Du doute à la foi

By François Tournebize

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Title: Du doute à la foi

Author: François Tournebize

Contributor: François Coppée

Release date: November 16, 2024 [eBook #74749]

Language: French

Original publication: Paris: Bloud et Barral

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  SCIENCE ET RELIGION
  Études pour le temps présent

  DU DOUTE A LA FOI
  LE BESOIN, LES RAISONS, LES MOYENS, LE DEVOIR
  ET LA POSSIBILITÉ DE CROIRE

  PAR LE
  Père François TOURNEBIZE, S. J.

  Troisième édition

  Précédé d’une Lettre de
  M. F. Coppée, de l’Académie française


  PARIS
  LIBRAIRIE BLOUD ET BARRAL
  4, RUE MADAME ET RUE DE RENNES, 59
  1899




De consensu Superiorum.

IMPRIMATUR

Parisiis, die 12 Novembris 1898.

† Franciscus, Card. RICHARD,

Arch. Parisiensis.




Lettre de M. François Coppée


Paris, 2 novembre 1898.

Mon Révérend Père,

Comme je vous le disais dans notre entretien de l’autre jour, c’est par
le cœur que le bon Dieu m’a reconquis, et je pourrais, comme
Chateaubriand, _si parva licet..._, m’écrier aussi: «J’ai pleuré et j’ai
cru.» Mais cette foi qui attendrit et remplit mon cœur, je veux aussi
qu’elle pénètre et triomphe dans mon intelligence, et des écrits comme
le vôtre sont faits pour l’y affermir. Avec une force, une précision,
une lucidité admirables, vous prouvez, en effet, que toutes les facultés
de l’homme le portent à croire; et je suis certain que votre petit livre
de propagande aura de profonds et d’excellents effets. Vous calmerez les
inquiets, vous ramènerez les égarés, et beaucoup d’âmes vous devront de
retrouver cette paix que seule peut donner la Foi; car elle est, en même
temps, la satisfaction d’un besoin et l’accomplissement d’un devoir.

Croyez, mon Révérend Père, à ma sincère et respectueuse sympathie.

François COPPÉE.




AVERTISSEMENT


Cet opuscule s’adresse aux âmes inquiètes, tentées; aux esprits qui
connaissent les angoisses du doute; à tous ceux, enfin, qui, placés dans
un milieu où rayonne l’enseignement de l’Église catholique, se plaignent
de n’avoir jamais reçu le don de la foi, ou semblent regretter de
l’avoir perdu.

Quoique pénétrés pour ces derniers d’une profonde sympathie, nous ne
pouvons pourtant pas les innocenter tous indistinctement. Plusieurs, à
un moment de leur vie, ont eu l’imprudence d’accueillir le doute, de s’y
complaire; puis, s’apercevant que l’édifice de leur foi commençait
d’être ébranlé, au lieu de chercher les moyens d’en réparer les brèches
et, Dieu aidant, de le consolider, ils concoururent, complices plus ou
moins responsables, à en saper les bases et à le renverser. Mais tous
ceux qui nous donnent leur incrédulité pour la conséquence fatale de la
réflexion, de la tournure d’esprit et de caractère, et surtout de
l’éducation, ne sont pas également coupables.

Si certains hommes aiment à se poser en victimes d’une lutte entre le
cœur et l’esprit, lutte d’où l’intelligence
sort--naturellement--victorieuse, traînant après elle une âme meurtrie,
d’autres incroyants font preuve de droiture, et semblent avoir soif de
vérité religieuse; ceux-ci, certes, méritent qu’on s’intéresse à eux,
qu’on travaille à les éclairer, et qu’on leur tende la main pour les
aider à sortir d’un état d’âme où ils ne se complaisent pas.

Aussi, n’est-il pas d’apôtre digne de ce nom, qui ne voulût leur aplanir
le chemin de la foi: tant il est attristé de les voir vivre sans but
surnaturel, et partir de la terre irréconciliés avec Dieu et inconsolés!




DU DOUTE A LA FOI




CHAPITRE PREMIER

LE BESOIN DE CROIRE

1. Toutes les facultés appellent la foi.--2. Sans elle, point de vie
complètement vertueuse.--3. Point de bonheur.


1.--Toutes les facultés appellent la foi.

Croire est, en effet, un besoin pour l’âme, besoin d’autant plus
impérieux qu’elle est plus généreuse et élevée. L’homme n’est pas
seulement sur la terre, selon l’expressive parole de Sénèque, «pour
filtrer des breuvages et cuire des aliments». Son esprit, trop grand
pour être tout entier absorbé par les instincts du corps, a des
aspirations plus hautes que rien de ce qui passe ne peut satisfaire. Par
toutes ses facultés, tant que celles-ci gardent leur direction et leur
élan primitif et ne sont pas faussées ou alourdies par les vices, il se
projette par-delà le temps et l’espace vers ce qui ne finit pas. Les
découvertes les plus merveilleuses de la science profane intéressent un
moment l’esprit; elles ne le satisfont pas. Elles ne lui disent rien de
son origine, de sa nature, de sa fin. Ce sont là pourtant les questions
qui lui importent le plus, puisque son bonheur en dépend[1]. Abandonnée
à ses propres forces, la sagesse humaine entrevoit bien quelque chose
des hautes vérités qui sont l’unique aliment substantiel de l’âme. Mais
que de loisirs, d’efforts, de pénétration ne requiert pas cette
recherche hors des sentiers frayés par la religion! Beaucoup d’esprits
en sont incapables. Pour les mieux doués eux-mêmes, quand ils ne sont
pas accablés par les infirmités ou les soucis quotidiens de l’existence,
que de lacunes, d’incertitudes!

  [1] F. BRUNETIÈRE, _Conférence sur la Renaissance de l’idéalisme_,
    faite à Besançon, le 2 fév. 1896.

Ils voient qu’il faut honorer Dieu. Mais comment? la nature du culte qui
lui est dû et les autres devoirs auxquels sont astreints tous les
hommes, qui les expliquera au genre humain? Les philosophes? Interrogés
sur ces questions, les savants qui vivent à l’écart de la révélation
bégayent, hésitent et donnent des réponses contradictoires. «Il est
difficile, a dit Platon, de trouver le Créateur et le Père de l’univers;
mais le faire connaître _philosophiquement à tous_ est absolument
impossible[2].» Le sublime philosophe ne voyait, dans les vérités
découvertes par la sagesse humaine, que d’humbles épaves sur lesquelles
il fallait provisoirement s’embarquer; seule, une révélation venue du
ciel lui semblait un navire assez sûr et résistant pour la traversée de
la vie[3].

  [2] PLATON, _Timée_, édit. A.-F. Didot, vol. II, part. I, p. 204, n.
    2, XXX.

  [3] _Phédon_. vol. I, n. XXXV, p. 67. _Le second Alcibiade_, n. XIII
    et XIV.

Si elle n’avait la révélation pour guide, la raison humaine, distraite
et appesantie par le souci des choses temporelles, obscurcie par les
passions, connaîtrait mal ses devoirs essentiels, surtout envers Dieu.
Ne voyons-nous pas des esprits distingués, à qui «le christianisme ne
suffit pas», osciller inquiets d’une incrédulité absolue à de puériles
superstitions? Inhabiles à honorer Dieu comme il mérite d’être honoré,
comment l’apaiserions-nous après l’avoir offensé? Il y aurait toujours
lieu de nous poser cette question troublante: mon péché est-il pardonné?
Comme écrasés sous le sentiment de l’infinie majesté, dont le mystère
impénétrable ajouterait encore à notre terreur, nous n’entendrions pas
au fond de la conscience cette consolante réponse: «Va en paix, tes
péchés te sont remis.»

Non moins obscure pour nous serait la question de notre destinée et il y
aurait là pour les grandes âmes qui se sentent plus à l’étroit dans ce
monde, une source de poignantes anxiétés. Que d’hommes d’élite, poussés
par cette inquiétude, sont venus comme M. Littré, se reposer aux pieds
du Christ! Ils se sont dit: Sans doute, la raison nous affirme que le
désordre doit tôt ou tard faire place à l’ordre; que les longues
douleurs patiemment supportées, l’immolation de soi-même au bonheur des
autres, la constante fidélité à ce que prescrit la conscience, méritent
plus que la satisfaction intime du devoir accompli. Mais quand et dans
quelles conditions la vertu sera-t-elle récompensée et l’injustice
punie? Pour donner à cette question une réponse claire, intelligible à
tous; pour verser une paix profonde à l’âme, qui, au milieu des plaisirs
trompeurs et des amertumes de la vie, ne perd jamais entièrement la soif
de l’infini, il fallait que son divin auteur lui parlât, s’approchât
d’elle pour s’en faire aimer, l’élever par degrés jusqu’à lui; et promît
de combler un jour, en se donnant à elle, l’immensité de ses désirs.


2.--Sans la foi, point de vie complètement vertueuse.

Puisque l’une des conditions préalables, pour arriver à la foi, est d’en
sentir le besoin et de la désirer, établissons-en la souveraine
importance, en faisant voir que, sans elle, il n’est guère de solide et
constante vertu, et point de vrai bonheur.

Sans religion, il est fort malaisé, pour ne rien dire de plus, d’être
vertueux. Il se peut bien que l’élévation naturelle de l’âme,
l’excellence de l’éducation, la nature même du caractère et du
tempérament, le manque de loisirs, l’éloignement des occasions dérobent
l’incrédule à certaines tentations ou l’empêchent, le cas échéant, d’y
succomber.

Mais, si privilégié soit-il, d’autres tentations plus délicates,
peut-être, auront prise sur lui. Où trouvera-t-il les moyens de leur
résister? En lui-même? Cela serait vraiment étrange. Il est des cas,--et
ils ne sont pas rares,--où le croyant, pour ne pas tomber, doit faire
usage contre le tentateur de toutes les armes que lui fournissent la
nature et la foi appuyées sur la grâce; il se voit forcé de recourir à
la prière, d’appeler Dieu à son secours, de songer au législateur et
juge suprême qui le contemple, lui intime ses ordres absolus, lui
montre, en perspective, selon l’issue de la lutte, de sublimes
récompenses ou de terribles châtiments. Comment, privé de tous ces
mobiles, dont le poids est infini, celui qui ne croit pas sera-t-il
toujours victorieux?

Le sentiment de l’honneur humain suppléera, peut-être, soit à la grâce
qui est un spécial secours de Dieu, soit au défaut de tout auxiliaire
surhumain! Sans doute, nous aurions tort de dédaigner le sens de
l’honneur, quand celui-ci est véritable. Mais, il faut bien convenir que
l’honneur, d’après lequel se guident ceux qui n’obéissent plus à aucun
motif surhumain, ne s’étend pas, d’ordinaire, aux pensées, aux désirs,
aux actions secrètes.

Un juge peu autorisé, l’opinion mondaine, décide dans ces questions
d’honneur; elle tolère et souvent absout bien des actes publics,
condamnables aux yeux de la conscience.

Elle ne regarde pas toujours comme un crime les unions dépourvues, non
seulement du visa civil, mais--ce qui est autrement grave--de la
bénédiction religieuse. L’infidélité conjugale, elle-même, en certaines
circonstances, n’attire aucune flétrissure. Il est tant de manières
habiles de voler ou de se mal conduire qui assurent l’indulgence du
monde, ce jury impersonnel et capricieux! Devant lui, ceux-là seulement
sont déshonorés, qui sont assez maladroits pour se laisser prendre la
main dans la poche du voisin, et se faire condamner aux assises. Encore,
un coup d’épée, bravement donné ou habilement esquivé, suffit-il, la
plupart du temps, à rétablir l’honneur compromis.

Quant aux sentiments d’honneur plus chevaleresques et plus élevés,
semblables à un juge intègre dont l’œil serait toujours ouvert sur la
vie entière, ils sont rares ceux qui les conservent dans leur première
délicatesse. Le sens religieux une fois émoussé, celui de l’honneur,
cette ombre pâle de la conscience, s’atrophie et s’altère peu à peu. Que
des passions ardentes viennent alors à s’attiser au fond du cœur; que
l’ambition, la haine, l’avarice, les amours illicites, la cupidité
soufflent sans trêve leurs coupables suggestions. Qu’un homme, en butte
à leurs terribles sollicitations, puisse se dire: Voilà de l’or, des
dignités, des plaisirs, je n’ai qu’à tendre la main pour en jouir, sans
que nul œil au monde y prenne garde... Qui osera affirmer que la volonté
toujours obsédée résistera toujours! Beaucoup d’hommes irréligieux, en
cela inconséquents, ne se fient guère à une vertu qui n’a pas pour
fondement la religion. Les opinions de Rousseau et même de Voltaire, à
cet égard, sont trop connues pour que nous les citions[4].

  [4] _Émile_, éd. Didot, vol. 2, ch. IV, p. 23, 114 avec la note p.
    119; articles de Voltaire sur l’_Athéisme_ dans le dictionnaire
    philos.

Jetée dans la société, cette idée qu’il n’est d’autre bonheur que celui
d’ici-bas et que la religion est un vain mot, me semble le plus
redoutable explosif qu’on puisse jamais imaginer. Comme le désir du
bonheur sort du fond de leur nature, il va de soi que les hommes
déploieront toute leur énergie pour le conquérir là où ils espèrent le
rencontrer. Anarchistes et socialistes ne sont si redoutables que parce
que leurs chefs ont détourné et déchaîné contre l’ordre établi ce
formidable instinct, en leur persuadant qu’il n’est pas de bonheur hors
de la vie présente.

Et vraiment, s’il n’est pas de législateur souverain qui ordonne,
récompense et punisse, les principes sur lesquels repose notre
civilisation perdent leur base sacrée. Les idées corrélatives de droit
et de devoir n’ont plus rien d’absolu et d’obligatoire; elles deviennent
inertes, comme un arc brisé. Pourquoi serais-je obligé de vous respecter
dans votre honneur, votre fortune ou votre vie? Pourquoi serais-je tenu
de respecter ma propre vie? Dieu supprimé, je ne vois dans ce qu’on
appelle devoir ou même vertu, qu’une affaire de convenance, de prudence
ou de bon ton. Au sens rigoureux, le devoir n’existe plus. Il y a encore
des actions malséantes, des gens inconvenants et grossiers; il n’y a
plus de criminels; le péché a disparu; car le péché suppose la violation
d’une loi établie et sanctionnée par un législateur suprême. Et nous
verrons plus loin que, dans l’état présent du monde, renier le Christ et
son Église, c’est, par une conséquence fatale, rejeter jusqu’à la
Providence divine.

Quoi qu’on ait pu dire, les seules conséquences morales qui découlent
des systèmes incompatibles avec la foi au surnaturel démontrent la
fausseté de ces systèmes. Le mensonge ne peut être un principe de vie
indispensable à l’individu et à la société. Vainement on s’efforce
d’esquiver cette écrasante objection, et de reconstruire une morale sur
des fondements nouveaux. A la suite de Kant, on élimine l’intervention
de Dieu comme principe de l’obligation morale et on fait dépendre
celle-ci de la raison humaine, ainsi devenue indépendante et autonome:
comme si une loi dont je suis l’auteur pouvait s’imposer à moi,
d’autorité! Comme si le lien que j’ai pu former, je ne pouvais le
défaire!

Pour m’obliger, invoquera-t-on l’intervention de l’État? Mais, d’abord,
la plupart de mes devoirs sont antérieurs à sa formation et survivraient
à sa destruction. Et puis, ceux qui en appellent à l’État comme au
principe d’obligation morale ne voient en lui que la résultante des
volontés individuelles, et tournent dans un cercle vicieux, d’où ils ne
sortiront qu’en s’attachant à des principes surhumains, c’est-à-dire
religieux.

La liste serait longue de tous les succédanés imaginés pour les
remplacer. L’intérêt, sous toutes ses formes, a été érigé en système
unique de morale par les _utilitaires_. Malgré leurs efforts, les
consciences honnêtes ne confondront jamais l’utile, l’avantageux avec
l’honnête, l’égoïsme avec la vertu, l’esprit de sacrifice avec un défaut
de calcul. L’un nous dit que le principe de la morale consiste à
subordonner l’inclination vers tel bien présent et inférieur à tel autre
bien éloigné mais supérieur. L’autre s’imagine nous entraîner dans les
rudes sentiers de la vertu, en nous avisant que nos bonnes actions
concourent au progrès de l’humanité. Tel croit nous ravir d’enthousiasme
en nous montrant d’avance les pages du siècle futur où seront retracés
les progrès accomplis par la génération dont nous faisons partie[5]. Un
dernier, enfin, nous conseille de nous en tenir bonnement aux coutumes
en vigueur autour de nous. Il oublie seulement de nous dire s’il
approuve le musulman qui épouse un nombre indéfini de femmes, le chinois
qui rejette son enfant nouveau-né, le sauvage enfin qui, fidèle à la
coutume, tue ses parents devenus infirmes!

  [5] BUCHNER: _Der Fortschritt_, 1884, p. 36.--ZIEGLER: _Sittliches
    Sein_, p. 42.

De tels jeux amusent peut-être les sceptiques bien rentés, rêvant à
loisir, l’hiver, près d’un bon feu, dans une chambre bien capitonnée.
Mais, au fond, ces philosophes n’ignorent pas qu’un homme, aux prises
avec les difficultés de la vie, se souciera peu d’une morale que
n’impose aucune autorité supérieure, que n’accompagne aucune sanction.
Ils savent bien qu’avec des toiles d’araignée on n’arrête pas les bêtes
fauves et qu’on n’apaise pas la faim avec des bulles de savon.

Voilà, en raccourci, ce que les prétendus sages, hostiles à la
révélation, ont imaginé de mieux pour supplanter les principes de la
morale religieuse. Ingénieusement échafaudés, leurs systèmes produisent
de loin sur l’œil inexpérimenté l’effet d’un imposant édifice. Regardés
de plus près, à leur base surtout, ils ne tiennent pas: un souffle
d’enfant les renverse.


3.--Sans la foi, point de bonheur.

La foi seule donne aux arrêts de la conscience, avec un complément de
lumière la force et l’autorité qui les rendent efficaces. Elle seule
également, dans les circonstances les plus critiques, est une
consolation et un appui. L’homme qui, aux heures de ténèbres, de
souffrance et d’angoisse, demande à une philosophie que n’éclaire et
n’échauffe pas la foi, des encouragements, des paroles d’espoir, ne sent
plus près de lui qu’une compagne aveugle, sourde, un cœur glacé, le
laissant seul aux prises avec l’épreuve.

Percez le voile dont leur fierté s’enveloppe; la tranquillité de parade,
dont se drapent les plus fermes, ne vous paraîtra qu’une sombre
résignation.--Le 24 mars 1898, M. Hanotaux, alors ministre des affaires
étrangères, prononçant, à l’Académie française, l’éloge de son
prédécesseur M. Challemel-Lacour, décrivait en ces termes l’attitude du
philosophe incroyant devant la mort: «Élégant et discret jusqu’au bout,
il entra dans le _chagrin_ d’abord, puis _dans le silence_, comme dans
les antichambres de la tombe... L’âme s’était repliée; elle se
préparait, dans une sorte de taciturnité farouche, aux inexprimables
lendemains... C’était, conforme à sa vie tout entière, la fin stoïque du
vieux loup, telle que l’a dite le poète des destinées:

    Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
    Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
    Puis après, comme moi, souffre et meurs, sans parler.»

Attendre avec la farouche résignation de la brute, le coup fatal qui le
fait passer du temps à l’éternité, voilà donc, au dire d’un admirateur,
l’idéal de l’incroyant. Sombre est sa mort; non moins sombre est sa vie.
La philosophie, qui, au moment suprême, ne lui propose rien de mieux que
l’exemple du loup, n’offre contre les épreuves de l’existence humaine
aucun vrai réconfort.

De grâce, quelle doctrine se cache donc sous le «stoïcisme actif et
vigoureux» dont l’académicien fait honneur à son héros? Que signifie
cette «religion secrète et réservée», cette «ambroisie dont les
grossiers mortels ne veulent pas»? Qu’on appelle ces conceptions
philosophiques _pessimisme_, _positivisme_, _matérialisme_,
_scepticisme_, _égoïsme transcendantal_, _nihilisme_, elles n’en sont
pas moins vides et désolantes. Le devoir y apparaît comme l’effet de la
volonté individuelle de l’homme. La vie humaine y est présentée sans vue
sur _l’au-delà_, comme «une chasse incessante», dans une arène fermée
par des murs de granit, «où tantôt chasseurs, tantôt chassés, les êtres
se disputent les lambeaux d’une sinistre curée»; partout la lutte, la
souffrance, puis la mort sans réveil; «ainsi dans les siècles des
siècles jusqu’à ce que notre planète éclate en morceaux»[6].

  [6] Voir encore le discours prononcé à l’Académie par M. Hanotaux, le
    24 mars 1898.

Puisque l’incroyant n’attend rien après cette existence terrestre, on
peut bien dire que pour lui le vrai bonheur n’existe pas. On voit, il
est vrai, des gens qui se disent incroyants et dont la vie, vue par le
dehors, semble heureuse. Mais on voit aussi des criminels qui,
joyeusement en apparence, montent à l’échafaud, tandis que le fond de
leur âme est livré à la stupeur ou au désespoir. Ne confondons pas le
bonheur intime et véritable avec la joie extérieure. Celle-ci n’est
souvent qu’un masque, parfois une menteuse caricature. N’oublions pas,
d’ailleurs, que, parmi les incroyants, il en est beaucoup de fort
superficiels: ceux-ci tâchent de vivre dans un étourdissement perpétuel
de projets, de désirs et de sensations. Quant aux conséquences logiques
de leur doctrine, ils n’y réfléchissent guère; comme le poète épicurien
de Rome, ils se gardent bien de songer au sort que leur réserve le
lendemain.

Il y a pourtant, même pour les existences les plus agitées, pour les
âmes les plus mobiles, les esprits les plus superficiels, un moment où
les joies factices s’épuisent et disparaissent; où l’intelligence et le
cœur se sentent à l’étroit dans le cercle borné qu’enferme la vie
présente. Alors des réflexions, jusque-là refoulées, surgissent au fond
de l’âme avec une force irrésistible. En présence d’un deuil inopiné,
d’un brisement soudain, d’une souffrance sans espoir de guérison, l’âme
compare tristement son désir ardent de connaître, de comprendre et
d’aimer avec les mesquines et caduques réalités, en dehors desquelles
l’incrédule ne distingue rien. Il y a entre ce besoin légitime,
incompressible de l’infini qu’il éprouve, et la sphère étroite, vulgaire
où le mure sa croyance, un contraste si violent que la partie la plus
intime de son être en est toute meurtrie.

Il aspire à voir le vrai, au foyer d’où partent tous ses rayons; et il
est enveloppé de ténèbres. Il souhaite de s’unir intimement, par la
contemplation et l’amour d’un objet toujours le même, toujours vivant,
qui, réciproquement, verse continuellement sur lui, par son regard, son
souffle et l’influence de tout son être, les purs trésors d’une bonté et
d’une tendresse inépuisables; et, par contre, au lieu d’un océan
d’affections pures, sans fond et sans rives, où il cherche à s’abreuver,
ses lèvres ne sont humectées que de rares gouttes, dont sa soif est
exaspérée. A la place du bonheur sans mélange et sans terme, que sa
nature réclame, il trouve, au premier coup de sonde, le vide douloureux,
la fin de toutes les jouissances d’ici-bas; elles ne lui apparaissent
profondes que parce qu’elles sont troubles et agitées. Puis, à mesure
qu’il les sent diminuer et tarir au dedans comme au dehors, la
disproportion entre ses joies et ses désirs s’accroît, son sort se
révèle à lui plus affreux.

Il se croit jeté sur la terre, semblable à la vague roulée au hasard par
l’océan et il se dit que, dans un instant, il disparaîtra comme elle,
confondu dans la poussière ou dispersé aux quatre vents du ciel. De sa
famille, de ses amis, de tout ce qu’il aime, il se voit séparé pour
jamais. Plus il est aimé et se sent pris par des liens étroits, plus
douloureux et profond est le déchirement. C’est le supplice d’un homme
qui, en adressant aux siens un dernier adieu, regarde le tombeau dans
lequel il sera muré vivant. A moins qu’il n’étouffe toute pensée et
toute prévoyance, ses plaisirs les plus vifs, par cela seul qu’il les
sait éphémères, évoquent, au moment même où il les goûte, de plus
violents désespoirs et de plus âpres regrets.

Ce ne sont point là des peintures fantaisistes, des fantômes créés par
l’imagination surchauffée d’un croyant. C’est la réalité même, qui se
pose inexorable en face de celui qui n’a pas la foi, dès que le tumulte
de ses impressions et le bruit du monde ne l’étourdissent plus.

En voici l’aveu de la bouche de David Frédéric Strauss, le père de
l’incrédulité contemporaine, un homme dont le cœur était aussi froid que
le style, et qu’on n’a guère l’habitude de ranger parmi les âmes
sentimentales: «On se voit, dit-il, engagé dans cette monstrueuse
machine du monde, aux roues dentelées; on l’entend siffler, frapper,
broyer; pas un instant de sécurité; d’un mouvement inexorable la roue
nous saisit, les marteaux nous écrasent, et ce sentiment d’abandon
absolu a quelque chose d’épouvantable[7]!» Ne dirait-on pas un condamné
qui, sonnant son glas funèbre, lui donne un son plus déchirant? Et à ce
mal il ne trouve d’autre remède que de ranimer en soi la pensée de
l’évolution universelle, de continuer par le souvenir les amitiés
brisées par la mort, de se réjouir des beautés de la nature et de l’art,
de s’associer par sympathie aux plaisirs et aux douleurs d’autrui, de
remplir sa tâche et, enfin de «_s’abandonner aveuglément à la nécessité
et d’être joyeux de mourir_».

  [7] _Der alte und der neue Glaube_, 8e éd. Bonn., 1875, p. 268.

Ainsi, à toutes les douleurs humaines l’athée n’offre rien de mieux que
l’impassibilité de la mort: si la vie est intolérable, elle cesse au
moins de peser sur ceux qui ne sont plus. De tous les conseillers du
suicide, croyez-le bien, le plus persuasif n’est pas la souffrance ou la
misère, mais le manque de foi.

Les statistiques nous apprennent que parmi les cent vingt ou cent
quarante décès enregistrés chaque jour à Paris, il y a, en moyenne, de 2
à 3 suicides. Au moment où nous écrivons ces lignes on signale au cours
de la semaine qui vient de s’écouler, sur 884 décès, 27 suicides et 17
autres morts violentes. De ceux qui succombent volontairement, il en est
bien peu qui croient en Dieu et surtout au Christ[8]. Les uns n’ont pas
reçu d’éducation chrétienne; d’autres, corrompus par les exemples
pervers, les mauvaises lectures, dominés par leurs passions, ont étouffé
la croyance qui était leur unique frein et leur dernier appui. Il n’est
pas rare que le prêtre en écoutant les confidences de certaines âmes
éprouvées, recueille de ces sortes d’aveu, qui, à la fois, l’attristent
et le consolent: «Si je n’étais arrêté et soutenu par la foi, je ne
résisterais pas à tant d’épreuves.»

  [8] Voir l’article de M. PROAL: _Les suicides par misère, à Paris_
    (_Revue des Deux-Mondes_, 1er mai 1898). A noter cet aveu:
    «J’attribue le défaut de résignation à l’affaiblissement du
    sentiment religieux dans le Peuple de Paris», p. 144.--Voir aussi
    l’article de M. HENRI JOLY: _Les suicides des jeunes à Paris_,
    d’après les archives du Parquet. (_Correspondant_, 10 avril 1898, en
    particulier, p. 62.)

Voilà pourquoi, s’il est louable de soulager les misères corporelles, et
d’ouvrir aux indigents des maisons hospitalières, il est plus méritoire
encore de soigner et de guérir les misères de l’âme, de donner aux
désespérés la force de vivre, en leur faisant connaître, aimer et
craindre Dieu, en leur montrant le chemin de l’espérance et de la foi.

Ah! il est autrement consolant que l’exemple du loup cité par M.
Hanotaux, l’exemple d’un Homme-Dieu subissant la mort pour m’en adoucir
les amertumes, et me frayer la voie vers une vie glorieuse,
immortelle!--Quand Malesherbes vint annoncer à Louis XVI qu’il était
condamné à mort, il ne put maîtriser ses sanglots. Quelle ne fut pas son
admiration de voir le roi aussi calme que s’il eût été question, pour
lui, d’un court voyage: «Ne pleurez pas, dit-il à son ancien ministre,
nous nous reverrons dans un monde meilleur.» Le surlendemain, 21 janvier
1793, apprenant la fin héroïque de son prince, Malesherbes ne put
s’empêcher de s’écrier: «Il est donc vrai que la religion seule peut
inspirer une parfaite sérénité en un tel moment.»

Quant à lui, l’ancien protecteur des philosophes, qui s’était piqué de
penser comme eux, il retrouva dans le malheur les convictions de son
enfance. Un an plus tard, condamné a son tour à l’échafaud, il disait à
son petit-fils de Tocqueville qui venait l’embrasser: «Mon ami, si vous
avez des enfants, élevez-les pour en faire des chrétiens; il n’y a que
cela de bon[9].» C’était reconnaître que la foi est le viatique
indispensable, la condition de la vertu sans défaillance et du vrai
bonheur.

  [9] _Les Lamoignon, une vieille famille de Robe_, par L. VIAN. Paris,
    Lethielleux, 1896, p. 305, 306 et 311.

La vie morale, pour prospérer, exige donc une atmosphère supérieure, où
elle se renouvelle, s’alimente, s’épure et se fortifie incessamment.
Telles que des plantes privées de soleil, les vertus de l’incroyant, le
plus heureusement doué, languissent d’ordinaire et n’atteignent jamais
leur plein développement.

Au contraire, éclairé, stimulé, soutenu par son divin guide, l’homme qui
a la foi se sent porté de degré en degré, plutôt qu’il ne marche, vers
la perfection. Il gravit allègrement le rude sentier de la vie; il
franchit plein d’espoir le sombre passage de la mort. Et tout ce qu’il
aime, ou du moins, tout ce qui _mérite_ d’être aimé, il ne le quitte un
instant que pour le retrouver.

Il est une patrie invisible, un asile indestructible où toutes les âmes
chrétiennes se donnent rendez-vous. Ceux qui ne croient pas oublient
vite. Pour eux, disparue la fleur, rien ne reste du parfum qui les
charmait. Comment s’intéresser au néant? Dans le cœur, au contraire, de
celui qui croit, et surtout à l’autel du Christ, se perpétue le culte du
souvenir; souvenir non point banal et impuissant, mais suave pour ceux
qui survivent, et salutaire à ceux qui sont partis. «Ce que je vous
demande seulement, disait à son fils sainte Monique mourante, c’est que
vous vous souveniez de moi à l’autel du Seigneur, en quelque lieu que
vous soyez.»

La lumière et la paix que donne ici-bas la révélation, ne sont que le
crépuscule et l’avant-goût de la vision et du bonheur réservés, dans la
vie à venir, aux âmes vertueuses. Pourtant, ces lueurs et ces douceurs
secrètes évoquées par la foi, nourries par la charité, prolongées par
l’espérance, laissent loin derrière elles, par leur sérénité, tous les
plaisirs terrestres et caducs. Quel incroyant, pour peu qu’il pense et
réfléchisse, n’a maintes fois envié le sort de celui qui, à l’heure où
tout sombre, embrasse quelque chose de permanent, de celui qui se dit:
«Le Maître que j’adore, invisible par nature, s’est rendu sensible pour
entrer en société avec moi à toute heure, il est là qui m’éclaire,
m’aide, me console et me soutient. Il me communique la vie surnaturelle
qui a sa source au pied de la croix; il me stimule par ses préceptes,
m’entraîne par ses exemples; et de vertu en vertu, si je le veux suivre,
m’emporte sur les ailes de son amour jusqu’à la ressemblance et l’union
avec Dieu.» Pas de fardeau que cette conviction n’allège, pas de deuil
qu’elle ne rende supportable. Quelles que soient ses épreuves, l’âme
croyante cherche et trouve, par la prière, un refuge assuré dans le sein
de Dieu. Là, comme l’oiseau, que la vigueur de ses ailes a élevé
au-dessus de la sphère des tempêtes, elle plane dans une région sereine,
à peine secouée par le contre-coup des orages qui grondent au-dessous
d’elle.




CHAPITRE II

LES RAISONS DE CROIRE

1. La foi est une conviction; preuves à l’appui.--2. Athée ou
catholique.--3. Obligation de croire.


1.--La foi est une conviction; preuves à l’appui.

Sur toutes les questions capitales, la religion seule peut donner à ceux
qui s’y attachent la lumière, la certitude, l’espérance et la paix. La
révélation ne comble pas seulement les désirs du cœur; elle offre aussi
toutes les garanties légitimes que peut exiger la raison. Examiner ces
preuves sans écouter aucune prévention, c’est la première démarche qui
s’impose pour acquérir la foi. Quel homme sensé croirait indigne de lui
d’étudier une religion dont les plus grands esprits, tandis qu’ils
étaient de sang-froid, ont toujours parlé avec admiration; dont ses
adversaires les plus acharnés,--tel Renan,--n’ont pu s’empêcher d’avouer
qu’elle est «le plus beau code de la vie parfaite et de la religion
absolue», un système plausible aux yeux de la raison, qui jusqu’ici n’a
guère été attaqué que par des «polissons».

Sans doute, la révélation offre des côtés obscurs; mais, dans l’ordre
même naturel, quelle est la science qui n’ait ses mystères?
Douterez-vous de tout, parce que vous ne pénétrez le fond de rien? Grâce
à Dieu, autour de l’édifice du christianisme, la lumière perce assez les
ténèbres pour nous laisser voir, avec ses proportions surhumaines, la
main du divin ouvrier qui l’a bâti, et le maintient debout contre le
formidable assaut de toutes les passions coalisées.

A cette lumière mêlée d’ombre, l’esprit ne se fait pas tout d’un coup.
Il y faut une préparation où Dieu et l’homme ont chacun leur part. C’est
par un enchaînement de vérités dont l’une éclaire l’autre que l’on est
conduit, sans violence, jusqu’au cœur de la révélation.

A moins de mettre en doute jusqu’à notre existence, il faut bien
convenir qu’il existe un Dieu absolument parfait. Trouvant son bonheur
en lui-même, cet être infini pouvait, sans aucun doute, rester éloigné
de nous, à qui, d’ailleurs, il ne devait rien. Mais, si en considérant
la nature de l’homme et celle de Dieu, je n’ai pas le droit de conclure
avec certitude à l’existence de la révélation, cependant, plus je médite
sur la bonté illimitée du Créateur, sur les tristes errements de la
sagesse et de la philosophie profanes, sur l’impérieux besoin de
certitude que nous éprouvons à l’égard de Dieu et de notre destinée,
plus il me paraît non seulement possible, mais vraisemblable, qu’il a
voulu entrer en communication directe avec une créature capable de le
connaître et de l’aimer, lui parler autrement que par la voix de
l’univers, et peut-être pousser la condescendance jusqu’à lui découvrir
les secrets de sa vie intime.

Les rapports de Dieu avec l’homme que la raison, livrée à elle-même,
soupçonne et que le cœur pressent, il est aisé de les constater, si,
sortant de la pure spéculation, nous passons sur le terrain des faits.

Ici, nous voyons se dérouler un long cortège de preuves, qui éclaire de
ses mille rayons la physionomie divine du Christ. Depuis l’origine du
monde, il remplit le temps et l’espace de son nom, de son histoire et de
son influence. Il est annoncé et attendu comme un Dieu. Ouvrez l’Ancien
Testament, vous y trouverez décrites toutes les circonstances de sa vie,
de sa mort et de son triomphe. Il n’est pas jusqu’aux nations païennes
dont les récits ne s’accordent avec ceux de la Bible et qui ne se
tournent vers l’Orient, où doit naître d’une vierge leur libérateur[10].

  [10] PLATON. _Le Politique_. XVI. éd. A.-F. Didot, vol. I, p. 586.

Aussi, rien d’exagéré dans cette parole de Jean de Muller à Charles
Bonnet: «Toute l’histoire s’éclaire à mes yeux depuis que je connais
Jésus-Christ.»

Celui-ci n’est pas encore né et déjà il règne, à des degrés divers, sur
les peuples de l’ancien monde, comme le soleil, auquel il est comparé
par le psalmiste, avant de monter à l’horizon, jette sur les montagnes
et dans le fond des vallées des clartés inégales, qui vont grandissant à
mesure qu’il se rapproche. Les espérances de l’univers ont-elles été
déçues? Pour le décider, ouvrons le petit livre qui fait suite à
l’Ancien Testament, le perfectionne et le complète. Une tradition
ininterrompue, dont l’apologétique moderne a vérifié tous les anneaux,
ne permet pas de douter que les Évangiles aient été réellement composés
par saint Matthieu, saint Jean, saint Marc et saint Luc, c’est-à-dire
par des témoins bien informés des événements qu’ils racontent. Or ces
historiens qui ne méritent pas moins de créance qu’un Sénèque ou un
Tacite, leurs contemporains, témoignent que les anciennes traditions
ayant trait au Messie ont été réalisées, avec un accord admirable, dans
la personne de Jésus-Christ. Les prophéties de l’Ancien Testament,
celles du Nouveau, les miracles du Christ et de ses disciples, la
perfection de sa vie, de sa morale et de sa doctrine, son pouvoir
incomparable pour transformer les individus comme les sociétés qui
l’adorent: voilà par où se révèle la céleste origine du christianisme.
Tout y trahit la voix d’un Dieu, inimitable à la créature.

N’y eût-il, au lieu d’une longue suite de miracles, qu’un seul fait
avéré, celui de la résurrection du Christ, il n’en faudrait pas
davantage pour justifier pleinement notre foi. De providentielles
circonstances donnent à cette preuve une force singulière. Le Christ
vient d’être crucifié et enseveli. Dispersés, craintifs et consternés,
les apôtres semblent ne plus se souvenir que leur maître a prédit qu’il
sortirait du tombeau. Quelques jours s’écoulent et voici que soudain ces
hommes sont transformés. Tous, ils prêchent intrépidement que Jésus de
Nazareth est ressuscité d’entre les morts.

Se tromperaient-ils? Impossible: le Christ leur est apparu plus de dix
fois; il a mangé avec eux, leur a fait toucher son côté transpercé,
s’est élevé en leur présence dans les cieux. Voudraient-ils nous duper?
Mais à quelle fin? Si pervers que soit un homme, il ne se plaît point à
mentir, sans qu’il y trouve quelque avantage. Or étudiez de près les
apôtres: il y a dans leur parole un accent de parfaite loyauté, ils
conviennent de leurs anciens torts, ils s’accusent, ils s’humilient, ils
ne nous cachent pas qu’ils ont abandonné leur maître sur le chemin du
Golgotha. Et pourtant, les voilà fermes, obstinés, unanimes à prêcher
que le Christ est vraiment ressuscité.

Si Jésus n’a pas triomphé de la mort, ses disciples sont complices d’une
exécrable imposture ou frappés de folie. Car toutes les espérances
fondées sur lui croulent; s’ils ont de la droiture et du sens, un seul
parti leur reste: c’est d’avouer leur erreur. A ce prix, la bonne grâce
des Juifs leur est assurée. Mais vouloir imposer à l’adoration de
l’univers un corps sans vie et sans vertu, et qu’un sacrilège mensonge a
déshonoré, quel crime et quelle sottise! Qu’ont-ils à espérer? Sur la
terre, un échec certain, accompagné ou suivi des supplices les plus
infamants; et après cette vie, les éternels tourments que le Dieu juste
et jaloux auquel ils croient, réserve aux imposteurs pleinement
conscients de répandre un culte idolâtre.

Et pourtant ces hommes simples, timides et craignant Dieu, marchent,
sans jamais hésiter, à la conquête du monde, ne doutant pas qu’il
tombera tôt ou tard à genoux devant leur maître crucifié. Les injures,
les mépris, ce que la cruauté humaine a de plus raffiné et la mort de
plus horrible, ils l’affrontent d’un front serein et d’un cœur joyeux.
On a vu, j’en conviens, des fanatiques épris d’une idée fausse la
défendre jusque dans la mort. Mais jamais, non jamais, on ne nous
montrera des hommes vraiment religieux qui sacrifient leur honneur, leur
vie, une âme qu’ils savent immortelle, pour affirmer un fait sensible,
aisé à constater et dont ils connaissent parfaitement la fausseté.

Expliquer l’origine et la merveilleuse histoire du christianisme par
l’illusion ou l’imposture, est-ce autre chose que donner le vice ou la
folie pour support aux plus admirables vertus, que faire du Créateur le
complice d’une erreur ou d’un mensonge? N’est-ce pas nier la Providence
et l’existence même de Dieu?--A ces dogmes, dans l’ordre actuel, s’unit
aussi, par les liens les plus forts et les plus étroits, la divine
origine de l’Église catholique.

Assurément, le Christ, en fondant sa religion, a voulu qu’elle fût
transmise une et invariable aux apôtres et à leurs successeurs; que par
eux elle s’étendît à travers tous les siècles et toutes les nations,
pour devenir la règle souveraine des intelligences et des volontés, leur
donnant une même naissance spirituelle, comme aux enfants d’une seule
mère, les unissant dans une même foi, leur proposant un même idéal de
perfection absolue à réaliser par la participation aux mêmes sacrements.

Pour remplir son dessein, le Christ--et cela devait être--a établi une
société hiérarchique, dont les chefs reçoivent leurs ordres sacrés, leur
autorité, leur symbole de foi et leur mission de lui et de ses
successeurs immédiats, les apôtres. Qu’un seul anneau de la chaîne
ininterrompue qui doit les relier à l’Église primitive soit brisé, et
tous ceux qui en dépendent rompent avec la société voulue et réalisée
par Notre-Seigneur.

Aussi son divin fondateur a-t-il voulu que, pour maintenir l’accord dans
la foi et la discipline entre ses divers membres, elle possédât toujours
un chef, centre d’autorité et juge suprême des controverses; principe
d’unité et de vie d’autant plus nécessaire à l’Église que celle-ci se
dilate davantage et étend plus au loin à travers l’espace et le temps
ses vigoureux rameaux.

«S’il n’existait une primauté dans l’Église, disait le protestant Hugo
Grotius, les controverses seraient interminables, comme elles le sont
dans le protestantisme[11].» La divine institution d’un juge
infaillible, dans les questions qui touchent à la foi, est, d’ailleurs,
nécessaire, pour l’éducation du genre humain. Cette pensée, on le sait,
frappa vivement Augustin Thierry, au cours de ses études historiques;
elle fut le trait de lumière qui le conduisit droit à l’Église
catholique[12].

  [11] HUGO GROTIUS. _Via ad pacem Eccles._, titul. VII, op., t. IV,
    édit. Basil, p. 658.

  [12] Lettre de Gratry, _Conn. de Dieu_, t. I, append.

Voilà pourquoi l’Église ne peut être une société particulière, limitée à
un siècle, ou à une nation. Elle doit embrasser toutes les nations comme
tous les siècles. Il est donc nécessaire qu’elle demeure toujours
visible et qu’elle apparaisse à tous les yeux attentifs, non seulement
unique, catholique, apostolique, mais sainte dans ses lois, ses dogmes,
sa discipline, merveilleuse école de sainteté, où ne cesse jamais de
fleurir, avec l’humble piété, l’éclatante vertu des miracles.

Or ces notes caractéristiques de la véritable Église instituée par
Notre-Seigneur, l’Église romaine seule les possède; seule entre les
sociétés chrétiennes, elle est une dans ses dogmes, sa discipline, ayant
un organe central indispensable au maintien de l’unité; seule elle est à
la fois sainte, catholique et apostolique, et depuis dix-huit siècles
met sur les lèvres de ses enfants ces paroles des apôtres: «Je crois à
l’Église une, sainte, catholique et apostolique.»--«Les sectes, dit le
docteur protestant Martensen, veulent bien se mettre en rapport avec les
apôtres; mais elles ont perdu le fil historique qui le leur
permettrait.»


2.--Quiconque ne renie pas Dieu doit aboutir au catholicisme.

Nous ne pouvons qu’indiquer ici les preuves de la religion chrétienne et
catholique; il faut, pour en comprendre toute la force, les voir
développées tout au long dans un traité d’apologétique. Simplement
exposées, elles ont une incontestable clarté. Il est, du moins, évident
qu’on ne peut regarder comme déraisonnable ou imprudent celui qui y
adhère. Un homme sensé, dans les affaires même les plus importantes,
exige-t-il des motifs plus impérieux pour se décider? Qu’il ait une
chance contre vingt de sauver, par ses efforts, sa fortune, sa vie, son
honneur, et il compte pour rien les plus rudes fatigues. Eh bien, de la
révélation nous avons des preuves absolument concluantes. Elle ne répond
pas seulement à nos désirs les plus élevés et les plus ardents; elle
n’est pas seulement une source de paix et de bonheur pour l’individu, la
famille et la société. Elle s’impose aussi comme venant de Dieu par des
signes éclatants; en sorte que les renier, c’est par contre-coup
s’attaquer à la Providence, au dogme de la survivance de l’âme, aux
principes mêmes sur lesquels se fonde la différence entre le bien et le
mal et qui sont la base de l’ordre moral et social. Aussi, des
positivistes, comme le blasphémateur Proudhon, dans son ouvrage _De la
Justice dans la Révolution et l’Église_, et dans ses _Confessions d’un
Révolutionnaire_, conviennent-ils qu’il n’y a pas de milieu, pour un
esprit logique, entre l’athéisme et le catholicisme; que «l’Église
catholique est la plus pure, la plus complète, la plus éclatante
manifestation de l’essence divine; qu’il n’y a qu’elle qui sache
l’adorer...»

Plusieurs de ceux qui excluent la révélation se piquent d’une prétendue
religion naturelle; mais c’est un jeu d’équilibriste où bien peu se
maintiennent. Quelques-uns, témoin Jules Simon, vont, tôt ou tard, au
Christ, qui, les bras ouverts, les attend sur la croix. Quant aux autres
déistes, leur Dieu devient vite sourd, aveugle et muet; il cède la place
au Dieu du panthéiste. Voyez Renan: après avoir renié l’Église
catholique, il ne voit bientôt plus dans la Providence et l’immortalité
de l’âme que «de bons vieux mots un peu lourds». La vieille morale suit
aussi la déroute du dogme. Il en vient à regarder comme une vanité la
chasteté, la fidélité conjugale, comme les autres vertus, et finit par
incarner dans le libertin «la vraie philosophie de la vie[13]».

  [13] _Revue des Deux-Mondes_, 15 nov. 1882, p. 254; 1er nov. 1880, p.
    77.

La vue des funestes conséquences de l’incrédulité confirme la justesse
de ces belles paroles de La Bruyère, dans son chapitre sur _les Esprits
forts_: «Si ma religion est fausse, voilà le piège le mieux dressé qu’il
soit possible d’imaginer; il était inévitable de ne pas donner tout au
travers et de n’y être pas pris... Où aller? où me jeter, je ne dis pas
pour trouver rien de meilleur, mais quelque chose qui en approche?... Il
m’est plus doux de renier Dieu que de l’accorder avec une tromperie si
spécieuse et si entière.» En effet, comment croire en Dieu et tenir en
même temps la religion chrétienne pour fausse? En ce cas, l’erreur, si
erreur il y avait, remonterait jusqu’à lui.

Mais il est impossible que l’athée ait raison ou que Dieu nous trompe.
Si profonds que soient les abaissements du Créateur dans une religion
pleine de mystères, l’étonnement cesse quand on songe à ce que peut la
divine miséricorde. Elle nous donne la clef des choses les plus
incompréhensibles. On le sait, la seule pensée que la puissance et
l’amour infinis sont la cause de tant de merveilles, suffit, au
témoignage de Bossuet, à ramener de l’incrédulité à la foi la princesse
Palatine.


3.--L’obligation de croire.

Quand un homme, comme il y est tenu, prête une sérieuse attention à ces
preuves fondamentales de la religion; quand il s’efforce d’en saisir
toute la valeur, le moment vient vite où la vérité lui apparaît assez
clairement pour motiver un acte de foi. Dès lors, croire n’est pas
seulement faire œuvre de sens et de sagesse; c’est remplir un devoir
rigoureux. L’homme qui, éclairé sur la vérité de la révélation, recule
devant l’acte de foi, sera condamné: _Qui non crediderit condemnabitur._
Dieu, en nous proposant ses dogmes et ses préceptes, ne nous permet pas
de les rejeter au gré de notre humeur.

Prétendre que l’obéissance est de notre part facultative, c’est une
hypothèse à tous égards insoutenable. Notre Maître, selon l’expression
de l’Écriture, remue le ciel et la terre pour nous instruire et nous
apprendre la manière dont il veut être honoré; il nous presse, il
exhorte, il menace, il s’immole dans sa nature humaine pour cimenter de
son sang les pierres de l’Église, où il nous presse d’entrer. Après le
Christ, les apôtres répètent qu’il n’est point d’autre nom sur la terre,
hormis celui de Jésus, dont la vertu puisse nous sauver, et qu’un
Évangile différent du sien, vînt-il du ciel, il ne faudrait point
l’écouter. Le commandement divin pouvait-il être à la fois plus
rationnel et plus pressant?

Pour esquiver cet ordre, on nous dit: la révélation n’est-elle pas un
privilège? Sans doute, mais un privilège que nous impose d’autorité, en
vue de notre bonheur et de sa propre gloire, celui dont nous dépendons
corps et âme. La vie surnaturelle qui nous est offerte et à laquelle
nous sommes initiés par l’acte de foi, il n’est pas plus permis de nous
y soustraire que d’étouffer en nous la vie naturelle par le suicide.
Pour qui a quelque souci du respect dû à Dieu et de ses propres
intérêts, c’est donc un crime ou une folie de renier la foi ou de ne
point faire effort pour la reconquérir. Vainement chercherait-on une
sérieuse excuse qui libère la conscience de ce devoir urgent, on n’en
trouvera pas.




CHAPITRE III

LES DISPOSITIONS POUR CROIRE

1. L’orgueil d’une raison trop exigeante, grand obstacle; exemple de
Renan.--2. Nécessité d’une adaptation: Humilité; prière.--3. Autres
obstacles: Les sens et le cœur.--4. Les écarter par la docilité,
l’esprit de sacrifice, la fidélité aux bonnes œuvres.


1.--L’orgueil d’une raison trop exigeante, grand obstacle; exemple de
Renan.

En examinant les preuves de la religion, qui sont développées tout au
long par les apologistes catholiques, il importe de se mettre en garde
contre une déception, où se heurtent la plupart des rationalistes, et
qui, dès les premiers pas, peut compromettre une conversion. Qu’on ne
cherche pas dans ces arguments, tout concluants qu’ils soient,
l’évidence immédiate et l’absolue clarté des axiomes mathématiques.
Demander à tout un ordre de vérités un genre de démonstration qu’elles
ne comportent pas, c’est un vice de méthode qui, à l’avance, frappe
toute recherche de stérilité.

Il est diverses classes de connaissances dont l’objet, d’ailleurs
absolument certain, ne se découvre pas sous le même jour[14]. Telles
vérités sont plus à notre portée et se laissent mieux saisir que
d’autres; elles ne s’adressent qu’à l’intelligence et n’intéressent à
aucun degré les facultés affectives, c’est-à-dire le cœur et la
sensibilité. Les vérités religieuses, au contraire, entraînent pour ceux
qui les reconnaissent de graves conséquences, dont l’appréhension suffit
à porter le trouble au fond de l’âme. Quand on les considère, du cœur
surtout s’élèvent des nuages, qui offusquent la clarté des meilleurs
raisonnements.

  [14] Voir OLLÉ-LAPRUNE: la _Certitude morale_.

Elle est donc plus vraie qu’il ne semble de prime abord, cette parole de
Vauvenargues: «C’est le cœur qui doute dans la plupart des gens du
monde; quand le cœur se convertit, tout est fait, il les entraîne.» Une
raison altière, exigeante à l’excès; des passions qui s’accommodent mal
du joug religieux, tels sont les principaux obstacles à la foi.

Pourquoi, dans notre siècle, de tant d’âmes que l’on croirait s’élancer
vers Dieu, un petit nombre seulement le rencontrent-elles? Entendez-vous
les plaintes, parfois déchirantes, de tous ces enfants prodigues de
l’Église catholique qui soupirent vers la foi perdue? «Je voudrais avoir
la foi et les vertus de ma mère!»--«Mon Dieu, faites-moi croire!»
s’écrient-ils en prose et en vers. D’où vient que ce mouvement,
d’ordinaire, n’aboutit pas, et que les projets de conversion avortent, à
peine ébauchés? Serait-ce un indice que Dieu n’entend pas ces sanglots
d’un cœur endolori, ou, s’il les entend, qu’il les dédaigne? Non
assurément la voûte d’airain, immobile au-dessus de nos têtes et contre
laquelle se briseraient les plaintes humaines, n’est qu’une fiction des
poètes. Il n’est pas de vœux, si timides soient-ils, que Dieu repousse;
mais il attend mieux que des désirs fugitifs, aussitôt évanouis qu’ils
sont éclos.

Sincères, croyons-nous, en de rares moments, ces plaintes ne sont pas
soutenues par la prière humble et persévérante qui frappe sans se lasser
aux portes du monde invisible; elles sortent d’un cœur qui continue
d’obéir à ses passions terrestres, indocile à suivre les inspirations
d’en haut. Si, par intervalles, il s’humilie comme pour adorer, il se
redresse bientôt, dans l’attitude de la défiance ou de l’orgueil.
Inconscients ou non, nous voudrions plier Dieu à nos caprices vraiment
trop exigeants. Comme Thomas, l’incrédule, nous voudrions que le Christ
nous fît palper, avec sa chair sacrée, la vertu même de sa divinité!
Nous ressemblons au malheureux qui, tombé, la nuit, dans un précipice et
voyant un guide charitable se présenter à lui pour l’en arracher,
repousserait ses avances et exigerait pour le suivre qu’il se montrât en
plein jour.

A cet égard, rien de plus tristement instructif que la crise qui, il y a
cinquante ans, jetait Renan du sanctuaire où il allait entrer parmi les
pires ennemis de la religion catholique. Lui aussi, à en juger par ses
confidences, a laissé éclater quelques regrets; mais combien arrogants
et altiers, vis-à-vis de la Providence! Il n’abdiquerait pas sa foi,
écrivait-il à sa sœur, le 11 avril 1845, «si Dieu lui accordait, en ce
moment, cette illumination intérieure qui fait toucher l’évidence et ne
permet plus le doute». Il convient en même temps que tenir la religion
chrétienne pour fausse, c’est faire preuve d’un esprit borné, car jamais
«le mensonge ne peut produire d’aussi beaux fruits[15]». En dépit de ces
derniers aveux, Renan, qui fut, on le sait, un pauvre logicien, hésite
et doute. Et comme s’il voulait se décharger de la terrible
responsabilité qu’il encourt, il s’ingénie à montrer son état d’âme
comme la résultante fatale des circonstances. «Il ne dépend pas de lui
de voir autrement qu’il ne voit», dit-il à sa sœur; et celle-ci, depuis
longtemps émancipée de toute idée religieuse, encourage le libre penseur
encore timide et lui répond qu’«il ne dépend de personne de s’obliger à
croire».

  [15] Lettre du 11 avril 1845. (_Revue de Paris_, 1er septembre 1895,
    p. 58.)

Par de discrètes insinuations, par des mots savamment évocateurs, cette
femme, dont la culture intellectuelle et la distinction d’esprit
n’atténuent pas les immenses torts, excita, fortifia ses inclinations au
scepticisme en matière religieuse et son horreur naissante de la
discipline cléricale. Un manque _absolu_ d’humilité chez Renan, la
lecture des philosophes sceptiques ou panthéistes d’Allemagne, avant de
s’être armé d’une bonne logique pour démêler leurs sophismes, achevèrent
d’en faire un apostat. Il n’est pas même nécessaire de supposer chez
celui qui écrira plus tard l’_Abbesse de Jouarre_ et donnera aux jeunes
gens des conseils peu édifiants, certains motifs d’ordre intime qui ne
se disent pas. En tous cas, nous ne consentons pas à voir en Renan,
comme on l’a dit, «un esclave de sa conscience», un homme loyal, «fidèle
à son devoir». Non, vous aurez beau chercher dans sa vie et ses écrits,
vous n’arriverez pas à saisir un caractère généreux et droit.

Croyez-le bien, quand il commence ses études de philosophie et de
théologie au séminaire, ce ne sont ni les austères obligations de la vie
sacerdotale, ni les charmes de la vérité qui l’attirent. Il étudie avec
ardeur, mais pour se distinguer. Jamais il ne vise, durant ses heures de
travail, à glorifier plus tard son Dieu, à éclairer, consoler et relever
les âmes. Ce ministère convient aux esprits communs; il se croit d’une
essence supérieure, si on en juge d’après ses _Souvenirs d’enfance et de
jeunesse_. «La première fois, nous dit-il, avec une pose de paon, que
mes condisciples m’entendirent argumenter en latin, ils furent surpris.
Ils virent bien alors que j’étais d’une autre race qu’eux et que je
continuerais de marcher quand ils avaient trouvé leur point
d’arrêt[16].» Un peu plus tard, il confie à sa sœur qu’«une réputation
commencée l’assure déjà qu’il parviendrait à sortir de l’insipide
vulgaire».

  [16] _Souvenirs d’enfance et de jeunesse_. (_Revue des Deux-Mondes_,
    1er novembre 1880, p. 91.)

De tels hommes sont trop épris d’eux-mêmes, pour tout sacrifier à la
vérité, surtout à la vérité religieuse dont s’accommode mal leur
amour-propre. On peut croire Renan, d’ordinaire si discret sur ses
défauts, quand il écrit à l’un de ses amis de séminaire, l’abbé Cognat:
«Je suis fort égoïste; retranché en moi-même, je me moque de tout[17].»
Où l’on peut douter de sa sincérité, c’est quand il déclare à ses
lecteurs que la perte de la foi est chez lui la résultante de ses études
dans l’histoire et l’exégèse. En réalité, dès les premiers mois de sa
philosophie, l’esprit d’indépendance, le désir de se distinguer et la
fausse direction intellectuelle où il s’engage, à l’insu de ses maîtres,
le jettent vite hors de la droite voie. Il estime, en effet, que «la
première condition de la philosophie naturelle est de n’avoir aucune foi
préalable». Dans son langage, cela signifie qu’il faut débuter dans
cette étude par un doute réel, effectif, universel. C’est une méthode
erronée et très dangereuse: celui qui ne se fie ni à l’aptitude de la
raison à discerner le vrai du faux, ni au fonds indispensable de
connaissances, qui lui sont transmises par voie d’autorité, celui-là,
s’il est conséquent, restera enfermé dans son scepticisme.

  [17] Lettre à un ami du séminaire, l’abbé Cognat, dans le
    _Correspondant_ du 25 janvier 1883, p. 337.

Renan, ses confidences le prouvent, a cessé de croire au témoignage de
la raison humaine, quand il rejette les données de la foi. «On est
frappé, observe-t-il, de l’incertitude de toutes les opinions qui ne
sont fondées que sur la raison[18].»

  [18] Lettre d’Issy, 15 sept. 1842. (_Revue de Paris_, 15 août 1895.)

«Je perdis de bonne heure, raconte-t-il ailleurs, toute confiance en
cette métaphysique abstraite qui a la prétention d’être une science en
dehors des autres sciences et de résoudre à elle seule les plus hauts
problèmes de l’humanité. La science positive m’apparut dès lors comme la
seule source de la vérité[19].» Bref, il doute déjà de l’existence d’un
Dieu personnel et de la spiritualité de l’âme; et, au lieu de chercher
dans la prière, auprès de ses maîtres ou dans les grands apologistes
chrétiens la solution de ses difficultés, il se dresse de toute sa
petite taille, pour lutter, selon son expression, avec Dieu. Et comme
s’il n’était point assez fort et hardi pour secouer par lui-même le joug
de la religion, il cherche dans les objections de ses livres de classe,
surtout dans la métaphysique brumeuse de Kant et de ses successeurs, des
raisons qui encouragent ses instincts de libre penseur. Lui qui prétend
rejeter toute autorité en matière philosophique, il écrit à sa sœur:
«J’aime beaucoup la manière de tes penseurs allemands, quoique un peu
sceptiques et panthéistes. Si tu vas jamais à Kœnigsberg, je te charge
d’un pèlerinage au tombeau de Kant[20].»

  [19] _Souvenirs d’enfance et de jeunesse_. (_Revue des Deux-Mondes_,
    15 décembre 1881, p. 741 et 742.)

  [20] Lettre du 15 décembre 1847.

En définitive, si Renan a cessé de croire, c’est donc sa faute. Lui-même
avoue qu’à ce point de vue, il n’est pas sans reproches[21]. On serait
tenté non point de l’excuser entièrement, mais de le plaindre quand,
avec tous les dehors d’une vive émotion, il s’écrie: «Que de fois j’ai
maudit le jour où je commençai à penser, et j’ai envié le sort des
simples, que je vois autour de moi si contents, si paisibles; Dieu les
préserve de ce qui m’est arrivé[22]!» Mais là encore se trahit sa
colossale vanité, et l’on songe avec tristesse et indignation aux
quarante années consacrées par cet homme à tuer dans l’âme des croyants
la foi à Dieu, au Christ, à la vertu et à une vie future, sachant bien
d’ailleurs que toute éclipse de la religion chrétienne entraîne avec
elle un immense déclin dans la morale et le vrai bonheur du monde
civilisé. Tout s’explique si on se souvient que Renan était, de son
aveu, fort enclin à «se moquer de tout» et à «manquer de franchise dans
le commerce de la vie[23]».

  [21] Lettre à l’abbé Cognat. (Le _Correspondant_ du 25 janvier 1883,
    p. 314.)

  [22] Lettre du 21 juin 1845. (_Revue de Paris_, 1er septembre 1895.)

  [23] _Revue des Deux-Mondes_, 15 novembre 1882, p. 255.


2.--Nécessité d’une adaptation: humilité, prière.

Nous savons pourquoi Renan apostasia: l’humilité, la droiture et la
générosité d’âme lui firent défaut. Ceux qui à travers des épreuves
douloureuses conservent la foi ou la conquièrent, comme Maine de Biran,
Marceau, Gratry, Lacordaire, Louis Veuillot, Augustin Thierry, etc.,
suivent le chemin opposé. Ils cherchent, ils aiment la lumière, non pour
devenir plus savants, mais pour devenir meilleurs; ils ne s’acharnent
point à trouver Dieu en défaut pour se dispenser de croire et de
soumettre leur vie à ses préceptes. Ils vont à lui avec leur âme
entière. Ils savent que ce n’est pas toujours assez, pour connaître
pleinement la vérité religieuse, de la faire poser devant la raison
comme l’objet devant la chambre noire du photographe. La foi n’est pas
«un précipité chimique» qu’il faut considérer d’un regard curieux et
désintéressé, un «phénomène objectif qui se passe en nous et devant
lequel nous devons rester passifs[24]». Tout au plus, la méthode prônée
par les positivistes serait-elle suffisante, appliquée aux questions
d’ordre moral, si le regard de l’âme humaine était parfaitement pur.
Malheureusement, même après que les preuves des vérités religieuses ont
été clairement exposées, il peut y avoir en nous des obstacles qui les
empêchent d’agir et de produire la conviction. Pour en être bien
pénétrés, il est besoin de préparer et d’accommoder notre âme, par une
sorte d’épuration intérieure, à recevoir la lumière qui nous vient des
hommes et surtout celle qui descend directement de Dieu.

  [24] _Examen de conscience philosophique_, par M. Ernest Renan.
    (_Revue des Deux-Mondes_, 15 août 1889, p. 721.)

Est-ce que toute connaissance ne requiert pas une adaptation préalable
entre l’âme et son objet? C’est là une des lois essentielles qui
président à l’éclosion de la pensée et même de la sensation; en sorte
que les philosophes ont défini la vérité comme l’assimilation ou
l’équation entre le sujet connaissant, c’est-à-dire l’intelligence, et
l’objet connu dont elle reproduit les traits. _Veritas est adæquatio
inter rem et intellectum._ Or il est bien évident que plus une faculté
sera bien disposée et dégagée des obstacles qui arrêtent, détournent ou
dénaturent l’action de l’objet qui s’y reflète, plus la vérité y
resplendira fidèle et précise. Un miroir déformé, ou seulement couvert
çà et là d’un peu de vapeur ne présentera de son objet qu’une image
confuse et menteuse. Plus parfait que les instruments sortis de nos
mains, l’œil s’accommode avec une rare souplesse à la distance et aux
dimensions des choses qu’il contemple. Mais un brin de paille, placé
devant lui, c’est assez pour troubler la vision. Au lieu d’un obstacle
extérieur à l’œil ou d’un accident transitoire, supposez un vice
organique, le daltonisme par exemple. Dès lors, l’œil ne sera plus
sensible aux rayons rouges, verts ou violets.

Dans les choses du cœur, il y a également des faits qui, évidents pour
les uns, restent pour les autres des énigmes indéchiffrables. Il n’est
pas rare d’entendre des personnes se plaindre qu’elles ne sont pas
comprises. Je veux bien avouer que ces natures-là ne sont pas toujours
transparentes. Mais il n’en ressort pas moins que certains états d’âme
sont lettre close pour des esprits doués peut-être d’une science
profonde, mais qui manquent de je ne sais quelle délicatesse et
flexibilité de sentiment, et dont le tempérament froid et concentré ne
s’harmonise en rien avec le caractère auquel ils se heurtent.

Toute dissonance trop forte entre l’âme et les vérités d’ordre moral qui
lui imposent de graves obligations l’empêche aussi de les saisir: si les
lois de la géométrie, a-t-on dit bien des fois, s’opposaient autant à
nos passions et à nos intérêts présents que les préceptes de la morale,
leur certitude serait contestée et combattue à grand renfort de
sophismes.

Ce jugement n’a rien d’exagéré; nous voyons tous les jours des
consciences faussées par l’habitude du crime, appeler, avec une demi
bonne foi, ce qui est bien, mal; et ce qui est mal, bien. Tous vos beaux
raisonnements, par exemple, ne convaincront jamais certains anarchistes
que leur cause est injuste et immorale, si vous ne redressez d’abord
leur volonté.

Il est donc aisé de comprendre que, pour recevoir l’empreinte fidèle de
la vérité chrétienne, il soit nécessaire de l’étudier avec les
dispositions dont le Christ nous offre le parfait modèle, et, autant
qu’il se peut, de lui ressembler. L’un des traits humains les plus
saillants de sa physionomie est l’humilité. Aussi l’exige-t-il tout
d’abord de ceux auxquels il se communique: _Et cum humilibus
sermocinatio ejus._ Au contraire, c’est de loin qu’il regarde
l’orgueilleux qui, n’ayant rien que d’emprunté, se redresse pour traiter
avec lui d’égal à égal. La bonté l’ayant poussé à se révéler, il devait
sans doute se présenter à nous, environné de signes qui rendissent toute
méprise impossible. Mais, en qualité de Seigneur et Maître, il avait en
même temps le droit de s’imposer d’autorité à notre intelligence et à
notre volonté, et de les contraindre à s’humilier devant les mystères
cachés dans les abîmes de l’essence infinie.

Idéal achevé de la Justice et de la Sainteté, il exige moins de ceux qui
l’approchent les dons d’une intelligence supérieure que l’excellence des
dispositions morales. Et c’est de quoi il faut lui savoir un gré infini.
Par là, il relève la valeur des convictions religieuses et en même temps
les rend accessibles à toute bonne volonté. Si la facilité d’arriver à
la foi, d’où dépend notre éternel avenir, se mesurait sur la pénétration
d’esprit, le talent, le génie ou la science, et non sur la droiture
d’âme et les efforts pour devenir meilleur, Dieu ne semblerait-il pas
préférer à la culture morale la culture intellectuelle: ce qui, à coup
sûr, ne pourrait manquer de nous choquer?

La prière est à la fois un acte d’humilité et un acte de confiance en
Dieu. Aussi est-ce l’un des moyens les plus nécessaires et les plus sûrs
pour se préparer à la foi et obtenir du ciel plus de lumière et de
force. Ce que disait le capitaine Marceau: «Je crois, parce que j’ai
réfléchi et prié», combien de convertis pourraient le répéter! Lancée
d’un cœur humble et persévérant, la prière monte vers les cieux comme un
trait acéré: elle pénètre, dit l’Écriture, la nue où Dieu se cache et en
fait descendre la grâce comme une pluie fécondante sur une terre
desséchée: _Oratio humiliantis se penetrabit nubes._ (Ecclesiastic.,
XXXV, 2.)


3.--Autre obstacle: les sens et le cœur.

Dieu s’éloigne de l’orgueilleux; il se cache aussi à l’âme qu’absorbe le
désir des jouissances terrestres. Elle n’est pas assez libre ni assez
pure pour voir la vérité et la suivre. Elle ne se possède pas: comment
se tournerait-elle vers Dieu? Elle n’a de souci, elle ne vit que pour
les objets dont elle est éprise. Si on lui parle d’une religion dont
l’observation est incompatible avec l’état criminel où elle se complait,
elle s’en détournera comme d’un souvenir importun.

Que ne fait pas l’esclave des voluptés pour se distraire et s’étourdir?
Mis, pour ainsi dire, de force en face des preuves de notre foi, il se
tourne d’instinct vers les objections et s’ingénie à trouver des raisons
qui le dispensent de croire. Il n’est pas rare alors que la Vérité,
méconnue, se venge en se voilant par degrés, de sorte que la conscience,
d’abord inquiète, finit par se tranquilliser un peu et s’assoupir dans
une obscurité qui est presque la nuit. Ainsi, quand la vase monte du
fond d’un réservoir à la surface, l’eau perd sa transparence et ne
reflète plus rien de l’azur des cieux. Les rayons du soleil qui
l’enveloppent de toutes parts sont pour elle comme s’ils n’existaient
pas. Délivrée de ses éléments impurs, elle redeviendra une nappe limpide
où se réfléchiront les astres du firmament: Heureux ceux qui ont le cœur
pur, car ils verront Dieu.--Un jeune homme ayant un jour proposé au P.
de Ravignan ses doutes contre la foi, l’illustre prédicateur, avant de
discuter avec lui, le détermina d’abord à se confesser. Quand l’enfant
prodigue se releva, pleurant de joie et de repentir, les objections
qu’il croyait insolubles avaient disparu.

Certes, nous ne prétendons pas que les obstacles à la foi soient
toujours de ceux qu’il coûte d’avouer, comme l’attrait des jouissances
sensuelles ou la cupidité. Beaucoup plus rarement, à coup sûr, que parmi
les catholiques croyants et surtout pratiquants, on rencontre assez
souvent, parmi les protestants et quelquefois même parmi les incrédules,
des personnes dont le sentiment est élevé, le caractère bienveillant, la
vie honnête ou du moins exempte de ces scandales auxquels prédispose
singulièrement la morale mondaine, autrement dite indépendante. Sur la
haute mer du scepticisme, on voit de ces rares et privilégiés
nageurs--_rari nantes_--qui se soutiennent plus ou moins longuement près
de l’abîme où sombre la foule des libres penseurs.

Pourquoi ces âmes, qu’on dirait naturellement chrétiennes, que la morale
de l’Évangile attire, se détournent-elles des dogmes qui en sont la base
nécessaire, et restent-elles ainsi hors de l’Église? Ne serait-ce pas la
marque d’une certaine insouciance au sujet de leurs devoirs envers Dieu
et de leur destinée? On s’imagine avoir fait le tour des preuves de la
religion, et l’on déclare n’être pas satisfait. De vrai, le catéchisme
qu’on apprit autrefois, si on ne l’a pas oublié, n’a jamais été
approfondi. Pendant que les objections courantes de la libre pensée
continuaient de pénétrer sous mille formes dans l’esprit, l’instruction
religieuse, qui aurait permis d’étouffer l’erreur ou de lui résister,
loin de se développer, s’arrêtait brusquement ou même s’effaçait.


4.--On écarte ces obstacles par la docilité, l’esprit de sacrifice, la
fidélité aux bonnes œuvres.

Chez ces hommes dont nous craindrions de médire, la distinction
d’esprit, l’amabilité de caractère, rehaussées, si l’on veut, par une
tenue correcte, s’allient aisément avec une indépendance d’esprit,
souvent louable vis-à-vis des hommes, mais blâmable à l’égard de Dieu.

Sous une générosité réelle se cachent aussi les raffinements d’un
égoïsme à peu près inconscient qui répugne à tout effort soutenu pour
reconquérir la foi; on ne veut pas rompre les attaches, renverser les
obstacles qui séparent et isolent de Dieu. Comment un homme qui ne
refuse à son esprit, à son imagination, à son cœur et à ses sens, aucun
de ces désirs, aucune de ces jouissances ou de ces curiosités que la
morale mondaine autorise, mais que la religion catholique condamne,
enfermera-t-il sans quelque violence ses inclinations dans le cercle que
lui trace la foi? Il lui faudrait un désir du mieux plus intense, plus
continu et qui se traduisît en actes. Il faudrait ne point admettre de
degrés dans les renoncements nécessaires, ne point se réserver, comme
Saül, la meilleure part dans les sacrifices que Dieu ordonne, en un mot
se soumettre pratiquement à la vérité religieuse dans la mesure où elle
se découvre, pour avoir le droit de dire qu’on est en règle avec sa
conscience au sujet de la foi.

Le Christ est la vérité, mais la vérité en marche et vivante: _via,
veritas et vita_. Pour le bien comprendre il faut l’imiter et le suivre.
Toutes les bonnes œuvres rapprochent de lui. Les pratiques du
christianisme observées avec un vif désir d’être éclairé ne manquent pas
de réagir sur l’âme. Et qu’on ne dise pas qu’il est peu honnête d’agir
extérieurement en chrétien sans avoir une foi parfaite, et qu’une telle
conduite serait de l’hypocrisie. Comment voir un défaut de sincérité ou
de prudence dans un homme qui, ayant à cœur de mener une vie vertueuse
et agréable à Dieu, rentre d’abord dans le devoir autant qu’il dépend de
lui, et travaille ensuite à mettre ses convictions en plein accord avec
sa conduite?

Sans doute, l’ordre logique demande que la raison soit avant tout
instruite et éclairée. Et telle est la voie qu’il faut s’efforcer de
suivre. Mais il serait téméraire de vouloir imposer des règles absolues
aux opérations de l’Esprit divin; celui-ci, avec une souplesse
admirable, se fait tout à tous et, quand un esprit est droit, sait
s’accommoder à sa méthode, fût-elle parfois extraordinaire. Il est des
âmes qui ont besoin d’admirer et surtout d’aimer la religion pour la
bien connaître et arriver à la certitude qu’exige l’acte de foi. En
observant certains préceptes de la religion, elles en voient mieux la
beauté, la grandeur et la sainteté. Et cette vue leur ouvre
l’intelligence de ce qu’elles comprenaient mal. Au fond, c’est déjà la
vérité qui se montre d’abord par ses côtés les plus aimables et se
découvre peu à peu plus entièrement à mesure qu’on se rapproche d’elle
et qu’on la chérit davantage.

N’est-ce point par ce détour que Maine de Biran a été amené à la foi?
Pressé par le sentiment de sa _misère_, il aspire d’abord à trouver au
milieu des fluctuations de tout ce qui est mortel, quelque chose de
permanent. Pour se rapprocher de Dieu qui seul ne passe pas, il tâche de
devenir meilleur, il prie, il s’adonne aux «bonnes œuvres», et le goût
suave et la profonde quiétude qu’il éprouve doublent les clartés de son
intelligence, enfin initiée à la grâce de la foi: _Gustate et videte
quia suavis est Dominus._ «J’ai vu, disait quelques jours avant sa mort
le célèbre économiste Frédéric Bastiat, que la meilleure partie du genre
humain est du côté des croyants: j’ai fait comme eux, j’ai pris la chose
par le bon bout, par l’humilité»; et, purifié par le sacrement de
pénitence, il s’écriait en mourant: «La vérité, oh! je vois enfin la
vérité[25]!»

  [25] AUG. NICOLAS, _L’Art de croire_, t. II, p. 9.

Cette méthode est conseillée par la prudence et n’offre guère que des
avantages, quand un homme, en quête de la vérité dans l’ordre religieux,
s’aperçoit que les ténèbres qui l’environnent tardent trop à se
dissiper. Il voit bien, malgré toutes les difficultés qui l’arrêtent,
que le catholicisme comparé aux autres systèmes de religion et de morale
est sans contredit le mieux prouvé, le plus raisonnable, le plus
logique, le plus admirable par les vertus qu’il suscite, la paix
intérieure qu’il établit, l’espoir qu’il provoque et fortifie. Pourquoi,
dès lors, craindrait-il de se tromper en soumettant son esprit et son
cœur à cette règle souveraine, puisque, tout compte fait, c’est encore
le parti le plus sûr; puisqu’il est en droit de présumer, sur l’autorité
de nombreux exemples, que la lumière tant souhaitée apparaîtra tôt ou
tard à un degré suffisant pour calmer ses inquiétudes. Une noble
convertie de l’anglicanisme, Lady Herbert de Lea, a traduit la même idée
en une phrase saisissante dans sa pittoresque familiarité: «On
s’imagine, dit-elle, qu’il est nécessaire d’avoir dissipé tous les
doutes avant de franchir le dernier pas. Au contraire, il faut faire le
plongeon pour en arriver à tout voir et à tout comprendre; Dieu
récompense de la sorte notre foi et notre simplicité[26].»

  [26] _Comment j’entrai au Bercail_, traduction de M. de Beauriez.
    Paris, 1898.

Si, d’ailleurs, quelqu’un n’a pas assez de foi pour se soumettre à des
pratiques chrétiennes, il peut et doit au moins supplier le divin auteur
de l’univers de l’éclairer et lui donner des gages de sa docilité.
Fût-il tenté contre Dieu, c’est encore à lui qu’il faut demander la
force et la lumière. Celui qui prie et ne se complaît pas dans le doute,
porte en lui un germe de foi que la grâce de Dieu entretient et
développe à travers les circonstances les plus diverses. Il grandit sous
les douleurs, les deuils, les épreuves de toute sorte, sous les bonnes
œuvres surtout, et un jour la conscience s’aperçoit avec joie qu’en elle
s’est épanouie, pour ne plus se faner, la fleur céleste de la foi.

On ne s’étonnera pas de nous entendre nommer ici un sympathique et
brillant poète, que nous avons l’honneur d’avoir pour voisin, et dont,
sans quitter notre bureau de travail, nous apercevons, à cette heure, la
calme demeure et le petit jardin, pâle image de la _Fraisière_. On
devine M. Coppée. Lui-même nous racontait naguère, avec une émotion et
un charme pénétrants, comment, sous la pression de la souffrance et le
pieux souvenir de sa mère, a jailli dans son cœur la prière, qui l’a
remis en pleine possession de la foi.




CHAPITRE IV

LE DEVOIR ET LA MANIÈRE DE CROIRE

1. Doutes obsédants; leurs causes.--2. Remède: Appels à la raison et à
l’intervention de la volonté.--3. Elle est légitime, la foi étant un
acte libre et vertueux, non moins qu’une conviction.


1.--Doutes obsédants; leurs causes.

Dieu se manifestera donc tôt ou tard à celui qui le cherche de toute son
âme et s’efforce de réaliser le bien dans la mesure où il se dévoile. Le
point lumineux grandira de façon à dissiper tout doute sérieux. Même
alors, cependant, pour ne point diminuer le mérite inhérent à la foi,
Dieu proportionne sa lumière à nos besoins et, d’ordinaire, ne la
prodigue pas. Toujours son objet, malgré les preuves irréfragables qui
en montrent l’existence, reste lui-même dans un clair-obscur, impalpable
et comme invisible.

C’est qu’une des conditions de l’acte de foi chrétienne est qu’il soit
libre. Il est de sa nature que nous puissions, à notre gré, le poser ou
bien l’omettre. Or comment pourrions-nous refuser notre assentiment à la
divinité du Verbe, par exemple, si cette vérité, l’un des objets de
notre foi, était en elle-même resplendissante de clarté. Alors, ce ne
serait plus la foi, mais la science; bien plus, s’il s’agit des vérités
d’ordre surnaturel et des mystères, leur contemplation _sans voiles_
serait la _vision béatifique_, acte d’intuition qui est le privilège des
élus.

Entre celui qui _croit_, au sens propre du mot, et celui qui _sait_, la
différence n’est pas dans un degré divers de certitude. Elle est en
ceci, que l’homme de science saisit directement quelque chose de son
objet. Il le voit tantôt en lui-même, tantôt dans ses causes, tantôt
dans ses effets ou dans quelque rayon qu’il projette. Au contraire,
croire ou faire un acte de foi, c’est admettre une chose qu’on ne voit
point, sur l’_autorité d’un témoin_, qui sert ainsi d’intermédiaire
entre nous et l’objet. Il est clair que si le témoin est bien instruit
de ce qu’il raconte et d’une probité éprouvée, conditions qu’il est
souvent aisé de constater, nous serons aussi sûrs des faits qu’il nous
annonce que s’ils se passaient sous nos yeux.

Néanmoins, quand ces faits sont anciens, éloignés, d’un caractère
extraordinaire, l’intelligence, surtout si elle est poussée par le
mauvais vouloir, se voit sollicitée par des difficultés plus ou moins
spécieuses. Elle est portée à contrôler avec plus de sévérité ces
preuves qui sont des miracles.

Et puis, plusieurs des vérités qui font partie de la révélation sont non
point inintelligibles en elles-mêmes, mais incompréhensibles à notre
raison; et ces mystères, par une sorte de réaction, jettent quelques
ombres sur les événements qui en attestent du dehors l’absolue
certitude. Aussi, quand la raison sera éclairée et convaincue, tous les
nuages ne seront pas, pour cela, dissipés. Et, plus les vérités, fondées
sur le témoignage le moins suspect, seront élevées, plus l’esprit devra
faire effort pour se débarrasser de pensées troublantes qui, telles que
des oiseaux de nuit, voltigeront autour de lui. Les croyances les plus
fermes et les plus éclairées ne sont pas toujours à l’abri de ces
inquiétudes qui devancent la réflexion. Du moment que le doute survient
comme par surprise, sans acquiescement de notre part, la foi demeure
indemne.


2.--Remède au doute: appels à la raison et à la volonté.

Si obsédant que soit le doute, lui résister est toujours un devoir. Et
la tâche devient aisée pour celui qui a su approfondir, ne fût-ce qu’une
fois en sa vie, l’une ou l’autre des preuves classiques de sa croyance.
A la suite d’un attentif et loyal examen, il a été convaincu que la foi
ne déprime pas la raison, mais la perfectionne; que son objet est aussi
bien prouvé que la plupart des faits historiques, dont nul ne s’avise de
douter, et qu’il est non seulement légitime, mais rigoureusement
obligatoire de s’y attacher. L’intelligence, éclairée par ces preuves
convaincantes qu’elle ne perd pas de vue, sait que les doutes, d’où
qu’ils viennent, sont imprudents et illogiques.

Dès lors, si spécieuses que soient les objections qu’on lui oppose, un
homme sensé répondra comme répondait le chef des incrédules, Voltaire, à
des difficultés analogues: «Si on vous prouve une vérité, cette vérité
existe-t-elle moins parce qu’elle traîne après elle des conséquences
inquiétantes[27]?»

  [27] _Dialogues d’Éphémère_. Second dialogue: _Sur la Divinité_. Édit.
    du Journal _le Siècle_, t. VI, p. 137. Même aveu dans ses _Remarques
    sur le bon sens_, éd. citée, t. IV, p. 746, et dans son _Traité de
    Métaphysique_, ch. II.

Eh bien, les faits sur lesquels repose ma foi sont aussi incontestables
que les exploits de César. Ces faits prouvent que le Christ est Dieu et
a fondé l’Église catholique. Il importe peu qu’entre les conséquences
qui découlent de ces faits il y ait plusieurs mystères, c’est-à-dire des
choses dont je ne comprends pas la nature, parce qu’elle dépasse
infiniment mon intelligence. Ma raison tient les deux bouts de la chaîne
et tranquillise ma foi sur les chaînons invisibles qui les réunissent;
si, d’ailleurs, toute certaine qu’elle est du bien-fondé de sa croyance,
elle hésite et se trouble devant une difficulté qu’elle est impuissante
à résoudre directement, elle trouve dans la volonté, pour l’aider à
croire, un auxiliaire tout-puissant.

C’est le devoir de celle-ci d’intervenir. Pour déterminer indirectement
l’acte de foi, il suffit qu’elle opère une salutaire diversion aux
doutes importuns, qu’elle détourne l’esprit des difficultés plus ou
moins imaginaires qui l’inquiètent et le ramène sur les raisons d’une
valeur éprouvée qui le rassurent. Tel un matelot se dégage, de haute
lutte, des récifs et des tourbillons puis, parvenu vers la haute mer, il
ouvre ses voiles au seul vent favorable et se dirige droit vers le port.

En certaines circonstances l’action de la volonté est encore plus
prompte et plus décisive. Obéissant à la voix de la raison et du devoir,
sollicitée par les plus sacrés intérêts qui sont en jeu, elle peut et
doit pousser directement l’intelligence, d’ailleurs suffisamment
éclairée, à donner son assentiment, et l’entraîner, comme de haute
lutte, à faire un acte de foi. Ainsi, un chef d’armée, sûr de la justice
de sa cause, de l’excellence des dispositions prises avant le combat,
surtout de la position avantageuse qu’il occupe et d’où il domine des
ennemis sans valeur, imposera silence aux murmures de ses soldats
timides et hésitants, et, s’élançant à la tête de ses meilleures
colonnes, entraînera toutes ses troupes ralliées à la victoire.


3.--Ces appels à la volonté sont légitimes; car la foi est un acte
vertueux et libre non moins qu’une conviction.

Pourquoi cette double intervention de la volonté serait-elle illégitime?
Quel est l’homme qui, sans scrupule, n’écarte tous les jours, par un
acte de volonté, des difficultés heurtant ses opinions, du moment que
celles-ci lui semblent d’autre part suffisamment justifiées. Par un de
ces appels à la volonté, Renan lui-même, si on l’en croit, posait
quelques limites à son scepticisme et continuait de croire à la réalité
du monde physique: «Le scepticisme subjectif a pu m’obséder par moments,
écrivait-il dans ses _Souvenirs d’enfance et de jeunesse_; il ne m’a
jamais fait sérieusement douter de la réalité; ses objections sont par
moi tenues en séquestre dans une sorte de parc d’oubli; je n’y pense
pas.»

D’ailleurs bien que ce soit la volonté qui, au dernier instant, nous
détermine à l’acte de foi, il n’en est pas moins vrai que croire est le
fait de la faculté intellectuelle. Car à la raison seule il appartient
de discerner le vrai du faux, de juger de la valeur du témoignage, sur
lequel s’appuie et se mesure la foi; et, suivant la confiance que mérite
le témoin, de donner à la vérité qu’il propose tel degré d’adhésion.

La volonté attend donc d’être éclairée pour se porter vers l’acte de
foi, qu’elle atteint, pour ainsi dire, par le dehors. Elle est comme le
nerf de l’intelligence. L’une et l’autre faculté n’est pas moins
nécessaire à l’homme pour croire aux vérités révélées, que l’œil, les
ailes et les serres à l’oiseau pour découvrir et saisir sa proie.

En effet, placée seule en face des vérités révélées, l’intelligence
humaine, faute de pénétration, les saisirait mal. Si elle n’était point
faussée par les préjugés, elle regarderait, il est vrai, la révélation
comme plausible et même digne de sa créance. Mais son assentiment, s’il
se produisait, serait faible, hésitant. L’esprit, faute de cette
évidence qui rend tout doute impossible, oscillerait sans cesse du oui
au non, selon qu’il s’arrêterait aux arguments en faveur de la
révélation ou à ceux qui lui sont contraires.

En toute hypothèse, cette adhésion serait le résultat exclusif d’une
démonstration philosophique et se mesurerait uniquement sur elle. Or, un
tel assentiment ne mérite point les louanges et les récompenses qui sont
décernées à la foi. Elles ne lui conviennent que parce qu’elle est une
vertu. Or, c’est le propre de l’acte vertueux et méritoire d’être
essentiellement libre.

Concluons que toute âme a le droit et le devoir d’employer toute sa
force de volonté pour devenir et rester croyante. Son libre arbitre, en
arrêtant et maintenant la raison sur les plus solides preuves de la
révélation, doit contribuer à produire en elle de fermes convictions
religieuses. C’est à lui de l’entraîner ensuite, au travers de quelques
obscurités plus apparentes que réelles, vers une entière adhésion à la
parole de Dieu. Celui-ci, étant la vérité souveraine comme il est la
bonté infinie, exige l’hommage complet de notre intelligence et de notre
cœur. C’est son droit de ne vouloir être cru ni aimé à demi; et il
manquerait certainement quelque chose à l’hommage de notre esprit et de
notre cœur, s’il n’était à la fois libre et absolu.




CHAPITRE V

LA FOI EST UNE GRACE A LA PORTÉE DE TOUS

1. Promesse du Christ universelle.--2. Vérités qu’il est indispensable
de croire.--3. Elles sont accessibles aux plus déshérités.


1.--Promesse du Christ universelle.

Est-ce donc assez de nos bons désirs, de nos efforts d’intelligence et
de volonté pour produire un acte de foi? Non, s’il s’agit d’un acte de
foi surnaturel, par lequel, en adhérant à une vérité révélée, sur la
parole même de Dieu, nous méritons sa faveur et coopérons à notre
justification. Il faut absolument qu’un secours extraordinaire du ciel,
la grâce, intervienne alors pour illuminer notre intelligence, fortifier
notre volonté et hausser leurs actes au-dessus de la sphère naturelle.

Ce concours tout gratuit de Dieu, qui transforme nos œuvres et leur
donne un éclat et une valeur en quelque sorte infinis, nous fait-il
défaut, nous ne pouvons rien pour mériter ou conserver l’amitié divine;
car la vie dont la grâce est le principe surpasse d’autant la vie de
l’intelligence que cette dernière surpasse la vie des sens, et la vie
des sens la matière inanimée: «_Sine me, nihil potestis facere._ Sans
moi, vous ne pouvez rien.» (Jo., XV, 5.)

Heureusement, en nous rappelant que nous avons besoin de lui,
Notre-Seigneur affirme aussi que son secours ne nous fera jamais défaut;
il n’est pas d’homme qui ne puisse dire, comme l’apôtre: «Je puis tout
en celui qui me fortifie.»

La foi surnaturelle est donc indispensable au salut; d’autre part,
personne n’y parvient par ses seules forces; il y faut, avec le bon
vouloir, un secours particulier de Dieu, secours que nul effort humain,
s’il n’écoutait que sa justice, ne pourrait lui arracher.

Mais, voici surgir une formidable difficulté, qui de tout temps a été
pour les âmes faibles une cause de scandale. N’est-on pas en droit de
nous dire: Nous comprenons que ceux qui vivent au milieu des nations
chrétiennes, et qui cherchent la vérité religieuse d’une volonté droite
et d’un cœur pur, parviennent tôt ou tard à la foi. Nous croyons sans
peine que Dieu leur prodiguera les grâces de lumière et de force dont
elles ont besoin et leur offrira mille occasions de connaître la
révélation et de se convertir.

Mais tournez-vous maintenant vers ce nombre prodigieux d’âmes sur qui ne
tombe aucun rayon de la révélation. Il serait étrange que, parmi elles,
il ne s’en trouvât point de bonne foi. Eh bien, comment ces déshéritées
arriveront-elles à croire? Dieu se révélera-t-il quelque jour à elles
dans une mesure suffisante pour qu’elles soient sauvées? Montrez-nous
au-dessus de leur tête l’étoile envoyée jadis aux mages, et les anges
dépêchés vers les bergers pour les conduire au berceau de l’Enfant-Dieu.

Non, notre Dieu n’est pas comme celui du déiste, «un Dieu mort», ou,
selon l’expression de Scherer, «un machiniste caché dans les nuages»,
impuissant à secourir ceux qui l’invoquent. Il ne coopère pas seulement
à l’évolution des êtres qu’il a créés; sa providence surnaturelle suit
d’un œil miséricordieux toutes les âmes capables d’y correspondre.

Que tous les hommes soient sauvés, tel est le désir de Dieu cent fois
exprimé dans les saintes Écritures. «Il ne veut pas la mort du pécheur,
mais sa conversion.»--«Sa volonté formelle est que sur la tête de tous
les hommes brille la lumière libératrice, et qu’ils soient sauvés.» (I
Timoth., II, 4.) Fidèle aux instructions de son fondateur, l’Église
répète, après lui, qu’il est mort pour sauver tout le genre humain; elle
frappe d’anathème ceux qui, avec Calvin et Jansénius, veulent rétrécir
les bras de Jésus en croix et ne leur faire embrasser que les seuls
élus.


2.--Vérités qu’il est indispensable de croire.

En nous ouvrant par son sang le royaume des cieux, le Christ respecte
notre liberté. Il veut que nous répondions à ses avances. Et pour nous
en tenir ici aux limites fixées par notre sujet, il exige de tous les
hommes deux conditions, qu’il est toujours possible de remplir: c’est
d’abord de ne mettre aucun obstacle volontaire à la grâce, qui se fraie
un chemin vers toutes les âmes de bonne volonté; et puis, de faire, avec
le secours divin, un acte de foi à quelques vérités suprêmes.

Car il y a des vérités qu’il est indispensable de croire pour être
sauvé: _Sine fide impossibile est placere Deo_ (Hebr. XI, 6). Le cercle
des vérités qu’il faut croire d’une foi _explicite_ n’est pas le même
pour tous les hommes. Il s’élargit ou se resserre selon le degré
d’instruction du croyant et les facilités dont il dispose pour l’étendre
et le compléter.

Quel est le minimum, condition indispensable, mais suffisante aux yeux
de Dieu pour le salut d’une personne, qui vit involontairement en dehors
de la religion chrétienne?--Il lui suffit, pensons-nous, de croire en un
Dieu rémunérateur, c’est-à-dire en un Dieu qui se communique aux âmes
par des moyens à lui connus, punit les méchants dans sa justice,
pardonne au pécheur qui l’implore et se repent, et récompense les bons
dans son infinie miséricorde.

En parlant ainsi, nous exprimons un sentiment, qui, à défaut de preuves
incontestables, repose sur des raisons très sérieuses et dont
l’orthodoxie est garantie par le suffrage de nombreux et éminents
théologiens.

Le système rival, qui fait de la foi explicite aux mystères de la
Trinité et de l’Incarnation une condition absolument requise pour le
salut, nous agrée beaucoup moins. Nous cherchons vainement des preuves
qui nous forceraient d’en accepter la doctrine trop rigide. L’Apôtre, en
effet, dans le texte cité plus haut, parlant des articles dont la foi
explicite est absolument requise pour être sauvé, ne mentionne que
l’existence de Dieu et sa qualité de rémunérateur.

Nous ne voyons pas, d’ailleurs, pourquoi les conditions exigées des
infidèles, seraient plus onéreuses sous la nouvelle Loi que sous
l’ancienne; et pourquoi les théologiens qui nous sont opposés
exigeraient plus du nègre actuel, étranger à l’Évangile, que de l’ancien
Éthiopien. Le Christ serait-il donc venu pour diminuer le nombre des
élus, pour resserrer les portes du ciel, et non pour les élargir par son
glorieux triomphe sur la mort et le péché!


3.--Ces vérités sont accessibles aux plus déshérités.

La doctrine que nous suivons nous met à l’aise pour résoudre la
difficulté soulevée il y a un instant. Non seulement il nous apparaît
que Dieu se doit à lui-même de se révéler comme Créateur et comme Juge
aux âmes qui font effort vers le bien, et pratiquent le devoir dans la
mesure où elles le connaissent; mais nous entrevoyons sans peine combien
sont variés, en même temps qu’infaillibles, les moyens qui amèneront
l’homme, en apparence le plus abandonné, jusqu’à l’acte de foi; et l’on
bénit le ciel de voir briller plus claire cette consolante vérité: Nul
de ceux qui obéissent fidèlement à leur conscience, travaillant à
l’éclairer, s’efforçant vers le bien et se détournant du mal, dans la
mesure de leurs lumières et de leurs forces, nul de ceux-là ne mourra
sans avoir été initié à la foi surnaturelle, qui fait passer une humble
créature dans la famille de Dieu.

Comment se réalisent ces miséricordieux desseins? C’est ici le moment de
le rappeler en peu de mots.--Infinis sont les modes sous lesquels se
fait entendre la voix de Dieu; ils diffèrent avec les temps, les pays et
les personnes. L’action de l’Esprit-Saint se plie aux mille
circonstances, par lesquelles se développe et se modifie la vie
individuelle, avec une souplesse admirable. A l’un, il parlera par une
inspiration intérieure; à l’autre, il enverra l’un de ses anges, ou des
prédicateurs de son Évangile. Il serait aisé de recueillir de la bouche
des missionnaires des milliers de traits, où se montre dans son
ingénieuse sollicitude la tendresse de la Providence pour ses plus
humbles enfants. Ceux-ci ont été longtemps poursuivis par une idée
religieuse, qu’un beau jour ils ont trouvée, comme par hasard, incarnée
dans le christianisme. Ceux-là, en recevant la visite du missionnaire
pour la première fois, avaient éprouvé comme un vague pressentiment
qu’il existe un Maître du ciel, qu’il communique par des moyens
mystérieux avec les âmes, et leur apporte, si elles en sont dignes, des
gages de pardon pour le passé et d’ineffable bonheur pour l’avenir.

Et puisque nous ne parlons ici que des articles, dont la croyance est,
comme disent les théologiens, nécessaire _d’une nécessité de moyen_,
c’est-à-dire absolument requise pour le salut, il nous semble que la
connaissance de ces vérités peut arriver partiellement jusqu’aux
infidèles par la voie de la tradition. Dans la plupart des fausses
religions, elles transpirent encore à travers les fables et les
superstitions dont elles sont le plus souvent enveloppées. Aussi,
croyons-nous que non seulement le protestant, mais le juif et même le
musulman, qui ne se dérobe point par sa faute à la lumière du
christianisme et s’efforce de vivre honnêtement, trouvera sous
l’influence de la grâce divine dans les données primitives, base
première de son culte, les éléments indispensables, mais suffisants pour
un acte de foi. Il croira, confusément au moins, à un «Dieu
rémunérateur» sur l’autorité d’une révélation partie du ciel et qui se
fait jour, il ne sait trop comment, jusqu’à lui.

Disons plus: Il n’est pas invraisemblable que du fond des religions
païennes où elles sont ensevelies, ces vérités primordiales ne se
dégagent souvent pour des consciences honnêtes, grâce sans aucun doute,
à une _particulière_ assistance de l’Esprit divin; et si vagues et
mélangées d’erreurs qu’elles soient d’abord, ne provoquent une poussée
de désirs et de sentiments surnaturels, qui, de proche en proche,
aboutissent à un acte de foi. C’est à peu près ce que répondaient saint
François-Xavier et son compagnon Cosmes de Torrès aux Japonais, quand
ceux-ci demandaient, scandalisés, si tous leurs ancêtres devraient être
damnés, pour n’avoir point entendu la prédication de l’Évangile. Il
n’est pas d’homme, répliquaient les missionnaires, qui ne connaisse les
principaux préceptes de la loi naturelle, surtout dans une nation
civilisée telle que le Japon. Eh bien, poursuivaient-ils, en se
conformant à cette loi, dans la mesure où ils la connaissaient, et en
correspondant aux grâces, qui en tout homme de bonne volonté
s’enchaînent l’une à l’autre, vos pères pouvaient être conduits par la
divine miséricorde jusqu’à la connaissance et à la pratique des choses
nécessaires au salut.

Il ne suit pas de là--est-il besoin de le dire--que les travaux de nos
missionnaires et leur zèle à porter au loin la bonne nouvelle du Christ,
ne soient fort méritoires et d’une incomparable utilité. Il est certain
que dans les pays où ne rayonne pas la vraie foi, les moyens de salut
sont rares et d’une application laborieuse et difficile, comparés à ceux
qui sont prodigués parmi les chrétiens, surtout les catholiques.
Ceux-ci, comme des plantes baignées dès leur naissance dans une
atmosphère surnaturelle, sont constamment sollicités de se tourner vers
Dieu, qui seul, ils le savent, leur donnera avec la vie éternelle un
suprême épanouissement.

A mesure que les âmes s’éloignent des régions bénies où sont dardés les
purs rayons de la révélation, les lueurs vivifiantes de la grâce
deviennent plus tièdes et se raréfient, Dieu voulant ainsi stimuler ses
apôtres à porter au loin le flambeau sacré qu’il a mis entre leurs
mains. En dépit de sa toute-puissance, il agit à certains égards dans
l’ordre de la grâce, comme dans celui de la nature. Loin de rompre la
solidarité qui unit l’un à l’autre les enfants d’un même père, il fait
appel à leur concours fraternel, excite leur activité, réservant sa
miraculeuse intervention pour le cas où l’action des causes secondes est
impuissante, avec sa coopération ordinaire, à procurer le but que se
propose son infinie sagesse.




CONCLUSION


Celui qui perd la foi ou touche au terme de la vie, sans l’avoir
conquise, doit donc, avant tout, s’accuser lui-même, et se dire: si je
ne crois pas, il y a de ma faute. Pour spécieuses que soient les
objections dont il peut être entouré, il ne tient qu’à lui de trouver
les lumières et la force nécessaires pour les dissiper. Sans doute, à
mesure que sa raison se développe, il voit surgir des difficultés
auxquelles certaines réponses qui le satisfaisaient, enfant, ne
suffisent plus. Mais son esprit, dont le regard est devenu plus
pénétrant et plus étendu, est aussi plus à même d’apercevoir le côté
faible des sophismes dont sa foi est assaillie; en y réfléchissant, il
découvre à celle-ci des appuis à peine remarqués, et des fondements
d’une profondeur qu’il ne soupçonnait pas.

Voilà pourquoi il est toujours tenu de faire effort pour sortir du
terrain mouvant du scepticisme et s’établir sur le sol ferme de la foi.
Que nul obstacle ne le décourage: s’il ne se retranche pas en lui-même,
comme un égoïste à courte vue; si son désir d’être homme de bien, de
contribuer au bonheur de ses semblables est assez intense pour le faire
crier vers celui-là seul qui peut mener son entreprise à terme; s’il
aime la vérité religieuse; s’il la cherche avec le cœur non moins
qu’avec l’esprit, Dieu, dont la grâce le visite déjà, viendra à sa
rencontre, calmera ses inquiétudes, lui montrera combien il est
consolant de s’agenouiller, de dire: j’ai péché, et--par cet humble
aveu, d’autant plus méritoire qu’il coûte davantage,--d’obtenir son
pardon. Il lui fera sentir, enfin, que le seul moyen de réaliser son
idéal de vertu, de bonheur, de charité, c’est de s’unir au Père, à l’Ami
incomparable, le Sauveur Jésus.

Si, au contraire, il ne prend point garde à la voix de Dieu, s’il refuse
de croire à sa parole, n’a-t-il pas à craindre de violenter à la fois sa
conscience et sa raison, et de se faire volontairement l’artisan de son
malheur? Il prive ainsi toutes ses facultés du seul objet où elles
puissent trouver la perfection et le bonheur idéal réclamé par leur
nature; objet dont la seule espérance remplit déjà l’esprit et le cœur
d’une telle force et d’une telle suavité, qu’on devine sans peine dans
quelle perpétuelle extase il doit plonger les bienheureux qui le
possèdent, qui le glorifient par la contemplation, l’amour ineffable
dont le reflet enveloppe et pénètre tous ceux qu’ils ont aimés.

Au congrès de la jeunesse catholique tenu à Besançon, 19 novembre 1898,
un écrivain qu’on ne peut encore ranger parmi les croyants, mais que sa
sincérité et son élévation d’esprit en rapprochent de plus en plus, M.
Brunetière, après avoir prouvé que croire est un besoin ancré dans l’âme
humaine, rappelait qu’Auguste Comté, le chef du positivisme français,
avait reconnu la supériorité du catholicisme sur tous les autres
systèmes de religion et de morale. Et le courageux orateur ajoutait: Si
Auguste Comte n’a pas franchi le dernier pas, c’est que l’humilité lui a
manqué; c’est qu’il était atteint de la grande hérésie de nos temps,
l’orgueil.

Plaise à Dieu que nul de ceux qui liront ces lignes n’encoure un tel
reproche et, par orgueil, ou tout autre motif humain, refuse de se
ranger sous la loi du Christ. Si quelqu’un rejette la foi, pour
lui-même, qu’il ne l’empêche pas, du moins, de naître ou de grandir dans
ces âmes naïves qui, tout naturellement, volent vers Jésus-Christ et son
Église. Ce serait aussi criminel que d’armer le bras d’un enfant contre
son père, que de dessécher l’unique source où, en traversant le désert,
il puisse étancher sa soif dévorante.

L’incroyant le plus prévenu en conviendra, si, à de certaines heures, il
se recueille, s’il rentre en lui-même, s’il interroge, dans le silence,
les plus profondes aspirations de son âme. Car, alors, il sentira
combien est juste cette parole de l’illustre auteur de _La bonne
souffrance_: «La foi est, en même temps, la satisfaction d’un besoin et
l’accomplissement d’un devoir.»




TABLE DES MATIÈRES


  Lettre de M. François Coppée.                                        3
  Avertissement.                                                       4

  CHAPITRE PREMIER
  LE BESOIN DE CROIRE
  1. Toutes les facultés appellent la foi.--2. Sans elle, point de
  vie complètement vertueuse.--3. Point de bonheur.                    5

  CHAPITRE II
  LES RAISONS DE CROIRE
  1. La foi est une conviction; preuves à l’appui.--2. Athée ou
  catholique.--3. Obligation de croire.                               21

  CHAPITRE III
  LES DISPOSITIONS POUR CROIRE
  1. L’orgueil d’une raison trop exigeante, grand obstacle; exemple
  de Renan.--2. Nécessité d’une adaptation: Humilité; prière.--3.
  Autres obstacles: Les sens et le cœur.--4. Les écarter par la
  docilité, l’esprit de sacrifice, la fidélité aux bonnes œuvres.     32

  CHAPITRE IV
  LE DEVOIR ET LA MANIÈRE DE CROIRE
  1. Doutes obsédants; leurs causes.--2. Remède: Appels à la raison
  et à la volonté.--3. L’intervention de la volonté est légitime,
  la foi étant un acte libre et vertueux, non moins qu’une
  conviction.                                                         49

  CHAPITRE V
  LA FOI EST UNE GRACE A LA PORTÉE DE TOUS
  1. Promesse du Christ universelle.--2. Vérités qu’il est
  indispensable de croire.--3. Elles sont accessibles aux plus
  déshérités.                                                         55

  Conclusion.                                                         62


Imp. des Orph.-Appr., D. Fontaine, 49, rue La Fontaine, Paris.






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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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