire.

V’là c’qui y a. Je l’copie.

«L’on ne peut accepter d’abandonner M. le sénateur Truie (qué culot! un
vieux sagouin comme ça, sénateur!); on offre en place, Maître Cormoran,
huissier...»

Non c’que j’me tords!... C’est là-dessus qu’y s’est évanouillé... Ça
m’dégoûte un brin d’l’avoir avec nous, mais tout de même d’voir sa hure
c’est à s’crever!... J’l’oublierai jamais... J’aime mieux ça que
vingt-cinq mélécass’s! Y s’réveille... J’y recolle son papier et je
m’assois pasque j’rigole trop...

Et pis j’suis bien content d’dévisser d’ici avec M. l’Homme sauvage,
qu’est le plus bath type qu’j’ai jamais vu--et d’pus entendre parler des
sales vaches qui nous gouvernent... Vive la sociale!!!...

PANARIS, _serrurier libertaire qu’a bardé la porte, qu’y faudrait
d’z’éléphants_.»

  (_Le carnet reprend de la main de Maître Cormoran._)

Dieu! n’est-ce pas un cauchemar? Il y a eu des êtres, portant le nom
d’humains, qui furent assez cruels pour condamner l’un des leurs à un
sort si funeste... Moi, Cormoran, l’on me voue en holocauste! L’on
préfère me rejeter du sein de la civilisation que d’abandonner ce
misérable Truie--loque gâteuse et inutile, tandis que moi--dans toute la
force de l’âge et du talent... Honte!... Honte!... Il fallait délivrer
tout le monde ou nous laisser tous mourir... Nous ne formons qu’un tout
homogène--il fallait reconquérir ce tout au prix de n’importe quels
sacrifices... N’en sauver qu’une partie c’est ne rien sauver...

Hommes vils qui m’avez vendu, puissiez-vous être vendus à votre tour...
Nouveaux Judas, je vous souhaite pour un crime si affreux l’expiation
qu’a subie l’ancien. Oui, criminels lâches, bas et hypocrites j’appelle
sur vos têtes toutes les infortunes dans cette vie en attendant la
justice de Dieu dans l’autre. La justice du Dieu très terrible qui vous
criera: «Caïn, qu’as-tu fait de ton frère?» et vous rejettera loin de sa
bouche comme un vomissement.

Hélas! hélas! c’est donc vrai que je vais rester dans une telle
compagnie... Avec cet Homme sauvage qui me fascine et me dicte des
choses, alors que, naguère encore, c’était moi qui dictais... Avec ces
monstres brutaux et libidineux qui ne m’épargnent rien de leurs fureurs
ni de leurs vices... Avec ce boa surtout--cet ophidien maudit, plus
tenace qu’une fille de joie, plus exigeant qu’un cocher de fiacre, plus
caressant qu’un employé désirant une augmentation... Horreur!

Je n’habiterai donc plus ma gentille petite maison de la banlieue d’où
l’on voit passer le chemin de fer, je ne mangerai plus les mirotons aux
délicieux oignons que cuisine Pulchérie, ma servante, je ne boirai plus
de grands bocks de bière fraîche et mousseuse, je ne saisirai plus
personne, je ne jouerai plus à la manille aux enchères, je ne... Je ne
serai plus en un mot l’huissier Cormoran--je serai un déplorable spectre
marchant à travers une vie ruinée vers une tombe nauséabonde.

... Ah! laissons, laissons nos larmes couler!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elles ont coulé, ces larmes amères, et maintenant je n’ai plus la force
de me révolter. Mon désespoir furieux s’est changé en un morne
accablement. Au cours de mes sanglots l’on m’a dépendu. Je suis assis
par terre car mes jambes se refusent à la marche, mais cela m’est
égal--tout m’est égal. Je n’ai plus aucun espoir d’avenir, aucune
espérance d’évasion; mais j’écris ceci pour me distraire, pour ne pas
penser, pour terminer ce que j’ai commencé. Au dernier moment, avant de
dire pour toujours adieu au monde civilisé, à une ingrate patrie, aux
traîtres qui m’ont vendu et à tout ce que j’aime, (je repleure), par une
voie quelconque, vers le dehors, je ferai parvenir ces lignes...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Barnabé Cruchot, délivré du kanguroo qui fait ses préparatifs de
départ, vient de s’approcher de moi pour m’adresser une demande que je
qualifierai de monstrueuse. Il m’a demandé de lui confier la présente
œuvre afin qu’il la publie lui-même, une fois en liberté, comme écrite
en collaboration. J’aurais la moitié des droits d’auteur!...

--Non, monsieur, ai-je répondu avec indignation, ce carnet est le fruit
de mes veilles et la chair de ma chair et je ne veux pas que vous vous
l’attribuassiez... J’aime mieux perdre tous les droits d’auteur, si l’on
est assez injuste pour me ravir le prix de tant de peines...
J’emploierai un moyen sûr, que me fournira l’inspiration du moment, pour
que ce document tombe entre les mains de ceux-là qui pourront lui donner
la publicité immense qu’il mérite... Je désire encore cette gloire
posthume. Je veux que l’on sache quelle âme fut la mienne... Il faut que
nul n’en ignore!...

--Monsieur, s’est-il écrié alors, vous me réduisez au désespoir!... Eh
quoi, moi, Barnabé Cruchot, j’aurai tout fait pour lancer une si belle
affaire et la gloire m’en serait ravie par un autre!... Moi,
journaliste, j’aurai trompé tous mes confrères grâce à des ruses de
peau-rouge, perdu d’innombrables parties au stupide jeu de la manille
aux enchères avec vous et le disparu Églantine, écouté les discours
fastidieux du crétin Méandre, dormi avec une répugnante et adipeuse
concierge (moi qui ne goûte que les femmes maigres et distinguées),
mangé un journal indigeste, été brutalisé sans trêve par un marsupial
irrespectueux, au long de quinze interminables jours passés en un lieu
inconfortable et parmi une canaille sans foi ni loi, j’aurai, dis-je,
supporté tout cela avec la constance la plus parfaite pour qu’en fin de
compte, ce soit un huissier qui relate tout ce qui s’est passé et en
tire une gloire universelle!... Que pourront être les vagues
descriptions que me fourniront une mémoire infidèle, que pourront être
mes assertions faites de chic, puis-je dire, et même mes plus belles
inventions, auprès des pages que je vous ai vu, jour par jour et heure
par heure, écrire, et qui ont certes la vigoureuse et minutieuse
véracité d’un rapport définitif, dont on ne peut douter...

Réfléchissez, cher maître Cormoran... réfléchissez... Je vous
abandonnerai les trois quarts des droits d’auteur, et mettrai votre
signature avant la mienne... Consentez, voyons...

--Non, monsieur, dis-je fermement.

--C’est bien, monsieur, dit-il alors, c’est bien... Vous ruinez ma
carrière et vous me déshonorez. Je ne vous le pardonnerai jamais...

Et il partit.

Je le hais cet homme. Quand je pense qu’il ose songer à me ravir un
succès qui sera immense, j’en suis sûr, d’après ses propres dires, je
bous d’indignation. Et puis, il va être libre, tandis que moi...
passons... passons...

                   *       *       *       *       *

_3 heures._--L’Homme sauvage vient de recevoir un télégramme ainsi
conçu:

  _Londres, 28-6-19-7-50._

Arriverai minuit exactement. Sincèrement.

  CARNYBY.

C’en est donc fait. Les derniers préparatifs s’effectuent. Les caisses
de champagne offertes en remplacement de M. et de Mlle Méandre viennent
d’arriver. Viennent d’arriver aussi, en sacs, les sommes déposées chez
Maître Gémissant ainsi que la caisse contenant l’habit et les
accessoires d’académicien destinés à M. Jonathan Carnyby... Notons
également quarante pipes destinées au sieur Panaris, que le diable
brûle.

M. le docteur Volière, avec un calme parfait, emballe sa garde-robe que
l’on vient de lui envoyer et explique à l’Homme sauvage la manœuvre de
la sonde œsophagique. M. Cruchot se promène de long en large et me lance
de mauvais regards. Le sieur Truie a été détaché et on lui a remis son
habit, mais le babouin l’a conduit au fond de l’appartement pour le
tourmenter plus à l’aise jusqu’à la dernière minute... On entend les
cris d’ici... Vieux pourceau, va!... Quand je pense qu’il m’a été
préféré... Enfin n’insistons pas!...

                   *       *       *       *       *

_6 heures._--Les papiers officiels viennent d’arriver. Je les dépouille
avec l’aide de l’ourse brune et de Sylvain. Il y a le traité entre
l’Homme sauvage et le gouvernement, les quittances et le certificat du
sieur Panaris, l’acte de divorce de la concierge Armandine Cane.
Ajoutons le brevet de consul général dans le Pacifique et celui de
commandeur de la Légion d’honneur. Le gouvernement, dans sa lâcheté, a
ajouté une croix en diamants et un autre brevet de cet ordre ridicule au
nom de l’Homme sauvage afin de l’amadouer.

                   *       *       *       *       *

_10 heures._--La nuit est profonde. En attendant le départ, tout le
monde chante, rit et danse... L’on sable joyeusement le champagne...
J’en bois aussi, ma foi. Je serais bien bête de m’en priver. La
concierge, dans un buisson voisin, est la compagne du tamanoir et le
vautour mange un baba au rhum.

Les lucioles répandent une clarté phosphorique... Le boa est enroulé,
plein de joie, autour de mes pieds... Sale bête!!!...

Pourquoi cela, sale bête?... Cher ami, bien plutôt. Il est content de me
garder, voilà tout, et s’il est sur mes pieds c’est pour me tenir
chaud... Ça fait plaisir d’être aimé comme ça. Mes douleurs morales
commencent à s’apaiser... On ne sera peut-être pas si mal que cela dans
cette île... En somme, la société que nous quittons n’est pas si
attrayante... Un agent de police m’a dressé une contravention, le mois
dernier, pour un tapis secoué trop tard...

Et puis, le métier d’huissier rapporte si peu... Cette île du Pacifique
est peut-être tout à fait magnifique et... verdoyante... Si M. le
docteur Volière, qui est un homme de sens profond et juste, a décidé de
s’y rendre c’est que de sérieuses raisons l’y ont poussé évidemment...
Il y a peut-être des moyens de faire fortune là-bas... Des mines, de
charbon... ou... on ne sait pas... Et tout... Enfin nous verrons...

                   *       *       *       *       *

_11 heures 40._--L’heure du départ approche. Une seule chose m’inquiète
encore sérieusement. C’est le moyen de transport qui va nous être
offert... L’Homme sauvage a bien parlé quelque part de voie aérienne, ce
qui semblerait indiquer un ballon... Pourvu que ce soit sans danger...
Mes yeux interrogent l’espace de tous les côtés.

                   *       *       *       *       *

_11 heures 50._--Rien encore. Une attente fiévreuse nous énerve tous,
sauf, naturellement, l’impassible Homme sauvage, l’insouciant Panaris,
qui fume sa pipe, et le babouin qui, ayant ramené le sieur Truie au
milieu de nous, est trop occupé à le tourmenter pour penser à quoi que
ce soit d’autre.

On le comprend après tout. Ce vieux est si laid!...

                   *       *       *       *       *

_11 heures 58._--Un point lumineux paraît à l’horizon et croît avec une
prodigieuse rapidité. Il semble que ce soit un puissant phare qui
volerait. J’entends monter d’en bas les rugissements de la foule qui l’a
vu.

                   *       *       *       *       *

_Minuit._--Comme sonne cette heure lugubre, au sein de la belle nuit
d’été, la chose qui doit nous emmener s’est posée sur le toit avec un
choc si formidable que la maison tout entière en a tressailli.

Un large trou fut percé en moins de rien dans le plafond. D’en haut une
échelle se déroula. Les bagages furent hissés en un clin d’œil. Nous
suivîmes. Comme, après un dernier regard sur ces lieux où j’ai tant
souffert et où j’ai perdu, par une infâme trahison, mes dernières
illusions sur le cœur humain, comme, dis-je, je mettais le pied sur le
premier échelon je me sentis tirer par le pan qui reste à ma redingote.
C’était M. Barnabé Cruchot.

--Maître Cormoran, implora-t-il, pour la dernière fois...

--Non, monsieur, dis-je, en me dégageant.

--Cœur de pierre, murmura-t-il.

Et il ajouta d’une voix sourde:

--Eh bien, je pars aussi.

--Non, monsieur, dit péremptoire, la voix inattendue de l’Homme sauvage
qui était là.

--Si, monsieur, affirma M. Cruchot, qui avait tressauté.

--Non, monsieur, répliqua, plus nettement encore, l’Homme sauvage.

--Si, monsieur, ou bien je vais me jeter en bas, pour me briser le crâne
sur le pavé.

Je ne veux pas vivre dans la société avec mon déshonneur...

Je crus voir une ombre de pitié dans les yeux de l’Homme sauvage.

--Venez donc, dit-il; mais alors vous n’écrirez plus jamais.

M. Barnabé Cruchot ne répondit rien.

Je montai les échelons et, parvenant sur le toit de la maison, je me
trouvai devant notre moyen de transport. C’est une sorte de grosse
machine volante qui a deux grandes hélices en toile d’amiante et la
forme générale d’un concombre. On monte dedans à l’aide d’un escalier en
fer et elle est munie de forts projecteurs électriques, éteints pour
l’instant et de tubes lance-torpilles.

M. Carnyby, je reconnais ma vision d’une nuit déchirante, s’y trouve
avec deux nègres qui travaillent à l’arrimage, aidés des quatre esclaves
gorilles qu’ils ont tout d’abord embrassés comme des frères.

Le départ s’opérera d’ici peu d’instants; je l’attends, tout plein d’un
calme et d’une intrépidité philosophique qui ne laissent pas que de
m’étonner. Pour passer le temps, je regarde au-dessous de moi. Tous les
abords de la maison sont gardés par la troupe, mais au delà, dans toutes
les rues, aussi loin que la vue peut s’étendre, il y a une foule
immense. Le fleuve est couvert d’embarcations de toute nature. La vaste
place du Raisin Sec est particulièrement encombrée. L’on a dégagé la
partie qui est proche du vieux Pont et par conséquent la plus près de
nous. Un décuple rang de baïonnettes contient le flot humain qui vient
déferler avec des hurlements variés, ou bien se tasse, et, bloc
compacte, ne bouge. Des camelots, à tue-tête, beuglent le _Plein Jour_.
Dans l’espace libre sont des groupes assez nombreux, membres du
gouvernement, généraux dont les armes brillent et savants braquant sur
le groupe insolite que nous formons, des télescopes ou des appareils
photographiques[15].

  [15] L’on sait qu’il ne fut pas possible, vu l’obscurité, d’obtenir
    quoi que ce soit de passable en fait de photographie. L’on n’osa
    envoyer vers le toit, pour l’éclairer, aucune projection lumineuse,
    dans la crainte de s’attirer en réponse des bombes à la mélinite.

Tout est prêt. L’Homme sauvage, qui était demeuré en bas jusqu’au
dernier instant, vient de paraître sur le toit. Lui et M. Carnyby se
congratulent. Nous allons partir...

Un instant encore. Le sieur Zéphirin est obligé de redescendre pour
ramener le babouin qui, ivre de rage, ne peut se décider à se séparer de
M. Truie... Il remonte avec le quadrumane qui tient encore une poignée
(la dernière, je crois) des cheveux de sa victime. Tout est embarqué.
Nous allons partir.

Un ordre bref. Nous partons. Je vais jeter...

Pas encore. Un moment m’appartient. Des incidents se passent.

L’intervention démente du sieur Méandre d’abord, qui, au moment où nous
nous enlevions, jaillit on ne sait d’où et, sur le toit, pour nous
arrêter, ivre de rage, se rue, hurlant:

--Je n’ai pas traité, moi! Les lois! Mon argent!!! Un homme de mon
caractère!!!

Il veut saisir l’Homme sauvage, manque son coup et se voit lui-même
saisi par les cheveux. C’est Panaris qui l’enlève dans sa main
puissante. Il lui fait suivre notre essor un moment, le balance dans le
vide et, au-dessus du fleuve, le lâche, raillant.

--Un homme de ton caractère, on l’envoie au bain... Et pis c’est moi que
je l’a bardée...

Et Méandre tombe perpendiculairement avec un grand hurlement et, dans
l’eau vaseuse, s’immerge, suffoque, barbote[16].

  [16] L’honorable chef de bureau n’avait jamais consenti à abandonner
    ses revendications et à faire, comme il disait, «litière des
    sentiments de dignité d’un homme de son caractère». Il déclarait
    souvent que l’on pouvait bien faire tuer qui on voulait, si cela
    était nécessaire, mais qu’il lui fallait l’argent que le tribunal
    lui avait légalement accordé. Il adressa plusieurs pétitions dans ce
    sens au chef de l’État, aux ministres, aux Chambres et à tout le
    monde. Comme l’on passa outre et qu’il apprit en plus la demande
    qu’avait faite de lui l’Homme sauvage, désireux de le livrer aux
    bêtes, il devint à peu près fou de rage et se résolut à agir par
    lui-même; décision qui le conduisit à son insensée tentative sur le
    toit--laquelle ne lui rapporta, outre les sensations de la chute et
    celles du bain, qu’une pleurésie qui le mit au lit pendant cent
    vingt-huit jours, et qui ruina pour toujours sa constitution.

Ensuite notre arrêt au-dessus de la place du Raisin Sec, avec
projections électriques sur la foule et dispension à pleines mains, par
l’Homme sauvage et M. Carnyby d’or monnayé, ce qui provoque des
bousculades[17].

  [17] Les bousculades dont parle maître Cormoran étaient la furieuse
    bataille que se livra, pour ramasser l’or, tout le monde, sans
    exception, depuis le chef de l’État jusqu’aux marmitons, en passant
    par les ministres, les soldats, les policiers et les curieux de
    toutes les nations; au cours de laquelle bataille, huit cent
    quarante et une personnes, sans parler des blessés et des estropiés,
    trouvèrent une mort improductive et sans gloire.

Enfin, et tout à coup, comme nous contemplons ce spectacle, l’ordre de
l’Homme sauvage:

--Retournons. L’on a oublié le tatou!

Notre retour alors, à grande vitesse, notre heurt contre la vérandah, si
violent que la maison cette fois chancelle avec un craquement sinistre
et que toutes les vitres se brisent, nous laissant voir M. Truie, assis
par terre auprès de son baobab, et couvrant de baisers et de larmes le
tatou qu’il tient dans ses bras.

Zéphirin se précipite et les rapporte. Il est temps. L’immeuble portant
le numéro 3 du quai Bois l’Encre, derrière lui, s’écroule en un confus
décombre, une indescriptible ruine.

Nous repartons. Le babouin, grinçant des dents, ressaisit sa victime que
l’Homme sauvage, soucieux de la foi jurée, décide d’abandonner sur le
toit du ministère du Commerce qui nous offrira aussi une surface commode
pour rectifier notre arrimage dérangé.

Nous y sommes en ce moment même. L’on a débarqué Truie qui ne veut plus
nous quitter, pour le lier à une cheminée. Cela me suggère une idée
magnifique:

Je vais lui attacher au cou le présent carnet. Il est plus que gâteux et
ne saura même pas ce que c’est. Mon œuvre ainsi sera en sûreté et
parviendra à la postérité...

Je prépare la ficelle et amarre le précieux document que je complète
d’un crayon hâtif. Nous allons quitter le toit. Truie agite vers nous
ses mains comme un petit enfant et, tout pleurant et bavant, bégaie:

--Au revoir... au revoir...

--Le revoir?--Ah ben non, crottin! proteste Panaris qui regagne la
machine.

Je marche sur ses pas... C’est la fin...

Adieu, cruelle patrie, tu ne sais pas ce que tu perds en moi...

                   *       *       *       *       *

Ici finit le carnet de Maître Cormoran. Ce document fut trouvé, le
lendemain matin du départ, suspendu avec une ficelle au cou de M. le
sénateur Truie qu’un couvreur, d’un toit voisin, vit et signala.

Le sénateur, tellement gâteux qu’on dut immédiatement le mener aux
hospices où il finit ses jours, dormait, attaché à sa cheminée, et dans
son sommeil, il pleurait et agitait encore ses mains séniles vers le
point de l’horizon par où s’était éloignée, allant aux îles inconnues,
la grande machine à forme de concombre, et l’Homme sauvage qu’elle
portait avec sa fortune.

  31 mars 1901.




Le Voyage

de

Julius Pingouin


L’on sait combien immensément fut surexcité, il y a deux ans, le monde
entier par l’annonce qu’une nouvelle _Toison d’Or_, la seule depuis
Jason, venait d’être signalée et que ce phénomène était à conquérir.
Tous les journaux y consacrèrent leur première page et une partie de la
seconde; tous les gouvernements organisèrent des expéditions, et un
furieux délire s’empara de tous les aventuriers épars sur le
globe--lesquels, ivres du désir de s’approprier l’avantageuse merveille,
donnèrent intégralement leurs énergies et beaucoup, leur vie, en
tentatives isolées ou collectives. Or, on sait combien absentes étaient
les indications précises, et à quel point contradictoires les opinions
sur la situation du prodige. On n’a même jamais pu savoir de quelle
source jaillissait l’initial signalement de la chose, mais le monde
entier, sans exception, était fortement persuadé de son existence, et il
y eut de la démence dans l’âme des hommes.

Cependant, vains furent les mieux combinés et les plus tenaces efforts.

Piteuses et bredouilles, les expéditions officielles rentrèrent
simultanément ou successivement pour présenter de fallacieux et
désespérés rapports et recevoir des blâmes. Découragés, s’en revinrent
les aventuriers. Dans le silence, avec sollicitude, les journaux
laissèrent la question, d’où, tant de jours, ils avaient tiré tant de
copie et l’occasion de si belles ventes. Alors, quelques gens
commencèrent à insinuer la possibilité d’un canard sorti du sein de la
libre Amérique et il y eut encore des discussions.

Très bien.

Voilà maintenant que la Toison d’Or existait réellement et qu’un homme,
un de nos compatriotes, le capitaine de bateau-mouche, Julius Pingouin,
l’a trouvée en vérité. La relation suivante de son étonnant voyage nous
est communiquée par--ainsi que le dit l’auteur lui-même dans son titre:
«l’un des deux qui firent avec lui tout le voyage et prirent part à la
découverte.»

Ce «l’un des deux» vient de rentrer parmi nous, pour y mourir sans doute
de ses épreuves surhumaines. Nous livrons au public son récit. Des
personnes le croiront mensonger, d’autres le jugeront considérablement
enjolivé. Peu y ajouteront une foi intégrale. Nous, nous avons vu
l’homme et nous sommes sûrs qu’il dit la vérité.


Relation véridique du voyage de Julius Pingouin, capitaine du
bateau-mouche l’«Argonaute», à la recherche de la Toison d’Or, racontée
par l’un des deux qui firent avec lui tout le voyage et prirent part à
la découverte.

Je m’appelle... je ne sais plus comment, et personne n’a besoin de le
savoir. Mon surnom est le «Homard» parce que le bon Dieu ou quelqu’un
d’autre a mis dans mes bras et dans mes mains une force susceptible de
rosser les plus vigoureux de mes contemporains. J’ai eu une bonne
famille, de l’argent, de l’éducation et des jours meilleurs; mais ils se
sont barrés vers les ailleurs et de leur disparition définitive je me
fous fortement. Ma personnalité en soi n’a du reste aucun intérêt. Je
n’existe que dans mes rapports avec l’immense Julius Pingouin--homme
prodigieux et méconnu, étouffé par les mauvaises destinées et
l’aveuglement jaloux d’une société assez gourde pour avoir d’abord
laissé sans emploi, et ensuite combattu lâchement, les forces incluses
dans un génie de cette ampleur.

Devant Julius Pingouin, j’oublie la blague, l’indifférence et le dégoût
dont trente-sept ans d’une vie plutôt orageuse m’ont permis de jouir
envers tous les hommes et envers moi-même; devant Julius Pingouin, je
m’agenouille et je vénère. Que l’on ne me conte plus d’histoires
apocryphes sur les faiseurs augustes et désintéressés de lois dont les
applications varient selon la puissance de ceux qu’elles régissent--que
l’on ne me rebatte plus les oreilles des exploits sanglants attribués
aux capitaines fameux et accomplis par leurs soldats restés obscurs--que
l’on cesse de me raser avec les relations des grandes découvertes faites
par d’intrépides navigateurs que leurs gouvernements bourraient, avant,
de toutes sortes d’appuis et, après, de toutes sortes d’honneurs--tout
cela c’est, si j’ose dire, du chiqué... J’ai plus fort, j’ai plus
habile, j’ai plus sublime, j’ai Julius Pingouin!--et Lycurgue, et
Magellan, et Bonaparte, furent bien peu auprès de ce dieu.

J’ai fait la noce donc, dans ma jeunesse. J’ai été soldat, j’ai été
moine, j’ai été voleur, j’ai été professeur; j’ai été bon, j’ai été
méchant, j’ai été lâche, j’ai été brave. J’ai été tout ce que l’on peut
être. J’ai vécu. Mais, et c’est ma gloire très chère et très radieuse,
j’ai connu Julius Pingouin et j’ai cru en lui du premier coup, et il a
eu la bonté, m’élisant parmi ses apôtres, de m’ouvrir sa grande âme
pleine d’audace, pleine de sagacité, pleine de puissance, pleine de
rêve...

O Julius Pingouin, géant égaré parmi des pygmées, lion silencieux
secouant les barreaux de sa cage, aventurier sublime passant comme une
flamme dévoratrice sur le vil fumier de l’humanité, permets que ton
indigne disciple pleure en te saluant! L’on a été injuste, plat, lâche
et oppressif envers toi, cœur de héros! L’on a entravé par les pires
moyens ta marche surhumaine. Non seulement l’on t’a laissé seul, mais
encore l’on t’a combattu, et la trahison germait autour de toi, et ta
patrie fut une marâtre!...

Pourtant, lutteur invincible, tu as su persévérer, mais maintenant que
moi je dis ce que tu fus, je sais que l’on conspire pour noyer la
mémoire de si hauts faits dans le creux silence et l’oubli! Mais je
parlerai, je hurlerai, je glapirai! J’écrirai avec de l’encre, avec mes
larmes, avec mon sang, pour ne me taire que quand le vent furieux de
l’universelle gloire fera sonner, aux quatre coins de la terre ronde,
ton nom--car tu l’as trouvée, la Toison d’Or--ô Maître!

                   *       *       *       *       *

Et maintenant, je raconte:

Le 16 octobre de l’autre année, comme je crevais de faim et que je ne
savais plus que faire, je suis entré dans les Bateaux-Mouches. J’ai
embarqué sur le _318_, comme receveur. Julius Pingouin était capitaine.
Je le vis, je l’entendis et du premier coup, je fus son disciple, son
admirateur, sa chose. En un instant je fus à lui. Ma gloire éternelle
sera qu’il m’ait choisi comme second.

Tout le monde parlait de la Toison d’Or. Les expéditions partaient ou
étaient parties. Julius Pingouin faisait son service et méditait.

Un jour, il me dit:

--Le Homard, mon vieux, je sais où est la Toison d’Or. J’ai trouvé une
bouteille tombée d’un ballon en perdition. Dedans, il y avait un plan
indiquant l’endroit. Je vais y aller. J’en ai assez de moisir comme ça.
Tu vas venir avec moi.

C’était le 13 novembre. Il me dit encore:

--Écoute, on part ce soir. Au lieu de toucher à la dernière station, on
forcera la vapeur et en avant! Je suis sûr du pilote et des hommes d’en
bas. Avec nous deux, l’amarreur et deux vieux amis que j’emmène, ça fera
huit. Le bateau est bon, c’est tout ce qu’il nous faut. Le chauffeur
veillera au charbon. Le pilote, aux instruments. Toi, tu vas acheter un
baril de biscuits de mer, deux autres barils pour mettre de l’eau, un
tonneau de bœuf salé, soixante-dix boîtes de sardines, du rhum, du café,
et de la quinine. Tu feras tout embarquer à six heures pendant que nous
dînerons. N’oublie pas ton couteau. Je vais m’occuper du drapeau et des
revolvers. On sera en mer demain matin. Là, on trouvera tout ce qu’il
faut. J’ai mon plan.

Je dis «Bon.» Je serais allé en enfer--s’il y en avait un--avec lui.

Ainsi fut décidée et préparée l’expédition.

Maintenant, je recopie le Journal du Bord que j’ai tenu avec sollicitude
depuis ce moment-là.


Journal du bord de l’«Argonaute» (ancien bateau-mouche nº 318).

Capitaine Julius Pingouin.

Le 13 novembre, à huit heures 45 minutes du soir, l’équipage du
bateau-mouche nº _318_, commandé par le capitaine Julius Pingouin, s’est
résolu à abandonner en masse son service et à se consacrer
exclusivement, corps et âme, à l’expédition que ledit capitaine Pingouin
se décide à entreprendre dans le but de conquérir la Toison d’Or.
L’équipage étant réuni sur le pont, conjointement avec deux volontaires,
le pavillon personnel du capitaine Pingouin--emblème représentant cet
oiseau en blanc sur un fond noir--fut hissé en remplacement du sale
torchon de la compagnie lequel fut jeté à l’eau. Ce déploiement du
drapeau de l’expédition fut appuyé de dix-sept coups de revolver. Le
bateau ensuite fut solennellement baptisé l’_Argonaute_; une bande
portant ce nom étant clouée sur l’arrière.

Enfin, l’équipage, ainsi que suit:

    LE HOMARD, _lieutenant_;
    BOUTURE, _pilote-timonier_;
    BAYADOS, _mécanicien_;
    CRISTALLIN, _chauffeur_;
    CONSTANT MAGLOIRE, _homme de bord_;

En plus, comme volontaires:

    Dr SATURNIN GLAIR, _médecin_;
    JOSEPH, _mathématicien et géographe_.

jura fidélité jusqu’à la mort entre les mains du capitaine Pingouin et
appuya ce serment par sept forts hurrahs et l’absorption d’un verre de
rhum mélangé à de la poudre à canon. Les sieurs Bouture et Magloire ne
purent conserver cette mixture et la rendirent sur le champ aux flots
limoneux.

Moi, le Homard, lieutenant, fus investi de la rédaction du présent
«Journal de Bord».

                   *       *       *       *       *

A ce moment, nous avions déjà dépassé d’une centaine de mètres les feux
de ponton de la station terminus. Alors les voyageurs non débarqués aux
autres escales et désireux de le faire en ce point extrême manifestèrent
leur existence par une tumultueuse sortie de la cabine, où ils s’étaient
réfugiés, vu le brouillard. Leur groupe (ils étaient sept ou huit) fit
irruption sur le pont. A leur tête était un gros petit homme.

--Monsieur, rugit-il en s’adressant à moi, le Homard, pourquoi ne
s’arrête-t-on pas?

Julius Pingouin s’avança. Constant Magloire et moi étions à ses côtés
avec nos revolvers. Il était calme et parla:

--On ne s’arrêtera jamais plus. Voilà: Je veux la Toison d’Or. Je vais
la chercher. Que ceux qui ne sont pas des moules et qui en ont assez de
moisir comme on fait ici, m’accompagnent. Le bon Dieu me les a envoyés,
je suis disposé à les garder. On pourra crever; mais on pourra gagner
tout ce qu’il y a de bon dans le monde.

--Qu’est-ce que ça veut dire? hurla le gros petit homme. Est-ce que vous
vous fichez de nous. Je m’appelle...

--De quoi, de quoi...? interrompit un organe éraillé. T’as pas fini de
nous embêter, boudin pourri? L’Rempart du Quartier Rouge, que
j’m’appelle, moi, et pour un coup de tampon j’en crains pas six
ensemble, et ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né. J’vas avec le
capitaine. Je l’gobe. C’est un homme, ç’lui-là, et à la redresse. Je m’y
connais. C’est-y que vous voulez de moi, m’sieur? On est d’attaque.

En se dandinant, un hercule patibulaire, en casquette et foulard,
s’avançait.

Pingouin lui serra la main.

--Je vous fais mon second, dit-il.

--Moi, bon nèg’e, toi, bon maît’e. Moi vouloi allé!

Et une sorte de babouin, marchand de nougat et vêtu d’oripeaux, gambada
vers nous. Les autres voyageurs, cependant, formaient un groupe agité et
interrogatif.

--Qu’est-ce qu’on fera des ceusses qui voudront pas y aller?

--Et les bénévizes? Gomment seront-ils rébardis?

--Oh! notablement, je pourrai propagancer le discours du Grand Dieu?

--Est-ce qu’il y aura à manger?

--Nonobstant que je dois regagner les régions de mon service.

--M’sieur, mes maîtres y m’attendent.

Et, par-dessus tout, vociférait le gros petit homme:

--Je ne veux pas! je proteste! le droit des gens, nom d’un tonneau!

--Veux-tu que je te casse la devanture? proposait le Rempart. Le droit
des gens, on s’asseoit dessus.

Cependant Julius Pingouin fit un geste et parla encore:

--Ceux qui ne voudront pas venir seront libres de débarquer.

--Où ça? interrompit une voix.

--Dans l’eau naturellement. Nous n’allons pas compromettre la sécurité
de l’expédition pour les affaires personnelles de gens que nous ne
connaissons pas. Les bénéfices seront répartis entre les survivants,
selon mon appréciation personnelle et les services rendus, sans que les
familles des défunts y aient aucun droit. Naturellement, ils seront
assez élevés pour que le moins bien partagé soit capable d’acheter la
moitié du monde si cela lui fait plaisir, et d’avoir encore une jolie
aisance, sans compter la gloire, la puissance et tout le reste. Pour la
nourriture et les boissons, cela ne sera pas somptueux, mais on se
rattrapera plus tard. Maintenant, vous avez cinq minutes pour vous
décider. Je vous conseille de réfléchir. C’est une occasion d’être des
hommes pour une fois, et ça n’a pas dû vous arriver souvent. Ce que j’en
dis là, c’est pour vous. Moi, j’irai aussi bien tout seul. Rentrez dans
la cabine.

Ils rentrèrent. Cinq minutes après, nous apprîmes qu’ils se joignaient à
nous, sauf un.

Ils étaient cinq, savoir:

Le petit homme chauve; un énorme Suisse, bête et bonasse; un personnage
grand, blond et norwégien, que nous connûmes ensuite pour un pasteur, et
qui, par la suite également, nous rasa d’une façon peu commune en
chantant des psaumes avec furie ou en les jouant sur une clarinette
démontable, indépendamment qu’il buvait tout le rhum; une marchande au
panier; une bonne à tout faire; un pompier enfin, qui resta sans doute
pour la bonne.

Le voyageur qui refusa de nous accompagner était un sergent de ville en
uniforme.

--J’ai des ordres, faut que je m’en aille, répétait-il. Je serais très
désireux de rester; mais nonobstant j’ai des ordres, faut que je m’en
aille.

Et il s’en alla.

--V’là un bon débarras, me confia le Rempart, et y en a encore un de
trop.

Avec lui j’allai explorer la cabine. A ma stupeur, je découvris encore
deux personnages.

D’abord, un homme maigre, vêtu d’un long vêtement jaunâtre, qui fumait
sa pipe avec impassibilité et silence. Il n’avait pas partagé l’émoi de
ses compagnons. Il ne répondit que par des signes de tête à mes
questions et à ma proposition de se joindre à nous. Je crus comprendre
qu’il acceptait et, en effet, il vint. Je trouvai aussi, sous une
banquette, un employé des pompes funèbres qui dormait ivre-mort.
Réveillé, non sans peine, il déclara qu’il voulait mourir si on le
bougeait; cependant, il accepta de vivre et de nous suivre, en apprenant
que nous avions du rhum à bord.

Tout le monde fut réuni sur le pont et je couchai les voyageurs comme
suit sur la liste de l’équipage:

Les voyageurs embarqués sur le bateau-mouche _318_, anciennement, devenu
l’_Argonaute_, sont invités à s’enrôler dans l’expédition; acceptent:

  HIPPOLYTE, dit le REMPART DU QUARTIER ROUGE, ex-souteneur, _second du
  capitaine Julius Pingouin_;

  COCO, nègre, ex-vendeur de nougat, _gabier_;

  GUSTAV J. K. S. HEYSBERGCH TANTSTICKTOR, ex-pasteur norwégien,
  _fifre_;

  CLAUDIUS ZAFOLIN, pompier, _conserve ses fonctions_;

  FLAUM, ex-courtier en faux diamants, _cuisinier_...

Je cherchais en vain le gros petit homme chauve.

--Où donc est-il? demandai-je au Rempart qui faisait l’appel.

--Il est parti, me dit-il, en ricanant, y disait déjà par derrière, du
mal de m’sieur Pingouin. Alors, je l’ai aidé à partir. Y reviendra pas.

Je n’insistai point et poursuivis ma liste:

  ÉZÉCHIEL BINAIRE, employé des pompes funèbres, _conserve ses
  fonctions_;

  X***, inconnu, _conserve ses fonctions_[18];

  [18] Celui-là était l’Homme en Jaune, de qui le calme mutisme et la
    sereine indifférence défièrent tous les efforts.

  HONORINE DUPONT, bonne à tout faire, _conserve ses fonctions_;

  ZOÉ NÈFLE, ex-marchande au panier, _infirmière et lingère_.

Tous ces voyageurs jurent fidélité au capitaine Pingouin et le
reconnaissent comme souverain maître du navire, après Dieu, avec le
droit de vie et de mort.

Il demeure entendu que, en cas de guerre, tout homme valide prendra les
armes pour la défense de l’expédition. Sont dispensés de cette
obligation:

Le docteur Saturnin Glair, facultativement, vu ses fonctions; le pasteur
Tantsticktor, vu ses convictions humanitaires et son emploi de fifre
nécessaire dans la bataille; le cuisinier Flaum, vu sa grosseur anormale
et une lâcheté naturelle dont il se prévaut. Les deux femmes aideront le
docteur Saturnin Glair à panser les blessés.

Le sieur Clodoald Résistant, sergent de ville, qui faisait partie des
voyageurs, ayant déclaré que son service l’appelait ailleurs, fut
débarqué dans la rivière suivant sa volonté, sous serment de ne révéler
à personne ce qu’il aurait pu apprendre concernant l’expédition[19].

  [19] Le brave Clodoald Résistant, devenu caporal de sergents de ville,
    fut retrouvé par nos soins: mais, immuablement fidèle à la parole
    donnée, il n’a jamais voulu dire un mot sur ce qu’il avait vu ou pas
    vu. Les efforts de tout le monde, depuis son supérieur hiérarchique
    jusqu’au chef de l’État, furent vains et son mutisme demeura absolu.
    L’avoir dans ces conditions, c’est comme si on ne l’avait pas.

    _N. de l’E._

Disparu sans donner son nom, un gros petit homme chauve, colérique, que
l’on croit être un employé de mairie ou des postes[20].

  [20] Nul ne put jamais savoir quel était l’état civil du malheureux
    gros petit homme chauve, colérique, ni quel fut son sort au juste.
    Il est vrai que le vague de cette description, qui peut s’appliquer
    généralement à tous les fonctionnaires publics et particulièrement
    aux employés des mairies et des postes, a entravé les recherches.
    Une prime de cinq mille francs est promise au gros petit homme
    chauve, colérique, s’il veut se faire connaître, au cas peu probable
    où il est encore de ce monde.

    _N. de l’E._

L’expédition ainsi constituée va de l’avant.

                   *       *       *       *       *

_14 novembre, 5 heures du matin._--La nuit est encore obscure. J’écris à
la lueur d’un fanal de combat. Nous allons atteindre l’embouchure du
fleuve et le capitaine pense que la sale institution, qu’on appelle la
douane, nous tourmentera au passage avec les bâtons avilissants que les
sociétés civilisées ont en réserve pour les libres roues des gens de
cœur. Julius Pingouin veut espérer que nous sortirons sans coup férir,
mais, pour parer à toute éventualité, il a ordonné le branle-bas de
combat. Chaque homme fut armé d’un revolver et d’un autre instrument
tranchant ou contondant. Les femmes sont enfermées dans la cabine. Le
docteur Saturnin, invité à les suivre, s’y est refusé, préférant rester
pour voir le coup d’œil. Le pasteur Tantsticktor, étant donné son manque
d’habitude des batailles, a été autorisé à s’embusquer dans le tambour
de la machine sous la condition expresse que, pendant toute la durée de
l’action, il jouera des psaumes guerriers sur son fifre, de toute sa
force et sans s’arrêter. Le pilote Bouture reste naturellement sur son
banc, et les hommes d’en bas, Bayados, mécanicien, et Cristallin,
chauffeur, conservent leurs postes intérieurs. Les hommes disponibles
ont ordre de se tenir prêts aux événements. Tout le monde doit affecter,
jusqu’au signal que donnera le capitaine, une allure inoffensive et
indifférente. Chacun reçoit un petit pingouin en calicot blanc et se
l’épingle sur la poitrine, en signe de ralliement et emblème guerrier.

Je noterai que l’Homme en Jaune s’est refusé silencieusement, mais
formellement, à s’armer d’une façon quelconque. Il n’a pas voulu
davantage se mettre un pingouin. Il s’est contenté de rebourrer sa pipe
et d’aller s’asseoir à l’avant.

Maintenant, nous attendons le combat. Nous espérons encore qu’il n’aura
pas lieu; mais la menace de l’action a impressionné diversement mes
compagnons. Le pompier semble pâle et résolu. La jeune bonne à tout
faire pleure à chaudes larmes. Coco, le nègre, s’est dépouillé des
loques dont il est habituellement vêtu, afin, dit-il, de ne pas les
abîmer; il est nu comme un ver et gambade après s’être frotté d’un puant
cambouis. Le pasteur Tantsticktor monte sa flûte en claquant des dents.
Le gros coq Flaum a dû être remisé dans la cabine, avec les femmes, dans
un état sanglotant et épouvanté qui fait pitié et dégoût. Il a offert la
somme de un franc cinquante, à la marchande au panier Zoé Nèfle, pour
qu’elle consente à lui prêter ses vêtements, afin qu’il soit mieux à
l’abri. Cette grosse femme, qui faisait de la charpie avec les morceaux
de sa chemise, qu’elle avait retirée et mise en pièces à cet usage, a
refusé avec indignation et lui a reproché sa lâcheté. Le sieur Ezéchiel
Binaire, croque-mort, totalement ivre, écrit son testament et puise en
une bouteille de rhum un supplément d’intrépidité. Tout le reste de
l’équipage va bien. Le Rempart montre une joie spéciale et jongle avec
une barre d’acier, ancienne bielle de la machine, pesant 45 livres.

--Leur casser la figure, à ces chinois-là, me dit-il, ça sera plus
rigolo que d’dégringoler des pantes, et ç’lui qui m’sortira, y l’est pas
encore né.

L’aube vient, nous voici à l’embouchure du fleuve. La mer apparaît.
Juste devant nous, barrant la liberté, la fortune et l’espace, il y a le
garde-côtes de la douane. C’est l’heure de l’action.

--En avant! commande Julius Pingouin.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, midi._--Nous sommes en pleine mer. Nous sommes vainqueurs.

Il a fallu se battre. Comme nous passions à sa hauteur, le garde-côtes
des douaniers nous intima l’ordre de stopper. Pingouin obéit. Alors,
deux grandes chaloupes vinrent à nous, montées par une vingtaine
d’hommes et commandées par un officier des douanes.

Celui-ci monta à notre bord avec ses soldats. Il était grognon et
goguenard.

--Eh bien! eh bien! dit-il, à notre capitaine, c’est comme ça qu’on s’en
va? Et les droits de sortie, est-ce qu’on les oublie?

--Monsieur l’officier des douanes, dit Julius Pingouin, je n’ai pas de
marchandises; nous allons nous promener sur la mer et je n’ai rien à
payer.

--Nous allons voir ça, dit l’officier. Où sont vos papiers, d’abord? Et
puis, on ne se promène pas à cette heure-là. C’est louche.

Coco, le nègre, voyant que l’affaire se gâtait, tenta une diversion;
elle fut malheureuse.

--Moi, bon nèg’e, dit-il, toi pas vouloi’e nougat? Ça bon bagage, massa!
et il présentait son plateau.

--Est-ce que tu te fous de moi? espèce de sale macaque, hurla l’officier
furieux, en envoyant un coup de poing dans le plateau. Attends un peu!
Je vais commencer par te faire fouiller...

--Moi, bon nèg’e, dit Coco, moi tout nu, toi pas foufouille.

Il fit deux pas en arrière pour prendre du champ, puis, bondit. Sa tête
atteignit l’officier au creux de la poitrine et le lança par-dessus
bord.

--Fifre, jouez! commanda Pingouin. En avant, vous autres!

--Cognez! rugit le Rempart, qui se rua, sa barre à la main. Coco, t’as
mon estime!

Nous nous précipitâmes; nos revolvers entraient en jeu. Les douaniers
nous chargeaient le sabre à la main. La mêlée fut bientôt générale. Le
Rempart frappait comme un sourd et ceux-là que touchait sa barre ne se
relevaient plus. Le nègre, avec sa tête, abattait les ennemis un à un.
Il fut blessé à la figure. Cependant, M. Joseph, Magloire et le Pompier
détruisaient à ma droite les hommes de la douane. Julius Pingouin et le
Rempart, à ma gauche, n’avaient déjà plus d’adversaires. Au centre, aidé
du jovial croque-mort, lequel, les manches de son habit noir
retroussées, travaillait comme six, je fis place nette en peu de temps.
Le fifre suraigu du pasteur couvrait les râles et les blasphèmes. Le
gros Flaum, de la cabine, beuglait de peur tellement fort qu’on
l’entendait malgré tout. La jeune Honorine, bonne à tout faire, miaulait
tant qu’elle pouvait. Le docteur Saturnin pansait déjà le brave Coco.
Quant à l’Homme en Jaune, serein et immobile, il fumait sa pipe sur une
banquette, sans s’occuper de rien. Un douanier s’étant, au début de
l’action, précipité sur lui, il l’avait, sans trop se déranger, tué avec
son pied.

De nos ennemis, cependant, il ne restait rien.

--En avant, commanda Julius Pingouin. Au garde-côtes! A l’abordage!

L’_Argonaute_ fila de toute sa vitesse. En un clin d’œil, nous tombâmes
sur le bateau des douanes. Il y eut encore un fort carnage, fait
rapidement. Par malheur, le brave Magloire, ex-amarreur, y trouva la
mort, par l’effet d’une balle dans la tête.

Nous ne laissâmes pas âme qui vive sur le bateau et, selon l’ordre de
notre capitaine, nous nous transportâmes tous à son bord avec nos
possessions, car il était plus confortable que l’_Argonaute_, dont nous
lui donnâmes immédiatement le nom.

Nous défonçâmes alors trois barils de goudron sur l’ancien _318_ de la
Compagnie des Bateaux-Mouches, nous mîmes le feu, et nous filâmes.
Derrière nous il brûlait très bien, torche fuligineuse, dans la brume,
et, sur les quais, nous voyions avec nos lunettes une foule de gens qui
regardaient le spectacle. Quand il sauta nous étions déjà loin.

A Constant Magloire, avec des larmes, nous fîmes les funérailles
solennelles dues aux braves morts au champ d’honneur. Le pasteur, qu’on
avait prié d’interrompre son fifre, dont il persistait à jouer avec une
sorte d’ivresse, et qui semblait tout ahuri, récita d’une voix nerveuse
des prières en langue étrangère, sur le corps que l’on immergea. Nous
débarrassâmes ensuite le pont des cadavres en uniforme qui
l’encombraient. Nous n’avions pas fait de blessés, sauf un homme sur
lequel le Rempart avait marché et qui trépassa au bout de peu.

--Bon Dieu, dit Ezéchiel qui semblait dans son élément, en faisant
basculer le corps d’un brigadier dans les flots, en v’là d’la belle
ouvrage qu’est perdue.

Quand tout fut propre, nous déjeunâmes. Les femmes avaient fait la
cuisine, le coq Flaum étant encore presque mort de peur.

--C’est curieux, remarqua gaiement le docteur, les combats ce n’est pas
pire que la chirurgie. J’aime mieux un champ de bataille qu’un
amphithéâtre. Il semble qu’il soit moins cruel de tuer que de guérir.

--Oh! dit le pasteur, avec son accent, oh! si notable quantité sont
mourus qui auraient existencé lointain dans les années... Et le
criement... et le saignement...

Il frissonna et but un plein verre de rhum.

--Moi grand famine, massa, gémissait le blessé Coco, qui était à la
diète. Moi bon nèg’e, rien sous la dent.

--Il est comme moi, le négro, constata le Rempart, les émotions ça le
creuse. Et il reprit une tranche de lard.

--Mon vieux, dit Ezéchiel Binaire, déjà ivre, mon vieux, c’est la vie...

Tel fut le glorieux début de notre tentative.

                   *       *       *       *       *

_15 novembre._--Rien de particulier. La mer est calme, notre nouveau
bateau se comporte bien. Il file environ douze nœuds à l’heure et peut
aller jusqu’à quinze ou seize. Actuellement, le Rempart est de garde sur
le pont. L’Homme en Jaune, impassible, mâchonne une chique et,
par-dessus le bastingage qui est à six mètres de lui, salive dans la mer
avec une précision et une force incroyables. Il a bien voulu abandonner
sa pipe sur mon observation qu’on ne fumait pas à bord des navires de
guerre. Ezéchiel Binaire l’a suivi dans cette voie. Ce croque-mort, pour
l’instant, peint sur l’arrière du navire le nom: L’_Argonaute_, en blanc
sur fond noir. Il y ajoute des agréments décoratifs, figurant des têtes
de mort avec des ossements. Il chante une romance sentimentale qui vient
jusqu’à moi. Le gros Flaum balaie, sous la direction de Zoé Nèfle. Le
pompier visite la cale. La bonne à tout faire ne fait rien, et le
pasteur Tantsticktor prononce un sermon incompréhensible, pour l’usage
personnel du nègre Coco, lequel hurle et sanglote d’une âme réfractaire
à tout autre sentiment que la faim, car sa diète ne cessera que ce soir,
selon la décision du docteur Saturnin.

Le capitaine Pingouin est enfermé dans sa cabine et fait des calculs
avec le docteur et M. Joseph. Celui-là, il faut que j’en parle. C’est un
homme qui est distingué, ça se voit tout de suite. Et puis, bien de sa
personne et pas manchot. Il ne parle pas beaucoup, mais on l’aime tout
de même et on sent qu’on peut avoir confiance. Julius Pingouin m’en a
touché un mot ce matin.

--Lieutenant le Homard, mon vieux, tu vois cet homme-là, m’a-t-il dit,
eh bien, c’est un noble, un vrai, et pas une moule comme ils sont
souvent, mais intelligent et sachant tout ce qu’on peut savoir... Et il
a tout ce qu’il lui faut et il serait devenu célèbre, plus célèbre que
n’importe qui dans ce qu’il aurait voulu... Eh bien, c’est pour une
femme qu’il casse sa vie qui était toute faite et heureuse.

Ça t’épate, hein, qu’un homme si bien, qui a tout pour être aimé,
souffre de ce côté-là... C’est pourtant comme ça... Notre réussite, ça
ne l’intéresse pas, ça lui est égal. Il veut oublier, et, s’il ne peut
pas, tu verras, il se fera tuer... Pour une femme, je ne peux pas t’en
dire plus... Mais, tonnerre de Dieu, c’est vraiment malheureux.

Le Rempart vient d’interrompre le cours de mes réflexions en
s’approchant de moi.

--M’sieur l’lieutenant le Homard, m’a-t-il dit, d’un air embarrassé,
faut que j’vous confie quéque chose... Moi, voyez-vous, j’suis un type à
la redresse. J’ai jamais flanché et ç’lui qui m’sortira y l’est pas
encore né... c’est pour ça que j’suis venu avec vous, qu’êtes tous
d’attaque, et qu’avez les foies attachés. Et, m’sieur Pingouin, j’l’aime
comme si qu’il était mon père, pasce que j’en avais assez d’dégringoler
les pantes et d’filer ma paillasse sur les Extérieurs et d’la corriger à
coups de botte, même qu’elle est à l’hospice, pasce que j’ai tapé trop
bas... Quéque vous voulez... On ne s’refait pas et moi j’suis vif... Et
m’sieur Pingouin m’a tiré de là, sans m’connaître, sans l’savoir,
qu’c’est le hasard ou la Providence... Et pis, j’sais pas, c’est pour
lui-même... Y vous prend, c’type-là. J’y suis tout dévoué et, pour moi,
y a que lui au monde... Et puis, j’vous l’dis, à vous, pasce que vous
êtes un frère et que vous l’aimez bien aussi... Et alors, voilà:
L’pilote Bouture est un espion des Juifs.

--Hein? fis-je.

--Pour de sûr! me répondit-il. Ça vous la coupe, moi itou; mais c’est
comme ça. Voyez-vous, hier, dans la nuit, avant qu’on n’colle un coup de
torchon à ces espèces de sales flics aquatiques, il a allumé sa pipe
avec une allumette qu’était pas de la régie, et qu’avait l’air d’une
élumination... On sait c’qu’on sait...

--Comprends pas, dis-je.

--Mais si. Et le gros cuisinier y est p’têt ben pour quéque chose
quoiqu’y soye si tourte... Pour l’autre, y a pas d’erreur... Vous
trouvez qu’c’est naturel, vous, qu’on nous ait comme ça envoyé vingt
douaniers du coup si y z’avaient rien su... Enfin, y a pas d’erreur, que
j’vous dis, avec not’sale gouvernement... c’est un espion des Juifs.

--Si c’est un espion, c’est un espion des Jésuites et ça ne m’étonne
pas, dit une voix à côté de nous--je reconnus le mécanicien Bayados--il
poursuivit: Il n’y a que les Jésuites pour faire des cochonneries comme
ça. On trouve leur main partout. Le cléricalisme, voilà l’ennemi.

--Moi, j’ai d’la religion, j’dis que c’est les Juifs, grogna le Rempart.

J’interrompis.

--Que ce soient les Juifs ou les Jésuites, ça ne fait rien...

--Ça fait beaucoup au point de vue social, dit Bayados.

--Le point de vue social, repris-je, il faut le laisser de côté. Ce qui
nous intéresse, c’est de savoir si l’un des nôtres est un traître. Moi,
je ne crois pas. Dans tous les cas, il vaut mieux ne rien dire. Il ne
faut pas parler de ça au capitaine, ni ébruiter l’affaire, surtout qu’en
somme on ne sait rien. Vous n’avez pas de preuves, n’est-ce pas? Faut
pas être injuste. Surveillez Bouture avec moi; s’il a déjà communiqué
avec des feux, ou par d’autres moyens, il recommencera et on le pincera.

--Suffit, me dirent-ils. On se taira; c’est juré, mais on ouvrira l’œil.

Ils me quittèrent tous les deux, et allèrent ouvrir, dans les régions
basses de l’_Argonaute_, une discussion politique qui, je le crains, ne
finira jamais.

Maintenant, je médite sur ce singulier phénomène. Je tâche de me
souvenir des actes dudit Bouture. Cet homme-là ne m’inspire pas du tout
confiance, je l’avoue. Gros et glabre, vêtu de bleu, il tient sa barre
avec placidité. C’est un homme intelligent, bien au-dessus de sa
position, m’a dit Pingouin. Je le trouve sournois. A-t-il donc été mis
parmi nous pour ravir au capitaine ce plan providentiel tombé d’un
ballon?... D’où saurait-on que Pingouin le possède? De qui, en réalité,
Bouture serait-il l’instrument? Que tentera-t-on contre nous?...

Enfin, on verra. Il faut se garder à carreau et s’en remettre au destin.

                   *       *       *       *       *

_Même jour; 10 heures du soir._--Il vient d’y avoir un punch en
l’honneur de la victoire d’hier. Le capitaine nous avait tous réunis
dans la grande cabine. Il fit un discours et je suis sûr que maintenant
chacun de nous est prêt à se laisser cuire à petit feu pour lui faire
plaisir. Jamais je n’aurais cru qu’un homme pût en empoigner d’autres à
ce point-là, rien qu’avec des mots. Il est vrai que cet homme est Julius
Pingouin.

Sa harangue nous a rendus comme fous. Je la reproduis:


  HARANGUE PRONONCÉE PAR LE CAPITAINE JULIUS PINGOUIN

  à bord de l’_Argonaute_, le 14 novembre.

«J’ai à vous dire que je suis content de vous et que je vous estime. Je
sais maintenant ce que vous pouvez faire. Tout le monde a bien marché,
en bloc. Les exceptions, s’il y en a eu quelques petites, s’habitueront
ou bien rendront d’autres services. Il ne faut mépriser personne. Tout
le monde ne peut pas être un héros, et aucun ne peut être sûr qu’il le
sera tous les jours. Nous avons gagné. Ça va bien. Je ne veux nommer
personne parmi les vivants, quelque haut que furent les faits accomplis
(ici, le capitaine lança un regard de félicitation vers le Rempart et
Coco, le nègre, lesquels se rengorgèrent avec un air faussement
modeste). Je parlerai seulement de celui qui est mort: Honneur à
Constant Magloire! Il est tombé le premier pour nous tous. Que la
mémoire de ce brave soit vénérée. Beaucoup d’entre nous y passerons
comme lui, c’est certain; mais ça ne fait rien. Il ne faut pas avoir
peur de la mort. On ne sait pas ce que c’est. Quand nous y serons, nous
l’apprendrons; mais tant qu’on est en vie, il faut vivre et non pas
moisir sans regarder autre chose que le bout de son nez et son petit
train-train confortable. Nous en avons assez des lâchetés, des
principes, de la politique, de la misère et de la fosse d’égout où nous
tournons toujours sans voir clair ni respirer. Quand on a du cœur au
ventre, il faut le montrer et envoyer coucher tout ce qui vous empêche
d’être un homme. Si le monde est aussi dégoûtant depuis le haut jusqu’en
bas, sans compter ceux qui sont à côté, c’est parce qu’on parle trop et
qu’on n’agit pas assez. L’humanité, maintenant, a une âme en feutre
comme les rondelles des bocks, dans les cafés. Ça boit les rinçures,
c’est mou et coriace. Personne ne sait marcher, s’il n’y a pas quelqu’un
qui mène le mouvement à coups de botte. On n’ose plus tuer; mais on
filoute et on a de sales petits vices qui vous pourrissent par en
dessous et on voudrait rendre tout le monde pareil à soi. C’est à vomir
des cloportes! Nous, nous agissons. Très bien! Quand on veut aller
quelque part, il faut y aller, et non pas ailleurs, comme une gourde,
parce que le voisin vous le dit. Il faut vivre sa vie pour soi et non
pas pour l’opinion des autres. Il faut savoir rire, pleurer, espérer,
vouloir, souffrir, aimer, haïr, vivre et mourir. Et puis le reste, on
s’en fout!...

«Regardez-vous maintenant, est-ce que vous n’êtes pas plus contents
d’avoir fait ce que nous avons fait, que d’être restés tranquilles comme
des empotés?

«Est-ce que vous n’avez pas plus vécu, depuis deux jours, que pendant
toute votre vie stupide d’avant, lorsque vous saviez que le lendemain
serait comme la veille. Tout le monde le supporte pourtant. Vous me
direz qu’il faut l’occasion. C’est entendu, mais, quand on a du sang
dans les veines, on la fait naître; on saisit ce qui passe. Il passe
toujours quelque chose, et l’un mène à l’autre; on prend l’habitude de
remuer.

«Et puis, maintenant que vous l’avez trouvée, vous, l’occasion, il
s’agit de ne pas la gâcher. Il faut réussir. Ça n’ira pas tout seul,
vous pouvez y compter. On a déjà voulu nous arrêter, on essaiera encore,
ça ne fait rien, nous irons tout de même. Soyons unis, voilà tout.
Chacun pour tous. S’il y a des discussions on les réglera après. Pour
l’instant, nous ne devons être qu’un seul homme, si nous voulons aller
jusqu’à la fin, où nous trouverons l’indépendance. Il y en a qui
tomberont en route. C’est un malheur. Marchons quand même. Pas de
jalousie, pas de trahisons (ici, le Rempart lança un regard plein de
soupçons menaçants sur le pilote Bouture), pas de lâchetés, pas
d’hésitations, pas d’égoïsmes,--mais de la force, du dévouement, de la
concorde, de l’entêtement, de la décision et à nous le monde! Ayez
confiance en moi, tonnerre de Dieu! Je vous mènerai au bout, quand le
diable y serait!»

                   *       *       *       *       *

_16 novembre._--Mer un peu houleuse par le fait d’une brise sud-ouest
assez fraîche. La bonne à tout faire qui pleurniche, le pompier et le
croque-mort ont le mal de mer. Pour mon compte personnel, j’ai eu des
cauchemars toute la nuit, par l’effet du discours qu’a prononcé hier au
soir le capitaine. Quel homme tout de même! Je donnerais ma vie pour lui
faire plaisir.

                   *       *       *       *       *

_Les 18, 19 et 20 novembre._--Rien à signaler. Nous nous habituons
progressivement à la société les uns des autres. Chacun fait ce qu’il
doit faire. La bonne à tout faire paraît déjà fatiguée. L’Homme en Jaune
ne fait rien et on ne s’habitue pas à lui. On ne peut pas s’habituer au
néant, et il est pour nous comme s’il n’était pas.

                   *       *       *       *       *

_21 novembre._--Nous sommes maintenant en dehors des eaux que parcourent
les services réguliers de navigation. Depuis midi, nous dérivons pas
mal, la machine ne fonctionnant plus à la suite d’une petite avarie qui
demande quelques heures pour être réparée. Nous avons ainsi été emportés
jusqu’en vue d’une masse de vapeurs fumeuses et jaunâtres, excessivement
dense et nettement limitée par l’atmosphère extérieure, sans avoir, avec
elle, aucun point commun. Cela a l’aspect d’une muraille brumeuse dont
le faîte se perd dans les nues et qui fuit, à droite et à gauche,
suivant une immense courbe.

Le docteur Saturnin Glair nous a dit que c’est là l’Ile Livide
enveloppée du brouillard qui lui est propre. Le docteur nous raconte
avoir jeté l’ancre, jadis, près de ses bords.

--Là, nous dit-il, règne toujours un furieux brouillard, jaunâtre et
blême. Il est si épais qu’à travers sa lividité les objets sont à peine
visibles et apparaissent vagues et étonnants. Ce brouillard traîne sur
la peau comme une eau visqueuse, son parfum est fatigant et il rend
ivres tous ceux qui le respirent. Quand un homme aborde dans cette île,
qui nourrit des végétations surprenantes, et qu’il s’avance parmi ce
funeste phénomène gazeux, voici, qu’à sa rencontre, vient son double--un
autre lui-même--qui lui prend les mains avec affection et le fait
demeurer debout devant lui. Alors, ils échangent, face à face, des
paroles de vie et de mort et des confidences inconnues. Et, bien peu
nombreux sont ceux qui, ayant connu cette aventure, souhaitent retourner
ensuite vers leur existence antérieure et vers leur navire qu’ils ne
savent plus retrouver. Et il y a eu des navires qui ne sont jamais
sortis de cette ombre empoisonnée.

Je crois que c’est là le pays d’oubli, la terre des mangeurs de Lotus,
dont parlent Homère et Tennyson. Je le crois; mais je n’en suis pas sûr.

Lorsque le navire, sur lequel j’étais médecin, dut, pour éviter un coup
de vent, se réfugier dans le calme périlleux et immuable du brouillard
que vous voyez là-bas, lorsque, dis-je, notre navire dut s’y réfugier,
le capitaine qui avait l’expérience de ces choses nous défendit
positivement d’aller à terre. Malgré cela, cinq hommes, parmi lesquels
trois passagers, débarquèrent, en cachette. Il y en eut un seul qui
revint, et son visage et ses yeux et toute sa personne avaient pris la
trouble pâleur de cette brume mortelle. Il ne dit pas ce qu’il avait
connu dans cette île, ni ce qu’il savait de ses compagnons. Il semblait
ivre de paresse et d’indifférence. Peu après il ne fut plus...

En écoutant ces choses, nous contemplions l’Ile Livide, ou plutôt le
brouillard souverain qui l’enserrait de sa masse glauque. Le soir
tombait alors et nous étions tout près de cette zone mystérieuse.

Nous ne pûmes repartir que trois heures plus tard.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, onze heures du soir._--Monsieur Joseph n’est plus avec nous.
On s’en est aperçu à l’appel du soir. Il a laissé une lettre au
capitaine. Je la copie:

  «Julius Pingouin, pardonnez-moi. Je vous quitte. Je vous estime et je
  vous aime comme le plus grand des hommes que j’aie jamais connus. Je
  désire, de tout mon cœur, que vous réussissiez; mais j’en ai assez de
  moi-même et, puisque l’occasion me tente, je vais essayer d’avoir ce
  qui, pour moi, est la Toison d’Or.»

--Tonnerre de Dieu! dit Pingouin, il a filé dans l’Ile Livide pour
trouver l’Oubli. Avec ça qu’un mois de voyage ne le lui aurait pas
donné!...

Aller le rechercher?... Nous y resterions tous!... Je n’ai pas le
droit... Et puis, après tout, si ça lui plaît...

En avant, vous autres!...

Pour une femme!... Un homme comme ça... Si c’est pas à vomir!...»

Et je vis qu’il pleurait.

                   *       *       *       *       *

_22 novembre._--Néant.

                   *       *       *       *       *

_23 novembre._--Ce matin, nous avons pêché un être singulier qui nageait
dans notre sillage et nous faisait des signaux. Monté sur le pont, nous
l’avons reconnu pour un homme; mais dans quel état, bon Dieu! De longs
cheveux entremêlés d’algues et de coquillages, une peau toute rouge et
écailleuse, et les doigts des pieds et des mains réunis par une espèce
de membrane.

Il se mit à baragouiner une langue insensée où il entrait des mots de
chaque pays. En nous y mettant tous, peu à peu, nous comprîmes. Voici ce
qu’il disait:

--Je suis un grand héros. Je cherche la Vérité. Est-ce que vous ne
l’auriez pas dans votre cargaison, par hasard?--Non. Je vois bien que
non! Quel malheur!

Il sanglota:

--Il y a bien longtemps, dès ma jeunesse, je l’ai cherchée partout et
sans pouvoir la trouver nulle part...

Pourtant j’ai étudié avec les hommes les plus intelligents, et aussi,
avec les plus idiots, avec tous...

J’ai été partout; depuis le haut jusqu’en bas, à droite et à gauche, en
avant et en arrière, criant à tout le monde: Donnez-la-moi! Et personne
ne me l’a donnée. Ils ne l’avaient peut-être pas, ou bien ils la
gardaient pour eux.

Quand j’ai été bien convaincu que je ne pourrais pas découvrir la Vérité
sur la terre, je me suis résolu à essayer de l’attraper dans la mer.
Alors, j’ai appris à vivre dans l’eau salée. Quand j’ai été bien
habitué, je suis parti droit devant moi, face au soleil, emmené par la
vague. Je nage toujours, je mange du poisson cru, je plonge très bien et
mes mains sont devenues palmées.

Il éleva sa main droite.

--Superbe exemple de transformisme, dit le docteur, avec admiration.
Cela me rappelle les rats des frigorifiques.

--Oui, dit l’Homme marin; oui, moi aussi je connais le grand Darwin et
ses théories; je veux bien croire que je suis un singe; mais je pense
plutôt que je suis un poisson, et le doute me tourmente. Voilà de
longues années que je n’ai pas coupé mes cheveux, car j’ai perdu mon
canif. C’est affreux.

Il fit une pause et poursuivit:

--Voilà bien des temps ainsi que je flotte, roulé par les vagues de la
puissante mer et l’explorant jusqu’au fond des abîmes, dans tous les
sens. Mon cœur est presque brisé par le désespoir, et mon cerveau est
tout disloqué à force d’avoir pensé; mais je n’ai pas la Vérité. Je ne
l’ai trouvée sur aucun navire, ni sur la pointe des mâts, ni dans le
fond de la cale, ni dans l’âme des voyageurs. Les étoiles ne me l’ont
pas dite, la nuit, quand je joignais, vers elles, mes mains de canard;
le soleil a ébloui, avec cruauté, mes yeux suppliants, mais ne m’a rien
appris; et la houle a chanté qu’elle ne savait pas; et les poissons
volants volent sans me répondre... O mon Dieu!...

Il s’arrêta encore et reprit:

--Que l’on me donne une chique. Très bien. Il la mâcha.

--Voilà pourtant qu’une aventure m’est arrivée, il y a des jours. Je
criais vers un grand bateau, pour qu’on me prenne, pensant trouver la
Vérité dans un de ses canons; mais un gros homme galonné mit sa figure
détestable par dessus l’arrière et me demanda ce que je pensais de
l’affaire Dreyfus[21].

  [21] En 1894, M. Alfred Dreyfus était capitaine d’artillerie, en
    garnison à Paris. Il fut poursuivi et condamné pour communication de
    documents secrets à une puissance étrangère. Par la suite,
    l’opinion, en France et dans le monde entier, fut vivement émue et
    partagée, au sujet du bien-fondé de cette condamnation.

Et je n’ai pas pu répondre, car je ne connais pas l’affaire Dreyfus; et
je ne sais pas s’il y a dedans la Vérité. Alors, le gros homme, avec
méchanceté, refusa de me prendre et retira sa figure...

Le poisson humain souffla une seconde. Nous le regardions tous avec
épouvante. Il poursuivit nettement:

--Alors voilà: Maintenant, j’ai voulu monter ici pour vous demander:
Qu’est-ce que c’est que l’affaire Dreyfus?

--Sors! hurla Pingouin, d’une voix rauque. Fous le camp, assassin! Pas
un mot! Par-dessus bord, et qu’on ne te revoie plus!

Nous sautâmes tous sur le misérable et, sans précautions, nous le
lançâmes par-dessus bord, si bien qu’il ne contamina plus l’_Argonaute_
de son effroyable présence.

--Puisse-t-il en crever, cria Pingouin, et, qu’ainsi crèvent tous ceux
qui agiraient comme lui, tonnerre de Dieu!

Et il épongea la sueur, que l’émotion faisait couler sur son visage.

--Ça, c’est le danger le plus grand que nous ayons jamais couru, et que
nous courrons jamais, me dit-il, après, quand nous fûmes seuls.

                   *       *       *       *       *

_23 novembre._--Je crois réellement que le pilote Bouture se livre à des
accointances louches. Cette nuit, comme je dormais dans mon hamac, le
Rempart, qui était de quart sur le pont, vint me chercher en grand
mystère. Une fois en haut, j’ai constaté l’existence, vers l’Orient,
d’une étoile inconnue et bleuâtre, qui luisait dans les environs de Wéga
et qui s’est éteinte tout à coup.

--Il y a un moment, elle était rouge, me dit le Rempart, et
l’aut’chinois prend des notes.

En effet, Bouture observait avec une lunette et inscrivait des chiffres
sur un calepin.

Quand il nous vit, il remit sans affectation son carnet dans sa poche...

Je suis perplexe. Faut-il prévenir le capitaine? Je vais y penser cette
nuit.

                   *       *       *       *       *

_24 novembre._--J’ai parlé à Julius Pingouin. Il m’a arrêté aux premiers
mots et m’a dit qu’il était sûr du pilote et que, du reste, c’était
lui-même qui lui avait recommandé d’observer les astres.

--Mais l’étoile bleue? ai-je dit.

--Bah! un bolide! me répondit notre capitaine. Je te le répète, mon
vieux le Homard, Bouture est un homme sûr. Je lui ai sauvé la vie.

Il m’est dévoué, comme... toi, par exemple.

--Merci bien, ai-je répondu, vexé; enfin on verra!

                   *       *       *       *       *

_25 novembre._--Rien. Non plus que les 26, 27 et 28 du même mois.

                   *       *       *       *       *

_29 novembre._--Fête de Saint-Saturnin. On la souhaite à notre docteur.
Danses, chants, boissons, noce complète. Le cher homme, très ému, nous a
embrassés avec effusion, sauf l’Homme en Jaune, qui ne s’y est pas
prêté. Coco, ayant trop mangé après une furieuse bamboula, a dû rester
couché immobile pendant quatorze heures, pour digérer comme un boa
constrictor. Le pasteur Tantsticktor, ayant bu six bouteilles de rhum, a
joué pendant toute la nuit, des psaumes sur sa clarinette.

                   *       *       *       *       *

_30 novembre._--Triste événement. La jeune bonne à tout faire, Honorine
Dupont, est morte aujourd’hui de surmenage. Elle laisse derrière elle un
grand vide et les regrets sont unanimes.

                   *       *       *       *       *

_1er décembre._--Rien. Tristesse générale.

                   *       *       *       *       *

_2 décembre._--Une tempête furieuse. Nous sommes à deux doigts de notre
perte. Le vent souffle avec rage et ainsi pendant toute cette abominable
journée. Il s’apaise peu après le coucher du soleil; mais une houle si
affreuse lui succède que c’est un miracle de tous les instants que nous
ne soyions pas engloutis.

Tout le monde a peur, sauf Pingouin. La lâcheté du gros Suisse est
répugnante. La brave Zoé Nèfle, quoique fort émue elle-même, le remonte
avec des claques.

                   *       *       *       *       *

_11 heures soir._--Un malheur. L’Homme en Jaune est emporté par une
lame. Il n’avait pas voulu quitter sa place, à l’avant. Il disparut sans
un cri, emportant avec lui dans la mort l’imperméable secret de sa
personnalité.

                   *       *       *       *       *

_Minuit._--Il vient d’y avoir une reprise du vent, courte, mais si
furieuse, que nous crûmes tous notre dernière heure venue. Le navire
frémissait et craquait lugubrement, une de nos chaloupes fut fracassée,
les abîmes s’ouvraient pour nous recevoir et la tempête, toujours plus
violente, nous chassait devant elle avec un assourdissant fracas dans
des ténèbres de poix, où des montagnes liquides s’élevaient et
s’écroulaient comme pour nous ensevelir. Alors, apparut sur le pont le
pasteur Tantsticktor. Tête nue, ses cheveux s’envolant dans le vent, il
se dressa comme une apparition. Il tendit vers le ciel noir ses longs
bras et, au milieu de l’épouvante, du vacarme et de la mort, il cria:

--Vénérablement, je me recommande! Seigneur grand Dieu, je pousse à toi
mon criement! Les hommes seront mourus dans les mers, si tu ne
t’occupes. Dans le périlleux, prends-les en apitoiement et sache combien
ils sont dans le crime. Reste-leur des temps pour se repenter!

Il se mit à genoux et pria à haute voix dans un langage que je ne
compris pas, sous les paquets de mer qui déferlaient sur lui. Alors...
je crois que nous fîmes comme lui, presque tous et peut-être tous. Il
faisait si noir qu’on ne se voyait pas. Et puis, ma foi, on sentait la
mort à côté de soi et on ne regardait que de son côté.

                   *       *       *       *       *

_3 décembre._--Au point du jour, la houle était un peu calmée. Le navire
a pas mal souffert, mais pas autant qu’on aurait pu le croire.

Le vent, qui nous poussait dans notre direction, nous a fait faire du
chemin bien qu’avec une déviation vers l’Est.

--Nous revenons de loin, constata le pilote Bouture... C’est curieux,
les parages où nous sommes sont pourtant calmes, d’ordinaire.

--Faut croire qu’y ont changé de caractère, grogna le Rempart. C’est
p’têt ben d’sa faute, à c’chinois-là, me confia-t-il à l’oreille...

Il est maintenant huit heures et demie. Coco est en vigie sur un mât.

--Bon massa, crie-t-il tout à coup, moi voi’ un bagage qu’est terre
ferme!

Pingouin consulte sa carte.

--Ça, ça doit être une île déserte. On peut descendre un moment, ça
reposera.

C’est, en effet, une vaste île qui paraît verdoyante et belle.

Nous débarquons avec la chaloupe. Nous sommes huit bien armés. Savoir:

Julius Pingouin, le docteur, moi le Homard, le Rempart, le pompier
Zafolin, le pilote Bouture, Ezéchiel Binaire, le nègre Coco. Le navire
étant laissé à la garde du brave Bayados et des autres.

                   *       *       *       *       *

_Même date. Le soir._--D’abord, l’île n’est pas déserte. Il y a, dedans,
une soixantaine d’individus, hommes et femmes.

Quand nous sommes arrivés, ils étaient dans un grand champ, en train
d’arracher des pommes de terre. Ils travaillaient assis par terre, sans
se parler, tout en se surveillant les uns les autres--une pomme de terre
arrachée--un coup d’œil au voisin pour être sûr qu’il a aussi tiré la
sienne--une pomme de terre--un coup d’œil. Ils allaient comme ça.

Tout à coup, sur un affreux mugissement de cor de chasse, qui partit
d’une espèce de bâtisse qu’on voyait au loin, ils s’arrêtèrent tous et
se reposèrent.

Après quelques minutes, nouveau mugissement. Ils reprirent leur
travail--une pomme de terre--un coup d’œil au voisin--une pomme de
terre--un coup d’œil, et ainsi de suite...

--Ils sont curieux à voir, constata le docteur.

--Ça doit être un asile de fous tranquilles, répondit Pingouin.

--Tranquilles?... dit le docteur inquiet. Je ne m’y ferais pas.

Cependant, peu soucieux de nous montrer, nous avancions dans le bois
vers les espèces de bâtisses dont j’ai parlé. Les arbres étaient assez
beaux, mais Coco en semblait dégoûté.

--Ça, pas valoir cocotier natals, remarquait-il tristement.

Bientôt, nous arrivâmes aux maisons. Il y en avait cinq. Elles étaient
immenses, crépies avec de la boue et plutôt sinistres d’aspect.
Chacune d’elles, en haut de la porte, avait un mot gravé:
_Réfectoire._--_Dortoir._--_Atelier._--_Reproduction._ La plus vaste,
qui était aussi la plus abominable, parce qu’elle avait des ornements en
forme de lèche-frite, s’intitulait: _Maison Commune_. En avant, entre
deux mâts très hauts, était tendue une bande de toile sale sur laquelle
il y avait écrit:

  TOUS LES HOMMES NAISSENT ET DEMEURENT ÉGAUX.

Et personne nulle part.

Nous étions plutôt épatés. Le nez en l’air, nous regardions
l’inscription et toutes choses, sans y rien comprendre.

--Ah! ah! citoyen, tu admires notre déclaration de principes?

Cela fut dit, au docteur, par un homme maigre, vêtu d’habits trop
larges, qui sortait de la grande maison du milieu.

--J’admire sans admirer, répondit le docteur. Il y manque quelque chose
à votre déclaration.

--Il n’y manque rien, dit l’homme avec orgueil, c’est le critérium de la
dignité humaine.

Le docteur ouvrit sur lui un œil étonné.

--C’est le... Comment avez-vous dit? Le critérium de la... Très bien,
vraiment très bien. Mais cela n’empêche pas qu’il y manque quelque
chose. Il doit y avoir: _égaux devant la loi_. Sans cela elle n’a plus
de sens.

--Il n’y a plus de lois, fit l’autre. Nous nous sommes dégagés de tous
les liens odieux qu’a inventés la tyrannie pour asseoir son joug et
opprimer la liberté naissante.

--Extraordinaire littérature, dit le docteur. Est-ce dans un livre que
vous avez appris à parler ainsi? et peut-on se le procurer quelque part?

--J’ajouterai, citoyen, poursuivit l’homme, que tu m’étonnes en
paraissant insinuer que tous les hommes ne sont pas égaux.

--J’ai paru insinuer cela? dit le docteur.

--Oui. Or, je le proclame hautement, et nul mandataire d’une société
libre ne me contredira: Tous les hommes sont égaux et de toutes les
façons...

--Espèce de moule, interrompit le Rempart, si tu me collais une gifle,
ça serait comme une mouche; si je t’en collais une, ça te tuerait. Donc,
t’es pas mon égal.

Cependant, l’insulaire poursuivait avec feu:

--Tous les hommes sont égaux. Plus de lois, plus de métiers, plus de
maîtres, plus de capital, plus de patrons, plus de salaire avilissant,
plus de despotisme, plus d’aristocratie vicieuse et de tyrannie cupide.

Il n’y a plus que des hommes libres, égaux, affranchis et conscients de
leur dignité humaine.

--Très, très curieux, dit le docteur. Vous constituez, à ce que je vois,
une colonie... oui?...

--Parfaitement, citoyen, tu l’as dit et je t’en estime.

Tous les hommes sont frères. Chacun pour tout le monde, tout à tous. La
grande aube de la libération et de l’affranchissement s’est levée pour
nous et nous sommes délivrés de l’esclavage social.

--Très bien, dit le docteur, moi je comprends et j’admire. Mais voici un
prince étranger--il montra Pingouin,--qui ne doit pas comprendre tout à
fait. Il serait désireux que tu lui expliquasses dans le détail. Prends
ces cinquante sous pour ta peine.

--Je suis aux ordres de monseigneur, dit l’autre, en mettant le chapeau
à la main et les cinquante sous dans sa poche.

Il se retourna vers le docteur.

--Tu es un brave citoyen. Tous les hommes sont bons, braves et vertueux
quand la civilisation ne les a pas pourris. L’humanité est
essentiellement admirable.

--Tonnerre de Dieu! dit Pingouin.

--D’abord, reprit le docteur, comment t’appelles-tu?

--Je ne m’appelle pas. Il n’y a plus de noms. Je suis le nº 29. D’un nom
plus ou moins beau, on peut tirer orgueil, comme ces infâmes aristoc...
hum... Un numéro, c’est un anonymat niveleur.

--Superbe, dit le docteur. Eh bien, nº 29, dis-moi un peu pourquoi tu ne
fais rien, tandis que tes frères travaillent?

--Parce que c’est mon tour. Chacun à notre tour nous sommes homme
public. C’est-à-dire que nous représentons le pouvoir exécutif.

--Qu’est-ce qu’il exécute? demanda le docteur.

Cependant le croque-mort Ezéchiel Binaire, un peu ivre, interrogeait le
nº 29:

--Dis donc, mon vieux, est-ce qu’y parlent tous aussi bien que toi, les
autres?

--Aussi bien, non, répondit l’homme flatté. Je suis de beaucoup le
meilleur...

--C’est pas vrai, puisque vous êtes tous égaux. (Réflexion du Rempart.)

L’autre poursuivit: Vous avez eu de la veine de tomber sur moi, il y en
a qui ne savent rien dire. Tout de même, il en existe bien une vingtaine
avec qui on peut causer.

--Cré nom! grommelait Binaire, ça doit être gai une fois qu’y sont
lâchés ensemble.

--Mais le pouvoir exécutif, insistait le docteur, qu’est-ce qu’il
exécute?

--Il représente ses frères, dit l’autre avec majesté, et fait obéir aux
décisions de l’Assemblée parlementaire.

--Il y a un Parlement! dit le docteur, avec horreur. Qu’est-ce qui le
compose?

--Tout le monde. Il n’y a pas de raison pour que quelques-uns dirigent
tous les autres. Nous sommes tous notre gouvernement. Les femmes
naturellement siègent aussi; elles sont nos égales. La salle du
Parlement est la plus belle de la Maison Commune.

Il y a une séance tous les soirs. Chacun y parle le même nombre de
minutes et possède la même autorité. Chacun, ici, est l’égal de l’autre.
Tout le monde travaille de la même façon et fait, en même temps, la même
ouvrage, selon la décision prise par le gouvernement. Tout le monde
mange la même chose, à la même heure et en même quantité dans le
réfectoire commun. Chacun dort, dans le dortoir commun, le même nombre
d’heures que le voisin et dans un lit semblable. Tout le monde se
divertit de la même façon et en même temps.

Tout est réglé. Il n’y a plus de volonté personnelle. Il n’y a plus de
supériorité d’aucune sorte. Il n’y a plus de faibles condamnés à
l’oppression inique. Il n’y a plus qu’une moyenne égalisée. Il n’y a
plus que la justice, la vie pour tous, l’unification totale et complète
des conditions d’existence. La tyrannie des forts, des riches et des
puissants a cessé, puisqu’il n’y a plus de forts, de riches, ni de
puissants. L’individu n’agit plus pour lui-même et par lui-même, la
masse agit pour la masse.

L’homme a disparu. La société collective est tout.

--Tonnerre de Dieu! dit Pingouin.

--Il n’y a plus de Dieu, dit l’autre. Il n’y a plus aucun des préjugés
par lesquels on a trop longtemps maintenu dans les fers le plus grand
nombre au profit d’une minorité vicieuse, cruelle, méprisable et
jouisseuse.

--Et la liberté? demanda le docteur.

--La liberté est plus complète que jamais puisque chacun fait ce que
tout le monde a décidé de faire.

Nous avons ainsi nivelé les injustes supériorités et établi le droit
primordial et imprescriptible à la vie que chaque être apporte en venant
au monde.

--Très bien, dit le docteur; mais alors il y a une entente parfaite dans
votre Parlement?

--Non. Il y a une opposition. Elle est composée de douze membres se
renouvelant périodiquement. Ils ont pour mission de combattre les
décrets adoptés et de refuser leur confiance au reste des membres.
Ceux-ci doivent être d’accord.

--Puissant, remarqua le docteur. Vous formez une nation bien
intéressante.

--Une nation! dit l’autre, indigné, quel blasphème!... Nous ouvrons
notre sein indistinctement aux citoyens du monde entier qui veulent
connaître le bonheur d’être libres et égaux.

--Et, dit le docteur, en dehors de cette opposition... comment
dirai-je?... gouvernementale, il n’y a jamais de dissentiments graves?

--Oh! si, alors on se bat. La majorité veut toujours abaisser le nombre
d’heures de travail et l’opposition ne s’oppose pas assez. Il y a
quelque temps, on était descendu à vingt minutes par jour. Ce n’était
pas suffisant. On mourait de faim. Il y eut un mouvement violent et on
porta le temps de travail à quatre heures et demie. Il y eut une
furieuse bataille au Parlement. Heureusement, l’homme public de service
avait été marchand de vin et directeur d’une salle de réunions
électorales. Il avait l’habitude et éteignit la lumière. Dans le noir,
tout s’apaisa et, le lendemain, on recommença les délibérations.

--Très, très curieux, dit le docteur, ce système babouviste a toute mon
approbation. Mais les malades? qu’en faites-vous?

--Chacun a droit à un jour et demi de maladie par mois. C’est la
moyenne, qui ressort de nos statistiques. Ce jour-là, il ne fait rien et
on le soigne. On a le droit aussi de se saoûler une fois par semaine. On
a un bon pour cela.

--Et les mariages?

--On ne se marie plus. Tu m’étonnes avec cette question, citoyen. Il n’y
a pas de raison pour que des hommes et des femmes égaux aient des
conjoints différents.

Et puis, avoir un conjoint, c’est avoir une propriété.

Or, la propriété c’est le vol. Le même raisonnement s’applique à chaque
chose.

--Nous y viendrons tout à l’heure, reprit le docteur.

Vidons la question mariage d’abord. Comment faites-vous? l’union libre?

--Par exemple! Quelles mœurs! Fi donc! Et l’égalité? Non, non, plus de
choix personnels, plus d’inclinations injustes et égoïstes, plus de
jalousie, d’adultères, de vices, d’immoralité et de dépravation. Nous
avons supprimé tout cela. Chaque homme ou femme reçoit par semaine un
bon de jouissance, portant un numéro amené par le sort. Il y a deux
tirages amenant deux séries de numéros pareils. Avec ce bon, chacun a
droit, pour une nuit désignée également par le sort, à la personne
portant le numéro correspondant.

Ainsi s’accomplit anonymement la grande œuvre de reproduction qui,
seule, peut excuser ces pratiques. Je n’ai pas besoin de te dire,
citoyen, qu’il y a une série de numéros hommes et une série de numéros
femmes.

--Oui, les confusions pourraient amener des résultats fâcheux, dit le
docteur.

--Ainsi, poursuivit l’autre, tout est pour le mieux. La chose a lieu
dans la maison de reproduction que vous voyez là, à droite. Les deux
numéros correspondants vont évidemment, chaque fois, à des personnes
différentes. Les femmes passent plus souvent que les hommes, car il y en
a moins. Nous n’avons pu remédier à cette petite inégalité entre les
sexes, mais elle est bien légère. Il est naturellement interdit de céder
ou de changer son numéro. Ainsi se trouve établi un roulement...

--Oh! dit le pudibond pompier Zafolin, en s’écartant.

--Admirable! fit le docteur. Et les enfants?

--Les enfants? Évidemment, ils sont délivrés de l’abusive autorité
paternelle. Les enfants sont élevés tous ensemble sans connaître leurs
parents qui ne les connaissent pas. Ils ne connaissent que le devoir
civique. Ils sont fils de la société. Chaque femme les surveille à son
tour. On évite ainsi la tendance fâcheuse à l’individualisme que fait
naître la famille.

On coupe aussi dans son pied ce sentiment ignoble qui pousse l’homme à
dépouiller son semblable pour enrichir son enfant. Son enfant! Encore la
propriété!

--Ah! oui, dit le docteur. A qui donc appartiennent la terre, les
moissons, les instruments, les provisions, tout enfin?

--A tous, naturellement, répondit l’Homme 29, avec orgueil.

--Et de quoi peut disposer chacun?

--De rien, puisque tout est à tous.

--Précieux pour chacun... Et lequel d’entre vous fut l’architecte de ces
monuments... intéressants?...

Le docteur désignait les maisons de boue.

--Tu veux railler, citoyen, répondit le 29, avec dignité et mépris. Je
vois que tu en es encore aux vains préjugés du luxe et de la décoration.
Ces maisons sont faites pour nous abriter du froid et de la pluie; elles
remplissent suffisamment cet office; on ne peut rien demander de plus.
Les recherches de l’élégance sont le fait des sociétés gâtées par le
capitalisme et roulant sur la pente des décadences. Nous, nous formons
un monde nouveau, dénué de préjugés, dénué de faiblesses, dénué de
raffinements. L’art, le luxe--de l’inutilité, voilà ce que c’est; de
l’injustice, puisque tout le monde n’en possède pas autant--de la
supériorité pour quelques-uns, puisque l’on exalte l’inégale beauté que
nous arriverons à faire disparaître par une parfaite communauté de vie
et un mélange constant des individus pour la reproduction... Nous ne
voulons plus rien qui rappelle la tyrannie, le despotisme, le passé
odieux de souffrance, de misère, d’oppression. Avant nous, il n’y avait
rien. Telle est notre volonté. Nous nous refusons à recueillir les
vestiges des âges disparus dans leur fange.

Après un naufrage, une caisse de tableaux échoua sur notre rivage. Ils
étaient d’une magnificence ignoble. Peut-on se nourrir d’un tableau? Je
te le demande, citoyen? Alors la colonie, réunie en Assemblée
parlementaire solennelle, décida de consacrer ces odieux produits des
civilisations corrompues à la proclamation de la Vérité et de la
Justice. Ces tableaux, regarde-les, ils composent, cousus ensemble, la
bande sur laquelle notre déclaration de principes recouvre les immoraux
sujets qu’un détestable inutile avait passé des années à parfaire, au
lieu de travailler pour ses semblables.

--Tonnerre de Dieu! dit Pingouin.

--Les cadres, on les brûla. Cela t’explique, continua l’Homme 29, en
parlant au docteur, la simplicité vertueuse de ces constructions que tu
raillais. Elles sont belles puisqu’elles sont utiles.

--Moi, je les trouve pas mal, murmurait le naïf Zafolin, a ressemblent à
des casernes.

L’insulaire entendit et bondit.

--Des casernes! Des casernes!... Malheureux, serais-tu un vil partisan
de la tyrannie prétorienne! Des casernes! mais cela implique une armée!
une armée, comprends-tu?--une armée.--Des hommes éduqués pour tuer leurs
semblables, l’abomination de la barbarie!...

--Ben oui, murmurait Zafolin intimidé, nonobstant que si vous aviez la
guerre...

--La guerre! L’Homme 29 rit superbement--la guerre ici?... Elle serait
bien impossible, puisque nous n’avons pas d’armée, puisque nous n’en
voulons à aucun prix, puisque nous n’en aurons jamais...

Il triomphait. Le pompier ahuri par ce raisonnement bilatéral se retira
de la conversation mais il murmurait:

--Nonobstant qu’il a d’drôles d’idées, le particulier, des fois qu’on
supprimerait les pompiers, ça n’empêcherait pas les incendies.

Cependant, le docteur questionnait:

--Et vous n’avez jamais eu de criminels dans votre âge d’or?

--Malheureusement si. La figure de l’Homme 29 s’altéra. Cinq d’entre
nous ont dû être condamnés aux travaux forcés.

--Ben, vous y êtes tous, remarqua Binaire, en aparté.

L’Homme continua sans entendre:

--Deux sont galériens sur la chaloupe qui nous sert à traverser une
petite baie, qui est à l’Ouest. Les autres...

--Eh bien? dit le docteur.

--Il y a un homme et deux femmes. L’une des femmes s’est enfuie avec
l’homme qui était déjà son complice. Ils sont dans les bois. L’homme est
bûcheron et pêcheur. Il nous fournit du bois et du poisson en échange
d’autres choses.

--Et qu’avait-elle fait cette femme? interrogea le docteur.

--Oh! c’était une grande coupable. Elle avait refusé de participer aux
bons de jouissance et à leurs conséquences. Elle avait refusé d’entrer
avec son numéro dans la maison de reproduction, disant qu’elle aimait ce
jeune homme qui est avec elle.

Lui, ne voulait pas être de notre avis... il était insurgé contre la
liberté... et voulait faire ce qui lui plaisait. Il était dangereux et
intelligent. L’intelligence, c’est la mort de l’Égalité. Il a défendu la
jeune femme et nous a menacés de sa hache. Alors, on les a laissés
tranquilles, mais ils sont privés de leurs droits de citoyens et ne
peuvent plus faire partie du Parlement, ce qui est affreux.

--Je le crois, dit le docteur. Et l’autre femme?

--Elle avait un enfant et voulait le garder. On le lui a pris,
naturellement, car il faut faire du bien aux gens malgré eux. Pour
détruire ses mauvais sentiments on l’a condamnée au bout de quelque
temps à soigner tous les enfants de la colonie. Nous espérions anéantir
par ce moyen son affection égoïste en la dispersant. Par malheur, au
bout de trois jours, elle a cru reconnaître son fils et elle s’est
sauvée en l’emportant. Après, elle est revenue, disant qu’elle croyait
s’être trompée et qu’elle voulait prendre son vrai enfant. Elle était
très, très excitée et menaçait de nous tuer tous. On a eu de la peine à
la chasser. Le bûcheron l’a recueillie, elle rôdait toujours par ici,
criant pour avoir son enfant que personne ne pouvait reconnaître. Elle
était devenue folle furieuse et elle est morte.

--Tonnerre de Dieu! dit Pingouin.

--Parlons des galériens de la chaloupe, dit le docteur.

--L’un est un infâme réactionnaire. Il a demandé une culotte plus large
que la sienne, sous prétexte qu’il était très gras. Naturellement, on ne
la lui a pas donnée. Tous nos vêtements sont taillés sur un modèle
moyen. Il n’y a pas de raison pour que les uns usent plus d’étoffe que
les autres, puisque tout le monde en fabrique la même quantité.

Je ne pus m’empêcher d’interrompre l’insulaire 29.

--Mais, dis-je, en travaillant plus n’a-t-on pas le droit...?

Il me regarda avec mépris.

--On ne peut pas travailler plus, dit-il. Ce serait injuste, puisque
tous les hommes sont égaux. Ce misérable le savait bien et sa demande de
culotte n’avait pas d’autre but que de susciter un soulèvement et
l’avènement d’une restauration monarchique.

--Naturellement, puisqu’y veut pas ête sans culotte, c’est un royalisse.
(Réflexion du Rempart.)

--Quant au quatrième--la voix de l’Homme s’altéra--je ne puis en parler
qu’en pleurant. C’était un apôtre quand nous le connûmes. C’est lui qui
nous a appris à penser et à parler.

«Vous êtes mes égaux, disait-il, le hasard m’a permis d’en apprendre
plus que vous, je veux vous inculquer mon savoir.»

Et il nous enseigna les principes de la Justice, de la Dignité, de la
Vérité. Il nous fit ce que nous sommes.

Avant, nous étions un ramassis sans frein ni liberté. Maintenant...
Voyez vous-même. C’est lui qui nous a appris la valeur intégrale de ce
grand mot: _Égalité_. Eh bien, cet esprit tout rayonnant de Lumière et
de Vérité a succombé dans les plus funestes erreurs. Il a voulu trahir
ses frères. Il s’est refusé à les suivre dans la voie du progrès. Quels
désirs insensés le poursuivaient, rêvait-il la dictature?... Je ne sais.
Un jour maudit vint où, en pleine Assemblée parlementaire, il dit que
nous allions trop loin, que nous devenions des tyrans les uns pour les
autres, qu’il n’y avait pas d’égalité absolue et que la liberté était de
faire ce qu’on voulait, sans entraver la liberté du voisin. Il s’est
frappé la poitrine en s’accusant d’avoir fait notre malheur et de nous
avoir rendus stupides. Nous avons été si indignés,--surtout qu’il
parlait plus longtemps que son nombre de minutes, premier pas vers la
tyrannie,--que nous avons sauté sur lui pour le faire taire. Il criait
encore en nous demandant pardon et en se disant prêt au martyre.

Nous avons dû l’envoyer aux galères sur la chaloupe.

--Bien fait, dit Pingouin, c’est lui l’auteur responsable.

--Nous avons voulu plusieurs fois les amnistier tous, continuait l’Homme
29, et leur rendre, s’ils voulaient se soumettre, leur place au
Parlement, et le délicieux exercice de leurs droits civiques.

Mais ils sont endurcis dans le crime. Le bûcheron menace de nous tuer
avec sa hache si on parle, à la jeune femme qui vit avec lui, des bons
de jouissance et de la Maison de reproduction. Le réactionnaire veut
bien rentrer dans le sein de la société; mais il ne cesse de réclamer
une culotte de plus en plus large. Quant à l’autre, il se refuse à nous
voir et sans doute il est devenu fou, car il répète constamment: «Que la
première des libertés est la liberté de ne pas être libre.» Ce qui est
incompréhensible.

--Faut-il être gourde, dit le Rempart.

--Personne n’est gourde, dit l’Homme, tous les hommes sont égaux.

--Tonnerre de Dieu, dit Pingouin, tu es plus bête que nature! Va me
chercher un encrier ou je te tue.

Le Rempart saisit, de sa main de fer, le bras du 29 tout stupéfait.

--T’es mon égal, s’écria-t-il, ça n’empêche pas qu’y faut obéir à
m’sieur Pingouin ou que j’t’aplatis comme un pou!

On eut l’encrier, Coco, grimpant sur un des mâts, avait descendu la
bande à l’inscription, et, sur les ordres du capitaine, je la modifiai
en mettant:

  TOUS LES HOMMES NAISSENT ET DEMEURENT INÉGAUX.

On la remonta.

--Maintenant, dit Pingouin à l’Homme, dis-moi ton vrai nom. Ton numéro
me dégoûte.

--Du... Durand, répondit l’autre, claquant des dents.

--Ah! Eh bien, Durand, appelle tes imbéciles de compagnons.

Le sieur Durand, plein de terreur, souffla trois fois dans une espèce de
cor de chasse et en tira les sons épouvantables que nous avions déjà
entendus. Bientôt, nous vîmes venir les insulaires.

--Va au-devant d’eux; fais-les ranger devant moi et qu’ils se taisent ou
je les fusille, ordonna Pingouin.

Durand 29 obéit. Les autres aussi. Ils étaient plutôt laids et sales.
Une apparence uniforme d’abrutissement leur donnait une sorte d’air de
famille.

Leurs habits étaient en bure brune. Les petits maigres y flottaient
comme des goujons dans un baquet, les grands gros avaient l’air d’être
en costume de natation.

Épouvantés par nos fusils, frappés d’étonnement par la carrure du
Rempart, qui jonglait avec sa bielle, domptés en un instant par le
regard de Julius Pingouin, ils se tassèrent silencieusement devant nous.

Pingouin monta sur une pierre et parla:

--Imbéciles, dit-il, voyez cette inscription. Je l’ai modifiée selon la
Vérité. Méditez-la, telle qu’elle est, si vos cervelles d’idiots sont
encore capables de méditer quelque chose.

Je pourrais vous faire assommer ou fusiller; mais vous êtes plus à
plaindre qu’à blâmer. Ce qu’il faudrait changer, c’est bien moins les
conditions de la vie que vos cœurs envieux, fourbes, vicieux et lâches.
Je vous conseille de couper la tête, malgré son repentir, à celui qui
vous a insufflé les sornettes sur lesquelles vous avez basé votre
règlement de vie. Je vous conseille de vous faire diriger par le
bûcheron qui me semble raisonnable. Il faut cesser les obscénités de
votre Maison de reproduction et laisser les enfants aux parents, et
chacun à la place qui lui convient. Il faudrait surtout vous aimer les
uns les autres, mais cela c’est impossible...

Je m’en vais, je vous ai assez vus. J’en ai dit suffisamment pour vous
ramener à la vie et à la liberté, si c’est encore faisable. Il vous
faudrait quelqu’un pour vous gouverner à coups de botte--Coco par
exemple.

--Bon massa, moi pas vouloir! dit Coco avec terreur.

--Mais il ne veut pas et puis j’aime mieux le garder avec moi,
poursuivit Pingouin. Je m’en vais. Je repasserai dans quelques mois. Si
cela ne va pas mieux, j’en fusillerai un sur deux.

Nous partîmes en bon ordre, laissant la consternation. Coco était tout
gris de frayeur.

Nous retrouvâmes l’_Argonaute_; et maintenant, neuf heures du soir, nous
voguons librement vers l’Avenir, l’Espérance et la Toison d’Or.

                   *       *       *       *       *

_4 décembre._--Temps splendide. Bonne marche.

Rien de neuf. Coco seulement nous a tenus en éveil la moitié de la nuit
par les hurlements affreux qu’il a jetés au cours d’un cauchemar.

Il se croyait roi des gens de l’île. Il se débattait en criant:

--Bon massa, bon massa, moi préfère aller guillotine. Moi bon nèg’e! pas
vouloir bagage là.

On l’a calmé, non sans peine, avec de l’eau sucrée à la fleur d’oranger
dont il a bu un litre. Ce matin, il est encore tout triste.

                   *       *       *       *       *

_5 décembre._--Rien.

                   *       *       *       *       *

_6 décembre._--Scène violente aujourd’hui. Il paraîtrait que le sieur
Flaum s’est attiré l’inimitié du chauffeur Cristallin. Celui-ci, vers
midi, jaillissant de la chambre de chauffe, se précipita dans la
cuisine. Il s’arma d’un couteau, en jeta un autre aux pieds du gros
Suisse et lui cria:

--Misérable! j’ai assez souffert! L’heure de l’action est venue. Défends
ta vie et disputons-nous, en braves, l’amour de Zoé Nèfle.

Cet homme, jusque-là rangé, aurait conçu, durant les heures de son
labeur ardent, une furieuse passion pour la brave marchande des quatre
saisons. Celle-ci, n’ayant pas répondu à sa flamme, il avait cru trouver
les raisons de cette insensibilité dans son amour pour le cuisinier. Ce
dernier était épouvanté.

--Monsié, monsié, criait-il, en trottant de ci de là, autant que le lui
permettait sa corpulence, et poursuivi par le chauffeur ivre de rage.
Vous êdes vou! J’ai bas ti dout fait la gour, à badame Dèfle. J’ai des
bœurs bures!...

Mais déjà Cristallin l’avait saisi; le Rempart, heureusement accouru,
l’enleva à bras tendus et évita un malheur. Zoé Nèfle, en même temps,
intervenait énergiquement.

--Mon garçon, dit-elle à Cristallin, faudrait voir à museler tes
sentiments; tu vas me faire le plaisir de redescendre à tes fourneaux,
et plus vite que ça. C’est toi qui l’es, le fourneau. On n’est pas
jaloux d’un magot comme ça, et puis on ne compromet pas une honnête
femme quand on n’a pas de droits sur elle. Si tu crois que c’est le
moyen de me plaire davantage, tu te trompes. Faudrait pas recommencer,
parce que j’en parlerais au capitaine. A-t-on jamais vu!...

Et elle s’éloigna, digne, laissant le calme amené par le nom respecté du
capitaine Pingouin.

--Je crois qu’elle a z’évu pour moi, un tendre sentiment, me confia,
ivre-mort, le croque-mort Binaire, à l’oreille. C’est une digne et belle
phâme!

Puis, il se retourna vers Zafolin et lui glissa sans doute quelques
détails légers car le pudibond pompier s’écarta en rougissant.

L’incident prit fin, et personne n’en parla à Julius Pingouin car il ne
plaisante pas sur les querelles intestines.

                   *       *       *       *       *

_7 décembre._--Fâcheuse nouvelle.--Nous manquons d’eau. On s’en est
aperçu ce matin. Selon toutes probabilités, elle a dû s’écouler pendant
la tempête, il y a cinq jours. Il est inconcevable que le cuisinier,
dont c’est la fonction, ne s’en soit pas rendu compte plus tôt. Le
capitaine l’a sévèrement admonesté. Le Suisse prétend qu’il a inspecté
plusieurs fois et que tout était bien. C’est assez probable, car il est
très régulier dans son service et on n’a qu’à se louer de lui.

Toujours est-il qu’il nous faut maintenant aborder quelque part pour
renouveler notre provision. Nous ne devons pas être fort éloignés de la
terre et c’est heureux, car ce qui reste d’eau suffit à peine pour deux
ou trois jours. Bouture prétend que nous pourrons débarquer demain. Il
connaît fort bien ces parages où il a déjà navigué.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 6 heures._--Coco signale la côte. Bouture affirme la
connaître parfaitement. Il nous dirige vers une petite baie bien
abritée. Un lac d’eau douce est, paraît-il, à quelques milles vers
l’ouest, dans les terres, et sert fréquemment à renouveler la provision
des baleiniers qui passent par ici. C’est ainsi que notre pilote a pu
connaître sa situation. Il est un homme précieux et je crois que nos
préventions contre lui étaient mal fondées.

                   *       *       *       *       *

_8 décembre._--Nous sommes à l’ancre, en face d’une côte verdoyante. Des
collines s’élèvent à une assez faible distance. Le lac est dans leur
vallée, à deux heures de marche, droit à l’ouest. Le lieu est désert et
se trouve à un immense éloignement de tout endroit habité.

Les deux chaloupes sont mises à l’eau, chargées de tonneaux vides et
d’une claie à roues pour les transporter. Neuf d’entre nous y prennent
place, bien armés. Savoir:

Julius Pingouin, moi le Homard, le Révérend, le Docteur, Coco, le
Pompier, Binaire, le Rempart, Bayados. Ces deux derniers discutent
politique à voix basse.

Bouture, Flaum, Cristallin et Zoé Nèfle gardent le navire.

                   *       *       *       *       *

_Même date, 9 heures du soir._--Nous revenons--ceux qui reviennent.
Jamais je n’oublierai cette journée.

En débarquant, le matin, sur la côte où Bouture nous avait conduits, la
joie de vivre nous emplissait le cœur. La terre était belle et fertile.
Entre de hauts et magnifiques arbres qui nous abritaient des rayons du
soleil, un chemin presque tracé menait vers l’ouest. Nous nous y
engageâmes, remorquant gaiement notre claie chargée des barriques vides
et de quelques provisions.

La marche n’était pas fatigante et quand nous fûmes au lac, vers onze
heures du matin, nous pûmes admirer un site enchanteur. Nous étions dans
une vallée tout entourée de collines verdoyantes et dont la seule issue
était le chemin que nous venions de parcourir. Une cascade descendait à
l’est et tombait dans le lac d’où s’échappait une petite rivière qui
serpentait vers la côte. Le lac était d’une grande pureté. Des oiseaux
s’envolaient au-dessus et de grands arbres l’entouraient.

Coco semblait dans l’enthousiasme.

--Cocotiers semblables à cocotiers natals, s’écriait-il. Ça pays à Coco.
Coco content!

--Les travaillages du Providence ils est confortables admirativement,
constata le pasteur Tantsticktor; et il prit sa clarinette.

Nous avions rempli nos tonneaux, nous avions déjeuné, il faisait chaud.

--On peut dormir, dit Pingouin, mais il faut une sentinelle.

--Coco veillera, proposa le nègre avec empressement.

Pour notre malheur, nous acceptâmes. Cinq minutes après, nous étions
dans l’herbe, à dormir très bien. Une piqûre sur le nez, tout à coup
m’éveilla. C’était un moustique. Je regardais vaguement autour de moi,
prêt à me rendormir, mais en un instant je fus sur pieds.

--Aux armes! hurlai-je.

Je voyais une troupe nombreuse de douaniers, traversant silencieusement
la rivière pour nous barrer la route.

Coco avait disparu, emporté sans doute par sa passion pour les
cocotiers.

Mes compagnons, en un instant, furent debout.

Pingouin examina d’un coup d’œil la situation. Elle n’était pas
brillante. En arrière, nous avions le lac; à droite la forêt, presque
impénétrable; à gauche, la colline; en avant, la liberté, et les
douaniers barrant la route.

--C’est grave, dit Pingouin. Tant pis, il faut lâcher les barriques. A
la forêt!...

Nous allions nous précipiter. Inutile. Les uniformes verts se montraient
aussi à droite, nous enveloppant.

--Nous sommes perdus, dit Pingouin. Ils sont au moins cent cinquante.

--C’est ç’chinois de Bouture, dit le Rempart. Y nous a amenés ici et les
aura prévenus avec ses sales étoiles. Si je l’tenais! Coco nous a
plaqués; j’aurais pas cru ça. Heureusement que j’ai ma bielle!

Et il brandit sa barre de fer dont il ne se sépare jamais.

Cependant, les douaniers avaient fait halte. Nous étions en peloton
serré, le fusil à l’épaule. Un parlementaire--un officier--sortit des
rangs ennemis. Il agitait un drapeau blanc.

--Il faut voir ce qu’ils veulent, dit Pingouin--mais écoute, le
Homard,--il baissa la voix--j’ai le plan cousu dans un étui de cuir et
pendu à mon cou, sous ma vareuse. Si je meurs et que tu t’en tires, tu
tâcheras de le prendre et d’arriver sans moi.

--Sans vous! ah bien non, par exemple! répondis-je, tout bouleversé.

--Si. Il faut y aller. Tâche de réussir. Il faut trouver la Toison d’Or,
n’importe comment... Tonnerre de Dieu, j’aurais aimé y aller, tout de
même! Enfin, pense au plan. J’ai eu tort de le prendre; j’aurais dû le
laisser au navire...

Cependant, le parlementaire de la douane se mit à nous haranguer.

Il prononça un discours sur le devoir, l’horreur de la rébellion, la
miséricorde du gouvernement.

Il nous fit remarquer qu’il ne fallait pas songer à nous défendre. Il
finit, en nous disant que nous étions tous au ban du monde entier et
condamnés à mort, mais qu’il nous proposait, pour éviter l’effusion du
sang, de nous laisser libres si nous consentions à lui livrer notre
capitaine, Julius Pingouin.

--Sacré nom! hurlai-je.

--Chinois! grogna le Rempart, si je te tenais...

Pingouin réfléchit un instant, puis nous dit:

--Je n’ai pas le droit de vous faire tous tuer pour moi, je vais me
livrer...

--J’irai avec vous. J’aime mieux crever que de vous lâcher, m’sieur
Pingouin, riposta le Rempart.

--Je casse la tête au premier qui bouge, déclarai-je.

--Voyons, Pingouin, ça n’est pas sérieux, dit le docteur, avec reproche.

--On d’mande pas ça à des hommes comme nous, déclara Binaire.

Et tous les autres étaient du même avis.

--Nous refusons, enfant de macaque, espèce de flic aquatique! hurla le
Rempart--et, si tu étais plus près, je t’apprendrais à insulter les
personnes, avec des crachats sur ta sale figure!

--Très bien, dit l’officier, rouge de colère, nous allons en finir.

Mais alors, nous écarta et se montra en avant de nous, le pasteur
norwégien Gustav J. K. S. Heysbergch Tantsticktor. Il agitait son
mouchoir. Il marchait la tête nue, calme, en plein soleil. Ses vêtements
noirs pendaient autour de lui et ses cheveux blonds étaient rejetés en
arrière. Il s’arrêta et parla aux douaniers.

--Militaires très honorifiques, dit-il, il ne faut pas, car cela n’est
pas le juste. Voilà que vous êtes en nombre de cent et beaucoup plus, et
eux, huit en tout. Ils n’ont rien fait avant que le premier attaquement
jadis, les excite. Et, maintenant, celui-là que vous voulez être livré,
est un qui mesure les plus antiques.

Songez que le saignement reviendra contre vos descendances et que vous
serez une journée devant le grand Dieu qui est terrible dans son furie.
Et, devant Lui, il n’y aura ni galonnement, ni honneurs, ni mensonges,
ni prévariquements, ni excuses, mais rien que les âmes à vous, toutes
sans habits et dans le nudité véritable. Donc, je vous dis fortement:
Retirez-vous et laissez eux rejoindre son occupation sans qu’il y ait
massacrage...

Ainsi, il parlait. Mais alors, dans les rangs des douaniers, je ne sais
quelle brute qui aurait mérité qu’on la brûlât toute vive fit feu sur le
pasteur Tantsticktor et l’atteignit en pleine poitrine. Le pasteur
tourna sur lui-même et tomba en criant:

--Seigneur grand Dieu, je suis mourru! Il fit un soubresaut encore et
expira.

--Assassins! hurla le Rempart, en déchargeant son fusil.

--Baissez-vous, commanda Pingouin, et puis feu! et en avant, à l’arme
blanche!

La décharge générale des douaniers passa par-dessus nous; mais déjà nous
avions fait feu et nous étions sur eux. Sous notre furieuse poussée,
leur troupe s’ouvrit pour se refermer en nous enveloppant.

On entendait des coups sourds avec les râles des morts et des mourants.
Les hommes de la douane, autour de nous, s’abattaient comme des
feuilles. J’en tuai vingt pour ma part. Le Rempart pouvait dénombrer ses
victimes par dizaines et Binaire, le croque-mort, excessivement gai,
semblait un tigre au carnage. Bayados et le pompier étaient méthodiques
dans la destruction et le docteur demeurait calme et terrible avec sa
haute taille, ses cheveux gris et son fusil qui tournoyait sans relâche,
massue meurtrière. Quant à Pingouin, ce n’était plus un homme, les rangs
des douaniers s’effondraient sous son assaut comme les épis d’un champ
sous la charge d’un sanglier.

--En avant! hurlait-il, on passera!

Nous passions, en effet. Déjà, entre nous et la route libératrice, il
n’y avait plus que quelques hommes prêts à fuir. Le reste de la troupe,
en arrière, ne pouvait nous joindre tant notre mouvement était rapide,
et aucun des nôtres n’était tombé encore. Mais voici que dans cette
route même parut, accourant au pas gymnastique, une nouvelle troupe
ennemie, forte d’au moins cent hommes. Ils furent sur nous en un
instant. Alors nous ne vîmes plus devant nous que la mort. Nous y
marchâmes en combattant, voulant à chaque pas accroître, de nouveaux
cadavres, le cortège de nos funérailles. Le carnage que nous fîmes est
innombrable. Chacun de nous était une machine à tuer. Pingouin ne peut
se décrire. Je sentais en mon bras la force d’une multitude. Le Rempart,
couvert de sang, établi au plus fort des douaniers, combattait avec la
puissance d’un élément. Sa barre de fer, dans sa main effroyable, avec
un râle sinistre, tourbillonnait autour de lui, semant la mort. Mais il
y avait toujours de nouveaux adversaires.

--Quand y en a plus, y en a encore, me dit le brave garçon, avec des
pleurs de rage, à un moment où, derrière un monceau de cadavres et
couvrant le docteur renversé, nous voyions fondre sur nous, un nouveau
détachement d’adversaires. Il ajouta:

--C’que j’regrette, c’est de ne pas pouvoir servir Bouture avant de
crever... Et aïe donc!

Et la barre de fer en tua trois d’un coup.

Cependant, le brave Binaire, ayant fait une immense hécatombe,
s’abattait frappé à mort sur le corps du pompier Zafolin percé de coups.
Pingouin était tombé trois fois, et, trois fois, s’était relevé; le sang
coulait de son front. Je reçus un coup de sabre dans l’épaule. Nous
commencions à nous fatiguer. Les troupes ennemies se renouvelaient
toujours.

--Ils sont trop, dit Julius Pingouin, c’est la fin...

Mais voici que, tout à coup, s’éleva des bois un épouvantable hurlement.
Et une nuée de démons noirs, armés de massues, jaillit en bondissant.

A leur tête se ruait Coco. Ils attaquaient avec furie nos adversaires,
les massacrant en grande joie. Les douaniers, surpris, débordés,
terrifiés, hésitèrent, se débandèrent, voulurent fuir, mais les nègres
les enveloppaient, les tassaient, les abattaient. Et nous, installés au
cœur même de leur troupe, nous avions des forces nouvelles. Alors le
carnage eut lieu.

--Grâce! pitié! hurlaient les vaincus, en jetant leurs armes. Mais nous
n’avions pas de pitié et nous travaillions sans mot dire. Quand il n’y
en eut plus, nous nous arrêtâmes, las et sanglants.

Coco, tout content, vint près de Pingouin.

--Bon massa, dit-il, toi satisfait. Moi touvé z’amis dans gands bois et
avoi amené eux pour défende bon massa et gagné butin. Eux, sales
bêtes--il désignait les douaniers étendus--avoi’ voulu foufouille Coco.

Cependant, nous nous lavions dans le lac. Les eaux étaient rouges de
sang. Le docteur, remis du coup qui l’avait étourdi, pansait nos
blessures qui étaient légères.

Les nègres, pendant ce temps, avaient dépouillé les morts et les
blessés. Les gémissements de ceux-ci se mêlaient au bruit de la brise
dans le feuillage. Ils étaient nus, sanglants, et leurs vainqueurs les
crucifiaient.

--Non, dit Pingouin à Coco, ne les faites pas souffrir inutilement.

Alors, les nègres se contentèrent de leur couper la tête.

--Nèg’es très obéissants, me dit Coco, et bien baves gens. Moi leu avoi
dit bon massa Pingouin ête Bon Dieu et vous gands saints...

Le capitaine nous rassemblait, en hâte de quitter ces lieux si beaux,
devenus semblables à quelque boucherie. On reconnut alors l’absence du
mécanicien Bayados. Après des recherches, on le découvrit, respirant à
peine, sous un monceau de morts. Le docteur sonda les plaies, avec une
grimace de mauvais augure.

--Eh bien? dit Pingouin.

--Fini, répliqua seulement le docteur.

Nous étions prêts à partir, mais Coco ne se montra pas disposé à nous
accompagner.

--Bon massa, dit-il à Pingouin, bons z’amis nèg’s avoi’ nommé Coco
empé’eu pour génie militaire. Li va fondé belle dynastie avec petites
femmes qu’a touvées. Li aime bien mieux ça qu’êt’e empé’eu blancs
idiots, dans île. Et pis, Coco se fiche Toison d’Oo. Li connaît pas ça.
Li aime bien mieux vadouille dans cocotiés.

--Alors, tu vas nous quitter?

--Voui, dit Coco. Coco aime bien bon massa; mais li peut pas désespéré
z’amis, en étant pas empé’eu’ et li veut pas être empé’eu’ blancs
idiots. Et pis, aime bien beaucoup vadouille dans cocotiés. Coco va
donné, à bon massa, six nèg’es pou’ traîné voiture à eau, porté massa
Bayados et ramé chaloupe et aller chéché Toison d’Oo à sa place. Eux,
faut coups de botte pour tavaillé, un peu ivrognes, mais bons nèg’es.

Nous lui dîmes adieu, nous partîmes. Trois des nègres donnés par Coco
tiraient la claie chargée des tonneaux d’eau.

--On va retrouver Bouture, me dit, avec un sourire féroce, le Rempart
qui avait la joue enveloppée... eh bien, m’sieu le Homard, est-ce que
vous êtes convaincu que c’est bien un espion des Juifs?

--Non, des Jésuites, murmura Bayados agonisant porté par des nègres.

--Ça ne fait rien, dit le Rempart... Y a un compte à régler. J’suis
défiguré, moi, faut que ça se paie.

Pingouin demeurait sombre.

Nous atteignîmes la chaloupe. Bientôt, nous fûmes à l’_Argonaute_. Là,
un spectacle inattendu nous était préparé, car le pilote Bouture était
étendu, garrotté sur un banc. Le vieux Cristallin le surveillait, tout
en jouant aux cartes avec Zoé Nèfle. Le chauffeur nous apprit que, peu
après notre départ, le pilote lui avait ordonné de se préparer à mener
le bateau ailleurs, prétendant que c’était l’ordre du capitaine. Sur le
refus du chauffeur, il avait insisté et avait tenté finalement de le
corrompre avec des offres d’argent. Alors, Cristallin, aidé par Zoé
Nèfle, l’avait terrassé et attaché.

Quand le traître nous revit, sur sa face il y eut de la rage et de
l’épouvante mais il demeura calme.

Le jour tombait. Nous étions tous sur le pont, sauf le vieux Bayados qui
se mourait dans la cabine. Il n’y avait pas de vent, la mer était
tranquille et son râle montait jusqu’à nous.

Julius Pingouin fit délier le pilote.

--Pilote Bouture, dit-il, tu as trahi.

--J’ai trahi, dit Bouture, tue-moi.

--Oui, dit Pingouin, il y a des morts. Tu dois mourir.

--Ça m’est égal, dit Bouture; cinquante fois j’ai risqué ma vie pour le
quart de ce qu’on m’offrait pour te livrer. Je regrette que le coup soit
raté, voilà tout; mais un autre que moi réussira. Vous n’arriverez
jamais. Le monde entier est contre vous. Vous crèverez tous, c’est mon
plaisir.

Le capitaine prit son revolver.

--Es-tu prêt? demanda-t-il.

--Pingouin! dit le docteur, en lui saisissant le bras.

--Laisse-moi, dit le capitaine. Il faut ce qu’il faut. Cet homme a
trahi.

Et il lui cassa la tête.

--Par-dessus bord, dit Julius Pingouin, en poussant du pied le cadavre.

Il descendit dans sa cabine.

Nous obéîmes. Les requins, qui tournaient autour du navire, se
partagèrent le corps.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, il est dix heures du soir. Je suis à la barre et seul sur le
pont. La nuit est nuageuse et livide. Le navire marche à toute allure et
j’entends encore le râle du vieux Bayados qui achève de mourir. Ma
blessure me brûle. Je crois que j’ai la fièvre. Je regarde la mer. Les
requins alléchés nagent dans notre sillage. Il y a une houle courte et
chaque vague semble un sépulcre ouvert d’où sort un spectre qui s’élève
un moment et se rejette en arrière sous la dalle qui retombe. Jamais
encore je n’ai vu cela et je me souviens que de vieux matelots m’ont dit
que c’était signe de mort. Je pense aux dernières paroles de Bouture:
«Jamais vous n’arriverez, vous crèverez tous, c’est mon plaisir.» Je
pense à tous ceux d’entre nous qui sont disparus. A l’Homme en Jaune
surtout, qui a péri dans le mystère, et qui a son tombeau quelque part
dans l’Océan. Par-dessus tout, je suis obsédé par l’idée de ce qui est
en bas, près du moribond, tirant son âme par le bras pour l’emmener je
ne sais où... Voilà que j’ai peur à être seul ainsi. Je me cramponne,
mes dents claquent, j’ai la sueur de l’agonie sur le front, et
j’aimerais mieux n’importe quoi que la terreur désespérée qui me tord le
cœur et m’enlève jusqu’à la force de bouger... Mais, tout à coup, à mon
côté, se trouve Jules Pingouin. Il pose sa main sur mon épaule et il me
dit:

--Je suis là. Il faut être fort. Il faut espérer et avoir confiance. Il
y a un Dieu pour tout le monde.

En bas, le râle cesse. L’homme est mort.

                   *       *       *       *       *

_9 décembre._--Nous sommes tous dispos et pleins de courage, ce matin.
L’effroyable journée d’hier, loin de nous abattre, nous a donné de
nouvelles forces, par la grandeur des périls vaincus et la façon presque
miraculeuse dont nous avons triomphé. Je dois, certes, mon énergie
présente à Julius Pingouin. Il en est peut-être de même pour mes
compagnons. Nous sommes pourtant terriblement diminués. De dix-sept que
nous étions au départ, nous restons sept seulement.

Savoir: Julius Pingouin, capitaine; moi, le Homard, lieutenant; le
docteur Saturnin Glair; Hippolyte, dit le Rempart du Quartier Rouge; le
chauffeur Cristallin; Flaum, le cuisinier; et la brave Zoé Nèfle qui
nous aime tous comme ses enfants et qui est vraiment de premier ordre.
J’ajoute les six nègres, don de Coco; ceux-ci, malheureusement, ne
peuvent pas encore beaucoup nous servir. Nous les employons comme
chauffeurs, rameurs à l’occasion, et l’un d’eux tient le gouvernail.
Pingouin ou moi, le relayons quand il faut. Ils sont bons garçons et
joyeux, mais, comme dit Coco, plutôt feignants et un peu goinfres.

Il est à craindre aussi, je dois le dire, que nous ne conservions pas
longtemps, parmi nous, le cuisinier Flaum. Ce pauvre gros homme est très
malade. Il vomit et étouffe que c’en est attristant. L’autre jour, au
moment où le traître Bouture a expié, il s’est évanoui de faiblesse et
d’émotion. Ce matin, comme il passait à mon côté, tout jaune et traînant
son ventre affaissé:

--Eh bien, ça ne va donc pas? lui ai-je demandé.

--Non, monsié le Hobard, m’a-t-il dit mélancoliquement. Je suis pien
balade, j’irai bas chusqu’au pout. Che vais bourrir, je grois... Quel
balheur! Chaurais dant voulu drouver avec fous et le gabidaine Bingouin
la Doison t’Or!

--Allons, allons, du courage, lui dis-je.

--Ui, j’en ai, mais c’êdre la fie qui s’en fa!...

Et le pauvre gros homme redescendit.

                   *       *       *       *       *

_10 décembre._--Nous avons, vers midi, croisé un grand navire qui nous a
fait des signaux. Pingouin a répondu. Ils avaient à nous donner deux
nouvelles qui révolutionnent le monde et qu’ils pensaient être ignorées
de nous, ce qui était vrai.

Nous lûmes:

I.--«Nouveau champion cycliste du monde est Mémorin. A battu Croisillon
trente centimètres dans course vingt-cinq jours.»

II.--«Président République assassiné coup de marteau par charcutier
républicain.»

--Je m’en fous, dit Pingouin, en refermant sa lunette.

--Merci, fit-il signaler, tout va bien à bord.

Nous poursuivîmes notre route. L’_Argonaute_ va bien. Le temps est beau;
mais nos provisions commencent à baisser singulièrement et il nous
faudra songer à nous ravitailler. Le Port International extrême est à
quatre jours de mer à peu près. Nous y toucherons avec les précautions
convenables et nous y acquerrons ce qu’il nous faut. Alors, il n’y aura
plus qu’à aller de l’avant. Nous quitterons les confins du monde habité
pour entrer dans l’inconnu; mais nous avons Julius Pingouin et un plan.

A ce sujet, le capitaine m’a fait venir aujourd’hui dans sa cabine.

--Le Homard, m’a-t-il dit, je me suis résolu après l’histoire de l’autre
jour, à laisser le plan ici.

L’avoir sur moi, c’est dangereux. Je l’ai mis dans le petit coffre-fort
qui est là, scellé dans la paroi. Il est en sûreté. Pour l’avoir, il
faudrait démolir le navire; et puis il n’y a que toi et le docteur pour
le savoir. S’il m’arrive malheur, vous pourrez le retrouver. Il ne faut
pas qu’une chose comme ça disparaisse avec un homme. Le chiffre pour
ouvrir la serrure est 318, le numéro que nous avions aux
bateaux-mouches... Le ressort est en dessous à gauche.

Maintenant, parlons d’autre chose. Tu sais qu’il nous faut absolument
des provisions. J’ai réfléchi: C’est très joli de toucher au Port
International mais on nous sait par ici, après le dernier combat.

Il doit y avoir une police de tous les diables pour les navires...

Il vaudrait peut-être mieux attaquer un bateau de commerce et prendre ce
qu’il nous faut...

Je sais bien que cela n’est pas très régulier; mais ma foi, quand on a
un but... As-tu une idée?

Ici, la voix du docteur nous appela en haut. Il venait de capturer un
pigeon voyageur qui s’était abattu, fatigué, sur le pont de
l’_Argonaute_. Le pigeon portait la lettre suivante, écrite en clair sur
papier pelure.

  _Le commandant du croiseur Destruction, à Son Excellence, le
  Gouverneur du Port International._

«Selon les ordres de Votre Excellence, nous avons fait route vers la
côte, dans les eaux de laquelle devait se trouver, avec son navire, le
pirate Julius Pingouin. Débarquant sans avoir rien pu découvrir
d’anormal, nous avons appris de la bouche même de l’empereur nègre Coco
premier, souverain des naturels du pays, la destruction récente et
complète de la troupe de Julius Pingouin et la mort du pirate lui-même,
tué par la main de Coco premier, qui l’avait attaqué avec ses nègres.
Nous avons pu voir, décorant le palais du souverain, selon la coutume du
pays, la tête des principaux complices de Julius Pingouin et la sienne
propre que nous avons identifiée à l’aide du signalement à nous remis.

«Le potentat noir nous déclara avoir incendié le navire-pirate
l’_Argonaute_. Les hommes restés à bord y avaient péri, sauf deux,
échappés par miracle, et qui furent remis entre nos mains. En vertu du
code maritime, et en dépit des subterfuges qu’ils employaient, se
prétendant soldats des douanes et seuls survivants d’une troupe envoyée
contre le pirate et détruite par lui, nous les fîmes pendre à notre
vergue.

«Nous n’avons pu, malgré toutes nos recherches, apprendre quoi que ce
soit au sujet du plan que devait posséder Pingouin. Ou bien ce document
a disparu avec le navire, ou bien il n’a jamais existé et l’expédition
n’aurait été, ce qui est probable, qu’une simple entreprise de
piraterie.

«Dans ces conditions, nous avons cru devoir remettre à Coco premier la
somme de vingt-cinq mille francs en or, promise à celui qui amènerait la
perte du fameux pirate et de son expédition; somme dont le monarque nous
a délivré un reçu régulier.

«Nous demeurons, de Votre Excellence, le dévoué serviteur.

  _Signé_: commandant WALRUS.»

--Très, très curieux, dit le docteur; ce commandant Walrus me paraît
doué d’une perspicacité peu commune et d’un esprit critique des plus
éclairés. Son opinion au sujet du plan qui n’a jamais existé est
spécialement ingénieuse.

--C’est Coco, qui l’est, ingénieur, remarqua le Rempart... Quelle
vieille ficelle... Li bon nèg’e, li avoi’ bonne tête su z’épaules...

--Il nous sauve à peu près la vie, dit Pingouin. Maintenant, on peut
aborder au port en toute sûreté.

On va laisser reposer le pigeon; demain matin, on le lâchera; il
arrivera un jour et demi avant nous; c’est ce qu’il faut. Il n’y aura
qu’à coller une bande à l’arrière, pour changer le nom du navire.

Le Homard deviendra le capitaine Litière, commandant l’_Albatros_; c’est
l’ancien nom de l’_Argonaute_ et j’ai retrouvé les papiers...

--Et puis, ni vu, ni connu. On fait peau neuve puisqu’on est mort,
s’exclama le Rempart. Cré nom! c’est pas mal inventé ça.

Cependant, le capitaine redescendit avec le docteur, vers sa cabine.

--Ça, me dit le Rempart, c’est le roi des hommes; on se ferait hacher
pour lui; y en a pas deux pareils.

Y sait toujours ce qu’y faut faire... Y connaît tout... Y l’est plus
fort que Christophe Colomb qu’a découvert l’Amérique en faisant tenir un
œuf sur sa pointe...

                   *       *       *       *       *

_11 décembre._--Tout va bien à bord. Rien de particulier si ce n’est que
le pauvre Flaum va plus mal chaque jour... Ce matin encore, on l’a
trouvé évanoui la tête dans une casserole. Le docteur le remonte de son
mieux, mais il ne peut pas arriver à comprendre la maladie qu’il a, et
croit que l’air de la mer lui est pernicieux.

                   *       *       *       *       *

_12 décembre, 9 heures du matin._--Nous lâchons le pigeon voyageur. Il
monte et file immédiatement dans la direction du Port International.
L’_Argonaute_ est devenu l’_Albatros_. Le capitaine l’a fait laver du
haut en bas par les nègres et on a peint à neuf les boiseries du pont.
Il ne se ressemble plus. Les papiers du bord sont prêts. Officiellement,
je suis Arsène Litière, commandant l’_Albatros_. Nous verrons la terre,
sans doute, demain dans la matinée.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 6 heures._--Nous venons de croiser un grand navire de
commerce avec qui nous avons échangé des signaux. Rien appris de
particulier.

                   *       *       *       *       *

_13 décembre._--Il y a un mois juste que nous sommes en route. Pour
fêter cet anniversaire, nous avons soupé un peu plus somptueusement que
de coutume. Au dessert, le docteur Saturnin a porté la santé de Julius
Pingouin. A son tour, Julius Pingouin a porté la santé de l’équipage de
l’_Argonaute_.

--Camarades, a-t-il dit, je lève mon verre pour vous. Vous êtes des
braves. La mort en a pris beaucoup parmi nous. Je les salue, et surtout
le pasteur Tantsticktor, qui nous a montré un exemple sublime. Ceux qui
sont morts connaissent le repos, on peut le croire; mais pour nous qui
vivons, il faut lutter. Le plus dur est à faire, car, après notre
escale, ce ne sera plus des hommes qu’il faudra combattre, mais
l’inconnu... Ça ne fait rien, nous arriverons, soyez-en sûrs, et ce sera
le triomphe. J’ai confiance en vous, ayez confiance en moi.

                   *       *       *       *       *

_14 décembre._--Nous pensions être en vue du port avant le soir; mais il
est maintenant neuf heures et il n’y a rien de nouveau.

                   *       *       *       *       *

_15 décembre, 5 heures du matin._--Nous venons de jeter l’ancre dans le
Port International. Je passe sur les rasoirs administratifs, sanitaires
et autres, avec lesquels on entrave la liberté de tout le monde d’aller
quelque part. Il n’y a pas eu d’accrocs.

A huit heures, Pingouin part dans la petite chaloupe pour s’occuper des
approvisionnements. Il emmène le Rempart, et deux nègres rament.
Pingouin voudrait en avoir fini aujourd’hui même, pour repartir demain.

                   *       *       *       *       *

_11 heures 1/2 du matin, même jour._--Je ne sais plus où j’en suis. Peu
après le départ de Pingouin, comme nous étions tranquillement à nos
affaires, un individu amené par une barque où ramaient deux Malais, a
fait irruption à notre bord. Il est tombé sur le docteur, qui lisait un
journal, et, en un clin d’œil, l’a contraint à l’écouter.

--Illustre monsieur, lui a-t-il dit, savant voyageur, enviable
propriétaire de ce séduisant yacht de plaisance, dont je salue aussi le
vaillant capitaine (ça, c’était pour moi), permettez, à votre humble
serviteur, de déposer ses hommages à vos pieds.

Un instant, il regarda fixement le docteur; puis continua, sans qu’on
pût l’en empêcher.

--Vous êtes de mon pays, homme magnanime.

Oui, j’en suis sûr, je le sens, mon instinct me le révèle et mon
instinct ne me trompe pas...

Ah! malheureux et coupables sont ceux qui, exilés loin des leurs par la
destinée, sur cette terre, trop étroite pour les âmes avides
d’infini,--malheureux et coupables sont ceux qui peuvent rencontrer un
enfant de cette mère commune qu’est la patrie, sans que leur œil
s’humecte, que leur cœur batte, que leurs bras s’ouvrent, et que leur
voix profère, en balbutiant de tendresse, les plus doux noms! Moi, je
n’en suis pas, de ces cœurs de pierre (il se frappa la poitrine), et je
vous ai deviné! Béni soit ce jour qui me donne une si douce joie...

Mais, je veux abréger mon discours, monsieur et cher compatriote, il ne
me faut pas abuser de vos moments précieux. Je vais être bref... J’ai, à
votre service, à ce titre si glorieux de compatriote... Trois ans déjà,
monsieur, que j’ai quitté la mère-patrie; trois ans que je n’ai revu son
ciel azuré, entendu prononcer par toutes les bouches sa douce langue,
fertile en génies si variés, connu les joies de l’amitié, de
l’amour,--car on ne peut aimer loin du pays qui est le vôtre, surtout
quand on a laissé son cœur en fermage auprès d’une tendre beauté... Ah!
je m’émeus, pardonnez!

Si vous avez aimé, si vous aimez encore, si vous avez laissé, au loin,
celle qui... Si son mouchoir trempé de larmes, agité sur la jetée...
Mais que vous dis-je? Vous l’avez emmenée peut-être? Elle est là, sans
doute, dans un de ces délicieux wigwams maritimes... Mais, pardonnez de
nouveau... Je me sens indiscret... C’est la joie de revoir quelqu’un de
mon pays, d’entendre sa voix très chère. O jours de la jeunesse, du
calme et de l’innocence, souvenirs patriarcaux et enfantins, que vous
êtes doux ensemble et cruels, au cœur de l’exilé!

Ainsi, il discourait sans souffler, et songer à l’arrêter eût été de la
folie. Cela dura une heure vingt. J’étais dans un demi-sommeil. Le
docteur, tout à coup, se leva:

--Assez! cria-t-il de toutes ses forces. En voilà assez! Vous vendez
quelque chose? Quoi? Je veux le savoir. Proposez vos saletés et que ce
soit fini!

--Illustre protecteur du négoce exportateur, répondit l’autre avec
bienveillance, j’ai hâte de vous satisfaire.

J’ai l’honneur de représenter, dans ce centre international, l’une des
plus importantes maisons de la métropole. Cette maison saura vous
fournir, par mon entremise, dans les meilleures conditions, à titre de
publicité, car avec un compatriote, je ne voudrais pas faire une
affaire, les plus réputées et les plus authentiques marques de ce
produit, glorieux entre tous, qui a contribué à répandre à l’égal des
plus brillants succès militaires, politiques, artistiques, scientifiques
ou commerciaux, le nom et la considération de notre cher pays sur toute
la surface du globe. J’ai nommé le vin. Le vin, ce nom, monsieur, doit
être prononcé le front nu, avec recueillement et respect, avec douceur
et passion...

Il allait toujours, victorieux et inébranlable. Après le vin, il parla
des ronds de serviettes; il en vendait aussi. Puis des tuyaux
d’arrosage; c’était sa gloire.

Il célébra alors les baleines de parapluies démontables, susceptibles de
devenir cure-dents, chaînes de montre ou porte-plume; seul, il en était
dépositaire. Il avait tout dans sa barque...

Une heure passa encore, il fallait prendre un parti.

Le docteur se pencha vers moi.

--Il faut réagir, me dit-il d’une voix faible, ou nous sommes perdus.
Appelez Cristallin. Il pourra peut-être nous défaire de lui.

Secouant la torpeur mortelle qui m’accablait, j’appelai Cristallin. Il
monta de la machine, tout sale et noirâtre. En lui était notre
espérance. Mais, à peine l’aperçut-il, que l’homme vint à sa rencontre
avec un doux sourire.

--Honorable travailleur, lui dit-il, vous qui, semblable à Vulcain,
régnez aux lieux ardents où le feu combat l’élément humide et engendre
la puissante vapeur, votre labeur est bien salissant. Cette
circonstance, combien je la bénis, qui me permet de vous porter un appui
désintéressé, car je ne veux pas faire une affaire avec un compatriote
et agirai avec vous à titre de publicité.

Je suis seul représentant de notre plus importante maison pour la
fabrication du savon. Ce produit extra, gloire de notre grand port
commercial, je vous le fournirai dans les meilleures conditions
d’excellence et de prix, car, je ne saurais trop le répéter, le soin des
affaires s’oblitère chez moi, lorsque je suis en rapport avec un des
fils de notre beau pays, de notre pays, qui...

Mais, Cristallin en avait assez et dégringola, plus vite qu’il ne
l’avait monté, l’escalier de la machine, nous laissant seuls et sans
ressources. Alors, le docteur, animé par la grandeur du péril et la
résolution du furieux désespoir, se leva.

--Monsieur, dit-il, plus un mot. Vous vendez du vin? Très bien.
Donnez-m’en huit paniers... Là--posez-les là... Des ronds de serviettes?
On ne peut mieux.--J’en prends deux douzaines--à côté du vin. Des tuyaux
d’arrosage? six mètres--avec une lance. Des baleines de parapluies
démontables, cure-dents, cure-oreilles? etc.--Parfait.--Mettez-en
quinze.--Le savon?--Un pain.--Est-ce tout...?

Encore des oiseaux empaillés? Je ne m’y oppose pas. Donnez-moi ce pétrel
que je vois dans votre barque... Non, pas celui-là--l’autre--qui a les
ailes repliées--il tiendra moins de place... Fourrez-le là.--Merci
beaucoup.--C’est tout pour aujourd’hui? Allons, tant mieux. Combien?
Huit cent quarante-deux francs vingt-cinq? C’est pour rien. Voilà
l’argent. Vous avez votre compte, n’est-ce pas? Oui.--Eh bien,
maintenant, vous voyez ce canon?--Partez! qu’il n’y ait pas de sang
ici!--Partez sans dire un mot, sans retourner la tête, et ne revenez
plus si vous tenez à la vie, car, ma parole d’honneur, je ferai
torpiller votre sale barque avant même qu’elle soit à moitié chemin!

L’homme disparut. Le docteur, très pâle, s’appuya au bordage.

--Quelle séance, murmura-t-il, abattu.

Cependant, nous nous préparons à rejoindre Julius Pingouin et le
Rempart, car l’heure approche où ils doivent nous attendre.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 4 heures 1/2._--Je viens de rentrer à bord dans la petite
chaloupe pour surveiller l’arrivage des vivres.

Pendant ce temps, le Rempart doit être en train de boxer. Il lui est
arrivé une drôle d’aventure. Ce matin, comme il se promenait sur le port
avec Pingouin, il a été rencontré par un reporter du grand journal
américain _Little Frog_, qui l’a pris pour le fameux boxeur Duck que
l’on attendait justement ici. Pingouin a vu tout de suite l’avantage
qu’on en pouvait tirer pour notre sécurité complète et il a dit au
Rempart de laisser aller l’erreur et de jouer le rôle du boxeur. Notre
ami a tout ce qu’il faut pour cela. L’américain, enchanté de l’avoir
trouvé le premier, l’a interviewé sur-le-champ. Le Rempart, qui ne sait
pas un mot d’anglais, répondait par gestes à tort et à travers. Pingouin
expliquait qu’il avait une extinction de voix et parlait pour lui quand
il le fallait. Le journaliste a emmené le champion déjeuner avec lui, ne
voulant pas le lâcher d’une semelle de peur qu’on ne le lui ravisse.

Un match a été organisé immédiatement, pour ce tantôt, Pingouin ayant
déclaré que l’honorable Duck avait des affaires l’obligeant à partir
demain matin.

Au moment même où j’écris ces lignes, le Rempart boxe. Je ne voudrais
pas être à la place de ses adversaires.

Ce matin, vers onze heures et demie, nous avons été rejoindre Pingouin à
terre.--Sont restés: Cristallin, qui a dit que ça le dégoûtait de
marcher, et le pauvre cuisinier qui était trop malade. J’avoue que ça
m’a fait plaisir, pour une fois, de déjeuner sur une table immobile.

Après, nous avons fait nos derniers achats et je suis revenu pour
surveiller, laissant Pingouin, le docteur et Zoé, assister aux exploits
du Rempart. Il paraît qu’il y a déjà six cent mille francs d’engagés sur
lui, rien que pour sa prestance, car on l’a exhibé à moitié nu. C’est
flatteur.

Quand les magots qui amènent nos ravitaillements en auront fini, je
retournerai à terre rejoindre le capitaine.

J’espère que nous pourrons partir demain matin.

                   *       *       *       *       *

_16 décembre._--Nous sommes en mer de nouveau. Notre séjour d’une
journée dans le Port International aura été plutôt accidenté.

D’abord, quand j’ai quitté le navire, vers sept heures, Flaum a voulu
m’accompagner. Il semblait dans un état voisin de l’agonie. Une fois en
présence de Pingouin, qui nous attendait sur le port, il lui dit d’une
voix faible:

--Monsié le Gabidaine, je suis balade à bourir, j’ai eu à beine la vorce
de fenir jusqu’ici, dans la pargue. Je peux plus rebardir avec fous. Che
peux blus vaire mon zervice et je fous emparrasse. J’ai peaugoup de
beine, gar moi aussi chaurais foulu droufer le Doison t’Or et fous
agombagner; mais je beux bas. J’aime bieux bourir izi. Je suis vadigué
de zouvrir.

--Je crois que cela vaudra mieux, dit Pingouin, ému. Je le regrette,
vous êtes un brave homme et vous nous manquerez beaucoup.

Il le prit à part:

--Comment allez-vous vivre? Avez-vous de l’argent?

--Bas beaugoup; bais je verai assez. J’ai drende-deux vrancs. Je
dâcherai te droufer tes gombadriodes pour me blazer quand je serai
guéri...

--En attendant, il ne faut pas mourir de faim. Prenez cela,--il lui
donna une somme. Et pas un mot, à qui que ce soit, sur notre expédition.
On saura tout, si nous triomphons; au cas contraire, on ne saura rien du
tout.

--Bas un bot--Che le chure; mon barole t’honneur! J’aimerais pien mieux
me vaire duer.

Le docteur, pendant ce temps, nous racontait les hauts faits du Rempart.
De son poing épouvantable, le sourire sur les lèvres, il avait défoncé
la poitrine du premier de ses adversaires. Le second, abattu ensuite
d’un coup sur la face, était resté deux heures sans connaissance.

--Et pourtant, j’ai fait attention à ne pas taper trop fort, avait
confié notre champion au docteur.

Le troisième, un nègre, s’était retiré sans réclamer sa part.

Une foule délirante et enthousiaste avait alors porté en triomphe le
Rempart en l’acclamant aux cris de «Duck à jamais». La popularité de ce
dernier boxeur a immensément crû sans qu’il s’en doute. Un superbe
banquet, sans compter d’autres résultats plus avantageux, avait été
offert à notre ami, et il le présidait, à ce moment même, décoré de la
ceinture d’honneur qu’on lui avait décernée. Toujours muet et répondant
toujours par gestes, aux questions qu’on lui posait, il a été tout le
temps admirable. Pingouin lui a recommandé d’être sur le quai, à dix
heures précises, pour regagner avec nous l’_Albatros_, et, dans tous les
cas, de rentrer avant deux heures de la nuit, car nous partirons peu
après le jour.

--Allons dîner, termina le docteur.

Le repas fut plutôt calme. D’abord, cela nous faisait quelque chose de
laisser comme ça, malade et seul, le gros Flaum, qui avait l’air d’un
enterrement... Ensuite, je crois que nous nous disions tous que c’était
là le dernier repos avant la grande lutte, quelque chose comme une
veillée des armes avant la bataille où il faut vaincre ou mourir... Et,
ma foi, ça nous rendait un peu sérieux, bien que je ne pense pas
qu’aucun de nous soit un lâche...

Vers neuf heures, comme nous fumions nos cigares, quelque chose de
nouveau eut lieu.

La porte de notre salle s’ouvrit tout à coup et entra un homme. Il était
ivre; mais convenable et solennel. Il vint, oscilla une ou deux fois,
reprit son équilibre, et me parla.

--Suis: Nèfle, dit-il en appuyant son index sur sa poitrine. Veux ma
femme.

--Hein? fis-je.

--Suis: Nèfle, répéta-t-il. Veux ma femme.

--Ah, mon Dieu! Antonin! s’exclama Zoé Nèfle. Qu’est-ce que tu fais ici?
Ça c’est trop fort!

--Te cherche, répliqua l’autre avec majesté. Bien content de te
revoir... Bien content. Triste sans toi. Chaussettes percées. Et puis,
sœur morte. Enfants à élever. Peux pas tout seul. Ai mis hôpital et suis
parti te chercher.

Zoé semblait stupéfaite...

--En voilà des nouvelles, disait-elle. Comment as-tu fait pour me
trouver? Et tu es encore ivre...

--Rien bu, répondit l’autre. Désespoir. Tu viens?...

--Mais, comment saviez-vous que votre femme était avec nous?
demandai-je.

--Savais pas, dit-il. Hasard. Amené par Providence. Électricien sur
paquebot.--Il se frappa de nouveau la poitrine.--Débarqué ici. Vu Zoé
par vitre. Suis bien content... Soif, ajouta-t-il.

Je lui donnai un verre, Zoé était très agitée.

--C’est renversant, disait-elle... Venir par hasard... Et les enfants?
Lui encore, il pourrait rester seul--jamais je n’ai pu l’empêcher de
boire...

L’hôpital, c’est dégoûtant... Et puis, il est venu de si loin pour me
chercher... sans rien savoir... Y a pas... il faut que je parte... Mais
qui est-ce qui raccommodera vos affaires?... Et la Toison d’Or?... Moi
aussi, j’aurais voulu la trouver!... M’sieur Pingouin, je vous suis
utile, n’est-ce pas? J’veux pas vous laisser... Non... la peine que ça
me fait!... Et ce pauvre homme qui est tout content de me revoir!... Je
ne sais plus... M’sieur Pingouin, qu’est-ce que je dois faire?

--Allez avec lui, dit Pingouin. Si je reviens, nous nous reverrons.

Et il l’embrassa tandis qu’elle sanglotait.

--Tu viens, répéta Nèfle, qui avait fini sa bouteille.

--Adieu! nous cria-t-elle. Au revoir! Je m’en vais. Et elle se sauva.
Nèfle suivit.

Nous restâmes dans le silence.

--Il est dix heures, dit tout à coup le capitaine, partons.

Sur la jetée, le Rempart n’était pas.

--Regagnons l’_Argonaute_, dit Julius Pingouin. Il aura été retenu. Il a
dit qu’il rentrerait seul plus tard, s’il n’était pas là à l’heure
juste.

Encore des adieux. Ceux de Flaum, notre cuisinier.

--Je suis pien drisde! répétait le gros homme, qui voulut nous embrasser
tous.

Notre barque, sur la mer calme, s’éloignait de la jetée déserte d’où le
Suisse nous regardait.

--Gabidaine Bingouin! cria-t-il tout à coup d’une voix forte, quand nous
fûmes à une quarantaine de mètres.

Nous nous arrêtâmes.

--Gabidaine Bingouin, répéta-t-il, de toutes ses forces, tu as bris des
vezies bour des landernes, les hommes bour des héros et moi bour in
impécile. Bouture était ine pête et moi j’ai ton zegret. Refenez pas en
arrière ou j’abbelle la police, qui est là dout brès. Je vais maindenand
gonsdiduer une zoziété pour drouver le Doison t’Or.

Regarde don blan!

Et il agitait un parchemin.

--Tonnerre de Dieu! dit Pingouin. En arrière!

--Bas un moufement, cria Flaum. Je zuis le blus vort. Je te bréviens,
avin que...

La phrase ne fut pas achevée. Une forme athlétique se dressa derrière
lui, une main arracha de sa main le plan, et, du Rempart, le poing,
comme la foudre, descendit sur le crâne du traître et l’enfonça. Flaum
étendit les bras et tomba à la mer, bœuf assommé.

--Te v’là servi, mon vieux, j’arrive à temps, railla la voix rauque du
Rempart, qui piqua une tête et nous rejoignit à la nage, le plan entre
les dents. Il le remit au capitaine, qui lui serra la main sans parler.

--V’là une bonne journée, nous confia le Rempart, qui semblait un peu
éméché. Ç’lui qui m’sortira y l’est pas encore né. Y m’ont fichu un
gueuleton à tout casser. J’ai touché quéque chose comme vingt mille
balles en pus d’une ceinture tout ce qu’y a d’chouette et d’l’honneur.
On en ferait son ordinaire de c’truc-là.

Bientôt, nous fûmes au navire. Pingouin, dans sa cabine, constata que le
coffre-fort avait été ouvert. Cristallin ne s’était aperçu de rien,
ayant dormi tout le temps.

Pingouin plia le plan et le remit dans son étui de cuir.

--Je ne m’en sépare plus, dit-il, et je me demande comment l’autre a pu
ouvrir le coffre. Vraiment, le Rempart est arrivé à temps.

Nous nous préparâmes à partir sans plus attendre, bien qu’il nous
manquât encore la moitié de notre combustible. Il faut ajouter que deux
des nègres fournis par Coco ont déserté.

Maintenant, il est dix heures du matin. Nous avons depuis longtemps
perdu du vue la terre. Nous ne devons plus toucher à aucun lieu connu.
Guidés par notre plan et Julius Pingouin, nous allons droit à la Toison
d’Or. Le capitaine pense que, dans un mois environ, nous atteindrons la
région où elle doit régner. Il faut pour cela que la rapidité de notre
voyage ne soit pas entravée et nous devons tenir compte des difficultés
inconnues de ces mers si extraordinaires, où nul navigateur n’a pu
jusqu’à ce jour s’avancer bien loin et dont on dit qu’elles ne mènent à
rien d’autre qu’elles-mêmes.

Nous sommes pleins de confiance et de force. Nous ne sommes plus--sans
compter les nègres--que cinq, il est vrai; mais ces cinq, sûrs les uns
des autres et sûrs d’eux-mêmes, fortifiés par les épreuves et la
grandeur des difficultés vaincues, en valent cent, soit dit sans nous
flatter. Flaum et Zoé, bien que leur disparition soit gênante au point
de vue service, nous auraient, sans doute, par la suite, encombrés
fortement.

Le vieux Cristallin, l’infatigable chauffeur mécanicien, est
particulièrement satisfait de l’exécution du cuisinier; ce dernier,
paraît-il, au temps où Cristallin était amoureux de Zoé, lui aurait fait
signer un désistement de sa part de prise dans la Toison d’Or, en
paiement d’une rivière en faux diamants avec laquelle Cristallin
espérait capter l’amour de la lingère. Je n’ai pas compris grand’chose à
l’histoire un peu embrouillée que le chauffeur m’a racontée là-dessus;
mais ce qui est tout à fait drôle c’est que Flaum n’ayant pas la parure
sur lui ne devait la livrer qu’après le voyage.

                   *       *       *       *       *

_17 décembre._--Cette nuit, par un temps clair, nous avons aperçu un
moment, au loin dans l’Est, le feu à éclipse d’un phare puissant qui est
certainement celui du cap Sud. C’est, sans doute, la dernière
manifestation d’existence humaine, qu’il nous est donné de saluer pour
bien longtemps, peut-être à jamais.

                   *       *       *       *       *

_18 décembre._--Rien. Non plus que les 19 et 20 du même mois.

                   *       *       *       *       *

_21 décembre._--Nous sommes singulièrement incommodés par une nuée
d’insectes qui, depuis ce matin, couvre le pont du navire. Ce sont des
sortes de poux volants, qu’une violente bourrasque a jetés sur nous,
comme un nuage épais, en même temps qu’une odeur pestilentielle nous
envahissait. Le docteur paraît fort inquiet de ce phénomène. L’infection
s’est dissipée notablement au bout d’une heure; mais les poux volants
ont persisté en grand nombre, malgré tous nos efforts, et leur commerce
n’est pas agréable.

                   *       *       *       *       *

_22 décembre._--Hier, vers le soir, nous avons tous été saisis d’un
accès d’une fièvre bizarre engendrée, dit le docteur, par les poux
volants qui, maintenant, sont à peu près tous morts. Chez quelques-uns
d’entre nous, l’atteinte du mal a été légère; mais Cristallin et trois
des nègres ont beaucoup souffert pendant près de deux heures avec
vomissements, délire et perte de connaissance. Le docteur s’est montré
d’un grand dévouement jusqu’à ce qu’il soit atteint lui-même, et cela
avec tant de violence que nous craignîmes pour sa vie.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 11 heures._--L’accès nous a repris ce matin avec une
terrible énergie pour quelques-uns d’entre nous. Ont été pris très
gravement: Cristallin et deux des nègres. Le docteur et le troisième
nègre vont bien mieux au contraire et peuvent marcher. Pingouin, le
Rempart, moi et le quatrième nègre, après avoir encore légèrement
souffert, sommes maintenant dans un état supportable, sinon tout à fait
normal.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 4 heures._--L’un des nègres vient de mourir. On l’a jeté
immédiatement à la mer. Un de ses camarades ne vaut guère mieux et
Cristallin est à peu près sans connaissance. Le docteur, faible encore
et grelottant, se montre très inquiet de cette maladie étrange. Toutes
les expéditions qui, avant nous, se sont aventurées jusqu’ici, ont été
frappées par cette terrible épidémie engendrée par les mêmes causes, et
se sont trouvées décimées. Quelques-unes ont été totalement détruites.
Les requins, qui ont dévoré le premier nègre, suivent l’_Argonaute_,
dans l’espoir de nouvelles pâtures.

Voilà que le ciel se montre singulièrement cuivré. Vers l’horizon, dans
l’atmosphère calme, des brumes montent en tourbillons spiralés et tout
fait prévoir un coup de vent. Nous ne sommes que quatre pour lutter
contre la tempête qui menace.

                   *       *       *       *       *

_23 décembre._--Le coup de vent n’a pas eu la gravité que nous
craignions. La nuit, cependant, a manqué de sécurité; mais enfin, nous
avons pu nous maintenir sans avaries graves et le danger est passé. Vers
deux heures, est mort subitement celui des nègres qui semblait rétabli.
Son camarade au contraire est tout à fait hors de danger ainsi que
Cristallin qui a pu se lever et marcher. Le docteur est bien, quoique
souffrant encore de douleurs aiguës.

                   *       *       *       *       *

_24 décembre._--La température est douce. Une brise légère nous pousse
dans notre direction. Nous avons déployé les voiles et elles aident
puissamment à la marche du navire. Nous filons au moins quinze nœuds, ce
qui est considérable. Les malades sont tout à fait rétablis et l’état
moral est satisfaisant.

                   *       *       *       *       *

_25 décembre._--Nous nous enfonçons toujours davantage dans cette mer
inexplorée sans rencontrer les habituels obstacles que nos devanciers
prétendent avoir trouvés. Le temps est beau mais se rafraîchit vers le
soir. C’est Noël aujourd’hui et je me rappelle les Noëls de ma petite
enfance et cela m’émeut, car voilà bien des années que je n’avais pensé
à des choses de ce genre.

                   *       *       *       *       *

_26 décembre._--Mer calme et glauque. Beaucoup d’oiseaux, ce qui semble
indiquer la proximité d’une terre. Nulle côte à l’horizon.

                   *       *       *       *       *

_27 décembre._--Nous avons passé, cette nuit, en vue d’un grand volcan
couronné d’un panache rougeâtre. Ce doit être le _Terror_, dont
l’existence, signalée par quelques navigateurs, a été fortement
contestée. Nulle expédition n’a pu s’avancer plus avant, ou du moins n’a
pu revenir pour le dire. L’endroit, du reste, est effroyablement
dangereux par ses récifs, entre lesquels l’_Argonaute_ évolue avec
difficulté. Les passages sont si étroits, la mer si violente, que c’est
un miracle de tous les instants que nous ne soyons pas brisés et
engloutis.

Julius Pingouin est à la barre et, autour de nous, hurlent des vagues
puissamment hautes et écumeuses.

                   *       *       *       *       *

_28 décembre._--Nous sommes sortis des récifs et nous avançons dans une
mer tranquille et sombre, sous un ciel pluvieux. Le docteur a été saisi,
ce matin, par un léger retour de fièvre, mais cela n’a eu ni durée, ni
gravité.

                   *       *       *       *       *

_29 décembre._--Temps sombre. Rien de spécial.

                   *       *       *       *       *

_30 décembre, 11 heures 1/2 du soir._--Quelque chose vient d’arriver,
dont il faut que je parle. Vers neuf heures, nous étions réunis dans la
cabine depuis quelques instants, Pingouin, le docteur et moi, laissant
l’un des nègres surveiller la barre. Le Rempart dormait dans son hamac.
Cristallin et le second nègre étaient à la machine.

Nous parlions, je ne sais plus de quoi, lorsque, tout à coup s’ouvrit la
porte de notre cabine et, fit irruption, le nègre que nous avions laissé
en haut. Son visage était couleur de cendre. Il bégayait dans sa langue
incompréhensible et nous faisait signe de monter sur le pont. Nous le
suivîmes. Alors, dans une nuit tranquille et livide, le nègre nous
indiqua l’avant du bateau, et là, à son ancienne place, fumant sa pipe
et tel qu’il était de son vivant, se tenait assis l’Homme en Jaune.

Une seconde, nous demeurâmes immobiles; puis, Pingouin se précipita vers
l’apparence de cet homme, qui s’était noyé une nuit de tempête. Quand le
capitaine fut à deux pas, elle s’envola de l’autre côté. Pingouin s’y
jeta. Elle revint à sa première place. Honteux de mon hésitation, je
courus sur elle, mais quand j’en fus à proximité, elle n’était plus là.
Alors, j’eus une douloureuse nausée, car je sentais l’odeur de son tabac
et nul d’entre nous n’avait fumé depuis des jours.

Pingouin me prit par le bras et nous nous retirâmes à l’écart avec le
docteur, qui était demeuré en place, tout blême et les cheveux hérissés.
A l’avant, il y avait de nouveau l’Homme en Jaune, impassible et fumant
sa pipe.

--C’est signe de mort, dis-je à demi-voix, à Julius Pingouin.

--Je le sais, me répondit-il. Il garda, un moment, le silence. Je crois
que c’est pour moi qu’il vient; mais il ne m’aura pas comme ça. S’il
réussit, pourtant, écoute-moi, le Homard, tu continueras de toutes tes
forces vers la Toison d’Or. Quand elle sera trouvée, et que tu
reviendras avec le triomphe, alors je veux que tu aies, chez toi, un de
ces oiseaux qui portent mon nom. Tu lui donneras la meilleure place et
la première, tu lui mettras, au cou, un collier en or à grelot et tu le
laisseras se promener comme il voudra. Et tous les ans, le jour
anniversaire de notre départ, tu donneras, pour lui, une grande fête, où
il sera couronné.

Voilà ce que tu feras en mémoire de Julius Pingouin, que tu auras
connu...

Tout à coup, le docteur éclata en un grand rire, en nous montrant
l’avant, d’où l’Homme en Jaune avait disparu. A ce rire succéda une voix
que nous reconnûmes avec peine pour la voix du savant docteur Saturnin
Glair.

--Çà, c’est un peu trop fort, disait-il. Où est l’explication? Qu’on me
la donne, si quelqu’un l’a! Je veux comprendre! Que nous l’ayons vu,
c’est signe que nous avons de bons yeux, très bien. Mais qu’il s’en
aille ainsi, sans prendre congé, voilà qui passe mon intelligence! J’ai
vu bien des choses étonnantes, et je les ai toujours comprises
logiquement... Mais celle-là?... ah! non, non! elle est un peu trop
forte!... Un peu plus forte encore que notre expédition... Vieil
imbécile, va, à ton âge!... pourquoi n’es-tu pas resté tranquille, au
coin de ton feu. Rien ne vaut un bon dîner, un bon lit et une jolie
femme... La science, c’est de la blague! les découvertes, c’est de la
blague! la Toison d’Or, c’est de la blague!...

--Il est fou, me dit Pingouin dans l’oreille d’une voix si basse que je
l’entendis à peine.

--Pas fou du tout! hurla le docteur. Guéri bien plutôt, de la maladie
que nous avons tous, et qui en a fait crever tant, des camarades...
Ha!... Ha!... Ha!... L’Homme en Jaune, et Joseph, et Bouture assassiné,
et le pasteur, et les douaniers, et tous les autres, tous pour toi...
Ils y sont tous, je te dis, dans le sillage, dans les nuages, dans le
vent. Écoute-les t’appeler, capitaine Pingouin. Donne-leur ton âme en
fer, va! ça vaudra mieux!... Non, j’irai à ta place. Je suis un héros,
moi aussi!...

Il extravaguait furieusement. Nous le fîmes descendre et enfin il
dormit. Maintenant, j’écris ceci et bientôt je vais aller remplacer
Pingouin à la barre et revoir l’Homme en Jaune qui est revenu.

                   *       *       *       *       *

_31 décembre._--Pendant des heures, je suis demeuré à la barre, avec
cette figure étonnante, qui restait tranquille à l’avant.

Ce matin, le docteur semblait plus calme; mais aussitôt qu’il parla,
nous vîmes que sa raison était partie pour toujours.

Notre voyage continue sans périls matériels. Le temps est doux; mais le
ciel est exceptionnellement nuageux.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, le soir._--Vers la nuit, l’Homme en Jaune revint. Nous
l’attendions, si je puis dire.

--Il faut le laisser tranquille, avait dit Pingouin, et aller de son
côté le moins possible.

Le docteur, malgré tous nos efforts, alla s’asseoir à côté de la figure
à l’avant et il lui parlait familièrement. L’autre ne bougeait pas et
fumait.

L’odeur de son tabac nous était apportée par le vent léger.

--Rends-la-moi, disait le docteur, avec insistance, en parlant de
quelque chose d’inconnu... Qu’est-ce que tu veux en faire? Voyons? Tu ne
peux pas t’en servir là-bas, rends-la-moi. Sois bon garçon,
rends-la-moi. Tu sais bien qu’ils ont besoin de moi, ici, et que, sans
elle, rien ne va... Je te la remettrai après, je te le promets... Quand
ils auront été au bout et qu’ils pourront se passer de moi. Quand on est
au bout, on s’arrête et on revient; tu me retrouveras à ce moment-là...
C’est quelques jours de crédit, tu peux me rendre ce petit service... Ne
sois pas si exigeant... Pense donc combien c’est pénible de ne plus
l’avoir avec moi, je m’y étais habitué, il y a si longtemps que je
l’avais à mon service... Tu sais bien...

Il baissa la voix et nous n’entendîmes plus. Ainsi, il parlait à cette
apparence, qui n’avait rien de terrestre, je pense, et qui ne voulait
pas se laisser convaincre.

Au bout d’un long temps, le docteur revint vers nous, laissant l’autre.

--J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la ravoir, dit-il, sans expliquer
de quoi il parlait, mais il ne veut rien entendre. Il a une tête en
bois, ce n’est pas de ma faute.--Il baissa la voix.--Demain je me
préparerai d’avance... et j’aurai ce qu’il faut pour lui donner à
réfléchir...

                   *       *       *       *       *

_1er janvier._--Rien de particulier. Le bateau va bien.

Le docteur a passé une partie de la journée enfermé dans sa cabine. Il
semble beaucoup plus maître de lui. Il nous a dit, d’un ton très
raisonnable, qu’il se sentait un peu malade et énervé, mais que c’était
un reste de fièvre et qu’il préparait une potion à prendre le soir afin
de se soulager.

Pingouin espère que l’accès est en grande partie dissipé et ne se
renouvellera pas.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 9 heures._--Comme la nuit s’établissait, fumeuse et livide,
comme toutes les nuits dans ces contrées, l’Homme en Jaune vint occuper
sa place habituelle. Sa venue nous était déjà familière. Il est
tellement et en tous points identique à ce qu’il était avant sa
disparition, que je pense parfois...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme j’écrivais les précédentes lignes, le docteur parut sur le pont et
s’avança vers la figure assise à l’avant.

--Eh bien, lui dit-il, as-tu réfléchi? Es-tu plus raisonnable qu’hier...
Voyons... hein?... Allons, donne-la-moi, va, sois gentil, tu n’y perdras
rien... Je te la demande pour une heure--une heure seulement, là, que je
puisse arranger mes affaires... Une heure, tu ne peux pas me refuser
cela... Tu ne sais pas comme tu me fais souffrir... Tu ne penses pas à
tout, prends garde... Tu vois cette fiole?... C’est moi qui l’ai
préparée et c’est diablement mauvais, je t’en préviens... Eh bien, je
vais compter jusqu’à dix, et, si tu ne me l’as pas rendue,--tu me
comprends, n’est-ce pas?

Je commence... Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf...
dix... Ça y est... Veux-tu? Non!... Eh bien, attrape et va au diable!

Et le docteur Saturnin Glair vida sa fiole et tomba mort. Nous courûmes.
Mais, pour lui, il n’y avait plus rien à faire d’autre qu’à jeter son
corps à la mer, ce qui eut lieu.

Alors, l’Homme en Jaune s’en alla et ne revint plus.

                   *       *       *       *       *

_2 janvier._--Je viens de m’apercevoir que, depuis hier, nous sommes
dans une année nouvelle. Je n’y avais pas fait attention et, après tout,
cela n’a aucune importance. Le monde des hommes n’existe plus pour nous;
ma foi on s’en passe facilement...

Nous voici réduits à quatre par la fin du docteur.

Nos deux nègres commencent, il est vrai, à nous rendre beaucoup de
services. Ils sont intelligents et, maintenant, peuvent à peu près nous
comprendre et même bégayer quelques mots. Pour plus de commodité, le
chauffeur-mécanicien Cristallin, avec qui ils servent à tour de rôle,
leur a donné des noms: Bergami, pour l’un, et Frise-Poulet, pour
l’autre. Impossible de savoir pourquoi il a choisi ceux-là, par exemple.

                   *       *       *       *       *

_3 janvier._--Depuis hier, nous sommes engagés dans un détroit bizarre,
entièrement resserré entre deux hautes murailles de pierre rouge, et si
tortueux, que l’on ne peut voir à plus de cent mètres en avant et en
arrière. Les roches sont effroyables, nues et sinistres. Entre elles, le
flot tourbillonne.

En haut des murailles, repose un nuage épais qui nous cache le ciel et à
travers lequel il nous semble parfois entrevoir de petites figures
vivantes se pencher pour nous observer; mais ce n’est peut-être qu’une
illusion.

Il fait un froid assez vif, dans ces bas-fonds, où le soleil ne descend
jamais et un cruel malaise nous fait désirer de revoir bientôt la mer
libre.

                   *       *       *       *       *

_4 janvier, 5 heures du matin._--La nuit a été, est encore si
intensément sombre, que nous n’avancions qu’avec la plus grande prudence
dans ce passage inconnu, entre ces remparts funestes qui nous ont
accompagnés jusqu’à quatre heures du matin. Nous reconnûmes alors que,
de nouveau, nous étions en pleine mer.

L’obscurité est toujours aussi complète, mais le danger est à peu près
dissipé.

--Nous avons marché de nuit, malgré le péril, me dit Pingouin, parce
que, à l’orifice de ce détroit, existe un terrible tourbillon, plus
puissant, dix fois, que le maelström norwégien et que l’on ne peut
franchir, vu les mouvements de la marée, qu’à l’heure précise où nous
avons passé.

--Comment savez-vous cela, capitaine? lui demandai-je, étonné.

--Je le sais, dit-il, et il descendit.

Cela se trouve probablement sur le plan. Sans ce document miraculeux et
sans la puissance et la direction de Pingouin, nulle expédition du monde
ne pourrait songer à faire ce que nous avons fait.

Et je suis fier, même si je dois mourir sans pouvoir arriver jusqu’à la
Toison d’Or, d’avoir accompli de si grandes choses.

                   *       *       *       *       *

_Même jour, 10 heures du matin._--Tout à coup, vers six heures, les
ténèbres s’évanouirent et firent place à la clarté totale du jour. Nous
étions, et nous sommes encore, dans un paysage marin vraiment singulier.
La mer est, uniformément, rose saumon et le ciel, partout, vert pomme.
Il n’y a ni soleil, ni nuage; mais de tous côtés, la même lumière verte
et crue.

--Tiens, all’est rigolo, c’te mer, déclara le Rempart.

--Elle est ridicule, dis-je, mécontent.

--Elle me fait peur, dit Cristallin, et il descendit vers sa machine.

Cependant, ces flots inattendus sont habités par une quantité d’êtres
tout à fait imbéciles. Des rats écailleux se jouent en sautillant et en
tourbillonnant dans notre sillage; des tortues énormes, avec des cous de
trois mètres et des yeux mobiles sur pédoncules, se promènent gravement
à la surface de l’eau, sans y enfoncer; de grandes algues ouvrent des
fleurs gélatineuses où butinent des coquillages volants. Des
chauves-souris aquatiques, des poissons ailés, en multitude, décrivent
des courbes autour du navire et s’établissent déjà dans nos mâts pour
s’y accoupler, y construire des nids, et nous assourdir de leurs ramages
discordants... Je passe tout le reste, plus stupide encore.

--C’est tout à fait drôle, dit Pingouin, il faut sonder, on ramènera
peut-être quelque chose d’intéressant.

Nous sondons. La profondeur est moyenne. La sonde rapporte des objets
non prévus.

1º Un coquillage d’un blanc laiteux, bivalve. Il s’ouvre, nous montrant
une figure aux yeux fermés qui reproduit des traits humains, toujours
mobiles et différents, où passe la ressemblance d’une foule de gens que
nous avons connus; puis, il saute tout à coup à la mer et nous laisse.

2º Un corset très élégant, en soie violette, avec des bouffettes, et
roulé dans un numéro du _Journal Officiel_.

--Tiens, il y a z’eu z’un adultère gouvernemental, par ici, émet le
Rempart, qui semble tout en joie.

3º Une masse rougeâtre, ayant des analogies avec une éponge; elle se
gonfle progressivement en produisant une douce musique, puis éclate en
infectant.

4º Un fer à cheval détérioré, qui mesure quatre-vingt-trois centimètres
d’une corne à l’autre.

--Ça, dit Cristallin, ça a été fabriqué pour une bête d’avant l’déluge.
Comme qui dirait un canasson d’l’âge de pierre...

--Un fer à cheval d’l’âge de pierre... Pocheté va, pourquoi pas d’l’âge
de boue... ça serait bien l’mot avec not’ sale gouvernement, dit le
Rempart.

5º Rien du tout. Un monstre vorace des bas-fonds s’est nourri sans doute
de notre sonde et file avec, car la ligne nous est arrachée des mains et
se brise. C’est dommage.

--C’est p’têt’ bien l’souteneur honoraire, dit le Rempart... Ben oui,
l’Homme-Poisson, ç’lui qui cherchait la Vérité,--faut-y en avoir une
couche!...

--Continuons tranquillement, notre route, dit Pingouin, nous sommes dans
le bon chemin.

Et puis, il ne faut pas s’émouvoir si on rencontre des choses
extraordinaires. Il n’y a que le manque d’habitude qui les fait trouver
comme ça...

Voyez l’Homme en Jaune. On s’y faisait très bien.

                   *       *       *       *       *

La mer est toujours rose saumon et le ciel toujours vert pomme. Et nous
sommes dans un carnaval insensé. Maintenant, les tortues qui se
promènent à la surface des flots sont debout sur leur arrière-train,
lisent un journal et s’appuient sur une canne; des phoques se montrent
avec une épaisse chevelure et un violon dont ils jouent; des espèces de
livres gélatineux volent comme des parachutes, des canards avec une tête
en fer-blanc à jour barbottent partout. On voit flotter de gentils
petits squares, pareils à ceux des grandes villes, bien ratissés et
déserts. Des navets gigantesques et jaunâtres émergent et pivotent avec
une rapidité vertigineuse, en répandant, soit des parfums délicieux,
soit des puanteurs pour lesquelles il n’y a pas d’expression. Des
enfants bleu clair se rangent en ligne de chaque côté du navire et
jouent au bilboquet avec leur tête qu’un cordon bleu attache à leur
taille et qu’ils rattrapent sur leur cou. Une troupe de babouins à
nageoires, décorés jusque dans le dos, vernissent au pinceau la surface
de la mer, avec une jolie laque rose et grimacent en se dépêchant.
Protégeant leur labeur, une pancarte au bout d’une perche, porte ces
mots: «_Société animale des Beaux-Arts._» Des pieuvres ouvrent de grands
yeux rêveurs et brandissent, au bout de leurs tentacules, de petits
drapeaux. J’y vois écrit: «_Journée de huit heures._» Des langoustes
énormes font une course à pied, d’autres les excitent avec des cris
affreux; la gagnante reçoit une médaille. Un serpent de mer joue de
l’orgue de barbarie avec sa queue. Des morues tiennent un meeting et
s’écrient «Vive le Roy!» Des raies indolentes déploient en éventail leur
queue d’écureuil; des congres multicolores sonnent du clairon; deux
hippocampes ont un duel à la lance; un cochon marin tire à l’arc; une
grenouille, habillée en facteur, distribue des lettres; un cachalot sort
de l’eau et s’envole. Par-dessus tout, bourdonnent les coquillages les
plus variés...

Tout cela est terriblement drôle et nous rend malades de rire, mais au
fond, je ne sais pas si cela nous amuse tant que cela.

--Nous sommes dans la bonne route, dit Pingouin, allons toujours.

Nous allons; mais les ténèbres tombent, comme un manteau, aussi vite
qu’était venu le jour.

Un astre bleu pâle, que nous prenons pour la lune, à l’horizon se
montre, noyé à demi dans la mer, où il redescend bientôt. L’obscurité
nous saisit et, en même temps, un vent furieux s’élève pour continuer
jusqu’au matin.

                   *       *       *       *       *

_5 et 6 janvier._--Vent violent et lutte contre les éléments. La mer est
normale mais très rude. Le soleil, qui s’est levé avec un éclat jaune et
maladif, projette peu de lumière et de chaleur. Nous avançons toujours;
mais notre provision de charbon commence à baisser.

                   *       *       *       *       *

_7 janvier._--Le vent un peu tombé nous laisse du repos. Autour de nous,
il n’y a que la mer. Rien à signaler. Les événements passés, même les
plus récents, flottent pour nous dans un éloignement prodigieux. Il nous
semble que dix années se sont écoulées depuis notre passage dans cette
mer rose, sous un ciel vert. Il nous semble que mille ans, goutte à
goutte, sont tombés sur nous depuis le soir de notre embarquement... Et
je me demande si, en vérité, nous avons vécu les aventures que j’ai
rapportées, et qui ne sont plus que des ombres dans ma mémoire...

                   *       *       *       *       *

_9 janvier._--Nous sommes dans des parages si lointains et si inconnus
que les sentiments humains y sont la proie de mouvements surnaturels.
Nous connaissons des impressions vagues et inexprimables, et, certes,
elles n’ont aucune parenté avec les sensations des habitants de la
terre... Pourtant, nous avançons toujours, sans faiblesse...

                   *       *       *       *       *

_10 janvier._--Je désespère de rendre les sentiments qu’engendre ce ciel
fuligineux, cette brume traînant visqueusement comme un chiffon mouillé,
cette mer huileuse aux vagues molles... A quoi bon essayer d’exprimer,
puisque je n’ai pas de mots... Il y a des lueurs étranges qui semblent
trouer des vapeurs lourdes... Mes compagnons sont fatigués... Je ne sais
pourquoi j’écris ceci. Nul ne pourra le lire... Les jours de ma vie
humaine sont rejetés dans une antiquité surnaturelle. Je pense que des
années ont passé dans ce voyage, que j’ai notées comme des jours... Nous
sommes aux confins du monde et je me demande avec stupeur comment nous
avons fait pour y parvenir...

                   *       *       *       *       *

_12 janvier._--Le vent est nul. Nous avançons. De mauvaises pensées nous
assaillent à regarder cette mer uniforme qui ne finit jamais et ce ciel
désert sous son rideau troué... Et des bruits étonnants flottent et
répercutent dans nos oreilles des voix que nous savons...

                   *       *       *       *       *

Maintenant, il y a dans ce brouillard si puissant qui nous enserre, des
faces pour nous contempler et s’évanouir... Une fut spécialement
odieuse, qui se traîna des heures à notre suite. Apparence aux cheveux
blancs...

                   *       *       *       *       *

Il y a une morne indifférence autour de nous. Le jour et la nuit ont
fini d’être... Une ombre progressive descend d’heure en heure... A
présent, je ne trouve plus ce qui nous a menés ici.

Je connais que nous ne sortirons plus de ces vapeurs accablantes et que,
dans cet océan illimité, qui ne conduit à rien d’autre qu’à lui-même, il
n’y a rien. Et cela m’est égal. Je sens que mon âme a changé et, aussi,
sans doute, celle de mes compagnons.

                   *       *       *       *       *

_15 janvier._--Un péril nouveau nous a contraints à l’énergie et à
l’effort pour sauver notre vie... Dans l’obscurité indécise, au loin,
vers l’horizon, il y avait deux lueurs blanches et jumelles, d’une
intensité variable mais toujours croissante. On reconnut que c’était
deux volcans séparés par un chenal peu large.

Pingouin bondit sur le pont.

--Debout, cria-t-il. Préparez-vous. Il faut passer entre les volcans.
C’est la seule route!

En un instant, nous fûmes au travail, installant la pompe à bras pour
inonder le pont. Nous approchions. Les volcans étaient en une éruption
furieuse et toutes les lueurs dont ils ruisselaient, les torrents de
leurs laves et les prodigieuses colonnes embrasées qu’ils lançaient au
ciel rayonnaient du même éclat uniforme, blanc comme la neige.

--En avant, cria Pingouin, du courage!

--On va se réchauffer, ricana le Rempart.

Le navire avançait à toute vitesse. Le capitaine tenait la barre.
Cristallin était à sa machine. Les deux nègres manœuvraient la pompe
dont je dirigeais les jets et le Rempart nous inondait tous avec un
seau.

Alors, dans le tumulte et le vacarme, dans le tourbillon vaporeux de la
mer convulsée, sous la pluie de feu et de mort, il fallut se jeter et
l’embrasement terrible nous saisit. La chaleur devint effroyable, les
mâts étaient en flammes, notre peau cuisait, nous ne respirions qu’une
brûlure mortelle. Un des nègres fut tué par un bloc enflammé...

--Plus vite! commanda Pingouin par-dessus le fracas, plus vite! nous
sommes presque au milieu!

Mais Cristallin se montra sur le pont:

--Il n’y a plus de charbon, dit-il.

--Tonnerre de Dieu! hurla Pingouin, à la hache! Qu’on brûle le navire,
qu’on brûle les mâts, qu’on brûle les vivres, le pétrole, le goudron! Il
faut passer ou mourir!

Déjà, nous dépecions à grands coups de hache les bois de l’_Argonaute_;
on abattait ce qui restait des mâts. Dans le foyer grésillaient les
jambons, les huiles. La machine ronflait furieusement. On marchait. Le
bois s’ajouta. L’_Argonaute_, en flammes, était rasé comme un ponton
mais filait avec une prodigieuse vélocité et nous étions passés. Non
sans peine, on éteignit l’incendie du bord et déjà la lumière blanche
des volcans devenait lointaine. Cependant, notre vitesse se
ralentissait. Alors, reparut le vieux Cristallin.

--Il n’y a plus de charbon, dit-il, il n’y a plus de bois, bientôt il
n’y aura plus de navire. Faut s’arrêter... Moi, j’en ai assez...

--Du courage, dit Pingouin, tout va bien, nous sommes dans la route...

--C’est trop tard, il n’y a plus rien, répondit le vieux chauffeur...
Faut s’arrêter... Moi j’en ai assez...

Et il s’assit sur le pont, mettant sa tête dans ses mains.

Je lui pris le bras, mais son corps se renversa lourdement de côté et
m’échappa. Nous reconnûmes que son âme l’avait quitté.

Nous ne pouvions rester sur l’_Argonaute_. On mit à l’eau la grande
chaloupe qui n’avait pas trop souffert et qui fut chargée de tout ce
qu’on pouvait emporter d’utile. Je pris avec moi le présent Livre de
Bord. Nous mîmes le feu au vieux navire et nous le quittâmes. Julius
Pingouin fut le dernier et, comme il descendait dans la chaloupe, je vis
sur sa figure une sorte de désespoir.

L’_Argonaute_ brûlait, éclairant avec des lueurs rougeâtres notre chemin
dans les ténèbres.

Julius Pingouin nous dit:

--C’est maintenant qu’il faut avoir un cœur fort. De ceux qui sont
partis, nous restons trois seulement... Nous devons arriver au but. Si
nous mourons avant, très bien. Je ne regrette pas ce que j’ai fait. Je
crois que vous pensez de même... Quel que soit le résultat, nous avons
accompli ce que nul homme n’a accompli.

--Si on jetait une bouteille à la mer avec des notes? dis-je.

--Non, dit Pingouin. Si nous triomphons on saura tout... Sinon, c’est
inutile.

--Et on triomphera! hurla le Rempart. M’sieur Pingouin, je suis à vous
jusqu’à la mort... Et aïe donc! On va ramer, ça nous réchauffera!

Tous trois nous nous serrâmes la main d’un cœur assuré et aussi celle du
brave nègre Frise-Poulet qui ramait déjà de toutes ses forces.

Et maintenant, depuis des heures, nous sommes établis du mieux possible
dans cette chaloupe. L’obscurité autour de nous est profonde; un seul
fanal nous éclaire à peine car il nous faut ménager l’huile. Pingouin
consulte son plan et tient la barre. Nous nous relayons aux rames avec
une seule idée qui est comme une ivresse,--avancer.

                   *       *       *       *       *

_16 janvier._--Nous ramons toujours. La mer est de suie. Il fait très
froid. Aucun incident ne peut être signalé.

                   *       *       *       *       *

_19 janvier._--Oui, je pense que nous sommes le 19 janvier. Mais la
montre du capitaine s’est arrêtée tout à coup et je n’ai aucun moyen
pour apprécier le temps au milieu de cette nuit constante et effroyable
qui nous étreint toujours plus cruellement. Le froid est vif.

                   *       *       *       *       *

Des heures et des heures, des journées et des journées, certainement, se
sont écoulées depuis que nous voguons ainsi dans cette mer... Notre
boussole est devenue immobile... Nous ne savons rien. Nous errons à
l’aventure parmi des ténèbres toujours plus profondes... L’eau elle-même
possède la couleur de l’encre...

Nous ramons désespérément pour aller en avant, sans savoir où, sans oser
nous arrêter, sans penser et sans espérer... Julius Pingouin, à la
faible lueur du fanal, regarde son plan qui ne peut plus rien nous
apprendre...

                   *       *       *       *       *

Des temps encore... D’un accord muet, nous avons cessé l’inutile labeur
des rames... Parfois, l’un de nous les ressaisit dans un accès de
furieuse épouvante; mais il cesse bientôt et retombe dans le silence et
dans l’immobilité.

                   *       *       *       *       *

Une fatigue découragée nous accable. Le froid est le plus impitoyable
que j’aie jamais souffert... Nous sentons qu’autour de nous la vie n’est
plus. Les ténèbres sont un vêtement de poix qui nous étouffe... La tache
blême que fait notre falot nous empêche seule de mourir sans doute; mais
bientôt, nous ne pourrons plus l’alimenter...

                   *       *       *       *       *

Nous sommes engourdis dans un calme de mort. Nous avons mis dans la
lampe les dernières gouttes d’huile et, avant peu, elles seront
consumées... Julius Pingouin ne parle plus pour nous encourager... Voici
que commence à tomber sur nous une neige affreuse qui est noire comme
les ténèbres...

Elle tombe sans arrêt, nous ensevelissant avec une lenteur suffocante et
glacée... Le silence éternel nous écrase...

Je pense que l’heure finale vient, car la lueur du falot maintenant
s’affaiblit peu à peu... Et ces lignes sont les dernières sans doute
qu’il me sera permis d’écrire...

                   *       *       *       *       *

Le flambeau s’éteignit. Avec lui trépassa le nègre Frise-Poulet... Alors
ce fut pour nous l’attente enivrante de la mort... Mais un bruit naquit
au loin qui grandit prodigieusement vite. Déjà sur nous était une
montagne noire et liquide qui rugissait avec la voix du tonnerre et qui
nous emporta, brisés et inconscients, dans sa course vertigineuse...

Après, ce fut un choc et l’immobilité--et, autour de nous, un jour
cuivré tombait des nuages dans une vallée où nous étions par terre.
Pingouin m’appelait. Le sol de la vallée était rouge et poli comme du
corail, semblables étaient les collines, et semblable le tronc des
arbres dont les feuilles étaient en cristal et les larges fleurs en
velours noir.

--Par là, dit le capitaine, en indiquant la plus haute des collines
qu’un nuage rougeâtre couronnait.

Nous montâmes pendant des heures, avec une fatigue effroyable. Nous
tombions, nos pieds saignaient et les feuilles aiguës se brisaient dans
notre chair. Nous regardions Pingouin. Tout déchiré et sanglant comme
nous, il paraissait transfiguré.

--Encore un effort, cria-t-il. Il nous saisit par le bras. Sa force vint
en nous. Le sommet fut atteint et la masse nuageuse franchie.

                   *       *       *       *       *

La falaise était d’une éclatante blancheur. Circulairement, elle allait
à droite et à gauche, et nous étions en haut. Il y avait un ciel pâle et
lumineux comme le diamant et, là-bas, un astre inconnu d’où ruisselaient
des splendeurs. Et une mer immobile baignait le pied de la falaise avec
ses flots surnaturels qui étaient en or pur.

Julius Pingouin avait le visage d’un dieu.

--En avant! cria-t-il. En avant! Dans le soleil!

Il se jeta du haut en bas et s’engloutit.

Alors, dans le mouvement, le son et la lumière, toutes choses tournèrent
et cessèrent d’être pour nos sens... Et je ne sais plus...

                   *       *       *       *       *

Maintenant, le Rempart est dieu, à cause de sa force, parmi ces
peuplades sauvages qui, dans la suite, nous recueillirent sur la grève
sablonneuse de leurs îles désolées. Moi, je suis revenu, et il m’a fallu
très longtemps, car ce lieu, où nous nous réveillâmes à la vie de la
terre, est tout au bout du monde.

  _24 décembre 1901._


FIN




TABLE


  L’Homme sauvage du quai Bois-l’Encre      1
  Le voyage de Julius Pingouin            135


Imp. PAUL DUPONT.--Paris, 1er Arr. (Cl.) 203.7.02.




FÉLIX JUVEN, Éditeur

122, Rue Réaumur, 122--PARIS


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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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