Réflexions ou sentences et maximes morales

By François duc de La Rochefoucauld

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by François de La Rochefoucauld

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Title: Réflexions ou sentences et maximes morales

Author: François de La Rochefoucauld

Release Date: February 5, 2005 [EBook #14913]

Language: French


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François de La Rochefoucauld


RÉFLEXIONS OU SENTENCES ET MAXIMES MORALES


(1664)


Table des matières

Réflexions morales
Maximes supprimées
1 Maximes retranchées après la première édition
2 Maxime retranchée après la deuxième édition
3 Maximes retranchées après la quatrième édition
Maximes posthumes
1 Maximes fournies par le manuscrit de Liancourt
2 Maximes fournies par des lettres
3 Maximes fournies par l'édition hollandaise de 1664
4 Maximes fournies par le supplément de l'édition de 1693
5 Maximes fournies par des témoignages de contemporains
Réflexions diverses
I. Du vrai
II. De la société
III. De l'air et des manières
IV. De la conversation
V. De la confiance
VI. De l'amour et de la mer
VII. Des exemples
VIII. De l'incertitude de la jalousie
IX. De l'amour et de la vie
X. Des goûts
XI. Du rapport des hommes avec les animaux
XII. De l'origine des maladies
XIII. Du faux
XIV. Des modèles de la nature et de la fortune
XV. Des coquettes et des vieillards
XVI. De la différence des esprits
XVII. De l'inconstance
XVIII. De la retraite
XIX. Des événements de ce siècle
Appendice aux événements de ce siècle
1. Portrait de Mme de Montespan
2. Portrait du cardinal de Retz
3. Remarques sur les commencements de la vie du cardinal de Richelieu
4. Le comte d'Harcourt
Portrait de La Rochefoucauld par lui-même
Documents relatifs à la genèse des maximes
Avis au lecteur
Discours sur les réflexions ou sentences et maximes morales
Réflexions morales
Manuscrit de Liancourt
Sentences et maximes de morale (Édition hollandaise de 1664)
Sentences et maximes de morale par M. D. L. R. 1663 (B.N., Collection
Smith-Lesouef, ms. 90)
Manuscrit édité par Édouard de Barthélemy
Variantes tirées du manuscrit Gilbert attestées par l'édition des grands
écrivains
1 Variantes se rapportant a des maximes de l'édition de 1678.
2 Variantes se rapportant à des maximes supprimées
Lettres relatives aux maximes
I. Lettres concernant la rédaction des maximes
1. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 1659.
2. Lettre de La Rochefoucauld à Jacques Esprit. 24 octobre 1659 (?).
3. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 5 décembre 1659 ou 1660.
4. Lettre de La Rochefoucauld à Jacques Esprit. 1662.
5. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 17 août 1662.
6. Lettre de La Rouchefoucauld à Jacques Esprit. 9 septembre 1662.
7. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1662, ou 1663.
8. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même époque.
9. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même époque.
10. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Avant avril 1663.
11. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 1663.
12. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé 1663.
13. Lettre de La Rochefoucauld à Mlle de Scudéry, 3 décembre 1663 (?).
14. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 10 décembre 1663.
15. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1663, ou début 1664.
16. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
17. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
18. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
19. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
20. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
21. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
22. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.
23. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.
24. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.
25. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue
26. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue.
II. Jugements recueillis par Mme de Sablé
27. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. 3 mars 1661.
28. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. Même époque.
29. Lettre de Mlle de Vertus à Mme de Sablé. Printemps 1663.
30. Lettre de Mme de Schonberg à Mme de Sablé. 1663.
31. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Schonberg, transmise par elle à
Mme de Sablé. 1663.
32. Lettre de Mme de Guymené à Mme de Sablé. 1663.
33. Lettre de Mme de Liancourt à Mme de Sablé. 1663.
34. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.
35. Lettre d'auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.
36. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Sablé, 1663.
37. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.
38. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.
III. Lettres concernant la publication de la Ière édition des maximes
39. Lettre de La Rochefoucauld au Père Thomas Esprit. 6 février 1664.
40. Lettre de La Rochefoucauld au Père René Rapin. 12 juillet 1664.
41. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 1664.
42. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 18 février 1665.
IV. Lettres concernant la rédaction des maximes (3e, 4e et 5e éditions)
43. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé, 1667.
44. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Rohan, abbesse de
Malnoue. Période 1671-1674.
45. Réponse de Mme de Rohan à l'envoi précédent.
46. Réponse de La Rochefoucauld à la lettre précédente
47. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé 2 août 1675.
48. Réponse de Mme de Sablé à la lettre précédente
V. Lettre relatant un entretien de la Rochefoucauld avec le chevalier de
Méré
49. Lettre du chevalier de Méré à Madame la duchesse de***. Date inconnue.


Réflexions morales

Nos vertus ne sont, le plus souvent, que de vices déguisés.

1

Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage
de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre
industrie savent arranger; et ce n'est pas toujours par valeur et
par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont
chastes.

2

L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.

3

Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amour-propre,
il y reste encore bien des terres inconnues.

4

L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.

5

La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée
de notre vie.

6

La passion fait souvent un fou du plus habile homme, et rend
souvent les plus sots habiles.

7

Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont
représentées par les politiques comme les effets des grands
desseins, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur
et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on
rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du
monde, n'était peut-être qu'un effet de jalousie.

8

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours.
Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont
infaillibles; et l'homme le plus simple qui a de la passion
persuade mieux que le plus éloquent qui n'en a point.

9

Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu'il
est dangereux de les suivre, et qu'on s'en doit défier lors même
qu'elles paraissent les plus raisonnables.

10

Il y a dans le coeur humain une génération perpétuelle de
passions, en sorte que la ruine de l'une est presque toujours
l'établissement d'une autre.

11

Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires.
L'avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité
l'avarice; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par
timidité.

12

Quelque soin que l'on prenne de couvrir ses passions par des
apparences de piété et d'honneur, elles paraissent toujours au
travers de ces voiles.

13

Notre amour-propre souffre plus impatiemment la condamnation de
nos goûts que de nos opinions.

14

Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des
bienfaits et des injures; ils haïssent même ceux qui les ont
obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages.
L'application à récompenser le bien, et à se venger du mal, leur
paraît une servitude à laquelle ils ont peine de se soumettre.

15

La clémence des princes n'est souvent qu'une politique pour gagner
l'affection des peuples.

16

Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par
vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque
toujours par tous les trois ensemble.

17

La modération des personnes heureuses vient du calme que la bonne
fortune donne à leur humeur.

18

La modération est une crainte de tomber dans l'envie et dans le
mépris que méritent ceux qui s'enivrent de leur bonheur; c'est une
vaine ostentation de la force de notre esprit; et enfin la
modération des hommes dans leur plus haute élévation est un désir
de paraître plus grands que leur fortune.

19

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.

20

La constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation
dans le coeur.

21

Ceux qu'on condamne au supplice affectent quelquefois une
constance et un mépris de la mort qui n'est en effet que la
crainte de l'envisager. De sorte qu'on peut dire que cette
constance et ce mépris sont à leur esprit ce que le bandeau est à
leurs yeux.

22

La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à
venir. Mais les maux présents triomphent d'elle.

23

Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas
ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume;
et la plupart des hommes meurent parce qu'on ne peut s'empêcher de
mourir.

24

Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de
leurs infortunes, ils font voir qu'ils ne les soutenaient que par
la force de leur ambition, et non par celle de leur âme, et qu'à
une grande vanité près les héros sont faits comme les autres
hommes.

25

Il faut de plus grandes vertus pour soutenir la bonne fortune que
la mauvaise.

26

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.

27

On fait souvent vanité des passions même les plus criminelles;
mais l'envie est une passion timide et honteuse que l'on n'ose
jamais avouer.

28

La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable,
puisqu'elle ne tend qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou
que nous croyons nous appartenir; au lieu que l'envie est une
fureur qui ne peut souffrir le bien des autres.

29

Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécution et
de haine que nos bonnes qualités.

30

Nous avons plus de force que de volonté; et c'est souvent pour
nous excuser à nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses
sont impossibles.

31

Si nous n'avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de
plaisir à en remarquer dans les autres.

32

La jalousie se nourrit dans les doutes, et elle devient fureur, ou
elle finit, sitôt qu'on passe du doute à la certitude.

33

L'orgueil se dédommage toujours et ne perd rien lors même qu'il
renonce à la vanité.

34

Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de
celui des autres.

35

L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence
qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour.

36

Il semble que la nature, qui a si sagement disposé les organes de
notre corps pour nous rendre heureux; nous ait aussi donné
l'orgueil pour nous épargner la douleur de connaître nos
imperfections.

37

L'orgueil a plus de part que la bonté aux remontrances que nous
faisons à ceux qui commettent des fautes; et nous ne les reprenons
pas tant pour les en corriger que pour leur persuader que nous en
sommes exempts.

38

Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos
craintes.

39

L'intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de
personnages, même celui de désintéressé.

40

L'intérêt, qui aveugle les uns, fait la lumière des autres.

41

Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses deviennent
ordinairement incapables des grandes.

42

Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.

43

L'homme croit souvent se conduire lorsqu'il est conduit; et
pendant que par son esprit il tend à un but, son coeur l'entraîne
insensiblement à un autre.

44

La force et la faiblesse de l'esprit sont mal nommées; elles ne
sont en effet que la bonne ou la mauvaise disposition des organes
du corps.

45

Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la
fortune.

46

L'attachement ou l'indifférence que les philosophes avaient pour
la vie n'était qu'un goût de leur amour-propre, dont on ne doit
non plus disputer que du goût de la langue ou du choix des
couleurs.

47

Notre humeur met le prix à tout ce qui nous vient de la fortune.

48

La félicité est dans le goût et non pas dans les choses; et c'est
par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non par avoir ce que
les autres trouvent aimable.

49

On n'est jamais si heureux ni si malheureux qu'on s'imagine.

50

Ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d'être
malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'ils sont
dignes d'être en butte à la fortune.

51

Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de
nous-mêmes, que de voir que nous désapprouvons dans un temps ce que
nous approuvions dans un autre.

52

Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a
néanmoins une certaine compensation de biens et de maux qui les
rend égales.

53

Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas elle
seule, mais la fortune avec elle qui fait les héros.

54

Le mépris des richesses était dans les philosophes un désir caché
de venger leur mérite de l'injustice de la fortune par le mépris
des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret pour se
garantir de l'avilissement de la pauvreté; c'était un chemin
détourné pour aller à la considération qu'ils ne pouvaient avoir
par les richesses.

55

La haine pour les favoris n'est autre chose que l'amour de la
faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s'adoucit par
le mépris que l'on témoigne de ceux qui la possèdent; et nous leur
refusons nos hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire
ceux de tout le monde.

56

Pour s'établir dans le monde, on fait tout ce que l'on peut pour y
paraître établi.

57

Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne
sont pas souvent les effets d'un grand dessein, mais des effets du
hasard.

58

Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou
malheureuses à qui elles doivent une grande partie de la louange
et du blâme qu'on leur donne.

59

Il n'y a point d'accidents si malheureux dont les habiles gens ne
tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne
puissent tourner à leur préjudice.

60

La fortune tourne tout à l'avantage de ceux qu'elle favorise.

61

Le bonheur et le malheur des hommes ne dépend pas moins de leur
humeur que de la fortune.

62

La sincérité est une ouverture de coeur. On la trouve en fort peu
de gens; et celle que l'on voit d'ordinaire n'est qu'une fine
dissimulation pour attirer la confiance des autres.

63

L'aversion du mensonge est souvent une imperceptible ambition de
rendre nos témoignages considérables, et d'attirer à nos paroles
un respect de religion.

64

La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que ses
apparences y font de mal.

65

Il n'y a point d'éloges qu'on ne donne à la prudence. Cependant
elle ne saurait nous assurer du moindre événement.

66

Un habile homme doit régler le rang de ses intérêts et les
conduire chacun dans son ordre. Notre avidité le trouble souvent
en nous faisant courir à tant de choses à la fois que, pour
désirer trop les moins importantes, on manque les plus
considérables.

67

La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l'esprit.

68

Il est difficile de définir l'amour. Ce qu'on en peut dire est que
dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une
sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée et
délicate de posséder ce que l'on aime après beaucoup de mystères.

69

S'il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions,
c'est celui qui est caché au fond du coeur, et que nous ignorons
nous-mêmes.

70

Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour
où il est, ni le feindre où il n'est pas.

71

Il n'y a guère de gens qui ne soient honteux de s'être aimés quand
ils ne s'aiment plus.

72

Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble
plus à la haine qu'à l'amitié.

73

On peut trouver des femmes qui n'ont jamais eu de galanterie; mais
il est rare d'en trouver qui n'en aient jamais eu qu'une.

74

Il n'y a que d'une sorte d'amour, mais il y en a mille différentes
copies.

75

L'amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement
continuel; et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de
craindre.

76

Il est du véritable amour comme de l'apparition des esprits: tout
le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.

77

L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui
attribue, et où il n'a non plus de part que le Doge à ce qui se
fait à Venise.

78

L'amour de la justice n'est en la plupart des hommes que la
crainte de souffrir l'injustice.

79

Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.

80

Ce qui nous rend si changeants dans nos amitiés, c'est qu'il est
difficile de connaître les qualités de l'âme, et facile de
connaître celles de l'esprit.

81

Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne
faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous
préférons nos amis à nous-mêmes; c'est néanmoins par cette
préférence seule que l'amitié peut être vraie et parfaite.

82

La réconciliation avec nos ennemis n'est qu'un désir de rendre
notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une
crainte de quelque mauvais événement.

83

Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un
ménagement réciproque d'intérêts, et qu'un échange de bons
offices; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se
propose toujours quelque chose à gagner.

84

Il est plus honteux de se défier de ses amis que d'en être trompé.

85

Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants que
nous; et néanmoins c'est l'intérêt seul qui produit notre amitié.
Nous ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons
faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.

86

Notre défiance justifie la tromperie d'autrui.

87

Les hommes ne vivraient pas longtemps en société s'ils n'étaient
les dupes les uns des autres.

88

L'amour-propre nous augmente ou nous diminue les bonnes qualités
de nos amis à proportion de la satisfaction que nous avons d'eux;
et nous jugeons de leur mérite par la manière dont ils vivent avec
nous.

89

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de
son jugement.

90

Nous plaisons plus souvent dans le commerce de la vie par nos
défauts que par nos bonnes qualités.

91

La plus grande ambition n'en a pas la moindre apparence
lorsqu'elle se rencontre dans une impossibilité absolue d'arriver
où elle aspire.

92

Détromper un homme préoccupé de son mérite est lui rendre un aussi
mauvais office que celui que l'on rendit à ce fou d'Athènes, qui
croyait que tous les vaisseaux qui arrivaient dans le port étaient
à lui.

93

Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler
de n'être plus en état de donner de mauvais exemples.

94

Les grands noms abaissent, au lieu d'élever, ceux qui ne les
savent pas soutenir.

95

La marque d'un mérite extraordinaire est de voir que ceux qui
l'envient le plus sont contraints de le louer.

96

Tel homme est ingrat, qui est moins coupable de son ingratitude
que celui qui lui a fait du bien.

97

On s'est trompé lorsqu'on a cru que l'esprit et le jugement
étaient deux choses différentes. Le jugement n'est que la grandeur
de la lumière de l'esprit; cette lumière pénètre le fond des
choses; elle y remarque tout ce qu'il faut remarquer et aperçoit
celles qui semblent imperceptibles. Ainsi il faut demeurer
d'accord que c'est l'étendue de la lumière de l'esprit qui produit
tous les effets qu'on attribue au jugement.

98

Chacun dit du bien de son coeur, et personne n'en ose dire de son
esprit.

99

La politesse de l'esprit consiste à penser des choses honnêtes et
délicates.

100

La galanterie de l'esprit est de dire des choses flatteuses d'une
manière agréable.

101

Il arrive souvent que des choses se présentent plus achevées à
notre esprit qu'il ne les pourrait faire avec beaucoup d'art.

102

L'esprit est toujours la dupe du coeur.

103

Tous ceux qui connaissent leur esprit ne connaissent pas leur
coeur.

104

Les hommes et les affaires ont leur point de perspective. Il y en
a qu'il faut voir de près pour en bien juger, et d'autres dont on
ne juge jamais si bien que quand on en est éloigné.

105

Celui-là n'est pas raisonnable à qui le hasard fait trouver la
raison, mais celui qui la connaît, qui la discerne, et qui la
goûte.

106

Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail; et comme
il est presque infini, nos connaissances sont toujours
superficielles et imparfaites.

107

C'est une espèce de coquetterie de faire remarquer qu'on n'en fait
jamais.

108

L'esprit ne saurait jouer longtemps le personnage du coeur.

109

La jeunesse change ses goûts par l'ardeur du sang, et la
vieillesse conserve les siens par l'accoutumance.

110

On ne donne rien si libéralement que ses conseils.

111

Plus on aime une maîtresse, et plus on est près de la haïr.

112

Les défauts de l'esprit augmentent en vieillissant comme ceux du
visage.

113

Il y a de bons mariages, mais il n'y en a point de délicieux.

114

On ne se peut consoler d'être trompé par ses ennemis, et trahi par
ses amis; et l'on est souvent satisfait de l'être par soi-même.

115

Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s'en apercevoir
qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en
aperçoivent.

116

Rien n'est moins sincère que la manière de demander et de donner
des conseils. Celui qui en demande paraît avoir une déférence
respectueuse pour les sentiments de son ami, bien qu'il ne pense
qu'à lui faire approuver les siens, et à le rendre garant de sa
conduite. Et celui qui conseille paye la confiance qu'on lui
témoigne d'un zèle ardent et désintéressé, quoiqu'il ne cherche le
plus souvent dans les conseils qu'il donne que son propre intérêt
ou sa gloire.

117

La plus subtile de toutes les finesses est de savoir bien feindre
de tomber dans les pièges que l'on nous tend, et on n'est jamais
si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres.

118

L'intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent
trompés.

119

Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu'enfin nous
nous déguisons à nous-mêmes.

120

L'on fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un
dessein formé de trahir.

121

On fait souvent du bien pour pouvoir impunément faire du mal.

122

Si nous résistons à nos passions, c'est plus par leur faiblesse
que par notre force.

123

On n'aurait guère de plaisir si on ne se flattait jamais.

124

Les plus habiles affectent toute leur vie de blâmer les finesses
pour s'en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand
intérêt.

125

L'usage ordinaire de la finesse est la marque d'un petit esprit,
et il arrive presque toujours que celui qui s'en sert pour se
couvrir en un endroit, se découvre en un autre.

126

Les finesses et les trahisons ne viennent que de manque
d'habileté.

127

Le vrai moyen d'être trompé, c'est de se croire plus fin que les
autres.

128

La trop grande subtilité est une fausse délicatesse, et la
véritable délicatesse est une solide subtilité.

129

Il suffit quelquefois d'être grossier pour n'être pas trompé par
un habile homme.

130

La faiblesse est le seul défaut que l'on ne saurait corriger.

131

Le moindre défaut des femmes qui se sont abandonnées à faire
l'amour, c'est de faire l'amour.

132

Il est plus aisé d'être sage pour les autres que de l'être pour
soi-même.

133

Les seules bonnes copies sont celles qui nous font voir le
ridicule des méchants originaux.

134

On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par
celles que l'on affecte d'avoir.

135

On est quelquefois aussi différent de soi-même que des autres.

136

Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient
jamais entendu parler de l'amour.

137

On parle peu quand la vanité ne fait pas parler.

138

On aime mieux dire du mal de soi-même que de n'en point parler.

139

Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui
paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est
qu'il n'y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut
dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit. Les plus
habiles et les plus complaisants se contentent de montrer
seulement une mine attentive, au même temps que l'on voit dans
leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu'on leur
dit, et une précipitation pour retourner à ce qu'ils veulent dire;
au lieu de considérer que c'est un mauvais moyen de plaire aux
autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à
soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus
grandes perfections qu'on puisse avoir dans la conversation.

140

Un homme d'esprit serait souvent bien embarrassé sans la compagnie
des sots.

141

Nous nous vantons souvent de ne nous point ennuyer; et nous sommes
si glorieux que nous ne voulons pas nous trouver de mauvaise
compagnie.

142

Comme c'est le caractère des grands esprits de faire entendre en
peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits au contraire
ont le don de beaucoup parler, et de ne rien dire.

143

C'est plutôt par l'estime de nos propres sentiments que nous
exagérons les bonnes qualités des autres, que par l'estime de leur
mérite; et nous voulons nous attirer des louanges, lorsqu'il
semble que nous leur en donnons.

144

On n'aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans
intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée, et délicate,
qui satisfait différemment celui qui la donne, et celui qui la
reçoit. L'un la prend comme une récompense de son mérite; l'autre
la donne pour faire remarquer son équité et son discernement.

145

Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui font voir
par contrecoup en ceux que nous louons des défauts que nous
n'osons découvrir d'une autre sorte.

146

On ne loue d'ordinaire que pour être loué.

147

Peu de gens sont assez sages pour préférer le blâme qui leur est
utile à la louange qui les trahit.

148

Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent.

149

Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois.

150

Le désir de mériter les louanges qu'on nous donne fortifie notre
vertu; et celles que l'on donne à l'esprit, à la valeur, et à la
beauté contribuent à les augmenter.

151

Il est plus difficile de s'empêcher d'être gouverné que de
gouverner les autres.

152

Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des
autres ne nous pourrait nuire.

153

La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre.

154

La fortune nous corrige de plusieurs défauts que la raison ne
saurait corriger.

155

Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d'autres qui
plaisent avec des défauts.

156

Il y a des gens dont tout le mérite consiste à dire et à faire des
sottises utilement, et qui gâteraient tout s'ils changeaient de
conduite.

157

La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens
dont ils se sont servis pour l'acquérir.

158

La flatterie est une fausse monnaie qui n'a de cours que par notre
vanité.

159

Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités; il en faut avoir
l'économie.

160

Quelque éclatante que soit une action, elle ne doit pas passer
pour grande lorsqu'elle n'est pas l'effet d'un grand dessein.

161

Il doit y avoir une certaine proportion entre les actions et les
desseins si on en veut tirer tous les effets qu'elles peuvent
produire.

162

L'art de savoir bien mettre en oeuvre de médiocres qualités dérobe
l'estime et donne souvent plus de réputation que le véritable
mérite.

163

Il y a une infinité de conduites qui paraissent ridicules, et dont
les raisons cachées sont très sages et très solides.

164

Il est plus facile de paraître digne des emplois qu'on n'a pas que
de ceux que l'on exerce.

165

Notre mérite nous attire l'estime des honnêtes gens, et notre
étoile celle du public.

166

Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le
mérite même.

167

L'avarice est plus opposée à l'économie que la libéralité.

168

L'espérance, toute trompeuse qu'elle est, sert au moins à nous
mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

169

Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre
devoir, notre vertu en a souvent tout l'honneur.

170

Il est difficile de juger si un procédé net, sincère et honnête
est un effet de probité ou d'habileté.

171

Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent
dans la mer.

172

Si on examine bien les divers effets de l'ennui, on trouvera qu'il
fait manquer à plus de devoirs que l'intérêt.

173

Il y a diverses sortes de curiosité: l'une d'intérêt, qui nous
porte à désirer d'apprendre ce qui nous peut être utile, et
l'autre d'orgueil, qui vient du désir de savoir ce que les autres
ignorent.

174

Il vaut mieux employer notre esprit à supporter les infortunes qui
nous arrivent qu'à prévoir celles qui nous peuvent arriver.

175

La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait
que notre coeur s'attache successivement à toutes les qualités de
la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une,
tantôt à l'autre; de sorte que cette constance n'est qu'une
inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet.

176

Il y a deux sortes de constance en amour: l'une vient de ce que
l'on trouve sans cesse dans la personne que l'on aime de nouveaux
sujets d'aimer, et l'autre vient de ce que l'on se fait un honneur
d'être constant.

177

La persévérance n'est digne ni de blâme ni de louange, parce
qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments, qu'on ne
s'ôte et qu'on ne se donne point.

178

Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances n'est pas tant
la lassitude que nous avons des vieilles ou le plaisir de changer,
que le dégoût de n'être pas assez admirés de ceux qui nous
connaissent trop, et l'espérance de l'être davantage de ceux qui
ne nous connaissent pas tant.

179

Nous nous plaignons quelquefois légèrement de nos amis pour
justifier par avance notre légèreté.

180

Notre repentir n'est pas tant un regret du mal que nous avons
fait, qu'une crainte de celui qui nous en peut arriver.

181

Il y a une inconstance qui vient de la légèreté de l'esprit ou de
sa faiblesse, qui lui fait recevoir toutes les opinions d'autrui,
et il y en a une autre, qui est plus excusable, qui vient du
dégoût des choses.

182

Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons
entrent dans la composition des remèdes. La prudence les assemble
et les tempère, et elle s'en sert utilement contre les maux de la
vie.

183

Il faut demeurer d'accord à l'honneur de la vertu que les plus
grands malheurs des hommes sont ceux où ils tombent par les
crimes.

184

Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort
qu'ils nous font dans l'esprit des autres.

185

Il y a des héros en mal comme en bien.

186

On ne méprise pas tous ceux qui ont des vices; mais on méprise
tous ceux qui n'ont aucune vertu.

187

Le nom de la vertu sert à l'intérêt aussi utilement que les vices.

188

La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps; et
quoique l'on paraisse éloigné des passions, on n'est pas moins en
danger de s'y laisser emporter que de tomber malade quand on se
porte bien.

189

Il semble que la nature ait prescrit à chaque homme dès sa
naissance des bornes pour les vertus et pour les vices.

190

Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands défauts.

191

On peut dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie
comme des hôtes chez qui il faut successivement loger; et je doute
que l'expérience nous les fît éviter s'il nous était permis de
faire deux fois le même chemin.

192

Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance
que c'est nous qui les quittons.

193

Il y a des rechutes dans les maladies de l'âme, comme dans celles
du corps. Ce que nous prenons pour notre guérison n'est le plus
souvent qu'un relâche ou un changement de mal.

194

Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps: quelque
soin qu'on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et
elles sont à tout moment en danger de se rouvrir.

195

Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est
que nous en avons plusieurs.

196

Nous oublions aisément nos fautes lorsqu'elles ne sont sues que de
nous.

197

Il y a des gens de qui l'on peut ne jamais croire du mal sans
l'avoir vu; mais il n'y en a point en qui il nous doive surprendre
en le voyant.

198

Nous élevons la gloire des uns pour abaisser celle des autres. Et
quelquefois on louerait moins Monsieur le Prince et M. de Turenne
si on ne les voulait point blâmer tous deux.

199

Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir.

200

La vertu n'irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie.

201

Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de
tout le monde se trompe fort; mais celui qui croit qu'on ne peut
se passer de lui se trompe encore davantage.

202

Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent leurs défauts aux
autres et à eux-mêmes. Les vrais honnêtes gens sont ceux qui les
connaissent parfaitement et les confessent.

203

Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien.

204

La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu'elles
ajoutent à leur beauté.

205

L'honnêteté des femmes est souvent l'amour de leur réputation et
de leur repos.

206

C'est être véritablement honnête homme que de vouloir être
toujours exposé à la vue des honnêtes gens.

207

La folie nous suit dans tous les temps de la vie. Si quelqu'un
paraît sage, c'est seulement parce que ses folies sont
proportionnées à son âge et à sa fortune.

208

Il y a des gens niais qui se connaissent, et qui emploient
habilement leur niaiserie.

209

Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit.

210

En vieillissant on devient plus fou, et plus sage.

211

Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles, qu'on ne chante
qu'un certain temps.

212

La plupart des gens ne jugent des hommes que par la vogue qu'ils
ont, ou par leur fortune.

213

L'amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire
fortune, le désir de rendre notre vie commode et agréable, et
l'envie d'abaisser les autres, sont souvent les causes de cette
valeur si célèbre parmi les hommes.

214

La valeur est dans les simples soldats un métier périlleux qu'ils
ont pris pour gagner leur vie.

215

La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont deux
extrémités où l'on arrive rarement. L'espace qui est entre-deux
est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage: il
n'y a pas moins de différence entre elles qu'entre les visages et
les humeurs. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au
commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent
aisément par sa durée. Il y en a qui sont contents quand ils ont
satisfait à l'honneur du monde, et qui font fort peu de chose
au-delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres de
leur peur. D'autres se laissent quelquefois entraîner à des
terreurs générales. D'autres vont à la charge parce qu'ils n'osent
demeurer dans leurs postes. Il s'en trouve à qui l'habitude des
moindres périls affermit le courage et les prépare à s'exposer à
de plus grands. Il y en a qui sont braves à coups d'épée, et qui
craignent les coups de mousquet; d'autres sont assurés aux coups
de mousquet, et appréhendent de se battre à coups d'épée. Tous ces
courages de différentes espèces conviennent en ce que la nuit
augmentant la crainte et cachant les bonnes et les mauvaises
actions, elle donne la liberté de se ménager. Il y a encore un
autre ménagement plus général; car on ne voit point d'homme qui
fasse tout ce qu'il serait capable de faire dans une occasion s'il
était assuré d'en revenir. De sorte qu'il est visible que la
crainte de la mort ôte quelque chose de la valeur.

216

La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu'on serait
capable de faire devant tout le monde.

217

L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme qui l'élève
au-dessus des troubles, des désordres et des émotions que la vue
des grands périls pourrait exciter en elle; et c'est par cette
force que les héros se maintiennent en un état paisible, et
conservent l'usage libre de leur raison dans les accidents les
plus surprenants et les plus terribles.

218

L'hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu.

219

La plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver
leur honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il
est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils
s'exposent.

220

La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font souvent la
valeur des hommes, et la vertu des femmes.

221

On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire;
ce qui fait que les braves ont plus d'adresse et d'esprit pour
éviter la mort que les gens de chicane n'en ont pour conserver
leur bien.

222

Il n'y a guère de personnes qui dans le premier penchant de l'âge
ne fassent connaître par où leur corps et leur esprit doivent
défaillir.

223

Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi des marchands:
elle entretient le commerce; et nous ne payons pas parce qu'il est
juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des
gens qui nous prêtent.

224

Tous ceux qui s'acquittent des devoirs de la reconnaissance ne
peuvent pas pour cela se flatter d'être reconnaissants.

225

Ce qui fait le mécompte dans la reconnaissance qu'on attend des
grâces que l'on a faites, c'est que l'orgueil de celui qui donne,
et l'orgueil de celui qui reçoit, ne peuvent convenir du prix du
bienfait.

226

Le trop grand empressement qu'on a de s'acquitter d'une obligation
est une espèce d'ingratitude.

227

Les gens heureux ne se corrigent guère; ils croient toujours avoir
raison quand la fortune soutient leur mauvaise conduite.

228

L'orgueil ne veut pas devoir, et l'amour-propre ne veut pas payer.

229

Le bien que nous avons reçu de quelqu'un veut que nous respections
le mal qu'il nous fait.

230

Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons jamais
de grands biens ni de grands maux qui n'en produisent de
semblables. Nous imitons les bonnes actions par émulation, et les
mauvaises par la malignité de notre nature que la honte retenait
prisonnière, et que l'exemple met en liberté.

231

C'est une grande folie de vouloir être sage tout seul.

232

Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce n'est
souvent que l'intérêt et la vanité qui les causent.

233

Il y a dans les afflictions diverses sortes d'hypocrisie. Dans
l'une, sous prétexte de pleurer la perte d'une personne qui nous
est chère, nous nous pleurons nous-mêmes; nous regrettons la bonne
opinion qu'il avait de nous; nous pleurons la diminution de notre
bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts
ont l'honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je
dis que c'est une espèce d'hypocrisie, à cause que dans ces sortes
d'afflictions on se trompe soi-même. Il y a une autre hypocrisie
qui n'est pas si innocente, parce qu'elle impose à tout le monde:
c'est l'affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire
d'une belle et immortelle douleur. Après que le temps qui consume
tout a fait cesser celle qu'elles avaient en effet, elles ne
laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes, et leurs
soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et travaillent à
persuader par toutes leurs actions que leur déplaisir ne finira
qu'avec leur vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve
d'ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur
ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s'efforcent
de se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable affliction.
Il y a encore une autre espèce de larmes qui n'ont que de petites
sources qui coulent et se tarissent facilement: on pleure pour
avoir la réputation d'être tendre, on pleure pour être plaint, on
pleure pour être pleuré; enfin on pleure pour éviter la honte de
ne pleurer pas.

234

C'est plus souvent par orgueil que par défaut de lumières qu'on
s'oppose avec tant d'opiniâtreté aux opinions les plus suivies: on
trouve les premières places prises dans le bon parti, et on ne
veut point des dernières.

235

Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis
lorsqu'elles servent à signaler notre tendresse pour eux.

236

Il semble que l'amour-propre soit la dupe de la bonté, et qu'il
s'oublie lui-même lorsque nous travaillons pour l'avantage des
autres. Cependant c'est prendre le chemin le plus assuré pour
arriver à ses fins; c'est prêter à usure sous prétexte de donner;
c'est enfin s'acquérir tout le monde par un moyen subtil et
délicat.

237

Nul ne mérite d'être loué de bonté, s'il n'a pas la force d'être
méchant: toute autre bonté n'est le plus souvent qu'une paresse ou
une impuissance de la volonté.

238

Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes
que de leur faire trop de bien.

239

Rien ne flatte plus notre orgueil que la confiance des grands,
parce que nous la regardons comme un effet de notre mérite, sans
considérer qu'elle ne vient le plus souvent que de vanité, ou
d'impuissance de garder le secret.

240

On peut dire de l'agrément séparé de la beauté que c'est une
symétrie dont on ne sait point les règles, et un rapport secret
des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et avec l'air
de la personne.

241

La coquetterie est le fond de l'humeur des femmes. Mais toutes ne
la mettent pas en pratique, parce que la coquetterie de quelques-unes
est retenue par la crainte ou par la raison.

242

On incommode souvent les autres quand on croit ne les pouvoir
jamais incommoder.

243

Il y a peu de choses impossibles d'elles-mêmes; et l'application
pour les faire réussir nous manque plus que les moyens.

244

La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des
choses.

245

C'est une grande habileté que de savoir cacher son habileté.

246

Ce qui paraît générosité n'est souvent qu'une ambition déguisée
qui méprise de petits intérêts, pour aller à de plus grands.

247

La fidélité qui paraît en la plupart des hommes n'est qu'une
invention de l'amour-propre pour attirer la confiance. C'est un
moyen de nous élever au-dessus des autres, et de nous rendre
dépositaires des choses les plus importantes.

248

La magnanimité méprise tout pour avoir tout.

249

Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix, dans les
yeux et dans l'air de la personne, que dans le choix des paroles.

250

La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut, et à ne
dire que ce qu'il faut.

251

Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d'autres
qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.

252

Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu'il est
extraordinaire de voir changer les inclinations.

253

L'intérêt met en oeuvre toutes sortes de vertus et de vices.

254

L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission, dont on se sert
pour soumettre les autres; c'est un artifice de l'orgueil qui
s'abaisse pour s'élever; et bien qu'il se transforme en mille
manières, il n'est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper
que lorsqu'il se cache sous la figure de l'humilité.

255

Tous les sentiments ont chacun un ton de voix, des gestes et des
mines qui leur sont propres. Et ce rapport bon ou mauvais,
agréable ou désagréable, est ce qui fait que les personnes
plaisent ou déplaisent.

256

Dans toutes les professions chacun affecte une mine et un
extérieur pour paraître ce qu'il veut qu'on le croie. Ainsi on
peut dire que le monde n'est composé que de mines.

257

La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts
de l'esprit.

258

Le bon goût vient plus du jugement que de l'esprit.

259

Le plaisir de l'amour est d'aimer; et l'on est plus heureux par la
passion que l'on a que par celle que l'on donne.

260

La civilité est un désir d'en recevoir, et d'être estimé poli.

261

L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens est un
second amour-propre qu'on leur inspire.

262

Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si
puissamment que dans l'amour; et on est toujours plus disposé à
sacrifier le repos de ce qu'on aime qu'à perdre le sien.

263

Ce qu'on nomme libéralité n'est le plus souvent que la vanité de
donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons.

264

La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les
maux d'autrui. C'est une habile prévoyance des malheurs où nous
pouvons tomber; nous donnons du secours aux autres pour les
engager à nous en donner en de semblables occasions; et ces
services que nous leur rendons sont à proprement parler des biens
que nous nous faisons à nous-mêmes par avance.

265

La petitesse de l'esprit fait l'opiniâtreté; et nous ne croyons
pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous voyons.

266

C'est se tromper que de croire qu'il n'y ait que les violentes
passions, comme l'ambition et l'amour, qui puissent triompher des
autres. La paresse, toute languissante qu'elle est, ne laisse pas
d'en être souvent la maîtresse; elle usurpe sur tous les desseins
et sur toutes les actions de la vie; elle y détruit et y consume
insensiblement les passions et les vertus.

267

La promptitude à croire le mal sans l'avoir assez examiné est un
effet de l'orgueil et de la paresse. On veut trouver des
coupables; et on ne veut pas se donner la peine d'examiner les
crimes.

268

Nous récusons des juges pour les plus petits intérêts et nous
voulons bien que notre réputation et notre gloire dépendent du
jugement des hommes, qui nous sont tous contraires, ou par leur
jalousie, ou par leur préoccupation, ou par leur peu de lumière;
et ce n'est que pour les faire prononcer en notre faveur que nous
exposons en tant de manières notre repos et notre vie.

269

Il n'y a guère d'homme assez habile pour connaître tout le mal
qu'il fait.

270

L'honneur acquis est caution de celui qu'on doit acquérir.

271

La jeunesse est une ivresse continuelle: c'est la fièvre de la
raison.

272

Rien ne devrait plus humilier les hommes qui ont mérité de grandes
louanges, que le soin qu'ils prennent encore de se faire valoir
par de petites choses.

273

Il y a des gens qu'on approuve dans le monde, qui n'ont pour tout
mérite que les vices qui servent au commerce de la vie.

274

La grâce de la nouveauté est à l'amour ce que la fleur est sur les
fruits; elle y donne un lustre qui s'efface aisément, et qui ne
revient jamais.

275

Le bon naturel, qui se vante d'être si sensible, est souvent
étouffé par le moindre intérêt.

276

L'absence diminue les médiocres passions, et augmente les grandes,
comme le vent éteint les bougies et allume le feu.

277

Les femmes croient souvent aimer encore qu'elles n'aiment pas.
L'occupation d'une intrigue, l'émotion d'esprit que donne la
galanterie, la pente naturelle au plaisir d'être aimées, et la
peine de refuser, leur persuadent qu'elles ont de la passion
lorsqu'elles n'ont que de la coquetterie.

278

Ce qui fait que l'on est souvent mécontent de ceux qui négocient,
est qu'ils abandonnent presque toujours l'intérêt de leurs amis
pour l'intérêt du succès de la négociation, qui devient le leur
par l'honneur d'avoir réussi à ce qu'ils avaient entrepris.

279

Quand nous exagérons la tendresse que nos amis ont pour nous,
c'est souvent moins par reconnaissance que par le désir de faire
juger de notre mérite.

280

L'approbation que l'on donne à ceux qui entrent dans le monde
vient souvent de l'envie secrète que l'on porte à ceux qui y sont
établis.

281

L'orgueil qui nous inspire tant d'envie nous sert souvent aussi à
la modérer.

282

Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité
que ce serait mal juger que de ne s'y pas laisser tromper.

283

Il n'y a pas quelquefois moins d'habileté à savoir profiter d'un
bon conseil qu'à se bien conseiller soi-même.

284

Il y a des méchants qui seraient moins dangereux s'ils n'avaient
aucune bonté.

285

La magnanimité est assez définie par son nom; néanmoins on
pourrait dire que c'est le bon sens de l'orgueil, et la voie la
plus noble pour recevoir des louanges.

286

Il est impossible d'aimer une seconde fois ce qu'on a
véritablement cessé d'aimer.

287

Ce n'est pas tant la fertilité de l'esprit qui nous fait trouver
plusieurs expédients sur une même affaire, que c'est le défaut de
lumière qui nous fait arrêter à tout ce qui se présente à notre
imagination, et qui nous empêche de discerner d'abord ce qui est
le meilleur.

288

Il y a des affaires et des maladies que les remèdes aigrissent en
certains temps; et la grande habileté consiste à connaître quand
_il est dangereux d'en user.

289

La simplicité affectée est une imposture délicate.

290

Il y a plus de défauts dans l'humeur que dans l'esprit.

291

Le mérite des hommes a sa saison aussi bien que les fruits.

292

On peut dire de l'humeur des hommes, comme de la plupart des
bâtiments, qu'elle a diverses faces, les unes agréables, et les
autres désagréables.

293

La modération ne peut avoir le mérite de combattre l'ambition et
de la soumettre: elles ne se trouvent jamais ensemble. La
modération est la langueur et la paresse de l'âme, comme
l'ambition en est l'activité et l'ardeur.

294

Nous aimons toujours ceux qui nous admirent; et nous n'aimons pas
toujours ceux que nous admirons.

295

Il s'en faut bien que nous ne connaissions toutes nos volontés.

296

Il est difficile d'aimer ceux que nous n'estimons point; mais il
ne l'est pas moins d'aimer ceux que nous estimons beaucoup plus
que nous.

297

Les humeurs du corps ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et
qui tourne imperceptiblement notre volonté; elles roulent ensemble
et exercent successivement un empire secret en nous: de sorte
qu'elles ont une part considérable à toutes nos actions, sans que
nous le puissions connaître.

298

La reconnaissance de la plupart des hommes n'est qu'une secrète
envie de recevoir de plus grands bienfaits.

299

Presque tout le monde prend plaisir à s'acquitter des petites
obligations; beaucoup de gens ont de la reconnaissance pour les
médiocres; mais il n'y a quasi personne qui n'ait de l'ingratitude
pour les grandes.

300

Il y a des folies qui se prennent comme les maladies contagieuses.

301

Assez de gens méprisent le bien, mais peu savent le donner.

302

Ce n'est d'ordinaire que dans de petits intérêts où nous prenons
le hasard de ne pas croire aux apparences.

303

Quelque bien qu'on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de
nouveau.

304

Nous pardonnons souvent à ceux qui nous ennuient, mais nous ne
pouvons pardonner à ceux que nous ennuyons.

305

L'intérêt que l'on accuse de tous nos crimes mérite souvent d'être
loué de nos bonnes actions.

306

On ne trouve guère d'ingrats tant qu'on est en état de faire du
bien.

307

Il est aussi honnête d'être glorieux avec soi-même qu'il est
ridicule de l'être avec les autres.

308

On a fait une vertu de la modération pour borner l'ambition des
grands hommes, et pour consoler les gens médiocres de leur peu de
fortune, et de leur peu de mérite.

309

Il y a des gens destinés à être sots, qui ne font pas seulement
des sottises par leur choix, mais que la fortune même contraint
d'en faire.

310

Il arrive quelquefois des accidents dans la vie, d'où il faut être
un peu fou pour se bien tirer.

311

S'il y a des hommes dont le ridicule n'ait jamais paru, c'est
qu'on ne l'a pas bien cherché.

312

Ce qui fait que les amants et les maîtresses ne s'ennuient point
d'être ensemble, c'est qu'ils parlent toujours d'eux-mêmes.

313

Pourquoi faut-il que nous ayons assez de mémoire pour retenir
jusqu'aux moindres particularités de ce qui nous est arrivé, et
que nous n'en ayons pas assez pour nous souvenir combien de fois
nous les avons contées à une même personne?

314

L'extrême plaisir que nous prenons à parler de nous-mêmes nous
doit faire craindre de n'en donner guère à ceux qui nous écoutent.

315

Ce qui nous empêche d'ordinaire de faire voir le fond de notre
coeur à nos amis, n'est pas tant la défiance que nous avons d'eux,
que celle que nous avons de nous-mêmes.

316

Les personnes faibles ne peuvent être sincères.

317

Ce n'est pas un grand malheur d'obliger des ingrats, mais c'en est
un insupportable d'être obligé à un malhonnête homme.

318

On trouve des moyens pour guérir de la folie, mais on n'en trouve
point pour redresser un esprit de travers.

319

On ne saurait conserver longtemps les sentiments qu'on doit avoir
pour ses amis et pour ses bienfaiteurs, si on se laisse la liberté
de parler souvent de leurs défauts.

320

Louer les princes des vertus qu'ils n'ont pas, c'est leur dire
impunément des injures.

321

Nous sommes plus près d'aimer ceux qui nous haïssent que ceux qui
nous aiment plus que nous ne voulons.

322

Il n'y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d'être
méprisés.

323

Notre sagesse n'est pas moins à la merci de la fortune que nos
biens.

324

Il y a dans la jalousie plus d'amour-propre que d'amour.

325

Nous nous consolons souvent par faiblesse des maux dont la raison
n'a pas la force de nous consoler.

326

Le ridicule déshonore plus que le déshonneur.

327

Nous n'avouons de petits défauts que pour persuader que nous n'en
avons pas de grands.

328

L'envie est plus irréconciliable que la haine.

329

On croit quelquefois haïr la flatterie, mais on ne hait que la
manière de flatter.

330

On pardonne tant que l'on aime.

331

Il est plus difficile d'être fidèle à sa maîtresse quand on est
heureux que quand on en est maltraité.

332

Les femmes ne connaissent pas toute leur coquetterie.

333

Les femmes n'ont point de sévérité complète sans aversion.

334

Les femmes peuvent moins surmonter leur coquetterie que leur
passion.

335

Dans l'amour la tromperie va presque toujours plus loin que la
méfiance.

336

Il y a une certaine sorte d'amour dont l'excès empêche la
jalousie.

337

Il est de certaines bonnes qualités comme des sens: ceux qui en
sont entièrement privés ne les peuvent apercevoir ni les
comprendre.

338

Lorsque notre haine est trop vive, elle nous met au-dessous de
ceux que nous haïssons.

339

Nous ne ressentons nos biens et nos maux qu'à proportion de notre
amour-propre.

340

L'esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie
que leur raison.

341

Les passions de la jeunesse ne sont guère plus opposées au salut
que la tiédeur des vieilles gens.

342

L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le
coeur, comme dans le langage.

343

Pour être un grand homme, il faut savoir profiter de toute sa
fortune.

344

La plupart des hommes ont comme les plantes des propriétés
cachées, que le hasard fait découvrir.

345

Les occasions nous font connaître aux autres, et encore plus à
nous-mêmes.

346

Il ne peut y avoir de règle dans l'esprit ni dans le coeur des
femmes, si le tempérament n'en est d'accord.

347

Nous ne trouvons guère de gens de bon sens, que ceux qui sont de
notre avis.

348

Quand on aime, on doute souvent de ce qu'on croit le plus.

349

Le plus grand miracle de l'amour, c'est de guérir de la
coquetterie.

350

Ce qui nous donne tant d'aigreur contre ceux qui nous font des
finesses, c'est qu'ils croient être plus habiles que nous.

351

On a bien de la peine à rompre, quand on ne s'aime plus.

352

On s'ennuie presque toujours avec les gens avec qui il n'est pas
permis de s'ennuyer.

353

Un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non pas
comme un sot.

354

Il y a de certains défauts qui, bien mis en oeuvre, brillent plus
que la vertu même.

355

On perd quelquefois des personnes qu'on regrette plus qu'on n'en
est affligé; et d'autres dont on est affligé, et qu'on ne regrette
guère.

356

Nous ne louons d'ordinaire de bon coeur que ceux qui nous
admirent.

357

Les petits esprits sont trop blessés des petites choses; les
grands esprits les voient toutes, et n'en sont point blessés.

358

L'humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes: sans
elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont seulement
couverts par l'orgueil qui les cache aux autres, et souvent à
nous-mêmes.

359

Les infidélités devraient éteindre l'amour, et il ne faudrait
point être jaloux quand on a sujet de l'être. Il n'y a que les
personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient dignes
qu'on en ait pour elles.

360

On se décrie beaucoup plus auprès de nous par les moindres
infidélités qu'on nous fait, que par les plus grandes qu'on fait
aux autres.

361

La jalousie naît toujours avec l'amour, mais elle ne meurt pas
toujours avec lui.

362

La plupart des femmes ne pleurent pas tant la mort de leurs amants
pour les avoir aimés, que pour paraître plus dignes d'être aimées.

363

Les violences qu'on nous fait nous font souvent moins de peine que
celles que nous nous faisons à nous-mêmes.

364

On sait assez qu'il ne faut guère parler de sa femme; mais on ne
sait pas assez qu'on devrait encore moins parler de soi.

365

Il y a de bonnes qualités qui dégénèrent en défauts quand elles
sont naturelles, et d'autres qui ne sont jamais parfaites quand
elles sont acquises. Il faut, par exemple, que la raison nous
fasse ménagers de notre bien et de notre confiance; et il faut, au
contraire, que la nature nous donne la bonté et la valeur.

366

Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous
parlent, nous croyons toujours qu'ils nous disent plus vrai qu'aux
autres.

367

Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier.

368

La plupart des honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne
sont en sûreté que parce qu'on ne les cherche pas.

369

Les violences qu'on se fait pour s'empêcher d'aimer sont souvent
plus cruelles que les rigueurs de ce qu'on aime.

370

Il n'y a guère de poltrons qui connaissent toujours toute leur
peur.

371

C'est presque toujours la faute de celui qui aime de ne pas
connaître quand on cesse de l'aimer.

372

La plupart des jeunes gens croient être naturels, lorsqu'ils ne
sont que mal polis et grossiers.

373

Il y a de certaines larmes qui nous trompent souvent nous-mêmes
après avoir trompé les autres.

374

Si on croit aimer sa maîtresse pour l'amour d'elle, on est bien
trompé.

375

Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe
leur portée.

376

L'envie est détruite par la véritable amitié, et la coquetterie
par le véritable amour.

377

Le plus grand défaut de la pénétration n'est pas de n'aller point
jusqu'au but, c'est de le passer.

378

On donne des conseils mais on n'inspire point de conduite.

379

Quand notre mérite baisse, notre goût baisse aussi.

380

La fortune fait paraître nos vertus et nos vices, comme la lumière
fait paraître les objets.

381

La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle à ce qu'on aime ne
vaut guère mieux qu'une infidélité.

382

Nos actions sont comme les bouts-rimés, que chacun fait rapporter
à ce qu'il lui plaît.

383

L'envie de parler de nous, et de faire voir nos défauts du côté
que nous voulons bien les montrer, fait une grande partie de notre
sincérité.

384

On ne devrait s'étonner que de pouvoir encore s'étonner.

385

On est presque également difficile à contenter quand on a beaucoup
d'amour et quand on n'en a plus guère.

386

Il n'y a point de gens qui aient plus souvent tort que ceux qui ne
peuvent souffrir d'en avoir.

387

Un sot n'a pas assez d'étoffe pour être bon.

388

Si la vanité ne renverse pas entièrement les vertus, du moins elle
les ébranle toutes.

389

Ce qui nous rend la vanité des autres insupportable, c'est qu'elle
blesse la nôtre.

390

On renonce plus aisément à son intérêt qu'à son goût.

391

La fortune ne paraît jamais si aveugle qu'à ceux à qui elle ne
fait pas de bien.

392

Il faut gouverner la fortune comme la santé: en jouir quand elle
est bonne, prendre patience quand elle est mauvaise, et ne faire
jamais de grands remèdes sans un extrême besoin.

393

L'air bourgeois se perd quelquefois à l'armée; mais il ne se perd
jamais à la cour.

394

On peut être plus fin qu'un autre, mais non pas plus fin que tous
les autres.

395

On est quelquefois moins malheureux d'être trompé de ce qu'on
aime, que d'en être détrompé.

396

On garde longtemps son premier amant, quand on n'en prend point de
second.

397

Nous n'avons pas le courage de dire en général que nous n'avons
point de défauts, et que nos ennemis n'ont point de bonnes
qualités; mais en détail nous ne sommes pas trop éloignés de le
croire.

398

De tous nos défauts, celui dont nous demeurons le plus aisément
d'accord, c'est de la paresse; nous nous persuadons qu'elle tient
à toutes les vertus paisibles et que, sans détruire entièrement
les autres, elle en suspend seulement les fonctions.

399

Il y a une élévation qui ne dépend point de la fortune: c'est un
certain air qui nous distingue et qui semble nous destiner aux
grandes choses; c'est un prix que nous nous donnons
imperceptiblement à nous-mêmes; c'est par cette qualité que nous
usurpons les déférences des autres hommes, et c'est elle
d'ordinaire qui nous met plus au-dessus d'eux que la naissance,
les dignités, et le mérite même.

400

Il y a du mérite sans élévation, mais il n'y a point d'élévation
sans quelque mérite.

401

L'élévation est au mérite ce que la parure est aux belles
personnes.

402

Ce qui se trouve le moins dans la galanterie, c'est de l'amour.

403

La fortune se sert quelquefois de nos défauts pour nous élever, et
il y a des gens incommodes dont le mérite serait mal récompensé si
on ne voulait acheter leur absence.

404

Il semble que la nature ait caché dans le fond de notre esprit des
talents et une habileté que nous ne connaissons pas; les passions
seules ont le droit de les mettre au jour, et de nous donner
quelquefois des vues plus certaines et plus achevées que l'art ne
saurait faire.

405

Nous arrivons tout nouveaux aux divers âges de la vie, et nous y
manquons souvent d'expérience malgré le nombre des années.

406

Les coquettes se font honneur d'être jalouses de leurs amants,
pour cacher qu'elles sont envieuses des autres femmes.

407

Il s'en faut bien que ceux qui s'attrapent à nos finesses ne nous
paraissent aussi ridicules que nous nous le paraissons à nous-mêmes
quand les finesses des autres nous ont attrapés.

408

Le plus dangereux ridicule des vieilles personnes qui ont été
aimables, c'est d'oublier qu'elles ne le sont plus.

409

Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions si le monde
voyait tous les motifs qui les produisent.

410

Le plus grand effort de l'amitié n'est pas de montrer nos défauts
à un ami; c'est de lui faire voir les siens.

411

On n'a guère de défauts qui ne soient plus pardonnables que les
moyens dont on se sert pour les cacher.

412

Quelque honte que nous ayons méritée, il est presque toujours en
notre pouvoir de rétablir notre réputation.

413

On ne plaît pas longtemps quand on n'a que d'une sorte d'esprit.

414

Les fous et les sottes gens ne voient que par leur humeur.

415

L'esprit nous sert quelquefois à faire hardiment des sottises.

416

La vivacité qui augmente en vieillissant ne va pas loin de la
folie.

417

En amour celui qui est guéri le premier est toujours le mieux
guéri.

418

Les jeunes femmes qui ne veulent point paraître coquettes, et les
hommes d'un âge avancé qui ne veulent pas être ridicules, ne
doivent jamais parler de l'amour comme d'une chose où ils puissent
avoir part.

419

Nous pouvons paraître grands dans un emploi au-dessous de notre
mérite, mais nous paraissons souvent petits dans un emploi plus
grand que nous.

420

Nous croyons souvent avoir de la constance dans les malheurs,
lorsque nous n'avons que de l'abattement, et nous les souffrons
sans oser les regarder comme les poltrons se laissent tuer de peur
de se défendre.

421

La confiance fournit plus à la conversation que l'esprit.

422

Toutes les passions nous font faire des fautes, mais l'amour nous
en fait faire de plus ridicules.

423

Peu de gens savent être vieux.

424

Nous nous faisons honneur des défauts opposés à ceux que nous
avons: quand nous sommes faibles, nous nous vantons d'être
opiniâtres.

425

La pénétration a un air de deviner qui flatte plus notre vanité
que toutes les autres qualités de l'esprit.

426

La grâce de la nouveauté et la longue habitude, quelque opposées
qu'elles soient, nous empêchent également de sentir les défauts de
nos amis.

427

La plupart des amis dégoûtent de l'amitié, et la plupart des
dévots dégoûtent de la dévotion.

428

Nous pardonnons aisément à nos amis les défauts qui ne nous
regardent pas.

429

Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes
indiscrétions que les petites infidélités.

430

Dans la vieillesse de l'amour comme dans celle de l'âge on vit
encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs.

431

Rien n'empêche tant d'être naturel que l'envie de le paraître.

432

C'est en quelque sorte se donner part aux belles actions, que de
les louer de bon coeur.

433

La plus véritable marque d'être né avec de grandes qualités, c'est
d'être né sans envie.

434

Quand nos amis nous ont trompés, on ne doit que de l'indifférence
aux marques de leur amitié, mais on doit toujours de la
sensibilité à leurs malheurs.

435

La fortune et l'humeur gouvernent le monde.

436

Il est plus aisé de connaître l'homme en général que de connaître
un homme en particulier.

437

On ne doit pas juger du mérite d'un homme par ses grandes
qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire.

438

Il y a une certaine reconnaissance vive qui ne nous acquitte pas
seulement des bienfaits que nous avons reçus, mais qui fait même
que nos amis nous doivent en leur payant ce que nous leur devons.

439

Nous ne désirerions guère de choses avec ardeur, si nous
connaissions parfaitement ce que nous désirons.

440

Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de
l'amitié, c'est qu'elle est fade quand on a senti de l'amour.

441

Dans l'amitié comme dans l'amour on est souvent plus heureux par
les choses qu'on ignore que par celles que l'on sait.

442

Nous essayons de nous faire honneur des défauts que nous ne
voulons pas corriger.

443

Les passions les plus violentes nous laissent quelquefois du
relâche, mais la vanité nous agite toujours.

444

Les vieux fous sont plus fous que les jeunes.

445

La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice.

446

Ce qui rend les douleurs de la honte et de la jalousie si aiguës,
c'est que la vanité ne peut servir à les supporter.

447

La bienséance est la moindre de toutes les lois, et la plus
suivie.

448

Un esprit droit a moins de peine de se soumettre aux esprits de
travers que de les conduire.

449

Lorsque la fortune nous surprend en nous donnant une grande place
sans nous y avoir conduits par degrés, ou sans que nous nous y
soyons élevés par nos espérances, il est presque impossible de s'y
bien soutenir, et de paraître digne de l'occuper.

450

Notre orgueil s'augmente souvent de ce que nous retranchons de nos
autres défauts.

451

Il n'y a point de sots si incommodes que ceux qui ont de l'esprit.

452

Il n'y a point d'homme qui se croie en chacune de ses qualités
au-dessous de l'homme du monde qu'il estime le plus.

453

Dans les grandes affaires on doit moins s'appliquer à faire naître
des occasions qu'à profiter de celles qui se présentent.

454

Il n'y a guère d'occasion où l'on fît un méchant marché de
renoncer au bien qu'on dit de nous, à condition de n'en dire point
de mal.

455

Quelque disposition qu'ait le monde à mal juger, il fait encore
plus souvent grâce au faux mérite qu'il ne fait injustice au
véritable.

456

On est quelquefois un sot avec de l'esprit, mais on ne l'est
jamais avec du jugement.

457

Nous gagnerions plus de nous laisser voir tels que nous sommes,
que d'essayer de paraître ce que nous ne sommes pas.

458

Nos ennemis approchent plus de la vérité dans les jugements qu'ils
font de nous que nous n'en approchons nous-mêmes.

459

Il y a plusieurs remèdes qui guérissent de l'amour, mais il n'y en
a point d'infaillibles.

460

Il s'en faut bien que nous connaissions tout ce que nos passions
nous font faire.

461

La vieillesse est un tyran qui défend sur peine de la vie tous les
plaisirs de la jeunesse.

462

Le même orgueil qui nous fait blâmer les défauts dont nous nous
croyons exempts, nous porte à mépriser les bonnes qualités que
nous n'avons pas.

463

Il y a souvent plus d'orgueil que de bonté à plaindre les malheurs
de nos ennemis; c'est pour leur faire sentir que nous sommes
au-dessus d'eux que nous leur donnons des marques de compassion.

464

Il y a un excès de biens et de maux qui passe notre sensibilité.

465

Il s'en faut bien que l'innocence ne trouve autant de protection
que le crime.

466

De toutes les passions violentes, celle qui sied le moins mal aux
femmes, c'est l'amour.

467

La vanité nous fait faire plus de choses contre notre goût que la
raison.

468

Il y a de méchantes qualités qui font de grands talents.

469

On ne souhaite jamais ardemment ce qu'on ne souhaite que par
raison.

470

Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses en bien comme en
mal, et elles sont presque toutes à la merci des occasions.

471

Dans les premières passions les femmes aiment l'amant, et dans les
autres elles aiment l'amour.

472

L'orgueil a ses bizarreries, comme les autres passions; on a honte
d'avouer que l'on ait de la jalousie, et on se fait honneur d'en
avoir eu, et d'être capable d'en avoir.

473

Quelque rare que soit le véritable amour, il l'est encore moins
que la véritable amitié.

474

Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté.

475

L'envie d'être plaint, ou d'être admiré, fait souvent la plus
grande partie de notre confiance.

476

Notre envie dure toujours plus longtemps que le bonheur de ceux
que nous envions.

477

La même fermeté qui sert à résister à l'amour sert aussi à le
rendre violent et durable, et les personnes faibles qui sont
toujours agitées des passions n'en sont presque jamais
véritablement remplies.

478

L'imagination ne saurait inventer tant de diverses contrariétés
qu'il y en a naturellement dans le coeur de chaque personne.

479

Il n'y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent
avoir une véritable douceur; celles qui paraissent douces n'ont
d'ordinaire que de la faiblesse, qui se convertit aisément en
aigreur.

480

La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les
personnes qu'on en veut corriger.

481

Rien n'est plus rare que la véritable bonté; ceux mêmes qui
croient en avoir n'ont d'ordinaire que de la complaisance ou de la
faiblesse.

482

L'esprit s'attache par paresse et par constance à ce qui lui est
facile ou agréable; cette habitude met toujours des bornes à nos
connaissances, et jamais personne ne s'est donné la peine
d'étendre et de conduire son esprit aussi loin qu'il pourrait
aller.

483

On est d'ordinaire plus médisant par vanité que par malice.

484

Quand on a le coeur encore agité par les restes d'une passion, on
est plus près d'en prendre une nouvelle que quand on est
entièrement guéri.

485

Ceux qui ont eu de grandes passions se trouvent toute leur vie
heureux, et malheureux, d'en être guéris.

486

Il y a encore plus de gens sans intérêt que sans envie.

487

Nous avons plus de paresse dans l'esprit que dans le corps.

488

Le calme ou l'agitation de notre humeur ne dépend pas tant de ce
qui nous arrive de plus considérable dans la vie, que d'un
arrangement commode ou désagréable de petites choses qui arrivent
tous les jours.

489

Quelque méchants que soient les hommes, ils n'oseraient paraître
ennemis de la vertu, et lorsqu'ils la veulent persécuter, ils
feignent de croire qu'elle est fausse ou ils lui supposent des
crimes.

490

On passe souvent de l'amour à l'ambition, mais on ne revient guère
de l'ambition à l'amour.

491

L'extrême avarice se méprend presque toujours; il n'y a point de
passion qui s'éloigne plus souvent de son but, ni sur qui le
présent ait tant de pouvoir au préjudice de l'avenir.

492

L'avarice produit souvent des effets contraires; il y a un nombre
infini de gens qui sacrifient tout leur bien à des espérances
douteuses et éloignées, d'autres méprisent de grands avantages à
venir pour de petits intérêts présents.

493

Il semble que les hommes ne se trouvent pas assez de défauts; ils
en augmentent encore le nombre par de certaines qualités
singulières dont ils affectent de se parer, et ils les cultivent
avec tant de soin qu'elles deviennent à la fin des défauts
naturels, qu'il ne dépend plus d'eux de corriger.

494

Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes
qu'on ne pense, c'est qu'ils n'ont jamais tort quand on les entend
parler de leur conduite: le même amour-propre qui les aveugle
d'ordinaire les éclaire alors, et leur donne des vues si justes
qu'il leur fait supprimer ou déguiser les moindres choses qui
peuvent être condamnées.

495

Il faut que les jeunes gens qui entrent dans le monde soient
honteux ou étourdis: un air capable et composé se tourne
d'ordinaire en impertinence.

496

Les querelles ne dureraient pas longtemps, si le tort n'était que
d'un côté.

497

Il ne sert de rien d'être jeune sans être belle, ni d'être belle
sans être jeune.

498

Il y a des personnes si légères et si frivoles qu'elles sont aussi
éloignées d'avoir de véritables défauts que des qualités solides.

499

On ne compte d'ordinaire la première galanterie des femmes que
lorsqu'elles en ont une seconde.

500

Il y a des gens si remplis d'eux-mêmes que, lorsqu'ils sont
amoureux, ils trouvent moyen d'être occupés de leur passion sans
l'être de la personne qu'ils aiment.

501

L'amour, tout agréable qu'il est, plaît encore plus par les
manières dont il se montre que par lui-même.

502

Peu d'esprit avec de la droiture ennuie moins, à la longue, que
beaucoup d'esprit avec du travers.

503

La jalousie est le plus grand de tous les maux, et celui qui fait
le moins de pitié aux personnes qui le causent.

504

Après avoir parlé de la fausseté de tant de vertus apparentes, il
est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de
la mort. J'entends parler de ce mépris de la mort que les païens
se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l'espérance
d'une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort
constamment, et la mépriser. Le premier est assez ordinaire; mais
je crois que l'autre n'est jamais sincère. On a écrit néanmoins
tout ce qui peut le plus persuader que la mort n'est point un mal;
et les hommes les plus faibles aussi bien que les héros ont donné
mille exemples célèbres pour établir cette opinion. Cependant je
doute que personne de bon sens l'ait jamais cru; et la peine que
l'on prend pour le persuader aux autres et à soi-même fait assez
voir que cette entreprise n'est pas aisée. On peut avoir divers
sujets de dégoûts dans la vie, mais on n'a jamais raison de
mépriser la mort; ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne
la comptent pas pour si peu de chose, et ils s'en étonnent et la
rejettent comme les autres, lorsqu'elle vient à eux par une autre
voie que celle qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on remarque
dans le courage d'un nombre infini de vaillants hommes vient de ce
que la mort se découvre différemment à leur imagination, et y
paraît plus présente en un temps qu'en un autre. Ainsi il arrive
qu'après avoir méprisé ce qu'ils ne connaissent pas, ils craignent
enfin ce qu'ils connaissent. Il faut éviter de l'envisager avec
toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu'elle soit le
plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves
sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'empêcher
de la considérer. Mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle
est, trouve que c'est une chose épouvantable. La nécessité de
mourir faisait toute la constance des philosophes. Ils croyaient
qu'il fallait aller de bonne grâce où l'on ne saurait s'empêcher
d'aller; et, ne pouvant éterniser leur vie, il n'y avait rien
qu'ils ne fissent pour éterniser leur réputation, et sauver du
naufrage ce qui n'en peut être garanti. Contentons-nous pour faire
bonne mine de ne nous pas dire à nous-mêmes tout ce que nous en
pensons, et espérons plus de notre tempérament que de ces faibles
raisonnements qui nous font croire que nous pouvons approcher de
la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté,
l'espérance d'être regretté, le désir de laisser une belle
réputation, l'assurance d'être affranchi des misères de la vie, et
de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes
qu'on ne doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu'ils
soient infaillibles. Ils font pour nous assurer ce qu'une simple
haie fait souvent à la guerre pour assurer ceux qui doivent
approcher d'un lieu d'où l'on tire. Quand on en est éloigné, on
s'imagine qu'elle peut mettre à couvert; mais quand on en est
proche, on trouve que c'est un faible secours. C'est nous flatter,
de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons
jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse,
soient d'une trempe assez forte pour ne point souffrir d'atteinte
par la plus rude de toutes les épreuves. C'est aussi mal connaître
les effets de l'amour-propre, que de penser qu'il puisse nous
aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire,
et la raison, dans laquelle on croit trouver tant de ressources,
est trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous
voulons. C'est elle au contraire qui nous trahit le plus souvent,
et qui, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, sert à nous
découvrir ce qu'elle a d'affreux et de terrible. Tout ce qu'elle
peut faire pour nous est de nous conseiller d'en détourner les
yeux pour les arrêter sur d'autres objets. Caton et Brutus en
choisirent d'illustres. Un laquais se contenta il y a quelque
temps de danser sur l'échafaud où il allait être roué. Ainsi, bien
que les motifs soient différents, ils produisent les mêmes effets.
De sorte qu'il est vrai que, quelque disproportion qu'il y ait
entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois
les uns et les autres recevoir la mort d'un même visage; mais ç'a
toujours été avec cette différence que, dans le mépris que les
grands hommes font paraître pour la mort, c'est l'amour de la
gloire qui leur en ôte la vue, et dans les gens du commun ce n'est
qu'un effet de leur peu de lumière qui les empêche de connaître la
grandeur de leur mal et leur laisse la liberté de penser à autre
chose.

Maximes supprimées


1 Maximes retranchées après la première édition

1

L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour
soi; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les
tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens; il ne
se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets
étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce
qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien
de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites;
ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations
passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la
chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de
ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants; il y
fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent
invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève,
sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines; il en
forme de si monstrueuses que, lorsqu'il les a mises au jour, il
les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette
nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu'il a de
lui-même; de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses
grossièretés et ses niaiseries sur son sujet; de là vient qu'il
croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont
qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir dès
qu'il se repose, et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a
rassasiés. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même,
n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui,
en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont
aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands
intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de
ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il
entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout; de
sorte qu'on est tenté de croire que chacune de ses passions a une
espèce de magie qui lui est propre. Rien n'est si intime et si
fort que ses attachements, qu'il essaye de rompre inutilement à la
vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait
quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu'il n'a pu
faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de
plusieurs année; d'où l'on pourrait conclure assez
vraisemblablement que c'est par lui-même que ses désirs sont
allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets;
que son goût est le prix qui les relève, et le fard qui les
embellit; que c'est après lui-même qu'il court, et qu'il suit son
gré, lorsqu'il suit les choses qui sont à son gré. Il est tous les
contraires: il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé,
miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes
inclinations selon la diversité des tempéraments qui le tournent,
et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt
aux plaisirs; il en change selon le changement de nos âges, de nos
fortunes et de nos expériences, mais il lui est indifférent d'en
avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une, parce qu'il se partage en
plusieurs et se ramasse en une quand il le faut, et comme il lui
plaît. Il est inconstant, et outre les changements qui viennent
des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui,
et de son propre fonds; il est inconstant d'inconstance, de
légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût; il est
capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier
empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des
choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont
nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut. Il est
bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les
plus frivoles; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et
conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans
tous les états de la vie, et dans toutes les conditions; il vit
partout, et il vit de tout, il vit de rien; il s'accommode des
choses, et de leur privation; il passe même dans le parti des gens
qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins; et ce qui
est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte,
il travaille même à sa ruine. Enfin il ne se soucie que d'être, et
pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc
pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité,
et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire,
parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se
rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte son plaisir, il
ne fait que le suspendre, ou le changer, et lors même qu'il est
vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe
dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l'amour-propre, dont
toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation; la mer en
est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans le flux et
le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la
succession turbulente de ses pensées, et de ses éternels
mouvements.

2

Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrés de
la chaleur, et de la froideur, du sang.

3

La modération dans la bonne fortune n'est que l'appréhension de la
honte qui suit l'emportement, ou la peur de perdre ce que l'on a.

4

La modération est comme la sobriété: on voudrait bien manger
davantage, mais on craint de se faire mal.

5

Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu'on trouve à redire
en lui.

6

L'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes
métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de
la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se
découvre par la fierté; de sorte qu'à proprement parler la fierté
est l'éclat et la déclaration de l'orgueil.

7

La complexion qui fait le talent pour les petites choses est
contraire à celle qu'il faut pour le talent des grandes.

8

C'est une espèce de bonheur, de connaître jusques à quel point on
doit être malheureux.

9

On n'est jamais si malheureux qu'on croit, ni si heureux qu'on
avait espéré.

10

On se console souvent d'être malheureux par un certain plaisir
qu'on trouve à le paraître.

11

Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune, pour pouvoir répondre
de ce que l'on fera.

12

Comment peut-on répondre de ce qu'on voudra à l'avenir, puisque
l'on ne sait pas précisément ce que l'on veut dans le temps
présent?

13

L'amour est à l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au corps
qu'elle anime.

14

La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui
nous appartient; de là vient cette considération et ce respect
pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse
application à ne lui faire aucun préjudice; cette crainte retient
l'homme dans les bornes des biens que la naissance, ou la fortune,
lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses
continuelles sur les autres.

15

La justice, dans les juges qui sont modérés, n'est que l'amour de
leur élévation.

16

On blâme l'injustice, non pas par l'aversion que l'on a pour elle,
mais pour le préjudice que l'on en reçoit.

17

Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis
ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l'amitié que nous
avons pour eux; c'est un effet de l'amour-propre qui nous flatte
de l'espérance d'être heureux à notre tour, ou de retirer quelque
utilité de leur bonne fortune.

18

Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours
quelque chose qui ne nous déplaît pas.

19

L'aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur
orgueil: il sert à le nourrir et à l'augmenter, et nous ôte la
connaissance des remèdes qui pourraient soulager nos misères et
nous guérir de nos défauts.

20

On n'a plus de raison, quand on n'espère plus d'en trouver aux
autres.

21

Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les crimes
par leurs préceptes: ils n'ont fait que les employer au bâtiment
de l'orgueil.

22

Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais ils ne
le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires.

23

La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse.

24

La sobriété est l'amour de la santé, ou l'impuissance de manger
beaucoup.

25

Chaque talent dans les hommes, de même que chaque arbre, a ses
propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers.

26

On n'oublie jamais mieux les choses que quand on s'est lassé d'en
parler.

27

La modestie, qui semble refuser les louanges, n'est en effet qu'un
désir d'en avoir de plus délicates.

28

On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.

29

L'amour-propre empêche bien que celui qui nous flatte ne soit
jamais celui qui nous flatte le plus.

30

On ne fait point de distinction dans les espèces de colères, bien
qu'il y en ait une légère et quasi innocente, qui vient de
l'ardeur de la complexion, et une autre très criminelle, qui est à
proprement parler la fureur de l'orgueil.

31

Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et
plus de vertu que les âmes communes, mais celles seulement qui ont
de plus grands desseins.

32

La férocité naturelle fait moins de cruels que l'amour-propre.

33

On peut dire de toutes nos vertus ce qu'un poète italien a dit de
l'honnêteté des femmes, que ce n'est souvent autre chose qu'un art
de paraître honnête.

34

Ce que le monde nomme vertu n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé
par nos passions, à qui on donne un nom honnête, pour faire
impunément ce qu'on veut.

35

Nous n'avouons jamais nos défauts que par vanité.

36

On ne trouve point dans l'homme le bien ni le mal dans l'excès.

37

Ceux qui sont incapables de commettre de grands crimes n'en
soupçonnent pas facilement les autres.

38

La pompe des enterrements regarde plus la vanité des vivants que
l'honneur des morts.

39

Quelque incertitude et quelque variété qui paraisse dans le monde,
on y remarque néanmoins un certain enchaînement secret, et un
ordre réglé de tout temps par la Providence, qui fait que chaque
chose marche en son rang, et suit le cours de sa destinée.

40

L'intrépidité doit soutenir le coeur dans les conjurations, au
lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est
nécessaire dans les périls de la guerre.

41

Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance seraient
tentés comme les poètes de l'appeler la fille du Ciel, puisqu'on
ne trouve point son origine sur la terre. En effet elle est
produite par infinité d'actions qui, au lieu de l'avoir pour but,
regardent seulement les intérêts particuliers de ceux qui les
font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur
propre gloire et à leur élévation, procurent un bien si grand et
si général.

42

On ne peut répondre de son courage quand on n'a jamais été dans le
péril.

43

L'imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est
contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu'elles
sont naturelles.

44

Il est bien malaisé de distinguer la bonté générale, et répandue
sur tout le monde, de la grande habileté.

45

Pour pouvoir être toujours bon, il faut que les autres croient
qu'ils ne peuvent jamais nous être impunément méchants.

46

La confiance de plaire est souvent un moyen de déplaire
infailliblement.

47

La confiance que l'on a en soi fait naître la plus grande partie
de celle que l'on a aux autres.

48

Il y a une révolution générale qui change le goût des esprits,
aussi bien que les fortunes du monde.

49

La vérité est le fondement et la raison de la perfection, et de la
beauté; une chose, de quelque nature qu'elle soit, ne saurait être
belle, et parfaite, si elle n'est véritablement tout ce qu'elle
doit être, et si elle n'a tout ce qu'elle doit avoir.

50

Il y a de belles choses qui ont plus d'éclat quand elles demeurent
imparfaites que quand elles sont trop achevées.

51

La magnanimité est un noble effort de l'orgueil par lequel il rend
l'homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses.

52

Le luxe et la trop grande politesse dans les États sont le présage
assuré de leur décadence parce que, tous les particuliers
s'attachant à leurs intérêts propres, ils se détournent du bien
public.

53

Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si persuadés
qu'ils disent que la mort n'est pas un mal, que le tourment qu'ils
se donnent pour établir l'immortalité de leur nom par la perte de
la vie.

54

De toutes les passions celle qui est plus inconnue à nous-mêmes,
c'est la paresse; elle est la plus ardente et la plus maligne de
toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les dommages
qu'elle cause soient très cachés; si nous considérons
attentivement son pouvoir, nous verrons qu'elle se rend en toutes
rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos
plaisirs; c'est la rémore qui a la force d'arrêter les plus grands
vaisseaux, c'est une bonace plus dangereuse aux plus importantes
affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes; le
repos de la paresse est un charme secret de l'âme qui suspend
soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres
résolutions; pour donner enfin la véritable idée de cette passion,
il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l'âme, qui
la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les
biens.

55

Il est plus facile de prendre de l'amour quand on n'en a pas, que
de s'en défaire quand on en a.

56

La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse que par
passion; de là vient que pour l'ordinaire les hommes entreprenants
réussissent mieux que les autres, quoiqu'ils ne soient pas plus
aimables.

57

N'aimer guère en amour est un moyen assuré pour être aimé.

58

La sincérité que se demandent les amants et les maîtresses, pour
savoir l'un et l'autre quand ils cesseront de s'aimer, est bien
moins pour vouloir être avertis quand on ne les aimera plus que
pour être mieux assurés qu'on les aime lorsque l'on ne dit point
le contraire.

59

La plus juste comparaison qu'on puisse faire de l'amour, c'est
celle de la fièvre; nous n'avons non plus de pouvoir sur l'un que
sur l'autre, soit pour sa violence ou pour sa durée.

60

La plus grande habileté des moins habiles est de se savoir
soumettre à la bonne conduite d'autrui.


2 Maxime retranchée après la deuxième édition

61

Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le
chercher ailleurs.


3 Maximes retranchées après la quatrième édition

62

Comme on n'est jamais en liberté d'aimer, ou de cesser d'aimer,
l'amant ne peut se plaindre avec justice de l'inconstance de sa
maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.

63

Quand nous sommes las d'aimer, nous sommes bien aises qu'on nous
devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité.

64

Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si nous ne
pouvons le garder nous-mêmes?

65

Il n'y en a point qui pressent tant les autres que les paresseux
lorsqu'ils ont satisfait à leur paresse, afin de paraître
diligents.

66

C'est une preuve de peu d'amitié de ne s'apercevoir pas du
refroidissement de celle de nos amis.

67

Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie; ils les font
valoir ce qu'ils veulent, et l'on est forcé de les recevoir selon
leur cours, et non pas selon leur véritable prix.

68

Il y a des crimes qui deviennent innocents et même glorieux par
leur éclat, leur nombre et leur excès. De là vient que les
voleries publiques sont des habiletés, et que prendre des
provinces injustement s'appelle faire des conquêtes.

69

On donne plus aisément des bornes à sa reconnaissance qu'à ses
espérances et qu'à ses désirs.

70

Nous ne regrettons pas toujours la perte de nos amis par la
considération de leur mérite, mais par celle de nos besoins et de
la bonne opinion qu'ils avaient de nous.

71

On aime à deviner les autres; mais l'on n'aime pas à être deviné.

72

C'est une ennuyeuse maladie que de conserver sa santé par un trop
grand régime.

73

On craint toujours de voir ce qu'on aime, quand on vient de faire
des coquetteries ailleurs.

74

On doit se consoler de ses fautes, quand on a la force de les
avouer.

Maximes posthumes


1 Maximes fournies par le manuscrit de Liancourt

1

Comme la plus heureuse personne du monde est celle à qui peu de
choses suffit, les grands et les ambitieux sont en ce point les
plus misérables qu'il leur faut l'assemblage d'une infinité de
biens pour les rendre heureux.

2

La finesse n'est qu'une pauvre habileté.

3

Les philosophes ne condamnent les richesses que par le mauvais
usage que nous en faisons; il dépend de nous de les acquérir et de
nous en servir sans crime et, au lieu qu'elles nourrissent et
accroissent les vices, comme le bois entretient et augmente le
feu, nous pouvons les consacrer à toutes les vertus et les rendre
même par là plus agréables et plus éclatantes.

4

La ruine du prochain plaît aux amis et aux ennemis.

5

Chacun pense être plus fin que les autres.

6

On ne saurait compter toutes les espèces de vanité.

7

Ce qui nous empêche souvent de bien juger des sentences qui
prouvent la fausseté des vertus, c'est que nous croyons trop
aisément qu'elles sont véritables en nous.

8

Nous craignons toutes choses comme mortels, et nous désirons
toutes choses comme si nous étions immortels.

9

Dieu a mis des talents différents dans l'homme comme il a planté
de différents arbres dans la nature, en sorte que chaque talent de
même que chaque arbre a ses propriétés et ses effets qui lui sont
tous particuliers; de là vient que le poirier le meilleur du monde
ne saurait porter les pommes les plus communes, et que le talent
le plus excellent ne saurait produire les mêmes effets des talents
les plus communs; de là vient encore qu'il est aussi ridicule de
vouloir faire des sentences sans en avoir la graine en soi que de
vouloir qu'un parterre produise des tulipes quoiqu'on n'y ait
point semé les oignons.

10

Une preuve convaincante que l'homme n'a pas été créé comme il est,
c'est que plus il devient raisonnable et plus il rougit en soi-même
de l'extravagance, de la bassesse et de la corruption de ses
sentiments et de ses inclinations.

11

Il ne faut pas s'offenser que les autres nous cachent la vérité
puisque nous nous la cachons si souvent nous-mêmes.

12

Rien ne prouve davantage combien la mort est redoutable que la
peine que les philosophes se donnent pour persuader qu'on la doit
mépriser.

13

Il semble que c'est le diable qui a tout exprès placé la paresse
sur la frontière de plusieurs vertus.

14

La fin du bien est un mal; la fin du mal est un bien.

15

On blâme aisément les défauts des autres, mais on s'en sert
rarement à corriger les siens.

16

Les biens et les maux qui nous arrivent ne nous touchent pas selon
leur grandeur, mais selon notre sensibilité.

17

Ceux qui prisent trop leur noblesse ne prisent d'ordinaire pas
assez ce qui en est l'origine.

18

Le remède de la jalousie est la certitude de ce qu'on craint,
parce qu'elle cause la fin de la vie ou la fin de l'amour; c'est
un cruel remède, mais il est plus doux que les doutes et les
soupçons.

19

Il est difficile de comprendre combien est grande la ressemblance
et la différence qu'il y a entre tous les hommes.

20

Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le
coeur de l'homme, c'est que l'on craint d'y être découvert.

21

L'homme est si misérable que, tournant toutes ses conduites à
satisfaire ses passions, il gémit incessamment sous leur tyrannie;
il ne peut supporter ni leur violence ni celle qu'il faut qu'il se
fasse pour s'affranchir de leur joug; il trouve du dégoût non
seulement dans ses vices, mais encore dans leurs remèdes, et ne
peut s'accommoder ni des chagrins de ses maladies ni du travail de
sa guérison.

22

Dieu a permis, pour punir l'homme du péché originel, qu'il se fît
un dieu de son amour-propre pour en être tourmenté dans toutes les
actions de sa vie.

23

L'espérance et la crainte sont inséparables, et il n'y a point de
crainte sans espérance ni d'espérance sans crainte.

24

Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est
presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-mêmes.

25

Ce qui nous fait croire si facilement que les autres ont des
défauts, c'est la facilité que l'on a de croire ce qu'on souhaite.

26

L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que, comme le
corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans
connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même
l'amour-propre séparé, s'il le faut dire ainsi, de son intérêt, ne
voit, n'entend, ne sent et ne se remue plus; de là vient qu'un même
homme qui court la terre et les mers pour son intérêt devient
soudainement paralytique pour l'intérêt des autres; de là vient le
soudain assoupissement et cette mort que nous causons à tous ceux
à qui nous contons nos affaires; de là vient leur prompte
résurrection lorsque dans notre narration nous y mêlons quelque
chose qui les regarde; de sorte que nous voyons dans nos
conversations et dans nos traités que dans un même moment un homme
perd connaissance et revient à soi, selon que son propre intérêt
s'approche de lui ou qu'il s'en retire.


2 Maximes fournies par des lettres

27

On ne donne des louanges que pour en profiter.

28

Les passions ne sont que les divers goûts de l'amour propre.

29

L'extrême ennui sert à nous désennuyer.

30

On loue et on blâme la plupart des choses parce que c'est la mode
de les louer ou de les blâmer.

31

Il n'est jamais plus difficile de bien parler que lorsqu'on ne
parle que de peur de se taire.


3 Maximes fournies par l'édition hollandaise de 1664

32

Si on avait ôté à ce qu'on appelle force le désir de conserver, et
la crainte de perdre, il ne lui resterait pas grand'chose.

33

La familiarité est un relâchement presque de toutes les règles de
la vie civile, que le libertinage a introduit dans la société pour
nous faire parvenir à celle qu'on appelle commode. C'est un effet
de l'amour-propre qui, voulant tout accommoder à notre faiblesse,
nous soustrait à l'honnête sujétion que nous imposent les bonnes
moeurs et, pour chercher trop les moyens de nous les rendre
commodes, le fait dégénérer en vices. Les femmes, ayant
naturellement plus de mollesse que les hommes, tombent plutôt dans
ce relâchement, et y perdent davantage: l'autorité du sexe ne se
maintient pas, le respect qu'on lui doit diminue, et l'on peut
dire que l'honnête y perd la plus grande partie de ses droits.

34

La raillerie est une gaieté agréable de l'esprit, qui enjoue la
conversation, et qui lie la société si elle est obligeante, ou qui
la trouble si elle ne l'est pas. Elle est plus pour celui qui la
fait que pour celui qui la souffre. C'est toujours un combat de
bel esprit, que produit la vanité; d'où vient que ceux qui en
manquent pour la soutenir, et ceux qu'un défaut reproché fait
rougir, s'en offensent également, comme d'une défaite injurieuse
qu'ils ne sauraient pardonner. C'est un poison qui tout pur éteint
l'amitié et excite la haine, mais qui corrigé par l'agrément de
l'esprit, et la flatterie de la louange, l'acquiert ou la
conserve; et il en faut user sobrement avec ses amis et avec les
faibles.


4 Maximes fournies par le supplément de l'édition de 1693

35

Force gens veulent être dévots, mais personne ne veut être humble.

36

Le travail du corps délivre des peines de l'esprit, et c'est ce
qui rend les pauvres heureux.

37

Les véritables mortifications sont celles qui ne sont point
connues; la vanité rend les autres faciles.

38

L'humilité est l'autel sur lequel Dieu veut qu'on lui offre des
sacrifices.

39

Il faut peu de choses pour rendre le sage heureux; rien ne peut
rendre un fol content; c'est pourquoi presque tous les hommes sont
misérables.

40

Nous nous tourmentons moins pour devenir heureux que pour faire
croire que nous le sommes.

41

Il est bien plus aisé d'éteindre un premier désir que de
satisfaire tous ceux qui le suivent.

42

La sagesse est à l'âme ce que la santé est pour le corps.

43

Les grands de la terre ne pouvant donner la santé du corps ni le
repos d'esprit, on achète toujours trop cher tous les biens qu'ils
peuvent faire.

44

Avant que de désirer fortement une chose, il faut examiner quel
est le bonheur de celui qui la possède.

45

Un véritable ami est le plus grand de tous les biens et celui de
tous qu'on songe le moins à acquérir.

46

Les amants ne voient les défauts de leurs maîtresses que lorsque
leur enchantement est fini.

47

La prudence et l'amour ne sont pas faits l'un pour l'autre: à
mesure que l'amour croît, la prudence diminue.

48

Il est quelquefois agréable à un mari d'avoir une femme jalouse:
il entend toujours parler de ce qu'il aime.

49

Qu'une femme est à plaindre, quand elle a tout ensemble de l'amour
et de la vertu!

50

Le sage trouve mieux son compte à ne point s'engager qu'à vaincre.

51

Il est plus nécessaire d'étudier les hommes que les livres.

52

Le bonheur ou le malheur vont d'ordinaire à ceux qui ont le plus
de l'un ou de l'autre.

53

On ne se blâme que pour être loué.

54

Il n'est rien de plus naturel ni de plus trompeur que de croire
qu'on est aimé.

55

Nous aimons mieux voir ceux à qui nous faisons du bien que ceux
qui nous en font.

56

Il est plus difficile de dissimuler les sentiments que l'on a que
de feindre ceux que l'on n'a pas.

57

Les amitiés renouées demandent plus de soins que celles qui n'ont
jamais été rompues.

58

Un homme à qui personne ne plaît est bien plus malheureux que
celui qui ne plaît à personne.


5 Maximes fournies par des témoignages de contemporains

59

L'enfer des femmes, c'est la vieillesse.

60

Les soumissions et les bassesses que les seigneurs de la Cour font
auprès des ministres qui ne sont pas de leur rang sont des
lâchetés de gens de coeur.

61

L'honnêteté [n'est] d'aucun état en particulier, mais de tous les
états en général.

Réflexions diverses


I. Du vrai

Le vrai, dans quelque sujet qu'il se trouve, ne peut être effacé
par aucune comparaison d'un autre vrai, et quelque différence qui
puisse être entre deux sujets, ce qui est vrai dans l'un n'efface
point ce qui est vrai dans l'autre: ils peuvent avoir plus ou
moins d'étendue et être plus ou moins éclatants, mais ils sont
toujours égaux par leur vérité, qui n'est pas plus vérité dans le
plus grand que dans le plus petit. L'art de la guerre est plus
étendu, plus noble et plus brillant que celui de la poésie; mais
le poète et le conquérant sont comparables l'un à l'autre; comme
aussi, en tant qu'ils sont véritablement ce qu'ils sont, le
législateur et le peintre, etc.

Deux sujets de même nature peuvent être différents, et même
opposés, comme le sont Scipion et Annibal, Fabius Maximus et
Marcellus; cependant, parce que leurs qualités sont vraies, elles
subsistent en présence l'une de l'autre, et ne s'effacent point
par la comparaison. Alexandre et César donnent des royaumes; la
veuve donne une pite: quelque différents que soient ces présents,
la libéralité est vraie et égale en chacun d'eux, et chacun donne
à proportion de ce qu'il est.

Un sujet peut avoir plusieurs vérités, et un autre sujet peut n'en
avoir qu'une: le sujet qui a plusieurs vérités est d'un plus grand
prix, et peut briller par des endroits où l'autre ne brille pas;
mais dans l'endroit où l'un et l'autre est vrai, ils brillent
également. Épaminondas était grand capitaine, bon citoyen, grand
philosophe; il était plus estimable que Virgile, parce qu'il avait
plus de vérités que lui; mais comme grand capitaine, Épaminondas
n'était pas plus excellent que Virgile comme grand poète, parce
que, par cet endroit, il n'était pas plus vrai que lui. La cruauté
de cet enfant qu'un consul fit mourir pour avoir crevé les yeux
d'une corneille était moins importante que celle de Philippe
second, qui fit mourir son fils, et elle était peut-être mêlée
avec moins d'autres vices; mais le degré de cruauté exercée sur un
simple animal ne laisse pas de tenir son rang avec la cruauté des
princes les plus cruels, parce que leurs différents degrés de
cruauté ont une vérité égale.

Quelque disproportion qu'il y ait entre deux maisons qui ont les
beautés qui leur conviennent, elles ne s'effacent point l'une
l'autre: ce qui fait que Chantilly n'efface point Liancourt, bien
qu'il ait infiniment plus de diverses beautés, et que Liancourt
n'efface pas aussi Chantilly, c'est que Chantilly a les beautés
qui conviennent à la grandeur de Monsieur le Prince, et que
Liancourt a les beautés qui conviennent à un particulier, et
qu'ils ont chacun de vraies beautés. On voit néanmoins des femmes
d'une beauté éclatante, mais irrégulière, qui en effacent souvent
de plus véritablement belles; mais comme le goût, qui se prévient
aisément, est le juge de la beauté, et que la beauté des plus
belles personnes n'est pas toujours égale, s'il arrive que les
moins belles effacent les autres, ce sera seulement durant
quelques moments; ce sera que la différence de la lumière et du
jour fera plus ou moins discerner la vérité qui est dans les
traits ou dans les couleurs, qu'elle fera paraître ce que la moins
belle aura de beau, et empêchera de paraître ce qui est de vrai et
de beau dans l'autre.


II. De la société

Mon dessein n'est pas de parler de l'amitié en parlant de la
société; bien qu'elles aient quelque rapport, elles sont néanmoins
très différentes: la première a plus d'élévation et de dignité, et
le plus grand mérite de l'autre, c'est de lui ressembler. Je ne
parlerai donc présentement que du commerce particulier que les
honnêtes gens doivent avoir ensemble.

Il serait inutile de dire combien la société est nécessaire aux
hommes: tous la désirent et tous la cherchent, mais peu se servent
des moyens de la rendre agréable et de la faire durer. Chacun veut
trouver son plaisir et ses avantages aux dépens des autres; on se
préfère toujours à ceux avec qui on se propose de vivre, et on
leur fait presque toujours sentir cette préférence; c'est ce qui
trouble et qui détruit la société. Il faudrait du moins savoir
cacher ce désir de préférence, puisqu'il est trop naturel en nous
pour nous en pouvoir défaire; il faudrait faire son plaisir et
celui des autres, ménager leur amour-propre, et ne le blesser
jamais.

L'esprit a beaucoup de part à un si grand ouvrage, mais il ne
suffit pas seul pour nous conduire dans les divers chemins qu'il
faut tenir. Le rapport qui se rencontre entre les esprits ne
maintiendrait pas longtemps la société, si elle n'était réglée et
soutenue par le bon sens, par l'humeur, et par des égards qui
doivent être entre les personnes qui veulent vivre ensemble. S'il
arrive quelquefois que des gens opposés d'humeur et d'esprit
paraissent unis, ils tiennent sans doute par des liaisons
étrangères, qui ne durent pas longtemps. On peut être aussi en
société avec des personnes sur qui nous avons de la supériorité
par la naissance ou par des qualités personnelles; mais ceux qui
ont cet avantage n'en doivent pas abuser; ils doivent rarement le
faire sentir, et ne s'en servir que pour instruire les autres; ils
doivent les faire apercevoir qu'ils ont besoin d'être conduits, et
le mener par raison, en s'accommodant autant qu'il est possible à
leurs sentiments et à leurs intérêts.

Pour rendre la société commode, il faut que chacun conserve sa
liberté: il faut se voir, ou ne se voir point, sans sujétion, se
divertir ensemble, et même s'ennuyer ensemble; il faut se pouvoir
séparer, sans que cette séparation apporte de changement; il faut
se pouvoir passer les uns des autres, si on ne veut pas s'exposer
à embarrasser quelquefois, et on doit se souvenir qu'on incommode
souvent, quand on croit ne pouvoir jamais incommoder. Il faut
contribuer, autant qu'on le peut, au divertissement des personnes
avec qui on veut vivre; mais il ne faut pas être toujours chargé
du soin d'y contribuer. La complaisance est nécessaire dans la
société, mais elle doit avoir des bornes: elle devient une
servitude quand elle est excessive; il faut du moins qu'elle
paraisse libre, et qu'en suivant le sentiment de nos amis, ils
soient persuadés que c'est le nôtre aussi que nous suivons.

Il faut être facile à excuser nos amis, quand leurs défauts sont
nés avec eux, et qu'ils sont moindres que leurs bonnes qualités;
il faut souvent éviter de leur faire voir qu'on les ait remarqués
et qu'on en soit choqué, et on doit essayer de faire en sorte
qu'ils puissent s'en apercevoir eux-mêmes, pour leur laisser le
mérite de s'en corriger.

Il y a une sorte de politesse qui est nécessaire dans le commerce
des honnêtes gens; elle leur fait entendre raillerie, et elle les
empêche d'être choqués et de choquer les autres par de certaines
façons de parler trop sèches et trop dures, qui échappent souvent
sans y penser, quand on soutient son opinion avec chaleur.

Le commerce des honnêtes gens ne peut subsister sans une certaine
sorte de confiance; elle doit être commune entre eux; il faut que
chacun ait un air de sûreté et de discrétion qui ne donne jamais
lieu de craindre qu'on puisse rien dire par imprudence.

Il faut de la variété dans l'esprit: ceux qui n'ont que d'une
sorte d'esprit ne peuvent plaire longtemps. On peut prendre des
routes diverses, n'avoir pas les mêmes vues ni les mêmes talents,
pourvu qu'on aide au plaisir de la société, et qu'on y observe la
même justesse que les différentes voix et les divers instruments
doivent observer dans la musique.

Comme il est malaisé que plusieurs personnes puissent avoir les
mêmes intérêts, il est nécessaire au moins, pour la douceur de la
société, qu'ils n'en aient pas de contraires.

On doit aller au-devant de ce qui peut plaire à ses amis, chercher
les moyens de leur être utile, leur épargner des chagrins, leur
faire voir qu'on les partage avec eux quand on ne peut les
détourner, les effacer insensiblement sans prétendre de les
arracher tout d'un coup, et mettre en la place des objets
agréables, ou du moins qui les occupent. On peut leur parler des
choses qui les regardent, mais ce n'est qu'autant qu'ils le
permettent, et on y doit garder beaucoup de mesure; il y a de la
politesse, et quelquefois même de l'humanité, à ne pas entrer trop
avant dans les replis de leur coeur; ils ont souvent de la peine à
laisser voir tout ce qu'ils en connaissent, et ils en ont encore
davantage quand on pénètre ce qu'ils ne connaissent pas. Bien que
le commerce que les honnêtes gens ont ensemble leur donne de la
familiarité, et leur fournisse un nombre infini de sujets de se
parler sincèrement, personne presque n'a assez de docilité et de
bon sens pour bien recevoir plusieurs avis qui sont nécessaires
pour maintenir la société: on veut être averti jusqu'à un certain
point, mais on ne veut pas l'être en toutes choses, et on craint
de savoir toutes sortes de vérités.

Comme on doit garder des distances pour voir les objets, il en
faut garder aussi pour la société: chacun a son point de vue, d'où
il veut être regardé; on a raison, le plus souvent, de ne vouloir
pas être éclairé de trop près, et il n'y a presque point d'homme
qui veuille, en toutes choses, se laisser voir tel qu'il est.


III. De l'air et des manières

Il y a un air qui convient à la figure et aux talents de chaque
personne; on perd toujours quand on le quitte pour en prendre un
autre. Il faut essayer de connaître celui qui nous est naturel,
n'en point sortir, et le perfectionner autant qu'il nous est
possible.

Ce qui fait que la plupart des petits enfants plaisent, c'est
qu'ils sont encore renfermés dans cet air et dans ces manières que
la nature leur a donnés, et qu'ils n'en connaissent point
d'autres. Ils les changent et les corrompent quand ils sortent de
l'enfance: ils croient qu'il faut imiter ce qu'ils voient faire
aux autres, et ils ne le peuvent parfaitement imiter; il y a
toujours quelque chose de faux et d'incertain dans cette
imitation. Ils n'ont rien de fixe dans leurs manières ni dans
leurs sentiments; au lieu d'être en effet ce qu'ils veulent
paraître, ils cherchent à paraître ce qu'ils ne sont pas. Chacun
veut être un autre, et n'être plus ce qu'il est: ils cherchent une
contenance hors d'eux-mêmes, et un autre esprit que le leur; ils
prennent des tons et des manières au hasard; ils en font
l'expérience sur eux, sans considérer que ce qui convient à
quelques-uns ne convient pas à tout le monde, qu'il n'y a point de
règle générale pour les tons et pour les manières, et qu'il n'y a
point de bonnes copies. Deux hommes néanmoins peuvent avoir du
rapport en plusieurs choses sans être copie l'un de l'autre, si
chacun suit son naturel; mais personne presque ne le suit
entièrement. On aime à imiter; on imite souvent, même sans s'en
apercevoir, et on néglige ses propres biens pour des biens
étrangers, qui d'ordinaire ne nous conviennent pas.

Je ne prétends pas, par ce que je dis, nous renfermer tellement en
nous-mêmes que nous n'ayons pas la liberté de suivre des exemples,
et de joindre à nous des qualités utiles ou nécessaires que la
nature ne nous a pas données: les arts et les sciences conviennent
à la plupart de ceux qui s'en rendent capables, la bonne grâce et
la politesse conviennent à tout le monde; mais ces qualités
acquises doivent avoir un certain rapport et une certaine union
avec nos propres qualités, qui les étendent et les augmentent
imperceptiblement.

Nous sommes quelquefois élevés à un rang et à des dignités
au-dessus de nous, nous sommes souvent engagés dans une profession
nouvelle où la nature ne nous avait pas destinés; tous ces états
ont chacun un air qui leur convient, mais qui ne convient pas
toujours avec notre air naturel; ce changement de notre fortune
change souvent notre air et nos manières, et y ajoute l'air de la
dignité, qui est toujours faux quand il est trop marqué et qu'il
n'est pas joint et confondu avec l'air que la nature nous a donné:
il faut les unir et les mêler ensemble et qu'ils ne paraissent
jamais séparés.

On ne parle pas de toutes choses sur un même ton et avec les mêmes
manières; on ne marche pas à la tête d'un régiment comme on marche
en se promenant. Mais il faut qu'un même air nous fasse dire
naturellement des choses différentes, et qu'il nous fasse marcher
différemment, mais toujours naturellement, et comme il convient de
marcher à la tête d'un régiment et à une promenade.

Il y en a qui ne se contentent pas de renoncer à leur air propre
et naturel, pour suivre celui du rang et des dignités où ils sont
parvenus; il y en a même qui prennent par avance l'air des
dignités et du rang où ils aspirent. Combien de lieutenants
généraux apprennent à paraître maréchaux de France! Combien de
gens de robe répètent inutilement l'air de chancelier, et combien
de bourgeoises se donnent l'air de duchesses!

Ce qui fait qu'on déplaît souvent, c'est que personne ne sait
accorder son air et ses manières avec sa figure, ni ses tons et
ses paroles avec ses pensées et ses sentiments; on trouble leur
harmonie par quelque chose de faux et d'étranger; on s'oublie
soi-même, et on s'en éloigne insensiblement. Tout le monde presque
tombe, par quelque endroit, dans ce défaut; personne n'a l'oreille
assez juste pour entendre parfaitement cette sorte de cadence.
Mille gens déplaisent avec des qualités aimables, mille gens
plaisent avec de moindres talents: c'est que les uns veulent
paraître ce qu'ils ne sont pas, les autres sont ce qu'ils
paraissent; et enfin, quelques avantages ou quelques désavantages
que nous ayons reçus de la nature, on plaît à proportion de ce
qu'on suit l'air, les tons, les manières et les sentiments qui
conviennent à notre état et à notre figure, et on déplaît à
proportion de ce qu'on s'en éloigne.


IV. De la conversation

Ce qui fait que si peu de personnes sont agréables dans la
conversation, c'est que chacun songe plus à ce qu'il veut dire
qu'à ce que les autres disent. Il faut écouter ceux qui parlent,
si on en veut être écouté; il faut leur laisser la liberté de se
faire entendre, et même de dire des choses inutiles. Au lieu de
les contredire ou de les interrompre, comme on fait souvent, on
doit, au contraire, entrer dans leur esprit et dans leur goût,
montrer qu'on les entend, leur parler de ce qui les touche, louer
ce qu'ils disent autant qu'il mérite d'être loué, et faire voir
que c'est plus par choix qu'on le loue que par complaisance. Il
faut éviter de contester sur des choses indifférentes, faire
rarement des questions inutiles, ne laisser jamais croire qu'on
prétend avoir plus de raison que les autres, et céder aisément
l'avantage de décider.

On doit dire des choses naturelles, faciles et plus ou moins
sérieuses, selon l'humeur et l'inclinaison des personnes que l'on
entretient, ne les presser pas d'approuver ce qu'on dit, ni même
d'y répondre. Quand on a satisfait de cette sorte aux devoirs de
la politesse, on peut dire ses sentiments, sans prévention et sans
opiniâtreté, en faisant paraître qu'on cherche à les appuyer de
l'avis de ceux qui écoutent.

Il faut éviter de parler longtemps de soi-même, et de se donner
souvent pour exemple. On ne saurait avoir trop d'application à
connaître la pente et la portée de ceux à qui on parle, pour se
joindre à l'esprit de celui qui en a le plus, et pour ajouter ses
pensées aux siennes, en lui faisant croire, autant qu'il est
possible, que c'est de lui qu'on les prend. Il y a de l'habileté à
n'épuiser pas les sujets qu'on traite, et à laisser toujours aux
autres quelque chose à penser et à dire.

On ne doit jamais parler avec des airs d'autorité, ni se servir de
paroles et de termes plus grands que les choses. On peut conserver
ses opinions, si elles sont raisonnables; mais en les conservant,
il ne faut jamais blesser les sentiments des autres, ni paraître
choqué de ce qu'ils ont dit. Il est dangereux de vouloir être
toujours le maître de la conversation, et de parler trop souvent
d'une même chose; on doit entrer indifféremment sur tous les
sujets agréables qui se présentent, et ne faire jamais voir qu'on
veut entraîner la conversation sur ce qu'on a envie de dire.

Il est nécessaire d'observer que toute sorte de conversation,
quelque honnête et quelque spirituelle qu'elle soit, n'est pas
également propre à toute sorte d'honnêtes gens: il faut choisir ce
qui convient à chacun, et choisir même le temps de le dire; mais
s'il y a beaucoup d'art à parler, il n'y en a pas moins à se
taire. Il y a un silence éloquent: il sert quelquefois à approuver
et à condamner; il y a un silence moqueur; il y a un silence
respectueux; il y a des airs, des tours et des manières qui font
souvent ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de délicat ou
de choquant dans la conversation. Le secret de s'en bien servir
est donné à peu de personnes; ceux mêmes qui en font des règles
s'y méprennent quelquefois; la plus sûre, à mon avis, c'est de
n'en point avoir qu'on ne puisse changer, de laisser plutôt voir
des négligences dans ce qu'on dit que de l'affectation, d'écouter,
de ne parler guère, et de ne se forcer jamais à parler.


V. De la confiance

Bien que la sincérité et la confiance aient du rapport, elles sont
néanmoins différentes en plusieurs choses: la sincérité est une
ouverture de coeur, qui nous montre tels que nous sommes; c'est un
amour de la vérité, une répugnance à se déguiser, un désir de se
dédommager de ses défauts, et de les diminuer même par le mérite
de les avouer. La confiance ne nous laisse pas tant de liberté,
ses règles sont plus étroites, elle demande plus de prudence et de
retenue, et nous ne sommes pas toujours libres d'en disposer: il
ne s'agit pas de nous uniquement, et nos intérêts sont mêlés
d'ordinaire avec les intérêts des autres. Elle a besoin d'une
grande justesse pour ne livrer pas nos amis en nous livrant
nous-mêmes, et pour ne faire pas des présents de leur bien dans
la vue d'augmenter le prix de ce que nous donnons.

La confiance plaît toujours à celui qui la reçoit: c'est un tribut
que nous payons à son mérite; c'est un dépôt que l'on commet à sa
foi; ce sont des gages qui lui donnent un droit sur nous, et une
sorte de dépendance où nous nous assujettissons volontairement. Je
ne prétends pas détruire par ce que je dis la confiance, si
nécessaire entre les hommes puisqu'elle est le lien de la société
et de l'amitié; je prétends seulement y mettre des bornes, et la
rendre honnête et fidèle. Je veux qu'elle soit toujours vraie et
toujours prudente, et qu'elle n'ait ni faiblesse ni intérêt; je
sais bien qu'il est malaisé de donner de justes limites à la
manière de recevoir toute sorte de confiance de nos amis, et de
leur faire part de la nôtre.

On se confie le plus souvent par vanité, par envie de parler, par
le désir de s'attirer la confiance des autres, et pour faire un
échange de secrets. Il y a des personnes qui peuvent avoir raison
de se fier en nous, vers qui nous n'aurions pas raison d'avoir la
même conduite, et on s'acquitte envers ceux-ci en leur gardant le
secret, et en les payant de légères confidences. Il y en a
d'autres dont la fidélité nous est connue, qui ne ménagent rien
avec nous, et à qui on peut se confier par choix et par estime. On
doit ne leur rien cacher de ce qui ne regarde que nous, se montrer
à eux toujours vrais dans nos bonnes qualités et dans nos défauts
même, sans exagérer les unes et sans diminuer les autres, se faire
une loi de ne leur faire jamais de demi-confidences; elles
embarrassent toujours ceux qui les font, et ne contentent presque
jamais ceux qui les reçoivent: on leur donne des lumières confuses
de ce qu'on veut cacher, on augmente leur curiosité, on les met en
droit d'en vouloir savoir davantage, et ils se croient en liberté
de disposer de ce qu'ils ont pénétré. Il est plus sûr et plus
honnête de ne leur rien dire que de se taire quand on a commencé
de parler.

Il y a d'autres règles à suivre pour les choses qui nous ont été
confiées. Plus elles sont importantes, et plus la prudence et la
fidélité y sont nécessaires. Tout le monde convient que le secret
doit être inviolable, mais on ne convient pas toujours de la
nature et de l'importance du secret; nous ne consultons le plus
souvent que nous-mêmes sur ce que nous devons dire et sur ce que
nous devons taire; il y a peu de secrets de tous les temps, et le
scrupule de les révéler ne dure pas toujours.

On a des liaisons étroites avec des amis dont on connaît la
fidélité; ils nous ont toujours parlé sans réserve, et nous avons
toujours gardé les mêmes mesures avec eux; ils savent nos
habitudes et nos commerces, et il nous voient de trop près pour ne
s'apercevoir pas du moindre changement; ils peuvent savoir par
ailleurs ce que nous sommes engagés de ne dire jamais à personne;
il n'a pas été en notre pouvoir de les faire entrer dans ce qu'on
nous a confié; ils ont peut-être même quelque intérêt de le
savoir; on est assuré d'eux comme de soi, et on se voit réduit à
la cruelle nécessité de prendre leur amitié, qui nous est
précieuse, ou de manquer à la foi du secret. Cet état est sans
doute la plus rude épreuve de la fidélité; mais il ne doit pas
ébranler un honnête homme: c'est alors qu'il lui est permis de se
préférer aux autres; son premier devoir est de conserver
indispensablement ce dépôt en son entier, sans en peser les
suites; il doit non seulement ménager ses paroles et ses tons, il
doit encore ménager ses conjectures, et ne laisser jamais rien
voir, dans ses discours ni dans son air, qui puisse tourner
l'esprit des autres vers ce qu'il ne veut pas dire.

On a souvent besoin de force et de prudence pour opposer à la
tyrannie de la plupart de nos amis, qui se font un droit sur notre
confiance, et qui veulent tout savoir de nous. On ne doit jamais
leur laisser établir ce droit sans exception: il y a des
rencontres et des circonstances qui ne sont pas de leur
juridiction; s'ils s'en plaignent, on doit souffrir leur plaintes,
et s'en justifier avec douceur; mais s'ils demeurent injustes, on
doit sacrifier leur amitié à son devoir, et choisir entre deux
maux inévitables, dont l'un se peut réparer, et l'autre est sans
remède.


VI. De l'amour et de la mer

Ceux qui ont voulu nous représenter l'amour et ses caprices l'ont
comparé en tant de sortes à la mer qu'il est malaisé de rien
ajouter à ce qu'ils en ont dit. Ils nous ont fait voir que l'un et
l'autre ont une inconstance et une infidélité égales, que leurs
biens et leurs maux sont sans nombre, que les navigations les plus
heureuses sont exposées à mille dangers, que les tempêtes et les
écueils sont toujours à craindre, et que souvent même on fait
naufrage dans le port. Mais en nous exprimant tant d'espérances et
tant de craintes, ils ne nous pas assez montré, ce me semble, le
rapport qu'il y a d'un amour usé, languissant et sur sa fin, à ces
longues bonaces, à ces calmes ennuyeux, que l'on rencontre sous la
ligne: on est fatigué d'un grand voyage, on souhaite de l'achever;
on voit la terre, mais on manque de vent pour y arriver; on se
voit exposé aux injures des saisons; les maladies et les langueurs
empêchent d'agir; l'eau et les vivres manquent ou changent de
goût; on a recours inutilement aux secours étrangers; on essaye de
pêcher, et on prend quelques poissons, sans en tirer de
soulagement ni de nourriture; on est las de tout ce qu'on voit, on
est toujours avec ses mêmes pensées, et on est toujours ennuyé; on
vit encore, et on a regret à vivre; on attend des désirs pour
sortir d'un état pénible et languissant, mais on n'en forme que de
faibles et d'inutiles.


VII. Des exemples

Quelque différence qu'il y ait entre les bons et les mauvais
exemples, on trouvera que les uns et les autres ont presque
également produit de méchants effets. Je ne sais même si les
crimes de Tibère et de Néron ne nous éloignent pas plus du vice
que les exemples estimables des plus grands hommes ne nous
approchent de la vertu. Combien la valeur d'Alexandre a-t-elle
fait de fanfarons! Combien la gloire de César a-t-elle autorisé
d'entreprises contre la patrie! Combien Rome et Sparte ont-elles
loué de vertus farouches! Combien Diogène a-t-il fait de
philosophes importuns, Cicéron de babillards, Pomponius Atticus de
gens neutres et paresseux, Marius et Sylla de vindicatifs,
Lucullus de voluptueux, Alcibiade et Antoine de débauchés, Capon
d'opiniâtres! Tous ces grands originaux ont produit un nombre
infini de mauvaises copies. Les vertus sont frontières des vices;
les exemples sont des guides qui nous égarent souvent, et nous
sommes si remplis de fausseté que nous ne nous en servons pas
moins pour nous éloigner du chemin de la vertu que pour le suivre.


VIII. De l'incertitude de la jalousie

Plus on parle de sa jalousie, et plus les endroits qui ont déplu
paraissent de différents côtés; les moindres circonstances les
changent, et font toujours découvrir quelque chose de nouveau. Ces
nouveautés font revoir sous d'autres apparences ce qu'on croyait
avoir assez vu et assez pesé; on cherche à s'attacher à une
opinion, et on ne s'attache à rien; tout ce qui est de plus opposé
et de plus effacé se présente en même temps; on veut haïr et on
veut aimer, mais on aime encore quand on hait, et on hait encore
quand on aime; on croit tout, et on doute de tout; on a de la
honte et du dépit d'avoir cru et d'avoir douté; on se travaille
incessamment pour arrêter son opinion, et on ne la conduit jamais
à un lieu fixe.

Les poètes devraient comparer cette opinion à la peine de Sisyphe,
puisqu'on roule aussi inutilement que lui un rocher, par un chemin
pénible et périlleux: on voit le sommet de la montagne et on
s'efforce d'y arriver, on l'espère quelquefois, mais on n'y arrive
jamais. On n'est pas assez heureux pour oser croire ce qu'on
souhaite, ni même assez heureux aussi pour être assuré de ce qu'on
craint le plus. On est assujetti à une incertitude éternelle, qui
nous présente successivement des biens et des maux qui nous
échappent toujours.


IX. De l'amour et de la vie

L'amour est une image de notre vie: l'un et l'autre sont sujets
aux mêmes révolutions et aux mêmes changements. Leur jeunesse est
pleine de joie et d'espérance: on se trouve heureux d'être jeune,
comme on se trouve heureux d'aimer. Cet état si agréable nous
conduit à désirer d'autres biens, et on en veut de plus solides;
on ne se contente pas de subsister, on veut faire des progrès, on
est occupé des moyens de s'avancer et d'assurer sa fortune; on
cherche la protection des ministres, on se rend utile à leurs
intérêts; on ne peut souffrir que quelqu'un prétende ce que nous
prétendons. Cette émulation est traversée de mille soins et de
mille peines, qui s'effacent par le plaisir de se voir établi:
toutes les passions sont alors satisfaites, et on ne prévoit pas
qu'on puisse cesser d'être heureux.

Cette félicité néanmoins est rarement de longue durée, et elle ne
peut conserver longtemps la grâce de la nouveauté. Pour avoir ce
que nous avons souhaité, nous ne laissons pas de souhaiter encore.
Nous nous accoutumons à tout ce qui est à nous; les mêmes biens ne
conservent pas leur même prix, et ils ne touchent pas toujours
également notre goût; nous changeons imperceptiblement, sans
remarquer notre changement; ce que nous avons obtenu devient une
partie de nous-même: nous serions cruellement touchés de le
perdre, mais nous ne sommes plus sensibles au plaisir de le
conserver; la joie n'est plus vive, on en cherche ailleurs que
dans ce qu'on a tant désiré. Cette inconstance involontaire est un
effet du temps, qui prend malgré nous sur l'amour comme sur notre
vie; il en efface insensiblement chaque jour un certain air de
jeunesse et de gaieté, et en détruit les plus véritables charmes;
on prend des manières plus sérieuses, on joint des affaires à la
passion; l'amour ne subsiste plus par lui-même, et il emprunte des
secours étrangers. Cet état de l'amour représente le penchant de
l'âge, où on commence à voir par où on doit finir; mais on n'a pas
la force de finir volontairement, et dans le déclin de l'amour
comme dans le déclin de la vie personne ne se peut résoudre de
prévenir les dégoûts qui restent à éprouver; on vit encore pour
les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs. La jalousie, la
méfiance, la crainte de lasser, la crainte d'être quitté, sont des
peines attachées à la vieillesse de l'amour, comme les maladies
sont attachées à la trop longue durée de la vie: on ne sent plus
qu'on est vivant que parce qu'on sent qu'on est malade, et on ne
sent aussi qu'on est amoureux que par sentir toutes les peines de
l'amour. On ne sort de l'assoupissement des trop longs
attachements que par le dépit et le chagrin de se voir toujours
attaché; enfin, de toutes les décrépitudes, celle de l'amour est
la plus insupportable.


X. Des goûts

Il y a des personnes qui ont plus d'esprit que de goût, et
d'autres qui ont plus de goût que d'esprit; il y a plus de variété
et de caprice dans le goût que dans l'esprit.

Ce terme de goût a diverses significations, et il est aisé de s'y
méprendre. Il y a différence entre le goût qui nous porte vers les
choses, et le goût qui nous en fait connaître et discerner les
qualités, en s'attachant aux règles: on peut aimer la comédie sans
avoir le goût assez fin et assez délicat pour en bien juger, et on
peut avoir le goût assez bon pour bien juger de la comédie sans
l'aimer. Il y a des goûts qui nous approchent imperceptiblement de
ce qui se montre à nous; d'autres nous entraînent par leur force
ou par leur durée.

Il y a des gens qui ont le goût faux en tout; d'autres ne l'ont
faux qu'en de certaines choses, et ils l'ont droit et juste dans
ce qui est de leur portée. D'autres ont des goûts particuliers,
qu'ils connaissent mauvais, et ne laissent pas de les suivre. Il y
en a qui ont le goût incertain; le hasard en décide; ils changent
par légèreté, et sont touchés de plaisir ou d'ennui sur la parole
de leurs amis. D'autres sont toujours prévenus; ils sont esclaves
de tous leurs goûts, et les respectent en toutes choses. Il y en a
qui sont sensibles à ce qui est bon, et choqués de ce qui ne l'est
pas; leurs vues sont nettes et justes, et il trouvent la raison de
leur goût dans leur esprit et dans leur discernement.

Il y en a qui, par une sorte d'instinct dont ils ignorent la
cause, décident de ce qui se présente à eux, et prennent toujours
le bon parti. Ceux-ci font paraître plus de goût que d'esprit,
parce que leur amour-propre et leur humeur ne prévalent point sur
leurs lumières naturelles; tout agit de concert en eux, tout y est
sur un même ton. Cet accord les fait juger sainement des objets,
et leur en forme une idée véritable; mais, à parler généralement,
il y a peu de gens qui aient le goût fixe et indépendant de celui
des autres; ils suivent l'exemple et la coutume, et ils en
empruntent presque tout ce qu'ils ont de goût.

Dans toutes ces différences de goûts que l'on vient de marquer, il
est très rare, et presque impossible, de rencontrer cette sorte de
bon goût qui sait donner le prix à chaque chose, qui en connaît
toute la valeur, et qui se porte généralement sur tout: nos
connaissances sont trop bornées, et cette juste disposition des
qualités qui font bien juger ne se maintient d'ordinaire que sur
ce qui ne nous regarde pas directement. Quand il s'agit de nous,
notre goût n'a plus cette justesse si nécessaire, la préoccupation
la trouble, tout ce qui a du rapport à nous nous paraît sous une
autre figure. Personne ne voit des mêmes yeux ce qui le touche et
ce qui ne le touche pas; notre goût est conduit alors par la pente
de l'amour-propre et de l'humeur, qui nous fournissent des vues
nouvelles, et nous assujettissent à un nombre infini de
changements et d'incertitudes; notre goût n'est plus à nous, nous
n'en disposons plus, il change sans notre consentement, et les
mêmes objets nous paraissent par tant de côtés différents que nous
méconnaissons enfin ce que nous avons vu et ce que nous avons
senti.


XI. Du rapport des hommes avec les animaux

Il y a autant de diverses espèces d'hommes qu'il y a de diverses
espèces d'animaux, et les hommes sont, à l'égard des autres
hommes, ce que les différentes espèces d'animaux sont entre elles
et à l'égard les unes des autres.

Combien y a-t-il d'hommes qui vivent du sang et de la vie des
innocents, les uns comme des tigres, toujours farouches et
toujours cruels, d'autres comme des lions, en gardant quelque
apparence de générosité, d'autres comme des ours, grossiers et
avides, d'autres comme des loups, ravissants et impitoyables,
d'autres comme des renards, qui vivent d'industrie, et dont le
métier est de tromper!

Combien y a-t-il d'hommes qui ont du rapport aux chiens! Ils
détruisent leur espèce; ils chassent pour le plaisir de celui qui
les nourrit; les uns suivent toujours leur maître, les autres
gardent sa maison. Il y a des lévriers d'attache, qui vivent de
leur valeur, qui se destinent à la guerre, et qui ont de la
noblesse dans leur courage; il y a des dogues acharnés, qui n'ont
de qualités que la fureur; il y a des chiens, plus ou moins
inutiles, qui aboient souvent, et qui mordent quelquefois, et il y
a même des chiens de jardinier. Il y a des singes et des guenons
qui plaisent par leurs manières, qui ont de l'esprit, et qui font
toujours du mal. Il y a des paons qui n'ont que de la beauté, qui
déplaisent par leur chant, et qui détruisent les lieux qu'ils
habitent.

Il y a des oiseaux qui ne sont recommandables que par leur ramage
ou par leurs couleurs. Combien de perroquets, qui parlent sans
cesse, et qui n'entendent jamais ce qu'ils disent; combien de pies
et de corneilles, qui ne s'apprivoisent que pour dérober; combien
d'oiseaux de proie, qui ne vivent que de rapine; combien d'espèces
d'animaux paisibles et tranquilles, qui ne servent qu'à nourrir
d'autres animaux!

Il y a des chats, toujours au guet, malicieux et infidèles, et qui
font patte de velours; il y a des vipères dont la langue est
venimeuse, et dont le reste est utile; il y a des araignées, des
mouches, des punaises et des puces, qui sont toujours incommodes
et insupportables; il y a des crapauds, qui font horreur, et qui
n'ont que du venin; il y a des hiboux, qui craignent la lumière.
Combien d'animaux qui vivent sous terre pour se conserver! Combien
de chevaux, qu'on emploie à tant d'usages, et qu'on abandonne
quand ils ne servent plus; combien de boeufs, qui travaillent
toute leur vie pour enrichir celui qui leur impose le joug; de
cigales, qui passent leur vie à chanter; de lièvres, qui ont peur
de tout; de lapins, qui s'épouvantent et rassurent en un moment;
de pourceaux, qui vivent dans la crapule et dans l'ordure; de
canards privés, qui trahissent leurs semblables, et les attirent
dans les filets, de corbeaux et de vautours, qui ne vivent que de
pourriture et de corps morts! Combien d'oiseaux passagers, qui
vont si souvent d'un bout du monde à l'autre, et qui s'exposent à
tant de périls, pour chercher à vivre! Combien d'hirondelles, qui
suivent toujours le beau temps; de hannetons, inconsidérés et sans
dessein; de papillons, qui cherchent le feu qui les brûle! Combien
d'abeilles, qui respectent leur chef, et qui se maintiennent avec
tant de règle et d'industrie! Combien de frelons, vagabonds et
fainéants, qui cherchent à s'établir aux dépens des abeilles!
Combien de fourmis, dont la prévoyance et l'économie soulagent
tous leurs besoins! Combien de crocodiles, qui feignent de se
plaindre pour dévorer ceux qui sont touchés de leur plainte! Et
combien d'animaux qui sont assujettis parce qu'ils ignorent leur
force!

Toutes ces qualités se trouvent dans l'homme, et il exerce, à
l'égard des autres hommes, tout ce que les animaux dont on vient
de parler exercent entre eux.


XII. De l'origine des maladies

Si on examine la nature des maladies, on trouvera qu'elles tirent
leur origine des passions et des peines de l'esprit. L'âge d'or,
qui en était exempt, était exempt de maladies. L'âge d'argent, qui
le suivit, conserva encore sa pureté. L'âge d'airain donna la
naissance aux passions et aux peines de l'esprit; elles
commencèrent à se former, et elles avaient encore la faiblesse de
l'enfance et sa légèreté. Mais elles parurent avec toute leur
force et toute leur malignité dans l'âge de fer, et répandirent
dans le monde, par la suite de leur corruption, les diverses
maladies qui ont affligé les hommes depuis tant de siècles.
L'ambition a produit les fièvres aiguës et frénétiques: l'envie a
produit la jaunisse et l'insomnie; c'est de la paresse que
viennent les léthargies, les paralysies et les langueurs: la
colère a fait les étouffements, les ébullitions de sang, et les
inflammations de poitrine: la peur a fait les battements de coeur
et les syncopes; la vanité a fait les folies; l'avarice, la teigne
et la gale; la tristesse a fait le scorbut; la cruauté, la pierre;
la calomnie et les faux rapports ont répandu la rougeole, la
petite vérole, et le pourpre, et on doit à la jalousie la
gangrène, la peste et la rage. Les disgrâces imprévues ont fait
l'apoplexie; les procès ont fait la migraine et le transport au
cerveau; les dettes ont fait les fièvres étiques; l'ennui du
mariage a produit la fièvre quarte, et la lassitude des amants qui
n'osent se quitter a causé les vapeurs. L'amour, lui seul, a fait
plus de maux que tout le reste ensemble, et personne ne doit
entreprendre de les exprimer; mais comme il fait aussi les plus
grands biens de la vie, au lieu de médire de lui, on doit se
taire; on doit le craindre et le respecter toujours.


XIII. Du faux

On est faux en différentes manières. Il y a des hommes faux qui
veulent toujours paraître ce qu'ils ne sont pas. Il y en a
d'autres, de meilleure foi, qui sont nés faux, qui se trompent
eux-mêmes, et qui ne voient jamais les choses comme elles sont. Il
y en a dont l'esprit est droit, et le goût faux. D'autres ont
l'esprit faux, et ont quelque droiture dans le goût. Et il y en a
qui n'ont rien de faux dans le goût, ni dans l'esprit. Ceux-ci
sont très rares, puisque, à parler généralement, il n'y a presque
personne qui n'ait de la fausseté dans quelque endroit de l'esprit
ou du goût.

Ce qui fait cette fausseté si universelle, c'est que nos qualités
sont incertaines et confuses, et que nos vues le sont aussi; on ne
voit point les choses précisément comme elles sont, on les estime
plus ou moins qu'elles ne valent, et on ne les fait point
rapporter à nous en la manière qui leur convient, et qui convient
à notre état et à nos qualités. Ce mécompte met un nombre infini
de faussetés dans le goût et dans l'esprit: notre amour-propre est
flatté de tout ce qui se présente à nous sous les apparences du
bien; mais comme il y a plusieurs sortes de biens qui touchent
notre vanité ou notre tempérament, on les suit souvent par
coutume, ou par commodité; on les suit parce que les autres les
suivent, sans considérer qu'un même sentiment ne doit pas être
également embrassé par toute sorte de personnes, et qu'on s'y doit
attacher plus ou moins fortement selon qu'il convient plus ou
moins à ceux qui le suivent.

On craint encore plus de se montrer faux par le goût que par
l'esprit. Les honnêtes gens doivent approuver sans prévention ce
qui mérite d'être approuvé, suivre ce qui mérite d'être suivi, et
ne se piquer de rien. Mais il y faut une grande proportion et une
grande justesse; il faut savoir discerner ce qui est bon en
général, et ce qui nous est propre, et suivre alors avec raison la
pente naturelle qui nous porte vers les choses qui nous plaisent.
Si les hommes ne voulaient exceller que par leurs propres talents
et en suivant leurs devoirs, il n'y aurait rien de faux dans leur
goût et dans leur conduite; ils se montreraient tels qu'ils sont;
ils jugeraient des choses par leurs lumières, et s'y attacheraient
par raison; il y aurait de la proportion dans leurs vues et dans
leurs sentiments; leur goût serait vrai, il viendrait d'eux et non
pas des autres, et ils le suivraient par choix, et non pas par
coutume ou par hasard.

Si on est faux en approuvant ce qui ne doit pas être approuvé, on
ne l'est pas moins, le plus souvent, par l'envie de se faire
valoir par des qualités qui sont bonnes de soi, mais qui ne nous
conviennent pas: un magistrat est faux quand il se pique d'être
brave, bien qu'il puisse être hardi dans de certaines rencontres;
il doit paraître ferme et assuré dans une sédition qu'il a droit
d'apaiser, sans craindre d'être faux, et il serait faux et
ridicule de se battre en duel. Une femme peut aimer les sciences,
mais toutes les sciences ne lui conviennent pas toujours, et
l'entêtement de certaines sciences ne lui convient jamais, et est
toujours faux.

Il faut que la raison et le bon sens mettent le prix aux choses,
et qu'elles déterminent notre goût à leur donner le rang qu'elles
méritent et qu'il nous convient de leur donner; mais presque tous
les hommes se trompent dans ce prix et dans ce rang, et il y a
toujours de la fausseté dans ce mécompte.

Les plus grands rois sont ceux qui s'y méprennent le plus souvent:
ils veulent surpasser les autres hommes en valeur, en savoir, en
galanterie, et dans mille autres qualités où tout le monde a droit
de prétendre; mais ce goût d'y surpasser les autres peut être faux
en eux, quand il va trop loin. Leur émulation doit avoir un autre
objet: ils doivent imiter Alexandre, qui ne voulut disputer du
prix de la course que contre des rois, et se souvenir que ce n'est
que des qualités particulières à la royauté qu'ils doivent
disputer. Quelque vaillant que puisse être un roi, quelque savant
et agréable qu'il puisse être, il trouvera un nombre infini de
gens qui auront ces mêmes qualités aussi avantageusement que lui,
et le désir de les surpasser paraîtra toujours faux, et souvent
même il lui sera impossible d'y réussir; mais s'il s'attache à ses
devoirs véritables, s'il est magnanime, s'il est grand capitaine
et grand politique, s'il est juste, clément et libéral, s'il
soulage ses sujets, s'il aime la gloire et le repos de son État,
il ne trouvera que des rois à vaincre dans une si noble carrière;
il n'y aura rien que de vrai et de grand dans un si juste dessein,
le désir d'y surpasser les autres n'aura rien de faux. Cette
émulation est digne d'un roi, et c'est la véritable gloire où il
doit prétendre.


XIV. Des modèles de la nature et de la fortune

Il semble que la fortune, toute changeante et capricieuse qu'elle
est, renonce à ses changements et à ses caprices pour agir de
concert avec la nature, et que l'une et l'autre concourent de
temps en temps à faire des hommes extraordinaires et singuliers,
pour servir de modèles à la postérité. Le soin de la nature est de
fournir les qualités; celui de la fortune est de les mettre en
oeuvre, et de les faire voir dans le jour et avec les proportions
qui conviennent à leur dessein; on dirait alors qu'elles imitent
les règles des grands peintres, pour nous donner des tableaux
parfaits de ce qu'elles veulent représenter. Elles choisissent un
sujet, et s'attachent au plan qu'elles se sont proposé; elles
disposent de la naissance, de l'éducation, des qualités naturelles
et acquises, des temps, des conjonctures, des amis, des ennemis;
elles font remarquer des vertus et des vices, des actions
heureuses et malheureuses; elles joignent même de petites
circonstances aux plus grandes, et les savent placer avec tant
d'art que les actions des hommes et leurs motifs nous paraissent
toujours sous la figure et avec les couleurs qu'il plaît à la
nature et à la fortune d'y donner.

Quel concours de qualités éclatantes n'ont-elles pas assemblé dans
la personne d'Alexandre, pour le montrer au monde comme un modèle
d'élévation d'âme et de grandeur de courage! Si on examine sa
naissance illustre, son éducation, sa jeunesse, sa beauté, sa
complexion heureuse, l'étendue et la capacité de son esprit pour
la guerre et pour les sciences, ses vertus, ses défauts même, le
petit nombre de ses troupes, la puissance formidable de ses
ennemis, la courte durée d'une si belle vie, sa mort et ses
successeurs, ne verra-t-on pas l'industrie et l'application de la
fortune et de la nature à renfermer dans un même sujet ce nombre
infini de diverses circonstances? Ne verra-t-on pas le soin
particulier qu'elles ont pris d'arranger tant d'événements
extraordinaires, et de les mettre chacun dans son jour, pour
composer un modèle d'un jeune conquérant, plus grand encore par
ses qualités personnelles que par l'étendue de ses conquêtes?

Si on considère de quelle sorte la nature et la fortune nous
montrent César, ne verra-t-on pas qu'elles ont suivi un autre
plan, qu'elles n'ont renfermé dans sa personne tant de valeur, de
clémence, de libéralité, tant de qualités militaires, tant de
pénétration, tant de facilité d'esprit et de moeurs, tant
d'éloquence, tant de grâces du corps, tant de supériorité de génie
pour la paix et pour la guerre, ne verra-t-on pas, dis-je,
qu'elles ne se sont assujetties si longtemps à arranger et à
mettre en oeuvre tant de talents extraordinaires, et qu'elles
n'ont contraint César de s'en servir contre sa patrie, que pour
nous laisser un modèle du plus grand homme du monde, et du plus
célèbre usurpateur? Elle le fait naître particulier dans une
république maîtresse de l'univers, affermie et soutenue par les
plus grands hommes qu'elle eût jamais produits; la fortune choisit
parmi eux ce qu'il y avait de plus illustre, de plus puissant et
de plus redoutable pour les rendre ses ennemis; elle le réconcilie
pour un temps avec les plus considérables pour les faire servir à
son élévation; elle les éblouit et les aveugle ensuite, pour lui
faire une guerre qui le conduit à la souveraine puissance. Combien
d'obstacles ne lui a-t-elle pas fait surmonter! De combien de
périls sur terre et sur mer ne l'a-t-elle pas garanti, sans jamais
avoir été blessé! Avec quelle persévérance la fortune n'a-t-elle
pas soutenu les desseins de César et détruit ceux de Pompée! Par
quelle industrie n'a-t-elle pas disposé ce peuple romain, si
puissant, si fier et si jaloux de sa liberté à la soumettre à la
puissance d'un seul homme! Ne s'est-elle pas même servie des
circonstances de la mort de César pour la rendre convenable à sa
vie? Tant d'avertissements des devins, tant de prodiges, tant
d'avis de sa femme et de ses amis ne peuvent le garantir, et la
fortune choisit le propre jour qu'il doit être couronné dans le
Sénat pour le faire assassiner par ceux mêmes qu'il a sauvés, et
par un homme qui lui doit la naissance.

Cet accord de la nature et de la fortune n'a jamais été plus
marqué que dans la personne de Caton, et il semble qu'elles se
soient efforcées l'une et l'autre de renfermer dans un seul homme
non seulement les vertus de l'ancienne Rome, mais encore de
l'opposer directement aux vertus de César, pour montrer qu'avec
une pareille étendue d'esprit et de courage, le désir de gloire
conduit l'un à être usurpateur et l'autre à servir de modèle d'un
parfait citoyen? Mon dessein n'est pas de faire ici le parallèle
de ces deux grands hommes, après tout ce qui en est écrit; je
dirai seulement que, quelque grands et illustres qu'ils nous
paraissent, la nature et la fortune n'auraient pu mettre toutes
leurs qualités dans le jour qui convenait pour les faire éclater,
si elles n'eussent opposé Caton à César. Il fallait les faire
naître en même temps dans une même république, différents par
leurs moeurs et par leurs talents, ennemis par les intérêts de la
patrie et par des intérêts domestiques, l'un vaste dans ses
desseins et sans bornes dans son ambition, l'autre austère,
renfermé dans les lois de Rome et idolâtre de la liberté, tous
deux célèbres par des vertus qui les montraient par de si
différents côtés, et plus célèbres encore, si on l'ose dire, par
l'opposition que la fortune et la nature ont pris soin de mettre
entre eux. Quel arrangement, quelle suite, quelle économie de
circonstances dans la vie de Caton, et dans sa mort! La destinée
même de la république a servi au tableau que la fortune nous a
voulu donner de ce grand homme, et elle finit sa vie avec la
liberté de son pays.

Si nous laissons les exemples des siècles passés pour venir aux
exemples du siècle présent, on trouvera que la nature et la
fortune ont conservé cette même union dont j'ai parlé, pour nous
montrer de différents modèles en deux hommes consommés en l'art de
commander. Nous verrons Monsieur le Prince et M. de Turenne
disputer de la gloire des armes, et mériter par un nombre infini
d'actions éclatantes la réputation qu'ils ont acquise. Ils
paraîtront avec une valeur et une expérience égales; infatigables
de corps et d'esprit, on les verra agir ensemble, agir séparément,
et quelquefois opposés l'un à l'autre; nous les verrons, heureux
et malheureux dans diverses occasions de la guerre, devoir les
bons succès à leur conduite et à leur courage, et se montrer même
toujours plus grands par leurs disgrâces; tous deux sauver l'État;
tous deux contribuer à le détruire, et se servir des mêmes talents
par des voies différentes, M. de Turenne suivant ses desseins avec
plus de règle et moins de vivacité, d'une valeur plus retenue et
toujours proportionnée au besoin de la faire paraître, Monsieur le
Prince inimitable en la manière de voir et d'exécuter les plus
grandes choses, entraîné par la supériorité de son génie qui
semble lui soumettre les événements et les faire servir à sa
gloire. La faiblesse des armées qu'ils ont commandées dans les
dernières campagnes, et la puissance des ennemis qui leur étaient
opposés, ont donné de nouveaux sujets à l'un et à l'autre de
montrer toute leur vertu et de réparer par leur mérite tout ce qui
leur manquait pour soutenir la guerre. La mort même de
M. de Turenne, si convenable à une si belle vie, accompagnée de
tant de circonstances singulières et arrivée dans un moment si
important, ne nous paraît-elle pas comme un effet de la crainte et
de l'incertitude de la fortune, qui n'a osé décider de la destinée
de la France et de l'Empire? Cette même fortune, qui retire
Monsieur le Prince du commandement des armées sous le prétexte de
sa santé et dans un temps où il devait achever de si grandes
choses, ne se joint-elle pas à la nature pour nous montrer
présentement ce grand homme dans une vie privée, exerçant des
vertus paisibles soutenu de sa propre gloire? Et brille-t-il moins
dans sa retraite qu'au milieu de ses victoires?


XV. Des coquettes et des vieillards

S'il est malaisé de rendre raison des goûts en général, il le doit
être encore davantage de rendre raison du goût des femmes
coquettes. On peut dire néanmoins que l'envie de plaire se répand
généralement sur tout ce qui peut flatter leur vanité, et qu'elles
ne trouvent rien d'indigne de leurs conquêtes. Mais le plus
incompréhensible de tous leurs goûts est, à mon sens, celui
qu'elles ont pour les vieillards qui ont été galants. Ce goût
paraît trop bizarre, et il y en a trop d'exemples, pour ne
chercher pas la cause d'un sentiment tout à la fois si commun et
si contraire à l'opinion que l'on a des femmes. Je laisse aux
philosophes à décider si c'est un soin charitable de la nature,
qui veut consoler les vieillards dans leur misère, et qui leur
fournit le secours des coquettes par la même prévoyance qui lui
fait donner des ailes aux chenilles, dans le déclin de leur vie,
pour les rendre papillons; mais, sans pénétrer dans les secrets de
la physique, on peut, ce me semble, chercher des causes plus
sensibles de ce goût dépravé des coquettes pour les vieilles gens.
Ce qui est plus apparent, c'est qu'elles aiment les prodiges, et
qu'il n'y en a point qui doive plus toucher leur vanité que de
ressusciter un mort. Elles ont le plaisir de l'attacher à leur
char, et d'en parer leur triomphe, sans que leur réputation en
soit blessée; au contraire, un vieillard est un ornement à la
suite d'une coquette, et il est aussi nécessaire dans son train
que les nains l'étaient autrefois dans Amadis. Elles n'ont point
d'esclaves si commodes et si utiles. Elles paraissent bonnes et
solides en conservant un ami sans conséquence. Il publie leurs
louanges, il gagne croyance vers les maris et leur répond de la
conduite de leurs femmes. S'il a du crédit, elles en retirent
mille secours; il entre dans tous les intérêts et dans tous les
besoins de la maison. S'il sait les bruits qui courent des
véritables galanteries, il n'a garde de les croire; il les
étouffe, et assure que le monde est médisant; il juge par sa
propre expérience des difficultés qu'il y a de toucher le coeur
d'une si bonne femme; plus on lui fait acheter des grâces et des
faveurs et plus il est discret et fidèle; son propre intérêt
l'engage assez au silence; il craint toujours d'être quitté, et il
se trouve trop heureux d'être souffert. Il se persuade aisément
qu'il est aimé, puisqu'on le choisit contre tant d'apparences; il
croit que c'est un privilège de son vieux mérite, et remercie
l'amour de se souvenir de lui dans tous les temps.

Elle, de son côté, ne voudrait pas manquer à ce qu'elle lui a
promis; elle lui fait remarquer qu'il a toujours touché son
inclination, et qu'elle n'aurait jamais aimé si elle ne l'avait
jamais connu; elle le prie surtout de n'être pas jaloux et de se
fier en elle; elle lui avoue qu'elle aime un peu le monde et le
commerce des honnêtes gens, qu'elle a même intérêt d'en ménager
plusieurs à la fois, pour ne laisser pas voir qu'elle le traite
différemment des autres; que si elle fait quelques railleries de
lui avec ceux dont on s'est avisé de parler, c'est seulement pour
avoir le plaisir de le nommer souvent, ou pour mieux cacher ses
sentiments; qu'après tout il est le maître de sa conduite, et que,
pourvu qu'il en soit content et qu'il l'aime toujours, elle se met
aisément en repos du reste. Quel vieillard ne se rassure pas par
des raisons si convaincantes, qui l'ont souvent trompé quand il
était jeune et aimable? Mais, pour son malheur, il oublie trop
aisément qu'il n'est plus ni l'un ni l'autre, et cette faiblesse
est, de toutes, la plus ordinaire aux vieilles gens qui ont été
aimés. Je ne sais même si cette tromperie ne leur vaut pas mieux
encore que de connaître la vérité: on les souffre du moins, on les
amuse, ils sont détournés de la vue de leurs propres misères, et
le ridicule où ils tombent est souvent un moindre mal pour eux que
les ennuis et l'anéantissement d'une vie pénible et languissante.


XVI. De la différence des esprits

Bien que toutes les qualités de l'esprit se puissent rencontrer
dans un grand esprit, il y en a néanmoins qui lui sont propres et
particulières: ses lumières n'ont point de bornes, il agit
toujours également et avec la même activité, il discerne les
objets éloignés comme s'ils étaient présents, il comprend, il
imagine les plus grandes choses, il voit et connaît les plus
petites; ses pensées sont relevées, étendues, justes et
intelligibles; rien n'échappe à sa pénétration, et elle lui fait
toujours découvrir la vérité au travers des obscurités qui la
cachent aux autres. Mais toutes ces grandes qualités ne peuvent
souvent empêcher que l'esprit ne paraisse petit et faible, quand
l'humeur s'en est rendue la maîtresse.

Un bel esprit pense toujours noblement; il produit avec facilité
des choses claires, agréables et naturelles; il les fait voir dans
leur plus beau jour, et il les pare de tous les ornements qui leur
conviennent; il entre dans le goût des autres, et retranche de ses
pensées ce qui est inutile ou ce qui peut déplaire. Un esprit
adroit, facile, insinuant, sait éviter et surmonter les
difficultés; il se plie aisément à ce qu'il veut; il sait
connaître et suivre l'esprit et l'humeur de ceux avec qui il
traite; et en ménageant leurs intérêts il avance et établit les
siens. Un bon esprit voit toutes choses comme elles doivent être
vues; il leur donne le prix qu'elles méritent, il les sait tourner
du côté qui lui est le plus avantageux, et il s'attache avec
fermeté à ses pensées parce qu'il en connaît toute la force et
toute la raison.

Il y a de la différence entre un esprit utile et un esprit
d'affaires: on peut entendre les affaires sans s'appliquer à son
intérêt particulier; il y a des gens habiles dans tout ce qui ne
les regarde pas et très malhabiles dans ce qui les regarde, et il
y en a d'autres, au contraire, qui ont une habileté bornée à ce
qui les touche et qui savent trouver leur avantage en toutes
choses.

On peut avoir tout ensemble un air sérieux dans l'esprit et dire
souvent des choses agréables et enjouées; cette sorte d'esprit
convient à toutes personnes, et à tous les âges de la vie. Les
jeunes gens ont d'ordinaire l'esprit enjoué et moqueur, sans
l'avoir sérieux, et c'est ce qui les rend souvent incommodes. Rien
n'est plus malaisé à soutenir que le dessein d'être toujours
plaisant, et les applaudissements qu'on reçoit quelquefois en
divertissant les autres ne valent pas que l'on s'expose à la honte
de les ennuyer souvent, quand ils sont de méchante humeur. La
moquerie est une des plus agréables et des plus dangereuses
qualités de l'esprit: elle plaît toujours, quand elle est
délicate; mais on craint toujours aussi ceux qui s'en servent trop
souvent. La moquerie peut néanmoins être permise, quand elle n'est
mêlée d'aucune malignité et quand on y fait entrer les personnes
mêmes dont on parle.

Il est malaisé d'avoir un esprit de raillerie sans affecter d'être
plaisant, ou sans aimer à se moquer; il faut une grande justesse
pour railler longtemps sans tomber dans l'une ou l'autre de ces
extrémités. La raillerie est un air de gaieté qui remplit
l'imagination, et qui lui fait voir en ridicule les objets qui se
présentent; l'humeur y mêle plus ou moins de douceur ou d'âpreté;
il y a une manière de railler délicate et flatteuse qui touche
seulement les défauts que les personnes dont on parle veulent bien
avouer, qui sait déguiser les louanges qu'on leur donne sous des
apparences de blâme, et qui découvre ce qu'elles ont d'aimable en
feignant de le vouloir cacher.

Un esprit fin et un esprit de finesse sont très différents. Le
premier plaît toujours; il est délié, il pense des choses
délicates et voit les plus imperceptibles. Un esprit de finesse ne
va jamais droit, il cherche des biais et des détours pour faire
réussir ses desseins; cette conduite est bientôt découverte, elle
se fait toujours craindre et ne mène presque jamais aux grandes
choses.

Il y a quelque différence entre un esprit de feu et un esprit
brillant. Un esprit de feu va plus loin et avec plus de rapidité;
un esprit brillant a de la vivacité, de l'agrément et de la
justesse.

La douceur de l'esprit, c'est un air facile et accommodant, qui
plaît toujours quand il n'est point fade.

Un esprit de détail s'applique avec de l'ordre et de la règle à
toutes les particularités des sujets qu'on lui présente. Cette
application le renferme d'ordinaire à de petites choses; elle
n'est pas néanmoins toujours incompatible avec de grandes vues, et
quand ces deux qualités se trouvent ensemble dans un même esprit,
elles l'élèvent infiniment au-dessus des autres.

On a abusé du terme de bel esprit, et bien que tout ce qu'on vient
de dire des différentes qualités de l'esprit puisse convenir à un
bel esprit, néanmoins, comme ce titre a été donné à un nombre
infini de mauvais poètes et d'auteurs ennuyeux, on s'en sert plus
souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer.

Bien qu'il y ait plusieurs épithètes pour l'esprit qui paraissent
une même chose, le ton et la manière de les prononcer y mettent de
la différence; mais comme les tons et les manières ne se peuvent
écrire, je n'entrerai point dans un détail qu'il serait impossible
de bien expliquer. L'usage ordinaire le fait assez entendre, et en
disant qu'un homme a de l'esprit, qu'il a bien de l'esprit, qu'il
a beaucoup d'esprit, et qu'il a bon esprit, il n'y a que les tons
et les manières qui puissent mettre de la différence entre ces
expressions qui paraissent semblables sur le papier, et qui
expriment néanmoins de très différentes sortes d'esprit.

On dit encore qu'un homme n'a que d'une sorte d'esprit, qu'il a de
plusieurs sortes d'esprit, et qu'il a de toutes sortes d'esprit.
On peut être sot avec beaucoup d'esprit, et on peut n'être pas sot
avec peu d'esprit.

Avoir beaucoup d'esprit et un terme équivoque: il peut comprendre
toutes les sortes d'esprit dont on vient de parler, mais il peut
aussi n'en marquer aucune distinctement. On peut quelquefois faire
paraître de l'esprit dans ce qu'on dit sans en avoir dans sa
conduite, on peut avoir de l'esprit et l'avoir borné; un esprit
peut être propre à de certaines choses et ne l'être pas à
d'autres; on peut avoir beaucoup d'esprit et n'être propre à rien,
et avec beaucoup d'esprit on est souvent fort incommode. Il semble
néanmoins que le plus grand mérite de cette sorte d'esprit est de
plaire quelquefois dans la conversation.

Bien que les productions d'esprit soient infinies, on peut, ce me
semble, les distinguer de cette sorte: il y a des choses si belles
que tout le monde est capable d'en voir et d'en sentir la beauté,
il y en a qui ont de la beauté et qui ennuient, il y en a qui sont
belles, que tout le monde sent et admire bien que tous n'en
sachent pas la raison, il y en a qui sont si fines et si délicates
que peu de gens sont capables d'en remarquer toutes les beautés,
il y en a d'autres qui ne sont pas parfaites, mais qui sont dites
avec tant d'art et qui sont soutenues et conduites avec tant de
raison et tant de grâce qu'elles méritent d'être admirées.


XVII. De l'inconstance

Je ne prétends pas justifier ici l'inconstance en général, et
moins encore celle qui vient de la seule légèreté; mais il n'est
pas juste aussi de lui imputer tous les autres changements de
l'amour. Il y a une première fleur d'agrément et de vivacité dans
l'amour qui passe insensiblement, comme celle des fruits; ce n'est
la faute de personne, c'est seulement la faute du temps. Dans les
commencements, la figure est aimable, les sentiments ont du
rapport, on cherche de la douceur et du plaisir, on veut plaire
parce qu'on nous plaît, et on cherche à faire voir qu'on sait
donner un prix infini à ce qu'on aime; mais dans la suite on ne
sent plus ce qu'on croyait sentir toujours, le feu n'y est plus,
le mérite de la nouveauté s'efface, la beauté, qui a tant de part
à l'amour, ou diminue ou ne fait plus la même impression; le nom
d'amour se conserve, mais on ne se retrouve plus les mêmes
personnes, ni les mêmes sentiments; on suit encore ses engagements
par honneur, par accoutumance et pour n'être pas assez assuré de
son propre changement.

Quelles personnes auraient commencé de s'aimer, si elles s'étaient
vues d'abord comme on se voit dans la suite des années? Mais
quelles personnes aussi se pourraient séparer, si elles se
revoyaient comme on s'est vu la première fois? L'orgueil, qui est
presque toujours le maître de nos goûts, et qui ne se rassasie
jamais, serait flatté sans cesse par quelque nouveau plaisir; la
constance perdrait son mérite: elle n'aurait plus de part à une si
agréable liaison, les faveurs présentes auraient la même grâce que
les premières faveurs et le souvenir n'y mettrait point de
différence; l'inconstance serait même inconnue, et on s'aimerait
toujours avec le même plaisir parce qu'on aurait toujours les
mêmes sujets de s'aimer. Les changements qui arrivent dans
l'amitié ont à peu près des causes pareilles à ceux qui arrivent
dans l'amour: leurs règles ont beaucoup de rapport. Si l'un a plus
d'enjouement et de plaisir, l'autre doit être plus égale et plus
sévère, elle ne pardonne rien; mais le temps, qui change l'humeur
et les intérêts, les détruit presque également tous deux. Les
hommes sont trop faibles et trop changeants pour soutenir
longtemps le poids de l'amitié. L'antiquité en a fourni des
exemples; mais dans le temps où nous vivons, on peut dire qu'il
est encore moins impossible de trouver un véritable amour qu'une
véritable amitié.


XVIII. De la retraite

Je m'engagerais à un trop long discours si je rapportais ici en
particulier toutes les raisons naturelles qui portent les vieilles
gens à se retirer du commerce du monde: le changement de leur
humeur, de leur figure et l'affaiblissement des organes les
conduisent insensiblement, comme la plupart des autres animaux, à
s'éloigner de la fréquentation de leurs semblables. L'orgueil, qui
est inséparable de l'amour-propre, leur tient alors lieu de
raison: il ne peut plus être flatté de plusieurs choses qui
flattent les autres, l'expérience leur a fait connaître le prix de
ce que tous les hommes désirent dans la jeunesse et
l'impossibilité d'en jouir plus longtemps; les diverses voies qui
paraissent ouvertes aux jeunes gens pour parvenir aux grandeurs,
aux plaisirs, à la réputation et à tout ce qui élève les hommes
leur sont fermées, ou par la fortune, ou par leur conduite, ou par
l'envie et l'injustice des autres; le chemin pour y rentrer est
trop long et trop pénible quand on s'est une fois égaré; les
difficultés leur en paraissent insurmontables, et l'âge ne leur
permet plus d'y prétendre. Ils deviennent insensibles à l'amitié,
non seulement parce qu'ils n'en ont peut-être jamais trouvé de
véritable, mais parce qu'ils ont vu mourir un grand nombre de
leurs amis qui n'avaient pas encore eu le temps ni les occasions
de manquer à l'amitié et ils se persuadent aisément qu'ils
auraient été plus fidèles que ceux qui leur restent. Ils n'ont
plus de part aux premiers biens qui ont d'abord rempli leur
imagination; ils n'ont même presque plus de part à la gloire:
celle qu'ils ont acquise est déjà flétrie par le temps, et souvent
les hommes en perdent plus en vieillissant qu'ils n'en acquièrent.
Chaque jour leur ôte une portion d'eux-mêmes; ils n'ont plus assez
de vie pour jouir de ce qu'ils ont, et bien moins encore pour
arriver à ce qu'ils désirent; il ne voient plus devant eux que des
chagrins, des maladies et de l'abaissement; tous est vu, et rien
ne peut avoir pour eux la grâce de la nouveauté; le temps les
éloigne imperceptiblement du point de vue d'où il leur convient de
voir les objets, et d'où ils doivent être vus. Les plus heureux
sont encore soufferts, les autres sont méprisés; le seul bon parti
qu'il leur reste, c'est de cacher au monde ce qu'ils ne lui ont
peut-être que trop montré. Leur goût, détrompé des désirs
inutiles, se tourne alors vers des objets muets et insensibles;
les bâtiments, l'agriculture, l'économie, l'étude, toutes ces
choses sont soumises à leurs volontés; ils s'en approchent ou s'en
éloignent comme il leur plaît; ils sont maîtres de leurs desseins
et de leurs occupations; tout ce qu'ils désirent est en leur
pouvoir, et, s'étant affranchis de la dépendance du monde, ils
font tout dépendre d'eux. Les plus sages savent employer à leur
salut le temps qu'il leur reste et, n'ayant qu'une si petite part
à cette vie, ils se rendent dignes d'une meilleure. Les autres
n'ont au moins qu'eux-mêmes pour témoins de leur misère; leurs
propres infirmités les amusent; le moindre relâche leur tient lieu
de bonheur; la nature, défaillante et plus sage qu'eux, leur ôte
souvent la peine de désirer; enfin ils oublient le monde, qui est
si disposé à les oublier; leur vanité même est consolée par leur
retraite, et avec beaucoup d'ennuis, d'incertitudes et de
faiblesses, tantôt par piété, tantôt par raison, et le plus
souvent par accoutumance, ils soutiennent le poids d'une vie
insipide et languissante.


XIX. Des événements de ce siècle

L'histoire, qui nous apprend ce qui arrive dans le monde, nous
montre également les grands événements et les médiocres; cette
confusion d'objets nous empêche souvent de discerner avec assez
d'attention les choses extraordinaires qui sont renfermées dans
les cours de chaque siècle. Celui où nous vivons en a produit, à
mon sens, de plus singuliers que les précédents. J'ai voulu en
écrire quelques-uns, pour les rendre plus remarquables aux
personnes qui voudront y faire réflexion.

Marie de Médicis, reine de France, femme de Henri le Grand, fut
mère du roi Louis XIII, de Gaston, fils de France, de la reine
d'Espagne, de la duchesse de Savoie, et de la reine d'Angleterre;
elle fut régente en France, et gouverna le roi son fils, et son
royaume, plusieurs années. Elle éleva Armand de Richelieu à la
dignité de cardinal; elle le fit premier ministre, maître de
l'État et de l'esprit du Roi. Elle avait peu de vertus et peu de
défauts qui la dussent faire craindre, et néanmoins, après tant
d'éclat et de grandeurs, cette princesse, veuve de Henri IVe et
mère de tant de rois, a été arrêtée prisonnière par le Roi son
fils, et par la haine du cardinal de Richelieu qui lui devait sa
fortune. Elle a été délaissée des autres rois ses enfants, qui
n'ont osé même la recevoir dans leurs États, et elle est morte de
misère, et presque de faim, à Cologne, après une persécution de
dix années.

Ange de Joyeuse, duc et pair, maréchal de France et amiral, jeune,
riche, galant et heureux, abandonna tant d'avantages pour se faire
capucin. Après quelques années les besoins de l'État le
rappelèrent au monde; le Pape le dispensa de ses voeux, et lui
ordonna d'accepter le commandement des armées du Roi contre les
huguenots; il demeura quatre ans dans cet emploi, et se laissa
entraîner pendant ce temps aux mêmes passions qui l'avaient agité
pendant sa jeunesse. La guerre étant finie, il renonça une seconde
fois au monde, et reprit l'habit de capucin. Il vécut longtemps
dans une vie sainte et religieuse; mais la vanité, dont il avait
triomphé dans le milieu des grandeurs, triompha de lui dans le
cloître; il fut élu gardien du couvent de Paris, et son élection
étant contestée par quelques religieux, il s'exposa non seulement
à aller à Rome dans un âge avancé, à pied et malgré les autres
incommodités d'un si pénible voyage, mais la même opposition des
religieux s'étant renouvelée à son retour, il partit une seconde
fois pour retourner à Rome soutenir un intérêt si peu digne de
lui, et il mourut en chemin de fatigue, de chagrin, et de
vieillesse.

Trois hommes de qualité, Portugais, suivis de dix-sept de leurs
amis, entreprirent la révolte de Portugal et des Indes qui en
dépendent, sans concert avec les peuples ni avec les étrangers, et
sans intelligence dans les places. Ce petit nombre de conjurés se
rendit maître du palais de Lisbonne, en chassa la douairière de
Mantoue, régente pour le roi d'Espagne, et fit soulever tout le
royaume; il ne périt dans ce désordre que Vasconcellos, ministre
d'Espagne, et deux de ses domestiques. Un si grand changement se
fit en faveur du duc de Bragance, et sans participation: il fut
déclaré roi contre sa propre volonté, et se trouva le seul homme
de Portugal qui résistât à son élection; il a possédé ensuite
cette couronne pendant quatorze années, n'ayant ni élévation, ni
mérite; il est mort dans son lit, et a laissé son royaume paisible
à ses enfants.

Le cardinal de Richelieu a été maître absolu du royaume de France
pendant le règne d'un roi qui lui laissait le gouvernement de son
État, lorsqu'il n'osait lui confier sa propre personne; le
Cardinal avait aussi les mêmes défiances du Roi, et il évitait
d'aller chez lui, craignant d'exposer sa vie ou sa liberté; le Roi
néanmoins sacrifie Cinq-Mars, son favori, à la vengeance du
Cardinal, et consent qu'il périsse sur un échafaud. Ensuite le
Cardinal meurt dans son lit; il dispose par son testament des
charges et des dignités de l'État, et oblige le Roi, dans le plus
fort de ses soupçons et de sa haine, à suivre aussi aveuglement
ses volontés après sa mort qu'il avait fait pendant sa vie.

On doit sans doute trouver extraordinaire que Anne-Marie-Louise
d'Orléans, petite-fille de France, la plus riche sujette de
l'Europe, destinée pour les plus grands rois, avare, rude et
orgueilleuse, ait pu former le dessein, à quarante-cinq ans,
d'épouser Puyguilhem, cadet de la maison de Lauzun, assez mal fait
de sa personne, d'un esprit médiocre, et qui n'a, pour toute bonne
qualité, que d'être hardi et insinuant. Mais on doit être encore
plus surpris que Mademoiselle ait pris cette chimérique résolution
par un esprit de servitude et parce que Puyguilhem était bien
auprès du Roi; l'envie d'être femme d'un favori lui tint lieu de
passion, elle oublia son âge et sa naissance, et, sans avoir
d'amour, elle fit des avances à Puyguilhem qu'un amour véritable
ferait à peine excuser dans une jeune personne et d'une moindre
condition. Elle lui dit un jour qu'il n'y avait qu'un seul homme
qu'elle pût choisir pour épouser. Il la pressa de lui apprendre
son choix; mais n'ayant pas la force de prononcer son nom, elle
voulut l'écrire avec un diamant sur les vitres d'une fenêtre.
Puyguilhem jugea sans doute ce qu'elle allait faire, et espérant
peut-être qu'elle lui donnerait cette déclaration par écrit, dont
il pourrait faire quelque usage, il feignit une délicatesse de
passion qui pût plaire à Mademoiselle, et il lui fit un scrupule
d'écrire sur du verre un sentiment qui devait durer éternellement.
Son dessein réussit comme il désirait, et Mademoiselle écrivit le
soir dans du papier:

«C'est vous.» Elle le cachera elle-même; mais, comme cette
aventure se passait un jeudi et que minuit sonna avant que
Mademoiselle pût donner son billet à Puyguilhem, elle ne voulut
pas paraître moins scrupuleuse que lui, et craignant que le
vendredi ne fût un jour malheureux, elle lui fit promettre
d'attendre au samedi à ouvrir le billet qui lui devait apprendre
cette _grande nouvelle. L'excessive fortune que cette déclaration
faisait envisager à Puyguilhem ne lui parut point au-dessus de son
ambition. Il songea à profiter du caprice de Mademoiselle, et il
eut la hardiesse d'en rendre compte au Roi. Personne n'ignore
qu'avec si grandes et éclatantes qualités nul prince au monde n'a
jamais eu plus de hauteur, ni plus de fierté. Cependant, au lieu
de perdre Puyguilhem d'avoir osé lui découvrir ses espérances, il
lui permit non seulement de les conserver, mais il consentit que
quatre officiers de la couronne lui vinssent demander son
approbation pour un mariage si surprenant, et sans que Monsieur ni
Monsieur le Prince en eussent entendu parler. Cette nouvelle se
répandit dans le monde, et le remplit d'étonnement et
d'indignation. Le Roi ne sentit pas alors ce qu'il venait de faire
contre sa gloire et contre sa dignité. Il trouva seulement qu'il
était de sa grandeur d'élever en un jour Puyguilhem au-dessus des
plus grands du royaume et, malgré tant de disproportion, il le
jugea digne d'être son cousin germain, le premier pair de France
et maître de cinq cent mille livres de rente; mais ce qui le
flatta le plus encore, dans un si extraordinaire dessein, ce fut
le plaisir secret de surprendre le monde, et de faire pour un
homme qu'il aimait ce que personne n'avait encore imaginé. Il fut
au pouvoir de Puyguilhem de profiter durant trois jours de tant de
prodiges que la fortune avait faits en sa faveur, et d'épouser
Mademoiselle; mais, par un prodige plus grand encore, sa vanité ne
put être satisfaite s'il ne l'épousait avec les mêmes cérémonies
que s'il eût été de sa qualité: il voulut que le Roi et la Reine
fussent témoins de ses noces, et qu'elles eussent tout l'éclat que
leur présence y pouvait donner. Cette présomption sans exemple lui
fit employer à de vains préparatifs, et à passer son contrat, tout
le temps qui pouvait assurer son bonheur. Mme de Montespan, qui le
haïssait, avait suivi néanmoins le penchant du Roi et ne s'était
point opposée à ce mariage. Mais le bruit du monde la réveilla;
elle fit voir au Roi ce que lui seul ne voyait pas encore; elle
lui fit écouter la voix publique; il connut l'étonnement des
ambassadeurs, il reçut les plaintes et les remontrances
respectueuses de Madame douairière et de toute la maison royale.
Tant de raisons firent longtemps balancer le Roi, et ce fut avec
un[e] extrême peine qu'il déclara à Puyguilhem qu'il ne pouvait
consentir ouvertement à son mariage. Il l'assura néanmoins que ce
changement en apparence ne changerait rien en effet; qu'il était
forcé, malgré lui, de céder à l'opinion générale, et de lui
défendre d'épouser Mademoiselle, mais qu'il ne prétendait pas que
cette défense empêchât son bonheur. Il le pressa de se marier en
secret, et il lui promit que la disgrâce qui devait suivre une
telle faute ne durerait que huit jours. Quelque sentiment que ce
discours pût donner à Puyguilhem, il dit au Roi qu'il renonçait
avec joie à tout ce qui lui avait permis d'espérer, puisque sa
gloire en pouvait être blessée, et qu'il n'y avait point de
fortune qui le pût consoler d'être huit jours séparé de lui. Le
Roi fut véritablement touché de cette soumission; il n'oublia rien
pour obliger Puyguilhem à profiter de la faiblesse de
Mademoiselle, et Puyguilhem n'oublia rien aussi, de son côté, pour
faire voir au Roi qu'il lui sacrifiait toutes choses. Le
désintéressement seul ne fit pas prendre néanmoins cette conduite
à Puyguilhem: il crut qu'elle l'assurait pour toujours de l'esprit
du Roi, et que rien ne pourrait à l'avenir diminuer sa faveur. Son
caprice et sa vanité le portèrent même si loin que ce mariage si
grand et si disproportionné lui parut insupportable parce qu'il ne
lui était plus permis de le faire avec tout le faste et tout
l'éclat qu'il s'était proposé. Mais ce qui le détermina le plus
puissamment à le rompre, ce fut l'aversion insurmontable qu'il
avait pour la personne de Mademoiselle, et le dégoût d'être son
mari. Il espéra même de tirer des avantages solides de
l'emportement de Mademoiselle, et que, sans l'épouser, elle lui
donnerait la souveraineté de Dombes et le duché de Montpensier. Ce
fut dans cette vue qu'il refusa d'abord toutes les grâces dont le
Roi voulut le combler; mais l'humeur avare et inégale de
Mademoiselle, et les difficultés qui se rencontrèrent à assurer de
si grands biens à Puyguilhem, rendirent ce dessein inutile, et
l'obligèrent à recevoir les bienfaits du Roi. Il lui donna le
gouvernement de Berry et cinq cent mille livres. Des avantages si
considérables ne répondirent pas toutefois aux espérances que
Puyguilhem avait formées. Son chagrin fournit bientôt à ses
ennemis, et particulièrement à Mme de Montespan, tous les
prétextes qu'ils souhaitaient pour le ruiner. Il connut son état
et sa décadence et, au lieu de se ménager auprès du Roi avec de la
douceur, de la patience et de l'habileté, rien ne fut plus capable
de retenir son esprit âpre et fier. Il fit enfin des reproches au
Roi; il lui dit même des choses rudes et piquantes, jusqu'à casser
son épée en sa présence en disant qu'il ne la tirerait plus pour
son service; il lui parla avec mépris de Mme de Montespan, et
s'emporta contre elle avec tant de violence qu'elle douta de sa
sûreté et n'en trouva plus qu'à le perdre. Il fut arrêté bientôt
après, et on le mena à Pignerol, où il éprouva par une longue et
dure prison la douleur d'avoir perdu les bonnes grâces du Roi, et
d'avoir laissé échapper par une fausse vanité tant de grandeurs et
tant d'avantages que la condescendance de son maître et la
bassesse de Mademoiselle lui avaient présentés.

Alphonse, roi de Portugal, fils du duc de Bragance dont je viens
de parler, s'est marié en France à la fille du duc de Nemours,
jeune, sans biens et sans protection. Peu de temps après, cette
princesse a formé le dessein de quitter le Roi son mari; elle l'a
fait arrêter dans Lisbonne, et les mêmes troupes, qui un jour
auparavant le gardaient comme leur roi, l'ont gardé le lendemain
comme prisonnier; il a été confiné dans une île de ses propres
États, et on lui a laissé la vie et le titre de roi. Le prince de
Portugal, son frère, a épousé la Reine; elle conserve sa dignité,
et elle a revêtu le prince son mari de toute l'autorité du
gouvernement, sans lui donner le nom de roi; elle jouit
tranquillement du succès d'une entreprise si extraordinaire, en
paix avec les Espagnols, et sans guerre civile dans le royaume.

Un vendeur d'herbes, nommé Masaniel, fit soulever le menu peuple
de Naples, et malgré la puissance des Espagnols il usurpa
l'autorité royale; il disposa souverainement de la vie, de la
liberté et des biens de tout ce qui lui fut suspect; il se rendit
maître des douanes; il dépouilla les partisans de tout leur argent
et de leurs meubles, et fit brûler publiquement toutes ces
richesses immenses dans le milieu de la ville, sans qu'un seul de
cette foule confuse de révoltés voulût profiter d'un bien qu'on
croyait mal acquis. Ce prodige ne dura que quinze jours, et finit
par un autre prodige: ce même Masaniel, qui achevait de si grandes
choses avec tant de bonheur, de gloire, et de conduite, perdit
subitement l'esprit, et mourut frénétique en vingt-quatre heures.

La reine de Suède, en paix dans ses États et avec ses voisins,
aimée de ses sujets, respectée des étrangers, jeune et sans
dévotion, a quitté volontairement son royaume, et s'est réduite à
une vie privée. Le roi de Pologne, de la même maison que la reine
de Suède, s'est démis aussi de la royauté, par la seule lassitude
d'être roi.

Un lieutenant d'infanterie sans nom et sans crédit, a commencé, à
l'âge de quarante-cinq ans, de se faire connaître dans les
désordres d'Angleterre. Il a dépossédé son roi légitime, bon,
juste, doux, vaillant et libéral; il lui a fait trancher la tête,
par un arrêt de son parlement; il a changé la royauté en
république; il a été dix ans maître de l'Angleterre, plus craint
de ses voisins et plus absolu dans son pays que tous les rois qui
y ont régné. Il est mort paisible, et en pleine possession de
toute la puissance du royaume.

Les Hollandais ont secoué le joug de la domination d'Espagne; ils
ont formé une puissante république, et ils ont soutenu cent ans la
guerre contre leurs rois légitimes pour conserver leur liberté.
Ils doivent tant de grandes choses à la conduite et à la valeur
des princes d'Orange, dont ils ont néanmoins toujours redouté
l'ambition et limité le pouvoir. Présentement cette république, si
jalouse de sa puissance, accorde au prince d'Orange d'aujourd'hui,
malgré son peu d'expérience et ses malheureux succès dans la
guerre, ce qu'elle a refusé à ses pères: elle ne se contente pas
de relever sa fortune abattue, elle le met en état de se faire
souverain de Hollande, et elle a souffert qu'il ait fait déchirer
par le peuple un homme qui maintenait seul la liberté publique.

Cette puissance d'Espagne, si étendue et si formidable à tous les
rois du monde, trouve aujourd'hui son principal appui dans ses
sujets rebelles, et se soutient par la protection des Hollandais.

Un empereur, jeune, faible, simple, gouverné par des ministres
incapables, et pendant le plus grand abaissement de la maison
d'Autriche, se trouve en un moment chef de tous les princes
d'Allemagne, qui craignent son autorité et méprisent sa personne,
et il est plus absolu que n'a jamais été Charles-Quint.

Le roi d'Angleterre, faible, paresseux, et plongé dans les
plaisirs, oubliant les intérêts de son royaume et ses exemples
domestiques, s'est exposé avec fermeté depuis six ans à la fureur
de ses peuples et à la haine de son parlement pour conserver une
liaison étroite avec le roi de France; au lieu d'arrêter les
conquêtes de ce prince dans les Pays-Bas, il y a même contribué en
lui fournissant des troupes. Cet attachement l'a empêché d'être
maître absolu d'Angleterre et d'en étendre les frontières en
Flandre et en Hollande par des places et par des ports, qu'il a
toujours refusés; mais dans le temps qu'il reçoit des sommes
considérables du Roi, et qu'il a le plus de besoin d'en être
soutenu contre ses propres sujets il renonce, sans prétexte, à
tant d'engagements, et il se déclare contre la France, précisément
quand il lui est utile et honnête d'y être attaché; par une
mauvaise politique précipitée, il perd, en un moment, le seul
avantage qu'il pouvait retirer d'une mauvaise politique de six
années, et ayant pu donner la paix comme médiateur, il est réduit
à la demander comme suppliant, quand le Roi l'accorde à l'Espagne,
à l'Allemagne et à la Hollande.

Les propositions qui avaient été faites au roi d'Angleterre de
marier sa nièce, la princesse d'York, au prince d'Orange, ne lui
étaient pas agréables; le duc d'York en paraissait aussi éloigné
que le Roi son frère, et le prince d'Orange même, rebuté par les
difficultés de ce dessein, ne pensait plus à le faire réussir. Le
roi d'Angleterre, étroitement lié au roi de France, consentait à
ses conquêtes, lorsque les intérêts du grand trésorier
d'Angleterre et la crainte d'être attaqué par le Parlement lui ont
fait chercher sa sûreté particulière, en disposant le Roi son
maître à s'unir avec le prince d'Orange par le mariage de la
princesse d'York, et à faire déclarer l'Angleterre contre la
France pour la protection des Pays-Bas. Ce changement du roi
d'Angleterre a été si prompt et si secret que le duc d'York
l'ignorait encore deux jours devant le mariage de sa fille, et
personne ne se pouvait persuader que le roi d'Angleterre, qui
avait hasardé dix ans sa vie et sa couronne pour demeurer attaché
à la France, pût renoncer en un moment à tout ce qu'il en espérait
pour suivre le sentiment de son ministre. Le prince d'Orange, de
son côté, qui avait tant d'intérêt de se faire un chemin pour être
un jour roi d'Angleterre, négligeait ce mariage qui le rendait
héritier présomptif du royaume; il bornait ses desseins à affermir
son autorité en Hollande, malgré les mauvais succès de ses
dernières campagnes, et il s'appliquait à se rendre aussi absolu
dans les autres provinces de cet État qu'il le croyait être dans
la Zélande; mais il s'aperçut bientôt qu'il devait prendre
d'autres mesures, et une aventure ridicule lui fit mieux connaître
l'état où il était dans son pays qu'il ne le voyait par ses
propres lumières. Un crieur public vendait des meubles à un encan
où beaucoup de monde s'assembla; il mit en vente un atlas, et
voyant que personne ne l'enchérissait, il dit au peuple que ce
livre était néanmoins plus rare qu'on ne pensait, et que les
cartes en étaient si exactes que la rivière dont M. le prince
d'Orange n'avait eu aucune connaissance lorsqu'il perdit la
bataille de Cassel y était fidèlement marquée. Cette raillerie,
qui fut reçue avec un applaudissement universel, a été un des plus
puissants motifs qui ont obligé le prince d'Orange à rechercher de
nouveau l'alliance d'Angleterre, pour contenir la Hollande, et
pour joindre tant de puissances contre nous. Il semble néanmoins
que ceux qui ont désiré ce mariage, et ceux qui y ont été
contraires, n'ont pas connu leurs intérêts: le grand trésorier
d'Angleterre a voulu adoucir le Parlement et se garantir d'en être
attaqué, en portant le Roi son maître à donner sa nièce au prince
d'Orange, et à se déclarer contre la France; le roi d'Angleterre a
cru affermir son autorité dans son royaume par l'appui du prince
d'Orange, et il a prétendu engager ses peuples à lui fournir de
l'argent pour ses plaisirs, sous prétexte de faire la guerre au
roi de France et de le contraindre à recevoir la paix; le prince
d'Orange a eu dessein de soumettre la Hollande par la protection
d'Angleterre; à la France a appréhendé qu'un mariage si opposé à
ses intérêts n'emportât la balance en joignant l'Angleterre à tous
nos ennemis. L'événement a fait voir, en six semaines, la fausseté
de tant de raisonnements: ce mariage met une défiance éternelle
entre l'Angleterre et la Hollande, et toutes deux le regardent
comme un dessein d'opprimer leur liberté; le parlement
d'Angleterre attaque les ministres du Roi, pour attaquer ensuite
sa propre personne; les États de Hollande, lassés de la guerre et
jaloux de leur liberté, se repentent d'avoir mis leur autorité
entre les mains d'un jeune homme ambitieux, et héritier présomptif
de la couronne d'Angleterre; le roi de France, qui a d'abord
regardé ce mariage comme une nouvelle ligue qui se formait contre
lui, a su s'en servir pour diviser ses ennemis, et pour se mettre
en état de prendre la Flandre, s'il n'avait préféré la gloire de
faire la paix à la gloire de faire de nouvelles conquêtes.

Si le siècle présent n'a pas moins produit d'événements
extraordinaires que les siècles passés, on conviendra sans doute
qu'il a le malheureux avantage de les surpasser dans l'excès des
crimes. La France même, qui les a toujours détestés, qui y est
opposée par l'humeur de la nation, par la religion, et qui est
soutenue par les exemples du prince qui règne, se trouve néanmoins
aujourd'hui le théâtre où l'on voit paraître tout ce que
l'histoire et la fable nous ont dit des crimes de l'antiquité Les
vices sont de tous les temps, les hommes sont nés avec de
l'intérêt, de la cruauté et de la débauche; mais si des personnes
que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles,
parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale, de la
foi des Grecs et des poisons et des parricides de Médée?


Appendice aux événements de ce siècle


1. Portrait de Mme de Montespan


Diane de Rochechouart est fille du duc de Mortemart et femme du
marquis de Montespan. Sa beauté est surprenante; son esprit et sa
conversation ont encore plus de charme que sa beauté. Elle fit
dessein de plaire au Roi et de l'ôter à La Vallière dont il était
amoureux. Il négligea longtemps cette conquête, et il en fit même
des railleries. Deux ou trois années se passèrent sans qu'elle fît
d'autres progrès que d'être dame du palais attachée
particulièrement à la Reine, et dans une étroite familiarité avec
le Roi et La Vallière. Elle ne se rebuta pas néanmoins, et se
confiant à sa beauté, à son esprit, et aux offices de
Mme de Montausier, dame d'honneur de la Reine, elle suivit son
projet sans douter de l'événement. Elle ne s'y est pas trompée:
ses charmes et le temps détachèrent le Roi de La Vallière, et elle
se vit maîtresse déclarée. Le marquis de Montespan sentit son
malheur avec toute la violence d'un homme jaloux. Il s'emporta
contre sa femme; il reprocha publiquement à Mme de Montausier
qu'elle l'avait entraînée dans la honte où elle était plongée. Sa
douleur et son désespoir firent tant d'éclat qu'il fut contraint
de sortir du royaume pour conserver sa liberté. Mme de Montespan
eut alors toute la facilité qu'elle désirait, et son crédit n'eut
plus de bornes. Elle eut un logement particulier dans toutes les
maisons du Roi; les conseils secrets se tenaient chez elle. La
Reine céda à sa faveur comme tout le reste de la cour, et non
seulement il ne lui fut plus permis d'ignorer un amour si public,
mais elle fut obligée d'en voir toutes les suites sans oser se
plaindre, et elle dut à Mme de Montespan les marques d'amitié et
de douceur qu'elle recevait du Roi. Mme de Montespan voulut encore
que La Vallière fût témoin de son triomphe, qu'elle fût présente
et auprès d'elle à tous les divertissements publics et
particuliers; elle la fit entrer dans le secret de la naissance de
ses enfants dans les temps où elle cachait son état à ses propres
domestiques. Elle se lassa enfin de la présence de La Vallière
malgré ses soumissions et ses souffrances, et cette fille simple
et crédule fut réduite à prendre l'habit de carmélite, moins par
dévotion que par faiblesse, et on peut dire qu'elle ne quitta le
monde que pour faire sa cour.


2. Portrait du cardinal de Retz


Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d'élévation, d'étendue
d'esprit, et plus d'ostentation que de vraie grandeur de courage.
Il a une mémoire extraordinaire, plus de force que de politesse
dans ses paroles, l'humeur facile, de la docilité et de la
faiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis,
peu de piété, quelques apparences de religion. Il paraît ambitieux
sans l'être; la vanité, et ceux qui l'ont conduit, lui ont fait
entreprendre de grandes choses presque toutes opposées à sa
profession; il a suscité les plus grands désordres de l'État sans
avoir un dessein formé de s'en prévaloir, et bien loin de se
déclarer ennemi du cardinal Mazarin pour occuper sa place, il n'a
pensé qu'à lui paraître redoutable, et à se flatter de la fausse
vanité de lui être opposé. Il a su profiter néanmoins avec
habileté des malheurs publics pour se faire cardinal; il a
souffert la prison avec fermeté, et n'a dû sa liberté qu'à sa
hardiesse. La paresse l'a soutenu avec gloire, durant plusieurs
années, dans l'obscurité d'une vie errante et cachée. Il a
conservé l'archevêché de Paris contre la puissance du cardinal
Mazarin; mais après la mort de ce ministre il s'en est démis sans
connaître ce qu'il faisait, et sans prendre cette conjoncture pour
ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est
entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa
réputation. Sa pente naturelle est l'oisiveté; il travaille
néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il
se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une
présence d'esprit, et il sait tellement tourner à son avantage les
occasions que la fortune lui offre qu'il semble qu'il les ait
prévues et désirées. Il aime à raconter; il veut éblouir
indifféremment tous ceux qui l'écoutent par des aventures
extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que
sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui
a le plus contribué à sa réputation c'est de savoir donner un beau
jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l'amitié,
quelque soin qu'il ait pris de paraître occupé de l'une ou de
l'autre; il est incapable d'envie ni d'avarice, soit par vertu ou
par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis qu'un
particulier ne devait espérer de leur pouvoir rendre; il a senti
de la vanité à trouver tant de crédit, et à entreprendre de
s'acquitter. Il n'a point de goût ni de délicatesse; il s'amuse à
tout et ne se plaît à rien; il évite avec adresse de laisser
pénétrer qu'il n'a qu'une légère connaissance de toutes choses. La
retraite qu'il vient de faire est la plus éclatante et la plus
fausse action de sa vie; c'est un sacrifice qu'il fait à son
orgueil, sous prétexte de dévotion: il quitte la cour, où il ne
peut s'attacher, et il s'éloigne du monde, qui s'éloigne de lui.


3. Remarques sur les commencements de la vie du cardinal de
Richelieu


Monsieur de Luçon, qui depuis a été cardinal de Richelieu, s'étant
attaché entièrement aux intérêts du maréchal d'Ancre, lui
conseilla de faire la guerre; mais après lui avoir donné cette
pensée et que la proposition en fut faite au Conseil, Monsieur de
Luçon témoigna de la désapprouver et s'y opposa pour ce que
M. de Nevers, qui croyait que la paix fût avantageuse pour ses
desseins, lui avait fait offrir le prieuré de La Charité par le P.
Joseph, pourvu qu'il la fît résoudre au Conseil. Ce changement
d'opinion de Monsieur de Luçon surprit le maréchal d'Ancre, et
l'obligea de lui dire avec quelque aigreur qu'il s'étonnait de le
voir passer si promptement d'un sentiment à un autre tout
contraire; à quoi Monsieur de Luçon répondit ces propres paroles,
que les nouvelles rencontres demandent de nouveaux conseils. Mais
jugeant bien par là qu'il avait déplu au maréchal, il résolut de
chercher les moyens de le perdre; et un jour que Déageant l'était
allé trouver pour lui faire signer quelques expéditions, il lui
dit qu'il avait une affaire importante à communiquer à
M. de Luynes, et qu'il souhaitait de l'entretenir. Le lendemain,
M. de Luynes et lui se virent, où Monsieur de Luçon lui dit que le
maréchal d'Ancre était résolu de le perdre, et que le seul moyen
de se garantir d'être opprimé par un si puissant ennemi était de
le prévenir. Ce discours surprit beaucoup M. de Luynes, qui avait
déjà pris cette résolution, ne sachant si ce conseil, qui lui
était donné par une créature du maréchal, n'était point un piège
pour le surprendre et pour lui faire découvrir ses sentiments.
Néanmoins Monsieur de Luçon lui fit paraître tant de zèle pour le
service du Roi et un si grand attachement à la ruine du maréchal,
qu'il disait être le plus grand ennemi de l'État, que
M. de Luynes, persuadé de sa sincérité, fut sur le point de lui
découvrir son dessein, et de lui communiquer le projet qu'il avait
fait de tuer le maréchal; mais s'étant retenu alors de lui en
parler, il dit à Déageant la conversation qu'ils avaient eue
ensemble et l'envie qu'il avait de lui faire part de son secret;
ce que Déageant désapprouva entièrement, et lui fit voir que ce
serait donner un moyen infaillible à Monsieur de Luçon de se
réconcilier à ses dépens avec le maréchal, et de se joindre plus
étroitement que jamais avec lui, en lui découvrant une affaire de
cette conséquence: de sorte que la chose s'exécuta, et le maréchal
d'Ancre fut tué sans que Monsieur de Luçon en eût connaissance.
Mais les conseils qu'il avait donnés à M. de Luynes, et
l'animosité qu'il lui avait témoigné d'avoir contre le maréchal le
conservèrent, et firent que le Roi lui commanda de continuer
d'assister au Conseil, et d'exercer sa charge de secrétaire d'État
comme il avait accoutumé: si bien qu'il demeura encore quelque
temps à la cour, sans que la chute du maréchal qui l'avait avancé
nuisît à sa fortune. Mais, comme il n'avait pas pris les mêmes
précautions envers les vieux ministres qu'il avait fait auprès de
M. de Luynes, M. de Villeroy et M. le président Jeannin, qui
virent par quel biais il entrait dans les affaires, firent
connaître à M. de Luynes qu'il ne devait pas attendre plus de
fidélité de lui qu'il en avait témoigné pour le maréchal d'Ancre,
et qu'il était nécessaire de l'éloigner comme une personne
dangereuse et qui voulait s'établir par quelques voies que ce pût
être: ce qui fit résoudre M. de Luynes à lui commander de se
retirer à Avignon.

Cependant la Reine mère du Roi alla à Blois, et Monsieur de Luçon,
qui ne pouvait souffrir de se voir privé de toutes ses espérances,
essaya de renouer avec M. de Luynes et lui fit offrir que, s'il
lui permettait de retourner auprès de la Reine, qu'il se servirait
du pouvoir qu'il avait sur son esprit pour lui faire chasser tous
ceux qui lui étaient désagréables et pour lui faire faire toutes
les choses que M. de Luynes lui prescrirait. Cette proposition fut
reçue, et Monsieur de Luçon, retournant, produisit l'affaire du
Pont-de-Cé, en suite de quoi il fut fait cardinal, et commença
d'établir les fondements de la grandeur où il est parvenu.


4. Le comte d'Harcourt


Le soin que la fortune a pris d'élever et d'abattre le mérite des
hommes est connu dans tous les temps, et il y a mille exemples du
droit qu'elle s'est donné de mettre le prix à leurs qualités,
comme les souverains mettent le prix à la monnaie, pour faire voir
que sa marque leur donne le cours qu'il lui plaît. Si elle s'est
servie des talents extraordinaires de Monsieur le Prince et de
M. de Turenne pour les faire admirer, il paraît qu'elle a respecté
leur vertu et que, tout injuste qu'elle est, elle n'a pu se
dispenser de leur faire justice. Mais on peut dire qu'elle veut
montrer toute l'étendue de son pouvoir lorsqu'elle choisit des
sujets médiocres pour les égaler aux plus grands hommes. Ceux qui
ont connu le comte d'Harcourt conviendront de ce que je dis, et
ils le regarderont comme un chef-d'oeuvre de la fortune, qui a
voulu que la postérité le jugeât digne d'être comparé dans la
gloire des armes aux plus célèbres capitaines. Ils lui verront
exécuter heureusement les plus difficiles et les plus glorieuses
entreprises. Les succès des îles Sainte-Marguerite, de Casal, le
combat de la Route, le siège de Turin, les batailles gagnées en
Catalogne, une si longue suite de victoires étonneront les siècles
à venir. La gloire du comte d'Harcourt sera en balance avec celle
de Monsieur le Prince et de M. de Turenne, malgré les distances
que la nature a mises entre eux; elle aura un même rang dans
l'histoire, et on n'osera refuser à son mérite ce que l'on sait
présentement qui n'est dû qu'à sa seule fortune.


Portrait de La Rochefoucauld par lui-même

Portrait de M.R.D. fait par lui-même

Je suis d'une taille médiocre, libre et bien proportionnée. J'ai
le teint brun mais assez uni, le front élevé et d'une raisonnable
grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils
noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire
de quelle sorte j'ai le nez fait, car il n'est ni camus ni
aquilin, ni gros ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce
que je sais, c'est qu'il est plutôt grand que petit, et qu'il
descend un peu trop en bas. J'ai la bouche grande, et les lèvres
assez rouges d'ordinaire, et ni bien ni mal taillées. J'ai les
dents blanches, et passablement bien rangées. On m'a dit autrefois
que j'avais un peu trop de menton: je viens de me tâter et de me
regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais
pas trop bien qu'en juger. Pour le tour du visage, je l'ai ou
carré ou en ovale; lequel des deux, il me serait fort difficile de
le dire. J'ai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec
cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle
tête. J'ai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine; cela
fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique
je ne le sois point du tout. J'ai l'action fort aisée, et même un
peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà
naïvement comme je pense que je suis fait au dehors, et l'on
trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus n'est pas
fort éloigné de ce qui en est. J'en userai avec la même fidélité
dans ce qui me reste à faire de mon portrait; car je me suis assez
étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni d'assurance pour
dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de
sincérité pour avouer franchement ce que j'ai de défauts.
Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique, et
je le suis à un point que depuis trois ou quatre ans à peine
m'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. J'aurais pourtant, ce me
semble, une mélancolie assez supportable et assez douce, si je
n'en avais point d'autre que celle qui me vient de mon
tempérament; mais il m'en vient tant d'ailleurs, et ce qui m'en
vient me remplir de telle sorte l'imagination, et m'occupe si fort
l'esprit, que la plupart du temps ou je rêve sans dire mot ou je
n'ai presque point d'attache à ce que je dis. Je suis fort
resserré avec ceux que je ne connais pas, et je ne suis pas même
extrêmement ouvert avec la plupart de ceux que je connais. C'est
un défaut, je le sais bien, et je ne négligerai rien pour m'en
corriger; mais comme un certain air sombre que j'ai dans le visage
contribue à me faire paraître encore plus réservé que je ne le
suis, et qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous défaire d'un
méchant air qui nous vient de la disposition naturelle des traits,
je pense qu'après m'être corrigé au dedans, il ne laissera pas de
me demeurer toujours de mauvaises marques au dehors. J'ai de
l'esprit et je ne fais point difficulté de le dire; car à quoi bon
façonner là-dessus? Tant biaiser et tant apporter d'adoucissement
pour dire les avantages que l'on a, c'est, ce me semble, cacher un
peu de vanité sous une modestie apparente et se servir d'une
manière bien adroite pour faire croire de soi beaucoup plus de
bien que l'on n'en dit. Pour moi, je suis content qu'on ne me
croie ni plus beau que je me fais, ni de meilleure humeur que je
me dépeins, ni plus spirituel et plus raisonnable que je dirai que
je le suis. J'ai donc de l'esprit, encore une fois, mais un esprit
que la mélancolie gâte; car, encore que je possède assez bien ma
langue, que j'aie la mémoire heureuse, et que je ne pense pas les
choses fort confusément, j'ai pourtant une si forte application à
mon chagrin que souvent j'exprime assez mal ce que je veux dire.
La conversation des honnêtes gens est un des plaisirs qui me
touchent le plus. J'aime qu'elle soit sérieuse et que la morale en
fasse la plus grande partie; cependant je sais la goûter aussi
quand elle est enjouée, et si je n'y dis pas beaucoup de petites
choses pour rire, ce n'est pas du moins que je ne connaisse bien
ce que valent les bagatelles bien dites, et que je ne trouve fort
divertissante cette manière de badiner où il y a certains esprits
prompts et aisés qui réussissent si bien. J'écris bien en prose,
je fais bien en vers, et si j'étais sensible à la gloire qui vient
de ce côté-là, je pense qu'avec peu de travail je pourrais
m'acquérir assez de réputation. J'aime la lecture en général;
celle où il se trouve quelque chose qui peut façonner l'esprit et
fortifier l'âme est celle que j'aime le plus. Surtout, j'ai une
extrême satisfaction à lire avec une personne d'esprit; car de
cette sorte on réfléchit à tous moments sur ce qu'on lit, et des
réflexions que l'on fait il se forme une conversation la plus
agréable du monde, et la plus utile. Je juge assez bien des
ouvrages de vers et de prose que l'on me montre; mais j'en dis
peut-être mon sentiment avec un peu trop de liberté. Ce qu'il y a
encore de mal en moi, c'est que j'ai quelquefois une délicatesse
trop scrupuleuse, et une critique trop sévère. Je ne hais pas à
entendre disputer, et souvent aussi je me mêle assez volontiers
dans la dispute: mais je soutiens d'ordinaire mon opinion avec
trop de chaleur et lorsqu'on défend un parti injuste contre moi,
quelquefois, à force de me passionner pour celui de la raison, je
deviens moi-même fort peu raisonnable. J'ai les sentiments
vertueux, les inclinations belles, et une si forte envie d'être
tout à fait honnête homme que mes amis ne me sauraient faire un
plus grand plaisir que de m'avertir sincèrement de mes défauts.
Ceux qui me connaissent un peu particulièrement et qui ont eu la
bonté de me donner quelquefois des avis là-dessus savent que je
les ai toujours reçus avec toute la joie imaginable, et toute la
soumission d'esprit que l'on saurait désirer. J'ai toutes les
passions assez douces et assez réglées: on ne m'a presque jamais
vu en colère et je n'ai jamais eu de haine pour personne. Je ne
suis pas pourtant incapable de me venger, si l'on m'avait offensé,
et qu'il y allât de mon honneur à me ressentir de l'injure qu'on
m'aurait faite. Au contraire je suis assuré que le devoir ferait
si bien en moi l'office de la haine que je poursuivrais ma
vengeance avec encore plus de vigueur qu'un autre. L'ambition ne
me travaille point. Je ne crains guère de choses, et ne crains
aucunement la mort. Je suis peu sensible à la pitié, et je
voudrais ne l'y être point du tout. Cependant il n'est rien que je
ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée, et je crois
effectivement que l'on doit tout faire, jusques à lui témoigner
même beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si
sots que cela leur fait le plus grand bien du monde; mais je tiens
aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner, et se garder
soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien
au-dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le
coeur et qu'on doit laisser au peuple qui, n'exécutant jamais rien
par raison, a besoin de passions pour le porter à faire les
choses. J'aime mes amis, et je les aime d'une façon que je ne
balancerais pas un moment à sacrifier mes intérêts aux leurs; j'ai
de la condescendance pour eux, je souffre patiemment leurs
mauvaises humeurs et j'en excuse facilement toutes choses;
seulement je ne leur fais pas beaucoup de caresses, et je n'ai pas
non plus de grandes inquiétudes en leur absence. J'ai
naturellement fort peu de curiosité pour la plus grande partie de
tout ce qui en donne aux autres gens. Je suis fort secret, et j'ai
moins de difficulté que personne à taire ce qu'on m'a dit en
confidence. Je suis extrêmement régulier à ma parole; je n'y
manque jamais, de quelque conséquence que puisse être ce que j'ai
promis et je m'en suis fait toute ma vie une loi indispensable.
J'ai une civilité fort exacte parmi les femmes, et je ne crois pas
avoir jamais rien dit devant elles qui leur ait pu faire de la
peine. Quand elles ont l'esprit bien fait, j'aime mieux leur
conversation que celle des hommes: on y trouve une certaine
douceur qui ne se rencontre point parmi nous, et il me semble
outre cela qu'elles s'expliquent avec plus de netteté et qu'elles
donnent un tour plus agréable aux choses qu'elles disent. Pour
galant, je l'ai été un peu autrefois; présentement je ne le suis
plus, quelque jeune que je sois. J'ai renoncé aux fleurettes et je
m'étonne seulement de ce qu'il y a encore tant d'honnêtes gens qui
s'occupent à en débiter. J'approuve extrêmement les belles
passions: elles marquent la grandeur de l'âme, et quoique dans les
inquiétudes qu'elles donnent il y ait quelque chose de contraire à
la sévère sagesse, elles s'accommodent si bien d'ailleurs avec la
plus austère vertu que je crois qu'on ne les saurait condamner
avec justice. Moi qui connais tout ce qu'il y a de délicat et de
fort dans les grands sentiments de l'amour, si jamais je viens à
aimer, ce sera assurément de cette sorte; mais, de la façon dont
je suis, je ne crois pas que cette connaissance que j'ai me passe
jamais de l'esprit au coeur.

Documents relatifs à la genèse des maximes


Avis au lecteur

Voici un portrait du coeur de l'homme que je donne au public, sous
le nom de Réflexions ou Maximes morales. Il court fortune de ne
plaire pas à tout le monde, parce qu'on trouvera peut-être qu'il
ressemble trop, et qu'il ne flatte pas assez. Il y a apparence que
l'intention du peintre n'a jamais été de faire paraître cet
ouvrage, et qu'il serait encore renfermé dans son cabinet si une
méchante copie qui en a couru, et qui a passé même depuis quelque
temps en Hollande, n'avait obligé un de ses amis de m'en donner
une autre, qu'il dit être tout à fait conforme à l'original; mais
toute correcte qu'elle est, possible n'évitera-t-elle pas la
censure de certaines personnes qui ne peuvent souffrir que l'on se
mêle de pénétrer dans le fond de leur coeur, et qui croient être
en droit d'empêcher que les autres les connaissent, parce qu'elles
ne veulent pas se connaître elles-mêmes. Il est vrai que, comme
ces Maximes sont remplies de ces sortes de vérités dont l'orgueil
humain ne se peut accommoder, il est presque impossible qu'il ne
se soulève contre elles, et qu'elles ne s'attirent des censeurs.
Aussi est-ce pour eux que je mets ici une Lettre que l'on m'a
donné, qui a été faite depuis que le manuscrit a paru, et dans le
temps que chacun se mêlait d'en dire son avis. Elle m'a semblé
assez propre pour répondre aux principales difficultés que l'on
peut opposer aux Réflexions, et pour expliquer les sentiments de
leur auteur. Elle suffit pour faire voir que ce qu'elles
contiennent n'est autre chose que l'abrégé d'une morale conforme
aux pensées de plusieurs Pères de l'Église, et que celui qui les a
écrites a eu beaucoup de raison de croire qu'il ne pouvait
s'égarer en suivant de si bons guides, et qu'il lui était permis
de parler de l'homme comme les Pères en ont parlé. Mais si le
respect qui leur est dû n'est pas capable de retenir le chagrin
des critiques, s'ils ne font point de scrupule de condamner
l'opinion de ces grands hommes en condamnant ce livre, je prie le
lecteur de ne les pas imiter, de ne laisser point entraîner son
esprit au premier mouvement de son coeur, et de donner ordre, s'il
est possible, que l'amour-propre ne se mêle point dans le jugement
qu'il en fera; car il le consulte, il ne faut pas s'attendre qu'il
puisse être favorable à ces Maximes: comme elles traitent
l'amour-propre de corrupteur de la raison, il ne manquera pas de
prévenir l'esprit contre elles. Il faut donc prendre garde que cette
prévention ne les justifie, et se persuader qu'il n'y a rien de
plus propre à établir la vérité de ces Réflexions que la chaleur
et la subtilité que l'on témoignera pour les combattre. En effet
il sera difficile de faire croire à tout homme de bon sens que
l'on les condamne par d'autre motif que par celui de l'intérêt
caché, de l'orgueil et de l'amour-propre. En un mot, le meilleur
parti que le lecteur ait à prendre est de se mettre d'abord dans
l'esprit qu'il n'y a aucune de ces maximes qui le regarde en
particulier, et qu'il en est seul excepté, bien qu'elles
paraissent générales; après cela, je lui réponds qu'il sera le
premier à y souscrire, et qu'il croira qu'elles font encore grâce
au coeur humain. Voilà ce que j'avais à dire sur cet écrit en
général. Pour ce qui est de la méthode que l'on y eût pu observer,
je crois qu'il eût été à désirer que chaque maxime eût eu un titre
du sujet qu'elle traite, et qu'elles eussent été mises dans un
plus grand ordre; mais je ne l'ai pu faire sans renverser
entièrement celui de la copie qu'on m'a donnée; et comme il y a
plusieurs maximes sur une même matière, ceux à qui j'en ai demandé
avis ont jugé qu'il était plus expédient de faire une table à
laquelle on aura recours pour trouver celles qui traitent d'une
même chose.


Discours sur les réflexions ou sentences et maximes morales

Monsieur,

Je ne saurais vous dire au vrai si les Réflexions morales sont de
M.***, quoiqu'elles soient écrites d'une manière qui semble
approcher de la sienne; mais en ces occasions-là je me défie
presque toujours de l'opinion publique, et c'est assez qu'elle lui
en ait fait un présent pour me donner une juste raison de n'en
rien croire. Voilà de bonne foi tout ce que je vous puis répondre
sur la première chose que vous me demandez. Et pour l'autre, si
vous n'aviez bien du pouvoir sur moi, vous n'en auriez guère plus
de contentement; car un homme prévenu, au point que je le suis,
d'estime pour cet ouvrage n'a pas toute la liberté qu'il faut pour
en bien juger. Néanmoins, puisque vous me l'ordonnez, je vous en
dirai mon avis, sans vouloir m'ériger autrement en faiseur de
dissertations, et sans y mêler en aucune façon l'intérêt de celui
que l'on croit avoir fait cet écrit. Il est aisé de voir d'abord
qu'il n'était pas destiné pour paraître au jour, mais seulement
pour la satisfaction d'une personne qui, à mon avis, n'aspire pas
à la gloire d'être auteur; et si par hasard c'était M.***, je puis
vous dire que sa réputation est établie dans le monde par tant de
meilleurs titres qu'il n'aurait pas moins de chagrin de savoir que
ces Réflexions sont devenues publiques qu'il en eut lorsque les
Mémoires qu'on lui attribue furent imprimés. Mais vous savez,
Monsieur, l'empressement qu'il y a dans le siècle pour publier
toutes les nouveautés, et s'il y a moyen de l'empêcher quand on le
voudrait, surtout celles qui courent sous des noms qui les rendent
recommandables. Il n'y a rien de plus vrai, Monsieur: les noms
font valoir les choses auprès de ceux qui n'en sauraient connaître
le véritable prix; celui des Réflexions est connu de peu de gens,
quoique plusieurs se soient mêlés d'en dire leur avis. Pour moi,
je ne me pique pas d'être assez délicat et assez habile pour en
bien juger; je dis habile et délicat, parce que je tiens qu'il
faut être pour cela l'un et l'autre; et quand je me pourrais
flatter de l'être, je m'imagine que j'y trouverais peu de choses à
changer. J'y rencontre partout de la force et de la pénétration,
des pensées élevées et hardies, le tour de l'expression noble, et
accompagné d'un certain air de qualité qui n'appartient pas à tous
ceux qui se mêlent d'écrire. Je demeure d'accord qu'on n'y
trouvera pas tout l'ordre ni tout l'art que l'on y pourrait
souhaiter, et qu'un savant qui aurait un plus grand loisir y
aurait pu mettre plus d'arrangement; mais un homme qui n'écrit que
pour soi, et pour délasser son esprit, qui écrit les choses à
mesure qu'elles lui viennent dans la pensée, n'affecte pas tant de
suivre les règles que celui qui écrit de profession, qui s'en fait
une affaire, et qui songe à s'en faire honneur. Ce désordre
néanmoins a ses grâces, et des grâces que l'art ne peut imiter. Je
ne sais pas si vous êtes de mon goût, mais quand les savants m'en
devraient vouloir du mal, je ne puis m'empêcher de dire que je
préférerai toute ma vie la manière d'écrire négligée d'un
courtisan qui a de l'esprit à la régularité gênée d'un docteur qui
n'a jamais rien vu que ses livres. Plus ce qu'il dit et ce qu'il
écrit paraît aisé, et dans un certain air d'un homme qui se
néglige, plus cette négligence, qui cache l'art sous une
expression simple et naturelle, lui donne d'agrément. C'est de
Tacite que je tiens ceci, je vous mets à la marge le passage
latin, que vous lirez si vous en avez envie; et j'en userai de
même de tous ceux dont je me souviendrai, n'étant pas assuré si
vous aimez cette langue qui n'entre guère dans le commerce du
grand monde, quoique je sache que vous l'entendez parfaitement.
N'est-il pas vrai, Monsieur, que cette justesse recherchée avec
trop d'étude a toujours un je ne sais quoi de contraint qui donne
du dégoût, et qu'on ne trouve jamais dans les ouvrages de ces gens
esclaves des règles ces beautés où l'art se déguise sous les
apparences du naturel, ce don d'écrire facilement et noblement,
enfin ce que le Tasse a dit du palais d'Armide:

_Stimi (si misto il culto è col negletto),_
_Sol naturali gli ornamenti e i siti._
_Di natura arte par, che per diletto_
_L'imitatrice sua scherzando imiti._

Voilà comme un poète français l'a pensé après lui.
L'artifice n'a point de part
Dans cette admirable structure;
La nature, en formant tous les traits au hasard,
Sait si bien imiter la justesse de l'art
Que l'oeil, trompé d'une douce imposture,
Croit que c'est l'art qui suit l'ordre de la nature.

Voilà ce que je pense de l'ouvrage en général; mais je vois bien
que ce n'est pas assez pour vous satisfaire, et que vous voulez
que je réponde plus précisément aux difficultés que vous me dites
que l'on vous a faites. Il me semble que la première est celle-ci:
que les Réflexions détruisent toutes les vertus. On peut dire à
cela que l'intention de celui qui les a écrites paraît fort
éloignée de les vouloir détruire; il prétend seulement faire voir
qu'il n'y en a presque point de pures dans le monde, et que dans
la plupart de nos actions il y a un mélange d'erreur et de vérité,
de perfection et d'imperfection, de vice et de vertu; il regarde
le coeur de l'homme corrompu, attaqué de l'orgueil et de l'amour-propre,
et environné de mauvais exemples comme le commandant d'une ville
assiégée à qui l'argent a manqué: il fait de la monnaie de
cuir, et de carton; cette monnaie a la figure de la bonne, on la
débite pour le même prix, mais ce n'est que la misère et le besoin
qui lui donnent cours parmi les assiégés. De même la plupart des
actions des hommes que le monde prend pour des vertus n'en ont
bien souvent que l'image et la ressemblance. Elles ne laissent pas
néanmoins d'avoir leur mérite et d'être dignes en quelque sorte de
notre estime, étant très difficile d'en avoir humainement de
meilleures. Mais quand il serait vrai qu'il croirait qu'il n'y en
aurait aucune de véritable dans l'homme, en le considérant dans un
état purement naturel, il ne serait pas le premier qui aurait eu
cette opinion. Si je ne craignais pas de m'ériger trop en docteur,
je vous citerais bien des auteurs, et même des Pères de l'Église,
et de grands saints, qui ont pensé que l'amour-propre et l'orgueil
étaient l'âme des plus belles actions des païens. Je vous ferais
voir que quelques-uns d'entre eux n'ont pas même pardonné à la
chasteté de Lucrèce, que tout le monde avait crue vertueuse
jusqu'à ce qu'ils eussent découvert la fausseté de cette vertu,
qui avait produit la liberté de Rome, et qui s'était attiré
l'admiration de tant de siècles. Pensez-vous, Monsieur, que
Sénèque, qui faisait aller son sage de pair avec les dieux, fût
véritablement sage lui-même, et qu'il fût bien persuadé de ce
qu'il voulait persuader aux autres? Son orgueil n'a pu l'empêcher
de dire quelquefois qu'on n'avait point vu dans le monde d'exemple
de l'idée qu'il proposait, qu'il était impossible de trouver une
vertu si achevée parmi les hommes, et que le plus parfait d'entre
eux était celui qui avait le moins de défauts. Il demeure d'accord
que l'on peut reprocher à Socrate d'avoir eu quelques amitiés
suspectes; à Platon et Aristote, d'avoir été avares; à Épicure,
prodigue et voluptueux; mais il s'écrie en même temps que nous
serions trop heureux d'être parvenus à savoir imiter leurs vices.
Ce philosophe aurait eu raison d'en dire autant des siens, car on
ne serait pas trop malheureux de pouvoir jouir comme il a fait de
toute sorte de biens, d'honneurs et de plaisirs, en affectant de
les mépriser; de se voir le maître de l'empire, et de l'empereur,
et l'amant de l'impératrice en même temps; d'avoir de superbes
palais, des jardins délicieux, et de prêcher, aussi à son aise
qu'il faisait, la modération, et la pauvreté, au milieu de
l'abondance, et des richesses. Pensez-vous, Monsieur, que ce
stoïcien qui contrefaisait si bien le maître de ses passions eut
d'autres vertus que celle de bien cacher ses vices, et qu'en se
faisant couper les veines il ne se repentit pas plus d'une fois
d'avoir laissé à son disciple le pouvoir de le faire mourir?
Regardez un peu de près ce faux brave: vous verrez qu'en faisant
de beaux raisonnements sur l'immortalité de l'âme, il cherche à
s'étourdir sur la crainte de la mort; il ramasse toutes ses forces
pour faire bonne mine; il se mord la langue de peur de dire que la
douleur est un mal; il prétend que la raison peut rendre l'homme
impassible, et au lieu d'abaisser son orgueil il le relève
au-dessus de la divinité. Il nous aurait bien plus obligés de nous
avouer franchement les faiblesses et la corruption du coeur
humain, que de prendre tant de peine à nous tromper. L'auteur des
Réflexions n'en fait pas de même: il expose au jour toutes les
misères de l'homme. Mais c'est de l'homme abandonné à sa conduite
qu'il parle, et non pas du chrétien. Il fait voir que, malgré tous
les efforts de sa raison, l'orgueil et l'amour-propre ne laissent
pas de se cacher dans les replis de son coeur, d'y vivre et d'y
conserver assez de forces pour répandre leur venin sans qu'il s'en
aperçoive dans la plupart de ses mouvements.

La seconde difficulté que l'on vous a faite, et qui a beaucoup de
rapport à la première, est que les Réflexions passent dans le
monde pour des subtilités d'un censeur qui prend en mauvaise part
les actions les plus indifférentes, plutôt que pour des vérités
solides. Vous me dites que quelques-uns de vos amis vont ont
assuré de bonne foi qu'ils savaient, par leur propre expérience,
que l'on fait quelquefois le bien sans avoir d'autre vue que celle
du bien, et souvent même sans en avoir aucune, ni pour le bien, ni
pour le mal, mais par une droiture naturelle du coeur, qui le
porte sans y penser vers ce qui est bon. Je voudrais qu'il me fût
permis de croire ces gens-là sur leur parole, et qu'il fût vrai
que la nature humaine n'eût que des mouvements raisonnables, et
que toutes nos actions fussent naturellement vertueuses; mais,
Monsieur, comment accorderons-nous le témoignage de vos amis avec
les sentiments des mêmes Pères de l'Église, qui ont assuré que
toutes nos vertus, sans le secours de la foi, n'étaient que des
imperfections; que notre volonté était née aveugle; que ses désirs
étaient aveugles, sa conduite encore plus aveugle, et qu'il ne
fallait pas s'étonner si, parmi tant d'aveuglement, l'homme était
dans un égarement continuel? Il en ont parlé encore plus
fortement, car ils ont dit qu'en cet état la prudence de l'homme
ne pénétrait dans l'avenir et n'ordonnait rien que par rapport à
l'orgueil; que sa tempérance ne modérait aucun excès que celui que
l'orgueil avait condamné; que sa constance ne se soutenait dans
les malheurs qu'autant qu'elle était soutenue par l'orgueil; et
enfin que toutes ses vertus, avec cet éclat extérieur de mérite
qui les faisait admirer, n'avaient pour but que cette admiration,
l'amour d'une vaine gloire, et l'intérêt de l'orgueil. On
trouverait un nombre presque infini d'autorités sur cette opinion;
mais si je m'engageais à vous les citer régulièrement, j'en aurais
un peu plus de peine, et vous n'en auriez pas plus de plaisir. Je
pense donc que le meilleur, pour vous et pour moi, sera de vous en
faire voir l'abrégé dans six vers d'un excellent poète de notre
temps:

Si le jour de la foi n'éclaire la raison,
Notre goût dépravé tourne tout en poison;
Toujours de notre orgueil la subtile imposture
Au bien qu'il semble aimer fait changer de nature;
Et dans le propre amour dont l'homme est revêtu,
Il se rend criminel même par sa vertu.

S'il faut néanmoins demeurer d'accord que vos amis ont le don de
cette foi vive qui redresse toutes les mauvaises inclinations de
l'amour-propre, si Dieu leur fait des grâces extraordinaires, s'il
les sanctifie dès ce monde, je souscris de bon coeur à leur
canonisation, et je leur déclare que les Réflexions morales ne les
regardent point. Il n'y a pas d'apparence que celui qui les a
écrites en veuille à la vertu des saints; il ne s'adresse, comme
je vous ai dit, qu'à l'homme corrompu, il soutient qu'il fait
presque toujours du mal quand son amour-propre le flatte qu'il
fait le bien, et qu'il se trompe souvent lorsqu'il veut juger de
lui-même, parce que la nature ne se déclare pas en lui sincèrement
des motifs qui le font agir. Dans cet état malheureux où l'orgueil
est l'âme de tous ses mouvements, les saints mêmes sont les
premiers à lui déclarer la guerre, et le traitent plus mal sans
comparaison que ne fait l'auteur des Réflexions. S'il vous prend
quelque jour envie de voir les passages que j'ai trouvés dans
leurs écrits sur ce sujet, vous serez aussi persuadé que je le
suis de cette vérité; mais je vous supplie de vous contenter à
présent de ces vers, qui vous expliqueront une partie de ce qu'ils
ont pensé:

Le désir des honneurs, des biens, et des délices,
Produit seul ses vertus, comme il produit ses vices,
Et l'aveugle intérêt qui règne dans son coeur,
Va d'objet en objet, et d'erreur en erreur;

Le nombre de ses maux s'accroît par leur remède;
Au mal qui se guérit un autre mal succède;
Au gré de ce tyran dont l'empire est caché,
Un péché se détruit par un autre péché.

Montaigne, que j'ai quelque scrupule de vous citer après des Pères
de l'Église, dit assez heureusement sur ce même sujet que son âme
a deux visages différents, qu'elle a beau se replier sur elle-même,
elle n'aperçoit jamais que celui que l'amour-propre a déguisé,
pendant que l'autre se découvre par ceux qui n'ont point
de part à ce déguisement. Si j'osais enchérir sur une métaphore si
hardie, je dirais que l'homme corrompu est fait comme ces
médailles qui représentent la figure d'un saint et celle d'un
démon dans une seule face et par les mêmes traits. Il n'y a que la
diverse situation de ceux qui la regardent qui change l'objet;
l'un voit le saint, et l'autre voit le démon. Ces comparaisons
nous font assez comprendre que, quand l'amour-propre a séduit le
coeur, l'orgueil aveugle tellement la raison, et répand tant
d'obscurité dans toutes ses connaissances, qu'elle ne peut juger
du moindre de nos mouvements, ni former d'elle-même aucun discours
assuré pour notre conduite. Les hommes, dit Horace, sont sur la
terre comme une troupe de voyageurs, que la nuit a surpris en
passant dans une forêt: ils marchent sur la foi d'un guide qui les
égare aussitôt, ou par malice, ou par ignorance, chacun d'eux se
met en peine de retrouver le chemin; ils prennent tous diverses
routes, et chacun croit suivre la bonne; plus il le croit, et plus
il s'en écarte. Mais quoique leurs égarements soient différents,
ils n'ont pourtant qu'une même cause: c'est le guide qui les a
trompés, et l'obscurité de la nuit qui les empêche de se
redresser. Peut-on mieux dépeindre l'aveuglement et les
inquiétudes de l'homme abandonné à sa propre conduite, qui
n'écoute que les conseils de son orgueil, qui croit aller
naturellement droit au bien, et qui s'imagine toujours que le
dernier qu'il recherche est le meilleur? N'est-il pas vrai que,
dans le temps qu'il se flatte de faire des actions vertueuses,
c'est alors que l'égarement de son coeur est plus dangereux? Il y
a un si grand nombre de roues qui composent le mouvement de cette
horloge, et le principe en est si caché, qu'encore que nous
voyions ce que marque la montre, nous ne savons pas quel est le
ressort qui conduit l'aiguille sur toutes les heures du cadran.

La troisième difficulté que j'ai à résoudre est que beaucoup de
personnes trouvent de l'obscurité dans le sens et dans
l'expression de ces réflexions. L'obscurité, comme vous savez,
Monsieur, ne vient pas toujours de la faute de celui qui écrit.
Les Réflexions, ou si vous voulez les Maximes et les Sentences,
comme le monde a nommé celles-ci, doivent être écrites dans un
style serré, qui ne permet pas de donner aux choses toute la
clarté qui serait à désirer. Ce sont les premiers traits du
tableau: les yeux habiles y remarquent bien toute la finesse de
l'art et la beauté de la pensée du peintre; mais cette beauté
n'est pas faite pour tout le monde, et quoique ces traits ne
soient point remplis de couleurs, ils n'en sont pas moins des
coups de maître. Il faut donc se donner le loisir de pénétrer le
sens et la force des paroles, il faut que l'esprit parcoure toute
l'étendue de leur signification avant que de se reposer pour en
former le jugement.

La quatrième difficulté est, ce me semble, que les Maximes sont
presque partout trop générales. On vous a dit qu'il est injuste
d'étendre sur tout le genre humain des défauts qui ne se trouvent
qu'en quelques hommes. Je sais, outre ce que vous me mandez des
différents sentiments que vous en avez entendus, ce que l'on
oppose d'ordinaire à ceux qui découvrent et qui condamnent les
vices: on appelle leur censure le portrait du peintre; on dit
qu'ils sont comme les malades de la jaunisse, qu'ils voient tout
jaune parce qu'ils le sont eux-mêmes. Mais s'il était vrai que,
pour censurer la corruption du coeur en général, il fallût la
ressentir en particulier plus qu'un autre, il faudrait aussi
demeurer d'accord que ces philosophes, dont Diogène de Laërce nous
rapporte les sentences, étaient les hommes les plus corrompus de
leur siècle, il faudrait faire le procès à la mémoire de Caton, et
croire que c'était le plus méchant homme de la république, parce
qu'il censurait les vices de Rome. Si cela est, Monsieur, je ne
pense pas que l'auteur des Réflexions, quel qu'il puisse être,
trouve rien à redire au chagrin de ceux qui le condamneront,
quand, à la religion près, on ne le croira pas plus homme de bien,
ni plus sage que Caton. Je dirai encore, pour ce qui regarde les
termes que l'on trouve trop généraux, qu'il est difficile de les
restreindre dans les sentences sans leur ôter tout le sel et toute
la force; il me semble, outre cela, que l'usage nous fait voir que
sous des expressions générales l'esprit ne laisse pas de
sous-entendre de lui-même des restrictions. Par exemple, quand on
dit: Tout Paris fut au-devant du Roi, toute la cour est dans la joie,
ces façons de parler ne signifient néanmoins que la plus grande
partie. Si vous croyez que ces raisons ne suffisent pas pour
fermer la bouche aux critiques, ajoutons-y que quand on se
scandalise si aisément des termes d'une censure générale, c'est à
cause qu'elle nous pique trop vivement dans l'endroit le plus
sensible du coeur.

Néanmoins il est certain que nous connaissons, vous et moi, bien
des gens qui ne se scandalisent pas de celle des Réflexions,
j'entends de ceux qui ont l'hypocrisie en aversion, et qui avouent
de bonne foi ce qu'ils sentent en eux-mêmes et ce qu'ils
remarquent dans les autres. Mais peu de gens sont capables d'y
penser, ou s'en veulent donner la peine, et si par hasard ils y
pensent, ce n'est jamais sans se flatter. Souvenez-vous, s'il vous
plaît, de la manière dont notre ami Guarini traite ces gens-là:

_Huomo sono, e mi preggio d'esser humano:_

_E teco, che sei huomo._
_E ch'altro esser non puoi,_
_Come huomo parlo di cosa humana._
_E se di cotal nome forse ti sdegni,_
_Guarda, garzon superbo,_
_Che, nel dishumanarti,_
_Non divenghi una fiera, anzi ch'un dio._

Voilà, Monsieur, comme il faut parler de l'orgueil de la nature
humaine; et au lieu de se fâcher contre le miroir qui nous fait
voir nos défauts, au lieu de savoir mauvais gré à ceux qui nous
les découvrent, ne vaudrait-il pas mieux nous servir des lumières
qu'ils nous donnent pour connaître l'amour-propre et l'orgueil, et
pour nous garantir des surprises continuelles qu'ils font à notre
raison? Peut-on jamais donner assez d'aversion pour ces deux
vices, qui furent les causes funestes de la révolte de notre
premier père, ni trop décrier ces sources malheureuses de toutes
nos misères?

Que les autres prennent donc comme ils voudront les Réflexions
morales. Pour moi je les considère comme peinture ingénieuse de
toutes les singeries du faux sage; il me semble que, dans chaque
trait, l'amour de la vérité lui ôte le masque, et le montre tel
qu'il est. Je les regarde comme des leçons d'un maître qui entend
parfaitement l'art de connaître les hommes, qui démêle
admirablement bien tous les rôles qu'ils jouent dans le monde, et
qui non seulement nous fait prendre garde aux différents
caractères des personnages du théâtre, mais encore qui nous fait
voir, en levant un coin du rideau, que cet amant et ce roi de la
comédie sont les mêmes acteurs qui font le docteur et le bouffon
dans la farce. Je vous avoue que je n'ai rien lu de notre temps
qui m'ait donné plus de mépris pour l'homme, et plus de honte à ma
propre vanité. Je pense toujours trouver à l'ouverture du livre
quelque ressemblance aux mouvements secrets de mon coeur; je me
tâte moi-même pour examiner s'il dit vrai, et je trouve qu'il le
dit presque toujours, et de moi et des autres, plus qu'on ne
voudrait. D'abord j'en ai quelque dépit, je rougis quelquefois de
voir qu'il ait deviné, mais je sens bien, à force de le lire, que
si je n'apprends à devenir plus sage, j'apprends au moins à
connaître que je ne le suis pas; j'apprends enfin, par l'opinion
qu'il me donne de moi-même, à ne me répandre pas sottement dans
l'admiration de toutes ces vertus dont l'éclat nous saute aux
yeux. Les hypocrites passent mal leur temps à la lecture d'un
livre comme celui-là. Défiez-vous donc, Monsieur, de ceux qui vous
en diront du mal, et soyez assuré qu'ils n'en disent que parce
qu'ils sont au désespoir de voir révéler des mystères qu'ils
voudraient pouvoir cacher toute leur vie aux autres et à eux-mêmes.

En ne voulant vous faire qu'une lettre, je me suis engagé
insensiblement à vous écrire un grand discours; appelez-le comme
vous voudrez, ou discours ou lettre, il ne m'importe, pourvu que
vous en soyez content, et que vous me fassiez l'honneur de me
croire,

MONSIEUR,

Votre, etc.

Réflexions morales

I

L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour
soi; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les
tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens; il ne
se repose jamais hors de soi et ne s'arrête dans les sujets
étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce
qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien
de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites;
ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations
passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la
chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de
ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y
fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent
invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève,
sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines; il en
forme de si monstrueuses que, lorsqu'il les a mises au jour, il
les méconnaît ou il ne peut se résoudre à les avouer. De cette
nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu'il a de
lui-même, de là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses
grossièretés et ses niaiseries sur son sujet; de là vient qu'il
croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont
qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir dès
qu'il se repose et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a
rassasiés. Mais cette obscurité épaisse, qui le cache à lui-même,
n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui,
en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont
aveugles seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands
intérêts, et dans ses plus importantes affaires, où la violence de
ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il
entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout; de
sorte qu'on est tenté de croire que chacune de ses passions a une
espèce de magie qui lui est propre. Rien n'est si intime et si
fort que ses attachements, qu'il essaye de rompe inutilement à la
vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait
quelquefois en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu'il n'a pu
faire avec tous ceux dont il est capable dans le cours de
plusieurs années; d'où l'on pourrait conclure assez
vraisemblablement que c'est par lui-même que ses désirs sont
allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de ses objets;
que son goût est le prix qui les relève et le fard qui les
embellit; que c'est après lui-même qu'il court, et qu'il suit son
gré, lorsqu'il suit les choses qui sont à son gré. Il est tous les
contraires, il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé,
miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes
inclinations selon la diversité des tempéraments qui le tournent
et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt
aux plaisirs; il en change selon le changement de nos âges, de nos
fortunes et de nos expériences; mais il lui est indifférent d'en
avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une, parce qu'il se partage en
plusieurs et se ramasse en une quand il le faut, et comme il lui
plaît. Il est inconstant, et outre les changements qui viennent
des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui
et de son propre fonds; il est inconstant d'inconstance, de
légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût; il est
capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier
empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des
choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont
nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut. Il est
bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les
plus frivoles; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et
conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans
tous les états de la vie, et dans toutes les conditions; il vit
partout, et il vit de tout, il vit de rien; il s'accommode des
choses, et de leur privation; il passe même dans le parti des gens
qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins; et ce qui
est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte,
il travaille même à sa ruine. Enfin il ne se soucie que d'être, et
pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne faut donc
pas s'étonner s'il se joint quelquefois à la plus rude austérité,
et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se détruire,
parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se
rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte son plaisir, il
ne fait que le suspendre, ou le changer, et lors même qu'il est
vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe
dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l'amour-propre, dont
toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation; la mer en
est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans le flux et
le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la
succession turbulente de ses pensées, et de ses éternels
mouvements.

II

L'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.

III

Quelque découverte que l'on ait faite dans le pays de l'amour-propre,
il reste bien encore des terres inconnues.

IV

L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde.

V

La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée
de notre vie.

VI

La passion fait souvent du plus habile homme un fol, et rend quasi
toujours les plus sots habiles.

VII

Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont
représentées par les politiques comme les effets des grands
intérêts, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de l'humeur
et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on
rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du
monde, était un effet de jalousie.

VIII

Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours.
Elles sont comme un art de la nature dont les règles sont
infaillibles; et l'homme le plus simple que la passion fait parler
persuade mieux que celui qui n'a que la seule éloquence.

IX

Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait qu'il
est dangereux de les suivre, lors même qu'elles paraissent les
plus raisonnables.

X

Il y a dans le coeur humain une génération perpétuelle de
passions, en sorte que la ruine de l'une est toujours
l'établissement d'une autre.

XI

Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires.
L'avarice produit quelquefois la libéralité, et la libéralité
l'avarice; on est souvent ferme de faiblesse, et l'audace naît de
la timidité.

XII

Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le voile
de la piété, et de l'honneur, il y en a toujours quelque endroit
qui se montre.

XIII

Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrés de
la chaleur, et de la froideur, du sang.

XIV

Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre également le
souvenir des bienfaits, et des injures, mais ils haïssent ceux qui
les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des
outrages. L'application à récompenser le bien, et à se venger du
mal, leur paraît une servitude à laquelle ils ont peine à se
soumettre.

XV

La clémence des princes est souvent une politique dont ils se
servent pour gagner l'affection des peuples.

XVI

La clémence, dont nous faisons une vertu, se pratique tantôt pour
la gloire, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et
presque toujours par tous les trois ensemble.

XVII

La modération, dans la plupart des hommes, n'a garde de combattre
et de soumettre l'ambition, puisqu'elles ne se peuvent trouver
ensemble, la modération n'étant d'ordinaire qu'une paresse, une
langueur, et un manque de courage: de manière qu'on peut justement
dire à leur égard que la modération est une bassesse de l'âme,
comme l'ambition en est l'élévation.

XVIII

La modération dans la bonne fortune n'est que l'appréhension de la
honte qui suit l'emportement, ou la peur de perdre ce que l'on a.

XIX

La modération des personnes heureuses est le calme de leur humeur,
adoucie par la possession du bien.

XX

La modération est une crainte de l'envie, et du mépris, qui
suivent ceux qui s'enivrent de leur bonheur; c'est une vaine
ostentation de la force de notre esprit; et enfin, pour la bien
définir, la modération des hommes dans leurs plus hautes
élévations est une ambition de paraître plus grands que les choses
qui les élèvent.

XXI

La modération est comme la sobriété, on voudrait bien manger
davantage, mais on craint de se faire mal.

XXII

Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d'autrui.

XXIII

La constance des sages n'est qu'un art, avec lequel ils savent
enfermer leur agitation dans leur coeur.

XXIV

Ceux qu'on fait mourir affectent quelquefois des constances, de
froideurs, et des mépris de la mort, pour ne pas penser à elle, de
sorte qu'on peut dire que ces froideurs et ces mépris font à leur
esprit ce que le bandeau fait à leurs yeux.

XXV

La philosophie triomphe aisément de maux passés, et de ceux qui ne
sont pas prêts d'arriver. Mais les maux présents triomphent
d'elle.

XXVI

Peu de gens connaissent la mort. On ne la souffre pas
ordinairement par résolution, mais par stupidité et par coutume,
et la plupart des hommes meurent parce qu'on meurt.

XXVII

Les grands hommes s'abattent et se démontent à la fin par la
longueur de leurs infortunes; cela fait bien voir qu'ils n'étaient
pas forts quand ils les supportaient, mais seulement qu'ils se
donnaient la gêne pour le paraître, et qu'ils soutenaient leurs
malheurs par la force de leur ambition, et non pas par celle de
leur âme, enfin, à une grande vanité près, les héros sont faits
comme les autres hommes.

XXVIII

Il faut de plus grandes vertus, et en plus grand nombre, pour
soutenir la bonne fortune que la mauvaise.

XXIX

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.

XXX

Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne craignent
pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion timide et
honteuse d'elle-même, qui n'ose se laisser voir.

XXXI

La jalousie est raisonnable, et juste en quelque manière,
puisqu'elle ne cherche qu'à conserver un bien qui nous appartient,
ou que nous croyons nous appartenir; au lieu que l'envie est une
fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des
autres.

XXXII

Le mal que nous faisons ne nous attire point tant de persécution
et de haine que les bonnes qualités que nous avons.

XXXIII

Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu'on trouve à redire
en lui.

XXXIV

Si nous n'avions point de défauts, nous ne serions pas si aises
d'en remarquer aux autres.

XXXV

La jalousie ne subsiste que dans les doutes, l'incertitude est sa
matière; c'est une passion qui cherche tous les jours de nouveaux
sujets d'inquiétude, et de nouveaux tourments; on cesse d'être
jaloux dès qu'on est éclairci de ce qui causait la jalousie.

XXXVI

L'orgueil se dédommage toujours, et il ne perd rien lors même
qu'il renonce à la vanité.

XXXVII

L'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes
métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de
la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se
découvre par la fierté; de sorte qu'à proprement parler la fierté
est l'éclat et la déclaration de l'orgueil.

XXXVIII

Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de
celui des autres.

XXXIX

L'orgueil est égal dans tous les hommes, et il n'y a de différence
qu'aux moyens et à la manière de le mettre au jour.

XL

La nature, qui a si sagement pourvu à la vie de l'homme par la
disposition admirable des organes du corps, lui a sans doute donné
l'orgueil pour lui épargner la douleur de connaître ses
imperfections et ses misères.

XLI

L'orgueil a bien plus de part que la bonté aux remontrances que
nous faisons à ceux qui commettent des fautes; et nous les
reprenons bien moins pour les en corriger que pour les persuader
que nous en sommes exempts.

XLII

Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos
craintes.

XLIII

L'intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de
personnages, et même celui de désintéressé.

XLIV

L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est tout ce qui
fait la lumière des autres.

XLV

Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses deviennent
ordinairement incapables des grandes.

XLVI

Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre raison.

XLVII

L'homme est conduit, lorsqu'il croit se conduire, et pendant que
par son esprit il vise à un endroit, son coeur l'achemine
insensiblement à un autre.

XLVIII

Nous ne nous apercevons que des emportements, et des mouvements
extraordinaires de nos humeurs, et de notre tempérament, comme de
la violence de la colère, mais personne quasi ne s'aperçoit que
ces humeurs ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et tourne
imperceptiblement notre volonté à des actions différentes, elles
roulent ensemble, s'il faut ainsi dire, et exercent successivement
un empire secret en nous-mêmes; de sorte qu'elles ont une part
considérable en toutes nos actions, sans que nous le puissions
reconnaître.

XLIX

La force et la faiblesse de l'esprit sont mal nommées: elles ne
sont en effet que la bonne ou la mauvaise disposition des organes
du corps.

L

Le caprice de notre humeur est encore plus bizarre que celui de la
fortune.

LI

La complexion qui fait le talent pour les petites choses est
contraire à celle qu'il faut pour le talent des grandes.

LII

L'attachement ou l'indifférence pour la vie sont des goûts de
l'amour-propre, dont on ne doit non plus disputer que de ceux de
la langue ou du choix des couleurs.

LIII

C'est une espèce de bonheur de connaître jusques à quel point on
doit être malheureux.

LIV

La félicité est dans le goût et non pas dans les choses; et c'est
par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas par avoir ce
que les autres trouvent aimable.

LV

Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile de le
chercher ailleurs.

LVI

On n'est jamais si heureux ni si malheureux que l'on pense.

LVII

Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours d'être
malheureux, pour persuader aux autres, et à eux-mêmes, qu'ils sont
au-dessus de leurs malheurs, et qu'ils sont dignes d'être en butte
à la fortune.

LVIII

Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de
nous-mêmes, que de voir que nous avons été contents dans l'état, et
dans les sentiments, que nous désapprouvons à cette heure.

LIX

On n'est jamais si malheureux qu'on croit, ni si heureux qu'on
avait espéré.

LX

On se console souvent d'être malheureux par un certain plaisir
qu'on trouve à le paraître.

LXI

Quelque différence qu'il y ait entre les fortunes, il y a pourtant
une certaine proportion de biens et de maux qui les rend égales.

LXII

Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas elle,
mais la fortune qui fait les héros.

LXIII

Le mépris des richesses dans les philosophes était un désir caché
de venger leur mérite de l'injustice de la fortune par le mépris
des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret qu'ils
avaient trouvé pour se dédommager de l'avilissement de la
pauvreté; c'était enfin un chemin détourné pour aller à la
considération qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses.

LXIV

La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que l'amour de
la faveur. Le dépit de ne la pas posséder se console et s'adoucit
un peu par le mépris de ceux qui la possèdent; c'est enfin une
secrète envie de la détruire, qui fait que nous leur ôtons nos
propres hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux
de tout le monde.

LXV

Pour s'établir dans le monde on fait tout ce que l'on peut pour y
paraître établi.

LXVI

Quoique la grandeur des ministres se flatte de celle de leurs
actions, elles sont bien plus souvent les effets du hasard ou de
quelque petit dessein.

LXVII

Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou
malheureuses, aussi bien que nous, d'où dépend une grande partie
de la louange et du blâme qu'on leur donne.

LXVIII

Il n'y a point d'accidents si malheureux dont les habiles gens ne
tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne
puissent tourner à leur préjudice.

LXIX

La fortune ne laisse rien perdre pour les hommes heureux.

LXX

Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune, pour pouvoir répondre
de ce que l'on fera.

LXXI

La sincérité est une naturelle ouverture de coeur. On la trouve en
fort peu de gens; et celle qui se pratique d'ordinaire n'est
qu'une fine dissimulation pour arriver à la confiance des autres.

LXXII

L'aversion du mensonge est une imperceptible ambition de rendre
nos témoignages considérables, et d'attirer à nos paroles un
respect de religion.

LXXIII

La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde que les
apparences de la vérité font de mal.

LXXIV

Comment peut-on répondre de ce qu'on voudra à l'avenir, puisque
l'on ne sait pas précisément ce que l'on veut dans le temps
présent?

LXXV

On élève la prudence jusqu'au ciel, et il n'est sorte d'éloge
qu'on ne lui donne elle est la règle de nos actions et de notre
conduite, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le destin
des empires, sans elle on a tous les maux, avec elle on a tous les
biens, et comme disait autrefois un poète, quand nous avons la
prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire que nous
trouvons dans la prudence tout le secours que nous demandons aux
dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous
assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur
une matière aussi changeante et aussi inconnue qu'est l'homme,
elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets: d'où il faut
conclure que toutes les louanges dont nous flattons notre prudence
ne sont que des effets de notre amour-propre, qui s'applaudit en
toutes choses, et en toutes rencontres.

LXXVI

Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les
conduire chacun dans son ordre. Notre avidité le trouble souvent
en nous faisant courir à tant de choses à la fois que, pour
désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez
servir à obtenir les plus considérables.

LXXVII

L'amour est à l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au corps
qu'elle anime.

LXXVIII

Il est malaisé de définir l'amour; tout ce qu'on peut dire est que
dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits c'est une
sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée et
délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de mystères.

LXXIX

Il n'y a point d'amour pur et exempt de mélange de nos autres
passions que celui qui est caché au fond du coeur, et que nous
ignorons nous-mêmes.

LXXX

Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l'amour
où il est, ni le feindre où il n'est pas.

LXXXI

Comme on n'est jamais en liberté d'aimer, ou de cesser d'aimer,
l'amant ne peut se plaindre avec justice de l'inconstance de sa
maîtresse, ni elle de la légèreté de son amant.

LXXXII

Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble
plus à la haine qu'à l'amitié.

LXXXIII

On peut trouver des femmes qui n'ont jamais fait de galanterie;
mais il est rare d'en trouver qui n'en aient jamais fait qu'une.

LXXXIV

Il n'y a que d'une sorte d'amour; mais il y en a mille différentes
copies.

LXXXV

L'amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement
continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse d'espérer ou de
craindre.

LXXXVI

Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits: tout le monde
en parle, mais peu de gens en ont vu.

LXXXVII

L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui
attribue, où il n'a non plus de part que le Doge en a à ce qui se
fait à Venise.

LXXXVIII

La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne nous ôte ce qui
nous appartient; de là vient cette considération et ce respect
pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse
application à ne lui faire aucun préjudice; cette crainte retient
l'homme dans les bornes des biens que la naissance, ou la fortune,
lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses
continuelles sur les autres.

LXXXIX

La justice, dans les juges qui sont modérés, n'est que l'amour de
leur élévation.

XC

On blâme l'injustice, non pas par l'aversion que l'on a pour elle,
mais pour le préjudice que l'on en reçoit.

XCI

L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir
l'injustice.

XCII

Le silence est le parti le plus sûr de celui qui se défie de soi-même.

XCIII

Ce qui rend nos inclinations si légères, et si changeantes, c'est
qu'il est aisé de connaître les qualités de l'esprit, et difficile
de connaître celles de l'âme.

XCIV

L'amitié la plus désintéressée n'est qu'un trafic où notre
amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner.

XCV

La réconciliation avec nos ennemis, qui se fait au nom de la
sincérité, de la douceur et de la tendresse, n'est qu'un désir de
rendre sa condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une
crainte de quelque mauvais événement.

XCVI

Quand nous sommes las d'aimer, nous sommes bien aises que l'on
devienne infidèle, pour nous dégager de notre fidélité.

XCVII

Le premier mouvement de joie que nous avons du bonheur de nos amis
ne vient ni de la bonté de notre naturel, ni de l'amitié que nous
avons pour eux; c'est un effet de l'amour-propre qui nous flatte
de l'espérance d'être heureux à notre tour ou de retirer quelque
utilité de leur bonne fortune.

XCVIII

Nous nous persuadons souvent mal à propos d'aimer les gens plus
puissants que nous; l'intérêt seul produit notre amitié, et nous
ne nous donnons pas à eux pour le bien que nous leur voulons
faire, mais pour celui que nous en voulons recevoir.

XCIX

Dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours
quelque chose qui ne nous déplaît pas.

C

Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si nous
n'avons pas pu le garder nous-mêmes?

CI

Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre d'avoir la vertu de
se transformer lui-même, il a encore celle de transformer les
objets, ce qu'il fait d'une manière fort étonnante; car non
seulement il les déguise si bien qu'il y est lui-même trompé, mais
il change aussi l'état et la nature des choses. En effet,
lorsqu'une personne nous est contraire, et qu'elle tourne sa haine
et sa persécution contre nous, c'est avec toute la sévérité de la
justice que l'amour-propre juge de ses actions; il donne à ses
défauts une étendue qui les rend énormes, et il met ses bonnes
qualités dans un jour si désavantageux qu'elles deviennent plus
dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dès que cette même
personne nous devient favorable ou que quelqu'un de nos intérêts
la réconcilie avec nous, notre seule satisfaction rend aussitôt à
son mérite le lustre que notre aversion venait de lui ôter; les
mauvaises qualités s'effacent et les bonnes parassent avec plus
d'avantage qu'auparavant; nous rappelons même toute notre
indulgence pour la forcer à justifier la guerre qu'elle nous a
faite. Quoique toutes les passions montrent cette vérité, l'amour
la fait voir plus clairement que les autres; car nous voyons un
amoureux, agité de la rage où l'a mis l'oubli ou l'infidélité de
ce qu'il aime, méditer pour sa vengeance tout ce que cette passion
inspire de plus violent; néanmoins, aussitôt que sa vue a calmé la
fureur de ses mouvements, son ravissement rend cette beauté
innocente, il n'accuse plus que lui-même, il condamne ses
condamnations, et par cette vertu miraculeuse de l'amour-propre il
ôte la noirceur aux mauvaises actions de sa maîtresse et en sépare
le crime pour s'en charger lui-même.

CII

L'aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur
orgueil: il sert à le nourrir et à l'augmenter, et nous ôte la
connaissance des remèdes qui pourraient soulager nos misères et
nous guérir de nos défauts.

CIII

On n'a plus de raison, quand on n'espère plus d'en trouver aux
autres.

CIV

On a autant de sujet de se plaindre de ceux qui nous apprennent à
nous connaître nous-mêmes, qu'en eut ce fou d'Athènes de se
plaindre du médecin qui l'avait guéri de l'opinion d'être riche.

CV

Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les crimes
par leurs préceptes: ils n'ont fait que les employer au bâtiment
de l'orgueil.

CVI

Les vieillards aiment à donner de bons préceptes, pour se consoler
de n'être plus en état de donner de mauvais exemples.

CVII

Le jugement n'est autre chose que la grandeur de la lumière de
l'esprit; son étendue est la mesure de sa lumière; sa profondeur
est celle qui pénètre le fond des choses; son discernement les
compare et les distingue; sa justesse ne voit que ce qu'il faut
voir; sa droiture les prend toujours par le bon biais; sa
délicatesse aperçoit celles qui paraissent imperceptibles, et le
jugement décide ce que les choses sont. Si on l'examine bien, on
trouvera que toutes ces qualités ne sont autre chose que la
grandeur de l'esprit, lequel, voyant tout, rencontre dans la
plénitude de ses lumières tous les avantages dont nous venons de
parler.

CVIII

Chacun dit du bien de son coeur, et personne n'en ose dire de son
esprit.

CIX

La politesse de l'esprit est un tour par lequel il pense toujours
des choses honnêtes et délicates.

CX

La galanterie de l'esprit est un tour de l'esprit par lequel il
entre dans les choses les plus flatteuses, c'est-à-dire celles qui
sont le plus capables de plaire aux autres.

CXI

Il y a de jolies choses que l'esprit ne cherche point, et qu'il
trouve toutes achevées en lui-même; il semble qu'elles y soient
cachés, comme l'or et les diamants dans le sein de la terre.

CXII

L'esprit est toujours la dupe du coeur.

CXIII

Bien des gens connaissent leur esprit, qui ne connaissent pas leur
coeur.

CXIV

Toutes les grandes choses ont leur point de perspective, comme les
statues; il y en a qu'il faut voir de près pour en bien juger, et
il y en a d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en
est éloigné.

CXV

Celui-là n'est pas raisonnable à qui le hasard fait trouver la
raison, mais celui qui la connaît, qui la discerne, et qui la
goûte.

CXVI

Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le détail; et comme
il est presque infini, nos connaissances sont toujours
superficielles et imparfaites.

CXVII

Il n'y a point de plaisir qu'on fasse plus volontiers à un ami que
celui de lui donner conseil.

CXVIII

Rien n'est plus divertissant que de voir deux hommes assemblés,
l'un pour demander conseil, et l'autre pour le donner: l'un paraît
avec une déférence respectueuse, et dit qu'il vient recevoir des
instructions pour sa conduite; et son dessein, le plus souvent,
est de faire approuver ses sentiments, et de rendre celui qu'il
vient consulter garant de l'affaire qu'il lui propose. Celui qui
conseille paye d'abord la confiance de son ami des marques d'un
zèle ardent et désintéressé, et il cherche en même temps, dans ses
propres intérêts, des règles de conseiller; de sorte que son
conseil lui est bien plus propre qu'à celui qui le reçoit.

CXIX

On est au désespoir d'être trompé par ses ennemis, et trahi par
ses amis; et on est souvent satisfait de l'être par soi-même.

CXX

Il est aussi aisé de se tromper soi-même sans s'en apercevoir
qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en
aperçoivent.

CXXI

La plus déliée de toutes les finesses est de savoir bien faire
semblant de tomber dans les pièges que l'on nous tend; on n'est
jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les autres.

CXXII

L'intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent
trompés.

CXXIII

La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres, pour
acquérir leur estime, fait qu'enfin nous nous déguisons à nous-mêmes.

CXXIV

L'on fait plus souvent des trahisons par faiblesse que par un
dessein formé de trahir.

CXXV

On fait souvent du bien pour pouvoir faire du mal impunément.

CXXVI

Les plus habiles affectent toute leur vie d'éviter les finesses
pour s'en servir en quelque grande occasion et pour quelque grand
intérêt.

CXXVII

L'usage ordinaire de la finesse est l'effet d'un petit esprit, et
il arrive quasi toujours que celui qui s'en sert pour se couvrir
en un endroit se découvre en un autre.

CXXVIII

Si on était toujours assez habile, on ne ferait jamais de finesses
ni de trahisons.

CXXIX

On est fort sujet à être trompé quand on croit être plus fin que
les autres.

CXXX

La subtilité est une fausse délicatesse, et la délicatesse est une
solide subtilité.

CXXXI

C'est quelquefois assez d'être grossier pour n'être pas trompé par
un habile homme.

CXXXII

Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais ils ne
le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires.

CXXXIII

Il est plus aisé d'être sage pour les autres que de l'être assez
pour soi-même.

CXXXIV

La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse.

CXXXV

La sobriété est l'amour de la santé, ou l'impuissance de manger
beaucoup.

CXXXVI

On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que par
celles que l'on affecte d'avoir.

CXXXVII

Chaque homme se trouve quelquefois aussi différent de lui-même
qu'il l'est des autres.

CXXXVIII

Chaque talent dans les hommes, de même que chaque arbre, a ses
propriétés et ses effets qui lui sont tous particuliers.

CXXXIX

Quand la vanité ne fait point parler, on n'a pas envie de dire
grand'chose.

CXL

On aime mieux dire du mal de soi que de n'en point parler.

CXLI

Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui
paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est
qu'il n'y a quasi personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut
dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit, et que les plus
habiles et les plus complaisants se contentent de montrer
seulement une mine attentive, au même temps que l'on voit dans
leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu'on leur
dit, et une précipitation pour retourner à ce qu'ils veulent dire;
au lieu de considérer que c'est un mauvais moyen de plaire aux
autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à
soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus
grandes perfections qu'on puisse avoir dans la conversation.

CXLII

Un homme d'esprit serait souvent bien embarrassé sans la compagnie
des sots.

CXLIII

On se vante souvent mal à propos de ne se point ennuyer, et
l'homme est si glorieux qu'il ne veut pas se trouver de mauvaise
compagnie.

CXLIV

On n'oublie jamais mieux les choses que quand on s'est lassé d'en
parler.

CXLV

Comme c'est le caractère des grands esprits de faire entendre avec
peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits en revanche
ont le don de beaucoup parler, et de ne dire rien.

CXLVI

C'est plutôt par l'estime de nos propres sentiments que nous
exagérons les bonnes qualités des autres, que par leur mérite; et
nous nous louons en effet, lorsqu'il semble que nous leur donnons
des louanges.

CXLVII

La modestie, qui semble refuser les louanges, n'est en effet qu'un
désir d'en avoir de plus délicates.

CXLVIII

On n'aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans
intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée, et délicate,
qui satisfait différemment celui qui la donne, et celui qui la
reçoit. L'un la prend comme une récompense de son mérite; l'autre
la donne pour faire remarquer son équité et son discernement.

CXLIX

Ier état--Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui
font voir par contrecoup en ceux que nous louons des défauts que
nous n'osons découvrir autrement.

2e état--Même texte, augmenté de la phrase suivante: Nous
élevons la gloire des uns pour abaisser par là celle des autres,
et on louerait moins Monsieur le Prince et Monsieur de Turenne si
on ne les voulait point blâmer tous deux.

CL

On ne loue que pour être loué.

CLI

On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.

CLII

Peu de gens sont assez sages pour aimer mieux le blâme qui leur
sert que la louange qui les trahit.

CLIII

Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui médisent.

CLIV

Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois.

CLV

La louange qu'on nous donne sert au moins à nous fixer dans la
pratique des vertus.

CLVI

L'approbation que l'on donne à l'esprit, à la beauté et à la
valeur, les augmente, les perfectionne, et leur fait faire de plus
grands effets qu'ils n'auraient été capables de faire d'eux-mêmes.

CLVII

L'amour-propre empêche bien que celui qui nous flatte ne soit
jamais celui qui nous flatte le plus.

CLVIII

Si nous ne nous flattions point nous-mêmes, la flatterie des
autres ne nous ferait jamais de mal.

CLIX

On ne fait point de distinction dans les espèces de colères, bien
qu'il y en ait une légère et quasi innocente, qui vient de
l'ardeur de la complexion, et une autre très criminelle, qui est à
proprement parler la fureur de l'orgueil.

CLX

La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre.

CLXI

Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions et
plus de vertu que les âmes communes, mais celles seulement qui ont
de plus grands desseins.

CLXII

Ier état--Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le
coeur, il y a un mérite fade, et des personnes qui dégoûtent avec
des qualités bonnes et inestimables.

2e état--Idem, sauf le dernier mot: estimables.

CLXIII

Il y a des gens dont le mérite consiste à dire et à faire des
sottises utilement, et qui gâteraient tout s'ils changeaient de
conduite.

CLXIV

L'art de savoir bien mettre en oeuvre de médiocres qualités donne
souvent plus de réputation que le véritable mérite.

CLXV

Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie; ils les font
valoir ce qu'ils veulent, et l'on est forcé de les recevoir selon
leur cours, et non pas selon leur véritable prix.

CLXVI

Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut avoir
l'économie.

CLXVII

On se mécompte toujours dans le jugement que l'on fait de nos
actions, quand elles sont plus grandes que nos desseins.

CLXVIII

Il faut une certaine proportion entre les actions et les desseins
si on en veut tirer tous les effets qu'elles peuvent produire.

CLXIX

La gloire des grands hommes se doit mesurer aux moyens qu'ils ont
eus pour l'acquérir.

CLXX

Il y a une infinité de conduites qui ont un ridicule apparent, et
qui sont, dans leurs raisons cachées, très sages et très solides.

CLXXI

Il est plus aisé de paraître digne des emplois qu'on n'a pas que
de ceux qu'on exerce.

CLXXII

Notre mérite nous attire l'estime des honnêtes gens, et notre
étoile celle du public.

CLXXIII

Le monde récompense plus souvent les apparences du mérite que le
mérite même.

CLXXIV

La férocité naturelle fait moins de cruels que l'amour-propre.

CLXXV

L'espérance, toute trompeuse qu'elle est, sert au moins à nous
mener à la fin de la vie par un chemin agréable.

CLXXVI

On peut dire de toutes nos vertus ce qu'un poète italien a dit de
l'honnêteté des femmes, que ce n'est souvent autre chose qu'un art
de paraître honnête.

CLXXVII

Pendant que la paresse et la timidité ont seules le mérite de nous
tenir dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l'honneur.

CLXXVIII

Il n'y a personne qui sache si un procédé net, sincère et honnête,
est plutôt un effet de probité que d'habileté.

CLXXIX

Ce que le monde nomme vertu n'est d'ordinaire qu'un fantôme formé
par nos passions, à qui on donne un nom honnête, pour faire
impunément ce qu'on veut.

CLXXX

Toutes les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se
perdent dans la mer.

CLXXXI

Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce que
nous prenons souvent pour des vertus n'est en effet qu'un nombre
de vices qui leur ressemblent, et que l'orgueil et l'amour-propre
nous ont déguisés.

CLXXXII

La curiosité n'est pas comme l'on croit un simple amour de la
nouveauté; il y en a une d'intérêt, qui fait que nous voulons
savoir les choses pour nous en prévaloir; il y en a une autre
d'orgueil, qui nous donne envie d'être au-dessus de ceux qui
ignorent les choses, et de n'être pas au-dessous de ceux qui les
savent.

CLXXXIII

Il vaut mieux employer son esprit à supporter les infortunes qui
arrivent qu'à pénétrer celles qui peuvent arriver.

CLXXXIV

La constance en amour est une inconstance perpétuelle, qui fait
que notre coeur s'attache successivement à toutes les qualités de
la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l'une,
tantôt à l'autre; de sorte que cette constance n'est qu'une
inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet.

CLXXXV

Il y a deux sortes de constance en amour: l'une vient de ce que
l'on trouve sans cesse dans la personne que l'on aime (comme dans
une source inépuisable) de nouveaux sujets d'aimer, et l'autre
vient de ce qu'on se fait un honneur de tenir sa parole.

CLXXXVI

La persévérance n'est digne ni de blâme ni de louange, parce
qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments qu'on ne
s'ôte et qu'on ne se donne point.

CLXXXVII

Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles n'est pas tant
la lassitude que nous avons des vieilles ou le plaisir de changer,
que le dégoût que nous avons de n'être pas assez admirés de ceux
qui nous connaissent trop, et l'espérance que nous avons de l'être
davantage de ceux qui ne nous connaissent guère.

CLXXXVIII

Nous nous plaignons quelquefois légèrement de nos amis pour
justifier par avance notre légèreté.

CLXXXIX

Notre repentir n'est pas une douleur du mal que nous avons fait;
c'est une crainte de celui qui nous en peut arriver.

CXC

Il y a une inconstance qui vient de la légèreté de l'esprit, qui
change à tout moment d'opinion, ou de sa faiblesse, qui lui fait
recevoir toutes les opinions d'autrui; il y en a une autre qui est
plus excusable, qui vient de la fin du goût des choses.

CXCI

Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons
entrent dans la composition des remèdes de la médecine. La
prudence les assemble et les tempère, et elle s'en sert utilement
contre les maux de la vie.

CXCII

Il y a des crimes qui deviennent innocents et même glorieux par
leur éclat, leur nombre et leur excès. De là vient que les
voleries publiques sont des habiletés, et que prendre des
provinces injustement s'appelle faire des conquêtes.

CXCIII

Nous avouons nos défauts, afin qu'en donnant bonne opinion de la
justice de notre esprit, nous réparions le tort qu'ils nous ont
fait dans l'esprit des autres.

CXCIV

Il y a des héros en mal comme en bien.

CXCV

On peut haïr et mépriser les vices, sans haïr ni mépriser les
vicieux; mais on a toujours du mépris pour ceux qui manquent de
vertu.

CXCVI

Le nom de la vertu sert à l'intérêt aussi utilement que les vices.

CXCVII

La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps; et
quoique l'on paraisse éloigné des passions, on n'y est pas moins
exposé qu'à tomber malade quand on se porte bien.

CXCVIII

Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands défauts.

CXCIX

La nature a prescrit à chaque homme dès sa naissance des bornes
pour les vertus et pour les vices.

CC

Nous n'avouons jamais nos défauts que par vanité.

CCI

On ne trouve point dans l'homme le bien ni le mal dans l'excès.

CCII

On pourrait dire que les vices nous attendent dans le cours de la
vie comme des hôtes chez lesquels il faut successivement loger; et
je doute que l'expérience nous les fît éviter s'il nous était
permis de faire deux fois le même chemin.

CCIII

Quand les vices nous quittent, nous voulons nous flatter que c'est
nous qui les quittons.

CCIV

Il y a des rechutes dans les maladies de l'âme comme dans celles
du corps. Ce que nous prenons pour notre guérison n'est le plus
souvent qu'un relâche ou un changement de mal.

CCV

Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps: quelque
soin qu'on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et
elles sont à tout moment en danger de se rouvrir.

CCVI

Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est
que nous en avons plusieurs.

CCVII

Quand il n'y a que nous qui savons nos crimes, ils sont bientôt
oubliés.

CCVIII

Ceux qui sont incapables de commettre de grands crimes n'en
soupçonnent pas facilement les autres.

CCIX

Il y a des gens de qui l'on peut ne jamais croire de mal sans
l'avoir vu; mais il n'y en a point en qui il nous doive surprendre
en le voyant.

CCX

Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir.

CCXI

La vertu n'irait pas loin si la vanité ne lui tenait pas
compagnie.

CCXII

Celui qui croit pouvoir trouver en soi-même de quoi se passer de
tout le monde se trompe fort; mais celui qui croit qu'on ne peut
se passer de lui se trompe encore davantage.

CCXIII

La pompe des enterrements regarde plus la vanité des vivants que
l'honneur des morts.

CCXIV

Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la corruption de
leur coeur aux autres et à eux-mêmes. Les vrais honnêtes gens sont
ceux qui la connaissent parfaitement et la confessent aux autres.

CCXV

Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien.

CCXVI

La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu'elles
ajoutent à leur beauté. C'est un attrait fin et délicat, et une
douceur déguisée.

CCXVII

L'honnêteté des femmes est l'amour de leur réputation et de leur
repos.

CCXVIII

C'est être véritablement honnête homme que de vouloir être
toujours exposé à la vue des honnêtes gens.

CCXIX

La folie nous suit dans tous les temps de la vie Si quelqu'un
paraît sage, c'est seulement parce que ses folies sont
proportionnées à son âge et à sa fortune.

CCXX

Il y a des gens niais qui se connaissent, et qui emploient
habilement leur niaiserie.

CCXXI

Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit.

CCXXII

En vieillissant on devient plus fou, et plus sage.

CCXXIII

Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles que tout le monde
chante un certain temps, quelque fades et dégoûtants qu'ils
soient.

CCXXIV

La plupart des gens ne voient dans les hommes que la vogue qu'ils
ont, ou bien le mérite de leur fortune.

CCXXV

Quelque incertitude et quelque variété qui paraisse dans le monde,
on y remarque néanmoins un certain enchaînement secret, et un
ordre réglé de tout temps par la Providence, qui fait que chaque
chose marche en son rang, et suit le cours de sa destinée.

CCXXVI

L'amour de la gloire et plus encore la crainte de la honte, le
dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode et
agréable, et l'envie d'abaisser les autres, font naître cette
valeur qui est si célèbre parmi les hommes.

CCXXVII

La valeur dans les simples soldats est un métier périlleux qu'ils
ont pris pour gagner leur vie.

CCXXVIII

Ier état (et le deuxième, pour chaque variante, entre
parenthèses). La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont
des (deux) extrémités où on en arrive rarement. L'espace qui est
entre le deux (entre-deux) est vaste, et contient toutes les
autres espèces de courage: il n'y a pas moins de différence entre
eux (elles) qu'il y en a entre les visages et les humeurs;
cependant ils (elles) conviennent en beaucoup de choses. Il y a
des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une action,
et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée. Il y en
a qui sont assez contents quand ils ont satisfait à l'honneur du
monde, et qui font fort peu de choses au-delà. On en voit qui ne
sont pas (pas toujours) également maîtres de leur peur. D'autres
se laissent quelquefois entraîner à des épouvantes générales.
D'autres vont à la charge pour n'oser demeurer dans leurs postes;
enfin il s'en trouve à qui l'habitude des moindres périls affermit
le courage et les prépare à s'exposer à de plus grands. (Ici, une
phrase ajoutée dans le 2e état: Il y en a encore qui sont braves à
coups d'épée, qui ne peuvent souffrir les coups de mousquets; et
d'autres y sont assurés, qui craignent de se battre à coups
d'épée.) Outre cela il y a un rapport général que l'on remarque
entre tous les courages de différentes espèces dont nous venons de
parler, qui est que la nuit, augmentant la crainte et cachant les
bonnes et les mauvaises actions, leur donne la liberté de se
ménager. Il y a encore un autre ménagement plus général qui, à
parler absolument, s'étend sur toutes sortes d'hommes: c'est qu'il
n'y en a point qui fassent tout ce qu'ils seraient capables de
faire dans une occasion (action) s'ils avaient une certitude d'en
revenir. De sorte (De sorte qu'il est visible) que la crainte de
la mort ôte quelque chose à leur valeur et diminue son effet.

CCXXIX

La pure valeur (s'il y en avait) serait de faire sans témoins ce
qu'on est capable de faire devant le monde.

CCXXX

L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme par laquelle
elle empêche les troubles, les désordres et les émotions que la
vue des grands périls a accoutumé d'élever en elle; par cette
force les héros se maintiennent en un état paisible, et conservent
l'usage libre de toutes leurs fonctions dans les accidents les
plus terribles et les plus surprenants.

CCXXXI

L'intrépidité doit soutenir le coeur dans les conjurations, au
lieu que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est
nécessaire dans les périls de la guerre.

CCXXXII

Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance seraient
tentés comme les poètes de l'appeler la fille du Ciel, puisqu'on
ne trouve point son origine sur la terre. En effet, elle est
produite par une infinité d'actions qui, au lieu de l'avoir pour
but, regardent seulement les intérêts particuliers de ceux qui les
font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur
propre gloire et à leur élévation, procurent un bien si grand et
si général.

CCXXXIII

La plupart des hommes s'exposent assez dans la guerre pour sauver
leur honneur. Mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il
est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils
s'exposent.

CCXXXIV

La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font la valeur des
hommes.

CCXXXV

On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la gloire;
de là vient que les braves ont plus d'adresse et d'esprit pour
éviter la mort que les gens de chicane pour conserver leur bien.

CCXXXVI

On ne peut répondre de son courage quand on n'a jamais été dans le
péril.

CCXXXVII

Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi de marchands:
elle soutient le commerce; et nous ne payons pas pour la justice
qu'il y a de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des
gens qui nous prêtent.

CCXXXVIII

Tous ceux qui s'acquittent des devoirs de la reconnaissance ne
peuvent pas pour cela se flatter d'être reconnaissants.

CCXXXIX

Ce qui fait tout le mécompte dans la reconnaissance qu'on attend
des grâces qu'on a faites, c'est que l'orgueil de celui qui donne,
et l'orgueil de celui qui reçoit, ne peuvent convenir du prix du
bienfait.

CCXL

Le trop grand empressement qu'on a de s'acquitter d'une obligation
est une espèce d'ingratitude.

CCXLI

On donne plus souvent des bornes à sa reconnaissance qu'à ses
désirs et à ses espérances.

CCXLII

L'orgueil ne veut pas devoir, et l'amour-propre ne veut pas payer.

CCXLIII

Le bien qu'on nous a fait veut que nous respections le mal que
l'on nous a fait après.

CCXLIV

Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons jamais
de grands biens ni de grands maux qui ne produisent
infailliblement leurs pareils. Nous imitons les bonnes actions par
l'émulation, et les mauvaises par la malignité de notre nature qui
étant retenue en prison par la honte est mise en liberté par
l'exemple.

CCXLV

L'imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est
contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu'elles
sont naturelles.

CCXLVI

Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce n'est que
l'intérêt et la vanité qui les causent.

CCXLVII

Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions, car sous
prétexte de pleurer la perte d'une personne qui nous est chère
nous nous pleurons nous-mêmes; nous pleurons la diminution de
notre bien, de notre plaisir, de notre considération, en la
personne que nous pleurons. De cette manière les morts ont
l'honneur des larmes qui ne coulent que pour ceux qui les versent.
J'ai dit que c'était une espèce d'hypocrisie, parce que, par elle,
l'homme se trompe seulement soi-même. Il y en a une autre qui
n'est pas si innocente, et qui impose à tout le monde: c'est
l'affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une
belle et immortelle douleur, car le temps, qui consume tout,
l'ayant consumée, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs,
leurs plaintes, et leurs soupirs; elles prennent un personnage
lugubre, et travaillent à persuader par toutes leurs actions
qu'elles égaleront la durée de tous leurs déplaisirs à leur propre
vie. Cette triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire dans
les femmes ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les
chemins qui mènent à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et
s'efforcent à se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable
douleur. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n'ont que de
petites sources, qui coulent facilement et qui s'écoulent
aussitôt: on pleure pour avoir la réputation d'être tendre, on
pleure pour être plaint, ou pour être pleuré, et on pleure
quelquefois de honte de ne pleurer pas.

CCXLVIII

Nous ne regrettons pas la perte de nos amis selon leur mérite,
mais selon nos besoins et selon l'opinion que nous croyons leur
avoir donnée de ce que nous valons.

CCXLIX

Nous ne sommes pas difficiles à consoler des disgrâces de nos amis
lorsqu'elles servent à signaler la tendresse que nous avons pour
eux.

CCL

Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté qui
nous fait sortir hors de nous-mêmes, et qui nous immole
continuellement à l'avantage de tout le monde, sera tenté de
croire que lorsqu'elle agit, l'amour-propre s'oublie et
s'abandonne lui-même, ou se laisse dépouiller et appauvrir sans
s'en apercevoir, de sorte qu'il semble que l'amour-propre soit la
dupe de la bonté. Cependant c'est le plus utile de tous les moyens
dont l'amour-propre se sert pour arriver à ses fins; c'est un
chemin dérobé, par où il revient à lui-même, plus riche et plus
abondant; c'est un désintéressement qu'il met à un furieuse usure;
c'est enfin un ressort délicat avec lequel il réunit, il dispose
et tourne tous les hommes en sa faveur.

CCLI

Nul ne mérite d'être loué de bonté s'il n'a la force, et la
hardiesse, d'être méchant toute autre bonté n'est le plus souvent
qu'une paresse ou une impuissance de la mauvaise volonté.

CCLII

Il est bien malaisé de distinguer la bonté générale, et répandue
sur tout le monde, de la grande habileté.

CCLIII

Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes
que de leur faire trop de bien.

CCLIV

Pour pouvoir être toujours bon, il faut que les autres croient
qu'ils ne peuvent jamais nous être impunément méchants.

CCLV

Rien ne nous plaît tant que la confiance des grands, et des
personnes considérables par leurs emplois, par leurs esprits, ou
par leur mérite; elle nous fait sentir un plaisir exquis et élève
merveilleusement notre orgueil parce que nous le regardons comme
un effet de notre fidélité; cependant, nous serions remplis de
confusion si nous considérions l'imperfection et la bassesse de sa
naissance, car elle vient de la vanité, de l'envie de parler, et
de l'impuissance de retenir le secret: de sorte qu'on peut dire
que la confiance est comme un relâchement de l'âme causé par le
nombre et par le poids des choses dont elle est pleine.

CCLVI

La confiance de plaire est souvent un moyen de déplaire
infailliblement.

CCLVII

Nous ne croyons pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous
voyons.

CCLVIII

La confiance que l'on a en soi fait naître la plus grande partie
de celle que l'on a aux autres.

CCLIX

Ier état--La sobriété est l'amour de la santé, ou l'impuissance
de manger beaucoup.

2e état--Il y a une révolution générale qui change le goût des
esprits, aussi bien que les fortunes du monde.

CCLX

La vérité est le fondement et la raison de la perfection, et de la
beauté; une chose, de quelque nature qu'elle soit, ne saurait être
belle, et parfaite, si elle n'est véritablement tout ce qu'elle
doit être, et si elle n'a tout ce qu'elle doit avoir.

CCLXI

On peut dire de l'agrément séparé de la beauté que c'est une
symétrie dont on ne sait point les règles, et un rapport secret
des traits ensemble, et des traits avec les couleurs et avec l'air
de la personne.

CCLXII

Il y a de belles choses qui ont plus d'éclat quand elles demeurent
imparfaites que quand elles sont trop achevées.

CCLXIII

Ier état--La coquetterie est le fonds de l'humeur de toutes les
femmes; mais toutes ne coquettent pas, parce que la coquetterie de
quelques-unes est retenue par leur tempérament et par leur raison.

2e état--La coquetterie est le fonds et l'humeur de toutes les
femmes; mais toutes ne la mettent pas en pratique, parce que la
coquetterie de quelques-unes est retenue par leur tempérament et
par leur raison.

CCLXIV

On incommode toujours les autres quand on croit ne les pouvoir
jamais incommoder.

CCLXV

Il y a peu de choses impossibles d'elles-mêmes; et l'application
pour les faire réussir nous manque bien plus que les moyens.

CCLXVI

La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de chaque
chose.

CCLXVII

Le plus grand art d'un habile homme est celui de savoir cacher son
habileté.

CCLXVIII

La générosité est un industrieux emploi du désintéressement pour
aller plus tôt à un plus grand intérêt.

CCLXIX

La fidélité est une invention rare de l'amour-propre, par laquelle
l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses précieuses, se rend
lui-même infiniment précieux; de tous les trafics de l'amour-propre,
c'est celui où il fait le moins d'avances et de plus grands
profits; c'est un raffinement de sa politique, avec lequel
il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur
liberté, et par leur vie, qu'ils sont forcés de confier en
quelques occasions, à élever l'homme fidèle au-dessus de tout le
monde.

CCLXX

La magnanimité méprise tout pour avoir tout.

CCLXXI

La magnanimité est un noble effort de l'orgueil par lequel il rend
l'homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses.

CCLXXII

Ier état--Il y a peu de choses impossibles d'elles-mêmes, et
l'on trouve plus de voies que l'on ne pense pour y arriver. Et si
nous avions assez d'application et de volonté, nous aurions
toujours assez de moyens.

2e état--Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix
que dans le choix des paroles.

CCLXXIII

La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut et à ne
dire que ce qu'il faut.

CCLXXIV

Il y a une éloquence dans les yeux et dans l'air de la personne
qui ne persuade pas moins que celle de la parole.

CCLXXV

Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu'il est rare de
voir changer les inclinations.

CCLXXVI

L'intérêt donne toutes sortes de vertus et de vices.

CCLXXVII

L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission que nous
employons pour soumettre effectivement tout le monde; c'est un
mouvement de l'orgueil, par lequel il s'abaisse devant les hommes
pour s'élever sur eux; c'est un déguisement, et son premier
stratagème; mais quoique ces changements soient presque infinis,
et qu'il soit admirable sous toutes sortes de figures, il faut
avouer néanmoins qu'il n'est jamais si rare ni si extraordinaire
que lorsqu'il se cache sous la forme et sous l'habit de
l'humilité; car alors on le voir les yeux baissés, dans une
contenance modeste et reposée; toutes ses paroles sont douces et
respectueuses, pleines d'estime pour les autres et de dédain pour
lui-même; si on l'en veut croire, il est indigne de tous les
honneurs, il n'est capable d'aucun emploi, il ne reçoit les
charges où on l'élève que comme un effet de la bonté des hommes,
et de la faveur aveugle de la fortune. C'est l'orgueil qui joue
tous ces personnages que l'on prend pour l'humilité.

CCLXXVIII

Tous les sentiments ont chacun un ton de voix, un geste et des
mines qui leur sont propres; ce rapport bon, ou mauvais, fait les
bons, ou les mauvais, comédiens, et c'est ce qui fait aussi que
les personnes plaisent ou déplaisent.

CCLXXIX

Dans toutes les professions, et dans tous les arts, chacun se fait
une mine et un extérieur qu'il met en la place de la chose dont il
veut avoir le mérite, de sorte que tout le monde n'est composé que
de mines, et c'est inutilement que nous travaillons à y trouver
rien de réel.

CCLXXX

La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les défauts
de l'esprit.

CCLXXXI

Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et d'autres
qui sont disgraciées avec leurs bonnes qualités.

CCLXXXII

Le luxe et la trop grande politesse dans les États sont le présage
assuré de leur décadence parce que, tous les particuliers
s'attachant à leurs intérêts propres, ils se détournent du bien
public.

CCLXXXIII

La civilité est une envie d'en recevoir; c'est aussi un désir
d'être estimé poli.

CCLXXXIV

Ier état--L'éducation que l'on donne aux princes est un second
amour-propre qu'on leur inspire.

2e état--L'éducation que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens
est un second orgueil qu'on leur inspire.

CCLXXXV

Ier état--Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si
persuadés qu'ils disent que la mort n'est pas un mal, que le
tourment qu'ils se donnent pour établir l'immortalité de leur nom
par la perte de la vie.

2e état--Il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne
si puissamment que dans l'amour; et on est toujours plus disposé
de sacrifier tout le repos de ce qu'on aime que de perdre la
moindre partie du sien.

CCLXXXVI

Il n'y a point de libéralité; ce n'est que la vanité de donner,
que nous aimons mieux que ce que nous donnons.

CCLXXXVII

La pitié est un sentiment de nos propres maux dans un sujet
étranger, c'est une prévoyance habile des malheurs où nous pouvons
tomber, qui nous fait donner du secours aux autres pour les
engager à nous le rendre dans de semblables occasions, de sorte
que les services que nous rendons à ceux qui en ont besoin sont à
proprement parler des biens anticipés que nous nous faisons à
nous-mêmes.

CCLXXXVIII

La petitesse de l'esprit fait souvent l'opiniâtreté; et nous ne
croyons pas aisément ce qui est au delà de ce que nous voyons.

CCLXXXIX

On s'est trompé quand on a cru qu'il n'y avait que les violentes
passions, comme l'ambition et l'amour, qui pussent triompher des
autres. La paresse, toute languissante qu'elle est, ne laisse pas
d'en être souvent la maîtresse; elle usurpe sur tous les desseins
et sur toutes les actions de la vie; elle y détruit et y consomme
insensiblement toutes les passions et toutes les vertus.

CCXC

De toutes les passions celle qui est la plus inconnue à
nous-mêmes, c'est la paresse; elle est la plus ardente et la plus
maligne de toutes, quoique sa violence soit insensible, et que les
dommages qu'elle cause soient très cachés; si nous considérons
attentivement son pouvoir, nous verrons qu'elle se rend en toutes
rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos
plaisirs; c'est la rémore qui a la force d'arrêter les plus grands
vaisseaux, c'est une bonace plus dangereuse aux plus importantes
affaires que les écueils, et que les plus grandes tempêtes, le
repos de la paresse est un charme secret de l'âme qui suspend
soudainement les plus ardentes poursuites et les plus opiniâtres
résolutions; pour donner enfin la véritable idée de cette passion,
il faut dire que la paresse est comme une béatitude de l'âme, qui
la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les
biens.

CCXCI

La promptitude avec laquelle nous croyons le mal sans l'avoir
assez examiné est un effet de la paresse et de l'orgueil. On veut
trouver des coupables, et on ne veut pas se donner la peine
d'examiner les crimes.

CCXCII

Nous récusons tous les jours des juges pour les plus petits
intérêts; et nous faisons dépendre notre gloire et notre
réputation, qui sont les plus grands biens du monde, du jugement
des hommes, qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie,
ou par leur malignité, ou par leur préoccupation, ou par leur
sottise; et c'est pour obtenir d'eux un arrêt en notre faveur que
nous exposons notre repos et notre vie en cent manières, et que
nous la condamnons à une infinité de soucis, de peines et de
travaux.

CCXCIII

De plusieurs actions différentes que la Fortune arrange comme il
lui plaît, il s'en fait plusieurs vertus.

CCXIV

L'honneur acquis est caution de celui qu'on doit acquérir.

CCXCV

La jeunesse est une ivresse continuelle; c'est la fièvre de la
santé, c'est la folie de la raison.

CCXCVI

On aime bien à deviner les autres; mais l'on n'aime pas être
deviné.

CCXCVII

Il y a des gens qu'on approuve dans le monde, qui n'ont pour tout
mérite que les vices qui servent au commerce de la vie.

CCXCVIII

C'est une ennuyeuse maladie que de conserver sa santé par un trop
grand régime.

CCXCIX

Le bon naturel, qui se vante d'être toujours sensible, est dans la
moindre occasion étouffé par l'intérêt.

CCC

Ier état--Il est moins impossible de prendre de l'amour quand on
n'en a pas, que de s'en défaire quand on en a.

2e état--Il est plus facile de prendre de l'amour quand on n'en
a pas, que de s'en défaire quand on en a.

CCCI

Ier état--La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse
que par passion; de là vient que pour l'ordinaire les femmes
entreprenantes réussissent mieux que les autres, quoiqu'elles ne
soient pas plus aimables.

2e état--La plupart des femmes se rendent plutôt par faiblesse
que par passion; de là vient que pour l'ordinaire les hommes
entreprenants réussissent mieux que les autres, quoiqu'ils ne
soient pas plus aimables.

CCCII

N'aimer guère en amour est un moyen assuré pour être aimé.

CCCII [bis]

L'absence diminue les médiocres passions, et augmente les grandes,
comme le vent éteint les bougies et allume le feu.

CCCIII

La sincérité que se demandent les amants et les maîtresses, pour
savoir l'un et l'autre quand ils cesseront de s'aimer, est biens
moins pour vouloir être avertis quand on ne les aimera plus que
pour être mieux assurés qu'on les aime, lorsqu'on ne dit point le
contraire.

CCCIV

Les femmes croient souvent aimer quoiqu'elles n'aiment pas.
L'occupation d'une intrigue, l'émotion d'esprit que donne la
galanterie, la pente naturelle au plaisir d'être aimées, et la
peine de refuser, leur persuadent qu'elles ont de la passion
lorsqu'elles n'ont tout au plus que de la coquetterie.

CCCV

La plus juste comparaison qu'on puisse faire de l'amour, c'est
celle de la fièvre; nous n'avons non plus de pouvoir sur l'un que
sur l'autre, soit pour sa violence ou pour sa durée.

CCCVI

Ce qui fait que l'on est souvent mécontent de ceux qui négocient,
est qu'ils abandonnent quasi toujours l'intérêt de leurs amis pour
l'intérêt du fond de la négociation, qui devient le leur par la
gloire d'avoir réussi à ce qu'ils avaient entrepris.

CCCVII

Le plus souvent, quand nous exagérons la tendresse que nos amis
ont pour nous, c'est moins par reconnaissance que par un désir
habile de faire juger de notre mérite.

CCCVIII

L'approbation que l'on donne à ceux qui entrent dans le monde est
bien souvent une envie secrète que l'on a contre ceux qui y sont
établis.

CCCIX

La plus grande habileté des moins habiles est de se savoir
soumettre à la bonne conduite d'autrui.

CCCX

Il y a des faussetés déguisées qui représentent si bien la vérité
que ce serait mal juger que de ne s'y pas laisser tromper.

CCCXI

Il n'y a quelquefois pas moins d'habileté à savoir profiter d'un
bon conseil qu'on nous donne, qu'à se bien conseiller soi-même.

CCCXII

Il y a de méchants hommes qui seraient moins dangereux s'ils
n'avaient aucune bonté.

CCCXIII

La magnanimité est assez définie par son nom; on pourrait dire
toutefois que c'est le bon sens de l'orgueil, et la voie la plus
noble pour recevoir des louanges.

CCCXIV

Il est impossible d'aimer une seconde fois ce qu'on a
véritablement cessé d'aimer.

CCCXV

Ce n'est pas la fertilité de l'esprit qui fait trouver plusieurs
expédients sur une même affaire; c'est plutôt le défaut de lumière
qui nous fait arrêter à tout ce qui se présente à l'imagination,
et qui nous empêche de discerner d'abord ce qui nous est propre.

CCCXVI

Il est des affaires et des maladies que les remèdes aigrissent, et
on peut dire que la grande habileté consiste à savoir connaître
les temps où il est dangereux d'en faire.

Après avoir parlé de la fausseté des vertus, il est raisonnable de
dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort. J'entends
parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer
de leurs propres forces, sans l'espérance d'une meilleure vie. Il
y a différence entre souffrir la mort constamment, et la mépriser.
Le premier sentiment est assez ordinaire; mais je crois que
l'autre n'est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui
peut le plus persuader que la mort n'est point un mal; et les plus
faibles hommes aussi bien que les héros ont donné mille célèbres
exemples pour établir cette opinion. Cependant je doute que
personne de bon sens en ait jamais été véritablement persuadé, et
toute la peine qu'on se donne pour en venir à bout fait assez
paraître que cette entreprise n'est pas aisée. On a mille sujets
de mépriser la vie, mais on n'en peut avoir de mépriser la mort;
ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la comptent pas
pour si peu de chose, et ils la rejettent et s'en étonnent comme
les autres, lorsqu'elle vient à eux par une autre voie que celle
qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on remarque dans le courage
d'un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se
découvre à leur imagination et y paraît plus présente en un temps
qu'en un autre. Et ainsi il arrive qu'après avoir méprisé ce
qu'ils ne connaissaient pas, ils craignent enfin ce qu'ils
connaissent. Il faut éviter de la voir avec toutes ses
circonstances, si on ne veut pas croire qu'elle soit le plus grand
de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux
qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'empêcher de la
considérer. Mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle est,
trouve que la cessation d'être comprend tout ce qu'il y a
d'épouvantable. La nécessité inévitable de mourir fait toute la
constance des philosophes: ils croient qu'il faut aller de bonne
grâce où l'on ne se peut empêcher d'aller; et, ne pouvant
éterniser leur vie, il n'y a rien qu'ils ne fassent pour éterniser
leur gloire, et pour sauver ainsi du naufrage ce qui en peut être
garanti. Contentons-nous pour faire bonne mine de ne nous pas dire
à nous-mêmes tout ce que nous en pensons, et espérons plus de
notre tempérament que des faibles raisonnements à l'abri desquels
nous croyons pouvoir approcher de la mort avec indifférence. La
gloire de mourir avec fermeté, la satisfaction d'être regretté de
ses amis et de laisser une belle réputation, l'espérance de ne
plus souffrir de douleurs, et d'être à couvert des autres misères
de la vie et des caprices de la fortune, sont des remèdes qu'on ne
doit pas rejeter. Mais on ne doit pas croire aussi qu'ils soient
infaillibles. Ils font pour nous assurer ce qu'une simple haie
fait souvent à la guerre, pour couvrir ceux qui doivent approcher
d'un lieu d'où l'on tire. Quand on en est éloigné, on croit
qu'elle peut être d'un grand secours; mais quand on en est proche,
on voit que tout la peut percer. Nous nous flattons de croire que
la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin,
et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse, que variété et
que confusion, soient d'une trempe assez forte pour ne point
souffrir d'altération par la plus rude de toutes les épreuves.
C'est mal connaître les effets de l'amour-propre, que de croire
qu'il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit
nécessairement détruire, et la raison, dans laquelle on croit
trouver tant de ressources, n'est que trop faible en cette
rencontre pour nous persuader ce que nous voulons. C'est elle qui
nous trahit le plus souvent et, au lieu de nous inspirer le mépris
de la mort, elle sert à nous découvrir ce qu'elle a d'affreux et
de terrible. Tout ce qu'elle peut faire pour nous est de nous
conseiller d'en détourner les yeux de les arrêter sur d'autres
objets. Caton et Brutus en choisissent d'illustres et d'éclatants;
un laquais se contenta dernièrement de danser les tricotets sur
l'échafaud où il devait être roué. Ainsi, bien que les motifs
soient différents, ils produisent souvent les mêmes effets. De
sorte qu'il est vrai de dire que, quelque disproportion qu'il y
ait entre les grands hommes et les gens du commun, les uns et les
autres ont mille fois reçu la mort d'un même visage; mais ç'a
toujours été avec cette différence que c'est l'amour de la gloire
qui ôte aux grands hommes la vue de la mort dans le mépris qu'ils
font paraître quelquefois pour elle, et dans les gens du commun ce
n'est qu'un effet de leur peu de lumière qui, les empêchant de
connaître toute la grandeur de leur mal, leur laisse la liberté de
songer à autre chose.

Manuscrit de Liancourt

[1] L'enfance nous suit dans tous les temps de la vie; si
quelqu'un paraît sage, c'est seulement parce que ses folies sont
proportionnées à son âge et à sa fortune (max. 207, I 219).

[2] L'orgueil a bien plus de part que la charité aux remontrances
que nous faisons à ceux qui commettent des fautes, et nous les en
reprenons bien moins pour les en corriger que pour persuader que
nous en sommes exempts (max. 37, I 41).

[3] Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce
que nous prenons le plus souvent pour des vertus ne sont en effet
que des vices qui leur ressemblent et que l'orgueil et l'amour-propre
nous ont déguisés (épigraphe de 1678, I 181).

[4] Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon nos
craintes (max. 38. I 42).

[5] Nous avons tous assez de force pour supporter les maux
d'autrui (max. 19, I 22).

[6] Ce qui rend nos amitiés si légères et si changeantes, c'est
qu'il est aisé de connaître les qualités de l'esprit, et difficile
de connaître celles de l'âme (max. 80, I 93).

[7] Nous nous persuadons souvent d'aimer les gens plus puissants
que nous; l'intérêt seul produit notre amitié, et nous ne leur
promettons pas selon ce que nous leur voulons donner, mais selon
ce que nous voulons qu'ils nous donnent (max 85, I 98).

[8] Les Français ne sont pas seulement sujets, comme la plupart
des hommes, à perdre également le souvenir des bienfaits et des
injures, mais ils haïssent ceux qui les ont obligés; l'orgueil et
l'intérêt produit partout l'ingratitude; l'application à
récompenser le bien et à se venger du mal leur paraît une
servitude à laquelle ils ont peine de s'assujettir (max. 14, I
14).

[9] Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la corruption
de leur coeur aux autres et à eux-mêmes; les vrais honnêtes gens
sont ceux qui la connaissent parfaitement et la confessent aux
autres (max. 202, I 214).

[10] On est au désespoir d'être trompé par ses ennemis et trahi
par ses amis, et on est toujours satisfait de l'être par soi-même
(max. 114, I 119).

[11] Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais
ils ne le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires
(MS 22, I 132).

[12] L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du
monde (max. 4, I 4).

[13] Il est aussi aisé de se tromper soi-même sans s'en apercevoir
qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en
aperçoivent (max. 115, I 120).

[14] Rien n'est impossible de soi; il y a des voies qui conduisent
à toutes choses, et si nous avions assez de volonté, nous aurions
toujours assez de moyens (max. 243, I 265 et 272 1er état).

[15] L'intérêt fait jouer toute sorte de personnages, et même
celui de désintéressé (max. 39, I 43).

[16] La constance des sages n'est qu'un art avec lequel ils savent
enfermer dans leur coeur leur agitation (max. 20, I 23).

[17] Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce
n'est que l'intérêt et la vanité qui les causent (max. 232, I
246).

[18] C'est plutôt par l'estime de nos sentiments que nous
exagérons les bonnes qualités des autres que par leur mérite, et
nous nous louons en effet lorsqu'il semble que nous leur donnons
des louanges (max. 143, I 146).

[19] L'homme est conduit lorsqu'il croit se conduire, et pendant
que par son esprit il vise à un endroit, son coeur l'achemine
insensiblement à un autre (max. 43, I 47).

[20] La modestie, qui semble refuser les louanges, n'est en effet
qu'un désir d'en avoir de plus délicates (MS 27, I 147).

[21] L'orgueil se dédommage toujours, et il ne perd rien lors même
qu'il renonce à la vanité (max. 33, I 36).

[22] L'amitié la plus sainte et la plus sacrée n'est qu'un trafic
où nous croyons toujours gagner quelque chose (max. 83, I 94).

[23] La félicité est dans le goût, et non pas dans les choses, et
c'est par avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas par
avoir ce que les autres trouvent aimable (max. 48, I 54).

[24] Quand on ne trouve point son repos en soi-même, il est
inutile de le chercher ailleurs (MS 61, I 55).

[25] On ne fait point de distinction dans la colère, bien qu'il y
en ait une légère et quasi innocente, qui vient de l'ardeur de la
complexion, et une autre très criminelle, qui est à proprement
parler la fureur de l'orgueil et de l'amour-propre (MS 30, I 159).

[26] Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne
craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion
timide et honteuse qu'on ne peut jamais avouer (max. 27, I 30).

[27] La jalousie est raisonnable en quelque manière puisqu'elle ne
cherche qu'à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous
croyons nous devoir appartenir, au lieu que l'envie est une fureur
qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien des autres (max.
28, I 31).

[28] Quelque différence qu'il y ait entre les fortunes, il y a
pourtant une certaine proportion de biens et de maux qui les rend
égales (max. 52, I 61).

[29] On n'aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans
intérêt; la louange est une flatterie habile, cachée et délicate
qui satisfait différemment celui qui la donne et celui qui la
reçoit. L'un la prend comme la récompense de son mérite, l'autre
la donne pour faire remarquer son équité et son discernement Nous
choisissons souvent des louanges empoisonnées qui découvrent par
contre-coup des défauts en nos amis, que nous n'osons divulguer.
Nous élevons même la gloire des uns pour abaisser par là celle des
autres, et on louerait moins Monsieur le Prince et Monsieur de
Turenne si on ne voulait pas les blâmer tous les deux (max. 144,
145 et 198, I 148 et 149, 2e état).

[30] Il est malaisé de définir l'amour, et tout ce qu'on en peut
dire c'est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les
esprits c'est une sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une
envie cachée et délicate de jouir de ce que l'on aime après
beaucoup de mystères (max. 68, I 78).

[31] Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas
elle, mais la fortune, qui fait les héros (max. 53, I 62).

[32] Il n'y a point de libéralité et ce n'est que la vanité de
donner que nous aimons mieux que ce que nous donnons (max. 263, I
286).

[33] L'amour de la gloire et plus encore la crainte de la honte,
le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode
et agréable et l'envie d'abaisser les autres font cette valeur qui
est si célèbre parmi les hommes (max. 213. I 226).

[34] On pourrait dire qu'il n'y a point d'heureux ni de malheureux
accidents parce que les habiles gens savent profiter des mauvais,
et que les imprudents tournent bien souvent les plus avantageux à
leur préjudice (max. 59. I 68).

[35] On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la
gloire; de là vient que, quelque chicane qu'on remarque dans la
justice, elle n'est point égale à la chicane des braves (max. 221,
I 235).

[36] La valeur dans les simples soldats est un métier périlleux
qu'ils ont pris pour gagner leur vie (max. 214, I 227).

[37] Les crimes deviennent innocents et même glorieux par leur
nombre et par leur excès; de là vient que les voleries publiques
sont des habiletés, et que les massacres des provinces entières
sont des conquêtes (MS 68, I 192).

[38] Comme la plus heureuse personne du monde est celle à qui peu
de choses suffit, les grands et les ambitieux sont en ce point les
plus misérables qu'il leur faut l'assemblage d'une infinité de
biens pour les rendre heureux (MP I).

[39] Le vrai honnête homme c'est celui qui ne se pique de rien
(max. 203, I 215).

[40] La générosité c'est un désir de briller par des actions
extraordinaires, c'est un habile et industrieux emploi du
désintéressement, de la fermeté en amitié, et de la magnanimité,
pour aller promptement à une grande réputation (max. 246, I 268).

[41] Le jugement n'est autre chose que la grandeur de la lumière
de l'esprit, on peut dire la même chose de son étendue, de sa
profondeur, de son discernement, de sa justesse, de sa droiture,
et de sa délicatesse.

L'étendue de l'esprit est la mesure de sa lumière.

La profondeur est celle qui découvre le fond des choses

Le discernement les compare et les distingue.

La justesse ne voit que ce qu'il faut voir.

La droiture prend toujours le bon biais des choses.

La délicatesse aperçoit les imperceptibles.

Et le jugement prononce ce qu'elles sont.

Si on l'examine bien, on trouvera que toutes ces qualités ne sont
autres chose que la grandeur de l'esprit, lequel, voyant tout,
rencontre dans la plénitude de ses lumières tous les avantages
dont nous venons de parler (max. 97, I 107).

[42] Quand la vanité ne fait point parler, on n'a pas envie de
dire grand'chose (max. 137, I 139).

[43] La sincérité c'est une naturelle ouverture de coeur; on la
trouve en fort peu de gens et celle qui se pratique d'ordinaire
n'est qu'une fine dissimulation pour arriver à la confiance des
autres (max. 62, I 71).

[44] La finesse n'est qu'une pauvre habileté (MP 2).

[45] Dieu seul fait les gens de bien et on peut dire de toutes nos
vertus ce qu'un poète a dit de l'honnêteté des femmes. _L'essere
honesta non é se non un arte de parer honesta_ (MS 33, I 176).

[46] Nous récusons tous les jours des juges pour les plus petits
intérêts, et nous commettons notre gloire et notre réputation, qui
est la plus importante affaire de notre vie, aux hommes qui nous
sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou par leur malignité,
ou par leur préoccupation, ou par leur sottise, ou par leur
injustice, et c'est pour obtenir d'eux un arrêt en notre faveur
que nous exposons notre vie et que nous la condamnons à une
infinité de soucis, de peines et de travaux (max. 268, I 292).

[47] Rien n'est si dangereux que l'usage des finesses que tant de
gens d'esprit emploient communément; les plus habiles affectent de
les éviter toute leur vie pour s'en servir en quelque grande
occasion et pour quelque grand intérêt (max. 124, I 126).

[48] Comme la finesse est l'effet d'un petit esprit, il arrive
quasi toujours que celui qui s'en sert pour se couvrir en un
endroit se découvre en un autre (max. 125, I 127).

[49] Rien ne nous plaît tant que la confiance des grands et des
personnes considérables par leurs emplois, par leur esprit ou par
leur mérite; elle nous fait sentir un plaisir exquis et élève
merveilleusement notre orgueil parce que nous la regardons comme
un effet de notre fidélité; cependant nous serons remplis de
confusion si nous considérons l'imperfection et la bassesse de sa
naissance, car elle vient de la vanité, de l'envie de parler et de
l'impuissance de retenir les secrets, de sorte qu'on peut dire que
la confiance est comme un relâchement de l'âme causé par le nombre
et par le poids des choses dont elle est pleine (max. 239, I 255).

[50] Nous ne nous apercevons que des emportements et des
mouvements extraordinaires de nos humeurs, comme de la violence,
de la colère, etc., mais personne quasi ne s'aperçoit que ces
humeurs ont un cours ordinaire et réglé qui meut et tourne
doucement et imperceptiblement notre volonté à des actions
différentes; elles roulent ensemble, s'il faut ainsi dire, et
exercent successivement leur empire, de sorte qu'elles ont une
part considérable à toutes nos actions, dont nous croyons être les
seuls auteurs (max. 297, I 48).

[51] La pitié est un sentiment de nos propre maux dans un sujet
étranger; c'est une prévoyance habile des malheurs où nous pouvons
tomber, qui nous fait donner des secours aux autres pour les
engager à nous les rendre dans de semblables occasions, de sorte
que les services que nous rendons à ceux qui sont accueillis de
quelque infortune sont à proprement parler des biens anticipés que
nous nous faisons (max. 264, I 287).

[52] Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté
qui nous fait sortir de nous-mêmes, et qui nous immole
continuellement à l'avantage de tout le monde, sera tenté de
croire que, lorsqu'elle agit, l'amour-propre s'oublie et
s'abandonne lui-même, et même qu'il se laisse dépouiller et
appauvrir sans s'en apercevoir, en sorte qu'il semble que la bonté
soit la niaiserie et l'innocence de l'amour-propre. Cependant la
bonté est en effet le plus prompt de tous les moyens don't
l'amour-propre se sert pour arriver à ses fins; c'est un chemin
dérobé par où il revient à lui-même plus riche et plus abondant;
c'est un désintéressement qu'il met à une furieuse usure, c'est
enfin un ressort délicat avec lequel il remue, il dispose et tourne
tous les hommes en sa faveur (max. 236, I 250).

[53] L'humilité est une feinte soumission que nous employons pour
soumettre effectivement tout le monde; c'est un mouvement de
l'orgueil par lequel il s'abaisse devant les hommes pour s'élever
sur eux; c'est son plus grand déguisement, et son premier
stratagème; certes, comme il est sans doute que le Protée des
fables n'a jamais été, il est un véritable dans la nature, car il
prend toutes les formes comme il lui plaît; mais, quoiqu'il soit
merveilleux et agréable à voir sur toutes ses figures et dans
toutes ses industries, il faut pourtant avouer qu'il n'est jamais
si rare ni si plaisant que lorsqu'on le voit sous la forme et sous
l'habit de l'humilité; car alors on le voit les yeux baissés, sa
contenance est modeste et reposée, ses paroles douces et
respectueuses, pleines de l'estime des autres et de dédain pour
lui-même; il est indigne de tous les honneurs, il est incapable
d'aucun emploi, et ne reçoit les charges où on l'élève que comme
un effet de la bonté des hommes et de la faveur aveugle de la
fortune (max. 254, I 277).

[54] La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des
extrémités où on arrive rarement; l'espace qui est entre deux est
vaste, et contient toutes les autres espèces de courages, il n'y a
pas moins de différence entre eux qu'il y en a entre les visages
et les humeurs; cependant ils conviennent en beaucoup de choses.
Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au commencement d'une
action, et qui se relâchent et se rebutent aisément par sa durée;
il y en a qui sont assez contents quand ils ont satisfait à
l'honneur du monde et qui font fort peu de choses au delà. On en
voit qui ne sont pas toujours également maîtres d'eux-mêmes.
D'autres se laissent quelquefois entraîner à des épouvantes
générales. D'autres vont à la charge pour n'oser demeurer dans
leurs postes Enfin il s'en trouve à qui l'habitude des moindres
périls affermit le courage, et les prépare à s'exposer à de plus
grands. Outre cela, il y a un rapport général que l'on remarque
entre tous les courages des différentes espèces dont nous venons
de parler, qui est que la nuit, augmentant la crainte et cachant
les bonnes et les mauvaises actions, leur donne la liberté de se
ménager. Il y a encore un autre ménage plus général qui, à parler
absolument, s'étend sur toute sorte d'hommes: c'est qu'il n'y en a
point qui fassent tout ce qu'ils seraient capables de faire dans
une occasion s'ils avaient une certitude d'en revenir; de sorte
qu'il est visible que la crainte de la mort ôte quelque chose à
leur valeur et diminue son effet (max. 215, I 228).

[55] On élève la prudence jusqu'au ciel et il n'est sorte d'éloge
qu'on ne lui donne; elle est la règle de nos actions et de nos
conduites, elle est la maîtresse de la fortune, elle fait le
destin des empires; sans elle on a tous les maux, avec elle on a
tous les biens; et, comme disait autrefois un poète, quand nous
avons la prudence, il ne nous manque aucune divinité, pour dire
que nous trouvons dans la prudence tous les secours que nous
demandons aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne
saurait nous assurer du plus petit effet du monde, parce que,
travaillant sur une matière aussi changeante et inconnue qu'est
l'homme, elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets; Dieu
seul, qui tient tous les coeurs des hommes entre ses mains, et
qui, quand il lui plaît, en accorde les mouvement, fait aussi
réussir les choses qui en dépendent; d'où il faut conclure que
toutes les louanges dont notre ignorance et notre vanité flatte
notre prudence sont autant d'injures que nous faisons à sa
providence (max. 65, I 75).

[56] Rien n'est plus divertissant que de voir deux hommes
assemblés, l'un pour demander conseil, et l'autre pour le donner;
l'un paraît avec une déférence respectueuse et dit qu'il vient
recevoir les conduites et soumettre ses sentiments, et son dessein
le plus souvent est de faire passer les siens et de rendre celui
qu'il fait maître de son avis garant de l'affaire qu'il lui
propose. Quant à celui qui conseille, il paye d'abord la sincérité
de son ami d'un zèle ardent et désintéressé qu'il lui montre, et
cherche en même temps dans ses propres intérêts des règles de
conseiller, de sorte que son conseil lui est bien plus propre qu'à
celui qui le reçoit (max. 116, I 118).

[57] Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions, car,
sous prétexte de pleurer une personne qui nous est chère, nous
pleurons les nôtres, c'est-à-dire la diminution de notre bien, de
notre plaisir ou de notre considération. De cette manière les
morts ont l'honneur des larmes qui coulent pour les vivants. J'ai
dit que c'est une espèce d'hypocrisie parce que par elle l'homme
se trompe seulement lui-même. Il y en a une autre qui n'est pas si
innocente et qui impose à tout le monde: c'est l'affliction de
certaines personnes qui aspirent à la gloire d'une belle et
immortelle douleur; car le temps, qui consomme tout, l'ayant
consommée, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs
plaintes et leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre et
travaillent à persuader par toutes leurs actions qu'elles
égaleront la durée de leur déplaisir à leur propre vie. Cette
triste et fatigante vanité se trouve pour l'ordinaire dans les
femmes ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les
chemins à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et
s'efforcent à se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable
douleur (cf. la maxime suivante).

[58] Outre ce que nous avons dit, il y encore quelques autres
espèces de larmes qui coulent de certaines petites sources et qui
par conséquent s'écoulent incontinent; on pleure pour avoir la
réputation d'être tendre, on pleure pour être pleuré, et on pleure
enfin de honte de ne pas pleurer (pour cette maxime et la
précédente. max. 233, I 247).

[59] Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les
crimes par leurs préceptes, ils n'ont fait que les employer au
bâtiment de l'orgueil (MS 21, I 105).

[60] Les affaires et les actions des grands hommes ont comme les
statues leur point de perspective il y en a qu'il faut voir de
près pour en discerner toutes les circonstances, et il y en a
d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est
éloigné (max 104, I 114)

[61] Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si
nous n'avons pu le garder nous-même? (MS 64, I 100.)

[62] Les philosophes ne condamnent les richesse que par le mauvais
usage que nous en faisons; il dépend de nous de les acquérir et de
nous en servir sans crime et, au lieu qu'elles nourrissent et
accroissent les vices comme le bois entretient et augmente le feu,
nous pouvons les consacrer à toutes les vertus, et les rendre même
par là plus agréables et plus éclatantes (MP 3)

[63] Celui-là n'est pas raisonnable qui trouve la raison, mais
celui qui la connaît, qui la goûte et qui la discerne (max. 105, I
115).

[64] La plus déliée de toutes les finesses est de savoir bien
faire semblant de tomber dans les pièges que l'on nous tend; on
n'est jamais si aisément trompé que quand on songe à tromper les
autres (max. 117, I 121).

[65] La pure valeur (s'il y en avait) serait de faire sans témoins
ce qu'on est capable de faire devant le monde (max. 216, I 229).

[66] L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme par
laquelle elle empêche les troubles, les désordres et les émotions
que la vue des grands périls a accoutumé d'élever en elle, par
cette force les héros se maintiennent dans un état paisible et
conservent l'usage libre de toutes leurs fonctions dans les
accidents les plus terribles et les plus surprenants. Cette
intrépidité doit soutenir le coeur dans les conjurations, au lieu
que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est
nécessaire dans les périls de la guerre (max. 217 et MS 40, I 230
et 231).

[67] Enfin l'orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses
métamorphoses, après avoir joué tout seul les personnages de la
comédie humaine, se montre avec son visage naturel et se découvre
par la fierté, de sorte qu'à proprement parler la fierté est
l'éclat et la déclaration de l'orgueil (MS 6, I 37).

[68] La politesse de l'esprit est un tout de l'esprit par lequel
il pense toujours des choses agréables, honnêtes et délicates (max
99. I 109).

[69] La galanterie de l'esprit est un tour de l'esprit par lequel
il pénètre et conçoit les choses les plus flatteuses, c'est-à-dire
celles qui sont le plus capables de plaire aux autres (max 100. I
110).

[70] Qui ne rirait de la modération, et de l'opinion qu'on a
conçue d'elle? Elle n'a garde (ainsi qu'on croit) de combattre et
de soumettre l'ambition, puisque jamais elles ne se peuvent
trouver ensemble, la modération n'étant véritablement qu'une
paresse, une langueur et un manque de courage, de manière qu'on
peut justement dire que la modération est la bassesse de l'âme
comme l'ambition en est l'élévation (max. 293. I 17)

[71] La modération dans la bonne fortune n'est que la crainte de
la honte qui suit l'emportement, ou la peur de perdre ce que l'on
a (MS 3. I 18).

[72] La politesse des États est le commencement de leur décadence,
parce qu'elle applique tous les particuliers à leurs intérêts
propres et les détourne du bien public (MS 52. I 282).

[73] La faiblesse de l'esprit est mal nommée; c'est en effet la
faiblesse du coeur, qui n'est autre chose qu'une impuissance
d'agir et un manque de principe de vie (max. 44. I 49).

[74] La gravité est un mystère du corps inventé pour cacher les
défauts de l'esprit (max. 257. I 280).

[75] La sévérité des femmes c'est un ajustement et un fard
qu'elles ajoutent à leur beauté, c'est comme un prix dont elles
augmentent le leur, c'est enfin un attrait fin et délicat et une
douceur déguisée (max. 204, I 216).

[76] Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance
seraient tentés, comme les poètes, de l'appeler la fille du Ciel
puisqu'on ne trouve point son origine sur la terre; en effet elle
est produite par une infinité d'actions qui, au lieu de l'avoir
pour but, regardent seulement les intérêts particuliers de ceux
qui les font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à
leur propre gloire et à leur élévation, procurent un bien si grand
et si général (MS. 41. I 232).

[77] La modération dans la bonne fortune est le calme de notre
humeur adoucie par la satisfaction de l'esprit; c'est aussi la
crainte du blâme et du mépris qui suivent ceux qui s'enivrent de
leur bonheur, c'est une vaine ostentation de la force de notre
esprit, et enfin, pour la définir intimement, la modération des
hommes dans leurs plus hautes élévations est une ambition de
paraître plus grands que les choses qui les élèvent (max. 17 et
18, I 19 et 20).

[78] La persévérance n'est digne de blâme ni de louange parce
qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments qu'on ne
s'ôte ni qu'on ne se donne (max. 177, I 186)

[79] La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre
(max. 153, I 160).

[80] La civilité est une envie d'en recevoir; c'est aussi un désir
d'être estimé poli (max. 260, I 283).

[81] La vérité qui fait les gens véritables est une imperceptible
ambition qu'ils ont de rendre leur témoignage considérable et
d'attirer à leurs paroles un respect de religion (max. 63, I 72).

[82] Nous avouons nos défauts pour réparer le préjudice qu'ils
nous font dans l'esprit des autres par l'impression que nous leur
donnons de la justice du nôtre (max. 184, I 193).

[83] La clémence des princes est une politique dont ils se servent
pour gagner l'affection des peuples (max. 15, I 15).

[84] On s'est trompé quand on a cru, après tant de grands
exemples, que l'ambition et l'amour triomphaient toujours des
autres passions; c'est la paresse, toute languissante qu'elle est,
qui en est le plus souvent la maîtresse: elle usurpe
insensiblement sur tous les desseins et sur toutes les actions de
la vie, et enfin elle émousse et éteint toutes les passions et
toutes les vertus (max. 266, I 289).

[85] Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses peuvent
difficilement s'appliquer assez aux grandes, parce qu'ils
consomment toute leur application pour les petites, et même, en la
plupart des hommes, c'est une marque qu'ils n'ont aucun talent
pour les grandes (max. 41 et MS 7, I 45 et 51).

[86] Il y a deux sortes d'inconstances: l'une qui vient de la
légèreté de l'esprit qui à tout moment change d'opinion, ou plutôt
de la pauvreté de l'esprit qui reçoit toutes les opinions des
autres; l'autre qui est plus excusable, vient de la [fin] du goût
des choses que l'on aimait (max. 181, I 190).

[87] La sobriété est l'amour de la santé ou l'impuissance de
manger beaucoup (MS 24, I 135).

[88] La chasteté des femmes est l'amour de leur réputation et de
leur repos (max. 205, I 217).

[89] Le mépris des richesses, dans les philosophes, était un désir
caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune par le
mépris des mêmes biens dont elle les privait; c'était un secret
qu'ils avaient trouvé pour se dédommager de l'avilissement de la
pauvreté; c'était enfin un chemin détourné pour aller à la
considération que les richesses donnent (max. 54, I 63).

[90] La fidélité est une invention rare de l'amour-propre par
laquelle l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses précieuses,
se rend à lui-même infiniment précieux; de tous les trafics de
l'amour-propre c'est celui où il fait moins d'avances et de plus
grands profits; c'est un raffinement de sa politique, car il
engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur
liberté et par leur vie qu'ils sont forcés de confier en quelques
occasions, à élever l'homme fidèle au-dessus de tout le monde
(max. 247, I 269).

[91] L'éducation qu'on donne aux princes est un second amour-propre
qu'on leur inspire (max. 261, I 284, Ier état).

[92] Notre repentir ne vient point de nos actions, mais du dommage
qu'elles nous causent (max. 180, I 189).

[93] Il y a des héros en mal comme en bien (max. 185, I 194).

[94] L'amour-propre est l'amour de soi-même et de toutes choses
pour soi; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les
rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en ouvrait les
moyens; il ne repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les
sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs pour en
tirer ce qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses
désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que
ses conduites; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses
transformations passent celles de la métamorphose, et ses
raffinements ceux de la chimie.

On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses
abîmes; là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y
fait mille insensibles tours et retours; là il est souvent
invisible à lui-même, et il y conçoit, il y nourrit, et il y
élève, sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines;
il en forme même quelquefois de si monstrueuses que, lorsqu'il les
a mises au jour, il les méconnaît ou il ne peut se résoudre à les
avouer.

De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions
qu'il a de lui-même; de là viennent ses erreurs, ses ignorances,
ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet; de là vient
qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont
qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus d'envie de courir quand
il se repose, et qu'il pense avoir perdu tous les goûts qu'il a
rassasiés.

Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n'empêche pas
qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est
semblable à nos yeux qui découvrent tout et sont aveugles
seulement pour eux-mêmes. En effet dans ses plus grands intérêts
et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses
souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend,
il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout; de sorte
qu'on est tenté de croire que chacune de ses passions a une magie
qui lui est propre.

Rien n'est si intime et si fort que ses attachements, qu'il essaie
de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le
menacent; cependant il fait quelquefois en peu de temps et sans
aucun effort ce qu'il n'a pu faire avec tous ceux dont il est
capable dans le cours de plusieurs années: d'où l'on pourrait
conclure assez vraisemblablement que c'est par lui-même que ses
désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et par le mérite de
ses objets, que son goût est le prix qui les relève et le fard qui
les embellit, que c'est après lui-même qu'il court, et qu'il suit
son gré lorsqu'il suit les choses qui sont à son gré.

Il est tous les contraires; il est impérieux et obéissant, sincère
et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux, etc.

Il a de différentes inclinations selon la diversité des
tempéraments, qui les tournent et le dévouent pour l'ordinaire à
la gloire ou aux richesses ou aux plaisirs; il en change selon le
changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences;
mais il lui est indifférent d'en avoir plusieurs ou de n'en avoir
qu'une, parce qu'il se partage en plusieurs et se ramasse en une
quand il le faut et comme il lui plaît. Il est inconstant et,
outre les changements qui lui viennent des causes étrangères, il
en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fonds, car
il est naturellement inconstant de toutes manières; il est
inconstant d'inconstance, de légèreté, d'amour, de nouveauté, de
lassitude et de dégoût.

Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec la
dernière application, et avec des travaux incroyables, à obtenir
des choses qui ne lui sont point avantageuses et qui même lui sont
nuisibles, et qu'il poursuit seulement parce qu'il les veut.

Il est bizarre et met souvent toute son application dans les
emplois les plus frivoles; il trouve tout son plaisir dans les
plus fades et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables.

Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les
conditions; il vit partout, il vit de tout, et il vit de rien; il
s'accommode des choses et de leur privation; il passe même dans le
parti des gens de piété qui lui font la guerre; il entre dans
leurs desseins et, ce qui est admirable il se hait lui-même, avec
eux il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine; enfin il ne
se soucie que d'être, et, pourvu qu'il soit, il veut bien être son
ennemi.

Il ne faut donc pas s'étonner s'il se joint à la plus sévère
piété, et s'il entre si hardiment en société avec elle pour se
détruire, parce que, dans le même temps qu'il se ruine en un
endroit, il se rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte
son plaisir, il le change seulement en satisfaction; et lors même
qu'il est vaincu et qu'on croit en être défait, on le retrouve
dans le triomphe de sa défaite.

Voilà la peinture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est
qu'une grande et longue agitation; la mer en est une image
sensible, et l'amour-propre trouve dans la violence de ses vagues
continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de
ses pensées et de ses éternels mouvements (MS I, I I).

[95] L'intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent
trompés. (max. 118, I 122)

[96] On aime mieux dire du mal de soi que de n'en point parler
(max. 138, I 140).

[97] La ruine du prochain plaît aux amis et aux ennemis (MP 4).

[98] La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que
l'amour de la faveur; c'est aussi la rage de n'avoir point la
faveur, qui se console et s'adoucit un peu par le mépris des
favoris; c'est enfin une secrète envie de les détruire qui fait
que nous leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant pas leur ôter
[ce] qui leur attire ceux de tout le monde (max. 55, I 64).

[99] Chaque homme n'est pas plus différent des autres hommes qu'il
l'est souvent de lui-même (max. 135, I 137).

[100] Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi des
marchands: elle soutient le commerce, et nous ne payons pas pour
la justice de payer, mais pour trouver plus facilement des gens
qui nous prêtent (max. 223, I 237).

[101] La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres pour
acquérir leur estime fait qu'enfin nous nous déguisons à
nous-mêmes (max. 119, I 123).

[102] Les biens et les maux sont plus grands dans notre
imagination qu'ils ne le sont en effet, et on n'est jamais si
heureux ni si malheureux que l'on pense (max. 49, I 56).

[103] Il y a des personnes à qui leurs défauts siéent bien et
d'autres qui sont disgraciées de leurs bonnes qualités (max. 251,
I 281).

[104] La réconciliation avec nos ennemis, qui se fait au nom de la
sincérité, de la douceur, et de la tendresse, n'est qu'un désir de
rendre sa condition meilleure, une lassitude de la guerre et une
crainte de quelque mauvais événement (max. 82. I 95).

[105] Le mal que nous faisons aux autres ne nous attire point tant
la persécution et leur haine que les bonnes qualités que nous
avons (max. 29, I 32).

[106] Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui
paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c'est
qu'il n'y a quasi personne qui ne pense plutôt à ce qu'il veut
dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit, et que les plus
habiles et les plus complaisants se contentent de montrer
seulement une mine attentive au même temps que l'on voit, dans
leurs yeux et dans leur esprit, un égarement et une précipitation
de retourner à ce qu'ils veulent dire, au lieu de considérer que
c'est un mauvais moyen de plaire ou de persuader les autres de
chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et
bien répondre est une des plus grandes perfections qu'on puisse
avoir (max. 139, I 141).

[107] Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre d'avoir la
vertu de se transformer lui-même, il a encore celle de transformer
ses objets; ce qu'il fait d'une manière fort étonnante, car non
seulement il les déguise si bien qu'il y est lui-même abusé, mais
aussi, comme si ses actions étaient des miracles, il change l'état
et la nature des choses soudainement. En effet, lorsqu'une
personne nous est contraire, et qu'elle tourne sa haine et sa
persécution contre nous, c'est avec toute la sévérité de la
justice que notre amour-propre juge ses actions, il donne même une
étendue à ses défauts qui les rend énormes, et met ses bonnes
qualités dans un jour si désavantageux qu'elles deviennent plus
dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dès que cette même
personne nous devient favorable ou que quelqu'un de nos intérêts
l'a réconciliée avec nous, notre seule satisfaction rend aussitôt
à son mérite le lustre que notre aversion venait d'effacer. Tous
ses avantages en reçoivent un fort grand des biais dont nous les
regardons; toutes ses mauvaises qualités disparaissent, et nous
appelons même toute notre indulgence pour la forcer à justifier la
guerre qu'elles nous ont faite (cf. la maxime suivante).

[108] Quoique toutes les passions montrent cette vérité, l'amour
la fait voir plus clairement que les autres, car nous voyons un
amoureux, agité de la rage où l'a mis un visible oubli ou
infidélité découverte, conjure[r] le ciel et les enfers contre sa
maîtresse et néanmoins, aussitôt qu'elle s'est présentée et que sa
vue a calmé la fureur de ses mouvements, son ravissement rend
cette beauté innocente, il n'accuse plus que lui-même, il condamne
ses condamnations et par cette vertu miraculeuse de l'amour-propre
il ôte la noirceur aux actions mauvaises de sa maîtresse et en
sépare le crime pour en charger ses soupçons (pour cette maxime et
la précédente: max. 88, I 101).

[109] La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on nous ôte ce
qui nous appartient; de là vient cette considération et ce respect
pour tous les intérêts du prochain et cette scrupuleuse
application à ne lui faire aucun préjudice. Sans cette crainte qui
retient l'homme dans les bornes des biens que la naissance ou la
fortune lui a donnés, pressé par la violente passion de se
conserver, comme par une faim enragée, il ferait des courses
continuellement sur les autres (MS 14, I. 88).

[110] La justice, dans les bons juges qui sont modérés n'est que
l'amour de l'approbation; dans les ambitieux c'est l'amour de leur
élévation (MS 15, I 89).

[111] Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons
jamais de grands biens ni de grands maux qui ne produisent
infailliblement leurs pareils. L'imitation des biens vient de
l'émulation et celle des maux de l'excès de la malignité naturelle
qui, étant comme tenue en prison par la honte, est mise en liberté
par l'exemple (max. 230, I 244).

[112] Nul ne mérite d'être loué de bonté s'il n'a la force et la
hardiesse de pouvoir être méchant: toute autre bonté n'est en
effet qu'une privation de vice ou plutôt la timidité des vices et
leur endormissement (max. 237, I 251).

[113] Chacun pense être plus fin que les autres (MP 5).

[114] L'aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur
orgueil; il sert encore à le nourrir et à l'augmenter, et c'est
pour manquer de lumières que nous ignorons toutes nos misères et
tous nos défauts (MS 19, I 102).

[115] La constance en amour est une inconstance perpétuelle qui
fait que notre coeur s'attache successivement à toutes les
qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la
préférence à l'une, tantôt à l'autre, de sorte que cette constance
n'est que notre inconstance arrêtée et renfermée dans un sujet
(max. 175. I 184).

[116] Nous ne regrettons pas la perte de nos amis selon leur
mérite, mais selon nos besoins et l'opinion que nous croyons leur
avoir donnée de ce que nous valons (MS 70, I 248).

[117] Il n'y a point d'amour pure et exempte du mélange de nos
autres passions, que celle qui est cachée au fond du coeur et que
nous ignorons nous-mêmes (max. 69, I 79).

[118] On hait souvent les vices, mais on méprise toujours le
manque de vertu (max. 186, I 195).

[119] La passion fait souvent du plus habile homme un sot et rend
quasi toujours les plus sots habiles (max. 6, I 6).

[120] Il y a des gens niais qui se connaissent niais et qui
emploient habilement leur niaiserie (max. 208, I 220).

[121] Tout le monde est plein de pelles qui se moquent des
fourgons (MS 5. I 33).

[122] On ne saurait compter toutes les espèces de vanité (MP 6).

[123] Pour savoir, il faut savoir le détail des choses, et comme
il est presque infini, de là vient que si peu de gens sont savants
et que nos connaissances sont superficielles et imparfaites, et
qu'on décrit les choses au lieu de les définir. En effet on ne les
connaît et on ne les fait connaître qu'en gros et par des marques
communes, de même que si quelqu'un disait que le corps humain est
droit et composé de différentes parties, sans dire le nombre, la
situation, les fonctions, les rapports et les différences de ces
parties (max. 106, I 116).

[124] Il est bien malaisé de distinguer la bonté répandue et
générale pour tout le monde de la grande habileté (MS 44, I 252).

[125] On incommode toujours les autres quand on est persuadé de ne
les pouvoir jamais incommoder (max. 242, I 264).

[126] Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux
des hommes sont représentées par les politiques comme les effets
des grands intérêts, au lieu que ce sont d'ordinaire les effets de
l'humeur et des passions; ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine,
qu'on rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du
monde, était un effet de la jalousie (max. 7, I 7).

[127] Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent
toujours; elles sont comme un art de la nature dont les règles
sont infaillibles et l'homme le plus simple, qui sent, persuade
mieux que celui qui n'a que la seule éloquence (max. 8, I 8).

[128] La vraie éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut et à
ne dire que ce qu'il faut (max. 250, I 273).

[129] Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours d'être
malheureux pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'ils sont de
véritables héros, puisque la mauvaise fortune ne s'opiniâtre
jamais à persécuter que les personnes qui ont des qualités
extraordinaires (max. 50, I 57).

[130] La coquetterie est le fond de l'humeur de toutes les femmes,
mais toutes n'en ont pas l'exercice parce que la coquetterie de
quelques-unes est arrêtée et enfermée par leur tempérament et par
leur raison (max. 241, I 263).

[131] Un homme d'esprit serait souvent embarrassé sans la
compagnie des sots (max. 140, I 142).

[132] Les pensées et les sentiments ont chacun un ton de voix, une
action et un air de visage qui leur sont propres; c'est ce qui
fait les bons et les mauvais comédiens, et c'est ce qui fait aussi
que les personnes plaisent ou déplaisent (max. 255, I 278).

[133] Il y a de jolies choses que l'esprit ne cherche point et
qu'il trouve toutes achevées en lui-même, de sorte qu'il semble
qu'elles y soient cachées comme l'or et les diamants dans le sein
de la terre (max. 101, I 111).

[134] La confiance de plaire est souvent le moyen de plaire
infailliblement (MS 46, I 256).

[135] La faiblesse fait commettre plus de trahisons que le
véritable dessein de trahir (max. 120, I 124).

[136] L'approbation que l'on donne à l'esprit, à la beauté et à la
valeur les augmente et les perfectionne et leur fait faire de plus
grands effets qu'ils n'auraient été capables de faire d'eux-mêmes
(max. 150, I 156).

[137] Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de
nous-mêmes, que de voir que nous avons été dans des états et dans
des sentiments que nous désapprouvons à cette heure (max. 51, I
58).

[138] Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre
raison (max. 42, I 46).

[139] Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles n'est pas
tant la lassitude que l'on a des vieilles, ni le plaisir de
changer, que le dégoût que nous avons de n'être pas assez admirés
de ceux qui nous connaissent trop et l'espérance de l'être
davantage de ceux qui ne nous connaissent guère (max. 178, I 187).

[140] Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de
passions et plus de vertu que les âmes communes, mais celles qui
ont seulement de plus grandes vues (MS 31, I 161).

[141] On n'est jamais si malheureux qu'on craint ni si heureux
qu'on espère (MS 9, I 59).

[142] On se vante souvent mal à propos de ne se point ennuyer et
l'homme est si glorieux qu'il ne veut pas se trouver de mauvaise
compagnie (max. 141, I 143).

[143] Ce qui nous empêche souvent de bien juger des sentences qui
prouvent la fausseté des vertus, c'est que nous croyons trop
aisément qu'elles sont véritables en nous (MP 7).

[144] La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps,
et quelque éloignés que nous paraissions être des passions que
nous n'avons point encore ressenties, il faut croire toutefois que
l'on n'y est pas moins exposé qu'on l'est à tomber malade quand on
se porte bien (max. 188, I 197).

[145] On blâme l'injustice, non pas par la haine qu'on a pour
elle, mais par le préjudice qu'on en reçoit (MS 16, I 90).

[146] Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts
et les conduire chacun dans son ordre; notre avidité le trouble
souvent en nous faisant courir à tant de choses à la fois; de là
vient que pour désirer trop les moins importantes, nous ne les
faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables (max.
66, I 76).

[147] Le caprice de l'humeur est encore plus bizarre que celui de
la fortune (max. 45, I 50).

[148] La honte, la paresse, la timidité ont souvent toutes seules
le mérite de nous retenir dans notre devoir, pendant que notre
vertu en a tout l'honneur (max. 169, I 177).

[149] On n'a plus de raison quand on n'espère plus d'en trouver
aux autres (MS 20, I 103).

[150] Ceux qu'on exécute affectent quelquefois des constances, des
froideurs, et des mépris de la mort pour ne pas penser à elle et
pour s'étourdir, de sorte qu'on peut dire que ces froideurs et ces
mépris font à leur esprit ce que le mouchoir fait à leurs yeux
(max. 21, I 24).

[151] L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir
l'injustice (max. 78, I 91).

[152] Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix que
dans le choix des paroles (max. 249, I 272, 2e état).

[153] La plupart des hommes s'exposent assez à la guerre pour
sauver leur honneur, mais peu se veulent toujours exposer autant
qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils
s'exposent (max. 219, I 233).

[154] On ne loue que pour être loué (max. 146, I 150).

[155] Il n'y a que Dieu qui sache si un procédé net, sincère et
honnête est plutôt un effet de probité que d'habileté (max. 170, I
178).

[156] La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de
chaque chose (max. 244, I 266).

[157] On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt
(MS 28, I 151).

[158] La vérité est le fondement et la justification de la beauté
(MS 49, I 260).

[159] Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions
pas de celui des autres (max. 34, I 38).

[160] Nous craignons toutes choses comme mortels, et nous désirons
toutes choses comme si nous étions immortels (MP 8).

[161] Peu de gens sont assez sages pour aimer mieux le blâme qui
leur sert que la louange qui les trahit (max. 147, I 152).

[162] La subtilité est une fausse délicatesse et la délicatesse
une solide subtilité (max. 128, I 130).

[163] La vérité est le fondement et la raison de la perfection et
de la beauté, car il est certain qu'une chose, de quelque nature
qu'elle soit, est belle et parfaite si elle est tout ce qu'elle
doit être et si elle a tout ce qu'elle doit avoir. (MS 49, I 260).

[164] Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui fait
qu'elles offensent et blessent toujours, même lorsqu'elles parlent
raisonnablement et équitablement; la charité a seule le privilège
de dire quasi tout ce qui lui plaît et de ne blesser jamais
personne (max. 9, I 9).

[165] Le monde, ne connaissant point le véritable mérite, n'a
garde de pouvoir le récompenser; aussi n'élève-t-il à ses
grandeurs et à ses dignités que des personnes qui ont de belles
qualités apparentes et il couronne généralement tout ce qui luit
quoique tout ce qui luit ne soit pas de l'or (max. 166, I 173).

[166] Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le coeur, il
y a un mérite fade et des personnes qui dégoûtent avec des
qualités bonnes et estimables (max. 155, I 162, 2e état).

[167] Nous ne sommes pas difficiles à consoler des disgrâces de
nos amis lorsqu'elles servent à nous faire faire quelque belle
action (max. 235, I 249).

[168] Quand il n'y a que nous qui sachions nos crimes, ils sont
bientôt oubliés (max. 196, I 207).

[169] L'intérêt donne toute sorte de vertus et de vices (max. 253,
I 276).

[170] Plusieurs personnes s'acquittent des devoirs de la
reconnaissance, quoiqu'il soit vrai de dire que personne n'en a
effectivement (max. 224, I 238).

[171] Pour s'établir dans le monde, on fait tout ce qu'on peut
pour y paraître établi (max. 56, I 65).

[172] Dans toutes les professions et dans tous les arts, chacun se
fait une mine et un extérieur qu'il met en la place de la chose
dont il veut avoir le mérite, de sorte que tout le monde n'est
composé que de mines, et c'est inutilement que nous travaillons à
y trouver les choses (max. 256, I 279).

[173] Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles que tout le
monde chante un certain temps quelque fades et dégoûtants qu'ils
soient (max. 211, I 223).

[174] Comme dans la nature il y a une éternelle génération et que
la mort d'une chose est toujours la production d'une autre, de
même il y a dans le coeur humain une génération perpétuelle de
passions, en sorte que la ruine de l'une est toujours
l'établissement d'une autre (max. 10, I 10).

[175] Je ne sais si cette maxime, que chacun produit son
semblable, est véritable dans la physique, mais je sais bien
qu'elle est fausse dans la morale et que les passions en
engendrent souvent qui leur sont contraires; ainsi l'avarice
produit quelquefois la libéralité, et la libéralité l'avarice, on
est souvent ferme de faiblesse, et l'audace naît de la timidité
(max. 11, I 11).

[176] Peu de gens sont cruels de cruauté, mais tous les hommes
sont cruels et inhumains d'amour-propre (MS 32, I 174).

[177] L'intérêt parle toute sorte de langues et joue toute sorte
de personnages, même celui de désintéressé (max. 39, I 43).

[178] L'esprit est toujours la dupe du coeur (max. 102, I 112).

[179] Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le
voile de la piété et de l'honneur, il y en a toujours quelque coin
qui se montre (max. 12, I 12).

[180] La philosophie triomphe aisément des maux passés et de ceux
qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents triomphent
d'elle (max. 22, I 25).

[181] Ce qui fait tout le mécompte que nous voyons dans la
reconnaissance des hommes, c'est que l'orgueil de celui qui donne,
et l'orgueil de celui qui reçoit, ne peuvent convenir du prix du
bienfait (max. 225, I 239).

[182] La vanité et la honte, et surtout le tempérament, fait la
valeur des hommes, et la chasteté des femmes, dont chacun mène
tant de bruit (max. 220, I 234).

[183] Il y a des gens dont le mérite consiste à dire et à faire
des sottises utilement, et qui gâteraient tout s'ils changeaient
de conduite (max. 156, I 163).

[184] On se console souvent d'être malheureux en effet par un
certain plaisir qu'on trouve à le paraître (MS 10, I 60).

[185] On admire tout ce qui éblouit, et l'art de savoir bien
mettre en oeuvre de médiocres qualités dérobe l'estime et donne
souvent plus de réputation que le véritable mérite (max. 162, I
164).

[186] Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie, ils
les font valoir ce qu'ils veulent et on est forcé de les recevoir
selon leur cours et non pas selon leur véritable prix (MS 67, I
165).

[187] La vertu est un fantôme formé par nos passions à qui on
donne un nom honnête pour faire impunément ce qu'on veut (MS 34, I
179).

[188] Peu de gens connaissent la mort; on la souffre, non par la
résolution, mais par la stupidité et par la coutume, et la plupart
des hommes meurent parce qu'on meurt (max. 23, I 26).

[189] L'imitation est toujours malheureuse et tout ce qui est
contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu'elles
sont naturelles (MS 43, I 245).

[190] Dieu a mis des talents différents dans l'homme comme il a
planté de différents arbres dans la nature, en sorte que chaque
talent de même que chaque arbre a ses propriétés et ses effets qui
lui sont tous particuliers; de là vient que le poirier le meilleur
du monde ne saurait porter les pommes les plus communes, et que le
talent le plus excellent ne saurait produire les mêmes effets des
talents les plus communs; de là vient encore qu'il est aussi
ridicule de vouloir faire des sentences sans en avoir la graine en
soi que de vouloir qu'un parterre produise des tulipes quoiqu'on
n'y ait point semé les oignons (MP 9).

[191] L'honneur acquis est caution de celui qu'on doit acquérir
(max. 270, I 294).

[192] L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est ce qui
fait toute la lumière des autres (max. 40, I 44).

[193] Il y a des reproches qui louent et des louanges qui médisent
(max. 148, I 153).

[194] Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut
avoir l'économie (max. 159, I 166).

[195] Une preuve convaincante que l'homme n'a pas été créé comme
il est, c'est que plus il devient raisonnable et plus il rougit en
soi-même de l'extravagance, de la bassesse et de la corruption de
ses sentiments et de ses inclinations (MP 10).

[196] On se mécompte toujours dans le jugement que l'on fait de
nos actions quand elles sont plus grandes que nos desseins (max.
160, I 167).

[197] Il faut une certaine proportion entre les actions et les
desseins qui les produisent, sans laquelle les actions ne font
jamais tous les effets qu'elles doivent faire (max. 161, I 168).

[198] Quoique la vanité des ministres se flatte de la grandeur de
leurs actions, elles sont bien souvent les effets du hasard ou de
quelque petit dessein (max. 57, I 66).

[199] La nature, qui se vante d'être toujours sensible, est dans
la moindre occasion étouffée par l'intérêt (max. 275, I 299).

[200] Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit (max. 209,
I 221).

[201] Les grands hommes s'abattent et se démontent à la fin par la
longueur de leurs infortunes; cela ne veut pas dire qu'ils fussent
forts quand ils les supportaient, mais seulement qu'ils se
donnaient la gêne pour le paraître, et qu'ils soutenaient leurs
malheurs par la force de leur ambition et non pas par celle de
leur âme; cela fait voir manifestement qu'à une grande vanité près
les héros sont faits comme les autres hommes (max. 24, I 27).

[202] La plupart des gens ne voient dans les hommes que la vogue
qu'ils ont et le mérite de leur fortune (max. 212, I 224).

[203] Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands
défauts (max. 190, I 198).

[204] Toutes les vertus des hommes se perdent dans l'intérêt,
comme les fleuves se perdent dans la mer (max. 171, I 180).

[205] Il y a des hommes que l'on estime, qui n'ont pour toutes
vertus que des vices qui sont propres à la société et au commerce
de la vie (max. 273, I 297).

[206] Il ne faut pas s'offenser que les autres nous cachent la
vérité puisque nous nous la cachons si souvent nous-mêmes (MP II).

[207] Rien ne prouve davantage combien la mort est redoutable que
la peine que les philosophes se donnent pour persuader qu'on la
doit mépriser (MP 12).

[208] Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si bien
persuadés qu'ils disent que la mort n'est pas un mal que le
tourment qu'ils se donnent pour éterniser leur réputation (MS 53,
I 285, Ier état).

[209] Il semble que c'est le diable qui a tout exprès placé la
paresse sur la frontière de plusieurs vertus (MP 13).

[210] La fin du bien est un mal, la fin du mal est un bien (MP
14).

[211] L'orgueil est égal dans tous les hommes et il n'y a de
différence qu'en la manière de le mettre au jour (max. 35, I 39).

[212] On blâme aisément les défauts des autres, mais on s'en sert
rarement à corriger les siens (MP 15).

[213] On n'oublie jamais si bien les choses que quand on s'est
lassé d'en parler (MS 26, I 144).

[214] Comment peut-on se répondre si hardiment de soi-même
puisqu'il faut auparavant se pouvoir répondre de sa fortune? (MS
II, I 70.)

[215] L'espérance, toute vaine et toute trompeuse qu'elle est
d'ordinaire, sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un
beau chemin (max. 168, I 175).

[216] La magnanimité est assez définie par son nom; on pourrait
dire toutefois que c'est le bon sens de l'orgueil et la voie la
plus noble qu'elle ait pour recevoir des louanges (max. 285, I
313).

[217] La clémence c'est un mélange de gloire, de paresse et de
crainte dont nous faisons une vertu (max. 16, I 16).

[218] On n'est pas moins exposé aux rechutes des maladies de l'âme
que de celles du corps; nous croyons être guéris bien que le plus
souvent ce ne soit qu'un relâche ou un changement de mal; quand
les vices nous quittent, nous voulons croire que c'est nous qui
les quittons; on pourrait presque dire qu'ils nous attendent sur
le cours ordinaire de la vie comme des hôtelleries où il faut
successivement loger, et je doute que l'expérience même nous en
peut [sic] garantir s'il nous était permis de faire deux fois le
même chemin (max. 193, 192 et 191, I 204, 203 et 202).

[219] Si l'on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il
ressemble plus à la haine qu'à l'amitié (max. 72, I 82).

[220] On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que
par celles qu'on affecte d'avoir (max. 134, I 136).

[221] La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la
durée de notre vie (max. 5, I 5).

[222] Il y a beaucoup de femmes qui n'ont jamais eu de
galanteries, mais je ne sais s'il y en a qui n'en aient jamais eu
qu'une (max. 73, I 83).

[223] L'amour est à l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au
corps qu'elle anime (MS 13, I 77).

[224] Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher
l'amour où il est, ni le feindre où il n'est pas (max. 70, I 80).

[225] Comme on n'est jamais libre d'aimer ou de cesser d'aimer, on
ne peut se plaindre avec justice de la cruauté de sa maîtresse, ni
elle de la légèreté de son amant (MS 62, I 81).

[226] La durée de l'amour et ce qu'on appelle ordinairement
constance sont deux choses bien différentes: la première vient de
ce que l'on trouve sans cesse dans la personne que l'on aime,
comme dans une source inépuisable, de nouveaux sujets d'aimer, et
l'autre vient de qu'on se fait un honneur de tenir sa parole (max.
176, I 185).

[227] Les vices entrent dans la composition des vertus comme les
poisons entrent dans la composition des plus grands remèdes de la
médecine, la prudence les assemble, elle les tempère et elle s'en
sert utilement contre les maux de la vie (max. 182, I 191).

[228] Les biens et les maux qui nous arrivent ne nous touchent pas
selon leur grandeur, mais selon notre sensibilité (MP 16).

[229] La curiosité n'est pas, comme l'on croit, un simple amour de
la nouveauté: il y en a d'intérêt, qui fait que nous voulons
savoir les choses pour nous en prévaloir; et il y en a une autre
d'orgueil, qui nous donne envie d'être au-dessus de tous ceux qui
ignorent les choses, et de n'être pas au-dessous de ceux qui les
savent (max. 173, I 182).

[230] On est souvent reconnaissant par principe d'ingratitude
(max. 226, I 240).

[231] On fait souvent du bien pour pouvoir faire du mal impunément
(max. 121, I 125).

[232] Le refus des louanges est un désir d'être loué deux fois
(max. 149, I 154).

[233] On peut connaître son esprit, mais qui peut connaître son
coeur? (max. 103, I 113).

[234] Le vrai ne fait pas tant de bien dans le monde que le
vraisemblable y fait de mal (max. 64, I 73).

[235] La petitesse de l'esprit fait l'opiniâtreté (cf. la maxime
suivante).

[236] On ne croit pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous
voyons (pour cette maxime et la précédente: max. 265, I 288).

[237] Ceux qui prisent trop leur noblesse ne prisent d'ordinaire
pas assez ce qui en est l'origine (MP 17).

[238] Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir,
parce qu'on songe plus à paraître aux autres qu'à être
effectivement ce qu'il faut être (max. 199, I 210).

[239] La jalousie ne subsiste que dans les doutes et ne vit que
dans de nouvelles inquiétudes; l'incertitude est sa matière (max.
32, I 35).

[240] Le remède de la jalousie est la certitude de ce qu'on
craint, parce qu'elle cause la fin de la vie ou la fin de l'amour;
c'est un cruel remède, mais il est plus doux que les doutes et les
soupçons (MP 18).

[241] Il est difficile de comprendre combien est grande la
ressemblance et la différence qu'il y a entre tous les hommes (MP
19).

[242] C'est être véritablement honnête homme que de vouloir bien
être examiné des honnêtes gens en tous temps et sur tous les
sujets qui se présentent (max. 206, I 218).

[243] Le désir de vivre ou de mourir sont des goûts de l'amour-propre
dont il ne faut non plus disputer que des goûts de la langue ou du
choix des couleurs (max. 46, I 52).

[244] Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des
hommes que de leur faire trop de bien (max. 238, I 253).

[245] Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent
le coeur de l'homme, c'est que l'on craint d'y être découvert (MP
20).

[246] De plusieurs actions diverses que la fortune arrange comme
il lui plaît il s'en fait plusieurs vertus (max. I, I 293).

[247] On est sage pour les autres, personne ne l'est assez pour
soi-même (max. 132, I 133).

[248] La confiance que l'on a en soi fait naître la plus grande
partie de celle que l'on a aux autres (MS 47, I 258).

[249] On peut toujours ce qu'on veut, pourvu qu'on le veuille bien
(max. 243, I 265 et 272, Ier état).

[250] La jeunesse est une ivresse continuelle; c'est la fièvre de
la santé, c'est la folie de la raison (max. 271, I 295).

[251] Toutes les passions ne sont autre chose que les divers
degrés de la chaleur et de la froideur du sang (MS 2, I 13).

[252] Comme c'est le caractère des grands esprits de faire
entendre avec peu de paroles beaucoup de choses, les petits
esprits en revanche ont l'art de parler beaucoup et de ne dire
rien (max. 142, I 145).

[253] De toutes les passions celle qui est la plus inconnue c'est
la paresse, elle est la plus violente et la plus maligne de
toutes, quoique sa violence soit insensible et que les dommages
qu'elle cause soient très cachés; si nous considérons
attentivement son pouvoir, nous verrons qu'elle se rend en toutes
rencontres maîtresse de nos sentiments, de nos intérêts et de nos
plaisirs; c'est le petit poisson qui a la force d'arrêter les plus
grands navires, c'est une bonace plus dangereuse aux plus
importantes affaires que les écueils et les plus grandes tempêtes;
le repos de la paresse est un charme secret de l'âme qui suspend
soudainement ses plus ardentes poursuites et ses plus opiniâtres
résolutions, et enfin, pour donner la véritable idée de cette
passion, il faut dire que la paresse est une béatitude de l'âme
qui la console de toutes ses pertes et la fait renoncer à toutes
ses prétentions (MS 54, I 290).

[254] La magnanimité méprise tout pour avoir tout (max. 248, I
270).

[255] L'homme est si misérable que, tournant toutes ses conduites
à satisfaire ses passions, il gémit incessamment sous leur
tyrannie; il ne peut supporter ni leur violence ni celle qu'il
faut qu'il se fasse pour s'affranchir de leur joug; il trouve du
dégoût non seulement dans ses vices, mais encore dans leurs
remèdes, et ne peut s'accommoder ni des chagrins de ses maladies
ni du travail de sa guérison (MP 21).

[256] Dieu a permis, pour punir l'homme du péché originel, qu'il
se fît un dieu de son amour-propre pour en être tourmenté dans
toutes les actions de sa vie (MP 22).

[257] Si nous n'avions point de défauts, nous ne serions pas si
aises d'en remarquer aux autres (max. 31, I 34).

[258] Je ne sais si on peut dire de l'agrément séparé de la beauté
que c'est une symétrie dont on ne sait pas les règles et un
rapport secret des traits ensemble et des traits avec les couleurs
et l'air de la personne (max. 240, I 261).

[259] Il y a une infinité de conduites qui ont un ridicule
apparent et qui sont dans leurs raisons cachées très sages et très
solides (max. 163, I 170).

[260] En vieillissant on devient plus fou et plus sage (max. 210,
I 222).

[261] L'espérance et la crainte sont inséparables et il n'y a
point de crainte sans espérance ni d'espérance sans crainte (MP
23).

[262] Il semble que plusieurs de nos actions aient des étoiles
heureuses ou malheureuses aussi bien que nous, d'où dépend une
grande partie de la louange ou du blâme qu'on leur donne (max. 58,
I 67).

[263] Il n'y a que d'une sorte d'amour, mais il y en a mille
différentes copies (max. 74, I 84).

[264] L'amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un
mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse
d'espérer ou de craindre (max. 75, I 85).

[265] Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits: tout le
monde en parle, mais peu de gens en ont vu (max. 76, I 86).

[266] L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on
lui attribue, où il n'a souvent guère plus de part que le doge en
a à ce qui se fait à Venise (max. 77, I 87).

[267] Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous
est presque toujours plus grand que celui que nous y avons
nous-mêmes (MP 24).

[268] La promptitude avec laquelle nous croyons le mal sans
l'avoir assez examiné est aussi bien un effet de paresse que
d'orgueil: on veut trouver des coupables, mais on ne veut pas se
donner la peine d'examiner les crimes (max. 267, I 291).

[269] Ce qui nous fait croire si facilement que les autres ont des
défauts, c'est la facilité que l'on a de croire ce qu'on souhaite
(MP 25).

[270] L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que comme le
corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans
connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même
l'amour-propre séparé, s'il le faut dire ainsi, de son intérêt, ne
voit, n'entend, ne sent et ne se remue plus; de là vient qu'un même
homme qui court la terre et les mers pour son intérêt devient
soudainement paralytique pour l'intérêt des autres; de là vient le
soudain assoupissement, et cette mort que nous causons à tous ceux
à qui nous contons nos affaires; de là vient leur prompte
résurrection lorsque dans notre narration nous y mêlons quelque
chose qui les regarde de sorte que nous voyons dans nos
conversations et dans nos traités que dans un même moment un homme
perd connaissance et revient à soi selon que son propre intérêt
s'approche de lui ou qu'il s'en retire (MP 26).

[271] Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps;
quelque soin qu'on prenne de les guérir, la cicatrice paraît
toujours et elles se peuvent toujours rouvrir (max. 194, I 205).

[272] Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu'il est
rare de voir changer les inclinations (max. 252, I 275).


Sentences et maximes de morale
(Édition hollandaise de 1664)

[1] Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les
poisons entrent dans la composition des remèdes de la médecine: la
prudence les assemble et les tempère, et elle s'en sert utilement
contre les maux de la vie (max. 182, I 191).

[2] La vertu des gens du monde est un fantôme formé par nos
passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce
qu'on veut (MS 34, I 179).

[3] Toutes les vertus des hommes se perdent dans l'intérêt, comme
les fleuves se perdent dans la mer (max. 171, I 180).

[4] Les crimes deviennent innocents, même glorieux, par leur
nombre et par leurs qualités; de là vient que les voleries
publiques sont des habiletés, et que prendre des provinces
injustement s'appelle faire des conquêtes. Le crime a ses héros,
ainsi que la vertu (MS 68, I 192, et max. 185, I 194).

[5] La honte, la paresse, et la timidité ont souvent toutes seules
le mérite de nous retenir dans notre devoir, pendant que notre
vertu en a tout l'honneur (max. 169, I 177).

[6] Si on avait ôté à ce qu'on appelle force le désir de
conserver, et la crainte de perdre, il ne lui resterait pas
grand'chose (MP 32).

[7] La clémence est un mélange de gloire, de paresse et de
crainte, dont nous faisons une vertu; et chez les princes c'est
une politique dont ils se servent pour gagner l'affection des
peuples (max. 16 et 15, I 16 et 15).

[8] La constance des sages n'est qu'un art avec lequel ils savent
renfermer dans leur âme leur agitation (max. 20, I 23).

[9] La gravité est un mystère du corps, inventé pour cacher les
défauts de l'esprit (max. 257. I 280).

[10] La sévérité des femmes est un ajustement, et un fard qu'elles
ajoutent à leur beauté. C'est enfin un attrait fin et délicat, et
une douceur déguisée (max. 204, I 216).

[11] La réconciliation avec nos ennemis, qui se fait au nom de la
sincérité, de la douceur, et de la tendresse, n'est qu'un désir de
rendre sa condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une
crainte de quelque mauvais événement (max. 82, I 95).

[12] Il est de la reconnaissance comme de la bonne foi des
marchands elle soutient le commerce, et nous ne payons pas par la
justice de payer, mais pour trouver plus facilement des gens qui
nous prêtent (max. 223, I 237).

[13] Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre également le
souvenir des bienfaits et des injures, mais ils haïssent ceux qui
les ont obligés. L'orgueil et l'intérêt produit partout
l'ingratitude. L'application à récompenser le bien, et à se venger
du mal, leur paraît une servitude, à laquelle ils ont peine de
s'assujettir (max. 14, I 14).

[14] On élève la prudence jusques au ciel, et il n'est sorte
d'éloges qu'on ne lui donne. Elle est la règle de nos actions, et
de nos conduites; elle est la maîtresse de la fortune; elle fait
le déclin des empires; sans elle on a tous les maux; avec elle on
a tous les biens; et comme disait autrefois un poète, quand nous
avons la prudence il ne nous manque aucune divinité, pour dire que
nous trouvons dans la prudence tout le secours que nous demandons
aux dieux. Cependant la prudence la plus consommée ne saurait nous
assurer du plus petit effet du monde, parce que travaillant sur
une matière aussi changeante, et aussi commune, qu'est l'homme,
elle ne peut exécuter sûrement aucun de ses projets. Dieu seul,
qui tient tous les coeurs des hommes entre ses mains, et qui peut
quand il lui plaira en accorder les mouvements, fait aussi réussir
les choses qui en dépendent. D'où il faut conclure que toutes les
louanges dont notre ignorance, et notre vanité, flatte notre
prudence, sont autant d'injures que nous faisons à sa providence
(max. 65, I 75).

[15] On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que
par celles que l'on affecte d'avoir (max. 134, I 136).

[16] Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon
nos craintes (max. 38, I 42).

[17] On est au désespoir d'être trompé par ses ennemis, et trahi
par ses amis; et on est souvent satisfait de l'être par soi-même
(max. 114, I 119).

[18] Il est aussi aisé de se tromper soi-même sans s'en apercevoir
qu'il est difficile de tromper les autres sans qu'ils s'en
aperçoivent (max. 115, I 120).

[19] Rien n'est plus divertissant que de voir deux hommes
s'assembler, l'un pour demander conseil, et l'autre pour le
donner. L'un paraît avec une indifférence respectueuse, et dit
qu'il vient recevoir des conduites, et soumettre ses sentiments;
et son désir, le plus souvent, est de faire passer le siens, et de
rendre celui qu'il fait maître de son avis garant de l'affaire
qu'il lui propose. Quant à celui qui est conseiller, il paye
d'abord la sincérité de son ami d'un zèle ardent et désintéressé
qu'il lui montre, et cherche en même temps dans ses propres
intérêts des règles de conseiller: de sorte que son conseil lui
devient plus propre qu'à celui qui le reçoit (max. 116, I 118).

[20] La faiblesse de l'esprit est mal nommée: c'est en effet la
faiblesse du tempérament, qui n'est autre chose qu'une impuissance
d'agir, et un manque de principe de vie (max. 44, I 49).

[21] Rien n'est impossible: il y a des voies qui conduisent à
toutes choses; et si nous avions assez de volonté, nous aurions
toujours assez de moyens (max. 243, I 265 et 272, Ier état).

[22] La pitié est un sentiment de nos propres maux dans un sujet
étranger; c'est une prévoyance habile des malheurs où nous pouvons
tomber, qui nous fait donner des secours aux autres pour les
engager à nous les rendre dans de semblables occasions: de sorte
que les services que nous rendons à ceux qui sont accueillis de
quelque infortune, sont à proprement parler des biens anticipés
que nous nous faisons (max. 264, I 287).

[23] Celui-là n'est pas raisonnable qui trouve la raison, mais
celui qui la connaît, qui la goûte, et qui la discerne (max. 105,
I 115).

[24] Nous avouons nos défauts pour réparer le préjudice qu'ils
nous font dans l'esprit des autres par l'impression que nous leur
donnons de la justice du nôtre (max. 184, I 193).

[25] L'humilité est une feinte soumission, que nous employons pour
soumettre effectivement tout le monde. C'est un mouvement de
l'orgueil par lequel il s'abaisse devant les hommes pour s'élever
sur eux. C'est son plus grand déguisement, et son premier
stratagème; et comme il est sans doute que le Protée des fables
n'a jamais été, il est certain aussi que l'orgueil en est un
véritable dans la nature, car il prend toutes les formes comme il
lui plaît. Mais quoiqu'il soit merveilleux et agréable à voir dans
toutes ses figures et dans toutes ses industries, il faut pourtant
avouer qu'il n'est jamais si rare, ni si extraordinaire, que
lorsqu'on le voit les yeux baissés, sa contenance modeste et
reposée, ses paroles douces et respectueuses, pleines de l'estime
des autres et de dédain pour lui-même: il est indigne de tous les
honneurs, il est incapable d'aucun emploi, et ne reçoit les
charges où l'on l'élève que comme un effet de la bonté des hommes,
et de la faveur aveugle de la fortune (max. 254, I 277).

[26] La modération dans la bonne fortune n'est que la crainte de
la honte qui suit l'emportement ou la peur de perdre ce que l'on
a. C'est le calme de notre humeur adoucie par la satisfaction de
l'esprit; c'est aussi la crainte du blâme et du mépris qui suivent
ceux qui s'enivrent de leur bonheur; c'est une vaine ostentation
de la force de notre esprit; et enfin, pour la définir intimement,
la modération des hommes dans leurs plus hautes élévations, c'est
une ambition de paraître plus grands que les choses qui les
élèvent (MS 3 et max. 17-18, I 18-19-20).

[27] Qui ne rirait de cette vertu et de l'opinion qu'on a conçue
d'elle? Elle n'a garde, ainsi qu'on le croit, de combattre et de
soumettre l'ambition, puisque jamais elles ne se peuvent trouver
ensemble, la modération n'étant véritablement qu'une paresse, une
langueur, et un manque de courage: de manière qu'on peut justement
dire que la modération est la bassesse de l'âme, comme l'ambition
en est l'élévation (max. 293, I 17).

[28] La chasteté des femmes est l'amour de leur réputation et de
leur repos (max. 205, I 217).

[29] Il n'y a point de libéralité, et ce n'est que la vanité de
donner que nous aimons mieux que ce que nous donnons (max. 263, I
286).

[30] La sobriété est l'amour de la santé, ou l'impuissance de
manger beaucoup (MS 24, I 135).

[31] La fidélité est une invention rare de l'amour-propre par
laquelle l'homme, s'érigeant en dépositaire des choses précieuses,
se rend lui-même infiniment précieux. De tous les trafics de
l'amour-propre, c'est celui où il fait moins d'avance et de plus
grands profits. C'est un raffinement de sa politique, car il
engage les hommes par leur liberté et par leur vie (qu'ils sont
forcés de confier en quelques occasions) à élever l'homme fidèle
au-dessus de tout le monde (max. 247, I 269).

[32] L'éducation qu'on donne aux princes est un second amour-propre
qu'on leur inspire (max. 261, I 284, Ier état).

[33] Notre repentir ne vient point de nos actions, mais du dommage
qu'elles nous causent (max. 180, I 189).

[34] Il est bien malaisé de distinguer la bonté répandue et
générale pour tout le monde de la grande habileté (MS 44, I 252).

[35] Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté
qui nous fait sortir de nous-mêmes, et qui nous immole
continuellement à l'avantage de tout le monde, sera tenté de
croire que lorsqu'elle agit, l'amour-propre s'oublie et
s'abandonne lui-même, et même qu'il se laisse dépouiller et
appauvrir sans s'en apercevoir: en sorte qu'il semble que l'amour-propre
soit la dupe de la bonté. Cependant la bonté est en effet le plus
propre de tous les moyens dont l'amour-propre se sert pour
arriver à ses fins. C'est un chemin dérobé par où il revient à
lui-même plus riche et plus abondant. C'est un désintéressement
qu'il met à une furieuse usure. C'est enfin un ressort délicat
avec lequel il réunit et dispose et tourne tous les hommes en sa
faveur (max. 236, I 250).

[36] Nul ne mérite d'être loué de bonté, s'il n'a la force et la
hardiesse de pouvoir être méchant; toute autre bonté n'est en
effet qu'une privation de vices, et leur endormissement (max. 237,
I 251).

[37] L'amour de la justice dans les bons juges qui sont modérés
n'est que l'amour de leur élévation; dans la plupart des hommes ce
n'est que la crainte de souffrir l'injustice, et qu'une vive
appréhension qu'on ne nous ôte ce qui nous appartient. De là vient
cette considération et ce respect pour tous les intérêts du
prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun
préjudice. Sans cette crainte qui retient l'homme dans les bornes
des biens que sa naissance ou la fortune lui a donnés, pressé par
la violente passion de se conserver, il ferait des courses
continuellement sur les autres (MS 15, I 89; max. 78, I 91; MS 14,
I 88).

[38] La véritable justice ne voit que ce qu'il faut voir, la
droiture prend tout le bon droit des choses, la délicatesse
aperçoit les choses imperceptibles, et le jugement prononce ce que
les choses sont. Si on l'examine bien, on trouvera que toutes ses
qualités ne sont autre chose que la grandeur de l'esprit, lequel
voit en toutes rencontres, dans la plénitude de ses lumières, tous
les avantages dont nous venons de parler (cf. la maxime suivante).

[39] Le jugement n'est autre chose que la grandeur de la lumière
de l'esprit. On peut dire la même chose de son étendue, et de sa
profondeur, de son discernement, de sa justice, de sa droiture et
de sa délicatesse: l'étendue de l'esprit est la mesure de la
lumière, la profondeur est celle qui découvre le fond des choses,
le discernement compare et distingue les choses (pour cette maxime
et la précédente: max. 97, I 107).

[40] La persévérance n'est digne de blâme ni de louange, parce
qu'elle n'est que la durée des goûts et des sentiments, qu'on ne
s'ôte ni qu'on ne se donne (max. 177, I 186).

[41] La vérité qui fait les gens véritables est une imperceptible
ambition qu'ils ont de rendre leur témoignage considérable et
d'attirer à leurs paroles un respect de religion (max. 63, I 72).

[42] La vérité est le fondement et la justification de la raison,
de la perfection et de la beauté, car il est certain qu'une chose,
de quelque nature qu'elle soit, est belle et parfaite si elle est
tout ce qu'elle doit être et si elle a tout ce qu'elle doit avoir
(MS 49, I 260).

[43] La vraie éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut, et ne
dire que ce qu'il faut (max. 250, I 273).

[44] Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix que
dans le choix des paroles (max. 249, I 272, 2e état).

[45] Les passions sont les seuls orateurs qui persuadent toujours;
elles sont comme un art dans la nature, dont les règles sont
infaillibles. Par elles l'homme le plus simple persuade mieux que
ne fait le plus habile avec toutes les fleurs de l'éloquence (max.
8, I 8).

[46] Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons
jamais de grands biens, ni de grands maux, qui ne produisent
infailliblement leurs pareils. L'imitation d'agir honnêtement
vient de l'émulation, et l'imitation des maux vient de l'excès de
la malignité naturelle qui, étant comme tenue en prison par la
bonté, est mise en liberté par l'exemple (max. 230, I 244).

[47] L'imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est
contrefait déplaît avec les même choses qui charment lorsqu'elles
sont naturelles (MS 43, I 245).

[48] Ceux qu'on exécute affectent quelquefois des constances, des
froideurs, et des mépris de la mort, pour ne pas penser à elle et
pour s'étourdir: de sorte qu'on peut dire que ces froideurs, et
ces mépris, font à leur esprit ce que le mouchoir fait à leurs
yeux (max. 21, I 24).

[49] Peu de gens connaissent la mort; on la souffre non par
résolution, mais par stupidité et par coutume, et la plupart des
hommes meurent parce qu'on meurt (max. 23, I 26).

[50] Nous craignons toutes choses comme mortels, et nous les
désirons toutes comme si nous étions immortels (MP 8).

[51] La subtilité est une fausse délicatesse, et la délicatesse
est une subtilité solide (max. 128, I 130).

[52] Le monde, ne connaissant point le véritable mérite, n'a garde
de pouvoir le récompenser; aussi n'élève-t-il à ses grandeurs et à
ses dignités que des personnes qui ont de _belles qualités
apparentes, et il couronne généralement tout ce qui luit, quoique
tout ce qui luit ne soit pas de l'or (max. 166, I 173).

[53] Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le coeur, il y
a un mérite fade, et des personnes qui dégoûtent avec des qualités
bonnes et estimables (max. 155, I 162, 2e état).

[54] On admire tout ce qui éblouit, et l'art de savoir bien mettre
en oeuvre de médiocres qualités dérobe l'estime, et donne souvent
plus de réputation que de [sic] véritable mérite (max. 162, I
164).

[55] Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie: ils les
font valoir ce qu'ils veulent, et on est forcé de les recevoir
selon leurs cours, et non pas selon leurs véritables prix (MS 67,
I 165).

[56] Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut
avoir l'économie (max. 159, I 166).

[57] Il y a des gens dont le mérite consiste à dire et à faire des
sottises utilement, et qui gâteraient tout s'ils changeaient de
conduite (max. 156, I 163).

[58] Il y en a même à qui leurs défauts siéent bien, et d'autres
qui sont disgraciés de leurs bonnes qualités (max. 251, I 281).

[59] Il y a des gens niais qui se connaissent fort sots, et qui
emploient habilement leurs sottises (max. 208, I 220).

[60] Dieu a mis des talents différents dans l'homme, comme il a
planté de différents arbres dans la nature, en sorte que chaque
talent, de même que chaque arbre, a ses propriétés et ses effets
qui lui sont tous particuliers. De là vient que le poirier le
meilleur du monde ne saurait porter des pommes les plus communes,
et que le talent le plus excellent ne saurait produire les mêmes
effets des talents les plus communs. De là vient encore qu'il est
aussi ridicule de vouloir faire des semences sans avoir la graine
en soi, que de vouloir qu'un parterre produise des tulipes quand
on n'y a pas planté les oignons (MP 9).

[61] Pour s'établir dans le monde on fait tout ce qu'on peut pour
y paraître établi; dans toutes les professions et dans tous les
arts chacun se fait une mine et un extérieur, qu'il met en la
place de la chose dont il veut avoir le mérite. De sorte que tout
le monde n'est composé que de mines, et c'est inutilement que nous
travaillons à y trouver les choses (max. 56 et 256, I 65 et 279).

[62] Il y a des gens qui ressemblent à ces vaudevilles que tout le
monde chante un certain temps, quelque fades et dégoûtants qu'il
soient (max. 211, I 223).

[63] L'honneur acquis est caution de celui qu'on doit acquérir
(max. 270, I 294).

[64] Comme dans la nature il y a une éternelle génération, et que
la mort d'une chose est toujours la production d'une autre, de
même il y a toujours dans le coeur humain une génération
perpétuelle de passions: en sorte que la ruine de l'une est
toujours le rétablissement de l'autre (max. 10, I 10).

[65] Je ne sais si cette maxime, que chacun produit son semblable,
est véritable dans la physique; mais je sais bien qu'elle est
fausse dans la morale, et que les passions en engendrent souvent
qui leur sont contraires. Ainsi l'avarice produit quelquefois la
libéralité, on est souvent ferme de faiblesse, et l'audace naît de
la timidité (max. II, I II).

[66] Une preuve convaincante que l'homme n'a pas été créé comme il
est, c'est que plus il devient raisonnable, plus il rougit en
soi-même de l'extravagance, de la bassesse et de la corruption de ses
sentiments et de ses inclinations (MP 10).

[67] On se mécompte toujours dans le jugement que l'on fait de nos
actions quand elles sont plus grandes que nos desseins (max. 160,
I 167).

[68] Il faut une certaine proportion entre les actions et les
dessins qui les produisent; les actions ne font jamais tous les
effets qu'elles doivent faire (max. 161, I 168).

[69] La passion fait souvent du plus habile homme un sot, et rend
quasi toujours les plus sots habiles (max. 6, I 6).

[70] Chaque homme n'est pas plus différent des autres hommes qu'il
l'est souvent de lui-même (max. 135, I 137).

[71] Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu'on trouve à
redire en lui (MS 5, I 33).

[72] Un homme d'esprit serait bien souvent embarrassé sans la
compagnie des sots (max. 140, I 142).

[73] Les pensées et les sentiments ont chacun un ton de voix, une
action et un air qui leur sont propres (cf. la maxime suivante).

[74] C'est ce qui fait les bons et les mauvais comédiens, et c'est
ce qui fait aussi que les personnes plaisent ou déplaisent (pour
cette maxime et la précédente: max. 255, I 278).

[75] La confiance de plaire est souvent un moyen de plaire
infailliblement (MS 46, I 256).

[76] Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de
nous-mêmes, que de voir que nous avons été dans les états et dans
les sentiments que nous désapprouvons à cette heure (max. 51, I
58).

[77] Nous n'avons presque jamais assez de force pour suivre toute
notre raison (max. 42, I 46).

[78] Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles n'est pas
tant la lassitude que l'on a des vieilles, ni le plaisir de
changer, que le dégoût que nous avons de n'être pas assez admirés
de ceux qui nous connaissent trop, et l'espérance que nous avons
de l'être davantage de ceux qui ne nous connaissent guère (max.
178, I 187).

[79] Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de passions
et plus de vertus que les âmes communes, mais celles seulement qui
ont de plus grandes vues (MS 31, I 161).

[80] On se vante souvent mal à propos de ne se point ennuyer, et
l'homme est si glorieux qu'il ne veut pas se trouver de mauvaise
compagnie (max. 141, I 143).

[81] La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps,
quelque éloignés que nous paraissions être des passions que nous
n'avons pas encore ressenties. Il faut croire toutefois que l'on
n'y est pas moins exposé qu'on l'est à tomber malade quand on se
porte bien (max. 188, I 197).

[82] Les passions ont une injustice, et un propre intérêt, qui
fait qu'elles offensent et blessent toujours, même lorsqu'elles
parlent raisonnablement et équitablement. La charité a seule le
privilège de dire quasi tout ce qu'il lui plaît et de ne blesser
jamais personne (max. 9, I 9).

[83] L'esprit est toujours la dupe du coeur (max. 102, I 112).

[84] Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions sous le
voile de la piété et de l'honneur, il y a toujours quelque endroit
qui se montre (max. 12, I 12).

[85] La philosophie triomphe aisément des maux passés et de ceux
qui ne sont pas prêts d'arriver, mais les maux présents triomphent
d'elle (max. 22, I 25).

[86] La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la
durée de notre vie (max. 5, I 5).

[87] Quoique toutes les passions se dussent cacher, elles ne
craignent pas néanmoins le jour; la seule envie est une passion
timide et honteuse qu'on ne peut jamais avouer (max. 27, I 30).

[88] L'amitié la plus sainte et la plus sincère n'est qu'un trafic
où nous croyons toujours gagner quelque chose (max. 83, I 94).

[89] Ce qui rend nos amitiés si légères et si changeantes, c'est
qu'il est aisé de connaître les qualités de l'esprit, et difficile
de connaître celles de l'âme (max. 80, I 93).

[90] Nous nous persuadons souvent mal à propos d'aimer les gens
plus puissants que nous: l'intérêt seul produit notre amitié, et
nous ne leur promettons pas selon ce que nous voulons leur donner,
mais selon ce que nous voulons qu'ils nous donnent (max. 85, I
98).

[91] L'amour est en l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au
corps qui l'anime (MS 13, I 77).

[92] Il n'y a point d'amour pur et exempt du mélange de nos autres
passions (max. 69, I 79).

[93] Il est malaisé de définir l'amour; tout ce qu'on peut dire
est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits
c'est une sympathie, et dans les corps ce n'est qu'une envie
cachée et délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de
mystère (max. 68, I 78).

[94] On s'est trompé quand on a cru que l'amour et l'ambition
triomphaient toujours des autres passions; c'est la paresse, toute
languissante qu'elle est, qui en est le plus souvent la maîtresse:
elle usurpe insensiblement l'empire sur tous les desseins, et sur
toutes les actions de la vie; elle y détruit et y consomme toutes
les passions et toutes les vertus (max. 266, I 289).

[95] Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher
l'amour où il est, ni le feindre où n'est pas (max. 70, I 80).

[96] Comme on n'est jamais libre d'aimer ou de n'aimer pas, on ne
peut se plaindre avec justice de la cruauté d'une maîtresse, ni
elle de la légèreté de son amant (MS 62, I 81).

[97] Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il
ressemble plus à la haine qu'à l'amitié (max. 72, I 82).

[98] On peut trouver des femmes qui n'ont jamais fait de
galanteries, mais il est rare d'en trouver qui n'en ait jamais
fait qu'une (max. 73, I 83).

[99] Il y a deux sortes de constance en amour: l'une vient de ce
que l'on trouve sans cesse de nouveaux sujets d'aimer en la
personne que l'on aime, comme en une source inépuisable, et
l'autre vient de ce qu'on se fait honneur de tenir sa parole (max.
176, I 185).

[100] Toute constance en amour est une inconstance perpétuelle qui
fait que notre coeur s'attache successivement à toutes les
qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la
préférence à l'une, tantôt à l'autre, de sorte que cette constance
n'est qu'une inconstance arrêtée et renfermée dans un sujet (max.
175, I 184).

[101] Il y a deux sortes d'inconstances, la première vient de la
légèreté de l'esprit, qui à tous moments change d'opinion, ou
plutôt de la pauvreté de l'esprit, qui reçoit toutes les opinions
des autres; la seconde, qui est plus excusable, vient de la fin du
goût des choses que l'on aimait (max. 181, I 190).

[102] Les grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux
sont représentées par les politiques comme les effets des grands
intérêts, au lieu qu'ils sont d'ordinaire les effets de l'humeur
et des passions. Ainsi la guerre d'Auguste et d'Antoine, qu'on
rapporte à l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du
monde, était un effet de jalousie (max. 7, I 7).

[103] Les affaires et les actions des grands hommes ont (comme les
statues) leur point de perspective. Il y en a qu'il faut voir de
près, pour en discerner toutes les circonstances; et il y en a
d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est
éloigné (max. 104, I 114).

[104] La jalousie est raisonnable et juste en quelque manière,
puisqu'elle ne cherche qu'à conserver un bien qui nous appartient,
ou que nous croyons nous devoir appartenir; au lieu que l'envie
est une fureur qui nous fait toujours souhaiter la ruine du bien
des autres (max. 28, I 31).

[105] L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses
pour soi; il est plus habile que le plus habile homme du monde; il
rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans
des autres si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne repose
jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que
comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est
propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien de si caché
que ses desseins, rien de si habile que ses conduites: ses
souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent
celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie.
On ne peut sonder la profondeur de ses projets, ni en percer les
ténèbres; là il est à couvert des yeux les plus pénétrants. Il y
fait mille insensibles tours et retours; là il est souvent
invisible à lui-même. Il y conçoit, il y nourrit, et il y élève
(sans le savoir) un grand nombre d'affections, et de haines. Il en
forme quelquefois de si monstrueuses que lorsqu'il les a mises au
jour, il les méconnaît, ou il ne peut se résoudre à les avouer. De
cette nuit qui les couvre, naissent les ridicules persuasions
qu'il a de lui-même; de là viennent ses erreurs, ses ignorances,
ses grossièretés, et ses niaiseries sur son sujet; de là vient
qu'il croit que ses sentiments sont morts lorsqu'ils ne sont
qu'endormis, qu'il s'imagine n'avoir plus envie de courir quand il
se repose, et pense avoir perdu tous les goûts qu'il a rassasiés.
Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n'empêche pas
qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est
raisonnable à nos yeux qui découvrent tout et sont aveugles
seulement pour eux-mêmes. En effet, dans ses plus grands intérêts
et ses plus importantes affaires où la violence de ses souhaits
appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il
imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout: de sorte qu'on
est tenté de croire que chacune de ses passions a une magie qui
lui est propre. Rien n'est si intime et si fort que ses
attachements, qu'il essaie de rompre inutilement à la vue des
malheurs extrêmes qui le menacent. Cependant il fait quelquefois
en peu de temps, et sans aucun effort, ce qu'il n'a pu faire avec
tous ceux dont il est capable dans le cours de plusieurs années.
D'où l'on pourrait conclure assez vraisemblablement que c'est par
lui-même que ses désirs sont allumés, plutôt que par la beauté et
par le mérite de ses objets; que son goût est le prix qui les
relève et le fard qui les embellit; que c'est après lui-même qu'il
court, et qu'il suit son gré. Il est tous les contraires, il est
impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et
cruel, timide et audacieux, et il a de différentes inclinations
selon la diversité des tempéraments qui le tournent, et le
dévouent pour l'ordinaire à la gloire ou aux richesses ou aux
plaisirs. Il en change selon le changement de nos âges, de nos
fortunes, et de nos expériences; mais il lui est indifférent d'en
avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une parce qu'il se partage en
plusieurs et se ramasse en une quand il le faut et comme il lui
plaît; il est inconstant, et outre les changements qui lui
viennent des causes étrangères il y en a une infinité qui naissent
de lui et de son propre fonds. Il est inconstant d'inconstance, de
légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût; il est
capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec la dernière
application et avec des travaux incroyables à obtenir des choses
qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont
nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut. Il est
bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les
plus frivoles. Il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et
conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans
tous les états de la vie et dans toutes les conditions. Il vit
partout, il vit de tout et il vit de rien, et il s'accommode des
choses et de leur privation. Il passe même par pitié dans le parti
des gens qui lui font la guerre. Il entre dans leurs desseins et,
ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa
perte, il travaille même à sa ruine; enfin il ne se soucie que
d'être: pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi. Il ne
faut pas s'étonner s'il se joint à la plus sévère pitié et s'il
entre si hardiment en société avec elle pour se détruire, parce
que dans le même temps qu'il se ruine en un endroit, il se
rétablit en un autre; quand on pense qu'il quitte son plaisir, il
le change seulement en satisfaction, et lors même qu'il est
vaincu, et qu'on croit en être défait, on le retrouve dans les
triomphes de sa défaite. Voilà la peinture de l'amour-propre, dont
toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation; la mer en
est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans la violence
de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession
turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements (MS I, I
I, et max. 4, I 4).

[106] Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre d'avoir la
vertu de se transformer lui-même, il a encore celle de transformer
les objets, ce qu'il fait d'une manière fort étonnante. Car non
seulement il les déguise si bien qu'il y est lui-même abusé, mais
aussi, comme si ses actions étaient des miracles, il change l'état
et la nature des choses soudainement en effet. Lorsqu'une personne
nous est contraire, et qu'elle tourne sa haine et sa persécution
contre nous; c'est notre amour-propre qui juge ses actions. Il
donne même une étendue à ses défauts, qui les rend énormes, et met
ses bonnes qualités dans un jour si désavantageux qu'elles
deviennent plus dégoûtantes que ses défauts. Cependant, dès que
cette même personne nous devient favorable ou que quelqu'un de nos
intérêts la réconcilie avec nous, notre seule satisfaction rend
aussitôt à son mérite le lustre que notre aversion venait de lui
ôter. Tous ses avantages en reçoivent un fort grand du biais dont
nous les regardons; toutes ses mauvaises qualités disparaissent,
et nous appelons même toute notre intelligence pour la forcer de
justifier la guerre qu'elles nous ont fait (cf. la maxime
suivante).

[107] Quoique toutes les passions montrent cette vérité, l'amour
le fait voir plus clairement que les autres; car nous voyons un
amoureux, agité de la rage où l'a mis un visible oubli, ou pour
une infidélité découverte, conjurer le ciel et les enfers, et
néanmoins, aussitôt que sa maîtresse s'est présentée et que sa vue
a calmé la fureur de ses mouvements, son ravissement rend cette
beauté innocente. Il n'accuse plus que lui-même, il condamne ses
condamnations, et par cette vertu miraculeuse de l'amour-propre il
ôte la noirceur aux actions mauvaises de sa maîtresse, et en
sépare le crime pour en changer [sic] ses soupçons (pour cette
maxime et la précédente: max. 88, I 101).

[108] La familiarité est un relâchement presque de toutes les
règles de la vie civile que le libertinage a introduit dans la
société pour nous faire parvenir à celle qu'on appelle commode
(début de MP 33).

[109] C'est un effet de l'amour-propre qui, voulant tout
accommoder à notre faiblesse, nous soustrait à l'honnête sujétion
que nous imposent les bonnes moeurs et, pour chercher trop les
moyens de nous les rendre commodes, le fait dégénérer en vices
[sic] (MP 33, suite).

[110] Les femmes, ayant naturellement plus de mollesse que les
hommes, tombent plutôt dans ce relâchement, et y perdent
davantage: l'autorité du sexe ne se maintient pas, le respect
qu'on lui doit diminue, et l'on peut dire que l'honnête y perd la
plus grande partie de ses droits. Peu de gens sont cruels de
cruauté, mais l'on peut dire que la plupart de hommes sont cruels
et inhumains d'amour-propre (MP 33, fin, et MS 32, I 174).

[111] L'amour de la gloire, et plus encore la crainte de la honte,
le dessein de faire fortune, le désir de rendre notre vie commode
et agréable, et l'envie d'abaisser les autres, font naître cette
valeur qui est célèbre parmi les hommes (max. 213, I 226)

[112] La vanité et la honte, et surtout le tempérament, fait la
valeur des hommes, et la chasteté des femmes, dont on fait tant de
bruit (max. 220, I 234).

[113] La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des
extrémités où l'on arrive rarement; l'espace qui est entre deux
est vaste, et contient toutes les autres espèces de courages: il
n'y a pas moins de différence entre eux qu'il y en a entre les
visages et les humeurs. Cependant ils conviennent en beaucoup de
choses. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au
commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent
aisément par sa durée. Il y en a qui sont assez constants quand
ils ont satisfait à l'honneur du monde et qui font fort peu de
chose au-delà. On en voit qui ne sont pas toujours également
maîtres de leur peur; d'autres se laissent quelquefois emporter à
des épouvantes générales; d'autres vont à la charge pour n'oser
demeurer dans leurs postes. Enfin il s'en trouve à qui l'habitude
des moindres périls affermit le courage et les prépare à s'exposer
à de plus grands. Outre cela il y a un rapport général que l'on
remarque entre tous les courages des différentes espèces dont nous
venons de parler, qui est que la nuit, augmentant la crainte et
cachant les bonnes et les mauvaises actions, leur donne la liberté
de se ménager. Il y a encore un autre ménagement plus général, qui
à parler absolument s'étend sur toutes sortes d'hommes c'est qu'il
n'y en a point qui fassent tout ce qu'ils seraient capables de
faire dans une action s'ils avaient une certitude d'en revenir, de
sorte qu'il est véritable que la crainte de la mort ôte quelque
chose à leur valeur et diminue son effet (max. 215, I 228).

[114] La pure valeur, s'il y en avait, serait de faire sans
témoins ce qu'on est capable de faire devant le monde (max. 216, I
229).

[115] L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme par
laquelle elle empêche les troubles, les désordres et les émotions
que la vue des grands périls a accoutumé d'élever en elle. Par
cette force les héros se maintiennent dans un état paisible et
conservent l'usage libre de toutes leurs fonctions dans les
accidents les plus terribles et les plus surprenants. Cette
intrépidité doit soutenir le coeur dans les conjurations, au lieu
que la seule valeur lui fournit toute la fermeté qui lui est
nécessaire dans les périls de la guerre (max. 217 et MS 40, I 230
et 231).

[116] On ne veut point perdre la vie, et on veut acquérir de la
gloire de là vient que les braves ont plus d'adresse et d'esprit
pour éviter la mort que les gens de chicane pour conserver leurs
biens (max. 221, I 235).

[117] La valeur dans les simples soldats est un métier périlleux
qu'ils ont pris pour gagner leur vie (max. 214, I 227)

[118] La plupart des hommes s'exposent assez à la guerre pour
sauver leur honneur; mais peu se veulent toujours exposer autant
qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel ils
s'exposent (max. 219, I 233).

[119] Les grands et les ambitieux sont plus misérables que les
médiocres: il faut moins pour contenter ceux-ci que ceux-là (MP
I).

[120] La générosité est un désir de briller par des actions
extraordinaires; c'est un habile et industrieux emploi du
désintéressement, de la fermeté, de l'amitié et de la magnanimité
pour aller promptement à une grande réputation (max. 246, I 268).

[121] Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas
elle, mais la fortune, qui fait les héros (max. 53, I 62).

[122] La félicité est dans le goût, et non pas dans les choses, et
c'est pour avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas pour
avoir ce que les autre trouvent aimable (max. 48, I 54).

[123] On pourrait dire qu'il n'y a point d'heureux ni de
malheureux accidents, parce que les habiles gens savent profiter
des mauvais et que les imprudents tournent bien souvent les plus
avantageux à leur préjudice (max. 59, I 68).

[124] La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre
(max. 153, I 160).

[125] Les biens et les maux sont plus grands dans notre
imagination qu'ils ne le sont en effet; et on n'est jamais si
heureux, ni si malheureux, que l'on pense (max. 49, I 56).

[126] Quelque différence qu'il y ait entre les fortunes, il y a
pourtant une certaine proportion de biens et de maux qui les rend
égales (max. 52, I 61).

[127] Ceux qui se sentent du mérite se piquent toujours d'être
malheureux, pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu'il sont de
véritables héros, puisque la mauvaise fortune ne s'opiniâtre
jamais à persécuter que les personnes qui ont des qualités
extraordinaires: de là vient qu'on se console souvent d'être
malheureux par un certain plaisir qu'on trouve à le paraître (MS
10, I 60).

[128] On n'est jamais si malheureux qu'on croit, ni si heureux
qu'on espère (MS 9, I 59).

[129] La plupart des gens ne voient dans les hommes que la vogue
qu'ils ont, et le mérite de leur fortune (max. 212, I 224).

[130] Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands
défauts (max. 190, I 198).

[131] Quoique la prudence des ministres se flatte de la grandeur
de leurs actions, elles sont bien souvent l'effet du hasard ou de
quelque petit dessein (max. 57, I 66).

[132] La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que
l'amour de la fortune et de la faveur; c'est aussi la rage de
n'avoir point de faveur, qui se console et s'adoucit un peu par le
mépris des favoris. C'est enfin une secrète envie de les détruire,
qui fait que nous leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant pas
leur ôter les qualités qui leur attirent ceux de tout le monde
(max. 55, I 64).

[133] Les grands hommes s'abattent et se démontent enfin par la
longueur de leurs infortunes; cela ne veut pas dire qu'ils fussent
forts quand ils les supportaient, mais seulement qu'ils se
donnaient la géhenne pour le paraître, et qu'ils soutenaient leurs
malheurs par la force de leur ambition et non pas par celle de
leur âme. Cela fait voir manifestement qu'à une grande vanité près
les héros sont faits comme les autres hommes (max. 24, I 27).

[134] Ceux qui voudraient définir la victoire par sa naissance
seraient tentés, comme les poètes, de l'appeler la fille du ciel,
puisqu'on ne trouve point son origine sur la terre. En effet elle
est produite par une infinité d'actions qui, au lieu de l'avoir
pour but, regarde seulement les intérêts particuliers de ceux qui
les font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur
propre gloire, et à leur élévation, procurent un bien si grand et
si général (MS 41, I 232).

[135] On ne fait point de distinction dans les espèces de colères,
bien qu'il y en ait une légère et quasi innocente, qui vient de
l'ardeur de la complexion, et une autre très criminelle, qui est,
proprement parler, la fureur de l'orgueil et de l'amour-propre (MS
30, I 159).

[136] Nous nous apercevons des emportements et des mouvements
extraordinaires de nos humeurs et de notre tempérament, comme de
la violence de la colère; mais personne quasi ne s'aperçoit que
ces humeurs ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et tourne
doucement notre volonté à des actions différentes. Elles roulent
ensemble (s'il faut ainsi dire) et exercent successivement leur
empire, de sorte qu'elles ont une part considérable à toutes nos
actions, dont nous croyons être les seuls auteurs, et le caprice
de l'humeur est encore plus bizarre que celui de la fortune (max.
297 et 45, I 48 et 50).

[137] L'orgueil a bien plus de part que la charité aux
remontrances que nous faisons à ceux qui commettent des fautes, et
nous les reprenons bien moins pour les en corriger que pour les
persuader que nous en sommes exempts; et si nous n'avions point
d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres (max.
37 et 34, I 41 et 38).

[138] Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce
que nous prisons souvent pour des vertus n'est en effet qu'un
nombre de vices qui leur ressemblent, et que l'orgueil et
l'amour-propre nous ont déguisés (épigraphe de 1678. I 181).

[139] L'orgueil se dédommage toujours, et il ne perd rien lors
même qu'il renonce à la vanité (max. 33. I 36).

[140] L'aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur
orgueil. Il sert à le nourrir et à l'augmenter, et c'est bien pour
manquer de lumière que nous ignorons toutes nos misères et tous
nos défauts (MS 19. I 102).

[141] Rien ne nous plaît tant que la confiance des grands et des
personnes considérables par leurs emplois, par leur esprit ou par
leur mérite. Elle nous fait sentir un plaisir exquis et élève
merveilleusement notre orgueil, parce que nous la regardons comme
un effet de notre fidélité. Cependant nous serions remplis de
confusion si nous considérions l'imperfection et la bassesse de sa
naissance; car elle vient de la vanité, de l'envie de parler et de
l'impuissance de retenir les secrets. De sorte qu'on peut dire que
la confiance est un relâchement de l'âme, causé par le nombre et
par le poids des choses dont elle est pleine (max. 239. I 255).

[142] Les philosophes, et Sénèque surtout, n'ont point ôté les
crimes par leurs préceptes, ils n'ont fait que les employer aux
bâtiments de l'orgueil (MS 21, I 105).

[143] L'orgueil, comme lassé des ses artifices et des différentes
métamorphoses, après avoir joué tout seul tous les personnages de
la comédie humaine, se montre avec un visage naturel, et se
découvre par la fierté, de sorte qu'à proprement parler la fierté
est l'éclat et la déclaration de l'orgueil (MS 6. I 37).

[144] Quand la vanité ne fait point parler, on n'a pas envie de
dire grand'chose (max. 137. I 139).

[145] On ne saurait compter toutes les espèces de vanité. Pour
cela il faut savoir le détail des choses, et comme il est presque
infini. De là vient que si peu de gens sont savants, et que nos
connaissances sont superflues et imparfaites. On décrit les choses
au lieu de les définir. En effet on ne les connaît et on ne les
peut connaître qu'en gros, et par des marques communes. C'est
comme si quelqu'un disait que le corps humain est droit, et
composé de différentes parties, sans dire la matière, la
situation, les fonctions, les rapports et les différences de ses
parties (MP 6 et max. 106, I 116).

[146] C'est plutôt par l'estime de nos sentiments que nous
exagérons les bonnes qualités des autres, que par leur mérite; et
nous nous louons en effet, lorsqu'il semble que nous leur donnons
des louanges. La modestie, qui semble les refuser, n'est en effet
qu'un désir d'en avoir de plus délicates (max. 143 et MS 27, I 146
et 147).

[147] On n'aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans
intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée et délicate,
qui satisfait différemment celui qui la donne et celui qui la
reçoit: l'un la prend comme une récompense de son mérite, l'autre
la donne pour faire remarquer son équité et son discernement (max.
144. I 148).

[148] Nous choisissons souvent des louanges empoisonnées qui
découvrent par contre-coup des défauts en nos amis, que nous
n'osons divulguer (max. 145, I 149).

[149] Nous élevons la gloire des uns pour abaisser par là celle
des autres, et on louerait moins Monsieur le Prince et Monsieur de
Turenne, si on ne voulait pas les blâmer tous deux (max. 198, I
149. 2e état).

[150] Peu de gens sont assez sages pour aimer mieux le blâme qui
leur sert que la louange qui les trahit (max. 147. I 152).

[151] Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui
médisent (max. 148, I 153).

[152] La raillerie est une gaieté agréable de l'esprit, qui enjoue
la conversation, et qui lie la société si elle est obligeante, ou
qui la trouble si elle ne l'est pas (début de MP 34).

[153] Elle est plus pour celui qui la fait que pour celui qui la
souffre (suite de MP 34).

[154] C'est toujours un combat de bel esprit, que produit la
vanité; d'où vient que ceux qui en manquent pour la soutenir, et
ceux qu'un défaut reproché fait rougir, s'en offensent également,
comme d'une défaite injurieuse qu'ils ne sauraient pardonner
(suite de MP 34).

[155] C'est un poison qui tout pur éteint l'amitié et excite la
haine, mais qui corrigé par l'agrément de l'esprit, et la
flatterie de la louange, l'acquiert ou la conserve; et il en faut
user sobrement avec ses amis et avec les faibles (fin de MP 34).

[156] L'intérêt fait jouer toute sorte de personnages, et même
celui de désintéressé (max. 39, I 43).

[157] Il n'y a que Dieu qui sache si un procédé est net, sincère,
et honnête (max. 170, I 178).

[158] La sincérité est une naturelle ouverture du coeur; on la
trouve en fort peu de gens, et celle qui se pratique d'ordinaire
n'est qu'une fine dissimulation pour arriver à la confiance des
autres (max. 62, I 71).

[159] Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts,
et les conduire chacun dans son ordre. Notre avidité les trouble
souvent, en nous faisant courir à cent choses à la fois. De là
vient que pour désirer trop les moins importantes nous ne faisons
pas assez pour obtenir les plus considérables (max. 66, I 76).

[160] L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est tout ce
qui fait la lumière des autres (max. 40, I 44).

[161] On ne blâme le vice, et on ne loue la vertu, que par intérêt
(MS 28, I 151).

[162] La nature, qui se vante d'être toujours sensible, est dans
la moindre occasion étouffée par l'intérêt (max. 275, I 299).

[163] Les philosophes ne condamnent les richesses que par le
mauvais usage que nous en faisons: il dépend de nous de les
acquérir et de nous en servir sans crime, au lieu qu'elles
nourrissent et accroissent les vices comme le bois entretient et
augmente le feu. Nous pouvons les consacrer à toutes les vertus,
et les rendre même par là plus agréables et plus éclatantes (MP 3)

[164] Le mépris des richesses, dans les philosophes, était un
désir caché de venger leur mérite de l'injustice de la fortune,
par le mépris des mêmes biens dont elle les privait... C'était un
secret qu'ils avaient trouvé pour se dédommager de l'avilissement
de la pauvreté. C'était enfin un chemin détourné pour aller à la
considération qu'ils ne pouvaient avoir par les richesses (max.
54, I 63).

[165] La finesse n'est qu'une pauvre habileté (MP 2).

[166] Rien n'est si dangereux que l'usage des finesses, que tant
de gens d'esprit emploient communément. Les plus habiles affectent
de les éviter toute leur vie, pour s'en servir dans quelque grande
occasion et pour quelque grand intérêt (max. 124, I 126).

[167] Comme elles sont l'effet d'un petit esprit, il arrive quasi
toujours que celui qui s'en sert pour se couvrir en un endroit se
découvre en un autre (max. 125, I 127).

[168] La plus déliée de toutes les finesses est de faire semblant
de tomber dans les pièges que l'on nous rend. On n'est jamais si
aisément trompé que quand on songe à tromper les autres (max. 117,
I 121).

[169] Chacun pense être plus fin que les autres; et si l'on était
habile, on ne ferait jamais de finesse ni de trahison (MP 5 et
max. 126, I 128).

[170] La folie nous suit dans tous les temps de la vie; et si
quelqu'un paraît sage, c'est seulement parce que ses folies sont
proportionnées à son âge et à sa fortune (max. 207, I 219).

[171] Les plus sages le sont dans les choses indifférentes, mais
ils ne le sont presque jamais dans leurs plus sérieuses affaires;
et qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit (MS 22, I 132,
et max. 209, I 221).

[172] La faiblesse fait commettre plus de trahisons que le
véritable dessein de trahir (max. 120, I 124).

[173] Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions, ce
n'est que l'intérêt et la vanité qui les causent (max. 232. I
246).

[174] Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions; car,
sous prétexte de pleurer une personne qui nous est chère, nous
pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, ou de
notre considération, en la personne que nous avons perdue. De
cette manière les morts ont l'honneur des larmes qui ne coulent
que pour ceux qui les pleurent. J'ai dit que c'était une espèce
d'hypocrisie, parce que par elle l'homme se trompe seulement
lui-même. Il y en a une autre, qui n'est pas si innocente, et qui
impose à tout le monde. C'est l'affliction de certaines personnes
qui aspirent à la gloire d'une belle et immortelle douleur. Car le
temps, qui consomme tout, ayant consommé ce qu'elles pleurent,
elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs, leurs plaintes et
leurs soupirs; elles prennent un personnage lugubre, et
travaillent à persuader par toutes leurs actions qu'elles
égaleront la durée de leurs pleurs à leur propre vie. Cette triste
et fatigante vanité se trouve pour l'ordinaire dans les femmes
ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les chemins à
la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et s'efforcent à se
rendre célèbres par la montre d'une inconsolable douleur (cf. la
maxime suivante).

[175] Outre ce que nous avons dit, il y a encore quelques autres
espèces de larmes qui coulent de certaines petites sources, et qui
par conséquent s'écoulent incontinent. On pleure pour avoir la
réputation d'être tendre, on pleure pour être pleuré, et on pleure
enfin de honte de ne pas pleurer (pour cette maxime et la
précédente: max. 233, I 247).

[176] Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la corruption
de leur coeur aux autres et à eux-mêmes; les vrais honnêtes gens
sont ceux qui la connaissent parfaitement et la confessent aux
autres (max. 202, I 214).

[177] Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien
(max. 203, I 215).

[178] Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens qui
nous paraissent raisonnables et agréables dans la conversation,
c'est qu'il n'y a quasi personne qui ne pense plutôt à ce qu'il
veut dire qu'à répondre précisément à ce qu'on lui dit, et que les
plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer
seulement une mine attentive, au même temps que l'on voit dans
leurs yeux et dans leurs esprits un égarement et une précipitation
de retourner à ce qu'ils veulent dire, au lieu de considérer que
c'est un mauvais moyen de plaire ou de persuader les autres, de
chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et
bien répondre c'est une des grandes perfections qu'on puisse avoir
(max. 139. I 141).

[179] La coquetterie est le fonds de l'humeur de toutes les
femmes, mais toutes n'en ont pas l'exercice, parce que la
coquetterie de quelques-unes est arrêtée et enfermée par leur
tempérament et par leur raison (max. 241. I 263).

[180] La galanterie est un tour de l'esprit par lequel il pénètre
les choses les plus flatteuses, c'est-à-dire celles qui sont les
plus capables de plaire (max. 100, I 110).

[181] La politesse est un tour de l'esprit par lequel il pense
toujours des choses agréables, honnêtes et délicates (max. 99. I
109).

[182] Il y a de jolies choses que l'esprit ne cherche point, et
qu'il trouve toutes achevées en lui-même de sorte qu'il semble
qu'elles y soient cachées, comme l'or et les diamants dans le sein
de la terre (max. 101. I III).

[183] La politesse des États est le commencement de leur
décadence, parce qu'elle applique tous les particuliers à leurs
intérêts propres et les détourne du bien public (MS 52, I 282).

[184] La civilité est une envie d'en recevoir; c'est aussi un
désir d'être estimé poli (max. 260. I 283).

[185] La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de
chaque chose (max. 244, I 266).

[186] On hait souvent les vices, mais on méprise toujours le
manque de vertu (max. 186, I 195).

[187] Quand on ne trouve point son repos en soi-même, il est
inutile de le chercher ailleurs (MS 61, I 55).

[188] Ce qui nous empêche souvent de bien juger des sentences qui
prouvent la fausseté des vertus, c'est que nous croyons trop
aisément qu'elles sont véritables en nous (MP 7).


Sentences et maximes de morale par M. D. L. R. 1663
(B.N., Collection Smith-Lesouef, ms. 90)

[1] Les vices entrent dans la composition des vertus..., comme H
I. (Cf. L 227.)

[2] Si on avait ôté de ce que l'on appelle force..., et la suite
comme H 6.

[3] La clémence est un mélange de gloire..., et la suite comme L
217 et le début de H 7.

[4] On n'est jamais si ridicule..., comme H 15. (Cf. L 220.)

[5] La durée de nos passions..., comme H 86 et L 221.

[6] L'amour est à l'âme..., comme L 223. (Cf. H 91.)

[7] La folie suit..., et la suite comme L I. (Cf. H 170.)

[8] L'orgueil a bien plus de part que la charité aux remontrances
que nous faisons à ceux qui commettent des fautes, et nous les
reprenons bien moins pour les en corriger que pour les persuader
que nous en sommes exempts. (Cf. L 2 et début de H 137.)

[9] Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur que ce
que nous prenons..., et la suite comme H 138. (Cf. L 3.)

[10] Nous promettons..., comme L4 et H 16. suivie de L 5

[11] Ce qui rend nos amitiés..., comme L 6 et H 89.

[12] Nous nous persuadons souvent mal à propos d'aimer..., et la
suite comme L 7 (Cf. H 90.)

[13] Les Français ne sont pas seulement sujets..., comme L 8. (Cf.
H 13.)

[14] Les faux honnêtes gens..., comme L9 et H 176.

[15] On est au désespoir d'être trompé..., comme H 17. (Cf. L 10.)

[16] Les plus sages le sont..., comme L II et début de H 171.

[17] L'amour-propre est plus habile..., comme L 12. (Cf. une
phrase au début de H 105.)

[18] Il est aussi aisé de se tromper soi-même..., comme L 13 et H
18.

[19] Rien n'est impossible de soi, il y a des voies qui conduisent
à toutes choses; si nous avions assez de volonté, nous aurions
toujours assez de moyens. (Cf. L 14 et H 21.)

[20] L'intérêt fait jouer..., comme L 15 et H 156, suivi de L 16
(cf. H 8) et de L 17 (H. 173).

[21] C'est plutôt par l'estime de nos sentiments..., comme L 18 et
le début de H 146.

[22] L'homme est conduit..., comme L 19.

[23] La modestie qui semble refuser..., comme L 20. (Cf. fin de H
146.)

[24] L'orgueil se dédommage toujours..., comme L 21 et H 139.

[25] L'amitié la plus sainte..., comme L 22. (Cf. H 88.)

[26] La félicité est dans le goût..., comme L 23. (Cf. H 122.)

[27] Quand on ne trouve point son repos..., comme L 24 et H 187.

[28] On ne fait point de distinction dans les espèces de colères,
bien qu'il y en ait..., et la suite comme L 25. (Cf. H 135.)

[29] Quoique toutes les passions..., comme L 26 et H 87.

[30] La jalousie est raisonnable et juste en quelque manière parce
qu'elle ne cherche..., et la suite comme L 27 et H 104.

[31] Quelque différence qu'il y ait entre les fortunes, il y a
pourtant une certaine proportion des biens et des maux qui les
rend égales (Cf. L 28 et H 126.)

[32] On n'aime point à louer..., comme H 147 (cf. début de L 29),
sauf deux variantes: celui qui la reçoit et celui qui la donne (au
lieu de: celui qui la donne et celui qui la reçoit); un la prend
(au lieu de: l'un la prend.)

[33] Nous choisissons toujours des louanges empoisonnées qui
découvrent par contre-coup des défauts en nos amis, que nous
n'osons divulguer. (Cf. suite de L 29 et début de H 148.)

[34] Nous élevons la gloire des uns..., comme H 149. (Cf. fin de L
29.)

[35] Il est malaisé de définir l'amour; tout ce qu'on peut dire
est que dans l'âme c'est une passion de régner, dans les esprits
c'est une sympathie, et dans le corps ce n'est qu'une envie cachée
et délicate de jouir de ce que l'on aime après beaucoup de
misères. (Cf. L 30 et H 93.)

[36] Quelques grands avantages que la nature donne..., comme L 31
et H 121.

[37] Il n'y a point de libéralité..., comme L 32 et H 29.

[38] L'amour de la gloire..., comme H III (Cf. L 33.)

[39] On pourrait dire qu'il n'est point..., et la suite comme L 34
et H 123.

[40] On ne veut point perdre la vie..., comme H 116. (Cf. L 35.)

[41] La valeur, dans les simples soldats..., comme L 36 et H 117.

[42] Les crimes deviennent innocents, et même glorieux, par leur
nombre et par leur excès; de là vient que les voleries publiques
sont des habiletés, et que prendre des provinces injustement
s'appelle faire des conquêtes. Le crime a ses héros ainsi que la
vertu. (Cf. L 37 et H 4.)

[43] Les grands et les ambitieux..., comme H 119. (Cf. L 38.)

[44] Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien.
(Comme H 177, cf. L 39.)

[45] La générosité c'est un désir de briller..., comme L 40. (Cf.
H 120.)

[46] Le jugement n'est autre chose... de son étendue, de sa
profondeur, de son discernement, de sa justesse, de sa droiture,
et de sa délicatesse. L'étendue de l'esprit est la mesure de sa
lumière; la profondeur est celle qui découvre le fond des choses;
le discernement compare et distingue les choses. La justesse ne
voit que ce qu'il faut voir; la droiture prend toujours le bon
droit des choses; la délicatesse aperçoit les choses
imperceptibles, et le jugement prononce ce que les choses sont. Si
on l'examine bien, on trouvera que toutes ces qualités ne sont
autre chose que la grandeur de l'esprit, lequel voyant tout
remontre dans la plénitude de ces lumières tous les avantages dont
nous venons de parler. (Cf. L 41 et H 38-39.)

[47] Quand la vanité ne fait point parler..., comme L 42 et H 144.

[48] La sincérité est une naturelle ouverture..., et la suite
comme L 43. (Cf. H 158.)

[49] La finesse n'est qu'une pauvre habileté. (Comme L 44 et H
165.)

[50] Dieu seul fait les gens de bien..., comme L 45, mais sans la
citation italienne.

[51] Nous récusons tous les jours des juges pour le plus petit
intérêt, et nous commettons..., et la suite comme L 46.

[52] Rien n'est si dangereux que l'usage des finesses, que tant de
gens d'esprit emploient communément, les plus habiles affectant de
les rejeter toute leur vie pour s'en servir en quelque grand
intérêt. (Cf. L 47 et H 166.)

[53] Comme la finesse est l'effet..., comme L 48. (Cf. H 167.)

[54] On s'est trompé quand on a cru, après tant de grands
exemples, que l'amour et l'ambition triomphent toujours des autres
passions; c'est la paresse, toute languissante qu'elle est, qui en
est le plus souvent la maîtresse; elle usurpe insensiblement sur
tous les desseins et sur toutes les actions de la vie; elle y
détruit et y consomme toutes les passions et toutes les vertus.
(Cf. L 84 et H 94.)

[55] Rien ne nous plaît tant..., comme H 141, sauf une variante:
leur emploi au lieu de leurs emplois, et la fin: que la confiance
est comme un relâchement de l'âme, causé par le nombre et par le
poids des choses dont elle est pleine. (Cf. L 49.)

[56] Nous ne nous apercevons que des emportements et des
mouvements extraordinaires de nos humeurs et de notre tempérament,
comme de la violence, de la colère, etc., mais personne quasi ne
s'aperçoit que ces humeurs ont un cours ordinaire et réglé qui
meut et tourne doucement et imperceptiblement notre volonté à des
actions différentes; elles veulent ensemble..., et la suite comme
L 50. (Cf. H 136.)

[57] La pitié est un sentiment..., comme L 51 et H 22, sauf un
mot: actions au lieu de occasions.

[58] Qui considérera superficiellement tous les effets de la
bonté..., comme H 35, sauf la fin: il réunit, il dispose et tourne
tous les hommes en sa faveur. (Cf. L 52.)

[59] L'humilité est une feinte soumission..., comme H 25, sauf
deux différences: I sous toutes ses figures au lieu de dans toutes
ses figures; 2 où on l'élève au lieu de où l'on l'élève. (Cf. L
53.)

[60] La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des
extrémités où l'on arrive rarement. L'espace qui est entre les
deux est vaste, et contient toutes les autres espèces de courage:
il y a plus de différence entre elles qu'il y en a entre les
visages et les humeurs; cependant elles conviennent en beaucoup de
choses. Il y a des hommes qui s'exposent volontiers au
commencement d'une action, et qui se relâchent et se rebutent
aisément par sa durée; il y en a qui sont assez contents quand ils
ont satisfait à l'honneur du monde, et qui font fort peu de choses
au delà. On en voit qui ne sont pas toujours également maîtres de
leur peur. D'autres se laissent quelquefois emporter à des
épouvantes générales. D'autres vont à la charge pour n'oser
demeurer dans leurs postes. Enfin il s'en trouve à qui l'habitude
des moindres périls affermit le courage, et les prépare à
s'exposer à des plus grands. Outre cela, il y a un rapport général
que l'on remarque entre tous les courages des différentes espèces
dont nous venons de parler, qui est que la nuit, augmentant la
crainte et cachant les bonnes et les mauvaises actions, leur donne
la liberté de se ménager. Il y a encore un autre ménagement plus
général qui, à parler plus absolument, s'étend sur toutes sortes
d'hommes c'est qu'il n'y en a point qui fassent ce qu'ils seraient
capables de faire dans une occasion s'ils avaient une certitude
d'en revenir; de sorte qu'il est visible que la crainte de la mort
ôte quelque chose à leur valeur et diminue son effet. (Cf. L 54 et
H 113.)

[61] On élève la prudence jusques au ciel., comme L 55. sauf une
différence aussi peu connue au lieu de inconnue. (Cf. H 14.)

[62] Rien n'est plus divertissant que de voir..., comme L 56 sauf
deux différences: I recevoir des conseils au lieu de recevoir des
conduites; 2 il pare d'abord la sincérité de son avis au lieu de
il paie d'abord la sincérité de son ami. (Cf. H 19.)

[63] Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions, car,
sous prétexte de pleurer une personne qui nous est chère, nous
pleurons les nôtres, c'est-à-dire la diminution de notre bien, de
notre plaisir ou de notre considération, en la personne que nous
pleurons. De cette manière les morts ont l'honneur des larmes qui
ne coulent que pour ceux qui les pleuraient. J'ai dit que c'était
une espèce d'hypocrisie parce que par elle l'homme se trompe
seulement lui-même. Il y en a une autre qui n'est pas si innocente
et qui impose à tout le monde, c'est l'affliction de certaines
personnes qui aspirent à la gloire d'une belle et immortelle
douleur; car, le temps, qui consomme tout, l'ayant consommée,
elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs plaintes et leurs
soupirs; elles prennent un personnage lugubre et travaillent à
persuader par toutes leurs actions qu'elles égaleront la durée de
leurs pleurs à leur propre vie. Cette triste et fatigante vanité
se trouve pour l'ordinaire dans les femmes ambitieuses, parce que,
leur sexe leur fermant tous chemins à la gloire, elles se jettent
dans celui-ci, et s'efforcent à se rendre célèbres par la montre
d'une inconsolable douleur. (Cf. L 57 et H 174.) Suivi de Outre ce
que nous avons dit..., comme L 58 et H 175.

[64] Les philosophes, et Sénèque surtout..., comme L 59. (Cf. H
142.)

[65] Les affaires et les actions des grands hommes..., comme L 60
et H 103, sauf les derniers mots: on est éloigné au lieu de on en
est éloigné.

[66] Comment prétendons-nous qu'un autre..., comme L 61.

[67] Les philosophes ne condamnent les richesses que par les
mauvais usages ..., et la suite comme L 62. (Cf. H 163.)

[68] Celui-là n'est pas raisonnable..., comme L 63 et H 23.

[69] La plus déliée de toutes les finesses..., comme H 168. (Cf. L
64.)

[70] La pure valeur (s'il y en avait)..., comme L 65 et H 114.

[71] L'intrépidité est une force extraordinaire..., comme L 66 et
H 115.

[72] L'orgueil, comme lassé de ses artifices..., comme H 143. (Cf.
L 67.)

[73] La politesse est un tour de l'esprit..., comme H 181. (Cf. L
68.)

[74] La galanterie de l'esprit est un tour de l'esprit par lequel
il pénètre les choses les plus flatteuses, c'est-à-dire celles qui
sont les plus capables de plaire aux autres. (Cf. L 69 et H 180.)

[75] Qui ne rirait de la modération..., comme L 70. (Cf. H 27.)

[76] La modération dans la bonne fortune..., comme L 71 et le
début de H 26.

[77] La politesse des États..., comme L 72 et H 183.

[78] La faiblesse de l'esprit..., comme H 20. (Cf. L 73.)

[79] La gravité est un mystère du corps..., comme L 74 et H 9;
suivi de: La sévérité des femmes c'est un ajustement et un fard
qu'elles ajustent [sic] à leur beauté..., et la suite comme H. 10.
(Cf. L 75.)

[80] Ceux qui voudraient définir la victoire..., comme L 76, mais
avec omission des mots comme les poètes (Cf. H 134)

[81] La modération dans la bonne fortune..., comme L 77, (Cf. fin
de H 26.)

[82] La persévérance n'est digne de blâme ni de louange..., comme
L 78 et H 40.

[83] La nature fait le mérite, et la fortune le met en oeuvre. La
civilité est une envie d'en recevoir, c'est aussi un désir d'être
estimé poli. (Comme L 79-80, et H 124 suivi de H 184.)

[84] La vérité qui fait les gens véritables est une perceptible
ambition..., et la suite comme L 81 et H 41.

[85] Nous avouons nos défauts..., comme L 82 et H 24.

[86] La clémence des princes est une politique..., comme L 83.
(Cf. fin de H 7)

[87] Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses..., comme L 85.

[88] Il y a deux sortes d'inconstance: l'une qui vient de la
légèreté de l'esprit qui à tous moments change d'opinion, ou
plutôt de la pauvreté de l'esprit qui reçoit toutes les opinions
des autres; l'autre, qui est plus excusable, vient de la fin du
goût des choses que l'on aimait. (Cf. L 86 et H 101.)

[89] La sobriété est l'amour de la santé..., comme L 87 et H 30.

[90] La chasteté des femmes est l'amour de leur réputation et de
leur repos. (Cf. L 88 et H 28.)

[91] Le mépris des richesses, dans les philosophes..., comme H
164, sauf une variante: un chemin détourné de la pauvreté au lieu
de un chemin détourné. (Cf. L 89.)

[92] La fidélité est une invention rare..., comme H 31, à une
légère différence près: quelque occasion au singulier. (Cf. L 90.)

[93] L'éducation qu'on donne aux princes est un second amour-propre
qu'on leur inspire. (Comme L 91 et H 32.)

[94] Notre repentir ne vient point de nos actions..., comme L 92
et H 33.

[95] Il y a des héros en mal comme en bien. (Comme L 93.)

[96] L'amour-propre est l'amour de soi-même..., comme L 94, sauf
les variantes suivantes:

Ier alinéa: leur en donnait les moyens (au lieu de leur en ouvrait
les moyens)--des métamorphoses (au lieu de de la métamorphose)

2e alinéa: On ne peut en sonder la profondeur (au lieu de On ne
peut sonder la profondeur)--il y conçoit (sans et)--il en
forme quelquefois de si monstrueuses (sans même).

3e alinéa: lorsqu'il les a rassasiés (au lieu de qu'il a
rassasiés).

5e alinéa: plutôt que par les beautés (au lieu de plutôt que par
la beauté)--qu'il court lorsqu'il suit les choses (sans les mots
et qu'il suit son gré).

6e alinéa: Il est tout le contraire (au lieu de II est tous les
contraires)--il est impérieux, il est obéissant (au lieu de il
est impérieux et obéissant).

7e alinéa: qui le tournent (au lieu de qui les tournent)--à la
gloire et aux richesses (au lieu de à la gloire ou aux richesses)
--il y en a une infinité (au lieu de il en a une infinité)--
omission des mots car il est naturellement inconstant de toutes
manières.

8e alinéa: mais qu'il poursuit parce qu'il les veut (au lieu de et
qu'il poursuit seulement parce qu'il les veut).

9e alinéa: conserve sa fierté (sans toute)

10e alinéa: et il s'accommode (au lieu de il s'accommode).

IIe alinéa: il ruine (au lieu de il se ruine)--il se change
seulement (au lieu de il le change seulement)--dans les
triomphes de sa défaite (au lieu de dans le triomphe de sa
défaite). (Cf. H 105)

[97] L'intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent
trompés. (Comme L 95.)

[98] On aime mieux dire du mal de soi que de n'en point parler.
(Comme L 96.)

[99] La ruine du prochain plaît aux amis et aux ennemis. (Comme L
97.)

[100] La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que
l'amour de la faveur; c'est aussi la rage de n'avoir point la
faveur, qui se console et s'adoucit par le mépris des favoris;
c'est enfin une secrète envie de la détruire qui fait que nous
leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant pas leur ôter ceux de
tout le monde. (Cf. L 98 et H 132.)

[101] Chaque homme n'est pas plus différent..., comme L 99 et H
70.

[102] Il est de la reconnaissance..., comme L 100, sauf une
variante: trouver facilement au lieu de trouver plus facilement.
(Cf. H 12)

[103] La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres pour
acquérir leur estime fait qu'enfin nous nous déguisons nous-mêmes.
(Cf. L 101)

[104] Les biens et les maux sont plus grands..., comme L 102 et H
125.

[105] Il y a des personnes à qui leurs défauts siéent bien...,
comme L 103. (Cf. H 58.)

[106] La réconciliation avec nos ennemis..., comme L 104 et H II

[107] Le mal que nous faisons aux autres ne nous attire point tant
leur persécution et leur haine que les bonnes qualités que nous
avons. (Cf. L 105.)

[108] Une des choses qui fait que nous trouvons si peu de gens qui
paraissent raisonnables et aimables dans la conversation est qu'il
n'y a..., et la suite comme L 106. (Cf. H 178.)

[109] Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre..., comme L
107, sauf les différences suivantes: celle de transformer les
objets (au lieu de celle de transformer ses objets)--lorsque
personne ne nous est contraire (au lieu de lorsqu'une personne
nous est contraire)--notre amour-propre juge les actions (au
lieu de notre amour-propre juge ses actions)--du biais dont nous
le regardons (au lieu de des biais dont nous les regardons). (Cf.
H 106.)

[110] Quoique toutes les passions montrent cette vérité..., comme
L 108, sauf trois variantes: ou l'infidélité au lieu de ou
infidélité--omission des mots contre sa maîtresse--que la vue
a calmé au lieu de que sa vue a calmé. (Cf. H 107.)

[111] La justice n'est qu'une vive appréhension..., comme L 109,
sauf les différences suivantes: qu'on ne nous ôte au lieu de qu'on
nous ôte--cette considération et le respect au lieu de cette
considération et ce respect--que la naissance ou la fortune lui
ont donnés au lieu de que la naissance ou la fortune lui a donnés.
(Cf. fin de H 37.)

[112] La justice, dans les bons juges qui sont modérés, n'est que
l'amour dans leur élévation [sic]. (Cf. L 110 et début de H 37.)

[113] Rien n'est si contagieux que l'exemple..., comme L III, sauf
une variante: l'imitation d'agir honnêtement au lieu de
l'imitation des biens. (Cf. H 46.)

[114] Nul ne mérite d'être loué..., et la suite comme H 36. (Cf. L
112.)

[115] Chacun pense être plus sage que les autres. (Cf. L 113 et
début de H 169.)

[116] L'aveuglement des hommes..., comme L 114 (Cf. H 140.)

[117] La constance en amour..., comme L 115. (Cf. H 100.)

[118] Nous ne regrettons pas la perte de nos amis suivant leurs
mérites, mais selon nos besoins..., et la suite comme L 116.

[119] Il n'y a point d'amour pur et exempt du mélange..., et la
suite comme L 117. (Cf. H 92.)

[120] On hait souvent les vices, mais on méprise toujours le
manque de vertu. (Comme L 118 et H 186.)

[121] La passion fait souvent du plus habile homme un sot et rend
quasi les plus sots habiles. (Cf. L 119 et H 69.)

[122] Il y a des gens niais qui se connaissent sots et qui
emploient habilement leur sottise (Cf. L 120 et H 59.)

[123] Tout le monde trouve à redire en autrui ce qu'on trouve à
redire en lui (Comme H 71; cf. L 121.)

[124] On ne saurait compter toutes les espèces de vanité. Pour les
savoir, il faut savoir le détail des choses, et comme il est
presque infini, de là vient que si peu de gens sont savants et que
nos connaissances sont superficielles et imparfaites; on décrit
les choses au lieu de les définir; en effet on ne les connaît et
on ne les fait connaître qu'en gros et par des marques communes.
C'est comme si quelqu'un disait que ce corps humain est droit et
composé de différentes parties, sans dire le nombre, la situation,
les fonctions, les rapports et les différences de ces parties (Cf.
L 122-123, et H 145.)

[125] Il est bien malaisé de distinguer la bonté..., comme L 124
et H 34.

[126] On incommode toujours les gens quand on est persuadé de ne
les pouvoir jamais incommoder. (Cf. L 125.)

[127] Les grandes et éclatantes actions..., comme H 102, sauf deux
différences comme des effets des grands intérêts, au lieu que ce
sont d'ordinaire des effets de l'humeur (au lieu de: comme les
effets des grands intérêts, au lieu qu'ils sont d'ordinaire les
effets de l'humeur)--l'ambition d'être maîtres du monde (au lieu
de: l'ambition qu'ils avaient de se rendre maîtres du monde). (Cf.
L 126.)

[128] Les passions sont les seuls orateurs..., comme L 127, sauf
une différence: et l'homme le plus simple les persuade mieux, au
lieu de et l'homme le plus simple, qui sent, persuade mieux. (Cf.
H 45.)

[129] La vraie éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut et ne
dire que ce qu'il faut. (Cf. L 128 et H 43.)

[130] Ceux qui se sentent du mérite..., comme L 129 et début de H
127, sauf une variante des véritables héros au lieu de de
véritables héros.

[131] La coquetterie est le fond de l'humeur..., comme L 130 et H
179.

[132] Un homme d'esprit serait souvent bien embarrassé sans la
compagnie des sots. (Cf. L 131 et H 72.)

[133] Les pensées et les sentiments ont chacun un ton de voix...,
comme L 132. sauf les derniers mots: et déplaisent au lieu de ou
déplaisent. (Cf. H 73-74.)

[134] Il y a des jolies choses que l'esprit..., et la suite comme
L 133 et H 182.

[135] La confiance de plaire est souvent un moyen de plaire
infailliblement. (Comme H 75, cf. L 134.)

[136] L'approbation qu'on donne à l'esprit et à la beauté et à la
valeur les augmente, les perfectionne et leur fait faire de plus
grands effets qu'ils n'avaient été capables de faire d'eux-mêmes
(Cf. L 136.)

[137] Rien ne doit tant diminuer la satisfaction..., comme H 76.
(Cf. L 137.)

[138] La faiblesse fait connaître [sic] plus de trahisons que les
véritables desseins de trahir. (Cf. L 135 et H 172)

[139] Nous n'avons pas assez de force pour suivre notre raison.
(Cf. L 138 et H 77.)

[140] Ce qui nous fait aimer les connaissances nouvelles..., comme
H 78. (Cf. L 139.)

[141] Les grandes âmes ne sont pas celles qui ont moins de
passions et plus de vertus que les âmes communes, mais seulement
celles qui ont de plus grandes vues. (Cf. L 140 et H 79.)

[142] On n'est jamais si malheureux qu'on croit, ni si heureux
qu'on espère. (Comme H 128; cf. L 141.)

[143] On se vante souvent mal à propos..., comme L 142 et H 80,
sauf une omission: l'homme au lieu de et l'homme.

[144] Ce qui nous empêche souvent de bien juger..., comme L 143 et
H 188, sauf une variante: est que au lieu de c'est que.

[145] La santé de l'âme n'est pas plus assurée..., comme H 81,
sauf trois variantes: que nous puissions au lieu de que nous
paraissions--point encore au lieu de pas encore--que l'on est
au lieu de qu'on l'est. (Cf. L 144.)

[146] On blâme l'injustice, non pas pour la haine qu'on a pour
elle, mais pour le préjudice qu'on en reçoit. (Cf. L 145.)

[147] Un habile homme doit savoir régler le rang de ses
intérêts..., comme L 146.

[148] Le caprice de l'humeur est encore plus bizarre que celui de
la fortune. (Comme L 147 et fin de H 136.)

[149] La honte, la paresse et la timidité..., et la suite comme L
148 et H 5.

[150] On a plus de raison quand on espère plus d'en trouver aux
autres. (Cf. L 149.)

[151] Ceux qu'on exécute affectent..., comme L 150 et H 48, sauf
une variante: ce qu'un mouchoir au lieu de ce que le mouchoir.

[152] L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir
l'injustice. (Comme L 151; cf. début de H 37.)

[153] Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix que
dans le choix des paroles. (Comme L 152 et H 44.)

[154] La plupart des hommes s'exposent assez..., comme L 153 et H
118.

[155] On ne loue que pour être loué. (Comme L 154.)

[156] Il n'y a que Dieu qui sache..., comme L 155. (Cf. H 157.)

[157] La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de
chaque chose. (Comme L 156 et H 185.)

[158] Si on était assez habile, on ne ferait point de finesses ni
de trahisons (Cf. fin de H 169.)

[159] On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par
l'intérêt. (Cf. L 157 et H 161.)

[160] La vérité est le fondement et la justification de la beauté.
(Comme L 158 et début de H 42.)

[161] Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions
pas de celui des autres. (Comme L 159 et fin de H 137.)

[162] Nous craignons toutes choses comme mortels, et nous désirons
toutes choses comme si nous étions immortels. (Comme L 160; cf. H
50.)

[163] Peu de gens sont assez sages pour aimer mieux le blâme qui
leur sert que la louange qui les trahit. (Comme L 161 et H 150.)

[164] La subtilité est une fausse délicatesse, et la délicatesse
est une subtilité solide. (Comme H 51; cf. L 162.)

[165] La vérité est le fondement et la raison de la perfection et
de la beauté..., comme L 163 et H 42.

[166] Les passions ont une injustice..., comme L 164, sauf une
variante; dire tout ce qui lui plaît au lieu de dire quasi tout ce
qui lui plaît. (Cf. H 82.)

[167] Le monde, ne connaissant point le véritable motif, n'a garde
de le pouvoir récompenser..., et la suite comme L 165 et H 52,
sauf deux variantes des belles qualités au lieu de de belles
qualités--ne soit point de l'or au lieu de ne soit pas de l'or.

[168] Comme il y a des bonnes viandes..., et la suite comme L 166
et H 53.

[169] Nous ne sommes pas difficiles à consoler des disgrâces de
nos amis lorsqu'elles aident à nous faire faire quelques belles
actions. (Cf. L 167.)

[170] Quand il n'y a que nous qui savons nos crimes, ils sont
bientôt oubliés. (Cf. L 168.)

[171] L'intérêt donne toutes sortes de vertus et de vices. (Cf. L
169.)

[172] Plusieurs personnes s'acquittent du devoir de la
reconnaissance..., et la suite comme L 170.

[173] Pour s'établir dans le monde, on fait tout ce qu'on peut
pour y paraître établi. (Comme L 171 et début de H 61)

[174] Dans toutes les professions et dans tous les arts..., comme
L 172 et la fin de H 61.

[175] Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles que tout le
monde chante un certain temps, quelque sots et dégoûtants qu'ils
soient. (Cf. L 173 et H 62.)

[176] Comme dans la nature il y a une éternelle génération...,
comme L 174, sauf une variante: des passions au lieu de de
passions. (Cf. H 64.)

[177] Je ne sais si cette maxime, que chacun produit son
semblable..., comme H 65. (Cf. L 175.)

[178] Peu de gens sont cruels de cruauté, mais les hommes sont
cruels et inhumains d'amour-propre. (Cf. L 176 et fin de H 110.)

[179] L'intérêt parle toute sorte de langues..., comme L 177.

[180] L'intérêt est toujours la dupe du coeur. (Cf. L 178 et H
83.)

[181] Quelque industrie que l'on ait à cacher ses passions...,
comme H 84. (Cf. L 179.)

[182] La philosophie triomphe aisément des maux passés..., comme L
180 et H 85.

[183] Ce qui fait tout le mécompte dans la reconnaissance qu'on
attend des grâces qu'on a fait, c'est que..., et la suite comme L
181.

[184] La vanité, et la honte, et surtout le tempérament, fait la
valeur des hommes, dont on fait tant de bruit (Cf. L 182 et H
112.)

[185] Il y a des gens dont le mérite..., comme L 183 et H 57.

[186] On se console souvent d'être malheureux en effet pour
certain plaisir qu'on trouve à le paraître. (Cf. L 184 et fin de H
127.)

[187] On admire tout ce qui éblouit..., comme L 185, sauf une
variante: qui donne souvent au lieu de et donne souvent. (Cf. H
54.)

[188] Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie...,
comme L 186. (Cf. H 55.)

[189] La vertu est un fantôme..., comme L 187 (Cf. H 2.)

[190] Peu de gens connaissent la mort..., comme L 188, sauf
l'omission d'un et (par la coutume au lieu de et par la coutume).
(Cf. H 49)

[191] L'imitation est toujours malheureuse et tout ce qui est
contrefait déplaît, et les seules choses charment qui sont
naturelles. (Cf. L 189 et H 47.)

[192] Dieu a mis des talents différents dans l'homme comme il a
planté des différents arbres dans la nature..., et la suite comme
H 60, sauf la fin: ne saurait produire les effets des talents les
plus communs; de là vient qu'il est aussi ridicule de vouloir
faire des semées sans en avoir la graine en soi que de vouloir
qu'un parterre produise des tulipes quoiqu'on n'y ait pas semé de
ses oignons. (Cf. L 190.)

[193] L'honneur acquis est caution de celui qu'on doit acquérir.
(Comme L 191 et H 63.)

[194] L'intérêt, à qui on reproche..., comme H 160. (Cf. L 192.)

[195] Il y a des reproches qui louent, et des louanges qui
médisent. (Comme L 193 et H 151.)

[196] Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut
avoir l'économie. (Cf. L 194 et H 56.)

[197] Une preuve convaincante que l'homme n'a pas été créé comme
il est, est que plus il devient raisonnable..., et la suite comme
L 195 et H 66.

[198] On se mécompte toujours dans le jugement..., comme L 196 et
H 67: suivie de Il faut une certaine proportion entre les actions
et les desseins qui les produisent, ou les actions ne font tous
les effets qu'elles doivent faire (cf. L 197 et H 68.)

[199] Quoique la grandeur des ministres se forme par la grandeur
de leurs actions, elles sont bien souvent l'effet du hasard ou de
quelque petit dessein. (Cf. L 198 et H 131.)

[200] La nature, qui se vante d'être toujours sensible, est dans
la moindre occasion étouffée par un intérêt. (Cf. L 199 et H 162.)

[201] Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit. (Comme L
200 et fin de H 171.)

[202] Les grands hommes s'abattent et se démontent enfin..., et la
suite comme L 201 et H 133.

[203] La plupart des gens ne voient dans les hommes..., comme L
202 et H 129.

[204] Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands
défauts. (Comme L 203 et H 130.)

[205] Toutes les vertus des hommes se portent dans l'intérêt,
comme les fleuves se perdent dans la mer. (Cf. L 204 et H 3.)

[206] Il n'y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher
l'amour où il est ou le feindre où il n'est pas. (Cf. L 224 et H
95.)

[207] Comme on n'est jamais libre..., comme L 225, sauf les
derniers mots: de ses amants au lieu de son amant (Cf. H 96.)

[208] Si on jugeait de l'amour..., et la suite comme L 219 et H
97.

[209] On peut trouver des femmes qui n'ont point fait de
galanteries..., et la suite comme H 98. (Cf. L 222.)

[210] Il y a deux sortes de constances en amour..., et la suite
comme H 99, sauf une variante: que l'on se fait un honneur au lieu
de qu'on se fait honneur. (Cf. L 226.)


Manuscrit édité par Édouard de Barthélemy

[1] Nous sommes préoccupés de telle sorte en notre faveur...,
comme L 3.

[2] De plusieurs actions diverses que la fortune arrange comme il
lui plaît, il se fait plusieurs vertus. (Cf. L 246.)

[3] La modération dans la bonne fortune..., comme L 71.

[4] L'amour-propre est plus habile que le plus habile homme du
monde. (Comme L 12.)

[5] La durée de nos passions ne dépend pas de nous plus que la
durée de notre vie. (Cf. L 221.)

[6] La passion fait souvent un sot du plus habile homme, et rend
souvent le plus sot habile. (Cf. L 119.)

[7] Dieu a mis des talents différents dans l'homme comme il a
planté des arbres différents dans la nature, en sorte que chaque
talent ainsi que chaque arbre a sa propriété et son effet qui leur
sont particuliers; de là vient que le poirier le meilleur du monde
ne saurait porter les pommes les plus communes, et que le talent
le plus excellent ne saurait produire les mêmes effets du talent
le plus commun. De là aussi vient qu'il est aussi ridicule de
vouloir faire des sentences sans en avoir la graine en soi, que de
vouloir qu'un parterre produise des tulipes quoiqu'on n'y ait
point semé d'oignons. (Cf. L 190.)

[8] La vérité est le fondement et la justification de la beauté.
(Comme L 158.)

[9] La ruine du prochain plaît aux amis et aux ennemis. (Comme L
97.)

[10] Rien n'est si dangereux que l'usage des finesses que tant de
gens d'esprit emploient si communément; les plus habiles affectent
de les éviter toute leur vie pour s'en servir à quelque grande
occasion et par quelque grand intérêt. (Cf. L 47.)

[11] Il y a des hommes que l'on estime..., comme L 205, avec toute
vertu au singulier.

[12] La vertu est un fantôme formé par nos passions à qui on donne
un nom honnête afin de faire impunément ce qu'on veut. (Cf. L
187.)

[13] On ne saurait compter toues les espèces de vanités. (Cf. L
122.)

[14] La vérité qui fait les hommes véritables..., et la suite
comme L 81.

[15] Chaque homme n'est pas plus différent des autres hommes qu'il
l'est souvent de lui-même. (Comme L 99.)

[16] L'amour-propre est l'amour de soi-même... Long développement
semblable à la maxime I de la première édition (MS I), à trois
petites variantes près: il travaille lui-même à sa ruine (au lieu
de il travaille même à sa ruine)--on le trouve qui triomphe (au
lieu de on le retrouve qui triomphe)--trouve dans la violence
continuelle de ses vagues (au lieu de trouve dans le flux et le
reflux de ses vagues continuelles). (Cf. L 94.)

[17] Enfin l'orgueil, comme lassé de ses artifices..., comme L 67,
sauf une variante: un visage naturel (au lieu de son visage
naturel).

[18] Ces grandes et éclatantes actions..., et la suite comme L
126, à l'exception des derniers mots: un effet de jalousie (au
lieu de un effet de la jalousie).

[19] Les passions sont les seuls orateurs..., comme au début de L
127, jusqu'à infaillibles.

[20] Les passions ont une injustice..., comme L 164 (à ceci près
que la fin comporte des lapsus qui la rendent inintelligible).

[21] Tout le monde est plein de pelles qui se moquent du fourgon.
(Cf. L 121.)

[22] Ceux qui prisent trop leur noblesse ne prisent pas assez
d'ordinaire ce qui en est l'origine. (Cf. L 237.)

[23] On blâme l'injustice, non par la haine qu'on en a, mais pour
le préjudice qu'on en reçoit. (Cf. L 145.)

[24] On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.
(Comme L 157.)

[25] On ne fait point de distinction dans la colère..., comme L
25.

[26] Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie...,
comme L 186.

[27] Peu de gens sont cruels de cruauté, mais tous les hommes sont
cruels d'amour-propre. (Cf. L 176.)

[28] Dieu a permis, pour punir l'homme du péché originel..., comme
L 256.

[29] Comme dans la nature il y a une éternelle génération....,
comme L 174.

[30] Quelque industrie qu'on ait à cacher ses passions..., et la
suite comme L 179.

[31] L'intérêt est l'ami de l'amour-propre, de sorte que comme le
corps privé de son âme est sans vie, sans ouïe, sans connaissance,
sans sentiment et sans mouvement, de même l'amour-propre séparé,
s'il faut dire ainsi, de son intérêt, ne vit, n'entend..., et la
suite comme L 270.

[32] Les Français ne sont pas seulement sujets à perdre, comme la
plupart des hommes, le souvenir des bienfaits et des injures, mais
ils haïssent ceux qui les ont obligés; l'orgueil et l'intérêt
produisent partout l'ingratitude..., et la suite comme L 8.

[33] La clémence des princes est une politique..., comme L 83

[34] La clémence est un mélange de gloire, de paresse et de
crainte dont nous faisons une vertu. (Cf. L 217.)

[35] La modération des personnes heureuses est le calme de leur
humeur adoucie par la possession du bien. (Cf. début de L 77.)

[36] Nous craignons toutes choses comme mortels..., comme L 160,
avec le deuxième toute chose au singulier.

[37] Il semble que c'est le diable qui a tout exprès placé la
paresse sur la frontière de plusieurs vertus. (Comme L 209.)

[38] On n'a plus de raison quand on n'espère plus d'en trouver aux
autres. (Comme L 149.)

[39] Les philosophes, et Sénèque surtout..., comme L 59.

[40] Les plus sages le sont dans toutes les choses
indifférentes..., et la suite comme L II.

[41] Toutes les passions ne sont que les divers degrés de la
chaleur et de la froideur du sang. (Cf. L 251.)

[42] La sobriété est l'amour de la santé ou l'impuissance de
manger beaucoup. (Comme L 87.)

[43] Les grandes âmes ne sont pas celles..., comme L 140, sauf la
fin: les plus grandes vues au lieu de de plus grandes vues.

[44] La crainte du blâme et du mépris qui suivent ceux qui
s'enivrent de leur bonheur, c'est une vaine ostentation de la
force de notre esprit, enfin..., et la suite comme la fin L 77.

[45] Nous avons tous assez de force pour supporter les maux
d'autrui. (Comme L 5.)

[46] La constance des sages n'est qu'un art avec lequel ils savent
renfermer leur agitation dans leur coeur. (Cf. L 16.)

[47] Ceux qu'on exécute affectent quelquefois..., comme L 150.

[48] La philosophie triomphe aisément des maux passés..., comme L
180.

[49] Peu de gens connaissent la mort..., comme L 188.

[50] On se console souvent d'être malheureux en effet..., comme L
184.

[51] Quand on ne trouve pas son repos en soi-même, il est inutile
de le chercher ailleurs. (Cf. L 24.)

[52] Comment peut-on répondre si hardiment de soi-même, puisqu'il
faut auparavant pouvoir répondre de sa fortune? (Cf. L 214.)

[53] L'amour est à l'âme de celui qui aime ce que l'âme est au
corps qu'elle anime. (Comme L 223.)

[54] Comme on n'est jamais libre d'aimer ou de cesser d'aimer, on
ne peut se plaindre avec justice de la cruauté de ses maîtresses,
ni de la légèreté de son amant. (Cf. L 225.)

[55] La justice dans les bons juges n'est que l'amour de
l'approbation; dans les ambitieux, c'est l'amour de leur
élévation. (Cf. L 110.)

[56] Comment prétendons-nous qu'un autre garde notre secret si
nous n'avons pas pu le garder nous-mêmes? (Cf. L 61.)

[57] Les grands hommes s'abattent et se démontent..., comme L 201,
sauf une variante: et non pas par celle de leur coeur au lieu de
et non pas par celle de leur âme.

[58] On n'oublie jamais si bien la chose [sic] que quand on s'est
lassé d'en parler. (Cf. L 213.)

[59] Quoique toutes les passions se dussent cacher..., comme L 26

[60] La jalousie est raisonnable en quelque manière..., comme L
27.

[61] Le mal que nous faisons aux autres ne nous attire point tant
les persécutions et leur haine que les bonnes qualités que nous
avons. (Cf. L 105.)

[62] Rien n'est impossible de soi..., comme L 14.

[63] Ce qui nous fait croire si facilement que les autres ont des
défauts, c'est la facilité que l'on a à croire ce qu'on désire.
(Cf. L 269.)

[64] Si nous n'avions pas de défauts, nous ne serions pas si aises
d'en remarquer aux autres. (Cf. L 257.)

[65] Le remède de la jalousie est la certitude de ce qu'on a
craint..., et la suite comme L 240, sauf la fin: le doute et les
soupçons au lieu de les doutes et les soupçons.

[66] L'orgueil se dédommage toujours..., comme L 21.

[67] Si nous n'avions pas d'orgueil, nous ne nous plaindrions pas
de celui des autres. (Cf. L 159.)

[68] L'orgueil est égal dans tous les hommes..., comme L 211.

[69] L'orgueil a bien plus de part que la bonté aux remontrances
que nous faisons à ceux qui commettent des fautes; et nous ne les
reprenons pas tant pour les en corriger que pour leur persuader
que nous en sommes exempts. (Cf. L 2.)

[70] Dieu seul fait les gens de bien..., comme L 45.

[71] Les crimes deviennent innocents et même glorieux..., comme L
37, sauf une variante: s massacres de provinces au lieu de les
massacres des provinces.

[72] Ceux qui voudraient définir la victoire..., comme L 76.

[73] L'imitation est toujours malheureuse..., comme L 189. sauf
une variante: plaisent au lieu de charment.

[74] Nous promettons selon nos espérances, et nous tenons selon
nos craintes. (Comme L 4.)

[75] L'intérêt fait jouer toute sorte de personnages et même celui
de désintéressé. (Comme L 15.)

[76] On n'est jamais si ridicule par les qualités que l'on a que
par celles que l'on affecte d'avoir. (Cf. L 220.)

[77] L'espérance et la crainte sont inséparables..., comme L 261.

[78] Il ne faut pas s'offenser que les autres nous cachent la
vérité..., comme L 206.

[79] L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns..., comme L
192.

[80] Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses peuvent
difficilement s'appliquer aux grandes..., et la suite comme L 85.

[81] Nous n'avons pas assez de force pour suivre toute notre
raison. (Comme L 138.)

[82] L'homme est conduit lorsqu'il croit se conduire, et pendant
que par son espoir [sic] il vise à un endroit, son coeur
s'achemine insensiblement à un autre. (Cf. L 19.)

[83] Le caprice de l'homme est encore plus bizarre que celui de la
fortune. (Cf. L 147.)

[84] Le désir de vivre ou de mourir sont des goûts de l'amour-propre
dont il ne faut pas plus disputer que des goûts de la langue ou
du choix des couleurs. (Cf. L 243.)

[85] La félicité est dans le goût et non pas dans les choses, et
c'est pour avoir ce qu'on aime est heureux, et non pas pour avoir
ce que les autres trouvent amiable [sic]. (Cf. L 23.)

[86] On n'est jamais si malheureux qu'on craint, ni si heureux
qu'on espère. (Comme L 141.)

[87] Nous ne regrettons pas la perte de nos amis selon leur
mérite, mais selon nos besoins, et selon l'opinion que nous
croyons leur avoir donnée de ce que nous valons. (Cf. L 116.)

[88] Il est bien malaisé de distinguer la bonté générale et
répandue pour tout le monde de la grande habileté. (Cf. L 124.)

[89] La confiance de plaire est souvent le moyen de plaire
infailliblement. (Comme L 134.)

[90] La confiance que l'on a en soi fait naître la plus grande
partie de celle que l'on a aux autres. (Comme L 248.)

[91] Ce qui nous empêche souvent de bien juger..., comme L 143.

[92] La dévotion qu'on donne aux princes est un second
amour-propre. (Cf. L 91.)

[93] La fin du bien est un mal, et la fin du mal est un bien. (Cf.
L 210.)

[94] Les biens et les maux sont plus grands dans notre
imagination..., comme L 102.

[95] Ceux qui se sentent du mérite..., comme L 129, à un mot près:
poursuivre au lieu de persécuter.

[96] Rien ne doit tant diminuer la satisfaction..., comme L 137.

[97] Quelque disproportion qu'il y ait entre les fortunes, il y a
pourtant toujours une certaine proportion de biens et de maux qui
les rend égales. (Cf. L 28.)

[98] Quelques grands avantages que la nature donne, ce n'est pas
elle, mais la fortune, qui fait les héros. (Comme L 31.)

[99] Le mépris des richesses était dans les philosophes..., et la
suite comme L 89, à un mot près: garantir au lieu de dédommager.

[99 bis] Les philosophes ne condamnent les richesses..., comme L
62, sauf une variante: elles nourrissent et accroissent les crimes
comme le bois entretient le feu, au lieu de: elles nourrissent et
accroissent les vices, comme le bois entretient et augmente le
feu.

[100] Comme la plus heureuse personne du monde..., comme L 38,
sauf une variante: puisqu'il leur faut au lieu de qu'il leur faut.

[101] La haine qu'on a pour les favoris n'est autre chose que
l'amour de ces faveurs [sic]. C'est aussi la rage de n'avoir pas
la faveur qui console et adoucit [sic] par le mépris des favoris;
c'est aussi une secrète envie de la détruire qui fait que nous
leur ôtons nos propres hommages, ne pouvant que leur ôter ce qui
leur attire celles de tout le monde [sic]. (Cf. L 98.)

[102] Une preuve convaincante que l'homme n'a pas été créé...,
comme L 195, sauf une variante: lui-même au lieu de soi-même.

[103] Ce qui fait tant disputer contre les maximes..., comme L
245.

[104] Pour s'établir dans le monde, on fait tout ce qu'on peut
pour y paraître établi. (Comme L 171.)

[105] Quoique la vanité des ministres..., comme L 198, sauf une
variante, elle suit au lieu de elles sont.

[106] Il semble que plusieurs de nos actions aient des étoiles
heureuses et malheureuses..., et la suite comme L 262.

[107] On pourrait dire qu'il n'y a point d'heureux ni de
malheureux accidents..., comme L 34, sauf la fin: à leur préjudice
les plus avantageux, au lieu de les plus avantageux à leur
préjudice.

[108] La sincérité c'est une naturelle ouverture du coeur..., et
la suite comme L 43.

[109] Le vrai ne fait pas tant de mal dans le monde que le
vraisemblable y fait de mal (Cf. L 234).

[110] On élève la prudence jusqu'au ciel..., comme L 55, sauf les
variantes suivantes: de nos actions et de notre conduite (au lieu
de de nos actions et de nos conduites)--tout le secours que nous
demandons (au lieu de tous les secours que nous demandons)--
quand il veut (au lieu de quand il lui plaît)--à la Providence
(au lieu de à sa providence).

[111] Un habile homme doit savoir régler..., comme L 146. sauf la
fin: nous ne la faisons pas servir pour obtenir les plus
considérables, au lieu de nous ne les faisons pas assez servir à
obtenir les plus considérables.

[112] Il est malaisé de définir l'amour..., comme L 30, sauf une
variante: et dans le corps que ce n'est, au lieu de et dans le
corps ce n'est.

[113] Il n'y a point d'amour pur et exempt de mélange des autres
passions..., et la suite comme L 117.

[114] Il n'y a point de déguisement... comme L 224.

[115] Si on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il
ressemble plus à la haine qu'à l'amitié. (Cf. L 219.)

[116] Il y a beaucoup de femmes qui ont jamais fait [sic] de
galanterie, mais je ne sais s'il y en a qui n'en aient jamais fait
qu'une. (Cf. L 222.)

[117] Le pouvoir que les personnes que nous aimons..., comme L
267.

[118] On blâme aisément les défauts des autres..., comme L 212.

[119] Il n'y a que d'une sorte d'amour, mais il y en a de mille
différentes copies. (Cf. L 263.)

[120] L'amour aussi bien que le feu..., comme L 264.

[121] Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits: tout le
monde en parle et peu de gens en ont vu. (Cf. L 265.)

[122] L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces...,
comme L 266.

[123] L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir
l'injustice. (Comme L 151.)

[124] La justice n'est qu'une vive appréhension qu'on ne nous ôte
ce qui nous appartient; de là vient cette considération et ce
respect pour tous les intérêts du prochain et cette scrupuleuse
application à ne lui faire aucun préjudice. Cette crainte retient
l'homme dans les bornes des biens que la naissance ou la fortune
lui ont donnés, et sans cette crainte il ferait des courses
continuelles sur les autres. (Cf. L 109.)

[125] Ce qui rend nos amitiés si légères et si changeantes...,
comme L 6.

[126] La réconciliation avec nos ennemis..., comme L 104.

[127] Rien ne prouve tant que les philosophes..., comme L 208.

[128] La jalousie ne subsiste que dans les doutes et ne vit que
dans les nouvelles inquiétudes. (Cf. L 239.)

[129] Il y a des reproches qui louent et des louanges qui
médisent. (Comme L 193.)

[130] L'amitié la plus sainte et la plus sacrée..., comme L 22.

[131] Nous nous persuadons souvent d'aimer des gens plus
puissants..., et la suite comme L 7.

[132] Le jugement n'est autre chose que la lumière de l'esprit...,
comme L 41, sauf ces différences, c'est la mesure de sa lumière
(au lieu de est la mesure de sa lumière)--La délicatesse
aperçoit l'imperceptible, et le jugement prononce ce qu'elle sent
(au lieu de. La délicatesse aperçoit les imperceptibles. Et le
jugement prononce ce qu'elles sont.)--Si on les examine bien (au
lieu de. Si on l'examine bien).--Suivie de L 44. La finesse
n'est qu'une pauvre habileté.

[133] La politesse de l'esprit est un tour par lequel il pense
toujours des choses honnêtes et délicates. (Cf. L 68.)

[134] La galanterie de l'esprit est un tout de l'esprit..., comme
L 69.

[135] Il y a de jolies choses que l'esprit ne cherche point...,
comme L 133. sauf une variante: le diamant au lieu de les
diamants.

[136] L'esprit est toujours la dupe du coeur. (Comme L 178.)

[137] On peut connaître son esprit, mais qui peut connaître son
coeur? (Comme L 233.)

[138] Les affaires et les actions des grands hommes, comme les
statues, ont leur point de perspective. Il y en a qu'il faut voir
de près pour en discerner toutes les circonstances; il y en a
d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on est éloigné.
(Cf. L 60.)

[139] Pour savoir, il faut savoir le détail des choses, et comme
il est infini, de là vient qu'il y a si peu de gens qui sont
savants, et que nos connaissances sont superficielles et
imparfaites, et qu'on décrit des choses au lieu de les définir...,
et la suite comme L 123.

[140] On est au désespoir d'être trompé par ses ennemis..., comme
L 10.

[141] Il est aussi facile de se tromper soi-même..., et la suite
comme L 13.

[142] Rien n'est plus divertissant que de voir deux hommes
assemblés, l'un pour demander conseil, et l'autre pour le donner;
l'un paraît avec une déférence respectueuse, et dit qu'il vient
recevoir des instructions pour sa conduite et soumettre ses
sentiments; et son dessein, le plus souvent, est de faire passer
les siens, et de rendre celui qu'il vient consulter garant de
l'affaire qu'il lui propose. Celui qui conseille paie d'abord la
confiance de son ami des marques d'un zèle ardent et désintéressé,
et il cherche..., et la suite comme L 56.

[143] La plus déliée de toutes les finesses...; comme L 64, sauf
une variante: qu'on nous tend, au lieu de que l'on nous tend.

[144] L'intention de ne jamais tromper nous expose à être souvent
trompés: (Comme L 95.)

[145] La coutume que nous avons de nous déguiser aux autres...,
comme L 101.

[146] La faiblesse fait commettre plus de trahisons que le
véritable dessein de trahir. (Comme L 135.)

[147] On fait souvent du bien pour pouvoir faire du mal
impunément. (Comme L 231.)

[148] Comme la finesse est l'effet d'un petit esprit..., comme L
48.

[149] La finesse n'est qu'une pauvre habileté. (Comme L 44.)

[150] On est sage pour les autres personnes, personne ne l'est
assez pour soi-même. (Cf. L 247.)

[151] Quand la vanité ne fait point parler, on n'a pas envie de
dire grand'chose. (Comme L 42.)

[152] On aime mieux dire du mal de soi que de n'en point parler.
(Comme L 96.)

[153] Une des choses qui fait que l'on trouve si peu de gens...,
comme L 106, sauf deux variantes: ce qu'on lui dit. Les plus
habiles (au lieu de ce qu'on lui dit, et que les plus habiles)--
une précipitation pour retourner (au lieu de une précipitation de
retourner).

[154] Un homme d'esprit serait souvent bien embarrassé sans la
compagnie des sots. (Cf. L 131.)

[155] On se vante souvent de ne se point ennuyer..., et la suite
comme L 142.

[156] On ne loue que pour être loué. (Comme L 154.)

[157] Comme c'est le caractère des grands esprits de faire
entendre en peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits
en revanche ont l'air [sic] de parler beaucoup et de ne dire rien.
(Cf. L 252.)

[158] C'est plutôt par l'estime de nos sentiments..., comme L 18.

[159] On n'aime point à louer, on ne loue personne jamais sans
intérêt..., et la suite comme L 29, sauf la fin: on louerait moins
le duc de Turenne et Monsieur le Prince si on ne voulait pas les
blâmer tous deux, au lieu de: on louerait moins Monsieur le Prince
et Monsieur de Turenne si on ne voulait pas les blâmer tous les
deux.

[160] Peu de gens sont assez sages pour aimer mieux le blâme qui
leur est utile à la louange qui les trahit [sic]. (Cf. L 161.)

[161] La modestie qui semble refuser les louanges n'est en effet
qu'un désir d'en avoir de plus délicates. (Comme L 20.)

[162] La nature fait le mérite et la fortune le met en oeuvre.
(Comme L 79.)

[163] Il y a des gens dont le mérite consiste à dire..., comme L
183.

[164] Ce n'est pas assez d'avoir de grandes qualités, il en faut
avoir l'économie. (Comme L 194.)

[165] On se mécompte toujours dans le jugement..., comme L 196.

[166] Il faut une certaine proportion..., comme L 197, sauf une
variante: sans lesquels au lieu de sans laquelle.

[167] On admire tout ce qui éblouit..., comme L 185, sauf une
variante: dérobe souvent l'estime, au lieu de dérobe l'estime.

[168] Il y a une infinité de conduites qui ont un ridicule
apparent et qui dans leurs raisons cachées sont très sages et très
solides. (Cf. L 259.)

[169] Le monde, ne connaissant pas le véritable mérite..., et la
suite comme L 165, à une variante près: de belles qualités (sans
le mot apparentes).

[170] L'espérance, toute vaine et fourbe qu'elle est d'ordinaire,
sert au moins à nous mener à la fin de la vie par un beau chemin
agréable. (Cf. L 215.)

[171] La honte, la paresse et la timidité conservent toutes seules
le mérite..., et la suite comme L 148.

[172] Il n'y a que Dieu qui sache..., comme L 155.

[173] Comme il y a de bonnes viandes qui affadissent le coeur...,
comme L 166, sauf une variante: dégoûtent des qualités, au lieu de
dégoûtent avec des qualités.

[174] Toutes les vertus des hommes se perdent dans l'intérêt comme
les fleuves se perdent dans la mer. (Comme L 204.)

[175] La constance en amour est une inconstance perpétuelle...,
comme L 115. Suivie de: La durée de l'amour et ce qu'on appelle
ordinairement la constance sont deux sortes de choses bien
différentes la première vient de ce que l'on trouve sans cesse
dans la personne que l'on aime de nouveaux sujets d'amour, comme
dans une source inépuisable; la seconde vient de ce que l'on se
fait un honneur de tenir sa parole (cf. L 226).

[176] La persévérance n'est digne de blâme ni de louange..., comme
L 78, avec un mot de plus à la fin: qu'on ne se donne point (au
lieu de qu'on ne se donne).

[177] Je ne sais si cette maxime, que chacun produit son
semblable..., comme L 175.

[178] Ce qui nous fait aimer les nouvelles connaissances n'est pas
tant..., et la suite comme L 139.

[179] Notre repentir ne vient point de nos actions, mais du
dommage qu'elles nous causent. (Comme L 92.)

[180] Il y a deux sortes d'inconstances..., comme L 86, sauf la
fin: qui vient du dégoût des choses, au lieu de: vient de la [fin]
du goût des choses que l'on aimait.

[181] Les vices entrent dans la composition des vertus..., comme L
227.

[182] Nous avouons nos défauts pour réparer le préjudice qu'ils
nous font dans l'esprit des autres par l'impression que nous
donnons de la justice des nôtres [sic]. (Cf. L 82.)

[183] Il y a des héros en mal comme en bien. (Comme L 93.)

[184] On hait souvent les vices, mais on méprise toujours le
manque de vertu. (Comme L 118.)

[185] La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du corps,
et quelque éloignés que nous paraissions des passions que nous
n'avons pas encore ressenties, il faut croire toutefois qu'on
n'est pas moins exposé que l'on est à tomber malade quand on se
porte bien. (Cf. L 144.)

[186] On n'est pas moins exposé aux rechutes des maladies de
l'âme..., comme L 218, sauf les différences suivantes: une relâche
au lieu de un relâche--nécessairement au lieu de successivement
--s'il était permis au lieu de s'ils nous était permis.

[187] Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands
défauts. (Comme L 203)

[188] Quand il n'y a que nous qui sachions nos crimes, ils sont
bientôt oubliés. (Comme L 168.)

[189] Le désir de paraître habile empêche souvent de le
devenir..., comme L 238, sauf une variante: plus à le paraître au
lieu de plus à paraître.

[190] Les faux honnêtes gens sont ceux qui déguisent la
corruption..., comme L 9.

[191] Le vrai honnête homme c'est celui qui ne se pique de rien.
(Comme L 39.)

[192] La sévérité des femmes est un ajustement..., et la suite
comme L 75, sauf deux variantes: la leur au lieu de le leur--
c'est un attrait au lieu de c'est enfin un attrait.

[193] La chasteté des femmes est l'amour de leur réputation et de
leur repos. (Comme L 88.)

[194] C'est être véritablement honnête homme que de bien vouloir
être examiné des honnêtes gens en tous temps et sur tous les
sujets qui se présentent (Cf. L 242.)

[195] L'enfance nous suit dans tous les temps de la vie..., comme
L I.

[196] Il y a des gens niais qui se connaissent niais et qui
emploient habilement leur niaiserie. (Comme L 120.)

[197] Comme si ce n'était pas assez à l'amour-propre..., comme L
107-108, sauf les variantes suivantes:

Dans la partie correspondant à L 107: transformer les objets (au
lieu de transformer ses objets)--mais soudainement il change
l'état et la nature des choses (au lieu de mais aussi, comme si
ses actions étaient des miracles, il change l'état et la nature
des choses soudainement)--juge de ses actions (au lieu de juge
ses actions)--il donne à ses défauts une étendue qui les rend
énormes, et il met (au lieu de il donne même une étendu à ses
défauts qui les rend énormes, et met)--la réconcilie (au lieu de
l'a réconciliée)--un fort grand du biais (au lieu de un fort
grand des biais) Dans la partie correspondant à L 108: l'oubli ou
l'infidélité de ce qu'il aime (au lieu de un visible oubli ou
infidélité découverte)--méditer pour sa vengeance tout ce que
cette passion inspire de plus violent (au lieu de conjure[r] le
ciel et les enfers contre sa maîtresse)--Néanmoins, aussitôt que
sa vue (au lieu de et néanmoins, aussitôt qu'elle s'est présentée
et que sa vue)--aux mauvaises actions (au lieu de aux actions
mauvaises).

[198] L'aveuglement des hommes est le plus dangereux effet...,
comme L 114, sauf la fin, et nos défauts au lieu de et tous nos
défauts

[199] Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit. (Comme L
200.)

[200] En vieillissant on devient plus fou et plus sage. (Comme L
260.)

[201] Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles..., comme L
173, à un mot près: raconte au lieu de chante.

[202] La plupart des gens ne voient dans les hommes..., comme L
202.

[203] La parfaite valeur et la poltronnerie complète sont des
extrémités où l'on arrive rarement..., et la suite comme L 54,
sauf les variantes suivantes: qu'entre les visages (au lieu de
qu'il y en a entre les visages)--elle donne la liberté au lieu
de leur donne la liberté--un autre ménagement plus général (au
lieu de un autre ménage plus général)--une certitude de réussir
(au lieu de une certitude d'en revenir).

[204] La pure valeur (s'il en avait)..., comme L 65, sauf la fin:
tout le monde au lieu de le monde.

[205] L'intrépidité est une force extraordinaire de l'âme...,
comme L 66, sauf deux variantes, dans les accidents les plus
surprenants et les plus terribles (au lieu de dans les accidents
les plus terribles et les plus surprenants)--dans la conjuration
(au lieu de dans les conjurations)--qui leur est nécessaire (au
lieu de qui lui est nécessaire).

[206] L'approbation que l'on donne à l'esprit, à la beauté, à la
valeur..., et la suite comme L 136.

[207] La vérité est le fondement et la raison de la perfection...,
comme L 163, sauf l'omission des mots car il est certain qu'.

[208] La politesse des États est le commencement de la
décadence..., et la suite comme L 72.

[209] De toutes les passions celle qui est la plus inconnue c'est
la paresse..., comme L 253, sauf les variantes suivantes: les plus
grands vaisseaux (au lieu de les plus grands navires)--et que
les plus grandes tempêtes (au lieu de et les plus grandes
tempêtes)--et ses opiniâtres résolutions (au lieu de et ses plus
opiniâtres résolutions)--et pour donner enfin (au lieu de et
enfin, pour donner)--et qui la fait renoncer (au lieu de et la
fait renoncer).

[210] L'amour de la gloire, plus encore la crainte de la honte...,
et la suite comme L 33, sauf une variante: font cette valeur au
lieu de fait cette valeur.

[211] La valeur dans le simple soldat est un métier périlleux
qu'ils ont pris pour gagner leur vie [sic]. (Cf. L 36.)

[212] La plupart des hommes s'exposent assez à la guerre..., comme
L 153.

[213] La vanité et la honte, et surtout le tempérament, font...,
et la suite comme L 182.

[214] On ne veut point perdre la vie..., comme L 35, sauf une
variante: dans les parties, au lieu de dans la justice.

[215] Plusieurs personnes s'inquiètent du devoir de la
reconnaissance..., et la suite comme L 170.

[216] Ce qui fait tout le mécompte que nous voyons dans la
reconnaissance..., comme L 181.

[217] On est souvent reconnaissant par principe d'ingratitude.
(Comme L 230.)

[218] Rien n'est si contagieux que l'exemple, et nous ne faisons
jamais de grands biens ni de grands maux qui ne produisent
infailliblement leur pareil: l'imitation du bien vient de
l'émulation, et des maux [sic] de l'excès de la malignité
naturelle, qui, étant comme retenue prisonnière par la honte, est
mise en liberté par l'exemple. (Cf. L III.)

[219] Quelque prétexte que nous donnions à nos afflictions..,
comme L 17.

[220] Il y a dans les afflictions une espèce d'hypocrisie, car
sous prétexte de pleurer la perte d'une personne qui nous est
chère, nous pleurons la nôtre, c'est-à-dire la diminution de notre
bien, de notre plaisir, de notre considération..., et la suite
comme L 57-58, sauf les variantes suivantes:

Dans la partie correspondant à L 57: parce qu'elle impose (au lieu
de et qui impose)--qu'elle égalerait la durée de leur déplaisir,
leur propre vie (texte manifestement fautif, au lieu de qu'elles
égaleront la durée de leur déplaisir à leur propre vie)--
d'ordinaire (au lieu de pour l'ordinaire)--Comme leur sexe leur
ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s'efforcent
de se rendre (au lieu de parce que, leur sexe leur fermant tous
les chemins à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et
s'efforcent à se rendre)

Dans la partie correspondant à L 58: Il y a, outre ce que nous
avons dit, encore quelques espèces de larmes (au lieu de Outre ce
que nous avons dit, il y a encore quelques autres espèces de
larmes)--on pleure pour être plaint, on pleure pour être pleuré,
enfin on pleure de la honte de ne pleurer pas (au lieu de on
pleure pour être pleuré, et on pleure enfin de honte de ne pas
pleurer).

[221] Nous ne sommes pas difficiles à consoler..., comme L 167.

[222] Nul ne mérite d'être loué de bonté s'il n'a pas la force et
la hardiesse de pouvoir être méchant. Toute autre bonté n'est en
effet qu'une privation du vice, ou plutôt la timidité du vice et
son endormissement. (Cf. L 112.)

[223] Qui considérera superficiellement tous les effets de la
bonté qui nous fait sortir hors de nous-mêmes..., et la suite
comme L 52, sauf une variante: la bonté est le plus prompt de tous
les moyens dont se sert l'amour-propre (au lieu de: la bonté est
en effet le plus prompt de tous les moyens dont l'amour-propre se
sert). En outre la maxime est incomplète: elle s'interrompt
brusquement après les mots plus riche et plus.

[224] Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des
hommes que de leur faire trop de bien. (Comme L 244.)

[225] Rien ne nous plaît tant que la confiance des grands.., comme
L 49.

[226] On ne sait si on peut dire de l'agrément..., et la suite
comme L 258, sauf une variante: de traits ensemble au lieu de des
traits ensemble.

[227] La coquetterie est le fond de l'humeur de toutes les
femmes..., et la suite comme L 130, sauf une variante: renfermée
au lieu de enfermée.

[228] On incommode toujours les autres quand on est persuadé de ne
les pouvoir jamais incommoder. (Comme L 125.)

[229] La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix des
choses. (Cf. L 156.)

[230] La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut et
à ne dire que ce qu'il faut. (Cf. L 128)

[231] Il y a des personnes à qui les défauts siéent bien, et
d'autres qui sont disgraciées de leurs bonnes qualités. (Cf. L
103.)

[232] Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts qu'il est
extraordinaire de voir changer les inclinations (Cf. L 272.)

[233] On ne blâme le vice et on ne loue la vertu que par intérêt.
(Comme L 157.)

[234] La générosité est un désir de briller..., et la suite comme
L 40, sauf la fin: pour aller plus tôt à un plus grand intérêt (au
lieu de: pour aller promptement à une grande réputation).

[235] La fidélité est une invention rare de la réputation par
laquelle un homme..., et la suite comme L 90.

[236] La magnanimité méprise tout pour avoir tout. (Comme L 254.)

[237] Il est aussi ordinaire de voir changer les goûts que de voir
changer les inclinations. (Cf. L 272.)

[238] L'intérêt donne toutes sortes de vertus et de vices. (Cf. L
169.)

[239] L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission que nous
employons pour soumettre effectivement tout le monde; c'est un
mouvement de l'orgueil par lequel il s'abaisse devant les hommes
pour s'élever sur eux. C'est ce qui fait les bons ou les mauvais
comédiens, et c'est ce qui fait aussi que les personnes plaisent
ou déplaisent. C'est son plus grand déguisement et son premier
stratagème. C'est comme il est sans doute que le Protée des fables
n'a jamais été; il en est un véritable dans la nature..., et la
suite comme L 53, sauf les variantes suivantes: sous toutes ses
figures (au lieu de sur toutes ses figures)--sa parole douce et
respectueuse, pleine de l'estime (au lieu de ses paroles douces et
respectueuses, pleines de l'estime)--Il ne reçoit les charges
auxquelles on l'élève (au lieu de et ne reçoit les charges où on
l'élève).

[240] Les peines [sic] et les sentiments ont chacun un ton de
voix..., et la suite comme L 132, sauf une variante les bons ou
les mauvais comédiens, au lieu de les bons et les mauvais
comédiens.

[241] Dans toutes les professions et dans tous les arts..., comme
L 172.

[242] La civilité est une envie d'en recevoir; c'est aussi un
désir d'être estimé poli. (Comme L 80.)

[243] La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans
les sujets étrangers. C'est une habile prévoyance..., et la suite
comme L 51, sauf les variantes suivantes: en de semblables
occasions (au lieu de dans de semblables occasions)--de quelques
infortunes (au lieu de de quelque infortune)--des biens que nous
nous faisons anticipés (au lieu de des biens anticipés que nous
nous faisons).

[244] On ne croit pas aisément ce qui est au-delà de ce que nous
voyons. (Comme L 236)

[245] Il n'y a point de libéralité et ce n'est que la vanité de
donner que nous aimons mieux que ce que nous donnons. (Comme L
32.)

[246] La petitesse d'esprit fait l'opiniâtreté. (Cf. L 235.)

[247] On s'est trompé quand on a cru..., comme L 84, sauf deux
variantes: triomphent (au lieu de triomphaient)--enfin elle
émousse (au lieu de et enfin elle émousse).

[248] La promptitude avec laquelle nous croyons le mal..., comme L
268.

[249] Nous récusons tous les jours des juges pour les plus petits
intérêts, et nous faisons dépendre notre gloire et notre
réputation, qui sont les plus grands biens du monde, du jugement
des hommes qui nous sont tous contraires, ou par leur jalousie, ou
par leur malignité, ou par leur préoccupation, ou par leur
sottise; et c'est pour obtenir d'eux un arrêt en notre faveur que
nous exposons notre repos et notre vie en cent manières, et que
nous les condamnons à une infinité de soucis, de peines et de
travaux. (Cf. L 46)

[250] L'honneur acquis est caution de celui qu'on doit acquérir.
(Comme L 191.)

[251] La jeunesse est une ivresse continuelle; c'est la fièvre de
la santé, c'est la folie de la raison. (Comme L 250.)

[252] La nature, qui se vante d'être toujours sensible, est dans
la moindre occasion étouffée par l'intérêt (Comme L 199.)

[253] La magnanimité est assez définie par son nom; néanmoins on
pourrait dire que c'est le bon sens de l'orgueil et la voie la
plus noble pour recevoir des louanges. (Cf. L 216.)

[254] On peut toujours ce qu'on veut, pourvu qu'on le veuille
bien. (Comme L 249.)

[255] Nous ne nous apercevons que des emportements.., comme L 50.

[256] Chacun pense être plus fin que les autres. On peut être plus
fin qu'un autre, mais non pas plus fin que tous les autres. (Cf. L
113.)

[257] L'homme est si misérable que, tournant toute sa conduite à
satisfaire ses passions, il gémit incessamment sur leur
tyrannie..., et la suite comme L 255, sauf une variante: du
chagrin de sa maladie, au lieu de des chagrins de ses maladies.

[258] Les biens et les maux qui nous arrivent..., comme L 228.

[259] Rien ne nous prouve davantage combien la mort est
redoutable..., et la suite comme L 207.

Variantes tirées du manuscrit Gilbert attestées par l'édition des
grands écrivains.


1 Variantes se rapportant a des maximes de l'édition de 1678.
Épigraphe.--Nous sommes préoccupés de telle sorte..., comme L 3
et B 1.

Max. 1.--De plusieurs actions diverses..., comme B 2.

Max. 6.--La passion fait souvent un sot du plus habile homme et
rend souvent les plus sots habiles.

Max. 8.--Les passions sont les seuls orateurs..., comme B 19.

Max. 9.--Les passions ont une injustice et un propre intérêt qui
fait qu'elles offensent et blessent toujours, même lorsqu'elles
parlent raisonnablement et équitablement. La charité a seule le
privilège de dire tout ce qui lui plaît et de ne blesser jamais
personne.

Max. 10.--Début plus développé: Comme dans la nature il y a une
éternelle génération, et que la mort d'une chose est toujours la
production d'une autre, de même il y a dans le coeur humain...

Max. 11.--Début plus développé: Je ne sais si cette maxime, que
chacun produit son semblable, est véritable dans la physique; mais
je sais bien qu'elle est fausse dans la morale, et que les
passions...

Max. 12.--Comme la Ire édition (Quelque industrie que l'on
ait..., I 12).

Max. 14.--Les Français ne sont pas seulement sujets à perdre...,
comme B 32.

Max. 15.--Manque le mot souvent.

Max. 16.--La clémence est un mélange de gloire, de presse et de
crainte, dont nous faisons une vertu. (Comme B 34.)

Max. 18.--Des mots ajoutés: pour la définir intimement (et
enfin, pour la définir intimement, la modération des hommes...).

Max. 21.--Ceux qu'on fait mourir affectent..., et la suite comme
L 150 et B 47.

Max. 22.--La philosophie ne fait des merveilles que contre les
maux passés ou contre ceux qui ne sont pas prêts d'arriver, mais
elle n'a pas grande vertu contre les maux présents.

Max. 23.--Peu de gens connaissent la mort..., comme L 188 et B
49.

Max. 24.--Fin de la maxime, après leurs infortunes: cela fait
voir manifestement qu'à une grande vanité près les héros sont
faits comme les autres hommes.

Max. 29.--Le mal que nous faisons aux autres ne nous attire
point tant leur persécution et leur haine que les bonnes qualités
que nous avons. (Comme SL 107.)

Max. 31.--Comme la Ire édition (Si nous n'avions point de
défauts..., I 34, et aussi L 257).

Max. 32.--La jalousie ne subsiste que dans les doutes, et ne vit
que dans les nouvelles inquiétudes. (Comme B 128.)

Max. 33.--Comme la Ire édition (L'orgueil se dédommage..., I 36,
et aussi L 21 et B 66).

Max. 40.--L'intérêt, à qui on reproche..., comme L 192 et B 79.

Max. 41.--Ceux qui s'appliquent trop aux petites choses...,
comme B 80.

Max. 45.--Le caprice de l'humeur..., comme L 147.

Max. 46.--Le désir de vivre ou de mourir..., comme L 243.

Max. 49.--Les biens et les maux sont plus grands..., comme L 102
et B 94.

Max. 50.--Fin de la maxime: et à eux-mêmes qu'ils sont de
véritables héros, puisque la mauvaise fortune ne s'opiniâtre
jamais à poursuivre que les personnes qui ont des qualités
extraordinaires.

Max. 52.--Quelque disproportion qu'il y ait entre les
fortunes..., comme B 97.

Max. 54.--Fin de la maxime: à la considération que les richesses
donnent.

Max. 55.--Fin de la maxime, après les mots l'amour de la faveur:
c'est aussi la rage de n'avoir pas la faveur, qui se console et
s'adoucit par le mépris des favoris, c'est aussi une secrète envie
de la détruire, qui fait que nous leur ôtons nos propres hommages,
ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde.

Max. 58.--Comme la Ire édition (Il semble que nos actions..., I
67).

Max. 59.--On pourrait dire qu'il n'y a point d'heureux ni de
malheureux accidents..., comme B 107.

Max. 63.--La vérité, qui fait les hommes véritables, est souvent
une imperceptible ambition qu'ils ont de rendre leurs témoignages
considérables, et d'attirer à leurs paroles un respect de
religion.

Max. 64.--Le vrai ne fait pas tant de bien..., comme L 234.

Max. 65.--Comme la Ire édition (On élève la prudence..., I 75),
à l'exception de la fin, après les mots aucun de ses projets:

Dieu seul, qui tient tous les coeurs des hommes entre ses mains,
et qui, quand il veut, en accorde tous les mouvements, fait aussi
réussir les choses qui en dépendent: d'où il faut conclure que
toutes les louanges dont notre ignorance et notre vanité flattent
notre prudence sont autant d'injures que nous faisons à la
Providence.

Max. 73.--Il y a beaucoup de femmes qui n'ont jamais fait de
galanterie; mais je ne sais s'il y en a qui n'en aient jamais fait
qu'une.

Max. 74.--Début: Il n'y a d'amour que d'une sorte...

Max. 76.--Comme la Ire édition (Il est de l'amour comme de
l'apparition..., I 86, et aussi L 265).

Max. 77.--L'amour prête son nom..., comme L 266.

Max. 83.--L'amitié la plus sainte et la plus sacrée..., comme L
22 et B 130.

Max. 85.--Fin de la maxime, après les mots qui produit notre
amitié: et nous ne leur promettons pas selon ce que nous leur
voulons donner, mais selon ce que nous voulons qu'ils nous
donnent.

Max. 88.--Comme la Ire édition (I 101), sauf trois variantes: I
si bien qu'il y est lui-même abusé, mais soudainement il change
l'état (au lieu de: si bien qu'il y est lui-même trompé, mais il
change aussi l'état)--2 que notre aversion venait d'effacer.
Tous ses avantages en reçoivent un fort grand du biais dont nous
les regardons; toutes ses mauvaises qualités disparaissent; nous
rappelons même (au lieu de: que notre aversion venait de lui ôter;
les mauvaises qualités s'effacent, et les bonnes paraissent avec
plus d'avantage qu'auparavant; nous rappelons même)--3 pour en
charger ses soupçons (derniers mots de la maxime, au lieu de: pour
s'en charger lui-même).

Max. 89.--Mots ajoutés à la fin: parce que tout le monde croit
en avoir beaucoup.

Max. 97.--Mots ajoutés après les mots la grandeur de la lumière
de l'esprit: On peut dire la même chose de son étendue, de sa
profondeur, de son discernement, de sa justesse, de sa droiture,
de sa délicatesse.

Max. 103.--On peut connaître son esprit; mais qui peut connaître
son coeur? (Comme L 233 et B 137.)

Max. 104.--Les affaires et les actions des grands hommes, comme
les statues, ont leur point de perspective: il y en a qu'il faut
voir de près, pour en bien discerner toutes les circonstances; il
y en a d'autres dont on ne juge jamais si bien que quand on en est
éloigné.

Max. 106.--Pour bien savoir les choses, il en faut savoir le
détail, et comme il est presque infini, de là vient qu'il y a si
peu de gens qui sont savants, que nos connaissances sont
superficielles..., et la suite comme L 123.

Max. 109.--Fin de la maxime: par l'habitude, au lieu de par
l'accoutumance.

Max. 120.--La faiblesse fait commettre plus de trahisons que le
véritable dessein de trahir. (Comme L 135 et B 146.)

Max. 124.--Début plus développé: Rien n'est si dangereux que
l'usage des finesses, que tant de gens emploient si communément;
les plus habiles.

Max. 125.--Comme la finesse est l'effet d'un petit esprit...,
comme L 48 et B 148.

Max. 132.--On est sage pour les autres personnes..., comme B
150.

Max. 135.--Chaque homme n'est pas plus différent des autres
qu'il l'est souvent de lui-même.

Max. 150.--Comme la Ire édition (L'approbation que l'on donne à
l'esprit..., I 156), sauf l'omission des mots les perfectionne.

Max. 154.--La fortune nous corrige plus souvent que la raison.

Max. 160.--On se mécompte toujours quand les actions sont plus
grandes que les desseins.

Max. 161.--Il faut une certaine proportion..., comme L 197.

Max. 162.--On admire tout ce qui éblouit..., comme L 185.

Max. 166.--Le monde, ne connaissant pas le véritable mérite, n'a
garde de le vouloir récompenser; aussi n'élève-t-il pas à ses
grandeurs et à ses dignités que des personnes qui ont de belles
qualités, et il couronne généralement tout ce qui luit quoique
tout ce qui luit ne soit pas de l'or.

Max. 168.--Début de la maxime: L'espérance, toute vaine et
fourbe qu'elle est d'ordinaire...

Max. 169.--La honte, la paresse et la timidité., comme B 171.

Max. 170.--Début de la maxime: Il n'y a que Dieu qui sache si un
procédé...

Max. 175.--Fin de la maxime: n'est que notre inconstance arrêtée
et renfermée dans un même sujet.

Max. 176.--La durée de l'amour, et ce qu'on appelle
ordinairement la constance, sont deux sortes de choses bien
différentes..., et la suite comme L 226.

Max. 179.--On se plaint de ses amis pour justifier sa légèreté.

Max. 180.--Notre repentir ne vient point du regret de nos
actions, mais du dommage qu'elles nous causent.

Max. 181.--Il y a deux sortes d'inconstance: l'une qui vient de
la légèreté de l'esprit, qui à tout moment change d'opinion, ou
plutôt de la pauvreté de l'esprit, qui reçoit toutes les opinions
des autres; l'autre, qui est plus excusable, qui vient de la fin
du goût des choses.

Max. 183.--Il faut demeurer d'accord, pour l'honneur de la
vertu, que les plus grands malheurs des hommes sont ceux où ils
tombent par leurs crimes.

Max. 184.--Nous avouons nos défauts..., comme L 82, sauf
l'omission du mot leur.

Max. 186.--On hait souvent les vices..., comme L 118 et B 184.

Max. 188.--La santé de l'âme n'est pas plus assurée que celle du
corps; et quelque éloignés que nous paraissions des passions que
nous n'avons pas encore ressenties, il faut croire toutefois qu'on
n'y est pas moins exposé que l'on est à tomber malade quand on se
porte bien.

Max. 191.--On pourrait presque dire que les vices nous
attendent, dans le cours ordinaire de la vie, comme des
hôtelleries où il faut nécessairement loger; et je doute que
l'expérience même nous en pût garantir, s'il était permis de faire
deux fois le même chemin.

Max. 192.--Comme la Ire édition (Quand les vices nous
quittent..., I 203).

Max. 193.--On n'est pas moins exposé aux rechutes..., comme le
début de L 218 (jusqu'à changement de mal) sauf une variante: une
relâche au lieu de un relâche.

Max. 194.--Les défauts de l'âme sont comme les blessures du
corps..., comme L 271.

Max. 195.--Mots ajoutés à la fin: à la fois.

Max. 196.--Comme la Ire édition (Quand il n'y a que nous qui
savons..., I 207).

Max. 199.--Le désir de paraître habile..., comme B 189.

Max. 201.--Début de la maxime: Celui qui croit pouvoir se passer
de tout le monde...

Max. 202.--Comme la Ire édition (Les faux honnêtes gens sont
ceux..., I 214, et aussi L 9 et B 190).

Max. 204.--Mots ajoutés à la fin: C'est comme un prix dont elles
l'augmentent.

Max. 205.--La chasteté des femmes est l'amour de leur réputation
et de leur repos. (Comme L 88 et B 193.)

Max. 206.--C'est être véritablement honnête homme..., comme L
242.

Max. 207.--Début de la maxime: L'enfance nous suit dans toute la
vie...

Max. 208.--Il y a des gens niais..., comme L 120 et B 196.

Max. 209.--Celui qui vit sans folie n'est pas si raisonnable
qu'il veut faire croire.

Max. 211.--Il y a des gens qui ressemblent aux vaudevilles...,
comme B 201.

Max. 212.--Comme la Ire édition (La plupart de gens ne
voient..., I 224).

Max. 214.--La valeur, dans les simples soldats, n'est qu'un
métier périlleux pour gagner leur vie.

Max. 217.--Comme la Ire édition (L'intrépidité est une force
extraordinaire..., I 230).

Max. 218.--L'hypocrisie est un hommage que le vice se croit
forcé de rendre à la vertu.

Max. 219.--On est presque toujours assez brave pour sortir sans
honte des périls de la guerre; mais peu de gens le sont assez pour
s'exposer toujours autant qu'il est nécessaire pour faire réussir
le dessein pour lequel ils s'exposent.

Max. 220.--La vanité, la honte, et surtout le tempérament, font
la valeur des hommes et la chasteté des femmes, dont chacun mène
tant de bruit.

Max. 221.--On ne veut point perdre la vie..., comme L 35, sauf
une variante: que l'on remarque dans les parties, au lieu de:
qu'on remarque dans la justice.

Max. 222.--Début de la maxime: Il n'y a point de gens qui...

Max. 224.--Plusieurs personnes s'acquittent du devoir de la
reconnaissance..., et la suite comme L 170.

Max. 225.--Ce qui fait tout le mécompte..., comme L 181 et B
216.

Max. 226.--On est souvent reconnaissant par principe
d'ingratitude. (Comme L 230 et B 217.)

Max. 227.--Fin de la maxime: quand la fortune les soutient

Max. 228.--Début plus développé: Ce qui fait encore le mécompte
dans les bienfaits, c'est que l'orgueil...

Max. 230.--Rien n'est si contagieux que l'exemple..., comme B
218, sauf deux variantes: leurs pareils au pluriel--l'imitation
des biens au lieu de l'imitation du bien.

Max. 231.--On est fou de vouloir être sage tout seul.

Max. 233.--Il y a une espèce d'hypocrisie dans les afflictions,
car sous prétexte de pleurer la perte d'une personne qui nous est
chère, nous pleurons la nôtre, c'est-à-dire la diminution... Puis
un passage sans variantes indiquées. Les variantes reprennent
après les mots immortelle douleur: car le temps, qui consume tout,
l'ayant consumée, elles ne laissent pas d'opiniâtrer leurs pleurs,
leurs plaintes et leurs soupirs; elles prennent un personnage
lugubre, et travaillent à persuader, par toutes leurs actions,
qu'elles égaleront la durée de leur déplaisir à leur propre vie
Cette triste et fatigante vanité se trouve d'ordinaire dans les
femmes ambitieuses, parce que, leur sexe leur fermant tous les
chemins qui mènent à la gloire, elles se jettent dans celui-ci, et
s'efforcent à se rendre célèbres par la montre d'une inconsolable
douleur. Il y a, outre ce que nous avons dit, quelques espèces de
larmes qui coulent de certaines petites sources, et qui, par
conséquent, s'écoulent incontinent: on pleure pour avoir la
réputation d'être tendre; on pleure pour être plaint, ou pour être
pleuré, et on pleure quelquefois de honte de ne pleurer pas.

Max. 234.--Début de la maxime: C'est par orgueil qu'on s'oppose
avec tant d'opiniâtreté...

Max. 235.--Nous ne sommes pas difficiles à consoler..., comme L
167 et B 221.

Max. 236.--Comme la Ire édition (Qui considérera
superficiellement..., I 250), sauf une variante: en sorte qu'il
semble que la bonté soit la niaiserie et l'innocence de l'amour-propre;
cependant la bonté est plus prompt de tous les moyens (au lieu
de: de sorte qu'il semble que l'amour-propre soit la dupe de
la bonté; cependant c'est le plus utile de tous les moyens).

Max. 237.--Fin de la maxime: toute autre bonté n'est en effet
qu'une privation du vice, ou plutôt la timidité du vice, et son
endormissement.

Max. 238.--Il est plus dangereux de faire trop de bien aux
hommes que de leur faire du mal.

Max. 239.--Comme la Ire édition (Rien ne flatte plus notre
orgueil..., I 255).

Max. 240.--Début de la maxime: Je ne sais si on peut dire de
l'agrément, sans la beauté, que c'est une symétrie...

Max. 241.--Début de la maxime: La coquetterie est le fond et
l'humeur de toutes les femmes...

Max. 242.--On incommode d'ordinaire, quand on est persuadé de
n'incommoder jamais.

Max. 243.--Début de la maxime: Il n'y a point de choses
impossibles, et...--Le manuscrit donne d'autre part: I Rien
n'est impossible de soi..., comme L 14 et B62.--2 On peut
toujours ce qu'on veut..., comme L 249 et B 254.

Max. 244.--Mots ajoutés à la fin: et l'esprit de son temps.

Max. 246.--La générosité est un désir de briller..., comme B
234.

Max. 248.--La magnanimité méprise tout, pour qu'on lui donne
tout.

Max. 250.--L'éloquence est de ne dire que ce qu'il faut.

Max. 251.--Fin de la maxime: qui sont dégoûtantes, malgré toutes
les bonnes qualités.

Max. 252.--Le goût change, mais l'inclination ne change point.

Max. 253.--Comme la Ire édition (L'intérêt donne toutes sortes
de vertus et de vices. I 276, et aussi B 238).

Max. 254.--Comme la Ire édition (L'humilité n'est souvent qu'une
feinte soumission..., I 277), sauf une variante: c'est son plus
grand déguisement et son premier stratagème; c'est comme il est
sans doute que le Protée des fables n'a jamais été; il en est un
véritable dans la nature, car il prend toutes les formes, comme il
lui plaît; mais quoiqu'il soit merveilleux et agréable à voir sous
toutes ses figures et dans toutes ses industries (au lieu de:
c'est un déguisement et son premier stratagème; mais quoique ses
changements soient presque infinis, et qu'il soit admirable sous
toutes sortes de figures).

Max. 255.--Début de la maxime: Les peines et les sentiments ont
chacun un ton de voix, une action et un air de visage qui leur
sont propres; c'est ce qui fait les bons ou les mauvais comédiens.

Max. 256.--Dans toutes les professions et dans tous les arts...,
comme L 172 et B 241.

Max. 257.--La gravité est un mystère de corps qu'on a trouvé
pour cacher le défaut d'esprit.

Max. 259.--Le plaisir de l'amour est l'amour même, et il y a
plus de félicité dans la passion que l'on a que dans celle que
l'on donne.

Max. 261.--Deux versions distinctes: I Fin de la maxime: un
second orgueil qu'on leur inspire.--2 La dévotion qu'on donne
aux princes est un second amour-propre (comme B 92).

Max. 264.--Comme la Ire édition (La pitié est un sentiment..., I
287), sauf deux variantes: sont accueillis de quelque infortune
(au lieu de en ont besoin)--des biens que nous nous faisons
anticipés (au lieu de des biens anticipés que nous nous faisons à
nous-mêmes).

Max. 265.--«Les deux membres de phrase dont se compose cette
réflexion forment deux maximes séparées.»

Max. 266.--On s'est trompé quand on a cru..., comme B 247.

Max. 267.--Un variante indiquée: est souvent un effet de
paresse, qui se joint à l'orgueil, au lieu de: est un effet de
l'orgueil et de la paresse.

Max. 269.--Il n'y a guère d'homme assez pénétrant pour
apercevoir tout le mal qu'il fait.

Max. 270.--L'honneur que l'on acquiert est caution de celui que
l'on doit acquérir.

Max. 272.--Une variante indiquée: quelque louange au lieu de de
grandes louanges.

Max. 273.--Il y a des hommes que l'on estime..., comme B II.

Max. 274.--Début de la maxime: La nouveauté est à l'amour ce que
la fleur est sur le fruit: elle lui donne...

Max. 275.--La nature, qui se pique d'être si sensible, est
d'ordinaire arrêtée par le plus petit intérêt.

Max. 276.--Début de la maxime: L'absence fait que les médiocres
passions diminuent, et que les grandes croissent, comme le vent...

Max. 279.--Comme la Ire édition (Le plus souvent, quand nous
exagérons..., I 307), sauf la fin: juger avantageusement de notre
mérite, au lieu de: juger de notre mérite.

Max. 280.--Comme la Ire édition (L'approbation que l'on
donne..., I 308), sauf la fin: bien établis, au lieu de: établis.

Max. 281.--L'orgueil, qui inspire souvent de l'envie contre les
autres, sert parfois aussi à la calmer.

Max. 282.--Il y a des tromperies déguisées qui imitent si bien
la vérité que ce serait mal juger que de ne s'y pas laisser
prendre.

Max. 285.--Début de la maxime: La magnanimité s'entend assez
d'elle-même...

Max. 286.--On n'aime pas une seconde fois, quand on a cessé
d'aimer.

Max. 292.--L'humeur, comme la plupart des bâtiments, a des faces
qui ne sont pas les mêmes.

Max. 294.--Fin de la maxime: mais nous n'aimons pas toujours de
même ceux que nous admirons.

Max. 295.--Il s'en faut bien que nous ne sachions tout ce que
nous voulons.

Max. 296.--Il est difficile d'aimer ce que nous n'estimons pas,
et il l'est aussi d'aimer ce que nous estimons plus que nous.

Max. 297.--Comme la Ire édition (Nous ne nous apercevons que des
emportements..., I 48), sauf deux variantes: de la violence, de la
colère, etc. (au lieu de: de la violence de la colère)--dont
nous croyons être les seuls auteurs (à la fin, au lieu de: sans
que nous le puissions reconnaître).

Max. 298.--Les hommes sont reconnaissants des bienfaits, pour en
recevoir de plus grands.

Max. 299.--Presque tout le monde s'acquitte des petites
obligations, et aussi des médiocres; mais il n'y en a guère qui
aient de la reconnaissance pour les grandes.

Max. 300.--Il y a des folies que l'on prend des autres, comme
les rhumes et les maladies contagieuses.

Max. 301.--Il y a des gens qui méprisent le bien, mais peu
savent le bien donner.

Max. 302.--Ce n'est que dans les petits intérêts où nous
consentons de ne pas croire aux apparences.

Max. 306.--On ne fait point d'ingrats tout le temps qu'on peut
faire du bien.

Max. 309.--Il y a des gens qui sont nés pour être fous, et qui
ne font pas seulement des folies par eux-mêmes, mais que la
fortune contraint d'en faire.

Max. 311.--S'il y a des gens dont on ne trouve point le
ridicule, c'est qu'on ne cherche pas bien.

Max. 312.--Début de la maxime: Ce qui fait que les amants ont du
plaisir d'être ensemble...

Max. 313.--Pourquoi faut-il que nous ayons toujours assez de
mémoire pour retenir tout ce qui nous est arrivé, et que nous n'en
ayons jamais assez pour savoir combien de fois nous l'avons conté
à une même personne?

Max. 315.--Ce qui fait que nous nous cachons à nos amis, n'est
pas la défiance que nous avons d'eux, mais celle que nous avons de
nous.

Max. 316.--Les gens faibles ne sauraient avoir de sincérité.

Max. 318.--On a des moyens pour guérir des fous de leur folie,
mais on n'en a point pour redresser des esprits de travers.

Max. 320.--Louer les rois des qualités qu'ils n'ont pas n'est
que leur dire des injures.

Max. 329.--On croit haïr les flatteurs, mais on ne hait que les
mauvais.

Max. 331.--Il est difficile de demeurer fidèle à ce qu'on aime
quand on en est heureux.

Max. 337.--Il est souvent des bonnes qualités comme des sens:
ceux qui ne les ont pas ne s'en peuvent douter.

Max. 338.--La haine met au-dessous de ceux que l'on hait.

Max. 341.--La jeunesse est souvent plus près de son salut que
les vieilles gens.

Max. 347.--Nous ne sommes du même avis qu'avec les gens qui sont
du nôtre.

Max. 351.--Un mot ajouté: quand on ne s'aime déjà plus, au lieu
de quand on ne s'aime plus.

Max. 353.--Il n'y a pas de ridicule à être amoureux comme un
fou, mais il y en a toujours à l'être comme un sot.

Max. 354.--Il y a de certains défauts qui, étant bien mis dans
un certain jour, plaisent plus que la perfection de la beauté.

Max. 358.--L'humilité est la seule et véritable preuve des
vertus chrétiennes, et c'est elle qui manque le plus dans les
personnes qui se donnent à la dévotion; cependant, sans elle, nous
conservons tous nos défauts, malgré les plus belles apparences, et
ils sont seulement couverts par un orgueil qui demeure toujours,
et qui les cache aux autres, et souvent à nous-mêmes.

Max. 359.--«Les deux propositions de la réflexion définitive
formaient deux maximes séparées.»

Max. 363.--Une variante indiquée: nous sont quelquefois moins
pénibles, au lieu de: nous font souvent moins de peine.

Max. 365.--On voit des qualités qui deviennent défauts
lorsqu'elles ne sont que naturelles, et d'autres qui demeurent
toujours imparfaites lorsqu'on les a acquises; il faut, par
exemple, que la raison nous fasse devenir ménagers de notre bien
et de notre confiance, et il faut, au contraire, que la nature
nous ait donné la bonté et la valeur.

Max. 366.--Quoique nous ayons peu de créance dans la sincérité,
nous croyons toujours qu'on est plus sincère avec nous qu'avec les
autres.

Max. 367.--Il y a bien d'honnêtes femmes qui sont lasses de leur
métier. (Comme le supplément de l'édition de 1693, n XXIII.)

Max. 374.--Si l'on croit aimer sa maîtresse pour l'amour d'elle,
l'on est bien souvent trompé.

Max. 378.--On donne des conseils, mais on ne donne point la
sagesse d'en profiter. (Comme le supplément de l'édition de 1693,
n XLII.)

Max. 382.--Nos actions sont comme des bouts-rimés, que chacun
tourne comme il lui plaît. (Comme le supplément de l'édition de
1693, n XLV.)

Max. 386.--Il n'y a personne qui ait plus souvent tort que celui
qui ne veut jamais en avoir.

Max. 387.--Un sot n'a pas assez de force, ni pour être méchant,
ni pour être bon.

Max. 391.--La fortune ne nous paraît aveugle que lorsque nous en
sommes maltraités.

Max. 392.--Début de la maxime: Il faut se conduire avec la
fortune comme avec la santé...

Max. 394.--Maxime liée à la maxime posthume 5: Chacun pense être
plus fin que les autres; on peut l'être plus qu'un autre, mais non
pas que tous les autres.

Max. 396.--Fin de la maxime: point un second, au lieu de point
de second.

Max. 398.--Fin de la maxime (après de la paresse): nous nous
flattons qu'elle comprend toutes les vertus paisibles, et qu'elle
ne nuit point aux autres.

Max. 402.--Ce qui se rencontre le moins dans les femmes qui ont
pris l'habitude de l'amour, c'est le goût de l'amour.

Max. 406.--Les coquettes feignent d'être jalouses de leurs
amants, tandis qu'elles ne sont qu'envieuses des autres femmes
qu'elles craignent.

Max. 412.--De quelque honte que l'on soit couvert, on peut
toujours rétablir sa réputation.

Max. 414.--Le sot ne voit jamais que par l'humeur, parce qu'il
ne peut voir par l'esprit.

Max. 419.--Nous pouvons quelquefois paraître grands dans des
emplois au-dessous de nous, mais nous sommes toujours petits dans
ceux qui sont plus grands que nous ne sommes.

Max. 420.--Nous croyons quelquefois supporter les malheurs avec
constance, quand ce n'est que par abattement, et que nous les
souffrons sans oser nous retourner, comme les poltrons qui se
laissent tuer de peur de se défendre.

Max. 422.--L'amour nous fait faire des fautes, comme les autres
passions, mais il nous en fait faire de plus ridicules.

Max. 425.--Une variante indiquée: de prophétie au lieu de de
deviner.

Max. 431.--Ce qui nous empêche d'être naturels, c'est l'envie de
le paraître.

Max. 436.--Une variante indiquée: tous les hommes au lieu de
l'homme en général.

Max. 444.--Il y a plus de vieux fous que de jeunes.

Max. 446.--Ce qui fait que la honte et la jalousie sont les plus
grands de tous les maux, c'est que la vanité ne nous aide pas à
les supporter.

Max. 447.--La bienséance est la moindre de toutes les lois, et
c'est elle que l'on suit le plus.

Max. 454.--Début de la maxime: Il n'y a pas d'occasion...

Max. 459.--S'il y a des remèdes pour guérir de l'amour, il n'y
en a point d'infaillibles.

Max. 462.--L'orgueil, qui fait que nous blâmons les défauts que
nous croyons ne point avoir, fait aussi que nous méprisons les
bonnes qualités que nous n'avons pas.

Max. 475.--Le désir qu'on nous plaigne ou qu'on nous admire fait
toute notre confiance.

Max. 477.--Fin de la maxime: n'en ont jamais de longues, au lieu
de: n'en sont presque jamais véritablement remplies.

Max. 485.--Quand on a eu de grandes passions, on se trouve
heureux et malheureux d'en être guéri.

Max. 488.--Ce qui fait le calme ou l'agitation de notre humeur
n'est pas tant ce qui nous arrive de plus considérable dans notre
vie, que ce qui nous arrive de petites choses tous les jours.

Max. 490.--On va de l'amour à l'ambition, mais on ne va pas de
l'ambition à l'amour.

Max. 496.--Les querelles ne seraient pas longues si on n'avait
tort que d'un côté.

Max. 497.--Il est presque également inutile d'avoir de la
jeunesse sans beauté, ou de la beauté sans jeunesse.

Max. 498.--Il y a des personnes si légères qu'elles n'ont pas
plus des défauts que des qualités.

Max. 499.--On ne compte la première galanterie des femmes qu'à
leur seconde.

Max. 501.--L'amour ne nous plaît pas tant par lui-même que par
la manière dont il se montre à nous.

Max. 503.--La jalousie, qui est peut-être le plus grand de tous
les maux, est aussi celui dont on a le moins de pitié, lorsqu'on
le cause.


2 Variantes se rapportant à des maximes supprimées
MS 1 (G.E.F. 563).--L'amour-propre est l'amour de soi-même...,
comme B. 16.

MS 2 (G.E.F. 564).--Toutes les passions ne sont que les divers
degrés de la chaleur et de la froideur du sang. (Comme B 41.)

MS 3 (G.E.F. 565).--La modération dans la bonne fortune...,
comme L 71 et B 3.

MS 5 (G.E.F. 567).--Tout le monde est plein de pelles qui se
moquent du fourgon (Comme B 21.)

MS 6 (G.E.F. 568).--Enfin l'orgueil, comme lassé de ses
artifices..., comme B 17.

MS 7 (G.E.F. 569).--Cf. supra, variante de la maxime 41.

MS 8 (G.E.F. 570).--Début de la maxime: On est heureux de
connaître...

MS 9 (G.E.F. 572).--On n'est jamais si malheureux qu'on craint,
ni si heureux qu'on espère. (Comme L 141 et B 86.)

MS 10 (G.E.F. 573).--On se console souvent d'être malheureux en
effet par un certain plaisir qu'on trouve à le paraître. (Comme L
184 et B 50.)

MS 11 (G.E.F. 574).--Comme peut-on répondre si hardiment...,
comme B 52.

MS 15 (G.E.F. 579).--La justice dans les bons juges..., comme B
55.

MS 16 (G.E.F. 580).--On blâme l'injustice..., comme B 23.

MS 17 (G.E.F. 582).--Début de la maxime: La joie que nous avons
du bonheur...

MS 19 (G.E.F. 585).--Fin de la maxime, après à l'augmenter: et
c'est pour manquer de lumières que nous ignorons toutes nos
misères et nos défauts.

MS 22 (G.E.F. 591).--Les plus sages le sont dans toutes les
choses indifférentes..., comme B 40.

MS 26 (G.E.F. 595).--On n'oublie jamais mieux les choses que
quand on s'est lassé de les conter.

MS 30 (G.E.F. 601).--On ne fait point de distinction dans la
colère..., comme L 25 et B 25.

MS 31 (G.E.F. 602).--Les grandes âmes ne sont pas celles...,
comme B 43.

MS 32 (G.E.F. 604).--Peu de gens sont cruels de cruauté...,
comme B 27.

MS 33 (G.E.F. 605).--Dieu seul fait les gens de bien..., comme L
45.

MS 34 (G.E.F. 606).--La vertu est un fantôme produit par nos
passions, du nom duquel on se sert afin de faire impunément ce
qu'on veut.

MS 37 (G.E.F. 611).--Ceux qui sont incapables de commettre des
crimes n'en soupçonnent pas aisément les autres.

MS 40 (G.E.F. 614).--Cette maxime formait la fin de la maxime
217 (de même que dans tous les autres manuscrits et dans l'édition
de Hollande).

MS 43 (G.E.F. 618).--L'imitation est toujours malheureuse...,
comme B 73.

MS 46 (G.E.F. 622).--La confiance de plaire est souvent le moyen
de déplaire infailliblement.

MS 49 (G.E.F. 626).--Deux versions différentes: I La vérité est
le fondement et la justification de la beauté (comme L 158 et B
8). 2 La vérité est le fondement et la raison..., comme B 207.

MS 52 (G.E.F. 629).--La politesse des États est le commencement
de la décadence..., comme B 208.

MS 53--Rien ne prouve tant que les philosophes ne sont pas si
bien persuadés..., comme L 208 et B 127.

MS 54 (G.E.F. 630).--De toutes les passions, celle qui est la
plus inconnue..., comme L 253, sauf les variantes suivantes: les
plus grands vaisseaux (au lieu de les plus grands navires)--et
que les plus grandes tempêtes (au lieu de et les plus grandes
tempêtes)--pour donner enfin (au lieu de et enfin, pour donner)
--et qui la fait renoncer (au lieu de et la fait renoncer).

MS 56 (G.E.F. 635).--Début de la maxime: Les femmes se
rendent...--Manquent, à la fin, les mots quoiqu'ils ne soient
pas plus aimables.

MS 58 (G.E.F. 637).--Une variante indiquée: qu'ils sont aimés au
lieu de qu'on les aime.

MS 62 (G.E.F. 577).--Comme on n'est jamais libre d'aimer...,
comme B 54.

MS 67 (G.E.F. 603).--Les rois font des hommes..., comme L 186 et
B 26.

MS 68 (G.E.F. 608).--Les crimes deviennent innocents et même
glorieux..., comme B 71.

3 Variantes se rapportant a des maximes posthumes

MP I (G.E.F. 522).--Comme la plus heureuse personne du monde...,
comme B 100.

MP 3 (G.E.F. 520).--Les philosophes ne condamnent les
richesses..., comme B 99 bis.

MP 5--Cf. supra, variante de la maxime 394.

MP 9 (G.E.F. 505).--Dieu a mis des talents différents..., comme
B 7, sauf une variante: qui lui sont particuliers au lieu de qui
leur sont particuliers.

MP 10 (G.E.F. 523).--Une preuve convaincante que l'homme n'a pas
été créé..., comme B 102.

MP 11 (G.E.F. 516).--Fin de la maxime: à nous-mêmes (au lieu de
nous-mêmes).

MP 14 (G.E.F. 519).--La fin du bien est un mal, et la fin du mal
est un bien (Comme B 93.)

MP 17 (G.E.F. 508).--Manque le mot d'ordinaire.

MP 18 (G.E.F. 514).--Le remède de la jalousie est la
certitude..., comme B 65.

MP 21 (G.E.F. 527).--L'homme est si misérable que, tournant
toute sa conduite..., comme B 257, sauf une variante: non
seulement en elles, mais dans leurs remèdes (au lieu du lapsus non
seulement dans leurs remèdes).

MP 25 (G.E.F. 513).--Ce qui nous fait croire si aisément que les
autres ont des défauts, c'est la facilité que l'on a de croire ce
que l'on souhaite.

MP 26 (G.E.F. 510).--Une variante: ce soudain assoupissement au
lieu de le soudain assoupissement.

Lettres relatives aux maximes


I. Lettres concernant la rédaction des maximes
(1ère Édition)


1. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 1659.


Je vous envoie vos sentences d'aujourd'hui, et j'ai écrit à
M. Esprit pour venir demain voir l'ouvrage tout entier. Je vous
supplie très humblement de ne rien dire à personne de l'espérance
que je vous ai dit que j'avais que Mlle de Liancourt vous ferait
gagner votre gageure, car on pourrait lui écrire des choses qui
fortifieraient les sentiments contraires à ceux que je lui
souhaite.


2. Lettre de La Rochefoucauld à Jacques Esprit. 24 octobre 1659
(?).


Je vous envoie l'opéra dont je vous ai parlé, je vous supplie que
Mme la marquise de Sablé le voie, car j'espère au moins qu'elle
approuvera mon sentiment, et qu'elle sera de mon côté. Vous m'avez
fait un très grand plaisir d'avoir rectifié les sentences. Je
prétends que vous en userez de même de l'opéra et de quelque autre
chose que vous verrez, que l'on pourrait ajouter, ce me semble, à
l'Éducation des Enfants que Mme la marquise de Sablé m'a envoyée.
Voilà écrire en vrai auteur, que de commencer par parler de ses
ouvrages. Je vous dirai pourtant, comme si je ne l'étais pas, que
je suis très véritablement fâché du retranchement de vos rentes,
et que si vous croyez que pour en écrire à Gourville comme pour
moi-même, cela vous fût bon à quelque chose, je le ferai
assurément comme il faut. Ma femme a toujours la fièvre double
quarte; il y a pourtant deux ou trois jours qu'elle n'en a point
eu. Je lui ai dit le soin que vous avez d'elle, dont elle vous
rend mille grâces. Je pourrai bien vous voir cet hiver à Paris. Je
vous donne le bonsoir.

Le 24 octobre, à Verteuil.

Au reste, je vous confesse à ma honte que je n'entends pas ce que
veut dire: «La vérité est le fondement et la raison de la beauté.»
Vous me ferez un extrême plaisir de me l'expliquer, quand vos
rentes vous le permettront; car enfin, quelque mérite qu'aient les
sentences, je crois qu'elles perdent bien de leur lustre dans un
retranchement de l'Hôtel de Ville, et il y a longtemps que j'ai
éprouvé que la philosophie ne fait des merveilles que contre les
maux passés ou contre ceux qui ne sont pas prêts d'arriver, mais
qu'elle n'a pas grande vertu contre les maux présents. Je vous
déclare donc que j'attendrai votre réponse tant que vous voudrez;
mais je vous la demande aussi sur l'état de vos affaires. La honte
me prend de vous envoyer des ouvrages. Tout de bon, si vous les
trouvez ridicules, renvoyez-les-moi sans les montrer à
Mme de Sablé.


3. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 5 décembre 1659 ou
1660.


Ce que vous me faites l'honneur de me mander me confirme dans
l'opinion que j'ai toujours eue, que l'on ne saurait jamais mieux
faire que de suivre vos sentiments, et que rien n'est si
avantageux que d'être de votre parti. Le Père Esprit me mande
néanmoins que M. son frère n'en est pas, et qu'il nous veut
détromper. Je souhaite bien plus qu'il en vienne à bout que je ne
crois qu'il le puisse faire. Je vous rends mille très humbles
grâces de ce que vous avez eu la bonté de dire à M. le commandeur
Souvré. J'espère suivre bientôt son conseil, et avoir l'honneur de
vous voir à Noël. J'avais toujours bien cru que madame la comtesse
de Maure condamnerait l'intention des sentences et qu'elle se
déclarerait pour la vérité des vertus. C'est à vous, Madame, à me
justifier, s'il vous plaît, puisque j'en crois tout ce que vous en
croyez. Je trouve la sentence de M. Esprit, la plus belle du
monde. Je ne l'aurais pas entendue sans secours, mais à cette
heure elle me paraît admirable. Je ne sais si vous avez remarqué
que l'envie de faire des sentences se gagne comme le rhume: il y a
ici des disciples de M. de Balzac qui en ont eu le vent, et qui ne
veulent plus faire autre chose.

À Verteuil, le 5 de décembre.


4. Lettre de La Rochefoucauld à Jacques Esprit. 1662.


La faiblesse fait commettre plus de trahisons que le véritable
dessein de trahir.

«Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts et les
conduire chacun dans son ordre; notre avidité le trouble souvent
en nous faisant courir à tant de choses à la fois. De là vient
que, pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons
pas assez servir à obtenir les plus considérables;»

«On est presque toujours assez brave pour sortir sans honte des
périls de la guerre, mais peu de gens le sont assez pour s'exposer
toujours autant qu'il est nécessaire pour faire réussir le dessein
pour lequel on s'expose.»

«Le caprice de l'humeur est encore plus bizarre que celui de la
fortune.»

Vous n'aurez que cela pour cette heure. Mandez ce qu'il en faut
changer. Je ne sais plus aucune de vos nouvelles, ni domestiques,
ni chrétiennes, ni politiques. Je crois que j'irai cet hiver à
Paris, et que nous recommencerons de belles moralités au coin du
feu. Cependant apprenez-moi l'état où vous êtes, et qui vous
fréquentez. J'ai tout de bon ici des occupations plus agréables
que vous n'aviez cru, et ma belle-fille est la plus aimable petite
créature qui se puisse voir. Je vous prie de montrer à
Mme de Sablé nos dernières sentences: cela lui redonnera peut-être
envie d'en faire, et songez-y aussi de votre côté, quand ce ne
serait que pour grossir notre volume. Il n'y a personne ici qui ne
se plaigne de vous, et qui ne s'attendît à quelque marque de votre
souvenir. Pour moi, qui connais son étendue, je n'ai pas cru qu'il
vous obligeât à de grands soins. Je vous conjure de m'envoyer la
condamnation de Brutus; je vous déclare que jusqu'ici je suis pour
lui contre vous.


5. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 17 août 1662.


Je suis bien fâché d'avoir appris par M. Esprit que vous continuez
de faire les choses du monde les plus obligeantes pour moi; car je
voulais être en colère contre vous de ne me faire jamais réponse,
et de dire tous les jours mille maux de moi à La Plante. J'ai
quelquefois envie de croire que c'est par malice que vous me
faites tant de bien, et pour m'ôter le plaisir d'avoir sujet de me
plaindre de vous. Au reste, M. Esprit me mande qu'il est ravi de
quelque chose que vous avez écrit; je vous demande en conscience
s'il est juste que vous écriviez de ces choses-là sans me les
montrer; vous savez avec combien de bonne foi j'en ai usé avec
vous, et que les sentences ne sont sentences qu'après que vous les
avez approuvées. Il me parle aussi d'un laquais qui a dansé les
tricotets sur l'échafaud où il allait être roué: il me semble que
voilà jusqu'où la philosophie d'un laquais méritait d'aller; je
crois que toute gaieté en cet état-là vous est bien suspecte. Je
pensais avoir bientôt l'honneur de vous voir; mais mon voyage est
un peu retardé. Je vous baise très humblement les mains.

À Verneuil, le 17 d'août.


6. Lettre de La Rouchefoucauld à Jacques Esprit. 9 septembre 1662.


Vous allez voir que vous vous fussiez bien passé de me demander
des nouvelles de ma femme; car sans cela je manquais de prétextes
de vous accabler encore de sentences. Je vous dirai donc que ma
femme a toujours la fièvre, et que je crains qu'elle ne se tourne
en quarte. Le reste des malades se porte mieux; mais, pour
retourner à nos moutons, il ne serait pas juste que vous fussiez
paix et aise à Paris avec Platon, pendant que je suis à la merci
des sentences que vous avez suscitées pour troubler mon repos.
Voici ce que vous aurez par le courrier:

«Il faut avouer que la vertu, par qui nous nous vantons de faire
tout ce que nous faisons de bien, n'aurait pas toujours la force
de nous retenir dans les règles de notre devoir, si la paresse, la
timidité ou la honte ne nous faisaient voir les inconvénients
qu'il y a d'en sortir.»

«L'amour de la justice n'est que la crainte de souffrir
l'injustice.»

«Il n'y a pas moins d'éloquence dans le ton de la voix que dans le
choix des paroles.»

«On ne donne des louanges que pour en profiter.»

«La souveraine habileté consiste à bien connaître le prix de
chaque chose.»

«Si on était assez habile, on ne ferait jamais de finesses ni de
trahisons.»

«Il n'y a que Dieu qui sache si un procédé net, sincère et
honnête, est plutôt un effet de probité que d'habileté.»

«La plupart des hommes s'exposent assez à la guerre pour sauver
leur honneur, mais peu se veulent toujours exposer autant qu'il
est nécessaire pour faire réussir le dessein pour lequel on
s'expose.» Je ne sais si vous l'entendrez mieux ainsi; mais je
veux dire qu'il est assez ordinaire de hasarder sa vie pour
s'empêcher d'être déshonoré; mais, quand cela est fait, on en est
assez content pour ne se mettre pas d'ordinaire fort en peine du
succès de la chose que l'on veut faire réussir, et il est certain
que ceux qui s'exposent tout autant qu'il est nécessaire pour
prendre une place que l'on attaque, ou pour conquérir une
province, ont plus de mérite, sont meilleurs officiers, et ont de
plus grandes et de plus utiles vues que ceux qui s'exposent
seulement pour mettre leur honneur à couvert; et il est fort
commun de trouver des gens de la dernière espèce que je viens de
dire, et fort rare d'en trouver de l'autre. Mandez-moi si c'est
ici de la glose d'Orléans. Si vous avez encore la dernière lettre
que je vous ai écrite, je vous prie de mettre sur le ton de
sentences ce que vous ai mandé de ce mouchoir et des tricotets;
sinon, renvoyez-la-moi pour voir ce que j'en pourrai faire; mais
faites-le vous-même, je vous en conjure, si vous le pouvez. Je
vous prie de savoir de Mme de Sablé si c'est un des effets de
l'amitié tendre, de ne faire jamais réponse aux gens qu'elle aime,
et qui écrivent dix fois de suite.

Je me dédis de tout ce que je vous mande contre Mme de Sablé; car
je viens de recevoir ce que je lui avais demandé, avec la lettre
la plus tendre et la meilleure du monde. Depuis vous avoir écrit
tantôt, la fièvre a pris à ma femme, et elle l'a double quarte. Je
souhaite que Madame votre femme et vous soyez en meilleure santé.

Le 9 de septembre


7. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1662, ou 1663.


«CE qui fait tout le mécompte que nous voyons dans la
reconnaissance des hommes, c'est que l'orgueil de celui qui donne
et l'orgueil de celui qui reçoit ne peuvent convenir du prix du
bienfait.»

«La vanité et la honte et surtout le tempérament font la valeur
des hommes et la chasteté des femmes, dont on mène tant de bruit.»

«Il y a des gens dont tout le mérite consiste à dire et à faire
des sottises utilement, et qui gâteraient tout s'ils changeaient
de conduite.»

«On se console souvent d'être malheureux en effet par un certain
plaisir qu'on trouve à le paraître.»

«On admire tout ce qui éblouit, et l'art de savoir bien mettre en
oeuvre de médiocres qualités dérobe l'estime, et donne souvent
plus de réputation que le véritable mérite.»

«L'imitation est toujours malheureuse, et tout ce qui est
contrefait déplaît avec les mêmes choses qui charment lorsqu'elles
sont naturelles.»

«Peu de gens connaissent la mort; on la souffre non par la
résolution, mais par la stupidité et par la coutume, et la plupart
des hommes meurent parce qu'on meurt.»

«Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie: ils les
font valoir ce qu'ils veulent, et on est forcé de les recevoir
selon leur cours et non pas selon leur véritable prix.»

Voilà tout ce que j'ai de maximes que vous n'ayez point. Mais
comme on ne fait rien pour rien, je vous demande un potage aux
carottes, un ragoût de mouton et un de boeuf, comme ceux que nous
eûmes lorsque M. le commandeur de Souvré dîna chez vous, de la
sauce verte, et un autre plat, soit un chapon aux pruneaux, ou
telle autre chose que vous jugerez digne de votre choix. Si je
pouvais espérer deux assiettes de ces confitures dont je ne
méritais pas de manger d'autrefois, je croirais vous être
redevable toute ma vie. J'envoie donc savoir ce que je puis
espérer pour lundi à midi; on apportera tout cela ici dans mon
carrosse, et je vous rendrai compte du succès de vos bienfaits.

Je vous supplie très humblement de me renvoyer les quatre maximes
que nous fîmes dernièrement, et de vous souvenir que vous m'avez
promis le Traité de l'amitié et ce que vous avez ajouté à
l'Éducation des enfants.

Ce vendredi au soir.

«Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit.»


8. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même époque.


C'est ce que vous m'avez envoyé qui me rend capable d'être
gouverneur de Monsieur le Dauphin depuis l'avoir lu, et non pas
ces sentences que j'ai faites. Je n'ai en ma vie rien vu de si
beau ni de si judicieusement écrit. Si cet ouvrage-là était
publié, je crois que chacun serait obligé en conscience de le
lire, car rien au monde ne serait si utile; il est vrai que ce
serait faire le procès à bien des gouverneurs que je connais. Tout
ce que j'apprends de cette morte dont vous me parlez me donne une
curiosité extrême de vous en entretenir: vous savez bien que je ne
crois que vous sur de certains chapitres, et surtout sur les
replis du coeur. Ce n'est pas que je ne croie tout ce que l'on dit
là-dessus; mais enfin je croirai l'avoir vu quand vous me l'aurez
dit vous-même. J'ai envoyé des sentences à M. Esprit pour vous les
montrer, mais il ne m'a point encore fait réponse, et il me semble
que c'est mauvais signe pour les sentences. Je vous baise très
humblement les mains, et je vous assure, Madame, que personne du
monde n'a tant de respect pour vous que moi.

La Rochefoucauld


9. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Même
époque.


«L'honneur acquis est caution de celui que l'on doit acquérir.»

«La vertu est un fantôme produit par nos passions, du nom duquel
on se sert pour faire impunément tout ce qu'on veut.»

«On se mécompte toujours quand les actions sont plus grandes que
les desseins.»

«L'intérêt, à qui on reproche d'aveugler les uns, est ce qui fait
toute la lumière des autres.»


10. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Avant avril 1663.


Je vous envoie un placet que je vous supplie très humblement de
vouloir recommander à M. de Marillac, si vous avez du crédit vers
lui, ou de faire que Mme la comtesse de Maure le donne avec une
recommandation digne d'elle. Je n'ai pu refuser cet office à une
personne à qui je dois bien plus que cela, et, afin que vous
n'ayez point de scrupule, cette personne est Mme de Linières.
J'aurai l'honneur de vous voir dès que je serai de retour d'un
voyage de cinq ou six jours que je vais faire en Normandie. Je
n'ai pas vu de maximes il y a longtemps: je crois pourtant qu'en
voici une.

«Il n'appartient qu'aux grands hommes d'avoir de grands défauts»


11. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 1663.


Je viens de lire les grandes maximes. Les miennes y sont si bien
déguisées par l'agencement des paroles que je les puis louer comme
si elles ne venaient pas de moi. Celle de la paresse est
représentée par votre esprit et par vos sentiments d'une sorte
qu'il semble qu'elle passe toutes les autres en pénétration. Je ne
sais pourtant si c'est parce qu'elle est la dernière, car à mesure
que je les ai lues, je les ai toujours trouvées plus belles. Il y
en a deux qui ne me semblent pas vraies, celle de l'orgueil, et la
fin du mal est un bien, je ne l'entends pas assez. En vérité vous
êtes le plus habile homme du monde et cela ne se comprend pas que
sans étude vous sachiez si parfaitement toutes choses. Tout de
bon, et de l'abondance de mon coeur, cette dernière passe tout ce
qu'on peut jamais penser. Il faut renoncer à toutes les morales et
ne voir plus que la vôtre. Je ne vous puis rien dire encore des
autres, car j'ai toujours été accablée d'affaires et de gens qui
m'ont empêchée de les lire, parce que je veux que ce soit avec
liberté, pour y avoir toute l'attention. Si j'ai l'honneur de vous
voir, je vous marquerai ce que je trouverai le plus à mon goût.


12. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé 1663.


«De plusieurs actions diverses que la fortune arrange comme il lui
plaît, il s'en fait plusieurs vertus.»

«Le désir de vivre ou de mourir sont des goûts de l'amour-propre,
dont il ne faut non plus disputer que des goûts de la langue ou du
choix des couleurs.»

«Il n'est pas si dangereux de faire du mal à la plupart des hommes
que de leur faire trop de bien.»

«Ce qui fait tant disputer contre les maximes qui découvrent le
coeur de l'homme, c'est que l'on craint d'y être découvert.»

«Dieu a permis, pour punir l'homme du péché originel, qu'il se fît
un dieu de son amour-propre, pour en être tourmenté dans toutes
les actions de sa vie.»


13. Lettre de La Rochefoucauld à Mlle de Scudéry, 3 décembre 1663
(?).


Je suis encore trop ébloui de tout ce que je viens de recevoir de
votre part pour entreprendre de vous en rendre les très humbles
remerciements que je vous dois. On n'a jamais fait un si beau
présent de si bonne grâce, et la lettre que vous m'avez fait
l'honneur de m'écrire passe encore tout ce que vous m'avez envoyé.
Je suis très affligé, par l'intérêt public et par le mien
particulier, de ne pouvoir plus espérer de voir la suite de ce qui
était si bien commencé, je ne sais néanmoins si on voudra soutenir
jusqu'au bout ce qu'on vient de faire là-dessus, si la liberté est
rétablie, j'oserai vous demander la continuation de vos bienfaits.
Je crois, Mademoiselle, que M. de Corbinelli vous a témoigné
combien j'ai pris de part à ceux que vous avez reçus du Roi; le
remerciement que vous lui avez fait est bien digne de lui et de
vous; il me semble qu'il sied toujours bien d'écrire ainsi quand
on le peut faire et qu'il ne sied pas toujours bien d'écrire de
belles lettres: c'est un grand art que de le savoir si bien
déguiser. Au reste, Mademoiselle, vous avez tellement embelli
quelques-unes de mes dernières maximes qu'elles vous appartiennent
bien plus qu'à moi. Je souhaiterais passionnément que vous
voulussiez faire la même grâce aux autres. Faites-moi, s'il vous
plaît, celle de croire, Mademoiselle, que rien ne me sera jamais
si cher que la part que vous m'aviez fait l'honneur de me
promettre dans votre amitié et que personne ne l'estime ni ne la
désire si véritablement que votre très humble et très obéissant
serviteur.

La Rochefoucauld

Le 3 de décembre.


14. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 10 décembre 1663.


Ce n'est pas assez pour moi d'apprendre de vos nouvelles par ce
qu'on a accoutumé de m'en mander; je vous supplie de me permettre
de vous en demander de temps en temps à vous-même, et de souffrir,
puisque je n'ai pu vous envoyer des truffes, que je vous présente
au moins des maximes qui ne les valent pas; mais, comme on ne fait
rien pour rien en ce siècle-ci, je vous supplie de me donner en
récompense le mémoire pour faire le potage de carottes, l'eau de
noix et celle de mille-fleurs; si vous avez quelque autre potage,
je vous le demande encore.

«Il semble que plusieurs de nos actions aient des étoiles
heureuses ou malheureuses aussi bien que nous, d'où dépend une
grande partie de la louange ou du blâme qu'on leur donne.»

«Il n'y a d'amour que d'une sorte, mais il y en a mille
différentes copies.»

«L'espérance et la crainte sont inséparables.»

«L'amour, aussi bien que le feu, ne peut subsister sans un
mouvement continuel, et il cesse de vivre dès qu'il cesse
d'espérer ou de craindre.»

«Il est de l'amour comme de l'apparition des esprits tout le monde
en parle, mais peu de gens en ont vu.»

«L'amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu'on lui
attribue, où il n'a souvent guère plus de part que le Doge en a à
ce qui se fait à Venise.»

«Si nous n'avions point de défauts, nous ne serions pas si aises
d'en remarquer aux autres.»

«Je ne sais si on peut dire de l'agrément, séparé de la beauté,
que c'est une symétrie dont on ne sait point les règles, et un
rapport secret des traits ensemble, et des traits avec les
couleurs et l'air de la personne.»

«La promptitude avec laquelle nous croyons le mal sans l'avoir
assez examiné est souvent un effet de paresse qui se joint à
l'orgueil, on veut trouver des coupables, et on ne veut pas se
donner la peine d'examiner les crimes.»

«Ce qui fait croire si aisément que les autres ont des défauts,
c'est la facilité que l'on a de croire ce qu'on souhaite.»

«Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est
presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-même.»

«Le goût change mais l'inclination ne change point.»

«Les défauts de l'âme sont comme les blessures du corps; quelque
soin qu'on prenne de les guérir, la cicatrice paraît toujours, et
elles se peuvent toujours rouvrir.»

Ne croyez pas que je prétende mériter par là le potage de carottes
je sais que toutes les maximes du monde ne peuvent pas entrer en
comparaison avec lui; mais je vous donne ce que j'ai, et j'attends
tout de votre générosité. Mandez-moi, s'il vous plaît, si on les
doit mettre au rang des autres, et ce qu'il y a à y changer. S'il
vous en est venu quelqu'une, je vous supplie de m'en faire part et
de me continuer l'honneur de vos bonnes grâces.

Le 10 de décembre.

En voici une qui est venue en fermant ma lettre, qui me déplaira
peut-être dès que le courrier sera parti:

«La nature, qui a pourvu à la vie de l'homme par la disposition
des organes du corps, lui a sans doute encore donné l'orgueil pour
lui épargner la douleur de connaître ses imperfection et ses
misères.»


15. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Fin 1663, ou début
1664.


À Vincennes, ce mardi matin.

«Le pouvoir que les personnes que nous aimons ont sur nous est
presque toujours plus grand que celui que nous y avons nous-même.»

«L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que, comme le
corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans
connaissance, sans sentiment, sans mouvement, de même l'amour-propre,
séparé, s'il le faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit,
n'entend, ne sent et ne se remue plus. De là vient qu'un même
homme qui court la terre et les mers pour son intérêt devient
soudainement paralytique pour l'intérêt des autres; de là vient le
soudain assoupissement et cette mort que nous causons à tous ceux
à qui nous contons nos affaires; de là vient leur prompte
résurrection, lorsque dans notre narration nous y mêlons quelque
chose qui les regarde, de sorte que nous voyons dans nos
conversations et dans nos traités que, dans un même moment, un
homme perd connaissance et revient à soi, selon que son propre
intérêt s'approche de lui ou qu'il s'en retire.»

En voilà deux que je vous envoie pour vous reprocher votre
ingratitude de me laisser partir sans m'avoir donné les vôtres. Je
m'en vais [...] d'être [...]

En voici encore une:

«En vieillissant, on devient plus fou et plus sage»


16. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.


C'est à moi, à cette heure, à faire des façons pour mes maximes,
et après avoir vu les vôtres, n'en espérez plus de moi. Je vous
jure sur mon honneur que je ne les ai point fait copier, quoique
je fusse fort en droit de le faire, et je vous assure de plus que
je l'aurais fait si je n'espérais que vous consentirez à me les
donner. Je vous mènerai, quand il vous plaira, M. de Corbinelli,
qui meurt d'envie de vous montrer quelque chose. Vous nous avez
fait un cruel tour à M. l'abbé de la Victoire et à moi: vous le
réparerez quand il vous plaira.

Je pensais vous rendre moi-même hier vos maximes.


17. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.


Je vous envoie un billet que Mme de Puisieux m'écrit, où vous
verrez que j'ai obéi à vos ordres, et qu'elle voudrait bien avoir
de la poudre de vipère Si vous avez la bonté de lui en envoyer,
vous l'obligerez extrêmement. Souvenez-vous, s'il vous plaît, de
faire copier vos maximes, et de me les donner à mon retour. Je
vous baise très humblement les mains, et je prends encore une fois
congé de vous.


18. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.


Je vous envoie ce que j'ai pris chez vous en partie. Je vous
supplie très humblement de me mander si je ne l'ai point gâté, et
si vous trouvez le reste à votre gré. Souvenez-vous, s'il vous
plaît, de la poudre de vipère et de la manière d'en user.


19. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.


Je sais qu'on dîne chez vous sans moi, et que vous faites voir des
sentences que je n'ai pas faites, dont on ne me veut rien dire;
tout cela est assez désobligeant pour vous demander permission de
vous en aller faire mes plaintes demain. Tout de bon, que la honte
de m'avoir tant offensé ne vous empêche pas de souffrir ma
présence, car ce serait encore augmenter mon juste ressentiment.
Prenez donc, s'il vous plaît, le parti de le faire finir, car je
vous assure que je suis fort disposé à oublier le passé, pour peu
que vous vouliez le réparer.

Ce lundi au soir


20. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.


Je pensais avoir l'honneur de vous voir aujourd'hui, et vous
présenter moi-même mes ouvrages, comme tout auteur doit faire;
mais j'ai mille affaires qui m'en empêchent; je vous envoie donc
ce que vous m'avez ordonné de vous faire voir, et je vous supplie
très humblement que personne ne le voie que vous. Je n'ose vous
demander à dîner devant que d'aller à Liancourt, car je sais bien
qu'il ne vous faut pas engager de si loin; mais j'espère pourtant
que vous me manderez, vendredi au matin, que je puis aller dîner
chez vous; j'y mènerai M. Esprit, si vous voulez. Enfin
j'apporterai de mon côté toutes les facilités pour vous y faire
consentir.


21. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.


Voilà encore une maxime que je vous envoie pour joindre aux
autres. Je vous supplie de me mander votre sentiment des dernières
que je vous ai envoyées. Vous ne les pouvez pas désapprouver
toutes, car il y en a beaucoup de vous. Je ne partirai que lundi;
j'essaierai d'aller prendre congé de vous.

Ce jeudi au soir.


22. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.


Vous ne pouvez faire une plus belle charité que de permettre que
le porteur de ce billet puisse entrer dans les mystères de la
marmelade et de vos véritables confitures, et je vous supplie très
humblement de faire en sa faveur tout ce que vous pourrez. Je
passerai après dîner chez vous pour avoir l'honneur de vous voir,
si vous me le voulez permettre. Il me semble que nous avons bien
de choses à dire. Songez, s'il vous plaît, à me donner vos
maximes, car je m'en vais dans quatre jours.

Ce mardi matin.


23. Lettre de La Rochefoucauld à Mme Sablé. Date inconnue.


Je suis au désespoir de m'en retourner à Liancourt sans avoir
l'honneur de vous voir et de vous rendre compte de nos
prospérités; car enfin vous savez bien, Madame, que, quelque
agréables qu'elles me puissent être d'elles-mêmes, elles me le
sont encore davantage par le plaisir que j'ai de vous en
entretenir. Je ferai tout ce que je pourrai pour aller prendre
congé de vous, à Auteuil, avant que de commencer mon grand voyage.
Cependant, s'il y a quelque sentence nouvelle, je vous supplie
très humblement de me l'envoyer M. Esprit a admiré celle de la
jalousie.

Ce mercredi au soir


24. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. Date inconnue.


J'envoie savoir de vos nouvelles, et si vous vous êtes souvenue de
ce que vous m'aviez promis. Je vous ai cherché un écrivain qui
fera mieux que l'autre. Je vous renvoie l'écrit de M Esprit que
j'emportai dernièrement avec ce que vous m'avez donné, et je vous
envoie aussi ce qui est ajouté aux sentences que vous n'avez point
vues. Comme c'est tout ce que j'ai, je vous supplie très
humblement qu'il ne se perde pas, et de mander quand je pourrai
avoir l'honneur de vous voir pour prendre congé de vous.


25. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue


Si vous eussiez demandé à venir ici une heure plus tôt, je vous
eusse dit non. Il y a quelques jours que j'avais tellement perdu
l'appétit que je croyais que c'en était fait de mon foie et de mon
estomac; mais, Dieu merci, j'ai mangé deux vives aujourd'hui;
c'est pourquoi, encore que j'aie renoncé à voir tous les gens
faits comme vous, je ne saurais résister à la tentation, et vous
serez le très bien venu. Pour les maximes, ne m'en parlez plus,
elles sont supprimées. M. de Sens a mis les vôtres au-dessus de
cent piques, et ainsi de me parler d'avoir les miennes, c'est me
parler de mon déshonneur.


26. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. Date inconnue.


Cette sentence n'est que pour faire une sentence, car je suis
assurée qu'elle n'a pas son effet en ce sujet ici; mais vous
jugerez aisément que la maladie que vous m'avez donnée des
sentences ne peut manquer de jouer son jeu en toute rencontre.
Encore que je comprenne fort bien que vous avez beaucoup
d'affaires, je ne laisse pas à être surprise que vous puissiez
aller à Liancourt sans me voir, et en quelque façon ce pourrait
être une marque de la vérité de la sentence, puisque vous n'avez
pas autant de plaisir de me parler de vos joies que vous en aviez
de me parler de vos désirs et de vos inquiétudes. Néanmoins je
vous pardonne sincèrement, jugeant bien les terribles embarras que
vous avez. Vous pouvez penser par beaucoup de raisons la part que
je prends à votre satisfaction, quand il n'y aurait que l'amour-propre
de voir que j'ai si bien deviné ce qui est si ponctuellement arrivé.


II. Jugements recueillis par Mme de Sablé


27. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. 3 mars 1661.


Il me semble, m'amour, que M. de La Rochefoucauld n'y est pas
assez loué pour le lui envoyer, et du moins il y faudrait remettre
quelque chose que j'ai oublié avant que de dire «Mais je trouve
qu'il fait à l'homme une âme trop laide». Renvoyez-le moi, s'il
vous plaît, m'amour, pour voir si je pourrai le rendre aussi
propre pour lui qu'il peut l'être pour M Esprit Depuis que ceci
fut écrit, M. le M[arquis] d'Antin étant ici avec M. le Comte de
Maure, je leur montrai ce que vous et M. Esprit avez écrit; et en
disant que j'avais bien de la peine à croire que vous vous fussiez
méprise, parce que cela ne vous arrivait jamais, ils furent tous
deux d'une même opinion, et je dis au philosophe d'écrire la
sienne:

«Défense de Mme la M[arquise] de Sablé par M. le Marquis d'Antin,
jadis M. l'abbé d'Antin.--Il y a un plus grand mécompte dans le
mécompte prétendu parce qu'il est assuré que la possibilité suffit
pour le fondement de la beauté, et principalement Mme la
M[arquise] ayant restreint ce qui pouvait même convenir aux
beautés en général à la beauté des productions de l'esprit,
puisque les tragédies, et les romans, qui sont de ce nombre et
d'une manière assez illustre et assez à la mode en tous les temps,
n'ont pour l'ordinaire et peuvent même selon Aristote n'avoir que
la possibilité et la vraisemblance pour fondement de leur beauté.»


28. Lettre de Mme de Maure à Mme de Sablé. Même époque.


Votre sentence, m'amour, est admirable et de ce tour court que
j'aime aux sentences, et pour celle de M. Esprit, encore qu'il me
semble qu'il y a de la témérité de croire qu'il puisse faillir, je
ne saurais concevoir que, quand les passions font tant que de
parler équitablement et raisonnablement, elles puissent offenser,
si ce n'est Dieu qui voit les coeurs et qui voit par conséquent le
principe de toutes les actions.

Je ne trouve pas non plus qu'il soit vrai que la charité ait le
privilège de dire tout ce qui lui plaît; et j'eus une grande joie
de ce que vous y ayez fait mettre le quasi que j'y ai trouvé; il
faudrait, ce me semble, pour rendre cela véritable, que l'on vît
le coeur aussi bien sur ce point-là que sur l'autre, car alors
sans doute, comme on verrait que c'est la charité toute seule qui
parle, toutes les personnes raisonnables recevraient bien les
choses mêmes qui seraient les plus contraires à leurs sentiments;
mais parce que le coeur ne se voit pas, nous voyons tous les jours
que quand la repréhension est rude, elle blesse, encore qu'elle
parte de la charité, et quand même elle est douce, elle ne laisse
pas quelquefois de blesser, parce qu'il faut être merveilleusement
raisonnable pour n'être pas blessée de tout ce qui donne de la
confusion.

Je vous engage, ma chère m'amour, par la fidélité que nous avons
l'une pour l'autre, de ne faire voir ceci qu'à Mlle de Chalais,
car pour M. Esprit il n'y faut pas seulement songer. Je vous
demande cela, m'amour, au pied de la lettre, c'est-à-dire qu'il ne
sache jamais que je vous aie montré d'y trouver rien à redire. Je
lui dis seulement quelque chose qui signifiait qu'il y fallait le
quasi que vous y avez mis; mais vous, m'amour, vous m'apprendrez,
s'il vous plaît, si je ne me suis point trompée dans le reste[...]


29. Lettre de Mlle de Vertus à Mme de Sablé. Printemps 1663.


[...] Que me dites-vous de ces maximes qu'on a montrées à M. le
comte de Saint-Paul? Je ne sais ce que c'est, mais il me semble
qu'il ne faudrait point trop le laisser entretenir par ce
M. de Neuré; car c'est une personne qui apparemment n'est pas
contente de Mme de Longueville, et qui a bien envie, à ce qu'on
m'a dit, de rentrer dans cette maison. Si vous disiez à M. le
comte de Saint-Paul qu'il ne faut pas qu'il s'amuse à les lire? Il
a une grande déférence pour vous, et ainsi cela lui deviendrait
suspect [...]


30. Lettre de Mme de Schonberg à Mme de Sablé. 1663.


Je crus hier, tout le jour, vous pouvoir renvoyer vos maximes;
mais il me fut impossible d'en trouver le temps. Je voulais vous
écrire et m'étendre sur leur sujet. Je ne puis pas vous en dire
mon sentiment en détail, tout ce qu'il m'en paraît, en général,
c'est qu'il y a en cet ouvrage beaucoup d'esprit, peu de bonté, et
forces vérités que j'aurais ignorées toute ma vie si l'on ne m'en
avait fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette
habileté d'esprit où l'on ne connaît dans le monde ni honneur ni
bonté ni probité; je croyais qu'il y en pouvait avoir. Cependant,
après la lecture de cet écrit, l'on demeure persuadé qu'il n'y a
ni vice ni vertu à rien, et que l'on fait nécessairement toutes
les actions de la vie. S'il est ainsi que nous ne nous puissions
empêcher de faire tout ce que nous désirons, nous sommes
excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont
dangereuses. Je trouve encore que cela n'est pas bien écrit en
français, c'est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de
parler qui sont plutôt d'un homme de la cour que d'un auteur. Cela
ne me déplaît pas, et ce que je vous en puis dire de plus vrai est
que je les entends toutes comme si je les avais faites, quoique
bien des gens y trouvent de l'obscurité en certains endroits. Il y
en a qui me charment, comme: «L'esprit est toujours la dupe du
coeur». Je ne sais si vous l'entendez comme moi; mais je
l'entends, ce me semble, bien joliment, et voici comment: c'est
que l'esprit croit toujours, par son habileté et par ses
raisonnements, faire faire au coeur ce qu'il veut, mais il se
trompe, il en est la dupe, c'est toujours le coeur qui fait agir
l'esprit; l'on suit tous ses mouvements, malgré que l'on en ait,
et l'on les suit même sans croire les suivre. Cela se connaît
mieux en galanterie qu'aux autres actions, et je me souviens de
certains vers sur ce sujet qui ne seront pas mal à propos:

La raison sans cesse raisonne
Et jamais n'a guéri personne,
Et le dépit le plus souvent
Rend plus amoureux que devant.

Il y en a encore une qui me paraît bien véritable, et à quoi le
monde ne pense pas, parce qu'on ne voit autre chose que des gens
qui blâment le goût des autres, c'est celle qui dit que «la
félicité est dans le goût, et non pas dans les choses; c'est pour
avoir ce qu'on aime qu'on est heureux, et non pas ce que les
autres trouvent aimable». Mais ce qui m'a été tout nouveau et que
j'admire est que «la paresse, toute languissante qu'elle est,
détruit toutes les passions». Il est vrai--et l'on a bien
fouillé dans l'âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si
véritable--que je crois que nulle de ces maximes ne l'est
davantage, et je suis ravie de savoir que c'est à la paresse à qui
l'on a l'obligation de la destruction de toutes les passions. Je
pense qu'à présent on doit l'estimer comme la seule vertu qu'il y
a dans le monde, puisque c'est elle qui déracine tous les vices;
comme j'ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, je suis fort
aise qu'elle ait un si grand mérite.

Que dites-vous aussi, Madame, de ce que «chacun se fait un
extérieur et une mine qu'il met en la place de ce qu'on veut
paraître, au lieu de ce que l'on est»? Il y a longtemps que je
l'ai pensé, et que j'ai dit que tout le monde était en mascarade
et mieux déguisé que l'on ne l'est à celle du Louvre, car l'on n'y
reconnaît personne. Enfin que tout soit à se disposer honnête, et
non pas l'être, cela est pourtant bien étrange.

Je ne sais si cela réussira imprimé comme en manuscrit; mais si
j'étais du conseil de l'auteur, je ne mettrais point au jours ces
mystères qui ôteront à tout jamais la confiance qu'on pourrait
prendre en lui il en sait tant là-dessus, et il paraît si fin,
qu'il ne peut plus mettre en usage cette souveraine habileté qui
est de ne paraître point en avoir. Je vous dis à bâton rompu tout
ce qui me reste dans l'esprit de cette lecture; je ne pense qu'à
vous obéir ponctuellement, et en le faisant je crois ne pouvoir
faillir, quelque sottise que je puisse dire. Je n'ai point pris de
copie, je vous en donne ma parole, ni n'en ai parlé à personne.


31. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Schonberg, transmise par
elle à Mme de Sablé. 1663.


À considérer superficiellement l'écrit que vous m'avez envoyé, il
semble tout à fait malin, et il ressemble fort à la production
d'un esprit fier, orgueilleux, satirique, dédaigneux, ennemi
déclaré du bien, sous quelque visage qu'il paraisse, partisan très
passionné du mal, auquel il attribue tout, qui querelle et qui
choque toutes les vertus, et qui doit enfin passer pour le
destructeur de la morale et pour l'empoisonneur de toutes les
bonnes actions, qu'il veut absolument qui passent pour autant de
vices déguisés. Mais quand on le lit avec un peu de cet esprit
pénétrant qui va bientôt jusqu'au fond des choses pour y trouver
le fin, le délicat et le solide, on est contraint d'avouer ce que
je vous déclare, qu'il n'y a rien de plus fort, de plus véritable,
de plus philosophe, ni même de plus chrétien, parce que dans la
vérité c'est une morale très délicate qui exprime d'une manière
peu connue aux anciens philosophes et aux nouveaux pédants la
nature des passions qui se travestissent dans nous si souvent en
vertus. C'est la découverte du faible de la sagesse humaine et de
la raison, et de ce qu'on appelle force d'esprit; c'est une satire
très forte et très ingénieuse de la corruption de la nature par le
péché originel, de l'amour-propre et de l'orgueil, et de la
malignité de l'esprit humain qui corrompt tout quand il agit de
soi-même sans l'esprit de Dieu. C'est un agréable description de
ce qui se fait par les plus honnêtes gens quand ils n'ont point
d'autre conduite que celle de la lumière naturelle et de la raison
sans la grâce. C'est une école de l'humilité chrétienne, où nous
pouvons apprendre les défauts de ce que l'on appelle si mal à
propos nos vertus; c'est un parfaitement beau commentaire du texte
de saint Augustin qui dit que toutes les vertus des infidèles sont
des vices, c'est un anti-Sénèque, qui abat l'orgueil du faux sage
que ce superbe philosophe élève à l'égal de Jupiter; c'est un
soleil qui fait fondre la neige qui couvre la laideur de ces
rochers infructueux de la seule vertu morale; c'est un fonds très
fertile d'une infinité de belles vérités qu'on a le plaisir de
découvrir en fouissant un peu par la méditation. Enfin, pour dire
nettement mon sentiment, quoiqu'il y ait partout des paradoxes,
ces paradoxes sont pourtant très véritables, pourvu qu'on demeure
toujours dans les termes de la vertu morale et de la raison
naturelle, sans la grâce. Il n'y en a point que je ne soutienne,
et il en a même plusieurs qui s'accordent parfaitement avec les
sentences de l'Ecclésiastique, qui contient la morale du Saint-Esprit.
Enfin, je n'y trouve rien à reprendre que ce qu'il dit qu'on
ne loue jamais que pour être loué, car je vous jure que je
ne prétends nulles louanges de celles que je suis obligé de lui
donner, et dans l'humeur où je suis je lui en donnerais bien
d'autres Mais il y a là-bas un fort honnête homme qui m'attend
dans son carrosse pour me mener faire l'essai de notre chocolate.
Vous y avez quelque intérêt, et moi aussi, parce que vous êtes de
moitié avec Mme la princesse de Guymené pour m'en faire ma
provision.


32. Lettre de Mme de Guymené à Mme de Sablé. 1663.


Je vous allais écrire quand j'ai reçu votre lettre pour vous
supplier de m'envoyer votre carrosse aussitôt que vous aurez dîné.
Je n'ai encore vu que les premières maximes, à cause que j'avais
hier mal à la tête; mais ce que j'en ai vu me paraît plus fondé
sur l'humeur de l'auteur que sur la vérité, car il ne croit point
de libéralité sans intérêt, ni de pitié; c'est qu'il juge tout le
monde par lui-même. Pour le plus grand nombre, il a raison; mais
assurément il y a des gens qui ne désirent autre chose que de
faire du bien.

Je crois vous avoir déjà mandé que je n'ai jamais souhaité
d'Altesse de vous. Je n'ai garde d'en vouloir en sérieux, et en
dérision elle me choquerait. J'aurai l'honneur de vous voir après
dîner si vous m'envoyez votre carrosse.


33. Lettre de Mme de Liancourt à Mme de Sablé. 1663.


Je n'avais qu'une partie d'un petit cahier des maximes que vous
savez, quand j'eus l'honneur de vous voir, et il débutait si
cruellement contre les vertus qu'il me scandalisa, aussi bien que
beaucoup d'autres; mais depuis j'ai tout lu, et je fais amende
honorable à votre jugement, car je vois bien qu'il y a dans cet
écrit de fort jolies choses, et même, je crois, de bonnes, pourvu
qu'on ôte l'équivoque qui fait confondre les vraies vertus avec
les fausses. Un de mes amis a changé quelques mots en plusieurs
articles, qui raccommodent, je crois, ce qu'il y avait de mal; je
vous les irai lire un de ces jours, si vous avez loisir de me
donner audience.


34. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.


Je vous ai beaucoup d'obligation d'avoir fait un jugement de moi
si avantageux que de croire que j'étais capable de dire mon
sentiment de l'écrit que vous m'avez envoyé. Je vous proteste,
Madame, avec toute la sincérité de mon coeur, quoique l'auteur de
l'écrit n'en croie point de véritable que j'en suis incapable et
que je n'entends rien en ces choses si subtiles et si délicates;
mais puisque vous commandez, il faut obéir. Je vous dirai donc,
Madame, après avoir bien considéré cet écrit que ce n'est qu'une
collection de plusieurs livres d'où l'on a choisi les sentences,
les pointes et les choses qui avaient plus de rapport au dessein
de celui qui a prétendu en faire un ouvrage considérable. J'ai
l'esprit si rempli des idées de maçonneries que je m'imagine que
tout ce que je vois en a la ressemblance et que cet ouvrage s'y
peut comparer. Je sais bien que vous direz que je ne suis qu'un
maçon ou un charpentier en cette matière, mais vous m'avouerez
aussi qu'il est composé de différents matériaux, on y remarque de
belles pierres, j'en demeure d'accord; mais on ne saurait
disconvenir qu'il ne s'y trouve aussi du moellon et beaucoup de
plâtras, qui sont si mal joints ensemble qu'il est impossible
qu'ils puissent faire corps ni liaison, et par conséquent que
l'ouvrage puisse subsister. Après la raillerie il est bon d'entrer
un peu dans le sérieux, et de vous dire que les auteurs des livres
desquels on a colligé ces sentences, ces pointes et ces périodes
les avaient mieux placées; car si l'on voyait ce qui était devant
et après, assurément on en serait plus édifié ou moins scandalisé.
Il y a beaucoup de simples dont le suc est poison, qui ne sont
point dangereux lorsqu'on n'en a rien extrait et que la plante est
en son entier. Ce n'est pas que cet écrit ne soit bon en de bonnes
mains, comme les vôtres, qui savent tirer le bien du mal même;
mais aussi on peut dire qu'entre les mains de personnes libertines
ou qui auraient de la pente aux opinions nouvelles, que cet écrit
les pourrait confirmer dans leur erreur, et leur faire croire
qu'il n'y a point du tout de vertu, et que c'est folie de
prétendre de devenir vertueux, et jeter ainsi le monde dans
l'indifférence et dans l'oisiveté, qui est la mère de tous les
vices. J'en parlai hier à un homme de mes amis, qui me dit qu'il
avait vu cet écrit, et qu'à son avis il découvrait les parties
honteuses de la vie civile et de la société humaine, sur
lesquelles il fallait tirer le rideau; ce que je fais, de peur que
cela fasse mal aux yeux délicats, comme les vôtres, qui ne
sauraient rien souffrir d'impur et de déshonnête.


35. Lettre d'auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.


Je vous suis infiniment obligé, Madame, de m'avoir donné la pièce
que je vous renvoie, et encore que je n'aie eu que le loisir de la
parcourir dans le peu de temps que vous m'avez prescrit pour la
lire, je n'ai pas laissé d'en retirer beaucoup de plaisir et de
profit, et une estime si particulière pour l'auteur et pour son
ouvrage qu'en vérité je ne suis pas capable de vous la bien
exprimer.

L'on voit bien que ce faiseur de maximes n'est pas un homme nourri
dans la province, ni dans l'Université; c'est un homme de qualité
qui connaît parfaitement la cour et le monde, qui en a goûté
autrefois toutes les douceurs, qui en a aussi senti souvent les
amertumes, et qui s'est donné le loisir d'en étudier et d'en
pénétrer tous les détours et toutes les finesses. Mais outre cela,
comme la nature lui a donné cette étendue d'esprit, cette
profondeur et ce discernement, joint à la droiture, à la
délicatesse et à ce beau tour dont il parle en quelques endroits
de cet écrit, il ne faut pas s'étonner s'il a prononcé si
judicieusement sur des matières qu'il avait si parfaitement
connues.

Pour ce qui est de l'ouvrage, c'est à mon sens la plus belle et la
plus utile philosophie qui se fit jamais; c'est l'abrégé de tout
ce qu'il y a de sage et de bon dans toutes les anciennes et
nouvelles sectes des philosophes, et quiconque saura bien cet
écrit n'a plus besoin de lire Sénèque, ni Épictète, ni Montaigne,
ni Charron, ni tout ce qu'on a ramassé depuis peu de la morale des
sceptiques et des épicuriens. On apprend véritablement à se
connaître dans ces livres, mais c'est pour en devenir plus superbe
et plus amateur de soi-même; celui-ci nous fait connaître, mais
c'est pour nous mépriser et pour nous humilier; c'est pour nous
donner de la défiance et nous mettre sur nos gardes contre
nous-mêmes et contre toutes les choses qui nous touchent et nous
environnent; c'est pour nous donner du dégoût de toutes les choses
du monde et nous en détacher, nous tourner du côté de Dieu, qui
seul est bon, juste, immuable et digne d'être aimé, honoré, et
servi. On pourrait dire que le chrétien commence où votre
philosophe finit, et l'on ne pourrait faire une instruction plus
propre à un catéchumène, pour convertir à Dieu son esprit et sa
volonté; et cela me fait souvenir d'une excellente comparaison,
que j'ai autrefois lue dans une épître de Sénèque: C'est une chose
bien étrange, dit-il, de considérer un enfant, pendant les neuf
mois qu'il demeure dans le ventre de sa mère, avant que de venir
au monde; il a des yeux, et ne voit point; il a des oreilles, et
il n'entend point; il ne sait ce qu'il doit devenir; il n'a aucune
connaissance de la vie en laquelle il doit entrer. Que si cet
enfant pouvait raisonner, n'est-il pas vrai qu'il jugerait bien
que toutes ces facultés et tous ces organes ne lui sont pas donnés
en vain par la nature? que puisqu'il a une bouche il ne doit pas
prendre la nourriture comme une plante? que puisqu'il a des pieds,
des mains et des bras, il n'est pas dans l'existence des choses
pour être toujours en la forme d'une boule, parmi des ordures,
dans une prison étroite et ténébreuse? et, de ces réflexions, il
viendrait assurément à la connaissance de la vie qu'il doit mener
sur la terre. Il en est de même, dit Sénèque, de l'état des hommes
qui sont en cette vie présente, à l'égard de la future: ils
ressemblent, pour la plupart, à ces enfants faibles et impuissants
dont nous venons de parler; ils vivent sans réflexion; ils se
laissent conduire à la coutume; ils s'abandonnent à leurs
passions; mais s'ils prenaient garde qu'ils ont une âme vaste et
noble qui s'élève au-dessus de la matière, qu'ils ont des
puissance qui ne peuvent être remplies ni rassasiées par la
possession d'aucune créature, qu'ils ont des désirs qui ne peuvent
être limités ni par les lieux, ni par les temps, et qu'enfin ils
ne ressentent ici que des misères au lieu de la félicité à
laquelle ils aspirent naturellement, ils concluraient sans doute
qu'il y doit avoir un autre monde que celui-ci, et que Dieu ne les
a mis sur la terre que pour y mériter le ciel.

Mais je n'ai jamais mieux vu la force de ces raisonnements
qu'après la lecture de l'écrit de votre ami, et il me semble que
j'étais non seulement changé, mais encore transfiguré, pour me
servir du terme de ce philosophe romain. Je n'aurais rien à
souhaiter en cet écrit sinon qu'après avoir si bien découvert
l'inutilité et la fausseté des vertus humaines et philosophiques,
i reconnût qu'il n'y en a point de véritables que les chrétiennes
et les surnaturelles. Non pas que je veuille dire qu'il n'y a
point de fausses vertus parmi les chrétiens, ou que ceux qui en
ont de véritables les aient parfaites et sans mélange de vanité ou
d'intérêt; je ne sais que trop par expérience la malignité et les
ruses de la nature corrompue; je sais que son venin se répand
partout, et qu'encore qu'elle ne règne et ne domine pas dans les
âmes solidement dévotes, elle ne laisse pas d'y vivre, d'y
demeurer, et se remuer et se débattre souvent, pour se remettre
au-dessus de la raison et de la grâce. Mais il faut demeurer
d'accord qu'un homme vivant selon les règles de l'Évangile peut
être dit véritablement vertueux, parce qu'il ne vit pas selon les
maximes de cette nature dépravée et qu'il n'est point esclave de
sa cupidité, mais qu'il vit selon les lois de l'esprit et de la
raison, et que s'il commet quelquefois des fautes, en faisant même
le bien, comme il ne se peut faire autrement, il en tire des
motifs et des occasions continuelles de mépris de soi-même,
d'humilité, et de soumission à la justice et à la providence de
Dieu; et c'est ce qui fait voir la nécessité de la pénitence
chrétienne, qui a été une vertu inconnue à la philosophie.

Mais peut-être que votre ami, Madame, a des raisons de ne point
passer les bornes de la sagesse humaine, et comme il a l'esprit
fort délicat, il pourra même croire qu'il y a de l'orgueil ou de
l'intérêt secret en mon avis, et quelque protestation que je lui
puisse faire du contraire, il n'est pas obligé de me croire. Il
vaut donc mieux, Madame, que vous ne lui en parliez point du tout,
s'il vous plaît, et que vous lui disiez seulement que, quand il
n'y aurait que son écrit au monde avec Évangile, je voudrais être
chrétien. L'un m'apprendrait à connaître mes misères, et l'autre à
implorer mon libérateur; ce sont les deux premiers degrés de la
vie spirituelle et quand on les franchit comme il faut, on n'en
demeure pas là ordinairement; les bonnes oeuvres suivent et l'on
fait profit de tout, des péchés même et des fautes qu'on a
commises, qu'on commet, et des ignorances, erreurs et faiblesses
naturelles et involontaires, auxquelles sont sujet tous les hommes
de ce monde et même ceux qui sont les plus établis dans les vertus
essentielles.

Que si cette pièce ne s'imprime pas, je vous prie très humblement,
Madame, de m'en faire avoir une copie.


36. Lettre, d'auteur inconnu, à Mme de Sablé, 1663.


J'appellerais volontiers l'auteur de ces maximes un orateur
éloquent et un philosophe plus critique que savant; aussi n'a-t-il
autre principe de ses sentiments que la fécondité de son
imagination. Il affecte dans ses divisions et dans ses
définitions, subtilement mais sans fondement inventées, de passer
pour un Sénèque, ne prenant pas garde néanmoins que celui-ci, dans
sa morale, tout païen qu'il était, ne s'est jamais jeté dans cette
extrémité que de confondre toutes les vertus des sages de son
temps, ni de les faire passer pour des vices; il a cru qu'il y en
avait de tempérants et de dissolus, de bons et de mauvais,
d'humbles et de superbes, et il n'a jamais dit qu'on pût, sous une
véritable humilité, cacher une superbe insolente: elles sont trop
antipathiques pour pouvoir habiter la même demeure. Je lui
donnerais néanmoins cette louange que de savoir puissamment
invectiver, et d'avoir parfaitement bien rencontré où il s'est agi
de mériter le titre de satirique. C'est à contrecoeur que je loue
de la sorte son ouvrage tout à fait spirituel, et peut-être
pourra-t-on dire que je tombe dans le même défaut dont je
l'accuse; mais certes, considérant que par ces maximes il n'y a
aucune vertu chrétienne, si solide qu'elle soit, qui ne puisse
être censurée, content du désavantage d'en être dépourvu, j'aime
mieux ne passer pas pour complaisant en approuvant sa doctrine,
que d'être dans un perpétuel danger de déclamer contre les belles
qualités, ni médire des plus vertueux.


37. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.


Ce jeudi au soir.

Voilà un billet que je vous supplie de vouloir lire, il vous
instruira de ce que l'on demande de vous. Je n'ai rien à y
ajouter, sinon que l'homme qu'il l'écrit [sic] est un des hommes
du monde que j'aime autant, et qu'ainsi c'est une des plus grandes
obligations que je vous puisse avoir, que de lui accorder ce qu'il
souhaite pour son ami. Je viens d'arriver de Fresnes, où j'ai été
deux jours en solitude avec Madame du Plessis; en ces deux
jours-là nous avons parlé de vous deux ou trois mille fois; il est
inutile de vous dire comment nous en avons parlé, vous le devinez
aisément. Nous y avons lu les maximes de M. de La Rochefoucauld.
Ha, Madame! quelle corruption il faut avoir dans l'esprit et dans
le coeur pour être capable d'imaginer tout cela! J'en suis si
épouvantée que je vous assure que, si les plaisanteries étaient
des choses sérieuses, de telles maximes gâteraient plus ses
affaires que tous les potages qu'il mangea l'autre jour chez vous.


38. Lettre de Mme de La Fayette à Mme de Sablé. 1663.


Vous me donneriez le plus grand chagrin du monde, si vous ne me
montriez pas vos maximes. Mme du Plessis m'a donné une curiosité
étrange de les voir, et c'est justement parce qu'elles sont
honnêtes et raisonnables que j'en ai envie, et qu'elles me
persuaderont que toutes les personnes de bon sens ne sont pas si
persuadées de la corruption générale que l'est M. de La
Rochefoucauld. Je vous rends mille et mille grâces de ce que vous
avez fait pour ce gentilhomme. Je vous en irai encore remercier
moi-même, et je me servirai toujours avec plaisir des prétextes
que je trouverai pour avoir l'honneur de vous voir; et si vous
trouviez autant de plaisir avec moi que j'en trouve avec vous, je
troublerais souvent votre solitude.


III. Lettres concernant la publication de la Ière édition des
maximes.


39. Lettre de La Rochefoucauld au Père Thomas Esprit. 6 février
1664.


6 février.

Vous me permettrez de vous dire que l'on fait un peu plus de bruit
de ces maximes qu'on ne devrait et qu'elles ne méritent. Je ne
sais si on y a ajouté ou changé quelque chose comme on a accoutumé
de faire. Mais si elles sont comme je les ai vues, je crois qu'on
les pourrait soutenir sans grand péril, au moins si on peut être
bien fondé à soutenir un ramas de diverses pensées à qui on n'a
point encore donné d'ordre, ni de commencement ni de fin. Il peut
y avoir même quelques expressions trop générales que l'on aurait
adoucies si on avait cru que ce qui devait demeurer secret entre
un de vos parents et un de vos amis eût été rendu public. Mais
comme le dessein de l'un et de l'autre a été de prouver que la
vertu des anciens philosophes païens, dont ils ont fait tant de
bruit, a été établie sur de faux fondements, et que l'homme, tout
persuadé qu'il est de son mérite, n'a en soi que des apparences
trompeuses de vertu dont il éblouit les autres et dont souvent il
se trompe lui-même lorsque la foi ne s'en mêle point, il me
semble, dis-je, que l'on n'a pu trop exagérer les misères et les
contrariétés du coeur humain pour humilier l'orgueil ridicule dont
il est rempli, et lui faire voir le besoin qu'il a en toutes
choses d'être soutenu et redressé par le christianisme. Il me
semble que les maximes dont est question tendent assez à cela et
qu'elles ne sont pas criminelles, puisque leur but est d'attaquer
l'orgueil, qui, à ce que j'ai oui dire, n'est pas nécessaire à
salut. Je demeure donc d'accord que c'est un malheur qu'elles
aient paru sans être achevées et sans l'ordre qu'elles devaient
avoir. Mais on aurait trop d'affaires sur les bras à la fois, de
se plaindre de ceux qui ont tort là-dessus. Nous discuterons à la
première vue s'il est vrai ou non que les vices entrent souvent
dans la composition de quelques vertus, comme les poisons entrent
dans la composition des plus grands remèdes de la médecine. Quand
je dis nous, j'entends parler de l'homme qui croit ne devoir qu'à
lui seul ce qu'il a de bon, comme faisaient les grands hommes de
l'antiquité, et comme cela je crois qu'il y avait de l'orgueil, de
l'injustice et mille autres ingrédients dans la magnanimité et la
libéralité d'Alexandre et de beaucoup d'autres; que dans la vertu
de Caton il y avait de la rudesse, et beaucoup d'envie et de haine
contre César; que dans la clémence d'Auguste pour Cinna il y eut
un désir d'éprouver un remède nouveau, une lassitude de répandre
inutilement tant de sang, et une crainte des événements à quoi on
a plutôt fait de donner le nom de vertu que de faire l'anatomie de
tous les replis du coeur. Je ne prétends pas de vous en dire
davantage, ni faire ici un manifeste. Vous en direz ce que vous
jugerez à propos à Mme de Liancourt et à Mme du Plessis. Si vous
voulez aussi que M Bernard fasse voir ce que je vous mande à
M. de la Chapelle, qui demeure chez M. le Premier Président, vous
m'épargnerez la peine de le récrire pour lui envoyer. Je vous
donne le bonsoir et suis entièrement à vous. Je n'écrirai pas
Mme de Liancourt pour ne la tourmenter pas de cette affaire.


40. Lettre de La Rochefoucauld au Père René Rapin. 12 juillet
1664.


Ce n'est pas assez pour moi de tout ce que nous dîmes hier, il me
vient à tous moments des scrupules et on ne saurait jamais avoir
trop de délicatesse pour un ami du prix de Mr. de la Chapelle.
C'est pourquoi, mon Très Révérend Père, je vous supplie très
humblement de vous mettre précisément en ma place et de vouloir
être mon directeur pour tout ce que je dois à notre ami avec
autant d'exactitude que vous en avez pour les consciences. N'ayez,
s'il vous plaît, aucun égard à l'intérêt des maximes et ne songez
qu'à ne me laisser manquer à rien vers l'homme du monde à qui je
veux le moins manquer. Je vous demande pardon de la liberté que je
prends, mais Mr. de la Chapelle en est cause en toutes manières et
il m'a tellement assuré que j'ai quelque part en l'honneur de vos
bonnes grâces que j'espère que vous m'accorderez celle que je
viens de vous demander et de me croire à vous avec toute l'estime
et le respect imaginables.

La Rochefoucauld

À Paris, le 12 de juillet.

Je ne veux pas même écrire à M. de La Chapelle afin que ce soit
vous seul qui me répondiez de ses sentiments.

Encore une fois, mon Très Révérend Père, comptez, s'il vous plaît,
les maximes pour rien, et croyez que j'aime mille fois mieux
qu'elles ne parussent jamais que de faire la moindre peine à ceux
qui en ont pris la protection.


41. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé. 1664.


Je vous envoie cette manière de préface pour les maximes; mais
comme je la dois rendre dans deux heures, je vous supplie très
humblement, Madame, de me la renvoyer par le même laquais qui vous
porte ce billet. Je vous demande aussi de me dire ce que vous en
trouvez.

Ce samedi.


42. Lettre de Mme de Sablé à La Rochefoucauld. 18 février 1665.


Je vous envoie ce que j'ai pu tirer de ma tête pour mettre dans le
Journal. J'y ai mis cet endroit qui vous est si sensible, afin que
cela vous fasse surmonter la mauvaise honte qui vous fit donner au
public la préface sans y rien retrancher, et je n'ai pas craint de
le mettre, parce que je suis assurée que vous ne le ferez pas
imprimer quand même le reste vous plairait. Je vous assure aussi
que je vous serai plus obligée si vous en usez comme d'une chose
qui serait à vous, en le corrigeant ou en le jetant au feu, que si
vous lui faisiez un honneur qu'il ne mérite pas. Nous autres
grands auteurs sommes trop riches pour craindre de perdre de nos
productions. Mandez-moi ce qu'il vous semble de ce _dictum_.

Le 18e février 1665.

«C'est un traité des mouvements du coeur de l'homme, qu'on peut
dire lui avoir été comme inconnus jusques à cette heure. Un
seigneur, aussi grand en esprit qu'en naissance, en est l'auteur;
mais ni sa grandeur ni son esprit n'ont pu empêcher qu'on n'en ait
fait des jugements bien différents.

Les uns croient que c'est outrager les hommes que d'en faire une
si terrible peinture, et que l'auteur n'en a pu prendre l'original
qu'en lui-même; ils disent qu'il est dangereux de mettre de telles
pensées au jour, et qu'ayant si bien montré qu'on ne fait jamais
de bonnes actions que par de mauvais principes, on ne se mettra
plus en peine de chercher la vertu, puisqu'il est impossible de
l'avoir, si ce n'est en idée.

Les autres au contraire trouvent ce traité fort utile parce qu'il
découvre les fausses idées que les hommes ont d'eux-mêmes, et leur
fait voir que sans la religion ils sont incapables de faire aucun
bien; qu'il est bon de se connaître tel qu'on est, quand même il
n'y aurait que cet avantage de n'être point trompé dans la
connaissance qu'on peut avoir de soi-même.

Quoi qu'il en soit, il y a tant d'esprit dans cet ouvrage, et une
si grande pénétration pour connaître le véritable état de l'homme,
à ne regarder que sa nature, que toutes les personnes de bon sens
y trouveront une infinité de choses qu'ils auraient peut-être
ignorées toute leur vie si cet auteur ne les avait tirées du chaos
du coeur de l'homme pour les mettre dans un jour où quasi tout le
monde peut les voir et les comprendre sans peine.»


IV. Lettres concernant la rédaction des maximes (3e, 4e et 5e
éditions)


43. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Sablé, 1667.


«Les passions ne sont que les divers goûts de l'amour-propre.»

«La fortune nous corrige plus souvent que la raison.»

«L'extrême ennui sert à nous désennuyer.»

«On loue et on blâme la plupart des choses parce que c'est la mode
de les louer ou de les blâmer.»

«Ce n'est d'ordinaire que dans de petits intérêts où nous
consentons de ne point croire aux apparences.»

«Quelque bien qu'on nous dise de nous, on ne nous apprend rien de
nouveau.»


44. Maximes adressées par La Rochefoucauld à Mme de Rohan, abbesse
de Malnoue. Période 1671-1674.


19 L'accent du pays, où l'on est né demeure dans l'esprit et dans
le coeur, comme dans le langage. (Max. 342.)

Pour être grand'homme, il faut savoir profiter de toute sa
fortune. (Max. 343, var.)

20 La plupart des hommes ont, comme les plantes, des propriétés
cachées, que le hasard fait découvrir. (Max. 344.)

30 Les occasions nous font connaître aux autres, et encore plus à
nous-mêmes. (Max. 345.)

Il ne peut y avoir de règle dans l'esprit, ni dans le coeur, des
femmes, si le tempérament n'en est d'accord. (Max. 346.)

31 Nous ne trouvons guère de gens de bon sens que ceux qui sont de
notre avis. (Max. 347.)

Quand on aime, on doute souvent de ce qu'on croit le plus. (Max.
348.)

Le plus grand miracle de l'amour, c'est de guérir de la
coquetterie. (Max. 349.)

Ce qui nous donne tant d'aigreur contre ceux qui nous font des
finesses, c'est qu'ils croient être plus habiles que nous. (Max.
350.)

On a bien de la peine à rompre quand on ne s'aime plus. (Max.
351.)

37 On s'ennuie presque toujours avec les gens avec qui il n'est
pas permis de s'ennuyer. (Max. 352.)

Un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non pas
comme un sot. (Max. 353.)

35 Il y a de certains défauts qui, bien mis en oeuvre, brillent
plus que la vertu même. (Max. 354.)

On perd quelquefois des personnes qu'on regrette plus qu'on n'en
est affligé, et d'autres dont on est affligé quelque temps et
qu'on ne regrette guère. (Max. 355, var.)

32 On ne loue, d'ordinaire, de bon coeur que ceux qui nous
admirent. (Max. 356, var.)

34 Les petits esprits sont trop blessés des petites choses; les
grands esprits les voient toutes, et n'en sont pas blessés. (Max.
357.)

L'humilité est la véritable preuve des vertus chrétiennes; sans
elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont généralement
couverts par l'orgueil, qui les cache aux autres, et souvent à
nous-mêmes. (Max. 358, var.)

26 Les infidélités devraient éteindre l'amour, et il ne faudrait
point être jaloux de ce qui donne sujet de l'être. Il n'y a que
les personnes qui évitent de donner de la jalousie qui soient
dignes qu'on en ait pour elles. (Max. 359, var.)

On se décrie beaucoup plus auprès de nous par les moindres
infidélités qu'on nous fait que par les plus grandes qu'on fait
aux autres. (Max. 360.)

27 La jalousie naît toujours avec l'amour, mais elle ne meurt pas
toujours avec lui. (Max. 361.)

22 La plupart des femmes ne pleurent pas tant la mort de leurs
amants pour les avoir aimés que pour paraître plus dignes d'être
aimées. (Max. 362.)

38 Les violences qu'on nous fait nous font souvent moins de peine
que celles que nous nous faisons à nous-mêmes. (Max. 363.)

29 On sait assez qu'il ne faut guère parler de sa femme; mais on
ne sait pas assez qu'on devrait encore moins parler de soi. (Max.
364.)

Il y a de bonnes qualités qui dégénèrent en défauts quand elles
sont naturelles, et d'autres qui ne sont jamais parfaites quand
elles sont acquises. La raison doit nous rendre ménagers de notre
bien, et difficiles à tromper, et il faut que la nature nous fasse
naître vaillants, et sincères. (Max. 365, var.)

Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous
parlent, nous croyons toujours qu'ils nous disent plus vrai qu'aux
autres. (Max. 366.)

39 Il n'est jamais plus difficile de bien parler que lorsqu'on ne
parle que de peur de se taire.

23 Il y a peu d'honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur
métier. (Max. 367.)

21 La plupart des honnêtes femmes sont des trésors cachés, qui ne
sont en sûreté que parce qu'on ne les cherche pas. (Max. 368.)

Les violences qu'on se fait pour s'empêcher d'aimer sont souvent
plus cruelles que les rigueurs de ce qu'on aime. (Max. 369.)

Il n'y a guère de poltrons qui connaissent toujours toute leur
peur. (Max. 370.)

28 C'est presque toujours la faute de celui qui aime, de ne pas
connaître quand on cesse de l'aimer. (Max. 371.)

On craint toujours de voir ce qu'on aime quand on vient de faire
des coquetteries ailleurs. (MS 73, n 372 de la 4e éd.)

Il y a de certaines larmes qui nous trompent souvent nous-mêmes,
après avoir trompé les autres. (Max. 373.)

24 Si on croit aimer sa maîtresse pour l'amour d'elle, on est bien
trompé. (Max. 374.)

40 On doit se consoler de ses fautes, quand on a la force de les
avouer. (MS 74, n 375 de la 4e éd.)

L'envie est détruite par la véritable amitié, et la coquetterie
par le véritable amour. (Max. 376.)

41 Le plus grand défaut de la pénétration n'est pas de n'aller
point jusqu'au bout, c'est de le passer. (Max. 377.)

42 On donne des conseils, mais on n'inspire point de conduite
(Max. 378.)

43 Quand notre mérite baisse, notre goût baisse aussi. (Max. 379.)

44 La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la
lumière fait paraître les objets. (Max. 380.)

25 La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle à ce qu'on aime
ne vaut guère mieux qu'une infidélité. (Max. 381.)

45 Nos actions sont comme les bouts-rimés, que chacun fait
rapporter à ce qu'il lui plaît. (Max. 382.)

L'envie de parler de nous, et de faire voir nos défauts du côté
que nous les voulons bien montrer, fait une grande partie de notre
sincérité. (Max. 383, var.)

On ne devrait s'étonner que de pouvoir encore s'étonner. (Max.
384.)

On est presque également difficile à contenter quand on a beaucoup
d'amour, et quand on n'en a plus guère. (Max. 385.)


45. Réponse de Mme de Rohan à l'envoi précédent.


Je vous renvoie vos maximes, Monsieur, en vous rendant mille et
mille grâces très humbles. Je ne les louerai point comme elles
méritent d'être louées, parce que je les trouve trop au-dessus de
mes louanges. Elles ont un sens si juste et si délicat, quoiqu'il
soit quelquefois un peu détourné, qu'il ne faudrait pas moins de
délicatesse pour vous dire ce qu'on en pense qu'il vous en a fallu
pour les faire. Vous avez une lumière si vive pour pénétrer le
coeur de tous les hommes qu'il semble qu'il n'appartienne qu'à
vous de donner un jugement équitable sur le mérite ou le démérite
de tous ses mouvements, avec cette différence pourtant qu'il me
semble, Monsieur, que vous avez encore mieux pénétré celui des
hommes que celui des femmes; car je ne puis, malgré la déférence
que j'ai pour vos lumières, m'empêcher de m'opposer un peu à ce
que vous dites, que leur tempérament fait toute leur vertu,
puisqu'il faudrait conclure de là que leur raison leur serait
entièrement inutile. Et quand même il serait vrai qu'elles eussent
quelquefois les passions plus vives que les hommes, l'expérience
fait assez voir qu'elles savent les surmonter contre leur
tempérament, de sorte que, quand nous consentirons que vous
mettiez de l'égalité entre les deux sexes, nous ne vous ferons pas
d'injustice pour nous faire grâce. Il est même bien plus ordinaire
aux femmes de s'opposer à leur tempérament qu'aux hommes,
lorsqu'elles l'ont mauvais, parce que la bienséance et la honte
les y forceraient quand même leur vertu et leur raison ne les y
obligeraient pas. Voici les trois de vos maximes que j'aime le
mieux et qui m'ont le plus charmée:

1. Il ne faudrait point être jaloux quand on nous donne sujet de
l'être il n'y a que les personnes qui évitent de donner de la
jalousie qui soient dignes qu'on en ait pour elles.

2. La fortune fait paraître nos vertus et nos vices comme la
lumière fait paraître les objets.

3. La violence qu'on se fait pour demeurer fidèle à ce qu'on aime
ne vaut guère mieux qu'une infidélité.

Je vous avoue, Monsieur, que, quoique vos maximes soient très
belles, ces trois-là me paraissent incomparables et qu'on ne sait
à qui donner le prix, ou au sens ou à l'expression. Mais comme
vous m'avez engagée à vous parler franchement, trouvez bon que je
vous dise que je n'entends pas bien votre première maxime où vous
dites: «L'accent du pays où on est né demeure dans l'esprit, et
dans le coeur, comme dans le langage.» Je crois que cela est fort
bien et fort juste; mais je ne connais point ces accents qui
demeurent dans l'esprit et dans le coeur. Je crois que c'est ma
faute de ne les entendre ni de ne les pas sentir, et cette maxime
me fait connaître ce que vous dites dans la quatrième, que les
occasions nous font connaître aux autres et à nous-mêmes.

Cette autre maxime où vous dites que l'on perd quelquefois des
personnes qu'on regrette plus qu'on n'en est affligé, et d'autres
dont on est affligé quelque temps et qu'on ne regrette guère,
n'est pas à mon usage; car la mesure de ma douleur serait toujours
la mesure de mon regret, et j'ai grand peine à comprendre que je
puisse séparer ces deux choses, parce que ce qui aurait mérité mon
attachement mériterait également et mon regret et mes larmes et ma
douleur.

La maxime sur l'humilité me paraît encore parfaitement belle, mais
j'ai été bien surprise de trouver là l'humilité. Je vous avoue que
je l'y attendais si peu qu'encore qu'elle soit si fort de ma
connaissance depuis longtemps, j'ai eu toutes les peines du monde
à la reconnaître au milieu de tout ce qui la précède et qui la
suit. C'est assurément pour faire pratiquer cette vertu aux
personnes de notre sexe que vous faites des maximes où leur
amour-propre est si peu flatté. J'en serais bien humiliée en mon
particulier, si je ne me disais à moi-même ce que je vous ai déjà
dit dans ce billet, que vous jugez encore mieux du coeur des
hommes que de celui des dames, et que peut-être vous ne savez pas
vous-même le véritable motif qui vous les fait moins estimer. Si
vous en aviez toujours rencontré dont le tempérament eût été
soumis à la vertu, et les sens moins forts que la raison, vous
penseriez mieux que vous ne faites d'un certain nombre qui se
distingue toujours de la multitude, et il me semble que Mme de La
Fayette et moi méritons bien que vous ayez un peu meilleure
opinion du sexe en général. Vous ne ferez que nous rendre ce que
nous faisons en votre faveur, puisque malgré les défauts d'un
million d'hommes nous rendons justice à votre mérite particulier,
et que vous seul nous faites croire tout ce qu'on peut dire de
plus avantageux pour votre sexe. Etc.


46. Réponse de La Rochefoucauld à la lettre précédente


Quelque déférence que j'aie à tout ce qui vient de vous, je vous
assure, Madame, que je ne crois pas que les maximes méritent
l'honneur que vous leur faites. Je me défie beaucoup de celles que
vous n'entendez pas, et c'est signe que je ne les ai pas entendues
moi-même. J'aurai l'honneur de vous en dire ce que j'en ai pensé,
dans un jour ou deux, et de vous assurer que personne du monde,
sans exception, ne vous estime et ne vous respecte tant que moi.
Etc.


47. Lettre de La Rochefoucauld à Mme de Sablé 2 août 1675.


Je vous envoie, Madame, les maximes que vous voulez avoir. Je n'en
ai pas assez bonne opinion pour croire que vous les demandiez par
une autre raison que par cette politesse qu'on ne trouve plus que
chez vous. Je sais bien que le bon sens et le bon esprit convient
à tous les âges, mais les goûts n'y conviennent pas toujours et ce
qui sied bien en un temps ne sied pas bien en un autre. C'est ce
qui me fait croire que peu de gens savent être vieux. Je vous
supplie très humblement de me mander ce qu'il faut changer à ce
que je vous envoie. Mme de Fontevrault m'a promis de m'avertir
quand elle irait chez vous. Je me suis tellement paré devant elle
de l'honneur que vous me faites de m'aimer qu'elle en a bonne
opinion de moi. Ne détruisez pas votre ouvrage, et laissez-lui
croire là-dessus tout ce qui flatte le plus ma vanité.

Ce 2e d'août.

1. La confiance fournit plus à la conversation que l'esprit. (Max.
421.)

2. L'amour nous fait faire des fautes comme les autres passions,
mais il nous en fait faire de plus ridicules. (Max. 422. var.)

3. Peu de gens savent être vieux. (Max. 423.)

4. La pénétration a un air de prophétie qui flatte plus notre
vanité que toutes les autres qualités de l'esprit. (Max. 425,
var.)

5. La plupart des amis dégoûtent de l'amitié, et la plupart des
dévots dégoûtent de la dévotion. (Max. 427.)

6. Il y a plus de vieux fous que de jeunes. (Max. 444, var.)

7. Il est plus aisé de connaître tous les hommes en général que de
connaître un homme en particulier. (Max. 436, var.)

8. On ne doit pas juger du mérite d'un homme par ses grandes
qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire. (Max. 437.)

9. Ce qui fait que la plupart des femmes sont peu touchées de
l'amitié, c'est qu'elle est fade quand on a senti de l'amour.
(Max. 440.)

10. Les femmes qui aiment pardonnent plus aisément les grandes
indiscrétions que les petites infidélités. (Max. 429.)

11. Ce qui nous empêche d'être naturels, c'est l'envie de le
paraître. (Max. 431. var)

12. C'est en quelque sorte se donner part aux belles actions que
de les louer de bon coeur. (Max. 432.)

13. La plus véritable marque d'être né avec de grandes qualités,
c'est d'être né sans envie. (Max. 433.)

14. La faiblesse est plus opposée à la vertu que le vice. (Max.
445.)

15. Ce qui fait que la honte et la jalousie sont les plus grands
de tous les maux, c'est que la vanité ne nous aide pas à les
supporter. (Max. 446. var.)


48. Réponse de Mme de Sablé à la lettre précédente


C'est votre complaisance, plutôt que la mienne, qui vous oblige à
me faire part de vos maximes, parce que je n'en suis pas digne. Je
vous dirai pourtant, Monsieur, comme si je ne disais rien, qu'il
me semble que dans la Ière maxime, il faudrait expliquer quelle sorte
de confiance, parce que celle qui n'est fondée que sur la bonne opinion
que l'on a de soi-même est différente de la sûreté que l'on prend avec
les personnes à qui l'on parle;

la 4e est merveilleuse, et il n'y a rien de mieux pénétré;

sur la 8e, il n'y a point de vraies grandes qualités si on ne les
met en usage;

sur la 10e, il n'y a rien de mieux trouvé;

la IIe est bien vraie, car le naturel ne se trouve point où il y a
de l'affectation;

la 12e, il n'y a rien de si beau ni de si vrai;

la 13e est très belle;

la 14e est bien vraie, car le vice se peut corriger par l'étude de
la vertu et la faiblesse est du tempérament, qui ne se peut quasi
jamais changer;

sur la cinquième, quand les amitiés ne sont point fondées sur la
vertu, il y a tant de choses qui les détruisent que l'on a quasi
toujours des sujets de s'en lasser.


V. Lettre relatant un entretien de la Rochefoucauld avec le
chevalier de Méré.


49. Lettre du chevalier de Méré à Madame la duchesse de***. Date
inconnue.


Vous voulez que je vous écrive, Madame; et vous me l'avez commandé
de si bonne grâce et si galamment que je n'ai pu vous le refuser.
Mais ce qui m'a engagé à vous le promettre me devrait empêcher de
vous le tenir. Car je vois par là que vous êtes si délicate en
agrément qu'il faut qu'une chose, pour être à votre goût, soit
excellente et d'un prix bien rare. Aussi, Madame, je ne vous écris
pas tant par l'espérance de vous plaire que par la crainte de vous
désobéir. Et peut-être qu'il serait encore de plus mauvais air de
vous manquer de parole que de ne vous rien dire d'agréable. Quoi
qu'il en soit, vous me donnez le moyen de me sauver de l'un et de
l'autre, en m'ordonnant de vous rapporter la conversation que
j'eus avant-hier avec M. de La Rochefoucauld; car il parla presque
toujours, et vous savez comme il s'en acquitte. Nous étions dans
un coin de chambre tête à tête à nous entretenir sincèrement de
tout ce qui nous venait dans l'esprit. Nous lisions de temps en
temps quelques rondeaux, où l'adresse et la délicatesse s'étaient
épuisées. «Mon Dieu! me dit-il, que le monde juge mal de ces
sortes de beautés! Et ne m'avouerez-vous pas que nous sommes dans
un temps où l'on ne se doit pas trop mêler d'écrire?» Je lui
répondis que j'en demeurais d'accord, et que je ne voyais point
d'autre raison de cette injustice, si ce n'est que la plupart de
ces juges n'ont ni goût ni esprit. «Ce n'est pas tant cela, ce me
semble, reprit-il, que je ne sais quoi d'envieux et de malin qui
fait mal prendre ce qu'on écrit de meilleur.--Ne vous l'imaginez
pas, je vous prie, lui répartis-je, et soyez assuré qu'il est
impossible de connaître le prix d'une chose excellente sans
l'aimer, ni sans être favorable à celui qui l'a faite. Et comment
peut-on mieux témoigner qu'on est stupide et sans goût que d'être
insensible aux charmes de l'esprit?--J'ai remarqué, reprit-il,
les défauts de l'esprit et du coeur de la plupart du monde, et
ceux qui ne me connaissent que par là pensent que j'ai tous ces
défauts, comme si j'avais fait mon portrait. C'est une chose
étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas.
--Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie qui
laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefs-d'oeuvre d'esprit et
d'invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés
et la plupart éblouis. Mais parce qu'il était persuadé qu'on n'est
heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur, ce
qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour, on l'a
regardé comme l'auteur de la plus infâme et de la plus honteuse
débauche, si bien que la pureté de ses moeurs ne le put exempter
de cette horrible calomnie.--Je serais assez de son avis, me
dit-il, et je crois qu'on pourrait faire une maxime que la vertu
mal entendue n'est guère moins incommode que le vice bien ménagé.
--Ha Monsieur! m'écriai-je, il s'en faut bien garder, ces termes
sont si scandaleux qu'ils feraient condamner la chose du monde la
plus honnête et la plus sainte.--Aussi n'usé-je de ces mots, me
dit-il, que pour m'accommoder au langage de certaines gens qui
donnent souvent le nom de vice à la vertu, et celui de vertu au
vice; et parce que tout le monde veut être heureux, et que c'est
le but où tendent toutes les actions de la vie, j'admire que ce
qu'ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que
la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m'étonne pas que
ce grand homme ait eu tant d'ennemis; la véritable vertu se confie
en elle-même; elle se montre sans artifice et d'un air simple et
naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux honnêtes gens aussi
bien que les faux dévots ne cherchent que l'apparence, et je crois
que dans la morale Sénèque était un hypocrite et qu'Épicure était
un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du coeur et
la hauteur de l'esprit; c'est de là que procède la parfaite
honnêteté, que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à
préférer pour l'heur de la vie à la possession d'un royaume. Ainsi
j'aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice. Mais selon mon
sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l'être de
bonne grâce, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger
sainement de tout et donner l'avantage aux excellentes choses
par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle à mon gré la
plus certaine pour ne pas douter si une chose est en perfection,
c'est d'observer si elle sied bien à toutes sortes d'égards; et
rien ne me paraît de si mauvaise grâce que d'être un sot ou une
sotte, et de se laisser empiéter aux préventions. Nous devons
quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons pour ne pas
choquer la révérence publique quoique ces coutumes soient
mauvaises; mais nous ne leur devons que de l'apparence il faut les
en payer, et se bien garder de les approuver dans son coeur de
peur d'offenser la raison universelle qui les condamne. Et puis,
comme une vérité ne va jamais seule, il arrive aussi qu'une erreur
en attire beaucoup d'autres. Sur ce principe qu'on doit souhaiter
d'être heureux, les honneurs, la beauté, la valeur, l'esprit, les
richesses et la vertu même, tout cela n'est à désirer que pour se
rendre la vie agréable. Il est à remarquer qu'on ne voit rien de
pur ni de sincère, qu'il y a du bien et du mal en toutes les
choses de la vie, qu'il faut les prendre et les dispenser à notre
usage, que le bonheur de l'un serait souvent le malheur de
l'autre, et que la vertu fuit l'excès comme le défaut. Peut-être
qu'Aristide l'Athénien et Socrate n'étaient que trop vertueux, et
qu'Alcibiade et Phédon ne l'étaient pas assez; mais je ne sais si
pour vivre content, et comme un honnête homme du monde, il ne
vaudrait pas mieux être Alcibiade et Phédon qu'Aristide ou
Socrate. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux,
mais une seule suffit pour être à plaindre; et ce sont les
plaisirs de l'esprit et du corps qui rendent la vie douce et
plaisante, comme les douleurs de l'un et de l'autre la font
trouver dure et fâcheuse. Le plus heureux homme du monde n'a
jamais tous ces plaisirs à souhait. Les plus grands de l'esprit,
autant que j'en puis juger, c'est la véritable gloire et les
belles connaissances; et je prends garde que ces gens-là ne les
ont que bien peu, qui s'attachent beaucoup aux plaisirs du corps.
Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers, sujets
au dégoût et pas trop à rechercher, à moins que ceux de l'esprit
ne s'y mêlent. Le plus sensible est celui de l'amour, mais il
passe bien vite si l'esprit n'est de la partie. Et comme les
plaisirs de l'esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me
semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup
plus insupportables que celles de l'esprit. Je vois de plus que ce
qui sert d'un côté nuit d'un autre; que le plaisir fait souvent
naître la douleur comme la douleur cause le plaisir, et que notre
félicité dépend assez de la fortune et plus encore de notre
conduite.» Je l'écoutais doucement quand on vint nous interrompre,
et j'étais presque d'accord de tout ce qu'il disait. Si vous me
voulez croire, Madame, vous goûterez les raisons d'un si
parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas dupe de la fausse
honnêteté.





End of the Project Gutenberg EBook of Réflexions ou sentences et maximes
morales, by François de La Rochefoucauld

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RÉFLEXIONS ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
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