Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 6

By Frédéric Bastiat

The Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome
6, by Frédéric Bastiat

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll have
to check the laws of the country where you are located before using this ebook.


Title: Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 6
       mises en ordre, revues et annotées d'après les manuscrits de l'auteur

Author: Frédéric Bastiat

Editor: Prosper Paillottet

Release Date: August 19, 2014 [EBook #46627]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 6 ***




Produced by Curtis Weyant, Christine P. Travers and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)









OEUVRES COMPLÈTES

DE

FRÉDÉRIC BASTIAT




LA MÊME ÉDITION

EST PUBLIÉE EN SEPT BEAUX VOLUMES IN-8º

Prix des 7 volumes: 35 fr.


CORBEIL, TYP. ET STÉR. DE CRÉTÉ.




OEUVRES COMPLÈTES

DE

FRÉDÉRIC BASTIAT


MISES EN ORDRE

REVUES ET ANNOTÉES D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR


TOME SIXIÈME


HARMONIES ÉCONOMIQUES

CINQUIÈME ÉDITION




PARIS

GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRES

Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection des principaux
Économistes, du Dictionnaire de l'Économie politique, du Dictionnaire
universel du Commerce et de la Navigation, etc.

14, RUE RICHELIEU


1864




À LA JEUNESSE FRANÇAISE


Amour de l'étude, besoin de croyances, esprit dégagé de préventions
invétérées, coeur libre de haine, zèle de propagande, ardentes
sympathies, désintéressement, dévouement, bonne foi, enthousiasme de
tout ce qui est bon, beau, simple, grand, honnête, religieux, tels
sont les précieux attributs de la jeunesse. C'est pourquoi je lui
dédie ce livre. C'est une semence qui n'a pas en elle le principe de
vie, si elle ne germe pas sur le sol généreux auquel je la confie.

J'aurais voulu vous offrir un tableau, je ne vous livre qu'une
ébauche; pardonnez-moi: qui peut achever une oeuvre de quelque
importance en ce temps-ci? Voici l'esquisse. En la voyant, puisse
l'un d'entre vous s'écrier comme le grand artiste: _Anch' io son
pittore_! et, saisissant le pinceau, jeter sur cette toile informe la
couleur et la chair, l'ombre et la lumière, le sentiment et la vie.

Jeunes gens, vous trouverez le titre de ce livre bien ambitieux:
HARMONIES ÉCONOMIQUES! Aurais-je eu la prétention de révéler le plan
de la Providence dans l'ordre social, et le mécanisme de toutes les
forces dont elle a pourvu l'humanité pour la réalisation du progrès?

Non certes; mais je voudrais vous mettre sur la voie de cette
vérité: _Tous les intérêts légitimes sont harmoniques_. C'est l'idée
dominante de cet écrit, et il est impossible d'en méconnaître
l'importance.

Il a pu être de mode, pendant un temps, de rire de ce qu'on
appelle le _problème social_; et, il faut le dire, quelques-unes
des solutions proposées ne justifiaient que trop cette hilarité
railleuse. Mais, quant au problème lui-même, il n'a certes rien de
risible; c'est l'ombre de Banquo au banquet de Macbeth, seulement ce
n'est pas une ombre muette, et, d'une voix formidable, elle crie à la
société épouvantée: Une solution ou la mort!

Or cette solution, vous le comprendrez aisément, doit être toute
différente selon que les intérêts sont naturellement harmoniques ou
antagoniques.

Dans le premier cas, il faut la demander à la Liberté; dans le
second, à la Contrainte. Dans l'un, il suffit de ne pas contrarier;
dans l'autre, il faut nécessairement contrarier.

Mais la Liberté n'a qu'une forme. Quand on est bien convaincu que
chacune des molécules qui composent un liquide porte en elle-même la
force d'où résulte le niveau général, on en conclut qu'il n'y a pas
de moyen plus simple et plus sûr pour obtenir ce niveau que de ne pas
s'en mêler. Tous ceux donc qui adopteront ce point de départ: _Les
intérêts sont harmoniques_, seront aussi d'accord sur la solution
pratique du problème social: s'abstenir de contrarier et de déplacer
les intérêts.

La Contrainte peut se manifester, au contraire, par des formes et
selon des vues en nombre infini. Les écoles qui partent de cette
donnée: _Les intérêts sont antagoniques_, n'ont donc encore rien
fait pour la solution du problème, si ce n'est qu'elles ont exclu la
Liberté. Il leur reste encore à chercher, parmi les formes infinies
de la Contrainte, quelle est la bonne, si tant est qu'une le soit.
Et puis, pour dernière difficulté, il leur restera à faire accepter
universellement par des hommes, par des agents libres, cette forme
préférée de la Contrainte.

Mais, dans cette hypothèse, si les intérêts humains sont poussés par
leur nature vers un choc fatal, si ce choc ne peut être évité que
par l'invention contingente d'un ordre social artificiel, le sort de
l'humanité est bien chanceux, et l'on se demande avec effroi:

1º Se rencontrera-t-il un homme qui trouve une forme satisfaisante de
la Contrainte?

2º Cet homme ramènera-t-il à son idée les écoles innombrables qui
auront conçu des formes différentes?

3º L'humanité se laissera-t-elle plier à cette forme, laquelle, selon
l'hypothèse, contrariera tous les intérêts individuels?

4º En admettant que l'humanité se laisse affubler de ce vêtement,
qu'arrivera-t-il, si un nouvel inventeur se présente avec un vêtement
plus perfectionné? Devra-t-elle persévérer dans une mauvaise
organisation, la sachant mauvaise; ou se résoudre à changer tous les
matins d'organisation, selon les caprices de la mode et la fécondité
des inventeurs?

5º Tous les inventeurs, dont le plan aura été rejeté, ne
s'uniront-ils pas contre le plan préféré, avec d'autant plus de
chances de troubler la société que ce plan, par sa nature et son but,
froisse tous les intérêts?

6º Et, en définitive, y a-t-il une force humaine capable de vaincre
un antagonisme qu'on suppose être l'essence même des forces humaines?

Je pourrais multiplier indéfiniment ces questions et proposer, par
exemple, cette difficulté:

Si l'intérêt individuel est opposé à l'intérêt général, où
placerez-vous le principe d'action de la Contrainte? où sera le
point d'appui? Sera-ce en dehors de l'humanité? Il le faudrait
pour échapper aux conséquences de votre loi. Car, si vous confiez
l'arbitraire à des hommes, prouvez donc que ces hommes sont pétris
d'un autre limon que nous; qu'ils ne seront pas mus aussi par le
fatal principe de l'intérêt, et que, placés dans une situation qui
exclut l'idée de tout frein, de toute résistance efficace, leur
esprit sera exempt d'erreurs, leurs mains de rapacité et leur coeur
de convoitise.

Ce qui sépare radicalement les diverses écoles socialistes (j'entends
ici celles qui cherchent dans une organisation artificielle la
solution du problème social) de l'École économiste, ce n'est
pas telle ou telle vue de détail, telle ou telle combinaison
gouvernementale; c'est le point de départ, c'est cette question
préliminaire et dominante: Les intérêts humains, laissés à eux-mêmes,
sont-ils harmoniques ou antagoniques?

Il est clair que les socialistes n'ont pu se mettre en quête d'une
organisation artificielle que parce qu'ils ont jugé l'organisation
naturelle mauvaise ou insuffisante; et ils n'ont jugé celle-ci
insuffisante et mauvaise que parce qu'ils ont cru voir dans les
intérêts un antagonisme radical, car sans cela ils n'auraient pas eu
recours à la Contrainte. Il n'est pas nécessaire de contraindre à
l'harmonie ce qui est harmonique de soi.

Aussi ils ont vu l'antagonisme partout:

Entre le propriétaire et le prolétaire,

Entre le capital et le travail,

Entre le peuple et la bourgeoisie,

Entre l'agriculture et la fabrique,

Entre le campagnard et le citadin,

Entre le regnicole et l'étranger,

Entre le producteur et le consommateur,

Entre la civilisation et l'organisation,

Et, pour tout dire en un mot:

Entre la Liberté et l'Harmonie.

Et ceci explique comment il se fait qu'encore qu'une sorte de
philanthropie sentimentaliste habite leur coeur, la haine découle de
leurs lèvres. Chacun d'eux réserve tout son amour pour la société
qu'il a rêvée; mais, quant à celle où il nous a été donné de vivre,
elle ne saurait s'écrouler trop tôt à leur gré, afin que sur ses
débris s'élève la Jérusalem nouvelle.

J'ai dit que l'_École économiste_, partant de la naturelle harmonie
des intérêts, concluait à la Liberté.

Cependant, je dois en convenir, si les économistes, en général,
concluent à la Liberté, il n'est malheureusement pas aussi vrai que
leurs principes établissent solidement le point de départ: l'harmonie
des intérêts.

Avant d'aller plus loin, et afin de vous prémunir contre les
inductions qu'on ne manquera pas de tirer de cet aveu, je dois dire
un mot de la situation respective du Socialisme et de l'Économie
politique.

Il serait insensé à moi de dire que le Socialisme n'a jamais
rencontré une vérité, que l'Économie politique n'est jamais tombée
dans une erreur.

Ce qui sépare profondément les deux écoles, c'est la différence des
méthodes. L'une, comme l'astrologie et l'alchimie, procède par
l'Imagination; l'autre, comme l'astronomie et la chimie, procède par
l'observation.

Deux astronomes, observant le même fait, peuvent ne pas arriver au
même résultat.

Malgré cette dissidence passagère, ils se sentent liés par le procédé
commun qui tôt ou tard la fera cesser. Ils se reconnaissent de la
même communion. Mais, entre l'astronome qui observe et l'astrologue
qui imagine, l'abîme est infranchissable, encore que, par hasard, ils
se puissent quelquefois rencontrer.

Il en est ainsi de l'Économie politique et du Socialisme.

Les Économistes observent l'homme, les lois de son organisation et
les rapports sociaux qui résultent de ces lois. Les Socialistes
imaginent une société de fantaisie et ensuite un coeur humain assorti
à cette société.

Or, si la science ne se trompe pas, les savants se trompent. Je
ne nie donc pas que les Économistes ne puissent faire de fausses
observations, et j'ajoute même qu'ils ont nécessairement dû commencer
par là.

Mais voici ce qui arrive. Si les intérêts sont harmoniques, il
s'ensuit que toute observation mal faite conduit logiquement à
l'antagonisme. Quelle est donc la tactique des Socialistes? C'est de
ramasser dans les écrits des Économistes quelques observations mal
faites, d'en exprimer toutes les conséquences et de montrer qu'elles
sont désastreuses. Jusque-là ils sont dans leur droit. Ensuite
ils s'élèvent contre l'observateur qui s'appellera, je suppose,
Malthus ou Ricardo. Ils sont dans leur droit encore. Mais ils ne
s'en tiennent pas là. Ils se tournent contre la science, l'accusant
d'être impitoyable et de vouloir le mal. En ceci ils heurtent la
raison et la justice; car la science n'est pas responsable d'une
observation mal faite. Enfin, ils vont bien plus loin encore. Ils
s'en prennent à la société elle-même, ils menacent de la détruire
pour la refaire,--et pourquoi? Parce que, disent-ils, il est prouvé
par la science que la société actuelle est poussée vers un abîme. En
cela ils choquent le bon sens: car, ou la science ne se trompe pas;
et alors pourquoi l'attaquent-ils? ou elle se trompe; et, en ce cas,
qu'ils laissent la société en repos, puisqu'elle n'est pas menacée.

Mais cette tactique, tout illogique qu'elle est, n'en est pas moins
funeste à la science économique, surtout si ceux qui la cultivent
avaient la malheureuse pensée, par une bienveillance très-naturelle,
de se rendre solidaires les uns des autres et de leurs devanciers.
La science est une reine dont les allures doivent être franches et
libres. L'atmosphère de la coterie la tue.

Je l'ai déjà dit: il n'est pas possible, en économie politique,
que l'antagonisme ne soit au bout de toute proposition erronée.
D'un autre côté, il n'est pas possible que les nombreux écrits
des économistes, même les plus éminents, ne renferment quelque
proposition fausse.--C'est à nous à les signaler et à les rectifier
dans l'intérêt de la science et de la société. Nous obstiner à les
soutenir, pour l'honneur du corps, ce serait non-seulement nous
exposer, ce qui est peu de chose, mais exposer la vérité même, ce qui
est plus grave, aux coups du socialisme.

Je reprends donc et je dis: La conclusion des économistes est la
liberté. Mais, pour que cette conclusion obtienne l'assentiment des
intelligences et attire à elle les coeurs, il faut qu'elle soit
solidement fondée sur cette prémisse: Les intérêts, abandonnés à
eux-mêmes, tendent à des combinaisons harmoniques, à la prépondérance
progressive du bien général.

Or plusieurs d'entre eux, parmi ceux qui font autorité, ont émis
des propositions qui, de conséquence en conséquence, conduisent
logiquement au _mal absolu_, à l'injustice nécessaire,--à l'inégalité
fatale et progressive,--au paupérisme inévitable, etc.

Ainsi il en est bien peu, à ma connaissance, qui n'aient attribué de
la _valeur_ aux agents naturels, aux dons que Dieu avait prodigués
_gratuitement_ à sa créature. Le mot _valeur_ implique que ce qui
en est pourvu, nous ne le cédons que moyennant rémunération. Voilà
donc des hommes, et en particulier les propriétaires du sol, vendant
contre du travail effectif les bienfaits de Dieu, et recevant une
récompense pour des utilités auxquelles leur travail est resté
étranger.--Injustice évidente, mais nécessaire, disent ces écrivains.

Vient ensuite la célèbre théorie de Ricardo. Elle se résume ainsi:
Le prix des subsistances s'établit sur le travail que demande pour
les produire le plus pauvre des sols cultivés. Or l'accroissement de
la population oblige de recourir à des sols de plus en plus ingrats.
Donc l'humanité tout entière (moins les propriétaires) est forcée
de donner une somme de travail toujours croissante contre une égale
quantité de subsistances; ou, ce qui revient au même, de recevoir une
quantité toujours décroissante de subsistances contre une somme égale
de travail; tandis que les possesseurs du soi voient grossir leurs
rentes chaque fois qu'on attaque une terre de qualité inférieure.
Conclusion:--Opulence progressive des hommes de loisir; misère
progressive des hommes de travail,--soit: Inégalité fatale.

Apparaît enfin la théorie plus célèbre encore de Malthus. La
population tend à s'accroître plus rapidement que les subsistances,
et cela, à chaque moment donné de la vie de l'humanité. Or les hommes
ne peuvent être heureux et vivre en paix, s'ils n'ont pas de quoi se
nourrir. Il n'y a que deux obstacles à cet excédant toujours menaçant
de population: la diminution des naissances, ou l'accroissement de
la mortalité, dans toutes les horribles formes qui l'accompagnent
et la réalisent. La contrainte morale, pour être efficace, devrait
être universelle, et nul n'y compte. Il ne reste donc que l'obstacle
répressif, le vice, la misère, la guerre, la peste, la famine et la
mortalité, soit: Paupérisme inévitable.

Je ne mentionnerai pas d'autres systèmes d'une portée moins générale
et qui aboutissent aussi à une désespérante impasse. Par exemple,
M. de Tocqueville et beaucoup d'autres comme lui disent: Si l'on
admet le droit de primogéniture, on arrive à l'aristocratie la plus
concentrée; si l'on ne l'admet pas, on arrive à la pulvérisation et à
l'improductivité du territoire.

Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que ces quatre désolants
systèmes ne se heurtent nullement. S'ils se heurtaient, nous
pourrions nous consoler en pensant qu'ils sont tous faux, puisqu'ils
se détruisent l'un par l'autre. Mais non, ils concordent, ils font
partie d'une même théorie générale, laquelle, appuyée de faits
nombreux et spécieux, paraissant expliquer l'état convulsif de la
société moderne et forte de l'assentiment de plusieurs maîtres de
la science, se présente à l'esprit découragé et confondu, avec une
autorité effrayante.

Il reste à comprendre comment les révélateurs de cette triste théorie
ont pu poser comme principe l'_harmonie des intérêts_, et comme
conclusion la Liberté.

Car certes, si l'humanité est fatalement poussée par les lois
de la Valeur vers l'Injustice,--par les lois de la Rente vers
l'Inégalité,--par les lois de la Population vers la Misère,--et par
les lois de l'Hérédité vers la Stérilisation,--il ne faut pas dire
que Dieu a fait du monde social, comme du monde matériel, une oeuvre
harmonique; il faut avouer, en courbant la tête, qu'il s'est plu à le
fonder sur une dissonnance révoltante et irrémédiable.

Il ne faut pas croire, jeunes gens, que les socialistes aient réfuté
et rejeté ce que j'appellerai, pour ne blesser personne, la théorie
des dissonnances. Non, quoi qu'ils en disent, ils l'ont tenue pour
vraie; et c'est justement parce qu'ils la tiennent pour vraie qu'ils
proposent de substituer la Contrainte à la Liberté, l'organisation
artificielle à l'organisation naturelle, l'oeuvre de leur invention
à l'oeuvre de Dieu. Ils disent à leurs adversaires (et en cela je
ne sais s'ils ne sont pas plus conséquents qu'eux): Si, comme vous
l'aviez annoncé, les intérêts humains laissés à eux-mêmes tendaient
à se combiner harmonieusement, nous n'aurions rien de mieux à faire
qu'à accueillir et glorifier, comme vous, la Liberté. Mais vous
avez démontré d'une manière invincible que les intérêts, si on les
laisse se développer librement, poussent l'humanité vers l'injustice,
l'inégalité, le paupérisme et la stérilité. Eh bien! nous réagissons
contre votre théorie précisément parce qu'elle est vraie; nous
voulons briser la société actuelle précisément parce qu'elle obéit
aux lois fatales que vous avez décrites; nous voulons essayer de
notre puissance, puisque la puissance de Dieu a échoué.

Ainsi on s'accorde sur le point de départ, on ne se sépare que sur
la conclusion.

Les Économistes auxquels j'ai fait allusion disent: _Les grandes lois
providentielles précipitent la société vers le mal_; mais il faut
se garder de troubler leur action, parce qu'elle est heureusement
contrariée par d'autres lois secondaires qui retardent la catastrophe
finale, et toute intervention arbitraire ne ferait qu'affaiblir la
digue sans arrêter l'élévation fatale du flot.

Les Socialistes disent: _Les grandes lois providentielles précipitent
la société vers le mal_; il faut les abolir et en choisir d'autres
dans notre inépuisable arsenal.

Les catholiques disent: _Les grandes lois providentielles précipitent
la société vers le mal_; il faut leur échapper en renonçant aux
intérêts humains, en se réfugiant dans l'abnégation, le sacrifice,
l'ascétisme et la résignation.

Et au milieu de ce tumulte, de ces cris d'angoisse et de détresse, de
ces appels à la subversion ou au désespoir résigné, j'essaye de faire
entendre cette parole devant laquelle, si elle est justifiée, toute
dissidence doit s'effacer: _Il n'est pas vrai que les grandes lois
providentielles précipitent la société vers le mal_.

Ainsi toutes les écoles se divisent et combattent à propos des
conclusions qu'il faut tirer de leur commune prémisse. Je nie la
prémisse. N'est-ce pas le moyen de faire cesser la division et le
combat?

L'idée dominante de cet écrit, l'harmonie des intérêts, est _simple_.
La simplicité n'est-elle pas la pierre de touche de la vérité? Les
lois de la lumière, du son, du mouvement nous semblent d'autant plus
vraies qu'elles sont plus simples; pourquoi n'en serait-il pas de
même de la loi des intérêts?

Elle est _conciliante_. Quoi de plus conciliant que ce qui montre
l'accord des industries, des classes, des nations et même des
doctrines?

Elle est _consolante_, puisqu'elle signale ce qu'il y a de faux dans
les systèmes qui ont pour conclusion le mal progressif.

Elle est _religieuse_, car elle nous dit que ce n'est pas seulement
la mécanique céleste, mais aussi la mécanique sociale qui révèle la
sagesse de Dieu et raconte sa gloire.

Elle est _pratique_, et l'on ne peut certes rien concevoir de plus
aisément pratique que ceci: Laissons les hommes travailler, échanger,
apprendre, s'associer, agir et réagir les uns sur les autres, puisque
aussi bien, d'après les décrets providentiels, il ne peut jaillir de
leur spontanéité intelligente qu'ordre, harmonie, progrès, le bien,
le mieux, le mieux encore, le mieux à l'infini.

--Voilà bien, direz-vous, l'optimisme des économistes! Ils sont
tellement esclaves de leurs propres systèmes, qu'ils ferment les
yeux aux faits de peur de les voir. En face de toutes les misères,
de toutes les injustices, de toutes les oppressions qui désolent
l'humanité, ils nient imperturbablement le mal. L'odeur de la poudre
des insurrections n'atteint pas leurs sens blasés; les pavés des
barricades n'ont pas pour eux de langage; et la société s'écroulera
qu'ils répéteront encore: «Tout est pour le mieux dans le meilleur
des mondes.»

Non certes, nous ne pensons pas que tout soit pour le mieux.

J'ai une foi entière dans la sagesse des lois providentielles, et,
par ce motif, j'ai foi dans la Liberté.

La question est de savoir si nous avons la Liberté.

La question est de savoir, si ces lois agissent dans leur plénitude,
si leur action n'est pas profondément troublée par l'action opposée
des institutions humaines.

Nier le Mal! nier la douleur! qui le pourrait? Il faudrait oublier
qu'on parle de l'homme. Il faudrait oublier qu'on est homme soi-même.
Pour que les lois providentielles soient tenues pour _harmoniques_,
il n'est pas nécessaire qu'elles excluent le mal. Il suffit qu'il ait
son explication et sa mission, qu'il se serve de limite à lui-même,
qu'il se détruise par sa propre action, et que chaque douleur
prévienne une douleur plus grande en réprimant sa propre cause.

La société a pour élément l'homme qui est une force _libre_. Puisque
l'homme est libre, il peut choisir; puisqu'il peut choisir, il peut
se tromper; puisqu'il peut se tromper, il peut souffrir.

Je dis plus: il doit se tromper et souffrir; car son point de départ
est l'ignorance, et devant l'ignorance s'ouvrent des routes infinies
et inconnues, qui toutes, hors une, mènent à l'erreur.

Or toute Erreur engendre souffrance. Ou la souffrance retombe sur
celui qui s'est égaré, et alors elle met en oeuvre la Responsabilité.
Ou elle va frapper des êtres innocents de la faute et, en ce cas,
elle fait vibrer le merveilleux appareil réactif de la Solidarité.

L'action de ces lois, combinée avec le don qui nous a été fait de
lier les effets aux causes, doit nous ramener, par la douleur même,
dans la voie du bien et de la vérité.

Ainsi non-seulement nous ne nions pas le Mal, mais nous lui
reconnaissons une mission, dans l'ordre social comme dans l'ordre
matériel.

Mais, pour qu'il la remplisse cette mission, il ne faut pas
étendre artificiellement la Solidarité de manière à détruire la
Responsabilité; en d'autres termes, il faut respecter la Liberté.

Que si les institutions humaines viennent contrarier en cela les
lois divines, le Mal n'en suit pas moins l'erreur, seulement il se
déplace. Il frappe qui il ne devait pas frapper; il n'avertit plus,
il n'est plus un enseignement; il ne tend plus à se limiter et à se
détruire par sa propre action; il persiste, il s'aggrave, comme il
arriverait dans l'ordre physiologique, si les imprudences et les
excès commis par les hommes d'un hémisphère ne faisaient ressentir
leurs tristes effets que sur les hommes de l'hémisphère opposé.

Or c'est précisément là la tendance non-seulement de la plupart de
nos institutions gouvernementales, mais encore et surtout de celles
qu'on cherche à faire prévaloir comme remèdes aux maux qui nous
affligent. Sous le philanthropique prétexte de développer entre les
hommes une Solidarité factice, on rend la Responsabilité de plus en
plus inerte et inefficace. On altère, par une intervention abusive
de la force publique, le rapport du travail à sa récompense, on
trouble les lois de l'industrie et de l'échange, on violente le
développement naturel de l'instruction, on dévoie les capitaux et
les bras, on fausse les idées, on enflamme les prétentions absurdes,
on fait briller aux yeux des espérances chimériques, on occasionne
une déperdition inouïe de forces humaines, on déplace les centres
de population, on frappe d'inefficacité l'expérience même, bref on
donne à tous les intérêts des bases factices, on les met aux prises,
et puis on s'écrie: Voyez, les intérêts sont antagoniques. C'est la
Liberté qui fait tout le mal. Maudissons et étouffons la Liberté.

Et cependant, comme ce mot sacré a encore la puissance de faire
palpiter les coeurs, on dépouille la Liberté de son prestige en lui
arrachant son nom; et c'est sous le nom de _concurrence_ que la
triste victime est conduite à l'autel, aux applaudissements de la
foule tendant ses bras aux liens de la servitude.

Il ne suffisait donc pas d'exposer, dans leur majestueuse harmonie,
les lois naturelles de l'ordre social, il fallait encore montrer les
causes perturbatrices qui en paralysent l'action. C'est ce que j'ai
essayé de faire dans la seconde partie de ce livre.

Je me suis efforcé d'éviter la controverse. C'était perdre, sans
doute, l'occasion de donner aux principes que je voulais faire
prévaloir cette stabilité qui résulte d'une discussion approfondie.
Mais l'attention attirée sur les digressions n'aurait-elle pas été
détournée de l'ensemble? Si je montre l'édifice tel qu'il est,
qu'importe comment d'autres l'ont vu, alors même qu'ils m'auraient
appris à le voir?

Et maintenant je fais appel, avec confiance, aux hommes de toutes les
écoles qui mettent la justice, le bien général et la vérité au-dessus
de leurs systèmes.

Économistes, comme vous, je conclus à la LIBERTÉ; et si j'ébranle
quelques-unes de ces prémisses qui attristent vos coeurs généreux,
peut-être y verrez-vous un motif de plus pour aimer et servir notre
sainte cause.

Socialistes, vous avez foi dans l'ASSOCIATION. Je vous adjure de
dire, après avoir lu cet écrit, si la société actuelle, moins ses
abus et ses entraves, c'est-à-dire sous la condition de la Liberté,
n'est pas la plus belle, la plus complète, la plus durable, la plus
universelle, la plus équitable de toutes les Associations.

Égalitaires, vous n'admettez qu'un principe, la MUTUALITÉ DES
SERVICES. Que les transactions humaines soient libres, et je dis
qu'elles ne sont et ne peuvent être autre chose qu'un échange
réciproque de _services_ toujours décroissants en _valeur_, toujours
croissants en _utilité_.

Communistes, vous voulez que les hommes, devenus frères, jouissent
en commun des biens que la Providence leur a prodigués. Je prétends
démontrer que la société actuelle n'a qu'à conquérir la Liberté pour
réaliser et dépasser vos voeux et vos espérances: car tout y est
commun à tous, à la seule condition que chacun se donne la peine de
recueillir les dons de Dieu, ce qui est bien naturel; ou restitue
librement cette peine à ceux qui la prennent pour lui, ce qui est
bien juste.

Chrétiens de toutes les communions, à moins que vous ne soyez les
seuls qui mettiez en doute la sagesse divine, manifestée dans la
plus magnifique de celle de ses oeuvres qu'il nous soit donné de
connaître, vous ne trouverez pas une expression dans cet écrit qui
heurte votre morale la plus sévère ou vos dogmes les plus mystérieux.

Propriétaires, quelle que soit l'étendue de vos possessions, si je
prouve que le droit qui vous est aujourd'hui contesté se borne, comme
celui du plus simple manoeuvre, à recevoir des services contre des
services réels par vous ou vos pères positivement rendus, ce droit
reposera désormais sur une base inébranlable.

Prolétaires, je me fais fort de démontrer que vous obtenez les
fruits du champ que vous ne possédez pas, avec moins d'efforts et
de peine que si vous étiez obligés de les faire croître par votre
travail direct; que si on vous donnait ce champ à son état primitif
et tel qu'il était avant d'avoir été préparé, par le travail, à la
production.

Capitalistes et ouvriers, je me crois en mesure d'établir cette loi:
«À mesure que les capitaux s'accumulent, le prélèvement _absolu_ du
capital dans le résultat total de la production augmente, et son
prélèvement _proportionnel_ diminue; le travail voit augmenter sa
part _relative_ et à plus forte raison sa part _absolue_. L'effet
inverse se produit quand les capitaux se dissipent[1].»--Si cette loi
est établie, il en résulte clairement l'harmonie des intérêts entre
les travailleurs et ceux qui les emploient.

[Note 1: Je rendrai cette loi sensible par des chiffres. Soient
trois époques pendant lesquelles le capital s'est accru, le travail
restant le même. Soit la production totale aux trois époques, comme:
80--100--120. Le partage se fera ainsi:

                      Part du capital.  Part du travail.  Total.

  Première époque:          45                 35            80
  Deuxième époque:          50                 50           100
  Troisième époque:         55                 65           120

Bien entendu, ces proportions n'ont d'autre but que d'élucider la
pensée.]

Disciples de Malthus, philanthropes sincères et calomniés, dont
le seul tort est de prémunir l'humanité contre une loi fatale,
la croyant fatale, j'aurai à vous soumettre une autre loi plus
consolante: «Toutes choses égales d'ailleurs, la densité croissante
de population équivaut à une facilité croissante de production.»--Et
s'il en est ainsi, certes, ce ne sera pas vous qui vous affligerez de
voir tomber du front de notre science chérie sa couronne d'épines.

Hommes de spoliation, vous qui, de force ou de ruse, au mépris des
lois ou par l'intermédiaire des lois, vous engraissez de la substance
des peuples; vous qui vivez des erreurs que vous répandez, de
l'ignorance que vous entretenez, des guerres que vous allumez, des
entraves que vous imposez aux transactions; vous qui taxez le travail
après l'avoir stérilisé, et lui faites perdre plus de gerbes que
vous ne lui arrachez d'épis; vous qui vous faites payer pour créer
des obstacles, afin d'avoir ensuite l'occasion de vous faire payer
pour en lever une partie; manifestations vivantes de l'égoïsme dans
son mauvais sens, excroissances parasites de la fausse politique,
préparez l'encre corrosive de votre critique: à vous seuls je ne puis
faire appel, car ce livre a pour but de vous sacrifier, ou plutôt de
sacrifier vos prétentions injustes. On a beau aimer la conciliation,
il est deux principes qu'on ne saurait concilier: la Liberté et la
Contrainte.

Si les lois providentielles sont harmoniques, c'est quand elles
agissent librement, sans quoi elles ne seraient pas harmoniques par
elles-mêmes. Lors donc que nous remarquons un défaut d'harmonie
dans le monde, il ne peut correspondre qu'à un défaut de liberté, à
une justice absente. Oppresseurs, spoliateurs, contempteurs de la
justice, vous ne pouvez donc entrer dans l'harmonie universelle,
puisque c'est vous qui la troublez.

Est-ce à dire que ce livre pourra avoir pour effet d'affaiblir le
pouvoir, d'ébranler sa stabilité, de diminuer son autorité? J'ai en
vue le but directement contraire. Mais entendons-nous.

La science politique consiste à discerner ce qui doit être ou ce qui
ne doit pas être dans les attributions de l'État; et, pour faire ce
grand départ, il ne faut pas perdre de vue que l'État agit toujours
par l'intermédiaire de la Force. Il impose tout à la fois et les
services qu'il rend et les services qu'il se fait payer en retour
sous le nom de contributions.

La question revient donc à ceci: Quelles sont les choses que les
hommes ont le droit de s'imposer les uns aux autres _par la force_?
Or je n'en sais qu'une dans ce cas, c'est la _justice_. Je n'ai pas
le droit de _forcer_ qui que ce soit à être religieux, charitable,
instruit, laborieux; mais j'ai le droit de le _forcer_ à être
_juste_; c'est le cas de légitime défense.

Or il ne peut exister, dans la collection des individus, aucun droit
qui ne préexiste dans les individus eux-mêmes. Si donc l'emploi de
la force individuelle n'est justifié que par la légitime défense,
il suffit de reconnaître que l'action gouvernementale se manifeste
toujours par la Force pour en conclure qu'elle est essentiellement
bornée à faire régner l'ordre, la sécurité, la justice.

Toute action gouvernementale en dehors de cette limite est une
usurpation de la conscience, de l'intelligence, du travail, en un mot
de la Liberté humaine.

Cela posé, nous devons nous appliquer sans relâche et sans pitié à
dégager des empiétements du pouvoir le domaine entier de l'activité
privée; c'est à cette condition seulement que nous aurons conquis la
liberté ou le libre jeu des lois harmoniques, que Dieu a préparées
pour le développement et le progrès de l'humanité.

Le Pouvoir sera-t-il pour cela affaibli? Perdra-t-il de sa stabilité,
parce qu'il aura perdu de son étendue? Aura-t-il moins d'autorité,
parce qu'il aura moins d'attributions? S'attirera-t-il moins de
respect, parce qu'il s'attirera moins de plaintes? Sera-t-il
davantage le jouet des factions, quand on aura diminué ces budgets
énormes et cette influence si convoitée, qui sont l'appât des
factions? Courra-t-il plus de dangers, quand il aura moins de
responsabilité?

Il me semble évident, au contraire, que renfermer la force publique
dans sa mission unique, mais essentielle, incontestée, bienfaisante,
désirée, acceptée de tous, c'est lui concilier le respect et le
concours universel. Je ne vois plus alors d'où pourraient venir
les oppositions systématiques, les luttes parlementaires, les
insurrections des rues, les révolutions, les péripéties, les
factions, les illusions, les prétentions de tous à gouverner
sous toutes les formes, les systèmes aussi dangereux qu'absurdes
qui enseignent au peuple à tout attendre du gouvernement, cette
diplomatie compromettante, ces guerres toujours en perspective ou
ces paix armées presque aussi funestes, ces taxes écrasantes et
impossibles à répartir équitablement, cette immixtion absorbante
et si peu naturelle de la politique en toutes choses, ces grands
déplacements factices de capital et de travail, source de frottements
inutiles, de fluctuations, de crises et de dommages. Toutes ces
causes et mille autres de troubles, d'irritation, de désaffection,
de convoitise et de désordre n'auraient plus de raison d'être; et
les dépositaires du pouvoir, au lieu de la troubler, concourraient
à l'universelle harmonie. Harmonie qui n'exclut pas le mal, mais
ne lui laisse que la place de plus en plus restreinte que lui font
l'ignorance et la perversité de notre faible nature, que sa mission
est de prévenir ou de châtier.

Jeunes gens, dans ce temps où un douloureux Scepticisme semble être
l'effet et le châtiment de l'anarchie des idées, je m'estimerais
heureux si la lecture de ce livre faisait arriver sur vos lèvres,
dans l'ordre des idées qu'il agite, ce mot si consolant, ce mot d'une
saveur si parfumée, ce mot qui n'est pas seulement un refuge, mais
une force, puisqu'on a pu dire de lui qu'il remue les montagnes, ce
mot qui ouvre le symbole des chrétiens: Je crois.--«Je crois, non
d'une foi soumise et aveugle, car il ne s'agit pas du mystérieux
domaine de la révélation; mais d'une foi scientifique et raisonnée,
comme il convient à propos des choses laissées aux investigations
de l'homme.--Je crois que celui qui a arrangé le monde matériel n'a
pas voulu rester étranger aux arrangements du monde social.--Je
crois qu'il a su combiner et faire mouvoir harmonieusement des
agents libres aussi bien que des molécules inertes.--Je crois que sa
providence éclate au moins autant, si ce n'est plus, dans les lois
auxquelles il a soumis les intérêts et les volontés que dans celles
qu'il a imposées aux pesanteurs et aux vitesses.--Je crois que tout
dans la société est cause de perfectionnement et de progrès, même ce
qui la blesse.--Je crois que le Mal aboutit au Bien et le provoque,
tandis que le Bien ne peut aboutir au Mal, d'où il suit que le Bien
doit finir par dominer.--Je crois que l'invincible tendance sociale
est une approximation constante des hommes vers un commun niveau
physique, intellectuel et moral, en même temps qu'une élévation
progressive et indéfinie de ce niveau.--Je crois qu'il suffit au
développement graduel et paisible de l'humanité que ses tendances ne
soient pas troublées et qu'elles reconquièrent la liberté de leurs
mouvements.--Je crois ces choses, non parce que je les désire et
qu'elles satisfont mon coeur, mais parce que mon intelligence leur
donne un assentiment réfléchi.»

Ah! si jamais vous prononcez cette parole: JE CROIS, vous serez
ardents à la propager, et le problème social sera bientôt résolu,
car il est, quoi qu'on en dise, facile à résoudre.--Les intérêts
sont harmoniques,--donc la solution est tout entière dans ce mot:
LIBERTÉ.




HARMONIES ÉCONOMIQUES




I

ORGANISATION NATURELLE

ORGANISATION ARTIFICIELLE[2].

[Note 2: Ce chapitre fut publié pour la première fois dans le
_Journal des Économistes_, numéro de janvier 1848.

                                               (_Note de l'Éditeur._)]


Est-il bien certain que le mécanisme social, comme le mécanisme
céleste, comme le mécanisme du corps humain, obéisse à des
lois générales? Est-il bien certain que ce soit un ensemble
harmonieusement _organisé_? Ce qui s'y fait remarquer surtout,
n'est-ce pas l'absence de toute _organisation_? N'est-ce pas
précisément une _organisation_ que recherchent aujourd'hui tous les
hommes de coeur et d'avenir, tous les publicistes avancés, tous les
pionniers de la pensée? Ne sommes-nous pas une pure juxtaposition
d'individus agissant en dehors de tout concert, livrés aux mouvements
d'une liberté anarchique? Nos masses innombrables, après avoir
recouvré péniblement et l'une après l'autre toutes les libertés,
n'attendent-elles pas qu'un grand génie les coordonne dans un
ensemble harmonieux? Après avoir détruit, ne faut-il pas fonder?

Si ces questions n'avaient d'autre portée que celle-ci: La société
peut-elle se passer de lois écrites, de règles, de mesures
répressives? Chaque homme peut-il faire un usage illimité de ses
facultés, alors même qu'il porterait atteinte aux libertés d'autrui,
ou qu'il infligerait un dommage à la communauté tout entière? En un
mot, faut-il voir dans cette maxime: _Laissez faire, laissez passer_,
la formule absolue de l'économie politique? Si, dis-je, c'était là
la question, la solution ne pourrait être douteuse pour personne.
Les économistes ne disent pas qu'un homme peut tuer, saccager,
incendier, que la société n'a qu'à le _laisser faire_; ils disent
que la résistance sociale à de tels actes se manifesterait de fait,
même en l'absence de tout code; que, par conséquent, cette résistance
est une loi générale de l'humanité; ils disent que les lois
civiles ou pénales doivent régulariser et non contrarier l'action
de ces lois générales _qu'elles supposent_. Il y a loin d'une
organisation sociale fondée sur les lois générales de l'humanité à
une organisation artificielle, imaginée, inventée, qui ne tient aucun
compte de ces lois, les nie ou les dédaigne, telle enfin que semblent
vouloir l'imposer plusieurs écoles modernes.

Car, s'il y a des lois générales qui agissent indépendamment des
lois écrites et dont celles-ci ne doivent que régulariser l'action,
il faut étudier ces _lois générales_; elles peuvent être l'objet
d'une science, et l'économie politique existe. Si, au contraire, la
société est une invention humaine, si les hommes ne sont que de la
matière inerte, auxquels un grand génie, comme dit Rousseau, doit
donner le sentiment et la volonté, le mouvement et la vie, alors
il n'y a pas d'économie politique; il n'y a qu'un nombre indéfini
d'arrangements possibles et contingents, et le sort des nations
dépend du _fondateur_ auquel le hasard aura confié leurs destinées.

Pour prouver que la société est soumise à des lois générales, je ne
me livrerai pas à de longues dissertations. Je me bornerai à signaler
quelques faits qui, pour être un peu vulgaires, n'en sont pas moins
importants.

Rousseau a dit: «Il faut beaucoup de philosophie pour observer les
faits qui sont trop près de nous.»

Tels sont les phénomènes sociaux au milieu desquels nous vivons et
nous nous mouvons. L'habitude nous a tellement familiarisés avec ces
phénomènes, que nous n'y faisons plus attention, pour ainsi dire, à
moins qu'ils n'aient quelque chose de brusque et d'anormal qui les
impose à notre observation.

Prenons un homme appartenant à une classe modeste de la société, un
menuisier de village, par exemple, et observons tous les services
qu'il rend à la société et tous ceux qu'il en reçoit; nous ne
tarderons pas à être frappés de l'énorme disproportion apparente.

Cet homme passe sa journée à raboter des planches, à fabriquer des
tables et des armoires, il se plaint de sa condition, et cependant
que reçoit-il en réalité de cette société en échange de son travail?

D'abord, tous les jours, en se levant il s'habille, et il n'a
personnellement fait aucune des nombreuses pièces de son vêtement.
Or, pour que ces vêtements, tout simples qu'ils sont, soient à sa
disposition, il faut qu'une énorme quantité de travail, d'industrie,
de transports, d'inventions ingénieuses, ait été accomplie. Il faut
que des Américains aient produit du coton, des Indiens de l'indigo,
des Français de la laine et du lin, des Brésiliens du cuir; que tous
ces matériaux aient été transportés en des villes diverses, qu'ils y
aient été ouvrés, filés, tissés, teints, etc.

Ensuite il déjeune. Pour que le pain qu'il mange lui arrive tous
les matins, il faut que des terres aient été défrichées, closes,
labourées, fumées, ensemencées; il faut que les récoltes aient été
préservées avec soin du pillage; il faut qu'une certaine sécurité
ait régné au milieu d'une innombrable multitude; il faut que le
froment ait été récolté, broyé, pétri et préparé; il faut que le fer,
l'acier, le bois, la pierre aient été convertis par le travail en
instruments de travail; que certains hommes se soient emparés de la
force des animaux, d'autres du poids d'une chute d'eau, etc.; toutes
choses dont chacune, prise isolément, suppose une masse incalculable
de travail mise en jeu, non-seulement dans l'espace, mais dans le
temps.

Cet homme ne passera pas sa journée sans employer un peu de sucre, un
peu d'huile, sans se servir de quelques ustensiles.

Il enverra son fils à l'école, pour y recevoir une instruction qui,
quoique bornée, n'en suppose pas moins des recherches, des études
antérieures, des connaissances dont l'imagination est effrayée.

Il sort: il trouve une rue pavée et éclairée.

On lui conteste une propriété: il trouvera des avocats pour défendre
ses droits, des juges pour l'y maintenir, des officiers de justice
pour faire exécuter la sentence; toutes choses qui supposent encore
des connaissances acquises, par conséquent des lumières et des moyens
d'existence.

Il va à l'église: elle est un monument prodigieux, et le livre
qu'il y porte est un monument peut-être plus prodigieux encore
de l'intelligence humaine. On lui enseigne la morale, on éclaire
son esprit, on élève son âme; et, pour que tout cela se fasse, il
faut qu'un autre homme ait pu fréquenter les bibliothèques, les
séminaires, puiser à toutes les sources de la tradition humaine,
qu'il ait pu vivre sans s'occuper directement des besoins de son
corps.

Si notre artisan entreprend un voyage, il trouve que, pour lui
épargner du temps et diminuer sa peine, d'autres hommes ont aplani,
nivelé le sol, comblé des vallées, abaissé des montagnes, joint les
rives des fleuves, amoindri tous les frottements, placé des véhicules
à roues sur des blocs de grès ou des bandes de fer, dompté les
chevaux ou la vapeur, etc.

Il est impossible de ne pas être frappé de la disproportion,
véritablement incommensurable, qui existe entre les satisfactions que
cet homme puise dans la société et celles qu'il pourrait se donner,
s'il était réduit à ses propres forces. J'ose dire que, dans une
seule journée, il consomme des choses qu'il ne pourrait produire
lui-même en dix siècles.

Ce qui rend le phénomène plus étrange encore, c'est que tous les
autres hommes sont dans le même cas que lui. Chacun de ceux qui
composent la société a absorbé des millions de fois plus qu'il
n'aurait pu produire; et cependant ils ne se sont rien dérobé
mutuellement. Et si l'on regarde les choses de près, on s'aperçoit
que ce menuisier a payé en services tous les services qui lui ont été
rendus. S'il tenait ses comptes avec une rigoureuse exactitude, on se
convaincrait qu'il n'a rien reçu sans le payer au moyen de sa modeste
industrie; que quiconque a été employé à son service, dans le temps
ou dans l'espace, a reçu ou recevra sa rémunération.

Il faut donc que le mécanisme social soit bien ingénieux, bien
puissant, puisqu'il conduit à ce singulier résultat, que chaque
homme, même celui que le sort a placé dans la condition la plus
humble, a plus de satisfactions en un jour qu'il n'en pourrait
produire en plusieurs siècles.

Ce n'est pas tout, et ce mécanisme social paraîtra bien plus
ingénieux encore, si le lecteur veut bien tourner ses regards sur
lui-même.

Je le suppose simple étudiant. Que fait-il à Paris? Comment y
vit-il? On ne peut nier que la société ne mette à sa disposition des
aliments, des vêtements, un logement, des diversions, des livres,
des moyens d'instruction, une multitude de choses enfin, dont
la production, seulement pour être expliquée, exigerait un temps
considérable, à plus forte raison pour être exécutée. Et, en retour
de toutes ces choses, qui ont demandé tant de travail, de sueurs,
de fatigues, d'efforts physiques ou intellectuels, de transports,
d'inventions, de transactions, quels services cet étudiant rend-il à
la société? Aucun; seulement il se prépare à lui en rendre. Comment
donc ces millions d'hommes qui se sont livrés à un travail positif,
effectif et productif, lui en ont-ils abandonné les fruits? Voici
l'explication: c'est que le père de cet étudiant, qui était avocat,
médecin ou négociant, avait rendu autrefois des services,--peut-être
à la société chinoise,--et en avait retiré, non des services
immédiats, mais des _droits_ à des services qu'il pourrait réclamer
dans le temps, dans le lieu et sous la forme qu'il lui conviendrait.
C'est de ces services lointains et passés que la société s'acquitte
aujourd'hui; et, chose étonnante! si l'on suivait par la pensée la
marche des transactions infinies qui ont dû avoir lieu pour atteindre
le résultat, on verrait que chacun a été payé de sa peine; que ces
droits ont passé de main en main, tantôt se fractionnant, tantôt se
groupant jusqu'à ce que, par la consommation de cet étudiant, tout
ait été balancé. N'est-ce pas là un phénomène bien étrange?

On fermerait les yeux à la lumière, si l'on refusait de reconnaître
que la société ne peut présenter des combinaisons si compliquées,
dans lesquelles les lois civiles et pénales prennent si peu de part,
sans obéir à un mécanisme prodigieusement ingénieux. Ce mécanisme est
l'objet qu'étudie l'_Économie politique_.

Une chose encore digne de remarque, c'est que dans ce nombre,
vraiment incalculable, de transactions qui ont abouti à faire vivre
pendant un jour un étudiant, il n'y en a peut-être pas la millionième
partie qui se soit faite directement. Les choses dont il a joui
aujourd'hui, et qui sont innombrables, sont l'oeuvre d'hommes dont
un grand nombre ont disparu depuis longtemps de la surface de la
terre. Et pourtant ils ont été rémunérés comme ils l'entendaient,
bien que celui qui profite aujourd'hui du produit de leur travail
n'ait rien fait pour eux. Il ne les a pas connus, il ne les connaîtra
jamais. Celui qui lit cette page, au moment même où il la lit, a là
puissance, quoiqu'il n'en ait peut-être pas conscience, de mettre
en mouvement des hommes de tous les pays, de toutes les races, et
je dirai presque de tous les temps, des blancs, des noirs, des
rouges, des jaunes; il fait concourir à ses satisfactions actuelles
des générations éteintes, des générations qui ne sont pas nées;
et cette puissance extraordinaire, il la doit à ce que son père a
rendu autrefois des services à d'autres hommes qui, en apparence,
n'ont rien de commun avec ceux dont le travail est mis en oeuvre
aujourd'hui. Cependant il s'est opéré une telle balance, dans le
temps et dans l'espace, que chacun a été rétribué et a reçu ce qu'il
avait calculé devoir recevoir.

En vérité, tout cela a-t-il pu se faire, des phénomènes aussi
extraordinaires ont-ils pu s'accomplir sans qu'il y eût, dans la
société, une naturelle et savante _organisation_ qui agit pour ainsi
dire à notre insu?

On parle beaucoup de nos jours d'inventer une nouvelle
_organisation_. Est-il bien certain qu'aucun penseur, quelque génie
qu'on lui suppose, quelque autorité qu'on lui donne, puisse imaginer
et faire prévaloir une organisation supérieure à celle dont je viens
d'esquisser quelques résultats?

Que serait-ce, si j'en décrivais aussi les rouages, les ressorts et
les mobiles?

Ces rouages sont des hommes, c'est-à-dire des êtres capables
d'apprendre, de réfléchir, de raisonner, de se tromper, de
se rectifier, et par conséquent d'agir sur l'amélioration ou
sur la détérioration du mécanisme lui-même. Ils sont capables
de satisfaction et de douleur, et c'est en cela qu'ils sont
non-seulement les rouages, mais les ressorts du mécanisme. Ils en
sont aussi les mobiles, car le principe d'activité est en eux. Ils
sont plus que cela encore, ils en sont l'objet même et le but,
puisque c'est en satisfactions et en douleurs individuelles que tout
se résout en définitive.

Or on a remarqué, et malheureusement il n'a pas été difficile de
remarquer, que, dans l'action, le développement et même le progrès
(par ceux qui l'admettent) de ce puissant mécanisme, bien des rouages
étaient inévitablement, fatalement écrasés; que, pour un grand nombre
d'êtres humains, la somme des douleurs imméritées surpassait de
beaucoup la somme des jouissances.

À cet aspect, beaucoup d'esprits sincères, beaucoup de coeurs
généreux ont douté du mécanisme lui-même. Ils l'ont nié, ils ont
refusé de l'étudier, ils ont attaqué, souvent avec violence, ceux qui
en avaient recherché et exposé les lois; ils se sont levés contre la
nature des choses, et enfin ils ont proposé d'_organiser_ la société
sur un plan nouveau, où l'injustice, la souffrance et l'erreur ne
sauraient trouver place.

À Dieu ne plaise que je m'élève contre des intentions manifestement
philanthropiques et pures! Mais je déserterais mes convictions, je
reculerais devant les injonctions de ma propre conscience, si je ne
disais que, selon moi, ces hommes sont dans une fausse voie.

En premier lieu ils sont réduits, par la nature même de leur
propagande, à la triste nécessité de méconnaître le bien que la
société développe, de nier ses progrès, de lui imputer tous les maux,
de les rechercher avec un soin presque avide et de les exagérer outre
mesure.

Quand on croit avoir découvert une organisation sociale différente
de celle qui est résultée des naturelles tendances de l'humanité,
il faut bien, pour faire accepter son invention, décrire sous les
couleurs les plus sombres les résultats de l'organisation qu'on veut
abolir. Aussi les publicistes auxquels je fais allusion, après avoir
proclamé avec enthousiasme et peut-être exagéré la perfectibilité
humaine, tombent dans l'étrange contradiction de dire que la société
se détériore de plus en plus. À les entendre, les hommes sont mille
fois plus malheureux qu'ils ne l'étaient dans les temps anciens, sous
le régime féodal et sous le joug de l'esclavage; le monde est devenu
un enfer. S'il était possible d'évoquer le Paris du dixième siècle,
j'ose croire qu'une telle thèse serait insoutenable.

Ensuite ils sont conduits à condamner le principe même d'action des
hommes, je veux dire l'_intérêt personnel_, puisqu'il a amené un tel
état de choses. Remarquons que l'homme est organisé de telle façon,
qu'il recherche la satisfaction et évite la peine; c'est de là, j'en
conviens, que naissent tous les maux sociaux, la guerre, l'esclavage,
le monopole, le privilége; mais c'est de là aussi que viennent tous
les biens, puisque la satisfaction des besoins et la répugnance pour
la douleur sont les mobiles de l'homme. La question est donc de
savoir si ce mobile qui, par son universalité, d'individuel devient
social, n'est pas en lui-même un principe de progrès.

En tout cas, les inventeurs d'organisations nouvelles ne
s'aperçoivent-ils pas que ce principe, inhérent à la nature même
de l'homme, les suivra dans leurs organisations, et que là il fera
bien d'autres ravages que dans notre organisation naturelle, où les
prétentions injustes et l'intérêt de l'un sont au moins contenus
par la résistance de tous? Ces publicistes supposent toujours deux
choses inadmissibles: la première, que la société telle qu'ils la
conçoivent sera dirigée par des hommes infaillibles et dénués de ce
mobile,--l'intérêt; la seconde, que la masse se laissera diriger par
ces hommes.

Enfin les Organisateurs ne paraissent pas se préoccuper le moins
du monde des moyens d'exécution. Comment feront-ils prévaloir
leurs systèmes? Comment décideront-ils tous les hommes à la fois
à renoncer à ce mobile qui les fait mouvoir: l'attrait pour les
satisfactions, la répugnance pour les douleurs? Il faudrait donc,
comme disait Rousseau, _changer la constitution morale et physique de
l'homme_?

Pour déterminer tous les hommes à la fois à rejeter comme un vêtement
incommode l'ordre social actuel, dans lequel l'humanité a vécu et
s'est développée depuis son origine jusqu'à nos jours, à adopter une
organisation d'invention humaine et à devenir les pièces dociles d'un
autre mécanisme, il n'y a, ce me semble, que deux moyens: la Force,
ou l'Assentiment universel.

Il faut, ou bien que l'organisateur dispose d'une force capable
de vaincre toutes les résistances, de manière à ce que l'humanité
ne soit entre ses mains qu'une cire molle qui se laisse pétrir
et façonner à sa fantaisie; ou obtenir, par la persuasion, un
assentiment si complet, si exclusif, si aveugle même, qu'il rende
inutile l'emploi de la force.

Je défie qu'on me cite un troisième moyen de faire triompher, de
faire entrer dans la pratique humaine un phalanstère ou toute autre
organisation sociale artificielle.

Or, s'il n'y a que ces deux moyens et si l'on démontre que l'un est
aussi impraticable que l'autre, on prouve par cela même que les
organisateurs perdent leur temps et leur peine.

Quant à disposer d'une force matérielle qui leur soumette tous les
rois et tous les peuples de la terre, c'est à quoi les rêveurs, tout
rêveurs qu'ils sont, n'ont jamais songé. Le roi Alphonse avait bien
l'orgueil de dire: «Si j'étais entré dans les conseils de Dieu, le
monde planétaire serait mieux arrangé.» Mais s'il mettait sa propre
sagesse au-dessus de celle du Créateur, il n'avait pas au moins la
folie de vouloir lutter de puissance avec Dieu; et l'histoire ne
rapporte pas qu'il ait essayé de faire tourner les étoiles selon les
lois de son invention. Descartes aussi se contenta de composer un
petit monde de dés et de ficelles, sachant bien qu'il n'était pas
assez _fort_ pour remuer l'univers. Nous ne connaissons que Xerxès
qui, dans l'enivrement de sa puissance, ait osé dire aux flots:
«Vous n'irez pas plus loin.» Les flots cependant ne reculèrent pas
devant Xerxès; mais Xerxès recula devant les flots, et, sans cette
humiliante mais sage précaution, il aurait été englouti.

La Force manque donc aux Organisateurs pour soumettre l'humanité
à leurs expérimentations. Quand ils gagneraient à leur cause
l'autocrate russe, le schah de Perse, le kan des Tartares et tous les
chefs des nations qui exercent sur leurs sujets un empire absolu,
ils ne parviendraient pas encore à disposer d'une force suffisante
pour distribuer les hommes en groupes et séries, et anéantir les
lois générales de la propriété, de l'échange, de l'hérédité et de
la famille; car, même en Russie, même en Perse et en Tartarie, il
faut compter plus ou moins avec les hommes. Si l'empereur de Russie
s'avisait de vouloir _altérer la constitution morale et physique_ de
ses sujets, il est probable qu'il aurait bientôt un successeur, et
que ce successeur ne serait pas tenté de poursuivre l'expérience.

Puisque la _force_ est un moyen tout à fait hors de la portée de
nos nombreux Organisateurs, il ne leur reste d'autre ressource que
d'obtenir l'_assentiment universel_.

Il y a pour cela deux moyens la persuasion et l'imposture.

La persuasion! mais on n'a jamais vu deux intelligences s'accorder
parfaitement sur tous les points d'une seule science. Comment donc
tous les hommes, de langues, de races, de moeurs diverses, répandus
sur la surface du globe, la plupart ne sachant pas lire, destinés
à mourir sans entendre parler du _réformateur_, accepteront-ils
unanimement la science universelle? De quoi s'agit-il? De changer
le mode de travail, d'échanges, de relations domestiques, civiles,
religieuses, en un mot, d'altérer la constitution physique et morale
de l'homme;--et l'on espérerait rallier l'humanité toute entière par
la conviction!

Vraiment la tâche paraît bien ardue.

Quand on vient dire à ses semblables:

«Depuis cinq mille ans, il y a eu un malentendu entre Dieu et
l'humanité;

«Depuis Adam jusqu'à nous, le genre humain fait fausse route, et pour
peu qu'il me croie, je le vais mettre en bon chemin;

«Dieu voulait que l'humanité marchât différemment, elle ne l'a pas
voulu, et voilà pourquoi le mal s'est introduit dans le monde.
Qu'elle se retourne toute entière à ma voix pour prendre une
direction inverse, et le bonheur universel va luire sur elle.»

Quand, dis-je, on débute ainsi, c'est beaucoup si l'on est cru de
cinq ou six adeptes; de là à être cru d'un milliard d'hommes, il y a
loin, bien loin! si loin, que la distance est incalculable.

Et puis songez que le nombre des inventions sociales est aussi
illimité que le domaine de l'imagination; qu'il n'y a pas un
publiciste, qui, se renfermant pendant quelques heures dans son
cabinet, n'en puisse sortir avec un plan d'organisation artificielle
à la main; que les inventions de Fourier, Saint-Simon, Owen, Cabet,
Blanc, etc., ne se ressemblent nullement entre elles; qu'il n'y a pas
de jour qui n'en voie éclore d'autres encore; que, véritablement,
l'humanité a quelque peu raison de se recueillir et d'hésiter avant
de rejeter l'organisation sociale que Dieu lui a donnée, pour faire,
entre tant d'inventions sociales, un choix définitif et irrévocable.
Car, qu'arriverait-il, si, lorsqu'elle aurait choisi un de ces plans,
il s'en présentait un meilleur? Peut-elle chaque jour constituer
la propriété, la famille, le travail, l'échange sur des bases
différentes? Doit-elle s'exposer à changer d'organisation tous les
matins?

«Ainsi donc, comme dit Rousseau, le législateur ne pouvant employer
ni la force, ni le raisonnement, c'est une nécessité qu'il recoure à
une autorité d'un autre ordre qui puisse entraîner sans violence et
persuader sans convaincre.

Quelle est cette autorité? L'imposture. Rousseau n'ose pas articuler
le mot; mais, selon son usage invariable en pareil cas, il le place
derrière le voile transparent d'une tirade d'éloquence:

«Voilà, dit-il, ce qui força de tous les temps les Pères des nations
de recourir à l'intervention du ciel, et d'honorer les dieux de leur
propre sagesse, afin que les peuples, soumis aux lois de l'État
comme à celles _de la nature_, et reconnaissant le même pouvoir dans
la formation de l'homme et dans celle de la cité, obéissent _avec
liberté_ et portassent docilement le joug de la félicité publique.
Cette raison _sublime_, qui l'élève au-dessus de la portée des hommes
vulgaires, est celle dont le législateur _met les décisions dans la
bouche des immortels_ pour _entraîner_ par l'autorité divine ceux que
ne pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n'appartient pas à
tout homme de faire parler _les dieux_, etc.»

Et pour qu'on ne s'y trompe pas, il laisse à Machiavel, en le citant,
le soin d'achever sa pensée: _Mai non fu alcuno ordinatore di leggi_
STRAORDINARIE _in un popolo che non ricorresse a Dio_.

Pourquoi Machiavel conseille-t-il de recourir _à Dieu_, et Rousseau
_aux dieux_, _aux immortels_? Je laisse au lecteur à résoudre la
question.

Certes je n'accuse pas les modernes _Pères des nations_ d'en venir
à ces indignes supercheries. Cependant il ne faut pas se dissimuler
que, lorsqu'on se place à leur point de vue, on comprend qu'ils se
laissent facilement entraîner par le désir de réussir. Quand un homme
sincère et philanthrope est bien convaincu qu'il possède un secret
social, au moyen duquel tous ses semblables jouiraient dans ce monde
d'une félicité sans bornes; quand il voit clairement qu'il ne peut
faire prévaloir son idée ni par la force ni par le raisonnement,
et que la supercherie est sa seule ressource, il doit éprouver une
bien forte tentation. On sait que les ministres mêmes de la religion
qui professe au plus haut degré l'horreur du mensonge, n'ont pas
reculé devant les _fraudes pieuses_; et l'on voit, par l'exemple de
Rousseau, cet austère écrivain qui a inscrit en tête de tous ses
ouvrages cette devise: _Vitam impendere vero_, que l'orgueilleuse
philosophie elle-même peut se laisser séduire à l'attrait de cette
maxime bien différente: _La fin justifie les moyens_. Qu'y aurait-il
de surprenant à ce que les Organisateurs modernes songeassent
aussi à _honorer les dieux de leur propre sagesse, à mettre leurs
décisions dans la bouche des immortels, à entraîner sans violence et
à persuader sans convaincre_?

On sait qu'à l'exemple de Moïse, Fourier a fait précéder son
Deutéronome d'une Genèse. Saint-Simon et ses disciples avaient été
plus loin dans leurs velléités apostoliques. D'autres, plus avisés,
se rattachent à la religion la plus étendue, en la modifiant selon
leurs vues, sous le nom de _néo-christianisme_; et il n'y a personne
qui ne soit frappé du ton d'afféterie mystique que presque tous les
Réformateurs modernes introduisent dans leur prédication.

Mais les efforts qui ont été essayés dans ce sens n'ont servi qu'à
prouver une chose qui a, il est vrai, son importance: c'est que, de
nos jours, n'est pas prophète qui veut. On a beau se proclamer Dieu,
on n'est cru de personne, ni du public, ni de ses compères, ni de
soi-même.

Puisque j'ai parlé de Rousseau, je me permettrai de faire ici
quelques réflexions sur cet _organisateur_, d'autant qu'elles
serviront à faire comprendre en quoi les organisations artificielles
diffèrent de l'organisation naturelle. Cette digression n'est pas
d'ailleurs tout à fait intempestive, puisque, depuis quelque temps,
on signale le _Contrat social_ comme l'oracle de l'avenir.

Rousseau était convaincu que l'isolement était l'_état de nature_
de l'homme, et que, par conséquent, la _société_ était d'invention
humaine. «L'_ordre social_, dit-il en débutant, _ne vient pas de la
nature_; il est donc fondé sur des conventions.»

En outre, ce philosophe, quoique aimant avec passion la liberté,
avait une triste opinion des hommes. Il les croyait tout à fait
incapables de se donner une bonne institution. L'intervention d'un
fondateur, d'un législateur, d'un père des nations, était donc
indispensable.

«Le peuple soumis aux lois, dit-il, en doit être l'auteur. Il
n'appartient qu'à ceux qui s'associent de régler les conditions de
la société; mais comment les régleront-ils? Sera-ce d'un commun
accord, par une inspiration subite? Comment une multitude aveugle,
qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce que rarement elle sait
ce qui lui est bon, exécuterait-elle d'elle-même une entreprise
aussi grande, aussi difficile qu'un système de législation?... Les
particuliers voient le bien qu'ils rejettent, le public veut le bien
qu'il ne voit pas; tous ont également besoin de guides... Voilà d'où
naît la nécessité d'un législateur.»

Ce législateur, on l'a déjà vu, «ne pouvant employer ni la force ni
le raisonnement, c'est une nécessité qu'il recoure à une autorité
d'un autre ordre,» c'est-à-dire, en bon français, à la fourberie.

Rien ne peut donner une idée de l'immense hauteur au-dessus des
autres hommes où Rousseau place son législateur:

«Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes... Celui
qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état
de changer, pour ainsi dire, la nature humaine..., d'altérer
la constitution de l'homme pour le renforcer... Il faut qu'il
ôte à l'homme ses propres forces pour lui en donner qui lui
soient étrangères... Le législateur est, à tous égards, un homme
extraordinaire dans l'État;... son emploi est une fonction
particulière et supérieure, qui n'a rien de commun avec l'empire
humain... S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que
sera-ce d'un grand législateur? Le premier n'a qu'à suivre le modèle
que l'autre doit lui proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente
la machine; celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait
marcher.»

Et qu'est donc l'humanité dans tout cela? La vile matière dont la
machine est composée.

En vérité, n'est-ce pas là l'orgueil porté jusqu'au délire? Ainsi les
hommes sont les matériaux d'une machine que le prince fait marcher;
le législateur en propose le modèle; et le philosophe régente le
législateur, se plaçant ainsi à une distance incommensurable du
vulgaire, du prince et du législateur lui-même: il plane sur le genre
humain, le meut, le transforme, le pétrit, ou plutôt enseigne aux
Pères des nations comment il faut s'y prendre.

Cependant le fondateur d'un peuple doit se proposer un but. Il a
de la matière humaine à mettre en oeuvre, et il faut bien qu'il
l'ordonne à une fin. Comme les hommes sont dépourvus d'initiative, et
que tout dépend du législateur, celui-ci décidera si un peuple doit
être ou commerçant, ou agriculteur, ou barbare et ichthyophage, etc.;
mais il est à désirer que le législateur ne se trompe pas et ne fasse
pas trop violence à la nature des choses.

Les hommes, en _convenant_ de s'associer, ou plutôt en s'associant
par la volonté du législateur, ont donc un but très-précis. «C'est
ainsi, dit Rousseau, que les Hébreux et récemment les Arabes ont
eu pour principal objet la religion; les Athéniens, les lettres;
Carthage et Tyr, le commerce; Rhodes, la marine; Sparte, la guerre,
et Rome, la vertu.»

Quel sera l'objet qui nous décidera, nous Français, à sortir de
l'isolement ou de l'_état de nature_ pour former une société? Ou
plutôt (car nous ne sommes que la matière inerte, les matériaux de la
machine), vers quel objet nous dirigera notre grand _Instituteur_?

Dans les idées de Rousseau, ce ne pouvait guère être ni les
lettres, ni le commerce, ni la marine. La guerre est un plus noble
but, et la vertu un but plus noble encore. Cependant il y en a
un très-supérieur. Ce qui doit être la fin de tout système de
législation, «c'est la _liberté_ et l'_égalité_».

Mais il faut savoir ce que Rousseau entendait par la liberté. Jouir
de la liberté, selon lui, ce n'est pas être libre, c'est _donner
son suffrage_, alors même qu'on serait «entraîné sans violence, et
persuadé sans être convaincu,» car alors «on obéit avec liberté et
l'on porte docilement le joug de la félicité publique.»

«Chez les Grecs, dit-il, tout ce que le peuple avait à faire, il le
faisait par lui-même; il était sans cesse assemblé sur la place,
il habitait un climat doux, il n'était point avide, _des esclaves
faisaient tous ses travaux, sa grande affaire était sa liberté_.»

«Le peuple anglais, dit-il ailleurs, croit être libre; il se trompe
fort. Il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement;
sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien.»

Le peuple doit donc faire par lui-même tout ce qui est service
public, s'il veut être libre, car c'est en cela que consiste la
liberté. Il doit toujours nommer, toujours être sur la place
publique. Malheur à lui, s'il songe à travailler pour vivre! Sitôt
qu'un seul citoyen s'avise de soigner ses propres affaires, à
l'instant (c'est une locution que Rousseau aime beaucoup) tout est
perdu.

Mais, certes, la difficulté n'est pas petite. Comment faire? Car
enfin, même pour pratiquer la vertu, même pour exercer la liberté,
encore faut-il vivre.

On a vu tout à l'heure sous quelle enveloppe oratoire Rousseau avait
caché le mot _imposture_. On va le voir maintenant recourir à un
trait d'éloquence pour faire passer la conclusion de tout son livre,
l'_esclavage_.

«Vos durs climats vous donnent des besoins, six mois de l'année la
place publique n'est pas tenable; vos langues sourdes ne peuvent se
faire entendre en plein air, et vous craignez bien moins l'esclavage
que la misère.»

«Vous voyez bien que vous ne pouvez être libres.»

«Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude?
Peut-être.»

Si Rousseau s'était arrêté à ce mot affreux, le lecteur eût été
révolté. Il fallait recourir aux déclamations imposantes. Rousseau
n'y manque pas.

«Tout ce qui n'est point dans la nature (c'est de la société qu'il
s'agit) a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le
reste. Il y a des positions malheureuses où l'on ne peut conserver
sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut
être parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave.
Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous
l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre... Vous avez beau vanter
cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité.»

Je le demande, cela ne veut-il pas dire: Peuples modernes, vous
feriez bien mieux de n'être pas esclaves et d'en avoir.

Que le lecteur veuille bien excuser cette longue digression, j'ai cru
qu'elle n'était pas inutile. Depuis quelque temps, on nous représente
Rousseau et ses disciples de la Convention comme les apôtres de
la fraternité humaine.--Des hommes pour matériaux, un prince pour
mécanicien, un père des nations pour inventeur, un philosophe
par-dessus tout cela, l'imposture pour moyen, l'esclavage pour
résultat; est-ce donc là la fraternité qu'on nous promet?

Il m'a semblé aussi que cette étude du _Contrat social_ était
propre à faire voir ce qui caractérise les organisations sociales
artificielles. Partir de cette idée que la société est un état contre
nature; chercher les combinaisons auxquelles on pourrait soumettre
l'humanité; perdre de vue qu'elle a son mobile en elle-même;
considérer les hommes comme de vils matériaux; aspirer à leur donner
le mouvement et la volonté, le sentiment et la vie; se placer ainsi
à une hauteur incommensurable au-dessus du genre humain: voilà les
traits communs à tous les inventeurs d'organisations sociales. Les
inventions diffèrent, les inventeurs se ressemblent.

Parmi les arrangements nouveaux auxquels les faibles humains sont
conviés, il en est un qui se présente en termes qui le rendent digne
d'attention. Sa formule est: _Association progressive et volontaire_.

Mais l'_économie politique_ est précisément fondée sur cette
donnée, que _société_ n'est autre chose qu'_association_ (ainsi que
ces trois mots le disent), association fort imparfaite d'abord,
parce que l'homme est imparfait, mais se perfectionnant avec lui,
c'est-à-dire _progressive_. Veut-on parler d'une association plus
étroite entre le travail, le capital et le talent, d'où doivent
résulter pour les membres de la famille humaine plus de bien et un
bien-être mieux réparti? À la condition que ces associations soient
_volontaires_; que la force et la contrainte n'interviennent pas;
que les associés n'aient pas la prétention de faire supporter les
frais de leur établissement par ceux qui refusent d'y entrer, en
quoi répugnent-elles à l'économie politique? Est-ce que l'économie
politique, comme science, n'est pas tenue d'examiner les formes
diverses par lesquelles il plaît aux hommes d'unir leurs forces et
de se partager les occupations, en vue d'un bien-être plus grand et
mieux réparti? Est-ce que le commerce ne nous donne pas fréquemment
l'exemple de deux, trois, quatre personnes formant entre elles
des associations? Est-ce que le métayage n'est pas une sorte
d'association informe, si l'on veut, du capital et du travail? Est-ce
que nous n'avons pas vu, dans ces derniers temps, se produire les
compagnies par actions, qui donnent au plus petit capital le pouvoir
de prendre part aux plus grandes entreprises? Est-ce qu'il n'y a pas
à la surface du pays quelques fabriques où l'on essaye d'associer
tous les co-travailleurs aux résultats? Est-ce que l'économie
politique condamne ces essais et les efforts que font les hommes pour
tirer un meilleur parti de leurs forces? Est-ce qu'elle a affirmé
quelque part que l'humanité a dit son dernier mot? C'est tout le
contraire, et je crois qu'il n'est aucune science qui démontre plus
clairement que la société est dans l'enfance.

Mais, quelques espérances que l'on conçoive pour l'avenir, quelques
idées que l'on se fasse des formes que l'humanité pourra trouver
pour le perfectionnement de ses relations et la diffusion du
bien-être, des connaissances et de la moralité, il faut pourtant bien
reconnaître que la société est une organisation qui a pour élément
un agent intelligent, moral, doué de libre arbitre et perfectible.
Si vous en ôtez la liberté, ce n'est plus qu'un triste et grossier
mécanisme.

La liberté! il semble qu'on n'en veuille pas de nos jours. Sur
cette terre de France, empire privilégié de la mode, il semble
que la liberté ne soit plus de mise. Et moi, je dis: Quiconque
repousse la liberté n'a pas foi dans l'humanité. On prétend avoir
fait récemment cette désolante découverte que la liberté conduit
fatalement au monopole[3]. Non, cet enchaînement monstrueux, cet
accouplement contre nature n'existe pas; il est le fruit imaginaire
d'une erreur qui se dissipe bientôt au flambeau de l'économie
politique. La liberté engendrer le monopole! L'oppression naître
naturellement de la liberté! mais prenons-y garde, affirmer cela,
c'est affirmer que les tendances de l'humanité sont radicalement
mauvaises, mauvaises en elles-mêmes, mauvaises par nature, mauvaises
par essence; c'est affirmer que la pente naturelle de l'homme
est vers sa détérioration, et l'attrait irrésistible de l'esprit
vers l'erreur. Mais alors à quoi bon nos écoles, nos études, nos
recherches, nos discussions, sinon à nous imprimer une impulsion plus
rapide sur cette pente fatale, puisque, pour l'humanité, apprendre
à choisir, c'est apprendre à se suicider? Et, si les tendances de
l'humanité sont essentiellement perverses, où donc, pour les changer,
les organisateurs chercheront-ils leur point d'appui! D'après
les prémisses, ce point d'appui devrait être placé en dehors de
l'humanité. Le chercheront-ils en eux-mêmes, dans leur intelligence,
dans leur coeur? mais ils ne sont pas des dieux encore; ils sont
hommes aussi, et par conséquent poussés avec l'humanité toute entière
vers le fatal abîme. Invoqueront-ils l'intervention de l'État? Mais
l'État est composé d'hommes; et il faudrait prouver que ces hommes
forment une classe à part, pour qui les lois générales de la société
ne sont pas faites, puisque c'est eux qu'on charge de faire ces lois.
Sans cette preuve, la difficulté n'est pas même reculée.

[Note 3: «Il est avéré que notre régime de libre concurrence,
réclamé par une Économie politique ignorante, et décrété pour abolir
les monopoles, n'aboutit qu'à l'organisation générale des grands
monopoles en toutes branches.» (_Principes du socialisme_, par M.
Considérant, page 15.)]

Ne condamnons pas ainsi l'humanité avant d'en avoir étudié les lois,
les forces, les énergies, les tendances. Depuis qu'il eut reconnu
l'attraction, Newton ne prononçait plus le nom de Dieu sans se
découvrir. Autant l'intelligence est au-dessus de la matière, autant
le monde social est au-dessus de celui qu'admirait Newton: car la
mécanique céleste obéit à des lois dont elle n'a pas la conscience.
Combien plus de raison aurons-nous de nous incliner devant la
Sagesse éternelle, à l'aspect de la mécanique sociale, où vit aussi
la pensée universelle, _mens agitat molem_, mais qui présente de
plus ce phénomène extraordinaire que chaque atome est un être animé,
pensant, doué de cette énergie merveilleuse, de ce principe de toute
moralité, de toute dignité, de tout progrès, attribut exclusif de
l'homme,--la LIBERTÉ!




II

BESOINS, EFFORTS, SATISFACTIONS[4].

[Note 4: Ce chapitre et le suivant furent insérés en septembre et
décembre 1848 dans le _Journal des Économistes_.

                                               (_Note de l'Éditeur._)]


Quel spectacle profondément affligeant nous offre la France!

Il serait difficile de dire si l'anarchie a passé des idées aux faits
ou des faits aux idées, mais il est certain qu'elle a tout envahi.

Le pauvre s'élève contre le riche; le prolétariat contre la
propriété; le peuple contre la bourgeoisie; le travail contre le
capital; l'agriculture contre l'industrie; la campagne contre la
ville; la province contre la capitale; le regnicole contre l'étranger.

Et les théoriciens surviennent, qui font un système de cet
antagonisme. «Il est, disent-ils, le résultat _fatal_ de la nature
des choses, c'est-à-dire de la liberté. L'homme _s'aime lui-même_,
et voilà d'où vient tout le mal, car puisqu'il s'aime, il tend vers
son propre bien-être, et il ne le peut trouver que dans le malheur de
ses frères. Empêchons donc qu'il n'obéisse à ses tendances; étouffons
sa liberté; changeons le coeur humain; substituons un autre mobile
à celui que Dieu y a placé; inventons et dirigeons une société
artificielle!»

Quand on en est là, une carrière sans limites s'ouvre devant la
logique ou l'imagination. Si l'on est doué d'un esprit dialecticien
combiné avec une nature chagrine, on s'acharne dans l'analyse du mal;
on le dissèque, on le met au creuset, on lui demande son dernier
mot, on remonte à ses causes, on le poursuit dans ses conséquences;
et comme, à raison de notre imperfection native, il n'est étranger
à rien, il n'est rien qu'on ne dénigre. On ne montre la propriété,
la famille, le capital, l'industrie, la concurrence, la liberté,
l'intérêt personnel, que par un de leurs aspects, par le côté qui
détruit ou qui blesse; on fait, pour ainsi dire, contenir l'histoire
naturelle de l'homme dans la clinique. On jette à Dieu le défi de
concilier ce qu'on dit de sa bonté infinie avec l'existence du mal.
On souille tout, on dégoûte de tout, on nie tout; et l'on ne laisse
pas cependant que d'obtenir un triste et dangereux succès auprès de
ces classes que la souffrance n'incline que trop vers le désespoir.

Si, au contraire, on porte un coeur ouvert à la bienveillance, un
esprit qui se complaise aux illusions, on s'élance vers la région
des chimères. On rêve des Océana, des Atlantide, des Salente, des
Spensonie, des Icarie, des Utopie, des Phalanstère; on les peuple
d'êtres dociles, aimants, dévoués, qui n'ont garde de faire jamais
obstacle à la fantaisie du rêveur. Celui-ci s'installe complaisamment
dans son rôle de Providence. Il arrange, il dispose, il fait les
hommes à son gré; rien ne l'arrête, jamais il ne rencontre de
déceptions; il ressemble à ce prédicateur romain qui, après avoir
transformé son bonnet carré en Rousseau, réfutait chaleureusement
le _Contrat social_, et triomphait d'avoir réduit son adversaire au
silence. C'est ainsi que le réformateur fait briller, aux yeux de
ceux qui souffrent, les séduisants tableaux d'une félicité idéale
bien propre à dégoûter des rudes nécessités de la vie réelle.

Cependant il est rare que l'utopiste s'en tienne à ces innocentes
chimères. Dès qu'il veut y entraîner l'humanité, il éprouve qu'elle
n'est pas facile à se laisser transformer. Elle résiste, il s'aigrit.
Pour la déterminer, il ne lui parle pas seulement du bonheur qu'elle
refuse, il lui parle surtout des maux dont il prétend la délivrer.
Il ne saurait en faire une peinture trop saisissante. Il s'habitue à
charger sa palette, à renforcer ses couleurs. Il cherche le mal, dans
la société actuelle, avec autant de passion qu'un autre en mettrait à
y découvrir le bien. Il ne voit que souffrances, haillons, maigreur,
inanition, douleurs, oppression. Il s'étonne, il s'irrite de ce que
la société n'ait pas un sentiment assez vif de ses misères. Il ne
néglige rien pour lui faire perdre son insensibilité, et, après avoir
commencé par la bienveillance, lui aussi finit par la misanthropie[5].

[Note 5: «Notre régime industriel, formé sur la concurrence sans
garantie et sans organisation, n'est donc qu'un enfer social, une
vaste réalisation de tous les tourments et de tous les supplices de
l'antique Ténare. Il y a une différence pourtant: les victimes.»

                                                    (V. CONSIDÉRANT.)]

À Dieu ne plaise que j'accuse ici la sincérité de qui que ce soit!
Mais, en vérité, je ne puis m'expliquer que ces publicistes, qui
voient un antagonisme radical au fond de l'ordre naturel des
sociétés, puissent goûter un instant de calme et de repos. Il me
semble que le découragement et le désespoir doivent être leur
triste partage. Car enfin, si la nature s'est trompée en faisant
de l'_intérêt personnel_ le grand ressort des sociétés humaines
(et son erreur est évidente, dès qu'il est admis que les intérêts
sont fatalement antagoniques), comment ne s'aperçoivent-ils pas
que le mal est irrémédiable? Ne pouvant recourir qu'à des hommes,
hommes nous-mêmes, où prendrons-nous notre point d'appui pour
changer les tendances de l'humanité? Invoquerons-nous la Police, la
Magistrature, l'État, le Législateur? Mais c'est en appeler à des
hommes, c'est-à-dire à des êtres sujets à l'infirmité commune. Nous
adresserons-nous au Suffrage Universel? Mais c'est donner le cours le
plus libre à l'universelle tendance.

Il ne reste donc qu'une ressource à ces publicistes. C'est de se
donner pour des révélateurs, pour des prophètes, pétris d'un autre
limon, puisant leurs inspirations à d'autres sources que le reste
de leurs semblables; et c'est pourquoi, sans doute, on les voit
si souvent envelopper leurs systèmes et leurs conseils dans une
phraséologie mystique. Mais s'ils sont des envoyés de Dieu, qu'ils
prouvent donc leur mission. En définitive, ce qu'ils demandent, c'est
la puissance souveraine, c'est le despotisme le plus absolu qui fut
jamais.

Non-seulement ils veulent gouverner nos actes, mais ils prétendent
altérer jusqu'à l'essence même de nos sentiments. C'est bien le moins
qu'ils nous montrent leurs titres. Espèrent-ils que l'humanité les
croira sur parole, alors surtout qu'ils ne s'entendent pas entre eux?

Mais avant même d'examiner leurs projets de sociétés artificielles,
n'y a-t-il pas une chose dont il faut s'assurer, à savoir, s'ils ne
se trompent pas dès le point de départ? Est-il bien certain que LES
INTÉRÊTS SOIENT NATURELLEMENT ANTAGONIQUES, qu'une cause irrémédiable
d'inégalité se développe fatalement dans l'ordre naturel des sociétés
humaines, sous l'influence de l'intérêt personnel, et que, dès lors,
Dieu se soit manifestement trompé quand il a ordonné que l'homme
tendrait vers le bien-être?

C'est ce que je me propose de rechercher.

Prenant l'homme tel qu'il a plu à Dieu de le faire, susceptible
de prévoyance et d'expérience, perfectible, s'aimant lui-même,
c'est incontestable, mais d'une affection tempérée par le principe
sympathique, et, en tout cas, contenue, équilibrée par la rencontre
d'un sentiment analogue universellement répandu dans le milieu où
elle agit, je me demande quel ordre social doit nécessairement
résulter de la combinaison et des libres tendances de ces éléments.

Si nous trouvons que ce résultat n'est autre chose qu'une marche
progressive vers le bien-être, le perfectionnement et l'égalité; une
approximation soutenue de toutes les classes vers un même niveau
physique, intellectuel et moral, en même temps qu'une constante
élévation de ce niveau, l'oeuvre de Dieu sera justifiée. Nous
apprendrons avec bonheur qu'il n'y a pas de lacune dans la création,
et que l'ordre social, comme tous les autres, atteste l'existence de
ces _lois harmoniques_ devant lesquelles s'inclinait Newton et qui
arrachaient au Psalmiste ce cri: _Coeli enarrant gloriam Dei_.

Rousseau disait: Si j'étais prince ou législateur, je ne perdrais pas
mon temps à dire ce qu'il faut faire, je le ferais, ou je me tairais.

Je ne suis pas _prince_, mais la confiance de mes concitoyens m'a
fait _législateur_. Peut-être me diront-ils que c'est pour moi le
temps d'agir et non d'écrire.

Qu'ils me pardonnent; que ce soit la vérité elle-même qui me presse
ou que je sois dupe d'une illusion, toujours est-il que je sens le
besoin de concentrer dans un faisceau des idées que je n'ai pu faire
accepter jusqu'ici pour les avoir présentées éparses et par lambeaux.
Il me semble que j'aperçois dans le jeu des lois naturelles de la
société de sublimes et consolantes _harmonies_. Ce que je vois ou
crois voir, ne dois-je pas essayer de le montrer à d'autres, afin
de rallier ainsi, autour d'une pensée de concorde et de fraternité,
bien des intelligences égarées, bien des coeurs aigris? Si, quand
le vaisseau adoré de la patrie est battu par la tempête, je parais
m'éloigner quelquefois, pour me recueillir, du poste auquel j'ai été
appelé, c'est que mes faibles mains sont inutiles à la manoeuvre.
Est-ce d'ailleurs trahir mon mandat que de réfléchir sur les causes
de la tempête elle-même, et m'efforcer d'agir sur ces causes? Et
puis, ce que je ne ferais pas aujourd'hui, qui sait s'il me serait
donné de le faire demain?

Je commencerai par établir quelques notions économiques. M'aidant
des travaux de mes devanciers, je m'efforcerai de résumer la Science
dans un principe vrai, simple et fécond qu'elle entrevit dès
l'origine, dont elle s'est constamment approchée et dont peut-être
le moment est venu de fixer la formule. Ensuite, à la clarté de ce
flambeau, j'essayerai de résoudre quelques-uns des problèmes encore
controversés, concurrence, machines, commerce extérieur, luxe,
capital, rente, etc. Je signalerai quelques-unes des relations,
ou plutôt des harmonies de l'économie politique avec les autres
sciences morales et sociales, en jetant un coup d'oeil sur les
graves sujets exprimés par ces mots: Intérêt personnel, Propriété,
Communauté, Liberté, Égalité, Responsabilité, Solidarité, Fraternité,
Unité. Enfin j'appellerai l'attention du lecteur sur les obstacles
artificiels que rencontre le développement pacifique, régulier et
progressif des sociétés humaines. De ces deux idées: Lois naturelles
harmoniques, causes artificielles perturbatrices, se déduira la
solution du Problème social.

Il serait difficile de ne pas apercevoir le double écueil qui attend
cette entreprise. Au milieu du tourbillon qui nous emporte, si ce
livre est abstrait, on ne le lira pas; s'il obtient d'être lu, c'est
que les questions n'y seront qu'effleurées. Comment concilier les
droits de la science avec les exigences du lecteur? Pour satisfaire à
toutes les conditions de fond et de forme, il faudrait peser chaque
mot et étudier la place qui lui convient. C'est ainsi que le cristal
s'élabore goutte à goutte dans le silence et l'obscurité. Silence,
obscurité, temps, liberté d'esprit, tout me manque à la fois; et je
suis réduit à me confier à la sagacité du public en invoquant son
indulgence.

L'économie politique a pour sujet l'homme.

Mais elle n'embrasse pas l'homme tout entier. Sentiment religieux,
tendresse paternelle et maternelle, piété filiale, amour, amitié,
patriotisme, charité, politesse, la Morale a envahi tout ce qui
remplit les attrayantes régions de la Sympathie. Elle n'a laissé à
sa soeur, l'Économie politique, que le froid domaine de l'intérêt
personnel. C'est ce qu'on oublie injustement quand on reproche à
cette science de n'avoir pas le charme et l'onction de la morale.
Cela se peut-il? Contestez-lui le droit d'être, mais ne la forcez pas
de se contrefaire. Si les transactions humaines, qui ont pour objet
la richesse, sont assez vastes, assez compliquées pour donner lieu à
une science spéciale, laissons-lui l'allure qui lui convient et ne la
réduisons pas à parler des Intérêts dans la langue des Sentiments.
Je ne crois pas, quant à moi, qu'on lui ait rendu service, dans
ces derniers temps, en exigeant d'elle un ton de sentimentalité
enthousiaste qui, dans sa bouche, ne peut être que de la déclamation.
De quoi s'agit-il? De transactions accomplies entre gens qui ne
se connaissent pas, qui ne se doivent rien que la Justice, qui
défendent et cherchent à faire prévaloir des intérêts. Il s'agit de
prétentions qui se limitent les unes par les autres, où l'abnégation
et le dévouement n'ont que faire. Prenez donc une lyre pour parler de
ces choses. Autant j'aimerais que Lamartine consultât la table des
logarithmes pour chanter ses odes[6].

[Note 6: V. au tome IV, le chap. II de la seconde série des
_Sophismes_.

                                               (_Note de l'Éditeur_.)]

Ce n'est pas que l'économie politique n'ait aussi sa poésie, il y
en a partout où il y a ordre et harmonie. Mais elle est dans les
résultats, non dans la démonstration. Elle se révèle, on ne là crée
pas. Keppler ne s'est pas donné pour poëte, et certes les lois qu'il
a découvertes sont la vraie poésie de l'intelligence.

Ainsi l'économie politique n'envisage l'homme que par un côté,
et notre premier soin doit être d'étudier l'homme à ce point de
vue. C'est pourquoi nous ne pouvons nous dispenser de remonter
aux phénomènes primordiaux de la _Sensibilité_ et de l'_Activité_
humaines. Que le lecteur se rassure néanmoins. Notre séjour ne sera
pas long dans les nuageuses régions de la métaphysique, et nous
n'emprunterons à cette science que des notions simples, claires, et,
s'il se peut, incontestées.

L'âme (ou pour ne pas engager la question de spiritualité), l'homme
est doué de _Sensibilité_. Que la sensibilité soit dans l'âme ou
dans le corps, toujours est-il que l'homme comme être _passif_
éprouve des _sensations_ pénibles ou agréables. Comme être _actif_,
il fait effort pour éloigner les unes et multiplier les autres. Le
résultat, qui l'affecte encore comme être _passif_, peut s'appeler
_Satisfaction_.

De l'idée générale _Sensibilité_ naissent les idées plus précises:
peines, besoins, désirs, goûts, appétits, d'un côté; et de l'autre,
plaisirs, jouissances, consommation, bien-être.

Entre ces deux extrêmes s'interpose le moyen, et de l'idée générale
_Activité_ naissent des idées plus précises: peine, effort, fatigue,
travail, production.

En décomposant la _Sensibilité_ et l'_Activité_, nous retrouvons un
mot commun aux deux sphères, le mot _Peine_. C'est une _peine_ que
d'éprouver certaines sensations, et nous ne pouvons la faire cesser
que par un effort qui est aussi une _peine_. Ceci nous avertit que
nous n'avons guère ici-bas que le choix des maux.

Tout est _personnel_ dans cet ensemble de phénomènes, tant la
sensation qui précède l'effort que la Satisfaction qui le suit.

Nous ne pouvons donc pas douter que l'_Intérêt personnel_ ne soit le
grand ressort de l'humanité. Il doit être bien entendu que ce mot
est ici l'expression d'un fait universel, incontestable, résultant de
l'organisation de l'homme, et non point un jugement critique, comme
serait le mot _égoïsme_. Les sciences morales seraient impossibles,
si l'on pervertissait d'avance les termes dont elles sont obligées de
se servir.

L'effort humain ne vient pas se placer toujours et nécessairement
entre la sensation et la satisfaction. Quelquefois la satisfaction
se réalise d'elle-même. Plus souvent l'effort s'exerce sur des
_matériaux_, par l'intermédiaire de _forces_ que la nature a mises
gratuitement à la disposition des hommes.

Si l'on donne le nom d'_Utilité_ à tout ce qui réalise la
satisfaction des besoins, il y a donc des utilités de deux sortes.
Les unes nous ont été accordées gratuitement par la Providence; les
autres veulent être, pour ainsi parler, achetées par un _effort_.

Ainsi l'évolution complète embrasse ou peut embrasser ces quatre
idées:

         {Utilité gratuite}
  Besoin {                } Satisfaction.
         {Utilité onéreuse}

L'homme est pourvu de facultés progressives. Il compare, il prévoit,
il apprend, il se réforme par l'expérience. Puisque si le besoin est
une _peine_, l'effort est une _peine_ aussi, il n'y a pas de raison
pour qu'il ne cherche à diminuer celle-ci, quand il le peut faire
sans nuire à la satisfaction qui en est le but. C'est à quoi il
réussit quand il parvient à remplacer de l'_utilité onéreuse_ par de
l'_utilité gratuite_, et c'est l'objet perpétuel de ses recherches.

Il résulte de la nature _intéressée_ de notre coeur que nous
cherchons constamment à augmenter le rapport de nos Satisfactions à
nos Efforts; et il résulte de la nature intelligente de notre esprit
que nous y parvenons, pour chaque résultat donné, en augmentant le
rapport de l'Utilité gratuite à l'Utilité onéreuse.

Chaque fois qu'un progrès de ce genre se réalise, une partie de nos
efforts est mise, pour ainsi dire, en disponibilité; et nous avons
l'option ou de nous abandonner à un plus long repos, ou de travailler
à la satisfaction de nouveaux désirs, s'il s'en forme dans notre
coeur d'assez puissants pour stimuler notre activité.

Tel est le principe de tout progrès dans l'ordre économique; c'est
aussi, il est aisé de le comprendre, le principe de toute déception,
car progrès et déceptions ont leur racine dans ce don merveilleux et
spécial que Dieu a fait aux hommes: le _libre arbitre_.

Nous sommes doués de la faculté de comparer, de juger, de choisir et
d'agir en conséquence; ce qui implique que nous pouvons porter un bon
ou mauvais jugement, faire un bon ou mauvais choix. Il n'est jamais
inutile de le rappeler aux hommes quand on leur parle de Liberté.

Nous ne nous trompons pas, il est vrai, sur la nature intime de nos
sensations, et nous discernons avec un instinct infaillible si elles
sont pénibles ou agréables. Mais que de formes diverses peuvent
prendre nos erreurs! Nous pouvons nous méprendre sur la cause et
poursuivre avec ardeur, comme devant nous donner une satisfaction,
ce qui doit nous infliger une peine; ou bien sur l'enchaînement des
effets, et ignorer qu'une satisfaction immédiate sera suivie d'une
plus grande peine ultérieure; ou encore sur l'importance relative de
nos besoins et de nos désirs.

Non-seulement nous pouvons donner ainsi une fausse direction à
nos efforts par ignorance, mais encore par perversion de volonté.
«L'homme, dit M. de Bonald, est une intelligence servie par des
organes.» Eh quoi! n'y a-t-il pas autre chose en nous? N'y a-t-il pas
les passions?

Quand donc nous parlons d'harmonie, nous n'entendons pas dire que
l'arrangement naturel du monde social soit tel que l'erreur et le
vice en aient été exclus; soutenir cette thèse en face des faits,
ce serait pousser jusqu'à la folie la manie du système. Pour que
l'harmonie fût sans dissonance, il faudrait ou que l'homme n'eût pas
de libre arbitre, ou qu'il fût infaillible. Nous disons seulement
ceci: les grandes tendances sociales sont harmoniques, en ce que,
toute erreur menant à une déception et tout vice à un châtiment, les
dissonances tendent incessamment à disparaître.

Une première et vague notion de la propriété se déduit de ces
prémisses. Puisque c'est l'individu qui éprouve la sensation, le
désir, le besoin, puisque c'est lui qui fait l'_Effort_, il faut bien
que la satisfaction aboutisse à lui, sans quoi l'effort n'aurait pas
sa raison d'être.

Il en est de même de l'_Hérédité_. Aucune théorie, aucune déclamation
ne fera que les pères n'aiment leurs enfants. Les gens qui se
plaisent à arranger des sociétés imaginaires peuvent trouver cela
fort déplacé, mais c'est ainsi. Un père fait autant d'_Efforts_, plus
peut-être, pour la _satisfaction_ de ses enfants, que pour la sienne
propre. Si donc une loi contre nature interdisait la transmission de
la propriété, non-seulement elle la violerait par cela même, mais
encore elle l'empêcherait de se former, en frappant d'inertie la
moitié au moins des _Efforts_ humains.

Intérêt personnel, Propriété, Hérédité, nous aurons occasion de
revenir sur ces sujets. Cherchons d'abord la circonscription de la
science qui nous occupe.

Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'une science a, _par elle-même_,
des frontières naturelles et immuables. Dans le domaine des idées,
comme dans celui des faits, tout se lie, tout s'enchaîne, toutes
les vérités se fondent les unes dans les autres, et il n'y a pas
de science qui, pour être complète, ne dût les embrasser toutes.
On a dit avec raison que, pour une intelligence infinie, il n'y
aurait qu'une seule vérité. C'est donc notre faiblesse qui nous
réduit à étudier isolément un certain ordre de phénomènes, et les
classifications qui en résultent ne peuvent échapper à un certain
arbitraire.

Le vrai mérite est d'exposer avec exactitude les faits, leurs causes
et leurs conséquences. C'en est un aussi, mais beaucoup moindre et
purement relatif, de déterminer d'une manière, non point rigoureuse,
cela est impossible, mais rationnelle, l'ordre de faits que l'on se
propose d'étudier.

Je dis ceci pour qu'on ne suppose pas que j'entends faire la critique
de mes devanciers, s'il m'arrive de donner à l'_économie politique_
des limites un peu différentes de celles qu'ils lui ont assignées.

Dans ces derniers temps, on a beaucoup reproché aux économistes de
s'être trop attachés à étudier la _Richesse_. On aurait voulu qu'ils
fissent entrer dans la science tout ce qui, de près ou de loin,
contribue au bonheur ou aux souffrances de l'humanité; et on a été
jusqu'à supposer qu'ils niaient tout ce dont ils ne s'occupaient
pas, par exemple, les phénomènes du principe sympathique, aussi
naturel au coeur de l'homme que le principe de l'intérêt personnel.
C'est comme si l'on accusait le minéralogiste de nier l'existence du
règne animal. Eh quoi! la Richesse, les lois de sa production, de sa
distribution, de sa consommation, n'est-ce pas un sujet assez vaste,
assez important pour faire l'objet d'une science spéciale? Si les
conclusions de l'économiste étaient en contradiction avec celles de
la politique ou de la morale, je concevrais l'accusation. On pourrait
lui dire: «En vous limitant, vous vous êtes égaré, car il n'est pas
possible que deux vérités se heurtent.» Peut-être résultera-t-il du
travail que je soumets au public que la science de la richesse est en
parfaite harmonie avec toutes les autres.

Des trois termes qui renferment les destinées humaines: Sensation,
Effort, Satisfaction, le premier et le dernier se confondent toujours
et nécessairement dans la même individualité. Il est impossible
de les concevoir séparés. On peut concevoir une sensation non
satisfaite, un besoin inassouvi; jamais personne ne comprendra le
_besoin_ dans un homme et sa _satisfaction_ dans un autre.

S'il en était de même pour le terme moyen, l'_Effort_, l'homme
serait un être complétement solitaire. Le phénomène économique
s'accomplirait intégralement dans l'individu isolé. Il pourrait y
avoir une juxtaposition de personnes, il n'y aurait pas de société.
Il pourrait y avoir une Économie _personnelle_, il ne pourrait
exister d'Économie _politique_.

Mais il n'en est pas ainsi. Il est fort possible et fort fréquent que
le _Besoin_ de l'un doive sa _Satisfaction_ à l'_Effort_ de l'autre.
C'est un fait. Si chacun de nous veut passer en revue toutes les
satisfactions qui aboutissent à lui, il reconnaîtra qu'il les doit,
pour la plupart, à des efforts qu'il n'a pas faits; et de même, le
travail que nous accomplissons, chacun dans notre profession, va
presque toujours satisfaire des désirs qui ne sont pas en nous.

Ceci nous avertit que ce n'est ni dans les besoins ni dans
les satisfactions, phénomènes essentiellement personnels et
intransmissibles, mais dans la nature du terme moyen, des _Efforts
humains_, qu'il faut chercher le principe _social_, l'origine de
l'économie politique.

C'est, en effet, cette faculté donnée aux hommes, et aux hommes
seuls, entre toutes les créatures, de _travailler les uns pour les
autres_; c'est cette transmission d'efforts, cet échange de services,
avec toutes les combinaisons compliquées et infinies auxquelles il
donne lieu à travers le temps et l'espace, C'EST LÀ précisément
ce qui constitue la science économique, en montre l'origine et en
détermine les limites.

Je dis donc:

_Forment le domaine de l'économie politique tout effort susceptible
de satisfaire, à charge de retour, les besoins d'une personne
autre que celle qui l'a accompli,--et, par suite, les besoins et
satisfactions relatifs à cette nature d'efforts_.

Ainsi, pour citer un exemple, l'action de respirer, quoiqu'elle
contienne les trois termes qui constituent le phénomène économique,
n'appartient pourtant pas à cette science, et l'on en voit la
raison: c'est qu'il s'agit ici d'un ensemble de faits dans lequel
non-seulement les deux extrêmes: besoin et satisfaction, sont
intransmissibles (ils le sont toujours), mais où le terme moyen,
l'_Effort_, est intransmissible aussi. Nous n'invoquons l'assistance
de personne pour respirer; il n'y a là ni service à recevoir ni
service à rendre; il y a un fait individuel par nature et non
_social_, qui ne peut, par conséquent, entrer dans une science toute
de relation, comme l'indique son nom même.

Mais que, dans des circonstances particulières, des hommes aient à
s'entr'aider pour respirer, comme lorsqu'un ouvrier descend dans
une cloche à plongeur, ou quand un médecin agit sur l'appareil
pulmonaire, ou quand la police prend des mesures pour purifier l'air;
alors il y a un besoin satisfait par l'effort d'une autre personne
que celle qui l'éprouve, il y a service rendu, et la respiration
même entre, sous ce rapport du moins, quant à l'assistance et à la
rémunération, dans le cercle de l'économie politique.

Il n'est pas nécessaire que la transaction soit effectuée, il
suffit qu'elle soit possible pour que le _travail_ soit de nature
économique. Le laboureur qui cultive du blé pour son usage accomplit
un fait économique par cela seul que le blé est susceptible d'être
échangé.

Accomplir un effort pour satisfaire le besoin d'autrui, c'est lui
rendre un _service_. Si un service est stipulé en retour, il y a
échange de _services_; et, comme c'est le cas le plus ordinaire,
l'économie politique peut être définie: la _théorie de l'échange_.

Quelle que soit pour l'une des parties contractantes la vivacité du
besoin, pour l'autre l'intensité de l'effort, si l'échange est libre,
les deux services échangés _se valent_. La valeur consiste donc dans
l'appréciation comparative des _services_ réciproques, et l'on peut
dire encore que l'économie politique est la _théorie de la valeur_.

Je viens de définir l'économie politique et de circonscrire son
domaine, sans parler d'un élément essentiel: l'_utilité gratuite_.

Tous les auteurs ont fait remarquer que nous puisons une foule de
satisfactions à cette source. Ils ont appelé ces utilités, telles que
l'air, l'eau, la lumière du soleil, etc., _richesses naturelles_, par
opposition aux _richesses sociales_, après quoi ils ne s'en sont plus
occupés; et, en effet, il semble que, ne donnant lieu à aucun effort,
à aucun échange, à aucun service, n'entrant dans aucun inventaire
comme dépourvues de valeur, elles ne doivent pas entrer dans le
cercle d'étude de l'économie politique.

Cette exclusion serait rationnelle, si l'utilité _gratuite_ était une
quantité fixe, invariable, toujours séparée de l'utilité _onéreuse_;
mais elles se mêlent constamment et en proportions inverses.
L'application soutenue de l'homme est de substituer l'une à l'autre,
c'est-à-dire d'arriver, à l'aide des agents naturels et gratuits, aux
mêmes résultats avec moins d'efforts. Il fait faire par le vent, par
la gravitation, par le calorique, par l'élasticité du gaz, ce qu'il
n'accomplissait à l'origine que par sa force musculaire.

Or qu'arrive-t-il? Quoique l'effet utile soit égal, l'effort est
moindre. Moindre effort implique moindre service, et moindre
service implique moindre valeur. Chaque progrès anéantit donc de la
valeur; mais comment? Non point en supprimant l'effet utile, mais
en substituant de l'utilité gratuite à de l'utilité onéreuse, de la
richesse naturelle à de la richesse sociale. À un point de vue,
cette portion de valeur ainsi anéantie sort du domaine de l'économie
politique comme elle est exclue de nos inventaires; car elle ne
s'échange plus, elle ne se vend ni ne s'achète, et l'humanité en
jouit sans efforts, presque sans en avoir la conscience; elle ne
compte plus dans la richesse relative, elle prend rang parmi les
dons de Dieu. Mais, d'un autre côté, si la science n'en tenait plus
aucun compte, elle se fourvoierait assurément, car elle perdrait
de vue justement ce qui est l'essentiel, le principal en toutes
choses: le résultat, l'_effet utile_; elle méconnaîtrait les plus
fortes tendances communautaires et égalitaires; elle verrait tout
dans l'ordre social, moins l'harmonie. Et si ce livre est destiné à
faire faire un pas à l'économie politique, c'est surtout en ce qu'il
tiendra les yeux du lecteur constamment attachés sur cette portion de
_valeur_ successivement anéantie et recueillie sous forme d'_utilité
gratuite_ par l'humanité tout entière.

Je ferai ici une remarque qui prouvera combien les sciences se
touchent et sont près de se confondre.

Je viens de définir le _service_. C'est l'_effort_ dans un homme,
tandis que le _besoin_ et la _satisfaction_ sont dans un autre.
Quelquefois le service est rendu gratuitement, sans rémunération,
sans qu'aucun service soit exigé en retour. Il part alors du
principe sympathique plutôt que du principe de l'intérêt personnel.
Il constitue le don et non l'échange. Par suite, il semble qu'il
n'appartienne pas à l'économie politique (qui est la théorie de
l'échange), mais à la morale. En effet, les actes de cette nature
sont, à cause de leur mobile, plutôt moraux qu'économiques. Nous
verrons cependant que, par leurs effets, ils intéressent la science
qui nous occupe. D'un autre côté, les services rendus à titre
onéreux, sous condition de retour, et, par ce motif, essentiellement
économiques, ne restent pas pour cela, quant à leurs effets,
étrangers à la morale.

Ainsi ces deux branches de connaissances ont des points de contact
infinis; et, comme deux vérités ne sauraient être antagoniques, quand
l'économiste assigne à un phénomène des conséquences funestes en
même temps que le moraliste lui attribue des effets heureux, on peut
affirmer que l'un ou l'autre s'égare. C'est ainsi que les sciences se
vérifient l'une par l'autre.




III

DES BESOINS DE L'HOMME.


Il est peut-être impossible, et, en tout cas, il ne serait pas fort
utile de présenter une nomenclature complète et méthodique des
besoins de l'homme. Presque tous ceux qui ont une importance réelle
sont compris dans l'énumération suivante:

Respiration (je maintiens ici ce besoin comme marquant la limite
où commence la transmission du travail ou l'échange des
services).--Alimentation.--Vêtement.--Logement.--Conservation
et rétablissement de la santé.--Locomotion.--Sécurité.--
Instruction.--Diversion.--Sensation du beau.

Les besoins existent. C'est un fait. Il serait puéril de rechercher
s'il vaudrait mieux qu'ils n'existassent pas et pourquoi Dieu nous y
a assujettis.

Il est certain que l'homme _souffre_ et même qu'il meurt lorsqu'il ne
peut satisfaire aux besoins qu'il tient de son organisation. Il est
certain qu'il _souffre_ et même qu'il peut mourir lorsqu'il satisfait
avec excès à certains d'entre eux.

Nous ne pouvons satisfaire la plupart de nos besoins qu'à la
condition de nous donner une peine, laquelle peut être considérée
comme une _souffrance_. Il en est de même de l'acte par lequel,
exerçant un noble empire sur nos appétits, nous nous imposons une
privation.

Ainsi la _souffrance_ est pour nous inévitable, et il ne nous reste
guère que le choix des maux. En outre, elle est tout ce qu'il y a au
monde de plus intime, de plus personnel; d'où il suit que l'_intérêt
personnel_, ce sentiment qu'on flétrit de nos jours sous les noms
d'égoïsme, d'individualisme, est indestructible. La nature a placé
la _sensibilité_ à l'extrémité de nos nerfs, à toutes les avenues du
coeur et de l'intelligence, comme une sentinelle avancée, pour nous
avertir quand il y a défaut, quand il y a excès de satisfaction. La
douleur a donc une destination, une mission. On a demandé souvent
si l'existence du mal pouvait se concilier avec la bonté infinie du
Créateur, redoutable problème que la philosophie agitera toujours
et ne parviendra probablement jamais à résoudre. Quant à l'économie
politique, elle doit prendre l'homme tel qu'il est, d'autant qu'il
n'est pas donné à l'imagination elle-même de se figurer,--encore
moins à la raison de concevoir,--un être animé et mortel exempt
de douleur. Tous nos efforts seraient vains pour comprendre la
sensibilité sans la douleur ou l'homme sans la sensibilité.

De nos jours, quelques écoles sentimentalistes rejettent comme fausse
toute science sociale qui n'est pas arrivée à une combinaison au
moyen de laquelle la douleur disparaisse de ce monde. Elles jugent
sévèrement l'économie politique, parce qu'elle admet ce qu'il est
impossible de nier: la souffrance. Elles vont plus loin, elles l'en
rendent responsable. C'est comme si l'on attribuait la fragilité de
nos organes au physiologiste qui les étudie.

Sans doute, on peut se rendre pour quelque temps populaire, on peut
attirer à soi les hommes qui souffrent et les irriter contre l'ordre
naturel des sociétés, en annonçant qu'on a dans la tête un plan
d'arrangement social artificiel où la douleur, sous aucune forme,
ne peut pénétrer. On peut même prétendre avoir dérobé le secret de
Dieu et interprété sa volonté présumée en bannissant le mal de dessus
la terre. Et l'on ne manque pas de traiter d'_impie_ la science qui
n'affiche pas une telle prétention, l'accusant de méconnaître ou de
nier la prévoyance ou la puissance de l'auteur des choses.

En même temps, ces écoles font une peinture effroyable des sociétés
actuelles, et elles ne s'aperçoivent pas que, s'il y a _impiété_
à prévoir la souffrance dans l'avenir, il n'y en a pas moins à la
constater dans le passé ou dans le présent. Car l'infini n'admet pas
de limites; et si, depuis la création, un seul homme a souffert dans
le monde, cela suffit pour qu'on puisse admettre, sans _impiété_, que
la douleur est entrée dans le plan providentiel.

Il est certainement plus scientifique et plus viril de reconnaître
l'existence des grands faits naturels qui non-seulement existent,
mais sans lesquels l'humanité ne se peut concevoir.

Ainsi l'homme est sujet à la souffrance, et, par conséquent, la
société aussi.

La souffrance a une fonction dans l'individu, et, par conséquent,
dans la société aussi.

L'étude des lois sociales nous révélera que la mission de la
souffrance est de détruire progressivement ses propres causes, de se
circonscrire elle-même dans des limites de plus en plus étroites,
et, finalement, d'assurer, en nous la faisant acheter et mériter, la
prépondérance du bien et du beau.

La nomenclature qui précède met en première ligne les besoins
matériels.

Nous vivons dans un temps qui me force de prémunir encore ici le
lecteur contre une sorte d'afféterie sentimentaliste fort à la mode.

Il y a des gens qui font très-bon marché de ce qu'ils appellent
dédaigneusement _besoins matériels_, _satisfactions matérielles_.
Ils me diront, sans doute, comme Bélise à Chrysale:

  Le corps, cette guenille, est-il d'une importance,
  D'un prix à mériter seulement qu'on y pense?

Et, quoique en général bien pourvus de tout, ce dont je les félicite
sincèrement, ils me blâmeront d'avoir indiqué comme un de nos
premiers besoins celui de l'_alimentation_, par exemple.

Certes je reconnais que le perfectionnement moral est d'un ordre
plus élevé que la conservation physique. Mais enfin, sommes-nous
tellement envahis par cette manie d'affectation déclamatoire, qu'il
ne soit plus permis de dire que, pour se perfectionner, encore
faut-il vivre? Préservons-nous de ces puérilités qui font obstacle à
la science. À force de vouloir passer pour philanthrope, on devient
faux; car c'est une chose contraire au raisonnement comme aux faits
que le développement moral, le soin de la dignité, la culture des
sentiments délicats, puissent précéder les exigences de la simple
conservation. Cette sorte de pruderie est toute moderne. Rousseau, ce
panégyriste enthousiaste de l'_état de nature_, s'en était préservé;
et un homme doué d'une délicatesse exquise, d'une tendresse de coeur
pleine d'onction, spiritualiste jusqu'au quiétisme et stoïcien pour
lui-même, Fénelon, disait: «Après tout, la solidité de l'esprit
consiste à vouloir s'instruire exactement de la manière dont se
font les choses qui sont le fondement de la vie humaine. Toutes les
grandes affaires roulent là-dessus.»

Sans prétendre donc classer les besoins dans un ordre rigoureusement
méthodique, nous pouvons dire que l'homme ne saurait diriger ses
efforts vers la satisfaction des besoins moraux de l'ordre le plus
noble et le plus élevé qu'après avoir pourvu à ceux qui concernent
la conservation et l'entretien de la vie. D'où nous pouvons déjà
conclure que toute mesure législative qui rend la vie matérielle
difficile nuit à la vie morale des nations, _harmonie_ que je signale
en passant à l'attention du lecteur.

Et, puisque l'occasion s'en présente, j'en signalerai une autre.

Puisque les nécessités irrémissibles de la vie matérielle sont un
obstacle à la culture intellectuelle et morale, il s'ensuit que
l'on doit trouver plus de vertus chez les nations et parmi les
classes aisées que parmi les nations et les classes pauvres. Bon
Dieu! que viens-je de dire, et de quelles clameurs ne suis-je pas
assourdi! C'est une véritable manie, de nos jours, d'attribuer aux
classes pauvres le monopole de tous les dévouements, de toutes les
abnégations, de tout ce qui constitue dans l'homme la grandeur et la
beauté morale; et cette manie s'est récemment développée encore sous
l'influence d'une révolution qui, faisant arriver ces classes à la
surface de la société, ne pouvait manquer de susciter autour d'elles
la tourbe des flatteurs.

Je ne nie pas que la richesse, et surtout l'opulence, principalement
quand elle est très-inégalement répartie, ne tende à développer
certains vices spéciaux.

Mais est-il possible d'admettre d'une manière générale que la
vertu soit le privilége de la misère, et le vice le triste et
fidèle compagnon de l'aisance? Ce serait affirmer que la culture
intellectuelle et morale, qui n'est compatible qu'avec un
certain degré de loisir et de bien-être, tourne au détriment de
l'intelligence et de la moralité.

Et ici, j'en appelle à la sincérité des classes souffrantes
elles-mêmes. À quelles horribles _dissonances_ ne conduirait pas un
tel paradoxe?

Il faudrait donc dire que l'humanité est placée dans cette affreuse
alternative, ou de rester éternellement misérable, ou de s'avancer
vers l'immoralité progressive. Dès lors toutes les forces qui
conduisent à la richesse, telles que l'activité, l'économie, l'ordre,
l'habileté, la bonne foi, sont les semences du vice; tandis que
celles qui nous retiennent dans la pauvreté, comme l'imprévoyance,
la paresse, la débauche, l'incurie, sont les précieux germes de la
vertu. Se pourrait-il concevoir, dans le monde moral, une dissonance
plus décourageante? et, s'il en était ainsi, qui donc oserait parler
au peuple et formuler devant lui un conseil? Tu te plains de tes
souffrances, faudrait-il dire, et tu as hâte de les voir cesser. Tu
gémis d'être sous le joug des besoins matériels les plus impérieux,
et tu soupires après l'heure de l'affranchissement; car tu voudrais
aussi quelques loisirs pour développer tes facultés intellectuelles
et affectives. C'est pour cela que tu cherches à faire entendre ta
voix dans la région politique et à y stipuler pour tes intérêts. Mais
sache bien ce que tu désires et combien le succès de tes voeux te
serait fatal. Le bien-être, l'aisance, la richesse, développent le
vice. Garde donc précieusement ta misère et ta vertu.

Les flatteurs du peuple tombent donc dans une contradiction
manifeste, quand ils signalent la région de la richesse comme un
impur cloaque d'égoïsme et de vice, et qu'en même temps ils le
poussent,--et souvent, dans leur empressement, par les moyens les
plus illégitimes,--vers cette néfaste région.

Non, un tel désaccord ne se peut rencontrer dans l'ordre naturel
des sociétés. Il n'est pas possible que tous les hommes aspirent
au bien-être, que la voie naturelle pour y arriver soit l'exercice
des plus rudes vertus, et qu'ils n'y arrivent néanmoins que pour
tomber sous le joug du vice. De telles déclamations ne sont propres
qu'à allumer et entretenir les haines de classes. Vraies, elles
placeraient l'humanité entre la misère ou l'immoralité. Fausses,
elles font servir le mensonge au désordre, et, en les trompant, elles
mettent aux prises les classes qui se devraient aimer et entr'aider.

Oui, l'inégalité factice, l'inégalité que la loi réalise en troublant
l'ordre naturel du développement des diverses classes de la société,
cette inégalité est pour toutes une source féconde d'irritation, de
jalousie et de vices. C'est pourquoi il faut s'assurer enfin si cet
ordre naturel ne conduit pas vers l'égalisation et l'amélioration
progressive de toutes les classes: et nous serions arrêtés dans cette
recherche par une fin de non-recevoir insurmontable, si ce double
progrès matériel impliquait fatalement une double dégradation morale.

J'ai à faire sur les besoins humains une remarque importante,
fondamentale même, en économie politique: c'est que les besoins ne
sont pas une quantité fixe, immuable. Ils ne sont pas stationnaires,
mais progressifs par nature.

Ce caractère se remarque même dans nos besoins les plus matériels: il
devient plus sensible à mesure qu'on s'élève à ces désirs et à ces
goûts intellectuels qui distinguent l'homme de la brute.

Il semble que, s'il est quelque chose en quoi les hommes doivent
se ressembler, c'est le besoin d'alimentation, car, sauf les cas
anormaux, les estomacs sont à peu près les mêmes.

Cependant les aliments qui auraient été recherchés à une époque sont
devenus vulgaires à une autre époque, et le régime qui suffit à un
lazzarone soumettrait un Hollandais à la torture. Ainsi ce besoin, le
plus immédiat, le plus grossier, et, par conséquent, le plus uniforme
de tous, varie encore suivant l'âge, le sexe, le tempérament, le
climat et l'habitude.

Il en est ainsi de tous les autres. À peine l'homme est abrité qu'il
veut se loger; à peine il est vêtu, qu'il veut se décorer; à peine
il a satisfait les exigences de son corps, que l'étude, la science,
l'art, ouvrent devant ses désirs un champ sans limites.

C'est un phénomène bien digne de remarque que la promptitude avec
laquelle, par la continuité de la satisfaction, ce qui n'était
d'abord qu'un vague désir devient un goût, et ce qui n'était qu'un
goût se transforme en besoin et même en besoin impérieux.

Voyez ce rude et laborieux artisan. Habitué à une alimentation
grossière, à d'humbles vêtements, à un logement médiocre, il lui
semble qu'il serait le plus heureux des hommes, qu'il né formerait
plus de désirs, s'il pouvait arriver à ce degré de l'échelle qu'il
aperçoit immédiatement au-dessus de lui. Il s'étonne que ceux qui
y sont parvenus se tourmentent encore. En effet, vienne la modeste
fortune qu'il a rêvée, et le voilà heureux; heureux,--hélas! pour
quelques jours.

Car bientôt il se familiarise avec sa nouvelle position, et peu à
peu il cesse même de sentir son prétendu bonheur. Il revêt avec
indifférence ce vêtement après lequel il a soupiré. Il s'est fait
un autre milieu, il fréquente d'autres personnes, il porte de temps
en temps ses lèvres à une autre coupe, il aspire à monter un autre
degré, et, pour peu qu'il fasse un retour sur lui-même, il sent bien
que, si sa fortune a changé, son âme est restée ce qu'elle était, une
source intarissable de désirs.

Il semble que la nature ait attaché cette singulière puissance à
l'_habitude_, afin qu'elle fût en nous ce qu'est la roue à rochet en
mécanique, et que l'humanité, toujours poussée vers des régions de
plus en plus élevées, ne pût s'arrêter à aucun degré de civilisation.

Le _sentiment de la dignité_ agit peut-être avec plus de force encore
dans le même sens. La philosophie stoïcienne a souvent blâmé l'homme
de vouloir plutôt _paraître_ qu'_être_. Mais, en considérant les
choses d'une manière générale, est-il bien sûr que le _paraître_ ne
soit pas pour l'homme un des modes de l'_être_?

Quand, par le travail, l'ordre, l'économie, une famille s'élève de
degré en degré vers ces régions sociales où les goûts deviennent de
plus en plus délicats, les relations plus polies, les sentiments
plus épurés, l'intelligence plus cultivée, qui ne sait de quelles
douleurs poignantes est accompagné un retour de fortune qui la
force à descendre? C'est qu'alors le corps ne souffre pas seul.
L'abaissement rompt des habitudes qui sont devenues, comme on dit,
une seconde nature; il froisse le sentiment de la dignité et avec lui
toutes les puissances de l'âme. Aussi il n'est pas rare, dans ce cas,
de voir la victime, succombant au désespoir, tomber sans transition
dans un dégradant abrutissement. Il en est du milieu social comme de
l'atmosphère. Le montagnard habitué à un air pur dépérit bientôt dans
les rues étroites de nos cités.

J'entends qu'on me crie: Économiste, tu bronches déjà. Tu avais
annoncé que ta science s'accordait avec la morale, et te voilà
justifiant le sybaritisme.--Philosophe, dirai-je à mon tour,
dépouille ces vêtements qui ne furent jamais ceux de l'homme
primitif, brise tes meubles, brûle tes livres, nourris-toi de la
chair crue des animaux, et je répondrai alors à ton objection. Il
est trop commode de contester cette puissance de l'habitude dont on
consent bien à être soi-même la preuve vivante.

On peut critiquer cette disposition que la nature a donnée à nos
organes; mais la critique ne fera pas qu'elle ne soit universelle. On
la constate chez tous les peuples, anciens et modernes, sauvages et
civilisés, aux antipodes comme en France. Sans elle il est impossible
d'expliquer la civilisation. Or, quand une disposition du coeur
humain est universelle et indestructible, est-il permis à la science
sociale de n'en pas tenir compte?

L'objection sera faite par des publicistes qui s'honorent d'être
les disciples de Rousseau. Mais Rousseau n'a jamais nié le phénomène
dont je parle. Il constate positivement et l'élasticité indéfinie
des besoins, et la puissance de l'habitude, et le rôle même que je
lui assigne, qui consiste à prévenir dans l'humanité un mouvement
rétrograde. Seulement, ce que j'admire, il le déplore, et cela devait
être. Rousseau suppose qu'il a été un temps où les hommes n'avaient
ni droits, ni devoirs, ni relations, ni affections, ni langage, et
c'est alors, selon lui, qu'ils étaient heureux et parfaits. Il devait
donc abhorrer ce rouage de la mécanique sociale qui éloigne sans
cesse l'humanité de la perfection idéale. Ceux qui pensent qu'au
contraire la perfection n'est pas au commencement, mais à la fin de
l'évolution humaine, admirent le ressort qui nous pousse en avant.
Mais quant à l'existence et au jeu du ressort lui-même, nous sommes
d'accord.

«Les hommes, dit-il, jouissant d'un fort grand loisir, l'employèrent
à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères,
et ce fut là le premier joug qu'ils s'imposèrent sans y songer, et la
première source des maux qu'ils préparèrent à leurs descendants; car,
outre qu'ils continuèrent ainsi à s'amollir le corps et l'esprit, ces
commodités ayant, _par l'habitude_, perdu presque tout leur agrément,
et étant en même temps dégénérées en de _vrais besoins_, la privation
en devint beaucoup plus cruelle que la possession n'en était douce,
et l'on était malheureux de les perdre sans être heureux de les
posséder.»

Rousseau était convaincu que Dieu, la nature et l'humanité avaient
tort. Je sais que cette opinion domine encore beaucoup d'esprits,
mais ce n'est pas la mienne.

Après tout, à Dieu ne plaise que je veuille m'élever ici contre
le plus noble apanage, la plus belle vertu de l'homme, l'empire
sur lui-même, la domination sur ses passions, la modération de ses
désirs, le mépris des jouissances fastueuses! Je ne dis pas qu'il
doit se rendre esclave de tel ou tel besoin factice. Je dis que le
besoin, considéré d'une manière générale et tel qu'il résulte de
la nature à la fois corporelle et immatérielle de l'homme, combiné
avec la puissance de l'habitude et le sentiment de la dignité, est
indéfiniment expansible, parce qu'il naît d'une source intarissable,
le désir. Qui blâmera l'homme opulent, s'il est sobre, peu recherché
dans ses vêtements, s'il fuit le faste et la mollesse? Mais n'est-il
pas des désirs plus élevés auxquels il lui est permis de céder? Le
besoin de l'instruction a-t-il des limites? Des efforts pour rendre
service à son pays, pour encourager les arts, pour propager des
idées utiles, pour secourir des frères malheureux, ont-ils rien
d'incompatible avec l'usage bien entendu des richesses?

Au surplus, que la philosophie le trouve bon ou mauvais, le besoin
humain n'est pas une quantité fixe et immuable. C'est là un
fait certain, irrécusable, universel. Sous aucun rapport, quant
à l'alimentation, au logement, à l'instruction, les besoins du
quatorzième siècle n'étaient ceux du nôtre, et l'on peut prédire
que les nôtres n'égalent pas ceux auxquels nos descendants seront
assujettis.

C'est, du reste, une observation qui est commune à tous les
éléments qui entrent dans l'économie politique: richesses, travail,
valeur, services, etc., toutes choses qui participent de l'extrême
mobilité du sujet principal, l'homme. L'économie politique n'a pas,
comme la géométrie ou la physique, l'avantage de spéculer sur les
objets qui se laissent peser ou mesurer; et c'est là une de ses
difficultés d'abord, et puis une perpétuelle cause d'erreurs; car,
lorsque l'esprit humain s'applique à un ordre de phénomènes, il est
naturellement enclin à chercher un _criterium_, une mesure commune
à laquelle il puisse tout rapporter, afin de donner à la branche de
connaissances dont il s'occupe le caractère d'une _science exacte_.
Aussi nous voyons la plupart des auteurs chercher la fixité, les
uns dans la _valeur_, les autres dans la _monnaie_, celui-ci dans le
_blé_, celui-là dans le _travail_, c'est-à-dire dans la mobilité même.

Beaucoup d'erreurs économiques proviennent de ce que l'on considère
les besoins humains comme une quantité donnée; et c'est pourquoi
j'ai cru devoir m'étendre sur ce sujet. Je ne crains pas d'anticiper
en disant brièvement comment on raisonne. On prend toutes les
satisfactions générales du temps où l'on est, et l'on suppose que
l'humanité n'en admet pas d'autres. Dès lors, si la libéralité de la
nature, ou la puissance des machines, ou des habitudes de tempérance
et de modération viennent rendre disponible, pour un temps, une
portion du travail humain, on s'inquiète de ce progrès, on le
considère comme un désastre, on se retranche derrière des formules
absurdes, mais spécieuses, telles que celles-ci: _La production
surabonde, nous périssons de pléthore; la puissance de produire a
dépassé la puissance de consommer_, etc.

Il n'est pas possible de trouver une bonne solution à la question
des _machines_, à celle de la _concurrence extérieure_, à celle du
_luxe_, quand on considère le _besoin_ comme une quantité invariable,
quand on ne se rend pas compte de son expansibilité indéfinie.

Mais si, dans l'homme, le besoin est indéfini, progressif, doué de
_croissance_ comme le désir, source intarissable où il s'alimente
sans cesse, il faut, sous peine de discordance et de contradiction
dans les lois économiques de la société, que la nature ait placé
dans l'homme et autour de lui des moyens indéfinis et progressifs
de _satisfaction_, l'équilibre entre les moyens et la fin étant
la première condition de toute harmonie. C'est ce que nous allons
examiner.

J'ai dit, en commençant cet écrit, que l'économie politique avait
pour objet l'_homme_ considéré au point de vue de ses besoins et des
moyens par lesquels il lui est donné d'y pourvoir.

Il est donc naturel de commencer par étudier l'homme et son
organisation.

Mais nous avons vu aussi qu'il n'est pas un être solitaire; si
ses _besoins_ et ses _satisfactions_, en vertu de la nature de la
sensibilité, sont inséparables de son être, il n'en est pas de même
de ses _efforts_, qui naissent du principe actif. Ceux-ci sont
susceptibles de transmission. En un mot, les hommes travaillent les
uns pour les autres.

Or il arrive une chose fort singulière.

Quand on considère d'une manière générale et, pour ainsi dire,
abstraite, l'homme, ses besoins, ses efforts, ses satisfactions, sa
constitution, ses penchants, ses tendances, on aboutit à une série
d'observations qui paraissent à l'abri du doute et se montrent dans
tout l'éclat de l'évidence, chacun en trouvant la preuve en soi-même.
C'est au point que l'écrivain ne sait trop comment s'y prendre pour
soumettre au public des vérités si palpables et si vulgaires, il
craint de provoquer le sourire du dédain. Il lui semble, avec quelque
raison, que le lecteur courroucé va jeter le livre, en s'écriant: «Je
ne perdrai pas mon temps à apprendre ces trivialités.»

Et cependant ces vérités, tenues pour si incontestables tant
qu'elles sont présentées d'une manière générale, que nous souffrons
à peine qu'elles nous soient rappelées, ne passent plus que pour
des erreurs ridicules, des théories absurdes aussitôt qu'on observe
l'homme dans le milieu social. Qui jamais, en considérant l'homme
isolé, s'aviserait de dire: _La production surabonde; la faculté
de consommer ne peut suivre la faculté de produire; le luxe et
les goûts factices sont la source de la richesse; l'invention
des machines anéantit le travail_; et autres apophthegmes de la
même force qui, appliqués à des agglomérations humaines, passent
cependant pour des axiomes si bien établis, qu'on en fait la base
de nos lois industrielles et commerciales? L'_échange_ produit à cet
égard une illusion dont ne savent pas se préserver les esprits de
la meilleure trempe, et j'affirme que l'_économie politique_ aura
atteint son but et rempli sa mission quand elle aura définitivement
démontré ceci: Ce qui est vrai de l'homme est vrai de la société.
L'homme isolé est à la fois producteur et consommateur, inventeur et
entrepreneur, capitaliste et ouvrier; tous les phénomènes économiques
s'accomplissent en lui, et il est comme un résumé de la société.
De même l'humanité, vue dans son ensemble, est un homme immense,
collectif, multiple, auquel s'appliquent exactement les vérités
observées sur l'individualité même.

J'avais besoin de faire cette remarque, qui, je l'espère, sera
mieux justifiée par la suite, avant de continuer ces études sur
l'homme. Sans cela, j'aurais craint que le lecteur ne rejetât, comme
superflus, les développements, les véritables _truismes_ qui vont
suivre.

Je viens de parler des _besoins_ de l'homme, et, après en avoir
présenté une énumération approximative, j'ai fait observer qu'ils
n'étaient pas d'une nature stationnaire, mais progressive; cela est
vrai, soit qu'on les considère chacun en lui-même, soit surtout
qu'on embrasse leur ensemble dans l'ordre physique, intellectuel et
moral. Comment en pourrait-il être autrement? Il est des besoins
dont la satisfaction est exigée, sous peine de mort, par notre
organisation; et, jusqu'à un certain point, on pourrait soutenir
que ceux-là sont des quantités fixes, encore que cela ne soit
certes pas rigoureusement exact: car, pour peu qu'on veuille bien
ne pas négliger un élément essentiel, la _puissance de l'habitude_,
et pour peu qu'on condescende à s'examiner soi-même avec quelque
bonne foi, on sera forcé de convenir que les besoins, même les
plus grossiers, comme celui de manger, subissent, sous l'influence
de l'habitude, d'incontestables transformations; et tel qui
déclamera ici contre cette remarque, la taxant de matérialisme et
d'épicurisme, se trouverait bien malheureux si, le prenant au mot,
on le réduisait au brouet noir des Spartiates ou à la pitance d'un
anachorète. Mais, en tout cas, quand les besoins de cet ordre sont
satisfaits d'une manière assurée et permanente, il en est d'autres
qui prennent leur source dans la plus expansible de nos facultés,
le désir. Conçoit-on un moment où l'homme ne puisse plus former
de désirs, même raisonnables? N'oublions pas qu'un désir qui est
déraisonnable à un certain degré de civilisation, à une époque où
toutes les puissances humaines sont absorbées pour la satisfaction
des besoins inférieurs, cesse d'être tel quand le perfectionnement de
ces puissances ouvre devant elles un champ plus étendu. C'est ainsi
qu'il eût été déraisonnable, il y a deux siècles, et qu'il ne l'est
pas aujourd'hui, d'aspirer à faire dix lieues à l'heure. Prétendre
que les besoins et les désirs de l'homme sont des quantités fixes et
stationnaires, c'est méconnaître la nature de l'âme, c'est nier les
faits, c'est rendre la civilisation inexplicable.

Elle serait inexplicable encore, si, côté du développement indéfini
des besoins, ne venait se placer, comme possible, le développement
indéfini des moyens d'y pourvoir. Qu'importerait, pour la
réalisation du progrès, la nature expansible des besoins, si, à une
certaine limite, nos facultés ne pouvaient plus avancer, si elles
rencontraient une borne immuable?

Ainsi, à moins que la nature, la Providence, quelle que soit la
puissance qui préside à nos destinées, ne soit tombée dans la plus
choquante, la plus cruelle contradiction, nos désirs étant indéfinis,
la présomption est que nos moyens d'y pourvoir le sont aussi.

Je dis indéfinis et non point infinis, car rien de ce qui tient à
l'homme n'est infini. C'est précisément parce que nos désirs et nos
facultés se développent dans l'infini, qu'ils n'ont pas de limites
assignables, quoiqu'ils aient des limites absolues. On peut citer
une multitude de points, au-dessus de l'humanité, auxquels elle ne
parviendra jamais, sans qu'on puisse dire pour cela qu'il arrivera un
instant où elle cessera de s'en approcher[7].

[Note 7: Loi mathématique très-fréquente et très-méconnue en économie
politique.]

Je ne voudrais pas dire non plus que le _désir_ et le _moyen_
marchent parallèlement et d'un pas égal. Le _désir_ court, et le
_moyen_ suit en boitant.

Cette nature prompte et aventureuse du désir, comparée à la
lenteur de nos facultés, nous avertit qu'à tous les degrés de la
civilisation, à tous les échelons du progrès, la souffrance dans une
certaine mesure est et sera toujours le partage de l'homme. Mais elle
nous enseigne aussi que cette souffrance a une mission, puisqu'il
serait impossible de comprendre que le désir fût l'aiguillon de
nos facultés, s'il les suivait au lieu de les précéder. Cependant
n'accusons pas la nature d'avoir mis de la cruauté dans ce mécanisme,
car il faut remarquer que le désir ne se transforme en véritable
besoin, c'est-à-dire en _désir douloureux_, que lorsqu'il a été fait
tel par l'_habitude_ d'une satisfaction permanente, en d'autres
termes, quand le _moyen_ a été trouvé et mis irrévocablement à notre
portée[8].

[Note 8: Un des objets indirects de ce livre est de combattre
des écoles sentimentalistes modernes qui, malgré les faits,
n'admettent pas que la souffrance, à un degré quelconque, ait un but
providentiel. Comme ces écoles disent procéder de Rousseau, je dois
leur citer ce passage du maître: «Le mal que nous voyons n'est pas un
mal absolu; et, loin de combattre directement le bien, il concourt
avec lui à l'harmonie universelle.»]

Nous avons aujourd'hui à examiner cette question: Quels sont les
moyens que nous avons de pourvoir à nos besoins?

Il me semble évident qu'il y en a deux: la Nature et le Travail,
les dons de Dieu et les fruits de nos efforts, ou, si l'on veut,
l'application de nos facultés aux choses que la nature a mises à
notre service.

Aucune école, que je sache, n'a attribué à la nature _seule_ la
satisfaction de nos besoins. Une telle assertion est trop démentie
par l'expérience, et nous n'avons pas à étudier l'économie politique
pour nous apercevoir que l'intervention de nos _facultés_ est
nécessaire.

Mais il y a des écoles qui ont rapporté au travail seul ce privilége.
Leur axiome est: _Toute richesse vient du travail; le travail, c'est
la richesse_.

Je ne puis m'empêcher de prévenir ici que ces formules, prises au
pied de la lettre, ont conduit à des erreurs de doctrine énormes et,
par suite, à des mesures législatives déplorables. J'en parlerai
ailleurs.

Ici je me borne à établir, en fait, que la _nature_ et le _travail_
coopèrent à la satisfaction de nos besoins et de nos désirs.

Examinons les faits.

Le premier besoin que nous avons placé en tête de notre nomenclature,
c'est celui de _respirer_. À cet égard, nous avons déjà constaté que
la _nature_ fait, en général, tous les frais, et que le _travail_
humain n'a à intervenir que dans certains cas exceptionnels, comme,
par exemple, quand il est nécessaire de purifier l'air.

Le besoin de nous _désaltérer_ est plus ou moins satisfait par la
Nature, selon qu'elle nous fournit une eau plus ou moins rapprochée,
limpide, abondante; et le Travail a à concourir d'autant plus, qu'il
faut aller chercher l'eau plus loin, la clarifier, suppléer à sa
rareté par des puits et des citernes.

La nature n'est pas non plus uniformément libérale envers nous quant
à l'_alimentation_; car qui dira que le travail qui reste à notre
charge soit toujours le même, si le terrain est fertile ou s'il est
ingrat, si la forêt est giboyeuse, si la rivière est poissonneuse, ou
dans les hypothèses contraires?

Pour l'_éclairage_, le travail humain a certainement moins à faire là
où la nuit est courte que là où il a plu au soleil qu'elle fût longue.

Je n'oserais pas poser ceci comme une règle absolue, mais il me
semble qu'à mesure qu'on s'élève dans l'échelle des besoins, la
coopération de la nature s'amoindrit et laisse plus de place à nos
facultés. Le peintre, le statuaire, l'écrivain même sont réduits à
s'aider de matériaux et d'instruments que la nature seule fournit;
mais il faut avouer qu'ils puisent dans leur propre génie ce qui
fait le charme, le mérite, l'utilité et la valeur de leurs oeuvres.
_Apprendre_ est un besoin que satisfait presque exclusivement
l'exercice bien dirigé de nos facultés intellectuelles. Cependant,
ne pourrait-on pas dire qu'ici encore la _nature_ nous aide en
nous offrant, à des degrés divers, des objets d'observation et de
comparaison? À travail égal, la botanique, la géologie, l'histoire
naturelle peuvent-elles faire partout des progrès égaux?

Il serait superflu de citer d'autres exemples. Nous pouvons déjà
constater que la Nature nous donne des moyens de satisfaction à des
degrés plus ou moins avancés d'_utilité_ (ce mot est pris dans le
sens étymologique, _propriété de servir_). Dans beaucoup de cas,
dans presque tous les cas, il reste quelque chose à faire au travail
pour rendre cette _utilité_ complète; et l'on comprend que cette
action du travail est susceptible de plus ou de moins, dans chaque
circonstance donnée, selon que la nature a elle-même plus ou moins
avancé l'opération.

On peut donc poser ces deux formules:

1º _L'utilité est communiquée, quelquefois par la nature seule,
quelquefois par le travail seul, presque toujours par la coopération
de la Nature et du Travail._

2º _Pour amener une chose à son état complet d'_UTILITÉ, _l'action du
Travail est en raison inverse de l'action de la Nature_.

De ces deux propositions combinées avec ce que nous avons dit de
l'expansibilité indéfinie des besoins, qu'il me soit permis de tirer
une déduction dont la suite démontrera l'importance. Si deux hommes
supposés être sans relations entre eux se trouvent placés dans des
situations inégales, de telle sorte que la nature, libérale pour
l'un, ait été avare pour l'autre, le premier aura évidemment moins
de travail à faire pour chaque satisfaction donnée; s'ensuit-il
que cette partie de ses forces, pour ainsi dire laissées ainsi _en
disponibilité_, sera nécessairement frappée d'inertie, et que cet
homme, à cause de la libéralité de la nature, sera réduit à une
oisiveté forcée? Non; ce qui s'ensuit, c'est qu'il pourra, s'il
le veut, disposer de ces forces pour agrandir le cercle de ses
jouissances; qu'à travail égal il se procurera deux satisfactions au
lieu d'une; en un mot, que le progrès lui sera plus facile.

Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble qu'aucune
science, pas même la géométrie, ne présente, à son point de départ,
des vérités plus inattaquables. Que si l'on venait à me prouver,
cependant, que toutes ces vérités sont autant d'erreurs, on aurait
détruit en moi non-seulement la confiance qu'elles m'inspirent, mais
la base de toute certitude et la foi en l'évidence même; car de quel
raisonnement se pourrait-on servir, qui méritât mieux l'acquiescement
de la raison que celui qu'on aurait renversé? Le jour où l'on aura
trouvé un axiome qui contredise cet autre axiome: La ligne droite
est le plus court chemin d'un point à un autre, ce jour-là l'esprit
humain n'aura plus d'autre refuge, si c'en est un, que le scepticisme
absolu.

Aussi j'éprouve une véritable confusion à insister sur des vérités
primordiales si claires qu'elles en semblent puériles.

Cependant, il faut bien le dire, à travers les complications des
transactions humaines, ces simples vérités ont été méconnues; et,
pour me justifier auprès du lecteur de le retenir si longtemps sur
ce que les Anglais appellent des _truismes_, je lui signalerai ici
le singulier égarement auquel d'excellents esprits se sont laissé
entraîner. Mettant de côté, négligeant entièrement la _coopération de
la nature_, relativement à la satisfaction de nos besoins, ils ont
posé ce principe absolu: _Toute richesse vient du travail_. Sur cette
prémisse ils ont bâti le syllogisme suivant:

«Toute richesse vient du travail;

«Donc la richesse est proportionnelle au travail.

«Or le travail est en raison inverse de la libéralité de la nature;

«Donc la richesse est en raison inverse de la libéralité de la
nature!»

Et, qu'on le veuille ou non, beaucoup de nos lois économiques ont été
inspirées par ce singulier raisonnement. Ces lois ne peuvent qu'être
funestes au développement et à la distribution des richesses. C'est
là ce qui me justifie de préparer d'avance, par l'exposition de
vérités fort triviales en apparence, la réfutation d'erreurs et de
préjugés déplorables, sous lesquels se débat la société actuelle.

Décomposons maintenant ce concours de la nature.

Elle met deux choses à notre disposition: des _matériaux_ et des
_forces_.

La plupart des objets matériels qui servent à la satisfaction de nos
besoins et de nos désirs ne sont amenés à l'état d'_utilité_ qui
les rend propres à notre usage que par l'intervention du travail,
par l'application des facultés humaines. Mais, en tout cas, les
éléments, les atomes, si l'on veut, dont ces objets sont composés,
sont des dons, et j'ajoute, des dons _gratuits_ de la nature. Cette
observation est de la plus haute importance, et jettera, je crois, un
jour nouveau sur la théorie de la richesse.

Je désire que le lecteur veuille bien se rappeler que j'étudie
ici d'une manière générale la constitution physique et morale
de l'homme, ses besoins, ses facultés et ses relations avec la
nature, abstraction faite de l'échange, que je n'aborderai que dans
le chapitre suivant; nous verrons alors en quoi et comment les
transactions sociales modifient les phénomènes.

Il est bien évident que si l'homme isolé doit, pour parler ainsi,
_acheter_ la plupart de ses satisfactions par un travail, par un
effort, il est rigoureusement exact de dire qu'avant qu'aucun
travail, aucun effort de sa part soit intervenu, les matériaux qu'il
trouve à sa portée sont des dons _gratuits_ de la nature. Après
le premier effort, quelque léger qu'il soit, ils cessent d'être
_gratuits_; et, si le langage de l'économie politique eût toujours
été exact, c'est à cet état des objets matériels, antérieurement
à toute action humaine, qu'eût été réservé le nom de _matières
premières_.

Je répète ici que cette _gratuité_ des dons de la nature, avant
l'intervention du travail, est de la plus haute importance. En effet
j'ai dit dans le second chapitre que l'économie politique était la
_théorie de la valeur_. J'ajoute maintenant, et par anticipation,
que les choses ne commencent à avoir de la _valeur_ que lorsque le
travail leur en donne. Je prétends démontrer plus tard, que tout
ce qui est _gratuit_ pour l'homme isolé reste gratuit pour l'homme
social, et que les dons gratuits de la nature, _quelle qu'en soit
l'_UTILITÉ, n'ont pas de valeur. Je dis qu'un homme qui recueille
directement et sans aucun effort un bienfait de la nature, ne peut
être considéré comme se rendant à lui-même un _service onéreux_,
et que, par conséquent, il ne peut rendre aucun service à autrui à
l'occasion de choses communes à tous. Or, où il n'y a pas de services
rendus et reçus, il n'y a pas de _valeur_.

Tout ce que je dis ici des _matériaux_ s'applique aussi aux _forces_
que nous fournit la nature. La gravitation, l'élasticité des gaz,
la puissance des vents, les lois de l'équilibre, la vie végétale,
la vie animale, ce sont autant de forces que nous apprenons à faire
tourner à notre avantage. La peine, l'intelligence que nous dépensons
pour cela sont toujours susceptibles de rémunération, car nous ne
pouvons être tenus de consacrer gratuitement nos efforts à l'avantage
d'autrui. Mais ces forces naturelles, considérées en elles-mêmes, et
abstraction faite de tout travail intellectuel ou musculaire, sont
des dons _gratuits_ de la Providence; et à ce titre, elles restent
sans _valeur_ à travers toutes les complications des transactions
humaines. C'est la pensée dominante de cet écrit.

Cette observation aurait peu d'importance, je l'avoue, si la
coopération naturelle était constamment uniforme, si chaque homme, en
tous temps, en tous lieux, en toutes circonstances, recevait de la
nature un concours toujours égal, invariable. En ce cas, la science
serait excusable de ne pas tenir compte d'un élément qui, restant
toujours et partout le même, affecterait les services échangés
dans des proportions exactes de toutes parts. Comme on élimine,
en géométrie, les portions de lignes communes aux deux figures
comparées, elle pourrait négliger cette coopération immuablement
présente, et se contenter de dire, ainsi qu'elle l'a fait jusqu'ici:
«Il y a des richesses naturelles; l'économie politique le constate
une fois pour toutes et ne s'en occupe plus.»

Mais les choses ne se passent pas ainsi. La tendance invincible de
l'intelligence humaine, en cela stimulée par l'intérêt et secondée
par la série des découvertes, est de substituer le concours naturel
et gratuit au concours humain et onéreux, de telle sorte qu'une
utilité donnée, quoique restant la même quant à son résultat, quant
à la satisfaction qu'elle procure, répond cependant à un travail de
plus en plus réduit. Certes il est impossible de ne pas apercevoir
l'immense influence de ce merveilleux phénomène sur la notion de
la Valeur. Car qu'en résulte-t-il? C'est qu'en tout produit la
partie _gratuite_ tend à remplacer la partie _onéreuse_. C'est que
l'_utilité_ étant une résultante de deux collaborations, dont l'une
se rémunère et l'autre ne se rémunère pas, la Valeur, qui n'a de
rapport qu'avec la première de ces collaborations, diminue pour une
_utilité_ identique, à mesure que la nature est contrainte à un
concours plus efficace. En sorte qu'on peut dire que l'humanité a
d'autant plus de _satisfactions_ ou de _richesses_, qu'elle a moins
de _valeurs_. Or, la plupart des auteurs ayant établi une sorte
de synonymie entre ces trois expressions, _utilité_, _richesses_,
_valeurs_, il en est résulté une théorie non-seulement fausse,
mais en sens inverse de la vérité. Je crois sincèrement qu'une
description plus exacte de cette combinaison des forces naturelles et
des forces humaines, dans l'oeuvre de la production, autrement dit
une définition plus juste de la Valeur, fera cesser des confusions
théoriques inextricables et conciliera des écoles aujourd'hui
divergentes; et si j'anticipe aujourd'hui sur la suite de cette
exposition, c'est pour me justifier auprès du lecteur de m'arrêter
sur des notions dont il lui serait difficile sans cela de s'expliquer
l'importance.

Après cette digression je reprends mon étude sur l'homme considéré
uniquement au point de vue économique.

Une autre observation due à J. B. Say, et qui saute aux yeux par
son évidence, quoique trop souvent négligée par beaucoup d'auteurs,
c'est que l'homme ne _crée_ ni les _matériaux_ ni les _forces_ de la
nature, si l'on prend le mot _créer_ dans son acception rigoureuse.
Ces matériaux, ces forces existent par eux-mêmes. L'homme se borne
à les combiner, à les déplacer pour son avantage ou pour l'avantage
d'autrui. Si c'est pour son avantage, _il se rend service à
lui-même_. Si c'est pour l'avantage d'autrui, _il rend service à son
semblable_, et est en droit d'en exiger un service _équivalent_;
d'où il suit encore que la _valeur_ est proportionnelle au service
rendu, et non point du tout à l'_utilité_ absolue de la chose. Car
cette _utilité_ peut être, en très-grande partie, le résultat de
l'action _gratuite_ de la nature, auquel cas le service humain, le
service onéreux et rémunérable, est de peu de valeur. Cela résulte de
l'axiome établi ci-dessus: _Pour amener une chose à l'état complet
d'utilité, l'action de l'homme est en raison inverse de l'action de
la nature_.

Cette observation renverse la doctrine qui place la valeur dans
la _matérialité_ des choses. C'est le contraire qui est vrai.
La matérialité est une qualité donnée par la nature, et par
conséquent _gratuite_, dépourvue de _valeur_, quoique d'une utilité
incontestable. L'action humaine, laquelle ne peut jamais arriver à
_créer_ de la matière, constitue seule le service que l'homme isolé
se rend à lui-même ou que les hommes en société se rendent les uns
aux autres, et c'est la libre appréciation de ces _services_ qui est
le fondement de la _valeur_; bien loin donc que, comme le voulait
Smith, la Valeur ne se puisse concevoir qu'incorporée dans la
Matière, entre matière et valeur il n'y a pas de rapports possibles.

La doctrine erronée à laquelle je fais allusion avait rigoureusement
déduit de son principe que ces classes seules sont _productives_
qui opèrent sur la matière. Smith avait ainsi préparé l'erreur des
_socialistes_ modernes, qui ne cessent de représenter comme des
parasites improductifs ce qu'ils appellent les _intermédiaires_
entre le producteur et le consommateur, tels que le négociant, le
marchand, etc. Rendent-ils des services? Nous épargnent-ils une peine
en se la donnant pour nous? En ce cas, ils créent de la _valeur_,
quoiqu'ils ne créent pas de la matière; et même, comme nul ne crée de
la matière, comme nous nous bornons tous à nous rendre des services
réciproques, il est très-exact de dire que nous sommes tous, y
compris les agriculteurs et les fabricants, des _intermédiaires_ à
l'égard les uns des autres.

Voilà ce que j'avais à dire, pour le moment, sur le concours de la
nature. Elle met à notre disposition, dans une mesure fort diverse
selon les climats, les saisons et l'avancement de nos connaissances,
mais _toujours gratuitement_, des matériaux et des forces. Donc ces
matériaux et ces forces n'ont pas de _valeur_; il serait bien étrange
qu'ils en eussent. D'après quelle règle l'estimerions-nous? Comment
comprendre que la nature se fasse payer, rétribuer, rémunérer? Nous
verrons plus tard que l'échange est nécessaire pour déterminer
la _valeur_. Nous n'achetons pas les biens naturels, nous les
recueillons, et si, pour les recueillir, il faut faire un effort
quelconque, c'est dans cet _effort_, non dans le don de la nature,
qu'est le principe de la _valeur_.

Passons à l'action de l'homme, désignée d'une manière générale sous
le nom de _travail_.

Le mot _travail_, comme presque tous ceux qu'emploie l'économie
politique, est fort vague; chaque auteur lui donne un sens plus ou
moins étendu. L'économie politique n'a pas eu, comme la plupart des
sciences, la chimie par exemple, l'avantage de faire son vocabulaire.
Traitant de choses qui occupent les hommes depuis le commencement du
monde et font le sujet habituel de leurs conversations, elle a trouvé
des expressions toutes faites, et est forcée de s'en servir.

On restreint souvent le sens du mot _travail_ à l'action presque
exclusivement musculaire de l'homme sur les choses. C'est ainsi
qu'on appelle _classes travailleuses_ celles qui exécutent la partie
mécanique de la production.

Le lecteur comprendra que je donne à ce mot un sens plus étendu.
J'entends par _travail_ l'application de nos facultés à la
satisfaction de nos besoins. _Besoin_, _effort_, _satisfaction_,
voilà le cercle de l'économie politique. L'_effort_ peut être
physique, intellectuel ou même moral, comme nous allons le voir.

Il n'est pas nécessaire de montrer ici que tous nos organes, toutes
ou presque toutes nos facultés peuvent concourir et concourent en
effet à la production. L'attention, la sagacité, l'intelligence,
l'imagination, y ont certainement leur part.

M. Dunoyer, dans son beau livre sur la _Liberté du travail_, a fait
entrer, et cela avec toute la rigueur scientifique, nos facultés
morales parmi les éléments auxquels nous devons nos richesses; c'est
une idée neuve et féconde autant que juste; elle est destinée à
agrandir et ennoblir le champ de l'économie politique.

Je n'insisterai ici sur cette idée qu'autant qu'elle me fournit
l'occasion de jeter une première lueur sur l'origine d'un puissant
agent de production, dont je n'ai pas encore parlé: LE CAPITAL.

Si nous examinons successivement les objets matériels qui servent à
la satisfaction de nos besoins, nous reconnaîtrons sans peine que
tous ou presque tous exigent, pour être confectionnés, plus de temps,
une plus grande portion de notre vie que l'homme n'en peut dépenser
sans réparer ses forces, c'est-à-dire sans satisfaire des besoins.
Cela suppose donc que ceux qui ont exécuté ces choses avaient
préalablement réservé, mis de côté, accumulé des provisions pour
vivre pendant l'opération.

Il en est de même pour les satisfactions où n'apparaît rien de
matériel. Un prêtre ne pourrait se consacrer à la prédication, un
professeur à l'enseignement, un magistrat au maintien de l'ordre, si
par eux-mêmes ou par d'autres ils ne trouvaient à leur portée des
moyens d'existence tout créés.

Remontons plus haut. Supposons un homme isolé et réduit à vivre
de chasse. Il est aisé de comprendre que si, chaque soir, il avait
consommé tout le gibier pris dans la journée, jamais il ne pourrait
entreprendre aucun autre ouvrage, bâtir une hutte, réparer ses armes;
tout progrès lui serait à jamais interdit.

Ce n'est pas ici le lieu de définir la nature et les fonctions du
Capital; mon seul but est de faire voir que certaines vertus morales
concourent très-directement à l'amélioration de notre condition, même
au point de vue exclusif des richesses, et, entre autres, l'ordre, la
prévoyance, l'empire sur soi-même, l'économie.

_Prévoir_ est un des beaux priviléges de l'homme, et il est à peine
nécessaire de dire que, dans presque toutes les circonstances de la
vie, celui-là a des chances plus favorables qui sait le mieux quelles
seront les conséquences de ses déterminations et de ses actes.

_Réprimer ses appétits_, gouverner ses passions, sacrifier le présent
à l'avenir, se soumettre à une privation actuelle en vue d'un
avantage supérieur mais éloigné, ce sont des conditions essentielles
pour la formation des capitaux; et les capitaux, nous l'avons
entrevu, sont eux-mêmes la condition essentielle de tout travail
un peu compliqué ou prolongé. Il est de toute évidence que si deux
hommes étaient placés dans des conditions parfaitement identiques,
si on leur supposait, en outre, le même degré d'intelligence et
d'activité, celui-là ferait plus de progrès qui, accumulant des
provisions, se mettrait à même d'entreprendre des ouvrages de longue
haleine, de perfectionner ses instruments, et de faire concourir
ainsi les forces de la nature à la réalisation de ses desseins.

Je n'insisterai pas là-dessus; il suffit de jeter un regard autour de
soi pour rester convaincu que toutes nos forces, toutes nos facultés,
toutes nos vertus, concourent à l'avancement de l'homme et de la
société.

Par la même raison, il n'est aucun de nos vices qui ne soit une
cause directe ou indirecte de misère. La paresse paralyse le nerf
même de la production, l'effort. L'ignorance et l'erreur lui donnent
une fausse direction; l'imprévoyance nous prépare des déceptions;
l'abandon aux appétits du moment empêche l'accumulation ou la
formation du capital; la vanité nous conduit à consacrer nos efforts
à des satisfactions factices, aux dépens de satisfactions réelles; la
violence, la ruse, provoquant des représailles, nous forcent à nous
environner de précautions onéreuses, et entraînent ainsi une grande
déperdition de forces.

Je terminerai cette étude préliminaire de l'homme par une observation
que j'ai déjà faite à l'occasion des besoins. C'est que les éléments
signalés dans ce chapitre, qui entrent, dans la science économique
et la constituent, sont essentiellement mobiles et divers. Besoins,
désirs, matériaux et puissances fournis par la nature, forces
musculaires, organes, facultés intellectuelles, qualités morales;
tout cela est variable selon l'individu, le temps et le lieu. Il n'y
a pas deux hommes qui se ressemblent sous chacun de ces rapports, ni,
à plus forte raison, sur tous; bien plus, aucun homme ne se ressemble
exactement à lui-même deux heures de suite; ce que l'un sait, l'autre
l'ignore; ce que celui-ci apprécie, celui-là le dédaigne; ici, la
nature a été prodigue, là, avare; une vertu qui est difficile à
pratiquer à un certain degré de température devient facile sous un
autre climat. La science économique n'a donc pas, comme les sciences
dites exactes, l'avantage de posséder une mesure, un absolu auquel
elle peut tout rapporter, une ligne graduée, un mètre qui lui serve à
mesurer l'intensité des désirs, des efforts et des satisfactions. Si
nous étions voués au travail solitaire, comme certains animaux, nous
serions tous placés dans des circonstances différant par quelques
points; et, ces circonstances extérieures fussent-elles semblables,
le milieu dans lequel nous agirions fût-il identique pour tous, nous
différerions encore par nos désirs, nos besoins, nos idées, notre
sagacité, notre énergie, notre manière d'estimer et d'apprécier les
choses, notre prévoyance, notre activité; en sorte qu'une grande
et inévitable inégalité se manifesterait parmi les hommes. Certes
l'isolement absolu, l'absence de toutes relations entre les hommes,
ce n'est qu'une vision chimérique née dans l'imagination de Rousseau.
Mais, à supposer que cet état antisocial dit _état de nature_ ait
jamais existé, je me demande par quelle série d'idées Rousseau et
ses adeptes sont arrivés à y placer l'égalité? Nous verrons plus
tard qu'elle est, comme la richesse, comme la liberté, comme la
fraternité, comme l'unité, une fin et non un point de départ. Elle
surgit du développement naturel et régulier des sociétés. L'humanité
ne s'en éloigne pas, elle y tend. C'est plus consolant et plus vrai.

Après avoir parlé de nos _besoins_ et des _moyens_ que nous avons
d'y pourvoir, il me reste à dire un mot de nos _satisfactions_.
Elles sont la résultante du mécanisme entier. C'est par le plus ou
moins de _satisfactions_ physiques, intellectuelles et morales dont
jouit l'humanité, que nous reconnaissons si la machine fonctionne
bien ou mal. C'est pourquoi le mot _consommation_, adopté par
les économistes, aurait un sens profond, si, lui conservant sa
signification étymologique, on en faisait le synonyme de _fin_,
_accomplissement_. Par malheur, dans le langage vulgaire et même
dans la langue scientifique, il présente à l'esprit un sens matériel
et grossier, exact sans doute quant aux besoins physiques, mais
qui cesse de l'être à l'égard des besoins d'un ordre plus élevé.
La culture du blé, le tissage de la laine, se terminent par une
_consommation_. En est-il de même des travaux de l'artiste, des
chants du poëte, des méditations du jurisconsulte, des enseignements
du professeur, des prédications du prêtre? Ici encore nous retrouvons
les inconvénients de cette erreur fondamentale qui détermina A. Smith
à circonscrire l'économie politique dans un cercle de matérialité; et
le lecteur me pardonnera de me servir souvent du mot _satisfaction_,
comme s'appliquant à tous nos besoins et à tous nos désirs, comme
répondant mieux au cadre élargi que j'ai cru pouvoir donner à la
science.

On a souvent reproché aux économistes de se préoccuper exclusivement
des _intérêts du consommateur_: «Vous oubliez le producteur,»
ajoutait-on. Mais la satisfaction étant le but, la fin de tous
les efforts, et comme la grande _consommation_ des phénomènes
économiques, n'est-il pas évident que c'est en elle qu'est la pierre
de touche du progrès? Le bien-être d'un homme ne se mesure pas à ses
_efforts_, mais à ses _satisfactions_; cela est vrai aussi pour les
agglomérations d'hommes. C'est encore là une de ces vérités que nul
ne conteste quand il s'agit de l'homme isolé, et contre laquelle
on dispute sans cesse dès qu'elle est appliquée à la société. La
phrase incriminée n'a pas un autre sens que celui-ci: toute mesure
économique s'apprécie, non par le travail qu'elle provoque, mais par
l'effet définitif qui en résulte, lequel se résout en accroissement
ou diminution du bien-être général.

Nous avons dit, à propos des besoins et des désirs, qu'il n'y a
pas deux hommes qui se ressemblent. Il en est de même pour nos
_satisfactions_. Elles ne sont pas également appréciées par tous;
ce qui revient à cette banalité: les goûts diffèrent. Or c'est
la vivacité des désirs, la variété des goûts, qui déterminent la
direction des efforts. Ici l'influence de la morale sur l'industrie
est manifeste. On peut concevoir un homme isolé, esclave de goûts
factices, puérils, immoraux. En ce cas, il saute aux yeux que ses
forces, qui sont limitées, ne satisferont des désirs dépravés
qu'aux dépens de désirs plus intelligents et mieux entendus. Mais
est-il question de la société, cet axiome évident est considéré
comme une erreur. On est porté à croire que les goûts factices,
les satisfactions illusoires, que l'on reconnaît être une source
de misère individuelle, sont néanmoins une source de richesses
nationales, parce qu'ils ouvrent des débouchés à une foule
d'industries. S'il en était ainsi, nous arriverions à une conclusion
bien triste: c'est que l'état social place l'homme entre la misère
et l'immoralité. Encore une fois, l'économie politique résout de la
manière la plus satisfaisante et la plus rigoureuse ces apparentes
contradictions.




IV

ÉCHANGE


L'Échange, c'est l'Économie politique, c'est la Société toute
entière; car il est impossible de concevoir la Société sans Échange,
ni l'Échange sans Société. Aussi n'ai-je pas la prétention d'épuiser
dans ce chapitre un si vaste sujet. À peine le livre entier en
offrira-t-il une ébauche.

Si les hommes, comme les colimaçons, vivaient dans un complet
isolement les uns des autres, s'ils n'échangeaient pas leurs travaux
et leurs idées, s'ils n'opéraient pas entre eux de transactions,
il pourrait y avoir des multitudes, des unités humaines, des
individualités juxtaposées; il n'y aurait pas de _Société_.

Que dis-je? il n'y aurait pas même d'individualités. Pour l'homme,
l'isolement c'est la mort. Or, si, hors de la société, il ne peut
vivre, la conclusion rigoureuse, c'est que son état de nature c'est
l'état social.

Toutes les sciences aboutissent à cette vérité si méconnue du XVIIIe
siècle, qui fondait la politique et la morale sur l'assertion
contraire. Alors on ne se contentait pas d'opposer l'état de nature
à l'état social, on donnait au premier sur le second une prééminence
décidée. «Heureux les hommes, avait dit Montaigne, quand ils vivaient
sans liens, sans lois, sans langage, sans religion!» On sait que le
système de Rousseau, qui a exercé et exerce encore une si grande
influence sur les opinions et sur les faits, repose tout entier
sur cette hypothèse qu'un jour les hommes, pour leur malheur,
_convinrent_ d'abandonner l'innocent _état de nature_ pour l'orageux
_état de société_.

Il n'entre pas dans l'objet de ce chapitre de rassembler toutes les
réfutations qu'on peut faire de cette erreur fondamentale, la plus
funeste qui ait jamais infecté les sciences politiques; car, si la
société est d'invention et de convention, il s'ensuit que chacun peut
inventer une nouvelle forme sociale, et telle a été en effet, depuis
Rousseau, la direction des esprits. Il me serait, je crois, facile
de démontrer que l'isolement exclut le langage, comme l'absence du
langage exclut la pensée; et certes l'homme moins la pensée, bien
loin d'être l'homme de la nature, n'est pas même l'homme.

Mais une réfutation péremptoire de l'idée sur laquelle repose
la doctrine de Rousseau sortira directement, sans que nous la
cherchions, de quelques considérations sur l'Échange.

_Besoin_, _effort_, _satisfaction_: voilà l'homme, au point de vue
économique.

Nous avons vu que les deux termes extrêmes étaient essentiellement
intransmissibles, car ils s'accomplissent dans la sensation, ils
sont la sensation même, qui est tout ce qu'il y a de plus personnel
au monde, aussi bien celle qui précède l'effort et le détermine, que
celle qui le suit et en est la récompense.

C'est donc l'_Effort_ qui s'échange, et cela ne peut être autrement,
puisque échange implique activité, et que l'Effort seul manifeste
notre principe actif. Nous ne pouvons souffrir ou jouir les uns
pour les autres, encore que nous soyons sensibles aux peines et aux
plaisirs d'autrui. Mais nous pouvons nous entr'aider, travailler les
uns pour les autres, nous rendre des _services_ réciproques, mettre
nos facultés, ou ce qui en provient, au _service_ d'autrui, à charge
de revanche. C'est la société. Les causes, les effets, les lois de
ces échanges constituent l'économie politique et sociale.

Non-seulement nous le pouvons, mais nous le faisons nécessairement.
Ce que j'affirme, c'est ceci: Que notre organisation est telle que
nous sommes tenus de travailler les uns pour les autres, sous peine
de mort et de mort immédiate. Si cela est, la société est notre état
de nature, puisque c'est le seul où il nous soit donné de vivre.

Il y a, en effet, une remarque à faire sur l'équilibre des besoins et
des facultés, remarque qui m'a toujours saisi d'admiration pour le
plan providentiel qui régit nos destinées.

_Dans l'isolement, nos besoins surpassent nos facultés._

_Dans l'état social, nos facultés surpassent nos besoins._

Il suit de là que l'homme isolé ne peut vivre; tandis que, chez
l'homme social, les besoins les plus impérieux font place à des
désirs d'un ordre plus élevé, et ainsi progressivement dans une
carrière de perfectibilité à laquelle nul ne saurait assigner de
limites.

Ce n'est pas là de la déclamation, mais une assertion susceptible
d'être rigoureusement démontrée par le raisonnement et par
l'analogie, sinon par l'expérience. Et pourquoi ne peut-elle être
démontrée par l'expérience, par l'observation directe? Précisément
parce qu'elle est vraie, précisément parce que, l'homme ne pouvant
vivre dans l'isolement, il devient impossible de montrer, sur la
nature vivante, les effets de la solitude absolue. Les sens ne
peuvent saisir une négation. On peut prouver à mon esprit qu'un
triangle n'a jamais quatre côtés; on ne peut, à l'appui, offrir
à mes yeux un triangle tétragone. Si on le faisait, l'assertion
serait détruite par cette exhibition même. De même, me demander une
preuve expérimentale, exiger de moi que j'étudie les conséquences
de l'isolement sur la nature vivante, c'est m'imposer une
contradiction, puisque, pour l'homme, isolement et vie s'excluant, on
n'a jamais vu et on ne verra jamais des hommes sans relations.

S'il y a des animaux, ce que j'ignore, destinés par leur organisme
à parcourir dans l'isolement absolu le cercle de leur existence, il
est bien clair que la nature a dû mettre entre leurs besoins et leurs
facultés une proportion exacte. On pourrait encore comprendre que
leurs facultés fussent supérieures; en ce cas, ces animaux seraient
perfectibles et progressifs. L'équilibre exact en fait des êtres
stationnaires, mais la supériorité des besoins ne se peut concevoir.
Il faut que dès leur naissance, dès leur première apparition dans
la vie, leurs facultés soient complètes relativement aux besoins
auxquels elles doivent pourvoir, ou, du moins, que les unes et les
autres se développent dans un même rapport. Sans cela ces espèces
mourraient en naissant et, par conséquent, ne s'offriraient pas à
l'observation.

De toutes les espèces de créatures vivantes qui nous environnent,
aucune, sans contredit, n'est assujettie à autant de besoins que
l'homme. Dans aucune, l'enfance n'est aussi débile, aussi longue,
aussi dénuée, la maturité chargée d'une responsabilité aussi étendue,
la vieillesse aussi faible et souffrante. Et, comme s'il n'avait pas
assez de ses besoins, l'homme a encore des goûts dont la satisfaction
exerce ses facultés autant que celle de ses besoins mêmes. À peine
il sait apaiser sa faim, qu'il veut flatter son palais; à peine se
couvrir, qu'il veut se décorer; à peine s'abriter, qu'il songe à
embellir sa demeure. Son intelligence n'est pas moins inquiète que
son corps nécessiteux. Il veut approfondir les secrets de la nature,
dompter les animaux, enchaîner les éléments, pénétrer dans les
entrailles de la terre, traverser d'immenses mers, planer au-dessus
des vents, supprimer le temps et l'espace; il veut connaître les
mobiles, les ressorts, les lois de sa volonté et de son coeur, régner
sur ses passions, conquérir l'immortalité, se confondre avec son
Créateur, tout soumettre à son empire, la nature, ses semblables,
lui-même; en un mot, ses désirs se dilatent sans fin dans l'infini.

Aussi, dans aucune autre espèce, les facultés ne sont susceptibles
d'un aussi grand développement que dans l'homme. Lui seul paraît
comparer et juger, lui seul raisonne et parle; seul il prévoit; seul
il sacrifie le présent à l'avenir; seul il transmet de génération en
génération ses travaux, ses pensées et les trésors de son expérience;
seul enfin il est capable d'une perfectibilité dont la chaîne
incommensurable semble attachée au delà même de ce monde.

Plaçons ici une observation économique. Quelque étendu que soit le
domaine de nos facultés, elles ne sauraient nous élever jusqu'à
la puissance de _créer_. Il n'appartient pas à l'homme, en effet,
d'augmenter ou de diminuer le nombre des molécules existantes. Son
action se borne à soumettre les substances répandues autour de lui à
des modifications, à des combinaisons qui les approprient à son usage
(J. B. Say).

Modifier les substances de manière à accroître, par rapport à nous,
leur utilité, c'est _produire_, ou plutôt c'est une manière de
produire. J'en conclus que la valeur, ainsi que nous le verrons plus
tard, ne saurait jamais être dans ces substances elles-mêmes, mais
dans l'effort intervenu pour les modifier et comparé, par l'échange,
à d'autres efforts analogues. C'est pourquoi la valeur n'est que
l'appréciation des services échangés, soit que la matière intervienne
ou n'intervienne pas. Il est complétement indifférent, quant à la
notion de la valeur, que je rende à mon semblable un service direct,
par exemple en lui faisant une opération chirurgicale, ou un service
indirect en préparant pour lui une substance curative. Dans ce
dernier cas, l'_utilité_ est dans la substance, mais la _valeur_ est
dans le service, dans l'effort intellectuel et matériel fait par
un homme en faveur d'un autre homme. C'est par pure métonymie qu'on
a attribué la valeur à la matière elle-même, et, en cette occasion
comme en bien d'autres, la métaphore a fait dévier la science.

Je reviens à l'organisation de l'homme. Si l'on s'arrêtait aux
notions qui précèdent, il ne différerait des autres animaux que par
la plus grande étendue des besoins et la supériorité des facultés.
Tous, en effet, sont soumis aux uns et pourvus des autres. L'oiseau
entreprend de longs voyages pour chercher la température qui lui
convient; le castor traverse le fleuve sur le pont qu'il a construit;
l'épervier poursuit ouvertement sa proie; le chat la guette avec
patience; l'araignée lui dresse des embûches; tous travaillent pour
vivre et se développer.

Mais tandis que la nature a mis une exacte proportion entre les
besoins des animaux et leurs facultés, si elle a traité l'homme
avec plus de grandeur et de munificence, si, pour le forcer d'être
_sociable_, elle a décrété que dans l'isolement ses besoins
surpasseraient ses facultés, tandis qu'au contraire dans l'état
social ses facultés, supérieures à ses besoins, ouvriraient un champ
sans limites à ses nobles jouissances, nous devons reconnaître que,
comme dans ses rapports avec le Créateur l'homme est élevé au-dessus
des bêtes par le sentiment religieux, dans ses rapports avec ses
semblables par l'Équité, dans ses rapports avec lui-même par la
Moralité, de même, dans ses rapports avec ses moyens de vivre et de
se développer, il s'en distingue par un phénomène remarquable. Ce
phénomène, c'est l'ÉCHANGE.

Essayerai-je de peindre l'état de misère, de dénûment et d'ignorance
où, sans la faculté d'échange, l'espèce humaine aurait croupi
éternellement, si même elle n'eût disparu du globe?

Un des philosophes les plus populaires, dans un roman qui a le
privilége de charmer l'enfance de génération en génération, nous
a montré l'homme surmontant par son énergie, son activité, son
intelligence, les difficultés de la solitude absolue. Voulant mettre
en lumière tout ce qu'il y a de ressources dans cette noble créature,
il l'a supposée, pour ainsi dire, accidentellement retranchée de la
civilisation. Il entrait donc dans le plan de _Daniel de Foë_ de
jeter dans l'île du Désespoir Robinson seul, nu, privé de tout ce
qu'ajoutent aux forces humaines l'union des efforts, la séparation
des occupations, l'échange, la société.

Cependant, et quoique les obstacles ne soient qu'un jeu pour
l'imagination, Daniel de Foë aurait ôté à son roman jusqu'à l'ombre
de la vraisemblance, si, trop fidèle à la pensée qu'il voulait
développer, il n'eût pas fait à l'état social des concessions
obligées, en admettant que son héros avait sauvé du naufrage quelques
objets indispensables, des provisions, de la poudre, un fusil,
une hache, un couteau, des cordes, des planches, du fer, etc.;
preuve décisive que la société est le milieu nécessaire de l'homme,
puisqu'un romancier même n'a pu le faire vivre hors de son sein.

Et remarquez que Robinson portait avec lui dans la solitude un
autre trésor _social_ mille fois plus précieux et que les flots ne
pouvaient engloutir, je veux parler de ses idées, de ses souvenirs,
de son expérience, de son langage même, sans lequel il n'aurait pu
s'entretenir avec lui-même, c'est-à-dire penser.

Nous avons la triste et déraisonnable habitude d'attribuer à
l'_État social_ les souffrances dont nous sommes témoins. Nous
avons raison jusqu'à un certain point, si nous entendons comparer
la société à elle-même, prise à deux degrés divers d'avancement
et de perfection; mais nous avons tort, si nous comparons l'État
social, même imparfait, à l'isolement. Pour pouvoir affirmer que
la société empire la condition, je ne dirai pas de l'homme en
général, mais de quelques hommes et des plus misérables d'entre eux,
il faudrait commencer par prouver que le plus mal partagé de nos
frères a à supporter, dans l'État social, un plus lourd fardeau de
privations et de souffrances que celui qui eût été son partage dans
la solitude. Or, examinez la vie du plus humble manouvrier. Passez
en revue, dans tous leurs détails, les objets de ses consommations
quotidiennes. Il est couvert de quelques vêtements grossiers; il
mange un peu de pain noir; il dort sous un toit et au moins sur
des planches. Maintenant demandez-vous si l'homme isolé, privé des
ressources de l'Échange, aurait la possibilité la plus éloignée de se
procurer ces grossiers vêtements, ce pain noir, cette rude couche,
cet humble abri? L'enthousiaste le plus passionné de l'_État de
nature_, Rousseau lui-même, avouait cette impossibilité radicale.
On se passait de tout, dit-il, on allait nu, on dormait à la belle
étoile. Aussi Rousseau, pour exalter l'état de nature, était conduit
à faire consister le bonheur dans la privation. Mais encore j'affirme
que ce bonheur négatif est chimérique et que l'homme isolé mourrait
infailliblement en très-peu d'heures. Peut-être Rousseau aurait-il
été jusqu'à dire que c'est là la perfection. Il eût été conséquent;
car si le bonheur est dans la privation, la perfection est dans le
néant.

J'espère que le lecteur voudra bien ne pas conclure de ce qui précède
que nous sommes insensibles aux souffrances sociales de nos frères.
De ce que ces souffrances sont moindres dans la société imparfaite
que dans l'isolement, il ne s'ensuit pas que nous n'appelions de tous
nos voeux le progrès qui les diminue sans cesse; mais si l'isolement
est quelque chose de pire que ce qu'il y a de pire dans l'État
social, j'avais raison de dire qu'il met nos besoins, à ne parler que
des plus impérieux, tout à fait au-dessus de nos facultés.

Comment l'Échange, renversant cet ordre à notre profit, place-t-il
nos facultés au-dessus de nos besoins?

Et d'abord, le fait est prouvé par la civilisation même. Si
nos besoins dépassaient nos facultés, nous serions des êtres
invinciblement rétrogrades; s'il y avait équilibre, nous serions des
êtres invinciblement stationnaires. Nous progressons; donc chaque
période de la vie sociale, comparée à une époque antérieure, laisse
disponible, relativement à une somme donnée de satisfactions, une
portion quelconque de nos facultés.

Essayons de donner l'explication de ce merveilleux phénomène.

Celle que nous devons à Condillac me semble tout à fait insuffisante,
empirique, ou plutôt elle n'explique rien. «Par cela seul qu'un
échange s'accomplit, dit-il, il doit y avoir nécessairement profit
pour les deux parties contractantes, sans quoi il ne se ferait pas.
Donc chaque échange renferme deux gains pour l'humanité.»

En tenant la proposition pour vraie, on n'y peut voir que la
constatation d'un résultat. C'était ainsi que le malade imaginaire
expliquait la vertu narcotique de l'opium:

  Quia est in eo
  Virtus dormitiva
  Quæ facit dormire.

L'échange constitue deux gains, dites-vous. La question est de
savoir pourquoi et comment.--Cela résulte du fait même qu'il s'est
accompli.--Mais pourquoi s'est-il accompli? Par quel mobile les
hommes ont-ils été déterminés à l'accomplir? Est-ce que l'échange a,
en lui-même, une vertu mystérieuse, nécessairement bienfaisante et
inaccessible à toute explication?

D'autres font résulter l'avantage de ce que l'on donne ce qu'on a de
trop pour recevoir ce dont on manque. Échange, disent-ils, _c'est
troc du superflu contre le nécessaire_. Outre que cela est contraire
aux faits qui se passent sous nos yeux--car qui osera dire que
le paysan, en cédant le blé qu'il a cultivé et dont il ne mangera
jamais, donne son superflu?--je vois bien dans cet axiome comment
deux hommes s'arrangent accidentellement; mais je n'y vois pas
l'explication du progrès.

L'observation nous donnera de la puissance de l'échange une
explication plus satisfaisante.

L'échange a deux manifestations: Union des forces, séparation des
occupations.

Il est bien clair qu'en beaucoup de cas la force unie de plusieurs
hommes est supérieure, du tout au tout, à la somme de leurs forces
isolées. Qu'il s'agisse de déplacer un lourd fardeau. Où mille hommes
pourraient successivement échouer, il est possible que quatre hommes
réussissent en s'unissant. Essayez de vous figurer les choses qui ne
se fussent jamais accomplies dans le monde sans cette union!

Et puis ce n'est rien encore que le concours vers un but commun de
la force musculaire; la nature nous a dotés de facultés physiques,
morales, intellectuelles très-variées. Il y a dans la coopération
de ces facultés des combinaisons inépuisables. Faut-il réaliser
une oeuvre utile, comme la construction d'une route ou la défense
du pays? L'un met au service de la communauté sa vigueur; l'autre,
son agilité; celui-ci, son audace; celui-là, son expérience, sa
prévoyance, son imagination et jusqu'à sa renommée. Il est aisé de
comprendre que les mêmes hommes, agissant isolément, n'auraient pu ni
atteindre ni même concevoir le même résultat.

Or union des forces implique Échange. Pour que les hommes
consentent à coopérer, il faut bien qu'ils aient en perspective une
participation à la satisfaction obtenue. Chacun fait profiter autrui
de ses efforts et profite des efforts d'autrui dans des proportions
convenues, ce qui est échange.

On voit ici comment l'échange, sous cette forme, augmente nos
satisfactions. C'est que des efforts égaux en intensité aboutissent,
par le seul fait de leur union, à des résultats supérieurs. Il
n'y a là aucune trace de ce prétendu _troc du superflu contre le
nécessaire_, non plus que du double et empirique profit allégué par
Condillac.

Nous ferons la même remarque sur la division du travail. Au fait,
si l'on y regarde de près, se distribuer les occupations ce n'est,
pour les hommes, qu'une autre manière, plus permanente, d'unir leurs
forces, de coopérer, de _s'associer_; et il est très-exact de dire,
ainsi que cela sera démontré plus tard, que l'organisation sociale
actuelle, à la condition de reconnaître l'échange libre, est la plus
belle, la plus vaste des associations: association bien autrement
merveilleuse que celles rêvées par les socialistes, puisque, par
un mécanisme admirable, elle se concilie avec l'indépendance
individuelle. Chacun y entre et en sort, à chaque instant, d'après
sa convenance. Il y apporte le tribut qu'il veut; il en retire une
satisfaction comparativement supérieure et toujours progressive,
déterminée, selon les lois de la justice, par la nature même des
choses et non par l'arbitraire d'un chef.--Mais ce point de vue
serait ici une anticipation. Tout ce que j'ai à faire pour le moment,
c'est d'expliquer comment la division du travail accroît notre
puissance.

Sans nous étendre beaucoup sur ce sujet, puisqu'il est du petit
nombre de ceux qui ne soulèvent pas d'objections, il n'est pas
inutile d'en dire quelque chose. Peut-être l'a-t-on un peu amoindri.
Pour prouver la puissance de la _division du travail_, on s'est
attaché à signaler les merveilles qu'elle accomplit dans certaines
manufactures, les fabriques d'épingles par exemple. La question peut
être élevée à un point de vue plus général et plus philosophique.
Ensuite la force de l'habitude a ce singulier privilége de nous
dérober la vue, de nous faire perdre la conscience des phénomènes
au milieu desquels nous sommes plongés. Il n'y a pas de mot plus
profondément vrai que celui de Rousseau: «Il faut beaucoup de
philosophie pour observer ce qu'on voit tous les jours.» Ce n'est
donc pas une chose oiseuse que de rappeler aux hommes ce que, sans
s'en apercevoir, ils doivent à l'échange.

Comment la faculté d'échanger a-t-elle élevé l'humanité à la hauteur
où nous la voyons aujourd'hui? Par son influence sur le _travail_,
sur le concours des _agents naturels_, sur les _facultés_ de l'homme
et sur les _capitaux_.

Adam Smith a fort bien démontré cette influence sur le travail.

«L'accroissement, dans la quantité d'ouvrage que peut exécuter
le même nombre d'hommes par suite de la division du travail, est
dû à trois circonstances, dit ce célèbre économiste: 1º au degré
d'habileté qu'acquiert chaque travailleur; 2º à l'économie du temps,
qui se perd naturellement à passer d'un genre d'occupation à un
autre; 3º à ce que chaque homme a plus de chances de découvrir des
méthodes aisées et expéditives pour atteindre un objet, lorsque cet
objet est le centre de son attention, que lorsqu'elle se dissipe sur
une infinie variété de choses.»

Ceux qui, comme Adam Smith, voient dans le Travail la source unique
de la richesse, se bornent à rechercher comment il se perfectionne
en se divisant. Mais nous avons vu, dans le chapitre précédent qu'il
n'est pas le seul agent de nos satisfactions. Les _forces naturelles_
concourent. Cela est incontestable.

Ainsi, en agriculture, l'action du soleil et de la pluie, les
sucs cachés dans le sol, les gaz répandus dans l'atmosphère, sont
certainement des agents qui coopèrent avec le travail humain à la
production des végétaux.

L'industrie manufacturière doit des services analogues aux qualités
chimiques de certaines substances; à la puissance des chutes d'eau,
de l'élasticité de la vapeur, de la gravitation, de l'électricité.

Le commerce a su faire tourner au profit de l'homme la vigueur et
l'instinct de certaines races animales, la force du vent qui enfle
les voiles de ses navires, les lois du magnétisme qui, agissant sur
la boussole, dirigent leur sillage à travers l'immensité des mers.

Il est deux vérités hors de toute contestation. La première, c'est
que _l'homme est d'autant mieux pourvu de toutes choses, qu'il tire
un meilleur parti des forces de la nature_.

Il est palpable, en effet, qu'on obtient plus de blé, à égalité
d'efforts, sur une bonne terre végétale que sur des sables arides ou
de stériles rochers.

La seconde, c'est que _les agents naturels sont répartis sur le globe
d'une manière inégale_.

Qui oserait soutenir que toutes terres sont également propres aux
mêmes cultures, toutes contrées au même genre de fabrication?

Or, s'il est vrai que les forces naturelles diffèrent sur les divers
points du globe, et si, d'un autre côté, les hommes sont d'autant
plus riches qu'ils s'en font plus aider, il s'ensuit que la faculté
d'échanger augmente, dans une proportion incommensurable, l'utile
concours de ces forces.

Ici nous retrouvons en présence l'utilité gratuite et l'utilité
onéreuse, celle-là se substituant à celle-ci, en vertu de l'échange.
N'est-il pas clair, en effet, que si, privés de la faculté
d'échanger, les hommes étaient réduits à produire de la glace sous
l'équateur et du sucre près des pôles, ils devraient faire avec
beaucoup de peine ce que le chaud et le froid font aujourd'hui
gratuitement pour eux, et qu'à leur égard une immense proportion de
forces naturelles resterait dans l'inertie? Grâce à l'échange, ces
forces sont utilisées partout où on les rencontre. La terre à blé
est semée en blé; la terre à vigne est plantée en vigne; il y a des
pêcheurs sur les côtes et des bûcherons sur les montagnes. Ici on
dirige l'eau, là le vent sur une roue qui remplace dix hommes. La
nature devient un esclave qu'il ne faut ni nourrir ni vêtir, dont
nous ne payons ni ne faisons payer les services, qui ne coûte rien
ni à notre bourse ni à notre conscience[9]. La même somme d'efforts
humains, c'est-à-dire les mêmes services, la même valeur réalise une
somme d'utilité toujours plus grande. Pour chaque résultat donné une
portion seulement de l'activité humaine est absorbée; l'autre, par
l'intervention des forces naturelles, est rendue disponible, elle
se prend à de nouveaux obstacles, satisfait à de nouveaux désirs,
réalise de nouvelles utilités.

[Note 9: Bien plus, cet esclave-là, à cause de sa supériorité, finit
à la longue par déprécier et affranchir tous les autres. C'est une
_harmonie_ dont je laisse à la sagacité du lecteur de suivre les
conséquences.]

Les effets de l'échange sur nos facultés intellectuelles sont tels,
qu'il n'est pas donné à l'imagination la plus vigoureuse d'en
calculer la portée.

«Nos connaissances, dit M. Tracy, sont nos plus précieuses
acquisitions, puisque ce sont elles qui dirigent l'emploi de nos
forces et le rendent plus fructueux, à mesure qu'elles sont plus
saines et plus étendues. Or nul homme n'est à portée de tout voir,
et il est bien plus aisé d'apprendre que d'inventer. Mais quand
plusieurs hommes communiquent ensemble, ce qu'un d'eux a observé
est bientôt connu de tous les autres, et il suffit que parmi eux il
s'en trouve un fort ingénieux pour que des découvertes précieuses
deviennent promptement la propriété de tous. Les lumières doivent
donc s'accroître bien plus rapidement que dans l'état d'isolement,
sans compter qu'elles peuvent se conserver et, par conséquent,
s'accumuler de générations en générations.»

Si la nature a varié autour de l'homme les ressources qu'elle
met à sa disposition, elle n'a pas été plus uniforme dans la
distribution des facultés humaines. Nous ne sommes pas tous doués,
au même degré, de vigueur, de courage, d'intelligence, de patience,
d'aptitudes artistiques, littéraires, industrielles. Sans l'échange,
cette diversité, loin de tourner au profit de notre bien-être,
contribuerait à notre misère, chacun ressentant moins les avantages
des facultés qu'il aurait que la privation de celles qu'il n'aurait
pas. Grâce à l'échange, l'être fort peut, jusqu'à un certain
point, se passer de génie, et l'être intelligent de vigueur: car,
par l'admirable communauté qu'il établit entre les hommes, chacun
participe aux qualités distinctives de ses semblables.

Pour donner satisfaction à ses besoins et à ses goûts, il ne suffit
pas, dans la plupart des cas, de travailler, d'exercer ses facultés
sur ou par des agents naturels. Il faut encore des outils, des
instruments, des machines, des provisions, en un mot des capitaux.
Supposons une petite peuplade, composée de dix familles, dont
chacune, travaillant exclusivement pour elle-même, est obligée
d'exercer dix industries différentes. Il faudra à chaque chef de
famille dix mobiliers industriels. Il y aura dans la peuplade dix
charrues, dix paires de boeufs, dix forges, dix ateliers de charpente
et de menuiserie, dix métiers à tisser, etc.; avec l'échange une
seule charrue, une seule paire de boeufs, une seule forge, un seul
métier à tisser, pourront suffire. Il n'y a pas d'imagination qui
puisse calculer l'économie de capitaux due à l'échange.

Le lecteur voit bien maintenant ce qui constitue la vraie puissance
de l'échange. Ce n'est pas, comme dit Condillac, qu'il implique _deux
gains_, parce que chacune des parties contractantes estime plus
ce qu'elle reçoit que ce qu'elle donne. Ce n'est pas non plus que
chacune d'elle cède du superflu pour acquérir du nécessaire. C'est
tout simplement que, lorsqu'un homme dit à un autre: «Ne fais que
ceci, je ne ferai que cela, et nous partagerons,» il y a meilleur
emploi du travail, des facultés, des agents naturels, des capitaux,
et, par conséquent, il y a _plus_ à partager. À plus forte raison si
trois, dix, cent, mille, plusieurs millions d'hommes entrent dans
l'association.

Les deux propositions que j'ai avancées sont donc rigoureusement
vraies, à savoir:

  _Dans l'isolement, nos besoins dépassent nos facultés._
  _Dans l'état social, nos facultés dépassent nos besoins._

La première est vraie, puisque toute la surface de la France ne
pourrait faire subsister un seul homme à l'état d'isolement absolu.

La seconde est vraie, puisque, en fait, la population de cette même
surface croît en nombre et en bien-être.

_Progrès de l'échange._ La forme primitive de l'échange, c'est le
_troc_. Deux personnes, dont chacune éprouve un désir et possède
l'objet qui peut satisfaire le désir de l'autre, se font cession
réciproque, ou bien elles conviennent de travailler séparément
chacune à une chose, sauf à partager dans des proportions débattues
le produit total.--Voilà, le _troc_, qui est, comme diraient les
socialistes, l'échange, le trafic, le commerce _embryonnaire_.
Nous remarquons ici deux désirs comme mobiles, deux efforts comme
moyens, deux satisfactions comme résultat ou comme consommation de
l'évolution entière, et rien ne diffère essentiellement de la même
évolution accomplie dans l'isolement, si ce n'est que les désirs et
les satisfactions sont demeurés, selon leur nature, intransmissibles,
et que les efforts seuls ont été échangés; en d'autres termes, deux
personnes ont travaillé l'une pour l'autre, elles se sont rendu
mutuellement _service_.

Aussi c'est là que commence véritablement l'économie politique, car
c'est là que nous pouvons observer la première apparition de la
_valeur_. Le troc ne s'accomplit qu'à la suite d'une convention,
d'un débat; chacune des parties contractantes se détermine par la
considération de son intérêt personnel, chacune d'elles fait un
calcul dont la portée est celle-ci: «Je troquerai si le troc me
fait arriver à la _satisfaction_ de mon _désir_ avec un moindre
_Effort_.»--C'est certainement un merveilleux phénomène que des
efforts amoindris puissent faire face à des désirs et à des
satisfactions égales, et cela s'explique par les considérations que
j'ai présentées dans le premier paragraphe de ce chapitre. Quand les
deux produits ou les deux services se _troquent_, on peut dire qu'ils
se _valent_. Nous aurons à approfondir ultérieurement la notion de
_valeur_. Pour le moment, cette vague définition suffit.

On peut concevoir le _Troc circulaire_, embrassant trois parties
contractantes. _Paul_ rend un service à _Pierre_, lequel rend un
service équivalent à _Jacques_, qui rend à son tour un service
équivalent à _Paul_, moyennant quoi tout est balancé. Je n'ai pas
besoin de dire que cette rotation ne se fait que parce qu'elle
arrange toutes les parties, sans changer ni la nature ni les
conséquences du troc.

L'essence du Troc se retrouverait dans toute sa pureté, alors même
que le nombre des contractais serait plus grand. Dans ma commune, le
vigneron paye avec du vin les services du forgeron, du barbier, du
tailleur, du bedeau, du curé, de l'épicier. Le forgeron, le barbier,
le tailleur livrent aussi à l'épicier, contre les marchandises
consommées le long de l'année, le vin qu'ils ont reçu du vigneron.

Ce Troc circulaire, je né saurais trop le répéter, n'altère en rien
les notions primordiales posées dans les chapitres précédents.
Quand l'évolution est terminée, chaque coopérant a offert ce triple
phénomène: _désir_, _effort_, _satisfaction_. Il n'y a eu qu'une
chose de plus, l'échange des efforts, la transmission des services,
la séparation des occupations avec tous les avantages qui en
résultent, avantages auxquels chacun a pris part, puisque le travail
isolé est un _pis aller toujours réservé_, et qu'on n'y renonce qu'en
vue d'un avantage quelconque.

Il est aisé de comprendre que le Troc circulaire et en nature ne
peut s'étendre beaucoup, et je n'ai pas besoin d'insister sur les
obstacles qui l'arrêtent. Comment s'y prendrait, par exemple, celui
qui voudrait donner sa maison contre les mille objets de consommation
dont il aura besoin pendant toute l'année? En tout cas, le Troc
ne peut sortir du cercle étroit de personnes qui se connaissent.
L'humanité serait bien vite arrivée à la limite de la séparation des
travaux, à la limite du progrès, si elle n'eût pas trouvé un moyen de
faciliter les échanges.

C'est pourquoi, dès l'origine même de la société, on voit les
hommes faire intervenir dans leurs transactions une marchandise
intermédiaire, du blé, du vin, des animaux et presque toujours des
métaux. Ces marchandises remplissent plus ou moins commodément cette
destination, mais aucune ne s'y refuse par essence, pourvu que
l'Effort y soit représenté par la _valeur_, puisque c'est ce dont il
s'agit d'opérer la transmission.

Avec le recours à cette marchandise intermédiaire apparaissent
deux phénomènes économiques qu'on nomme _Vente_ et _Achat_. Il est
clair que l'idée de _vente_ et d'_achat_ n'est pas comprise dans le
Troc simple, ni même dans le Troc circulaire. Quand un homme donne
à un autre de quoi boire pour en recevoir de quoi manger, il n'y
a là qu'un fait indécomposable. Or ce qu'il faut bien remarquer,
au début de la science, c'est que l'échange qui s'accomplit par
un intermédiaire ne perd en rien la nature, l'essence, la qualité
du Troc; seulement c'est un troc composé. Selon la remarque
très-judicieuse et très-profonde de J. B. Say, c'est un troc à deux
facteurs, dont l'un s'appelle _vente_ et l'autre _achat_, facteurs
dont la réunion est indispensable pour constituer un troc complet.

En effet, l'apparition dans le monde d'un moyen commode de troquer
ne change ni la nature des hommes ni celle des choses. Il reste
toujours pour chacun le _besoin_ qui détermine l'_effort_, et la
_satisfaction_ qui le récompense. L'échange n'est complet que lorsque
l'homme qui a fait un _effort_ en faveur d'autrui en a obtenu un
service équivalent, c'est-à-dire la _satisfaction_. Pour cela, il
_vend_ son service contre la marchandise intermédiaire, et puis,
avec cette marchandise intermédiaire, il _achète_ des services
équivalents, et alors les deux facteurs reconstituent pour lui le
_troc_ simple.

Considérez un médecin, par exemple. Pendant plusieurs années, il a
appliqué son temps et ses facultés à l'étude des maladies et des
remèdes. Il a visité des malades, il a donné des conseils, en un mot,
il a rendu des _services_. Au lieu de recevoir de ses clients, en
compensation, des _services_ directs, ce qui eût constitué le simple
troc, il en a reçu une marchandise intermédiaire, des métaux avec
lesquels il s'est procuré les satisfactions qui étaient en définitive
l'objet qu'il avait en vue. Ce ne sont pas les malades qui lui ont
fourni le pain, le vin, le mobilier, mais ils lui en ont fourni la
valeur. Ils n'ont pu céder des écus que parce qu'eux-mêmes avaient
rendu des _services_. Il y a donc balance de _services_ quant à eux,
il y a aussi balance pour le médecin; et, s'il était possible de
suivre par la pensée cette circulation jusqu'au bout, on verrait que
l'Échange par intervention de la monnaie se résout en une multitude
de trocs simples.

Sous le régime du troc simple, la _valeur_ c'est l'appréciation
de deux services échangés et directement comparés entre eux. Sous
le régime de l'_échange composé_, les deux services s'apprécient
aussi l'un l'autre, mais par comparaison à ce terme moyen, à cette
marchandise intermédiaire qu'on appelle Monnaie. Nous verrons
ailleurs quelles difficultés, quelles erreurs sont nées de cette
complication. Il nous suffit de faire remarquer ici que la présence
de cette marchandise intermédiaire n'altère en rien la notion de
_valeur_.

Une fois admis que l'échange est à la fois cause et effet de la
séparation des occupations, une fois admis que la séparation des
occupations multiplie les _satisfactions_ proportionnellement aux
_efforts_, par les motifs exposés au commencement de ce chapitre, le
lecteur comprendra facilement les services que la Monnaie a rendus à
l'humanité par ce seul fait qu'elle facilite les échanges. Grâce à la
Monnaie, l'échange a pu prendre un développement vraiment indéfini.
Chacun jette dans la société ses services, sans savoir à qui ils
procureront la satisfaction qui y est attachée. De même il retire de
la société non des services immédiats, mais des écus avec lesquels
il achètera en définitive des services, où, quand et comme il lui
plaira. En sorte que les transactions définitives se font à travers
le temps et l'espace, entre inconnus, sans que personne sache, au
moins dans la plupart des circonstances, par l'_effort_ de qui ses
_besoins_ seront _satisfaits_, aux _désirs_ de qui ses propres
_efforts_ procureront _satisfaction_. L'Échange, par l'intermédiaire
de la Monnaie, se résume en _trocs_ innombrables dont les parties
contractantes s'ignorent.

Cependant l'_Échange_ est un si grand bienfait pour la société (et
n'est-il pas la société elle-même?) qu'elle ne s'est pas bornée, pour
le faciliter, pour le multiplier, à l'introduction de la monnaie.
Dans l'ordre logique, après le Besoin et la Satisfaction unis dans
le même individu par l'effort isolé,--après le troc simple,--après
le troc à deux facteurs, ou l'Échange composé de _vente_ et
_achat_,--apparaissent encore les transactions étendues dans le
temps et l'espace par le moyen du crédit, titres hypothécaires,
lettres de change, billets de banque, etc. Grâce à ces merveilleux
mécanismes, éclos de la civilisation, la perfectionnant et se
perfectionnant eux-mêmes avec elle, un effort exécuté aujourd'hui à
Paris ira satisfaire un inconnu, par delà les océans et par delà les
siècles; et celui qui s'y livre n'en reçoit pas moins sa récompense
actuelle, par l'intermédiaire de personnes qui font l'avance de cette
rémunération et se soumettent à en aller demander la compensation à
des pays lointains ou à l'attendre d'un avenir reculé. Complication
étonnante autant que merveilleuse, qui, soumise à une exacte analyse,
nous montre, en définitive, l'intégrité du phénomène économique,
_besoin_, _effort_, _satisfaction_, s'accomplissant dans chaque
individualité selon la loi de justice.

_Bornes de l'Échange._ Le caractère général de l'Échange est de
_diminuer le rapport de l'effort à la satisfaction_. Entre nos
besoins et nos satisfactions, s'interposent des _obstacles_ que nous
parvenons à amoindrir par l'union des forces ou par la séparation des
occupations, c'est-à-dire par l'_Échange_. Mais l'Échange lui-même
rencontre des obstacles, exige des efforts. La preuve en est dans
l'immense masse de travail humain qu'il met en mouvement. Les métaux
précieux, les routes, les canaux, les chemins de fer, les voitures,
les navires, toutes ces choses absorbent une part considérable de
l'activité humaine. Voyez, d'ailleurs, que d'hommes uniquement
occupés à faciliter des échanges, que de banquiers, négociants,
marchands, courtiers, voituriers, marins! Ce vaste et coûteux
appareil prouve mieux que tous les raisonnements ce qu'il y a de
puissance dans la faculté d'échanger; sans cela comment l'humanité
aurait-elle consenti à se l'imposer?

Puisqu'il est dans la nature de l'Échange d'_épargner_ des efforts
et d'en _exiger_, il est aisé de comprendre quelles sont ses bornes
naturelles. En vertu de cette force qui pousse l'homme à choisir
toujours le moindre de deux maux, l'Échange s'étendra indéfiniment,
tant que l'effort exigé par lui sera moindre que l'effort par lui
épargné. Et il s'arrêtera naturellement, quand, au total, l'ensemble
des satisfactions obtenues par la séparation des travaux serait
moindre, à raison des difficultés de l'échange, que si on les
demandait à la production directe.

Voici une peuplade. Si elle veut se procurer la satisfaction, il
faut qu'elle fasse l'effort. Elle peut s'adresser à une autre
peuplade et lui dire: «Faites cet effort pour nous, nous en ferons
un autre pour vous.» La stipulation peut arranger tout le monde, si,
par exemple, la seconde peuplade est en mesure, par sa situation,
de faire concourir à l'oeuvre une plus forte proportion de forces
naturelles et gratuites. En ce cas, elle réalisera le résultat
avec un effort égal à 8, quand la première ne le pouvait qu'avec
un effort égal à 12. Ne demandant que 8, il y a économie de 4 pour
la première. Mais vient ensuite le transport, la rémunération des
agents intermédiaires, en un mot, l'effort exigé par l'appareil de
l'échange. Il faut évidemment l'ajouter au chiffre 8. L'échange
continuera à s'opérer tant que _lui-même_ ne coûtera pas 4. Aussitôt
arrivé à ce chiffre, il s'arrêtera. Il n'est pas nécessaire de
légiférer à ce sujet; car,--ou la loi intervient avant que ce
nivellement soit atteint, et alors elle est nuisible, elle prévient
une économie d'efforts,--ou elle arrive après, et, en ce cas, elle
est superflue. Elle ressemble à un décret qui défendrait d'allumer
les lampes à midi.

Quand l'Échange est ainsi arrêté parce qu'il cesse d'être avantageux,
le moindre perfectionnement dans l'_appareil commercial_ lui donne
une nouvelle activité. Entre Orléans et Angoulême, il s'accomplit un
certain nombre de transactions. Ces deux villes échangent toutes les
fois qu'elles recueillent plus de satisfactions par ce procédé que
par la production directe. Elles s'arrêtent quand la production par
échange, aggravée des frais de l'échange lui-même, dépasse ou atteint
l'effort de la production directe. Dans ces circonstances, si l'on
améliore l'appareil de l'échange, si les négociants baissent le prix
de leur concours, si l'on perce une montagne, si l'on jette un pont
sur la rivière, si l'on pave une route, si l'on diminue l'obstacle,
l'Échange se multipliera, parce que les hommes veulent tirer parti
de tous les avantages que nous lui avons reconnus, parce qu'ils
veulent recueillir de l'utilité gratuite. Le perfectionnement de
l'_appareil commercial_ équivaut donc à un rapprochement matériel des
deux villes. D'où il suit que le rapprochement matériel des hommes
équivaut à un perfectionnement dans l'appareil de l'échange.--Et ceci
est très-important; c'est là qu'est la solution du problème de la
population; c'est là, dans ce grand problème, l'élément négligé par
Malthus. Là où Malthus avait vu Discordance, cet élément nous fera
voir _Harmonie_.

Quand les hommes échangent, c'est qu'ils arrivent par ce moyen à une
_satisfaction_ égale avec moins d'_efforts_, et la raison en est
que, de part et d'autre, ils se rendent des services qui servent de
véhicule à une plus grande proportion d'_utilité gratuite_.

Or ils échangent d'autant plus que l'échange même rencontre de
moindres _obstacles_, exige de moindres _efforts_.

Et l'Échange rencontre des obstacles, exige des efforts d'autant
moindres que les hommes sont plus rapprochés. La plus grande densité
de la population est donc nécessairement accompagnée d'une plus
grande proportion d'_utilité gratuite_. Elle donne plus de puissance
à l'appareil de l'échange, elle met en disponibilité une portion
d'efforts humains; elle est une cause de progrès.

Et, si vous le voulez, sortons des généralités et voyons les faits:

Une rue d'égale longueur ne rend-elle pas plus de services à Paris
que dans une ville déserte? Un chemin de fer d'un kilomètre ne
rend-il pas plus de services dans le département de la Seine que dans
le département des Landes? Un marchand de Londres ne peut-il pas se
contenter d'une moindre rémunération sur chaque transaction qu'il
facilite, à cause de la multiplicité? En toutes choses, nous verrons
deux appareils d'échange, quoique identiques, rendre des services
bien différents selon qu'ils fonctionnent au milieu d'une population
dense ou d'une population disséminée.

La densité de la population ne fait pas seulement tirer un meilleur
parti de l'appareil de l'échange, elle permet encore d'accroître et
de perfectionner cet appareil. Il est telle amélioration avantageuse
au sein d'une population condensée, parce que là elle épargnera plus
d'efforts qu'elle n'en exige, qui n'est pas réalisable au milieu
d'une population disséminée, parce qu'elle exigerait plus d'efforts
qu'elle n'en pourrait épargner.

Lorsqu'on quitte momentanément Paris pour aller habiter une petite
ville de province, on est étonné du nombre de cas où l'on ne peut
se procurer certains _services_ qu'à force de frais, de temps et à
travers mille difficultés.

Ce n'est pas seulement la partie matérielle de l'appareil commercial
qui s'utilise et se perfectionne par le seul fait de la densité de la
population, mais aussi la partie morale. Les hommes rapprochés savent
mieux se partager les occupations, unir leurs forces, s'associer pour
fonder des écoles et des musées, bâtir des églises, pourvoir à leur
sécurité, établir des banques ou des compagnies d'assurances, en un
mot, se procurer des jouissances communes avec une beaucoup moins
forte proportion d'efforts pour chacun.

Mais ces considérations reviendront quand nous en serons à la
population. Bornons-nous à cette remarque:

L'Échange est un moyen donné aux hommes de tirer un meilleur parti
de leurs facultés, d'économiser les capitaux, de faire concourir
davantage les agents gratuits de la nature, d'accroître la proportion
de l'utilité gratuite à l'utilité onéreuse, de diminuer par
conséquent le rapport des efforts aux résultats, de laisser à leur
disposition une partie de leurs forces, de manière à en soustraire
une portion toujours plus grande au service des besoins les plus
impérieux et les premiers dans l'ordre de priorité, pour les
consacrer à des jouissances d'un ordre de plus en plus élevé.

Si l'Échange épargne des efforts, il en exige aussi. Il s'étend,
il gagne, il se multiplie, jusqu'au point où l'effort qu'il exige
devient égal à celui qu'il épargne, et s'arrête là jusqu'à ce que,
par le perfectionnement de l'appareil commercial, ou seulement par
le seul fait de la condensation de la population et du rapprochement
des hommes, il rentre dans les conditions nécessaires de sa marche
ascendante. D'où il suit que les lois qui bornent les Échanges sont
toujours nuisibles ou superflues.

Les gouvernements, toujours disposés à se persuader que rien de bien
ne se fait sans eux, se refusent à comprendre cette loi harmonique:

_L'échange se développe_ naturellement _jusqu'au point où il serait
plus onéreux qu'utile, et s'arrête_ naturellement _à cette limite_.

En conséquence, on les voit partout fort occupés de le favoriser ou
de le restreindre.

Pour le porter _au delà_ de ses bornes naturelles, ils vont à la
conquête de débouchés et de colonies. Pour le retenir _en deçà_, ils
imaginent toutes sortes de restrictions et d'entraves.

Cette intervention de la Force dans les transactions humaines est
accompagnée de maux sans nombre.

L'Accroissement même de cette force est déjà un premier mal; car il
est bien évident que l'État ne peut faire des conquêtes, retenir
sous sa domination des pays lointains, détourner le cours naturel
du commerce par l'action des douanes, sans multiplier beaucoup le
nombre de ses agents.

La Déviation de la Force publique est un mal plus grand encore que
son Accroissement. Sa mission rationnelle était de protéger toutes
les Libertés et toutes les Propriétés, et la voilà appliquée à
violer elle-même la Liberté et la Propriété des citoyens. Ainsi les
gouvernements semblent prendre à tâche d'effacer des intelligences
toutes les notions et tous les principes. Dès qu'il est admis que
l'Oppression et la Spoliation sont légitimes pourvu qu'elles soient
légales, pourvu qu'elles ne s'exercent entre citoyens que par
l'intermédiaire de la Loi ou de la Force publique, on voit peu à peu
chaque classe venir demander de lui sacrifier toutes les autres.

Soit que cette intervention de la Force dans les échanges en
provoque qui ne se seraient pas faits, ou en prévienne qui se
seraient accomplis, il ne se peut pas qu'elle n'occasionne tout à
la fois Déperdition et Déplacement de travail et de capitaux, et
par suite perturbation dans la manière dont la population se serait
naturellement distribuée. Des intérêts naturels disparaissent sur un
point, des intérêts factices se créent sur un autre, et les hommes
suivent forcément le courant des intérêts. C'est ainsi qu'on voit de
vastes industries s'établir là où elles ne devaient pas naître, la
France faire du sucre, l'Angleterre filer du coton venu des plaines
de l'Inde. Il a fallu des siècles de guerre, des torrents de sang
répandu, d'immenses trésors dispersés, pour arriver à ce résultat:
substituer en Europe des industries précaires à des industries
vivaces, et ouvrir ainsi des chances aux crises, aux chômages, à
l'instabilité et, en définitive, au Paupérisme.

Mais je m'aperçois que j'anticipe. Nous devons d'abord connaître les
lois du libre et naturel développement des sociétés humaines. Plus
tard, nous aurons à en étudier les perturbations.

_Force morale de l'échange._ Il faut le répéter, au risque de
froisser le sentimentalisme moderne: l'économie politique se tient
dans la région de ce qu'on nomme les _affaires_, et les affaires
se font sous l'influence de l'_intérêt personnel_. Les puritains
du socialisme ont beau crier: «C'est affreux, nous changerons tout
cela;» leurs déclamations à cet égard se donnent à elles-mêmes un
démenti permanent. Allez donc les acheter, quai Voltaire, au nom de
la fraternité!

Ce serait tomber dans un autre genre de déclamation que d'attribuer
de la moralité à des actes déterminés et gouvernés par l'_intérêt
personnel_. Mais certes l'ingénieuse nature peut avoir arrangé
l'ordre social de telle sorte que ces mêmes actes, destitués de
moralité dans leur mobile, aboutissent néanmoins à des résultats
moraux. N'en est-il pas ainsi du travail? Or je dis que l'Échange,
soit à l'état de simple troc, soit devenu vaste commerce, développe
dans la société des tendances plus nobles que son mobile.

À Dieu ne plaise que je veuille attribuer à une seule énergie tout
ce qui fait la grandeur, la gloire et le charme de nos destinées!
Comme il y a deux forces dans le monde matériel, l'une qui va de
la circonférence au centre, l'autre, du centre à la circonférence,
il y a aussi deux principes dans le monde social: l'intérêt privé
et la sympathie. Qui donc est assez malheureux pour méconnaître
les bienfaits et les joies du principe sympathique, manifesté par
l'amitié, l'amour, la piété filiale, la tendresse paternelle,
la charité, le dévouement patriotique, le sentiment religieux,
l'enthousiasme du bon et du beau? Il y en a qui disent que le
principe sympathique n'est qu'une magnifique forme du principe
individualiste, et qu'aimer les autres, ce n'est, au fond, qu'une
intelligente manière de s'aimer soi-même. Ce n'est pas ici le lieu
d'approfondir ce problème. Que nos deux énergies natives soient
distinctes ou confondues, il nous suffit de savoir que, loin de se
heurter, comme on le dit sans cesse, elles se combinent et concourent
à la réalisation d'un même résultat, le Bien général.

J'ai établi ces deux propositions:

_Dans l'isolement, nos besoins surpassent nos facultés._

_Par l'échange, nos facultés surpassent nos besoins._

Elles donnent la raison de la société. En voici deux autres qui
garantissent son perfectionnement indéfini:

_Dans l'isolement les prospérités se nuisent._

_Par l'échange les prospérités s'entr'aident._

Est-il besoin de prouver que, si la nature eût destiné les hommes
à la vie solitaire, la prospérité de l'un ferait obstacle à la
prospérité de l'autre? Plus ils seraient nombreux, moins ils auraient
de chances de bien-être. En tout cas, on voit clairement en quoi
leur nombre pourrait nuire, on ne comprend pas comment il pourrait
profiter. Et puis je demande sous quelle forme se manifesterait le
principe sympathique? À quelle occasion prendrait-il naissance?
Pourrions-nous même le concevoir?

Mais les hommes échangent. L'échange, nous l'avons vu, implique la
séparation des occupations. Il donne naissance aux professions,
aux métiers. Chacun s'attache à vaincre un genre d'obstacles au
profit de la Communauté. Chacun se consacre à lui rendre un genre
de _services_. Or une analyse complète de la valeur démontre que
chaque service _vaut_ d'abord en raison de son utilité intrinsèque,
ensuite en raison de ce qu'il est offert dans un milieu plus riche,
c'est-à-dire au sein d'une communauté plus disposée à le demander,
plus en mesure de le payer. L'expérience, en nous montrant l'artisan,
le médecin, l'avocat, le négociant, le voiturier, le professeur, le
savant tirer pour eux-mêmes un meilleur parti de leurs services à
Paris, à Londres, à New-York que dans les landes de Gascogne, ou dans
les montagnes du pays de Galles, ou dans les prairies du _Farwest_,
l'expérience, dis-je, ne nous confirme-t-elle pas cette vérité:
_L'homme a d'autant plus de chances de prospérer qu'il est dans un
milieu plus prospère_?

De toutes les harmonies qui se rencontrent sous ma plume, celle-ci
est certainement la plus importante, la plus belle, la plus décisive,
la plus féconde. Elle implique et résume toutes les autres. C'est
pourquoi je n'en pourrai donner ici qu'une démonstration fort
incomplète. Heureux si elle jaillit de l'esprit de ce livre. Heureux
encore si elle en sortait du moins avec un caractère de probabilité
suffisant pour déterminer le lecteur à s'élever par ses propres
efforts à la certitude!

Car, il n'en faut pas douter, c'est là qu'est la raison de décider
entre l'Organisation naturelle et les Organisations artificielles;
c'est là, exclusivement là, qu'est le Problème Social. Si la
prospérité de tous est la condition de la prospérité de chacun,
nous pouvons nous fier non-seulement à la puissance économique de
l'échange libre, mais encore à sa force morale. Il suffira que les
hommes comprennent leurs vrais intérêts pour que les restrictions,
les jalousies industrielles, les guerres commerciales, les monopoles,
tombent sous les coups de l'opinion; pour qu'avant de solliciter
telle ou telle mesure gouvernementale on se demande non pas: «Quel
bien m'en reviendra-t-il?» mais: «Quel bien en reviendra-t-il à la
communauté?» Cette dernière question, j'accorde qu'on se la fait
quelquefois en vertu du principe sympathique, mais que la lumière se
fasse, et on se l'adressera aussi par Intérêt personnel. Alors il
sera vrai de dire que les deux mobiles de notre nature concourent
vers un même résultat: le Bien Général; et il sera impossible de
dénier à l'intérêt personnel, non plus qu'aux transactions qui en
dérivent, du moins quant à leurs effets, la Puissance Morale.

Que l'on considère les relations d'homme à homme, de famille à
famille, de province à province, de nation à nation, d'hémisphère
à hémisphère, de capitaliste à ouvrier, de propriétaire à
prolétaire,--il est évident, ce me semble, qu'on ne peut ni résoudre
ni même aborder le problème social, à aucun de ses points de vue,
avant d'avoir choisi entre ces deux maximes:

Le profit de l'un est le dommage de l'autre.

Le profit de l'un est le profit de l'autre.

Car, si la nature a arrangé les choses de telle façon que
l'antagonisme soit la loi des transactions libres, notre seule
ressource est de vaincre la nature et d'étouffer la Liberté. Si, au
contraire, ces transactions libres sont harmoniques, c'est-à-dire si
elles tendent à améliorer et à égaliser les conditions, nos efforts
doivent se borner à laisser agir la nature et à maintenir les droits
de la liberté humaine.

Et c'est pourquoi je conjure les jeunes gens à qui ce livre est
dédié de scruter avec soin les formules qu'il renferme, d'analyser
la nature intime et les effets de l'échange. Oui, j'en ai la
confiance, il s'en rencontrera un parmi eux qui arrivera enfin à la
démonstration rigoureuse de cette proposition: _Le bien de chacun
favorise le bien de tous, comme le bien de tous favorise le bien
de chacun_;--qui saura faire pénétrer cette vérité dans toutes
les intelligences à force d'en rendre la preuve simple, lucide,
irréfragable.--Celui-là aura résolu le problème social; celui-là sera
le bienfaiteur du genre humain.

Remarquons ceci en effet: Selon que cet axiome est vrai ou faux, les
lois sociales naturelles sont harmoniques ou antagoniques.--Selon
qu'elles sont harmoniques ou antagoniques, il est de notre intérêt
de nous y conformer ou de nous y soustraire.--Si donc il était une
fois bien démontré que, sous le régime de la liberté, les intérêts
concordent et s'entre-favorisent, tous les efforts que nous voyons
faire aujourd'hui aux gouvernements pour troubler l'action de ces
lois sociales naturelles, nous les leur verrions faire pour laisser
à ces lois toute leur puissance, ou plutôt ils n'auraient pas pour
cela d'efforts à faire, si ce n'est celui de s'abstenir.--En quoi
consiste l'action contrariante des gouvernements? Cela se déduit
du but même qu'ils ont en vue.--De quoi s'agit-il? de remédier
à l'Inégalité qui est censée naître de la liberté.--Or il n'y a
qu'un moyen de rétablir l'équilibre, c'est de _prendre aux uns
pour donner aux autres_.--Telle est en effet la mission que les
gouvernements se sont donnée ou ont reçue, et c'est une conséquence
rigoureuse de la formule: _Le profit de l'un est le dommage de
l'autre_. Cet axiome étant tenu pour vrai, il faut bien que la
force répare le mal que fait la liberté.--Ainsi les gouvernements,
que nous croyions institués pour garantir à chacun sa liberté et
sa propriété, ont entrepris la tâche de violer toutes les libertés
et toutes les propriétés, et cela avec raison, si c'est en elles
que réside le principe même du mal. Ainsi partout nous les voyons
occupés de déplacer artificiellement le travail, les capitaux et les
responsabilités.

D'un autre côté, une somme vraiment incalculable de forces
intellectuelles se perd à la poursuite d'organisations sociales
factices. _Prendre aux uns pour donner aux autres_, violer la liberté
et la propriété, c'est un but fort simple; mais les procédés peuvent
varier à l'infini. De là ces multitudes de systèmes qui jettent
l'effroi dans toutes les classes de travailleurs, puisque, par la
nature même de leur but, ils menacent tous les intérêts.

Ainsi: gouvernements arbitraires et compliqués, négation de la
liberté et de la propriété, antagonisme des classes et des peuples,
tout cela est logiquement renfermé dans cet axiome: Le profit de
l'un est le dommage de l'autre.--Et, par la même raison: simplicité
dans les gouvernements, respect de la dignité individuelle, liberté
du travail et de l'échange, paix entre les nations, sécurité pour
les personnes et les propriétés, tout cela est contenu dans cette
vérité: Les intérêts sont harmoniques,--à une condition cependant,
c'est que cette vérité soit généralement admise.

Or il s'en faut bien qu'elle le soit. En lisant ce qui précède,
beaucoup de personnes sont portées à me dire: Vous enfoncez une porte
ouverte; qui a jamais songé à contester sérieusement la supériorité
de l'échange sur l'isolement? Dans quel livre, si ce n'est peut-être
dans ceux de Rousseau, avez-vous rencontré cet étrange paradoxe?

Ceux qui m'arrêtent par cette réflexion n'oublient que deux choses,
deux symptômes ou plutôt deux aspects de nos sociétés modernes: les
doctrines dont les théoriciens nous inondent et les pratiques que les
gouvernements nous imposent. Il faut pourtant bien que l'Harmonie des
intérêts ne soit pas universellement reconnue, puisque, d'un côté,
la force publique est constamment occupée à intervenir pour troubler
leurs combinaisons naturelles; et que, d'une autre part, le reproche
qu'on lui adresse surtout, c'est de ne pas intervenir assez.

La question est celle-ci: Le Mal (il est clair que je parle ici
du mal qui n'est pas la conséquence nécessaire de notre infirmité
native) est-il imputable à l'action des lois sociales naturelles ou
au trouble que nous faisons subir à cette action?

Or deux faits coexistent: le Mal,--la force publique occupée à
contrarier les lois sociales naturelles. Le premier de ces faits
est-il la conséquence du second? Pour moi, je le crois; je dirai
même: J'en suis sûr. Mais en même temps je suis témoin de ceci:
à mesure que le mal se développe, les gouvernements cherchent le
remède dans de nouveaux troubles apportés à l'action de ces lois; les
théoriciens leur reprochent de ne pas les troubler assez. Ne suis-je
pas autorisé à en conclure qu'on n'a guère confiance en elles?

Oui, sans doute, si l'on pose la question entre l'isolement et
l'échange, on est d'accord. Mais si on la pose entre l'échange libre
et l'échange forcé, en est-il de même? N'y a-t-il rien d'artificiel,
de forcé, de restreint ou de contraint, en France, dans la manière
dont s'y échangent les services relatifs au commerce, au crédit, aux
transports, aux arts, à l'instruction, à la religion? Le travail et
les capitaux se sont-ils répartis naturellement entre l'agriculture
et les fabriques? Quand les intérêts se déplacent, obéissent-ils
toujours à leur propre impulsion? Ne rencontrons-nous pas de toute
part des entraves? Est-ce qu'il n'y a pas cent professions qui
sont interdites au plus grand nombre d'entre nous? Est-ce que le
catholique ne paye pas _forcément_ les services du rabbin juif, et
le juif les services du prêtre catholique? Est-ce qu'il y a un seul
homme, en France, qui a reçu l'éducation que ses parents lui eussent
donnée s'ils eussent été libres? Est-ce que notre intelligence, nos
moeurs, nos idées, notre industrie ne se façonnent pas sous le régime
de l'arbitraire ou du moins de l'artificiel? Or, je le demande,
troubler l'échange libre des services, n'est-ce pas nier l'harmonie
des intérêts? Sur quel fondement me vient-on ravir ma liberté, si
ce n'est qu'on la juge nuisible aux autres? Dira-t-on que c'est à
moi-même qu'elle nuit? Mais alors c'est un antagonisme de plus. Et
où en sommes-nous, grand Dieu! si la nature a placé dans le coeur
de tout homme un mobile permanent, indomptable, en vertu duquel il
blesse tout le monde et se blesse lui-même?

Oh! on a essayé tant de choses, quand est-ce donc qu'on essayera la
plus simple de toutes: la Liberté? La liberté de tous les actes qui
ne blessent pas la justice; la liberté de vivre, de se développer, de
se perfectionner; le libre exercice des facultés; le libre échange
des services.--N'eût-ce pas été un beau et solennel spectacle que
le Pouvoir né de la révolution de Février se fût adressé ainsi aux
citoyens:

«Vous m'avez investi de la Force publique. Je ne l'emploierai qu'aux
choses dans lesquelles l'intervention de la Force soit permise; or,
il n'en est qu'une seule, c'est la Justice. Je forcerai chacun à
rester dans la limite de ses droits. Que chacun de vous travaille
en liberté le jour et dorme en paix la nuit. Je prends à ma charge
la sécurité des personnes et des propriétés: c'est ma mission, je
la remplirai,--_mais je n'en accepte pas d'autre_. Qu'il n'y ait
donc plus de malentendu entre nous. Désormais vous ne me payerez
que le léger tribut indispensable pour le maintien de l'ordre et la
distribution de la justice. Mais aussi, sachez-le bien, désormais
chacun de vous est responsable envers lui-même de sa propre existence
et de son perfectionnement. Ne tournez plus sans cesse vos regards
vers moi. Ne me demandez pas de vous donner de la richesse, du
travail, du crédit, de l'instruction, de la religion, de la moralité;
n'oubliez pas que le mobile en vertu duquel vous vous développez est
en vous; que, quant à moi, je n'agis jamais que par l'intermédiaire
de la force; que je n'ai rien, absolument rien que je ne tienne de
vous; et que, par conséquent, je ne puis conférer le plus petit
avantage aux uns qu'aux dépens des autres. Labourez donc vos champs,
fabriquez et transportez leurs produits, faites le commerce,
donnez-vous réciproquement du crédit, rendez et recevez librement des
services, faites élever vos fils, trouvez-leur une carrière, cultivez
les arts, perfectionnez votre intelligence, épurez vos sentiments,
rapprochez-vous les uns des autres, formez des associations
industrielles ou charitables, unissez vos efforts pour le bien
individuel comme pour le bien général; obéissez à vos tendances,
accomplissez vos destinées selon vos facultés, vos vues, votre
prévoyance. N'attendez de moi que deux choses: Liberté, Sécurité,--et
comprenez bien que vous ne pouvez, sans les perdre toutes deux, m'en
demander une troisième.»

Oui, j'en suis convaincu, si la révolution de Février eût proclamé
ce principe, elle eût été la dernière. Comprend-on que les citoyens,
d'ailleurs parfaitement libres, aspirent à renverser le Pouvoir,
alors que son action se borne à satisfaire le plus impérieux, le
mieux senti de tous les besoins sociaux, le besoin de la Justice?

Mais il n'était malheureusement pas possible que l'Assemblée
nationale entrât dans cette voie, et fît entendre ces paroles.
Elles ne répondaient ni à sa pensée, ni à l'attente publique.
Elles auraient jeté l'effroi au sein de la société autant
peut-être que pourrait le faire la proclamation du Communisme.
Être responsables de nous-mêmes! eût-on dit. Ne plus compter sur
l'État que pour le maintien de l'ordre et de la paix! N'attendre
de lui ni nos richesses, ni nos lumières! N'avoir plus à rejeter
sur lui la responsabilité de nos fautes, de notre incurie, de notre
imprévoyance! Ne compter que sur nous-mêmes pour nos moyens de
subsistance, pour notre amélioration physique, intellectuelle et
morale! Grand Dieu! qu'allons-nous devenir? La société ne va-t-elle
pas être envahie par la misère, l'ignorance, l'erreur, l'irréligion
et la perversité?

On en conviendra; telles eussent été les craintes qui se fussent
manifestées de toute part, si la révolution de Février eût proclamé
la Liberté, c'est-à-dire le règne des lois sociales naturelles. Donc,
ou nous ne connaissons pas ces lois, ou nous n'avons pas confiance
en elles. Nous ne pouvons nous défendre de l'idée que les mobiles
que Dieu a mis dans l'homme sont essentiellement pervers; qu'il n'y
a de rectitude que dans les intentions et les vues des gouvernants;
que les tendances de l'humanité mènent à la désorganisation, à
l'anarchie; en un mot, nous croyons à l'antagonisme fatal des
intérêts.

Aussi, loin qu'à la révolution de Février la société française ait
manifesté la moindre aspiration vers une organisation naturelle,
jamais peut-être ses idées et ses espérances ne s'étaient tournées
avec autant d'ardeur vers des combinaisons factices. Lesquelles?
On ne le savait trop. Il s'agissait, selon le langage du temps,
de faire _des essais_: _Faciamus experimentum in corpore vili_.
Et l'on semblait arrivé à un tel mépris de l'individualité, à une
si parfaite assimilation de l'homme à la matière inerte, qu'on
parlait de faire des expériences sociales avec des hommes comme on
fait des expériences chimiques avec des alcalis et des acides. Une
première expérimentation fut commencée au Luxembourg, on sait avec
quel succès. Bientôt l'Assemblée constituante institua un comité du
travail où vinrent s'engloutir des milliers de plans sociaux. On
vit un représentant fouriériste demander sérieusement de la terre
et de l'argent (il n'aurait pas tardé sans doute à demander aussi
des hommes) pour manipuler sa société-modèle. Un autre représentant
_égalitaire_ offrit aussi sa recette qui fut refusée. Plus heureux,
les manufacturiers ont réussi à maintenir la leur. Enfin, en ce
moment, l'Assemblée législative a nommé une commission pour organiser
l'assistance.

Ce qui surprend en tout ceci, c'est que les dépositaires du Pouvoir
ne soient pas venus de temps en temps, dans l'intérêt de sa
stabilité, faire entendre ces paroles: «Vous habituez trente-six
millions de citoyens à s'imaginer que je suis responsable de tout ce
qui leur arrive en bien ou en mal dans ce monde. À cette condition,
il n'y a pas de gouvernement possible.»

Quoi qu'il en soit, si ces diverses inventions sociales, décorées du
nom d'organisation, diffèrent entre elles par leurs procédés, elles
partent toutes du même principe: Prendre aux uns pour donner aux
autres.--Or il est bien clair qu'un tel principe n'a pu rencontrer
des sympathies si universelles, au sein de la nation, que parce
que l'on y est très-convaincu que les intérêts sont naturellement
antagoniques et les tendances humaines essentiellement perverses.

Prendre aux uns pour donner aux autres!--Je sais bien que les choses
se passent ainsi depuis longtemps. Mais, avant d'imaginer, pour
guérir la misère, divers moyens de réaliser ce bizarre principe, ne
devrait-on pas se demander si la misère ne provient pas précisément
de ce que ce principe a été réalisé sous une forme quelconque? Avant
de chercher le remède dans de nouvelles perturbations apportées à
l'empire des lois sociales naturelles, ne devrait-on pas s'assurer si
ces perturbations ne constituent pas justement le mal dont la société
souffre et qu'on veut guérir?

Prendre aux uns pour donner aux autres!--Qu'il me soit permis de
signaler ici le danger et l'absurdité de la pensée économique de
cette aspiration, dite _sociale_, qui fermentait au sein des masses
et qui a éclaté avec tant de force à la révolution de Février[10].

[Note 10: Voir au tome II, _Funestes illusions_, et au tome IV, la
fin du chapitre I de la seconde sérié des _Sophismes_.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

Quand il y a encore plusieurs couches dans la société, on conçoit que
la première jouisse de priviléges aux dépens de toutes les autres.
C'est odieux, mais ce n'est pas absurde.

La seconde couche ne manquera pas alors de battre en brèche les
priviléges; et, à l'aide des masses populaires, elle parviendra tôt
ou tard à faire une Révolution. En ce cas, la Force passant en ses
mains, on conçoit encore qu'elle se constitue des Priviléges. C'est
toujours odieux, mais ce n'est pas absurde, ce n'est pas du moins
impraticable, car le Privilége est possible tant qu'il a au-dessous
de lui, pour l'alimenter, le gros du public. Si la troisième, la
quatrième couche font aussi leur révolution, elles s'arrangeront
aussi, si elles le peuvent, de manière à exploiter les masses, au
moyen de Priviléges très-habilement combinés. Mais voici que le
gros du public, foulé, pressuré, exténué, fait aussi sa révolution.
Pourquoi? Que va-t-il faire? Vous croyez peut-être qu'il va abolir
tous les priviléges, inaugurer le règne de la justice universelle?
qu'il va dire: «Arrière les restrictions; arrière les entraves;
arrière les monopoles; arrière les interventions gouvernementales au
profit d'une classe; arrière les lourds impôts; arrière les intrigues
diplomatiques et politiques!» Non, sa prétention est bien autre, il
se fait solliciteur, il demande, lui aussi, à être _privilégié_. Lui,
le gros du public, imitant les classes supérieures, implore à son
tour des priviléges! Il veut le droit au travail, le droit au crédit,
le droit à l'instruction, le droit à l'assistance! Mais aux dépens
de qui? C'est ce dont il ne se met pas en peine. Il sait seulement
que, si on lui assurait du travail, du crédit, de l'instruction, du
repos pour ses vieux jours, le tout gratuitement, cela serait fort
heureux, et, certes, personne ne le conteste. Mais est-ce possible?
Hélas! non, et c'est pourquoi je dis qu'ici l'odieux disparaît; mais
l'absurde est à son comble.

Des Priviléges aux masses! Peuple, réfléchis donc au cercle vicieux
où tu te places. Privilége suppose quelqu'un pour en jouir et
quelqu'un pour le payer. On comprend un homme privilégié, une classe
privilégiée; mais peut-on concevoir tout un peuple privilégié? Est-ce
qu'il y a au-dessous de toi une autre couche sociale sur qui rejeter
le fardeau? Ne comprendras-tu jamais la bizarre mystification dont
tu es dupe? Ne comprendras-tu jamais que l'État ne peut rien te
donner d'une main qu'il ne t'ait pris un peu davantage de l'autre?
que, bien loin qu'il y ait pour toi, dans cette combinaison, aucun
accroissement possible de bien-être, le résidu de l'opération c'est
un gouvernement arbitraire, plus vexatoire, plus responsable, plus
dispendieux et plus précaire, des impôts plus lourds, des injustices
plus nombreuses, des faveurs plus blessantes, une liberté plus
restreinte, des forces perdues, des intérêts, du travail et des
capitaux déplacés, la convoitise excitée, le mécontentement provoqué
et l'énergie individuelle éteinte?

Les classes supérieures s'alarment, et ce n'est pas sans raison,
de cette triste disposition des masses. Elles y voient le germe de
révolutions incessantes; car quel gouvernement peut tenir quand il
a eu le malheur de dire: «J'ai la force, et je l'emploierai à faire
vivre tout le monde aux dépens de tout le monde. J'assume sur moi la
responsabilité du bonheur universel!»--Mais l'effroi dont ces classes
sont saisies n'est-il pas un châtiment mérité? N'ont-elles pas
elles-mêmes donné au peuple le funeste exemple de la disposition dont
elles se plaignent? N'ont-elles pas toujours tourné leurs regards
vers les faveurs de l'État? Ont-elles jamais manqué d'assurer quelque
privilége grand ou petit aux fabriques, aux banques, aux mines, à la
propriété foncière, aux arts, et jusqu'à leurs moyens de délassement
et de diversion, à la danse, à la musique, à tout enfin, excepté au
travail du peuple, au travail manuel? N'ont-elles pas poussé à la
multiplication des fonctions publiques pour accroître, aux dépens des
masses, leurs moyens d'existence, et y a-t-il aujourd'hui un père de
famille qui ne songe à assurer une place à son fils? Ont-elles jamais
fait volontairement disparaître une seule des inégalités reconnues
de l'impôt? N'ont-elles pas longtemps exploité jusqu'au privilége
électoral?--Et maintenant elles s'étonnent, elles s'affligent de ce
que le peuple s'abandonne à la même pente! Mais, quand l'esprit de
mendicité a si longtemps prévalu dans les classes riches, comment
veut-on qu'il n'ait pas pénétré au sein des classes souffrantes?

Cependant une grande révolution s'est accomplie. La puissance
politique, la faculté de faire des lois, la disposition de la
force, ont passé virtuellement, sinon de fait encore, aux mains du
Peuple, avec le suffrage universel. Ainsi ce Peuple qui pose le
problème sera appelé à le résoudre; et malheur au pays si, suivant
l'exemple qui lui a été donné, il cherche la solution dans le
Privilége, qui est toujours une violation du droit d'autrui. Certes
il aboutira à une déception et par là à un grand enseignement; car,
s'il est possible de violer le droit du grand nombre en faveur du
petit nombre, comment pourrait-on violer le droit de tous pour
l'avantage de tous?--Mais à quel prix cet enseignement sera-t-il
acheté? Pour prévenir cet effrayant danger, que devraient faire
les classes supérieures? Deux choses: renoncer pour elles-mêmes à
tout privilége, éclairer les masses,--car il n'y a que deux choses
qui puissent sauver la société: la Justice et la Lumière. Elles
devraient rechercher avec soin si elles ne jouissent pas de quelque
monopole, pour y renoncer;--si elles ne profitent pas de quelques
inégalités factices, pour les effacer;--si le Paupérisme ne peut pas
être attribué, en partie du moins, à quelque perturbation des lois
sociales naturelles, pour la faire cesser,--afin de pouvoir dire en
montrant leurs mains au peuple: Elles sont pleines, mais elles sont
pures.--Est-ce là ce qu'elles font? Si je ne m'aveugle, elles font
tout le contraire.--Elles commencent par garder leurs monopoles, et
on les a vues même profiter de la révolution pour essayer de les
accroître. Après s'être ainsi ôté jusqu'à la possibilité de dire
la vérité et d'invoquer les principes, pour ne pas se montrer trop
inconséquentes, elles promettent au peuple de le traiter comme elles
se traitent elles-mêmes, et font briller à ses yeux l'appât des
Priviléges. Seulement elles se croient très-rusées en ce qu'elles
ne lui concèdent aujourd'hui qu'un petit privilége: le droit à
l'assistance, dans l'espoir de le détourner d'en réclamer un gros:
le droit au travail. Et elles ne s'aperçoivent pas qu'étendre et
systématiser de plus en plus l'axiome: Prendre aux uns pour donner
aux autres,--c'est renforcer l'illusion qui crée les difficultés du
présent et les dangers de l'avenir.

N'exagérons rien toutefois. Quand les classes supérieures cherchent
dans l'extension du privilége le remède aux maux que le privilége
a faits, elles sont de bonne foi et agissent, j'en suis convaincu,
plutôt par ignorance que par injustice. C'est un malheur irréparable,
que les gouvernements qui se sont succédé en France aient toujours
mis obstacle à l'enseignement de l'économie politique. C'en est un
bien plus grand encore, que l'éducation universitaire remplisse
toutes nos cervelles de préjugés romains, c'est-à-dire de tout ce
qu'il y a de plus antipathique à la vérité sociale. C'est là ce qui
fait dévier les classes supérieures. Il est de mode aujourd'hui de
déclamer contre elles. Pour moi, je crois qu'à aucune époque elles
n'ont eu des intentions plus bienveillantes. Je crois qu'elles
désirent avec ardeur résoudre le problème social. Je crois qu'elles
feraient plus que de renoncer à leurs priviléges et qu'elles
sacrifieraient volontiers, en oeuvres charitables, une partie de
leurs propriétés acquises, si, par là, elles croyaient mettre un
terme définitif aux souffrances des classes laborieuses. On dira,
sans doute, que l'intérêt ou la peur les anime et qu'il n'y a pas
grande générosité à abandonner une partie de son bien pour sauver
le reste. C'est la vulgaire prudence de l'homme qui fait la part
du feu.--Ne calomnions pas ainsi la nature humaine. Pourquoi
refuserions-nous de reconnaître un sentiment moins égoïste? N'est-il
pas bien naturel que les habitudes démocratiques, qui prévalent
dans notre pays, rendent les hommes sensibles aux souffrances de
leurs frères? Mais, quel que soit le sentiment qui domine, ce qui
ne se peut nier, c'est que tout ce qui peut manifester l'opinion,
la philosophie, la littérature, la poésie, le drame, la prédication
religieuse, les discussions parlementaires, le journalisme, tout
révèle dans la classe aisée plus qu'un désir, une soif ardente
de résoudre le grand problème. Pourquoi donc ne sort-il rien de
nos Assemblées législatives? Parce qu'elles ignorent. L'économie
politique leur propose cette solution: JUSTICE LÉGALE,--CHARITÉ
PRIVÉE. Elles prennent le contre-pied; et obéissant, sans s'en
apercevoir, aux influences socialistes, elles veulent mettre la
charité dans la loi, c'est-à-dire en bannir la justice, au risque
de tuer du même coup la charité privée, toujours prompte à reculer
devant la charité légale.

Pourquoi donc nos législateurs bouleversent-ils ainsi toutes les
notions? Pourquoi ne laissent-ils pas chaque chose à sa place: la
Sympathie dans son domaine naturel, qui est la Liberté;--et la
Justice dans le sien, qui est la Loi? Pourquoi n'appliquent-ils pas
la loi exclusivement à faire régner la justice? Serait-ce qu'ils
n'aiment pas la justice? Non, mais ils n'ont pas confiance en elle.
Justice, c'est liberté et propriété. Or ils sont socialistes sans le
savoir; pour la réduction progressive de la misère, pour l'expansion
indéfinie de la richesse, ils n'ont foi, quoi qu'ils en disent, ni à
la liberté, ni à la propriété, ni, par conséquent, à la justice.--Et
c'est pourquoi on les voit de très-bonne foi chercher la réalisation
du Bien par la violation perpétuelle du droit.

On peut appeler _lois sociales naturelles_ l'ensemble des phénomènes,
considérés tant dans leurs mobiles que dans leurs résultats, qui
gouvernent les libres transactions des hommes.

Cela posé, la question est celle-ci:

Faut-il laisser agir ces lois,--ou faut-il les empêcher d'agir?

Cette question revient à celle-ci:

Faut-il reconnaître à chacun sa propriété et sa liberté, son droit
de travailler et d'échanger sous sa responsabilité, soit qu'elle
châtie, soit qu'elle récompense, et ne faire intervenir la Loi, qui
est la Force, que pour la protection de ces droits?--Ou bien, peut-on
espérer arriver à une plus grande somme de bonheur social en violant
la propriété et la liberté, en réglementant le travail, troublant
l'échange et déplaçant les responsabilités?

En d'autres termes:

La Loi doit-elle faire prévaloir la Justice rigoureuse, ou être
l'instrument de la Spoliation organisée avec plus ou moins
d'intelligence?

Il est bien évident que la solution de ces questions est subordonnée
à l'étude et à la connaissance des lois sociales naturelles. On ne
peut se prononcer raisonnablement avant de savoir si la propriété,
la liberté, les combinaisons des services volontairement échangés
poussent les hommes vers leur amélioration, comme le croient les
économistes, ou vers leur dégradation, comme l'affirment les
socialistes.--Dans le premier cas, le mal social doit être attribué
aux perturbations des lois naturelles, aux violations légales de
la propriété et de la liberté. Ce sont ces perturbations et ces
violations qu'il faut faire cesser, et l'Économie politique a
raison.--Dans le second, nous n'avons pas encore assez d'intervention
gouvernementale; les combinaisons factices et forcées ne sont pas
encore assez substituées aux combinaisons naturelles et libres; ces
trois funestes principes: Justice, Propriété, Liberté, ont encore
trop d'empire. Nos législateurs ne leur ont pas encore porté d'assez
rudes coups. On ne prend pas encore assez aux uns pour donner aux
autres. Jusqu'ici on a pris au grand nombre pour donner au petit
nombre. Maintenant il faut prendre à tous pour donner à tous. En un
mot, il faut organiser la spoliation, et c'est du Socialisme que nous
viendra le salut[11].

[Note 11: Ce qui va suivre est la reproduction d'une note trouvée
dans les papiers de l'auteur. S'il eût vécu, il en eût lié la
substance au corps de sa doctrine sur l'échange. Notre mission doit
se borner à placer cette note à la fin du présent chapitre.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

       *       *       *       *       *

_Fatales illusions qui naissent de l'échange._--L'échange, c'est la
société. Par conséquent, la vérité économique c'est la vue complète,
et l'erreur économique c'est la vue partielle de l'échange.

Si l'homme n'échangeait pas, chaque phénomène économique
s'accomplirait dans l'individualité, et il nous serait très-facile de
constater par l'observation ses bons et ses mauvais effets.

Mais l'échange a amené la séparation des occupations, et, pour parler
la langue vulgaire, l'établissement des professions et des métiers.
Chaque service (ou chaque produit) a donc deux rapports, l'un avec
celui qui le livre, l'autre avec celui qui le reçoit.

Sans doute, à la fin de l'évolution, l'homme social, comme l'homme
isolé, est tout à la fois producteur et consommateur. Mais il faut
bien voir la différence. L'homme isolé est toujours producteur de
la chose même qu'il consomme. Il n'en est presque jamais ainsi de
l'homme social. C'est un point de fait incontestable, et que chacun
peut vérifier sur soi-même. Cela résulte d'ailleurs de ce que la
société n'est qu'échange de services.

Nous sommes tous producteurs et consommateurs non de la chose, mais
de la valeur que nous avons produite. En échangeant les choses, nous
restons toujours propriétaires de leur valeur.

C'est de cette circonstance que naissent toutes les illusions et
toutes les erreurs économiques. Il n'est certes pas superflu de
signaler ici la marche de l'esprit humain à cet égard.

On peut donner le nom général d'_obstacles_ à tout ce qui,
s'interposant entre nos besoins et nos satisfactions, provoque
l'intervention de nos efforts.

Les rapports de ces quatre éléments: besoin, obstacle, effort,
satisfaction, sont parfaitement visibles et compréhensibles dans
l'homme isolé. Jamais, au grand jamais, il ne nous viendrait dans la
pensée de dire:

«Il est fâcheux que Robinson ne rencontre pas plus d'_obstacles_;
car, en ce cas, il aurait plus d'occasions de déployer ses efforts:
il serait plus riche.

«Il est fâcheux que la mer ait jeté sur le rivage de l'île du
Désespoir des objets utiles, des planches, des vivres, des armes, des
livres; car cela ôte à Robinson l'occasion de déployer des efforts:
il est moins riche.

«Il est fâcheux que Robinson ait inventé des filets pour et prendre
le poisson ou le gibier; car cela diminue d'autant les efforts qu'il
accomplit pour un résultat donné: il est moins riche.

«Il est fâcheux que Robinson ne soit pas plus souvent malade. Cela
lui fournirait l'occasion de faire de la médecine sur lui-même, ce
qui est un travail; et, comme toute richesse vient du travail, il
serait plus riche.

«Il est fâcheux que Robinson ait réussi à éteindre l'incendie qui
menaçait sa cabane. Il a perdu là une précieuse occasion de travail:
il est moins riche.

«Il est fâcheux que dans l'île du Désespoir la terre ne soit pas
plus ingrate, la source plus éloignée, le soleil moins longtemps sur
l'horizon. Pour se nourrir, s'abreuver, s'éclairer, Robinson aurait
plus de peine à prendre: il serait plus riche.»

Jamais, dis-je, on ne mettrait en avant, comme des oracles de
vérité, des propositions aussi absurdes. Il serait d'une évidence
trop palpable que la richesse ne consiste pas dans l'intensité de
l'effort pour chaque satisfaction acquise, et que c'est justement le
contraire qui est vrai. On comprendrait que la richesse ne consiste
ni dans le besoin, ni dans l'obstacle, ni dans l'effort, mais dans la
satisfaction; et l'on n'hésiterait pas à reconnaître qu'encore que
Robinson soit tout à la fois producteur et consommateur, pour juger
de ses progrès, ce n'est pas à son travail, mais aux résultats qu'il
faut regarder. Bref, en proclamant cet axiome: L'intérêt dominant
est celui du consommateur,--on croirait n'exprimer qu'un véritable
_truisme_.

Heureuses les nations quand elles verront clairement comment et
pourquoi ce que nous trouvons faux, ce que nous trouvons vrai, quant
à l'homme isolé, ne cesse pas d'être faux ou vrai pour l'homme
social!...

Ce qui est certain cependant, c'est que les cinq ou six propositions
qui nous ont paru absurdes, appliquées à l'île du Désespoir,
paraissent si incontestables, quand il s'agit de la France, qu'elles
servent de base à toute notre législation économique. Au contraire,
l'axiome qui nous semblait la vérité même, quant à l'individu, n'est
jamais invoqué au nom de la société sans provoquer le sourire du
dédain.

Serait-il donc vrai que l'échange altère à ce point notre
organisation individuelle, que ce qui fait la misère de l'individu
fasse la richesse sociale?

Non, cela n'est pas vrai. Mais, il faut le dire, cela est spécieux,
très-spécieux même, puisque c'est si généralement cru.

La société consiste en ceci: que nous travaillons les uns pour les
autres. Nous recevons d'autant plus de services que nous en rendons
davantage, ou que ceux que nous rendons sont plus appréciés, plus
recherchés, mieux rémunérés. D'un autre côté, la séparation des
occupations fait que chacun de nous applique ses efforts à vaincre
un obstacle qui s'oppose aux satisfactions d'autrui. Le laboureur
combat l'obstacle appelé faim; le médecin, l'obstacle appelé maladie;
le prêtre, l'obstacle appelé vice; l'écrivain, l'obstacle appelé
ignorance; le mineur, l'obstacle appelé froid, etc., etc.

Et comme tous ceux qui nous entourent sont d'autant plus disposés à
rémunérer nos efforts, qu'ils sentent plus vivement l'obstacle qui
les gêne, il s'ensuit que nous sommes tous disposés, à ce point de
vue et comme producteurs, à vouer un culte à l'obstacle que nous
faisons profession de combattre. Nous nous regardons comme plus
riches si ces obstacles augmentent, et nous concluons aussitôt de
notre avantage particulier à l'avantage général[12].

[Note 12: Voir, pour la réfutation de cette erreur, le chapitre
_Producteur et Consommateur_, ci-après, ainsi que les chapitres II et
III des _Sophismes économiques_, première série, tome IV, pages 15 et
19.

                                               (_Note de l'éditeur._)]




V

DE LA VALEUR


Dissertation, ennui.--Dissertation sur la Valeur, ennui sur ennui.

Aussi quel novice écrivain, placé en face d'un problème économique,
n'a essayé de le résoudre, abstraction faite de toute définition de
la valeur?

Mais il n'aura pas tardé à reconnaître combien ce procédé est
insuffisant. La théorie de la Valeur est à l'économie politique ce
que la numération est à l'arithmétique. Dans quels inextricables
embarras ne se serait pas jeté Bezout, si, pour épargner quelque
fatigue à ses élèves, il eût entrepris de leur enseigner les quatre
règles et les proportions, sans leur avoir préalablement expliqué la
valeur que les chiffres empruntent à leur figure ou à leur position?

Si encore le lecteur pouvait pressentir les belles conséquences qui
se déduisent de la théorie de la valeur! Il accepterait l'ennui de
ces premières notions, comme on se résigne à étudier péniblement les
éléments de la géométrie, en vue du magnifique champ qu'ils ouvrent à
notre intelligence.

Mais cette sorte de prévision intuitive n'est pas possible. Plus je
me donnerai de soin pour distinguer la Valeur, soit de l'Utilité,
soit du Travail, pour montrer combien il était naturel que la
science commençât par trébucher à ces écueils, plus, sans doute, on
sera porté à ne voir dans cette délicate discussion que de stériles
et oiseuses subtilités, bonnes tout au plus à satisfaire la curiosité
des hommes du métier.

Vous recherchez laborieusement, me dira-t-on, si la richesse est
dans l'utilité des choses, ou dans leur valeur ou dans leur rareté.
N'est-ce pas une question, comme celle de l'école: La forme est-elle
dans la substance ou dans l'accident? Et ne craignez-vous pas qu'un
Molière de carrefour ne vous expose aux risées du public des Variétés?

Et cependant, je dois le dire: au point de vue économique, Société
c'est Échange. La première création de l'échange, c'est la notion de
_valeur_, en sorte que toute vérité ou toute erreur introduite dans
les intelligences par ce mot est une vérité ou une erreur sociale.

J'entreprends de montrer dans cet écrit l'Harmonie des lois
providentielles qui régissent la société humaine. Ce qui fait que
ces lois sont harmoniques et non discordantes, c'est que tous les
principes, tous les mobiles, tous les ressorts, tous les intérêts
concourent vers un grand résultat final, que l'humanité n'atteindra
jamais à cause de son _imperfection_ native, mais dont elle
approchera toujours en vertu de sa _perfectibilité_ indomptable; et
ce résultat est: le rapprochement indéfini de toutes les classes vers
un niveau qui s'élève toujours; en d'autres termes: l'_égalisation_
des individus dans l'_amélioration_ générale.

Mais pour réussir il faut que je fasse comprendre deux choses, savoir:

1º Que l'_Utilité_ tend à devenir de plus en plus _gratuite_,
_commune_, en sortant progressivement du domaine de l'_appropriation_
individuelle;

2º Que la _Valeur_, au contraire, seule appropriable, seule
constituant la propriété de droit et de fait, tend à diminuer de
plus en plus relativement à l'utilité à laquelle elle est attachée.

En sorte que, si elle est bien faite, une telle démonstration
fondée sur la Propriété, mais seulement sur la propriété de la
Valeur,--et sur la Communauté, mais seulement sur la communauté de
l'utilité,--une telle démonstration, dis-je, doit satisfaire et
concilier toutes les écoles, en leur concédant que toutes ont entrevu
la vérité, mais la vérité partielle prise à des points de vue divers.

Économistes, vous défendez la propriété. Il n'y a, dans l'ordre
social, d'autre propriété que celle des _valeurs_, et celle-là est
inébranlable.

Communistes, vous rêvez la communauté. Vous l'avez. L'ordre social
rend toutes les _utilités_ communes, à la condition que l'échange des
valeurs appropriées soit libre.

Vous ressemblez à des architectes qui disputent sur un monument, dont
chacun n'a observé qu'une face. Ils ne voient pas _mal_, mais ils
ne voient pas _tout_. Pour les mettre d'accord, il ne faut que les
décider à faire le tour de l'édifice.

Mais cet édifice social, comment le pourrais-je reconstruire, aux
yeux du public, dans toute sa belle harmonie, si je rejette ses deux
pierres angulaires: Utilité, Valeur? Comment pourrais-je amener la
désirable conciliation de toutes les écoles, sur le terrain de la
vérité, si je recule devant l'analyse de ces deux idées, alors que la
dissidence est née de la malheureuse confusion qui en a été faite?

Cette manière d'exorde était nécessaire pour déterminer, s'il
se peut, le lecteur à un instant d'attention, de fatigue, et
probablement, hélas! d'ennui. Ou je me fais bien illusion, ou la
consolante beauté des conséquences rachètera la sécheresse des
prémisses. Si Newton s'était laissé rebuter, à l'origine, par le
dégoût des premières études mathématiques, jamais son coeur n'eût
battu d'admiration à l'aspect des harmonies de la mécanique céleste;
et je soutiens qu'il suffit de traverser virilement quelques notions
élémentaires pour reconnaître que Dieu n'a pas déployé, dans la
mécanique sociale, moins de bonté touchante, d'admirable simplicité
et de magnifique splendeur.

Dans le premier chapitre nous avons vu que l'homme est _passif_
et _actif_; que le _Besoin_ et la _Satisfaction_, n'affectant que
la _sensibilité_, étaient, de leur nature, personnels, intimes,
intransmissibles; que l'_Effort_, au contraire, lien entre le Besoin
et la Satisfaction, _moyen_ entre le principe et la fin, partant
de notre _activité_, de notre spontanéité, de notre volonté, était
susceptible de conventions, de transmission. Je sais qu'on pourrait,
au point de vue métaphysique, contester cette assertion et soutenir
que l'Effort aussi est personnel. Je n'ai pas envie de m'engager sur
le terrain de l'idéologie, et j'espère que ma pensée sera admise sans
controverse sous cette forme vulgaire: nous ne pouvons _sentir_ les
besoins des autres; nous ne pouvons _sentir_ les satisfactions des
autres; mais nous pouvons nous _rendre service_ les uns aux autres.

C'est cette transmission d'efforts, cet échange de services qui
fait la matière de l'économie politique, et, puisque, d'un autre
côté, la science économique se résume dans le mot _Valeur_, dont
elle n'est que la longue explication, il s'ensuit que la notion de
_valeur_ sera imparfaitement, faussement conçue si on la fonde sur
les phénomènes extrêmes qui s'accomplissent dans notre sensibilité:
_Besoins_ et _Satisfactions_, phénomènes intimes, intransmissibles,
_incommensurables_ d'un individu à l'autre,--au lieu de la fonder
sur les manifestations de notre _activité_, sur les _efforts_,
sur les _services_ réciproques qui s'échangent, parce qu'ils sont
susceptibles d'être comparés, appréciés, _évalués_, et qui sont
susceptibles d'être _évalués_ précisément parce qu'ils s'échangent.

Dans le même chapitre nous sommes arrivés à ces formules:

«L'_utilité_ (la propriété qu'ont certains actes ou certaines choses
de nous servir) est composée: une partie est due à l'action de la
nature, une autre à l'action de l'homme.»--«Il reste d'autant moins à
faire au travail humain, pour un résultat donné, que la nature a plus
fait.»--«La coopération de la nature est essentiellement _gratuite_;
la coopération de l'homme, intellectuelle ou matérielle, échangée ou
non, collective ou solitaire, est essentiellement _onéreuse_, ainsi
que l'implique ce mot même: _Effort_.»

Et comme ce qui est _gratuit_ ne saurait avoir de _valeur_, puisque
l'idée de _valeur_ implique celle d'acquisition à titre _onéreux_,
il s'ensuit que la notion de Valeur sera encore mal conçue, si on
l'étend, en tout ou partie, aux dons ou à la coopération de la
nature, au lieu de la restreindre exclusivement à la coopération
humaine.

Ainsi, de deux côtés, par deux routes différentes, nous arrivons à
cette conclusion que la _valeur_ doit avoir trait aux _efforts_ que
font les hommes pour donner _satisfaction_ à leurs _besoins_.

Au troisième chapitre, nous avons constaté que l'homme ne pouvait
vivre dans l'isolement. Mais si, par la pensée, nous évoquons cette
situation chimérique, cet état _contre nature_ que le dix-huitième
siècle exaltait sous le nom d'_état de nature_, nous ne tardons
pas à reconnaître qu'il ne révèle pas encore la notion de Valeur,
bien qu'il présente cette manifestation de notre principe actif
que nous avons appelée Effort. La raison en est simple: Valeur
implique comparaison, appréciation, _évaluation_, mesure. Pour que
deux choses se mesurent l'une par l'autre, il faut qu'elles soient
commensurables, et, pour cela, il faut qu'elles soient de même
nature. Dans l'isolement, à quoi pourrait-on comparer l'effort? au
besoin, à la satisfaction? Cela ne peut conduire qu'à lui reconnaître
plus ou moins d'à-propos, d'opportunité. Dans l'état social, ce
que l'on compare (et c'est de cette comparaison que naît l'idée de
Valeur), c'est l'effort d'un homme à l'effort d'un autre homme, deux
phénomènes de même nature et, par conséquent, _commensurables_.

Ainsi la définition du mot valeur, pour être juste, doit avoir trait
non-seulement aux efforts humains, mais encore à ces efforts échangés
ou échangeables. L'échange fait plus que de constater et de mesurer
les valeurs, il leur donne l'existence. Je ne veux pas dire qu'il
donne l'existence aux actes et aux choses qui s'échangent, mais il la
donne à la notion de _valeur_.

Or quand deux hommes se cèdent mutuellement leur effort actuel, ou
les résultats de leurs efforts antérieurs, ils se _servent_ l'un
l'autre, ils se rendent réciproquement _service_.

Je dis donc: LA VALEUR, C'EST LE RAPPORT DE DEUX SERVICES ÉCHANGÉS.

L'idée de _valeur_ est entrée dans le monde la première fois qu'un
homme ayant dit à son frère: Fais ceci pour moi, je ferai cela pour
toi,--ils sont tombés d'accord; car alors pour la première fois on a
pu dire: Les deux _services_ échangés se _valent_.

Il est assez singulier que la vraie théorie de la valeur, qu'on
cherche en vain dans maint gros livre, se rencontre dans la jolie
fable de Florian, _l'Aveugle et le Paralytique_:

      Aidons-nous mutuellement,
  La charge des malheurs en sera plus légère.
    .  .  .  .  .  À nous deux
  Nous possédons le bien à chacun nécessaire.
        J'ai des jambes, et vous des yeux.
  Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide:
  Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
  Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
  Je marcherai pour vous; vous y verrez pour moi.

Voilà la _valeur_ trouvée et définie. La voilà dans sa rigoureuse
exactitude économique, sauf le trait touchant relatif à l'amitié,
qui nous transporte dans une autre sphère. On conçoit que deux
malheureux se rendent réciproquement _service_, sans trop rechercher
_lequel des deux remplit le plus utile emploi_. La situation
exceptionnelle imaginée par le fabuliste explique assez que le
principe sympathique, agissant avec une grande puissance, vienne
absorber, pour ainsi dire, l'appréciation minutieuse des services
échangés, appréciation indispensable pour dégager complétement la
notion de Valeur. Aussi elle apparaîtrait entière, si tous les hommes
ou la plupart d'entre eux étaient frappés de paralysie ou de cécité;
car alors l'inexorable loi de l'offre et de la demande prendrait
le dessus, et, faisant disparaître le sacrifice permanent accepté
par celui qui remplit le plus utile emploi, elle replacerait la
transaction sur le terrain de la justice.

Nous sommes tous aveugles ou perclus en quelque point. Nous
comprenons bientôt qu'en nous entr'aidant _la charge des malheurs
en sera plus légère_. De là l'ÉCHANGE. Nous travaillons pour nous
nourrir, vêtir, abriter, éclairer, guérir, défendre, instruire les
uns les autres. De là les SERVICES réciproques. Ces services nous les
comparons, nous les discutons, nous les _évaluons_: de là la VALEUR.

Une foule de circonstances peuvent augmenter l'importance relative
d'un Service. Nous le trouvons plus ou moins grand, selon qu'il
nous est plus ou moins utile, que plus ou moins de personnes sont
disposées à nous le rendre; qu'il exige d'elles plus ou moins de
travail, de peine, d'habileté, de temps, d'études préalables; qu'il
nous en épargne plus ou moins à nous-mêmes. Non-seulement la valeur
dépend de ces circonstances, mais encore du jugement que nous en
portons: car il peut arriver, et il arrive souvent, que nous estimons
très-haut un service, parce que nous le jugeons fort utile, tandis
qu'en réalité il nous est nuisible. C'est pour cela que la vanité,
l'ignorance, l'erreur ont leur part d'influence sur ce rapport
essentiellement élastique et mobile que nous nommons _valeur_;
et l'on peut affirmer que l'appréciation des services tend à se
rapprocher d'autant plus de la vérité et de la justice absolues, que
les hommes s'éclairent, se moralisent et se perfectionnent davantage.

On a jusqu'ici cherché le principe de la Valeur dans une de ces
circonstances qui l'augmentent ou qui la diminuent, matérialité,
durée, utilité, rareté, travail, difficulté d'acquisition, jugement,
etc.; fausse direction imprimée dès l'origine à la science, car
l'accident qui modifie le phénomène n'est pas le phénomène. De plus,
chaque auteur s'est fait, pour ainsi dire, le parrain d'une de ces
circonstances qu'il croyait prépondérante, résultat auquel on arrive
toujours à force de généraliser; car tout est dans tout, et il n'y a
rien qu'on ne puisse faire entrer dans un mot à force d'en étendre
le sens. Ainsi le principe de la valeur est pour Smith dans la
matérialité et la durée, pour Say dans l'utilité, pour Ricardo dans
le travail, pour Senior dans la rareté, pour Storch dans le jugement,
etc.

Qu'est-il arrivé et que devait-il arriver? C'est que ces auteurs
ont innocemment porté atteinte à l'autorité et à la dignité de la
science, en paraissant se contredire, quand, au fond, ils avaient
raison chacun à son point de vue. En outre, ils ont enfoncé la
première notion de l'économie politique dans un dédale de difficultés
inextricables, car les mêmes mots ne représentaient plus pour les
auteurs les mêmes idées; et, d'ailleurs, quoiqu'une circonstance
fût proclamée fondamentale, les autres agissaient d'une manière
trop évidente pour ne pas se faire faire place, et l'on voyait les
définitions s'allonger sans cesse.

Ce livre n'est pas destiné à la controverse, mais à l'exposition.
Je montre ce que je vois, et non ce que les autres ont vu. Je ne
pourrai m'empêcher cependant d'appeler l'attention du lecteur sur les
circonstances dans lesquelles on a cherché le fondement de la Valeur.
Mais avant, je dois la faire poser elle-même devant lui dans une
série d'exemples. C'est par des applications diverses que l'esprit
saisit une théorie.

Je montrerai comment tout se réduit à un troc de services. Je prie
seulement qu'on se rappelle ce qui a été dit du troc dans le chapitre
précédent. Il est rarement simple; quelquefois il s'accomplit
par circulation entre plusieurs contractants, plus souvent par
l'intermédiaire de la monnaie, et il se décompose alors en deux
facteurs, _vente_ et _achat_; mais comme cette complication ne change
pas sa nature, il me sera permis, pour plus de facilité, de supposer
le troc immédiat et direct. Cela ne peut nous induire à aucune
méprise sur la nature de la Valeur.

Nous naissons tous avec un impérieux besoin matériel qui doit être
satisfait sous peine de mort, celui de respirer. D'un autre côté,
nous sommes tous plongés dans un milieu qui pourvoit à ce besoin,
en général, sans l'intervention d'aucun effort de notre part. L'air
atmosphérique a donc de l'utilité sans avoir de _valeur_. Il n'a
pas de Valeur, parce que, ne donnant lieu à aucun Effort, il n'est
l'occasion d'aucun service. Rendre service à quelqu'un, c'est lui
épargner une peine; et là où il n'y a pas de peine à prendre pour
réaliser la satisfaction, il n'y en a pas à épargner.

Mais si un homme descend au fond d'un fleuve, dans une cloche à
plongeur, un corps étranger s'interpose entre l'air et ses poumons;
pour rétablir la communication, il faut mettre la pompe en mouvement;
il y a là un effort à faire, une peine à prendre; certes, cet homme y
sera tout disposé, car il y va de la vie, et il ne saurait se rendre
à lui-même un plus grand _service_.

Au lieu de faire cet effort, il me prie de m'en charger; et, pour
m'y déterminer, il s'engage à prendre lui-même une peine dont je
recueillerai la satisfaction. Nous débattons et concluons. Que
voyons-nous ici? Deux besoins, deux satisfactions qui ne se déplacent
pas; deux efforts qui sont l'objet d'une transaction volontaire, deux
_services_ qui s'échangent--et la _valeur_ apparaît.

Maintenant on dit que l'utilité est le fondement de la valeur; et
comme l'utilité est inhérente à l'air, on induit l'esprit à penser
qu'il en est de même de la valeur. Il y a là évidente confusion.
L'air, par sa constitution, a des propriétés physiques en harmonie
avec un de nos organes physiques, le poumon. Ce que j'en puise dans
l'atmosphère pour en remplir la cloche à plongeur ne change pas de
nature, c'est toujours de l'oxygène et de l'azote; aucune nouvelle
qualité physique ne s'y est combinée, aucun réactif n'en ferait
sortir un élément nouveau appelé _valeur_. La vérité est que celle-ci
naît exclusivement du service rendu.

Quand on pose cet axiome: L'Utilité est le fondement de la Valeur,
si l'on entend dire: Le Service a de la Valeur parce qu'il est utile
à celui qui le reçoit et le paye, je ne disputerai pas. C'est là un
_truisme_ dont le mot _service_ tient suffisamment compte.

Mais ce qu'il ne faut pas confondre, c'est l'utilité de l'air avec
l'utilité du service. Ce sont là deux utilités distinctes, d'un autre
ordre, d'une autre nature, qui n'ont entre elles aucune proportion,
aucun rapport nécessaire. Il y a des circonstances où je puis, avec
un très-léger effort, en lui épargnant une peine insignifiante, en
lui rendant par conséquent un très-mince service, mettre à la portée
de quelqu'un une substance d'une très-grande _utilité_ intrinsèque.

Chercherons-nous à savoir comment les deux contractants s'y prendront
pour évaluer le _service_ que l'un rend à l'autre en lui envoyant
de l'air? Il faut un point de comparaison, et il ne peut être que
dans le _service_ que le plongeur s'est engagé à rendre en retour.
Leur exigence réciproque dépendra de leur situation respective, de
l'intensité de leurs désirs, de la facilité plus ou moins grande
de se passer l'un de l'autre, et d'une foule de circonstances qui
démontrent que la Valeur est dans le Service, puisqu'elle s'accroît
avec lui.

Et si le lecteur veut prendre cette peine, il lui sera facile de
varier cette hypothèse, de manière à reconnaître que la Valeur
n'est pas nécessairement proportionnelle à l'intensité des efforts;
remarque que je place ici comme une pierre d'attente qui a sa
destination, car j'ai à prouver que la Valeur n'est pas plus dans le
travail que dans l'utilité.

Il a plu à la nature de m'organiser de telle façon que je mourrai si
je ne me désaltère de temps en temps, et la source est à une lieue
du village. C'est pourquoi tous les matins je me donne la peine
d'aller chercher ma petite provision d'eau, car c'est à l'eau que
j'ai reconnu ces qualités _utiles_ qui ont la propriété de calmer la
souffrance qu'on appelle la Soif.--Besoin, Effort, Satisfaction, tout
s'y trouve. Je connais l'Utilité, je ne connais pas encore la Valeur.

Cependant, mon voisin allant aussi à la fontaine, je lui dis:
«_Épargnez-moi la peine_ de faire le voyage; _rendez-moi le service_
de me porter de l'eau. Pendant ce temps, je ferai quelque chose pour
vous, j'enseignerai à votre enfant à épeler.» Il se trouve que cela
nous arrange tous deux. Il y a là échange de deux services; et l'on
peut dire que l'un _vaut_ l'autre. Remarquez que ce qui a été comparé
ici, ce sont les deux efforts, et non les deux besoins et les deux
satisfactions; car d'après quelle mesure comparerait-on l'avantage de
boire à celui de savoir épeler?

       *       *       *       *       *

Bientôt je dis à mon voisin: «Votre enfant m'importune, j'aime
mieux faire autre chose pour vous; vous continuerez à me porter de
l'eau, et je vous donnerai cinq sous.» Si la proposition est agréée,
l'économiste, sans craindre de se tromper, pourra dire: _Le service_
VAUT _cinq sous_.

Plus tard, mon voisin n'attend plus ma requête. Il sait, par
expérience, que tous les jours j'ai besoin de boire. Il va au-devant
de mes désirs. Du même coup, il pourvoit d'autres villageois. Bref,
il se fait marchand d'eau. Alors on commence à s'exprimer ainsi:
_l'eau_ VAUT _cinq sous_.

Mais, en vérité, l'eau a-t-elle changé de nature? La Valeur, qui
était tout à l'heure dans le service, s'est-elle matérialisée,
pour aller s'incorporer dans l'eau et y ajouter un nouvel élément
chimique? Une légère modification dans la forme des arrangements
intervenus entre mon voisin et moi a-t-elle eu la puissance de
déplacer le principe de la _valeur_ et d'en changer la nature? Je ne
suis pas assez puriste pour m'opposer à ce qu'on dise: _L'eau vaut
cinq sous_, comme on dit: _Le soleil se couche_. Mais il faut qu'on
sache que ce sont là des métonymies; que les métaphores n'affectent
pas la réalité des faits; que scientifiquement, puisque enfin nous
faisons de la science, la Valeur ne réside pas plus dans l'eau que le
soleil ne se couche dans la mer.

Laissons donc aux choses les qualités qui leur sont propres: à l'eau,
à l'air, l'_Utilité_; aux services, la _Valeur_. Disons: c'est
l'eau qui est _utile_, parce qu'elle a la propriété d'apaiser la
soif; c'est le service qui _vaut_, parce qu'il est le sujet de la
convention débattue. Cela est si vrai, que, si la source s'éloigne
ou se rapproche, l'Utilité de l'eau reste la même, mais la valeur
augmente ou diminue. Pourquoi? Parce que le _service_ est plus grand
ou plus petit. La _valeur_ est donc dans le _service_, puisqu'elle
varie avec lui et comme lui.

       *       *       *       *       *

Le diamant joue un grand rôle dans les livres des économistes. Ils
s'en servent pour élucider les lois de la valeur ou pour signaler
les prétendues perturbations de ces lois. C'est une arme brillante
avec laquelle toutes les écoles se combattent. L'école anglaise
dit-elle: «La valeur est dans le travail,» l'école française
lui montre un diamant: «Voilà, dit-elle, un produit qui n'exige
aucun travail et renferme une valeur immense.» L'école française
affirme-t-elle que la valeur est dans l'utilité, aussitôt l'école
anglaise met en opposition le diamant avec l'air, la lumière et
l'eau. «L'air est fort utile, dit-elle, et n'a pas de valeur; le
diamant n'a qu'une _utilité_ fort contestable, et _vaut_ plus que
toute l'atmosphère.»--Et le lecteur de dire, comme Henri IV: Ils ont,
ma foi, tous deux raison. Enfin, on finit par s'accorder dans cette
erreur, qui surpasse les deux autres: il faut avouer que Dieu met de
la _valeur_ dans ses oeuvres et qu'elle est _matérielle_.

Ces anomalies s'évanouissent, ce me semble, devant ma simple
définition, qui est confirmée plutôt qu'infirmée par l'exemple en
question.

Je me promène au bord de la mer. Un heureux hasard me fait mettre
la main sur un superbe diamant. Me voilà en possession d'une grande
_valeur_. Pourquoi? Est-ce que je vais répandre un grand bien dans
l'humanité? Serait-ce que je me sois livré à un long et rude travail?
Ni l'un ni l'autre. Pourquoi donc ce diamant a-t-il tant de valeur?
C'est sans doute que celui à qui je le cède estime que je lui rends
un grand _service_, d'autant plus grand que beaucoup de gens riches
le recherchent et que moi seul puis le rendre. Les motifs de son
jugement sont controversables, soit. Ils naissent de la vanité, de
l'orgueil, soit encore. Mais ce jugement existe dans la tête d'un
homme disposé à agir en conséquence, et cela suffit.

Bien loin qu'ici ce jugement soit fondé sur une raisonnable
appréciation de l'_utilité_, on pourrait dire que c'est tout le
contraire. Montrer qu'elle sait faire de grands sacrifices pour
l'_inutile_, c'est précisément le but que se propose l'ostentation.

Bien loin que la Valeur ait ici une proportion nécessaire avec le
travail _accompli_ par celui qui rend le service, on peut dire
qu'elle est plutôt proportionnelle au travail _épargné_ à celui qui
le reçoit; c'est du reste la loi des valeurs, loi générale et qui
n'a pas été, que je sache, observée par les théoriciens, quoiqu'elle
gouverne la pratique universelle. Nous dirons plus tard par quel
admirable mécanisme la Valeur tend à se proportionner au travail
quand il est libre; mais il n'en est pas moins vrai qu'elle a son
principe moins dans l'effort accompli par celui qui _sert_ que dans
l'effort épargné à celui qui est _servi_.

En effet, la transaction relative à notre pierre précieuse suppose le
dialogue suivant:

--Monsieur, cédez-moi votre diamant.

--Monsieur, je veux bien; cédez-moi en échange votre travail de toute
une année.

--Mais, Monsieur, vous n'avez pas sacrifié une minute à votre
acquisition.

--Eh bien, monsieur, tâchez de rencontrer une minute semblable.

--Mais, en bonne justice, nous devrions échanger _à travail égal_.

--Non, en bonne justice, vous appréciez vos services, et moi les
miens. Je ne vous force pas; pourquoi me forceriez-vous? Donnez-moi
un an tout entier, ou cherchez vous-même un diamant.

--Mais cela m'entraînerait à dix ans de pénibles recherches, sans
compter une déception probable au bout. Je trouve plus sage, plus
profitable d'employer ces dix ans d'une autre manière.

--C'est justement pour cela que je crois vous rendre encore _service_
en ne vous demandant qu'un an. Je vous en épargne neuf, et voilà
pourquoi j'attache beaucoup de _valeur_ à ce _service_. Si je vous
parais exigeant, c'est que vous ne considérez que le travail que j'ai
accompli; mais considérez aussi celui que je vous épargne, et vous me
trouverez débonnaire.

--Il n'en est pas moins vrai que vous profitez d'un travail de la
nature.

--Et si je vous cédais ma trouvaille pour rien ou pour peu de chose,
c'est vous qui en profiteriez. D'ailleurs, si ce diamant a beaucoup
de valeur, ce n'est pas parce que la nature l'élabore depuis le
commencement des siècles, autant elle en fait pour la goutte de rosée.

--Oui, mais si les diamants étaient aussi nombreux que les gouttes de
rosée, vous ne me feriez pas la loi.

--Sans doute, parce qu'en ce cas vous ne vous adresseriez pas à moi,
ou vous ne seriez pas disposé à me récompenser chèrement pour un
_service_ que vous pourriez vous rendre si facilement à vous-même.

Il résulte de ce dialogue que la Valeur, que nous avons vue n'être ni
dans l'eau ni dans l'air, n'est pas davantage dans le diamant; elle
est tout entière dans les _services_ rendus et reçus à l'occasion de
ces choses, et déterminée par le libre débat des contractants.

Prenez la collection des Économistes; lisez, comparez toutes les
définitions. S'il y en a une qui aille à l'air et au diamant, à
deux cas en apparence si opposés, jetez ce livre au feu. Mais si la
mienne, toute simple qu'elle est, résout la difficulté ou plutôt
la fait disparaître, lecteur, en bonne conscience, vous êtes tenu
d'aller jusqu'au bout; car ce ne peut être en vain qu'une bonne
étiquette est placée à l'entrée de la science.

Qu'il me soit permis de multiplier ces exemples, tant pour élucider
ma pensée que pour familiariser le lecteur avec une définition
nouvelle. En le montrant sous tous ses aspects, cet exercice sur
le principe prépare d'ailleurs la voie à l'intelligence des
conséquences, qui seront, j'ose l'annoncer, aussi importantes
qu'inattendues.

Parmi les besoins auxquels nous assujettit notre constitution
physique, se trouve celui de l'alimentation; et un des objets les
plus propres à le satisfaire, c'est le Pain.

Naturellement, comme le besoin de manger est en moi, je devrais
faire toutes les opérations relatives à la production de la quantité
de pain qui m'est nécessaire. Je puis d'autant moins exiger de
mes frères qu'ils me rendent gratuitement ce service, qu'ils sont
eux-mêmes soumis au même besoin et condamnés au même effort.

Si je faisais moi-même mon pain, j'aurais à me livrer à un travail
infiniment plus compliqué, mais tout à fait analogue à celui que
m'impose la nécessité d'aller chercher l'eau à la source. En
effet, les éléments du pain existent partout dans la nature. Selon
la judicieuse observation de J. B. Say, il n'y a ni nécessité ni
possibilité pour l'homme de rien créer. Gaz, sels, électricité, force
végétale, tout cela existe; il s'agit pour moi de réunir, aider,
combiner, transporter, en me servant de ce grand laboratoire qu'on
nomme la terre, et dans lequel s'accomplissent des mystères dont
à peine la science humaine a soulevé le voile. Si l'ensemble des
opérations auxquelles je me livre, à la poursuite de mon but, est
fort compliqué, chacune d'elles, prise isolément, est aussi simple
que l'action d'aller puiser à la fontaine l'eau que la nature y a
mise. Chacun de mes efforts n'est donc autre chose qu'un service que
je me rends à moi-même; et si, par convention librement débattue,
il arrive que d'autres personnes m'épargnent quelques-uns ou la
totalité de ces efforts, ce sont autant de _services_ que je reçois.
L'ensemble de ces services, comparés à ceux que je rends en retour,
constitue la valeur du Pain et la détermine.

Un intermédiaire commode est survenu pour faciliter cet échange de
services, et même pour en mesurer l'importance relative: c'est la
monnaie. Mais le fond des choses reste le même, comme la transmission
des forces est soumise à la même loi, qu'elle s'opère par un ou
plusieurs engrenages.

Cela est si vrai, que lorsque le Pain vaut quatre sous, par exemple,
si un bon teneur de livres voulait décomposer cette _valeur_, il
parviendrait à retrouver, à travers des transactions fort multipliées
sans doute, tous ceux dont les _services_ ont concouru à la former,
tous ceux qui ont épargné une peine à celui qui, en définitive, paye
parce qu'il consommera. Il trouvera d'abord le boulanger, qui en
retient un vingtième, et sur ce vingtième rémunère le maçon qui a
bâti son four, le bûcheron qui a préparé ses fagots, etc.; viendra
ensuite le meunier, qui recevra non-seulement la récompense de son
propre travail, mais de quoi rembourser le carrier qui a fait la
meule, le terrassier qui a élevé les digues, etc. D'autres parties
de la valeur totale iront au batteur en grange, au moissonneur, au
laboureur, au semeur, jusqu'à ce que compte soit rendu de la dernière
obole. Il n'y en a pas une, une seule, qui ira rémunérer Dieu ou la
nature. Une telle supposition est absurde par elle-même, et cependant
elle est impliquée rigoureusement dans la théorie des économistes qui
attribuent à la matière ou aux forces naturelles une part quelconque
dans la _valeur_ du produit. Non, encore ici, ce qui _vaut_, ce n'est
pas le Pain, c'est la série des _services_ par lesquels il est mis à
ma portée.

Il est bien vrai que, parmi les parties élémentaires de la valeur du
pain, notre teneur de livres en rencontrera une qu'il aura peine à
rattacher à un _service_, du moins à un service exigeant un effort.
Il trouvera que sur ces 20 cent., il y en a un ou deux qui sont la
part du propriétaire du sol, de celui qui détient le laboratoire.
Cette petite portion de la valeur du pain constitue ce qu'on nomme la
_rente de la terre_; et, trompé par la locution, par cette métonymie
que nous retrouvons encore ici, notre comptable sera peut-être tenté
de croire que cette part est afférente à des agents naturels, au sol
lui-même.

Je soutiens que, s'il est habile, il découvrira que c'est encore le
prix de _services_ très-réels de même nature que tous les autres.
C'est ce qui sera démontré avec la dernière évidence quand nous
traiterons de la _Propriété foncière_. Pour le moment, je ferai
remarquer que je ne m'occupe pas ici de la propriété, mais de la
_valeur_. Je ne recherche pas si tous les services sont réels,
légitimes, et si des hommes sont parvenus à se faire payer pour des
services qu'ils ne rendent pas. Eh! mon Dieu! le monde est plein de
telles injustices, parmi lesquelles ne doit pas figurer la _rente_.

Tout ce que j'ai à démontrer ici, c'est que la prétendue Valeur des
_choses_ n'est que la Valeur des _services_, réels ou imaginaires,
reçus et rendus à leur occasion; qu'elle n'est pas dans les choses
mêmes, pas plus dans le pain que dans le diamant, ou dans l'eau
ou dans l'air; qu'aucune part de rémunération ne va à la nature;
qu'elle se distribue tout entière, par le consommateur définitif,
entre des hommes; et qu'elle ne peut leur être par lui accordée que
parce qu'ils lui ont rendu des services, sauf le cas de fraude ou de
violence.

Deux hommes jugent que la glace est une bonne chose en été, et la
houille une meilleure chose en hiver. Elles répondent à deux de nos
besoins: l'une nous rafraîchit, l'autre nous réchauffe. Ne nous
lassons pas de faire remarquer que l'Utilité de ces corps consiste en
certaines propriétés _matérielles_, qui sont en rapport de convenance
avec nos organes _matériels_. Remarquons en outre que, parmi ces
propriétés, que la physique et la chimie pourraient énumérer, ne se
trouve pas la _valeur_, ni rien de semblable. Comment donc est-on
arrivé à penser que la Valeur était dans la matière et matérielle?

Si nos deux personnages se veulent satisfaire sans se concerter,
chacun d'eux travaillera à faire sa double provision. S'ils
s'entendent, l'un ira chercher de la houille pour deux dans la mine,
l'autre de la glace pour deux dans la montagne. Mais, en ce cas, il
y aura lieu à convention. Il faudra bien régler le rapport des deux
services échangés. On tiendra compte de toutes les circonstances:
difficultés à vaincre, dangers à braver, temps à perdre, peine à
prendre, habileté à déployer, chances à courir, possibilité de se
satisfaire d'une autre façon, etc., etc. Quand on sera d'accord,
l'économiste dira: Les deux _services_ échangés se _valent_; la
langue vulgaire, par métonymie: Telle quantité de houille vaut
telle quantité de glace, comme si la valeur avait matériellement
passé dans les corps. Mais il est aisé de reconnaître que si la
locution vulgaire suffit pour exprimer les résultats, l'expression
scientifique révèle seule la vérité des causes.

Au lieu de deux services et deux personnes, la convention peut
en embrasser un grand nombre, substituant l'Échange composé au
Troc simple. En ce cas, la monnaie interviendra pour faciliter
l'exécution. Ai-je besoin de dire que le principe de la Valeur n'en
sera ni déplacé ni changé?

Mais je dois ajouter une observation à propos de la houille. Il se
peut qu'il n'y ait qu'une mine dans le pays, et qu'un homme s'en soit
emparé. Si cela est, cet homme fera la loi, c'est-à-dire qu'il mettra
à haut prix ses _services_ ou ses prétendus _services_.

Nous n'en sommes pas encore à la question de droit et de justice, à
séparer les services loyaux des services frauduleux. Cela viendra. Ce
qui importe en ce moment, c'est de consolider la vraie théorie de la
Valeur, et de la débarrasser d'une erreur dont la science économique
est infectée. Quand nous disons:--Ce que la nature a fait ou donné,
elle l'a fait ou donné _gratuitement_, cela n'a pas par conséquent
de _valeur_,--on nous répond en décomposant le prix de la houille
ou de tout autre produit naturel. On reconnaît bien que ce prix,
pour la plus grande partie, est afférent à des services humains.
L'un a creusé la terre, l'autre a épuisé l'eau; celui-ci a monté le
combustible, celui-là l'a transporté; et c'est la totalité de ces
travaux qui constitue, dit-on, _presque_ toute la _valeur_. Cependant
il reste encore une portion de _valeur_ qui ne répond à aucun
travail, à aucun _service_. C'est le prix de la houille gisant sous
le sol, encore vierge, comme on dit, de tout travail humain; il forme
la part du propriétaire; et puisque cette portion de valeur n'est pas
de création humaine, il faut bien qu'elle soit de création naturelle.

Je repousse une telle conclusion, et je préviens le lecteur que, s'il
l'admet de près ou de loin, il ne peut plus faire un pas dans la
science. Non, l'action de la nature ne crée pas la valeur, pas plus
que l'action de l'homme ne crée la matière. De deux choses l'une: ou
le propriétaire a utilement concouru au résultat final et a rendu
des services réels, et alors la part de Valeur qu'il a attachée à la
houille rentre dans ma définition; ou bien il s'est imposé comme un
parasite, et, en ce cas, il a eu l'adresse de se faire payer pour des
_services_ qu'il n'a pas rendus; le prix de la houille s'est trouvé
indûment augmenté. Cette circonstance prouve bien qu'une injustice
s'est introduite dans la transaction; mais elle ne saurait renverser
la théorie au point d'autoriser à dire que cette portion de valeur
est matérielle, qu'elle est combinée, comme un élément physique, avec
les dons gratuits de la Providence. En voici la preuve: qu'on fasse
cesser l'injustice, si injustice il y a, et la valeur correspondante
disparaîtra. Il n'en serait certes pas ainsi, si elle était inhérente
à la matière et de création naturelle.

       *       *       *       *       *

Passons maintenant à un de nos besoins les plus impérieux, celui de
la _sécurité_.

Un certain nombre d'hommes abordent une plage inhospitalière.
Ils se mettent à travailler. Mais chacun d'eux se trouve à chaque
instant détourné de ses occupations par la nécessité de se défendre
contre les bêtes féroces ou des hommes plus féroces encore. Outre
le temps et les efforts qu'il consacre directement à sa défense,
il en emploie beaucoup à se pourvoir d'armes et de munitions. On
finit par reconnaître que la déperdition totale des efforts serait
infiniment moindre, si quelques-uns, abandonnant les autres travaux,
se chargeaient exclusivement de ce _service_. On y affecterait
ceux qui ont le plus d'adresse, de courage et de vigueur. Ils se
perfectionneraient dans un art dont ils feraient leur occupation
constante; et pendant qu'ils veilleraient sur le salut de la
communauté, celle-ci recueillerait de ses travaux, désormais non
interrompus, plus de satisfactions _pour tous_ que ne lui en peut
faire perdre le détournement de dix de ses membres. En conséquence,
l'arrangement se fait. Que peut-on voir là, si ce n'est un nouveau
progrès dans la _séparation des occupations_, amenant et exigeant un
échange de _services_?

Les services de ces militaires, soldats, miliciens, gardes, comme
on voudra les appeler, sont-ils _productifs_? Sans doute, puisque
l'arrangement n'a eu lieu que pour augmenter le rapport des
Satisfactions totales aux efforts généraux.

Ont-ils une _valeur_? Il le faut bien, puisqu'on les estime, on les
cote, on les _évalue_, et, en définitive, on les paye par d'autres
_services_ auxquels ils sont comparés.

La forme sous laquelle cette rémunération est stipulée, le mode de
cotisation, le procédé par lequel on arrive à débattre et conclure
l'arrangement, rien de tout cela n'altère le principe. Y a-t-il
efforts épargnés aux uns par les autres? Y a-t-il satisfactions
procurées aux uns par les autres? En ce cas il y a _services_
échangés, comparés, _évalués_, il y a _valeur_.

Ce genre de services amène souvent, au milieu des complications
sociales, de terribles phénomènes. Comme la nature même des
services qu'on demande à cette classe de travailleurs exige que la
communauté remette en leurs mains la Force, et une force capable
de vaincre toutes les résistances, il peut arriver que ceux qui en
sont dépositaires, en abusant, la tournent contre la communauté
elle-même.--Il peut arriver encore que, tirant de la communauté
des services proportionnés au besoin qu'elle a de _sécurité_, ils
provoquent l'insécurité même, afin de se rendre plus nécessaires, et
engagent leurs compatriotes, par une diplomatie trop habile, dans des
guerres continuelles.

Tout cela s'est vu et se voit encore. Il en résulte, j'en conviens,
d'énormes perturbations dans le juste équilibre des services
réciproques. Mais il n'en résulte aucune altération dans le principe
fondamental et la théorie scientifique de la Valeur.

       *       *       *       *       *

Encore un exemple ou deux. Je prie le lecteur de croire que je
sens, au moins autant que lui, ce qu'il y a de fatigant et de lourd
dans cette série d'hypothèses, toutes ramenant les mêmes preuves,
aboutissant à la même conclusion, exprimée dans les mêmes termes.
Il voudra bien comprendre que ce procédé, s'il n'est pas le plus
divertissant, est au moins le plus sûr pour établir la vraie théorie
de la Valeur et dégager ainsi la route que nous aurons à parcourir.

Nous sommes à Paris. Dans cette vaste métropole fermentent beaucoup
de désirs; elle abonde aussi en moyens de les satisfaire. Une
multitude d'hommes riches ou aisés se livrent à l'industrie, aux
arts, à la politique; et le soir, ils recherchent avec ardeur une
heure de délassement. Parmi les plaisirs dont ils sont le plus
avides, figure au premier rang celui d'entendre la belle musique de
Rossini chantée par madame Malibran, ou l'admirable poésie de Racine
interprétée par Rachel. Il n'y a que deux femmes, dans le monde
entier, capables de procurer ces délicates et nobles jouissances;
et, à moins qu'on ne fasse intervenir la torture, ce qui probablement
ne réussirait pas, il faut bien s'adresser à leur volonté. Ainsi les
services qu'on attend de Malibran et de Rachel auront une grande
_valeur_. Cette explication est bien prosaïque, elle n'en est pas
moins vraie.

Qu'un opulent banquier veuille donc, pour gratifier sa vanité,
faire entendre dans ses salons une de ces grandes artistes, il
éprouvera, par expérience, que ma théorie est exacte de tous points.
Il recherche une vive satisfaction, il la recherche avec ardeur; une
seule personne au monde peut la lui procurer. Il n'a d'autre moyen de
l'y déterminer que d'offrir une rémunération considérable.

Quelles sont les limites extrêmes entre lesquelles oscillera la
transaction? Le banquier ira jusqu'au point où il préfère se priver
de la satisfaction que de la payer; la cantatrice, jusqu'au point
où elle préfère la rémunération offerte à n'être pas rémunérée du
tout. Ce point d'équilibre déterminera la Valeur de ce service
spécial, comme de tous les autres. Il se peut que, dans beaucoup de
cas, l'usage fixe ce point délicat. On a trop de goût dans le beau
monde pour _marchander_ certains services. Il se peut même que la
rémunération soit assez galamment déguisée pour voiler ce que la loi
économique a de vulgarité. Cette loi ne plane pas moins sur cette
transaction comme sur les transactions les plus ordinaires, et la
Valeur ne change pas de nature parce que l'expérience ou l'urbanité
dispense de la débattre en toute rencontre.

Ainsi s'explique la grande fortune à laquelle peuvent parvenir les
artistes hors ligne. Une autre circonstance les favorise. Leurs
services sont de telle nature, qu'ils peuvent les rendre, par un
même Effort, à une multitude de personnes. Quelque vaste que soit
une enceinte, pourvu que la voix de Rachel la remplisse, chacun des
spectateurs reçoit dans son âme toute l'impression qu'y peut faire
naître une inimitable déclamation. On conçoit que c'est la base d'un
nouvel arrangement. Trois, quatre mille personnes éprouvant le même
désir peuvent s'entendre, se cotiser; et la masse des services que
chacun apporte en tribut à la grande tragédienne fait équilibre au
service unique rendu par elle à tous les auditeurs à la fois. Voilà
la _Valeur_.

Comme un grand nombre d'auditeurs s'entendent pour écouter, plusieurs
acteurs peuvent s'entendre pour chanter un opéra ou représenter
un drame. Des entrepreneurs peuvent intervenir pour dispenser les
contractants d'une foule de petits arrangements accessoires. La
Valeur se multiplie, se complique, se ramifie, se distribue; elle ne
change pas de nature.

Terminons par ce qu'on nomme des cas exceptionnels. Ils sont
l'épreuve des bonnes théories. Quand la règle est vraie, l'exception
ne l'infirme pas, elle la confirme.

Voici un vieux prêtre qui chemine, pensif, bâton en main, bréviaire
sous le bras. Que ses traits sont sereins! que sa physionomie est
expressive! que son regard est inspiré! Où va-t-il? Ne voyez-vous
pas ce clocher à l'horizon? Le jeune desservant du village ne se fie
pas encore à ses propres forces; il a appelé à son aide le vieux
missionnaire. Mais, auparavant, il y avait quelques dispositions
à prendre. Le prédicateur trouvera bien au presbytère le vivre et
le couvert. Mais d'un carême à l'autre il faut vivre; c'est la loi
commune. Donc, M. le curé a provoqué, parmi les riches du village,
une cotisation volontaire, modeste, mais suffisante; car le vieux
pasteur n'a pas été exigeant, et à ce qu'on lui a écrit à ce sujet il
a répondu: «Du pain pour moi, voilà mon nécessaire; une obole pour le
pauvre, voilà mon superflu.»

Ainsi les préalables économiques sont remplis; car cette importune
économie politique se glisse partout et se mêle à tout, et je crois
vraiment que c'est elle qui a dit: «_Nil humani à me alienum puto_.»

Dissertons un peu sur cet exemple, bien entendu au point de vue qui
nous occupe.

Voici bien un échange de services. D'un côté, un vieillard va
consacrer son temps, sa force, ses talents, sa santé, à faire
pénétrer quelque clarté dans l'intelligence d'un petit nombre de
villageois, à relever leur niveau moral. D'un autre côté, du pain
pour quelques jours, une superbe soutane d'alépine et un tricorne
neuf sont assurés à l'homme de la parole.

Mais il y a autre chose ici. Il y a un assaut de sacrifices. Le vieux
prêtre refuse tout ce qui ne lui est pas strictement indispensable.
Cette maigre pitance, le desservant en prend la moitié à sa charge;
et l'autre moitié, les Crésus du village en dispensent leurs frères,
qui profiteront pourtant de la prédication.

Ces sacrifices infirment-ils notre définition de la Valeur? Pas
le moins du monde. Chacun est libre de ne céder ses efforts
qu'aux conditions qui lui conviennent. Si l'on est facile sur ces
conditions, ou si même on n'en exige aucune, qu'en résulte-t-il?
Que le _service_, en conservant son utilité, perd de sa valeur. Le
vieux prêtre est persuadé que ses efforts trouveront leur récompense
ailleurs. Il ne tient pas à ce qu'ils la trouvent ici-bas. Il sait
sans doute qu'il rend service à ses auditeurs en leur parlant; mais
il croit aussi que ses auditeurs lui rendent service à lui-même en
l'écoutant. Il suit de là que la transaction se fait sur des bases
avantageuses à l'une des parties contractantes, du consentement
de l'autre. Voilà tout. En général, les échanges de services sont
déterminés et évalués par l'intérêt personnel. Mais ils le sont
quelquefois, grâce au ciel, par le principe sympathique. Alors,
ou nous cédons à autrui une satisfaction que nous avions le droit
de nous réserver, ou nous faisons pour lui un effort que nous
pouvions nous consacrer à nous-mêmes. La générosité, le dévouement,
l'abnégation, sont des impulsions de notre nature qui, comme beaucoup
d'autres circonstances, influent sur la _valeur_ actuelle d'un
service déterminé, mais qui ne changent pas la loi générale des
_valeurs_.

En opposition avec ce consolant exemple, j'en pourrais placer
d'un tout autre caractère. Pour qu'un service ait de la valeur
dans le sens économique du mot, une valeur de fait, il n'est pas
indispensable qu'il soit réel, consciencieux, utile: il suffit qu'on
l'accepte et qu'on le paye par un autre service. Le monde est plein
de gens qui font accepter et payer par le public des services d'un
aloi plus que douteux. Tout dépend du _jugement_ qu'on en porte, et
c'est pourquoi la morale sera toujours le meilleur auxiliaire de
l'économie politique.

Des fourbes parviennent à faire prévaloir une fausse croyance. Ils
sont, disent-ils, les envoyés du ciel. Ils ouvrent à leur gré les
portes du paradis ou de l'enfer. Quand cette croyance est bien
enracinée: «Voici, disent-ils, de petites images auxquelles nous
avons communiqué la vertu de rendre éternellement heureux ceux
qui les porteront sur eux. Vous céder une de ces images, c'est
vous rendre un immense _service_; rendez-nous donc des _services_
en retour.» Voilà une _valeur_ créée. Elle tient à une fausse
appréciation, dira-t-on; cela est vrai. Autant on en peut dire de
bien des choses matérielles et qui ont une valeur certaine, car elles
trouveraient des acquéreurs, fussent-elles mises aux enchères. La
science économique ne serait pas possible, si elle n'admettait comme
valeurs que les valeurs judicieusement appréciées. À chaque pas,
elle devrait renouveler un cours de sciences physiques et morales.
Dans l'isolement, un homme peut, en vertu de désirs dépravés ou
d'une intelligence faussée, poursuivre par de grands efforts une
satisfaction chimérique, une déception. De même, en société, il nous
arrive, comme disait un philosophe, d'acheter fort cher un regret.
S'il est dans la nature de l'intelligence humaine d'avoir une plus
naturelle proportion avec la vérité qu'avec l'erreur, toutes ces
fraudes sont destinées à disparaître, tous ces faux services à être
refusés, à perdre leur _valeur_. La civilisation mettra, à la longue,
chacun et chaque chose à sa place.

Il faut pourtant clore cette trop longue analyse. Besoin de respirer,
de boire, de manger; besoin de la vanité, de l'intelligence, du
coeur, de l'opinion, des espérances fondées ou chimériques, nous
avons cherché partout la Valeur, nous l'avons constatée partout où
elle existe, c'est-à-dire partout où il y a _échange de services_;
nous l'avons trouvée partout identique à elle-même, fondée sur un
principe clair, simple, absolu, quoique influencée par une multitude
de circonstances diverses. Nous aurions passé en revue tous nos
autres besoins; nous aurions fait comparaître le menuisier, le maçon,
le fabricant, le tailleur, le médecin, l'huissier, l'avocat, le
négociant, le peintre, le juge, le président de la république, que
nous n'aurions jamais trouvé autre chose: souvent de la matière,
quelquefois des forces fournies _gratuitement_ par la nature,
toujours des services humains s'échangeant entre eux, se mesurant,
s'estimant, s'appréciant, s'_évaluant_ les uns par les autres, et
manifestant seuls le résultat de cette évaluation ou la VALEUR.

Il est néanmoins un de nos besoins, fort spécial de sa nature, ciment
de la société, cause et effet de toutes nos transactions, éternel
problème de l'économie politique, dont je dois dire ici quelques
mots: je veux parler du besoin d'_échanger_.

Dans le chapitre précédent, nous avons décrit les merveilleux
effets de l'échange. Ils sont tels, que les hommes doivent éprouver
naturellement le désir de le faciliter, même au prix de grands
sacrifices. C'est pour cela qu'il y a des routes, des canaux,
des chemins de fer, des chars, des vaisseaux, des négociants,
des marchands, des banquiers; et il est impossible de croire que
l'humanité se serait soumise, pour faciliter l'échange, à un si
énorme prélèvement sur ses forces, si elle n'eût dû trouver dans
l'échange lui-même une large compensation.

Nous avons vu aussi que le simple _troc_ ne pouvait donner lieu qu'à
des transactions fort incommodes et fort restreintes.

C'est pour cela que les hommes ont imaginé de décomposer le troc
en deux facteurs: _vente_ et _achat_, au moyen d'une marchandise
intermédiaire, facilement divisible, et surtout pourvue de _valeur_,
afin qu'elle portât avec elle son titre à la confiance publique.
C'est la Monnaie.

Ce que je veux faire observer ici, c'est que ce qu'on appelle, par
ellipse ou métonymie, la Valeur de l'or et de l'argent, repose sur
le même principe que la valeur de l'air, de l'eau, du diamant, des
sermons de notre vieux missionnaire, ou des roulades de Malibran,
c'est-à-dire sur des services rendus et reçus.

L'or, en effet, qui se trouve répandu sur les heureux rivages du
Sacramento, tient de la nature beaucoup de qualités précieuses:
ductilité, pesanteur, éclat, brillant, utilité même, si l'on veut.
Mais il y a une chose que la nature ne lui a pas donnée, parce que
cela ne la regarde pas: c'est la _valeur_. Un homme sait que l'or
répond à un besoin bien senti, qu'il est très-désiré. Il va en
Californie pour chercher de l'or, comme mon voisin allait tout à
l'heure à la fontaine pour chercher de l'eau. Il se livre à de rudes
efforts, il fouille, il pioche, il lave, il fond, et puis il vient me
dire: Je vous rendrai le service de vous céder cet or; quel service
me rendrez-vous en retour? Nous débattons, chacun de nous pèse toutes
les circonstances qui peuvent le déterminer; enfin nous concluons,
et voilà la Valeur manifestée et fixée. Trompé par cette locution
abrégée: L'or _vaut_, on pourra bien croire que la valeur est dans
l'or au même titre que la pesanteur et la ductilité, et que la nature
a pris soin de l'y mettre. J'espère que le lecteur est maintenant
convaincu que c'est là un malentendu. Il se convaincra plus tard que
c'est un malentendu déplorable.

Il y en a un autre au sujet de l'or ou plutôt de la monnaie. Comme
elle est l'intermédiaire habituel dans toutes les transactions, le
terme moyen entre les deux facteurs du _troc composé_, que c'est
toujours à sa valeur qu'on compare celle des deux services qu'il
s'agit d'échanger, elle est devenue la _mesure_ des valeurs. Dans la
pratique cela ne peut être autrement. Mais la science ne doit jamais
perdre de vue que la monnaie est soumise, quant à la valeur, aux
mêmes fluctuations que tout autre produit ou service. Elle l'oublie
souvent, et cela n'a rien de surprenant. Tout semble concourir à
faire considérer la monnaie comme la mesure des valeurs au même
titre que le litre est la mesure de capacité.--Elle joue un rôle
analogue dans les transactions.--On n'est pas averti de ses propres
fluctuations parce que le franc, ainsi que ses multiples et ses
sous-multiples, conservent toujours la même dénomination.--Enfin
l'arithmétique elle-même conspire à propager la confusion, en
rangeant le franc, comme mesure, parmi le mètre, le litre, l'are, le
stère, le gramme, etc.

J'ai défini la Valeur, telle du moins que je la conçois. J'ai soumis
ma définition à l'épreuve de faits très-divers; aucun, ce me semble,
ne l'a démentie; enfin le sens scientifique que j'ai donné à ce mot
se confond avec l'acception vulgaire, ce qui n'est ni un méprisable
avantage ni une mince garantie; car qu'est-ce que la science, sinon
l'expérience raisonnée? Qu'est-ce que la théorie, sinon la méthodique
exposition de l'universelle pratique?

Il doit m'être permis maintenant de jeter un rapide coup d'oeil sur
les systèmes qui ont jusqu'ici prévalu. Ce n'est pas en esprit de
controverse, encore moins de critique, que j'entreprends cet examen,
et je l'abandonnerais volontiers, si je n'étais convaincu qu'il peut
jeter de nouvelles clartés sur la pensée fondamentale de cet écrit.

Nous avons vu que les auteurs avaient cherché le principe de la
Valeur dans un ou plusieurs des accidents qui exercent sur elle une
notable influence, matérialité, conservabilité, utilité, rareté,
travail, etc.,--comme un physiologiste qui chercherait le principe
de la vie dans un ou plusieurs des phénomènes extérieurs qui la
développent, dans l'air, l'eau, la lumière, l'électricité, etc.

_Matérialité._ «L'homme, dit M. de Bonald, est une intelligence
servie par des organes.» Si les économistes de l'école matérialiste
avaient seulement voulu dire que les hommes ne se peuvent rendre des
services réciproques que par l'entremise de leurs organes corporels,
pour en conclure qu'il y a toujours quelque chose de matériel dans
ces services et, par suite, dans la Valeur, je n'irais pas au delà,
ayant en horreur les disputes de mots et ces subtilités dont l'esprit
aime trop souvent à se montrer fécond.

Mais ce n'est pas ainsi qu'ils l'ont entendu. Ce qu'ils ont cru,
c'est que la Valeur était communiquée à la matière, soit par le
travail de l'homme, soit par l'action de la nature. En un mot,
trompés par cette locution elliptique: L'or _vaut_ tant, le blé
_vaut_ tant, ils ont été conduits à voir dans la matière une qualité
nommée _valeur_, comme le physicien y reconnaît l'impénétrabilité, la
pesanteur,--et encore ces attributs lui sont-ils contestés.

Quoi qu'il en soit, je lui conteste formellement la valeur.

Et d'abord, on ne peut nier que Matière et Valeur ne soient souvent
séparées. Quand nous disons à un homme:--Portez cette lettre à son
adresse, allez-moi chercher de l'eau, enseignez-moi cette science
ou ce procédé, donnez-moi un conseil sur ma maladie ou mon procès,
veillez à ma sûreté pendant que je me livrerai au travail ou au
sommeil;--ce que nous réclamons c'est un Service, et à ce service
nous reconnaissons, à la face de l'univers, une Valeur, puisque nous
le payons volontairement par un service _équivalent_. Il serait
étrange que la théorie refusât d'admettre ce qu'admet dans la
pratique le consentement universel.

Il est vrai que nos transactions portent souvent sur des objets
matériels; mais qu'est-ce que cela prouve? C'est que les hommes, par
prévoyance, se préparent à rendre des services qu'ils sauront être
demandés; que j'achète un habit tout fait, ou que je fasse venir
chez moi un tailleur pour travailler à la journée, en quoi cela
change-t-il le principe de la Valeur, au point surtout de faire qu'il
réside tantôt dans l'habit, tantôt dans le service?

On pourrait poser ici cette question subtile: Faut-il voir le
principe de la Valeur dans l'objet matériel, et de là l'attribuer,
par analogie, aux services? Je dis que c'est tout le contraire: il
faut le reconnaître dans les services, et l'attribuer ensuite, si
l'on veut, par métonymie, aux objets matériels.

Du reste, les nombreux exemples que j'ai soumis au lecteur, en
manière d'exercice, me dispensent d'insister davantage sur cette
discussion. Mais je ne puis m'empêcher de me justifier de l'avoir
abordée en montrant à quelles conséquences funestes peut conduire une
erreur ou, si l'on veut, une vérité incomplète, placée à l'entrée
d'une science.

Le moindre inconvénient de la définition que je combats a été
d'écourter et mutiler l'économie politique. Si la valeur réside dans
la matière, là où il n'y a pas de matière il n'y a pas de valeur. Les
physiocrates appelaient classes _stériles_, et Smith, adoucissant
l'expression, classes _improductives_, les trois quarts de la
population.

Et comme en définitive les faits sont plus forts que les définitions,
il fallait bien, par quelque côté, faire rentrer ces classes dans
le cercle des études économiques. On les y appelait par voie
d'analogie; mais la langue de la science, faite sur une autre donnée,
se trouvait d'avance matérialisée au point de rendre cette extension
choquante. Qu'est-ce que: «_Consommer un produit immatériel? L'homme
est un capital accumulé? La sécurité est une marchandise?_» etc., etc.

Non-seulement on matérialisait outre mesure la langue, mais on était
réduit à la surcharger de distinctions subtiles, afin de réconcilier
les idées qu'on avait faussement séparées. On imaginait la _valeur
d'usage_ par opposition à la _valeur d'échange_, etc.

Enfin, et ceci est bien autrement grave, grâce à cette confusion des
deux grands phénomènes sociaux, la _propriété_ et la _communauté_,
l'un restait injustifiable et l'autre indiscernable.

En effet, si la valeur est dans la matière, elle se confond avec les
qualités physiques des corps qui les rendent utiles à l'homme. Or ces
qualités y sont souvent mises par la nature. Donc la nature concourt
à créer la _valeur_, et nous voilà attribuant de la Valeur à ce qui
est _gratuit et commun_ par essence. Où est donc alors la base de
la _propriété_? Quand la rémunération que je cède pour acquérir un
produit matériel, du blé, par exemple, se distribue entre tous les
travailleurs qui, à l'occasion de ce produit, m'ont, de près ou de
loin, rendu quelque _service_, à qui va cette part de rémunération
correspondante à la portion de _Valeur_ due à la nature et étrangère
à l'homme? Va-t-elle à Dieu? Nul ne le soutient, et l'on n'a jamais
vu Dieu réclamer son salaire. Va-t-elle à un homme? À quel titre,
puisque, dans l'hypothèse, il n'a rien fait?

Et qu'on n'imagine pas que j'exagère, que, dans l'intérêt de
ma définition, je force les conséquences rigoureuses de la
définition des économistes. Non, ces conséquences, ils les ont
très-explicitement tirées eux-mêmes sous la pression de la logique.

Ainsi, _Senior_ en est arrivé à dire: «Ceux qui se sont emparés
des agents naturels reçoivent, sous forme de rente, une récompense
sans avoir fait de sacrifices. Leur rôle se borne à tendre la main
pour recevoir les offrandes du reste de la communauté.» _Scrope_:
«La propriété de la terre est une restriction artificielle mise
à la jouissance des dons que le Créateur avait destinés à la
satisfaction des besoins de tous.» _Say_: «Les terres cultivables
_sembleraient_ devoir être comprises parmi les richesses naturelles,
puisqu'elles ne sont pas de création humaine, et que la nature les
donne _gratuitement_ à l'homme. Mais comme cette richesse n'est pas
fugitive, ainsi que l'air et l'eau, comme un champ est un espace
fixe et circonscrit que _certains_ hommes _ont pu_ s'approprier,
à l'exclusion de tous les autres qui ont donné leur consentement
à cette appropriation, la terre, qui était un bien naturel et
_gratuit_, est _devenue_ une richesse sociale dont l'usage _a dû_ se
payer.»

Certes, s'il en est ainsi, Proudhon est justifié d'avoir posé cette
terrible interrogation, suivie d'une affirmation plus terrible encore:

«À qui est dû le fermage de la terre? Au producteur de la terre
sans doute. Qui a fait la terre? Dieu. En ce cas, propriétaire,
retire-toi.»

Oui, par une mauvaise définition, d'économie politique a mis la
logique du côté des communistes. Cette arme terrible, je la briserai
dans leurs mains, ou plutôt ils me la rendront joyeusement. Il ne
restera rien des conséquences quand j'aurai anéanti le principe.
Et je prétends démontrer que si, dans la production des richesses,
l'action de la nature se combine avec l'action de l'homme, la
première, gratuite et commune par essence, reste toujours gratuite et
commune à travers toutes nos transactions; que la seconde représente
seule des _services_, de la _valeur_; que, seule, elle se rémunère;
que, seule, elle est le fondement, l'explication et la justification
de la Propriété. En un mot, je prétends que, relativement les
uns aux autres, les hommes ne sont propriétaires que de la valeur
des choses, et qu'en se passant de main en main les produits ils
stipulent uniquement sur la valeur, c'est-à-dire sur les services
réciproques, se donnant, par-dessus le marché, toutes les qualités,
propriétés et utilités que ces produits tiennent de la nature.

Si, jusqu'ici, l'économie politique, en méconnaissant cette
considération fondamentale, a ébranlé le principe tutélaire de la
propriété, présentée comme une institution artificielle, nécessaire,
mais injuste; du même coup elle a laissé dans l'ombre, complétement
inaperçu, un autre phénomène admirable, la plus touchante
dispensation de la Providence envers sa créature, le phénomène de la
_communauté progressive_.

La richesse, en prenant ce mot dans son acception générale, résulte
de la combinaison de deux actions, celle de la nature et celle de
l'homme. La première est _gratuite_ et _commune_, par destination
providentielle, et ne perd jamais ce caractère. La seconde est seule
_pourvue de valeur_, et par conséquent _appropriée_. Mais, par suite
du développement de l'intelligence et du progrès de la civilisation,
l'une prend une part de plus en plus grande, l'autre prend une part
de plus en plus petite à la réalisation de toute utilité donnée;
d'où il suit que le domaine de la Gratuité et de la Communauté se
dilate sans cesse, au sein de la race humaine, proportionnellement au
domaine de la Valeur et de la Propriété: aperçu fécond et consolant,
entièrement soustrait à l'oeil de la science tant qu'elle attribue de
la valeur à la coopération de la nature.

Dans toutes les religions on remercie Dieu de ses bienfaits; le père
de famille bénit le pain qu'il rompt et distribue à ses enfants:
touchant usage que la raison ne justifierait pas s'il n'y avait rien
de gratuit dans les libéralités de la Providence.

_Conservabilité._ Cette prétendue condition _sine quâ non_ de la
Valeur se rattache à celle que je viens de discuter. Pour que la
Valeur existe, pensait _Smith_, il faut qu'elle soit fixée en quelque
chose qui se puisse échanger, accumuler, conserver, par conséquent en
quelque chose de _matériel_.

«Il y a un genre de travail, dit-il, qui ajoute[13] à la valeur du
sujet sur lequel il s'exerce. Il y en a un autre qui n'a pas cet
effet.»

[Note 13: _Ajoute!_ Le sujet avait donc de la valeur par lui-même,
antérieurement au travail. Il ne pouvait la tenir que de la nature.
L'action naturelle n'est donc pas _gratuite_. Qui donc a l'audace de
se faire payer cette portion de valeur _extra-humaine_?]

«Le travail manufacturier, ajoute Smith, se fixe et se réalise dans
quelque marchandise vendable, _qui dure au moins quelque temps_ après
que le travail est passé. Le travail des domestiques, au contraire
(auquel l'auteur assimile sous ce rapport celui des militaires,
magistrats, musiciens, professeurs, etc.), ne se fixe en aucune
marchandise vendable. Les services s'évanouissent à mesure qu'ils
sont rendus, et ne laissent pas trace de _Valeur_ après eux.»

On voit qu'ici la _Valeur_ se rapporte plutôt à la modification des
choses qu'à la satisfaction des hommes; erreur profonde: car s'il est
bon que les choses soient modifiées, c'est uniquement pour arriver à
cette satisfaction qui est le but, la fin, la _consommation_ de tout
Effort. Si donc nous la réalisons par un effort immédiat et direct,
le résultat est le même; si, en outre, cet effort est susceptible de
transactions, d'échanges, d'_évaluation_, il renferme le principe de
la _valeur_.

Quant à l'intervalle qui peut s'écouler entre l'effort et la
satisfaction, en vérité Smith lui donne trop de gravité quand il dit
que l'existence ou la non-existence de la Valeur en dépend.--«La
Valeur d'une marchandise vendable, dit-il, _dure au moins quelque
temps_.»--Oui, sans doute, elle dure jusqu'à ce que cet objet ait
rempli sa destination, qui est de satisfaire au besoin, et il en est
exactement de même d'un service. Tant que cette assiette de fraises
restera dans le buffet; elle conservera sa valeur.--Mais pourquoi?
parce qu'elle est le résultat d'un service que j'ai voulu me rendre
à moi-même ou que d'autres m'ont rendu moyennant compensation, et
_dont je n'ai pas encore usé_. Sitôt que j'en aurai usé en mangeant
les fraises, la valeur disparaîtra. _Le service se sera évanoui et
ne laissera pas trace de valeur après lui._ C'est tout comme dans
le service personnel. Le consommateur fait disparaître la Valeur,
car elle n'a été créée qu'à cette fin. Il importe peu à la notion
de valeur que la peine prise aujourd'hui satisfasse le besoin
immédiatement, ou demain, ou dans un an.

Quoi! je suis affligé de la cataracte. J'appelle un oculiste.
L'instrument dont il se sert aura de la _Valeur_, parce qu'il a de la
durée, et l'opération n'en a pas, encore que je la paye, que j'en aie
débattu le prix, que j'aie mis plusieurs opérateurs en concurrence?
Mais cela est contraire aux faits les plus usuels, aux notions les
plus unanimement reçues; et qu'est-ce qu'une théorie qui, ne sachant
pas rendre compte de l'universelle pratique, la tient pour non avenue?

Je vous prie de croire, lecteur, que je ne me laisse pas emporter par
un goût désordonné pour la controverse. Si j'insiste sur ces notions
élémentaires, c'est pour préparer votre esprit à des conséquences
d'une haute gravité qui se manifesteront plus tard. Je ne sais si
c'est violer les lois de la méthode que de faire pressentir, par
anticipation, ces conséquences; mais je me permets cette légère
infraction dans la crainte ou je suis de voir la patience vous
échapper. C'est ce qui m'a porté tout à l'heure à vous parler
prématurément de _propriété_ et de _communauté_. Par le même motif,
je dirai un mot du _Capital_.

Smith, faisant résider la richesse dans la matière, ne pouvait
concevoir le Capital que comme une accumulation d'objets matériels.
Comment donc attribuer de la Valeur à des Services non susceptibles
d'être accumulés, capitalisés?

Parmi les capitaux, on place en première ligne les outils, machines,
instruments de travail. Ils servent à faire concourir les forces
naturelles à l'oeuvre de la production, et puisqu'on attribuait à ces
forces la faculté de créer de la valeur, on était amené à penser que
les instruments de travail étaient, _par eux-mêmes_, doués de la même
faculté, indépendamment de tout service humain. Ainsi la bêche, la
charrue, la machine à vapeur, étaient censées concourir simultanément
avec les agents naturels et les forces humaines à créer non-seulement
de l'Utilité, mais encore de la Valeur. Mais toute valeur se paye
dans l'échange. À qui donc revenait cette part de valeur indépendante
de tout service humain?

C'est ainsi que l'école de Proudhon, après avoir contesté la _rente
de la terre_, a été amenée à contester l'_intérêt des capitaux_,
thèse plus large, puisqu'elle embrasse l'autre. J'affirme que
l'erreur proudhonnienne, au point de vue scientifique, a sa racine
dans l'erreur de Smith. Je démontrerai que les capitaux, comme
les agents naturels, considérés en eux-mêmes et dans leur action
propre, créent de l'utilité, mais jamais de valeur. Celle-ci est,
par essence, le fruit d'un légitime _service_. Je démontrerai aussi
que, dans l'ordre social, les capitaux ne sont pas une accumulation
d'objets matériels, tenant à la conservabilité matérielle, mais une
accumulation de _valeurs_, c'est-à-dire de _services_. Par là se
trouvera détruite, virtuellement du moins et faute de raison d'être,
cette lutte récente contre la productivité du capital, et cela à la
satisfaction de ceux-là mêmes qui l'ont soulevée; car si je prouve
qu'il ne se passe rien dans le monde des échanges qu'une _mutualité
de services_, M. Proudhon devra se tenir pour vaincu par la victoire
même de son principe.

_Travail._ Ad. Smith et ses élèves ont assigné le principe de la
Valeur au Travail, sous la condition de la Matérialité. Ceci est
contradictoire à cette autre opinion, que les forces naturelles
prennent une part quelconque dans la production de la Valeur. Je n'ai
pas ici à combattre ces contradictions qui se manifestent dans toutes
leurs conséquences funestes, quand ces auteurs parlent de la rente
des terres ou de l'intérêt des capitaux.

Quoi qu'il en soit, quand ils font remonter le principe de la Valeur
au Travail, ils approcheraient énormément de la vérité, s'ils ne
faisaient pas allusion au travail manuel. J'ai dit, en effet, en
commençant ce chapitre, que la valeur devait se rapporter à l'Effort,
expression que j'ai préférée à celle de Travail, comme plus générale
et embrassant toute la sphère de l'activité humaine. Mais je me suis
hâté d'ajouter qu'elle ne pouvait naître que d'efforts échangés, ou
de Services réciproques, parce qu'elle n'est pas une chose existant
par elle-même, mais un rapport.

Il y a donc, rigoureusement parlant, deux vices dans la définition de
Smith. Le premier, c'est qu'elle ne tient pas compte de l'échange,
sans lequel la valeur ne se peut ni produire ni concevoir; le second,
c'est qu'elle se sert d'un mot trop étroit, _travail_, à moins qu'on
ne donne à ce mot une extension inusitée en y comprenant des idées,
non-seulement d'intensité et de durée, mais d'habileté, de sagacité
et même de chances plus ou moins heureuses.

Remarquez que le mot _service_, que je substitue dans la définition,
fait disparaître ces deux défectuosités. Il implique nécessairement
l'idée de transmission, puisqu'un service ne peut être rendu qu'il ne
soit reçu; et il implique aussi l'idée d'un Effort sans préjuger que
la valeur lui soit proportionnelle.

Et c'est là surtout en quoi pèche la définition des économistes
anglais. Dire que la valeur est dans le travail, c'est induire
l'esprit à penser qu'ils se servent de mesure réciproque, qu'ils sont
proportionnels entre eux. En cela, elle est contraire aux faits, et
une définition contraire aux faits est une définition défectueuse.

Il est très-fréquent qu'un travail considéré comme insignifiant
en lui-même soit accepté dans le monde pour une _valeur_ énorme
(exemples: le diamant, le chant d'une prima donna, quelques traits de
plume d'un banquier, la spéculation heureuse d'un armateur, le coup
de pinceau d'un Raphaël, une bulle d'indulgence plénière, le facile
rôle d'une reine d'Angleterre, etc.); il est plus fréquent encore
qu'un travail opiniâtre, accablant, n'aboutisse qu'à une déception,
à une _non-valeur_. S'il en est ainsi, comment pourrait-on établir
une corrélation, une proportion nécessaire entre la _Valeur_ et le
_Travail_?

Ma définition lève la difficulté. Il est clair qu'il est des
circonstances où l'on peut rendre un grand Service en se donnant peu
de peine; d'autres, où, après s'être donné beaucoup de peine, on
trouve qu'elle ne rend _service_ à personne, et c'est pourquoi il est
plus exact de dire, sous ce rapport encore, que la Valeur est dans le
Service plutôt que dans le Travail, puisqu'elle est proportionnelle à
l'un et pas à l'autre.

J'irai plus loin. J'affirme que la _valeur_ s'estime au moins autant
par le travail épargné au cessionnaire que par le travail exécuté
par le cédant. Que le lecteur veuille bien se l'appeler le dialogue
intervenu entre deux contractants, à propos d'une pierre précieuse.
Il n'est pas né d'une circonstance accidentelle, et j'ose dire qu'il
est, tacitement, au fond de toutes les transactions. Il ne faut
pas perdre de vue que nous supposons ici aux deux contractants une
entière liberté, la pleine possession de leur volonté et de leur
jugement. Chacun d'eux se détermine à accepter l'échange par des
considérations nombreuses, parmi lesquelles figure certainement en
première ligne la difficulté pour le cessionnaire de se procurer
directement la satisfaction qui lui est offerte. Tous deux ont les
yeux sur cette difficulté et en tiennent compte, l'un pour être
plus ou moins facile, l'autre pour être plus ou moins exigeant. La
peine prise par le cédant exerce aussi une influence sur le marché,
c'en est un des éléments, mais ce n'est pas le seul. Il n'est donc
pas exact de dire que la Valeur est déterminée par le travail. Elle
l'est par une foule de considérations, toutes comprises dans le mot
_service_.

Ce qui est très-vrai, c'est que, par l'effet de la concurrence, les
Valeurs _tendent_ à se proportionner aux Efforts, ou les récompenses
aux mérites. C'est une des belles Harmonies de l'ordre social. Mais,
relativement à la valeur, cette pression égalitaire exercée par la
concurrence est tout extérieure; et il n'est pas permis, en bonne
logique, de confondre l'influence que subit un phénomène d'une cause
externe avec le phénomène même[14].

[Note 14: C'est parce que, sous l'empire de la liberté, les efforts
se font concurrence entre eux qu'ils obtiennent cette rémunération à
peu près proportionnelle à leur intensité. Mais, je le répète, cette
proportionnalité n'est pas inhérente à la notion de valeur.

Et la preuve, c'est que là où la concurrence n'existe pas, la
proportionnalité n'existe pas davantage. On ne remarque, en ce
cas, aucun rapport entre les travaux de diverse nature et leur
rémunération.

L'absence de concurrence peut provenir de la nature des choses ou de
la perversité des hommes.

Si elle vient de la nature des choses, on verra un travail
comparativement très-faible donner lieu à une grande _valeur_, sans
que personne ait raisonnablement à se plaindre. C'est le cas de la
personne qui trouve un diamant; c'est le cas de Rubini, de Malibran,
de Taglioni, du tailleur en vogue, du propriétaire du Clos-Vougeot,
etc., etc. Les circonstances les ont mis en possession d'un moyen
extraordinaire de rendre service; ils n'ont pas de rivaux et se font
payer cher. _Le service lui-même étant d'une rareté excessive_,
cela prouve qu'il n'est pas essentiel au bien-être et au progrès
de l'humanité. Donc c'est un objet de luxe, d'ostentation: que les
riches se le procurent. N'est-il pas naturel que tout homme attende,
avant d'aborder ce genre de satisfactions, qu'il se soit mis à même
de pourvoir à des besoins plus impérieux et plus raisonnables?

Si la concurrence est absente par suite de quelque violence humaine,
alors les mêmes effets se produisent, mais avec cette différence
énorme qu'ils se produisent où et quand ils n'auraient pas dû se
produire. Alors on voit aussi un travail comparativement faible
donner lieu à une grande valeur; mais comment? En interdisant
violemment cette concurrence qui a pour mission de proportionner
les rémunérations aux services. Alors, du même que Rubini peut dire
à un dilettante: «Je veux une très-grande récompense, ou je ne
chante pas à votre soirée,» se fondant sur ce qu'il s'agit là d'un
service que lui seul peut rendre,--de même un boulanger, un boucher,
un propriétaire, un banquier peut dire: «Je veux une récompense
extravagante, ou vous n'aurez pas mon blé, mon pain, ma viande, mon
or; et j'ai pris des précautions, j'ai organisé des baïonnettes pour
que vous ne puissiez pas vous pourvoir ailleurs, pour que nul ne
puisse vous rendre des services analogues aux miens.»

Les personnes qui assimilent le monopole artificiel et ce qu'elles
appellent le monopole naturel, parce que l'un et l'autre ont cela
de commun, qu'ils accroissent la valeur du travail, ces personnes
dis-je, sont bien aveugles et bien superficielles.

Le monopole artificiel est une spoliation véritable. Il produit des
maux qui n'existeraient pas sans lui. Il inflige des privations à une
portion considérable de la société, souvent à l'égard des objets les
plus nécessaires. En outre, il fait naître l'irritation, la haine,
les représailles, fruits de l'injustice.

Les avantages naturels ne font aucun mal à l'humanité. Tout au plus
pourrait-on dire qu'ils constatent un mal préexistant et qui ne leur
est pas imputable. Il est fâcheux, peut-être, que le tokay ne soit
pas aussi abondante et à aussi bas prix que la piquette. Mais ce
n'est pas là un fait social; il nous a été imposé par la nature.

Il y a donc entre l'avantage naturel et le monopole artificiel cette
différence profonde:

L'un est la conséquence d'une rareté, préexistante, inévitable;

L'autre est la cause d'une rareté factice, contre nature.

Dans le premier cas, ce n'est pas l'absence de concurrence qui fait
la rareté, c'est la rareté qui explique l'absence de concurrence.
L'humanité serait puérile, si elle se tourmentait, se révolutionnait,
parce qu'il n'y a, dans le monde, qu'une Jenny Lind, un Clos-Vougeot
et un Régent.

Dans le second cas, c'est tout le contraire: Ce n'est pas à cause
d'une rareté providentielle que la concurrence est impossible, mais
c'est parce que la force a étouffé la concurrence qu'il s'est produit
parmi les hommes une rareté qui ne devait pas être.

                        (_Note extraite des manuscrits de l'auteur._)]

_Utilité._ J. B. Say, si je ne me trompe, est le premier qui ait
secoué le joug de la _matérialité_. Il fit très-expressément de la
valeur une _qualité morale_, expression qui peut-être dépasse le but,
car la valeur n'est guère ni physique ni morale, c'est simplement--un
rapport.

Mais le grand économiste français avait dit lui-même: «Il n'est
donné à personne d'arriver aux confins de la science. Les savants
montent sur les épaules les uns des autres pour explorer du regard un
horizon de plus en plus étendu.» Peut-être la gloire de M. Say (en ce
qui concerne la question spéciale qui nous occupe, car, à d'autres
égards, ses titres de gloire sont aussi nombreux qu'impérissables)
est-elle d'avoir légué à ses successeurs un aperçu fécond.

L'axiome de M. Say était celui-ci: _La valeur a pour fondement
l'utilité_.

S'il était ici question de l'utilité relative des _services_
humains, je ne contesterais pas. Tout au plus pourrais-je faire
observer que l'axiome est superflu à force d'être évident. Il est
bien clair en effet que nul ne consent à rémunérer un _service_
que parce qu'à tort ou à raison il le juge utile. Le mot _service_
renferme tellement l'idée d'_utilité_, qu'il n'est autre chose que
la traduction en français, et même la reproduction littérale du mot
latin _uti_, _servir_.

Mais malheureusement ce n'est pas ainsi que Say l'entendait. Il
trouvait le principe de la valeur non-seulement dans les services
humains rendus à l'occasion des choses, mais encore dans les qualités
_utiles_, mises par la nature dans les choses elles-mêmes.--Par là il
se replaçait sous le joug de la matérialité. Par là, il faut bien le
dire, il était loin de déchirer le voile funeste que les économistes
anglais avaient jeté sur la question de propriété.

Avant de discuter en lui-même l'axiome de Say, j'en dois faire voir
la portée logique, afin qu'il ne me soit pas reproché de me lancer et
d'entraîner le lecteur dans d'oiseuses dissertations.

On ne peut pas douter que l'Utilité dont parle Say est celle qui
est dans les choses. Si le blé, le bois, la houille, le drap ont de
la valeur, c'est que ces produits ont des qualités qui les rendent
propres à notre usage, à satisfaire le besoin que nous avons de nous
nourrir, de nous chauffer, de nous vêtir.

Dès lors, comme la nature crée de l'_Utilité_, elle crée de la
_Valeur_;--funeste confusion dont les ennemis de la propriété se sont
fait une arme terrible.

Voilà un produit, du blé, par exemple. Je l'achète à la halle pour
seize francs. Une grande partie de ces seize francs se distribue,
par des ramifications infinies, par une inextricable complication
d'avances et de remboursements, entre tous les hommes qui, de près
ou de loin, ont concouru à mettre ce blé à ma portée. Il y a quelque
chose pour le laboureur, le semeur, le moissonneur, le batteur, le
charretier, ainsi que pour le forgeron, le charron qui ont préparé
les instruments. Jusqu'ici il n'y a rien à dire, que l'on soit
économiste ou communiste.

Mais j'aperçois que quatre francs sur mes seize francs vont au
propriétaire du sol, et j'ai bien le droit de demander si cet homme,
comme tous les autres, m'a rendu un Service, pour avoir, comme tous
les autres, droit incontestable à une rémunération.

D'après la doctrine que cet écrit aspire à faire prévaloir, la
réponse est catégorique. Elle consiste en un _oui_ très-formel. Oui,
le propriétaire m'a rendu un _service_. Quel est-il? Le voici: Il
a, par lui-même ou par son aïeul, défriché et clôturé le champ; il
l'a purgé de mauvaises herbes et d'eaux stagnantes; il a donné plus
d'épaisseur à la couche végétale; il a bâti une maison, des étables,
des écuries. Tout cela suppose un long travail qu'il a exécuté en
personne, ou, ce qui revient au même, qu'il a payé à d'autres. Ce
sont certainement là des services qui, en vertu de la juste loi
de réciprocité, doivent lui être remboursés. Or, ce propriétaire
n'a jamais été rémunéré, du moins intégralement. Il ne pouvait pas
l'être par le premier qui est venu lui acheter un hectolitre de
blé. Quel est donc l'arrangement qui est intervenu? Assurément le
plus ingénieux, le plus légitime et le plus équitable qu'on pût
imaginer. Il consiste en ceci: Quiconque voudra obtenir un sac de
blé, payera, outre les services des différents travailleurs que
nous avons énumérés, une petite portion des _services_ rendus par
le propriétaire; en d'autres termes, la _Valeur des services_ du
propriétaire se répartira sur tous les sacs de blé qui sortiront de
ce champ.

Maintenant on peut demander si cette rémunération, supposée être ici
de quatre francs, est trop grande ou trop petite. Je réponds: Cela
ne regarde pas l'économie politique. Cette science constate que la
valeur des services du propriétaire foncier se règle absolument par
les mêmes lois que la valeur de tous les autres services, et cela
suffit.

On peut s'étonner aussi que ce système de remboursement morcelé
n'arrive pas à la longue à un amortissement intégral, par conséquent
à l'extinction du droit du propriétaire. Ceux qui font cette
objection ne savent pas qu'il est dans la nature des capitaux de
produire une rente perpétuelle; c'est ce que nous apprendrons plus
tard.

Pour le moment, je ne dois pas m'écarter plus longtemps de la
question, et je ferai remarquer (car tout est là) qu'il n'y a pas
dans mes seize francs une obole qui n'aille rémunérer des services
humains, pas une qui corresponde à la prétendue _valeur_ que la
nature aurait introduite dans le blé en y mettant l'_utilité_.

Mais si, vous appuyant sur l'axiome de Say et des économistes
anglais, vous dites: Sur les seize francs, il y en a douze qui
vont aux laboureurs, semeurs, moissonneurs, charretiers, etc., deux
qui récompensent les services personnels du propriétaire; enfin,
deux autres francs représentent une valeur qui a pour fondement
l'_utilité_ créée par Dieu, par des agents naturels, et en dehors de
toute coopération humaine;--ne voyez-vous pas qu'on vous demandera de
suite: Qui doit profiter de cette portion de _valeur_? qui a droit
à cette rémunération? Dieu ne se présente pas pour la recevoir. Qui
osera se présenter à sa place?

Et plus Say veut expliquer la propriété sur cette donnée, plus il
prête le flanc à ses adversaires. Il compare d'abord, avec raison, la
terre à un laboratoire, où s'accomplissent des opérations chimiques
dont le résultat est utile aux hommes. «Le sol, ajoute-t-il, est donc
_producteur d'une utilité_, et lorsqu'IL, (le sol) la fait payer sous
la forme d'un profit ou d'un fermage _pour son propriétaire_, ce
n'est pas sans rien donner au consommateur en échange de ce que le
consommateur LUI (au sol) paye. IL (toujours le sol) lui donne une
utilité produite, et c'est en produisant cette utilité que _la terre
est productive aussi bien que le travail_.»

Ainsi, l'assertion est nette. Voilà deux prétendants qui se
présentent pour se partager la rémunération due par le consommateur
du blé, savoir: la terre et le travail. Ils se présentent au même
titre, car le sol, dit M. Say, est productif comme le travail. Le
travail demande à être rémunéré d'un _service_; le sol demande à être
rémunéré d'une _utilité_, et cette rémunération, il ne la demande pas
pour lui (sous quelle forme la lui donnerait-on?), il la réclame pour
_son propriétaire_.

Sur quoi Proudhon somme ce propriétaire, qui se dit chargé de
pouvoirs du sol, de montrer sa procuration.

On veut que je paye, en d'autres termes, que je rende un service,
pour recevoir l'_utilité_ produite par les agents naturels,
indépendamment du concours de l'homme déjà payé séparément.

Mais je demanderai toujours: Qui profitera de mon service?

Sera-ce le producteur de l'utilité, c'est-à-dire le sol? Cela est
absurde, et je puis attendre tranquillement qu'il m'envoie un
huissier.

Sera-ce un homme? mais à quel titre? Si c'est pour m'avoir rendu un
service, à la bonne heure. Mais alors vous êtes à mon point de vue.
C'est le service humain qui _vaut_, et non le service naturel; c'est
la conclusion à laquelle je veux vous amener.

Cependant, cela est contraire à votre hypothèse même. Vous dites que
tous les services humains sont rémunérés par quatorze francs, et que
les deux francs qui complètent le prix du blé répondent à la valeur
créée par la nature. En ce cas, je répète ma question: À quel titre
un homme quelconque se présente-t-il pour les recevoir? Et n'est-il
pas malheureusement trop clair que si vous appliquez spécialement le
nom de _propriétaire_ à l'homme qui revendique le droit de toucher
ces deux francs, vous justifiez cette trop fameuse maxime: _La
propriété c'est le vol_?

Et qu'on ne pense pas que cette confusion entre l'utilité et la
valeur se borne à ébranler la propriété foncière. Après avoir
conduit à contester la _rente de la terre_, elle conduit à contester
l'_intérêt du capital_.

En effet, les machines, les instruments de travail sont, comme le
sol, producteurs d'_utilité_. Si cette utilité a une _valeur_, elle
se paye, car le mot Valeur implique droit à payement. Mais à qui se
paye-t-elle? au propriétaire de la machine, sans doute. Est-ce pour
un service personnel? alors dites donc que la valeur est dans le
service. Mais si vous dites qu'il faut faire un premier payement pour
le service, et un second pour l'utilité produite par la machine,
indépendamment de toute action humaine déjà rétribuée, on vous
demandera à qui va ce second payement, et comment l'homme, qui est
déjà rémunéré de tous ses services, a-t-il droit de réclamer quelque
chose de plus?

La vérité est que l'utilité produite par la nature est _gratuite_,
partant _commune_, ainsi que celle produite par les instruments de
travail. Elle est gratuite et commune à une condition: c'est de
se donner la peine, c'est de se rendre à soi-même le service de
la recueillir, ou, si l'on donne cette peine, si l'on demande ce
service à autrui, de céder en retour un service _équivalent_. C'est
dans ces services comparés qu'est la valeur, et nullement dans
l'utilité naturelle. Cette peine peut être plus ou moins grande, ce
qui fait varier la valeur et non l'utilité. Quand nous sommes auprès
d'une source abondante, l'eau est gratuite pour nous tous, à la
condition de nous baisser pour la prendre. Si nous chargeons notre
voisin de prendre cette peine pour nous, alors je vois apparaître
une convention, un marché, une _valeur_, mais cela ne fait pas que
l'eau ne reste gratuite. Si nous sommes à une heure de la source, le
marché se fera sur d'autres bases quant au degré, mais non quant au
principe. La valeur n'aura pas passé pour cela dans l'eau ni dans
son utilité. L'eau continuera d'être _gratuite_, à la condition
de l'aller chercher, ou de rémunérer ceux qui, après libre débat,
consentent à nous épargner cette peine en la prenant eux-mêmes.

Il en est ainsi pour tout. Les utilités nous entourent, mais il faut
_se baisser pour les prendre_; cet effort, quelquefois très-simple,
est souvent fort compliqué. Rien n'est plus facile, dans la plupart
des cas, que de recueillir l'eau dont la nature a préparé l'utilité.
Il ne l'est pas autant de recueillir le blé dont la nature prépare
également l'utilité. C'est pourquoi la valeur de ces deux efforts
diffère par le degré, non par le principe. Le service est plus ou
moins onéreux; partant, il _vaut_ plus ou moins; l'utilité est et
reste toujours _gratuite_.

Que s'il intervient un instrument de travail, qu'en résulte-t-il?
que l'utilité est plus facilement recueillie. Aussi le service
a-t-il moins de _valeur_. Nous payons certainement moins cher les
livres depuis l'invention de l'imprimerie. Phénomène admirable et
trop méconnu! Vous dites que les instruments de travail produisent
de la Valeur; vous vous trompez, c'est de l'Utilité et de l'Utilité
gratuite qu'il faut dire. Quant à de la Valeur, ils en produisent si
peu, qu'ils l'anéantissent de plus en plus.

Il est vrai que celui qui a fait la machine a rendu service. Il
reçoit une rémunération dont s'augmente la valeur du produit. C'est
pourquoi nous sommes disposés à nous figurer que nous rétribuons
l'utilité produite par la machine: c'est une illusion. Ce que nous
rétribuons, ce sont les _services_ que nous rendent tous ceux qui
ont concouru à la faire confectionner ou fonctionner. La valeur est
si peu dans l'utilité produite, que, même après avoir rétribué ces
nouveaux _services_, l'utilité nous est acquise à de meilleures
conditions qu'avant.

Habituons-nous donc à distinguer l'Utilité de la Valeur. Il n'y a
de science économique qu'à ce prix. Loin que l'Utilité et la Valeur
soient identiques ou même assimilables, j'ose affirmer, sans crainte
d'aller jusqu'au paradoxe, que ce sont des idées opposées. Besoin,
Effort, Satisfaction, voilà l'homme, avons-nous dit, au point de
vue économique. Le rapport de l'Utilité est avec le Besoin et la
Satisfaction. Le rapport de la Valeur est avec l'Effort. L'Utilité
est le Bien qui fait cesser le besoin par la satisfaction. La Valeur
est le mal, car elle naît de l'obstacle qui s'interpose entre le
besoin et la satisfaction; sans ces obstacles, il n'y aurait pas
d'efforts à faire et à échanger, l'utilité serait infinie, gratuite
et commune _sans condition_, et la notion de valeur ne se serait
jamais introduite dans ce monde. Par la présence de ces obstacles,
l'utilité n'est gratuite qu'à la condition d'efforts échangés,
qui, comparés entre eux, constatent la valeur. Plus les obstacles
s'abaissent devant la libéralité de la nature ou les progrès
des sciences, plus l'utilité s'approche de la gratuité et de la
communauté absolues, car la condition onéreuse et par conséquent la
_valeur_ diminuent avec les obstacles. Je m'estimerais heureux si,
à travers toutes ces dissertations qui peuvent paraître subtiles,
et dont je suis condamné à redouter tout à la fois la longueur
et la concision, je parviens à établir cette vérité rassurante:
_propriété légitime de la valeur_,--et cette autre vérité consolante:
_communauté progressive de l'utilité_.

Encore une remarque: Tout ce qui _sert_ est _utile_ (_uti_,
_servir_); à ce titre, il est fort douteux qu'il existe rien dans
l'univers, force ou matière, qui ne soit _utile_ à l'homme.

Nous pouvons affirmer du moins, sans crainte de nous tromper, qu'une
foule de choses nous sont utiles à notre insu. Si la lune était
placée plus haut ou plus bas, il est fort possible que le règne
inorganique, par suite, le règne végétal, par suite encore, le
règne animal, fussent profondément modifiés. Sans cette étoile qui
brille au firmament pendant que j'écris, peut-être le genre humain
ne pourrait-il exister. La nature nous a environnés d'utilités.
Cette qualité d'être _utiles_, nous la reconnaissons dans beaucoup
de substances et de phénomènes; dans d'autres, la science et
l'expérience nous la révèlent tous les jours; dans d'autres encore,
elle existe quoique complétement et peut-être pour toujours ignorée
de nous.

Quand ces substances et ces phénomènes exercent sur nous, mais _sans
nous_, leur action utile, nous n'avons aucun intérêt à comparer le
degré d'utilité dont ils nous sont, et qui plus est, nous n'en avons
guère les moyens. Nous savons que l'oxygène et l'azote nous sont
utiles mais nous n'essayons pas, et nous essayerions probablement
en vain de déterminer dans quelle proportion. Il n'y a pas là les
éléments de l'évaluation, de la valeur. J'en dirai autant des sels,
des gaz, des forces répandues dans la nature. Quand tous ces agents
se meuvent et se combinent de manière à produire pour nous, _mais
sans notre concours_, de l'utilité, cette utilité, nous en jouissons
sans l'_évaluer_. C'est quand notre coopération intervient et surtout
quand elle s'échange, c'est alors et seulement alors qu'apparaissent
l'Évaluation et la Valeur, portant non sur l'utilité de substances et
de phénomènes souvent ignorés, mais sur cette coopération même.

C'est pourquoi je dis: la valeur, c'est l'appréciation des services
échangés. Ces services peuvent être fort compliqués, ils peuvent
avoir exigé une foule de travaux divers anciens et récents, ils
peuvent se transmettre d'un hémisphère ou d'une génération à une
autre génération et à un autre hémisphère, embrassant de nombreux
contractants, nécessitant des crédits, des avances, des arrangements
variés, jusqu'à ce que la balance générale se fasse; toujours est-il
que le principe de la _valeur_ est en eux et non dans l'utilité à
laquelle ils servent de véhicule, utilité gratuite par essence, et
qui passe de main en main, qu'on me permette le mot, _par-dessus le
marché_.

Après tout, si l'on persiste à voir dans l'Utilité le fondement de la
Valeur, je le veux bien; mais qu'il soit bien entendu qu'il ne s'agit
pas de cette utilité qui est dans les choses et les phénomènes par
la dispensation de la Providence ou la puissance de l'art, mais de
l'utilité des services humains comparés et échangés.

_Rareté._ Selon Senior, de toutes les circonstances qui influent sur
la Valeur, la rareté est la plus décisive. Je n'ai aucune objection
à faire contre cette remarque, si ce n'est qu'elle suppose, par
sa forme, que la valeur est inhérente aux choses mêmes; hypothèse
dont je combattrai toujours jusqu'à l'apparence. Au fond, le mot
_rareté_, dans le sujet qui nous occupe, exprime d'une manière
abrégée cette pensée: Toutes choses égales d'ailleurs, un service a
d'autant plus de valeur que nous aurions plus de difficulté à nous le
rendre à nous-mêmes, et que, par conséquent, nous rencontrons plus
d'exigences quand nous le réclamons d'autrui. La rareté est une de
ces difficultés. C'est un _obstacle_ de plus à surmonter. Plus il est
grand, plus nous rémunérons ceux qui le surmontent pour nous.--La
rareté donne souvent lieu à des rémunérations considérables; et c'est
pourquoi je refusais d'admettre tout à l'heure avec les économistes
anglais que la Valeur fût proportionnelle au travail. Il faut tenir
compte de la parcimonie avec laquelle la nature nous a traités à
certains égards. Le mot _service_ embrasse toutes ces idées et
nuances d'idées.

_Jugement._ Storch voit la _valeur_ dans le jugement qui nous la fait
reconnaître.--Sans doute, chaque fois qu'il s'agit d'un _rapport_,
il faut comparer et _juger_. Mais le rapport n'en est pas moins une
chose et le jugement une autre. Quand nous comparons la hauteur de
deux arbres, leur grandeur et la différence de leur grandeur sont
indépendantes de notre appréciation.

Mais dans la détermination de la valeur, quel est le rapport qu'il
s'agit de juger? C'est le rapport de deux services échangés. La
question est de savoir ce que _valent_, l'un à l'égard de l'autre,
les services rendus et reçus, à l'occasion des actes transmis ou des
choses cédées, en tenant compte de toutes les circonstances, et non
ce que ces actes ou ces choses contiennent d'utilité intrinsèque, car
cette utilité peut être en partie étrangère à toute action humaine et
par conséquent étrangère à la _valeur_.

Storch reste donc dans l'erreur fondamentale que je combats ici,
quand il dit:

«Notre jugement nous fait découvrir le rapport qui existe entre nos
besoins et l'utilité des choses. L'arrêt que notre jugement porte sur
l'_utilité des choses_ constitue leur _valeur_.»

Et plus loin:

«Pour créer une valeur, il faut la réunion de trois circonstances: 1º
que l'homme éprouve ou conçoive un besoin; 2º qu'il existe une chose
propre à satisfaire ce besoin; 3º que le jugement se prononce en
faveur de l'_utilité de la chose_. Donc la valeur des choses, c'est
leur _utilité_ relative.»

Le jour, j'éprouve le besoin de voir clair. Il existe une chose
propre à satisfaire ce besoin, qui est la lumière du soleil. Mon
jugement se prononce en faveur de l'utilité de cette chose, et...
elle n'a pas de valeur. Pourquoi? Parce que j'en jouis sans réclamer
le service de personne.

La nuit, j'éprouve le même besoin. Il existe une chose propre à le
satisfaire très-imparfaitement, une bougie. Mon jugement se prononce
sur l'utilité, mais sur l'utilité relative beaucoup moindre de cette
chose, et elle a une _valeur_. Pourquoi? Parce que celui qui s'est
donné la peine de faire la bougie ne veut pas me rendre le service de
me la céder, si je ne lui rends un service équivalent.

Ce qu'il s'agit de comparer et de juger, pour déterminer la valeur,
ce n'est donc pas l'_utilité relative_ des choses, mais le rapport de
deux services.

En ces termes, je ne repousse pas la définition de Storch.

Résumons ce paragraphe, afin de montrer que ma définition contient
tout ce qu'il y a de vrai dans celles de mes prédécesseurs, et
élimine tout ce qu'elles ont d'erroné par excès ou défaut.

Le principe de la Valeur, ai-je dit, est dans un _service_ humain.
Elle résulte de l'appréciation de deux services comparés.

La Valeur doit avoir trait à l'effort:--_Service_ implique un effort
quelconque.

Elle suppose comparaison d'efforts échangés, au moins
échangeables:--_Service_ implique les termes donner et recevoir.

En fait, elle n'est cependant pas proportionnelle à l'intensité des
efforts:--_Service_ n'implique pas nécessairement cette proportion.

Une foule de circonstances extérieures influent sur la valeur sans
être la valeur même:--Le mot _Service_ tient compte de toutes ces
circonstances dans la mesure convenable.

_Matérialité._ Quand le service consiste à céder une chose
matérielle, rien n'empêche de dire, par métonymie, que c'est cette
chose qui _vaut_. Mais il ne faut pas perdre de vue que c'est là un
trope qui attribue aux choses mêmes la valeur des services dont elles
sont l'occasion.

_Conservabilité._ Matière ou non, la valeur se conserve jusqu'à la
satisfaction, et pas plus loin. Elle ne change pas de nature selon
que la satisfaction suit l'effort de plus ou moins près, selon que le
service est personnel ou réel.

_Accumulabilité._ Ce que l'épargne accumule, dans l'ordre social, ce
n'est pas la matière, mais la valeur ou les services[15].

[Note 15: V. ci-après le chap. XV.

L'_accumulation_ est une circonstance de nulle considération en
économie politique.

Que la satisfaction soit immédiate ou retardée, qu'elle puisse
être ajournée ou ne se puisse séparer de l'effort, en quoi cela
change-t-il la nature des choses?

Je suis disposé à faire un sacrifice pour me donner le plaisir
d'entendre une belle voix, je vais au théâtre et je paye; la
satisfaction est immédiate. Si j'avais consacré mon argent à acheter
un plat de fraises, j'aurais pu renvoyer la satisfaction à demain;
voilà tout.

On dira sans doute que les fraises sont de la richesse, parce que je
puis les échanger encore. Cela est vrai. Tant que l'effort ayant eu
lieu la satisfaction n'est pas accomplie, la richesse subsiste. C'est
la satisfaction qui la détruit. Quand le plat de fraises sera mangé,
cette satisfaction ira rejoindre celle que m'a procurée la voix
d'Alboni.

Service reçu, service rendu: voilà l'économie politique.

                        (_Note extraite des manuscrits de l'auteur._)]

_Utilité._ J'admettrai avec M. Say que l'Utilité est le fondement
de la Valeur, pourvu qu'on convienne qu'il ne s'agit nullement de
l'utilité qui est dans les choses, mais de l'utilité relative des
services.

_Travail._ J'admettrai avec Ricardo que le Travail est le fondement
de la Valeur, pourvu d'abord qu'on prenne le mot travail dans
le sens le plus général, et ensuite qu'on ne conclue pas à une
proportionnalité contraire à tous les faits, en d'autres termes,
pourvu qu'on substitue au mot _travail_ le mot _service_.

_Rareté._ J'admets avec Senior que la rareté influe sur la _valeur_.
Mais pourquoi? Parce qu'elle rend le _service_ d'autant plus précieux.

_Jugement._ J'admets avec Storch que la valeur résulte d'un jugement,
pourvu qu'on convienne que c'est du jugement que nous portons, non
sur l'utilité des choses, mais sur l'utilité des _services_.

Ainsi les Économistes de toutes nuances devront se tenir pour
satisfaits. Je leur donne raison à tous, parce que tous ont aperçu
la vérité par un côté. Il est vrai que l'erreur était sur le revers
de la médaille. C'est au lecteur de décider si ma définition tient
compte de toutes les vérités et rejette toutes les erreurs.

Je ne dois pas terminer sans dire un mot de cette quadrature de
l'Économie politique: la _mesure de la valeur_;--et ici je répéterai,
avec bien plus de force encore, l'observation qui termine les
précédents chapitres.

J'ai dit que nos besoins, nos désirs, nos goûts n'ont ni bornes ni
mesure précise.

J'ai dit que nos moyens d'y pourvoir, dons de la nature, facultés,
activité, prévoyance, discernement, n'avaient pas de mesure précise.
Chacun de ces éléments est variable en lui-même; il diffère d'homme à
homme, il diffère dans chaque individu de minute en minute, en sorte
que tout cela forme un ensemble qui est la mobilité même.

Si maintenant l'on considère quelles sont les circonstances qui
influent sur la valeur, utilité, travail, rareté, jugement, et si
l'on reconnaît qu'il n'est aucune de ces circonstances qui ne varie
à l'infini, comment s'obstinerait-on à chercher à la _valeur_ une
mesure fixe?

Il serait curieux qu'on trouvât la fixité dans un terme moyen composé
d'éléments mobiles, et qui n'est autre chose qu'un Rapport entre deux
termes extrêmes plus mobiles encore!

Les économistes qui poursuivent une _mesure absolue de la valeur_
courent donc après une chimère, et qui plus est, après une inutilité.
La pratique universelle a adopté l'or et l'argent, encore qu'elle
n'ignorât pas combien la valeur de ces métaux est variable. Mais
qu'importe la variabilité de la mesure, si, affectant de la même
manière les deux objets échangés, elle ne peut altérer la loyauté
de l'échange? C'est une _moyenne proportionnelle_ qui peut hausser
ou baisser, sans manquer pour cela à sa mission, qui est d'accuser
exactement le _Rapport_ des deux extrêmes.

La science ne se propose pas pour but, comme l'échange, de chercher
le _Rapport actuel de deux services_, car en ce cas la monnaie
lui suffirait. Ce qu'elle cherche surtout, c'est le _Rapport de
l'effort à la satisfaction_; et à cet égard, une mesure de la valeur,
existât-elle, ne lui apprendrait rien, car l'effort apporte toujours
à la satisfaction une proportion variable d'utilité gratuite qui
n'a pas de valeur. C'est parce que cet élément de bien-être a été
perdu de vue, que la plupart des écrivains ont déploré l'absence
d'une mesure de la valeur. Ils n'ont pas vu qu'elle ne ferait
aucune réponse à la question proposée: Quelle est la Richesse ou
le bien-être comparatif de deux classes, de deux peuples, de deux
générations?

Pour résoudre cette question, il faut à la science une mesure qui
lui révèle, non pas le _rapport de deux services_, lesquels peuvent
servir de véhicule à des doses très-diverses d'utilité gratuite,
mais le rapport de l'_effort à la satisfaction_, et cette mesure ne
saurait être autre que l'effort lui-même ou le travail.

Mais comment le travail servira-t-il de mesure? N'est-il pas lui-même
un des éléments les plus variables? N'est-il pas plus ou moins
habile, pénible, chanceux, dangereux, répugnant? N'exige-t-il pas
plus ou moins l'intervention de certaines facultés intellectuelles,
de certaines vertus morales? et ne conduit-il pas, en raison de
toutes ces circonstances, à des rémunérations d'une variété infinie?

Il y a une nature de travail qui, en tout temps, en tous lieux, est
identique à lui-même, et c'est celui-là qui doit servir de type.
C'est le travail le plus simple, le plus brut, le plus primitif, le
plus musculaire, celui qui est le plus dégagé de toute coopération
naturelle, celui que tout homme peut exécuter, celui qui rend des
services que chacun peut se rendre à soi-même, celui qui n'exige ni
force exceptionnelle, ni habileté, ni apprentissage; le travail tel
qu'il s'est manifesté au point de départ de l'humanité, le travail,
en un mot, du simple journalier. Ce travail est partout le plus
offert, le moins spécial, le plus homogène et le moins rétribué.
Toutes les rémunérations s'échelonnent et se graduent à partir de
cette base; elles augmentent avec toutes les circonstances qui
ajoutent à son mérite.

Si donc on veut comparer deux états sociaux, il ne faut pas recourir
à une _mesure de la valeur_, par deux motifs aussi logiques l'un que
l'autre: d'abord parce qu'il n'y en a pas; ensuite parce qu'elle
ferait à l'interrogation une réponse trompeuse, négligeant un élément
considérable et progressif du bien-être humain: l'utilité gratuite.

Ce qu'il faut faire, c'est au contraire oublier complétement la
valeur, particulièrement la monnaie, et se demander: Quelle est,
dans tel pays, à telle époque, la quantité de chaque genre d'utilité
spéciale, et la somme de toutes les utilités qui répond à chaque
quantité donnée de travail brut; en d'autres termes: Quel est le
bien-être que peut se procurer par l'échange le simple journalier?

On peut affirmer que l'ordre social naturel est perfectible et
harmonique, si, d'un côté, le nombre des hommes voués au travail
brut, et recevant la plus petite rétribution possible, va sans cesse
diminuant, et si, de l'autre, cette rémunération mesurée non en
valeur ou en monnaie, mais en satisfaction réelle, s'accroît sans
cesse[16].

[Note 16: Ce qui suit était destiné par l'auteur à trouver place dans
le présent chapitre.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

       *       *       *       *       *

Les anciens avaient bien décrit toutes les combinaisons de l'Échange:

_Do ut des_ (produit contre produit), _Do ut facias_ (produit contre
service), _Facio ut des_ (service contre produit), _Facio ut facias_
(service contre service).

Puisque produits et services s'échangent entre eux, il faut bien
qu'ils aient quelque chose de commun, quelque chose par quoi ils se
comparent et s'apprécient, à savoir la _valeur_.

Mais la Valeur est une chose identique à elle-même. Elle ne peut
donc qu'avoir, soit dans le produit, soit dans le service, la même
origine, la même raison d'être.

Cela étant ainsi, la valeur est-elle originairement, essentiellement
dans le _produit_, et est-ce par analogie qu'on en a étendu la
notion au _service_?

Ou bien, au contraire, la valeur réside-t-elle dans le service, et ne
s'incarne-t-elle pas dans le produit, précisément et uniquement parce
que le service s'y incarne lui-même?

Quelques personnes paraissent croire que c'est là une question
de pure subtilité. C'est ce que nous verrons tout à l'heure.
Provisoirement je me bornerai à faire observer combien il serait
étrange qu'en économie politique une bonne ou une mauvaise définition
de la valeur fût indifférente.

Il ne me paraît pas douteux qu'à l'origine l'économie politique a
cru voir la valeur dans le produit, bien plus, dans la _matière_ du
produit. Les Physiocrates l'attribuaient exclusivement à la terre,
et appelaient _stériles_ toutes les classes qui n'ajoutent rien à la
matière: tant à leurs yeux _matière_ et _valeur_ étaient étroitement
liées ensemble.

Il semble qu'Adam Smith aurait dû briser cette notion, puisqu'il
faisait découler la _valeur_ du _travail_. Les purs services
n'exigent-ils pas du travail, par conséquent n'impliquent-ils pas
de la valeur? Si près de la vérité, Smith ne s'en rendit pas maître
encore: car, outre qu'il dit formellement que pour que le travail
ait de la valeur il faut qu'il s'applique à la matière, à quelque
chose de physiquement tangible et accumulable, tout le monde sait
que, comme les Physiocrates, il range parmi les classes improductives
celles qui se bornent à rendre des services.

À la vérité, Smith s'occupe beaucoup de ces classes dans son traité
des Richesses. Mais qu'est-ce que cela prouve, si ce n'est qu'après
avoir donné une définition, il s'y trouvait à l'étroit, et que par
conséquent cette définition était fausse? Smith n'eût pas conquis
la vaste et juste renommée qui l'environne, s'il n'eût écrit ses
magnifiques chapitres sur l'Enseignement, le Clergé, les Services
publics, et si, traitant de la Richesse, il se fût circonscrit
dans sa définition. Heureusement il échappa, par l'inconséquence,
au joug de ses prémisses. Cela arrive toujours ainsi. Jamais un
homme de quelque génie, partant d'un faux principe, n'échappera à
l'inconséquence; sans quoi il serait dans l'absurde progressif, et,
loin d'être un homme de génie, il ne serait pas même un homme.

Comme Smith avait fait un pas en avant sur les Physiocrates, Say en
fit un autre sur Smith. Peu à peu, il fut amené à reconnaître de la
valeur aux services, mais seulement par analogie, par extension.
C'est dans le produit qu'il voyait la valeur essentielle, et rien
ne le prouve mieux que cette bizarre dénomination donnée aux
services: «_Produits immatériels_,» deux mots qui hurlent de se
trouver ensemble. Say est parti de Smith, et ce qui le prouve, c'est
que toute la théorie du maître se retrouve dans les dix premières
lignes qui ouvrent les travaux du disciple[17]. Mais il a médité et
progressé pendant trente ans. Aussi il s'est approché de la vérité,
sans jamais l'atteindre complétement.

[Note 17: _Traité d'Écon. pol._, p. 1.]

Au reste, on aurait pu croire qu'il remplissait sa mission
d'économiste, aussi bien en étendant la valeur du produit au
service, qu'en la ramenant du service au produit, si la propagande
socialiste, fondée sur ses propres déductions, ne fût venue révéler
l'insuffisance et le danger de son principe.

M'étant donc posé cette question: Puisque certains produits ont de
la valeur, puisque certains services ont de la valeur, et puisque la
valeur identique à elle-même ne peut avoir qu'une origine, une raison
d'être, une explication identique; cette origine, cette explication
est-elle dans le produit ou dans le service?

Et, je le dis bien hautement, la réponse ne me paraît pas un instant
douteuse, par la raison sans réplique que voici: C'est que tout
produit qui a de la valeur implique un service, tandis que tout
service ne suppose pas nécessairement un produit.

Ceci me paraît décisif, mathématique.

Voilà un service: qu'il revête ou non une forme matérielle, il a de
la valeur; puisqu'il est service.

Voilà de la matière: si en la cédant on rend service, elle a de la
valeur, mais si on ne rend pas service, elle n'a pas de valeur.

Donc la valeur ne va pas de la matière au service, mais du service à
la matière.

Ce n'est pas tout. Rien ne s'explique plus aisément que cette
prééminence, cette priorité donnée au service, au point de vue de la
valeur, sur le produit. On va voir que cela tient à une circonstance
qu'il était aisé d'apercevoir, et qu'on n'a pas observée, précisément
parce qu'elle crève les yeux. Elle n'est autre que cette prévoyance
naturelle à l'homme, en vertu de laquelle, au lieu de se borner à
rendre les services qu'on lui demande, il se prépare d'avance à
rendre ceux qu'il prévoit devoir lui être demandés. C'est ainsi que
le _facio ut facias_ se transforme en _do ut des_, sans cesser d'être
le fait dominant et explicatif de toute transaction.

Jean dit à Pierre: Je désire une coupe. Ce serait à moi de la faire;
mais si tu veux la faire pour moi, tu me rendras un service que je
payerai par un service équivalent.

Pierre accepte. En conséquence, il se met en quête de terres
convenables, il les mélange, il les manipule; bref, il fait ce que
Jean aurait dû faire.

Il est bien évident ici que c'est le service, qui détermine la
valeur. Le mot dominant de la transaction c'est _facio_. Et si plus
tard la valeur s'incorpore dans le produit, ce n'est que parce
qu'elle découlera du service, lequel est la combinaison du travail
exécuté par Pierre et du travail épargné à Jean.

Or il peut arriver que Jean fasse souvent à Pierre la même
proposition, que d'autres personnes la lui fassent aussi, de telle
sorte que Pierre puisse prévoir avec certitude que ce genre de
services lui sera demandé, et se préparer à le rendre. Il peut se
dire: J'ai acquis une certaine habileté à faire des coupes. Or
l'expérience m'avertit que les coupes répondent à un besoin qui veut
être satisfait. Je puis donc en fabriquer d'avance.

Dorénavant Jean devra dire à Pierre, non plus: _Facio ut facias_,
mais: _Facio ut des_. Si même il a, de son côté, prévu les besoins de
Pierre et travaillé d'avance à y pourvoir, il dira: _Do ut des_.

Mais en quoi, je le demande, ce progrès qui découle de la prévoyance
humaine change-t-il la nature et l'origine de la Valeur? Est-ce
qu'elle n'a pas toujours pour raison d'être et pour mesure le
service? Qu'importe, quant à la vraie notion de la valeur, que pour
faire une coupe Pierre ait attendu qu'on la lui demandât, ou qu'il
l'ait faite d'avance, prévoyant qu'elle lui serait demandée?

Remarquez ceci: dans l'humanité, l'inexpérience et l'imprévoyance
précèdent l'expérience et la prévoyance. Ce n'est qu'avec le temps
que les hommes ont pu prévoir leurs besoins réciproques, au point
de se préparer à y pourvoir. Logiquement, le _facio ut facias_ a dû
précéder le _do ut des_. Celui-ci est en même temps le fruit et le
signe de quelques connaissances répandues, de quelque expérience
acquise, de quelque sécurité politique, de quelque confiance en
l'avenir, en un mot, d'une certaine civilisation. Cette prévoyance
sociale, cette foi en la _demande_ qui fait qu'on prépare l'_offre_,
cette sorte de _statistique intuitive_ dont chacun a une notion plus
ou moins précise, et qui établit un si surprenant équilibre entre
les besoins et les approvisionnements, est un des ressorts les plus
efficaces de la perfectibilité humaine. C'est à lui que nous devons
la séparation des occupations, ou du moins les professions et les
métiers. C'est à lui que nous devons un des biens que les hommes
recherchent avec le plus d'ardeur: la fixité des rémunérations,
sous forme de _salaire_ quant au travail, et d'_intérêt_ quant
au capital. C'est à lui que nous devons le crédit, les opérations
à longue échéance, celles qui ont pour objet le nivellement des
risques, etc. Il est surprenant qu'au point de vue de l'économie
politique ce noble attribut de l'homme, la Prévoyance, n'ait pas
été plus remarqué. C'est toujours, ainsi que le disait Rousseau, à
cause de la difficulté que nous éprouvons à observer le milieu dans
lequel nous sommes plongés et qui forme notre atmosphère naturelle.
Il n'y a que les faits anormaux qui nous frappent, et nous laissons
passer inaperçus ceux qui, agissant autour de nous, sur nous et en
nous d'une manière permanente, modifient profondément l'homme et la
société.

Pour en revenir au sujet qui nous occupe, il se peut que la
prévoyance humaine, dans sa diffusion infinie, tende de plus en plus
à substituer le _do ut des_ au _facio ut facias_; mais n'oublions
pas néanmoins que c'est dans la forme primitive et _nécessaire_ de
l'échange que se trouve pour la première fois la notion de valeur,
que cette forme primitive est le service réciproque, et, qu'après
tout, au point de vue de l'échange, le produit n'est qu'un _service
prévu_.

Après avoir constaté que la valeur n'est pas inhérente à la matière
et ne peut être classée parmi ses attributs, je suis loin de nier
qu'elle ne passe du _service_ au _produit_, de manière pour ainsi
dire à s'y incarner. Je prie mes contradicteurs de croire que je
ne suis pas assez pédant pour exclure du langage ces locutions
familières: l'or _vaut_, le froment _vaut_, la terre _vaut_. Je me
crois seulement en droit de demander à la science le pourquoi; et
si elle me répond: Parce que l'or, le froment, la terre portent en
eux-mêmes une _valeur_ intrinsèque,--je me crois en droit de lui
dire: «Tu te trompes et ton erreur est dangereuse. Tu te trompes, car
il y a de l'or et de la terre sans valeur; c'est l'or et la terre qui
n'ont encore été l'occasion d'aucun service humain. Ton erreur est
dangereuse, car elle induit à voir une usurpation des dons gratuits
de Dieu dans un simple droit à la réciprocité des services.»

Je suis donc prêt à reconnaître que les produits ont de la valeur,
pourvu qu'on m'accorde qu'elle ne leur est pas essentielle, qu'elle
se rattache à des services et en provient.

Et cela est si vrai, qu'il s'ensuit une conséquence
très-importante,--fondamentale en économie politique,--qui n'a pas
été et ne pouvait être remarquée, c'est celle-ci:

_Quand la valeur a passé du service au produit, elle subit dans le
produit toutes les chances auxquelles elle reste assujettie dans le
service lui-même_.

Elle n'est pas fixe dans le produit, comme cela serait si c'était une
de ses qualités intrinsèques; non, elle est essentiellement variable,
elle peut s'élever indéfiniment, elle peut s'abaisser jusqu'à
l'annulation, suivant la destinée du genre de services auxquels elle
doit son origine.

Celui qui fait actuellement une coupe, pour la vendre dans un an, y
met de la valeur sans doute; et cette valeur est déterminée par celle
du service,--non par la valeur qu'a actuellement le service, mais par
celle qu'il aura dans un an. Si, au moment de vendre la coupe, le
genre de services dont il s'agit est plus recherché, la coupe vaudra
plus; elle sera dépréciée dans le cas contraire.

C'est pourquoi l'homme est constamment stimulé à exercer sa
prévoyance, à en faire un utile usage. Il a toujours en perspective,
dans l'amélioration ou la dépréciation de la valeur, pour ses
prévisions justes une récompense, pour ses prévisions erronées un
châtiment. Et remarquez que ses succès comme ses revers coïncident
avec le bien et le mal général. S'il a bien dirigé ses prévisions,
il s'est préparé d'avance à jeter dans le milieu social des services
plus recherchés, plus appréciés, plus efficaces, qui répondent à
des besoins mieux sentis; il a contribué à diminuer la rareté, à
augmenter l'abondance de ce genre de services, à le mettre à la
portée d'un plus grand nombre de personnes avec moins de sacrifices.
Si au contraire il s'est trompé dans son appréciation de l'avenir,
il vient, par sa concurrence, déprimer des services déjà délaissés;
il ne fait, à ses dépens, qu'un bien négatif: c'est d'avertir qu'un
certain ordre de besoins n'exige pas actuellement une grande part
d'activité sociale, qu'elle n'a pas à prendre cette direction où elle
ne serait pas récompensée.

Ce fait remarquable--que la _valeur incorporée_, si je puis
m'exprimer ainsi, ne cesse pas d'avoir une destinée commune avec
celle du genre de service auquel elle se rattache,--est de la plus
haute importance, non-seulement parce qu'il démontre de plus en plus
cette théorie: que le principe de la valeur est dans le service;
mais encore parce qu'il explique avec la plus grande facilité des
phénomènes que les autres systèmes considèrent comme anormaux.

Une fois le produit lancé sur le marché du monde, y a-t-il, au sein
de l'humanité, des tendances générales qui poussent sa _valeur_
plutôt vers la baisse que vers la hausse? C'est demander si le genre
de services qui a engendré cette valeur tend à être plus ou moins
bien rémunéré. L'un est aussi possible que l'autre, et c'est ce qui
ouvre une carrière sans bornes à la prévoyance humaine.

Cependant on peut remarquer que la loi générale des êtres
susceptibles d'expérimenter, d'apprendre et de se rectifier, c'est le
progrès. La probabilité est donc qu'à une époque donnée, une certaine
dépense de temps et de peine obtienne plus de résultats qu'à une
époque antérieure; d'où l'on peut conclure que la tendance dominante
de la valeur incorporée est vers la baisse. Par exemple, si la coupe
dont je parlais tout à l'heure comme symbole des produits est faite
depuis plusieurs années, selon toute apparence elle aura subi quelque
dépréciation. En effet, pour confectionner une coupe identique, on a
aujourd'hui plus d'habileté, plus de ressources, de meilleurs outils,
des capitaux moins exigeants, une division du travail mieux entendue.
Or, s'adressant au détenteur de la coupe, celui qui la désire ne dit
pas: Faites-moi savoir quel est, en quantité et qualité, le travail
qu'elle vous a coûté afin que je vous rémunère en conséquence. Non,
il dit: Aujourd'hui, grâce aux progrès de l'art, je puis faire
moi-même ou me procurer par l'échange une coupe semblable, avec tant
de travail de telle qualité; et c'est la limite de la rémunération
que je consens à vous donner.

Il résulte de là que toute valeur incorporée, autrement dit tout
travail accumulé, ou tout capital tend à se déprécier devant les
services naturellement perfectibles et progressivement productifs; et
que, dans l'échange du travail actuel contre du travail antérieur,
l'avantage est généralement du côté du travail actuel, ainsi que cela
doit être puisqu'il rend plus de services.

Et c'est pour cela qu'il y a quelque chose de si vide dans les
déclamations que nous entendons diriger sans cesse contre la valeur
des propriétés foncières:

Cette valeur ne diffère en rien des autres, ni par son origine ni par
sa nature, ni par la loi générale de sa lente dépréciation.

Elle représente des services anciens: desséchements, défrichements,
épierrements, nivellements, clôtures, accroissement des couches
végétales, bâtisses, etc.; elle est là pour réclamer les droits de
ces services. Mais ces droits ne se règlent pas par la considération
du travail exécuté. Le propriétaire foncier ne dit pas: «Donnez-moi
en échange de cette terre autant de travail qu'elle en a reçu»
(c'est ainsi qu'il s'exprimerait si, selon la théorie de Smith, la
valeur venait du travail et lui était proportionnelle). Encore moins
vient-il dire, comme le supposent Ricardo et nombre d'économistes:
«Donnez-moi d'abord autant de travail que ce sol en a reçu, puis en
outre une certaine quantité de travail pour équivaloir aux forces
naturelles qui s'y trouvent.» Non, le propriétaire foncier, lui qui
représente les possesseurs qui l'ont précédé et jusqu'aux premiers
défricheurs, en est réduit à tenir en leur nom cet humble langage:

«Nous avons préparé des services, et nous demandons à les échanger
contre des services équivalents. Nous avons autrefois beaucoup
travaillé: car de notre temps on ne connaissait pas vos puissants
moyens d'exécution; il n'y avait pas de routes; nous étions forcés de
tout faire à force de bras. Bien des sueurs, bien des vies humaines
sont enfouies dans ces sillons. Mais nous ne demandons pas travail
pour travail; nous n'aurions aucun moyen pour obtenir une telle
transaction. Nous savons que le travail qui s'exécute aujourd'hui
sur la terre, soit en France, soit au dehors, est beaucoup plus
parfait et plus productif. Ce que nous demandons et ce qu'on ne
peut évidemment nous refuser, c'est que notre travail ancien et le
travail nouveau s'échangent proportionnellement, non à leur durée
ou leur intensité, mais à leurs résultats, de telle sorte que nous
recevions même rémunération pour même service. Par cet arrangement
nous perdons, au point de vue du travail, puisqu'il en faut deux fois
et peut-être trois plus du nôtre que du vôtre pour rendre le même
service; mais c'est un arrangement forcé; nous n'avons pas plus les
moyens d'en faire prévaloir un autre que vous de nous le refuser.»

Et, en point de fait, les choses se passent ainsi. Si l'on pouvait
se rendre compte de la quantité d'efforts, de fatigues, de sueurs
sans cesse renouvelées qu'il a fallu pour amener chaque hectare
du sol français à son état de productivité actuelle, on resterait
bien convaincu que celui qui l'achète ne donne pas travail pour
travail,--au moins dans quatre-vingt-dix-neuf circonstances sur cent.

Je mets ici cette restriction, parce qu'il ne faut pas perdre ceci
de vue: qu'un service incorporé peut acquérir de la valeur comme
il peut en perdre. Et encore que la tendance générale soit vers
la dépréciation, néanmoins le phénomène contraire se manifeste
quelquefois, dans des circonstances exceptionnelles, à propos de
terre comme à propos de toute autre chose, sans que la loi de justice
soit blessée et sans qu'on puisse crier au monopole.

Au fait, ce qui est toujours en présence, pour dégager la valeur,
ce sont les services. C'est une chose très-probable que du travail
ancien, dans une application déterminée, rend moins de services que
du travail nouveau; mais ce n'est pas une loi absolue. Si le travail
ancien rend moins de services, comme c'est presque toujours le cas,
que le travail nouveau, il faut dans l'échange plus du premier
que du second pour établir l'équivalence, puisque, je le répète,
l'équivalence se règle par les services. Mais aussi, quand il arrive
que le travail ancien rend plus de services que le nouveau, il
faut bien que celui-ci subisse la compensation du sacrifice de la
quantité...




VI

RICHESSE


Ainsi, en tout ce qui est propre à satisfaire nos besoins et nos
désirs, il y a à considérer, à distinguer deux choses, ce qu'a fait
la nature et ce que fait l'homme,--ce qui est gratuit et ce qui est
onéreux,--le don de Dieu et le service humain,--l'_utilité_ et la
_valeur_. Dans le même objet, l'une peut-être immense et l'autre
imperceptible. Celle-là restant invariable, celle-ci peut diminuer
indéfiniment et diminue en effet, chaque fois qu'un procédé ingénieux
nous fait obtenir un résultat identique avec un moindre effort.

On peut pressentir ici une des plus grandes difficultés, une des
plus abondantes sources de malentendus, de controverses et d'erreurs
placées à l'entrée même de la science.

Qu'est-ce que la _richesse_?

Sommes-nous _riches_ en proportion des utilités dont nous pouvons
disposer, c'est-à-dire des besoins et des désirs que nous pouvons
satisfaire? «Un homme est pauvre ou riche, dit A. Smith, selon
le plus ou moins de choses _utiles_ dont il peut se procurer la
jouissance.»

Sommes-nous _riches_ en proportion des _valeurs_ que nous possédons,
c'est-à-dire des _services_ que nous pouvons commander? «La richesse,
dit J. B. Say, est en proportion de la valeur. Elle est grande, si
la somme de valeur dont elle se compose est considérable; elle est
petite, si les valeurs le sont.»

Les ignorants donnent les deux sens au mot Richesse. Quelquefois on
les entend dire: «L'abondance des eaux est une Richesse pour telle
contrée,» alors ils ne pensent qu'à l'Utilité. Mais quand l'un
d'entre eux veut connaître sa propre richesse, il fait ce qu'on nomme
un inventaire où l'on ne tient compte que de la Valeur.

N'en déplaise aux savants, je crois que les ignorants ont raison
cette fois. La richesse, en effet, est _effective_ ou _relative_. Au
premier point de vue elle se juge par nos satisfactions; l'humanité
devient d'autant plus Riche qu'elle acquiert plus de bien-être,
quelle que soit la valeur des objets qui le procurent. Mais veut-on
connaître la part proportionnelle de chaque homme au bien-être
général, en d'autres termes la _richesse relative_?--C'est là
un simple rapport que la valeur seule révèle, parce qu'elle est
elle-même un rapport.

La science se préoccupe du bien-être général des hommes, de la
proportion qui existe entre leurs Efforts et leurs Satisfactions,
proportion que modifie avantageusement la participation progressive
de l'utilité gratuite à l'oeuvre de la production. Elle ne peut donc
pas exclure cet élément de l'idée de la Richesse. À ses yeux la
Richesse effective ce n'est pas la somme des valeurs, mais la somme
des utilités gratuites ou onéreuses attachées à ces valeurs. Au point
de vue de la satisfaction, c'est-à-dire de la réalité, nous sommes
riches autant de la valeur anéantie par le progrès que de celle qui
lui survit encore.

Dans les transactions ordinaires de la vie, on ne tient plus compte
de l'utilité à mesure qu'elle devient _gratuite_ par l'abaissement de
la valeur. Pourquoi? parce que ce qui est gratuit est _commun_, et ce
qui est commun n'altère en rien la part proportionnelle de chacun à
la richesse effective. On n'échange pas ce qui est commun; et comme,
dans la pratique des affaires, on n'a besoin de connaître que cette
proportion qui est constatée par la valeur, on ne s'occupe que d'elle.

Un débat s'est élevé entre Ricardo et J. B. Say à ce sujet. Ricardo
donnait au mot Richesse le sens d'Utilité; J. B. Say, celui de
Valeur. Le triomphe exclusif de l'un des champions était impossible,
puisque ce mot a l'un et l'autre sens, selon qu'on se place au point
de vue de l'effectif ou du relatif.

Mais il faut bien le dire, et d'autant plus que l'autorité de Say
est plus grande en ces matières, si l'on assimile la Richesse (au
sens de bien-être effectif) à la Valeur, si l'on affirme surtout
que l'une est proportionnelle à l'autre, on s'expose à fourvoyer
la science. Les livres des économistes de second ordre et ceux des
socialistes ne nous en offrent que trop la preuve. C'est un point
de départ malheureux qui dérobe au regard justement ce qui forme le
plus beau patrimoine de l'humanité; il fait considérer comme anéantie
cette part de bien-être que le progrès rend commun à tous, et fait
courir à l'esprit le plus grand des dangers,--celui d'entrer dans
une pétition de principe sans issue et sans fin, de concevoir une
économie politique à rebours, où le _but_ auquel nous aspirons est
perpétuellement confondu avec l'_obstacle_ qui nous arrête.

En effet, il n'y a de Valeur que par ces obstacles. Elle est le
signe, le symptôme, le témoin, la preuve de notre infirmité native.
Elle nous rappelle incessamment cet arrêt prononcé à l'origine: Tu
mangeras ton pain à la sueur de ton front. Pour l'Être tout-puissant
ces mots, _Effort_, _Service_, et, par conséquent, _Valeur_
n'existent pas. Quant à nous, nous sommes plongés dans un milieu
d'_utilités_, dont un grand nombre sont gratuites, mais dont d'autres
ne nous sont livrées qu'à titre onéreux. Des obstacles s'interposent
entre ces utilités et les besoins auxquels elles peuvent satisfaire.
Nous sommes condamnés à nous passer de l'Utilité ou à vaincre
l'Obstacle par nos efforts. Il faut que la sueur tombe de notre
front, ou pour nous ou pour ceux qui l'ont répandue à notre profit.

Plus donc il y a de valeurs dans une société, plus cela prouve sans
doute qu'on y a surmonté d'obstacles, mais plus cela prouve aussi
qu'il y avait des obstacles à surmonter. Ira-t-on jusqu'à dire que
ces obstacles font la Richesse, parce que sans eux les Valeurs
n'existeraient pas?

On peut concevoir deux nations. L'une a plus de satisfactions que
l'autre, mais elle a moins de valeurs, parce que la nature l'a
favorisée et qu'elle rencontre moins d'obstacles. Quelle sera la plus
riche?

Bien plus: prenons le même peuple à deux époques. Les obstacles
à vaincre sont les mêmes. Mais aujourd'hui il les surmonte avec
une telle facilité, il exécute, par exemple, ses transports, ses
labours, ses tissages, avec si peu d'efforts, que les valeurs s'en
trouvent considérablement réduites. Il a donc pu prendre un de ces
deux partis: ou se contenter des mêmes satisfactions qu'autrefois,
ses progrès se traduisant en loisirs; et en ce cas dira-t-on que sa
Richesse est rétrograde parce qu'il possède moins de valeurs?--ou
bien, consacrer ses efforts devenus disponibles à accroître ses
jouissances; et s'avisera-t-on, parce que la somme de ses valeurs
sera restée stationnaire, d'en conclure que sa richesse est restée
stationnaire aussi? C'est à quoi l'on aboutit, si l'on assimile ces
deux choses: _Richesse_ et _Valeur_.

L'écueil est ici bien dangereux pour l'économie politique. Doit-elle
mesurer la richesse par les satisfactions réalisées ou par les
valeurs créées?

S'il n'y avait jamais d'obstacles entre les utilités et les désirs,
il n'y aurait ni efforts, ni services, ni Valeurs, non plus qu'il n'y
en a pour Dieu; et pendant que, dans le premier sens, l'humanité
serait, comme Dieu, en possession de la Richesse infinie, suivant
la seconde acception, elle serait dépourvue de toutes Richesses. De
deux économistes dont chacun adopterait une de ces définitions, l'un
dirait: _Elle est infiniment riche_,--l'autre: _Elle est infiniment
pauvre_.

L'infini, il est vrai, n'est sous aucun rapport l'attribut de
l'humanité. Mais enfin elle se dirige de quelque côté, elle fait
des efforts, elle a des tendances, elle gravite vers la Richesse
progressive ou vers la Progressive Pauvreté. Or, comment les
Économistes pourront-ils s'entendre, si cet anéantissement successif
de l'effort par rapport au résultat, de la peine à prendre ou à
rémunérer, de la Valeur, est considéré par les uns comme un progrès
vers la Richesse, par les autres comme une chute dans la Misère?

Encore si la difficulté ne concernait que les économistes, on
pourrait dire: Entre eux les débats.--Mais les législateurs, les
gouvernements ont tous les jours à prendre des mesures qui exercent
sur les intérêts humains une influence réelle. Et où en sommes-nous,
si ces mesures sont prises en l'absence d'une lumière qui nous fasse
distinguer la Richesse de la Pauvreté?

Or, j'affirme ceci: La théorie qui définit la Richesse par la valeur
n'est en définitive que la glorification de l'Obstacle. Voici son
syllogisme: «La Richesse est proportionnelle aux valeurs, les valeurs
aux efforts, les efforts aux obstacles; donc les richesses sont
proportionnelles aux obstacles.»--J'affirme encore ceci: À cause de
la division du travail, qui a renfermé tout homme dans un métier ou
profession, cette illusion est très-difficile à détruire. Chacun de
nous vit des services qu'il rend à l'occasion d'un obstacle, d'un
besoin, d'une souffrance: le médecin sur les maladies, le laboureur
sur la famine, le manufacturier sur le froid, le voiturier sur la
distance, l'avocat sur l'iniquité, le soldat sur le danger du pays;
de telle sorte qu'il n'est pas un obstacle dont la disparition
ne fût très-inopportune et très-importune à quelqu'un, et même ne
paraisse funeste, au point de vue général, parce qu'elle semble
anéantir une source de services, de valeurs, de richesses. Fort peu
d'économistes se sont entièrement préservés de cette illusion, et, si
jamais la science parvient à la dissiper, sa mission pratique dans le
monde sera remplie; car je fais encore cette troisième affirmation:
Notre pratique officielle s'est imprégnée de cette théorie, et chaque
fois que les gouvernements croient devoir favoriser une classe, une
profession, une industrie, ils n'ont pas d'autre procédé que d'élever
des Obstacles, afin de donner à une certaine nature d'efforts
l'occasion de se développer, afin d'élargir artificiellement le
cercle des services auxquels la communauté sera forcée d'avoir
recours, d'accroître ainsi la valeur, et, soi-disant, la Richesse.

Et, en effet, il est très-vrai que ce procédé est utile à la classe
favorisée; on la voit se féliciter, s'applaudir, et que fait-on? On
accorde successivement la même faveur à toutes les autres.

Assimiler d'abord l'Utilité à la Valeur, puis la Valeur à la
Richesse, quoi de plus naturel! La science n'a pas rencontré de piége
dont elle se soit moins défiée. Car que lui est-il arrivé? À chaque
progrès, elle a raisonné ainsi: «L'obstacle diminue, donc l'effort
diminue; donc la valeur diminue; donc l'utilité diminue; donc la
richesse diminue; donc nous sommes les plus malheureux des hommes
pour nous être avisés d'inventer, d'échanger, d'avoir cinq doigts au
lieu de trois, et deux bras au lieu d'un; donc il faut engager le
gouvernement, qui a la force, à mettre ordre à ces abus.»

Cette économie politique à rebours défraye un grand nombre de
journaux et les séances de nos assemblées législatives. Elle a égaré
l'honnête et philanthrope Sismondi; on la trouve très-logiquement
exposée dans le livre de M. de Saint-Chamans.

«Il y a deux sortes de richesse pour une nation, dit-il. Si l'on
considère seulement les produits _utiles_ sous le rapport de la
quantité, de l'abondance, on s'occupe d'une richesse qui procure
des jouissances à la société, et que j'appellerai _Richesse de
jouissance_.

«Si l'on considère les produits sous le rapport de leur Valeur
échangeable ou simplement de leur valeur, l'on s'occupe d'une
Richesse qui procure des valeurs à la société, et que je nomme
_Richesse de valeur_.

«_C'est de la Richesse de valeur que s'occupe spécialement
l'Économie politique; c'est celle-là surtout dont peut s'occuper le
Gouvernement._»

Ceci posé, que peuvent l'économie politique et le gouvernement?
L'une, indiquer les moyens d'accroître cette _Richesse de valeur_;
l'autre, mettre ces moyens en oeuvre.

Mais la richesse de Valeur est proportionnelle aux efforts, et les
efforts sont proportionnels aux obstacles. L'Économie politique
doit donc enseigner, et le Gouvernement s'ingénier à multiplier les
obstacles. M. de Saint-Chamans ne recule en aucune façon devant cette
conséquence.

L'Échange facilite-t-il aux hommes les moyens d'acquérir plus de
_Richesse de jouissance_ avec moins de _Richesse de valeur_?--Il faut
contrarier l'échange (page 438).

Y a-t-il quelque part de l'Utilité gratuite qu'on pourrait remplacer
par de l'Utilité onéreuse, par exemple en supprimant un outil ou une
machine? Il n'y faut pas manquer: car il est bien évident, dit-il,
que si les machines augmentent la _Richesse de jouissance_, elles
diminuent la _Richesse de valeur_. «_Bénissons les obstacles_ que la
cherté du combustible oppose chez nous à la multiplicité des machines
à vapeur» (page 263).

La nature nous a-t-elle favorisés en quoi que ce soit? c'est pour
notre malheur, car, par là, elle nous a ôté une occasion de
travailler. «J'avoue qu'il est fort possible pour moi de désirer voir
faire avec les mains, les sueurs, et un travail forcé, ce qui peut
être produit sans peine et spontanément» (page 456).

Aussi quel dommage qu'elle ne nous ait pas laissé fabriquer l'eau
potable! C'eût été une belle occasion de produire de la _Richesse de
valeur_. Fort heureusement nous prenons notre revanche sur le vin.
«Trouvez le secret de faire sortir de la terre des sources de vin
aussi abondamment que les sources d'eau, et vous verrez que ce bel
ordre de choses ruinera un quart de la France» (page 456).

D'après la série d'idées que parcourt avec tant de naïveté notre
économiste, il y a une foule de moyens, tous très-simples, de réduire
les hommes à créer de la _Richesse de valeur_.

Le premier, c'est de la leur prendre à mesure. «Si l'impôt prend
l'argent où il abonde pour le porter où il manque, il sert, et, loin
que ce soit une perte pour l'État, _c'est un gain_» (page 161).

Le second, c'est de la dissiper. «Le luxe et la prodigalité, si
nuisibles aux fortunes des particuliers, sont _avantageux_ à la
richesse publique. Vous prêchez là une belle morale, me dira-t-on. Je
n'en ai pas la prétention. Il s'agit d'économie politique et non de
morale. On cherche les moyens de rendre les nations plus riches, et
je prêche le luxe» (page 168).

Un moyen plus prompt encore, c'est de la détruire par de bonnes
guerres. «Si l'on reconnaît avec moi que la dépense des prodigues
est aussi productive qu'une autre; que la dépense des gouvernements
est également productive... on ne s'étonne plus de la richesse de
l'Angleterre, après cette guerre si dispendieuse» (page 168).

Mais pour pousser à la création de la _Richesse de valeur_, tous ces
moyens, impôts, luxe, guerre, etc., sont forcés de baisser pavillon
devant une ressource beaucoup plus efficace: c'est l'incendie.

«C'est une grande source de richesses que de bâtir, parce que cela
fournit des revenus aux propriétaires qui vendent des matériaux,
aux ouvriers, et à diverses classes d'artisans et d'artistes. Melon
cite le chevalier Petty, qui regarde comme _profit de la nation_
le travail pour le rétablissement des édifices de Londres, après
le fameux incendie qui consuma les deux tiers de la ville, et il
l'apprécie (ce profit!) à un million sterling par an (valeur de
1666), pendant quatre années, sans que cela ait altéré en rien les
autres commerces. Sans regarder, ajoute M. de Saint-Chamans, comme
bien assurée l'évaluation _de ce profit_ à une somme fixe, il est
certain du moins que cet événement n'a pas eu une influence fâcheuse
sur la richesse anglaise à cette époque..... Le résultat du chevalier
Petty n'est pas impossible, puisque la nécessité de rebâtir Londres a
dû créer une immense quantité de nouveaux revenus» (page 63).

Les économistes qui partent de ce point: _La Richesse, c'est la
Valeur_, arriveraient infailliblement aux mêmes conclusions,
s'ils étaient logiques; mais ils ne le sont pas, parce que sur le
chemin de l'absurdité, on s'arrête toujours, un peu plus tôt, un
peu plus tard, selon qu'on a l'esprit plus ou moins juste. M. de
Saint-Chamans lui-même semble avoir reculé enfin quelque peu devant
les conséquences de son principe, quand elles le conduisent jusqu'à
l'éloge de l'incendie. On voit qu'il hésite et se contente d'un
éloge négatif. Logiquement il devait aller jusqu'au bout, et dire
ouvertement ce qu'il donne fort clairement à entendre.

De tous les économistes, celui qui a succombé de la manière la
plus affligeante à la difficulté dont il est ici question, c'est
certainement M. Sismondi. Comme M. de Saint-Chamans, il a pris
pour point de départ cette idée que la valeur était l'élément de
la richesse; comme lui, il a bâti sur cette donnée une _Économie
politique à rebours_, maudissant tout ce qui diminue la valeur.
Lui aussi exalte l'obstacle, proscrit les machines, anathématise
l'échange, la concurrence, la liberté, glorifie le luxe et l'impôt,
et arrive enfin à cette conséquence, que plus est grande l'abondance
de toutes choses, plus les hommes sont dénués de tout.

Cependant M. de Sismondi, d'un bout à l'autre de ses écrits, semble
porter au fond de sa conscience le sentiment qu'il se trompe, et
qu'un voile qu'il ne peut percer, s'interpose entre lui et la
vérité. Il n'ose tirer brutalement, comme M. de Saint-Chamans,
les conséquences de son principe; il se trouble, il hésite. Il se
demande quelquefois s'il est possible que tous les hommes, depuis
le commencement du monde, soient dans l'erreur et sur la voie du
suicide, quand ils cherchent à diminuer le rapport de l'effort à
la satisfaction, c'est-à-dire la _valeur_. Ami et ennemi de la
liberté, il la redoute, puisqu'elle conduit à l'universelle misère
par l'abondance qui déprécie la valeur; et en même temps, il ne
sait comment s'y prendre pour détruire cette liberté funeste. Il
arrive ainsi sur les confins du socialisme et des organisations
artificielles, il insinue que le gouvernement et la science doivent
tout régler et comprimer, puis il comprend le danger de ses conseils,
les rétracte et finit enfin par tomber dans le désespoir, disant:
La liberté mène au gouffre, la Contrainte est aussi impossible
qu'inefficace; il n'y a pas d'issue.--Il n'y en a pas en effet, si la
Valeur est la Richesse, c'est-à-dire si l'obstacle au bien-être est
le bien-être, c'est-à-dire si le mal est le bien.

Le dernier écrivain qui ait, à ma connaissance, remué cette question,
c'est M. Proudhon. Elle était pour son livre des _Contradictions
économiques_ une bonne fortune. Jamais plus belle occasion de saisir
aux cheveux une _antinomie_ et de narguer la science. Jamais plus
belle occasion de lui dire: «Vois-tu dans l'accroissement de la
valeur un bien ou un mal? _Quidquid dixeris argumentabor._»--Je
laisse à penser quelle fête[18]!

[Note 18: «Prenez parti pour la concurrence, vous aurez tort; prenez
parti contre la concurrence, vous aurez encore tort: ce qui signifie
que vous aurez toujours raison.» (P.-J. Proudhon, _Contradictions
économiques_, p. 182.)]

«Je somme tout économiste sérieux, dit-il, de me dire autrement
qu'en traduisant et répétant la question, par quelle cause la valeur
décroît à mesure que la production augmente, et réciproquement...
En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable,
quoique nécessaires l'une à l'autre, sont en raison inverse l'une
de l'autre... La valeur utile et la valeur échangeable restent donc
fatalement enchaînées l'une à l'autre, bien que par leur nature elles
tendent continuellement à s'exclure.»

«Il n'y a pas, sur la contradiction inhérente à la notion de valeur,
de cause assignable ni d'explication possible..... Étant donné pour
l'homme le besoin d'une grande variété de produits avec l'obligation
d'y pourvoir par son travail, l'opposition de valeur utile à valeur
échangeable en résulte nécessairement; et de cette opposition, une
contradiction sur le seuil même de l'économie politique. Aucune
intelligence, aucune volonté divine et humaine ne saurait l'empêcher.
Ainsi, au lieu de chercher une explication inutile, contentons-nous
de bien constater la _nécessité de la contradiction_.»

On sait que la grande découverte due à M. Proudhon est que tout est à
la fois vrai et faux, bon et mauvais, légitime et illégitime, qu'il
n'y a aucun principe qui ne se contredise, et que la _contradiction_
n'est pas seulement dans les fausses théories, mais dans l'essence
même des choses et des phénomènes; «elle est l'expression pure de
la nécessité, la loi intime des êtres, etc.;» en sorte qu'elle est
inévitable et serait incurable rationnellement sans la _série_ et,
en pratique, sans la _Banque du peuple_. Dieu, antinomie; liberté,
antinomie; concurrence, antinomie; propriété, antinomie; valeur,
crédit, monopole, communauté, antinomie et toujours antinomie. Quand
M. Proudhon fit cette fameuse découverte, son coeur dut certainement
bondir de joie; car, puisque la Contradiction est en tout et partout,
il y a toujours matière à contredire, ce qui est pour lui le bien
suprême. Il me disait un jour: Je voudrais bien aller en paradis,
mais j'ai peur que tout le monde n'y soit d'accord et de n'y trouver
personne avec qui disputer.

Il faut avouer que la Valeur lui fournissait une excellente occasion
de faire tout à son aise de l'antinomie.--Mais, je lui en demande
bien pardon, les contradictions et oppositions que ce mot fait
ressortir sont dans les fausses théories, et pas du tout, ainsi qu'il
le prétend, dans la nature même du phénomène.

Les théoriciens ont d'abord commencé par confondre la Valeur avec
l'utilité, c'est-à-dire le mal avec le bien (car l'utilité, c'est le
résultat désiré, et la Valeur vient de l'obstacle qui s'interpose
entre le résultat et le désir); c'était une première faute, et quand
ils en ont aperçu les conséquences, ils ont cru sauver la difficulté
en imaginant de distinguer la Valeur d'utilité de la Valeur
d'échange, tautologie encombrante qui avait le tort d'attacher le
même mot--Valeur--à deux phénomènes opposés.

Mais si, mettant de côté ces subtilités, nous nous attachons aux
faits, que voyons-nous?--Rien assurément que de très-naturel et de
fort peu contradictoire.

Un homme travaille exclusivement pour lui-même. S'il acquiert de
l'habileté, si sa force et son intelligence se développent, si
la nature devient plus libérale ou s'il apprend à la mieux faire
concourir à son oeuvre, il a _plus de bien-être avec moins de peine_.
Où voyez-vous la Contradiction, et y a-t-il là tant de quoi se
récrier?

Maintenant, au lieu d'être isolé, cet homme a des relations avec
d'autres hommes. Ils échangent, et je répète mon observation: à
mesure qu'ils acquièrent de l'habileté, de l'expérience, de la
force, de l'intelligence, à mesure que la nature plus libérale ou
plus asservie prête une collaboration plus efficace, ils ont _plus
de bien-être avec moins de peine_, il y a à leur disposition une
plus grande somme d'utilité gratuite; dans leurs transactions ils se
transmettent les uns aux autres une plus grande somme de résultats
utiles pour chaque quantité donnée de travail. Où donc est la
contradiction?

Ah! si vous avez le tort, à l'exemple de Smith et de tous ses
successeurs, d'attacher la même dénomination,--celle de _valeur_,--et
aux résultats obtenus et à la peine prise,--en ce cas, l'antinomie
ou la contradiction se montre.--Mais, sachez-le bien, elle est tout
entière dans vos explications erronées, et nullement dans les faits.

M. Proudhon aurait donc dû établir ainsi sa proposition: Étant donné
pour l'homme le besoin d'une grande variété de produits, la nécessité
d'y pourvoir par son travail et le don précieux d'apprendre et de
se perfectionner, rien au monde de plus naturel que l'accroissement
soutenu des résultats par rapport aux efforts, et il n'est nullement
contradictoire qu'une valeur donnée serve de véhicule à plus
d'utilités réalisées.

Car, encore une fois, pour l'homme, l'Utilité c'est le beau côté,
la Valeur c'est le triste revers de la médaille. L'Utilité n'a de
rapports qu'avec nos Satisfactions, la Valeur qu'avec nos peines.
L'Utilité réalise nos jouissances et leur est proportionnelle; la
Valeur atteste notre infirmité native, naît de l'obstacle et lui est
proportionnelle.

En vertu de la perfectibilité humaine, l'utilité gratuite tend à se
substituer de plus en plus à l'utilité onéreuse exprimée par le mot
_valeur_. Voilà le phénomène, et il ne présente assurément rien de
contradictoire.

Mais reste toujours la question de savoir si le mot Richesse doit
comprendre ces deux utilités réunies ou la dernière seulement.

Si l'on pouvait faire, une fois pour toutes, deux classes d'utilités,
mettre d'un côté toutes celles qui sont gratuites, et de l'autre
toutes celles qui sont onéreuses, on ferait aussi deux classes de
Richesses, qu'on appellerait _richesses naturelles_ et _richesses
sociales_ avec M. Say; ou bien _richesses de jouissance_ et
_richesses de valeur_ avec M. de Saint-Chamans. Après quoi, comme ces
écrivains le proposent, on ne s'occuperait plus des premières.

«Les biens accessibles à tous, dit M. Say, dont chacun peut jouir
à sa volonté, sans être obligé de les acquérir, sans crainte de
les épuiser, tels que l'air, l'eau, la lumière du soleil, etc.,
nous étant donnés gratuitement par la nature, peuvent être appelés
_richesses naturelles_. Comme elles ne sauraient être ni produites,
ni distribuées, ni consommées, _elles ne sont pas du ressort de
l'économie politique_.

«Celles dont l'étude est l'objet de cette science se composent des
biens qu'on possède et qui ont une valeur reconnue. On peut les
nommer Richesses sociales, parce qu'elles n'existent que parmi les
hommes réunis en société.»

«C'est de la _richesse de valeur_, dit M. de Saint-Chamans, _que
s'occupe spécialement l'économie politique_, et toutes les fois que
dans cet ouvrage je parlerai de la richesse sans spécifier, c'est de
celle-là seulement qu'il est question.»

Presque tous les économistes l'ont vu ainsi:

«La distinction la plus frappante qui se présente d'abord,
dit Storch, c'est qu'il y a des valeurs qui sont susceptibles
d'appropriation, et qu'il y en a qui ne le sont point[19]. _Les
premières seules sont l'objet de l'économie politique_, car l'analyse
des autres ne fournirait aucun résultat qui fût digne de l'attention
de l'homme d'État.»

[Note 19: Toujours cette perpétuelle et maudite confusion entre la
Valeur et l'Utilité. Je puis bien vous montrer des utilités non
appropriées, mais je vous défie de me montrer dans le monde entier
une seule valeur qui n'ait pas de propriétaire.]

Pour moi, je crois que cette portion d'utilité qui, par suite du
progrès, cesse d'être onéreuse, cesse d'avoir de la valeur, mais
ne cesse pas pour cela d'être utilité et va tomber dans le domaine
_commun_ et _gratuit_, est précisément celle qui doit constamment
attirer l'attention de l'homme d'État et de l'économiste. Sans
cela, au lieu de pénétrer et de comprendre les grands résultats qui
affectent et élèvent l'humanité, la science reste en face d'une
chose tout à fait contingente, mobile, tendant à diminuer, sinon
à disparaître, d'un simple rapport, de la Valeur en un mot; sans
s'en apercevoir elle se laisse aller à ne considérer que la peine,
l'obstacle, l'intérêt du producteur, qui pis est, à le confondre avec
l'intérêt public, c'est-à-dire à prendre justement le mal pour le
bien, et à aller tomber, sous la conduite des Saint-Chamans et des
Sismondi, dans l'utopie socialiste ou l'antinomie Proudhonienne.

Et puis cette ligne de démarcation entre les deux utilités n'est-elle
pas tout à fait chimérique, arbitraire, impossible? Comment
voulez-vous disjoindre ainsi la coopération de la nature et celle
de l'homme, quand elles se mêlent, se combinent, se confondent
partout, bien plus, quand l'une tend incessamment à remplacer
l'autre, et que c'est justement en cela que consiste le progrès?
Si la science économique, si aride à quelques égards, élève et
enchante l'intelligence sous d'autres rapports, c'est précisément
qu'elle décrit les lois de cette association entre l'homme et la
nature; c'est qu'elle montre l'utilité gratuite se substituant de
plus en plus à l'utilité onéreuse, la proportion des jouissances de
l'homme s'accroissant eu égard à ses fatigues, l'obstacle s'abaissant
sans cesse, et avec lui la Valeur, les perpétuelles déceptions
du producteur plus que compensées par le bien-être croissant des
consommateurs, la richesse naturelle, c'est-à-dire _gratuite_ et
_commune_, venant prendre la place de la richesse _personnelle_ et
_appropriée_. Eh quoi! on exclurait de l'économie politique ce qui
constitue sa religieuse Harmonie!

L'air, l'eau, la lumière sont gratuits, dites-vous. C'est vrai, et
si nous n'en jouissions que sous leur forme primitive, si nous ne
les faisions concourir à aucun de nos travaux, nous pourrions les
exclure de l'économie politique, comme nous en excluons l'utilité
possible et probable des comètes. Mais observez l'homme au point d'où
il est parti et au point où il est arrivé. D'abord il ne savait faire
concourir que très-imparfaitement l'eau, l'air, la lumière et les
autres agents naturels. Chacune de ses satisfactions était achetée
par de grands efforts personnels, exigeait une très-grande proportion
de travail, ne pouvait être cédée que comme un grand _service_,
représentait en un mot beaucoup de _valeur_. Peu à peu cette eau,
cet air, cette lumière, la gravitation, l'élasticité, le calorique,
l'électricité, la vie végétale sont sortis de cette inertie relative.
Ils se sont de plus en plus mêlés à notre industrie. Ils s'y sont
substitués au travail humain. Ils ont fait gratuitement ce qu'il
faisait à titre onéreux. Ils ont, sans nuire aux satisfactions,
anéanti de la valeur. Pour parler en langue vulgaire, ce qui coûtait
cent francs n'en coûte que dix, ce qui exigeait dix jours de labeur
n'en demande qu'un. Toute cette valeur anéantie est passée du
domaine de la Propriété dans celui de la Communauté. Une proportion
considérable d'efforts humains ont été dégagés et rendus disponibles
pour d'autres entreprises: c'est ainsi qu'à peine égale, à services
égaux, à valeurs égales, l'humanité a prodigieusement élargi le
cercle de ses jouissances, et vous dites que je dois éliminer de
la science cette utilité gratuite, commune, qui seule explique le
progrès tant en hauteur qu'en surface, si je puis m'exprimer ainsi,
tant en bien-être qu'en égalité!

Concluons qu'on peut donner et qu'on donne légitimement deux sens au
mot Richesse:

La _Richesse effective_, vraie, réalisant des satisfactions; ou la
somme des Utilités que le travail humain, aidé du concours de la
nature, met à la portée des sociétés.

La _Richesse relative_, c'est-à-dire la quote-part proportionnelle
de chacun à la Richesse générale, quote-part qui se détermine par la
Valeur.

Voici donc la loi Harmonique enveloppée dans ce mot:

Par le travail, l'action des hommes se combine avec l'action de la
nature.

L'Utilité résulte de cette coopération.

Chacun prend à l'utilité générale une part proportionnelle
à la valeur qu'il crée, c'est-à-dire aux services qu'il
rend,--c'est-à-dire, en définitive, à l'utilité dont il est
lui-même[20].

[Note 20: Ce qui suit est un commencement de note complémentaire
trouvé dans les papiers de l'auteur.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

       *       *       *       *       *

_Moralité de la richesse._ Nous venons d'étudier la richesse au point
de vue économique: il n'est peut-être pas inutile de dire quelque
chose de ses effets moraux.

À toutes les époques, la richesse, au point de vue moral, a été un
sujet de controverse. Certains philosophes, certaines religions ont
ordonné de la mépriser; d'autres ont surtout vanté la médiocrité.
_Aurea mediocritas._ Il en est bien peu, s'il en est, qui aient
admis comme morale une ardente aspiration vers les jouissances de la
fortune.

Qui a tort? qui a raison? Il n'appartient pas à l'économie politique
de traiter ce sujet de morale individuelle. Je dirai seulement ceci:
Je suis toujours porté à croire que, dans les choses qui sont du
domaine de la pratique universelle, les théoriciens, les savants,
les philosophes sont beaucoup plus sujets à se tromper que cette
pratique universelle elle-même, lorsque dans ce mot, Pratique, on
fait entrer non-seulement les actions de la généralité des hommes,
mais encore leurs sentiments et leurs idées.

Or, que nous montre l'universelle pratique? Elle nous montre tous
les hommes s'efforçant de sortir de la misère, qui est notre point
de départ; préférant tous à la sensation du besoin celle de la
satisfaction, au dénûment la richesse, tous, dis-je, et même, à bien
peu d'exceptions près, ceux qui déclament contre elle.

L'aspiration vers la richesse est immense, incessante, universelle,
indomptable; elle a triomphé sur presque tout le globe de notre
native aversion pour le travail; elle se manifeste, quoi qu'on
en dise, avec un caractère de basse avidité plus encore chez les
sauvages et les barbares que chez les peuples civilisés. Tous les
navigateurs qui sont partis d'Europe, au dix-huitième siècle, imbus
de ces idées mises en vogue par Rousseau, qu'ils allaient rencontrer
aux Antipodes l'homme de la nature, l'homme désintéressé, généreux,
hospitalier, ont été frappés de la rapacité dont ces hommes primitifs
étaient dévorés. Nos militaires ont pu constater, de nos jours, ce
qu'il fallait penser du désintéressement si vanté des peuplades
arabes.

D'un autre côté, l'opinion de tous les hommes, même de ceux
qui n'y conforment pas leur conduite, s'accorde à honorer le
désintéressement, la générosité, l'empire sur soi, et à flétrir cet
amour désordonné des richesses qui nous porte à ne reculer devant
aucun moyen de nous les procurer.--Enfin la même opinion environne
d'estime celui qui, dans quelque condition que ce soit, applique son
travail persévérant et honnête à améliorer son sort, à élever la
condition de sa famille.--C'est de cet ensemble de faits, d'idées et
de sentiments qu'on doit conclure, ce me semble, le jugement à porter
sur la richesse, au point de vue de la morale individuelle.

Il faut d'abord reconnaître que le mobile qui nous pousse vers
elle est dans la nature; il est de création providentielle et par
conséquent _moral_. Il réside dans ce dénûment primitif et général,
qui serait notre lot à tous, s'il ne créait en nous le désir de nous
en affranchir.--Il faut reconnaître, en second lieu, que les efforts
que font les hommes pour sortir de ce dénûment primitif, pourvu
qu'ils restent dans les limites de la justice, sont respectables et
estimables, puisqu'ils sont universellement estimés et respectés.
Il n'est personne d'ailleurs qui ne convienne que le travail porte
en lui-même un caractère moral. Cela s'exprime par ce proverbe qui
est de tous les pays: «L'oisiveté est la mère de tous les vices.»
Et l'on tomberait dans une contradiction choquante, si l'on disait,
d'un côté, que le travail est indispensable à la moralité des hommes,
et, de l'autre, que les hommes sont immoraux quand ils cherchent à
réaliser la richesse par le travail.

Il faut reconnaître, en troisième lieu, que l'aspiration vers la
richesse devient immorale quand elle est portée au point de nous
faire sortir des bornes de la justice, et aussi, que l'avidité
devient plus impopulaire à mesure que ceux qui s'y abandonnent sont
plus riches.

Tel est le jugement porté, non par quelques philosophes ou quelques
sectes, mais par l'universalité des hommes, et je m'y tiens.

Je ferai remarquer néanmoins que ce jugement peut n'être pas le même
aujourd'hui et dans l'antiquité, sans qu'il y ait contradiction.

Les Esséniens, les Stoïciens vivaient au milieu d'une société où la
richesse était toujours le prix de l'oppression, du pillage, de la
violence. Non-seulement elle était immorale en elle-même, mais par
l'immoralité des moyens d'acquisition, elle révélait l'immoralité des
hommes qui en étaient pourvus. Une réaction même exagérée contre les
riches et la richesse était bien naturelle. Les philosophes modernes
qui déclament contre la richesse, sans tenir compte de la différence
des moyens d'acquisition, se croient des Sénèques, des Christs. Ils
ne sont que des perroquets répétant ce qu'ils ne comprennent pas.

Mais la question que se pose l'économie politique est celle-ci: La
richesse est-elle un bien moral ou un mal moral pour l'humanité? Le
développement progressif de la richesse implique-t-il, au point de
vue moral, un perfectionnement ou une décadence?

Le lecteur pressent ma réponse, et il comprend que j'ai dû dire
quelques mots de la question de morale individuelle pour échapper à
cette contradiction ou plutôt à cette impossibilité: Ce qui est une
immoralité individuelle est une moralité générale.

Sans recourir à la statistique, sans consulter les écrous de nos
prisons, on peut aborder un problème qui s'énonce en ces termes:

L'homme se dégrade-t-il à mesure qu'il exerce plus d'empire sur les
choses et la nature, qu'il la réduit à le servir, qu'il se crée
ainsi des loisirs, et que, s'affranchissant des besoins les plus
impérieux de son organisation, il peut tirer de l'inertie, où elles
sommeillaient, des facultés intellectuelles et morales, qui ne lui
ont pas été sans doute accordées pour rester dans une éternelle
léthargie?

L'homme se dégrade-t-il à mesure qu'il s'éloigne, pour ainsi dire,
de l'état le plus inorganique, pour s'élever vers l'état le plus
spiritualiste dont il puisse approcher?

Poser ainsi le problème, c'est le résoudre.

Je conviendrai volontiers que lorsque la richesse se développe par
des moyens immoraux, elle a une influence immorale, comme chez les
Romains.

Je conviendrai encore que lorsqu'elle se développe d'une manière
fort inégale, creusant un abîme de plus en plus profond entre
les classes, elle a une influence immorale et crée des passions
subversives.

Mais en est-il de même quand elle est le fruit du travail honnête, de
transactions libres, et qu'elle se répand d'une manière uniforme sur
toutes les classes? Cela n'est vraiment pas soutenable.

Cependant les livres socialistes sont pleins de déclamations contre
les riches.

Je ne comprends vraiment pas comment ces écoles, si diverses à
d'autres égards, mais si unanimes en ceci, ne s'aperçoivent pas de la
contradiction où elles tombent.

D'une part, la richesse, suivant les chefs de ces écoles, a une
action délétère, démoralisante, qui flétrit l'âme, endurcit le coeur,
ne laisse survivre que le goût des jouissances dépravées. Les riches
ont tous les vices. Les pauvres ont toutes les vertus. Ils sont
justes, sensés, désintéressés, généreux; voilà le thème adopté.

Et d'un autre côté, tous les efforts d'imagination des Socialistes,
tous les systèmes qu'ils inventent, toutes les lois qu'ils veulent
nous imposer, tendent, s'il faut les en croire, à convertir la
pauvreté en richesse........

Moralité de la richesse prouvée par cette maxime: Le profit de l'un
est le profit de l'autre[21].......................................

[Note 21: Cette dernière indication de l'auteur n'est accompagnée
d'aucun développement. Mais divers chapitres de ce volume y
suppléent. Voir notamment _Propriété et Communauté, Rapport de
l'économie politique avec la morale, et Solidarité_.

                                               (_Note de l'éditeur._)]




VII

CAPITAL


Les lois économiques agissent sur le même principe, qu'il s'agisse
d'une nombreuse agglomération d'hommes, de deux individus, ou même
d'un seul, condamné par les circonstances à vivre dans l'isolement.

L'individu, s'il pouvait vivre quelque temps isolé, serait à la fois
capitaliste, entrepreneur, ouvrier, producteur et consommateur. Toute
l'évolution économique s'accomplirait en lui. En observant chacun
des éléments qui la composent: le besoin, l'effort, la satisfaction,
l'utilité gratuite et l'utilité onéreuse, il se ferait une idée du
mécanisme tout entier, quoique réduit à sa plus grande simplicité.

Or s'il y a quelque chose d'évident au monde, c'est qu'il ne pourrait
jamais confondre ce qui est gratuit avec ce qui exige des efforts.
Cela implique contradiction dans les termes. Il saurait bien quand
une matière ou une force lui sont fournies par la nature, sans la
coopération de son travail, alors même qu'elles s'y mêlent pour le
rendre plus fructueux.

L'individu isolé ne songerait jamais à demander une chose à son
travail tant qu'il pourrait la recueillir directement de la nature.
Il n'irait pas chercher de l'eau à une lieue, s'il avait une source
près de sa hutte. Par le même motif, chaque fois que son travail
aurait à intervenir, il chercherait à y substituer le plus possible
de collaboration naturelle.

C'est pourquoi, s'il construisait un canot, il le ferait du bois
le plus léger, afin de mettre à profit le poids de l'eau. Il
s'efforcerait d'y adapter une voile, afin que le vent lui épargnât la
peine de ramer, etc.

Pour faire concourir ainsi des puissances naturelles, il faut des
instruments.

Ici, on sent que l'individu isolé aura un calcul à faire. Il se
posera cette question: Maintenant j'obtiens une satisfaction avec
un effort donné; quand je serai en possession de l'instrument,
obtiendrai-je la même satisfaction avec un effort moindre, en
ajoutant à celui qui me restera à faire celui qu'exige la confection
de l'instrument lui-même?

Nul homme ne veut dissiper ses forces pour le plaisir de les
dissiper. Notre Robinson ne se livrera donc à la confection de
l'instrument qu'autant qu'il apercevra, au bout, une économie
définitive d'efforts à satisfaction égale, ou un accroissement de
satisfactions à efforts égaux.

Une circonstance qui influe beaucoup sur le calcul, c'est le nombre
et la fréquence des produits auxquels devra concourir l'instrument
pendant sa durée. Robinson a un premier terme de comparaison. C'est
l'effort actuel, celui auquel il est assujetti chaque fois qu'il
veut se procurer la satisfaction directement et sans nulle aide. Il
estime ce que l'instrument lui épargnera d'efforts dans chacune de
ces occasions; mais il faut travailler pour faire l'instrument, et
ce travail il le répartira, par la pensée, sur le nombre total des
circonstances où il pourra s'en servir. Plus ce nombre sera grand,
plus sera puissant aussi le motif déterminant à faire concourir
l'agent naturel.--C'est là, c'est dans cette répartition d'une
_avance_ sur la totalité des produits, qu'est le principe et la
raison d'être de l'Intérêt.

Une fois que Robinson est décidé à fabriquer l'instrument, il
s'aperçoit que la bonne volonté et l'avantage ne suffisent pas. Il
faut des instruments pour faire des instruments; il faut du fer pour
battre le fer, et ainsi de suite, en remontant de difficulté en
difficulté vers une difficulté première qui semble insoluble. Ceci
nous avertit de l'extrême lenteur avec laquelle les capitaux ont
dû se former à l'origine et dans quelle proportion énorme l'effort
humain était sollicité pour chaque satisfaction.

Ce n'est pas tout. Pour faire les instruments de travail, eût-on
les outils nécessaires, il faut encore des _matériaux_. S'ils sont
fournis gratuitement par la nature, comme la pierre, encore faut-il
les réunir, ce qui est une peine. Mais presque toujours la possession
de ces _matériaux_ suppose un travail antérieur, long et compliqué,
comme s'il s'agit de mettre en oeuvre de la laine, du lin, du fer, du
plomb, etc.

Ce n'est pas tout encore. Pendant que l'homme travaille ainsi, dans
l'unique vue de faciliter son travail ultérieur, il ne fait rien
pour ses besoins actuels. Or c'est là un ordre de phénomènes dans
lequel la nature n'a pas voulu mettre d'interruption. Tous les jours
il faut se nourrir, se vêtir, s'abriter. Robinson s'apercevra donc
qu'il ne peut rien entreprendre, en vue de faire concourir des forces
naturelles, qu'il n'ait préalablement accumulé des _provisions_. Il
faut que chaque jour il redouble d'activité à la chasse, qu'il mette
de côté une partie du gibier, puis qu'il s'impose des privations,
afin de se donner le temps nécessaire à l'exécution de l'instrument
de travail qu'il projette. Dans ces circonstances, il est plus que
vraisemblable que sa prétention se bornera à faire un instrument
imparfait et grossier, c'est-à-dire très-peu propre à remplir sa
destination.

Plus tard, toutes les facultés s'accroîtront de concert. La réflexion
et l'expérience auront appris à notre insulaire à mieux opérer; le
premier instrument lui-même lui fournira les moyens d'en fabriquer
d'autres et d'accumuler des provisions avec plus de promptitude.

Instruments, matériaux, provisions, voilà sans doute ce que Robinson
appellera son _capital_; et il reconnaîtra aisément que plus ce
capital sera considérable, plus il asservira de forces naturelles,
plus il les fera concourir à ses travaux, plus enfin il augmentera le
rapport de ses satisfactions à ses efforts.

Plaçons-nous maintenant au sein de l'ordre social. Le Capital se
composera aussi des instruments de travail, des matériaux et des
provisions sans lesquels, ni dans l'isolement; ni dans la société,
il ne se peut rien entreprendre de longue haleine. Ceux qui se
trouveront pourvus de ce capital ne l'auront que parce qu'ils
l'auront créé par leurs efforts ou parleurs privations, et ils
n'auront fait ces efforts (étrangers aux besoins actuels), ils ne se
seront imposé ces privations qu'en vue d'avantages ultérieurs, en
vue, par exemple, de faire concourir désormais une grande proportion
de forces naturelles. De leur part, céder ce capital, ce sera se
priver de l'avantage cherché, ce sera céder cet avantage à d'autres,
ce sera rendre _service_. Dès lors, ou il faut renoncer aux plus
simples éléments de la justice, il faut même renoncer à raisonner,
ou il faut reconnaître qu'ils auront parfaitement le droit de ne
faire cette cession qu'en échange d'un _service_ librement débattu,
volontairement consenti. Je ne crois pas qu'il se rencontre un
seul homme sur la terre qui conteste l'équité de la _mutualité
des services_, car mutualité des services signifie, en d'autres
termes, équité. Dira-t-on que la transaction ne devra pas se faire
_librement_, parce que celui qui a des capitaux est en mesure de
faire la loi à celui qui n'en a pas? Mais comment devra-t-elle se
faire? À quoi reconnaître l'_équivalence des services_, si ce n'est
quand de part et d'autre l'échange est volontairement accepté?
Ne voit-on pas d'ailleurs que l'emprunteur, libre de le faire,
refusera, s'il n'a pas avantage à accepter, et que l'emprunt ne peut
jamais empirer sa condition? Il est clair que la question qu'il se
posera sera celle-ci: L'emploi de ce capital me donnera-t-il des
avantages qui fassent plus que compenser les conditions qui me sont
demandées; ou bien: L'effort que je suis maintenant obligé de faire,
pour obtenir une satisfaction donnée, est-il supérieur ou moindre
que la somme des efforts auxquels je serai contraint par l'emprunt,
d'abord pour rendre les _services_ qui me sont demandés, ensuite pour
poursuivre cette satisfaction à l'aide du capital emprunté?--Que si,
tout compris, tout considéré, il n'y a pas avantage, il n'empruntera
pas, il conservera sa position; et, en cela, quel tort lui est-il
infligé? Il pourra se tromper, dira-t-on. Sans doute. On peut se
tromper dans toutes les transactions imaginables. Est-ce à dire qu'il
ne doit y en avoir aucune de libre? Qu'on aille donc jusque-là, et
qu'on nous dise ce qu'il faut mettre à la place de la libre volonté,
du libre consentement. Sera-ce la contrainte, car je ne connais
que la contrainte en dehors de la liberté? Non, dit-on, ce sera le
jugement d'un tiers. Je le veux bien, à trois conditions. C'est que
la décision de ce personnage, quelque nom qu'on lui donne, ne sera
pas exécutée par la contrainte. La seconde, qu'il sera infaillible,
car pour remplacer une faillibilité par une autre ce n'est pas la
peine; et celle dont je me défie le moins est celle de l'intéressé.
Enfin, la troisième condition, c'est que ce personnage ne se fasse
pas payer; car ce serait une singulière manière de manifester sa
sympathie pour l'emprunteur que de lui ravir d'abord sa liberté
et de lui mettre ensuite une charge de plus sur les épaules, en
compensation de ce philanthropique service. Mais laissons la question
de droit, et rentrons dans l'économie politique.

Un capital, qu'il se compose de matériaux, de provisions ou
d'instruments, présente deux aspects: l'Utilité et la Valeur.
J'aurais bien mal exposé la théorie de la Valeur, si le lecteur ne
comprenait pas que celui qui cède un capital ne s'en fait payer
que la _valeur_, c'est-à-dire le service rendu à son occasion,
c'est-à-dire la peine prise par le cédant combinée avec la peine
épargnée au cessionnaire. Un capital, en effet, est un produit comme
un autre. Il n'emprunte ce nom qu'à sa destination ultérieure. C'est
une grande illusion de croire que le capital soit une chose existant
par elle-même. Un sac de blé est un sac de blé, encore que, selon
les points de vue, l'un le vende comme revenu et l'autre l'achète
comme capital. L'échange s'opère sur ce principe invariable: valeur
pour valeur, service pour service; et tout ce qui entre dans la chose
d'utilité gratuite est donné par-dessus le marché, attendu que ce qui
est gratuit n'a pas de valeur, et que la valeur seule figure dans les
transactions. En cela, celles relatives aux capitaux ne diffèrent en
rien des autres.

Il résulte de là, dans l'ordre social, des vues admirables et que je
ne puis qu'indiquer ici. L'homme isolé n'a de capital que lorsqu'il a
réuni des matériaux, des provisions et des instruments. Il n'en est
pas de même de l'homme social. Il suffit à celui-ci, d'avoir rendu
des _services_, et d'avoir ainsi la faculté de retirer de la société,
par l'appareil de l'échange, des services équivalents. Ce que
j'appelle l'appareil de l'échange, c'est la monnaie, les billets à
ordre, les billets de banque et même les banquiers. Quiconque a rendu
un _service_ et n'a pas encore reçu la _satisfaction_ correspondante
est porteur d'un titre, soit pourvu de valeur comme la monnaie, soit
fiduciaire comme les billets de banque, qui lui donne la faculté de
retirer, du milieu social, quand il voudra, où il voudra, et sous
la forme qu'il voudra, un _service_ équivalent. Ce qui n'altère en
rien, ni dans les principes, ni dans les effets, ni au point de vue
du droit, la grande loi que je cherche à élucider: _Les services
s'échangent contre les services_. C'est toujours le troc embryonnaire
qui s'est développé, agrandi, compliqué, sans cesser d'être lui-même.

Le porteur du litre peut donc retirer de la société, à son gré,
soit une satisfaction immédiate, soit un objet qui, à son point de
vue, ait le caractère d'un capital. C'est ce dont le cédant ne se
préoccupe en aucune façon. On examine l'_équivalence des services_,
voilà tout.

Il peut encore céder son titre à un autre pour en faire ce qu'il
voudra, sous la double condition de la _restitution_ et d'un
_service_, au temps fixé. Si l'on pénètre le fond des choses, on
trouve qu'en ce cas le cédant _se prive_ en faveur du cessionnaire
ou d'une satisfaction immédiate qu'il recule de plusieurs années,
ou d'un instrument de travail qui aurait augmenté ses forces, fait
concourir les agents naturels, et augmenté à son profit le rapport
des satisfactions aux efforts. Ces avantages, il s'en prive pour
en investir autrui. C'est là certainement rendre _service_, et il
n'est pas possible d'admettre, en bonne équité, que ce service
soit sans droit à la mutualité. La restitution pure et simple, au
bout d'un an, ne peut être considérée comme la rémunération de ce
service spécial. Ceux qui le soutiennent ne comprennent pas qu'il
ne s'agit pas ici d'une vente, dans laquelle, comme la livraison
est immédiate, la rémunération est immédiate aussi. Il s'agit d'un
délai. Et le délai, _à lui seul_, est un service spécial, puisqu'il
impose un sacrifice à celui qui l'accorde, et confère un avantage à
celui qui le demande. Il y a donc lieu à rémunération, ou il faut
renoncer à cette loi suprême de la société: _Service pour service_.
C'est cette rémunération qui prend diverses dénominations selon
les circonstances: _loyer_, _fermage_, _rente_, mais dont le nom
générique est _Intérêt_[22].

[Note 22: Voir ma brochure intitulée _Capital et Rente_.]

Ainsi, chose admirable, et grâce au merveilleux mécanisme de
l'échange, tout _service_ est ou peut devenir un capital. Si des
ouvriers doivent commencer dans dix ans un chemin de fer, nous ne
pouvons pas épargner dès aujourd'hui, et en nature, le blé qui les
nourrira, le lin qui les vêtira, et les brouettes dont ils s'aideront
pendant cette opération de longue haleine. Mais nous pouvons épargner
et leur transmettre la _valeur_ de ces choses. Il suffit pour cela
de rendre à la société des _services_ actuels, et de n'en retirer
que des titres, lesquels dans dix ans se convertiront en blé, en
lin. Il n'est pas même indispensable que nous laissions sommeiller
improductivement ces titres dans l'intervalle. Il y a des négociants,
il y a des banquiers, il y a des rouages dans la société qui
rendront, contre des services, le service de s'imposer ces privations
à notre place.

Ce qui est plus surprenant encore, c'est que nous pouvons faire
l'opération inverse, quelque impossible qu'elle semble au premier
coup d'oeil. Nous pouvons convertir en instrument de travail, en
chemin de fer, en maisons, un capital qui n'est pas encore né,
utilisant ainsi des _services_ qui ne seront rendus qu'au XXe
siècle. Il y a des banquiers qui en font l'avance sur la foi que
les travailleurs et les voyageurs de la troisième ou quatrième
génération pourvoiront au payement; et ces titres sur l'avenir se
transmettent de main en main sans rester jamais improductifs. Je ne
pense pas, je l'avoue, que les inventeurs de sociétés artificielles,
quelque nombreux qu'ils soient, imaginent jamais rien de si simple
à la fois et de si compliqué, de si ingénieux et de si équitable.
Certes, ils renonceraient à leurs fades et lourdes utopies, s'ils
connaissaient les belles Harmonies de la mécanique sociale instituée
par Dieu. Un roi d'Aragon cherchait aussi quel avis il aurait donné
à la Providence sur la mécanique céleste, s'il eût été appelé à ses
conseils. Ce n'est pas Newton qui eût conçu cette pensée impie.

Mais, il faut le dire, toutes les transmissions de services, d'un
point à un autre point de l'espace et du temps, reposent sur cette
donnée qu'_accorder délai c'est rendre service_; en d'autres termes,
sur la légitimité de l'Intérêt. L'homme qui, de nos jours, a voulu
supprimer l'intérêt n'a pas compris qu'il ramenait l'échange à sa
forme embryonnaire, le troc, le troc actuel sans avenir et sans
passé. Il n'a pas compris que, se croyant le plus avancé, il était le
plus rétrograde des hommes, puisqu'il reconstruisait la société sur
son ébauche la plus primitive. Il voulait, disait-il, la _mutualité
des services_. Mais il commençait par ôter le caractère de _services_
justement à cette nature de _services_ qui rattache, lie et
solidarise tous les lieux et tous les temps. De tous les socialistes,
c'est celui qui, malgré l'audace de ses aphorismes à effet, a le
mieux compris et le plus respecté l'ordre actuel des sociétés. Ses
réformes se bornent à une seule qui est négative. Elle consiste à
supprimer dans la société le plus puissant et le plus merveilleux de
ses rouages.

J'ai expliqué ailleurs la _légitimité_ et la _perpétuité_ de
l'intérêt. Je me contenterai de rappeler ici que:

1º La légitimité de l'intérêt repose sur ce fait: _Celui qui accorde
terme rend service_. Donc l'intérêt est légitime, en vertu du
principe _service pour service_.

2º La perpétuité de l'intérêt repose sur cet autre fait: _Celui qui
emprunte doit restituer intégralement à l'échéance_. Or, si la chose
ou la valeur est restituée à son propriétaire, il la peut prêter de
nouveau. Elle lui sera rendue une seconde fois, il la pourra prêter
une troisième, et ainsi de suite à _perpétuité_: Quel est celui des
emprunteurs successifs et volontaires qui peut avoir à se plaindre?

Puisque la légitimité de l'intérêt a été assez contestée dans ces
derniers temps pour effrayer le capital, et le déterminer à se
cacher et à fuir, qu'il me soit permis de montrer combien cette
étrange levée de boucliers est insensée.

Et d'abord, ne serait-il pas aussi absurde qu'injuste que la
rémunération fût identique, soit qu'on demandât et obtînt un
an, deux ans, dix ans de terme, ou qu'on n'en prît pas du tout?
Si, malheureusement, sous l'influence de la doctrine prétendue
_égalitaire_, notre Code l'exigeait ainsi, toute une catégorie de
transactions humaines serait à l'instant supprimée. Il y aurait
encore des _trocs_, des _ventes au comptant_, il n'y aurait plus de
_ventes à terme_ ni de _prêts_. Les égalitaires déchargeraient les
emprunteurs du poids de l'intérêt, c'est vrai, mais en les frustrant
de l'emprunt. Sur cette donnée, on peut aussi soustraire les hommes à
l'incommode nécessité de payer ce qu'ils achètent. Il n'y a qu'à leur
défendre d'acheter, ou, ce qui revient au même, à faire déclarer par
la loi que les _prix_ sont illégitimes.

Le principe égalitaire a quelque chose d'égalitaire en effet. D'abord
il empêcherait le capital de se former; car qui voudrait épargner
ce dont on ne peut tirer aucun parti? et ensuite, il réduirait
les salaires à zéro; car où il n'y a pas de capital (instruments,
matériaux et provisions), il ne saurait y avoir ni travail d'avenir,
ni salaires. Nous arriverions donc bientôt à la plus complète des
égalités, celle du néant.

Mais quel homme peut être assez aveugle pour ne pas comprendre que
le délai est _par lui-même_ une circonstance onéreuse et, par suite,
rémunérable? Même en dehors du prêt, chacun né s'efforce-t-il pas
d'abréger les délais? Mais c'est l'objet de nos préoccupations
continuelles. Tout entrepreneur prend en grande considération
l'époque où il rentrera dans ses avances. Il vend plus ou moins
cher, selon que cette époque est prochaine ou éloignée. Pour rester
indifférent sur ce point, il faudrait ignorer que le capital est
une force; car si on sait cela, on désire naturellement qu'elle
accomplisse le plus tôt possible l'oeuvre où on l'a engagée, afin de
l'engager dans une oeuvre nouvelle.

Ce sont de bien pauvres économistes que ceux qui croient que nous ne
payons l'intérêt des capitaux que lorsque nous les empruntons. La
règle générale, fondée sur la justice, est que celui qui recueille
la satisfaction doit supporter toutes les charges de la production,
_délais compris_, soit qu'il se rende le service à lui-même, soit
qu'il se le fasse rendre par autrui. L'homme isolé, qui ne fait, lui,
de transactions avec personne, considérerait comme _onéreuse_ toute
circonstance qui le priverait de ses armes pendant un an. Pourquoi
donc une circonstance analogue ne serait-elle pas considérée comme
onéreuse dans la société? Que si un homme s'y soumet volontairement
pour l'avantage d'un autre qui stipule volontairement une
rémunération, en quoi cette rémunération est-elle illégitime?

Rien ne se ferait dans le monde, aucune entreprise qui exige des
avances ne s'accomplirait, on ne planterait pas, on ne sèmerait pas,
on ne labourerait pas, si le délai n'était, _en lui-même_, considéré
comme une circonstance _onéreuse_, traité et rémunéré comme tel. Le
consentement universel est si unanime sur ce point qu'il n'est pas
un échange où ce principe ne domine. Les délais, les retards entrent
dans l'appréciation des _services_, et, par conséquent, dans la
constitution de la _valeur_.

Ainsi, dans leur croisade contre l'intérêt, les égalitaires
foulent aux pieds non-seulement les plus simples notions d'équité,
non-seulement leur propre principe: _service pour service_, mais
encore l'autorité du genre humain et la pratique universelle. Comment
osent-ils étaler à tous les yeux l'incommensurable orgueil qu'une
telle prétention suppose? et n'est-ce pas une chose bien étrange et
bien triste que des sectaires prennent cette devise implicite et
souvent explicite Depuis le commencement du monde, tous les hommes se
trompent, hors moi? _Omnes, ego non._

Qu'on me pardonne d'avoir insisté sur la légitimité de l'intérêt
fondée sur cet axiome: _puisque délai coûte, il faut qu'il se
paye_, _coûter_ et _payer_ étant corrélatifs. La faute en est à
l'esprit de notre époque. Il faut bien se porter du côté des vérités
vitales, admises par le genre humain, mais ébranlées par quelques
novateurs fanatiques.--Pour un écrivain qui aspire à montrer un
ensemble harmonieux de phénomènes, c'est une chose pénible, qu'on
le croie bien, d'avoir à s'interrompre à chaque instant pour
élucider les notions les plus élémentaires. Laplace aurait-il pu
exposer dans toute sa simplicité le système du monde planétaire,
si, parmi ses lecteurs, il n'y eût pas eu des notions communes et
reconnues; si, pour prouver que la terre tourne, il lui eût fallu
préalablement enseigner la numération?--Telle est la dure alternative
de l'Économiste à notre époque. S'il ne scrute pas les éléments, il
n'est pas compris; et s'il les explique, le torrent des détails fait
perdre de vue la simplicité et la beauté de l'ensemble.

Et vraiment, il est heureux pour l'humanité que l'_Intérêt_ soit
légitime.

Sans cela elle serait, elle aussi, placée dans une rude alternative:
Périr en restant, juste, ou progresser par l'injustice.

Toute industrie est un ensemble d'efforts. Mais il y a entre ces
efforts une distinction essentielle à faire. Les uns se rapportent
aux services qu'il s'agit de rendre actuellement, les autres à une
série indéfinie de services analogues. Je m'explique.

La peine que prend, dans une journée, le porteur d'eau doit lui être
payée par ceux qui profitent de cette peine; mais celle qu'il a prise
pour faire sa brouette et son tonneau doit être répartie, quant à la
rémunération, sur un nombre indéterminé de consommateurs.

De même, ensemencement, sarclage, labourage, hersage, moisson,
battage, ne regardent que la récolte actuelle; mais clôtures,
défrichements, desséchements, bâtisses, amendements, concernent et
facilitent une série indéterminée de récoltes ultérieures.

D'après la loi générale _Service pour service_, ceux à qui doit
aboutir la satisfaction ont à restituer les efforts qu'on a faits
pour eux. Quant aux efforts de la première catégorie, pas de
difficulté. Ils sont débattus et _évalués_ entre celui qui les fait
et celui qui en profite. Mais les services de la seconde catégorie,
comment seront-ils _évalués_? Comment une juste proportion des
avances permanentes, frais généraux, capital fixe, comme disent
les économistes, sera-t-elle répartie sur toute la série des
satisfactions qu'elles sont destinées à réaliser? Par quel procédé
en fera-t-on retomber le poids d'une manière équitable sur tous les
acquéreurs d'eau, jusqu'à ce que la brouette soit usée; sur tous les
acquéreurs de blé, tant que le champ en fournira?

J'ignore comment on résoudrait le problème en Icarie ou au
Phalanstère. Mais il est permis de croire que messieurs les
inventeurs de sociétés, si féconds en arrangements artificiels et si
prompts à les imposer par la loi, c'est-à-dire, qu'ils en conviennent
ou non, par la Contrainte, n'imagineraient pas une solution plus
ingénieuse que le procédé tout naturel que les hommes ont trouvé
d'eux-mêmes (les audacieux!) depuis le commencement du monde, et
qu'on voudrait aujourd'hui leur interdire. Ce procédé, le voici: il
découle de la loi de l'_Intérêt_.

Soient mille francs ayant été employés en améliorations foncières;
soient le taux de l'intérêt à cinq pour cent et la récolte moyenne
de cinquante hectolitres. Sur ces données, chaque hectolitre de blé
devra être grevé d'un franc.

Ce franc est évidemment la récompense légitime d'un _service_ réel
rendu par le propriétaire (qu'on pourrait appeler travailleur),
aussi bien à celui qui acquerra un hectolitre de blé dans dix ans
qu'à celui qui l'achète aujourd'hui. La loi de stricte justice est
donc observée.

Que si l'amélioration foncière, ou la brouette et le tonneau,
ne doivent avoir qu'une durée approximativement appréciable, un
amortissement vient s'ajouter à l'intérêt, afin que le propriétaire
ne soit pas dupe et puisse encore recommencer. C'est toujours la loi
de justice qui domine.

Il ne faudrait pas croire que ce franc d'intérêt dont est grevé
chaque hectolitre de blé est invariable. Non, il représente une
valeur et est soumis à la loi des valeurs. Il s'accroît ou décroît
selon la variation de l'offre et de la demande, c'est-à-dire selon
les exigences des temps et le plus grand bien de la société.

On est généralement porté à croire que cette nature de rémunération
tend à s'accroître, sinon quant aux améliorations industrielles, du
moins quant aux améliorations foncières. En admettant que cette rente
fût équitable à l'origine, dit-on, elle finit par devenir abusive,
parce que le propriétaire, qui reste désormais les bras croisés, la
voit grossir d'année en année, par le seul fait de l'accroissement de
la population, impliquant un accroissement dans la demande du blé.

Cette tendance existe, j'en conviens, mais elle n'est pas spéciale à
la rente foncière, elle est commune à tous les genres de travaux. Il
n'en est pas un dont la valeur ne s'accroisse avec la densité de la
population, et le simple manouvrier gagne plus à Paris qu'en Bretagne.

Ensuite, relativement à la rente foncière, la tendance qu'on signale
est énergiquement balancée par une tendance opposée, c'est celle
du progrès. Une amélioration réalisée aujourd'hui par des moyens
perfectionnés, obtenue avec moins de travail humain, et dans un
temps où le taux de l'intérêt a baissé, empêche toutes les anciennes
améliorations d'élever trop haut leurs exigences. Le capital fixe du
propriétaire, comme celui du manufacturier, se détériore à la longue,
par l'apparition d'instruments de plus en plus énergiques à valeur
égale. C'est là une magnifique Loi qui renverse la triste théorie de
Ricardo; elle sera exposée avec plus de détails quand nous en serons
à la propriété foncière.

Remarquez que le problème de la répartition des services
rémunératoires dus aux améliorations permanentes ne pouvait se
résoudre que par la loi de l'_intérêt_. Le propriétaire ne pouvait
répartir le Capital même sur un certain nombre d'acquéreurs
successifs; car où se serait-il arrêté, puisque le nombre en est
indéterminé? Les premiers auraient payé pour les derniers, ce qui
n'est pas juste. En outre, un moment serait arrivé où le propriétaire
aurait eu à la fois et le capital et l'amélioration, ce qui ne l'est
pas davantage. Reconnaissons donc que le mécanisme social naturel
est assez ingénieux pour que nous puissions nous dispenser de lui
substituer un mécanisme artificiel.

J'ai présente le phénomène sous sa forme la plus simple afin d'en
faire comprendre la nature. Dans la pratique les choses ne se passent
pas tout à fait ainsi.

Le propriétaire n'opère pas lui-même la répartition, ce n'est pas lui
qui décide que chaque hectolitre de blé sera grevé d'un franc plus
ou moins. Il trouve toutes choses établies dans le monde, tant le
cours moyen du blé que le taux de l'intérêt. C'est sur cette donnée
qu'il décide de la destination de son capital. Il le consacrera à
l'amélioration foncière s'il calcule que le cours du blé lui permet
de retrouver le taux normal de l'intérêt. Dans le cas contraire, il
le dirige sur une industrie plus lucrative, et qui, par cela même,
exerce sur les capitaux, dans l'intérêt social, une plus grande force
d'attraction. Cette marche, qui est la vraie, arrive au même résultat
et présente une harmonie de plus.

Le lecteur comprendra que je ne me suis renfermé dans un fait
spécial que pour élucider une loi générale, à laquelle sont soumises
toutes les professions.

Un avocat par exemple, ne peut se faire rembourser les frais de son
éducation, de son stage, de son premier établissement,--soit une
vingtaine de mille francs,--par le premier plaideur qui lui tombe
sous la main. Outre que ce serait inique, ce serait inexécutable;
jamais ce premier plaideur ne se présenterait, et notre Cujas serait
réduit à imiter ce maître de maison qui, voyant que personne ne se
rendait à son premier bal, disait: L'année prochaine je commencerai
par le second.

Il en est ainsi du négociant, du médecin, de l'armateur, de
l'artiste. En toute carrière, se rencontrent les deux catégories
d'efforts; la seconde exigé impérieusement une répartition sur une
clientèle indéterminée, et je défie qu'on puisse imaginer une telle
répartition en dehors du mécanisme de l'_intérêt_.

Dans ces derniers temps, de grands efforts ont été faits pour
soulever les répugnances populaires contre le capital, l'infâme,
l'infernal capital; on le représente aux masses comme un monstre
dévorant et insatiable, plus destructeur que le choléra, plus
effrayant que l'émeute, exerçant sur le corps social l'action d'un
vampire dont la puissance de succion se multiplierait indéfiniment
par elle-même. _Vires acquirit eundo._ La langue de ce monstre
s'appelle rente, usure, loyer, fermage, intérêt. Un écrivain, qui
pouvait devenir célèbre par ses fortes facultés et qui a préféré
l'être par ses paradoxes, s'est plu à jeter celui-là au milieu d'un
peuple déjà tourmenté de la fièvre révolutionnaire. J'ai aussi un
apparent paradoxe à soumettre au lecteur, et je le prie d'examiner
s'il n'est pas une grande et consolante vérité.

Mais avant, je dois dire un mot de la manière dont M. Proudhon et son
école expliquent ce qu'ils nomment l'illégitimité de l'_intérêt_.

Les capitaux sont des instruments de travail. Les instruments
de travail ont pour destination de faire concourir les forces
_gratuites_ de la nature. Par la machine à vapeur on s'empare de
l'élasticité des gaz; par le ressort de montre, de l'élasticité de
l'acier; par des poids ou des chutes d'eau, de la gravitation; par la
pile de Volta, de la rapidité de l'étincelle électrique; par le sol,
des combinaisons chimiques et physiques qu'on appelle végétation,
etc., etc.--Or, confondant l'Utilité avec la Valeur, on suppose que
ces agents naturels ont une valeur _qui leur est propre_, et que
par conséquent ceux qui s'en emparent s'en font payer l'usage, car
valeur implique payement. On s'imagine que les produits sont grevés
d'un _item_ pour les services de l'homme, ce qu'on admet comme
juste, et d'un autre _item_ pour les services de la nature, ce qu'on
repousse comme inique. Pourquoi, dit-on, faire payer la gravitation,
l'électricité, la vie végétale, l'élasticité? etc.

La réponse se trouve dans la théorie de la _valeur_. Cette classe de
socialistes, qui prennent le nom d'Égalitaires, confond la légitime
_valeur_ de l'instrument, fille d'un service humain, avec son
résultat utile, toujours gratuit, sous déduction de cette légitime
valeur ou de l'intérêt y relatif. Quand je rémunère un laboureur,
un meunier, une compagnie de chemin de fer, je ne donne rien,
absolument rien, pour le phénomène végétal, pour la gravitation, pour
l'élasticité de la vapeur. Je paye le travail humain qu'il a fallu
consacrer à faire des instruments au moyen desquels ces forces sont
contraintes à agir; ou, ce qui vaut mieux pour moi, je paye l'intérêt
de ce travail. Je rends service contre service, moyennant quoi
l'action utile de ces forces est toute à mon profit et gratuitement.
C'est comme dans l'échange, comme dans le simple troc. La présence du
capital ne modifie pas cette loi, car le capital n'est autre chose
qu'une accumulation de valeurs, de _services_ auxquels est donnée la
mission spéciale de faire coopérer la nature.

Et maintenant voici mon paradoxe:

De tous les éléments qui composent la valeur totale d'un produit
quelconque, celui que nous devons payer le plus joyeusement, c'est
cet élément même qu'on appelle intérêt des avances ou du capital.

Et pourquoi? parce que cet élément ne nous fait payer _un_ qu'en nous
épargnant _deux_. Parce que, par sa présence même, il constate que
des forces naturelles ont concouru au résultat final sans faire payer
leur concours; parce qu'il en résulte que la même utilité générale
est mise à notre disposition, avec cette circonstance, qu'une
certaine proportion d'utilité gratuite a été substituée, heureusement
pour nous, à de l'utilité onéreuse, et, pour tout dire en un mot,
parce que le produit a baissé de prix. Nous l'acquérons avec une
moindre proportion de notre propre travail, et il arrive à la société
tout entière ce qui arriverait à l'homme isolé qui aurait réalisé une
ingénieuse invention.

Voici un modeste ouvrier qui gagne quatre francs par jour. Avec deux
francs, c'est-à-dire avec une demi-journée de travail, il achète une
paire de bas de coton. S'il voulait se procurer ces bas directement
et par son propre travail, je crois vraiment que sa vie entière n'y
suffirait pas. Comment se fait-il donc que sa demi-journée acquitte
tous les _services humains_ qui lui sont rendus en cette occasion?
D'après la loi _service pour service_, comment n'est-il pas obligé de
livrer plusieurs années de travail?

C'est que cette paire de bas est le résultat de _services humains_
dont les agents naturels, par l'intervention du Capital, ont
énormément diminué la proportion. Notre ouvrier paye cependant,
non-seulement le travail actuel de tous ceux qui ont concouru
à l'oeuvre, mais encore l'intérêt des capitaux qui y ont fait
concourir la nature; et ce qu'il faut remarquer, c'est que, sans
cette dernière rénumération, ou si elle était tenue pour illégitime,
le capital n'aurait pas sollicité les agents naturels, il n'y aurait
dans le produit que de l'utilité onéreuse, il serait le résultat
unique du travail humain, et notre ouvrier serait placé au point de
départ, c'est-à-dire dans l'alternative ou de se priver de bas, ou de
les payer au prix de plusieurs années de labeur.

Si notre ouvrier a appris à analyser les phénomènes, certes il se
réconciliera avec le Capital en voyant combien il lui est redevable.
Il se convaincra surtout que la gratuité des dons de Dieu lui a été
complétement réservée, que ces dons lui sont même prodigués avec
une libéralité qu'il ne doit pas à son propre mérite, mais au beau
mécanisme de l'ordre social _naturel_. Le capital, ce n'est pas la
force végétative qui a fait germer et fleurir le coton, mais la
_peine prise_ par le planteur; le Capital, ce n'est pas le vent qui
a gonflé les voiles du navire, ni le magnétisme qui a agi sur la
boussole, mais la _peine prise_ par le voilier et l'opticien; le
Capital, ce n'est pas l'élasticité de la vapeur qui a fait tourner
les broches de la fabrique, mais la _peine prise_ par le constructeur
de machines. Végétation, force des vents, magnétisme, élasticité,
tout cela est certes gratuit; et voilà pourquoi les bas ont si peu
de valeur. Quant à cet ensemble de peines prises par le planteur,
le voilier, l'opticien, le constructeur, le marin, le fabricant,
le négociant, elles se répartissent ou plutôt, en tant que c'est
le Capital qui agit, l'intérêt s'en répartit entre d'innombrables
acquéreurs de bas; et voilà pourquoi la portion de travail cédée en
retour par chacun d'eux est si petite.

En vérité, réformateurs modernes, quand vous voulez remplacer cet
ordre admirable par un arrangement de votre invention, il y a deux
choses (et elles n'en font qu'une) qui me confondent: votre manque de
foi en la Providence et votre foi en vous-mêmes; votre ignorance et
votre orgueil.

De ce qui précède, il résulte que le progrès de l'humanité coïncide
avec la rapide formation des Capitaux; car dire que de nouveaux
capitaux se forment, c'est dire en d'autres termes que des obstacles,
autrefois onéreusement combattus par le travail, sont aujourd'hui
gratuitement combattus par la nature; et cela, remarquez-le bien, non
au profit des capitalistes, mais au profit de la communauté.

S'il en est ainsi, l'intérêt dominant de tous les hommes (bien
entendu au point de vue économique), c'est de favoriser la rapide
formation du Capital. Mais le Capital s'accroît pour ainsi dire de
lui-même sous la triple influence de l'activité, de la frugalité
et de la sécurité. Nous ne pouvons guère exercer d'action directe
sur l'activité et la frugalité de nos frères, si ce n'est par
l'intermédiaire de l'opinion publique, par une intelligente
dispensation de nos antipathies et de nos sympathies. Mais nous
pouvons beaucoup pour la sécurité, sans laquelle les capitaux,
loin de se former, se cachent, fuient, se détruisent; et par là on
voit combien il y a quelque chose qui tient du suicide dans cette
ardeur que montre quelquefois la classe ouvrière à troubler la
paix publique. Qu'elle le sache bien, le Capital travaille depuis
le commencement à affranchir les hommes du joug de l'ignorance, du
besoin, du despotisme. Effrayer le Capital, c'est river une triple
chaîne aux bras de l'Humanité.

Le _vires acquirit eundo_ s'applique avec une exactitude rigoureuse
au Capital et à sa bienfaisante influence. Tout capital qui se forme
laisse nécessairement disponibles et du travail et de la rémunération
pour ce travail. Il porte donc en lui-même une puissance de
progression. Il y a en lui quelque chose qui ressemble à la loi des
vitesses.--Et c'est là ce que la science a peut-être omis jusqu'à ce
jour d'opposer à cette autre progression remarquée par Malthus. C'est
une Harmonie que nous ne pouvons traiter ici. Nous la réservons pour
le chapitre de la Population.

Je dois prémunir le lecteur contre une objection spécieuse. Si la
mission du capital, dira-t-il, est de faire exécuter par la nature ce
qui s'exécutait par le travail humain quelque bien qu'il confère à
l'humanité, il doit nuire à la classe ouvrière, spécialement à celle
qui vit de salaire; car tout ce qui met des bras en disponibilité
active la concurrence qu'ils se font entre eux, et c'est sans doute
là la secrète raison de l'opposition que les prolétaires font aux
capitalistes.--Si l'objection était fondée, il y aurait en effet un
ton discordant dans l'harmonie sociale.

L'illusion consiste en ce qu'on perd de vue ceci: _Le Capital, à
mesure que son action s'étend, ne met en disponibilité une certaine
quantité d'efforts humains qu'en mettant aussi en disponibilité une
quantité de rémunération correspondante_, de telle sorte que ces deux
éléments se retrouvant, se satisfont l'un par l'autre. Le travail
n'est pas frappé d'inertie; remplacé dans une oeuvre spéciale par
l'énergie gratuite, il se prend à d'autres obstacles dans l'oeuvre
générale du progrès, avec d'autant plus d'infaillibilité que sa
récompense est déjà toute préparée au sein de la communauté.

Et en effet, reprenant l'exemple ci-dessus, il est aisé de voir que
le prix des bas (comme celui des livres, des transports et de toutes
choses) ne baisse, sous l'action du capital, qu'en laissant entre
les mains de l'acheteur une partie du prix ancien. C'est même là
un pléonasme presque puéril; l'ouvrier, qui paye 2 francs ce qu'il
aurait payé 6 francs autrefois, a donc 4 francs en disponibilité. Or
c'est justement dans cette proportion que le travail humain a été
remplacé par des forces naturelles. Ces forces sont donc une pure
et simple conquête, qui n'altère en rien le rapport du travail à la
rémunération disponible. Que le lecteur veuille bien se rappeler que
la réponse à cette objection avait été d'avance préparée (page 68 et
suiv.), lorsque, observant l'homme dans l'isolement, ou bien réduit
encore à la primitive loi du troc, je le mettais en garde contre
l'illusion si commune que j'essaye ici de détruire.

Laissons donc sans scrupule les capitaux se créer, se multiplier
suivant _leurs_ propres tendances et celles du coeur humain. N'allons
pas nous imaginer que lorsque le rude travailleur économise pour ses
vieux jours, lorsque le père de famille songe à la carrière de son
fils ou à la dot de sa fille, ils n'exercent cette noble faculté
de l'homme, la Prévoyance, qu'au préjudice du bien général. Il en
serait ainsi, les vertus privées seraient en antagonisme avec le bien
public, s'il y avait incompatibilité entré le Capital et le Travail.

Loin que l'humanité ait été soumise à cette contradiction, disons
plus, à cette impossibilité (car comment concevoir le mal progressif
dans l'ensemble résultant du bien progressif dans les fractions?), il
faut reconnaître qu'au contraire la Providence, dans sa justice et
sa bonté, a réservé, dans le progrès, une plus belle part au Travail
qu'au Capital, un stimulant plus efficace, une récompense plus
libérale à celui qui verse actuellement la sueur de son front, qu'à
celui qui vit sur la sueur de ses pères.

En effet, étant admis que tout accroissement de capital est suivi
d'un accroissement nécessaire de bien-être général, j'ose poser comme
inébranlable, quant à la distribution de ce bien-être, l'axiome
suivant:

«_À mesure que les capitaux s'accroissent, la part_ absolue _des
capitalistes dans les produits totaux augmente et leur part_ relative
_diminue_. _Au contraire, les travailleurs voient augmenter leur part
dans les deux sens._»

Je ferai mieux comprendre ma pensée par des chiffres.

Représentons les produits totaux de la société, à des époques
successives, par les chiffres 1,000, 2,000, 3,000, 4,000, etc.

Je dis que le prélèvement du capital descendra successivement
de 50 p. 100 à 40, 35, 30 p. 100, et celui du travail s'élèvera
par conséquent de 50 p. 100 à 60, 65, 70 p. 100.--De telle sorte
néanmoins que la part _absolue_ du capital soit toujours plus grande
à chaque période, bien que sa part _relative_ soit plus petite.

Ainsi le partage se fera de la manière suivante:

             Produit total.--Part du capital.--Part du travail.

  Première période    1000             500               500

  Deuxième période    2000             800              1200

  Troisième période   3000            1050              1950

  Quatrième période   4000            1200              2800

Telle est la grande, admirable, consolante, nécessaire et
_inflexible_ loi du capital. La démontrer c'est, ce me semble,
frapper de discrédit ces déclamations dont on nous rebat les oreilles
depuis si longtemps contre l'_avidité_, la _tyrannie_ du plus
puissant instrument de civilisation et d'_égalisation_ qui sorte des
facultés humaines.

Cette démonstration se divise en deux. Il faut prouver d'abord que la
part _relative_ du capital va diminuant sans cesse.

Ce ne sera pas long, car cela revient à dire: _Plus les capitaux
abondent, plus l'intérêt baisse_. Or c'est un point de fait
incontestable et incontesté. Non-seulement la science l'explique,
mais il crève les yeux. Les Écoles les plus excentriques l'admettent;
celle qui s'est spécialement posée comme l'adversaire de l'_infernal_
capital, en fait la base de sa théorie, car c'est de cette baisse
visible de l'intérêt qu'elle conclut à son anéantissement fatal;
or, dit-elle, puisque cet anéantissement est fatal, puisqu'il doit
arriver dans un temps donné, puisqu'il implique la réalisation
du bien absolu, il faut le hâter et le décréter.--Je n'ai pas à
réfuter ici ces principes et les inductions qu'on en tire. Je
constate seulement que toutes les Écoles économistes, socialistes,
égalitaires et autres, admettent, en point de fait, que dans l'ordre
_naturel_ des sociétés, l'intérêt baisse d'autant plus que les
capitaux abondent davantage. Leur plût-il de ne point l'admettre,
le fait n'en serait pas moins assuré. Le fait a pour lui l'autorité
du genre humain et l'acquiescement, involontaire peut-être, de tous
les capitalistes du monde. Il est de fait que l'intérêt des capitaux
est moins élevé en Espagne qu'au Mexique, en France qu'en Espagne,
en Angleterre qu'en France, et en Hollande qu'en Angleterre. Or,
quand l'intérêt descend de 20 p. 100 à 15 p. 100, et puis à 10, à
8, à 6, à 5, à 4-1/2, à 4, à 3-1/2, à 3 p. 100, qu'est-ce que cela
veut dire relativement à la question qui nous occupe? Cela veut
dire que le capital, pour son concours, dans l'oeuvre industrielle,
à la réalisation du bien-être, se contente, ou, si l'on veut, est
forcé de se contenter d'une part de plus en plus réduite à mesure
qu'il s'accroît. Entrait-il pour un tiers dans la valeur du blé,
des maisons, des lins, des navires, des canaux? en d'autres termes,
quand on vendait ces choses, revenait-il un tiers aux capitalistes et
deux tiers aux travailleurs? Peu à peu les capitalistes ne reçoivent
plus qu'un quart, un cinquième, un sixième; leur part _relative_ va
décroissant; celle des travailleurs augmente dans la même proportion,
et la première partie de ma démonstration est faite.

Il me reste à prouver que la part _absolue_ du capital s'accroît sans
cesse. Il est bien vrai que l'intérêt tend à baisser. Mais quand et
pourquoi? Quand et parce que le capital augmente. Il est donc fort
possible que le produit total s'accroisse, bien que le _percentage_
diminue. Un homme a plus de rentes avec 200,000 francs à 4 p. 100
qu'avec 100,000 francs à 5 p. 100, encore que, dans le premier cas,
il fasse payer moins cher aux travailleurs l'usage du capital. Il
en est de même d'une nation et de l'humanité tout entière. Or je
dis que le _percentage_ dans sa tendance à baisser, ne doit ni ne
peut suivre une progression tellement rapide que la _somme totale_
des intérêts soit moins grande alors que les capitaux abondent que
lorsqu'ils sont rares. J'admets bien que si le capital de l'humanité
est représenté par 100 et l'intérêt par 5,--cet intérêt ne sera
plus que de 4 alors que le capital sera monté à 200.--Ici l'on voit
la simultanéité des deux effets. Moindre part _relative_, plus
grande part _absolue_.--Mais je n'admets pas, dans l'hypothèse, que
l'élévation du capital de 100 à 200 puisse faire tomber l'intérêt
de 5 p. 100 à 2 p. 100, par exemple.--Car, s'il en était ainsi, le
capitaliste qui avait 5,000 francs de rentes avec 100,000 francs de
capital, n'aurait plus que 4,000 francs de rentes avec 200,000 de
capital.--Résultat contradictoire, et impossible, anomalie étrange
qui rencontrerait le plus simple et le plus agréable de tous les
remèdes; car alors, pour augmenter ses rentes, il suffirait de manger
la moitié de son capital. Heureuse et bizarre époque où il nous sera
donné de nous enrichir en nous appauvrissant!

Il ne faut donc pas perdre de vue que la combinaison de ces deux
faits corrélatifs: accroissement du capital, abaissement de
l'intérêt, s'accomplit _nécessairement_ de telle façon que le produit
total augmente sans cesse.

Et, pour le dire en passant, ceci détruit d'une manière radicale et
absolue l'illusion de ceux qui s'imaginent que parce que l'intérêt
baisse il tend à s'anéantir. Il en résulterait qu'un jour viendra où
le capital se sera tellement développé qu'il ne donnera plus rien à
ses possesseurs. Qu'on se tranquillise; avant ce temps-là, ceux-ci se
hâteront de dissiper le fonds pour faire reparaître le revenu.

Ainsi la grande loi du Capital et du Travail, en ce qui concerne
le partage du produit de la collaboration, est déterminée. Chacun
d'eux a une part _absolue_ de plus en plus grande, mais la part
_proportionnelle_ du Capital diminue sans cesse comparativement à
celle du Travail.

Cessez donc, capitalistes et ouvriers, de vous regarder d'un oeil de
défiance et d'envie. Fermez l'oreille à ces déclamations absurdes,
dont rien n'égale l'orgueil si ce n'est l'ignorance, qui, sous
promesse d'une philanthropie en perspective, commencent par soulever
la discorde actuelle. Reconnaissez que vos intérêts sont communs,
identiques, quoi qu'on en dise, qu'ils se confondent, qu'ils tendent
ensemble vers la réalisation du bien général, que les sueurs de la
génération présente se mêlent aux sueurs des générations passées,
qu'il faut bien qu'une part de rémunération revienne à tous ceux
qui concourent à l'oeuvre, et que la plus ingénieuse comme la plus
équitable répartition s'opère entre vous, par la sagesse des lois
providentielles, sous l'empire de transactions libres et volontaires,
sans qu'un Sentimentalisme parasite vienne vous imposer ses décrets
aux dépens de votre bien-être, de votre liberté, de votre sécurité et
de votre _dignité_.

Le Capital a sa racine dans trois attributs de l'homme: la
Prévoyance, l'Intelligence et la Frugalité. Pour se déterminer à
former un capital, il faut en effet prévoir l'avenir, lui sacrifier
le présent, exercer un noble empire sur soi-même et sur ses appétits,
résister non-seulement à l'appât des jouissances actuelles, mais
encore aux aiguillons de la vanité et aux caprices de l'opinion
publique, toujours si partiale envers les caractères insouciants et
prodigues. Il faut encore lier les effets aux causes, savoir par
quels procédés, par quels instruments la nature se laissera dompter
et assujettir à l'oeuvre de la production. Il faut surtout être animé
de l'esprit de famille, et ne pas reculer devant des sacrifices dont
le fruit sera recueilli par les êtres chéris qu'on laissera après
soi. Capitaliser, c'est préparer le vivre, le couvert, l'abri, le
loisir, l'instruction, l'indépendance, la dignité aux générations
futures. Rien de tout cela ne se peut faire sans mettre en exercice
les vertus les plus sociales, qui plus est, sans les convertir en
habitudes.

Il est cependant bien commun d'attribuer au Capital une sorte
d'efficace funeste, dont l'effet serait d'introduire l'égoïsme, la
dureté, le machiavélisme dans le coeur de ceux qui y aspirent ou
le possèdent. Mais ne fait-on pas confusion? Il y a des pays où le
travail ne mène pas à grand'chose. Le peu qu'on gagne, il faut le
partager avec le fisc. Pour vous arracher le fruit de vos sueurs,
ce qu'on nomme l'État vous enlace d'une multitude d'entraves.
Il intervient dans tous vos actes, il se mêle de toutes vos
transactions; il régente votre intelligence et votre foi; il déplace
tous les intérêts, et met chacun dans une position artificielle
et précaire; il énerve l'activité et l'énergie individuelle en
s'emparant de la direction de toutes choses; il fait retomber la
responsabilité des actions sur ceux à qui elle ne revient pas; en
sorte que, peu à peu, la notion du juste et de l'injuste s'efface;
il engage la nation, par sa diplomatie, dans toutes les querelles du
monde, et puis il y fait intervenir la marine et l'armée; il fausse
autant qu'il est en lui l'intelligence des masses sur les questions
économiques, car il a besoin de leur faire croire que ses folles
dépenses, ses injustes agressions, ses conquêtes, ses colonies,
sont pour elles une source de richesses. Dans ces pays le capital a
beaucoup de peine à se former par les voies naturelles. Ce à quoi
l'on aspire surtout, c'est à le soutirer par la force et par la ruse
à ceux qui l'ont créé. Là, on voit les hommes s'enrichir par la
guerre, les fonctions publiques, le jeu, les fournitures, l'agiotage,
les fraudes commerciales, les entreprises hasardées, les marchés
publics, etc. Les qualités requises pour arracher ainsi le capital
aux mains de ceux qui le forment sont précisément l'opposé de celles
qui sont nécessaires pour le former. Il n'est donc pas surprenant que
dans ces pays-là il s'établisse une sorte d'association entre ces
deux idées: _capital_ et _égoïsme_; et cette association devient
indestructible, si toutes les idées morales de ce pays se puisent
dans l'histoire de l'antiquité et du moyen âge.

Mais lorsqu'on porte sa pensée, non sur la soustraction des capitaux,
mais sur leur formation par l'activité intelligente, la prévoyance et
la frugalité, il est impossible de ne pas reconnaître qu'une vertu
sociale et moralisante est attachée à leur acquisition.

S'il y a de la sociabilité morale dans la formation du capital,
il n'y en a pas moins dans son action. Son effet propre est de
faire concourir la nature; de décharger l'homme de ce qu'il y a de
plus matériel, de plus musculaire, de plus brutal dans l'oeuvre
de la production; de faire prédominer de plus en plus le principe
intelligent; d'agrandir de plus en plus la place, je ne dis pas de
l'oisiveté, mais du loisir; de rendre de moins en moins impérieuse,
par la facilité de la satisfaction, la voix des besoins grossiers,
et d'y substituer des jouissances plus élevées, plus délicates, plus
pures, plus artistiques, plus spirituelles.

Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, qu'on considère le
Capital dans ses rapports avec nos besoins qu'il ennoblit, avec nos
efforts qu'il soulage, avec nos satisfactions qu'il épure, avec la
nature qu'il dompte, avec la moralité qu'il change en habitude, avec
la sociabilité qu'il développe, avec l'égalité qu'il provoque, avec
la liberté dont il vit, avec l'équité qu'il réalise par les procédés
les plus ingénieux, partout, toujours et à la condition qu'il se
forme et agisse dans un ordre social qui ne soit pas détourné de ses
voies naturelles, nous reconnaîtrons en lui ce qui est le cachet de
toutes les grandes lois providentielles: l'Harmonie.




VIII

PROPRIÉTÉ, COMMUNAUTÉ


Reconnaissant à la terre, aux agents naturels, aux instruments de
travail, ce qui est incontestablement en eux: le don d'engendrer
l'Utilité, je me suis efforcé de leur arracher ce qui leur a été
faussement attribué: la faculté de créer de la Valeur, faculté qui
n'appartient qu'aux Services que les hommes échangent entre eux.

Cette rectification si simple, en même temps qu'elle raffermira
la propriété en lui restituant son véritable caractère, révèlera
à la science un fait prodigieux, et, si je ne me trompe, par elle
encore inaperçu, le fait d'une Communauté réelle, essentielle,
_progressive_, résultat providentiel de tout ordre social qui a pour
régime la Liberté, et dont l'évidente destination est de conduire,
comme des frères, tous les hommes, de l'Égalité primitive, celle du
dénûment et de l'ignorance, vers l'Égalité finale dans la possession
du bien-être et de la vérité.

Si cette radicale distinction entre l'Utilité des choses et la Valeur
des services est vraie en elle-même ainsi que dans ses déductions,
il n'est pas possible qu'on en méconnaisse la portée; car elle ne
va à rien moins qu'à l'absorption de l'utopie dans la science, et
à réconcilier les écoles antagoniques dans une commune foi qui
donne satisfaction à toutes les intelligences comme à toutes les
aspirations.

Hommes de propriété et de loisir, à quelque degré de l'échelle
sociale que vous soyez parvenus à force d'activité, de probité,
d'ordre, d'économie, d'où vient le trouble qui vous a saisis? Ah!
voici que le souffle parfumé, mais empoisonné de l'Utopie, menace
votre existence. On dit, on vocifère que le bien par vous amassé pour
assurer un peu de repos à votre vieillesse, du pain, de l'instruction
et une carrière à vos enfants, vous l'avez acquis aux dépens de
vos frères; on dit que vous êtes placés entre les dons de Dieu et
les pauvres; que, comme des collecteurs avides, vous avez prélevé,
sous le nom de Propriété, Intérêt, Rente, Loyer, une taxe sur ces
dons; que vous avez intercepté, pour les vendre, les bienfaits que
le Père commun avait prodigués à tous ses enfants; on vous appelle
à restituer; et ce qui augmente votre effroi, c'est que dans la
défense de vos avocats se trouve trop souvent cet aveu implicite:
l'usurpation est flagrante, mais elle est nécessaire. Et moi je
dis: Non, vous n'avez pas intercepté les dons de Dieu. Vous les
avez gratuitement recueillis des mains de la nature, c'est vrai;
mais aussi vous les avez gratuitement transmis à vos frères sans
en rien réserver. Ils ont agi de même envers vous, et les seules
choses qui aient été réciproquement _compensées_, ce sont les efforts
physiques ou intellectuels, les sueurs répandues, les dangers bravés,
l'habileté déployée, les privations acceptées, la peine prise, les
_services reçus et rendus_. Vous n'avez peut-être songé qu'à vous,
mais votre intérêt personnel même a été l'instrument d'une Providence
infiniment prévoyante et sage pour élargir sans cesse, au sein du
genre humain, le domaine de la Communauté; car, sans vos efforts,
tous ces _effets utiles_ que vous avez sollicités de la nature pour
les répandre, sans rémunération, parmi les hommes, seraient restés
dans une éternelle inertie. Je dis: _sans rémunération_, parce que
celle que vous avez reçue n'est qu'une simple restitution de vos
efforts, et non point du tout le prix des dons de Dieu. Vivez donc en
paix, sans crainte et sans scrupule. Vous n'avez d'autre Propriété
au monde que votre droit à des services, en échange de services par
vous loyalement rendus, par vos frères volontairement acceptés. Cette
propriété-là est légitime, inattaquable; aucune utopie ne prévaudra
contre elle, car elle se combine et se confond avec l'essence même de
notre nature. Aucune théorie ne parviendra jamais ni à l'ébranler ni
à la flétrir.

Hommes de labeur et de privations, vous ne pouvez fermer les yeux
sur cette vérité que le point de départ du genre humain est une
entière Communauté, une parfaite Égalité de misère, de dénûment et
d'ignorance. Il se rachète à la sueur de son front, et se dirige vers
une autre Communauté, celle des dons de Dieu successivement obtenus
avec de moindres efforts; vers une autre Égalité, celle du bien-être,
des lumières et de la dignité morale. Oui, les pas des hommes sur
cette route de perfectibilité sont inégaux, et vous ne pourriez vous
en plaindre qu'autant que la marche plus précipitée de l'avant-garde
fût de nature à retarder la vôtre. Mais c'est tout le contraire. Il
ce jaillit pas une étincelle dans une intelligence qui n'éclaire à
quelque degré votre intelligence; il ne s'accomplit pas un progrès,
sous le mobile propriétaire, qui ne soit pour vous un progrès; il
ne se forme pas une richesse qui ne tende à votre affranchissement,
pas un capital qui n'augmente la proportion de vos jouissances à
votre travail, pas une acquisition qui ne soit pour vous une facilité
d'acquisition, pas une Propriété dont la mission ne soit d'élargir, à
votre profit, le domaine de la Communauté. L'ordre social naturel a
été si artistement arrangé par le divin Ouvrier, que les plus avancés
dans la voie de la rédemption vous tendent une main secourable,
volontairement ou à leur insu, qu'ils en aient ou non la conscience;
car il a disposé les choses de telle sorte qu'aucun homme ne peut
travailler honnêtement pour lui-même sans travailler en même temps
pour tous. Et il est rigoureusement vrai de dire que toute atteinte
portée à cet ordre merveilleux ne serait pas seulement de votre part
un homicide, mais un suicide. L'humanité est une chaîne admirable où
s'accomplit ce miracle, que les premiers chaînons communiquent à tous
les autres un mouvement progressif de plus en plus rapide jusqu'au
dernier.

Hommes de philanthropie; amants de l'égalité, aveugles défenseurs,
dangereux amis de ceux qui souffrent attardés sur la route de la
civilisation, vous qui cherchez le règne de la Communauté en ce
monde, pourquoi commencez-vous par ébranler les intérêts et les
consciences? Pourquoi, dans votre orgueil, aspirez-vous à ployer
toutes les volontés sous le joug de vos inventions sociales? Cette
Communauté après laquelle vous soupirez, comme devant étendre le
royaume de Dieu sur la terre, ne voyez-vous pas que Dieu lui-même
y a songé et pourvu? qu'il ne vous a pas attendus pour en faire le
patrimoine de ses enfants? qu'il n'a pas besoin de vos conceptions
ni de vos violences? qu'elle se réalise tous les jours en vertu de
ses admirables décrets? que pour l'exécution de sa volonté, il ne
s'en est rapporté ni à la contingence de vos puérils arrangements, ni
même à l'expression croissante du principe sympathique manifesté par
la charité; mais qu'il a confié la réalisation de ses desseins à la
plus active, à la plus intime, à la plus permanente de nos énergies,
l'Intérêt personnel, sûr que celle-là ne se repose jamais? Étudiez
donc le mécanisme social, tel qu'il est sorti des mains du grand
Mécanicien; vous resterez convaincus qu'il témoigne d'une universelle
sollicitude qui laisse bien loin derrière elle vos rêves et vos
chimères. Peut-être alors, au lieu de prétendre refaire l'oeuvre
divine, vous vous contenterez de la bénir.

Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas de place sur cette terre pour
les réformes et les réformateurs. Ce n'est pas à dire que l'humanité
ne doive appeler de ses voeux, encourager de sa reconnaissance les
hommes d'investigation, de science et de dévouement, les coeurs
fidèles à la démocratie. Ils ne lui sont encore que trop nécessaires,
non point pour renverser les lois sociales, mais, au contraire,
pour combattre les obstacles artificiels qui en troublent et
pervertissent l'action. En vérité, il est difficile de comprendre
comment on répète sans cesse ces banalités: «L'économie politique
est optimiste quant aux faits accomplis; elle affirme que ce qui
doit être _est_; à l'aspect du mal comme à l'aspect du bien, elle
se contente de dire: _laissez faire_.» Quoi! nous ignorerions que
le point de départ de l'humanité est la misère, l'ignorance, le
règne de la force brutale, ou nous serions _optimistes à l'égard
de ces faits accomplis_! Quoi! nous ignorerions que le moteur des
êtres humains est l'aversion de toute douleur, de toute fatigue,
et que, le travail étant une fatigue, la première manifestation de
l'intérêt personnel parmi les hommes a été de s'en rejeter les uns
aux autres le pénible fardeau! Les mots Anthropophagie, Guerre,
Esclavage, Privilége, Monopole, Fraude, Spoliation, Imposture, ne
seraient jamais parvenus à notre oreille, ou nous verrions dans ces
abominations des rouages nécessaires à l'oeuvre du progrès! Mais
n'est-ce pas un peu volontairement que l'on confond ainsi toutes
choses pour nous accuser de les confondre? Quand nous admirons la loi
providentielle des transactions, quand nous disons que les intérêts
concordent, quand nous en concluons que leur gravitation naturelle
tend à réaliser l'égalité relative et le progrès général, apparemment
c'est de l'action de ces lois et non de leur perturbation que nous
attendons l'harmonie. Quand nous disons: _laissez faire_, apparemment
nous entendons dire: _laissez agir ces lois_, et non pas: _laissez
troubler ces lois_. Selon qu'on s'y conforme ou qu'on les viole,
le bien ou le mal se produisent; en d'autres termes, les intérêts
sont harmoniques, pourvu que chacun reste dans son droit, pourvu
que les services s'échangent librement, volontairement, contre les
services. Mais est-ce à dire que nous ignorons la lutte perpétuelle
du Tort contre le Droit? Est-ce à dire que nous perdons de vue ou que
nous approuvons les efforts qui se sont faits en tous temps et qui
se font encore pour altérer, par la force ou la ruse, la naturelle
équivalence des services? C'est là justement ce que nous repoussons
sous le nom de violation des lois sociales providentielles, sous
le nom d'attentats à la propriété; car, pour nous, libre échange
de services, justice, propriété, liberté, sécurité, c'est toujours
la même idée sous divers aspects. Ce n'est pas le principe de la
Propriété qu'il faut combattre, mais, au contraire, le principe
antagonique, celui de la spoliation. Propriétaires à tous les degrés,
réformateurs de toutes les écoles, c'est là la mission qui doit nous
concilier et nous unir.

Et il est temps, il est grand-temps que cette croisade commence. La
guerre théorique à la Propriété n'est ni la plus acharnée ni la plus
dangereuse. Il y a contre elle, depuis le commencement du monde,
une conspiration pratique qui n'est pas près de cesser. Guerre,
esclavage, imposture, taxes abusives, monopoles, priviléges, fraudes
commerciales, colonies, droit au travail, droit au crédit, droit à
l'assistance, droit à l'instruction, impôts progressifs en raison
directe ou en raison inverse des facultés, autant de béliers qui
frappent à coups redoublés la colonne chancelante; et pourrait-on
bien me dire s'il y a beaucoup d'hommes en France, même parmi ceux
qui se croient conservateurs, qui ne mettent la main, sous une forme
ou sous une autre, à l'oeuvre de destruction?

Il y a des gens aux yeux de qui la Propriété n'apparaît jamais que
sous l'apparence d'un champ ou d'un sac d'écus. Pourvu qu'on ne
déplace pas les bornes sacrées et qu'on ne vide pas matériellement
les poches, les voilà fort rassurés.

Mais n'y a-t-il pas la Propriété des bras, celle des facultés, celle
des idées, n'y a-t-il pas, en un mot, la Propriété des services?
Quand je jette un service dans le milieu social, n'est-ce pas mon
droit qu'il s'y tienne, si je puis m'exprimer ainsi, en suspension,
selon les lois de sa naturelle équivalence? qu'il y fasse équilibre à
tout autre _service_ qu'on consent à me céder en échange? Nous avons,
d'un commun accord, institué une force publique pour protéger la
propriété ainsi comprise. Où en sommes-nous donc si cette force même
croit avoir et se donne la mission de troubler cet équilibre, sous
le prétexte socialiste que le monopole naît de la liberté, que le
_laissez-faire_ est odieux et sans entrailles? Quand les choses vont
ainsi, le vol individuel peut être rare, sévèrement réprimé, mais
la spoliation est organisée, légalisée, systématisée. Réformateurs,
rassurez-vous, votre oeuvre n'est pas terminée; tâchez seulement de
la comprendre.

       *       *       *       *       *

Mais, avant d'analyser la spoliation publique ou privée, légale ou
illégale, son rôle dans le monde, sa portée comme élément du problème
social, il faut nous faire, s'il est possible, des idées justes sur
la communauté et la Propriété: car, ainsi que nous allons le voir, la
spoliation n'est autre chose que la limite de la propriété, comme la
propriété est la limite de la communauté.

Des chapitres précédents, et notamment de celui où il a été traité de
l'Utilité et de la Valeur, nous pouvons déduire cette formule:

_Tout homme jouit_ GRATUITEMENT _de toutes les utilités fournies ou
élaborées par la nature, à la condition de prendre la peine de les
recueillir ou de restituer un service équivalent à ceux qui lui
rendent le service de prendre cette peine pour lui_.

Il y a là deux faits combinés, fondus ensemble, quoique distincts par
leur essence.

Il y a les dons naturels, les matériaux gratuits, les forces
gratuites; c'est le domaine de la _Communauté_.

Il y a de plus les efforts humains consacrés à recueillir ces
matériaux, à diriger ces forces; efforts qui s'échangent,
_s'évaluent_ et se compensent; c'est le domaine de la _Propriété_.

En d'autres termes, à l'égard les uns des autres, nous ne sommes pas
propriétaires de l'Utilité des choses, mais de leur valeur, et la
valeur n'est que l'appréciation des services réciproques.

Propriété, communauté, sont deux idées corrélatives à celles
d'_onérosité_ et de _gratuité_, d'où elles procèdent.

Ce qui est _gratuit_ est _commun_, car chacun en jouit et est admis à
en jouir sans conditions.

Ce qui est _onéreux_ est _approprié_, parce qu'une peine à prendre
est la condition de la satisfaction, comme la satisfaction est la
raison de la peine prise.

L'échange intervient-il? il s'accomplit par l'évaluation de deux
peines ou de deux services.

Ce recours à une peine implique l'idée d'un Obstacle. On peut donc
dire que l'objet cherché se rapproche d'autant plus de la gratuité
et de la communauté que l'Obstacle est moindre, puisque, d'après nos
prémisses, l'absence complète de l'obstacle entraîne la gratuité et
la communauté parfaites.

Or devant le genre humain progressif et perfectible, l'obstacle ne
peut jamais être considéré comme une quantité invariable et absolue.
Il s'amoindrit. Donc la peine s'amoindrit avec lui,--et le service
avec la peine,--et la valeur avec le service,--et la propriété avec
la valeur.

Et l'Utilité reste la même:--donc la gratuité et la communauté ont
gagné tout ce que l'onérosité et la propriété ont perdu.

Pour déterminer l'homme au travail, il faut un mobile; ce mobile,
c'est la satisfaction qu'il a en vue, ou l'utilité. Sa tendance
incontestable et indomptable, c'est de réaliser la plus grande
satisfaction possible avec le moindre travail possible, c'est de
faire que la plus grande utilité corresponde à la plus petite
propriété,--d'où il suit que la mission de la Propriété ou plutôt de
l'esprit de propriété est de réaliser de plus en plus la Communauté.

Le point de départ du genre humain étant le maximum de la misère,
ou le maximum d'obstacles à vaincre, il est clair que tout ce qu'il
gagne d'une époque à l'autre, il le doit à l'esprit de propriété.

Les choses étant ainsi, se rencontrera-t-il dans le monde entier
un seul adversaire théorique de la propriété? Ne voit-on pas qu'il
ne se peut imaginer une force sociale à la fois plus juste et plus
démocratique? Le dogme fondamental de Proudhon lui-même est la
_mutualité des services_. Nous sommes d'accord là-dessus. En quoi
nous différons, c'est en ceci: ce dogme, je l'appelle _propriété_,
parce qu'en creusant le fond des choses, je m'assure que les hommes,
s'ils sont libres, n'ont et ne peuvent avoir d'autre propriété que
celle de la valeur ou de leurs services. Au contraire, Proudhon,
ainsi que la plupart des économistes, pense que certains agents
naturels ont une _valeur qui leur est propre_, et qu'ils sont par
conséquent _appropriés_. Mais, quant à la propriété des services,
loin de la contester, elle est toute sa foi. Y a-t-il quelqu'un qui
veuille encore aller au delà? Ira-t-on jusqu'à dire qu'un homme ne
doit pas être propriétaire de sa propre peine? que dans l'échange,
ce n'est pas assez de céder gratuitement la coopération des agents
naturels, il faut encore céder gratuitement ses propres efforts?
Mais qu'on y prenne garde! ce serait glorifier l'esclavage; car,
dire que certains hommes doivent rendre, c'est dire que certains
autres doivent recevoir des services non rémunérés, ce qui est bien
l'esclavage. Que si l'on dit que cette gratuité doit être réciproque,
on articule une logomachie incompréhensible; car, ou il y aura
quelque justice dans l'échange, et alors les services seront, de
manière ou d'autre, _évalués_ et compensés; ou ils ne seront pas
évalués et compensés, et en ce cas, les uns en rendront beaucoup, les
autres peu, et nous retombons dans l'esclavage.

Il est donc impossible de contester la légitime Propriété des
services échangés sur le principe de l'équivalence. Pour expliquer
cette légitimité, nous n'avons besoin ni de philosophie, ni de
science du droit, ni de métaphysique. Socialistes, Économistes,
Égalitaires, Fraternitaires, je vous défie, tous tant que vous êtes,
d'élever même l'ombre d'une objection contre la _légitime mutualité
des services volontaires_, par conséquent contre la Propriété, telle
que je l'ai définie, telle qu'elle existe dans l'ordre social naturel.

Certes, je le sais, dans la pratique, la Propriété est encore loin de
régner sans partage; en face d'elle il y a le fait antagonique; il
y a des services qui ne sont pas volontaires, dont la rémunération
n'est pas librement débattue; il y a des services dont l'équivalence
est altérée par la force ou par la ruse; en un mot, il y a la
Spoliation. Le légitime principe de la Propriété n'en est pas
infirmé, mais confirmé; on le viole, donc il existe. Ou il ne faut
croire à rien dans le monde, ni aux faits, ni à la justice, ni à
l'assentiment universel, ni au langage humain, ou il faut admettre
que ces deux mots Propriété et Spoliation expriment des idées
opposées, inconciliables qu'on ne peut pas plus identifier qu'on ne
peut identifier le oui avec le non, la lumière avec les ténèbres, le
bien avec le mal, l'harmonie avec la discordance. Prise au pied de la
lettre, la célèbre formule: _la propriété, c'est le vol_, est donc
l'absurdité portée à sa dernière puissance. Il ne serait pas plus
exorbitant de dire: _le vol, c'est la propriété_; le légitime est
illégitime; ce qui est n'est pas, etc. Il est probable que l'auteur
de ce bizarre aphorisme a voulu saisir fortement les esprits,
toujours curieux de voir comment on justifie un paradoxe, et qu'au
fond ce qu'il voulait exprimer, c'est ceci: Certains hommes se font
payer, outre le travail qu'ils ont fait, le travail qu'ils n'ont pas
fait, s'appropriant ainsi exclusivement les dons de Dieu, l'utilité
gratuite, le bien de tous.--En ce cas, il fallait d'abord prouver
l'assertion, et puis dire: _le vol, c'est le vol_.

_Voler_, dans le langage ordinaire, signifie: s'emparer par force ou
par fraude d'une valeur au préjudice et sans le consentement de celui
qui l'a créée. On comprend comment la fausse économie politique a pu
étendre le sens de ce triste mot, _voler_.

On a commencé par confondre l'Utilité avec la Valeur. Puis, comme la
nature coopère à la création de l'utilité, on en a conclu qu'elle
concourait à la création de la valeur, et on a dit: Cette portion de
valeur, n'étant le fruit du travail de personne, appartient à tout
le monde. Enfin, remarquant que la valeur ne se cède jamais sans
rémunération, on a ajouté: Celui-là _vole_ qui se fait rétribuer
pour une valeur qui est de création naturelle, qui est indépendante
de tout travail humain, qui est _inhérente aux choses_, et est, par
destination providentielle, une de leurs _qualités intrinsèques_,
comme la pesanteur ou la porosité, la forme ou la couleur.

Une exacte analyse de la valeur renverse cet échafaudage de
subtilités, d'où l'on voudrait déduire une assimilation monstrueuse
entre la Spoliation et la Propriété.

Dieu a mis des Matériaux et des Forces à la disposition des hommes.
Pour s'emparer de ces matériaux et de ces forces, il faut une Peine
ou il n'en faut pas. S'il ne faut aucune peine, nul ne consentira
librement à acheter d'autrui, moyennant un effort, ce qu'il peut
recueillir sans effort des mains de la nature. Il n'y a là ni
services, ni échange, ni valeur, ni _propriété_ possibles. S'il faut
une peine, en bonne justice elle incombe à celui qui doit éprouver la
satisfaction, d'où il suit que la satisfaction doit aboutir à celui
qui a pris la peine. Voilà le principe de la Propriété. Cela posé, un
homme prend la peine pour lui-même; il devient propriétaire de toute
l'utilité réalisée par le concours de cette peine et de la nature.
Il la prend pour autrui; en ce cas, il stipule en retour la cession
d'une peine équivalente servant aussi de véhicule à de l'utilité, et
le résultat nous montre deux Peines, deux Utilités qui ont changé de
mains, et deux Satisfactions. Mais ce qu'il ne faut pas perdre de
vue, c'est que la transaction s'accomplit par la comparaison, par
l'_évaluation_, non des deux utilités (elles sont inévaluables), mais
des deux services échangés. Il est donc exact de dire qu'au point
de vue personnel, l'homme, par le travail, devient propriétaire de
l'utilité naturelle (il ne travaille que pour cela), quel que soit
le rapport, variable à l'infini, du travail à l'utilité. Mais au
point de vue _social_, à l'égard les uns des autres, les hommes ne
sont jamais propriétaires que de la valeur, laquelle n'a pas pour
fondement la libéralité de la nature, mais le service humain, la
peine prise, le danger couru, l'habileté déployée pour recueillir
cette libéralité; en un mot, en ce qui concerne l'utilité naturelle
et gratuite, le dernier acquéreur, celui à qui doit aboutir la
satisfaction, est mis, par l'échange, exactement au lieu et place
du premier travailleur. Celui-ci s'était trouvé en présence d'une
utilité gratuite qu'il s'est donné la peine de recueillir; celui-là
lui restitue une peine équivalente, et se substitue ainsi à tous ses
droits; l'utilité lui est acquise au même titre, c'est-à-dire à titre
gratuit sous la condition d'une peine. Il n'y a là ni le fait ni
l'apparence d'une interception abusive des dons de Dieu.

Ainsi j'ose dire que cette proposition est inébranlable:

_À l'égard les uns des autres, les hommes ne sont propriétaires que
de valeurs, et les valeurs ne représentent que des services comparés,
librement reçus et rendus._

Que d'un côté ce soit là le vrai sens du mot _valeur_, c'est ce
que j'ai déjà démontré (chapitre V); que d'autre part les hommes
ne soient jamais et ne puissent jamais être, à l'égard les uns des
autres, propriétaires que de la _valeur_, c'est ce qui résulte aussi
bien du raisonnement que de l'expérience. Du raisonnement; car
comment irais-je acheter d'un homme, moyennant une peine, ce que je
puis sans peine, ou avec une moindre peine, obtenir de la nature?
De l'expérience universelle, qui n'est pas d'un poids à dédaigner
dans la question, rien n'étant plus propre à donner confiance à
une théorie que le consentement raisonné et pratique des hommes de
tous les temps et de tous les pays. Or je dis que le consentement
universel ratifie le sens que je donne ici au mot Propriété. Quand
l'officier public fait un _inventaire_ après décès, ou par autorité
de justice; quand le négociant, le manufacturier, le fermier, font,
pour leur propre compte, la même opération, ou qu'elle est confiée
aux syndics d'une faillite, qu'inscrit-on sur les rôles timbrés à
mesure qu'un objet se présente? Est-ce son _utilité_, son mérite
intrinsèque? Non, c'est sa _valeur_, c'est-à-dire l'équivalent de
la peine que tout acheteur, pris au hasard, devrait prendre pour se
procurer un objet semblable. Les experts s'occupent-ils de savoir si
telle chose est plus utile que telle autre? Se placent-ils au point
de vue des satisfactions qu'elles peuvent procurer? Estiment-ils un
marteau plus qu'une chinoiserie, parce que le marteau fait tourner
d'une manière admirable, au profit de son possesseur, la loi de
gravitation? ou bien un verre d'eau plus qu'un diamant, parce que,
d'une manière absolue, il peut rendre de plus réels services? ou le
livre de Say plus que celui de Fourier, parce qu'on peut puiser dans
le premier plus de sérieuses jouissances et de solide instruction?
Non; ils _évaluent_, ils relèvent la _valeur_, en se conformant
rigoureusement, remarquez-le bien, à ma définition.--Pour mieux dire,
c'est ma définition qui se conforme à leur pratique.--Ils tiennent
compte, non point des avantages naturels ou de l'utilité gratuite
attachée à chaque objet, mais du service que tout acquéreur aurait à
se rendre à lui-même ou à réclamer d'autrui pour se le procurer. Ils
n'estiment pas, qu'on me pardonne cette expression hasardée, la peine
que Dieu a prise, mais celle que l'acheteur aurait à prendre.--Et
quand l'opération est terminée, quand le public connaît le total des
Valeurs portées au bilan, il dit d'une voix unanime: Voilà ce dont
l'héritier est PROPRIÉTAIRE.

Puisque les propriétés n'embrassent que des valeurs, et puisque les
valeurs n'expriment que des rapports, il s'ensuit que les propriétés
ne sont elles-mêmes que des rapports.

Quand le public, à la vue des deux inventaires, prononce: «Cet homme
est plus riche que cet autre,» il n'entend pas dire pour cela que le
rapport des deux propriétés exprime celui des deux richesses absolues
ou du bien-être. Il entre dans les satisfactions, dans le bien-être
absolu, une part d'_utilité commune_ qui change beaucoup cette
proportion. Tous les hommes, en effet, sont égaux devant la lumière
du jour, devant l'air respirable, devant la chaleur du soleil; et
l'Inégalité,--exprimée par la différence des propriétés ou des
valeurs,--ne doit s'entendre que de l'_utilité onéreuse_.

Or, je l'ai déjà dit bien des fois, et je le répéterai sans doute
bien des fois encore, car c'est la plus grande, la plus belle,
peut-être la plus méconnue des harmonies sociales, celle qui résume
toutes les autres: il est dans la nature du progrès,--et le progrès
ne consiste qu'en cela,--de transformer l'utilité onéreuse en
utilité gratuite; de diminuer la valeur sans diminuer l'Utilité; de
faire que, pour se procurer les mêmes choses, chacun ait moins de
peine à prendre ou à rémunérer; d'accroître incessamment la masse
de ces choses _communes_, dont la jouissance, se distribuant d'une
manière uniforme entre tous, efface peu à peu l'Inégalité qui résulte
de la différence des propriétés.

Ne nous lassons pas d'analyser le résultat de ce mécanisme.

Combien de fois, en contemplant les phénomènes du monde social,
n'ai-je pas eu l'occasion de sentir la profonde justesse de ce mot
de Rousseau: «Il faut beaucoup de philosophie pour observer ce qu'on
voit tous les jours!» C'est ainsi que l'_accoutumance_, ce voile
étendu sur les yeux du vulgaire, et dont ne parvient pas toujours à
se délivrer l'observateur attentif, nous empêche de discerner le plus
merveilleux des phénomènes économiques: la richesse réelle tombant
incessamment du domaine de la Propriété dans celui de la Communauté.

Essayons cependant de constater cette démocratique évolution, et
même, s'il se peut, d'en mesurer la portée.

J'ai dit ailleurs que, si nous voulions comparer deux époques, au
point de vue du bien-être réel, nous devions tout rapporter au
travail brut mesuré par le temps, et nous poser cette question:
Quelle est la différence de satisfaction que procure, selon le degré
d'avancement de la société, une durée déterminée de travail brut, par
exemple: la journée d'un simple manouvrier?

Cette question en implique deux autres:

Quel est, au point de départ de l'évolution, le rapport de la
satisfaction au travail le plus simple?

Quel est ce même rapport aujourd'hui?

La différence mesurera l'accroissement qu'ont pris l'utilité gratuite
relativement à l'utilité onéreuse, le domaine commun relativement au
domaine approprié.

Je ne crois pas que l'homme politique se puisse prendre à un
problème plus intéressant, plus instructif. Que le lecteur veuille
me pardonner si, pour arriver à une solution satisfaisante, je le
fatigue de trop nombreux exemples.

J'ai fait, en commençant, une sorte de nomenclature des besoins
humains les plus généraux: respiration, alimentation, vêtement,
logement, locomotion, instruction, diversion, etc.

Reprenons cet ordre, et voyons ce qu'un simple journalier pouvait à
l'origine et peut aujourd'hui se procurer de satisfactions par un
nombre déterminé de journées de travail.

_Respiration._ Ici la gratuité et la communauté sont complètes dès
l'origine. La nature, s'étant chargée de tout, ne nous laisse rien à
faire. Il n'y a ni efforts, ni services, ni valeur, ni propriété, ni
progrès possibles. Au point de vue de l'utilité, Diogène est aussi
riche qu'Alexandre; au point de vue de la valeur, Alexandre est aussi
riche que Diogène.

_Alimentation._ Dans l'état actuel des choses, la valeur d'un
hectolitre de blé fait équilibre, en France, à celle de quinze à
vingt journées du travail le plus vulgaire. Voilà un fait, et on a
beau le méconnaître, il n'en est pas moins digne de remarque. Il est
positif qu'aujourd'hui, en considérant l'humanité sous son aspect
le moins avancé, et représentée par le journalier-prolétaire, nous
constatons qu'elle obtient la satisfaction attachée à un hectolitre
de blé avec quinze journées du travail humain le plus brut. On
calcule qu'il faut trois hectolitres de blé pour l'alimentation d'un
homme. Le simple manoeuvre produit donc, sinon sa subsistance, du
moins (ce qui revient au même pour lui) la valeur de sa subsistance,
en prélevant de quarante-cinq à soixante journées sur son travail
annuel. Si nous représentons par _Un_ le type de la valeur (qui pour
nous est _une journée de travail brut_), la valeur d'un hectolitre
de blé s'exprimera par 15, 18 ou 20, selon les années.

Le rapport de ces deux valeurs est de _un_ à _quinze_.

Pour savoir si un progrès a été accompli et pour le mesurer, il
faut se demander quel était ce même rapport au jour de départ de
l'humanité. En vérité, je n'ose hasarder un chiffre; mais il y a
un moyen de dégager cet _x_. Quand vous entendez un homme déclamer
contre l'ordre social, contre l'appropriation du sol, contre la
rente, contre les machines, conduisez-le au milieu d'une forêt vierge
ou en face d'un marais infect. Je veux, direz-vous, vous affranchir
du joug dont vous vous plaignez; je veux vous soustraire aux luttes
atroces de la concurrence anarchique, à l'antagonisme des intérêts, à
l'égoïsme des riches, à l'oppression de la propriété, à l'écrasante
rivalité des machines, à l'atmosphère étouffante de la société.
Voilà de la terre semblable à celle que rencontrent devant eux les
premiers défricheurs. Prenez-en tant qu'il vous plaira par dizaines,
par centaines d'hectares. Cultivez-la vous-même. Tout ce que vous lui
ferez produire est à vous. Je n'y mets qu'une condition: c'est que
vous n'aurez pas recours à cette société dont vous vous dites victime.

Cet homme, remarquez-le bien, serait mis en face du sol dans la
même situation où était, à l'origine, l'humanité elle-même. Or, je
ne crains pas d'être contredit en avançant qu'il ne produira pas un
hectolitre de blé tous les deux ans. Rapport: 15 à 600.

Et voilà le progrès mesuré. Relativement au blé,--et malgré qu'il
soit obligé de payer la rente du sol, l'intérêt du capital, le loyer
des outils,--ou plutôt parce qu'il les paye,--un journalier obtient
avec quinze jours de travail ce qu'il aurait eu peine à recueillir
avec six cents journées. La valeur du blé, mesurée par le travail le
plus brut, est donc tombée de 600 à 15 ou de 40 à 1. Un hectolitre
de blé a, pour l'homme, exactement la même utilité qu'il aurait eue
le lendemain du déluge; il contient la même quantité de substance
alimentaire; il satisfait au même besoin et dans la même mesure.--Il
est une égale _richesse réelle_, il n'est plus une égale _richesse
relative_. Sa production a été mise en grande partie _à la charge de
la nature_: on l'obtient avec un _moindre effort_ humain; on se rend
un _moindre service_ en se le passant de main en main, il a moins de
_valeur_; et, pour tout dire en un mot, il est devenu _gratuit_, non
absolument, mais dans la proportion de quarante à un.

Et non-seulement il est devenu _gratuit_, mais encore _commun_ dans
cette proportion. Car ce n'est pas au profit de celui qui le produit
que les 39/40 de l'effort ont été anéantis; mais au profit de celui
qui le consomme, quel que soit le genre de travail auquel il se voue.

_Vêtement._ Même phénomène. Un simple manoeuvre entre dans un
magasin du Marais, et y reçoit un vêtement qui correspond à vingt
journées de son travail, que nous supposons être de la qualité la
plus inférieure. S'il devait faire ce vêtement lui-même il n'y
parviendrait pas de toute sa vie. S'il eût voulu s'en procurer un
semblable du temps d'Henri IV, il lui en eût coûté trois ou quatre
cents journées. Qu'est donc devenue, quant aux étoffes, cette
différence de _valeur_ rapportée à la durée du travail brut? Elle a
été anéantie, parce que des forces naturelles _gratuites_ se sont
chargées de l'oeuvre; et elle a été anéantie au profit de l'humanité
tout entière.

Car il ne faut pas cesser de faire remarquer ceci: Chacun doit à
son semblable un service équivalent à celui qu'il en reçoit. Si
donc l'art du tisserand n'avait fait aucun progrès, si le tissage
n'était exécuté en partie par des forces _gratuites_, le tisserand
mettrait deux ou trois cents journées à fabriquer l'étoffe, et il
faudrait bien que notre manoeuvre cédât deux ou trois cents journées
pour l'obtenir. Et puisque le tisserand ne peut parvenir, malgré sa
bonne volonté, à se faire céder deux ou trois cents journées, à se
faire rétribuer pour l'intervention des forces gratuites, pour le
progrès accompli, il est parfaitement exact de dire que ce progrès
a été accompli au profit de l'acquéreur, du consommateur, de la
satisfaction universelle, de l'humanité.

_Transport._ Antérieurement à tout progrès, quand le genre humain
en était réduit, comme le journalier que nous avons mis en scène, à
du travail brut et primitif, si un homme avait voulu qu'un fardeau
d'un quintal fût transporté de Paris à Bayonne, il n'aurait eu que
cette alternative: ou mettre le fardeau sur ses épaules et accomplir
l'oeuvre lui-même, voyageant par monts et par vaux, ce qui eût exigé
au moins un an de fatigues; ou bien prier quelqu'un de faire pour
lui cette rude besogne; et comme, d'après l'hypothèse, le nouveau
porte-balle aurait employé les mêmes moyens et le même temps, il
aurait réclamé en paiement un an de travail. À cette époque donc, la
valeur du travail brut étant _un_, celle du transport était, de 300
pour un poids d'un quintal et une distance de 200 lieues.

Les choses ont bien changé. En fait, il n'y a aucun manoeuvre à Paris
qui ne puisse atteindre le même résultat par le sacrifice de deux
journées. L'alternative est bien la même. Il faut encore exécuter, le
transport soi-même ou le faire faire par d'autres en les rémunérant.
Si notre journalier l'exécute lui-même, il lui faudra encore un
an de fatigues; mais, s'il s'adresse à des hommes du métier, il
trouvera vingt entrepreneurs qui s'en chargeront pour 3 ou 4 francs,
c'est-à-dire pour l'équivalent de deux journées de travail brut.
Ainsi, la valeur du travail brut étant _un_, celle du transport, qui
était de 300, n'est plus que de _deux_.

Comment s'est accomplie cette étonnante révolution? Oh! elle a exigé
bien des siècles. On a dompté certains animaux, on a percé des
montagnes, on a comblé des vallées, on a jeté des ponts sur les
fleuves; on a inventé le traîneau d'abord, ensuite la roue, on a
amoindri les obstacles, ou l'occasion du travail, des services, de la
valeur; bref on est parvenu à faire, avec une peine égale à deux, ce
qu'on ne pouvait faire, à l'origine, qu'avec une peine égale à trois
cents. Ce progrès a été réalisé par des hommes qui ne songeaient qu'à
leurs propres intérêts. Et cependant qui en profite aujourd'hui?
notre pauvre journalier, et avec lui tout le monde.

Qu'on ne dise pas que ce n'est pas là de la Communauté. Je dis
que c'est de la Communauté dans le sens le plus strict du mot. À
l'origine, la satisfaction dont il s'agit faisait équilibre, pour
tous les hommes, à 300 journées de travail brut ou à un nombre
moindre, mais proportionnel, de travail intelligent. Maintenant,
298 parties de cet effort sur 300 ont été mises à la charge de la
nature, et l'humanité se trouve exonérée d'autant. Or, évidemment,
tous les hommes sont égaux devant ces obstacles détruits, devant
cette distance effacée, devant cette fatigue annulée, devant cette
valeur anéantie, puisque tous obtiennent le résultat sans avoir à le
rémunérer. Ce qu'ils rémunéreront, c'est l'effort humain qui reste
encore à faire, mesuré par 2, exprimant le travail brut. En d'autres
termes, celui qui ne s'est pas perfectionné, et qui n'a à offrir que
la force musculaire, a encore deux journées de travail à céder pour
obtenir la satisfaction. Tous les autres hommes l'obtiennent avec un
travail de moindre durée: l'avocat de Paris, gagnant 30,000 francs
par an, avec la vingt-cinquième partie d'une journée, etc.; par où
l'on voit que les hommes sont égaux devant la valeur anéantie, et
que l'inégalité se restreint dans les limites qui forment encore le
domaine de la Valeur qui survit, ou de la Propriété.

C'est un écueil pour la science de procéder par voie d'exemple.
L'esprit du lecteur est porté à croire que le phénomène qu'elle veut
décrire n'est vrai qu'aux cas particuliers invoqués à l'appui de la
démonstration. Mais il est clair que ce qui a été dit du blé, du
vêtement, du transport, est vrai de tout. Quand l'auteur généralise,
c'est au lecteur de particulariser; et, quand celui-là se dévoue à la
lourde et froide analyse, c'est bien le moins que celui-ci se donne
le plaisir de la synthèse.

Après tout, cette loi synthétique, nous la pouvons formuler ainsi:

_La valeur, qui est la propriété sociale, naît de l'effort et de
l'obstacle._

_À mesure que l'obstacle s'amoindrit, l'effort, la valeur, ou le
domaine de la propriété, s'amoindrissent avec lui._

_La propriété recule toujours, pour chaque satisfaction donnée, et la
Communauté avance sans cesse._

Faut-il en conclure, comme fait M. Proudhon, que la Propriété est
destinée à périr? De ce que, pour chaque effet utile à réaliser, pour
chaque satisfaction à obtenir, elle recule devant la Communauté,
est-ce à dire qu'elle va s'y absorber et s'y anéantir?

Conclure ainsi, c'est méconnaître complétement la nature même de
l'homme. Nous rencontrons ici un sophisme analogue à celui que nous
avons déjà réfuté au sujet de l'intérêt des capitaux. L'intérêt tend
à baisser, disait-on, donc sa destinée est de disparaître.--La valeur
et la propriété diminuent, dit-on maintenant, donc leur destinée est
de s'anéantir.

Tout le sophisme consiste à omettre ces mots: _pour chaque effet
déterminé_. Oui, il est très-vrai que les hommes obtiennent des
_effets déterminés_ avec des efforts moindres; c'est en cela qu'ils
sont progressifs et perfectibles; c'est pour cela qu'on peut affirmer
que le domaine _relatif_ de la propriété se rétrécit, en l'examinant
au point de vue d'une satisfaction donnée.

Mais il n'est pas vrai que tous les _effets possibles_ à obtenir
soient jamais épuisés, et dès lors il est absurde de penser qu'il
soit dans la nature du progrès d'altérer le domaine _absolu_ de la
Propriété.

Nous l'avons dit plusieurs fois et sous toutes les formes: chaque
effort, avec le temps, peut servir de véhicule à une plus grande
somme d'utilité gratuite, sans qu'on soit autorisé à en conclure
que les hommes cesseront jamais de faire des efforts. Tout ce
qu'on en doit déduire, c'est que leurs forces devenues disponibles
s'attaqueront à d'autres obstacles, réalisant, à travail égal, des
satisfactions jusque-là inconnues.

J'insisterai encore sur cette idée. Il doit être permis, par le temps
qui court, de ne rien laisser à l'interprétation abusive quand on
s'est avisé d'articuler ces terribles mots: Propriété, Communauté.

À un moment donné de son existence, l'homme isolé ne peut disposer
que d'une certaine somme d'efforts. Il en est de même de la société.

Quand l'homme isolé réalise un progrès, en faisant concourir à son
oeuvre une force naturelle, la somme de ses efforts se trouve réduite
d'autant, _par rapport à l'effet utile cherché_. Elle serait réduite
aussi d'une manière _absolue_, si cet homme, satisfait de sa première
condition, convertissait son progrès en loisir, et s'abstenait de
consacrer à de nouvelles jouissances cette portion d'efforts rendue
désormais disponible. Mais cela suppose que l'ambition, le désir,
l'aspiration, sont des forces limitées; que le coeur humain n'est
pas indéfiniment expansible. Or, il n'en est rien. À peine Robinson
a mis une partie son travail à la charge de la nature, qu'il le
consacre à de nouvelles entreprises. L'ensemble de ses efforts reste
le même; seulement il y en a un entre autres qui est plus productif,
plus fructueux, aidé par une plus grande proportion de collaboration
naturelle et gratuite.--C'est justement le phénomène qui se réalise
au sein de la société.

De ce que la charrue, la herse, le marteau, la scie, les boeufs
et les chevaux, la voile, les chutes d'eau, la vapeur, ont
successivement exonéré l'humanité d'une masse énorme d'efforts
pour chaque résultat obtenu, il ne s'ensuit pas nécessairement
que ces efforts mis en disponibilité aient été frappés d'inertie.
Rappelons-nous ce qui a été dit de l'expansibilité indéfinie des
besoins et des désirs. Jetons d'ailleurs un regard sur le monde, et
nous n'hésiterons pas à reconnaître qu'à chaque fois que l'homme a
pu vaincre un obstacle avec de la force naturelle, il a tourné sa
force propre contre d'autres obstacles. On imprime plus facilement,
mais on imprime davantage. Chaque livre répond à moins d'effort
humain, à moins de valeur, à moins de propriété; mais il y a plus de
livres, et, au total, autant d'efforts, autant de valeurs, autant de
Propriétés. J'en pourrais dire autant des vêtements, des maisons,
des chemins de fer, de toutes les productions humaines. Ce n'est pas
l'ensemble des valeurs qui a diminué, c'est l'ensemble des utilités
qui a augmenté. Ce n'est pas le domaine _absolu_ de la Propriété
qui s'est rétréci, c'est le domaine absolu de la Communauté qui
s'est élargi. Le progrès n'a pas paralysé le travail, il a étendu le
bien-être.

La Gratuité et la Communauté, c'est le domaine des forces naturelles,
et ce domaine s'agrandit sans cesse. C'est une vérité de raisonnement
et de fait.

La Valeur et la Propriété, c'est le domaine des efforts humains, des
services réciproques; et ce domaine se resserre incessamment pour
chaque résultat donné, mais non pour l'ensemble des résultats,--pour
chaque satisfaction déterminée, mais non pour l'ensemble des
satisfactions, parce que les satisfactions _possibles_ ouvrent devant
l'humanité un horizon sans limites.

Autant donc il est vrai que la Propriété relative fait successivement
place à la Communauté, autant il est faux que la Propriété absolue
tende à disparaître de ce monde. C'est un pionnier qui accomplit
son oeuvre dans un cercle et passe dans un autre. Pour qu'elle
s'évanouît, il faudrait que tout obstacle fît défaut au travail; que
tout effort humain devînt inutile; que les hommes n'eussent plus
occasion d'échanger, de se rendre des services; que toute production
fût spontanée, que la satisfaction suivît immédiatement le désir;
il faudrait que nous fussions tous _égaux aux dieux_. Alors, il est
vrai, tout serait gratuit, tout serait commun: effort, service,
valeur, propriété, rien de ce qui constate notre native infirmité
n'aurait sa raison d'être.

Mais l'homme a beau s'élever, il est toujours aussi loin de
l'omnipotence. Que sont les degrés qu'il parcourt sur l'échelle de
l'infini? Ce qui caractérise la Divinité, autant qu'il nous est donné
de le comprendre, c'est qu'entre sa volonté et l'accomplissement
de sa volonté, il n'y a pas d'obstacles: _Fiat lux, et lux facta
est_. Encore est-ce son impuissance à exprimer ce qui est étranger
à l'humaine nature qui a réduit Moïse à supposer, entre la volonté
divine et la lumière, l'obstacle d'un mot à prononcer. Mais quels que
soient les progrès que réserve à l'humanité sa nature perfectible,
on peut affirmer qu'ils n'iront jamais jusqu'à faire disparaître
tout obstacle sur la route du bien-être infini, et à frapper ainsi
d'inutilité le travail de ses muscles et de son intelligence. La
raison en est simple: c'est qu'à mesure que certains obstacles sont
vaincus, les désirs se dilatent, rencontrent de nouveaux obstacles
qui s'offrent à de nouveaux efforts. Nous aurons donc toujours du
travail à accomplir, à échanger, à _évaluer_. La propriété existera
donc jusqu'à la consommation des temps, toujours croissante quant
à la masse, à mesure que les hommes deviennent plus actifs et plus
nombreux, encore que chaque effort, chaque service, chaque valeur,
chaque propriété relative passant de main en main serve de véhicule à
une proportion croissante d'utilité gratuite et commune.

Le lecteur voit que nous donnons au mot Propriété un sens très-étendu
et qui n'en est pas pour cela moins exact. _La propriété, c'est le
droit de s'appliquer à soi-même ses propres efforts, ou de ne les
céder que moyennant la cession en retour d'efforts équivalents._ La
distinction entre Propriétaire et Prolétaire est donc radicalement
fausse;--à moins qu'on ne prétende qu'il y a une classe d'hommes qui
n'exécute aucun travail, ou n'a pas droit sur ses propres efforts,
sur les services qu'elle rend ou sur ceux qu'elle reçoit en échange.

C'est à tort que l'on réserve le nom de Propriété à une de ses formes
spéciales, au capital, à la terre, à ce qui procure un intérêt ou une
rente; et c'est sur cette fausse définition qu'on sépare ensuite les
hommes en deux classes antagoniques. L'analyse démontre que l'intérêt
et la rente sont le fruit de services rendus, et ont même origine,
même nature, mêmes droits que la main-d'oeuvre.

Le monde est un vaste atelier où la Providence a prodigué des
matériaux et des forces; c'est à ces matériaux et à ces forces que
s'applique le travail humain. Efforts antérieurs, efforts actuels,
même efforts ou promesses d'efforts futurs s'échangent les uns
contre les autres. Leur mérite relatif, constaté par l'échange et
indépendamment des matériaux et forces gratuites, révèle la valeur;
et c'est de la valeur par lui produite, que chacun est Propriétaire.

On fera cette objection: Qu'importe qu'un homme ne soit propriétaire,
comme vous dites, que de la valeur ou du mérite reconnu de son
service? La propriété de la valeur emporte celle de l'utilité qui y
est attachée. Jean a deux sacs de blé, Pierre n'en a qu'un. Jean,
dites-vous, est le double plus riche _en valeur_. Eh! morbleu! il
l'est bien aussi en utilité, et même en utilité naturelle. Il peut
manger une fois davantage.

Sans doute, mais n'a-t-il pas accompli le double de travail?

Allons néanmoins au fond de l'objection.

La richesse essentielle, absolue, nous l'avons déjà dit, réside
dans l'utilité. C'est ce qu'exprime ce mot lui-même. Il n'y a que
l'_utilité_ qui _serve_ (_uti_, servir). Elle seule est en rapport
avec nos besoins, et c'est elle seule que l'homme a en vue quand il
travaille. C'est du moins elle qu'il poursuit en définitive, car
les choses ne satisfont pas notre faim et notre soif parce qu'elles
renferment de la valeur, mais de l'utilité.

Cependant il faut se rendre compte du phénomène que produit à cet
égard la société.

Dans l'isolement, l'homme aspirerait à réaliser de l'utilité sans se
préoccuper de la valeur, dont la notion même ne pourrait exister pour
lui.

Dans l'état social, au contraire, l'homme aspire à réaliser de la
valeur, sans se préoccuper de l'utilité. La chose qu'il produit n'est
pas destinée à ses propres besoins. Dès lors peu lui importe qu'elle
soit plus ou moins utile. C'est à celui qui éprouve le désir à la
juger à ce point de vue. Quant à lui, ce qui l'intéresse, c'est qu'on
y attache, sur le marché, la plus grande valeur possible, certain
qu'il retirera de ce marché, et à son choix, d'autant plus d'utilités
qu'il y aura apporté plus de valeur.

La séparation des occupations amène cet état de choses que chacun
produit ce qu'il ne consommera pas, et consomme ce qu'il n'a pas
produit! Comme producteurs, nous poursuivons la valeur; comme
consommateurs, l'utilité. Cela est d'expérience universelle. Celui
qui polit un diamant, brode de la dentelle, distille de l'eau-de-vie,
ou cultive du pavot, ne se demande pas si la consommation de ces
choses est bien ou mal entendue. Il travaille, et, pourvu que son
travail réalise de la valeur, cela lui suffit.

Et, pour le dire en passant, ceci prouve que ce qui est moral ou
immoral, ce n'est pas le travail, mais le désir; et que l'humanité se
perfectionne, non par la moralisation du producteur, mais par celle
du consommateur. Combien ne s'est-on pas récrié contre les Anglais
de ce qu'ils récoltaient de l'opium dans l'Inde avec l'idée bien
arrêtée, disait-on, d'empoisonner les Chinois! C'était méconnaître
et déplacer le principe de la moralité. Jamais on n'empêchera de
produire ce qui, étant recherché, a de la valeur. C'est à celui qui
aspire à une satisfaction d'en calculer les effets, et c'est bien en
vain qu'on essayerait de séparer la prévoyance de la responsabilité.
Nos vignerons font du vin et en feront tant qu'il aura de la valeur,
sans se mettre en peine de savoir si avec ce vin on s'enivre en
France et on se tue en Amérique. C'est le jugement que les hommes
portent sur leurs besoins et leurs satisfactions qui décide de la
direction du travail. Cela est vrai même de l'homme isolé; et si
une sotte vanité eût parlé plus haut que la faim à Robinson, au
lieu d'employer son temps à la chasse, il l'eût consacré à arranger
les plumes de sa coiffure. De même un peuple sérieux provoque des
industries sérieuses, un peuple futile, des industries futiles.
(_Voir_ chapitre XI.)

Mais revenons. Je dis:

L'homme qui travaille pour lui-même a en vue l'utilité.

L'homme qui travaille pour les autres a en vue la valeur.

Or la Propriété, telle que je l'ai définie, repose sur la valeur; et
la valeur n'étant qu'un rapport, il s'ensuit que la propriété n'est
elle-même qu'un rapport.

S'il n'y avait qu'un homme sur la terre, l'idée de Propriété ne
se présenterait jamais à son esprit. Maître de s'assimiler toutes
les utilités dont il serait environné, ne rencontrant jamais un
droit analogue pour servir de limite au sien, comment la pensée
lui viendrait-elle de dire: _Ceci est à moi_? Ce mot suppose ce
corrélatif: _Ceci n'est pas à moi_, ou _ceci est à autrui_. Le _Tien_
et le _Mien_ ne se peuvent concevoir isolés, et il faut bien que le
mot Propriété implique relation, car il n'exprime aussi énergiquement
qu'une chose est _propre_ à une personne qu'en faisant comprendre
qu'elle n'est _propre_ à aucune autre.

Le premier qui, ayant clos un terrain, dit Rousseau, s'avisa de dire:
«Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile.»

Que signifie cette clôture, si ce n'est une pensée d'exclusion et par
conséquent de relation? Si elle n'avait pour objet que de défendre
le champ contre les animaux, c'était une précaution, non un signe de
propriété; une borne, au contraire, est un signe de propriété, non
une précaution.

Ainsi les hommes ne sont véritablement Propriétaires que relativement
les uns aux autres; et cela posé, de quoi sont-ils propriétaires? de
valeurs,--ainsi qu'on le discerne fort bien dans les échanges qu'ils
font entre eux.

Prenons, selon notre procédé habituel, un exemple très-simple.

La nature travaille, de toute éternité peut-être, à mettre dans
l'eau de la source ces qualités qui la rendent propre à étancher la
soif et qui font pour nous son _utilité_. Ce n'est certainement pas
mon oeuvre, car elle a été élaborée sans ma participation et à mon
insu. Sous ce rapport, je puis bien dire que l'eau est pour moi un
don gratuit de Dieu. Ce qui est mon oeuvre _propre_, c'est l'effort
auquel je me suis livré pour aller chercher ma provision de la
journée.

Par cet acte, de quoi suis-je devenu propriétaire?

Relativement à moi, je suis propriétaire, si l'on peut s'exprimer
ainsi, de toute l'utilité que la nature a mise dans cette eau. Je
puis la faire tourner à mon avantage comme je l'entends. Ce n'est
même que pour cela que j'ai pris la peine de l'aller chercher.
Contester mon droit, ce serait dire que, bien que les hommes ne
puissent vivre sans boire, ils n'ont pas le droit de boire l'eau
qu'ils se sont procurée par leur travail. Je ne pense pas que les
communistes, quoiqu'ils aillent fort loin, aillent jusque-là; et,
même sous le régime Cabet, il sera permis sans doute aux agneaux
icariens, quand ils auront soif, de s'aller désaltérer dans le
courant d'une onde pure.

Mais relativement aux autres hommes, supposés libres de faire comme
moi, je ne suis et je ne puis être propriétaire que de ce qu'on
nomme, par métonymie, la _valeur de l'eau_, c'est-à-dire la valeur
du _service_ que je rendrai en la cédant. Puisqu'on me reconnaît le
droit de boire cette eau, il n'est pas possible qu'on me conteste
le droit de la céder.--Et puisqu'on reconnaît à l'autre contractant
le droit d'aller, comme moi, en chercher à la source, il n'est pas
possible qu'on lui conteste le droit d'accepter la mienne. Si l'un a
le droit de céder, l'autre d'accepter, moyennant payement librement
débattu, le premier est donc _propriétaire_ à l'égard du second.--En
vérité, il est triste d'écrire à une époque où l'on ne peut faire
un pas en économie politique sans s'arrêter à de si puériles
démonstrations.

Mais sur quelle base se fera l'arrangement? C'est là ce qu'il faut
surtout savoir pour apprécier toute la portée sociale de ce mot
Propriété, si malsonnant aux oreilles du sentimentalisme démocratique.

Il est clair qu'étant libres tous deux, nous prendrons en
considération la peine que je me suis donnée et celle qui lui sera
épargnée, ainsi que toutes les circonstances qui constituent la
valeur. Nous débattrons nos conditions, et, si le marché se conclut,
il n'y a ni exagération ni subtilité à dire que mon voisin aura
acquis _gratuitement_, ou, si l'on veut, _aussi gratuitement que
moi_, toute l'utilité naturelle de l'eau. Veut-on la preuve que
les efforts humains, et non l'utilité intrinsèque, déterminent les
conditions, plus ou moins onéreuses de la transaction? On conviendra
que cette utilité reste identique, que la source soit rapprochée ou
éloignée. C'est la peine prise ou à prendre qui diffère selon les
distances, et puisque la rémunération varie avec elle, c'est en elle,
non dans l'utilité, qu'est le principe de la valeur, de la Propriété
relative.

Il est donc certain que, relativement aux autres, je ne suis et ne
puis être Propriétaire que de mes efforts, de mes services, qui
n'ont rien de commun avec les élaborations mystérieuses et inconnues
par lesquelles la nature a communiqué de l'utilité aux choses qui
sont l'occasion de ces services. J'aurais beau porter plus loin mes
prétentions, là se bornera toujours ma Propriété de fait; car, si
j'exige plus que la valeur de mon service, mon voisin se le rendra
à lui-même. Cette limite est absolue, infranchissable, décisive.
Elle explique et justifie pleinement la Propriété, forcément réduite
au droit bien naturel de demander un service pour un autre. Elle
implique que la jouissance des utilités naturelles n'est appropriée
que nominalement et en apparence; que l'expression: Propriété d'un
hectare de terre, d'un quintal de fer, d'un hectolitre de blé, d'un
mètre de drap, est une véritable métonymie, de même que Valeur de
l'eau, du fer, etc.; qu'en tant que la nature a donné ces biens aux
hommes, ils en jouissent gratuitement et en commun; qu'en un mot, la
Communauté se concilie harmonieusement avec la Propriété, les dons
de Dieu restant dans le domaine de l'une, et les services humains
formant seuls le très-légitime domaine de l'autre.

De ce que j'ai choisi un exemple très-simple pour montrer la ligne de
démarcation qui sépare le domaine commun du domaine approprié, on ne
serait pas fondé à conclure que cette ligne se perd et s'efface dans
les transactions plus compliquées. Non, elle persiste et se montre
toujours dans toute transaction libre. L'action d'aller chercher de
l'eau à la source est très-simple, sans doute, mais qu'on y regarde
de près, et l'on se convaincra que l'action de cultiver du blé n'est
plus compliquée que parce qu'elle embrasse une série d'actions tout
aussi simples, dans chacune desquelles la collaboration de la nature
et celle de l'homme se combinent, en sorte que l'exemple choisi est
le type de tout autre fait économique. Qu'il s'agisse d'eau, de
blé, d'étoffes, de livres, de transports, de tableaux, de danse, de
musique, certaines circonstances, nous l'avons avoué, peuvent donner
beaucoup de valeur à certains services, mais nul ne peut jamais se
faire payer autre chose, et notamment le concours de la nature, tant
qu'un des contractants pourra dire à l'autre: Si vous me demandez
plus que ne _vaut_ votre service, je m'adresserai ailleurs ou me le
rendrai moi-même.

Ce n'est pas assez de justifier la Propriété, je voudrais la faire
chérir même par les Communistes les plus convaincus. Pour cela que
faut-il? décrire son rôle démocratique, progressif et égalitaire;
faire comprendre que non-seulement elle ne monopolise pas entre
quelques mains les dons de Dieu, mais qu'elle a pour mission spéciale
d'agrandir sans cesse le cercle de la Communauté. Sous ce rapport,
elle est bien autrement ingénieuse que Platon, Morus, Fénelon ou M.
Cabet.

Qu'il y ait des biens dont les hommes jouissent gratuitement et
en commun sur le pied de la plus parfaite égalité, qu'il y ait,
dans l'ordre social, au-dessous de la propriété, une Communauté
très-réelle, c'est ce que nul ne conteste. Il ne faut d'ailleurs,
qu'on soit économiste ou socialiste, que des yeux pour le voir. Tous
les enfants de Dieu sont traités de même à certains égards. Tous sont
égaux devant la gravitation, qui les attache au sol, devant l'air
respirable, la lumière du jour, l'eau des torrents. Ce vaste et
incommensurable fonds commun, qui n'a rien à démêler avec la Valeur
ou la Propriété, Say le nomme _richesse naturelle_, par opposition
à la _richesse sociale_; Proudhon, _biens naturels_, par opposition
aux _biens acquis_; Considérant, _Capital naturel_, par opposition
au _Capital créé_; Saint-Chamans, _richesse de jouissance_, par
opposition à la _richesse de valeur_; nous l'avons nommé _utilité
gratuite_, par opposition à l'_utilité onéreuse_. Qu'on l'appelle
comme on voudra, il existe: cela suffit pour dire: Il y a parmi les
hommes un fonds commun de satisfactions gratuites et égales.

Et si la richesse _sociale_, _acquise_, _créée_, de _valeur_,
_onéreuse_, en un mot la Propriété, est inégalement répartie, on
ne peut pas dire qu'elle le soit injustement, puisqu'elle est pour
chacun proportionnelle aux _services_ d'où elle procède et dont elle
n'est que l'évaluation. En outre, il est clair que cette inégalité
est atténuée par l'existence du fonds commun, en vertu de cette
règle mathématique; l'inégalité relative de deux nombres inégaux
s'affaiblit si l'on ajoute à chacun d'eux des nombres égaux. Lors
donc que nos inventaires constatent qu'un homme est le double plus
riche qu'un autre, cette proportion cesse d'être exacte si l'on
prend en considération leur part dans l'utilité gratuite, et même
l'inégalité s'effacerait progressivement, si cette masse commune
était elle-même progressive.

La question est donc de savoir si ce _fonds commun_ est une quantité
fixe, invariable, accordée aux hommes dès l'origine et une fois pour
toutes par la Providence, au-dessus de laquelle se superpose le
_fonds approprié_, sans qu'il puisse y avoir aucune relation, aucune
action entre ces deux ordres de phénomènes.

Les économistes ont pensé que l'ordre social n'avait aucune influence
sur cette richesse naturelle et commune, et c'est pourquoi ils l'ont
exclue de l'économie politique.

Les socialistes vont plus loin: ils croient que l'ordre social tend à
faire passer le fonds commun dans le domaine de la propriété, qu'il
consacre au profit de quelques-uns l'usurpation de ce qui appartient
à tous; et c'est pourquoi ils s'élèvent contre l'économie politique
qui méconnaît cette funeste tendance et contre la société actuelle
qui la subit.

Que dis-je? le Socialisme taxe ici, et avec quelque fondement,
l'économie politique d'inconséquence; car, après avoir déclaré qu'il
n'y avait pas de relation entre la richesse commune et la richesse
appropriée, elle a infirmé sa propre assertion et préparé le grief
socialiste, le jour où, confondant la valeur avec l'utilité, elle
a dit que les matériaux et les forces de la nature, c'est-à-dire
les dons de Dieu, avaient une valeur intrinsèque, une valeur qui
leur était propre;--car valeur implique toujours et nécessairement
appropriation. Ce jour-là, l'Économie politique a perdu le droit et
le moyen de justifier logiquement la Propriété.

Ce que je viens dire, ce que j'affirme avec une conviction qui
est pour moi une certitude absolue, c'est ceci: Oui, il y a une
action constante du fonds approprié sur le fonds commun, et sous
ce rapport la première assertion économiste est erronée. Mais la
seconde assertion, développée et exploitée par le socialisme, est
plus funeste encore; car l'action dont il s'agit ne s'accomplit
pas en ce sens qu'elle fait passer le fonds commun dans le fonds
approprié, mais au contraire qu'elle fait incessamment tomber le
domaine approprié dans le domaine commun. La Propriété, juste et
légitime en soi, parce qu'elle correspond toujours à des services,
tend à transformer l'utilité onéreuse en utilité gratuite. Elle est
cet aiguillon qui force l'intelligence humaine à tirer de l'inertie
des forces naturelles latentes. Elle lutte à son profit sans doute,
contre les obstacles qui rendent l'utilité onéreuse. Et quand
l'obstacle est renversé dans une certaine mesure, il se trouve qu'il
a disparu dans cette mesure au profit de tous. Alors l'infatigable
Propriété s'attaque à d'autres obstacles, et ainsi de suite et
toujours, élevant sans cesse le niveau humain, réalisant de plus
en plus la Communauté et avec elle l'Égalité au sein de la grande
famille.

C'est en cela que consiste l'Harmonie vraiment merveilleuse de
l'ordre social naturel. Cette harmonie, je ne puis la décrire sans
combattre des objections toujours renaissantes, sans tomber dans de
fatigantes redites. N'importe, je me dévoue; que le lecteur se dévoue
aussi un peu de son côté.

Il faut bien se pénétrer de cette notion fondamentale: Quand il n'y
a pour personne aucun obstacle entre le désir et la satisfaction (il
n'y en a pas, par exemple, entre nos yeux et la lumière du jour), il
n'y a aucun effort à faire, aucun service à se rendre à soi-même ou à
rendre aux autres, aucune valeur, aucune Propriété possible. Quand un
obstacle existe, toute la série se construit. Nous voyons apparaître
d'abord l'Effort;--puis l'échange volontaire des efforts et des
services;--puis l'appréciation comparée des services ou la Valeur;
enfin, le droit pour chacun de jouir des utilités attachées à ces
valeurs ou la Propriété.

Si, dans cette lutte contre des obstacles toujours égaux, le
concours de la nature et celui du travail étaient aussi toujours
respectivement égaux, la Propriété et la Communauté suivraient des
lignes parallèles sans jamais changer de proportions.

Mais il n'en est pas ainsi. L'aspiration universelle des hommes,
dans leurs entreprises, est de diminuer le rapport de l'effort au
résultat, et, pour cela, d'associer à leur travail une proportion
toujours croissante d'agents naturels. Il n'y a pas sur toute la
terre un agriculteur, un manufacturier, un négociant, un ouvrier,
un armateur, un artiste dont ce ne soit l'éternelle préoccupation.
C'est à cela que tendent toutes leurs facultés; c'est pour cela
qu'ils inventent des outils ou des machines, qu'ils sollicitent les
forces chimiques et mécaniques des éléments, qu'ils se partagent
leurs travaux, qu'ils unissent leurs efforts. Faire plus avec moins,
c'est l'éternel problème qu'ils se posent en tous temps, en tous
lieux, en toutes situations, en toutes choses. Qu'en cela ils soient
mus par l'intérêt personnel, qui le conteste? Quel stimulant les
inciterait avec la même énergie? Chaque homme ayant d'abord ici-bas
la responsabilité de sa propre existence et de son développement,
était-il possible qu'il portât en lui-même un mobile permanent autre
que l'intérêt personnel? Vous vous récriez; mais attendez la fin, et
vous verrez que si chacun s'occupe de soi, Dieu pense à tous.

Notre constante application est donc de diminuer l'effort
proportionnellement à l'effet utile cherché. Mais quand l'effort
est diminué, soit par la destruction de l'obstacle, soit par
l'invention des machines, la séparation des travaux, l'union des
forces, l'intervention d'un agent naturel, etc., cet effort amoindri
est moins apprécié comparativement aux autres; on rend un moindre
_service_ en le faisant pour autrui; il a moins de Valeur, et il est
très-exact de dire que la Propriété a reculé. L'effet utile est-il
pour cela perdu? Non, d'après l'hypothèse même. Où est-il donc passé?
dans le domaine de la Communauté. Quant à cette portion d'effort
humain que l'effet utile n'absorbe plus, elle n'est pas pour cela
stérile; elle se tourne vers d'autres conquêtes. Assez d'obstacles
se présentent et se présenteront toujours devant l'expansibilité
indéfinie de nos besoins physiques, intellectuels et moraux, pour que
le travail, libre d'un côté, trouve à quoi se prendre de l'autre.--Et
c'est ainsi que le fonds approprié restant le même, le fonds commun
se dilate comme un cercle dont le rayon s'allongerait toujours.

Sans cela, comment pourrions-nous expliquer le progrès, la
civilisation, quelque imparfaite qu'elle soit? Tournons nos regards
sur nous-mêmes; considérons notre faiblesse; comparons notre
vigueur et nos connaissances avec la vigueur et les connaissances
que supposent les innombrables satisfactions qu'il nous est donné
de puiser dans le milieu social. Certes, nous resterons convaincus
que, réduits à nos propres efforts, nous n'en atteindrions pas la
cent-millième partie, mît-on à la disposition de chacun de nous
des millions d'hectares de terre inculte. Il est donc certain
qu'une quantité donnée d'efforts humains réalise immensément plus
de résultats aujourd'hui qu'au temps des Druides. Si cela n'était
vrai que d'un individu, l'induction naturelle serait qu'il vit et
prospère aux dépens d'autrui. Mais puisque le phénomène se manifeste
dans tous les membres de la famille humaine, il faut bien arriver
à cette conclusion consolante, que quelque chose qui n'est pas de
nous est venu à notre aide; que la coopération gratuite de la nature
s'est progressivement ajouté à nos propres efforts, et qu'elle reste
gratuite à travers toutes nos transactions;--car si elle n'était pas
gratuite, elle n'expliquerait rien.

De ce qui précède, nous devons déduire ces formules:

_Toute propriété est une Valeur; toute Valeur est une Propriété._

_Ce qui n'a pas de valeur est gratuit; ce qui est gratuit est commun._

_Baisse de valeur, c'est approximation vers la gratuité._

_Approximation vers la gratuité, c'est réalisation partielle de
Communauté._

Il est des temps où l'on ne peut prononcer certains mots sans
s'exposer à de fausses interprétations. Il ne manquera pas de gens
prêts à s'écrier, dans une intention laudative ou critique, selon le
camp: «L'auteur parle de communauté, donc il est communiste.» Je m'y
attends, et je m'y résigne. Mais en acceptant d'avance le calice, je
n'en dois pas moins m'efforcer de l'éloigner.

Il faudra que le lecteur ait été bien inattentif (et c'est pourquoi
la classe de lecteurs la plus redoutable est celle qui ne lit pas),
s'il n'a pas vu l'abîme qui sépare la Communauté et le Communisme.
Entre ces deux idées, il y a toute l'épaisseur non-seulement de la
propriété, mais encore du droit, de la liberté, de la justice, et
même de la personnalité humaine.

La Communauté s'entend des biens dont nous jouissons en commun, par
destination providentielle sans qu'il y ait aucun effort à faire
pour les appliquer à notre usage;--ils ne peuvent donc donner lieu à
aucun service, à aucune transaction, à aucune Propriété. Celle-ci a
pour fondement le droit que nous avons de nous rendre des services à
nous-mêmes, ou d'en rendre aux autres à charge de revanche.

Ce que le Communiste veut mettre en commun, ce n'est pas le don
gratuit de Dieu, c'est l'effort humain, c'est le service.

Il veut que chacun porte à la masse le fruit de son travail, et il
charge ensuite l'autorité de faire de cette masse une répartition
équitable.

Or, de deux choses l'une: ou cette répartition se fera
proportionnellement aux mises, ou elle sera assise sur une autre base.

Dans le premier cas, le communisme aspire à réaliser, quant au
résultat, l'ordre actuel, se bornant à substituer l'arbitraire d'un
seul à la liberté de tous.

Dans le second cas, quelle sera la base de la répartition? Le
Communisme répond: L'égalité.--Quoi! l'égalité sans avoir égard à
la différence des peines! On aura _part égale_, qu'on ait travaillé
six heures ou douze, machinalement ou avec intelligence!--Mais c'est
de toutes les inégalités la plus choquante; en outre, c'est la
destruction de toute activité, de toute liberté, de toute dignité,
de toute sagacité. Vous prétendez tuer la concurrence; mais prenez
garde, vous ne faites que la transformer. On concourt aujourd'hui à
qui travaillera plus et mieux. On concourra, sous votre régime, à qui
travaillera plus mal et moins.

Le communisme méconnaît la nature même de l'homme. L'effort est
pénible en lui-même. Qu'est-ce qui nous y détermine? Ce ne peut
être qu'un sentiment plus pénible encore, un besoin à satisfaire,
une douleur à éloigner, un bien à réaliser. Notre mobile est donc
l'intérêt personnel. Quand on demande au communisme ce qu'il y
veut substituer, il répond par la bouche de Louis Blanc: _Le point
d'honneur_,--et par celle de M. Cabet: _La fraternité_. Faites donc
que j'éprouve les sensations d'autrui, afin que je sache au moins
quelle direction je dois imprimer à mon travail.

Et puis qu'est-ce qu'un point d'honneur, une fraternité, mis en
oeuvre dans l'humanité entière par l'incitation et sous l'inspection
de MM. Louis Blanc et Cabet?

Mais je n'ai pas ici à réfuter le communisme. Tout ce que je veux
faire remarquer, c'est qu'il est justement l'opposé, en tous points,
du système que j'ai cherché à établir.

Nous reconnaissons à l'homme le droit de se servir lui-même, ou de
servir les autres à des conditions librement débattues. Le communisme
nie ce droit, puisqu'il centralise tous les services dans les mains
d'une autorité arbitraire.

Notre doctrine est fondée sur la Propriété. Le Communisme est fondé
sur la spoliation systématique, puisqu'il consiste à livrer à l'un,
sans compensation, le travail de l'autre. En effet, s'il distribuait
à chacun selon son travail, il reconnaîtrait la propriété, il ne
serait plus le Communisme.

Notre doctrine est fondée sur la liberté. À vrai dire, propriété et
liberté, c'est à nos yeux une seule et même chose; car ce qui fait
qu'on est propriétaire de son service, c'est le droit et la faculté
d'en disposer. Le Communisme anéantit la liberté, puisqu'il ne laisse
à personne la libre disposition de son travail.

Notre doctrine est fondée sur la justice; le Communisme, sur
l'injustice. Cela résulte de ce qui précède.

Il n'y a donc qu'un point de contact entre les communistes et nous:
c'est une certaine similitude des syllabes qui entrent dans les mots
_communisme_ et _communauté_.

Mais que cette similitude n'égare pas l'esprit du lecteur. Pendant
que le Communisme est la négation de la Propriété, nous voyons dans
notre doctrine sur la Communauté l'affirmation la plus explicite et
la démonstration la plus péremptoire de la Propriété.

Car si la légitimité de la propriété a pu paraître douteuse et
inexplicable, même à des hommes qui n'étaient pas communistes, c'est
qu'ils croyaient qu'elle concentrait entre les mains de quelques-uns,
à l'exclusion de quelques autres, les dons de Dieu communs à
l'origine. Nous croyons avoir radicalement dissipé ce doute, en
démontrant que ce qui était commun par destination providentielle
reste commun à travers toutes les transactions humaines, le domaine
de la propriété ne pouvant jamais s'étendre au delà de la valeur, du
droit onéreusement acquis par des services rendus.

Et, dans ces termes, qui peut nier la propriété? Qui pourrait, sans
folie, prétendre que les hommes n'ont aucun droit sur leur propre
travail, qu'ils reçoivent, sans droit, les services volontaires de
ceux à qui ils ont rendu de volontaires services?

       *       *       *       *       *

Il est un autre mot sur lequel je dois m'expliquer, car dans ces
derniers temps on en a étrangement abusé. C'est le mot _gratuité_.
Ai-je besoin de dire que j'appelle gratuit, non point ce qui ne coûte
rien à un homme, parce qu'on l'a pris à un autre, mais ce qui ne
coûte rien à personne?

Quand Diogène se chauffait au soleil, on pouvait dire qu'il se
chauffait gratuitement, car il recueillait de la libéralité divine
une satisfaction qui n'exigeait aucun travail, ni de lui ni d'aucun
de ses contemporains. J'ajoute que cette chaleur des rayons solaires
reste gratuite alors que le propriétaire la fait servir à mûrir son
blé et ses raisins, attendu qu'en vendant ses raisins et son blé, il
se fait payer ses services et non ceux du soleil. Cette vue peut être
erronée (en ce cas, il ne nous reste qu'à nous faire communiste);
mais, en tous cas, tel est le sens que je donne et qu'emporte
évidemment le mot _gratuité_.

On parle beaucoup, depuis la République, de crédit _gratuit_,
d'instruction _gratuite_. Mais il est clair qu'on enveloppe un
grossier sophisme dans ce mot. Est-ce que l'État peut faire que
l'instruction se répande, comme la lumière du jour, sans qu'il en
coûte aucun effort à personne? Est-ce qu'il peut couvrir la France
d'institutions et de professeurs qui ne se fassent pas payer de
manière ou d'autre? Tout ce que l'État peut faire, c'est ceci: au
lieu de laisser chacun réclamer et rémunérer volontairement ce genre
de services, l'État peut arracher, par l'impôt, cette rémunération
aux citoyens, et leur faire distribuer ensuite l'instruction de
son choix, sans exiger d'eux une seconde rémunération. En ce cas,
ceux qui n'apprennent pas payent pour ceux qui apprennent, ceux
qui apprennent peu pour ceux qui apprennent beaucoup, ceux qui
se destinent aux travaux manuels pour ceux qui embrasseront les
carrières libérales. C'est le Communisme appliqué à une branche de
l'activité humaine. Sous ce régime; que je n'ai pas à juger ici, on
pourra dire, on devra dire: _l'instruction est commune_, mais il
serait ridicule de dire: _l'instruction est gratuite_. Gratuite! oui,
pour quelques-uns de ceux qui la reçoivent, mais non pour ceux qui la
payent, sinon au professeur, du moins au percepteur.

Il n'est rien que l'État ne puisse donner _gratuitement_ à ce compte;
et si ce mot n'était pas une mystification, ce n'est pas seulement
l'instruction _gratuite_ qu'il faudrait demander à l'État, mais la
nourriture _gratuite_, le vêtement _gratuit_, le vivre et le couvert
_gratuits_, etc. Qu'on y prenne garde. Le peuple en est presque là;
du moins il ne manque pas de gens qui demandent en son nom le crédit
_gratuit_, les instruments de travail _gratuits_, etc., etc. Dupes
d'un mot, nous avons fait un pas dans le Communisme; quelle raison
avons-nous de n'en pas faire un second, puis un troisième, jusqu'à
ce que toute liberté, toute propriété, toute justice y aient passé?
Dira-t-on que l'instruction est si universellement nécessaire qu'on
peut, en sa faveur, faire fléchir le droit et les principes? Mais
quoi! est-ce que l'alimentation n'est pas plus nécessaire encore?
_Primo vivere, deinde philosophari_, dira le peuple, et je ne sais en
vérité ce qu'on aura à lui répondre.

Qui sait? ceux qui m'imputeront à communisme d'avoir constaté la
communauté providentielle des dons de Dieu seront peut-être les mêmes
qui violeront le droit d'apprendre et d'enseigner, c'est-à-dire la
propriété dans son essence. Ces inconséquences sont plus surprenantes
que rares.




IX

PROPRIÉTÉ FONCIÈRE


Si l'idée dominante de cet écrit est vraie, voici comment il faut se
représenter l'Humanité dans ses rapports avec le monde extérieur.

Dieu a créé la terre. Il a mis à sa surface et dans ses entrailles
une foule de choses utiles à l'homme, en ce qu'elles sont propres à
satisfaire ses besoins.

En outre, il a mis dans la matière des forces: gravitation,
élasticité, porosité, compressibilité, calorique, lumière,
électricité, cristallisation, vie végétale.

Il a placé l'homme en face de ces matériaux et de ces forces. Il les
lui a livrés gratuitement.

Les hommes se sont mis à exercer leur activité sur ces matériaux et
ces forces; par là ils se sont rendu service à eux-mêmes. Ils ont
aussi travaillé les uns pour les autres; par là ils se sont rendu des
services réciproques. Ces services comparés dans l'échange ont fait
naître l'idée de Valeur, et la Valeur celle de Propriété.

Chacun est donc devenu propriétaire en proportion de ses services.
Mais les forces et les matériaux, donnés par Dieu gratuitement à
l'homme dès l'origine, sont demeurés, sont encore et seront toujours
gratuits, à travers toutes les transactions humaines; car, dans les
appréciations auxquelles donnent lieu les échanges, ce sont les
_services humains_, et non les _dons de Dieu_ qui _s'évaluent_.

Il résulte de là qu'il n'y en a pas un seul parmi nous, tant que les
transactions sont libres, qui cesse jamais d'être usufruitier de ces
dons. Une seule condition nous est posée, c'est d'exécuter le travail
nécessaire pour les mettre à notre portée, ou, si quelqu'un prend
cette peine pour nous, de prendre pour lui une peine équivalente.

Si c'est là la vérité, certes la Propriété est inébranlable.

L'universel instinct de l'Humanité, plus infaillible qu'aucune
élucubration individuelle, s'en tenait, sans l'analyser, à cette
donnée, quand la théorie est venue scruter les fondements de la
Propriété.

Malheureusement elle débuta par une confusion: elle prit l'Utilité
pour la Valeur. Elle attribua une _valeur_ propre, indépendante
de tout service humain, soit aux matériaux, soit aux forces de
la nature. À l'instant la propriété fut aussi injustifiable
qu'inintelligible.

Car Utilité est un rapport entre la chose et notre organisation.
Elle n'implique nécessairement ni efforts, ni transactions, ni
comparaisons; elle se peut concevoir en elle-même et relativement à
l'homme isolé. Valeur, au contraire, est un rapport d'homme à homme;
pour exister il faut qu'elle existe en double, rien d'isolé ne se
pouvant comparer. Valeur implique que celui qui la détient ne la
cède que contre une valeur égale.--La théorie qui confond ces deux
idées arrive donc à supposer qu'un homme, dans l'échange, donne de
la prétendue valeur de création naturelle contre de la vraie valeur
de création humaine, de l'utilité qui n'a exigé aucun travail contre
de l'utilité qui en a exigé, en d'autres termes, qu'il peut profiter
du travail d'autrui sans travailler.--La théorie appela la Propriété
ainsi comprise d'abord _monopole nécessaire_, puis _monopole_ tout
court, ensuite _illégitimité_, et finalement _vol_.

La Propriété foncière reçut le premier choc. Cela devait être. Ce
n'est pas que toutes les industries ne fassent intervenir dans leur
oeuvre des forces naturelles; mais ces forces se manifestent d'une
manière beaucoup plus éclatante, aux yeux de la multitude, dans les
phénomènes de la vie végétale et animale, dans la production des
aliments et de ce qu'on nomme improprement _matières premières_,
oeuvres spéciales de l'agriculture.

D'ailleurs, si un monopole devait plus que tout autre révolter la
conscience humaine, c'était sans doute celui qui s'appliquait aux
choses les plus nécessaires à la vie.

La confusion dont il s'agit, déjà fort spécieuse au point de vue
scientifique, puisque aucun théoricien que je sache n'y a échappé,
devenait plus spécieuse encore par le spectacle qu'offre le monde.

On voyait souvent le Propriétaire foncier vivre sans travailler, et
l'on en tirait cette conclusion assez plausible: «Il faut bien qu'il
ait trouvé le moyen de se faire rémunérer pour autre chose que pour
son travail.» Cette autre chose, que pouvait-elle être, sinon la
fécondité, la productivité, la coopération de l'instrument, le sol?
C'est donc la _rente du sol_ qui fut flétrie, selon les époques, des
noms de monopole nécessaire, privilége, illégitimité, vol.

Il faut le dire: la théorie a rencontré sur son chemin un fait qui a
dû contribuer puissamment à l'égarer. Peu de terres, en Europe, ont
échappé à la conquête et à tous les abus qu'elle entraîne. La science
a pu confondre la manière dont la Propriété foncière a été acquise
violemment avec la manière dont elle se forme naturellement.

Mais il ne faut pas imaginer que la fausse définition du mot _valeur_
se soit bornée à ébranler la Propriété foncière. C'est une terrible
et infatigable puissance que la logique, qu'elle parte d'un bon ou
d'un mauvais principe! Comme la terre, a-t-on dit, fait concourir à
la production de la valeur la lumière, la chaleur, l'électricité, la
vie végétale, etc., de même le capital ne fait-il pas concourir à la
production de la valeur le vent, l'élasticité, la gravitation? Il y
a donc des hommes, outre les agriculteurs, qui se font payer aussi
l'intervention des agents naturels. Cette rémunération leur arrive
par l'intérêt du capital, comme aux propriétaires fonciers par la
rente du sol. Guerre donc à l'Intérêt comme à la Rente!

Voici donc la gradation des coups qu'a subis la Propriété, au nom
de ce principe faux selon moi, vrai selon les économistes et les
égalitaires, à savoir: _les agents naturels ont ou créent de la
valeur_.--Car, il faut bien le remarquer, c'est une prémisse sur
laquelle toutes les écoles sont d'accord. Leur dissidence consiste
uniquement dans la timidité ou la hardiesse des déductions.

Les Économistes ont dit: _la propriété_ (du sol) _est un privilége_;
mais il est nécessaire, il faut le maintenir.

Les Socialistes: _la propriété_ (du sol) _est un privilége_; mais
il est nécessaire, il faut le maintenir--en lui demandant une
compensation, le droit au travail.

Les Communistes et les Égalitaires: _la propriété_ (en général) _est
un privilége_, il faut la détruire.

Et moi, je crie à tue-tête: LA PROPRIÉTÉ N'EST PAS UN PRIVILÉGE.
Votre commune prémisse est fausse, donc vos trois conclusions,
quoique diverses, sont fausses. LA PROPRIÉTÉ N'EST PAS UN PRIVILÉGE,
donc il ne faut ni la tolérer par grâce, ni lui demander une
compensation, ni la détruire.

       *       *       *       *       *

Passons brièvement en revue les opinions émises sur ce grave sujet
par les diverses écoles.

On sait que les économistes anglais ont posé ce principe sur
lequel ils semblent unanimes: _la valeur vient du travail_. Qu'ils
s'accordent entre eux, c'est possible; mais s'accordent-ils avec
eux-mêmes? C'est là ce qui eût été désirable, et le lecteur va en
juger. Il verra s'ils ne confondent pas toujours et partout l'Utilité
gratuite, non rémunérable, sans valeur, avec l'Utilité onéreuse,
seule due au travail, seule, d'après eux-mêmes, pourvue de valeur.

     AD. SMITH. «Dans la culture de la terre, la nature travaille
     conjointement avec l'homme, et, _quoique le travail de la nature
     ne coûte aucune dépense_, ce qu'il produit _n'en a pas moins sa_
     VALEUR, aussi bien que ce que produisent les ouvriers les plus
     chers.»

Voici donc la nature produisant de la Valeur. Il faut bien que
l'acheteur du blé la paye, quoiqu'elle n'ait rien coûté à personne,
pas même du travail. Qui donc ose se présenter pour recevoir cette
prétendue _valeur_? À la place de ce mot, mettez le mot _utilité_, et
tout s'éclaircit, et la Propriété est justifiée, et la justice est
satisfaite.

     «On peut considérer la rente comme le produit de _cette
     puissance de la nature_ dont le propriétaire prête la jouissance
     au fermier... Elle est (la rente!) _l'oeuvre de la nature_,
     qui reste après qu'on a déduit ou compensé _tout ce qu'on peut
     regarder comme l'oeuvre de l'homme_. C'est rarement moins du
     quart et souvent plus du tiers du produit total. Jamais une
     quantité égale de travail humain, employé dans les manufactures,
     ne saurait opérer une aussi grande reproduction. Dans celles-ci,
     la nature ne fait rien, c'est l'homme qui fait tout.»

Peut-on accumuler en moins de mots plus d'erreurs dangereuses?
Ainsi le quart ou le tiers de la _valeur_ des subsistances est dû à
l'_exclusive_ puissance de la nature. Et cependant le propriétaire
se fait payer par le fermier, et le fermier par le prolétaire,
cette prétendue valeur qui reste après que l'_oeuvre de l'homme_
est rémunérée. Et c'est sur cette base que vous voulez asseoir la
Propriété! Que faites-vous d'ailleurs de l'axiome: _Toute valeur
vient du travail_?

Puis voici la nature qui _ne fait rien_ dans les fabriques! Quoi! la
gravitation, l'élasticité des gaz, la force des animaux n'aident pas
le manufacturier! Ces forces agissent dans les fabriques exactement
comme dans les champs, elles produisent gratuitement, non de la
valeur, mais de l'utilité. Sans quoi la propriété des capitaux ne
serait pas plus à l'abri que celle du sol des inductions communistes.

BUCHANAN. Ce commentateur, adoptant la théorie du maître sur la
Rente, poussé par la logique, le blâme de l'avoir jugée avantageuse.

     «Smith, en regardant la portion de la production territoriale
     qui représente le _profit du fonds de terre_ (quelle langue!)
     comme _avantageuse_ à la société, n'a pas réfléchi que la Rente
     n'est que l'effet de la cherté, et que ce que le propriétaire
     gagne de cette manière, il ne le gagne qu'_aux dépens_ du
     consommateur. La société ne gagne rien par la reproduction du
     profit des terres. C'est une classe qui profite aux dépens des
     autres.»

On voit apparaître ici la déduction logique: la rente est une
injustice.

     RICARDO. «La rente est cette portion du produit de la terre _que
     l'on paye_ au propriétaire pour avoir le droit d'exploiter _les
     facultés productives et impérissables du sol_.»

Et, afin qu'on ne s'y trompe pas, l'auteur ajoute:

     «On confond souvent la rente avec l'intérêt et le profit du
     capital... Il est évident qu'une portion de la rente représente
     l'intérêt du capital consacré à amender le terrain, à ériger
     les constructions nécessaires, etc., _le reste est payé pour
     exploiter les propriétés naturelles et indestructibles du
     sol_.--C'est pourquoi, quand je parlerai de _rente_, dans la
     suite de cet ouvrage, je ne désignerai sous ce nom que ce que
     le fermier paye au propriétaire pour le droit d'exploiter les
     _facultés primitives et indestructibles du sol_.

     MACCULLOCH. «Ce qu'on nomme proprement la Rente, c'est la somme
     payée _pour l'usage des forces naturelles et de la puissance
     inhérente au sol_. Elle est entièrement distincte de la somme
     payée à raison des constructions, clôtures, routes, et autres
     améliorations foncières. _La rente est donc toujours un
     monopole._»

     SCROPE. «La valeur de la terre et la faculté d'en tirer une
     Rente sont dues à deux circonstances: 1º à l'appropriation
     de ses _puissances naturelles_; 2º au travail appliqué à son
     amélioration.»

La conséquence ne s'est pas fait longtemps attendre:

     «Sous le premier rapport, _la rente est un monopole_. C'est une
     restriction à l'usufruit des dons que le Créateur a faits aux
     hommes pour la satisfaction de leurs besoins. Cette restriction
     _n'est juste qu'autant qu'elle est nécessaire_ pour le bien
     commun.»

Quelle ne doit pas être la perplexité des bonnes âmes qui se refusent
à admettre que rien soit nécessaire qui ne soit juste!

Enfin Scrope termine par ces mots:

     «Quand elle dépasse ce point, il la faut modifier en vertu du
     principe qui la fit établir.»

Il est impossible que le lecteur n'aperçoive pas que ces auteurs
nous ont menés à la négation de la Propriété, et nous y ont menés
très-logiquement en partant de ce point: le propriétaire se fait
payer les dons de Dieu. Voici que le fermage est une injustice que la
Loi a établie sous l'empire de la nécessité, qu'elle peut modifier ou
détruire sous l'empire d'une autre nécessité. Les Communistes n'ont
jamais dit autre chose.

     SENIOR. «Les instruments de la production sont le travail et les
     agents naturels. Les agents naturels ayant été appropriés, les
     propriétaires _s'en font payer l'usage_, sous forme de Rente,
     qui n'est la récompense d'aucun sacrifice quelconque, et est
     reçue par ceux qui n'ont ni travaillé ni fait des avances, mais
     qui se bornent à tendre la main pour recevoir les offrandes de
     la communauté.»

Après avoir porté ce rude coup à la propriété, Senior explique qu'une
partie de la Rente répond à l'intérêt du capital, puis il ajoute:

     «Le surplus est prélevé par le _propriétaire des agents
     naturels_, et forme sa récompense, _non pour avoir travaillé
     ou épargné_, mais simplement pour n'avoir pas gardé quand il
     pouvait garder, pour avoir permis que les dons de la nature
     fussent acceptés.»

On le voit, c'est toujours la même théorie. On suppose que le
propriétaire s'interpose entre la bouche qui a faim et l'aliment
que Dieu lui avait destiné, sous la condition du travail. Le
propriétaire, qui a concouru à la production, se fait payer pour ce
travail, ce qui est juste, et il se fait payer une seconde fois pour
le travail de la nature, pour l'usage des forces productives, des
puissances indestructibles du sol, ce qui est inique.

Cette théorie, développée par les économistes anglais, Mill, Malthus,
etc., on la voit avec peine prévaloir aussi sur le continent.

     «Quand un franc de semence, dit SCIALOJA, donne cent francs de
     blé, cette augmentation de _valeur_ est due, en grande partie, à
     la terre.»

C'est confondre l'Utilité et la valeur. Autant vaudrait dire: Quand
l'eau, qui ne coûtait qu'un sou à dix pas de la source, coûte dix
sous à cent pas, cette augmentation de valeur est due en partie à
l'intervention de la nature.

     FLOREZ ESTRADA. «La rente est cette partie du produit agricole
     qui reste _après que tous les frais de la production ont été
     couverts_.»

Donc le propriétaire reçoit quelque chose pour rien.

Les économistes anglais commencent tous par poser ce principe: _La
valeur vient du travail_. Ce n'est donc que par une inconséquence
qu'ils attribuent ensuite _de la valeur aux puissances du sol_.

Les économistes français, en général, voient la valeur dans
l'utilité; mais, confondant l'utilité gratuite avec l'utilité
onéreuse, ils ne portent pas à la Propriété de moins rudes coups.

     J.-B. SAY. «La terre n'est pas le seul agent de la nature qui
     soit productif; mais c'est le seul, ou à peu près, que l'homme
     ait pu s'approprier. L'eau de mer, des rivières, par la faculté
     qu'elle a de mettre en mouvement nos machines, de nourrir des
     poissons, de porter nos bateaux, a bien aussi un pouvoir
     productif. Le vent, et jusqu'à la chaleur du soleil, travaillent
     pour nous; mais _heureusement_, personne n'a pu dire: Le vent
     et le soleil m'appartiennent, et le service qu'ils rendent doit
     m'être payé.»

Say semble déplorer ici que quelqu'un ait pu dire: La
terre m'appartient, et le service qu'elle rend doit m'être
payé.--_Heureusement_, dirai-je, il n'est pas plus au pouvoir du
propriétaire de se faire payer les services du sol que ceux du vent
et du soleil.

     «La terre est un atelier chimique admirable, où se combinent
     et s'élaborent une foule de matériaux et d'éléments qui en
     sortent sous la forme de froment, de fruits, de lin, etc. La
     nature a fait présent _gratuitement_ à l'homme de ce vaste
     atelier, divisé en une foule de compartiments propres à diverses
     productions. Mais certains hommes, entre tous, s'en sont
     emparés, et ont dit: À moi ce compartiment, à moi cet autre; ce
     qui en sortira sera ma propriété exclusive. Et, chose étonnante!
     ce _privilége usurpé_, loin d'avoir été funeste à la communauté,
     s'est trouvé lui être avantageux.»

Oui, sans doute, cet arrangement lui a été avantageux; mais pourquoi?
parce qu'il n'est ni _privilégié_ ni _usurpé_; parce que celui qui a
dit: «À moi ce compartiment,» n'a pas pu ajouter: «Ce qui en sortira
sera ma propriété exclusive;» mais bien: Ce qui en sortira sera la
propriété exclusive de quiconque voudra l'acheter, en me restituant
simplement la peine que j'aurai prise, celle que je lui aurai
épargnée; la collaboration de la nature, gratuite pour moi, le sera
aussi pour lui.

Say, qu'on le remarque bien, distingue, dans la valeur du blé, la
part de la Propriété, la part du Capital et la part du Travail. Il
se donne beaucoup de peine, à bonne intention, pour justifier cette
première part de rémunération qui revient au propriétaire, et qui
n'est la récompense d'aucun travail antérieur ou actuel. Mais il n'y
parvient pas, car, comme Scrope, il se rabat sur la dernière et la
moins satisfaisante des ressources: _la nécessité_.

     «S'il est impossible que la production ait lieu non-seulement
     sans fonds de terre et sans capitaux, mais sans que ces moyens
     de production soient des _propriétés_, ne peut-on pas dire que
     leurs propriétaires exercent une fonction productive, puisque,
     sans elle, la production n'aurait pas lieu? fonction commode,
     à la vérité, mais qui, cependant, dans l'état actuel de nos
     sociétés, a exigé une accumulation, fruit d'une production ou
     d'une épargne, etc.»

La confusion saute aux yeux. Ce qui a exigé une accumulation, c'est
le rôle du propriétaire, en tant que capitaliste, et celui-là n'est
pas contesté ni en question. Mais ce qui est commode, c'est le rôle
du propriétaire, en tant que propriétaire, en tant que se faisant
payer les dons de Dieu. C'est ce rôle-là qu'il fallait justifier, et
il n'y a là ni accumulation ni épargne à alléguer.

     «Si donc les propriétés territoriales et capitales (pourquoi
     assimiler ce qui est différent?) sont le fruit d'une production,
     je suis fondé à représenter ces propriétés comme des machines
     travaillantes, productives, dont les auteurs, en se croisant les
     bras, tireraient un loyer.»

Toujours même confusion. Celui qui a fait une machine a une propriété
_capitale_, dont il tire un loyer légitime, parce qu'il se fait
payer, non le travail de la machine, mais le travail qu'il a exécuté
lui-même pour la faire. Mais le _sol_, propriété _territoriale_,
n'est pas _le fruit d'une production humaine_. À quel titre se
fait-on payer pour sa coopération? L'auteur a accolé ici deux
propriétés de natures diverses pour induire l'esprit à innocenter
l'une par les motifs qui innocentent l'autre.

     BLANQUI. «Le cultivateur, qui laboure, fume, ensemence et
     moissonne son champ, fournit un travail sans lequel il ne
     saurait rien recueillir. Mais l'action de la terre qui fait
     fermenter la semence, et celle du soleil qui conduit la plante
     à sa maturité, sont indépendantes de ce travail et concourent à
     la formation _des valeurs_ que représente la récolte... Smith
     et plusieurs économistes ont prétendu que le travail de l'homme
     était l'unique source des valeurs. Non, certes, l'industrie du
     laboureur n'est pas l'unique source de _la valeur_ d'un sac de
     blé, ni d'un boisseau de pommes de terre. Jamais son talent
     n'ira jusqu'à créer le phénomène de la germination, pas plus
     que la patience des alchimistes n'a découvert le secret de faire
     de l'or. Cela est évident.»

Il n'est pas possible de faire une confusion plus complète, d'abord
entre l'utilité et la valeur, ensuite entre l'utilité gratuite et
l'utilité onéreuse.

     JOSEPH GARNIER. «La rente du propriétaire diffère
     essentiellement des rétributions payées à l'ouvrier pour son
     travail, ou à l'entrepreneur pour le profit des avances par
     lui faites, en ce que ces deux genres de rétribution sont
     l'indemnité, l'un d'une peine, l'autre d'une privation et d'un
     risque auquel on s'est soumis, au lieu que la Rente est reçue
     par le propriétaire plus _gratuitement_ et _en vertu seulement
     d'une convention légale_ qui reconnaît et maintient à certains
     individus le droit de propriété foncière.» (_Éléments de
     l'économie politique_, 2e édit., p. 293.)

En d'autres termes, l'ouvrier et l'entrepreneur sont payés, de par
l'équité, pour des services qu'ils rendent; le propriétaire est payé,
de par la loi, pour des services qu'il ne rend pas.

     «Les plus hardis novateurs ne font autre chose que proposer
     le remplacement de la propriété individuelle par la propriété
     collective... _Ils ont bien, ce nous semble, raison en droit
     humain_; mais ils auront tort pratiquement tant qu'ils n'auront
     pas su montrer les avantages d'un meilleur système économique...
     (_Ibid._, pag. 377 et 378.)

     «Mais longtemps encore, _en avouant que la propriété est un
     privilége, un monopole_, on ajoutera que c'est un monopole
     utile, naturel...

     «En résumé, on semble admettre, en économie politique (hélas!
     oui, et voilà le mal), que la propriété ne découle pas du droit
     divin, du droit domanial ou de tout autre droit spéculatif,
     mais bien de son utilité. _Ce n'est qu'un monopole toléré dans
     l'intérêt de tous_, etc.»

C'est identiquement l'arrêt prononcé par Scrope et répété par Say en
termes adoucis.

Je crois avoir suffisamment prouvé que l'économie politique, partant
de cette fausse donnée: «_Les agents naturels ont ou créent de la
valeur_,» était arrivée à cette conclusion: «La propriété (en tant
qu'elle accapare et se fait payer cette valeur étrangère à tout
service humain) est un privilége, un monopole, une usurpation. Mais
c'est un privilége nécessaire, il le faut maintenir.»

Il me reste à faire voir que les Socialistes partent de la même
donnée; seulement, ils modifient ainsi la conclusion: «La propriété
est un privilége nécessaire; il le faut maintenir, _mais_ en
demandant au propriétaire une compensation, sous forme de _droit au
travail_, en faveur des prolétaires.»

Ensuite je ferai comparaître les communistes, qui disent, toujours en
se fondant sur la même donnée: La propriété est un privilége, il la
faut abolir.

Et enfin, au risque de me répéter, je terminerai en renversant,
s'il est possible, la commune prémisse de ces trois conclusions:
_les agents naturels ont ou créent de la valeur_. Si j'y parviens,
si je démontre que les agents naturels, même appropriés, ne
produisent pas de la Valeur, mais de l'Utilité qui, passant par la
main du propriétaire, sans y rien laisser, arrive gratuitement au
consommateur,--en ce cas, économistes, socialistes, communistes, tous
devront enfin s'accorder pour laisser, à cet égard, le monde tel
qu'il est.

     M. CONSIDÉRANT.[23] «Pour voir comment et à quelles conditions
     la _Propriété particulière_ peut se manifester et se développer
     Légitimement, il nous faut posséder le _Principe fondamental du
     droit de Propriété_. Le voici:

     «_Tout homme_ POSSÈDE LÉGITIMEMENT LA CHOSE _que son travail,
     son intelligence_, ou plus généralement QUE SON ACTIVITÉ A CRÉÉE.

     «Ce Principe est incontestable, et il est bon de remarquer qu'il
     contient implicitement la reconnaissance du Droit de tous à la
     Terre. En effet, la terre n'ayant pas été créée par l'homme, il
     résulte du Principe fondamental de la Propriété que la Terre,
     le fonds commun livré à l'Espèce, ne peut en aucune façon être
     légitimement la propriété absolue et exclusive de tels ou tels
     individus qui n'ont pas créé _cette valeur_.--Constituons donc
     la vraie théorie de la Propriété, en la fondant exclusivement
     sur le principe irrécusable qui assoit la _Légitimité de la
     Propriété_ sur le fait de la CRÉATION _de la chose ou de la
     valeur possédée_. Pour cela faire, nous allons raisonner sur la
     création de l'Industrie, c'est-à-dire sur l'origine et sur le
     développement de la culture, de la fabrication, des arts, etc.,
     dans la Société humaine.

     «Supposons que sur le terrain d'une île isolée, sur le sol
     d'une nation, ou sur la terre entière (l'étendue du théâtre
     de l'action ne change rien à l'appréciation des faits), une
     génération humaine se livre pour la première fois à l'industrie,
     pour la première fois elle cultive, fabrique, etc.--Chaque
     génération, par son travail, par son intelligence, par l'emploi
     de son activité propre, _crée des produits_, _développe des
     valeurs_ qui n'existaient pas sur la terre brute. N'est-il pas
     parfaitement évident que la Propriété sera conformé au Droit
     dans cette première génération industrieuse, SI _la valeur ou la
     richesse produite par l'activité de tous_ est répartie entre les
     producteurs EN PROPORTION DU CONCOURS de chacun à la création de
     la richesse générale?--Cela n'est pas contestable.

     «Or, les résultats du travail de cette génération se divisent en
     deux catégories qu'il importe de bien distinguer.

            *       *       *       *       *

     «La _première catégorie_ comprend les produits du sol,
     qui appartenait à cette première génération en sa qualité
     d'usufruitière, augmentés, raffinés ou fabriqués par son
     travail, par son industrie.--Ces produits, bruts ou fabriqués,
     consistent, soit en objets de consommation, soit en instruments
     de travail.--Il est clair que ces produits appartiennent _en
     toute et légitime propriété_ à ceux qui les ont créés par leur
     activité. Chacun de ceux-ci a donc DROIT, soit à consommer
     immédiatement ces produits, soit à les mettre en réserve pour
     en disposer plus tard à sa convenance, soit à les employer,
     les échanger, ou les donner et les transmettre à qui bon lui
     semble, sans avoir besoin pour cela de l'autorisation de qui que
     ce soit. Dans cette hypothèse, cette Propriété est évidemment
     _Légitime_, respectable, sacrée. On ne peut y porter atteinte
     sans attenter à la _Justice_, au _Droit_ et à la _Liberté
     individuelle_, enfin sans exercer une spoliation.

            *       *       *       *       *

     «_Deuxième catégorie._ Mais les créations dues à l'activité
     industrieuse de cette première génération ne sont pas toutes
     contenues dans la catégorie précédente. Non-seulement cette
     génération a créé les produits que nous venons de désigner
     (objets de consommation et instruments de travail), mais encore
     elle a ajouté une _Plus-value_ à la _valeur primitive du sol_
     par la culture, par les constructions, par tous les travaux de
     fonds et immobiliers qu'elle a exécutés.

     «Cette Plus-value constitue évidemment un produit, une valeur
     due à l'activité de la première génération. Or, si, par un moyen
     quelconque (ne nous occupons pas ici de la question des moyens),
     si, par un moyen quelconque, la propriété de cette Plus-value
     est équitablement, c'est-à-dire proportionnellement au concours
     de chacun dans la création, distribuée aux divers membres de
     la société, chacun de ceux-ci possédera _Légitimement_ la
     part qui lui sera revenue. Il pourra donc disposer de cette
     Propriété-individuelle légitime comme il l'entendra; l'échanger,
     la donner, la transmettre sans qu'aucun des autres individus,
     c'est-à-dire la Société, puisse jamais avoir, sur ces valeurs,
     un droit et une autorité quelconques.

     «Nous pouvons donc parfaitement concevoir que quand la seconde
     génération arrivera, elle trouvera sur la terre deux sortes de
     capitaux:

     «A. _Le capital Primitif ou Naturel_ qui n'a pas été créé par
     les hommes de la première génération,--c'est-à-dire la _valeur_
     de la terre brute;

     «B. _Le Capital créé_ par la première génération, comprenant:
     1º les _produits_, denrées et instruments, qui n'auront pas été
     consommes ou usés par la première génération; 2º la _Plus-value_
     que le travail de la première génération aura ajoutée à la
     _valeur de la terre brute_.

     «Il est donc évident, et il résulte clairement et nécessairement
     du Principe fondamental du Droit de Propriété, tout à l'heure
     établi, que chaque individu de la deuxième génération a un
     Droit égal au _Capital Primitif ou Naturel_, tandis qu'il n'a
     aucun droit à l'autre Capital, au _Capital Créé_ par le travail
     de la première génération. Chaque individu de celle-ci pourra
     donc disposer de sa part du _Capital Créé_ en faveur de tels
     ou tels individus de la seconde génération qu'il lui plaira
     choisir, enfants, amis, etc., sans que personne, sans que
     l'État lui-même, comme nous venons déjà de le dire, ait rien à
     prétendre (au nom du Droit de Propriété) sur les dispositions
     que le donateur ou le légateur aura faites.

     «Remarquons que, dans notre hypothèse, l'individu de la
     seconde génération est déjà avantagé par rapport à celui de la
     première, puisque, outre le Droit au _Capital Primitif_ qui lui
     est conservé, il a la chance de recevoir une part du _Capital
     Créé_, c'est-à-dire une valeur qu'il n'aura pas produite, et qui
     représente un travail antérieur.

     «Si donc nous supposons les choses constituées dans la Société
     de telle sorte:

     «1º Que le Droit au _Capital Primitif_, c'est-à-dire à
     l'Usufruit du sol dans son état brut, soit conservé, ou qu'un
     DROIT ÉQUIVALENT soit reconnu à chaque individu qui naît sur la
     terre à une époque quelconque;

     «2º Que le _Capital Créé_ soit réparti continuellement entre les
     hommes, _à mesure qu'il se produit_, en proportion du concours
     de chacun à la production de ce Capital;

     «Si, disons-nous, le mécanisme de l'organisation sociale
     satisfait à ces deux conditions, la PROPRIÉTÉ, sous un pareil
     régime, _serait constituée_ DANS SA LÉGITIMITÉ ABSOLUE,--le
     _Fait_ serait conforme au _Droit_.» (_Théorie du droit de
     propriété et du droit au travail_, 3e édit., p. 15.)

[Note 23: Les mots en _italiques_ et _capitales_ sont ainsi imprimés
dans le texte original.]

On voit ici l'auteur socialiste distinguer deux sortes de valeur:
la _valeur créée_, qui est l'objet d'une propriété légitime, et
la _valeur incréée_, nommée encore _valeur de la terre brute_,
_capital primitif_, _capital naturel_, qui ne saurait devenir
propriété individuelle que par usurpation. Or, selon la théorie que
je m'efforce de faire prévaloir, les idées exprimées par ces mots:
_incréé_, _primitif_, _naturel_, excluent radicalement ces autres
idées: _valeur_, _capital_. C'est pourquoi la prémisse est fausse qui
conduit M. Considérant à cette triste conclusion:

     «Sous le Régime qui constitue la Propriété dans toutes les
     nations civilisées, le fonds commun, sur lequel l'espèce tout
     entière a plein droit d'usufruit, a été envahi; il se trouve
     confisqué par le petit nombre à l'exclusion du grand nombre.
     Eh bien! n'y eût-il en fait qu'un seul homme exclu de son
     Droit à l'Usufruit du fonds commun par la nature du Régime de
     la Propriété, cette exclusion constituerait à elle seule une
     atteinte au Droit, et le régime de Propriété qui la consacrerait
     serait certainement injuste, illégitime.»

Cependant M. Considérant reconnaît que la terre ne peut être cultivée
que sous le régime de la propriété individuelle. Voilà le _monopole
nécessaire_. Comment donc faire pour tout concilier, et sauvegarder
les droits des prolétaires au capital primitif, naturel, incréé, à la
valeur de la terre brute?

     «Eh bien! qu'une Société industrieuse, qui a pris possession
     de la Terre et qui enlève à l'homme la faculté d'exercer à
     l'aventure et en liberté, sur la surface du sol, ses quatre
     Droits naturels; que cette Société reconnaisse à l'individu, en
     compensation de ses Droits dont elle le dépouille, LE DROIT AU
     TRAVAIL.»

S'il y a quelque chose d'évident au monde, c'est que cette théorie,
sauf la conclusion, est exactement celle des économistes. Celui qui
achète un produit agricole rémunère trois choses: 1º Le travail
actuel, rien de plus légitime; 2º la _plus-value_ donnée au sol
par le travail antérieur, rien de plus légitime encore; 3º enfin,
le _capital primitif_ ou _naturel_ on _incréé_, ce don gratuit
de Dieu, appelé par Considérant _valeur de la terre brute_; par
Smith, _puissances indestructibles du sol_; par Ricardo, _facultés
productives et impérissables de la terre_; par Say, _agents
naturels_. C'est LÀ ce qui a été _usurpé_, selon M. Considérant;
c'est LA ce qui a été _usurpé_ d'après J.-B. Say. C'est LA ce
qui constitue l'_illégitimité_ et la _spoliation_ aux yeux des
socialistes; c'est LÀ ce qui constitue le _monopole_ et le
_privilége_ aux yeux des économistes. L'accord se poursuit encore
quant à la _nécessité_, à l'utilité de cet arrangement. Sans lui, la
terre ne produirait pas, disent les disciples de Smith; sans lui,
nous reviendrions à l'état sauvage, répètent les disciples de Fourier.

On voit qu'en théorie, en droit, l'entente entre les deux écoles est
beaucoup plus cordiale (au moins sur cette grande question) qu'on
n'aurait pu l'imaginer. Elles ne se séparent que sur les conséquences
à déduire législativement du fait sur lequel on s'accorde. «Puisque
la propriété est entachée d'illégitimité en ce qu'elle attribue aux
propriétaires une part de rémunération qui ne leur est pas due,
et puisque, d'un autre côté, elle est nécessaire, respectons-la
et demandons-lui des indemnités.--Non, disent les Économistes,
quoiqu'elle soit un monopole, puisqu'elle est nécessaire,
respectons-la et laissons-la en repos.» Encore présentent-ils
faiblement cette molle défense, car un de leurs derniers organes,
J. Garnier, ajoute: «Vous avez raison en droit humain, mais vous
aurez tort pratiquement, tant que vous n'aurez pas montré les
effets d'un meilleur système.» À quoi les socialistes ne manquent
pas de répondre: «Nous l'avons trouvé, c'est le _droit au travail_,
essayez-en.»

Sur ces entrefaites, arrive M. Proudhon. Vous croyez peut-être que ce
fameux contradicteur va contredire la grande prémisse Économiste ou
Socialiste? Point du tout. Il n'a pas besoin de cela pour démolir la
Propriété. Il s'empare, au contraire, de cette prémisse; il la serre,
il la presse, il en exprime la conséquence la plus logique, «Ah!
dit-il, vous avouez que les dons gratuits de Dieu ont non-seulement
de l'utilité, mais de la _valeur_; vous avouez que les propriétaires
les usurpent et les vendent. Donc, la propriété, c'est le vol. Donc,
il ne faut ni la maintenir, ni lui demander des compensations, il la
faut _abolir_.»

M. Proudhon a accumulé beaucoup d'arguments contre la Propriété
foncière. Le plus sérieux, le seul sérieux est celui que lui ont
fourni les auteurs en confondant l'utilité et la valeur.

     «Qui a droit, dit-il, de faire payer l'usage du sol, de cette
     richesse qui n'est pas le fait de l'homme? À qui est dû le
     fermage de la terre? au producteur de la terre, sans doute. Qui
     a fait la terre? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi.

     «.....Mais le créateur de la terre ne la vend pas, il la donne;
     et, en la donnant, il ne fait aucune acception de personnes.
     Comment donc, parmi tous ses enfants, ceux-là se trouvent-ils
     traités en aînés, ceux-ci en bâtards? Comment, si l'égalité des
     lots fut le droit originel, l'inégalité des conditions est-elle
     le droit posthume?»

Répondant à. J.-B. Say, qui avait assimilé la terre à un instrument,
il dit:

     «Je tombe d'accord que la terre est un instrument; mais quel est
     l'ouvrier? Est-ce le propriétaire? Est-ce lui qui, par la vertu
     efficace du droit de propriété, lui communique la vigueur et la
     fécondité? Voilà précisément en quoi consiste le monopole du
     propriétaire que, n'ayant pas fait l'instrument, il s'en fait
     payer le service. Que le Créateur se présente et vienne lui-même
     réclamer le fermage de la terre, nous compterons avec lui; ou
     bien que le propriétaire, soi-disant fondé de pouvoirs, montre
     sa procuration.»

Cela est évident. Ces trois systèmes n'en font qu'un. Économistes,
Socialistes, Égalitaires, tous adressent à la Propriété foncière un
reproche, et _le même reproche_, celui défaire payer ce qu'elle n'a
pas le droit de faire payer. Ce tort, les uns l'appellent _monopole_,
les autres _illégitimité_, et les troisièmes _vol_; ce n'est qu'une
gradation dans le même grief.

Maintenant, j'en appelle à tout lecteur attentif, ce grief est-il
fondé? N'ai-je pas démontré qu'il n'y a qu'une chose qui se place
entre le don de Dieu et la bouche affamée, c'est le service humain?

Économistes, vous dites: «La rente est ce qu'on paye au propriétaire
pour l'usage des facultés productives et indestructibles du sol.»
Je dis: Non. La rente, c'est ce qu'on paye au porteur d'eau pour
la peine qu'il s'est donnée à faire une brouette et des roues, et
l'eau nous coûterait davantage s'il la portait sur son dos. De
même, le blé, le lin, la laine, le bois, la viande, les fruits nous
coûteraient plus cher, si le propriétaire n'eût pas perfectionné
l'instrument qui les donne.

Socialistes, vous dites: «Primitivement les masses jouissaient de
leurs droits à la terre sous la condition du travail, maintenant
elles sont exclues et spoliées de leur patrimoine naturel.»
Je réponds: Non, elles ne sont pas exclues ni spoliées; elles
recueillent gratuitement l'utilité élaborée par la terre, sous la
condition du travail, c'est-à-dire en restituant ce travail à ceux
qui le leur épargnent.

Égalitaires, vous dites: «C'est en cela que consiste le monopole
du propriétaire, que, n'ayant pas fait l'instrument, il s'en fait
payer le service.» Je réponds: Non. L'instrument-terre, en tant
que Dieu l'a fait, produit de l'_utilité_, et cette utilité est
gratuite; il n'est pas au pouvoir du propriétaire de se la faire
payer. L'instrument-terre, en tant que le propriétaire l'a préparé,
travaillé, clos, desséché, amendé, garni d'autres instruments
nécessaires, produit de la _valeur_, laquelle représente des
_services_ humains effectifs, et c'est la seule chose dont le
propriétaire se fasse payer. Ou vous devez admettre la légitimité de
ce droit, ou vous devez rejeter votre propre principe: la _mutualité
des services_.

Afin de savoir quels sont les vrais éléments de la valeur
territoriale, assistons à la formation de la Propriété foncière, non
point selon les lois de la violence et de la conquête, mais selon les
lois du travail et de l'échange. Voyons comment les choses se passent
aux États-Unis.

Frère Jonathan, laborieux porteur d'eau de New-York, partit pour le
_Far-West_ emportant dans son escarcelle un millier de dollars, fruit
de son travail et de ses épargnes.

Il traversa bien des fertiles contrées où le sol, le soleil, la
pluie accomplissent leurs miracles et qui néanmoins _n'ont aucune
valeur_ dans le sens économique et _pratique_ du mot.

Comme il était quelque peu philosophe, il se disait: «Il faut
pourtant, quoi qu'en disent Smith et Ricardo, que la _valeur_ soit
autre chose que la _puissance productive naturelle et indestructible
du sol_.»

Enfin, il arriva dans l'État d'Arkansas, et il se trouva en face
d'une belle terre d'environ cent acres que le gouvernement avait fait
piqueter pour la vendre au prix d'un dollar l'acre.

--Un dollar l'acre! se dit-il, c'est bien peu, si peu qu'en
vérité cela se rapproche de rien. J'achèterai cette terre, je la
défricherai, je vendrai mes moissons, et, de porteur d'eau que
j'étais, je deviendrai, moi aussi, Propriétaire!

Frère Jonathan, logicien impitoyable, aimait à se rendre raison de
tout. Il se disait: Mais pourquoi cette terre vaut-elle même un
dollar l'acre? Nul n'y a encore mis la main. Elle est vierge de
tout travail. Smith et Ricardo, après eux la série des théoriciens
jusqu'à Proudhon, auraient-ils raison? La terre aurait-elle une
valeur indépendante de tout travail, de tout service de toute
intervention humaine? Faudrait-il admettre que les puissances
productives et indestructibles du sol _valent_? En ce cas, pourquoi
ne _valent_-elles pas dans les pays que j'ai traversés? Et, en
outre, puisqu'elles dépassent, dans une proportion si énorme, le
talent de l'homme, qui n'ira jamais jusqu'à créer le phénomène de la
germination, suivant la judicieuse remarque de M. Blanqui, pourquoi
ces puissances merveilleuses ne _valent_-elles qu'un dollar?

Mais il ne tarda pas à comprendre que cette valeur, comme toutes les
autres, est de création humaine et sociale. Le gouvernement américain
demandait un dollar pour la cession de chaque acre, mais d'un
autre côté il promettait de garantir, dans une certaine mesure, la
sécurité de l'acquéreur; il avait ébauché quelque route aux environs,
il facilitait la transmission des lettres et journaux, etc., etc.
Service pour service, disait Jonathan: le gouvernement me fait payer
un dollar, mais il me rend bien l'équivalent. Dès lors, n'en déplaise
à Ricardo, je m'explique humainement la Valeur de cette terre, valeur
qui serait plus grande encore si la route était plus rapprochée, la
poste plus accessible, la protection plus efficace.

Tout en dissertant, Jonathan travaillait; car il faut lui rendre
cette justice qu'il mène habituellement ces deux choses de front.

Après avoir dépensé le reste de ses dollars en bâtisses, clôtures,
défrichements, défoncements, dessèchements, arrangements, etc., après
avoir foui, labouré, hersé, semé et moissonné, vint le moment de
vendre la récolte. «Je vais enfin savoir, s'écria Jonathan toujours
préoccupé du problème de la valeur, si, en devenant propriétaire
foncier, je me suis transformé en monopoleur, en aristocrate
privilégié, en spoliateur de mes frères, en accapareur des
libéralités divines.»

Il porta donc son grain au marché, et s'étant abouché avec un
Yankee:--Ami, lui dit-il, combien me donnerez-vous de ce maïs?

--Le prix courant, fit l'autre.

--Le prix courant? Mais cela me donnera-t-il quelque chose au delà de
l'intérêt de mes capitaux et de la rémunération de mon travail?

--Je suis marchand, dit le Yankee, et il faut bien que je me contente
de la récompense de mon travail ancien ou actuel.

--Et je m'en contentais quand j'étais porteur d'eau, repartit
Jonathan, mais me voici Propriétaire foncier. Les économistes
anglais et français m'ont assuré qu'en cette qualité, outre la double
rétribution dont s'agit, je devais tirer profit _des puissances
productives et indestructibles du sol_, prélever une aubaine sur les
dons de Dieu.

--Les dons de Dieu appartiennent à tout le monde, dit le marchand. Je
me sers bien de la _puissance productive_ du vent pour pousser mes
navires, mais je ne la fais pas payer.

--Et moi j'entends que vous me payiez quelque chose pour ces forces,
afin que MM. Senior, Considérant et Proudhon ne m'aient pas en vain
appelé monopoleur et usurpateur. Si j'en ai la honte, c'est bien le
moins que j'en aie le profit.

--En ce cas, adieu, frère; pour avoir du maïs je m'adresserai
à d'autres propriétaires, et si je les trouve dans les mêmes
dispositions que vous, j'en cultiverai moi-même.

Jonathan comprit alors cette vérité que, sous un régime de liberté,
n'est pas monopoleur qui veut. Tant qu'il y aura des terres à
défricher dans l'Union, se dit-il, je ne serai que le metteur en
oeuvre des fameuses _forces productives et indestructibles_. On
me payera ma peine, et voilà tout, absolument comme quand j'étais
porteur d'eau on me payait mon travail et non celui de la nature. Je
vois bien que le véritable usufruitier des dons de Dieu, ce n'est pas
celui qui cultive le blé, mais celui que le blé nourrit.

Au bout de quelques années, une autre entreprise ayant séduit
Jonathan, il se mit à chercher un fermier pour sa terre. Le dialogue
qui intervint entre les deux contractants fut très-curieux, et
jetterait un grand jour sur la question, si je le rapportais en
entier.

En voici un extrait:

_Le propriétaire._ Quoi! vous ne me voulez payer pour fermage que
l'intérêt, au cours, du capital que j'ai déboursé?

_Le fermier._ Pas un centime au delà.

_Le propriétaire._ Pourquoi cela, s'il vous plaît?

_Le fermier._ Parce qu'avec un capital égal je puis mettre une terre
juste dans l'état où est la vôtre.

_Le propriétaire._ Ceci paraît décisif. Mais considérez que lorsque
vous serez mon fermier, ce n'est pas seulement mon capital qui
travaillera pour vous, mais encore la _puissance productive et
indestructible_ du sol. Vous aurez à votre service les merveilleux
effets du soleil et de la lune, de l'affinité et de l'électricité.
Faut-il que je vous cède tout cela pour rien?

_Le fermier._ Pourquoi pas, puisque cela ne vous a rien coûté, que
vous n'en tirez rien, et que je n'en tirerai rien non plus?

_Le propriétaire._ Je n'en tire rien? J'en tire tout, morbleu! sans
ces phénomènes admirables, toute mon industrie ne ferait pas pousser
un brin d'herbe.

_Le fermier._ Sans doute. Mais rappelez-vous le Yankee. Il n'a pas
voulu vous donner une obole pour toute cette coopération de la
nature, pas plus que, quand vous étiez porteur d'eau, les ménagères
de New-York ne voulaient vous donner une obole pour l'admirable
élaboration au moyen de laquelle la nature alimente la source.

_Le propriétaire._ Cependant Ricardo et Proudhon...

_Le fermier._ Je me moque de Ricardo. Traitons sur les bases que j'ai
dites, ou _je vais défricher de la terre_ à côté de la vôtre. Le
soleil et la lune m'y serviront gratis.

C'était toujours même argument, et Jonathan commençait à comprendre
que Dieu a pourvu avec quelque sagesse à ce qu'il ne fût pas facile
d'intercepter ses dons.

Un peu dégoûté du métier de propriétaire, Jonathan voulut porter
ailleurs son activité. Il se décida à mettre sa terre en _vente_.

Inutile de dire que personne ne voulut lui donner plus qu'elle ne lui
avait coûté à lui-même. Il avait beau invoquer Ricardo, alléguer la
prétendue valeur inhérente à la puissance indestructible du sol, on
lui répondait toujours: «Il y a des terres à côté.» Et ce seul mot
mettait à néant ses exigences comme ses illusions.

Il se passa même, dans cette transaction, un fait qui a une grande
importance économique et qui n'est pas assez remarqué.

Tout le monde comprend que si un manufacturier voulait vendre, après
dix ou quinze ans, son matériel même à l'état neuf, la probabilité,
est qu'il serait forcé de subir une perte. La raison en est simple:
dix ou quinze ans ne se passent guère sans amener quelque progrès en
mécanique. C'est pourquoi celui qui expose sur le marché un appareil
qui a quinze ans de date ne peut pas espérer qu'on lui restitue
exactement tout le travail que cet appareil a exigé; car avec un
travail égal l'acheteur peut se procurer, vu les progrès accomplis,
des machines plus perfectionnées,--ce qui, pour le dire en passant,
prouve de plus en plus que la valeur n'est pas proportionnelle au
travail, mais aux services.

Nous pouvons conclure de là qu'il est dans la nature des instruments
de travail de perdre de leur valeur par la seule action du temps,
indépendamment de la détérioration qu'implique l'usage, et poser
cette formule: «_Un des effets du progrès, c'est de diminuer la
valeur de tous les instruments existants_.»

Il est clair, en effet, que plus le progrès est rapide, plus
les instruments anciens ont de peine à soutenir la rivalité des
instruments nouveaux.

Je ne m'arrêterai pas ici à signaler les conséquences harmoniques de
cette loi; ce que je veux faire remarquer, c'est que la Propriété
foncière n'y échappe pas plus que toute autre propriété.

Frère Jonathan en fit l'épreuve. Car ayant tenu à son acquéreur
ce langage:--«Ce que j'ai dépensé sur cette terre en améliorations
permanentes représente mille journées de travail. J'entends que vous
me remboursiez d'abord l'équivalent de ces mille journées, et ensuite
quelque chose en sus pour la valeur inhérente au sol et indépendante
de toute oeuvre humaine.»

L'acquéreur lui répondit:

«En premier lieu, je ne vous donnerai rien pour la valeur propre
du sol, qui est tout simplement de l'utilité dont la terre à côté
est aussi bien pourvue que la vôtre. Or, cette utilité native,
extra-humaine, je puis l'avoir gratis, ce qui prouve qu'elle n'a pas
de valeur.

«En second lieu, puisque vos livres constatent que vous avez employé
mille journées à mettre votre domaine dans l'état où il est, je
ne vous en restituerai que huit cents, et ma raison est qu'avec
huit cents journées je puis faire aujourd'hui sur la terre à côté
ce qu'avec mille vous avez fait autrefois sur la vôtre. Veuillez
considérer que, depuis quinze ans, l'art de dessécher, de défricher,
de bâtir; de creuser des puits, de disposer les étables, d'exécuter
les transports a fait des progrès. Chaque résultat donné exige moins
de travail, et je ne veux pas me soumettre à vous donner dix de ce
que je puis avoir pour huit, d'autant que le prix du blé a diminué
dans la proportion de ce progrès, qui ne profite ni à vous ni à moi,
mais à l'humanité tout entière.»

Ainsi Jonathan fut placé dans l'alternative de vendre sa terre à
perte ou de la garder.

Sans doute la valeur des terres n'est pas affectée par un seul
phénomène. D'autres circonstances, comme la construction d'un canal
ou la fondation d'une ville, pourront agir dans le sens de la hausse.
Mais celle que je signale, qui est très-générale et inévitable, agit
toujours et nécessairement dans le sens de la baisse.

La conclusion de tout ce qui précède, la voici: Aussi longtemps que
dans un pays il y a abondance de terre à défricher, le propriétaire
foncier, qu'il cultive, afferme ou vende, ne jouit d'aucun privilége,
d'aucun monopole, d'aucun avantage exceptionnel, et notamment il
ne prélève aucune aubaine sur les libéralités gratuites de la
nature. Comment en serait-il ainsi, les hommes étant supposés
libres? Est-ce que quiconque a des capitaux et des bras n'a pas le
droit de choisir entre l'agriculture, la fabrique, le commerce,
la pêche, la navigation, les arts ou les professions libérales?
Est-ce que les capitaux et les bras ne se dirigeraient pas avec plus
d'impétuosité vers celle de ces carrières qui donnerait des profits
extraordinaires? Est-ce qu'ils ne déserteraient pas celles qui
laisseraient de la perte? Est-ce que cette infaillible distribution
des forces humaines ne suffit pas pour établir, dans l'hypothèse
où nous sommes, l'équilibre des rémunérations? Est-ce qu'on voit
aux États-Unis les agriculteurs faire plus promptement fortune que
les négociants, les armateurs, les banquiers ou les médecins, ce
qui arriverait infailliblement s'ils recevaient d'abord, comme les
autres, le prix de leur travail, et en outre, de plus que les autres,
ainsi qu'on le prétend, le prix du travail incommensurable de la
nature?

Oh! veut-on savoir comment le propriétaire foncier pourrait se
constituer, même aux États-Unis, un monopole? J'essayerai de le faire
comprendre.

Je suppose que Jonathan réunît tous les propriétaires fonciers de
l'Union et leur tînt ce langage:

J'ai voulu vendre mes récoltes, et je n'ai pas trouvé qu'on m'en
donnât un prix assez élevé. J'ai voulu affermer ma terre, et mes
prétentions ont rencontré des limites. J'ai voulu l'aliéner, et
je me suis heurté à la même déception. Toujours on a arrêté mes
exigences par ce mot: _il y a des terres à côté_. De telle sorte,
chose horrible, que mes services dans la communauté sont estimés,
comme tous les autres, _ce qu'ils valent_, malgré les douces
promesses des théoriciens. On ne m'accorde rien, absolument rien
pour cette puissance productive et indestructible du sol, pour ces
agents naturels, rayons solaires et lunaires, pluie, vent, rosée,
gelée, que je croyais ma propriété, et dont je ne suis au fond qu'un
propriétaire nominal. N'est-ce pas une chose inique que je ne sois
rétribué que pour mes services, et encore au taux où il plaît à la
concurrence de les réduire? Vous subissez tous la même oppression,
vous êtes tous victimes de la concurrence anarchique. Il n'en serait
pas ainsi, vous le comprenez aisément, si nous _organisions_ la
propriété foncière, si nous nous concertions pour que nul désormais
ne fût! admis à défricher un pouce de cette terre d'Amérique. Alors,
la population, par son accroissement, se pressant sur une quantité
à peu près fixe de subsistances, nous ferions la loi des prix,
nous arriverions à d'immenses richesses: ce qui serait un grand
bonheur pour les autres classes, car, étant riches, nous les ferions
travailler.

Si, à la suite de ce discours, les propriétaires coalisés
s'emparaient de la législature, s'ils décrétaient un acte par lequel
tout nouveau défrichement serait interdit, il n'est pas douteux
qu'ils accroîtraient, pour un temps, leurs profits. Je dis pour un
temps: car les lois sociales manqueraient d'harmonie, si le châtiment
d'un tel crime ne naissait naturellement du crime même. Par respect
pour la rigueur scientifique, je ne dirai pas que la loi nouvelle
aurait communiqué de la valeur à la puissance du sol ou aux agents
naturels (s'il en était ainsi, la loi ne ferait tort à personne),
mais je dirai: L'équilibre des services est violemment rompu; une
classe spolie les autres classes; un principe d'esclavage s'est
introduit dans le pays.

Passons à une autre hypothèse, qui, à vrai dire, est la réalité pour
les nations civilisées de l'Europe, celle où tout le sol est passé
dans le domaine de la propriété privée.

Nous avons à rechercher si, dans ce cas encore, la masse des
consommateurs, ou la _communauté_, continue à être usufruitière, à
titre gratuit, de la force productive du sol et des agents naturels;
si les détenteurs de la terre sont propriétaires d'autre chose que de
sa _valeur_, c'est-à-dire de leurs loyaux services appréciés selon
les lois de la concurrence; et s'ils ne sont pas forcés, comme tout
le monde, quand ils se font rémunérer pour ces services, de donner
par-dessus le marché les dons de Dieu.

Voici donc tout le territoire de l'Arkansas aliéné par le
gouvernement, divisé en héritages privés et soumis à la culture.
Jonathan, lorsqu'il met en vente son blé, ou même sa terre, se
prévaut-il de la puissance productive du sol et veut-il la faire
entrer pour quelque chose dans la valeur? On ne peut plus, comme dans
le cas précédent, l'arrêter par cette réponse accablante: «Il y a des
terres en friche autour de la vôtre.»

Ce nouvel état de choses implique que la population s'est accrue.
Elle se divise en deux classes: 1º celle qui apporte à la communauté
les services agricoles; 2º celle qui y apporte des services
industriels, intellectuels ou autres.

Or je dis ceci qui me semble évident. Les travailleurs (autres que
les propriétaires fonciers) qui veulent se procurer du blé, étant
parfaitement libres de s'adresser à Jonathan ou à ses voisins, ou aux
propriétaires des États limitrophes, pouvant même aller défricher les
terres incultes hors des frontières de l'Arkansas, il est absolument
impossible à Jonathan de leur imposer une loi injuste. Le seul fait
qu'il existe des terres sans valeur quelque part oppose au privilége
un obstacle invincible, et nous nous retrouvons dans l'hypothèse
précédente. Les services agricoles subissent la loi de l'universelle
compétition, et il est radicalement impossible de les faire accepter
pour plus qu'ils ne _valent_. J'ajoute qu'ils ne valent pas plus
(_cæteris paribus_) que les services de toute autre nature. De
même que le manufacturier, après s'être fait payer de son temps, de
ses soins, de ses peines, de ses risques, de ses avances, de son
habileté (toutes choses qui constituent le service humain et sont
représentées par la valeur) ne peut rien réclamer pour la loi de la
gravitation et de l'expansibilité de la vapeur dont il s'est fait
aider, de même Jonathan ne peut faire entrer dans la valeur de son
blé que la totalité de ses services personnels anciens ou récents, et
non point l'assistance qu'il trouve dans les lois de la physiologie
végétale. L'équilibre des services n'est pas altéré tant qu'ils
s'échangent librement les uns contre les autres à prix débattu, et
les dons de Dieu, auxquels ces services servent de véhicule, donnés
de part et d'autre par-dessus le marché, restent dans le domaine de
la communauté.

On dira sans doute qu'en fait la valeur du sol s'accroît sans cesse.
Cela est vrai. À mesure que la population devient plus dense et
plus riche, que les moyens de communication sont plus faciles, le
propriétaire foncier tire un meilleur parti de ses services. Est-ce
que c'est là une loi qui lui soit particulière, et n'est-elle pas la
même pour tous les travailleurs? À égalité de travail, un médecin,
un avocat, un chanteur, un peintre, un manoeuvre ne se procurent-ils
pas plus de satisfactions au dix-neuvième siècle qu'au quatrième,
à Paris qu'en Bretagne, en France qu'au Maroc? Mais ce surcroît de
satisfaction n'est acquis aux dépens de personne. Voilà ce qu'il faut
comprendre. Au reste, nous approfondirons cette loi de la valeur
(métonymique) du sol dans une autre partie de ce travail et quand
nous en serons à la théorie de Ricardo. (V. _tome II, discours du 29
septembre 1846_.)

Pour le moment, il nous suffit de constater que Jonathan, dans
l'hypothèse que nous étudions, ne peut exercer aucune oppression
sur les classes industrielles, pourvu que l'échange des services
soit libre, et que le travail puisse, sans aucun empêchement
légal, se distribuer, soit dans l'Arkansas, soit ailleurs, entre
tous les genres de production. Cette liberté s'oppose à ce que les
propriétaires puissent intercepter à leur profit les bienfaits
gratuits de la nature.

Il n'en serait pas de même si Jonathan et ses confrères, s'emparant
du droit de légiférer, proscrivaient ou entravaient la liberté des
échanges, s'ils faisaient décider, par exemple, que pas un grain de
blé étranger ne pourra pénétrer dans le territoire de l'Arkansas.
En ce cas, la valeur des services échangés entre les propriétaires
et les non-propriétaires ne serait plus réglée par la justice. Les
seconds n'auraient aucun moyen de contenir les prétentions des
premiers. Une telle mesure législative serait aussi inique que celle
à laquelle nous faisions allusion tout à l'heure. L'effet serait
absolument le même que si Jonathan, ayant porté sur le marché un sac
de blé qui se serait vendu quinze francs, tirait un pistolet de sa
poche, et, ajustant son acquéreur, lui disait: Donne-moi trois francs
de plus, ou je te brûle la cervelle.

Cet effet (il faut bien l'appeler par son nom) s'appelle _extorsion_.
_Brutale_ ou _légale_, cela ne change pas son caractère. Brutale,
comme dans le cas du pistolet, elle viole la propriété. Légale,
comme dans le cas de la prohibition, elle viole encore la propriété,
et, en outre, elle en nie le principe. On n'est, nous l'avons vu,
propriétaire que de valeurs, et Valeur, c'est appréciation de deux
services qui s'échangent librement. Il ne se peut donc rien concevoir
de plus antagonique au principe même de la propriété que ce qui
altère, au nom du droit, l'équivalence des services.

Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer que les lois de
cette espèce sont iniques et désastreuses, quelle que soit à cet
égard l'opinion des oppresseurs et même celle des opprimés. On voit,
en certains pays, les classes laborieuses se passionner pour ces
restrictions parce qu'elles enrichissent les propriétaires. Elles
ne s'aperçoivent pas que c'est à leurs dépens, et, je le sais par
expérience, il n'est pas toujours prudent de le leur dire.

Chose étrange! le peuple écoute volontiers les sectaires qui lui
prêchent le Communisme, qui est l'esclavage, puisque n'être pas
propriétaire de ses services c'est être esclave;--et il dédaigne ceux
qui défendent partout et toujours la Liberté, qui est la Communauté
des bienfaits de Dieu.

Nous arrivons à la troisième hypothèse, celle où la totalité de
la surface cultivable du globe sera passée dans le domaine de
l'appropriation individuelle.

Nous avons encore ici deux classes en présence: celle qui possède
le sol et celle qui ne le possède pas. La première ne sera-t-elle
pas en mesure d'opprimer la seconde? et celle-ci ne sera-t-elle pas
réduite à donner toujours plus de travail contre une égale quantité
de subsistances?

Si je réponds à l'objection, c'est, on le comprendra, pour l'honneur
de la science; car nous sommes séparés par plusieurs centaines de
siècles de l'époque où l'hypothèse sera une réalité.

Mais enfin, tout annonce que le temps arrivera où il ne sera plus
possible de contenir les exigences des propriétaires par ces mots: Il
y a des terres à défricher.

Je prie le lecteur de remarquer que cette hypothèse en implique une
autre: c'est qu'à cette époque la population sera arrivée à la limite
extrême de ce que la terre peut faire subsister.

C'est là un élément nouveau et considérable dans la question. C'est
à peu près comme si l'on me demandait: Qu'arrivera-t-il quand il n'y
aura plus assez d'air dans l'atmosphère pour les poitrines devenues
trop nombreuses?

Quoi qu'on pense du principe de la population, il est au moins
certain qu'elle peut _augmenter_, et même qu'elle _tend_ à
augmenter, puisqu'elle augmente. Tout l'arrangement économique de
la société semble organisé en prévision de cette tendance. C'est
avec cette tendance qu'il est en parfaite harmonie. Le propriétaire
foncier aspire toujours à se faire payer l'usage des agents naturels
qu'il détient; mais il est sans cesse déçu dans sa folle et injuste
prétention par l'abondance d'agents naturels analogues qu'il ne
détient pas. La libéralité, relativement indéfinie, de la nature fait
de lui un simple détenteur. Maintenant vous m'acculez à l'époque où
les hommes ont trouvé la limite de cette libéralité. Il n'y a plus
rien à attendre de ce côté-là. Il faut inévitablement que la tendance
humaine à s'accroître soit paralysée, que la population s'arrête.
Aucun régime économique ne peut l'affranchir de cette nécessité. Dans
l'hypothèse donnée, tout accroissement de population serait réprimé
par la mortalité; il n'y a pas de philanthropie, quelque optimiste
qu'elle soit, qui aille jusqu'à prétendre que le nombre des êtres
humains peut continuer sa progression, quand la progression des
subsistances a irrévocablement fini la sienne.

Voici donc un ordre nouveau; et les lois du monde social ne seraient
pas harmoniques, si elles n'avaient pourvu à un état de choses
possible, quoique si différent de celui où nous vivons.

La difficulté proposée revient à ceci: Étant donné, au milieu de
l'Océan, un vaisseau qui en a pour un mois avant d'atteindre la terre
et où il n'y a de vivres que pour quinze jours, que faut-il faire?
Évidemment réduire la ration de chaque matelot. Ce n'est pas dureté
de coeur, c'est prudence et justice.

De même, quand la population sera portée à l'extrême limite de ce
que peut entretenir le globe entier soumis à la culture, cette loi
ne sera ni dure ni injuste, qui prendra les arrangements les plus
doux et les plus infaillibles pour que les hommes ne continuent
pas de multiplier. Or c'est la propriété foncière qui offre encore
la solution. C'est elle qui, sous le stimulant de l'intérêt
personnel, fera produire au sol la plus grande quantité possible de
subsistances. C'est elle qui, par la division des héritages, mettra
chaque famille en mesure d'apprécier, quant à elle, le danger d'une
multiplication imprudente. Il est bien clair que tout autre régime,
le Communisme par exemple, serait tout à la fois pour la production
un aiguillon moins actif et pour la population un frein moins
puissant.

Après tout, il me semble que l'économie politique a rempli sa tâche
quand elle a prouvé que la grande et juste loi de la _mutualité
des services_ s'accomplira d'une manière harmonique, tant que le
progrès ne sera pas interdit à l'humanité. N'est-il pas consolant
de penser que jusque-là, et sous le régime de la liberté, il n'est
pas en la puissance d'une classe d'en opprimer une autre? La Science
économique est-elle tenue de résoudre cette autre question: Étant
donnée la tendance des hommes à multiplier, qu'arrivera-t-il quand
il n'y aura plus d'espace sur la terre pour de nouveaux habitants?
Dieu tient-il en réserve, pour cette époque, quelque cataclysme
créateur, quelque merveilleuse manifestation de sa puissance infinie?
Ou bien faut-il croire, avec le dogme chrétien, à la destruction de
ce monde? Évidemment ce ne sont plus là des problèmes économiques,
et il n'y a pas de science qui n'arrive à des difficultés analogues.
Les physiciens savent bien que tout corps qui se meut sur la surface
du globe descend et ne remonte plus. D'après cela, un jour doit
arriver où les montagnes auront comblé les vallées, où l'embouchure
des fleuves sera sur le même niveau que leur source, où les eaux
ne pourront plus couler, etc., etc.: que surviendra-t-il dans ces
temps-là? La physique doit-elle cesser d'observer et d'admirer
l'harmonie du monde actuel, parce qu'elle ne peut deviner par quelle
autre harmonie Dieu pourvoira à un état de choses très-éloigné sans
doute, mais inévitable? Il me semble que c'est bien ici le cas,
pour l'Économiste comme pour le physicien, de substituer à un acte
de curiosité un acte de confiance. Celui qui a si merveilleusement
arrangé le milieu où nous vivons, saura bien préparer un autre milieu
pour d'autres circonstances.

Nous jugeons de la productivité du sol et de l'habileté humaine par
les faits dont nous sommes témoins. Est-ce là une règle rationnelle?
Même en l'adoptant, nous pourrions nous dire: Puisqu'il a fallu six
mille ans pour que la dixième partie du globe arrivât à une chétive
culture, combien s'écoulera-t-il de centaines de siècles avant que
toute sa surface soit convertie en jardin?

Encore dans cette appréciation, déjà fort rassurante, nous
supposons simplement la généralisation de la science ou plutôt de
l'ignorance actuelle en agriculture. Mais est-ce là, je le répète,
une règle admissible; et l'analogie ne nous dit-elle pas qu'un voile
impénétrable nous cache la puissance, peut-être indéfinie, de l'art?
Le sauvage vit de chasse, et il lui faut une lieue carrée de terrain.
Quelle ne serait pas sa surprise, si on venait lui dire que la vie
pastorale peut faire subsister dix fois plus d'hommes sur le même
espace! Le pasteur nomade, à son tour, serait tout étonné d'apprendre
que la culture triennale admet aisément une population encore
décuple. Dites au paysan routinier qu'une autre progression égale
sera le résultat de la culture alterne, et il ne vous croira pas. La
culture alterne elle-même, qui est le dernier mot pour nous, est-elle
le dernier mot pour l'humanité? Rassurons-nous donc sur son sort,
les siècles s'offrent devant elle par mille: et, en tout cas, sans
demander à l'économie politique de résoudre des problèmes qui ne sont
pas de son domaine, remettons avec confiance les destinées des races
futures entre les mains de celui qui les aura appelées à la vie.

Résumons les notions contenues dans ce chapitre.

Ces deux phénomènes, Utilité et Valeur, concours de la nature et
concours de l'homme, par conséquent Communauté et Propriété, se
rencontrent dans l'oeuvre agricole comme dans toute autre.

Il se passe dans la production du blé qui apaise notre faim quelque
chose d'analogue à ce qu'on remarque dans la formation de l'eau qui
étanche notre soif. Économistes, l'Océan qui inspire le poëte ne
nous offre-t-il pas aussi un beau sujet de méditations? C'est ce
vaste réservoir qui doit désaltérer toutes les créatures humaines. Et
comment cela se peut-il faire, si elles sont placées à une si grande
distance de son eau, d'ailleurs impotable? C'est ici qu'il faut
admirer la merveilleuse industrie de la nature. Voici que le soleil
échauffe cette masse agitée et la soumet à une lente évaporation.
L'eau prend la forme gazeuse, et, dégagée du sel qui l'altère, elle
s'élève dans les hautes régions de l'atmosphère. Des brises, se
croisant dans toutes les directions, la poussent vers les continents
habités. Là, elle rencontre le froid qui la condense et l'attache,
sous forme solide, aux flancs des montagnes. Bientôt la tiédeur du
printemps la liquéfie. Entraînée par son poids, elle se filtre et
s'épure à travers des couches de schistes et de graviers; elle se
ramifie, se distribue et va alimenter des sources rafraîchissantes
sur tous les points du globe. Voilà certes une immense et ingénieuse
industrie accomplie par la nature au profit de l'humanité. Changement
de formes, changement de lieux, utilité, rien n'y manque. Où est
cependant la _valeur_? Elle n'est pas née encore, et si ce qu'on
pourrait appeler le travail de Dieu se payait (il se payerait s'il
_valait_), qui peut dire ce que _vaudrait_ une seule goutte d'eau?

Cependant tous les hommes n'ont pas à leurs pieds une source d'eau
vive. Pour se désaltérer, il leur reste une peine à prendre, un
effort à faire, une prévoyance à avoir, une habileté à exercer. C'est
ce travail humain _complémentaire_ qui donne lieu à des arrangements,
à des transactions, à des _évaluations_. C'est donc en lui qu'est
l'origine et le fondement de la valeur.

L'homme ignore avant de savoir. À l'origine, il est donc réduit à
aller chercher l'eau, à accomplir le travail complémentaire que la
nature a laissé à sa charge avec le _maximum_ possible de peine.
C'est le temps où, dans l'échange, l'eau a la plus grande _valeur_.
Peu à peu, il invente la brouette et la roue, il dompte le cheval,
il invente les tuyaux, il découvre la loi du siphon, etc.; bref,
il reporte sur des forces naturelles gratuites une partie de son
travail, et, à mesure, la valeur de l'eau, mais non son utilité,
diminue.

Et il se passe ici quelque chose qu'il faut bien constater et
comprendre, si l'on ne veut pas voir la discordance là où est
l'harmonie. C'est que l'acheteur de l'eau l'obtient à de meilleures
conditions, c'est-à-dire cède une moins grande proportion de son
travail pour en avoir une quantité donnée, à chaque fois qu'un
progrès de ce genre se réalise, encore que, dans ce cas, il soit tenu
de rémunérer l'instrument au moyen duquel la nature est contrainte
d'agir. Autrefois il payait le travail d'aller chercher l'eau;
maintenant il paye et ce travail et celui qu'il a fallu faire pour
confectionner la brouette, la roue, le tuyau,--et cependant, _tout
compris_, il paye moins; par où l'on voit quelle est la triste et
fausse préoccupation de ceux qui croient que la rétribution afférente
au capital est une charge pour le consommateur. Ne comprendront-ils
donc jamais que le capital anéantit plus de travail, pour chaque
effet donné, qu'il n'en exige?

Tout ce qui vient d'être décrit s'applique exactement à la production
du blé. Là aussi, antérieurement à l'industrie humaine, il y a une
immense, une incommensurable industrie naturelle dont la science
la plus avancée ignore encore les secrets. Des gaz, des sels
sont répandus dans le sol et dans l'atmosphère. L'électricité,
l'affinité, le vent, la pluie, la lumière, la chaleur, la vie
sont successivement occupés, souvent à notre insu, à transporter,
transformer, rapprocher, diviser, combiner ces éléments; et cette
industrie merveilleuse, dont l'activité et l'utilité échappent à
notre appréciation et même à notre imagination, n'a cependant aucune
valeur. Celle-ci apparaît avec la première intervention de l'homme
qui a, dans cette affaire autant et plus que dans l'autre, un travail
_complémentaire_ à accomplir.

Pour diriger ces forces naturelles, écarter les obstacles qui gênent
leur action, l'homme s'empare d'un instrument qui est le sol, et il
le fait sans nuire à personne, car cet instrument n'a pas de valeur.
Ce n'est pas là matière à discussion, c'est un point de fait. Sur
quelque point du globe que ce soit, montrez-moi une terre qui n'ait
pas subi l'influence directe ou indirecte de l'action humaine, et je
vous montrerai une terre dépourvue de valeur.

Cependant l'agriculteur, pour réaliser, concurremment avec la nature,
la production du blé, exécute deux genres de travaux bien distincts.
Les uns se rapportent immédiatement, directement, à la récolte de
l'année, ne se rapportent qu'à elle, et doivent être payés par elle:
tels sont la semaille, le sarclage, la moisson, le dépiquage. Les
autres, comme les bâtisses, desséchements, défrichements, clôtures,
etc., concourent à une série indéterminée de récoltes successives:
la charge doit s'en répartir sur une suite d'années, ce à quoi on
parvient avec exactitude par les combinaisons admirables qu'on
appelle lois de l'intérêt et de l'amortissement. Les récoltes
forment la récompense de l'agriculteur s'il les consomme lui-même.
S'il les échange, c'est contre des services d'un autre ordre, et
l'appréciation des services échangés constitue leur valeur.

Maintenant il est aisé de comprendre que toute cette catégorie de
travaux permanents; exécutés par l'agriculteur sur le sol, est une
_valeur_ qui n'a pas encore reçu toute sa récompense, mais qui ne
peut manquer de la recevoir. Il ne peut être tenu de déguerpir
et de laisser une autre personne se substituer à son droit sans
compensation. La valeur s'est incorporée, confondue dans le sol;
c'est pourquoi on pourra très-bien dire par métonymie: _le sol
vaut_.--Il vaut, en effet, puisque nul ne peut plus l'acquérir
sans donner en échange l'équivalent de ces travaux. Mais ce que je
soutiens, c'est que cette terre, à laquelle la puissance naturelle
de produire n'avait originairement communiqué aucune valeur, n'en
a pas davantage aujourd'hui à ce titre. Cette puissance naturelle,
qui était gratuite, l'est encore et le sera toujours. On peut bien
dire: Cette terre _vaut_, mais au fond ce qui vaut, c'est le travail
humain qui l'a améliorée, c'est le capital qui y a été répandu. Dès
lors il est rigoureusement vrai de dire que son propriétaire n'est en
définitive propriétaire que d'une valeur par lui créée, de services
par lui rendus; et quelle propriété pourrait être plus légitime?
Celle-là n'est créée aux dépens de qui que ce soit; elle n'intercepte
ni ne taxe aucun don du ciel.

Ce n'est pas tout. Loin que le capital avancé, et dont l'intérêt
doit se distribuer sur les récoltes successives, en augmente le prix
et constitue une charge pour les consommateurs, ceux-ci acquièrent
les produits agricoles à des conditions toujours meilleures à
mesure que le capital augmente, c'est-à-dire à mesure que la valeur
du sol s'accroît. Je ne doute pas qu'on ne prenne cette assertion
pour un paradoxe entaché d'optimisme exagéré, tant on est habitué à
considérer la valeur du sol comme une calamité, si ce n'est comme
une injustice. Et moi j'affirme ceci: Ce n'est pas assez dire, que
la valeur du sol n'est créée aux dépens de qui que ce soit; ce n'est
pas assez dire, qu'elle ne nuit à personne; il faut dire qu'elle
profite à tout le monde. Elle n'est pas seulement légitime, elle est
avantageuse, même aux prolétaires.

Ici nous voyons en effet se reproduire le phénomène que nous
constations tout à l'heure à propos de l'eau. Le jour où le porteur
d'eau, disions-nous, a inventé la brouette et la roue, il est bien
vrai que l'acquéreur de l'eau a dû payer deux genres de travaux
au lieu d'un: 1º le travail accompli pour exécuter la roue et la
brouette, ou plutôt l'intérêt et l'amortissement de ce capital; 2º le
travail direct qui reste encore à la charge du porteur d'eau. Mais ce
qui est également vrai, c'est que ces deux travaux réunis n'égalent
pas le travail unique auquel l'humanité était assujettie avant
l'invention. Pourquoi? parce qu'elle a rejeté une partie de l'oeuvre
sur les forces gratuites de la nature. Ce n'est même qu'à raison de
ce décroissement de labeur humain que l'invention a été provoquée et
adoptée.

Les choses se passent exactement de même à propos de la terre et du
blé. À chaque fois que l'agriculteur met du capital en améliorations
permanentes, il est incontestable que les récoltes successives se
trouvent grevées de l'intérêt de ce capital. Mais ce qui n'est pas
moins incontestable, c'est que l'autre catégorie de travail, le
travail brut et actuel, est frappée d'inutilité dans une proportion
bien plus forte encore; de telle sorte que chaque récolte s'obtient
par le propriétaire, et par conséquent par les acquéreurs, à des
conditions moins onéreuses, l'action propre du capital consistant
précisément à substituer de la collaboration naturelle et gratuite à
du travail humain et rémunérable.

Exemple. Pour que la récolte arrive à bien, il faut que le champ soit
débarrassé de la surabondance d'humidité. Supposons que ce travail
soit encore dans la première catégorie: supposons que l'agriculteur
aille tous les matins, avec un vase, épuiser l'eau stagnante là où
elle nuit. Il est clair qu'au bout de l'an le sol n'aura acquis par
ce fait aucune _valeur_, mais le prix de la récolte se trouvera
énormément surchargé. Il en sera de même de celles qui suivront tant
que l'art en sera à ce procédé primitif. Si le propriétaire fait
un fossé, à l'instant le sol acquiert une _valeur_, car ce travail
appartient à la seconde catégorie. Il est de ceux qui s'incorporent
à la terre, qui doivent être remboursés par les produits des années
suivantes, et nul ne peut prétendre acquérir le sol sans rémunérer
cet ouvrage. N'est-il pas vrai cependant qu'il tend à abaisser
la valeur des récoltes? N'est-il pas vrai que, quoiqu'il ait
exigé, la première année, un effort extraordinaire, il en épargne
cependant en définitive plus qu'il n'en occasionne? N'est-il pas
vrai que désormais le desséchement se fera, par la loi gratuite de
l'hydrostatique, plus économiquement qu'il ne se faisait à force de
bras? N'est-il pas vrai que les acquéreurs de blé profiteront de
cette opération? N'est-il pas vrai, qu'ils devront s'estimer heureux
que le sol ait acquis cette valeur nouvelle? Et, en généralisant,
n'est-il pas vrai enfin que la valeur du sol atteste un progrès
réalisé, non au profit de son propriétaire seulement, mais au profit
de l'humanité? Combien donc ne serait-elle pas absurde et ennemie
d'elle-même, si elle disait: Ce dont on grève le prix du blé pour
l'intérêt et l'amortissement de ce fossé, ou pour ce qu'il représente
dans la valeur du sol, est un privilége, un monopole, un vol!--À ce
compte, pour cesser d'être monopoleur et voleur, le propriétaire
n'aurait qu'à combler son fossé et reprendre la manoeuvre du vase.
Prolétaires, en seriez-vous plus avancés?

Passez en revue toutes les améliorations permanentes dont l'ensemble
constitue la valeur du sol, et vous pourrez faire sur chacune la même
remarque. Après avoir détruit le fossé, détruisez aussi la clôture,
réduisant l'agriculteur à monter la garde autour de son champ;
détruisez le puits, la grange, le chemin, la charrue, le nivellement,
l'humus artificiel; replacez dans le champ les cailloux, les plantes
parasites, les racines d'arbres, alors vous aurez réalisé l'utopie
égalitaire. Le sol, et le genre humain avec lui, sera revenu à l'état
primitif: il n'aura plus de valeur. Les récoltes n'auront plus rien
à démêler avec le capital. Leur prix sera dégagé de cet élément
maudit qu'on appelle intérêt. Tout, absolument tout, se fera par du
travail actuel, visible à l'oeil nu. L'économie politique sera fort
simplifiée. La France fera vivre un homme par lieue carrée. Tout
le reste aura péri d'inanition;--mais on ne pourra plus dire: La
propriété est un monopole, une illégitimité, un vol.

Ne soyons donc pas insensibles à ces harmonies économiques qui
se déroulent à nos yeux, à mesure que nous analysons les idées
d'échange, de valeur, de capital, d'intérêt, de propriété, de
communauté.--Oh! me sera-t-il donné d'en parcourir le cercle tout
entier?--Mais peut-être sommes-nous assez avancés pour reconnaître
que le monde social ne porte pas moins que le monde matériel
l'empreinte d'une main divine, d'où découlent la sagesse et la
bonté, vers laquelle doivent s'élever notre admiration et notre
reconnaissance.

Je ne puis m'empêcher de revenir ici sur une pensée de M. Considérant.

Partant de cette donnée que le sol a une valeur propre, indépendante
de toute oeuvre humaine, qu'il est un _capital primitif et incréé_,
il conclut, avec raison à son point de vue, de l'_appropriation_ à
l'_usurpation_. Cette prétendue iniquité lui inspire de véhémentes
tirades contre le régime des sociétés modernes. D'un autre côté, il
convient que les améliorations permanentes ajoutent une _plus-value_
à ce capital primitif, accessoire tellement confondu avec le
principal qu'on ne peut les séparer. Que faire donc? car on est en
présence d'une Valeur totale composée de deux éléments, dont l'un,
fruit du travail, est propriété légitime, et l'autre, oeuvre de
Dieu, est une inique usurpation.

La difficulté n'est pas petite. M. Considérant la résout par le
_droit au travail_.

     «Le développement de l'Humanité sur la Terre exige évidemment
     que le sol ne soit pas laissé dans l'état inculte et sauvage. La
     Destinée de l'Humanité elle-même s'oppose donc à ce que le Droit
     de l'homme à la Terre conserve sa FORME _primitive et brute_.

     «Le sauvage jouit, au milieu des forêts et des savanes, des
     quatre Droits naturels, Chasse, Pêche, Cueillette, Pâture. Telle
     est la première forme du Droit.

     «Dans toutes les sociétés civilisées, l'homme du peuple, le
     Prolétaire qui n'hérite de rien et ne possède rien, est purement
     et simplement dépouillé de ces droits. On ne peut donc pas
     dire que le Droit primitif ait ici changé de forme, puisqu'il
     n'existe plus. La Forme a disparu avec le Fond.

     «Or, quelle serait la forme sous laquelle le Droit pourrait se
     concilier avec les conditions d'une Société industrieuse? La
     réponse est facile.

     «Dans l'état sauvage, pour user de son Droit, l'homme est
     _obligé d'agir_. Les _Travaux_ de la Pêche, de la Chasse, de
     la Cueillette, de la Pâture sont les conditions de l'exercice
     de son Droit. Le Droit primitif n'est donc que le _Droit à ces
     travaux_.

     «Eh bien! qu'une Société industrieuse, qui a pris possession
     de la Terre et qui enlève à l'homme la faculté d'exercer à
     l'aventure et en liberté, sur la surface du Sol, ses quatre
     Droits naturels, que cette Société reconnaisse à l'individu,
     en compensation de ces Droits dont elle le dépouille, LE DROIT
     AU TRAVAIL: alors, en principe et sauf application convenable,
     l'individu n'aura plus à se plaindre.

     «La condition _sine quâ non_ pour la Légitimité de la Propriété
     est donc que la Société reconnaisse au Prolétaire le DROIT AU
     TRAVAIL, et qu'elle lui _assure_ au moins autant de moyens de
     subsistance, pour un exercice d'activité donné, que cet exercice
     _eût pu_ lui en procurer dans l'état primitif.»

Je ne veux pas, me répétant à satiété, discuter la question du fond
avec M. Considérant. Si je lui démontrais que ce qu'il appelle
_capital incréé_ n'est pas un _capital_ du tout; que ce qu'il
nomme _plus-value_ du sol n'en est pas la _plus-value_, mais la
_toute-value_, il devrait reconnaître que son argumentation s'écroule
tout entière, et, avec elle, tous ses griefs contre le mode selon
lequel l'humanité a jugé à propos de se constituer et de vivre depuis
Adam. Mais cette polémique m'entraînerait à redire tout ce que j'ai
déjà dit sur la gratuité essentielle et indélébile des agents
naturels.

Je me bornerai à faire observer que si M. Considérant porte la parole
au nom des prolétaires, en vérité il est si accommodant qu'ils
pourront se croire trahis. Quoi! les propriétaires ont usurpé et la
terre et tous les miracles de végétation qui s'y accomplissent! ils
ont usurpé le soleil, la pluie, la rosée, l'oxygène, l'hydrogène
et l'azote, en tant du moins qu'ils concourent à la formation des
produits agricoles,--et vous leur demandez d'assurer au prolétariat,
en compensation, au moins autant de moyens de subsistance, pour un
exercice d'activité donné, que cet exercice eût pu lui en procurer
dans l'état primitif ou sauvage!

Mais ne voyez-vous pas que la propriété foncière n'a pas attendu vos
injonctions pour être un million de fois plus généreuse? car, enfin,
à quoi se borne votre requête?

Dans l'état primitif, vos quatre droits, pêche, chasse, cueillette et
pâture, faisaient vivre ou plutôt végéter dans toutes les horreurs
du dénûment à peu près un homme par lieue carrée. L'usurpation de
la terre sera donc légitimée, d'après vous, si ceux qui s'en sont
rendus coupables font vivre un homme par lieue carrée, et encore
en exigeant de lui autant d'activité qu'en déploie un Huron ou un
Iroquois. Veuillez remarquer que la France n'a que trente mille
lieues carrées; que, par conséquent, pourvu qu'elle entretienne
trente mille habitants à cet état de bien-être qu'offre la vie
sauvage, vous renoncez, au nom des prolétaires, à rien exiger de plus
de la propriété. Or, il y a trente millions de Français qui n'ont pas
un pouce de terre; et dans le nombre il s'en rencontre plusieurs:
président de la république, ministres, magistrats, banquiers,
négociants, notaires, avocats, médecins, courtiers, soldats, marins,
professeurs, journalistes, etc., qui ne changeraient pas leur sort
contre celui d'un Yoway. Il faut donc que la propriété foncière
fasse beaucoup plus que vous n'exigez d'elle. Vous lui demandez le
_droit au travail_ jusqu'à une limité déterminée, jusqu'à ce qu'elle
ait répandu dans les masses,--et cela contre une activité donnée,
autant de subsistance que pourrait le faire la sauvagerie. Elle fait
mieux: elle donne plus que le droit au travail, elle donne le travail
lui-même, et, ne fît-elle qu'acquitter l'impôt, c'est cent fois plus
que vous n'en demandez.

Hélas! à mon grand regret, je n'en ai pas fini avec la propriété
foncière et sa valeur. Il me reste à poser et réfuter, en aussi peu
de mots que possible, une objection spécieuse et même sérieuse.

On dira:

--«Votre théorie est démentie par les faits. Sans doute, tant qu'il
y a, dans un pays, abondance de terres incultes, leur seule présence
empêche que le sol cultivé n'y acquière une valeur abusive. Sans
doute encore, alors même que tout le territoire est passé dans le
domaine approprié, si les nations voisines ont d'immenses espaces à
livrer à la charrue, la liberté des transactions suffit pour contenir
dans de justes bornes la valeur de la propriété foncière. Dans ces
deux cas, il semble que le Prix des terres ne peut représenter que
le capital avancé, et la Rente que l'intérêt de ce capital. De là,
il faut conclure, comme vous faites, que l'action propre de la terre
et l'intervention des agents naturels, ne comptant pour rien et ne
pouvant grever le prix des récoltes, restent gratuites et partant
communes. Tout cela est spécieux. Nous pouvons être embarrassés
pour découvrir le vice de cette argumentation, et pourtant elle est
vicieuse. Pour s'en convaincre, il suffit de constater ce fait, qu'il
y a en France des terres cultivées qui valent depuis cent francs
jusqu'à six mille francs l'hectare, différence énorme qui s'explique
bien mieux par celle des fertilités que par celle des travaux
antérieurs. Ne niez donc pas que la fertilité n'ait sa valeur propre:
il n'y a pas un acte de vente qui ne l'atteste. Quiconque achète une
terre examine sa qualité et paye en conséquence. Si, de deux champs
placés à côté l'un de l'autre et présentant les mêmes avantages de
situation, l'un est une grasse alluvion, l'autre un sable, à coup
sûr le premier vaudra plus que le second, encore que l'un et l'autre
aient pu absorber le même capital; et, à vrai dire, l'acquéreur ne
s'inquiète en aucune façon de cette circonstance. Ses yeux sont fixés
sur l'avenir et non sur le passé. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas ce
que la terre a coûté, mais ce qu'elle rapportera, et il sait qu'elle
rapportera en proportion de sa fécondité. Donc cette fécondité a une
valeur propre, intrinsèque, indépendante de tout travail humain.
Soutenir le contraire, c'est vouloir faire sortir la légitimité de
l'appropriation individuelle d'une subtilité ou plutôt d'un paradoxe.

--Cherchons donc la vraie cause de la valeur du sol.

Et que le lecteur veuille bien ne pas perdre de vue que la question
est grave au temps où nous sommes. Jusqu'ici elle a pu être négligée
ou traitée légèrement par les économistes; elle n'avait guère pour
eux qu'un intérêt de curiosité. La légitimité de l'appropriation
individuelle n'était pas contestée. Il n'en est plus de même. Des
théories, qui n'ont eu que trop de succès, ont jeté du doute dans
les meilleurs esprits sur le droit de propriété. Et sur quoi ces
théories fondent-elles leurs griefs? précisément sur l'allégation
contenue dans l'objection que je viens de poser. Précisément sur ce
fait, malheureusement admis par toutes les écoles, que le sol tient
de sa fécondité, de la nature, une valeur propre qui ne lui a pas été
humainement communiquée. Or la valeur ne se cède pas gratuitement.
Son nom même exclut l'idée de gratuité. On dit donc au propriétaire:
Vous me demandez une valeur qui est le fruit de mon travail, et vous
m'offrez en échange une autre valeur qui n'est le fruit ni de votre
travail, ni d'aucun travail, mais de la libéralité de la nature.

Et ce grief, qu'on le sache bien, serait terrible s'il était fondé.
Il n'a pas été mis en avant par MM. Considérant et Proudhon. On
le retrouve dans Smith, dans Ricardo, dans Senior, dans tous les
économistes sans exception, non comme théorie seulement, mais comme
grief. Ces auteurs ne se sont pas bornés à attribuer au sol une
valeur extra-humaine, ils ont encore assez hautement déduit la
conséquence et infligé à la propriété foncière les noms de privilége,
de monopole, d'usurpation. À la vérité, après l'avoir ainsi flétrie,
ils l'ont défendue au nom de la _nécessité_. Mais qu'est-ce qu'une
telle défense, si ce n'est un vice de dialectique que les logiciens
du communisme se sont hâtés de réparer?

Ce n'est donc pas pour obéir à un triste penchant vers les
dissertations subtiles que j'aborde ce sujet délicat. J'aurais voulu
épargner au lecteur et m'épargner à moi-même l'ennui que d'avance je
sens planer sur la fin de ce chapitre.

La réponse à l'objection que je me suis adressée se trouve dans
la théorie de la valeur exposée au chapitre V. Là j'ai dit: La
valeur n'implique pas essentiellement le travail; encore moins lui
est-elle nécessairement proportionnelle. J'ai montré que la valeur
avait pour fondement moins la _peine prise_ par celui qui la cède
que la _peine épargnée_ à celui qui la reçoit, et c'est pour cela
que je l'ai fait résider dans quelque chose qui embrasse ces deux
éléments: le _service_. On peut rendre, ai-je dit, un grand service
avec un très-léger effort, comme avec un grand effort on peut ne
rendre qu'un très-médiocre service. Tout ce qui en résulte, c'est que
le travail n'obtient pas nécessairement une rémunération toujours
proportionnelle à son intensité. Cela n'est pas pour l'homme isolé
plus que pour l'homme social.

La valeur se fixe à la suite d'un débat entre deux contractants. Or
chacun d'eux apporte à ce débat son point de vue. Vous m'offrez
du blé. Que m'importent le temps et la peine qu'il vous a coûté?
Ce qui me préoccupe surtout, c'est le temps et la peine qu'il m'en
coûterait pour m'en procurer ailleurs. La connaissance que vous
avez de ma situation peut vous rendre plus ou moins exigeant; celle
que j'ai de la vôtre peut me rendre plus ou moins empressé. Donc il
n'y a pas une mesuré nécessaire à la récompense que vous tirerez
de votre labeur. Cela dépend des circonstances et du prix qu'elles
donnent aux deux services qu'il s'agit d'échanger entre nous.
Bientôt nous signalerons une force extérieure, appelée Concurrence,
dont la mission est de régulariser les valeurs, et de les rendre
de plus en plus proportionnelles aux efforts. Toujours est-il que
cette proportionnalité n'est pas de l'essence même de la valeur,
puisqu'elle ne s'établit que sous la pression d'un fait contingent.

Ceci rappelé, je dis que la valeur du sol naît, flotte, se fixe
comme celle de l'or, du fer, de l'eau, du conseil de l'avocat, de
la consultation du médecin, du chant, de la danse ou du tableau
de l'artiste, comme toutes les valeurs; qu'elle n'obéit pas à des
lois exceptionnelles; qu'elle forme une propriété de même origine,
de même nature, aussi légitime que toute autre propriété.--Mais il
ne s'ensuit nullement,--on doit maintenant le comprendre,--que de
deux travaux appliqués au sol, l'un ne puisse être beaucoup plus
heureusement rémunéré que l'autre.

Revenons encore à cette industrie, la plus simple de toutes, et la
plus propre à nous montrer le point délicat qui sépare le travail
onéreux de l'homme et la coopération gratuite de la nature, je veux
parler de l'humble industrie du porteur d'eau.

Un homme a recueilli et porté chez lui une tonne d'eau. Est-il
propriétaire d'une valeur nécessairement proportionnelle à son
travail? En ce cas, cette valeur serait indépendante du service
qu'elle peut rendre. Bien plus, elle serait immuable, car le travail
passé n'est plus susceptible de plus ou de moins.

Eh bien, le lendemain du jour où la tonne d'eau a été recueillie et
transportée, elle peut perdre toute valeur, si, par exemple, il a plu
pendant la nuit. En ce cas, chacun est pourvu; elle ne peut rendre
aucun service; on n'en veut plus. En langage économique, elle n'est
pas demandée.

Au contraire, elle peut acquérir une valeur considérable si des
besoins extraordinaires, imprévus et pressants se manifestent.

Que s'ensuit-il? que l'homme, travaillant pour l'avenir, ne sait pas
au juste d'avance le prix que cet avenir réserve à son travail. La
valeur incorporée dans un objet matériel sera plus ou moins élevée,
selon qu'il rendra plus ou moins de services, ou, pour mieux dire,
le travail humain, origine de cette valeur, recevra, selon les
circonstances, une récompense plus ou moins grande. C'est sur de
telles éventualités que s'exerce la prévoyance qui, elle aussi, a
droit à être rémunérée.

Mais, je le demande, quel rapport y a-t-il entre ces fluctuations de
valeurs, entre cette variabilité dans la récompense qui attend le
travail, et la merveilleuse industrie naturelle, les admirables lois
physiques qui, sans notre participation, ont fait arriver l'eau de
l'Océan à la source? Parce que la valeur de cette tonne d'eau peut
varier avec les circonstances, faut-il en conclure que la nature
se fait payer quelquefois beaucoup, quelquefois peu, quelquefois
pas du tout, l'évaporation, le transport des nuages de l'Océan aux
montagnes, la congélation, la liquéfaction, et toute cette admirable
industrie qui alimente la source?

Il en est de même des produits agricoles.

La valeur du sol, ou plutôt du capital engagé dans le sol, n'a pas
qu'un élément: elle en a deux. Elle dépend non-seulement du travail
qui y a été consacré, mais encore de la puissance qui est dans la
société de rémunérer ce travail; de la Demande aussi bien que de
l'Offre.

Voici un champ. Il n'est pas d'année où l'on n'y jette quelque
travail dont les effets sont d'une nature permanente, et, de ce chef,
résulte un accroissement de valeur.

En outre, les routes se rapprochent et se perfectionnent, la sécurité
devient plus complète, les débouchés s'étendent, la population
s'accroît en nombre et en richesse; une nouvelle carrière s'ouvre à
la variété des cultures, à l'intelligence, à l'habileté; et de ce
changement de milieu, de cette prospérité générale, résulte pour
le travail actuel ou antérieur un excédant de rémunération; par
contre-coup, pour le champ, un accroissement de valeur.

Il n'y a là ni injustice ni exception en faveur de la propriété
foncière. Il n'est aucun genre de travail, depuis la banque jusqu'à
la main d'oeuvre, qui ne présente le même phénomène. Il n'en est
aucun qui ne voie améliorer sa rémunération par le seul fait de
l'amélioration du milieu où il s'exerce. Cette action et cette
réaction de la prospérité de chacun sur la prospérité de tous, et
réciproquement, est la loi même de la valeur. Il est si faux qu'on
en puisse conclure à une prétendue valeur qu'aurait revêtue le sol
lui-même ou ses puissances productives, que le travail intellectuel,
que les professions et métiers où n'interviennent ni la matière ni
le concours des lois physiques, jouissent du même avantage, qui
n'est pas exceptionnel, mais universel. L'avocat, le médecin, le
professeur, l'artiste, le poëte, sont mieux rémunérés, à travail
égal, à mesure que la ville et la nation à laquelle ils appartiennent
croissent en bien-être, que le goût ou le besoin de leurs services
se répand, que le public les demande davantage, et est à la fois
plus obligé et plus en mesure de les mieux rétribuer. La simple
cession d'une clientèle, d'une étude, d'une chalandise se fait sur
ce principe. Bien plus, le géant basque et Tom Pouce, qui vivent de
la simple exhibition de leur stature anormale, l'exposent avec plus
d'avantage à la curiosité de la foule nombreuse et aisée des grandes
métropoles qu'à celle de quelques rares et pauvres villageois. Ici,
la demande ne contribue pas seulement à la valeur, elle la fait tout
entière. Comment pourrait-on trouver exceptionnel ou injuste que la
demande influât aussi sur la valeur du sol ou des produits agricoles?

Alléguera-t-on que le sol peut atteindre ainsi une valeur exagérée?
Ceux qui le disent n'ont sans doute jamais réfléchi à l'immense
quantité de travail que la terre cultivable a absorbée. J'ose
affirmer qu'il n'est pas un champ en France qui _vaille_ ce qu'il
a coûté, qui puisse s'échanger contre autant de travail qu'il en a
exigé pour être mis à l'état de productivité où il se trouve. Si
cette observation est fondée, elle est décisive. Elle ne laisse pas
subsister le moindre indice d'injustice à la charge de la propriété
foncière. C'est pourquoi j'y reviendrai lorsque j'aurai à examiner
la théorie de Ricardo sur la rente. J'aurai à montrer qu'on doit
aussi appliquer aux capitaux fonciers cette loi générale que j'ai
exprimée en ces termes: À mesure que le capital s'accroît, les
produits se partagent entre les capitalistes ou propriétaires et les
travailleurs, de telle sorte que la part _relative_ des premiers va
sans cesse diminuant, quoique leur part _absolue_ augmente, tandis
que la part des seconds augmente dans les deux sens.

Cette illusion qui fait croire aux hommes que les puissances
productives ont une valeur propre, parce qu'elles ont de l'utilité,
a entraîné après elle bien des déceptions et bien des catastrophes.
C'est elle qui les a souvent poussés vers des colonisations
prématurées dont l'histoire n'est qu'un lamentable martyrologe.
Ils ont raisonné ainsi: Dans notre pays, nous ne pouvons obtenir
de la valeur que par le travail; et quand nous avons travaillé,
nous n'avons qu'une valeur proportionnelle à notre travail. Si nous
allions dans la Guyane, sur les bords du Mississipi, en Australie, en
Afrique, nous prendrions possession de vastes terrains incultes, mais
fertiles. Nous deviendrions propriétaires, pour notre récompense,
et de la valeur que nous aurions créée, et de la _valeur propre_,
inhérente à ces terrains. On part, et une cruelle expérience ne
tarde pas à confirmer la vérité de la théorie que j'expose ici. On
travaille, on défriche, on s'exténue; on est exposé aux privations, à
la souffrance, aux maladies; et puis, si l'on veut revendre la terre
qu'on a rendue propre à la production, on n'en tire pas ce qu'elle
a coûté, et l'on est bien forcé de reconnaître que la valeur est de
création humaine. Je défie qu'on me cite une colonisation qui n'ait
été, à l'origine, un désastre.

     «Plus de mille ouvriers furent dirigés sur la rivière du Cygne;
     mais l'extrême bas prix de la terre (1 sh. 6 d. l'acre ou moins
     de 2 fr.) et le taux extravagant de la main-d'oeuvre leur
     donna le désir et la facilité de devenir propriétaires. Les
     capitalistes ne trouvèrent plus personne pour travailler. Un
     capital de cinq millions y périt, et la colonie devint une scène
     de désolation. Les ouvriers ayant abandonné leurs patrons, pour
     obéir à l'illusoire satisfaction d'être propriétaires de terre,
     les instruments d'agriculture se rouillèrent, les semences
     moisirent; les troupeaux périrent faute de soins. Une famine
     affreuse put seule guérir les travailleurs de leur infatuation.
     Ils revinrent demander du travail aux capitalistes, mais il
     n'était plus temps.» (_Proceedings of the South Australian
     association._)

L'association, attribuant ce désastre au bon marché des terres, en
porta le prix à 12 sh. Mais, ajoute Carey à qui j'emprunte cette
citation, la véritable cause c'est que les ouvriers, s'étant persuadé
que la terre a une _Valeur propre_ indépendante du travail, s'étaient
empressés de s'emparer de cette prétendue _Valeur_ à laquelle ils
supposaient la puissance de contenir virtuellement une Rente.

La suite me fournit un argument plus péremptoire encore.

     «En 1836, les propriétés foncières de la rivière du Cygne
     s'obtenaient des acquéreurs primitifs à un schelling l'acre.»
     (_New Monthly Magazine._)

Ainsi, ce sol vendu par la compagnie à 12 sh.--sur lequel les
acquéreurs avaient jeté beaucoup de travail et d'argent, ils le
revendirent à un schelling! Où était donc la valeur des _puissances
productives naturelles et indestructibles_[24]?

[Note 24: Ricardo.]

Ce vaste et important sujet de la valeur des terres n'est pas
épuisé, je le sens, par ce chapitre écrit à bâtons rompus, au milieu
d'occupations incessantes; j'y reviendrai; mais je ne puis terminer
sans soumettre une observation aux lecteurs et particulièrement aux
économistes.

Ces savants illustres qui ont fait faire tant de progrès à la
science, dont les écrits et la vie respirent la bienveillance et
la philanthropie, qui ont révélé, au moins sous un certain aspect
et dans le cercle de leurs recherches, la véritable solution du
problème social, les Quesnay, les Turgot, les Smith, les Malthus,
les Say n'ont pas échappé cependant, je ne dis pas à la réfutation,
elle est toujours de droit, mais à la calomnie, au dénigrement, aux
grossières injures. Attaquer leurs écrits, et même leurs intentions,
est devenu presque une mode.--On dira peut-être que dans ce chapitre
je fournis des armes à leurs détracteurs, et certes le moment serait
très-mal choisi de me tourner contre ceux que je regarde, j'en fais
la déclaration solennelle, comme mes initiateurs, mes guides, mes
maîtres. Mais, après tout, le droit suprême n'appartient-il pas à la
Vérité, ou à ce que, sincèrement, je regarde comme la Vérité? Quel
est le livre, au monde, où ne se soit glissée aucune erreur? Or une
erreur, en économie politique, si on la presse, si on la tourmente,
si on lui demande ses conséquences logiques, les contient toutes;
elle aboutit au chaos. Il n'y a donc pas de livre dont on ne puisse
extraire une proposition isolée, incomplète, fausse, et qui ne
renferme par conséquent tout un monde d'erreurs et de désordres.
En conscience, je crois que la définition que les économistes ont
donnée du mot _Valeur_ est de ce nombre. On vient de voir que cette
définition les a conduits eux-mêmes à jeter sur la légitimité de la
Propriété foncière, et, par voie de déduction, sur le capital, un
doute dangereux; et ils ne se sont arrêtés dans cette voie funeste
que par une inconséquence. Cette inconséquence les a sauvés. Ils ont
repris leur marche dans la voie du Vrai, et leur erreur, si c'en
est une, est dans leurs livres une tache isolée. Le socialisme est
venu qui s'est emparé de la fausse définition, non pour la réfuter,
mais pour l'adopter, la corroborer, en faire le point de départ de
sa propagande, et en exprimer toutes les conséquences. Il y avait
là, de nos jours, un danger social imminent, et c'est pourquoi j'ai
cru qu'il était de mon devoir de dire toute ma pensée, de remonter
jusqu'aux sources de la fausse théorie. Que si l'on en voulait
induire que je me sépare de mes maîtres Smith et Say, de mes amis
Blanqui et Garnier, uniquement parce que, dans une ligne perdue au
milieu de leurs savants et excellents écrits, ils auraient fait une
fausse application, selon moi, du mot _Valeur_; si l'on en concluait
que je n'ai plus foi dans l'économie politique et les économistes, je
ne pourrais que protester,--et, au reste, il y a la plus énergique
des protestations dans le titre même de ce livre.




X

CONCURRENCE


L'économie politique n'a pas, dans tout son vocabulaire, un mot qui
ait autant excité la fureur des réformateurs modernes que le mot
_Concurrence_, auquel, pour le rendre plus odieux, ils ne manquent
jamais d'accoler l'épithète: _anarchique_.

Que signifie _Concurrence anarchique_? Je l'ignore. Que peut-on
mettre à sa place? Je ne le sais pas davantage.

J'entends bien qu'on me crie: _Organisation! Association!_ Mais
qu'est-ce à dire? Il faut nous entendre une fois pour toutes. Il faut
enfin que je sache quel genre d'autorité ces écrivains entendent
exercer sur moi et sur tous les hommes vivant à la surface du globe;
car, en vérité, je ne leur en reconnais qu'une, celle de la raison
s'ils peuvent la mettre de leur côté. Eh bien! veulent-ils me
priver du droit de me servir de mon jugement quand il s'agit de mon
existence? Aspirent-ils à m'ôter la faculté de comparer les services
que je rends à ceux que je reçois? Entendent-ils que j'agisse sous
l'influence de la contrainte par eux exercée et non sous celle de mon
intelligence? S'ils me laissent ma liberté, la Concurrence reste.
S'ils me la ravissent, je ne suis que leur esclave.--L'association
sera _libre et volontaire_, disent-ils. À la bonne heure! Mais alors
chaque groupe d'associés sera à l'égard des autres groupes ce que
sont aujourd'hui les individus entre eux, et nous aurons encore la
_Concurrence_.--L'association sera _intégrale_.--Oh! ceci passe la
plaisanterie. Quoi! la concurrence anarchique désole actuellement la
société; et il nous faut attendre, pour guérir de cette maladie, que,
sur la foi de votre livre, tous les hommes de la terre, Français,
Anglais, Chinois, Japonais, Cafres, Hottentots, Lapons, Cosaques,
Patagons, se soient mis d'accord pour s'enchaîner à tout jamais à une
des formes d'association que vous avez imaginées? Mais prenez garde,
c'est avouer que la Concurrence est indestructible; et oserez-vous
dire qu'un phénomène indestructible, par conséquent providentiel,
puisse être malfaisant?

Et après tout, qu'est-ce que la Concurrence? Est-ce une chose
existant et agissant par elle-même comme le choléra? Non;
Concurrence, ce n'est qu'absence d'oppression. En ce qui m'intéresse,
je veux choisir pour moi-même et ne veux pas qu'un autre choisisse
pour moi, malgré moi; voilà tout. Et si quelqu'un prétend substituer
son jugement au mien dans les affaires qui me regardent, je
demanderai de substituer le mien au sien dans les transactions qui
le concernent. Où est la garantie que les choses en iront mieux? Il
est évident que la Concurrence, c'est la liberté. Détruire la liberté
d'agir c'est détruire la possibilité et par suite la faculté de
choisir, de juger, de comparer; c'est tuer l'intelligence, c'est tuer
la pensée, c'est tuer l'homme. De quelque côté qu'ils partent, voilà
où aboutissent toujours les réformateurs modernes; pour améliorer
la société, ils commencent par anéantir l'individu, sous prétexte
que tous les maux en viennent, comme si tous les biens n'en venaient
pas aussi. Nous avons vu que les services s'échangent contre les
services. Au fond, chacun de nous porte en ce monde la responsabilité
de pourvoir à ses satisfactions par ses efforts. Donc un homme nous
épargne une peine; nous devons lui en épargner une à notre tour. Il
nous confère une satisfaction résultant de son effort; nous devons
faire de même pour lui.

Mais qui fera la comparaison? car, entre ces efforts, ces peines,
ces services échangés, il y a, de toute nécessité, une comparaison
à faire pour arriver à l'équivalence, à la justice, à moins qu'on
ne nous donne pour règle l'injustice, l'inégalité, le hasard, ce
qui est une autre manière de mettre l'intelligence humaine hors de
cause. Il faut donc un juge ou des juges. Qui le sera? N'est-il
pas bien naturel que, dans chaque circonstance, les besoins soient
jugés par ceux qui les éprouvent, les satisfactions par ceux qui
les recherchent, les efforts par ceux qui les échangent? Et est-ce
sérieusement qu'on nous propose de substituer à cette universelle
vigilance des intéressés une autorité sociale (fût-ce celle du
réformateur lui-même), chargée de décider sur tous les points du
globe les délicates conditions de ces échanges innombrables? Ne
voit-on pas que ce serait créer le plus faillible, le plus universel,
le plus immédiat, le plus inquisitorial, le plus insupportable, le
plus actuel, le plus intime, et disons, fort heureusement, le plus
impossible de tous les despotismes que jamais cervelle de pacha ou de
mufti ait pu concevoir?

Il suffit de savoir que la Concurrence n'est autre chose que
l'absence d'une autorité arbitraire comme juge des échanges, pour
en conclure qu'elle est indestructible. La force abusive peut
certainement restreindre, contrarier, gêner la liberté de troquer,
comme la liberté de marcher; mais elle ne peut pas plus anéantir
l'une que l'autre sans anéantir l'homme. Cela étant ainsi, reste
à savoir si la Concurrence agit pour le bonheur ou le malheur de
l'humanité; question qui revient à celle-ci: L'humanité est-elle
naturellement progressive ou fatalement rétrograde?

Je ne crains, pas de le dire: la Concurrence, que nous pourrions
bien nommer la Liberté, malgré les répulsions qu'elle soulève, en
dépit des déclamations dont on la poursuit, est la loi démocratique
par essence. C'est la plus progressive, la plus égalitaire, la plus
communautaire de toutes celles à qui la Providence a confié le
progrès des sociétés humaines. C'est elle qui fait successivement
tomber dans le domaine _commun_ la jouissance des biens que la nature
ne semblait avoir accordés gratuitement qu'à certaines contrées.
C'est elle qui fait encore tomber dans le domaine _commun_ toutes
les conquêtes dont le génie de chaque siècle accroît le trésor des
générations qui le suivent, ne laissant ainsi en présence que des
travaux complémentaires s'échangeant entre eux, sans réussir, comme
ils le voudraient, à se faire rétribuer pour le concours des agents
naturels; et si ces travaux, comme il arrive toujours à l'origine,
ont une valeur qui ne soit pas proportionnelle à leur intensité,
c'est encore la Concurrence qui, par son action inaperçue, mais
incessante, ramène un équilibre sanctionné par la justice et plus
exact que celui que tenterait vainement d'établir la sagacité
faillible d'une magistrature humaine. Loin que la Concurrence, comme
on l'en accuse, agisse dans le sens de l'inégalité, on peut affirmer
que toute inégalité _factice_ est imputable à son absence; et si
l'abîme est plus profond entre le grand lama et un paria qu'entre
le président et un artisan des États-Unis, cela tient à ce que la
Concurrence (ou la liberté), comprimée en Asie, ne l'est pas en
Amérique. Et c'est pourquoi, pendant que les Socialistes voient
dans la Concurrence la cause de tout mal, c'est dans les atteintes
qu'elle reçoit qu'il faut chercher la cause perturbatrice de tout
bien. Encore que cette grande loi ait été méconnue des Socialistes
et de leurs adeptes, encore qu'elle soit souvent brutale dans ses
procédés, il n'en est pas de plus féconde en harmonies sociales, de
plus bienfaisante dans ses résultats généraux, il n'en est pas qui
atteste d'une manière plus éclatante l'incommensurable supériorité
des desseins de Dieu sur les vaines et impuissantes combinaisons des
hommes.

Je dois rappeler ici ce singulier mais incontestable résultat de
l'ordre social, sur lequel j'ai déjà attiré l'attention du lecteur
(page 25), et que la puissance de l'habitude dérobe trop souvent
à notre vue. C'est que: _La somme des satisfactions qui aboutit à
chaque membre de la société est de beaucoup supérieure à celle qu'il
pourrait se procurer par ses propres efforts_.--En d'autres termes,
il y a une disproportion évidente entre nos consommations et notre
travail. Ce phénomène, que chacun de nous peut aisément constater,
s'il veut tourner un instant ses regards sur lui-même, devrait, ce me
semble, nous inspirer quelque reconnaissance pour la Société à qui
nous en sommes redevables.

Nous arrivons dénués de tout sur cette terre, tourmentés de besoins
sans nombre, et pourvus seulement de facultés pour y faire face. Il
semble, _à priori_, que tout ce à quoi nous pourrions prétendre,
c'est d'obtenir des satisfactions proportionnelles à notre travail.
Si nous en avons plus, infiniment plus, à qui devons-nous cet
excédant? Précisément à cette organisation naturelle contre laquelle
nous déclamons sans cesse, quand nous ne cherchons pas à la détruire.

En lui-même, le phénomène est vraiment extraordinaire. Que certains
hommes consomment plus qu'ils ne produisent, rien de plus aisément
explicable, si, d'une façon ou d'une autre, ils usurpent les droits
d'autrui, s'ils reçoivent des services sans en rendre. Mais comment
cela peut-il être vrai de tous les hommes à la fois? Comment se
fait-il qu'après avoir échangé leurs services sans contrainte, sans
spoliation, sur le pied de l'_équivalence_, chaque homme puisse se
dire avec vérité: Je détruis en un jour plus que je ne pourrais créer
en un siècle!

Le lecteur comprend que cet élément additionnel qui résout le
problème, c'est le concours toujours plus efficace des agents
naturels dans l'oeuvre de la production; c'est l'utilité gratuite
venant tomber sans cesse dans le domaine de la _communauté_; c'est
le travail du chaud, du froid, de la lumière, de la gravitation,
de l'affinité, de l'élasticité venant progressivement s'ajouter au
travail de l'homme et diminuer la valeur des services en les rendant
plus faciles.

J'aurais, certes, bien mal exposé la théorie de la _valeur_, si le
lecteur pensait qu'elle baisse immédiatement et d'elle-même par le
seul fait de la coopération, à la décharge du travail humain, d'une
force naturelle. Non, il n'en est pas ainsi; car alors on pourrait
dire, avec les économistes anglais: La valeur est proportionnelle au
travail. Celui qui se fait aider par une force naturelle et gratuite
rend plus facilement ses services; mais pour cela il ne renonce
pas volontairement à une portion quelconque de sa rémunération
accoutumée. Pour l'y déterminer, il faut une coercition extérieure,
sévère sans être injuste. Cette coercition, c'est la Concurrence qui
l'exerce. Tant qu'elle n'est pas intervenue, tant que celui qui a
utilisé un agent naturel est maître de son secret, son agent naturel
est gratuit, sans doute, mais il n'est pas encore _commun_; la
conquête est réalisée, mais elle l'est au profit d'un seul homme ou
d'une seule classe. Elle n'est pas encore un bienfait pour l'humanité
entière. Il n'y a encore rien de changé dans le monde, si ce n'est
qu'une nature de _services_, bien que déchargée en partie du fardeau
de la peine, exige cependant la rétribution intégrale. Il y a, d'un
côté, un homme qui exige de tous ses semblables le même travail
qu'autrefois, quoiqu'il ne leur offre que son travail réduit; il y
a, de l'autre, l'humanité entière qui est encore obligée de faire
le même sacrifice de temps et de labeur pour obtenir un produit que
désormais la nature réalise en partie.

Si les choses devaient rester ainsi, avec toute invention un
principe d'inégalité indéfinie s'introduirait dans le monde.
Non-seulement on ne pourrait pas dire: La valeur est proportionnelle
au travail, mais on ne pourrait pas dire davantage: La valeur tend
à se proportionner au travail. Tout ce que nous avons dit dans les
chapitres précédents de l'_utilité gratuite_, de la _communauté
progressive_, serait chimérique. Il ne serait pas vrai que les
services s'échangent contre les services, de telle sorte que les
dons de Dieu se transmettent de main en main par-dessus le marché;
jusqu'au destinataire qui est le consommateur. Chacun se ferait payer
à tout jamais, outre son travail, la portion de forces naturelles
qu'il serait parvenu à exploiter une fois; en un mot, l'humanité
serait constituée sur le principe du monopole universel au lieu de
l'être sur le principe de la Communauté progressive.

Mais il n'en est pas ainsi; Dieu, qui a prodigué à toutes ses
créatures la chaleur, la lumière, la gravitation, l'air, l'eau, la
terre, les merveilles de la vie végétale, l'électricité et tant
d'autres bienfaits innombrables qu'il ne m'est pas donné d'énumérer,
Dieu, qui a mis dans l'individualité l'_intérêt personnel_ qui, comme
un aimant, attire toujours tout à lui, Dieu, dis-je, a placé aussi,
au sein de l'ordre social, un autre ressort auquel il a confié le
soin de conserver à ses bienfaits leur destination primitive: la
gratuité, la communauté. Ce ressort, c'est la Concurrence.

Ainsi l'Intérêt personnel est cette indomptable force individualiste
qui nous fait chercher le progrès, qui nous le fait découvrir, qui
nous y pousse l'aiguillon dans le flanc, mais qui nous porte aussi
à le monopoliser. La Concurrence est cette force humanitaire non
moins indomptable qui arrache le progrès, à mesure qu'il sa réalise,
des mains de l'individualité, pour en faire l'héritage commun de la
grande famille humaine. Ces deux forces qu'on peut critiquer, quand
on les considère isolément, constituent dans leur ensemble, par le
jeu de leurs combinaisons, l'Harmonie sociale.

Et, pour le dire en passant, il n'est pas surprenant que
l'individualité, représentée par l'intérêt de l'homme en tant que
producteur, s'insurge depuis le commencement du monde contre la
Concurrence, qu'elle la réprouve, qu'elle cherche à la détruire,
appelant à son aide la force, la ruse, le privilége, le sophisme,
le monopole, la restriction, la protection gouvernementale, etc.
La moralité de ses moyens dit assez la moralité de son but. Mais
ce qu'il y a d'étonnant et de douloureux, c'est que la science
elle-même,--la fausse science, il est vrai,--propagée avec tant
d'ardeur par les écoles socialistes, au nom de la philanthropie, de
l'égalité, de la fraternité, ait épousé la cause de l'individualisme
dans sa manifestation la plus étroite, et déserté celle de l'humanité.

Voyons maintenant agir la Concurrence.

L'homme, sous l'influence de l'intérêt personnel, recherche toujours
et nécessairement les circonstances qui peuvent donner le plus de
_valeur_ à ses services. Il ne tarde pas à reconnaître qu'à l'égard
des dons de Dieu, il peut être favorisé de trois manières: (V. _la
note de la page 175_.)

1º Ou s'il s'empare seul de ces dons eux-mêmes;

2º Ou s'il connaît seul le _procédé_ par lequel il est possible de
les utiliser;

3º Ou s'il possède seul l'_instrument_ au moyen duquel on peut les
faire concourir.

Dans l'une ou l'autre de ces circonstances, il donne _peu_ de son
travail contre _beaucoup_ de travail d'autrui. Ses services ont
une grande _valeur_ relative, et l'on est disposé à croire que cet
excédant de valeur est inhérent à l'agent naturel. S'il en était
ainsi, cette valeur serait irréductible. La preuve que la valeur est
dans le service, c'est que nous allons voir la Concurrence diminuer
l'une en même temps que l'autre.

1º Les agents naturels, les dons de Dieu, ne sont pas répartis d'une
manière uniforme sur la surface du globe. Quelle infinie succession
de végétaux, depuis la région du sapin jusqu'à celle du palmier! Ici
la terre est plus féconde, là la chaleur plus vivifiante; sur tel
point on rencontre la pierre, sur tel autre le plâtre, ailleurs le
fer, le cuivre, la houille. Il n'y a pas partout des chutes d'eau;
on ne peut pas profiter également partout de l'action des vents.
La seule distance où nous nous trouvons des objets qui nous sont
nécessaires différencie à l'infini les obstacles que rencontrent nos
efforts; il n'est pas jusqu'aux facultés de l'homme qui ne varient,
dans une certaine mesure, avec les climats et les races.

Il est aisé de comprendre que, sans la loi de la Concurrence, cette
inégalité dans la distribution des dons de Dieu amènerait une
inégalité correspondante dans la condition des hommes.

Quiconque serait à portée d'un avantage naturel, en profiterait
pour lui, mais n'en ferait pas profiter ses semblables. Il ne
permettrait aux autres hommes d'y participer, par son intermédiaire,
que moyennant une rétribution excessive dont sa volonté fixerait
arbitrairement la limite. Il attacherait à ses services la valeur
qu'il lui plairait. Nous avons vu que les deux limites extrêmes entre
lesquelles elle se fixe sont la _peine prise_ par celui qui rend
le service et la _peine épargnée_ à celui qui le reçoit. Sans la
Concurrence, rien n'empêcherait de la porter à la limite supérieure.
Par exemple, l'homme des tropiques dirait à l'Européen: «Grâce à mon
soleil, je puis obtenir une quantité donnée de sucre, de café, de
cacao, de coton avec une peine _égale à dix_, tandis qu'obligé, dans
votre froide région, d'avoir recours aux serres, aux poêles, aux
abris, vous ne le pouvez qu'avec une peine _égale à cent_. Vous me
demandez mon sucre, mon café, mon coton, et vous ne seriez pas fâché
que, dans la transaction, je ne tinsse compte que de la peine que
j'ai prise. Mais moi je regarde surtout celle que je vous épargne;
car sachant que c'est la limite de votre résistance, j'en fais celle
de ma prétention. Comme ce que je fais avec une peine égale à dix,
vous pouvez le faire chez vous avec une peine _égale à cent_, si je
vous demandais en retour de mon sucre un produit qui vous coûtât une
peine égale à _cent un_, il est certain que vous me refuseriez; mais
je n'exige qu'une peine de _quatre-vingt-dix-neuf_. Vous pourrez bien
bouder pendant quelque temps; mais vous y viendrez, car à ce taux il
y a encore avantage pour vous dans l'échange. Vous trouvez ces bases
injustes; mais après tout ce n'est pas à vous, c'est à moi que Dieu a
fait don d'une température élevée. Je me sais en mesure d'exploiter
ce bienfait de la Providence en vous en privant, si vous ne consentez
à me payer une taxe, car je n'ai pas de concurrents. Ainsi voilà mon
sucre, mon cacao, mon café, mon coton. Prenez-les aux conditions que
je vous impose, ou faites-les vous-même, ou passez-vous-en.»

Il est vrai que l'Européen pourrait à son tour tenir à l'homme
dès tropiques un langage analogue: «Bouleversez votre sol,
dirait-il, creusez des puits, cherchez du fer et de la houille, et
félicitez-vous si vous en trouvez: car, sinon, c'est ma résolution
de pousser aussi à l'extrême mes exigences. Dieu nous a fait deux
dons précieux. Nous en prenons d'abord ce qu'il nous faut, puis nous
ne souffrons pas que d'autres y touchent sans nous payer un droit
d'aubaine.»

Si les choses se passaient ainsi, la rigueur scientifique ne
permettrait pas encore d'attribuer aux agents naturels la Valeur qui
réside essentiellement dans les _services_. Mais il serait permis
de s'y tromper, car le résultat serait absolument le même. Les
services s'échangeraient toujours contre des services, mais ils ne
manifesteraient aucune tendance à se mesurer par les efforts, par le
travail. Les dons de Dieu seraient des priviléges _personnels_ et
non des biens _communs_, et peut-être pourrions-nous, avec quelque
fondement, nous plaindre d'avoir été traités par l'Auteur des choses
d'une manière si irrémédiablement inégale. Serions-nous frères ici
bas? Pourrions-nous nous considérer comme les fils d'un Père commun?
Le défaut de Concurrence, c'est-à-dire de Liberté, serait d'abord un
obstacle invincible à l'Égalité. Le défaut d'égalité exclurait toute
idée de Fraternité. Il ne resterait rien de la devise républicaine.

Mais vienne la Concurrence, et nous la verrons frapper
d'impossibilité absolue ces marchés léonins, ces accaparements des
dons de Dieu, ces prétentions révoltantes dans l'appréciation des
services, ces inégalités dans les efforts échangés.

Et remarquons d'abord que la Concurrence intervient forcément,
provoquée qu'elle est par ces inégalités mêmes. Le travail se porte
instinctivement du côté où il est le mieux rétribué, et ne manque pas
de faire cesser cet avantage anormal; de telle sorte que l'Inégalité
n'est qu'un aiguillon qui nous pousse malgré nous vers l'Égalité.
C'est une des plus belles _intentions finales_ du mécanisme social.
Il semble que la Bonté infinie, qui a répandu ses biens sur la
terre, ait choisi l'avide producteur pour en opérer entre tous la
distribution équitable; et certes c'est un merveilleux spectacle
que celui de l'intérêt privé réalisant sans cesse ce qu'il évite
toujours. L'homme, en tant que producteur, est attiré fatalement,
nécessairement vers les grosses rémunérations, qu'il fait par cela
même rentrer dans la règle. Il obéit à son intérêt propre, et qu'est
ce qu'il rencontre sans le savoir, sans le vouloir, sans le chercher?
L'intérêt général.

Ainsi, pour revenir à notre exemple, par ce motif que l'homme des
tropiques, exploitant les dons de Dieu, reçoit une rémunération
excessive, il s'attire la Concurrence. Le travail humain se porte
de ce côté avec une ardeur proportionnelle, si je puis m'exprimer
ainsi, à l'amplitude de l'inégalité; et il n'aura pas de paix qu'il
ne l'ait effacée. Successivement, on voit le travail tropical _égal à
dix_ s'échanger, sous l'action de la Concurrence, contre du travail
européen égal à quatre-vingts, puis à soixante, puis à cinquante,
à quarante, à vingt, et enfin à dix. Il n'y a aucune raison, sous
l'empire des lois spéciales naturelles, pour que les choses n'en
viennent pas là, c'est-à-dire pour que les services échangés ne
puissent pas se mesurer par le travail, par la peine prise, les dons
de Dieu se donnant de part et d'autre par-dessus le marché. Or, quand
les choses en sont là, il faut bien apprécier, pour la bénir, la
révolution qui s'est opérée.--D'abord les peines prises de part et
d'autre sont égales, ce qui est de nature à satisfaire la conscience
humaine toujours avide de justice.--Ensuite, qu'est devenu le don de
Dieu?--Ceci mérite toute l'attention du lecteur.--Il n'a été retiré
à personne. À cet égard, ne nous en laissons pas imposer par les
clameurs du producteur tropical, le Brésilien, en tant qu'il consomme
lui-même du sucre, du coton, du café, profite toujours de la chaleur
de son soleil; car l'astre bienfaisant n'a pas cessé de l'aider
dans l'oeuvre de la production. Ce qu'il a perdu, c'est seulement
l'injuste faculté de prélever une aubaine sur la consommation des
habitants de l'Europe. Le bienfait providentiel, parce qu'il était
_gratuit_, devait devenir et est devenu _commun_: car _gratuité_ et
_communauté_ sont de même essence.

Le don de Dieu est devenu commun,--et je prie le lecteur de ne pas
perdre de vue que je me sers ici d'un fait spécial pour élucider
un phénomène universel,--il est devenu, dis-je, commun à tous les
hommes. Ce n'est pas là de la déclamation, mais l'expression d'une
vérité mathématique. Pourquoi ce beau phénomène a-t-il été méconnu?
Parce que la communauté se réalise sous forme de _valeur anéantie_,
et que notre esprit a beaucoup de peine à saisir les négations.
Mais, je le demande, lorsque, pour obtenir une quantité de sucre,
de café ou de coton, je ne cède que le dixième de la peine qu'il me
faudrait prendre pour les produire moi-même, et cela parce qu'au
Brésil le soleil fait les neuf dixièmes de l'oeuvre, n'est-il pas
vrai que j'échange du travail contre du travail? et n'obtiens-je
pas très-positivement, en outre du travail brésilien, et par-dessus
le marché, la coopération du climat des tropiques? Ne puis-je pas
affirmer avec une exactitude rigoureuse que je suis devenu, que
tous les hommes sont devenus, au même titre que les Indiens et
les Américains, c'est-à-dire à titre gratuit, participants de la
libéralité de la nature, en tant qu'elle concerne les productions
dont il s'agit?

Il y a un pays, l'Angleterre, qui a d'abondantes mines de houille.
C'est là, sans doute, un grand avantage _local_, surtout si
l'on suppose, comme je de ferai pour plus de simplicité dans la
démonstration, qu'il n'y a pas de houille sur le continent.--Tant
que l'échange n'intervient pas, l'avantage qu'ont les Anglais, c'est
d'avoir, du feu en plus grande abondance que les autres peuples, de
s'en procurer avec moins de peine, sans entreprendre autant sur leur
temps utile. Sitôt que l'échange apparaît, abstraction faite de la
Concurrence, la possession exclusive des mines les met à même de
demander une rémunération considérable et de mettre leur peine à haut
prix. Ne pouvant ni prendre cette peine nous-mêmes ni nous adresser
ailleurs, il faudra bien subir la loi. Le travail anglais, appliqué à
ce genre d'exploitation, sera très-rétribué; en d'autres termes, la
houille sera chère, et le bienfait de la nature pourra être considéré
comme conféré à un peuple et non à l'humanité.

Mais cet état de choses ne peut durer; il y a une grande loi
naturelle et sociale qui s'y oppose, la Concurrence. Par cela
même que ce genre de travail sera très-rémunéré en Angleterre,
il y sera très-recherché, car les hommes recherchent toujours les
grosses rémunérations. Le nombre des mineurs s'accroîtra à la fois
par adjonction et par génération; ils s'offriront au rabais; ils se
contenteront d'une rémunération toujours décroissante jusqu'à ce
qu'elle descende à l'_état normal_, au niveau de celle qu'on accorde
généralement, dans le pays, à tous les travaux analogues. Cela veut
dire que le prix de la houille anglaise baissera en France; cela
veut dire qu'une quantité donnée de travail français obtiendra une
quantité de plus en plus grande de houille anglaise, ou plutôt de
travail anglais incorporé dans de la houille; cela veut dire enfin,
et c'est là ce que je prie d'observer, que le don que la nature
semblait avoir fait à l'Angleterre, elle l'a conféré, en réalité,
à l'humanité tout entière. La houille de Newcastle est prodiguée
_gratuitement_ à tous les hommes. Ce n'est là ni un paradoxe ni une
exagération: elle leur est prodiguée _à titre gratuit_, comme l'eau
du torrent, à la seule condition de prendre _la peine_ de l'aller
chercher ou de restituer cette peine à ceux qui la prennent pour
nous. Quand nous achetons la houille, ce n'est pas la houille que
nous payons, mais le travail qu'il a fallu exécuter pour l'extraire
et la transporter. Nous nous bornons à donner un travail égal que
nous avons fixé dans du vin ou de la soie. Il est si vrai que la
libéralité de la nature s'est étendue à la France, que le travail
que nous restituons n'est pas supérieur à celui qu'il eût fallu
accomplir si le dépôt houiller eût été en France. La Concurrence a
amené l'égalité entre les deux peuples par rapport à la houille, sauf
l'inévitable et légère différence qui résulte de la distance et du
transport.

J'ai cité deux exemples, et, pour rendre le phénomène plus frappant
par sa grandeur, j'ai choisi des relations internationales
opérées sur une vaste échelle. Je crains d'être ainsi tombé dans
l'inconvénient de dérober à l'oeil du lecteur le même phénomène
agissant incessamment autour de nous et dans nos transactions les
plus familières. Qu'il veuille bien prendre dans ses mains les plus
humbles objets, un verre, un clou, un morceau de pain, une étoffe, un
livre. Qu'il se prenne à méditer sur ces vulgaires produits. Qu'il
se demande quelle incalculable masse d'utilité gratuite serait, à la
vérité, sans la Concurrence, demeurée gratuite pour le producteur,
mais n'aurait jamais été gratuite pour l'humanité, c'est-à-dire ne
serait jamais devenue _commune_. Qu'il se dise bien que, grâce à la
Concurrence, en achetant ce pain, il ne paye rien pour l'action du
soleil, rien pour la pluie, rien pour la gelée, rien pour les lois
de la physiologie végétale, rien même pour l'action propre du sol,
quoiqu'on en dise; rien pour la loi de la gravitation mise en oeuvre
par le meunier, rien pour la loi de la combustion mise en oeuvre
par le boulanger, rien pour la force animale mise en oeuvre par le
voiturier; qu'il ne payé que des services rendus, des peines prises
par les agents humains; qu'il sache que, sans la concurrence, il lui
aurait fallu en outre payer une taxe pour l'intervention de tous ces
agents naturels; que cette taxe n'aurait eu d'autre limité que la
difficulté qu'il éprouverait lui-même à se procurer du pain par ses
propres efforts; que, par conséquent, une vie entière de travail ne
lui suffirait pas pour faire face à la rémunération qui lui serait
demandée; qu'il songe qu'il n'use pas d'un seul objet qui ne puisse
et ne doive provoquer les mêmes réflexions, et que ces réflexions
sont vraies pour tous les hommes vivant sur la surface du globe: et
il comprendra alors le vice des théories socialistes, qui, ne voyant
que la superficie des choses, l'épiderme de la société, se sont si
légèrement élevées contre la Concurrence, c'est-à-dire contre la
Liberté humaine; il comprendra que la Concurrence, maintenant aux
dons que la nature a inégalement repartis sur le globe le double
caractère de la gratuité et de la communauté, il faut la considérer
comme le principe d'une juste et naturelle égalisation; il faut
l'admirer comme la force qui tient en échec l'égoïsme de l'intérêt
personnel, avec lequel elle se combine si artistement, qu'elle est
en même temps un frein pour son avidité et un aiguillon pour son
activité; il faut la bénir comme la plus éclatante manifestation de
l'impartiale sollicitude de Dieu envers toutes ses créatures.

De ce qui précède, on peut déduire la solution d'une des questions
les plus controversées, celle de la liberté commerciale de peuple
à peuple. S'il est vrai, comme cela me paraît incontestable que
les diverses nations du globe soient amenées par la Concurrence à
n'échanger entre elles que du travail, de la peine de plus en plus
nivelée; et à se céder réciproquement, _par-dessus le marché_,
les avantages naturels que chacune d'elles a à sa portée: combien
ne sont-elles pas aveugles et absurdes celles qui repoussent
législativement les produits étrangers, sous prétexte qu'ils sont
à bon marché, qu'ils ont peu de valeur relativement à leur utilité
totale, c'est-à-dire précisément parce qu'ils renferment une grande
portion d'utilité gratuité!

Je l'ai déjà dit et je le répète: une théorie m'inspire de la
confiance quand je la vois d'accord avec la pratique universelle. Or
il est positif que les nations feraient entre elles certains échanges
si on ne le leur interdisait _par la force_. Il faut la baïonnette
pour les empêcher, donc on a tort de les empêcher.

2º Une autre circonstance qui places certains hommes dans une
situation favorable et exceptionnelle quant à la rémunération, c'est
la connaissance exclusive des _procédés_ par lesquels il est possible
de s'emparer des _agents naturels_. Ce qu'on nomme une invention est
une conquête du génie humain. Il faut voir comment ces belles et
pacifiques conquêtes, qui sont, à l'origine, une source de richesses
pour ceux qui les font, deviennent bientôt, sous l'action de la
Concurrence, le patrimoine _commun et gratuit_ de tous les hommes.

Les forces de la nature appartiennent bien à tout le monde. La
gravitation, par exemple est une propriété commune; elle nous
entoure, elle nous pénètre, elle nous domine: cependant s'il n'y a
qu'un moyen de la faire concourir à un résultat utile et déterminé,
et qu'un homme qui connaisse ce moyen, cet homme pourra mettre sa
peine à haut prix, ou refuser de la prendre, si ce n'est en échange
d'une rémunération considérable. Sa prétention, à cet égard, n'aura
d'autres limites que le point où il exigerait des consommateurs un
sacrifice supérieur à celui que leur impose le vieux procédé. Il
sera parvenu, par exemple, à anéantir les neuf dixièmes du travail
nécessaire pour produire l'objet _x_.--Mais _x_ a actuellement un
prix courant déterminé par la peine que sa production exige selon la
méthode ordinaire. L'inventeur vend _x_ au cours; en d'autres termes,
sa peine lui est payée dix fois plus que celle de ses rivaux. C'est
là la première phase de l'invention.

Remarquons d'abord qu'elle ne blesse en rien la justice. Il est juste
que celui qui révèle au monde un procédé utile reçoive sa récompense:
_À chacun selon sa capacité_.

Remarquons encore que jusqu'ici l'humanité, moins l'inventeur,
n'a rien gagné que virtuellement, en perspective pour ainsi dire,
puisque, pour acquérir le produit _x_, elle est tenue aux mêmes
sacrifices qu'il lui coûtait autrefois.

Cependant l'invention entre dans sa seconde phase, celle de
l'_imitation_. Il est dans la nature des rémunération excessives
d'éveiller la convoitise. Le procédé nouveau se répand, le prix
de _x_ va toujours baissant, et la rémunération décroît aussi,
d'autant plus que l'imitation s'éloigne de l'époque de l'invention,
c'est-à-dire d'autant plus qu'elle devient plus facile, moins
chanceuse, et, partant, moins méritoire. Il n'y a certes rien là qui
ne pût être avoué par la législation la plus ingénieuse et la plus
impartiale.

Enfin l'invention parvient à sa troisième phase, à sa période
définitive, celle de la _diffusion_ universelle, de la _communauté_,
de la _gratuité_; son cycle est parcouru lorsque la Concurrence a
ramené la rémunération des producteurs de _x_ au taux général et
normal de tous les travaux analogues. Alors les neuf dixièmes de la
peine épargnée par l'invention, dans l'hypothèse, sont une conquête
au profit de l'humanité entière. L'utilité de _x_ est la même;
mais les neuf dixièmes y ont été mis par la gravitation, qui était
autrefois commune à tous en principe, et qui est devenue commune à
tous dans cette application spéciale. Cela est si vrai, que tous les
consommateurs du globe sont admis à acheter _x_ par le sacrifice
du dixième de la peine qu'il coûtait autrefois. Le surplus a été
entièrement anéanti par le procédé nouveau.

Si l'on veut bien considérer qu'il n'est pas une invention humaine
qui n'ait parcouru ce cercle, que _x_ est ici un signe algébrique
qui représente le blé, le vêtement, les livres, les vaisseaux, pour
la production desquels une masse incalculable de Peine ou de valeur
a été anéantie par la charrue, la machine à filer, l'imprimerie
et la voile; que cette observation s'applique au plus humble des
outils comme au mécanisme le plus compliqué, au clou, au coin, au
levier, comme à la machine à vapeur et au télégraphe électrique; on
comprendra, j'espère, comment se résout dans l'humanité ce grand
problème: _Qu'une masse, toujours plus considérable et toujours plus
également répartie, d'utilités ou de jouissances, vienne rémunérer
chaque quantité fixe de travail humain_.

3º J'ai fait voir que la Concurrence fait tomber, dans le domaine de
la _communauté_ et de la _gratuité_, et les _forces naturelles_ et
les _procédés_ par lesquels on s'en empare; il me reste à faire voir
qu'elle remplit la même fonction, quant aux _instruments_ au moyen
desquels on met ces forces en oeuvre.

Il ne suffit pas qu'il existe dans la nature une force, chaleur,
lumière, gravitation, électricité; il ne suffit pas que
l'intelligence conçoive le moyen de l'utiliser; il faut encore des
_instruments_ pour réaliser cette conception de l'esprit, et des
_approvisionnements_ pour entretenir pendant l'opération l'existence
de ceux qui s'y livrent.

C'est une troisième circonstance favorable à un homme ou à une
classe d'hommes, relativement à la rémunération, que de posséder
des _capitaux_. Celui qui a en ses mains l'outil nécessaire au
travailleur, les matériaux sur lesquels le travail va s'exercer
et les moyens d'existence qui doivent se consommer pendant le
travail, celui-là a une rémunération à stipuler; le principe en est
certainement équitable, car le capital n'est qu'une peine antérieure,
laquelle n'a pas encore été rétribuée. Le capitaliste est dans une
bonne position pour imposer la loi, sans doute; mais remarquons
que, même affranchi de toute Concurrence, il est une limite que ses
prétentions ne peuvent jamais dépasser; cette limite est le point
où sa rémunération absorberait tous les avantages du service qu'il
rend. Cela étant, il n'est pas permis de parler, comme on le fait si
souvent, de la _tyrannie du capital_, puisque jamais, même dans les
cas les plus extrêmes, sa présence ne peut nuire plus que son absence
à la condition du travailleur. Tout ce que peut faire le capitaliste,
comme l'homme des tropiques qui dispose d'une intensité de chaleur
que la nature a refusée à d'autres, comme l'inventeur qui a le
secret d'un _procédé_ inconnu à ses semblables, c'est de leur dire:
«Voulez-vous disposer de ma peine, j'y mets tel prix; le trouvez-vous
trop élevé, faites comme vous avez fait jusqu'ici, passez-vous-en.»

Mais la Concurrence intervient parmi les capitalistes. Des
instruments, des matériaux, des approvisionnements n'aboutissent à
réaliser des utilités qu'à la condition d'être mis en oeuvre; il
y a donc émulation parmi les capitalistes pour trouver de l'emploi
aux capitaux. Tout ce que cette émulation les force de rabattre sur
les prétentions extrêmes dont je viens d'assigner les limites, se
résolvant en une diminution dans le prix du produit, est donc un
profit net, un gain _gratuit_ pour le consommateur, c'est-à-dire pour
l'humanité!

Ici, il est clair que la _gratuité_ ne peut jamais être absolue;
puisque tout capital représente une peine, il y a toujours en lui le
principe de la rémunération.

Les transactions relatives au Capital sont soumises à la loi
universelle des échanges, qui ne s'accomplissent que parce qu'il y a
pour les deux contractants avantage à les accomplir, encore que cet
avantage, qui tend à s'égaliser, puisse être accidentellement plus
grand pour l'un que pour l'autre. Il y a à la rétribution du capital
une limite au delà de laquelle on n'emprunte plus; cette limite est
_zéro-service_ pour l'emprunteur. De même, il y a une limite en deçà
de laquelle on ne prête pas; cette limite, c'est _zéro-rétribution_
pour le prêteur. Cela est évident de soi. Que la prétention d'un des
contractants soit poussée au point de réduire à _zéro_ l'avantage
de l'autre, et le prêt est impossible. La rémunération du capital
oscille entre ces deux termes extrêmes, poussée vers la limite
supérieure par la Concurrence des emprunteurs, ramenée vers la limite
inférieure par la Concurrence des prêteurs; de telle sorte que, par
une nécessité en harmonie avec la justice, elle s'élève quand le
capital est rare et s'abaisse quand il abonde.

Beaucoup d'économistes pensent que le nombre des emprunteurs
s'accroît plus rapidement qu'il n'est possible au capital de se
former, d'où il s'ensuivrait que la tendance naturelle de l'intérêt
est vers la hausse. Le _fait_ est décisif en faveur de l'opinion
contraire, et nous voyons partout la civilisation faire baisser le
loyer des capitaux. Ce loyer se payait, dit-on, 30 ou 40 pour cent
à Rome; il se paye encore 20 pour cent au Brésil, 10 pour cent à
Alger, 8 pour cent en Espagne, 6 pour cent en Italie, 5 pour cent
en Allemagne, 4 pour cent en France, 3 pour cent en Angleterre et
moins encore en Hollande. Or tout ce que le progrès anéantit sur le
loyer des capitaux, perdu pour les capitalistes, n'est pas perdu pour
l'humanité. Si l'intérêt, parti de 40, arrive à 2 pour cent, c'est
38 parties sur 40 dont tous les produits seront dégrévés pour cet
élément des frais de production. Ils parviendront au consommateur
affranchis de cette charge dans la proportion des 19 vingtièmes;
c'est une force qui, comme les _agents naturels_, comme les
_procédés_ expéditifs, se résout en _abondance_, en _égalisation_,
et, définitivement, en Élévation du niveau général de l'espèce
humaine.

Il me reste à dire quelques mots de la Concurrence que le travail se
fait à lui-même, sujet qui, dans ces derniers temps, a suscité tant
de déclamations sentimentalistes! Mais quoi! n'est-il pas épuisé,
pour le lecteur attentif, par tout ce qui précède? J'ai prouvé
que, grâce à l'action de la Concurrence, les hommes ne pouvaient
pas longtemps recevoir une rémunération anormale pour le concours
des _forces naturelles_, pour la connaissance des _procédés_, ou
la possession des _instruments_ au moyen desquels on s'empare de
ces forces. C'est prouver que les efforts tendent à s'échanger sur
le pied de l'égalité, ou, en d'autres termes, que la valeur tend à
se proportionner au travail. Dès lors, je ne vois vraiment pas ce
qu'on peut appeler la Concurrence des travailleurs; je vois moins
encore comment elle pourrait empirer leur condition, puisque, à ce
point de vue, les travailleurs, ce sont les consommateurs eux-mêmes;
la classe laborieuse, c'est tout le monde, c'est justement cette
grande Communauté qui recueille, en définitive, les bienfaits de la
Concurrence et tout le bénéfice des valeurs successivement anéanties
par le progrès.

L'évolution est celle-ci: Les services s'échangent contre les
services, ou les valeurs contre les valeurs. Quand un homme (ou une
classe d'hommes) s'empare d'un agent naturel ou d'un procédé, sa
prétention se règle, non sur la peine qu'il prend, mais sur la peine
qu'il épargne aux autres. Il pousse ses exigences jusqu'à l'extrême
limite, sans jamais pouvoir néanmoins empirer la condition d'autrui.
Il donne à ses services la plus grande valeur possible. Mais
graduellement, par l'action de la Concurrence, cette valeur tend à se
proportionner à la peine prise; en sorte que l'évolution se conclut
quand des peines égales s'échangent contre des peines égales, chacune
d'elles servant de véhicule à une masse toujours croissante d'utilité
gratuite au profit de la communauté entière. Cela étant ainsi, ce
serait tomber dans une contradiction choquante que de venir dire: La
Concurrence fait du tort aux travailleurs.

Cependant, on le répète sans cesse, on en est même très-convaincu.
Pourquoi? Parce que par ce mot _travailleur_ on n'entend pas la
grande communauté laborieuse, mais une classe particulière. On
divise la communauté en deux. On met d'un côté tous ceux qui ont des
capitaux, qui vivent en tout ou en partie sur des travaux antérieurs,
ou sur des travaux intellectuels, ou sur l'impôt; de l'autre, on
place les hommes qui n'ont que leurs bras, les salariés, et, pour me
servir de l'expression consacrée, les prolétaires. On considère les
rapports de ces deux classes, et l'on se demande si, dans l'état de
ces rapports, la Concurrence que se font entre eux les salariés ne
leur est pas funeste.

On dit: La situation des hommes de cette dernière classe est
essentiellement précaire. Comme ils reçoivent leur salaire au jour le
jour, ils vivent aussi au jour le jour. Dans le débat, qui, sous un
régime libre, précède toute stipulation, ils ne peuvent pas attendre,
il faut qu'ils trouvent du travail pour demain à quelque condition
que ce soit, sous peine de mort; si ce n'est pas rigoureusement vrai
de tous, c'est vrai de beaucoup d'entre eux, et cela suffit pour
abaisser la classe entière, car ce sont les plus pressés, les plus
misérables qui capitulent les premiers et font le taux général des
salaires. Il en résulte que le salaire tend à se mettre au niveau de
ce qui est rigoureusement nécessaire pour vivre; et, dans cet état de
choses, l'intervention du moindre surcroît de Concurrence entre les
travailleurs est une véritable calamité, car il ne s'agit pas pour
eux d'un bien-être diminué, mais de la vie rendue impossible.

Certes, il y a beaucoup de vrai, beaucoup trop de vrai _en fait_,
dans cette allégation. Nier les souffrances et l'abaissement de cette
classe d'hommes qui accomplit la partie matérielle dans l'oeuvre de
la production, ce serait fermer les yeux à la lumière.--À vrai dire,
c'est à cette situation déplorable d'un grand nombre de nos frères
que se rapporte ce qu'on a nommé avec raison le _problème social_;
car, encore que les autres classes de la société soient visitées
aussi par bien des inquiétudes, bien des souffrances, des péripéties,
des crises, des convulsions économiques, il est pourtant vrai de
dire que la _liberté_ serait probablement acceptée comme solution
du problème, si elle ne paraissait impuissante à guérir cette plaie
douloureuse qu'on nomme le Paupérisme.

Et puisque c'est là surtout que réside le problème social, le lecteur
comprendra que je ne puis l'aborder ici. Plût à Dieu que la solution
sortît du livre tout entier, mais évidemment elle ne peut sortir d'un
chapitre!

J'expose maintenant des lois générales que je crois harmoniques, et
j'ai la confiance que le lecteur commence à se douter aussi que ces
lois existent, qu'elles agissent dans le sens de la communauté et par
conséquent de l'égalité. Mais je n'ai pas nié que l'action de ces
lois ne fût profondément troublée par des causes perturbatrices. Si
donc nous rencontrons en ce moment un _fait_ choquant d'inégalité,
comment le pourrions-nous juger avant de connaître et les lois
régulières de l'ordre social et les causes perturbatrices de ces lois?

D'un autre côté, je n'ai nié ni le mal ni sa mission. J'ai cru
pouvoir annoncer que, le _libre arbitre_ ayant été donné à l'homme,
il ne fallait pas réserver le nom d'_harmonie_ à un ensemble d'où
le malheur serait exclu; car le libre arbitre implique l'erreur, au
moins comme possible, et l'erreur, c'est le mal. L'Harmonie sociale,
comme tout ce qui concerne l'homme, est relative; le mal est un de
ses rouages nécessaires destiné à vaincre l'erreur, l'ignorance,
l'injustice, en mettant en oeuvre deux grandes lois de notre nature:
la responsabilité et la solidarité.

Maintenant le paupérisme existant de fait, faut-il l'imputer aux lois
naturelles qui régissent l'ordre social--ou bien à des institutions
humaines qui agiraient en sens contraire de ces lois,--ou, enfin, à
ceux-là mêmes qui en sont les victimes et qui auraient appelé sur
leurs têtes ce sévère châtiment de leurs erreurs et de leurs fautes?

En d'autres termes: le paupérisme existe-t-il par destination
providentielle,--ou, au contraire, par ce qu'il reste d'artificiel
dans notre organisation politique--ou comme rétribution personnelle?
Fatalité,--Injustice,--Responsabilité, à laquelle de ces trois causes
faut-il attribuer l'effroyable plaie?

Je ne crains pas de dire: Elle ne peut résulter des lois naturelles
qui ont fait jusqu'ici l'objet de nos études, puisque ces lois
tendent toutes à l'égalisation dans l'amélioration, c'est-à-dire à
rapprocher tous les hommes d'un même niveau qui s'élève sans cesse.
Ce n'est donc pas le moment d'approfondir le problème de la misère.

En ce moment, si nous voulons considérer à part cette classe
de travailleurs qui exécute la partie la plus matérielle de la
production et qui, en général, désintéressée de l'oeuvre, vit sur
une rétribution fixe qu'on nomme _salaire_, la question que nous
aurions à nous poser serait celle-ci: abstraction faite des bonnes ou
mauvaises institutions économiques, abstraction faite des maux que
les prolétaires peuvent encourir par leur faute--quel est, à leur
égard, l'effet de la Concurrence?

Pour cette classe comme pour toutes, l'action de la Concurrence
est double. Ils la sentent comme acheteurs et comme vendeurs de
services. Le tort de tous ceux qui écrivent sur ces matières est
de ne jamais voir qu'un côté de la question, comme des physiciens
qui, ne connaissant que la force centrifuge, croient et prophétisent
sans cesse que tout est perdu. Passez-leur la fausse donnée, et
vous verrez avec quelle irréprochable logique ils vous mèneront à
leur sinistre conclusion. Il en est ainsi des lamentations que les
socialistes fondent sur l'observation exclusive de la Concurrence
centrifuge, si je puis parler ainsi; ils oublient de tenir compte
de la Concurrence centripète, et cela suffit pour réduire leurs
doctrines à une puérile déclamation. Ils oublient que le travailleur,
quand il se présente sur le marché avec le salaire qu'il a gagné,
est un centre où aboutissent des industries innombrables, et qu'il
profite alors de la Concurrence universelle dont elles se plaignent
toutes tour à tour.

Il est vrai que le prolétaire, quand il se considère comme
producteur, comme offreur de travail ou de services, se plaint aussi
de la concurrence. Admettons donc qu'elle lui profite d'une part, et
qu'elle le gêne de l'autre; il s'agit de savoir si la balance lui est
favorable, ou défavorable, ou s'il y a compensation.

Je me serais bien mal expliqué si le lecteur ne comprenait pas que,
dans ce mécanisme merveilleux, le jeu des concurrences, en apparence
antagoniques, aboutit à ce résultat singulier et consolant qu'il
y a balance favorable pour tout le monde à la fois, à cause de
l'Utilité gratuite agrandissant sans cesse le cercle de la production
et tombant sans cesse dans le domaine de la Communauté. Or, ce qui
devient commun profite à tous sans nuire à personne; on peut même
ajouter, et cela est mathématique, profite à chacun en proportion
de sa misère antérieure. C'est cette portion d'utilité _gratuite_,
forcée par la Concurrence de devenir _commune_, qui fait que les
valeurs tendent à devenir proportionnelles au travail, ce qui est au
profit évident du travailleur. C'est elle aussi qui explique cette
solution sociale, que je tiens constamment sous les yeux du lecteur,
et qui ne peut nous être voilée que par les illusions de l'habitude:
pour un travail déterminé, chacun obtient une somme de satisfactions
qui tend à s'accroître et à s'égaliser.

Au reste, la condition du travailleur ne résulte pas d'une loi
économique, mais de toutes; la connaître, découvrir ses perspectives,
son avenir, c'est l'économie politique tout entière; car peut-il
y avoir autre chose, au point de vue de cette science, que des
travailleurs?... Je me trompe, il y a encore des spoliateurs.
Qu'est-ce qui fait l'équivalence des services? La liberté. Qu'est-ce
qui altère l'équivalence des services? L'oppression. Tel est le
cercle que nous avons à parcourir.

Quant au sort de cette classe de travailleurs qui accomplit l'oeuvre
la plus immédiate de la production, il ne pourra être apprécié que
lorsque nous serons en mesure de connaître comment la loi de la
Concurrence se combine avec celles des Salaires et de la Population,
et aussi avec les effets perturbateurs des taxes inégales et des
monopoles.

Je n'ajouterai que quelques mots relativement à la Concurrence.
Il est bien clair que diminuer la masse des satisfactions qui se
répartissent entre les hommes, est un résultat étranger à sa nature.
Affecte-t-elle, dans le sens de l'inégalité, cette répartition?
S'il est quelque chose d'évident au monde, c'est qu'après avoir, si
je puis m'exprimer ainsi, attaché à chaque service, à chaque valeur
une plus grande proportion d'utilité, la Concurrence travaille
incessamment à niveler les services eux-mêmes, à les rendre
proportionnels aux efforts. N'est-elle pas, en effet, l'aiguillon qui
pousse vers les carrières fécondes, hors des carrières stériles? Son
action propre est donc de réaliser de plus en plus l'égalité, tout en
élevant le niveau social.

Entendons-nous cependant sur ce mot égalité. Il n'implique pas pour
tous les hommes des rémunérations identiques, mais proportionnelles à
la quantité et même à la qualité de leurs efforts.

Une foule de circonstances contribuent à rendre inégale la
rémunération du travail (je ne parle ici que du travail libre, soumis
à la Concurrence); si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que,
presque toujours juste et nécessaire, cette inégalité prétendue n'est
que de l'égalité réelle.

Toutes choses égales d'ailleurs, il y a plus de profits aux travaux
dangereux qu'à ceux qui ne le sont pas; aux états qui exigent un
long apprentissage et des déboursés longtemps improductifs, ce qui
suppose, dans la famille, le long exercice de certaines vertus, qu'à
ceux où suffit la force musculaire; aux professions qui réclament la
culture de l'esprit et font naître des goûts délicats, qu'aux métiers
où il ne faut que des bras. Tout cela n'est-il pas juste? Or, la
_Concurrence_ établit nécessairement ces distinctions; la société n'a
pas besoin que Fourier ou M. L. Blanc en décident.

Parmi ces circonstances, celle qui agit de la manière la plus
générale, c'est l'inégalité de l'instruction; or, ici comme partout,
nous voyons la Concurrence exercer sa double action, niveler les
classes et élever la société.

Si l'on se représente la société comme composée de deux couches
superposées, dans l'une desquelles domine le principe intelligent,
et dans l'autre le principe de la force brute, et si l'on étudie les
rapports naturels de ces deux couches, on distingue aisément une
force d'attraction dans la première, une force d'aspiration dans la
seconde, qui concourent à leur fusion. L'inégalité même des profits
souffle dans la couche inférieure une ardeur inextinguible vers la
région du bien-être et des loisirs, et cette ardeur est secondée par
le rayonnement des clartés qui illuminent les classes élevées. Les
méthodes d'enseignement se perfectionnent; les livres baissent de
prix; l'instruction s'acquiert en moins de temps et à moins de frais;
la science, monopolisée par une classe ou même une caste, voilée
par une langue morte ou scellée dans une écriture hiéroglyphique,
s'écrit et s'imprime en langue vulgaire, pénètre, pour ainsi dire,
l'atmosphère et se respire comme l'air.

Mais ce n'est pas tout; en même temps qu'une instruction plus
universelle et plus égale rapproche les deux couches sociales,
des phénomènes économiques très-importants et qui se rattachent à
la grande loi de la Concurrence viennent accélérer la fusion. Le
progrès de la mécanique diminue sans cesse la proportion du travail
brut. La division du travail, en simplifiant et isolant chacune des
opérations qui concourent à un résultat productif, met à la portée
de tous les industries qui ne pouvaient d'abord être exercées que
par quelques-uns. Il y a plus: un ensemble de travaux qui suppose,
à l'origine, des connaissances très-variées, par le seul bénéfice
des siècles, tombe, sous le nom de _routine_, dans la sphère
d'action des classes les moins instruites; c'est ce qui est arrivé
pour l'agriculture. Des procédés agricoles qui, dans l'antiquité,
méritèrent à ceux qui les ont révélés au monde les honneurs de
l'apothéose, sont aujourd'hui l'héritage et presque le monopole
des hommes les plus grossiers, et à tel point que cette branche si
importante de l'industrie humaine est, pour ainsi dire, entièrement
soustraite aux classes _bien élevées_.

De tout ce qui précède, on peut tirer une fausse conclusion et dire:
«Nous voyons bien la Concurrence abaisser les rémunérations dans
tous les pays, dans toutes les carrières, dans tous les rangs, et
les niveler _par voie de réduction_; mais alors c'est le salaire du
travail brut, de la peine physique, qui deviendra le type, l'étalon
de toute rémunération.»

Je n'aurais pas été compris, si l'on ne voyait que la _Concurrence_,
qui travaille à ramener toutes les rémunérations excessives vers
une moyenne de plus en plus uniforme, élève _nécessairement_ cette
moyenne; elle froisse, j'en conviens, les hommes en tant que
producteurs; mais c'est pour améliorer la condition générale de
l'espèce humaine au seul point de vue qui puisse raisonnablement
la relever, celui du bien-être, de l'aisance, des loisirs, du
perfectionnement intellectuel et moral, et, pour tout dire en un mot,
au point de vue de la _consommation_.

Dira-t-on qu'en fait l'humanité n'a pas fait les progrès que cette
théorie semble impliquer?

Je répondrai d'abord que, dans les sociétés modernes, la Concurrence
est loin de remplir la sphère naturelle de son action; nos lois la
contrarient au moins autant qu'elles la favorisent; et, quand on se
demande si l'inégalité des conditions est due à sa présence ou à son
absence, il suffit de voir quels sont les hommes qui tiennent le haut
du pavé et nous éblouissent par l'éclat de leur fortune scandaleuse,
pour s'assurer que l'inégalité, en ce qu'elle a d'artificiel et
d'injuste, a pour base la conquête, les monopoles, les restrictions,
les offices privilégiés, les hautes fonctions, les grandes places,
les marchés administratifs, les emprunts publics, toutes choses
auxquelles la Concurrence n'a rien à voir.

Ensuite, je crois que l'on méconnaît le progrès réel qu'a fait
l'humanité depuis l'époque très-récente à laquelle on doit assigner
l'affranchissement partiel du travail. On a dit, avec raison,
qu'il fallait beaucoup de philosophie pour discerner les faits
dont on est sans cesse témoin. Ce que consomme une famille honnête
et laborieuse de la classe ouvrière ne nous étonne pas, parce que
l'habitude nous a familiarisés avec cet étrange phénomène. Si
cependant nous comparions le bien-être auquel elle est parvenue avec
la condition qui serait son partage, dans l'hypothèse d'un ordre
social d'où la Concurrence serait exclue; si les statisticiens,
armés d'un instrument de précision, pouvaient mesurer, comme avec
un dynamomètre, le rapport de son travail avec ses satisfactions à
deux époques différentes, nous reconnaîtrions que la liberté, toute
restreinte qu'elle est encore, a accompli en sa faveur un prodige que
sa perpétuité même nous empêche de remarquer. Le contingent d'efforts
humains qui, pour un résultat donné, a été anéanti, est vraiment
incalculable. Il a été un temps où la journée de l'artisan n'aurait
pu suffire à lui procurer le plus grossier almanach. Aujourd'hui,
avec cinq centimes, ou la cinquantième partie de son salaire d'un
jour, il obtient une gazette qui contient la matière d'un volume.
Je pourrais faire la même remarque pour le vêtement, la locomotion,
le transport, l'éclairage et une multitude de satisfactions. À quoi
est dû ce résultat? À ce qu'une énorme proportion du travail humain
rémunérable a été mise à la charge des forces gratuites de la nature.
C'est une valeur anéantie, il n'y a plus à la rétribuer. Elle a
été remplacée, sous l'action de la Concurrence, par de l'utilité
commune et gratuite. Et, qu'on le remarque bien: quand, par suite du
progrès, le prix d'un produit quelconque vient à baisser, le travail,
_épargné_, pour l'obtenir, à l'acquéreur pauvre, est toujours
proportionnellement plus grand que celui épargné à l'acquéreur riche;
cela est mathématique.

Enfin, ce flux toujours grossissant d'utilités que le travail verse
et que la concurrence distribue dans toutes les veines du corps
social ne se résume pas tout en bien-être; il s'absorbe, en grande
partie, dans le flot de générations de plus en plus nombreuses; il
se résout en accroissement de population, selon des lois qui ont une
connexité intime avec le sujet qui nous occupe et qui seront exposées
dans un autre chapitre.

Arrêtons-nous un moment et jetons un coup d'oeil rapide sur l'espace
que nous venons de parcourir.

L'homme a des besoins qui n'ont pas de limites; il forme des
désirs qui sont insatiables. Pour y pourvoir, il a des matériaux
et des agents qui lui sont fournis par la nature, des facultés,
des instruments, toutes choses que le _travail_ met en oeuvre. Le
travail est la ressource qui a été le plus également départie à
tous; chacun cherche instinctivement, fatalement, à lui associer le
plus de forces naturelles, le plus de capacité innée ou acquise,
le plus de capitaux qu'il lui est possible, afin que le résultat
de cette coopération soit plus d'utilités produites, ou, ce qui
revient au même, plus de satisfactions acquises. Ainsi le concours
toujours plus actif des agents naturels, le développement indéfini
de l'intelligence, l'accroissement progressif des capitaux, amènent
ce phénomène, étrange au premier coup d'oeil, qu'une quantité de
travail donnée fournisse une somme d'utilités toujours croissante, et
que chacun puisse, sans dépouiller personne, atteindre à une masse
de consommation hors de proportion avec ce que ses propres efforts
pourraient réaliser.

Mais ce phénomène, résultat de l'harmonie divine que la Providence
a répandue dans le mécanisme de la société, aurait tourné contre
la société elle-même, en y introduisant le germe d'une inégalité
indéfinie, s'il ne se combinait avec une autre harmonie non moins
admirable, la Concurrence, qui est une des branches de la grande loi
de la _solidarité_ humaine.

En effet, s'il était possible que l'individu, la famille, la classe,
la nation, qui se trouvent à portée de certains avantages naturels,
ou qui ont fait dans l'industrie une découverte importante, ou qui
ont acquis par l'épargne les instruments de la production, s'il
était possible, dis-je, qu'ils fussent soustraits d'une manière
permanente à la loi de la Concurrence, il est clair que cet individu,
cette famille, cette nation auraient à tout jamais le monopole
d'une rémunération exceptionnelle, aux dépens de l'humanité. Où en
serions-nous, si les habitants des régions équinoxiales, affranchis
entre eux de toute rivalité, pouvaient, en échange de leur sucre, de
leur café, de leur coton, de leurs épiceries, exiger de nous, non
pas la restitution d'un travail égal au leur, mais une peine égale à
celle qu'il nous faudrait prendre nous-mêmes pour produire ces choses
sous notre rude climat? Quelle incalculable distance séparerait les
diverses conditions des hommes, si la race de Cadmus était la seule
qui sût lire; si nul n'était admis à manier une charrue à moins de
prouver qu'il descend en droite ligne de Triptolème; si seuls, les
descendants de Guttenberg pouvaient imprimer, les fils d'Arkwright
mettre en mouvement une filature, les neveux de Watt faire fumer
la cheminée d'une locomotive? Mais la Providence n'a pas voulu
qu'il en fût ainsi. Elle a placé dans la machine sociale un ressort
qui n'a rien de plus surprenant que sa puissance, si ce n'est sa
simplicité; ressort par l'opération duquel toute force productive,
toute supériorité de procédé, tout avantage, en un mot, qui n'est
pas du _travail_ propre, s'écoule entre les mains du producteur, ne
s'y arrête, sous forme de rémunération exceptionnelle, que le temps
nécessaire pour exciter son zèle, et vient, en définitive, grossir
le patrimoine commun et gratuit de l'humanité, et s'y résoudre en
satisfactions individuelles toujours progressives, toujours plus
également réparties; ce ressort, c'est la _Concurrence_. Nous avons
vu ses effets économiques; il nous resterait à jeter un rapide regard
sur quelques-unes de ses conséquences politiques et morales. Je me
bornerai à indiquer les plus importantes.

Des esprits superficiels ont accusé la Concurrence d'introduire
l'_antagonisme_ parmi les hommes. Cela est vrai et inévitable tant
qu'on ne les considère que dans leur qualité de producteurs; mais
placez-vous au point de vue de la consommation, et vous verrez la
Concurrence elle-même rattacher les individus, les familles, les
classes, les nations et les races, par les liens de l'universelle
fraternité.

Puisque les biens qui semblent être d'abord l'apanage de quelques-uns
deviennent, par un admirable décret de la munificence divine, le
patrimoine commun de tous; puisque les _avantages naturels_ de
situation, de fertilité, de température, de richesses minéralogiques
et même d'aptitude industrielle, ne font que glisser sur les
producteurs, à cause de la Concurrence qu'ils se font entre eux,
et tournent exclusivement au profit des consommateurs; il s'ensuit
qu'il n'est aucun pays qui ne soit intéressé à l'avancement de tous
les autres. Chaque progrès qui se fait à l'Orient est une richesse
en perspective pour l'Occident. Du combustible découvert dans le
Midi, c'est du froid épargné aux hommes du Nord. La Grande-Bretagne
a beau faire faire des progrès à ses filatures, ce ne sont pas
ses capitalistes qui en recueillent le bienfait, car l'intérêt de
l'argent ne hausse pas; ce ne sont pas ses ouvriers, car le salaire
reste le même; mais, à la longue, c'est le Russe, c'est le Français,
c'est l'Espagnol, c'est l'humanité, en un mot, qui obtient des
satisfactions égales avec moins de peine, ou, ce qui revient au même,
des satisfactions supérieures, à peine égale.

Je n'ai parlé que des biens; j'aurais pu en dire autant des maux qui
frappent certains peuples ou certaines régions. L'action propre
de la Concurrence est de rendre général ce qui était particulier.
Elle agit exactement sur le principe des _assurances_. Un fléau
ravage-t-il les terres des agriculteurs, ce sont les mangeurs de pain
qui en souffrent. Un impôt injuste atteint-il la vigne en France,
il se traduit en _cherté du vin_ pour tous les buveurs de la terre:
ainsi les biens et les maux qui ont quelque permanence ne font que
glisser sur les individualités, les classes, les peuples; leur
destinée providentielle est d'aller, à la longue, affecter l'humanité
tout entière, et élever ou abaisser le niveau de sa condition. Dès
lors, envier à quelque peuple que ce soit la fertilité de son sol,
ou la beauté de ses ports et de ses fleuves, ou la chaleur de son
soleil, c'est méconnaître des biens auxquels nous sommes appelés
à participer; c'est dédaigner l'_abondance_ qui nous est offerte;
c'est regretter la _fatigue_ qui nous est épargnée. Dès lors, les
jalousies nationales ne sont pas seulement des sentiments pervers,
ce sont encore des sentiments absurdes. Nuire à autrui, c'est se
nuire à soi-même; semer des obstacles dans la voie des autres,
tarifs, coalitions ou guerres, c'est embarrasser sa propre voie.
Dès lors, les passions mauvaises ont leur châtiment comme les
sentiments généreux ont leur récompense. L'inévitable sanction d'une
exacte justice distributive parle à l'intérêt, éclaire l'opinion,
proclame et doit faire prévaloir enfin, parmi les hommes, cette
maxime d'éternelle vérité: L'utile, c'est un des aspects du juste; la
liberté, c'est la plus belle des harmonies sociales; l'équité, c'est
la meilleure politique.

Le christianisme a introduit dans le monde le grand principe de
la fraternité humaine. Il s'adresse au coeur, au sentiment, aux
nobles instincts. L'économie politique vient faire accepter le même
principe à la froide raison, et, montrant l'enchaînement des effets
aux causes, réconcilier, dans un consolant accord, les calculs de
l'intérêt le plus vigilant avec les inspirations de la morale la
plus sublime.

Une seconde conséquence qui découle de cette doctrine, c'est que
la société est une véritable _communauté_. MM. Owen et Cabet
peuvent s'épargner le soin de rechercher la solution du grand
problème _communiste_; elle est toute trouvée: elle résulte, non
de leurs despotiques combinaisons, mais de l'organisation que Dieu
a donnée à l'homme et à la société. Forces naturelles, procédés
expéditifs, instruments de production, tout est _commun_ entre les
hommes, ou tend à le devenir, tout, _hors la peine_, le travail,
l'effort individuel. Il n'y a, il ne peut y avoir entre eux qu'une
_inégalité_, que les communistes les plus absolus admettent, celle
qui résulte de l'inégalité des efforts. Ce sont ces efforts qui
s'échangent les uns contre les autres à prix débattu. Tout ce que
la nature, le génie des siècles et la prévoyance humaine ont mis
d'utilité dans les produits échangés, est donné _par-dessus le
marché_. Les rémunérations réciproques ne s'adressent qu'aux efforts
respectifs, soit actuels sous le nom de travail, soit préparatoires
sous le nom de capital; c'est donc la communauté dans le sens le
plus rigoureux du mot, à moins qu'on ne veuille prétendre que le
contingent personnel de la satisfaction doit être égal, encore que le
contingent de la peine ne le soit pas, ce qui serait, certes, la plus
inique et la plus monstrueuse des inégalités: j'ajoute, et la plus
funeste, car elle ne tuerait pas la Concurrence; seulement elle lui
donnerait une action inverse; on lutterait encore, mais on lutterait
de paresse, d'inintelligence et d'imprévoyance.

Enfin la doctrine si simple, et, selon notre conviction, si vraie
que nous venons de développer, fait sortir du domaine de la
déclamation, pour le faire entrer dans celui de la démonstration
rigoureuse, le grand principe de la _perfectibilité_ humaine.--De
ce mobile interne, qui ne se repose jamais dans le sein de
l'individualité, et qui la porte à améliorer sa condition, naît le
progrès des arts, qui n'est autre chose que le concours progressif
de forces étrangères par leur nature à toute rémunération.--De la
Concurrence naît l'attribution à la communauté des avantages d'abord
individuellement obtenus. L'intensité de la peine requise pour
chaque résultat donné va se restreignant sans cesse au profit du
genre humain, qui voit ainsi s'élargir, de génération en génération,
le cercle de ses satisfactions, de ses loisirs, et s'élever le
niveau de son perfectionnement physique, intellectuel et moral; et
par cet arrangement, si digne de notre étude et de notre éternelle
admiration, on voit clairement l'humanité se relever de sa déchéance.

Qu'on ne se méprenne pas à mes paroles. Je ne dis point que toute
fraternité, toute communauté, toute perfectibilité sont renfermées
dans la Concurrence. Je dis qu'elle s'allie, qu'elle se combine à
ces trois grands dogmes sociaux, qu'elle en fait partie, qu'elle les
manifeste, qu'elle est un des plus puissants agents de leur sublime
réalisation.

Je me suis attaché à décrire les effets généraux et, par conséquent,
bienfaisants de la Concurrence; car il serait impie de supposer
qu'aucune grande loi de la nature pût en produire qui fussent à
la fois nuisibles et permanents; mais je suis loin de nier que
son action ne soit accompagnée de beaucoup de froissements et de
souffrances. Il me semble même que la théorie qui vient d'être
exposée explique et ces souffrances et les plaintes inévitables
qu'elles excitent. Puisque l'oeuvre de la Concurrence consiste à
_niveler_, nécessairement elle doit contrarier quiconque élève
au-dessus du niveau sa tête orgueilleuse. On comprend que chaque
producteur, afin de mettre son travail à plus haut prix, s'efforce
de retenir le plus longtemps possible l'usage exclusif d'un _agent_,
d'un _procédé_, ou d'un _instrument_ de production. Or la Concurrence
ayant justement pour mission et pour résultat d'enlever cet usage
exclusif à l'individualité pour en faire une propriété _commune_, il
est fatal que tous les hommes, en tant que producteurs, s'unissent
dans un concert de malédictions contre la _Concurrence_. Ils ne se
peuvent réconcilier avec elle qu'en appréciant leurs rapports avec la
consommation; en se considérant non point en tant que membres d'une
coterie, d'une corporation, mais en tant qu'hommes.

L'économie politique, il faut le dire, n'a pas encore assez fait
pour dissiper cette funeste illusion, source de tant de haines, de
calamités, d'irritations et de guerres; elle s'est épuisée, par
une préférence peu scientifique, à analyser les phénomènes de la
production; sa nomenclature même, toute commode qu'elle est, n'est
pas en harmonie avec son objet. Agriculture, manufacture, commerce,
c'est là une classification excellente peut-être, quand il s'agit de
décrire les _procédés_ des arts; mais cette description, capitale en
technologie, est à peine accessoire en économie sociale: j'ajoute
qu'elle y est essentiellement dangereuse. Quand on a classé les
hommes en agriculteurs, fabricants et négociants, de quoi peut-on
leur parler, si ce n'est de leurs intérêts de classe, de ces
intérêts spéciaux que heurte la Concurrence et qui sont mis en
opposition avec le bien général? Ce n'est pas pour les agriculteurs
qu'il y a une agriculture, pour les manufacturiers qu'il y a des
manufactures, pour les négociants qu'il se fait des échanges, mais
afin que les hommes aient à leur disposition le plus possible de
produits de toute espèce. Les lois de la _consommation_, ce qui
la favorise, l'égalise et la moralise: voilà l'intérêt vraiment
social, vraiment humanitaire; voilà l'objet réel de la science;
voilà sur quoi elle doit concentrer ses vives clartés: car c'est
là qu'est le lien des classes, des nations, des races, le principe
et l'explication de la fraternité humaine. C'est donc avec regret
que nous voyons les économistes vouer des facultés puissantes,
dépenser une somme prodigieuse de sagacité à l'anatomie de la
production, rejetant au fond de leurs livres, dans des chapitres
complémentaires, quelques brefs lieux communs sur les phénomènes de
la consommation. Que dis-je! on a vu naguère un professeur, célèbre
à juste titre, supprimer entièrement cette partie de la science,
s'occuper des _moyens_ sans jamais parler du _résultat_, et bannir
de son cours tout ce qui concerne la _consommation des richesses_,
comme appartenant, disait-il, à la morale, et non à l'économie
politique. Faut-il être surpris que le public soit plus frappé des
inconvénients de la Concurrence que de ses avantages, puisque les
premiers l'affectent au point de vue spécial de la _production_ dont
on l'entretient sans cesse, et les seconds au point de vue général de
la consommation dont on ne lui dit jamais rien?

Au surplus, je le répète, je ne nie point, je ne méconnais pas et
je déplore comme d'autres les douleurs que la Concurrence inflige
aux hommes; mais est-ce une raison pour fermer les yeux sur le
bien qu'elle réalise? Ce bien, il est d'autant plus consolant de
l'apercevoir, que la Concurrence, je le crois, est, comme les grandes
lois de la nature, indestructible; si elle pouvait mourir, elle
aurait succombé sans doute sous la résistance universelle de tous les
hommes qui ont jamais concouru à la création d'un produit, depuis le
commencement du monde, et spécialement sous la _levée en masse_ de
tous les réformateurs modernes. Mais s'ils ont été assez fous, ils
n'ont pas été assez forts.

Et quel est, dans le monde, le principe progressif dont l'action
bienfaisante ne soit pas mêlée, surtout à l'origine, de beaucoup de
douleurs et de misères?--Les grandes agglomérations d'êtres humains
favorisent l'essor de la pensée, mais souvent elles dérobent la
vie privée au frein de l'opinion, et servent d'abri à la débauche
et au crime.--La richesse unie au loisir enfante la culture de
l'intelligence, mais elle enfante aussi le luxe et la morgue chez les
grands, l'irritation et la convoitise chez les petits.--L'imprimerie
fait pénétrer la lumière et la vérité dans toutes les couches
sociales, mais elle y porte aussi le doute douloureux et l'erreur
subversive.--La liberté politique a déchaîné assez de tempêtes et
de révolutions sur le globe, elle a assez profondément modifié les
simples et naïves habitudes des peuples primitifs, pour que de graves
esprits se soient demandé s'ils ne préféraient pas la tranquillité à
l'ombre du despotisme.--Et le christianisme lui-même a jeté la grande
semence de l'amour et de la charité sur une terre abreuvée du sang
des martyrs.

Comment est-il entré dans les desseins de la bonté et de la justice
infinies que le bonheur, d'une région ou d'un siècle soit acheté par
les souffrances d'un autre siècle ou d'une autre région? Quelle est
la pensée divine qui se cache sous cette grande et irrécusable loi
de la _solidarité_, dont la _Concurrence_ n'est qu'un des mystérieux
aspects? La science humaine l'ignore. Ce qu'elle sait, c'est que le
bien s'étend toujours et le mal se restreint sans cesse. À partir
de l'état social, tel que la conquête l'avait fait, où il n'y avait
que des maîtres et des esclaves, et où l'inégalité des conditions
était extrême, la _Concurrence_ n'a pu travailler à rapprocher les
rangs, les fortunes, les intelligences, sans infliger des maux
individuels dont, à mesure que l'oeuvre s'accomplit, l'intensité
va toujours s'affaiblissant comme les vibrations du son, comme
les oscillations du pendule. Aux douleurs qu'elle lui réserve
encore, l'humanité apprend chaque jour à opposer deux puissants
remèdes, la _prévoyance_, fruit de l'expérience et des lumières, et
l'_association_, qui est la prévoyance organisée.

       *       *       *       *       *

Dans cette première partie de l'oeuvre, hélas! trop hâtive, que
je soumets au public, je me suis efforcé de tenir son attention
fixée sur la ligne de démarcation, toujours mobile, mais toujours
distincte, qui sépare les deux régions du monde économique:--La
collaboration naturelle et le travail humain,--la libéralité de Dieu
et l'oeuvre de l'homme,--la gratuité et l'onérosité,--ce qui dans
l'échange se rémunère et ce qui se cède sans rémunération,--l'utilité
totale et l'utilité fractionnelle et complémentaire qui constitue la
Valeur,--la richesse absolue et la richesse relative,--le concours
des forces chimiques ou mécaniques, contraintes d'aider la production
par les instruments qui les asservissent, et la juste rétribution due
au travail qui a créé ces instruments eux-mêmes,--la Communauté et la
Propriété.

Il ne suffisait pas de signaler ces deux ordres de phénomènes, si
essentiellement différents par nature, il fallait encore décrire
leurs relations, et, si je puis m'exprimer ainsi, leurs évolutions
harmoniques. J'ai essayé d'expliquer comment l'oeuvre de la Propriété
consistait à conquérir pour le genre humain de l'utilité, à la jeter
dans le domaine commun, pour voler à de nouvelles conquêtes,--de
telle sorte que chaque effort donné, et, par conséquent, l'ensemble
de tous les efforts--livre sans cesse à l'humanité des satisfactions
toujours croissantes. C'est en cela que consiste le progrès, que les
services humains échangés, tout en conservant leur valeur relative,
servent de véhicule à une proportion toujours plus grande d'utilité
gratuite et, partant, commune. Bien loin donc que les possesseurs de
la valeur, quelque forme qu'elle affecte, usurpent et monopolisent
les dons de Dieu, ils les multiplient sans leur faire perdre ce
caractère de libéralité qui est leur destination providentielle,--la
Gratuité.

À mesure que les satisfactions, mises par le progrès à la charge de
la nature, tombent à raison de ce fait même dans le domaine commun,
elles deviennent _égales_, l'inégalité ne se pouvant concevoir que
dans le domaine des services humains qui se comparent, s'apprécient
les uns par les autres et _s'évaluent_ pour s'échanger.--D'où
il résulte que l'Égalité, parmi les hommes, est nécessairement
progressive.--Elle l'est encore sous un autre rapport, l'action de la
Concurrence ayant pour résultat inévitable de niveler les services
eux-mêmes et de proportionner de plus en plus leur rétribution à leur
mérite.

Jetons maintenant un coup d'oeil sur l'espace qu'il nous reste à
parcourir.

À la limite de la théorie dont les bases ont été jetées dans ce
volume, nous aurons à approfondir:

Les rapports de l'homme, considéré comme producteur et comme
consommateur, avec les phénomènes économiques;

La loi de la Rente foncière;

Celle des Salaires;

Celle du Crédit;

Celle de l'Impôt, qui, nous initiant dans la Politique proprement
dite, nous conduira à comparer les services privés et volontaires aux
services publics et contraints;

Celle de la population.

Nous serons alors en mesure de résoudre quelques problèmes pratiques
encore controversés: Liberté commerciale, Machines, Luxe, Loisir,
Association, Organisation du travail, etc.

Je ne crains pas de dire que le résultat de cette exposition peut
s'exprimer d'avance en ces termes: _Approximation constante de tous
les hommes vers un niveau qui s'élève toujours_,--en d'autres termes:
_Perfectionnement et égalisation_,--en un seul mot: HARMONIE.

Tel est le résultat définitif des arrangements providentiels, des
grandes lois de la nature, alors qu'elles règnent sans obstacles,
quand on les considère en elles mêmes et abstraction faite du
trouble que font subir à leur action l'erreur et la violence. À
la vue de cette Harmonie, l'économiste peut bien s'écrier, comme
fait l'astronome au spectacle des mouvements planétaires, ou le
physiologiste en contemplant l'ordonnance des organes humains:
_Digitus Dei est hic!_

Mais l'homme est une puissance libre, par conséquent faillible. Il
est sujet à l'ignorance, à la passion. Sa volonté, qui peut errer,
entre comme élément dans le jeu des lois économiques; il peut les
méconnaître, les oblitérer, les détourner de leur fin. De même que le
physiologiste, après avoir admiré la sagesse infini dans chacun de
nos organes et de nos viscères, ainsi que dans leurs rapports, les
étudie aussi à l'état anormal, maladif et douloureux, nous aurons à
pénétrer dans un monde nouveau, le monde des perturbations sociales.

Nous nous préparerons à cette nouvelle étude par quelques
considérations sur l'homme lui-même. Il nous serait impossible de
nous rendre compte du _mal social_, de son origine, de ses effets,
de sa mission, des bornes toujours plus étroites dans lesquelles il
se resserre par sa propre action (ce qui constitue ce que j'oserais
presque appeler une dissonance harmonique), si nous ne portions notre
examen sur les conséquences nécessaires du Libre Arbitre, sur les
égarements toujours châtiés de l'Intérêt personnel, sur les grandes
lois de la Responsabilité et de la Solidarité humaines.

Nous avons vu toutes les _Harmonies sociales_ contenues en germe dans
ces deux principes: PROPRIÉTÉ, LIBERTÉ.--Nous verrons que toutes
les _dissonances sociales_ ne sont que le développement de ces deux
autres principes antagoniques aux premiers: SPOLIATION, OPPRESSION.

Et même, les mots Propriété, Liberté n'expriment que deux aspects de
la même idée. Au point de vue économique, la Liberté se rapporte à
l'acte de produire, la Propriété aux produits.--Et puisque la Valeur
a sa raison d'être dans l'acte humain, on peut dire que la Liberté
implique et comprend la Propriété.--Il en est de même de l'Oppression
à l'égard de la Spoliation.

Liberté! voilà, en définitive, le principe harmonique. Oppression!
voilà le principe dissonant; la lutte de ces deux puissances remplit
les annales du genre humain.

Et comme l'Oppression a pour but de réaliser une appropriation
injuste, comme elle se résout et se résume en spoliation, c'est la
Spoliation que je mettrai en scène.

L'homme arrive sur cette terre attaché au joug du besoin, qui est une
peine.

Il n'y peut échapper qu'en s'asservissant au joug du travail, qui est
une peine.

Il n'a donc que le choix des douleurs, et il hait la douleur.

C'est pourquoi il jette ses regards autour de lui, et s'il voit que
son semblable a accumulé des richesses, il conçoit la pensée de se
les approprier. De là la fausse propriété ou la Spoliation.

La Spoliation! voici un élément nouveau dans l'économie des sociétés.

Depuis le jour où il a fait son apparition dans le monde jusqu'au
jour, si jamais il arrive, où il aura complétement disparu,
cet élément affectera profondément tout le mécanisme social;
il troublera, au point de les rendre méconnaissables, les lois
harmoniques que nous nous sommes efforcés de découvrir et de décrire.

Notre tâche ne sera donc accomplie que lorsque nous aurons fait la
complète monographie de la Spoliation.

Peut-être pensera-t-on qu'il s'agit d'un fait accidentel, anormal,
d'une plaie passagère, indigne des investigations de la science.

Mais qu'on y prenne garde. La Spoliation occupe, dans la tradition
des familles, dans l'histoire des peuples, dans les occupations
des individus, dans les énergies physiques et intellectuelles des
classes, dans les arrangements de la société, dans les prévisions des
gouvernements, presque autant de place que la Propriété elle-même.

Oh! non, la Spoliation n'est pas un fléau éphémère, affectant
accidentellement le mécanisme social, et dont il soit permis à la
science économique de faire abstraction.

Cet arrêt a été prononcé sur l'homme dès l'origine: Tu mangeras ton
pain à la sueur de ton front. Il semble que, par là, l'effort et
la satisfaction sont indissolublement unis, et que l'une ne puisse
jamais être que la récompense de l'autre. Mais partout nous voyons
l'homme se révolter contre cette loi, et dire à son frère: À toi le
travail; à moi le fruit du travail.

Pénétrez dans la hutte du chasseur sauvage, ou sous la tente du
nomade pasteur. Quel spectacle s'offre à vos regards? La femme,
maigre, défigurée, terrifiée, flétrie avant le temps, porte tout le
poids des soins domestiques, pendant que l'homme se berce dans son
oisiveté. Où est l'idée que nous pouvons nous faire des Harmonies
familiales? Elle a disparu, parce que la Force a rejeté sur la
Faiblesse le poids de la fatigue. Et combien faudra-t-il de siècles
d'élaboration civilisatrice avant que la Femme soit relevée de cette
effroyable déchéance!

La Spoliation, sous sa forme la plus brutale, armée de la torche et
de l'épée, remplit les annales du genre humain. Quels sont les noms
qui résument l'histoire? Cyrus, Sésostris, Alexandre, Scipion, César,
Attila, Tamerlan, Mahomet, Pizarre, Guillaume le Conquérant; c'est
la Spoliation naïve par voie de conquêtes. À elle les lauriers, les
monuments, les statues, les arcs de triomphe, le chant des poëtes,
l'enivrant enthousiasme des femmes!

Bientôt le vainqueur s'avise qu'il y a un meilleur parti à tirer
du vaincu que de le tuer, et l'Esclavage couvre la terre. Il a
été, presque jusqu'à nos jours, sur toute la surface du globe, le
mode d'existence des sociétés, semant après lui des haines, des
résistances, des luttes intestines, des révolutions. Et l'Esclavage,
qu'est-ce autre chose que l'oppression organisée dans un but de
spoliation?

Si la spoliation arme la Force contre la Faiblesse, elle ne
tourne pas moins l'Intelligence contre la Crédulité. Quelles sont
sur la terre les populations travailleuses qui aient échappé à
l'exploitation des théocraties sacerdotales, prêtres égyptiens,
oracles grecs, augures romains, druides gaulois, bramines indiens,
muphtis, ulémas, bonzes, moines, ministres, jongleurs, sorciers,
devins, spoliateurs de tous costumes et de toutes dénominations?
Sous cette forme, le génie de la spoliation place son point d'appui
dans le ciel, et se prévaut de la sacrilége complicité de Dieu! Il
n'enchaîne pas seulement le bras, mais aussi les esprits. Il sait
imprimer le fer de la servitude aussi bien sur la conscience de Séide
que sur le front de Spartacus, réalisant ce qui semble irréalisable:
l'Esclavage Mental.

Esclavage Mental! quelle effrayante association de mots!--Ô liberté!
On t'a vue traquée de contrée en contrée, écrasée par la conquête,
agonisant sous l'esclavage, insultée dans les cours, chassée des
écoles, raillée dans les salons, méconnue dans les ateliers,
anathématisée dans les temples. Il semblait que tu devais trouver
dans la pensée un refuge inviolable. Mais si tu succombes dans ce
dernier asile, que devient l'espoir des siècles et la valeur de la
nature humaine?

Cependant, à la longue (ainsi le veut la nature progressive de
l'homme), la Spoliation développe, dans le milieu même où elle
s'exerce, des résistances qui paralysent sa force et des lumières
qui dévoilent ses impostures. Elle ne se rend pas pour cela: elle
se fait seulement plus rusée, et, s'enveloppant dans des formes
de gouvernement, des pondérations, des équilibres, elle enfante
la Politique, mine longtemps féconde. On la voit alors usurper la
liberté des citoyens pour mieux exploiter leurs richesses, et tarir
leurs richesses pour mieux venir à bout de leur liberté. L'activité
privée passe dans le domaine de l'activité publique. Tout se fait par
des fonctionnaires; une bureaucratie inintelligente et tracassière
couvre le pays. Le trésor public devient un vaste réservoir où les
travailleurs versent leurs économies, qui, de là, vont se distribuer
entre les hommes à places. Le libre débat n'est plus la règle des
transactions, et rien ne peut réaliser ni constater la _mutualité des
services_.

Dans cet état de choses, la vraie notion de la Propriété s'éteint,
chacun fait appel à la Loi pour qu'elle donne à ses services une
valeur factice.

On entre ainsi dans l'ère des priviléges. La Spoliation, toujours
plus subtile, se cantonne dans les Monopoles et se cache derrière
les Restrictions; elle déplace le courant naturel des échanges, elle
pousse dans des directions artificielles le capital, avec le capital
le travail, et avec le travail la population elle-même. Elle fait
produire péniblement au Nord ce qui se ferait avec facilité au Midi;
elle crée des industries et des existences précaires; elle substitue
aux forces gratuites de la nature les fatigues onéreuses du travail;
elle fomente des établissements qui ne peuvent soutenir aucune
rivalité, et invoque contre leurs compétiteurs l'emploi de la force;
elle provoque les jalousies internationales, flatte les orgueils
patriotiques, et invente d'ingénieuses théories, qui lui donnent
pour auxiliaires ses propres dupes; elle rend toujours imminentes
les crises industrielles et les banqueroutes; elle ébranle dans les
citoyens toute confiance en l'avenir, toute foi dans la liberté, et
jusqu'à la conscience de ce qui est juste. Et quand enfin la science
dévoile ses méfaits, elle ameute contre la science jusqu'à ses
victimes, en s'écriant: À l'Utopie! Bien plus, elle nie non-seulement
la science qui lui fait obstacle, mais l'idée même d'une science
possible, par cette dernière sentence du scepticisme: Il n'y a pas de
principes!

Cependant, sous l'aiguillon de la souffrance, la masse des
travailleurs s'insurge, elle renverse tout ce qui est au-dessus
d'elle. Gouvernement, impôts, législation, tout est à sa merci, et
vous croyez peut-être que c'en est fait du règne de la Spoliation;
vous croyez que la mutualité des services va être constituée sur sa
seule base possible, et même imaginable, la Liberté.--Détrompez-vous;
hélas! cette funeste idée s'est infiltrée dans la masse: Que la
Propriété n'a d'autre origine, d'autre sanction, d'autre légitimité,
d'autre raison d'être que la Loi; et voici que la masse se prend à
se spolier législativement elle-même. Souffrante des blessures qui
lui ont été faites, elle entreprend de guérir chacun de ses membres
en lui concédant un droit d'oppression sur le membre voisin; cela
s'appelle Solidarité, Fraternité.--«Tu as produit; je n'ai pas
produit; nous sommes solidaires; partageons.»--«Tu as quelque chose;
je n'ai rien; nous sommes frères; partageons.»--Nous aurons donc
à examiner l'abus qui a été fait dans ces derniers temps des mots
association, organisation du travail, gratuité du crédit, etc. Nous
aurons à les soumettre à cette épreuve: Renferment-ils la Liberté ou
l'Oppression? En d'autres termes: Sont-ils conformes aux grandes lois
économiques, ou sont-ils la perturbation de ces lois?

La spoliation est un phénomène trop universel, trop persistant,
pour qu'il soit permis de lui reconnaître un caractère purement
accidentel. En cette matière, comme en bien d'autres, on ne peut
séparer l'étude des lois naturelles de celle de leur perturbation.

Mais, dira-t-on, si la spoliation entre nécessairement dans le jeu
du mécanisme social comme _dissonance_, comment osez-vous affirmer
l'Harmonie des lois économiques?

Je répéterai ici ce que j'ai dit ailleurs: En tout ce qui concerne
l'homme, cet être qui n'est _perfectible_ que parce qu'il est
_imparfait_, l'Harmonie ne consiste pas dans l'absence absolue du
_mal_, mais dans sa graduelle réduction. Le corps social, comme le
corps humain, est pourvu d'une force curative, _vis medicatrix_, dont
on ne peut étudier les lois et l'infaillible puissance sans s'écrier
encore: _Digitus Dei est hic_[25].

[Note 25: Ici se terminaient les _Harmonies économiques_, à leur
première édition.

                                               (_Note de l'éditeur._)]




LISTE DES CHAPITRES

DESTINÉS À COMPLÉTER LES

HARMONIES ÉCONOMIQUES[26]


PHÉNOMÈNES NORMAUX.

  1. Producteur, consommateur.

  2. Les deux devises.

  3. Théorie de la Rente.

  4. * De la monnaie.

  5. * Du crédit.

  6. Des salaires.

  7. De l'épargne.

  8. De la population.

  9. Services privés, services publics.

  10. * De l'impôt.


COROLLAIRES.

  11. * Des machines.

  12. * Liberté des échanges.

  13. * Des intermédiaires.

  14. * Matières premières,--produits ouvrés.

  15. * Du luxe.


PHÉNOMÈNES PERTURBATEURS.

  16. Spoliation.

  17. Guerre.

  18. * Esclavage.

  19. * Théocratie.

  20. * Monopole.

  21. * Exploitation gouvernementale.

  22. * Fausse fraternité ou communisme.


VUES GÉNÉRALES.

  23. Responsabilité,--solidarité.

  24. Intérêt personnel ou moteur social.

  25. Perfectibilité.

  26. * Opinion publique.

  27. * Rapport de l'économie politique
            avec la morale,

  28.     * Avec la politique,

  29.     * Avec la législation,

  30.       Avec la religion.

[Note 26: Nous reproduisons ici cette liste écrite de la main de
l'auteur. Elle indique les travaux qu'il avait projetés, et en même
temps l'ordre que nous avons suivi pour le classement des chapitres,
fragments et ébauches dont nous étions dépositaire.--Les astérisques
désignent les sujets sur lesquels nous n'avons trouvé aucun
commencement de travail.

                                               (_Note de l'éditeur._)]




XI

PRODUCTEUR.-CONSOMMATEUR


Si le niveau de l'humanité ne s'élève pas sans cesse, l'homme n'est
pas perfectible.

Si la tendance sociale n'est pas une approximation constante de tous
les hommes vers ce niveau progressif, les lois économiques ne sont
pas harmoniques.

Or comment le niveau humain peut-il s'élever si chaque quantité
donnée de travail ne donne pas une proportion toujours croissante
de satisfactions, phénomène qui ne peut s'expliquer que par la
transformation de l'utilité onéreuse en utilité gratuite?

Et, d'un autre côté, comment cette utilité, devenue gratuite,
rapprocherait-elle tous les hommes d'un commun niveau, si en même
temps elle ne devenait commune?

Voilà donc la loi essentielle de l'harmonie sociale.

Je voudrais, pour beaucoup, que la langue économique me fournît,
pour désigner les services rendus et reçus, deux autres mots que
_production_ et _consommation_, lesquels sont trop entachés de
matérialité. Évidemment il y a des services qui, comme ceux du
prêtre, du professeur, du militaire, de l'artiste, engendrent la
moralité, l'instruction, la sécurité, le sentiment du beau, et qui
n'ont rien de commun avec l'industrie proprement dite, si ce n'est
qu'ils ont pour fin des _satisfactions_.

Les mots sont admis, et je ne veux pas me faire néologiste. Mais
qu'il soit au moins bien entendu que par _production_ j'entends ce
qui confère l'utilité, et par _consommation_, la jouissance produite
par cette utilité.

Que l'école protectioniste,--variété du communisme,--veuille
bien nous croire. Quand nous prononçons les mots _producteur_,
_consommateur_, nous ne sommes pas assez absurdes pour nous figurer,
ainsi qu'elle nous en accuse, le genre humain partagé en deux classes
distinctes, l'une ne s'occupant que de produire, l'autre que de
consommer. Le naturaliste peut diviser l'espèce humaine en blancs et
noirs, en hommes et femmes, et l'économiste ne la peut classer en
producteurs et consommateurs, parce que, comme le disent avec une
grande profondeur de vues MM. les protectionistes, _le producteur et
le consommateur ne font qu'un_.

Mais c'est justement parce qu'ils ne font qu'un que chaque homme
doit être considéré par la science en cette double qualité. Il ne
s'agit pas de diviser le genre humain, mais d'étudier deux aspects
très-différents de l'homme. Si les protectionistes défendaient à
la grammaire d'employer les pronom _je_ et _tu_, sous prétexte que
chacun de nous est tour à tour _celui à qui l'on parle_ et _celui qui
parle_, on leur ferait observer qu'encore qu'il soit parfaitement
vrai que l'on ne peut mettre toutes les langues d'un côté et toutes
les oreilles de l'autre, puisque nous avons tous oreilles et langue,
il ne s'ensuit pas que, relativement à chaque proposition émise, la
langue n'appartienne à un homme et l'oreille à un autre. De même,
_relativement à tout service_, celui qui le rend est parfaitement
distinct de celui qui le reçoit. Le producteur et le consommateur
sont en présence, et tellement en présence qu'ils se disputent
toujours.

Les mêmes personnes, qui ne veulent pas nous permettre d'étudier
l'intérêt humain, au double point de vue du producteur et du
consommateur, ne se gênent pas pour faire cette distinction quand
elles s'adressent aux assemblées législatives. On les voit alors
demander le monopole ou la liberté, selon qu'il s'agit de la chose
qu'elles vendent ou de la chose qu'elles achètent.

Sans donc nous arrêter à la fin de non-recevoir des protectionistes,
reconnaissons que, dans l'ordre social, la séparation des occupations
a fait à chacun deux situations assez distinctes pour qu'il en
résulte un jeu et des rapports dignes d'être étudiés.

En général, nous nous adonnons à un métier, à une profession, à une
carrière; et ce n'est pas à elle que nous demandons directement
les objets de nos satisfactions. Nous rendons et nous recevons des
services; nous offrons et demandons des valeurs; nous faisons des
achats et des ventes; nous travaillons pour les autres, et les autres
travaillent pour nous: en un mot, nous sommes _producteurs_ et
_consommateurs_.

Selon que nous nous présentons sur le marché en l'une ou l'autre de
ces qualités, nous y apportons un esprit fort différent, on peut même
dire tout opposé. S'agit-il de blé, par exemple, le même homme ne
fait pas les mêmes voeux quand il va en acheter que lorsqu'il va en
vendre. Acheteur, il souhaite l'abondance; vendeur, la disette. Ces
voeux ont leur racine dans le même fond, l'intérêt personnel; mais
comme vendre ou acheter, donner ou recevoir, offrir ou demander, sont
des actes aussi opposés que possible, il ne se peut pas qu'ils ne
donnent lieu, en vertu du même mobile, à des voeux opposés.

Des voeux qui se heurtent ne peuvent pas coïncider à la fois
avec le bien général. J'ai cherché à faire voir, dans un autre
ouvrage[27], que ce sont les voeux que font les hommes en qualité
de consommateurs qui s'harmonisent avec l'intérêt public, et cela
ne peut être autrement. Puisque la satisfaction est le but du
travail, puisque le travail n'est déterminé que par l'obstacle, il
est clair que le travail est le _mal_, et que tout doit tendre à
le diminuer;--que la satisfaction est le _bien_, et que tout doit
concourir à l'accroître.

[Note 27: _Sophismes économiques_, chapitre I, tome IV, page 5.]

Ici se présente la grande, l'éternelle, la déplorable illusion qui
est née de la fausse définition de la valeur et de la confusion qui
en a été faite avec l'_utilité_.

La valeur n'étant qu'un rapport, autant elle a d'importance pour
chaque individu, autant elle en a peu pour la masse.

Pour la masse, il n'y a que l'utilité qui serve; et la valeur n'en
est nullement la mesure.

Pour l'individu, il n'y a non plus que l'utilité qui serve. Mais la
valeur en est la mesure; car, avec toute valeur déterminée, il puise
dans le milieu social l'utilité de son choix, dans la mesure de cette
valeur.

Si l'on considérait l'homme isolé, il serait clair comme le jour
que la consommation est l'essentiel, et non la production; car
consommation implique suffisamment travail, mais travail n'implique
pas consommation.

La séparation des occupations a amené certains économistes à mesurer
le bien-être général non par la consommation, mais par le travail. Et
l'on est arrivé, en suivant leurs traces, à cet étrange renversement
des principes: favoriser le travail aux dépens de ses résultats.

On a raisonné ainsi:

Plus il y a de difficultés vaincues, mieux cela vaut. Donc augmentons
les difficultés à vaincre.

Le vice de ce raisonnement saute aux yeux.

Oui, sans doute, une somme de difficultés étant donnée, il est
heureux qu'une quantité aussi donnée de travail en surmonte le plus
possible.--Mais diminuer la puissance du travail ou augmenter celle
des difficultés, pour accroître la valeur, c'est une monstruosité.

L'individu, dans la société, est intéressé à ce que ses services,
même en conservant le même degré d'utilité, augmentent de valeur.
Supposons ses désirs réalisés, il est aisé de voir ce qui arrive. Il
a plus de bien-être, mais ses frères en ont moins, puisque l'utilité
totale n'est pas accrue.

On ne peut donc conclure du particulier au général et dire: Prenons
telle mesure dont le résultat satisfasse l'inclination de tous les
individus à voir augmenter la valeur de leurs services.

Valeur étant rapport,--on n'aurait rien fait si l'accroissement
était proportionnel partout à la valeur antérieure;--s'il était
arbitraire et inégal pour les services différents, on n'aurait fait
qu'introduire l'injustice dans la répartition des utilités.

Il est dans la nature de chaque transaction de donner lieu à
un _débat_. Grand Dieu! quel mot viens-je de prononcer? Ne me
suis-je pas mis sur les bras toutes les écoles sentimentalistes,
si nombreuses de nos jours? _Débat_ implique _antagonisme_,
diront-elles. Vous convenez donc que l'antagonisme est l'état
naturel des sociétés.--Me voilà forcé de rompre encore une lance.
En ce pays-ci la science économique est si peu sue, qu'elle ne peut
prononcer un mot sans faire surgir un adversaire.

On m'a reproché, avec raison, d'avoir écrit cette phrase: «Entre le
vendeur et l'acheteur, il existe un antagonisme radical.» Le mot
_antagonisme_, surtout renforcé du mot _radical_, dépasse de beaucoup
ma pensée. Il semble impliquer une opposition permanente d'intérêts,
et par conséquent une indestructible dissonance sociale,--tandis
que je ne voulais parler que de ce débat passager qui précède tout
marché, et qui est inhérent à l'idée même de la transaction.

Tant qu'il restera, au grand chagrin de l'utopiste sentimental,
l'ombre d'une liberté en ce monde, le vendeur et l'acheteur
discuteront leurs intérêts, débattront leurs prix, _marchanderont_,
comme on dit,--sans que pour cela les lois sociales cessent
d'être harmoniques. Est-il possible de concevoir que l'_offreur_
et le _demandeur_ d'un service s'abordent sans avoir une pensée
momentanément différente relativement à sa _valeur_? Et pense-t-on
que, pour cela, le monde sera en feu? Ou il faut bannir toute
transaction, tout échange, tout troc, toute liberté de cette terre,
ou il faut admettre que chacun des contractants défende sa position,
fasse _valoir_ ses motifs. C'est même de ce libre débat tant décrié,
que sort l'équivalence des services et l'équité des transactions.
Comment les organisateurs arriveront-ils autrement à cette équité si
désirable? Enchaîneront-ils par leurs lois la liberté de l'une des
parties seulement? Alors elle sera à la discrétion de l'autre. Les
dépouilleront-ils toutes deux de la faculté de régler leurs intérêts,
sous prétexte qu'elles doivent désormais vendre et acheter sur le
principe de la fraternité? Mais que les socialistes permettent qu'on
le leur dise, c'est là du galimatias; car enfin il faut bien que
ces intérêts se règlent. Le débat aura-t-il lieu en sens inverse,
l'acheteur prenant fait et cause pour le vendeur et réciproquement?
Les transactions seront fort divertissantes, il faut en convenir.
«Monsieur, ne me donnez que 10 fr. de ce drap.--Que dites-vous? je
veux vous en donner 20 fr.--Mais, Monsieur, il ne vaut rien; il est
passé de mode; il sera usé dans quinze jours, dit le marchand.--Il
est des mieux portés et durera deux hivers, répond le client.--Eh
bien! Monsieur, pour vous complaire, j'y ajouterai 5 fr.; c'est
tout ce que la fraternité me permet de faire.--Il répugne à mon
socialisme de le payer moins de 20 fr.; mais il faut savoir faire
des sacrifices, et j'accepte.» Ainsi la bizarre transaction arrivera
juste au résultat ordinaire, et les organisateurs auront le regret
de voir cette maudite liberté survivre encore, quoique se manifestant
à rebours et engendrant un antagonisme retourné.

Ce n'est pas là ce que nous voulons, disent les organisateurs, ce
serait de la liberté.--Que voulez-vous donc, car encore faut-il que
les services s'échangent et que les conditions se règlent?--Nous
entendons que le soin de les régler nous soit confié.--Je m'en
doutais...

Fraternité! lien des âmes, étincelle divine descendue du ciel dans
le coeur des hommes, a-t-on assez abusé de ton nom? C'est en ton nom
qu'on prétend étouffer toute liberté. C'est en ton nom qu'on prétend
élever un despotisme nouveau et tel que le monde n'en a jamais vu;
et l'on pourrait craindre qu'après avoir servi de passe-port à
tant d'incapacités, de masque à tant d'ambitions, de jouet à tant
d'orgueilleux mépris de la dignité humaine, ce nom souillé ne finisse
par perdre sa grande et noble signification.

N'ayons donc pas la prétention de tout bouleverser, de tout régenter,
de tout soustraire, hommes et choses, aux lois de leur propre
nature. Laissons le monde tel que Dieu l'a fait. Ne nous figurons
pas, nous, pauvres écrivassiers, que nous soyons autre chose que des
observateurs plus ou moins exacts. Ne nous donnons pas le ridicule
de prétendre changer l'humanité, comme si nous étions en dehors
d'elle, de ses erreurs, de ses faiblesses. Laissons les producteurs
et les consommateurs avoir des intérêts, les discuter, les débattre,
les régler par de loyales et paisibles conventions. Bornons-nous à
observer leurs rapports et les effets qui en résultent. C'est ce que
je vais faire, toujours au point de vue de cette grande loi que je
prétends être celle des sociétés humaines: l'égalisation graduelle
des individus et des classes combinée avec le progrès général.

Une ligne ne ressemble pas plus à une force, à une vitesse qu'à une
valeur ou une utilité. Néanmoins le mathématicien s'en sert avec
avantage. Pourquoi l'économiste n'en ferait-il pas de même?

Il y a des valeurs égales, il y a des valeurs qui ont entre elles
des rapports connus, la moitié, le quart, le double, le triple. Rien
n'empêche de représenter ces différences par des lignes de diverses
longueurs.

Il n'en est pas ainsi de l'_utilité_. L'utilité générale, nous
l'avons vu, se décompose en utilité gratuite et utilité onéreuse;
celle qui est due à l'action de la nature, celle qui est le résultat
du travail humain. Cette dernière s'évaluant, se mesurant, peut être
représentée par une ligne à dimension déterminée; l'autre n'est pas
susceptible d'évaluation, de mesure. Il est certain que la nature
fait beaucoup pour la production d'un hectolitre de blé, d'une
pièce de vin, d'un boeuf, d'un kilogramme de laine, d'un tonneau
de houille, d'un stère de bois. Mais nous n'avons aucun moyen de
mesurer le concours naturel d'une multitude de forces, la plupart
inconnues et agissant depuis la création. De plus, nous n'y avons
aucun intérêt. Nous devons donc représenter l'utilité gratuite par
une ligne indéfinie.

Soient donc deux produits, dont l'un _vaut_ le double de l'autre, ils
peuvent être représentés par les lignes ci-après:

  I           A                    B
  ........................----------
  I           C                 D
  ........................-------

  IB, ID, le produit total, l'utilité générale, ce qui satisfait
          le besoin, la richesse absolue;

  IA, IC, le concours de la nature, l'utilité gratuite, la
          part de la communauté;

  AB, CD, le service humain, l'utilité onéreuse, la _valeur_,
          la richesse relative, la part de la propriété.

Je n'ai pas besoin de dire que AB, à la place de quoi vous pouvez
mettre, par la pensée, ce que vous voudrez, une maison, un meuble,
un livre, une cavatine chantée par Jenny Lind, un cheval, une pièce
d'étoffe, une consultation de médecin, etc., s'échangera contre deux
fois CD, et que les deux contractants se donneront réciproquement,
par-dessus le marché, sans même s'en apercevoir, l'un une fois IA,
l'autre deux fois IC.

L'homme est ainsi fait que sa préoccupation perpétuelle est de
diminuer le rapport de l'effort au résultat, de substituer l'action
naturelle à sa propre action, en un mot, de faire plus avec moins.
C'est l'objet constant de son habileté, de son intelligence et de son
ardeur.

Supposons donc que Jean, producteur de IB, trouve un procédé au moyen
duquel il accomplisse son oeuvre avec la moitié du travail qu'il y
mettait avant, en calculant tout, même la confection de l'instrument
destiné à faire concourir une force naturelle.

Tant qu'il conservera son secret, il n'y aura rien de changé dans les
figures ci-dessus. AB et CD représenteront les mêmes valeurs, les
mêmes rapports; car, connaissant seul au monde le procédé expéditif,
Jean le fera tourner à son seul avantage. Il se reposera la moitié
de la journée, ou bien il fera deux IB par jour au lieu d'un; son
travail sera mieux rémunéré. La conquête sera faite au profit de
l'humanité, mais l'humanité sera représentée, sous ce rapport, par un
seul homme.

Pour le dire en passant, le lecteur doit voir ici combien est
glissant l'axiome des économistes anglais:--_la valeur vient du
travail_,--s'il a pour objet de donner à penser que _valeur_ et
_travail_ soient choses proportionnelles. Voici un travail diminué
de moitié, sans que la valeur ait changé, et cela arrive à chaque
instant. Pourquoi? Parce que le service est le même. Avant comme
après l'invention, tant qu'elle est un secret, celui qui cède IB
rend un service identique. Il n'en sera plus de même le jour où
Pierre, producteur de ID, pourra lui dire: «Vous me demandez deux
heures de mon travail contre une du vôtre; mais je connais votre
procédé, et, si vous mettez votre service à si haut prix, je me le
rendrai à moi-même.»

Or ce jour arrivera nécessairement. Un procédé réalisé n'est pas
longtemps un mystère. Alors la valeur du produit IB baissera de
moitié, et nous aurons les deux figures:

  I      A       A´      B,
  ...............----------
  I              C       D.
  ...............----------

AA´, valeur anéantie, richesse relative disparue, propriété devenue
communauté, utilité autrefois onéreuse, aujourd'hui gratuite.

Car, quant à Jean, qui est ici le symbole du producteur, il est
replacé dans sa condition première. Avec le même effort qu'il mettait
jadis à faire IB, il le fait maintenant deux fois. Pour avoir deux
fois ID, le voilà contraint de donner deux fois IB, soit le meuble,
le livre, la maison, etc.

Qui profite en tout ceci? C'est évidemment Pierre, le producteur de
ID, symbole ici de tous les consommateurs, y compris Jean lui-même.
Si, en effet, Jean veut consommer son propre produit, il recueillera
l'économie de temps représentée par la suppression de AA´. Quant à
Pierre, c'est-à-dire quant à tous les consommateurs du monde, ils
achèteront IB avec la moitié du temps, de l'effort, du travail, de
la valeur qu'il fallait y mettre avant l'intervention de la force
naturelle. Donc cette force est gratuite, et, de plus, commune.

Puisque je me suis hasardé dans les figures géométriques, qu'il me
soit permis d'en faire encore une fois usage, heureux si ce procédé
un peu bizarre, j'en conviens, en économie politique, facilitait au
lecteur l'intelligence du phénomène que j'ai à décrire.

Comme producteur ou comme consommateur tout homme est un centre d'où
rayonnent les services qu'il rend, et auquel aboutissent les services
qu'il reçoit en échange.

Soit donc placé en A (_fig. 1_) un producteur, par exemple un
copiste, symbole de tous les producteurs ou de la production en
général. Il livre à la société quatre manuscrits. Si, au moment où
nous faisons l'observation, la _valeur_ du chacun de ces manuscrits
est de 15, il rend des _services_ égaux à 60, et reçoit une valeur
égale, diversement répartie sur une multitude de services. Pour
simplifier la démonstration, je n'en mets que quatre partant des
quatre points de la circonférence BCDE.

[Illustration:

Fig. 1.

  Valeur produite    = 60

  Valeur reçue       = 60

  Utilité produite.  =  4

Fig. 2.

  Valeur produite    = 60

  Valeur reçue       = 60

  Utilité produite.  =  6]

Cet homme invente l'imprimerie. Il fait désormais en quarante heures
ce qui en exigeait soixante. Admettons que la concurrence l'a forcé
à réduire proportionnellement le prix de ses livres; au lieu de
15, ils ne valent plus que 10. Mais aussi, au lieu de quatre,
notre travailleur en peut faire six. D'un autre côté, le fonds
rémunératoire, parti de la circonférence, et qui était de 60, n'a pas
changé. Il y a donc de la rémunération pour six livres, valant chacun
10, par la raison qu'il y en avait avant pour quatre manuscrits
valant chacun 15.

Je ferai remarquer brièvement que c'est là ce qu'on perd toujours
de vue dans la question des machines, du libre échange et à propos
de tout progrès. On voit du travail rendu disponible par le procédé
expéditif, et l'on s'alarme. On ne voit pas qu'une proportion
semblable de rémunération est rendue disponible aussi du même coup.

Les nouvelles transactions seront donc représentées par la figure 2,
où nous voyons rayonner du centre A une valeur totale de 60, répartie
sur six livres au lieu de quatre manuscrits. De la circonférence
continue à partir une valeur égale de 60, nécessaire aujourd'hui
comme autrefois pour la balance.

Qui a donc gagné à ce changement? Au point de vue de la _valeur_,
personne. Au point de vue de la richesse réelle, des satisfactions
effectives, la classe innombrable des consommateurs rangés à la
circonférence. Chacun d'eux achète un livre avec une quantité
de travail réduite d'un tiers.--Mais les consommateurs, c'est
l'humanité.--Car remarquez que A lui-même, s'il ne gagne rien en
tant que producteur, s'il est tenu, comme avant, à soixante heures
de travail pour obtenir l'ancienne rémunération, gagne cependant, en
tant que consommateur de livres, c'est-à-dire au même titre que les
autres hommes. Comme eux tous, s'il veut lire, il peut se procurer
cette satisfaction avec une économie de travail égale au tiers.

Que si, en qualité de producteur, il voit le bénéfice de ses propres
inventions lui échapper à la longue, par le fait de la concurrence,
où donc est pour lui la compensation?

Elle consiste 1º en ce que, tant qu'il a pu garder son secret, il a
continué de vendre quinze ce qui ne lui coûtait plus que dix;

2º En ce qu'il obtient des livres pour son propre usage, à moins de
frais, et participe ainsi aux avantages qu'il a procurés à la société.

3º Mais sa compensation consiste surtout en ceci: de même qu'il a été
forcé de faire profiter l'humanité de ses progrès, il profite des
progrès de l'humanité.

De même que les progrès accomplis en A ont profité à B, C, D, E, les
progrès réalisés en B, C, D, E profiteront à A. Tour à tour A se
trouve au centre et à la circonférence de l'industrie universelle,
car il est tour à tour producteur et consommateur. Si B, par exemple,
est un fileur de coton qui substitue la broche au fuseau, le profit
ira en A comme en C, D.--Si C est un marin qui remplace la rame par
la voile, l'économie profitera à B, A, E.

[Illustration: Fig. 3.]

En définitive, le mécanisme repose sur cette loi:

Le progrès ne profite au producteur, en tant que tel, que le temps
nécessaire pour récompenser son habileté. Bientôt il amène une baisse
de valeur, qui laisse aux premiers imitateurs une juste quoique
moindre récompense. Enfin la valeur se proportionne au travail
réduit, et toute l'économie est acquise à l'humanité.

Ainsi tous profitent du progrès de chacun, chacun profite du progrès
de tous.--Le _chacun pour tous, tous pour chacun_, mis en avant par
les socialistes, et qu'ils donnent au monde comme une nouveauté
contenue en germe dans leurs organisations fondées sur l'oppression
et la contrainte, Dieu même y a pourvu; il a su le faire sortir de la
liberté.

Dieu, dis-je, y a pourvu; et il ne fait pas prévaloir sa loi dans une
commune modèle, dirigée par M. Considérant, ou dans un phalanstère de
six cents harmoniens, ou dans une Icarie à l'essai, sous la condition
que quelques fanatiques se soumettent au pouvoir discrétionnaire
d'un monomane, et que les incrédules payent pour les croyants.
Non, Dieu y a pourvu d'une manière générale, universelle, par un
mécanisme merveilleux dans lequel la justice, la liberté, l'utilité,
la sociabilité se combinent et se concilient à un degré qui devrait
décourager les entrepreneurs d'organisations sociales.

Remarquez que cette grande loi, _chacun pour tous, tous pour chacun_,
est beaucoup plus universelle que ma démonstration ne le suppose.
Les paroles sont lourdes et la plume plus lourde encore. L'écrivain
est réduit à montrer successivement l'un après l'autre, avec une
désespérante lenteur, des phénomènes qui ne s'imposent à l'admiration
que par leur ensemble.

Ainsi je viens de parler d'_inventions_. On pourrait en conclure que
c'est le seul cas où le progrès réalisé échappe au producteur pour
aller grossir le fonds commun de l'humanité. Il n'en est pas ainsi.
C'est une loi générale que tout avantage quelconque, provenant de la
situation des lieux, du climat ou de quelque libéralité naturelle
que ce soit, glisse rapidement entre les mains de celui qui le
premier l'aperçoit et s'en empare, sans être perdu pour cela, mais
pour aller alimenter l'immense réservoir où se puisent les communes
satisfactions des hommes. Une seule condition est attachée à ce
résultat: c'est que le travail et les transactions soient libres.
Contrarier la liberté, c'est contrarier le voeu de la Providence,
c'est suspendre l'effet de sa loi, c'est borner le progrès dans ses
deux sens.

Ce que je viens de dire des biens est vrai aussi des maux. Rien ne
s'arrête sur le producteur, ni avantages, ni inconvénients. Les uns
comme les autres tendent à se répartir sur la société tout entière.

Nous venons de voir avec quelle avidité le producteur recherche ce
qui peut faciliter son oeuvre, et nous nous sommes assurés qu'en
très-peu de temps le profit lui en échappe. Il semble qu'il ne soit
entre les mains d'une intelligence supérieure que l'aveugle et docile
instrument du progrès général.

C'est avec la même ardeur qu'il évite tout ce qui entrave son action,
et cela est heureux pour l'humanité, car c'est à elle, à la longue,
que nuisent ces obstacles. Par exemple, supposons qu'on frappe A, le
producteur d'un livre, d'une forte taxe. Il faudra qu'il l'ajoute au
prix de ses livres. Elle entrera, comme partie constitutive, dans
leur valeur, ce qui veut dire que B, C, D, E devront donner plus de
travail pour acheter une satisfaction égale. La compensation sera
pour eux dans l'emploi que le gouvernement fera de la taxe. S'il en
fait un bon usage, ils pourront ne pas perdre, ils pourront même
gagner à l'arrangement. S'il s'en sert pour les opprimer, ce sera
deux vexations multipliées l'une par l'autre. Mais A, quant à lui,
s'est débarrassé de la taxe, encore qu'il en fasse l'avance.

Ce n'est pas à dire que le producteur ne souffre souvent beaucoup
des obstacles quels qu'ils soient, et entre autres des taxes. Il en
souffre quelquefois jusqu'à en mourir, et c'est justement pour cela
qu'elles tendent à se déplacer et à retomber en définitive sur la
masse.

Ainsi, en France, on a soumis le vin à une foule d'impôts et
d'entraves. Ensuite on a inventé pour lui un régime qui l'empêche de
se vendre au dehors.

Voici par quels ricochets le mal tend à passer du producteur au
consommateur. Immédiatement après que l'impôt et l'entrave sont
mis en oeuvre, le producteur tend à se faire dédommager. Mais la
_demande_ des consommateurs, ainsi que la quantité de vin, restant la
même, il ne peut en hausser le prix. Il n'en tire d'abord pas plus
après la taxe qu'avant. Et comme, avant la taxe, il n'en obtenait
qu'une rémunération normale, déterminée par la valeur des services
librement échangés, il se trouve en perte de tout le montant de la
taxe. Pour que les prix s'élèvent; il faut qu'il y ait diminution
dans la quantité de vin produite[28].............................

[Note 28: Voir le discours de l'auteur sur l'_impôt des boissons_,
tome V, p. 468.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

Le consommateur, le public est donc, relativement à la perte ou au
bénéfice qui affectent d'abord telle ou telle classe de producteurs,
ce que la terre est à l'électricité: le grand réservoir commun. Tout
en sort; et, après quelques détours plus ou moins longs, après avoir
engendré des phénomènes plus ou moins variés, tout y rentre.

Nous venons de constater que les résultats économiques ne font
que glisser, pour ainsi dire, sur le producteur pour aboutir au
consommateur, et que, par conséquent, toutes les grandes questions
doivent être étudiées au point de vue du consommateur, si l'on veut
en saisir les conséquences générales et permanentes.

Cette subordination du rôle de producteur à celui de consommateur,
que nous avons déduite de la considération d'_utilité_, est
pleinement confirmée par la considération de _moralité_.

En effet, la responsabilité partout incombe à l'initiative. Or où est
l'initiative? Dans la _demande_.

La _demande_ (qui implique les moyens de rémunération) détermine
tout: la direction du capital et du travail, la distribution de la
population, la moralité des professions, etc. C'est que la _demande_
répond au Désir, tandis que l'_offre_ répond à l'Effort.--Le Désir
est raisonnable ou déraisonnable, moral ou immoral.--L'Effort, qui
n'est qu'un effet, est moralement neutre ou n'a qu'une moralité
réfléchie.

La demande ou consommation dit au producteur: «Fais ceci pour moi.»
Le producteur obéit à l'impulsion d'autrui.--Et cela serait évident
pour tous, si toujours et partout le producteur attendait la demande.

Mais en fait les choses se passent différemment.

Que ce soit l'échange qui ait amené la division du travail, ou la
division du travail qui ait déterminé l'échange,--c'est une question
subtile et oiseuse. Disons que l'homme échange parce qu'étant
intelligent et sociable, il comprend que c'est un moyen d'augmenter
le rapport du résultat à l'effort. Ce qui résulte seulement de la
division du travail et de la prévoyance, c'est qu'un homme n'attend
pas la proposition de travailler pour autrui. L'expérience lui
enseigne qu'elle est tacite dans les relations humaines et que la
demande existe.

Il fait d'avance l'effort qui doit y satisfaire, et c'est ainsi que
naissent les professions. D'avance on fabrique des souliers, des
chapeaux; on se prépare à bien chanter, à enseigner, à plaider, à
guérir, etc. Mais est-ce réellement l'offre qui prévient ici la
demande et la détermine?

Non.--C'est parce qu'il y a certitude suffisante que ces différents
services seront demandés qu'on s'y prépare, encore qu'on ne sache pas
toujours précisément de qui viendra la demande. Et la preuve, c'est
que le rapport entre ces différents services est assez connu, c'est
que leur _valeur_ est assez généralement expérimentée, pour qu'on se
livre avec quelque sécurité à telle fabrication, pour qu'on embrasse
telle ou telle carrière.

L'impulsion de la demande est donc préexistante, puisqu'on a pu en
calculer la portée avec tant de précision.

Aussi, quand un homme prend un état, une profession, quand il se
met à produire, de quoi se préoccupe-t-il? Est-ce de l'_utilité_ de
la chose qu'il produit, de ses résultats bons ou mauvais, moraux
ou immoraux?--Pas du tout; il ne pense qu'à sa _valeur_: c'est le
demandeur qui regarde à l'_utilité_. L'utilité répond à son besoin,
à son désir, à son caprice. La _valeur_, au contraire, ne répond
qu'à l'effort cédé, au service transmis. C'est seulement lorsque,
par l'échange, l'offreur devient demandeur à son tour, que l'utilité
l'intéresse. Quand je me décide à faire des souliers plutôt que des
chapeaux, ce n'est pas que je me sois posé cette question: Les hommes
ont-ils plus d'intérêt à garantir leurs pieds que leur tête? Non;
cela regarde le demandeur et détermine la demande.--La demande, à son
tour, détermine la Valeur ou l'estime en laquelle le public tient le
service.--La valeur, enfin, décide l'effort ou l'offre.

De là résultent des conséquences morales très-remarquables. Deux
nations peuvent être également pourvues de valeurs, c'est-à-dire de
richesses relatives (Voir chap. VI), et très-inégalement pourvues
d'utilités réelles, de richesses absolues; cela arrive quand l'une
forme des désirs plus déraisonnables que l'autre, quand celle-ci
pense à ses besoins réels, et que celle-là se crée des besoins
factices ou immoraux.

Chez un peuple peut dominer le goût de l'instruction, chez l'autre
celui de la bonne chère. En ce cas, on rend service au premier quand
on a quelque chose à lui enseigner; au second, quand on sait flatter
son palais.

Or les hommes rémunèrent les services selon l'importance qu'ils y
attachent. S'ils n'échangeaient pas, ils se rendraient le service à
eux-mêmes; et par quoi seraient-ils déterminés, si ce n'est par la
nature et l'intensité de leurs désirs?

Chez l'une de ces nations, il y aura beaucoup de professeurs; chez
l'autre, beaucoup de cuisiniers.

Dans l'une et dans l'autre les services échangés peuvent être égaux
en somme, et par conséquent représenter des valeurs égales, la même
richesse relative, mais non la même richesse absolue. Cela ne veut
pas dire autre chose, si ce n'est que l'une emploie bien son travail
et l'autre mal.

Et le résultat, sous le rapport des satisfactions, sera celui-ci:
l'un de ces peuples aura beaucoup d'instruction, l'autre fera de
bons repas. Les conséquences ultérieures de cette diversité de goûts
auront une très-grande influence, non-seulement sur la richesse
réelle, mais même sur la richesse relative; car l'instruction, par
exemple, peut développer des moyens nouveaux de rendre des services,
ce que les bons repas ne peuvent faire.

On remarque, parmi les nations, une prodigieuse diversité de goûts,
fruit de leurs précédents, de leur caractère, de leurs convictions,
de leur vanité, etc.

Sans doute, il y a des besoins si impérieux, par exemple celui de
boire et de manger, qu'on pourrait presque les considérer comme des
quantités données. Cependant il n'est pas rare de voir un homme se
priver de manger à sa faim pour avoir des habits propres, et un autre
ne songer à la propreté des vêtements qu'après avoir satisfait ses
appétits.--Il en est de même des peuples.

Mais une fois ces besoins impérieux satisfaits, tout ce qui est au
delà dépend beaucoup plus de la volonté; c'est affaire de goût, et
c'est dans cette région que l'empire de la moralité et du bon sens
est immense.

L'énergie des divers désirs nationaux détermine toujours la quantité
de travail que chaque peuple prélève sur l'ensemble de ses efforts
pour satisfaire chacun de ses désirs. L'Anglais veut avant tout être
bien nourri. Aussi consacre-t-il une énorme quantité de son travail
à produire des subsistances; et s'il fait autre chose, c'est pour
l'échanger au dehors, contre des aliments; en définitive, ce qui se
consomme en Angleterre de blé, de viande, de beurre, de lait, de
sucre, etc., est effrayant. Le Français veut être amusé. Il aime
ce qui flatte les yeux et se plaît au changement. La direction
de ses travaux obéit docilement à ses désirs. En France, il y a
beaucoup de chanteuses, de baladins, de modistes, d'estaminets, de
boutiques élégantes, etc. En Chine, on aspire à se donner des rêves
agréables par l'usage de l'opium. C'est pourquoi une grande quantité
de travail national est consacrée à se procurer, soit directement,
par la production, soit indirectement, par l'échange, ce précieux
narcotique. En Espagne, où l'on est porté vers la pompe du culte,
les efforts des populations viennent en grand nombre aboutir à la
décoration des édifices religieux, etc.

Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il n'y a jamais d'immoralité dans
l'Effort qui a pour but de rendre des services correspondant à des
désirs immoraux ou dépravés. Mais il est évident que le principe de
l'immoralité est dans le désir même.

Cela ne ferait pas matière de doute si l'homme était isolé. Cela ne
peut non plus être douteux pour l'humanité associée, car l'humanité
associée, c'est l'individualité élargie.

Aussi, voyez: qui songe à blâmer nos travailleurs méridionaux de
faire de l'eau-de-vie? Ils répondent à une _demande_. Ils bêchent
la terre, soignent leurs vignes, vendangent, distillent le raisin
sans se préoccuper de ce qu'on fera du produit. C'est à celui qui
recherche la satisfaction à savoir si elle est honnête, morale,
raisonnable, bienfaisante. La responsabilité lui incombe. Le monde ne
marcherait pas sans cela. Où en serions-nous si le tailleur devait se
dire: «Je ne ferai pas un habit de cette forme qui m'est demandée,
parce qu'elle pèche par excès de luxe, ou parce qu'elle compromet la
respiration, etc., etc.?»

Est-ce que cela regarde nos pauvres vignerons, si les riches viveurs
de Londres s'enivrent avec les vins de France? Et peut-on plus
sérieusement accuser les Anglais de récolter de l'opium dans l'Inde
avec l'idée bien arrêtée d'empoisonner les Chinois?

Non, un peuple futile provoque toujours des industries futiles, comme
un peuple sérieux fait naître des industries sérieuses. Si l'humanité
se perfectionne, ce n'est pas par la moralisation du producteur, mais
par celle du consommateur.

C'est ce qu'a parfaitement compris la religion, quand elle a adressé
au riche,--au grand _consommateur_, un sévère avertissement sur
son immense responsabilité. D'un autre point de vue, et dans une
autre langue, l'Économie politique formule la même conclusion. Elle
affirme qu'on ne peut pas empêcher d'_offrir_ ce qui est _demandé_;
que le produit n'est pour le producteur qu'une _valeur_, une sorte
de numéraire qui ne représente pas plus le mal que le bien, tandis
que, dans l'intention du consommateur, il est _utilité_, jouissance
morale ou immorale; que, par conséquent, il incombe à celui qui
manifeste le désir et fait la demande d'en assumer les conséquences
utiles ou funestes, et de répondre devant la justice de Dieu, comme
devant l'opinion des hommes, de la direction bonne ou mauvaise qu'il
a imprimée au travail.

Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, on voit que la
consommation est la grande fin de l'économie politique; que le
bien et le mal, la moralité et l'immoralité, les harmonies et les
discordances, tout vient se résoudre dans le consommateur, car il
représente l'humanité[29].

[Note 29: V. au tome IV la note de la page 72.

                                               (_Note de l'éditeur._)]




XII

LES DEUX DEVISES


Les modernes moralistes qui opposent l'axiome: _Chacun pour tous,
tous pour chacun_, à l'antique proverbe: _Chacun pour soi, chacun
chez soi_, se font de la Société une idée bien incomplète, et, par
cela seul, bien fausse; j'ajouterai même, ce qui va les surprendre,
bien triste.

Éliminons d'abord, de ces deux célèbres devises, ce qui surabonde.
_Tous pour chacun_ est un hors-d'oeuvre, placé là par l'amour de
l'antithèse, car il est forcément compris dans _Chacun pour tous_.
Quant au _chacun chez soi_, c'est une pensée qui n'a pas de rapport
direct avec les trois autres; mais comme elle a une grande importance
en économie politique, nous lui demanderons aussi plus tard ce
qu'elle contient.

Reste la prétendue opposition entre ces deux membres de proverbes:
_Chacun pour tous_,--_chacun pour soi_. L'un, dit-on, exprime le
principe sympathique; l'autre, le principe individualiste. Le premier
unit, le second divise.

Si l'on veut parler seulement du mobile qui détermine l'effort,
l'opposition est incontestable. Mais je soutiens qu'il n'en est
pas de même, si l'on considère l'ensemble des efforts humains dans
leurs résultats. Examinez la Société telle qu'elle est, obéissant en
matière de services rémunérables au principe individualiste, et vous
vous assurerez que chacun, en travaillant _pour soi_, travaille en
effet _pour tous_. En fait, cela ne peut pas être contesté. Si celui
qui lit ces lignes exerce une profession ou un métier, je le supplie
de tourner un moment ses regards sur lui-même. Je lui demande si tous
ses travaux n'ont pas pour objet la satisfaction d'autrui, et si,
d'un autre côté, ce n'est pas au travail d'autrui qu'il doit toutes
ses satisfactions.

Évidemment, ceux qui disent que _chacun pour soi_ et _chacun pour
tous_ s'excluent, croient qu'une incompatibilité existe entre
l'individualisme et l'association. Ils pensent que _chacun pour soi_
implique isolement ou tendance à l'isolement; que l'intérêt personnel
désunit au lieu d'unir, et qu'il aboutit au _chacun chez soi_,
c'est-à-dire à l'absence de toutes relations sociales.

En cela, je le répète, ils se font de la Société une vue tout à fait
fausse, à force d'être incomplète. Alors même qu'ils ne sont mus que
par leur intérêt personnel, les hommes cherchent à se rapprocher, à
combiner leurs efforts, à unir leurs forces, à travailler les uns
pour les autres, à se rendre des services réciproques, à _socier_
ou s'associer. Il ne serait pas exact de dire qu'ils agissent ainsi
malgré l'intérêt personnel; non, ils agissent ainsi par intérêt
personnel. Ils _socient_, parce qu'ils s'en trouvent bien. S'ils
devaient s'en mal trouver, ils ne socieraient pas. L'individualisme
accomplit donc ici l'oeuvre que les sentimentalistes de notre temps
voudraient confier à la Fraternité, à l'abnégation, ou je ne sais à
quel autre mobile opposé à l'amour de soi.--Et ceci prouve, c'est
une conclusion à laquelle nous arrivons toujours, que la Providence
a su pourvoir à la sociabilité beaucoup mieux que ceux qui se
disent ses prophètes.--Car, de deux choses l'une: ou l'union nuit à
l'individualité, ou elle lui est avantageuse.--Si elle nuit, comment
s'y prendront messieurs les Socialistes, et quels motifs raisonnables
peuvent-ils avoir pour réaliser ce qui blesse tout le monde? Si,
au contraire, l'union est avantageuse, elle s'accomplira en vertu
de l'intérêt personnel, le plus fort, le plus permanent, le plus
uniforme, le plus universel de tous les mobiles, quoi qu'on dise.

Et voyez comment les choses se passent. Un _Squatter_ s'en va
défricher une terre dans le _Far-west_. Il n'y a pas de jour où il
n'éprouve combien l'isolement lui crée de difficultés. Bientôt un
second _Squatter_ se dirige aussi vers le désert. Où plantera-t-il
sa tente? S'éloignera-t-il _naturellement_ du premier? Non, il s'en
rapprochera _naturellement_. Pourquoi? Parce qu'il sait tous les
avantages que les hommes tirent, à efforts égaux, de leur simple
rapprochement. Il sait que, dans une multitude de circonstances, ils
pourront s'emprunter et se prêter des instruments, unir leur action,
vaincre des difficultés inabordables pour des forces individuelles,
se créer réciproquement des débouchés, se communiquer leurs idées
et leurs vues, pourvoir à la défense commune. Un troisième, un
quatrième, un cinquième Squatter pénètrent dans le désert, et
invariablement leur tendance est de se laisser attirer par la fumée
des premiers établissements. D'autres peuvent alors survenir avec
des capitaux plus considérables, sachant qu'ils trouveront des bras
à mettre en oeuvre. La colonie se forme. On peut varier un peu les
cultures; tracer un sentier vers la route où passe la malle-poste;
importer et exporter; songer à construire une église, une maison
d'école, etc., etc. En un mot, la puissance des colons s'augmente,
par le fait seul de leur rapprochement, de manière à dépasser dans
des proportions incalculables la somme de leurs forces isolées. C'est
là le motif qui les a attirés les uns vers les autres.

Mais, dira-t-on, _chacun pour soi_ est une maxime bien triste,
bien froide. Tous les raisonnements, tous les paradoxes du monde
n'empêcheront pas qu'elle ne soulève nos antipathies, qu'elle ne
sente l'_égoïsme_ d'une lieue; et l'égoïsme, n'est-ce pas plus qu'un
mal dans la Société, n'est-ce pas la source de tous les maux?

Entendons-nous, s'il vous plaît.

Si l'axiome _chacun pour soi_ est entendu dans ce sens qu'il doit
diriger toutes nos pensées, tous nos actes, toutes nos relations,
qu'on doit le trouver au fond de toutes nos affections de père, de
fils, de frère, d'époux, d'ami, de citoyen, ou plutôt qu'il doit
étouffer toutes ces affections; il est affreux, il est horrible, et
je ne crois pas qu'il y ait sur la terre un seul homme, en fît-il la
règle de sa propre conduite, qui ose le proclamer en théorie.

Mais les Socialistes se refuseront-ils toujours à reconnaître, malgré
l'autorité des faits universels, qu'il y a deux ordres de relations
humaines: les unes dépendant du principe sympathique,--et que nous
laissons au domaine de la morale; les autres naissant de l'intérêt
personnel, accomplies entre gens qui ne se connaissent pas, qui ne se
doivent rien que la justice,--réglées par des conventions volontaires
et librement débattues? Ce sont précisément les conventions de cette
dernière espèce, qui forment le domaine de l'économie politique. Or
il n'est pas plus possible de fonder ces transactions sur le principe
sympathique qu'il ne serait raisonnable de fonder les rapports
de famille et d'amitié sur le principe de l'intérêt. Je dirai
éternellement aux Socialistes: Vous voulez confondre deux choses qui
ne peuvent pas être confondues. Si vous êtes assez fous, vous ne
serez pas assez forts.--Ce forgeron, ce charpentier, ce laboureur,
qui s'épuisent à de rudes travaux, peuvent être d'excellents pères,
des fils admirables, ils peuvent avoir le sens moral très-développé,
et porter dans leur poitrine le coeur le plus expansif; malgré cela,
vous ne les déterminerez jamais à travailler du matin au soir, à
répandre leurs sueurs, à s'imposer de dures privations sur le
principe du dévouement. Vos prédications sentimentalistes sont et
seront toujours impuissantes. Que si, par malheur, elles séduisaient
un petit nombre de travailleurs, elles en feraient autant de dupes.
Qu'un marchand se mette à vendre sur le principe de la fraternité, je
ne lui donne pas un mois pour voir ses enfants réduits à la mendicité.

La Providence a donc bien fait de donner à la Sociabilité d'autres
garanties. L'homme étant donné, la sensibilité étant inséparable
de l'individualité, il est impossible d'espérer, de désirer et de
comprendre que l'intérêt personnel puisse être _universellement_
aboli. C'est ce qu'il faudrait cependant, pour le juste équilibre
des relations humaines; car si vous ne brisez ce ressort que dans
quelques âmes d'élite, vous faites deux classes,--les méchants
induits à faire des victimes, les bons à qui le rôle de victimes est
réservé.

Puisque, en matière de travail et d'échanges, le principe _chacun
pour soi_ devait inévitablement prévaloir comme mobile, ce qui est
admirable, ce qui est merveilleux, c'est que l'auteur des choses
s'en soit servi pour réaliser au sein de l'ordre social l'axiome
fraternitaire _chacun pour tous_, c'est que son habile main ait fait
de l'obstacle l'instrument; que l'intérêt général ait été confié à
l'intérêt personnel; et que le premier soit devenu infaillible, par
cela même que le second est indestructible. Il me semble que, devant
ces résultats, les communistes et autres inventeurs de sociétés
artificielles peuvent reconnaître,--sans en être trop humiliés, à
la rigueur,--qu'en fait d'organisation, leur rival de là-haut est
décidément plus fort qu'eux.

Et remarquez bien que, dans l'ordre naturel des sociétés, le
_chacun pour tous_ naissant du _chacun pour soi_, est beaucoup
plus complet, beaucoup plus absolu, beaucoup plus intime qu'il ne
le serait au point de vue communiste ou socialiste. Non-seulement
nous travaillons pour tous, mais nous ne pouvons pas réaliser un
progrès, de quelque nature qu'il soit, que nous n'en fassions
profiter la communauté tout entière. (Voir les chapitres X et XI.)
Les choses sont arrangées d'une façon si merveilleuse, que lorsque
nous avons imaginé un procédé, ou découvert une libéralité de la
nature, quelque nouvelle fécondité dans le sol, quelque nouveau mode
d'action dans une des lois du monde physique, le profit est pour nous
momentanément, passagèrement, comme cela était juste au point de vue
de la récompense, utile au point de vue de l'encouragement,--après
quoi l'avantage échappe de nos mains, malgré nos efforts pour le
retenir; d'individuel il devient social, et tombe pour toujours
dans le domaine de la communauté gratuite. Et, en même temps que
nous faisons ainsi jouir l'humanité de nos progrès, nous-mêmes nous
jouissons des progrès que tous les autres hommes ont accomplis.

En définitive, avec le _chacun pour soi_, tous les efforts de
l'individualisme surexcité agissent dans le sens du _chacun pour
tous_, et chaque progrès partiel vaut à la Société, en utilité
gratuite, des millions de fois ce qu'il a rapporté à son inventeur en
bénéfices.

Avec le _chacun pour tous_, personne n'agirait même _pour soi_. Quel
producteur s'aviserait de doubler son travail pour recueillir, en
plus, un trente-millionième de son salaire?

On dira peut-être: À quoi bon réfuter l'axiome Socialiste? Quel mal
peut-il faire? Sans doute, il ne fera pas pénétrer dans les ateliers,
dans les comptoirs, dans les magasins, il ne fera pas prévaloir dans
les foires et marchés le principe de l'abnégation. Mais enfin, ou il
n'aboutira à rien, et alors vous pouvez le laisser dormir en paix,
ou il assouplira quelque peu cette roideur du principe égoïste qui,
exclusif de toute sympathie, n'a guère droit à la nôtre.

Ce qui est faux est toujours dangereux. Il est toujours dangereux
de représenter comme condamnable et damnable un principe universel,
éternel, que Dieu a évidemment préposé à la conservation et à
l'avancement de l'humanité; principe, j'en conviens, qui, en tant
que mobile, ne parle pas à notre coeur, mais qui, par ses résultats,
étonne et satisfait notre intelligence; principe, d'ailleurs, qui
laisse le champ parfaitement libre aux autres mobiles d'un ordre plus
élevé, que Dieu a mis aussi dans le coeur des hommes.

Mais sait-on ce qui arrive? C'est que le public des socialistes ne
prend de leur axiome que la moitié, la dernière moitié, _tous pour
chacun_. On continue comme devant à travailler _pour soi_, mais on
exige en outre que tous travaillent aussi _pour soi_.

Et cela devait être. Lorsque les rêveurs ont voulu changer le grand
ressort de l'activité humaine, pour substituer la fraternité à
l'individualisme, qu'ont-ils imaginé? Une contradiction doublée
d'hypocrisie. Ils se sont mis à crier aux masses: «Étouffez dans
votre coeur l'intérêt personnel et suivez-nous; vous en serez
récompensés par tous les biens, par tous les plaisirs de ce monde.»
Quand on essaye de parodier le ton de l'Évangile, il faut conclure
comme lui. L'abnégation de la fraternité implique sacrifice et
douleur. «Dévouez-vous,» cela veut dire: «Prenez la dernière place,
soyez pauvre et souffrez volontairement.» Mais sous prétexte de
renoncement, promettre la jouissance; montrer derrière le sacrifice
prétendu le bien-être et la richesse; pour combattre la passion,
qu'on flétrit du nom d'_égoïsme_, s'adresser à ses tendances les
plus matérielles,--ce n'était pas seulement rendre témoignage à
l'indestructible vitalité du principe qu'on voulait abattre, c'était
l'exalter au plus haut point, tout en déclamant contre lui; c'était
doubler les forces de l'ennemi au lieu de le vaincre, substituer la
convoitise injuste à l'individualisme légitime, et malgré l'artifice
de je ne sais quel jargon mystique, surexciter le sensualisme le plus
grossier. La cupidité devait répondre à cet appel[30].

[Note 30: Quand l'avant-garde icarienne partit du Havre,
j'interrogeai plusieurs de ces insensés, et cherchai à connaître le
fond de leur pensée. Un _facile bien-être_, tel était leur espoir
et leur mobile. L'un d'eux me dit: «Je pars, et mon frère est de la
seconde expédition. Il a huit enfants: et vous sentez quel grand
avantage ce sera pour lui de n'avoir plus à les élever et à les
nourrir.»--«Je le comprends aisément, dis-je; mais il faudra que
cette lourde charge retombe sur d'autres.»--Se débarrasser sur autrui
de ce qui nous gêne, voilà la façon fraternitaire dont ces malheureux
entendaient la devise _tous pour chacun_.]

Et n'est-ce pas là que nous en sommes? Quel est le cri universel dans
tous les rangs, dans toutes les classes? _Tous pour chacun._--En
prononçant le mot _chacun_, nous pensons à nous, et ce que nous
demandons c'est de prendre une part imméritée dans le travail de
tous.--En d'autres termes, nous systématisons la spoliation.--Sans
doute, la spoliation naïve et directe est tellement injuste qu'elle
nous répugne; mais, grâce à la maxime _tous pour chacun_, nous
apaisons les scrupules de notre conscience. Nous plaçons dans les
autres le _devoir_ de travailler pour nous, puis nous mettons en
nous le _droit_ de jouir du travail des autres; nous sommons l'État,
la loi d'imposer le prétendu _devoir_, de protéger le prétendu
_droit_, et nous arrivons à ce résultat bizarre de nous dépouiller
mutuellement au nom de la fraternité. Nous vivons aux dépens
d'autrui, et c'est à ce titre que nous nous attribuons l'héroïsme
du sacrifice. Ô bizarrerie de l'esprit humain! Ô subtilité de la
convoitise! Ce n'est pas assez que chacun de nous s'efforce de
grossir sa part aux dépens de celle des autres, ce n'est pas assez de
vouloir profiter d'un travail que nous n'avons pas fait, nous nous
persuadons encore que par là nous nous montrons sublimes dans la
pratique du dévouement; peu s'en faut que nous ne nous comparions à
Jésus-Christ, et nous nous aveuglons au point de ne pas voir que ces
sacrifices, qui nous font pleurer d'admiration en nous contemplant
nous-mêmes, nous ne les faisons pas, mais nous les exigeons[31].

[Note 31: Voir le pamphlet _Spoliation et Loi_, tome V, pag. 2 et
suiv.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

La manière dont la grande mystification s'opère mérite d'être
observée.

Voler! Fi donc, c'est abject; d'ailleurs cela mène au bagne, car la
loi le défend.--Mais si la loi l'ordonnait et prêtait son aide, ne
serait-ce pas bien commode?... Quelle lumineuse inspiration!...

Aussitôt on demande à la loi un petit privilége, un petit monopole,
et comme, pour le faire respecter, il en coûterait quelques peines,
on prie l'État de s'en charger. L'État et la loi s'entendent pour
réaliser précisément ce qu'ils avaient mission de prévenir ou de
punir. Peu à peu, le goût des monopoles gagne. Il n'est pas de classe
qui ne veuille le sien. _Tous pour chacun_, s'écrient-elles, nous
voulons aussi nous montrer philanthropes et faire voir que nous
comprenons la solidarité.

Il arrive que les classes privilégiées, se volant réciproquement,
perdent au moins autant, par les exactions qu'elles subissent,
qu'elles gagnent aux exactions qu'elles exercent. En outre, la grande
masse des travailleurs, à qui l'on n'a pas pu accorder de priviléges,
souffre, dépérit et n'y peut résister. Elle s'insurge, couvre les
rues de barricades et de sang, et voici qu'il faut compter avec elle.

Que va-t-elle demander? Exigera-t-elle l'abolition des abus, des
priviléges, des monopoles, des restrictions sous lesquels elle
succombe? Pas du tout. On l'a imbue, elle aussi, de philanthropisme.
On lui a dit que le fameux _tous pour chacun_, c'était la solution
du problème social; on lui a démontré, par maint exemple, que
le privilége (qui n'est qu'un vol) est néanmoins très-moral s'il
s'appuie sur la loi. En sorte qu'on voit le peuple demander...
Quoi?...--Des priviléges!... Lui aussi somme l'État de lui fournir
de l'instruction, du travail, du crédit, de l'assistance, aux
dépens du peuple.--Oh! quelle illusion étrange! et combien de temps
durera-t-elle?--On conçoit bien que toutes les classes élevées, à
commencer par la plus haute, puissent venir l'une après l'autre
réclamer des faveurs, des priviléges. Au-dessous d'elles, il y a la
grande masse populaire sur qui tout cela retombe. Mais que le peuple,
une fois vainqueur, se soit imaginé d'entrer lui aussi tout entier
dans la classe des privilégiés, de se créer des monopoles à lui-même
et sur lui-même, d'élargir la base des abus pour en vivre; qu'il
n'ait pas vu qu'il n'y a rien au-dessous de lui pour alimenter ces
injustices, c'est là un des phénomènes les plus étonnants de notre
époque et d'aucune époque.

Qu'est-il arrivé? C'est que sur cette voie la Société était conduite
à un naufrage général. Elle s'est alarmée avec juste raison. Le
peuple a bientôt perdu sa puissance, et l'ancien partage des abus a
provisoirement repris son assiette ordinaire.

Cependant la leçon n'a pas été tout à fait perdue pour les classes
élevées. Elles sentent qu'il faut faire justice aux travailleurs.
Elles désirent vivement y parvenir, non-seulement parce que leur
propre sécurité en dépend, mais encore, il faut le reconnaître, par
esprit d'équité. Oui, je le dis avec conviction entière, la classe
riche ne demande pas mieux que de trouver la grande solution. Je suis
convaincu que si l'on réclamait de la plupart des riches l'abandon
d'une portion considérable de leur fortune, en garantissant que
désormais le peuple sera heureux et satisfait, ils en feraient avec
joie le sacrifice. Ils cherchent donc avec ardeur le moyen de venir,
selon l'expression consacrée, _au secours des classes laborieuses_.
Mais pour cela qu'imaginent-ils?... Encore le communisme des
priviléges; un communisme mitigé toutefois, et qu'ils se flattent de
soumettre au régime de la prudence. Voilà tout; ils ne sortent pas de
là..........................................................




XIII

DE LA RENTE[32]

[Note 32: Deux ou trois courts fragments, voilà tout ce que l'auteur
a laissé sur cet important chapitre. Cela s'explique: il se
proposait, ainsi qu'il l'a déclaré, de s'appuyer principalement sur
les travaux de M. Carey de Philadelphie pour combattre la théorie de
Ricardo.

                                               (_Note de l'éditeur._)]


Quand la valeur du sol augmente, si une augmentation correspondante
se faisait sentir sur le prix des produits du sol, je comprendrais
l'opposition que rencontre la théorie exposée dans ce livre (chapitre
IX). On pourrait dire: «A mesure que la civilisation se développe, la
condition du travailleur empire relativement à celle du propriétaire.
C'est peut-être une nécessité fatale, mais assurément ce n'est pas
une loi harmonique.»

Heureusement il n'en est pas ainsi. En général, les circonstances qui
font augmenter la valeur du sol diminuent en même temps le prix des
subsistances... Expliquons ceci par un exemple.

Soit à dix lieues de la ville un champ valant 100 fr.; on fait une
route qui passe près de ce champ, c'est un débouché ouvert aux
récoltes, et aussitôt la terre vaut 150 fr.--Le propriétaire, ayant
acquis par là des facilités soit pour y amener des amendements, soit
pour en extraire des produits plus variés, fait des améliorations à
sa propriété, et elle arrive à valoir 200 fr.

La valeur du champ est donc doublée. Examinons cette plus-value,
au point de vue--de la justice d'abord,--ensuite de l'utilité
recueillie, non par le propriétaire, mais par les consommateurs de la
ville.

Quant à l'accroissement de valeur provenant des améliorations que le
propriétaire a faites à ses frais, pas de doute. C'est un capital qui
suit la loi de tous les capitaux.

J'ose dire qu'il en est ainsi de la route. L'opération fait un
circuit plus long, mais le résultat est le même.

En effet, le propriétaire concourt, à raison de son champ, aux
dépenses publiques; pendant bien des années, il a contribué à des
travaux d'utilité générale exécutés sur des portions éloignées du
territoire; enfin une route a été faite dans une direction qui
lui est favorable. La masse des impôts par lui payés peut être
assimilée à des actions qu'il aurait prises dans les entreprises
gouvernementales, et la rente annuelle, qui lui arrive par suite de
la nouvelle route, comme le _dividende_ de ces actions.

Dira-t-on qu'un propriétaire doit toujours payer l'impôt pour n'en
jamais rien retirer?... Ce cas rentre donc dans le précédent; et
l'amélioration, quoique faite par la voie compliquée et plus ou moins
contestable de l'impôt, peut être considérée comme exécutée par le
propriétaire et à ses frais, dans la mesure de l'avantage partiel
qu'il en retire.

J'ai parlé d'une route: remarquez que j'aurais pu citer toute autre
intervention gouvernementale. La sécurité, par exemple, contribue
à donner de la valeur aux terres, comme aux capitaux, comme au
travail. Mais qui paye la sécurité? Le propriétaire, le capitaliste,
le travailleur.--Si l'État dépense bien, la valeur dépensée doit
se reformer et se retrouver, sous une forme quelconque, entre les
mains du propriétaire, du capitaliste, du travailleur. Pour le
propriétaire, elle ne peut apparaître que sous forme d'accroissement
du prix de sa terre.--Que si l'État dépense mal, c'est un malheur;
l'impôt est perdu, c'était aux contribuables à y veiller. En ce cas,
il n'y a pas pour la terre accroissement de valeur, et certes la
faute n'en est pas au propriétaire.

Mais les produits du sol qui a ainsi augmenté de valeur, et par
l'action gouvernementale, et par l'industrie particulière,--ces
produits sont-ils payés plus cher par les acheteurs de la ville? en
d'autres termes, l'intérêt de ces cent francs vient-il grever chaque
hectolitre de froment qui sortira du champ? Si on le payait 15 fr.,
le payera-t-on désormais 15 fr. plus une fraction?--C'est là une
question des plus intéressantes, puisque la justice et l'harmonie
universelle des intérêts en dépendent.

Or je réponds hardiment: _non_.

Sans doute, le propriétaire recouvrera désormais 5 fr. de plus (je
suppose le taux du profit à 5 p. 100); mais il ne les recouvrera aux
dépens de personne. Bien au contraire, l'acheteur, de son côté, fera
un bénéfice plus grand encore.

En effet, le champ que nous avons pris pour exemple était autrefois
éloigné des débouchés, on lui faisait peu produire; à cause des
difficultés du transport, les produits parvenus sur le marché se
vendaient cher.--Aujourd'hui la production est activée, le transport
économique; une plus grande quantité de froment arrive sur le marché,
y arrive à moins de frais et s'y vend à meilleur compte. Tout en
laissant au propriétaire un profit total de 5 fr., l'acheteur peut
faire un bénéfice encore plus fort.

En un mot, une économie de forces a été réalisée.--Au profit de qui?
au profit des deux parties contractantes.--Quelle est la loi du
partage de ce gain sur la nature? La loi que nous avons souvent citée
à propos des capitaux, puisque cette augmentation de valeur est un
capital.

Quand le capital augmente, la part du propriétaire ou
capitaliste--augmente en valeur absolue,--diminue en valeur
relative; la part du travailleur (ou du consommateur) augmente--et en
valeur absolue et en valeur relative...

Remarquez comment les choses se passent. À mesure que la civilisation
se fait, les terres les plus rapprochées du centre d'agglomération
augmentent de valeur. Les productions d'un ordre inférieur y font
place à des productions d'un ordre plus élevé. D'abord le pâturage
disparaît devant les céréales; puis celles-ci sont remplacées par le
jardinage. Les approvisionnements arrivent de plus loin à moindres
frais, de telle sorte,--et c'est un point de fait incontestable,--que
la viande, le pain, les légumes, même les fleurs, y sont à un
prix moindre que dans les contrées moins avancées, malgré que la
main-d'oeuvre y soit mieux rétribuée qu'ailleurs...


LE CLOS-VOUGEOT.

..... _Les services s'échangent contre les services._ Souvent des
services préparés d'avance s'échangent contre des services actuels ou
futurs.

Les services valent, non pas suivant le travail qu'ils exigent ou ont
exigé, mais suivant le travail qu'ils épargnent.

Or il est de fait que le travail humain se perfectionne.

De ces prémisses se déduit un phénomène très-important en Économie
sociale: C'est qu'en _général_ le travail antérieur perd dans
l'échange avec le travail actuel[33].

[Note 33: La même idée a été présentée à la fin du complément ajouté
au chapitre V, p. 202 et suiv.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

J'ai fait, il y a vingt ans, une chose qui m'a coûté cent journées de
travail. Je propose un échange, et je dis à mon acheteur: Donnez-moi
une chose qui vous coûte également cent journées. Probablement
il sera en mesure de me répondre: Depuis vingt ans on a fait des
progrès. Ce qui vous avait demandé cent journées, on le fait à
présent avec soixante-dix. Or je ne mesure pas votre service par
le temps qu'il vous a coûté, mais par le service qu'il me rend: ce
service n'est plus que de soixante-dix journées, puisque avec ce
temps je puis me le rendre à moi-même, ou trouver qui me le rende.

Il résulte de là que la valeur des capitaux se détériore
incessamment, et que le capital ou le travail antérieur n'est pas
aussi favorisé que le croient les Économistes superficiels.

Il n'y a pas de machine un peu vieille qui ne perde, abstraction
faite du dépérissement à l'user, par ce seul motif qu'on en fabrique
aujourd'hui de meilleures.

Il en est de même des terres. Et il y en a bien peu qui, pour être
amenées à l'état de fertilité où elles sont, n'aient coûté plus
de travail qu'il n'en faudrait aujourd'hui, où l'on a des moyens
d'action plus énergiques.

Telle est la marche _générale_, mais non _nécessaire_.

Un travail antérieur peut rendre aujourd'hui de plus grands services
qu'autrefois. C'est rare, mais cela se voit. Par exemple, j'ai gardé
du vin qui représente vingt journées de travail.--Si je l'avais vendu
tout de suite, mon travail aurait reçu une certaine rémunération.
J'ai gardé mon vin; il s'est amélioré, la récolte suivante a manqué,
bref, le prix a haussé, et ma rémunération est plus grande. Pourquoi?
Parce que je rends _plus_ de services,--que les acquéreurs auraient
_plus de peine_ à se procurer ce vin que je n'en ai eu,--que je
satisfais à un besoin devenu plus grand, plus apprécié, etc...

C'est ce qu'il faut toujours examiner.

Nous sommes mille. Chacun a son hectare de terre et le défriche; le
temps s'écoule, et l'on vend. Or, il arrive que sur 1,000 il y en a
998 qui ne reçoivent ou ne recevront jamais autant de journées de
travail actuel, en échange de la terre, qu'elle leur en a coûté
autrefois; et cela parce que le travail antérieur plus grossier ne
rend pas comparativement autant de services que le travail actuel.
Mais il se trouve deux propriétaires dont le travail a été plus
intelligent ou, si l'on veut, plus heureux. Quand ils l'offrent sur
le marché, il se trouve qu'il y représente d'inimitables services.
Chacun se dit: Il m'en coûterait beaucoup de me rendre ce service à
moi-même: donc je le payerai cher; et pourvu qu'on ne me force pas,
je suis toujours bien sûr qu'il ne me coûtera pas autant que si je me
le rendais par tout autre moyen.

C'est l'histoire du Clos-Vougeot. C'est le même cas que l'homme
qui trouve un diamant, qui possède une belle voix, ou une taille à
montrer pour cinq sous, etc.......................................

       *       *       *       *       *

Dans mon pays il y a beaucoup de terres incultes. L'étranger ne
manque pas de dire: Pourquoi ne cultivez-vous pas cette terre?--Parce
qu'elle est mauvaise.--Mais voilà à côté de la terre absolument
semblable et qui est cultivée.--À cette objection, le naturel du pays
ne trouve pas de réponse.

C'est qu'il s'est trompé dans la première: _Elle est mauvaise_?

Non; la raison qui fait qu'on ne défriche pas de nouvelles terres, ce
n'est pas qu'elles soient mauvaises, et il y en a d'excellentes qu'on
ne défriche pas davantage. Voici le motif: c'est qu'il en coûte plus
pour amener cette terre inculte à un état de productivité pareille
à celle du champ voisin qui est cultivé, que pour acheter ce champ
voisin lui-même.

Or, pour qui sait réfléchir, cela prouve invinciblement que la terre
n'a pas de valeur par elle-même...

(Développer tous les points de vue de cette idée..... [34]).

[Note 34: De ces développements projetés, aucun n'existe; mais voici
sommairement les deux principales conséquences du fait cité par
l'auteur:

1º Deux terres, l'une cultivée A, l'autre inculte B, étant supposées
de nature identique, la mesure du travail autrefois sacrifié
au défrichement de A est donnée par le travail nécessaire au
défrichement de B. On peut dire même qu'à cause de la supériorité
de nos connaissances, de nos instruments, de nos moyens de
communication, etc., il faudrait _moins_ de journées pour mettre B en
culture qu'il n'en a fallu pour A. Si la terre avait une valeur par
elle-même, A vaudrait tout ce qu'a coûté sa mise en culture, _plus
quelque chose pour ses facultés productives naturelles_; c'est-à-dire
beaucoup plus que la somme nécessaire actuellement pour mettre B
en rapport. Or, c'est tout le contraire: la terre A vaut moins,
puisqu'on l'achète plutôt que de défricher B. En achetant A, on ne
paye donc rien pour la force naturelle, puisqu'on ne paye pas même le
travail de défrichement ce qu'il a primitivement coûté.

2º Si le champ A rapporte par an 1,000 mesures de blé, la terre
B défrichée en rapporterait autant. Puisqu'on a cultivé A, c'est
qu'autrefois 1,000 mesures de blé rémunéraient amplement tout
le travail exigé, soit par le défrichement, soit par la culture
annuelle. Puisqu'on ne cultive pas B, c'est que maintenant 1,000
mesures de blé ne payeraient pas un travail identique,--ou même
moindre, comme nous le remarquions plus haut.

Qu'est-ce que cela veut dire? Évidemment c'est que la valeur du
_travail humain_ a haussé par rapport à celle du _blé_; c'est que la
journée d'un ouvrier vaut et obtient plus de blé pour salaire. En
d'autres termes, le blé s'obtient par un moindre effort, s'échange
contre un moindre travail; et la théorie de _la cherté progressive
des subsistances_ est fausse.--V. au tome I, le post-scriptum de la
lettre adressée au _Journal des économistes_, en date du 8 décembre
1850.--V. aussi, sur ce sujet, l'ouvrage d'un disciple de Bastiat:
_Du revenu foncier_, par R. de Fontenay.

                                               (_Note de l'éditeur._)]




DE LA MONNAIE[35]

[Note 35: Voir _Maudit argent!_ tome V, page 64.]

       *       *       *       *       *




DU CRÉDIT[36]

[Note 36: Voir _Gratuité du crédit_, tome V, page 94.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

       *       *       *       *       *




XIV

DES SALAIRES


Les hommes aspirent avec ardeur à la fixité: Il se rencontre bien
dans le monde quelques individualités inquiètes, aventureuses, pour
lesquelles l'aléatoire est une sorte de besoin. On peut affirmer
néanmoins que les hommes pris en masse aiment à être tranquilles sur
leur avenir, à savoir sur quoi compter, à pouvoir disposer d'avance
tous leurs arrangements. Pour comprendre combien ils tiennent la
fixité pour précieuse, il suffit de voir avec quel empressement ils
se jettent sur les fonctions publiques. Qu'on ne dise pas que cela
tient à l'honneur qu'elles confèrent. Certes, il y a des places dont
le travail n'a rien de très-relevé. Il consiste, par exemple, à
surveiller, fouiller, vexer les citoyens. Elles n'en sont pas moins
recherchées. Pourquoi? Parce qu'elles constituent une position sûre.
Qui n'a entendu le père de famille dire de son fils: «Je sollicite
pour lui une aspirance au surnumérariat de telle administration.
Sans doute il est fâcheux qu'on exige de lui une éducation qui m'a
coûté fort cher. Sans doute encore, avec cette éducation, il eût
pu embrasser une carrière plus brillante. Fonctionnaire, il ne
s'enrichira pas, mais il est certain de vivre. Il aura toujours du
pain. Dans quatre ou cinq ans, il commencera à toucher 800 fr. de
traitement; puis il s'élèvera par degrés jusqu'à 3 ou 4,000 fr. Après
trente années de service, il aura droit à sa retraite. Son existence
est donc assurée: c'est à lui de savoir la tenir dans une obscure
modération, etc.»

La fixité a donc pour les hommes un attrait tout-puissant.

Et cependant, en considérant la nature de l'homme et de ses travaux,
il semble que la fixité soit incompatible avec elle.

Quiconque se placera, par la pensée, au point de départ des sociétés
humaines aura peine à comprendre comment une multitude d'hommes
peuvent arriver à retirer du milieu social une quantité déterminée,
assurée, constante de moyens d'existence. C'est encore là un de ces
phénomènes qui ne nous frappent pas assez, précisément parce que
nous les avons toujours sous les yeux. Voilà des fonctionnaires
qui touchent des appointements fixes, des propriétaires qui savent
d'avance leurs revenus, des rentiers qui peuvent calculer exactement
leurs rentes, des ouvriers qui gagnent tous les jours le même
salaire.--Si l'on fait abstraction de la monnaie, qui n'intervient là
que pour faciliter les appréciations et les échanges, on apercevra
que ce qui est fixe, c'est la quantité de moyens d'existence, c'est
la valeur des satisfactions reçues par ces diverses catégories de
travailleurs. Or, je dis que cette fixité, qui peu à peu s'étend à
tous les hommes, à tous les ordres de travaux, est un miracle de
la civilisation, un effet prodigieux de cette société si sottement
décriée de nos jours.

Car reportons-nous à un état social primitif; supposons que nous
disions à un peuple chasseur, ou pêcheur, ou pasteur, ou guerrier,
ou agriculteur: «À mesure que vous ferez des progrès, vous saurez de
plus en plus d'avance quelle somme de jouissance vous sera assurée
pour chaque année.» Ces braves gens ne pourraient nous croire. Ils
nous répondraient: «Cela dépendra toujours de quelque chose qui
échappe au calcul,--l'inconstance des saisons, etc.» C'est qu'ils ne
pourraient se faire une idée des efforts ingénieux au moyen desquels
les hommes sont parvenus à établir une sorte d'assurance entre tous
les lieux et tous les temps.

Or cette mutuelle assurance contre les chances de l'avenir est tout
à fait subordonnée à un genre de science humaine que j'appellerai
_statistique expérimentale_. Et cette statistique faisant des progrès
indéfinis, puisqu'elle est fondée sur l'expérience, il s'ensuit que
la fixité fait aussi des progrès indéfinis. Elle est favorisée par
deux circonstances permanentes: 1º les hommes y aspirent; 2º ils
acquièrent tous les jours les moyens de la réaliser.

Avant de montrer comment la fixité s'établit dans les transactions
humaines, où l'on semble d'abord ne point s'en préoccuper, voyons
comment elle résulte de cette transaction dont elle est spécialement
l'objet. Le lecteur comprendra ainsi ce que j'entends par statistique
expérimentale.

Des hommes ont chacun une maison. L'une vient à brûler, et voilà le
propriétaire ruiné. Aussitôt l'alarme se répand chez tous les autres.
Chacun se dit: «Autant pouvait m'en arriver.» Il n'y a donc rien
de bien surprenant à ce que tous les propriétaires se réunissent
et répartissent autant que possible les mauvaises chances, en
fondant une assurance mutuelle contre l'incendie. Leur convention
est très-simple. En voici la formule: «Si la maison de l'un de nous
brûle, les autres se cotiseront pour venir en aide à l'incendié.»

Par là, chaque propriétaire acquiert une double certitude: d'abord,
qu'il prendra une petite part à tous les sinistres de cette espèce;
ensuite, qu'il n'aura jamais à essuyer le malheur tout entier.

Au fond, et si l'on calcule sur un grand nombre d'années, on voit que
le propriétaire fait, pour ainsi dire, un arrangement avec lui-même.
Il économise de quoi réparer les sinistres qui le frappent.

Voilà l'_association_. C'est même à des arrangements de cette nature
que les socialistes donnent exclusivement le nom d'_association_.
Sitôt que la spéculation intervient, selon eux, l'association
disparaît. Selon moi, elle se perfectionne, ainsi que nous allons le
voir.

Ce qui a porté nos propriétaires à s'associer, à s'assurer
mutuellement, c'est l'amour de la fixité, de la sécurité. Ils
préfèrent des chances connues à des chances inconnues, une multitude
de petits risques à un grand.

Leur but n'est pas cependant complétement atteint, et il est encore
beaucoup d'aléatoire dans leur position. Chacun d'eux peut se dire:
«Si les sinistres se multiplient, ma quote-part ne deviendra-t-elle
pas insupportable? En tout cas, j'aimerais bien à la connaître
d'avance, et faire assurer par le même procédé mon mobilier, mes
marchandises, etc.»

Il semble que ces inconvénients tiennent à la nature des choses et
qu'il est impossible à l'homme de s'y soustraire.

On est tenté de croire, après chaque progrès, que tout est accompli.
Comment, en effet, supprimer cet _aléatoire_ dépendant de sinistres
qui sont encore dans l'inconnu?

Mais l'assurance mutuelle a développé au sein de la société une
connaissance expérimentale, à savoir: la proportion, en moyenne
annuelle, entre les valeurs perdues par sinistres et les valeurs
assurées.

Sur quoi un entrepreneur ou une société, ayant fait tous ses calculs,
se présente aux propriétaires et leur dit:

«En vous assurant mutuellement, vous avez voulu acheter votre
tranquillité; et la quote-part indéterminée que vous réservez
annuellement pour couvrir les sinistres est le prix que vous coûte
un bien si précieux. Mais ce prix ne vous est jamais connu d'avance;
d'un autre côté, votre tranquillité n'est point parfaite. Eh bien!
je viens vous proposer un autre procédé. Moyennant _une prime
annuelle fixe_ que vous me payerez, j'assume toutes vos chances de
sinistres; je vous assure tous, et voici le capital qui vous garantit
l'exécution de mes engagements.»

Les propriétaires se hâtent d'accepter, même alors que cette prime
fixe coûterait un peu plus que le quantum moyen de l'assurance
mutuelle; car ce qui leur importe le plus, ce n'est pas d'économiser
quelques francs, c'est d'acquérir le repos, la tranquillité complète.

Ici les socialistes prétendent que l'association est détruite.
J'affirme, moi, qu'elle est perfectionnée et sur la voie d'autres
perfectionnements indéfinis.

Mais, disent les socialistes, voilà que les assurés n'ont plus aucun
lien entre eux. Ils ne se voient plus, ils n'ont plus à s'entendre.
Des intermédiaires parasites sont venus s'interposer au milieu d'eux,
et la preuve que les propriétaires payent maintenant plus qu'il ne
faut pour couvrir les sinistres, c'est que les assureurs réalisent de
gros bénéfices.

Il est facile de répondre à cette critique.

D'abord, l'association existe sous une autre forme. La prime servie
par les assurés est toujours le fonds qui réparera les sinistres. Les
assurés ont trouvé le moyen de rester dans l'association sans s'en
occuper. C'est là évidemment un avantage pour chacun d'eux, puisque
le but poursuivi n'en est pas moins atteint; et la possibilité
de rester dans l'association, tout en recouvrant l'indépendance
des mouvements, le libre usage des facultés, est justement ce qui
caractérise le progrès social.

Quant au profit des intermédiaires, il s'explique et se justifie
parfaitement. Les assurés restent associés pour la réparation des
sinistres. Mais une compagnie est intervenue, qui leur offre les
avantages suivants: «1º elle ôte à leur position ce qu'il y restait
d'aléatoire; 2º elle les dispense de tout soin, de tout travail, à
l'occasion des sinistres. Ce sont des _services_. Or, service pour
service. La preuve que l'intervention de la compagnie est un service
pourvu de valeur, c'est qu'il est librement accepté et payé. Les
socialistes ne sont que ridicules quand ils déclament contre les
intermédiaires. Est-ce que ces intermédiaires s'imposent par la
force? Est-ce que leur seul moyen de se faire accepter n'est pas de
dire: «Je vous coûterai quelque peine, mais je vous en épargnerai
davantage?» Or, s'il en est ainsi, comment peut-on les appeler
parasites, ou même intermédiaires?

Enfin, je dis que l'association ainsi transformée est sur la voie de
nouveaux progrès en tous sens.

En effet, les compagnies, qui espèrent des profits proportionnels
à l'étendue de leurs affaires, poussent aux assurances. Elles
ont pour cela des agents partout, elles font des crédits, elles
imaginent mille combinaisons pour augmenter le nombre des assurés,
c'est-à-dire des _associés_. Elles assurent une multitude de risques
qui échappaient à la primitive mutualité. Bref, l'association s'étend
progressivement sur un plus grand nombre d'hommes et de choses. À
mesure que ce développement s'opère, il permet aux compagnies de
baisser leurs prix; elles y sont même forcées par la concurrence. Et
ici nous retrouvons la grande loi: le bien glisse sur le producteur
pour aller s'attacher au consommateur.

Ce n'est pas tout. Les compagnies s'assurent entre elles par les
réassurances, de telle sorte qu'au point de vue de la réparation des
sinistres, qui est le fond du phénomène, mille associations diverses,
établies en Angleterre, en France, en Allemagne, en Amérique,
se fondent en une grande et unique association. Et quel est le
résultat? Si une maison vient à brûler à Bordeaux, Paris, ou partout
ailleurs,--les propriétaires de l'univers entier, anglais, belges,
hambourgeois, espagnols, tiennent leur cotisation disponible et sont
prêts à réparer le sinistre.

Voilà un exemple du degré de puissance, d'universalité, de perfection
où peut parvenir l'association libre et volontaire. Mais, pour
cela, il faut qu'on lui laisse la liberté de choisir ses procédés.
Or qu'est-il arrivé quand les socialistes, ces grands partisans de
l'association, ont eu le pouvoir? Ils n'ont rien eu de plus pressé
que de menacer l'association, quelque forme qu'elle affecte, et
notamment l'association des assurances. Et pourquoi? Précisément
parce que, pour s'universaliser, elle emploie ce procédé qui permet
à chacun de ses membres de rester dans l'indépendance.--Tant ces
malheureux socialistes comprennent peu le mécanisme social! Les
premiers vagissements, les premiers tâtonnements de la société, les
formes primitives et presque sauvages d'association, voilà le point
auquel ils veulent nous ramener. Tout progrès, ils le suppriment sous
prétexte qu'il s'écarte de ces formes.

Nous allons voir que c'est par suite des mêmes préventions, de la
même ignorance, qu'ils déclament sans cesse, soit contre l'_intérêt_,
soit contre le _salaire_, formes _fixes_ et par conséquent
très-perfectionnées de la rémunération qui revient au capital et au
travail.

Le salariat a été particulièrement en butte aux coups des
socialistes. Peu s'en faut qu'ils ne l'aient signalé comme une forme
à peine adoucie de l'esclavage ou du servage. En tout cas, ils y
ont vu une convention abusive et léonine, qui n'a de liberté que
l'apparence, une oppression du faible par le fort, une tyrannie
exercée par le capital sur le travail.

Éternellement en lutte sur les institutions à fonder, ils montrent
dans leur commune haine des institutions existantes, et notamment du
salariat, une touchante unanimité; car s'ils ne peuvent se mettre
d'accord sur l'ordre social de leur préférence, il faut leur rendre
cette justice qu'ils s'entendent toujours pour déconsidérer, décrier,
calomnier, haïr et faire haïr ce qui est. J'en ai dit ailleurs la
raison[37].

[Note 37: Chap. Ier, pages 30 et 31, et chap. II, page 45 et suiv.]

Malheureusement, tout ne s'est point passé dans le domaine de la
discussion philosophique; et la propagande socialiste, secondée par
une presse ignorante et lâche, qui, sans s'avouer socialiste, n'en
cherchait pas moins la popularité dans des déclamations à la mode,
est parvenue à faire pénétrer la haine du salariat dans la classe
même des salariés. Les ouvriers se sont dégoûtés de cette forme
de rémunération. Elle leur a paru injuste, humiliante, odieuse.
Ils ont cru qu'elle les frappait du sceau de la servitude. Ils ont
voulu participer selon d'autres procédés à la répartition de la
richesse. De là à s'engouer des plus folles utopies, il n'y avait
qu'un pas, et ce pas a été franchi. À la révolution de Février,
la grande préoccupation des ouvriers a été de se débarrasser du
salaire. Sur le moyen, ils ont consulté leurs dieux; mais quand
leurs dieux ne sont pas restés muets, ils n'ont, selon l'usage,
rendu que d'obscurs oracles, dans lesquels on entendait dominer
le grand mot _association_, comme si _association_ et _salaire_
étaient incompatibles. Alors, les ouvriers ont voulu essayer toutes
les formes de cette association libératrice, et, pour lui donner
plus d'attraits, ils se sont plu à la parer de tous les charmes de
la Solidarité, à lui attribuer tous les mérites de la Fraternité.
Un moment, on aurait pu croire que le coeur humain lui-même allait
subir une grande transformation et secouer le joug de l'intérêt pour
n'admettre que le principe du dévouement. Singulière contradiction!
On espérait recueillir dans l'association tout à la fois la gloire du
sacrifice et des profits inconnus jusque-là. On courait à la fortune,
et on sollicitait, on se décernait à soi-même les applaudissements
dus au martyre. Il semble que ces ouvriers égarés, sur le point
d'être entraînés dans une carrière d'injustice, sentaient le besoin
de se faire illusion, de glorifier les procédés de spoliation qu'ils
tenaient de leurs apôtres, et de les placer couverts d'un voile
dans le sanctuaire d'une révélation nouvelle. Jamais peut-être tant
d'aussi dangereuses erreurs, tant d'aussi grossières contradictions
n'avaient pénétré aussi avant dans l'esprit humain.

Voyons donc ce qu'est le _salaire_. Considérons-le dans son origine,
dans sa forme, dans ses effets. Reconnaissons sa raison d'être;
assurons-nous s'il fut, dans le développement de l'humanité, une
rétrogradation ou un progrès. Vérifions s'il porte en lui quelque
chose d'humiliant, de dégradant, d'abrutissant, et s'il est possible
d'apercevoir sa filiation prétendue avec l'esclavage.

Les services s'échangent contre des services. Ce que l'on cède
comme ce qu'on reçoit, c'est du travail, des efforts, des peines,
des soins, de l'habileté naturelle ou acquise; ce que l'on se
confère l'un à l'autre, ce sont des satisfactions; ce qui détermine
l'échange, c'est l'avantage commun, et ce qui le mesure, c'est
la libre appréciation des services réciproques. Les nombreuses
combinaisons auxquelles ont donné lieu les transactions humaines
ont nécessité un volumineux vocabulaire économique; mais les mots
Profits, Intérêts, Salaires, qui expriment des nuances, ne changent
pas le fond des choses. C'est toujours le _do ut des_, ou plutôt le
_facio ut facias_, qui est la base de toute l'évolution humaine au
point de vue économique.

Les salariés ne font pas exception à cette loi. Examinez bien.
Rendent-ils des services? cela n'est pas douteux. En reçoivent-ils?
ce ne l'est pas davantage. Ces services s'échangent-ils
volontairement, librement? Aperçoit-on dans ce mode de transaction
la présence de la fraude, de la violence? C'est ici peut-être que
commencent les griefs des ouvriers. Ils ne vont pas jusqu'à se
prétendre dépouillés de la liberté, mais ils affirment que cette
liberté est purement nominale et même dérisoire, parce que celui dont
la nécessité force les déterminations n'est pas réellement libre.
Reste donc à savoir si le défaut de la liberté ainsi entendue ne
tient pas plutôt à la situation de l'ouvrier qu'au mode selon lequel
il est rémunéré.

Quand un homme met ses bras au service d'un autre, sa rémunération
peut consister en une part de l'oeuvre produite, ou bien en un
salaire déterminé. Dans un cas comme dans l'autre, il faut qu'il
traite de cette part,--car elle peut être plus ou moins grande,--ou
de ce salaire,--car il peut être plus ou moins élevé. Et si cet
homme est dans le dénûment absolu, s'il ne peut attendre, s'il est
sous l'aiguillon d'une nécessité urgente, il subira la loi, il ne
pourra se soustraire aux exigences de son associé. Mais il faut
bien remarquer que ce n'est pas la forme de la rémunération qui
crée pour lui cette sorte de dépendance. Qu'il coure les chances de
l'entreprise ou qu'il traite à forfait, sa situation précaire est
ce qui le place dans un état d'infériorité à l'égard du débat qui
précède la transaction. Les novateurs qui ont présenté aux ouvriers
l'_association_ comme un remède infaillible, les ont donc égarés et
se sont trompés eux-mêmes. Ils peuvent s'en convaincre en observant
attentivement des circonstances où le travailleur pauvre reçoit une
part du produit et non un salaire. Assurément il n'y a pas en France
d'hommes plus misérables que les pêcheurs ou les vignerons de mon
pays, encore qu'ils aient l'honneur de jouir de tous les bienfaits de
ce que les socialistes nomment exclusivement l'_association_.

Mais, avant de rechercher ce qui influe sur la quotité du salaire, je
dois définir ou plutôt décrire la nature de cette transaction.

C'est une tendance naturelle aux hommes,--et par conséquent
cette tendance est favorable, morale, universelle, indestructible,
--d'aspirer à la sécurité relativement aux moyens d'existence,
de rechercher la fixité, de fuir l'aléatoire.

Cependant, à l'origine des sociétés, l'aléatoire règne pour ainsi
dire sans partage; et je me suis étonné souvent que l'économie
politique ait négligé de signaler les grands et heureux efforts qui
ont été faits pour le restreindre dans des limites de plus en plus
étroites.

Et voyez: Dans une peuplade de chasseurs, au sein d'une tribu nomade
ou d'une colonie nouvellement fondée, y a-t-il quelqu'un qui puisse
dire avec certitude ce que lui vaudra le travail du lendemain? Ne
semble-t-il pas même qu'il y ait incompatibilité entre ces deux
idées, et que rien ne soit de nature plus éventuelle que le résultat
du travail, qu'il s'applique à la chasse, à la pêche ou à la culture?

Aussi serait-il difficile de trouver, dans l'enfance des sociétés,
quelque chose qui ressemble à des traitements, des appointements,
des gages, des salaires, des revenus, des rentes, des intérêts, des
assurances, etc., toutes choses qui ont été imaginées pour donner de
plus en plus de fixité aux situations personnelles, pour éloigner
de plus en plus de l'humanité ce sentiment pénible: la terreur de
l'inconnu en matière de moyens d'existence.

Et, vraiment, le progrès qui a été fait dans ce sens est admirable,
bien que l'accoutumance nous ait tellement familiarisés avec ce
phénomène qu'elle nous empêche de l'apercevoir. En effet, puisque les
résultats du travail, et par suite les jouissances humaines, peuvent
être si profondément modifiés par les événements, les circonstances
imprévues, les caprices de la nature, l'incertitude des saisons et
les sinistres de toute sorte, comment se fait-il qu'un si grand
nombre d'hommes se trouvent affranchis pour un temps, et quelques-uns
pour toute leur vie, par des salaires fixes, des rentes, des
traitements, des pensions de retraite, de cette part d'_éventualité_
qui semble être l'essence même de notre nature?

La cause efficiente, le moteur de cette belle évolution du genre
humain, c'est la tendance de tous les hommes vers le bien-être,
dont la Fixité est une partie si essentielle. Le moyen c'est le
_traité à forfait_ pour les chances appréciables, ou l'abandon
graduel de cette forme primitive de l'association qui consiste à
attacher irrévocablement tous les associés à toutes les chances
de l'entreprise,--en d'autres termes, le perfectionnement de
l'association. Il est au moins singulier que les grands réformateurs
modernes nous montrent l'association comme brisée juste par l'élément
qui la perfectionne.

Pour que certains hommes consentent à assumer sur eux-mêmes, à
forfait, des risques qui incombent naturellement à d'autres, il faut
qu'un certain genre de connaissances, que j'ai appelé _statistique
expérimentale_, ait fait quelque progrès; car il faut bien que
l'expérience mette à même d'apprécier, au moins approximativement,
ces risques, et par conséquent la _valeur du service_ qu'on rend à
celui qu'on en affranchit. C'est pourquoi les transactions et les
associations des peuples grossiers et ignorants n'admettent pas
de clauses de cette nature, et, dès lors, ainsi que je le disais,
l'aléatoire exerce sur eux tout son empire. Qu'un sauvage, déjà
vieux, ayant quelque approvisionnement en gibier, prenne un jeune
chasseur à son service, il ne lui donnera pas un salaire fixe,
mais une part dans les prises. Comment, en effet, l'un et l'autre
pourraient-ils statuer du connu sur l'inconnu? Les enseignements du
passé n'existent pas pour eux au degré nécessaire pour permettre
d'assurer l'avenir d'avance.

Dans les temps d'inexpérience et de barbarie, sans doute les hommes
_socient_, _s'associent_, puisque, nous l'avons démontré, ils ne
peuvent pas vivre sans cela; mais l'association ne peut prendre chez
eux que cette forme primitive, élémentaire, que les socialistes nous
donnent comme la loi et le salut de l'avenir.

Plus tard, quand deux hommes ont longtemps travaillé ensemble à
chances communes, il arrive un moment où le risque pouvant être
apprécié, l'un d'eux l'assume tout entier sur lui-même, moyennant une
rétribution convenue.

Cet arrangement est certainement un progrès. Pour en être convaincu,
il suffit de savoir qu'il se fait librement, du consentement des
deux parties, ce qui n'arriverait pas s'il ne les accommodait toutes
deux. Mais il est aisé de comprendre en quoi il est avantageux. L'une
y gagne, en prenant tous les risques de l'entreprise, d'en avoir le
gouvernement exclusif; l'autre, d'arriver à cette fixité de position
si précieuse aux hommes. Et quant à la société, en général, elle ne
peut que se bien trouver de ce qu'une entreprise, autrefois tiraillée
par deux intelligences et deux volontés, va désormais être soumise à
l'unité de vues et d'action.

Mais, parce que l'association est modifiée, peut-on dire qu'elle est
dissoute, alors que le concours de deux hommes persiste et qu'il n'y
a de changé que le mode selon lequel le produit se partage? Peut-on
dire surtout qu'elle s'est dépravée, alors que la novation est
librement consentie et satisfait tout le monde?

Pour réaliser de nouveaux moyens de satisfaction, il faut presque
toujours, je pourrais dire toujours, le concours d'un travail
antérieur et d'un travail actuel. D'abord, en s'unissant dans une
oeuvre commune, le Capital et le Travail sont forcés de se soumettre,
chacun pour sa part, aux risques de l'entreprise. Cela dure jusqu'à
ce que ces risques puissent être expérimentalement appréciés. Alors
deux tendances aussi naturelles l'une que l'autre au coeur humain se
manifestent; je veux parler des tendances à l'_unité de direction_
et à la _fixité de situation_. Rien de plus simple que d'entendre le
Capital dire au Travail: «L'expérience nous apprend que ton profit
éventuel constitue pour toi une rétribution moyenne de tant. Si
tu veux, je t'assurerai ce quantum et dirigerai l'opération, dont
m'appartiendront les chances bonnes ou mauvaises.»

Il est possible que le Travail réponde: «Cette proposition m'arrange.
Tantôt, dans une année, je ne gagne que 300 fr.; une autre fois,
j'en gagne 900. Ces fluctuations m'importunent; elles m'empêchent
de régler uniformément mes dépenses et celles de ma famille. C'est
un avantage pour moi de me soustraire à cet imprévu perpétuel et de
recevoir une rétribution fixe de 600 fr.»

Sur cette réponse, les termes du contrat sont changés. On continuera
bien d'_unir ses efforts_, d'en _partager les produits_, et par
conséquent l'association ne sera pas dissoute; mais elle sera
modifiée, en ce sens que l'une des parties, le Capital, prendra la
charge de tous les risques et la compensation de tous les profits
extraordinaires, tandis que l'autre partie, le Travail, s'assurera
les avantages de la fixité. Telle est l'origine du Salaire.

La convention peut s'établir en sens inverse. Souvent, c'est
l'entrepreneur qui dit au capitaliste: «Nous avons travaillé
à chances communes. Maintenant que ces chances nous sont plus
connues, je te propose d'en traiter à forfait. Tu as 20,000 fr.
dans l'entreprise, pour lesquels tu as reçu une année 500 fr., une
autre 1,500 fr. Si tu y consens, je te donnerai 1,000 par an, ou
5 pour 100, et je te dégagerai de tout risque, à condition que je
gouvernerai l'oeuvre comme je l'entendrai.»

Probablement, le capitaliste répondra: «Puisqu'à travers de grands
et fâcheux écarts, je ne reçois pas, en moyenne, plus de 1,000 fr.
par an, j'aime mieux que cette somme me soit régulièrement assurée.
Ainsi je resterai dans l'association par mon capital, mais affranchi
de toutes chances. Mon activité, mon intelligence peuvent désormais,
avec plus de liberté, se livrer à d'autres soins.»

Au point de vue social, comme au point de vue individuel, c'est un
avantage.

On le voit, il est au fond de l'humanité une aspiration vers un état
stable, il se fait en elle un travail incessant pour restreindre
et circonscrire de toute part l'aléatoire. Quand deux personnes
participent à un risque commun, ce risque existant par lui-même ne
peut être anéanti, mais il y a tendance à ce qu'une de ces deux
personnes s'en charge à forfait. Si le capital le prend pour son
compte, c'est le travail dont la rémunération se fixe sous le nom
de _salaire_. Si le travail veut assumer les chances bonnes et
mauvaises, alors c'est la rémunération du capital qui se dégage et se
fixe sous le nom d'_intérêt_.

Et comme les capitaux ne sont autre chose que des services humains,
on peut dire que _capital_ et _travail_ sont deux mots qui, au fond,
expriment une idée commune; par conséquent, il en est de même des
mots _intérêt_ et _salaire_. Là donc où la fausse science ne manque
jamais de trouver des oppositions, la vraie science arrive toujours à
l'identité.

Ainsi, considéré dans son origine, sa nature et sa forme, le
_salaire_ n'a en lui-même rien de dégradant, rien d'humiliant, pas
plus que l'_intérêt_. L'un et l'autre sont la part revenant au
travail actuel et au travail antérieur dans les résultats d'une
entreprise commune. Seulement il arrive presque toujours, à la
longue, que les deux associés traitent à forfait pour une de ces
parts. Si c'est le travail actuel qui aspire à une rémunération
uniforme, il cède sa part aléatoire contre un _salaire_. Si c'est le
travail antérieur, il cède sa part éventuelle contre un _intérêt_.

Pour moi, je suis convaincu que cette stipulation nouvelle,
intervenue postérieurement à l'association primitive, loin d'en être
la dissolution, en est le perfectionnement. Je n'ai aucun doute à
cet égard quand je considère qu'elle naît d'un besoin très-senti,
d'un penchant naturel à tous les hommes vers la stabilité, et que,
de plus, elle satisfait toutes les parties sans blesser, bien au
contraire, en servant l'intérêt général.

Les réformateurs modernes qui, sous prétexte d'avoir inventé
l'association, voudraient nous ramener à ses formes rudimentaires,
devraient bien nous dire en quoi les _traités à forfait_ blessent le
droit ou l'équité; comment ils nuisent au progrès, et en vertu de
quel principe ils prétendent les interdire. Ils devraient aussi nous
dire comment, si de telles stipulations sont empreintes de barbarie,
ils en concilient l'intervention constante et progressive avec ce
qu'ils proclament de la perfectibilité humaine.

À mes yeux, ces stipulations sont une des plus merveilleuses
manifestations comme un des plus puissants ressorts du progrès.
Elles sont à la fois le couronnement, la récompense d'une
civilisation fort ancienne dans le passé, et le point de départ d'une
civilisation illimitée dans l'avenir. Si la société s'en fût tenue
à cette forme primitive de l'association qui attache aux risques
de l'entreprise tous les intéressés, les quatre-vingt-dix-neuf
centièmes des transactions humaines n'auraient pu s'accomplir. Celui
qui aujourd'hui participe à vingt entreprises aurait été enchaîné
pour toujours à une seule. L'unité de vues et de volonté aurait fait
défaut à toutes les opérations. Enfin, l'homme n'eût jamais goûté ce
bien si précieux qui peut être la source du génie,--la stabilité.

C'est donc d'une tendance naturelle et indestructible qu'est né le
_salariat_. Remarquons toutefois qu'il ne satisfait qu'imparfaitement
à l'aspiration des hommes. Il rend plus uniforme, plus égale, plus
rapprochée d'une moyenne la rémunération des ouvriers; mais il est
une chose qu'il ne peut pas faire, pas plus que n'y parviendrait
d'ailleurs l'association des risques, c'est de leur assurer le
travail.

Et ici je ne puis m'empêcher de faire remarquer combien est puissant
le sentiment que j'invoque dans tout le cours de cet article, et dont
les modernes réformateurs ne semblent pas soupçonner l'existence: je
veux parler de l'aversion pour l'incertitude. C'est précisément ce
sentiment qui a rendu si facile aux déclamateurs socialistes la tâche
de faire prendre aux ouvriers le salaire en haine.

On peut concevoir trois degrés dans la condition de l'ouvrier: la
prédominance de l'aléatoire; la prédominance de la stabilité; un
état intermédiaire, d'où l'aléatoire, en partie exclu, ne laisse pas
encore à la stabilité une place suffisante.

Ce que les ouvriers n'ont pas compris, c'est que l'association,
telle que les socialistes la leur prêchent, c'est l'enfance de la
société, la période des tâtonnements, l'époque des brusques écarts,
des alternatives de pléthore et de marasme, en un mot, le règne
absolu de l'aléatoire. Le salariat, au contraire, est ce degré
intermédiaire qui sépare l'aléatoire de la stabilité.

Or les ouvriers ne se sentant pas encore, à beaucoup près, dans la
stabilité, mettaient, comme tous les hommes soumis à un malaise,
leurs espérances dans un changement quelconque de position. C'est
pourquoi il a été très-facile au socialisme de leur en imposer avec
le grand mot d'_association_. Les ouvriers se croyaient poussés en
avant, quand, en réalité, ils étaient refoulés en arrière.

Oui, les malheureux étaient refoulés vers les premiers tâtonnements
de l'évolution sociale: car l'association telle qu'on la leur
prêchait, qu'est-ce autre chose que l'enchaînement de tous à tous
les risques?--Combinaison fatale dans les temps d'ignorance absolue,
puisque le traité à forfait suppose au moins un commencement de
statistique expérimentale.--Qu'est-ce autre chose que la restauration
pure et simple du règne de l'aléatoire?

Aussi les ouvriers qui s'étaient enthousiasmés pour l'association,
tant qu'ils ne l'avaient aperçue qu'à l'état théorique, se sont-ils
ravisés dès que la révolution de Février a paru rendre la pratique
possible.

À ce moment, beaucoup de patrons, soit qu'ils fussent sous
l'influence de l'engouement universel, soit qu'ils cédassent à la
peur, offrirent de substituer au salaire le compte en participation.
Mais les ouvriers reculèrent devant cette solidarité des risques. Ils
comprirent que ce qu'on leur offrait, pour le cas où l'entreprise
serait en perte, c'était l'absence de toute rémunération sous une
forme quelconque, c'était la mort.

On vit alors une chose qui ne serait pas honorable pour la classe
ouvrière de notre pays, si le blâme ne devait pas être reporté aux
prétendus réformateurs, en qui malheureusement elle avait mis sa
confiance. On vit la classe ouvrière réclamer une association bâtarde
où le salaire serait maintenu, et selon laquelle la participation aux
profits n'entraînerait nullement la participation aux pertes.

Il est fort douteux que jamais les ouvriers eussent songé d'eux-mêmes
à mettre en avant de telles prétentions. Il y a dans la nature
humaine un fonds de bon sens et de justice qui répugne à l'iniquité
évidente. Pour dépraver le coeur de l'homme, il faut commencer par
fausser son esprit.

C'est ce que n'avaient pas manqué de faire les chefs de l'École
socialiste, et, à ce point de vue, je me suis souvent demandé s'ils
n'avaient pas des intentions perverses. L'intention est un asile que
je suis toujours disposé à respecter; cependant il est bien difficile
d'exonérer complétement, en cette circonstance, celle des chefs
socialistes.

Après avoir, par les déclamations aussi injustes que persévérantes
dont leurs livres abondent, irrité contre les patrons la classe
ouvrière; après lui avoir persuadé qu'il s'agissait d'une guerre,
et qu'en temps de guerre tout est permis contre l'ennemi; ils ont,
pour le faire passer, enveloppé l'ultimatum des ouvriers dans des
subtilités scientifiques et même dans les nuages du mysticisme. Ils
ont imaginé un être abstrait, la Société, devant à chacun de ses
membres un _minimum_, c'est-à-dire des moyens d'existence assurés.
«Vous avez donc le droit, ont-ils dit aux ouvriers, de réclamer un
salaire fixe.» Par là ils ont commencé à satisfaire le penchant
naturel des hommes vers la stabilité. Ensuite ils ont enseigné
qu'indépendamment du salaire, l'ouvrier devait avoir une part dans
les bénéfices; et quand on leur a demandé s'il devait aussi supporter
une part des pertes, ils ont répondu qu'au moyen de l'intervention de
l'État et grâce à la garantie du contribuable, ils avaient imaginé
un système d'industrie universelle à l'abri de toute perte. C'était
le moyen de lever les derniers scrupules des malheureux ouvriers,
qu'on vit, ainsi que je l'ai dit, à la révolution de Février,
très-disposés à stipuler en leur faveur ces trois clauses:

1º Continuation du salaire,

2º Participation aux profits,

3º Affranchissement de toute participation aux pertes.

On dira peut-être que cette stipulation n'est ni si injuste ni
si impossible qu'elle le paraît, puisqu'elle s'est introduite et
maintenue dans beaucoup d'entreprises de journaux, de chemins de fer,
etc.

Je réponds qu'il y a quelque chose de véritablement puéril à se
duper soi-même, en donnant de très-grands noms à de très-petites
choses. Avec un peu de bonne foi, on conviendra sans doute que cette
répartition des profits, que quelques entreprises font aux ouvriers
salariés, ne constitue pas l'association, n'en mérite pas le titre,
et n'est pas une grande révolution survenue dans les rapports de
deux classes sociales. C'est une gratification ingénieuse, un
encouragement utile donné aux salariés, sous une forme qui n'est
pas précisément nouvelle, bien qu'on veuille la faire passer pour
une adhésion au socialisme. Les patrons qui, adoptant cet usage,
consacrent un dixième, un vingtième, un centième de leurs profits,
quand ils en ont, à cette largesse, peuvent en faire grand bruit et
se proclamer les généreux rénovateurs de l'ordre social; mais cela ne
vaut réellement pas la peine de nous occuper.--Et je reviens à mon
sujet.

Le Salariat fut donc un progrès. D'abord le travail antérieur et le
travail actuel s'associèrent, à risques communs, pour des entreprises
communes dont le cercle, sous une telle formule, dut être bien
restreint. Si la Société n'avait pas trouvé d'autres combinaisons,
jamais oeuvre importante ne se fût exécutée dans le monde.
L'humanité en serait restée à la chasse, à la pêche et à quelques
ébauches d'agriculture.

Plus tard, obéissant à un double sentiment, celui qui nous fait aimer
et rechercher la stabilité, celui qui nous porte à vouloir diriger
les opérations dont nous courons les chances, les deux associés, sans
rompre l'association, traitèrent à forfait du risque commun. Il fut
convenu que l'une des parties donnerait à l'autre une rémunération
fixe, et qu'elle assumerait sur elle-même tous les risques comme
la direction de l'entreprise. Quand cette fixité échoit au travail
antérieur, au capital, elle s'appelle _Intérêt_; quand elle échoit au
travail actuel, elle se nomme _Salaire_.

Mais, ainsi que je l'ai fait observer, le salaire n'atteint
qu'imparfaitement le but de constituer, pour une certaine classe
d'hommes, un état de stabilité ou de sécurité relativement aux
moyens d'existence. C'est un degré, c'est un pas très-prononcé,
très-difficile, qu'à l'origine on aurait pu croire impossible,
vers la réalisation de ce bienfait; mais ce n'est pas son entière
réalisation.

Il n'est peut-être pas inutile de le dire en passant, la fixité
des situations, la stabilité ressemble à tous les grands résultats
que l'humanité poursuit. Elle en approche toujours, elle ne les
atteindra jamais. Par cela seul que la stabilité est un bien, nous
ferons toujours des efforts pour étendre de plus en plus parmi nous
son empire; mais il n'est pas dans notre nature d'en avoir jamais la
possession complète. On peut même aller jusqu'à dire que cela n'est
pas désirable, au moins pour l'homme tel qu'il est. En quelque genre
que ce soit, le bien absolu serait la mort de tout désir, de tout
effort, de toute combinaison, de toute pensée, de toute prévoyance,
de toute vertu; la perfection exclut la perfectibilité.

Les classes laborieuses s'étant donc élevées, par la suite des
temps, et grâce au progrès de la civilisation, jusqu'au Salariat, ne
se sont pas arrêtées là dans leurs efforts pour réaliser la stabilité.

Sans doute le salaire arrive avec certitude à la fin d'un jour
occupé; mais quand les circonstances, les crises industrielles ou
simplement les maladies ont forcé les bras de chômer, le salaire
chôme aussi, et alors l'ouvrier devrait-il soumettre au chômage son
alimentation, celle de sa femme et de ses enfants?

Il n'y a qu'une ressource pour lui. C'est d'épargner, aux jours de
travail, de quoi satisfaire aux besoins des jours de vieillesse et de
maladie.

Mais qui peut d'avance, eu égard à l'individu, mesurer
comparativement la période qui doit aider et celle qui doit être
aidée?

Ce qui ne se peut pour l'individu devient plus praticable pour les
masses, en vertu de la _loi des grands nombres_. Voilà pourquoi ce
tribut, payé par les périodes de travail aux périodes de chômage,
atteint son but avec beaucoup plus d'efficacité, de régularité, de
certitude, quand il est centralisé par l'association que lorsqu'il
est abandonné aux chances individuelles.

De là les _sociétés de secours mutuels_, institution admirable,
née des entrailles de l'humanité longtemps avant le nom même de
Socialisme. Il serait difficile de dire quel est l'inventeur de cette
combinaison. Je crois que le véritable inventeur c'est le besoin,
c'est cette aspiration des hommes vers la fixité, c'est cet instinct
toujours inquiet, toujours agissant, qui nous porte à combler les
lacunes que l'humanité rencontre dans sa marche vers la stabilité des
conditions.

Toujours est-il que j'ai vu surgir spontanément des sociétés de
secours mutuels, il y a plus de vingt-cinq ans, parmi les ouvriers et
les artisans les plus dénués, dans les villages les plus pauvres du
département des Landes.

Le but de ces sociétés est évidemment un nivellement général de
satisfaction, une répartition sur toutes les époques de la vie des
salaires gagnés dans les bons jours. Dans toutes les localités
où elles existent, elles ont fait un bien immense. Les associés
s'y sentent soutenus par le sentiment de la sécurité, un des plus
précieux et des plus consolants qui puisse accompagner l'homme dans
son pèlerinage ici-bas. De plus, ils sentent tous leur dépendance
réciproque, l'utilité dont ils sont les uns pour les autres; ils
comprennent à quel point le bien et le mal de chaque individu ou
de chaque profession deviennent le bien et le mal communs; ils se
rallient autour de quelques cérémonies religieuses prévues par leurs
statuts; enfin ils sont appelés à exercer les uns sur les autres
cette surveillance vigilante, si propre à inspirer le respect de
soi-même en même temps que le sentiment de la dignité humaine, ce
premier et difficile échelon de toute civilisation.

Ce qui a fait jusqu'ici le succès de ces sociétés,--succès lent à la
vérité comme tout ce qui concerne les masses,--c'est la liberté, et
cela s'explique.

Leur écueil naturel est dans le déplacement de la Responsabilité.
Ce n'est jamais sans créer pour l'avenir de grands dangers et de
grandes difficultés qu'on soustrait l'individu aux conséquences de
ses propres actes[38]. Le jour où tous les citoyens diraient: «Nous
nous cotisons pour venir en aide à ceux qui ne peuvent travailler
ou ne trouvent pas d'ouvrage,» il serait à craindre qu'on ne vît se
développer, à un point dangereux, le penchant naturel de l'homme
vers l'inertie, et que bientôt les laborieux ne fussent réduits
à être les dupes des paresseux. Les secours mutuels impliquent
donc une mutuelle surveillance, sans laquelle le fonds des secours
serait bientôt épuisé. Cette surveillance réciproque, qui est pour
l'association une garantie d'existence, pour chaque associé une
certitude qu'il ne joue pas le rôle de dupe, fait en outre la vraie
moralité de l'institution. Grâce à elle, on voit disparaître peu à
peu l'ivrognerie et la débauche, car quel droit aurait au secours de
la caisse commune un homme à qui l'on pourrait prouver qu'il s'est
volontairement attiré la maladie et le chômage, par sa faute et par
suite d'habitudes vicieuses? C'est cette surveillance qui rétablit
la Responsabilité, dont l'association, par elle-même, tendait à
affaiblir le ressort.

[Note 38: Voir ci-après le chapitre _Responsabilité_.]

Or, pour que cette surveillance ait lieu et porte ses fruits, il faut
que les sociétés de secours soient libres, circonscrites, maîtresses
de leurs statuts comme de leurs fonds. Il faut qu'elles puissent
faire plier leurs règlements aux exigences de chaque localité.

Supposez que le gouvernement intervienne. Il est aisé de deviner
le rôle qu'il s'attribuera. Son premier soin sera de s'emparer
de toutes ces caisses sous prétexte de les centraliser; et, pour
colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des
ressources prises sur le contribuable[39]. «Car, dira-t-il, n'est-il
pas bien naturel et bien juste que l'État contribue à une oeuvre
si grande, si généreuse, si philanthropique, si humanitaire?»
Première injustice: faire entrer de force dans la société, et par
le côté des cotisations, des citoyens qui ne doivent pas concourir
aux répartitions de secours. Ensuite, sous prétexte d'unité, de
solidarité (que sais-je?), il s'avisera de fondre toutes les
associations en une seule soumise à un règlement uniforme.

[Note 39: Voir, au tome IV, le pamphlet _la Loi_, et notamment page
360 et suiv.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

Mais, je le demande, que sera devenue la moralité de l'institution
quand sa caisse sera alimentée par l'impôt; quand nul, si ce n'est
quelque bureaucrate, n'aura intérêt à défendre le fonds commun;
quand chacun, au lieu de se faire un devoir de prévenir les abus, se
fera un plaisir de les favoriser; quand aura cessé toute surveillance
mutuelle, et que feindre une maladie ce ne sera autre chose que jouer
un bon tour au gouvernement? Le gouvernement, il faut lui rendre
cette justice, est enclin à se défendre; mais ne pouvant plus compter
sur l'action privée, il faudra bien qu'il y substitue l'action
officielle. Il nommera des vérificateurs, des contrôleurs, des
inspecteurs. On verra des formalités sans nombre s'interposer entre
le besoin et le secours. Bref, une admirable institution sera, dès sa
naissance, transformée en une branche de police.

L'État n'apercevra d'abord que l'avantage d'augmenter la tourbe de
ses créatures, de multiplier le nombre des places à donner, d'étendre
son patronage et son influence électorale. Il ne remarquera pas qu'en
s'arrogeant une nouvelle attribution, il vient d'assumer sur lui
une responsabilité nouvelle, et, j'ose le dire, une responsabilité
effrayante. Car bientôt qu'arrivera-t-il? Les ouvriers ne verront
plus dans la caisse commune une propriété qu'ils administrent,
qu'ils alimentent, et dont les limites bornent leurs droits. Peu à
peu, ils s'accoutumeront à regarder le secours en cas de maladie
ou de chômage, non comme provenant d'un fonds limité préparé par
leur propre prévoyance, mais comme une dette de la Société. Ils
n'admettront pas pour elle l'impossibilité de payer, et ne seront
jamais contents des répartitions. L'État se verra contraint de
demander sans cesse des subventions au budget. Là, rencontrant
l'opposition des commissions de finances, il se trouvera engagé dans
des difficultés inextricables. Les abus iront toujours croissant,
et on en reculera le redressement d'année en année, comme c'est
l'usage, jusqu'à ce que vienne le jour d'une explosion. Mais alors
on s'apercevra qu'on est réduit à compter avec une population qui ne
sait plus agir par elle-même, qui attend tout d'un ministre ou d'un
préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au
point d'avoir perdu jusqu'à la notion du Droit, de la Propriété, de
la Liberté et de la Justice.

Telles sont quelques-unes des raisons qui m'ont alarmé, je l'avoue,
quand j'ai vu qu'une commission de l'assemblée législative était
chargée de préparer un projet de loi sur les sociétés de secours
mutuels. J'ai cru que l'heure de la destruction avait sonné pour
elles, et je m'en affligeais d'autant plus qu'à mes yeux un grand
avenir les attend, pourvu qu'on leur conserve l'air fortifiant de
la liberté. Eh quoi! est-il donc si difficile de laisser les hommes
essayer, tâtonner, choisir, se tromper, se rectifier, apprendre,
se concerter, gouverner leurs propriétés et leurs intérêts, agir
pour eux-mêmes, à leurs périls et risques, sous leur propre
responsabilité; et ne voit-on pas que c'est ce qui les fait hommes?
Partira-t-on toujours de cette fatale hypothèse, que tous les
gouvernants sont des tuteurs et tous les gouvernés des pupilles?

Je dis que, laissées aux soins et à la vigilance des intéressés, les
sociétés de secours mutuels ont devant elles un grand avenir, et
je n'en veux pour preuve que ce qui se passe de l'autre côté de la
Manche.

«En Angleterre la prévoyance individuelle n'a pas attendu l'impulsion
du gouvernement pour organiser une assistance puissante et réciproque
entre les deux classes laborieuses. Depuis longtemps, il s'est fondé
dans les principales villes de la Grande-Bretagne des associations
_libres_, s'administrant elles-mêmes, etc...

«Le nombre total de ces associations, pour les trois royaumes,
s'élève à 33,223, qui ne comprennent pas moins de trois millions
cinquante-deux mille individus. C'est la moitié de la population
adulte de la Grande-Bretagne...

«Cette grande confédération des classes laborieuses, cette
institution de fraternité effective et pratique, repose sur les bases
les plus solides. Leur revenu est de 125 millions, et leur capital
accumulé atteint 280 millions.

«C'est dans ce fonds que puisent tous les besoins quand le travail
diminue ou s'arrête. On s'est étonné quelquefois de voir l'Angleterre
résister au contre-coup des immenses et profondes perturbations
qu'éprouve de temps en temps et presque périodiquement sa gigantesque
industrie. L'explication de ce phénomène est, en grande partie, dans
le fait que nous signalons.

«M. Roebuck[40] voulait qu'à cause de la grandeur de la question,
le gouvernement _fît acte d'initiative et de tutelle_ en prenant
lui-même cette question en main... Le chancelier de l'Échiquier s'y
est refusé.

[Note 40: Il est à remarquer que M. Roebuck est, à la Chambre des
communes, un député de _l'extrême gauche_. À ce titre, il est
l'adversaire né de tous les gouvernements imaginables; et en même
temps il pousse à l'absorption de tous les droits, de toutes les
facultés par le gouvernement. Le proverbe est donc faux qui dit que
_les montagnes ne se rencontrent pas_.]

«Là où les intérêts individuels suffisent à se gouverner librement
eux-mêmes, le pouvoir, en Angleterre, juge inutile de faire
intervenir son action. Il veille de haut à ce que tout se passe
régulièrement; mais il laisse à chacun le mérite de ses efforts
et le soin d'administrer sa propre chose, selon ses vues et ses
convenances. C'est à cette indépendance des citoyens que l'Angleterre
doit certainement une partie de sa grandeur comme nation[41].»

[Note 41: Extrait de _la Presse_ du 22 juin 1850.]

L'auteur aurait pu ajouter: C'est encore à cette indépendance que les
citoyens doivent leur expérience et leur valeur personnelle. C'est
à cette indépendance que le gouvernement doit son irresponsabilité
relative, et par suite sa stabilité.

Parmi les institutions qui peuvent naître des _sociétés de secours
mutuels_, quand celles-ci auront accompli l'évolution qu'elles
commencent à peine, je mets au premier rang, à cause de son
importance sociale, la _caisse de retraite_ des travailleurs.

Il y a des personnes qui traitent une telle institution de chimère.
Ces personnes, sans doute, ont la prétention de savoir où sont, en
fait de Stabilité, les bornes qu'il n'est pas permis à l'Humanité
de franchir. Je leur adresserai ces simples questions: Si elles
n'avaient jamais connu que l'état social des peuplades qui vivent
de chasse ou de pêche, auraient-elles pu prévoir, je ne dis pas les
revenus fonciers, les rentes sur l'État, les traitements fixes, mais
même le Salariat, ce premier degré de fixité dans la condition des
classes les plus pauvres? Et plus tard, si elles n'avaient jamais
vu que le salariat, tel qu'il existe dans les pays où ne s'est pas
encore montré l'esprit d'association, auraient-elles osé prédire les
destinées réservées aux _sociétés de secours mutuels_, telles que
nous venons de les voir fonctionner en Angleterre? Ou bien ont-elles
quelque bonne raison de croire qu'il était plus facile aux classes
laborieuses de s'élever d'abord au salariat, puis aux sociétés de
secours, que de parvenir aux caisses de retraite? Ce troisième pas
serait-il plus infranchissable que les deux autres?

Pour moi, je vois que l'Humanité a soif de stabilité; je vois que,
de siècle en siècle, elle ajoute à ses conquêtes incomplètes, au
profit d'une classe ou d'une autre, par des procédés merveilleux,
qui semblent bien au-dessus de toute invention individuelle, et je
n'oserais certes pas dire où elle s'arrêtera dans cette voie.

Ce qu'il y a de positif, c'est que la _Caisse de retraite_ est
l'aspiration universelle, unanime, énergique, ardente de tous les
ouvriers; et c'est bien naturel.

Je les ai souvent interrogés, et j'ai toujours reconnu que la
grande douleur de leur vie ce n'est ni le poids du travail, ni la
modicité du salaire, ni même le sentiment d'irritation que pourrait
provoquer dans leur âme le spectacle de l'inégalité. Non; ce qui
les affecte, ce qui les décourage, ce qui les déchire, ce qui les
crucifie, c'est l'incertitude de l'avenir. À quelque profession
que nous appartenions, que nous soyons fonctionnaires, rentiers,
propriétaires, négociants, médecins, avocats, militaires, magistrats,
nous jouissons, sans nous en apercevoir, par conséquent sans en être
reconnaissants, des progrès réalisés par la Société, au point de ne
plus comprendre, pour ainsi dire, cette torture de l'incertitude.
Mais mettons-nous à la place d'un ouvrier, d'un artisan que hante
tous les matins, à son réveil, cette pensée:

«Je suis jeune et robuste; je travaille, et même il me semble que
j'ai moins de loisirs, que je répands plus de sueurs que la plupart
de mes semblables. Cependant c'est à peine si je puis arriver à
pourvoir à mes besoins, à ceux de ma femme et de mes enfants. Mais
que deviendrai-je, que deviendront-ils, quand l'âge ou la maladie
auront énervé mes bras? Il me faudrait un empire sur moi-même, une
force, une prudence surhumaines pour épargner sur mon salaire de
quoi faire face à ces jours de malheur. Encore, contre la maladie,
j'ai la chance de jouer de bonheur; et puis il y a des sociétés de
secours mutuels. Mais la vieillesse n'est pas une éventualité; elle
arrivera fatalement. Tous les jours je sens son approche, elle va
m'atteindre; et alors, après une vie de probité et de labeur, quelle
est la perspective que j'ai devant les yeux? L'hospice, la prison
ou le grabat pour moi; pour ma femme, la mendicité; pour ma fille,
pis encore. Oh! que n'existe-t-il quelque institution sociale qui me
ravisse, même de force, pendant ma jeunesse, de quoi assurer du pain
à mes vieux jours!»

Il faut bien nous dire que cette pensée, que je viens d'exprimer
faiblement, tourmente, au moment où j'écris, et tous les jours, et
toutes les nuits, et à toute heure, l'imagination épouvantée d'un
nombre immense de nos frères.--Et quand un problème se pose dans de
telles conditions devant l'humanité, soyons-en bien assurés, c'est
qu'il n'est pas insoluble.

Si, dans leurs efforts pour donner plus de stabilité à leur avenir,
les ouvriers ont semé l'alarme parmi les autres classes de la
société, c'est qu'ils ont donné à ces efforts une direction fausse,
injuste, dangereuse. Leur première pensée,--c'est l'usage en
France,--a été de faire irruption sur la fortune publique; de fonder
la caisse des retraites sur le produit des contributions; de faire
intervenir l'État ou la Loi, c'est-à-dire d'avoir tous les profits de
la spoliation sans en avoir ni les dangers ni la honte.

Ce n'est pas de ce côté de l'horizon social que peut venir
l'institution tant désirée par les ouvriers. La caisse de retraite,
pour être utile, solide, louable, pour que son origine soit en
harmonie avec sa fin, doit être le fruit de leurs efforts, de leur
énergie, de leur sagacité, de leur expérience, de leur prévoyance.
Elle doit être alimentée par leurs sacrifices; elle doit croître
arrosée de leurs sueurs. Ils n'ont rien à demander au gouvernement,
si ce n'est liberté d'action et répression de toute fraude.

Mais le temps est-il arrivé où la fondation d'une caisse de retraite
pour les travailleurs est possible? Je n'oserais l'affirmer; j'avoue
même que je ne le crois pas. Pour qu'une institution qui réalise un
nouveau degré de stabilité en faveur d'une classe puisse s'établir,
il faut qu'un certain progrès, qu'un certain degré de civilisation
se soit réalisé dans le milieu social où cette institution aspire
à la vie. Il faut qu'une atmosphère vitale lui soit préparée. Si
je ne me trompe, c'est aux _sociétés de secours mutuels_, par les
ressources matérielles qu'elles créeront, par l'esprit d'association,
l'expérience, la prévoyance, le sentiment de la dignité qu'elles
feront pénétrer dans les classes laborieuses, c'est, dis-je, aux
sociétés de secours qu'il est réservé d'enfanter les caisses de
retraite.

Car voyez ce qui se passe en Angleterre, et vous resterez convaincu
que tout se lie, et qu'un progrès, pour être réalisable, veut être
précédé d'un autre progrès.

En Angleterre, tous les adultes que cela intéresse sont
successivement arrivés, sans contrainte, aux _sociétés de secours_,
et c'est là un point très-important quand il s'agit d'opérations qui
ne présentent quelque justesse que sur une grande échelle, en vertu
de la loi des grands nombres.

Ces sociétés ont des capitaux immenses, et recueillent en outre tous
les ans des revenus considérables.

Il est permis de croire, ou il faudrait nier la civilisation, que
l'emploi de ces prodigieuses sommes à titre de secours se restreindra
proportionnellement de plus en plus.

La salubrité est un des bienfaits que la civilisation développe.
L'hygiène, l'art de guérir font quelque progrès; les machines
prennent à leur charge la partie la plus pénible du travail humain;
la longévité s'accroît. Sous tous ces rapports, les charges des
associations de secours tendent à diminuer.

Ce qui est plus décisif et plus infaillible encore, c'est la
disparition des grandes crises industrielles en Angleterre. Elles ont
eu pour cause tantôt ces engouements subits, qui de temps en temps
saisissent les Anglais, pour des entreprises plus que hasardées et
qui entraînent une dissipation immense de capitaux; tantôt les écarts
de prix qu'avaient à subir les moyens de subsistance, sous l'action
du régime restrictif: car il est bien clair que, quand le pain et
la viande sont fort chers, toutes les ressources du peuple sont
employées à s'en procurer, les autres consommations sont délaissées,
et le chômage des fabriques devient inévitable.

La première de ces causes, on la voit succomber aujourd'hui sous
les leçons de la discussion publique, sous les leçons plus rudes
de l'expérience; et l'on peut déjà prévoir que cette nation, qui
se jetait naguère dans les emprunts américains, dans les mines
du Mexique, dans les entreprises de chemins de fer avec une si
moutonnière crédulité, sera beaucoup moins dupe que d'autres des
illusions californiennes.

Que dirai-je du Libre Échange, dont le triomphe est dû à Cobden[42],
non à Robert Peel; car l'apôtre aurait toujours fait surgir un homme
d'État, tandis que l'homme d'État ne pouvait se passer de l'apôtre?
Voilà une puissance nouvelle dans le monde, et qui portera, j'espère,
un rude coup à ce monstre qu'on nomme _chômage_. La restriction a
pour tendance et pour effet (elle ne le nie pas) de placer plusieurs
industries du pays, et par suite une partie de sa population,
dans une situation précaire. Comme ces vagues amoncelées, qu'une
force passagère tient momentanément au-dessus du niveau de la mer,
aspirent incessamment à descendre, de même ces industries factices,
environnées de toute part d'une concurrence victorieuse, menacent
sans cesse de s'écrouler. Que faut-il pour déterminer leur chute?
Une modification dans l'un des articles d'un des innombrables tarifs
du monde. De là une crise. En outre, les variations de prix sur une
denrée sont d'autant plus grandes que le cercle de la concurrence
est plus étroit. Si l'on entourait de douanes un département, un
arrondissement, une commune, on rendrait les fluctuations des prix
considérables. La liberté agit sur le principe des assurances. Elle
compense, pour les divers pays et pour les diverses années, les
mauvaises récoltes par les bonnes. Elle maintient les prix rapprochés
d'une moyenne; elle est donc une force de nivellement et d'équilibre.
Elle concourt à la stabilité; donc elle combat l'instabilité, cette
grande source des crises et des chômages. Il n'y a aucune exagération
à dire que la première partie de l'oeuvre de Cobden affaiblira
beaucoup les dangers qui ont fait naître, en Angleterre, les sociétés
de secours mutuels.

[Note 42: Voir tome III, pages 442 à 446.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

Cobden a entrepris une autre tâche (et elle réussira, parce que
la vérité bien servie triomphe toujours) qui n'exercera pas moins
d'influence sur la fixité du sort des travailleurs. Je veux parler
de l'abolition de la guerre, ou plutôt (ce qui revient au même)
de l'infusion de l'esprit de paix dans l'opinion qui décide de la
paix et de la guerre. La guerre est toujours la plus grande des
perturbations que puisse subir un peuple dans son industrie, dans
le courant de ses affaires, la direction de ses capitaux, même
jusque dans ses goûts. Par conséquent, c'est une cause puissante
de dérangement, de malaise, pour les classes qui peuvent le moins
changer la direction de leur travail. Plus cette cause s'affaiblira,
moins seront onéreuses les charges des sociétés de secours mutuels.

Et d'un autre côté, par la force du progrès, par le seul bénéfice du
temps, leurs ressources deviendront de plus en plus abondantes. Le
moment arriva donc où elles pourront entreprendre, sur l'instabilité
inhérente aux choses humaines, une nouvelle et décisive conquête, en
se transformant, en s'instituant caisses de retraite; et c'est ce
qu'elles feront sans doute, puisque c'est là l'aspiration ardente et
universelle des travailleurs.

Il est à remarquer qu'en même temps que les circonstances matérielles
préparent cette création, les circonstances morales y sont aussi
inclinées par l'influence même des sociétés de secours. Ces sociétés
développent chez les ouvriers des habitudes, des qualités, des
vertus dont la possession et la diffusion sont, pour les caisses
de retraite, comme un préliminaire indispensable. Qu'on y regarde
de près, on se convaincra que l'avénement de cette institution
suppose une civilisation très-avancée. Il en doit être à la fois
l'effet et la récompense. Comment serait-il possible, si les hommes
n'avaient pas l'habitude de se voir, de se concerter, d'administrer
des intérêts communs; ou bien s'ils étaient livrés à des vices qui
les rendraient vieux avant l'âge; ou encore s'ils en étaient à penser
que tout est permis contre le public et qu'un intérêt collectif est
légitimement le point de mire de toutes les fraudes?

Pour que l'établissement des caisses de retraite ne soit pas un sujet
de trouble et de discorde, il faut que les travailleurs comprennent
bien qu'ils ne doivent en appeler qu'à eux-mêmes, que le fonds
collectif doit être volontairement formé par ceux qui ont chance d'y
prendre part; qu'il est souverainement injuste et antisocial d'y
faire concourir par l'impôt, c'est-à-dire par la force, les classes
qui restent étrangères à la répartition. Or nous n'en sommes pas
là, de beaucoup s'en faut, et les fréquentes invocations à l'État
ne montrent que trop quelles sont les espérances et les prétentions
des travailleurs. Ils pensent que leur caisse de retraite doit être
alimentée par des subventions de l'État, comme l'est celle des
fonctionnaires. C'est ainsi qu'un abus en provoque toujours un autre.

Mais si les caisses de retraite doivent être entretenues
exclusivement par ceux qu'elles intéressent, ne peut-on pas dire
qu'elles existent déjà, puisque les compagnies d'assurances sur la
vie présentent des combinaisons qui permettent à tout ouvrier de
faire profiter l'avenir de tous les sacrifices du présent?

Je me suis longuement étendu sur les _sociétés de secours_ et les
_caisses de retraite_, encore que ces institutions ne se lient
qu'indirectement au sujet de ce chapitre. J'ai cédé au désir de
montrer l'Humanité marchant graduellement à la conquête de la
stabilité, ou plutôt (car stabilité implique quelque chose de
stationnaire) sortant victorieuse de sa lutte contre l'_aléatoire_;
l'aléatoire, cette menace incessante qui suffit à elle seule pour
troubler toutes les jouissances de la vie; cette épée de Damoclès qui
semblait si inévitablement suspendue sur les destinées humaines. Que
cette menace puisse être progressivement et indéfiniment écartée,
par la réduction à une moyenne des chances de tous les temps, de
tous les lieux et de tous les hommes, c'est certainement une des
plus admirables harmonies sociales qui puissent s'offrir à la
contemplation de l'économiste philosophe.

Et il ne faut pas croire que cette victoire dépende de deux
institutions plus ou moins contingentes. Non; l'expérience les
montrerait impraticables, que l'Humanité n'en trouverait pas moins
sa voie vers la fixité. Il suffit que l'incertitude soit un mal pour
être assuré qu'il sera incessamment et, tôt ou tard, efficacement
combattu, car telle est la loi de notre nature.

Si, comme nous l'avons vu, le salariat a été, au point de vue de
la stabilité, une forme plus avancée de l'association entre le
capital et le travail, il laisse encore une trop grande place à
l'aléatoire. À la vérité, tant qu'il travaille, l'ouvrier sait sur
quoi il peut compter. Mais jusqu'à quand aura-t-il de l'ouvrage, et
pendant combien de temps aura-t-il la force de l'accomplir? Voilà
ce qu'il ignore et ce qui met dans son avenir un affreux problème.
L'incertitude du capitaliste est autre. Elle n'implique pas une
question de vie et de mort. «Je tirerai toujours un intérêt de mes
fonds; mais cet intérêt sera-t-il plus ou moins élevé?» Telle est la
question que se pose le travail antérieur.

Les philanthropes sentimentalistes, qui voient là une inégalité
choquante, qu'ils voudraient faire disparaître par des moyens
artificiels, et je pourrais dire injustes et violents, ne font pas
attention qu'après tout on ne peut empêcher la nature des choses
d'être la nature des choses. Il ne se peut pas que le travail
antérieur n'ait plus de sécurité que le travail actuel, parce qu'il
ne se peut pas que des produits créés n'offrent des ressources
plus certaines que des produits à créer; que des services déjà
rendus, reçus et évalués ne présentent une base plus solide que des
services encore à l'état d'offre. Si vous n'êtes pas surpris que,
de deux pêcheurs, celui-là soit plus tranquille sur son avenir,
qui, ayant travaillé et épargné depuis longtemps, possède lignes,
filets, bateaux et approvisionnement de poisson, tandis que l'autre
n'a absolument rien que la bonne volonté de pêcher, pourquoi vous
étonnez-vous que l'ordre social manifeste, à un degré quelconque, les
mêmes différences? Pour que l'envie, la jalousie, le simple dépit de
l'ouvrier à l'égard du capitaliste fussent justifiables, il faudrait
que la stabilité relative de l'un fut une des causes de l'instabilité
de l'autre. Mais c'est le contraire qui est vrai, et c'est justement
ce capital existant entre les mains d'un homme qui réalise pour un
autre la garantie du salaire, quelque insuffisante qu'elle vous
paraisse. Certes, sans le capital, l'aléatoire serait bien autrement
imminent et rigoureux. Serait-ce un avantage pour les ouvriers que sa
rigueur s'accrût, si elle devenait commune à tous, égale pour tous?

Deux hommes couraient des risques égaux, pour chacun, à 40. L'un fit
si bien par son travail et sa prévoyance, qu'il réduisit à 10 les
risques qui le regardaient. Ceux de son compagnon se trouvèrent, du
même coup, et par suite d'une mystérieuse solidarité, réduits non
pas à 10, mais à 20. Quoi de plus juste que l'un, celui qui avait le
mérite, recueillît une plus grande part de la récompense? quoi de
plus admirable que l'autre profitât des vertus de son frère? Eh bien!
voilà ce que repousse la philanthropie sous prétexte qu'un tel ordre
blesse l'égalité.

Le vieux pêcheur dit un jour à son camarade:

«Tu n'as ni barque, ni filets, ni d'autre instrument que tes mains
pour pêcher, et tu cours grand risque de faire une triste pêche. Tu
n'as pas non plus d'approvisionnement, et cependant, pour travailler,
il ne faut pas avoir l'estomac vide. Viens avec moi; c'est ton
intérêt comme le mien. C'est le tien, car je te céderai une part
de notre pêche, et, quelle qu'elle soit, elle sera toujours plus
avantageuse pour toi que le fruit de tes efforts isolés. C'est aussi
le mien, car ce que je prendrai de plus, grâce à ton aide, dépassera
la portion que j'aurai à te céder. En un mot, l'union de ton travail,
du mien et de mon capital, comparativement à leur action isolée,
nous vaudra _un excédant_, et c'est le partage de cet excédant qui
explique comment l'association peut nous être à tous deux favorable.»

Cela fut fait ainsi. Plus tard le jeune pêcheur préféra recevoir,
chaque jour, une quantité fixe de poisson. Son profit aléatoire fut
ainsi converti en salaire, sans que les avantages de l'association
fussent détruits, et, à plus forte raison, sans que l'association fût
dissoute.

Et c'est dans de telles circonstances que la prétendue philanthropie
des socialistes vient déclamer contre la tyrannie des barques et
des filets, contre la situation naturellement moins incertaine de
celui qui les possède, parce qu'il les a fabriqués précisément pour
acquérir quelque certitude! C'est dans ces circonstances qu'elle
s'efforce de persuader au pauvre dénué qu'il est victime de son
arrangement _volontaire_ avec le vieux pêcheur, et qu'il doit se
hâter de rentrer dans l'isolement!

Oui, l'avenir du capitaliste est moins chanceux que celui de
l'ouvrier; ce qui revient à dire que celui qui possède déjà est mieux
que celui qui ne possède pas encore. Cela est ainsi et doit être
ainsi, car c'est la raison pour laquelle chacun aspire à posséder.

Les hommes tendent donc à sortir du salariat pour devenir
capitalistes. C'est la marche conforme à la nature du coeur humain.
Quel travailleur ne désire avoir un outil à lui, des avances à
lui, une boutique, un atelier, un champ, une maison à lui? Quel
ouvrier n'aspire à devenir patron? Qui n'est heureux de commander
après avoir longtemps obéi? Reste à savoir si les grandes lois du
monde économique, si le jeu naturel des organes sociaux favorisent
ou contrarient cette tendance. C'est la dernière question que nous
examinerons à propos des salaires.

Et peut-il à cet égard exister quelque doute?

Qu'on se rappelle l'évolution nécessaire de la production: l'utilité
gratuite se substituant incessamment à l'utilité onéreuse; les
efforts humains diminuant sans cesse pour chaque résultat, et, mis en
disponibilité, s'attaquant à de nouvelles entreprises; chaque heure
de travail correspondant à une satisfaction toujours croissante.
Comment de ces prémisses ne pas déduire l'accroissement progressif
des _effets utiles_ à répartir, par conséquent l'amélioration
soutenue des travailleurs, et par conséquent encore une progression
sans fin dans cette amélioration?

Car ici, l'effet devenant cause, nous voyons le progrès non-seulement
marcher, mais s'accélérer par la marche: _vires acquirere eundo_. En
effet, de siècle en siècle, l'épargne devient plus facile, puisque la
rémunération du travail devient plus féconde. Or l'épargne accroît
les capitaux, provoque la demande des bras et détermine l'élévation
des salaires. L'élévation des salaires, à son tour, facilite
l'épargne et la transformation du salarié en capitaliste. Il y a
donc entre la rémunération du travail et l'épargne une action et une
réaction constantes, toujours favorables à la classe laborieuse,
toujours appliquées à alléger pour elle le joug des nécessités
urgentes.

On dira peut-être que je rassemble ici tout ce qui peut faire
luire l'espérance aux yeux des prolétaires, et que je dissimule
ce qui est de nature à les plonger dans le découragement. S'il
y a des tendances vers l'égalité, me dira-t-on, il en est aussi
vers l'inégalité. Pourquoi ne les analysez-vous pas toutes, afin
d'expliquer la situation vraie du prolétariat, et de mettre ainsi
la science d'accord avec les tristes faits qu'elle semble refuser
de voir? Vous nous montrez l'utilité gratuite se substituant à
l'utilité onéreuse, les dons de Dieu tombant de plus en plus dans le
domaine de la communauté, et, par ce seul fait, le travail humain
obtenant une récompense toujours croissante. De cet accroissement
de rémunération vous déduisez une facilité croissante d'épargne; de
cette facilité d'épargne, un nouvel accroissement de rémunération
amenant de nouvelles épargnes plus abondantes encore, et ainsi de
suite à l'infini. Il se peut que ce système soit aussi logique
qu'il est optimiste, il se peut que nous ne soyons pas en mesure
de lui opposer une réfutation scientifique. Mais où sont les faits
qui le confirment? Où voit-on se réaliser l'affranchissement du
prolétariat? Est-ce dans les grands centres manufacturiers? Est-ce
parmi les manouvriers des campagnes? Et, si vos prévisions théoriques
ne s'accomplissent pas, ne serait-ce point qu'à côté des lois
économiques que vous invoquez, il y a d'autres lois, qui agissent en
sens contraire, et dont vous ne parlez pas? Par exemple, pourquoi ne
nous dites-vous rien de cette concurrence que les bras se font entre
eux et qui les force de se louer au rabais; de ce besoin urgent de
vivre, qui presse le prolétaire et l'oblige à subir les conditions
du capital, de telle sorte que c'est l'ouvrier le plus dénué, le
plus affamé, le plus isolé, et par suite le moins exigeant, qui fixe
pour tous le taux du salaire? Et si, à travers tant d'obstacles,
la condition de nos malheureux frères vient cependant à s'adoucir,
pourquoi ne nous montrez-vous pas la loi de la population venant
interposer son action fatale, multiplier la multitude, raviver la
concurrence, accroître l'offre des bras, donner gain de cause au
capital, et réduire le prolétaire à ne recevoir, contre un travail de
douze ou seize heures, que _ce qui est indispensable_ (c'est le mot
consacré) _au maintien de l'existence_?

Si je n'ai pas abordé toutes ces faces de la question, c'est qu'il
n'est guère possible de tout accumuler dans un chapitre. J'ai déjà
exposé la loi générale de la Concurrence, et on a pu voir qu'elle
était loin de fournir à aucune classe, surtout à la moins heureuse,
des motifs sérieux de découragement. Plus tard j'exposerai celle de
la Population, et l'on s'assurera, j'espère, que dans ses effets
généraux elle n'est pas impitoyable. Ce n'est pas ma faute si chaque
grande solution, comme est, par exemple, la destinée future de toute
une portion de l'humanité, résulte non d'une loi économique isolée,
et, par suite, d'un chapitre de cet ouvrage, mais de l'ensemble de
ces lois ou de l'ouvrage tout entier.

--Ensuite, et j'appelle l'attention du lecteur sur cette distinction,
qui n'est certes pas une subtilité; quand on est en présence d'un
effet, il faut bien se garder de l'attribuer aux lois générales et
providentielles, s'il provient au contraire de la violation de ces
lois.

Je ne nie certes pas les calamités qui, sous toutes les
formes,--labeur excessif, insuffisance de salaire, incertitude de
l'avenir, sentiment d'infériorité,--frappent ceux de nos frères qui
n'ont pu s'élever encore, par la Propriété, à une situation plus
douce. Mais il faut bien reconnaître que l'incertitude, le dénûment
et l'ignorance, c'est le point de départ de l'humanité tout entière.
Cela étant ainsi, la question, ce me semble, est de savoir: 1º si
les lois générales providentielles ne tendent pas à alléger, pour
toutes les classes, ce triple joug; 2º si les conquêtes accomplies
par les classes les plus avancées ne sont pas une facilité préparée
aux classes attardées. Que si la réponse à ces questions est
affirmative, on peut dire que l'harmonie sociale est constatée, et
que la Providence serait justifiée à nos yeux, si elle avait besoin
de l'être.

Après cela, l'homme étant doué de volonté et de libre arbitre, il
est certain que les bienfaisantes lois de la Providence ne lui
profitent qu'autant qu'il s'y conforme; et, quoique j'affirme sa
nature perfectible, je n'entends certes pas dire qu'il progresse
même alors qu'il méconnaît ou viole ces lois. Ainsi, je dis que les
transactions mutuelles, libres, volontaires, exemptes de fraude et de
violence portent en elles-mêmes un principe progressif pour tout le
monde. Mais ce n'est pas là affirmer que le progrès est inévitable
et qu'il doit jaillir de la guerre, du monopole et de l'imposture.
Je dis que le salaire tend à s'élever, que cette élévation facilite
l'épargne, et que l'épargne, à son tour, élève le salaire. Mais si le
salarié, par des habitudes de dissipation et de débauche, neutralise
à l'origine cette cause d'effets progressifs, je ne dis pas que les
effets se manifesteront de même, car le contraire est impliqué dans
mon affirmation.

Pour soumettre à l'épreuve des faits la déduction scientifique, il
faudrait prendre deux époques: par exemple 1750 et 1850.

Il faudrait d'abord constater quelle est, à ces deux époques, la
proportion des prolétaires aux propriétaires. On trouverait, je le
présume, que, depuis un siècle, le nombre des gens qui ont quelques
avances s'est beaucoup accru, relativement au nombre de ceux qui n'en
ont pas du tout.

Il faudrait ensuite établir la situation spécifique de chacune de ces
deux classes, ce qui ne se peut qu'en observant leurs satisfactions.
Très-probablement on trouverait que, de nos jours, elles tirent
beaucoup plus de satisfactions réelles, l'une de son travail
accumulé, l'autre de son travail actuel, que cela n'était possible
sous la régence.

Si ce double progrès respectif et relatif n'a pas été ce que l'on
pourrait désirer, surtout pour la classe ouvrière, il faut se
demander s'il n'a pas été plus ou moins retardé par des erreurs,
des injustices, des violences, des méprises, des passions, en un
mot par la faute de l'Humanité, par des causes contingentes qu'on
ne peut confondre avec ce que je nomme les grandes et constantes
lois de l'économie sociale. Par exemple, n'y a-t-il pas eu des
guerres et des révolutions qui auraient pu être évitées? Ces
atrocités n'ont-elles pas absorbé d'abord, dissipé ensuite une
masse incalculable de capitaux, par conséquent diminué le fonds
des salaires et retardé pour beaucoup de familles de travailleurs
l'heure de l'affranchissement? N'ont-elles pas en outre détourné le
travail de son but, en lui demandant, non des satisfactions, mais des
destructions? N'y a-t-il pas eu des monopoles, des priviléges, des
impôts mal répartis? N'y a-t-il pas eu des consommations absurdes,
des modes ridicules, des déperditions de force qu'on ne peut
attribuer qu'à des sentiments et à des préjugés puérils?

Et voyez quelles sont les conséquences de ces faits.

Il y a des lois générales auxquelles l'homme peut se conformer ou
qu'il peut violer.

S'il est incontestable que les Français ont souvent contrarié, depuis
cent ans, l'ordre naturel du développement social; si l'on ne peut
s'empêcher de rattacher à des guerres incessantes, à des révolutions
périodiques, à des injustices, des priviléges, des dissipations, des
folies de toutes sortes une déperdition effrayante de forces, de
capitaux et de travail;

Et si, d'un autre côté, malgré ce premier fait bien manifeste, on
a constaté un autre fait, à savoir que pendant cette même période
de cent ans la classe propriétaire s'est recrutée dans la classe
prolétaire, et qu'en même temps toutes deux ont à leur disposition
plus de satisfactions respectives; n'arrivons-nous pas rigoureusement
à cette conclusion:

_Les lois générales du monde social sont harmoniques, elles tendent
dans tous les sens au perfectionnement de l'humanité_?

Car enfin, puisque, après une période de cent ans, pendant laquelle
elles ont été si fréquemment et si profondément violées, l'Humanité
se trouve plus avancée, il faut que leur action soit bienfaisante, et
même assez pour compenser encore l'action des causes perturbatrices.

Comment, d'ailleurs, en pourrait-il être autrement? N'y a-t-il pas
une sorte d'équivoque ou plutôt de pléonasme sous ces expressions:
_Lois générales bienfaisantes_? Peuvent-elles ne pas l'être?...
Quand Dieu a mis dans chaque homme une impulsion irrésistible vers
le bien, et, pour le discerner, une lumière susceptible de se
rectifier, dès cet instant il a été décidé que l'Humanité était
perfectible et qu'à travers beaucoup de tâtonnements, d'erreurs, de
déceptions, d'oppressions, d'oscillations, elle marcherait vers le
mieux indéfini. Cette marche de l'Humanité, en tant que les erreurs,
les déceptions, les oppressions en sont absentes, c'est justement ce
qu'on appelle les lois générales de l'ordre social. Les erreurs, les
oppressions, c'est ce que je nomme la violation de ces lois ou les
causes perturbatrices. Il n'est donc pas possible que les unes ne
soient bienfaisantes et les autres funestes, à moins qu'on n'aille
jusqu'à mettre en doute si les causes perturbatrices ne peuvent
agir d'une manière plus permanente que les lois générales. Or cela
est contradictoire à ces prémisses: notre intelligence, qui peut se
tromper, est susceptible de se rectifier. Il est clair que le monde
social étant constitué comme il l'est, l'erreur rencontre tôt ou tard
pour limite la Responsabilité, l'oppression se brise tôt ou tard à la
Solidarité; d'où il suit que les causes perturbatrices ne sont pas
d'une nature permanente, et c'est pour cela que ce qu'elles troublent
mérite le nom de lois générales.

Pour se conformer à des lois générales, il faut les connaître. Qu'il
me soit donc permis d'insister sur les rapports, si mal compris, du
capitaliste et du travailleur.

Le capital et le travail ne peuvent se passer l'un de l'autre.
Perpétuellement en présence, leurs arrangements sont un des faits
les plus importants et les plus intéressants que l'économiste puisse
observer. Et qu'on y songe bien, des haines invétérées, des luttes
ardentes, des crimes, des torrents de sang peuvent sortir d'une
observation mal faite, si elle se popularise.

Or, je le dis avec la conviction la plus entière, on a saturé le
public, depuis quelques années, des théories les plus fausses sur
cette matière. On a professé que, des transactions libres du capital
et du travail, il devait sortir, non pas accidentellement, mais
nécessairement, le monopole pour le capitaliste, l'oppression pour
le travailleur, d'où l'on n'a pas craint de conclure que la liberté
devait être partout étouffée; car, je le répète, quand on a accusé la
liberté d'avoir engendré le monopole, on n'a pas seulement prétendu
constater un fait, mais exprimer une Loi. À l'appui de cette thèse,
on a invoqué l'action des machines et celle de la concurrence. M. de
Sismondi, je crois, a été le fondateur, et M. Buret, le propagateur
de ces tristes doctrines, bien que celui-ci n'ait conclu que fort
timidement et que le premier n'ait pas osé conclure du tout. Mais
d'autres sont venus qui ont été plus hardis. Après avoir soufflé
la haine du _capitalisme_ et du _propriétarisme_, après avoir fait
accepter des masses comme un axiome incontestable cette découverte:
_La liberté conduit fatalement au monopole_, ils ont, volontairement
ou non, entraîné le peuple à mettre la main sur cette liberté
maudite[43]. Quatre jours d'une lutte sanglante l'ont dégagée, mais
non rassurée; car ne voyons-nous pas, à chaque instant, la main de
l'État, obéissant aux préjugés vulgaires, toujours prête à s'immiscer
dans les rapports du capital et du travail?

[Note 43: Journées de juin 1848.]

L'action de la concurrence a déjà été déduite de notre théorie
de la valeur. Nous ferons voir de même l'effet des machines. Ici
nous devons nous borner à exposer quelques idées générales sur les
rapports du capitaliste et du travailleur.

Le fait qui frappe d'abord beaucoup nos réformateurs pessimistes,
c'est que les capitalistes sont plus riches que les ouvriers, qu'ils
se procurent plus de satisfactions, d'où il résulte qu'ils s'adjugent
une part plus grande, et par conséquent injuste, dans le produit
élaboré en commun. C'est à quoi aboutissent les statistiques plus ou
moins intelligentes, plus ou moins impartiales, dans lesquelles ils
exposent la situation des classes ouvrières.

Ces messieurs oublient que la _misère absolue_ est le point de départ
fatal de tous les hommes, et qu'elle persiste fatalement tant qu'ils
n'ont rien acquis ou que personne n'a rien acquis pour eux. Remarquer
en bloc que les capitalistes sont mieux pourvus que les simples
ouvriers, c'est constater simplement que ceux qui ont quelque chose
ont plus que ceux qui n'ont rien.

Les questions que l'ouvrier doit se poser ne sont pas celles-ci:

«Mon travail me produit-il beaucoup? me produit-il peu? me produit-il
autant qu'à un autre? me produit-il ce que je voudrais?»

Mais bien celles-ci:

«Mon travail me produit-il moins parce que je l'ai mis au service du
capitaliste? Me produirait-il plus, si je l'isolais, ou bien si je
l'associais à celui d'autres travailleurs dénués comme moi? Je suis
mal, mais serais-je mieux s'il n'y avait pas de capital au monde?
Si la part que j'obtiens, par mon arrangement avec le capital, est
plus grande que celle que j'obtiendrais sans cet arrangement, en
quoi suis-je fondé à me plaindre? Et puis, selon quelles lois nos
parts respectives vont-elles augmentant ou diminuant dans le cas des
transactions libres? S'il est dans la nature de ces transactions
de faire que, à mesure que le total à partager s'accroît, j'aie à
prendre dans l'excédant une proportion toujours croissante (chapitre
VII, page 249), au lieu de vouer haine au capital, n'ai-je pas à le
traiter en bon frère? S'il est bien avéré que la présence du capital
me favorise, et que son absence me ferait mourir, suis-je bien
prudent et bien avisé quand je le calomnie, l'épouvante, le force à
se dissiper ou à fuir?»

On allègue sans cesse que, dans le débat qui précède le traité, les
situations ne sont pas égales, parce que le capital peut attendre et
que le travail ne le peut pas. Le plus pressé, dit-on, est bien forcé
de céder le premier, en sorte que le capitaliste fixe le taux du
salaire.

Sans doute, en s'en tenant à la superficie des choses, celui qui
s'est créé des approvisionnements, et qui à raison de sa prévoyance
peut attendre, a l'avantage du marché. À ne considérer qu'une
transaction isolée, celui qui dit: _Do ut facias_, n'est pas aussi
pressé d'arriver à une conclusion que celui qui répond: _Facio ut
des_. Car quand on peut dire, _do_, on possède et, quand on possède,
on peut attendre.

Il ne faut pourtant pas perdre de vue que la valeur a le même
principe dans le service que dans le produit. Si l'une des parties
dit _do_, au lieu de _facio_, c'est qu'elle a eu la prévoyance
d'exécuter le _facio_ par anticipation. Au fond, c'est le service de
part et d'autre qui mesure la valeur. Or, si pour le travail actuel
tout retard est une souffrance, pour le travail antérieur il est
une perte. Il ne faut donc pas croire que celui qui dit _do_, le
capitaliste, s'amusera ensuite, surtout si l'on considère l'ensemble
de ses transactions, à différer le marché. Au fait, voit-on beaucoup
de capitaux oisifs pour cette cause? Sont-ils fort nombreux les
manufacturiers qui arrêtent leur fabrication, les armateurs qui
arrêtent leurs expéditions, les agriculteurs qui retardent leurs
récoltes, uniquement pour déprécier le salaire, en prenant les
ouvriers par la famine?

Mais, sans nier ici que la position du capitaliste à l'égard de
l'ouvrier ne soit favorable sous ce rapport, n'y a-t-il rien autre
chose à considérer dans leurs arrangements? Et, par exemple, n'est-ce
pas une circonstance tout en faveur du _travail actuel_ que le
_travail accumulé_ perde de sa valeur par la seule action du temps?
J'ai déjà fait ailleurs allusion à ce phénomène. Cependant il importe
de le soumettre ici de nouveau à l'attention des lecteurs, puisqu'il
a une grande influence sur la rémunération du travail actuel.

Ce qui, selon moi, rend fausse ou du moins incomplète cette théorie
de Smith, que _la valeur vient du travail_, c'est qu'elle n'assigne
à la valeur qu'un élément, tandis qu'étant un rapport, elle en a
nécessairement deux. En outre, si la valeur naissait uniquement du
travail et le représentait, elle lui serait proportionnelle, ce qui
est contraire à tous les faits.

Non, la valeur vient du service reçu et rendu; et le service dépend
autant, si ce n'est plus, de la peine épargnée à celui qui le reçoit
que de la peine prise par celui qui le rend. À cet égard, les faits
les plus usuels confirment le raisonnement. Quand j'achète un
produit, je puis bien me demander: «Combien de temps a-t-on mis à le
faire?» Et c'est là sans doute un des éléments de mon évaluation;
mais je me demande encore et surtout: «Combien de temps mettrais-je
à le faire? Combien de temps ai-je mis à faire la chose qu'on me
demande en échange?» Quand j'achète un service, je ne me demande pas
seulement: Combien en coûtera-t-il à mon vendeur pour me le rendre?
mais encore: Combien m'en coûterait-il pour me le rendre à moi-même?

Ces questions personnelles et les réponses qu'elles provoquent font
tellement partie essentielle de l'évaluation, que le plus souvent
elles la déterminent.

Marchandez un diamant trouvé par hasard. On vous cédera fort peu
ou point de travail; on vous en demandera beaucoup. Pourquoi donc
donnerez-vous votre consentement? parce que vous prendrez en
considération le travail qu'on vous épargne, celui que vous seriez
obligé de subir pour satisfaire, par toute autre voie, le désir de
posséder un diamant.

Quand donc le _travail antérieur_ et le _travail actuel_ s'échangent,
ce n'est nullement sur le pied de leur intensité ou de leur durée,
mais sur celui de leur valeur, c'est-à-dire du service qu'ils se
rendent, de l'utilité dont ils sont l'un pour l'autre. Le capital
viendrait dire: «Voici un produit qui m'a coûté autrefois dix heures
de travail;» si le travail actuel était en mesure de répondre: «Je
puis faire le même produit en cinq heures;» force serait au capital
de subir cette différence: car, encore une fois, peu importe à
l'acquéreur actuel de savoir ce que le produit a demandé jadis de
labeur; ce qui l'intéresse, c'est de connaître ce qu'il lui en
épargne aujourd'hui, le service qu'il en attend.

Le capitaliste, au sens très-général, est l'homme qui, ayant prévu
que tel service serait demandé, l'a préparé d'avance et en a
incorporé la mobile valeur dans un produit.

Quand le travail a été ainsi exécuté par anticipation, en vue d'une
rémunération future, rien ne nous dit qu'à n'importe quel jour de
l'avenir il rendra exactement le même service, épargnera la même
peine, et conservera par conséquent une valeur uniforme. C'est
même hors de toute vraisemblance. Il pourra être très-recherché,
très-difficile à remplacer de toute autre manière, rendre des
services mieux appréciés ou appréciés par plus de monde, acquérir
une valeur croissante avec le temps, en d'autres termes, s'échanger
contre une proportion toujours plus grande de travail actuel.
Ainsi, il n'est pas impossible que tel produit, un diamant, un
violon de Stradivarius, un tableau de Raphaël, un plant de vignes
à Château-Lafitte, s'échange contre mille fois plus de journées de
travail qu'il n'en a demandé. Cela ne veut pas dire autre chose, si
ce n'est que le travail antérieur est bien rémunéré dans ce cas parce
qu'il rend beaucoup de services.

Le contraire est possible aussi. Il se peut que ce qui avait exigé
quatre heures de travail ne se vende plus que pour trois heures d'un
travail de même intensité.

Mais,--et voici ce qui me paraît extrêmement important au point de
vue et dans l'intérêt des classes ouvrières, de ces classes qui
aspirent avec tant d'ardeur et de raison à sortir de l'état précaire
qui les épouvante,--quoique les deux alternatives soient possibles
et se réalisent tour à tour, quoique le travail accumulé puisse
quelquefois gagner, quelquefois perdre de sa valeur relativement au
travail actuel, cependant le premier cas est assez rare pour être
considéré comme accidentel, exceptionnel, tandis que le second est
le résultat d'une loi générale inhérente à l'organisation même de
l'homme.

Que l'homme, avec ses acquisitions intellectuelles et expérimentales,
soit de nature progressive, au moins industriellement parlant
(car, au point de vue moral, l'assertion pourrait rencontrer des
contradicteurs), cela n'est pas contestable. Que la plupart des
choses qui se faisaient jadis avec un travail donné ne demandent plus
aujourd'hui qu'un travail moindre, à cause du perfectionnement des
machines, de l'intervention gratuite des forces naturelles, cela est
certainement hors de doute; et l'on peut affirmer, sans crainte de se
tromper, qu'à chaque période de dix ans, par exemple, une quantité
donnée de travail accomplira, dans la plupart des cas, de plus grands
résultats que ne pouvait le faire la même quantité de travail à la
période décennale précédente.

Et quelle est la conclusion à tirer de là? C'est que le travail
antérieur va toujours se détériorant relativement au travail actuel;
c'est que dans l'échange, sans nulle injustice, et pour réaliser
l'équivalence des services, il faut que le premier donne au second
plus d'heures qu'il n'en reçoit. C'est là une conséquence forcée du
progrès.

Vous me dites: «Voici une machine; elle a dix ans de date, mais
elle est encore neuve. Il en a coûté 1,000 journées de travail pour
la faire. Je vous la cède contre un nombre égal de journées.» À
quoi je réponds: Depuis dix ans, on a inventé de nouveaux outils,
on a découvert de nouveaux procédés, si bien que je puis faire
aujourd'hui, ou faire faire, ce qui revient au même, une machine
semblable avec 600 journées; donc, je ne vous en donnerai pas
davantage.--«Mais je perdrai 400 journées.»--Non, car 6 journées
d'aujourd'hui en valent 10 d'autrefois. En tout cas, ce que vous
m'offrez pour 1,000, je puis me le procurer pour 600. Ceci finit
le débat; si le temps a frappé la valeur de votre travail de
détérioration, pourquoi serait-ce à moi d'assumer cette perte?

Vous me dites: «Voilà un champ. Pour l'amener à l'état de
productivité où il est, moi et mes ancêtres avons dépensé 1,000
journées. À la vérité, ils ne connaissaient ni hache, ni scie, ni
bêche, et faisaient tout à force de bras. N'importe, donnez-moi
d'abord 1,000 de vos journées, pour équivaloir aux 1,000 que je vous
cède, puis ajoutez-en 300 pour la valeur de la puissance productive
du sol, et prenez ma terre.» Je réponds: Je ne vous donnerai pas
1,300 ni même 1,000 journées, et voici mes motifs: Il y a sur la
surface du globe une quantité indéfinie de puissances productives
sans valeur. D'une autre part, on connaît aujourd'hui la bêche, la
hache, la scie, la charrue et bien d'autres moyens d'abréger et
féconder le travail; de telle sorte qu'avec 600 journées je puis,
soit mettre une terre inculte dans l'état où est la vôtre, soit (ce
qui revient absolument au même pour moi) _me procurer par l'échange
tous les avantages que vous retirez de votre champ_. Donc, je
vous donnerai 600 journées et pas une heure en sus.--«En ce cas,
non-seulement je ne bénéficie pas de la prétendue valeur des forces
productives de cette terre, mais encore je ne rentre pas dans le
nombre des journées effectives, par moi et mes ancêtres, consacrées à
son amélioration. N'est-il pas étrange que je sois accusé par Ricardo
de vendre les puissances de la nature; par Senior, d'accaparer
au passage les dons de Dieu; par tous les économistes, d'être un
monopoleur; par Proudhon, d'être un voleur, alors que c'est moi qui
suis dupe?»--Vous n'êtes pas plus dupe que monopoleur. Vous recevez
l'équivalent de ce que vous donnez. Or il n'est ni naturel, ni juste,
ni possible qu'un travail grossier, exécuté à la main il y a des
siècles, s'échange, journée par journée, contre du travail actuel
plus intelligent et plus productif.

Ainsi, on le voit, par un admirable effet du mécanisme social, quand
le travail antérieur et le travail actuel sont en présence, quand il
s'agit de savoir dans quelle proportion sera réparti entre eux le
produit de leur collaboration, il est tenu compte à l'un et à l'autre
de leur supériorité spécifique; ils participent à cette distribution
selon les services comparatifs qu'ils rendent. Or il peut bien
arriver quelquefois, exceptionnellement, que cette supériorité soit
du côté du travail antérieur. Mais la nature de l'homme, la loi du
progrès, font que, dans la presque universalité des cas, elle se
manifeste dans le travail actuel. Le progrès profite à celui-ci; la
détérioration incombe au capital.

Indépendamment de ce résultat, qui montre combien sont vides et
vaines les déclamations inspirées à nos réformateurs modernes par la
prétendue _tyrannie du capital_, il est une considération plus propre
encore à éteindre, dans le coeur des ouvriers, cette haine factice et
désolante contre les autres classes, qu'on a tenté avec succès d'y
allumer.

Cette considération la voici:

Le capital, jusqu'où qu'il porte ses prétentions, et quelque heureux
qu'il soit dans ses efforts pour les faire triompher, ne peut jamais
placer le travail dans une condition pire que l'isolement. En
d'autres termes, le capital favorise toujours plus le travail par sa
présence que par son absence.

Rappelons-nous l'exemple que j'invoquais tout à l'heure.

Deux hommes sont réduits à pêcher pour vivre. L'un a des filets, des
lignes, une barque et quelques provisions pour attendre les fruits
de ses prochains travaux. L'autre n'a rien que ses bras. Il est de
leur intérêt de s'associer[44]. Quelles que soient les conditions
de partage qui interviendront, elles n'empireront jamais le sort de
l'un de ces deux pêcheurs, pas plus du riche que du pauvre, car dès
l'instant que l'un d'eux trouverait l'association onéreuse comparée à
l'isolement, il reviendrait à l'isolement.

[Note 44: Voyez chapitre IV.]

Dans la vie sauvage comme dans la vie pastorale, dans la vie agricole
comme dans la vie industrielle, les relations du capital et du
travail ne font que reproduire cet exemple.

Ainsi l'absence du capital est une limite qui est toujours à la
disposition du travail. Si les prétentions du Capital allaient
jusqu'à rendre, pour le Travail, l'action commune moins profitable
que l'action isolée, celui-ci serait maître de se réfugier dans
l'isolement, asile toujours ouvert (excepté sous l'esclavage) contre
l'association volontaire et onéreuse; car le travail peut toujours
dire au capital: Aux conditions que tu m'offres, je préfère agir seul.

On objecte que ce refuge est illusoire et dérisoire, que l'action
isolée est interdite au travail par une impossibilité radicale, et
qu'il ne peut se passer d'instruments sous peine de mort.

Cela est vrai, mais confirme la vérité de mon assertion, à savoir:
que le capital, parvînt-il à porter ses exigences jusqu'aux extrêmes
limites, fait encore du bien au travail, par cela seul qu'il se
l'associe. Le travail ne commence à entrer dans une condition
pire que la pire association qu'au moment où l'association cesse,
c'est-à-dire quand le capital se retire. Cessez donc, apôtres de
malheur, de crier à la tyrannie du capital, puisque vous convenez que
son action est toujours,--plus ou moins sans doute, mais toujours
bienfaisante. Singulier tyran, dont la puissance est secourable à
tous ceux qui en veulent ressentir l'effet, et n'est nuisible que par
abstention!

Mais on insiste sur l'objection en disant: Cela pouvait être ainsi
dans l'origine des sociétés. Aujourd'hui le capital a tout envahi;
il occupe tous les postes; il s'est emparé de toutes les terres. Le
prolétaire n'a plus ni air, ni espace, ni sol où mettre ses pieds, ni
pierre où poser sa tête, sans la permission du capital. Il en subit
donc la loi, vous ne lui donnez pour refuge que l'isolement, qui,
vous en convenez, est la mort!

Il y a là une ignorance complète de l'économie sociale et une
déplorable confusion.

Si, comme on le dit, le capital s'est emparé de toutes les forces
de la nature, de toutes les terres, de tout l'espace, je demande
au profit de qui. À son profit sans doute. Mais alors, comment se
fait-il qu'un simple travailleur, qui n'a que ses bras, se procure,
en France, en Angleterre, en Belgique, mille et un million de fois
plus de satisfactions qu'il n'en recueillerait dans l'isolement,--non
point dans l'hypothèse sociale qui vous révolte, mais dans cette
autre hypothèse que vous chérissez, celle où le capital n'aurait
encore rien usurpé?

Je tiendrai toujours le débat sur ce fait, jusqu'à ce que vous
l'expliquiez avec votre nouvelle science, car, quant à moi, je crois
en avoir donné la raison (chapitre VII).

Oui, prenez à Paris le premier ouvrier venu. Constatez ce qu'il
gagne et les satisfactions qu'il se procure. Quand vous aurez bien
déblatéré l'un et l'autre contre le maudit capital, j'interviendrai
et dirai à cet ouvrier:

Nous allons détruire le capital et tout ce qu'il a créé. Je vais te
mettre au milieu de cent millions d'hectares de la terre la plus
fertile, que je te donnerai en toute propriété et jouissance, avec
tout ce qu'elle contient dessus et dessous. Tu ne seras coudoyé
par aucun capitaliste. Tu jouiras pleinement de tes quatre droits
naturels, chasse, pêche, cueillette et pâture. Il est vrai que tu
n'auras pas de capital; car si tu en avais, tu serais précisément
dans cette position que tu critiques chez les autres. Mais enfin
tu n'auras plus à te plaindre du propriétarisme, du capitalisme,
de l'individualisme, des usuriers, des agioteurs, des banquiers,
des accapareurs, etc. La terre entière sera à toi. Vois si tu veux
accepter cette position.

D'abord notre ouvrier rêvera le sort d'un monarque puissant. En y
réfléchissant néanmoins, il est probable qu'il se dira: Calculons.
Même quand on a cent millions d'hectares de bonne terre, encore
faut-il vivre. Faisons donc le compte de _pain_, dans les deux
situations.

Maintenant je gagne 3 francs par jour. Le blé étant à 15 francs, je
puis avoir un hectolitre de blé tous les cinq jours. C'est comme si
je le semais et récoltais moi-même.

Quand je serai propriétaire de cent millions d'hectares de terre,
c'est tout au plus si je ferai, sans capital, un hectolitre de blé
dans deux ans, et d'ici là, j'ai le temps de mourir de faim cent
fois... Donc je m'en tiens à mon salaire.

Vraiment on ne médite pas assez sur le progrès que l'humanité
a dû accomplir, même pour entretenir la chétive existence des
ouvriers[45]............

[Note 45: Ici s'arrête le manuscrit rapporté de Rome. La courte note
qui suit, nous l'avons trouvée dans les papiers de l'auteur restés à
Paris. Elle nous apprend comment il se proposait de terminer et de
résumer ce chapitre.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

L'amélioration du sort des ouvriers se trouve dans le salaire même et
dans les lois naturelles qui le régissent.

1º L'ouvrier tend à s'élever au rang d'entrepreneur capitaliste.

2º Le salaire tend à hausser.

Corollaire.--Le passage du salariat à l'entreprise devient toujours
moins désirable et plus facile.....




XV

DE L'ÉPARGNE


_Épargner_, ce n'est pas accumuler des quartiers de gibier, des
grains de blé ou des pièces de monnaie. Cet entassement matériel
d'objets fongibles, restreint par sa nature à des bornes fort
étroites, ne représente l'_épargne_ que pour l'homme isolé. Tout
ce que nous avons dit jusqu'ici de la valeur, des services, de la
richesse relative nous avertit que, socialement, l'épargne, quoique
née de ce germe, prend d'autres développements et un autre caractère.

_Épargner_, c'est mettre volontairement un intervalle entre le moment
où l'on rend des services à la société et celui où l'on en retire
des services équivalents. Ainsi, par exemple, un homme peut tous les
jours, depuis l'âge de vingt ans jusqu'à l'âge de soixante, rendre
à ses semblables des services dépendant de sa profession, égaux à
quatre, et ne leur demander que des services égaux à trois. En ce
cas, il s'est donné la faculté de retirer du milieu social, dans sa
vieillesse, quand il ne pourra plus travailler, le payement du quart
de tout son travail de quarante ans.

La circonstance qu'il a reçu et successivement accumulé des titres
de reconnaissance, consistant en lettres de change, billets à ordre,
billets de banque, monnaies, est tout à fait secondaire et de forme.
Elle n'a de rapport qu'aux moyens d'exécution. Elle ne peut changer
la nature ni les effets de l'épargne. L'illusion que nous fait la
monnaie à cet égard n'en est pas moins une illusion, encore que nous
en soyons presque tous dupes.

En effet, difficilement nous pouvons nous défendre de croire que
celui qui épargne retire une valeur de la circulation, et, par
conséquent, porte à la société un certain préjudice.

Et là se rencontre une de ces contradictions apparentes qui rebutent
la logique, une de ces impasses qui semblent opposer au progrès un
obstacle infranchissable, une de ces dissonances qui contristent le
coeur en paraissant accuser l'auteur des choses dans sa puissance ou
dans sa volonté.

D'un côté, nous savons que l'humanité ne peut s'élargir, s'élever, se
perfectionner, réaliser le loisir, la stabilité, par conséquent le
développement intellectuel et la culture morale, que par l'abondante
création et la persévérante accumulation des capitaux. C'est aussi
de la multiplication rapide du capital que dépendent la demande des
bras, l'élévation du salaire et par suite le progrès vers l'égalité.

Mais, d'autre part, _épargner_ n'est-ce pas le contraire de
_dépenser_, et si celui qui dépense provoque et active le travail,
celui qui épargne ne fait-il pas l'opposé?--Si chacun se prenait
à économiser le plus possible, on verrait le travail languir en
proportion, et il s'arrêterait entièrement, si l'épargne pouvait être
intégrale.

Que faut-il donc conseiller aux hommes? Et quelle base certaine
l'économie politique offre-t-elle à la morale, alors que nous n'en
voyons sortir que cette alternative contradictoire et funeste:

«_Si vous n'épargnez pas_, le capital ne se reformera pas, il se
dissipera; les bras se multiplieront, mais le moyen de les payer
restant stationnaire, ils se feront concurrence, ils s'offriront au
rabais, le salaire se déprimera, et l'humanité sera par ce côté
sur son déclin. Elle y sera aussi sous un autre aspect, car si vous
n'épargnez pas, vous n'aurez pas de pain dans votre vieillesse, vous
ne pourrez ouvrir une plus large carrière à votre fils, doter votre
fille, agrandir vos entreprises, etc.»

«_Si vous épargnez_, vous diminuez le fonds des salaires, vous nuisez
à un nombre immense de vos frères, vous portez atteinte au travail,
ce créateur universel des satisfactions humaines; vous abaissez par
conséquent le niveau de l'humanité.»

Ces choquantes contradictions disparaissent devant l'explication
que nous donnons de l'épargne, explication fondée sur les idées
auxquelles nous ont conduit nos recherches sur la valeur.

Les services s'échangent contre les services.

La valeur est l'appréciation de deux services comparés.

D'après cela, épargner c'est avoir rendu un service, accorder du
temps pour recevoir le service équivalent, ou, d'une manière plus
générale, c'est mettre un laps de temps entre le service rendu et le
service reçu.

Or en quoi celui qui s'abstient de retirer du milieu social un
service auquel il a droit fait-il tort à la société ou nuit-il
au travail? Je ne retirerai la valeur qui m'est due que dans un
an, quand je pourrais l'exiger sur l'heure. Je donne donc à la
Société un an de répit. Pendant cet intervalle, le travail continue
à s'exécuter, les services à s'échanger comme si je n'existais
pas. Je n'y ai porté aucun trouble. Au contraire, j'ai ajouté
une satisfaction à celles de mes semblables, et ils en jouissent
gratuitement pendant un an.

Gratuitement n'est pas le mot, car il faut achever de décrire le
phénomène.

Le laps de temps qui sépare les deux services échangés est lui-même
matière à transaction comme à échange, car il a une valeur. C'est là
l'origine et l'explication de l'_intérêt_.

En effet, un homme rend un service actuel. Sa volonté est de ne
recevoir que dans dix ans le service équivalent. Voilà une valeur
dont il se refuse la jouissance immédiate. Or le caractère de la
_valeur_, c'est de pouvoir affecter toutes les formes possibles.
Avec une valeur déterminée, on est sûr d'obtenir tout service
imaginable d'une valeur égale, soit improductif, soit productif.
Celui qui ajourne à dix ans la rentrée d'une créance, n'ajourne
donc pas seulement une jouissance; il ajourne la possibilité d'une
production. C'est pour cela qu'il se rencontrera dans le monde des
hommes disposés à traiter de cet ajournement. L'un d'eux dira à notre
économe: «Vous avez droit à recevoir immédiatement une valeur, et il
vous convient de ne la recevoir que dans dix ans. Eh bien! pendant
ces dix ans substituez-moi à votre droit, mettez-moi à votre lieu et
place. Je toucherai pour vous la valeur dont vous êtes créancier; je
l'emploierai pendant dix ans sous une forme productive, et vous la
restituerai à l'échéance. Par là vous me rendrez un _service_, et
comme tout service a une valeur, qui s'apprécie en le comparant à un
autre service, il ne reste plus qu'à estimer celui que je sollicite
de vous, à en fixer la _valeur_. Ce point débattu et réglé, j'aurai à
vous remettre, à l'échéance, non-seulement la valeur du service dont
vous êtes créancier, mais encore la valeur du service que vous allez
me rendre.»

C'est la valeur de cette cession temporaire de valeurs épargnées
qu'on nomme _intérêt_.

Par la même raison qu'un tiers peut désirer qu'on lui cède, _à titre
onéreux_, la jouissance d'une valeur épargnée, le débiteur originaire
peut aussi solliciter la même transaction. Dans l'un et l'autre cas,
cela s'appelle _demander crédit_. Accorder crédit, c'est donner du
temps pour l'acquit d'une valeur, c'est se priver en faveur d'autrui
de la jouissance de cette valeur, c'est rendre service, c'est
acquérir des droits à un service équivalent.

Mais, pour en revenir aux effets économiques de l'épargne, maintenant
que nous connaissons tous les détails de ce phénomène, il est bien
évident qu'il ne porte aucune atteinte à l'activité générale, au
travail humain. Alors même que celui qui réalise l'économie et qui,
en échange des services rendus, reçoit des écus, alors même, dis-je,
qu'il entasserait des écus les uns sur les autres, il ne ferait
aucun tort à la société, puisqu'il n'a pu retirer de son sein ces
valeurs qu'en y versant des valeurs équivalentes. J'ajoute que cet
entassement est invraisemblable, exceptionnel, anormal, puisqu'il
blesse l'intérêt personnel de ceux qui voudraient le pratiquer. Entre
les mains d'un homme, les écus signifient: «Celui qui nous possède a
rendu des services à la société et n'en a pas été payé. La société
nous a remis entre ses mains pour lui servir de titre. Nous sommes
à la fois une reconnaissance, une promesse et une garantie. Le jour
où il voudra, il pourra, en nous exhibant et restituant, retirer du
milieu social les services dont il est créancier.»

Or cet homme n'est pas pressé. Sensuit-il qu'il conservera ses écus?
Non, puisque, nous l'avons vu, le laps de temps qui sépare deux
services échangés devient lui-même matière à transaction. Si notre
économe a l'intention de rester dix ans sans retirer de la Société
les services qui lui sont dus, son intérêt est de se substituer un
représentant, afin d'ajouter à la valeur dont il est créancier la
valeur de ce service spécial.--L'épargne n'implique donc en aucune
façon entassement matériel.

Que les moralistes ne soient plus arrêtés par cette
considération......




XVI

DE LA POPULATION


Il me tardait d'aborder ce chapitre, ne fût-ce que pour venger
Malthus des violentes attaques dont il a été l'objet. C'est une
chose à peine croyable que des écrivains sans aucune portée, sans
aucune valeur, d'une ignorance qu'ils étalent à chaque page, soient
parvenus, à force de se répéter les uns les autres, à décrier dans
l'opinion publique un auteur grave, consciencieux, philanthrope, et
à faire passer pour absurde un système qui, tout au moins, mérite
d'être étudié avec une sérieuse attention.

Il se peut que je ne partage pas en tout les idées de Malthus. Chaque
question a deux faces, et je crois que Malthus a tenu ses regards
trop exclusivement fixés sur le côté sombre. Pour moi, je l'avoue,
dans mes études économiques, il m'est si souvent arrivé d'aboutir à
cette conséquence: _Dieu fait bien ce qu'il fait_, que, lorsque la
logique me mène à une conclusion différente, je ne puis m'empêcher de
me défier de ma logique. Je sais que c'est un danger pour l'esprit
que cette foi aux intentions finales.--Le lecteur pourra juger plus
tard si mes préventions m'ont égaré.--Mais cela ne m'empêchera jamais
de reconnaître qu'il y a énormément de vérité dans l'admirable
ouvrage de cet économiste; cela ne m'empêchera pas surtout de rendre
hommage à cet ardent amour de l'humanité qui en anime toutes les
lignes.

Malthus, qui connaissait à fond l'Économie sociale, avait la claire
vue de tous les ingénieux ressorts dont la nature a pourvu l'humanité
pour assurer sa marche dans la voie du progrès. En même temps, il
croyait que le progrès humain pouvait se trouver entièrement paralysé
par un principe, celui de la Population. En contemplant le monde
il se disait tristement: «Dieu semble avoir pris beaucoup de soin
des espèces et fort peu des individus. En effet, de quelque classe
d'êtres animés qu'il s'agisse, nous la voyons douée d'une fécondité
si débordante, d'une puissance de multiplication si extraordinaire,
d'une si surabondante profusion de germes, que la destinée de
l'espèce paraît sans doute bien assurée, mais que celle des individus
semble bien précaire; car tous les germes ne peuvent être en
possession de la vie: il faut qu'ils manquent à naître ou qu'ils
meurent prématurément.»

«L'homme ne fait pas exception à cette loi. (Et il est surprenant
que cela choque les socialistes, qui ne cessent de répéter que le
droit général doit primer le droit individuel.) Il est positif que
Dieu a assuré la conservation de l'humanité en la pourvoyant d'une
grande puissance de reproduction. Le nombre des hommes arriverait
donc naturellement à surpasser ce que le sol en peut nourrir, sans
la prévoyance. Mais l'homme est prévoyant, et c'est sa raison, sa
volonté qui seules peuvent mettre obstacle à cette progression
fatale.»

Partant de ces prémisses, qu'on peut contester si l'on veut, mais
que Malthus tenait pour incontestables, il devait nécessairement
attacher le plus haut prix à l'exercice de la prévoyance. Car il n'y
avait pas de milieu, il fallait que l'homme prévînt volontairement
l'excessive multiplication, ou bien qu'il tombât, comme toutes les
autres espèces, sous le coup des obstacles répressifs.

Malthus ne croyait donc jamais faire assez pour engager les hommes à
la prévoyance; plus il était philanthrope, plus il se sentait obligé
de mettre en relief, afin de les faire éviter, les conséquences
funestes d'une imprudente reproduction. Il disait: Si vous multipliez
inconsidérément, vous ne pourrez vous soustraire au châtiment sous
une forme quelconque et toujours hideuse: la famine, la guerre, la
peste, etc... L'abnégation des riches, la charité, la justice des
lois économiques ne seraient que des remèdes inefficaces.

Dans son ardeur, Malthus laissa échapper une phrase qui, séparée de
tout son système et du sentiment qui l'avait dictée, pouvait paraître
dure. C'était à la première édition de son livre, qui alors n'était
qu'une brochure et depuis est devenu un ouvrage en quatre volumes.
On lui fit observer que la forme donnée à sa pensée dans cette
phrase pouvait être mal interprétée. Il se hâta de l'effacer, et
elle n'a jamais reparu dans les éditions nombreuses du _Traité de la
population_.

Mais un de ses antagonistes, M. Godwin, l'avait relevée.--Qu'est-il
arrivé? C'est que M. de Sismondi (un des hommes qui, avec les
meilleures intentions du monde, ont fait le plus de mal) a reproduit
cette phrase malencontreuse. Aussitôt tous les socialistes s'en sont
emparés, et cela leur a suffi pour juger, condamner et exécuter
Malthus. Certes ils ont à remercier Sismondi de son érudition; car,
quant à eux, ils n'ont jamais lu ni Malthus ni Godwin.

Les socialistes ont donc fait de la phrase retirée par Malthus
lui-même la base de son système. Ils la répètent à satiété: dans un
petit volume in-18, M. Pierre Leroux la reproduit au moins quarante
fois; elle défraye les déclamations de tous les réformateurs de
deuxième ordre.

Le plus célèbre et le plus vigoureux de cette école ayant fait un
chapitre contre Malthus, un jour que je causais avec lui, je lui
citai des opinions exprimées dans le _Traité de la population_,
et je crus m'apercevoir qu'il n'en avait aucune connaissance.
Je lui dis: «Vous, qui avez réfuté Malthus, ne l'auriez-vous
pas lu d'un bout à l'autre?»--«Je ne l'ai pas lu du tout, me
répondit-il. Tout son système est renfermé dans une page et résumé
par la fameuse progression arithmétique et géométrique: cela me
suffit.»--«Apparemment, lui dis-je, vous vous moquez du public, de
Malthus, de la vérité, de la conscience et de vous-même....»

Voilà comment, en France, une opinion prévaut. Cinquante ignares
répètent en choeur une méchanceté absurde mise en avant par un plus
ignare qu'eux; et, pour peu que cette méchanceté abonde dans le sens
de la vogue et des passions du jour, elle devient un axiome.

La science, il faut pourtant le reconnaître, ne peut pas aborder
un problème avec la volonté arrêtée d'arriver à une conclusion
consolante. Que penserait-on d'un homme qui étudierait la
physiologie, bien résolu d'avance à démontrer que Dieu n'a pas pu
vouloir que l'homme fût affligé par la maladie? Si un physiologiste
bâtissait un système sur ces bases et qu'un autre se contentât de lui
opposer des faits, il est assez probable que le premier se mettrait
en colère, peut-être qu'il taxerait son confrère d'_impiété_;--mais
il est difficile de croire qu'il allât jusqu'à l'accuser d'être
l'auteur des maladies.

C'est cependant ce qui est arrivé pour Malthus. Dans un ouvrage
nourri de faits et de chiffres, il a exposé une loi qui contrarie
beaucoup d'optimistes. Les hommes qui n'ont pas voulu admettre
cette loi ont attaqué Malthus avec un acharnement haineux, avec une
mauvaise foi flagrante, comme s'il avait lui-même et volontairement
jeté devant le genre humain les obstacles qui, selon lui, découlent
du principe de la population.--Il eût été plus scientifique de
prouver simplement que Malthus se trompe et que sa prétendue loi n'en
est pas une.

La population, il faut bien le dire, est un de ces sujets, fort
nombreux du reste, qui nous rappellent que l'homme n'a guère que
le choix des maux. Quelle qu'ait été l'intention de Dieu, la
souffrance est entrée dans son plan. Ne cherchons pas l'harmonie
dans l'absence du mal, mais dans son action pour nous ramener au
bien et se restreindre lui-même progressivement. Dieu nous a donné
le libre arbitre. Il faut que nous _apprenions_,--ce qui est long et
difficile,--et puis que nous _agissions_ en conformité des lumières
acquises, ce qui n'est guère plus aisé. À cette condition, nous nous
affranchirons progressivement de la souffrance, mais sans jamais y
échapper tout à fait; car même quand nous parviendrions à éloigner le
châtiment d'une manière complète, nous aurions à subir d'autant plus
l'effort pénible de la prévoyance. Plus nous nous délivrons du mal de
la répression, plus nous nous soumettons à celui de la prévention.

Il ne sert à rien de se révolter contre cet ordre de choses; il nous
enveloppe, il est notre atmosphère. C'est en restant dans cette
donnée de la misère et de la grandeur humaines, dont nous ne nous
écarterons jamais, que nous allons, avec Malthus, aborder le problème
de la population. Sur cette grande question, nous ne serons d'abord
que simple rapporteur, en quelque sorte; ensuite nous dirons notre
manière de voir.--Si les lois de la population peuvent se résumer en
un court aphorisme, ce sera certes une circonstance heureuse pour
l'avancement et la diffusion de la science. Mais si, à raison du
nombre et de la mobilité des données du problème, nous trouvons que
ces lois répugnent à se laisser renfermer dans une formule brève et
rigoureuse, nous saurons y renoncer. L'exactitude même prolixe est
préférable à une trompeuse concision.

Nous avons vu que le progrès consiste à faire concourir de plus en
plus les forces naturelles à la satisfaction de nos besoins, de
manière qu'à chaque nouvelle époque, la même somme d'utilité est
obtenue en laissant à la Société--ou plus de loisirs--ou plus de
travail à tourner vers l'acquisition de nouvelles jouissances.

D'un autre côté, nous avons démontré que chacune des conquêtes ainsi
faites sur la nature, après avoir profité d'abord plus directement à
quelques hommes d'initiative, ne tarde pas à devenir, par la loi de
la concurrence, le patrimoine commun et gratuit de l'humanité tout
entière.

D'après ces prémisses, il semble que le bien-être des hommes aurait
dû s'accroître et en même temps s'égaliser rapidement.

Il n'en a pas été ainsi pourtant; c'est un point de fait
incontestable. Il y a dans le monde une multitude de malheureux qui
ne sont pas malheureux par leur faute.

Quelles sont les causes de ce phénomène?

Je crois qu'il y en a plusieurs. L'une s'appelle _spoliation_,
ou si vous voulez, _injustice_. Les économistes n'en ont parlé
qu'incidemment, et en tant qu'elle implique quelque erreur, quelque
fausse notion scientifique. Exposant les lois générales, ils
n'avaient pas, pensaient-ils, à s'occuper de l'effet de ces lois
quand elles n'agissent pas, quand elles sont violées. Cependant la
spoliation a joué et joue encore un trop grand rôle dans le monde
pour que, même comme économiste, nous puissions nous dispenser d'en
tenir compte. Il ne s'agit pas seulement de vols accidentels, de
larcins, de crimes isolés.--La guerre, l'esclavage, les impostures
théocratiques, les priviléges, les monopoles, les restrictions, les
abus de l'impôt, voilà les manifestations les plus saillantes de la
spoliation. On comprend quelle influence des forces perturbatrices
d'une aussi vaste étendue ont dû avoir et ont encore, par leur
présence ou leurs traces profondes, sur l'inégalité des conditions;
nous essayerons plus tard d'en mesurer l'énorme portée.

Mais une autre cause qui a retardé le progrès, et surtout qui l'a
empêché de s'étendre d'une manière égale sur tous les hommes, c'est,
selon quelques auteurs, le principe de la population.

En effet, si, à mesure que la richesse s'accroît, le nombre
des hommes entre lesquels elle se partage s'accroît aussi plus
rapidement, la richesse absolue peut être plus grande et la richesse
individuelle moindre.

Si, de plus, il y a un genre de services que tout le monde puisse
rendre, comme ceux qui n'exigent qu'un effort musculaire, et si
c'est précisément la classe à qui est dévolue cette fonction, la
moins rétribuée de toutes, qui multiplie avec le plus de rapidité,
le travail se fera à lui-même une concurrence fatale. Il y aura une
dernière couche sociale qui ne profitera jamais du progrès, si elle
s'étend plus vite qu'il ne peut se répandre.

On voit de quelle importance fondamentale est le principe de la
population.

Ce principe a été formulé par Malthus en ces termes:

_La population tend à se mettre au niveau des moyens de subsistance._

Je ferai observer en passant qu'il est surprenant qu'on ait attribué
à Malthus l'honneur ou la responsabilité de cette loi vraie ou
fausse. Il n'y a peut-être pas un publiciste, depuis Aristote, qui ne
l'ait proclamée, et souvent dans les mêmes termes.

C'est qu'il ne faut que jeter un coup d'oeil sur l'ensemble des
êtres animés pour apercevoir,--sans conserver à cet égard le moindre
doute,--que la nature s'est beaucoup plus préoccupée des espèces que
des individus.

Les précautions qu'elle a prises pour la perpétuité des races sont
prodigieuses, et parmi ces précautions figure la profusion des
germes. Cette surabondance paraît calculée partout en raison inverse
de la sensibilité, de l'intelligence et de la force avec laquelle
chaque espèce résiste à la destruction.

Ainsi, dans le règne végétal, les moyens de reproduction par
semences, boutures, etc., que peut fournir un seul individu, sont
incalculables. Je ne serais pas étonné qu'un ormeau, si toutes les
graines réussissaient, ne donnât naissance chaque année à un million
d'arbres. Pourquoi cela n'arrive-t-il pas? parce que toutes ces
graines ne rencontrent pas les conditions qu'exige la vie: l'espace
et l'aliment. Elles sont détruites; et comme les plantes sont
dépourvues de sensibilité, la nature n'a ménagé ni les moyens de
reproduction ni ceux de destruction.

Les animaux dont la vie est presque végétative se reproduisent
aussi en nombre immense. Qui ne s'est demandé quelquefois comment
les huîtres pouvaient multiplier assez pour suffire à l'étonnante
consommation qui s'en fait?

À mesure qu'on s'avance dans l'échelle des êtres, on voit bien que la
nature a accordé les moyens de reproduction avec plus de parcimonie.

Les animaux vertébrés ne peuvent pas multiplier aussi rapidement
que les autres, surtout dans les grandes espèces. La vache porte
neuf mois, ne donne naissance qu'à un petit à la fois, et doit le
nourrir quelque temps. Cependant il est évident que, dans l'espèce
bovine, la faculté reproductive surpasse ce qui serait absolument
nécessaire. Dans les pays riches, comme l'Angleterre, la France,
la Suisse, le nombre des animaux de cette race s'accroît, malgré
l'énorme destruction qui s'en fait; et si nous avions des prairies
indéfinies, il n'est pas douteux que nous pourrions arriver tout à la
fois à une destruction plus forte et à une reproduction plus rapide.
Je mets en fait que, si l'espace et la nourriture ne faisaient pas
défaut, nous pourrions avoir dans quelques années dix fois plus de
boeufs et de vaches, quoiqu'en mangeant dix fois plus de viande. La
faculté reproductive de l'espèce bovine est donc bien loin de nous
avoir donné la mesure de toute sa puissance, abstraction faite de
toute limite étrangère à elle-même et provenant du défaut d'espace et
d'aliment.

Il est certain que la faculté de reproduction, dans l'espèce humaine,
est moins puissante que dans toute autre; et cela devait être. La
destruction est un phénomène auquel l'homme ne devait pas être soumis
au même degré que les animaux, dans les conditions supérieures de
sensibilité, d'intelligence et de sympathie où la nature l'a placé.
Mais échappe-t-il _physiquement_ à cette loi, en vertu de laquelle
toutes les espèces ont la faculté de multiplier plus que l'espace et
l'aliment ne le permettent? c'est ce qu'il est impossible de supposer.

Je dis _physiquement_, parce que je ne parle ici que de la loi
physiologique.

Il existe une différence radicale entre la _puissance physiologique_
de multiplier et la multiplication _réelle_.

L'une est la puissance absolue organique, dégagée de tout obstacle,
de toute limitation étrangère.--L'autre est la résultante effective
de cette force combinée avec l'ensemble de toutes les résistances qui
la contiennent et la limitent. Ainsi la puissance de multiplication
du pavot sera d'un million par an, peut-être,--et dans un champ de
pavots la reproduction réelle sera stationnaire; elle pourra même
décroître.

C'est cette loi physiologique que Malthus a essayé de formuler. Il
a recherché dans quelle période un certain nombre d'hommes pourrait
doubler, _si l'espace et l'aliment étaient toujours illimités devant
eux_.

On comprend d'avance que cette hypothèse de la _satisfaction
complète de tous les besoins_ n'étant jamais réalisée, la période
_théorique_ est nécessairement plus courte qu'aucune période
observable de doublement _réel_.

L'observation, en effet, donne des nombres très-divers. D'après
les recherches de M. Moreau de Jonnès, en prenant pour base le
mouvement actuel de la population, le doublement exigerait--555 ans
en Turquie,--227 en Suisse,--138 en France,--106 en Espagne,--100 en
Hollande,--76 en Allemagne,--43 en Russie et en Angleterre,--25 aux
États-Unis, en défalquant le contingent fourni par l'immigration.

Pourquoi ces différences énormes? Nous n'avons aucune raison de
croire qu'elles tiennent à des causes physiologiques. Les femmes
suisses sont aussi bien constituées et aussi fécondes que les femmes
américaines.

Il faut que la puissance génératrice absolue soit contenue par des
obstacles étrangers. Et ce qui le prouve incontestablement, c'est
qu'elle se manifeste aussitôt que quelque circonstance vient à
écarter ces obstacles. Ainsi une agriculture perfectionnée, une
industrie nouvelle, une source quelconque de richesses locales amène
invariablement autour d'elle une génération plus nombreuse. Ainsi,
lorsqu'un fléau comme la peste, la famine ou la guerre, détruit une
grande partie de la population, on voit aussitôt la multiplication
prendre un développement rapide.

Quand donc elle se ralentit ou s'arrête, c'est que l'espace et
l'aliment lui manquent ou vont lui manquer; c'est qu'elle se brise
contre l'obstacle, ou que, le voyant devant elle, elle recule.

En vérité, ce phénomène, dont l'énoncé a excité tant de clameurs
contre Malthus, me paraît hors de contestation.

Si l'on mettait un millier de souris dans une cage, avec ce qui est
indispensable chaque jour pour les faire vivre, malgré la fécondité
connue de l'espèce, leur nombre ne pourrait pas dépasser mille;
ou, s'il allait au delà, il y aurait privation et souffrance, deux
choses qui tendent à réduire le nombre. En ce cas, certes, il serait
vrai de dire qu'une cause extérieure limite non pas la puissance de
fécondité, mais le résultat de la fécondité. Il y aurait certainement
antagonisme entre la tendance physiologique et la force limitante
d'où résulte la permanence du chiffre. La preuve, c'est que si l'on
augmentait graduellement la ration jusqu'à la doubler, on verrait
très-promptement deux mille souris dans la cage.

Veut-on savoir ce qu'on répond à Malthus? On lui oppose le _fait_.
On lui dit: La preuve que la puissance de reproduction n'est pas
indéfinie dans l'homme, c'est qu'en certains pays la population est
stationnaire. Si la loi de progression était vraie, si la population
doublait tous les vingt-cinq ans, la France, qui avait 30 millions
d'habitants en 1820, en aurait aujourd'hui plus de 60 millions.

Est-ce là de la logique?

Quoi! je commence par constater moi-même que la population, en
France, ne s'est accrue que d'un cinquième en vingt-cinq ans, tandis
qu'elle a doublé ailleurs. J'en cherche la cause. Je la trouve dans
le défaut d'espace et d'aliment. Je vois que, dans les conditions de
culture, de population et de moeurs où nous sommes aujourd'hui, il y
a difficulté de créer assez rapidement des subsistances pour que des
générations _virtuelles_ naissent, ou que, _nées_, elles subsistent.
Je dis que les moyens d'existence ne peuvent pas doubler--ou au
moins ne doublent pas--en France tous les vingt-cinq ans. C'est
précisément l'ensemble de ces forces négatives qui contient, selon
moi, la puissance physiologique;--et vous m'opposez la lenteur de
la multiplication pour en conclure que la puissance physiologique
n'existe pas! Une telle manière de discuter n'est pas sérieuse.

Est-ce avec plus de raison qu'on a contesté la progression
géométrique indiquée par Malthus? Jamais Malthus n'a posé cette
inepte prémisse: «Les hommes multiplient, _en fait_, suivant une
progression géométrique.» Il dit au contraire que _le fait_ ne se
manifeste pas, puisqu'il cherche quels sont les obstacles qui s'y
opposent, et il ne donne cette progression que comme formule de la
puissance _organique_ de multiplication.

Recherchant en combien de temps une population donnée pourrait
doubler, _dans la supposition que la satisfaction de tous les
besoins ne rencontrât jamais d'obstacles_, il a fixé cette période à
vingt-cinq ans. Il l'a fixée ainsi, parce que l'observation directe
la lui avait révélée chez le peuple qui, bien qu'infiniment loin de
son hypothèse, s'en rapproche le plus,--chez le peuple américain.
Une fois cette période trouvée, et comme il s'agit toujours de la
puissance _virtuelle_ de propagation, il a dit que la population
_tendait à augmenter_ dans une progression géométrique.

On le nie. Mais, en vérité, c'est nier l'évidence.--On peut bien dire
que la période de doublement ne serait pas partout de vingt-cinq
ans; qu'elle serait de 30, de 40, de 50; qu'elle varierait suivant
les races. Tout cela est plus ou moins discutable; mais, à coup sûr,
on ne peut pas dire que, dans l'hypothèse, la progression ne serait
pas géométrique. Si, en effet, cent couples en produisent deux cents
pendant une période donnée, pourquoi deux cents n'en produiront-ils
pas quatre cents dans un temps égal?

--Parce que, dit-on, la multiplication sera contenue.

--C'est justement ce que dit Malthus.

Mais par quoi sera-t-elle contenue?

Malthus assigne deux obstacles généraux à la multiplication indéfinie
des hommes: il les appelle l'_obstacle préventif_ et l'_obstacle
répressif_.

La population ne pouvant être contenue au-dessous de sa tendance
physiologique que par défaut de naissances ou accroissement de décès,
il n'est pas douteux que la nomenclature de Malthus ne soit complète.

En outre, quand les conditions de l'espace et de l'aliment sont
telles que la population ne peut dépasser un certain chiffre, il
n'est pas douteux que l'obstacle destructif a d'autant plus d'action
que l'obstacle préventif en a moins. Dire que les naissances peuvent
progresser sans que les décès s'accroissent, quand l'aliment est
stationnaire, c'est tomber dans une contradiction manifeste.

Il n'est pas moins évident, _à priori_, et indépendamment d'autres
considérations économiques extrêmement graves, que dans cette
situation l'abstention volontaire est préférable à la répression
forcée.

Jusqu'ici donc, et sur tous les points, la théorie de Malthus est
incontestable.

Peut-être Malthus a-t-il eu tort d'adopter comme limite de la
fécondité humaine cette période de vingt-cinq ans, constatée aux
États-Unis. Je sais bien qu'il a cru par là éviter tout reproche
d'exagération ou d'abstraction. Comment osera-t-on prétendre,
s'est-il dit, que je donne trop de latitude au _possible_, si je
me fonde sur le _réel_? Il n'a pas pris garde qu'en mêlant ici le
_virtuel_ et le _réel_, et qu'en donnant pour mesure _à la loi de
multiplication_, abstraction faite de _la loi de limitation_, une
période résultant _de faits régis par ces deux lois_, il s'exposait
à n'être pas compris. Et c'est ce qui est arrivé. On s'est moqué de
ses progressions géométriques et arithmétiques; on lui a reproché de
prendre les États-Unis pour type du reste du monde; en un mot, on
s'est servi de la confusion qu'il a faite de deux lois distinctes
pour lui contester l'une par l'autre.

Lorsqu'on cherche quelle est la puissance abstraite de propagation,
il faut mettre pour un moment en oubli tout obstacle physique ou
moral, provenant du défaut d'espace, d'aliments et de bien-être.
Mais la question une fois posée en ces termes, il est véritablement
superflu de la résoudre avec exactitude.--Dans l'espèce humaine,
comme dans tous les êtres organisés, cette puissance surpasse, dans
une proportion énorme, tous les phénomènes de rapide multiplication
que l'on a observés dans le passé, ou qui pourront se montrer dans
l'avenir.--Pour le froment, en admettant cinq tiges par semence
et vingt grains par tige, un grain a la puissance virtuelle d'en
produire dix milliards en cinq années.

Pour l'espèce canine, en raisonnant sur ces deux bases, quatre
produits par portée et six ans de fécondité, on trouvera qu'un couple
peut donner naissance en douze ans à huit millions d'individus.

--Dans l'espèce humaine, en fixant la puberté à seize ans et la
cessation de la fécondité à trente ans, chaque couple pourrait donner
naissance à huit enfants. C'est beaucoup que de réduire ce nombre de
moitié, à raison de la mortalité prématurée, puisque nous raisonnons
dans l'hypothèse de tous les besoins satisfaits, ce qui restreint
beaucoup l'empire de la mort. Toutefois ces prémisses nous donnent
par période de vingt-quatre ans:

2--4--8--16--32--64--128--256--512, etc.; enfin deux millions en deux
siècles.

Si l'on calcule selon les bases adoptées par Euler, la période de
doublement sera de douze ans et demi; huit périodes feront justement
un siècle, et l'accroissement dans cet espace de temps sera comme
512:2.

À aucune époque, dans aucun pays, on n'a vu le nombre des hommes
s'accroître avec cette effrayante rapidité. Selon la _Genèse_, les
Hébreux entrèrent en Égypte, au nombre de soixante et dix couples;
on voit dans le livre des _Nombres_ que le dénombrement fait par
Moïse, deux siècles après, constate la présence de six cent mille
hommes au-dessus de vingt et un ans, ce qui suppose une population
de deux millions au moins. On peut en déduire le doublement par
période de quatorze ans.--Les tables du Bureau des longitudes ne sont
guère recevables à contrôler des faits bibliques. Dira-t-on que six
cent mille combattants supposent une population supérieure à deux
millions, et en conclura-t-on une période de doublement moindre que
celle calculée par Euler?--On sera le maître de révoquer en doute le
dénombrement de Moïse ou les calculs d'Euler; mais on ne prétendra
pas assurément que les Hébreux ont multiplié plus qu'il n'est
possible de multiplier. C'est tout ce que nous demandons.

Après cet exemple, qui est vraisemblablement celui où la fécondité
de _fait_ s'est le plus rapprochée de la fécondité _virtuelle_, nous
avons celui des États-Unis. On sait que, dans ce pays, le doublement
s'opère en moins de vingt-cinq ans.

Il est inutile de pousser plus loin ces recherches; il suffit de
reconnaître que, dans notre espèce, comme dans toutes, la puissance
organique de multiplication est supérieure à la multiplication.
D'ailleurs il implique contradiction que le réel dépasse le virtuel.

En regard de cette force absolue, qu'il n'est pas besoin de
déterminer plus rigoureusement, et que l'on peut, sans inconvénient,
considérer comme uniforme, il existe, avons-nous dit, une autre force
qui limite, comprime, suspend, dans une certaine mesure, l'action de
la première, et lui oppose des obstacles bien différents, suivant
les temps et les lieux, les occupations, les moeurs, les lois ou la
religion des différents peuples.

J'appelle _loi de limitation_ cette seconde force, et il est clair
que le mouvement de la population, dans chaque pays, dans chaque
classe, est le résultat de l'action combinée de ces deux lois.

Mais en quoi consiste la loi de limitation? On peut dire d'une
manière très-générale, que la propagation de la vie est contenue
ou prévenue par la difficulté d'entretenir la vie. Cette pensée,
que nous avons déjà exprimée sous la formule de Malthus, il importe
de l'approfondir. Elle constitue la partie essentielle de notre
sujet[46].

[Note 46: Tout ce qui suit était écrit en 1846.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

Les êtres organisés, qui ont vie et qui n'ont pas de sentiment, sont
rigoureusement passifs dans cette lutte entre les deux principes.
Pour les végétaux, il est exactement vrai que le nombre, dans chaque
espèce, est limité par les moyens de subsistance. La profusion des
germes est infinie, mais les ressources d'espace et de fertilité
territoriale ne le sont pas. Les germes se nuisent, se détruisent
entre eux; ils avortent, et, en définitive, il n'en réussit qu'autant
que le sol en peut nourrir.--Les animaux sont doués de sentiment,
mais ils paraissent, en général, privés de prévoyance; ils propagent,
ils pullulent, ils foisonnent, sans se préoccuper du sort de leur
postérité. La mort, une mort prématurée, peut seule borner leur
multiplication, et maintenir l'équilibre entre leur nombre et leurs
moyens d'existence.

Lorsque M. de Lamennais, s'adressant au peuple, dans son inimitable
langage, dit:

«Il y a place pour tous sur la terre, et Dieu l'a rendue assez
féconde pour fournir abondamment aux besoins de tous.»--Et plus
loin:--«L'auteur de l'univers n'a pas fait l'homme de pire condition
que les animaux; tous ne sont-ils pas conviés au riche banquet de
la nature? un seul d'entre eux en est-il exclu?»--Et encore:--«Les
plantes des champs étendent l'une près de l'autre leurs racines dans
le sol qui les nourrit toutes, et toutes y croissent en paix, aucune
d'elles n'absorbe la séve d'une autre.»

Il est permis de ne voir là que des déclamations fallacieuses,
servant de prémisses à de dangereuses conclusions, et de regretter
qu'une éloquence si admirable soit consacrée à populariser la plus
funeste des erreurs.

Certes, il n'est pas vrai qu'aucune plante ne dérobe la séve d'une
autre, et que toutes étendent leurs racines sans se nuire dans le
sol. Des milliards de germes végétaux tombent chaque année sur la
terre, y puisent un commencement de vie, et succombent étouffés par
des plantes plus fortes et plus vivaces.--Il n'est pas vrai que tous
les animaux qui naissent soient conviés au banquet de la nature et
qu'aucun d'eux n'en soit exclu. Parmi les espèces sauvages, ils se
détruisent les uns les autres, et, dans les espèces domestiques,
l'homme en retranche un nombre incalculable.--Rien même n'est plus
propre à montrer l'existence et les relations de ces deux principes:
celui de la multiplication et celui de la limitation. Pourquoi y
a-t-il en France tant de boeufs et de moutons malgré le carnage qu'il
s'en fait? Pourquoi y a-t-il si peu d'ours et de loups, quoiqu'on
en tue bien moins et qu'ils soient organisés pour multiplier bien
davantage? C'est que l'homme prépare aux uns et soustrait aux autres
la subsistance; il dispose à leur égard de la loi de limitation de
manière à laisser plus ou moins de latitude à la loi de fécondité.

Ainsi, pour les végétaux comme pour les animaux, la force limitative
ne paraît se montrer que sous une forme, la _destruction_.--Mais
l'homme est doué de raison, de prévoyance; et ce nouvel élément
modifie, change même à son égard le mode d'action de cette force.

Sans doute, en tant qu'être pourvu d'organes matériels, et, pour
trancher le mot, en tant qu'animal, la _loi de limitation_ par voie
de destruction lui est applicable. Il n'est pas possible que le
nombre des hommes dépasse les moyens d'existence: cela voudrait dire
qu'il existe plus d'hommes qu'il n'en peut exister, ce qui implique
contradiction. Si donc la raison, la prévoyance sont assoupies en
lui, il se fait végétal, il se fait brute; alors il est fatal qu'il
multiplie, en vertu de la grande loi physiologique qui domine toutes
les espèces; et il est fatal aussi qu'il soit détruit, en vertu de la
loi limitative à l'action de laquelle il demeure, en ce cas, étranger.

Mais, s'il est prévoyant, cette seconde loi entre dans la sphère de
sa volonté; il la modifie, il la dirige; elle n'est vraiment plus la
même: ce n'est plus une force aveugle, c'est une force intelligente;
ce n'est plus seulement une loi naturelle, c'est de plus une loi
sociale.--L'homme est le point où se rencontrent, se combinent et
se confondent ces deux principes, la matière et l'intelligence; il
n'appartient exclusivement ni à l'un ni à l'autre. Donc la _loi
de limitation_ se manifeste, pour l'espèce humaine, sous deux
influences, et maintient la population à un niveau nécessaire, par la
double action de la prévoyance et de la destruction.

Ces deux actions n'ont pas une intensité uniforme; au contraire,
l'une s'étend à mesure que l'autre se restreint. Il y a un résultat
qui doit être atteint, la limitation: il l'est plus ou moins par
_répression_ ou par _prévention_, selon que l'homme s'abrutit ou se
spiritualise, selon qu'il est plus matière ou plus intelligence,
selon qu'il participe davantage de la vie végétative ou de la vie
morale; la loi est plus ou moins hors de lui ou en lui, mais il faut
toujours qu'elle soit quelque part.

On ne se fait pas une idée exacte du vaste domaine de la prévoyance,
que le traducteur de Malthus a beaucoup circonscrit en mettant en
circulation cette vague et insuffisante expression, _contrainte
morale_, dont il a encore amoindri la portée par la définition qu'il
en donne: «C'est la vertu, dit-il, qui consiste à ne point se marier
quand on n'a pas de quoi _faire subsister_ une famille, et toutefois
à vivre dans la chasteté.» Les obstacles que l'intelligente société
humaine oppose à la multiplication _possible_ des hommes prennent
bien d'autres formes que celle de la contrainte morale ainsi définie.
Et par exemple, qu'est-ce que cette sainte ignorance du premier âge,
la seule ignorance sans doute qu'il soit criminel de dissiper, que
chacun respecte, et sur laquelle la mère craintive veille comme sur
un trésor? Qu'est-ce que la pudeur qui succède à l'ignorance, arme
mystérieuse de la jeune fille, qui enchante et intimide l'amant,
et prolonge en l'embellissant la saison des innocentes amours?
N'est-ce point une chose merveilleuse, et qui serait absurde en toute
autre matière, que ce voile ainsi jeté d'abord entre l'ignorance
et la vérité, et ces magiques obstacles placés ensuite entre la
vérité et le bonheur? Qu'est-ce que cette puissance de l'opinion
qui impose des lois si sévères aux relations des personnes de sexe
différent, flétrit la plus légère transgression de ces lois, et
poursuit la faiblesse, et sur celle qui succombe, et, de génération
en génération, sur ceux qui en sont les tristes fruits? Qu'est-ce
que cet honneur si délicat, cette rigide réserve, si généralement
admirée même de ceux qui s'en affranchissent, ces institutions, ces
difficultés de convenances, ces précautions de toutes sortes, si ce
n'est l'action de la _loi de limitation_ manifestée dans l'ordre
intelligent, moral, _préventif_, et, par conséquent, exclusivement
humain?

Que ces barrières soient renversées, que l'espèce humaine, en ce
qui concerne l'union des sexes, ne se préoccupe ni de convenances,
ni de fortune, ni d'avenir, ni d'opinion, ni de moeurs, qu'elle se
ravale à la condition des espèces végétales et animales: peut-on
douter que, pour celle-là comme pour celles-ci, la puissance de
multiplication n'agisse avec assez de force pour nécessiter bientôt
l'intervention de la _loi de limitation_, manifestée cette fois dans
l'ordre physique, brutal, _répressif_, c'est-à-dire par le ministère
de l'indigence, de la maladie et de la mort?

Est-il possible de nier que, abstraction faite de toute prévoyance et
de toute moralité, il n'y ait assez d'attrait dans le rapprochement
des sexes pour le déterminer, dans notre espèce comme dans toutes,
dès la première apparition de la puberté? Si on la fixe à seize
ans, et si les actes de l'état civil prouvent qu'on ne se marie
pas, dans un pays donné, avant vingt-quatre ans, ce sont donc huit
années soustraites par la partie morale et préventive de la _loi de
limitation_ à l'action de la loi de la multiplication; et, si l'on
ajoute à ce chiffre ce qu'il faut attribuer au célibat absolu, on
restera convaincu que l'humanité intelligente n'a pas été traitée par
le Créateur comme l'animalité brutale, et qu'il est en sa puissance
de transformer la limitation _répressive_ en limitation _préventive_.

Il est assez singulier que l'école spiritualiste et l'école
matérialiste aient, pour ainsi dire, changé de rôle dans cette grande
question: la première, tonnant contre la prévoyance, s'efforce de
faire prédominer le principe brutal; la seconde, exaltant la partie
morale de l'homme, recommande l'empire de la raison sur les passions
et les appétits.

C'est qu'il y a en tout ceci un véritable malentendu. Qu'un père
de famille consulte, pour la direction de sa maison, le prêtre le
plus orthodoxe; assurément il en recevra, pour le cas particulier,
des conseils entièrement conformes aux idées que la science érige
en _principes_, et que ce même prêtre repousse comme tels. «Cachez
votre fille, dira le vieux prêtre; dérobez-la le plus que vous
pourrez aux séductions du monde; cultivez, comme une fleur précieuse,
la sainte ignorance, la céleste pudeur qui font à la fois son
charme et sa défense. Attendez qu'un parti honnête et sortable se
présente; travaillez cependant, mettez-vous à même de lui assurer un
sort convenable. Songez que le mariage, dans la pauvreté, entraîne
beaucoup de souffrances et encore plus de dangers. Rappelez-vous
ces vieux proverbes qui sont la sagesse des nations et qui nous
avertissent que l'aisance est la plus sûre garantie de l'union et de
la paix. Pourquoi vous presseriez-vous? Voulez-vous qu'à vingt-cinq
ans votre fille soit chargée de famille, qu'elle ne puisse l'élever
et l'instruire selon votre rang et votre condition? Voulez-vous que
le mari, incapable de surmonter l'insuffisance de son salaire, tombe
d'abord dans l'affliction, puis dans le désespoir, et peut-être enfin
dans le désordre? Le projet qui vous occupe est le plus grave de
tous ceux auxquels vous puissiez donner votre attention. Pesez-le,
mûrissez-le; gardez-vous de toute précipitation, etc.»

Supposez que le père, empruntant le langage de M. de Lamennais,
répondît: «Dieu adressa dans l'origine ce commandement à tous
les hommes: Croissez et multipliez, et remplissez la terre et
subjuguez-la. Et vous, vous dites à une fille: Renonce à la famille,
aux chastes douceurs du mariage, aux saintes joies de la maternité;
abstiens-toi, vis seule; que pourrais-tu multiplier que tes
misères?»--Croit-on que le vieux prêtre n'aurait rien à opposer à ce
raisonnement?

Dieu, dirait-il, n'a pas ordonné aux hommes de croître sans
discernement et sans mesure, de s'unir comme les bêtes, sans nulle
prévoyance de l'avenir; il n'a pas donné la raison à sa créature de
prédilection pour lui en interdire l'usage dans les circonstances
les plus solennelles: il a bien ordonné à l'homme de croître, mais
pour croître il faut vivre, et pour vivre il faut en avoir les
moyens; donc dans l'ordre de croître est impliqué celui de préparer
aux jeunes générations des moyens d'existence.--La religion n'a
pas mis la virginité au rang des crimes; bien loin de là, elle en
a fait une vertu, elle l'a honorée, sanctifiée et glorifiée; il ne
faut donc point croire qu'on viole le commandement de Dieu parce
qu'on se prépare à le remplir avec prudence, en vue du bien, du
bonheur et de la dignité de la famille.--Eh bien, ce raisonnement
et d'autres semblables, dictés par l'expérience, que l'on entend
répéter journellement dans le monde, et qui règlent la conduite
de toute famille morale et éclairée, que sont-ils autre chose que
l'application, dans des cas particuliers, d'une doctrine générale? ou
plutôt, qu'est-ce que cette doctrine, si ce n'est la généralisation
d'un raisonnement qui revient dans tous les cas particuliers? Le
spiritualiste qui repousse, en principe, l'intervention de la
limitation préventive, ressemble au physicien qui dirait aux hommes:
«Agissez en toute rencontre comme si la pesanteur existait, mais
n'admettez pas la pesanteur en théorie.»

Jusqu'ici nous ne nous sommes pas éloignés de la théorie
malthusienne; mais il est un attribut de l'humanité dont il me semble
que la plupart des auteurs n'ont pas tenu un compte proportionné à
son importance, qui joue un rôle immense dans les phénomènes relatifs
à la population, qui résout plusieurs des problèmes que cette grande
question a soulevés, et fait renaître dans l'âme du philanthrope
une sérénité et une confiance que la science incomplète semblait
en avoir bannies; cet attribut compris, du reste, sous les notions
de raison et prévoyance, c'est la _perfectibilité_.--L'homme est
perfectible; il est susceptible d'amélioration et de détérioration:
si, à la rigueur, il peut demeurer stationnaire, il peut aussi monter
et descendre les degrés infinis de la civilisation. Cela est vrai des
individus, des familles, des nations et des races.

C'est pour n'avoir pas assez tenu compte de toute la puissance de
ce principe progressif que Malthus a été conduit à des conséquences
décourageantes, qui ont soulevé la répulsion générale.

Car, ne voyant l'_obstacle préventif_ que sous une forme ascétique en
quelque sorte, et peu acceptée, il faut en convenir, il ne pouvait
pas lui attribuer beaucoup de force. Donc, selon lui, c'est en
général l'_obstacle répressif_ qui agit; en d'autres termes, le vice,
la misère, la guerre, le crime, etc.

Il y a là, selon moi, une erreur, et nous allons reconnaître que
l'action de la force limitative se présente aux hommes non pas
uniquement comme un effort de chasteté, un acte d'abnégation, mais
encore et surtout comme une condition de bien-être, un mouvement
instinctif qui les préserve de déchoir, eux et leur famille.

La population, a-t-on dit, tend à se mettre au niveau des moyens
de subsistance. Je remarquerai qu'à cette expression, _moyens de
subsistance_, autrefois universellement admise, J.-B. Say en a
substitué une autre beaucoup plus correcte: _moyens d'existence_.
Il semble d'abord que la _subsistance_ est seule engagée dans la
question. Cela n'est pas; _l'homme ne vit pas seulement de pain_, et
l'étude des faits montre clairement que la population s'arrête ou est
retardée lorsque l'ensemble de tous les moyens d'existence, y compris
le vêtement, le logement et les autres choses que le climat ou même
l'habitude rendent nécessaires, viennent à faire défaut.

Nous disons donc: La population tend à se mettre au niveau des
_moyens d'existence_.

Mais ces moyens sont-ils une chose fixe, absolue, uniforme? Non,
certainement: à mesure que l'homme se civilise, le cercle de ses
besoins s'étend, on peut le dire même de la simple _subsistance_.
Considérés au point de vue de l'être perfectible, les _moyens
d'existence_, en quoi il faut comprendre la satisfaction des besoins
physiques, intellectuels et moraux, admettent autant de degrés qu'il
y en a dans la civilisation elle-même, c'est-à-dire dans l'infini.
Sans doute, il y a une limite inférieure: apaiser sa faim, se
garantir d'un certain degré de froid, c'est une condition de la vie,
et cette limite, nous pouvons l'apercevoir dans l'état des sauvages
d'Amérique et des pauvres d'Europe; mais une limite supérieure, je
n'en connais pas, il n'y en a pas. Les besoins naturels satisfaits,
il en naît d'autres, qui sont factices d'abord, si l'on veut, mais
que l'habitude rend naturels à leur tour, et, après ceux-ci, d'autres
encore, et encore, sans terme assignable.

Donc, à chaque pas de l'homme dans la voie de la civilisation,
ses besoins embrassent un cercle plus étendu, et les _moyens
d'existence_, ce point où se rencontrent les deux grandes
lois de _multiplication_ et de _limitation_, se déplace pour
s'exhausser.--Car, quoique l'homme soit susceptible de détérioration
aussi bien que de perfectionnement, il répugne à l'une et aspire à
l'autre: ses efforts tendent à le maintenir au rang qu'il a conquis,
à l'élever encore; et _l'habitude_, qu'on a si bien nommée une
seconde nature, faisant les fonctions des valvules de notre système
artériel, met obstacle à tout pas rétrograde. Il est donc tout simple
que l'action intelligente et morale qu'il exerce sur sa propre
multiplication se ressente, s'imprègne, s'inspire de ces efforts et
se combine avec ces habitudes progressives.

Les conséquences qui résultent de cette organisation de l'homme
se présentent en foule: nous nous bornerons à en indiquer
quelques-unes.--D'abord nous admettrons bien avec les économistes
que la population et les moyens d'existence se font équilibre; mais
le dernier de ces termes étant d'une mobilité infinie, et variant
avec la civilisation et les habitudes, nous ne pourrions pas admettre
qu'en comparant les peuples et les classes, la population soit
proportionnelle à la _production_, comme dit J.-B. Say[47], ou aux
_revenus_, comme l'affirme M. de Sismondi.--Ensuite, chaque degré
supérieur de culture impliquant plus de prévoyance, l'obstacle moral
et préventif doit neutraliser de plus en plus l'action de l'obstacle
brutal et répressif, à chaque phase de perfectionnement réalisé dans
la société ou dans quelques-unes de ses fractions.--Il suit de là que
tout progrès social contient le germe d'un progrès nouveau, _vires
acquirit eundo_, puisque le mieux-être et la prévoyance s'engendrent
l'un l'autre dans une succession indéfinie.--De même, quand, par
quelque cause, l'humanité suit un mouvement rétrograde, le malaise
et l'imprévoyance sont entre eux cause et effet réciproques, et la
déchéance n'aurait pas de terme, si la société n'était pas pourvue
de cette force curative, _vis medicatrix_, que la Providence a
placée dans tous les corps organisés. Remarquons, en effet, qu'à
chaque période dans la déchéance, l'action de la limitation dans son
mode destructif devient à la fois plus douloureuse et plus facile à
discerner. D'abord il ne s'agit que de détérioration, d'abaissement;
ensuite c'est la misère, la famine, le désordre, la guerre, la mort;
tristes mais infaillibles moyens d'enseignement.

[Note 47: Il est juste de dire que J.-B. Say a fait remarquer que les
_moyens d'existence_ étaient une quantité variable.]

Nous voudrions pouvoir nous arrêter à montrer combien ici la théorie
explique les faits, combien, à leur tour, les faits justifient
la théorie. Lorsque, pour un peuple ou une classe, les moyens
d'existence sont descendus à cette limite inférieure où ils se
confondent avec les moyens de pure subsistance, comme en Chine, en
Irlande et dans les dernières classes de tous pays, les moindres
oscillations de population ou de ressources alimentaires se
traduisent en mortalité; les faits confirment à cet égard l'induction
scientifique.--Depuis longtemps la famine ne visite plus l'Europe, et
l'on attribue la destruction de ce fléau à une multitude de causes.
Il y en a plusieurs sans doute, mais la plus générale c'est que les
_moyens d'existence_ se sont, par suite du progrès social, exhaussés
fort au-dessus des moyens de subsistance. Quand viennent des années
disetteuses, on peut sacrifier beaucoup de satisfactions avant
d'entreprendre sur les aliments eux-mêmes.--Il n'en est pas ainsi
en Chine et en Irlande: quand les hommes n'ont rien au monde qu'un
peu de riz ou de pommes de terre, avec quoi achèteront-ils d'autres
aliments, si ce riz et ces pommes de terre viennent à manquer?

Enfin il est une troisième conséquence de la perfectibilité humaine,
que nous devons signaler ici, parce qu'elle contredit, en ce qu'elle
a de désolant, la doctrine de Malthus.--Nous avons attribué à cet
économiste cette formule:--«La population tend à se mettre au niveau
des moyens de subsistance.»--Nous aurions dû dire qu'il était allé
fort au delà, et que sa véritable formule, celle dont il a tiré des
conclusions si affligeantes, est celle-ci:--La population tend _à
dépasser_ les moyens de subsistance.--Si Malthus avait simplement
voulu exprimer par là que, dans la race humaine, la puissance de
propager la vie est supérieure à la puissance de l'entretenir,
il n'y aurait pas de contestation possible. Mais ce n'est pas là
sa pensée: il affirme que, prenant en considération la fécondité
absolue, d'une part, de l'autre, la limitation manifestée par ses
deux modes, répressif et préventif, le résultat n'en est pas moins la
tendance de la population à dépasser les moyens de vivre[48].--Cela
est vrai de toutes les espèces animées, excepté de l'espèce humaine.
L'homme est intelligent, et peut faire de la limitation préventive un
usage illimité. Il est perfectible, il aspire au perfectionnement,
il répugne à la détérioration; le progrès est son état normal; le
progrès implique un usage de plus en plus éclairé de la limitation
préventive: donc _les moyens d'existence s'accroissent plus vite que
la population_. Non-seulement ce résultat dérive du principe de la
perfectibilité, mais encore il est confirmé par _le fait_, puisque
partout le cercle des satisfactions s'est étendu.--S'il était vrai,
comme le dit Malthus, qu'à chaque excédant de moyens d'existence
corresponde un excédant supérieur de population, la misère de
notre race serait fatalement progressive, la civilisation serait à
l'origine, et la barbarie à la fin des temps. Le contraire a lieu;
donc la loi de limitation a eu assez de puissance pour contenir le
flot de la multiplication des hommes au-dessous de la multiplication
des produits.

[Note 48: Il existe peu de pays dont les populations n'aient une
tendance à se multiplier au delà des moyens de subsistance. Une
tendance aussi constante que celle-là, doit _nécessairement_
engendrer la misère des classes inférieures, et empêcher _toute
amélioration durable dans leur condition_... Le principe de la
population... accroîtra le nombre des individus _avant_ qu'un
accroissement dans les moyens de subsistance n'ait eu lieu, etc.

                                         (MALTHUS, _cité par Rossi_.)]

On voit par ce qui précède combien est vaste et difficile la question
de la population. Il est à regretter sans doute que l'on n'en ait
pas donné la formule exacte, et naturellement je regrette encore
plus de ne pouvoir la donner moi-même. Mais ne voit-on pas combien
le sujet répugne aux étroites limites d'un axiome dogmatique? Et
n'est-ce point une vaine tentative que de vouloir exprimer par
une équation inflexible les rapports de données essentiellement
variables?--Rappelons ces données.

1º _Loi de multiplication._ Puissance absolue, virtuelle,
physiologique, qui est en la race humaine de propager la vie,
abstraction faite de la difficulté de l'entretenir.--Cette première
donnée, la seule susceptible de quelque précision, est la seule où
la précision soit superflue; car qu'importe où est cette limite
supérieure de multiplication dans l'hypothèse, si elle ne peut
jamais être atteinte dans la condition réelle de l'homme, qui est
d'entretenir la vie à la sueur de son front?

2º Il y a donc une _limite_ à la loi de multiplication. Quelle
est cette limite? Les moyens d'existence, dit-on. Mais qu'est-ce
que les moyens d'existence? C'est un ensemble de satisfactions
insaisissable. Elles varient, et, par conséquent déplacent la limite
cherchée, selon les lieux, les temps, les races, les rangs, les
moeurs, l'opinion et les habitudes.

3º Enfin, en quoi consiste la force qui restreint la population à
cette borne mobile? Elle se décompose en deux pour l'homme: celle
qui _réprime_, et celle qui _prévient_. Or l'action de la première,
inaccessible par elle-même à toute appréciation rigoureuse, est, de
plus, entièrement subordonnée à l'action de la seconde, qui dépend du
degré de civilisation, de la puissance des habitudes, de la tendance
des institutions religieuses et politiques, de l'organisation de la
propriété, du travail et de la famille, etc., etc.--Il n'est donc
pas possible d'établir entre la loi de multiplication et la loi de
limitation une équation dont on puisse déduire la population réelle.
En algèbre, _a_ et _b_ représentent des quantités déterminées qui se
nombrent, se mesurent, et dont on peut fixer les proportions; mais
_moyens d'existence, empire moral de la volonté, action fatale de la
mortalité_, ce sont là trois données du problème de la population,
des données flexibles en elles-mêmes, et qui, en outre, empruntent
quelque chose à l'étonnante flexibilité du sujet qu'elles régissent,
l'homme, cet être, selon Montaigne, si merveilleusement ondoyant et
divers. Il n'est donc pas surprenant qu'en voulant donner à cette
équation une précision qu'elle ne comporte pas, les économistes
aient plus divisé que rapproché les esprits, parce qu'il n'est aucun
des termes de leurs formules qui ne prête le flanc à une multitude
d'objections de raisonnement et de fait.

Entrons maintenant dans le domaine de l'application: l'application,
outre qu'elle sert à élucider la doctrine, est le vrai fruit de
l'arbre de la science.

Le travail, avons-nous dit, est l'objet unique de l'échange. Pour
acquérir une utilité (à moins que la nature ne nous la donne
gratuitement), il faut prendre la peine de la produire, ou restituer
cette peine à celui qui l'a prise pour nous. L'homme ne crée
absolument rien: il arrange, dispose, transporte pour une fin utile;
il ne fait rien de tout cela sans peine, et le résultat de sa peine
est sa propriété; s'il la cède, il a droit à restitution, sous forme
d'un service jugé égal après libre débat. C'est là le principe de
la valeur, de la rémunération, de l'échange, principe qui n'en est
pas moins vrai pour être simple.--Dans ce qu'on appelle _produits_,
il entre divers degrés d'_utilité naturelle_, et divers degrés
d'_utilité artificielle_; celle-ci, qui seule implique du travail,
est seule la matière des transactions humaines; et sans contester
en aucune façon la célèbre et si féconde formule de J.-B. Say:
«Les produits s'échangent contre des produits,» je tiens pour plus
rigoureusement scientifique celle-ci: _Le travail s'échange contre
du travail_, ou mieux encore: _Les services s'échangent contre des
services_.

Il ne faut pas entendre par là que les travaux s'échangent entre eux
en raison de leur durée ou de leur intensité; que toujours celui
qui cède une heure de peine, ou bien que celui dont l'effort aurait
poussé l'aiguille du dynamomètre à 100 degrés, peut exiger qu'on
fasse en sa faveur un effort semblable. La _durée_, l'_intensité_
sont deux éléments qui influent sur l'appréciation du travail, mais
ils ne sont pas les seuls; il y a encore du travail plus ou moins
répugnant, dangereux, difficile, intelligent, prévoyant, heureux
même. Sous l'empire des transactions libres, là où la propriété
est complétement assurée, chacun est maître de sa propre peine, et
maître, par conséquent, de ne la céder qu'à son prix. Il y a une
limite à sa condescendance, c'est le point où il a plus d'avantage à
réserver son travail qu'à l'échanger; il y a aussi une limite à ses
prétentions, c'est le point où l'autre partie contractante a intérêt
à refuser le troc.

Il y a dans la société autant de couches, si je puis m'exprimer
ainsi, qu'il y a de degrés dans le taux de la rémunération.--Le
moins rémunéré de tous les travaux est celui qui se rapproche
le plus de l'action brute, automatique; c'est là une disposition
providentielle, à la fois juste, utile et fatale. Le simple
manouvrier a bientôt atteint cette _limite des prétentions_ dont je
parlais tout à l'heure, car il n'est personne qui ne puisse exécuter
le travail mécanique qu'il offre; et il est lui-même acculé à la
_limite de sa condescendance_, parce qu'il est incapable de prendre
la peine intelligente qu'il demande. La _durée_, l'_intensité_,
attributs de la matière, sont bien les seuls éléments de rémunération
pour cette espèce de travail matériel; et voilà pourquoi il se paye
généralement _à la journée_.--Tous les progrès de l'industrie se
résument en ceci: remplacer dans chaque produit une certaine somme
d'_utilité artificielle_ et, par conséquent, onéreuse, par une même
somme d'_utilité naturelle_ et partant _gratuite_. Il suit de là que,
s'il y a une classe de la société intéressée plus que toute autre à
la libre concurrence, c'est surtout la classe ouvrière. Quel serait
son sort, si les agents naturels, les procédés et les instruments de
la production n'étaient pas constamment amenés, par la compétition, à
conférer _gratuitement_, à tous, les résultats de leur coopération?
Ce n'est pas le simple journalier qui sait tirer parti de la chaleur,
de la gravitation, de l'élasticité, qui invente les procédés et
possède les instruments par lesquels ces forces sont utilisées. À
l'origine de ces découvertes, le travail des inventeurs, intelligent
au plus haut degré, est très-rémunéré; en d'autres termes, il fait
équilibre à une masse énorme de travail brut; en d'autres termes
encore, son produit est _cher_. Mais la concurrence intervient, le
produit baisse, le concours des services naturels ne profite plus au
producteur, mais au consommateur, et le travail qui les utilisa se
rapproche, quant à la rémunération, de celui où elle se calcule par
la durée.--Ainsi, le fonds commun des richesses gratuites s'accroît
sans cesse; les produits de toute sorte tendent à revêtir et
revêtent positivement, de jour en jour, cette condition de _gratuité_
sous laquelle nous sont offerts l'eau, l'air et la lumière: donc
le niveau de l'humanité aspire à s'élever et à s'égaliser; donc,
abstraction faite de la loi de la population, la dernière classe
de la société est celle dont l'amélioration est virtuellement la
plus rapide.--Mais nous avons dit abstraction faite des lois de la
population; ceci nous ramène à notre sujet.

Représentons-nous un bassin dans lequel un orifice, qui s'agrandit
sans cesse, amène des eaux toujours plus abondantes. À ne tenir
compte que de cette circonstance, le niveau devra constamment
s'élever; mais si les parois du bassin sont mobiles, susceptibles
de s'éloigner et de se rapprocher, il est clair que la hauteur de
l'eau dépendra de la manière dont cette nouvelle circonstance se
combinera avec la première. Le niveau baissera, quelque rapide que
soit l'accroissement du volume d'eau qui alimente le bassin, si sa
capacité s'agrandit plus rapidement encore; il haussera, si le cercle
du réservoir ne s'élargit proportionnellement qu'avec une grande
lenteur, plus encore s'il demeure fixe, et surtout s'il se rétrécit.

C'est là l'image de la couche sociale dont nous cherchons les
destinées, et qui forme, il faut le dire, la grande masse de
l'humanité. La rémunération, les objets propres à satisfaire les
besoins, à entretenir la vie, c'est l'eau qui lui arrive par
l'orifice élastique. La mobilité des bords du bassin, c'est le
mouvement de la population.--Il est certain[49] que les moyens
d'existence lui parviennent dans une progression toujours croissante;
mais il est certain aussi que son cadre peut s'élargir suivant une
progression supérieure. Donc, dans cette classe, la vie sera plus ou
moins heureuse, plus ou moins digne, selon que la loi de limitation,
dans sa partie morale, intelligente et préventive, y circonscrira
plus ou moins le principe absolu de la multiplication.--Il y a un
terme à l'accroissement du nombre des hommes de la classe laborieuse:
c'est celui où le fonds progressif de la rémunération est insuffisant
pour les faire vivre. Il n'y en a pas à leur amélioration possible,
parce que, des deux éléments qui la constituent, l'un, la richesse,
grossit sans cesse, l'autre, la population, tombe dans la sphère de
leur volonté.

[Note 49: Voyez chapitre XI, pages 405 et suiv.]

Tout ce que nous venons de dire de la dernière couche sociale, celle
où s'exécute le travail le plus brut, s'applique aussi à chacune
des autres couches superposées et classées entre elles en raison
inverse, pour ainsi dire, de leur grossièreté, de leur matérialité
spécifique. À ne considérer chaque classe qu'en elle-même, toutes
sont soumises aux mêmes lois générales. Dans toutes, il y a lutte
entre la puissance physiologique de multiplication et la puissance
morale de limitation. La seule chose qui diffère d'une classe à
l'autre, c'est le point de rencontre de ces deux forces, la hauteur
où la rémunération porte, où les habitudes fixent, entre les deux
lois, cette limite qu'on nomme _moyens d'existence_.

Mais si nous considérons les diverses couches, non plus en
elles-mêmes, mais dans leurs rapports réciproques, je crois que
l'on peut discerner l'influence de deux principes agissant en
sens inverse, et c'est là qu'est certainement l'explication de
la condition réelle de l'humanité.--Nous avons établi comment
tous les phénomènes économiques, et spécialement la loi de la
concurrence, tendaient à l'égalité des conditions; cela ne nous
paraît pas théoriquement contestable. Puisque aucun avantage naturel,
aucun procédé ingénieux, aucun des instruments par lesquels ces
procédés sont mis en oeuvre, ne peuvent s'arrêter définitivement
aux producteurs en tant que tels; puisque les résultats, par une
dispensation irrésistible de la Providence, tendent à devenir le
patrimoine commun, gratuit, et par conséquent égal de tous les
hommes, il est clair que la classe la plus pauvre est celle qui
tire le plus de profit _relatif_ de cette admirable disposition des
lois de l'économie sociale. Comme le pauvre est aussi libéralement
traité que le riche à l'égard de l'air respirable, de même il devient
l'égal du riche pour toute cette partie du prix des choses que le
progrès anéantit sans cesse. Il y a donc au fond de la race humaine
une tendance prodigieuse vers _l'égalité_. Je ne parle pas ici d'une
tendance d'aspiration, mais de réalisation.--Cependant l'égalité
ne se réalise pas, ou elle se réalise si lentement qu'à peine, en
comparant deux siècles éloignés, s'aperçoit-on de ses progrès. Ils
sont même si peu sensibles, que beaucoup de bons esprits les nient,
quoique certainement à tort.--Quelle est la cause qui retarde cette
fusion des classes dans un niveau commun et toujours progressif?

Je ne pense pas qu'il faille la chercher ailleurs que dans les
divers degrés de cette _prévoyance_ qui anime chaque couche sociale
à l'égard de la population.--La loi de la limitation, avons-nous
dit, est à la disposition des hommes en ce qu'elle a de _moral_ et
de _préventif_. L'homme, avons-nous dit encore, est perfectible, et
à mesure qu'il se perfectionne, il fait un usage plus intelligent de
cette loi. Il est donc naturel que les classes, à mesure qu'elles
sont plus éclairées, sachent se soumettre à des efforts plus
efficaces, s'imposer des sacrifices mieux entendus pour maintenir
leur population respective au niveau des _moyens d'existence_ qui lui
sont propres.

Si la statistique était assez avancée, elle convertirait probablement
en certitude cette induction théorique en montrant que les mariages
sont moins précoces dans les hautes que dans les basses régions de
la société.--Or, s'il en est ainsi, il est aisé de comprendre que,
dans le grand marché où toutes les classes portent leurs services
respectifs, où s'échangent les travaux de diverses natures, le
travail brut s'offre en plus grande abondance relative que le travail
intelligent, ce qui explique la persistance de cette inégalité des
conditions, que tant et de si puissantes causes d'un autre ordre
tendent incessamment à effacer.

La théorie que nous venons d'exposer succinctement conduit à ce
résultat pratique, que les meilleures formes de la philanthropie,
les meilleures institutions sociales sont celles qui, agissant dans
le sens du plan providentiel tel que les harmonies sociales nous le
révèlent, à savoir, l'égalité dans le progrès, font descendre dans
toutes les couches de l'humanité, et spécialement dans la dernière,
la connaissance, la raison, la moralité, la prévoyance.

Nous disons les institutions, parce qu'en effet, la prévoyance
résulte autant des nécessités de position que de délibérations
purement intellectuelles. Il est telle organisation de la propriété,
ou, pour mieux dire, de l'exploitation, qui favorise plus qu'une
autre ce que les économistes nomment la connaissance du marché et,
par conséquent, la _prévoyance_. Il paraît certain, par exemple,
que le métayage est beaucoup plus efficace que le fermage[50] pour
opposer l'obstacle préventif à l'exubérance de la population dans
la classe inférieure. Une famille de métayers est beaucoup mieux en
mesure qu'une famille de journaliers de sentir les inconvénients des
mariages précoces et d'une multiplication désordonnée.

[Note 50: Qui nécessite la classe des journaliers.]

Nous disons encore les formes de la philanthropie. En effet,
l'aumône peut faire un bien actuel et local, mais elle ne peut avoir
qu'une influence bien restreinte, si même elle n'est funeste, sur
le bien-être de la classe laborieuse; car elle ne développe pas,
peut-être même paralyse-t-elle la vertu la plus propre à élever
cette classe, la _prévoyance_. Propager des idées saines, et surtout
les habitudes empreintes d'une certaine dignité, c'est là le plus
grand bien, le bien permanent que l'on peut conférer aux classes
inférieures.

Les _moyens d'existence_, nous ne saurions trop le répéter, ne sont
pas une quantité fixe; ils dépendent des moeurs, de l'opinion, des
_habitudes_. À tous les degrés de l'échelle sociale, on éprouve la
même répugnance à descendre du milieu dont on a l'habitude qu'on
en peut ressentir au degré le plus inférieur. Peut-être même la
souffrance est-elle plus grande chez l'aristocrate dont les nobles
rejetons se perdent dans la bourgeoisie, que chez le bourgeois
dont les fils se font manoeuvres, ou chez les manoeuvres dont les
enfants sont réduits à la mendicité. L'_habitude_ d'un certain
bien-être, d'une certaine dignité dans la vie, est donc le plus fort
des stimulants pour mettre en oeuvre la prévoyance; et si la classe
ouvrière s'élève une fois à certaines jouissances, elle n'en voudra
pas descendre, dût-elle, pour s'y maintenir et conserver un salaire
en harmonie avec ses nouvelles habitudes, employer l'infaillible
moyen de la limitation préventive.

C'est pourquoi je considère comme une des plus belles manifestations
de la philanthropie la résolution, qui paraît avoir été prise en
Angleterre par beaucoup de propriétaires et de manufacturiers,
d'abattre les _cottages_ de boue et de chaume, pour y substituer
des maisons de briques, propres, spacieuses, bien éclairées, bien
aérées et convenablement meublées. Si cette mesure était générale,
elle élèverait le ton de la classe ouvrière, convertirait en besoins
réels ce qui aujourd'hui est un luxe relatif, elle exhausserait
cette limite qu'on nomme _moyens d'existence_, et, par suite,
l'_étalon de la rémunération_ à son degré inférieur.--Pourquoi pas?
La dernière classe dans les pays civilisés est bien au-dessus de la
dernière classe des peuples sauvages. Elle s'est élevée; pourquoi ne
s'élèverait-elle pas encore?

Cependant il ne faut pas se faire illusion; le progrès ne peut être
que très-lent parce qu'il faut qu'il soit _général_, à quelque degré.
On concevrait qu'il pût se réaliser rapidement sur un point du globe,
si les peuples n'exerçaient aucune influence les uns sur les autres;
mais il n'en est pas ainsi: il y a une grande loi de _solidarité_,
pour la race humaine, dans le progrès comme dans la détérioration. Si
en Angleterre, par exemple, la condition des ouvriers s'améliorait
sensiblement, par suite d'une hausse générale des salaires,
l'industrie française aurait plus de chances de surmonter sa rivale,
et, par son essor, modérerait le mouvement progressif qui se serait
manifesté de l'autre côté du détroit. Il semble que la Providence
n'a pas voulu qu'un peuple pût s'élever au-dessus d'un autre au delà
de certaines limites; ainsi, dans le vaste ensemble, comme dans
les moindres détails de la société humaine, nous trouvons toujours
que des forces admirables et inflexibles tendent à conférer, en
définitive, à la masse, des avantages individuels ou collectifs, et à
ramener toutes les supériorités sous le joug d'un niveau commun, qui,
comme celui de l'Océan dans les heures du flux, s'égalise sans cesse
et s'élève toujours.

En résumé, la perfectibilité, qui est le caractère distinctif de
l'homme, étant donnée, l'action de la concurrence et la loi de
la limitation étant connues, le sort de la race humaine, au seul
point de vue de ses destinées terrestres, nous semble pouvoir se
résumer ainsi: 1º élévation de toutes les couches sociales à la
fois, ou du niveau général de l'humanité; 2º rapprochement indéfini
de tous les degrés, et annihilation successive des distances qui
séparent les classes, jusqu'à une limite posée par la justice
absolue; 3º diminution relative, quant au nombre, de la dernière
et de la première couche sociale, et extension des couches
intermédiaires.--On dira que ces lois doivent amener l'égalité
absolue.--Pas plus que le rapprochement éternel de la droite et de
l'asymptote n'en doivent amener la fusion..........................

     Ce chapitre, écrit en grande partie dès 1846, ne traduit
     peut-être pas assez nettement l'opposition de l'auteur aux idées
     de Malthus.

     Bastiat y fait bien ressortir l'action inaperçue et
     naturellement préventive du mobile individualiste,--le désir
     progressif du bien-être, l'ambition du mieux; et l'habitude
     qui fait à chacun du bien-être acquis un véritable besoin,
     _une limite inférieure des moyens d'existence_, au-dessous de
     laquelle personne ne veut voir tomber sa famille. Mais ce n'est
     là que le côté négatif en quelque sorte de la loi; il montre
     seulement que, dans toute société fondée sur la propriété et la
     famille, _la population ne peut être un danger_.

     Il restait à faire voir que _la population est par elle-même
     une force_, à prouver l'accroissement nécessaire de puissance
     productive qui résulte de la densité de la population. C'est là,
     comme l'auteur l'a dit lui-même, page 115, l'élément important
     négligé par Malthus, et qui, là où Malthus avait vu discordance,
     nous fera voir harmonie.

     Des prémisses indiquées au chapitre _De l'échange_, pages 115 et
     116, prémisses qu'il se proposait de développer en traitant de
     la population, voici la conclusion tout à fait anti-malthusienne
     que voulait tirer Bastiat. Nous la trouvons dans une des
     dernières notes qu'il ait écrites, et il recommande d'y insister:

     «Au chapitre sur l'échange, on a démontré que, dans l'isolement,
     les besoins étaient supérieurs aux facultés; que, dans l'état
     social, les facultés étaient supérieures aux besoins.

     «Cet excédant des facultés sur les besoins provient de l'échange
     qui est--association des efforts,--séparation des occupations.

     «De là une action et une réaction de causes et d'effets dans un
     cercle de progrès infini.

     «La supériorité des facultés sur les besoins, créant à chaque
     génération un excédant de richesse, lui permet d'élever une
     génération plus nombreuse.--Une génération plus nombreuse, c'est
     une meilleure et plus profonde séparation d'occupations, c'est
     un nouveau degré de supériorité donné aux facultés sur les
     besoins.

     «Admirable harmonie!

     «Ainsi, à une époque donnée, l'ensemble des besoins généraux
     étant représenté par 100, et celui des facultés par 110,
     l'excédant 10 se partage,--5, par exemple, à améliorer le sort
     des hommes, à provoquer des besoins plus élevés, à développer
     en eux le sentiment de la dignité, etc.,--et 5 à augmenter leur
     nombre.

     «À la seconde génération, les besoins sont 110,--savoir: 5 de
     plus en quantité, et 5 de plus en qualité.

     «Mais par cela même (par la double raison du développement
     physique, intellectuel et moral plus complet, et de la densité
     plus grande, qui rend la production plus facile), les facultés
     ont augmenté aussi en puissance. Elles seront représentées, par
     exemple, par le chiffre 120 ou 130.

     «Nouvel excédant, nouveau partage, etc.

     «Et qu'on ne craigne pas le _trop-plein_, l'élévation dans les
     besoins, qui n'est autre chose que le sentiment de la dignité,
     est une limite naturelle.....»

                                                (_Note de l'éditeur._)




XVII

SERVICES PRIVÉS, SERVICES PUBLICS


Les _services_ s'échangent contre des _services_.

L'_équivalence_ des _services_ résulte de l'échange volontaire et du
libre débat qui le précède.

En d'autres termes, chaque _service_ jeté dans le milieu social
_vaut_ autant que tout autre service auquel il fait équilibre, pourvu
que toutes les _offres_ et toutes les _demandes_ aient la _liberté_
de se produire, de se comparer, de se discuter.

On aura beau épiloguer et subtiliser, il est impossible de concevoir
l'idée de valeur sans y associer celle de liberté.

Quand aucune violence, aucune restriction, aucune fraude ne vient
altérer l'équivalence des services, on peut dire que la _justice_
règne.

Ce n'est pas à dire que l'humanité soit alors arrivée au terme de
son perfectionnement; car la liberté laisse toujours une place
ouverte aux erreurs des appréciations individuelles. L'homme est
dupe souvent de ses jugements et de ses passions; il ne classe pas
toujours ses désirs dans l'ordre le plus raisonnable. Nous avons vu
qu'un service peut être apprécié à sa valeur sans qu'il y ait une
proportion raisonnable entre sa valeur et son utilité; il suffit
pour cela que nous donnions le pas à certains désirs sur d'autres.
C'est le progrès de l'intelligence, du bon sens et des moeurs qui
réalise de plus en plus cette belle proportion, en mettant chaque
service à sa place morale, si je puis m'exprimer ainsi. Un objet
futile, un spectacle puéril, un plaisir immoral, peuvent avoir
un grand prix dans un pays et être dédaignés et flétris dans un
autre. L'équivalence des services est donc autre chose que la juste
appréciation de leur utilité. Mais, encore sous ce rapport, c'est la
liberté, le sens de la responsabilité qui corrigent et perfectionnent
nos goûts, nos désirs, nos satisfactions et nos appréciations.

Dans tous les pays du monde, il y a une classe de services qui,
quant à la manière dont ils sont rendus, distribués et rémunérés,
accomplissent une évolution tout autre que les services privés ou
libres. Ce sont les _services publics_.

Quand un besoin a un caractère d'universalité et d'uniformité
suffisant pour qu'on puisse l'appeler _besoin public_, il peut
convenir à tous les hommes qui font partie d'une même agglomération
(Commune, Province, Nation) de pourvoir à la satisfaction de ce
besoin par une action ou par une délégation collective. En ce cas,
ils nomment des fonctionnaires chargés de rendre et de distribuer
dans la communauté le service dont il s'agit, et ils pourvoient à
sa rémunération par une cotisation qui est, du moins en principe,
proportionnelle aux facultés de chaque associé.

Au fond, les éléments primordiaux de l'économie sociale ne sont pas
nécessairement altérés par cette forme particulière de l'échange,
surtout quand le consentement de toutes les parties est supposé.
C'est toujours transmission d'efforts, transmission de services.
Les fonctionnaires travaillent pour satisfaire les besoins des
contribuables; les contribuables travaillent pour satisfaire les
besoins des fonctionnaires. La valeur relative de ces services
réciproques est déterminée par un procédé que nous aurons à examiner;
mais les principes essentiels de l'échange, du moins abstraitement
parlant, restent intacts.

C'est donc à tort que quelques auteurs, dont l'opinion était
influencée par le spectacle de taxes écrasantes et abusives, ont
considéré comme _perdue_ toute valeur consacrée aux services
publics[51]. Cette condamnation tranchante ne soutient pas l'examen.
En tant que _perte_ ou _gain_, le _service public_ ne diffère en
rien, scientifiquement, du _service privé_. Que je garde mon champ
moi-même, que je paye l'homme qui le garde, que je paye l'État pour
le faire garder, c'est toujours un sacrifice mis en regard d'un
avantage. D'une manière ou de l'autre je perds l'effort, sans doute,
mais je gagne la sécurité. Ce n'est pas une perte, c'est un échange.

[Note 51: «Du moment que cette valeur est payée par le contribuable,
elle est perdue pour lui; du moment qu'elle est consommée par le
gouvernement, elle est perdue pour tout le monde et ne se reverse
point dans la société.»

                            (J.-B. SAY, _Traité d'économie politique_,
                                          liv. III, chap. IX, p. 504.)

Sans doute; mais la société gagne en retour le service qui lui est
rendu, la sécurité, par exemple. Du reste, Say rétablit, quelques
lignes plus bas, la vraie doctrine en ces termes:

«Lever un impôt, c'est faire tort à la société, tort qui n'est
compensé par aucun avantage, _toutes les fois qu'on ne lui rend aucun
service en échange_.»

                                                          (_Ibidem._)]

Dira-t-on que je donne un objet matériel, et ne reçois rien qui
ait corps et figure? Ce serait retomber dans la fausse théorie de
la valeur. Tant qu'on a attribué la valeur à la matière, non aux
services, on a dû croire que tout service public était sans valeur ou
perdu. Plus tard, quand on a flotté entre le vrai et le faux au sujet
de la valeur, on a dû flotter aussi entre le vrai et le faux au sujet
de l'impôt.

Si l'impôt n'est pas nécessairement une perte, encore moins est-il
nécessairement une spoliation[52]. Sans doute, dans les sociétés
modernes, la spoliation par l'impôt s'exerce sur une immense échelle.
Nous le verrons plus tard; c'est une des causes les plus actives
entre toutes celles qui troublent l'équivalence des services et
l'harmonie des intérêts. Mais le meilleur moyen de combattre et
de détruire les abus de l'impôt, c'est de se préserver de cette
exagération qui le représente comme spoliateur _par essence_.

[Note 52: «Les contributions publiques, même lorsqu'elles sont
consenties par la nation, sont une violation des propriétés,
puisqu'on ne peut prélever des valeurs que sur celles qu'ont
produites les terres, les capitaux et l'industrie des particuliers.
Aussi, _toutes les fois qu'elles excèdent la somme indispensable pour
la conservation de la société_, il est permis de les considérer comme
une spoliation.»

                                                           (_Ibidem._)

Ici encore la proposition incidente corrige ce que le jugement aurait
de trop absolu. La doctrine que _les services s'échangent contre les
services_, simplifie beaucoup le problème et la solution.]

Ainsi considérés en eux-mêmes, dans leur nature propre, à l'état
normal, abstraction faite de tout abus, les _services publics_ sont,
comme les _services privés_, de purs échanges.

Mais les procédés par lesquels, dans ces deux formes de l'échange,
les services se comparent, se débattent, se transmettent,
s'équilibrent et manifestent leur valeur, sont si différents en
eux-mêmes et quant à leurs effets, que le lecteur me permettra sans
doute de traiter avec quelque étendue ce difficile sujet, un des plus
intéressants qui puissent s'offrir aux méditations de l'économiste et
de l'homme d'État. À vrai dire, c'est ici qu'est le noeud par lequel
la politique se rattache à l'économie sociale. C'est ici qu'on peut
marquer l'origine et la portée de cette erreur, la plus funeste qui
ait jamais infecté la science, et qui consiste à confondre la société
et le gouvernement,--la _société_, ce _tout_ qui embrasse à la fois
les services privés et les services publics, et le _gouvernement_,
cette fraction dans laquelle n'entrent que les services publics.

Quand, par malheur, en suivant l'école de Rousseau et de tous les
républicains français ses adeptes, on se sert indifféremment des
mots gouvernement et société, on décide implicitement, d'avance,
sans examen, que l'État peut et doit absorber l'activité privée tout
entière, la liberté, la responsabilité individuelles; on décide que
tous les services privés doivent être convertis en services publics;
on décide que l'ordre social est un fait contingent et conventionnel
auquel la loi donne l'existence; on décide l'omnipotence du
législateur et la déchéance de l'humanité.

En fait, nous voyons les services publics ou l'action gouvernementale
s'étendre ou se restreindre selon les temps, les lieux, les
circonstances, depuis le communisme de Sparte ou des missions du
Paraguay, jusqu'à l'individualisme des États-Unis, en passant par la
centralisation française.

La première question qui se présente à l'entrée de la Politique, en
tant que science, est donc celle-ci:

Quels sont les services qui doivent rester dans le domaine de
l'activité privée?--quels sont ceux qui doivent appartenir à
l'activité collective ou publique?

Question qui revient à celle-ci:

Dans le grand cercle qui s'appelle _société_, tracer rationnellement
le cercle inscrit qui s'appelle _gouvernement_.

Il est évident que cette question se rattache à l'économie politique,
puisqu'elle exige l'étude comparée de deux formes très-différentes de
l'échange.

Une fois ce problème résolu, il en reste un autre: Quelle est la
meilleure organisation des services publics? Celui-ci appartient à la
politique pure, nous ne l'aborderons pas.

Examinons les différences essentielles qui caractérisent les
_services privés_ et les _services publics_, étude préalable
nécessaire pour fixer la ligne rationnelle qui doit les séparer.

Toute la partie de cet ouvrage qui précède ce chapitre a été
consacrée à montrer l'évolution du _service privé_. Nous l'avons
vu poindre dans cette proposition formelle ou tacite: _Fais ceci
pour moi, je ferai cela pour toi_; ce qui implique, soit quant à ce
qu'on cède, soit quant à ce qu'on reçoit, un double consentement
réciproque. Les notions de troc, échange, appréciation, valeur, ne
se peuvent donc concevoir sans _liberté_, non plus que celle-ci
sans _responsabilité_. En recourant à l'échange, chaque partie
consulté, à ses risques et périls, ses besoins, ses goûts, ses
désirs, ses facultés, ses affections, ses convenances, l'ensemble
de sa situation; et nous n'avons nié nulle part qu'à l'exercice
du libre arbitre ne s'attache la possibilité de l'erreur, la
possibilité d'un choix déraisonnable ou insensé. La faute n'en est
pas à l'échange, mais à l'imperfection de la nature humaine; et
le remède ne saurait être ailleurs que dans la _responsabilité_
elle-même (c'est-à-dire dans la liberté), puisqu'elle est la source
de toute expérience. Organiser la contrainte dans l'échange,
détruire le libre arbitre sous prétexte que les hommes peuvent se
tromper, ce ne serait rien améliorer; à moins que l'on ne prouve
que l'agent chargé de contraindre ne participe pas à l'imperfection
de notre nature, n'est sujet ni aux passions ni aux erreurs, et
n'appartient pas à l'humanité. N'est-il pas évident, au contraire,
que ce serait non-seulement déplacer la responsabilité, mais encore
l'anéantir, du moins en ce qu'elle a de plus précieux, dans son
caractère rémunérateur, vengeur, expérimental, correctif et par
conséquent progressif? Nous avons vu encore que les échanges libres,
ou les services librement reçus et rendus étendent sans cesse,
sous l'action de la concurrence, le concours des forces gratuites
proportionnellement à celui des forces onéreuses, le domaine de la
communauté proportionnellement au domaine de la propriété; et nous
sommes arrivés ainsi à reconnaître, dans la liberté, la puissance
qui réalise de plus en plus l'égalité en tous sens progressive, ou
l'Harmonie sociale.

Quant aux procédés de l'échange libre, ils n'ont pas besoin d'être
décrits, car si la contrainte a des formes infinies, la liberté n'en
a qu'une. Encore une fois, la transmission libre et volontaire des
services privés est définie par ces simples paroles: «Donne-moi ceci,
je te donnerai cela;--fais ceci pour moi, je ferai cela pour toi.»
_Do ut des; facio ut facias._

Ce n'est pas ainsi que s'échangent les _services publics_. Ici, dans
une mesure quelconque, la _contrainte_ est inévitable, et nous devons
rencontrer des formes infinies, depuis le despotisme le plus absolu,
jusqu'à l'intervention la plus universelle et la plus directe de tous
les citoyens.

Encore que cet idéal politique n'ait été réalisé nulle part, encore
que peut-être il ne le soit jamais que d'une manière bien fictive,
nous le supposerons cependant. Car que cherchons-nous? Nous cherchons
les modifications qui affectent les _services_ quand ils entrent
dans le domaine public; et, au point de vue de la science, nous
devons faire abstraction des violences particulières et locales, pour
considérer le service public en lui-même et dans les circonstances
les plus légitimes. En un mot, nous devons étudier la transformation
qu'il subit par cela seul qu'il devient public, abstraction faite
de la cause qui l'a rendu tel et des abus qui peuvent se mêler aux
moyens d'exécution.

Le procédé consiste en ceci:

Les citoyens nomment des mandataires. Ces mandataires réunis
décident, à la majorité, qu'une certaine catégorie de besoins, par
exemple, le besoin d'instruction, ne sera plus satisfaite par le
libre effort ou par le libre échange des citoyens, mais qu'il y
sera pourvu par une classe de fonctionnaires spécialement délégués
à cette oeuvre. Voilà pour le service _rendu_. Quant au service
_reçu_, comme l'État s'empare du temps et des facultés des nouveaux
fonctionnaires au profit des citoyens, il faut aussi qu'il prenne des
moyens d'existence aux citoyens au profit des fonctionnaires. Ce qui
s'opère par une cotisation ou contribution générale.

En tout pays civilisé, cette contribution se paye en argent. Il
est à peine nécessaire de faire remarquer que derrière cet argent
il y a du travail. Au fond, on s'acquitte en nature. Au fond, les
citoyens travaillent pour les fonctionnaires, et les fonctionnaires
pour les citoyens, de même que dans les services libres les citoyens
travaillent les uns pour les autres.

Nous plaçons ici cette observation pour prévenir un sophisme
très-répandu, né de l'illusion monétaire. On entend souvent dire:
L'argent reçu par les fonctionnaires retombe en pluie sur les
citoyens. Et l'on infère de là que cette prétendue pluie est un
second bien ajouté à celui qui résulte du service. En raisonnant
ainsi on est arrivé à justifier les fonctions les plus parasites. On
ne prend pas garde que si le service fût resté dans le domaine de
l'activité privée, l'argent qui, au lieu d'aller au trésor et de là
aux fonctionnaires, aurait été directement aux hommes qui se seraient
chargés de rendre librement le service, cet argent, dis-je, serait
aussi retombé en pluie dans la masse. Ce sophisme ne résiste pas
quand on porte la vue au delà de la circulation des espèces, quand
on voit qu'au fond il y a du travail échangé contre du travail, des
services contre des services. Dans l'ordre public, il peut arriver
que des fonctionnaires reçoivent des services sans en rendre; alors
il y a perte pour le contribuable, quelque illusion que puisse nous
faire à cet égard le mouvement des écus.

Quoi qu'il en soit, reprenons notre analyse:

Voici donc un échange sous une forme nouvelle. Échange implique deux
termes: _donner_ et _recevoir_. Examinons donc comment est affectée
la transaction, de privée devenue publique, au double point de vue
des services _rendus_ et _reçus_.

En premier lieu, nous constatons que toujours ou presque toujours
le service public éteint, en droit ou en fait, le service privé de
même nature. Quand l'État se charge d'un service, généralement il a
soin de décréter que nul autre que lui ne le pourra rendre, surtout
s'il a en vue de se faire du même coup un revenu. Témoin la poste, le
tabac, les cartes à jouer, la poudre à canon, etc., etc. Ne prît-il
pas cette précaution, le résultat serait le même. Quelle industrie
peut s'occuper de rendre au public un service que l'État rend pour
rien? On ne voit guère personne chercher des moyens d'existence dans
l'enseignement libre du droit ou de la médecine, dans l'exécution de
grandes routes, dans l'élève d'étalons pur sang, dans la fondation
d'écoles d'arts et métiers, dans le défrichement des terres
algériennes, dans l'exhibition de Musées, etc., etc. Et la raison
en est que le public n'ira pas acheter ce que l'État lui donne pour
rien. Ainsi que le disait M. de Cormenin, l'industrie des cordonniers
tomberait bien vite, fût-elle déclarée inviolable par le premier
article de la Constitution, si le gouvernement s'avisait de chausser
gratuitement tout le monde.

À la vérité, le mot _gratuit_ appliqué aux services publics renferme
le plus grossier et, j'ose dire, le plus puéril des sophismes.

J'admire, pour moi, l'extrême gobe-moucherie avec laquelle le
public se laisse prendre à ce mot. Ne voulez-vous pas, nous dit-on,
l'instruction _gratuite_, les haras _gratuits_?

Certes, oui, j'en veux, et je voudrais aussi l'alimentation gratuite,
le logement gratuit...si c'était possible.

Mais il n'y a de vraiment gratuit que ce qui ne coûte rien à
personne. Or les services publics coûtent à tout le monde; c'est
parce que tout le monde les a payés d'avance qu'ils ne coûtent
plus rien à celui qui les reçoit. Celui-ci, qui a payé sa part de
la cotisation générale, se gardera bien d'aller se faire rendre le
service, en payant, par l'industrie privée.

Ainsi le service public se substitue au service privé. Il n'ajoute
rien au travail général de la nation, ni à sa richesse. Il fait faire
par des fonctionnaires ce qu'eût fait l'industrie privée. Reste
à savoir encore laquelle des deux opérations entraînera le plus
d'inconvénients accessoires. Le but de ce chapitre est de résoudre
ces questions.

Dès que la satisfaction d'un besoin devient l'objet d'un service
public, elle est soustraite en grande partie au domaine de la liberté
et de la responsabilité individuelles. L'individu n'est plus libre
d'en acheter ce qu'il en veut, quand il le veut, de consulter ses
ressources, ses convenances, sa situation, ses appréciations morales,
non plus que l'ordre successif selon lequel il lui semble raisonnable
de pourvoir à ses besoins. Bon gré, mal gré, il faut qu'il retire
du milieu social, non cette mesure du service qu'il juge utile,
ainsi qu'il le fait pour les services privés, mais la part que le
gouvernement a jugé à propos de lui préparer, quelles qu'en soient
la quantité et la qualité. Peut-être n'a-t-il pas du pain à sa faim,
et cependant on lui prend une partie de ce pain, qui lui serait
indispensable, pour lui donner une instruction ou des spectacles
dont il n'a que faire. Il cesse d'exercer un libre contrôle sur
ses propres satisfactions, et n'en ayant plus la responsabilité,
naturellement il cesse d'en avoir l'intelligence. La prévoyance lui
devient aussi inutile que l'expérience. Il s'appartient moins, il
a perdu une partie de son libre arbitre, il est moins progressif,
il est moins homme. Non-seulement il ne juge plus par lui-même dans
un cas donné, mais il se déshabitue de juger pour lui-même. Cette
torpeur morale, qui le gagne, gagne par la même raison tous ses
concitoyens; et l'on a vu ainsi des nations entières tomber dans une
funeste inertie[53].

[Note 53: Les effets de cette transformation ont été rendus sensibles
par un exemple que citait M. le ministre de la guerre d'Hautpoul.
«Il revient à chaque soldat, disait-il, 16 centimes pour son
alimentation. Le gouvernement leur prend ces 16 centimes, et se
charge de les nourrir. Il en résulte que tous ont la même ration,
composée de même manière, qu'elle leur convienne ou non. L'un a trop
de pain et le jette. L'autre n'a pas assez de viande, etc. Nous avons
fait un essai: nous laissons aux soldats la libre disposition de ces
16 centimes, et nous sommes heureux de constater une amélioration
sensible sur leur sort. Chacun consulte ses goûts, son tempérament,
le prix des marchés. Généralement ils ont d'eux-mêmes substitué en
partie la viande au pain. Ils achètent ici plus de pain, là plus de
viande, ailleurs plus de légumes, ailleurs plus de poisson. Leur
santé s'en trouve bien; ils sont plus contents et l'État est délivré
d'une grande responsabilité.»

Le lecteur comprend qu'il n'est pas ici question de juger cette
expérience au point de vue militaire. Je la cite comme propre à
marquer une première différence entre le service public et le service
privé, entre la réglementation et la liberté. Vaut-il mieux que
l'État nous prenne les ressources au moyen desquelles nous nous
alimentons et se charge de nous nourrir, ou bien qu'il nous laisse à
la fois et ces ressources et le soin de pourvoir à notre subsistance?
La même question se présente à propos de chacun de nos besoins.]

Tant qu'une catégorie de besoins et de satisfactions correspondantes
reste dans le domaine de la liberté, chacun se fait à cet égard
sa propre loi et la modifie à son gré. Cela semble naturel et
juste, puisqu'il n'y a pas deux hommes qui se trouvent dans des
circonstances identiques, ni un homme pour lequel les circonstances
ne varient d'un jour à l'autre. Alors toutes les facultés humaines,
la comparaison, le jugement, la prévoyance, restent en exercice.
Alors toute bonne détermination amène sa récompense comme toute
erreur son châtiment; et l'expérience, ce rude suppléant de la
prévoyance, remplit au moins sa mission, de telle sorte que la
société ne peut manquer de se perfectionner.

Mais quand le service devient public, toutes les lois individuelles
disparaissent pour se fondre, se généraliser dans une loi écrite,
coercitive, la même pour tous, qui ne tient nul compte des situations
particulières, et frappe d'inertie les plus nobles facultés de la
nature humaine.

Si l'intervention de l'État nous enlève le gouvernement de
nous-mêmes, relativement aux services que nous en recevons, il nous
l'ôte bien plus encore quant aux services que nous lui rendons en
retour. Cette contre-partie, ce complément de l'échange est encore
soustrait à la liberté, pour être uniformément réglementé par une
loi décrétée d'avance, exécutée par la force, et à laquelle nul ne
peut se soustraire. En un mot, comme les services que l'État nous
rend nous sont imposés, ceux qu'il nous demande en payement nous
sont imposés aussi, et prennent même dans toutes les langues le nom
d'_impôts_.

Ici se présentent en foule les difficultés et les inconvénients
théoriques; car pratiquement l'État surmonte tous les obstacles, au
moyen d'une force armée qui est le corollaire obligé de toute loi.
Pour nous en tenir à la théorie, la transformation d'un service privé
en service public fait naître ces graves questions:

L'État demandera-t-il en toutes circonstances à chaque citoyen
un impôt _équivalent_ aux services rendus? Ce serait justice, et
c'est précisément cette _équivalence_ qui se dégage avec une sorte
d'infaillibilité des transactions libres, du _prix débattu_ qui les
précède. Il ne valait donc pas la peine de faire sortir une classe
de services du domaine de l'activité privée, si l'État aspirait à
réaliser cette _équivalence_, qui est la justice rigoureuse. Mais il
n'y songe même pas et ne peut y songer. On ne _marchande_ pas avec
les fonctionnaires. La loi procède d'une manière générale, et ne
peut stipuler des conditions diverses pour chaque cas particulier.
Tout au plus, et quand elle est conçue en esprit de justice, elle
cherche une sorte d'équivalence moyenne, d'équivalence approximative
entre les deux natures de services échangés. Deux principes, la
proportionnalité et la progression de l'impôt, ont paru, à des titres
divers, porter aux dernières limites cette approximation. Mais la
plus légère réflexion suffit pour montrer que l'impôt proportionnel,
pas plus que l'impôt progressif, ne peut réaliser l'équivalence
rigoureuse des services échangés. Les services publics, après avoir
ravi aux citoyens la liberté, au double point de vue des services
reçus et rendus, ont donc encore le tort de bouleverser la valeur de
ces services.

Ce n'est pas un moindre inconvénient à eux de détruire le principe
de la responsabilité ou du moins de la déplacer. La responsabilité!
Mais c'est tout pour l'homme: c'est son moteur, son professeur, son
rémunérateur et son vengeur. Sans elle, l'homme n'a plus de libre
arbitre, il n'est plus perfectible, il n'est plus un être moral, il
n'apprend rien, il n'est rien. Il tombe dans l'inertie, et ne compte
plus que comme une unité dans un troupeau.

Si c'est un malheur que le sens de la responsabilité s'éteigne dans
l'individu, c'en est un autre qu'elle se développe exagérément
dans l'État. À l'homme, même abruti, il reste assez de lumière
pour apercevoir d'où lui viennent les biens et les maux; et quand
l'État se charge de tout, il devient responsable de tout. Sous
l'empire de ces arrangements artificiels, un peuple qui souffre
ne peut s'en prendre qu'à son gouvernement; et son seul remède
comme sa seule politique est de le renverser. De là un inévitable
enchaînement de révolutions. Je dis inévitable, car sous ce régime
le peuple doit nécessairement souffrir: la raison en est que le
système des services publics, outre qu'il trouble le nivellement des
valeurs, ce qui est injustice, amène aussi une déperdition fatale de
richesse, ce qui est ruine; ruine et injustice, c'est souffrance et
mécontentement,--quatre funestes ferments dans la société, lesquels,
combinés avec le déplacement de la responsabilité, ne peuvent manquer
d'amener ces convulsions politiques dont nous sommes, depuis plus
d'un demi-siècle, les malheureux témoins.

Je ne voudrais pas m'écarter de mon sujet. Je ne puis cependant
m'empêcher de faire remarquer que lorsque les choses sont ainsi
organisées, lorsque le gouvernement a pris des proportions
gigantesques par la transformation successive des transactions libres
en services publics, il est à craindre que les révolutions, qui
sont, par elles-mêmes, un si grand mal, n'aient pas même l'avantage
d'être un remède, sinon à force d'expériences. Le déplacement de la
responsabilité a faussé l'opinion populaire. Le peuple, accoutumé à
tout attendre de l'État, ne l'accuse pas de trop faire, mais de ne
pas faire assez. Il le renverse et le remplace par un autre, auquel
il ne dit pas: _Faites moins_, mais: _Faites plus_; et c'est ainsi
que l'abîme se creuse et se creuse encore.

Le moment vient-il enfin où les yeux s'ouvrent? Sent-on qu'il faut
en venir à diminuer les attributions et la responsabilité de l'État?
On est arrêté par d'autres difficultés. D'un côté, les _Droits
acquis_ se soulèvent et se coalisent; on répugne à froisser une
foule d'existences auxquelles on a donné une vie artificielle.--D'un
autre côté, le public a désappris à agir par lui-même. Au moment
de reconquérir cette liberté qu'il a si ardemment poursuivie,
il en a peur, il la repousse. Allez donc lui offrir la liberté
d'enseignement[54]? Il croira que toute science va s'éteindre. Allez
donc lui offrir la liberté religieuse? Il croira que l'athéisme va
tout envahir. On lui a tant dit et répété que toute religion, toute
sagesse, toute science, toute lumière, toute morale réside dans
l'État ou en découle?

[Note 54: Voir le pamphlet intitulé _Baccalauréat et Socialisme_,
tome IV, p. 442.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

Mais ces considérations reviendront ailleurs, et je rentre dans mon
sujet.

Nous nous sommes appliqués à découvrir le vrai rôle de la
concurrence dans le développement des richesses. Nous avons vu qu'il
consistait à faire glisser le bien sur le producteur, à faire tourner
le progrès au profit de la communauté, à élargir sans cesse le
domaine de la gratuité et, par suite, de l'égalité.

Mais quand les services privés deviennent publics, ils échappent à
la concurrence, et cette belle harmonie est suspendue. En effet,
le fonctionnaire est dénué de ce stimulant qui pousse au progrès,
et comment le progrès tournerait-il à l'avantage commun quand il
n'existe même pas? Le fonctionnaire n'agit pas sous l'aiguillon de
l'intérêt, mais sous l'influence de la loi. La loi lui dit: «Vous
rendrez au public tel service déterminé, et vous recevrez de lui
tel autre service déterminé.» Un peu plus, un peu moins de zèle ne
change rien à ces deux termes fixes. Au contraire, l'intérêt privé
souffle à l'oreille du travailleur libre ces paroles: «Plus tu feras
pour les autres, plus les autres feront pour toi.» Ici la récompense
dépend entièrement de l'effort plus ou moins intense, plus ou moins
éclairé. Sans doute l'esprit de corps, le désir de l'avancement,
l'attachement au devoir, peuvent être pour le fonctionnaire d'actifs
stimulants. Mais jamais ils ne peuvent remplacer l'irrésistible
incitation de l'intérêt personnel. L'expérience confirme à cet
égard le raisonnement. Tout ce qui est tombé dans le domaine du
fonctionnarisme est à peu près stationnaire; il est douteux qu'on
enseigne mieux aujourd'hui que du temps de François Ier; et je ne
pense pas que personne s'avise de comparer l'activité des bureaux
ministériels à celle d'une manufacture.

À mesure donc que des services privés entrent dans la classe des
services publics, ils sont frappés, au moins dans une certaine
mesure, d'immobilisme et de stérilité, non au préjudice de ceux qui
les rendent (leurs appointements ne varient pas), mais au détriment
de la communauté tout entière.

À côté de ces inconvénients, qui sont immenses tant au point de vue
moral et politique qu'au point de vue économique, inconvénients que
je n'ai fait qu'esquisser, comptant sur la sagacité du lecteur, il y
a quelquefois avantage à substituer l'action collective à l'action
individuelle. Il y a telle nature de services dont le principal
mérite est la régularité et l'uniformité. Il se peut même, qu'en
quelques circonstances, cette substitution réalise une économie de
ressorts et épargne, pour une satisfaction donnée, une certaine
somme d'efforts à la communauté. La question à résoudre est donc
celle-ci: Quels services doivent rester dans le domaine de l'activité
privée? quels services doivent appartenir à l'activité collective
ou publique? L'étude que nous venons de faire des différences
essentielles qui caractérisent les deux natures de services nous
facilitera la solution de ce grave problème.

Et d'abord, y a-t-il quelque principe au moyen duquel on puisse
distinguer ce qui peut légitimement entrer dans le cercle de
l'activité collective, et ce qui doit rester dans le cercle de
l'activité privée?

Je commence par déclarer que j'appelle ici _activité collective_
cette grande organisation qui a pour règle la _loi_ et pour moyen
d'exécution la _force_, en d'autres termes, le _gouvernement_. Qu'on
ne me dise pas que les associations libres et volontaires manifestent
aussi une activité collective. Qu'on ne suppose pas que je donne aux
mots _activité privée_ le sens d'_action isolée_. Non. Mais je dis
que l'association libre et volontaire appartient encore à l'activité
privée, car c'est un des modes, et le plus puissant, de l'échange. Il
n'altère pas l'équivalence des services, il n'affecte pas la libre
appréciation des valeurs, il ne déplace pas les responsabilités, il
n'anéantit pas le libre arbitre, il ne détruit ni la concurrence, ni
ses effets, en un mot, il n'a pas pour principe la _contrainte_.

Mais l'action gouvernementale se généralise par la _contrainte_.
Elle invoque nécessairement le _compelle intrare_. Elle procède en
vertu d'une _loi_, et il faut que tout le monde se soumette, car
loi implique _sanction_. Je ne pense pas que personne conteste ces
prémisses; je les mettrais sous la sauvegarde de la plus imposante
des autorités, celle du fait universel. Partout il y a des lois et
des forces pour y ramener les récalcitrants.

Et c'est de là, sans doute, que vient cet axiome à l'usage de ceux
qui, confondant le _gouvernement_ avec la _Société_, croient que
celle-ci est factice et de convention comme celui-là: «Les hommes,
en se réunissant en société, ont sacrifié une partie de leur liberté
pour conserver l'autre.»

Évidemment cet axiome est faux dans la région des transactions libres
et volontaires. Que deux hommes, déterminés par la perspective d'un
résultat plus avantageux, échangent leurs services ou associent
leurs efforts au lieu de travailler isolément: où peut-on voir là un
sacrifice de liberté? Est-ce sacrifier la liberté que d'en faire un
meilleur usage?

Tout au plus pourrait-on dire: «Les hommes sacrifient une partie
de leur liberté pour conserver l'autre, non point quand ils
se réunissent en société, mais quand ils se soumettent à un
gouvernement, puisque le mode nécessaire d'action d'un gouvernement,
c'est la force.»

Or, même avec cette modification, le prétendu axiome est encore
une erreur, quand le gouvernement reste dans ses attributions
rationnelles.

Mais quelles sont ces attributions?

C'est justement ce caractère spécial, d'avoir pour auxiliaire obligé
la force, qui doit nous en révéler l'étendue et les limites. Je dis:
_Le gouvernement n'agit que par l'intervention de la force, donc
son action n'est légitime que là où l'intervention de la force est
elle-même légitime_.

Or, quand la force intervient légitimement, ce n'est pas pour
sacrifier la liberté, mais pour la faire respecter.

De telle sorte que cet axiome, qu'on a donné pour base à la science
politique, déjà faux de la société, l'est encore du gouvernement.
C'est toujours avec bonheur que je vois ces tristes discordances
théoriques disparaître devant un examen approfondi.

Dans quel cas l'emploi de la force est-il légitime? Il y en a un, et
je crois qu'il n'y en a qu'un: _le cas de légitime défense_. S'il
en est ainsi, la raison d'être des gouvernements est toute trouvée,
ainsi que leur limite rationnelle[55].

[Note 55: L'auteur, dans un de ses précédents écrits, s'est proposé
de résoudre la même question. Il a recherché quel était le légitime
domaine de la loi. Tous les développements que contient le pamphlet
intitulé _la Loi_ s'appliquent à sa thèse actuelle. Nous renvoyons le
lecteur au tome IV, page 342.

                                               (_Note de l'éditeur_.)]

Quel est le droit de l'individu? C'est de faire avec ses semblables
des transactions libres, d'où suit pour ceux-ci un droit réciproque.
Quand est-ce que ce droit est violé? Quand l'une des parties
entreprend sur la liberté de l'autre. En ce cas il est faux de dire,
comme on le fait souvent: «Il y a excès, abus de liberté.» Il faut
dire: «Il y a défaut, destruction de liberté.» Excès de liberté sans
doute si on ne regarde que l'agresseur; destruction de liberté si
l'on regarde la victime, ou même si l'on considère, comme on le doit,
l'ensemble du phénomène.

Le droit de celui dont on attaque la liberté, ou, ce qui revient au
même, la propriété, les facultés, le travail, est de les défendre
_même par la force_; et c'est ce que font tous les hommes partout et
toujours quand ils le peuvent.

De là découle, pour un nombre d'hommes quelconque, le droit de se
concerter, de s'associer, pour défendre, _même par la force_ commune,
les libertés et les propriétés individuelles.

Mais l'individu n'a pas le droit d'employer la force à une autre
fin. Je ne puis légitimement _forcer_ mes semblables à être
laborieux, sobres, économes, généreux, savants, dévots; mais je puis
légitimement les forcer à être justes.

Par la même raison, la force collective ne peut être légitimement
appliquée à développer l'amour du travail, la sobriété, l'économie,
la générosité, la science, la foi religieuse; mais elle peut l'être
légitimement à faire régner la justice, à maintenir chacun dans son
droit.

Car où pourrait-on chercher l'origine du droit collectif ailleurs que
dans le droit individuel?

C'est la déplorable manie de notre époque de vouloir donner une
vie propre à de pures abstractions, d'imaginer une cité en dehors
des citoyens, une humanité en dehors des hommes, un tout en dehors
de ses parties, une collectivité en dehors des individualités qui
la composent. J'aimerais autant que l'on me dît: «Voilà un homme,
anéantissez par la pensée ses membres, ses viscères, ses organes,
son corps et son âme, tous les éléments dont il est formé; il reste
toujours un homme.»

Si un droit n'existe dans aucun des individus dont, pour abréger, on
nomme l'ensemble une _nation_, comment existerait-il dans la nation?
Comment existerait-il surtout dans cette fraction de la nation qui
n'a que des droits délégués, dans le gouvernement? Comment les
individus peuvent-ils déléguer des droits qu'ils n'ont pas?

Il faut donc regarder comme le principe fondamental de toute
politique cette incontestable vérité:

Entre individus, l'intervention de la force n'est légitime que dans
le cas de légitime défense. La collectivité ne saurait recourir
légalement à la force que dans la même limite.

Or, il est dans l'essence même du gouvernement d'agir sur les
citoyens par voie de contrainte. Donc il ne peut avoir d'autres
attributions rationnelles que la légitime défense de tous les droits
individuels, il ne peut être délégué que pour faire respecter les
libertés et les propriétés de tous.

Remarquez que lorsqu'un gouvernement sort de ces bornes, il entre
dans une carrière sans limite, sans pouvoir échapper à cette
conséquence, non-seulement d'outre-passer sa mission, mais de
l'anéantir, ce qui constitue la plus monstrueuse des contradictions.

En effet, quand l'État a fait respecter cette ligne fixe, invariable,
qui sépare les droits des citoyens, quand il a maintenu parmi eux
la justice, que peut-il faire de plus sans violer lui-même cette
barrière dont la garde lui est confiée, sans détruire de ses propres
mains, et par la force, les libertés et les propriétés qui avaient
été placées sous sa sauvegarde? Au delà de la justice, je défie qu'on
imagine une intervention gouvernementale qui ne soit une injustice.
Alléguez tant que vous voudrez des actes inspirés par la plus pure
philanthropie, des encouragements à la vertu, au travail, des primes,
des faveurs, des protections directes, des dons prétendus gratuits,
des initiatives dites généreuses; derrière ces belles apparences,
ou, si vous voulez, derrière ces belles réalités, je vous montrerai
d'autres réalités moins satisfaisantes: les droits des uns violés
pour l'avantage des autres, des libertés sacrifiées, des propriétés
usurpées, des facultés limitées, des spoliations consommées. Et
le monde peut-il être témoin d'un spectacle plus triste, plus
douloureux, que celui de la force collective occupée à perpétrer les
crimes qu'elle était chargée de réprimer?

En principe, il suffit que le gouvernement ait pour instrument
nécessaire la _force_ pour que nous sachions enfin quels sont les
services privés qui peuvent être légitimement convertis en _services
publics_. Ce sont ceux qui ont pour objet le maintien de toutes les
libertés, de toutes les propriétés, de tous les droits individuels,
la prévention des délits et des crimes, en un mot, tout ce qui
concerne la _sécurité publique_.

Les gouvernements ont encore une autre mission.

En tous pays, il y a quelques propriétés communes, des biens dont
tous les citoyens jouissent par indivis, des rivières, des forêts,
des routes. Par contre, et malheureusement, il y a aussi des dettes.
Il appartient au gouvernement d'administrer cette portion active et
passive du domaine public.

Enfin, de ces deux attributions en découle une autre:

Celle de percevoir les contributions indispensables à la bonne
exécution des _services publics_.

Ainsi:

  Veiller à la sécurité publique,

  Administrer le domaine commun,

  Percevoir les contributions;

Tel est, je crois, le cercle rationnel dans lequel doivent être
circonscrites ou ramenées les attributions gouvernementales.

Cette opinion, je le sais, heurte beaucoup d'idées reçues.

«Quoi! dira-t-on, vous voulez réduire le gouvernement au rôle de
juge et de gendarme? Vous le dépouillez de toute initiative! Vous
lui interdisez de donner une vive impulsion aux lettres, aux arts,
au commerce, à la navigation, à l'agriculture, aux idées morales
et religieuses; vous le dépouillez de son plus bel attribut, celui
d'ouvrir au peuple la voie du progrès!»

À ceux qui s'expriment ainsi, j'adresserai quelques questions.

Où Dieu a-t-il placé le mobile des actions humaines et l'aspiration
vers le progrès? Est-ce dans tous les hommes? ou seulement dans
ceux d'entre eux qui ont reçu ou usurpé un mandat de législateur ou
un brevet de fonctionnaire? Est-ce que chacun de nous ne porte pas
dans son organisation, dans tout son être, ce moteur infatigable et
illimité qu'on appelle le _désir_? Est-ce qu'à mesure que les besoins
les plus grossiers sont satisfaits, il ne se forme pas en nous des
cercles concentriques et expansifs de désirs d'un ordre de plus en
plus élevé? Est-ce que l'amour des arts, des lettres, des sciences,
de la vérité morale et religieuse, est-ce que la soif des solutions,
qui intéressent notre existence présente ou future, descend de la
collectivité à l'individualité, c'est-à-dire de l'abstraction à la
réalité, et d'un pur mot aux êtres sentants et vivants?

Si vous partez de cette supposition déjà absurde, que l'activité
morale est dans l'État et la passiveté dans la nation, ne mettez-vous
pas les moeurs, les doctrines, les opinions, les richesses, tout
ce qui constitue la vie individuelle, à la merci des hommes qui se
succèdent au pouvoir?

Ensuite, l'État, pour remplir la tâche immense que vous voulez lui
confier, a-t-il quelques ressources qui lui soient propres? N'est-il
pas obligé de prendre tout ce dont il dispose, jusqu'à la dernière
obole, aux citoyens eux-mêmes? Si c'est aux individualités qu'il
demande des moyens d'exécution, ce sont donc des individualités qui
ont réalisé ces moyens. C'est donc une contradiction de prétendre que
l'individualité est passive et inerte. Et pourquoi l'individualité
avait-elle créé des ressources? Pour aboutir à des satisfactions de
son choix. Que fait donc l'État quand il s'empare de ces ressources?
Il ne donne pas l'être à des satisfactions, il les _déplace_. Il en
prive celui qui les avait méritées pour en doter celui qui n'y avait
aucun droit. Il systématise l'injustice, lui qui était chargé de la
châtier.

Dira-t-on qu'en déplaçant les satisfactions il les épure et les
moralise? Que des richesses que l'individualité aurait consacrées à
des besoins grossiers, l'État les voue à des besoins moraux? Mais qui
osera affirmer que c'est un avantage d'intervertir violemment _par
la force_, par voie de spoliation, l'ordre naturel selon lequel les
besoins et les désirs se développent dans l'humanité? qu'il est moral
de prendre un morceau de son pain au paysan qui a faim, pour mettre
à la portée du citadin la douteuse moralité des spectacles?

Et puis on ne déplace pas les richesses sans déplacer le travail
et la population. C'est donc toujours un arrangement factice et
précaire, substitué à cet ordre solide et régulier qui repose sur les
immuables lois de la nature.

Il y en a qui croient qu'un gouvernement circonscrit en est plus
faible. Il leur semble que de nombreuses attributions et de nombreux
agents donnent à l'État la stabilité d'une large base. Mais c'est là
une pure illusion. Si l'État ne peut sortir d'un cercle déterminé
sans se transformer en instrument d'injustice, de ruine et de
spoliation, sans bouleverser la naturelle distribution du travail,
des jouissances, des capitaux et des bras, sans créer des causes
actives de chômages, de crises industrielles et de paupérisme, sans
augmenter la proportion des délits et des crimes, sans recourir à
des moyens toujours plus énergiques de répression, sans exciter le
mécontentement et la désaffection, comment sortira-t-il une garantie
de stabilité de ces éléments amoncelés de désordre?

On se plaint des tendances révolutionnaires des hommes. Assurément on
n'y réfléchit pas. Quand on voit chez un grand peuple, les services
privés envahis et convertis en services publics, le gouvernement
s'emparer du tiers des richesses produites par les citoyens, la
loi devenue une arme de spoliation entre les mains des citoyens
eux-mêmes, parce qu'elle a pour objet d'altérer, sous prétexte de
l'établir, l'équivalence des services; quand on voit la population et
le travail législativement déplacés, un abîme de plus en plus profond
se creuser entre l'opulence et la misère, le capital ne pouvant
s'accumuler pour donner du travail aux générations croissantes,
des classes entières vouées aux plus dures privations; quand on
voit les gouvernements, afin de pouvoir s'attribuer le peu de bien
qui se fait, se proclamer mobiles universels, acceptant ainsi la
responsabilité du mal, on est étonné que les révolutions ne soient
pas plus fréquentes, et l'on admire les sacrifices que les peuples
savent faire à l'ordre et à la tranquillité publique.

Que si les Lois et les Gouvernements qui en sont les organes se
renfermaient dans les limites que j'ai indiquées, je me demande
d'où pourraient venir les révolutions. Si chaque citoyen était
libre, il souffrirait moins sans doute, et si, en même temps, il
sentait la responsabilité qui le presse de toutes parts, comment
lui viendrait l'idée de s'en prendre de ses souffrances à une Loi,
à un Gouvernement qui ne s'occuperait de lui que pour réprimer ses
injustices et le protéger contre les injustices d'autrui? A-t-on
jamais vu un village s'insurger contre son juge de paix?

L'influence de la liberté sur l'ordre est sensible aux États-Unis.
Là, sauf la Justice, sauf l'administration des propriétés communes,
tout est laissé aux libres et volontaires transactions des hommes,
et nous sentons tous instinctivement que c'est le pays du monde
qui offre aux révolutions le moins d'éléments et de chances. Quel
intérêt, même apparent, y peuvent avoir les citoyens à changer
violemment l'ordre établi, quand d'un côté cet ordre ne froisse
personne, et que d'autre part il peut être légalement modifié au
besoin avec la plus grande facilité?

Je me trompe, il y a deux causes actives de révolutions aux
États-Unis: l'Esclavage et le Régime restrictif. Tout le monde sait
qu'à chaque instant ces deux questions mettent en péril la paix
publique et le lien fédéral. Or, remarquez-le bien, peut-on alléguer,
en faveur de ma thèse, un argument plus décisif? Ne voit-on pas ici
la loi agissant en sens inverse de son but? Ne voit-on pas ici la
Loi et la Force publique, dont la mission devrait être de protéger
les libertés et les propriétés, sanctionner, corroborer, perpétuer,
systématiser et protéger l'oppression et la spoliation? Dans la
question de l'Esclavage, la loi dit: «Je créerai une force, aux frais
des citoyens, non afin qu'elle maintienne chacun dans son droit, mais
pour qu'elle anéantisse dans quelques-uns tous les droits.» Dans la
question des tarifs la loi dit: «Je créerai une force, aux frais des
citoyens, non pour que leurs transactions soient libres, mais pour
qu'elles ne le soient pas, pour que l'équivalence des services soit
altérée, pour qu'un citoyen ait la liberté de deux, et qu'un autre
n'en ait pas du tout. Je me charge de commettre ces injustices,
que je punirais des plus sévères châtiments si les citoyens se les
permettaient sans mon aveu.»

Ce n'est donc pas parce qu'il y a peu de lois et de fonctionnaires,
autrement dit, peu de services publics, que les révolutions sont à
craindre. C'est, au contraire, parce qu'il y a beaucoup de lois,
beaucoup de fonctionnaires, beaucoup de services publics. Car, par
leur nature, les services publics, la loi qui les règle, la force qui
les fait prévaloir, ne sont jamais neutres. Ils peuvent, ils doivent
s'étendre sans danger, avec avantage, autant qu'il est nécessaire
pour faire régner entre tous la justice rigoureuse: au delà, ce sont
autant d'instruments d'oppression et de spoliation légales, autant de
causes de désordre, autant de ferments révolutionnaires.

Parlerai-je de cette délétère immoralité qui filtre dans toutes
les veines du corps social, quand, en principe, la loi se met au
service de tous les penchants spoliateurs? Assistez à une séance
de la Représentation nationale, le jour où il est question de
primes, d'encouragements, de faveurs, de restrictions. Voyez avec
quelle rapacité éhontée chacun veut s'assurer une part du vol, vol
auquel, certes, on rougirait de se livrer personnellement. Tel se
considérerait comme un bandit s'il m'empêchait, le pistolet au poing,
d'accomplir à la frontière une transaction conforme à mes intérêts;
mais il ne se fait aucun scrupule de solliciter et de voter une
loi qui substitue la force publique à la sienne, et me soumette, à
mes propres frais, à cette injuste interdiction. Sous ce rapport,
quel triste spectacle offre maintenant la France! Toutes les classes
souffrent, et, au lieu de demander l'anéantissement, à tout jamais,
de toute spoliation légale, chacune se tourne vers la loi, lui
disant: «Vous qui pouvez tout, vous qui disposez de la Force, vous
qui convertissez le mal en bien, de grâce, spoliez les autres classes
à mon profit. Forcez-les à s'adresser à moi pour leurs achats,
ou bien à me payer des primes, ou bien à me donner l'instruction
gratuite, ou bien à me prêter sans intérêts, etc., etc....» C'est
ainsi que la loi devient une grande école de démoralisation; et si
quelque chose doit nous surprendre, c'est que le penchant au vol
individuel ne fasse pas plus de progrès, quand le sens moral des
peuples est ainsi perverti par leur législation même.

Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que la spoliation, quand elle
s'exerce ainsi à l'aide de la loi, sans qu'aucun scrupule individuel
lui fasse obstacle, finit par devenir toute une savante théorie qui
a ses professeurs, ses journaux, ses docteurs, ses législateurs, ses
sophismes, ses subtilités. Parmi les arguties traditionnelles qu'on
fait valoir en sa faveur, il est bon de discerner celle-ci: Toutes
choses égales d'ailleurs, un accroissement de _demande_ est un bien
pour ceux qui ont un service à offrir; puisque ce nouveau rapport
entre une demande plus active et une offre stationnaire est ce qui
augmente la _valeur_ du service. De là on tire cette conclusion: La
spoliation est avantageuse à tout le monde: à la classe spoliatrice
qu'elle enrichit directement, aux classes spoliées qu'elle enrichit
par ricochet. En effet, la classe spoliatrice, devenue plus riche,
est en mesure d'étendre le cercle de ses jouissances. Elle ne le peut
sans _demander_, dans une plus grande proportion, les _services_ des
classes spoliées. Or, relativement à tout service, accroissement de
demande, c'est accroissement de valeur. Donc les classes légalement
volées sont trop heureuses de l'être, puisque le produit du vol
concourt à les faire travailler.

Tant que la loi s'est bornée à spolier le grand nombre au profit du
petit nombre, cette argutie a paru fort spécieuse et a toujours été
invoquée avec succès. «Livrons aux riches des taxes mises sur les
pauvres, disait-on; par là nous augmenterons le capital des riches.
Les riches s'adonneront au luxe, et le luxe donnera du travail aux
pauvres.» Et chacun, les pauvres compris, de trouver le procédé
infaillible. Pour avoir essayé d'en signaler le vice, j'ai passé
longtemps, je passe encore pour un ennemi des classes laborieuses.

Mais, après la Révolution de Février, les pauvres ont eu voix au
chapitre quand il s'est agi de faire la loi. Ont-ils demandé qu'elle
cessât d'être spoliatrice? Pas le moins du monde; le sophisme des
ricochets était trop enraciné dans leur tête. Qu'ont-ils donc
demandé? Que la loi, devenue impartiale, voulût bien spolier les
classes riches à leur tour. Ils ont réclamé l'instruction gratuite,
des avances gratuites de capitaux, des caisses de retraite fondées
par l'État, l'impôt progressif, etc., etc.... Les riches se sont
mis à crier: «Ô scandale! Tout est perdu! De nouveaux barbares font
irruption dans la société!» Ils ont opposé aux prétentions des
pauvres une résistance désespérée. On s'est battu d'abord à coups
de fusil; on se bat à présent à coups de scrutin. Mais les riches
ont-ils renoncé pour cela à la spoliation? Ils n'y ont pas seulement
songé. L'argument des ricochets continue à leur servir de prétexte.

On pourrait cependant leur faire observer que si, au lieu d'exercer
la spoliation par l'intermédiaire de la loi, ils l'exerçaient
directement, leur sophisme s'évanouirait: Si, de votre autorité
privée, vous preniez dans la poche d'un ouvrier un franc qui
facilitât votre entrée au théâtre, seriez-vous bien venu à dire à cet
ouvrier: «Mon ami, ce franc va circuler et va donner du travail à toi
et à tes frères?» Et l'ouvrier ne serait-il pas fondé à répondre:
«Ce franc circulera de même si vous ne me le volez pas; il ira au
boulanger au lieu d'aller au machiniste; il me procurera du pain au
lieu de vous procurer des spectacles?»

Il faut remarquer, en outre, que le sophisme des ricochets pourrait
être aussi bien invoqué par les pauvres. Ils pourraient dire aux
riches: «Que la loi nous aide à vous voler. Nous consommerons plus de
drap, cela profitera à vos manufactures; nous consommerons plus de
viande, cela profitera à vos terres; nous consommerons plus de sucre,
cela profitera à vos armements.»

Malheureuse, trois fois malheureuse la nation où les questions se
posent ainsi; où nul ne songe à faire de la loi la règle de la
justice; où chacun n'y cherche qu'un instrument de vol à son profit,
et où toutes les forces intellectuelles s'appliquent à trouver des
excuses dans les effets éloignés et compliqués de la spoliation!

À l'appui des réflexions qui précèdent, il ne sera peut-être pas
inutile de donner ici un extrait de la discussion qui eut lieu au
Conseil général des Manufactures, de l'Agriculture et du Commerce, le
samedi 27 avril 1850[56].

[Note 56: Ici s'arrête le manuscrit. Nous renvoyons les lecteurs au
pamphlet intitulé _Spoliation et loi_, dans la seconde partie duquel
l'auteur a fait justice des sophismes émis à cette séance du conseil
général. (Tome V, pages 1 et suiv.)

À l'égard des six chapitres qui devaient suivre,
sous les titres d'Impôts,--Machines,--Liberté des
échangés,--Intermédiaires,--Matières premières,--Luxe, nous
renvoyons: 1º au discours sur l'impôt des boissons inséré dans la
seconde édition du pamphlet _Incompatibilités parlementaires_ (tome
V, page 468); 2º au pamphlet intitulé _Ce qu'on voit et ce qu'on ne
voit pas_ (tome V, page 336); 3º aux _Sophismes économiques_ (tome
IV, page 1).

                                               (_Note de l'éditeur._)]




XVIII

CAUSES PERTURBATRICES


Où en serait l'humanité si jamais et sous aucune forme la force,
la ruse, l'oppression, la fraude ne fussent venues entacher les
transactions qui s'opèrent dans son sein?

La Justice et la Liberté auraient-elles produit fatalement
l'Inégalité et le Monopole?

Pour le savoir, il fallait, ce me semble, étudier la nature même des
transactions humaines, leur origine, leur raison, leurs conséquences
et les conséquences de ces conséquences jusqu'à l'effet définitif;
et cela, abstraction faite des perturbations contingentes que peut
engendrer l'injustice;--car on conviendra bien que l'Injustice n'est
pas l'essence des transactions libres et volontaires.

Que l'injustice se soit fatalement introduite dans le monde, que la
société n'ait pas pu y échapper, on peut le soutenir; et, l'homme
étant donné avec ses passions, son égoïsme, son ignorance et son
imprévoyance primitives, je le crois.--Nous aurons à étudier aussi la
nature, l'origine et les effets de l'Injustice.

Mais il n'en est pas moins vrai que la science économique doit
commencer par exposer la théorie des transactions humaines supposées
libres et volontaires, comme la physiologie expose la nature et les
rapports des organes, abstraction faite des causes perturbatrices qui
modifient ces rapports.

Nous croyons que les services s'échangent contre les services; nous
croyons que le grand _desideratum_, c'est l'équivalence des services
échangés:

Nous croyons que la meilleure chance pour arriver à cette
équivalence, c'est qu'elle se produise sous l'influence de la Liberté
et que chacun juge par lui-même:

Nous savons que les hommes peuvent se tromper; mais nous savons aussi
qu'ils peuvent se rectifier; et nous croyons que plus l'erreur a
persisté, plus la rectification approche:

Nous croyons que tout ce qui gêne la Liberté trouble l'équivalence
des services, et que tout ce qui trouble l'équivalence des services
engendre l'inégalité exagérée, l'opulence imméritée des uns, la
misère non moins imméritée des autres, avec une déperdition générale
de richesses, les haines, les discordes, les luttes, les révolutions.

Nous n'allons pas jusqu'à dire que la Liberté--ou l'équivalence des
services--produit l'égalité absolue; car nous ne croyons à rien
d'absolu en ce qui concerne l'homme. Mais nous pensons que la liberté
tend à rapprocher tous les hommes d'un niveau mobile qui s'élève
toujours.

Nous croyons que l'inégalité qui peut rester encore sous un régime
libre est ou le produit de circonstances accidentelles, ou le
châtiment des fautes et des vices, ou la compensation d'autres
avantages opposés à ceux de la richesse; et que par conséquent elle
ne saurait introduire parmi les hommes le sentiment de l'irritation.

Enfin nous croyons que _Liberté_ c'est _Harmonie_...

Mais pour savoir si cette harmonie existe dans la réalité ou dans
notre imagination, si elle est en nous une perception ou une simple
aspiration, il fallait soumettre les transactions libres à l'épreuve
d'une étude scientifique; il fallait étudier les faits, leurs
rapports et leurs conséquences.

C'est ce que nous avons fait.

Nous avons vu que si des obstacles sans nombre s'interposaient entre
les besoins de l'homme et ses satisfactions, de telle sorte que dans
l'isolement il devait succomber,--l'union des forces, la séparation
des occupations, en un mot l'échange, développait assez de facultés
pour qu'il pût successivement renverser les premiers obstacles,
s'attaquer aux seconds, les renverser encore, et ainsi de suite,
dans une progression d'autant plus rapide que par la densité de la
population l'échange devient plus facile.

Nous avons vu que son intelligence met à sa disposition des moyens
d'action de plus en plus nombreux, énergiques et perfectionnés; qu'à
mesure que le Capital s'accroît, sa part absolue dans la production
augmente, mais sa part relative diminue, tandis que la part absolue
comme la part relative du travail actuel va toujours croissant;
première et puissante cause d'égalité.

Nous avons vu que cet instrument admirable qu'on nomme la terre, ce
laboratoire merveilleux où se prépare tout ce qui sert à alimenter,
vêtir et abriter les hommes, leur avait été donné gratuitement par
le Créateur; qu'encore qu'il fût nominalement approprié, son action
productive ne pouvait l'être, qu'elle restait gratuite à travers
toutes les transactions humaines.

Nous avons vu que la Propriété n'avait pas seulement cet effet
négatif de ne pas entreprendre sur la Communauté, mais qu'elle
travaillait directement et sans cesse à l'élargir; seconde cause
d'égalité, puisque plus le fonds commun est abondant, plus
l'inégalité des propriétés s'efface.

Nous avons vu que sous l'influence de la liberté les services tendent
à acquérir leur valeur normale, c'est-à-dire proportionnelle au
travail; troisième cause d'égalité.

Nous nous sommes ainsi assuré qu'un niveau naturel tendait à
s'établir parmi les hommes, non en les refoulant vers un état
rétrograde ou en les laissant dans une situation stationnaire, mais
en les appelant vers un milieu constamment progressif.

Enfin nous avons vu que ni les lois de la Valeur, de l'Intérêt, de
la Rente, de la Population, ni aucune autre grande loi naturelle, ne
venaient, ainsi que l'assure la science incomplète, introduire la
dissonance dans ce bel ordre social, puisqu'au contraire l'harmonie
résultait de ces lois.

Parvenu à ce point, il me semble que j'entends le lecteur s'écrier:
«Voilà bien l'optimisme des Économistes! C'est en vain que la
souffrance, la misère, le prolétariat, le paupérisme, l'abandon des
enfants, l'inanition, la criminalité, la rébellion, l'inégalité,
leur crèvent les yeux; ils se complaisent à chanter l'harmonie des
lois sociales, et détournent leurs regards des faits pour qu'un
hideux spectacle ne trouble pas la jouissance qu'ils trouvent
dans leur système. Ils fuient le monde des réalités pour se
réfugier, eux aussi, comme les utopistes qu'ils blâment, dans le
monde des chimères. Plus illogiques que les Socialistes, que les
Communistes eux-mêmes,--qui voient le mal, le sentent, le décrivent,
l'abhorrent, et n'ont que le tort d'indiquer des remèdes inefficaces,
impraticables ou chimériques,--les économistes ou nient le mal ou y
sont insensibles, si même ils ne l'engendrent pas, en criant à la
société malade: «_Laissez faire, laissez passer_; tout est pour le
mieux dans le meilleur des mondes possibles.»

Au nom de la science, je repousse de toute mon énergie de tels
reproches, de telles interprétations de nos paroles. Nous voyons le
mal comme nos adversaires, comme eux nous le déplorons, comme eux
nous nous efforçons d'en comprendre les causes, comme eux nous sommes
prêts à les combattre. Mais nous posons la question autrement qu'eux.
La société, disent-ils, telle que l'a faite la liberté du travail
et des transactions, c'est-à-dire le libre jeu des lois naturelles,
est détestable. Donc il faut arracher du mécanisme ce rouage
malfaisant, la liberté (qu'ils ont soin de nommer concurrence, et
même concurrence anarchique), et y substituer par force des rouages
artificiels de notre invention.--Là-dessus, des millions d'inventions
se présentent. C'est bien naturel, car les espaces imaginaires n'ont
pas de limites.

Nous, après avoir étudié les lois providentielles de la société,
nous disons: Ces lois sont harmoniques. Elles admettent le mal, car
elles sont mises en oeuvre par des hommes, c'est-à-dire par des
êtres sujets à l'erreur et à la douleur. Mais le mal aussi a, dans
le mécanisme, sa mission qui est de se limiter et de se détruire
lui-même en préparant à l'homme des avertissements, des corrections,
de l'expérience, des lumières, toutes choses qui se résument en ce
mot: Perfectionnement.

Nous ajoutons: Il n'est pas vrai que la liberté règne parmi les
hommes; il n'est pas vrai que les lois providentielles exercent toute
leur action, ou du moins, si elles agissent, c'est pour réparer
lentement, péniblement l'action perturbatrice de l'ignorance et
de l'erreur.--Ne nous accusez donc pas quand nous disons _laissez
faire_; car nous n'entendons pas dire par là: laissez faire les
hommes, alors même qu'ils font le mal. Nous entendons dire: étudiez
les lois providentielles, admirez-les et _laissez-les agir_. Dégagez
les obstacles qu'elles rencontrent dans les abus de la force et de la
ruse, et vous verrez s'accomplir au sein de l'humanité cette double
manifestation du progrès: l'égalisation dans l'amélioration.

Car enfin, de deux choses l'une: ou les intérêts des hommes sont
concordants, ou ils sont discordants par essence. Qui dit Intérêt
dit une chose vers laquelle les hommes gravitent invinciblement,
sans quoi ce ne serait pas l'intérêt; et s'ils gravitaient vers
autre chose, c'est cette autre chose qui serait l'intérêt. Donc,
si les intérêts sont concordants, il suffit qu'ils soient compris
pour que le bien et l'harmonie se réalisent, puisque les hommes s'y
abandonnent naturellement. C'est ce que nous soutenons, et c'est
pourquoi nous disons: Éclairez et laissez faire.--Si les intérêts
sont discordants par nature, alors vous avez raison; il n'y a d'autre
moyen de produire l'harmonie que de violenter, froisser et contrarier
tous les intérêts. Bizarre harmonie néanmoins que celle qui ne
peut résulter que d'une action extérieure et despotique contraire
aux intérêts de tous! Car vous comprenez bien que les hommes ne se
laisseront pas froisser docilement; et pour qu'ils se plient à vos
inventions, il faut que vous commenciez par être plus forts qu'eux
tous ensemble,--ou bien il faut que vous parveniez à les tromper sur
leurs véritables intérêts. En effet, dans l'hypothèse où les intérêts
sont naturellement discordants, ce qu'il y aurait de plus heureux
c'est que les hommes se trompassent tous à cet égard.

La force et l'imposture, voilà donc vos seules ressources. Je vous
défie d'en trouver d'autres, à moins de convenir que les intérêts
sont concordants; et, si vous en convenez, vous êtes avec nous, et
comme nous vous devez dire: Laissez agir les lois providentielles.

Or vous ne le voulez pas.--Il faut bien le répéter: Votre point de
départ est que les intérêts sont antagoniques; c'est pourquoi vous
ne voulez pas les laisser s'entendre et s'arranger entre eux; c'est
pourquoi vous ne voulez pas la liberté; c'est pourquoi vous voulez
l'arbitraire.--Vous êtes conséquents.

Mais prenez garde. La lutte ne va pas s'établir seulement entre
vous et l'humanité. Celle-là vous l'acceptez, puisque votre but
est justement de froisser les intérêts. Elle va s'établir aussi au
milieu de vous, entre vous, inventeurs, entrepreneurs de sociétés;
car vous êtes mille, et vous serez bientôt dix mille, tous avec
des vues différentes.--Que ferez-vous? Je le vois bien; vous vous
efforcerez de vous emparer du gouvernement. C'est là qu'est la
seule force capable de vaincre toutes les résistances. L'un de vous
réussira-t-il? Pendant qu'il s'occupera de contrarier les gouvernés,
il se verra attaqué par tous les autres inventeurs, pressés aussi de
s'emparer de l'instrument gouvernemental. Ceux-ci auront d'autant
plus de chances de succès que la désaffection publique leur viendra
en aide, puisque, ne l'oublions pas, celui-là aura blessé tous les
intérêts. Nous voilà donc lancés dans des révolutions perpétuelles,
ayant pour unique objet de résoudre cette question: Comment et par
qui les intérêts de l'humanité seront-ils froissés?

Ne m'accusez pas d'exagération. Tout cela est forcé si les intérêts
des hommes sont discordants; car, dans l'hypothèse, vous ne pourrez
jamais sortir de ce dilemme: ou les intérêts seront laissés à
eux-mêmes, et alors le désordre s'ensuivra;--ou il faudra que
quelqu'un soit assez fort pour les contrarier; et en ce cas naît
encore le désordre.

Il est vrai qu'il y a une troisième voie, je l'ai déjà indiquée. Elle
consiste à tromper tous les hommes sur leurs véritables intérêts; et
la chose n'étant pas facile à un simple mortel, le plus court est
de se faire Dieu. C'est à quoi les utopistes ne manquent jamais,
quand ils l'osent, en attendant qu'ils soient Ministres. Le langage
mystique domine toujours dans leurs écrits; c'est un ballon d'essai
pour tâter la crédulité publique. Malheureusement ce moyen ne réussit
guère au dix-neuvième siècle.

Avouons-le donc franchement: il est à désirer, pour sortir de ces
inextricables difficultés, qu'après avoir étudié les intérêts
humains, nous les trouvions harmoniques. Alors la tâche des écrivains
comme celle des gouvernements devient rationnelle et facile.

Comme l'homme se trompe souvent sur ses propres intérêts, notre
rôle comme écrivains sera de les expliquer, de les décrire, de les
faire comprendre, bien certains qu'il lui suffit de les voir pour
les suivre.--Comme l'homme en se trompant sur ses intérêts nuit aux
intérêts généraux (cela résulte de la concordance), le gouvernement
sera chargé de ramener le petit nombre des dissidents, des violateurs
des lois providentielles, dans la voie de la justice se confondant
avec celle de l'utilité.--En d'autres termes, la mission unique
du gouvernement sera de faire régner la justice. Il n'aura plus à
s'embarrasser de produire péniblement, à grands frais, en empiétant
sur la liberté individuelle, une Harmonie qui se fait d'elle-même et
que l'action gouvernementale détruit.

D'après ce qui précède, on voit que nous ne sommes pas tellement
fanatique de l'harmonie sociale que nous ne convenions qu'elle peut
être et qu'elle est souvent troublée. Je dois même dire que, selon
moi, les perturbations apportées à ce bel ordre par les passions
aveugles, par l'ignorance et l'erreur, sont infiniment plus grandes
et plus prolongées qu'on ne pourrait le supposer. Ce sont ces causes
perturbatrices que nous allons étudier.

       *       *       *       *       *

L'homme est jeté sur cette terre. Il porte invinciblement en lui-même
l'attrait vers le bonheur, l'aversion de la douleur.--Puisqu'il agit
en vertu de cette impulsion, on ne peut nier que l'Intérêt personnel
ne soit le grand mobile de l'individu, de tous les individus, et
par conséquent de la société.--Puisque l'intérêt personnel, dans la
sphère économique, est le mobile des actions humaines et le grand
ressort de la société, le Mal doit en provenir comme le Bien; c'est
en lui qu'il faut chercher l'harmonie et ce qui la trouble.

L'éternelle aspiration de l'intérêt personnel est de faire taire le
besoin, ou plus généralement le désir, par la satisfaction.

Entre ces deux termes, essentiellement intimes et intransmissibles,
le besoin et la satisfaction, s'interpose le moyen transmissible,
échangeable: l'effort.

Et au-dessus de l'appareil, plane la faculté de comparer, de juger:
l'intelligence. Mais l'intelligence humaine est faillible. Nous
pouvons nous tromper. Cela n'est pas contestable; car si quelqu'un
nous disait: L'homme ne peut se tromper, nous lui répondrions: Ce
n'est pas à vous qu'il faut démontrer l'harmonie.

Nous pouvons nous tromper de plusieurs manières; nous pouvons mal
apprécier l'importance relative de nos besoins. En ce cas, dans
l'isolement, nous donnons à nos efforts une direction qui n'est
pas conforme à nos intérêts bien entendus. Dans l'ordre social, et
sous la loi de l'échange, l'effet est le même; nous faisons porter
la demande et la rémunération vers un genre de services futiles ou
nuisibles, et déterminons de ce côté le courant du travail humain.

Nous pouvons nous tromper, encore, en ignorant qu'une satisfaction
ardemment cherchée ne fera cesser une souffrance qu'en ouvrant la
source de souffrances plus grandes. Il n'y a guère d'effet qui ne
devienne cause. La prévoyance nous a été donnée pour embrasser
l'enchaînement des effets, pour que nous ne fassions pas au présent
le sacrifice de l'avenir; mais nous manquons souvent de prévoyance.

L'erreur déterminée par la faiblesse de notre jugement ou par
la force de nos passions, voilà la première source du mal. Elle
appartient principalement au domaine de la morale. Ici, comme
l'erreur et la passion sont individuelles, le mal est, dans une
certaine mesure, individuel aussi. La réflexion, l'expérience,
l'action de la responsabilité en sont les correctifs efficaces.

Cependant les erreurs de cette nature peuvent prendre un caractère
social et engendrer un mal très-étendu, quand elles se systématisent.
Il est des pays, par exemple, où les hommes qui les gouvernent
sont fortement convaincus que la prospérité des peuples se mesure,
non par les besoins satisfaits, mais par les efforts quels qu'en
soient les résultats. La division du travail aide beaucoup à cette
illusion. Comme on voit chaque profession s'attaquer à un obstacle,
on s'imagine que l'existence de l'obstacle est une source de
richesses. Dans ces pays, quand la vanité, la futilité, le faux amour
de la gloire sont des passions dominantes, provoquent des désirs
analogues et déterminent dans ce sens une portion de l'industrie,
les gouvernants croiraient tout perdu si les gouvernés venaient à
se réformer et se moraliser. Que deviendraient, disent-ils, les
coiffeurs, les cuisiniers, les grooms, les brodeuses, les danseurs,
les fabricants de galons, etc.?--Ils ne voient pas que le coeur
humain contiendra toujours assez de désirs honnêtes, raisonnables
et légitimes pour donner de l'aliment au travail; que la question
ne sera jamais de supprimer des goûts, mais de les épurer et de
les transformer; que, par conséquent, le travail suivant la même
évolution pourra se déplacer, non s'arrêter. Dans les pays où règnent
ces tristes doctrines, on entendra dire souvent: «Il est fâcheux
que la morale et l'industrie ne puissent marcher ensemble. Nous
voudrions bien que les citoyens fussent moraux, mais nous ne pouvons
permettre qu'ils deviennent paresseux et misérables. C'est pourquoi
nous continuerons à faire des lois dans le sens du luxe. Au besoin,
nous mettrons des impôts sur le peuple; et, dans son intérêt, pour
lui assurer du travail, nous chargerons des Rois, des Présidents,
des Diplomates, des Ministres, de _Représenter_.»--Cela se dit et
se fait de la meilleure foi du monde. Le peuple même s'y prête de
bonne grâce.--Il est clair que, lorsque le luxe et la frivolité
deviennent ainsi une affaire législative, réglée, ordonnée, imposée,
systématisée par la force publique, la loi de la Responsabilité perd
toute sa force moralisatrice[57].

[Note 57: L'auteur n'a pu continuer cet examen des erreurs qui
sont, pour ceux qu'elles égarent, une cause presque immédiate de
souffrance, ni décrire une autre classe d'erreurs, manifestées par
la violence et la ruse, dont les premiers effets s'appesantissent
sur autrui. Ses notes ne contiennent rien d'applicable aux _Causes
perturbatrices_, si ce n'est le fragment qui précède et celui qui va
suivre. Nous renvoyons pour le surplus au chapitre Ier de la seconde
série des _Sophismes_, intitulé _Physiologie de la Spoliation_ (tome
IV, page 127).

                                               (_Note de l'éditeur._)]




XIX

GUERRE


De toutes les circonstances qui contribuent à donner à un peuple sa
physionomie, son état moral, son caractère, ses habitudes, ses lois,
son génie, celle qui domine de beaucoup toutes les autres, parce
qu'elle les renferme virtuellement presque toutes, c'est la manière
dont il pourvoit à ses moyens d'existence. C'est une observation due
à Charles Comte, et il y a lieu d'être surpris qu'elle n'ait pas eu
plus d'influence sur les sciences morales et politiques.

En effet, cette circonstance agit sur le genre humain de
deux manières également puissantes: par la continuité et par
l'universalité. Vivre, se conserver, se développer, élever sa
famille, ce n'est pas une affaire de temps et de lieu, de goût,
d'opinion, de choix; c'est la préoccupation journalière, éternelle et
irrésistible de tous les hommes, à toutes les époques et dans tous
les pays.

Partout, la plus grande partie de leurs forces physiques,
intellectuelles et morales est consacrée directement ou indirectement
à créer et remplacer les moyens de subsistance. Le chasseur, le
pêcheur, le pasteur, l'agriculteur, le fabricant, le négociant,
l'ouvrier, l'artisan, le capitaliste, tous pensent à vivre d'abord
(quelque prosaïque que soit l'aveu), et ensuite à vivre de mieux en
mieux s'il se peut. La preuve qu'il en est ainsi, c'est qu'ils ne
sont chasseurs, pêcheurs, fabricants, agriculteurs, etc., que pour
cela. De même, le fonctionnaire, le soldat, le magistrat n'entrent
dans ces carrières qu'autant qu'elles leur assurent la satisfaction
de leurs besoins. Il ne faut pas en vouloir à l'homme du dévouement
et de l'abnégation, s'il invoque lui aussi le proverbe: le prêtre
vit de l'autel,--car, avant d'appartenir au sacerdoce, il appartient
à l'humanité. Et si, en ce moment, il se fait un livre contre la
vulgarité de cet aperçu, ou plutôt de la condition humaine, ce livre
en se vendant plaidera contre sa propre thèse.

Ce n'est pas, à Dieu ne plaise, que je nie les existences
d'abnégation. Mais on conviendra qu'elles sont exceptionnelles; ce
qui justement constitue leur mérite et détermine notre admiration.
Que si l'on considère l'humanité dans son ensemble, à moins d'avoir
fait un pacte avec le démon du sentimentalisme, il faut bien convenir
que les efforts désintéressés ne peuvent nullement se comparer,
quant au nombre, à ceux qui sont déterminés par les dures nécessités
de notre nature. Et c'est parce que ces efforts, qui constituent
l'ensemble de nos travaux, occupent une si grande place dans la vie
de chacun de nous, qu'ils ne peuvent manquer d'exercer une grande
influence sur les manifestations de notre existence nationale.

M. Saint-Marc Girardin dit quelque part qu'il a appris à reconnaître
l'insignifiance relative des formes politiques, comparativement à ces
grandes lois générales qu'imposent aux peuples leurs besoins et leurs
travaux. «Voulez-vous savoir ce qu'est un peuple? dit-il, ne demandez
pas comment il se gouverne, mais ce qu'il fait.»

Cette vue générale est juste. L'auteur ne manque pas de la fausser
bientôt en la convertissant en système. L'importance des formes
politiques a été exagérée; que fait-il? Il la réduit à rien, il la
nie ou ne la reconnaît que pour en rire. Les formes politiques,
dit-il, ne nous intéressent qu'un jour d'élection ou pendant
l'heure consacrée à la lecture du journal. Monarchie ou République,
Aristocratie ou Démocratie, qu'importe?--Aussi il faut voir à
quel résultat il arrive. Soutenant que les peuples _enfants_ se
ressemblent, quelle que soit leur constitution politique, il
assimile les États-Unis à l'ancienne Égypte, parce que dans l'un et
l'autre de ces pays on a exécuté des ouvrages gigantesques. Mais
quoi! les Américains défrichent des terres, creusent des canaux,
font des chemins de fer, le tout pour eux-mêmes, parce qu'ils sont
une démocratie et s'appartiennent! Les Égyptiens élevaient des
temples, des pyramides, des obélisques, des palais pour leurs rois
et leurs prêtres, parce qu'ils étaient des esclaves!--Et c'est là
une légère différence, une affaire de forme, qu'il ne vaut pas la
peine de constater ou qu'il ne faut constater que pour en rire!...
Ô culte du classique! contagion funeste, combien tu as corrompu tes
superstitieux sectaires!

Bientôt M. Saint-Marc Girardin, partant toujours de ce point que
les occupations dominantes d'un peuple déterminent son génie, dit:
Autrefois on s'occupait de guerre et de religion; aujourd'hui c'est
de commerce et d'industrie. Voilà pourquoi les générations qui nous
ont précédés portaient une empreinte guerrière et religieuse.

Déjà Rousseau avait affirmé que le soin de l'existence n'était
une occupation dominante que pour quelques peuples et des plus
prosaïques; que d'autres nations, plus dignes de ce nom, s'étaient
vouées à de plus nobles travaux.

M. Saint-Marc Girardin et Rousseau n'auraient-ils pas été dupes ici
d'une illusion historique? N'auraient-ils pas pris les amusements,
les diversions ou les prétextes et instruments de despotisme de
quelques-uns pour les occupations de tous? Et cette illusion ne
proviendrait-elle pas de ce que les historiens nous parlent toujours
de la classe qui ne travaille pas, et jamais de celle qui travaille,
de telle sorte que nous finissons par voir dans la première toute la
nation?

Je ne puis m'empêcher de croire que chez les Grecs, comme chez les
Romains, comme dans le moyen âge, l'humanité était faite comme
aujourd'hui, c'est-à-dire assujettie à des besoins si pressants, si
renaissants, qu'il fallait s'occuper d'y pourvoir sous peine de mort.
Dès lors je ne puis m'empêcher de croire que c'était, alors comme
aujourd'hui, l'occupation principale et absorbante de la portion la
plus considérable du genre humain.

Ce qui paraît positif, c'est qu'un très-petit nombre d'hommes
étaient parvenus à vivre, sans rien faire, sur le travail des masses
assujetties. Ce petit nombre d'oisifs se faisaient construire par
leurs esclaves de somptueux palais, de vastes châteaux ou de sombres
forteresses. Ils aimaient à s'entourer de toutes les sensualités de
la vie, de tous les monuments des arts. Ils se plaisaient à disserter
sur la philosophie, la cosmogonie; et enfin ils cultivaient avec soin
les deux sciences auxquelles ils devaient leur domination et leurs
jouissances: la science de la force et la science de la ruse.

Bien qu'au-dessous de cette aristocratie il y eût les multitudes
innombrables occupées à créer, pour elles-mêmes, les moyens
d'entretenir la vie, et, pour leurs oppresseurs, les moyens de
les saturer de plaisirs;--comme les historiens n'ont jamais fait
la moindre allusion à ces multitudes, nous finissons par oublier
leur existence, nous en faisons abstraction complète. Nous n'avons
des yeux que pour l'aristocratie; c'est elle que nous appelons la
_société antique_ ou la _société féodale_; nous nous imaginons que de
telles sociétés se soutenaient par elles-mêmes, sans avoir recours
au commerce, à l'industrie, au travail, au vulgarisme; nous admirons
leur désintéressement, leur générosité, leur goût pour les arts,
leur spiritualisme, leur dédain des occupations serviles, l'élévation
de leurs sentiments et de leurs pensées; nous affirmons, d'un ton
déclamatoire, qu'à une certaine époque les peuples ne s'occupaient
que de gloire, à une autre d'arts, à une autre de philosophie, à une
autre de religion, à une autre de vertus; nous pleurons sincèrement
sur nous-mêmes, nous nous adressons toutes sortes de sarcasmes de
ce que, malgré de si sublimes modèles, ne pouvant nous élever à une
telle hauteur, nous sommes réduits à donner au travail, ainsi qu'à
tous les mérites vulgaires qu'il implique, une place considérable
dans notre vie moderne.

Consolons-nous en pensant qu'il occupait une place non moins large
dans la vie antique. Seulement, celui dont quelques hommes s'étaient
affranchis retombait d'un poids accablant sur les multitudes
assujetties, au grand détriment de la justice, de la liberté, de la
propriété, de la richesse, de l'égalité, du progrès; et c'est là la
première des causes perturbatrices que j'ai à signaler au lecteur.

Les procédés par lesquels les hommes se procurent des moyens
d'existence ne peuvent donc manquer d'exercer une grande influence
sur leur condition physique, morale, intellectuelle, économique et
politique. Qui doute que si l'on pouvait observer plusieurs peuplades
dont l'une fût exclusivement vouée à la chasse, une autre à la
pêche, une troisième à l'agriculture, une quatrième à la navigation,
qui doute que ces peuplades ne présentassent des différences
considérables dans leurs idées, leurs opinions, leurs usages, leurs
coutumes, leurs moeurs, leurs lois, leur religion? Sans doute le
fond de la nature humaine se retrouverait partout; aussi dans ces
lois, ces usages, ces religions il y aurait des points communs, et je
crois bien que ce sont ces points communs qu'on peut appeler les lois
générales de l'humanité.

Quoi qu'il en soit, dans nos grandes sociétés modernes, tous
ou presque tous les procédés de production; pêche, agriculture,
industrie, commerce, sciences et arts, sont mis simultanément en
oeuvre, quoiqu'en proportions variées selon les pays. C'est pourquoi
il ne saurait y avoir entre les nations des différences aussi grandes
que si chacune se vouait à une occupation exclusive.

Mais, si la nature des occupations d'un peuple exerce une grande
influence sur sa moralité; ses désirs, ses goûts, sa moralité
exercent à leur tour une grande influence sur la nature de ses
occupations, ou du moins sur les proportions de ces occupations entre
elles. Je n'insisterai pas sur cette remarque qui a été présentée
dans une autre partie de cet ouvrage[58], et j'arrive au sujet
principal de ce chapitre.

[Note 58: Voir la fin du chapitre XI.]

       *       *       *       *       *

Un homme (il en est de même d'un peuple) peut se procurer des moyens
d'existence de deux manières: en les créant ou en les volant.

Chacune de ces deux grandes sources d'acquisition a plusieurs
procédés.

On peut _créer_ des moyens d'existence par la chasse, la pêche, la
culture, etc.

On peut les _voler_ par la mauvaise foi, la violence, la force, la
ruse, la guerre, etc.

S'il suffit, sans sortir du cercle de l'une ou de l'autre de ces deux
catégories, de la prédominance de l'un des procédés qui lui sont
propres pour établir entre les nations des différences considérables,
combien cette différence ne doit-elle pas être plus grande entre le
peuple qui vit de production, et un peuple qui vit de spoliation?

Car il n'est pas une seule de nos facultés, à quelque ordre qu'elle
appartienne, qui ne soit mise en exercice par la nécessité qui nous a
été imposée de pourvoir à notre existence; et que peut-on concevoir
de plus propre à modifier l'état social des peuples que ce qui
modifie toutes les facultés humaines?

Cette considération, toute grave qu'elle est, a été si peu observée,
que je dois m'y arrêter un instant.

Pour qu'une satisfaction se réalise, il faut qu'un travail ait été
exécuté, d'où il suit que la Spoliation, dans toutes ses variétés,
loin d'exclure la Production, la suppose.

Et ceci, ce me semble, est de nature à diminuer un peu l'engouement
que les historiens, les poëtes et les romanciers manifestent pour ces
nobles époques, où selon eux, ne dominait pas ce qu'ils appellent
l'_industrialisme_. À ces époques on vivait; donc le travail
accomplissait, tout comme aujourd'hui, sa rude tâche. Seulement, des
nations, des classes, des individualités étaient parvenues à rejeter
sur d'autres nations, d'autres classes, d'autres individualités, leur
lot de labeur et de fatigue.

Le caractère de la production, c'est de tirer pour ainsi dire du
néant les satisfactions qui entretiennent et embellissent la vie,
de telle sorte qu'un homme ou un peuple peut multiplier à l'infini
ces satisfactions, sans infliger une privation quelconque aux
autres hommes et aux autres peuples;--bien, au contraire, l'étude
approfondie du mécanisme économique nous a révélé que le succès de
l'un dans son travail ouvre des chances de succès au travail de
l'autre.

Le caractère de la spoliation est de ne pouvoir conférer une
satisfaction sans qu'une privation égale y corresponde; car elle ne
crée pas, elle déplace ce que le travail a créé. Elle entraîne après
elle, comme déperdition absolue, tout l'effort qu'elle-même coûte
aux deux parties intéressées. Loin donc d'ajouter aux jouissances de
l'humanité, elle les diminue, et, en outre, elle les attribue à qui
ne les a pas méritées.

Pour produire, il faut diriger toutes ses facultés vers la domination
de la nature; car c'est elle qu'il s'agit de combattre, de dompter et
d'asservir. C'est pourquoi le fer converti en charrue est l'emblème
de la production.

Pour spolier, il faut diriger toutes ses facultés vers la domination
des hommes; car ce sont eux qu'il faut combattre, tuer ou asservir.
C'est pourquoi le fer converti en épée est l'emblème de la spoliation.

Autant il y a d'opposition entre la charrue qui nourrit et l'épée
qui tue, autant il doit y en avoir entre un peuple de travailleurs
et un peuple de spoliateurs. Il n'est pas possible qu'il y ait entre
eux rien de commun. Ils ne sauraient avoir ni les mêmes idées, ni
les mêmes règles d'appréciation, ni les mêmes goûts, ni le même
caractère, ni les mêmes moeurs, ni les mêmes lois, ni la même morale,
ni la même religion.

Et certes, un des plus tristes spectacles qui puissent s'offrir à
l'oeil du philanthrope, c'est de voir un siècle producteur faire
tous ses efforts pour s'inoculer,--par l'éducation,--les idées,
les sentiments, les erreurs, les préjugés et les vices d'un peuple
spoliateur. On accuse souvent notre époque de manquer d'unité, de ne
pas montrer de la concordance entre sa manière de voir et d'agir; on
a raison, et je crois que je viens d'en signaler la principale cause.

La spoliation par voie de guerre, c'est-à-dire la spoliation toute
naïve, toute simple, toute crue, a sa racine dans le coeur humain,
dans l'organisation de l'homme, dans ce moteur universel du monde
social: l'attrait pour les satisfactions et la répugnance pour
la douleur; en un mot, dans ce mobile que nous portons tous en
nous-mêmes: l'intérêt personnel.

Et je ne suis pas fâché de me porter son accusateur. Jusqu'ici on a
pu croire que j'avais voué à ce principe un culte idolâtre, que je
ne lui attribuais que des conséquences heureuses pour l'humanité,
peut-être même que je l'élevais dans mon estime au-dessus du principe
sympathique, du dévouement, de l'abnégation.--Non, je ne l'ai pas
jugé; j'ai seulement constaté son existence et son omnipotence. Cette
omnipotence, je l'aurais mal appréciée, et je serais en contradiction
avec moi-même, quand je signale l'intérêt personnel comme le moteur
universel de l'humanité, si je n'en faisais maintenant découler les
causes perturbatrices, comme précédemment j'en ai fait sortir les
lois harmoniques de l'ordre social.

L'homme, avons-nous dit, veut invinciblement se conserver, améliorer
sa condition, saisir le bonheur tel qu'il le conçoit, ou du moins en
approcher. Par la même raison, il fuit la peine, la douleur.

Or le travail, cette action qu'il faut que l'homme exerce sur la
nature pour réaliser la production, est une peine, une fatigue. Par
ce motif, l'homme y répugne et ne s'y soumet que lorsqu'il s'agit
pour lui d'éviter un mal plus grand encore.

Philosophiquement, il y en a qui disent: Le travail est un bien.
Ils ont raison, en tenant compte de ses résultats. C'est un bien
relatif; en d'autres termes, c'est un mal qui nous épargne de plus
grands maux. Et c'est justement pourquoi les hommes ont une si grande
tendance à éviter le travail, quand ils croient pouvoir, sans y
recourir, en recueillir les résultats.

D'autres disent que le travail est un bien _en lui-même_;
qu'indépendamment de ses résultats producteurs, il moralise l'homme,
le renforce, et est pour lui une source d'allégresse et de santé.
Tout cela est très-vrai, et révèle une fois de plus la merveilleuse
fécondité d'intentions finales que Dieu a répandues dans toutes les
parties de son oeuvre. Oui, même abstraction faite de ses résultats
comme production, le travail promet à l'homme, pour récompenses
supplémentaires, la force du corps et la joie de l'âme; puisqu'on a
pu dire que l'oisiveté était la mère de tous les vices, il faut bien
reconnaître que le travail est le père de beaucoup de vertus.

Mais tout cela, sans préjudice des penchants naturels et invincibles
du coeur humain; sans préjudice de ce sentiment qui fait que nous
ne recherchons pas le travail pour lui-même; que nous le comparons
toujours à son résultat; que nous ne poursuivons pas par un grand
travail ce que nous pouvons obtenir par un travail moindre; que,
placés entre deux peines, nous ne choisissons pas la plus forte,
et que notre tendance universelle est d'autant plus de diminuer
le rapport de l'effort au résultat, que si par là nous conquérons
quelque loisir, rien ne nous empêche de le consacrer, en vue de
récompenses accessoires, à des travaux conformes à nos goûts.

D'ailleurs, à cet égard le fait universel est décisif. En tous lieux,
en tous temps, nous voyons l'homme considérer le travail comme le
côté onéreux, et la satisfaction comme le côté compensateur de sa
condition. En tous lieux, en tous temps, nous le voyons se décharger,
autant qu'il le peut, de la fatigue du travail soit sur les animaux,
sur le vent, sur l'eau, la vapeur, les forces de la nature, soit,
hélas! sur la force de son semblable, quand il parvient à le dominer.
Dans ce dernier cas, je le répète parce qu'on l'oublie trop souvent,
le travail n'est pas diminué, mais déplacé[59].

[Note 59: On l'oublie quand on pose cette question: Le travail des
esclaves revient-il plus cher ou meilleur marché que le travail
salarié?]

L'homme, étant ainsi placé entre deux peines, celle du besoin et
celle du travail, pressé par l'intérêt personnel, cherche s'il
n'aurait pas un moyen de les éviter toutes les deux, au moins dans
une certaine mesure. Et c'est alors que la spoliation se présente à
ses yeux comme la solution du problème.

Il se dit: Je n'ai, il est vrai, aucun moyen de me procurer
les choses nécessaires à ma conservation, à mes satisfactions,
la nourriture, le vêtement, le gîte, sans que ces choses aient
été préalablement produites par le travail. Mais il n'est pas
indispensable que ce soit par _mon_ propre travail. Il suffit que ce
soit par le travail de _quelqu'un_, pourvu que je sois le plus fort.

Telle est l'origine de la guerre.

Je n'insisterai pas beaucoup sur ses conséquences.

Quand les choses vont ainsi, quand un homme ou un peuple travaille
et qu'un autre homme ou un autre peuple attend, pour se livrer à la
rapine, que le travail soit accompli, le lecteur aperçoit d'un coup
d'oeil ce qui se perd de forces humaines.

D'un côté, le spoliateur n'est point parvenu, comme il l'aurait
désiré, à éviter toute espèce de travail. La spoliation armée
exige aussi des efforts, et quelquefois d'immenses efforts. Ainsi,
pendant que le producteur consacre son temps à créer les objets de
satisfactions, le spoliateur emploie le sien à préparer le moyen
de les dérober. Mais lorsque l'oeuvre de la violence est accomplie
ou tentée, les objets de satisfactions ne sont ni plus ni moins
abondants. Ils peuvent répondre aux besoins de personnes différentes,
et non à plus de besoins. Ainsi tous les efforts que le spoliateur a
faits pour la spoliation, et en outre tous ceux qu'il n'a pas faits
pour la production, sont entièrement perdus, sinon pour lui, du moins
pour l'humanité.

Ce n'est pas tout; dans la plupart des cas une déperdition analogue
se manifeste du côté du producteur. Il n'est pas vraisemblable, en
effet, qu'il attendra, sans prendre aucune précaution, l'événement
dont il est menacé; et toutes les précautions, armes, fortifications,
munitions, exercice, sont du travail, et du travail à jamais perdu,
non pour celui qui en attend sa sécurité, mais pour le genre humain.

Que si le producteur, en faisant ainsi deux parts de ses travaux, ne
se croit pas assez fort pour résister à la spoliation, c'est bien
pis et les forces humaines se perdent sur une bien autre échelle;
car alors le travail cesse, nul n'étant disposé à produire pour être
spolié.

Quant aux conséquences morales, à la manière dont les facultés sont
affectées des deux côtés, le résultat n'est pas moins désastreux.

Dieu a voulu que l'homme livrât à la nature de pacifiques combats et
qu'il recueillît directement d'elle les fruits de la victoire.--Quand
il n'arrive à la domination de la nature que par l'intermédiaire
de la domination de ses semblables, sa mission est faussée; il
donne à ses facultés une direction tout autre. Voyez seulement la
_prévoyance_, cette vue anticipée de l'avenir, qui nous élève en
quelque sorte jusqu'à la _providence_,--car _prévoir_ c'est aussi
_pourvoir_,--voyez combien elle diffère chez le producteur et le
spoliateur.

Le producteur a besoin d'apprendre la liaison des causes aux effets.
Il étudie à ce point de vue les lois du monde physique, et cherche à
s'en faire des auxiliaires de plus en plus utiles. S'il observe ses
semblables, c'est pour prévoir leurs désirs et y pourvoir, à charge
de réciprocité.

Le spoliateur n'observe pas la nature. S'il observe les hommes, c'est
comme l'aigle guette une proie, cherchant le moyen de l'affaiblir, de
la surprendre.

Mêmes différences se manifestent dans les autres facultés et
s'étendent aux idées...[60].

[Note 60: Voyez _Baccalauréat et Socialisme_, tome IV, page 442.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

La spoliation par la guerre n'est pas un fait accidentel, isolé,
passager; c'est un fait très-général et très-constant, qui ne le
cède en permanence qu'au travail.

Indiquez-moi donc un point du globe où deux races, une de vainqueurs
et une de vaincus, ne soient pas superposées l'une à l'autre.
Montrez-moi en Europe, en Asie, dans les îles du grand Océan, un lieu
fortuné encore occupé par la race primitive. Si les migrations de
peuples n'ont épargné aucun pays, la guerre a été un fait général.

Les traces n'en sont pas moins générales. Indépendamment du sang
versé, du butin conquis, des idées faussées, des facultés perverties,
elle a laissé partout des stigmates, au nombre desquels il faut
compter l'esclavage et l'aristocratie.....

L'homme ne s'est pas contenté de spolier la richesse à mesure qu'elle
se formait; il s'est emparé des richesses antérieures, du capital
sous toutes les formes; il a particulièrement jeté les yeux sur le
capital, sous la forme la plus immobile, la propriété foncière.
Enfin, il s'est emparé de l'homme même.--Car les facultés humaines
étant des instruments de travail, il a été trouvé plus court de
s'emparer de ces facultés que de leurs produits.....

Combien ces grands événements n'ont-ils pas agi comme causes
perturbatrices, comme entraves sur le progrès naturel des destinées
humaines! Si l'on tient compte de la déperdition de travail
occasionnée par la guerre, si l'on tient compte de ce que le produit
effectif, qu'elle amoindrit, se concentre entre les mains de quelques
vainqueurs, on pourra comprendre le dénûment des masses, dénûment
inexplicable de nos jours par la liberté.....

_Comment l'esprit guerrier se propage._

Les peuples agresseurs sont sujets à des représailles. Ils attaquent
souvent; quelquefois ils se défendent. Quand ils sont sur la
défensive, ils ont le sentiment de la justice et de la sainteté de
leur cause. Alors ils peuvent exalter le courage, le dévouement, le
patriotisme. Mais, hélas! ils transportent ces sentiments et ces
idées dans leurs guerres offensives. Et qu'est-ce alors qui constitue
le patriotisme?.....

Quand deux races, l'une victorieuse et oisive, l'autre vaincue et
humiliée, occupent le sol, tout ce qui éveille les désirs, les
sympathies, est le partage de la première. À elle loisirs, fêtes,
goût des arts, richesses, exercices militaires, tournois, grâce,
élégance, littérature, poésie. À la race conquise, des mains
calleuses, des huttes désolées, des vêtements répugnants.....

Il suit de là que ce sont les idées et les préjugés de la race
dominante, toujours associés à la domination militaire, qui font
l'opinion. Hommes, femmes, enfants, tous mettent la vie militaire
avant la vie laborieuse, la guerre avant le travail, la spoliation
avant la production. La race vaincue partage elle-même ce sentiment,
et quand elle surmonte ses oppresseurs, aux époques de transition,
elle se montre disposée à les imiter. Que dis-je! pour elle cette
imitation est une frénésie.....

_Comment la guerre finit..._

La Spoliation comme la Production ayant sa source dans le coeur
humain, les lois du monde social ne seraient pas harmoniques, même
au sens limité que j'ai dit, si celle-ci ne devait, à la longue,
détrôner celle-là...




XX

RESPONSABILITÉ


Il y a dans ce livre une pensée dominante; elle plane sur toutes ses
pages, elle vivifie toutes ses lignes. Cette pensée est celle qui
ouvre le symbole chrétien: JE CROIS EN DIEU.

Oui, s'il diffère de quelques économistes, c'est que ceux-ci semblent
dire: «Nous n'avons guère foi en Dieu; car nous voyons que les lois
naturelles mènent à l'abîme.--Et cependant nous disons: _Laissez
faire!_ parce que nous avons encore moins foi en nous-mêmes, et nous
comprenons que tous les efforts humains pour arrêter le progrès de
ces lois ne font que hâter la catastrophe.»

S'il diffère des écrits socialistes, c'est que ceux-ci disent: «Nous
feignons bien de croire en Dieu; mais au fond nous ne croyons qu'en
nous-mêmes,--puisque nous ne voulons pas _laisser faire_, et que nous
donnons tous chacun de nos plans sociaux comme infiniment supérieur à
celui de la Providence.»

Je dis: _Laissez faire_, en d'autres termes, respectez la liberté,
l'initiative humaine....[61].

[Note 61:... parce que je crois qu'une impulsion supérieure la
dirige, parce que Dieu ne pouvant agir dans l'ordre moral que par
l'intermédiaire des intérêts et des volontés, il est impossible que
la résultante naturelle de ces intérêts, que la tendance commune de
ces volontés, aboutisse au mal définitif:--car alors ce ne serait pas
seulement l'homme ou l'humanité qui marcherait à l'erreur; c'est Dieu
lui-même, impuissant ou mauvais, qui pousserait au mal sa créature
avortée.

Nous croyons donc à la liberté, parce que nous croyons à l'harmonie
universelle, c'est-à-dire à Dieu. Proclamant au nom de la foi,
formulant au nom de la science les lois divines, souples et vivantes,
du mouvement moral, nous repoussons du pied ces institutions
étroites, gauches, immobiles, que des aveugles jettent tout à
travers l'admirable mécanisme. Du point de vue de l'athée, il serait
absurde de dire: _laissez faire_ le hasard! Mais nous, croyants,
nous avons le droit de crier: _laissez passer_ l'ordre et la justice
de Dieu! Laissez marcher librement cet agent du moteur infaillible,
ce rouage de transmission qu'on appelle l'initiative humaine!--Et
la liberté ainsi comprise n'est plus l'anarchique déification de
l'individualisme; ce que nous adorons, par delà l'homme qui s'agite,
c'est Dieu qui le mène.

Nous savons bien que l'esprit humain peut s'égarer: oui, sans doute,
de tout l'intervalle qui sépare une vérité acquise d'une vérité
qu'il pressent. Mais puisque sa nature est de chercher, sa destinée
est de trouver. Le vrai, remarquons-le, a des rapports harmoniques,
des affinités nécessaires non-seulement avec la forme de notre
entendement et les instincts de notre coeur, mais aussi avec toutes
les conditions physiques et morales de notre existence; en sorte que,
lors même qu'il échapperait à l'intelligence de l'homme comme _vrai
absolu_, à ses sympathies innées comme _juste_, ou comme _beau_ à ses
aspirations idéales, il finirait encore par se faire accepter sous
son aspect pratique et irrécusable d'_utile_.

Nous savons que la liberté peut mener au Mal.--Mais le Mal a lui-même
sa mission. Dieu ne l'a certes pas jeté au hasard devant nos pas pour
nous faire tomber; il l'a placé en quelque sorte de chaque côté du
chemin que nous devions suivre, afin qu'en s'y heurtant l'homme fût
ramené au bien par le mal même.

Les volontés, comme les molécules inertes, ont leur loi de
gravitation. Mais,--tandis que les êtres inanimés obéissent à des
tendances préexistantes et fatales,--pour les intelligences libres,
la force d'attraction et de répulsion ne précède pas le mouvement;
elle naît de la détermination volontaire qu'elle semble attendre,
elle se développe en vertu de l'acte même, et réagit alors pour ou
contre l'agent, par un effort progressif de concours ou de résistance
qu'on appelle récompense ou châtiment, plaisir ou douleur. Si la
direction de la volonté est dans le sens des lois générales, si
l'acte est _bon_, le mouvement est secondé, le bien-être en résulte
pour l'homme.--S'il s'écarte au contraire, s'il est _mauvais_,
quelque chose le repousse; de l'erreur naît la souffrance, qui en
est le remède et le terme. Ainsi le Mal s'oppose constamment au
Mal, comme le Bien provoque incessamment le Bien. Et l'on pourrait
dire que, vus d'un peu haut, les écarts du libre arbitre se bornent
à quelques oscillations, d'une amplitude déterminée, autour d'une
direction supérieure et nécessaire; toute rébellion persistante
qui voudrait forcer cette limite n'aboutissant qu'à se détruire
elle-même, sans parvenir à troubler en rien l'ordre de sa sphère.

Cette force réactive de concours ou de répulsion, qui par la
récompense et la peine régit l'orbite à la fois volontaire et
fatale de l'humanité, cette _loi de gravitation des êtres libres_
(dont le Mal n'est que la moitié nécessaire), se manifeste par deux
grandes expressions,--la Responsabilité et la Solidarité: l'une qui
fait retomber sur l'individu,--l'autre qui répercute sur le corps
social les conséquences bonnes ou mauvaises de l'acte: l'une qui
s'adresse à l'homme comme à un tout solitaire et autonome,--l'autre
qui l'enveloppe dans une inévitable communauté de biens et de maux,
comme élément partiel et membre dépendant d'un être collectif et
impérissable, l'Humanité,--_Responsabilité_, sanction de la liberté
individuelle, raison des _droits_ de l'homme,--_Solidarité_, preuve
de sa subordination sociale et principe de ses devoirs...

(_Un feuillet manquait au manuscrit de Bastiat. On me pardonnera
d'avoir essayé de continuer la pensée de cette religieuse
introduction._) R. F.]

.... _Responsabilité, solidarité_; mystérieuses lois dont il est
impossible, en dehors de la Révélation, d'apprécier la cause, mais
dont il nous est donné d'apprécier les effets et l'action infaillible
sur les progrès de la société: lois qui, par cela même que l'homme
est sociable, s'enchaînent, se mêlent, concourent, encore qu'elles
semblent parfois se heurter; et qui demanderaient à être vues dans
leur ensemble, dans leur action commune, si la science aux yeux
faibles, à la marche incertaine, n'était réduite à la méthode,--cette
triste béquille qui fait sa force tout en révélant sa faiblesse.

       *       *       *       *       *

_Nosce te ipsum._ Connais-toi toi-même; c'est, dit l'oracle, le
commencement, le milieu et la fin des sciences morales et politiques.

Nous l'avons dit ailleurs: En ce qui concerne l'homme ou la
société humaine, Harmonie ne peut signifier Perfection, mais
Perfectionnement. Or la perfectibilité implique toujours, à un degré
quelconque, l'imperfection dans l'avenir comme dans le passé. Si
l'homme pouvait jamais entrer dans cette terre promise du _Bien
absolu_, il n'aurait que faire de son intelligence, de ses sens, il
ne serait plus l'homme.

Le Mal existe. Il est inhérent à l'infirmité humaine; il se manifeste
dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel, dans la masse comme
dans l'individu, dans le tout comme dans la partie. Parce que l'oeil
peut souffrir et s'éteindre, le physiologiste méconnaîtra-t-il
l'harmonieux mécanisme de cet admirable appareil? Niera-t-il
l'ingénieuse structure du corps humain, parce que ce corps est sujet
à la douleur, à la maladie, à la mort, et parce que le Psalmiste,
dans son désespoir, a pu s'écrier: «Ô tombe, vous êtes ma mère! Vers
du sépulcre, vous êtes mes frères et mes soeurs!»--De même, parce
que l'ordre social n'amènera jamais l'humanité au fantastique port
du bien absolu, l'économiste refusera-t-il de reconnaître ce que cet
ordre social présente de merveilleux dans son organisation, préparée
en vue d'une diffusion toujours croissante de lumières, de moralité
et de bonheur?

       *       *       *       *       *

Chose étrange, qu'on conteste à la science économique le droit
d'admiration qu'on accorde à la physiologie! Car, après tout, quelle
différence, au point de vue de l'harmonie, dans les causes finales,
entre l'être individuel et l'être collectif!--Sans doute l'individu
naît, grandit, se développe, s'embellit, se perfectionne, sous
l'influence de la vie, jusqu'à ce que soit venu le moment où d'autres
flambeaux s'allumeront à ce flambeau. À ce moment tout en lui revêt
les couleurs de la beauté; tout en lui respire la joie et la grâce;
il est tout expansion, affection, bienveillance, amour, harmonie.
Puis, pendant quelque temps encore, son intelligence s'élargit
et s'affermit, comme pour guider, dans les tortueux sentiers de
l'existence, celles qu'il y vient d'appeler. Mais bientôt sa beauté
s'efface, sa grâce s'évanouit, ses sens s'émoussent, son corps
décline, sa mémoire se trouble, ses idées s'affaiblissent, hélas!
et ses affections mêmes, sauf en quelques âmes d'élite, semblent
s'imprégner d'égoïsme, perdent ce charme, cette fraîcheur, ce naturel
sincère et naïf, cette profondeur, cet idéal, cette abnégation,
cette poésie, ce parfum indéfinissable, qui sont le privilége d'un
autre âge. Et malgré les précautions ingénieuses que la nature a
prises pour retarder sa dissolution, précautions que la physiologie
résume par le mot _vis medicatrix_,--seules et tristes harmonies
dont il faut bien que cette science se contente,--il repasse en
sens inverse la série de ses perfectionnements, il abandonne l'une
après l'autre sur le chemin toutes ses acquisitions, il marche de
privations en privations vers celle qui les comprend toutes. Oh! le
génie de l'optimisme lui-même ne saurait rien découvrir de consolant
et d'harmonieux dans cette lente et irrémissible dégradation, à
voir cet être, autrefois si fier et si beau, descendre tristement
dans la tombe... La tombe!... Mais n'est-ce pas une porte à l'autre
séjour!... C'est ainsi, quand la science s'arrête, que la religion
renoue[62], même pour l'individu, dans une autre patrie, les
concordances harmoniques interrompues ici-bas[63].

[Note 62: Religion (_religare_, _relier_), ce qui rattache la
vie actuelle à la vie future, les vivants aux morts, le temps à
l'éternité, le fini à l'infini, l'homme à Dieu.]

[Note 63: Ne dirait-on pas que la justice divine, si incompréhensible
quand on considère le sort des individus, devient éclatante quand
on réfléchit sur les destinées des nations? La vie de chaque homme
est un drame qui se noue sur un théâtre et se dénoue sur un autre;
mais il n'en est pas ainsi, de la vie des nations. Cette instructive
tragédie commence et finit sur la terre. Voilà pourquoi l'histoire
est une lecture sainte; c'est la justice de la Providence.

                                          (DE CUSTINES, _La Russie_.)]

Malgré ce dénoûment fatal, la physiologie cesse-t-elle de voir, dans
le corps humain, le chef-d'oeuvre le plus accompli qui soit sorti des
mains du Créateur?

Mais si le corps social est assujetti à la souffrance, si même il
peut souffrir jusqu'à en mourir, il n'y est pas fatalement condamné.
Quoi qu'on en ait dit, il n'a pas en perspective, après s'être élevé
à son apogée, un inévitable déclin. L'écroulement même des empires,
ce n'est pas la rétrogradation de l'humanité; et les vieux moules
de la civilisation ne se dissolvent que pour faire place à une
civilisation plus avancée. Les dynasties peuvent s'éteindre, les
formes du pouvoir peuvent changer; le genre humain n'en progresse
pas moins. La chute des États ressemble à la chute des feuilles en
automne. Elle fertilise le sol, se coordonne au retour du printemps,
et promet aux générations futures une végétation plus riche et des
moissons plus abondantes. Que dis-je! même au point de vue purement
national, cette théorie de la décadence nécessaire est aussi fausse
que surannée. Il est impossible d'apercevoir dans le mode de vie
d'un peuple aucune cause de déclin inévitable. L'analogie, qui a
si souvent fait comparer une nation à un individu et attribuer à
l'une comme à l'autre une enfance et une vieillesse, n'est qu'une
fausse métaphore. Une communauté se renouvelle incessamment. Que ses
institutions soient élastiques et flexibles, qu'au lieu de venir en
collision avec les puissances nouvelles qu'enfante l'esprit humain,
elles soient organisées de manière à admettre cette expansion de
l'énergie intellectuelle et à s'y accommoder; et l'on ne voit aucune
raison pour qu'elle ne fleurisse pas dans une éternelle jeunesse.
Mais, quoi qu'on pense de la fragilité et du fracas des empires,
toujours est-il que la société, qui, dans son ensemble, se confond
avec l'humanité, est constituée sur des bases plus solides. Plus on
l'étudie, plus on reste convaincu qu'elle aussi a été pourvue, comme
le corps humain, d'une _force curative_ qui la délivre de ses maux,
et qu'en outre elle porte dans son sein une _force progressive_. Elle
est poussée par celle-ci vers un perfectionnement auquel on ne peut
assigner de limites.

Si donc le mal individuel n'infirme pas l'harmonie physiologique,
encore moins le mal collectif infirme-t-il l'harmonie sociale.

Mais comment concilier l'existence du mal avec l'infinie bonté de
Dieu? Ce n'est pas à moi d'expliquer ce que je ne comprends pas. Je
ferai seulement observer que cette solution ne peut pas plus être
imposée à l'économie politique qu'à l'anatomie. Ces sciences, toutes
d'observation, étudient l'homme tel qu'il est, sans demander compte à
Dieu de ses impénétrables secrets.

Ainsi, je le répète, dans ce livre harmonie ne répond pas à l'idée
de perfection absolue, mais à celle de perfectionnement indéfini.
Il a plu à Dieu d'attacher la douleur à notre nature, puisqu'il a
voulu qu'en nous la faiblesse fût antérieure à la force, l'ignorance
à la science, le besoin à la satisfaction, l'effort au résultat,
l'acquisition à la possession, le dénûment à la richesse, l'erreur à
la vérité, l'expérience à la prévoyance. Je me soumets sans murmurer
à cet arrêt, ne pouvant d'ailleurs imaginer une autre combinaison.
Que si, par un mécanisme aussi simple qu'ingénieux, il a pourvu à ce
que _tous les hommes se rapprochassent d'un niveau commun qui s'élève
toujours_, s'il leur assure ainsi,--par l'action même de ce que nous
appelons le Mal,--et la durée et la diffusion du progrès, alors je
ne me contente pas de m'incliner sous cette main aussi généreuse que
puissante, je la bénis, je l'admire et je l'adore.

       *       *       *       *       *

Nous avons vu surgir des écoles qui ont profité de l'insolubilité
(humainement parlant) de cette question pour embrouiller toutes
les autres, comme s'il était donné à notre intelligence finie de
comprendre et de concilier les infinis. Plaçant à l'entrée de la
science sociale cette sentence: _Dieu ne peut vouloir le mal_,
elles arrivent à cette série de conclusions: «Il y a du mal dans la
société, donc elle n'est pas organisée selon les desseins de Dieu.
Changeons, changeons encore, changeons toujours cette organisation;
essayons, expérimentons jusqu'à ce que nous ayons trouvé une forme
qui efface de ce monde toute trace de souffrance. À ce signe, nous
reconnaîtrons que le règne de Dieu est arrivé.»

Ce n'est pas tout. Ces écoles sont entraînées à exclure de leurs
plans sociaux la liberté au même titre que la souffrance, car la
liberté implique la possibilité de l'erreur, et par conséquent la
possibilité du mal. «Laissez-nous vous organiser, disent-elles aux
hommes, ne vous en mêlez pas; ne comparez, ne jugez, ne décidez rien
par vous-mêmes et pour vous-mêmes; nous avons en horreur le _laissez
faire_, mais nous demandons que vous vous laissiez faire et que vous
nous laissiez faire. Si nous vous conduisons au bonheur parfait,
l'infinie bonté de Dieu sera justifiée.»

Contradiction, inconséquence, orgueil, on ne sait ce qui domine dans
un tel langage.

Une secte, entre autres, fort peu philosophique, mais très-bruyante,
promet à l'humanité un bonheur sans mélange. Qu'on lui livre le
gouvernement de l'humanité, et par la vertu de quelques formules,
elle se fait fort d'en bannir toute sensation pénible.

Que si vous n'accordez pas une foi aveugle à ses promesses, soulevant
aussitôt ce redoutable et insoluble problème, qui fait depuis le
commencement du monde le désespoir de la philosophie, elle vous
somme de concilier l'existence du mal avec la bonté infinie de Dieu.
Hésitez-vous? elle vous accuse d'impiété.

Fourrier épuise toutes les combinaisons de ce thème.

«_Ou Dieu n'a pas su_ nous donner un code social d'attraction,
justice, vérité, unité; dans ce cas il est injuste en nous créant ce
besoin sans avoir les moyens de nous satisfaire.

«_Ou il n'a pas voulu_; et dans ce cas il est persécuteur avec
préméditation, nous créant à plaisir des besoins qu'il est impossible
de contenter.

«_Ou il a su et n'a pas voulu_; dans ce cas il est l'émule du diable,
sachant faire le bien et préférant le règne du mal.

«_Ou il a voulu et n'a pas su_; dans ce cas il est incapable de nous
régir, connaissant et voulant le bien qu'il ne saura pas faire.

«_Ou il n'a ni su ni voulu_; dans ce cas il est au-dessous du diable,
qui est scélérat et non pas bête.

«_Ou il a su et voulu_; dans ce cas le code existe, il a dû le
révéler, etc.»

Et Fourier est le prophète. Livrons-nous à lui et à ses disciples; la
Providence sera justifiée, la sensibilité changera de nature, et la
douleur disparaîtra de la terre.

Mais comment les apôtres du bien absolu, ces hardis logiciens
qui vont sans cesse disant: «Dieu étant parfait, son oeuvre doit
être parfaite,» et qui nous accusent d'impiété parce que nous
nous résignons à l'imperfection humaine,--comment, dis-je, ne
s'aperçoivent-ils pas que, dans l'hypothèse la plus favorable, ils
seraient encore aussi impies que nous?--Je veux bien que, sous le
règne de MM. Considérant, Hennequin, etc., pas un homme sur la
surface de la terre ne perde sa mère ou ne souffre des dents,--auquel
cas il pourrait lui aussi chanter la litanie: _Ou Dieu n'a pas su ou
il n'a pas voulu_;--je veux que le mal redescende dans les abîmes
infernaux à partir du grand jour de la révélation socialiste;--qu'un
de leurs plans, phalanstère, crédit gratuit, anarchie, triade,
atelier social, etc., ait la vertu de faire disparaître tous les
maux dans l'avenir. Aura-t-il celle d'anéantir la souffrance dans le
passé? Or l'infini n'a pas de limite; et s'il y a eu sur la terre
un seul malheureux depuis la création, cela suffit pour rendre le
problème de l'infinie bonté de Dieu insoluble à leur point de vue.

Ne rattachons donc pas la science du fini aux mystères de l'infini.
Appliquons à l'une l'observation et la raison; laissons les autres
dans le domaine de la révélation et de la foi.

Sous tous les rapports, à tous les points de vue, l'homme est
imparfait. Sur cette terre du moins, il rencontre des limites
dans toutes les directions et touche au fini par tous les points.
Sa force, son intelligence, ses affections, sa vie n'ont rien
d'absolu et tiennent à un appareil matériel sujet à la fatigue, à
l'altération, à la mort.

Non-seulement cela est ainsi, mais notre imperfection est si radicale
que nous ne pouvons même nous figurer une perfection quelconque en
nous ni hors de nous. Notre esprit a si peu de proportion avec cette
idée, qu'il fait de vains efforts pour la saisir. Plus il l'étreint,
plus elle lui échappe et se perd en inextricables contradictions.
Montrez-moi un homme parfait; vous me montrerez un homme qui ne
peut souffrir, qui par conséquent n'a ni besoins, ni désirs, ni
sensations, ni sensibilité, ni nerfs, ni muscles; qui ne peut
rien ignorer, et par conséquent n'a ni attention, ni jugement, ni
raisonnement, ni mémoire, ni imagination, ni cerveau; en un mot vous
me montrerez un être qui n'est pas.

Ainsi, sous quelque aspect que l'on considère l'homme, il faut voir
en lui un être sujet à la douleur. Il faut admettre que le mal
est entré comme ressort dans le plan providentiel; et, au lieu de
chercher les chimériques moyens de l'anéantir, il s'agit d'étudier
son rôle et sa mission.

Quand il a plu à Dieu de créer un être composé de besoins et de
facultés pour y satisfaire, ce jour-là il a été décidé que cet
être serait assujetti à la souffrance; car sans la souffrance nous
ne pouvons concevoir les besoins, et sans les besoins nous ne
pouvons comprendre ni l'utilité, ni la raison d'être d'aucune de nos
facultés,--tout ce qui fait notre grandeur a sa racine dans ce qui
fait notre faiblesse.

Pressés par d'innombrables impulsions, doués d'une intelligence qui
éclaire nos efforts et apprécie leurs résultats, nous avons encore
pour nous déterminer le _libre arbitre_.

Le libre arbitre implique l'erreur comme possible, et à son tour
l'erreur implique la souffrance comme son effet inévitable. Je défie
qu'on me dise ce que c'est, que _choisir librement_, si ce n'est
courir la chance de faire un mauvais choix; et ce que c'est que faire
un mauvais choix, si ce n'est se préparer une peine.

Et c'est pourquoi sans doute les écoles, qui ne se contentent de rien
moins pour l'humanité que du bien absolu, sont toutes matérialistes
et fatalistes. Elles ne peuvent admettre le libre arbitre. Elles
comprennent que de la liberté d'agir naît la liberté de choisir;--que
la liberté de choisir suppose la possibilité d'errer;--que la
possibilité d'errer c'est la contingence du mal.--Or, dans la société
artificielle telle que l'invente un organisateur, le mal ne peut
paraître. Pour cela, il faut que les hommes y soient soustraits à la
possibilité d'errer; et le plus sûr moyen, c'est qu'ils soient privés
de la liberté d'agir et de choisir ou du libre arbitre. On l'a dit
avec raison, le socialisme c'est le despotisme incarné.

En présence de ces folies, on se demande en vertu de quoi
l'organisateur ose penser, agir et choisir, non-seulement pour lui,
mais pour tout le monde; car enfin il appartient à l'humanité, et
à ce titre il est faillible.--Il l'est d'autant plus qu'il prétend
étendre plus loin la sphère de sa science et de sa volonté.

Sans doute l'organisateur trouve que l'objection pèche par sa base,
en ce qu'elle le confond avec le reste des hommes.--Puisqu'il a
reconnu les vices de l'oeuvre divine et entrepris de la refaire, il
n'est pas homme; il est Dieu et plus que Dieu...

Le Socialisme a deux éléments: le délire de l'inconséquence et le
délire de l'orgueil!

Mais dès que le libre arbitre, qui est le point de départ de toutes
nos études, rencontre une négation, ne serait-ce pas ici le lieu de
le démontrer? Je m'en garderai bien. Chacun le sent, cela suffit. Je
le sens, non pas vaguement, mais plus intimement cent fois que s'il
m'était démontré par Aristote ou par Euclide. Je le sens à la joie de
ma conscience quand j'ai fait un choix qui m'honore; à ses remords,
quand j'ai fait un choix qui m'avilit. En outre, je suis témoin que
tous les hommes affirment le libre arbitre par leur conduite, encore
que quelques-uns le nient dans leurs écrits. Tous comparent les
motifs, délibèrent, se décident, se rétractent, cherchent à prévoir;
tous donnent des conseils, s'irritent contre l'injustice, admirent
les actes de dévouement. Donc tous reconnaissent en eux-mêmes et dans
autrui le libre arbitre, sans lequel il n'y a ni choix, ni conseils,
ni prévoyance, ni moralité, ni vertu possibles. Gardons-nous de
chercher à démontrer ce qui est admis par la pratique universelle.
Il n'y a pas plus de fatalistes absolus même à Constantinople, qu'il
n'y avait de sceptiques absolus même à Alexandrie. Ceux qui se
disent tels peuvent être assez fous pour essayer de persuader les
autres,--ils ne sont pas assez forts pour se convaincre eux-mêmes.
Ils prouvent très-subtilement qu'ils n'ont pas de volonté;--mais
comme ils agissent comme s'ils en avaient une, ne disputons pas avec
eux.

       *       *       *       *       *

Nous voici donc placés au sein de la nature, au milieu de nos
frères,--pressés par des impulsions, des besoins, des appétits,
des désirs,--pourvus de facultés diverses pour agir soit sur les
choses, soit sur les hommes,--déterminés à l'action par notre libre
arbitre,--doués d'une intelligence perfectible, partant imparfaite,
et qui, si elle nous éclaire, peut aussi nous tromper sur les
conséquences de nos actes.

Toute action humaine,--faisant jaillir une série de conséquences
bonnes ou mauvaises, dont les unes retombent sur l'auteur même de
l'acte, et dont les autres vont affecter sa famille, ses proches, ses
concitoyens et quelquefois l'humanité tout entière,--met, pour ainsi
dire, en vibration deux cordes dont les sons rendent des oracles: la
Responsabilité et la Solidarité.

La responsabilité, c'est l'enchaînement naturel qui existe,
relativement à l'être agissant, entre l'acte et ses conséquences;
c'est un système complet de Peines et de Récompenses _fatales_,
qu'aucun homme n'a inventé, qui agit avec toute la régularité
des grandes lois naturelles, et que nous pouvons par conséquent
regarder comme d'institution divine. Elle a évidemment pour objet de
restreindre le nombre des actions funestes, de multiplier celui des
actions utiles.

Cet appareil à la fois correctif et progressif, à la fois
rémunérateur et vengeur, est si simple, si près de nous, tellement
identifié avec tout notre être, si perpétuellement en action, que
non-seulement nous ne pouvons le nier, mais qu'il est, comme le
mal, un de ces phénomènes sans lesquels toute vie est pour nous
inintelligible.

La Genèse raconte que le premier homme ayant été chassé du paradis
terrestre parce qu'il avait appris à distinguer le Bien et le Mal,
_sciens bonum et malum_, Dieu prononça sur lui cet arrêt: _In
laboribus comedes ex terrâ cunctis diebus vitæ tuæ_.--_Spinas et
tribulos germinabit tibi._--_In sudore vultûs lui vesceris pane,
donec revertaris in terram de quâ sumptus es: quia pulvis es et in
pulverem reverteris._

Voilà donc le bien et le mal--ou l'humanité. Voilà les actes et
les habitudes produisant des conséquences bonnes ou mauvaises--ou
l'humanité. Voilà le travail, la sueur, les épines, les tribulations
et la mort--ou l'humanité.

L'humanité, dis-je: car choisir, se tromper, souffrir, se rectifier,
en un mot tous les éléments qui composent l'idée de responsabilité,
sont tellement inhérents à notre nature sensible, intelligente
et libre, ils sont tellement cette nature même, que je défie
l'imagination la plus féconde de concevoir pour l'homme un autre mode
d'existence.

Que l'homme ait vécu dans un Éden, _in paradiso voluptatis_, ignorant
le bien et le mal, _scientiam boni et mali_, nous pouvons bien le
croire, mais nous ne pouvons le comprendre, tant notre nature a été
profondément transformée.

Il nous est impossible de séparer l'idée de _vie_ de celle de
_sensibilité_, celle de sensibilité de celle de _plaisir_ et
_douleur_, celle de plaisir et de douleur de celle de _peine_ et
_récompense_, celle d'_intelligence_ de celle de _liberté_ et
_choix_, et toutes ces idées de celle de Responsabilité; car c'est
l'ensemble de toutes ces idées qui nous donne celle d'Être, de telle
sorte que lorsque nous pensons à Dieu, la raison nous disant qu'il ne
peut souffrir, elle reste confondue, tant l'_être_ et la sensibilité
sont pour nous inséparables.

Et c'est là sans doute ce qui fait de la _Foi_ le complément
nécessaire de nos destinées. Elle est le seul lien possible entre
la créature et le Créateur, puisqu'il est et sera toujours pour la
raison le Dieu incompréhensible, _Deus absconditus_.

Pour voir combien la responsabilité nous tient de près et nous serre
de tous côtés, il suffit de donner son attention aux faits les plus
simples.

Le feu nous brûle, le choc des corps nous brise; si nous n'étions pas
doués de sensibilité, ou si notre sensibilité n'était pas affectée
péniblement par l'approche du feu et le rude contact des corps, nous
serions exposés à la mort à chaque instant.

Depuis la première enfance jusqu'à l'extrême vieillesse, notre vie
n'est qu'un long apprentissage. Nous apprenons à marcher à force
de tomber; nous apprenons par des expériences rudes et réitérées
à éviter le chaud, le froid, la faim, la soif, les excès. Ne nous
plaignons pas de ce que les expériences sont rudes; si elles ne
l'étaient pas, elles ne nous apprendraient rien.

Il en est de même dans l'ordre moral. Ce sont les tristes
conséquences de la cruauté, de l'injustice, de la peur, de la
violence, de la fourberie, de la paresse, qui nous apprennent à être
doux, justes, braves, modérés, vrais et laborieux. L'expérience est
longue; elle durera même toujours, mais elle est efficace.

L'homme étant fait ainsi, il est impossible de ne pas reconnaître
dans la responsabilité le ressort auquel est confié spécialement le
progrès social. C'est le creuset où s'élabore l'expérience. Ceux
donc qui croient à la supériorité des temps passés, comme ceux qui
désespèrent de l'avenir, tombent dans la contradiction la plus
manifeste. Sans s'en apercevoir, ils préconisent l'erreur, ils
calomnient la lumière. C'est comme s'ils disaient: «Plus j'ai appris,
moins je sais; plus je discerne ce qui peut me nuire, plus je m'y
exposerai.» Si l'humanité était constituée sur une telle donnée, il y
a longtemps qu'elle eût cessé d'exister.

Le point de départ de l'homme c'est l'ignorance et l'inexpérience;
plus nous remontons la chaîne des temps, plus nous le rencontrons
dépourvu de cette lumière propre à guider ses choix et qui
ne s'acquiert que par un de ces moyens: la réflexion ou
l'expérimentation.

Or il arrive que chaque acte humain renferme non une conséquence,
mais une série de conséquences. Quelquefois la première est bonne
et les autres mauvaises; quelquefois la première est mauvaise et
les autres bonnes. D'une détermination humaine il peut sortir des
combinaisons de biens et de maux, en proportions variables. Qu'on
nous permette d'appeler _vicieux_ les actes qui produisent plus de
maux que de biens, et _vertueux_ ceux qui engendrent plus de biens
que de maux.

Quand un de nos actes produit une première conséquence qui nous
agrée, suivie de plusieurs autres conséquences qui nuisent, de telle
sorte que la somme des maux l'emporte sur celle des biens, cet acte
tend à se restreindre et à disparaître à mesure que nous acquérons
plus de prévoyance.

Les hommes aperçoivent naturellement les conséquences immédiates
avant les conséquences éloignées. D'où il suit que ce que nous
avons appelé les actes vicieux sont plus multipliés dans les temps
d'ignorance. Or la répétition des mêmes actes forme les habitudes.
Les siècles d'ignorance sont donc le règne des mauvaises habitudes.

Par suite, c'est encore le règne des mauvaises lois, car les
actes répétés, les habitudes générales constituent les moeurs sur
lesquelles se modèlent les lois, et dont elles sont, pour ainsi
parler, l'expression officielle.

Comment cesse cette ignorance? Comment les hommes apprennent-ils
à connaître les secondes, les troisièmes et jusqu'aux dernières
conséquences de leurs actes et de leurs habitudes?

Ils ont pour cela un premier moyen: c'est l'application de cette
faculté de discerner et de raisonner qu'ils tiennent de la Providence.

Mais il est un moyen plus sûr, plus efficace, c'est
l'expérience.--Quand l'acte est commis, les conséquences arrivent
fatalement. La première est bonne, on le savait, c'est justement pour
l'obtenir qu'on s'est livré à l'acte. Mais la seconde inflige une
souffrance, la troisième une souffrance plus grande encore, et ainsi
de suite.

Alors les yeux s'ouvrent, la lumière se fait. On ne renouvelle pas
l'acte; on sacrifie le bien de la première conséquence par crainte
du mal plus grand que contiennent les autres. Si l'acte est devenu
une habitude et si l'on n'a pas la force d'y renoncer, du moins on ne
s'y livre qu'avec hésitation et répugnance, à la suite d'un combat
intérieur. On ne le conseille pas, on le blâme; on en détourne ses
enfants. On est certainement dans la voie du progrès.

Si, au contraire, il s'agit d'un acte utile, mais dont on
s'abstenait,--parce que la première conséquence, la seule connue,
est pénible et que les conséquences ultérieures favorables étaient
ignorées,--on éprouve les effets de l'abstention. Par exemple, un
sauvage est repu. Il ne prévoit pas qu'il aura faim demain. Pourquoi
travaillerait-il aujourd'hui? Travailler est une peine actuelle, il
n'est pas besoin de prévoyance pour le savoir. Donc il demeure dans
l'inertie. Mais le jour fuit, un autre lui succède, il amène la faim,
il faut travailler sous cet aiguillon.--C'est une leçon qui souvent
réitérée ne peut manquer de développer la prévoyance. Peu à peu la
paresse est appréciée pour ce qu'elle est. On la flétrit; on en
détourne la jeunesse. L'autorité de l'opinion publique passe du côté
du travail.

Mais pour que l'expérience soit une leçon, pour qu'elle remplisse sa
mission dans le monde, pour qu'elle développe la prévoyance, pour
qu'elle expose la série des effets, pour qu'elle provoque les bonnes
habitudes et restreigne les mauvaises, en un mot pour qu'elle soit
l'instrument propre du progrès et du perfectionnement moral, il
faut que la loi de Responsabilité agisse. Il faut que les mauvaises
conséquences se fassent sentir, et, lâchons le grand mot, il faut que
momentanément _le mal_ sévisse.

Sans doute, il vaudrait mieux que le mal n'existât pas;--et cela
serait peut-être si l'homme était fait sur un autre plan.--Mais
l'homme étant donné avec ses besoins, ses désirs, sa sensibilité,
son libre arbitre, sa faculté de choisir et de se tromper, sa
faculté de mettre en action une cause qui renferme nécessairement
des conséquences, qu'il n'est pas possible d'anéantir, tant que la
cause existe; la seule manière d'anéantir la cause, c'est d'éclairer
le libre arbitre, de rectifier le choix, de supprimer l'acte ou
l'habitude vicieuse; et rien de cela ne se peut que par la loi de
Responsabilité.

On peut donc affirmer ceci: l'homme étant ce qu'il est, le mal est
non-seulement nécessaire, mais utile. Il a une mission; il entre
dans l'harmonie universelle. Il a une mission, qui est de détruire
sa propre cause, de se limiter ainsi lui-même, de concourir à la
réalisation du bien, de stimuler le progrès.

Éclaircissons ceci par quelques exemples pris dans l'ordre d'idées
qui nous occupe, c'est-à-dire dans l'économie politique.

_Épargne, Prodigalité._

_Monopoles._

_Population_[64].....

[Note 64: Les développements intéressants que l'auteur voulait
présenter ici, par voie d'exemples, et dont il indiquait d'avance le
caractère, il ne les a malheureusement pas écrits. Le lecteur pourra
y suppléer en se reportant au chapitre XVI de ce livre, ainsi qu'aux
chapitres VII et XI du pamphlet _Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit
pas_, t. V, pages 363 et 383.

                                               (_Note de l'éditeur_.)]

La Responsabilité se manifeste par trois sanctions:

1º _La sanction naturelle._ C'est celle dont je viens de parler.
C'est la peine ou la récompense nécessaires que contiennent les actes
et les habitudes.

2º _La sanction religieuse._ Ce sont les peines et les récompenses
promises dans un autre monde aux actes et aux habitudes, selon qu'ils
sont vicieux ou vertueux.

3º _La sanction légale._ Les peines et les récompenses préparées
d'avance par la société.

De ces trois sanctions, j'avoue que celle qui me paraît fondamentale
c'est la première. En m'exprimant ainsi, je ne puis manquer de
heurter des sentiments que je respecte; mais je demande aux chrétiens
de me permettre de dire mon opinion.

Ce sera probablement le sujet d'un débat éternel, entre l'esprit
philosophique et l'esprit religieux, de savoir si un acte est
vicieux parce qu'une révélation venue d'en haut l'a déclaré tel,
indépendamment de ses conséquences,--ou bien si cette révélation l'a
déclaré vicieux parce qu'il produit des conséquences mauvaises.

Je crois que le christianisme peut se ranger à cette dernière
opinion. Il dit lui-même qu'il n'est pas venu contrarier la loi
naturelle, mais la renforcer. On ne peut guère admettre que Dieu,
qui est l'ordre suprême, ait fait une classification arbitraire des
actes humains, ait promis le châtiment aux uns et les récompenses
aux autres, et cela sans aucune considération de leurs effets,
c'est-à-dire de leur discordance ou de leur concordance dans
l'harmonie universelle.

Quand il a dit: «Tu ne tueras point,--Tu ne déroberas point,» sans
doute il avait en vue d'interdire certains actes parce qu'ils nuisent
à l'homme et à la société, qui sont son ouvrage.

La considération des conséquences est si puissante sur l'homme,
que, s'il appartenait à une religion qui défendit des actes dont
l'expérience universelle révélerait l'utilité, ou qui ordonnât des
habitudes dont la nuisibilité serait palpable, je crois que cette
religion à la longue ne pourrait se soutenir et succomberait devant
le progrès des lumières. Les hommes ne pourraient longtemps supposer
en Dieu le dessein prémédité de faire le mal et d'interdire le bien.

La question que j'effleure ici n'a peut-être pas une grande
importance à l'égard du christianisme, puisqu'il n'ordonne que ce qui
est bien en soi et ne défend que ce qui est mauvais.

Mais ce que j'examine, c'est la question de savoir si, en principe,
la sanction religieuse vient confirmer la sanction naturelle, ou si
la sanction naturelle n'est rien devant la sanction religieuse, et
doit lui céder le pas quand elles viennent à se contredire.

Or, si je ne me trompe, la tendance des ministres de la religion est
de se préoccuper fort peu de la sanction naturelle. Ils ont pour cela
une raison irréfutable: «Dieu a ordonné ceci, Dieu a défendu cela.»
Il n'y a plus à raisonner, car Dieu est infaillible et tout-puissant.
L'acte ordonné amenât-il la destruction du monde, il faut marcher
en aveugles, absolument comme vous feriez si Dieu vous parlait
directement à vous-même et vous montrait le ciel et l'enfer.

Il peut arriver, même dans la vraie religion, que des actes innocents
soient défendus sous l'autorité de Dieu. Par exemple, prélever un
intérêt a été déclaré un péché. Si l'humanité s'était conformée
à cette prohibition, il y a longtemps qu'elle aurait disparu du
globe. Car, sans l'intérêt, il n'y a pas de capital possible; sans
le capital, il n'y a pas de concours du travail antérieur avec le
travail actuel; sans ce concours, il n'y a pas de société; et sans
société, il n'y a pas d'homme.

D'un autre côté, en examinant de près l'intérêt, on reste convaincu
que non-seulement il est utile dans ses effets généraux, mais encore
qu'il n'a rien de contraire à la charité ni à la vérité,--pas plus
que les appointements d'un ministre du culte, et certainement moins
que certaines parties du casuel.

Aussi toute la puissance de l'Église n'a pu suspendre une minute,
à cet égard, la nature des choses. C'est tout au plus si elle est
parvenue à faire déguiser, dans un nombre de cas infiniment petit,
une des formes et la moins usuelle de l'intérêt.

De même pour les prescriptions.--Quand l'Évangile nous dit: «Si l'on
te frappe sur une joue, présente l'autre,» il donne un précepte qui,
pris au pied de la lettre, détruirait le droit de légitime défense
dans l'individu et par conséquent dans la société. Or, sans ce droit,
l'existence de l'humanité est impossible.

Aussi qu'est-il arrivé? Depuis dix-huit siècles on répète ce mot
comme un vain conventionnalisme.

Mais ceci est plus grave. Il y a des religions fausses dans ce
monde.--Celles-ci admettent nécessairement des préceptes et
des prohibitions en contradiction avec la sanction naturelle
correspondant à tels ou tels actes. Or, de tous les moyens qui nous
ont été donnés pour discerner, dans une matière aussi importante,
le vrai du faux, et ce qui émane de Dieu, de ce qui nous vient de
l'imposture, aucun n'est plus certain, plus décisif, que l'examen des
conséquences bonnes ou mauvaises qu'une doctrine peut avoir sur la
marche et le progrès de l'humanité: _a fructibus eorum cognoscetis
eos_.

_Sanction légale._ La nature ayant préparé tout un système de
châtiments et de récompenses, sous la forme des effets qui sortent
nécessairement de chaque action et de chaque habitude, que doit faire
la loi humaine? Elle n'a que trois partis à prendre: laisser agir la
Responsabilité, abonder dans son sens, ou la contrarier.

Il me semble hors de doute que lorsqu'une sanction légale est mise en
oeuvre, ce ne doit être que pour donner plus de force, de régularité,
de certitude et d'efficacité à la sanction naturelle. Ce sont deux
puissances qui doivent concourir et non se heurter.

Exemple: si la fraude est d'abord profitable à celui qui s'y livre,
le plus souvent elle lui est funeste à la longue; car elle nuit à son
crédit, à sa considération, à son honneur. Elle crée autour de lui
la défiance et le soupçon. En outre, elle est toujours nuisible à
celui qui en est victime. Enfin, elle alarme la société, et l'oblige
à user une partie de ses forces à des précautions onéreuses. La somme
des maux l'emporte donc de beaucoup sur celle des biens. C'est ce
qui constitue la Responsabilité naturelle, qui agit incessamment
comme moyen préventif et répressif. On conçoit cependant que la
communauté ne s'en remette pas exclusivement à l'action lente de la
responsabilité nécessaire, et qu'elle juge à propos d'ajouter une
sanction légale à la sanction naturelle. En ce cas, on peut dire
que la sanction légale n'est que la sanction naturelle organisée et
régularisée.

Elle rend le châtiment plus immédiat et plus certain; elle donne aux
faits plus de publicité et d'authenticité; elle entoure le prévenu
de garanties, lui donne une occasion régulière de se disculper s'il
y a lieu, prévient les erreurs de l'opinion, et calme les vengeances
individuelles en leur substituant la vindicte publique. Enfin,
et c'est peut-être l'essentiel, elle ne détruit pas la leçon de
l'expérience.

Ainsi on ne peut pas dire que la sanction légale soit illogique en
principe, quand elle marche parallèlement à la sanction naturelle et
concourt au même résultat.

Il ne s'ensuit pas cependant que la sanction légale doive, dans
tous les cas, se substituer à la sanction naturelle, et que la loi
humaine soit justifiée par cela seul qu'elle agit dans le sens de la
Responsabilité.

       *       *       *       *       *

La répartition artificielle des peines et des récompenses renferme en
elle-même, à la charge de la communauté, une somme d'inconvénients
dont il faut tenir compte. L'appareil de la sanction légale vient des
hommes, fonctionne par des hommes, et est onéreux.

Avant de soumettre une action ou une habitude à la répression
organisée, il y a donc toujours cette question à se poser:

Cet excédant de bien, obtenu par l'addition d'une répression légale
à la répression naturelle, compense-t-il le mal inhérent à l'appareil
répressif?

Ou, en d'autres termes, le mal de la répression artificielle est-il
supérieur ou inférieur au mal de l'impunité?

Dans le cas du vol, du meurtre, de la plupart des délits et des
crimes, la question n'est pas douteuse. Aussi, tous les peuples de la
terre les répriment par la force publique.

Mais lorsqu'il s'agit d'une habitude difficile à constater, qui peut
naître de causes morales dont l'appréciation est fort délicate, la
question change; et il peut très-bien arriver qu'encore que cette
habitude soit universellement tenue pour funeste et vicieuse, la loi
reste neutre et s'en remette à la responsabilité naturelle.

Disons d'abord que la loi doit prendre ce parti toutes les fois qu'il
s'agit d'une action ou d'une habitude douteuse, quand une partie
de la population trouve bon ce que l'autre trouve mauvais. Vous
prétendez que j'ai tort de pratiquer le culte catholique; moi je
prétends que vous avez tort de pratiquer le culte luthérien. Laissons
à Dieu le soin de juger. Pourquoi vous frapperais-je ou pourquoi me
frapperiez-vous? S'il n'est pas bon que l'un de nous frappe l'autre,
comment peut-il être bon que nous déléguions à un tiers, dépositaire
de la force publique, le soin de frapper l'un de nous pour la
satisfaction de l'autre?

Vous prétendez que je me trompe en enseignant à mon enfant les
sciences naturelles et morales, je crois que vous avez tort
d'enseigner exclusivement au vôtre le grec et le latin. Agissons
de part et d'autre selon notre conscience. Laissons agir sur nos
familles la loi de la Responsabilité. Elle punira celui de nous qui
se trompe. N'invoquons pas la loi humaine; elle pourrait bien punir
celui qui ne se trompe pas.

Vous affirmez que je ferais mieux de prendre telle carrière, de
travailler selon tel procédé, d'employer une charrue en fonte au lieu
d'une charrue en bois, de semer clair au lieu de semer dru, d'acheter
en Orient plutôt qu'en Occident. Je soutiens tout le contraire.--J'ai
fait tous mes calculs; en définitive, je suis plus intéressé que vous
à ne pas me tromper sur des matières d'où dépendent mon bien-être,
mon existence, le bonheur de ma famille, et qui n'intéressent que
votre amour-propre ou vos systèmes. Conseillez-moi, mais ne m'imposez
rien. Je me déciderai _à mes périls et risques_, cela suffit, et
l'intervention de la loi serait ici tyrannique.

On voit que, dans presque tous les actes importants de la vie, il
faut respecter le libre arbitre, s'en remettre au jugement individuel
des hommes, à cette lumière intérieure que Dieu leur a donnée pour
s'en servir, et après cela laisser la Responsabilité faire son oeuvre.

L'intervention de la loi, dans des cas analogues, outre
l'inconvénient très-grand de donner des chances à l'erreur autant
qu'à la vérité, aurait encore l'inconvénient bien autrement grave de
frapper d'inertie l'intelligence même, d'éteindre ce flambeau qui est
l'apanage de l'humanité et le gage de ses progrès.

Mais alors même qu'une action, une habitude, une pratique est
reconnue mauvaise, vicieuse, immorale par le bon sens public, quand
il n'y a pas doute à cet égard, quand ceux qui s'y livrent sont
les premiers à se blâmer eux-mêmes, cela ne suffit pas encore pour
justifier l'intervention de la loi humaine. Ainsi que je l'ai dit
tout à l'heure, il faut savoir de plus si, en ajoutant aux mauvaises
conséquences de ce vice les mauvaises conséquences inhérentes à
tout appareil légal, on ne produit pas, en définitive, une somme de
maux, qui excède le bien que la sanction légale ajoute à la sanction
naturelle.

Nous pourrions examiner ici les biens et les maux que peut produire
la sanction légale appliquée à réprimer la paresse, la prodigalité,
l'avarice, l'égoïsme, la cupidité, l'ambition.

Prenons pour exemple la paresse.

C'est un penchant assez naturel, et il ne manque pas d'hommes qui
font écho aux Italiens quand ils célèbrent le _dolce far niente_, et
à Rousseau quand il dit: Je suis paresseux avec délices. Il n'est
donc pas douteux que la paresse ne procure quelque satisfaction, sans
quoi il n'y aurait pas de paresseux au monde.

Cependant, il sort de ce penchant une foule de maux, à ce point que
la Sagesse des nations a pu signaler l'_Oisiveté comme la mère de
tous les vices_.

Les maux surpassent infiniment les biens; et il faut que la loi de
la Responsabilité naturelle ait agi, en cette matière, avec quelque
efficacité, soit comme enseignement, soit comme aiguillon, puisqu'en
fait le monde est arrivé par le travail au point de civilisation où
nous le voyons de nos jours.

Maintenant, soit comme enseignement, soit comme aiguillon,
qu'ajouterait à la sanction providentielle une sanction
légale?--Supposons une loi qui punisse les paresseux. Quel est au
juste le degré d'activité dont cette loi accroîtrait l'activité
nationale?

Si l'on pouvait le savoir, on aurait la mesure exacte du bienfait de
la loi. J'avoue que je ne puis me faire aucune idée de cette partie
du problème. Mais il faut se demander à quel prix ce bienfait serait
acheté; et, pour peu qu'on y réfléchisse, on sera disposé à croire
que les inconvénients certains de la répression légale surpasseraient
de beaucoup ses avantages problématiques.

En premier lieu, il y a en France trente-six millions de citoyens. Il
faudrait exercer sur tous une surveillance rigoureuse; les suivre aux
champs, à l'atelier, au sein du foyer domestique. Je laisse à penser
le nombre de fonctionnaires, le surcroît d'impôts, etc.

Ensuite, ceux qui sont aujourd'hui laborieux, et Dieu merci le nombre
en est grand, ne seraient pas moins que les paresseux soumis à cette
inquisition insupportable. C'est un inconvénient immense de soumettre
cent innocents à des mesures dégradantes pour punir un coupable que
la nature se charge de punir.

Et puis, quand commence la paresse? Dans chaque cas soumis à la
justice, il faudra une enquête des plus minutieuses et des plus
délicates. Le prévenu était-il réellement oisif, ou bien prenait-il
un repos nécessaire? Était-il malade, en méditation, en prière, etc.?
Comment apprécier toutes ces nuances? Avait-il forcé son travail du
matin pour se ménager un peu de loisir le soir? Que de témoins, que
d'experts, que de juges, que de gendarmes, que de résistances, que de
délations, que de haines!...

Vient le chapitre des erreurs judiciaires. Que de paresseux
échapperont! et, en compensation, que de gens laborieux iront
racheter en prison, par une inactivité d'un mois, leur inactivité
d'un jour!

Ce que voyant, et bien d'autres choses, on s'est dit: Laissons faire
la Responsabilité naturelle. Et on a bien fait.

Les socialistes, qui ne reculent jamais devant le despotisme pour
arriver à leurs fins,--car ils ont proclamé la souveraineté du
but,--ont flétri la Responsabilité sous le nom d'_individualisme_;
puis ils ont essayé de l'anéantir et de l'absorber dans la sphère
d'action de la _Solidarité_ étendue au delà de ses limites naturelles.

Les conséquences de cette perversion des deux grands mobiles de
la perfectibilité humaine sont fatales. Il n'y a plus de dignité,
plus de liberté pour l'homme. Car du moment que celui qui agit ne
répond plus personnellement des suites bonnes ou mauvaises de son
acte, son droit d'agir isolément n'existe plus. Si chaque mouvement
de l'individu va répercuter la série de ses effets sur la société
tout entière, l'initiative de chaque mouvement ne peut plus être
abandonnée à l'individu; elle appartient à la société. La communauté
seule doit décider de tout, régler tout: éducation, nourriture,
salaires, plaisirs, locomotion, affections, familles, etc., etc.--Or
la société s'exprime par la loi, la loi c'est le législateur.
Donc voilà un troupeau et un berger,--moins que cela encore, une
matière inerte et un ouvrier. On voit où mène la suppression de la
Responsabilité et de l'individualisme.

Pour cacher cet effroyable but aux yeux du vulgaire, il fallait
flatter, en déclamant contre l'égoïsme, les plus égoïstes passions.
Le socialisme a dit aux malheureux: «N'examinez pas si vous souffrez
en vertu de la loi de Responsabilité. Il y a des heureux dans le
monde, et, en vertu de la loi de Solidarité, ils vous doivent
le partage de leur bonheur.» Et pour aboutir à cet abrutissant
niveau d'une solidarité factice, officielle, légale, contrainte,
détournée de son sens naturel, on érigeait la spoliation en système,
on faussait toute notion du juste, on exaltait ce sentiment
individualiste,--qu'on était censé proscrire,--jusqu'au plus haut
degré de puissance et de perversité. Ainsi tout s'enchaîne: négation
des harmonies de la liberté dans le principe,--despotisme et
esclavage en résultat,--immoralité dans les moyens.

       *       *       *       *       *

Toute tentative pour détourner le cours naturel de la responsabilité
est une atteinte à la justice, à la liberté, à l'ordre, à la
civilisation ou au progrès.

_À la justice._ Un acte ou une habitude étant donnés, les
conséquences bonnes ou mauvaises s'ensuivent nécessairement. Oh! s'il
était possible de supprimer ces conséquences, il y aurait sans doute
quelque avantage à suspendre la loi naturelle de la responsabilité.
Mais le seul résultat auquel on puisse arriver par la loi écrite,
c'est que les conséquences bonnes d'une action mauvaise soient
recueillies par l'auteur de l'acte, et que les conséquences mauvaises
retombent sur un tiers, ou sur la communauté;--ce qui est certes le
caractère spécial de l'injustice.

Ainsi les sociétés modernes sont constituées sur ce principe que le
père de famille doit soigner et élever les enfants auxquels il a
donné le jour.--Et c'est ce principe qui maintient dans de justes
bornes l'accroissement et la distribution de la population, chacun se
sentant en présence de la responsabilité. Les hommes ne sont pas tous
doués du même degré de prévoyance, et[65], dans les grandes villes,
à l'imprévoyance se joint l'immoralité. Maintenant il y a tout un
budget et une administration pour recueillir les enfants que leurs
parents abandonnent; aucune recherche ne décourage cette honteuse
désertion, et une masse toujours croissante d'enfants délaissés
inonde nos plus pauvres campagnes.

[Note 65: La fin de ce chapitre n'est plus guère qu'une suite de
notes jetées sur le papier sans transitions ni développements.

                                               (_Note de l'éditeur._)]

Voici donc un paysan qui s'est marié tard pour n'être pas surchargé
de famille, et qu'on force à nourrir les enfants des autres.--Il
ne conseillera pas à son fils la prévoyance. Cet autre a vécu
dans la continence, et voilà qu'on lui fait payer pour élever des
bâtards.--Au point de vue religieux sa conscience est tranquille,
mais au point de vue humain il doit se dire qu'il est un sot.....

Nous ne prétendons pas aborder ici la grave question de la charité
publique, nous voulons seulement faire cette remarque essentielle
que plus l'État centralise, plus il transforme la responsabilité
naturelle en solidarité factice, plus il ôte à des effets, qui
frappent dès lors ceux qui sont étrangers à la cause, leur caractère
providentiel de justice, de châtiment et d'obstacle préventif.

Quand le gouvernement ne peut pas éviter de se charger d'un service
qui devrait être du ressort de l'activité privée, il faut du moins
qu'il laisse la responsabilité aussi rapprochée que possible de celui
à qui naturellement elle incombe.

Ainsi, dans la question des enfants trouvés, le principe étant que
le père et la mère doivent élever l'enfant, la loi doit épuiser tous
les moyens pour qu'il en soit ainsi.--À défaut des parents, que ce
soit la commune;--à défaut de la commune, le département. Voulez-vous
multiplier à l'infini les enfants trouvés? Déclarez que l'État s'en
charge. Ce serait bien pis encore, si la France nourrissait les
enfants chinois ou réciproquement...

C'est une chose singulière, en vérité, qu'on veuille faire des lois
pour dominer les maux de la responsabilité! N'apercevra-t-on jamais
que ces maux on ne les anéantit pas, on les détourne seulement? Le
résultat est une injustice de plus et une leçon de moins...

Comment veut-on que le monde se perfectionne, si ce n'est à mesure
que chacun remplira mieux ses devoirs? Et chacun ne remplira-t-il
pas mieux ses devoirs à mesure qu'il aura plus à souffrir en les
violant? Si l'action sociale avait à s'immiscer dans l'oeuvre de la
responsabilité, ce devrait être pour en seconder et non en détourner,
en concentrer et non en éparpiller au hasard les effets.

On l'a dit: l'opinion est la reine du monde. Assurément pour bien
gouverner son empire, il faut qu'elle soit éclairée; et elle est
d'autant plus éclairée que chacun des hommes qui concourent à la
former aperçoit mieux la liaison des effets aux causes. Or rien ne
fait mieux sentir cet enchaînement que l'expérience, et l'expérience,
comme on le sait, est toute personnelle; elle est le fruit de la
responsabilité.

Il y a donc, dans le jeu naturel de cette grande loi, tout un système
précieux d'enseignements auquel il est très-imprudent de toucher.

Que si vous soustrayez, par des combinaisons irréfléchies, les hommes
à la responsabilité de leurs actes, ils pourront bien encore être
instruits par la théorie,--mais non plus par l'expérience. Et je ne
sais si une instruction que l'expérience ne vient jamais consolider
et sanctionner n'est pas plus dangereuse que l'ignorance même...

Le _sens de la responsabilité_ est éminemment perfectible.

C'est un des plus beaux phénomènes moraux. Il n'est rien que nous
admirions plus dans un homme, une classe ou une nation, que le sens
de la responsabilité; il indique une grande culture morale et une
exquise sensibilité aux arrêts de l'opinion. Mais il peut arriver
que le sens de la responsabilité soit très-développé en une matière
et très-peu en une autre. En France, dans les classes élevées, on
mourrait de honte si on était surpris trichant au jeu ou s'adonnant
solitairement à la boisson. On en rit parmi les paysans. Mais
trafiquer de ses droits politiques, exploiter son vote, se mettre en
contradiction avec soi-même, crier tour à tour: Vive le Roi! vive la
Ligue! selon l'intérêt du moment... Ce sont des choses qui n'ont rien
de honteux dans nos moeurs.

Le développement du sens de la responsabilité a beaucoup à attendre
de l'intervention des femmes.

Elles y sont extrêmement soumises... Il dépend d'elles de créer
cette force moralisatrice parmi les hommes; car il leur appartient
de distribuer efficacement le blâme et l'éloge... Pourquoi ne le
font-elles pas? parce qu'elles ne savent pas assez la liaison des
effets aux causes en morale...

La morale est la science de tout le monde, mais particulièrement des
femmes, parce qu'elles font les moeurs...




XXI

SOLIDARITÉ


Si l'Homme était parfait, s'il était infaillible, la société
offrirait une harmonie toute différente de celle que nous devons y
chercher. La nôtre n'est pas celle de Fourier. Elle n'exclut pas le
mal; elle admet les dissonances; seulement nous reconnaîtrons qu'elle
ne cesse pas d'être harmonie, si ces dissonances préparent l'accord
et nous y ramènent.

Nous avons pour point de départ ceci: L'homme est faillible, et Dieu
lui a donné le libre arbitre; et avec la faculté de choisir, celle de
se tromper, de prendre le faux pour le vrai, de sacrifier l'avenir au
présent, de céder aux désirs déraisonnables de son coeur, etc.

L'homme se trompe. Mais tout acte, toute habitude a ses conséquences.

Par la Responsabilité, nous l'avons vu, ces conséquences retombent
sur l'auteur de l'acte; un enchaînement naturel de récompenses ou de
peines l'attire donc au bien et l'éloigne du mal.

Si l'homme avait été destiné par la nature à la vie et au travail
solitaires, la Responsabilité serait sa seule loi.

Mais il n'en est pas ainsi, il est sociable _par destination_.
Il n'est pas vrai, comme le dit Rousseau, que l'homme soit
naturellement _un tout parfait et solitaire_, et que la volonté du
législateur ait dû le transformer en fraction d'un plus grand _tout_.
La famille, la commune, la nation, l'humanité sont des ensembles
avec lesquels l'homme a des relations _nécessaires_. Il résulte de
là que les actes et les habitudes de l'individu produisent, outre
les conséquences qui retombent sur lui-même, d'autres conséquences
bonnes ou mauvaises qui s'étendent à ses semblables.--C'est ce qu'on
appelle la loi de _solidarité_, qui est une sorte de _Responsabilité
collective_.

Cette idée de Rousseau, que le législateur a inventé la
société,--idée fausse en elle-même,--a été funeste en ce qu'elle a
induit à penser que la solidarité est de création législative; et
nous verrons bientôt les modernes législateurs se fonder sur cette
doctrine pour assujettir la société à une _Solidarité artificielle_,
agissant en sens inverse de la _Solidarité naturelle_. En toutes
choses, le principe de ces grands manipulateurs du genre humain est
de mettre leur oeuvre propre à la place de l'oeuvre de Dieu, qu'ils
méconnaissent.

       *       *       *       *       *

Constatons d'abord l'existence naturelle de la loi de _Solidarité_.

Dans le dix-huitième siècle, on n'y croyait pas; on s'en tenait à
la maxime de la personnalité des fautes. Ce siècle, occupé surtout
de réagir contre le catholicisme, aurait craint, en admettant le
principe de la _Solidarité_, d'ouvrir la porte à la doctrine du
_Péché Originel_. Chaque fois que Voltaire voyait dans les Écritures
un homme portant la peine d'un autre, il disait ironiquement: «C'est
affreux, mais la justice de Dieu n'est pas celle des hommes.»

Nous n'avons pas à discuter ici le _péché originel_. Mais ce
dont Voltaire se moquait est un fait non moins incontestable que
mystérieux. La loi de Solidarité éclate en traits si nombreux dans
l'individu et dans les masses, dans les détails et dans l'ensemble,
dans les faits particuliers et dans les faits généraux, qu'il faut,
pour le méconnaître, tout l'aveuglement de l'esprit de secte ou toute
l'ardeur d'une lutte acharnée.

La première règle de toute justice humaine est de concentrer le
châtiment d'un acte sur son auteur, en vertu de ce principe: Les
fautes sont personnelles. Mais cette loi sacrée des individus n'est
ni la loi de Dieu, ni même la loi de la société.

Pourquoi cet homme est-il riche? parce que son père fut actif,
probe, laborieux, économe. Le père a pratiqué les vertus, le fils a
recueilli les récompenses.

Pourquoi cet autre est-il toujours souffrant, malade, faible,
craintif et malheureux? parce que son père, doué d'une puissante
constitution, en a abusé dans les débauches et les excès. Au coupable
les conséquences agréables de la faute, à l'innocent les conséquences
funestes.

Il n'y a pas un homme sur la terre dont la condition n'ait été
déterminée par des milliards de faits auxquels ses déterminations
sont étrangères; ce dont je me plains aujourd'hui à peut-être pour
cause un caprice de mon bisaïeul, etc.

       *       *       *       *       *

La solidarité se manifeste sur une plus grande échelle encore et à
des distances plus inexplicables, quand on considère les rapports des
divers peuples, ou des diverses générations d'un même peuple.

N'est-il pas étrange que le dix-huitième siècle ait été si occupé des
travaux intellectuels ou matériels dont nous jouissons aujourd'hui?
N'est-il pas merveilleux que nous-mêmes nous nous mettions à la gêne
pour couvrir le pays de chemins de fer, sur lesquels aucun de nous
ne voyagera peut-être? Qui peut méconnaître la profonde influence
de nos anciennes révolutions sur ce qui se passe aujourd'hui? Qui
peut prévoir quel héritage de paix ou de discordes nos débats actuels
légueront à nos enfants?

Voyez les emprunts publics. Nous nous faisons la guerre; nous
obéissons à des passions barbares; nous détruisons par là des forces
précieuses; et nous trouvons le moyen de rejeter le fléau de cette
destruction sur nos fils, qui peut-être auront la guerre en horreur
et ne pourront comprendre nos passions haineuses.

Jetez les yeux sur l'Europe; contemplez les événements qui agitent la
France, l'Allemagne, l'Italie, la Pologne, et dites si la loi de la
_Solidarité_ est une loi chimérique.

Il n'est pas nécessaire de pousser plus loin cette énumération.
D'ailleurs il suffit que l'action d'un homme, d'un peuple, d'une
génération, exerce quelque influence sur un autre homme, sur un autre
peuple, sur une autre génération, pour que la loi soit constatée.
La société tout entière n'est qu'un ensemble de solidarités qui se
croisent. Cela résulte de la nature communicable de l'intelligence.
Exemples, discours, littérature, découvertes, sciences, morale, etc.,
tous ces courants inaperçus par lesquels correspondent les âmes, tous
ces efforts sans liens visibles dont la résultante cependant pousse
le genre humain vers un équilibre, vers un niveau moyen qui s'élève
sans cesse, tout ce vaste trésor d'utilités et de connaissances
acquises, où chacun puise sans le diminuer, que chacun augmente sans
le savoir, tout cet échange de pensées, de produits, de services et
de travail, de maux et de biens, de vertus et de vices qui font de la
famille humaine une grande unité, et de ces milliards d'existences
éphémères une vie commune, universelle, continue, tout cela c'est la
_Solidarité_.

Il y a donc naturellement et dans une certaine mesure Solidarité
incontestable entre les hommes. En d'autres termes, la Responsabilité
n'est pas exclusivement personnelle, elle se partage; l'action émane
de l'individualité, les conséquences se distribuent sur la communauté.

Or il faut remarquer qu'il est dans la nature de chaque homme de
_vouloir être heureux_.--Qu'on dise tant qu'on voudra que je célèbre
ici l'égoïsme; je ne célèbre rien, je constate,--je constate ce
sentiment inné, universel, qui ne peut pas ne pas être:--l'intérêt
personnel, le penchant au bien-être, la répugnance à la douleur.

Il suit de là que l'individualité est portée à s'arranger de telle
sorte que les bonnes conséquences de ses actes lui reviennent et que
les mauvaises retombent sur autrui; autant que possible, elle cherche
à répartir celles-ci sur un plus grand nombre d'hommes, afin qu'elles
passent plus inaperçues et provoquent une moindre réaction.

Mais l'opinion, cette _reine du monde_, qui est fille de la
solidarité, rassemble tous ces griefs épars, groupe tous ces
intérêts lésés en un faisceau formidable de résistances. Quand
les habitudes d'un homme sont funestes à ceux qui l'entourent, la
répulsion se manifeste contre cette habitude. On la juge sévèrement,
on la critique, on la flétrit; celui qui s'y livre devient un objet
de défiance, de mépris et de haine. S'il y rencontrait quelques
avantages, ils se trouvent bientôt plus que compensés par les
souffrances qu'accumule sur lui l'aversion publique; aux conséquences
fâcheuses qu'entraîne toujours une mauvaise habitude, en vertu de la
loi de _Responsabilité_, viennent s'ajouter d'autres conséquences
plus fâcheuses encore en vertu de la loi de _Solidarité_.

Le mépris pour l'homme s'étend bientôt à l'habitude, au vice; et
comme le besoin de considération est un de nos plus énergiques
mobiles, il est clair que la solidarité, par la réaction qu'elle
détermine contre les actes vicieux, tend à les restreindre et à les
détruire.

La Solidarité est donc, comme la responsabilité, _une force
progressive_; et l'on voit que, relativement à l'auteur de l'acte,
elle se résout en _responsabilité répercutée_, si je puis m'exprimer
ainsi;--que c'est encore un système de peines et de récompenses
réciproques, admirablement calculé pour circonscrire le mal, étendre
le bien et pousser l'humanité dans la voie qui mène au progrès.

Mais pour qu'elle fonctionne dans ce sens,--pour que ceux qui
profitent ou souffrent d'une action, qu'ils n'ont pas faite,
réagissent sur son auteur par l'approbation ou l'improbation, la
gratitude ou la résistance, l'estime, l'affection, la louange, ou le
mépris, la haine et la vengeance,--une condition est indispensable:
c'est que le lien qui existe entre un acte et tous ses effets soit
connu et apprécié.

Quand le public se trompe à cet égard, la loi manque son but.

Un acte nuit à la masse; mais la masse est convaincue que cet acte
lui est avantageux. Qu'arrive-t-il alors? C'est qu'au lieu de réagir
contre cet acte, au lieu de le condamner et par là de le restreindre,
le public l'exalte, l'honore, le célèbre et le multiplie.

Rien n'est plus fréquent, et en voici la raison:

Un acte ne produit pas seulement sur les masses un effet, mais une
série d'effets. Or il arrive souvent que le premier effet est un
bien local, parfaitement visible, tandis que les effets ultérieurs
font filtrer insensiblement dans le corps social un mal difficile à
discerner ou à rattacher à sa cause.

La guerre en est un exemple. Dans l'enfance des sociétés on
n'aperçoit pas toutes les conséquences de la guerre.--Et, à vrai
dire, dans une civilisation où il y a moins de travaux antérieurs
exposés à la destruction, moins de science et d'argent sacrifiés à
l'appareil de la guerre, etc., ces conséquences sont moins funestes
que plus tard.--On ne voit que la première campagne, le butin
qui suit la victoire, l'ivresse du triomphe; alors la guerre et
les guerriers sont fort populaires. Plus tard on verra l'ennemi,
vainqueur à son tour, brûler les moissons et les récoltes, imposer
des contributions et des lois.--On verra, dans les alternatives de
succès et de revers, périr les générations, s'éteindre l'agriculture,
s'appauvrir les deux peuples.--On verra la portion la plus vitale
de la nation mépriser les arts de la paix, tourner les armes contre
les institutions du pays, servir de moyen au despotisme, user son
énergie inquiète dans les séditions et les discordes civiles, faire
la barbarie et la solitude chez elle après les avoir faites chez ses
voisins. On dira: La guerre c'est le brigandage agrandi...--Non, on
verra ses effets sans en vouloir comprendre la cause; et comme ce
peuple en décadence aura été envahi à son tour par quelque essaim de
conquérants, bien des siècles après la catastrophe, des historiens
graves écriront: Ce peuple est tombé parce qu'il s'est énervé dans
la paix, parce qu'il a oublié la science guerrière et les vertus
farouches de ses ancêtres.

Je pourrais montrer les mêmes illusions sur le régime de
l'esclavage...

Cela est vrai encore des erreurs religieuses...

De nos jours le régime prohibitif donne lieu à la même surprise...

Ramener, par la diffusion des lumières, par la discussion approfondie
des effets et des causes, l'opinion publique dans cette direction
intelligente qui flétrit les mauvaises tendances et s'oppose aux
mesures funestes, c'est rendre à son pays un immense service. Quand
la raison publique égarée honore ce qui est méprisable, méprise ce
qui est honorable, punit la vertu et récompense le vice, encourage
ce qui nuit et décourage ce qui est utile, applaudit au mensonge et
étouffe le vrai sous l'indifférence ou l'insulte, une nation tourne
le dos au progrès, et n'y peut être ramenée que par les terribles
leçons des catastrophes.

Nous avons indiqué ailleurs le grossier abus que font certaines
écoles socialistes du mot Solidarité...

Voyons maintenant dans quel esprit doit être conçue la loi humaine.

Il me semble que cela ne peut faire l'objet d'un doute. La loi
humaine doit abonder dans le sens de la loi naturelle: elle doit
hâter et assurer la juste rétribution des actes; en d'autres termes,
circonscrire la solidarité, organiser la réaction pour renforcer
la responsabilité. La loi ne peut pas poursuivre d'autre but que
de restreindre des actions vicieuses et de multiplier les actions
vertueuses, et pour cela elle doit favoriser la juste distribution
des récompenses et des peines, de manière à ce que les mauvais effets
d'un acte se concentrent le plus possible sur celui qui le commet...

En agissant ainsi, la loi se conforme à la nature des choses: la
solidarité entraîne une réaction contre l'acte vicieux, la loi ne
fait que régulariser cette réaction.

La loi concourt ainsi au progrès; plus rapidement elle ramène l'effet
mauvais sur l'auteur de l'acte, plus sûrement elle restreint l'acte
lui-même.

Prenons un exemple. La violence a des conséquences funestes: chez les
sauvages la répression est abandonnée au cours naturel des choses;
qu'arrive-t-il? C'est qu'elle provoque une réaction terrible. Quand
un homme a commis un acte de violence contre un autre homme, une
soif inextinguible de vengeance s'allume dans la famille du dernier
et se transmet de génération en génération. Intervient la loi; que
doit-elle faire? Se bornera-t-elle à étouffer l'esprit de vengeance,
à le réprimer, à le punir? Il est clair que ce serait encourager la
violence en la mettant à l'abri de toutes représailles. Ce n'est donc
pas ce que doit faire la loi. Elle doit se substituer, pour ainsi
dire, à l'esprit de vengeance en organisant à sa place la réaction
contre la violence; elle doit dire à la famille lésée: Je me charge
de la répression de l'acte dont vous avez à vous plaindre.--Alors la
tribu tout entière se considère comme lésée et menacée. Elle examine
le grief, elle interroge le coupable, elle s'assure qu'il n'y a pas
erreur de fait ou de personne, et réprime ainsi avec régularité,
certitude, un acte qui aurait été puni irrégulièrement[66]...

[Note 66: Cette ébauche se termine ici brusquement; le côté
_économique_ de la loi de solidarité n'est pas indiqué. On peut
renvoyer le lecteur aux chap. X et XI, _Concurrence, Producteur et
Consommateur_.

Au reste, qu'est-ce au fond que l'ouvrage entier des Harmonies;
qu'est-ce que la concordance des intérêts, et les grandes maximes:
_La prospérité de chacun est la prospérité de tous_,--_La prospérité
de tous est la prospérité de chacun_, etc.;--qu'est-ce que l'accord
de la _propriété_ et de la _communauté_, les services du capital,
l'extension de la gratuité, etc.;--sinon le développement au point de
vue utilitaire du titre même de ce chapitre: Solidarité?

                                               (_Note de l'éditeur._)]




XXII

MOTEUR SOCIAL


Il n'appartient à aucune science humaine de donner la dernière raison
des choses.

L'homme souffre; la société souffre. On demande pourquoi. C'est
demander pourquoi il a plu à Dieu de donner à l'homme la sensibilité
et le libre arbitre. Nul ne sait à cet égard que ce que lui enseigne
la révélation en laquelle il a foi.

Mais, quels qu'aient été les desseins de Dieu, ce qui est un fait
positif, que la science humaine peut prendre pour point de départ,
c'est que l'homme a été créé _sensible_ et _libre_.

Cela est si vrai, que je défie ceux que cela étonne de concevoir un
être vivant, pensant, voulant, aimant, agissant, quelque chose enfin
ressemblant à l'homme, et destitué de sensibilité ou de libre arbitre.

Dieu pouvait-il faire autrement? sans doute la raison nous dit _oui_,
mais l'imagination nous dira éternellement _non_; tant il nous est
radicalement impossible de séparer par la pensée l'humanité de ce
double attribut. Or être _sensible_ c'est être capable de recevoir
des sensations discernables, c'est-à-dire agréables ou pénibles. De
là le bien-être et le mal-être. Dès l'instant que Dieu a créé la
sensibilité, il a donc permis le mal ou la possibilité du mal.

En nous donnant le libre arbitre, il nous a doués de la faculté,
au moins dans une certaine mesure, de fuir le mal et de rechercher
le bien. Le libre arbitre suppose et accompagne l'intelligence. Que
signifierait la faculté de choisir, si elle n'était liée à la faculté
d'examiner, de comparer, de juger? Ainsi tout homme venant au monde y
porte un _moteur_ et une _lumière_.

Le moteur, c'est cette impulsion intime, irrésistible, essence de
toutes nos forces, qui nous porte à fuir le Mal et à rechercher le
Bien. On le nomme instinct de conservation, intérêt personnel ou
privé.

Ce sentiment a été tantôt décrié, tantôt méconnu, mais quant à son
existence, elle est incontestable. Nous recherchons invinciblement
tout ce qui selon nos idées peut améliorer notre destinée; nous
évitons tout ce qui doit la détériorer. Cela est au moins aussi
certain qu'il l'est que toute molécule matérielle renferme la force
centripète et la force centrifuge. Et comme ce double mouvement
d'attraction et de répulsion est le grand ressort du monde physique,
on peut affirmer que la double force d'attraction humaine pour le
bonheur, de répulsion humaine pour la douleur, est le grand ressort
de la mécanique sociale.

Mais il ne suffit pas que l'homme soit invinciblement porté à
préférer le bien au mal, il faut encore qu'il le discerne. Et
c'est à quoi Dieu a pourvu en lui donnant cet appareil complexe et
merveilleux appelé l'intelligence. Fixer son attention, comparer,
juger, raisonner, enchaîner les effets aux causes, se souvenir,
prévoir; tels sont, si j'ose m'exprimer ainsi, les rouages de cet
instrument admirable.

La force impulsive, qui est en chacun de nous, se meut sous la
direction de notre intelligence. Mais notre intelligence est
imparfaite. Elle est sujette à l'erreur. Nous comparons, nous
jugeons, nous agissons en conséquence; mais nous pouvons nous
tromper, faire un mauvais choix, tendre vers le mal le prenant pour
le bien, fuir le bien le prenant pour le mal. C'est la première
source des _dissonances_ sociales; elle est inévitable par cela même
que le grand ressort de l'humanité, l'intérêt personnel, n'est pas,
comme l'attraction matérielle, une force aveugle, mais une force
guidée par une intelligence imparfaite. Sachons donc bien que nous
ne verrons l'Harmonie que sous cette restriction. Dieu n'a pas jugé
à propos d'établir l'ordre social ou l'Harmonie sur la perfection,
mais sur la perfectibilité humaine. Oui, si notre intelligence est
imparfaite, elle est perfectible. Elle se développe, s'élargit,
se rectifie; elle recommence et vérifie ses opérations; à chaque
instant, l'expérience la redresse, et la Responsabilité suspend
sur nos têtes tout un système de châtiments et de récompenses.
Chaque pas que nous faisons dans la voie de l'erreur nous enfonce
dans une douleur croissante, de telle sorte que l'avertissement
ne peut manquer de se faire entendre, et que le redressement de
nos déterminations, et par suite de nos actes, est tôt ou tard
infaillible.

Sous l'impulsion qui le presse, ardent à poursuivre le bonheur,
prompt à le saisir, l'homme peut chercher son bien dans le mal
d'autrui. C'est une seconde et abondante source de combinaisons
sociales discordantes. Mais le terme en est marqué; elles trouvent
leur tombeau fatal dans la loi de la Solidarité. La force
individuelle ainsi égarée provoque l'opposition de toutes les autres
forces analogues, lesquelles, répugnant au mal par leur nature,
repoussent l'injustice et la châtient.

C'est ainsi que se réalise le progrès, qui n'en est pas moins du
progrès pour être chèrement acheté. Il résulte d'une impulsion
native, universelle, inhérente à notre nature, dirigée par une
intelligence souvent erronée et soumise à une volonté souvent
dépravée. Arrêté dans sa marche par l'Erreur et l'Injustice, il
rencontre pour surmonter ces obstacles l'assistance toute puissante
de la Responsabilité et de la Solidarité, et ne peut manquer de la
rencontrer, puisqu'elle surgit de ces obstacles mêmes.

Ce mobile interne, impérissable, universel, qui réside en toute
individualité et la constitue être actif, cette tendance de tout
homme à rechercher le bonheur, à éviter le malheur, ce produit, cet
effet, ce complément nécessaire de la sensibilité, sans lequel elle
ne serait qu'un inexplicable fléau, ce phénomène primordial qui est
l'origine de toutes les actions humaines, cette force attractive et
répulsive que nous avons nommée le grand ressort de la Mécanique
sociale, a eu pour détracteurs la plupart des publicistes; et c'est
certes une des plus étranges aberrations que puissent présenter les
annales de la science.

Il est vrai que l'intérêt personnel est la cause de tous les maux
comme de tous les biens imputables à l'homme. Cela ne peut manquer
d'être ainsi, puisqu'il détermine tous nos actes. Ce que voyant
certains publicistes, ils n'ont rien imaginé de mieux, pour couper
le mal dans sa racine, que d'étouffer l'_intérêt personnel_. Mais
comme par là ils auraient détruit le mobile même de notre activité,
ils ont pensé à nous douer d'un mobile différent: le _dévouement_, le
_sacrifice_. Ils ont espéré que désormais toutes les transactions et
combinaisons sociales s'accompliraient, à leur voix, sur le principe
du renoncement à soi-même. On ne recherchera plus son propre bonheur,
mais le bonheur d'autrui; les avertissements de la sensibilité ne
compteront plus pour rien, non plus que les peines et les récompenses
de la responsabilité. Toutes les lois de la nature seront renversées;
l'esprit de sacrifice sera substitué à l'esprit de conservation; en
un mot, nul ne songera plus à sa propre personnalité que pour se
hâter de la dévouer au bien commun. C'est de cette transformation
universelle du coeur humain que certains publicistes, qui se croient
très-religieux, attendent la parfaite harmonie sociale. Ils
oublient de nous dire comment ils entendent opérer ce préliminaire
indispensable, la transformation du coeur humain.

S'ils sont assez fous pour l'entreprendre, certes ils ne seront
pas assez forts. En veulent-ils la preuve? Qu'ils essayent sur
eux-mêmes; qu'ils s'efforcent d'étouffer dans leur coeur l'intérêt
personnel, de telle sorte qu'il ne se montre plus dans les actes
les plus ordinaires de la vie. Ils ne tarderont pas à reconnaître
leur impuissance. Comment donc prétendent-ils imposer à tous les
hommes sans exception une doctrine à laquelle eux-mêmes ne peuvent se
soumettre?

J'avoue qu'il m'est impossible de voir quelque chose de religieux,
si ce n'est l'apparence et tout au plus l'intention, dans ces
théories affectées, dans ces maximes inexécutables qu'on prêche du
bout des lèvres, sans cesser d'agir comme le vulgaire. Est-ce donc
la vraie religion qui inspire à ces économistes catholiques cette
pensée orgueilleuse, que Dieu a mal fait son oeuvre, et qu'il leur
appartient de la refaire? Bossuet ne pensait pas ainsi quand il
disait: «L'homme aspire au bonheur, il ne peut pas ne pas y aspirer.»

Les déclamations contre l'intérêt personnel n'auront jamais une
grande portée scientifique; car il est de sa nature indestructible,
ou du moins on ne le peut détruire dans l'homme sans détruire
l'homme lui-même. Tout ce que peuvent faire la religion, la morale,
l'économie politique, c'est d'éclairer cette force impulsive, de
lui montrer non-seulement les premières, mais encore les dernières
conséquences des actes qu'elle détermine en nous. Une satisfaction
supérieure et progressive derrière une douleur passagère, une
souffrance longue et sans cesse aggravée après un plaisir d'un
moment, voilà en définitive le bien et le mal moral. Ce qui détermine
le choix de l'homme vers la vertu, ce sera l'intérêt élevé, éclairé,
mais ce sera toujours au fond l'intérêt personnel.

S'il est étrange que l'on ait décrié l'intérêt privé, considéré non
pas dans ses abus immoraux, mais comme mobile providentiel de toute
activité humaine, il est bien plus étrange encore que l'on n'en
tienne aucun compte, et qu'on croie pouvoir, sans compter avec lui,
faire de la science sociale.

Par une inexplicable folie de l'orgueil, les publicistes, en général,
se considèrent comme les dépositaires et les arbitres de ce moteur.
Le point de départ de chacun d'eux est toujours celui-ci: Supposons
que l'humanité est un troupeau, et que je suis le berger, comment
dois-je m'y prendre pour rendre l'humanité heureuse?--Ou bien: Étant
donné d'un côté une certaine quantité d'argile, et de l'autre un
potier, que doit faire le potier pour tirer de l'argile tout le parti
possible?

Nos publicistes peuvent différer quand il s'agit de savoir quel
est le meilleur potier, celui qui pétrit le plus avantageusement
l'argile; mais ils s'accordent en ceci, que leur fonction est de
pétrir l'argile humaine, comme le rôle de l'argile est d'être pétrie
par eux. Ils établissent entre eux, sous le titre de législateurs, et
l'humanité, des rapports analogues à ceux de tuteur à pupille. Jamais
l'idée ne leur vient que l'humanité est un corps vivant, sentant,
voulant et agissant selon des lois qu'il ne s'agit pas d'inventer,
puisqu'elles existent, et encore moins d'imposer, mais d'étudier;
qu'elle est une agglomération d'êtres en tout semblables à eux-mêmes,
qui ne leur sont nullement inférieurs ni subordonnés; qui sont doués,
et d'impulsion pour agir, et d'intelligence pour choisir; qui sentent
en eux, de toutes parts, les atteintes de la Responsabilité et de la
Solidarité; et enfin, que de tous ces phénomènes, résulte un ensemble
de rapports existants par eux-mêmes, que la science n'a pas à créer,
comme ils l'imaginent, mais à observer.

Rousseau est, je crois, le publiciste qui a le plus naïvement exhumé
de l'antiquité cette omnipotence du législateur renouvelée des Grecs.
Convaincu que l'ordre social est une invention humaine, il le compare
à une machine, les hommes en sont les rouages, le prince la fait
fonctionner; le législateur l'invente sous l'impulsion du publiciste,
qui se trouve être, en définitive, le moteur et le régulateur de
l'espèce humaine. C'est pourquoi le publiciste ne manque jamais de
s'adresser au législateur sous la forme impérative; il lui ordonne
d'ordonner. «Fondez votre peuple sur tel principe; donnez-lui de
bonnes moeurs; pliez-le au joug de la religion; dirigez-le vers les
armes ou vers le commerce, ou vers l'agriculture, ou vers la vertu,
etc., etc.» Les plus modestes se cachent sous l'anonyme des ON.
«ON ne souffrira pas d'oisifs dans la république; ON distribuera
convenablement la population entre les villes et les campagnes; ON
avisera à ce qu'il n'y ait ni des riches ni des pauvres, etc., etc.»

Ces formules attestent chez ceux qui les emploient un orgueil
incommensurable. Elles impliquent une doctrine qui ne laisse pas au
genre humain un atome de dignité.

Je n'en connais pas de plus fausse en théorie et de plus funeste
en pratique. Sous l'un et l'autre rapport, elle conduit à des
conséquences déplorables.

Elle donne à croire que l'économie sociale est un arrangement
artificiel, qui naît dans la tête d'un inventeur. Dès lors, tout
publiciste se fait inventeur. Son plus grand désir est de faire
accepter son mécanisme; sa plus grande préoccupation est de
faire détester tous les autres, et principalement celui qui naît
spontanément de l'organisation de l'homme et de la nature des choses.
Les livres conçus sur ce plan ne sont et ne peuvent être qu'une
longue déclamation contre la Société.

Cette fausse science n'étudie pas l'enchaînement des effets aux
causes. Elle ne recherche pas le bien et le mal que produisent les
actes, s'en rapportant ensuite, pour le choix de la route à suivre,
à la force motrice de la Société. Non, elle enjoint, elle contraint,
elle impose, et si elle ne le peut, du moins elle conseille; comme
un physicien qui dirait à la pierre: «Tu n'es pas soutenue, je
t'ordonne de tomber, ou du moins je te le conseille.» C'est sur cette
donnée que M. Droz a dit: «Le but de l'économie politique est de
rendre l'aisance aussi générale que possible;» définition qui a été
accueillie avec une grande faveur par le Socialisme, parce qu'elle
ouvre la porte à toutes les utopies et conduit à la réglementation.
Que dirait-on de M. Arago s'il ouvrait ainsi son cours: «Le but
de l'astronomie est de rendre la gravitation aussi générale que
possible?» Il est vrai que les hommes sont des êtres animés, doués de
volonté, et agissant sous l'influence du libre arbitre. Mais il y a
aussi en eux une force interne, une sorte de gravitation; la question
est de savoir vers quoi ils gravitent. Si c'est fatalement vers le
mal, il n'y a pas de remède, et à coup sûr il ne nous viendra pas
d'un publiciste soumis comme homme à la tendance commune. Si c'est
vers le bien, voilà le moteur tout trouvé; la science n'a pas besoin
d'y substituer la contrainte ou le conseil. Son rôle est d'éclairer
le libre arbitre, de montrer les effets des causes, bien assurée que,
sous l'influence de la vérité, «le bien-être tend à devenir aussi
général que possible.»

Pratiquement, la doctrine qui place la force motrice de la Société
non dans la généralité des hommes et dans leur organisation propre,
mais dans les législateurs et les gouvernements, a des conséquences
plus déplorables encore. Elle tend à faire peser sur le gouvernement
une responsabilité écrasante qui ne lui revient pas. S'il y a des
souffrances, c'est la faute du gouvernement; s'il y a des pauvres,
c'est la faute du gouvernement. N'est-il pas le moteur universel?
Si ce moteur n'est pas bon, il faut le briser, et en choisir un
autre.--Ou bien, on s'en prend à la science elle-même, et dans ces
derniers temps nous avons entendu répéter à satiété: «Toutes les
souffrances sociales sont imputables à l'économie politique[67].»
Pourquoi pas; quand elle se présente comme ayant pour but de réaliser
le bonheur des hommes sans leur concours? Quand de telles idées
prévalent, la dernière chose dont les hommes s'avisent, c'est de
tourner un regard sur eux-mêmes, et de chercher si la vraie cause
de leurs maux n'est pas dans leur ignorance et leur injustice; leur
ignorance qui les place sous le coup de la Responsabilité, leur
injustice qui attire sur eux les réactions de la solidarité. Comment
l'humanité songerait-elle à chercher dans ses fautes la cause de ses
maux, quand on lui persuade qu'elle est inerte par nature, que le
principe de toute action, et par conséquent de toute responsabilité,
est placé en dehors d'elle, dans la volonté du prince et du
législateur?

[Note 67: La misère est le fait de l'économie politique... l'économie
politique a besoin que la mort lui vienne en aide... c'est la théorie
de l'instabilité et du vol. (PROUDHON, _Contradictions économiques_,
t. II, p. 214.)

Si les subsistances manquent au peuple... c'est la faute de
l'économie politique. (_Ibidem_, p. 430.)]

Si j'avais à signaler le trait caractéristique qui différencie
le Socialisme de la science économique, je le trouverais là.
Le Socialisme compte une foule innombrable de sectes. Chacune
d'elles a son utopie, et l'on peut dire qu'elles sont si loin de
s'entendre, qu'elles se font une guerre acharnée. Entre l'_atelier
social organisé_ de M. Blanc, et l'_anarchie_ de M. Proudhon, entre
l'association de Fourier et le communisme de M. Cabet, il y a certes
aussi loin que de la nuit au jour. Comment donc ces chefs d'école
se rangent-ils sous la dénomination commune de _Socialistes_,
et quel est le lien qui les unit contre la société naturelle ou
providentielle? Il n'y en a pas d'autre que celui-là: _Ils ne veulent
pas la société naturelle_. Ce qu'ils veulent, c'est une société
artificielle, sortie toute faite du cerveau de l'inventeur. Il est
vrai que chacun d'eux veut être le Jupiter de cette Minerve; il est
vrai que chacun d'eux caresse son artifice et rêve son ordre social.
Mais il y a entre eux cela de commun, qu'ils ne reconnaissent dans
l'humanité ni la force motrice qui la porte vers le bien, ni la
force _curative_ qui la délivre du mal. Ils se battent pour savoir à
qui pétrira l'argile humaine; mais ils sont d'accord que c'est une
argile à pétrir. L'humanité n'est pas à leurs yeux un être vivant
et harmonieux, que Dieu lui-même a pourvu de forces progressives
et conservatrices; c'est une matière inerte qui les a attendus,
pour recevoir d'eux le sentiment et la vie; ce n'est pas un sujet
d'études, c'est une matière à expériences.

L'économie politique, au contraire, après avoir constaté dans chaque
homme les forces d'impulsion et de répulsion, dont l'ensemble
constitue le moteur social; après s'être assurée que ce moteur tend
vers le bien, ne songe pas à l'anéantir pour lui en substituer un
autre de sa création. Elle étudie les phénomènes sociaux si variés,
si compliqués, auxquels il donne naissance.

Est-ce à dire que l'économie politique est aussi étrangère au progrès
social que l'est l'astronomie à la marche des corps célestes? Non
certes. L'économie politique s'occupe d'êtres intelligents et libres,
et comme tels,--ne l'oublions jamais,--sujets à l'erreur. Leur
tendance est vers le bien; mais ils peuvent se tromper. La science
intervient donc utilement, non pour créer des causes et des effets,
non pour changer les tendances de l'homme, non pour le soumettre
à des organisations, à des injonctions, ni même à des conseils;
mais pour lui montrer le bien et le mal qui résultent de ses
déterminations.

Ainsi l'économie politique est une science toute d'observation et
d'exposition. Elle ne dit pas aux hommes: «Je vous enjoins, je
vous conseille de ne point vous trop approcher du feu;»--ou bien:
«J'ai imaginé une organisation sociale, les dieux m'ont inspiré des
institutions qui vous tiendront suffisamment éloignés du feu.» Non;
elle constate que le feu brûle, elle le proclame, elle le prouve,
et fait ainsi pour tous les autres phénomènes analogues de l'ordre
économique ou moral, convaincue que cela suffit. La répugnance à
mourir par le feu est considérée par elle comme un fait primordial,
préexistant, qu'elle n'a pas créé, qu'elle ne saurait altérer.

Les économistes peuvent n'être pas toujours d'accord; mais il est
aisé de voir que leurs dissidences sont d'une tout autre nature que
celles qui divisent les socialistes. Deux hommes qui consacrent toute
leur attention à observer un même phénomène et ses effets, comme,
par exemple, la rente, l'échange, la concurrence,--peuvent ne pas
arriver à la même conclusion; et cela ne prouve pas autre chose sinon
que l'un des deux, au moins, a mal observé. C'est une opération à
recommencer. D'autres investigateurs aidant, la probabilité est que
la vérité finira par être découverte. C'est pourquoi,--à la seule
condition que chaque économiste, comme chaque astronome, se tienne
au courant du point où ses prédécesseurs sont parvenus,--la science
ne peut être que progressive, et, partant, de plus en plus utile,
rectifiant sans cesse les observations mal faites, et ajoutant
indéfiniment des observations nouvelles aux observations antérieures.

Mais les socialistes,--s'isolant les uns des autres, pour chercher
chacun de son côté, des combinaisons artificielles dans leur propre
imagination,--pourraient s'enquérir ainsi pendant l'éternité sans
s'entendre et sans que le travail de l'un servît de rien aux travaux
de l'autre. Say a profité des recherches de Smith, Rossi de celles de
Say, Blanqui et Joseph Garnier de celles de tous leurs devanciers.
Mais Platon, Morus, Harrington, Fénelon, Fourier peuvent se
complaire à organiser suivant leur fantaisie leur République, leur
Utopie, leur Océana, leur Salente, leur Phalanstère, sans qu'il y
ait aucune connexité entre leurs créations chimériques. Ces rêveurs
tirent tout de leur tête, hommes et choses. Ils imaginent un ordre
social en dehors du coeur humain, puis un coeur humain pour aller
avec leur ordre social....................................




XXIII

LE MAL


Dans ces derniers temps, on a fait reculer la science; on l'a
faussée, en lui imposant pour ainsi dire l'obligation de nier le mal,
sous peine d'être convaincue de nier Dieu.

Des écrivains qui tenaient sans doute à montrer une sensibilité
exquise, une philanthropie sans bornes, et une religion incomparable,
se sont mis à dire: «Le mal ne peut entrer dans le plan providentiel.
La souffrance n'a été décrétée ni par Dieu ni par la nature, elle
vient des institutions humaines.»

Comme cette doctrine abondait dans le sens des passions qu'on
voulait caresser, elle est bientôt devenue populaire. Les livres,
les journaux ont été remplis de déclamations contre la société. Il
n'a plus été permis à la science d'étudier impartialement les faits.
Quiconque a osé avertir l'humanité que tel vice, telle habitude
entraînaient nécessairement telles conséquences funestes, a été
signalé comme un homme sans entrailles, un impie, un athée, un
malthusien, un économiste.

Cependant le socialisme a bien pu pousser la folie jusqu'à annoncer
la fin de toute souffrance sociale, mais non de toute souffrance
individuelle. Il n'a pas encore osé prédire que l'homme arriverait à
ne plus souffrir, vieillir et mourir.

Or, je le demande, est-il plus facile de concilier avec l'idée de la
bonté infinie de Dieu, le mal frappant individuellement tout homme
venant au monde que le mal s'étendant sur la société tout entière?
Et puis n'est-ce pas une contradiction si manifeste qu'elle en est
puérile de nier la douleur dans les masses, quand on l'avoue dans les
individus?

L'homme souffre et souffrira toujours. Donc la société souffre et
souffrira toujours. Ceux qui lui parlent doivent avoir le courage de
le lui dire. L'humanité n'est pas une petite-maîtresse, aux nerfs
agacés, à qui il faut cacher la lutte qui l'attend, alors surtout
qu'il lui importe de la prévoir pour en sortir triomphante. Sous ce
rapport, tous les livres dont la France a été inondée à partir de
Sismondi et de Buret, me paraissent manquer de virilité. Ils n'osent
pas dire la vérité; que dis-je? ils n'osent pas l'étudier, de peur
de découvrir que la misère absolue est le point de départ obligé
du genre humain, et que, par conséquent, bien loin qu'on puisse
l'attribuer à l'ordre social, c'est à l'ordre social qu'on doit
toutes les conquêtes qui ont été faites sur elle. Mais, après un tel
aveu, on ne pourrait pas se faire le tribun et le vengeur des masses
opprimées par la civilisation.

Après tout, la science constate, enchaîne, déduit les faits; elle ne
les crée pas; elle ne les produit pas; elle n'en est pas responsable.
N'est-il pas étrange qu'on ait été jusqu'à émettre et même vulgariser
ce paradoxe: Si l'humanité souffre, c'est la faute de l'économie
politique? Ainsi, après l'avoir blâmée d'observer les maux de la
société, on l'a accusée de les avoir engendrés en vertu de cette
observation même.

Je dis que la science ne peut qu'observer et constater. Quand elle
viendrait à reconnaître que l'humanité, au lieu d'être progressive,
est rétrograde, que des lois insurmontables et fatales la poussent
vers une détérioration irrémédiable; quand elle viendrait à s'assurer
de la loi de Malthus, de celle de Ricardo, dans leur sens le plus
funeste; quand elle ne pourrait nier ni la tyrannie du capital,
ni l'incompatibilité des machines et du travail, ni aucune de
ces alternatives contradictoires dans lesquelles Chateaubriand
et Tocqueville placent l'espèce humaine,--encore la science, en
soupirant, devrait le dire, et le dire bien haut.

Est-ce qu'il sert de rien de se voiler la face pour ne pas voir
l'abîme, quand l'abîme est béant? Exige-t-on du naturaliste, du
physiologiste, qu'ils raisonnent sur l'homme individuel comme si
ses organes étaient à l'abri de la douleur ou de la destruction?
«_Pulvis es, et in pulverem reverteris._» Voilà ce que crie la
science anatomique appuyée de l'expérience universelle. Certes, c'est
là une vérité dure pour nos oreilles, aussi dure pour le moins que
les douteuses propositions de Malthus et de Ricardo. Faudra-t-il
donc, pour ménager cette sensibilité délicate qui s'est développée
tout à coup parmi les publicistes modernes et a créé le socialisme,
faudra-t-il aussi que les sciences médicales affirment audacieusement
notre jeunesse sans cesse renaissante et notre immortalité? Que si
elles refusent de s'abaisser à ces jongleries, faudra-t-il, comme on
le fait pour les sciences sociales, s'écrier, l'écume à la bouche:
«Les sciences médicales admettent la douleur et la mort; donc elles
sont misanthropiques et sans entrailles, elles accusent Dieu de
mauvaise volonté ou d'impuissance. Elles sont impies, elles sont
athées. Bien plus, elles font tout le mal qu'elles s'obstinent à ne
pas nier?»

Je n'ai jamais douté que les écoles socialistes n'eussent entraîné
beaucoup de coeurs généreux et d'intelligences convaincues. À Dieu
ne plaise que je veuille humilier qui que ce soit! Mais enfin le
caractère général du socialisme est bien bizarre, et je me demande
combien de temps la vogue peut soutenir un tel tissu de puérilités.

Tout en lui est affectation.

Il affecte des formes et un langage scientifiques, et nous avons vu
où il en est de la science.

Il affecte dans ses écrits une délicatesse de nerfs si féminine
qu'il ne peut entendre parler de souffrances sociales. En même
temps qu'il a introduit dans la littérature la mode de cette fade
sensiblerie, il a fait prévaloir dans les arts le goût du trivial et
de l'horrible;--dans la tenue, la mode des épouvantails, la longue
barbe, la physionomie refrognée, des airs de Titan ou de Prométhée
bourgeois;--dans la politique (ce qui est un enfantillage moins
innocent), c'est la doctrine des moyens énergiques de _transition_,
les violences de la pratique révolutionnaire, la vie et les intérêts
matériels sacrifiés en masse à _l'idée_. Mais ce que le socialisme
affecte surtout, c'est la religiosité! Ce n'est qu'une tactique, il
est vrai, mais une tactique est toujours honteuse pour une école
quand elle l'entraîne vers l'hypocrisie.

Ils nous parlent toujours du Christ, de Christ; mais je leur
demanderai pourquoi ils approuvent que Christ, l'innocent par
excellence, ait pu souffrir et s'écrier dans son angoisse: «Dieu,
détournez de moi le calice, mais que votre volonté soit faite;»--et
pourquoi ils trouvent étrange que l'humanité tout entière ait aussi à
faire le même acte de résignation.

Assurément, si Dieu eût eu d'autres desseins sur l'humanité, il
aurait pu arranger les choses de telle sorte que, comme l'individu
s'avance vers une mort inévitable, elle marchât vers une destruction
fatale. Il faudrait bien se soumettre, et la science, la malédiction
ou la bénédiction sur les lèvres, serait bien tenue de constater le
sombre dénoûment social, comme elle constate le triste dénoûment
individuel.

Heureusement il n'en est pas ainsi.

L'homme et l'humanité ont leur rédemption.

À lui une âme immortelle. À elle une perfectibilité
indéfinie........................................




XXIV

PERFECTIBILITÉ


Que l'humanité soit perfectible; qu'elle progresse vers un niveau de
plus en plus élevé; que sa richesse s'accroisse et s'égalise; que
ses idées s'étendent et s'épurent; que ses erreurs disparaissent, et
avec elles les oppressions auxquelles elles servent de support; que
ses lumières brillent d'un éclat toujours plus vif; que sa moralité
se perfectionne; qu'elle apprenne, par la raison ou par l'expérience,
l'art de puiser, dans le domaine de la responsabilité, toujours plus
de récompenses, toujours moins de châtiments; par conséquent, que le
mal se restreigne sans cesse et que le bien se dilate toujours dans
son sein, c'est ce dont on ne peut pas douter quand on a scruté la
nature de l'homme et du principe intellectuel qui est son essence,
qui lui fut soufflé sur la face avec la vie, et en vue duquel la
révélation Mosaïque a pu dire l'homme fait à l'image de Dieu.

Car l'homme, nous ne le savons que trop, n'est pas parfait. S'il
était parfait, il ne refléterait pas une vague ressemblance de Dieu,
il serait Dieu lui-même. Il est donc imparfait, soumis à l'erreur et
à la douleur; que si, de plus, il était stationnaire, à quel titre
pourrait-il revendiquer l'ineffable privilége de porter en lui-même
l'image de l'Être parfait?

D'ailleurs, si l'intelligence, qui est la faculté de comparer,
de juger, de se rectifier, d'apprendre, ne constitue pas une
perfectibilité individuelle, qu'est-ce qu'elle est?

Et si l'union de toutes les perfectibilités individuelles, surtout
chez des êtres susceptibles de se transmettre leurs acquisitions, ne
garantit pas la perfectibilité collective, il faut renoncer à toute
philosophie, à toute science morale et politique.

Ce qui fait la perfectibilité de l'homme, c'est son intelligence ou
la faculté qui lui est donnée de passer de l'erreur, mère du mal, à
la vérité génératrice du bien.

Ce qui fait que l'homme abandonne, dans son esprit, l'erreur pour la
vérité, et plus tard, dans sa conduite, le mal pour le bien, c'est
la science et l'expérience; c'est la découverte qu'il fait, dans les
phénomènes et dans les actes, d'effets qu'il n'y avait pas soupçonnés.

Mais, pour qu'il acquière cette science, il faut qu'il soit intéressé
à l'acquérir. Pour qu'il profite de cette expérience, il faut qu'il
soit intéressé à en profiter. C'est donc, en définitive, dans la loi
de la responsabilité qu'il faut chercher le moyen de réalisation de
la perfectibilité humaine.

Et comme la responsabilité ne se peut concevoir sans liberté; comme
des actes qui ne seraient pas volontaires ne pourraient donner
aucune instruction ni aucune expérience valable; comme des êtres qui
se perfectionneraient ou se détérioreraient par l'action exclusive
de causes extérieures, sans aucune participation de la volonté, de
la réflexion, du libre arbitre, ainsi que cela arrive à la matière
organique brute, ne pourraient pas être dits perfectibles, dans le
sens moral du mot, il faut conclure que la liberté est l'essence même
du progrès. Toucher à la liberté de l'homme, ce n'est pas seulement
lui nuire, l'amoindrir, c'est changer sa nature; c'est le rendre,
dans la mesure où l'oppression s'exerce, imperfectible; c'est le
dépouiller de sa ressemblance avec le Créateur; c'est ternir, sur sa
noble figure, le souffle de vie qui y resplendit depuis l'origine.

Mais de ce que nous proclamons bien haut, et comme notre article
de foi le plus inébranlable, la perfectibilité humaine, le
progrès nécessaire dans tous les sens, et par une merveilleuse
correspondance, d'autant plus actif dans un sens qu'il l'est
davantage dans tous les autres,--est-ce à dire que nous soyons
utopistes, que nous soyons même optimistes, que nous croyions tout
pour le mieux dans le meilleur des mondes, et que nous attendions,
pour un des prochains levers du soleil, le règne du Millenium?

Hélas! quand nous venons à jeter un coup-d'oeil sur le monde réel,
où nous voyons se remuer dans l'abjection et dans la fange une
masse encore si énorme de souffrances, de plaintes, de vices et de
crimes; quand nous cherchons à nous rendre compte de l'action morale
qu'exercent, sur la société, des classes qui devraient signaler, aux
multitudes attardées les voies qui mènent à la Jérusalem nouvelle;
quand nous nous demandons ce que font les riches de leur fortune, les
poëtes de l'étincelle divine que la nature avait allumée dans leur
génie, les philosophes de leurs élucubrations, les journalistes du
sacerdoce dont ils se sont investis, les hauts fonctionnaires, les
ministres, les représentants, les rois, de la puissance que le sort
a placée dans leurs mains; quand nous sommes témoins de révolutions
telles que celle qui a agité l'Europe dans ces derniers temps, et où
chaque parti semble chercher ce qui, à la longue, doit être le plus
funeste à lui-même et à l'humanité; quand nous voyons la cupidité
sous toutes les formes et dans tous les rangs, le sacrifice constant
des autres à soi et de l'avenir au présent, et ce grand et inévitable
moteur du genre humain, l'intérêt personnel, n'apparaissant encore
que par ses manifestations les plus matérielles et les plus
imprévoyantes; quand nous voyons les classes laborieuses, rongées
dans leur bien-être et leur dignité par le parasitisme des fonctions
publiques, se tourner dans les convulsions révolutionnaires, non
contre ce parasitisme desséchant, mais contre la richesse bien
acquise, c'est-à-dire contre l'élément même de leur délivrance et
le principe de leur propre droit et de leur propre force; quand
de tels spectacles se déroulent sous nos yeux, en quelque pays du
monde que nous portions nos pas, oh! nous avons peur de nous-mêmes,
nous tremblons pour notre foi, il nous semble que cette lumière est
vacillante, près de s'éteindre, nous laissant dans l'horrible nuit du
Pessimisme.

Mais non, il n'y a pas lieu de désespérer. Quelles que soient les
impressions que fassent sur nous des circonstances trop voisines,
l'humanité marche et s'avance. Ce qui nous fait illusion, c'est que
nous mesurons sa vie à la nôtre; et parce que quelques années sont
beaucoup pour nous, il nous semble que c'est beaucoup pour elle. Eh
bien, même à cette mesure, il me semble que le progrès de la société
est visible par bien des côtés. J'ai à peine besoin de rappeler qu'il
est merveilleux en ce qui concerne certains avantages matériels, la
salubrité des villes, les moyens de locomotion et de communication,
etc.

Au point de vue politique, la nation française n'a-t-elle acquis
aucune expérience? quelqu'un oserait-il affirmer que si toutes les
difficultés qu'elle vient de traverser s'étaient présentées il y a
un demi-siècle, ou plus tôt, elle les aurait dénouées avec autant
d'habileté, de prudence, de sagesse, avec aussi peu de sacrifices?
J'écris ces lignes dans un pays qui a été fertile en révolutions.
Tous les cinq ans, Florence était bouleversée, et à chaque fois la
moitié des citoyens dépouillait et massacrait l'autre moitié. Oh! si
nous avions un peu plus d'imagination, non de celle qui crée, invente
et suppose des faits, mais de celle qui les fait revivre, nous
serions plus justes envers notre temps et nos contemporains! Mais ce
qui reste vrai, et d'une vérité dont personne peut-être ne se rend
mieux compte que l'économiste,--c'est que le progrès humain, surtout
à son aurore, est excessivement lent, d'une lenteur bien faite pour
désespérer le coeur du philanthrope.....

Les hommes qui tiennent de leur génie le sacerdoce de la publicité
devraient, ce me semble, y regarder de près avant de jeter, au sein
de la fermentation sociale, une de ces décourageantes sentences
qui impliquent pour l'humanité l'alternative entre deux modes de
dégradation.

Nous en avons vu quelques exemples à propos de la population, de la
rente, des machines, de la division des héritages, etc.

En voici un autre tiré de M. de Chateaubriand, qui ne fait, du reste,
que formuler un conventionnalisme fort accrédité:

«La corruption des moeurs marche de front avec la civilisation des
peuples. Si la dernière présente des moyens de liberté, la première
est une source inépuisable d'esclavage.»

Il n'est pas douteux que la civilisation ne présente des moyens de
liberté. Il ne l'est pas non plus que la corruption ne soit une
source d'esclavage. Mais ce qui est douteux, plus que douteux,--et
quant à moi, je le nie formellement,--c'est que la civilisation
et la corruption marchent de front. Si cela était, un équilibre
fatal s'établirait entre _les moyens de liberté_ et _les sources
d'esclavage_; l'immobilité serait le sort du genre humain.

En outre, je ne crois pas qu'il puisse entrer dans le coeur une
pensée plus triste, plus décourageante, plus désolante, qui pousse
plus au désespoir, à l'irréligion, à l'impiété, à la malédiction, au
blasphème, que celle-ci: Toute créature humaine, qu'elle le veuille
ou ne le veuille pas, qu'elle s'en doute ou ne s'en doute pas, agit
dans le sens de la civilisation, et..... la civilisation c'est la
corruption!

Ensuite, si toute civilisation est corruption, en quoi consistent
donc ses avantages? Car prétendre que la civilisation n'a aucun
avantage matériel, intellectuel et moral; cela ne se peut, ce ne
serait plus de la civilisation. Dans la pensée de Chateaubriand,
civilisation signifie progrès matériel, accroissement de population,
de richesses, de bien-être, développement de l'intelligence,
accroissement des sciences;--et tous ces progrès impliquent, selon
lui, et déterminent une rétrogradation correspondante du sens moral.

Oh! il y aurait là de quoi entraîner l'humanité à un vaste suicide;
car enfin, je le répète, le progrès matériel et intellectuel n'a
pas été préparé et ordonné par nous. Dieu même l'a décrété en nous
donnant des désirs expansibles et des facultés perfectibles. Nous y
poussons tous sans le vouloir, sans le savoir; Chateaubriand avec
ses pareils, s'il en a, plus que personne.--Et ce progrès nous
enfoncerait de plus en plus dans l'immoralité et l'esclavage par la
corruption!...

J'ai cru d'abord que Chateaubriand avait, comme font souvent les
poëtes, lâché une phrase sans trop l'examiner. Pour cette classe
d'écrivains, la forme emporte le fond. Pourvu que l'antithèse soit
bien symétrique, qu'importe que la pensée soit fausse et abominable?
Pourvu que la métaphore fasse de l'effet, qu'elle ait un air
d'inspiration et de profondeur, qu'elle arrache les applaudissements
du public, qu'elle donne à l'auteur une tournure d'oracle, que lui
importe l'exactitude, la vérité?

Je croyais donc que Chateaubriand, cédant à un accès momentané de
misanthropie, s'était laissé aller à formuler un conventionnalisme,
un vulgarisme qui traîne les ruisseaux. «Civilisation et corruption
marchent de front;» cela se répète depuis Héraclite, et n'en est pas
plus vrai.

Mais, à bien des années de distance, le même grand écrivain a
reproduit la même pensée sous une forme à prétention didactique; ce
qui prouve que c'était chez lui une opinion bien arrêtée. Il est bon
de la combattre, non parce qu'elle vient de Chateaubriand, mais parce
qu'elle est très-répandue.

«L'état matériel s'améliore (dit-il), le progrès
intellectuel s'accroît, et les nations, au lieu de profiter,
s'amoindrissent.--Voici comment s'expliquent le dépérissement de
la société et l'accroissement de l'individu. Si le sens moral se
développait en raison du développement de l'intelligence, il y aurait
contre-poids, et l'humanité grandirait sans danger. Mais il arrive
tout le contraire. La perception du bien et du mal s'obscurcit à
mesure que l'intelligence s'éclaire; la conscience se rétrécit à
mesure que les idées s'élargissent.» (_Mémoires d'Outre-Tombe_, vol.
XI.)

.....................................................



XXV

RAPPORTS DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

AVEC LA MORALE, AVEC LA POLITIQUE, AVEC LA LÉGISLATION, AVEC LA
RELIGION[68]

[Note 68: L'auteur n'a malheureusement rien laissé sur les quatre
chapitres qui viennent d'être indiqués (et qu'il avait compris dans
le plan de ses travaux), sauf une introduction pour le dernier.

                                               (_Note de l'éditeur._)]


Un phénomène se trouve toujours placé entre deux autres phénomènes,
dont l'un est sa cause _efficiente_ et l'autre sa cause _finale_; et
la science n'en a pas fini avec lui tant que l'un ou l'autre de ces
rapports lui reste caché.

Je crois que l'esprit humain commence généralement par découvrir les
causes finales, parce qu'elles nous intéressent d'une manière plus
immédiate. Il n'est pas d'ailleurs de connaissance qui nous porte
avec plus de force vers les idées religieuses, et soit plus propre à
faire éprouver, à toutes les fibres du coeur humain, un vif sentiment
de gratitude envers l'inépuisable bonté de Dieu.

L'habitude, il est vrai, nous familiarise tellement avec un grand
nombre de ces _intentions providentielles_ que nous en jouissons
sans y penser. Nous voyons, nous entendons, sans songer au mécanisme
ingénieux de l'oreille et de l'oeil; les rayons du soleil, les
gouttes de rosée ou de pluie nous prodiguent leurs effets utiles
ou leurs douces sensations, sans éveiller notre surprise et notre
reconnaissance. Cela tient uniquement à l'action continue sur nous de
ces admirables phénomènes. Car qu'une cause finale, comparativement
insignifiante, vienne à nous être révélée, que le botaniste nous
enseigne pourquoi cette plante affecte telle forme, pourquoi cette
autre revêt telle couleur, aussitôt nous sentons dans notre coeur
l'enchantement ineffable que ne manquent jamais d'y faire pénétrer
les preuves nouvelles de la puissance de Dieu, de sa bonté et de sa
sagesse.

La région des intentions finales est donc, pour l'imagination de
l'homme, comme une atmosphère imprégnée d'idées religieuses.

Mais, après avoir aperçu ou entrevu cet aspect du phénomène, il nous
reste à l'étudier sous l'autre rapport, c'est-à-dire à rechercher sa
cause efficiente.

Chose étrange! il nous arrive quelquefois, après avoir pris pleine
connaissance de cette cause, de trouver qu'elle entraîne si
nécessairement l'effet que nous avions d'abord admiré, que nous
refusons de lui reconnaître plus longtemps le caractère d'une cause
finale; et nous disons: J'étais bien naïf de croire que Dieu avait
pourvu à tel arrangement dans tel dessein; je vois maintenant que la
cause que j'ai découverte étant donnée (et elle est inévitable), cet
arrangement devait s'ensuivre de toute nécessité, abstraction faite
d'une prétendue intention providentielle.

C'est ainsi que là science incomplète, avec son scalpel et ses
analyses, vient parfois détruire dans nos âmes le sentiment religieux
qu'y avait fait naître le simple spectacle de la nature.

Cela se voit souvent chez l'anatomiste ou l'astronome. Quelle
chose merveilleuse, dit l'ignorant, que, lorsqu'un corps étranger
pénètre dans notre tissu, où sa présence ferait de grands ravages,
il s'établisse une inflammation et une suppuration qui tendent
à l'expulser!--Non, dit l'anatomiste, cette expulsion n'a rien
d'intentionnel. Elle est un effet _nécessaire_ de la suppuration,
et la suppuration est elle-même un effet _nécessaire_ de la
présence d'un corps étranger dans nos tissus. Si vous voulez, je
vais vous expliquer le mécanisme, et vous reconnaîtrez vous-même
que l'effet suit la cause, mais que la cause n'a pas été arrangée
intentionnellement pour produire l'effet, puisqu'elle est elle-même
un effet nécessaire d'une cause antérieure.

Combien j'admire, dit l'ignorant, la prévoyance de Dieu, qui a voulu
que la pluie ne s'épanchât pas en nappe sur le sol, mais tombât en
gouttes, comme si elle venait de l'arrosoir du jardinier! Sans cela
toute végétation serait impossible.--Vous faites une vaine dépense
d'admiration, répond le savant physicien. Le nuage n'est pas une
nappe d'eau; elle ne pourrait être supportée par l'atmosphère.
C'est un amas de vésicules microscopiques semblables aux bulles de
savon. Quand leur épaisseur s'augmente ou qu'elles crèvent, sous une
compression, ces milliards de gouttelettes tombent, s'accroissent
en route de la vapeur d'eau qu'elles précipitent, etc... Si la
végétation s'en trouve bien, c'est par accident; mais il ne faut pas
croire que Dieu s'amuse à vous envoyer de l'eau par le crible d'un
immense arrosoir.

Ce qui peut donner quelque plausibilité à la science, lorsqu'elle
considère ainsi l'enchaînement des causes et des effets, c'est que
l'ignorance, il faut l'avouer, attribue très-souvent un phénomène à
une intention finale qui n'existe pas et qui se dissipe devant la
lumière.

Ainsi, au commencement, avant qu'on eût aucune connaissance de
l'électricité, les peuples, effrayés par le bruit du tonnerre, ne
pouvaient guère reconnaître, dans cette voix imposante retentissant
au milieu des orages, qu'un symptôme du courroux céleste. C'est une
association d'idées qui, non plus que bien d'autres, n'a pu résister
aux progrès de la physique.

L'homme est ainsi fait. Quand un phénomène l'affecte, il en cherche
la cause, et s'il la trouve, il la nomme. Puis il se met à chercher
la cause de cette cause, et ainsi de suite jusqu'à ce que, ne pouvant
plus remonter, il s'arrête et dise: _C'est Dieu, c'est la volonté
de Dieu_. Voilà notre _ultima ratio_. Cependant le temps d'arrêt
de l'homme n'est jamais que momentané. La science progresse, et
bientôt, cette seconde, ou troisième, ou quatrième cause, qui était
restée inaperçue, se révèle à ses yeux. Alors la science dit: Cet
effet n'est pas dû, comme on le croyait, à la volonté immédiate de
Dieu, mais à cette cause naturelle que je viens de découvrir.--Et
l'humanité, après avoir pris possession de cette découverte, se
contentant, pour ainsi parler, de déplacer d'un cran la limite de
sa foi, se demande: Quelle est la cause de cette cause?--Et ne la
voyant pas, elle persiste dans son universelle explication: _C'est la
volonté de Dieu_.--Et ainsi pendant des siècles indéfinis, dans une
succession innombrable de révélations scientifiques et d'actes de foi.

Cette marche de l'humanité doit paraître aux esprits superficiels
destructive de toute idée religieuse; car n'en résulte-t-il pas
qu'à mesure que la science avance, Dieu recule? Et ne voit-on pas
clairement que le domaine des intentions finales se rétrécit à mesure
que s'agrandit celui des causes naturelles?

Malheureux sont ceux qui donnent à ce beau problème une solution si
étroite. Non, il n'est pas vrai qu'à mesure que la science avance,
l'idée de Dieu recule; bien au contraire, ce qui est vrai, c'est que
cette idée grandit, s'étend et s'élève dans notre intelligence. Quand
nous découvrons une cause naturelle là où nous avions cru voir un
acte immédiat, spontané, surnaturel, de la volonté divine, est-ce à
dire que cette volonté est absente ou indifférente? Non, certes; tout
ce que cela prouve, c'est qu'elle agit par des procédés différents
de ceux qu'il nous avait plu d'imaginer. Tout ce que cela prouve,
c'est que le phénomène que nous regardions comme un accident dans la
création, occupe sa place dans l'universel arrangement des choses,
et que tout, jusqu'aux effets les plus spéciaux, a été prévu de
toute éternité dans la pensée divine. Eh quoi! l'idée que nous nous
faisons de la puissance de Dieu est-elle amoindrie quand nous venons
à découvrir que chacun des résultats innombrables, que nous voyons ou
qui échappe à nos investigations, non-seulement a sa cause naturelle,
mais se rattache au cercle infini des causes; de telle sorte qu'il
n'est pas un détail de mouvement, de force, de forme, de vie, qui ne
soit le produit de l'ensemble et se puisse expliquer en dehors du
tout?

Et maintenant pourquoi cette dissertation étrangère, à ce qu'il
semble, à l'objet de nos recherches? C'est que les phénomènes de
l'économie sociale ont aussi leur cause efficiente et leur intention
providentielle. C'est que, dans cet ordre d'idées, comme en physique,
comme en anatomie, ou en astronomie, on a souvent nié la cause finale
précisément parce que la cause efficiente apparaissait avec le
caractère d'une nécessité absolue.

Le monde social est fécond en harmonies dont on n'a la perception
complète que lorsque l'intelligence a remonté aux causes, pour y
chercher l'explication, et est descendue aux effets, pour savoir la
destination des phénomènes...


FIN




TABLE DES MATIÈRES

DU SIXIÈME VOLUME


  À la jeunesse française                                            1

  CHAP. Ier. Organisation naturelle, Organisation artificielle      23

  -- II. Besoins, Efforts, Satisfactions                            45

  -- III. Des besoins de l'homme                                    62

  -- IV. Échange                                                    93

  -- V. De la Valeur                                               140

  -- VI. Richesse                                                  207

  -- VII. Capital                                                  228

  -- VIII. Propriété, Communauté                                   256

  -- IX. Propriété foncière                                        297

  -- X. Concurrence                                                349

  -- XI. Producteur, Consommateur                                  398

  -- XII. Les deux devises                                         419

  -- XIII. De la Rente                                             430

  -- XIV. Des Salaires                                             437

  -- XV. De l'Épargne                                              492

  -- XVI. De la Population                                         497

  -- XVII. Services privés, Services publics                       535

  -- XVIII. Causes perturbatrices                                  563

  -- XIX. Guerre                                                   574

  -- XX. Responsabilité                                            588

  -- XXI. Solidarité                                               618

  -- XXII. Moteur social                                           627

  -- XXIII. Le mal                                                 639

  -- XXIV. Perfectibilité                                          644

  -- XXV. Rapports de l'économie politique avec la morale,
  avec la politique, avec la législation, avec la religion         651


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


Corbeil.--Typ. et stér. de Crété.






End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat,
tome 6, by Frédéric Bastiat

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 6 ***

***** This file should be named 46627-8.txt or 46627-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/4/6/6/2/46627/

Produced by Curtis Weyant, Christine P. Travers and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
specific permission. If you do not charge anything for copies of this
eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
performances and research. They may be modified and printed and given
away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
trademark license, especially commercial redistribution.

START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org/license

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.