The Project Gutenberg EBook of Le saucisson à pattes II, by Eugène Chavette This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le saucisson à pattes II Le plan de Cardeuc Author: Eugène Chavette Release Date: October 1, 2006 [EBook #19431] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES II *** Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) EUGÈNE CHAVETTE LE Saucisson à Pattes II LE PLAN DE CARDEUC PARIS C. MARPON ET E. FLAMMARION ÉDITEURS 26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON. PUBLICATIONS RÉCENTES AMBO (G.) UN VOYAGE DE NOCES 1 volume in-18......................... 3 fr. 50 BENJAMIN (C.) L'IMPURE 1 volume in-18......................... 3 fr. 50 BOUVIER (ALEXIS) LA PETITE CAYENNE 1 volume in-18..........................3 fr. 50 LE FILS DE L'AMANT 1 volume in-18..........................3 fr. 50 VEUVE & VIERGE 1 volume in-18..........................3 fr. 50 CAZE (ROBERT) LES BAS DE MONSEIGNEUR 1 volume in-18..........................3 fr. 50 DALSÈME (A.-J.) LA FOLIE DE CLAUDE 1 volume in-18..........................3 fr. 50 DEBANS (CAMILLE) LES MALHEURS DE JOHN BULL 1 volume in-18..........................3 fr. 50 DELAVILLE (C.) LES BOTTES DU VICAIRE 1 volume in-18..........................3 fr. 50 LE SAUCISSON À PATTES II EN VENTE CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS OUVRAGES D'EUGÈNE CHAVETTE LES PETITES COMÉDIES DU VICE, 1 vol. illustré par Benassit (_vingt-deux mille exemplaires_) 5 fr. LES PETITS DRAMES DE LA VERTU, 1 vol. illustré par Kauffmann (_dix-huit mille exemplaires_) 5 fr. LES BÊTISES VRAIES, pour faire suite aux _Petites Comédies du vice_ et aux _Petits Drames de la vertu_, 1 vol. illustré par Kauffmann (14e mille) 5 fr. RÉVEILLEZ SOPHIE (6e mille), 2 vol. in-18 6 fr. LA BELLE ALLIETTE (3e mille), 1 vol. in-18 3 fr. SOUS PRESSE: LILIE, TUTUE, BÉBETTE 1 vol. SEUL CONTRE TROIS BELLES-MÈRES 2 vol. F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. LE SAUCISSON À PATTES PAR EUGÈNE CHAVETTE II LE PLAN DE CARDEUC PARIS G. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON Tous droits réservés. LE SAUCISSON À PATTES DEUXIÈME PARTIE LE PLAN DE CARDEUC I Qu'était devenu Fil-à-Beurre depuis le moment où il avait échappé au général jusqu'à celui où il reparaissait, amenant deux escadrons de hussards au château de Brivière? Lorsque Labor, voulant quand même qu'il fût Meuzelin, l'avait emmené avec lui afin de l'interroger loin de la comtesse, l'échalas l'avait suivi d'assez bonne grâce. Mais, pendant que le général donnait ses instructions à son cavalier d'ordonnance, qui allait porter aux hussards, battant la plaine, l'ordre de marcher sur la ferme de la Cornouailles, maître Barnabé avait pris ses jambes à son cou.--Et on sait quelles jambes! Quand Labor s'était retourné, il avait vu son homme déjà bien loin, lancé comme une flèche, dans la direction de la métairie du Marcassin. De cette fuite, avait été témoin le métayer qui, on s'en souvient, avait quitté la comtesse, pour savoir ce qu'il allait advenir de celui à qui, en mettant à profit l'entêtement du général à vouloir que l'échalas fût Meuzelin, il avait conseillé d'accepter ce rôle. En voyant le fuyard gagner sa métairie au pas de course, le Marcassin avait souri en se disant: --Pas trop bête, le maigriot! Le voici qui file chez moi, où il va attendre que j'arrive pour le styler sur ce qu'il aura à faire. Laissant donc le général s'égosiller inutilement à rappeler son fugitif, le Marcassin avait piqué droit sur sa ferme où il avait retrouvé Barnabé qui s'était écrié: --Hein! As-tu vu ce général qui persiste à vouloir que je sois un nommé Meuzelin? Toi aussi, du reste, et que le diable m'emporte si je devine pourquoi!... Et, d'abord, qu'est-ce que ce Meuzelin? --Un célèbre agent de police. --Pouah! pouah! un état dans lequel je n'ai jamais travaillé! lâcha Barnabé en faisant la moue. Puis il poussa le «ouf!» de soulagement d'un homme qui croit en être quitte et reprit: --Si j'ai dit oui au général, c'était parce que cela paraissait te faire plaisir. À présent que je me suis débarrassé de ce têtu à grosses bottes, c'est fini. N'en parlons plus. --Mais au contraire, mon garçon, parlons-en, car c'est loin d'être fini, dit le Marcassin. Barnabé tressauta. Ses yeux s'ouvrirent larges de surprise et tout regimbant à la proposition: --Ah! mais non, mais non, fit-il avec répugnance. Je ne tiens pas à jouer le mouchard, moi. J'y serais trop inhabile! Là, vrai! je ne saurais que dire et que faire. --Puisque je te conseillerais, avança le Marcassin. Fil-à-Beurre le regarda tout ahuri. --Mais, dit-il, quel intérêt, citoyen Cardeuc, peux-tu donc avoir à ce que je prenne la place de ce Meuzelin? Le Marcassin s'attendait à la question et il avait préparé son thème suivant ce que lui avait conté Barnabé à son arrivée, en lui ramenant sa charrette et le pot, plein d'or, de Doublet. --Oh! ce n'est pas mon intérêt que je consulte, dit-il, c'est le tien, garçon. --Le mien! fit Barnabé dont la voix eut un accent de surprise sincère. --Oui. Est-ce que tu ne m'as pas parlé, tantôt, d'une jeune fille, nommée Gervaise, disparue du village de Mégin où tu l'as connue et à qui, m'as-tu dit, tu as voué l'attachement le plus profond? --Pour elle je donnerais ma vie! Croyant apprendre du neuf à Barnabé, Marcassin continua: --Sache donc que cette fille est ma nièce. Je la ramenais du village de Mégin quand tu m'as rencontré à l'auberge de la _Biche-Blanche_. Elle est ici, ou plutôt au château de Brivière; car elle est attachée au service de la comtesse. Si quelqu'un avait bien vraiment l'air de tomber des nues, c'était l'échalas, tant sa figure exprimait un joyeux étonnement en apprenant ce qu'était devenue Gervaise. C'était à croire qu'il n'en savait rien de rien. --Tu aimes ma nièce, mon gars, poursuivit le métayer. Après l'acte de probité de me rapporter mon or, je t'ai jugé digne de Gervaise, et je ne demande pas mieux que de te la donner pour femme... Seulement, il faut savoir la conquérir... ou, pour mieux dire, la défendre. --La défendre contre qui? --Contre le général qui en tient pour elle. Son mensonge lancé, le Marcassin échafauda dessus les raisons qui devaient faire accepter à Fil-à-Beurre le rôle de Meuzelin. --Tu vois donc bien, reprit-il, que, sous le nom de ce policier, tu auras tes entrées au château. Ainsi attaché à la personne de Labor par ton rôle, il te sera facile de surveiller et, surtout, de déjouer les menées amoureuses de ce gros plumet. Si tu aimes sincèrement Gervaise, tu dois me comprendre. Tout en écoutant, avec une figure assombrie par une jalousie feinte, Barnabé était en train de se dire: --Tiens! tiens! mais ce n'est pas trop maladroit ce qu'invente ce vilain ours, pour me faire avaler son hameçon! Puis, tout haut, en hésitant: --Très bien! mais que j'accepte le rôle, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit; je ne saurais m'en tirer. --Puisque, je le répète, je te conseillerai... Ainsi, par exemple, veux-tu que je t'apprenne ce que tu devrais faire dans la circonstance présente? proposa le métayer. --Oui, dites. --Je tâcherais de rejoindre les hussards qui vont cerner la ferme de la Cornouailles et, après l'expédition finie, au lieu de leur laisser regagner leurs postes sur la route de Laval où ils perdent leur temps à surveiller la plaine, je ferais en sorte qu'ils rentrent dans le cantonnement d'Ingrande. --C'est dit! s'écria Barnabé, avec un empressement qui témoignait de son zèle à vouloir préserver Gervaise des entreprises amoureuses du général. J'y vais! À son troisième pas, il arrêta son élan pour dire, avec une sorte de crainte: --Ne va pas me laisser dans l'embarras! Il est bien convenu, n'est-ce pas, que je puis compter sur tes conseils? --Sois tranquille, promit Cardeuc. Cette fois, le squelette partit à toute volée dans la direction d'Ingrande, suivi des yeux par le Marcassin, qui, en souriant, murmurait: --Il a cru à Gervaise courtisée par le général. Grâce à cet imbécile, la plaine va être délivrée des hussards. Cette nuit, les quatre cent mille francs seront cachés ici. Pendant que Cardeuc se donnait cette espérance, il ne se doutait guère que celui qu'il traitait d'imbécile était, tout en courant, en train de se dire: --Ah! gredin, tu as voulu à toute force me faire entrer dans la peau de Meuzelin! Eh bien, j'y suis, ours stupide, et tu verras avant peu qu'il t'en cuira. Et, tout guilleret, il ajouta: --Meuzelin, tout de même, va être bien étonné quand il apprendra combien j'ai eu peu de peine à endosser son personnage, puisque c'est, pour ainsi dire, le général et le Marcassin qui me l'ont appliqué de force. Puis en réfléchissant, mais sans rien perdre de sa vitesse: --Oui, fit-il, mais il faut rendre à Meuzelin cette justice d'avouer que si ma tâche a été facile avec le général, c'est grâce à son idée de me faire écrire le billet sur Hercule et Omphale, qu'il a envoyé à cette culotte de peau. La ressemblance d'écriture du billet et de l'ordre a fait merveille. Pendant qu'il était en veine de gaieté, l'échalas s'en donna à coeur joie, car il poussa un énorme éclat de rire qu'il fit suivre de cette réflexion: --Ce n'est pas encore pour cette fois que je risque de me faire scier entre deux planches, comme Meuzelin m'en a fait entrevoir la douce espérance. Quand Barnabé arriva au bac qui servait à traverser la Loire, il y rejoignit l'ordonnance du général, porteur de l'ordre, qui, pour franchir le fleuve, attendait qu'il plût au passeur, attardé dans un cabaret sur l'autre rive, de ramener son bateau. --Nous allons faire route ensemble, camarade, lui annonça Barnabé. Le hussard le reconnut. --C'est toi, citoyen, dit-il, qui, à mon départ, détalais si fort pendant que le général gueulait pour te rappeler. Saperlotte! il avait l'air de fièrement tenir à toi, le grand chef! --Tant et si bien, camarade, que quand je suis revenu un peu plus tard, il m'a chargé de te rejoindre pour aller surveiller l'expédition, annonça Barnabé avec aplomb. --Quand nous serons sur l'autre rive, je te prendrai en croupe, proposa l'ordonnance. --Sans refus, camarade. Cinq heures plus tard, Fil-à-Beurre, à la tête de deux escadrons de hussards, trompettes sonnant, reparaissait au domaine de la Brivière, et quand Labor, en fureur, demandait qui avait ordonné aux soldats de venir le retrouver au château, répondait: --C'est moi. Et tout aussitôt, il ajoutait: --C'est que l'expédition, général, n'a pas donné le résultat que vous en attendiez. --La bande avait donc quitté la ferme de la Cornouaille? vous avez fait chou blanc? supposa Labor. --Pas tout à fait; car nous y avons surpris quatre hommes qui, du reste, n'ont fait aucune résistance. Je vous amène ces prisonniers. --La consigne est de ne pas faire de prisonniers; il fallait fusiller ces sacripants, dit sévèrement le général. --Oui, mais ils ne sont pas des sacripants. Leur chef m'a fait un récit tellement embrouillé que j'ai cru bon de le conduire ici pour que vous l'interrogiez. Sur ce, Barnabé ouvrit la fenêtre sur la cour et cria: --Faites monter les prisonniers. Sans doute que ceux des hussards qui amenaient les prisonniers s'y prenaient, à leur égard, un peu brutalement, car on entendit une voix mécontente qui disait: --Que c'est une futilité outrecuidante de me manipulationner comme un paquet de linge sale! Les prisonniers venaient de s'arrêter dans la pièce voisine où leur escorte attendit l'ordre de les introduire. Depuis l'arrivée des escadrons au château, Labor n'avait encore fait que jurer et rager; son sang-froid, qui lui revint, lui fit comprendre le besoin de s'enquérir un peu, au préalable, sur le compte de ceux qu'il allait interroger. Donc, il s'adressa à celui qu'il persistait à prendre pour Meuzelin. --Avant que je les fasse entrer... Au lieu de continuer, il se tourna vers madame de Méralec, que la curiosité avait fait rester en place. --Mille pardons! comtesse, dit-il. Vous devez être déjà fort mécontente de l'envahissement de votre château par mes soldats. Je n'y joindrai pas l'ennui de vous faire assister à l'interrogatoire de ces hommes. Je vais donc aller les questionner dans la pièce où ils viennent d'être conduits. Mais cela ne faisait pas l'affaire de la veuve, qui se hâta de dire, avec l'accent d'un reproche amical: --Ah! général, vous oubliez nos conventions! N'a-t-il pas été convenu une fois pour toutes que, chez moi, vous vous regarderiez comme chez vous? À cette réponse, Labor crut bon de lâcher un nouveau «hélas!» qui faisait allusion à la confidence que lui avait faite la veuve sur son impossibilité de convoler en secondes noces. Il revint à Fil-à-Beurre et reprit sa phrase commencée: --Avant que je les fasse entrer, apprends-moi d'abord comment tu as fait ces prisonniers? --Ai-je dit prisonniers? demanda Barnabé d'un air étonné. En ce cas, la langue m'a fourché. Je ne puis vraiment pas, en bonne conscience, appeler prisonniers des gens qui, d'eux-mêmes, m'ont demandé à être conduits au château de Brivière. Puis, laissant ce sujet pour en aborder un autre, l'échalas s'écria vivement: --Ah! d'abord, pour en finir avec les Chauffeurs que nous allions surprendre, je dois vous dire qu'à notre arrivée à la Cornouailles, nous avons trouvé la ferme complètement évacuée par les bandits. --Ils ne perdront pas pour attendre! grogna le général. --Vos soldats et moi, reprit Barnabé, nous allions quitter la Cornouailles quand un paysan m'apprit que quatre hommes se trouvaient réunis dans le cabaret du village. Le soupçon me vint que ce pouvait être des retardaires de la bande. Je fis cerner le cabaret. --Et tu les a surpris sur la défensive? demanda Labor, avançant ce motif à faire fusiller les prisonniers. --Euh! euh! fit Barnabé. Est-ce bien trouver les gens sur la défensive que de les surprendre en train de manger du pain et du fromage et de vider une potée de vin en braves voyageurs qui réparent leurs forces et qui ont leurs papiers parfaitement en règle. Le général tressauta de colère à cette réponse. --Ah! ça! beugla-t-il, puisqu'il en était ainsi, pourquoi, paquet de cornichons! les as-tu amenés ici? --Attendez donc, général, attendez donc un petit brin. --Abrège, bavard! --Comme je lui rendais ses papiers, celui qui me paraissait être le chef des autres, un gros et même un très gros, me demanda si la route était encore longue jusqu'au château de la Brivière qui, disait-il, était le but de son voyage. Mollement renversée sur le dos de son siège, madame de Méralec avait écouté en souriant. Aux derniers mots de Barnabé, elle se redressa lentement, muette, mais attachant sur l'échalas un regard inquiet. --Pourquoi ce gros homme vient-il au château? demanda le général. --Telle a été ma question. C'est alors qu'il m'a fait je ne sais quelle histoire. --Comment, âne bâté, tu ne sais quelle histoire! Voyons! conte-la-moi en deux mots, ordonna Labor d'un ton sec. --Ma foi, non! fit carrément Barnabé. Qu'il vous la conte lui-même. J'aime mieux, général, vous laisser tout le plaisir de la surprise. Cela dit, Barnabé se tourna vers madame de Méralec, et ajouta: --Et à vous aussi, madame la comtesse. --À moi! dit la veuve. L'accent de la voix de la jolie femme trahissait si bien la crainte, que Fil-à-Beurre se hâta de s'écrier: --Oh! rassurez-vous, madame, il ne s'agit, pour vous, que d'une émotion douce, très douce. Tout en parlant, Barnabé faisait une gentille petite risette à la veuve, pour calmer son inquiétude. Mais, pâle et avec un frisson à fleur de peau, comme si elle pressentait un danger, madame de Méralec pensait à cette phrase de l'ami du soupirant de Gervaise et se répétait: --En maîtres! en maîtres! Quant au général, il n'y voyait pas plus loin que le bout de son nez, et à ce nez monta la moutarde quand il s'écria, pour faire un peu sa cour à la veuve: --Alors, sextuple idiot! puisque ce voyageur est un ami de madame la comtesse, pourquoi as-tu commis la maladresse de l'arrêter!!! Et quand je pense que, pour une pareille ânerie, il t'a fallu deux escadrons de hussards... Deux escadrons pour un homme! --D'abord, général, ils sont quatre, allégua Barnabé pour sa défense. Il est vrai que les trois autres ont tout l'air d'être au service du gros citoyen. --Deux escadrons pour un homme! Mille tonnerres! C'est pour arriver à ce résultat que j'ai retiré mes hussards de la route de Laval où, peut-être, ils auraient eu la chance de reconquérir les quatre cent mille francs de l'État! gronda Labor qui se montait. Le faux Meuzelin se révolta contre ce débordement de colère. --Dame! écoutez donc, général. La prudence m'a guidé, articula-t-il d'un ton sec. Admettons que ce que le gros m'a conté soit faux, que cet homme soit quelque chef dangereux, Coupe-et-Tranche par exemple, qui cherche à se glisser dans le château pour y introduire plus tard ses complices, est-ce que je n'aurais pas été cent fois coupable en le laissant échapper? Qui m'assure qu'en se voyant pincé tantôt, il ne m'a pas inventé un conte pour n'être pas retenu? Moi, je l'ai pris au mot. «Tu dis vouloir aller au château de la Brivière, mon gaillard, ai-je pensé; eh bien! je vais t'y conduire, moi, et je l'ai amené ici.» Puis avec un accent flatteur: --Et, continua l'échalas, je me suis dit: Supposons que j'aie mis la main sur Coupe-et-Tranche voulant ouvrir le château à ses bandits, le général Labor, qui est si fin, si perspicace, si subtil, aura bien vite fait de lever le masque du coquin, et non seulement il me félicitera sur ma capture, mais encore il me remerciera de ma sage précaution d'avoir amené ses soldats pour défendre le château en cas d'attaque de la bande voulant délivrer son chef. --C'est avec cette arrière-pensée que tu t'es fait suivre des deux escadrons? demanda Labor calmé par les louanges. --Pas dans un autre but. --Et tu ne veux pas me répéter ce que t'a dit ce gros homme? --Non, fit résolument Barnabé. Je vous le répète, je ne veux pas, si l'homme a dit vrai, vous retirer le plaisir de la surprise ou le mérite de l'avoir démasqué s'il m'a menti. --Alors, Meuzelin, fais entrer ces quatre hommes, commanda Labor, tout pressé de prouver cette fameuse perspicacité que lui prêtait l'échalas. --Pourquoi les quatre? objecta Barnabé. Le gros seul est à interroger. Les trois autres, j'en suis certain, sont sous ses ordres... ou des serviteurs ou des bandits. --Va donc chercher le gros, dit le général cédant au conseil. --À vos ordres, fit l'échalas qui, gagnant la sortie, disparut après avoir soigneusement refermé la porte derrière lui. Mais si court qu'eût été le temps mis par Barnabé à ouvrir et clore la porte, cette phrase put se faire entendre: --Que nous allons toujours croquer le marmot en faisant le pied de grue avec le bec dans l'eau comme l'oiseau sur la branche? De plus en plus secouée par le frisson, la comtesse était pâle comme une morte et son regard, sombre et anxieux, s'attachait sur cette porte par laquelle un pressentiment lui disait qu'un danger redoutable allait entrer. Enfin la porte s'ouvrit, et, sur son seuil, apparut un homme d'un embonpoint formidable. Après lui, entra Barnabé qui alla se placer derrière le général. À la vue de l'arrivant, l'effroi de la veuve se détendit brusquement et un soupir de soulagement dégonfla sa poitrine oppressée. Elle ne connaissait pas cet homme. Mais son apaisement fut de courte durée. Sa terreur revint terrible, lui figeant le sang dans les veines, lui faisant froid dans les moelles. Pourtant rien ne justifiait cette épouvante. L'inconnu arrivait à elle, lentement, doucement ému, l'oeil plein de tendresse, un sourire de bonheur aux lèvres. Quand il fut près d'elle, il lui prit brusquement la tête entre ses mains et la couvrit de baisers frénétiques en disant avec l'accent d'une joie immense: --Clotilde! ma Clotilde bien-aimée! Il fallait voir la mine archi-penaude du général à ce spectacle. Quoi? il convoitait cette jolie femme et un autre la lui embrassait devant le nez! Il n'y mettait pas de ménagements, cet embrasseur. Car, après la première série de baisers, il en entama une seconde aussi ardente, aussi passionnée, qu'il entrecoupait de ces mots prononcés d'une voix chaude d'amour: --Enfin je te revois, mon adorée Clotilde. Décidément, Labor leur tenait la chandelle. --Hum! hum! fit-il vigoureusement pour rappeler sa présence à l'embrasseur. Au bruit, le gros homme fit volte-face et, la main de la veuve dans la sienne, il prononça en souriant de bonheur: --Excusez-moi, général, mon nom vous apprendra tout: je suis le comte de Mélarec. Se tournant vers la comtesse, il demanda: --Clotilde, veux-tu affirmer au général que je suis ton mari? Pantelante de tout son être, madame de Méralec le fixa de ses yeux fous de terreur et au prix d'un immense effort: --Oui, dit-elle. Et elle tomba évanouie. --On a raison de prétendre que la joie fait peur; souffla Fil-à-Beurre au général. À la chute de la comtesse évanouie, Labor s'était élancé pour la secourir; mais déjà elle avait été relevée par son mari qui la replaçait sur son siège en disant: --À présent que tout malentendu a cessé entre nous, permettez-vous, général, que je dispose de mes gens, trois dévoués serviteurs que je ramène de l'émigration? La tête un peu perdue par ce coup de théâtre, Labor, sans parler, fit un signe à Fil-à-Beurre qui, aussitôt, courant à la porte, l'ouvrit et cria: --Laissez libres les gens du comte de Méralec. Et, en lui-même, l'échalas pensa: --Enfoncé le général! Nous voici dans la place! Maintenant, nous allons rire. Derrière lui, trois hommes étaient entrés. --Fichet et Lambert, ordonna le comte, soulevez doucement ce fauteuil et transportez la malade dans ses appartements. Mais, son ordre donné, il adressa au général et à Fil-à-Beurre un regard qui demandait qu'on lui apprît, étranger qu'il était aux êtres du château, où se trouvaient situés les appartements de sa femme. Du doigt, le général lui indiqua une porte de dégagement, par laquelle disparurent les quatre hommes emportant la comtesse. Labor et Barnabé restèrent face à face, ce dernier souriant, l'autre faisant un nez long de deux aunes en pensant à la dégringolade de ses projets amoureux, causée par le retour de ce mari tant aimé de sa femme qu'elle s'évanouissait de joie à sa vue. En cette occurrence, le général n'était pas tenu à faire montre d'une énorme sympathie pour l'époux reparu. Il le prouva en grommelant avec une humeur de dogue: --Il n'est donc pas mort, ce marsouin-là? Trois coups de feu dans le corps et il en revient!!! --Il faut même croire que les blessures lui profitent, car il en est revenu avec une bien belle santé, appuya sérieusement Barnabé. --Il faut décamper d'ici! soupira Labor. --Pourquoi, général? fit l'échalas affectant la surprise. --Puisque le mari est de retour, lâcha le général, sans penser qu'il avouait tout naïvement ses intentions de Lovelace. Fil-à-Beurre croisa les mains, eut l'air de tomber des nues et répliqua avec une sorte d'indignation: --Oh! général! Vous, un si bel homme, céder le pas à une espèce d'éléphant!... Ce serait à désespérer du bon goût des femmes! --Crois-tu, Meuzelin? fit Labor dont la fatuité se réveilla. --Ne renoncez pas. --Tu as cependant vu qu'à l'aspect de son hippopotame, elle s'est évanouie de joie. --Euh! euh! qui vous dit que ce n'est pas plutôt de regret? On rêvait bel homme et v'lan! il vous tombe un monstre. Le coup est assez dur pour s'évanouir. --Tu crois, Meuzelin? répéta le général, glissant sur la pente de sa stupide suffisance. Puis il hocha la tête, en ajoutant: --Oui, mais je n'ai pas de prétexte pour demeurer au château. Et, prenant son parti: --Il ne me reste plus qu'à remonter à cheval en emmenant les deux escadrons de hussards que tu as si niaisement conduits ici. --Oh! oh! général, il y a vraiment cruauté de votre part à abandonner cette pauvre femme. Est-ce sa faute si vous avez le don de plaire? débita l'échalas d'un ton navré. --Puisque je te répète que je manque d'un prétexte. Trouve-m'en un et tu verras si je ne me cramponne pas au château. --Et si je vous trouvais mieux qu'un prétexte, général? --Quoi donc? --Un ordre, fit carrément l'échalas. Ce disant, il avait fouillé dans sa poche dont il tira un papier qu'il tendit au général en disant: --Dans le paquet du ministère que j'ai reçu ce matin, par voie secrète, voici ce que j'ai cueilli pour vous. Sur ce papier, revêtu de tous les timbres, signatures et signes de reconnaissance qui en garantissaient l'authenticité, Labor lut ce qui suit: «Par l'entremise de Meuzelin, ordre est donné au général Labor de surveiller en son château et de l'y tenir isolé de toutes communications le comte de Méralec, émigré rentrant. On ne devra laisser près du prisonnier que sa femme et quatre serviteurs dont le choix lui aura été laissé.--_Le ministre de la police générale_: FOUCHÉ.» --Là! voici vos deux escadrons logés au château! articula gaiement Fil-à-Beurre quand le général eut quitté des yeux cet ordre qui lui arrivait, on peut le dire, comme marée en carême. L'envie qu'avait Labor de posséder madame de Méralec ne put que bien imparfaitement apaiser l'amour-propre du général, froissé de recevoir cet ordre par l'entremise d'un policier auquel il semblait être subordonné. --Vous recevrez confirmation de cet ordre par votre prochain courrier. Libre à vous d'en suspendre l'exécution jusqu'à ce moment, annonça Barnabé qui, tout en pansant la vanité blessée du soldat, donnait un coup d'éperon à son zèle. --Ouais! fit Labor, suspendre l'exécution de l'ordre pour laisser au Méralec le loisir de filer... Oh! que non pas! Il se remit à lire l'ordre en disant: --Quatre serviteurs à son choix... À coup sûr, il choisira les trois hommes qu'il a amenés. Quel sera le quatrième? --Ça regarde le comte, répondit Barnabé avec indifférence. Mais, brusquement, il se frappa le front. --J'y pense! s'écria-t-il. Du moment que la comtesse reste auprès de son mari, il faut au moins une femme pour la servir. Notre quatrième se prendra dans le personnel féminin du château. Le souvenir revint au général de la jolie jeune fille blonde qu'il avait vue dans la journée près de madame de Méralec, et son idée de courir deux lièvres à la fois lui chatouilla plus fort l'imagination. --La comtesse a une femme de chambre à laquelle, tantôt, elle m'a paru tenir... une nommée Gervaise, je crois, répondit-il. --Va donc pour cette Gervaise, dit Barnabé d'un ton dénotant qu'il se souciait peu que ce fût cette femme de chambre ou une autre qui eût la place. Dans sa hâte de tenir les deux femmes sous sa coupe, le général avança cette proposition: --Si tu allais, Meuzelin, communiquer l'ordre au comte et lui demander de faire le choix en question? --Y pensez-vous? quand il est en train de soigner sa femme! Attendons un peu, proposa Barnabé. Mais Labor tint bon. --C'est que, vois-tu, un ordre ne se donne pas sans un motif. Le mieux est de l'exécuter au plus vite. Aussi me tarde-t-il de faire déguerpir le personnel du château, de fermer les portes et d'installer mes soldats. Une fois le local clos, personne, je te le jure, n'y entrera ou n'en sortira. --Pas même les deux femmes, gouailla Fil-à-Beurre. Labor redressa son torse, cligna de l'oeil, frisa sa moustache et répondit avec un sourire vainqueur: --Oh! les femmes, j'aime à croire qu'il ne faudra pas user de violence pour les retenir. À cette énormité, Barnabé parut transporté d'admiration. --Général, s'écria-t-il, voulez-vous me permettre, à moi qui ne suis pas flatteur de ma nature, de confesser une vérité qui m'étouffe? --Confesse, Meuzelin. --Eh bien, si j'étais femme, je serais folle de vous... archi-folle! Vous appelez aussi invinciblement l'amour que le printemps appelle la verdure! Labor répondit avec un petit ton de modestie effarouchée: --Tu exagères, mon bon Meuzelin. Tu exagères. À te croire, je deviendrais presque fat. Ensuite, revenant à son idée: --Va donc trouver M. de Méralec, pour lui faire connaître l'ordre et savoir son choix. --J'obéis, dit Fil-à-Beurre. Cinq minutes après, il était de retour. --La comtesse a repris connaissance, annonça-t-il. J'ai trouvé le mari causant auprès du lit de repos de sa femme. Quand je lui ai fait part de la mesure qui le concerne, il a fait laide grimace. Notre homme doit être rentré en France pour manigancer quelque complot royaliste contre la République. J'ai deviné ça tout de suite et je me suis expliqué la mesure qui va le tenir ici comme dans une souricière. --Après sa grimace, il n'a rien soufflé? --Si, il a dit que si quelque chose pouvait le consoler de la marque de méfiance dont il était l'objet, c'était d'avoir à jouir de la société du général Labor, que la comtesse lui avait annoncé être le plus séduisant des hommes. --Séduisant! la comtesse lui a dit séduisant? fit Labor en se rengorgeant. --Parbleu! encore une que la vérité étouffe. Il faut que ça lui parte! affirma Barnabé, superbe d'aplomb. --A-t-il fait son choix? --Ah! vous avez un rude nez, général, et vous flairez juste... laissez-moi vous le dire sans basse flagornerie... il a précisément choisi ceux que vous aviez devinés. Les trois serviteurs venus avec lui et la Gervaise. --Alors je puis expulser du château tout le reste du personnel? --Quand vous voudrez. Une heure après, le château de la Brivière était sous la garde des hussards. Ils en avaient fait sortir les nombreux domestiques qui, à l'arrivée de madame de Méralec, avaient été choisis par son fidèle métayer. Au moment où ceux-ci s'éloignaient par la grande porte du château, le Marcassin se présentait à une poterne de service qui lui était habituelle. --Au large! lui cria le hussard démonté, qui était de faction à cette issue. Cardeuc s'arrêta net sur place sans rien demander, son regard sombre et cruel fixé sur le soldat. Puis, devinant qu'à toute porte où il se présenterait il trouverait pareil accueil, il s'éloigna de son pas lent et lourd en murmurant: --Labor a-t-il éventé la mèche? II Transportée par Lambert et Fichet sur le fauteuil où elle était évanouie, la comtesse avait été couchée, dans le boudoir, sur un long sopha, servant de lit de repos. En plus de la porte ouvrant sur un large vestibule, le boudoir était desservi par une autre porte que le comte de Méralec se hâta d'aller ouvrir. Elle donnait sur une chambre, entourée d'armoires, qui servait de lingerie. Une chaise et une petite table à ouvrage, placées près d'une fenêtre, attestaient que c'était là que, tout en se livrant à des travaux d'aiguille, la dame de compagnie de la comtesse devait se tenir aux ordres de sa maîtresse. Son inspection faite, le comte revint à Lambert et Fichet en leur disant: --J'ai à causer avec la chère comtesse; vous allez donc, mes braves, vous installer dans le vestibule, avec la consigne de ne laisser entrer personne, sauf l'ami Fil-à-Beurre. Si quelqu'un, le général Labor par exemple, se présentait, vous répondriez que la comtesse, remise de son émotion, a demandé qu'on la laissât un peu reposer... Vous me comprenez? --Que je n'ai pas la compréhension obstruée, répliqua Fichet, qui s'en alla suivi de Lambert. Le comte, alors, s'adressant au troisième de ses compagnons: --Vous, mon cher lieutenant, dit-il, soyez assez bon pour vous établir dans la lingerie. Si la faction doit être longue, j'espère qu'elle ne vous sera pas désagréable, car certaine petite table que je viens de voir dans cette pièce, me prouve que vous ne tarderez pas à y recevoir une gentille visite. Ce disant, le comte, dont les yeux étaient fixés sur sa femme, guettant si elle reprenait ses sens, avait pris le bras du lieutenant pour le pousser doucement vers la lingerie. En sentant une résistance à sa pression, il leva la vue sur son compagnon. --Qu'avez-vous donc, Vasseur? Vous êtes pâle comme un mort! dit-il vivement. En effet, Vasseur, le regard braqué sur la comtesse évanouie, les traits contractés, les lèvres frémissantes, était en proie à une violente émotion. --Meuzelin, balbutia-t-il avec effort, je connais cette femme. Sa vue évoque en moi de bien terribles souvenirs. --Chut! chut! souffla Meuzelin; alors, c'est une raison pour qu'elle ne vous voie pas devant elle quand elle retrouvera ses sens. Tout vient à point, lieutenant. Plus tard, vous me conterez votre histoire. Tout en conduisant Vasseur vers la porte de la lingerie, il continua: --Il est important que je me trouve seul avec madame de Méralec. Vous n'apparaîtrez qu'à mon appel. Quand il eut refermé la porte sur le lieutenant, Meuzelin vint s'asseoir auprès du lit de repos et, bien tranquillement, il attendit que la comtesse eût retrouvé ses esprits. L'attente, du reste, ne fut pas longue. Bientôt un faible mouvement annonça le retour de la comtesse à la vie. Deux minutes après, elle se releva péniblement sur son séant. En même temps qu'elle cherchait à rassembler ses idées indécises, elle promena autour d'elle un regard encore vague. Alors ses yeux s'emplirent brusquement d'épouvante lorsqu'ils s'arrêtèrent sur le gros homme assis près d'elle, dont la vue lui rappela ce qui s'était passé. --Eh bien, ma chère Clotilde, vous vous trouvez donc mieux? dit la voix railleuse de Meuzelin. Les dents claquantes, frissonnante de tout son corps, elle resta muette, anéantie par la terreur. --Tudieu! reprit Meuzelin toujours gouailleur, savez-vous, douce amie, que vous faites très piteux accueil à votre mari bien-aimé? Cette voix mordante et ironique galvanisa la femme terrifiée, qui bégaya péniblement: --Vous n'êtes pas mon mari! --Alors, ma toute belle, pourquoi m'avez-vous donc, devant cette brute de Labor, reconnu pour le comte de Méralec? --Non, vous n'êtes pas le comte de Méralec! prononça la comtesse avec une sorte de rage. --Parce que? fit Meuzelin. --Vous le savez bien. --Dites toujours, ma bonne Clotilde. Elle hésita et, enfin, exaspérée par un ricanement sardonique du gros homme, elle répondit: --Vous n'êtes pas M. de Méralec, puisque vous me reconnaissez pour votre femme. --Oh! oh! lâcha Meuzelin; savez-vous, ma charmante, que vous avez l'air d'avouer tout bonnement que vous n'êtes pas plus comtesse que je ne suis comte? Après un petit silence pendant lequel il attendit inutilement que Clotilde répondît, le policier reprit: --Alors que suis-je donc? Pouvez-vous me l'apprendre? Elle remua négativement la tête. --Voulez-vous que je vous aide à trouver? proposa Meuzelin. J'ai, pour donner des idées aux gens, un procédé infaillible et bien simple. Je leur conte une histoire. Semblable à la bête faute qui, prise dans un piège, cesse de rugir pour ne pas attirer l'ennemi, madame de Méralec garda le silence, semblant guetter un mot qui lui donnât barre sur le personnage qui la persiflait. --Qui ne dit mot consent. Je vois que vous avez envie d'entendre mon histoire. Alors, je m'exécute, dit le policier. Et, aussitôt il commença: --Il y avait un jour un scélérat cruel et impitoyable qui se faisait surnommer Coupe-et-Tranche... Il s'arrêta et, se ravisant: --Non, non, dit-il, je débute mal dans mon récit. Je mets, comme on dit, la charrue devant les boeufs. Il parut se recueillir pour mieux préparer le commencement de sa narration, puis il reprit: --Il y avait une fois un général idiot, sorte de Lovelace de bas étage, en arrêt devant tous les jupons de femmes, dont la fatuité pyramidale faisait un splendide gobe-mouche, qui... que... Une seconde fois, Meuzelin interrompit sa phrase pour s'écrier: --Non, non, je me trompe encore. Mon nouveau début manque d'intérêt. Il se cacha le visage dans ses mains en homme qui cherche à coordonner ses idées. --Ah! ah! fit-il, enfin j'ai mon vrai point de départ! Écoutez-moi ça, comtesse. Et, d'une voix posée, il poursuivit: --Il y avait une fois un métayer nommé Cardeuc, à qui son extérieur, des moins séduisants, avait valu le sobriquet de Marcassin. Elle était déjà bien pâle, la jolie dame de Méralec. Au nom de Cardeuc, sa pâleur s'accentua pourtant encore. Sans paraître avoir remarqué l'effet produit, Meuzelin avait continué: --Depuis deux cents ans, de père en fils, les Cardeuc avaient été les métayers des seigneurs de Brivière. Quand le dernier marquis du nom s'en alla en émigration, rejoindre sa jeune fille qui l'avait précédé en Allemagne, c'était le Cardeuc, le Marcassin, qui exploitait la métairie. Aimait-il beaucoup ses maîtres, ce descendant de tant de dévoués serviteurs des Brivière? La suite nous le dira. Peu à peu la comtesse s'était relevée de dessus sa couche et, maintenant, assise au bord de sopha, elle écoutait, immobile comme une statue, son regard fixe et plein d'angoisse, dardé sur le conteur. --Ce n'est pas encore bien intéressant, comtesse; mais attendez, la suite vous dédommagera, dit Meuzelin, feignant de prendre son attitude pour une pose d'ennui. Et il continua: --Les années se passèrent sans que Cardeuc fît montre du dévouement profond qu'il avait gardé à ses anciens maîtres dont il ignorait le sort. Enfin, un jour, il leva le masque. Il venait de recevoir d'Allemagne une lettre qui lui apprit ce qu'il était advenu des de Brivière. La fille seule survivait et son isolement était double, car, après s'être mariée, elle était devenue veuve du comte de Méralec, tué au pont de Constance. Tout souriant, Meuzelin s'interrompit encore pour demander: --C'est bien là votre histoire que je vous conte, n'est-ce pas, comtesse? Dans votre lettre à Cardeuc, vous lui annonciez qu'ayant obtenu votre radiation de la liste des émigrés, vous alliez rentrer sous le toit de vos pères. Vous dire quelle fut la joie du brave Marcassin me serait impossible. Son ravissement fut plein d'un égoïsme remarquable, car, oubliant que le pays était ravagé par des bandes de Chauffeurs, il alla faire éclater sa joie bruyante partout, s'étonnant qu'elle ne fût pas partagée par tous ces malheureux qui avaient un bien autre martel en tête, car ils mouraient de peur. Une seconde lettre arriva qui précisait à Cardeuc le jour et l'heure où le château de la Brivière recevrait la survivante de la famille. Ce retour que le Marcassin alla encore trompeter à tous venants, fut appris avec moins d'indifférence par les habitants, à qui une bonne nouvelle, venue en même temps, avait rendu un peu de tranquillité d'esprit. On affirmait que le gouvernement avait enfin résolu d'en finir avec les bandits, et on ajoutait que le général Labor allait se transporter de Nantes à Ingrande, pour diriger d'un point plus central l'expédition qui devait purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de sa bande. Il advint en tout comme il avait été dit. Lorsque le général Labor arriva à Ingrande, il apprit que depuis trois semaines le château de la Brivière était habité par une fort jolie châtelaine. À ce point, Meuzelin fit une pause en regardant la comtesse. --Seulement, dit-il en traînant ses mots, seulement la gracieuse et jolie châtelaine n'était pas madame de Méralec, attendu que la vraie comtesse, le jour même de son arrivée au pays, avait été assassinée par les bandits de Coupe-et-Tranche, qui avaient fait disparaître la tête de leur victime pour que rien ne pût révéler la substitution qui allait résulter de ce meurtre. Et Meuzelin, venant se mettre en face de celle qui l'écoutait, articula d'une voix grave: --J'ai tenu dans mes mains la tête de la vraie comtesse de Méralec. Le paroxysme de l'épouvante triompha du mutisme obstiné de la comtesse. Elle se dressa debout en s'écriant: --Vous mentez! Je suis madame de Méralec! À ce démenti, Meuzelin opposa une moue moqueuse. --En êtes-vous bien certaine? ricana-t-il. --Alors, qui suis-je? fit-elle d'un ton d'arrogance. --Ça, dit le policier en haussant les épaules, je n'en sais absolument rien. Puis, en la regardant dans les yeux, et d'un ton sec: --Mais, articula-t-il, ce dont je puis pleinement répondre; c'est que tu es la dernière des misérables. D'un geste impérieux il lui fit signe de se rasseoir en disant: --Écoute la suite, ma fille. Et il continua: --Devant cette tête coupée un soupçon étrange m'était venu à l'esprit. Il devint une certitude quand j'eus entendu l'aveu du maréchal de Monciel, un des quatre assassins de la victime. J'acquis la preuve qu'il m'avait dit la vérité, à Angers, au bureau de poste, où n'avait pas été inscrite, sur le livre des départs, la femme qui, à ce relai, avait pris place, dans le coupé, à côté de l'autre voyageuse qui s'y trouvait depuis Paris. Avec mes compagnons, je suis parti pour l'Allemagne pendant que tu trônais ici en comtesse. Nous avons, trois semaines durant, battu le pays, relevant à la trace les différents endroits que madame de Méralec avait successivement habités. Enfin, à Vienne, dans une famille où elle l'avait laissé pour se rappeler au souvenir d'amis qu'elle avait quittés, j'ai retrouvé son portrait. C'était bien le même visage que celui de la tête coupée. La voix de Meuzelin, qui s'était émue aux dernières phrases, retrouva son accent ironique et mordant pour reprendre: --Tu me demandais tout à l'heure de te dire qui tu es. Je puis te répondre en partie, fausse comtesse. Tu es l'instrument et la complice de Coupe-et-Tranche, ou, pour mieux dire, de Cardeuc-le-Marcassin, ce métayer qui a fait assassiner sa maîtresse pour te faire endosser son personnage. De connivence avec le maître de poste d'Angers, un affilié de la bande, qui ne t'a pas inscrite sur son livre pour dérouter ta piste, tu es montée dans le coupé à Angers, à côté de celle qui, tu le savais, allait bientôt mourir. L'assassinat accompli, tu n'as eu qu'à laisser faire Cardeuc, qui, deux lieues plus loin, avec d'autres paysans de bonne foi, attendait, au passage, la diligence qui lui amenait sa bonne maîtresse, la dame de Méralec. Devant tous, il t'a reconnue et ces braves gens qui, dans la femme faite, ne pouvaient se retracer la bambine partie jadis, ont cru aux transports de Cardeuc et t'ont fait cortège jusqu'au château de la Brivière. Et Meuzelin, regardant encore en face celle qu'il venait de démasquer, ajouta: --Ose me démentir! Elle haussa les épaules et d'une voix dédaigneuse: --Puisque tu es en train d'inventer, dit-elle, il te faudrait, en même temps, imaginer le motif de cette substitution. Ce gros drame de ton imagination manque par la base. Le policier fit entendre son rire gouailleur. --Diable! reprit-il, je vois, ma fille, qu'il est besoin de te mettre les points sur les _i_. Allons, soit! ne parlons pas de la fortune de la défunte que, tôt ou tard, Cardeuc avait l'intention d'accaparer... après, je suppose, t'en avoir adjugé ta part. Laissons cette fortune de côté pour ne nous occuper que du présent, car c'est ce présent, qui le menace, que Coupe-et-Tranche a voulu conjurer. En promenant son regard railleur sur toute la personne de la femme, Meuzelin continua: --Ah! il s'y entend, maître Coupe-et-Tranche, quand il s'agit d'engluer un ardent coureur de femmes de la force du général Labor. Il sait choisir la proie à offrir aux appétits de luxure d'un pareil fouailleur... car, ma fille, tu es une bien appétissante créature, une magnifique Circé à laquelle Labor ne pouvait résister, lui, aussi bête que libertin. Donc, Coupe-et-Tranche avait parfaitement raisonné quand il s'était dit que le général, venu pour combattre les bandits, une fois qu'il serait tombé sous ton joug, n'aurait plus de secrets pour toi... Ton début à jouer du général a été heureux, ma fille, et je t'en félicite. Les dix mots qu'il t'a dits hier, ont suffi pour voler, la nuit dernière, quatre cent mille francs à l'État. Et, tout moqueur, il répéta: --Je t'en félicite. Tu tiens vraiment le général sous ta coupe; il ne voit plus que par toi. En entendant son ennemi prôner l'empire qu'elle avait sur le général, le courage revint à la femme qui releva la tête et accentua sur un ton de défi: --Le général, qui ne croira pas tes calomnies, saura me débarrasser de toi. Meuzelin prit un air des plus étonnés. --Que tu es bête, ma fille, ricana-t-il. À quoi bon irais-je faire des confidences à cette culotte de peau, quand, si tu le veux, nous pouvons, entre nous, si bien nous entendre. L'effet produit par ces mots fut immédiat. La peur qui anéantissait la fausse comtesse disparut aussitôt. Celui devant qui elle tremblait depuis une heure n'était donc, ses paroles le prouvaient, qu'un hardi fripon qui, instruit de son secret, venait lui demander sa part du gâteau? Aussi, emportée par une satisfaction qui l'empêcha de réfléchir, elle joua cartes sur table. --Quelle somme veux-tu? demanda-t-elle en venant au policier. Mais lui secoua la tête et répliqua d'un ton amicalement grondeur: --Tu verses du mauvais côté, ma belle. Je vois que nous ne nous entendons pas le moins du monde. Je ne veux pas de ton argent. Un autre espoir se présenta brusquement à l'esprit de la fausse comtesse. Ne lui avait-il pas dit, tout à l'heure, qu'elle était une bien appétissante créature? Était-ce la femme qu'il désirait? Au sourire voluptueux qui apparut sur ses lèvres, Meuzelin comprit sa pensée. Il se remit à hocher la tête en disant: --Nous nous entendons de moins en moins, ma jolie Putiphar. Je suis un vrai Joseph. Tu perds ton temps. Je vais bien t'expliquer ta situation. Ta peur première t'a fait commettre une faute, celle de me reconnaître pour ton mari devant Labor. Après cet aveu, que peux-tu aller lui conter sur moi sans exciter sa défiance? Et puis, moi, est-ce que je n'ai pas aussi une langue pour dévider mon petit chapelet... avec preuves à l'appui? En prononçant avec lenteur il répéta: --Oui, ma fille, avec preuves à l'appui. Un nuage passa sur le front de la fausse comtesse en entendant ces mots menaçants. Quelles étaient ces preuves? --Ah! à propos, fit Meuzelin, j'ai une demande à t'adresser. En prenant la place de madame de Méralec, tu as aussi pris ses malles, coffres et caisses. En as-tu fait le compte, ma fille? As-tu tout le bagage au grand complet? Cette question rappela à la châtelaine la visite que, quelques heures auparavant, lui avait faite Croutot pour la prévenir qu'une caisse avait disparu du bureau de poste d'Angers. Cependant Meuzelin avait continué: --Si, par hasard, tu t'étais aperçue qu'il te manque une caisse, je pourrais t'en donner des nouvelles. Elle renfermait de bien précieux papiers de la comtesse défunte... Une vraie mine de ce que j'appelle des preuves à l'appui. Cela dit, et sans même voir l'effet produit, Meuzelin poursuivit: --Revenons au général. Il ne faut pas beaucoup compter sur lui, et je te conseille même de le faire sortir de ton jeu, car il branle dans le manche. En revenant de Vienne, j'ai passé par Paris où j'ai prévenu qui de droit des boulettes que son coeur tendre peut faire commettre à ce guerrier doué de trop de tempérament... Donc, ma belle, je te le répète, sors le général de ton jeu et ne fais aucun fonds sur lui pour te délivrer de moi. Après une pause il ajouta: --Reste Coupe-et-Tranche... Il fit une moue, en continuant: --Ne compte pas non plus trop sur lui. Au nom du bandit redoutable, une lueur d'espoir avait brillé dans l'oeil de la femme en même temps que, sur ses lèvres, un sourire de dédain semblait ne pas prendre au sérieux ce qui lui était dit sur son complice. Le policier comprit le sourire. --Tiens, fit-il vivement, à propos de Cardeuc... non du Marcassin... non, de Coupe-et-Tranche, car je m'embrouille dans tous les noms de ce coquin, je m'aperçois que j'ai oublié de te faire part d'un changement qui s'est opéré dans le château pendant ton évanouissement... Tous tes domestiques, qui n'étaient autres qu'une collection de ses chenapans, que Cardeuc avait mis en garnison ici pour te défendre, ont été expulsés et remplacés par des hussards, qui font bonne garde pour le cas où il plairait à Coupe-et-Tranche de venir, avec sa bande, t'enlever à mon aimable compagnie. À ces mots, qui lui retiraient sa dernière espérance, la femme eut un tressaillement de rage. L'agent s'installa dans un fauteuil devant elle, se renversa sur le dossier, allongea ses jambes, posa ses mains sur son ventre en homme qui prend ses aises pour passer un bon quart d'heure, puis, tout gaiement, il prononça: --J'écoute. Elle resta muette. --Est-ce que tu ne m'as pas compris, ma brune? reprit le policier. J'avais toujours entendu dire qu'une politesse en vaut une autre. Je t'ai conté ma petite histoire. À ton tour de me narrer la tienne... Tiens! je ferme les yeux pour mieux écouter. Et, la tête renversée sur le haut dossier de son siège, le nez en l'air, il ferma les yeux et attendit. Au lieu de parler, la femme se leva doucement. Mais elle avait compté sans le bruissement de sa robe, qui arriva aux oreilles du policier. Sans faire un mouvement pour la retenir, sans ouvrir les yeux, il se contenta de dire tranquillement: --Ah! je dois te prévenir, la belle, que, s'il te prenait la fantaisie de décamper, les deux portes sont gardées. Il y a surtout dans le vestibule un nommé Fichet, dont les nerfs sont tellement agacés, qu'il serait capable de t'étrangler. Comme le même bruissement d'étoffe lui prouva que la femme, tenant compte de son avis, venait de se rasseoir, il reprit: --Voyons, ma fille, un peu de courage à la langue; dis-moi qui tu es. La fausse comtesse gardant le silence, il continua en appuyant: --Note bien que si j'insiste, c'est pour te laisser le mérite de la franchise, attendu que rien ne m'est plus facile que de savoir ton individualité. Ce disant, il avait rouvert les yeux, ce qui lui permit de voir poindre sur les lèvres de la femme un sourire qui semblait le défier de prouver son dire. Il se redressa lentement et quand il se fut remis d'aplomb sur son siège, il continua: --Oui, rien ne me serait plus facile, car il y a ici, pas bien loin, quelqu'un qui te connaît. La fausse comtesse crut à une ruse. --Alors fais venir ce quelqu'un, dit-elle d'un ton bref. --Bah! bah! fit Meuzelin avec insouciance, à quoi bon déranger un brave garçon qui, en ce moment, je le gagerais, doit être agréablement occupé à compter fleurette à une jolie fille que le ciel lui aura envoyée pour charmer sa faction... Et puis, je te l'ai dit, je veux te laisser le mérite de la franchise. --M'as-tu dis, toi, qui tu es? ricana la femme qui, devant ce refus de faire venir l'individu en question croyait avoir déjà remporté une victoire. Meuzelin eut un tressaut d'étonnement honteux. --Ma foi! c'est vrai, fit-il d'une voix piteuse; j'ai manqué à la règle de la galanterie exigeant qu'un homme, qui veut savoir le nom d'une femme, se soit nommé le premier. Donc, je vais te dire mon nom. Au moment de se nommer, il s'arrêta: --Tiens-tu bien à le savoir? insista-t-il. Tu sais, il y a quelquefois des noms qui portent sur les nerfs, débita le policier d'un ton tout amicalement craintif. Sans comprendre qu'il s'amusait avec elle comme le chat joue avec la souris avant de lui faire sentir les dents, la femme prit cette hésitation feinte pour une reculade et éclata d'un rire de bravade insolente. --Eh bien, ma fille, je me nomme Meuzelin, déclara l'agent. Puis, sans lui laisser le temps de prononcer un seul mot, il continua: --Oui, oui, je sais ce que tu vas dire. Pour toi, Meuzelin est ce grand maigriot qui était ici tout à l'heure. Grosse erreur de ta part, ma belle. Il est Meuzelin comme tu es comtesse de Méralec. C'est un joyeux gars qui, avec ma permission, a joué le rôle que je lui avais commandé pour pouvoir m'introduire en ce château... Mais le vrai Meuzelin, c'est moi. Alors se dressant de sa hauteur, il lui posa sa main sur la tête en disant d'une voix dure: --Le Meuzelin qui te fera couper le cou. Entends-tu bien, la gueuse, toi la complice de Coupe-et-Tranche, toi qui a pris la place de celle qu'on a assassinée? À ces paroles et, surtout, au contact de cette main qui lui pesait sur la tête comme pour lui faire comprendre que, bientôt, elle serait remplacée par celle du bourreau, un immense frissonnement secoua la femme qui ne douta plus. --Oui, continua le policier, je te tiens sous ma griffe qui ne te lâchera plus qu'au pied de l'échafaud, si tu refuses de faire ce que je vais te commander. La terreur étranglait trop la misérable, pour qu'elle pût parler; mais, aux derniers mots de l'agent qui lui offraient une espérance de pouvoir échapper à la guillotine, son oeil s'attacha sur Meuzelin, semblant demander ce qu'il exigeait d'elle. Jouissant de son triomphe, le policier la tint un moment palpitante sous son regard menaçant. Il s'ensuivit un silence. Et pendant ce silence, contraste étrange avec la scène terrible qui se passait, on entendit, bien faible, le bruit d'un baiser dans la pièce voisine. Meuzelin reprit: --Ton rôle t'avait été tracé par Coupe-et-Tranche. Asservissant sous ta beauté fatale Labor, que tu aurais laissé languir après tes faveurs, tu te serais faite l'espionne des mécréants qui, avertis par toi de tous les projets du général, auraient échappé à la destruction qui les menace. Est-ce bien là le rôle que tu avais à remplir? La femme, encore incapable de parler, inclina affirmativement la tête. --Écoute donc, continua le policier. Labor, quand il a la visière nette de tout jupon, est un bon et habile soldat; il en aura vite fini avec tous les brigands qui infestent le pays... surtout si tu lui facilites la tâche par des avis mensongers que tu feras parvenir à Coupe-et-Tranche. La fausse comtesse parut hésiter. Pour la décider, Meuzelin continua: --Abandonne Coupe-et-Tranche, ma fille, c'est un bon conseil que je te donne, car il est perdu. Sans toi, si tu refuses de nous aider, le général, qui ne t'aura plus à ses côtés pour le trahir, en viendra tout de même à bout. Ce ne sera qu'une affaire de temps... C'est ce temps que tu peux abréger en nous servant. On réussira sans toi. On réussira plus vite avec toi, voilà la seule différence. C'est ce temps économisé qui sauvera ta tête. Et Meuzelin, après une petite pause pour laisser la femme se décider, répéta: --Crois-moi, abandonne Coupe-et-Tranche, car il est perdu. Le chef de bande la tenait-il par la peur, ou la reconnaissance, ou quelque autre sentiment qui liait son dévouement? C'était à supposer, car elle hésita toujours. Meuzelin revint à l'assaut. --Ce qui faisait l'impunité de Coupe-et-Tranche, c'était qu'on ignorait quel individu s'abritait sous ce surnom et qu'on ne savait où aller le prendre. Aujourd'hui, Cardeuc est découvert, et rien n'est plus facile que le livrer à la justice. Si on n'arrête pas le chenapan, c'est qu'il y aurait inhabileté à le faire, car on veut la destruction du brigandage. Privés de leurs chefs, les bandits, à la vérité, ne sauront plus que faire; mais il est à craindre qu'ils s'éparpillent pour aller renforcer les bandes des départements voisins. En leur laissant leur chef, on peut arriver à les rassembler en masse pour en finir avec eux d'un seul coup. Il s'arrêta, fit encore une pause et, croyant avoir persuadé la femme, demanda: --Veux-tu, par tes avis, amener toute la bande sous la main du général? Elle garda son mutisme. Devant cette obstination, l'impatience gagna l'agent. --Ta résistance vient-elle de ce que j'ignore qui tu es, ribaude? Prends garde! Je t'ai dis que je pouvais te faire arracher ton masque par quelqu'un qui te connaît, gronda-t-il. Il montra du doigt la porte de la lingerie. --Il est là. Veux-tu que je l'appelle? Tout à l'heure, quand le policier lui avait parlé d'un individu qui la connaissait, elle avait cru à une invention de son ennemi. Devant ce geste, qui lui indiquait la lingerie, elle dut s'avouer que cette pièce n'était pas déserte, puisque le bruit d'un baiser s'y était fait entendre. Et, en même temps que le souvenir du baiser, lui revint aussi en mémoire la phrase de Meuzelin lui annonçant que le personnage en question devait être agréablement occupé à conter fleurette à une jolie fille. Cependant le policier lui répétait: --Veux-tu que je l'appelle? Il te connaît, te dis-je... Et peut-être aussi le connais-tu? Je puis te le nommer. D'un regard elle le défia de citer le nom. --Vasseur, prononça Meuzelin. L'effet de ce nom fut pareil à celui d'un coup de foudre. Elle fut d'un bond sur pied, convulsive, menaçante, le visage contracté par une jalousie terrible. Elle poussa un cri de tigresse et, avant que Meuzelin pût l'arrêter, elle s'élança vers la porte, l'ouvrit et se précipita dans la lingerie. Agenouillé devant Gervaise, le lieutenant était en train de couvrir de baisers brûlants les mains de la jeune fille, tout en murmurant: --Je t'aime, Gervaise, je t'aime! À la vue de ce spectacle et, surtout, en entendant ces mots d'amour, la femme fut prise d'une folie furieuse qui lui fit oublier qu'elle n'était plus comtesse de Méralec et que, partant, elle n'avait plus le droit de commander. Elle s'élança vers Gervaise en grinçant d'une voix brisée par la rage: --Va-t'en, fille de guillotiné!!! III Meuzelin avait deviné juste quand, après avoir visité la lingerie, il y avait fait entrer Vasseur en lui disant que certaine petite table à ouvrage annonçait qu'il lui serait bientôt fait une gentille visite. Tout d'abord, Vasseur, seul dans la lingerie où il était mis de planton, avait pensé à cette femme évanouie qu'il venait de voir et que, en proie à une émotion violente, il avait révélé à Meuzelin avoir connue jadis. Il fallait que cette évocation de son passé, où cette créature avait joué un rôle, lui rappelât des souvenirs bien pénibles, car il était tombé en une sombre rêverie. Un petit cri, bien doux, bien timide, l'arracha subitement à sa méditation. Ce cri avait été poussé par Gervaise qui, plus rouge qu'une pivoine et n'osant avancer ni reculer, lui apparaissait sur le seuil de la lingerie, ouvrant sur un escalier de service. Elle avait bien raison d'être grandement émue, la gracieuse enfant qui, de façon si inattendue, se trouvait tout à coup en présence de celui dont la pensée faisait battre doucement son coeur. Gervaise avait obtenu, dans un coin du parc, un petit carré de terrain où elle avait planté des fleurs. C'était son petit jardin à elle et dont, seule, elle avait prétendu prendre soin. Le matin, alors que sa maîtresse dormait encore, et le soir, après le dîner, elle venait soigner son jardinet. Après l'une et l'autre de ces visites, elle montait à la lingerie pour y attendre, suivant l'heure, que la comtesse l'appelât ou pour l'aider à sortir du lit ou pour assister à son coucher. Le parterre de Gervaise était fort éloigné du château. La jeune fille en revenait donc sans avoir nulle connaissance des événements qui s'étaient produits à la Brivière pendant qu'elle arrosait ses fleurs à l'autre bout du parc. Suivant son habitude, elle avait, par l'escalier de service, gagné la lingerie. Et voilà qu'elle se trouvait en présence de celui qu'elle aimait! Il y avait vraiment motif, on le voit, à pousser ce petit cri d'effarouchement qui avait tiré le lieutenant de sa préoccupation lugubre. Vasseur alla à elle, lui prit la main, sans parler, de peur de la voir s'enfuir et, bien doucement, les yeux dans les yeux, il l'attira vers la chaise placée près de la fenêtre ouverte. Il y eut bien un peu de résistance, mais si peu, si peu!... et quand Gervaise, après la première surprise, eut la velléité, contre laquelle protestait son coeur, de s'enfuir au plus vite, il était trop tard. La retraite lui était coupée par Vasseur qui, tout suppliant qu'elle restât, venait de se mettre à ses genoux. Que se dirent-ils? Ils se récitèrent le catéchisme des amoureux, cet éternel livret des niaiseries charmantes que, sans l'avoir appris, se répètent ceux qui s'aiment. En dix minutes, Gervaise sut le nom et l'état de celui dont la voix chaude et caressante lui promettait toute une vie de dévouement et d'affection profonde. À toutes ces promesses d'avenir heureux, elle répondait en inclinant sa tête charmante, car elle était palpitante d'une émotion qui, tout à la fois, la rendait muette et paralysait sa volonté à ce point qu'elle ne songeait pas à soustraire ses mains aux baisers dont les couvrait le jeune homme. Devant sa gracieuse Gervaise, qu'il avait enfin retrouvée, Vasseur avait totalement oublié la femme dont, tout à l'heure, la vue l'avait fait frémir. Et c'était au milieu de cette extase ravissante que, tout à coup, semblable à une furie, était apparue celle qui avait crié à la jeune fille: --Va-t'en, fille de guillotiné! En une seconde, Vasseur fut sur pied, frémissant de peur à cette terrible révélation qui allait foudroyer sa bien-aimée. Il y eut d'abord un moment de stupeur indicible chez Gervaise en entendant l'insulte. Ses yeux, tout égarés d'étonnement, s'arrêtèrent sur Vasseur, semblant solliciter de lui l'explication des mots «fille de guillotiné». Puis, avant que le lieutenant pût dire un mot, la vérité se dévoila brusquement à son esprit. En une seconde, elle pensa à son père si subitement disparu et dont pas une nouvelle, pas une lettre n'était venu révéler qu'il vécût encore. Elle comprit l'horrible vérité! Comment son père avait-il mérité l'échafaud? Gervaise ne songea pas à se le demander. Elle n'eut qu'une seule pensée, pensée de honte et de désespoir, c'est que la mort ignominieuse de son père venait de lui être reprochée devant celui qu'elle aimait, et elle ne se dit pas que, peut-être, Vasseur, sachant tout, l'avait aimée quand même. Alors, affolée par une désespérance suprême, Gervaise vit, grande ouverte, la fenêtre près de laquelle elle était assise, et avant que Meuzelin, arrivé derrière la femme, et Vasseur pussent prévenir son dessein, elle se précipita dans le vide. Vasseur s'élança trop tard, pour la retenir. Quand il arriva à la fenêtre, il vit le corps s'abattre sur le sol et le bruit du coup sourd de la chute monta jusqu'à lui. Gervaise gisait, immobile, brisée. Il s'élança vers l'escalier, suivi par Meuzelin, si bien terrifié par l'épouvantable catastrophe, qu'il oublia la créature dont les paroles avaient tué Gervaise. Suivant une habitude de chaque soir, la jeune fille, quand elle revenait du parc par l'escalier de service, refermait la porte dont elle gardait la clef dans sa poche jusqu'au lendemain à l'heure où elle allait faire sa visite matinale à son jardinet. En arrivant à cette porte, les deux hommes la trouvèrent donc fermée à double tour. --Enfonçons-la, dit Meuzelin qui venait de remarquer qu'elle développait en dehors. Adossés au bois, ils se raidirent sur leurs jambes. La porte était solide. Elle résista à cette pesée. Le désir ardent de secourir Gervaise, si elle ne s'était pas tuée sur le coup, décuplait leurs forces. Enfin la porte céda, mais, à l'enfoncer, ils avaient perdu cinq minutes. Alors ils coururent vers l'endroit où ils savaient trouver la jeune fille étendue sur le sol. Ils poussèrent un cri de surprise immense! Il n'y avait plus rien à terre! Le corps avait disparu. Tandis que, muets de stupéfaction, les deux hommes se regardaient, au-dessus d'eux éclata un rire strident, moqueur, vibrant d'une joie sauvage, qui leur fit relever les yeux. La fausse comtesse était à la fenêtre d'où s'était élancée Gervaise. Elle cria au lieutenant d'une voix haineuse: --Cherche-la, ta Gervaise, ta bien-aimée, Vasseur maudit, et si tu la retrouves, c'est que les bandits n'en auront plus voulu pour leurs amours. Ensuite, s'adressant au policier: --Au revoir, Meuzelin! dit-elle. Et elle disparut de la fenêtre. --Tonnerre de Dieu! je l'avais oubliée, cette gueuse-là! jura le policier qui s'élança vers l'escalier pour regagner la lingerie. Il était bien certain de la rejoindre là-haut. L'appartement n'avait que deux issues. Elle ne pouvait fuir par l'escalier qu'il était en train de remonter. Quant au vestibule, Fichet et Lambert y faisaient bonne garde. Dans la lingerie, personne! Personne non plus dans le boudoir. --Je vais la trouver dans le vestibule, parlementant avec Fichet qui lui barre le passage, pensa-t-il. Brusquement, il ouvrit la porte qui séparait le boudoir du vestibule et un homme, les quatre fers en l'air, lui déboula immédiatement entre les jambes. --Que c'est donc un frémissement de terre ou une astuce de plaisanterie qui m'a trébuché! gronda l'homme qui se ramassait. C'était Fichet. Pour qu'on ne pût sortir à son insu du boudoir, le soldat avait renversé le dossier de la chaise sur laquelle il était assis et l'avait appuyée, ne portant plus que sur deux pieds, contre la porte. L'idée était bonne, mais elle avait un mauvais côté que Fichet venait de reconnaître par expérience. L'accident du soldat prouvait amplement à Meuzelin que la fugitive n'était pas sortie par le vestibule. Il demanda néanmoins: --La femme? Où est la femme? --Pas plus que dans mon oeil, affirma Fichet. Meuzelin referma la porte et revint dans la lingerie où, à son tour, le lieutenant arrivait par le petit escalier. Le pauvre Vasseur était livide, le désespoir lui convulsait la face, il flageolait sur ses jambes; mais, dans ses yeux, brillait une colère qui annonçait l'intention arrêtée, dût-il employer la torture, de faire avouer à la femme, que Meuzelin devait avoir retrouvée, ce qu'était devenu le corps de la malheureuse Gervaise. L'agent devina et prévint la question qu'il allait lui adresser. --La tarpiaude m'a glissé entre les doigts, annonça-t-il. À coup sûr, cet appartement possède une issue secrète par laquelle la mâtine a gagné le large. --Pendant que nous enfoncions la porte, elle, de la fenêtre, a dû voir emporter le corps de Gervaise. Il faut, à toute force, que nous la rattrapions, dit le lieutenant d'une voix fébrile. --Heu! heu! fit le policier. En pleine nuit, c'est impossible. Mieux vaut attendre à demain. Au jour, nous relèverons probablement quelques traces dans le parc et je vous jure que tout ce dont je suis capable, je le tenterai pour vous. Le lieutenant, résigné à attendre, se laissa tomber sur une chaise, en disant d'une voix brisée: --En admettant que Gervaise vive encore, elle est perdue si elle est rejointe par Suzanne. --Tiens! fit le policier, la catin s'appelle Suzanne? Puis, après un petit silence, il demanda: --Pour tuer le temps, jusqu'à demain matin, si vous me contiez l'histoire de votre Suzanne? --Écoutez-la donc, dit le lieutenant. IV --Le général a-t-il éventé la mèche? s'était demandé Cardeuc, on doit s'en souvenir, quand, venu pour entrer au château de la Brivière, il l'avait trouvé gardé par les hussards qui lui avaient crié de passer au large. Il était parti de son pas lourd et traînant. Mais si, chez lui, l'allure était paisible, il n'en était pas de même du moral. Une rage froide s'était emparée du métayer. Un plan si bien combiné avait-il échoué? Le général Labor, qu'il croyait fasciné par la sirène qu'il avait mise à la place de la vraie comtesse de Méralec, s'était-il donc dépêtré du charme qui devait l'asservir? Le début, pourtant, avait été heureux. Les quatre cent mille livres de l'État, pillées sur la route de Laval, le prouvaient et, la nuit prochaine, elles allaient lui être apportées par ses hommes, qu'il avait su délivrer des hussards qui, dans la journée, leur barraient la plaine. Quand le Marcassin s'était présenté à la porte du château, la nuit arrivait. Elle s'était faite profonde depuis qu'il s'était remis en marche. Curieux de savoir si, sur tous les points, le château était gardé, le métayer suivait le chemin de ronde qui, en grande partie à travers bois, contournait extérieurement le parc de la Brivière. De l'autre côté du mur se faisait entendre le pas des factionnaires qui veillaient pour prévenir une escalade. Cette vigilance fit hausser les épaules à Cardeuc, qui murmura avec un sourire de dédain. --Malgré vous, j'entrerai dans le château quand il me plaira. Il continua sa marche sous bois jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un point d'où se découvrait une des façades du château, en ce moment éclairé par la lune. Soudain il s'arrêta. Son oreille, exercée au plus minime bruit par cette guerre de ruse et d'ambuscade qu'il menait depuis des années, avait pris l'éveil à un certain craquement de branche morte qu'il croyait avoir entendu derrière lui. --Est-ce qu'on me suit? se demanda-t-il. Aussitôt, plaqué au tronc d'un gros arbre, immobile comme une statue, il se tint aux écoutes. Il avait dû se tromper, car le bruit qui l'avait inquiété ne se répéta pas. Tout en écoutant ainsi sans bouger, sa pensée n'en agissait pas moins. --Qu'est devenue Suzanne? Est-elle compromise dans ce qui est arrivé au château? se demandait-il. Puis, en se rassurant: --Une fine mouche qui en remontrerait au diable. Elle aura su s'en tirer, ajouta-t-il. Mais si grande que fût sa confiance en l'habileté de Suzanne, il finit par se sentir pris d'une anxiété curieuse. --Il me faut savoir ce qui s'est passé au château, pensa-t-il. Rassuré, par le profond silence, contre la présence d'un ennemi le surveillant, Cardeuc quitta son affût et reprit sa marche. Cent pas plus loin, il s'arrêta devant un petit massif de rochers, comme il s'en trouvait de semblables en de nombreux points du bois. Avec sa force herculéenne, le métayer déplaça un des rochers de la base du massif, et, devant lui, s'ouvrit l'entrée d'un trou, en étroit boyau, qui s'enfonça en terre. La Brivière, vieille construction féodale qui datait de plusieurs siècles, était bâtie sur le modèle de tous les châteaux du moyen âge qui, par de longs souterrains, avaient des issues secrètes, quelquefois bien loin dans la campagne, par où, en cas de siège, se ravitaillaient ou s'enfuyaient les assiégés. Avant de s'engager dans l'ouverture où il allait pénétrer en rampant, Coupe-et-Tranche écouta encore. Il était bien seul et pouvait se risquer dans ce passage que les Cardeuc, vieux serviteurs du château, avaient, de tout temps, été toujours les seuls du pays à connaître. Il se coucha donc à terre et, les bras en avant, il se glissa dans ce boyau, dont l'étroitesse allait enserrer son torse énorme. Cardeuc n'était encore entré qu'à mi-corps quand, tout à coup, il se sentit saisi aux jambes. Malgré sa vigueur extraordinaire, pris qu'il était dans le trou, la résistance lui était impossible. Immédiatement, ses jambes furent garrottées aux pieds et aux genoux, puis on le tira en arrière et, incapable de se relever pour tenter la lutte, en une seconde, il eut les bras liés. Quatre hommes étaient devant lui. L'obscurité l'empêchait de les reconnaître, mais la voix de l'un d'eux lui apprit à qui il avait affaire. --Eh! eh! Marcassin, ricanait la voix, je prends ma revanche du jour où tu m'as jeté dans la cave de l'auberge de la _Biche-Blanche_. C'était le Beau-François. Cardeuc se sentait aux mains d'un ennemi implacable, qui allait lui faire payer cher l'affront qu'il rappelait; il attendit sans mot dire. Cependant le Beau-François s'était adressé à ses trois hommes: --Avec mon cher ami le Marcassin, dit-il, le luxe de précautions n'est pas inutile. Si bien ficelé qu'il soit, vous allez encore l'attacher par la ceinture à un arbre, puis vous vous éloignerez pour nous laisser faire la causette. Quand ils eurent obéi, le Beau-François, resté seul en face de Cardeuc, prit un petit air dolent, poussa un gros soupir et lâcha sur le ton de la confidence: --Pendant que nous somme seuls, mon excellent ami, avouons que nous menons une existence bien triste. Toujours traqués, sans cesse sur le qui-vive, jamais sûrs du lendemain et, tout cela, pour arriver, tôt ou tard, à se faire faucher le cou! Quelle vie! Pour ma part, j'en ai par-dessus les yeux, débita-t-il. Si quelqu'un ne s'attendait pas à un pareil début, c'était le Marcassin. Était-ce donc pour lui réciter de telles inepties que son ennemi l'avait fait si solidement garrotter. Mais il connaissait trop son homme pour ne pas savoir qu'il y avait sous roche quelque anguille qui ne tarderait pas à montrer sa tête. Le Beau-François avait continué: --Au lieu de cette vie d'alarmes perpétuelles, qu'il serait donc doux de filer des jours paisibles dans une maisonnette à soi, près d'une compagne fidèle, entouré d'enfants pour qui vous seriez un modèle de toutes les vertus, sans souci du lendemain dont le pain serait assuré. --Dis donc tout de suite ce que tu veux exiger de moi, au lieu de me conter tes absurdités, interrompit Cardeuc. --Absurdités! fit François d'un ton tout navré; alors, si tu traites d'absurdités ces espérances d'une existence de repentir, je vois qu'il me faut renoncer au beau rêve que j'avais fait en pensant à toi. L'anguille allait montrer sa tête. Le Marcassin n'en pouvait douter. Si grand détour qu'il eût pris pour y arriver, le Beau-François avait atteint le but qu'il se proposait. --Ah! tu as pensé à moi? fit Cardeuc, et à quel propos? --Mais à propos de ce que je viens de te dire. J'ai compté que tu m'aiderais à réaliser mes souhaits. Je me suis dit: «Le Marcassin, qui ne doit pas aimer à être scié entre deux planches, ne demandera pas mieux que de me faciliter le retour à l'honnêteté. Il a de l'or à ne savoir qu'en faire et je suis certain qu'au premier mot de ma confidence, il se hâtera d'écouter son bon coeur et de me dire: «J'ai, la nuit dernière, enlevé quatre cent mille francs à l'État. Prends cette somme, mon cher François, et contente tes goûts vertueux.» Voilà ce que je m'étais dit. Tu vois que je ne souhaite pas l'impossible. --Ouais! lâcha Cardeuc, et si je refuse? --Alors je penserai que tu as une envie que j'étais loin de te supposer. --Quelle envie? --Celle d'être scié entre deux planches. Ça me désolera, mais, moi qui suis bon camarade, je ne puis résister au plaisir d'aider un ami à se passer une fantaisie. Le Beau-François, sur cette menace, attendit un peu et comme Cardeuc ne répondait pas, il demanda: --Hein! c'est dit? --Quoi? --Tu m'offres les quatre cent mille francs qui assureront mon bonheur futur. Sans attendre la réponse, il crut, pour la rendre favorable, bon d'appuyer sur la chanterelle en continuant: --Note bien que tout en accomplissant une bonne action, tu feras en même temps une excellente affaire. Tu t'imagines bien que je ne vais pas emmener ma bande pour lui faire partager ma vie vertueuse. Voici donc une trentaine de lurons décidés qui vont se trouver sur le pavé. Je te les offre pour renforcer ta troupe. Hein! coup double pour toi, puisque, tout à la fois, tu obliges un camarade et tu te débarrasses d'un concurrent. Sur ce, croyant avoir décidé son prisonnier, le Beau-François reprit en riant: --C'est bien dit, cette fois, n'est-ce pas? Je vais appeler mes trois hommes et, sans te donner l'ennui d'être délivré de tes cordes, nous t'emporterons jusqu'à l'endroit où tu caches ton or. Tu n'auras que la peine de nous indiquer le chemin de ta cachette. --François, tu es aussi stupide que tu es grand, si tu comptes que je te dévoilerai ma cache, ricana le Marcassin. --Oh! je suis certain que si on t'en priait en te mettant une mèche allumée entre les doigts, tu bavarderais... Tiens! j'en ai justement une dans ma poche, dit le Beau-François en montrant cet engin dont les Chauffeurs se servaient pour faire parler leurs victimes. --Essaye donc de ta mèche, répondit Cardeuc avec un accent de défi. Mais au lieu de se mettre en mesure d'exécuter sa menace, le Beau-François resta cloué en place par une idée qui venait de lui traverser le cerveau. Il éclata de rire en s'écriant: --Parbleu! oui, je suis stupide de n'avoir pas deviné tout de suite où tu enfouis ton trésor. Il se retourna, montrant du doigt le trou béant d'où il avait tiré Coupe-et-Tranche. --Que faisais-tu donc là, mon vieux, le corps à moitié enfoui quand nous t'avons cueilli par les pattes? Est-ce que tu n'allais pas compter tes écus? La voici, ta cachette. Il salua ironiquement Cardeuc: --... Et je vais me donner le plaisir de la visiter... Tu permets? acheva-t-il. Il appela ses trois hommes qui se tenaient à l'écart, leur recommanda de surveiller le prisonnier jusqu'à son retour, puis il marcha vers le trou, s'étendit à terre et, en rampant, s'engagea dans cette sorte de terrier. Ce fut avec le sourire aux lèvres que Cardeuc le vit disparaître. Après s'être un peu traîné dans l'étroit conduit, le Beau-François se sentit les flancs dégagés des parois qui l'enserraient. Il leva la main au-dessus de lui et trouva le vide. Alors il se dressa lentement de toute sa taille sans que sa tête se heurtât. Puis ses bras s'étendirent de droite et de gauche sans rencontrer un obstacle. --Je suis dans un caveau, se dit-il. Ce caveau était-il petit ou grand? La profonde obscurité qui régnait ne lui permettait pas d'en juger. Mais le Beau-François avait remis en sa poche la mèche que, tout à l'heure, il menaçait le Marcassin de lui allumer entre les doigts pour le faire parler. Il battit donc le briquet, et bientôt eut de la lumière. Alors, avec un cri de joie, il promena ses regards autour de lui, s'attendant à trouver dans un coin le trésor de Cardeuc. Mais le caveau n'offrit à ses yeux que des murailles nues. --Est-ce donc plus loin? se demanda-t-il à la vue d'un couloir qui débouchait dans le caveau. Il s'y engagea. Au bout de vingt pas, le couloir bifurquait en deux galeries et, à tout hasard, le chercheur prit à droite. Sa mèche ne lui donnait qu'une lueur de courte portée. Aussi le Beau-François trébucha-t-il contre un obstacle qu'avait rencontré son pied. Il baissa sa lumière et reconnut la première marche d'un escalier. --Ouais! fit-il avec satisfaction, d'une pierre deux coups. Il venait de se rendre compte de l'endroit où il se trouvait. À n'en pas douter, c'était une des issues secrètes du château. Non seulement il allait dénicher le trésor de Coupe-et-Tranche, mais encore, par cette communication découverte, il pénétrerait, une belle nuit, dans le château avec ses compagnons, et trouverait à y rafler un joli butin. Voilà les deux coups qu'il comptait tirer d'une seule pierre. À sa dixième marche montée, la tête du géant se heurta contre un obstacle que sa mèche lui permit d'examiner. C'était une dalle en pierre. --À moins qu'elle ne soit chargée d'une montagne, j'arriverai bien à la soulever, pensa-t-il. Il monta encore une marche, ce qui le contraignit à se ramasser sur ses jambes, appuya le haut de sa tête sous la dalle et, prenant ressort sur ses jarrets repliés, il se redressa par un effort puissant. La dalle se souleva de ses feuillures en le couvrant d'une pluie de sable. --Pas de chance! gronda le colosse, fort penaud quand, après avoir passé par l'ouverture, il reconnut l'endroit dans lequel il avait pénétré. Il se trouvait dans une petite serre dont le sol était couvert d'une épaisse couche de sable qui, étendu sur la dalle, en cachait l'existence. Dame! oui, il était volé, le Beau-François qui, après avoir compté déboucher dans une cave du château, n'était arrivé qu'à pénétrer dans le parc dans lequel s'ouvrait la serre. Mais sa mauvaise humeur se dissipa vite au souvenir que le couloir souterrain bifurquait en deux galeries; il avait pris la mauvaise, voilà tout. L'autre, par laquelle il allait tenter l'aventure, le conduirait infailliblement à bon port, c'est-à-dire sous le château. Il se dirigea donc vers le trou de la dalle pour redescendre. Au moment de poser le pied sur la première marche, il songea à reconnaître en quel endroit du parc s'élevait la serre; il se pouvait que, plus tard, il eût besoin de ce renseignement. Grâce à la devanture vitrée, l'examen des lieux lui fut facile. Devant lui s'étalait un parterre et, sur sa gauche, se profilait la façade du château dont, en ce moment, une fenêtre ouverte apparaissait éclairée. --Bon! fit-il, content de son examen. Il allait se retirer quand, tout à coup, dans l'encadrement lumineux de la fenêtre, il vit apparaître, se détachant en noir, la silhouette d'une femme qui se lança dans l'espace. --Tiens! il pleut des femmes! se dit le colosse sans la plus petite émotion en regardant le corps qui venait de tomber à dix pas de la serre. À ce moment, la lune se dégageant d'un nuage, éclaira le visage de la femme étendue. --Mille diables! c'est la Gervaise, se dit le géant. En une seconde, sa pensée se rendit compte de la situation. Bien certainement il s'était trompé en croyant qu'il allait trouver le trésor de Coupe-et-Tranche. Quand il avait pincé son ennemi à demi entré dans le trou, ce dernier allait faire ce que lui-même était en train d'accomplir, c'est-à-dire une exploration de cette issue secrète du château, en vue de s'y introduire plus tard avec ses compagnons pour le dévaliser. Devant cette certitude d'avoir fait fiasco quant au trésor de Cardeuc, le colosse s'offrit une espérance. --Si la Gervaise ne s'est pas tuée et que je puisse la remettre sur pied, elle me fournirait un bon moyen pour forcer son oncle, le Marcassin, à me cracher ses écus. En se faisant ce raisonnement, le Beau-François était demeuré le regard fixé sur le visage de la jeune fille, dont la lune éclairait les traits immobiles, de sorte qu'il n'avait pu voir les deux têtes effarées de Meuzelin et de Vasseur, qui s'étaient avancées en dehors de la fenêtre pour juger du résultat de la chute. Quand le Beau-François releva les yeux vers la fenêtre, personne n'y apparaissait. Il s'expliqua l'acte de désespoir par un suicide, dont il ne se donna pas la peine de chercher la cause. --La donzelle a profité de ce qu'elle était seule pour se casser la margoulette, se dit-il. Et il sortit de la serre, sans se douter qu'à dix pas de lui, deux hommes s'épuisaient en efforts pour enfoncer une porte et courir au secours de Gervaise. Il se pencha sur le corps et l'enleva de terre entre ses bras robustes en disant: --Si tu en reviens, la mijaurée, il n'en sera pas comme la première fois. Je jure bien que je ne te laisserai plus m'échapper. Chargé de son fardeau, qui ne pesait guère à sa force, il regagna la serre sans s'être aperçu, lorsqu'il avait soulevé Gervaise, qu'une tête de femme s'était montrée à la fenêtre et l'avait vu emportant sa proie. Sitôt dans la serre, le Beau-François avait appliqué son oreille sur la poitrine de la jeune fille. --Elle vit! se dit-il en entendant battre le coeur. Elle est de la nature des jeunes chats. Une chute ne leur est jamais mortelle. Et, emportant Gervaise, il gagna le trou de la dalle et s'engagea sur l'escalier qui descendait à la galerie souterraine. Il n'était encore entré que jusqu'aux épaules quand un craquement se fit entendre. --Qu'est-ce cela? se demanda-t-il en arrêtant sa descente. C'étaient Vasseur et Meuzelin qui, après avoir enfoncé la porte, s'élançaient pour secourir Gervaise. Ayant la tête au niveau du sol, le Beau-François ne pouvait plus voir ce qui se passait au dehors de la serre, mais il pouvait encore entendre. Alors arriva à ses oreilles une voix de femme, mordante et railleuse, qui disait: --Cherche-la, ta Gervaise, ta bien-aimée, Vasseur maudit! et si tu la retrouves, c'est que les bandits n'en auront plus voulu pour leurs amours. Puis la voix de femme ajouta: --Au revoir, Meuzelin! La première pensée qui vint à l'esprit du Beau-François, après avoir écouté, fut celle-ci: --Cette femme m'a vu emporter la pimbêche, mais elle n'a pas dit par où j'ai filé. J'ai le temps de décamper. Il acheva de descendre. Arrivé dans la galerie, il voulut rallumer sa mèche et, après avoir étendu sur le sol le corps de Gervaise, il prit son briquet. Au moment de faire jaillir l'étincelle, sa main resta en l'air et le colosse demeura pétrifié sur place. C'était que, tout foudroyant, le nom de Vasseur, prononcé par la femme, venait de se dresser dans sa mémoire. --Il n'a donc pas été tué dans l'explosion de la Saunerie? se demanda-t-il. Comme si un pressentiment l'avertissait que cet ennemi ressuscité lui serait funeste, le bandit, en pensant à Vasseur, se sentit secoué par un frisson de peur. --Qu'est-ce que ce Meuzelin? se dit-il ensuite. Il interrogea ses souvenirs. --Connais pas, finit-il par murmurer sans se douter que celui qui portait ce nom, ennemi tout aussi redoutable pour lui que Vasseur, était le grotesque personnage qu'il avait connu sous le nom de Saucisson-à-Pattes, le mari de la Saute. Ne s'arrêtant donc pas sur le nom de Meuzelin, le Beau-François, effaré, se répétait celui de Vasseur, tout en tâtant ses poches pour retrouver sa mèche qu'il voulait rallumer. Mais elle était introuvable. Il était bien certain de l'avoir éteinte sous son pied à son entrée dans la serre et de l'avoir remise en sa poche. Il fallait donc qu'il l'eût perdue. Où? Peut-être que son mouvement violent pour enlever Gervaise avait fait tomber la mèche de la poche de sa veste. --Bah! je me retrouverai bien dans l'obscurité, pensa le colosse qui ne se souciait pas d'aller chercher sa mèche là où il supposait l'avoir perdue. Tenant d'un seul bras le corps serré contre lui, il partit, tâtant de sa main libre la muraille de la galerie. Il arriva ainsi à la bifurcation. --C'est à droite, se dit-il. Et il prit à droite. À son soixantième pas, il s'arrêta. La sortie ne pouvait pas être si éloignée. Il avait dû se tromper. Il revint sur ses pas. Il sentit un tournant. Celui de la bifurcation assurément. Cette fois il prit à gauche et il marcha devant lui. --Mille potences! je me suis perdu! jura-t-il en s'arrêtant au bout de cent pas, en pleine obscurité. Soudain, il tendit l'oreille. Un bruit de pas se faisait entendre au bout de la galerie en même temps qu'un point lumineux piquetait au loin dans les ténèbres. Peu à peu la lumière s'approcha. Alors le Beau-François put reconnaître une femme qui arrivait, portant une lanterne qu'elle tenait élevée à la hauteur de son front pour s'éclairer de plus loin. La lueur de la lanterne lui donnait en plein visage. --Tonnerre de Dieu! la jolie femme! pensa le bandit émerveillé. De fait, elle était resplendissante de beauté, cette Suzanne, fausse comtesse de Méralec, qui arrivait, offrant à l'admiration du bandit, sous la lumière de sa lanterne, son visage un peu pâle, dont les grands yeux noirs brillaient de la fièvre que lui avait donnée le danger auquel elle venait d'échapper en disparaissant, comme l'avait pensé Meuzelin, par une issue secrète de l'appartement. Mais, après la beauté de la femme, un détail attira aussi l'attention du Beau-François. C'étaient deux points lumineux qui, de chaque côté de la tête de Suzanne, étincelaient de feux à couleurs changeantes. --Oh! oh! la gaillarde porte de bien chères sonnettes aux oreilles, pensa le Chauffeur qui, ne détestant pas que l'utile se joignît à l'agréable, venait de reconnaître avec satisfaction que l'arrivante avait de magnifiques diamants aux oreilles. Avant l'utile et l'agréable, le Beau-François faisait d'abord passer l'indispensable. Or, pour lui, dans la situation présente, l'indispensable était cette lanterne dont s'éclairait Suzanne. Que la lumière s'éteignît ou que la femme la soufflât, le coquin se retrouverait dans une obscurité où il continuerait à s'égarer dans les méandres des souterrains du château. Encore une fois, il déposa sur le sol le corps de Gervaise toujours inanimée et, se plaquant à la muraille, il attendit la main en l'air pour saisir la lanterne au passage de la femme. --Une fois sa lumière confisquée, nous causerons, se dit-il. En étendant à terre le corps de Gervaise, il avait sans doute fait quelque bruit qui avait dû éveiller la défiance de Suzanne, car elle s'arrêta sur place, alors qu'elle n'était plus qu'à vingt pas du bandit. La lumière ne pouvait dissiper les ténèbres à la distance où le Chauffeur se tenait immobile. --Est-ce toi Cardeuc? demanda-t-elle, attendant une réponse avant d'aller plus loin. --Tiens! elle connaît Cardeuc, la particulière aux diamants, pensa le Beau-François étonné. Comme ne pas bouger ne l'empêchait pas d'être tout yeux, il remarqua que la femme tenait de sa main libre un petit coffret. --Est-ce qu'elle met là dedans ses boucles d'oreilles de rechange? se demanda-t-il. Retenant sa respiration, il guetta sa proie, avide et plein d'impatience en se disant: --Approche donc, la belle femelle! Après avoir attendu une réponse, Suzanne fut rassurée par le silence profond. Elle crut s'être trompée et avoir, à faux, pris l'éveil. Elle fit un mouvement pour se remettre en marche; mais, à son premier pas, un gémissement se fit entendre. C'était Gervaise qui revenait à la vie. --Satanée pécore! hurla le Beau-François, pris d'une colère qui lui fit oublier la prudence. Et, dans son transport de rage, il leva un pied pour écraser sous sa lourde chaussure ferrée la tête de Gervaise étendue devant lui. Ce qui l'empêcha d'achever fut que l'obscurité se fit subitement. Suzanne venait de souffler sa lumière. Immédiatement, le Beau-François oublia la jeune fille pour ne plus penser qu'à l'autre femme devenue invisible et, insensé de colère, il se lança dans les ténèbres pour fondre sur elle. La furie lui avait si bien fait perdre la raison, qu'il ne calcula pas la distance. Ce ne fut qu'à son cinquantième pas dans le vide qu'il s'arrêta. --Je l'ai dépassée. Elle a dû se plaquer contre la muraille à mon passage, se dit-il. Alors, étendant les bras en croix pour toucher de ses mains chaque paroi du conduit souterrain, il revint vivement sur ses pas avec l'espoir que, d'un côté ou de l'autre, il happerait la femme collée au mur. Au bout d'une certaine distance parcourue, la crainte le figea sur place. Après le chemin qu'il venait de suivre au retour, il aurait dû, sinon retrouver la femme qui avait pu s'éloigner, tout au moins rencontrer sous ses pas le corps de Gervaise. Une petite sueur froide mouilla les tempes du chenapan stupéfait. --Quand je me suis retourné pour revenir, j'aurai mal exécuté mon demi-tour et je me suis lancé encore dans une autre galerie, se dit-il. Puis, repris d'un nouvel accès de colère, il gronda en serrant les poings: --Ah çà! est-ce que je vais crever de faim dans ce terrier de malheur où je suis perdu? Et le Beau-François sentit la sueur froide, qui, d'abord, n'avait fait que lui humecter les tempes, lui ruisseler maintenant en plein dos. Et il s'arracha les cheveux en se voyant pris dans ce traquenard où, bêtement, il était entré. Pourtant un espoir lui vint. Dans sa hâte de fuir, la femme, loin de secourir Gervaise, avait dû l'abandonner. Peut-être même, dans les ténèbres où elle décampait, son pied n'avait-il pas heurté le corps gisant à terre. Alors, elle était partie sans même se douter que son assaillant n'était pas seul. Quand il s'était arrêté à attendre la femme aux diamants, il était déjà perdu, mais il n'était pas encore fort avancé dans les détours du souterrain. S'il pouvait se retrouver à cette même place, il aurait peut-être quelque chance de regagner l'entrée. --Sans le gémissement qu'a poussé cette poupée, j'étais sauvé, pensa le Beau-François. C'était son retour à la vie. Pourquoi ne gémit-elle plus? Cela me guiderait pour regagner l'endroit où je l'ai laissée. Il tendit l'oreille pour saisir quelque plainte que la souffrance arracherait à la jeune fille. Mais le silence demeura profond. --La chienne est crevée sur place, se dit le gredin, après une longue et inutile attente. Alors, il se sentit devenir fou. Avec de sourds rauquements, il se lança éperdu dans cette obscurité, se heurtant aux murailles qui, tout à coup, lui barraient la route, revenant sur ses pas, s'engageant dans toutes les issues qui s'ouvraient sous ses mains tâtant les murs, ayant conscience qu'il s'égarait de plus en plus, ou qu'il reprenait une piste déjà suivie; mais marchant toujours, marchant quand même, poussé par la démence de l'épouvante. Soudain, il s'arrêta haletant d'une joie immense. Son pied venait de heurter une marche. --Me voici revenu à l'escalier de la serre, pensa-t-il en retrouvant son sang-froid. Il allait remonter dans la serre, il entrerait dans le parc et, là, ce ne serait plus que l'affaire d'un mur à escalader.--Il était sauvé!!! Avant de s'engager sur l'escalier, il leva la tête pour voir, par le trou de la dalle retirée, les étoiles scintillant au-dessus du vitrage de la serre. L'obscurité était toujours aussi opaque. --La femme a filé par cette sortie, et elle a replacé la dalle, s'expliqua-t-il. Il en serait quitte pour soulever une seconde fois la pierre. Mais comme il se pouvait que la femme n'eût pas quitté la serre et qu'il tenait à la surprendre, le Beau-François retira ses souliers, les laissa sur la première marche, où il comptait revenir bientôt les prendre et pieds nus, c'est-à-dire sans bruit, il monta l'escalier, une main en l'air à la rencontre de la dalle. --Oh! oh! me suis-je trompé? se dit-il brusquement alarmé. Il lui semblait que les marches qu'il venait de gravir étaient beaucoup plus nombreuses que celles de l'escalier de la serre. Néanmoins, il continua son ascension en redoublant de prudence. Son pied, qui cherchait une marche, trouva le vide. Il était arrivé au haut de l'escalier. --Où suis-je? se demanda-t-il, immobile, toujours en pleine obscurité. Les mains tendues en avant, il fit un pas en avant pour continuer sa route à tâtons. Il s'arrêta tout à coup. Il venait d'entendre, tout proche, une voix qui disait: --Pour tuer le temps jusqu'à demain matin, si vous me contiez l'histoire de votre Suzanne? Et une autre voix répondit: --Écoutez-la donc. Le hasard avait amené le Beau-François de l'autre côté de la porte secrète par laquelle la fausse comtesse s'était soustraite à la griffe de Meuzelin. V Quand, après sa lumière éteinte, Suzanne avait échappé au Beau-François, qui avait bondi à sa rencontre dans la galerie souterraine, c'était à l'aide d'une ruse bien simple. Au moment où elle soufflait sa lanterne, elle avait pu voir qu'à l'endroit précis du couloir où elle s'était arrêtée, s'ouvrait à sa droite l'entrée d'une autre galerie. Elle n'avait eu qu'à faire deux pas de côté pour éviter son ennemi qui courait dans l'ombre. Elle l'entendit passer à trois pieds d'elle, frôlant son refuge, quand il la croyait toujours devant lui. Immobile, elle avait écouté le pas toujours s'affaiblissant au loin du Beau-François, qui en croyant revenir sur sa route, était en train de se perdre dans le dédale obscur. Alors, certaine que son ennemi ne pourrait la retrouver elle avait battu le briquet dont elle était munie, avait rallumé sa lanterne et était rentrée dans la galerie, qu'elle suivait quand elle avait rencontré le Beau-François. À peine en marche, un nouveau gémissement, qui se fit entendre à ses pieds, l'arrêta. --La Gervaise! murmura-t-elle avec une joie haineuse, lorsqu'à la clarté de sa lanterne abaissée, elle eut reconnu la jeune fille qui reprenait ses sens. Un hasard heureux avait voulu que, dans sa chute, Gervaise ne se brisât aucun membre. La force du coup l'avait fait s'évanouir, et elle revenait à elle, courbattue dans tout son être, mais sauve de toute fracture. --Je te tiens donc en mon pouvoir, chipie exécrée qui m'as volé l'amour de Vasseur, murmura-t-elle avec un sourire de férocité implacable. Elle s'était agenouillée près du corps, le courant de son regard impitoyable. --Qu'il vienne donc te sauver maintenant, ton beau vainqueur, continua-t-elle. Ah! tu étais ma rivale aimée! «Je t'aime! je t'aime!» te répétait-il tout à l'heure quand je l'ai surpris à tes genoux. Ces paroles sont ta condamnation à mort, car je vais t'achever. Étendant les mains, elle saisit le cou de Gervaise entre ses doigts pour l'étrangler. Mais sa haine ne pouvait se contenter d'une aussi prompte vengeance. --Non, dit-elle, non, tu ne souffrirais pas assez. Je veux que ta mort soit lente, terrible, désespérée. Quand Cardeuc avait donné à Suzanne son rôle de comtesse de Méralec, en même temps qu'il lui avait fourni tout un cahier de notes et de renseignements sur les personnes qui devaient entrer dans sa vie, il s'était dit qu'en cas d'insuccès, il fallait aussi penser à la fuite. En conséquence, il lui avait remis un plan détaillé de la partie souterraine du château, avec ses entrées et ses sorties. Suzanne, ce plan en main, était venue, pendant deux nuits, en vérifier l'exactitude. Elle connaissait donc bien à fond tous les détours de ces galeries sur lesquelles s'ouvraient une série de caveaux qui, jadis, avaient servi, ou de prisons aux victimes des sires de Méralec, ou de dépôts pour des provisions de toutes sortes, en vue d'un siège. Suzanne souleva Gervaise dans ses bras et n'eut que quelques pas à faire pour trouver un de ces caveaux, dans lequel elle coucha la jeune fille à terre. --Maintenant, tu peux penser tout à l'aise à ton Vasseur, cela te tiendra lieu de repas, dit-elle avec un ricanement sinistre. Elle refermait la porte qu'allait assujettir un énorme verrou, quand Gervaise ouvrit les yeux. La lumière de la lanterne lui permit, par la porte encore entre-bâillée, de reconnaître celle qui l'abandonnait: --La comtesse, murmura-t-elle. Pour elle, qui ignorait les événements survenus, Suzanne était toujours madame de Méralec; mais elle était aussi la femme furieuse qui, devant Vasseur, lui avait lancé l'insulte de fille de guillotiné. En retrouvant Suzanne devant elle, alors qu'elle revenait à la vie, Gervaise fut saisie d'une telle horreur qu'elle reperdit aussitôt connaissance. Puis le silence et l'obscurité revinrent dans cette sorte de tombe où la jeune fille allait mourir, torturée par l'épouvantable supplice de la faim. Cependant Suzanne, d'un pas sûr, s'était éloignée dans ce labyrinthe, dont elle connaissait tous les détours. Quand elle parvint à l'étroit conduit qui servait de sortie, elle tendit, avant de s'y engager, une oreille prudente aux bruits du dehors. Rien ne vint lui donner l'alarme. Alors elle se glissa dans le trou, et bientôt sa tête dépassa l'ouverture. Une fois encore elle écouta. La lune, qui brillait en son plein, éclairait la clairière du bois silencieux. À ce moment, bien doux, tout discret, se fit entendre un petit sifflement qui semblait commander la prudence. --C'est Cardeuc, il m'a vue, pensa Suzanne, qui connaissait ce signal. Mais le sifflement était à ce point circonspect qu'elle ajouta: --Ou pour lui ou pour moi, il y a danger. Elle rentra aussitôt la tête. Le sifflement se répéta. --C'est lui qui est en danger et il m'appelle à l'aide, se dit-elle. Et elle sortit du trou. Lentement, elle se releva et, alors, elle jeta les yeux autour d'elle. À la bordure de la clairière, elle aperçut Coupe-et-Tranche attaché à un arbre. Il la regardait sans un mot d'appel, secouant doucement la tête. Elle comprit aussitôt. --Il est surveillé, se dit-elle. Courbée, étouffant le bruit de ses pas, elle traversa la clairière, atteignit Cardeuc et, se dressant le long du prisonnier, elle tendit l'oreille à la hauteur de ses lèvres. --Ils sont là trois qui dorment. Prends mon couteau dans ma poche et coupe mes cordes, murmura-t-il. En effet, à cinq pas, Suzanne pouvait entendre maintenant le souffle des trois compagnons endormis. Au fait, pourquoi ces bons garçons ne se seraient-ils pas régalé de sommeil? La nuit était douce; personne, à cette heure, ne pouvait venir dans le bois et leur prisonnier était solidement attaché. C'était donc le meilleur moyen de tuer le temps jusqu'au retour du Beau-François. Suzanne coupa les cordes. --Bon! souffla Cardeuc devenu libre; à présent ne bouge pas. C'est mon tour d'agir. Il plaça son couteau entre ses dents, se coucha sur le sol et se mit à ramper dans la direction des trois dormeurs. Ils disparut dans l'ombre du bois. Suzanne écouta. Rien ne vint l'avertir du drame qui s'accomplissait à quelques pas. Quand Cardeuc reparut, il n'avait pas eu à se servir de son couteau qu'il serrait encore entre ses dents. Il le retira pour dire, de sa voix rauque, qui ne trahissait aucune émotion: --J'ai préféré les étrangler. C'est meilleur pour empêcher les cris. Cardeuc n'aimait probablement pas les comptes qui traînent; car, tout aussitôt, en crispant son énorme poing sur le manche de son couteau, il ajouta: --À présent, au Beau-François. Et il fit un pas dans la direction de l'entrée du souterrain. Il était si pressé de régler sa dette avec le géant, qu'il ne pensait pas à s'étonner de la présence de Suzanne, en plein bois, à cette heure de nuit où elle aurait dû dormir dans le lit de la comtesse de Méralec. --Laisse le Beau-François et écoute, dit-elle d'une voix brève. Et elle lui conta tout. Le château gardé par les hussards, le général Labor soustrait à son influence par Meuzelin se donnant pour comte de Méralec et ayant découvert quelle était la femme assassinée à l'attaque de la diligence et, enfin, comment elle s'était esquivée des mains dudit Meuzelin. --Mais celui-là, le vrai Meuzelin, et non pas ce grand escogriffe maigre qui, tantôt, jouait le rôle de policier, dit-elle en appuyant. Bref, elle lui narra par le menu tout ce qui concernait le policier; mais de Vasseur et de Gervaise, elle ne souffla mot. Puis, elle demanda: --L'individu que j'ai rencontré dans le souterrain est donc le Beau-François? Et, après que Cardeuc lui eut fait le récit du guet-apens où l'avait pris le géant, elle lui apprit l'attaque, qu'elle avait évitée, du Beau-François qui, en ce moment, perdu dans l'obscurité et les détours du souterrain, était en passe d'y mourir de faim. Mais de Gervaise, elle n'ouvrit pas encore la bouche. Ensuite, revenant à sujet plus sérieux: --Ton plan, à propos de Labor, ensorcelé par moi, est à vau-l'eau. Il va te poursuivre l'épée dans les reins. Mieux vaudrait passer dans un autre département, avança-t-elle. À cette proposition, Cardeuc haussa les épaules en disant: --Le général Labor n'en est pas quitte. À défaut de toi, j'ai un autre personnage à mettre en avant. --Qui donc? fit Suzanne curieuse. --Croutot, dit laconiquement le Marcassin. Et, immédiatement: --Nous avons encore trois heures de nuit. Viens, le temps presse, ajouta-t-il. Elle avait été prise un peu de court par Meuzelin, la jolie fausse comtesse qui avait été forcée de fuir en pantoufles. Ses pieds mignons allaient se mal trouver de suivre Coupe-et-Tranche. --Je te porterai, offrit-il. Elle ne pesait pas plus qu'une plume aux bras vigoureux de Cardeuc, qui partit au pas de course. Ils n'étaient pas à plus de cent toises de la métairie quand le Marcassin la sentit tressaillir. --Qu'as-tu? demanda-t-il. --Rien. Un peu de fatigue. Elle venait de s'apercevoir qu'elle n'avait plus ce petit coffret qui avait fait que le Beau-François, lorsqu'il l'avait vu, s'était demandé si c'était là dedans qu'elle mettait ses boucles d'oreilles de rechange. --Je l'ai laissé à terre, dans le cachot de Gervaise, se rappela-t-elle. VI Cependant Vasseur, sans se douter qu'il était entendu par le Beau-François, aux écoutes derrière la porte dérobée, avait commencé, pour Meuzelin, le récit de son passé où avait pris place la belle Suzanne. --Il y a deux ans, commença-t-il, j'avais obtenu de passer des hussards dans la gendarmerie. De la Vendée, j'avais à me rendre au pays chartrain, où m'appelaient mes nouvelles fonctions. Mais, avant de rejoindre, il m'avait été accordé un congé de huit jours que j'avais résolu d'employer à Paris. Quand j'arrivai dans la capitale, le soir même je me rendis à Frascati. --Oh! oh! interrompit Meuzelin sincèrement étonné, vous à Frascati, lieutenant!!! Vous, un homme sage, vous alliez en ce lieu de débauche qui s'appelle Frascati!!! --Je voulais connaître cet établissement fameux dont la réputation scandaleuse était venue éveiller ma curiosité au fin fond de la province, répondit Vasseur pour s'excuser. --Je vous écoute, fit Meuzelin, l'invitant à reprendre son récit. --Je venais de monter le grand escalier qui conduit au vestibule sur lequel s'ouvre, à droite, le vestiaire où les joueurs trouvent à louer masques et dominos. Comme je franchissais la dernière marche, une femme sortait de ce vestiaire, revêtue d'un domino, le visage caché sous un masque qui, privé de sa barbe de dentelle, laissait à découvert une bouche petite, meublée de vraies perles. Rien qu'à la bouche, au menton et au cou potelé dont le domino, encore mal fermé, laissait voir la peau blanche et fraîche, n'eût pas été grand devin qui aurait affirmé que cette femme était jeune. En m'apercevant, elle vint vivement à ma rencontre, et d'une voix au timbre mélodieux, elle s'écria: --Comment, c'est toi! C'était la première fois que je venais à Paris, où je ne connaissais aucune femme. Fort évidemment, elle se trompait en m'abordant de la sorte. --Je crois bien, citoyenne, que tu fais erreur, lui dis-je. En même temps qu'elle secouait la tête, un sourire charmant apparut sur ses lèvres, puis elle passa sous mon bras sa mignonne main et m'attira en répliquant: --Et moi, je suis sûre de mon fait. Allons, conduis-moi dans les salons. Puisqu'elle persistait à s'entêter dans son erreur, il eût été niais de ma part de n'en pas profiter. Je me laissai donc entraîner par elle. --Ah! mon gaillard! fit Meuzelin avec un sourire de félicitation moqueuse. Vasseur secoua tristement la tête et répondit d'un ton grave: --Attendez la fin, mon ami. Au plus acharné de mes ennemis, je ne souhaiterais pas une bonne fortune de ce genre-là! Derrière la porte qui le cachait, le Beau-François s'était tout doucement assis sur la dernière marche de l'escalier. Au fond, il se souciait peu de l'histoire et n'avait qu'un but: --Quand ces deux bavards auront fini, il est probable qu'ils quitteront la chambre. Alors je tenterai de sortir par cette porte, se promettait-il. Vasseur avait continué: --Quand nous arrivâmes dans le premier salon, la foule était énorme. On piétinait sur place. Malgré cette presque impossibilité d'avancer, il me sembla que ma compagne m'entraînait dans un sens déterminé. Enfin, elle s'arrêta. Le hasard nous avait amenés derrière un jeune homme de vingt-cinq à Vingt-huit ans qui, appuyé contre le chambranle d'une porte, regardait dans l'autre salon. Alors je m'aperçus que, de la personne de cette femme, se dégageait une senteur d'eau de Hongrie, le parfum à la mode, que la chaleur de la salle rendait plus subtil. L'odorat du jeune homme en fut sans doute frappé, car, comme s'il eût compris qu'une femme était derrière lui, il se retourna vivement pour lui céder le passage. À la vue de ma compagne, dont l'absence de dentelle au bas du masque laissait à découvert la partie inférieure du visage, il me sembla lire sur les traits du jeune homme une brusque surprise, mêlée pourtant d'hésitation, comme si un doute combattait sa certitude de connaître la femme. Ma compagne me sembla ne faire aucune attention au jeune homme. Elle appuya sa petite main sur mon bras en me disant d'une voix qui, à mon grand étonnement, se fit caressante au possible: --Retournons sur nos pas, veux-tu, cher ami? Nous nous dégageâmes de la foule sans qu'elle eût remarqué le jeune homme qu'il m'avait semblé voir, au son de la voix de la femme, tressaillir soudainement. Nous allions sortir du salon quand une mauvaise curiosité me fit tourner la tête. À son tour, le jeune homme s'était tiré de la foule et, fixé sur place, pâle comme un mort, il nous regardait nous éloigner. Alors je crus avoir conscience du rôle que j'avais joué. J'avais servi à une vengeance féminine. Amant de paille, on m'avait offert à la jalousie d'un amant véritable. Cependant nous étions revenus dans le vestibule où mon inconnue me demanda: --Es-tu joueur? Au lieu de répondre, je protestai encore. --Je ne te connais pas, dis-je. --En tout cas, je suis bonne à connaître. Tiens! regarde, répliqua-t-elle. Ce disant, elle avait porté la main à son masque qu'elle arracha pour me montrer son visage. Je demeurai émerveillé de sa beauté splendide. Mais je n'en avais pas moins raison. Cette superbe créature m'étais complètement inconnue. Elle comprit, que j'allais encore me récuser. Tout en rattachant son masque, elle reprit railleusement: --Est-ce que, pour se connaître, il est nécessaire, à Frascati, d'avoir été présenté par les grands-parents? Elle disait vrai. N'étais-je pas à Frascati, ce lieu des amours faciles où la morale n'avait rien à voir, le temple où se nouaient les liaisons d'un jour? J'étais donc ridicule à vouloir faire mon Joseph. J'avais vingt six ans et une jolie femme s'offrait à moi pour charmer les quelques jours de mon congé à Paris. J'aurais été cent fois stupide en refusant la charmante aubaine qui m'était offerte. Donc, tout enthousiasmé par le visage qui m'avait été démasqué, je me hâtai de répondre cette banalité galante: --Mais je ne demande pas mieux que de faire connaissance. --À la bonne heure! dit-elle en riant. Puis elle me répéta: --Es-tu joueur? --Je l'ignore absolument, pour cette excellente raison que je n'ai jamais joué, répondis-je. --Il faut savoir à quoi t'en tenir. À cette invite à tenter la chance, je tapai sur mes poches en demandant gaiement: --Avec quoi? J'ai tout juste de quoi t'offrir à souper. --Ne t'inquiète de rien, dit-elle. Et elle me poussa vers le vestiaire en continuant: --Commence par mettre le domino et le masque exigés par le règlement de Frascati pour tout joueur. Je me laissai faire, tout heureux que j'étais d'obéir à une si jolie femme. En ce moment, je ne pensais plus du tout au jeune homme que j'avais vu pâlir au son de voix de ma compagne... J'étais pris! Pendant que j'endossais mon domino, elle avait changé son masque contre un autre dont le bas, garni d'un épais satin noir, non seulement lui couvrait la bouche, mais encore cachait son cou gracieux et blanc. Elle m'entraîna vers la salle de jeu, qui s'ouvrait à gauche du vestiaire. Au moment d'en franchir le seuil, elle s'arrêta et me glissa une bourse dans la main, en me disant: --Écoute... Je suis superstitieuse. Pour moi, le jeu est une façon de consulter le destin. J'ai un projet en tête, mais j'hésite. La chance du jeu dictera ma résolution. Tu vas jouer pour moi. Je faisais, en l'écoutant, fort piteuse mine. Ainsi donc le but de toutes ces prévenances était de me transformer en machine à jouer. Mon amour-propre froissé se rebiffait devant ce rôle. Elle lut ma déconvenue sur mon visage et partit d'un petit rire mélodieux et argentin en ajoutant: --Je joue à qui perd gagne, répondit-elle. --S'il en est ainsi, tu peux être assurée d'une décision favorable, car mon inexpérience à tous les jeux me fera perdre jusqu'au dernier écu de ta bourse... C'est bien cela que tu souhaites, n'est-ce pas? --Tu feras mon bonheur. --Et moi? demandai-je en la regardant d'un air suppliant. Elle n'y alla pas par quatre chemins. --Toi, fit-elle, tu passeras par-dessus le marché. --Foi de qui? insistai-je. --Foi de Suzanne! dit-elle. Notre dialogue s'était tenu dans le vestibule, à la porte du salon de jeu. Comme je relevais mes yeux tout ravi de la promesse qui venait de m'être faite, j'aperçus, sortant du vestiaire et revêtu d'un domino, le jeune homme de tout à l'heure. Toujours pâle, le visage morne, il traversa le vestibule, étirant les cordons du masque qu'il allait s'appliquer sur la figure. Derrière le groupe qui nous abritait, il ne pouvait nous voir et, du reste, nous eût-il vus, il n'aurait su nous reconnaître, moi masqué et costumé maintenant, Suzanne cachée sous le nouveau masque qui ne laissait rien voir de son visage. --Entrons! commanda Suzanne qui me parut n'avoir pas remarqué l'arrivant. Nous marchâmes pour ainsi dire sur les talons du jeune homme, qui avait achevé de se masquer. Il fit quelques pas dans la salle de jeu, cherchant à quelle table il se placerait. Puis il alla s'asseoir devant un tapis vert où, en ce moment, n'était attablé qu'un seul joueur. Il prit un siège et attendit. Aussitôt la voix d'un surveillant des jeux, cria: --Un troisième au creps! C'était un appel à tout joueur qui voudrait prendre part à la partie qui allait s'engager. --Joue à cette table, me souffla aussitôt Suzanne. Du creps, je ne savais qu'une chose, c'était que ce jeu, sévèrement prohibé partout ailleurs qu'à Frascati, se jouait à l'aide de trois dés et d'un cornet. Ce n'était donc pas la mer à boire pour moi, du moment que je n'avais qu'à perdre. J'allai donc m'asseoir en face du jeune homme. L'appel du croupier avait fait accourir d'autres amateurs de creps, qui prirent place autour du tapis. Puis, en un instant, la table fut entourée d'un cercle épais de curieux, hommes et femmes, debout, surveillant les coups. Au milieu de tous ces spectateurs en domino et masqués, il m'était impossible maintenant de reconnaître Suzanne. Après que le croupier eut pris dans sa main, examiné et soupesé les dés, il les présenta au premier joueur arrivé. Celui-ci tira pour avoir le dé à jouer, et, de son coup de cornet, jeta impair. Il ramassa les dés et les présenta au jeune homme, qui les versa dans son cornet. Il amena pair, ce qui lui accordait le dé à jouer, c'est-à-dire la tenue contre les autres joueurs. --Donnez le point de chance! prononça le croupier. --Neuf! dit le jeune homme. Sans savoir pourquoi, je me sentis pris d'intérêt pour ce jeune homme. À présent que je n'étais plus fasciné par la voix et les beaux yeux de Suzanne, le sang-froid me revint et, avec lui, le souvenir. Je le revis la face pâle, regardant avec des yeux désespérés Suzanne s'éloignant à mon bras, et je ne sais quel pressentiment lugubre m'avertit que j'étais entré dans la vie de ce pauvre garçon qui, la conviction m'en vint, devait souffrir d'une cruelle torture morale. Quand, après avoir versé ses dés dans le cornet, il l'agita, je crus voir sa main trembler. Tout en secouant le cornet, son regard se promenait autour de la table sur la haie de curieux, comme si, sous tous ces masques, il cherchait à reconnaître certain visage. À travers les trous de son masque, ses yeux brillaient fiévreux et égarés. Enfin il jeta les dés. --Dix-huit! accusa le croupier à haute voix. Dix-huit, c'est-à-dire un composé de neuf qui était le point de chance. Le joueur avait donc gagné! Je me rappelais les traits du jeune homme. Sa figure, quand je l'avais vue sans masque, affirmait une nature droite, fière, loyale, exempte de bas et vils instincts. Aussi fus-je profondément étonné quand, après son coup gagné, je le vis ramasser l'enjeu des joueurs. Sa main se crispait fébrilement sur les pièces d'or et les attirait devant lui avec un empressement rapace. --Au tapis! articula le croupier, suivant la formule de Frascati pour inviter les joueurs à verser une mise nouvelle. Les louis d'or plurent devant le jeune homme qui, ayant gagné, devait, suivant l'usage, toujours tenir le dé. Il agita son cornet à nouveau et, cette fois encore, j'observai son maintien. Je le vis jeter autour de lui ce même coup d'oeil plein d'une angoisse désespérée. C'était à croire qu'il implorait une grâce, tant son regard exprimait une supplication. Et toujours aussi sa main, agitant le cornet, tremblait à ce point que mon voisin de tapis, un vieux joueur endurci, me murmura en souriant: --Voici un particulier qui doit en être à ses débuts de jeu, car il ne sait pas encore commander à son émotion. J'ai été comme cela, mais il y a longtemps. Le jeune homme, après son regard, se raidit pour maîtriser son trouble et lança les dés. --Vingt-sept, annonça le croupier. Ce chiffre, un composé de neuf, le point de chance, faisait encore gagner le trembleur. Il montra le même empressement cupide à ramasser son gain. Nous étions au grand creps, c'est-à-dire que, des trois tables où se jouait ce jeu, la nôtre était celle où, d'habitude, s'engageaient les plus fortes parties. En ces deux coups heureux, le jeune homme venait de gagner une dizaine de mille francs. --Au tapis! répéta le croupier. Les enjeux, par cela que les perdants voulaient rattraper leur argent, montèrent à une très forte somme. Étant donnée la rapacité dont le jeune homme avait fait preuve, il semblait que la vue de ce gain à conquérir aurait dû exciter sa convoitise. Bien au contraire, il sembla pris d'un ardent désir de quitter la partie. Mais la règle du jeu était là pour lui défendre la retraite. Il devait tenir le dé tant qu'il n'aurait pas perdu. Je vois encore le mouvement nerveux de sa main quand elle remit les dés dans le cornet pour ce troisième coup. D'un coup sec, il vida le cornet. --Encore dix-huit! cria le croupier. Une sorte de délire d'avidité alluma le cerveau du gagnant. Ce gain, qui s'offrait à nouveau, avait brusquement fait disparaître son hésitation de tout à l'heure. De droite et de gauche, il étendit brusquement la main pour faire rafle des enjeux. Mais, avant qu'il eût achevé son mouvement, se fit entendre, claire et vibrante, une voix de femme qui criait: --Cet homme est un voleur! Qu'on saisisse les dés dont il se sert. Ils sont pipés! À cette accusation terrible, il y eut, parmi les assistants, un silence de stupeur. Moi, en écoutant ces mots, j'avais senti un frisson me courir dans le dos, car j'avais reconnu la voix qui les avait prononcés. C'était celle de Suzanne. Elle venait de perdre cet homme froidement, sans s'exposer en rien, car, au milieu de tout ce monde masqué, il était impossible de préciser qui avait lancé l'accusation, surtout après le tohu-bohu qui s'était produit dans la foule. En quelques pas, elle avait pu se confondre dans la masse des femmes masquées, toutes vêtues d'un domino pareil. Ainsi je n'avais pas été trompé par le pressentiment que j'allais me trouver mêlé au sort de ce jeune homme. Je le sentais, mon rôle ne faisait encore que commencer. Cependant le croupier s'était avancé jusqu'à la table, ayant le sourire d'un homme bien persuadé d'une fausse accusation et qui croit devoir en donner la preuve à la galerie. Au début de partie, n'avait-il pas, suivant l'usage, examiné les dés avant de les remettre aux joueurs? Il était donc bien certain qu'ils n'étaient nullement pipés. Il étendit la main et prit les dés. Au premier contact, la figure du croupier révéla un étonnement profond. --C'est la vérité! avoua-t-il. Le voleur s'était dressé debout, tout convulsif et, soit qu'il étouffât, soit qu'il voulût braver la foule, il avait brusquement arraché son masque. Son visage apparaissait livide, contracté par un désespoir incommensurable. Ses deux grands yeux, à demi fous, fixaient le vide comme s'il eût mesuré la profondeur du gouffre d'infamie qui s'ouvrait devant lui. Je ne pouvais me nier que ce malheureux eût triché; mais j'avais la conviction qu'il était la victime d'une de ces terribles machinations qu'on appelle vengeance de femme. À n'en pas douter, il savait d'où lui venait le coup qui lui coûtait l'honneur. Mais c'était une femme et il dédaignait de se venger. Du reste, le flagrant délit n'était-il pas là pour lui interdire toute parole de défense. À la vue de cet homme foudroyé par une fatalité contre laquelle, j'en étais convaincu, il avait dû combattre énergiquement avant de succomber, je sentis naître en mon coeur une profonde pitié pour le malheureux. Alors j'eus la folie d'une idée généreuse. Parmi tous ces spectateurs que le masque lui faisaient inconnus et qui allaient répandre par la ville la nouvelle de son ignominie, je voulus lui prouver qu'il comptait, sinon un ami, tout au moins un juge indulgent. Je retirai mon masque. Par malheur, il en fut autrement que je l'avais espéré, et j'eus la preuve que c'était bien Suzanne qu'il rendait responsable de son malheur. En voyant mon visage, il me reconnut pour l'homme au bras duquel, il y avait vingt minutes, s'appuyait la jolie femme. Il crut à une bravade de ma part. Mon action généreuse lui sembla une sorte d'avis, par moi donné, que, devant la femme, il y avait un homme qui saurait la défendre contre toutes représailles. Il poussa un bref cri de joie en trouvant à qui s'attaquer. Alors, il se pencha sur la table pour se rapprocher de moi, et il me cracha à la face. Son insulte excita un tumulte d'indignation dans la salle. En un clin d'oeil, il fut saisi, enlevé et jeté à la porte. À Frascati, les tricheries au jeu étaient trop fréquentes pour qu'on en tourmentât la police qui ne demandait qu'à fermer les yeux et ouvrir la main. On se contentait donc d'expulser les escrocs. Dans ma fureur, à l'affront reçu, j'avais voulu m'élancer à sa poursuite. Je fus contenu par les spectateurs dont bon nombre qui connaissaient mon insulteur, avaient mis son nom sur son visage quand il avait retiré son masque. Parmi eux était le vieux joueur, mon voisin de tapis vert. --J'aime à croire que vous ne vous battrez pas avec un voleur, me dit-il. Puis en secouant la tête de façon triste: --Voilà où conduit la débauche... la passion immodérée des femmes. On commence par dévorer une grande fortune. Après quoi, pour se procurer des ressources, on vole au jeu. C'est l'histoire du vicomte de Biéleuze. J'étais trop en colère pour prêter grande attention à ces réflexions du vieux joueur, mais je m'accrochai au nom qu'il venait de prononcer. --Où retrouverai-je ce Biéleuze? demandai-je les dents serrées. J'étais tombé sur un amateur de plaies et bosses, grand curieux des querelles des autres. --Tenez-vous donc bien à vous rencontrer avec le vicomte? Si cela peut vous faire plaisir, lâcha-t-il avec empressement, je serai heureux de me mettre à votre disposition en cette circonstance... moi et un de mes amis que je trouverai. Il tombait à point pour m'éviter l'embarras de chercher des témoins. --Accepté! m'écriai-je. --Venez demain matin chez moi sur les huit heures, tout sera convenu, on n'aura plus qu'à aller sur le pré, me dit le vieux avec un empressement qui prouvait que, dans son bon temps, il avait été un friand de la lame. Et il me donna sa carte qui, au-dessus de l'adresse, portait ce nom: «Marquis de Coméran». Il me tardait d'avoir quitté ce lieu maudit. J'allai au vestiaire rendre domino et masque. Puis, dans ma hâte de fuir, je me dirigeai vers l'escalier. J'allais l'atteindre quand une petite main se posa sur mon bras en même temps qu'une voix mélodieuse me demandait: --Où vas-tu, bel empressé? C'était Suzanne que, depuis vingt minutes, j'avais complètement oubliée. Comme moi, elle avait quitté la salle de jeu et, partant, elle n'avait plus ni domino ni masque. Son visage m'apparaissait dans toute sa beauté radieuse et son costume en gaze transparente qui, suivant la mode des merveilleuses, la laissait presque nue, me laissait admirer des formes à faire se damner un saint. Avec un séduisant sourire, elle reprit: --Sais-tu, mon cher, que tu es un créancier charmant? Tu ne presses pas tes débiteurs de solder ce qui t'est dû... Moi, je suis de celles qui savent que les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures. Elle s'offrait à moi!!! Était-ce vraiment qu'elle voulait me récompenser de ce service, que je lui avais rendu sans pouvoir encore bien le comprendre? Était-ce qu'elle visait à m'empêcher de retrouver le vicomte de Biéleuze? Je ne saurais le dire. Mais le fait est qu'à la vue de cette créature splendide qui, en quelque sorte, me conviait à une nuit d'amour, les brûlants désirs qui m'incendièrent le cerveau, éteignirent en moi toute prudence. --J'attendais dans le salon de danse que tu vinsses me rejoindre, ajouta-t-elle. --Tu avais donc quitté la salle de jeu? --Aussitôt que tu t'étais assis devant la table de creps. Elle mentait, j'en avais la conviction. C'était bien elle, j'avais encore le son de sa voix à l'oreille, qui avait lancé l'accusation des dés pipés. Je tentai une épreuve pour mieux m'assurer de son mensonge. --Alors, tu ignores ce qui s'est passé au jeu après ton départ? demandai-je en la regardant en face. --Quoi donc? fit-elle en ouvrant des yeux pleins de curiosité. --Un certain vicomte de Biéleuze s'est fait surprendre trichant au jeu. Le nom ne la troubla pas. Bien au contraire, elle se mit à rire en disant: --Les escrocs ne sont pas fleurs rares à Frascati. Il n'est semaine qu'on n'en pince. Puis, en prenant sa bourse que je lui rendis, elle me demanda: --Alors, à tenir contre un tricheur, tu as naturellement perdu? --Si ta superstition faisait dépendre la réussite du projet que tu as en tête, de ta perte au jeu, comme tu me l'as dit, tu peux avoir pleine confiance en ton projet, car, par mes mains, tu as vraiment joué à qui perd gagne. Je crois encore l'entendre quand elle me répondit, ses yeux sur les miens: --Ma superstition de joueuse concernait un proverbe. --Lequel? demandai-je. --«Malheureux au jeu, heureux en amour.» Et, après un regard brûlant qui me fit frissonner de luxure, elle ajouta: --Partons-nous? --Oh! fis-je avec franchise, amour de peu de durée; car je ne suis à Paris que pour une semaine. Elle passa sa main sur mon bras, me lança encore un regard de flamme et me dit: --Que sait-on? Aujourd'hui est à nous. Demain n'est à personne. J'étais jeune et elle était idéalement belle, je le répète. Je fus enivré par les chauds effluves émanant de ce corps de Vénus qui se pressait contre moi. Quand nous arrivâmes sur le boulevard, elle vit que j'allais héler une voiture. --À quoi bon? dit-elle, je demeure à deux pas, rue de la Grange-Batelière. Il faisait petit jour. C'était une matinée de juillet. Au sortir des salons suréchauffés de Frascati, la transition était agréable. Elle aspira avec plaisir l'air pur en me disant: --Allons doucement. Il fait bon respirer un peu en quittant cette fournaise. Et, tous deux muets, nous partîmes, elle se pressant amoureusement à mon bras, moi frémissant d'impatience à la pensée qu'elle allait m'appartenir. Nous mîmes bien un gros quart d'heure à atteindre sa demeure. * * * * * À ce moment de son récit, Vasseur s'interrompit pour faire entendre un rire amer dont Meuzelin ne comprit pas l'intonation, car il demanda: --Il paraît que le reste de la nuit vous a laissé de joyeux souvenirs? Quant au Beau-François qui, pour sortir de sa cachette, avait hâte que l'histoire fût terminée, il maugréa en lui-même: --De quoi? de quoi? il a couché avec elle? Voilà-t-il pas une belle poussée! Comme ces deux bavards-là feraient bien mieux de quitter cette chambre pour que je puisse filer! * * * * * Le lieutenant reprit son récit. --Non, dit-il; si je ris, c'est de la bêtise profonde avec laquelle j'interprétai le court dialogue qui fut échangé entre Suzanne et une vieille camériste qui était venue nous ouvrir la porte de l'appartement. --Eh bien? demanda la bonne à première vue de sa maîtresse. --C'est fait, dit Suzanne. Comme ce disant, elle me regardait avec un sourire, je crus que la bonne faisait allusion à moi, cet amant tiré aux dés à Frascati. --Alors, c'est fini? reprit la servante. Cette fois, ce fut à mon tour de sourire, m'imaginant que par son «C'est fini?» la soubrette demandait si nous avions été prendre un acompte sur nos amours, dans une de ces fameuses loges à deux personnes de l'ignoble _Théâtre de la Nature_, qui se trouvait à Frascati. Ce qui me maintint dans cette interprétation du «C'est fini?» fut que Suzanne vint me faire un collier de ses beaux bras autour du cou et me regarda de ses grands yeux luisants de chaudes promesses en répondant: --Non, pas encore, mais bientôt. Ensuite, elle me conduisit vers une porte qu'elle ouvrit et elle me poussa doucement dans une pièce, en me murmurant ce mot unique, tout gros d'une félicité prochaine: --Attends! J'étais dans sa chambre à coucher. À la lueur d'une veilleuse, dont l'opale trahissait une douce clarté, j'examinai ce nid d'amour. Alors, je vous le jure, j'avais complètement oublié le vicomte de Biéleuze et son insulte. Je crus avoir attendu un siècle, et, pourtant, dix minutes seules s'étaient écoulées quand reparut Suzanne, en toilette de nuit. Je bondis vers elle, les bras ouverts, pour l'étreindre sur mon coeur. Elle sut m'esquiver et, toute pudique, elle se réfugia dans un angle de la chambre en s'écriant d'une voix émue: --Oh! le vilain! qui n'a pas la patience d'attendre que la pudeur d'une femme ait cessé sa dernière résistance. --Tu es si belle, Suzanne! m'écriai-je transporté d'amour. --Je le serai tout autant tout à l'heure, me répondit-elle avec un sourire reparu sur ses lèvres. Elle jura qu'elle ne quitterait pas sa retraite que je ne me fusses engagé à la laisser maîtresse du oui de mon triomphe. Sur ma promesse, elle gagna un petit sopha, sur lequel elle se plaça et, me montrant le tapis à ses pieds, elle me dit: --Venez ici, monsieur l'empressé, là, à mes genoux. Au moins faut-il que je vous connaisse. Et quand je me fus agenouillé: --Contez-moi votre vie! commanda-t-elle. Elle était bien courte à conter, ma vie de militaire. Beaucoup de misères et bien peu de joies. Si brève qu'elle fût à dire, je l'abrégeai pourtant, car la passion me dévorait. Je me sentais le cerveau en feu et il me fallait un énergique effort de volonté pour ne pas prendre en mes bras cette créature cent fois plus provocante sous ce costume de nuit, qui la voilait entièrement, que dans cette toilette de Frascati, qui me l'avait montrée à demi nue. Enfin, je ne pus tenir plus longtemps, je me dressai sur pied, répétant d'une voix haletante d'amour: --Suzanne! Suzanne! Elle aussi se leva, prête à se soustraire encore, et son premier mouvement fut pour repousser mes mains qui se tendaient vers elle. Soudainement, elle changea de maintien. Au lieu de résister, elle me saisit les mains, les écarta pour me faire ouvrir les bras, et se jeta sur mon coeur, en murmurant d'une voix qui vibrait de désirs: --Prends-moi! Je t'appartiens! Mes bras se refermèrent sur son beau corps qui s'abandonnait, et ma bouche alla chercher ses lèvres pour confondre nos âmes en un baiser. À ce moment, le bruit de la porte qui s'ouvrait se fit entendre derrière moi. Sans quitter Suzanne que j'avais soulevée de terre, je me retournai. Au seuil de la chambre à coucher se tenait le vicomte de Biéleuze, plus pâle que jamais, la figure convulsée par un mépris indicible, s'accrochant au chambranle de la porte d'une main raidie comme si la force lui manquait pour se tenir debout. Moitié par rage de le voir paraître en pareil instant, moitié par fureur de l'insulte qu'il m'avait faite, la tentation terrible me vint de tuer cet homme. Suzanne avait glissé de mes bras avec la souplesse d'une couleuvre et s'était réfugiée à l'autre extrémité de la chambre. Je bondis vers M. de Biéleuze. La colère me rendait fou. Et pourtant mon transport tomba brusquement devant le regard tout à la fois suppliant et doux que m'adressa cet homme qui, sans bouger, me voyait arriver à lui. Je m'arrêtai sur place. Alors d'une voix lente: --Monsieur, dit-il, sachez que, pour parvenir jusqu'à vous, j'ai trouvé toutes les portes complaisamment ouvertes. Puis il tendit le doigt vers Suzanne et continua: --Cette misérable, un vraie monstre, était bien certaine que j'allais venir, et elle a voulu me faciliter l'entrée de son appartement. Et il tomba à mes pieds en ajoutant: --Monsieur, à deux genoux, je vous demande pardon de l'insulte que je vous ai faite... Je vous prenais pour un complice quand vous n'étiez qu'une dupe de cette coquine. J'étais demeuré muet de stupéfaction devant cet homme courbé devant moi et dont la voix m'allait au coeur, bien qu'il accusât Suzanne. Je me retournai vers cette dernière, que je m'attendais à voir indignée par ces dures et injustes paroles. Bien au contraire, son visage rayonnait de cette joie féroce du sauvage contemplant le cadavre de l'ennemi qu'il vient d'abattre. Alors s'opéra en moi un changement complet. En une seconde, j'eus conscience de ce qu'était cette créature. J'oubliai sa beauté et un sentiment de dégoût monta à mes lèvres, naguère si avides de baisers. Lui s'était relevé. --Défends-moi! me cria-t-elle en voyant le vicomte marcher vers elle. Il y avait en M. de Biéleuze une sorte de majesté du malheur qui m'imposa. Je ne bougeai point. Devant mon immobilité à son appel, Suzanne fut prise d'épouvante et le regarda s'approcher en tremblant de tous ses membres. --Oh! ne crains rien, vipère! lui dit-il. Tu m'as perdu! Tant pis pour moi, qui n'ai pas su secouer l'amour infernal que tu m'avais inspiré. En me montrant il continua: --... Mais je ne veux pas qu'il en soit de même de monsieur à qui, ce soir, bien à son insu, tu as fait jouer un rôle dans le drame qui me tue... Tu vas t'asseoir sur ce sopha et si tu interromps une seule fois ce que je vais lui dire pour qu'il apprenne à te connaître, je te jure, par le peu d'honneur que tu as laissé sur le nom de Biéleuze, que je te fais sauter le crâne. En parlant, il avait tiré de sa poche un pistolet qu'il arma. Quand Suzanne eut obéi, le vicomte, d'une parole brève et hâtée, comme s'il avait eu peur de n'avoir pas le temps d'achever son récit, commença: --Comment ai-je possédé cette femme? Sans grand'peine, car elle s'est pour ainsi dire jetée dans mes bras. Deux heures après notre première rencontre, elle était à moi. Mon triomphe fut si prompt que je m'en étonnai, car elle avait eu à choisir parmi vingt de mes rivaux qui la poursuivaient des offres les plus brillantes; mais elle me répéta tant que l'amour commande et ne compte pas que je me crus sincèrement aimé. Alors, reconnaissant du sacrifice qui m'avait été fait, je m'endormis plein de confiance en mon bonheur et, peu à peu, je me laissai prendre dans tous les replis d'une de ces passions profondes qui asservissent les sens, le coeur, la raison et dont rien ne peut plus délivrer celui qu'elles étreignent... non, rien, sauf la folie ou le suicide. Vous dire que j'ai jamais hésité à satisfaire un seul des ruineux caprices de cette femme, vous ne le croiriez pas. Ma grande fortune y passa en deux ans, années pendant lesquelles ma maîtresse ne me donna pas, un instant, à douter de son amour toujours ardent, dévoué et fidèle comme au premier jour. Que m'importait la ruine puisque j'étais aimé comme au temps de ma richesse. Ce fut donc avec la conviction intime que son dévouement accepterait la situation nouvelle que je vins, le sourire aux lèvres, lui annoncer ma ruine complète. --Oh! oh! fit-elle en riant, tu as bien encore quelque héritage sur la planche. --Aucun, dis-je, en voyant dans sa gaîté et sa demande qu'elle se résignait déjà à attendre des temps meilleurs. --Bien vrai? insista-t-elle. --Je n'ai plus à t'offrir que mon amour. Alors, froidement, d'une voix impitoyable, elle me montra la porte en disant: --En ce cas, vicomte, voici la porte pour t'en aller. Tu n'as plus le sou, donc bon voyage! La stupeur me rendit muet. Ensuite je l'entendis qui ajoutait en scandant ses mots: --Je ne t'ai jamais aimé! Foudroyé par cette révélation, je tombai inanimé sur le tapis. Quand je revins à moi, j'étais étendu sur le carré où elle et sa camériste m'avaient traîné, devant cette porte, à toujours fermée pour moi, et que, pendant deux années, j'avais tant de fois franchie avec une si douce émotion. Je mis quinze jours à me relever de la congestion cérébrale qui m'avait terrassé. Mieux eût valu mourir, car, avec la santé, vinrent toutes les effroyables tortures du terrible amour que cette femme m'avait inspiré. Jour et nuit, je pensais à elle, rien qu'à elle, toujours à elle. Je me sentais devenir fou au souvenir des ardentes caresses qu'elle m'avait prodiguées et, en me les rappelant, je me répétais qu'il était impossible qu'elle n'eût pas menti en disant ne m'avoir jamais aimé. Je voulus m'enfuir bien loin de la redoutable sirène qui m'avait envoûté. Je reconnus que, comme l'air qu'on respire, elle était devenue indispensable à mon existence. Je me sentais méprisable à ne pouvoir secouer cette passion, mais elle me rendait lâche. Ma raison ne pouvait lutter contre mes sens brûlés par la ressouvenance incessante de tant de nuits voluptueuses. Incapable de me soustraire à ma destinée, qui m'avait rivé à cette femme, je revins donc frapper à sa porte, bien certain pourtant qu'elle me serait refusée. Contre mon attente, je fus reçu. --À quoi bon revenir, puisque tu n'as plus le sou? me dit-elle brutalement. Et comme j'exprimais l'espoir de sortir de ma misère et de reconquérir une fortune, elle éclata d'un rire moqueur. --Reconquérir une fortune, continua-t-elle; avec quoi, vicomte? Tu ne sais faire oeuvre de tes dix doigts. Ne me débite donc pas de balivernes. --Je travaillerai. --Ta! ta! ta! fit-elle avec un redoublement de gaieté. Est-ce que, dans la noble race des Biéleuze, on sait travailler à quoi que ce soit? Vous êtes créés et mis au monde pour faire sauter l'argent. Le jour où il vous fait faute, vous ne valez pas même un maçon. Dépenser les écus, c'est votre lot. Mais en gagner, à d'autres! Et, toujours avec une insolence gouailleuse: --Un Biéleuze gagner de l'argent! Ah! la bonne bourde! Comment, diable, s'y prendrait-il? Alors elle me regarda et, en ricanant, elle articula: --À moins que ce ne soit en trichant au jeu. À mon avis, c'est la ressource d'un Biéleuze. Il fallait que je fusse bien ensorcelé par la maudite pour ne pas m'être révolté en l'entendant ainsi parler. Elle me congédia. Mais le lendemain, je revenais encore. --Ah çà! fit-elle, tu ne comptes pas que, jusqu'au jugement dernier, je vais te répéter le même refrain. As-tu de l'argent? Non, n'est-ce pas? Alors laisse de bonne grâce la place à un autre. Il me faut la vie luxueuse. J'offre ma beauté à qui me la paye. Va-t'en donc, puisque tu ne peux plus fournir aux frais. À son cynisme, je ne pouvais qu'opposer ma passion profonde, sincère, dévouée. --Oui, oui, railla-t-elle, une chaumière et un coeur. Je connais cela par ouï-dire. Il paraît que ce n'est pas sans charme. Mais si j'en essaie jamais, ce ne sera pas avec toi. --Doutes-tu de mon amour? m'écriai-je, en voyant, sous ses paroles, poindre une espérance. --Non, dit-elle, je te crois pincé pour moi et de la belle manière... Ce n'est pas ce motif qui me ferait refuser. --Quoi donc alors? --Ce qui s'est passé l'autre jour, quand je t'ai invité à prendre la porte... Que, demain, je consente à partager ta misère, cela ira bien pendant quelque temps... mettons deux ans... puis ton amour se refroidira. Tu sais? tout casse, passe ou lasse... Alors, tu te rappelleras l'affront reçu et, en te redressant sur tes ergots des Biéleuze, tu me rendras ma politesse. Et qui aura le nez cassé, si ce n'est Suzanne, laquelle aura bêtement donné gratis deux de ses plus belles années? Voilà pourquoi, vicomte, je ne te suivrai pas dans ta chaumière. Puis, en s'écriant: --Ah! si j'étais certaine de ne jamais être quittée, peut-être hésiterais-je à dire non, lança-t-elle. Je voulus me confondre en serments; elle me coupa la parole. --Oui, oui, continua-t-elle moqueusement, je sais la chanson que tu veux me chanter. Tu vas m'offrir ta vie, ta tête, ton sang, un tas de choses dont une femme n'a que faire et que les hommes ne sont pas chiches de proposer pour affirmer leur dévouement... Avec ça que j'y crois au dévouement des hommes! --Mets le mien à l'épreuve! m'écriai-je en tombant à ses genoux. Tout en me repoussant, elle poursuivit: --«Prends ma tête! Veux-tu ma tête!» vous geignent les hommes. Le jour où vous répondez: «Garde ta tête qui fait vivre les chapeliers et les coiffeurs, et puisque tu tiens à me prouver la sincérité de ton amour, fais ceci ou cela,» alors ils beuglent: «Jamais! ce serait une infamie!» Sur ces derniers mots, elle secoua la tête en disant d'une voix devenue grave: --Ils sont rares les hommes qui, sur un mot de leur maîtresse, tuent ou volent... Je comprends qu'on aime celui qui, pour vous plaire, n'a pas reculé devant un crime. --Suzanne, je t'en supplie, rends-moi ton amour, balbutiai-je, toujours à ses genoux. --Tiens! fit-elle brusquement, puisque tu me demandes une épreuve, ce que nous avons dit hier me donne une idée. Elle fit une pause, puis me dit: --Pour moi, triche au jeu. D'un bond je fus sur pied. Avant que je pusse parler, elle éclata de rire en s'écriant: --Oh! je te prie, évite-moi le «Jamais! ce serait une infamie!» Hein! tu vois, je t'y ai pris!... Tu es comme les autres. Sur ce, elle se leva et marcha vers sa glace et, tout en rajustant quelques boucles de sa coiffure, elle ajouta d'un ton sec: --Assez plaisanté. Comme je te l'ai dit, vicomte, va-t'en offrir à une autre ta chaumière et ton coeur. «Assez plaisanté», avait-elle dit. Donc sa proposition n'était pas sérieuse. Je vins doucement derrière elle et, en lui prenant la taille, je répétai de ma voix la plus suppliante: --Suzanne, rends-moi ton amour. Elle retourna la tête sur son épaule. En plongeant dans mes yeux un regard brûlant qui me fit frissonner, elle étendit les doigts vers une coupe de la cheminée et y prit quelque chose qu'elle me mit dans la main en disant: --Alors gagne-le. C'étaient des dés pipés!!! En sentant les dés, j'étais demeuré anéanti par une surprise douloureusement désespérée. Suzanne aussitôt me fit face. Elle serra ma main dans la sienne pour empêcher mes doigts de lâcher prise et me dit d'une voix impérieuse: --Je veux que tu me sacrifies ton honneur, vicomte. Je croirai seulement que tu m'aimes quand une ignominie t'aura fait descendre à mon niveau. Après avoir un peu attendu une réponse que ma langue paralysée ne pouvait faire, elle m'ouvrit la main, y prit les dés et les rejeta dans la coupe en ricanant: --Alors n'aille au bois l'imbécile qui a peur des feuilles. Immédiatement, d'un ton impitoyable et en me montrant la porte: --Sors d'ici, vicomte, ajouta-t-elle. Je m'en allai à demi fou de douleur. Je tins deux jours mon serment de ne plus retourner chez ce démon; mais il me fallut céder à mon indigne passion. En me voyant reparaître, avant que j'eusse dit un mot, elle tendit la main vers la coupe de la cheminée où étaient les dés et redit: --Je veux le sacrifice de ton honneur. Puis, à mon signe de tête négatif, elle ajouta: --Débarrasse-moi de ta présence. Trois jours de suite je revins et trois fois elle répéta geste et phrase. Le quatrième jour, j'étais vaincu. Pâle et chancelant comme le condamné allant au supplice, je marchai vers la coupe et j'y pris les dés. * * * * * --Je ne comprends plus rien à votre histoire du vicomte, mon cher lieutenant, interrompit Meuzelin étonné. Vasseur arrêta son récit. --Oui, reprit le policier, puisque le pauvre Biéleuze trichait à Frascati pour obéir à Suzanne, pourquoi la bougresse l'a-t-elle dénoncé en pleine salle de jeu? --Vous allez le savoir, promit le lieutenant. --Continuez donc. Quelqu'un qui ne s'intéressait guère à l'histoire, c'était le Beau-François dans sa cachette. --Est-ce qu'il va en conter pendant huit jours, ce bavard exécrable? pensait-il en étouffant un bâillement. Car, avant cette nuit blanche, la journée avait été rude pour le colosse, qui sentait venir le sommeil. * * * * * Vasseur reprit: Pendant que M. de Biéleuze parlait, plusieurs fois j'avais examiné Suzanne. Assise sur le sopha où l'avait clouée la menace du vicomte de lui faire sauter le crâne à sa première interruption, elle écoutait, vraiment belle et provocante dans sa toilette de nuit. Mais le charme était rompu pour moi, dont le dégoût et l'horreur avaient glacé les sens. Après avoir essuyé avec son mouchoir la sueur glacée qui lui perlait au front, le vicomte de Biéleuze continua: --Avoir pris les dés, c'était accepter le marché. Six jours de suite j'allai à Frascati m'attabler au creps; mais toujours, au moment de substituer, dans le cornet, les faux dés aux vrais, le courage me manqua. Impatientée par mes hésitations, Suzanne, hier, me donna la nuit prochaine pour dernier délai, en ajoutant qu'elle viendrait à Frascati au bras de celui à qui elle offrirait ce que je n'aurais pas su gagner. Elle tint parole. J'étais ce soir à Frascati quand le son de sa voix me fit retourner. C'était elle, s'appuyant à votre bras, vous souriant de la bouche, des yeux, du doux son de sa voix caressante. Vous étiez le rival qui aurait ces baisers que je refusais de conquérir au prix de mon déshonneur. Encore une fois, Vasseur fut interrompu par un petit rire du policier. --Eh! eh! fit Meuzelin, vous avez joué le rôle de l'appât qui fait mordre le goujon à l'hameçon. --Oui, car le vicomte, ignorant que je fusse un cavalier de rencontre que, sans le connaître, sa maîtresse venait d'aborder à son arrivée, vit en moi un soupirant de longue date. La jalousie étouffa la dernière résistance de son honneur. Il alla aussitôt prendre un masque et vint s'asseoir au creps. Vous savez le reste. --Non pas, non pas, dit vivement Meuzelin, je l'ignore ce reste, surtout en deux points qui m'intriguent. Premier point, qui se rapporte à ma demande de tout à l'heure et que je vous répète: Puisque le vicomte trichait à Frascati pour obéir à Suzanne, pourquoi l'a-t-elle fait pincer avec les dés pipés en main? Pourquoi encore, au moment même où Suzanne, dans vos bras, allait vous appartenir, le vicomte est-il si soudainement apparu dans la chambre à coucher? --Parce que Suzanne ne m'avait dit: «Je suis à toi» qu'après avoir entendu le pas de Biéleuze qui approchait. Meuzelin perdit patience. --Je n'en sortirai jamais, dit-il, si chacun de mes pourquoi en appelle un autre. Je continue mes questions. Comment se fait-il que le vicomte, à l'heure où l'on est enfermé chez soi, surtout à deux, ait pu venir vous surprendre? --Parce que, comme il me l'avait dit, il avait trouvé toutes portes ouvertes. Parce que Suzanne savait qu'il allait venir, attendu que quand nous sommes partis de Frascati, elle amoureusement pressée à mon bras, me faisant marcher à petits pas sous prétexte de respirer un peu l'air pur du matin avant de rentrer à son domicile, Suzanne était certaine que nous étions suivis par le vicomte qui avait dû guetter notre sortie de Frascati pour s'assurer si le reste de la nuit m'appartiendrait. Enfin parce que, à notre arrivée, quand sa vieille camériste, qui était dans le secret, lui avait demandé: «Est-ce fini?» et que Suzanne avait répondu: «Non, pas encore, mais bientôt...» deux phrases que j'avais si bêtement interprétées... cela voulait dire qu'une jalousie poignante allait amener le vicomte, auquel il fallait réserver la torture de voir la femme qu'il adorait s'abandonnant aux caresses d'un autre.--Et, effectivement, alors que j'étais enfermé dans la chambre à coucher, attendant qu'elle eût fait sa toilette de nuit, Suzanne avait donné à la vieille l'ordre de tout ouvrir; puis elle était venue me rejoindre, l'oreille tendue au bruit du pas de Biéleuze, qui lui indiquerait le moment de se jeter dans mes bras et de s'y faire surprendre par le malheureux, fou d'amour. Cela dit, Vasseur demanda au policier. --Tous mes «parce que» vous ont-ils enfin satisfait, mon cher ami? --Oui et non, fit Meuzelin; car il me reste toujours à connaître le motif qui poussait Suzanne à perdre et à faire souffrir le vicomte. --La vengeance. --Elle lui en voulait? --Elle en voulait surtout au nom des Biéleuze, et sa haine remontait plus haut que le vicomte. Meuzelin prit un air de supplication comique, en disant: --Au lieu de me tourner et retourner sur le gril de la curiosité, je vous prie, achevez votre histoire. Si le policier était avide de savoir le dénouement, il n'en était pas de même du Beau-François qui, maintenant, n'écoutait plus. Le bandit n'avait plus qu'un grave souci: celui de combattre le sommeil qui lui arrivait impérieux. Il sentait la nécessité de marcher. Mais le pouvait-il? À redescendre dans le souterrain, il allait infailliblement se perdre encore dans les détours obscurs. Mieux valait ne pas s'éloigner de cette porte qui lui offrait la chance de s'évader du traquenard où il était pris. --Tonnerre! Est-ce que je vais m'endormir? Ce n'est pas le moment, se disait-il. * * * * * Le Lieutenant s'était remis à conter. --À mesure que M. de Biéleuze m'avait détaillé ses souffrances, la physionomie de Suzanne avait changé. La peur, que lui avait donnée la menace du vicomte de lui brûler la cervelle, s'était peu à peu dissipée. Une lueur de joie sinistre brillait dans le regard qu'elle attachait sur sa victime et sur ses lèvres apparaissait un sourire de cruauté satisfaite. Ce sourire fut surpris par le jeune homme qui marcha vers elle. --Depuis deux années que tu t'es livrée à moi, dit-il d'une voix fébrile, quel but poursuivais-tu donc, créature maudite, en me donnant cette fatale passion qui a fait de moi un voleur au jeu? Quand j'obéissais à ton ordre, quand je te faisais le sacrifice de mon honneur que tu avais exigé, quel infernal motif t'a poussée à rendre ma honte publique? Suzanne, à cette question, se redressa lentement et, d'une voix dont je n'oublierai jamais l'intonation féroce: --Je voulais voir le nom des Biéleuze tomber dans la boue, répondit-elle. La surprise du vicomte le rendit muet. La courtisane put poursuivre: --Oui, j'avais à me venger... non de toi, qui ne m'as jamais rien fait... mais d'un autre que sa mort m'a empêché d'atteindre. Je m'en suis prise au fils à défaut du père... de ton père, lui si fier de son nom, qu'il en couvrait toutes ses infamies. Elle éclata d'un rire strident qui vibrait de haine et s'écria: --Que n'est-il là, ton père, pour ramasser son nom dans le ruisseau où je l'ai fait tomber! Sa voix se fit âpre et mordante pour continuer. --Il se croyait tout permis, ce très haut seigneur de Biéleuze. Pour lui, tout était jeu, quand il s'en prenait aux manants qui devaient s'estimer fort honorés qu'il eût daigné violer leur fille, une innocente enfant qu'il avait attirée en un guet-apens. Et quand sa victime vint lui demander de réparer son crime, il se redressa de toute la hauteur de son nom de Biéleuze, en riant de la naïveté de celle qui lui demandait ce nom. Et cette prétention de la jeune fille déshonorée le mit en si belle humeur qu'il ouvrit la porte de l'antichambre, où se tenaient ses laquais, et qu'il poussa vers eux la malheureuse en leur criant: «Tenez! amusez-vous!» --Tu mens! Jamais mon père n'a pu commettre cette infamie! cria le vicomte. À ce démenti, Suzanne le regarda dans les yeux et répondit: --Cette fille, dont M. de Biéleuze avait bien voulu s'amuser un instant, était ma mère. Après cet aveu, Suzanne continua d'un ton farouche: --À ce nom de Biéleuze, que ton père trouvait si grand, si illustre, qu'il refusait de l'avilir en le donnant à celle qu'il avait perdue, moi j'avais juré une haine implacable. Je le voulais descendu si bas qu'il fût devenu un terme de mépris. Mon arme de combat était ma beauté. À défaut de ton père, c'est toi qui es venu t'offrir. Tu portais ce nombre abhorré. Pendant deux longues années, je me suis efforcée à te sourire, à t'enlacer dans mille liens, à te verser dans les veines cette passion qui t'a fait mon esclave, a éteint ta volonté et endormi ton honneur. Puis enfin le jour de mon triomphe est arrivé. Aujourd'hui, le beau nom des Biéleuze ne sert plus qu'à désigner un voleur! Quand elle lança ces derniers mots, Suzanne était d'une splendide beauté, mais d'une beauté qui épouvante: la beauté fatale, qui porte malheur. J'aurais cru que tout amour avait disparu du coeur de M. de Biéleuze après cette confession. Il n'en était rien; car, se rattachant encore à une dernière espérance, il demanda d'une voix douce: --Suzanne, veux-tu le porter, ce nom de Biéleuze refusé jadis à ta mère? En descendant à ce dernier degré d'avilissement, l'insensé avait compté sans la haine implacable de la courtisane, qui s'écria avec une intonation de mépris: --Le nom des Biéleuze, mais la dernière des mendiantes le refuserait à cette heure! Le vicomte chancela sous cette insulte suprême; mais il ne souffla mot. Il marcha vers la porte pour s'en aller. Seulement, avant d'en franchir le seuil, il se retourna et, d'un long regard désolé, il contempla une dernière fois cette chambre à coucher où il avait, deux années durant, vécu si heureux. J'étais ému au plus profond de mes entrailles. Moi, militaire, auquel il avait fait une insulte si grave, je ne me sentais pour lui que pitié et pardon. Je n'y pus résister. Au moment où il allait sortir, je lui tendis la main en disant: --Monsieur le vicomte, tenez comme sans but la visite que vous fera ce matin mon témoin, le marquis de Coméran. Un sourire de tristesse parut sur ses lèvres, et il prononça à mi-voix, semblant se parler: --C'est vrai, j'avais aussi ce moyen d'en finir! Et tout en serrant ma main dans la sienne, moite d'une sueur glacée, il me dit: --Merci, monsieur, pour votre pardon généreux. Puis, sans un mot, sans un regard pour celle qui l'avait perdu, il quitta la chambre. Suzanne et moi nous restâmes en présence, muets tous deux, écoutant le bruit du pas lent du vicomte qui traversait l'appartement. Il ne s'entendait déjà plus que nous n'avions pas encore retrouvé la parole. Mes yeux étaient tournés vers Suzanne, mais je ne la voyais pas. À mon regard apparaissait toujours ce jeune homme qui venait de me quitter. Tout à coup, une détonation retentit dans la rue, au pied de la maison. Je courus à la fenêtre. M. de Biéleuze venait de se tirer un coup de pistolet sous les croisées de la courtisane. Saisi d'horreur, je me retournai vers Suzanne, qui avait dû comprendre la catastrophe, m'attendant à trouver sur son visage quelque marque de remords et de commisération. Jugez de ma surprise inouïe. Elle venait de retirer son peignoir. Sous sa chemise de linon transparent, elle se montrait à moi dans sa splendide nudité de la plus belle des statues. Elle me sourit et, en m'ouvrant ses bras elle me dit, d'une voix chaude des plus luxurieuses promesses: --Toi, je t'aime. Viens! À la vue de cette fille sans coeur qui, pour ainsi dire, s'offrait à moi sur le cadavre de son amant, je sentis mon coeur déborder d'un insurmontable dégoût. Pour qu'elle comprît bien le sentiment qu'elle m'inspirait, je bondis vers elle, et comme elle tendait son visage à mes baisers, je lui rendis l'insulte que j'avais reçue du vicomte. Je lui crachai à la face. Puis je m'enfuis plein d'horreur pour cette épouvantable créature. Quand j'arrivai dans la rue, des passants ramassaient le vicomte. La blessure était mortelle, mais elle n'avait pas tué le jeune homme sur le coup. Il lui restait encore quelques heures à vivre et il avait gardé sa connaissance. Il me reconnut quand je me penchai sur lui. --Là, chez moi, au numéro 6, dans la rue, me souffla-t-il péniblement. Nous le transportâmes à son domicile, dont la porte nous fut ouverte par un domestique à la mine rusée et de très petite taille. Au moment où nous retendions sur son lit, le blessé aperçut son domestique qui s'empressait à nous aider. --Il va falloir te chercher un autre maître, mon brave Croutot, lui dit-il avec un sourire de mourant. À ce nom de Croutot prononcé par le lieutenant, Meuzelin tressauta de surprise. --Croutot! Croutot! répéta-t-il vivement, et vous dites que cet homme était de petite taille? --Un vrai nabot. --Eh! eh! ricana le policier en se frottant les mains, votre Croutot doit être le mien... Comme ça se trouve! En voyant Vasseur qui attendait une explication, il se hâta de dire: --Continuez, cher ami, continuez. Tout vient à point. Moi aussi j'aurai mon histoire à vous conter. Et il se renversa sur son fauteuil en répétant: --Continuez, continuez. Soudainement, il se redressa, la face étonnée, l'oreille tendue. --Avez-vous entendu? demanda-t-il. --Qui donc? --Je ne sais quel bruit sourd... Comme un ronflement. --Sans doute un de mes soldats, Fichet ou Lambert, qui dort dans le vestibule, avança le lieutenant. --Tiens! c'est vrai! je les avais oubliés, vos deux braves, dit le policier. Et, s'en tenant à cette explication, il reprit sa pose allongée sur le fauteuil en redisant: Continuez. Vasseur poursuivit: --Dès qu'il était sorti de Frascati, le vicomte avait résolu son suicide, et il était rentré directement chez lui. Là, il avait écrit les quelques lettres d'adieu ou d'affaires que je voyais posées sur une petite table de la chambre à coucher. Au moment de se tuer, il avait voulu revoir encore une dernière fois celle qui l'avait conduit au suicide, et il était reparti pour aller guetter, à la porte de Frascati, la sortie de Suzanne. En la voyant rentrer chez elle à mon bras, la jalousie avait poussé le fou à pénétrer chez la courtisane d'où je le rapportais mourant. --Croutot, laisse-nous, commanda-t-il à son domestique. Le valet obéit, mais avec une visible hésitation que j'attribuai à son chagrin de ne pouvoir rester pour prodiguer ses soins au blessé. Pour adoucir la peine que, comme moi, il supposait causer par cet ordre à son valet, M. de Biéleuze lui dit quand il s'éloignait: --J'ai pensé à toi, Croutot. À cette affirmation d'une générosité posthume, le petit homme jeta involontairement un regard sur la table où étaient placés des lettres, puis il se cacha la tête dans ses mains pour pleurer et, après un sourd sanglot, il quitta la chambre. --Oui, j'ai pensé à lui... et à d'autres, que cette femme m'a fait trop longtemps oublier, prononça-t-il d'une voix triste en tournant les yeux vers les lettres. Et de ses lèvres que sa mort prochaine blêmissait déjà, j'entendis sortir ces deux mots: --Pauvre Julie! Puis revenant à moi, il reprit: --Vous êtes bon, monsieur. À cette heure, je me rends compte du sentiment qui, au creps, lorsque j'étais sous le coup du mépris général, vous a fait retirer votre masque. Vous avez voulu me montrer un visage ami. Peu à peu, sa voix s'était affaiblie et lui était devenue difficile, saccadée qu'elle était par les premiers hoquets de l'agonie. Il rassembla ses forces pour continuer: --C'est donc à votre bonté que je m'adresse pour vous prier d'être en quelque sorte mon exécuteur testamentaire, en faisant parvenir en mains propres ces lettres que vous voyez. Il s'arrêta. Le sang l'étouffait; il attendit un peu pour reprendre son souffle, puis, bien faiblement, il ajouta: --Je vous recommande surtout la lettre que je laisse pour Julie... Il allait prononcer le nom de famille, quand la porte fut ouverte par Croutot qui amenait le médecin qu'à tout hasard on avait été chercher dans le voisinage. Distrait par cette apparition du docteur, je fus tout à l'arrêt qu'il allait prononcer. Croutot, à quelques pas derrière moi, était resté pour l'entendre. --Dans cinq minutes il sera mort, me souffla le médecin. L'agonie était commencée quand, tout à coup, le vicomte ouvrit ses yeux grands qu'il fixa sur moi. Il me sembla qu'il demandait à me faire une recommandation dernière et je me penchai sur sa couche. À peine perceptible, sa voix prononça: --Surtout la lettre à Julie... Je ne devais pas apprendre de lui ce nom de famille, car le vicomte se raidit en une dernière convulsion. --C'est fini annonça le docteur qui repartit aussitôt, reconduit par Croutot. Resté seul, je ramassai les lettres dont je me mis à lire les suscriptions avant de les renfermer dans mon portefeuille, voulant mettre à part celle adressée à cette Julie dont j'allais apprendre le nom de la famille. Il n'en était aucune au nom de Julie!!! Peut-être cette lettre était-elle tombée à terre. Je regardai sous la table et sous les meubles voisins. Rien! Je soulevai des papiers et des livres placés sur la table dans l'espoir qu'ils recouvriraient la lettre adressée à Julie l'inconnue. Toujours rien! Le vicomte m'avait si fort recommandé cette missive que la pensée me vint qu'il avait pu la distraire des autres. Je fouillai sous l'oreiller du mort. Pas de lettre! J'achevais ma recherche quand le bruit de la porte qui s'ouvrait me fit lever les yeux dans cette direction. C'était le domestique Croutot qui venait de reconduire le docteur. Était-ce la préoccupation de cette lettre disparue qui me tenait par trop, mais il me sembla que le premier regard de l'avorton, en entrant, était tombé sur la table, où tout à l'heure étaient les lettres, actuellement dans mon portefeuille. Ce regard, pourtant, n'eut que la durée de l'éclair. Il se dirigea aussitôt sur le cadavre du vicomte. Je vis alors des larmes briller dans les yeux du valet qui gémit d'un ton désolé: --Mon pauvre maître! Éclatant en sanglots, il vint au lit, et, pieusement, prit le soin, que j'avais omis, de fermer les yeux du défunt. Malgré cette affection profonde témoignée par le nabot, le soupçon me vint que c'était lui qui, peut-être, avait fait disparaître la lettre de Julie. La crainte, en me trompant, de froisser le dévouement de celui que M. de Biéleuze m'avait paru estimer comme un fidèle serviteur, me fit prendre un biais pour arriver à mon but. --Il faudrait, pour l'enterrement, prévenir la famille, dis-je au domestique. --La famille? répéta-t-il. Était-ce qu'une indigne liaison faisait négliger sa famille à M. le vicomte? ou était-ce que sa famille le repoussait à cause de cette même liaison? Je l'ignore. Mais le fait est que, depuis bientôt deux ans que je suis entré à son service, je n'ai jamais vu entrer ici quelqu'un se disant de sa famille. --D'où était le vicomte? --Des environs de Beaupréau, en Loire. Toutes ses terres, qu'il a vendues à la file, confinaient au domaine d'un de ses oncles, le marquis de Brivière, parti en émigration. --La succession de cet oncle ne pouvait-elle pas lui revenir un jour? --Non, car le marquis de Brivière avait une fille. Il n'y a pas même longtemps que j'ai entendu dire à mon défunt maître que cette fille, sa cousine, s'était mariée à l'étranger, où elle a épousé un émigré, le comte de Méralec. Et Croutot se résuma en disant: --Bref, je le répète, je n'ai jamais vu venir ici un parent de M. le vicomte. Jamais personne n'est arrivé de Beaupréau pour lui rendre visite. Il se ravisa vivement pour s'écrier: --Ah! si, si, je me trompe. Il s'est présenté quelqu'un... mais ce quelqu'un n'était nullement de sa famille... C'était un pays, tanneur à Beaupréau, qui avait fait le voyage pour venir consulter un médecin célèbre de Paris au sujet d'une bien extraordinaire maladie dont il souffrait... Figurez-vous que ce Pitard, c'est son nom, était affligé d'une faim d'ogre que rien ne pouvait rassasier. Tout le temps qu'il a passé à Paris, il s'est assis à la table de mon maître qui riait comme un fou de le voir dévorer. L'idée me vint de rattacher Julie l'inconnue à l'existence de ce vorace Pitard. --Est-ce qu'il n'était pas venu à Paris avec sa fille? demandai-je. --Une fille? fit Croutot surpris, quelle fille? --N'avait-il pas une fille nommée Julie? --Pas le moins du monde, attendu qu'il était célibataire. Je regardai l'avorton bien en face pour étudier son visage et je lui demandai: --Fille de Pitard ou non, tu n'as jamais vu entrer chez ton maître une femme portant le prénom de Julie? --Jamais! affirma Croutot dont la figure exprima l'ignorance la plus sincère. Il confirma son dire en continuant d'un ton désolé: --Mon pauvre maître, malheureusement pour lui, était trop accaparé par certaine gourgandine pour penser à recevoir une autre femme. En somme, je ne pouvais insister. Ce qui concernait cette Julie était le secret du vicomte, secret qu'il avait malheureusement emporté dans la tombe, et, à en vouloir trop parler, je risquais de donner l'éveil au valet. --Va déclarer le décès à la section, commandai-je au nabot, qui partit sans hésitation. Pendant son absence, je fouillai meubles et armoires, non pour retrouver la lettre disparue, mais avec l'espérance de découvrir dans les papiers du mort quelque note qui me renseignât sur cette mystérieuse Julie. Ils n'étaient pas nombreux, les papiers de l'infortuné Biéleuze. Des actes de procureur attestant la vente successive de toutes les propriétés dont le prix avait été jeté aux caprices de Suzanne; une trentaine de lettres de cette fille; puis quelques papiers de famille. Comme je feuilletais ces derniers, un carré de papier détaché m'apparut au milieu d'une liasse de titres et, en haut de ce papier, je lus, écrit en grosses lettres, le nom de Julie. Mais, hélas! ma trouvaille ne pouvait m'être d'aucune utilité, car elle s'offrait à moi comme une énigme indéchiffrable. Au-dessous du nom, se voyait une série de traits se bifurquant en zigzags, s'entremêlant et, de droite et de gauche, divisés en branchements, au bout desquels se montraient de petits carrés. De ces carrés, il en était un pointé d'une croix. À coup sûr, c'était un plan; mais, pour s'en servir, il fallait d'abord connaître sa raison d'être. À tout hasard, je glissai ce papier dans mon portefeuille. Une heure après, avec Croutot, qui fondait en larmes, je suivis les porteurs qui, le brancard sur l'épaule, emportaient le corps du vicomte au cimetière. Après un court silence, Vasseur reprit: Le soir, la curiosité de revoir l'endroit où avait commencé le drame me ramena à Frascati. La première femme que j'y rencontrai fut Suzanne, qui devait guetter mon arrivée. Elle vint à moi, plus splendidement belle que jamais, et, d'une voix émue: --Je t'aime, me dit-elle, veux-tu de moi? --Non, je te méprise. Elle pâlit à cette réponse et, certaine de sa condamnation, elle partit d'un pas chancelant. Par quel étrange retour du sort, cette femme qui exécrait le vicomte fou d'elle, s'était-elle éprise de moi qui n'éprouvais, à sa vue, qu'un dégoût profond? Trois jours après, je quittai Paris. --Et vous n'avez jamais pu découvrir ce qu'était Julie? demanda Meuzelin. --Jamais! mais j'ai toujours gardé cette espèce de plan qui porte son nom. Et en secouant la tête, Vasseur ajouta: --J'ai toujours eu le doute que Croutot avait volé la lettre pendant que j'étais distrait par le docteur qu'il avait amené près du mourant. Meuzelin eut un sourire en répliquant: --Votre doute peut, sans crainte, se transformer en certitude, car c'était bien le nabot qui avait fait le vol. C'est un rude gredin que ce Croutot! Je vous ai dit que je sais son histoire... Écoutez-moi, je vais vous la conter. Mais au lieu de conter, le policier se leva vite et sans bruit et souffla au lieutenant: --Cette fois, j'en suis certain, c'est bien un ronflement que j'entends... et il ne vient pas du vestibule où sont Lambert et Fichet... Tenez, c'est de là! Ce disant, Meuzelin indiquait une paroi de la chambre. Les deux hommes gardèrent le silence. Alors se fit entendre une sorte de roulement à intermittences de calme, sur la nature duquel il était impossible de se tromper. C'était bel et bien un ronflement. Sur la pointe du pied, Meuzelin avait gagné la paroi de la chambre d'où, selon lui, partait le bruit, et il y avait appliqué l'oreille. Il fit signe à Vasseur de venir bien doucement le rejoindre, et quand il l'eut tout proche, il lui souffla: --À n'en pas douter, c'est là que se trouve la porte par laquelle notre Suzanne nous a brûlé la politesse. --Alors cette porte ouvre sur une cachette sans issue, puisque la fausse comtesse s'y est endormie, avança le lieutenant. --Oh! fit le policier en souriant, en ce cas, elle aurait de rudes poumons, la gaillarde... Non, c'est un homme et là est le point mystérieux de la chose. Comment se fait-il qu'au lieu d'une femme, ce soit un homme qui se trouve, à cette heure, de l'autre côté de la porte? Sans doute Meuzelin pensait-il que le meilleur moyen d'avoir la solution de ce problème était de s'adresser au ronfleur lui-même, car il souffla au lieutenant: --Allez-donc appeler Fichet et Lambert pendant que je vais chercher le secret qui ouvre cette porte. Quand Vasseur pénétra dans le vestibule où se tenaient ses soldats, Fichet, mécontent de cette longue veillée, exprimait nettement à Lambert sa façon de penser sur les nuits blanches. --Qu'une nuit sans sommeil, quand on n'a pas la compagnie du sexe enchanteur, elle peut se comparutionner avec un mât de cocagne quant à sa longueur. Sur un geste de Vasseur qui leur recommandait le silence, les deux soldats suivirent leur chef. Meuzelin s'était éloigné de la cloison pour pouvoir causer avec les arrivants, qu'il attendait à l'autre bout de la chambre. Le ronflement grondait toujours, sourd et continu. À ce bruit, qui se faisait entendre dans une chambre où il ne voyait que Meuzelin parfaitement éveillé, Fichet, qui tombait de sommeil, fut pris d'un soupçon: --Que serait-ce moi qui ronflerait sans en avoir la doutance? se demanda-t-il. Cependant Meuzelin disait à l'oreille du lieutenant: --J'ai découvert le mécanisme. Simple comme bonjour. À appuyer du pied sur une feuille du parquet. Dites à vos hommes de détacher les embrasses des rideaux. Faute de mieux, notre ronfleur nous pardonnera de l'avoir garrotté avec des tresses en soie. À la guerre comme à la guerre. Cela débité en souriant, il retourna à la cloison, tout prêt à faire jouer le ressort sous son pied dès que Fichet et Lambert seraient en mesure d'attacher le ronfleur, à qui on préparait ce réveil désagréable. En un clin d'oeil, les embrasses furent aux mains des gendarmes qui, avec Vasseur, se rapprochèrent du policier. --Attention! sembla commander Meuzelin du regard. Quand, d'un signe de tête chacun eut répondu à cette invite muette, il leva le pied pour le poser sur le ressort. Le Beau-François, juste à cette minute, faisait un bien agréable rêve. Grâce aux quatre cent mille francs arrachés à Cardeuc, il se voyait, par avance, dans la maisonnette rêvée. Pendant qu'on guillotinait ses complices, lui, bien tranquille, n'avait d'autre souci que de rentrer ses foins. Quelle existence heureuse! Bonne table! bon vin! Adoré de sa ménagère qui l'engraissait, le dorlotait, le peignait, l'habillait! Pour un rien, elle lui sautait au cou et lui faisait un collier de ses deux bras en lui murmurant: Je t'aime! En ce moment même de son rêve, le Beau-François sentait sa femme pendue à son cou et elle le serrait si fort tendrement, que cet excès de tendresse, qui menaçait de l'étrangler, réveilla l'heureux époux en sursaut. Ce réveil fut loin de continuer son rêve. Il avait bien le cou serré, mais, au lieu que ce fût par les bras blancs et potelés d'une épouse aimante, c'était par une main sèche et vigoureuse. Et, à la place des mots: «Je t'aime!» il entendit une voix peu caressante qui accentuait sur le ton de la menace: --Tu es mort si tu résistes! Résister! Le pouvait-il quand il avait déjà les mains liées par des cordes qu'on achevait de nouer sur ses poignets? Quand le garrottage fut achevé et parachevé, le policier lâcha le cou du colosse, dont la gorge desserrée laissa passer un juron énergique. Soulevé par les pieds et les bras, il fut tiré de sa cachette obscure et apporté au milieu de la chambre. Le jour était venu, pas encore bien clair, mais suffisant pour qu'on pût se reconnaître. --Eh! c'est ce très cher ami le Beau-François! s'écria Meuzelin goguenard. Le gredin n'était pas de ces imbéciles qui perdent imprudemment leur salive à pousser dans le premier moment de surprise des exclamations compromettantes. C'était un garçon qui savait que si la parole est d'argent le silence est d'or. Mais s'il était résolu à ne pas desserrer les dents, il se rattrapait sur les réflexions intimes. --Où ai-je donc vu cet éléphant? se demanda-t-il en regardant Meuzelin. Le policier lui rafraîchit la mémoire en continuant: --S'est-on toujours bien porté, Beau-François, depuis certain soir où tu as administré un si vigoureux coup de couteau dans mon dos, qui, par bonheur, était cuirassé, lorsque je gagnais ma barque avec des avirons sur l'épaule? --Tiens! c'est le Saucisson-à-Pattes! se dit le colosse en se rappelant celui qu'il ne connaissait que comme aubergiste de la _Biche-Blanche_. Et dédaignant de répondre à pareil idiot, il détourna son regard pour le reporter sur les voisins du gros homme, qui étaient Lambert et Fichet. --Deux aides et rien de plus! pensa-t-il après un court examen des soldats qui se tenaient plus raides que des piquets. Mais il en fut tout autrement lorsque ses yeux virent le quatrième compagnon. Celui-là était de ses connaissances et, même, de ses si pires connaissances qu'à sa seule vue il eut une sueur froide. --Le _cogne_ Vasseur! Je suis perdu! pensa-t-il en frissonnant au souvenir de sa belle bande d'Orgères conduite à la guillotine ou au bagne par le redoutable lieutenant. Ce dernier, du reste, ne mit pas de mitaines pour entamer de nouvelles relations avec lui, car, tout brutalement, il articula: --Dans une heure, le Beau-François, je vais t'expédier, sous bonne escorte à Chartres, où t'attend le bourreau à qui manquait ta tête quand il a exécuté tes complices. Le goût des voyages--et celui-là particulièrement--avait passé au géant. S'il était une ville qu'il ne tenait pas à revoir, c'était Chartres, surtout avec sa grande place ornée de certaine plate-forme qu'on aurait dressée à son intention. Aussitôt la langue lui démangea. Lui qui ne voulait pas d'abord souffler mot, comprit la nécessité urgente de déserrer les dents et, ma foi! il les desserra pour laisser passer cette phrase qui ressemblait fort à un marché proposé: --Si je vous faisais connaître quel est le gueux qu'on cherche et qui se cache sous le sobriquet de Coupe-et-Tranche? Mais il lui fallut s'avouer qu'il ne s'était pas levé assez matin, en entendant Meuzelin s'écrier: --Coupe-et-Tranche, le métayer Cardeuc, autrement dit le Marcassin... C'est bien celui-là que tu nous proposes de nous faire connaître?... Trop tard, mon garçon. Tu nous offres une souris quand elle est déjà dans la souricière. De quoi donc se mêlait ce stupide Saucisson-à-Pattes? Était-ce là chose du ressort d'un aubergiste. Et le Beau-François s'en étonnait quand il entendit le lieutenant reprendre: --Oui, trop tard, Beau-François, comme vient de te le dire le citoyen Meuzelin. Ce nom entra comme un fer rouge dans l'oreille du colosse. S'il ne connaissait pas le personnage, il n'ignorait pas le nom qui, depuis un mois, se répétait avec terreur parmi les Chauffeurs, comme étant porté par un de leurs ennemis les plus redoutables. --Vasseur et Meuzelin, se dit-il avec effroi! je puis d'avance me regarder comme guillotiné. Et sa sueur froide et son frissonnement le reprirent de plus belle. Chez le policier, il était de principe qu'un criminel pris d'épouvante doit se laisser mariner dans sa peur. Il abandonna donc le bandit pour tirer Vasseur à l'écart et lui souffler: --Il nous faut, avant de l'envoyer à Chartres, savoir pourquoi et comment il se trouvait derrière cette porte dérobée. --Peut-être a-t-il aidé à la fuite de Suzanne qui l'aura laissé de planton pour apprendre ce qui suivrait sa fuite? avança le lieutenant. --À creuser. À creuser, répéta le policier. Ce disant, il guettait du coin de l'oeil la face effrayée du prisonnier. --Oh! oh! fit-il, méfions-nous! Le scélérat vient de trouver une idée dont il se réjouit. En effet, non pas une idée, mais un souvenir était venu brusquement au Beau-François et, en place de l'effroi qui la convulsait, il avait amené une sorte de contentement sur la figure du géant, qui se disait: --Je suis sauvé! Puis, tout haut, un peu fanfaron: --Partons-nous pour Chartres? demanda-t-il. Il y avait un tel accent de défi railleur dans le ton du Beau-François, paraissant si pressé d'être conduit à Chartres où, pourtant, il se savait attendu par le bourreau, que Meuzelin, flairant un dessous de cartes, demanda en affectant un air surpris: --As-tu donc si grande hâte d'avoir la tête coupée, gros gourmand? --Dame! fit le François d'un air résolu, puisqu'il faut que j'y passe, mieux vaut le plus tôt possible. L'attente de la guillotine n'est pas tellement agréable qu'on désire la prolonger. --Vrai! appuya Meuzelin, il te tarde d'avoir sauté le pas? --Autant en finir tout de suite, articula le colosse. Le policier ne croyait pas un mot de tout cet empressement du bandit. Bien évidemment, il tendait à un but qu'il fallait lui faire avouer. Meuzelin eut l'air de céder à un bon mouvement, et il s'écria: --Qu'il en soit donc comme tu le désires, mon Beau-François. --Ah! je vais partir pour Chartres à l'instant, fit le colosse dont l'oeil trahit l'inquiétude de voir son voeu si bien et si vite exaucé. --À quoi bon t'envoyer à Chartres? Puisque tu désires en avoir terminé promptement, pourquoi t'imposer la torture d'un lourd voyage? Un jugement bien en règle t'a condamné à mort. Que ce soit à Chartres ou ailleurs que tu passes de vie à trépas, qu'importe à la justice, pourvu qu'elle obtienne satisfaction... En conséquence, pour contenter ta hâte de payer ta dette, nous allons te descendre dans le parc où un peloton de hussards va te fusiller au pied du mur. Et, en lui faisant la risette: --Hein! continua-t-il, tu vois que nous sommes gentils et que nous tenons à te contenter. Dans cinq minutes, ton affaire sera bâclée. S'adressant alors à Fichet et à Lambert: --Allons! fit-il, du zèle, vous autres. Emportez-moi dans le parc ce gros garçon si impatient d'avoir quitté ce bas monde. Les deux soldats ramassèrent le bandit sur le parquet et le remirent sur pied. Mais, dans cette position verticale, la figure du Beau-François avait beaucoup perdu de son expression de fermeté. Est-ce que vraiment on allait lui loger douze balles dans le torse? Il s'était plaint d'avoir à avaler une soupe refroidie et vlan! voilà que, pour lui être agréable, on la lui offrait trop brûlante. C'était donc le véritable moment, ou jamais, de démasquer ses batteries cachées. En conséquence, il poussa un soupir à décorner un boeuf. --Est-ce que tu te regrettes déjà? demanda le policier d'un ton naïf. Le colosse prit un air attendri et débita d'une voix émue: --Ce n'est pas sur mon sort que je m'apitoie à cette heure. --Alors sur le sort de qui donc? Au lieu de répondre, le géant envoya un second soupir et, à mi-voix, mais de façon à être entendu, il murmura: --Pauvre Gervaise! Le gredin s'était rappelé à temps un incident du commencement de la nuit. Lorsqu'il était entré dans la serre en y apportant Gervaise qu'il avait été ramasser sous la fenêtre d'où elle s'était précipitée, n'avait-il pas entendu une voix de femme crier, de cette même fenêtre, à Vasseur: --Cherche-la, ta Gervaise, ta bien-aimée, Vasseur maudit! et si tu la retrouves, c'est que les bandits n'en auront plus voulu pour leurs amours. Donc, si Vasseur aimait Gervaise, la jeune fille était un atout dans le jeu du Beau-François, qui pouvait rétablir sa partie compromise. Voilà pourquoi, se sentant à toute extrémité, il venait de jeter le dit atout sur le tapis. L'effet du nom fut instantané sur Vasseur qui, tout tressaillant d'émotion, s'écria: --Gervaise! Tu as dit Gervaise? --Oui, Gervaise, une pauvre jeune fille que, cette nuit, j'ai ramassée mourante au pied du château. --C'était donc toi! Où l'as-tu transportée? Vit-elle encore? demanda Vasseur haletant d'angoisse. À la vue du trouble du lieutenant, une lueur de satisfaction éclaira l'oeil du Beau-François. --L'animal sait qu'il nous tient et il va nous faire ses conditions. Sacrebleu! il était de bonne prise! Quel malheur d'être forcé de le lâcher, pensa Meuzelin qui avait surpris le regard du colosse. --Réponds! réponds! répéta fébrilement Vasseur en secouant le Beau-François qui, maintenant, jugeait utile de garder le silence. Le brigand n'avait qu'une seule balle à jouer et il tenait à en tirer le meilleur parti possible pour que sa tête lui restât sur les épaules où il la trouvait cent fois mieux placée que dans le panier du bourreau. Laissant Vasseur s'énerver dans son impatience douloureuse, il haussa les épaules en homme résolu et lâcha: --Bast! à défaut de moi un autre prendra soin de la jeune fille. Ensuite, s'adressant à Meuzelin: --Conduisez-moi à votre peloton de hussards, demanda-t-il. Et il fit deux pas pour marcher à la fusillade. --Que ne puis-je te prendre au mot, grand misérable! pensa Meuzelin tout furieux d'avoir à lâcher sa proie pour que le lieutenant retrouvât sa Gervaise. Vasseur s'était jeté au-devant du géant. --Écoute, dit-il. Apprends-moi où se trouve Gervaise et je te rends la liberté. Dire où était la jeune fille qu'il avait perdue dans le souterrain, le Beau-François en était bien empêché; il répondit d'un ton railleur: --Ah! ouiche! la liberté, ça se promet; mais une fois que j'aurai parlé, on m'ajoutera une corde de plus. Ce sera tout ce que j'y aurai gagné. Le lieutenant mit dans sa voix tout son accent persuasif pour répliquer: --Dès que tu auras parlé, tu seras libre, je t'en donne ma parole d'honneur! --Oui, oui, gouailla le Chauffeur, libre de faire vingt pas, après lesquels on me poursuivra pour me remettre la main sur le poil. --Et je m'engage à t'accorder quarante-huit heures pour te laisser prendre le large, ajouta Vasseur, croyant, par cette concession décider son homme. Mais lui hocha la tête et d'un petit ton tout dégoûté: --À quoi bon, la liberté? fit-il. À aller trembler dans un coin de la peur d'être repincé. À reprendre une vie coupable dont je suis las! Le bon larron sur sa croix ne devait pas avoir l'air plus repentant que François en prononçant ces derniers mots. Il paraissait si bien avoir assez de sa vie criminelle, qu'on aurait pu se tromper au ton sincère avec lequel il ajouta: --Oui, j'accepterais la liberté si, en plus de l'engagement de me laisser tranquille, on m'assurait les moyens d'aller me régénérer au loin, bien au loin. Meuzelin crevait de rage dans sa peau en voyant le Beau-François imposer ses conditions au lieutenant. Mais il l'avait dit: le bandit les tenait! Aussi quand Vasseur le consulta d'un coup d'oeil qui le suppliait en faveur de Gervaise, il lui répondit par un regard qui disait: Exécutons-nous, mon pauvre amoureux. Fort de cette approbation de l'ami qui lui sacrifiait son devoir, le lieutenant reprit: --Je t'offre l'impunité et mille écus si tu veux dire où se trouve Gervaise. C'était là le grand _hic_ pour le géant. Bien difficile lui était de dire où se trouvait la jeune fille. Il crut s'en tirer en reprenant: --À ce prix-là, je veux bien consentir à vous ramener la gentille enfant. --Eh! eh! fit vivement Meuzelin, ne confondons pas, mon bel homme. Il ne s'agit pas de nous ramener Gervaise. Nous ne t'en demandons pas tant. Indique-nous seulement l'endroit, et quand nous y aurons retrouvé la jeune fille, alors tu auras écus et liberté. Le chenapan se redressa beau d'indignation en demandant d'une voix sèche: --Vous n'avez donc pas confiance en moi? --Pas pour un sou! articula tout nettement le policier. Douter de lui! il n'avait plus qu'à se draper dans sa dignité blessée et à dire d'un ton froissé: --Qu'on me conduise devant le peloton. Et, bien persuadé que le lieutenant allait encore l'arrêter pour accepter ses conditions, il marcha vers la porte. Mais ce ne fut pas Vasseur qui suspendit sa marche, ce fut l'entrée soudaine d'un grand diable maigre qui se précipita dans la chambre en s'écriant: --Je vous annonce la visite du général Labor. Toute la nuit j'ai su lui tailler de la besogne; mais, depuis le point du jour, il ne tient plus en place et veut, à toute force, venir prendre des nouvelles de madame de Méralec. --Mon brave Fil-à-Beurre, la prétendue comtesse nous a filé des mains. À sa place, nous n'avons à lui présenter que le Beau-François, annonça le policier en lui montrant le prisonnier. --Toi, ton compte ne va pas traîner! dit l'échalas tout gentiment au colosse dont les belles couleurs avaient disparu au nom du général Labor, un brutal qui faisait fusiller les gens par douzaines, pour un peu qu'ils lui fussent suspects. Et le Beau-François savait que son nom le recommandait chaudement au prône. On pouvait juger par sa mine à l'envers que, lui tout à l'heure si chaud à réclamer le peloton à Vasseur, ne se souciait nullement d'adresser la même demande à Labor, un expéditif numéro un, avec lequel il perdrait son latin en lui parlant de Gervaise! La peur qui lui crispait la face prouvait combien le géant estimait le général une mauvaise connaissance à cultiver. De leur côté, Meuzelin et Vasseur sentaient qu'à mettre le bandit en présence du général, ils perdraient tout moyen de retrouver la jeune fille. Ce fut ce qui dicta cette demande du policier: --Tiens-tu beaucoup, mon garçon, à ce que nous introduisions le général Labor en tiers dans notre conférence? --Non, non, fit le colosse d'une voix étranglée par l'effroi. --Alors, nous allons te reporter dans ta cachette et, après le départ du général, nous reprendrons notre conversation. Avec de nouvelles embrasses de rideaux, on augmenta les liens du prisonnier, et bien et dûment ficelé à ne pouvoir faire aucun mouvement, il fut reporté derrière l'issue secrète. La porte dérobée venait de se refermer quand le général Labor apparut dans la chambre. VII Il n'était pas très ferré sur les convenances à l'égard du beau sexe, ce brave général qui se présentait chez une dame au point du jour. Il est vrai qu'il avait pour excuse son inquiétude sur la santé de la comtesse, qu'il avait vue, la veille, perdre connaissance sous le coup de l'émotion, joyeuse ou désagréable, de se trouver tout à coup en présence de son mari revenu. Dès l'entrée de Labor, le policier avait repris son rôle de mari, en affectant un petit air triste. --Eh bien, monsieur de Méralec, comment va, ce matin, madame la comtesse? demanda Labor. --Mal! général, mal! soupira le policier d'un ton dolent; la nuit a été agitée et sans sommeil... Enfin, depuis une heure, elle est endormie. Et il débita tout apitoyé: --La secousse d'hier a été violente. La joie de me revoir lui a porté un coup trop fort. J'aurais dû annoncer mon retour, c'est évident, mais pouvais-je savoir être autant adoré de ma femme?... car elle m'adore. Vous avez pu le constater vous-même quand j'ai fait mon apparition. Le général, qui tenait que nul homme au monde n'était plus irrésistible que lui, fut scandalisé par la fatuité de ce gros homme, cette sorte de monstre, qui prenait des airs penchés en se disant adoré par sa femme. --Toi, je t'en ferai porter! se promit-il en comparant dans une glace sa carrure d'athlète avec la tournure grotesque de celui qu'il croyait être le comte de Méralec. Cependant Meuzelin avait continué: --La comtesse sera sincèrement flattée quand, à son réveil, je lui apprendrai l'intérêt que vous avez témoigné pour sa santé. Puis, comme il avait hâte de voir Labor lui tourner les talons afin de reprendre l'entretien avec le Beau-François, Meuzelin se leva pour reconduire le visiteur. Mais le général ne comprit pas cette façon de mettre fin à sa visite. Loin de penser à sortir, il demeura sur place, en disant: --En plus du plaisir de voir madame de Méralec rétablie, un autre motif me faisait désirer d'être reçu par elle. --Puis-je être votre interprète près de ma femme? Est-ce chose si importante qu'il me faille l'éveiller? demanda Meuzelin se sentant inquiet. Tout désireux de tirer les vers du nez de Labor, il fit d'un clin d'oeil signe à Vasseur et à Fil-à-Beurre de le laisser seul en allant rejoindre dans le vestibule Fichet et Lambert, déjà retournés à leur poste. --De quoi s'agit-il? reprit le policier après la sortie de ses deux compagnons. --Oh! ce n'est pas pressé. J'attendrai que votre charmante femme puisse me répondre, dit le général. --Répondre! Est-ce donc un interrogatoire que vous avez à lui faire subir? avança le policier en affectant de sourire. --Du tout, du tout, fit le général. Je vous l'ai dit, j'attendrai. Il s'agit d'un simple renseignement à obtenir de madame de Méralec. --Et que je ne puis vous donner? --Nullement... attendu que vous, nouveau venu, ne connaissez pas l'individu. --Bah! qui sait? lâcha Meuzelin, que la curiosité démangeait. Et revenant à l'assaut: --Peut-être quand la comtesse se réveillera, ne sera-t-elle pas en état de vous recevoir. Ne puis-je être votre intermédiaire? J'irais vous porter sa réponse sur l'individu en question. Veuillez me dire son nom. --C'est un nommé Croutot, dit le général. Le policier maîtrisa un mouvement de surprise à ce nom, et d'une voix qu'il s'efforçait de rendre indifférente, il demanda: --Et vous lui voulez, à ce Croutot? Labor prit son air fin. --Ceci est mon affaire, répondit-il avec un sourire qui raillait la curiosité du questionneur. Si ce dernier n'en témoigna aucun mécontentement c'est qu'il fut subitement pris d'une violente quinte de toux dont il assourdit le général, tout en disant: --Ah çà! le Beau-François veut-il vraiment se faire fusiller? Qu'a-t-il donc à se remuer ainsi dans son trou; il est perdu si Labor l'entend. Quand Meuzelin cessa de tousser, nul bruit ne se faisait plus entendre dans la cachette, et l'oreille du général lui avait faute en cette occasion. Meuzelin avait compté que le général, devant l'impossibilité de voir la comtesse, qu'on lui disait endormie, allait se retirer, quitte à renouveler sa visite quelques heures plus tard. Il n'en fut rien. Labor s'installa dans un fauteuil en homme qui se campe pour un bout de temps. --Pourvu que le Beau-François, dans son trou, ne recommence pas son bruit de tout à l'heure, pensa le policier en voyant le général prendre racine dans le boudoir. La supposition lui vint que Labor avait l'intention d'attendre, sans bouger de son siège, le réveil de la comtesse. En conséquence, il reprit à titre d'avis: --Vous ai-je dit, général, que ma femme vient seulement de s'endormir. Vouloir vous demander de patienter ici jusqu'à la fin de son sommeil, n'est-ce pas disposer d'un temps qui vous est précieux? Mais cette façon polie d'inviter le monde à montrer ses talons demeura stérile avec le soldat qui répondit: --À défaut de la comtesse, je suis enchanté de vous avoir trouvé, monsieur de Méralec, car j'ai aussi affaire à vous. Et, sans laisser le policier parler, il continua: --Le gouvernement, en vous permettant, à vous émigré, de rentrer en France, a cru devoir prendre à votre égard certaines mesures de surveillance. Vous soupçonne-t-on d'être revenu pour comploter quelque coup royaliste contre la République? Cela ne me regarde pas. Mais j'ai reçu l'ordre de vous garder prisonnier dans le château en ne vous réservant que quatre personnes pour votre service. Et Labor, cela dit, glissa la main sous son uniforme en ajoutant: --Je vais vous donner lecture de cet ordre. Or, Meuzelin connaissait l'ordre à fond puisque c'était lui qui l'avait obtenu du ministre de la police afin de pouvoir garder sous sa main la fausse comtesse de Méralec et, au moyen de la garnison de hussards, d'empêcher Coupe-et-Tranche et sa bande de délivrer leur complice. Mais Suzanne lui avait échappé et, maintenant, il se trouvait pris dans le piège qu'il avait dressé à une autre. Pour pouvoir endosser le personnage du comte de Méralec, il avait cru utile de faire jouer sa propre personnalité à Fil-à-Beurre qui, actuellement, était pour Labor le vrai et seul Meuzelin. --Comment sortir du pétrin où je me suis fourré? se demandait-il pendant que le général dépliait le papier dont il voulait donner lecture. Son ordre tout ouvert à la main, Labor, avant de le lire, reprit en guise de préambule: --Hier, l'ordre de vous tenir prisonnier m'a été remis par l'agent Meuzelin... un grand sec que vous avez pu voir... mais c'était un ordre d'urgence dont il m'était annoncé confirmation par le courrier qui devait m'être directement adressé. Meuzelin savait de source que, mot pour mot, le second ordre était la répétition du premier, attendu qu'il avait été au ministère copié sous ses yeux. Aussi, bien certain d'une réponse affirmative, il demanda: --Et ce second ordre vous a confirmé le premier? À sa grande surprise, le général secoua la tête en répondant: --Pas tout à fait. --Vraiment! fit le policier qui maîtrisa son étonnement. --Non pas, reprit le général, que le changement porte sur ce qui vous regarde, car il répète la recommandation de vous tenir prisonnier... à une modification près. --Ah! il y a une modification! fit Meuzelin dont la surprise croissait. --Oui, appuya Labor. Le premier ordre m'enjoignait de vous laisser libre d'aller dans le château, tandis que le second m'ordonne de vous tenir sous clef. --Dans un cachot? s'écria Meuzelin en tressautant. --Ni plus ni moins, affirma Labor. Le policier n'en revenait pas. Comment se pouvait-il que le nouvel ordre contînt cette recommandation? --Est-ce que, par hasard, mon imbécile a reçu un faux ordre? se demanda-t-il. Labor avait continué d'un ton aimable: --Mais, comme on dit, il est avec le ciel des accommodements. On se doit des égards entre galants hommes... Le ministre, j'en suis certain, ne m'en voudra pas d'avoir quelque peu enfreint ses recommandations. Sur ce, il fit une pause et reprit d'un ton grave: --Le cachot est inutile, du moment, monsieur le comte de Méralec, que vous m'aurez donné votre parole de gentilhomme de ne pas sortir de l'enceinte du château de la Brivière. Meuzelin n'était pas plus gentilhomme que ses bottes. Mais il lui fallait, avant tout, éviter d'être mis sous clef. Il se redressa aussi majestueux que possible, avança la main et articula ce serment qui, en somme, ne l'engageait guère: --Aussi vrai que je suis comte de Méralec, je vous en donne ma parole. Sa prison ainsi esquivée, Meuzelin n'en restait pas moins sous le coup de la surprise qui le tenait à propos du changement introduit. Il y avait là-dessous un coup de Jarnac dont il voulait avoir le mot et qu'il ne pouvait obtenir qu'en lisant l'ordre. Il croyait voir encore l'employé du ministère écrivant sous ses yeux et sa mémoire avait gardé le souvenir de la grosse écriture du bureaucrate. Ce fut pour parvenir à ce que le général lui montrât la lettre qu'il reprit en souriant: --Savez-vous, général, que dans votre confiance, j'aurais été fort marri de ce cachot que me réservait ce que vous avez appelé une modification de vos premières instructions. Vous aviez grandement raison, quand vous m'annonciez que le second ordre ne confirmait «pas tout à fait» le premier... Tudieu! il s'en faut de beaucoup. Labor hocha la tête à nouveau, et répliqua: --Mais, très cher comte, mon «pas tout à fait» ne s'appliquait nullement à ce qui vous concerne. Il avait rapport à une autre personne... --Une autre personne, répéta Meuzelin à tout hasard. --Oui, fit Labor en traînant ses mots, un individu sur lequel le ministre me paraissait s'abuser étrangement et que, dans mon premier rapport, j'aurais déshabillé de la belle manière si ce second ordre ne m'avait prouvé que le ministre est enfin revenu de son engouement. Et le général haussa les épaules, en lâchant: --C'est étonnant, comme il se crée de fausses réputations! Une fois de plus, j'en ai eu la preuve à propos de Meuzelin. --L'agent de police? fit Meuzelin sincèrement ahuri en entendant son nom. --Lui-même, appuya Labor. --On vante pourtant très fort son habileté, son audace, ses ruses... Le général eut un sourire dédaigneux: --On vante, ricana-t-il; mais reste à savoir si on a raison de vanter. Moi, qui suis observateur, cinq minutes m'ont suffi pour percer à jour cette fausse célébrité. --Alors, selon vous, il est... --Un parfait imbécile. --En vérité? --Aussi incapable qu'il est maigre! --Diable! ce n'est pas peu dire! --Un sot, un baudet, un dindon, un balourd, une vraie mâchoire!... Croyez-en ce que je vous dis. --Mais je vous crois, général. Vous êtes si fin, si sagace, si finaud, répliqua Meuzelin, répondant par un compliment à chaque épithète injurieuse que lui appliquait le général sans s'en douter. Après avoir avalé doux comme miel tous ces éloges, Labor, avec une moue de suffisance, continua: --Aussi me proposais-je d'ouvrir les yeux du ministre sur ce type de nullité quand, de lui-même, il a fini par voir clair. N'était qu'il y avait, là-dessous, motif pour lui d'une inquiétude sourde, Meuzelin se serait fort amusé de l'épaisse bêtise du soudard posant au dénicheur de merles. --Et vous dites que le ministre a fini par voir clair sur le compte de son Meuzelin? reprit-il. --Et, aussi, par lui rendre la seule justice qui lui était due, débita Labor railleusement. --Quelle justice lui a-t-il donc rendue? --Il l'a bel et bien destitué. --Pas possible! s'écria le policier stupéfait. --Si possible, qu'il a aussitôt paré au danger qui devait résulter pour moi du conseil qu'il m'avait primitivement donné de m'en rapporter aux avis de cet inepte garçon. --En quoi faisant a-t-il paré à ce danger? --En lui nommant un successeur. --Pas possible! répéta Meuzelin. Mais, en pensant que c'était une sorte de démenti qu'il donnait aux affirmations du général, il reprit vivement: --Mon «pas possible» ne comprend nullement à ce que vous me faites l'honneur de me dire. Il est l'expression de ma surprise en apprenant que ce Meuzelin a abusé tant de gens... moi tout le premier... sur sa prétendue capacité. Puis en sonnant, il continua: --Mon «pas possible» regarde, surtout, le ministre. N'en est-il pas des hauts fonctionnaires comme des maris trompés qui, toujours, sont les derniers à savoir la vérité. Aussi m'étonne-je que le ministère ait destitué celui qu'il prenait pour un phénix et que vous appelez si justement une vraie machine... Cette destitution me surpasse. Labor tendit l'ordre en disant: --Voyez plutôt, mon cher comte. Un seul coup d'oeil suffit à Meuzelin pour constater que l'ordre n'était pas de l'écriture qui avait été tracée sous ses yeux par l'employé du ministère. --Mon idiot s'est encore fait enfoncer. L'ordre est archifaux, se dit-il sans que son visage trahît sa pensée. Tout en lui mettant, d'une main, l'ordre sous les yeux, le général, de l'autre, promena un doigt au bas du papier en disant: --Non seulement, vous le voyez, le Meuzelin est dégommé, mais le ministre me désigne, pour remplacer l'incapable, la personne à qui je puis, pour tous les renseignements, me confier en toute assurance... Tenez, ici. L'oeil de Meuzelin se porta curieusement au bout du doigt du général pour y trouver le nom de son successeur. --Croutot! lut-il sans broncher. Et pendant que Labor remettait l'ordre dans sa poche, le policier se demanda: --Quelle satanée manigance ont-ils encore inventée pour berner cet oison à plumet? Après la fausse comtesse de Méralec, voici le Croutot qui arrive. Décidément, Coupe-et-Tranche est un gars d'imagination... Attendons qu'il montre ses nouvelles cartes. Avec tout autre, qui n'aurait pas eu la vanité stupidement épaisse du général, Meuzelin aurait carrément tout avoué, c'est-à-dire que s'il avait confié son personnage à jouer à un autre, c'était pour pouvoir, sous le faux nom de Méralec, arriver à déjouer les plans de Suzanne, cette espionne placée par Cardeuc près de Labor, pour lui arracher tous les secrets de ses manoeuvres militaires. Mais aller confesser cela au soudard tant infatué de son mérite et de ses capacités qu'il se posait en homme hors ligne, c'était jouer un jeu vraiment trop dangereux. Venir apprendre à ce dindon faisant la roue qu'il avait été la dupe d'une courtisane et que c'était par sa propre faute que les quatre cent mille francs de l'État avaient été volés, il ne pouvait qu'en cuire à qui aurait révélé à Labor cette vérité. Il ne fait pas bon plaisanter avec les sots vaniteux, et le général en était un de première volée. À connaître qu'il avait été un jouet ridicule, son énorme amour-propre froissé menacerait de le transformer en une brute féroce qui rendrait les autres responsables de sa propre bêtise. Or, au fond de cette province, le général commandait en maître et Paris, où Meuzelin comptait ses protecteurs, était bien loin. Voilà pourquoi Meuzelin, au lieu d'avouer, garda le silence. Mais, à ne pas parler, c'était laisser Labor se risquer en de nouvelles fautes qui coûteraient la vie à bon nombre de pauvres soldats qu'il allait faire tomber dans quelque nouveau piège que lui tendait Coupe-et-Tranche. Devant l'impossibilité de prévenir franchement Labor, le policier tenta de prendre un biais pour lui crier gare. À n'en pas douter, le courrier qui apportait le second ordre avait été pris et tué par les bandits qui, changeant la teneur de l'ordre, l'avaient fait remettre au général par un des leurs, jouant le rôle du courrier. En conséquence, Meuzelin se mit à secouer la tête d'une façon pleine de défiance. --Hum! hum! fit-il. --Qu'avez-vous, mon cher comte? demanda le général, qui achevait de remettre l'ordre en sa poche. --À votre place, général, je me méfierais. --À propos de quoi? fit le soldat en ouvrant des yeux étonnés. --Les campagnes sont si peu sûres qu'il doit être bien rare qu'un courrier parvienne à destination. --Celui de ce matin est pourtant arrivé. --Oui, mais êtes-vous bien certain que ce soit le véritable courrier du ministère? L'avez-vous retenu cet homme, pour qu'il emporte à Paris votre premier rapport? --Non, car il avait un autre message du ministre à porter à Nantes. Mais, à son retour, il repassera ici pour prendre ce rapport? --Hum! hum! répéta Meuzelin en branlant la tête de plus belle. Et après un petit temps, il lâcha avec une hésitation jouée: --Si c'était un faux courrier? Le général eut un sourire de pitié indulgente pour celui qui osait avancer que lui, Labor, était un homme à se laisser abuser par un faux courrier. --Faux courrier, selon vous, supposerait faux message? avança-t-il d'un ton moqueur. --Vous en tirez vous-même la conséquence. Le général regarda le policier avec la satisfaction maligne d'un homme qui va mettre son contradicteur au pied du mur: --Alors, lâcha-t-il, pour être toujours logique dans vos conséquences, Meuzelin serait donc un faux Meuzelin? Une seconde, le policier eut le soupçon que Labor s'était aperçu de la substitution. Mais la face du général lui prouva qu'il chassait un autre lièvre. Sur cette certitude, il répondit: --Pourquoi me dites-vous cela? --Parce que, hier, Meuzelin, m'a remis un ordre que me confirme le second message. Or, si le porteur de ce matin est un faux courrier qui m'a remis un faux message, il s'ensuit, comme il confirme l'ordre d'hier que c'était un faux ordre présenté par un faux Meuzelin. Et, satisfait au possible de sa déduction, le soldat éclata de son gros rire, en s'écriant: --Il n'y a pas à sortir de là! Meuzelin eut l'air de se rendre. --Oh! alors, fit-il, si les deux ordres se confirment de point en point. --Non, non, permettez! Je n'ai pas dit de point en point... puisqu'il y a la modification qui vous regarde, c'est-à-dire la prison remplaçant la liberté relative dans le château, et qu'à la fin il est question de la mise à pied de Meuzelin... Mais j'ai voulu dire que le second message complète si bien, en le répétant à peu près, celui d'hier, que tout homme de bon sens qui accepte le premier doit accepter le second... Et je ne crois nullement me flatter en disant que je suis un homme de bon sens; j'ajouterai même du plus rare bon sens. Après cet éloge qu'il s'octroyait, Labor, en se rengorgeant, quitta son siège. --Oui, continua-t-il, je tiens le second ordre pour si authentique que, devant vous, je vais me donner le plaisir d'annoncer au Meuzelin sa destitution. --Le pauvre garçon! fit le policier en ayant l'air de s'apitoyer. --Ta! ta! gouailla le général, ne plaignez donc pas ce maroufle incapable. Le policier se reprit à hocher la tête en disant: --Moi, si j'étais à votre place, général... --Que feriez-vous? --C'est que je ne prétends pas vous donner un conseil, croyez-le. --Dites toujours. --Si nul que soit le Meuzelin, il ne doit pas être sans certains renseignements dont un homme adroit et fin comme vous l'êtes, saurait profiter. Si vous lui annoncez qu'il n'a plus que faire ici, tout naturellement il va partir... À votre place, je tiendrais à le garder sous la main. --C'est une idée! approuva Labor. --Alors, poursuivit Meuzelin, ménagez-le. Au lieu de le casser net aux gages, changez-le de service. Inventez-lui un emploi qui l'empêche de s'éloigner. Le général pointa le bout de son nez en l'air en homme qui cherche. --Un emploi... Oui, mais quel emploi? --Dame! trouvez-le. Mais Labor était loin d'être un trouveur. Pour cacher son peu d'ingéniosité, il articula d'un ton méprisant: --De quel emploi, si minime qu'il soit, ce bélître-là peut-il bien être capable? --Un rien, une inutilité, mais qui soit un prétexte pour qu'il ne détale pas à Paris. Labor aurait cherché bien longtemps, si, tout à coup, Meuzelin ne s'était écrié: --Tiens, j'y pense! Le général le regarda de ses gros yeux qui l'interrogeaient sur son exclamation. --Au lieu de m'enfermer dans un cachot, comme il vous a été enjoint, vous avez bien voulu vous contenter de ma parole de ne pas quitter le château. --Oui. Eh bien? --Eh bien, feignez de n'avoir pas confiance en ma parole et chargez Meuzelin de me surveiller adroitement. --Mais ce n'est pas flatteur pour vous, mon cher monsieur de Méralec. --Puisque c'est pour vous être agréable. --Vous allez avoir toujours ce croquant sur vos talons, songez-y bien? --Qu'importe! Pendant qu'il m'épiera, il ne pensera pas à son remplaçant Croutot que le ministre Fouché vous recommande d'employer. --Oh! me recommande! lâcha dédaigneusement Labor, reste à savoir si je tiendrai compte de la recommandation. De moi-même et sans aide, je prétends débarrasser le pays des bandes qui le ravagent. Avant quinze jours, ce sera fini. Le général, en suite de cette promesse, articula avec une superbe dédaigneuse: --Je tiens à prouver au ministre et à ses séides, que j'ai su me passer des deux phénomènes sans lesquels on affirmait que je ne saurais venir à bout du brigandage. --Deux phénomènes? lesquels? --D'abord l'idiot Meuzelin. --Bon!... et l'autre? --L'autre, c'est l'introuvable Vasseur, un lieutenant de gendarmerie... Quelque nullité sans doute dans le genre du Meuzelin. Et le général, avant de se retirer, tendit la main au policier en continuant gaiement: --Puisque, malgré votre parole, mon cher monsieur de Méralec, vous m'autorisez à vous mettre Meuzelin aux trousses, je vais en donner la consigne à ce drôle. --Vous le trouverez, je crois, dans le vestibule, guettant votre sortie, dit le policier accompagnant jusqu'à la porte le général qui partait en disant: --En attendant que je puisse lui présenter mes respects, veuillez me rappeler au souvenir de madame la comtesse. Cinq minutes après le départ du général, Fil-à-Beurre, suivi de Vasseur, faisait sa rentrée dans le boudoir. --Savez-vous, Meuzelin, ce que le plumet vient de me recommander? demanda-t-il avec un fou rire qui secouait sa maigre carcasse. --Oui, c'est sur mon conseil, dit le policier qui, devenant sérieux, continua en regardant ses deux amis: Ça se corse pour nous! Nous n'avons jamais été si près d'être sciés entre deux planches... Écoutez ce qui nous arrive. Pour l'amoureux lieutenant, le plus pressé était de retrouver Gervaise. Il montra la porte secrète en disant: --Occupons-nous d'abord du Beau-François. --C'est vrai, fit Meuzelin, j'avais oublié le gredin qui nous attend, tout ficelé, dans la cachette. Et tous trois marchèrent vers l'issue dérobée. VIII À cette heure même de la nuit où Vasseur était en train de raconter à Meuzelin l'histoire tragique des amours de Suzanne et du malheureux vicomte de Biéleuze, on doit se souvenir que, détaché de son arbre par Suzanne sortant du souterrain, le Marcassin, après avoir étranglé les trois compagnons du Beau-François qui dormaient au lieu de le surveiller, avait regagné sa métairie avec la fausse comtesse de Méralec. Sombre et tout rêveur, le chef des Chauffeurs avait écouté Suzanne lui racontant par le menu la scène qui s'était passée entre elle et Meuzelin, mais, comme précédemment, elle n'avait soufflé mot de Gervaise. --Prends garde, Coupe-et-Tranche, disait-elle, Meuzelin est un ennemi redoutable qui sait tout. Il a découvert l'assassinat de la comtesse dont j'avais pris la place. Il sait que c'est toi qui te caches sous le sobriquet de Coupe-et-Tranche... Prends garde, te dis-je!... À présent que je ne vais plus être là pour enjôler le général, cette lourde baderne va bien vite ne plus entendre que par le policier, qui se dépouillera de son personnage de comte de Méralec pour reprendre son nom de Meuzelin qu'il avait prêté à un autre. --Il faut faire disparaître le mouchard, gronda Cardeuc en serrant ses énormes poings. --Oui, mais comment? dit Suzanne. À ce moment, le silence de la nuit fut troublé par le bruit, très lointain, d'un cri de chat-huant qui fit tendre l'oreille à Cardeuc. --Il y a du nouveau en plaine, annonça-t-il en se levant pour gagner la porte. Deux fois le cri se renouvela, mais toujours plus fort, car il était répété par des vedettes espacées entre la métairie et la Loire. Un bandit apparut au seuil de la chambre qui attendit qu'on l'interrogeât. --Qu'est-ce donc, Sans-Pouce? demanda le chef. --Depuis sa sortie d'Ingrande, les nôtres signalent l'approche d'un homme. --Un soldat? --Non, une sorte de paysan. --Piéton ou cavalier? --Il est à cheval... et c'est sa bête qui a donné l'éveil, car c'est un animal de prix. Il doit venir de loin, vu qu'il est épuisé... ce qui a permis à Fend-l'Air de devancer le cavalier et sa monture. Il est là, dans la cour. Voulez-vous le voir? --Appelle-le. Un coup de sifflet de Sans-Pouce fit venir un tout jeune gars d'une quinzaine d'années, à la figure hardie et rusée. --Tu as bien vu ce cavalier? demanda Coupe-et-Tranche. --J'étais à la porte d'Ingrande quand il en est sorti, accompagné d'un officier, qui est rentré en ville après lui avoir indiqué sa route... Alors j'ai pris l'avance sur l'homme que j'ai laissé appelant le passeur du bac. Moi, j'ai traversé la Loire dans la barque du Grand-Boiteux. --Quel est ce cavalier? demanda Cardeuc. --J'ai comme une idée qu'il a affaire au général Labor qu'il comptait trouver à Ingrande. Alors on l'a mis sur la route du château de Brivière, où il va le rejoindre. Ce doit être un courrier, car son cheval n'en peut plus, dit Fend-l'Air. Cardeuc se tourna vers Sans-Pouce. --Prends quatre hommes et allez me cueillir ce cavalier à sa descente du bac. Vous l'amènerez ici, commanda-t-il. Sans-Pouce partit avec Fend-l'Air. --Vas-tu le faire tuer? demanda Suzanne au métayer quand ils furent seuls. --Ça dépendra de lui, dit en souriant le chef. Cinq minutes après, la porte se rouvrait pour donner passage à un homme, les bras liés, qu'amenaient les bandits. Le prisonnier, dans la lutte, avait perdu son chapeau, ce qui permettait de mieux juger de sa figure, un peu pâle mais empreinte d'une remarquable énergie. --Où allais-tu? demanda Cardeuc après avoir dévisagé en silence l'arrivant. --Si ça doit dépendre de lui, cet homme-là est mort, pensa Suzanne après avoir vu la froide résolution du prisonnier. --Où allais-tu? répéta Cardeuc. --Droit devant moi, dit l'homme. --Pour t'arrêter où? --Où il m'aurait plu de ne pas continuer ma route. --Oh! oh! ricana cruellement le métayer, il paraît, garçon, que tu aimes à rire. Tu es bien tombé avec nous qui inventons des amusements à faire rire aux larmes. Puis, brusquement: --Tu es courrier et tu allais rejoindre le général Labor. --Labor? connais pas, fit le captif. --Tu lui portes un message, insista Cardeuc. --Je ne sais ce que tu veux dire. --Fouillez-le, ordonna le chef à ses compagnons. Toutes les poches furent visitées sans qu'on découvrît la plus petite lettre. Alors le prisonnier fut entièrement dépouillé de ses vêtements qu'on déchira en pièces pour chercher si une doublure ne recelait pas quelque écrit. Aucun papier ne fut trouvé. Coupe-et-Tranche eut une idée. --Qu'on visite la selle du cheval, dit-il. --C'est ce que le Notaire est en train de faire, annonça Sans-Pouce. Il finissait quand entra un vieillard grassouillet, à la mine souriante et rose. C'était lui qui répondait à l'étrange sobriquet du Notaire. En somme, ce surnom lui convenait mieux qu'à personne, car cet homme était un ancien notaire, évadé du bagne de Toulon où l'avait envoyé, pour vingt années, le crime d'avoir altéré des actes déposés entre ses mains. --Je n'ai pas laissé une poignée de crin sans la visiter. Il n'y a pas le plus petit papier dans la selle, annonça le notaire. Un mince sourire apparut sur les lèvres du prisonnier à cette déconvenue des bandits. --À défaut d'un écrit, tu étais chargé d'un message de vive voix, dit le Marcassin. --Décidément, tu y tiens, gros entêté! gouailla l'homme en éclatant de rire au nez de Cardeuc. --Veux-tu avouer? demanda le métayer dont une rage sourde envahissait déjà le cerveau. --Avouer quoi? --Me dire le message de vive voix dont tu es chargé pour le général Labor. Le prisonnier haussa les épaules. --Ah! tu m'embêtes, avec ton idée fixe! --Songe qu'il est des moyens de te délier la langue! gronda Coupe-et-Tranche, dont l'oeil brillait de férocité! --Heu! heu! J'en doute! fit l'homme en se redressant, brave et fier devant la menace. Le Marcassin se tourna vers ses bandits. --Qu'on le flambe! ordonna-t-il. Pendant qu'un d'eux courait au fournil pour y chercher une brassée de sarments, les autres couchèrent le prisonnier sur le sol, ses pieds nus tournés vers l'âtre de la cheminée. Les sarments apportés, on alluma le feu. --Quel est ton message? demanda le Marcassin au moment où la flamme claire commençait à lécher la plante des pieds du malheureux. À la première morsure du feu, tout le corps du courrier avait été secoué par un frissonnement de souffrance. Mais son énergie eut raison de l'épouvantable torture, et Cardeuc, au lieu de la réponse attendue, l'entendit qui chantait: Veux-tu, me dit un jour Lubin, Connaître le plus court chemin, Pour aller à l'église? --Ah çà! vous endormez-vous, les gars? C'est un feu de pauvre que vous lui offrez. Encore du bois! cria le Marcassin pris de rage devant l'impassibilité du torturé. On entendait grésiller la chair qui se fendait sous l'atteinte du feu. Mais le courrier continua: Il me mène au bois j'ignore où, Mais, par malheur, j'y trouve un loup Par qui je fus, hou! hou! Par qui je fus surprise. Coupe-et-Tranche écumait de colère. Ses mains se tendaient crispées vers le courrier pour l'étrangler. Mais il les retirait vivement, car il lui fallait faire parler sa victime. --La fourchette! commanda-t-il d'une voix brisée par la fureur. Les Chauffeurs avaient inventé cette nouvelle torture, ajoutée à l'autre, de larder avec les dents d'une fourchette la plante des pieds du patient. --Oh! oh! je n'en connais pas encore auquel ce jeu-là n'ait arraché les paroles du ventre, dit en souriant le doux Notaire qui surveillait le supplice en amateur. D'une voix qui s'affaiblissait, le courrier, l'oeil toujours plein d'énergie, continua: Ma mère, qui nous aperçut. Vint nous surprendre, il me fallut Confesser ma méprise. «Ce chemin-là, je le connais, Jadis, je l'appris de Gervais,» Me dit-elle, et hou! hou! Je fus aussi surprise. --De l'huile! grinça Coupe-et-Tranche affolé par une indicible exaspération. On versa de l'huile sur les chairs corrodées et se détachant déjà des os. Le courrier mourait lentement, tué par la souffrance, mais, de sa voix qui s'éteignait, il murmura encore: Ma grand'mère nous entendit, Voulut tout savoir et l'apprit. La vieille, avec franchise, Dit: «Ce sentier est bien charmant, Trente fois j'y suivis Clément.» Comme vous deux, hou! hou! J'en fus pour ma surprise. En voyant qu'il n'obtiendrait rien de sa victime, la fureur transporta le Marcassin. Il y avait dans un angle de la cheminée une hachette. Il la saisit et en fendit le crâne du courrier. Le geste avait été plus prompt que la pensée, obscurcie par la colère, chez le Marcassin. Qui sait si cette délivrance par la mort n'était pas venue au moment où le courrier, vaincu par la torture, allait parler? --Il faut toujours se méfier de son premier mouvement, débita le Notaire en branlant sa vieille tête dont les cheveux blancs lui donnaient l'air d'un vénérable patriarche. --Jetez cette charogne à la Loire, commanda Cardeuc aux siens en montrant le cadavre. Il revint à Suzanne qui, sans la moindre émotion, avait assisté à cette scène épouvantable. Emportant le corps, les Chauffeurs allaient sortir de la chambre quand la porte fut ouverte par quelqu'un qui arrivait du dehors. C'était le gamin Fend-l'Air. Il se rangea pour laisser passer le cadavre et, en montrant le mort, il demanda à Sans-Pouce, le premier des porteurs: --Eh bien? --Pas bavard du tout, le particulier. Les paroles lui sont restées dans le ventre, dit Sans-Pouce. --De celui-là, on peut vraiment dire que c'était un dur à cuire! ajouta facétieusement le Notaire, qui ne dédaignait pas le petit mot pour rire. Et il referma la porte derrière le groupe qui s'éloignait et alla s'asseoir dans un coin de la salle. Cependant le gamin Fend-l'Air s'était approché de Coupe-et-Tranche. --Pour lors, on n'a pas fait ses frais avec le messager, dit-il d'un ton railleur. D'un de ses poings redoutables, le Marcassin, encore furibond, allait aplatir le môme, si ce dernier, bien à temps, ne s'était avisé d'ajouter: --On ne pense jamais à tout. --À quoi ai-je donc oublié de penser? dit le métayer arrêtant la descente de son poing. --Avez-vous songé à vous demander, quand on vous a amené l'homme, pourquoi il arrivait la tête nue? débita lentement le gamin. --C'est vrai! il est entré tête nue! fit Cardeuc en rappelant ce détail. Puis, en s'expliquant le fait: --Quand on a arrêté le courrier, il s'est défendu et, dans la violence de la lutte, son chapeau lui est tombé de la tête. --Comme vous dites, patron. Seulement, lorsque l'attaque est arrivée, le joli chérubin qui est dans ma peau se trouvait là et, comme il ne mettait pas la main à la pâte, il a pu, tout à son aise, faire une petite remarque. Quand l'homme à cheval s'est vu tout à coup entouré par nos gars, il a compris tout de suite de quoi il allait retourner pour lui... Il devait avoir prévu le cas et préparé d'avance son petit plan. Alors, d'un violent coup de tête, il s'est fait sauter le chapeau de la tête, puis il a enfoncé ses éperons dans les flancs de sa bête, qui a exécuté des cabrioles d'où il a résulté un tohu-bohu qui a fait que nos hommes, tout ardents à désarçonner le courrier, n'ont pas pensé le moins du monde au chapeau qu'ils ont laissé à terre en emportant le prisonnier. J'ai ramassé ce chapeau et je l'ai essayé pour voir s'il m'allait... il m'était trop petit. L'idée m'est venue qu'en arrachant le cuir de la coiffe, j'élargirais le tour. Ce disant, le gamin, qui avait toujours tenu sa main dans sa poche, l'en sortit, une lettre aux doigts, en disant: --Et voilà ce que j'ai trouvé en déchirant la coiffe. --Tonnerre de Dieu! c'est le message! s'écria le chef à la vue du large cachet de cire rouge qui scellait le pli. Mais, en même temps que Cardeuc, avait bondi le Notaire qui, avant que le chef pût briser ce cachet de l'enveloppe, la lui retira de la main en disant: --Il peut arriver que nous ayons à nous servir de ce message. Donc il faut respecter le cachet... Laissez-moi faire. Ouvrir et recacheter une lettre sans qu'il y paraisse, ça me connaît de longue date... Je vais dans ma chambre où j'ai tous les ustensiles voulus. Car le notaire était à demeure chez le métayer. Celui-ci l'avait présenté comme un vieux parent, recueilli par lui, à tous les campagnards des environs, qui s'inclinaient, pleins d'un saint respect, devant cette auguste tête à cheveux plus blancs que neige. Pendant son absence, le Marcassin congédia le jeune Fend-l'Air. Cinq minutes après, le vénérable patriarche rentrait avec l'enveloppe ouverte et le cachet intact, ayant déjà pris connaissance de la teneur de la lettre. --Petite trouvaille, annonça-t-il en faisant une moue dédaigneuse. Ce message ne fait que confirmer au général Labor un premier ordre qui doit lui avoir été précédemment remis par l'agent Meuzelin. Et, dépliant la lettre, le Notaire se mit à lire d'une voix posée: «La présente est à seule fin de vous confirmer l'ordre, que doit vous avoir transmis notre agent Meuzelin, concernant le comte de Méralec, émigré rentrant qui vient rejoindre sa femme au château de la Brivière. Pour cause de suspicion, ledit comte sera gardé à vue en son château que vous ferez occuper militairement après l'avoir fait évacuer par son nombreux personnel, sauf quatre domestiques dont le choix sera laissé au comte et à la comtesse de Méralec.» Puis suivaient d'autres instructions relatives aux besoins des troupes, de nulle importance pour Coupe-et-Tranche. Suzanne avait écouté en souriant la première partie de la lettre. --C'est bien cela, dit-elle. Ainsi qu'il s'en est vanté à moi cette nuit, Meuzelin, voulant jouer son rôle de comte de Méralec, a obtenu du ministre, à son passage à Paris, ces deux ordres qui préparaient le traquenard où, un instant, j'ai été prise. Du moment que ce message, qui avait coûté la vie à son courrier, ne faisait que confirmer des ordres déjà connus par Labor, il n'était qu'une lettre morte entre les mains des Chauffeurs. --Brûlez ce papier qui ne vaut rien pour nous, commanda Cardeuc au Notaire. Mais le patriarche agita vivement le doigt en s'écriant d'un ton presque scandalisé: --Qui ne vaut rien, dites-vous! Quel blasphème! Un papier qui porte la signature du ministre, l'entête, les cachets et les timbres du ministère ne rien valoir!!! Où avez-vous rêvé cela? --À quoi peut-il servir? demanda Cardeuc. Le Notaire, on le sait, avait été condamné au bagne, d'où il s'était évadé, pour avoir altéré des actes publics. Il était donc expert pour répondre: --En laissant subsister signature ministérielle, timbres et cachets, je puis si bien laver ce papier de son écriture qu'il n'en reste plus qu'une simple feuille blanche sur laquelle, à notre tour, nous pourrions écrire ce qui nous plairait. --Tu ferais cela, Notaire? s'écria Coupe-et-Tranche, illuminé par une idée subite. --Quand il vous plaira. --Tout de suite. --Bon! alors je retourne encore dans ma chambre où j'ai mes produits chimiques, annonça le beau vieillard dont la chambre, paraît-il, était un arsenal contenant tout ce qui concernait son métier. Une joie sauvage éclairait les yeux du métayer quand, après le départ du Notaire, il vint se camper en face de Suzanne pour lui demander: --Avec ce papier blanchi, sais-tu, ma fille, ce que nous allons pouvoir faire? --Quoi donc? --Prendre notre revanche en enfermant Meuzelin dans son propre piège... Ah! il a voulu être comte de Méralec! Eh bien, il lui en cuira! Suzanne pouvait parler par expérience, puisqu'elle s'était trouvée aux prises avec le policier. --Euh! euh! fit-elle sur le ton du doute, Meuzelin est bien adroit, bien retors! il s'en tirera, sois en certain. --Pas avec un niais de la force de Labor qui ne lui pardonnera pas de l'avoir berné. --Du moment qu'il se trouvera mal à l'aise dans son rôle de comte de Méralec, Meuzelin se fera connaître alors sous son vrai nom au général. --Oui, mais sans profit. --Parce que? --Parce qu'il n'aura plus d'autorité, attendu qu'il sera destitué et remplacé. --Par qui? --Par Croutot. Avant que Suzanne pût se faire expliquer le rôle destiné à ce Croutot, le pas du patriarche, qui revenait, se fit entendre. Cardeuc se hâta de dire: --Le Notaire est une vieille canaille d'excellent conseil. Consultons-le. Tout triomphant, le vieillard entra, tenant à la main l'ordre qu'il mit sous les yeux du Marcassin en demandant: --Dites-moi si ne voilà pas une belle page bien blanche sur laquelle, quand le papier sera sec, on pourra, au-dessus de la signature du ministre que j'ai conservée, écrire ce qu'on voudra? Cardeuc posa le papier à sécher sur une table, et dit au Notaire en lui montrant Suzanne: --Écoute ce qu'elle va te conter. La courtisane fit le récit de tout ce qui s'était passé entre elle et Meuzelin, qui s'était donné, devant le général, pour le comte de Méralec. Et quand Suzanne eut fini, le métayer détailla son idée, d'employer la feuille blanche en faisant écrire par le Notaire un ordre qui, tout en rappelant celui de la veille, ferait mettre le comte de Méralec sous les verrous et destituerait Meuzelin... double moyen d'annuler le policier. Le vieillard, en approuvant de la tête, avait écouté jusqu'à la fin. --Pas mal! pas mal! fit-il... Mais il y a mieux encore... Que diriez-vous, par exemple, de faire fusiller Meuzelin par le général Labor... Une idée à moi!!! Cardeuc et Suzanne se regardèrent ébahis de surprise. En annonçant à la courtisane que le Notaire était une vieille canaille de bon conseil, le métayer ne s'attendait pas à le trouver d'une telle force. --Tu prétends que tu arriverais à faire fusiller Meuzelin par le général Labor! finit par s'écrier le Marcassin, ayant besoin, pour y croire, que la chose lui fût répétée. --Ni plus ni moins que si c'était vous, affirma le vieux. Ensuite, avec un sourire, il ajouta en pesant: --... Vous surtout. --Oh! moi, fit Coupe-et-Tranche, si le général me tenait, mon affaire ne traînerait pas. --Alors l'affaire du mouchard ne traînera pas davantage, appuya le patriarche avec une intention marquée. --Et comment t'y prendras-tu? reprit vivement Cardeuc. --Ça, c'est mon petit plan qu'il me faut d'abord mûrir avant de vous en faire part, dit le Notaire refusant de rien préciser encore. --Et ton plan, une fois fait, tu te chargeras de le mettre tout seul à exécution? insista le Marcassin. --Non, non, car j'ai besoin d'une personne qui m'est indispensable. --De qui donc? --De madame, dit le patriarche en faisant à Suzanne une de ces révérences qu'il devait exécuter au temps jadis, quand il recevait des clientes en son étude. Après quoi, en montrant le papier lavé, il ajouta: --Le meilleur moyen d'abattre un lièvre est encore de le tirer au gîte... Qu'on le laisse courir, on a moins de chances pour rouler l'animal. Donc, puisque Meuzelin est notre lièvre, il faut faire en sorte qu'il ne puisse quitter le gîte. Ce disant, il avait pris plume et encrier posés sur la table et avait mis devant lui le papier devenu sec. --En conséquence, reprit-il, je vais écrire pour le général Labor un ordre qui, tout en rappelant celui d'hier... ce qui endormira toute défiance du soldat... contiendra l'injonction de claquemurer le comte de Méralec. Et, s'adressant au métayer: --C'est bien là votre intention, Cardeuc? demanda-t-il. --Oui, c'était mon idée première; mais du moment que tu as trouvé mieux, objecta le métayer... --Toujours faut-il, en tout cas, que le Meuzelin soit coffré. Vous ou moi, nous saurons où aller le prendre, répliqua le Notaire. De sa plus belle écriture, il écrivit la première moitié de l'ordre. Il s'arrêta pour demander: --Nous disons donc, Cardeuc, qu'il nous faut dégommer le Meuzelin? --Oui, pour que s'il se dépouille du personnage de comte de Méralec, il ne puisse retomber sur ses pattes dans le rôle de policier. --Voilà qui est fait, annonça le patriarche après avoir tracé quatre nouvelles lignes. --Désigne à présent son successeur, dit Coupe-et-Tranche. --Qui ça? demanda le Notaire, reprenant la plume. --Croutot, prononça le Marcassin. Au lieu de tracer ce nom, le Notaire fit une grimace et lâcha un «hum!» plein de méfiance. --Croutot te déplaît-il? demanda le métayer en riant. --Je ne confierais pas même ma bourse vide à ce garçon-là, avoua le vieillard. Puis, s'ébahissant tout à coup, il s'écria: --Mais, au fait, j'y pense, ce Croutot n'est pas des nôtres. --Bah: qu'en sais-tu? ricana Coupe-et-Tranche avec assurance. À la bande se rattachaient tant de _francs_ (auxiliaires) qui aidaient le chef dont, seul, ils étaient connus, que le Notaire accepta le dire du Marcassin. Il se contenta de demander: --Obéira-t-il? --Je le rendrai plus souple qu'un gant. --Hum! hum! répéta le patriarche en branlant sa tête vénérable. --Ah çà, fit Cardeuc étonné, tu le connais donc bien à fond et depuis longtemps, ce Croutot, qui m'a l'air de te puer au nez? --Oui. Cela date d'une histoire qui s'est passée, il y a deux ans, alors que j'étais encore notaire à Paris, à la suite du suicide d'un certain vicomte de Biéleuze. --Biéleuze! répéta Suzanne en tressaillant au souvenir de son ancien amant. Le vieillard se trompa sur le sens de l'intonation de la courtisane. Il attribua l'exclamation à une curiosité féminine. --S'il vous plaît de savoir cette histoire, je vous la conterai au premier moment, dit-il à Suzanne. Il revint à son écrit. Mais, bien décidément, il lui répugnait de tracer le nom de Croutot: car il demanda encore: --Est-il prévenu de ce qu'il devra faire? --Non; mais je vais lui faire dire de venir me parler. Croutot, membre conseiller de la section de Beaupréau, bourgeois riche de la localité, était un si important personnage, que le Notaire ne put croire à l'obéissance que Cardeuc se vantait d'obtenir d'un tel gros bonnet. --Oui, lâcha le vieillard incrédule; mais viendra-t-il? --Rien qu'avec une seule phrase, je lui ferai mettre ses jambes à son cou, dit Cardeuc gaiement. Sur ce, il appela: --Sans-Pouce! Le bandit, qui se tenait dans la pièce précédente, apparut sur le seuil à cet appel. --Fend-l'Air est-il toujours là? demanda le métayer. --Il dort dans l'étable. --Envoie-le ici. Le gamin, les yeux encore gros de sommeil, les cheveux pleins de débris de paille, fit bientôt son entrée. --Connais-tu, à Beaupréau, le citoyen Croutot? demanda le chef. --Oui, un cadet si petit qu'il pourrait se loger à l'aise dans une niche à chien. --Tu vas aller lui dire qu'il vienne tout de suite me parler à la métairie. --Bien! fit le mioche, qui prit son élan pour partir. Mais Cardeuc l'arrêta au vol. --Attends donc! dit-il. Si, par hasard, tu voyais Croutot hésiter le moindrement, tu lui diras, en évitant bien d'être écouté par un autre que lui, que tu viens de la part de «cette pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau». --Tiens! fit brusquement Suzanne en entendant ce nom. --Ah! bah! lâcha le Notaire surpris. --Qu'est-ce qui vous prend? demanda le métayer, après avoir refermé la porte derrière le gamin parti. Suzanne venait de se rappeler combien, avec cette même phrase, elle avait rendu le nabot obéissant lorsqu'il refusait d'être le troisième témoin à signer son constat d'identité de comtesse de Méralec. Elle répondit donc en riant: --Parmi les notes que tu m'avais remises, Cardeuc, sur les individus que j'étais appelée à voir en jouant mon rôle de comtesse, se trouvait cette phrase concernant Croutot. Je l'ai employée sans en comprendre un seul mot. L'effet a été magique. --Il a obéi, n'est-ce pas? --Il est devenu un vrai toutou, dit Suzanne. Puis, en montrant le Notaire, elle ajouta: --Mais lui aussi me paraît connaître la phrase, si j'en crois l'étonnement qu'il vient de montrer. --La phrase, non je ne la connais pas, dit le patriarche; mais cette Julie qu'elle concerne, oui. Il me souvient de cette fille. C'est à cause d'elle que je me suis trouvé en rapport avec Croutot, lors de cette histoire dont je vous parlais tout à l'heure, arrivée il y a deux ans, quand j'étais encore notaire à Paris, à la suite du suicide de M. de Biéleuze. Et le vieillard, qui aimait à jouer de la langue, demanda: --Voulez-vous que je vous la conte? Mais Cardeuc lui montra le jour qui commençait à poindre: --Plus tard, dit-il. Au plus pressé, mon vieux. Achève ton message pour le général, auquel nous le ferons porter par Sans-Pouce, sur le cheval du courrier. Le Notaire ne devait pas avoir abjuré toute méfiance à l'égard du nain, car il y eut un accent de résignation dans sa voix quand il reprit la plume, en disant: --Va pour Croutot, puisque vous y tenez tant. Et, à la suite de la nomination de Croutot, en remplacement de Meuzelin, il ajouta les diverses instructions qu'avait contenues la dépêche lavée et qui, par leur caractère tout particulier, devaient donner pleine confiance à Labor sur l'authenticité de la missive. Un quart d'heure après, Sans-Pouce, sur le cheval du malheureux courrier, s'en allait, porteur de la lettre remise dans l'enveloppe dont le large cachet de cire rouge, par les soins du notaire, apparaissait intact. --Avant une heure, Meuzelin fera laide grimace entre les quatre murs où va l'enfermer le général, s'écria Coupe-et-Tranche éclatant de rire. Cette certitude n'était pas partagée par Suzanne, qui répéta son appel à la prudence. --Prends garde, Cardeuc! Je te l'ai dit: Meuzelin est bien adroit, bien retors... Prends garde! Le patriarche appuya en ajoutant: --Il faudra en arriver à ma gentille idée de faire fusiller Meuzelin par l'ordre du général. Avec douze bonnes balles dans le ventre, ce garçon-là finirait par nous laisser tranquilles... Agacé par cette sorte de contradiction, Coupe-et-Tranche s'écria: --Et comment t'y prendrais-tu pour arriver à faire fusiller l'agent par Labor? --Oh! d'une façon bien simple. Le général, n'est-ce pas, est un fort mordeur à la grappe? --Oui, quand la grappe lui est présentée par une jolie femme. --Une jolie femme comme madame? dit le Notaire en adressant son plus aimable sourire à Suzanne. --Sans l'arrivée du policier maudit, j'eusse mené loin ce vaniteux auquel il suffit de se regarder dans une glace pour se donner les violons, dit la courtisane. --Vous êtes bien certaine que vous auriez un tel empire? Pour toute réponse, Suzanne se redressa, faisant saillir toutes les richesses de son buste et tenant haut son beau visage auquel ses yeux amoureusement alanguis donnaient un charme irrésistible. --Bigre! lâcha le Notaire émerveillé. Alors, écoutez mon petit plan. Il allait parler, quand apparut le gamin Fend-l'Air qui annonça: --Le Croutot s'est fait d'abord tirer, un peu l'oreille, mais quand j'ai eu débagoulé la fameuse phrase, il m'a dit qu'il serait ici un quart d'heure après moi. --Bien, décampe! ordonna Cardeuc, congédiant le môme. Et on attendit. Mais, au bout de trois heures, Croutot n'avait pas encore paru. Ce qui rendait difficile cette destruction du brigandage, dont la tâche avait été confiée au général Labor, c'était que, le jour venu, on ne trouvait plus à qui s'attaquer. Un peu avant chaque aurore, les Chauffeurs dont, à de bien rares exceptions, toutes les expéditions étaient nocturnes, s'éparpillaient pour devenir, jusqu'à la nuit prochaine, de bons et naïfs campagnards auxquels on eût donné, comme on le dit, le bon Dieu sans confession. À cette heure, la métairie, débarrassée des gens qui l'entouraient pendant la nuit, avait retrouvé son apparence tranquille. Sauf les gens employés à l'exploitation, tous bandits du reste, au nombre desquels comptaient Sans-Pouce et Fend-l'Air, on n'eût trouvé à l'intérieur et autour de la ferme aucun visage suspect. D'une des fenêtres de la salle basse où se tenaient Cardeuc, Suzanne et le Notaire, on apercevait, se déroulant au loin, la route menant de Beaupréau à la Loire, sur laquelle venait se brancher l'avenue, bordée d'ormes séculaires, conduisant au château de la Brivière. Les trois heures de retard de Croutot faisaient triompher le Notaire, qui n'avait pas caché la méfiance que lui inspirait le nabot. --N'empêche que votre avorton ne montre pas le bout de son nez, dit-il en riant après un dernier regard jeté sur la route, où ne se voyait poindre au loin nul voyageur arrivant de Beaupréau. L'impatience rongeait Cardeuc qui courut à la porte de la cour sur laquelle, à gauche, ouvrait un vaste hangar où Sans-Pouce, devenu à la lumière du soleil, un honnête batteur en grange, jouait du fléau à tour de bras. À la voix de son maître, le coquin quitta son travail et vint rejoindre le métayer. --Tu as bien remis la dépêche au général? --En mains propres. Après quoi j'ai filé sans demander mon reste, en disant qu'à mon retour de Nantes, où j'avais aussi une dépêche à porter, je repasserais par la Brivière pour prendre le rapport que le général veut envoyer à Paris. --Es-tu revenu directement ici? --Non pas. À bonne distance du château, je me suis posté en observation. Sans-Pouce venait de lui-même au but que se proposait le métayer, c'est-à-dire de savoir si le général, après lecture de l'ordre, n'avait pas immédiatement envoyé chercher Croutot. S'il en était ainsi, le retard de l'avorton à se rendre à la métairie était expliqué. --De ton affût as-tu vu sortir quelqu'un du château? --Une demi-heure après, j'ai vu un hussard qui, au galop, se dirigeait vers Beaupréau. --C'est cela. Labor envoyait chercher Croutot, pensa le Marcassin. --Et puis? reprit-il tout haut. --Et puis, une heure plus tard, j'ai vu revenir le hussard dont le cheval, blanc d'écume, attestait qu'il avait fait diligence. --Il revenait seul? --Tout seul. --Ensuite? fit Cardeuc impatient. --Alors, comme il faisait grand jour et qu'il y aurait eu imprudence de ma part à rester là plus longtemps, je suis parti après avoir cédé ma place à Fend-l'Air, qui venait d'arriver, menant paître ses moutons. Il a aussitôt installé son troupeau dans un communal voisin et à continué mon guet. --Fais-lui le signal de revenir, commanda Coupe-et-Tranche. Ce signal consistait à attacher sur la route, devant la porte de la métairie, une vache qui semblait attendre qu'on la menât aux champs. Dix minutes après, Fend-l'Air rentrait avec ses moutons. --Ce Croutot, que tu as été prévenir à la fin de la nuit de venir à la métairie, l'as-tu vu entrer au château depuis que tu as remplacé Sans-Pouce? demanda le chef. --Non, affirma l'affreux gamin. Alors qu'était donc devenu Croutot, s'il n'était pas au château? Que signifiait ce retard de trois heures quand la fameuse phrase «sur Julie» aurait dû lui donner des ailes? --Voyons, reprit le métayer inquiet, rappelle tes souvenirs, môme. Il faisait encore pleine nuit quand tu as réveillé Croutot, n'est-ce pas? --Pleine nuit, oui. Réveillé, non. Attendu que le nain, qui est venu m'ouvrir immédiatement à mon signal, n'aurait pas eu le temps de se vêtir et que je l'ai trouvé habillé de la tête aux pieds. --À une pareille heure! --Ou il rentrait ou il allait sortir. J'ai dû le surprendre. La preuve en est qu'il a fait un nez long d'une aune, lorsque je lui ai transmis votre ordre. Ça le contrariait fort, et c'est en sentant qu'il allait regimber que je lui ai débité votre phrase qui, aussitôt, a versé de l'huile sur sa raideur. Il a un peu pâli, puis après une bien courte hésitation, il m'a dit de venir annoncer qu'il me suivait. Cardeuc avait paisiblement écouté en cherchant à découvrir ce qui en était. Est-ce que le nabot, avant de se rendre à la métairie, ne serait pas d'abord allé à cet endroit inconnu pour lequel, de si bon matin, il allait partir quand la visite de Fend-l'Air l'avait surpris? Quel était cet endroit? Croutot avait-il été s'y cacher pour ne pas obéir à l'ordre? Ou bien, une fois entré en cet endroit, quelque cause imprévue l'avait-elle empêché d'en sortir? Un fait était bien évident. C'était que, derrière le gamin, Croutot avait quitté son domicile où le hussard expédié par le général Labor, avait trouvé visage de bois. --Retourne à ton pâturage et guette bien si notre homme n'arrive pas au château. Vite, tu viendras m'en avertir, commanda Coupe-et-Tranche au jeune vaurien. --Ah! à propos, fit le gamin, il se passe du nouveau au château. --Quoi donc? --Tout à l'heure, quand vous m'avez rappelé, j'ai vu par la grille d'honneur, tous les hussards rassemblés dans la grande cour, en selle et sabre au poing. --Sans doute qu'ils allaient passer l'inspection du général, supposa Cardeuc, qui se préoccupait surtout de la disparition de Croutot. Et il rentra dans la salle où il ne trouva plus que le Notaire. Suzanne, excédée de fatigue, avait été se jeter sur le lit d'une chambre voisine. --Eh bien, ce Croutot? demanda le patriarche toujours narquois. --Il a dû lui arriver quelque fâcheuse aventure à laquelle il ne s'attendait pas, expliqua Cardeuc. Croire que l'absence de l'avorton était involontaire n'était pas le fait du patriarche, qui le flairait véreux en diable. --Avec votre idée d'employer ce polichinelle, j'ai bien peur, Cardeuc, que notre affaire s'en aille en brouet d'andouille. Il devait y avoir une vieille rancune qui couvait dans le cerveau du patriarche, car il ajouta avec un rire méchant: --Il a pourtant son prix, ce Croutot! --Enfin! tu lui rends donc justice! s'écria Cardeuc, se trompant au sens de la phrase. --Oh! fit le vieillard railleur, je n'ai jamais refusé d'avouer que le nain vaut ses cent mille écus au bas mot. Pour Cardeuc, le nabot était un garçon qui vivait chichement de quelques économies faites au temps où il était en condition et qui l'auraient laissé quelque peu sur la paille, s'il n'avait complété ses ressources avec ce que lui rapportait son affiliation à la bande à laquelle, en sa qualité de _franc_, il avait indiqué de bons coups. Le chef haussa donc les épaules. --Croutot valant ses cent mille écus! Où vas-tu pêcher cela? fit-il en riant. --Oui, cent mille écus, appuya le Notaire, et je ne jurerais pas qu'avec un bon feu sous les pieds et en employant ce jeu de la fourchette dont cette nuit, on s'est servi avec le courrier, Croutot n'arriverait point à augmenter le chiffre de quarante à cinquante mille livres. --Tu radotes, vieux! fit Coupe-et-Tranche toujours incrédule. Le Notaire regarda le métayer et quand il se fut assuré de sa sincérité, il demanda avec surprise: --Ah çà! qu'entendez-vous donc avec votre histoire de la Julie «qui aimait tant à aller sur l'eau», avec laquelle vous prétendez faire marcher Croutot? --Ne m'as-tu pas affirmé la connaître du temps où tu étais notaire? --Oui, oui, mais dites toujours. --Julie était la maîtresse de Croutot, commença Cardeuc. --Première erreur, dit le patriarche en remuant la tête. Jamais Julie n'a appartenu à ce singe manqué... Mais admettons-le. Après? --Un beau jour, il s'en est débarrassé en la jetant à l'eau, parce qu'il en avait assez. Le patriarche avait toujours branlé la tête avec un sourire moqueur. --Et ensuite? insista-t-il. --C'est tout... Trouves-tu donc que ce passé de Croutot, que je connais, ne soit pas suffisant pour le faire obéir? Le vieillard se renversa sur son siège en se pâmant de rire. Au milieu des spasmes de cette gaieté il parvint à bégayer: --Et dire que voilà comment on écrit l'histoire! Enfin, redevenu sérieux: --Vous ignorez donc ce que cette noyade a rapporté à Croutot? Avant que Cardeuc pût lui répondre, il reprit: --Je vais vous conter la véritable histoire de Julie, car, comme je vous l'ai dit, elle date du temps où j'étais notaire. Mais il était écrit que le patriarche ne conterait rien. À cet instant éclata une sonnerie militaire qui, avec Cardeuc, le fit courir à la fenêtre. De l'avenue du château sortaient, trompettes sonnant, les hussards du général qui, au milieu de ses officiers, marchait en tête du premier des deux escadrons. --Quelque promenade militaire, sans doute, pour dégourdir les chevaux, avança le métayer au Notaire qui, tout soucieux, regardait s'approcher les cavaliers. --Non, fit le vieillard. Tout à coup il éclate de rire en s'écriant: --J'y suis! Ah! ma foi! nous avons plus de chance que d'honnêtes gens!... Bon! voilà le bouquet!!! Cette dernière exclamation lui était arrachée par la vue du général. Labor venait de sortir du rang et, laissant ses hussards continuer leur route, il avait mis son cheval au trot et piquait droit sur la métairie. --Si Meuzelin n'est pas fusillé avant ce soir, c'est que nous n'aurons été que de francs imbéciles, déclara le Notaire. Le métayer, faute d'avoir encore rien deviné, ne partageait pas l'assurance joviale du Notaire. --Que peut signifier cette sortie des hussards? dit-il avec une inquiétude réelle dans la voix. --Sortie qui n'aura pas de rentrée au château, car les escadrons abandonnent la Brivière pour retourner à leur campement d'Ingrande, affirma le Notaire. --Pourquoi? fit Cardeuc en cherchant à comprendre. --Mais parce que notre fausse dépêche a porté coup et qu'à cette heure Meuzelin, ou plutôt le comte de Méralec, doit, suivant l'ordre, être enfermé en son cachot. Tant qu'il fallait surveiller le comte allant et venant où bon lui semblait dans le château, les hussards étaient nécessaires pour le garder dans la Brivière. À présent que le prisonnier est sous clef, les escadrons, sauf quelques hommes de surveillance, ne sont plus utiles et le général les renvoie à Ingrande. --Mais alors, nous allons pouvoir entrer au château, dit vivement Coupe-et-Tranche. --Comme dans du beurre. --Et aller étrangler Meuzelin dans son cachot. Morte la bête, mort le venin, grogna joyeusement Cardeuc à la pensée d'être débarrassée de son ennemi. --Heu! heu! ricana le patriarche; étrangler, certes, le moyen est bon, mais, avant de l'employer, il faudrait savoir deux choses. --Lesquelles? --D'abord, ce qu'est devenu notre introuvable Croutot. --Et ensuite? --Connaître ce que vient faire ici celui qui nous arrive. Ce disant, le vieillard montrait du doigt le général Labor se rapprochant de la métairie. Le général avait grand air à cheval. Haut de buste, bien campé en selle, il semblait avoir hâte d'atteindre vite la métairie, car, à mi-chemin, il avait piqué de l'éperon pour activer l'allure de sa bête. Ce fut ce redoublement de vitesse qui fit demander par le métayer anxieux: --Vient-il en ennemi? --En tout cas, il vient seul, appuya le Notaire. S'il lui prend la fantaisie d'aboyer, nous sommes assez de monde à la ferme pour le prier de se taire. Et cette bonne canaille de Notaire se frotta les mains en disant tout guilleret: --Eh! eh! ce serait un joli coup de dé à jouer que de garder le général comme otage. Avec Coupe-et-Tranche, pareil avis ne tombait pas dans l'oreille d'un sourd. --Alors, jouons la partie. Le Notaire aurait dû être flatté de voir son idée si bien accueillie. Il branla pourtant la tête avec hésitation et lâcha. --Oui, mais... --Mais quoi? fit le métayer étonné de sa reculade. --Il faudrait, avant tout, savoir ce qu'est devenu Croutot, dit lentement le patriarche. --Décidément, tu n'as pas l'avorton en odeur de sainteté, débita moqueusement le Marcassin, toujours incrédule à cette méfiance persistante. Le général approchait. Le temps n'était pas aux longs discours. --Qui vivra verra! débita le patriarche. Au lieu d'attendre le danger, mieux valait marcher bravement à sa rencontre. --Je vais aller recevoir le général à la porte, proposa le métayer. À ses premières paroles je saurai de quoi il retourne. Sans-Pouce et les gars de la ferme sont dans les communs. À mon premier appel, ils m'aideront à m'emparer de Labor. Mais le Notaire l'arrêta en disant: --Moi, je ferais mieux. --Quoi donc? --Un glouton de jolies femmes, ce Labor, pas vrai? fit le Notaire en souriant. --Sans sa passion pour le cotillon, nous n'aurions pas de pire ennemi. --Eh bien, moi, je le ferais recevoir par celle qui est là, dit le patriarche en montrant la chambre où dormait Suzanne. L'idée séduisit immédiatement Coupe-et-Tranche qui, tout aussitôt, changea de direction en disant: --Je vais l'éveiller. Encore une fois, le vieillard l'arrêta. --À quoi bon? fit-il. Elle est bien belle, la Suzanne, lorsqu'elle est éveillée; mais elle doit être dix fois plus séduisante quand elle dort. --Mais si nous ne l'éveillons pas, il nous faut recevoir nous-mêmes le général, objecta le métayer. --Nullement. Que le général ne trouve personne ici, et je parie qu'en bon chien de chasse qu'il est, il flairera le gibier et ira tout droit à son gîte. --Et nous? --Nous? Nous nous enfermerons dans ma chambre d'où peut s'entendre tout ce qui se dit dans la pièce voisine, proposa le patriarche. Il fallait se décider, car Labor venait d'entrer dans la cour de la métairie où retentit sa voix, qui criait: --Eh! là-bas, le batteur en grange! viens tenir mon cheval. L'appel avait été adressé à Sans-Pouce, car ce fut lui qui répondit tout empressé: --Voici, citoyen général. Après un petit temps, pendant lequel, sans doute, Labor avait mis pied à terre, il reprit: --Trouverai-je, à la métairie, ton maître Cardeuc, ce loyal serviteur de madame de Méralec? En plus de la phrase, la voix sonore du général était calme, presque affectueuse, prouvant qu'il ne se présentait nullement en ennemi. --Oui, citoyen général, notre maître est à la ferme. Tenez, vous voyez cette porte? Vous allez le trouver là, indiqua l'organe obséquieux de Sans-Pouce. Aussitôt résonna sur la pierraille de la cour le bruit des grosses bottes, munies d'éperons, du général qui arrivait. --Il ne sait encore rien du tout. Meuzelin n'a pas parlé. Je vais recevoir moi-même Labor, dit au Notaire Cardeuc tranquillisé. --Vous avez tort. Vous ratez là une belle balle à jouer. Au fond, ça vous regarde. À le mettre devant Suzanne, nous nous réservions toujours la ressource d'apparaître si besoin en était... Soit, puisque vous le voulez, débita le vieillard d'un ton sec. Il y avait dans la voix du patriarche un tel accent qui sonnait l'alarme que Cardeuc céda. --Allons dans ta chambre, dit-il. Il était temps. À peine venaient-ils de disparaître que le général entrait dans la salle. Plaqué derrière sa porte qu'il avait fermée à clé pour le cas où Labor aurait eu la fantaisie de l'ouvrir, le Notaire, l'oeil appliqué à un petit trou du panneau, observait le visiteur dont, tout bas, il relatait chaque fait ou geste à Cardeuc. Le soldat s'était d'abord étonné de ne trouver personne là où il lui avait été annoncé qu'il rencontrerait le métayer. Pensant qu'après une absence momentanée, le maître de la maison ne tarderait pas à paraître, Labor, en examinant chaque détail de l'ameublement grossier, se mit à arpenter la salle d'un pas lourd qui faisait sonner ses éperons. --Oh! oh! Je crois bien que notre chien a éventé son gibier, chuchota le patriarche dont tout le corps frissonnait du rire qu'il était contraint d'étouffer. En effet, le général venait d'arrêter tout net sa promenade à certain bruit que son oreille, des plus fines, lui avait révélé. Un souffle, doux et régulier, se faisait entendre dans la pièce voisine. Il n'y avait pas à se tromper sur la nature de ce souffle. C'était bien la respiration d'une personne qui dort. --Sacrebleu! pensa Labor, est-ce que pendant que je l'attends ici, Cardeuc serait à faire un somme dans la pièce à côté? Pour mieux s'assurer de son fait, il s'approcha de la porte derrière laquelle reposait Suzanne. À coup sûr, quelqu'un dormait là. Mais comme il se pouvait que ce ne fût pas Cardeuc, à qui il avait affaire, Labor, pour ne pas réveiller un étranger, fit bien doucement tourner le pêne de la serrure, poussa la porte et regarda. Il eut un tressaut de surprise énorme. --Madame de Méralec!!! murmura-t-il, l'oeil enflammé, tout pantelant du brusque désir qui venait de lui incendier le cerveau. Il se retourna, l'oreille tendue. Nul bruit ne se faisait entendre au dehors qui attestât l'arrivée de quelqu'un. Il était bien seul. --Il se peut que Cardeuc ne vienne pas, dit-il. Et, rassuré après avoir encore écouté, le soudard libertin se glissa dans la chambre dont, derrière lui, il referma la porte et poussa le verrou. --Ah! voici notre chien entré sous bois, annonça en même temps le patriarche à Coupe-et-Tranche. --Plus moyen de rien voir, dit le métayer en pensant que le trou, occupé par le vieillard, n'espionnait que la salle que venait de quitter Labor. Le Notaire était un de ces hommes prudents, sans cesse sur le qui-vive, toujours parés à tout et que, bien rarement, on peut trouver sans vert. --Une souris qui n'a qu'un trou est bientôt prise, dit-il. Il laissa son observatoire. Sur la pointe du pied, il gagna l'autre paroi de la chambre, d'où il tira une chevillette qui bouchait un nouveau trou. Celui-là donnait dans la chambre de la belle dormeuse. Quand la courtisane avait précipité sa fuite du château pour échapper à Meuzelin, elle n'était vêtue que d'un léger peignoir. Dans les mouvements de son sommeil, ce vêtement s'était entr'ouvert, laissant exposée au regard une gorge moulée, resplendissante de blancheur. --Notre chien est en arrêt, souffla le Notaire qui, par son second judas, voyait le général, le regard ardent, penché sur la couche où reposait Suzanne. IX Pour la plus grande clarté de notre récit, nous laisserons, bien momentanément, le général contemplant d'un regard enflammé la courtisane endormie, et nous retournerons au château de la Brivière. Après le départ de Labor qui, au lieu de le faire enfermer, ainsi que la fausse dépêche l'ordonnait, s'était contenté de le garder prisonnier sur parole, Meuzelin, quand il s'était trouvé réuni à Vasseur et à Fil-à-Beurre, avait eu grandement raison de leur dire: --Ça se corse pour nous, mes amis. Nous n'avons jamais été si près d'être sciés entre deux planches. Il allait leur expliquer tout le danger dont les menaçait ce faux message, auquel le général s'était niaisement laissé prendre, quand Vasseur, avec l'égoïsme de l'amoureux qui ne pensait qu'à Gervaise, l'avait interrompu, en montrant la porte secrète, par ce rappel: --Si nous nous occupions d'abord du Beau-François? Oui, du Beau-François qu'à l'arrivée du général on s'était hâté de refourrer, bien et dûment ficelé, dans la cachette; du coquin qui avait dit savoir où était Gervaise, et s'était fait fort de la rendre contre les mille écus offerts par Vasseur qui, en plus, lui promettait la liberté. --C'est vrai! dit Meuzelin, j'avais oublié le sacripant qui nous attend dans son trou. Et, suivi du lieutenant et de Barnabé, il marcha vers l'issue dérobée. Comme il allait faire jouer le ressort, un fracas de trompettes, éclatant dans la cour du château, les fit, tous trois, courir à une fenêtre. À la vue des escadrons en ligne et du général qui montait en selle pour se mettre à leur tête, Meuzelin comprit ce qui en était. --Ça se corse de plus en plus! dit-il. --Qu'est-ce donc? demanda Fil-à-Beurre. --Il y a, mon brave Barnabé, que le général, me laissant ici prisonnier sur parole, trouve que ses soldats n'ont plus besoin de garder le château et qu'il les emmène où il sait les employer plus utilement. --De sorte que? fit l'échalas. --De sorte que, continua Meuzelin, le château n'étant plus gardé, Coupe-et-Tranche et sa bande vont avant peu nous y rendre visite. --Bah! nous sommes cinq! fit insoucieusement l'échalas. --Et eux seront cent, appuya Meuzelin. Si Barnabé ne répliqua pas, ce fut qu'à ce moment, le général, qui avait levé les yeux, venait d'apercevoir Meuzelin à la fenêtre. --Vous voyez que je me fie à la parole donnée, monsieur le comte de Méralec, cria-t-il. Après un salut de la main, il mit son cheval en marche. Derrière lui, les escadrons s'ébranlèrent. --Dire que, pour une pauvre fois que le plumet a fait preuve d'esprit, la fatalité veut qu'elle devienne une bêtise! débita Fil-à-Beurre. Puis, soudainement, il s'écria: --J'y pense! nous sommes sans armes! --Oh! non, dit Meuzelin; dans nos bagages, arrivés hier avec nous, j'ai apporté tout un arsenal. Lambert et Fichet ne vont avoir qu'à ouvrir une des caisses déposées dans le vestibule. On quitta la fenêtre pour aller montrer aux deux gendarmes la caisse dont ils avaient à tirer les armes. Bien que le soin de pourvoir à la défense fût des plus urgents, il n'en semblait pas ainsi à l'amoureux lieutenant qui, plusieurs fois déjà, avait répété: --Le Beau-François! Meuzelin tendit d'abord l'oreille. On entendait encore claquer, au loin sur le pavé, les fers des chevaux qui s'éloignaient. --Nous avons bien une heure devant nous avant que les bandits grouillent ici, pensa-t-il. Alors, prenant pitié de l'angoisse de Vasseur touchant le sort de Gervaise, il s'écria: --Allons tirer le géant de son trou. --Où l'humidité doit l'avoir raccorni, ajouta Fil-à-Beurre en suivant le lieutenant et Meuzelin. Cette fois, Meuzelin posa le pied sur l'endroit du parquet qui cachait le ressort et fit la pesée. La porte tourna aussitôt silencieusement sur ses gonds et les compagnons s'avancèrent, en se courbant, pour soulever le prisonnier que ses liens forçaient de rester couché. Mais, au lieu d'achever l'enlèvement, ils se redressèrent brusquement, chacun d'eux poussant un cri de surprise. Et il y avait vraiment de quoi. En admettant, comme Fil-à-Beurre l'avait dit en plaisantant, que l'humidité du souterrain eût raccorni le Beau-François, il fallait avouer qu'elle avait fait prompte et grande besogne; car les trois hommes, à la place de l'immense corps du colosse qu'ils s'apprêtaient à relever, n'avaient vu à terre qu'un corps rabougri, dont la taille ne dépassait pas le tiers de celle du Beau-François. Lié, comme l'avait été le géant, avec les embrasses en soie des rideaux du boudoir, le prisonnier avait, de plus, la tête couverte d'un mouchoir d'où s'échappaient de sourds et douloureux gloussements, qui prouvaient qu'à la précaution du mouchoir on avait ajouté celle d'un bâillon. --Que signifie ce sapajou au lieu d'un éléphant? dit Meuzelin qui n'admettait pas un tel phénomène d'humidité. Dans la demi-obscurité du renfoncement, il était impossible de bien se rendre compte de la métamorphose. Le corps fut donc tiré de la cachette et apporté dans le boudoir. Quand Barnabé eut retiré le mouchoir qui entourait la tête, on vit une face, aux yeux démesurément ouverts et congestionnés, au teint d'un rouge violacé, et dont la bouche béante contenait un second mouchoir qui y avait été enfoncé en tampon. L'homme était à demi étouffé par ce bâillon dont ses liens ne lui permettaient pas de se délivrer. Bien visiblement, ce n'était pas le Beau-François; mais quel était cette grenouille substituée à un boeuf? Dans leur étonnement, les compagnons restaient à dévisager la trouvaille sans penser à lui retirer le mouchoir de la bouche. --Je ne le connais pas, dit le policier. --Ni moi non plus, avoua Barnabé. Quant à Vasseur, après avoir fixé le marmouset en homme qui interroge sa mémoire, il finit par s'écrier: --Où donc l'ai-je déjà vu? --C'est ce qu'il va probablement vous apprendre lui-même, quand il pourra parler, dit l'échalas en avançant la main pour retirer le bâillon. Il touchait déjà le mouchoir quand, tout à coup, dans la lingerie, se fit entendre une voix qui disait avec l'accent de la surprise la plus profonde: --Comment! Personne! Solitude complète! On ne déjeune donc pas aujourd'hui? Au son de cette voix, qui annonçait l'approche d'un témoin, il y eut chez les trois compagnons, sans qu'ils s'en rendissent compte, un mouvement spontané qui leur fit enlever brusquement le mirmidon et, sans plus de précaution que s'il eût été un paquet de linge sale, ils le rejetèrent dans la cachette et refermèrent prestement la porte. L'homme qui avait parlé entra. C'était le pique-assiette Pitard. La veille et l'avant-veille, l'ogre avait bâfré au château et, ne voyant pas de raison pour renoncer à une habitude prise, il revenait à l'heure du déjeuner pour donner son coup de fourchette. Complètement ignorant de ce qui s'était passé à la Brivière depuis la veille où, à lui seul, il avait engouffré le dîner de trois personnes, l'affamé s'était senti alarmé, en traversant la salle à manger, de ne pas voir le couvert dressé. Connaissant les êtres de la maison, il s'était dirigé vers la lingerie où il comptait trouver Gervaise devant sa table à ouvrage. Par elle, il espérait être renseigné sur cette circonstance inquiétante que ses narines, qu'il tendait béantes à tous les vents, n'étaient chatouillées par aucun fumet de cuisine. N'ayant trouvé personne dans la lingerie, Pitard était entré dans le boudoir. À la vue de ces trois hommes, de lui inconnus, la figure de Pitard, qui aurait dû tout au moins s'étonner, s'épanouit joyeusement. Ce ne pouvait être que trois invités de la comtesse. Or, trois invités faisaient supposer un déjeuner plus plantureux, plus riche en plats fins... bref, un excédent de cuisine qui avait nécessité ce retard à se mettre à table. À défaut de la maîtresse de la maison qui le présentât à ces convives avec qui il allait jouer des mâchoires, le goinfre résolut de faire lui-même sa propre présentation. Il salua, en disant de sa voix aimable: --Pitard, citoyens! Pitard, pour vous servir, s'il en était capable. --Pitard! répéta vivement Vasseur à ce nom que, subitement, lui rappela sa mémoire. Et, par un étrange phénomène, cette mémoire qui, tout à l'heure, se montrait rebelle au sujet du pygmée bâillonné, lui rappela bien net en quelle circonstance il avait entendu ce nom de Pitard. N'était-il pas le seul, lorsqu'il avait fait le voyage à Paris pour consulter un grand médecin sur son appétit extraordinaire, le seul que le vicomte de Biéleuze, abandonné par ses parents, avait vu venir de Beaupréau et s'asseoir à sa table? Or, qui lui avait dit cela? De qui tenait-il ce renseignement? C'était du domestique du vicomte; alors que, devant le cadavre de M. de Biéleuze, il l'interrogeait sur les parents du suicidé, qu'il fallait prévenir du trépas... Et, dans son souvenir, il revit ce domestique qui était tout petit... Et aussi son souvenir lui rappela qu'il se nommait Croutot. Alors, dans la mémoire du lieutenant, la lumière se fit subitement. Du passé, elle alla au présent, c'est-à-dire à ce petit homme bâillonné. Sans penser à la présence du pique-assiette, Vasseur s'écria vivement: --Croutot! le nain de tout à l'heure s'appelle Croutot!!! --Croutot! fit en tressaillant Meuzelin, qui connaissait à fond l'histoire du nabot sans l'avoir jamais vu. Quant à Pitard, persévérant dans son erreur, il demanda: --Mon ami Croutot est donc des convives de notre déjeuner de ce matin? --Est-ce que vous venez ici pour déjeuner? fit Fil-à-Beurre un peu ébahi de l'erreur du glouton. Pitard fut empêché de répondre par l'entrée de Fichet, porteur d'une brassée de carabines qu'il déposa dans un coin en disant: --Que c'est les ustensiles pour se récréer. Fil-à-Beurre prit une de ces carabines et la glissa dans la main du goulu. --Si vous êtes venu pour déjeuner, voici votre fourchette, lui dit-il. En recevant ce nouveau genre de fourchette, Pitard, ses deux mains crispées sur le canon de la carabine, promena de l'un à l'autre des compagnons un regard hébété, accompagné d'un rire niais. Il n'y comprenait rien; mais cette arme, qu'on lui offrait si inopportunément, troublait quelque peu sa conviction intime qu'on allait se mettre à table. --Savez-vous manier cette fourchette-là? demanda Fil-à-Beurre, gardant son sérieux devant la mine effarée du goinfre désappointé. --Non, non, pas du tout. Jamais je n'ai touché un fusil, avoua Pitard. --Vous n'aimez donc pas le gibier? --Oh! si, si... mais tout cuit, confessa le glouton. Au fond, peu importait à l'échalas l'adresse de Pitard. L'homme était venu se fourvoyer parmi eux, et il l'enrôlait de force pour faire nombre en cas d'attaque des bandits. Un fusil de plus, si maladroit qu'il fût, pouvait en imposer aux assaillants. --Vous n'avez jamais fait feu? insista Barnabé. --Au grand jamais! L'échalas ouvrit une fenêtre du boudoir donnant sur le parc. --Il y a commencement à tout, dit-il. Voyons. Essayez-vous. Tirez par là, droit devant vous. --Pourquoi? --Pour vous ouvrir l'appétit, débita sérieusement Fil-à-Beurre, qui voulait le familiariser un peu avec le maniement de l'arme. Pitard savait qu'il existait des boissons pour ouvrir l'appétit, mais il n'avait jamais entendu dire qu'un coup de fusil jouissait d'une propriété apéritive. Et puis, il n'avait pas besoin de s'ouvrir l'appétit. Il était plus qu'ouvert, il était béant. --Allez donc! commanda Barnabé avec un tel accent impérieux que le pique-assiette, effrayé, dut s'exécuter. Il épaula au hasard dans la direction des premiers taillis du parc, ferma les yeux et, en tremblant de tous ses membres, déchargea sa carabine. À la grande surprise des compagnons, un cri de douleur répondit au coup de feu et le taillis qu'avait troué la balle s'agita violemment, sans pourtant laisser rien apparaître derrière son feuillage. De tous, Pitard était le plus ébahi. --Je n'ai visé aucun but et j'avais les yeux fermés, bégaya-t-il. --Vous n'en êtes que plus adroit! Mes compliments sincères! déclara Fil-à-Beurre. Restait à savoir quel individu la balle avait touché dans le taillis, qui avait repris son immobilité. Peut-être y avait-il eu mort d'homme? --C'était sans doute un espion qui nous surveillait en attendant l'arrivée de Coupe-et-Tranche et des siens, avança Vasseur qui, pour savoir à quoi s'en tenir, envoya Lambert et Fichet inspecter les taillis. Il s'ensuivit un silence pendant lequel le bâfreur, qui s'était laissé tomber sur une chaise après son coup de feu, formula, en geignant, l'angoisse qui l'agitait au sujet du mort ou du blessé. --Si c'était le cuisinier du château!!! Après un pareil malheur, Pitard frémissait de la crainte qu'on ne déjeunât pas! Cependant Lambert et Fichet, la carabine au poing, avaient gagné le taillis, dans lequel ils entrèrent. Les trois compagnons attendirent, silencieux, à la fenêtre, le retour des soldats. Ceux-ci reparurent bientôt indiquant, par leurs gestes, qu'ils avaient, par prudence, renoncé à poursuivre leur recherche trop avant sous le couvert du bois, qui pouvait cacher de nombreux ennemis à l'affût. Quand ils eurent rejoint les amis, Lambert annonça avoir trouvé, à l'endroit indiqué, des feuilles mortes maculées de sang; mais de blessé ou de mort, point. À quoi Fichet ajouta: --Que, sans dubitation, l'incognito il aurait été écorné assez amicalement par la balle pour qu'il saurait pu se substerfuger avec céléritude sans qu'il aurait sollicité son reste. Il fallait promptement prendre un parti. Sa parole de «comte de Méralec» de ne pas quitter le château, donnée au général, n'engageait guère Meuzelin. Mais, après être sorti du château, où irait-on, en plein jour, en rase campagne, et rien qu'à cinq... car Pitard ne pouvait compter. L'espion qu'on avait blessé devait avoir prévenu ses complices et en admettant que la bande reculât, suivant son habitude, devant une attaque en plein jour, les environs devaient être surveillés. Derrière chaque haie et chaque talus, il était à craindre que fussent embusqués des bandits dont le coup de fusil, un à un, les abattrait tous les cinq. Quant à rester sur place et, à cinq, défendre l'immense château, il n'y fallait pas prétendre. Le mieux était donc d'attendre la nuit dont l'obscurité faciliterait une évasion; mais l'attendre sur le qui-vive et en position de le défendre avec quelque succès si Coupe-et-Tranche se risquait à attaquer en plein jour. Où trouveraient-ils ce poste, ou plutôt cette tanière, dans laquelle ils se tiendraient tapis jusqu'à la nuit? Ils allaient la chercher dans les communs du château, voire le pigeonnier dont la tour permettait au regard une surveillance circulaire. De là on pouvait faire feu autour de soi. Le pigeonnier séduisait Fichet qui, pour appuyer le choix, fit cette observation: --Que, sans compter l'occurrence où le siège qu'il s'allongerait, les pigeons ils nous viendraient dans les mâchoires à l'heure ous'que la faim elle obtempérerait à une satisfaction. C'était vrai. On pouvait avoir a soutenir un siège qui se prolongerait et il fallait pourvoir aux vivres. Lambert et Fichet allaient donc visiter les offices du château et ils feraient rafle de tout ce qui pouvait se mettre sous la dent. De tout ce conciliabule, tenu à voix basse, Pitard n'avait pas entendu un mot: il était trop douloureusement occupé à écouter les gémissements de son estomac, qui hurlait famine. --Oui, pensons aux vivres, dit alors Meuzelin tout haut, en expédiant les deux gendarmes aux provisions. À ces mots, Pitard se redressa, la figure rutilante de joie, et, toujours sous l'empire de son illusion, il s'écria: --Enfin, on va passer dans la salle à manger!!! Puis, un souvenir lui revenant: --Est-ce que vous n'avez pas parlé de mon ami, le citoyen Croutot, qui doit être des convives du déjeuner? demanda-t-il. Le nom de Croutot éclata comme une bombe devant les compagnons. Le sentiment du danger terrible qui, tout à coup, était venu planer sur eux, puis l'incident de l'homme blessé par le coup de fusil de l'ogre leur avait momentanément fait oublier Croutot. --Si on lui faisait prendre un peu l'air? proposa Barnabé, ne pensant plus à la présence de Pitard. Mais Meuzelin y songea à temps. D'un coup d'oeil, il commanda la prudence à Vasseur et à l'échalas, puis, en s'adressant au pique-assiette: --Ah! fit-il, Croutot est de vos amis? Pitard se reprit en faisant la moue: --Mon ami, n'est pas précisément le mot. J'entendais dire que je le connais depuis longtemps. Sa mémoire du passé fournit à Vasseur cette question: --Sans doute du temps où Croutot était domestique de ce vicomte de Biéleuze chez lequel, lors de votre voyage à Paris pour consulter un médecin sur votre appétit, vous alliez si souvent dîner? --Oh! non. Ma connaissance avec Croutot remonte plus haut. Elle date d'un voyage à Paris que j'avais fait avant celui dont vous parlez. --Alors Croutot n'était pas encore au service du vicomte de Biéleuze? reprit Vasseur. Cette fois, Pitard eut un petit sourire de dédain en répondant: --Non. Il exerçait un autre emploi. Le sourire avait intrigué Meuzelin, qui demanda: --Quel emploi? L'emploi en question ne devait pas être du goût de l'ogre, car il y eut dans sa voix une intonation de mépris quand il fit cette réponse étrange: --Croutot était _Ange gardien_ chez un notaire _à trente sous_. Et, en secouant la tête, il ajouta: --Une canaille numéro un, ce notaire, du nom de Taugencel, qui, plus tard, a été condamné au bagne. Croutot n'était pas là pour l'entendre, et Pitard était en veine de franchise. Cela fit qu'il termina par cet aveu: --Notaire et _Ange gardien_, du reste, se valaient. Les deux faisaient la paire. --Ah! le Croutot est un gredin? appuya le policier. Pendant qu'il était en train, il n'en coûta pas plus à Pitard de répondre: --La perle des gredins! Après cette révélation sur la manière dont il appréciait Croutot, on pouvait se risquer avec Pitard. Aussi le policier tendit le doigt vers la boiserie du boudoir en disant: --Elle est là, cette perle des gredins. À voir lui indiquer cette boiserie où nulle apparence de porte n'était visible, le pique-assiette aurait dû montrer quelque étonnement. Il n'en fut rien pourtant. D'une voix rieuse, il reprit: --Ah! bah! il est dans le souterrain? Les trois compagnons le regardèrent, stupéfaits par la phrase. --Vous savez donc qu'il existe là l'entrée d'un souterrain? fit Vasseur. --Oh! il y a belle lurette que cette porte me fut ouverte, pour la première fois, par la personne qui m'a fait apprendre tous les tours et détours de ce long souterrain, débita l'ogre d'une voix devenue triste. Et, se tournant vers Vasseur, il continua: --Je le connais si bien, qu'un jour, de mémoire, j'en ai dessiné un plan pour ce même vicomte de Biéleuze, dont vous parliez tout à l'heure. Le lieutenant tressaillit à ces mots. Ce plan était-il celui qu'il avait trouvé dans les papiers du vicomte, lorsqu'il y cherchait quelque note qui le mît sur la trace de cette Julie, à qui Biéleuze avait adressé la lettre qui avait si étrangement disparu; plan qui, en tête, portait tracé le nom de Julie? D'une main fébrile, Vasseur prit son portefeuille dans lequel, depuis cette époque, il avait gardé le papier. Il en tira le plan et le présenta à Pitard, en demandant: --Est-ce celui-ci? --Oui, fit l'ogre à première vue. --Alors que signifie cette petite croix placée dans un des nombreux carrés? demanda curieusement Vasseur. Pitard secoua négativement la tête. --Ça, dit-il, c'est le secret d'un autre. Sur ma conscience d'honnête homme, je ne puis le révéler. En affirmant sur sa conscience la voix de Pitard s'était accentuée tellement loyale, que Meuzelin et ses compagnons se sentirent pris d'un intérêt profond pour ce brave homme qu'ils allaient embarquer, sans qu'il s'en doutât, en leur périlleuse aventure. Le policier lui saisit la main et, spontanément, bien convaincu qu'il pouvait user de franchise avec celui qu'il jugeait incapable de le trahir, il dit à l'ogre: --En deux mots, Pitard, voici en quelle passe nous sommes. Puis, après s'être fait connaître, lui et Vasseur, il raconta brièvement au glouton par suite de quels événements ils avaient été conduits en cette situation d'avoir bientôt à défendre leur vie contre les bandits qui allaient venir. --L'épaisse tour du pigeonnier, bien isolée, nous permettra de soutenir un siège en règle, ajouta-t-il. Et, sur ce, le policier secoua la main du pique-assiette, en disant pour terminer: --Ainsi donc, citoyen Pitard, pendant qu'il est encore temps, détalez vite pour n'être pas pris dans la bagarre. Loin de profiter de l'avis, le pique-assiette était resté sur place et réfléchissant. Après un court silence, il demanda: --Au lieu du pigeonnier où toute retraite serait coupée, pourquoi pas là? Et il montra la porte secrète. --Mais, fit Vasseur, parce que d'autres, mieux que nous, connaissent ces souterrains où ils nous traqueraient trop facilement. --Mieux que vous, oui; mais pas mieux que moi, dit Pitard en souriant. J'y connais une cachette où je défierais bien tous les bandits de nous dénicher. --Nous dénicher, répéta Barnabé en appuyant sur le «nous». Est-ce que, citoyen Pitard, vous tenez vraiment à être de la fête? --Pourquoi pas! Je n'ai rien à faire; ce serait une façon de me distraire. Je suis de ces badauds qui suivent la foule, dit tranquillement l'ogre. Puis, avec un sourire, il ajouta: --Pourvu qu'on me nourrisse... et j'avoue que c'est une rude tâche pour qui l'entreprend! Il achevait, quand Lambert et Fichet reparurent, chacun porteur d'une manne pleine de victuailles. Leur chasse aux comestibles avait été d'autant plus fructueuse que, la veille, lorsque les hussards avaient fait évacuer le nombreux personnel de bandits qui représentait censément la domesticité de la fausse comtesse de Méralec, on allait dîner à l'office, vraie table d'hôte où une trentaine de gredins prenaient place. Arrachés, pour ainsi dire, du bord des plats, ils avaient dû abandonner une boustifaille dont leur appétit s'était promis fête. C'était sur cette montagne d'aliments que les deux gendarmes avaient fait main basse. --Oh! oh! oh! lâcha avidement Pitard à la vue de tant de nourriture. Et, malgré lui, ses mâchoires s'ouvrirent à toute charnière, semblant attendre leur proie. Barnabé avait vu cette pantomime éloquente. Pendant que Meuzelin et le lieutenant se consultaient sur le parti à prendre, l'échalas marcha vers une des mannes où il cueillit une épaule de mouton que le rissolé de sa peau annonçait être cuite à point, puis il revint à l'ogre auquel il tendit le morceau de viande, qui pouvait bien peser trois livres. --Acceptez donc cette pastille en attendant un repas sérieux, dit-il. Comme les deux griffes d'un tigre affamé, les mains de Pitard se crispèrent sur la pastille. Après ce qu'avait annoncé le pique-assiette, Vasseur et le policier s'étaient décidés pour le souterrain. --La cachette dont vous nous avez parlé, Pitard, n'est pas une souricière dont, une fois entré, nous ne pourrions plus sortir? demanda Meuzelin. À travers le mastic de viande qui lui emplissait la bouche, l'ogre parvint à répondre: --Une issue, que je suis seul à connaître, part de la cachette en question. --Alors, conduisez-nous? dit Vasseur. On régla la marche. Pitard marcherait en tête. Barnabé prendrait Croutot sur son dos. Les deux soldats se chargeraient des vivres. Suivraient Vasseur et le policier en portant les armes et les munitions. On croyait avoir pensé à tout. Ce fut l'ogre qui, entre deux bouchées, signala un oubli des plus sérieux. --De la lumière, dit-il. --C'était vrai! Il fallait s'éclairer dans le souterrain et, par conséquent, faire provision de luminaire. Il n'y avait qu'à aller dégarnir le lustre de la salle à manger. L'échalas partit dans cette direction suivi par Vasseur. Cinq minutes après, ils n'étaient pas de retour. Le temps, durait à Meuzelin, impatient, qui courut les rejoindre. --Que faites-vous donc ainsi perchés? cria-t-il, étonné, en apercevant, les deux hommes qui, montés sur la table pour retirer plus facilement les bougies du lustre, se tenaient un bras en l'air, fixes comme des statues. Au son de la voix du policier, l'un et l'autre secouèrent la rêverie qui les immobilisait. Lorsqu'il allait prendre sa première bougie, Fil-à-Beurre avait dit gaiement: --N'empêche que nous ne savons pas encore comment, là où nous avions laissé le Beau-François, nous avons trouvé le Croutot... cette perle des gredins, au dire de Pitard. --Le nain nous l'apprendra lui-même, répondit Vasseur. Et l'un et l'autre, à ce nom de Croutot, avaient été subitement saisis par un souvenir. Du nabot, la pensée de Vasseur s'était reportée à M. de Biéleuze, du vicomte à la lettre de Julie, de la missive perdue à ce plan qu'il avait découvert dans les papiers du mort et il en était venu à songer à cette petite croix dont, tout à l'heure, Pitard, en reconnaissant le plan pour sien, avait refusé l'explication en alléguant que c'était le secret d'un autre. --Quel peut bien être ce secret? se demandait Vasseur, oubliant la récolte des bougies. Quant à Barnabé, le nom de Croutot avait fait dériver sa pensée sur un tout autre point. Sa distraction venait d'une phrase, inintelligible pour lui, prononcée par le pique-assiette, alors qu'il racontait avoir connu l'avorton antérieurement à son entrée au service du vicomte de Biéleuze. En se souvenant de l'emploi que, selon Pitard, occupait alors Croutot, l'échalas, complètement distrait de sa cueillette des bougies de lustre, se demandait: --Quel singulier métier était-ce donc que celui d'_Ange gardien_ d'un notaire à _trente sous_? C'était alors que la voix de Meuzelin était venue les réveiller de leur torpeur. --Je pensais à Croutot, avoua Fil-à-Beurre en se hâtant de rafler les bougies. Le nom de Croutot, paraît-il, était destiné à toujours produire un effet quelconque, car Meuzelin, en l'entendant, sursauta. --Sacrebleu! fit-il. Nous avons oublié de retirer le tampon fourré dans la bouche du coquin. Pourvu que nous ne le trouvions pas étouffé! Et il secoua la tête en ajoutant à mi-voix, croyant n'être pas entendu: --Croutot mort, je ne saurais vérifier si la Saute, ma défunte épouse, m'a dit vrai. Munis de la dépouille du lustre, Vasseur et Barnabé suivirent le policier qui regagnait le boudoir. Le premier soin des compagnons fut de courir à Croutot, qu'on débarrassa du mouchoir qui lui obstruait la bouche. Il était temps! Le pygmée allait périr étouffé. Après avoir promené ses regards encore hébétés autour de lui, il les arrêta sur Barnabé, en demandant, d'un ton qui prouvait que, encore mal remis, il n'avait pas la tête à lui: --Vous venez de la part du général Labor? Je dirai tout... mais à une condition... Oui, à la condition qu'on me laissera seul dans le souterrain pendant huit jours, sans personne pour m'épier. Alors je suis certain de trouver après tant de recherches inutiles... --Décidément, il bat la breloque, souffla Fil-à-Beurre au policier. --Je trouverai... je trouverai, répéta Croutot, toujours égaré, avec une sorte de rage. --Crois-tu? prononça Pitard d'une voix ironique. Le son de cette voix et son accent railleur galvanisèrent Croutot qui, soudainement, retrouva sa présence d'esprit. Il eut conscience d'avoir prononcé quelques paroles imprudentes et il en éprouva un tel saisissement qu'il s'évanouit. --Il n'en sera que plus facile à porter, dit Barnabé. Pitard s'approcha du nabot sans connaissance que soutenait Fil-à-Beurre, et après l'avoir examiné en silence, il souffla à Meuzelin: --Il serait prudent de lui entourer la tête. Il est assez finaud pour feindre l'évanouissement. --Dans quel but? Au lieu de répondre, Pitard, l'oeil toujours sur le nain, recula de quelques pas, attirant Meuzelin avec lui, et lorsqu'il se crut assez éloigné, il dit à l'oreille du policier: --Examinez-le bien. Guettez si quelque mouvement involontaire ne trahira pas sa ruse quand il entendra la phrase que je vais débiter. Meuzelin concentra toute son attention sur le pygmée immobile et roidi de tous ses membres. Alors Pitard, à haute voix, prononça: --L'endroit où je veux vous conduire m'a jadis été indiqué par M. de Biéleuze, à propos d'une jeune fille qui s'appelait Julie. --Il n'est pas plus évanoui que moi, pensa aussitôt Meuzelin, dont l'oeil venait de surprendre une brusque contraction nerveuse des mains de Croutot. À ce moment la voix de Fichet, qui faisait le guet à la fenêtre, annonça: --Que voilà, dedans le parc, il se fait l'apparition de salapiats dont auxquels la culture de la connaissance elle est urgente à coups de fusil. En même temps, Lambert qui avait été se poster à une fenêtre de l'autre façade du château, apparut en disant: --Alerte! voici les gueusards! À ce double cri d'alarme, Barnabé avait confié à Pitard le soin de soutenir Croutot, qui semblait être toujours évanoui profondément, et il avait rejoint Vasseur qui, encoigné dans une fenêtre du boudoir, surveillait les premiers mouvements de l'ennemi du côté du parc. Fil-à-Beurre estima leur nombre à vue d'oeil. --Environ trente, dit-il. --Et à peu près autant de l'autre côté, annonça Meuzelin qui, par une fenêtre de la salle à manger, venait d'inspecter l'autre façade du château. --Rien qu'une soixantaine; il me semble que nous devrions risquer le paquet, proposa tranquillement l'échalas. --À quoi bon, fit Meuzelin, puisque grâce à Pitard, nous pouvons leur échapper? --J'aurais voulu savoir si, depuis mon dernier coup de fusil, je me suis rouillé l'oeil, annonça Barnabé qui, sur le conseil du policier, se résigna à ne pas tenter l'épreuve. Absorbés qu'ils étaient par la surveillance des faits et gestes de l'ennemi, les trois compagnons avaient totalement oublié Pitard et leur prisonnier Croutot. Pitard, lassé de maintenir debout le nabot, qu'il était convaincu jouer la syncope, le laissa tomber en travers du divan afin de pouvoir, lui aussi aller donner son coup d'oeil à la fenêtre. Il s'éloignait quand Croutot ouvrit l'oeil. --Pitard, souffla-t-il, écoute un peu. --Quoi? fit l'ogre qui revint au prisonnier. --Est-ce vrai ce que tu as dit tout à l'heure, quand tu as parlé de certain endroit du souterrain où tu veux les conduire? --Il paraît que l'évanouissement ne t'empêche pas d'entendre, dit l'ogre en souriant. Du reste, comme je ne veux pas te prendre en traître, je dois t'avertir que ta ruse a été inutile; tu t'es trahi. En m'écoutant, tu n'as pas pensé à maîtriser le mouvement nerveux de tes mains. --Est-ce bien possible? fit le nabot d'une voix émue. --Tes mains se sont si bien crochées que c'était à croire que tu te figurais empoigner ce que tu cherches depuis si longtemps, appuya railleusement l'ogre. Sa phrase dut toucher fort l'avorton; car il poussa un soupir désolé. Puis il reprit en hésitant: --Et, vrai! tu connais l'endroit? --J'irais les yeux fermés. Nouveau soupir désolé de Croutot dont la voix se fit suppliante pour ajouter: --Ne les y conduis pas, mon Pitard... Garde ce secret pour moi, je t'en conjure. Et avec un effort qui attestait, de sa part, un sacrifice des plus pénibles, il bégaya: --Fais cela, Pitard, et nous partagerons. Ensuite, croyant avoir ville gagnée: --Hein! fit-il, tu vois que je suis gentil? Mais Pitard secoua la tête en homme peu touché par cette gentillesse et lâcha en gouaillant: --Heu! heu, tu ne l'as pas toujours été. --Peux-tu dire! lâcha le pygmée, feignant l'étonnement, mais dont le regard anxieux se fixa sur le pique-assiette. --Il paraît que tu as la mémoire courte s'il ne te souvient plus que j'ai, avec toi, une vieille revanche à prendre, débita Pitard dont l'oeil s'assombrit. --Une vieille revanche? répéta le nain, ayant vraiment l'air d'ignorer le motif de cette revanche. --Oui, appuya Pitard; cela date du temps où tu étais _ange gardien_ d'un notaire à _trente sous_. Comme la figure de Croutot exprimait l'ébahissement de quelqu'un entendant parler d'un fait de lui parfaitement ignoré, Pitard ajouta moqueusement: --Est-ce que tu as oublié le notaire... cette parfaite canaille qui s'appelait Taugencel? Diable! ce serait une noire ingratitude de ta part, mon petit; car il t'a rendu un fameux service, le mécréant... Il est vrai que tu n'as pu en profiter. Pendant ce dialogue à voix basse entre l'ogre et son prisonnier, Meuzelin et ses deux amis n'avaient cessé d'observer les bandits dont la conduite les surprenait au possible. Sans témoigner aucune hâte d'entrer dans le château, ils se tenaient groupés près de la lisière du parc, entourant un des leurs, qu'ils semblaient interroger. --Tiens! fit brusquement Fil-à-Beurre, est-ce qu'ils vont s'en aller, sans nous avoir fait la politesse de s'occuper de nous? Il y avait, en effet, matière à être surpris. Bonne moitié des bandits s'était divisée en petits groupes de cinq ou six hommes, sur différents points du taillis, et ils avaient disparu sous le couvert des arbres séculaires du parc. --Où vont-ils? demanda Fil-à-Beurre. À côté de lui se tenait l'imperturbable Fichet, qui répondit: --Que j'ai la dubitance d'avoir perpétré la vérité ous'qu'ils s'en iront actuellement. Que c'est pour la trouvaille de l'individuel que le Pitard il a incommodé d'une balle qu'elle la fait braire en l'acceptant. --C'est bien possible! dit Vasseur en se souvenant du cri entendu dans le taillis quand l'ogre, sur l'invitation de l'échalas, avait déchargé son fusil par la fenêtre. Oui, ils vont à la recherche de celui qui nous espionnait en attendant leur arrivée. --Et que Lambert et Fichet n'ont pu retrouver, acheva Meuzelin. Il parut que les bandits avaient été plus heureux que les deux gendarmes, car un cri de chat-huant se fit bientôt entendre un peu loin sous bois. Ceux de la bande restés sur place vinrent se ranger sur la lisière du parc, semblant attendre le retour des autres. Un à un, prévenus par le cri de n'avoir pas à continuer leurs recherches, reparurent les pelotons de cinq ou six hommes qui s'étaient mis en quête. --Ont-ils ramassé un mort ou un blessé? dit Fil-à-Beurre. --C'est ce que nous allons apprendre par le retour de ceux qui n'ont pas encore paru, répondit Vasseur. Un mouvement des Chauffeurs qui se massèrent avec empressement indiqua qu'ils voyaient arriver les retardataires. En effet, du taillis qui s'écarta, sortirent les derniers Chauffeurs soutenant un homme à la marche chancelante qui, tout aussitôt, fut entouré par la bande entière. S'il eût été de taille ordinaire, ce blessé, ainsi englobé dans la masse, aurait échappé aux regards de Vasseur et de ses amis. Mais il était d'une stature telle, que sa tête dépassait de toute sa hauteur celles de ses camarades. --Le Beau-François! firent les trois compagnons ébahis. Oui, c'était bien le colosse que, deux heures auparavant, ils avaient tenu prisonnier et qui, de si étrange façon, avait trouvé le moyen de leur échapper en laissant à sa place le nabot, tout aussi bien garrotté qu'il l'avait été lui-même... Des trois amis, le policier était demeuré le plus étonné, car l'apparition du Beau-François déconcertait toutes ses idées. --Je n'y comprends plus rien! s'écria-t-il. Et, pour répondre à Vasseur et à l'échalas, dont le regard étonné lui demandait compte de cette exclamation, il continua: --Comment se fait-il quand nous devrions avoir sur le dos la bande de Coupe-et-Tranche, que ce soit celle du Beau-François qui nous arrive? Puis il resta pensif à se creuser la cervelle à la recherche d'un pourquoi, après avoir murmuré: --Ce doit être un tour du Marcassin. Il vise tout à la fois et nous et le Beau-François, qui a osé venir bêtement chasser sur ses terres. Cependant, au fond du boudoir et toujours à voix basse, s'était poursuivi le dialogue entre Pitard et Croutot. --Vrai! disait Pitard, tu as la mémoire si courte que tu ne te souviens pas du notaire Taugencel dont tu as été _l'ange gardien_? --Nullement! affirma Croutot à qui ce retour sur son passé semblait être à tel point désagréable qu'il jugeait utile de nier effrontément. --Et tu ne l'as jamais revu? insista Pitard ne tenant aucun compte de la négation. Tant pis! tant pis! --Pourquoi ce tant pis? --Parce que tu m'aurais évité une corvée, débita Pitard d'un air sincèrement ennuyé. Du moment que ta mémoire te trahit à ce point que tu ne te rappelles plus le notaire Taugencel, me voilà obligé de raconter moi-même ta vie à ceux au pouvoir de qui tu es tombé. --Pitard, tu ne feras pas cela! supplia le nabot d'une voix étranglée par la peur. --Impossible d'agir autrement. À toi, la langue se fige; à moi, elle me démange. Il faut que je parle quand même; car mes souvenirs sont restés vivaces, au contraire de toi qui as tout oublié... Du moment qu'il ne te souvient plus de Taugencel, il serait oiseux, j'en suis certain, de vouloir t'interroger sur d'autres personnages du passé. Croutot crut comprendre un but caché sous les paroles de l'ogre. --Sur qui veux-tu m'interroger? demanda-t-il. --Mais non, mais non, fit Pitard. Avec ta pauvre mémoire, à quoi bon tenter une épreuve inutile? Maintenant Croutot était décidé à faire preuve de mémoire. --Parle, dit-il, peut-être que je me souviendrai. Pitard demanda lentement: --Alors, dis-moi donc ce qu'est devenue la soeur de Julie? --Césarine Faublin? dit Croutot avec une hésitation craintive. --Oui, insista l'ogre, Césarine Faublin qui, plus tard, a été surnommée la Saute. Le pygmée aurait-il répondu? Si oui, il en fut empêché par Meuzelin, qui arriva suivi de ses amis et des deux soldats. --Pitard, conduisez-nous à votre cachette! commanda-t-il. En même temps, Fil-à-Beurre, de ses grands bras, saisissait le nabot qu'il chargea sur son dos en disant: --Vous êtes de la partie, mon bel homme. Puis, s'adressant à Fichet, il ajouta: --Enveloppez-lui la tête de peur des courants d'air. X Il avait le regard diantrement émerillonné, le passionné général Labor, que nous avions laissé dans la chambre dont il avait poussé le verrou; contemplant, endormie sur sa couche, celle qu'il prenait pour la vraie dame de Méralec. Aussi, l'oeil à son trou, le Notaire, qui l'observait de la pièce voisine, se faisait-il une pinte de bon sang à la vue du soldat dont la mine pleine de convoitise rappelait celle du chat qui tient une souris sous sa patte. Cardeuc, à côté du patriarche, attendait que celui-ci le renseignât sur ce qu'il voyait par son trou. --Eh bien! que fait notre homme? demanda-t-il tout bas avec impatience. --Les mouvements du sommeil ont découvert la gorge de la dormeuse et notre gaillard s'en rince l'oeil, annonça trivialement le patriarche. Immédiatement, il reprit: --Eh! eh! quand je dis «la dormeuse», je crois bien que je me trompe. J'ai comme une idée que la Suzanne est loin de dormir. La finaude doit avoir été éveillée par le bruit des lourdes bottes éperonnées du général quand il se promenait dans la salle à côté et, à tout hasard, lorsqu'elle l'a entendu tourner la clé, elle s'est mise au port d'armes. Et le patriarche qui, de son temps, avait dû être un fin connaisseur, ajouta d'un ton de louange: --Pristi, il est des plus affriolants, son port d'armes. En effet, étudiée ou non, la pose de Suzanne eût fait succomber saint Antoine en personne. Couchée qu'elle était un peu sur le flanc droit, cette position faisait saillir, puissante et voluptueuse sa hanche gauche et accentuait tout le modelé de la cuisse et de la jambe dont l'oeil suivait les contours jusqu'au point où le peignoir relevé laissait découvert un bas de jambe irréprochable. Un de ses bras, replié sur son visage et cachant les yeux, montrait sa blancheur nacrée, sortant à nu de la manche retroussée. À défaut des yeux on pouvait admirer la bouche mignonne qui, légèrement ouverte, expirait le souffle doux et régulier du sommeil entre deux rangées de dents, vraies perles enchâssées dans le corail rose des gencives. Ferme, moulée, la gorge dressait ses rondeurs entre l'ouverture béante du devant du peignoir. Quand saint Antoine, on le répète, eût succombé à la tentation, le général, qui ne comptait pas précisément dans les cadets transis, était donc bien excusable de se montrer tout haletant d'une luxure qui le faisait frissonner. --Il souffle comme un phoque, annonça le Notaire au Marcassin. Il souffle tellement fort que, maintenant, j'ai la conviction que la Suzanne joue le sommeil. De pareilles bouffées de vent que, comme elle, il recevrait dans le nez, réveilleraient un mort. Tout à coup, le patriarche se trémoussa joyeusement et souffla vite à Coupe-et-Tranche: --Oh! oh! je crois que nous allons avoir du neuf. Voilà la belle chatte qui se décide. Pantelant d'une passion brutale, Labor, plusieurs fois, s'était penché sur la dormeuse, étendant ses bras pour saisir ce beau corps en une étreinte ardente. Mais chaque fois, au moment de ceindre sa proie, il avait hésité. Il venait de se relever quand, à son tour, Suzanne, s'agitant sur sa couche, découvrit son visage du bras qui le cachait en partie. Comme si une agréable vision venait de la visiter en son sommeil, son visage trahit une sorte d'extase, et en même temps que ces deux bras s'étendaient comme pour un enlacement, de ses lèvres qui frémissaient sortirent ces paroles voluptueusement murmurées: --Mon beau Labor! Elle rêvait de lui!!! Puis, plus bas, d'une voix chaude d'amour: --Je t'aime, mon vaillant soldat, je t'aime! À cette révélation, le soldat n'y alla pas en écolier timide. Tout bonnement, il se pencha sur ce visage qui lui souriait en rêve et il appliqua sa bouche aux grosses moustaches sur les lèvres qui venaient de trahir ce secret d'amour. Sous le brasier brûlant, Suzanne se réveilla, vit ce visage qui frôlait le sien et, avant que l'embrasseur pût la retenir, elle lui glissa entre les mains avec la souplesse d'une couleuvre en poussant un cri de pudeur effarouchée et bondit dans un coin de la chambre. --Où suis-je? bégaya-t-elle, encore sous le coup du sommeil, en réparant le désordre de son peignoir. Le Notaire, à son trou, étranglait du rire qu'il lui fallait comprimer. --Qu'y a-t-il donc? demanda le métayer. --Voici la comédie qui commence. Comme les paroles vont succéder aux gestes, vous n'aurez qu'à prêter l'oreille, conseilla le patriarche. --Où suis-je donc? répétait Suzanne. Puis, en personne dont le cerveau vient de se dégager du dernier engourdissement du sommeil, elle poussa un cri de joie immense à la vue du général, dont l'air penaud rappelait celui du renard qui a manqué sa poule, et elle s'écria d'une voix heureuse: --Ah! général! c'est le ciel qui vous envoie! Elle avait vraiment l'air de n'avoir nulle conscience du baiser qu'elle avait reçu. Si le général devait la posséder, il fallait qu'il attendît que sonnât pour lui une autre heure du berger. Aucune apparence ne s'offrait qui lui permît de croire que, pour le moment, il renouerait l'entretien sur le thème si gentiment entamé, mais si brusquement interrompu. Du reste, il l'aurait voulu que le temps lui aurait manqué; car celle qu'il prenait pour la comtesse de Méralec s'était hâtée de compléter son exclamation: --Oui, c'est le ciel qui vous envoie pour me défendre. --Vous défendre! Contre qui, madame la comtesse? demanda le général ébaubi. --Ne vous étonnez-vous donc pas de me trouver sous cet humble toit? poursuivit Suzanne. Étonné, oui, il l'avait été tout d'abord. Mais l'occasion, qui fait le larron, en lui offrant la belle dame endormie, lui avait fait rengaîner son étonnement pour penser à plus agréable façon d'employer le temps. Aussi, faute de mieux, son étonnement lui revint-il profond. --C'est vrai! avoua-t-il, comment se fait-il que je vous rencontre en cette métairie quand je vous croyais au château de la Brivière où, il y a une heure au plus, M. de Méralec, que j'ai eu l'honneur de voir et d'interroger sur les suites de votre évanouissement d'hier, m'a affirmé que vous veniez de vous endormir après une longue nuit d'agitation? Madame de Méralec leva au ciel ses beaux yeux et balbutia d'une voix effrayée: --Oh! oui, elle a été longue et agitée, cette terrible nuit! Les minutes m'ont paru des siècles tant que j'ai été en présence de celui qui, en votre présence, est venu réclamer ses droits d'époux. Labor n'alla pas chercher, sous cette phrase, midi à quatorze heures. --Elle ne peut sentir son mari, pensa-t-il naïvement. Sa fatuité énorme lui fit s'expliquer ce dégoût. --Au fait, puisqu'elle m'adore, se dit-il, en se rappelant l'aveu échappé à la comtesse pendant son sommeil. Il la revoyait encore étendant ses bras pour l'étreindre en l'appelant son beau Labor aimé. --Enfin, j'ai pu fuir et me réfugier sous le toit de Cardeuc, mon fidèle serviteur, qui me défendra, général, si vous me refusez votre protection, car je me jette dans vos bras, continua Suzanne. En entendant la dernière phrase, Labor fut amené à se faire cette réflexion fort logique: --Elle se jette dans mes bras! Pourquoi diable! alors, n'y est-elle pas restée tout à l'heure quand elle y était? Il n'en dit pas moins tout haut et fort empressé: --Ma protection, madame la comtesse, elle vous est tout acquise... Seulement, veuillez m'apprendre contre qui je suis appelé à vous protéger. La comtesse attacha sur lui son regard surpris et d'une voix où se retrouvait le même étonnement: --Ne l'avez-vous donc pas deviné? Le général, on le sait, n'était pas un devineur. De la meilleure foi du monde, il répondit: --Nullement. À voix lente et en frissonnant de terreur au souvenir de celui dont elle parlait, la jolie femme articula: --Contre celui qui, hier, devant vous, s'est présenté comme comte de Méralec, mon époux. Le général tomba vraiment des plus nues. --Il n'est donc pas votre mari? s'écria-t-il de sa voix qui tonna comme s'il eût fait manoeuvrer ses troupes. La fausse comtesse répondit avec un mouvement d'horreur profonde: --Non. --Mais alors, à l'arrivée de cet homme, pourquoi, devant moi, n'avez-vous pas protesté? objecta Labor. --Ne vous souvient-il plus que j'ai aussitôt perdu connaissance? Puisque le général était en train de poser des questions, une de plus ne pouvait pas nuire. --Quel motif a causé votre évanouissement? À cette demande, la comtesse répondit d'une voix émue: --J'ai été saisie d'épouvante à la pensée du danger terrible qui menaçait une personne qui m'est chère. --Une personne qui vous est chère? répéta le soldat qui se redressa en coq jaloux. Et il accentua d'un ton sec: --Peut-on la connaître? À ces mots, la comtesse se troubla. Baissant les yeux, elle répondit d'une voix embarrassée: --Vous êtes le seul, général, à qui je ne puisse avouer ce doux secret de mon coeur. Le coq jaloux se transforma aussitôt en coq superbe et triomphant. Ce secret du coeur ne le connaissait-il pas? Le sommeil de la jolie femme le lui avait révélé. N'était-il pas «le beau Labor aimé» qu'elle voyait en ses rêves? Ce fut donc d'une voix pleine de suffisance heureuse qu'il reprit, le sourire aux lèvres: --Mais quel danger menaçait donc cette personne qui vous est chère? --Vous le comprendrez quand je vous aurai appris le vrai nom de celui qui s'introduisait dans le château en se faisant passer pour comte de Méralec. --Dites ce nom. --Il s'appelle Coupe-et-Tranche, déclara Suzanne, dont la voix trembla de peur au nom du bandit redoutable. À ce nom, de l'autre côté de la cloison où il était aux écoutes, le Notaire fut secoué par un élan d'admiration. --Bravo! pensa-t-il, l'adroite mâtine lui attache une ficelle de rude longueur!!! En somme, le patriarche n'était qu'un auteur applaudissant sa propre pièce, puisque l'idée de faire passer Meuzelin pour le fameux chef des Chauffeurs était de lui. Mais comme il n'est défendu à personne de se trouver plus d'esprit qu'à quiconque, il reprit en se frottant les mains: --Oui, elle a attaché une jolie ficelle à son pantin. Reste à savoir comment elle saura le faire danser. Si elle s'y prend bien, le général, avant une heure, aura fait loger douze balles dans le ventre du policier... Pas moyen que le gueux en réchappe! --D'autant mieux qu'il est sous clef. On n'aura qu'à le retirer de la prison où Labor l'a fait enfermer après la fausse dépêche qui lui en intimait l'ordre, ajouta Cardeuc qui partageait la satisfaction du Notaire. Les deux coquins étaient dans la joie de leur âme à la pensée de la prochaine exécution du policier. Ils croyaient déjà l'entendre protestant de toutes ses forces devant le peloton qui, malgré tout et suivant la consigne, coucherait le condamné sur le carreau. --Son affaire sera toisée, en dépit de tout ce qu'il pourra dire, si, au moment de la fusillade, Labor ne se trouve pas sur le terrain de l'exécution pour se laisser embobiner par ses jérémiades, avança Cardeuc. --Suzanne, espérons-le, saura retenir le général, riposta le Notaire. Il achevait quand, tout à coup, il dressa l'oreille en disant avec surprise: --Qu'a-t-il donc à brailler ainsi, notre militaire? Est-ce qu'il a avalé un clou? Labor, en effet, menait beau tapage. En apprenant que celui qu'il avait pris pour le comte de Méralec et avec lequel, une heure auparavant il causait encore, n'était autre que Coupe-et-Tranche, le général était d'abord resté abasourdi. Puis, au souvenir de ce qui s'était passé, il était devenu furieux. Piétinant sur place avec ses grosses bottes, il bégayait d'une voix que la rage étranglait dans sa gorge: --Cent millions de tonnerres!... Plus bête qu'un âne!... La dépêche ordonnait... moi, parole donnée! Je tenais ce sacripant! je l'avais sous la main!... et maintenant, va te faire lanlaire!!! Et, en proie à une crise de colère bleue, il répéta comme un insensé: --Plus bête qu'un âne! À la vue du général se démenant de la sorte et piaillant de si étrange façon, Suzanne avait senti un fou rire lui monter aux lèvres. Elle parvint à le dominer et, donnant à son visage un air douloureusement étonné, elle demanda d'une voix inquiète: --Qu'avez-vous donc, général? --J'ai que je suis plus bête qu'un âne, redit-il. Puis, jugeant que son explication était insuffisante, il fit un effort pour retrouver son sang-froid et débita d'une haleine: --Apprenez que je viens de commettre une bêtise énorme! --Vous m'étonnez! fit Suzanne, comme si on lui avançait une chose incroyable. --Oui, continua le général, une bêtise monstrueuse! Ce matin, j'ai reçu de Paris une dépêche qui m'ordonnait de flanquer mon gueusard dans un cachot... Devinez ce que j'ai fait! --Vous avez obéi, dit la comtesse d'un ton hésitant, car elle pressentait quelque anicroche. --Obéi? Ah! ouiche! fit Labor, se reprenant de colère... Non, j'ai joué aux belles manières! Croyant m'adresser à un vrai comte de Méralec, je me suis contenté de lui demander sa parole de gentilhomme de ne pas quitter le château... Gentilhomme! Quel fichu imbécile j'ai dû lui sembler être quand il m'a donné sa parole, le bon apôtre! À la pensée qu'il avait été dupe, Labor, se remettant à rager, hurla son antienne: --Plus bête qu'un âne!!! Si quelqu'un partageait complètement l'opinion que le général émettait sur son propre compte, c'était bien le Notaire qui, en entendant parler de la parole donnée, avait regardé tout penaud Cardeuc, en lui murmurant: --Patatras! Notre manigance a fait long feu. --Et Meuzelin, qui a dû prendre la clé des champs, va nous tomber sur les reins, plus ardent que jamais, répondit le Marcassin. Cependant, Suzanne, cachant sa déconvenue, avait repris: --Vous avez commis là une bien grave imprudence, mon ami. C'était jeter de l'huile sur le feu que d'appuyer sur la faute du soldat: --Et dire que j'ai renvoyé mes hussards à leur campement! lâcha-t-il désespéré. Suzanne, à ces mots, vit un joint dont il fallait profiter pour savoir ce qui avait attiré le général à la métairie. --Et vous allez rejoindre vos troupes à Ingrande pour ne plus revenir au château? Ce sont sans doute vos adieux que vous m'apportez ici? avança-t-elle à tout hasard. --Mes adieux? non pas, comtesse. Pouvais-je m'attendre à vous rencontrer ici, vous que je croyais dormant au château, comme venait de me l'annoncer le drôle qui se prétendait votre époux. --Alors, quelle cause vous a conduit ici? Le général arrondit les bras, fit ses yeux en coulisse et modula sur l'accent galantin: --Votre pensée, comtesse. Je m'en allais à la tête de mes escadrons quand, à la vue de la métairie, l'idée m'est venue de charger Cardeuc d'une commission pour vous, à qui votre sommeil m'avait empêché, au départ, de présenter mes respects. --Quelle était cette commission? --Je voulais vous faire avertir par votre métayer que la parole donnée par celui qui se disait comte de Méralec ne concernait que lui et n'entravait en rien votre liberté. Vous demeuriez maîtresse de sortir du château pour aller où bon vous semblerait. Et, persuadé qu'il parlait à une femme folle de lui, Labor fit la roue en disant avec son énorme fatuité: --Même à Ingrande, si le coeur vous disait. Peu à peu il s'était rapproché de Suzanne. Aux paroles, il joignit le geste en passant prestement le bras autour de la taille de la jolie femme qu'il attira sur sa poitrine en répétant, le regard langoureux et la voix tendre: --Si le coeur vous disait! Dame! il se rappelait le «mon beau Labor, je t'aime!» murmuré en rêve et il y allait bon jeu bon argent. Le Notaire, l'oeil à son trou, n'avait cessé d'observer la scène. Il souffla vivement à Marcassin: --Il faut aller délivrer Suzanne. La porte est fermée au verrou, et il tient la belle de façon à ce qu'elle ne puisse se dégager. Il est temps de retirer au toutou le morceau de sucre qu'il veut dévorer. Cardeuc hésita. Avant d'agir, il voulait décider avec le patriarche quelque parti à prendre au sujet de Meuzelin. Mais le Notaire le poussa vers la porte en insistant d'une voix pressée: --Sauvons d'abord le morceau de sucre. Notre chien sautera tant qu'il ne l'aura pas croqué. Et, après le départ de Coupe-et-Tranche, il se remit à son trou, en murmurant fort alarmé. --Est-ce que Suzanne serait assez bête pour lâcher la friandise à cet idiot? Mais il calomniait Suzanne. Dans ces bras dont elle avait senti qu'elle ne pouvait s'échapper, elle s'était redressée noble et fière, le regard étincelant d'une indignation de femme vertueuse: --Vous m'insultez, général! lâcha-t-elle. Le bel homme s'attendait si peu à cette apostrophe que, bien involontairement, il desserra sa prise. D'un bond, Suzanne fut à l'autre bout de la chambre, et, toujours farouche de vertu: --Oubliez-vous que je suis comtesse de Méralec? demanda-t-elle d'un ton sec. Comme Labor ahuri la regardait en baudet à qui on a retiré son picotin, elle poursuivit: --Que je suis de ces femmes qui n'appartiennent qu'à un époux? Le lourd amoureux répondit avec bêtise: --Mais puisque cet homme n'est pas votre époux. Madame de Méralec tourna vers lui son visage convulsé par un désespoir suprême; puis elle éclata en sanglots et, à travers ses mains dont elle se voilait la face pour cacher le feu d'une pudeur qui s'avoue vaincue, elle murmura: --L'ingrat! il ne me comprend pas. À coup sûr, la langue dut fourcher au général, mais dans son transport de joyeuse fatuité qui triomphe, il s'écria: --Vous demandez ma main!!! Et il tomba aux genoux de Suzanne dont il couvrit les mains de baisers moustachus. Au même moment, la porte résonna sous le doigt du métayer qui frappait. Suzanne montra au général le verrou fermé et murmura d'une voix doucement émue: --Allez ouvrir, mon beau Labor; il ne faut pas compromettre celle qui aura bientôt l'honneur de porter votre nom. Cette voix retentit si délicieusement aux oreilles du vainqueur, qu'il se crut en droit d'exiger une première concession de la pauvre créature qu'il avait subjuguée. --Appelez-moi Mathieu, exigea-t-il. Avec un ineffable sourire de tendresse, madame de Méralec répéta le petit nom imposé. --Mathieu, allez ouvrir, dit-elle. Quant au Notaire, qui n'avait perdu ni un mot ni un geste, il étouffait de son rire comprimé de l'autre côté de la cloison en se disant: --Azor n'a pas eu son sucre! De son côté, Labor allait ouvrir en pensant: --Archi-folle de moi! J'en ferai tout ce que je voudrai quand elle sera ma femme! Quand Labor eut tiré les verrous et ouvert la porte, il se vit en face de Cardeuc qui, tout respectueux, se hâta de dire: --Un de mes batteurs en grange vient de m'annoncer que vous me demandiez. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, général. J'ai été porter mon grain au marché d'Ingrande d'où je reviens à l'instant... J'ai même rencontré sur la route, à mon retour, vos hussards qui regagnaient la ville. Le Marcassin était venu si à propos frapper à la porte, que Suzanne ne pouvait douter que, de quelque manière, il n'eût assisté, de l'oreille ou des yeux, à ce qui s'était passé avec le général. Ce dernier était pour elle un tonton qu'elle se faisait fort de faire tourner à sa guise; mais il fallait que Cardeuc lui indiquât dans quel sens. Ce fut pour arriver à ce début, sous le nez du général, qu'elle débita d'une voix dolente: --Te voici, mon brave Cardeuc, obligé de me donner pour longtemps l'hospitalité sous ton toit, car, maintenant que les troupes ont quitté le château, je n'y retournerai pas. J'aurais trop peur de retomber aux mains de Coupe-et-Tranche qui, à cette heure, est maître de la Brivière. --Et où il ne tardera pas à introduire sa bande... Il y aurait un beau coup à faire pour qui voudrait prendre toute la nichée, appuya le métayer. Il n'y avait pas à s'y tromper pour Suzanne. Le Marcassin lui indiquait qu'il fallait faire revenir la garnison. Si elle restait à la métairie, on aurait toujours Labor sur le dos. Il gênerait la bande, dont la ferme était le quartier général. Au château, elle tiendrait mieux son soupirant sous sa coupe, sans compter que la troupe qui s'immobiliserait à la Brivière serait autant de distrait des forces dont disposait le général. Pour mieux se faire comprendre à demi-mot de Suzanne, Coupe-et-Tranche insista: --Oui, les soldats, en revenant, feraient une jolie rafle des Chauffeurs. --Crois-tu? fit Labor, mordant à l'hameçon. Il eût été bien difficile de deviner que la courtisane venait à la rescousse du métayer, quand elle dit d'une voix résignée: --À quoi bon? Ne serait-ce pas déplacer inutilement vos troupes? Pensez-vous que Coupe-et-Tranche aura attendu leur retour? --Pourquoi pas? Le gredin qui me croit toujours sa dupe, se figure que je vais le laisser libre à perpétuité dans le château sur sa parole de comte de Méralec. Suzanne secoua sa tête charmante en femme que cette raison ne persuadait pas. --Il aura dû s'enfuir. L'ordre de ce matin, m'avez-vous dit, commandait d'enfermer le comte de Méralec. Il aura jugé bon de ne pas attendre une nouvelle dépêche qui lui apporterait plus mauvais encore, et il a décampé. --Alors, s'il est parti, vous pouvez rentrer à la Brivière, objecta logiquement le général. --Oui, mais je tomberais dans les mains du scélérat une belle nuit qu'il se serait introduit dans le château que les soldats ont abandonné. --Donc, laissez-moi y ramener une garnison, articula Labor en retournant l'argument. Le meilleur moyen de se faire arracher un oui était de dire non. Suzanne ne s'en fit pas faute. --Non, non, fit-elle. Laissez vos soldats à leur cantonnement d'Ingrande. N'ai-je pas pris le parti le plus prudent en venant me réfugier sous le toit de mon fidèle serviteur? Je n'ai pas ici toutes mes aises, il est vrai; mais à la guerre comme à la guerre!... Je prendrai mon mal en patience jusqu'à ce que vous ayez fait fusiller le drôle qui a osé se jouer de vous en se disant mon époux. --Ce ne sera pas long! gronda le soldat dont la bile se remua au souvenir qu'il avait été berné. --Oh! pas long? répéta Suzanne, il faudrait d'abord tenir votre homme qui, à cette heure, court les champs. Je crois bien qu'il vous faudra aller le chercher maintenant au milieu de sa bande. --Cette bande, un habile homme me l'amènera sous la main. Il m'a été désigné par la dépêche que j'ai reçue ce matin, affirma Labor avec une assurance dédaigneuse. Suzanne et le métayer, en entendant parler de la dépêche, avaient échangé un coup d'oeil. Il ne pouvait s'agir que de Croutot dont ils avaient écrit le nom dans la missive. --Ah! fit la courtisane, un habile homme, dites-vous? Il vient sans doute de Paris? --Non, il est du pays. C'est un nommé Croutot. Il y eut entre la courtisane et Cardeuc un nouveau coup d'oeil joyeux. L'affaire était dans le sac. --Ce matin, j'ai expédié à Beaupréau, où demeure cet homme, un hussard qui, malheureusement, ne l'a pas trouvé. Il venait de sortir, a annoncé une voisine. En écoutant le général, Cardeuc n'avait pas bronché, mais la colère lui était montée au cerveau. --Le Notaire avait raison. Croutot est un traître que je tuerai, pensa-t-il. Mais pour tuer Croutot, il fallait le tenir. Qu'était-il devenu? Parti de son domicile, il n'avait pas paru au château et on l'attendait toujours à la métairie. Comme si elle eût compris la pensée du métayer, Suzanne demanda: --Voulez-vous, général, que, de la métairie, on expédie un nouveau messager à Beaupréau, qui, s'il parvient à retrouver Croutot, l'envoie vous rejoindre à Ingrande? --Pourquoi à Ingrande et non pas au château? fit Labor revenant à ses moutons. --Mais; parce que vous retournez à vos cantonnements. --Vous me refusez donc de rentrer à la Brivière? --Je ne m'y croirais pas en sûreté. --Même si je vous y ramenais une garnison? --Vous pouvez mieux employer vos soldats, croyez-moi. Le général se rapprocha de Suzanne et baissant la voix pour ne pas compromettre la noble dame de Méralec devant le paysan Cardeuc, il lui demanda: --Ainsi donc, belle adorée, vous avez la cruauté de me refuser la douce joie de vous protéger? Celui qui doit être bientôt votre époux n'a-t-il pas le droit de veiller à l'avance sur son bien? Puis, comme elle résistait encore, l'homme aimé fronça la bouche en cul de poule, fit des yeux de chat qui s'oublie sur la cendre, et d'une voix qu'il crut langoureuse: --Ma belle Clotilde, ne suis-je donc pas à tout jamais votre Mathieu? demanda-t-il. Au lieu de répondre, Suzanne se précipita brusquement sur le sein de son Mathieu. En sentant le buste de son idole se trémousser entre ses bras, Labor crut qu'elle sanglotait d'une joie pudique. Pas du tout, elle pouffait de rire. Alors, avec un large sourire plein d'indulgence pour tant d'amour et d'une voix sévère: --Allons, ma jolie entêtée, dit-il, permettez-moi de vous ramener dans le château de vos ancêtres. Le général allait déposer sur son front un baiser d'époux, quand il tourna brusquement la tête au bruit d'un pas qu'il entendit derrière lui. À côté du métayer Cardeuc, il aperçut un beau vieillard à la chevelure d'un blanc de neige, à l'air vénérable et calme de ces justes qui vont bientôt toucher aux vérités éternelles; bref, une de ces têtes qui commandent le respect et appellent presque une génuflexion. L'imposant vieillard, les deux mains étendues comme s'il bénissait le général, prononça d'une voix lente et calme, pleine d'une conviction sincère: --Heureux ceux qui s'aiment d'amour pur, car le Seigneur est avec eux! C'était cette canaille de Notaire qui venait de quitter sa retraite pour faire son entrée en scène. --Un saint descendu de son cadre! pensa le général à la vue de ce patriarche. Et le vénérable vieillard, levant un doigt au ciel, continua: --L'Écriture a dit: «Que le lion superbe défende la faible brebis imprudente.» En conséquence, général, faites votre devoir en ramenant vos soldats. --Oui, mon père! lâcha Labor subjugué par tant de majesté. Une minute après, remonté à cheval, il courait à franc étrier sur la route d'Ingrande. Il venait de partir quand entra Sans-Pouce pour dire au métayer: --Court-Talon est arrivé et il demande à vous parler au sujet du Beau-François. Court-Talon, Chauffeur émérite, qui, dans le jour, se transformait en tireur de sable des bords de la Loire, était un gars rusé qui mangeait à deux râteliers ou, pour mieux dire, qui, faisant déjà partie de la bande de Coupe-et-Tranche, s'était, sur l'ordre de ce dernier, enrôlé dans la troupe du Beau-François. Il était l'espion du Marcassin qui, s'étant juré de se débarrasser du colosse, assez osé pour venir chasser sur son domaine, avait besoin d'être informé de tous les pas de son rival. --Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il à Court-Talon, qu'il interrogea en présence du Notaire. --Il y a que le Beau-François a disparu. Hier soir, il est parti en aventure avec trois gars, annonçant qu'il serait de retour vers le milieu de la nuit. Ce matin, il n'a pas reparu. Alors on s'est mis à sa recherche... --Oh! oh! interrompit Cardeuc en ricanant; quels dévoués que les hommes du Beau-François, pour s'alarmer ainsi! --Ah! je vais vous dire, fit Court-Talon en souriant à son tour: ce n'est pas du dévouement qu'ils éprouvent pour lui, c'est bel et bien de la méfiance. Ils ont dans l'idée que le géant s'apprête à lever le pied en emportant le magot et en les abandonnant dans le gâchis. --On s'est donc mis à sa recherche? répéta le métayer pour le ramener à son sujet. --Comme je vous le disais et on a rapporté de drôles de nouvelles, allez! Figurez-vous que, sous un petit couvert de bois, le long du mur d'enceinte du parc de la Brivière, on a retrouvé les hommes, partis avec le Beau-François, tous les trois étranglés. Couchés sur l'herbe, ils ont dû être surpris quand ils dormaient. Ah! celui qui leur a serré le gaviot peut se vanter d'avoir une rude poigne! ils avaient le gosier aplati! Sans s'arrêter à cet éloge qui, indirectement s'adressait à lui, puisque c'était lui qui, la nuit dernière, avait expédié les trois drôles, Coupe-et-Tranche reprit: --Et le Beau-François? --Voilà où est le mystère, de lui, nulle trace. Mieux que personne, Cardeuc savait ce qu'était devenu le colosse, puisque, lorsqu'il était attaché à l'arbre, il avait vu le Beau-François se glisser dans l'ouverture du souterrain et qu'il savait, par Suzanne, que son ennemi, perdu dans l'obscurité et les méandres des couloirs, devait, à cette heure, y pester de rage et de faim; mais la pensée lui était brusquement venue de profiter de la circonstance qui s'offrait pour anéantir la bande de son rival. Aussi lâcha-t-il en traînant cette phrase: --Oh! le Beau-François doit être loin, s'il court encore depuis qu'il a fait son coup. --Quel coup? demanda Court-Talon étonné. --Comment, niais, tu n'as rien deviné? Tu n'as pas compris que le Beau-François avait trouvé un coup à faire au château de la Brivière... et même un coup si fructueux qu'en pensant qu'il lui faudrait partager avec ses trois hommes, il a réglé leur compte en les étranglant? --Il est bien assez canaille pour ça! fit Court-Talon, acceptant tout d'abord cette version. Mais la réflexion lui en fit rabattre. --Un coup, redit-il, quel coup le Beau-François pouvait-il avoir la hardiesse de tenter dans le château de la Brivière, tout bondé de hussards? --Erreur! mon garçon, il n'y a plus un soldat au château. Tu peux aller sans crainte t'en assurer, affirma Cardeuc. Dans la persuasion que Meuzelin, tout heureux d'avoir été laissé libre par le général, devait avoir détalé au plus vite, avec les siens, de la Brivière, le métayer continua: --Non seulement les soldats ne sont plus au château, mais je doute qu'à cette heure, il s'y trouve âme qui vive. Court-Talon ouvrit des yeux tout grands de surprise joyeuse. --Mais alors, fit-il, on peut donc dévaliser le château? --Tout à l'aise, appuya Coupe-et-Tranche. La surprise du gars changea de nature à cette réponse. --Et vous ne profitez pas de l'occasion? demanda-t-il avec un léger accent de reproche. --Oh! moi, dit dédaigneusement le chef, j'ai en vue un plus gros gibier à chasser... Encore un envoi du gouvernement à intercepter comme l'avant-dernière nuit. Court-Talon, on l'a dit, mangeait à deux râteliers; c'est-à-dire qu'il avait part au butin des deux bandes. Il se demanda aussitôt pourquoi ce dont on ne voulait point à droite n'irait pas à gauche. Seulement, il lui fallait le consentement de Coupe-et-Tranche, son vrai chef. --Puisque vous n'en voulez pas, est-ce qu'on ne pourrait pas souffler un petit mot du pillage de la Brivière à la bande du Beau-François? Ça la consolerait un peu de la disparition du géant. Cardeuc prit son air bon enfant. --Pourquoi pas? dit-il. Je ne suis pas égoïste, moi. Mon avis est qu'il faut que tout le monde vive. Le gars prit ses jambes à son cou. Le Notaire avait assisté à la scène sans souffler mot. Sitôt Court-Talon décampé, il secoua la tête d'un air approbateur en disant: --Pas mal imaginé! Vraiment pas mal! La troupe que le général va ramener au Château y trouvera les hommes du Beau-François et leur taillera des croupières. --Et alors, le géant imbécile, si je le rattrape quand il sera privé de sa bande, réglera son compte avec moi, gronda Cardeuc avec l'accent d'une rancune féroce. Cependant Court-Talon avait continué sa course dans la direction du château. C'était un cadet fort intéressé, mais prudent aussi, à la façon des chats qui, avant d'entamer la pâtée, la tâtent dix fois de la patte par peur de l'avaler trop chaude. En conséquence, il avait décidé de vérifier si la Brivière était réellement aussi déserte que le chef l'avait annoncé. Il rôda devant la grille d'honneur. La solitude de la cour et, dans les communs qui la bordaient, les portes des écuries tout ouvertes lui prouvèrent le départ des troupes. Mais ce silence n'était-il pas un piège pour attirer des visiteurs incongrus à qui on ménageait un accueil par trop rude? Ne se pouvait-il pas que les soldats fussent massés dans le parc, attendant l'heure d'exercer l'hospitalité à coups de fusil? Il résolut d'inspecter le parc en y pénétrant par quelque brèche de la clôture et, en conséquence, il suivit la muraille en quête d'un point d'escalade. Au bout d'un quart d'heure de marche il s'arrêta devant une lézarde dont les pierres saillantes formaient une sorte d'échelle pour grimper. Il fut bien vite de l'autre côté du mur, et, marchant avec précaution, l'oeil au guet, l'oreille, en éveil. À son centième pas, il tomba en arrêt et se tint immobile. D'un taillis touffu qui se dressait sur sa gauche, sortait une voix assourdie qui grognait hargneusement: --Ce n'est pas grave, mais il faudrait bander la plaie pour arrêter le sang... Et j'ai laissé mon mouchoir dans le bec du Croutot dont j'ai aussi entouré la tête avec ma cravate. Et la voix enfila une kyrielle de jurons de douleur et de colère. --C'est l'organe du Beau-François se dit Court-Talon. D'aller droit au chef il se garda bien. Tout au contraire, dépassant le taillis, il s'avança toujours, mais négligeant ses précautions de prudence, pour que le colosse, en l'entendant, crût l'avoir aperçu le premier. --Court-Talon! appela aussitôt le géant. Le gars marcha au taillis et s'ébahit de surprise feinte à la vue du colosse. --Que fais-tu par ici? demanda François. --Tout à l'heure en passant devant le château, j'ai vu que la garnison était partie. Alors l'idée m'est arrivée qu'il y avait peut-être à frire pour nous et je venais, par le parc, afin d'étudier les lieux avant de vous faire mon rapport, répondit Court-Talon se donnant les gants d'une démarche dont il eût été trop dangereux pour lui de faire remonter l'initiative à Coupe-et-Tranche. Le Beau-François ne voulut pas avoir été devancé par un de ses hommes. --Trop tard, fiston! Tu vois que je t'avais prévenu, dit-il en gouaillant. --Je vois aussi que vous êtes blessé, fit le gars en regardant la cuisse ensanglantée du géant. --Un simple accident. En passant dans une coupe du parc; une glissade m'a fait tomber sur un chicot, déclara le Beau-François, jugeant inutile d'avouer un coup de fusil. Ensuite il reprit: --Tu n'es pas assez fort pour m'aider à sortir d'ici... Prête-moi ta cravate pour bander la plaie, puis tu iras chercher les camarades; car, comme tu l'as dit, il y a gras à frire au château. XI Comment se faisait-il que le lieutenant Vasseur, au moment où nous le retrouvons, était aux genoux de sa gentille Gervaise? C'est ce que nous nous réservons d'apprendre, en même temps que nous dirons par quel chemin nos héros avaient pénétré dans le souterrain où, à cette heure, ils étaient tous réunis. Il faut croire que l'amour emplit tout à la fois le coeur et l'estomac, car les deux amoureux, sans penser à manger, se tenaient à l'écart de leurs compagnons qui, assis sur le sol, étaient en train, à la lueur de deux bougies, de faire fête aux provisions apportées par Lambert et Fichet dans cette retraite. Des os et quelques miettes de croûte qui jonchaient la terre devant Pitard, restaient pour témoigner qu'un monstrueux pâté et qu'un carré de côtelettes avaient passé entre les dents du dévorant. Croutot, délivré de ses liens, avait été admis au repas, où il faisait fort laide grimace, n'ouvrant la bouche ni pour parler ni pour manger. En plus de ce qu'il ne pouvait s'échapper du caveau, où il avait été amené la tête couverte, le nabot se tenait d'autant plus coi qu'il était assis entre Meuzelin et Fichet qui, l'un et l'autre, avaient eu la précaution de lui faire une recommandation: --Si tu tentes la moindre rébellion, je t'étrangle, avait dit le policier. --Que si vous auriez l'incongruité d'un atome de gesticulade superflue, je serais dans l'affliction de vous insinuer Bec-Fin _fils_ à travers votre personnalité, avait soufflé Fichet au nabot. Car il était dans la joie de son coeur, ce brave sabreur de Fichet, qui mettait l'arme blanche à vingt coudées au-dessus de l'arme à feu. Dans la caisse aux armes, il avait trouvé un sabre! une lame solide, d'excellente trempe, bien à sa main, qui lui avait si fort rappelé le regretté Bec-Fin, son sabre d'ordonnance, qu'il l'avait aussitôt surnommé Bec-Fin _fils_. Or, si le glouton Pitard avait eu le dernier mot avec un pâté et un carré de côtelettes, c'était que le repas n'en était pas à son début et que, partant, la conversation avait déjà roulé... Roulé sur quoi?... Précisément sur Croutot, car, s'il montrait mine si penaude, c'était en grande partie parce que Pitard était en train, pendant un entr'acte de ses mâchoires, de conter à quelle époque et en quelle circonstance il avait eu ses premiers rapports avec l'avorton. Le petit homme avait d'abord interrompu en niant avec une rageuse énergie; mais, pour calmer son emportement, cette phrase de Fichet lui était arrivée comme une douche d'eau froide: --Que si vous suspenderez derechef l'orateur, Bec-Fin _fils_ il vous intercalera dans le galoubet. Et Croutot se l'était tenu pour dit. Pitard avait donc pu poursuivre son récit: --C'était, continua-t-il, à l'époque où, comme je vous l'ai annoncé, Croutot était _ange gardien_ d'un notaire _à trente sous_. --Ah! sacrebleu! je vais donc savoir ce qu'était ce métier-là! s'écria Fil-à-Beurre tout impatient d'avoir l'explication de la phrase qui, depuis deux heures, lui trottait dans la tête. Pour la rapidité du récit, au lieu de laisser la parole à Pitard, mieux vaut succinctement dire, entre parenthèses, ce que signifiait cette expression en 1793, c'est-à-dire sept années avant les faits dont traite notre histoire. À cette époque où la Banque de France n'existait pas encore et où les fortunes ne se divisaient pas en ces mille actions que l'industrie émet aujourd'hui, les fonctions de notaire étaient fort importantes. Il plaçait, administrait et faisait fructifier pour ses clients cette fortune, alors en numéraire, que l'on peut porter aujourd'hui en portefeuille. Jouissant d'une confiance illimitée, due à une réputation irréprochable que la banqueroute n'était jamais venue ternir, la corporation des notaires était dépositaire de capitaux énormes qui dormaient dans les études en attendant un placement. Quand le souffle révolutionnaire s'était fait sentir, beaucoup de nobles, devinant l'avenir, s'étaient hâtés de vendre et de réaliser leurs biens. Ne pouvant, dans leur fuite précipitée, emporter d'un seul coup ces sommes, ils en avaient fait le dépôt chez les notaires, qui devaient les leur expédier hors de France. La République, en rendant difficiles et dangereuses les communications avec les émigrés, avait donc forcément retenu cet argent chez les tabellions, et, dans leurs études, se trouvaient des millions que la nation voulut récolter. Les notaires ne pouvaient donc éviter de tomber sous la loi des suspects, convaincus de correspondre avec les ennemis de la France. Pour sauver la fortune de leurs clients, plusieurs d'entre eux eurent un dévouement énergique. Gibert aîné, Étienne et Girardin, aussitôt pris, se tuèrent dans la prison, avant que leur condamnation autorisât la confiscation. Voyant que les millions lui échapperaient si tous les notaires imitaient cette manière d'éviter une saisie, force fut à la Convention de décréter aussitôt que «les biens de tout suspect, lequel arrêté ou craignant de l'être, s'ôterait la vie, seraient acquis et confisqués au profit de la nation, comme s'il avait été condamné». Après ces trois suicidés, quatorze notaires (sur les cent treize que possédait Paris), dûment convaincus de connivence coupable avec l'étranger, furent condamnés à mort. Outre ces dix-sept membres morts, le notariat de Paris en compta bientôt soixante-quatre en prison, attendant une condamnation. Sur les trente-deux restés libres, vingt-trois ne jouissaient que d'une liberté relative, car on leur avait adjoint ce qu'on appelait alors comiquement un _ange gardien_, c'est-à-dire un surveillant qui, jour et nuit, ne quittait pas le notaire, mangeait à sa table, couchait dans sa chambre, l'accompagnait à tous les actes qu'il allait passer en ville. Donc, quatre-vingt-une études de notaire se trouvèrent sans leurs patrons, morts ou incarcérés. Ce fut pour procéder à la liquidation de ces études que, sur la proposition d'un nommé Lachevardière, on eut l'idée de mettre ces études au concours. Quelques clercs de notaire se présentèrent; mais une majorité de gens qui ne savaient pas le premier mot du métier composa la foule des candidats à ce concours, qui se tint, pendant quatre jours, au Palais de Justice. Presque tous les concurrents furent élus. Ce furent ces nouveaux notaires, ainsi fabriqués à la hâte, qu'on appela les _notaires à trente sous_, parce que, pour obtenir des études qui valaient cent cinquante ou deux cent mille livres, prix énorme pour l'époque, ils n'avaient eu à dépenser que les _trente sous_ de la feuille de papier timbré sur laquelle ils avaient griffonné l'acte que le concours leur avait donné à rédiger pour prouver leur savoir-faire. Après cet exposé rapide, fait en vue d'abréger le récit de Pitard, on peut fermer la parenthèse. * * * * * --Dire que j'aurais pu être notaire! s'écria Fil-à-Beurre, en interrompant Pitard. Meuzelin ramena l'ogre à son histoire. --Vous disiez donc que ce Taugencel était du nombre des notaires à trente sous? demanda-t-il. --Oui. Il n'y avait pas plus de six mois qu'il occupait son étude, que déjà, tant il semblait louche en tout, on lui avait nommé un ange gardien. --Le Croutot ici présent? appuya Fil-à-Beurre, en désignant le nabot. --Lui-même, fit l'ogre. L'avorton, à cette affirmation, ouvrit la bouche pour nier, mais à la vue de Fichet qui, en le regardant, caressait Bec-Fin _fils_, il ravala sa salive. Bien que le pique-assiette ne fut pas de ces causeurs qui, dans un récit, introduisent des pauses pour mieux tenir leurs auditeurs en haleine, il arriva au même résultat en s'interrompant pour puiser dans une des mannes aux provisions un bout de saucisson à contenter trois appétits ordinaires. Il s'en suivit donc un silence pendant lequel on entendit là-bas, dans le coin des amoureux, Vasseur qui disait à sa bien-aimée: --Ainsi, Gervaise, après votre chute par la fenêtre, qui vous a fait perdre connaissance, vous ignorez par qui vous avez été apportée dans le souterrain? --Oui. Quand je revins à moi, ce fut pour voir, à la lueur d'une lanterne qu'elle tenait, une femme qui refermait la porte de mon caveau et cette femme était madame de Méralec, répondit Gervaise. À ce moment, l'ogre venait de mâcher la dernière pelure du saucisson. Il ne fallait pas lui laisser le temps d'étendre la main vers le panier aux vivres. Meuzelin se hâta donc de demander: --Quel motif vous avait conduit chez le notaire Taugencel, dont Croutot était l'ange gardien? --Un motif des plus simples et, certes, j'étais loin de m'attendre à l'aventure dans laquelle j'allais me trouver englobé, répondit Pitard. Oh! non, redit-il, quand je partis pour mon premier voyage à Paris, je ne me doutais guère du drame auquel j'allais prendre part. --Nous vous écoutons, dit Meuzelin. L'ogre commença: --Il y a huit ans, au plus fort de la Révolution, j'étais maître tanneur à Beaupréau, quand j'entendis dire qu'à Paris, on venait d'inventer un moyen de tanner chimiquement le cuir. En trois mois, on obtenait un résultat que moi, avec mes fosses de tan, je mettais trois ans à obtenir. Cette découverte menaçait mon métier. Je voulus en avoir le coeur net et je partis pour Paris. J'enfourchai donc mon bidet qui, mon portemanteau en croupe, me conduisit jusqu'à Laval, ma première étape, où je mis pied à terre à l'auberge du «Grand-Chêne». J'étais fatigué et j'avais hâte d'avoir soupé pour gagner mon lit. J'en étais à mes premières bouchées quand, à la porte de l'auberge, s'arrêta une chaise de poste d'où je vis descendre une dame de haute prestance, âgée d'une quarantaine d'années. Elle voyageait seule. Comme moi, elle allait passer la nuit à Laval. Elle demanda une chambre, où une servante se hâta de la conduire, pendant que la chaise allait se remiser dans la cour de l'auberge. J'avais continué mon souper sans plus penser à la dame, qui m'était parfaitement inconnue, quand son cocher, après avoir installé ses chevaux à l'écurie, entra dans la salle pour manger un morceau et vint s'attabler devant moi. --Tiens! c'est toi, Garnier! dis-je en reconnaissant, en lui, un de mes anciens ouvriers qui, l'année précédente, avait quitté ma tannerie pour aller ailleurs chercher un métier plus lucratif. --En personne, patron. --Te voici donc cocher à présent? --Vous venez de voir passer ma maîtresse. --Elle a l'air d'être bien malade? --Aussi va-t-elle à Paris pour se faire soigner... Qu'elle aille à Paris ou à Pékin, son affaire est toisée. --Qu'en sais-tu? --Je l'ai entendu dire, derrière elle bien entendu, par son médecin, le citoyen Branchon. --Branchon! fis-je étonné, car c'était le nom d'un médecin de mes amis. Ta maîtresse est donc de Beaupréau. --Non, mais des environs. C'est la comtesse de Biéleuze. La comtesse de Biéleuze, restée veuve avec un fils, était propriétaire d'un immense domaine qui s'étendait entre Beaupréau et les terres et château du marquis de la Brivière qui, depuis deux ans, était parti pour l'émigration où il s'était fait précéder par sa fille, une gamine de douze ans. Jadis, on avait raconté dans le pays que la veuve de Biéleuze et le veuf de la Brivière avaient projeté d'unir leurs enfants l'un à l'autre. À ce premier cancan, les mauvaises langues en avaient ajouté un autre. Elles prétendaient que le veuf et la veuve, à force de parler de leurs enfants, avaient fini par si bien se regarder dans le blanc des yeux que, de part et d'autre, le veuvage avait été lettre morte. Mais les curieux les plus malveillants, qui s'étaient mis à les épier, n'y avaient vu que du feu. Le marquis de la Brivière qui, sans doute, avait eu vent des calomnies qui, à cause de lui, entachaient la réputation de la comtesse de Biéleuze, avait cessé toutes visites à la veuve qui, elle, n'avait plus remis le pied hors de son domaine... Où et comment auraient-ils pu se rencontrer? Excepté de vue, je connaissais donc la comtesse de Biéleuze. --Et tu dis qu'elle est perdue? demandai-je à Garnier. --Pas moi, mais le docteur Branchon. Une maladie de coeur. Suivant le médecin, elle en a encore pour quatre ou cinq mois; comme il se peut que, tout à coup, à la suite d'une violente émotion, par exemple, crac! elle trépasse étouffée. Nous en étions là, quand redescendit la servante d'auberge qui avait conduit la comtesse à sa chambre. Je l'entendis dire à son patron: --Cette comtesse m'a demandé si on ne lui a pas adressé ici une lettre qui devait l'attendre à son passage. --C'est vrai, dit l'aubergiste, la lettre est arrivée depuis cinq jours. La voici! Ce disant, il retira la lettre des feuillets de son registre des voyageurs, où il l'avait insérée, et la présenta à la fille, qui la prit en disant: --Comme me l'a recommandé la comtesse, je vais la lui glisser sous la porte. Elle mit l'écrit dans la poche de son tablier; mais au lieu de la porter tout de suite, elle courut servir une nombreuse bande de jeunes gens, déjà un peu avinés, qui venaient de faire irruption dans la salle en réclamant à boire. --Où me logez-vous pour cette nuit? demandai-je à l'hôtelier quand, sous ma dictée, il eut enregistré la déclaration de mes noms et qualité. --Chambre nº 4, me dit-il. Ensuite, en riant: --Et vous savez, reprit-il, si, par hasard, votre voisine la comtesse a peur d'être seule la nuit, il ne tiendra qu'à vous de faire cesser son isolement, car les deux chambres ont une porte de communication. Je pris la clé et le bougeoir qu'il m'offrait, puis je gagnai ma chambre dans laquelle je m'introduisis le plus doucement possible pour ne pas effrayer la comtesse malade. À quoi bon lui donner l'inquiétude de savoir qu'il y avait un homme de l'autre côté de cette porte de communication qu'un verrou, à la vérité, condamnait dans chaque chambre, mais qui n'aurait pas résisté au plus petit coup d'épaule? Je venais de retirer ma veste quand j'entendis marcher dans le couloir. C'était la servante qui, après ses clients d'en bas servis, venait glisser la lettre sous la porte. Elle frappa un petit coup en disant: --Il y avait une lettre, madame la comtesse, et je vous l'apporte. Faut-il vous la passer sous la porte? --Vous m'obligerez, mon enfant, répondit madame de Biéleuze qui, sans doute, occupée à sa toilette de nuit, ne voulait pas ouvrir. Le pas lourd et pressé de la servante qui s'éloignait alla en s'affaiblissant, puis j'entendis la comtesse s'approcher de la porte pour ramasser le pli. Si mince était la porte de communication que mon oreille perçut le faible bruit du papier de l'enveloppe déchirée par madame de Biéleuze. Il y eut un silence. Elle lisait l'écrit. Soudain, je tressaillis de terreur. Dans la chambre voisine venait de bruire sourdement une sorte de rauquement douloureux, le souffle saccadé d'une personne qui étouffe. Alors me revint mot à mot à la mémoire la phrase de Garnier, me répétant le dire du médecin Branchon sur sa cliente, atteinte d'une maladie de coeur: «Elle en a encore pour quatre ou cinq mois; comme il se peut aussi que, tout à coup, à la suite d'une violente émotion, par exemple, crac! elle trépasse étouffé.» Cette violente émotion, madame de Biéleuze venait-elle de l'éprouver en lisant la lettre, qu'au lieu de se faire adresser directement à son domaine, elle était venue chercher en un endroit convenu! Et le souffle sinistre continuait. Je n'y pus tenir et je m'élançai contre la porte de communication, qui céda à ma poussée. Une main posée sur son coeur qui allait se rompre, la comtesse, à demi déshabillée, se tenait debout, en s'appuyant, de son autre main qui se crispait au bord d'une table, sur laquelle se voyait un petit portefeuille gonflé de papiers. Elle comprit que je venais à son secours et, dans son horrible angoisse, elle sut encore me sourire. Je voulais retendre sur son lit, puis appeler à l'aide. Elle me résista et, de sa voix haletante, hachée, rauque, elle me dit lentement, avec d'effrayantes pauses, causées par les effroyables élancements du mal. --Non, personne, personne... Vous seul! Fasse le ciel que vous soyez un honnête homme... Mon fils sait la vérité pour Julie... Enfoui le tout pavillon rustique... Ils sont là... aller voir successeur d'Aubert. La mort ne lui accordait plus que quelques mots à dire dont il fallait profiter. Elle me montra sur la table le portefeuille plein de papiers. --Vous lirez et comprendrez tout, bégaya-t-elle. Elle se redressa, les deux mains sur son coeur. --Mon fils! ma Julie! souffla-t-elle encore. Si je ne l'avais soutenue, elle serait tombée. Son coeur venait de se rompre. Elle était morte. Je l'étendis sur sa couche. En revenant à la table, je vis à terre la lettre que la comtesse avait laissée échapper de sa main. À coup sûr, c'était cet écrit qui avait tué madame de Biéleuze. Je le ramassai pour le lire. Il ne contenait que cette seule ligne: _Aubert a été guillotiné ce matin._ Et c'était signé: _Un clerc._ Une dernière fois, j'allai tâter les mains de la comtesse. Elles étaient glacées et nul souffle n'expirait de ses lèvres déjà décolorées. Madame de Biéleuze était bien morte! Je pris sur la table le petit portefeuille qu'elle m'avait indiqué; j'y enfermai la lettre dont la teneur tragique lui avait donné le coup de la mort et, après un dernier regard sur le cadavre de celle qui, pour ainsi dire, m'avait nommé son exécuteur testamentaire, je rentrai dans ma chambre, après avoir pris soin de rajuster, tant bien que mal, la porte de communication. Le lendemain, au petit jour, je descendis pour seller mon bidet et continuer ma route. Le premier que je rencontrai dans la cour fut l'aubergiste qui, en m'apercevant, eut un souvenir: --Ah! à propos! hier soir, quand vous étiez monté à votre chambre, Garnier, le cocher de la comtesse, m'a chargé, si je vous voyais avant lui, à votre départ, de vous transmettre une commission qu'il avait oubliée de vous donner... celle, puisque vous serez arrivé à Paris avant lui, attendu que sa maîtresse malade voyage à petites journées, d'aller prévenir son cousin Croutot de sa très prochaine visite... Croutot, vous rappellerez-vous ce nom?... --D'autant mieux que je connais l'individu. Un tout petit homme qui est de Beaupréau, où je l'ai vu traîner la savate avant son départ pour la capitale... Seulement, Paris est grand. Où le cocher a-t-il dit que je trouverais son cousin? --Il ne m'en a pas soufflé mot, avoua l'aubergiste. Il eut un moment la velléité d'aller réveiller Garnier, mais il se ravisa: --Bast! bast! fit-il, partez tout de même. Tant pis pour lui! Hier, quand il m'a parlé de son cousin, il était déjà si ivre qu'il ne se souviendrait pas de m'avoir donné la commission. Trois jours après, j'arrivai à Paris où je descendis rue Salle-au-Comte, à l'auberge de l'_Âne-d'Or_. Vous comprenez que j'avais un peu oublié le but premier de mon voyage, celui de m'informer de la récente invention du tannage des cuirs par les procédés chimiques qui menaçait mon industrie. Je ne pensais qu'à madame de Biéleuze et à ses étranges et à peu près inintelligibles dernières volontés que la mort m'avait empêché de m'expliquer. La comtesse venait-elle bien à Paris pour le soin de sa santé? Je le supposais, mais en même temps, j'étais convaincu que son voyage avait un double but. Elle arrivait aussi pour voir le notaire Aubert à qui la liait un intérêt mystérieux et de telle importance, qu'elle avait été frappée à mort par la nouvelle de l'exécution du tabellion. Le portefeuille, que j'avais consulté, m'avait vaguement éclairé. Évidemment, un mot m'eût suffi pour deviner tout; mais ce mot me manquait et il me fallait le chercher. De ces dernières paroles que la comtesse avait balbutiées en sa crise suprême, bon nombre se dressaient en énigme devant ma mémoire. «Mon fils sait tout au sujet de Julie... Le pavillon rustique... Enfoui là...» Tout cela était de l'hébreu pour moi. Je savais, par ouï-dire à Beaupréau, que le fils de madame de Biéleuze habitait Paris où, ajoutait-on, il menait folle vie.--Mais j'ignorais l'adresse du jeune homme. Je ne trouvais de bien compréhensible qu'une seule des dernières recommandations de la morte. «Allez voir le successeur d'Aubert,» m'avait-elle dit. Oui, j'étais tout disposé à aller le voir, mais que pourrais-je lui dire? N'y aurait-il pas imprudence à raconter toutes les circonstances de la mort de la comtesse? Ne fallait-il pas tout d'abord tâter le terrain pour m'assurer si ce successeur était au fait du mystère concernant la comtesse et le précédent propriétaire de l'étude? Il m'était nécessaire aussi d'inventer un prétexte pour rendre visite au nouveau tabellion; mais, sur ce point, je ne fus pas longtemps embarrassé. Les rapports qui avaient existé entre Aubert et la comtesse me persuadaient que je pouvais m'adresser en meilleur endroit qu'à cette étude pour avoir l'adresse du jeune vicomte de Biéleuze. Je m'enquis auprès de mon aubergiste parisien de l'_Âne-d'Or_. --Oh! oh! fit-il, on leur rend le métier dur aux notaires en ce moment. Et quand je lui eus nommé Aubert. --C'est un notaire à trente sous, un nommé Taugencel, qui occupe la place. Si vous avez affaire en cette étude, vous n'aurez pas loin à aller: c'est là tout près, à deux pas, dans la rue Françoise, m'indiqua-t-il. Je m'y rendis aussitôt. Quand j'atteignis la maison, un jeune homme, arrêté devant la loge, écoutait le portier qui était en train de lui dire: --Inutile de monter, citoyen. Si c'est personnellement au notaire que vous avez à faire, vous ne le trouverez pas, il est à un inventaire. En apprenant ainsi par ricochet l'absence du tabellion, j'allais donc me retirer, quand j'entendis le jeune homme, qui, semblait contrarié du retard, demander encore, afin de ne pas renouveler une démarche inutile. --Demain, n'est-ce pas, je puis être sûr de rencontrer Me Taugencel? --Oui, très sûr. --À quelle heure la visite de ses clients laisse-t-elle le plus de chance de le trouver seul dans son cabinet, insista le jeune homme. Le portier le regarda comme s'il entendait une demande saugrenue, puis il secoua la tête en disant: --Me Taugencel n'est jamais seul. Le questionneur prit cette réponse pour une exagération du zèle du portier à vanter le tabellion, son locataire. Il eut un sourire en répliquant: --Si grande que soit l'affluence de ses clients, j'aime à croire qu'il est seul quand il dîne. --Jamais seul! répéta le portier. Le jeune homme ne voulut pas avoir le dernier mot et il reprit en raillant: --Même quand il dort? --Jamais seul! appuya le portier. Puis il articula cette laconique explication à l'appui de son dire: --Attendu que Me Taugencel est soumis à un _ange gardien_. --Ah! vraiment? fit le questionneur que cette réponse, inintelligible pour moi, parut convaincre et qui s'en alla sans plus insister. Après son départ, je demandai au portier, alléguant mon ignorance de provincial, de m'apprendre ce qu'était un ange gardien. Quand je le sus, je regagnai mon auberge, fort désappointé en songeant combien ce que j'avais à dire au notaire n'avait pas besoin de tomber dans l'oreille d'un tiers. Je n'avais plus mon libre arbitre. Cette grave et triste mission qui m'était échue si inopinément m'obsédait. Elle était ma préoccupation de tous les instants. Il me tardait, d'une façon ou d'une autre, d'en avoir fini. Bien qu'un pressentiment m'avertît qu'il y avait danger à m'en remettre trop franchement à ce notaire Taugencel, je n'y pus tenir et, au bout de deux jours, je repris le chemin de l'étude. Cette fois, le portier m'assura que je trouverais le patron en son étude. En entrant dans l'étude, je pris mon tour d'attente après quelques clients qui m'avaient précédé. Un à un, avant moi, le notaire devait leur donner audience dans son cabinet où, en ce moment, il recevait le premier arrivé. Comme je venais de m'asseoir, ce premier client sortit du cabinet du notaire, accompagné par ce dernier qui, traversant l'étude à son côté, le reconduisit jusqu'à la sortie. Après avoir fermé la porte derrière le partant, quand le notaire se retourna, je me sentis plein de confiance à la vue de sa tête respectable, aux cheveux presque blancs, car il approchait de la vieillesse. Mon examen fut interrompu par un incident qui détourna brusquement mon attention. Derrière le tabellion et le client, était sorti du cabinet une sorte de nain qui marchait sur les talons de Taugencel. Il s'était arrêté en même temps qu'eux à la porte, écoutant les adieux; puis, lorsque le notaire avait rebroussé vers son cabinet, où s'était déjà installé celui des clients dont c'était le tour, le petit homme avait aussitôt emboîté le pas au tabellion et, derrière lui, il était rentré dans le cabinet dont la porte s'était refermée sur eux. Ce fut seulement à la rentrée dans le cabinet, lorsqu'il referma la porte derrière Taugencel, que je pus entrevoir son visage. --C'est Croutot! me dis-je, fort étonné, en reconnaissant le vaurien que j'avais vu jadis traînant ses allures louches dans les rues de Beaupréau et pour qui son cousin Garnier, à Laval, m'avait fait transmettre, par l'aubergiste, la commission de le prévenir de sa prochaine arrivée à Paris, mais en oubliant de me donner l'adresse du pygmée. Ainsi donc Croutot était ce qu'on nommait l'ange gardien de Taugencel, chargé de ne jamais le quitter d'un pas. Il exécutait sa consigne avec une conscience et une ténacité hors ligne. Dix clients défilèrent avant moi et, dix fois, je vis le nain escortant le tabellion à chacune de ses sorties du cabinet. Taugencel n'aurait pas eu le temps de dire: flûte! sans être entendu par celui que la loi attachait à sa personne. Enfin mon tour arriva! Je croyais n'avoir pas été reconnu par le nain qui, à toutes ses allées et venues par l'étude à la suite du notaire, ne m'avait fait aucun signe. Pourtant, à peine fus-je assis dans le cabinet que ce fut lui qui, avant que Taugencel pût parler, m'adressa la parole: --Comment va le citoyen Pitard? Alors il me montra le notaire, en ajoutant d'une voix qui semblait peser sur les mots: --Le citoyen est établi à Beaupréau. --À Beaupréau! répéta Taugencel avec une sorte de vivacité qui m'étonna à ce point que je me retournai vers Croutot pour lui demander, du regard, compte de cette intonation étrange. Mon mouvement avait été si rapide que je surpris un clignement d'oeil par lequel Croutot rappelait le tabellion à la prudence. Il est des circonstances, dit-on, où un rien vous met sur le qui-vive. Il en fut ainsi pour moi qui, en une seconde, fus éclairé par une remarque soudaine. Il aurait dû arriver que Taugencel, irrité par cet espion qui, de jour et de nuit, était attaché à sa vie, eût pour lui une haine sourde qui lui rendît sa présence odieuse. Pas du tout! Rien qu'à ce clin d'oeil de Croutot, ma méfiance me les montra s'entendant comme deux larrons en foire. Tout à l'heure, j'avais été, de prime abord, séduit par l'air vénérable de Taugencel. À présent, que la prudence aiguisait mon observation, je relevai son air faux et ses yeux rusés. --En quoi puis-je vous être utile, citoyen Pitard? me demanda-t-il d'un air doucereux. Je trouvai immédiatement mon thème. --Je viens pour vous demander une adresse. --Tout à votre service, si je connais la personne que vous cherchez. De qui s'agit-il? --Du vicomte de Biéleuze. Rien qu'à sa physionomie, je devinai que Taugencel allait me donner cette adresse sans aucune difficulté. Mais, au moment de parler, son regard rencontra Croutot. Le petit homme dut lui adresser quelque signe imperceptible. Tout aussitôt son visage se fit contrarié et avec un accent qui s'excusait: --Je regrette de ne pouvoir vous satisfaire, dit-il; mais la personne en question m'est complètement inconnue. Je me levai en disant: --J'en serai quitte alors pour ne pas remplir ma commission. --Ah! fit-il, avec hésitation, une commission donnée à Beaupréau sans doute? --À Beaupréau même, dis-je en reculant ma chaise pour m'éloigner. Je voyais bien que mon prompt départ le contrariait et qu'il avait à me tirer des vers du nez. Il chercha à me retenir, en me demandant: --Puis-je savoir ce qui vous a incité à croire que vous trouveriez cette adresse en mon étude? --La personne qui m'a donné la commission supposait que le vicomte devait être de vos clients. Taugencel hésita plus fort cette fois. Il parut se tâter avant de poursuivre. Enfin, il finit par dire: --Cette personne, n'est-elle pas sa mère? J'aurais bien répondu oui, puisqu'on somme c'était la volonté dernière de madame de Biéleuze qui m'avait fait venir chez le tabellion, mais je ne sais quel instinct de prudence me retint. --Je ne connais pas la mère du vicomte de Biéleuze, affirmai-je. Et je fis un pas vers la porte. Décidément, le notaire tenait à m'arracher un nom, car il reprit en insistant: --Sans doute alors quelque message d'amour? Je n'avais pu pénétrer le secret de madame de Biéleuze, et je sentais qu'en ce moment, les questions du notaire tâtaient un terrain qui m'était inconnu. Ma conviction s'était faite subite et profonde sur Taugencel. Cet homme était un coquin. J'avais conscience que me fier à lui serait contraire aux intérêts de la morte. Je répondis donc sèchement: --La personne qui veut avoir l'adresse ne m'a pas autorisé à la nommer. Je me dirigeai vers la porte de sortie. Ce mouvement me mit en face d'une glace qui me montrait le notaire et Croutot derrière moi. J'aperçus le nabot faire au tabellion un geste de main qui l'invitait à lui céder la parole. Comme j'avançais la main vers le bouton de la porte, j'entendis Croutot s'écrier: --Comment, Pitard, vous vous en allez ainsi? Et quand je me fus retourné, il continua: --Que maître Taugencel n'ait pu vous procurer l'adresse que vous cherchez, c'est un malheur. Mais est-ce une raison pour m'en punir? Vous vous en allez sans me donner une pauvre petite nouvelle de notre ville de Beaupréau que je n'ai pas vue depuis deux ans... Je suis certain que j'en aurais pour plus de deux heures à vous questionner sur tous ceux que j'ai laissés là-bas? L'idée me vint que j'apprendrais quelque chose par Croutot en le séparant du notaire. --Qu'à cela ne tienne, dis-je. Je suis descendu à l'auberge de l'_Âne-d'Or_; venez, aujourd'hui m'y demander à dîner et nous causerons tout à l'aise. --Hélas! impossible! soupira-t-il. Il me montra le notaire et continua: --Ignorez-vous que mes fonctions m'interdisent de quitter le citoyen Taugencel d'une semelle et pendant une seconde? Où qu'il aille, il me faut le suivre. Il éclata de rire en poursuivant: --Tenez! Quiconque l'invite à dîner en ville, doit aussi préparer mon couvert. C'était me dire indirectement d'inviter Taugencel. Mon but étant de séparer les deux hommes, je feignis de ne pas comprendre. --Alors interrogez-moi tout de suite et je vais vous répondre ici même, proposai-je. --Et mes clients qui attendent leur tour d'entrer dans mon cabinet, objecta le notaire en souriant. --Croutot et moi, nous passerons dans une pièce voisine, avançai-je. Là-dessus Croutot secoua la tête tristement et répéta: --Mes fonctions m'interdisent de quitter monsieur d'une semelle. Je voyais qu'ils me jouaient une comédie et j'en attendais le un mot. Ce fut Taugencel qui me le donna. --Je vous propose un moyen, dit-il. Mon ange gardien doit même partager mes repas. Asseyez-vous aujourd'hui à ma table, citoyen Pitard. En dînant, vous causerez de Beaupréau. Immédiatement je devinai le but que visaient les deux renards en me proposant de m'asseoir à la table du notaire. Ils voulaient me tenir à l'écart, loin de témoins importuns. Évidemment ils me croyaient instruit de ce mystère qui concernait le nom de Biéleuze. En me voyant m'enquérir de l'adresse du fils de la comtesse, j'avais, sans savoir en quoi, éveillé leurs soupçons, et ils avaient l'espoir de me soutirer une révélation. Comme vous le comprenez, leur curiosité irritait la mienne. Dans l'ignorance où je me trouvais, un mot, un fait, une question suffisait pour me mettre sur la trace, et je pouvais l'attendre de ces deux hommes qui, en voulant me faire parler, m'éclaireraient la voie que je cherchais. Avec une joie que je me gardai bien de laisser voir, j'acceptai l'invitation du notaire. --Je reviendrai donc à l'heure de votre dîner, dis-je à Taugencel, en me préparant, cette fois sérieusement, à quitter le cabinet. --Je compte donc sur vous à cinq heures, appuya le notaire. --À cinq heures, sur le point, je mettrai le pied dans l'étude, promis-je. Mon dernier mot lui rappela une recommandation à me faire. --Non, non, dit-il vivement, n'arrivez pas par l'étude qui, à cette heure, après le départ des clercs, sera fermée. Vous monterez par le petit escalier particulier qui dessert mon appartement. Sur cette recommandation, il m'ouvrit la porte du cabinet, me céda le pas et, comme il l'avait fait pour les clients qui m'avaient précédé, m'accompagna jusqu'à la sortie de l'étude. Ainsi que je l'avais déjà vu pour les autres visiteurs, Croutot marchait aux trousses du tabellion. Jusqu'à cinq heures, je fus dévoré par l'impatience de me retrouver en présence de ces compères. Qui savait si, en voulant me sonder,--et ils y perdraient leur latin puisque j'ignorais tout,--la curiosité ne leur ferait pas lâcher quelque parole imprudente qui serait pour moi un trait de lumière? À l'heure dite, je revins chez le notaire et, comme il me l'avait recommandé, je pris le petit escalier. Le tabellion demeurait au second étage. Comme je sonnais à la porte de l'appartement, j'entendis quelqu'un qui s'engageait sur l'escalier que je venais de gravir. La porte, qu'une servante m'ouvrit, détourna mon attention de ce fait et, tout aussitôt, je fus accaparé par le notaire et Croutot qui, à mon coup de sonnette, étaient accourus à ma rencontre dans l'antichambre. --Voici ce qu'on peut appeler un homme exact, s'écria Croutot. --Et qui mérite qu'on ne fasse pas languir son appétit, ajouta gaiement Taugencel. Sur ce, il s'adressa à la servante qui, étonnée de cette chaude réception, oubliait de refermer la porte d'entrée, qu'elle m'avait ouverte. --Sers-nous vite, ma fille, commanda-t-il. Comme s'ils craignaient que leur proie s'échappât, l'un et l'autre me prirent le bras, puis, avec un joyeux empressement, ils m'entraînèrent dans la salle à manger où Croutot me poussa sur un siège, devant un des trois couverts mis, en me disant: --On vous a fait préparer un petit repas fin dont vous vous vanterez à Beaupréau, citoyen Pitard. --Croutot m'a annoncé que vous étiez un homme d'esprit. Or, comme tous les gens d'esprit sont gourmands, j'ai commandé mon menu en conséquence, me lança Taugencel, dont la face jubilait d'une satisfaction énorme. Par malheur, chaque médaille a son revers. Cette face si contente, je la vis soudainement se contracter et pâlir de la plus complète façon. Tout frissonnants, les deux hommes échangèrent un regard plein d'épouvante. C'était que, dans l'antichambre, se faisait entendre une voix sonore, qui demandait à la servante: --Qu'est-ce qui te prenait donc ma belle, de me refermer la porte sur le nez? Est-ce que tu ne me voyais pas monter? --Tu viens pour dîner, citoyen représentant? demanda la servante. --Oui, et j'aime à croire que j'arrive à temps. Et, dans le pas lourd qui se dirigea vers la salle à manger, je reconnus celui que j'avais entendu monter l'escalier derrière moi. Il ne se passa pas dix secondes avant l'apparition de ce convive; mais elles suffirent pour que Croutot pût me souffler à l'oreille d'une voix qui tremblait de peur: --Dites que vous êtes mon frère! Costumé de la façon théâtrale alors à la mode, le membre de la Convention fit son entrée. C'était un homme grand et maigre, au visage sévère, à l'oeil dur. Taugencel, domptant sa terreur, s'était élancé vers lui en s'écriant d'un ton enchanté: --Ah! que c'est donc aimable à toi, citoyen représentant, d'arriver me surprendre à pareille heure!... Car tu viens pour dîner, n'est-ce pas? --Oui, pour dîner et causer, dit le membre de la Convention d'une voix bourrue. Et il me sembla que son organe s'accentuait menaçant lorsqu'il ajouta: --Surtout pour causer. Alors il m'aperçut. Son regard s'attacha sur moi plein de méfiance et, sans mot dire, il m'examina. Ma présence à la table du tabellion devait n'être pas réglementaire, car, dédaignant de s'adresser à moi, il demanda à Croutot, fort cavalièrement: --Dis-moi donc un peu, l'ange gardien, ce que ce pierrot-là fiche ici? --C'est mon frère, déclara le nain. Il est arrivé il y a deux jours de Beaupréau, notre ville, pour m'apporter des nouvelles de la famille. Comme mon devoir m'attache à chaque seconde au citoyen Taugencel, je n'aurais pu causer avec lui, si l'idée ne m'était venue de le faire dîner à la table de mon surveillé. Pendant que le citoyen notaire mange sous mes yeux, j'ai cru qu'il m'était permis de bavarder du pays avec mon frère. Le conventionnel, il me fut donné d'en juger, n'était pas de ces timides qui craignent de formuler carrément ce qu'ils ont à dire, car il répondit tout net: --Ah! tu es le frère de Croutot, toi, tant mieux! Il n'y a pas de mal à ce que tu entendes ce que j'ai à dire... quand ce ne serait que pour que tu puisses faire comprendre à ton frère qu'il est en train de filer un mauvais coton. Cela dit bien en face à Croutot, le conventionnel se tourna vers le notaire en achevant ainsi sa phrase: --... et d'en faire filer un tout aussi mauvais à certain autre qui n'est pas loin d'ici. Tabellion et ange gardien, chacun avait sa part de cet avis qui devait contenir une sérieuse menace, car tous les deux pâlirent un peu plus. Ils protestèrent néanmoins: --J'ai fait mon devoir! affirma Taugencel. --Pas tant que ça, puisqu'il a fallu te donner un ange gardien, gouailla le membre de la Convention. --Pas un instant, je ne me suis relâché de ma surveillance, soutint Croutot. Le représentant eut un mauvais rire en répondant: --Toi, mon bout d'homme, j'ai la conviction que tu triches. On t'a mis près de Taugencel pour l'empêcher de chiper certain morceau dont il se régalerait volontiers et je suis persuadé qu'au lieu de lui dire: «Ne touche pas,» tu lui souffles: «Part à deux!» Après avoir ainsi rivé le clou de chacun, le conventionnel se résuma en prononçant d'une voix sèche: --Bref, vous jouez à vous faire couper le cou dans un mois. Et, tout lentement, avec son même mauvais rire, il articula: --Car je ne vous accorde plus qu'un mois pour dénicher les millions d'Aubert. En plus de la frayeur que leur inspirait la parole du membre de la Convention qui m'avait l'air de ne pas plaisanter tous les jours, j'avais remarqué encore chez Taugencel et Croutot, à mon égard, une étrange appréhension. Chaque fois que le redoutable conventionnel avait pris la parole, tous deux m'avaient lancé un regard rapide et anxieux pour juger de mon attention, comme s'ils redoutaient que, de la bouche du représentant, sortît une phrase que je ne devais pas entendre. Quand ce dernier parla des «millions d'Aubert», leurs yeux se tournèrent involontairement et tout brusquement vers moi, pleins d'une consternation rageuse. Il était indubitable pour moi qu'ils eussent payé cher pour qu'il n'eût pas été question, en ma présence, des millions du prédécesseur de Taugencel. Je ne bronchai pas. Quand le conventionnel avait parlé, j'étais en train de boire. J'achevai de vider mon verre que je reposai sur la table en faisant claquer ma langue sur mon palais, en homme qui vient d'être uniquement distrait par le plaisir de déguster un bon vin. Et, pourtant, le coeur me battait ferme. Car la phrase du membre de la Convention venait de m'apporter la clef du secret qui avait lié la comtesse de Biéleuze au tabellion guillottiné. En une seconde, le jour s'était fait dans mon esprit et, alors, bien claires, bien compréhensibles, étaient devenues pour moi ces instructions données par la comtesse mourante, qui, tout à l'heure encore étaient inintelligibles. --Je te jure que, dans les papiers de mon prédécesseur Aubert, que j'ai lus un à un et jusqu'au dernier mot, il n'existe rien qui atteste un dépôt de plusieurs millions dans l'étude, affirma vivement Taugencel. --À d'autres! fit d'un ton sec le conventionnel. Aubert faisait les placements d'un tas d'aristocrates qui lui ont laissé leurs écus en partant pour l'émigration. Qu'est devenu cet argent? C'était à toi de le découvrir pour le compte de la Nation. On t'en a averti en te donnant l'étude. --À défaut d'une seule ligne d'écriture qui m'indiquât où je trouverais ce trésor, j'ai fouillé toute la maison et fouillé les caves. J'en suis arrivé à croire que ces millions n'existent pas, débita le tabellion de la voix désolée d'un homme qui s'afflige qu'on lui ait donne à chercher un merle blanc. Mais le conventionnel ne se payait pas de raisons pareilles. Tout ironique, il répliqua: --Ah! vraiment, tu en es arrivé à croire! Eh bien, mon bonhomme, je t'engage à changer de croyance avant la fin du mois, que je t'accorde! car au terme du délai, si tu n'as pas trouvé le magot, je te jure que je te ferai guillotiner. Taugencel protesta en désespéré. --Oui, oui, répéta-t-il en geignant, oui, je le soutiens: quand Aubert a été arrêté, il ne possédait pas un sou de ces prétendus millions. --Ça, c'est possible, accorda le conventionnel. Aubert était un malin. Prévoyant son sort, il a eu la même prudence que ceux de ses confrères qui, comme lui, ont passé sous le rasoir national. Il s'était avisé de confier son magot à un sous-détenteur. Taugencel souleva une objection: --Qui sait, dit-il, si Aubert, avant d'être arrêté, n'avait pas eu le moyen et le temps de faire sortir l'argent de France et de l'envoyer aux émigrés à qui il appartenait. --Aubert n'a rien fait sortir de France. Il a tout remis à une personne de confiance, affirma le membre de la Convention, qui me sembla s'impatienter un peu des si et des mais de Taugencel. Ce dernier avait beau protester de toutes ses forces, ce qu'il disait sonnait faux à mon oreille. J'avais la conviction, comme l'avait dit le représentant de la Convention, qu'il trichait. Certes oui, il était désolé de n'avoir pu dénicher les écus, mais c'était parce que, malgré le danger qu'il courait à jouer le coup, il les aurait tout bonnement gardés. --J'en suis pour ce que j'ai dit, reprit-il, Aubert avait déjà fait sortir l'argent de France. --Et moi je te soutiens qu'il y a un sous-détenteur. --Rien ne le prouve. --Si, une preuve existe. Aubert à été condamné pour connivence avec l'étranger à la suite d'une de ses correspondances qu'on a interceptée. Dans le paquet se trouvait une lettre adressée à certain duc de Valmois, contenant cette phrase: «J'ai pris mes précautions pour mettre tout hors de la portée de griffes trop rapaces. Si je ne suis plus là quand vous rentrerez en France, votre bien vous sera remis par la personne en qui j'ai mis ma confiance entière.» Voilà ce qu'avait écrit Aubert. C'est cette phrase, dont il a refusé l'explication, qui lui a valu l'échafaud. Quel est ce tiers? Où se trouve-t-il? En quel endroit a-t-il caché les millions? C'est ce que je te donne à avoir trouvé dans un mois. Cela dit, le conventionnel fendit l'air du coupant de sa main, en ajoutant: --Ou sinon, psssit! Le «psssit!» était si éloquent que je vis frissonner le notaire. Le représentant s'était retourné vers Croutot qui, pendant le dialogue précédent, s'était tenu le nez dans son assiette. --Écoute bien, toi, l'ange gardien, dit-il. Quand on a suspecté Taugencel de n'être pas franc du collier, on t'a attaché à sa personne. --Crois bien, citoyen représentant, que je surveille, débita le nain d'un ton à faire croire que le tabellion avait Argus en personne attaché à ses talons. Mais le citoyen représentant éclata de rire, et reprit d'une voix railleuse: --Tu surveilles! dis-tu, moucheron... Oui, mais de la manière dont surveille un voleur pendant que son camarade crochette une porte. Vilaine besogne, mon drôle, que je t'engage à ne pas continuer. À vouloir fourrer la tête dans le même bonnet que Taugencel, on ne te la laissera pas le temps de la retirer le jour où on lui fauchera le cou, et tu profiteras de l'occasion. Et il répéta son geste de main et son Pssit! En plus qu'il avait la plaisanterie sinistre, il n'en était pas avare, car il m'en offrit ma part: --Toi, le provincial, attends encore à Paris un mois et tu pourras emporter la tête de ton frère dans ta malle. Là-dessus, il se leva de table. --Comment, tu n'achèves pas de dîner! s'écria Taugencel, avec une surprise qui semblait navrée. Au lieu de répondre, il s'adressa à moi. --Veux-tu un bon conseil! me demanda-t-il d'un ton un peu moins bourru. Crois-moi, ne reste pas où tu n'as que faire... Détale d'ici au plus vite; laisse ces deux cadets-là méditer en paix ce que je viens de leur annoncer. Sans me laisser le temps de dire un mot, il me fit passer devant lui dans l'antichambre et, au moment de franchir le seuil de la salle à manger, il se retourna pour dire aux deux hommes qui le reconduisaient obséquieusement: --Toi, notaire, trouve le dépositaire. Toi, l'ange gardien, file droit... Vous êtes avertis. J'aurai l'oeil sur vous. La Convention m'a délégué ce soin. Et sans se soucier d'être accompagné plus loin par eux, il leur referma sur le nez la porte de la salle à manger. Quand nous arrivâmes dans la rue, le conventionnel me regarda dans les yeux: --Tu n'es pas plus le frère de Croutot que mes bottes, me dit-il sous le nez. N'oublie pas mon conseil: Évite bien de retourner là! Je revins à mon auberge de l'_Âne-d'Or_ où je me remis à lire les lettres contenues dans le petit portefeuille qui me venait de la comtesse de Biéleuze. Maintenant que j'avais connaissance des millions que défunt Aubert avait fait disparaître, ces lettres, toutes écrites à mots couverts dont il fallait avoir la clef, me semblaient claires et compréhensibles sous leur sens mystérieux. C'était madame de Biéleuze qui était la dépositaire de ces millions dont il n'était plus trouvé trace dans l'étude d'Aubert par son successeur Taugencel. Et, ce trésor, je savais où le retrouver, car je n'avais qu'à me souvenir de deux des phrases murmurées par la comtesse soupirante: «Pavillon rustique!... Enfoui là!» avait-elle dit. Venant d'apprendre qu'Aubert avait été exécuté, et sentant qu'elle-même allait mourir, elle avait voulu que ces millions fussent connus de quelqu'un qui, plus tard, pût les rendre à leurs propriétaires légitimes. Voilà pourquoi, avant de me faire ces confidences, que la souffrance de l'approche de la mort avait rendues si brèves, madame de Biéleuze avait balbutié: --Fasse le ciel que vous soyez un honnête homme! J'en étais là de mes réflexions, quand on frappa à la porte de ma chambre. Je crus que c'était quelque garçon de l'auberge et je criai d'entrer. Alors je vis apparaître Croutot dont, immédiatement, le regard s'arrêta sur le portefeuille de la comtesse que je tenais encore à la main. Le regard de Croutot sur ce portefeuille, dont le cuir portait le blason des Biéleuze, n'eut que la durée de l'éclair, mais je l'aperçus et, involontairement, je me sentis inquiet. Je me hâtai de faire disparaître le portefeuille dans ma poche, en regardant s'approcher le petit homme. --Je viens vous chercher, me dit-il en souriant. --Pourquoi? --Pour achever notre soirée au théâtre de la Cité, où le notaire et moi nous avions décidé de vous conduire après notre dîner si malencontreusement troublé par ce matamore que vous avez vu. --Euh! euh! matamore! fis-je en raillant cette épithète, donnée derrière son dos, à celui qui, de face, l'avait fait si fort trembler. Il eut un air d'étonnement: --Vrai! dit-il, vous avez pris au sérieux les menaces de cet homme qui vise à l'important personnage, quand il n'a aucune autorité?... Une vraie mouche du coche qui me fait hausser les épaules de pitié. --Alors, pourquoi donc ne les avez-vous pas haussées les épaules à son arrivée, au lieu de me supplier, tout pâle et la voix tremblante, de passer pour votre frère? Croutot laissa tomber mon observation en s'empressant de reprendre d'un ton convaincu: --On se soucie peu des menaces quand, comme moi, on accomplit strictement son devoir. --Êtes-vous bien certain, Croutot, de faire strictement votre devoir? demandai-je en riant d'un aplomb pareil. --Je ne crois pas avoir été une minute, une seule minute en faute, affirma-t-il. À cette réponse, je promenai mon regard autour de la chambre, puis sous les meubles. --Que cherchez-vous donc? me demanda-t-il avec surprise. --Parbleu! je cherche le notaire que vous commande de ne jamais quitter d'un pas, ce même devoir qui, dites-vous, ne vous a pas trouvé une seule minute en faute. Croutot demeura un peu ahuri, mais reprenant vite son assurance, il riposta d'une voix amicalement grondeuse: --Oui, j'ai laissé Taugencel chez lui. Mais est-ce bien à un ami de me reprocher une peccadille dont il est la cause première, puisque je ne suis venu que pour vous faire achever votre soirée au théâtre? J'affectai la plus grave inquiétude, en répliquant d'un ton alarmé: --Songez-y donc, Croutot, si, pendant votre absence, le tabellion allait faire disparaître les millions dont votre consigne est d'empêcher le départ? --Oh! les millions! lâcha-t-il en haussant les épaules avec dédain. --Est-ce que vous ne croyez pas du tout à leur existence, Croutot? --Si, parfaitement. --Eh bien, alors? --Mais je suis convaincu qu'il y a déjà belle lurette qu'ils se sont envolés de l'étude. Quand Aubert a été arrêté, il avait lâché ses oiseaux. --Où ont-ils bien pu aller? Croutot, involontairement, jeta un regard sur la poche où j'avais placé le portefeuille de madame de Biéleuze, puis il répondit: --Je l'ignore. --Et, comme l'a affirmé Taugencel, en dînant, au membre de la Convention, rien, dans la visite des papiers de l'étude, n'a mis sur la trace du secret d'Aubert? --Rien! prononça Croutot d'un ton qu'il affectait de rendre indifférent. Un instant, nous avons cru pourtant avoir flairé la piste à propos d'un nom... ou plutôt, un prénom de femme. --Lequel? --Julie. En prononçant ce prénom, Croutot avait plongé son regard dans mes yeux comme s'il y cherchait l'indice d'une émotion subite. --Est-ce que le misérable se doute de quelque chose? me demandai-je en imposant à mon visage un air d'indifférence. * * * * * Pitard, à cet endroit de son récit, fut interrompu par Meuzelin qui l'arrêta d'un geste de main en disant: --Écoutez donc! Tous tendirent l'oreille. Des coups très sourds, très affaiblis arrivaient dans les profondeurs du souterrain. --On dirait des détonations de fusil. On se bat donc là-haut! avança Fil-à-Beurre. --Est-ce que la bande du Beau-François, que nous avons laissée maîtresse des lieux, aurait maille à partir avec celle de Coupe-et-Tranche, arrivée plus tard au pillage du château dégarni de troupes, supposa Meuzelin. --Si j'allais aux nouvelles? proposa Barnabé. --Tu te perdrais dans les méandres du souterrain. Mieux vaudrait y envoyer Pitard qui les connaît à s'y retrouver sans lumière, objecta le policier. --Accepté, prononça l'ogre sans hésiter. Dès qu'il se fut levé de terre, il dit: --Il faut reficeler Croutot. --Pourquoi? il se tient pourtant bien sage, fit Barnabé, plaidant pour le prisonnier. Le fait était que Croutot, pendant le récit de Pitard, avait été d'une conduite exemplaire. Il n'avait ni plus parlé, ni plus bougé qu'une statue. Guéri du besoin d'interrompre par Fichet, qui avait promis de «lui intercaler Bec-Fin _fils_ dedans son individualité», l'avorton était demeuré aussi impassible que s'il n'eût pas été un des héros de l'histoire du pique-assiette. Seulement, alors que les autres écoutaient, lui n'avait cessé d'étudier des yeux la partie des murailles et de la voûte du caveau que la lueur des deux bougies faisaient sortir de l'obscurité. Et son regard avait brillé d'une joie vive quand Barnabé avait proposé d'aller aux nouvelles; car, en sortant du caveau, l'échalas allait lui apprendre un mystère qui l'intriguait depuis qu'à l'arrivée dans leur retraite, on lui avait dégagé la tête de l'étoffe qui l'entourait. --Il faut reficeler Croutot, répéta Pitard en insistant. --Soit! accorda Meuzelin qui fit signe à Lambert et Fichet de procéder à l'opération. L'oeil toujours joyeux, l'avorton se laissa faire sans mot dire et sans opposer la plus faible résistance. --Que vous pouvez avoir la superbité de vous congratuler qu'un roi il ne serait pas plus mieux dans sa ligature, lui débita Fichet après avoir serré son dernier noeud. Sitôt le nain rattaché, Pitard demanda: --Vous avez des briquets? --Oui, dirent Meuzelin, l'échalas et les deux soldats qui, croyant à un emprunt, portèrent chacun la main à sa poche pour offrir l'instrument demandé. --Non, non, gardez... Vous allez comprendre le but de ma question, dit vivement Pitard. Sur ce, il se baissa et souffla les deux bougies qui éclairaient les compagnons. Alors, dans la profonde obscurité survenue, il ajouta: --Il est inutile que Croutot sache comment on sort de ce caveau et on y rentre... et c'est pourquoi je vous prie de ne pas rallumer avant mon retour. L'ogre avait deviné juste. Ce qui avait rendu Croutot joyeux, c'était d'apprendre la façon de pénétrer dans le caveau où ne se découvrait aucune issue. Telle fut sa rage d'être dans l'impossibilité de rien savoir, que l'avorton ne put retenir un grondement sourd qui, aussitôt, lui fit demander par Fichet: --Que c'est des araignées qu'elles folâtrent sur votre figure? Disez-le sans timidité, et avec le coupant de Bec-Fin _fils_, je me chargerai de vous les hacher de dessus la peau, nonobstant que l'obscurité elle manque de clarté. Cette offre, qui sonnait comme une menace sérieuse, ne tenta nullement Croutot. Il se tint muet et immobile. Il y eut un silence pendant lequel on entendit le craquement d'un ressort qui jouait, puis Pitard prononça dans l'ombre, à peu de distance: --À bientôt. Quelque trappe devait être ouverte qui laissait arriver plus distincts les bruits extérieurs. --Ce sont certainement des coups de fusil, dit l'échalas en reconnaissant, bien incontestables, les détonations qui crépitaient rapides et nombreuses. --Pitard! fit vivement le policier pour arrêter celui qui allait s'éloigner. --Qu'est-ce? demanda l'ogre. --Assurez-vous donc, en partant, si l'appât est toujours à l'hameçon? recommanda Meuzelin en riant. À cette phrase énigmatique, Pitard répondit: --Soyez tranquille, il est solidement fixé. Sitôt le ressort fermé, le piège se retrouvera tendu. --Très bien! approuva Meuzelin sans plus insister. Un nouveau craquement du ressort qui, cette fois, se refermait, annonça que le pique-assiette était sorti du caveau. On aurait pu rallumer les bougies, mais c'était s'exposer, si l'absent rentrait en pleine lumière, à apprendre à Croutot le secret de l'issue du caveau. Mieux valait donc, comme l'avait recommandé Pitard attendre son retour pour jouer du briquet. --Que la noirceur de l'obscurité ténébreuse elle ne surexcite pas à des colloques, avança Fichet au bout de quelques instants de silence. --Alors, citoyen Fichet, contez-nous vos amours, proposa Barnabé. Fichet était un homme de moeurs sévères qui répondit: --Que les amours, sans que je crachasse dessus, je les succède à d'autres qu'ils s'en délectent le tempérament avec le sexe enchanteur. Tant il est vrai qu'une idée en amène une autre, Fil-à-Beurre, au lieu de persister dans son idée de faire chanter ses amours à Fichet, s'écria vivement: --Est-ce que ce ne serait pas le véritable quart d'heure pour demander à Croutot pourquoi et comment nous l'avons trouvé à la place du Beau-François, notre prisonnier?... Allons! citoyen Croutot, jouez de la langue. Nous sommes tout oreilles. L'avorton refusa de jouer de la langue. Alors, à défaut de langue, il joua du gosier en poussant, tout à coup, un cri de douleur. --Fichet, que viens-tu donc de lui faire? demanda Meuzelin, suspectant le soldat d'être pour quelque chose dans ce cri. --Que j'ai l'innocence de ne pas lui avoir insufflé la moindre fichaise. Que c'est lui, au contraire, qu'il a eu la méchanceté de vouloir, avec sa fesse, casser la pointe de Bec-Fin _fils_, déclara Fichet, qui était beaucoup trop modeste pour se faire gloriole de son idée d'éveiller l'éloquence de Croutot en lui lardant le derrière. Cette façon d'encourager, chez Croutot, la soif des confidences, n'obtint pas l'assentiment de Meuzelin. --Laisse-le en paix, Fichet, ordonna-t-il. Puis, s'adressant au nain: --Tu refuses positivement de nous dire comment il s'est fait que nous t'avons trouvé à la place du Beau-François? demanda-t-il d'un ton sec. Prends garde à toi, mon drôle; j'en sais au moins autant, si ce n'est plus, que Pitard sur ton passé... car j'ai connu Césarine Faublin, celle qu'on avait surnommée la Saute. --La Saute, répéta Croutot dont on entendit trembler la voix. --Oui, celle qui fut ta complice dans la mort de la pauvre Julie, dont la justice ne t'a pas encore demandé compte, continua Meuzelin. Il parut que dès qu'on le menaçait de le mettre en présence de la justice, l'avenir, pour Croutot, ne se teignait pas positivement en rose, car il répondit enfin: --Je parlerai; mais à une condition que je dirai à Pitard. --Attendons alors son retour, concéda le policier. --Et vous n'avez plus à l'attendre, prononça en ce moment une voix qui n'était autre que celle du pique-assiette, revenu sans qu'on y eût pris attention. Puis on entendit claquer le ressort de cette ouverture secrète qu'aurait tant voulu connaître le nabot. --Alors, nous pouvons rallumer les bougies? demanda Barnabé. --Oui, fit Pitard. Puis, d'une voix prudente: --Mais, chut! fit-il, écoutez plutôt. En effet, la sonorité du souterrain leur apportait le bruit de pas pressés et nombreux. --Qu'est-ce? demanda Meuzelin. --Par une entrée, qui ouvre sur la campagne, une troupe de gens a pénétré dans le souterrain. --Quels gens? --Je l'ignore. Peu s'en est fallu que le passage me fût barré lorsque je revenais vers vous. Ils allaient tourner l'angle d'une galerie quand la lumière dont ils s'éclairaient m'a révélé leur approche. Je n'ai eu que tout juste le temps de faire jouer le ressort et de rentrer. --Peuvent-ils découvrir notre retraite? souffla Meuzelin, imitant l'ogre qui avait parlé à voix basse. --Ils passeront vingt fois à côté de notre cachette sans soupçonner son existence. Et, riant, Pitard ajouta: --Demandez plutôt à ce cher Croutot qui, dans les nombreuses recherches qu'il a faites en ce labyrinthe, n'a jamais pu arriver à la trouver... et cependant c'était la seule chose qu'il cherchait... N'est-ce pas, Croutot? Mais ledit avorton qui, tout à l'heure, moyennant condition, semblait disposé à parler, devait être revenu sur sa détermination, car il garda le silence. L'oreille tendue, il écoutait le bruit des pas qui s'entendaient au-dessus de sa tête et sans doute qu'ils lui apportaient une révélation, car il se dit: --Nous sommes donc plus bas que les galeries? --Chut! chut! répéta Pitard tout bas au policier, s'il leur est impossible de nous découvrir, ils peuvent tout au moins nous entendre. --À charge de revanche, pensa Meuzelin qui, pour ne pas donner l'alarme à ses compagnons, souffla dans l'oreille du pique-assiette: --Courons-nous un danger sérieux? --Oui, si nous étions pour rester ici. --Malgré l'envahissement des galeries, pouvez-vous donc nous faire sortir d'ici? --Avez-vous oublié que je vous ai dit, avant de vous conduire en ce caveau, qu'il possède une sortie particulière? --Alors, filons tout de suite, proposa le policier. --Non. Il faut attendre la nuit comme nous en étions convenu. --Parce que? --Parce que, dans l'excursion que je viens de faire, le danger s'est révélé plus terrible pour vous que jamais. Ce disant, Pitard avait tourné les yeux vers Croutot. Il vit une sorte de joie briller dans le regard du nabot, qui écoutait toujours attentivement les allées et venues de ceux qui, au-dessus de lui, parcouraient les galeries. Dans ce regard, l'ogre crut deviner une pensée secrète du nain, car, tout aussitôt, il murmura au policier: --Vite! vite! bâillonnez Croutot... Le misérable, j'en suis certain, va se mettre à crier. Meuzelin se pencha à l'oreille de Fichet et lui souffla l'ordre. Le pygmée avait encore les yeux tournés vers la voûte, quand il sentit les deux mains de Fichet se nouer autour de son cou avec une telle force qu'il en fut presque étranglé. Pour retrouver un peu de sa respiration, il ouvrit une bouche énorme dans laquelle Meuzelin tamponna son mouchoir. --Que s'il vous plaît de n'être pas identique à une bûche pour l'immobilité, je vous délivrerai de l'existence jusqu'à le terme de vos jours, lui annonça Fichet qui, d'un revers de la main, l'étendit, d'assis qu'il était sur le sol, couché tout de son long. La précaution demandée par Pitard n'était, à coup sûr, pas inutile, car, à peine le nabot était-il dans l'impossibilité de crier, qu'on entendit, dans la galerie supérieure, une voix qui disait: --Mes enfants, il s'agit de retrouver le moucheron qui s'appelle Croutot. XII Avant qu'il soit dit quelle était cette voix qui, en ordonnant de rechercher Croutot, se faisait entendre au-dessus de leurs têtes aux compagnons réfugiés dans la retraite où les avait conduits Pitard, il est utile de savoir comment ils y étaient entrés. Comme on le sait, Barnabé portant le nain sur son dos, Lambert et Fichet munis des masses de provisions, Meuzelin et Vasseur chargés des armes, avaient pris la file derrière Pitard qui s'éclairait d'une bougie. Au bout d'une centaine de pas à travers les nombreux circuits du dédale, dans lesquels Pitard s'était engagé sans la moindre hésitation, il s'était arrêté devant la porte d'un caveau latéral. --Comment cette porte est-elle fermée? s'était demandé tout haut l'ogre, fort étonné à la vue de la porte plaquée en ses feuillures. --Ne l'est-elle pas d'habitude? avait demandé Vasseur. --Pas plus que celles des autres caveaux qui, n'étant utilisés à rien, restent béants. Il faut que quelqu'un soit venu ici qui ait eu à cacher quelque chose dans ce caveau. La fermeture, du reste, n'offrait aucune difficulté à vaincre. Elle consistait en un lourd verrou qu'il suffisait de tirer de sa gâche. Au moment d'y porter la main, Pitard s'arrêta. --Oh! oh! fit-il étonné. Et, au lieu d'ouvrir, il se retourna en disant à Fil-à-Beurre qui le suivait immédiatement, chargé de Croutot. --M'est avis qu'il faudrait, par prudence, mettre l'avorton à l'écart. --Par prudence? avait répondu Fil-à-Beurre surpris. En quoi le bonhomme est-il dangereux? Avec ses liens et sa tête enveloppée, il ne peut remuer ni voir. --Oui, mais il peut entendre. Sur cette observation, on avait rebroussé chemin jusqu'à l'entrée d'un autre des nombreux caveaux ouvrant sur les galeries. Barnabé y avait déposé son fardeau et avait fermé et verrouillé la porte en disant: --Faites un petit somme, aimable Croutot. Le nain pouvait si bien entendre qu'il n'avait pas perdu un mot de cette détermination de le mettre à l'écart. Seulement, il avait pris ce «à l'écart» dans son plus terrible sens. Au bruit du verrou qui se refermait sur lui, il se crut abandonné à tout jamais dans cette espèce de tombe et, de terreur, il s'évanouit. Cependant, Pitard et les autres avaient regagné la porte du premier caveau. --Pourquoi, avant d'ouvrir, cette hésitation qui vous a fait éloigner l'avorton? avait demandé Vasseur à l'ogre, comme ils arrivaient au but. --Parce qu'il m'a paru inutile que Croutot sût que quelqu'un est enfermé dans ce caveau, annonça Pitard. Comme tous s'étonnaient de son dire, il leur imposa silence d'un geste de main en ajoutant: --Écoutez! En effet, de l'autre côté de la porte s'entendait une voix plaintive et faible. --Comme j'allais ouvrir tout à l'heure, ce gémissement avait frappé mon oreille. De là m'est venue la pensée d'éloigner Croutot, continua le pique-assiette qui, ce disant, avait fait jouer le verrou et poussé la porte. Derrière lui, les autres entrèrent. --Une femme! fit Meuzelin qui, à la faible lueur de la bougie de Pitard, venait d'apercevoir un corps étendu sur le sol. Et quand l'ogre eut baissé sa lumière près du visage de cette femme, ce fut au tour de Vasseur de s'écrier d'une voix brisée par une émotion douloureuse: --Gervaise! c'est Gervaise! C'était bien la pauvre jeune fille. Immobilisée sur les dalles qui recouvraient le sol par l'endolorissement de tout son corps, résultant de la chute qui, par bonheur, n'avait causé aucune fracture, elle gémissait depuis douze heures dans cette prison où l'avait enfermée la courtisane jalouse pour qu'elle y mourût de faim. La minute n'était pas aux attendrissements. --Le temps presse. Là où nous allons descendre, vous pourrez prodiguer vos soins à cette jeune fille. Mais, en ce moment, le danger nous commande d'agir, déclara Pitard. Sur ce, s'éloignant vers un coin du caveau, il promena sa lumière sur la paroi d'une muraille: --Voici la pierre, dit-il, en levant la main pour faire une pesée. Mais, avant d'appuyer, il se retourna, et s'adressant à Barnabé planté au beau milieu du caveau: --Éloignez-vous. Reculez vers une des murailles, lui commanda-t-il. Fil-à-Beurre comprit que le sol allait s'ouvrir sous lui et fit vivement deux pas en arrière; mais son talon rencontra un obstacle qui le fit tomber les quatre fers en l'air à la renverse. --Voici sur quoi j'ai trébuché, annonça-t-il quand, en se relevant, ses mains, qui tâtaient le sol, eurent rencontré un petit corps de forme carrée. L'incident de la chute avait arrêté le mouvement de Pitard qui s'approcha tendant sa lumière pour que Barnabé pût examiner sa trouvaille. C'était un petit coffret d'ébène, fermé par deux agrafes en argent. Et quand Fil-à-Beurre l'eut ouvert, la lumière de la bougie fit scintiller de mille feux les diamants dont ce coffret était rempli. Comment ce coffret, au contenu si splendide, pouvait-il se trouver dans le caveau? Son bois, que n'altérait aucune humidité, attestait qu'il n'y avait pas encore fait long séjour. Il ne pouvait appartenir à Gervaise. Donc, il devait avoir été apporté là par celui ou celle qui avait enfermé la jeune fille dans cette sorte d'_in-pace_. Avait-on déposé volontairement ces bijoux en cette retraite avec l'intention de les reprendre? Y avait-on oublié le coffret? Là était la question? Et quand Gervaise, qui revenait complètement à la vie et à l'espérance entre les bras de Vasseur, fut interrogée à ce sujet, elle ne put répondre sur qui l'avait amenée dans le souterrain. Entièrement privée de connaissance quand elle y avait été descendue par le Beau-François, il lui était impossible de rien révéler sur ce point. Mais, ce qu'elle pouvait assurer, c'était par qui elle avait été abandonnée dans cette tombe anticipée, puisqu'elle était sortie de son évanouissement juste à temps pour reconnaître madame de Méralec, à la lueur de la lanterne qu'elle portait, refermant la porte du caveau. Au nom de la fausse comtesse, Meuzelin devina tout. --J'y suis, dit-il. La mâtine, quand elle nous a échappé en s'enfuyant par l'issue secrète du boudoir était si loin d'avoir perdu la carte que, désespérant de retrouver la position d'où j'étais venu la débusquer, elle a voulu emporter une poire pour la soif. En conséquence, comme épave sauvée de son naufrage, elle a décampé en volant les diamants de la vraie comtesse. Et il conclut en ajoutant: --Donc, qu'elle ait laissé volontairement le coffret ou qu'elle l'ait oublié ici, elle reviendra inévitablement en ce caveau pour le reprendre. --Et elle retombera en nos mains, dit Vasseur, plein de haine pour celle qui avait condamné Gervaise à mourir de faim. --Attendons-la donc, proposa l'échalas. Ils furent rappelés à la prudence par Pitard, qui secoua la tête en disant: --Attendre ici, où nous ne serions pas en sûreté, oh! que non pas! Je m'y oppose formellement. --Il faut pourtant que nous nous emparions de cette misérable femme, argua Meuzelin. --Eh bien, moi, je me charge de vous la faire tomber entre les bras et, peut-être même sur la tête, prononça Pitard en riant. Et alors, pour expliquer sa promesse étrange, il porta la main à cette pierre qu'il avait tout à l'heure cherchée sur une paroi du caveau, et il y appuya en disant: --Regardez! Sous sa pression, le craquement d'un ressort qui joue se fit entendre et, aussitôt, la plus large des dalles qui recouvrait le sol, faisant bascule, découvrit béante l'entrée d'un autre caveau creusé sous le premier. --Nous allons descendre là dedans, annonça-t-il. --Hum! hum! fit Meuzelin, et une fois là dedans, comment en sortirons-nous? Si nos ennemis nous ferment cette dalle, nous serons entrés sous un véritable éteignoir. --Soyez sans crainte, affirma Pitard. Notre retraite possède une autre sortie. Vasseur pensa à Gervaise qui allait les suivre et demanda: --Une sortie facile pour une femme? --Un vrai chemin d'amoureux, affirma Pitard qui, en riant, ajouta: Et ce que je vous ai dit là est au pied de la lettre. --Alors descendons! décida le policier. --Oui, mais comment? demanda Vasseur qui, à l'ouverture du trou, ne voyait apparaître aucun escalier ni pointer nul extrémité d'échelle. Sans mot dire, Pitard disparut dans le trou. Se suspendant à bout de bras au bord de l'ouverture, il se laissa tomber. On l'entendit bientôt annoncer: --L'échelle est toujours là. Et les compagnons virent apparaître à l'orifice du trou les deux bouts des montants d'une petite échelle en fer, que Pitard, du fond du second caveau, venait de dresser. Presque aussitôt, dépassa la tête du pique-assiette venant les rejoindre afin de vérifier, sous son poids, la solidité des barreaux dont le fer avait été rongé par la rouille. --On peut se risquer, annonça-t-il. Elle ne date pas d'hier, cette échelle. Mais, depuis vingt ans, je suis le seul qui s'en soit servi. --Qui donc s'en servait il y à vingt ans? demanda Barnabé curieux. Ou Pitard n'avait pas entendu ou il ne voulait pas en dire plus, mais à peine remonté dans le caveau supérieur, au lieu de répondre, il reprit: --Occupons-nous de préparer le traquenard pour la fausse Méralec quand elle viendra chercher son coffret à diamants. À l'aide d'un de ses cordons de soulier, par une des petites poignées latérales du coffret, il l'attacha tout à l'extrême coin d'un des angles de la dalle à bascule. Puis il fit jouer cette dalle sur ses pivots pour qu'elle revînt fermer l'ouverture, et quand il se fut assuré que grâce au lien qui le fixait, le coffret n'avait pas été déplacé par cette oscillation, il poursuivit: --Vous comprenez? Une fois descendus en bas, nous ramènerons la dalle en place. Seulement, nous négligerons de faire revenir le cliquet de l'autre détente inférieure qui doit la retenir immobile. Notre gaillarde aux bijoux arrive, elle voit son coffret, s'avance pour le prendre, s'engage sur la dalle qui, n'étant pas arrêtée, fait bascule sous son poids et, comme je vous l'ai promis, vous l'envoie sur la tête ou dans les bras. Fil-à-Beurre se pencha à l'oreille de Fichet et lui murmura: --Qu'il vous souvienne de ce piège, mon brave, pour prendre vos puces. Son trébuchet ainsi tendu et expliqué, Pitard ajouta: --Maintenant, descendons attendre en bas qu'il plaise à la voleuse de diamants de venir faire la culbute. Vasseur descendit le premier, portant dans ses bras Gervaise bien affaiblie, puis Meuzelin que suivit Fil-à-Beurre. En touchant terre, ce dernier eut un souvenir. --N'oublions pas Croutot, dit-il. Le coquin est dangereux à laisser traîner derrière nous. Lambert et Fichet allèrent chercher le nabot dans le caveau où il avait été déposé, pendant que Pitard, à son tour, descendait l'échelle. --Par où diable sortirons-nous d'ici? demanda Meuzelin qui, une lumière à la main, venait de visiter leur nouvelle retraite. --C'est ce que je vous montrerai quand il en sera temps, répondit l'ogre gravement. --Pourquoi pas tout de suite? --Parce que, comme je vous l'ai déjà dit, c'est le secret d'un autre, que je ne puis vous révéler qu'à la dernière extrémité. Cette réponse fut suivie d'un appel de Fichet qui, de l'ouverture supérieure, leur demandait: --Que c'est qu'il faut que je vous précipitasse le Croutot? --Non aide-le à descendre, commanda le policier. --Que c'est qu'il est comme une carpe qu'elle n'aurait plus notion de soi-même, annonça le soldat, qui rapportait le nain toujours évanoui. À bras, on descendit le petit homme. Lambert et Fichet vinrent rejoindre, après avoir passé à Fil-à-Beurre les paniers de provisions. Tout le monde réuni, Pitard, éclairé par Meuzelin, alla dans un angle du caveau pousser une pierre en saillie qui, comme en haut, faisait jouer le ressort de la dalle. --La voici fermée, annonça-t-il. --Mais, alors, la bascule ne jouera plus sous le poids de la courtisane quand elle viendra chercher le coffret, objecta Meuzelin. --Oh! fit Pitard, sur ce point, vous pouvez être rassuré. Une bien étrange particularité de l'écho fait que le plus petit bruit qui se produit là-haut résonne ici. Tant léger que soit le pas de cette créature, il ne pourra nous échapper. Alors, nous tendrons le traquenard. Son explication donnée, Pitard retira l'échelle. Pendant qu'il la couchait sur le sol dans un coin du caveau que l'éloignement des bougies laissait obscur, on entendit Fichet qui, occupé avec Lambert à faire reprendre connaissance à Croutot, proposait à son camarade ce moyen ingénieux de remplacer le vinaigre sous les narines: --Que si nous lui bourrions le nez avec de la poudre dont à laquelle on communiquerait le feu, ça lui secouerait son cerveau qu'il est avachi? Au bout de dix minutes, Croutot s'agita faiblement. --Que le voilà qu'il est de retour dedans son intellectuel, annonça Fichet à Meuzelin. Que vous pouvez percevoir qu'il renifle avec véhémence. Oui, s'entendait un vigoureux reniflement, mais Fichet commettait une erreur en l'attribuant à Croutot. Il était bel et bien le fait de Pitard qui, campé devant les paniers aux vivres, aspirait à plein nez l'arôme des victuailles amoncelées devant lui. --Si nous mangions? proposa enfin l'ogre d'un petit ton suppliant. Voilà comment, assis sur le sol, les compagnons avaient commencé ce repas dont Croutot, délié et la tête dégagée de son enveloppe, avait refusé de prendre sa part; repas auquel n'avait pas participé Vasseur, trop occupé à couvrir de baisers les mains de Gervaise dans le coin où il se tenait avec la jeune fille; repas enfin pendant lequel Pitard avait commencé le récit de la mort de madame de Biéleuze et de ses premières relations avec le nabot alors que ce dernier était l'ange gardien du notaire Taugencel. Et ce récit avait été interrompu par de sourdes détonations d'armes à feu, qui avaient été cause que Pitard, coutumier de tous les méandres du souterrain, avait été envoyé aux nouvelles. Ces nouvelles, on le sait, Pitard n'avait pas eu le loisir de les dire; car, après avoir failli, en revenant, se faire surprendre par une troupe qui venait d'envahir le souterrain, il n'avait eu que bien juste le temps de faire rattacher et bâillonner Croutot, dont un cri aurait pu donner l'éveil. Ce que Pitard avait avancé sur la particularité de l'écho qui ramenait dans ce caveau le plus faible bruit du souterrain était de toute vérité, puisque Croutot, à peine bâillonné, avait retenti, au-dessus des compagnons, une voix qui disait: --Mes enfants, il s'agit de retrouver le moucheron qui s'appelle Croutot. Et, sur cet ordre, des pas nombreux s'étaient fait entendre, s'éloignant dans toutes les directions du labyrinthe. --C'est Coupe-et-Tranche, souffla Meuzelin, qui avait reconnu la voix. --Et, en ce moment, il est dans la galerie, juste devant l'entrée du caveau qui surplombe le nôtre, annonça Pitard. --Alors, s'il y entre, il va voir le coffret et voudra le prendre. Allez donc faire jouer le ressort qui rétablira le jeu de bascule de la dalle. À défaut de la courtisane, ce bandit de Cardeuc est encore d'une excellente prise pour nous, commanda le policier. Le pique-assiette se levait quand une autre voix demanda: --Retrouver Croutot est-il donc le plus pressé pour nous? Meuzelin, à ces mots, arrêta vivement Pitard, qui allait toucher le mécanisme de la dalle. --Non, c'est inutile pour le moment, dit-il. C'est la Suzanne qui vient de parler. Elle doit vouloir reprendre ses diamants et elle saura empêcher le Marcassin d'entrer dans le caveau, où il ferait main basse sur le coffret. Mieux vaut attendre encore et écouter. On juge de l'attention avec laquelle chacun des compagnons prêta l'oreille aux paroles que la sonorité du souterrain leur amenait d'en haut, aussi claires et nettes que si elles eussent été prononcées dans leur refuge. Aussi la voix rude et hargneuse de Cardeuc leur arriva-t-elle, bien distincte, quand il répondit à la courtisane, qui venait de lui demander si le plus pressé, pour le moment, était de retrouver Croutot: --N'as-tu pas compris, la belle, que la partie est perdue pour nous? Le général Labor s'est dépêtré du piège à ne jamais y retomber. Tes beaux yeux et tes promesses ne sauraient plus le ramener sous notre coupe. À ces paroles, les écouteurs se regardèrent avec surprise. Qu'était-il donc arrivé qui eût ouvert les yeux de Labor? --Oui, avait continué le métayer avec colère, c'est bien fini pour nous des beaux coups à faire. Voilà les deux tiers de mes hommes sur le carreau, et le reste va être traqué sans pitié ni merci. Après une courte pause, il prononça: --Tiens! écoute ces détonations. Non plus comme tout à l'heure, les coups de fusil ne crépitaient nombreux et pressés, annonçant un combat engagé. C'étaient des brusques explosions, plus fortes et plus espacées. --Eh bien? demanda la femme, après qu'une nouvelle détonation eut retenti. --C'est Labor qui fait fusiller ses prisonniers! gronda Cardeuc. Et, avec une intonation féroce, il prononça ensuite: --Il me faut retrouver Croutot... Dussé-je lui arracher la chair par lambeaux avec des tenailles rougies au feu, je le forcerai bien à parler. Meuzelin, après ces mots, se pencha vers le nabot qui, lié et garrotté, n'en avait pas moins les oreilles à même d'avoir entendu ce qu'avait dit Cardeuc sur l'avenir qu'il lui ménageait. --Eh! eh! fit le policier, que penses-tu, mon bon Croutot, de l'affection que te porte ton ami Coupe-et-Tranche? Puis, s'adressant à Fichet: --Retire-lui son bâillon, commanda-t-il. Je le crois guéri de l'envie d'appeler le Marcassin à son aide. Croutot, à peine put-il parler, se hâta de bégayer en tremblant: --Je vous livrerai Coupe-et-Tranche. --Trop tard, nabot, ricana Meuzelin. Tu as attendu, pour nous proposer ta trahison, que Cardeuc soit vaincu, comme il vient de l'avouer... Que le diable m'emporte, par exemple, si je devine comment il a pu arriver là. Au-dessus d'eux, le dialogue avait continué: --Faire parler Croutot? reprit Suzanne, ne comprenant pas, le pygmée a-t-il donc quelque moyen de remettre le général Labor sous notre puissance? --Que la peste soit du général qui a tout éventé et qui fait fusiller mes hommes! En ce moment, la troupe occupe ma métairie et m'empêche d'y aller rien prendre des sommes que j'y avais enfouies... Le plus vite que j'aurai quitté le pays sera le meilleur pour moi... Mais le quitter les mains vides! Tonnerre de Dieu! --Croutot pouvait-il donc te faire rentrer dans l'argent caché à la métairie? --Non! Mais il pouvait me dédommager au centuple de ce que je viens de perdre... Par lui, d'un seul coup, je m'emparerais d'un butin que vingt années de pillage n'auraient su me donner. Et, d'une voix étranglée par la fureur et la cupidité déçue: --Par Croutot, j'avais des millions. Alors, s'adressant à un tiers qui, jusqu'à ce moment, était demeuré muet, il demanda: --N'est-ce pas, Notaire? --Oui, des millions, appuya la voix de Taugencel. --Des millions! répéta avidement la courtisane. Où sont-ils donc? --Dans ce souterrain. --Cachés par Croutot? --Non, mais enfouis par madame la comtesse de Biéleuze, qui les avait reçus en dépôt du notaire Aubert pour les rendre plus tard à leurs propriétaires légitimes. Il y a huit ans que la comtesse est morte subitement... Donc, les millions ne peuvent avoir été déplacés. --Et Croutot est convaincu qu'ils sont cachés ici? insista Suzanne qui se voyait déjà admise au partage du trésor déterré. --Oui, fit Taugencel, et moi aussi. Madame de Biéleuze, surprise par la mort dans une auberge de Laval, n'a pas eu le temps de compléter sa confidence à celui qu'un hasard avait fait le témoin de son agonie... Elle n'a pu que prononcer quelques mots et remettre un portefeuille à ce témoin... C'est Croutot qui, plus tard, en faisant causer cet homme, a su deviner ce que n'avait pu comprendre ce franc imbécile. Fil-à-Beurre se pencha vers Pitard et lui souffla: --Franc imbécile! ce compliment m'a tout l'air d'être à votre adresse. --À imbécile, imbécile et demi, riposta l'ogre en souriant. Et il secoua la tête en murmurant: --Ah! ouiche! les millions. Cherchez-les donc, mes finauds! Cependant la courtisane avait continué d'interroger le Notaire. --Ainsi Croutot a tout deviné? --Beaucoup aidé par moi, qui devais partager avec lui, répondit Taugencel. Il s'était chargé de découvrir l'endroit du dépôt en ce souterrain, et voici huit ans que, prétend-t-il toujours, il le cherche sans pouvoir en trouver la trace... À coup sûr, il a mis la main dessus; mais il n'en souffle mot pour éviter le partage. Suzanne avait réfléchi. --Peut-être Croutot dit-il la vérité, avança-t-elle, car comment pourrait-il se faire que madame de Biéleuze eût caché les millions dans les souterrains d'un château qui appartenait au marquis de la Brivière? --Par une excellente raison, dit en ricanant le Notaire. Madame de Biéleuze, restée veuve avec un fils, était devenue la maîtresse du marquis de la Brivière dont elle eut une fille appelée Julie. En entendant le Notaire révéler que la comtesse de Biéleuze avait été la maîtresse du marquis de la Brivière, Pitard avait éprouvé un soubresaut de surprise. --Est-ce que le vieux gredin a découvert le secret? murmura-t-il assez haut pour être entendu du policier, son voisin. --Quel secret? souffla Meuzelin. --Celui de la dalle à bascule par laquelle nous sommes entrés et celui... Mais avant qu'il pût achever, il fut interrompu par le bruit de pas nombreux. C'étaient les hommes de Coupe-et-Tranche qui, après avoir parcouru tous les circuits du souterrain à la recherche de Croutot, venaient annoncer l'inutilité de leurs perquisitions. --D'abord, étais-tu bien certain que le nabot fût entré dans le souterrain? demanda Suzanne à Cardeuc. --C'est le Beau-François qui me l'a appris. --Ah bah! fit le Notaire avec surprise, le Beau-François et toi, vous êtes donc maintenant devenus une paire d'amis? --Au moment de l'attaque de Labor, le danger commun nous a réconciliés, prononça le métayer. Tout ce qui se disait en haut était du neuf pour le policier et ses amis. Comment le général avait-il enfin vu clair et avait-il eu raison des bandits, à ce point que Coupe-et-Tranche et sa bande, réduite à une dizaine d'hommes, en étaient réduits à se cacher pendant qu'on fusillait leurs camarades faits prisonniers? Alors, puisqu'ils n'avaient plus rien à craindre des Chauffeurs, ils pouvaient donc quitter leur retraite pour aller retrouver le général Labor qui, enfin éclairé sur leur compte, les accueillerait à bras ouverts. Ce fut ce que comprit l'ogre Pitard, qui fit à Meuzelin cette proposition: --S'il vous plaît que nous nous en allions, je vais vous révéler la sortie dont je vous ai parlé. --Et que tu ne voulais nous apprendre qu'à la dernière extrémité, sous prétexte que c'était le secret d'un autre. --Oh! le secret d'un autre, répéta tristement Pitard. D'après le peu que vient de dire ce gredin de Taugencel, je vois que je ne suis pas seul à le connaître. --Tu veux parler des amours de madame de Biéleuze et du marquis de la Brivière? --Oui. Or, si Taugencel connaît cette liaison, il doit savoir comment les deux amants se réunissaient et, par conséquent, il n'ignore pas l'existence de la dalle à bascule... Alors que le marquis était l'amant de la comtesse, pour sauver la réputation de cette dernière que les mauvaises langues commençaient à entamer, il fit venir de bien loin des ouvriers qui, sous les caves du château, creusèrent le caveau où nous sommes et le relièrent par une galerie à un pavillon rustique, situé dans le parc mitoyen qui était celui de madame de Biéleuze. Pendant que les curieux du pays perdaient leur temps à épier les démarches des amants que, dès ce jour, on ne vit plus se rencontrer, ceux-ci purent continuer leurs relations, qui durèrent jusqu'au départ du marquis pour l'émigration. --Où il s'en alla en laissant à la comtesse cette fille nommée Julie? appuya le policier. Il répugnait probablement à Pitard d'en dire plus long sur la comtesse de Biéleuze, car il rompit les chiens en demandant: --Partons-nous? --Bah! fit le policier. On apprend toujours à écouter. Restons encore à savourer la conversation de nos chenapans de là-haut. Quand ses hommes étaient venus lui annoncer qu'ils n'avaient pu retrouver Croutot, Coupe-et-Tranche avait répliqué: --Alors, les gars, allez attendre à la sortie sur la campagne; mais n'avancez pas le nez hors du trou si vous tenez à votre peau. Tuez le temps en prenant un acompte de sommeil, car la nuit prochaine, il faudra jouer des jambes pour détaler prestement de ce pays où il fait trop chaud pour nous. Et quand ses hommes se furent éloignés, le Marcassin, revenu à son sujet, gronda avec fureur: --Si nous ne retrouvons pas Croutot, les millions de la Biéleuze nous échappent!... Mille tonnerres! C'était là pourtant, pour nous, une jolie fiche de consolation!!! --Oui, à ce prix, nous aurions gaiement oublié nos quilles abattues par les ruades du général, approuva Taugencel d'un ton plein du plus sincère regret. À la pensée de ces millions auxquels, faute de Croutot, il lui fallait renoncer, Cardeuc fut secoué par une rage bleue: --Oh! si je le tenais, le crapaud! grinça-t-il. J'arracherais sa chair par lambeaux pour lui faire livrer le trésor. --Par malheur, on ne le tient pas, gémit piteusement le patriarche qui secoua sa tête vénérable. --Comment n'est-il plus dans le souterrain? grinça le métayer exaspéré. Ce à quoi, Suzanne, croyant à une naïveté de sa part, répondit railleusement: --Mais parce qu'il en est sorti. --Impossible! Le Beau-François m'a dit l'avoir laissé lié de tous ses membres et bâillonné. --Il aura su se débarrasser de ses liens et il a décampé, reprit la courtisane qui, ne tenant pas pour le merveilleux, allait au plus simple. --Il a décampé! répéta Cardeuc en gouaillant; alors il n'aura pas été loin. Le Beau-François le guette à la sortie pour l'étrangler et le général Labor le fait chercher partout pour qu'on le fusille. Si quelqu'un, de tous les écouteurs du caveau, avait été ému par cette phrase, c'était, à coup sûr, le nabot dont on entendit les dents claquer d'épouvante. Aussi Fil-à-Beurre, en guise de consolation et de conseil, s'empressa-t-il de lui dire amicalement: --L'un veut vous arracher la chair par lambeaux, l'autre désire vous étrangler, un troisième demande à vous voir fusiller. Moi, si j'étais à votre place, j'irais me noyer afin de ne pas faire de jaloux. «On ne peut contenter tout le monde et son père», dit un proverbe que Croutot, paraît-il, n'avait observé d'aucune manière puisqu'il n'avait contenté personne. La preuve en était que chacun voulait le happer pour lui faire un mauvais parti. Ce fut Suzanne qui, en se raillant, revint sur le compte de l'avorton. --Comment? le général Labor Veut faire fusiller ce bout d'homme! Lui qui, ce matin, avait tant hâte de le retrouver pour la mettre à la place de Meuzelin. --Oui, lorsque Labor croyait à la fausse dépêche que nous lui avions expédiée. Mais, à cette heure, il n'en est plus de même. Le général jure les cinq cents diables de n'avoir pas son pygmée sous la main pour lui régler son affaire, dit Cardeuc. --Pourquoi? insista Suzanne. --Toujours les millions de la comtesse de Biéleuze dont il a appris l'existence, il y a une heure, par suite du mauvais tour que le Beau-François a joué à Croutot... une vieille rancune qui date du temps où le colosse avait pour maîtresse une certaine Césarine Faublin, surnommée la Saute, débita le Notaire. --Et vous connaissez, vous, Taugencel, la cause de cette rancune? Apprenez-la-moi, dit curieusement la courtisane. --Mieux serait de vous conter tout au long l'histoire du nain, en remontant à l'époque où il était mon ange gardien. --Allez, Cardeuc et moi nous vous écoutons. --Et nous aussi, pensèrent tous à la fois Meuzelin et ses compagnons. XIII Le notaire Taugencel commença: --Quand je fus nommé notaire _à trente sous_, et que l'étude d'Aubert m'eut été adjugée, mon prédécesseur passait pour avoir reçu des millions et, après son exécution, la confiscation de ses biens n'en avait trouvé nulle trace. On était certain qu'Aubert avait confié ses fonds à un sous-détenteur, car une lettre de lui, qui avait été interceptée, avait trahi sa ruse. Donc, lorsque la Commune m'installa dans mes fonctions, ordre me fut donné d'avoir à fouiller tous les papiers de l'étude pour découvrir quelque écrit indiquant le détenteur. J'eus beau tourner et retourner toutes les paperasses d'Aubert, je n'avais pas encore trouvé au bout de six mois. En me voyant faire buisson creux, la Convention prit méfiance et, me flairant capable d'un mauvais tour, m'adjoignit un _ange gardien_ pour me surveiller. Ce fut Croutot. Il faut vous dire qu'une semaine avant l'arrivée de ce crapoussin, j'avais pris une cuisinière du nom de Césarine Faublin, grande et belle fille, effrontée, libertine, voleuse, un modèle de tous les vices! Elle était du pays de Maine-et-Loire. Ce fut elle qui alla ouvrir la porte à Croutot le jour où il se présenta chez moi pour s'y installer. Je me trouvais, à ce moment, dans ma salle à manger et, par la porte entr'ouverte, je pouvais entendre ce qui se disait dans l'antichambre. À première vue de l'arrivant, Césarine, qui s'attribua la cause de sa visite, s'écria avec surprise: --Tiens! c'est toi, Bas-des-Reins! Est-ce que tu m'apportes des nouvelles du pays? --Chut! chut! fit vivement Croutot. Et il lui souffla je ne sais quoi tout bas qu'il dut accompagner de gestes, car la fille reprit aussitôt d'un ton sec: --À bas les pattes, Criquet! Tu vas donc recommencer tes singeries anciennes? Puisque je t'ai déjà dit que tu aurais beau te monter sur tes épaules, tu n'arriverais pas encore à la taille d'un homme comme je les aime. Croutot flûta d'un ton désolé: --Toujours inflexible, belle inhumaine! Que te faut-il donc pour t'attendrir? --Ton poids d'or, dit Césarine en riant. Elle éclata encore plus fort quand, après avoir cru demander l'impossible, elle entendit le nabot lui répondre, avec le plus beau sérieux: --Eh! eh! je ne dis pas non. Aussi reprit-elle en gouaillant: --Tu as donc déniché un trésor depuis peu, traîne-savate? --Non, mais je le dénicherai peut-être bientôt, appuya le nain. --Alors, va le dénicher tout de suite en détalant sur l'heure; car je ne tiens point à passer ma vie à causer avec toi sur le carré... mon maître n'aurait qu'à nous surprendre. --Mais c'est justement à ton maître que j'ai affaire, riposta Croutot. --Affaire, comme client? fit la Faublin, railleuse. --Non... comme _ange gardien_. Et il se mit à lui expliquer quel genre de fonctions allait l'attacher à ma personne. Je compris que ma servante ne tarderait pas à me l'amener. En conséquence, pour paraître n'avoir rien entendu, je quittai la salle à manger sur la pointe du pied, et je fus m'enfermer dans mon cabinet pour l'attendre. Bientôt la Faublin entra dans mon cabinet, m'amenant Croutot qui arrivait tout au plus à la hanche de la belle et plantureuse créature. La manière dont elle me le présenta fut des moins révérencieuses. --Patron, m'annonça-t-elle, je vous amène un pierrot qui dit qu'il est un ange. Puis, sans respect pour celui que, tout à l'heure, je l'avais entendue traiter de traîne-savate, de criquet et de chafouin, elle partit en ricanant: --Oh! oh! un ange! quel bas-des-reins, ce bel ange. Je feignais de ne pas m'apercevoir de la mine furibonde de Croutot à cette façon d'être présenté. C'était un mauvais début pour lui qui voulait être pris au sérieux, et qui avait compté, du haut de ses fonctions et dès le commencement, me traiter de Turc à More. Il chercha à regagner la haute main en me disant d'un ton rogue: --La plus importante recommandation qui m'ait été faite, en m'attachant à votre personne, a été de coopérer à la recherche de millions d'émigrés que recèle l'étude, affirme-t-on. Impossible de vous rendre le ton d'importance que mit le marmouset en prononçant cette phrase. J'eus l'air de n'y avoir prêté aucune attention. Seulement, je relevai le «affirme-t-on» sur lequel il avait pesé. --Oh! fis-je, ceux qui affirment devraient bien venir en personne chercher ces millions, car moi j'y perds mon latin... Rien ne trahit un dépôt, et surtout rien ne peut faire soupçonner un sous-détenteur qui l'aurait reçu du précédent maître de l'étude. Ce disant, j'examinais la mine de Croutot, dont, en m'écoutant, le front s'était assombri. À son tour, il plongea son regard dans mes yeux, en me demandant d'une voix qui doutait: --Vrai de vrai? Vous avez bien cherché partout? Aucun papier ne vous a échappé? Mon affirmation semblait lui crever le coeur. S'il s'était léché d'avance les babines d'avoir part à la curée, il lui fallait démarquer. Mais comme il lui tardait de savoir à quoi s'en tenir, avec moi, il me jeta un plomb de sonde en me répliquant sur le ton de la plaisanterie: --On vous aurait promis moitié de la trouvaille que, j'en suis certain, vous auriez encore mieux cherché. Immédiatement, je lui envoyai la réponse du berger à la bergère par cette riposte, aussi en plaisantant: --Supposez qu'à vous-même cette moitié du trésor vous ait été offerte et mettez-vous à fureter dans toutes les paperasses, je gage bien que vous ne serez pas plus heureux que moi. S'il était seulement la moitié canaille de ce qu'annonçait son visage, il devait me comprendre. Canaille il était et, en plus, canaille intelligente, car, après avoir examiné mon visage et y avoir lu qu'il pouvait traiter de pair à compagnon, il me lâcha en clignant de l'oeil: --Est-ce dit? --C'est dit, répondis-je. Nous nous étions compris à demi-mot. Pas une parole ne fut ajoutée à cette convention que, si nous trouvions les écus, nous nous les partagerions. Quand arriva l'heure du dîner, mon ange gardien se mit à ma table et ce fut Césarine Faublin qui nous servit. En voyant le roquet attablé devant moi, ma servante, quand elle apporta le potage, éclata de rire. --Ça me fait drôle tout de même de te voir là, Bas-des-Reins! dégoisa-t-elle de sa voix triviale et narquoise. Je crus devoir faire acte d'autorité pour la rappeler au respect de mon convive; mais je m'en tirai de façon à jeter de l'huile sur le feu. --Césarine, dis-je sévèrement, n'oubliez pas que le citoyen Croutot occupe ici un poste de confiance. Le Bas-des-Reins devait se faire de la bile; mais comme il avait intérêt à ménager la belle fille, il répondit en se tournant vers moi: --Césarine et moi nous sommes de Saint-Florent-le-Vieil, près Beaupréau. Ensuite, feignant de se souvenir: --Ah! à propos! la maman Faublin m'a chargé, Césarine, si je te rencontrais à Paris, de te dire de revenir au pays, et qu'elle te pardonnerait tout. À ces mots, Césarine se redressa vivement, l'oeil en feu, la figure contractée et, en parlant de sa mère, elle répliqua, d'une voix haineuse: --De quoi! de quoi! qu'est-ce qu'elle me pardonnera donc, la vieille sorcière? Est-ce de m'avoir rendue plus malheureuse que les pierres? À moi les taloches, les fatigues, la nourriture que nos cochons refusaient; tandis que pour l'autre, elle n'avait que risettes, bons morceaux et caresses... Elle s'interrompit pour faire entendre un rire amer et strident, puis elle ajouta cette phrase inattendue: --Était-ce de ma faute si elle avait fait le père Faublin cocu par-dessus la tête? Ensuite, à titre d'explication, elle continua: --Sitôt le père mort, elle a été chercher, où elle l'avait cachée, la fille qu'elle s'était fait faire par je ne sais qui et elle l'a amenée chez nous. Alors je n'ai plus été bonne à jeter aux chiens. Il n'y en a plus eu que pour la Julie... sa Julie... sa bâtarde! À elle les oeufs. À moi les coquilles! Un beau soir, j'ai eu assez de cette vie de récolteuse de claques et d'épluchures. J'ai décampé en la laissant avec sa Julie de malheur. Qu'elle la mijote à son aise, sa Julie. Je ne saurais dire l'intonation de rancune féroce qui accentua la voix de Césarine, quand elle termina en montrant le poing: --Qu'un beau jour je la tienne, cette poupée de Julie, et nous compterons ensemble. Sur cette menace, elle nous quitta pour retourner à sa cuisine. --Bigre! fis-je, elle semble avoir une rude dent contre sa soeur. Elle ne peut pardonner à la bâtarde d'être venue lui prendre sa place légitime. --Euh! euh! fit Croutot en secouant la tête, bâtarde est bien vite dit. Moi, je ne crois pas que la mère Faublin en ait planté jamais à son mari. Le fait est qu'elle a attendu la mort de son homme pour amener Julie chez elle, mais il y a du pour et du contre, et je pense qu'il existe un dessous de cartes qui n'a jamais été bien étudié. Si naturellement que m'eût répondu le nain, je devinai qu'il n'en voulait pas dire plus. --Et puis, reprit-il, Césarine reviendrait chez la mère Faublin qu'elle n'aurait plus lieu d'être jalouse, attendu qu'elle ne retrouverait plus Julie. Elle a été prise en affection par une riche veuve du pays qui l'a demandée à la maman pour lui tenir compagnie. Si la petite sait lui plaire, la veuve lui fera un sort. --Une veuve sans enfant? --Non. Elle a un fils qui court la prétentaine et laisse sa mère dans une solitude qu'elle a voulu égayer en prenant Julie. Je le répète, la jeune fille trouvera une position en sachant bien s'y prendre avec la comtesse de Biéleuze. --Biéleuze? répétai-je; il me semble avoir lu plusieurs fois ce nom quand j'ai visité les papiers de l'étude. La famille des Biéleuze doit avoir compté dans la clientèle de mon prédécesseur Aubert. Quand vint le soir, il fallut, comme l'ordonnait le décret qui avait créé les anges gardiens, qu'on dressât un lit pour le mien dans ma chambre à coucher. --Demain, nous recommencerons ensemble la visite des papiers de l'étude, m'annonça Croutot quand il eut la tête sur l'oreiller. --Alors puissiez-vous réussir, lui répondis-je à demi-mot. --Et vous aussi, dit-il en me renvoyant mon sous entendu. Décidément, nous étions bien d'accord. Millions trouvés, millions partagés. Quant à la nation, qui comptait sur notre trouvaille, allez voir s'ils viennent, Jean. Je ne faisais que de m'endormir, quand un bruit dans la chambre m'éveilla. En même temps qu'il était ordonné que l'ange couchât dans la même pièce que le notaire, il était enjoint aussi, pour faciliter la surveillance, que, toute la nuit, une lumière éclairât la chambre. Cette lumière me permit donc de voir Croutot qui, sorti du lit, décampait sur la pointe du pied. --Il va voir Césarine, pensai-je. Et, sans m'inquiéter plus de la caravane nocturne du roquet, je me rendormis. XIV Le lendemain matin, ce fut Croutot qui me réveilla. Son expédition nocturne et amoureuse avait-elle réussi? C'était à jurer que non, car sa mine renfrognée était loin d'attester une victoire. Feignant d'ignorer qu'il eût couru le guilledou, je m'informai comment il avait passé la nuit. --Je n'ai fait qu'un somme, m'annonça-t-il avec aplomb. Dès que je fus habillé, le nabot témoigna la plus grande impatience de gagner l'étude. --Nous allons tout de suite nous mettre à l'oeuvre pour la nouvelle visite des papiers, dit-il. --Oh! oh! fis-je, pas avant que, suivant ma coutume de chaque matin, je n'aie avalé la tasse de café au lait que Césarine va m'apporter. --Ah! Césarine va venir? dit vivement le nain, dont la mine se fit plus morose. Il achevait quand ma cuisinière entra, portant ce premier déjeuner sur un plateau où se trouvaient deux tasses. --J'ai pensé que tu ne serais pas fâché de te rincer aussi le bec avec du café, et j'ai doublé la ration à ton intention, Bas-des-Reins, débita-t-elle. --C'est bien, lâcha tout sec Croutot. --La Faublin se rebiffa à pareil ton, et, de sa voix narquoise et canaille: --Tiens! lâcha-t-elle, est-ce que je t'ai vendu des haricots qui n'ont pas cuit, puceron! Fais-moi donc l'amitié d'exhiber un museau plus gracieux... Et, tu sais? que je ne te le dise pas deux fois. Je n'aime un petit chien que quand il fait le beau. J'aurais dû m'interposer en rabattant le ton de ma servante. Je n'en fis rien, et quand Césarine fut partie, je pris un ton doucereux pour dire au nabot, qui était resté muet devant l'algarade de cette fille: --J'ai eu besoin de me souvenir de la vieille amitié qui vous lie à Césarine pour ne pas la rappeler au respect qui vous est dû. Je supposais qu'il allait me répliquer. À mon étonnement, il abandonna ce sujet pour dire: --Vite aux papiers de l'étude. Que s'était-il donc passé, cette nuit entre la Faublin et l'avorton qui les rendît, elle si haute de verbe, lui si souple d'échine? --Soit! passons dans mon cabinet, dis-je après avoir vidé ma tasse. Je me dirigeais vers la porte de communication quand, de l'autre côté, rentra Césarine, qui avança la main en disant: --Voici ce que vous avez perdu. Et elle me remit un trousseau de clefs que d'habitude, je plaçais dans la poche de mon gilet. J'étais si sûr de les y retrouver encore que, tout machinalement, je portais la main à cette poche. Elle était bien vide. Pourtant, je me souvenais que, la veille, en me déshabillant, mes doigts avaient encore palpé ces clefs sous l'étoffe. --Où as-tu ramassé ce trousseau? demandai-je avec une vive surprise en regardant la Faublin. Ses lèvres se remuèrent pour une réponse; mais avant d'en lâcher le premier mot, Césarine tourna vers le nabot un regard qui, immédiatement, appela mes yeux sur le bout d'homme. Il était un peu pâle, et d'une mine suppliante au possible, il invoquait la discrétion de ma servante. --J'ai trouvé ce paquet sur votre descente de lit. Il a probablement glissé de votre vêtement lorsque vous vous êtes déshabillé hier ou habillé ce matin, déclara-t-elle. Cela dit et après un mince sourire moqueur à l'adresse de Croutot, elle regagna sa cuisine en ajoutant: --Le meilleur moyen de ne pas perdre ses clefs, c'est encore, le soir, en se couchant, de les fourrer sous son traversin. Était-ce un conseil qu'elle me donnait? Je n'aurais pu l'affirmer; mais j'eus la certitude que mes clefs m'avaient été volées par Croutot qui les avait perdues en je ne savais quel endroit que la Faublin, au dernier moment, n'avait pas voulu m'avouer. La veille, quand je m'étais réveillé pour voir le marmouset s'évader de la chambre, il venait indubitablement de retirer les clefs de mon gilet. Je passai dans mon cabinet, suivi par mon ange gardien qui fredonnait comme s'il était étranger à la scène qui avait eu lieu. Le trousseau, en plus des clefs de quelques meubles de mon logis, comprenait celles de mon bureau et de ma caisse. --Est-il venu visiter nuitamment mon bureau? me demandai-je en l'ouvrant devant Croutot dont le regard s'attachait sur moi tout inquiet comme s'il eût craint le résultat de mes investigations. C'était un bureau à cylindre. Quand le mouvement de rotation eut découvert et avancé devant moi la tablette d'appui, un seul coup d'oeil jeté sur les papiers qui s'y étalaient la veille me suffit pour m'apprendre la vérité. Mon bureau avait été ouvert. Une main avait bouleversé mes papiers qu'elle avait négligé de remettre bien en place. Rien, sur mon visage, n'avait bronché qui pût révéler le résultat de mon examen à Croutot dont je sentais le regard peser sur moi. Quand je levai les yeux vers lui, je le vis en proie à une sorte d'angoisse qui se traduisit par cette question: --Eh bien? Son «Eh bien?» voulait demander si je m'étais aperçu qu'on eût ouvert mon bureau. Mais il comprit toute l'imprudence de son interrogation et il se hâta de compléter sa phrase en ajoutant: --Eh bien? Par quoi commençons-nous la journée? --Mais, d'abord, mon brave Croutot, par recevoir les clients qui attendent, répondis-je de mon ton le plus bonhomme. Avant qu'il pût me poser une nouvelle question, je donnai le coup de sonnette par lequel, chaque matin, je prévenais mes clercs que j'étais visible pour les clients qui attendaient dans l'étude. Puis je lui indiquai près de moi, la place que, suivant son devoir d'ange gardien, il allait occuper pendant les consultations de ma clientèle... Pour moi, il était avéré que Croutot m'avait volé mes clefs pour visiter mon bureau pendant la nuit. Mais qu'est-ce qu'il y avait trouvé et pris? Une autre question se dressait aussi dans mon esprit. Après sa fouille, quand le nain aurait dû remettre le trousseau dans la poche de mon gilet, comment se faisait-il qu'il m'avait été rapporté par Césarine! Les clients se succédèrent dans mon cabinet, nombreux et bavards. Ce ne fut qu'au bout de longues heures que je me retrouvai en tête-à-tête avec le nain. Alors je n'y pus tenir. Mon impatience, énervée par ces heures de contrainte, éclata sans préambules. Du reste, avec Croutot, tel que je le jugeais, il ne fallait pas mettre de mitaines. Comme, avant de le refermer, je jetais un dernier coup d'oeil sur les tablettes de mon bureau, l'avorton, mis en éveil par cette inspection, me demanda: --Que cherchez-vous donc? Je saisis la balle au bond en lui répliquant à brûle-pourpoint: --Je cherche à deviner dans quel but vous êtes venu fouiller dans mon bureau cette nuit après m'avoir volé mon trousseau de clefs. Au lieu de nier, ainsi que je m'y attendais, le pygmée me répondit carrément: --Oui, c'est vrai! je vous ai pris votre trousseau dans cette intention, Seulement, je n'ai pas mis mon projet à exécution... c'est un autre. --De vos amis? dis-je moqueusement. --Ah! fichtre! non, par exemple! lâcha le nabot en bondissant de colère. --Quel est cet autre? demandai-je vivement. --L'amant de Césarine Faublin. Un grand diable du nom de François, avec lequel je me suis rencontré cette nuit. --Où? fis-je. Il hésita un peu, puis il y alla bon jeu bon argent en me disant tout net: --Mieux vaut que je vous confesse la chose carrément. Écoutez donc. L'idée m'était venue que votre bureau, qui a été celui d'Aubert, devait contenir des compartiments secrets où votre prédécesseur pouvait avoir caché quelques notes ou pièces compromettantes. Il a été si brusquement arrêté et si vite emmené d'ici, qu'il n'est pas impossible que le temps lui ait manqué pour retirer de leur cachette et brûler ces papiers. Je vous dérobai donc vos clefs pendant que vous dormiez, et je me glissai hors de la chambre, pour gagner votre cabinet. Me réservant de n'allumer une bougie que quand je serais arrivé dans le cabinet, je suivais donc le couloir de dégagement sur la pointe du pied et en pleine obscurité, lorsque, en longeant une porte, je vis une lueur filtrer sous cette porte. C'était la chambre de Césarine qui, cette lumière me le prouvait, ne dormait pas encore à cette heure avancée de la nuit. Ma main, qui tâtait, rencontra la clef sur la serrure. À ce contact, le diable me tenta et je fis jouer la clef. Par malheur, j'opérai à contresens et je donnai le double tour. Il me fallut donc tourner à l'inverse. Ces deux mouvements n'avaient duré que vingt secondes, mais ils avaient évité une surprise à Césarine ou, pour mieux dire, à l'amant qu'elle avait reçu dans sa chambre. Quand enfin je poussai la porte, la Faublin, qui s'était jetée à bas du lit, avait déjà fait trois pas à ma rencontre. --Tiens, c'est toi, Bas-des-Reins? dit-elle à mi-voix. Est-ce que tu viens me demander quel vent souffle en Suisse? Puis, aussitôt: --Qu'as-tu donc à la main? demanda-t-elle, le regard subitement attiré par le reflet lumineux que la lueur de la bougie donnait à l'acier poli des clefs du trousseau que je tenais, un doigt passé dans l'anneau. Un coup d'oeil lui suffit pour ne pas attendre ma réponse. --Ah ça, reprît-elle, on dirait les clefs du patron. Et, en riant, elle débita: --Est-ce que, parmi tes fonctions d'ange gardien, il en est une qui consiste à aller visiter la caisse du patron pendant qu'il ronfle? Tout en me parlant, elle avait reculé de quatre ou cinq pas dans la chambre et j'avais avancé d'autant, de sorte que j'avais dépassé la bougie, posée sur le somno, qui, à ce moment, m'éclairait le dos, envoyant mon ombre sur la muraille. Tout à coup, au-dessus de ma silhouette, je vis se dresser une autre ombre gigantesque. Un homme de la plus haute taille avait surgi derrière moi. Je n'eus pas le temps de faire volte-face. Un bras venait de se nouer autour de mon cou avec une telle vigueur que je fus presque suffoqué. Puis une énorme main, aussi large qu'une éclanche de mouton, emmanchée à un autre bras, vint me retirer le trousseau des doigts. --Césarine, ouvre le placard, commanda une voix rauque. Quand la Faublin eut obéi, je fus soulevé de terre tout aussi facilement qu'une plume, par ces deux mains terribles qui, en paralysant si bien mes mouvements qu'il m'était impossible de me retourner pour voir mon enleveur, me portèrent dans le placard, la face contre la muraille. Avant que je pusse tourner la tête, la porte s'était refermée, la serrure avait joué et je me trouvais claquemuré dans la plus complète obscurité. De celui qui venait de me jouer ce mauvais tour, je ne connaissais que sa haute silhouette, vue sur la muraille, qui m'avait appris que c'était un géant. Dans mon trou, j'entendis quelques chuchotements, puis la porte s'ouvrit et, si grand soin qu'il prît d'assourdir sa marche, il me fut facile de deviner que le géant s'éloignait. --Il va se servir des clefs, me dis-je. La Faublin était restée dans la chambre. Une petite toux me trahit sa présence. Je frappai doucement à la porte en disant d'une voix suppliante: --Césarine, ouvre, laisse-moi m'en aller. --Oh! oh! fit-elle en goguenardant, comme c'est peu galant de ta part, Bas-des-Reins! Tu m'as tracassée toute la journée pour venir cette nuit dans ma chambre et, à cette heure, à peine y es-tu entré que tu veux décamper. Vrai! ce n'est pas galant. Sa raillerie m'exaspéra. Je frappai du poing contre la porte à plusieurs reprises. --J'ai oublié de te donner un avis, reprit-elle d'un ton alarmé par ce tapage. François m'a chargé de te prévenir que si tu ne te tenais pas gentil dans ta boîte, il t'étranglerait à son retour. Sauf de savoir que le colosse, amant de Césarine, se nommait François, je n'avais rien gagné à ma tentative. Je restai donc muet et immobile. Au bout d'une longue demi-heure, j'entendis le géant rentrer. Cette fois, ils furent moins prudents qu'au début où ils avaient chuchoté. Bien qu'il baissât la voix, le mécontentement fit oublier au colosse de mieux la surveiller, car je l'entendis qui disait: --Pas un sou dans la caisse! C'est un vrai raffalé, ton notaire. Dans le bureau, pas un liard. --Le meuble ne possède-t-il pas de cachette? --Si, deux. Avec mon expérience d'ancien ébéniste, je n'ai pas été long à les trouver. Elles ne contenaient rien autre qu'un méchant chiffon de papier que je t'apporte... Le voici. --La belle avance! Je ne sais pas lire? grogna la Faublin hargneusement. --Je te le lirai la prochaine fois. --Pourquoi pas tout de suite? --Parce que voici le jour et que j'ai tout juste le temps de détaler. Et il partit après cette recommandation dernière: --Attends au moins un bon quart d'heure avant d'ouvrir la cage à ton oiseau et préviens-le que s'il ouvre le bec, je lui tordrai le cou. Suivant sa consigne, la Faublin laissa passer dix bonnes minutes avant de me délivrer de mon placard. --Allons! ouste! retourne à ton lit... et, tu sais? dans ton intérêt, motus devant le patron, me recommanda-t-elle en me poussant vers la sortie de la chambre. Un souvenir me fit résister. --Et mon trousseau de clefs? dis-je. --C'est, ma foi vrai! François l'a emporté sans y penser, fit-elle un peu ébahie. À ce moment, un sifflement, modulé prudemment, monta de la rue sous la fenêtre. Césarine, à ce signal, se hâta de me dire: --C'est lui qui revient. Il se sera aperçu de son oubli et il rapporte les clefs. Attends un peu. Je vais descendre pour aller te les chercher. Et elle s'éloigna. Sitôt seul, mon premier soin fut de chercher si, dans la chambre, je n'apercevrais pas ce bout de papier que le géant avait trouvé dans la cachette du bureau et qu'il avait remis à Césarine en renvoyant à plus tard de lui en faire la lecture. Au lieu de le mettre en poche, la Faublin l'avait déposé sur le somno, au pied du bougeoir. Je m'élançai vers lui pour le lire. C'était bien, comme l'avait dit François, un chiffon de papier, car c'était un fragment de lettre. Peut-être que ce coin de papier, retenu par quelque obstacle du compartiment, s'était déchiré de la lettre quand Aubert, probablement à la hâte, avait vidé la cachette des papiers qu'elle contenait, pour les anéantir. Voici ce que je lus sur ce fragment de lettre: «... Si je venais à mourir, le marquis de la Brivière, que j'en ai averti, ou mon fils, qui sait tout, vous indiquerait le caveau où j'ai tout enfoui, avec les trois cent mille livres que je destine à ma Julie et dont, comme nous en sommes convenus, vous...» Là s'arrêtait la teneur du papier dont le verso était blanc. J'eus le temps de lire ces lignes deux fois pour mieux me les mettre en mémoire avant la rentrée de Césarine, qui reparut tenant en main le trousseau de clefs. --C'était bien pour les clefs, que François était revenu sur ses pas, m'annonça-t-elle. --Alors, donne-les-moi, dis-je, en avançant la main. --Pas de ça! pas de ça! mon roquet, fit-elle moqueusement. Je veux t'éviter la tentation d'aller fourrer ton nez dans la caisse de Taugencel. Je les rendrai au patron lui-même demain matin, en lui disant les avoir trouvées sur sa descente de lit où elles seront tombées d'une poche de son gilet. J'aurais dû lui répondre qu'après la visite du François je n'avais plus que faire au bureau ou à la caisse, mais c'eût été lui apprendre que, du fond de mon placard, j'avais tout entendu de leur conversation, si bas qu'ils eussent baissé le ton. --Soit, fis-je simplement. --Ouste! ouste, retourne à ton chenil, roquet, dit-elle en me poussant alors hors de sa chambre dont elle referma la porte. XV Du fond de leur caveau, Meuzelin, Fil-à-Beurre, Pitard avaient écouté attentivement le récit que, là-haut, le notaire Taugencel faisait au Marcassin et à Suzanne des exploits de Croutot. Les sourdes détonations d'armes à feu avaient cessé, ce qui témoignait que le général Labor avait fini de fusiller ses prisonniers et qu'il devait s'être mis à la recherche de ceux des bandits qui lui avaient échappé. Bien que maintenant, et puisque Pitard s'était fait fort de les faire sortir de leur retraite, Meuzelin pût aller retrouver sans crainte le général, il lui tardait sans doute moins de savoir comment Labor s'était tiré d'affaire que de connaître la fin de l'histoire de Croutot, car, après avoir consulté sa montre, il murmura à son voisin Fil-à-Beurre: --Si nos coquins de là-haut attendent la nuit pour se soustraire au général, il s'en faut encore de cinq heures. Le Notaire a le temps de filer un long chapelet sur le compte de Croutot. Écoutons toujours. * * * * * Cependant, Taugencel, dans le caveau supérieur, avait continué sans se douter du supplément d'auditoire à l'affût de ses paroles: --Vous devinez avec quelle attention j'avais écouté mon ange gardien me racontant son aventure de la nuit. Ces quelques lignes, lues par Croutot, sur ce fragment de lettre trouvée par François dans le compartiment secret du bureau ne nous mettaient-elles pas sur un commencement de trace du trésor? Du moment que l'existence du compartiment secret nous était révélée nous n'eûmes pas de peine, à le trouver et à en découvrir le mécanisme. Il était bien vide! Au dernier moment, peut-être bien même quand ceux qui venaient l'arrêter frappaient à sa porte, Aubert, pour les jeter au feu, en avait retiré les papiers compromettants et, dans sa précipitation, il n'avait pas vu, déchiré probablement par une ferrure du mécanisme, ce lambeau de lettre que le colosse avait apporté à sa maîtresse Césarine. --Par qui cette lettre peut-elle avoir été écrite? m'écriai-je quand Croutot, une seconde fois, m'eut récité le passage qu'il avait retenu en sa mémoire. Tout à coup la figure du nabot s'illumina d'une joie immense. Il demeura l'oeil fixe, rêveur et murmurant de souvenir: --Marquis de la Brivière... mon fils... caveau où j'ai tout enfoui... trois cent mille livres de Julie. Et, brusquement, la lumière s'était faite en son esprit; il bégaya d'une voix brisée par une satisfaction indicible: --Les millions d'Aubert ont été remis à madame de Biéleuze, l'ex-maîtresse du marquis de la Brivière, dont elle a eu, disent les mauvaises langues de Beaupréau, cette Julie dont elle a confié la première enfance à la vieille Faublin, la mère de Césarine. Et, avec une conviction profonde, il ajouta: --Oui, c'est madame de Biéleuze qui tient en dépôt les millions d'Aubert. Alors je secouai la tête en disant: --Le malheur est que Césarine connaîtra ce secret aussitôt qu'elle saura le contenu de ces lignes que son amant a promis de lui lire à leur premier rendez-vous. --Nenni! nenni! lâcha Croutot triomphant le grand butor en sera fort empêché, attendu que j'ai volé le papier... tenez, le voici. --Oui, mais le François, lui, doit l'avoir lu, objectai-je en prenant l'écrit qu'il me tendait. --S'il en avait connu la teneur, il aurait eu tout aussi court de l'apprendre à sa maîtresse que d'en renvoyer la lecture à plus tard, me répliqua Croutot. Il avait raison. Nous en conclûmes que le colosse, comme sa maîtresse, devait ignorer le contenu de ce fragment de lettre. Nous étions donc à peu près certains qu'Aubert avait confié ses millions à la comtesse de Biéleuze mais cela ne nous faisait guère une plus belle jambe. Notre devoir était d'aller dénoncer la dépositaire à la Commune. Or, la Commune aurait fait couper le cou à la comtesse et confisquer le magot, qui nous aurait passé sous le nez. --Il faudrait pouvoir attirer la comtesse à Paris. À défaut d'un aveu que nous n'aurions pu obtenir adroitement, nous le lui arracherions par la peur, en la menaçant d'une dénonciation, proposai-je. Oui, comment faire accourir la comtesse du fond de son pays sans exciter sa défiance? Aubert seul aurait eu ce pouvoir. Un bienheureux hasard nous vint tout à coup en aide. Le lendemain, je reçus de province une lettre adressée à mon prédécesseur Aubert. La difficulté des communications faisait alors que les événements de Paris... quand une chance extraordinaire les faisait connaître dans les départements... n'y étaient appris que deux, voire trois mois plus tard. Donc celui qui avait écrit à Aubert ignorait encore que celui-ci était mort depuis six semaines. Jugez de notre joie quand, après avoir ouvert cette missive, nous la vîmes signée de madame de Biéleuze. Je vous en résume le contenu. La comtesse écrivait au tabellion de vouloir mettre ordre à ses affaires et elle annonçait son intention de venir à Paris. Puis elle ajoutait cette phrase: «À moins qu'il ne règne à Paris, comme on me l'assure, quelque maladie pernicieuse qui m'en rendrait le séjour dangereux. En ce cas, veuillez m'en avertir par un mot qui m'attendrait à l'auberge du _Grand-Chêne_, à Laval, où je dois très prochainement aller. Si votre lettre m'annonce que je peux me risquer sans crainte, je profiterai, alors du chemin fait et je continuerai ma route jusqu'à la capitale.» --Ça, c'est une phrase à lire entre les lignes, dit Croutot, après en avoir pris connaissance. La comtesse, sachant qu'Aubert est surveillé, veut simplement lui dire: «Afin d'éviter les soupçons, pour vous comme pour moi, est-il imprudent que j'aille à Paris? Voilà le vrai sens. --Et elle va aller attendre la réponse à l'auberge du _Grand-Chêne_ de Laval... où elle l'attendra longtemps, si c'est défunt Aubert qui doit jamais la lui faire, ajoutai-je en riant. --Aussi faut-il la faire nous-mêmes, proposa l'avorton. Il prit une feuille de papier sur laquelle il écrivit ces quelques mots: _Aubert a été guillotiné!_ et signa: _Un clerc_. --Diable! fis-je après avoir lu, cela n'encouragera pas la comtesse à venir à Paris. --Bien au contraire. Une terrible inquiétude la torturera à ce point que, coûte que coûte, elle voudra savoir à quoi s'en tenir. Si prudent qu'elle ait connu Aubert, elle n'en craindra pas moins qu'un papier, non détruit par le défunt, la compromette et vous la verrez accourir ici, ne fût-ce que pour voir en quelles mains est tombée l'étude. Nous fîmes partir la lettre et, rongés par l'impatience, nous comptâmes les jours. Il faut vous dire que le lendemain de l'aventure nocturne du nabot avec Césarine, cette dernière, au moment du dîner, m'avait annoncé qu'elle quittait mon service. --Je retourne au pays. Tu n'as rien à faire dire à Beaupréau, Bas-des-Reins? demanda-t-elle à Croutot en attachant sur lui un mauvais regard. --Non, rien, dit le petit homme. Le soir même, elle avait quitté la maison. Le nain, au lieu d'en être satisfait, me sembla craintif. --C'est drôle, fit-il. Césarine a dû s'apercevoir de la disparition du papier que je lui ai volé et elle ne m'en a soufflé mot aux quatre ou cinq fois que je me suis trouvé seul avec elle avant son départ. Deux semaines s'étaient écoulées depuis que nous avions expédié la lettre à l'auberge de Laval, et madame de Biéleuze n'avait pas encore fait son apparition dans l'étude. Enfin, un matin, à l'heure où je recevais des clients dans mon cabinet, entra un homme que mon ange gardien reconnut aussitôt. C'était un de ses pays, nommé Pitard, établi tanneur à Beaupréau. Il se présentait, disait-il, pour savoir de moi l'adresse de M. de Biéleuze, le fils de la comtesse. À Croutot comme à moi vint immédiatement le soupçon que madame de Biéleuze, avant de s'aventurer à Paris, avait envoyé ce Pitard pour tâter le terrain. Nous demander l'adresse du fils, c'était bien clairement indiquer qu'il était l'agent de la comtesse. Croutot sut si bien s'y prendre que, le soir même, le tanneur de Beaupréau accepta le dîner à ma table. Fourchette ou verre en main, nous nous promettions de tirer les vers du nez de notre homme, quand un trouble-fête vint s'asseoir à notre repas. C'était le membre de la Convention chargé de nous surveiller dans notre recherche des millions. Tout en dînant, le butor parla si bien du magot à dénicher et de la guillotine qui nous attendait si, dans un mois, nous n'avions rien découvert, qu'il donna l'éveil au Pitard, lequel, avant la fin du dîner, leva le siège pour partir avec le conventionnel. Une heure après, Croutot allait le relancer à son auberge, sous prétexte de le conduire au théâtre pour y finir cette journée que le représentant était venus si malencontreusement interrompre. Quand le nabot entra dans sa chambre, Pitard tenait en main un portefeuille qu'il se hâta de faire disparaître dans sa poche, mais pas assez vite pourtant pour que Croutot ne pût reconnaître, imprimées en or sur une des faces, les armes des Biéleuze. Il me l'amena au théâtre de la Cité, et si le Pitard qui, pour la première fois de sa vie, mettait le pied dans un théâtre, n'avait été profondément accaparé par la pièce, il se serait aperçu que Croutot lui volait son portefeuille. À l'entr'acte, l'avorton sortit pour aller lire le contenu de son vol pendant que je m'évertuais si bien à distraire le tanneur qu'à la rentrée de Croutot, qui lui remit le portefeuille en place, il aurait juré que, jamais, l'objet n'avait quitté sa poche. Quand, après avoir reconduit le tanneur à son auberge, nous revînmes à mon domicile, la conviction de Croutot était complète. --Oui, me dit-il, toutes les lettres du portefeuille prouvent que madame de Biéleuze est la dépositaire des millions qu'elle a enfouis dans un caveau. --Un caveau de son château? appuyai-je. --Oh! non, fit le nabot après avoir un peu réfléchi. Elle est trop avisée pour ne pas s'être précautionnée contre une perquisition à son domicile. M'est avis qu'elle a dû songer au domaine de son ancien amant, le marquis de la Brivière, aujourd'hui émigré. C'est un ancien château fort où les souterrains sont si vastes qu'il faudrait une année entière pour les fouiller à fond... Comment a-t-elle pu y pénétrer, par exemple? Je n'en sais rien. Mais qu'importe pour nous; c'est un détail... L'important nous est de savoir que le trésor est à la Brivière et de l'y chercher. C'était bel à dire, mais, surveillés comme nous l'étions, il y allait de notre tête à vouloir quitter Paris et puis, comme le prétendait Croutot, ne fallait-il pas une année entière pour fouiller l'immense labyrinthe qui s'étendait sous le château? Le seul moyen de tomber juste au bon endroit eût été d'arracher son secret à la comtesse. Oui, mais pour ce, il eût fallu tenir madame de Biéleuze en notre pouvoir. Devant notre impossibilité d'agir, nous pestions depuis quatre jours, n'ayant même plus la ressource d'interroger le tanneur Pitard, qui avait quitté Paris pour retourner à Beaupréau, quand, un matin, nous vîmes apparaître, plus soûl qu'un cent de grives, un cousin de Croutot qui arrivait du pays pour chercher fortune dans la capitale. Au milieu des divagations de l'ivresse, ce garçon nous apprit que le dernier emploi qu'il avait exercé avait été celui de cocher de madame de Biéleuze. Il ajouta qu'il l'amenait à Paris, quand, à Laval, à l'auberge du _Grand-Chêne_, elle était morte subitement, en pleine nuit, sans personne pour la secourir. Ainsi la comtesse était morte! et le trésor était toujours enfoui sans personne pour le surveiller. --Oh! personne, personne, répéta moqueusement Croutot pour éteindre ma joie, en admettant que Pitard n'ait pas reçu les révélations de la comtesse mourante, n'oubliez pas que le papier nous a appris que le fils de madame de Biéleuze sait tout. Vous dire ce que nous enragions de ne pouvoir aller là-bas chercher le magot!!! Mais notre surveillant le conventionnel était toujours sur notre dos, nous promettant sans cesse la guillotine. Par bonheur, le coup de Thermidor arriva, qui emporta Robespierre et les siens au nombre desquels était notre conventionnel. Enfin nous étions libres! La surveillance avait cessé! Nous comptions pouvoir bientôt aller à la Brivière! --Au lieu de perdre notre temps en longues recherches, ne serait-il pas plus court de savoir l'endroit précis en tâchant de surprendre le secret de M. de Biéleuze, qui le tient de sa mère? proposa Croutot. --Et quand vous saurez la vérité, nous partagerons toujours? demandai-je au nabot. --En loyaux associés, promit-il. Au bout d'une semaine, l'avorton avait su entrer, comme valet de chambre, au service de M. de Biéleuze. Il me fallait donc patienter. Pour tuer le temps, il me prit l'idée de profiter du désarroi apporté dans toutes les affaires par la révolution de Thermidor, pour tenter une petite opération en réclamant le remboursement d'une fourniture faite aux armées que je prouvais pièces en main... pièces fausses, depuis la première jusqu'à la dernière.--Hélas! l'homme n'est pas parfait. La vanité me perdît en me poussant à vouloir faire apprécier par Croutot mon joli de talent de faussaire. Le roquet ne rata pas une si belle occasion de se débarrasser de l'associé avec lequel il lui faudrait partager le magot de la Brivière. Une bonne petite dénonciation anonyme me fit arrêter, juger et condamner aux travaux forcés à perpétuité. J'aurais bien pu rendre sa politesse au roquet en racontant à qui de droit l'aventure des millions. C'eût été stupide! Mieux valait laisser au raton tout le temps de me tirer les marrons du feu, et, à la belle heure, en maître Bertrand, m'échapper du bagne pour venir les lui croquer sous la patte. Je m'en allai donc bien tranquillement faire mon petit tour au bagne de Rochefort, laissant Croutot, je le répète, me tirer les marrons du feu. J'étais comme un gros propriétaire qui part aux eaux après avoir confié à son intendant le soin de ses intérêts. Le moucheron resta deux années au service du vicomte de Biéleuze à se manger la bile. Il avait beau épier son maître, comptant surprendre le fameux secret, il y perdit sa ruse. Le jeune homme menait la vie à grandes guides, affolé qu'il était d'une fort jolie femme dont Suzanne, ici présente, pourrait nous donner les plus fraîches nouvelles. --Passez! dit d'un ton sec la courtisane, qui s'impatientait à entendre parler de l'ancien amant qu'elle avait conduit à la ruine, au déshonneur et au suicide. Certain matin, on rapporta au logis mourant le vicomte qui venait de se tirer un coup de pistolet sous les fenêtres de sa maîtresse. C'était bien un suicide prémédité, car, avant d'exécuter ce beau coup-là, il avait écrit quelques lettres qui, après sa mort, devaient être adressées aux destinataires. Au nombre de ces lettres, s'en trouvait une pour une demoiselle Julie. Rien qu'à la suscription, Croutot comprit que c'était Julie, la bâtarde de madame de Biéleuze, la Julie dont il était question sur le fragment de lettre trouvé dans le compartiment de mon bureau; bref, cette Julie qui était mêlée au mystère du trésor sur lequel, disait le papier, elle avait droit à une somme de trois cent mille francs. Trompant la surveillance de celui qui avait ramassé M. de Biéleuze dans la rue et l'avait rapporté au logis, un homme à tournure militaire, Croutot vola adroitement la lettre adressée à Julie. Une heure après le vicomte enterré, le nain se mit en route pour le château de la Brivière. Ce ne fut qu'à quelques lieues de Paris qu'il ouvrit la lettre, et de prime abord, sa lecture le fit capot. Voici ce qu'elle contenait: «Quand tu liras ces lignes, ma bonne Julie, je me serai tué. Un démon fatal a traversé ma vie, et tant que la passion folle qu'il m'avait inspiré m'a dominé, je n'avais pas conscience de mon infamie. À cette heure, qu'un honteux amour ne m'aveugle plus, je comprends que je ne puis plus vivre. Celui qui va mourir te supplie de lui pardonner son indigne conduite à ton égard, et de garder, au plus profond de ton âme, le secret qu'il t'a confié.» Oui, l'avorton demeura grandement capot après avoir lu cette lettre, qui ne contenait aucun mot des fameux millions. Il la relut dix fois en y cherchant la petite bête et finit par demeurer en arrêt devant la dernière phrase du vicomte suppliant Julie de lui garder, au plus profond de son âme, le secret qu'il lui avait confié. Quel était ce secret? Et comme, d'habitude, on arrive à croire à la réalité de ce qu'on espère, Croutot en vint à se dire: --Parbleu, il s'agit des millions d'Aubert. Madame de Biéleuze, la première dépositaire, avait chargé son fils de remettre plus tard leurs écus aux légitimes propriétaires revenus de l'émigration. Au moment de sauter le pas, mon vicomte a repassé la commission à Julie. Sur ce raisonnement, Croutot conclut: --Donc, la donzelle sait où est enterré l'agréable magot. Quand il arriva au village de Saint-Florent-le-Vieil, il se dirigea tout droit vers la cabane de la mère Faublin. Après la mort de madame de Biéleuze, qui l'avait recueillie, la Julie, privée de sa protectrice, avait dû retourner près de la bonne femme qui avait eu soin de sa première enfance. --Tiens! c'est toi, Bas-des-Reins! s'écria la personne qui ouvrit la chaumière au nain. C'était la Césarine Faublin. --Eh bien, quoi? fit-elle de sa voix trivialement railleuse, quand tu me regarderas comme une savate trouvée dans la soupe. Qu'y a-t-il d'extraordinaire à ce que je t'ouvre cette porte qui est la mienne? Est-ce que je ne suis pas chez moi depuis que la mère Faublin est morte? Croutot profita du biais qui lui était offert pour s'informer de Julie. --Chez toi, chez toi, répéta-t-il, et un peu aussi chez ta soeur, car elle ne doit pas être morte aussi, celle que tu appelais la bâtarde de maman Faublin. Au lieu de relever le propos, Césarine le regarda dans les yeux et lui demanda: --Est-ce que c'est à Julie que tu as affaire? --Du tout, affirma le nabot, je connais fort peu la jeune fille. J'arrive au pays. J'ai pensé à toi et je suis venu pour toi... uniquement pour toi. Pour amener la conversation sur un autre terrain, le marmouset débita galamment: --Pour toi que je retrouve plus belle encore et, assurément, toujours aussi inhumaine. --Ah ça! tu en tiens donc toujours? ricana Césarine. --Toujours! appuya Croutot. --Comme à l'époque où, te demandant ton pesant d'or pour t'écouter, tu me répondis que ce n'était pas impossible à trouver... Est-ce que tu me l'apportes, ton pesant d'or! Et la Césarine éclata d'un rire railleur qui témoignait de son peu de confiance en la promesse du moucheron. --Tu as tort de rire, prononça gravement le nain qui hocha la tête. Ce pesant d'or, je puis l'avoir bientôt. Cela dépend de toi. --En quoi? --Tu me prêteras ton aide. --Pour? C'eût été bien long à expliquer. Croutot concentra sa réponse en cette seule question: --Qu'est devenue Julie? Une lueur de haine brilla dans le regard de Césarine, dont la voix s'accentua féroce pour demander: --Tu en veux donc à la pimbêche? C'est que, vois-tu, sur ce point-là, je ne renâclerai pas pour te prêter l'aide que tu réclames. --Est-ce dit? demanda le nain vivement. Césarine, avant de répondre, posa cette étrange condition: --Y aura-t-il des oeufs cassés... du grabuge pour la mijaurée? Croutot répondit d'un signe de tête affirmatif. --Alors, c'est dit, Bas-des-Reins, prononça la Faublin avec un sourire cruel. Puis, se faisant tout à coup prévenante et empressée, elle dégagea le seuil de la chaumière qu'elle barrait au marmouset, en disant d'une voix gaie: --Mais entre donc, mon petit; tu ne comptes pas que je vais couronner ta flamme sur le pas de la porte? Au moment où Croutot passait devant Césarine qui s'était effacée pour lui livrer passage, elle lui souffla vite: --Tu vas rencontrer quelqu'un de ta connaissance. En sa présence, pas un mot sur la Julie. En effet, Croutot, à son sixième pas dans la chaumière, vit se dresser devant lui un homme de taille colossale qui, à son aspect, s'écria en riant: --Eh! mais c'est l'oiseau que j'ai, jadis, logé dans un placard! De son côté, Croutot devina dans ce géant le nommé François, cet amant que Césarine recevait autrefois la nuit chez Taugencel. Bien qu'on fût au fin fond de la province, le colosse parut être au courant des nouvelles de Paris, car il ajouta: --Ils l'ont fourré au bagne, cet excellent notaire. Un rude finaud, tout de même! Si jamais il s'échappe de Rochefort, il n'a qu'à venir à moi, je lui trouverai de l'ouvrage dans ma troupe. --Sa troupe? pensa Croutot, ce doit être un directeur de saltimbanques. XVI Quand Croutot était venu frapper à la chaumière, Césarine et son amant étaient sur le point de se mettre à table. --Allons, la belle, une assiette pour ton visiteur, commanda le colosse en montrant la table où se trouvaient trois couverts déjà mis. --Le troisième couvert doit être pour Julie, pensa le nain, s'attendant à la voir apparaître. Mais cet espoir lui fut enlevé par François qui s'attabla avec empressement tout en disant: --Fais vite, Césarine, il faut que dans une heure je sois en route, si je ne veux pas manquer le passage du coche d'eau qui me remontera jusqu'à Angers. La Faublin l'examina une seconde au visage d'un oeil défiant, puis demanda: --Alors nous n'attendons pas Julie? --Au diable la retardaire! Je ne puis rester plus longtemps. J'en serai quitte pour ne pas lui faire mes adieux, dit le colosse sans y mettre malice. --À moins qu'elle ne soit embusquée sur la route pour les recevoir sans témoins, tes adieux, accentua Césarine d'un ton hargneux. Le colosse, à ces mots, abattit son lourd poing sur la table en grondant avec impatience: --Est-ce que tu vas recommencer ta scène de jalousie stupide? Je t'ai dit que je ne songe pas à elle. --Ce qui ne t'a pas empêché, pendant ces trois jours que tu as passés ici, de chercher à la pincer toujours dans un coin. Que pouvais-tu donc avoir à lui conter, à cette chipie maudite? --Ça, c'est mon affaire, avoua François, mais il ne s'agissait pas de ce que tu crois. Et supposant s'être amplement justifié, le géant commanda d'une voix pressée: --Vite, la soupe, ma fille, il me tarde de partir. --Dis donc qu'il te tarde d'aller la rejoindre au rendez-vous où elle t'attend, débita rageusement la Faublin. Encore une fois, le colosse frappa du poing sur la table, en s'écriant d'un ton menaçant: --Tu sais? toi... il y a des claques dans l'air. Prends garde de te trouver sous l'averse. La Faublin devait connaître son homme et savoir bien juste jusqu'où on pouvait appuyer sur la chanterelle, car, elle se le tint pour dit et s'en alla chercher la soupe dans la cuisine. --Est-ce que vous allez loin en partant d'ici? demanda Croutot à François pendant qu'ils étaient seuls. --Jusqu'au pays chartrain où j'exerce mon industrie, répondit le colosse en souriant. --Quel genre d'industrie? --Viens-y voir, appuya François d'un ton goguenard. Le dîner se passa gourmé et rapide. La Faublin boudait. Son amant mangeait en homme qui se garnit la panse pour une longue route. Entre eux deux, Croutot se tint neutre, évitant tout mot qui pût rappeler la querelle assoupie. Enfin, le géant se leva, prit un énorme gourdin dans un coin de la chambre, et vint à la Faublin, en disant: --Adieu, la belle, je pars! Il est bien entendu que, dans un mois, tu me rejoindras à Chartres. --Aussitôt ma cabane vendue, promit Césarine. --Pour me retrouver, tu t'adresseras à Doublet qui tient l'auberge du _Bon-Repos_. Avant de l'embrasser, la Faublin demanda avec hésitation: --Tu n'as plus rien à me recommander? --Non, fit le colosse après avoir paru consulter sa mémoire. --Est-ce qu'il ne va plus lui parler de Julie? Hum! hum! c'est suspect! l'un et l'autre ne jouent pas franc jeu, pensa le nabot, qui, silencieux dans son coin, écoutait les adieux. Était-ce que le Beau-François ne pensait vraiment pas à l'absente Julie? Était-ce aussi qu'il évitait de prononcer le nom pour ne pas réveiller au dernier moment la jalousie de sa maîtresse? Toujours est-il qu'après avoir encore réfléchi, il reprit: --Non, je n'oublie rien. --Alors, adieu, dit Césarine, dont le regard, en même temps qu'elle l'embrassait, s'alluma d'une colère sombre. Le nain vit le regard. --À ne pas parler du tout de Julie, le colosse a dépassé le but. Un si complet oubli n'a fait qu'exciter les soupçons de la Faublin. Elle étouffe de colère et de jalousie, la mâtine! se dit Croutot. Au seuil de la porte, François se retourna vers l'avorton. --Sans adieu, clampin. J'ai comme une idée qu'un jour ou l'autre, nous nous reverrons, dit-il en riant. Il partit de son pas lourd qui résonnait sur le gravier de la route. Derrière lui, la Faublin avait refermé la porte, mais au lieu de s'avancer dans la salle, elle était restée derrière le panneau, l'oreille tendue au bruit de la marche du géant qui s'éloignait. --Il va droit à la Loire par le chemin creux, murmura-t-elle d'un ton sec, qui frémissait de rage. Ensuite, elle se retourna vers Croutot. --Attends-moi là, Bas-des-Reins. Dans un instant je serai de retour, lui dit-elle. Et, après avoir retiré ses sabots, elle s'élança pieds nus sur les traces de François. --En voilà une qui, à tort ou à raison, a voué une haine solide à la Julie, pensa le nain resté seul. Au bout de dix minutes, il lui sembla qu'un cri de douleur venait de retentir au loin. Puis, bientôt, il vit rentrer Césarine, livide, la face contractée, les dents serrées, à demi aveuglée par le sang qui lui dégouttait d'une blessure au front. Elle vint se placer devant Croutot, et d'une voix qui grinçait de furie: --Je lui ai réglé son compte, à la bâtarde qui, après m'avoir jadis privée des caresses de ma mère, voulait encore me voler l'amour de mon homme, bégaya-t-elle. Tout en essuyant son front ensanglanté, elle éclata d'un rire de joie féroce, puis elle reprit. --Je guettais la gothon. J'étais certaine qu'elle irait se poster sur le passage de François à son départ... Ça n'a pas raté! Quand je suis entrée dans le chemin creux, je l'ai aperçue à l'autre extrémité qui faisait sa bouche en coeur avec mon homme. J'ai attendu, car François eût été capable de me rosser pour défendre la chipie. Après leur séparation, comme elle revenait, je l'ai happée au passage d'un bond si violent, qu'en roulant avec elle dans le sentier, je me suis ouvert le front sur un caillou du sol... Oh! alors, des pieds, des mains, des dents, je lui ai payé d'un seul coup le présent et le passé... Elle avait beau faire sa voix douce et suppliante, la gaupe, j'ai réglé nos comptes. Elle frémissait d'une satisfaction terrible qu'elle ponctua d'un nouveau ricanement sinistre; puis elle ajouta railleusement: --Tu sais, Bas-des-Reins, si tu es venu ici pour parler à la Julie, tu la trouveras dans le chemin creux, mais hâte-toi, mon bonhomme, car je crois bien qu'elle va tourner de l'oeil. Croutot, sans mot dire, partit en courant. À gauche de la chaumière s'ouvrait le chemin creux, sorte de crevasse qui conduisait à la Loire. La nuit claire permettait de voir à vingt pas. --La voici, pensa le nain quand, au bout de cinq minutes de marche, il aperçut une masse noire étendue sur le sol en travers du sentier. C'était le corps de Julie. Le premier mouvement du pygmée fut bon, car il se précipita sur la jeune fille pour la secourir et put aussitôt constater son état. Morte, il s'en fallait. Elle avait seulement perdu connaissance. Il allait soulever l'évanouie, quand il s'arrêta pour tendre l'oreille. Il lui avait semblé entendre un caillou rouler sur un des talus qui encaissaient le sentier. Était-ce que quelqu'un le guettait derrière les broussailles qui bordaient la crête de la pente? Était-ce Césarine qui, de là-haut, épiait ce qu'il allait advenir de sa victime? Le nain eut beau écouter, le bruit ne se répéta plus. Ce devait être le résultat d'un affaissement de la terre du talus détrempée par la pluie des jours précédents. Le nabot rassuré revint à Julie. --Si violemment, maltraitée qu'elle ait été, il n'y a pas encore danger de mort. Avec de longs soins, la jeune fille peut en revenir, se dit-il. Après cette réflexion, il eût été à croire que Croutot allait secourir Julie. Pas du tout; il se redressa lentement et, les yeux attachés sur le corps couché à ses pieds, il répéta tout rêveur: --En revenir. Après la comtesse de Biéleuze morte et son fils suicidé, cette Julie n'était-elle pas la dernière à laquelle eût été transmis le secret des millions? Et Croutot se rappela ces derniers mots de la lettre, volée par lui, que le vicomte, avant de se tuer, avait écrits à la jeune fille: «Celui qui va mourir te supplie de garder, au plus profond de ton âme, le secret qu'il t'a confié.» Donc elle connaissait ce mystérieux trésor dont lui et Taugencel savaient aussi l'existence. Taugencel était au bagne où il crèverait. De lui, le nain ne se souciait plus. Restaient donc Julie et lui. Pourquoi ne serait-il pas seul? Croutot se posa deux fois cette question, puis il se pencha vers Julie, souleva le corps et, faisant appel à toutes ses forces, il le chargea sur ses épaules. Alors, suant et soufflant sous son fardeau, il suivit le sentier dans la direction de la Loire. Au bord du fleuve, se trouvaient amarrées quelques embarcations, d'habitants de Saint-Florent-le-Vieil. Il en détacha une, après y avoir déposé la jeune fille dont de sourds gémissements annonçaient le retour à la vie. Avec les avirons trouvés dans la barque, le nain gagna le milieu de la Loire. Quand il fut en plein courant, il souleva encore Julie et, bien doucement, la fit glisser dans l'eau. À ce point de son récit, le notaire fut interrompu par Suzanne qui demandait anxieusement: --Comme j'aime à croire que Croutot ne s'est jamais vanté de cet exploit, comment, diable! Taugencel en avez-vous eu connaissance? --Parce que j'en ai été témoin. Je venais de m'évader du bagne de Rochefort. J'avais gagné la Loire et je battais le pays en quête de la demeure du Marcassin, à qui la franc-maçonnerie du bagne m'avait adressé. C'était moi qui, sous mon pied, alors que j'étais caché dans les broussailles, avais fait involontairement rouler, sur le talus du sentier, cette pierre qui avait donné l'éveil au moucheron. Le beau fait de Croutot était le troisième acte du drame auquel j'avais assisté dans mes broussailles. J'étais déjà là quand le Beau-François, qui partait, s'était rencontré avec Julie. Puis j'avais vu l'assommade de la jeune fille par Césarine, jalouse. Enfin Croutot avait terminé la représentation. La curiosité de la courtisane la fit revenir à la charge avec une nouvelle question: --Puisque vous avez surpris l'entretien de Julie avec le Beau-François, vous savez si le géant en contait à la donzelle. En un mot, Césarine Faublin avait-elle raison d'être jalouse? --Pas le moins du monde. --Alors pourquoi ces poursuites qui avaient irrité Césarine? --Parce que le Beau-François chassait le même lièvre que Croutot, attendu que lui aussi connaissait l'existence du trésor d'Aubert. La nuit où il avait enfermé le nain dans le placard de la chambre de Césarine pour venir, avec mon trousseau de clefs, pris au nabot, qui me l'avait volé, fouiller la caisse et le bureau de mon cabinet notarial, le colosse avait bel et bien menti. Quand il avait affirmé à Césarine, qui ne savait pas lire, n'avoir pas eu le temps de prendre connaissance du fragment de lettre trouvé par lui dans le compartiment secret du bureau, le géant avait avancé un énorme mensonge. Lorsqu'il l'avait rapporté à sa maîtresse, il avait tant lu et relu la teneur de sa trouvaille, qu'il aurait pu réciter de mémoire ces lignes écrites par madame de Biéleuze: «... Si je venais à mourir, le marquis de Brivière, que j'en ai averti, ou mon fils, qui sait tout, vous indiquerait où j'ai tout enfoui, avec les trois cent mille livres que je destine à ma Julie et dont, comme nous en sommes convenus, vous...» En conséquence, le Beau-François avait jugé parfaitement inutile d'avertir sa maîtresse de la révélation que contenaient ces lignes, se disant que si un bon lopin en devait résulter, mieux était qu'il fût seul à le rafler. Aussi, à sa visite suivante, quand il avait voulu retirer le papier des mains de Césarine pour qu'elle ne pût s'en faire donner lecture par un autre et que la Faublin, qui l'avait vainement cherché dans sa chambre, lui avait avoué qu'elle soupçonnait Croutot de l'avoir volé, le colosse avait gardé sa discrétion prudente à l'égard de cette fille, tout en se promettant de repincer plus tard l'avorton. Au bout de deux années écoulées, le Beau-François, devenu chef de la bande d'Orgères, avait eu son temps si bien occupé, qu'il avait négligé de suivre ce qu'il avait appelé «l'affaire Julie». Puis, un beau jour, un revenez-y d'amour l'avait pris pour la Faublin, dont il s'était séparé et qui était retournée en son pays. En plus de la femme qui lui tenait au coeur, le géant avait apprécié, en Césarine, une audace et une rouerie qui en faisaient une auxiliaire des plus émérites pour sa bande et il était venu la relancer en son village de Saint-Florent-le-Vieil. Alors, il s'était trouvé en présence de Julie et, durant les trois journées de son séjour chez la Faublin, chaque fois qu'il avait pu surprendre la jeune fille à l'écart, il avait cherché à tirer d'elle une révélation sur ce secret dont il n'avait soufflé mot à sa maîtresse. De ces sortes de conciliabules, auxquels sa répulsion pour le colosse avait poussé Julie à se soustraire, était née la terrible jalousie de Césarine. La fatalité avait voulu que la pauvre fille, rentrant à la chaumière après en avoir cru François parti, le rencontrât dans le chemin creux. De là était résulté le drame dont elle avait été victime, drame commencé par Césarine et achevé par l'aimable Croutot. Quand, une semaine plus tard, on retrouva le cadavre de Julie, entraîné par le courant de l'eau à plus de trois lieues de l'endroit du crime, il y avait déjà cinq jours que la Faublin, après avoir vendu sa chaumière, était partie pour rejoindre le Beau-François au pays chartrain, qu'il exploitait avec sa bande. La place restait donc bien nette à Croutot. Nul ne pouvait plus l'inquiéter dans la recherche des millions d'Aubert. Comment le nabot découvrit-il une des issues extérieures des souterrains du château? Je l'ignore; mais la vérité est que, trente fois, il s'est glissé, la nuit, dans le dédale dont il a interrogé chaque mur, sondé partout le sol sans pouvoir arriver à découvrir l'endroit où devait avoir été enfoui le magot. Cependant, je m'étais présenté à lui. Inutile de vous dire la fort vilaine figure qu'il fit à celui qu'il croyait encore au bagne de Rochefort et avec lequel, en cas de réussite, il allait falloir partager ces écus qui lui donnaient tant de mal à dénicher. Il eut pourtant l'air de s'exécuter de bonne grâce: --Il est toujours bien convenu que nous partagerons, me promit mon ancien ange gardien. --Oui, fis-je; mais en admettant qu'ils aient été cachés dans le souterrain, êtes-vous certain que les millions n'en aient pas été enlevés? --Par qui? me demanda Croutot en haussant les épaules en homme plein d'assurance. La comtesse, son fils et Julie qui s'étaient transmis le secret, ne sont-ils pas morts... et bien morts? --La Julie surtout, appuyai-je en riant. Et je lui contai comment j'avais assisté à sa petite promenade sur l'eau avec la jeune fille qu'il avait jetée dans la Loire. --Qui veut la fin veut les moyens, me répondit-il sans chercher à nier. Il avait vraiment l'air si certain de son affaire que je finis par me laisser reprendre à son espérance. --Ne vous mêlez de rien, laissez moi faire. J'arriverai à déterrer le magot. Ce n'est plus qu'une affaire de temps me dit le roquet opiniâtre. Le laisser faire? Au fond, c'est ce que j'avais de mieux à exécuter. Je lui abandonnai donc la bride sur le cou. C'est justice à rendre à ce marmouset qu'il veut bien ce qu'il veut. Il passa un bon tiers de son temps à poursuivre ses fouilles dans le labyrinthe... Ce matin même, pendant que nous l'attendions à la métairie et que, d'un autre côté, il était aussi attendu par le général Labor, qui l'avait envoyé chercher à Beaupréau par un hussard, Croutot était venu chercher encore une dernière fois. Par malheur, il s'est rencontré avec le Beau-François qui, ayant une revanche à prendre à son sujet, lui a joué un mauvais tour. --Est-ce qu'il l'a assommé? s'informa le Marcassin qui, depuis qu'il s'agissait des faits de la matinée, s'était pris d'un plus vif intérêt pour le récit de Taugencel. --Non, dit l'ex-notaire en riant. Même s'il avait eu la velléité d'assommer le myrmidon, le Beau-François n'aurait pu donner suite à son désir. --Pourquoi? fit Suzanne. --Parce que quand Croutot s'est rencontré ce matin avec le Beau-François dans le souterrain, il a trouvé le colosse solidement lié des quatre pattes, ni plus ni moins qu'un veau qu'on va mener à l'abattoir. --Et, dans cet état, vous dites, Notaire, que le géant a joué un vilain tour à Croutot? insista la courtisane étonnée. --La preuve en est qu'un quart d'heure plus tard, c'était le crapoussin qui était ligotté à la place du Beau-François. Une carotte de tabac n'aurait pas été mieux serrée en ses feuilles que l'était notre imbécile de Croutot, répondit Taugencel en riant de tout coeur. --Mais, interrompit le Marcassin avec surprise, si la scène s'est passée en plein souterrain, comment se fait-il, Notaire, que vous la connaissiez? --C'est le Beau-François lui-même qui me l'a contée, il y a quelques heures, un peu avant que cet animal de Labor vînt renverser nos quilles. Cardeuc allait demander au Notaire comment il se faisait qu'il se fût rencontré avec le Beau-François, mais il n'en eut pas le temps car Taugencel poursuivit: --Figurez-vous que le géant qui, cette nuit, avait pénétré dans le souterrain, s'était perdu si complètement dans ses méandres obscurs qu'il n'avait d'autre perspective que de mourir de faim. En cherchant à tâtons dans les ténèbres, il finit par trouver une issue, mais une issue qui débouchait dans l'intérieur du château, car il entendit, de l'autre côté de la porte, deux individus qui causaient. Quand je dis qu'ils causaient, erreur, attendu que l'un de ces individus faisait à l'autre un long récit. Ce n'était pas le vrai moment pour le colosse de forcer cette porte. Mieux valait attendre que ces hommes eussent quitté la chambre. François patienta donc. Mais comme il tombait de fatigue, il finit par s'asseoir sur le sol et tendit l'oreille au bavardage du conteur. Dans le commencement, ça alla bien. Le causeur contait à son compagnon où et dans quelles circonstances il avait connu un certain vicomte de Biéleuze qui, à la suite d'une partie de creps à Frascati, s'était flanqué un coup de pistolet et que lui, le conteur, avait rapporté à son domicile. Tout cela, le Beau-François l'avait attentivement écouté; mais la fatigue, ou plutôt le sommeil, eut raison de lui. Il eut beau se pincer pour ne pas s'endormir, force lui fut de succomber et il s'assoupit au moment où l'autre venait de conter qu'il soupçonnait un domestique du vicomte, nommé Croutot, véritable nain, d'avoir volé une lettre que M. de Biéleuze, avant de se tuer, avait écrite pour être remise après sa mort, à une demoiselle Julie. --C'est bon à savoir! pensa le Beau-François, à l'instant où le sommeil triomphait de lui. Le colosse, paraît-il, a la fâcheuse habitude de ronfler. Cela lui occasionna un réveil désagréable. Quand il fut brutalement tiré de son sommeil, il se vit au pouvoir d'ennemis qui l'avaient ficelé de main de maître, en gens dont c'est le métier; car ils n'étaient autres que le policier Meuzelin, le lieutenant de gendarmerie Vasseur, assistés de deux escogriffes qui, bien que travestis, puaient le gendarme d'une lieue. On aurait donné au colosse à désigner en quelles pires mains il voulait tomber qu'il n'aurait pas mieux choisi. Meuzelin et Vasseur! Le géant était perdu. Ces deux gars-là ne pouvaient manquer de lui faire une triste fête! Tout à coup arriva un troisième personnage, plus maigre qu'un paratonnerre, qui leur annonça que le général Labor accourait sur ses talons. Meuzelin et Vasseur d'un côté, le général Labor de l'autre, c'était pour le Beau-François bonnet blanc et blanc bonnet... guillotine ou fusillade, deux façons de quitter brusquement ce bas monde. Mais, heureusement pour lui, il paraît que policier et lieutenant trouvaient le colosse de trop bonne prise pour y laisser participer le général. En conséquence, à la hâte, ils le lancèrent, tout ficelé, dans la cachette d'où ils l'avaient tiré, et refermèrent vivement la porte. La secousse avait été rude pour le prisonnier ainsi jeté à toute volée sur des dalles de granit. Il en fut étourdi. Quand il revint à lui, il comprit combien sa situation, s'était dangereusement compliquée. Il n'avait plus même la ressource de se risquer dans les ténèbres du souterrain, car ses liens l'immobilisaient sur place. Il riait donc plus que jaune, lorsque, à son immense surprise, il vit, au loin, dans la profonde obscurité, scintiller un point lumineux qui, peu à peu, s'agrandit de telle sorte que le géant comprit que quelqu'un arrivait vers lui, une lumière à la main. Et ce quelqu'un s'approchait avec une précaution infinie. Son pas lent et des plus légers s'arrêtait par moments, et, au mouvement de la lanterne qui montait et s'abaissait, il était évident que l'arrivant ne hasardait pas un pied devant l'autre avant d'avoir méticuleusement éclairé sa marche. On eût dit qu'il cherchait une épingle. Dans un de ces mouvements de haut et de bas, la lanterne éclaira le visage de ce marcheur prudent. --C'est Croutot, se dit le géant qui demeura immobile de peur d'effaroucher son homme dont une trentaine de pas le séparaient encore. Croutot mit peu de temps à franchir cette distance et, pourtant, si court qu'il fût, ce temps suffit pour que tout un flot de souvenirs remontât à la mémoire du Beau-François. Il se souvint de ce fragment de papier que le nabot avait jadis volé dans la chambre de Césarine, fragment où il était question des cent mille écus laissés à Julie par madame de Biéleuze. Il se rappela que la Faublin, sa maîtresse, lorsqu'elle était venue le rejoindre à Chartres, lui avait confessé qu'elle suspectait fort le moucheron d'avoir achevé Julie en la noyant. Enfin le souvenir lui arriva qu'une heure auparavant, alors que le sommeil s'emparait de lui, il avait entendu le lieutenant Vasseur, contant la mort du suicidé Biéleuze, parler d'une lettre adressée par le défunt à Julie, qu'il soupçonnait Croutot d'avoir fait disparaître. --C'est à propos des écus de la Julie qu'il doit être descendu dans le souterrain, se dit le colosse dont, en une seconde, le plan fut dressé. Cependant Croutot avait atteint l'escalier conduisant à la porte secrète, au bas de laquelle le géant était étendu. Il le monta lentement, sa lanterne au bout de son bras tendu en avant. Quand la lueur tomba sur le grand corps avachi à ses pieds, le pygmée tressauta de tout son être, puis demeura en quelque sorte pétrifié par la surprise, les yeux écarquillés, la bouche béante. À coup sûr, une terreur subite avait heureusement étranglé dans sa gorge le cri qu'il allait pousser. Lié et bâillonné, par conséquent incapable de le retenir et de le rassurer, le Beau-François, par crainte qu'il ne prît la fuite, demeura immobile. Cette immobilité rassura le nabot qui crut être devant un homme mort. Alors, lentement, il se baissa et promena sa lanterne le long du corps, remontant des pieds au visage où son regard rencontra les yeux du Beau-François. Si jamais le géant avait, de tout son coeur, fait les yeux doux, c'était bien en ce moment où, bâillonné à pleine bouche, le regard était son seul langage. Ce genre d'éloquence obtint succès complet, car le nabot, qui venait de reconnaître l'amant de la Césarine, se pencha à son oreille pour lui souffler: --Je vais te retirer ton bâillon et nous causerons. Un malin, ce Croutot. Le colosse débâillonné, n'en restait pas moins ficelé sur toutes les coutures, c'est-à-dire dans l'impossibilité de lui jouer quelque vilain tour. Il avançait la main vers le bâillon quand il arrêta son mouvement au bruit des voix qui susurrait de l'autre côté de la porte. Soit que les causeurs eussent baissé le ton, soit qu'ils se fussent plus éloignés dans la chambre, leurs paroles n'arrivaient plus distinctes. Ce voisinage si proche parut inquiéter le nabot qui sembla se demander s'il ne ferait pas mieux de détaler en abandonnant François. Mais la curiosité l'emporta sur la prudence. Il retira le bâillon, et, de sa voix la plus basse, il demanda: --Quels sont ceux qui causent derrière cette porte? Avoir la parole libre ne suffisait pas au géant qui voulait rentrer dans la pleine disposition de ses bras et jambes. Seulement, il ne fallait pas brusquer les choses pour ne point éveiller la méfiance du nain. L'habile était de l'amener à ce que, de lui-même, il dénouât les liens et le surhabile, principalement, était de n'en pas trop dire, de peur que l'avorton, au lieu de couper les cordes, n'eût la fantaisie de planter son couteau en pleine gorge de François, histoire de garder pour lui seul ce qui lui aurait été confié et de se débarrasser d'un témoin qui aurait pu attester ses promenades dans le souterrain. Aussi le géant répondit-il: --Ceux que tu entends sont mes ennemis et les tiens... surtout les tiens, mon excellent Croutot. --Les miens? répéta le nain désagréablement étonné. --Dame! fit le géant, il me semble que les affaires d'une certaine Julie, sur laquelle ils ont voulu me faire causer, te regardent mieux que moi... Il paraît qu'elle est mal trépassée, la Julie? à ce qu'ils disent. Après ces derniers mots, sur lesquels il avait appuyé, le Beau-François continua: --Après tout, je crois que ces farceurs-là se soucient moins de la mort de Julie que de certain trésor dont elle avait connaissance et sur lequel ils veulent poser la patte. Aussi m'ont-ils menacé de me livrer au général Labor si je continue à me taire... tandis qu'ils m'offrent la clef des champs si je parle. Et pour que je me décide sur l'une ou l'autre de ces propositions, ils m'ont déposé ici, bien au frais, en me donnant une heure pour réfléchir. --Et tu as réfléchi? --Oui, j'ai adopté un parti. --Lequel? --Celui d'accepter la clef des champs. Le roquet n'en avait pas mené large pendant ce dialogue échangé de bouche à oreille. À la dernière réponse du géant, il tressaillit des pieds à la tête et demanda d'une voix que la surprise étranglait: --Mais, pour avoir ta liberté, ne m'as-tu pas dit qu'il te faut parler du trésor de la Julie? --Eh bien? fit le colosse d'un petit ton bien naïf. --Tu sais donc où il est? lâcha le nabot tout frémissant d'une curiosité avide. --Parbleu! puisque c'est à ce prix que je rachète ma liberté, débita François d'un ton résigné. Puis, en bon camarade, il lui souffla: --L'heure qu'ils m'ont accordée pour réfléchir doit être écoulée. Ils vont venir. File donc vite, mon bonhomme, si tu ne veux pas qu'ils te cueillent aussi. Filer! Croutot n'y pensait guère! Comment! ce trésor qu'il cherchait depuis si longtemps, le Beau-François connaissait l'endroit où il dormait et, tout à l'heure, il allait l'apprendre à d'autres? --Mais, dit-il vivement, je puis te rendre la liberté, moi. --Alors, coupe vite mes liens. Le nain tira son couteau, l'ouvrit, et en approcha la lame des cordes qui enserraient les jambes du géant. --Seulement... fit-il en s'arrêtant. --Seulement, quoi? --Seulement, ce que tu leur aurais a voué, tu me le révéleras, n'est-ce pas? Tu m'apprendras la cache du trésor de la Julie? Et, pour faire pencher la balance de son côté, Croutot poursuivit en insistant: --Note bien qu'avec moi tu partageras, tandis que les autres feraient rafle complète. Le géant eut l'air de se faire tirer l'oreille. Il donna à sa voix une intonation de regret en répliquant: --Dire que je laissais l'eau couler sous le pont en attendant le moment propice pour déterrer les écus sans attirer les soupçons... Te donner moitié, c'est dur! --Moitié à moi vaut encore mieux que tout aux autres, appuya le nabot. Croyant faire acte de ruse, Croutot remit son couteau dans sa poche en disant: --Après tout, je ne te force pas. Que les autres te délivrent. Moi je détale ainsi que tu me l'as conseillé. Sur ce, il ramassa sa lanterne et fit deux pas en s'éloignant. Comme si cette comédie, en l'effrayant, eût pesé sur sa décision, le colosse se hâta de dire: --Allons! coupe mes liens et nous partagerons. Ah! tu t'entends à plumer la poule quand tu la tiens! Et pour retirer toute méfiance sur l'avenir au pygmée, il ajouta d'un ton gaiement résigné: --Après tout, tu fais bien, mon garçon. Moi, à ta place, j'aurais agi de même. En une minute, le géant fut délivré de ses cordes qu'il ramassa en soufflant à Croutot: --File devant avec ta lanterne. Je te suis. Quand nous serons arrivés à la cachette, je t'arrêterai. Il frémissait d'une vive joie, le charmant marmouset. Il allait enfin connaître le coin tant cherché! Il se voyait palpant le magot!!! À la vérité, il lui faudrait partager avec cette grande brute qui lui marchait sur les talons, mais ne devait-il pas aussi partager avec Taugencel et, au besoin, il eût pareillement promis de partager encore à vingt autres, tant il était convaincu de la vérité de ce proverbe qu'il se répétait en souriant: --Il y a loin de la coupe aux lèvres! Et, pour aider un tantinet à la réalisation de ce proverbe au détriment du colosse, il pensait à son couteau qu'il avait remis en poche et que, tout à l'heure, après l'endroit indiqué par l'immense imbécile, il lui planterait entre les deux épaules. Quand d'un seul coup, à la bonne place bien vulnérable, on peut tuer un éléphant, pourquoi n'abattrait-il pas aussi son mastodonte? Aussi, en songeant à ce coup entre les deux épaules dont il allait caresser le géant, Croutot se répétait-il encore: --Il y a loin de la coupe aux lèvres! Le proverbe est si vrai que le nain, qui se voyait déjà en face des millions, crut que le château entier s'écroulait sur sa tête, tant fut lourd le poing du Beau-François qui, tout à coup, s'abattit à toute volée sur son crâne. Il n'eut pas même le temps de faire: Ouf! avant de rouler à demi assommé sur le sol, ni d'entendre cette épithète dont le géant accompagna son coup de poing. --Cornichon!!! Mou comme une chiffe, plus léger qu'une plume entre les mains vigoureuses du Beau-François, cet excellent Croutot, évanoui, ne put juger du talent avec lequel son brutal compagnon le ficelait avec les mêmes liens dont il venait d'être délivré. --Je vais le porter à ma place. Ça occupera toujours le Meuzelin pendant que je décamperai, pensa le Chauffeur. Seulement, comme il se dit aussi qu'une mauvaise rencontré le trouverait désarmé, le Beau-François se rappela le solide couteau dont s'était servi son libérateur pour couper ses liens, et il se mit à fouiller les vêtements de sa victime. De la même poche, il tira le couteau et un papier plié qu'il remit à plus tard d'examiner. Après quoi, sa lanterne d'une main, portant de l'autre le nain garrotté, bâillonné et évanoui, il alla déposer son fardeau à cette même place qu'il avait occupée. --Je vois d'ici la figure que fera Meuzelin en trouvant mon remplaçant, pensa-t-il en s'éloignant. Grâce à la lanterne, il retrouva facilement son chemin dans les circuits du souterrain. Il était si certain d'en sortir qu'il n'attendit même pas d'être dehors pour savoir quel était le papier retiré de la poche du nain. Il s'arrêta pour l'examiner à la lueur de la lanterne. C'était une lettre adressée au général Labor. Du moment qu'il avait le moyen d'éclairer sa marche, le Beau-François ne risquait plus de s'égarer dans le dédale souterrain. Il vagua bien un peu de droite et de gauche et, deux fois, revint sur ses pas, mais il finit par arriver à une des sorties du labyrinthe qui, alors qu'il s'imaginait déboucher en rase campagne, le conduisit dans une serre abandonnée ouvrant sur le parc du château. D'aller rentrer sous terre pour chercher une autre issue, le colosse n'eut pas la pensée. Il se trouvait en plein air et n'en demandait pas plus. Sortir du parc pour gagner le large lui semblait trop petite besogne pour qu'il s'alarmât de l'endroit où le hasard l'avait fait reparaître sous la calotte du ciel. En suivant les premiers massifs de verdure qui bordaient le parc, il était certain d'arriver à la muraille qui, dégradée en maints endroits, lui serait d'une escalade facile. Il faisait petit jour quand il se mit en route derrière le rideau de feuillage qui allait le masquer quand il longerait la façade du château, dont toutes les fenêtres fermées lui parurent suspectes. --Le château est-il donc abandonné? se demanda-t-il en s'arrêtant pour examiner les alentours de l'immense bâtiment qui, la veille, étaient animés par le va-et-vient des troupes qui y tenaient garnison. À cette question qu'il se posait, le Beau-François ne tarda pas à recevoir une mauvaise réponse, car, tout aussitôt une fenêtre venant à s'ouvrir, un homme y apparut, tenant un fusil dont il fit feu. Et François reçut une balle dans la cuisse. Tout ce qu'il put faire, après avoir commis l'imprudence de ne pas retenir un cri de fureur, fut de gagner à la hâte la partie la plus touffue du parc où il se laissa tomber derrière un épais massif. Bien lui en avait pris de ne pas rester sur place, car deux hommes, sortis immédiatement du château, accoururent sous bois, semblables à des chiens en quête du gibier touché. Par bonheur, ils n'osèrent se hasarder trop loin. L'un d'eux dit prudemment à son compagnon, dans un langage de perroquet qui a trop bu: --Que la sagesse intime de la prudence elle m'insuffle qu'il serait inconséquent de s'insinuer plus que davantage sous les bois ous'que des sacripants ils pourraient se prélasser à nous fusiller. Sur ce conseil, les deux hommes battirent en retraite, sans se douter combien près ils avaient approché de celui qu'ils cherchaient... À ce nouveau passage de son récit, Taugencel fut encore interrompu par le Marcassin curieux, qui demanda: --Mais comment se peut-il, Notaire, que tu sois si bien au courant des faits et gestes du Beau-François? --Je vous l'ai déjà dit. C'est l'imbécile colosse qui, lui-même me l'a appris. --Quand? --Ce matin. --À quel propos et comment? --Ah! ça, c'est le plus drôle de l'affaire, dit le Notaire d'une voix rieuse. Tenez, vous allez en juger. Écoutez un peu la plaisante chose. Taugencel allait reprendre son récit quand, soudain, le bruit du pas lourd d'un homme qui accourait troubla l'écho du souterrain et, bientôt, une voix effrayée fit entendre ces mots: --Cardeuc! Cardeuc! venez vite. --Où ça, Court-Talon? --À la sortie sur la campagne, où vous nous avez dit d'attendre au guet. --Qu'y a-t-il donc? insista le Marcassin. --Je crois que nous sommes fichus! lâcha Court-Talon. XVII Meuzelin, Vasseur, l'échalas, Pitard et les deux soldats avaient écouté en silence la fin du récit de Taugencel, échangeant des regards qui finissaient toujours par converger sur Croutot, dont ils entendaient conter le honteux et sinistre passé. Ces regards, on s'en doute, n'étaient pas à la louange du nain qui, livide et pantelant de peur, s'efforçait par une mine piteuse, d'implorer sa grâce. La voix de Court-Talon, qui venait chercher Cardeuc à l'aide, sonnait si profondément altérée en annonçant au chef qu'ils étaient «fichus», que Fil-à-Beurre souffla au policier: --Que diable leur arrive-t-il? Avant que Meuzelin pût répondre, s'éleva la voix du Marcassin, qui disait à Taugencel: --Restez là, Notaire, et veillez au salut de Suzanne. En cas de danger, je reviendrai pour vous chercher. Et l'on entendit le métayer qui s'éloignait à pas précipités, suivi de Court-Talon. --Oui, que leur arrive-t-il? reprit l'échalas. --Allons le savoir, proposa Pitard. Puis, s'adressant à Meuzelin: --Car, je vous le répète, je me fais fort de vous faire sortir d'ici sans avoir à remonter par le souterrain supérieur. Chez Meuzelin, comme chez tous les autres compagnons du reste, trop vive était la curiosité de savoir comment le général Labor avait eu raison de la bande des nombreux bandits dont les quelques survivants s'étaient réfugiés dans le souterrain, pour que la réponse se fît attendre: --Oui, partons, prononça le policier. En une seconde, tous furent sur pied, chacun muni de ses armes et prêt à suivre Pitard. --Mais, fit alors Fil-à-Beurre à ton baissé pour n'être pas entendu par l'avorton, que faisons-nous de Croutot? Faut-il l'emmener? --Laissons-le ici; nous viendrons plus tard le chercher, décida Vasseur. À la question de l'échalas, une sorte d'inquiétude s'était lue sur les traits de l'ogre. Après la réponse du lieutenant une lueur de joie brilla dans les yeux de Pitard. --Oui, nous viendrons plus tard le chercher, répéta-t-il avec empressement à voix basse. Et, tout haut, il reprit: --Songeons d'abord à délivrer l'ami Croutot de ses liens, pour qu'il puisse jouer des jambes à nous suivre. Ce disant, il s'avançait tout souriant vers le nabot. Seulement, comme il passait devant Fil-à-Beurre, il lui murmura vite: --Emportez l'échelle. Et il continua de s'approcher de l'avorton. À la vue de ces préparatifs de départ de ces gens qui semblaient ne pas s'occuper de lui, immobilisé sur place par les cordes qui le garrottaient, une terreur immense avait convulsé le visage du nain. Allaient-ils donc l'abandonner dans ce caveau? Sa figure se dérida subitement aux paroles et à l'approche de Pitard, qui arrivait en répétant: --Songeons d'abord à délivrer l'ami Croutot de ses liens. Puis, quand il fut enfin près du pygmée devant lequel s'étalaient sur le sol les restes et les ustensiles du repas que les compagnons avaient fait en commun, il se baissa comme pour ramasser un couteau. --Je tiens mon affaire, dit-il en se relevant. Il ne fit qu'un brusque geste du bras et, soudainement, Croutot se roula à terre en proie à d'horribles convulsions de souffrance que son bâillon l'empêchait de soulager par des cris. --L'avez-vous frappé d'un coup de couteau? demanda Meuzelin tout stupéfait par l'action de Pitard, si promptement exécutée qu'il n'avait pu la prévoir ni l'empêcher. --Non, dit en riant Pitard, je lui ai tout bonnement jeté du poivre dans les yeux, ce qui va l'aveugler pendant que nous filerons par la sortie, que ce gredin n'a pas besoin de connaître. --Mieux aurait valu souffler la bougie, avança le lieutenant, apitoyé par la torture qu'endurait le nabot. --Oui, fit Pitard; mais, dans l'obscurité, il m'eût été impossible de retrouver le secret qui ouvre la sortie. Cela dit, Pitard s'approcha d'une muraille, et, comme il avait opéré dans le caveau supérieur, il appuya sur une pierre. Cette pesée fit rouler sur ses gonds une large dalle qui découvrit un passage. Vasseur, soutenant Gervaise qu'il avait réveillée, passa le premier, suivi par tous les compagnons. --Voilà qui est fait, dit Pitard qui referma la dalle derrière Fil-à-Beurre passé le dernier en emportant l'échelle. --Où sommes-nous? demanda Meuzelin. --Dans une ancienne glacière, que surmonte un pavillon rustique, situé dans la propriété de madame de Biéleuze. La communication qui vient de nous servir est celle que la comtesse et le marquis de la Brivière, au temps de leurs amours cachées, firent secrètement percer par des ouvriers, amenés, de Paris et tenus au secret pendant les travaux, pour pouvoir passer de l'un chez l'autre en déroutant la médisance du pays qui les épiait. Après cette explication, que tous avaient entendue, Pitard ajouta d'un ton goguenard: --N'empêche que son poivre dans les yeux a empêché Croutot de nous voir sortir. Et brusquement, avec un éclat de rire: --Avec ça, fit-il, que je lui conseille de se plaindre, le roquet maudit. Ne l'ai-je pas servi à souhait en lui faisant connaître ce caveau qu'il cherchait vainement depuis tant d'années?... il voulait découvrir la cachette de la comtesse de Biéleuze. Il n'a plus rien à apprendre maintenant. --Ainsi, c'est dans le caveau que nous venons de quitter que sont enfouis les millions de la comtesse? demanda vivement Meuzelin. Toute gaieté disparut du visage de Pitard, qui secoua la tête en répondant d'un voix navrée: --Hélas! ils n'y sont plus! M. le vicomte de Biéleuze a bien fait de se tuer; car il avait abusé du secret que sa mère avait confié à son honneur. Jusqu'au dernier sou, et en y comprenant les trois cent mille livres léguées à la pauvre Julie, il avait mangé le trésor pour subvenir aux caprices de la misérable Suzanne, cette abjecte courtisane, aujourd'hui complice des bandits, dont il s'était malheureusement affolé. Après la révélation de la honteuse faute commise par le malheureux vicomte, la voix de Pitard redevint railleuse pour continuer: --Aussi vous comprenez qu'on peut laisser Croutot dans ce caveau qu'il a tant cherché. --Dans une heure, nous viendrons le reprendre, car le misérable a un compte à régler avec la justice, annonça Meuzelin. À ces mots, un sourire cruel apparut sur les lèvres de l'ogre. --Oh! oh! ricana-t-il, je crois bien qu'il est tout réglé, le compte de ce gredin. Et comme les autres le regardaient sans comprendre, il continua en émiettant ses mots: --Car j'ai complètement oublié de vous prévenir que, du côté où nous sommes, il me serait impossible de rouvrir la communication. La rouille et le temps ont eu raison du ressort qui s'est brisé. Donc Croutot est là et il y restera. L'avorton était le dernier des sacripants, mais à la pensée d'abandonner cet homme dans cette tombe anticipée, où la mort lente et terrible par la faim aurait raison de lui, un sentiment de pitié se peignit sur tous les visages. Avant qu'un des compagnons pût protester, Pitard se hâta d'ajouter de sa même voix ironique: --Sans compter qu'avant peu, maître Croutot ne sera certes pas à plaindre! Bien des gens voudraient avoir l'heureux quart d'heure qui lui est réservé. --L'heureux quart d'heure? répéta l'échalas tout ébahi de cette façon de qualifier la position du roquet. --Avez-vous donc oublié? demanda l'ogre. --Oublié quoi? --Que, grâce à certaine bascule, Croutot, d'un instant à l'autre, est appelé à se trouver en tête-à-tête avec certaine jolie femme qui va tomber... en sa compagnie. De pareille entrevues, le vicomte de Biéleuze les a payées des millions. Et, après un nouvel éclat de rire railleur: --Décidément! prononça Pitard, notre avorton est un heureux drôle! Il terminait quand l'écho de plusieurs coups de feu lointains rappela la troupe au souvenir de la situation. --Allons rejoindre le général Labor, dit vivement le policier. Au sortir de la glacière, dont les portes vermoulues cédèrent au premier effort, les compagnons débouchèrent dans le jardin de l'ex-propriété de madame de Biéleuze dont les murs en ruines leur offrirent bientôt une brèche par laquelle ils purent rentrer dans le parc du château qui lui était mitoyen. Ces mêmes coups de fusil, qui avaient mis le policier et les siens en marche, avaient eu pour Croutot un autre résultat. Au moment où la cuisson de ses yeux enflammés par le poivre, venant enfin à se calmer, lui rendait à peu près l'usage de la vue, le pygmée entendit tout à coup un craquement sec retentir au-dessus de lui. Puis un cri de terreur éclata. Immédiatement, tomba lourdement sur le sol du caveau un corps humain qui, roulant après sa chute jusqu'à la bougie allumée que les compagnons avaient laissée à terre, amena sous les yeux de Croutot un visage pâle et contracté par la peur, qu'il reconnut aussitôt. C'était la belle Suzanne, la fausse comtesse de Méralec! Autour d'elle, la bougie faisait scintiller dans l'ombre les mille feux des diamants qui s'étaient éparpillés en s'échappant du coffret que la courtisane avait lâché dans sa chute. En une seconde, la belle fille fut sur pied, jetant autour d'elle le regard de la bête féroce tombée au fond d'un piège, cherchant à se rendre compte de sa chute, et avisant déjà au moyen de recouvrer sa liberté. Ce regard circulaire amena sa vue sur Croutot qui, muet et immobile de par ses liens et son bâillon, attachait sur elle des yeux écarquillés par la surprise, mais dans lesquels l'apparition de cette compagne de captivité avait allumé subitement une lueur d'espoir. --Déliez-moi, semblaient dire les yeux de l'avorton. Pour le moment, Suzanne était encore toute à l'effarement du brusque engouffrement qui l'avait précipitée en ce traquenard terrible. Tout à l'heure elle était là-haut, attendant avec Taugencel le retour de Cardeuc, parti après l'alarme que lui avait donnée Court-Talon. Soudain, avait retenti la voix, effrayante et effrayée, du Marcassin qui, comme si le temps ne lui permettait pas de revenir jusqu'à eux, leur criait de l'extrémité du couloir: --Vite! vite! accourez! L'intonation commandait une telle hâte que l'ex-notaire s'élança à toutes jambes, sans s'occuper de la courtisane qu'il supposait courant derrière lui et à laquelle il laissait la tâche d'emporter la lanterne qui les avait éclairés pendant le long récit. Cette lanterne, Suzanne l'avait prise. Tout en comprenant le péril d'un retard, elle avait pourtant laissé Taugencel prendre l'avance. Pour une minute au plus que cela lui coûterait, pouvait-elle se priver de savoir ce qu'était devenue Gervaise, sa rivale, qu'elle avait abandonnée mourante là, tout à côté, dans le caveau le plus voisin, ce même caveau où elle avait oublié le coffret des diamants de la vraie comtesse de Méralec, qu'elle avait volé en vue de se garder une poire pour la soif. Or, les événements l'annonçaient, l'heure de la soif allait sonner où elle serait heureuse d'avoir cette poire. En trois bonds, sa lanterne en main, Suzanne avait pénétré dans le caveau, cherchant d'abord sa victime. Gervaise avait disparu! L'instant n'était pas pour la courtisane à s'abîmer en réflexions à ce sujet. Mieux était de renvoyer à plus tard, de s'expliquer le fait pour ne penser qu'au second motif qui l'avait attirée dans le caveau, c'est-à-dire au coffret de diamants. La lueur de la lanterne le lui montra à trois pas, sur le dallage du sol, là où elle l'avait oublié. Frémissante de joie, elle s'élança vers lui et tendit la main pour le saisir. C'était alors que soudain, le sol s'était effondré sous ses pas et qu'elle s'était sentie précipitée dans le vide. Pareille à la tigresse brusquement emprisonnée, la courtisane fit, avec de sourds cris de fureur, deux ou trois fois le tour de son cachot, cherchant, sur les murailles, une porte qui offrît une chance à sa fuite. Enfin, elle s'arrêta devant Croutot et, avide de l'interroger, elle lui retira son bâillon. Entre eux, les phrases s'échangèrent courtes et pressées. Il fallait s'entendre et surtout se comprendre vite; car la bougie laissée par les compagnons en partant touchait à sa fin. Dans une demi-heure au plus, arrivée à bout de mèche, elle les laisserait dans l'obscurité. En cinquante mots, le nain eut tout dit: dix minutes auparavant, ils étaient là six hommes qui avaient disparu.--Par où?--Il l'ignorait. Le poivre l'avait aveuglé. À coup sûr, par une issue secrète que possédait ce caveau dans lequel ils étaient descendus, à l'aide d'une échelle. Sur ces renseignements, Suzanne se remit à tourner dans la prison, étudiant avec soin les murailles pour y découvrir une sortie et cherchant l'échelle. Rien! rien! Et la bougie continuait à s'user! Une seule ouverture s'offrait pour s'enfuir de ce sépulcre de pierre où il allaient mourir de faim. C'était cette dalle à pivots qui se voyait à la voûte, cette dalle qui avait tourné sous son poids. Mais, pas d'échelle! Comment y atteindre? Une idée traversa le cerveau de la courtisane qui revint à Croutot en disant d'une voix brève, car les instants leurs étaient comptés: --Écoute. Je vais te délier. Tu es assez vigoureux pour pouvoir porter mon poids. Tu iras te placer sous cette dalle et, grimpée sur tes épaules, je tâcherai d'arriver à la bascule que je ferai jouer. Fasse la chance que je puisse l'atteindre de mes mains, car, à la force des poignets, je réponds de pouvoir me soulever jusqu'aux bords de la trappe. Alors, en nous aidant des cordes dont je vais te délivrer, je te hisserai de là-haut, hors de notre cachot. Est-ce convenu et bien compris? --Oui, dit le nain palpitant de joie. Sur ce, Suzanne le débarrassa de ses cordes qu'elle s'enroula autour de la taille pour les emporter dans son ascension. Bien campé sur ses jambes, Croutot se tint à l'endroit assigné. En une minute, la femme se dressa sur ses épaules. Il était de bien petite taille, ce pauvre Croutot! Mais la fille était grande et, par bonheur, le caveau était d'une voûte surbaissée. --Nous sommes sauvés, annonça la courtisane. --Tu touches le ressort? --Oui, tiens bon! Je vais faire basculer la dalle et, aussitôt, je m'enlèverai à bout de bras, promit Suzanne. Soudain, la bougie usée s'éteignit. --Tiens bon! répéta encore la fille. Mais, à cette obscurité qui s'était brusquement faite, une peur folle, irraisonnée, sauvage, s'était emparée du nain. La conviction lui vint que celle dont il favorisait la délivrance, une fois sortie de la trappe, l'abandonnerait complètement dans le caveau. --C'est fait! Je m'enlève, annonça Suzanne dont le pygmée ne sentit plus les pieds peser sur les épaules. Mais la rage du désespoir avait éteint toute raison chez le nabot qui, affolé par l'épouvante de rester seul en cette tombe obscure, bondit et, rattrapant les jambes de la courtisane, s'y accrocha de toute la force de ses deux bras en disant d'une voix féroce: --Non, non, non. Tu partageras mon sort! Sous les secousses frénétiques du nabot, Suzanne ne put résister. Ses mains lâchèrent prise. --Non, non, non, répétait avec un rire de démence Croutot en la sentant rouler avec lui sur le sol du caveau, au milieu des ténèbres. Il était devenu complètement fou. Dans cette sorte de lutte à terre avec la courtisane, qui cherchait à se délivrer de son étreinte, la main du pygmée rencontra un des couteaux qui avaient servi au repas des compagnons. --Non, non, non, redit encore le fou en plongeant la lame entière dans la gorge de Suzanne. XVIII Cependant Meuzelin, Vasseur et les autres, rentrés par une brèche dans le parc de la Brivière, s'étaient mis en quête du général Labor. --Mazette! Le général a fièrement travaillé depuis ce matin! lâcha Fil-à-Beurre en montrant, au passage de la cour, les nombreux cadavres des bandits que Labor avait fait passer par les armes, entassés au pied des murs. --Comment diable! a-t-il fini par y voir clair, le vieux coureur de jupons? se demanda encore Meuzelin qui, à la vue de ces corps, dut s'avouer que le général, pour un peu qu'il s'était attardé à folichonner avec Suzanne, avait largement rattrapé le temps perdu. Ralentis par Gervaise affaiblie, que soutenait Vasseur, les six hommes s'avançaient lentement. Au détour d'une allée, ils furent tout à coup cernés par une compagnie de soldats, sortie d'un affût derrière des massifs. --Encore une nichée de gredins! ricana un caporal. --Pris les armes à la main. Leur affaire ne pèsera pas lourd. Conduisons-les au général, ajouta le sergent. Et, sans les désarmer, pour que le port d'armes fût bien avéré, les soldats entraînèrent Meuzelin et les siens, englobés dans leurs rangs. Comme le disait Meuzelin, Labor avait fini par y voir clair à propos des Chauffeurs. Mais ne se pouvait-il pas aussi que sa cécité eût persisté à l'endroit du policier et de ses amis et que, confondant tout en un bloc, il ne leur fît partager le destin des Chauffeurs? --Il a l'humeur expéditive, le vieux plumet. Pourvu qu'il nous laisse le temps de nous expliquer! souffla Fil-à-Beurre au policier. Si Meuzelin ne répondit pas, c'est que, tout à coup, à l'angle d'un taillis dépassé, ils se trouvèrent brusquement en présence du général qui, entouré d'un groupe d'officiers, examinait de loin une cinquantaine de soldats qu'on apercevait, cachés derrière des buissons, surveillant la sortie d'une serre en ruine. --Général, encore six vilains oiseaux de pincés! annonça le sergent. Labor n'était pas de ceux qui tournent sept fois leur langue dans la bouche avant de parler, car, tout aussitôt, il répondit: --Au pied du mur. Ce disant, il retourna sa mine renfrognée pour jeter un coup d'oeil sur les «vilains oiseaux» en question. --Tonnerre de Dieu! ne vous en avisez pas, s'écria-t-il, à la vue du groupe. De dure et sévère, la mine du général se fit tout à coup souriante. Il vint vivement aux prisonniers et, en s'adressant au policier, il demanda d'une voix joyeuse: --N'est-ce pas, Meuzelin, que vous m'avez pris pour un fier imbécile? Du moment que le général l'interpellait par son nom, il était évident pour l'agent que Labor était au courant de tout. --Un fier imbécile? En quoi donc, général, fit Meuzelin en exhibant son air le plus naïvement étonné. Mais Labor persista dans son dire: --Si, si, insista-t-il en riant, je n'ai été qu'un franc imbécile. Où diable! avais-je la jugeote, je vous le demande, quand je vous prenais pour un comte de Méralec?... Quand ce grand sécot-là (ce disant, il désignait Fil-à-Beurre), je voulais qu'il fût vous-même, le célèbre policier?... Quand j'encensais une effrontée gourgandine comme étant une grande et noble dame?... Quand je voyais le phénix des vieux serviteurs dans le métayer Cardeuc qui, en somme, n'était que le bandit Coupe-et-Tranche? Cela débité, le général marcha vers Vasseur auquel il tendit la main en continuant: --Enfin, quand j'ai passé à côté de vous, lieutenant, sans que rien m'avertît que vous étiez l'infatigable et brave Vasseur qui a détruit la bande d'Orgères? Devant cet aveu de ses bourdes que faisait le vieux soldat, Meuzelin se hasarda à demander: --Et comment, général, êtes-vous parvenu à découvrir la vérité? --Oh! de bien simple manière, allez! fit le général. Il allait s'expliquer, quand quelques mots d'un des officiers qui l'entouraient le firent se retourner vivement et jeter les yeux vers l'embuscade que ses soldats tenaient derrière les massifs, à proximité de la vieille serre. --Est-ce qu'il y a du neuf? demanda-t-il à l'officier en voyant les soldats qui mettaient en joue. --Regardez, général, voici le gibier qui commence à sortir. En effet, à travers le vitrage de la serre, on apercevait une dizaine d'hommes semblant attendre pour sortir, le signal de celui qui, passant la tête par l'entre-bâillement de la porte, étudiait d'un oeil méfiant les alentours avant de se risquer dehors. Bien abrité derrière le feuillage, l'embuscade ne pouvait être aperçue par cet homme, qui n'était autre que Cardeuc. Mais cette trop grande tranquillité, loin de le rassurer, éveilla la défiance du chef Chauffeur qui retira sa tête. --Oh! oh! maître Coupe-et-Tranche, il faudra pourtant finir par quitter ton trou, ricana doucement le général. Et, s'adressant à Meuzelin, qui s'était rapproché: --Figurez-vous, continua-t-il, que quand on m'eut appris l'existence, sous le château, d'un immense souterrain dans lequel devaient s'être réfugiés ceux des rares coquins échappés à mes soldats, l'idée m'est venue, au lieu de risquer la vie de mes hommes à une chasse sous terre, de faire allumer des feux de bois vert à chacune des issues qui m'avaient été indiquées, sauf une seule que je laissais à la fuite des bêtes puantes que j'enfumais dans leur terrier... Comme mes sacripants ne peuvent plus s'évader que par cette serre, il faudra qu'ils passent sous les fusils de mes soldats. Le général s'interrompit pour se mettre encore à rire. --Eh! eh! fit-il, il paraît que la fumée les prend à la gorge, car voici le chef qui pointe le nez à l'air. En effet, le Marcassin venait de rouvrir la porte et d'avancer la tête, étudiant le danger qu'il pouvait y avoir à s'enfuir. Par-dessus son épaule, apparaissait le visage du notaire Taugencel. En même temps, par l'écartement de la porte, sortaient d'épais flocons de fumée qui témoignaient que le dernier refuge des bandits devenait de moins en moins tenable. Encore une fois, le Marcassin rentra dans la serre. --À ton aise, gredin. Nous attendrons ton bon vouloir, ou plutôt que tu ne puisses plus respirer, gouailla le général en voyant disparaître Cardeuc. Pour couper le temps de l'attente, Labor revenant à ses moutons, reprit: --Oui, c'est de bien simple manière que j'ai découvert la vérité. C'est le pur hasard qui m'a tout révélé. Écoutez-moi ça: Après avoir renvoyé mes hussards à Ingrande, j'étais allé à franc étrier pour les ramener, afin de protéger en son château cette margot que je prenais bêtement pour une comtesse. Labor s'arrêta pour pousser un rire amer. --M'a-t-elle bien roulé, la bougresse! confessa-t-il. Après quoi il reprit: --En arrivant à Ingrande, on m'amena un gars portant le sobriquet de Sans-Pouce, qui venait d'être arrêté à la suite d'un coup de couteau administré à un amant de sa femme. Il faut croire que le coeur de l'épouse penchait pour l'amant, car, au lieu de défendre son mari, elle se mit à tant déblatérer sur son compte qu'il me fut évident que ce Sans-Pouce était un de ces insaisissables brigands que je poursuivais. J'ordonnai de le fusiller. Mais au pied du mur, le coeur manqua au vaurien qui marchanda sa vie contre des révélations. Il l'estimait chère, sa vie, car il me fit bonne mesure. Ce qu'était Cardeuc? Comment ma satanée enjôleuse avait pris le rôle de la vraie comtesse de Méralec assassinée? Quelles couleurs elle m'avait fait avaler pour me faire fusiller un certain faux comte de Méralec, venu comme un chien dans des quilles, lequel n'était autre que le fameux Meuzelin qui, avant de se faire connaître à moi, avait voulu d'abord réunir tous les fils qu'il me mettrait en main?... le Sans-Pouce m'a tout avoué, et à bon escient puisqu'il était un des lieutenants du Marcassin. Un bonheur n'arrive jamais seul. Depuis un grand mois, on m'avait annoncé votre arrivée et celle du lieutenant Vasseur, l'homme qui avait purgé la Beauce et le Gâtinais de ses Chauffeurs. Vous, je savais maintenant où vous retrouver; mais du lieutenant, pas d'indice. «Il était parti de Chartres pour une expédition secrète avec deux de ses soldats,» m'annonçait la dernière dépêche reçue de cette ville. Cette dépêche, je l'avais laissée traîner sur une table de mon logis où, tout naturellement, mon soldat d'ordonnance l'avait lue. Sachant d'avance que le service rendu lui ferait pardonner son indiscrétion, ce matin, après l'interrogatoire du Sans-Pouce, que j'avais écouté assis devant la table où se trouvait la dépêche sur le lieutenant, voici mon brosseur qui me demande, en montrant l'écrit: --Mon général veut retrouver le lieutenant Vasseur? --Tu le connais donc? --Nullement. Sauf que je sais qu'il porte au sourcil gauche la cicatrice d'un coup de sabre, pour l'avoir entendu dire par mon oncle, gendarme sous ses ordres et qui ne le quitte jamais. Il doit être un des deux hommes dont parle la dépêche. --Et comment puis-je, selon toi, retrouver le lieutenant? --En retrouvant d'abord mon oncle, avança naïvement mon brosseur qui, à l'appui de son moyen, ajouta ce renseignement: Oh! mon oncle est bien facile à retrouver, allez! Il parle un français à faire mugir de jalousie une vache espagnole. Lui s'appelle Fichet et son sabre Bec-Fin. Ce nom de Fichet je l'avais entendu le matin, quand je m'étais présenté pour offrir mes respects à la prétendue comtesse de Méralec, qui m'avait été annoncée comme dormant encore par celui qui me barrait le passage en me disant: --Que, vrai comme je m'appelle Fichet, je vous récidive qu'elle n'est pas apercevable à cette heure qu'elle s'avachit dans le sommeil. J'avais retrouvé mon Fichet, donc j'avais aussi mon lieutenant, car le souvenir me revint de cette cicatrice que j'avais remarquée au front de l'un des compagnons de Meuzelin. Le général s'interrompit brusquement: --Ah! je crois que voici mes bandits qui se décident, dit-il en regardant la serre. La porte, en effet, venait de s'ouvrir, laissant s'échapper plus épais les flocons de fumée. Mais nul n'apparut. Pour pouvoir résister, il fallait que les réfugiés de la serre eussent été bien persuadés par le Marcassin qu'un piège les attendait dehors. --Ils tiennent à ce que je vous unisse d'abord mon récit, reprit le général, soit! Par les révélations de Sans-Pouce, j'avais appris que Coupe-et-Tranche, après avoir feint d'abandonner à la bande du Beau-François le pillage de la Brivière que j'avais dégarnie de sa garnison, avait à la hâte réuni ses bandits pour surprendre et détruire, avant mon retour avec mes hussards, la troupe du rival qui lui faisait concurrence. Sur ce renseignement, ce ne fut pas avec deux escadrons de cavalerie que je revins d'Ingrande mais avec le plus gros de mes troupes, divisées en trois corps qui, par trois routes différentes, firent une telle diligence que nous étions déjà postés ici avant l'arrivée des deux bandes ennemies. --Alors, vous n'avez trouvé personne à votre entrée au château? demanda Meuzelin. --Personne, sauf un homme qu'on a ramassé dans le parc avec la cuisse éraflée par une balle. Après ces mots, Labor remis en gaieté, ajouta en riant: --Encore un, ce garçon, que j'avais demandé à tous les échos, et que mon heureuse veine m'amenait sous la main pour m'aider de ses bons conseils. --Bah! qui donc? lâcha le policier surpris. Mais au lieu de répondre, le général prononça vivement: --Enfin!!! Son exclamation était motivée par la vue d'une quinzaine d'hommes, qui, Cardeuc et Taugencel en tête, sortaient de la serre. Soit que l'asphyxie les chassât de leur refuge, soit que le calme des alentours les eût rassurés, il se risquaient à tenter la fuite. Leur groupe allait passer presque à bout portant de l'embuscade qui les attendait. --Feu! commanda le général. La fusillade, éclatant comme un coup de tonnerre, coucha tous les misérables sur le sable. Le Notaire et Cardeuc étaient de ceux qui avaient été tués net. Les cinq ou six blessés furent achevés à la baïonnette. Si dramatique que fût la scène qui venait de se passer, la curiosité irritait trop Meuzelin pour qu'il pût garder plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres. --Un mot encore, général, dit-il. Quel était donc ce blessé trouvé dans le parc, que vous traitez de pauvre garçon, et qui après s'être longtemps soustrait à vos recherches, s'est trouvé si à propos, comme vous l'affirmez, pour vous aider de ses bons conseils? --Comment, vous ne devinez pas? --Non. Qui donc? --Parbleu! c'est Croutot. --Croutot! répéta Meuzelin ébahi. --Oui, Croutot par qui j'ai appris l'existence et toutes les issues des souterrains du château... Croutot qui m'a donné l'idée d'enfumer en leur repaire les derniers coquins que nous venons d'expédier... Croutot, enfin, que les Chauffeurs avaient tenté d'abattre d'un coup de fusil, lorsqu'il accourait ici pour m'éclairer de ses précieuses révélations. Le policier savait trop bien ce qu'était devenu le nabot pour n'être pas convaincu que le général devait avoir commis encore quelque balourdise énorme. --Vous êtes bien certain que c'est Croutot? appuya-t-il. --Si bien Croutot en personne que, dans sa poche, il avait une lettre à mon adresse. Pour le cas où il n'aurait pu me rejoindre, il avait consigné par écrit tout ce qu'il savait sur les deux bandes. --Bien certain? bien certain? insista le policier. Loin de se fâcher du doute, Labor proposa gaiement: --Voulez-vous que je l'envoie chercher? Il est au château, où il attend la récompense que je lui ai promise pour quand l'expédition serait terminée. --Oui, faites-le venir, accepta Meuzelin. Sur un signe de Labor, un peloton de soldats partit au pas accéléré. --Oui, Croutot en personne, reprit le général en raillant, Croutot en chair et en os... Est-ce que vous croyez que j'en suis encore à confondre tout le monde, comme il m'est arrivé pour vous, pour Cardeuc et la fausse comtesse? Ah! non, ce temps-là est passé. Du moment que je vous annonce Croutot, c'est bel et bien lui. Et, tout moqueur, le général demanda: --Connaissez-vous seulement Croutot? --Oui, un vrai nain. Labor fut saisi d'un fou rire qui lui permit de bégayer à grand'peine: --Ah! un nain! Si c'est de la sorte que vous connaissez Croutot... Sachez que c'est un vrai géant. Puis, tout aussitôt: --Tenez! fit-il voici qu'on l'amène. Regardez-le et dites si c'est un nain. Meuzelin et Vasseur se retournèrent vers celui qui arrivait conduit par les soldats. --Le Beau-François! s'écrièrent-ils. Oui, c'était bien lui! Empêché de fuir par sa blessure, il avait été pincé par les soldats de Labor qui, en le fouillant, avaient trouvé cette lettre que le géant avait retirée de la poche de Croutot quand il l'avait étourdi, dans le souterrain, d'un si terrible coup de poing. Le Beau-François avait joué son va-tout en profitant de cette lettre pour avouer au général qu'il était Croutot. En reconnaissant Vasseur et l'agent, le colosse comprit que c'en était fait de la ruse qui, seul de tous ses complices, l'avait laissé survivre. Malgré sa blessure, il bondit vers le cheval du général qu'un ordonnance tenait en main à quelques pas du groupe. Après avoir, de son énorme poing, assommé le soldat, il s'élança sur l'animal qu'il enleva à fond de train. Mais, en fuyant, il voulut se venger de celui qui avait anéanti la bande d'Orgères. Des fontes de la selle de Labor, il tira un pistolet, ajusta Vasseur au passage et fit feu. Un cri étouffé se fit entendre. En même temps, Fil-à-Beurre, s'avançant de trois pas en avant du groupe, avait abaissé sa carabine qu'il tenait à la main et mis le fuyard en joue. Le Beau-François était déjà loin quand l'échalas fit feu. Aussitôt on vit le colosse se renverser sur sa selle, puis perdant les étriers, s'abattre comme une masse sur le sol. La balle lui avait traversé le crâne. --Mes compliments! Un beau coup de fusil, Barnabé! s'écria joyeusement Vasseur en rejoignant le tireur. Mais, brusquement, d'une voix alarmée: --Qu'as-tu donc? demanda-t-il à la vue de la figure de l'échalas, livide et convulsée par la souffrance. --J'ai, mon lieutenant, que j'ai attrapé la balle que ce gueusard vous destinait, balbutia péniblement Fil-à-Beurre en montrant sa blessure en pleine poitrine: Et il s'affaissa sur le sol, en ajoutant: --Je suis fichu! --Non, non, tu vivras, mon bon Barnabé, tu vivras, tu vivras, répéta tout désespéré, le lieutenant qui s'était agenouillé près du mourant. Un doux sourire apparut sur les lèvres de l'échalas qui répondit d'une voix doucement résignée: --Mieux vaut que je meure. Voyez-vous, lieutenant, j'étais laid, grotesque, ridicule à faire rire les femmes. La vie eût été pour moi une longue souffrance réservée à mon personnage cocasse, car... Avant d'achever, il écarta d'un signe de main, ceux qui s'empressaient autour de lui et, approchant ses lèvres de l'oreille du lieutenant, il lui murmura dans son dernier soupir: --J'aimais Gervaise. (Juin-Novembre 1883.) FIN F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. End of Project Gutenberg's Le saucisson à pattes II, by Eugène Chavette *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES II *** ***** This file should be named 19431-8.txt or 19431-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/9/4/3/19431/ Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***