Les mystères de Paris, Tome V

By Eugène Sue

The Project Gutenberg EBook of Les mystères de Paris, Tome V, by Eugène Sue

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Les mystères de Paris, Tome V

Author: Eugène Sue

Release Date: July 27, 2006 [EBook #18925]
[Last updated on January 8, 2007]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DE PARIS, TOME V ***




Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com








Eugène Sue

LES MYSTÈRES DE PARIS

Tome V

(1842--1843)


Table des matières

NEUVIÈME PARTIE.

   I Les complices.
  II Rodolphe et Sarah.
 III Vengeance.
  IV Furens amoris.
   V Les visions.
  VI L'hospice.
 VII La visite.
VIII Mademoiselle de Fermont.
  IX Fleur-de-Marie.
   X Espérance.
  XI Le père et la fille.
 XII Dévouement.
XIII Le mariage.
 XIV Bicêtre.
  XV Le Maître d'école.
 XVI Morel le lapidaire.


DIXIÈME PARTIE.

   I La toilette.
  II Martial et le Chourineur.
 III Le doigt de Dieu.


ÉPILOGUE..

   I Gerolstein.
  II Gerolstein (suite).
 III Gerolstein (suite et fin).
  IV La princesse Amélie.
   V Les souvenirs.
  VI Aveux.
 VII La profession.
     Dernier chapitre Le 13 janvier.
     À Monsieur le rédacteur en chef du _Journal des Débats_
     NOTES.




NEUVIÈME PARTIE




I

Les complices


À peine l'abbé fut-il parti que Jacques Ferrand poussa une imprécation
terrible.

Son désespoir et sa rage, si longtemps comprimés, éclatèrent avec furie;
haletant, la figure crispée, l'oeil égaré, il marchait à pas précipités,
allant et venant dans son cabinet comme une bête féroce tenue à la
chaîne.

Polidori, conservant le plus grand calme, observait attentivement le
notaire.

--Tonnerre et sang! s'écria enfin Jacques Ferrand d'une voix éclatante
de courroux, ma fortune entière engloutie dans ces stupides bonnes
oeuvres!... moi qui méprise et exècre les hommes... moi qui n'avais vécu
que pour les tromper et les dépouiller... moi fonder des établissements
philanthropiques... m'y forcer... par des moyens infernaux! Mais c'est
donc le démon que ton maître? s'écria-t-il exaspéré, en s'arrêtant
brusquement devant Polidori.

--Je n'ai pas de maître, répondit froidement celui-ci. Ainsi que toi...
j'ai un juge.

--Obéir comme un niais aux moindres ordres de cet homme! reprit Jacques
Ferrand, dont la rage redoublait. Et ce prêtre!... qu'à part moi j'ai si
souvent raillé d'être, comme les autres, dupe de mon hypocrisie...
chacune des louanges qu'il me donnait de bonne foi était un coup de
poignard... Et me contraindre!... toujours me contraindre!

--Sinon l'échafaud.

--Oh! ne pouvoir échapper à cette domination fatale!... Mais enfin voilà
plus d'un million que j'abandonne. S'il me reste avec cette maison cent
mille francs, c'est tout au plus. Que peut-on vouloir encore?

--Tu n'es pas au bout... Le prince sait par Badinot que ton homme de
paille, Petit-Jean, n'était que ton prête-nom pour les prêts usuraires
faits au vicomte de Saint-Remy, que tu as (toujours sous le nom de
Petit-Jean) si rudement rançonné d'ailleurs pour ses faux. Les sommes
que Saint-Remy a payées lui avaient été prêtées par une grande dame...
probablement encore une restitution qui t'attend. Mais on l'ajourne sans
doute parce qu'elle est plus délicate.

--Enchaîné... enchaîné ici!

--Aussi solidement qu'avec un câble de fer.

--Toi... mon geôlier... misérable.

--Que veux-tu... selon le système du prince, rien de plus logique: il
punit le crime par le crime, le complice par le complice.

--Ô rage!

--Et malheureusement rage impuissante!... car tant qu'il ne m'aura pas
fait dire: «Jacques Ferrand est libre de quitter sa maison...» je
resterai à tes côtés, comme ton ombre... Écoute donc, ainsi que toi je
mérite l'échafaud. Si je manque aux ordres que j'ai reçus comme ton
geôlier, ma tête tombe! Tu ne pouvais donc avoir un gardien plus
incorruptible. Quant à fuir tous deux... impossible. Nous ne pourrions
faire un pas hors d'ici sans tomber entre les mains des gens qui
veillent jour et nuit à la porte de ce logis et à celle de la maison
voisine, notre seule issue en cas d'escalade.

--Mort et furie!... je le sais.

--Résigne-toi donc alors, car cette fuite est impossible. Réussît-elle,
elle ne nous offrirait que des chances de salut plus que douteuses: on
mettrait la police à nos trousses. Au contraire, toi en obéissant et moi
en surveillant l'exactitude de ton obéissance, nous sommes certains de
ne pas avoir le cou coupé. Encore une fois, résignons-nous.

--Ne m'exaspère pas par cet ironique sang-froid... ou bien...

--Ou bien quoi? Je ne te crains pas; je suis sur mes gardes, je suis
armé, et lors même que tu aurais retrouvé pour me tuer le stylet
empoisonné de Cecily...

--Tais-toi.

--Cela ne t'avancerait à rien. Tu sais que toutes les deux heures, il
faut que je donne à qui de droit un bulletin de ta précieuse santé...
manière indirecte d'avoir de nos nouvelles à tous deux. En ne me voyant
pas paraître, on se douterait du meurtre, tu serais arrêté. Et mais...
tiens... je te fais injure en te supposant capable de ce crime. Tu as
sacrifié plus d'un million pour avoir la vie sauve, et tu risquerais ta
tête... pour le sot et stérile plaisir de me tuer par vengeance! Allons
donc, tu n'es pas assez bête pour cela.

--C'est parce que tu sais que je ne puis pas te tuer que tu redoubles
mes maux en les exaspérant par tes sarcasmes.

--Ta position est très-originale... tu ne te vois pas... mais,
d'honneur... c'est très-piquant.

--Oh! malheur! malheur inextricable! de quelque côté que je me tourne,
c'est la ruine, c'est le déshonneur, c'est la mort! Et dire que
maintenant, ce que je redoute le plus au monde... c'est le néant!
Malédiction sur moi, sur toi, sur la terre entière!

--Ta misanthropie est plus large que ta philanthropie. Elle embrasse le
monde. L'autre, un arrondissement de Paris.

--Va... raille-moi, monstre!

--Aimes-tu mieux que je t'écrase de reproches?

--Moi?

--À qui la faute si nous sommes réduits à cette position? À toi.
Pourquoi conserver à ton cou, pendue comme une relique, cette lettre de
moi, relative à ce meurtre qui t'a valu cent mille écus; ce meurtre que
nous avions fait si adroitement passer pour un suicide?

--Pourquoi? misérable! Ne t'avais-je pas donné cinquante mille francs
pour ta coopération à ce crime et pour cette lettre que j'ai exigée, tu
le sais bien, afin d'avoir une garantie contre toi... et de t'empêcher
de me rançonner plus tard en me menaçant de me perdre? Car ainsi tu ne
pouvais me dénoncer sans te livrer toi-même. Ma vie et ma fortune
étaient donc attachées à cette lettre... voilà... pourquoi je la portais
toujours si précieusement sur moi.

--C'est vrai, c'était habile de ta part, car je ne gagnais rien à te
dénoncer, que le plaisir d'aller à l'échafaud côte à côte avec toi. Et
pourtant ton habileté nous a perdus, lorsque la mienne nous avait
jusqu'ici assuré l'impunité de ce crime.

--L'impunité... tu le vois...

--Qui pouvait deviner ce qui se passe? Mais, dans la marche ordinaire
des choses, notre crime devait être et a été impuni, grâce à moi.

--Grâce à toi?

--Oui, lorsque nous avons eu brûlé la cervelle de cet homme... tu
voulais, toi, simplement contrefaire son écriture et écrire à sa soeur
que, ruiné complètement, il se tuait par désespoir. Tu croyais faire
montre de grande finesse en ne parlant pas dans cette prétendue lettre
du dépôt qu'il t'avait confié. C'était absurde. Ce dépôt étant connu de
la soeur de notre homme, elle l'eût nécessairement réclamé. Il fallait
donc au contraire, ainsi que nous avons fait, le mentionner, ce dépôt,
afin que si par hasard l'on avait des doutes sur la réalité du suicide,
tu fusses la dernière personne soupçonnée. Comment supposer que, tuant
un homme pour t'emparer d'une somme qu'il t'avait confiée, tu serais
assez sot pour parler de ce dépôt dans la fausse lettre que tu lui
attribuerais? Aussi qu'est-il arrivé? On a cru au suicide. Grâce à ta
réputation de probité, tu as pu nier le dépôt, et on a cru que le frère
s'était tué après avoir dissipé la fortune de sa soeur.

--Mais qu'importe tout cela aujourd'hui? le crime est découvert.

--Et grâce à qui? Était-ce ma faute si ma lettre était une arme à deux
tranchants? Pourquoi as-tu été assez faible, assez niais pour livrer
cette arme terrible... à cette infernale Cecily?

--Tais-toi... ne prononce pas ce nom! s'écria Jacques Ferrand avec une
expression effrayante.

--Soit... je ne veux pas te rendre épileptique... tu vois bien qu'en ne
comptant que sur la justice ordinaire... nos précautions mutuelles
étaient suffisantes... Mais la justice extraordinaire de celui qui nous
tient en son pouvoir redoutable procède autrement...

--Oh! je ne le sais que trop.

--Il croit, lui, que couper la tête aux criminels ne répare pas
suffisamment le mal qu'ils ont fait... Avec les preuves qu'il a en
mains, il nous livrait tous deux aux tribunaux. Qu'en résultait-il? Deux
cadavres tout au plus bons à engraisser l'herbe du cimetière!

--Oh! oui, ce sont des larmes, des angoisses, des tortures, qu'il lui
faut à ce prince, à ce démon. Mais, je ne le connais pas, moi; mais je
ne lui ai jamais fait de mal. Pourquoi s'acharne-t-il ainsi sur moi?

--D'abord il prétend se ressentir du bien et du mal qu'on fait aux
autres hommes, qu'il appelle naïvement ses frères; et puis il connaît
lui, ceux à qui tu as fait du mal, et il te punit à sa manière.

--Mais de quel droit?

--Voyons, Jacques, entre nous, ne parlons pas de droit: il avait le
pouvoir de te faire judiciairement couper la tête. Qu'en serait-il
résulté? Tes deux seuls parents sont morts, l'État profitait de ta
fortune au détriment de ceux que tu avais dépouillés. Au contraire, en
mettant ta vie au prix de ta fortune, Morel le lapidaire, le père de
Louise, que tu as déshonorée, se trouve, lui et sa famille, désormais à
l'abri du besoin. Mme de Fermont, la soeur de M. de Renneville prétendu
suicidé, retrouve ses cent mille écus; Germain, que tu avais faussement
accusé de vol, est réhabilité et mis en possession d'une place honorable
et assurée, à la tête de la Banque des travailleurs sans ouvrage, qu'on
te force de fonder pour réparer et expier les outrages que tu as commis
contre la société. Entre scélérats on peut s'avouer cela; mais
franchement, au point de vue de celui qui nous tient entre ses serres,
la société n'aurait rien gagné à ta mort, elle gagne beaucoup à ta vie.

--Et c'est cela qui cause ma rage... et ce n'est pas là ma seule
torture!...

--Le prince le sait bien. Maintenant que va-t-il décider de nous? Je
l'ignore. Il nous a promis la vie sauve si nous exécutions aveuglément
ses ordres, il tiendra sa promesse. Mais s'il ne croit pas nos crimes
suffisamment expiés, il saura bien faire que la mort soit mille fois
préférable à la vie qu'il nous laisse. Tu ne le connais pas. Quand il se
croit autorisé à être inexorable, il n'est pas de bourreau plus féroce.
Il faut qu'il ait le diable à ses ordres pour avoir découvert ce que
j'étais allé faire en Normandie. Du reste, il a plus d'un démon à son
service, car cette Cecily, que la foudre écrase!...

--Encore une fois, tais-toi, pas ce nom, pas ce nom!

--Si, si, que la foudre écrase celle qui porte ce nom! c'est elle qui a
tout perdu. Notre tête serait en sûreté sur nos épaules sans ton
imbécile amour pour cette créature.

Au lieu de s'emporter, Jacques Ferrand répondit avec un profond
abattement:

--La connais-tu, cette femme? Dis? l'as-tu jamais vue?

--Jamais. On la dit belle, je le sais.

--Belle! répondit le notaire en haussant les épaules. Tiens, ajouta-t-il
avec une sorte d'amertume désespérée, tais-toi, ne parle pas de ce que
tu ignores. Ne m'accuse pas. Ce que j'ai fait, tu l'aurais fait à ma
place.

--Moi! mettre ma vie à la merci d'une femme!

--De celle-là, oui, et je le ferais de nouveau, si j'avais à espérer ce
qu'un moment j'ai espéré.

--Par l'enfer!... il est encore sous le charme, s'écria Polidori
stupéfait.

--Écoute, reprit le notaire d'une voix calme, basse, et pour ainsi dire
accentuée çà et là par les élans de désespoir incurable, écoute, tu sais
si j'aime l'or? Tu sais ce que j'ai bravé pour en acquérir? Compter dans
ma pensée les sommes que je possédais, les voir se doubler par mon
avarice, endurer toutes les privations et me savoir maître d'un trésor,
c'était ma joie, mon bonheur. Oui, posséder, non pour dépenser, non pour
jouir, mais pour thésauriser, c'était ma vie... Il y a un mois, si l'on
m'eût dit: «Entre ta fortune et ta tête, choisis», j'aurais livré ma
tête.

--Mais à quoi bon posséder, quand on va mourir?

--Demande-moi donc alors: «À quoi bon posséder quand on n'use pas de ce
qu'on possède?» Moi, millionnaire, menais-je la vie d'un millionnaire?
Non, je vivais comme un pauvre. J'aimais donc à posséder... pour
posséder.

--Mais, encore une fois, à quoi bon posséder si l'on meurt?

--À mourir en possédant! oui, à jouir jusqu'au dernier moment de la
jouissance qui vous a fait tout braver, privations, infamie, échafaud;
oui, à dire encore, la tête sur le billot: «Je possède!!!» Oh! vois-tu,
la mort est douce, comparée aux tourments que l'on endure en se voyant,
de son vivant, dépossédé comme je le suis, dépossédé de ce qu'on a
amassé au prix de tant de peine, de tant de dangers! Oh! se dire à
chaque heure, à chaque minute du jour: «Moi qui avais plus d'un million,
moi qui ai souffert les plus rudes privations pour conserver, pour
augmenter ce trésor, moi qui, dans dix ans, l'aurais eu doublé, triplé,
je n'ai plus rien, rien!» C'est atroce! c'est mourir, non pas chaque
jour, mais c'est mourir à chaque minute du jour. Oui, à cette horrible
agonie qui doit durer des années peut-être, j'aurais préféré mille fois
la mort rapide et sûre qui vous atteint avant qu'une parcelle de votre
trésor vous ait été enlevée; encore une fois, au moins je serais mort en
disant: «Je possède!»

Polidori regarda son complice avec un profond étonnement.

--Je ne te comprends plus. Alors pourquoi as-tu obéi aux ordres de celui
qui n'a qu'à dire un mot pour que ta tête tombe? Pourquoi as-tu préféré
la vie sans ton trésor, si cette vie te semble si horrible?

--C'est que, vois-tu, ajouta le notaire d'une voix de plus en plus
basse, mourir, c'est ne plus penser, mourir, c'est le néant. Et Cecily?

--Et tu espères? s'écria Polidori stupéfait.

--Je n'espère pas, je possède.

--Quoi?

--Le souvenir.

--Mais tu ne dois jamais la revoir, mais elle a livré ta tête.

--Mais je l'aime toujours, et plus frénétiquement que jamais, moi!
s'écria Jacques Ferrand avec une explosion de larmes, de sanglots, qui
contrastèrent avec le calme morne de ses dernières paroles. Oui,
reprit-il dans une effrayante exaltation, je l'aime toujours, et je ne
veux pas mourir, afin de pouvoir me plonger et me replonger encore avec
un atroce plaisir dans cette fournaise où je me consume à petit feu. Car
tu ne sais pas, cette nuit, cette nuit où je l'ai vue si belle, si
passionnée, si enivrante, cette nuit est toujours présente à mon
souvenir. Ce tableau d'une volupté terrible est là, toujours là, devant
mes yeux. Qu'ils soient ouverts ou fermés par un assoupissement fébrile
ou par une insomnie ardente, je vois toujours son regard noir et
enflammé qui fait bouillir la moelle de mes os. Je sens toujours son
souffle sur mon front. J'entends toujours sa voix.

--Mais ce sont là d'épouvantables tourments!

--Épouvantables! oui, épouvantables! Mais la mort! mais le néant! mais
perdre pour toujours ce souvenir aussi vivant que la réalité, mais
renoncer à ces souvenirs qui me déchirent, me dévorent et m'embrasent!
Non! non! non! Vivre! vivre! pauvre, méprisé, flétri, vivre au bagne,
mais vivre pour que la pensée me reste, puisque cette créature infernale
a toute ma pensée, est toute ma pensée!

--Jacques, dit Polidori d'un ton grave qui contrasta avec son amère
ironie habituelle, j'ai vu bien des souffrances; mais jamais tortures
n'approchèrent des tiennes. Celui qui nous tient en sa puissance ne
pouvait être plus impitoyable. Il t'a condamné à vivre, ou plutôt à
attendre la mort dans des angoisses terribles, car cet aveu m'explique
les symptômes alarmants qui chaque jour se développent en toi, et dont
je cherchais en vain la cause.

--Mais ces symptômes n'ont rien de grave! c'est de l'épuisement, c'est
la réaction de mes chagrins!... Je ne suis pas en danger, n'est-ce
pas?...

--Non, non, mais ta position est grave, il ne faut pas l'empirer; il est
certaines pensées qu'il faudra chasser. Sans cela, tu courrais de grands
dangers.

--Je ferai ce que tu voudras, pourvu que je vive, car je ne veux pas
mourir. Oh! les prêtres parlent de damnés! jamais ils n'ont imaginé pour
eux un supplice égal au mien. Torturé par la passion et la cupidité,
j'ai deux plaies vives au lieu d'une, et je les sens également toutes
deux. La perte de ma fortune m'est affreuse, mais la mort me serait plus
affreuse encore. J'ai voulu vivre, ma vie peut n'être qu'une torture
sans fin, sans issue, et je n'ose appeler la mort, car la mort anéantit
mon funeste bonheur, ce mirage de ma pensée, où m'apparaît incessamment
Cecily.

--Tu as du moins la consolation, dit Polidori en reprenant son
sang-froid ordinaire, de songer au bien que tu as fait pour expier tes
crimes...

--Oui, raille, tu as raison, retourne-moi sur des charbons ardents. Tu
sais bien, misérable, que je hais l'humanité; tu sais bien que ces
expiations que l'on m'impose, et dans lesquelles des esprits faibles
trouveraient quelques consolations, ne m'inspirent, à moi, que haine et
fureur contre ceux qui m'y obligent et contre ceux qui en profitent.
Tonnerre et meurtre! Songer que pendant que je traînerai une vie
épouvantable, n'existant que pour jouir de souffrances qui effrayeraient
les plus intrépides, ces hommes que j'exècre verront, grâce aux biens
dont on m'a dépouillé, leur misère s'alléger... que cette veuve et sa
fille remercieront Dieu de la fortune que je leur rends... que ce Morel
et sa fille vivront dans l'aisance... que ce Germain aura un avenir
honorable et assuré! Et ce prêtre! ce prêtre qui me bénissait, quand mon
coeur nageait dans le fiel et dans le sang, je l'aurais poignardé! Oh!
c'en est trop! Non! non! s'écria-t-il en appuyant sur son front ses deux
mains crispées, ma tête éclate, à la fin, mes idées se troublent. Je ne
résisterai pas à de tels accès de rage impuissante, à ces tortures
toujours renaissantes. Et tout cela pour toi! Cecily, Cecily! Le
sais-tu, au moins, que je souffre autant, le sais-tu, Cecily, démon
sorti de l'enfer?

Et Jacques Ferrand, épuisé par cette effroyable exaltation, retomba
haletant sur son siège, et se tordit les bras en poussant des
rugissements sourds et inarticulés.

Cet accès de rage convulsive et désespérée n'étonna pas Polidori.

Possédant une expérience médicale consommée, il reconnut facilement que
chez Jacques Ferrand la rage de se voir dépossédé de sa fortune, jointe
à sa passion ou plutôt à sa frénésie pour Cecily, avait allumé chez ce
misérable une fièvre dévorante.

Ce n'était pas tout... dans l'accès auquel Jacques Ferrand était alors
en proie, Polidori remarquait avec inquiétude certains pronostics d'une
des plus effrayantes maladies qui aient jamais épouvanté l'humanité, et
dont Paulus et Arétée, aussi grands observateurs que grands moralistes,
ont si admirablement tracé le foudroyant tableau.

Tout à coup on frappa précipitamment à la porte du cabinet.

--Jacques, dit Polidori au notaire, Jacques, remets-toi... voici
quelqu'un...

Le notaire ne l'entendit pas. À demi couché sur son bureau, il se
tordait dans des spasmes convulsifs.

Polidori alla ouvrir la porte, il vit le maître-clerc de l'étude qui,
pâle et la figure bouleversée, s'écria:

--Il faut que je parle à l'instant à M. Ferrand!

--Silence... il est dans ce moment très-souffrant... il ne peut vous
entendre, dit Polidori à voix basse, et, sortant du cabinet du notaire,
il en ferma la porte.

--Ah! monsieur, s'écria le maître-clerc, vous, le meilleur ami de M.
Ferrand, venez à son secours; il n'y a pas un moment à perdre.

--Que voulez-vous dire?

--D'après les ordres de M. Ferrand, j'étais allé dire à Mme la comtesse
Mac-Gregor qu'il ne pouvait se rendre chez elle aujourd'hui, ainsi
qu'elle le désirait...

--Eh bien?

--Cette dame, qui paraît maintenant hors de danger, m'a fait entrer dans
sa chambre. Elle s'est écriée d'un ton menaçant: «Retournez dire à M.
Ferrand que, s'il n'est pas ici, chez moi, dans une demi-heure, avant la
fin du jour il sera arrêté comme faussaire... car l'enfant qu'il a fait
passer pour morte ne l'est pas... je sais à qui il l'a livrée, je sais
où elle est[1].»

--Cette femme délirait, répondit froidement Polidori en haussant les
épaules.

--Vous le croyez, monsieur?

--J'en suis sûr.

--Je l'avais pensé d'abord, monsieur; mais l'assurance de Mme la
comtesse...

--Sa tête aura sans doute été affaiblie par la maladie... et les
visionnaires croient toujours à leurs visions.

--Vous avez sans doute raison, monsieur; car je ne pouvais m'expliquer
les menaces de la comtesse à un homme aussi respectable que M. Ferrand.

--Cela n'a pas le sens commun.

--Je dois vous dire aussi, monsieur, qu'au moment où je quittais la
chambre de Mme la comtesse, une de ses femmes est entrée précipitamment
en disant: «Son Altesse sera ici dans une heure.»

--Cette femme a dit cela? s'écria Polidori.

--Oui, monsieur, et j'ai été très-étonné, ne sachant de quelle Altesse
il pouvait être question...

«Plus de doute, c'est le prince, se dit Polidori. Lui chez la comtesse
Sarah, qu'il ne devait jamais revoir... Je ne sais, mais je n'aime pas
ce rapprochement... il peut empirer notre position.» Puis, s'adressant
au maître-clerc, il ajouta:--Encore une fois, monsieur, ceci n'a rien de
grave, c'est une folle imagination de malade; d'ailleurs je ferai part
tout à l'heure à M. Ferrand de ce que vous venez de m'apprendre.

Maintenant nous conduirons le lecteur chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.




II

Rodolphe et Sarah


Nous conduirons le lecteur chez la comtesse Mac-Gregor, qu'une crise
salutaire venait d'arracher au délire et aux souffrances qui pendant
plusieurs jours avaient donné pour sa vie les craintes les plus
sérieuses.

Le jour commençait à baisser... Sarah, assise dans un grand fauteuil et
soutenue par son frère Thomas Seyton, se regardait avec une profonde
attention dans un miroir que lui présentait une de ses femmes
agenouillée devant elle.

Cette scène se passait dans le salon où la Chouette avait commis sa
tentative d'assassinat.

La comtesse était d'une pâleur de marbre, que faisait ressortir encore
le noir foncé de ses yeux, de ses sourcils et de ses cheveux; un grand
peignoir de mousseline blanche l'enveloppait entièrement.

--Donnez-moi le bandeau de corail, dit-elle à une de ses femmes, d'une
voix faible, mais impérieuse et brève.

--Betty vous l'attachera, reprit Thomas Seyton, vous allez vous
fatiguer... Il est déjà d'une si grande imprudence de...

--Le bandeau! le bandeau! répéta impatiemment Sarah, qui prit ce bijou
et le posa à son gré sur son front. Maintenant, attachez-le... et
laissez-moi, dit-elle à ses femmes.

Au moment où celles-ci se retiraient, elle ajouta:

--On fera entrer M. Ferrand, le notaire, dans le petit salon bleu...
puis, reprit-elle avec une expression d'orgueil mal dissimulé, dès que
S. A. R. le grand-duc de Gerolstein arrivera, on l'introduira ici.

«Enfin! dit Sarah en se rejetant au fond de son fauteuil, dès qu'elle
fut seule avec son frère, enfin je touche à cette couronne... le rêve de
ma vie... la prédiction va donc s'accomplir!

--Sarah, calmez votre exaltation, lui dit sévèrement son frère. Hier
encore on désespérait de votre vie; une dernière déception vous
porterait un coup mortel.

--Vous avez raison, Tom, la chute serait affreuse, car mes espérances
n'ont jamais été plus près de se réaliser. J'en suis certaine, ce qui
m'a empêchée de succomber à mes souffrances a été ma pensée constante de
profiter de la toute-puissante révélation que m'a faite cette femme au
moment de m'assassiner.

--De même pendant votre délire... vous reveniez sans cesse à cette idée.

--Parce que cette idée seule soutenait ma vie chancelante. Quel
espoir!... princesse souveraine... presque reine!... ajouta-t-elle avec
enivrement.

--Encore une fois, Sarah, pas de rêves insensés; le réveil serait
terrible.

--Des rêves insensés?... Comment! lorsque Rodolphe saura que cette jeune
fille aujourd'hui prisonnière à Saint-Lazare[2], et autrefois confiée au
notaire qui l'a fait passer pour morte, est notre enfant, vous croyez
que...

Seyton interrompit sa soeur:

--Je crois, reprit-il avec amertume, que les princes mettent les raisons
d'État, les convenances politiques avant les devoirs naturels.

--Comptez-vous si peu sur mon adresse?

--Le prince n'est plus l'adolescent candide et passionné que vous avez
autrefois séduit; ce temps est bien loin de lui... et de vous, ma soeur.

Sarah haussa légèrement les épaules et dit:

--Savez-vous pourquoi j'ai voulu orner mes cheveux de ce bandeau de
corail, pourquoi j'ai mis cette robe blanche? C'est que la première fois
que Rodolphe m'a vue, à la cour de Gerolstein, j'étais vêtue de blanc,
et je portais ce même bandeau de corail dans mes cheveux.

--Comment! dit Thomas Seyton en regardant sa soeur avec surprise, vous
voulez évoquer ces souvenirs? vous n'en redoutez pas au contraire
l'influence?

--Je connais Rodolphe mieux que vous. Sans doute mes traits, aujourd'hui
changés par l'âge et par la souffrance, ne sont plus ceux de la jeune
fille de seize ans qu'il a éperdument aimée, qu'il a seule aimée, car
j'étais son premier amour... Et cet amour, unique dans la vie de
l'homme, laisse toujours dans son coeur des traces ineffaçables. Aussi,
croyez-moi, mon frère, la vue de cette parure réveillera chez Rodolphe
non-seulement les souvenirs de son amour, mais encore ceux de sa
jeunesse... Et pour les hommes ces derniers souvenirs sont toujours doux
et précieux.

--Mais à ces doux souvenirs s'en joignent de terribles; et le sinistre
dénoûment de votre amour? et l'odieuse conduite du père du prince envers
vous? et votre silence obstiné lorsque Rodolphe, après votre mariage
avec le comte Mac-Gregor, vous redemandait votre fille alors tout
enfant, votre fille dont une froide lettre de vous lui a appris la mort
il y a dix ans? Oubliez-vous donc que depuis ce temps le prince n'a eu
pour vous que mépris et haine?

--La pitié a remplacé la haine. Depuis qu'il m'a sue mourante, chaque
jour il a envoyé le baron de Graün s'informer de mes nouvelles.

--Par humanité.

--Tout à l'heure, il m'a fait répondre qu'il allait venir ici. Cette
concession est immense, mon frère.

--Il vous croit expirante; il suppose qu'il s'agit d'un dernier adieu,
et il vient. Vous avez eu tort de ne pas lui écrire la révélation que
vous allez lui faire.

--Je sais pourquoi j'agis ainsi. Cette révélation le comblera de
surprise, de joie et je serai là pour profiter de son premier élan
d'attendrissement. Aujourd'hui, ou jamais, il me dira: «Un mariage doit
légitimer la naissance de notre enfant.» S'il le dit, sa parole est
sacrée, et l'espoir de toute ma vie est enfin réalisé.

--S'il vous fait cette promesse, oui.

--Et pour qu'il la fasse, rien n'est à négliger dans cette circonstance
décisive. Je connais Rodolphe, il me hait, quoique je ne devine pas le
motif de sa haine, car jamais je n'ai manqué devant lui au rôle que je
m'étais imposé.

--Peut-être, car il n'est pas homme à haïr sans raison.

--Il n'importe; une fois certain d'avoir retrouvé sa fille, il
surmontera son aversion pour moi, et ne reculera devant aucun sacrifice
pour assurer à son enfant le sort le plus enviable, pour la rendre aussi
magnifiquement heureuse qu'elle aura été jusqu'alors infortunée.

--Qu'il assure le sort le plus brillant à votre fille, soit; mais entre
cette réparation et la résolution de vous épouser afin de légitimer la
naissance de cette enfant, il y a un abîme.

--Son amour de père comblera cet abîme.

--Mais cette infortunée a sans doute vécu jusqu'ici dans un état
précaire ou misérable?

--Rodolphe voudra d'autant plus l'élever qu'elle aura été plus
abaissée.

--Songez-y donc, la faire asseoir au rang des familles souveraines de
l'Europe! la reconnaître pour sa fille aux yeux de ces princes, de ces
rois dont il est le parent ou l'allié!

--Ne connaissez-vous pas son caractère étrange, impétueux et résolu, son
exagération chevaleresque à propos de tout ce qu'il regarde comme juste
et commandé par le devoir?

--Mais cette malheureuse enfant a peut-être été si viciée par la misère
où elle doit avoir vécu, que le prince, au lieu d'éprouver de l'attrait
pour elle...

--Que dites-vous? s'écria Sarah en interrompant son frère. N'est-elle
pas aussi belle jeune fille qu'elle était ravissante enfant? Rodolphe,
sans la connaître, ne s'était-il pas assez intéressé à elle pour vouloir
se charger de son avenir? Ne l'avait-il pas envoyée à sa ferme de
Bouqueval dont nous l'avons fait enlever?...

--Oui, grâce à votre persistance à vouloir rompre tous les liens
d'affection du prince, dans l'espoir insensé de le ramener un jour à
vous.

--Et cependant, sans cet espoir insensé, je n'aurais pas découvert, au
prix de ma vie, le secret de l'existence de ma fille. N'est-ce pas enfin
par cette femme qui l'avait arrachée de la ferme que j'ai connu
l'indigne fourberie du notaire Jacques Ferrand?

--Il est fâcheux qu'on m'ait refusé ce matin l'entrée de Saint-Lazare,
où se trouve, vous a-t-on dit, cette malheureuse enfant; malgré ma vive
insistance, on en a voulu répondre à aucun des renseignements que je
demandais, parce que je n'avais pas de lettre d'introduction auprès du
directeur de la prison. J'ai écrit au préfet en votre nom, mais je
n'aurai sans doute sa réponse que demain, et le prince va être ici tout
à l'heure. Encore une fois, je regrette que vous ne puissiez lui
présenter vous-même votre fille; il eût mieux valu attendre sa sortie de
prison avant de mander le grand-duc ici.

--Attendre! et sais-je seulement si la crise salutaire où je me trouve
durera jusqu'à demain? Peut-être suis-je passagèrement soutenue par la
seule énergie de mon ambition.

--Mais quelles preuves donnerez-vous au prince? Vous croira-t-il?

--Il me croira lorsqu'il aura lu le commencement de la révélation que
j'écrivais sous la dictée de cette femme quand elle m'a frappée,
révélation dont heureusement je n'ai oublié aucune circonstance; il me
croira lorsqu'il aura lu votre correspondance avec Mme Séraphin et
Jacques Ferrand jusqu'à la mort supposée de l'enfant; il me croira
lorsqu'il aura entendu les aveux du notaire, qui, épouvanté de mes
menaces, sera ici tout à l'heure; il me croira lorsqu'il verra le
portrait de ma fille à l'âge de six ans, portrait qui, m'a dit cette
femme, est encore à cette heure d'une ressemblance frappante. Tant de
preuves suffiront pour montrer au prince que je dis vrai, et pour
décider chez lui ce premier mouvement qui peut faire de moi presque une
reine... Ah! ne fût-ce qu'un jour, une heure, au moins je mourrais
contente!

À ce moment, on entendit le bruit d'une voiture qui entrait dans la
cour.

--C'est lui... c'est Rodolphe!..., s'écria Sarah à Thomas Seyton.

Celui-ci s'approcha précipitamment d'un rideau, le souleva et répondit:

--Oui, c'est le prince; il descend de voiture.

--Laissez-moi seule, voici le moment décisif, dit Sarah avec un
sang-froid inaltérable, car une ambition monstrueuse, un égoïsme
impitoyable avait toujours été et était encore l'unique mobile de cette
femme. Dans l'espèce de résurrection miraculeuse de sa fille, elle ne
voyait que le moyen de parvenir enfin au but constant de sa vie.

Après avoir un moment hésité à quitter l'appartement, Thomas Seyton, se
rapprochant tout à coup de sa soeur, lui dit:

--C'est moi qui apprendrai au prince comment votre fille, qu'on avait
crue morte, a été sauvée. Cet entretien serait trop dangereux pour
vous... une émotion violente vous tuerait, et après une séparation si
longue... la vue du prince... les souvenirs de ce temps...

--Votre main, mon frère, dit Sarah.

Puis, appuyant sur son coeur impassible la main de Thomas Seyton, elle
ajouta avec un sourire sinistre et glacial:

--Suis-je émue?

--Non... rien... rien... pas un battement précipité, dit Seyton avec
stupeur, je sais quel empire vous avez sur vous-même. Mais dans un tel
moment, mais quand il s'agit pour vous ou d'une couronne ou de la
mort... car, encore une fois, songez-y, la perte de cette dernière
espérance vous serait mortelle. En vérité, votre calme me confond!

--Pourquoi cet étonnement, mon frère? Jusqu'ici, ne le savez-vous pas?
rien... non, rien n'a jamais fait battre ce coeur de marbre: il ne
palpitera que le jour où je sentirai poser sur mon front la couronne
souveraine. J'entends Rodolphe... laissez-moi...

--Mais...

--Laissez-moi, s'écria Sarah d'un ton si impérieux, si résolu, que son
frère quitta l'appartement quelques moments avant qu'on y eût introduit
le prince.

Lorsque Rodolphe entra dans le salon, son regard exprimait la pitié.
Mais, voyant Sarah assise dans son fauteuil et presque parée, il recula
de surprise, sa physionomie devint aussitôt sombre et méfiante.

La comtesse, devinant sa pensée, lui dit d'une voix douce et faible:

--Vous croyiez me trouver expirante, vous veniez pour recevoir mes
derniers adieux?

--J'ai toujours regardé comme sacrés les derniers voeux des mourants:
mais il s'agit d'une tromperie sacrilège...

--Rassurez-vous, dit Sarah en interrompant Rodolphe, rassurez-vous, je
ne vous ai pas trompé; il me reste, je crois, peu d'heures à vivre.
Pardonnez-moi une dernière coquetterie. J'ai voulu vous épargner le
sinistre entourage qui accompagne ordinairement l'agonie; j'ai voulu
mourir vêtue comme je l'étais la première fois où je vous vis. Hélas!
après dix années de séparation, vous voilà donc enfin? Merci! oh! merci!
Mais, à votre tour, rendez grâces à Dieu de vous avoir inspiré la pensée
d'écouter ma dernière prière. Si vous m'aviez refusé... j'emportais avec
moi un secret qui va faire la joie... le bonheur de votre vie. Joie
mêlée de quelque tristesse... bonheur mêlé de quelques larmes... comme
toute félicité humaine; mais cette félicité, vous l'achèteriez encore au
prix de la moitié des jours qui vous restent à vivre!

--Que voulez-vous dire? lui demanda le prince avec surprise.

--Oui, Rodolphe, si vous n'étiez pas venu... ce secret m'aurait suivie
dans la tombe... c'eût été ma seule vengeance... et encore... non, non,
je n'aurais pas eu ce terrible courage. Quoique vous m'ayez bien fait
souffrir, j'aurais partagé avec vous ce suprême bonheur dont, plus
heureux que moi, vous jouirez longtemps, bien longtemps, je l'espère.

--Mais encore, madame, de quoi s'agit-il?

--Lorsque vous le saurez, vous ne pourrez comprendre la lenteur que je
mets à vous en instruire, car vous regarderez cette révélation comme un
miracle du ciel. Mais, chose étrange, moi qui d'un mot peux vous causer
le plus grand bonheur que vous ayez peut-être jamais ressenti...
j'éprouve, quoique maintenant les minutes de ma vie soient comptées,
j'éprouve une satisfaction indéfinissable à prolonger votre attente...
et puis je connais votre coeur... et, malgré la fermeté de votre
caractère, je craindrais de vous annoncer sans préparation une
découverte aussi incroyable. Les émotions d'une joie foudroyante ont
aussi leurs dangers.

--Votre pâleur augmente, vous contenez à peine une violente agitation,
dit Rodolphe; tout ceci est, je le crois, grave et solennel.

--Grave et solennel, reprit Sarah d'une voix émue; car, malgré son
impassibilité habituelle, en songeant à l'immense portée de la
révélation qu'elle allait faire à Rodolphe, elle se sentait plus
troublée qu'elle n'avait cru l'être; aussi, ne pouvant se contraindre
plus longtemps, elle s'écria:

--Rodolphe... notre fille existe...

--Notre fille!...

--Elle vit! vous dis-je...

Ces mots, l'accent de vérité avec lequel ils furent prononcés, remuèrent
le prince jusqu'au fond des entrailles.

--Notre enfant? répéta-t-il en se rapprochant précipitamment du fauteuil
de Sarah, notre enfant! ma fille!

--Elle n'est pas morte, j'en ai des preuves irrécusables... je sais où
elle est... demain vous la reverrez.

--Ma fille! ma fille! répéta Rodolphe avec stupeur, il se pourrait! elle
vivrait!

Puis tout à coup, réfléchissant à l'invraisemblance de cet événement, et
craignant d'être dupe d'une nouvelle fourberie de Sarah, il s'écria:

--Non... non... c'est un rêve! c'est impossible! vous me trompez, c'est
une ruse, un mensonge indigne!

--Rodolphe! écoutez-moi.

--Non, je connais votre ambition, je sais de quoi vous êtes capable, je
devine le but de cette tromperie!

--Eh bien! vous dites vrai, je suis capable de tout. Oui, j'avais voulu
vous abuser; oui, quelques jours avant d'être frappée d'un coup mortel,
j'avais voulu trouver une jeune fille... que je vous aurais présentée à
la place de notre enfant... que vous regrettiez amèrement.

--Assez... oh! assez, madame.

--Après cet aveu, vous me croirez peut-être, ou plutôt vous serez bien
forcé de vous rendre à l'évidence.

--À l'évidence...

--Oui, Rodolphe, je le répète, j'avais voulu vous tromper, substituer
une jeune fille obscure à celle que nous pleurions; mais Dieu a voulu,
lui, qu'au moment où je faisais ce marché sacrilège... je fusse frappée
à mort.

--Vous... à ce moment!

--Dieu a voulu encore qu'on me proposât... pour jouer ce rôle... de
mensonge... savez-vous qui? notre fille...

--Êtes-vous donc en délire... au nom du ciel?

--Je ne suis pas en délire, Rodolphe. Dans cette cassette, avec des
papiers et un portrait qui vous prouveront la vérité de ce que je vous
dis, vous trouverez un papier taché de mon sang.

--De votre sang?

--La femme qui m'a appris que notre fille vivait encore me dictait cette
révélation, lorsque j'ai été frappée d'un coup de poignard.

--Et qui était-elle? comment savait-elle?...

--C'est à elle qu'on avait livré notre fille... tout enfant... après
l'avoir fait passer pour morte.

--Mais cette femme... son nom?... peut-on la croire? où l'avez-vous
connue?

--Je vous dis, Rodolphe, que tout ceci est fatal, providentiel. Il y a
quelques mois, vous aviez tiré une jeune fille de la misère pour
l'envoyer à la campagne, n'est-ce pas?

--Oui, à Bouqueval.

--La jalousie, la haine, m'égaraient. J'ai fait enlever cette jeune
fille par la femme... dont je vous parle...

--Et on a conduit la malheureuse enfant à Saint-Lazare.

--Où elle est encore.

--Elle n'y est plus. Ah! vous ne savez pas, madame, le mal affreux que
vous avez fait... en arrachant cette infortunée de la retraite où je
l'avais placée... mais...

--Cette jeune fille n'est plus à Saint-Lazare, s'écria Sarah avec
épouvante, et vous parlez d'un malheur affreux!

--Un monstre de cupidité avait intérêt à sa perte. Ils l'ont noyée,
madame... Mais répondez... vous dites que...

--Ma fille! s'écria Sarah, en interrompant Rodolphe et se levant droite,
immobile comme une statue de marbre.

--Que dit-elle? mon Dieu! s'écria Rodolphe.

--Ma fille! répéta Sarah, dont le visage devint livide et effrayant de
désespoir; ils ont tué ma fille!

--La Goualeuse, votre fille!!!... répéta Rodolphe en se reculant avec
horreur.

--La Goualeuse... oui... c'est le nom que m'a dit cette femme surnommée
la Chouette. Morte... morte! reprit Sarah, toujours immobile, toujours
le regard fixe; ils l'ont tuée.

--Sarah! reprit Rodolphe aussi pâle, aussi effrayant que la comtesse,
revenez à vous... répondez-moi. La Goualeuse... cette jeune fille que
vous avez fait enlever par la Chouette à Bouqueval... était...

--Notre fille!

--Elle!!!

--Et ils l'ont tuée!

--Oh! non... non... vous délirez... cela ne peut pas être... Vous ne
savez pas, non, vous ne savez pas combien cela serait affreux. Sarah!
revenez à vous... parlez-moi tranquillement. Asseyez-vous, calmez-vous.
Souvent il y a des ressemblances, des apparences qui trompent; on est si
enclin à croire ce qu'on désire. Ce n'est pas un reproche que je vous
fais... mais expliquez-moi bien... dites-moi bien toutes les raisons qui
vous portent à penser cela, car cela ne peut pas être... non, non! il ne
faut pas que cela soit! cela n'est pas!

Après un moment de silence, la comtesse rassembla ses pensées et dit à
Rodolphe d'une voix défaillante:

--Apprenant votre mariage, pensant à me marier moi-même, je n'ai pas pu
garder notre fille auprès de moi; elle avait quatre ans alors...

--Mais à cette époque je vous l'ai demandée, moi... avec prières,
s'écria Rodolphe d'un ton déchirant, et mes lettres sont restées sans
réponse. La seule que vous m'ayez écrite m'annonçait sa mort!

--Je voulais me venger de vos mépris en vous refusant votre enfant. Cela
était indigne. Mais écoutez-moi... je le sens... la vie m'échappe, ce
dernier coup m'accable...

--Non! non! je ne vous crois pas... je ne veux pas vous croire. La
Goualeuse... ma fille! Ô mon Dieu, vous ne voudriez pas cela!

--Écoutez-moi, vous dis-je. Lorsqu'elle eut quatre ans, mon frère
chargea Mme Séraphin, veuve d'un ancien serviteur à lui, d'élever
l'enfant jusqu'à ce qu'elle fût en âge d'entrer en pension. La somme
destinée à assurer l'avenir de notre fille fut déposée par mon frère
chez un notaire cité pour sa probité. Les lettres de cet homme et de Mme
Séraphin, adressées à cette époque à moi et à mon frère, sont là... dans
cette cassette. Au bout d'un an on m'écrivit que la santé de ma fille
s'altérait... huit mois après qu'elle était morte, et l'on m'envoya son
acte de décès. À cette époque, Mme Séraphin est entrée au service de
Jacques Ferrand, après avoir livré notre fille à la Chouette, par
l'intermédiaire d'un misérable actuellement au bagne de Rochefort. Je
commençais à écrire cette déclaration de la Chouette, lorsqu'elle m'a
frappée. Ce papier est là... avec un portrait de notre fille à l'âge de
quatre ans. Examinez tout, lettres, déclaration, portrait; et vous, qui
l'avez vue... cette malheureuse enfant... jugez.

Après ces mots qui épuisèrent ses forces, Sarah tomba défaillante dans
son fauteuil.

Rodolphe resta foudroyé par cette révélation.

Il est de ces malheurs si imprévus, si abominables, qu'on tâche de ne
pas y croire jusqu'à ce qu'une évidence écrasante vous y contraigne...

Rodolphe, persuadé de la mort de Fleur-de-Marie, n'avait plus qu'un
espoir, celui de se convaincre qu'elle n'était pas sa fille.

Avec un calme effrayant qui épouvanta Sarah, il s'approcha de la table,
ouvrit la cassette et se mit à lire les lettres une à une, à examiner,
avec une attention scrupuleuse, les papiers qui les accompagnaient.

Ces lettres timbrées et datées par la poste, écrites à Sarah et à son
frère par le notaire et par Mme Séraphin, étaient relatives à l'enfance
de Fleur-de-Marie et au placement des fonds qu'on lui destinait.

Rodolphe ne pouvait douter de l'authenticité de cette correspondance.

La déclaration de la Chouette se trouvait confirmée par les
renseignements dont nous avons parlé au commencement de cette histoire,
renseignements pris par ordre de Rodolphe, et qui signalaient un nommé
Pierre Tournemine, forçat alors à Rochefort, comme l'homme qui avait
reçu Fleur-de-Marie des mains de Mme Séraphin pour la livrer à la
Chouette... à la Chouette, que la malheureuse enfant avait reconnue plus
tard devant Rodolphe au tapis-franc de l'ogresse.

Rodolphe ne pouvait plus douter de l'identité de ces personnages et de
celle de la Goualeuse.

L'acte de décès paraissait en règle; mais Ferrand avait lui-même avoué à
Cecily que ce faux acte avait servi à la spoliation d'une somme
considérable, autrefois placée en viager sur la tête de la jeune fille
qu'il avait fait noyer par Martial à l'île du Ravageur.

Ce fut donc avec une croissante et épouvantable angoisse que Rodolphe
acquit, malgré lui, cette terrible conviction que la Goualeuse était sa
fille et qu'elle était morte.

Malheureusement pour lui... tout semblait confirmer cette créance.

Avant de condamner Jacques Ferrand sur les preuves données par le
notaire lui-même à Cecily, le prince, dans son vif intérêt pour la
Goualeuse, ayant fait prendre des informations à Asnières, avait appris
qu'en effet deux femmes, l'une vieille et l'autre jeune, vêtue en
paysanne, s'étaient noyées en se rendant à l'île du Ravageur, et que le
bruit public accusait les Martial de ce nouveau crime.

Disons enfin que, malgré les soins du docteur Griffon, du comte de
Saint-Remy et de la Louve, Fleur-de-Marie, longtemps dans un état
désespéré, entrait à peine en convalescence, et que sa faiblesse morale
et physique était encore telle qu'elle n'avait pu jusqu'alors prévenir
ni Mme Georges ni Rodolphe de sa position.

Ce concours de circonstances ne pouvait laisser le moindre espoir au
prince.

Une dernière épreuve lui était réservée.

Il jeta enfin les yeux sur le portrait qu'il avait presque craint de
regarder.

Ce coup fut affreux.

Dans cette figure enfantine et charmante, déjà belle de cette beauté
divine que l'on prête aux chérubins, il retrouva d'une manière
saisissante les traits de Fleur-de-Marie... son nez fin et droit, son
noble front, sa petite bouche déjà un peu sérieuse. «Car, disait Mme
Séraphin à Sarah dans une des lettres que Rodolphe venait de lire,
l'enfant demande toujours sa mère et est bien triste.»

C'étaient encore ses grands yeux d'un bleu si pur et si doux... d'un
_bleu de bluet_, avait dit la Chouette à Sarah, en reconnaissant dans
cette miniature les traits de l'infortunée qu'elle avait poursuivie
enfant sous le nom de Pégriotte, jeune fille sous le nom de Goualeuse.

À la vue de ce portrait, les tumultueux et violents sentiments de
Rodolphe furent étouffés par ses larmes.

Il retomba brisé dans un fauteuil et cacha sa figure dans ses mains en
sanglotant.




III

Vengeance


Pendant que Rodolphe pleurait amèrement, les traits de Sarah se
décomposaient d'une manière sensible.

Au moment de voir se réaliser enfin le rêve de son ambitieuse vie, la
dernière espérance qui l'avait jusqu'alors soutenue lui échappait à
jamais.

Cette affreuse déception devait avoir sur sa santé, momentanément
améliorée, une réaction mortelle.

Renversée dans son fauteuil, agitée d'un tremblement fiévreux, ses deux
mains croisées et crispées sur ses genoux, le regard fixe, la comtesse
attendit avec effroi la première parole de Rodolphe.

Connaissant l'impétuosité du caractère du prince, elle pressentait qu'au
brisement douloureux qui arrachait tant de pleurs à cet homme aussi
résolu qu'inflexible, succéderait quelque emportement terrible.

Tout à coup Rodolphe redressa la tête, essuya ses larmes, se leva debout
et s'approchant de Sarah, les bras croisés sur sa poitrine, l'air
menaçant, impitoyable... il la contempla quelques moments en silence,
puis il dit d'une voix sourde:

--Cela devait être... j'ai tiré l'épée contre mon père... je suis frappé
dans mon enfant... Juste punition du parricide... Écoutez-moi, madame.

--Parricide!... vous! mon Dieu! Ô funeste jour! qu'allez-vous donc
encore m'apprendre?

--Il faut que vous sachiez dans ce moment suprême, tous les maux causés
par votre implacable ambition, par votre féroce égoïsme...
Entendez-vous, femme sans coeur et sans foi? Entendez-vous, mère
dénaturée?...

--Grâce!... Rodolphe...

--Pas de grâce pour vous... qui, autrefois, sans pitié pour un amour
sincère, exploitiez froidement, dans l'intérêt de votre exécrable
orgueil, une passion généreuse et dévouée que vous feigniez de
partager... Pas de grâce pour vous qui avez armé le fils contre le
père!... Pas de grâce pour vous qui, au lieu de veiller pieusement sur
votre enfant, l'avez abandonnée à des mains mercenaires, afin de
satisfaire votre cupidité par un riche mariage... comme vous aviez jadis
assouvi votre ambition effrénée en m'amenant à vous épouser... Pas de
grâce pour vous qui, après avoir refusé mon enfant à ma tendresse, venez
de causer sa mort par vos fourberies sacrilèges!... Malédiction sur
vous... vous... mon mauvais génie et celui de ma race!...

--Ô mon Dieu!... il est sans pitié! Laissez-moi!... laissez-moi!

--Vous m'entendrez... vous dis-je!... Vous souvenez-vous du dernier
jour... où je vous ai vue... il y a dix-sept ans de cela vous ne pouviez
plus cacher les suites de notre secrète union, que, comme vous, je
croyais indissoluble... Je connaissais le caractère inflexible de mon
père... je savais quel mariage politique il projetait pour moi...
Bravant son indignation, je lui déclarai que vous étiez ma femme devant
Dieu et devant les hommes... que dans peu de temps vous mettriez au
monde un enfant, fruit de notre amour... La colère de mon père fut
terrible... il ne voulait pas croire à mon mariage... tant d'audace lui
semblait impossible... il me menaça de son courroux si je me permettais
de lui parler encore d'une semblable folie... Alors je vous aimais comme
un insensé... dupe de vos séductions... je croyais que votre coeur
d'airain avait battu pour moi... Je répondis à mon père que jamais je
n'aurais d'autre femme que vous... À ces mots, son emportement n'eut
plus de bornes; il vous prodigua les noms les plus outrageants, s'écria
que notre mariage était nul; que, pour vous punir de votre audace, il
vous ferait attacher au pilori de la ville... Cédant à une folle
passion... à la violence de mon caractère... j'osai défendre à mon père,
à mon souverain... de parler ainsi de ma femme... j'osai le menacer.
Exaspéré par cette insulte, mon père leva la main sur moi; la rage
m'aveugla... je tirai mon épée... je me précipitai sur lui... Sans Murph
qui survint et détourna le coup... j'étais parricide de fait... comme je
l'ai été d'intention!... Entendez-vous... parricide! Et pour vous
défendre... vous!...

--Hélas! j'ignorais ce malheur!

--En vain j'avais cru jusqu'ici expier mon crime... le coup qui me
frappe aujourd'hui est ma punition.

--Mais moi, n'ai-je pas aussi bien souffert de la dureté de votre père,
qui a rompu notre mariage? Pourquoi m'accuser de ne pas vous avoir
aimé... lorsque...

--Pourquoi?... s'écria Rodolphe, en interrompant Sarah et jetant sur
elle un regard de mépris écrasant. Sachez-le donc, et ne vous étonnez
plus de l'horreur que vous m'inspirez. Après cette scène funeste dans
laquelle j'avais menacé mon père, je rendis mon épée. Je fus mis au
secret le plus absolu. Polidori, par les soins de qui notre mariage
avait été conclu, fut arrêté; il prouva que cette union était nulle, que
le ministre qui l'avait bénie était un ministre supposé, et que vous,
votre frère et moi, nous avions été trompés. Pour désarmer la colère de
mon père à son égard, Polidori fit plus: il lui remit une de vos lettres
à votre frère, interceptée lors d'un voyage que fit Seyton.

--Ciel!... il serait possible?

--Vous expliquez-vous mes mépris maintenant?

--Oh! assez... assez.

--Dans cette lettre, vous dévoiliez vos projets ambitieux avec un
cynisme révoltant. Vous me traitiez avec un dédain glacial; vous me
sacrifiiez à votre orgueil infernal; je n'étais que l'instrument de la
fortune souveraine qu'on vous avait prédite... vous trouviez enfin que
mon père vivait bien longtemps.

--Malheureuse que je suis! À cette heure je comprends tout.

--Et pour vous défendre j'avais menacé la vie de mon père. Lorsque le
lendemain, sans m'adresser un seul reproche, il me montra cette
lettre... cette lettre qui à chaque ligne révélait la noirceur de votre
âme, je ne pus que tomber à genoux et demander grâce. Depuis ce jour
j'ai été poursuivi par un remords inexorable. Bientôt, je quittai
l'Allemagne pour de longs voyages; alors commença l'expiation que je me
suis imposée... Elle ne finira qu'avec ma vie... Récompenser le bien,
poursuivre le mal, soulager ceux qui souffrent, sonder toutes les plaies
de l'humanité pour tâcher d'arracher quelques âmes à la perdition, telle
est la tâche que je me suis donnée.

--Elle est noble et sainte, elle est digne de vous.

--Si je vous parle de ce voeu, reprit Rodolphe avec autant de dédain que
d'amertume, de ce voeu que j'ai accompli selon mon pouvoir partout où je
me suis trouvé, ce n'est pas pour être loué par vous. Écoutez-moi donc.
Dernièrement j'arrive en France; mon séjour dans ce pays ne devait pas
être perdu pour l'expiation. Tout en voulant secourir d'honnêtes
infortunes, je voulus aussi connaître ces classes que la misère écrase,
abrutit et déprave, sachant qu'un secours donné à propos, que quelques
généreuses paroles, suffisent souvent à sauver un malheureux de l'abîme.
Afin de juger par moi-même, je pris l'extérieur et le langage des gens
que je désirais observer. Ce fut lors d'une de ces explorations...
que... pour la première fois... je... je... rencontrai... Puis, comme
s'il eût reculé devant cette révélation terrible, Rodolphe ajouta après
un moment d'hésitation:--Non... non; je n'en ai pas le courage.

--Qu'avez-vous donc à m'apprendre encore, mon Dieu?

--Vous ne le saurez que trop tôt... mais, reprit-il avec une sanglante
ironie, vous portez au passé un si vif intérêt que je dois vous parler
des événements qui ont précédé mon retour en France. Après de longs
voyages je revins en Allemagne; je m'empressai d'obéir aux volontés de
mon père; j'épousai une princesse de Prusse. Pendant mon absence vous
aviez été chassée du grand-duché. Apprenant plus tard que vous étiez
mariée au comte Mac-Gregor, je vous redemandai ma fille avec instance:
vous ne me répondîtes pas; malgré toutes mes informations je ne pus
jamais savoir où vous aviez envoyé cette malheureuse enfant, au sort de
laquelle mon père avait libéralement pourvu. Il y a dix ans seulement,
une lettre de vous m'apprit que notre fille était morte. Hélas! plût à
Dieu qu'elle fût morte, alors... j'aurais ignoré l'incurable douleur qui
va désormais désespérer ma vie.

--Maintenant, dit Sarah d'une voix faible, je ne m'étonne plus de
l'aversion que je vous ai inspirée depuis que vous avez lu cette
lettre... Je le sens, je ne survivrai pas à ce dernier coup. Eh bien!
oui... l'orgueil et l'ambition m'ont perdue! Sous une apparence
passionnée je cachais un coeur glacé, j'affectais le dévouement, la
franchise; je n'étais que dissimulation et égoïsme. Ne sachant pas
combien vous avez le droit de me mépriser, de me haïr, mes folles
espérances étaient revenues plus ardentes que jamais. Depuis qu'un
double veuvage nous rendait libres tous deux, j'avais repris une
nouvelle créance à cette prédiction qui me promettait une couronne, et
lorsque le hasard m'a fait retrouver ma fille, il m'a semblé voir dans
cette fortune inespérée une volonté providentielle!... Oui, j'allai
jusqu'à croire que votre aversion pour moi céderait à votre amour pour
votre enfant... et que vous me donneriez votre main afin de lui rendre
le rang qui lui était dû...

--Eh bien! que votre exécrable ambition soit donc satisfaite et punie!
Oui, malgré l'horreur que vous m'inspirez; oui, par attachement, que
dis-je? par respect pour les affreux malheurs de mon enfant, j'aurais...
quoique décidé à vivre ensuite séparé de vous... j'aurais, par un
mariage qui eût légitimé la naissance de notre fille, rendu sa position
aussi éclatante, aussi haute qu'elle avait été misérable!

--Je ne m'étais donc pas trompée!... Malheur!... Malheur!... il est trop
tard!...

--Oh! je le sais! ce n'est pas la mort de votre fille que vous pleurez,
c'est la perte de ce rang que vous avez poursuivi avec une inflexible
opiniâtreté!... Eh bien! que ces regrets infâmes soient votre dernier
châtiment!...

--Le dernier... car je n'y survivrai pas...

--Mais avant de mourir vous saurez... quelle a été l'existence de votre
fille depuis que vous l'avez abandonnée.

--Pauvre enfant! bien misérable, peut-être...

--Vous souvenez-vous, reprit Rodolphe avec un calme effrayant, vous
souvenez-vous de cette nuit où vous et votre frère vous m'avez suivi
dans un repaire de la Cité?

--Je m'en souviens; mais pourquoi cette question?... votre regard me
glace.

--En venant dans ce repaire, vous avez vu, n'est-ce pas, au coin de ces
rues ignobles, de... malheureuses créatures... qui... mais non... non...
Je n'ose pas, dit Rodolphe en cachant son visage dans ses mains, je
n'ose pas... mes paroles m'épouvantent.

--Moi aussi, elles m'épouvantent... qu'est-ce donc encore, mon Dieu?

--Vous les avez vues, n'est-ce pas? reprit Rodolphe en faisant sur
lui-même un effort terrible. Vous les avez vues, ces femmes, la honte de
leur sexe?... Eh bien!... parmi elles... avez-vous remarqué une jeune
fille de seize ans, belle... Oh! belle... comme on peint les anges?...
une pauvre enfant qui, au milieu de la dégradation où on l'avait plongée
depuis quelques semaines, conservait une physionomie si candide, si
virginale et si pure, que les voleurs et les assassins qui la
tutoyaient... madame... l'avaient surnommée Fleur-de-Marie...
L'avez-vous remarquée, cette jeune fille... dites? dites, tendre mère?

--Non... je ne l'ai pas remarquée, dit Sarah presque machinalement, se
sentant oppressée par une vague terreur.

--Vraiment? s'écria Rodolphe avec un éclat sardonique. C'est étrange...
je l'ai remarquée, moi... Voici à quelle occasion... écoutez bien. Lors
d'une de ces explorations dont je vous ai parlé tout à l'heure et qui
avait alors un double but[3], je me trouvais dans la Cité: non loin du
repaire où vous m'avez suivi, un homme voulait battre une de ces
malheureuses créatures; je la défendis contre la brutalité de cet
homme... Vous ne devinez pas qui était cette créature... Dites, mère
sainte et prévoyante, dites... vous ne devinez pas?

--Non... je ne... devine pas... Oh! laissez-moi... laissez-moi.

--Cette malheureuse était Fleur-de-Marie...

--Ô mon Dieu!...

--Et vous ne devinez pas... qui était Fleur-de-Marie... mère
irréprochable?

--Tuez-moi... oh! tuez-moi...

--C'était la Goualeuse... c'était votre fille..., s'écria Rodolphe avec
une explosion déchirante... Oui, cette infortunée que j'ai arrachée des
mains d'un ancien forçat, c'était mon enfant, à moi... à moi... Rodolphe
de Gerolstein! oh! il y avait dans cette rencontre avec mon enfant, que
je sauvais sans la connaître, quelque chose de fatal... de
providentiel... une récompense pour l'homme qui cherche à secourir ses
frères... une punition pour le parricide...

--Je meurs maudite et damnée..., murmura Sarah en se renversant dans son
fauteuil et en cachant son visage dans ses mains.

--Alors, continua Rodolphe, dominant à peine ses ressentiments et
voulant en vain comprimer les sanglots qui de temps en temps étouffèrent
sa voix, quand je l'ai crue soustraite aux mauvais traitements dont on
la menaçait, frappé de la douceur inexprimable de son accent... de
l'angélique expression de ses traits... il m'a été impossible de ne pas
m'intéresser à elle... Avec quelle émotion profonde j'ai écouté le naïf
et poignant récit de cette vie d'abandon, de douleur et de misère; car,
voyez-vous, c'est quelque chose d'épouvantable que la vie de votre
fille... madame...

«Oh! il faut que vous sachiez les tortures de votre enfant; oui, madame
la comtesse... pendant qu'au milieu de votre opulence vous rêviez une
couronne... votre fille, toute petite, couverte de haillons, allait le
soir mendier dans les rues, souffrant du froid et de la faim... durant
les nuits d'hiver elle grelottait sur un peu de paille dans le coin d'un
grenier, et puis, quand l'horrible femme qui la torturait était lasse de
battre la pauvre petite, ne sachant qu'imaginer pour la faire souffrir,
savez-vous ce qu'elle lui faisait, madame?... elle lui arrachait les
dents!...

--Oh! je voudrais mourir! c'est une atroce agonie!...

--Écoutez encore... S'échappant enfin des mains de la Chouette, errant
sans pain, sans asile, âgée de huit ans à peine, on l'arrête comme
vagabonde, on la met en prison... Ah! cela a été le meilleur temps de la
vie de votre fille... madame... Oui, dans sa geôle, chaque soir, elle
remerciait Dieu de ne plus souffrir du froid, de la faim, et de ne plus
être battue. Et c'est dans une prison qu'elle a passé les années les
plus précieuses de la vie d'une jeune fille, ces années qu'une tendre
mère entoure toujours d'une sollicitude si pieuse et si jalouse; oui, au
lieu d'atteindre ses seize ans environnée de soins tutélaires, de nobles
enseignements, votre fille n'a connu que la brutale indifférence des
geôliers, et puis, un jour, dans sa féroce insouciance, la société l'a
jetée, innocente et pure, belle et candide, au milieu de la fange de la
grande ville... Malheureuse enfant... abandonnée... sans soutien, sans
conseil, livrée à tous les hasards de la misère et du vice!... Oh!
s'écria Rodolphe, en donnant un libre cours aux sanglots qui
l'étouffaient, votre coeur est endurci, votre égoïsme impitoyable, mais
vous auriez pleuré... oui... vous auriez pleuré en entendant le récit
déchirant de votre fille!... Pauvre enfant! souillée, mais non
corrompue, chaste encore au milieu de cette horrible dégradation qui
était pour elle un songe affreux, car chaque mot disait son horreur pour
cette vie où elle était fatalement enchaînée; oh! si vous saviez comme à
chaque instant il se révélait en elle d'adorables instincts! Que de
bonté... que de charité touchante! oui... car c'était pour soulager une
infortune plus grande encore que la sienne que la pauvre petite avait
dépensé le peu d'argent qui lui restait, et qui la séparait de l'abîme
d'infamie où on l'a plongée... Oui! car il est venu un jour... un jour
affreux... où, sans travail, sans pain, sans asile... d'horribles femmes
l'ont rencontrée exténuée de faiblesse... de besoin... l'ont enivrée...
et...

Rodolphe ne put achever; il poussa un cri déchirant en s'écriant:

--Et c'était ma fille! ma fille!...

--Malédiction sur moi! murmura Sarah en cachant sa figure dans ses mains
comme si elle eût redouté de voir le jour.

--Oui, s'écria Rodolphe, malédiction sur vous! car c'est votre abandon
qui a causé toutes ces horreurs... Malédiction sur vous! car, lorsque la
retirant de cette fange je l'avais placée dans une paisible retraite,
vous l'en avez fait arracher par vos misérables complices. Malédiction
sur vous! car cet enlèvement l'a mise au pouvoir de Jacques Ferrand...

À ce nom Rodolphe se tut brusquement...

Il tressaillit comme s'il l'eût prononcé pour la première fois.

C'est que pour la première fois aussi il prononçait ce nom depuis qu'il
savait que sa fille était la victime de ce monstre... Les traits du
prince prirent alors une effrayante expression de rage et de haine.

Muet, immobile, il restait comme écrasé par cette pensée: que le
meurtrier de sa fille vivait encore... Sarah, malgré sa faiblesse
croissante et le bouleversement que venait de lui causer l'entretien de
Rodolphe, fut frappée de son air sinistre; elle eut peur pour elle...

--Hélas! qu'avez-vous? murmura-t-elle d'une voix tremblante. N'est-ce
pas assez de souffrances, mon Dieu?...

--Non... ce n'est pas assez! ce n'est pas assez..., dit Rodolphe en se
parlant à lui-même et répondant à sa propre pensée, je n'avais jamais
éprouvé cela... jamais! Quelle ardeur de vengeance... quelle soif de
sang... quelle rage calme et réfléchie!... Quand je ne savais pas qu'une
des victimes du monstre était mon enfant... je me disais: «La mort de
cet homme serait stérile... tandis que sa vie serait féconde, si, pour
la racheter, il acceptait les conditions que je lui impose...» Le
condamner à la charité, pour expier ses crimes, me paraissait juste...
Et puis la vie sans or, la vie sans l'assouvissement de sa sensualité
frénétique, devait être une longue et double torture... Mais c'est ma
fille qu'il a livrée, enfant, à toutes les horreurs de la misère...
jeune fille, à toutes les horreurs de l'infamie!... s'écria Rodolphe en
s'animant peu à peu; mais c'est ma fille qu'il a fait assassiner!... Je
tuerai cet homme!...

Et le prince s'élança vers la porte.

--Où allez-vous? Ne m'abandonnez pas... s'écria Sarah, se levant à demi
et étendant vers Rodolphe ses mains suppliantes. Ne me laissez pas
seule!... je vais mourir...

--Seule!... non!... non!... Je vous laisse avec le spectre de votre
fille, dont vous avez causé la mort!...

Sarah, éperdue, se jeta à genoux en poussant un cri d'effroi, comme si
un fantôme effrayant lui eût apparu.

--Pitié! je meurs!

--Mourez donc, maudite!... reprit Rodolphe effrayant de fureur.
Maintenant il me faut la vie de votre complice... car c'est vous qui
avez livré votre fille à son bourreau!

Et Rodolphe se fit rapidement conduire chez Jacques Ferrand.




IV

Furens amoris


La nuit était venue pendant que Rodolphe se rendait chez le notaire...

Le pavillon occupé par Jacques Ferrand est plongé dans une obscurité
profonde...

Le vent gémit...

La pluie tombe...

Le vent gémissait, la pluie tombait aussi pendant cette nuit sinistre où
Cecily, avant de quitter pour jamais la maison du notaire, avait exalté
la brutale passion de cet homme jusqu'à la frénésie.

Étendu sur le lit de sa chambre à coucher faiblement éclairée par une
lampe, Jacques Ferrand est vêtu d'un pantalon et d'un gilet noirs; une
des manches de sa chemise est relevée, tachée de sang; une ligature de
drap rouge, que l'on aperçoit à son bras nerveux, annonce qu'il vient
d'être saigné par Polidori.

Celui-ci, debout auprès du lit, s'appuie d'une main au chevet et semble
contempler les traits de son complice avec inquiétude.

Rien de plus hideusement effrayant que la figure de Jacques Ferrand,
alors plongé dans cette torpeur somnolente qui succède ordinairement aux
crises violentes.

D'une pâleur violacée qui se détache des ombres de l'alcôve, son visage,
inondé d'une sueur froide, a atteint le dernier degré du marasme; ses
paupières fermées sont tellement gonflées, injectées de sang, qu'elles
apparaissent comme deux lobes rougeâtres au milieu de cette face d'une
lividité cadavéreuse.

--Encore un accès aussi violent que celui de tout à l'heure... et il est
mort..., dit Polidori à voix basse. Arétée[4] l'a dit, la plupart de
ceux qui sont atteints de cette étrange et effroyable maladie périssent
presque toujours le septième jour... et il y a aujourd'hui six jours que
l'infernale créole a allumé le feu inextinguible qui dévore cet homme...

Après quelques moments de silence méditatif, Polidori s'éloigna du lit
et se promena lentement dans la chambre.

--Tout à l'heure, reprit-il en s'arrêtant, pendant la crise qui a failli
emporter Jacques, je me croyais sous l'obsession d'un rêve en
l'entendant décrire une à une, et d'une voix haletante, les monstrueuses
hallucinations qui traversaient son cerveau... Terrible... terrible
maladie!... Tour à tour elle soumet chaque organe à des phénomènes qui
déconcertent la science... épouvantent la nature... Ainsi tout à l'heure
l'ouïe de Jacques était d'une sensibilité si incroyablement douloureuse,
que, quoique je lui parlasse aussi bas que possible, mes paroles
brisaient à ce point son tympan qu'il lui semblait, disait-il, que son
crâne était une cloche, et qu'un énorme battant d'airain mis en branle
au moindre son lui martelait la tête d'une tempe à l'autre avec un
fracas étourdissant et des élancements atroces.

Polidori resta de nouveau pensif devant le lit de Jacques Ferrand, dont
il s'était rapproché...

La tempête grondait au-dehors; elle éclata bientôt en longs sifflements,
en violentes rafales de vent et de pluie qui ébranlèrent toutes les
fenêtres de cette maison délabrée...

Malgré son audacieuse scélératesse, Polidori était superstitieux; de
noirs pressentiments l'agitaient; il éprouvait un malaise
indéfinissable; les mugissements de l'ouragan qui troublaient seuls le
morne silence de la nuit lui inspiraient une vague frayeur contre
laquelle il voulait en vain se roidir.

Pour se distraire de ses sombres pensées, il se remit à examiner les
traits de son complice.

--Maintenant, dit-il en se penchant vers lui, ses paupières
s'injectent... On dirait que son sang calciné y afflue et s'y concentre.
L'organe de la vue va, comme tout à l'heure celui de l'ouïe, offrir sans
doute quelque phénomène extraordinaire... Quelles souffrances!... Comme
elles durent!... Comme elles sont variées!... Oh! ajouta-t-il avec un
rire amer, quand la nature se mêle d'être cruelle... et de jouer le rôle
de tourmenteur, elle défie les plus féroces combinaisons des hommes.
Ainsi, dans cette maladie, causée par une frénésie érotique, elle soumet
chaque sens à des tortures inouïes, surhumaines... elle développe la
sensibilité de chaque organe jusqu'à l'idéal, pour que l'atrocité des
douleurs soit idéale aussi.

Après avoir contemplé pendant quelques moments les traits de son
complice, il tressaillit de dégoût, se recula et dit:

--Ah! ce masque est affreux... Ces frémissements rapides qui le
parcourent et le rident parfois le rendent effrayant...

Au-dehors l'ouragan redoublait de furie...

--Quel orage! reprit Polidori en tombant assis dans un fauteuil et en
appuyant son front dans ses mains. Quelle nuit... quelle nuit! Il ne
peut y en avoir de plus funestes pour l'état de Jacques.

Après un long silence il reprit:

--Je ne sais si le prince, instruit de l'infernale puissance des
séductions de Cecily et de la fougue des sens de Jacques a prévu que
chez un homme d'une trempe si énergique, d'une organisation si
vigoureuse, l'ardeur d'une passion brûlante et inassouvie, compliquée
d'une sorte de rage cupide, développerait l'effroyable névrose dont
Jacques est victime... mais cette conséquence était normale, forcée...

«Oh! oui, dit-il en se levant brusquement et comme s'il eût été effrayé
par cette pensée, oui, le prince avait sans doute prévu cela... sa rare
et vaste intelligence n'est étrangère à aucune science... Son coup
d'oeil profond embrasse la cause et l'effet de chaque chose...
Impitoyable dans sa justice, il a dû baser et calculer sûrement le
châtiment de Jacques sur les développements logiques et successifs d'une
passion brutale, exaspérée jusqu'à la rage.

Après un long silence, Polidori reprit:

--Quand je songe au passé... quand je songe aux projets ambitieux que,
d'accord avec Sarah, j'avais autrefois fondés sur la jeunesse du
prince!... Que d'événements! Par quelles dégradations suis-je tombé dans
l'abjection criminelle où je vis, moi qui avais cru efféminer ce prince
et en faire l'instrument docile du pouvoir que j'avais rêvé!... De
précepteur je comptais devenir ministre... Et, malgré mon savoir, mon
esprit, de forfaits en forfaits, j'ai atteint les derniers degrés de
l'infamie... Me voici enfin le geôlier de mon complice.

Et Polidori s'abîma dans de sinistres réflexions qui le ramenèrent à la
pensée de Rodolphe.

--Je redoute et je hais le prince, reprit-il, mais je suis forcé de
m'incliner en tremblant devant cette imagination, devant cette volonté
toute-puissante qui s'élance toujours d'un seul bond en dehors des
routes connues... Quel contraste étrange dans cet homme... assez
tendrement charitable pour imaginer la Banque des travailleurs sans
ouvrage, assez féroce... pour arracher Jacques à la mort afin de le
livrer à toutes les furies vengeresses de la luxure!...

«Rien d'ailleurs de plus orthodoxe, ajouta Polidori avec une sombre
ironie. Parmi les peintures que Michel-Ange a faites des sept péchés
capitaux dans son _Jugement dernier_ de la chapelle Sixtine, j'ai vu la
punition terrifiante dont il frappe la luxure[5]; mais les masques
hideux, convulsifs, de ces damnés de la chair qui se tordaient sous la
morsure aiguë des serpents, étaient moins effrayants que la face de
Jacques pendant son accès de tout à l'heure... il m'a fait peur!

Et Polidori frissonna comme s'il avait encore devant les yeux cette
vision formidable.

--Oh! oui! reprit-il avec un abattement rempli de frayeur, le prince est
impitoyable... Mieux vaudrait mille fois, pour Ferrand, avoir porté sa
tête sur l'échafaud, mieux vaudrait le feu, la roue, le plomb fondu qui
brûle et troue les membres, que le supplice que ce misérable endure. À
force de le voir souffrir je finis par m'épouvanter pour mon propre
sort... Que va-t-on décider de moi... que me réserve-t-on, à moi le
complice de Jacques?... Être son geôlier ne peut suffire à la vengeance
du prince... il ne m'a pas fait grâce de l'échafaud... pour me laisser
vivre. Peut-être une prison éternelle m'attend-elle en Allemagne...
Mieux encore vaudrait cela que la mort... Je ne pouvais que me mettre
aveuglément à la discrétion du prince... c'était ma seule chance de
salut... Quelquefois, malgré sa promesse, une crainte m'assiège...
peut-être me livrera-t-on au bourreau... si Jacques succombe! En
dressant l'échafaud pour moi de son vivant, ce serait le dresser aussi
pour lui, mon complice... mais, lui mort?... Pourtant... je le sais, la
parole du prince est sacrée... mais moi qui ai tant de fois violé les
lois divines et humaines... pourrai-je invoquer la promesse jurée?... Il
n'importe!... De même qu'il était de mon intérêt que Jacques ne
s'échappât pas, il serait aussi de mon intérêt de prolonger ses jours...
Mais à chaque instant les symptômes de sa maladie s'aggravent... il
faudrait presque un miracle pour le sauver... Que faire... que faire?

À ce moment, la tempête était dans toute sa fureur; une cheminée presque
croulante de vétusté, renversée par la violence du vent, tomba sur le
toit et dans la cour avec le fracas retentissant de la foudre.

Jacques Ferrand, brusquement arraché à sa torpeur somnolente, fit un
mouvement sur son lit.

Polidori se sentit de plus en plus sous l'obsession de la vague terreur
qui le dominait.

--C'est une sottise de croire aux pressentiments, dit-il d'une voix
troublée, mais cette nuit me semble devoir être sinistre...

Un sourd gémissement du notaire attira l'attention de Polidori.

--Il sort de sa torpeur, se dit-il, en se rapprochant lentement du lit;
peut-être va-t-il tomber dans une nouvelle crise.

--Polidori! murmura Jacques Ferrand, toujours étendu sur son lit et
tenant ses yeux fermés, Polidori quel est ce bruit?

--Une cheminée qui s'écroule..., répondit Polidori à voix basse,
craignant de frapper trop vivement l'ouïe de son complice; un affreux
ouragan ébranle la maison jusque dans ses fondements... la nuit est
horrible... horrible!

Le notaire ne l'entendit pas et reprit en tournant à demi la tête:

--Polidori, tu n'es donc pas là?

--Si... si... je suis là, dit Polidori d'une voix plus haute, mais je
t'ai répondu doucement de peur de te causer, comme tout à l'heure, de
nouvelles douleurs, en parlant haut.

--Non... maintenant ta voix arrive à mon oreille sans me faire éprouver
ces affreuses douleurs de tantôt... car il me semblait au moindre bruit
que la foudre éclatait dans mon crâne... et pourtant, au milieu de ce
fracas, de ces souffrances sans nom, je distinguais la voix passionnée
de Cecily qui m'appelait...

--Toujours cette femme infernale... toujours! Mais chasse donc ces
pensées... elles te tueront!

--Ces pensées sont ma vie! Comme ma vie, elles résistent à mes
tortures.

--Mais, insensé que tu es, ce sont ces pensées seules qui causent tes
tortures, te dis-je! Ta maladie n'est autre chose que ta frénésie
sensuelle arrivée à sa dernière exaspération... Encore une fois, chasse
de ton cerveau ces images mortellement lascives, ou tu périras...

--Chasser ces images! s'écria Jacques Ferrand avec exaltation, oh!
jamais, jamais! Toute ma crainte est que ma pensée s'épuise à les
évoquer... mais, par l'enfer! elle ne s'épuise pas... Plus cet ardent
mirage m'apparaît, plus il ressemble à la réalité... Dès que la douleur
me laisse un moment de repos, dès que je puis lier deux idées, Cecily,
ce démon que je chéris et que je maudis, surgit à mes yeux.

--Quelle fureur indomptable! Il m'épouvante!

--Tiens, maintenant, dit le notaire d'une voix stridente et les yeux
obstinément attachés sur un point obscur de son alcôve, je vois déjà
comme une forme indécise et blanche se dessiner... là... là!

Et il étendait son doigt velu et décharné dans la direction de sa
vision.

--Tais-toi, malheureux.

--Ah! la voilà!...

--Jacques... c'est la mort!

--Ah! je la vois, ajouta Ferrand les dents serrées, sans répondre à
Polidori; la voilà! qu'elle est belle! qu'elle est belle!... Comme ses
cheveux noirs flottent en désordre sur ses épaules!... Et ses petites
dents qu'on aperçoit entre ses lèvres entr'ouvertes... ses lèvres si
rouges et si humides! quelles perles!... Oh! ses grands yeux semblent
tour à tour étinceler et mourir!... Cecily! ajouta-t-il avec une
exaltation inexprimable, Cecily! je t'adore!...

--Jacques! écoute, écoute!

--Oh! la damnation éternelle... et la voir ainsi pendant l'éternité!...

--Jacques! s'écria Polidori alarmé, n'excite pas ta vue sur ces
fantômes!

--Ce n'est pas un fantôme!

--Prends garde! tout à l'heure, tu le sais... tu te figurais aussi
entendre les chants voluptueux de cette femme, et ton ouïe a été tout à
coup frappée d'une douleur effroyable... Prends garde!

--Laisse-moi! s'écria le notaire avec un courroux impatient,
laisse-moi!... À quoi bon l'ouïe, sinon pour l'entendre?... la vue,
sinon pour la voir?...

--Mais, les tortures qui s'ensuivent, misérable fou!

--Je puis braver les tortures pour un mirage! j'ai bravé la mort pour
une réalité... Que m'importe, d'ailleurs? cette ardente image est pour
moi la réalité... Oh! Cecily! es-tu belle!... Tu le sais bien, monstre,
que tu es enivrante... À quoi bon cette coquetterie infernale qui
m'embrase encore!... Oh! l'exécrable furie! tu veux donc que je
meure!... Cesse... cesse... ou je t'étrangle!... s'écria le notaire en
délire.

--Mais tu te tues, misérable! s'écria Polidori en secouant rudement le
notaire pour l'arracher à son extase.

Efforts inutiles! Jacques continua avec une nouvelle exaltation:

--Ô reine chérie! démon de volupté! jamais je n'ai vu... Le notaire
n'acheva pas.

Il poussa un brusque cri de douleur en se rejetant en arrière.

--Qu'as-tu? lui demanda Polidori avec étonnement.

--Éteins cette lumière; son éclat devient trop vif... je ne puis le
supporter: il me blesse...

--Comment! dit Polidori de plus en plus surpris, il n'y a qu'une lampe
recouverte de son abat-jour, et sa lueur est très-faible...

--Je te dis que la clarté augmente ici... Tiens, encore, encore! Oh!
c'est trop... cela devient intolérable! ajouta Jacques Ferrand en
fermant les yeux avec une expression de souffrance croissante.

--Tu es fou! cette chambre est à peine éclairée, te dis-je; je viens au
contraire d'abaisser la lampe, ouvre les yeux, tu verras!

--Ouvrir les yeux!... mais je serais aveuglé par les torrents de clarté
flamboyante dont cette pièce est de plus en plus inondée... Ici, là,
partout... ce sont des gerbes de feu, des milliers d'étincelles
éblouissantes! s'écria le notaire en se levant sur son séant. Puis,
poussant un nouveau cri de douleur atroce, il porta les deux mains sur
ses yeux.--Mais je suis aveuglé! cette lumière torride traverse mes
paupières fermées... elle me brûle, elle me dévore... Ah! maintenant,
mes mains me garantissent un peu!... mais éteins cette lampe, elle jette
une flamme infernale!...

--Plus de doute, dit Polidori, sa vue est frappée de l'exorbitante
sensibilité dont son ouïe avait été frappée tout à l'heure... puis une
crise d'hallucination... Il est perdu! Le saigner de nouveau dans cet
état serait mortel... Il est perdu!

Un nouveau cri aigu, terrible, de Jacques Ferrand retentit dans la
chambre.

--Bourreau! éteins donc cette lampe!... Son éclat embrasé pénètre à
travers mes mains qu'il rend transparentes... Je vois le sang circuler
dans le réseau de mes veines... J'ai beau clore mes paupières de toutes
mes forces, cette lave ardente s'y infiltre... Oh! quelle torture!... Ce
sont des élancements éblouissants comme si on m'enfonçait au fond des
orbites un fer aigu chauffé à blanc... Au secours! mon Dieu! au
secours!... s'écria-t-il en se tordant sur son lit, en proie à
d'horribles convulsions de douleur.

Polidori, effrayé de la violence de cet accès, éteignit brusquement la
lumière.

Et tous les deux se trouvèrent dans une obscurité profonde.

À ce moment, on entendit le bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la
porte de la rue...




V

Les visions


Lorsque les ténèbres eurent envahi la chambre où il se trouvait avec
Polidori, les douleurs aiguës de Jacques Ferrand cessèrent peu à peu.

--Pourquoi as-tu autant tardé à éteindre cette lampe? dit Jacques
Ferrand. Était-ce pour me faire endurer les tourments de l'enfer? Oh!
que j'ai souffert... mon Dieu, que j'ai souffert!

--Maintenant, souffres-tu moins?

--J'éprouve encore une irritation violente... mais ce n'est rien auprès
de ce que je ressentais tout à l'heure.

--Je te l'avais dit: dès que le souvenir de cette femme excitera l'un de
tes sens, presque à l'instant ce sens sera frappé par un de ces
terribles phénomènes qui déconcertent la science, et que les croyants
pourraient prendre pour une terrible punition de Dieu...

--Ne me parle pas de Dieu! s'écria le monstre en grinçant des dents.

--Je t'en parlais... pour mémoire... Mais, puisque tu tiens à ta vie, si
misérable qu'elle soit... songe bien, je te le répète, que tu seras
emporté pendant une de ces crises furieuses, si tu les provoques
encore...

--Je tiens à la vie... parce que le souvenir de Cecily est toute ma
vie...

--Mais ce souvenir te tue, t'épuise, te consume!

--Je ne puis ni ne veux m'y soustraire... Je suis incarné à Cecily comme
le sang l'est au corps... Cet homme m'a pris toute ma fortune, il n'a pu
me ravir l'ardente et impérissable image de cette enchanteresse; cette
image est à moi; à toute heure elle est là comme mon esclave... elle dit
ce que je veux; elle me regarde comme je veux... elle m'adore comme je
veux! s'écria le notaire dans un nouvel accès de passion frénétique.

--Jacques! ne t'exalte pas! souviens-toi de la crise de tout à l'heure!

Le notaire n'entendit pas son complice, qui prévit une nouvelle
hallucination.

En effet, Jacques Ferrand reprit en poussant un éclat de rire convulsif
et sardonique:

--M'enlever Cecily! Mais ils ne savent donc pas qu'on arrive à
l'impossible en concentrant la puissance de toutes ses facultés sur un
objet? Ainsi tout à l'heure... je... vais monter dans la chambre de
Cecily, où je n'ai pas osé aller depuis son départ... Oh! voir...
toucher les vêtements qui lui ont appartenu... la glace devant laquelle
elle s'habillait... ce sera la voir elle-même! Oui, en attachant
énergiquement mes yeux sur cette glace... bientôt j'y verrai apparaître
Cecily, ce ne sera pas une illusion, un mirage, ce sera bien elle, je la
trouverai là... comme le statuaire trouve la statue dans le bloc de
marbre... Mais, par tous les feux de l'enfer, dont je brûle, ce ne sera
pas une pâle et froide Galatée.

--Où vas-tu? dit tout d'un coup Polidori en entendant Jacques Ferrand se
lever, car l'obscurité la plus profonde régnait toujours dans cette
pièce.

--Je vais trouver Cecily...

--Tu n'iras pas! l'aspect de cette chambre te tuerait.

--Cecily m'attend là-haut.

--Tu n'iras pas, je te tiens, je ne te lâche pas, dit Polidori en
saisissant le notaire par le bras.

Jacques Ferrand, arrivé au dernier degré de l'épuisement, ne pouvait
lutter contre Polidori qui l'étreignait d'une main vigoureuse.

--Tu veux m'empêcher d'aller trouver Cecily?

--Oui, et d'ailleurs il y a une lampe allumée dans la salle voisine; tu
sais quel effet la lumière a tout à l'heure produit sur ta vue.

--Cecily est en haut... elle m'attend... je traverserais une fournaise
ardente pour aller la rejoindre... Laisse-moi... elle m'a dit que
j'étais son vieux tigre... prends garde, mes griffes sont tranchantes.

--Tu ne sortiras pas! je t'attacherai plutôt sur ton lit comme un fou
furieux.

--Polidori, écoute, je ne suis pas fou, j'ai toute ma raison, je sais
bien que Cecily n'est pas matériellement là-haut... mais, pour moi, les
fantômes de mon imagination valent des réalités...

--Silence! s'écria tout à coup Polidori en prêtant l'oreille, tout à
l'heure j'avais cru entendre une voiture s'arrêter à la porte; je ne
m'étais pas trompé; j'entends maintenant un bruit de voix dans la cour.

--Tu veux me distraire de ma pensée; le piège est grossier.

--J'entends parler, te dis-je, et je crois reconnaître...

--Tu veux m'abuser, dit Jacques Ferrand interrompant Polidori, je ne
suis pas ta dupe...

--Mais, misérable, écoute donc, écoute, tiens, n'entends-tu pas?

--Laisse-moi!... Cecily est là-haut, elle m'appelle; ne me mets pas en
fureur. À mon tour je te dis: Prends garde!... Entends-tu? prends
garde...

--Tu ne sortiras pas...

--Prends garde...

--Tu ne sortiras pas d'ici, mon intérêt veut que tu restes...

--Tu m'empêches d'aller retrouver Cecily, mon intérêt veut que tu
meures... Tiens donc! dit le notaire d'une voix sourde.

Polidori poussa un cri.

--Scélérat! tu m'as frappé au bras, mais ta main était mal affermie; la
blessure est légère, tu ne m'échapperas pas...

--Ta blessure est mortelle... c'est le stylet empoisonné de Cecily qui
t'a frappé; je le portais toujours sur moi; attends l'effet du poison.
Ah! tu me lâches, enfin, tu vas mourir... Il ne fallait pas m'empêcher
d'aller là-haut retrouver Cecily... ajouta Jacques Ferrand en cherchant
à tâtons dans l'obscurité à ouvrir la porte.

--Oh!... murmura Polidori, mon bras s'engourdit... un froid mortel me
saisit... mes genoux tremblent sous moi... mon sang se fige dans mes
veines... un vertige me saisit!... Au secours!... cria le complice de
Jacques Ferrand en rassemblant ses forces dans un dernier cri: Au
secours!... je meurs!...

Et il s'affaissa sur lui-même.

Le fracas d'une porte vitrée, ouverte avec tant de violence que
plusieurs carreaux se brisèrent en éclats, la voix retentissante de
Rodolphe et un bruit de pas précipités semblèrent répondre au cri
d'angoisse de Polidori.

Jacques Ferrand, ayant enfin trouvé la serrure dans l'obscurité, ouvrit
brusquement la porte de la pièce voisine et s'y précipita, son dangereux
stylet à la main...

Au même instant, menaçant et formidable comme le génie de la vengeance,
le prince entrait dans cette pièce par le côté opposé.

--Monstre! s'écria Rodolphe en s'avançant vers Jacques Ferrand, c'est ma
fille que tu as tuée! tu vas...

Le prince n'acheva pas, il recula épouvanté...

On eût dit que ses paroles avaient foudroyé Jacques Ferrand.

Jetant son stylet et portant ses deux mains à ses yeux, le misérable
tomba la face contre terre en poussant un cri qui n'avait rien d'humain.

Par suite du phénomène dont nous avons parlé et dont une obscurité
profonde avait suspendu l'action, lorsque Jacques Ferrand entra dans
cette chambre vivement éclairée, il fut frappé d'éblouissements plus
vertigineux, plus intolérables que s'il eût été jeté au milieu d'un
torrent de lumière aussi incandescente que celle du disque du soleil.

Et ce fut un épouvantable spectacle que l'agonie de cet homme qui se
tordait dans d'épouvantables convulsions, éraillant le parquet avec ses
ongles, comme s'il eût voulu se creuser un trou pour échapper aux
tortures atroces que lui causait cette flamboyante clarté.

Rodolphe, un de ses gens et le portier de la maison qui avait été forcé
de conduire le prince jusqu'à la porte de cette pièce, restaient frappés
d'horreur.

Malgré sa juste haine, Rodolphe ressentit un mouvement de pitié pour les
souffrances inouïes de Jacques Ferrand, il ordonna de le reporter sur un
canapé.

On y parvint non sans peine, car, de crainte de se trouver soumis à
l'action directe de la lampe, le notaire se débattit violemment; mais
lorsqu'il eut la face inondée de lumière, il poussa un nouveau cri...

Un cri qui glaça Rodolphe de terreur.

Après de nouvelles et longues tortures, le phénomène cessa par sa
violence même.

Ayant atteint les dernières limites du possible sans que la mort
s'ensuivît, la douleur visuelle cessa... mais, suivant la marche normale
de cette maladie, une hallucination délirante vint succéder à cette
crise.

Tout à coup Jacques Ferrand se roidit comme un cataleptique; ses
paupières, jusqu'alors obstinément fermées, s'ouvrirent brusquement; au
lieu de fuir la lumière, ses yeux s'y attachèrent invinciblement; ses
prunelles, dans un état de dilatation et de fixité extraordinaires,
semblaient phosphorescentes et intérieurement illuminées. Jacques
Ferrand paraissait plongé dans une sorte de contemplation extatique; son
corps et ses membres restèrent d'abord dans une immobilité complète; ses
traits seuls furent incessamment agités par des tressaillements
nerveux.

Son hideux visage ainsi contracté, contourné, n'avait plus rien
d'humain; on eût dit que les appétits de la bête, en étouffant
l'intelligence de l'homme, imprimaient à la physionomie de ce misérable
un caractère absolument bestial.

Arrivé à la période mortelle de son délire, à travers cette suprême
hallucination, il se souvenait encore des paroles de Cecily qui l'avait
appelé son tigre; peu à peu sa raison s'égara; il s'imagina être un
tigre.

Ses paroles entrecoupées, haletantes, peignaient le désordre de son
cerveau et l'étrange aberration qui s'en était emparée. Peu à peu ses
membres, jusqu'alors roides et immobiles, se détendirent; un brusque
mouvement le fit choir du canapé; il voulut se relever et marcher; mais,
les forces lui manquant, il fut réduit tantôt à ramper comme un reptile,
tantôt à se traîner sur ses mains et sur ses genoux... allant, venant,
deçà et delà, selon que ses visions le poussaient et le possédaient.

Tapi dans l'un des angles de la chambre, comme un tigre dans son
repaire, ses cris rauques, furieux, ses grincements de dents, la torsion
convulsive des muscles de son front et de sa face, son regard
flamboyant, lui donnaient parfois quelque vague et effrayante
ressemblance avec cette bête féroce.

--Tigre... tigre... tigre que je suis, disait-il d'une voix saccadée, en
se ramassant sur lui-même, oui, tigre... Que de sang!... Dans ma
caverne... cadavres déchirés! La Goualeuse... le frère de cette veuve...
un petit enfant... le fils de Louise... voilà des cadavres... ma
tigresse Cecily prendra sa part... Puis, regardant ses doigts décharnés,
dont les ongles avaient démesurément poussé pendant sa maladie, il
ajouta ces mots entrecoupés: Oh! mes ongles tranchants... tranchants et
aigus... Un vieux tigre, moi, mais plus souple, plus fort, plus hardi...
On n'oserait pas me disputer ma tigresse Cecily... Ah! elle appelle!...
elle appelle! dit-il en avançant son monstrueux visage et prêtant
l'oreille.

Après un moment de silence, il se tapit de nouveau le long du mur en
disant:

--Non... j'avais cru l'entendre... elle n'est pas là... mais je la
vois... Oh! toujours, toujours!... Oh! la voilà... Elle m'appelle, elle
rugit, rugit là-bas... Me voilà... me voilà...

Et Jacques Ferrand se traîna vers le milieu de la chambre sur ses genoux
et sur ses mains. Quoique ses forces fussent épuisées, de temps à autre
il avançait par un soubresaut convulsif, puis il s'arrêtait, semblant
écouter attentivement.

--Où est-elle? où est-elle? j'approche, elle s'éloigne... Ah!...
là-bas... oh! elle m'attend... va... va... mords le sable en poussant
tes rugissements plaintifs... Ah! ses grands yeux féroces... ils
deviennent languissants, ils implorent... Cecily, ton vieux tigre est à
toi, s'écria-t-il.

Et d'un dernier élan il eut la force de se soulever et de se redresser
sur ses genoux.

Mais tout à coup se renversant en arrière avec épouvante, le corps
affaissé sur ses talons, les cheveux hérissés, le regard effaré, la
bouche contournée de terreur, les deux mains tendues en avant, il sembla
lutter avec rage contre un objet invisible, prononçant des paroles sans
suite, et s'écriant d'une voix entrecoupée:

--Quelle morsure... au secours... noeuds glacés... mes bras brisés... je
ne peux pas l'ôter... dents aiguës... Non, non, oh! pas les yeux... au
secours... un serpent noir... oh! sa tête plate... ses prunelles de feu.
Il me regarde... c'est le démon... Ah! il me reconnaît... Jacques
Ferrand... à l'église... saint homme... toujours à l'église...
va-t'en... au signe de la croix... va-t'en...

Et le notaire se redressant un peu, s'appuyant d'une main sur le
parquet, tâcha de l'autre de se signer.

Son front livide était inondé de sueur froide, ses yeux commençaient à
perdre de leur transparence; ils devenaient ternes, glauques.

Tous les symptômes d'une mort prochaine se manifestaient.

Rodolphe et les autres témoins de cette scène restaient immobiles et
muets, comme s'ils eussent été sous l'obsession d'un rêve abominable.

--Ah!... reprit Jacques Ferrand toujours à demi étendu sur le parquet et
se soutenant d'une main, le démon... disparu... je vais à l'église... je
suis un saint homme... je prie... Hein? on ne le saura pas... tu crois?
non, non, tentateur... bien sûr! Le secret? Eh bien! qu'elles
viennent... ces femmes... Toutes... oui, toutes... si on ne sait pas.

Et sur cette hideuse physionomie de ce martyr damné de la luxure on put
suivre les dernières convulsions de l'agonie sensuelle... Les deux pieds
dans la tombe que sa passion frénétique avait ouverte, obsédé par son
fougueux délire, il évoquait encore des images d'une volupté mortelle.

--Ah!... reprit-il d'une voix haletante, ces femmes... ces femmes! Mais
le secret! Je suis un saint homme! Le secret! Ah! les voilà! trois...
Elles sont trois! Que dit celle-ci? Je suis Louise Morel... Ah! oui...
Louise Morel... je sais... Je ne suis qu'une fille du peuple... Vois,
Jacques... quelle forêt de cheveux bruns se déploie sur mes épaules...
Tu trouvais mon visage beau... Tiens... prends... garde-le... Que me
donnera-t-elle? Sa tête... coupée par le bourreau... Cette tête morte,
elle me regarde... Cette tête morte... elle me parle... Ses lèvres
violettes, elles remuent... Viens! viens! viens! Comme Cecily... non...
je ne veux pas... je ne veux pas... démon... laisse-moi... va-t'en...
vas-t'en! Et cette autre femme! oh! belle! belle! Jacques... je suis la
duchesse... de Lucenay... Vois ma taille de déesse... mon sourire... mes
yeux effrontés... Viens! viens! oui... je viens... mais attends! Et
celle-ci... qui retourne son visage! Oh! Cecily! Cecily! Oui...
Jacques... je suis Cecily... Tu vois les trois Grâces... Louise... la
duchesse et moi... choisis... Beauté du peuple... beauté patricienne...
beauté sauvage des tropiques... L'enfer avec nous... Viens! viens!...
L'enfer avec vous!... Oui, s'écria Jacques Ferrand en se soulevant sur
ses genoux et en étendant ses bras pour saisir ces fantômes.

Ce dernier élan convulsif fut suivi d'une commotion mortelle.

Il retomba aussitôt en arrière, roide et inanimé ses yeux semblaient
sortir de leur orbite; d'atroces convulsions imprimaient à ses traits
des contorsions surnaturelles, pareilles à celle que la pile voltaïque
arrache au visage des cadavres; une écume sanglante inondait ses lèvres;
sa voix était sifflante, strangulée, comme celle d'un hydrophobe, car,
dans son dernier paroxysme, cette maladie épouvantable... épouvantable
punition de la luxure, offre les mêmes symptômes que la rage.

La vie du monstre s'éteignit au milieu d'une dernière et horrible
vision, car il balbutia ces mots:

--Nuit noire! noire... spectre... squelettes d'airain rougi au feu...
m'enlacent... leurs doigts brûlants... ma chair fume... ma moelle se
calcine... spectre acharné... non! non... Cecily! le feu... Cecily!...

Tels furent les derniers mots de Jacques Ferrand...

Rodolphe sortit épouvanté.




VI

L'hospice[6]


On se souvient que Fleur-de-Marie, sauvée par la Louve, avait été
transportée, non loin de l'île du Ravageur, dans la maison de campagne
du docteur Griffon, l'un des médecins de l'hospice civil où nous
conduirons le lecteur.

Ce savant docteur, qui avait obtenu, par de hautes protections, un
service dans cet hôpital, regardait ses salles comme une espèce de lieu
d'essai où il expérimentait sur les pauvres les traitements qu'il
appliquait ensuite à ses riches clients, ne hasardant jamais sur ceux-ci
un nouveau moyen curatif avant d'en avoir ainsi plusieurs fois tenté et
répété l'application _in anima vili_, comme il le disait avec cette
sorte de barbarie naïve où peut conduire la passion aveugle de l'art, et
surtout l'habitude et la puissance d'exercer, sans crainte et sans
contrôle, sur une créature de Dieu, toutes les capricieuses tentatives,
toutes les savantes fantaisies d'un esprit inventeur.

Ainsi, par exemple, le docteur voulait-il s'assurer de l'effet
comparatif d'une médication nouvelle assez hasardée, afin de pouvoir
déduire des conséquences favorables à tel ou tel système:

Il prenait un certain nombre de malades...

Traitait ceux-ci selon la nouvelle méthode,

Ceux-là par l'ancienne.

Dans quelques circonstances abandonnait les autres aux seules forces de
la nature...

Après quoi il comptait les survivants...

Ces terribles expériences étaient, à bien dire, un sacrifice humain fait
sur l'autel de la science[7].

Le docteur Griffon n'y songeait même pas.

Aux yeux de ce prince de la science, comme on dit de nos jours, les
malades de son hôpital n'étaient que de la matière à étude, à
expérimentation; et comme, après tout, il résultait parfois de ses
essais un fait utile ou une découverte acquise à la science, le docteur
se montrait aussi ingénument satisfait et triomphant qu'un général après
une victoire assez coûteuse en soldats.

L'homoeopathie, lors de son apparition, n'avait pas eu d'adversaire plus
acharné que le docteur Griffon. Il traitait cette méthode d'absurde, de
funeste, d'homicide; aussi, fort de sa conviction, et voulant mettre les
homoeopathes, comme on dit, _au pied du mur_, il aurait voulu leur
offrir, avec une loyauté chevaleresque, un certain nombre de malades sur
lesquels l'homoeopathie instrumenterait à son gré, sûr d'avance que, de
vingt malades soumis à ce traitement, cinq au plus survivraient... Mais
la lettre de l'Académie de médecine, qui refusait les expériences
provoquées par le ministère lui-même, sur la demande de la société de
médecine homoeopathique, réprima cet excès de zèle, et, par esprit de
corps, il ne voulut pas faire de son autorité privée ce que ses
supérieurs hiérarchiques avaient repoussé. Seulement il continua avec la
même inconséquence que ses collègues à déclarer à la fois les doses
homoeopathiques sans aucune action et très-dangereuses, sans réfléchir
que ce qui est inerte ne peut en même temps être venimeux; mais les
préjugés des savants ne sont pas moins tenaces que ceux du vulgaire, et
il fallut bien des années avant qu'un médecin consciencieux osât
expérimenter dans un hôpital de Paris la médecine des petites doses et
sauver, avec des globules, des centaines de pneumoniques que la saignée
eût envoyés dans l'autre monde.

Quant au docteur Griffon, qui déclarait si cavalièrement homicides les
millionièmes de grains, il continua d'ingurgiter sans pitié à ses
patients l'iode, la strychnine et l'arsenic, jusqu'aux limites extrêmes
de la _tolérance physiologique_, ou pour mieux dire jusqu'à l'extinction
de la vie.

On eût stupéfié le docteur Griffon en lui disant, à propos de cette
libre et autocratique disposition de ses _sujets_:

«Un tel état de choses ferait regretter la barbarie de ce temps où les
condamnés à mort étaient exposés à subir des opérations chirurgicales
récemment découvertes... mais que l'on n'osait encore pratiquer sur le
vivant... L'opération réussissait-elle, le condamné était gracié.

«Comparée à ce que vous faites, cette barbarie était de la charité,
monsieur.

«Après tout, on donnait ainsi une chance de vie à un misérable que le
bourreau attendait, et l'on rendait possible une expérience peut-être
utile au salut de tous.

«Les homoeopathes, que vous accablez de vos sarcasmes, ont essayé
préalablement sur eux-mêmes tous les médicaments dont ils se servent
pour combattre les maladies. Plusieurs ont succombé dans ces essais
noblement téméraires, mais leur mort doit être inscrite en lettres d'or
dans le martyrologe de la science. N'est-ce pas à de semblables
expériences que vous devriez convier vos élèves?

«Mais leur indiquer la population d'un hôpital comme une vile matière
destinée à la manipulation thérapeutique, comme une espèce de chair à
canon destinée à supporter les premières bordées de la mitraille
médicale, plus meurtrière que celle du canon; mais tenter vos
aventureuses médications sur de malheureux artisans dont l'hospice est
le seul refuge lorsque la maladie les accable... mais _essayer_ un
traitement peut-être funeste sur des gens que la misère vous livre
confiants et désarmés... à vous leur seul espoir, à vous qui ne répondez
de leur vie qu'à Dieu... Savez-vous que cela serait pousser l'amour de
la science jusqu'à l'inhumanité, monsieur?

«Comment! les classes pauvres peuplent déjà les ateliers, les champs,
l'armée; de ce monde elles ne connaissent que misère et privations, et
lorsqu'à bout de fatigues et de souffrances elles tombent exténuées...
et demi-mortes... la maladie même ne les préserverait pas d'une dernière
et sacrilège exploitation?

«J'en appelle à votre coeur, monsieur, cela ne serait-il pas injuste et
cruel?»

Hélas! le docteur Griffon aurait été touché peut-être par ces paroles
sévères, mais non convaincu.

L'homme est fait de la sorte: le capitaine s'habitue aussi à ne plus
considérer ses soldats que comme des pions de ce jeu sanglant qu'on
appelle une bataille.

Et c'est parce que l'homme est ainsi fait que la société doit protection
à ceux que le sort expose à subir la réaction de ces nécessités
humaines.

Or, le caractère du docteur Griffon une fois admis (et on peut
l'admettre sans trop d'hyperbole), la population de son hospice n'avait
donc aucune garantie, aucun recours contre la barbarie scientifique de
ses expériences: car il existe une fâcheuse lacune dans l'organisation
des hôpitaux civils.

Nous la signalons ici; puissions-nous être entendu...

Les hôpitaux militaires sont chaque jour visités par un officier
supérieur chargé d'accueillir les plaintes des soldats malades et d'y
donner suite si elles lui semblent raisonnables. Cette surveillance
contradictoire, complètement distincte de l'administration et du service
de santé, est excellente; elle a toujours produit les meilleurs
résultats. Il est d'ailleurs impossible de voir des établissements mieux
tenus que les hôpitaux militaires; les soldats y sont soignés avec une
douceur extrême, et traités nous dirions presque avec une commisération
respectueuse.

Pourquoi une surveillance analogue à celle que les officiers supérieurs
exercent dans les hôpitaux militaires n'est-elle pas exercée dans les
hôpitaux civils par des hommes complètement indépendants de
l'administration et du service de santé, par une commission choisie
peut-être parmi les maires, leurs adjoints, parmi tous ceux enfin qui
exercent les diverses charges de l'édilité parisienne, charges toujours
si ardemment briguées? Les réclamations du pauvre (si elles étaient
fondées) auraient ainsi un organe impartial, tandis que, nous le
répétons, cet organe manque absolument; il n'existe aucun contrôle
contradictoire du service des hospices...

Cela nous semble exorbitant.

Ainsi, la porte des salles du docteur Griffon une fois refermée sur un
malade, ce dernier appartenait corps et âme à la science. Aucune oreille
amie ou désintéressée ne pouvait entendre ses doléances.

On lui disait nettement qu'étant admis à l'hospice par charité, il
faisait désormais partie du domaine expérimental du docteur, et que
malade et maladie devaient servir de sujet d'étude, d'observation,
d'analyse ou d'enseignement aux jeunes élèves qui suivaient assidûment
la visite de M. Griffon.

En effet, bientôt le sujet avait à répondre aux interrogatoires souvent
les plus pénibles, les plus douloureux, et cela non pas seul à seul avec
le médecin, qui, comme le prêtre, remplit un sacerdoce et a le droit de
tout savoir; non, il lui fallait répondre à voix haute, devant une foule
avide et curieuse.

Oui, dans ce pandémonium de la science, vieillard ou jeune homme, fille
ou femme, étaient obligés d'abjurer tout sentiment de pudeur ou de
honte, et de faire les révélations les plus intimes, de se soumettre aux
investigations matérielles les plus pénibles devant un nombreux public,
et presque toujours ces cruelles formalités aggravaient les maladies.

Et cela n'était ni humain ni juste: c'est parce que le pauvre entre à
l'hospice au nom saint et sacré de la charité qu'il doit être traité
avec compassion, avec respect; car le malheur a sa majesté[8].

En lisant les lignes suivantes, on comprendra pourquoi nous les avons
fait précéder de quelques réflexions.

Rien de plus attristant que l'aspect nocturne de la vaste salle
d'hôpital où nous introduirons le lecteur.

Le long de ses grands murs sombres, percés çà et là de fenêtres
grillagées comme celles des prisons, s'étendent deux rangées de lits
parallèles, vaguement éclairées par la lueur sépulcrale d'un réverbère
suspendu au plafond.

L'atmosphère est si nauséabonde, si lourde, que les nouveaux malades ne
s'y acclimatent souvent pas sans danger; ce surcroît de souffrances est
une sorte de prime que tout nouvel arrivant paye inévitablement au
sinistre séjour de l'hospice.

Au bout de quelque temps une certaine lividité morbide annonce que le
malade a subi la première influence de ce milieu délétère, et qu'il est,
nous l'avons dit, acclimaté[9].

L'air de cette salle immense est donc épais, fétide.

Çà et là le silence de la nuit est interrompue tantôt par des
gémissements plaintifs, tantôt par de profonds soupirs arrachés par
l'insomnie fébrile... puis tout se tait, et l'on n'entend plus que le
balancement monotone et régulier du pendule d'une grosse horloge qui
sonne ces heures si longues, si longues pour la douleur qui veille.

Une des extrémités de cette salle était presque plongée dans
l'obscurité.

Tout à coup il se fit à cet endroit une sorte de tumulte et de bruit de
pas précipités; une porte s'ouvrit et se referma plusieurs fois; une
soeur de charité, dont on distinguait le vaste bonnet blanc et le
vêtement noir à la clarté d'une lumière qu'elle portait, s'approcha d'un
des derniers lits de la rangée de droite.

Quelques-unes des malades, éveillées en sursaut, se levèrent sur leur
séant, attentives à ce qui se passait.

Bientôt les deux battants de la porte s'ouvrirent.

Un prêtre entra portant un crucifix... les deux soeurs s'agenouillèrent.

À la clarté de la lumière qui entourait ce lit d'une pâle auréole,
tandis que les autres parties de la salle restaient dans l'ombre, on put
voir l'aumônier de l'hospice se pencher vers la couche de misère en
prononçant quelques paroles dont le son affaibli se perdit dans le
silence de la nuit.

Au bout d'un quart d'heure le prêtre souleva l'extrémité d'un drap dont
il recouvrit complètement le chevet du lit...

Puis il sortit...

Une des soeurs agenouillées se releva, ferma les rideaux, qui crièrent
sur leurs tringles, et se remit à prier auprès de sa compagne.

Puis tout redevint silencieux.

Une des malades venait de mourir...

Parmi les femmes qui ne dormaient pas et qui avaient assisté à cette
scène muette, se trouvaient trois personnes dont le nom a été déjà
prononcé dans le cours de cette histoire:

Mlle de Fermont, fille de la malheureuse veuve ruinée par la cupidité de
Jacques Ferrand; la Lorraine, pauvre blanchisseuse, à qui Fleur-de-Marie
avait autrefois donné le peu d'argent qui lui restait, et Jeanne Duport,
soeur de Pique-Vinaigre, le conteur de la Force.

Nous connaissons Mlle de Fermont et la soeur du conteur de la Force.
Quant à la Lorraine, c'était une femme de vingt ans environ, d'une
figure douce et régulière, mais d'une pâleur et d'une maigreur extrêmes;
elle était phtisique au dernier degré, il ne restait aucun espoir de la
sauver; elle le savait et s'éteignait lentement.

La distance qui séparait les lits de ces deux femmes était assez petite
pour qu'elles pussent causer à voix basse sans être entendues des
soeurs.

--En voilà encore une qui s'en va, dit à demi-voix la Lorraine, en
songeant à la morte et en se parlant à elle-même. Elle ne souffre
plus... Elle est bien heureuse!...

--Elle est bien heureuse... si elle n'a pas d'enfant, ajouta Jeanne.

--Tiens... vous ne dormez pas... ma voisine..., lui dit la Lorraine.
Comment ça va-t-il, pour votre première nuit ici? Hier soir, dès en
entrant, on vous a fait coucher... et je n'ai pas osé ensuite vous
parler, je vous entendais sangloter.

--Oh! oui... j'ai bien pleuré.

--Vous avez donc grand mal?

--Oui, mais je suis dure au mal; c'est de chagrin que je pleurais.
Enfin, j'avais fini par m'endormir, je sommeillais, quand le bruit des
portes m'a éveillée. Lorsque le prêtre est entré et que les bonnes
soeurs se sont agenouillées, j'ai bien vu que c'était une femme qui se
mourait... alors j'ai dit en moi-même un _Pater_ et un _Ave_ pour elle.

--Moi aussi... et, comme j'ai la même maladie que la femme qui vient de
mourir, je n'ai pu m'empêcher de m'écrier: En voilà une qui ne souffre
plus; elle est bien heureuse!

--Oui... comme je vous le disais... si elle n'a pas d'enfant!

--Vous en avez donc... vous, des enfants?

--Trois..., dit la soeur de Pique-Vinaigre avec un soupir. Et vous?

--J'ai eu une petite fille... mais je ne l'ai pas gardée longtemps. La
pauvre enfant avait été frappée d'avance; j'avais eu trop de misère
pendant ma grossesse. Je suis blanchisseuse au bateau; j'avais travaillé
tant que j'ai pu aller. Mais tout a une fin; quand la force m'a manqué,
le pain m'a manqué aussi. On m'a renvoyée de mon garni; je ne sais pas
ce que je serais devenue, sans une pauvre femme qui m'a prise avec elle
dans une cave où elle se cachait pour se sauver de son homme qui voulait
la tuer. C'est là que j'ai accouché sur la paille; mais, par bonheur,
cette brave femme connaissait une jeune fille, belle et charitable comme
un ange du bon Dieu; cette jeune fille avait un peu d'argent; elle m'a
retirée de ma cave, m'a bien établie dans un cabinet garni dont elle a
payé un mois d'avance... me donnant en outre un berceau d'osier pour mon
enfant, et quarante francs pour moi avec un peu de linge. Grâce à elle,
j'ai pu me remettre sur pied et reprendre mon ouvrage.

--Bonne petite fille... Tenez, moi aussi, j'ai rencontré par hasard
comme qui dirait sa pareille, une jeune ouvrière bien serviable. J'étais
allée... voir mon pauvre frère qui est prisonnier... dit Jeanne après un
moment d'hésitation, et j'ai rencontré au parloir cette ouvrière dont je
vous parle: m'ayant entendu dire que je n'étais pas heureuse, elle est
venue à moi, bien embarrassée, pour m'offrir de m'être utile selon ses
moyens, la pauvre enfant...

--Comme c'était bon à elle!

--J'ai accepté: elle m'a donné son adresse, et, deux jours après, cette
chère petite Mlle Rigolette... elle s'appelle Rigolette... m'avait fait
une commande...

--Rigolette! s'écria la Lorraine; voyez donc comme ça se rencontre!

--Vous la connaissez?

--Non; mais la jeune fille qui a été si généreuse pour moi a plusieurs
fois prononcé devant moi le nom de Mlle Rigolette; elles étaient amies
ensemble...

--Eh bien! dit Jeanne en souriant tristement, puisque nous sommes
voisines de lit, nous devrions être amies comme nos deux bienfaitrices.

--Bien volontiers; moi, je m'appelle Annette Gerbier, dit la Lorraine,
blanchisseuse.

--Et moi, Jeanne Duport, ouvrière frangeuse... Ah! c'est si bon, à
l'hospice, de pouvoir trouver quelqu'un qui ne vous soit pas tout à fait
étranger, surtout quand on y vient pour la première fois, et qu'on a
beaucoup de chagrins! Mais je ne veux pas penser à cela... Dites-moi, la
Lorraine... et comment s'appelait la jeune fille qui a été si bonne pour
vous?

--Elle s'appelait la Goualeuse. Tout mon chagrin est de ne l'avoir pas
revue depuis longtemps... Elle était jolie comme une Sainte Vierge, avec
de beaux cheveux blonds et des yeux bleus si doux, si doux...
Malheureusement, malgré son secours, mon pauvre enfant est mort... à
deux mois; il était si chétif, il n'avait que le souffle... et la
Lorraine essuya une larme.

--Et votre mari?

--Je ne suis pas mariée... je blanchissais à la journée chez une riche
bourgeoise de mon pays: j'avais toujours été sage, mais je m'en suis
laissé conter par le fils de la maison, et alors...

--Ah! oui... je comprends.

--Quand j'ai vu l'état où je me trouvais, je n'ai pas osé rester au
pays; M. Jules, c'était le fils de la riche bourgeoise, m'a donné
cinquante francs pour venir à Paris, disant qu'il me ferait passer vingt
francs tous les mois pour ma layette et pour mes couches; mais, depuis
mon départ de chez nous, je n'ai plus jamais rien reçu de lui, pas
seulement de ses nouvelles; je lui ai écrit une fois, il ne m'a pas
répondu... je n'ai pas osé recommencer, je voyais bien qu'il ne voulait
plus entendre parler de moi...

--Et c'est lui qui vous a perdue, pourtant; et il est riche?

--Sa mère a beaucoup de bien chez nous; mais que voulez-vous? je n'étais
plus là... il m'a oubliée...

--Mais au moins... il n'aurait pas dû vous oublier, à cause de son
enfant.

--C'est au contraire cela, voyez-vous, qui l'aura rendu mal pour moi; il
m'en aura voulu d'être enceinte, parce que je lui devenais un embarras.

--Pauvre Lorraine!

--Je regrette mon enfant, pour moi, mais pas pour elle; pauvre chère
petite! elle aurait eu trop de misère et aurait été orpheline de trop
bonne heure... car je n'en ai pas pour longtemps à vivre...

--On ne doit pas avoir de ces idées-là à votre âge. Est-ce qu'il y a
beaucoup de temps que vous êtes malade?

--Bientôt trois mois... Dame, quand j'ai eu à gagner pour moi et mon
enfant, j'ai redoublé de travail, j'ai repris trop vite mon ouvrage à
mon bateau; l'hiver était très-froid, j'ai gagné une fluxion de
poitrine: c'est à ce moment-là que j'ai perdu ma petite fille. En la
veillant, j'ai négligé de me soigner... et puis par là-dessus le
chagrin... enfin je suis poitrinaire... condamnée comme l'était
l'actrice qui vient de mourir.

--À votre âge, il y a toujours de l'espoir.

--L'actrice n'avait que deux ans de plus que moi, et vous voyez.

--Celle que les bonnes soeurs veillent maintenant, c'était donc une
actrice?

--Mon Dieu, oui. Voyez le sort... Elle avait été belle comme le jour.
Elle avait eu beaucoup d'argent, des équipages, des diamants; mais par
malheur la petite vérole l'a défigurée, alors la gêne est venue, puis la
misère, enfin la voilà morte à l'hospice. Du reste, elle n'était pas
fière; au contraire, elle était bien douce et bien honnête pour toute la
salle... Jamais personne n'est venu la voir; pourtant, il y a quatre ou
cinq jours, elle nous disait qu'elle avait écrit à un monsieur qu'elle
avait connu autrefois dans son beau temps, et qui l'avait bien aimée;
elle lui écrivait pour le prier de venir réclamer son corps, parce que
cela lui faisait mal de penser qu'elle serait disséquée... coupée en
morceaux.

--Et ce monsieur... il est venu?

--Non.

--Ah! c'est bien mal.

--À chaque instant la pauvre femme demandait après lui, disant toujours:
«Oh! il viendra, oh! il va venir, bien sûr...» et pourtant elle est
morte sans qu'il soit venu...

--Sa fin lui aura été plus pénible encore.

--Oh! mon Dieu! oui, car ce qu'elle craignait tant arrivera à son pauvre
corps...

--Après avoir été riche, heureuse, mourir ici, c'est triste! Au moins,
nous autres nous ne changeons que de misères...

--À propos de ça, reprit la Lorraine après un moment d'hésitation, je
voudrais bien que vous me rendiez un service.

--Parlez...

--Si je mourais, comme c'est probable, avant que vous sortiez d'ici, je
voudrais que vous réclamiez mon corps... J'ai la même peur que
l'actrice... et j'ai mis là le peu d'argent qui me reste pour me faire
enterrer.

--N'ayez donc pas ces idées-là.

--C'est égal, me le promettez-vous?

--Enfin, Dieu merci, ça n'arrivera pas.

--Oui, mais si cela arrive, je n'aurai pas, grâce à vous, le même
malheur que l'actrice.

--Pauvre dame, après avoir été riche, finir ainsi! Il n'y a pas que
l'actrice dans cette salle qui ait été riche, madame Jeanne.

--Appelez-moi donc Jeanne... comme je vous appelle la Lorraine.

--Vous êtes bien bonne...

--Qui donc encore a été riche aussi?

--Une jeune personne de quinze ans au plus, qu'on a amenée ici hier
soir, avant que vous n'entriez. Elle était si faible qu'on était obligé
de la porter. La soeur dit que cette jeune personne et sa mère sont des
gens très-comme il faut, qui ont été ruinés...

--Sa mère est ici aussi?

--Non, la mère était si mal, si mal, qu'on n'a pu la transporter... La
pauvre jeune fille ne voulait pas la quitter, et on a profité de son
évanouissement pour l'emmener... C'est le propriétaire d'un méchant
garni où elles logeaient qui, de peur qu'elles ne meurent chez lui, a
été faire sa déclaration au commissaire.

--Et où est-elle?

--Tenez... là... dans le lit en face de vous...

--Et elle a quinze ans?

--Mon Dieu! tout au plus.

--L'âge de ma fille aînée!... dit Jeanne en ne pouvant retenir ses
larmes.




VII

La visite


Jeanne Duport, à la pensée de sa fille, s'était mise à pleurer
amèrement.

--Pardon, lui dit la Lorraine attristée, pardon, si je vous ai fait de
la peine sans le vouloir en vous parlant de vos enfants... Ils sont
peut-être malades aussi?

--Hélas! mon Dieu... je ne sais pas ce qu'ils vont devenir si je reste
ici plus de huit jours.

--Et votre mari?

Après un moment de silence, Jeanne reprit en essuyant ses larmes:

--Puisque nous sommes amies ensemble, la Lorraine, je peux vous dire mes
peines, comme vous m'avez dit les vôtres... cela me soulagera... Mon
mari était un bon ouvrier; il s'est dérangé, puis il m'a abandonnée, moi
et mes enfants, après avoir vendu tout ce que nous possédions; je me
suis remise au travail, de bonnes âmes m'ont aidée, je commençais à être
un peu à flot, j'élevais ma petite famille du mieux que je pouvais,
quand mon mari est revenu, avec une mauvaise femme qui était sa
maîtresse, me reprendre le peu que je possédais, et ç'a été encore à
recommencer.

--Pauvre Jeanne, vous ne pouviez pas empêcher cela?

--Il aurait fallu me séparer devant la loi; mais la loi est trop chère,
comme dit mon frère. Hélas! mon Dieu, vous allez voir ce que ça fait que
la loi soit trop chère pour nous, pauvres gens. Il y a quelques jours je
retourne voir mon frère, il me donne trois francs qu'il avait ramassés à
conter des histoires aux autres prisonniers.

--On voit que vous êtes bien bons coeurs dans votre famille, dit la
Lorraine qui, par une rare délicatesse d'instinct, n'interrogea pas
Jeanne sur la cause de l'emprisonnement de son frère.

--Je reprends donc courage, je croyais que mon mari ne reviendrait pas
de longtemps, car il avait pris chez nous tout ce qu'il pouvait prendre.
Non, je me trompe, ajouta la malheureuse en frissonnant; il lui restait
à prendre ma fille... ma pauvre Catherine...

--Votre fille?

--Vous allez voir... vous allez voir. Il y a trois jours, j'étais à
travailler avec mes enfants autour de moi; mon mari entre. Rien qu'à son
air, je m'aperçois tout de suite qu'il a bu. «Je viens chercher
Catherine», qu'il me dit. Malgré moi je prends le bras de ma fille et je
réponds à Duport: «Où veux-tu l'emmener? «--Ça ne te regarde pas, c'est
ma fille; qu'elle fasse son paquet et qu'elle me suive.» À ces mots-là,
mon sang ne fait qu'un tour, car figurez-vous, la Lorraine, que cette
mauvaise femme qui est avec mon mari... ça fait frémir à dire, mais
enfin... c'est ainsi... elle le pousse depuis longtemps à tirer parti de
notre fille--qui est jeune et jolie. Dites, quel monstre de femme!

--Ah! oui, c'est un vrai monstre.

«--Emmener Catherine! que je réponds à Duport, jamais; je sais ce que ta
mauvaise femme voudrait en faire.--Tiens, me dit mon mari, dont les
lèvres étaient déjà toutes blanches de colère, ne m'obstine pas ou je
t'assomme.» Là-dessus il prend ma fille par le bras en lui disant: «En
route! Catherine.» La pauvre petite me saute au cou en fondant en larmes
et criant: «Je veux rester avec maman!» Voyant ça, Duport devient
furieux: il arrache ma fille d'après moi, me donne un coup de poing dans
l'estomac qui me renverse par terre, et une fois par terre... une fois
par terre... Mais voyez-vous, la Lorraine, dit la malheureuse femme en
s'interrompant, bien sûr il n'a été si méchant que parce qu'il avait
bu... enfin il trépigne sur moi... en m'accablant de sottises...

--Faut-il être méchant, mon Dieu!

--Mes pauvres enfants se jettent à ses genoux en demandant grâce;
Catherine aussi; alors il dit à ma fille en jurant comme un furieux: «Si
tu ne viens pas avec moi, j'achève ta mère!» Je vomissais le sang... je
me sentais à moitié morte... je ne pouvais pas faire un mouvement...
mais je crie à Catherine: «Laisse-moi tuer plutôt! mais ne suis pas ton
père!--Tu ne te tairas donc pas», me dit Duport en me donnant un nouveau
coup de pied qui me fit perdre connaissance.

--Quelle misère! Quelle misère!

--Quand je suis revenue à moi, j'ai retrouvé mes deux petits garçons qui
pleuraient.

--Et votre fille?

--Partie!... s'écria la malheureuse mère, avec un accent et des sanglots
déchirants, oui... partie... Mes autres enfants m'ont dit que leur père
l'avait battue... la menaçant, en outre, de m'achever sur la place.
Alors, que voulez-vous? la pauvre enfant a perdu la tête... elle s'est
jetée sur moi pour m'embrasser... elle a aussi embrassé ses petits
frères en pleurant... et puis mon mari l'a entraînée! Ah! sa mauvaise
femme l'attendait dans l'escalier... j'en suis bien sûre!...

--Et vous ne pouviez pas vous plaindre au commissaire?

--Dans le premier moment, je n'étais qu'au chagrin de savoir Catherine
partie... mais j'ai senti bientôt de grandes douleurs dans tout le
corps, je ne pouvais pas marcher. Hélas! mon Dieu! ce que j'avais tant
redouté était arrivé. Oui, je l'avais dit à mon frère, un jour mon mari
me battra si fort... si fort... que je serai obligée d'aller à
l'hospice. Alors... mes enfants... qu'est-ce qu'ils deviendront? Et
aujourd'hui m'y voilà, à l'hospice, et... je dis: «Qu'est-ce qu'ils
deviendront, mes enfants?»

--Mais il n'y a donc pas de justice, mon Dieu! pour les pauvres gens?

--Trop cher, trop cher pour nous, comme dit mon frère, reprit Jeanne
Duport avec amertume. Les voisins avaient été chercher le commissaire...
son greffier est venu, ça me répugnait de dénoncer Duport... mais, à
cause de ma fille, il l'a fallu. Seulement j'ai dit que dans une
querelle que je lui faisais, parce qu'il voulait emmener ma fille, il
m'avait poussée... que cela ne serait rien... mais que je voulais revoir
Catherine, parce que je craignais qu'une mauvaise femme, avec qui vivait
mon mari, ne la débauchât.

--Et qu'est-ce qu'il vous a dit, le greffier?

--Que mon mari était dans son droit d'emmener sa fille, n'étant pas
séparé d'avec moi; que ce serait un malheur si ma fille tournait mal par
de mauvais conseils, mais que ce n'étaient que des suppositions et que
ça ne suffisait pas pour porter plainte contre mon mari. «--Vous n'avez
qu'un moyen, m'a dit le greffier; plaidez au civil, demandez une
séparation de corps et alors les coups que vous a donnés votre mari, sa
conduite avec une vilaine femme, seront en votre faveur, et on le
forcera de vous rendre votre fille; sans cela, il est dans son droit de
la garder avec lui.--Mais plaider! je n'ai pas de quoi, mon Dieu! j'ai
mes enfants à nourrir.--Que voulez-vous que j'y fasse? a dit le
greffier, c'est comme ça.» Oui, reprit Jeanne en sanglotant, il avait
raison... c'est comme ça... dans trois mois ma fille sera peut-être une
créature des rues! tandis que si j'avais eu de quoi plaider pour me
séparer de mon mari, cela ne serait pas arrivé.

--Mais cela n'arrivera pas; votre fille doit tant vous aimer!

--Mais elle est si jeune! À cet âge-là on n'a pas de défense; et puis
la peur, les mauvais traitements, les mauvais conseils, les mauvais
exemples, l'acharnement qu'on mettra peut-être à lui faire faire mal!
Mon pauvre frère avait prévu tout ce qui arrive, lui; il me disait:
«Est-ce que tu crois que si cette mauvaise femme et ton mari s'acharnent
à perdre cette enfant, il ne faudra pas qu'elle y passe[10]?» Mon Dieu
mon Dieu! pauvre Catherine, si douce, si aimante! Et moi qui, cette
année encore, lui voulais faire renouveler sa première communion!

--Ah! vous avez bien de la peine. Et moi qui me plaignais, dit la
Lorraine en essuyant ses yeux. Et vos autres enfants?

--À cause d'eux j'ai fait ce que j'ai pu pour vaincre la douleur et ne
pas entrer à l'hôpital, mais je n'ai pu résister. Je vomis le sang trois
ou quatre fois par jour, j'ai une fièvre qui me casse les bras et les
jambes, je suis hors d'état de travailler. Au moins en étant vite
guérie, je pourrai retourner auprès de mes enfants, si avant ils ne sont
pas morts de faim ou emprisonnés comme mendiants. Moi ici, qui
voulez-vous qui prenne soin d'eux, qui les nourrisse?

--Oh! c'est terrible. Vous n'avez donc pas de bons voisins?

--Ils sont aussi pauvres que moi, et ils ont cinq enfants déjà. Aussi
deux enfants de plus! c'est lourd; pourtant ils m'ont promis de les
nourrir... un peu, pendant huit jours, c'est tout ce qu'ils peuvent, et
encore en prenant sur leur pain, et ils n'en ont pas déjà de trop; il
faut donc que je sois guérie dans huit jours; oh! oui, guérie ou non, je
sortirai tout de même.

--Mais, j'y pense, comment n'avez-vous pas songé à cette bonne petite
ouvrière, Mlle Rigolette, que vous avez rencontrée en prison? elle les
aurait gardés, bien sûr, elle.

--J'y ai pensé, et quoique la pauvre petite ait peut-être aussi bien du
mal à vivre, je lui ai fait dire ma peine par une voisine:
malheureusement elle est à la campagne où elle va se marier, a-t-on dit
chez la portière de sa maison.

--Ainsi dans huit jours... vos pauvres enfants... Mais non, vos voisins
n'auront pas le coeur de les renvoyer.

--Mais que voulez-vous qu'ils fassent? Ils ne mangent pas déjà selon
leur faim, et il faudra encore qu'ils retirent aux leurs pour donner aux
miens. Non, non, voyez-vous, il faut que je sois guérie dans huit jours;
je l'ai demandé à tous les médecins qui m'ont interrogée depuis hier,
mais ils me répondaient en riant: «C'est au médecin en chef qu'il faut
s'adresser pour cela.» Quand viendra-t-il donc, le médecin en chef, la
Lorraine?

--Chut! je crois que le voilà; il ne faut pas parler pendant qu'il fait
sa visite, répondit tout bas la Lorraine.

En effet, pendant l'entretien des deux femmes, le jour était venu peu à
peu.

Un mouvement tumultueux annonça l'arrivée du docteur Griffon, qui entra
bientôt dans la salle, accompagné de son ami le comte de Saint-Remy,
qui, portant, on le sait, un vif intérêt à Mme de Fermont et à sa fille,
était loin de s'attendre à trouver cette malheureuse jeune fille à
l'hôpital.

En entrant dans la salle, les traits froids et sévères du docteur
Griffon semblèrent s'épanouir: jetant autour de lui un regard de
satisfaction et d'autorité, il répondit d'un signe de tête protecteur à
l'accueil empressé des soeurs.

La rude et austère physionomie du vieux comte de Saint-Remy était
empreinte d'une profonde tristesse. La vanité de ses tentatives pour
retrouver les traces de Mme de Fermont, l'ignominieuse lâcheté du
vicomte, qui avait préféré à la mort une vie infâme, l'écrasaient de
chagrin.

--Eh bien! dit au comte le docteur Griffon d'un air triomphant, que
pensez-vous de mon hôpital?

--En vérité, répondit M. de Saint-Remy, je ne sais pourquoi j'ai cédé à
votre désir; rien n'est plus navrant que l'aspect de ces salles remplies
de malades. Depuis mon entrée ici, mon coeur est cruellement serré.

--Bah! bah! dans un quart d'heure vous n'y penserez plus; vous qui êtes
philosophe, vous trouverez ample matière à observations; et puis enfin
il était honteux que vous, un de mes plus vieux amis, vous ne connussiez
pas le théâtre de ma gloire, de mes travaux, et que vous ne m'eussiez
pas encore vu à l'oeuvre. Je mets mon orgueil dans ma profession; est-ce
un tort?

--Non, certes; et après vos excellents soins pour Fleur-de-Marie, que
vous avez sauvée, je ne pouvais rien vous refuser. Pauvre enfant! quel
charme touchant ses traits ont conservé malgré la maladie!

--Elle m'a fourni un fait médical fort curieux, je suis enchanté d'elle.
À propos, comment a-t-elle passé cette nuit? L'avez-vous vue ce matin
avant de partir d'Asnières?

--Non; mais la Louve, qui la soigne avec un dévouement sans pareil, m'a
dit qu'elle avait parfaitement dormi. Pourrait-on aujourd'hui lui
permettre d'écrire?

Après un moment d'hésitation, le docteur répondit:

--Oui... Tant que le sujet n'a pas été complètement rétabli, j'ai craint
pour lui la moindre émotion, la moindre tension d'esprit; mais
maintenant je ne vois aucun inconvénient à ce qu'elle écrive.

--Au moins elle pourra prévenir les personnes qui s'intéressent à
elle...

--Sans doute... Ah çà! vous n'avez rien appris de nouveau sur le sort de
Mme de Fermont et de sa fille?

--Rien, dit M. de Saint-Remy en soupirant. Mes constantes recherches
n'ont eu aucun résultat. Je n'ai plus d'espoir que dans Mme la marquise
d'Harville, qui, m'a-t-on dit, s'intéresse vivement aussi à ces deux
infortunées; peut-être a-t-elle quelques renseignements qui pourront me
mettre sur la voie. Il y a trois jours je suis allé chez elle; on m'a
dit qu'elle arriverait d'un moment à l'autre. Je lui ai écrit à ce
sujet, la priant de me répondre le plus tôt possible.

Pendant l'entretien de M. de Saint-Remy et du docteur Griffon, plusieurs
groupes s'étaient peu à peu formés autour d'une grande table occupant le
milieu de la salle; sur cette table était un registre où les élèves
attachés à l'hôpital, et que l'on reconnaissait à leurs longs tabliers
blancs, venaient tour à tour signer la feuille de présence; un grand
nombre de jeunes étudiants studieux et empressés arrivaient
successivement du dehors pour grossir le cortège scientifique du docteur
Griffon, qui, ayant devancé de quelques minutes l'heure habituelle de sa
visite, attendait qu'elle sonnât.

--Vous voyez, mon cher Saint-Remy, que mon état-major est assez
considérable, dit le docteur Griffon avec orgueil en montrant la foule
qui venait assister à ses enseignements pratiques.

--Et ces jeunes gens vous suivent au lit de chaque malade?

--Ils ne viennent que pour cela.

--Mais tous ces lits sont occupés par des femmes.

--Eh bien?

--La présence de tant d'hommes doit leur inspirer une confusion pénible.

--Allons donc, un malade n'a pas de sexe.

--À vos yeux peut-être; mais aux siens, la pudeur, la honte...

--Il faut laisser ces belles choses-là à la porte, mon cher Alceste; ici
nous commençons sur le vivant des expériences et des études que nous
finissons à l'amphithéâtre sur le cadavre.

--Tenez, docteur, vous êtes le meilleur et le plus honnête des hommes.
Je vous dois la vie, je reconnais vos excellentes qualités; mais
l'habitude et l'amour de votre art vous font envisager certaines
questions d'une manière qui me révolte... Je vous laisse..., dit M. de
Saint-Remy en faisant un pas pour quitter la salle.

--Quel enfantillage! s'écria le docteur Griffon en le retenant.

--Non, non, il est des choses qui me navrent et m'indignent; je prévois
que ce serait un supplice pour moi que d'assister à votre visite. Je ne
m'en irai pas, soit; mais je vous attends ici, près de cette table.

--Quel homme vous êtes avec vos scrupules! Mais je ne vous tiens pas
quitte. J'admets qu'il serait fastidieux pour vous d'aller de lit en
lit; restez donc là, je vous appellerai pour deux ou trois cas assez
curieux.

--Soit, puisque vous y tenez absolument; cela me suffira, et de reste.

Sept heures et demie sonnèrent.

--Allons, messieurs, dit le docteur Griffon. Et il commença sa visite,
suivi d'un nombreux auditoire.

En arrivant au premier lit de la rangée droite, dont les rideaux étaient
fermés, la soeur dit au docteur:

--Monsieur, le n° 1 est mort cette nuit à quatre heures et demie du
matin.

--Si tard? cela m'étonne; hier matin je ne lui aurais pas donné la
journée. A-t-on réclamé le corps?

--Non, monsieur le docteur.

--Tant mieux; il est beau, on ne pratiquera pas d'autopsie; je vais
faire un heureux. Puis, s'adressant à un des élèves de sa suite:--Mon
cher Dunoyer, il y a longtemps que vous désirez un sujet; vous êtes
inscrit le premier, celui-ci est à vous.

--Ah! monsieur, que de bontés!

--Je voudrais plus souvent récompenser votre zèle, mon cher ami; mais
marquez le sujet, prenez possession... il y a tant de gaillards âpres à
la curée... Et le docteur passa outre.

L'élève, à l'aide d'un scalpel, incisa très-délicatement un F et un D
(François Dunoyer) sur le bras de l'actrice défunte[11], pour prendre
possession, comme disait le docteur.

Et la visite continua.

--La Lorraine, dit tout bas Jeanne Duport à sa voisine, qu'est-ce donc
que tout ce monde qui suit le médecin?

--Ce sont des élèves et des étudiants.

--Oh! mon Dieu, est-ce que tous ces jeunes gens seront là lorsque le
médecin va m'interroger et me regarder?

--Hélas! oui.

--Mais c'est à la poitrine que j'ai mal... On ne m'examinera pas devant
tous ces hommes?

--Si, si, il le faut, ils le veulent. J'ai assez pleuré la première
fois, je mourais de honte. Je résistais, on m'a menacée de me renvoyer.
Il a bien fallu me décider; mais cela m'a fait une telle révolution, que
j'en ai été bien plus malade. Jugez donc, presque nue devant tant de
monde, c'est bien pénible, allez!

--Devant le médecin lui seul, je comprends ça, si c'est nécessaire, et
encore ça coûte beaucoup. Mais, pourquoi devant tous ces jeunes gens?...

--Ils apprennent et on leur enseigne sur nous... Que voulez-vous? nous
sommes ici pour ça... c'est à cette condition qu'on nous reçoit à
l'hospice.

--Ah! je comprends, dit Jeanne Duport avec amertume, on ne nous donne
rien pour rien, à nous autres. Mais pourtant, il y a des occasions où ça
ne peut pas être. Ainsi ma pauvre fille Catherine, qui a quinze ans,
viendrait à l'hospice, est-ce qu'on oserait vouloir que devant tous ces
jeunes gens...? Oh! non, je crois que j'aimerais mieux la voir mourir
chez nous.

--Si elle venait ici, il faudrait bien qu'elle se résignât comme les
autres, comme vous, comme moi; mais taisons-nous, dit la Lorraine. Si
cette pauvre demoiselle qui est là en face vous entendait, elle qui,
dit-on, était riche, elle qui n'a peut-être jamais quitté sa mère, ça va
être son tour. Jugez comme elle va être confuse et malheureuse.

--C'est vrai, mon Dieu! c'est vrai; je frissonne rien que d'y penser,
pour elle. Pauvre enfant!

--Silence, Jeanne, voilà le médecin! dit la Lorraine.




VIII

Mademoiselle de Fermont


Après avoir rapidement visité plusieurs malades qui ne lui offraient
rien de curieux et d'attachant, le docteur Griffon arriva enfin auprès
de Jeanne Duport.

À la vue de cette foule empressée qui, avide de voir et de savoir, de
connaître et d'apprendre, se pressait autour de son lit, la malheureuse
femme, saisie d'un tremblement de crainte et de honte, s'enveloppa
étroitement dans ses couvertures.

La figure sévère et méditative du docteur Griffon, son regard pénétrant,
son sourcil toujours froncé par l'habitude de la réflexion, sa parole
brusque, impatiente et brève, augmentaient encore l'effroi de Jeanne.

--Un nouveau sujet! dit le docteur en parcourant la pancarte où était
inscrit le genre de maladie de l'entrante. Après quoi il jeta sur Jeanne
un long coup d'oeil investigateur.

Il se fit un profond silence pendant lequel les assistants, à
l'imitation du prince de la science, attachèrent curieusement leurs
regards sur la malade.

Celle-ci, pour se dérober autant que possible à la pénible émotion que
lui causaient tous ces yeux fixés sur elle, ne détacha pas les siens de
ceux du médecin, qu'elle contemplait avec angoisse.

Après plusieurs minutes d'attention, le docteur, remarquant quelque
chose d'anormal dans la teinte jaunâtre du globe de l'oeil de la
patiente, s'approcha plus près d'elle et, du bout du doigt, lui
retroussant la paupière, il examina silencieusement le cristallin.

Puis, plusieurs élèves, répondant à une sorte d'invitation muette de
leur professeur, allèrent tour à tour observer l'oeil de Jeanne.

Ensuite le docteur procéda à cet interrogatoire:

--Votre nom?

--Jeanne Duport, murmura la malade de plus en plus effrayée.

--Votre âge?

--Trente-six ans et demi.

--Plus haut donc. Le lieu de votre naissance?

--Paris.

--Votre état?

--Ouvrière frangeuse.

--Êtes-vous mariée?

--Hélas, oui! monsieur, répondit Jeanne avec un profond soupir.

--Depuis quand?

--Depuis dix-huit ans.

--Avez-vous des enfants?

Ici, au lieu de répondre, la pauvre mère donna cours à ses larmes
longtemps contenues.

--Il ne s'agit pas de pleurer, mais de répondre. Avez-vous des enfants?

--Oui, monsieur, deux petits garçons et une fille de seize ans.

Ici, plusieurs questions qu'il nous est impossible de répéter, mais
auxquelles Jeanne ne satisfit qu'en balbutiant et après plusieurs
injonctions sévères du docteur; la malheureuse femme se mourait de
honte, obligée qu'elle était de répondre tout haut à de telles demandes
devant ce nombreux auditoire.

Le docteur, complètement absorbé par sa préoccupation scientifique, ne
songea pas le moins du monde à la cruelle confusion de Jeanne, et
reprit:

--Depuis combien de temps êtes-vous malade?

--Depuis quatre jours, monsieur, dit Jeanne en essuyant ses larmes.

--Racontez-nous comment votre maladie vous est survenue.

--Monsieur... c'est que... il y a tant de monde... je n'ose...

--Ah çà! mais d'où sortez-vous, ma chère amie? dit impatiemment le
docteur. Ne voulez-vous pas que je fasse apporter ici un
confessionnal?... Voyons... parlez... et dépêchez-vous...

--Mon Dieu, monsieur, c'est que ce sont des choses de famille...

--Soyez donc tranquille, nous sommes ici en famille... en nombreuse
famille, vous le voyez, ajouta le prince de la science, qui était ce
jour-là fort en gaieté. Voyons, finissons.

De plus en plus intimidée, Jeanne dit en balbutiant et en hésitant à
chaque mot:

--J'avais eu... monsieur... une querelle avec mon mari... au sujet de
mes enfants... je veux dire de ma fille aînée... il voulait l'emmener...
Moi, vous comprenez, monsieur, je ne voulais pas, à cause d'une vilaine
femme avec qui il vivait, et qui pouvait donner de mauvais exemples à ma
fille; alors mon mari, qui était gris... oh! oui, monsieur... sans
cela... il ne l'aurait pas fait... mon mari m'a poussée très-fort... je
suis tombée, et puis, peu de temps après j'ai commencé à vomir le sang.

--Ta, ta, ta, votre mari vous a poussée et vous êtes tombée... vous nous
la donnez belle... il a certainement fait mieux que vous pousser... il
doit vous avoir parfaitement bien frappée dans l'estomac, à plusieurs
reprises... Peut-être même vous aura-t-il foulée aux pieds... Voyons,
répondez! dites la vérité.

--Ah! monsieur, je vous assure qu'il était gris... sans cela il n'aurait
pas été si méchant.

--Bon ou méchant, gris ou noir, il ne s'agit pas de ça, ma brave femme;
je ne suis pas juge d'instruction, moi; je tiens tout bonnement à
préciser un fait: vous avez été renversée et foulée aux pieds avec
fureur, n'est-ce pas?

--Hélas! oui, monsieur, dit Jeanne en fondant en larmes, et pourtant je
ne lui ai jamais donné un sujet de plainte... je travaille autant que je
peux et je...

--L'épigastre doit être douloureux? Vous devez y ressentir une grande
chaleur? dit le docteur en interrompant Jeanne... Vous devez éprouver du
malaise, de la lassitude, des nausées?

--Oui, monsieur... Je ne suis venue ici qu'à la dernière extrémité,
quand la force m'a tout à fait manqué; sans cela, je n'aurais pas
abandonné mes enfants... dont je vais être si inquiète, car ils n'ont
que moi... Et puis Catherine... ah! c'est elle surtout qui me tourmente,
monsieur... si vous saviez...

--Votre langue! dit le docteur Griffon en interrompant de nouveau la
malade.

Cet ordre parut si étrange à Jeanne, qui avait cru apitoyer le docteur,
qu'elle ne lui répondit pas tout d'abord et le regarda avec
ébahissement.

--Voyons donc cette langue dont vous vous servez si bien, dit le docteur
en souriant; puis il baissa du bout du doigt la mâchoire inférieure de
Jeanne.

Après avoir fait successivement et longuement tâter et examiner par ses
élèves la langue du sujet afin d'en constater la couleur et la
sécheresse, le docteur se recueillit un moment. Jeanne, surmontant sa
crainte, s'écria d'une voix tremblante:

--Monsieur, je vais vous dire... des voisins aussi pauvres que moi ont
bien voulu se charger de deux de mes enfants, mais pendant huit jours
seulement... C'est déjà beaucoup... Au bout de ce temps, il faut que je
retourne chez moi... Aussi, je vous en supplie, pour l'amour de Dieu!
guérissez-moi le plus vite possible... ou à peu près... que je puisse
seulement me laver et travailler, je n'ai que huit jours devant moi...
car...

--Face décolorée, état de prostration complète; cependant pouls assez
fort, dur et fréquent, dit imperturbablement le docteur en désignant
Jeanne. Remarquez-le bien, messieurs: oppression, chaleur à l'épigastre:
tous ces symptômes annoncent certainement une _hématémèse_...
probablement compliquée d'une hépatite causée par des chagrins
domestiques, ainsi que l'indique la coloration jaunâtre du globe de
l'oeil; le sujet a reçu des coups violents dans les régions de
l'épigastre et de l'abdomen: le vomissement de sang est nécessairement
causé par quelque lésion organique de certains viscères... À ce propos,
j'appellerai votre attention sur un point très-curieux, fort curieux:
les ouvertures cadavériques de ceux qui sont morts de l'affection dont
le sujet est atteint offrent des résultats singulièrement variables;
souvent la maladie, très-aiguë et très-grave, emporte le malade en peu
de jours, et l'on ne trouve aucune trace de son existence; d'autres fois
la rate, le foie, le pancréas, offrent des lésions plus ou moins
profondes. Il est probable que le sujet dont nous nous occupons a
souffert quelques-unes de ces lésions; nous allons donc tâcher de nous
en assurer, et vous vous en assurerez vous-mêmes par un examen attentif
du malade.

Et, d'un mouvement rapide, le docteur Griffon, rejetant la couverture au
pied du lit, découvrit presque entièrement Jeanne.

Nous répugnons à peindre l'espèce de lutte douloureuse de cette
infortunée, qui sanglotait, éperdue de honte, implorant le docteur et
son auditoire.

Mais à cette menace: «On va vous mettre dehors de l'hospice si vous ne
vous soumettez pas aux usages établis», menace si écrasante pour ceux
dont l'hospice est l'unique et dernier refuge, Jeanne se soumit à une
investigation publique qui dura longtemps, très-longtemps... car le
docteur Griffon analysait, expliquait chaque symptôme, et les plus
studieux des assistants voulurent ensuite joindre la pratique à la
théorie et s'assurer par eux-mêmes de l'état physique du sujet.

Ensuite de cette scène cruelle, Jeanne éprouva une émotion si violente
qu'elle tomba dans une crise nerveuse pour laquelle le docteur Griffon
donna une prescription supplémentaire.

La visite continua.

Le docteur Griffon arriva bientôt auprès du lit de Mlle Claire de
Fermont, victime comme sa mère de la cupidité de Jacques Ferrand.
Terrible et nouvel exemple des conséquences sinistres qu'entraîne après
soi un abus de confiance, ce délit si faiblement puni par la loi.

Mlle de Fermont, coiffée du bonnet de toile fourni par l'hôpital,
appuyait languissamment sa tête sur le traversin de son lit; à travers
les ravages de la maladie, on retrouvait sur ce candide et doux visage
les traces d'une beauté pleine de distinction.

Après une nuit de douleurs aiguës, la pauvre enfant était tombée dans
une sorte d'assoupissement fébrile, et, lorsque le docteur et son
cortège scientifique étaient entrés dans la salle, le bruit de la visite
ne l'avait pas réveillée.

--Un nouveau sujet, messieurs! dit le prince de la science en parcourant
la pancarte qu'un élève lui présenta. Maladie, fièvre lente, nerveuse...
Peste! s'écria le docteur avec une expression de satisfaction profonde,
si l'interne de service ne s'est pas trompé dans son diagnostic, c'est
une excellente aubaine, il y a fort longtemps que je désirais une fièvre
lente nerveuse... car ce n'est généralement pas une maladie de pauvres.
Ces affections naissent presque toujours ensuite de graves perturbations
dans la position sociale du sujet, et il va sans dire que plus la
position est élevée, plus la perturbation est profonde. C'est du reste
une affection des plus remarquables par ses caractères particuliers.
Elle remonte à la plus haute antiquité, les écrits d'Hippocrate ne
laissent aucun doute à cet égard, et c'est tout simple: cette fièvre, je
l'ai dit, a presque toujours pour cause les chagrins les plus violents.
Or, le chagrin est vieux comme le monde. Pourtant, chose singulière,
avant le dix-huitième siècle cette maladie n'avait été exactement
décrite par aucun auteur; c'est Huxham, qui honore à tant de titres la
médecine de cette époque, c'est Huxham, dis-je, qui le premier a donné
une monographie de la fièvre nerveuse, monographie qui est devenue
classique... et pourtant c'est une maladie de vieille roche, ajouta le
docteur en riant. Eh! eh! eh! elle appartient à cette grande, antique et
illustre famille _febris_ dont l'origine se perd dans la nuit des temps.
Mais ne nous réjouissons pas trop, voyons si en effet nous avons le
bonheur de posséder un échantillon de cette curieuse affection. Cela se
trouverait doublement désirable, car il y a très-longtemps que j'ai
envie d'essayer l'usage interne du phosphore... Oui, messieurs, reprit
le docteur en entendant dans son auditoire une sorte de frémissement de
curiosité, oui, messieurs, du phosphore; c'est une expérience fort
curieuse que je veux tenter, elle est audacieuse! Mais _audaces fortuna
juvat..._ et l'occasion sera excellente. Nous allons d'abord examiner si
le sujet va nous offrir sur toutes les parties de son corps, et
principalement la poitrine, cette éruption miliaire si symptomatique
selon Huxham, et vous vous assurerez vous-mêmes, en palpant le sujet, de
l'espèce de rugosité que cette éruption entraîne. Mais ne vendons pas la
peau de l'ours avant de l'avoir mis par terre, ajouta le prince de la
science qui se trouvait décidément fort en gaieté.

Et il secoua légèrement l'épaule de Mlle de Fermont pour l'éveiller.

La jeune fille tressaillit et ouvrit ses grands yeux creusés par la
maladie.

Que l'on juge de sa stupeur, de son épouvante...

Pendant qu'une foule d'hommes entouraient son lit et la couvaient des
yeux, elle sentit la main du docteur écarter sa couverture et se glisser
dans son lit, afin de lui prendre la main pour lui tâter le pouls.

Mlle de Fermont, rassemblant toutes ses forces dans un cri d'angoisse et
de terreur, s'écria:

--Ma mère!... Au secours!... Ma mère!...

Par un hasard presque providentiel, au moment où les cris de Mlle de
Fermont faisaient bondir le vieux comte de Saint-Remy sur sa chaise, car
il reconnaissait cette voix, la porte de la salle s'ouvrit, et une jeune
femme, vêtue de deuil, entra précipitamment, accompagnée du directeur de
l'hospice.

Cette femme était la marquise d'Harville.

--De grâce, monsieur, dit-elle au directeur avec la plus grande anxiété,
conduisez-moi auprès de Mlle de Fermont.

--Veuillez vous donner la peine de me suivre, madame la marquise,
répondit respectueusement le directeur. Cette demoiselle est au numéro
17 de cette salle.

--Malheureuse enfant!... ici... ici..., dit Mme d'Harville en essuyant
ses larmes. Ah! c'est affreux.

La marquise, précédée du directeur, s'approchait rapidement du groupe
rassemblé auprès du lit de Mlle de Fermont, lorsqu'on entendit ces mots
prononcés avec indignation:

--Je vous dis que cela est un meurtre infâme, vous la tuerez, monsieur.

--Mais, mon cher Saint-Remy, écoutez-moi donc...

--Je vous répète, monsieur, que votre conduite est atroce. Je regarde
Mlle de Fermont comme ma fille; je vous défends d'en approcher; je vais
la faire immédiatement transporter hors d'ici.

--Mais, mon cher ami, c'est un cas de fièvre lente nerveuse,
très-rare... Je voulais essayer du phosphore... C'était une occasion
unique. Promettez-moi au moins que je la soignerai, n'importe où vous
l'emmeniez, puisque vous privez ma clinique d'un sujet aussi précieux.

--Si vous n'étiez pas un fou... vous seriez un monstre, reprit le comte
de Saint-Remy.

Clémence écoutait ces mots avec une angoisse croissante; mais la foule
était si compacte autour du lit qu'il fallut que le directeur dît à
haute voix:

--Place, messieurs, s'il vous plaît, place à Mme la marquise d'Harville
qui vient voir le numéro 17.

À ces mots, les élèves se rangèrent avec autant d'empressement que de
respectueuse admiration, en voyant la charmante figure de Clémence, que
l'émotion colorait des plus vives couleurs.

--Madame d'Harville! s'écria le comte de Saint-Remy en écartant rudement
le docteur et en se précipitant vers Clémence. Ah c'est Dieu qui envoie
ici un de ses anges. Madame... je savais que vous vous intéressiez à ces
deux infortunées. Plus heureuse que moi, vous les avez trouvées...
tandis que moi, c'est... le hasard... qui m'a conduit ici... et pour
assister à une scène d'une barbarie inouïe. Malheureuse enfant! Voyez,
madame... voyez. Et vous, messieurs, au nom de vos filles ou de vos
soeurs, ayez pitié d'une enfant de seize ans, je vous en supplie...
laissez-la seule avec madame et ces bonnes religieuses. Lorsqu'elle aura
repris ses sens... je la ferai transporter hors d'ici.

--Soit... je signerai sa sortie! s'écria le docteur; mais je
m'attacherai à ses pas... mais je me cramponnerai à vous. C'est un sujet
qui m'appartient... et vous aurez beau faire... je la soignerai... je ne
risquerai pas le phosphore, bien entendu, mais je passerai les nuits
s'il le faut... comme je les ai passées auprès de vous, ingrat
Saint-Remy... car cette fièvre est aussi curieuse que l'était la vôtre.
Ce sont deux soeurs qui ont le même droit à mon intérêt.

--Maudit homme, pourquoi avez-vous tant de science? dit le comte sachant
qu'en effet il ne pourrait confier Mlle de Fermont à des mains plus
habiles.

--Eh! mon Dieu, c'est tout simple! lui dit le docteur à l'oreille, j'ai
beaucoup de science parce que j'étudie, parce que j'essaye, parce que je
risque et pratique beaucoup sur mes sujets... soit dit sans calembour.
Ah çà! j'aurai donc ma fièvre lente, vilain bourru?

--Oui... mais cette jeune fille est-elle transportable?

--Certainement.

--Alors... pour Dieu... retirez-vous.

--Allons, messieurs, dit le prince de la science, notre clinique sera
privée d'une étude précieuse... mais je vous tiendrai au courant.

Et le docteur Griffon, accompagné de son auditoire, continua sa visite,
laissant M. de Saint-Remy et Mme d'Harville auprès de Mlle de Fermont.




IX

Fleur-de-Marie


Pendant la scène que nous venons de raconter, Mlle de Fermont, toujours
évanouie, était restée livrée aux soins empressés de Clémence et des
deux religieuses; l'une d'elles soutenait la tête pâle et appesantie de
la jeune fille, pendant que Mme d'Harville, penchée sur le lit, essuyait
avec son mouchoir la sueur glacée qui inondait le front de la malade.

Profondément ému, M. de Saint-Remy contemplait ce tableau touchant,
lorsqu'une funeste pensée lui traversant tout à coup l'esprit, il
s'approcha de Clémence et lui dit à voix basse:

--Et la mère de cette infortunée, madame?

La marquise se retourna vers M. de Saint-Remy et lui répondit avec une
tristesse navrante:

--Cette enfant... n'a plus de mère... monsieur.

--Grand Dieu!... morte!!!

--J'ai appris seulement hier soir, à mon retour, l'adresse de Mme de
Fermont... et son état désespéré. À une heure du matin, j'étais chez
elle avec mon médecin. Ah! monsieur!... quel tableau!... La misère dans
toute son horreur... et aucun espoir de sauver cette pauvre mère
expirante!

--Oh! que son agonie a dû être affreuse, si la pensée de sa fille lui
était présente!

--Son dernier mot a été: «Ma fille!»

--Quelle mort... mon Dieu!... Elle, mère si tendre, si dévouée. C'est
épouvantable!

Une des religieuses vint interrompre l'entretien de M. de Saint-Remy et
de Mme d'Harville, en disant à celle-ci:

--La jeune demoiselle est bien faible... elle entend à peine; tout à
l'heure peut-être elle reprendra un peu de connaissance... cette
secousse l'a brisée. Si vous ne craigniez pas, madame, de rester là...
en attendant que la malade revienne tout à fait à elle, je vous
offrirais ma chaise.

--Donnez... donnez, dit Clémence en s'asseyant auprès du lit; je ne
quitterai pas Mlle de Fermont; je veux qu'elle voie au moins une figure
amie lorsqu'elle ouvrira les yeux... ensuite je l'emmènerai avec moi,
puisque le médecin trouve heureusement qu'on peut la transporter sans
danger.

--Ah! madame, soyez bénie pour le bien que vous faites, dit M. de
Saint-Remy; mais pardonnez-moi de ne pas vous avoir encore dit mon nom;
tant de chagrins tant d'émotions... Je suis le comte de Saint-Remy,
madame... le mari de Mme de Fermont était mon ami le plus intime.
J'habitais à Angers... J'ai quitté cette ville dans mon inquiétude de ne
recevoir aucune nouvelle de ces deux nobles et dignes femmes; elles
avaient jusqu'alors habité cette ville, et on les disait complètement
ruinées: leur position était d'autant plus pénible que jusqu'alors elles
avaient vécu dans l'aisance.

--Ah! monsieur... vous ne savez pas tout... Mme de Fermont a été
indignement dépouillée.

--Par son notaire, peut-être? Un moment j'en avais eu le soupçon.

--Cet homme était un monstre, monsieur. Hélas! ce crime n'est pas le
seul qu'il ait commis. Mais heureusement, dit Clémence avec exaltation
en songeant à Rodolphe, un génie providentiel en a fait justice, et j'ai
pu fermer les yeux de Mme de Fermont en la rassurant sur l'avenir de sa
fille. Sa mort a été ainsi moins cruelle.

--Je le comprends; sachant à sa fille un appui tel que le vôtre, madame,
ma pauvre amie a dû mourir plus tranquille...

--Non-seulement mon vif intérêt est à tout jamais acquis à Mlle de
Fermont... mais sa fortune lui sera rendue...

--Sa fortune!... Comment? Le notaire...?

--A été forcé de restituer la somme... qu'il s'était appropriée par un
crime horrible...

--Un crime?...

--Cet homme avait assassiné le frère de Mme de Fermont pour faire croire
que ce malheureux s'était suicidé après avoir dissipé la fortune de sa
soeur...

--C'est horrible! mais c'est à n'y pas croire... et pourtant, par suite
de mes soupçons sur le notaire, j'avais conservé de vagues doutes sur la
réalité de ce suicide... car Renneville était l'honneur, la loyauté
même. Et la somme que le notaire a restituée...?

--...Est déposée chez un prêtre vénérable, M. le curé de Bonne-Nouvelle;
elle sera remise à Mlle de Fermont.

--Cette restitution ne suffit pas à la justice des hommes, madame!
L'échafaud réclame ce notaire... car il n'a pas commis un meurtre, mais
deux meurtres... La mort de Mme de Fermont, les souffrances que sa fille
endure sur ce lit d'hôpital, ont été causées par l'infâme abus de
confiance de ce misérable!

--Et ce misérable a commis un autre meurtre aussi affreux, aussi
atrocement combiné.

--Que dites-vous, madame?

--S'il s'est défait du frère de Mme de Fermont par un prétendu suicide,
afin de s'assurer l'impunité, il y a peu de jours il s'est défait d'une
malheureuse jeune fille qu'il avait intérêt à perdre en la faisant
noyer... certain qu'on attribuerait cette mort à un accident.

M. de Saint-Remy tressaillit, regarda Mme d'Harville avec surprise en
songeant à Fleur-de-Marie et s'écria:

--Ah! mon Dieu, madame, quel étrange rapport!...

--Qu'avez-vous, monsieur?

--Cette jeune fille! où a-t-il voulu la noyer?

--Dans la Seine... près d'Asnières, m'a-t-on dit...

--C'est elle! c'est elle! s'écria M. de Saint-Remy.

--De qui parlez-vous, monsieur?

--De la jeune fille que ce monstre avait intérêt à perdre...

--Fleur-de-Marie!!!

--Vous la connaissez, madame?

--Pauvre enfant... je l'aimais tendrement... Ah! si vous saviez,
monsieur, combien elle était belle et touchante... Mais comment se
fait-il?...

--Le docteur Griffon et moi nous lui avons donné les premiers
secours...

--Les premiers secours? À elle? Et où cela?

--À l'île du Ravageur... quand on l'a eu sauvée...

--Sauvée, Fleur-de-Marie... sauvée?

--Par une brave créature qui, au risque de sa vie, l'a retirée de la
Seine... Mais qu'avez-vous, madame?

--Ah! monsieur, je n'ose croire encore à tant de bonheur... mais je
crains encore d'être dupe d'une erreur... Je vous en supplie, dites-moi,
cette jeune fille... comment est-elle?

--D'une admirable beauté... une figure d'ange.

--De grands yeux bleus... des cheveux blonds?

--Oui, madame.

--Et quand on l'a noyée... elle était avec une femme âgée.

--En effet, depuis hier seulement qu'elle a pu parler (car elle est
encore bien faible), elle nous a dit cette circonstance... Une femme
âgée l'accompagnait.

--Dieu soit béni! s'écria Clémence en joignant les mains avec ferveur,
je pourrai _lui_ apprendre que sa protégée vit encore[12]. Quelle joie
pour lui, qui dans sa dernière lettre me parlait de cette pauvre enfant
avec des regrets si pénibles!... Pardon, monsieur! mais si vous saviez
combien ce que vous m'apprenez me rend heureuse... et pour moi, et pour
une personne... qui, plus que moi encore, a aimé et protégé
Fleur-de-Marie! Mais, de grâce, à cette heure... où est-elle?

--Près d'Asnières... dans la maison de l'un des médecins de cet
hôpital... le docteur Griffon, qui, malgré des travers que je déplore, a
d'excellentes qualités... car c'est chez lui que Fleur-de-Marie a été
transportée; et depuis il lui a prodigué les soins les plus constants.

--Et elle est hors de tout danger?

--Oui, madame, depuis deux ou trois jours seulement. Et aujourd'hui on
lui permettra d'écrire à ses protecteurs.

--Oh! c'est moi, monsieur... c'est moi qui me chargerai de ce soin... ou
plutôt c'est moi qui aurai la joie de la conduire auprès de ceux qui, la
croyant morte, la regrettent si amèrement.

--Je comprends ces regrets, madame... car il est impossible de connaître
Fleur-de-Marie sans rester sous le charme de cette angélique créature:
sa grâce et sa douceur exercent sur tous ceux qui l'approchent un empire
indéfinissable... La femme qui l'a sauvée, et qui depuis l'a veillée
jour et nuit comme elle aurait veillé son enfant, est une personne
courageuse et dévouée, mais d'un caractère si habituellement emporté
qu'on l'a surnommée la Louve... jugez! Eh bien! un mot de Fleur-de-Marie
la bouleverse... Je l'ai vue sangloter, pousser des cris de désespoir,
lorsque ensuite d'une crise fâcheuse le docteur Griffon avait presque
désespéré de la vie de Fleur-de-Marie.

--Cela ne m'étonne pas... je connais la Louve.

--Vous, madame? dit M. de Saint-Remy surpris, vous connaissez la
Louve[13]?

--En effet, cela doit vous étonner, monsieur, dit la marquise en
souriant doucement; car Clémence était heureuse... oh! bien heureuse...
en songeant à la douce surprise qu'elle ménageait au prince.

Quel eût été son enivrement si elle avait su que c'était une fille qu'il
croyait morte... qu'elle allait ramener à Rodolphe!...

--Ah! monsieur, dit-elle à M. de Saint-Remy, ce jour est si beau... pour
moi... que je voudrais qu'il le fût aussi pour d'autres; il me semble
qu'il doit y avoir ici bien des infortunes honnêtes à soulager, ce
serait une digne manière de célébrer l'excellente nouvelle que vous me
donnez.

Puis, s'adressant à la religieuse qui venait de faire boire quelques
cuillerées d'une potion à Mlle de Fermont:

--Eh bien!... ma soeur, reprend-elle ses sens?

--Pas encore... madame... elle est si faible. Pauvre demoiselle! À peine
si l'on sent les battements de son pouls.

--J'attendrai pour l'emmener qu'elle soit en état d'être transportée
dans ma voiture... Mais, dites-moi, ma soeur, parmi toutes ces
malheureuses malades, n'en connaîtriez-vous pas qui méritassent
particulièrement l'intérêt et la pitié, et à qui je pourrais être utile
avant de quitter cet hospice?

--Ah! madame... c'est Dieu qui vous envoie..., dit la soeur; il y a là,
ajouta-t-elle en montrant le lit de la soeur de Pique-Vinaigre, une
pauvre femme très-malade et très à plaindre: elle n'est entrée ici qu'à
bout de ses forces; elle se désole sans cesse parce qu'elle a été
obligée d'abandonner deux petits enfants qui n'ont qu'elle au monde pour
soutien. Elle disait tout à l'heure à M. le docteur qu'elle voulait
sortir, guérie ou non, dans huit jours, parce que ses voisins lui
avaient promis de garder ses enfants seulement une semaine... et
qu'après ce temps ils ne pourraient plus s'en charger.

--Conduisez-moi à son lit, je vous prie, ma soeur, dit Mme d'Harville en
se levant et en suivant la religieuse.

Jeanne Duport, à peine remise de la crise violente que lui avaient
causée les investigations du docteur Griffon, ne s'était pas aperçue de
l'entrée de Clémence d'Harville dans la salle de l'hospice.

Quel fut son étonnement lorsque la marquise, soulevant les rideaux de
son lit, lui dit, en attachant sur elle un regard rempli de
commisération et de bonté:

--Ma bonne mère, il ne faut plus être inquiète de vos enfants; j'en
aurai soin; ne songez donc qu'à vous guérir pour les aller bien vite
retrouver!

Jeanne Duport croyait rêver.

À cette même place où le docteur Griffon et son studieux auditoire lui
avaient fait subir une cruelle inquisition, elle voyait une jeune femme
d'une ravissante beauté venir à elle avec des paroles de pitié, de
consolation et d'espérance.

L'émotion de la soeur de Pique-Vinaigre était si grande qu'elle ne put
prononcer une parole; elle joignit seulement les mains comme si elle eût
prié, en regardant sa bienfaitrice inconnue avec adoration.

--Jeanne, Jeanne! lui dit tout bas la Lorraine, répondez donc à cette
bonne dame... Puis la Lorraine ajouta, en s'adressant à la marquise: Ah!
madame, vous la sauvez! Elle serait morte de désespoir en pensant à ses
enfants, qu'elle voyait déjà abandonnés... N'est-ce pas, Jeanne?

--Encore une fois, rassurez-vous, ma bonne mère... n'ayez aucune
inquiétude, reprit la marquise en pressant dans ses petites mains
délicates et blanches la main brûlante de Jeanne Duport. Rassurez-vous,
ne soyez plus inquiète de vos enfants; et même, si vous le préférez,
vous sortirez aujourd'hui de l'hospice; on vous soignera chez vous: rien
ne vous manquera. De la sorte, vous ne quitterez pas vos chers
enfants... Si votre logement est insalubre ou trop petit, on vous en
trouvera tout de suite un plus convenable, afin que vous soyez, vous
dans une chambre et vos enfants dans une autre... Vous aurez une bonne
garde-malade qui les surveillera tout en vous soignant... Enfin, lorsque
vous serez rétablie, si vous manquez d'ouvrage, je vous mettrai à même
d'attendre qu'il vous en arrive; et, dès aujourd'hui, je me charge de
l'avenir de vos enfants!

--Ah! mon bon Dieu! Qu'est-ce que j'entends?... Les chérubins descendent
donc du ciel comme dans les livres d'église! dit Jeanne Duport
tremblante, égarée, osant à peine regarder sa bienfaitrice. Pourquoi
tant de bontés pour moi? Qu'ai-je fait pour cela? Ça n'est pas possible!
Moi, sortir de l'hospice, où j'ai déjà tant pleuré, tant souffert! Ne
plus quitter mes enfants... avoir une garde-malade... Mais c'est comme
un miracle du bon Dieu!

Et la pauvre femme disait vrai.

Si l'on savait combien il est doux et facile de faire souvent et à peu
de frais de ces _miracles_!

Hélas! pour certaines infortunes abandonnées ou repoussées de tous, un
salut immédiat, inespéré, accompagné de paroles bienveillantes, d'égards
tendrement charitables, ne doit-il pas avoir, n'a-t-il pas l'apparence
surnaturelle d'un miracle?...

Ainsi était-il humainement permis à Jeanne Duport, non pas d'espérer,
mais seulement de rêver à la probabilité de la fortune inouïe que lui
assurait Mme d'Harville?

--Ce n'est pas un miracle, ma bonne mère, répondit Clémence vivement
émue; ce que je fais pour vous, ajouta-t-elle en rougissant légèrement
au souvenir de Rodolphe, ce que je fais pour vous m'est inspiré par un
généreux esprit qui m'a appris à compatir au malheur... c'est lui qu'il
faut remercier et bénir...

--Ah! madame, je bénirai vous et les vôtres! dit Jeanne Duport en
pleurant. Je vous demande pardon de m'exprimer si mal, mais je n'ai pas
l'habitude de ces grandes joies... c'est la première fois que cela
m'arrive.

--Eh bien! voyez-vous, Jeanne, dit la Lorraine attendrie, il y a aussi
parmi les riches des Rigolettes et des Goualeuses... en grand, il est
vrai, mais, quant au bon coeur, c'est la même chose!

Mme d'Harville se retourna toute surprise vers la Lorraine, en lui
entendant prononcer ces deux noms.

--Vous connaissez la Goualeuse et une jeune ouvrière nommée Rigolette?
demanda Clémence à la Lorraine.

--Oui, madame... La Goualeuse, bon petit ange, a fait l'an passé pour
moi, mais dame! selon ses pauvres moyens, ce que vous faites pour
Jeanne... Oui, madame! Oh! ça me fait du bien à dire et à répéter à tout
le monde! La Goualeuse m'a retirée d'une cave où je venais d'accoucher
sur la paille... et le cher petit ange m'a établie, moi et mon enfant,
dans une chambre où il y avait un bon lit et un berceau... La Goualeuse
avait fait ces dépenses-là par pure charité, car elle me connaissait à
peine et était pauvre elle-même... C'est beau, cela, n'est-ce pas,
madame? dit la Lorraine avec exaltation.

--Oh! oui... la charité du pauvre envers le pauvre est grande et sainte,
dit Clémence les yeux mouillés de douces larmes.

--Il en a été de même de Mlle Rigolette, qui, selon ses moyens de petite
ouvrière, reprit la Lorraine, avait, il y a quelques jours, offert ses
services à Jeanne.

--Quel singulier rapprochement! se dit Clémence de plus en plus émue,
car chacun de ces deux noms, la Goualeuse et Rigolette, lui rappelait
une noble action de Rodolphe. Et vous, mon enfant, que puis-je pour
vous? dit-elle à la Lorraine. Je voudrais que les noms que vous venez de
prononcer avec tant de reconnaissance vous portassent bonheur.

--Merci, madame, dit la Lorraine avec un sourire de résignation amère;
j'avais un enfant... il est mort... Je suis poitrinaire condamnée, je
n'ai plus besoin de rien.

--Quelle idée sinistre! À votre âge... si jeune, il y a toujours de la
ressource!

--Oh! non, madame, je sais mon sort... je ne me plains pas! J'ai vu
encore cette nuit mourir une poitrinaire dans la salle... on meurt bien
doucement, allez! Je vous remercie toujours de vos bontés.

--Vous vous exagérez votre état...

--Je ne me trompe pas, madame, je le sens bien; mais, puisque vous êtes
si bonne... une grande dame comme vous est toute-puissante...

--Parlez... dites... que voulez-vous?

--J'avais demandé un service à Jeanne; mais puisque, grâce à Dieu et à
vous, elle s'en va...

--Eh bien! ce service, ne puis-je vous le rendre?

--Certainement, madame... un mot de vous aux soeurs ou au médecin
arrangerait tout.

--Ce mot, je le dirai, soyez-en sûre... De quoi s'agit-il?

--Depuis que j'ai vu l'actrice qui est morte si tourmentée de la crainte
d'être coupée en morceaux après sa mort, j'ai la même peur... Jeanne
m'avait promis de réclamer mon corps et de me faire enterrer.

--Ah! c'est horrible dit Clémence en frissonnant d'épouvante; il faut
venir ici pour savoir qu'il est encore pour les pauvres des misères et
des terreurs même au delà de la tombe!...

--Pardon, madame, dit timidement la Lorraine; pour une grande dame riche
et heureuse comme vous méritez de l'être, cette demande est bien
triste... je n'aurais pas dû la faire!

--Je vous en remercie, au contraire, mon enfant; elle m'apprend une
misère que j'ignorais, et cette science ne sera pas stérile... Soyez
tranquille, quoique ce moment fatal soit bien éloigné d'ici, quand il
arrivera, vous serez sûre de reposer en terre sainte!

--Oh! merci, madame! s'écria la Lorraine: si j'osais vous demander la
permission de baiser votre main...

Clémence présenta sa main aux lèvres desséchées de la Lorraine.

--Oh! merci, madame! J'aurai quelqu'un à aimer et à bénir jusqu'à la
fin... avec la Goualeuse... et je ne serai plus attristée pour après ma
mort!

Ce détachement de la vie et ces craintes d'outre-tombe avaient
péniblement affecté Mme d'Harville; se penchant à l'oreille de la soeur
qui venait l'avertir que Mlle de Fermont avait complètement repris
connaissance, elle lui dit:

--Est-ce que réellement l'état de cette jeune femme est désespéré?

Et, d'un signe, elle lui indiqua le lit de la Lorraine.

--Hélas! oui, madame; la Lorraine est condamnée... elle n'a peut-être
pas huit jours à vivre!

Une demi-heure après, Mme d'Harville, accompagnée de M. de Saint-Remy,
emmenait chez elle la jeune orpheline, à qui elle avait caché la mort de
sa mère.

Le jour même un homme de confiance de Mme d'Harville, après avoir été
visiter, rue de la Barillerie, la misérable demeure de Jeanne Duport, et
avoir recueilli sur cette digne femme les meilleurs renseignements, loua
aussitôt, sur le quai de l'École, deux grandes chambres et un cabinet
bien aéré, meubla en deux heures ce modeste mais salubre logis, et,
grâce aux ressources instantanées du Temple, le soir même, Jeanne Duport
fut transportée dans cette demeure, où elle trouva ses enfants et une
excellente garde-malade.

Le même homme de confiance fut chargé de réclamer et de faire enterrer
le corps de la Lorraine lorsqu'elle succomberait à sa maladie.

Après avoir conduit et installé chez elle Mlle de Fermont, Mme
d'Harville partit aussitôt pour Asnières, accompagnée de M. de
Saint-Remy, afin d'aller chercher Fleur-de-Marie et de la conduire chez
Rodolphe.




X

Espérance


Les premiers jours du printemps approchaient, le soleil commençait à
prendre un peu de force, le ciel était pur, l'air tiède...
Fleur-de-Marie, appuyée sur le bras de la Louve, essayait ses forces en
se promenant dans le jardin de la petite maison du docteur Griffon.

La chaleur vivifiante du soleil et le mouvement de la promenade
coloraient d'une teinte rosée les traits pâles et amaigris de la
Goualeuse; ses vêtements de paysanne ayant été déchirés dans la
précipitation des premiers secours qu'on lui avait donnés, elle portait
une robe de mérinos d'un bleu foncé, faite en blouse, et seulement
serrée autour de sa taille délicate et fine par une cordelière de laine.

--Quel bon soleil! dit-elle à la Louve en s'arrêtant au pied d'une
charmille d'arbres verts exposés au midi et qui s'arrondissaient autour
d'un banc de pierre. Voulez-vous que nous nous asseyions un moment ici,
la Louve?

--Est-ce que vous avez besoin de me demander si je veux? répondit
brusquement la femme de Martial en haussant les épaules.

Puis, ôtant de son cou un châle de bourre de soie, elle le ploya en
quatre, s'agenouilla, le posa sur le sable un peu humide de l'allée et
dit à la Goualeuse:

--Mettez vos pieds là-dessus.

--Mais, la Louve, dit Fleur-de-Marie, qui s'était aperçue trop tard du
dessein de sa compagne pour l'empêcher de l'exécuter; mais, la Louve,
vous allez abîmer votre châle.

--Pas tant de raisons!... la terre est fraîche, dit la Louve.

Et, prenant d'autorité les petits pieds de Fleur-de-Marie, elle les posa
sur le châle.

--Comme vous me gâtez, la Louve...

--Hum!... vous ne le méritez guère: toujours à vous débattre contre ce
que je veux faire pour votre bien... Vous n'êtes pas fatiguée? Voilà une
bonne demi-heure que nous marchons... Midi vient de sonner à Asnières.

--Je suis un peu lasse... mais je sens que cette promenade m'a fait du
bien.

--Vous voyez... vous étiez lasse. Vous ne pouviez pas me demander plus
tôt de vous asseoir?

--Ne me grondez pas; je ne m'apercevais pas de ma lassitude. C'est si
bon de marcher quand on a été longtemps alitée... de voir le soleil, les
arbres, la campagne, quand on a cru ne les revoir jamais!

--Le fait est que vous avez été dans un état désespéré durant deux
jours. Pauvre Goualeuse... oui, on peut vous dire cela maintenant... on
désespérait de vous.

--Et puis figurez-vous, la Louve, que me voyant sous l'eau... malgré moi
je me suis rappelé qu'une méchante femme qui m'avait tourmentée quand
j'étais petite me menaçait toujours de me jeter aux poissons. Plus tard
elle avait encore voulu me noyer[14]. Alors je me suis dit: «Je n'ai pas
de bonheur... c'est une fatalité, je n'y échapperai pas...»

--Pauvre Goualeuse... ç'a été votre dernière idée quand vous vous êtes
crue perdue?

--Oh! non... dit Fleur-de-Marie avec exaltation. Quand je me suis sentie
mourir... ma dernière pensée a été pour celui que je regarde comme mon
Dieu; de même qu'en me sentant renaître, ma première pensée s'est élevée
vers lui...

--C'est plaisir de vous faire du bien, à vous... vous n'oubliez pas.

--Oh! non!... c'est si bon de s'endormir avec sa reconnaissance et de
s'éveiller avec elle!

--Aussi on se mettrait dans le feu pour vous.

--Bonne Louve... Tenez, je vous assure qu'une des causes qui me rendent
heureuse de vivre... c'est l'espoir de vous porter bonheur, d'accomplir
ma promesse... vous savez, nos châteaux en Espagne de Saint-Lazare?

--Quant à cela, il y a du temps de reste. Vous voilà sur pied, j'ai fait
mes frais... comme dit mon homme.

--Pourvu que M. le comte de Saint-Remy me dise tantôt que le médecin me
permet d'écrire à Mme Georges! Elle doit être si inquiète! et peut-être
M. Rodolphe aussi! ajouta Fleur-de-Marie en baissant les yeux et en
rougissant de nouveau à la pensée de son Dieu. Peut-être ils me croient
morte!

--Comme le croient aussi ceux qui vous ont fait noyer, pauvre petite.
Oh! les brigands!

--Vous supposez donc toujours que ce n'est pas un accident, la Louve?

--Un accident! Oui, les Martial appellent ça des accidents... Quand je
dis les Martial... c'est sans compter mon homme... car il n'est pas de
la famille, lui... pas plus que n'en seront jamais François et Amandine.

--Mais quel intérêt pouvait-on avoir à ma mort? Je n'ai jamais fait de
mal à personne... personne ne me connaît.

--C'est égal... si les Martial sont assez scélérats pour noyer
quelqu'un, ils ne sont pas assez bêtes pour le faire sans y avoir un
intérêt. Quelques mots que la veuve a dits à mon homme dans la prison...
me le prouvent bien.

--Il a donc été voir sa mère, cette femme terrible?

--Oui, il n'y a plus d'espoir pour elle, ni pour Calebasse, ni pour
Nicolas. On avait découvert bien des choses, mais ce gueux de Nicolas,
dans l'espoir d'avoir la vie sauve, a dénoncé sa mère et sa soeur pour
un autre assassinat. Ça fait qu'ils y passeront tous. L'avocat n'espère
plus rien; les gens de la justice disent qu'il faut un exemple.

--Ah! c'est affreux! presque toute une famille.

--Oui, à moins que Nicolas ne s'évade. Il est dans la même prison qu'un
monstre de bandit appelé le Squelette, qui machine un complot pour se
sauver, lui et d'autres. C'est Nicolas qui a fait dire cela à Martial
par un prisonnier sortant; car mon homme a été encore assez faible pour
aller voir son gueux de frère à la Force. Alors, encouragé par cette
visite, ce misérable, que l'enfer confonde! a eu le front de faire dire
à mon homme que d'un moment à l'autre il pourrait s'échapper, et que
Martial lui tienne prêts chez le père Micou de l'argent et des habits
pour se déguiser.

--Votre Martial a si bon coeur!

--Bon coeur tant que vous voudrez, la Goualeuse; mais que le diable me
brûle si je laisse mon homme aider un assassin qui a voulu le tuer!
Martial ne dénoncera pas le complot d'évasion, c'est déjà beaucoup...
D'ailleurs, maintenant que vous voilà en santé, la Goualeuse, nous
allons partir, moi, mon homme et les enfants, pour notre tour de France;
nous ne remettrons jamais les pieds à Paris: c'était bien assez pénible
à Martial d'être appelé fils du guillotiné. Qu'est-ce que cela serait
donc lorsque mère, frère et soeur y auraient passé?

--Vous attendrez au moins que j'aie parlé de vous à M. Rodolphe, si je
le revois. Vous êtes revenue au bien, j'ai dit que je vous en ferais
récompenser, je veux tenir ma parole. Sans cela comment
m'acquitterais-je envers vous? Vous m'avez sauvé la vie... et pendant ma
maladie vous m'avez comblée de soins.

--Justement! maintenant j'aurais l'air intéressée, si je vous laissais
demander quelque chose pour moi à vos protecteurs. Vous êtes sauvée...
je vous répète que j'ai fait mes frais.

--Bonne Louve... rassurez-vous... ce n'est pas vous qui serez
intéressée, c'est moi qui serai reconnaissante.

--Écoutez donc! dit tout d'un coup la Louve en se levant, on dirait le
bruit d'une voiture. Oui... oui, elle approche; tenez, la voilà;
l'avez-vous vu passer devant la grille? Il y a une femme dedans.

--Oh! mon Dieu! s'écria Fleur-de-Marie avec émotion, il m'a semblé
reconnaître...

--Qui donc?

--Une jeune et jolie dame que j'ai vue à Saint-Lazare, et qui a été bien
bonne pour moi.

--Elle sait donc que vous êtes ici?

--Je l'ignore; mais elle connaît la personne dont je vous parlais
toujours, et qui, si elle le veut, et elle le voudra, je l'espère,
pourra réaliser nos châteaux en Espagne de la prison.

--Une place de garde-chasse pour mon homme, avec une cabane pour nous au
milieu des bois, dit la Louve en soupirant. Tout ça c'est des féeries...
c'est trop beau, cela ne peut pas arriver.

Un bruit de pas précipités se fit entendre, derrière la charmille;
François et Amandine qui, grâce aux bontés du comte de Saint-Remy,
n'avaient pas quitté la Louve, arrivèrent essoufflés en criant:

--La Louve, voici une belle dame avec M. de Saint-Remy; ils demandent à
voir tout de suite Fleur-de-Marie.

--Je ne m'étais pas trompée! dit la Goualeuse.

Presque au même instant parut M. de Saint-Remy, accompagné de Mme
d'Harville. À peine celle-ci eut-elle aperçu Fleur-de-Marie qu'elle
s'écria en courant à elle et en la serrant tendrement entre ses bras:

--Pauvre chère enfant... vous voilà... Ah!... sauvée!... sauvée
miraculeusement d'une horrible mort... Avec quel bonheur je vous
retrouve... moi qui, ainsi que vos amis, vous avais crue perdue... vous
avais tant regrettée!

--Je suis aussi bien heureuse de vous revoir, madame; car je n'ai jamais
oublié vos bontés pour moi, dit Fleur-de-Marie en répondant aux
tendresses de Mme d'Harville avec une grâce et une modestie charmantes.

--Ah! vous ne savez pas quelle sera la surprise, la folle joie de vos
amis qui à cette heure vous pleurent si amèrement...

Fleur-de-Marie, prenant par la main la Louve, qui s'était retirée à
l'écart, dit à Mme d'Harville en la lui présentant:

--Puisque mon salut est si cher à mes bienfaiteurs, permettez-moi de
vous demander leurs bontés pour ma compagne, qui m'a sauvée au risque de
sa vie...

--Soyez tranquille, mon enfant... vos amis prouveront à la brave Louve
qu'ils savent que c'est à elle qu'ils doivent le bonheur de vous revoir.

La Louve, rouge, confuse, n'osant ni répondre ni lever les yeux sur Mme
d'Harville, tant la présence d'une femme de cette dignité lui imposait,
n'avait pu cacher son étonnement en entendant Clémence prononcer son
nom...

--Mais il n'y a pas un moment à perdre, reprit la marquise. Je meurs
d'impatience de vous emmener, Fleur-de-Marie; j'ai apporté dans la
voiture un châle, un manteau bien chaud; venez, venez, mon enfant...
Puis, s'adressant au comte: Serez-vous assez bon pour donner mon adresse
à cette courageuse femme, afin qu'elle puisse demain faire ses adieux à
Fleur-de-Marie? De la sorte vous serez bien forcée de venir nous voir,
ajouta Mme d'Harville en s'adressant à la Louve.

--Oh! madame, j'irai bien sûr, répondit celle-ci, puisque ce sera pour
dire adieu à la Goualeuse, j'aurais trop de chagrin de ne pouvoir pas
l'embrasser encore une fois.

Quelques minutes après, Mme d'Harville et la Goualeuse étaient sur la
route de Paris.

Rodolphe, après avoir assisté à la mort de Jacques Ferrand si
terriblement puni de ses crimes, était rentré chez lui dans un
accablement inexprimable.

Ensuite d'une longue et pénible nuit d'insomnie, il avait mandé près de
lui sir Walter Murph, pour confier à ce vieux et fidèle ami l'écrasante
découverte de la veille au sujet de Fleur-de-Marie.

Le digne squire fut atterré; mieux que personne il pouvait comprendre et
partager l'immensité de la douleur du prince.

Celui-ci, pâle, abattu, les yeux rougis par des larmes récentes, venait
de faire à Murph cette poignante révélation.

--Du courage! dit le squire en essuyant ses yeux; car, malgré son
flegme, il avait aussi pleuré. Oui, du courage... monseigneur! beaucoup
de courage!... Pas de vaines consolations... ce chagrin doit être
incurable...

--Tu as raison... Ce que je ressentais hier n'est rien auprès de ce que
je ressens aujourd'hui...

--Hier, monseigneur... vous éprouviez l'étourdissement de ce coup; mais
sa réaction vous sera de jour en jour plus douloureuse... Ainsi donc, du
courage!... L'avenir est triste... bien triste.

--Et puis hier... le mépris et l'horreur que m'inspiraient cette
femme... mais que Dieu en ait pitié!... elle est à cette heure devant
lui... hier enfin, la surprise, la haine, l'effroi, tant de passions
violentes refoulaient en moi ces élans de tendresse désespérée... qu'à
présent je ne contiens plus... À peine si je pouvais pleurer... Au moins
maintenant... auprès de toi... je le peux... Tiens, tu vois... je suis
sans forces... je suis lâche, pardonne-moi. Des larmes... encore...
toujours... Ô mon enfant!... mon pauvre enfant!...

--Pleurez, pleurez, monseigneur... hélas! la perte est irréparable.

--Et tant d'atroces misères à lui faire oublier! s'écria Rodolphe avec
un accent déchirant... après ce qu'elle a souffert!... Songe au sort qui
l'attendait!

--Peut-être cette transition eût-elle été trop brusque pour cette
infortunée, déjà si cruellement éprouvée?

--Oh! non... non!... va... si tu savais avec quels ménagements... avec
quelle réserve je lui aurais appris sa naissance!... Comme je l'aurais
doucement préparée à cette révélation... C'était si simple... si
facile... Oh! s'il ne s'était agi que de cela, vois-tu, ajouta le prince
avec un sourire navrant, j'aurais été bien tranquille et pas embarrassé.
Me mettant à genoux devant cette enfant idolâtrée, je lui aurais dit:
«Toi qui as été jusqu'ici si torturée... sois enfin heureuse... et pour
toujours heureuse... Tu es ma fille...» Mais non, dit Rodolphe en se
reprenant, non... cela aurait été trop brusque, trop imprévu... Oui, je
me serais donc bien contenu et je lui aurais dit d'un air calme: «Mon
enfant, il faut que je vous apprenne une chose qui va bien vous
étonner... Mon Dieu! oui... figurez-vous qu'on a retrouvé les traces de
vos parents... votre père existe... et votre père... c'est moi.» Ici le
prince s'interrompit de nouveau.--Non, non! c'est encore trop brusque,
trop prompt... mais ce n'est pas ma faute, cette révélation me vient
tout de suite aux lèvres... c'est qu'il faut tant d'empire sur moi... tu
comprends, mon ami, tu comprends... Être là, devant sa fille, et se
contraindre! Puis, se laissant emporter à un nouvel accès de désespoir,
Rodolphe s'écria:--Mais à quoi bon, à quoi bon ces vaines paroles? Je
n'aurai plus jamais rien à lui dire. Oh! ce qui est affreux, affreux à
penser, vois-tu? c'est de penser que j'ai eu ma fille près de moi...
pendant tout un jour... oui, pendant ce jour à jamais maudit et sacré où
je l'ai conduite à la ferme, ce jour où les trésors de son âme angélique
se sont révélés à moi dans toute leur pureté! J'assistais au réveil de
cette nature adorable... et rien dans mon coeur ne me disait: «C'est ta
fille...» Rien... rien... Ô aveugle, barbare, stupide, que j'étais!...
Je ne devinais pas... Oh! j'étais indigne d'être père!

--Mais, monseigneur...

--Mais enfin... s'écria le prince, a-t-il dépendu de moi, oui ou non, de
ne la jamais quitter! Pourquoi ne l'ai-je pas adoptée, moi qui pleurais
tant ma fille? Pourquoi, au lieu d'envoyer cette malheureuse enfant chez
Mme Georges, ne l'ai-je pas gardée près de moi...? Aujourd'hui je
n'aurais qu'à lui tendre les bras... Pourquoi n'ai-je pas fait cela?
pourquoi? Ah! parce qu'on ne fait jamais le bien qu'à demi, parce qu'on
n'apprécie les merveilles que lorsqu'elles ont lui et disparu pour
toujours... parce qu'au lieu d'élever tout de suite à sa véritable
hauteur cette admirable jeune fille qui, malgré la misère, l'abandon,
était, par l'esprit et par le coeur, plus grande, plus noble peut-être
qu'elle ne le fût jamais devenue par les avantages de la naissance et de
l'éducation... j'ai cru faire beaucoup pour elle en la plaçant dans une
ferme... auprès de bonnes gens... comme j'aurais fait pour la première
mendiante intéressante qui se serait trouvée sur ma route... C'est ma
faute... c'est ma faute... Si j'avais fait cela, elle ne serait pas
morte... Oh! si... Je suis bien puni... je l'ai mérité... Mauvais
fils... mauvais père!...

Murph savait que de pareilles douleurs sont inconsolables; il se tut.

Après un assez long silence, Rodolphe reprit d'une voix altérée:

--Je ne resterai pas ici, Paris m'est odieux... demain je pars...

--Vous avez raison, monseigneur...

--Nous ferons un détour, je m'arrêterai à la ferme de Bouqueval...
J'irai m'enfermer quelques heures dans la chambre où ma fille a passe
les seuls jours heureux de sa triste vie... Là on recueillera avec
religion tout ce qui reste d'elle... les livres où elle commençait à
lire... les cahiers où elle a écrit... les vêtements qu'elle a portés...
tout... jusqu'aux meubles... jusqu'aux tentures de cette chambre, dont
je prendrai moi-même un dessin exact... Et à Gerolstein... dans le parc
réservé où j'ai fait élever un monument à la mémoire de mon père
outragé... je ferai construire une petite maison où se trouvera cette
chambre... là j'irai pleurer ma fille... De ces deux funèbres monuments,
l'un me rappellera mon crime envers mon père, l'autre le châtiment qui
m'a frappé dans mon enfant... Après un nouveau silence, Rodolphe ajouta:
Ainsi donc, que tout soit prêt... demain matin...

Murph, voulant essayer de distraire un moment le prince de ses sinistres
pensées, lui dit:

--Tout sera prêt, monseigneur; seulement vous oubliez que demain devait
avoir lieu à Bouqueval le mariage du fils de Mme Georges et de
Rigolette... Non-seulement vous avez assuré l'avenir de Germain et doté
magnifiquement sa fiancée... mais vous leur avez promis d'assister à
leur mariage comme témoin... Alors seulement ils devaient savoir le nom
de leur bienfaiteur.

--Il est vrai, j'ai promis cela... Ils sont à la ferme... et je ne puis
y aller demain... sans assister à cette fête... et je l'avoue, je
n'aurai pas ce courage...

--La vue du bonheur de ces jeunes gens calmerait peut-être un peu votre
chagrin.

--Non, non, la douleur est solitaire et égoïste... Demain tu iras
m'excuser et me représenter auprès d'eux, tu prieras Mme Georges de
rassembler tout ce qui a appartenu à ma fille... On fera faire le dessin
de sa chambre et on me l'enverra en Allemagne.

--Partirez-vous donc aussi, monseigneur, sans voir Mme la marquise
d'Harville?

Au souvenir de Clémence, Rodolphe tressaillit... ce sincère amour vivait
toujours en lui, ardent et profond... mais dans ce moment il était pour
ainsi dire noyé sous le flot d'amertume dont son coeur était inondé...

Par une contradiction bizarre, le prince sentait que la tendre affection
de Mme d'Harville aurait pu seule l'aider à supporter le malheur qui le
frappait, et il se reprochait cette pensée comme indigne de la rigidité
de sa douleur paternelle.

--Je partirai sans voir Mme d'Harville, répondit Rodolphe. Il y a peu de
jours, je lui écrivais la peine que me causait la mort de
Fleur-de-Marie. Quand elle saura que Fleur-de-Marie était ma fille, elle
comprendra qu'il est de ces douleurs ou plutôt de ces punitions fatales
qu'il faut avoir le courage de subir seul... oui, seul, pour qu'elles
soient expiatoires... et elle est terrible, l'expiation que la fatalité
m'impose, terrible! car elle commence... pour moi... à l'heure où le
déclin de la vie commence aussi.

On frappa légèrement et discrètement à la porte du cabinet de Rodolphe,
qui fit un mouvement d'impatience chagrine.

Murph se leva et alla ouvrir.

À travers la porte entrebâillée, un aide de camp du prince dit au squire
quelques mots à voix basse. Celui-ci répondit par un signe de tête, et,
se tournant vers Rodolphe:

--Monseigneur me permet-il de m'absenter un moment? Quelqu'un veut me
parler à l'instant même pour le service de Votre Altesse Royale.

--Va... répondit le prince.

À peine Murph fut-il parti que Rodolphe, cachant sa figure dans ses
mains, poussa un long gémissement.

--Oh! s'écria-t-il, ce que je ressens m'épouvante... Mon âme déborde de
fiel et de haine; la présence de mon meilleur ami me pèse... le souvenir
d'un noble et pur amour m'importune et me trouble et puis... cela est
lâche et indigne, mais hier j'ai appris avec une joie barbare la mort de
Sarah... de cette mère dénaturée qui a causé la perte de ma fille; je me
plais à retracer l'horrible agonie du monstre qui a fait tuer mon
enfant. Ô rage! je suis arrivé trop tard! s'écria-t-il en bondissant sur
son fauteuil. Pourtant, hier, je ne souffrais pas cela, et hier comme
aujourd'hui je savais ma fille morte... Oh! oui, mais je ne me disais
pas ces mots, qui désormais empoisonneront ma vie: «J'ai vu ma fille, je
lui ai parlé, j'ai admiré tout ce qu'il y avait d'adorable en elle.» Oh!
que de temps j'ai perdu à cette ferme! Quand je songe que je n'y suis
allé que trois fois... oui, pas plus. Et je pouvais y aller tous les
jours... voir ma fille tous les jours... Que dis-je! la garder à jamais
près de moi. Oh! tel sera mon supplice... de me répéter cela toujours...
toujours!

Et le malheureux trouvait une volupté cruelle à revenir à cette pensée
désolante et sans issue; car le propre des grandes douleurs est de
s'aviver incessamment par de terribles redites.

Tout à coup la porte du cabinet s'ouvrit, et Murph entra très-pâle, si
pâle que le prince se leva à demi et s'écria:

--Murph, qu'as-tu?

--Rien, monseigneur...

--Tu es bien pâle, pourtant.

--C'est... l'étonnement.

--Quel étonnement?

--Mme d'Harville!

--Mme d'Harville, grand Dieu! un nouveau malheur!...

--Non, non, monseigneur, rassurez-vous, elle est... là... dans le salon
de service.

--Elle... ici... elle chez moi, c'est impossible!

--Aussi, monseigneur... vous dis-je... la surprise.

--Une telle démarche de sa part... Mais qu'y a-t-il donc, au nom du
ciel?

--Je ne sais... mais je ne puis me rendre compte de ce que j'éprouve...

--Tu me caches quelque chose?

--Sur l'honneur, monseigneur... sur l'honneur... non... je ne sais pas
ce que Mme la marquise m'a dit.

--Mais que t'a-t-elle dit?

--«Sir Walter--et sa voix était émue, mais son regard rayonnait de
joie--ma présence ici doit vous étonner beaucoup. Mais il est certaines
circonstances si impérieuses qu'elles laissent peu le temps de songer
aux convenances. Priez Son Altesse de m'accorder à l'instant quelques
moments d'entretien en votre présence, car je sais que le prince n'a pas
au monde de meilleur ami que vous. J'aurais pu lui demander de me faire
la grâce de venir chez moi; mais c'eût été un retard d'une heure
peut-être, et le prince me saura gré de n'avoir pas retardé d'une minute
cette entrevue...», a-t-elle ajouté avec une expression qui m'a fait
tressaillir.

--Mais, dit Rodolphe d'une voix altérée, et devenant plus pâle encore
que Murph, je ne devine pas la cause de ton trouble... de... ton
émotion... de... ta pâleur... il y a autre chose... Cette entrevue...

--Sur l'honneur, je ne... sais rien de plus. Ces seuls mots de la
marquise m'ont bouleversé. Pourquoi? je l'ignore... Mais vous-même, vous
êtes bien pâle, monseigneur.

--Moi? dit Rodolphe en s'appuyant sur son fauteuil, car il sentait ses
genoux se dérober sous lui.

--Je vous dis, monseigneur, que vous êtes aussi bouleversé que moi.
Qu'avez-vous?

--Dussé-je mourir sous le coup... prie Mme d'Harville d'entrer, s'écria
le prince.

Par une sympathie étrange, la visite si inattendue, si extraordinaire de
Mme d'Harville, avait éveillé chez Murph et chez Rodolphe une même vague
et folle espérance; mais cet espoir leur semblait si insensé que ni l'un
ni l'autre n'avaient voulu se l'avouer. Mme d'Harville, suivie de Murph,
entra dans le cabinet du prince.




XI

Le père et la fille


Ignorant, nous l'avons dit, que Fleur-de-Marie fût la fille du prince,
Mme d'Harville, toute à la joie de lui ramener sa protégée, avait cru
pouvoir la lui présenter presque sans ménagements; seulement, elle
l'avait laissée dans sa voiture, ignorant si Rodolphe voulait se faire
connaître à cette jeune fille et la recevoir chez lui. Mais s'apercevant
de la profonde altération des traits de Rodolphe, qui trahissaient un
morne désespoir; remarquant dans ses yeux les traces récentes de
quelques larmes, Clémence pensa qu'il avait été frappé par un malheur
bien plus cruel pour lui que la mort de la Goualeuse; ainsi, oubliant
l'objet de sa visite, elle s'écria:--Grand Dieu! monseigneur...
qu'avez-vous?

--Vous l'ignorez, madame?... Ah! tout espoir est perdu... Votre
empressement... l'entretien que vous m'avez si instamment demandé...
j'avais cru...

--Oh! je vous en prie, ne parlons pas du sujet qui m'amenait ici...
monseigneur... Au nom de mon père, dont vous avez sauvé la vie... j'ai
presque droit de vous demander la cause de la désolation où vous êtes
plongé... Votre abattement, votre pâleur m'épouvantent... Oh! parlez,
monseigneur... soyez généreux... parlez, ayez pitié de mes angoisses...

--À quoi bon, madame? ma blessure est incurable.

--Ces mots redoublent mon effroi, monseigneur; expliquez-vous... Sir
Walter... mon Dieu, qu'y a-t-il?

--Eh bien! dit Rodolphe d'une voix entrecoupée, en faisant un violent
effort sur lui-même, depuis que je vous ai instruite de la mort de
Fleur-de-Marie, j'ai appris qu'elle était ma fille.

--Fleur-de-Marie!... votre fille? s'écria Clémence avec un accent
impossible à rendre.

--Oui. Et tout à l'heure, quand vous m'avez fait dire que vous vouliez
me voir à l'instant pour m'apprendre une nouvelle qui me comblerait de
joie, ayez pitié de ma faiblesse, mais un père, fou de douleur d'avoir
perdu son enfant, est capable des plus folles espérances: un moment
j'avais cru que... mais non, non, je le vois, je m'étais trompé.
Pardonnez-moi, je ne suis qu'un misérable insensé.

Rodolphe, épuisé par le contrecoup d'un fugitif espoir et d'une
déception écrasante, retomba sur son siège en cachant sa figure dans ses
mains.

Mme d'Harville restait stupéfaite, immobile, muette, respirant à peine,
tour à tour en proie à une joie enivrante, à la crainte de l'effet
foudroyant de la révélation qu'elle devait faire au prince, exaltée
enfin par une religieuse reconnaissance envers la Providence, qui la
chargeait, elle... elle... d'annoncer à Rodolphe que sa fille vivait, et
qu'elle la lui ramenait...

Clémence, agitée par ces émotions si violentes, si diverses, ne pouvait
trouver une parole.

Murph, après avoir un moment partagé la folle espérance du prince,
semblait aussi accablé que lui.

Tout à coup la marquise, cédant à un mouvement subit, involontaire,
oubliant la présence de Murph et de Rodolphe, s'agenouilla, joignit les
mains et s'écria avec l'expression d'une piété fervente et d'une
gratitude ineffable:

--Merci!... Dieu... soyez béni!... je reconnais votre volonté
toute-puissante... merci encore, car vous m'avez choisie... pour lui
apprendre que sa fille est sauvée!...

Quoique dits à voix basse, ces mots, prononcés avec un accent de
sincérité et de sainte exaltation, arrivèrent aux oreilles de Murph et
du prince.

Celui-ci redressa vivement la tête au moment où Clémence se relevait.

Il est impossible de dire le regard, le geste, l'expression de la
physionomie de Rodolphe en contemplant Mme d'Harville, dont les traits
adorables, empreints d'une joie céleste, rayonnaient en ce moment d'une
beauté surhumaine.

Appuyée d'une main sur le marbre d'une console, et comprimant sous son
autre main les battements précipités de son sein, elle répondit par un
signe de tête affirmatif à un regard de Rodolphe qu'il faut encore
renoncer à rendre.

--Et où est-elle? dit le prince en tremblant comme la feuille.

--En bas, dans ma voiture.

Sans Murph, qui, prompt comme l'éclair, se jeta au-devant de Rodolphe,
celui-ci sortait éperdu.

--Monseigneur, vous la tueriez! s'écria le squire en retenant le
prince.

--D'hier seulement elle est convalescente. Au nom de sa vie, pas
d'imprudence, monseigneur, ajouta Clémence.

--Vous avez raison, dit Rodolphe en se contenant à peine, vous avez
raison, je serai calme, je ne la verrai pas encore, j'attendrai que ma
première émotion soit apaisée. Ah! c'est trop, trop en un jour!
ajouta-t-il d'une voix altérée. Puis, s'adressant à Mme d'Harville et
lui tendant la main, il s'écria, dans une effusion de reconnaissance
indicible: Je suis pardonné... vous êtes l'ange de la rédemption.

--Monseigneur, vous m'avez rendu mon père, Dieu veut que je vous ramène
votre enfant, répondit Clémence. Mais, à mon tour je vous demande pardon
de ma faiblesse. Cette révélation si subite, si inattendue, m'a
bouleversée. J'avoue que je n'aurai pas le courage d'aller chercher
Fleur-de-Marie, mon émotion l'effrayerait.

--Et comment l'a-t-on sauvée? qui l'a sauvée? s'écria Rodolphe. Voyez
mon ingratitude, je ne vous avais pas encore fait cette question.

--Au moment où elle se noyait, elle a été retirée de l'eau par une femme
courageuse.

--Vous la connaissez?

--Demain elle viendra chez moi.

--La dette est immense, dit le prince, mais je saurai l'acquitter.

--Comme j'ai été bien inspirée, mon Dieu, en n'amenant pas
Fleur-de-Marie avec moi! dit la marquise, cette scène lui eût été
funeste.

--Il est vrai, madame, dit Murph, c'est un hasard providentiel qu'elle
ne soit pas ici.

--J'ignorais si monseigneur désirait être connu d'elle, et je n'ai pas
voulu la lui présenter sans le consulter.

--Maintenant, dit le prince, qui avait passé pour ainsi dire quelques
minutes à combattre, à vaincre son agitation, et dont les traits
semblaient presque calmes, maintenant je suis maître de moi, je vous
l'assure. Murph, va chercher ma fille.

Ces mots, _ma fille_, furent prononcés par le prince avec un accent que
nous ne saurions non plus exprimer.

--Monseigneur, êtes-vous bien sûr de vous? dit Clémence. Pas
d'imprudence.

--Oh! soyez tranquille, je sais le danger qu'il y aurait pour elle. Je
ne l'y exposerai pas. Mon bon Murph, je t'en supplie, va, va!

--Rassurez-vous, madame, reprit le squire, qui avait attentivement
observé le prince, elle peut venir, monseigneur se contiendra.

--Alors, va, va donc vite, mon vieil ami.

--Oui, monseigneur, je vous demande seulement une minute, on n'est pas
de fer, dit le brave gentilhomme en essuyant la trace de ses larmes; il
ne faut pas qu'elle voie que j'ai pleuré.

--Excellent homme! reprit Rodolphe en serrant la main de Murph dans les
siennes.

--Allons, allons, monseigneur, m'y voilà... je ne voulais pas traverser
le salon de service éploré comme une Madeleine.

Et le squire fit un pas pour sortir; puis, se ravisant:

--Mais, monseigneur, que lui dirai-je?

--Oui, que dira-t-il? demanda le prince à Clémence.

--Que M. Rodolphe désire la voir, rien de plus, ce me semble?

--Sans doute: que M. Rodolphe désire la voir... rien de plus... Allons,
va, va.

--C'est certainement ce qu'il y a de mieux à lui dire, reprit le squire,
qui se sentait au moins aussi impressionné que Mme d'Harville. Je lui
dirai simplement que M. Rodolphe désire la voir. Cela ne lui fera rien
préjuger, rien prévoir; c'est ce qu'il y a de plus raisonnable, en
effet.

Et Murph ne bougeait pas.

--Sir Walter, lui dit Clémence en souriant, vous avez peur.

--C'est vrai, madame la marquise; malgré mes six pieds et mon épaisse
enveloppe, je suis encore sous le coup d'une émotion profonde.

--Mon ami, prends garde, lui dit Rodolphe; attends plutôt un moment
encore, si tu n'es pas sûr de toi.

--Allons, allons, cette fois, monseigneur, j'ai pris le dessus, dit le
squire, après avoir passé sur ses yeux ses deux poings d'Hercule; il est
évident qu'à mon âge cette faiblesse est parfaitement ridicule. Ne
craignez rien, monseigneur.

Et Murph sortit d'un pas ferme, le visage impassible.

Un moment de silence suivit son départ.

Alors Clémence songea en rougissant qu'elle était chez Rodolphe, seule
avec lui. Le prince s'approcha d'elle et lui dit presque timidement:

--Si je choisis ce jour, ce moment, pour vous faire un aveu sincère,
c'est que la solennité de ce jour, de ce moment, ajoutera encore à la
gravité de cet aveu. Depuis que je vous ai vue, je vous aime. Tant que
j'ai dû cacher cet amour, je l'ai caché: maintenant vous êtes libre,
vous m'avez rendu ma fille, voulez-vous être sa mère?

--Moi, monseigneur! s'écria Mme d'Harville. Que dites-vous?

--Je vous en supplie, ne me refusez pas; faites que ce jour décide du
bonheur de toute ma vie, reprit tendrement Rodolphe.

Clémence aussi aimait le prince depuis longtemps avec passion; elle
croyait rêver: l'aveu de Rodolphe, cet aveu à la fois si simple, si
grave et si touchant, fait dans une telle circonstance, la transportait
d'un bonheur inespéré; elle répondit en hésitant:

--Monseigneur, c'est à moi de vous rappeler la distance de nos
conditions, l'intérêt de votre souveraineté.

--Laissez-moi songer avant tout à l'intérêt de mon coeur, à celui de ma
fille chérie; rendez-nous bien heureux, oh! bien heureux, elle et moi;
faites que moi, qui tout à l'heure étais sans famille, je puisse
maintenant dire ma femme, ma fille; faites enfin que cette pauvre enfant
qui, elle aussi tout à l'heure était sans famille, puisse dire... mon
père, ma mère, ma soeur, car vous avez une fille qui deviendra la
mienne.

--Ah! monseigneur, à de si nobles paroles on ne peut répondre que par
des larmes de reconnaissance, s'écria Clémence. Puis, se contraignant,
elle ajouta: Monseigneur, on vient, c'est votre fille.

--Eh bien! notre fille, murmura Clémence au moment où Murph, ouvrant la
porte, introduisit Fleur-de-Marie dans le salon du prince.

La jeune fille, descendue de la voiture de la marquise devant le
péristyle de cet immense hôtel, avait traversé une première antichambre
remplie de valets de pied en grande livrée, une salle d'attente où se
tenaient des valets de chambre, puis le salon des huissiers, et enfin le
salon de service, occupé par un chambellan et les aides de camp du
prince en grand uniforme. Qu'on juge de l'étonnement de la pauvre
Goualeuse, qui ne connaissait pas d'autres splendeurs que celles de la
ferme de Bouqueval, en traversant ces appartements princiers,
étincelants d'or, de glaces et de peintures.

Dès qu'elle parut, Mme d'Harville courut à elle, la prit par la main,
et, l'entourant d'un de ses bras comme pour la soutenir, la conduisit à
Rodolphe, qui, debout près de la cheminée, n'avait pu faire un pas.

Murph, après avoir confié Fleur-de-Marie à Mme d'Harville, s'était hâté
de disparaître à demi derrière un des immenses rideaux de la fenêtre, ne
se trouvant pas suffisamment sûr de lui.

À la vue de son bienfaiteur, de son sauveur, de son Dieu... qui la
contemplait dans une muette extase, Fleur-de-Marie, déjà si troublée, se
mit à trembler.

--Rassurez-vous... mon enfant, lui dit Mme d'Harville, voilà votre
ami... Rodolphe, qui vous attendait impatiemment... il a été bien
inquiet de vous.

--Oh!... oui... bien... bien inquiet... balbutia Rodolphe toujours
immobile et dont le coeur se fondait en larmes à l'aspect du pâle et
doux visage de sa fille.

Aussi, malgré sa résolution, le prince fut-il un moment obligé de
détourner la tête pour cacher son attendrissement.

--Tenez, mon enfant, vous êtes encore bien faible, asseyez-vous là, dit
Clémence pour détourner l'attention de Fleur-de-Marie; et elle la
conduisit vers un grand fauteuil de bois doré, dans lequel la Goualeuse
s'assit avec précaution.

Son trouble augmentait de plus en plus: elle était oppressée, la voix
lui manquait; elle se désolait de n'avoir encore pu dire un mot de
gratitude à Rodolphe.

Enfin, sur un signe de Mme d'Harville, qui, accoudée au dossier du
fauteuil, était penchée vers Fleur-de-Marie et tenait une de ses mains
dans les siennes, le prince s'approcha doucement de l'autre côté du
siège. Plus maître de lui, il dit alors à Fleur-de-Marie, qui tourna
vers lui son visage enchanteur:

--Enfin, mon enfant, vous voilà pour jamais réunie à vos amis!... Vous
ne les quitterez plus... Il faut surtout maintenant oublier ce que vous
avez souffert.

--Oui, mon enfant, le meilleur moyen de nous prouver que vous nous
aimez, ajouta Clémence, c'est d'oublier ce triste passé.

--Croyez, monsieur Rodolphe... croyez, madame, que si j'y songeais
quelquefois malgré moi, ce serait pour me dire que sans vous... je
serais encore bien malheureuse.

--Oui, mais nous ferons en sorte que vous n'ayez plus de ces sombres
pensées. Notre tendresse ne vous en laissera pas le temps, ma chère
Marie, reprit Rodolphe, car vous savez que je vous ai donné ce nom... à
la ferme.

--Oui, monsieur Rodolphe. Et Mme Georges qui m'avait permis de
l'appeler... ma mère... se porte-t-elle bien?

--Très-bien, mon enfant... Mais j'ai d'importantes nouvelles à vous
apprendre.

--À moi, monsieur Rodolphe?

--Depuis que je vous ai vue... on a fait de grandes découvertes sur...
sur... votre naissance.

--Sur ma naissance?

--On a su quels étaient vos parents. On connaît votre père. Rodolphe
avait tant de larmes dans la voix en prononçant ces mots que
Fleur-de-Marie, très-émue, se retourna vivement vers lui; heureusement
qu'il put détourner la tête.

Un autre incident semi-burlesque vint encore distraire la Goualeuse et
l'empêcher de trop remarquer l'émotion de son père: le digne squire, qui
ne sortait pas de derrière son rideau et semblait attentivement regarder
le jardin de l'hôtel, ne put s'empêcher de se moucher avec un bruit
formidable, car il pleurait comme un enfant.

--Oui, ma chère Marie, se hâta de dire Clémence, on connaît votre
père... il existe.

--Mon père! s'écria la Goualeuse avec une expression qui mit le courage
de Rodolphe à une nouvelle épreuve.

--Et un jour... reprit Clémence, bientôt peut-être... vous le verrez. Ce
qui vous étonnera sans doute, c'est qu'il est d'une très-haute
condition... d'une grande naissance.

--Et ma mère, madame, la verrai-je?

--Votre père répondra à cette question, mon enfant... mais ne serez-vous
pas bien heureuse de le voir?

--Oh! oui, madame, répondit Fleur-de-Marie en baissant les yeux.

--Combien vous l'aimerez, quand vous le connaîtrez! dit la marquise.

--De ce jour-là... une nouvelle vie commencera pour vous, n'est-ce pas,
Marie? ajouta le prince.

--Oh! non, monsieur Rodolphe, répondit naïvement la Goualeuse. Ma
nouvelle vie a commencé du jour où vous avez eu pitié de moi... où vous
m'avez envoyée à la ferme.

--Mais votre père... vous chérit, dit le prince.

--Je ne le connais pas... et je vous dois tout... monsieur Rodolphe.

--Ainsi... vous... m'aimez... autant... plus peut-être que vous
n'aimeriez votre père?

--Je vous bénis et je vous respecte comme Dieu, monsieur Rodolphe, parce
que vous avez fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire, répondit
la Goualeuse avec exaltation, oubliant sa timidité habituelle. Quand
madame a eu la bonté de me parler à la prison, je le lui ai dit, ainsi
que je le disais à tout le monde... oui, monsieur Rodolphe, aux
personnes qui étaient bien malheureuses, je disais: «Espérez, M.
Rodolphe soulage les malheureux.» À celles qui hésitaient entre le bien
et le mal, je disais: «Courage, soyez bonnes, M. Rodolphe récompense
ceux qui sont bons.» À celles qui étaient méchantes, je disais: «Prenez
garde, M. Rodolphe punit les méchants.» Enfin, quand j'ai cru mourir, je
me suis dit: «Dieu aura pitié de moi, car M. Rodolphe m'a jugée digne de
son intérêt.»

Fleur-de-Marie, entraînée par sa reconnaissance envers son bienfaiteur,
avait surmonté sa crainte, un léger incarnat colorait ses joues, et ses
beaux yeux bleus, qu'elle levait au ciel comme si elle eût prié,
brillaient du plus doux éclat.

Un silence de quelques secondes succéda aux paroles enthousiastes de
Fleur-de-Marie; l'émotion des acteurs de cette scène était profonde.

--Je vois, mon enfant, reprit Rodolphe, pouvant à peine contenir sa
joie, que dans votre coeur j'ai à peu près pris la place de votre père.

--Ce n'est pas ma faute, monsieur Rodolphe. C'est peut-être mal à moi...
mais je vous l'ai dit, je vous connais et je ne connais pas mon père; et
elle ajouta en baissant la tête avec confusion: Et puis, enfin, vous
savez le passé... monsieur Rodolphe... et malgré cela vous m'avez
comblée de bontés; mais mon père ne le sait pas, lui... ce passé.
Peut-être regrettera-t-il de m'avoir retrouvée, ajouta la malheureuse
enfant en frissonnant, et puisqu'il est, comme le dit madame... d'une
grande naissance... sans doute il aura honte... il rougira de moi.

--Rougir de vous! s'écria Rodolphe en se redressant, le front altier, le
regard orgueilleux. Rassurez-vous, pauvre enfant, votre père vous fera
une position si brillante, si haute, que les plus grands parmi les
grands de ce monde ne vous regarderont désormais qu'avec un profond
respect. Rougir de vous! non... non. Après les reines, auxquelles vous
êtes alliée par le sang... vous marcherez de pair avec les plus nobles
princesses de l'Europe.

--Monseigneur! s'écrièrent à la fois Murph et Clémence, effrayés de
l'exaltation de Rodolphe et de la pâleur croissante de Fleur-de-Marie,
qui regardait son père avec stupeur.

--Rougir de toi! continua-t-il, oh! si j'ai jamais été heureux et fier
de mon rang souverain... c'est parce que, grâce à ce rang, je puis
t'élever autant que tu as été abaissée... entends-tu, mon enfant
chérie... ma fille adorée?... car c'est moi... c'est moi qui suis ton
père!

Et le prince, ne pouvant vaincre plus longtemps son émotion, se jeta aux
pieds de Fleur-de-Marie, qu'il couvrit de larmes et de caresses.

--Soyez béni, mon Dieu! s'écria Fleur-de-Marie en joignant les mains. Il
m'était permis d'aimer mon bienfaiteur autant que je l'aimais... C'est
mon père... je pourrai le chérir sans remords... Soyez... béni... non.

Elle ne put achever... la secousse était trop violente; Fleur-de-Marie
s'évanouit entre les bras du prince.

Murph courut à la porte du salon de service, l'ouvrit et dit:

--Le docteur David... à l'instant... pour Son Altesse Royale...
quelqu'un se trouve mal.

--Malédiction sur moi!... je l'ai tuée... s'écria Rodolphe, en
sanglotant, agenouillé devant sa fille. Marie... mon enfant...
écoute-moi... c'est ton père... Pardon... oh! pardon... de n'avoir pu
retenir plus longtemps ce secret... Je l'ai tuée... mon Dieu! je l'ai
tuée!

--Calmez-vous, monseigneur, dit Clémence; il n'y a sans doute aucun
danger... Voyez... ses joues sont colorées... c'est le saisissement...
seulement le saisissement.

--Mais à peine convalescente... elle en mourra... Malheur! oh! malheur
sur moi!

À ce moment, David, le médecin nègre, entra précipitamment, tenant à la
main une petite caisse remplie de flacons, et un papier qu'il remit à
Murph.

--David... ma fille se meurt... Je t'ai sauvé la vie... tu dois sauver
mon enfant! s'écria Rodolphe.

Quoique stupéfait de ces paroles du prince, qui parlait de sa fille, le
docteur courut à Fleur-de-Marie, que Mme d'Harville tenait dans ses
bras, prit le pouls de la jeune fille, lui posa la main sur le front, et
se retournant vers Rodolphe qui, pâle, épouvanté, attendait son arrêt:

--Il n'y a aucun danger... que Votre Altesse se rassure.

--Tu dis vrai... aucun danger... aucun?...

--Aucun, monseigneur. Quelques gouttes d'éther, et cette crise aura
cessé.

--Oh! merci... David... mon bon David! s'écria le prince avec effusion.
Puis, s'adressant à Clémence, Rodolphe ajouta:--Elle vit... notre fille
vivra...

Murph venait de jeter les yeux sur le billet que lui avait remis David
en entrant; il tressaillit et regarda le prince avec effroi.

--Oui, mon vieil ami!... reprit Rodolphe, dans peu de temps ma fille
pourra dire à Mme la marquise d'Harville: «Ma mère...»

--Monseigneur, dit Murph en tremblant, la nouvelle d'hier était
fausse...

--Que dis-tu?

--Une crise violente, suivie d'une syncope, avait fait croire... à la
mort de la comtesse Sarah...

--La comtesse!

--Ce matin... on espère la sauver.

--Ô mon Dieu!... mon Dieu! s'écria le prince atterré, pendant que
Clémence le regardait avec stupeur, ne comprenant pas encore.

--Monseigneur, dit David, toujours occupé de Fleur-de-Marie, il n'y a
pas la moindre inquiétude à avoir... Mais le grand air serait urgent; on
pourrait rouler le fauteuil sur la terrasse en ouvrant la porte du
jardin... l'évanouissement cesserait complètement.

Aussitôt Murph courut ouvrir la porte vitrée qui donnait sur un immense
perron formant terrasse; puis, aidé de David, il y roula doucement le
fauteuil où se trouvait la Goualeuse, toujours sans connaissance.

Rodolphe et Clémence restèrent seuls.




XII

Dévouement


--Ah! madame! s'écria Rodolphe dès que Murph et David se furent
éloignés, vous ne savez pas ce que c'est que la comtesse Sarah? c'est la
mère de Fleur-de-Marie!

--Grand Dieu!

--Et je la croyais morte!

Il y eut un moment de profond silence.

Mme d'Harville pâlit beaucoup, son coeur se brisa.

--Ce que vous ignorez encore, reprit Rodolphe avec amertume, c'est que
cette femme, aussi égoïste qu'ambitieuse, n'aimant en moi que le prince,
m'avait, dans ma première jeunesse, amené à une union plus tard rompue.
Voulant alors se remarier, la comtesse a causé tous les malheurs de son
enfant en l'abandonnant à des mains mercenaires.

--Ah! maintenant, monseigneur, je comprends l'aversion que vous aviez
pour elle.

--Vous comprenez aussi pourquoi, deux fois, elle a voulu vous perdre par
d'infâmes délations! Toujours en proie à une implacable ambition, elle
croyait me forcer de revenir à elle en m'isolant de toute affection.

--Oh! quel calcul affreux!

--Et elle n'est pas morte!

--Monseigneur, ce regret n'est pas digne de vous!

--C'est que vous ignorez tous les maux qu'elle a causés! En ce moment
encore... alors que, retrouvant ma fille... j'allais lui donner une mère
digne d'elle... Oh! non... non... cette femme est un démon vengeur
attaché à mes pas...

--Allons, monseigneur, du courage, dit Clémence en essuyant ses larmes
qui coulaient malgré elle, vous avez un grand, un saint devoir à
remplir. Vous l'avez dit vous-même dans un juste et généreux élan
d'amour paternel, désormais, le sort de votre fille doit être aussi
heureux qu'il a été misérable. Elle doit être aussi élevée qu'elle a été
abaissée. Pour cela... il faut légitimer sa naissance... pour cela, il
faut épouser la comtesse Mac-Gregor.

--Jamais, jamais. Ce serait récompenser le parjure, l'égoïsme et la
féroce ambition de cette mère dénaturée. Je reconnaîtrai ma fille, vous
l'adopterez, et, ainsi que je l'espérais, elle trouvera en vous une
affection maternelle.

--Non, monseigneur, vous ne ferez pas cela; non, vous ne laisserez pas
dans l'ombre la naissance de votre enfant. La comtesse Sarah est de
noble et ancienne maison; pour vous, sans doute, cette alliance est
disproportionnée, mais elle est honorable. Par ce mariage, votre fille
ne sera pas légitimée, mais légitime, et ainsi, quel que soit l'avenir
qui l'attende, elle pourra se glorifier de son père et avouer hautement
sa mère.

--Mais renoncer à vous, mon Dieu! c'est impossible. Ah! vous ne songez
pas ce qu'aurait été pour moi cette vie partagée entre vous et ma fille,
mes deux seuls amours de ce monde.

--Il vous reste votre enfant, monseigneur. Dieu vous l'a miraculeusement
rendue. Trouver votre bonheur incomplet serait de l'ingratitude!

--Ah! vous ne m'aimez pas comme je vous aime.

--Croyez cela, monseigneur, croyez-le, le sacrifice que vous faites à
vos devoirs vous semblera moins pénible.

--Mais si vous m'aimez, mais si vos regrets sont aussi amers que les
miens, vous serez affreusement malheureuse. Que vous restera-t-il?

--La charité, monseigneur! cet admirable sentiment que vous avez éveillé
dans mon coeur... ce sentiment qui jusqu'ici m'a fait oublier bien des
chagrins, et à qui j'ai dû de bien douces consolations.

--De grâce, écoutez-moi. Soit, j'épouserai cette femme; mais une fois le
sacrifice accompli, est-ce qu'il me sera possible de vivre auprès
d'elle? d'elle, qui ne m'inspire qu'aversion et mépris? Non, non, nous
resterons à jamais séparés l'un de l'autre, jamais elle ne verra ma
fille. Ainsi Fleur-de-Marie... perdra en vous la plus tendre des mères.

--Il lui restera le plus tendre des pères. Par le mariage, elle sera la
fille légitime d'un prince souverain de l'Europe, et, ainsi que vous
l'avez dit, monseigneur, sa position sera aussi éclatante qu'elle était
obscure.

--Vous êtes impitoyable... je suis bien malheureux!

--Osez-vous parler ainsi... vous si grand, si juste... vous qui
comprenez si noblement le devoir, le dévouement et l'abnégation? Tout à
l'heure, avant cette révélation providentielle, quand vous pleuriez
votre enfant avec des sanglots si déchirants, si l'on vous eût dit:
«Faites un voeu, un seul, et il sera réalisé», vous vous seriez écrié:
«Ma fille... oh! ma fille... qu'elle vive!» Ce prodige s'accomplit...
votre fille vous est rendue... et vous vous dites malheureux. Ah!
monseigneur, que Fleur-de-Marie ne vous entende pas!

--Vous avez raison, dit Rodolphe après un long silence, tant de
bonheur... c'eût été le ciel... sur la terre... et je ne mérite pas
cela... Je ferai ce que je dois. Je ne regrette pas mon hésitation, je
lui ai dû une nouvelle preuve de la beauté de votre âme.

--Cette âme, c'est vous qui l'avez agrandie, élevée. Si ce que je fais
est bien, c'est vous que j'en glorifie, ainsi que je vous ai toujours
glorifié des bonnes pensées que j'ai eues. Courage, monseigneur, dès que
Fleur-de-Marie pourra soutenir ce voyage, emmenez-la. Une fois en
Allemagne, dans ce pays si calme et si grave, sa transformation sera
complète, et le passé ne sera plus pour elle qu'un songe triste et
lointain.

--Mais vous? mais vous?

--Moi... je ne puis bien vous dire cela maintenant, parce que je ne
pourrai le dire toujours avec joie et orgueil, mon amour pour vous sera
mon ange gardien, mon sauveur, ma vertu, mon avenir; tout ce que je
ferai de bien viendra de lui et retournera à lui. Chaque jour je vous
écrirai, pardonnez-moi cette exigence, c'est la seule que je me
permette. Vous, monseigneur, vous me répondrez quelquefois... pour me
donner des nouvelles de celle qu'un moment au moins j'ai appelée ma
fille, dit Clémence sans pouvoir retenir ses pleurs, et qui le sera
toujours dans ma pensée; enfin, lorsque les années nous aurons donné le
droit d'avouer hautement l'inaltérable affection qui nous lie... eh
bien! je vous le jure sur votre fille, si vous le désirez, j'irai vivre
en Allemagne, dans la même ville que vous, pour ne plus nous quitter, et
terminer ainsi une vie qui aurait pu être plus digne.

--Monseigneur! s'écria Murph en entrant précipitamment, celle que Dieu
vous a rendue a repris ses sens, elle renaît. Son premier mot a été:
«Mon père!...» Elle demande à vous voir.

Peu d'instants après, Mme d'Harville avait quitté l'hôtel du prince, et
celui-ci se rendait en hâte chez la comtesse Mac-Gregor, accompagné de
Murph, du baron de Graün et d'un aide de camp.




XIII

Le mariage


Depuis que Rodolphe lui avait appris le meurtre de Fleur-de-Marie, la
comtesse Sarah Mac-Gregor écrasée par cette révélation qui ruinait
toutes ses espérances, torturée par un remords tardif, avait été en
proie à de violentes crises nerveuses, à un effrayant délire; sa
blessure, à demi cicatrisée, s'était rouverte, et une longue syncope
avait momentanément fait croire à sa mort. Pourtant, grâce à la force de
sa constitution, elle ne succomba pas à cette rude atteinte; une
nouvelle lueur de vie vint la ranimer encore.

Assise dans un fauteuil, afin de se soustraire aux oppressions qui la
suffoquaient, Sarah était depuis quelques moments plongée dans des
réflexions accablantes, regrettant presque la mort à laquelle elle
venait d'échapper.

Tout à coup Thomas Seyton entra dans la chambre de la comtesse; il
contenait difficilement une émotion profonde; d'un signe il éloigna les
deux femmes de Sarah; celle-ci parut à peine s'apercevoir de la présence
de son frère.

--Comment vous trouvez-vous? lui dit-il.

--Dans le même état... j'éprouve une grande faiblesse... et de temps à
autre des suffocations douloureuses... Pourquoi Dieu ne m'a-t-il pas
retirée de ce monde... dans ma dernière crise?

--Sarah, reprit Thomas Seyton après un moment de silence, vous êtes
entre la vie et la mort... une émotion violente pourrait vous tuer...
comme elle pourrait vous sauver.

--Je n'ai plus d'émotions à éprouver, mon frère.

--Peut-être...

--La mort de Rodolphe me trouverait indifférente... le spectre de ma
fille noyée... noyée par ma faute... est là... toujours là... devant
moi... Ce n'est pas une émotion... c'est un remords incessant. Je suis
réellement mère... depuis que je n'ai plus d'enfant.

--J'aimerais mieux retrouver en vous cette froide ambition qui vous
faisait regarder votre fille comme un moyen de réaliser le rêve de votre
vie.

--Les effrayants reproches du prince ont tué cette ambition, le
sentiment maternel s'est éveillé en moi... au tableau des atroces
misères de ma fille.

--Et..., dit Seyton en hésitant et en pesant pour ainsi dire chaque
parole, si par hasard, supposons une chose impossible, un miracle, vous
appreniez que votre fille vit encore, comment supporteriez-vous une
telle découverte?

--Je mourrais de honte et de désespoir à sa vue.

--Ne croyez pas cela, vous seriez trop enivrée du triomphe de votre
ambition! Car enfin, si votre fille avait vécu, le prince vous épousait,
il vous l'avait dit.

--En admettant cette supposition insensée, il me semble que je n'aurais
pas le droit de vivre. Après avoir reçu la main du prince, mon devoir
serait de le délivrer... d'une épouse indigne... ma fille, d'une mère
dénaturée...

L'embarras de Thomas Seyton augmentait à chaque instant. Chargé par
Rodolphe, qui était dans une pièce voisine, d'apprendre à Sarah que
Fleur-de-Marie vivait, il ne savait que résoudre. La vie de la comtesse
était si chancelante qu'elle pouvait s'éteindre d'un moment à l'autre;
il n'y avait donc aucun retard à apporter au mariage _in extremis_ qui
devait légitimer la naissance de Fleur-de-Marie. Pour cette triste
cérémonie, le prince s'était fait accompagner d'un ministre, de Murph et
du baron de Graün comme témoins; le duc de Lucenay et lord Douglas,
prévenus à la hâte par Seyton, devaient servir de témoins à la comtesse,
et venaient d'arriver à l'instant même.

Les moments pressaient; mais les remords empreints de la tendresse
maternelle, qui remplaçaient alors chez Sarah une impitoyable ambition,
rendaient la tâche de Seyton plus difficile encore. Tout son espoir
était que sa soeur le trompait ou se trompait elle-même, et que
l'orgueil de cette femme se réveillerait dès qu'elle toucherait à cette
couronne si longtemps rêvée.

--Ma soeur..., dit Thomas Seyton d'une voix grave et solennelle, je suis
dans une terrible perplexité... Un mot de moi va peut-être vous rendre à
la vie... va peut-être vous tuer...

--Je vous l'ai dit... je n'ai plus d'émotions à redouter...

--Une seule... pourtant...

--Laquelle?

--S'il s'agissait... de votre fille?...

--Ma fille est morte...

--Si elle ne l'était pas?

--Nous avons épuisé cette supposition tout à l'heure... Assez, mon
frère... mes remords me suffisent.

--Mais si ce n'était pas une supposition?... Mais si par un hasard
incroyable... inespéré... votre fille avait été arrachée à la mort...
mais si... elle vivait?

--Vous me faites mal... ne me parlez pas ainsi.

--Eh bien! donc, que Dieu me pardonne et vous juge!... elle vit
encore...

--Ma fille?

--Elle vit, vous dis-je... Le prince est là... avec un ministre... J'ai
fait prévenir deux de vos amis pour vous servir de témoins... Le voeu de
votre vie est enfin réalisé... La prédiction s'accomplit... Vous êtes
souveraine.

Thomas Seyton avait prononcé ces mots en attachant sur sa soeur un
regard rempli d'angoisse, épiant sur son visage chaque signe d'émotion.

À son grand étonnement, les traits de Sarah restèrent presque
impassibles: elle porta seulement ses deux mains à son coeur en se
renversant dans son fauteuil, étouffa un léger cri qui parut lui être
arraché par une douleur subite et profonde... puis sa figure redevint
calme.

--Qu'avez-vous, ma soeur?

--Rien... la surprise... une joie inespérée... Enfin mes voeux sont
comblés!...

«Je ne m'étais pas trompé! pensa Thomas Seyton, l'ambition domine...
elle est sauvée...» Puis s'adressant à Sarah:--Eh bien! ma soeur, que
vous disais-je?

--Vous aviez raison..., reprit-elle avec un sourire amer et devinant la
pensée de son frère, l'ambition a encore étouffé en moi la maternité...

--Vous vivrez! et vous aimerez votre fille...

--Je n'en doute pas... je vivrai... voyez comme je suis calme...

--Et ce calme est réel?

--Abattue, brisée comme je le suis... aurais-je la force de feindre?

--Vous comprenez maintenant mon hésitation de tout à l'heure?

--Non, je m'en étonne; car vous connaissiez mon ambition... Où est le
prince?

--Il est ici.

--Je voudrais le voir... avant la cérémonie... Puis elle ajouta avec une
indifférence affectée: Ma fille est là... sans doute?

--Non... vous la verrez plus tard.

--En effet... j'ai le temps... Faites, je vous prie, venir le prince...

--Ma soeur... je ne sais... mais votre air est étrange... sinistre.

--Voulez-vous que je rie? Croyez-vous que l'ambition assouvie ait une
expression douce et tendre?... Faites venir le prince!

Malgré lui Seyton était inquiet du calme de Sarah. Un moment il crut
voir dans ses yeux des larmes contenues; après une nouvelle hésitation,
il ouvrit une porte, qu'il laissa ouverte, et sortit.

--Maintenant, dit Sarah, pourvu que je voie... que j'embrasse ma fille,
je serai satisfaite... Ce sera bien difficile à obtenir... Rodolphe,
pour me punir, me refusera... Mais j'y parviendrai... oh! j'y
parviendrai... Le voici.

Rodolphe entra et ferma la porte.

--Votre frère vous a tout dit? demanda froidement le prince à Sarah.

--Tout...

--Votre... ambition... est satisfaite?

--Elle est... satisfaite...

--Le ministre... et les témoins... sont là...

--Je le sais...

--Ils peuvent entrer... je pense?...

--Un mot... monseigneur...

--Parlez... madame...

--Je voudrais... voir ma fille...

--C'est impossible...

--Je vous dis, monseigneur, que je veux voir ma fille!

--Elle est à peine convalescente... elle a éprouvé déjà ce matin une
violente secousse... cette entrevue lui serait funeste...

--Mais au moins... elle embrassera sa mère...

--À quoi bon? Vous voici princesse souveraine...

--Je ne le suis pas encore... et je ne le serai qu'après avoir embrassé
ma fille...

Rodolphe regarda la comtesse avec un profond étonnement.

--Comment! s'écria-t-il, vous soumettez la satisfaction de votre
orgueil...

--À la satisfaction... de ma tendresse maternelle... Cela vous
surprend... monseigneur?...

--Hélas!... oui.

--Verrai-je ma fille?

--Mais...

--Prenez garde, monseigneur, les moments sont peut-être comptés... Ainsi
que l'a dit mon frère... cette crise peut me sauver comme elle peut me
tuer... Dans ce moment... je rassemble toutes mes forces... toute mon
énergie... et il m'en faut beaucoup... pour lutter contre le
saisissement d'une telle découverte... Je veux voir ma fille... ou
sinon... je refuse votre main... et si je meurs... sa naissance ne sera
pas légitimée...

--Fleur-de-Marie... n'est pas ici... il faudrait l'envoyer chercher...
chez moi.

--Envoyez-la chercher à l'instant... et je consens à tout. Comme les
moments sont peut-être comptés, je vous l'ai dit... le mariage se
fera... pendant le temps que Fleur-de-Marie mettra à se rendre ici.

--Quoique ce sentiment m'étonne de votre part... il est trop louable
pour que je n'y aie pas égard... Vous verrez Fleur-de-Marie... Je vais
lui écrire...

--Là... sur ce bureau... où j'ai été frappée...

Pendant que Rodolphe écrivait quelques mots à la hâte, la comtesse
essuya la sueur glacée qui coulait de son front, ses traits jusqu'alors
calmes trahirent une souffrance violente et cachée; on eût dit que
Sarah, en cessant de se contraindre, se reposait d'une dissimulation
douloureuse.

Sa lettre écrite, Rodolphe se leva et dit à la comtesse:

--Je vais envoyer cette lettre à ma fille par un de mes aides de camp.
Elle sera ici dans une demi-heure... puis-je rentrer avec le ministre et
les témoins?...

--Vous le pouvez... ou plutôt... je vous en prie, sonnez... ne me
laissez pas seule... Chargez sir Walter de cette commission... Il
ramènera les témoins et le ministre.

Rodolphe sonna, une des femmes de Sarah parut...

--Priez mon frère d'envoyer ici sir Walter Murph, dit la comtesse.

La femme de chambre sortit.

--Cette union est triste, Rodolphe... dit amèrement la comtesse. Triste
pour moi... Pour vous, elle sera heureuse!

Le prince fit un mouvement.

--Elle sera heureuse pour vous, Rodolphe, car je n'y survivrai pas!

À ce moment, Murph entra.

--Mon ami, lui dit Rodolphe, envoie à l'instant cette lettre à ma fille
par le colonel; il la ramènera dans ma voiture... Prie le ministre et
les témoins d'entrer dans la salle voisine.

--Mon Dieu! s'écria Sarah d'un ton suppliant lorsque le squire eut
disparu, faites qu'il me reste assez de forces pour la voir! que je ne
meure pas avant son arrivée!

--Ah! que n'avez-vous toujours été aussi bonne mère!

--Grâce à vous, du moins, je connais le repentir, le dévouement,
l'abnégation... Oui, tout à l'heure, quand mon frère m'a appris que
notre fille vivait... laissez-moi dire notre fille, je ne le dirai pas
longtemps, j'ai senti au coeur un coup affreux; j'ai senti que j'étais
frappée à mort. J'ai caché cela, mais j'étais heureuse... La naissance
de notre enfant serait légitimée, et je mourrais ensuite...

--Ne parlez pas ainsi!

--Oh! cette fois, je ne vous trompe pas... vous verrez!

--Et aucun vestige de cette ambition implacable qui vous a perdue!
Pourquoi la fatalité a-t-elle voulu que votre repentir fût si tardif?

--Il est tardif, mais profond, mais sincère, je vous le jure. À ce
moment solennel, si je remercie Dieu de me retirer de ce monde, c'est
que ma vie vous eût été un horrible fardeau...

--Sarah! de grâce...

--Rodolphe... une dernière prière... votre main...

Le prince, détournant la vue, tendit sa main à la comtesse, qui la prit
vivement entre les siennes.

--Ah! les vôtres sont glacées! s'écria Rodolphe avec effroi.

--Oui... je me sens mourir! Peut-être, par une dernière punition... Dieu
ne voudra-t-il pas que j'embrasse ma fille!

--Oh! si... si! il sera touché de vos remords.

--Et vous, mon ami, en êtes-vous touché?... me pardonnez-vous?... Oh! de
grâce, dites-le! Tout à l'heure, quand notre fille sera là, si elle
arrive à temps, vous ne pourrez pas me pardonner devant elle... ce
serait lui apprendre combien j'ai été coupable... et cela, vous ne le
voudrez pas... Une fois que je serai morte, qu'est-ce que cela vous fait
qu'elle m'aime?

--Rassurez-vous... elle ne saura rien!

--Rodolphe... pardon!... oh! pardon!... Serez-vous sans pitié?... Ne
suis-je pas assez malheureuse?...

--Eh bien! que Dieu vous pardonne le mal que vous avez fait à votre
enfant comme je vous pardonne celui que vous m'avez fait, malheureuse
femme!

--Vous me pardonnez... du fond du coeur?...

--Du fond du coeur... dit le prince d'une voix émue.

La comtesse pressa vivement la main de Rodolphe contre ses lèvres
défaillantes avec un élan de joie et de reconnaissance, puis elle dit:

--Faites entrer le ministre, mon ami, et dites-lui qu'ensuite il ne
s'éloigne pas... Je me sens bien faible!

Cette scène était déchirante; Rodolphe ouvrit les deux battants de la
porte du fond; le ministre entra, suivi de Murph et du baron de Graün,
témoins de Rodolphe, et du duc de Lucenay et de lord Douglas, témoins de
la comtesse; Thomas Seyton venait ensuite.

Tous les acteurs de cette scène douloureuse étaient graves, tristes et
recueillis: M. de Lucenay lui-même avait oublié sa pétulance habituelle.

Le contrat de mariage entre très-haut et très-puissant prince S. A. R.
Gustave-Rodolphe V, grand-duc régnant de Gerolstein, et Sarah Seyton de
Halsbury, comtesse Mac-Gregor (contrat qui légitimait la naissance de
Fleur-de-Marie) avait été préparé par les soins du baron de Graün; il
fut lu par lui et signé par les époux et leurs témoins.

Malgré le repentir de la comtesse, lorsque le ministre dit d'une voix
solennelle à Rodolphe: «Votre Altesse Royale consent-elle à prendre pour
épouse Mme Sarah Seyton de Halsbury, comtesse Mac-Gregor?» et que le
prince eut répondu «Oui» d'une voix haute et ferme, le regard mourant de
Sarah étincela; une rapide et fugitive expression d'orgueilleux triomphe
passa sur ses traits livides; c'était le dernier éclat de l'ambition qui
mourait avec elle.

Durant cette triste et imposante cérémonie, aucune parole ne fut
échangée entre les assistants. Lorsqu'elle fut accomplie, les témoins de
Sarah, M. le duc de Lucenay et lord Douglas, vinrent en silence saluer
profondément le prince, puis sortirent.

Sur un signe de Rodolphe, Murph et M. de Graün les suivirent.

--Mon frère, dit tout bas Sarah, priez le ministre de vous accompagner
dans la pièce voisine, et d'avoir la bonté d'y attendre un moment.

--Comment vous trouvez-vous, ma soeur? Vous êtes bien pâle...

--Je suis sûre de vivre, maintenant, ne suis-je pas grande-duchesse de
Gerolstein? ajouta-t-elle avec un sourire amer.

Restée seule avec Rodolphe, Sarah murmura d'une voix épuisée, pendant
que ses traits se décomposaient d'une manière effrayante:

--Mes forces sont à bout... je me sens mourir... je ne la verrai pas!

--Si... si... rassurez-vous, Sarah... vous la verrez.

--Je ne l'espère plus... cette contrainte... Oh! il fallait une force
surhumaine... Ma vue se trouble déjà!

--Sarah! dit le prince en s'approchant vivement de la comtesse et
prenant ses mains dans les siennes, elle va venir... maintenant, elle ne
peut tarder...

--Dieu ne voudra pas m'accorder... cette dernière consolation.

--Sarah! écoutez, écoutez... Il me semble entendre une voiture... Oui,
c'est elle... voilà votre fille!

--Rodolphe, vous ne lui direz pas... que j'étais une mauvaise mère!
articula lentement la comtesse qui déjà n'entendait plus.

Le bruit d'une voiture retentit sur les pavés sonores de la cour.

La comtesse ne s'en aperçut pas. Ses paroles devinrent de plus en plus
incohérentes; Rodolphe était penché vers elle avec anxiété; il vit ses
yeux se voiler.

--Pardon! ma fille... voir ma fille! Pardon!... au moins... après ma
mort, les honneurs de mon rang! murmura-t-elle enfin.

Ce furent les derniers mots intelligibles de Sarah. L'idée fixe,
dominante de toute sa vie revenait encore malgré son repentir sincère.

Tout à coup Murph entra.

--Monseigneur... la princesse Marie...

--Non! s'écria vivement Rodolphe, qu'elle n'entre pas! Dis à Seyton
d'amener le ministre. Puis, montrant Sarah qui s'éteignait dans une
lente agonie, Rodolphe ajouta:

--Dieu lui refuse la consolation suprême d'embrasser son enfant.

Une demi-heure après, la comtesse Sarah Mac-Gregor avait cessé de vivre.




XIV

Bicêtre


Quinze jours s'étaient passés depuis que Rodolphe, en épousant Sarah _in
extremis,_ avait légitimé la naissance de Fleur-de-Marie.

C'était le jour de la mi-carême. Cette date établie, nous conduirons le
lecteur à Bicêtre. Cet immense établissement, destiné, ainsi que chacun
sait, au traitement des aliénés, sert aussi de lieu de refuge à sept ou
huit cents vieillards pauvres, qui sont admis à cette espèce de maison
d'invalides civils[15] lorsqu'ils sont âgés de soixante-dix ans ou
atteints d'infirmités très-graves.

En arrivant à Bicêtre, on entre d'abord dans une vaste cour plantée de
grands arbres, coupée de pelouses vertes ornées en été de plates-bandes
de fleurs. Rien de plus riant, de plus calme, de plus salubre que ce
promenoir spécialement destiné aux vieillards indigents dont nous avons
parlé; il entoure les bâtiments où se trouvent, au premier étage, de
spacieux dortoirs bien aérés, garnis de bons lits, et au rez-de-chaussée
des réfectoires d'une admirable propreté, où les pensionnaires de
Bicêtre prennent en commun une nourriture saine, abondante, agréable et
préparée avec un soin extrême, grâce à la paternelle sollicitude des
administrateurs de ce bel établissement.

Un tel asile serait le rêve de l'artisan veuf ou célibataire qui, après
une longue vie de privations, de travail et de probité, trouverait là le
repos, le bien-être qu'il n'a jamais connus.

Malheureusement le favoritisme qui de nos jours s'étend à tout, envahit
tout, s'est emparé des bourses de Bicêtre, et ce sont en grande partie
d'anciens domestiques qui jouissent de ces retraites, grâce à
l'influence de leurs derniers maîtres.

Ceci nous semble un abus révoltant.

Rien de plus méritoire que les longs et honnêtes services domestiques,
rien de plus digne de récompense que ces serviteurs qui, éprouvés par
des années de dévouement, finissaient autrefois par faire presque partie
de la famille; mais, si louables que soient de pareils antécédents,
c'est le maître qui en a profité, et non l'État, qui doit les rémunérer.

Ne serait-il donc pas juste, moral, humain, que les places de Bicêtre et
celles d'autres établissements semblables appartinssent de droit à des
artisans choisis parmi ceux qui justifieraient de la meilleure conduite
et de la plus grande infortune?

Pour eux, si limité que fût leur nombre, ces retraites seraient au moins
une lointaine espérance qui allégerait un peu leurs misères de chaque
jour. Salutaire espoir qui les encouragerait au bien, en leur montrant
dans un avenir éloigné sans doute, mais enfin certain, un peu de calme,
de bonheur pour récompense. Et, comme ils ne pourraient prétendre à ces
retraites que par une conduite irréprochable, leur moralisation
deviendrait pour ainsi dire forcée.

Est-ce donc trop de demander que le petit nombre de travailleurs qui
atteignent un âge très-avancé à travers des privations de toutes sortes
aient au moins la chance d'obtenir un jour à Bicêtre du pain, du repos,
un abri pour leur vieillesse épuisée?

Il est vrai qu'une telle mesure exclurait à l'avenir de cet
établissement les gens de lettres, les savants, les artistes d'un grand
âge, qui n'ont pas d'autre refuge.

Oui, de nos jours, des hommes dont les talents, dont la science, dont
l'intelligence ont été estimés de leur temps, obtiennent à grand-peine
une place parmi ces vieux serviteurs que le crédit de leur maître envoie
à Bicêtre.

Au nom de ceux-là qui ont concouru au renom, aux plaisirs de la France,
de ceux-là dont la réputation a été consacrée par la voix populaire,
est-ce trop demander que de vouloir pour leur extrême vieillesse une
retraite modeste mais digne?

Sans doute c'est trop; et pourtant citons un exemple entre mille: on a
dépensé huit ou dix millions pour le monument de la Madeleine, qui n'est
ni un temple ni une église: avec cette somme énorme que de bien à faire!
Fonder, je suppose, une maison d'asile où deux cent cinquante ou trois
cents personnes jadis remarquables comme savants, poëtes, musiciens,
administrateurs, médecins, avocats, etc., etc. (car presque toutes ces
professions ont successivement leurs représentants parmi les
pensionnaires de Bicêtre), auraient trouvé une retraite honorable.

Sans doute c'était là une question d'humanité, de pudeur, de dignité
nationale pour un pays qui prétend marcher à la tête des arts, de
l'intelligence et de la civilisation; mais l'on n'y a pas songé...

Car Hégésippe Moreau et tant d'autres rares génies sont morts à
l'hospice ou dans l'indigence...

Car de nobles intelligences, qui ont autrefois rayonné d'un pur et vif
éclat, portent aujourd'hui à Bicêtre la houppelande des bons pauvres.

Car il n'y a pas ici, comme à Londres, un établissement charitable[16]
où un étranger sans ressource trouve au moins pour une nuit un toit, un
lit et un morceau de pain...

Car les ouvriers qui vont en Grève chercher du travail et attendre les
embauchements n'ont pas même pour se garantir des intempéries des
saisons un hangar pareil à celui qui, dans les marchés, abrite le bétail
en vente[17]. Pourtant la Grève est la Bourse des travailleurs sans
ouvrage, et dans cette Bourse-là il ne se fait que d'honnêtes
transactions, car elles n'ont pour fin que d'obtenir un rude labeur et
un salaire insuffisant dont l'artisan paye un pain bien amer...

Car...

Mais l'on ne cesserait pas si l'on voulait compter tout ce que l'on a
sacrifié d'utiles fondations à cette grotesque imitation de temple grec,
enfin destiné au culte catholique.

Mais revenons à Bicêtre et disons, pour complètement énumérer les
différentes destinations de cet établissement, qu'à l'époque de ce récit
les condamnés à mort y étaient conduits après leur jugement. C'est donc
dans un des cabanons de cette maison que la veuve Martial et sa fille
Calebasse attendaient le moment de leur exécution, fixée au lendemain;
la mère et la fille n'avaient voulu se pourvoir ni en grâce ni en
cassation. Nicolas, le Squelette et plusieurs autres scélérats étaient
parvenus à s'évader de la Force la veille de leur transfèrement à
Bicêtre.

Nous l'avons dit, rien de plus riant que l'abord de cet édifice
lorsqu'en venant de Paris on y entrait par la cour des Pauvres.

Grâce à un printemps hâtif, les ormes et les tilleuls se couvraient déjà
de pousses verdoyantes; les grandes pelouses de gazon étaient d'une
fraîcheur extrême, et çà et là les plates-bandes s'émaillaient de
perce-neige, de primevères, d'oreilles d'ours aux couleurs vives et
variées; le soleil dorait le sable brillant des allées. Les vieillards
pensionnaires, vêtus de houppelandes grises, se promenaient çà et là, ou
devisaient, assis sur des bancs: leur physionomie sereine annonçait
généralement le calme, la quiétude, ou une sorte d'insouciance
tranquille.

Onze heures venaient de sonner à l'horloge lorsque deux fiacres
s'arrêtèrent devant la grille extérieure; de la première voiture
descendirent Mme Georges, Germain et Rigolette; de la seconde, Louise
Morel et sa mère.

Germain et Rigolette étaient, on le sait, mariés depuis quinze jours.
Nous laissons le lecteur s'imaginer la pétulante gaieté, le bonheur
turbulent qui rayonnaient sur le frais visage de la grisette, dont les
lèvres fleuries ne s'ouvraient que pour rire, sourire, ou embrasser Mme
Georges, qu'elle appelait sa mère.

Les traits de Germain exprimaient une félicité plus calme, plus
réfléchie, plus grave... il s'y mêlait un sentiment de reconnaissance
profonde, presque du respect pour cette bonne et vaillante jeune fille
qui lui avait apporté en prison des consolations si secourables, si
charmantes... ce dont Rigolette n'avait pas l'air de se souvenir le
moins du monde; aussi, dès que son petit Germain mettait l'entretien sur
ce sujet, elle parlait aussitôt d'autre chose, prétextant que ces
souvenirs l'attristaient. Quoiqu'elle fût devenue Mme Germain et que
Rodolphe l'eût dotée de quarante mille francs, Rigolette n'avait pas
voulu, et son mari avait été de cet avis, changer sa coiffure de
grisette contre un chapeau. Certes, jamais l'humilité ne servit mieux
une innocente coquetterie; car rien n'était plus gracieux, plus élégant
que son petit bonnet à barbes plates, un peu à la paysanne, orné de
chaque côté de deux gros noeuds orange, qui faisaient encore valoir le
noir éclatant de ses jolis cheveux, qu'elle portait longs et bouclés,
depuis qu'elle avait le temps de mettre des papillottes; un col
richement brodé entourait le cou charmant de la jeune mariée; une
écharpe de cachemire français de la même nuance que les rubans du bonnet
cachait à demi sa taille souple et fine, et, quoiqu'elle n'eût pas de
corset, selon son habitude (bien qu'elle eût aussi le temps de se
lacer), sa robe montante de taffetas mauve ne faisait pas le plus léger
pli sur son corsage svelte, arrondi, comme celui de la Galatée de
marbre.

Mme Georges contemplait son fils et Rigolette avec un bonheur profond,
toujours nouveau.

Louise Morel, après une instruction minutieuse et l'autopsie de son
enfant, avait été mise en liberté par la chambre d'accusation. Les beaux
traits de la fille du lapidaire, creusés par le chagrin, annonçaient une
sorte de résignation douce et triste. Grâce à la générosité de Rodolphe
et aux soins qu'il lui avait fait donner, la mère de Louise Morel, qui
l'accompagnait, avait retrouvé la santé.

Le concierge de la porte extérieure ayant demandé à Mme Georges ce
qu'elle désirait, celle-ci lui répondit que l'un des médecins des salles
d'aliénés lui avait donné rendez-vous à onze heures et demie, ainsi
qu'aux personnes qui l'accompagnaient. Mme Georges eut le choix
d'attendre le docteur soit dans un bureau qu'on lui indiqua, soit dans
la grande cour plantée dont nous avons parlé. Elle prit ce dernier
parti, s'appuya sur le bras de son fils, et, continuant de causer avec
la femme du lapidaire, elle parcourut les allées du jardin. Louise et
Rigolette les suivaient à peu de distance.

--Que je suis donc contente de vous revoir, chère Louise! dit la
grisette. Tout à l'heure, quand nous avons été vous chercher rue du
Temple, à notre arrivée de Bouqueval, je voulais monter chez vous; mais
mon mari n'a pas voulu, disant que c'était trop haut: j'ai attendu dans
le fiacre. Votre voiture a suivi la nôtre; ça fait que je vous retrouve
pour la première fois depuis que...

--Depuis que vous êtes venue me consoler en prison... Ah! mademoiselle
Rigolette, s'écria Louise avec attendrissement, quel bon coeur! quel...

--D'abord, ma bonne Louise, dit la grisette en interrompant gaiement la
fille du lapidaire afin d'échapper à ses remerciements, je ne suis plus
Mlle Rigolette, mais Mme Germain: je ne sais pas si vous le savez... et
je tiens à mes titres.

--Oui... je vous savais... mariée... Mais laissez-moi vous remercier
encore de...

--Ce que vous ignorez certainement, ma bonne Louise, reprit Mme Germain
en interrompant de nouveau la fille de Morel, afin de changer le cours
de ses idées, ce que vous ignorez, c'est que je me suis mariée grâce à
la générosité de celui qui a été notre providence à tous, à vous, à
votre famille, à moi, à Germain, à sa mère!

--M. Rodolphe! Oh! nous le bénissons chaque jour!... Lorsque je suis
sortie de prison, l'avocat qui était venu de sa part me voir, me
conseiller et m'encourager, m'a dit que grâce à M. Rodolphe, qui avait
déjà tant fait pour nous, M. Ferrand... et la malheureuse ne put
prononcer ce nom sans frissonner... M. Ferrand, pour réparer ses
cruautés, avait assuré une rente à moi et une à mon pauvre père, qui est
toujours ici, lui... mais qui, grâce à Dieu, va de mieux en mieux...

--Et qui reviendra aujourd'hui avec vous à Paris... si l'espérance de ce
digne médecin se réalise.

--Plût au ciel!...

--Cela doit plaire au ciel... Votre père est si bon, si honnête! Et je
suis sûre, moi, que nous l'emmènerons. Le médecin pense maintenant qu'il
faut frapper un grand coup, et que la présence imprévue des personnes
que votre père avait l'habitude de voir presque chaque jour avant de
perdre la raison... pourra terminer sa guérison... Moi, dans mon petit
jugement... cela me paraît certain...

--Je n'ose encore y croire, mademoiselle.

--Madame Germain... madame Germain... si ça vous est égal, ma bonne
Louise... Mais, pour en revenir à ce que je vous disais, vous ne savez
pas ce que c'est que M. Rodolphe?

--C'est la providence des malheureux.

--D'abord... et puis encore? Vous l'ignorez... Eh bien! je vais vous le
dire...

Puis, s'adressant à son mari, qui marchait devant elle, donnait le bras
à Mme Georges et causait avec la femme du lapidaire, Rigolette s'écria:

--Ne va donc pas si vite, mon ami... Tu fatigues notre bonne mère... et
puis j'aime à t'avoir plus près de moi.

Germain se retourna, ralentit un peu sa marche et sourit à Rigolette,
qui lui envoya furtivement un baiser.

--Comme il est gentil, mon petit Germain! N'est-ce pas, Louise? Avec ça
l'air si distingué!... une si jolie taille! Avais-je raison de le
trouver mieux que mes autres voisins, M. Giraudeau, le commis voyageur,
et M. Cabrion? Ah! mon Dieu! à propos de Cabrion... M. Pipelet et sa
femme, où sont-ils donc? Le médecin avait dit qu'ils devaient venir
aussi, parce que votre père avait souvent prononcé leur nom...

--Ils ne tarderont pas. Quand j'ai quitté la maison, ils étaient partis
depuis longtemps.

--Oh! alors ils ne manqueront pas au rendez-vous; pour l'exactitude, M.
Pipelet est une vraie pendule... Mais revenons à mon mariage et à M.
Rodolphe. Figurez-vous, Louise, que c'est d'abord lui qui m'a envoyée
porter à Germain l'ordre qui le rendait libre. Vous pensez notre joie en
sortant de cette maudite prison! Nous arrivons chez moi, et là, aidée de
Germain, je fais une dînette... mais une dînette de vrais gourmands. Il
est vrai que ça ne nous a pas servi à grand-chose; car, quand elle a été
prête, nous n'avons mangé ni l'un ni l'autre, nous étions trop contents.
À onze heures, Germain s'en va; nous nous donnons rendez-vous pour le
lendemain matin. À cinq heures, j'étais debout et à l'ouvrage, car
j'étais au moins de deux jours de travail en retard. À huit heures, on
frappe, j'ouvre: qui est-ce qui entre? M. Rodolphe... D'abord, je
commence à le remercier du fond du coeur pour ce qu'il a fait pour
Germain; il ne me laisse pas finir. «--Ma voisine, me dit-il, Germain va
venir, vous lui remettrez cette lettre. Vous et lui prendrez un fiacre;
vous vous rendrez tout de suite à un petit village appelé Bouqueval,
près d'Écouen, route de Saint-Denis. Une fois là, vous demanderez Mme
Georges... et bien du plaisir.--Monsieur Rodolphe, je vais vous dire;
c'est que ce sera encore une journée de perdue, et, sans reproche, ça
fera trois.--Rassurez-vous, ma voisine, vous trouverez de l'ouvrage chez
Mme Georges; c'est une excellente pratique que je vous donne.--Si c'est
comme ça, à la bonne heure, monsieur Rodolphe.--Adieu, ma
voisine.--Adieu et merci, mon voisin.» Il part, et Germain arrive; je
lui conte la chose, M. Rodolphe ne pouvait pas nous tromper; nous
montons en voiture, gais comme des fous, nous si tristes la veille...
Jugez... nous arrivons... Ah! ma bonne Louise... tenez, malgré moi, les
larmes m'en viennent encore aux yeux... Cette Mme Georges que voilà
devant nous, c'était la mère de Germain.

--Sa mère!!!

--Mon Dieu, oui... sa mère, à qui on l'avait enlevé tout enfant, et
qu'il n'espérait plus revoir. Vous pensez leur bonheur à tous deux.
Quand Mme Georges a eu bien pleuré, bien embrassé son fils, ç'a été mon
tour. M. Rodolphe lui avait sans doute écrit de bonnes choses de moi,
car elle m'a dit, en me serrant dans ses bras, qu'elle savait ma
conduite pour son fils. «Et si vous le voulez, ma mère, dit Germain,
Rigolette sera votre fille aussi.--Si je le veux! mes enfants, de tout
mon coeur; je le sais, jamais tu ne trouveras une meilleure ni une plus
gentille femme.» Nous voilà donc installés dans une belle ferme avec
Germain, sa mère et ses oiseaux, que j'avais fait venir, pauvres petites
bêtes! pour qu'ils soient aussi de la partie. Quoique je n'aime pas la
campagne, les jours passaient si vite que c'était comme un rêve; je ne
travaillais que pour mon plaisir: j'aidais Mme Georges, je me promenais
avec Germain, je chantais, je sautais, c'était à en devenir folle...
Enfin notre mariage est arrêté pour il y a eu hier quinze jours... La
surveille, qui est-ce qui arrive dans une belle voiture? un grand gros
monsieur chauve, l'air excellent, qui m'apporte, de la part de M.
Rodolphe, une corbeille de mariage. Figurez-vous, Louise, un grand
coffre de bois de rose, avec ces mots écrits dessus en lettres d'or sur
une plaque de porcelaine bleue: «Travail et sagesse, amour et bonheur.»
J'ouvre le coffre, qu'est-ce que je trouve? des petits bonnets de
dentelle comme celui que je porte, des robes en pièces, des bijoux, des
gants, cette écharpe, un beau châle; enfin, c'était comme un conte de
fées.

--C'est vrai au moins que c'est comme un conte de fées; mais voyez comme
ça vous a porté bonheur... d'être si bonne, si laborieuse.

--Quant à être bonne et laborieuse... ma chère Louise, je ne l'ai pas
fait exprès... ça s'est trouvé ainsi... tant mieux pour moi... Mais ça
n'est pas tout: au fond du coffret je découvre un joli portefeuille avec
ces mots: «Le voisin à sa voisine.» Je l'ouvre: il y avait deux
enveloppes, l'une pour Germain, l'autre pour moi; dans celle de Germain,
je trouve un papier qui le nommait directeur d'une banque pour les
pauvres, avec quatre mille francs d'appointements; lui, dans l'enveloppe
qui m'était destinée, trouve un bon de quarante mille francs sur le...
sur le Trésor... oui... c'est cela, c'était ma dot... Je veux le
refuser; mais Mme Georges, qui avait causé avec le grand monsieur chauve
et avec Germain, me dit: «Mon enfant, vous pouvez, vous devez accepter;
c'est la récompense de votre sagesse, de votre travail... et de votre
dévouement à ceux qui souffrent... Car c'est en prenant sur vos nuits,
au risque de vous rendre malade et de perdre ainsi vos seuls moyens
d'existence, que vous êtes allée consoler vos amis malheureux.»

--Oh! ça, c'est bien vrai, s'écria Louise; il n'y en a pas une autre
comme vous au moins... mademoi... madame Germain.

--À la bonne heure!... Moi, je dis au gros monsieur chauve que ce que
j'ai fait c'est par plaisir; il me répond: «C'est égal, M. Rodolphe est
immensément riche; votre dot est de sa part un gage d'estime, d'amitié:
votre refus lui causerait un grand chagrin; il assistera d'ailleurs à
votre mariage, et il vous forcera bien d'accepter.»

--Quel bonheur que tant de richesse tombe à une personne aussi
charitable que M. Rodolphe!

--Sans doute il est bien riche, mais s'il n'était que cela... Ah! ma
bonne Louise, si vous saviez ce que c'est que M. Rodolphe!... Et moi qui
lui ai fait porter mes paquets!!! Mais patience... vous allez voir... La
veille du mariage... le soir, très-tard, le grand monsieur chauve arrive
en poste; M. Rodolphe ne pouvait pas venir... il était souffrant, mais
le grand monsieur chauve venait le remplacer... C'est seulement alors,
ma bonne Louise, que nous avons appris que votre bienfaiteur, que le
nôtre, était... devinez quoi?... un prince!

--Un prince?

--Qu'est-ce que je dis, un prince... une altesse royale, un grand-duc
régnant, un roi en petit... Germain m'a expliqué ça.

--M. Rodolphe!

--Hein! ma pauvre Louise! Et moi qui lui avais demandé de m'aider à
cirer ma chambre!

--Un prince... presque un roi! C'est ça qu'il a tant de pouvoir pour
faire le bien.

--Vous comprenez ma confusion, ma bonne Louise. Aussi, voyant que
c'était presque un roi, je n'ai pas osé refuser la dot. Nous avons été
mariés. Il y a huit jours, M. Rodolphe nous a fait dire, à nous deux
Germain et à Mme Georges, qu'il serait très-content que nous lui
fissions une visite de noce; nous y allons. Dame, vous comprenez, le
coeur me battait fort; nous arrivons rue Plumet, nous entrons dans un
palais: nous traversons des salons remplis de domestiques galonnés, de
messieurs en noir avec des chaînes d'argent au cou et l'épée au côté,
d'officiers en uniforme; que sais-je, moi? et puis des dorures, des
dorures partout, qu'on en était ébloui. Enfin, nous trouvons le monsieur
chauve dans un salon avec d'autres messieurs tout chamarrés de
broderies; il nous introduit dans une grande pièce, où nous trouvons M.
Rodolphe... c'est-à-dire le prince, vêtu très-simplement et l'air si
bon, si franc, si peu fier... enfin l'air si M. Rodolphe d'autrefois,
que je me suis sentie tout de suite à mon aise, en me rappelant que je
lui avais fait m'attacher mon châle, me tailler des plumes et me donner
le bras dans la rue.

--Vous n'avez plus eu peur? Oh! moi, comme j'aurais tremblé!

--Eh bien! moi, non. Après avoir reçu Mme Georges avec une bonté sans
pareille et offert sa main à Germain, le prince m'a dit en souriant: «Eh
bien! ma voisine, comment vont papa Crétu et Ramonette? (C'est le nom de
mes oiseaux; faut-il qu'il soit aimable pour s'en être souvenu!) Je suis
sûr, a-t-il ajouté, que maintenant vous et Germain vous luttez de chants
joyeux avec vos jolis oiseaux?--Oui, monseigneur. (Mme Georges nous
avait fait la leçon toute la route, à nous deux Germain, nous disant
qu'il fallait appeler le prince monseigneur.) Oui, monseigneur, notre
bonheur est grand, et il nous semble plus doux et plus grand encore
parce que nous vous le devons.--Ce n'est pas à moi que vous le devez,
mon enfant, mais à vos excellentes qualités et à celles de Germain.» _Et
cætera, et cætera,_ je passe le reste de ses compliments. Enfin nous
avons quitté ce seigneur le coeur un peu gros, car nous ne le verrons
plus. Il nous a dit qu'il retournait en Allemagne sous peu de jours,
peut-être qu'il est déjà parti; mais, parti ou non, son souvenir sera
toujours avec nous.

--Puisqu'il a des sujets, ils doivent être bien heureux!

--Jugez! il nous a fait tant de bien, à nous qui ne lui sommes rien.
J'oubliais de vous dire que c'était à cette ferme-là qu'avait habité une
de mes anciennes compagnes de prison, une bien bonne et bien honnête
petite fille qui, pour son bonheur, avait aussi rencontré M. Rodolphe;
mais Mme Georges m'avait bien recommandé de n'en pas parler au prince,
je ne sais pas pourquoi... sans doute parce qu'il n'aime pas qu'on lui
parle du bien qu'il fait. Ce qui est sûr, c'est qu'il paraît que cette
chère Goualeuse a retrouvé ses parents, qui l'ont emmenée avec eux, bien
loin, bien loin: tout ce que je regrette, c'est de ne pas l'avoir
embrassée avant son départ.

--Allons, tant mieux, dit amèrement Louise; elle est heureuse aussi,
elle...

--Ma bonne Louise, pardon... je suis égoïste; c'est vrai, je ne vous
parle que de bonheur... à vous qui avez tant de raisons d'être encore
chagrine.

--Si mon enfant m'était resté, dit tristement Louise en interrompant
Rigolette, cela m'aurait consolée; car maintenant quel est l'honnête
homme qui voudra de moi, quoique j'aie de l'argent?

--Au contraire, Louise, moi je dis qu'il n'y a qu'un honnête homme
capable de comprendre votre position; oui, lorsqu'il saura tout,
lorsqu'il vous connaîtra, il ne pourra que vous plaindre, vous estimer,
et il sera bien sûr d'avoir en vous une bonne et digne femme.

--Vous me dites cela pour me consoler.

--Non, je dis cela parce que c'est vrai.

--Enfin, vrai ou non, ça me fait du bien, toujours, et je vous en
remercie. Mais qui vient donc là? Tiens, c'est M. Pipelet et sa femme!
Mon Dieu, comme il a l'air content! lui qui, dans les derniers temps,
était toujours si malheureux des plaisanteries de M. Cabrion.

En effet, M. et Mme Pipelet s'avançaient allègrement, Alfred, toujours
coiffé de son inamovible chapeau tromblon, portait un magnifique habit
vert pré encore dans tout son lustre; sa cravate, à coins brodés,
laissait dépasser un col de chemise formidable qui lui cachait la moitié
des joues; un grand gilet à fond jaune vif, à larges bandes marron, un
pantalon noir un peu court, des bas d'une éblouissante blancheur et des
souliers cirés à l'oeuf complétaient son accoutrement.

Anastasie se prélassait dans une robe de mérinos amarante sur laquelle
tranchait vivement un châle d'un bleu foncé. Elle exposait
orgueilleusement à tous les regards sa perruque fraîchement bouclée et
tenait son bonnet suspendu à son bras par des brides de ruban vert en
manière de ridicule.

La physionomie d'Alfred, ordinairement si grave, si recueillie et
dernièrement si abattue, était rayonnante, jubilante, rutilante; du plus
loin qu'il aperçut Louise et Rigolette, il accourut en s'écriant de sa
voix de basse:

--Délivré!... parti!

--Ah! mon Dieu! monsieur Pipelet, dit Rigolette, comme vous avez l'air
joyeux! qu'avez-vous donc?

--Parti... mademoiselle, ou plutôt madame, veux-je, puis-je, dois-je
dire, car maintenant vous êtes exactement semblable à Anastasie, grâce
au _conjungo_, de même que votre mari, M. Germain, est exactement
semblable à moi.

--Vous êtes bien honnête, monsieur Pipelet, dit Rigolette en souriant;
mais qui est donc parti?

--Cabrion! s'écria M. Pipelet en respirant et en aspirant l'air avec une
indicible satisfaction, comme s'il eût été dégagé d'un poids énorme. Il
quitte la France à jamais, à toujours... à perpétuité... enfin il est
parti.

--Vous en êtes bien sûr?

--Je l'ai vu... de mes yeux vu monter hier en diligence... route de
Strasbourg, lui, tous ses bagages... et tous ses effets, c'est-à-dire un
étui à chapeau, un appuie-mains et une boîte à couleurs.

--Qu'est-ce qu'il vous chante là, ce vieux chéri? dit Anastasie en
arrivant essoufflée, car elle avait difficilement suivi la course
précipitée d'Alfred. Je parie qu'il vous parle du départ de Cabrion? Il
n'a fait qu'en rabâcher toute la route.

--C'est-à-dire, Anastasie, que je ne tiens pas sur terre. Avant, il me
semblait que mon chapeau était doublé de plomb; maintenant on dirait que
l'air me soulève vers le firmament! Parti... enfin... parti! et il ne
reviendra plus!

--Heureusement, le gredin!

--Anastasie... ménagez les absents... le bonheur me rend clément: je
dirai simplement que c'était un indigne polisson.

--Et comment avez-vous su qu'il allait en Allemagne? demanda Rigolette.

--Par un ami de mon roi des locataires. À propos de ce cher homme, vous
ne savez pas? grâce aux bons renseignements qu'il a donnés de nous,
Alfred est nommé concierge-gardien d'un mont-de-piété et d'une banque
charitable, fondés dans notre maison par une bonne âme qui me fait
joliment l'effet d'être celle dont M. Rodolphe était le commis voyageur
en bonnes actions!

--Cela se trouve bien, reprit Rigolette, c'est mon mari qui est le
directeur de cette banque, aussi par le crédit de M. Rodolphe.

--Et allllez donc... s'écria gaiement Mme Pipelet. Tant mieux! tant
mieux! mieux vaut des connaissances que des intrus, mieux vaut des
anciens visages que des nouveaux. Mais, pour en revenir à Cabrion,
figurez-vous qu'un grand gros monsieur chauve, en venant nous apprendre
la nomination d'Alfred comme gardien, nous a demandé si un peintre de
beaucoup de talent, nommé Cabrion, n'avait pas demeuré chez nous. Au nom
de Cabrion, voilà mon vieux chéri qui lève sa botte en l'air et qui a la
petite mort. Heureusement le gros grand chauve ajoute: «Ce jeune peintre
va partir pour l'Allemagne; une personne riche l'y emmène pour des
travaux qui l'y retiendront pendant des années... Peut-être même se
fixera-t-il tout à fait à l'étranger.» En foi de quoi le particulier
donna à mon vieux chéri la date du départ de Cabrion et l'adresse des
Messageries.

--Et j'ai le bonheur inespéré de lire sur le registre: «M. Cabrion,
artiste peintre, départ pour Strasbourg et l'étranger par
correspondance.»

--Le départ était fixé à ce matin.

--Je me rends dans la cour avec mon épouse.

--Nous voyons le gredin monter sur l'impériale à côté du conducteur.

--Et enfin, au moment où la voiture s'ébranle, Cabrion m'aperçoit, me
reconnaît, se retourne et me crie: «Je pars pour toujours... à toi pour
la vie!» Heureusement la trompette du conducteur étouffa presque ces
derniers mots et ce tutoiement indécent que je méprise... car enfin,
Dieu soit loué, il est parti.

--Et parti pour toujours, croyez-le, monsieur Pipelet, dit Rigolette en
comprimant une violente envie de rire. Mais ce que vous ne savez pas, et
ce qui va bien vous étonner... c'est que M. Rodolphe était...

--Était?

--Un prince déguisé... une altesse royale.

--Allons donc, quelle farce! dit Anastasie.

--Je vous le jure sur mon mari... dit très-sérieusement Rigolette.

--Mon roi des locataires... une altesse royale! s'écria Anastasie.
Allllez donc!... Et moi qui l'ai prié de garder ma loge!... Pardon...
pardon... pardon...

Et elle remit machinalement son bonnet, comme si cette coiffure eût été
plus convenable pour parler d'un prince.

Par une manifestation diamétralement opposée quant à la forme, mais
toute semblable quant au fond, Alfred, contre son habitude, se décoiffa
complètement et salua profondément le vide en s'écriant:--Un prince, une
altesse dans notre loge!... Et il m'a vu sous le linge quand j'étais au
lit par suite des indignités de Cabrion!

À ce moment Mme Georges se retourna et dit à son fils et à Rigolette:

--Mes enfants, voici le docteur.




XV

Le Maître d'école


Le docteur Herbin, homme d'un âge mûr, avait une physionomie infiniment
spirituelle et distinguée, un regard d'une profondeur, d'une sagacité
remarquables, et un sourire d'une bonté extrême. Sa voix, naturellement
harmonieuse, devenait presque caressante lorsqu'il s'adressait aux
aliénés; aussi la suavité de son accent, la mansuétude de ses paroles
semblaient souvent calmer l'irritabilité naturelle de ces infortunés.
L'un des premiers il avait substitué, dans le traitement de la folie, la
commisération et la bienveillance aux terribles moyens coërcitifs
employés autrefois: plus de chaînes, plus de coups, plus de douches,
plus d'isolement surtout (sauf quelques cas exceptionnels).

Sa haute intelligence avait compris que la monomanie, que l'insanité,
que la fureur s'exaltent par la séquestration et par les brutalités;
qu'en soumettant au contraire les aliénés à la vie commune, mille
distractions, mille incidents de tous les moments les empêchent de
s'absorber dans une idée fixe, d'autant plus funeste qu'elle est plus
concentrée par la solitude et par l'intimidation.

Ainsi, l'expérience prouve que, pour les aliénés, l'isolement est aussi
funeste qu'il est salutaire pour les détenus criminels... la
perturbation mentale des premiers s'accroissant dans la solitude, de
même que la perturbation ou plutôt la subversion morale des seconds
s'augmente et devient incurable par la fréquentation de leurs pairs en
corruption.

Sans doute, dans plusieurs années, le système pénitentiaire actuel, avec
ses prisons en commun, véritables écoles d'infamie, avec ses bagnes, ses
chaînes, ses piloris et ses échafauds, paraîtra aussi vicieux, aussi
sauvage, aussi atroce que l'ancien traitement qu'on infligeait aux
aliénés paraît à cette heure absurde et atroce...

--Monsieur, dit Mme Georges[18] à M. Herbin, j'ai cru pouvoir
accompagner mon fils et ma belle-fille, quoique je ne connaisse pas M.
Morel. La position de cet excellent homme m'a paru si intéressante que
je n'ai pu résister au désir d'assister avec mes enfants au réveil
complet de sa raison, qui, vous l'espérez, nous a-t-on dit, lui
reviendra ensuite de l'épreuve à laquelle vous allez le soumettre.

--Je compte du moins beaucoup, madame, sur l'impression favorable que
doit lui causer la présence de sa fille et des personnes qu'il avait
l'habitude de voir.

--Lorsqu'on est venu arrêter mon mari, dit la femme de Morel avec
émotion, en montrant Rigolette au docteur, notre bonne petite voisine
était occupée à me secourir moi et mes enfants.

--Mon père connaissait bien aussi M. Germain, qui a toujours eu beaucoup
de bontés pour nous, ajouta Louise. Puis, désignant Alfred et Anastasie,
elle reprit: Monsieur et madame sont les portiers de notre maison... ils
avaient aussi bien des fois aidé notre famille dans son malheur autant
qu'ils le pouvaient.

--Je vous remercie, monsieur, dit le docteur à Alfred, de vous être
dérangé pour venir ici; mais, d'après ce qu'on me dit, je vois que cette
visite ne doit pas vous coûter?

--Môssieur, dit Pipelet en s'inclinant gravement, l'homme doit
s'entraider ici-bas... il est frère... sans compter que le père Morel
était la crème des honnêtes gens... avant qu'il n'ait perdu la raison
par suite de son arrestation et celle de cette chère Mlle Louise.

--Et même, reprit Anastasie, et même que je regrette toujours que
l'écuellée de soupe brûlante que j'ai jetée sur le dos des recors
n'aurait pas été du plomb fondu... n'est-ce pas, vieux chéri, du pur
plomb fondu?

--C'est vrai; je dois rendre ce juste hommage à l'affection que mon
épouse avait vouée aux Morel.

--Si vous ne craignez pas, madame, dit le docteur Herbin à la mère de
Germain, la vue des aliénés, nous traverserons plusieurs cours pour nous
rendre au bâtiment extérieur où j'ai jugé à propos de faire conduire
Morel et j'ai donné l'ordre ce matin qu'on ne le menât pas à la ferme
comme à l'ordinaire.

--À la ferme, monsieur? dit Mme Georges, il y a une ferme ici?

--Cela vous surprend, madame? je le conçois. Oui, nous avons ici une
ferme dont les produits sont d'une très-grande ressource pour la maison
et qui est mise en valeur par des aliénés[19].

--Ils y travaillent? en liberté, monsieur?

--Sans doute, et le travail, le calme des champs, la vue de la nature,
est un de nos meilleurs moyens curatifs... Un seul gardien les y
conduit, et il n'y a presque jamais eu d'exemple d'évasion; ils s'y
rendent avec une satisfaction véritable... et le petit salaire qu'ils
gagnent sert à améliorer leur sort... à leur procurer de petites
douceurs. Mais nous voici arrivés à la porte d'une des cours. Puis,
voyant une légère nuance d'appréhension sur les traits de Mme Georges,
le docteur ajouta: Ne craignez rien, madame... dans quelques minutes
vous serez aussi rassurée que moi.

--Je vous suis, monsieur... Venez, mes enfants.

--Anastasie, dit tout bas M. Pipelet, qui était resté en arrière avec sa
femme, quand je songe que si l'infernale poursuite de Cabrion eût
duré... ton Alfred devenait fou, et, comme tel, était relégué parmi ces
malheureux que nous allons voir vêtus des costumes les plus baroques,
enchaînés par le milieu du corps ou enfermés dans des loges comme les
bêtes féroces du Jardin des Plantes!

--Ne m'en parle pas, vieux chéri... On dit que les fous par amour sont
comme de vrais singes dès qu'ils aperçoivent une femme... Ils se jettent
aux barreaux de leurs cages en poussant des roucoulements affreux... Il
faut que leurs gardiens les apaisent à grands coups de fouet et en leur
lâchant sur la tête des immenses robinets d'eau glacée qui tombent de
cent pieds de haut... et ça n'est pas de trop pour les rafraîchir.

--Anastasie, ne vous approchez pas trop des cages de ces insensés, dit
gravement Alfred; un malheur est si vite arrivé!

--Sans compter que ça ne serait pas généreux de ma part d'avoir l'air de
les narguer, car, après tout, ajouta Anastasie avec mélancolie, c'est
nos attraits qui rendent les hommes comme ça. Tiens, je frémis, mon
Alfred, quand je pense que si je t'avais refusé ton bonheur, tu serais
probablement, à l'heure qu'il est, fou d'amour comme un de ces
enragés... que tu serais à te cramponner aux barreaux de ta cage
aussitôt que tu verrais une femme, et à rugir après, pauvre vieux
chéri... toi qui, au contraire, t'ensauves dès qu'elles t'agacent.

--Ma pudeur est ombrageuse, c'est vrai, et je ne m'en suis pas mal
trouvé. Mais, Anastasie, la porte s'ouvre, je frissonne... Nous allons
voir d'abominables figures, entendre des bruits de chaînes et des
grincements de dents...

M. et Mme Pipelet n'ayant pas, ainsi qu'on le voit, entendu la
conversation du docteur Herbin, partageaient les préjugés populaires qui
existent encore à l'endroit des hospices d'aliénés, préjugés qui, du
reste, il y a quarante ans, étaient d'effroyables réalités.

La porte de la cour s'ouvrit.

Cette cour, formant un long parallélogramme, était plantée d'arbres,
garnie de bancs; de chaque côté régnait une galerie d'une étrange
construction; des cellules largement aérées avaient accès sur cette
galerie; une cinquantaine d'hommes, uniformément vêtus de gris, se
promenaient, causaient, ou restaient silencieux et contemplatifs, assis
au soleil.

Rien ne contrastait davantage avec l'idée qu'on se fait ordinairement
des excentricités de costume et de la singularité physiognomonique des
aliénés; il fallait même une longue habitude d'observation pour
découvrir sur beaucoup de ces visages les indices certains de la folie.

À l'arrivée du docteur Herbin, un grand nombre d'aliénés se pressèrent
autour de lui, joyeux et empressés, en lui tendant leurs mains avec une
touchante expression de confiance et de gratitude, à laquelle il
répondit cordialement en leur disant:

--Bonjour, bonjour, mes enfants.

Quelques-uns de ces malheureux, trop éloignés du docteur pour lui
prendre la main, vinrent l'offrir avec une sorte d'hésitation craintive
aux personnes qui l'accompagnaient.

--Bonjour, mes amis, leur dit Germain en leur serrant la main avec une
bonté qui semblait les ravir.

--Monsieur, dit Mme Georges au docteur, est-ce que ce sont des fous?

--Ce sont à peu près les plus dangereux de la maison, dit le docteur en
souriant. On les laisse ensemble le jour; seulement, la nuit on les
renferme dans des cellules dont vous voyez les portes ouvertes.

--Comment! ces gens sont complètement fous?... Mais quand sont-ils donc
furieux?...

--D'abord... dès le début de leur maladie, quand on les amène ici; puis
peu à peu le traitement agit, la vue de leurs compagnons les calme, les
distrait... la douceur les apaise, et leurs crises violentes, d'abord
fréquentes, deviennent de plus en plus rares... Tenez, en voici un des
plus méchants.

C'était un homme robuste et nerveux, de quarante ans environ, aux longs
cheveux noirs, au grand front bilieux, au regard profond, à la
physionomie des plus intelligentes. Il s'approcha gravement du docteur
et lui dit d'un ton d'exquise politesse, quoique se contraignant un peu:

--Monsieur le docteur, je dois avoir à mon tour le droit d'entretenir et
de promener l'aveugle; j'aurai l'honneur de vous faire observer qu'il y
a une injustice flagrante à priver ce malheureux de ma conversation pour
le livrer... (et le fou sourit avec une dédaigneuse amertume) aux
stupides divagations d'un idiot complètement étranger, je crois ne rien
hasarder, complètement étranger aux moindres notions d'une science
quelconque, tandis que ma conversation distrairait l'aveugle. Ainsi,
ajouta-t-il avec une extrême volubilité, je lui aurais dit mon avis sur
les surfaces isothermes et orthogonales, lui faisant remarquer que les
équations aux différences partielles, dont l'interprétation géométrique
se résume en deux faces orthogonales, ne peuvent être intégrées
généralement à cause de leur complication. Je lui aurais prouvé que les
surfaces conjuguées sont nécessairement toutes isothermes, et nous
aurions cherché ensemble quelles sont les surfaces capables de composer
un système triplement isotherme... Si je ne me fais pas illusion,
monsieur... comparez cette récréation aux stupidités dont on entretient
l'aveugle, ajouta l'aliéné en reprenant haleine, et dites-moi si ce
n'est pas un meurtre de le priver de mon entretien?

--Ne prenez pas ce qu'il vient de dire, madame, pour les élucubrations
d'un fou, dit tout bas le docteur; il aborde ainsi parfois les plus
hautes questions de géométrie ou d'astronomie avec une sagacité qui
ferait honneur aux savants les plus illustres... Son savoir est immense.
Il parle toutes les langues vivantes; mais il est, hélas! martyr du
désir et de l'orgueil du savoir; il se figure qu'il a absorbé toutes les
connaissances humaines en lui seul, et qu'en le retenant ici on replonge
l'humanité dans les ténèbres de la plus profonde ignorance.

Le docteur reprit tout haut à l'aliéné, qui semblait attendre sa réponse
avec une respectueuse anxiété:

--Mon cher monsieur Charles, votre réclamation me semble de toute
justice, et ce pauvre aveugle, qui, je crois, est muet, mais
heureusement n'est pas sourd, goûterait un charme infini à la
conversation d'un homme aussi érudit que vous. Je vais m'occuper de vous
faire rendre justice.

--Du reste, vous persistez toujours, en me retenant ici, à priver
l'univers de toutes les connaissances humaines que je me suis
appropriées en me les assimilant, dit le fou en s'animant peu à peu et
en commençant à gesticuler avec une extrême agitation.

--Allons, allons, calmez-vous, mon bon monsieur Charles. Heureusement
l'univers ne s'est pas encore aperçu de ce qui lui manquait; dès qu'il
réclamera, nous nous empresserons de satisfaire à sa réclamation; en
tout état de cause, un homme de votre capacité, de votre savoir, peut
toujours rendre de grands services.

--Mais je suis pour la science ce qu'était l'arche de Noé pour la nature
physique, s'écria-t-il en grinçant des dents et l'oeil égaré.

--Je le sais, mon cher ami.

--Vous voulez mettre la lumière sous le boisseau! s'écria-t-il en
fermant les poings. Mais alors je vous briserai comme verre, ajouta-t-il
d'un air menaçant, le visage empourpré de colère et les veines gonflées
à se rompre.

--Ah! monsieur Charles, répondit le docteur en attachant sur l'insensé
un regard calme, fixe, perçant, et donnant à sa voix un accent caressant
et flatteur, je croyais que vous étiez le plus grand savant des temps
modernes...

--Et passés! s'écria le fou, oubliant tout à coup sa colère pour son
orgueil.

--Vous ne me laissez pas achever... que vous étiez le plus grand savant
des temps passés... présents...

--Et futurs... ajouta le fou avec fierté.

--Oh! le vilain bavard, qui m'interrompt toujours, dit le docteur en
souriant et en lui frappant amicalement sur l'épaule. Ne dirait-on pas
que j'ignore toute l'admiration que vous inspirez et que vous
méritez!... Voyons, allons voir l'aveugle... conduisez-moi près de lui.

--Docteur, vous êtes un brave homme; venez, venez, vous allez voir ce
qu'on l'oblige d'écouter quand je pourrais lui dire de si belles choses,
reprit le fou complètement calmé en marchant devant le docteur d'un air
satisfait.

--Je vous l'avoue, monsieur, dit Germain, qui s'était rapproché de sa
mère et de sa femme, dont il avait remarqué l'effroi lorsque le fou
avait parlé et gesticulé violemment; un moment, j'ai craint une crise.

--Eh! mon Dieu, monsieur, autrefois, au premier mot d'exaltation, au
premier geste de menace de ce malheureux, les gardiens se fussent jetés
sur lui; on l'eût garrotté, battu, inondé de douches, une des plus
atroces tortures que l'on puisse rêver... Jugez de l'effet d'un tel
traitement sur une organisation énergique et irritable, dont la force
d'expansion est d'autant plus violente qu'elle est plus comprimée. Alors
il serait tombé dans un de ces accès de rage effroyables qui défiaient
les étreintes les plus puissantes, s'exaspéraient par leur fréquence et
devenaient presque incurables; tandis que, vous le voyez, en ne
comprimant pas d'abord cette effervescence momentanée ou en la
détournant à l'aide de l'excessive mobilité d'esprit que l'on remarque
chez beaucoup d'insensés, ces bouillonnements éphémères s'apaisent aussi
vite qu'ils s'élèvent.

--Et quel est donc cet aveugle dont il parle, monsieur? est-ce une
illusion de son esprit? demanda Mme Georges.

--Non, madame, c'est une histoire fort étrange, répondit le docteur. Cet
aveugle a été pris dans un repaire des Champs-Élysées, où l'on a arrêté
une bande de voleurs et d'assassins; on a trouvé cet homme enchaîné au
milieu d'un caveau souterrain, à côté du cadavre d'une femme si
horriblement mutilé qu'on n'a pu la reconnaître.

--Ah! c'est affreux... dit Mme Georges en frissonnant[20].

--Cet homme est d'une épouvantable laideur, toute sa figure est corrodée
par le vitriol. Depuis son arrivée ici il n'a pas prononcé une parole.
Je ne sais s'il est réellement muet, ou s'il affecte le mutisme. Par un
singulier hasard, les seules crises qu'il ait eues se sont passées
pendant mon absence, et toujours la nuit. Malheureusement toutes les
demandes qu'on lui adresse restent sans réponse, et il est impossible
d'avoir aucun renseignement sur sa position; ses accès semblent causés
par une fureur dont la cause est impénétrable, car il ne prononce pas
une parole. Les autres aliénés ont pour lui beaucoup d'attentions; ils
guident sa marche et ils se plaisent à l'entretenir, hélas! selon le
degré de leur intelligence. Tenez... le voici...

Toutes les personnes qui accompagnaient le médecin reculèrent d'horreur
à la vue du Maître d'école, car c'était lui.

Il n'était pas fou, mais il contrefaisait le muet et l'insensé.

Il avait massacré la Chouette, non dans un accès de folie, mais dans un
accès de fièvre chaude pareil à celui dont il avait déjà été frappé lors
de sa terrible vision à la ferme de Bouqueval.

Ensuite de son arrestation à la taverne des Champs-Élysées, sortant de
son délire passager, le Maître d'école s'était éveillé dans une des
cellules du dépôt de la Conciergerie où l'on enferme provisoirement les
insensés. Entendant dire autour de lui: «C'est un fou furieux», il
résolut de continuer de jouer ce rôle, et s'imposa un mutisme complet
afin de ne pas se compromettre par ses réponses, dans le cas où l'on
douterait de son insanité prétendue.

Ce stratagème lui réussit. Conduit à Bicêtre, il simula de temps à autre
de violents accès de fureur, ayant toujours soin de choisir la nuit pour
ces manifestations, afin d'échapper à la pénétrante observation du
médecin en chef, le chirurgien de garde, éveillé et appelé à la hâte,
n'arrivant presque jamais qu'à l'issue ou à la fin de la crise.

Le très-petit nombre des complices du Maître d'école qui savaient son
véritable nom et son évasion du bagne de Rochefort ignoraient ce qu'il
était devenu, et n'avaient d'ailleurs aucun intérêt à le dénoncer; on ne
pouvait ainsi constater son identité. Il espérait donc rester toujours à
Bicêtre, en continuant son rôle de fou et de muet.

Oui, toujours, tel était alors l'unique voeu, le seul désir de cet
homme, grâce à l'impuissance de nuire qui paralysait ses méchants
instincts. Grâce à l'isolement profond où il avait vécu dans le caveau
de Bras-Rouge, le remords, on le sait, s'était peu à peu emparé de cette
âme de fer.

À force de concentrer son esprit dans une incessante méditation, le
souvenir de ses crimes passés, privé de toute communication avec le
monde extérieur, ses idées finissaient souvent par prendre un corps, par
s'imager dans son cerveau, ainsi qu'il l'avait dit à la Chouette; alors
lui apparaissaient quelquefois les traits de ses victimes; mais ce
n'était pas là de la folie, c'était la puissance du souvenir porté à sa
dernière expression.

Ainsi cet homme, encore dans la force de l'âge, d'une constitution
athlétique, cet homme qui devait sans doute vivre encore de longues
années, cet homme qui jouissait de toute la plénitude de sa raison,
devait passer ces longues années parmi les fous, dans un mutisme
complet, sinon, s'il était découvert, on le conduisait à l'échafaud pour
ses nouveaux meurtres, ou on le condamnait à une réclusion perpétuelle
parmi des scélérats pour lesquels il ressentait une horreur qui
s'augmentait en raison de son repentir.

Le Maître d'école était assis sur un banc; une forêt de cheveux
grisonnants couvraient sa tête hideuse et énorme; accoudé sur un de ses
genoux, il appuyait son menton dans sa main. Quoique ce masque affreux
fût privé de regard, que deux trous remplaçassent son nez, que sa bouche
fût difforme, un désespoir écrasant, incurable, se manifestait encore
sur ce visage monstrueux.

Un aliéné d'une figure triste, bienveillante et juvénile, agenouillé
devant le Maître d'école, tenait sa robuste main entre les siennes, le
regardait avec bonté, et d'une voix douce répétait incessamment ces
seuls mots: «Des fraises... des fraises... des fraises...»

--Voilà pourtant, dit gravement le fou savant, la seule conversation que
cet idiot sache tenir à l'aveugle. Si chez lui les yeux du corps sont
fermés, ceux de l'esprit sont sans doute ouverts, et il me saura gré de
me mettre en communication avec lui.

--Je n'en doute pas, dit le docteur pendant que le pauvre insensé à
figure mélancolique contemplait l'abominable figure du Maître d'école,
avec compassion et répétait de sa voix douce: «Des fraises... des
fraises... des fraises...»

--Depuis son entrée ici, ce pauvre fou n'a pas prononcé d'autres paroles
que celles-là, dit le docteur à Mme Georges, qui regardait le Maître
d'école avec horreur; quel événement se rattache à ces mots, les seuls
qu'il dise... c'est ce que je n'ai pu pénétrer...

--Mon Dieu, ma mère, dit Germain à Mme Georges, combien ce malheureux
aveugle paraît accablé!...

--C'est vrai, mon enfant, répondit Mme Georges, malgré moi mon coeur se
serre... sa vue me fait mal. Oh! qu'il est triste de voir l'humanité
sous ce sinistre aspect!

À peine Mme Georges eut-elle prononcé ces mots que le Maître d'école
tressaillit; son visage couturé devint pâle sous ses cicatrices; il leva
et tourna si vivement la tête du côté de la mère de Germain que celle-ci
ne put retenir un cri d'effroi, quoiqu'elle ignorât quel était ce
misérable.

Le Maître d'école avait reconnu la voix de sa femme, et les paroles de
Mme Georges lui disaient qu'elle parlait à son fils.

--Qu'avez-vous, ma mère? s'écria Germain.

--Rien, mon enfant... mais le mouvement de cet homme... l'expression de
sa figure... tout cela m'a effrayée... Tenez, monsieur, pardonnez à ma
faiblesse, ajouta-t-elle en s'adressant au docteur; je regrette presque
d'avoir cédé à ma curiosité en accompagnant mon fils.

--Oh! pour une fois... ma mère... il n'y a rien à regretter...

--Bien certainement que notre bonne mère ne reviendra plus jamais ici,
ni nous non plus, n'est-ce pas, mon petit Germain? dit Rigolette; c'est
si triste... ça navre le coeur.

--Allons, vous êtes une petite peureuse. N'est-ce pas, monsieur le
docteur, dit Germain en souriant, n'est-ce pas que ma femme est une
peureuse?

--J'avoue, répondit le médecin, que la vue de ce malheureux aveugle et
muet m'a impressionné... moi qui ai vu bien des misères.

--Quelle frimousse... hein! vieux chéri? dit tout bas Anastasie... Eh
bien! auprès de toi... tous les hommes me paraissent aussi laids que cet
affreux bonhomme... C'est pour ça que personne ne peut se vanter de...
tu comprends, mon Alfred?...

--Anastasie, je rêverai de cette figure-là... c'est sûr... j'en aurai le
cauchemar...

--Mon ami, dit le docteur au Maître d'école, comment vous
trouvez-vous?...

Le Maître d'école resta muet.

--Vous ne m'entendez donc pas? reprit le docteur en lui frappant
légèrement sur l'épaule.

Le Maître d'école ne répondit rien, il baissa la tête; au bout de
quelques instants... de ses yeux sans regards il tomba une larme...

--Il pleure, dit le docteur.

--Pauvre homme! ajouta Germain avec compassion.

Le Maître d'école frissonna; il entendait de nouveau la voix de son
fils... Son fils éprouvait pour lui un sentiment de compassion.

--Qu'avez-vous? Quel chagrin vous afflige? demanda le docteur. Le Maître
d'école, sans répondre, cacha son visage dans ses mains.

--Nous n'en obtiendrons rien, dit le docteur.

--Laissez-moi faire, je vais le consoler, reprit le fou savant d'un air
grave et prétentieux. Je vais lui démontrer que tous les genres de
surfaces orthogonales dans lesquelles les trois systèmes sont isothermes
sont: 1° ceux des surfaces du second ordre; 2° ceux des ellipsoïdes de
révolution autour du petit axe et du grand axe; 3° ceux... Mais, au
fait, non, reprit le fou en se ravisant et réfléchissant; je
l'entretiendrai du système planétaire. Puis, s'adressant au jeune aliéné
toujours agenouillé devant le Maître d'école:--Ôte-toi de là... avec tes
fraises...

--Mon garçon, dit le docteur au jeune fou, il faut que chacun de vous
conduise et entretienne à son tour ce pauvre homme... Laissez votre
camarade prendre votre place...

Le jeune aliéné obéit aussitôt, se leva, regarda timidement le docteur
de ses grands yeux bleus, lui témoigna sa déférence par un salut, fit un
signe d'adieu au Maître d'école et s'éloigna en répétant d'une voix
plaintive: «Des fraises... des fraises...»

Le docteur, s'apercevant de la pénible impression que cette scène
causait à Mme Georges, lui dit:

--Heureusement, madame, nous allons trouver Morel, et, si mon espérance
se réalise, votre âme s'épanouira en voyant cet excellent homme rendu à
la tendresse de sa digne femme et de sa digne fille.

Et le médecin s'éloigna suivi des personnes qui l'accompagnaient.

Le Maître d'école resta seul avec le fou de science, qui commença de lui
expliquer, d'ailleurs très-savamment, très-éloquemment, la marche
imposante des astres, qui décrivent silencieusement leur courbe immense
dans le ciel, dont l'état normal est la nuit...

Mais le Maître d'école n'écoutait pas...

Il songeait avec un profond désespoir qu'il n'entendrait plus jamais la
voix de son fils et de sa femme... Certain de la juste horreur qu'il
leur inspirait, du malheur, de la honte, de l'épouvante où les aurait
plongés la révélation de son nom, il eût plutôt enduré mille morts que
de se découvrir à eux... Une seule, une dernière consolation lui
restait: un moment il avait inspiré quelque pitié à son fils.

Et malgré lui il se rappelait ces mots que Rodolphe lui avait dits avant
de lui infliger un châtiment terrible: «Chacune de tes paroles est un
blasphème, chacune de tes paroles sera une prière: tu es audacieux et
cruel parce que tu es fort, tu seras doux et humble parce que tu seras
faible. Ton coeur est fermé au repentir... un jour tu pleureras tes
victimes... D'homme tu t'es fait bête féroce... Un jour ton intelligence
se relèvera par l'expiation. Tu n'as pas même respecté ce que respectent
les bêtes sauvages, leur femelle et leurs petits... après une longue vie
consacrée à la rédemption de tes crimes, ta dernière prière sera pour
supplier Dieu de t'accorder le bonheur inespéré de mourir entre ta femme
et ton fils...»

--Nous allons passer devant la cour des idiots, et nous arriverons au
bâtiment où se trouve Morel, dit le docteur en sortant de la cour où
était le Maître d'école.




XVI

Morel le lapidaire


Malgré la tristesse que lui avait inspirée la vue des aliénés, Mme
Georges ne put s'empêcher de s'arrêter un moment en passant devant une
cour grillée où étaient enfermés les idiots incurables.

Pauvres êtres, qui souvent n'ont pas même l'instinct de la bête et dont
on ignore presque toujours l'origine; inconnus de tous et d'eux-mêmes...
Ils traversent ainsi la vie, absolument étrangers aux sentiments, à la
pensée, éprouvant seulement les besoins animaux les plus limités...

Le hideux accouplement de la misère et de la débauche, au plus profond
des bouges les plus infects, cause ordinairement cet effroyable
abâtardissement de l'espèce... qui atteint en général les classes
pauvres.

Si généralement la folie ne se révèle pas tout d'abord à l'observateur
superficiel par la seule inspection de la physionomie de l'aliéné, il
n'est que trop facile de reconnaître les caractères physiques de
l'idiotisme.

Le docteur Herbin n'eut pas besoin de faire remarquer à Mme Georges
l'expression d'abrutissement sauvage, d'insensibilité stupide ou
d'ébahissement imbécile qui donnait aux traits de ces malheureux une
expression à la fois hideuse et pénible à voir. Presque tous étaient
vêtus de longues souquenilles sordides en lambeaux: car, malgré toute la
surveillance possible, on ne peut empêcher ces êtres, absolument privés
d'instinct et de raison, de lacérer, de souiller leurs vêtements en
rampant, en se roulant comme des bêtes dans la fange des cours[21] où
ils restent pendant le jour.

Les uns, accroupis dans les coins les plus obscurs d'un hangar qui les
abritait, pelotonnés, ramassés sur eux-mêmes comme des animaux dans
leurs tanières, faisaient entendre une sorte de râlement sourd et
continuel.

D'autres, adossés au mur, debout, immobiles, muets, regardaient fixement
le soleil.

Un vieillard d'une obésité difforme, assis sur une chaise de bois,
dévorait sa pitance avec une voracité animale, en jetant de côté et
d'autre des regards obliques et courroucés.

Ceux-ci marchaient circulairement et en hâte dans un tout petit espace
qu'ils se limitaient. Cet étrange exercice durait des heures entières
sans interruption.

Ceux-là, assis par terre, se balançaient incessamment en jetant
alternativement le haut de leur corps en avant et en arrière,
n'interrompant ce mouvement d'une monotonie vertigineuse que pour rire
aux éclats, de ce rire strident, guttural de l'idiotisme.

D'autres enfin, dans un complet anéantissement, n'ouvraient les yeux
qu'aux heures du repas, et restaient inertes, inanimés, sourds, muets,
aveugles, sans qu'un cri, sans qu'un geste annonçât leur vitalité.

L'absence complète de communication verbale ou intelligente est un des
caractères les plus sinistrés d'une réunion d'idiots; au moins, malgré
l'incohérence de leurs paroles et de leurs pensées, les fous se parlent,
se reconnaissent, se recherchent; mais entre les idiots il règne une
indifférence stupide, un isolement farouche. Jamais on ne les entend
prononcer une parole articulée; ce sont de temps à autre quelques rires
sauvages ou des gémissements et des cris qui n'ont rien d'humain. À
peine un très-petit nombre d'entre eux reconnaissent-ils leurs gardiens.
Et pourtant, répétons-le avec admiration, par respect pour la créature,
ces infortunés, qui semblent ne plus appartenir à notre espèce, et pas
même à l'espèce animale, par le complet anéantissement de leurs facultés
intellectuelles; ces êtres, incurablement frappés, qui tiennent plus du
mollusque que de l'être animé, et qui souvent traversent ainsi tous les
âges d'une longue carrière, sont entourés de soins recherchés et d'un
bien-être dont ils n'ont pas même la conscience.

Sans doute, il est beau de respecter ainsi le principe de la dignité
humaine jusque dans ces malheureux qui de l'homme n'ont plus que
l'enveloppe; mais, répétons-le toujours, on devrait songer aussi à la
dignité de ceux qui, doués de toute leur intelligence, remplis de zèle,
d'activité, sont la force vive de la nation; leur donner conscience de
cette dignité en l'encourageant, en la récompensant lorsqu'elle s'est
manifestée par l'amour du travail, par la résignation, par la probité;
ne pas dire enfin, avec un égoïsme semi-orthodoxe: «Punissons ici-bas,
Dieu récompensera là-haut.»

--Pauvres gens! dit Mme Georges en suivant le docteur, après avoir jeté
un dernier regard dans la cour des idiots, qu'il est triste de songer
qu'il n'y a aucun remède à leurs maux!

--Hélas! aucun, madame, répondit le docteur, surtout arrivés à cet âge;
car maintenant, grâce aux progrès de la science, les enfants idiots
reçoivent une sorte d'éducation qui développe au moins l'atome
d'intelligence incomplète dont ils sont quelquefois doués. Nous avons
ici une école[22], dirigée avec autant de persévérance que de patience
éclairée, qui offre déjà des résultats on ne peut plus satisfaisants:
par des moyens très-ingénieux et exclusivement appropriés à leur état,
on exerce à la fois le physique et le moral de ces pauvres enfants, et
beaucoup parviennent à connaître les lettres, les chiffres, à se rendre
compte des couleurs; on est même arrivé à leur apprendre à chanter en
choeur, et je vous assure, madame, qu'il y a une sorte de charme
étrange, à la fois triste et touchant, à entendre ces voix étonnées,
plaintives, quelquefois douloureuses, s'élever vers le ciel dans un
cantique dont presque tous les mots, quoique français, leur sont
inconnus. Mais nous voici arrivés au bâtiment où se trouve Morel. J'ai
recommandé qu'on le laissât seul ce matin, afin que l'effet que j'espère
produire sur lui eût une plus grande action.

--Et quelle est donc cette folie, monsieur? dit tout bas Mme Georges au
docteur, afin de n'être pas entendue de Louise.

--Il s'imagine que s'il n'a pas gagné treize cents francs dans sa
journée pour payer une dette contractée envers un notaire nommé Ferrand,
Louise doit mourir sur l'échafaud pour crime d'infanticide.

--Ah! monsieur, ce notaire... était un monstre! s'écria Mme Georges,
instruite de la haine de cet homme contre Germain. Louise Morel, son
père, ne sont pas les seules victimes. Il a poursuivi mon fils avec un
impitoyable acharnement.

--Louise Morel m'a tout dit, madame, répondit le docteur. Dieu merci, ce
misérable a cessé de vivre. Mais veuillez m'attendre un moment avec ces
braves gens. Je vais voir comment se trouve Morel.

Puis s'adressant à la fille du lapidaire:

--Je vous en prie, Louise, soyez bien attentive. Au moment où je
crierai: «Venez!», paraissez aussitôt, mais seule... Quand je dirai une
seconde fois: «Venez!», les autres personnes entreront avec vous...

--Ah! monsieur, le coeur me manque, dit Louise en essuyant ses larmes.
Pauvre père... Si cette épreuve était inutile!...

--J'espère qu'elle le sauvera. Depuis longtemps je la ménage... Allons,
rassurez-vous, et songez à mes recommandations.

Et le docteur, quittant les personnes qui l'accompagnaient, entra dans
une chambre dont les fenêtres grillées ouvraient sur un jardin.

Grâce au repos, à un régime salubre, aux soins dont on l'entourait, les
traits de Morel le lapidaire n'étaient plus pâles, hâves et creusés par
une maigreur maladive. Son visage plein, légèrement coloré, annonçait le
retour de la santé; mais un sourire mélancolique, une certaine fixité
qui souvent encore immobilisait son regard, annonçaient que sa raison
n'était pas encore complètement rétablie.

Lorsque le docteur entra, Morel, assis et courbé devant une table,
simulait l'exercice de son métier de lapidaire en disant:

--Treize cents francs... treize cents francs... ou sinon Louise sur
l'échafaud... treize cents francs... Travaillons... travaillons...
travaillons...

Cette aberration, dont les accès étaient d'ailleurs de moins en moins
fréquents, avait toujours été le symptôme primordial de sa folie. Le
médecin, d'abord contrarié de trouver Morel en ce moment sous
l'influence de sa monomanie, espéra bientôt faire servir cette
circonstance à son projet. Il prit dans sa poche une bourse contenant
soixante-cinq louis qu'il y avait placés d'avance, versa cet or dans sa
main et dit brusquement à Morel qui, profondément absorbé par son
simulacre de travail, ne s'était pas aperçu de l'arrivée du docteur:

--Mon brave Morel... assez travaillé... Vous avez enfin gagné les treize
cents francs qu'il vous faut pour sauver Louise... les voilà...

Et le docteur jeta sur la table la poignée d'or.

--Louise est sauvée! s'écria le lapidaire en ramassant l'or avec
rapidité. Je cours chez le notaire.

Et se levant précipitamment il courut vers la porte.

--Venez! cria le docteur avec une vive angoisse, car la guérison
instantanée du lapidaire pouvait dépendre de cette première impression.

À peine eut-il dit: «Venez!» que Louise parut à la porte, au moment même
où son père s'y présentait.

Morel, stupéfait, recula deux pas en arrière et laissa tomber l'or qu'il
tenait.

Pendant quelques minutes il contempla Louise dans un ébahissement
profond, ne la reconnaissant pas encore. Il semblait pourtant tâcher de
rappeler ses souvenirs; puis, se rapprochant d'elle peu à peu, il la
regarda avec une curiosité inquiète et craintive.

Louise, tremblante d'émotion, contenait difficilement ses larmes,
pendant que le docteur, lui recommandant par un geste de rester muette,
épiait, attentif et silencieux, les moindres mouvements de la
physionomie du lapidaire. Celui-ci, toujours penché vers sa fille,
commença de pâlir: il passa ses deux mains sur son front inondé de
sueur; puis, faisant un nouveau pas vers elle, il voulut lui parler;
mais sa voix expira sur ses lèvres, sa pâleur augmenta, et il regarda
autour de lui avec surprise, comme s'il sortait peu à peu d'un songe.

--Bien... bien..., dit tout bas le docteur à Louise, c'est bon signe...
quand je dirai: «Venez», jetez-vous dans ses bras en l'appelant votre
père.

Le lapidaire porta les mains sur sa poitrine en se regardant, si cela se
peut dire, des pieds à la tête, comme pour se bien convaincre de son
identité. Ses traits exprimaient une incertitude douloureuse; au lieu
d'attacher ses yeux sur sa fille, il semblait vouloir se dérober à sa
vue. Alors, il se dit à voix basse, d'une voix entrecoupée:

--Non!... non!... un songe... où suis-je?... impossible!... un songe...
ce n'est pas elle... Puis voyant les pièces d'or éparses sur le
plancher: Et cet or... je ne me rappelle pas... Je m'éveille donc?... la
tête me tourne... je n'ose pas regarder... j'ai honte... ce n'est pas
Louise...

--Venez, dit le docteur à voix haute.

--Mon père... reconnaissez-moi donc, je suis Louise... votre fille!...
s'écria-t-elle fondant en larmes et en se jetant dans les bras du
lapidaire, au moment où entraient la femme de Morel, Rigolette, Mme
Georges, Germain et les Pipelet.

--Oh! mon Dieu! disait Morel, que Louise accablait de caresses, où
suis-je? que me veut-on? que s'est-il passé? je ne peux pas croire...

Puis, après quelques instants de silence, il prit brusquement entre ses
deux mains la tête de Louise, la regarda fixement et s'écria, après
quelques instants d'émotion croissante:

--Louise!...

--Il est sauvé! dit le docteur.

--Mon mari... mon pauvre Morel!... s'écria la femme du lapidaire en
venant se joindre à Louise.

--Ma femme! reprit Morel, ma femme et ma fille!

--Et moi aussi, monsieur Morel, dit Rigolette, tous vos amis se sont
donné rendez-vous ici.

--Tous vos amis!... vous voyez, monsieur Morel, ajouta Germain.

--Mademoiselle Rigolette!... Monsieur Germain!... dit le lapidaire en
reconnaissant chaque personnage avec un nouvel étonnement.

--Et les vieux amis de la loge, donc! dit Anastasie en s'approchant à
son tour avec Alfred, les voilà, les Pipelet... les vieux Pipelet...
amis à mort... et allllez donc, père Morel... voilà une bonne
journée...

--Monsieur Pipelet et sa femme!... tant de monde autour de moi!... Il me
semble qu'il y a si longtemps!... Et... mais... mais enfin... c'est toi,
Louise... n'est ce pas?... s'écria-t-il avec entraînement en serrant sa
fille dans ses bras. C'est toi Louise? bien sûr?...

--Mon pauvre père... oui... c'est moi... c'est ma mère... ce sont tous
vos amis... Vous ne vous quitterez plus... vous n'aurez plus de
chagrin... nous serons heureux maintenant, tous heureux.

--Tous heureux... Mais... attendez donc que je me souvienne... Tous
heureux... il me semble pourtant qu'on était venu te chercher pour te
conduire en prison, Louise.

--Oui... mon père... mais j'en suis sortie... acquittée... Vous le
voyez... me voici... près de vous...

--Attendez encore... attendez... voilà la mémoire qui me revient. Puis
le lapidaire reprit avec effroi: Et le notaire?...

--Mort... il est mort, mon père... murmura Louise.

--Mort! lui! alors... je vous crois... nous pouvons être heureux... Mais
où suis-je?... comment suis-je ici? depuis combien de temps... et
pourquoi... je ne me rappelle pas bien...

--Vous avez été si malade, monsieur, lui dit le docteur, qu'on vous a
transporté ici... à la campagne. Vous avez eu une fièvre très-violente,
le délire.

--Oui, oui... je me souviens de la dernière chose avant ma maladie;
j'étais à parler avec ma fille et... qui donc, qui donc?... Ah! un homme
bien généreux, M. Rodolphe... il m'avait empêché d'être arrêté. Depuis,
par exemple, je ne me souviens de rien.

--Votre maladie s'était compliquée d'une absence de mémoire, dit le
médecin. La vue de votre fille, de votre femme, de vos amis, vous l'a
rendue.

--Et chez qui suis-je donc ici?

--Chez un ami de M. Rodolphe, se hâta de dire Germain; on avait songé
que le changement d'air vous serait utile.

--À merveille, dit tout bas le docteur; et s'adressant à un surveillant
il ajouta: Envoyez le fiacre au bout de la ruelle du jardin, afin qu'il
n'ait pas à traverser les cours et à sortir par la grande porte.

Ainsi que cela arrive quelquefois dans les cas de folie, Morel n'avait
aucunement le souvenir et la conscience de l'aliénation dont il avait
été atteint.

Quelques moments après, appuyé sur le bras de sa femme, de sa fille, et
accompagné d'un élève chirurgien que, pour plus de prudence, le docteur
avait commis à sa surveillance jusqu'à Paris, Morel montait en fiacre et
quittait Bicêtre sans soupçonner qu'il y avait été enfermé comme fou.

--Vous croyez ce pauvre homme complètement guéri? disait Mme Georges au
docteur, qui la reconduisait jusqu'à la grande porte de Bicêtre.

--Je le crois, madame, et j'ai voulu exprès le laisser sous l'heureuse
influence de ce rapprochement avec sa famille: j'aurais craint de l'en
séparer. Du reste l'un de mes élèves ne le quittera pas et indiquera le
régime à suivre. Tous les jours j'irai le visiter jusqu'à ce que sa
guérison soit tout à fait consolidée; car non-seulement il m'intéresse
beaucoup, mais il m'a encore été très-particulièrement recommandé, à son
entrée à Bicêtre, par le chargé d'affaires du grand-duché de Gerolstein.

Germain et sa mère échangèrent un coup d'oeil significatif.

--Je vous remercie, monsieur, dit Mme Georges, de la bonté avec laquelle
vous avez bien voulu me faire visiter ce bel établissement, et je me
félicite d'avoir assisté à la scène touchante que votre savoir avait si
habilement prévue et annoncée.

--Et moi, madame, je me félicite doublement de ce succès, qui rend un si
excellent homme à la tendresse de sa famille.

Encore tout émus de ce qu'ils venaient de voir, Mme Georges, Rigolette
et Germain reprirent le chemin de Paris, ainsi que M. et Mme Pipelet.

Au moment où le docteur Herbin rentrait dans les cours, il rencontra un
employé supérieur de la maison qui lui dit:

--Ah! mon cher monsieur Herbin, vous ne sauriez vous imaginer à quelle
scène je viens d'assister. Pour un observateur comme vous, c'eût été une
source inépuisable.

--Comment donc? quelle scène?

--Vous savez que nous avons ici deux femmes condamnées à mort, la mère
et la fille, qui seront exécutées demain?

--Sans doute.

--Eh bien! de ma vie je n'ai vu une audace et un sang-froid pareils à
celui de la mère. C'est une femme infernale.

--N'est-ce pas cette veuve Martial qui a montré tant de cynisme dans les
débats?

--Elle-même.

--Et qu'a-t-elle fait encore?

--Elle avait demandé à être enfermée dans le même cabanon que sa fille
jusqu'au moment de leur exécution. On avait accédé à sa demande. Sa
fille, beaucoup moins endurcie qu'elle, paraît s'amollir à mesure que le
moment fatal approche, tandis que l'assurance diabolique de la veuve
augmente encore, s'il est possible. Tout à l'heure le vénérable aumônier
de la prison est entré dans leur cachot pour leur offrir les
consolations de la religion. La fille se préparait à les accepter,
lorsque sa mère, sans perdre un moment son sang-froid glacial, l'a
accablée, elle et l'aumônier, de si indignes sarcasmes, que ce vénérable
prêtre a dû quitter le cachot après avoir en vain tenté de faire
entendre quelques saintes paroles à cette femme indomptable.

--À la veille de monter à l'échafaud! une telle audace est vraiment
effrayante, dit le docteur.

--Du reste, on dirait une de ces familles poursuivies par la fatalité
antique. Le père est mort sur l'échafaud, un autre fils est au bagne, un
autre, aussi condamné à mort, s'est dernièrement évadé. Le fils aîné
seul et deux jeunes enfants ont échappé à cette épouvantable contagion.
Pourtant cette femme a fait demander à ce fils aîné, le seul honnête
homme de cette exécrable race, de venir demain matin recevoir ses
dernières volontés.

--Quelle entrevue!

--Vous n'êtes pas curieux d'y assister?

--Franchement non. Vous connaissez mes principes au sujet de la peine de
mort, et je n'ai pas besoin d'un si affreux spectacle pour m'affermir
encore dans ma manière de voir. Si cette terrible femme porte son
caractère indomptable jusque sur l'échafaud, quel déplorable exemple
pour le peuple!

--Il y a encore quelque chose dans cette double exécution qui me paraît
très-singulier, c'est le jour qu'on a choisi pour la faire.

--Comment?

--C'est aujourd'hui la mi-carême.

--Eh bien?

--Demain l'exécution a lieu à sept heures. Or, des bandes de gens
déguisés, qui auront passé cette nuit dans les bals de barrières, se
croiseront nécessairement, en rentrant dans Paris, avec le funèbre
cortège.

--Vous avez raison, ce sera un contraste hideux.

--Sans compter que de la place de l'exécution, barrière Saint-Jacques,
on entendra au loin la musique des guinguettes environnantes, car, pour
fêter le dernier jour du carnaval, on danse dans ces cabarets jusqu'à
dix et onze heures du matin.

Le lendemain le soleil se leva radieux, éblouissant.

À quatre heures du matin, plusieurs piquets d'infanterie et de cavalerie
vinrent entourer et garder les abords de Bicêtre.

Nous conduirons le lecteur dans le cabanon où se trouvaient réunies la
veuve du supplicié et sa fille Calebasse.

_Fin de la neuvième partie_




DIXIÈME PARTIE




I

La toilette


À Bicêtre, un sombre corridor percé çà et là de quelques fenêtres
grillées, sortes de soupiraux situés un peu au-dessus du sol d'une cour
supérieure, conduisait au cachot des condamnés à mort.

Ce cachot ne prenait de jour que par un large guichet pratiqué à la
partie supérieure de la porte, qui ouvrait sur le passage à peine
éclairé dont nous avons parlé.

Dans ce cabanon au plafond écrasé, aux murs humides et verdâtres, au sol
dallé de pierres froides comme les pierres du sépulcre, sont renfermées
la femme Martial et sa fille Calebasse.

La figure anguleuse de la veuve du supplicié se détache, dure,
impassible et blafarde comme un masque de marbre, au milieu de la
demi-obscurité qui règne dans le cachot.

Privée de l'usage de ses mains, car par-dessus sa robe noire elle porte
la camisole de force, sorte de longue casaque de grosse toile grise
lacée derrière le dos, et dont les manches se terminent et se ferment en
forme de sac, elle demande qu'on lui ôte son bonnet, se plaignant d'une
vive chaleur à la tête... Ses cheveux gris tombent épars sur ses
épaules. Assise au bord de son lit, ses pieds reposant sur la dalle,
elle regarde fixement sa fille Calebasse, séparée d'elle par la largeur
du cachot...

Celle-ci, à demi couchée et vêtue aussi de la camisole de force,
s'adosse au mur. Elle a la tête baissée sur sa poitrine, l'oeil fixe, la
respiration saccadée. Sauf un léger tremblement convulsif, qui de temps
à autre agite sa mâchoire inférieure, ses traits paraissent assez
calmes, malgré leur pâleur livide.

Dans l'intérieur et à l'extrémité du cachot, auprès de la porte,
au-dessous du guichet ouvert, un vétéran décoré, à figure rude et
basanée, au crâne chauve, aux longues moustaches grises, et assis sur
une chaise. Il garde à vue les condamnées.

--Il fait un froid glacial ici!... et pourtant les yeux me brûlent... et
puis j'ai soif... toujours soif... dit Calebasse au bout de quelques
instants. Puis, s'adressant au vétéran, elle ajouta: De l'eau, s'il vous
plaît, monsieur...

Le vieux soldat se leva, prit sur un escabeau un broc d'étain plein
d'eau, en remplit un verre, s'approcha de Calebasse et la fit boire
lentement, la camisole de force empêchant la condamnée de se servir de
ses mains.

Après avoir bu avec avidité, elle dit:

--Merci, monsieur.

--Voulez-vous boire? demanda le soldat à la veuve.

Celle-ci répondit par un signe négatif.

Le vétéran alla se rasseoir.

Il se fit un nouveau silence.

--Quelle heure est-il, monsieur? demanda Calebasse.

--Bientôt quatre heures et demie, dit le soldat.

--Dans trois heures! reprit Calebasse avec un sourire sardonique et
sinistre, faisant allusion au moment fixé pour son exécution, dans trois
heures...

Elle n'osa pas achever.

La veuve haussa les épaules... Sa fille comprit sa pensée et reprit:

--Vous avez plus de courage que moi... ma mère... Vous ne faiblissez
jamais... vous...

--Jamais!

--Je le sais bien... je le vois bien... Votre figure est aussi
tranquille que si vous étiez assise au coin du feu de notre cuisine...
occupée à coudre... Ah! il est loin, ce bon temps-là!... il est loin!...

--Bavarde!

--C'est vrai... au lieu de rester là à penser... sans rien dire...
j'aime mieux parler... j'aime mieux...

--T'étourdir... poltronne!

--Quand cela serait, ma mère, tout le monde n'a pas votre courage, non
plus... J'ai fait ce que j'ai pu pour vous imiter; je n'ai pas écouté le
prêtre, parce que vous ne le vouliez pas. Ça n'empêche pas que j'ai
peut-être eu tort... car enfin... ajouta la condamnée en frissonnant,
après... qui sait?... et après... c'est bientôt... c'est... dans...

--Dans trois heures.

--Comme vous dites cela froidement, ma mère!... Mon Dieu! mon Dieu!
c'est pourtant vrai... dire que nous sommes là... toutes les deux... que
nous ne sommes pas malades, que nous ne voudrions pas mourir... et que,
pourtant, dans trois heures...

--Dans trois heures, tu auras fini en vraie Martial. Tu auras vu noir...
voilà tout... Hardi, ma fille!

--Cela n'est pas beau de parler ainsi à votre fille, dit le vieux soldat
d'une voix lente et grave; vous auriez mieux fait de lui laisser écouter
le prêtre.

La veuve haussa de nouveau les épaules avec un dédain farouche et reprit
en s'adressant à Calebasse sans seulement tourner la tête du côté du
vétéran:

--Courage, ma fille... nous montrerons que des femmes ont plus de coeur
que ces hommes... avec leurs prêtres... Les lâches!

--Le commandant Leblond était le plus brave officier du 3e chasseurs à
pied... Je l'ai vu, criblé de blessures à la brèche de Saragosse...
mourir en faisant le signe de la croix, dit le vétéran.

--Vous étiez donc son sacristain? lui demanda la veuve en poussant un
éclat de rire sauvage.

--J'étais son soldat... répondit doucement le vétéran. C'était seulement
pour vous dire qu'on peut, au moment de mourir... prier sans être
lâche...

Calebasse regarda attentivement cet homme au visage basané, type parfait
et populaire du soldat de l'empire; une profonde cicatrice sillonnait sa
joue gauche et se perdait dans sa large moustache grise. Les simples
paroles de ce vétéran, dont les traits, les blessures et le ruban rouge
semblaient annoncer la bravoure calme et éprouvée par les batailles,
frappèrent profondément la fille de la veuve.

Elle avait refusé les consolations du prêtre encore plus par fausse
honte et par crainte des sarcasmes de sa mère que par endurcissement.
Dans sa pensée incertaine et mourante, elle opposa aux railleries
sacrilèges de la veuve l'assentiment du soldat. Forte de ce témoignage,
elle crut pouvoir écouter sans lâcheté des instincts religieux auxquels
des hommes intrépides avaient obéi.

--Au fait, reprit-elle avec angoisse, pourquoi n'ai-je pas voulu
entendre le prêtre?... Il n'y avait pas de faiblesse à cela...
D'ailleurs ça m'aurait étourdie... et puis... enfin... après... qui
sait?

--Encore! dit la veuve d'un ton de mépris écrasant. Le temps manque...
c'est dommage... tu serais religieuse. L'arrivée de ton frère Martial
achèvera ta conversion. Mais il ne viendra pas, l'honnête homme... le
bon fils!

Au moment où la veuve prononçait ces paroles, l'énorme serrure de la
prison retentit bruyamment, et la porte s'ouvrit:

--Déjà! s'écria Calebasse en faisant un bon convulsif. Ô mon Dieu! on a
avancé l'heure! on nous trompait!

Et ses traits commençaient à se décomposer d'une manière effrayante.

--Tant mieux... si la montre du bourreau avance... tes béguineries ne me
déshonoreront pas.

--Madame, dit l'un des employés de la prison à la condamnée avec cette
commisération doucereuse qui sent la mort, votre fils est là...
voulez-vous le voir?

--Oui, répondit la veuve sans tourner la tête.

--Entrez... monsieur... dit l'employé.

Martial entra.

Le vétéran resta dans le cachot, dont on laissa, pour plus de
précaution, la porte ouverte. À travers la pénombre du corridor à demi
éclairé par le jour naissant et par un réverbère, on voyait plusieurs
soldats et gardiens, les uns assis sur un banc, les autres debout.

Martial était aussi livide que sa mère; ses traits exprimaient une
angoisse, une horreur profonde; ses genoux tremblaient sous lui. Malgré
les crimes de cette femme, malgré l'aversion qu'elle lui avait toujours
témoignée, il s'était cru obligé d'obéir à sa dernière volonté.

Dès qu'il entra dans le cachot, la veuve jeta sur lui un regard perçant
et lui dit d'une voix sourdement courroucée et comme pour éveiller dans
l'âme de son fils une haine profonde:

--Tu vois... ce qu'on va faire... de ta mère... de ta soeur?

--Ah! ma mère... c'est affreux... mais je vous l'avais dit, hélas!... je
vous l'avais dit!

La veuve serra ses lèvres blanches avec colère; son fils ne la
comprenait pas; cependant elle reprit:

--On va nous tuer... comme on a tué ton père...

--Mon Dieu!... mon Dieu!... et je ne puis rien... c'est fini.
Maintenant... que voulez-vous que je fasse? pourquoi ne pas m'avoir
écouté... ni vous ni ma soeur? vous n'en seriez pas là.

--Ah!... c'est ainsi... reprit la veuve avec son habituelle et farouche
ironie, tu trouves cela bien?

--Ma mère!

--Te voilà content... tu pourras dire, sans mentir, que ta mère est
morte... tu ne rougiras plus d'elle.

--Si j'étais mauvais fils, répondit brusquement Martial, révolté de
l'injuste dureté de sa mère, je ne serais pas ici.

--Tu viens... par curiosité.

--Je viens... pour vous obéir.

--Ah! si je t'avais écouté, Martial, au lieu d'écouter ma mère... je ne
serais pas ici, s'écria Calebasse d'une voix déchirante et cédant enfin
à ses angoisses, à ses terreurs, jusqu'alors contenues par l'influence
de la veuve. C'est votre faute... soyez maudite, ma mère!

--Elle se repent... elle m'accuse... tu dois jouir, hein? dit la veuve à
son fils avec un éclat de rire diabolique.

Sans lui répondre, Martial se rapprocha de Calebasse, dont l'agonie
commençait, et lui dit avec compassion:

--Pauvre soeur... il est trop tard... maintenant.

--Jamais... trop tard... pour être lâche! dit la mère avec une fureur
froide. Oh! quelle race! quelle race! Heureusement Nicolas est évadé.
Heureusement François et Amandine... t'échapperont... Ils ont déjà du
vice... la misère les achèvera!

--Ah! Martial, veille bien sur eux... ou ils finiront... comme nous deux
ma mère. On leur coupera aussi la tête! s'écria Calebasse en poussant de
sourds gémissements.

--Il aura beau veiller sur eux, s'écria la veuve avec une exaltation
féroce, le vice et la misère seront plus forts que lui... et un jour...
ils vengeront père, mère et soeur.

--Votre horrible espérance sera trompée, ma mère, répondit Martial
indigné. Ni eux ni moi nous n'aurons jamais la misère à craindre. La
Louve a sauvé la jeune fille que Nicolas voulait noyer. Les parents de
cette jeune fille nous ont proposé ou beaucoup d'argent, ou moins
d'argent et des terres en Alger... à côté d'une ferme qu'ils ont déjà
donnée à un homme qui leur a aussi rendu de grands services. Nous avons
préféré les terres. Il y a un peu de danger... mais ça nous va... à la
Louve et à moi. Demain nous partirons avec les enfants, et de notre vie
nous ne reviendrons en Europe.

--Ce que tu dis là est vrai? demanda la veuve à Martial d'un ton de
surprise irritée.

--Je ne mens jamais.

--Tu mens aujourd'hui pour me mettre en colère?

--En colère, parce que le sort de ces enfants est assuré?

--Oui, de louveteaux on en fera des agneaux. Le sang de ton père, de ta
soeur, le mien, ne sera pas vengé...

--À ce moment ne parlez pas ainsi.

--J'ai tué, on me tue... je suis quitte.

--Ma mère, le repentir...

La veuve poussa un nouvel éclat de rire.

--Je vis depuis trente ans dans le crime et pour me repentir de trente
ans on me donne trois jours, avec la mort au bout... Est-ce que j'aurais
le temps? Non, non, quand ma tête tombera, elle grincera de rage et de
haine.

--Mon frère, au secours! emmène-moi d'ici! ils vont venir, murmura
Calebasse d'une voix défaillante, car la misérable commençait à délirer.

--Veux-tu te taire? dit la veuve exaspérée par la faiblesse de
Calebasse; veux-tu te taire? Oh! l'infâme!... et c'est ma fille!

--Ma mère! ma mère! s'écria Martial déchiré par cette horrible scène,
pourquoi m'avez-vous fait venir ici?

--Parce que je croyais te donner du coeur et de la haine... mais qui n'a
pas l'un n'a pas l'autre, lâche!

--Ma mère!

--Lâche, lâche, lâche!

À ce moment il se fit un assez grand bruit de pas dans le corridor.

Le vétéran tira sa montre et regarda l'heure.

Le soleil, se levant au-dehors, éblouissant et radieux, jeta tout à coup
une nappe de clarté dorée par le soupirail pratiqué dans le corridor en
face de la porte du cachot.

Cette porte s'ouvrit, et l'entrée du cabanon se trouva vivement
éclairée. Au milieu de cette zone lumineuse, des gardiens apportèrent
deux chaises[23], puis le greffier vint dire à la veuve d'une voix émue:

--Madame, il est temps...

La condamnée se leva droite, impassible; Calebasse poussa des cris
aigus.

Quatre hommes entrèrent.

Trois d'entre eux, assez mal vêtus, tenaient à la main de petits paquets
de corde très-déliée, mais très-forte.

Le plus grand de ces quatre hommes, correctement habillé de noir,
portant un chapeau rond et une cravate blanche, remit au greffier un
papier.

Cet homme était le bourreau.

Ce papier était un reçu des deux femmes bonnes à guillotiner. Le
bourreau prenait possession de ces deux créatures de Dieu; désormais il
en répondait seul.

À l'effroi désespéré de Calebasse avait succédé une torpeur hébétée.
Deux aides du bourreau furent obligés de l'asseoir sur son lit et de l'y
soutenir. Ses mâchoires, serrées par une convulsion tétanique, lui
permettaient à peine de prononcer quelques mots sans suite. Elle roulait
autour d'elle des yeux déjà ternes et sans regard, son menton touchait à
sa poitrine, et, sans l'appui des deux aides, son corps serait tombé en
avant comme une masse inerte.

Martial, après avoir une dernière fois embrassé cette malheureuse,
restait immobile, épouvanté, n'osant, ne pouvant faire un pas, et comme
fasciné par cette terrible scène.

La froide audace de la veuve ne se démentait pas: la tête haute et
droite, elle aidait elle-même à se dépouiller de la camisole de force
qui emprisonnait ses mouvements. Cette toile tomba, elle se trouva vêtue
d'une vieille robe de laine noire.

--Où faut-il me mettre? demanda-t-elle d'une voix ferme.

--Ayez la bonté de vous asseoir sur une de ces chaises, lui dit le
bourreau en lui indiquant un des deux sièges placés à l'entrée du
cachot.

La porte étant restée ouverte, on voyait dans le corridor plusieurs
gardiens, le directeur de la prison et quelques curieux privilégiés.

La veuve se dirigeait d'un pas hardi vers la place qu'on lui avait
indiquée, lorsqu'elle passa devant sa fille.

Elle s'arrêta, s'approcha d'elle et lui dit d'une voix légèrement émue:

--Ma fille, embrasse-moi.

À la voix de sa mère, Calebasse sortit de son apathie, se dressa sur son
séant, et, avec un geste de malédiction, elle s'écria:

--S'il y a un enfer, descendez-y, maudite!

--Ma fille, embrasse-moi, dit encore la veuve en faisant un pas.

--Ne m'approchez pas! vous m'avez perdue! murmura la malheureuse en
jetant ses mains en avant pour repousser sa mère.

--Pardonne-moi!

--Non, non, dit Calebasse d'une voix convulsive; et, cet effort ayant
épuisé ses forces, elle retomba presque sans connaissance entre les bras
des aides.

Un nuage passa sur le front indomptable de la veuve; un instant ses yeux
secs et ardents devinrent humides. À ce moment, elle rencontra le regard
de son fils.

Après un moment d'hésitation, et comme si elle eût cédé à l'effort d'une
lutte intérieure, elle lui dit:

--Et toi?...

Martial se précipita en sanglotant dans les bras de sa mère.

--Assez! dit la veuve en surmontant son émotion et en se dégageant des
étreintes de son fils. Monsieur attend, ajouta-t-elle en montrant le
bourreau.

Puis elle marcha rapidement vers la chaise, où elle s'assit résolument.

La lueur de sensibilité maternelle qui avait un moment éclairé les
noires profondeurs de cette âme abominable s'éteignit tout à coup.

--Monsieur, dit le vétéran à Martial en s'approchant de lui avec
intérêt, ne restez pas ici. Venez, venez.

Martial, égaré par l'horreur et par l'épouvante, suivit machinalement le
soldat.

Deux aides avaient apporté sur la chaise Calebasse agonisante; l'un
maintenait ce corps déjà presque privé de vie, pendant que l'autre
homme, au moyen de cordes de fouet excessivement minces, mais
très-longues, lui attachait les mains derrière le dos par des liens et
des noeuds inextricables, et lui nouait aux chevilles une corde assez
longue pour que la marche à petits pas fût possible.

Cette opération était à la fois étrange et horrible: on eût dit que les
longues cordes minces qu'on distinguait à peine dans l'ombre, et dont
ces hommes silencieux entouraient, garrottaient la condamnée, avec
autant de rapidité que de dextérité, sortaient de leurs mains comme les
fils ténus dont les araignées enveloppent aussi leur victime avant de la
dévorer.

Le bourreau et son autre aide enchevêtraient la veuve avec la même
agilité, sans que les traits de cette femme offrissent la moindre
altération. Seulement de temps à autre elle toussait légèrement.

Lorsque la condamnée fut ainsi mise dans l'impossibilité de faire un
mouvement, le bourreau, tirant de sa poche une longue paire de ciseaux,
lui dit avec politesse:

--Ayez la complaisance de baisser la tête, madame.

La veuve baissa la tête en disant:

--Nous sommes de bonnes pratiques; vous avez eu mon mari, maintenant
voilà sa femme et sa fille.

Sans répondre, le bourreau ramassa dans sa main gauche les longs cheveux
gris de la condamnée et se mit à les couper très-ras, très-ras, surtout
à la nuque.

--Ça fait que j'aurai été coiffée trois fois dans ma vie, dit la veuve,
avec un ricanement sinistre: le jour de ma première communion, quand on
m'a mis le voile; le jour de mon mariage, quand on m'a mis la fleur
d'oranger; et puis aujourd'hui, n'est-ce pas, coiffeur de la mort!

Le bourreau resta muet.

Les cheveux de la condamnée étant épais et rudes, l'opération fut si
longue que la chevelure de Calebasse tombait entièrement sur les dalles
alors que celle de sa mère n'était coupée qu'à demi.

--Vous ne savez pas à quoi je pense? dit la veuve au bourreau, après
avoir de nouveau contemplé sa fille.

Le bourreau continua de garder le silence.

On n'entendait que le grincement sonore des ciseaux et que l'espèce de
hoquet et de râle qui de temps à autre soulevait la poitrine de
Calebasse.

À ce moment on vit dans le corridor un prêtre à figure vénérable
s'approcher du directeur de la prison et causer à voix basse avec lui.
Ce saint ministre venait tenter une dernière fois d'arracher l'âme de la
veuve à l'endurcissement.

--Je pense, reprit la veuve au bout de quelques moments, et voyant que
le bourreau ne lui répondait pas, je pense qu'à cinq ans ma fille, à qui
on va couper la tête, était la plus jolie enfant qu'on puisse voir. Elle
avait des cheveux blonds et des joues roses et blanches. Alors qui
est-ce qui lui aurait dit que... Puis, ensuite d'un nouveau silence,
elle s'écria, avec un éclat de rire et une expression impossible à
rendre: Quelle comédie que le sort!

À ce moment les dernières mèches de la chevelure grise de la condamnée
tombèrent sur ses épaules.

--C'est fini, madame, dit poliment le bourreau.

--Merci!... je vous recommande mon fils Nicolas, dit la veuve, vous le
coifferez un de ces jours!

Un gardien vint dire quelques mots tout bas à la condamnée.

--Non, je vous ai déjà dit que non, répondit-elle brusquement.

Le prêtre entendit ces mots, leva les yeux au ciel, joignit les mains et
disparut.

--Madame, nous allons partir; vous ne voulez rien prendre? dit
obséquieusement le bourreau.

--Merci... ce soir je prendrai une gorgée de terre.

Et la veuve, après ce nouveau sarcasme, se leva droite; ses mains
étaient attachées derrière son dos, et un lien assez lâche pour qu'elle
pût marcher la garrottait d'une cheville à l'autre. Quoique son pas fût
ferme et résolu, le bourreau et un aide voulurent obligeamment la
soutenir; elle fit un geste d'impatience et dit d'une voix impérieuse et
dure:

--Ne me touchez pas, j'ai bon pied, bon oeil. Sur l'échafaud, on verra
si j'ai une bonne voix, et si je dis des paroles de repentance...

Et la veuve, accostée du bourreau et d'un aide, sortant du cachot, entra
dans le corridor.

Les deux autres aides furent obligés de transporter, Calebasse sur sa
chaise; elle était mourante.

Après avoir traversé le long corridor, le funèbre cortège monta un
escalier de pierre qui conduisait à une cour extérieure.

Le soleil inondait de sa lumière chaude et dorée le faîte des hautes
murailles blanches qui entouraient la cour et se découpaient sur un ciel
d'un bleu splendide: l'air était doux et tiède, jamais journée de
printemps ne fut plus riante, plus magnifique.

Dans cette cour on voyait un piquet de gendarmerie départementale, un
fiacre et une voiture longue, étroite, à caisse jaune, attelée de trois
chevaux de poste qui hennissaient gaiement en faisant tinter leurs
grelots retentissants.

On montait dans cette voiture comme dans un omnibus, par une portière
située à l'arrière. Cette ressemblance inspira une dernière raillerie à
la veuve.

--Le conducteur ne dira pas... _Complet_, dit-elle. Puis elle gravit le
marchepied aussi lestement que le lui permettaient ses entraves.

Calebasse, expirante et soutenue par un aide, fut placée dans la voiture
en face de sa mère; puis on ferma la portière.

Le cocher du fiacre s'était endormi, le bourreau le secoua.

--Excusez, bourgeois, dit le cocher en se réveillant et en descendant
pesamment de son siège; mais une nuit de mi-carême, c'est rude. Je
venais justement de conduire aux Vendanges de Bourgogne une tapée de
débardeurs et de débardeuses qui chantaient la mère Godichon, quand vous
m'avez pris à l'heure.

--Allons, c'est bon. Suivez cette voiture, et... boulevard
Saint-Jacques.

--Excusez, bourgeois... il y a une heure aux Vendanges, maintenant à la
guillotine! Ça prouve que les courses se suivent et ne se ressemblent
pas, comme dit c't'autre.

Les deux voitures, précédées et suivies du piquet de gendarmerie,
sortirent de la porte extérieure de Bicêtre et prirent au grand trot la
route de Paris.




II

Martial et le Chourineur


Nous avons présenté le tableau de la toilette des condamnés dans toute
son effroyable vérité, parce qu'il nous semble qu'il ressort de cette
peinture de puissants arguments.

Contre la peine de mort.

Contre la manière que cette peine est appliquée.

Contre l'effet qu'on en attend comme exemple donné aux populations.

Quoique dépouillé de cet appareil à la fois formidable et religieux dont
devraient être au moins entourés tous les actes de suprême châtiment que
la loi inflige au nom de la vindicte publique, la toilette est ce qu'il
y a de plus terrifiant dans l'exécution de l'arrêt de mort, et c'est
cela que l'on cache à la multitude.

Au contraire, en Espagne, par exemple, le condamné reste exposé pendant
trois jours dans une chapelle ardente, son cercueil est continuellement
sous ses yeux; les prêtres disent les prières des agonisants, les
cloches de l'église tintent jour et nuit un glas funèbre[24].

On conçoit que cette espèce d'initiation à une mort prochaine puisse
épouvanter les criminels les plus endurcis, et inspirer une terreur
salutaire à la foule qui se presse aux grilles de la chapelle
mortuaire.

Puis le jour du supplice est un jour de deuil public; les cloches de
toutes les paroisses sonnent les _trépassés_; le condamné est lentement
conduit à l'échafaud avec une pompe imposante, lugubre, son cercueil
toujours porté devant lui; les prêtres, chantant les prières des morts,
marchent à ses côtés; viennent ensuite les confréries religieuses, et
enfin des frères quêteurs demandent à la foule de quoi dire des messes
pour le repos de l'âme du supplicié... Jamais la foule ne reste sourde à
cet appel...

Sans doute, tout cela est épouvantable, mais cela est logique, mais cela
est imposant, mais cela montre que l'on ne retranche pas de ce monde une
créature de Dieu pleine de vie et de force comme on égorge un boeuf,
mais cela donne à penser à la multitude, qui juge toujours du crime par
la grandeur de la peine... que l'homicide est un forfait bien
abominable, puisque son châtiment ébranle, attriste, émeut toute une
ville.

Encore une fois, ce redoutable spectacle peut faire naître de graves
réflexions, inspirer un utile effroi... et ce qu'il y a de barbare dans
ce sacrifice humain est au moins couvert par la terrible majesté de son
exécution.

Mais, nous le demandons, les choses se passant exactement comme nous les
avons rapportées (et quelquefois même moins gravement), de quel exemple
cela peut-il être?

De grand matin on prend le condamné, on le garrotte, on le jette dans
une voiture fermée, le postillon fouette, touche à l'échafaud, la
bascule joue, et une tête tombe dans un panier... au milieu des
railleries atroces de ce qu'il y a de plus corrompu dans la
populace!...

Encore une fois, dans cette exécution rapide et furtive, où est
l'exemple? où est l'épouvante?...

Et puis, comme l'exécution a lieu pour ainsi dire à huis clos, dans un
endroit parfaitement écarté, avec une précipitation sournoise, toute la
ville ignore cet acte sanglant et solennel, rien ne lui annonce que ce
jour-là on «tue un homme»... les théâtres rient et chantent... la foule
bourdonne insoucieuse et bruyante...

Au point de vue de la société, de la religion, de l'humanité, c'est
pourtant quelque chose qui doit importer à tous que cet homicide
juridique commis au nom de l'intérêt de tous...

Enfin, disons-le encore, disons-le toujours, voici le glaive, mais où
est la couronne? À côté de la punition, montrez la récompense; alors
seulement la leçon sera complète et féconde... Si, le lendemain de ce
jour de deuil et de mort, le peuple, qui a vu la veille le sang d'un
grand criminel rougir l'échafaud, voyait rémunérer et exalter un grand
homme de bien, il redouterait d'autant plus le supplice du premier qu'il
ambitionnerait davantage le triomphe du second; la terreur empêche à
peine le crime, jamais elle n'inspire la vertu.

Considère-t-on l'effet de la peine de mort sur les condamnés eux-mêmes?

Ou ils la bravent avec un cynisme audacieux...

Ou ils la subissent inanimés, à demi morts d'épouvante...

Ou ils offrent leur tête avec un repentir profond et sincère...

Or, la peine est insuffisante pour ceux qui la narguent...

Inutile pour ceux qui sont déjà morts moralement...

Exagérée pour ceux qui se repentent avec sincérité.

Répétons-le: la société ne tue le meurtrier ni pour le faire souffrir,
ni pour lui infliger la loi du talion... Elle le tue pour le mettre dans
l'impossibilité de nuire... elle le tue pour que l'exemple de sa
punition serve de frein aux meurtriers à venir.

Nous croyons, nous, que la peine est trop barbare, et qu'elle
n'épouvante pas assez...

Nous croyons, nous, que dans quelques crimes, tels que le parricide, ou
autres forfaits qualifiés, l'_aveuglement_ et un isolement perpétuel
mettraient un condamné dans l'impossibilité de nuire, et le puniraient
d'une manière mille fois plus redoutable, tout en lui laissant le temps
du repentir et de la rédemption.

Si l'on doutait de cette assertion, nous rappellerions beaucoup de faits
constatant l'horreur invincible des criminels endurcis pour l'isolement.
Ne sait-on pas que quelques-uns ont commis des meurtres pour être
condamnés à mort, préférant ce supplice à une cellule?... Quelle serait
donc leur terreur, lorsque l'_aveuglement_, joint à l'isolement, ôterait
au condamné l'espoir de s'évader, espoir qu'il conserve et qu'il réalise
quelquefois même en cellule et chargé de fers?

Et à ce propos, nous pensons aussi que l'abolition des condamnations
capitales sera peut-être une des conséquences forcées de l'isolement
pénitentiaire: l'effroi que cet isolement inspire à la génération qui
peuple à cette heure les prisons et les bagnes étant tel que beaucoup
d'entre ces incurables préféreront encourir le dernier supplice que
l'emprisonnement cellulaire, alors il faudra sans doute supprimer la
peine de mort pour leur enlever cette dernière et épouvantable
alternative.

Avant de poursuivre notre récit, disons quelques mots des relations
récemment établies entre le Chourineur et Martial.

Une fois Germain sorti de prison, le Chourineur prouva facilement qu'il
s'était volé lui-même, avoua au juge d'instruction le but de cette
singulière mystification, et fut mis en liberté après avoir été
justement et sévèrement admonesté par ce magistrat.

N'ayant pas alors retrouvé Fleur-de-Marie, et voulant récompenser de ce
nouvel acte de dévouement le Chourineur, auquel il devait déjà la vie,
Rodolphe, pour combler les voeux de son rude protégé, l'avait logé à
l'hôtel de la rue Plumet, lui promettant de l'emmener à sa suite
lorsqu'il retournerait en Allemagne. Nous l'avons dit, le Chourineur
éprouvait pour Rodolphe l'attachement aveugle, obstiné du chien pour son
maître. Demeurer sous le même toit que le prince, le voir quelquefois,
attendre avec patience une nouvelle occasion de se sacrifier à lui ou
aux siens, là se bornaient l'ambition et le bonheur du Chourineur, qui
préférait mille fois cette condition à l'argent et à la ferme en Algérie
que Rodolphe avait mis à sa disposition.

Mais, lorsque le prince eut retrouvé sa fille, tout changea; malgré sa
vive reconnaissance pour l'homme qui lui avait sauvé la vie, il ne put
se résoudre à emmener avec lui en Allemagne ce témoin de la première
honte de Fleur-de-Marie... Bien décidé d'ailleurs à combler tous les
désirs du Chourineur, il le fit venir une dernière fois et lui dit qu'il
attendait de son attachement un nouveau service. À ces mots, la
physionomie du Chourineur rayonna; mais elle devint bientôt consternée,
lorsqu'il apprit que non-seulement il ne pourrait suivre le prince en
Allemagne, mais qu'il faudrait quitter l'hôtel le jour même.

Il est inutile de dire les compensations brillantes que Rodolphe offrit
au Chourineur: l'argent qui lui était destiné, le contrat de vente de la
ferme en Algérie, plus encore, s'il le voulait... tout était à sa
disposition.

Le Chourineur, frappé au coeur, refusa; et, pour la première fois de sa
vie peut-être, cet homme pleura... Il fallut l'instance de Rodolphe pour
le décider à accepter ses premiers bienfaits.

Le lendemain, le prince fit venir la Louve et Martial; sans leur
apprendre que Fleur-de-Marie était sa fille, il leur demanda ce qu'il
pouvait faire pour eux; tous leurs désirs devaient être accomplis.
Voyant leur hésitation, et se souvenant de ce que Fleur-de-Marie lui
avait dit des goûts un peu sauvages de la Louve et de son mari, il
proposa au hardi ménage une somme d'argent considérable, ou bien la
moitié de cette somme et des terres en plein rapport, dépendantes d'une
ferme voisine de celle qu'il avait fait acheter pour le Chourineur, et
qui était aussi à vendre. En faisant cette offre, le prince avait encore
songé que Martial et le Chourineur, tous deux rudes, énergiques, tous
deux doués de bons et valeureux instincts, sympathiseraient d'autant
mieux qu'ils avaient aussi tous deux des raisons de rechercher la
solitude, l'un à cause de son passé, l'autre à cause des crimes de sa
famille.

Il ne se trompait pas; Martial et la Louve acceptèrent avec transport;
puis, ayant été, par l'intermédiaire de Murph, mis en rapport avec le
Chourineur, tous trois se félicitèrent bientôt des relations que
promettait leur voisinage en Algérie.

Malgré la profonde tristesse où il était plongé, ou plutôt à cause même
de cette tristesse, le Chourineur, touché des avances cordiales de
Martial et de sa femme, y répondit avec affection. Bientôt une amitié
sincère unit les futurs colons: les gens de cette trempe se jugent vite
et s'aiment de même... Aussi, la Louve et Martial, n'ayant pu, malgré
leurs affectueux efforts, tirer leur nouvel ami de sa sombre léthargie,
ne comptaient plus pour l'en distraire que sur le mouvement du voyage et
sur l'activité de leur vie à venir; car, une fois en Algérie, ils
seraient obligés de se mettre au fait de la culture des terres qu'on
leur avait données, les propriétaires devant, d'après les conditions de
la vente, faire valoir les fermes pendant une année encore, afin que les
nouveaux possesseurs fussent en état de surveiller plus tard
l'exploitation.

Ces préliminaires posés, on comprendra qu'instruit de la pénible
entrevue à laquelle Martial devait se rendre pour obéir aux dernières
volontés de sa mère, le Chourineur ait voulu accompagner son nouvel ami
jusqu'à la porte de Bicêtre, où il l'attendait dans le fiacre qui les
avait amenés, et qui les reconduisit à Paris après que Martial,
épouvanté, eut quitté le cachot où l'on faisait les terribles
préparatifs de l'exécution de sa mère et de sa soeur.

La physionomie du Chourineur était complètement changée: l'expression
d'audace et de bonne humeur qui caractérisait ordinairement sa mâle
figure avait fait place à un morne abattement; sa voix même avait perdu
quelque chose de sa rudesse; une douleur de l'âme, douleur jusqu'alors
inconnue de lui, avait rompu, brisé cette nature énergique.

Il regardait Martial avec compassion.

--Courage, lui disait le Chourineur, vous avez fait tout ce qu'un brave
garçon pouvait faire... C'est fini... Songez à votre femme, à ces
enfants que vous avez empêchés d'être des gueux comme père et mère... Et
puis enfin, ce soir nous aurons quitté Paris pour n'y plus revenir, et
vous n'entendrez plus jamais parler de ce qui vous afflige.

--C'est égal, voyez-vous, Chourineur... après tout, c'est ma mère...
c'est ma soeur.

--Enfin, que voulez-vous... ça est... et, quand les choses sont... il
faut bien s'y soumettre... dit le Chourineur en étouffant un soupir.

Après un moment de silence, Martial lui dit cordialement:

--Moi aussi je devrais vous consoler, pauvre garçon... toujours cette
tristesse.

--Toujours, Martial...

--Enfin... moi et ma femme... nous comptons qu'une fois hors de Paris...
ça vous passera...

--Oui, dit le Chourineur au bout de quelques instants et presque en
frissonnant malgré lui, si je sors de Paris...

--Puisque... nous partons ce soir.

--C'est-à-dire vous autres... vous partez ce soir...

--Et vous donc? est-ce que vous changez d'idée maintenant?

--Non...

--Eh bien?

Le Chourineur garda de nouveau le silence, puis il reprit, en faisant un
effort sur lui-même:

--Tenez, Martial... vous allez hausser les épaules... mais j'aime autant
tout vous dire... S'il m'arrive quelque chose, au moins ça prouvera que
je ne me suis pas trompé.

--Qu'y a-t-il donc?

--Quand... M. Rodolphe... nous a fait demander s'il nous conviendrait de
partir ensemble pour Alger et d'y être voisins, je n'ai pas voulu vous
tromper... ni vous ni votre femme... Je vous ai dit... ce que j'avais
été...

--Ne parlons plus de cela... vous avez subi votre peine... vous êtes
aussi bon et aussi brave que pas un... Mais je conçois que, comme moi,
vous aimiez mieux aller vivre au loin... grâce à notre généreux
protecteur... que de rester ici... où, si à l'aise et si honnêtes que
nous soyons, on nous reprocherait toujours, à vous un méfait que vous
avez payé et dont vous vous repentez pourtant encore... à moi les crimes
de mes parents... dont je ne suis pas responsable. Mais de vous à
nous... le passé est passé... et bien passé... Soyez tranquille... nous
comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous.

--De vous à moi... peut-être... le passé est passé; mais, comme je le
disais à M. Rodolphe... voyez-vous, Martial... il y a quelque chose
là-haut... et j'ai tué un homme...

--C'est un grand malheur; mais, enfin, dans ce moment-là vous ne vous
connaissiez plus... vous étiez comme fou... et puis enfin vous avez
sauvé la vie à d'autres personnes... et ça doit vous compter.

--Écoutez, Martial... si je vous parle de mon malheur... voilà
pourquoi... Autrefois j'avais souvent un rêve... dans lequel je
voyais... le sergent que j'ai tué... Depuis longtemps... je ne l'avais
plus... ce rêve... et cette nuit... je l'ai eu...

--C'est un hasard.

--Non... ça m'annonce un malheur pour aujourd'hui.

--Vous déraisonnez, mon bon camarade...

--J'ai un pressentiment que je ne sortirai pas de Paris...

--Encore une fois, vous n'avez pas le sens commun... Votre chagrin de
quitter notre bienfaiteur... la pensée de me conduire aujourd'hui à
Bicêtre... où de si tristes choses m'attendaient... tout cela vous aura
agité cette nuit: alors naturellement votre rêve... vous sera revenu...

Le Chourineur secoua tristement la tête.

--Il m'est revenu juste la veille du départ de M. Rodolphe... car c'est
aujourd'hui qu'il part...

--Aujourd'hui?

--Oui... Hier j'ai envoyé un commissionnaire à son hôtel... n'osant pas
y aller moi-même... il me l'avait défendu... On a dit que le prince
partait ce matin, à onze heures... par la barrière de Charenton. Aussi
une fois que nous allons être arrivés à Paris... je me posterai là...
pour tâcher de le voir; ça sera la dernière fois!... la dernière!...

--Il paraît si bon, que je comprends bien que vous l'aimiez...

--L'aimer! dit le Chourineur avec une émotion profonde et concentrée,
oh! oui... allez... Voyez-vous, Martial... coucher par terre, manger du
pain noir... être son chien... mais être où il aurait été, je ne
demandais pas plus... C'était trop... il n'a pas voulu.

--Il a été si généreux pour vous!

--Ce n'est pas ça qui fait que je l'aime tant... c'est parce qu'il m'a
dit que j'avais du coeur et de l'honneur... Oui, et dans un temps où
j'étais farouche comme une bête brute, où je me méprisais comme le rebut
de la canaille... lui m'a fait comprendre qu'il y avait encore du bon en
moi, puisque, ma peine faite, je m'étais repenti, et qu'après avoir
souffert la misère des misères sans voler, j'avais travaillé avec
courage pour gagner honnêtement ma vie... sans vouloir de mal à
personne, quoique tout le monde m'ait regardé comme un brigand fini, ce
qui n'était pas encourageant.

--C'est vrai; souvent pour vous maintenir ou vous mettre dans la bonne
route, il ne faut que quelques mots qui vous encouragent et vous
relèvent.

--N'est-ce pas, Martial? Aussi quand M. Rodolphe me les a dits, ces
mots, dame! voyez-vous, le coeur m'a battu haut et fier. Depuis ce
temps-là, je me mettrais dans le feu pour le bien... Que l'occasion
vienne, on verrait... Et ça, grâce à qui?... grâce à M. Rodolphe.

--C'est justement parce que vous êtes mille fois meilleur que vous
n'étiez que vous ne devez pas avoir de mauvais pressentiments. Votre
rêve ne signifie rien.

--Enfin nous verrons. C'est pas que je cherche un malheur exprès... il
n'y en a pas pour moi de plus grand que celui qui m'arrive... Ne plus le
voir jamais... M. Rodolphe! Moi qui croyais ne plus le quitter... Dans
mon espèce, bien entendu... j'aurais été là, à lui corps et âme,
toujours prêt... C'est égal, il a peut-être tort... Tenez, Martial, je
ne suis qu'un ver de terre auprès de lui... eh bien! quelquefois il
arrive que les plus petits peuvent être utiles aux plus grands... Si ça
devait être, je ne lui pardonnerais de ma vie de s'être privé de moi.

--Qui sait? un jour peut-être vous le reverrez...

--Oh! non. Il m'a dit: «Mon garçon, il faut que tu me promettes de ne
jamais chercher à me revoir; cela me rendra service.» Vous comprenez,
Martial, j'ai promis... foi d'homme, je tiendrai... mais c'est dur.

--Une fois là-bas vous oublierez peu à peu ce qui vous chagrine. Nous
travaillerons, nous vivrons seuls, tranquilles, comme de bons fermiers,
sauf à faire quelquefois le coup de fusil avec les Arabes... Tant mieux!
ça nous ira à nous deux ma femme; car elle est crâne, allez, la Louve!

--S'il s'agit de coups de fusil, ça me regardera, Martial! dit le
Chourineur un peu moins accablé. Je suis garçon, et j'ai été troupier...

--Et moi braconnier!

--Mais vous... vous avez votre femme et ces deux enfants dont vous êtes
comme le père... Moi, je n'ai que ma peau... et, puisqu'elle ne peut
plus être bonne à faire un paravent à M. Rodolphe, je n'y tiens guère.
Ainsi s'il y a un coup de peigne à se donner, ça me regardera.

--Ça nous regardera tous les deux.

--Non, moi seul... tonnerre!... À moi les Bédouins!

--À la bonne heure; j'aime mieux vous entendre parler ainsi que comme
tout à l'heure... Allez, Chourineur... nous serons de vrais frères; et
puis vous pourrez nous entretenir de vos chagrins s'ils durent encore,
car j'aurai les miens. La journée d'aujourd'hui comptera longtemps dans
ma vie, allez... On ne voit pas sa mère, sa soeur... comme je les ai
vues... sans que ça vous revienne à l'esprit... Nous nous ressemblons,
vous et moi, dans trop de choses, pour qu'il ne nous soit pas bon d'être
ensemble. Nous ne boudons au danger ni l'un ni l'autre; eh bien! nous
serons moitié fermiers, moitié soldats... Il y a de la chasse là-bas...
nous chasserons... Si vous voulez vivre seul chez vous, vous y vivrez,
et nous voisinerons... sinon... nous logerons tous ensemble. Nous
élèverons les enfants comme de braves gens, et vous serez quasi leur
oncle... puisque nous serons frères. Ça vous va-t-il? dit Martial en
tendant la main au Chourineur.

--Ça me va, mon brave Martial... Et puis enfin... le chagrin me tuera ou
je le tuerai... comme on dit.

--Il ne vous tuera pas... Nous vieillirons là-bas dans notre désert, et
tous les soirs nous dirons: «Frère... merci à M. Rodolphe...» Ça sera
notre prière pour lui...

--Tenez, Martial... vous me mettez du baume dans le sang...

--À la bonne heure... Ce bête de rêve... vous n'y pensez plus,
j'espère?

--Je tâcherai...

--Ah çà!... vous venez nous prendre à quatre heures: la diligence part à
cinq.

--C'est convenu... Mais nous voici bientôt à Paris; je vais arrêter le
fiacre. J'irai à pied jusqu'à la barrière de Charenton; j'attendrai M.
Rodolphe pour le voir passer.

La voiture s'arrêta; le Chourineur descendit.

--N'oubliez pas... à quatre heures... mon bon camarade, dit Martial.

--À quatre heures!...

Le Chourineur avait oublié qu'on était au lendemain de la mi-carême;
aussi, fut-il étrangement surpris du spectacle à la fois bizarre et
hideux qui s'offrit à sa vue lorsqu'il eut parcouru une partie du
boulevard extérieur, qu'il suivait pour se rendre à la barrière de
Charenton.




III

Le doigt de Dieu


Le Chourineur, au bout de quelques instants, se trouvait emporté malgré
lui par une foule compacte, torrent populaire qui, descendant du
faubourg de la Glacière, s'amoncelait aux abords de cette barrière, pour
se rendre ensuite sur le boulevard Saint-Jacques, où allait avoir lieu
l'exécution.

Quoiqu'il fît grand jour, on entendait encore au loin la musique
retentissante de l'orchestre des guinguettes, où éclatait surtout la
vibration sonore des cornets à pistons.

Il faudrait le pinceau de Callot, de Rembrandt ou de Goya pour rendre
l'aspect bizarre, hideux, presque fantastique, de cette multitude.
Presque tous, hommes, femmes, enfants, étaient vêtus de vieux costumes
de mascarades; ceux qui n'avaient pu s'élever jusqu'à ce luxe portaient
sur leurs vêtements des guenilles de couleurs tranchantes; quelques
jeunes gens étaient affublés de robes de femmes à demi déchirées et
souillées de boue; tous ces visages, flétris par la débauche et par le
vice, marbrés par l'ivresse, étincelaient d'une joie sauvage en songeant
qu'après une nuit de crapuleuse orgie, ils allaient voir mettre à mort
deux femmes dont l'échafaud était dressé[25].

Écume fangeuse et fétide de la population de Paris, cette immense cohue
se composait de bandits et de femmes perdues qui demandent chaque jour
au crime le pain de la journée... et qui chaque soir rentrent largement
repus dans leurs tanières[26].

Le boulevard extérieur étant fort resserré à cet endroit, la foule
entassée refluait et entravait absolument la circulation. Malgré sa
force athlétique, le Chourineur fut obligé de rester presque immobile au
milieu de cette masse compacte... Il se résigna... Le prince, partant de
la rue Plumet à dix heures, lui avait-on dit, ne devait passer à la
barrière de Charenton qu'à onze heures environ, et il n'était que sept
heures.

Quoiqu'il eût naguère forcément fréquenté les classes dégradées
auxquelles appartenait cette populace, le Chourineur, en se retrouvant
au milieu d'elles, éprouvait un dégoût invincible. Poussé par le reflux
de la foule jusqu'au mur d'une des guinguettes dont fourmillent ces
boulevards, à travers les fenêtres ouvertes, d'où s'échappaient les sons
étourdissants d'un orchestre d'instruments de cuivre, le Chourineur
assista, malgré lui, à un spectacle étrange...

Dans une vaste salle basse, occupée à l'une de ses extrémités par les
musiciens, entourée de bancs et de tables chargées des débris d'un
repas, d'assiettes cassées, de bouteilles renversées, une douzaine
d'hommes et de femmes déguisés, à moitié ivres, se livraient avec
emportement à cette danse folle et obscène appelée le _chahut_, à
laquelle un petit nombre d'habitués de ces lieux ne s'abandonnent qu'à
la fin du bal, alors que les gardes municipaux en surveillance se sont
retirés.

Parmi les ignobles couples qui figuraient dans cette saturnale, le
Chourineur en remarqua deux qui se faisaient surtout applaudir par le
cynisme révoltant de leurs poses, de leurs gestes et de leurs
paroles...

Le premier couple se composait d'un homme à peu près déguisé en ours au
moyen d'une veste et d'un pantalon de peau de mouton noir. La tête de
l'animal, sans doute trop gênante à porter, avait été remplacée par une
sorte de capuce à longs poils qui recouvrait entièrement le visage; deux
trous, à la hauteur des yeux, une large fente à la hauteur de la bouche,
permettaient de voir, de parler et de respirer... Cet homme masqué, l'un
des prisonniers évadés de la Force (parmi lesquels se trouvaient aussi
Barbillon et les deux meurtriers arrêtés chez l'ogresse du tapis-franc
au commencement de ce récit), cet homme masqué était Nicolas Martial, le
fils, le frère des deux femmes dont l'échafaud était dressé à quelques
pas... Entraîné dans cet acte d'insensibilité féroce, d'audacieuse
forfanterie, par un de ses compagnons, redoutable bandit, évadé aussi...
déguisé aussi... ce misérable osait, à l'aide de ce travestissement, se
livrer aux dernières joies du carnaval...

La femme qui dansait avec lui, costumée en vivandière, portait un
chapeau de cuir bouilli bossué, à rubans déchirés, une sorte de
justaucorps de drap rouge passé, orné de trois rangs de boutons de
cuivre à la hussarde, une jupe verte et des pantalons de calicot blanc;
ses cheveux noirs tombaient en désordre sur son front; ses traits hâves
et plombés respiraient l'effronterie et l'impudeur.

Le vis-à-vis de ces deux danseurs était non moins ignoble.

L'homme, d'une très-grande taille, déguisé en Robert Macaire, avait
tellement barbouillé de suie sa figure osseuse qu'il était
méconnaissable; d'ailleurs un large bandeau couvrait son oeil gauche, et
le blanc mat du globe de l'oeil droit, se détachant sur cette face
noirâtre, la rendait plus hideuse encore. Le bas du visage du Squelette
(on l'a déjà reconnu sans doute) disparaissait entièrement dans une
haute cravate faite d'un vieux châle rouge. Coiffé, selon la tradition,
d'un chapeau gris, râpé, aplati, sordide et sans fond, vêtu d'un habit
vert en lambeaux et d'un pantalon garance rapiécé en mille endroits et
attaché aux chevilles avec des ficelles, cet assassin, outrant les poses
les plus grotesques et les plus cyniques du _chahut_, lançant de droite,
de gauche, en avant, en arrière, ses longs membres durs comme du fer,
les dépliait et les repliait avec tant de vigueur et d'élasticité qu'on
les eût dits mis en mouvement par des ressorts d'acier...

Digne coryphée de cette immonde saturnale, sa danseuse, grande et leste
créature au visage impudent et aviné, costumée en débardeur, coiffée
d'un bonnet de police incliné sur une perruque poudrée, à grosse queue,
portait une veste et un pantalon de velours vert éraillé, assujetti à la
taille par une écharpe orange aux longs bouts flottants derrière le
dos.

Une grosse femme, ignoble et hommasse, l'ogresse du tapis-franc, assise
sur un des bancs, tenait sur ses genoux les manteaux de tartan de cette
créature et de la vivandière, pendant qu'elles rivalisaient toutes deux
de bonds et de postures cyniques avec le Squelette et Nicolas Martial...

Parmi les autres danseurs, on remarquait encore un enfant boiteux,
habillé en diable au moyen d'un tricot noir beaucoup trop large et trop
grand pour lui, d'un caleçon rouge et d'un masque vert horrible et
grimaçant. Malgré son infirmité, ce petit monstre était d'une agilité
surprenante; sa dépravation précoce atteignait, si elle ne dépassait
pas, celle de ses affreux compagnons, et il gambadait aussi effrontément
que pas un devant une grosse femme déguisée en bergère, qui excitait
encore le dévergondage de son partner par ses éclats de rire.

Aucune charge ne s'étant élevée contre Tortillard (on l'a aussi
reconnu), et Bras Rouge ayant été provisoirement laissé en prison,
l'enfant, à la demande de son père, avait été réclamé par Micou, le
receleur du passage de la Brasserie, que ses complices n'avaient pas
dénoncé.

Comme figures secondaires du tableau que nous essayons de peindre, qu'on
s'imagine tout ce qu'il y a de plus bas, de plus honteux, de plus
monstrueux dans cette crapule oisive, audacieuse, rapace, sanguinaire,
athée, qui se montre de plus en plus hostile à l'ordre social, et sur
laquelle nous avons voulu rappeler l'attention des penseurs en terminant
ce récit...

Puisse cette dernière et horrible scène symboliser le péril qui menace
incessamment la société!

Oui, que l'on y songe, la cohésion, l'augmentation inquiétante de cette
race de voleurs et de meurtriers est une sorte de protestation vivante
contre le vice des lois répressives, et surtout contre l'absence des
mesures préventives, d'une législation prévoyante, de larges
institutions préservatrices, destinées à surveiller, à moraliser dès
l'enfance cette foule de malheureux abandonnés ou pervertis par
d'effroyables exemples. Encore une fois, ces êtres déshérités, que Dieu
n'a faits ni plus mauvais ni meilleurs que ses autres créatures, ne se
vicient, ne se gangrènent ainsi incurablement que dans la frange de
misère, d'ignorance et d'abrutissement où ils se traînent en naissant.

Encore excités par les rires, par les bravos de la foule pressée aux
fenêtres, les acteurs de l'abominable orgie que nous racontons crièrent
à l'orchestre de jouer un dernier galop.

Les musiciens, ravis de toucher à la fin d'une séance si pénible pour
leurs poumons, se rendirent au voeu général, et jouèrent avec énergie un
air de galop d'une mesure entraînante et précipitée.

À ces accords vibrants des instruments de cuivre l'exaltation redoubla,
tous les couples s'étreignirent, s'ébranlèrent, et, suivant le Squelette
et sa danseuse, commencèrent une ronde infernale en poussant des
hurlements sauvages...

Une poussière épaisse, soulevée par ces piétinements furieux, s'éleva du
plancher de la salle et jeta une sorte de nuage roux et sinistre sur ce
tourbillon d'hommes et de femmes enlacés, qui tournoyaient avec une
rapidité vertigineuses.

Bientôt, pour ces têtes exaspérées par le vin, par le mouvement, par
leurs propres cris, ce ne fut plus même de l'ivresse, ce fut du délire,
de la frénésie; l'espace leur manqua. Le Squelette cria d'une voix
haletante:

--Gare!... la porte!... Nous allons sortir... sur le boulevard...

--Oui... oui... cria la foule entassée aux fenêtres, un galop jusqu'à la
barrière Saint-Jacques!

--Voilà bientôt l'heure où on va raccourcir les deux _largues_[27].

--Le bourreau fait coup double; c'est drôle!

--Avec accompagnement de cornet à pistons.

--Nous danserons la contredanse de la guillotine!

--En avant la femme sans tête!... cria Tortillard.

--Ça égayera les condamnées.

--J'invite la veuve...

--Moi, la fille...

--Ça mettra le vieux Charlot en gaieté...

--Il chahutera sur sa boutique avec ses employés.

--Mort aux _pantes_! Vivent les _grinches_ et les _escarpes_[28]! cria
le Squelette d'une voix frémissante.

Ces railleries, ces menaces de cannibales, accompagnées de chants
obscènes, de cris, de sifflets, de huées, augmentèrent encore lorsque la
bande du Squelette eut fait, par la violence impétueuse de son
impulsion, une large trouée au milieu de cette foule compacte.

Ce fut alors une mêlée épouvantable; on entendit des rugissements, des
imprécations, des éclats de rire qui n'avaient plus rien d'humain.

Le tumulte fut tout à coup porté à son comble par deux nouveaux
incidents.

La voiture renfermant les condamnées, accompagnée de son escorte de
cavalerie, parut au loin à l'angle du boulevard; alors toute cette
populace se rua dans cette direction en poussant un hurlement de
satisfaction féroce.

À ce moment aussi la foule fut rejointe par un courrier venant du
boulevard des Invalides et se dirigeant au galop vers la barrière de
Charenton. Il était vêtu d'une veste bleu clair à collet jaune,
doublement galonnée d'argent sur toutes les coutures; mais en signe de
grand deuil il portait des culottes noires avec ses bottes fortes; sa
casquette, aussi largement bordée d'argent, était entourée d'un crêpe;
enfin, sur les oeillères de la bride à collier de grelots, on voyait en
relief les armes souveraines de Gerolstein.

Le courrier mit son cheval au pas; mais sa marche devenant de plus en
plus embarrassée, il fut presque obligé de s'arrêter lorsqu'il se trouva
au milieu du flot de populace dont nous avons parlé... Quoiqu'il criât:
«Gare!...» et qu'il conduisît sa monture avec la plus grande précaution,
des cris, des injures et des menaces s'élevèrent bientôt contre lui.

--Est-ce qu'il veut nous monter sur le dos avec son chameau...
celui-là?...

--Que ça de plat d'argent sur le corps... merci! cria Tortillard sous
son masque vert à langue rouge.

--S'il nous embête... mettons-le à pied...

--Et on lui découdra les galuches de sa veste pour les fondre, dit
Nicolas.

--Et on te découdra le ventre si tu n'es pas content, mauvaise
valetaille... ajouta le Squelette en s'adressant au courrier et en
saisissant la bride de son cheval; car la foule était devenue si
compacte que le bandit avait renoncé à son projet de danse jusqu'à la
barrière.

Le courrier, homme vigoureux et résolu, dit au Squelette en levant le
manche de son fouet:

--Si tu ne lâches pas la bride de mon cheval, je te coupe la figure...

--Toi... méchant mufle?

--Oui... Je vais au pas, je crie: «Gare!», tu n'as pas le droit de
m'arrêter. La voiture de monseigneur arrive derrière moi... j'entends
déjà les fouets... Laissez-moi passer.

--Ton seigneur? dit le Squelette. Qu'est-ce que ça me fait à moi, ton
seigneur?... Je l'estourbirai si ça me plaît. Je n'en ai jamais
refroidi, de seigneurs... et ça m'en donne l'envie.

--Il n'y a plus de seigneurs... Vive la Charte! cria Tortillard; et,
tout en fredonnant ces vers de _La Parisienne_: «En avant, marchons
contre leurs canons», il se cramponna brusquement à une des bottes du
courrier, y pesa de tout son poids et le fit trébucher sur sa selle. Un
coup de manche de fouet rudement assené sur la tête de Tortillard le
punit de son audace. Mais aussitôt la populace en fureur se précipita
sur le courrier; il eut beau mettre ses éperons dans le ventre de son
cheval pour le porter en avant et se dégager, il n'y put parvenir, non
plus qu'à tirer son couteau de chasse. Démonté, renversé, au milieu de
cris et de huées enragées, il allait être assommé sans l'arrivée de la
voiture de Rodolphe, qui fit diversion à l'emportement stupide de ces
misérables.

Depuis quelque temps le coupé du prince, attelé de quatre chevaux de
poste, n'allait qu'au pas, et un des deux valets de pied en deuil (à
cause de la mort de Sarah), assis sur le siège de derrière, était même
prudemment descendu, se tenant à une des portières, la voiture étant
très-basse. Les postillons criaient: «Gare!» et avançaient avec
précaution.

Rodolphe, vêtu du grand deuil comme sa fille, dont il tenait une des
mains dans les siennes, la regardait avec bonheur et attendrissement. La
douce et charmante figure de Fleur-de-Marie s'encadrait dans une petite
capote de crêpe noir qui faisait ressortir encore la blancheur
éblouissante de son teint et les reflets brillants de ses jolis cheveux
blonds: on eût dit que l'azur de ce beau jour se reflétait dans ses
grands yeux, qui n'avaient jamais été d'un bleu plus limpide et plus
doux... Quoique sa figure, doucement souriante, exprimât le calme, le
bonheur, lorsqu'elle regardait son père, une teinte de mélancolie,
quelquefois même de tristesse indéfinissable, jetait souvent son ombre
sur les traits de Fleur-de-Marie quand les yeux de son père n'étaient
plus attachés sur elle.

--Tu ne m'en veux pas de t'avoir fait lever de si bonne heure... et
d'avoir ainsi avancé le moment de notre départ? lui dit Rodolphe en
souriant.

--Oh! non, mon père; cette matinée est si belle!...

--C'est que j'ai pensé, vois-tu, que notre journée serait mieux coupée
en partant de bonne heure... et que tu serais moins fatiguée... Murph,
mes aides de camp et la voiture de suite, où sont tes femmes, nous
rejoindront à notre première halte, où tu te reposeras.

--Bon père... c'est moi... toujours moi qui vous préoccupe...

--Oui, mademoiselle... et, sans reproche... il est impossible d'avoir
aucune autre pensée... dit le prince en souriant; puis il ajouta avec un
élan de tendresse: Oh! je t'aime tant... je t'aime tant!... Ton front...
vite...

Fleur-de-Marie s'inclina vers son père, et Rodolphe posa ses lèvres avec
délices sur son front charmant.

C'était à cet instant que la voiture, approchant de la foule, avait
commencé de marcher très-lentement.

Rodolphe, étonné, baissa la glace, et il dit en allemand au valet de
pied qui se tenait près de la portière:

--Eh bien! Frantz... qu'y a-t-il? quel est ce tumulte?

--Monseigneur, il y a tant de foule... que les chevaux ne peuvent plus
avancer.

--Et pourquoi cette foule?

--Monseigneur...

--Eh bien?

--C'est que Votre Altesse...

--Parle donc...

--Monseigneur... je viens d'entendre dire qu'il y a là-bas... une
exécution à mort.

--Ah! c'est affreux! s'écria Rodolphe en se rejetant au fond de la
voiture.

--Qu'avez-vous; mon père? dit vivement Fleur-de-Marie avec inquiétude.

--Rien... rien... mon enfant.

--Mais ces cris menaçants... entendez-vous? ils approchent... Qu'est-ce
que cela, mon Dieu?

--Frantz, ordonne aux postillons de retourner et de gagner Charenton par
un autre chemin... quel qu'il soit... dit Rodolphe.

--Monseigneur, il est trop tard... nous voilà dans la foule... On arrête
les chevaux... des gens de mauvaise mine...

Le valet de pied ne put parler davantage. La foule, exaspérée par les
forfanteries sanguinaires du Squelette et de Nicolas, entoura tout à
coup la voiture en vociférant. Malgré les efforts, les menaces des
postillons, les chevaux furent arrêtés, et Rodolphe ne vit de tous
côtés, au niveau des portières, que des visages horribles, furieux,
menaçants, et, les dominant de sa grande taille, le Squelette, qui
s'avança à la portière.

--Mon père... prenez garde! s'écria Fleur-de-Marie en jetant ses bras
autour du cou de Rodolphe.

--C'est donc vous qui êtes le seigneur? dit le Squelette en avançant sa
tête hideuse jusque dans la voiture.

À cette insolence, Rodolphe, sans la présence de sa fille, se fût livré
à la violence de son caractère; mais il se contint et répondit
froidement:

--Que voulez-vous? Pourquoi arrêtez-vous ma voiture?

--Parce que cela nous plaît, dit le Squelette en mettant ses mains
osseuses sur le rebord de la portière... Chacun son tour... hier tu
écrasais la canaille... aujourd'hui la canaille t'écrasera si tu bouges.

--Mon père... nous sommes perdus! murmura Fleur-de-Marie à voix basse.

--Rassure-toi... je comprends..., dit le prince; c'est le dernier jour
de carnaval... Ces gens sont ivres... je vais m'en débarrasser.

--Il faut le faire descendre... et sa _largue_[29] aussi..., cria
Nicolas. Pourquoi qu'ils écrasent le pauvre monde!

--Vous me paraissez avoir déjà beaucoup bu, et avoir envie de boire
encore, dit Rodolphe en tirant une bourse de sa poche. Tenez... voilà
pour vous... ne retenez pas ma voiture plus longtemps, et il jeta sa
bourse.

Tortillard l'attrapa au vol.

--Au fait, tu pars en voyage, tu dois avoir les goussets garnis; aboule
encore de l'argent, ou je te tue... Je n'ai rien à risquer... je te
demande la bourse ou la vie en plein soleil... C'est farce! dit le
Squelette complètement ivre de vin et de rage sanguinaire.

Et il ouvrit brusquement la portière.

La patience de Rodolphe était à bout; inquiet pour Fleur-de-Marie, dont
l'effroi augmentait à chaque minute, et pensant qu'un acte de vigueur
imposerait à ce misérable qu'il croyait simplement ivre, il sauta de sa
voiture pour saisir le Squelette à la gorge... D'abord celui-ci se
recula vivement en tirant de sa poche un long couteau poignard, puis il
se jeta sur Rodolphe.

Fleur-de-Marie, voyant le poignard du bandit levé sur son père, poussa
un cri déchirant, se précipita hors de la voiture et l'enlaça de ses
bras...

C'en était fait d'elle et de son père sans le Chourineur, qui, au
commencement de cette rixe, ayant reconnu la livrée du prince, était
parvenu, après des efforts surhumains, à s'approcher du Squelette.

Au moment où celui-ci menaçait le prince de son couteau, le Chourineur
arrêta le bras du brigand d'une main et, de l'autre, le saisit au collet
et le renversa à demi en arrière...

Quoique surpris à l'improviste et par derrière, le Squelette put se
retourner, reconnut le Chourineur et s'écria:

--L'homme à la blouse grise de la Force!... cette fois-ci, je te tue.
Et, se précipitant avec furie sur le Chourineur, il lui plongea son
couteau dans la poitrine...

Le Chourineur chancela... mais ne tomba pas... la foule le soutenait.

--La garde! voici la garde! crièrent quelques voix effrayées.

À ces mots, à la vue du meurtre du Chourineur, toute cette foule si
compacte, craignant d'être comprise dans cet assassinat, se dispersa
comme par enchantement et se mit à fuir dans toutes les directions... Le
Squelette, Nicolas Martial et Tortillard disparurent aussi...

Lorsque la garde arriva, guidée par le courrier, qui était parvenu à
s'échapper lorsque la foule l'avait abandonné pour entourer la voiture
du prince, il ne restait sur le théâtre de cette lugubre scène que
Rodolphe, sa fille, et le Chourineur inondé de sang.

Les deux valets de pied du prince l'avaient assis par terre et adossé à
un arbre.

Tout ceci s'était passé mille fois plus rapidement qu'il n'est possible
de l'écrire, à quelques pas de la guinguette d'où étaient sortis le
Squelette et sa bande.

Le prince, pâle, ému, entourait de ses bras Fleur-de-Marie défaillante,
pendant que les postillons rajustaient les traits, qui avaient été à
moitié brisés dans la bagarre.

--Vite, dit le prince à ses gens, occupés à secourir le Chourineur,
transportez ce malheureux dans ce cabaret... Et toi, ajouta-t-il
s'adressant à son courrier, monte sur le siège, et qu'on aille ventre à
terre chercher à l'hôtel le docteur David; il ne doit partir qu'à onze
heures... on le trouvera...

Quelques minutes après, la voiture partait au galop, et les deux
domestiques transportaient le Chourineur dans la salle basse où avait eu
lieu l'orgie, et où se trouvaient encore quelques-unes des femmes qui y
avaient figuré.

--Ma pauvre enfant, dit Rodolphe à sa fille, je vais te conduire dans
une chambre de cette maison... et tu m'y attendras... car je ne puis
abandonner aux seuls soins de mes gens cet homme courageux qui vient de
me sauver encore la vie.

--Oh! mon père, je vous en prie, ne me quittez pas..., s'écria
Fleur-de-Marie avec épouvante en saisissant le bras de Rodolphe, ne me
laissez pas seule... je mourrais de frayeur... j'irai où vous irez...

--Mais ce spectacle est affreux!

--Mais grâce à cet homme... vous vivez pour moi, mon père...
permettez-moi au moins que je me joigne à vous pour le remercier et pour
le consoler.

La perplexité du prince était grande: sa fille témoignait une si juste
frayeur de rester seule dans une chambre de cette ignoble taverne, qu'il
se résigna à entrer avec elle dans la salle basse où se trouvait le
Chourineur.

Le maître de la guinguette et plusieurs d'entre les femmes qui y étaient
restées (parmi lesquelles se trouvait l'ogresse du tapis-franc) avaient
à la hâte étendu le blessé sur un matelas, et puis étanché, tamponné sa
plaie avec des serviettes.

Le Chourineur venait d'ouvrir les yeux lorsque Rodolphe entra. À la vue
du prince, ses traits, d'une pâleur de mort, se ranimèrent un peu... Il
sourit péniblement et lui dit d'une voix faible:

--Ah! monsieur Rodolphe... comme ça s'est heureusement rencontré que je
me sois trouvé là!...

--Brave et dévoué... comme toujours! lui dit le prince avec un accent
désolé, tu me sauves encore...

--J'allais aller... à la barrière de Charenton... pour tâcher de vous
voir partir... heureusement... je me suis trouvé arrêté ici par la
foule... Ça devait d'ailleurs m'arriver... je l'ai dit à Martial...
j'avais un pressentiment.

--Un pressentiment!...

--Oui... monsieur Rodolphe... Le rêve du sergent... cette nuit je l'ai
eu...

--Oubliez ces idées... espérez... votre blessure ne sera pas
mortelle...

--Oh! si, le Squelette a piqué juste... C'est égal, j'avais raison... de
dire à Martial... qu'un ver de terre comme moi pouvait quelquefois
être... utile... à un grand seigneur comme vous...

--Mais c'est la vie... la vie... que je vous dois encore...

--Nous sommes quittes... monsieur Rodolphe... Vous m'avez dit que
j'avais du coeur et de l'honneur... Ce mot-là... voyez-vous... Oh!
j'étouffe... monseigneur... sans vous... commander... faites-moi
l'honneur... de... votre main... je sens que je m'en vas...

--Non... c'est impossible... s'écria le prince en se courbant vers le
Chourineur et serrant dans ses mains la main glacée du moribond, non...
vous vivrez... vous vivrez...

--Monsieur Rodolphe... voyez-vous qu'il y a quelque chose... là-haut...
J'ai tué... d'un coup de couteau... je meurs d'un coup... de...
couteau..., dit le Chourineur, d'une voix de plus en plus faible et
étouffée.

À ce moment, ses regards s'arrêtèrent sur Fleur-de-Marie, qu'il n'avait
pas encore aperçue. L'étonnement se peignit sur sa figure mourante; il
fit un mouvement et dit:

--Ah!... mon... Dieu! la Goualeuse...

--Oui... c'est ma fille... elle vous bénit de lui avoir conservé son
père...

--Elle... votre fille... ici... ça me rappelle notre connaissance...
monsieur Rodolphe... et les coups de poing de la fin... mais... ce...
coup de couteau-là sera aussi... le coup... de la fin... J'ai
chouriné... on me... chourine... c'est juste...

Puis il fit un profond soupir en renversant sa tête en arrière... il
était mort.

Le bruit des chevaux retentit au-dehors: la voiture de Rodolphe avait
rencontré celle de Murph et de David, qui, dans leur empressement de
rejoindre le prince, avaient précipité leur départ.

David et le squire entrèrent.

--David, dit Rodolphe en essuyant ses larmes et en montrant le
Chourineur, ne reste-t-il donc aucun espoir, mon Dieu?

--Aucun, monseigneur, dit le docteur après une minute d'examen.

Pendant cette minute, il s'était passé une scène muette et effrayante
entre Fleur-de-Marie et l'ogresse... que Rodolphe, lui, n'avait pas
remarquée.

Lorsque le Chourineur avait prononcé à demi-voix le nom de la Goualeuse,
l'ogresse, levant vivement la tête, avait vu Fleur-de-Marie.

Déjà l'horrible femme avait reconnu Rodolphe; on l'appelait
monseigneur... il appelait la Goualeuse sa fille... Une telle
métamorphose stupéfiait l'ogresse, qui attachait opiniâtrement ses yeux
stupidement effarés sur son ancienne victime...

Fleur-de-Marie, pâle, épouvantée, semblait fascinée par ce regard.

La mort du Chourineur, l'apparition inattendue de l'ogresse, qui venait
réveiller, plus douloureux que jamais, le souvenir de sa dégradation
première, lui paraissaient d'un sinistre présage.

De ce moment, Fleur-de-Marie fut frappée d'un de ces pressentiments qui
souvent ont, sur des caractères tels que le sien, une irrésistible
influence.

Peu de temps après ces tristes événements, Rodolphe et sa fille avaient
pour jamais quitté Paris.

_Fin de la dixième partie_




ÉPILOGUE




I

Gerolstein


LE PRINCE HENRI D'HERKAUSEN-OLDENZAAL AU COMTE MAXIMILIEN KAMINETZ

                                             Oldenzaal, 25 août 1840[30][31]

J'arrive de Gerolstein, où j'ai passé trois mois auprès du grand-duc et
de sa famille; je croyais trouver une lettre m'annonçant votre arrivée à
Oldenzaal, mon cher Maximilien. Jugez de ma surprise, de mon chagrin,
lorsque j'apprends que vous êtes encore retenu en Hongrie pour plusieurs
semaines.

Depuis quatre mois je n'ai pu vous écrire, ne sachant où vous adresser
mes lettres, grâce à votre manière originale et aventureuse de voyager;
vous m'aviez pourtant formellement promis à Vienne, au moment de notre
séparation, de vous trouver le 1er août à Oldenzaal. Il me faut donc
renoncer au plaisir de vous voir, et pourtant jamais je n'aurais eu plus
besoin d'épancher mon coeur dans le vôtre, mon bon Maximilien, mon plus
vieil ami, car, quoique bien jeunes encore, notre amitié est ancienne:
elle date de notre enfance.

Que vous dirai-je? Depuis trois mois une révolution complète s'est
opérée en moi... Je touche à l'un de ces instants qui décident de
l'existence d'un homme... Jugez si votre présence, si vos conseils me
manquent!

Mais vous ne me manquerez pas longtemps, quels que soient les intérêts
qui vous retiennent en Hongrie; vous viendrez, Maximilien, vous
viendrez, je vous en conjure, car j'aurai besoin sans doute de
puissantes consolations... et je ne puis aller vous chercher. Mon père
dont la santé est de plus en plus chancelante, m'a rappelé de
Gerolstein. Il s'affaiblit chaque jour davantage; il m'est impossible de
le quitter...

J'ai tant à vous dire que je serai prolixe: il me faut vous raconter
l'époque la plus pleine, la plus romanesque de ma vie...

Étrange et triste hasard! Pendant cette époque nous sommes fatalement
restés éloignés l'un de l'autre, nous, les inséparables, nous, les deux
frères, nous, les deux plus fervents apôtres de la trois fois sainte
amitié! Nous, enfin, si fiers de prouver que le Carlos et le Posa de
notre Schiller ne sont pas des idéalistes, et que, comme ces divines
créations du grand poëte, nous savons goûter les suaves délices d'un
tendre et mutuel attachement!

Oh! mon ami, que n'êtes-vous là! Que n'étiez-vous là! Depuis trois mois
mon coeur déborde d'émotions à la fois d'une douceur ou d'une tristesse
inexprimables. Et j'étais seul, et je suis seul... Plaignez-moi, vous
qui connaissez ma sensibilité quelquefois si bizarrement expansive, vous
qui souvent avez vu mes yeux se mouiller de larmes au naïf récit d'une
action généreuse, au simple aspect d'un beau soleil couchant, ou d'une
nuit d'été paisible et étoilée! Vous souvenez-vous, l'an passé, lors de
notre excursion aux ruines d'Oppenfeld... au bord du grand lac... nos
rêveries silencieuses pendant cette magnifique soirée si remplie de
calme, de poésie et de sérénité?

Bizarre contraste!... C'était trois jours avant ce duel sanglant où je
n'ai pas voulu vous prendre pour second, car j'aurais trop souffert pour
vous, si j'avais été blessé sous vos yeux... Ce duel, où, pour une
querelle de jeu, mon second, à moi, a malheureusement tué ce jeune
Français, le vicomte de Saint-Remy... À propos, savez-vous ce qu'est
devenue cette dangereuse sirène que M. de Saint-Remy avait amenée à
Oppenfeld, et qui se nommait, je crois, Cecily David?

Mon ami, vous devez sourire de pitié en me voyant m'égarer ainsi parmi
de vagues souvenirs du passé, au lieu d'arriver aux graves confidences
que je vous annonce; c'est que, malgré moi, je recule l'instant de ces
confidences; je connais votre sévérité, et j'ai peur d'être grondé, oui,
grondé, parce qu'au lieu d'agir avec réflexion, avec sagesse (une
sagesse de vingt et un ans, hélas!), j'ai agi follement, ou plutôt je
n'ai pas agi... je me suis laissé aveuglément emporter au courant qui
m'entraînait... et c'est seulement depuis mon retour de Gerolstein que
je me suis, pour ainsi dire, éveillé du songe enchanteur qui m'a bercé
pendant trois mois... et ce réveil est funeste...

Allons, mon ami, mon bon Maximilien, je prends mon grand courage.
Écoutez-moi avec indulgence... Je commence en baissant les yeux, je
n'ose vous regarder... car, en lisant ces lignes, vos traits doivent
être devenus si graves, si sévères... homme stoïque!

Ayant obtenu un congé de six mois, je quittai Vienne, et je restai ici
quelque temps auprès de mon père; sa santé étant bonne alors, il me
conseilla d'aller visiter mon excellente tante, la princesse Juliane,
supérieure de l'abbaye de Gerolstein. Je vous ai dit, je crois, mon ami,
que mon aïeule était cousine germaine de l'aïeul du grand-duc actuel, et
que ce dernier, Gustave-Rodolphe, grâce à cette parenté, a toujours bien
voulu nous traiter, moi et mon père, très-affectueusement de cousins.
Vous savez aussi, je crois, que, pendant un assez long voyage que le
prince fit dernièrement en France, il chargea mon père de
l'administration du grand-duché.

Ce n'est nullement par orgueil, vous le pensez, mon ami, que je vous
parle de ces circonstances; c'est pour vous expliquer les causes de
l'extrême intimité dans laquelle j'ai vécu avec le grand-duc et sa
famille pendant mon séjour à Gerolstein.

Vous souvenez-vous que l'an passé, lors de notre voyage des bords du
Rhin, on nous apprit que le prince avait retrouvé en France et épousé in
extremis Mme la comtesse Mac-Gregor, afin de légitimer la naissance
d'une fille qu'il avait eue d'elle lors d'une première union secrète,
plus tard cassée pour vice de forme et parce qu'elle avait été
contractée malgré la volonté du grand-duc alors régnant?

Cette jeune fille, ainsi solennellement reconnue, est cette charmante
princesse Amélie[32] dont lord Dudley, qui l'avait vue à Gerolstein il y
a maintenant une année environ, nous parlait cet hiver, à Vienne, avec
un enthousiasme que nous accusions d'exagération... Étrange hasard!...
Qui m'eût dit alors!...

Mais, quoique vous ayez sans doute maintenant à peu près deviné mon
secret, laissez-moi suivre la marche des événements sans
l'intervertir...

Le couvent de Sainte-Hermangilde, dont ma tante est abbesse, est à peine
éloigné d'un demi-quart de lieue de Gerolstein, car les jardins de
l'abbaye touchent aux faubourgs de la ville; une charmante maison,
complètement isolée du cloître, avait été mise à ma disposition par ma
tante, qui m'aime, vous le savez, avec une tendresse maternelle.

Le jour de mon arrivée, elle m'apprit qu'il y avait le lendemain
réception solennelle et fête à la cour, le grand-duc devant ce jour-là
officiellement annoncer son prochain mariage avec Mme la marquise
d'Harville, arrivée depuis peu à Gerolstein, accompagnée de son père, M.
le comte d'Orbigny[33].

Les uns blâmaient le prince de n'avoir pas recherché encore cette fois
une alliance souveraine (la grande-duchesse dont le prince était veuf
appartenait à la maison de Bavière), d'autres, au contraire, et ma tante
était du nombre, le félicitaient d'avoir préféré à des vues
d'ambitieuses convenances une jeune et aimable femme qu'il adorait et
qui appartenait à la plus haute noblesse de France. Vous savez
d'ailleurs, mon ami, que ma tante a toujours eu pour le grand-duc
Rodolphe l'attachement le plus profond; mieux que personne elle pouvait
apprécier les éminentes qualités du prince.

--Mon cher enfant, me dit-elle, à propos de cette réception solennelle
où je devais me rendre le lendemain de mon arrivée, mon cher enfant, ce
que vous verrez de plus merveilleux dans cette fête sera sans contredit
la perle de Gerolstein.

--De qui voulez-vous parler, ma bonne tante?

--De la princesse Amélie...

--La fille du grand-duc? En effet, lord Dudley nous en avait parlé à
Vienne avec un enthousiasme que nous avions taxé d'exagération poétique.

--À mon âge, avec mon caractère et dans ma position, reprit ma tante, on
s'exalte assez peu; aussi vous croirez à l'impartialité de mon jugement,
mon cher enfant! Eh bien! je vous dis, moi, que de ma vie je n'ai rien
connu de plus enchanteur que la princesse Amélie. Je vous parlerais de
son angélique beauté, si elle n'était pas douée d'un charme inexprimable
qui est encore supérieur à la beauté. Figurez-vous la candeur dans la
dignité et la grâce dans la modestie. Dès le premier jour où le
grand-duc m'a présentée à elle, j'ai senti pour cette jeune princesse
une sympathie involontaire. Du reste, je ne suis pas la seule:
l'archiduchesse Sophie est à Gerolstein depuis quelques jours; c'est
bien la plus fière et la plus hautaine princesse que je sache...

--Il est vrai, ma tante, son ironie est terrible, peu de personnes
échappent à ses mordantes plaisanteries. À Vienne on la craignait comme
le feu... La princesse Amélie aurait-elle trouvé grâce devant elle?

--L'autre jour elle vint ici après avoir visité la maison d'asile placée
sous la surveillance de la jeune princesse. Savez-vous une chose? me dit
cette redoutable archiduchesse avec sa brusque franchise; j'ai l'esprit
singulièrement tourné à la satire, n'est-ce pas? Eh bien! si je vivais
longtemps avec la fille du grand-duc, je deviendrais, j'en suis sûre,
inoffensive... tant sa bonté est pénétrante et contagieuse.

--Mais c'est donc une enchanteresse que ma cousine? dis-je à ma tante en
souriant.

--Son plus puissant attrait, à mes yeux du moins, reprit ma tante, est
ce mélange de douceur, de modestie et de dignité dont je vous ai parlé,
et qui donne à son visage angélique l'expression la plus touchante.

--Certes, ma tante, la modestie est une rare qualité chez une princesse
si jeune, si belle et si heureuse.

--Songez encore, mon cher enfant, qu'il est d'autant mieux à la
princesse Amélie de jouir sans ostentation vaniteuse de la haute
position qui lui est incontestablement acquise, que son élévation est
récente[34].

--Et dans son entretien avec vous, ma tante, la princesse a-t-elle fait
quelque allusion à sa fortune passée?

--Non; mais lorsque, malgré mon grand âge, je lui parlai avec le respect
qui lui est dû, puisque Son Altesse est la fille de notre souverain, son
trouble ingénu, mêlé de reconnaissance et de vénération pour moi, m'a
profondément émue; car sa réserve, remplie de noblesse et d'affabilité,
me prouvait que le présent ne l'enivrait pas assez pour qu'elle oubliât
le passé, et qu'elle rendait à mon âge ce que j'accordais à son rang.

--Il faut, en effet, dis-je à ma tante, un tact exquis pour observer ces
nuances si délicates.

--Aussi, mon cher enfant, plus j'ai vu la princesse Amélie, plus je me
suis félicitée de ma première impression. Depuis qu'elle est ici, ce
qu'elle a fait de bonnes oeuvres est incroyable, et cela avec une
réflexion, une maturité de jugement qui me confondent chez une personne
de son âge. Jugez-en: à sa demande, le grand-duc a fondé à Gerolstein un
établissement pour les petites filles orphelines de cinq ou six ans, et
pour les jeunes filles orphelines aussi abandonnées, qui ont atteint
seize ans, âge si fatal pour les infortunées que rien ne défend contre
la séduction du vice ou l'obsession du besoin. Ce sont des religieuses
nobles de mon abbaye qui enseignent et dirigent les pensionnaires de
cette maison. En allant la visiter, j'ai eu souvent occasion de juger de
l'adoration que ces pauvres créatures déshéritées ont pour la princesse
Amélie. Chaque jour elle va passer quelques heures dans cet
établissement, placé sous sa protection spéciale; et, je vous le répète,
mon enfant, ce n'est pas seulement du respect, de la reconnaissance, que
les pensionnaires et les religieuses ressentent pour Son Altesse, c'est
presque du fanatisme.

--Mais c'est un ange que la princesse Amélie, dis-je à ma tante.

--Un ange, oui, un ange, reprit-elle, car vous ne pouvez vous imaginer
avec quelle attendrissante bonté elle traite ses protégées, de quelle
pieuse sollicitude elle les entoure. Jamais je n'ai vu ménager avec plus
de délicatesse la susceptibilité du malheur; on dirait qu'une
irrésistible sympathie attire surtout la princesse vers cette classe de
pauvres abandonnées. Enfin, le croiriez-vous? elle, fille d'un
souverain, n'appelle jamais autrement ces jeunes filles que mes soeurs.

À ces derniers mots de ma tante, je vous l'avoue, Maximilien, une larme
me vint aux yeux. Ne trouvez-vous pas en effet belle et sainte la
conduite de cette jeune princesse? Vous connaissez ma sincérité, je vous
jure que je vous rapporte et que je vous rapporterai toujours presque
textuellement les paroles de ma tante.

--Puisque la princesse, lui dis-je, est si merveilleusement douée,
j'éprouverai un grand trouble lorsque demain je lui serai présenté; vous
connaissez mon insurmontable timidité, vous savez que l'élévation du
caractère m'impose encore plus que le rang: je suis donc certain de
paraître à la princesse aussi stupide qu'embarrassé; j'en prends mon
parti d'avance.

--Allons, allons, me dit ma tante en souriant, elle aura pitié de vous,
mon cher enfant, d'autant plus que vous ne serez pas pour elle une
nouvelle connaissance.

--Moi, ma tante?

--Sans doute.

--Et comment cela?

--Vous vous souvenez que, lorsqu'à l'âge de seize ans vous avez quitté
Oldenzaal pour faire un voyage en Russie et en Angleterre avec votre
père, j'ai fait faire de vous un portrait dans le costume que vous
portiez au premier bal costumé donné par feu la grande-duchesse.

--Oui, ma tante, un costume de page allemand du XVIe siècle.

--Notre excellent peintre Fritz Mocker, tout en reproduisant fidèlement
vos traits, n'avait pas seulement retracé un personnage du XVIe siècle;
mais, par un caprice d'artiste, il s'était plu à imiter jusqu'à la
manière et jusqu'à la vétusté des tableaux peints à cette époque.
Quelques jours après son arrivée en Allemagne, la princesse Amélie,
étant venue me voir avec son père, remarqua votre portrait et me demanda
naïvement quelle était cette charmante figure des temps passés. Son père
sourit, me fit un signe, et lui répondit: «Ce portrait est celui d'un de
nos cousins, qui aurait maintenant, vous le voyez, à son costume, ma
chère Amélie, quelque trois cents ans, mais qui, bien jeune, avait déjà
témoigné d'une rare intrépidité et d'un coeur excellent; ne porte-t-il
pas, en effet, la bravoure dans le regard et la bonté dans le sourire?»

(Je vous en supplie, Maximilien, ne haussez pas les épaules avec un
impatient dédain en me voyant écrire de telles choses à propos de
moi-même; cela me coûte, vous devez le croire; mais la suite de ce récit
vous prouvera que ces puérils détails, dont je sens le ridicule amer,
sont malheureusement indispensables. Je ferme cette parenthèse, et je
continue.)

--La princesse Amélie, reprit ma tante, dupe de cette innocente
plaisanterie, partagea l'avis de son père sur l'expression douce et
fière de votre physionomie, après avoir plus attentivement considéré le
portrait. Plus tard, lorsque j'allai la voir à Gerolstein, elle me
demanda, en souriant, des nouvelles de son cousin des temps passés. Je
lui avouai alors notre supercherie, lui disant que le beau page
du XVIe siècle était simplement mon neveu, le prince Henri
d'Herkaüsen-Oldenzaal, actuellement âgé de vingt et un ans, capitaine
aux gardes de S. M. l'empereur d'Autriche, et en tout, sauf le costume,
fort ressemblant à son portrait. À ces mots, la princesse Amélie, ajouta
ma tante, rougit et redevint sérieuse, comme elle l'est presque
toujours. Depuis elle ne m'a naturellement jamais reparlé du tableau.
Néanmoins, vous voyez, mon cher enfant, que vous ne serez pas
complètement étranger et un nouveau visage pour votre cousine, comme dit
le grand-duc. Ainsi donc, rassurez-vous, et soutenez l'honneur de votre
portrait, ajouta ma tante en souriant.

Cette conversation avait eu lieu, je vous l'ai dit, mon cher Maximilien,
la veille du jour où je devais être présenté à la princesse ma cousine;
je quittai ma tante, et je rentrai chez moi.

Je ne vous ai jamais caché mes plus secrètes pensées, bonnes ou
mauvaises; je vais donc vous avouer à quelles absurdes et folles
imaginations je me laissai entraîner après l'entretien que je viens de
vous rapporter.




II

Gerolstein (suite)


LE PRINCE HENRI D'HERKAUSEN-OLDENZAAL AU COMTE MAXIMILIEN KAMINETZ

Vous m'avez dit bien des fois, mon cher Maximilien, que j'étais dépourvu
de toute vanité; je le crois, j'ai besoin de le croire pour continuer ce
récit sans m'exposer à passer à vos yeux pour un présomptueux.

Lorsque je fus seul chez moi, me rappelant l'entretien de ma tante, je
ne pus m'empêcher de songer, avec une secrète satisfaction, que la
princesse Amélie, ayant remarqué ce portrait de moi fait depuis six ou
sept ans, avait quelques jours après demandé, en plaisantant, des
nouvelles de son cousin des temps passés.

Rien n'était plus sot que de baser le moindre espoir sur une
circonstance aussi insignifiante, j'en conviens; mais, je vous l'ai dit,
je serai comme toujours, envers vous, de la plus entière franchise: eh
bien! cette insignifiante circonstance me ravit. Sans doute, les
louanges que j'avais entendu donner à la princesse Amélie par une femme
aussi grave, aussi austère que ma tante, en élevant davantage la
princesse à mes yeux, me rendaient plus sensible encore la distinction
qu'elle avait daigné m'accorder, ou plutôt qu'elle avait accordée à mon
portrait. Pourtant, que vous dirai-je! cette distinction éveilla en moi
des espérances si folles que, jetant à cette heure un regard plus calme
sur le passé, je me demande comment j'ai pu me laisser entraîner à ces
pensées qui aboutissaient inévitablement à un abîme.

Quoique parent du grand duc et toujours parfaitement accueilli de lui,
il m'était impossible de concevoir la moindre espérance de mariage avec
la princesse, lors même qu'elle eût agréé mon amour, ce qui était plus
qu'improbable. Notre famille tient honorablement à son rang, mais elle
est pauvre, si on compare notre fortune aux immenses domaines du
grand-duc, le prince le plus riche de la Confédération germanique; et
puis enfin j'avais vingt et un ans à peine, j'étais simple capitaine aux
gardes, sans renom, sans position personnelle; jamais en un mot, le
grand-duc ne pouvait songer à moi pour sa fille.

Toutes ces réflexions auraient dû me préserver d'une passion que je
n'éprouvais pas encore, mais dont j'avais pour ainsi dire le singulier
pressentiment. Hélas! je m'abandonnai au contraire à de nouvelles
puérilités. Je portais au doigt une bague qui m'avait été autrefois
donnée par Thécla (la bonne comtesse que vous connaissez): quoique ce
gage d'un amour étourdi, facile et léger, ne pût me gêner beaucoup, j'en
fis héroïquement le sacrifice à mon amour naissant, et le pauvre anneau
disparut dans les eaux rapides de la rivière qui coule sous mes
fenêtres.

Vous dire la nuit que je passai est inutile: vous la devinez. Je savais
la princesse Amélie blonde et d'une angélique beauté: je tâchai de
m'imaginer ses traits, sa taille, son maintien, le son de sa voix,
l'expression de son regard; puis, songeant à mon portrait qu'elle avait
remarqué, je me rappelai à regret que l'artiste maudit m'avait
dangereusement flatté; de plus, je comparais avec désespoir le costume
pittoresque du page du XVIe siècle au sévère uniforme du capitaine aux
gardes de Sa Majesté Impériale. Puis, à ces niaises préoccupations
succédaient çà et là, je vous l'assure, mon ami, quelques pensées
généreuses, quelques nobles élans de l'âme; je me sentais ému, oh!
profondément ému, au ressouvenir de cette adorable bonté de la princesse
Amélie, qui appelait les pauvres abandonnées qu'elle protégeait ses
soeurs, m'avait dit ma tante.

Enfin, bizarre et inexplicable contraste! j'ai, vous le savez, la plus
humble opinion de moi-même... et j'étais cependant assez glorieux pour
supposer que la vue de mon portrait avait frappé la princesse; j'avais
assez de bon sens pour comprendre qu'une distance infranchissable me
séparait d'elle à jamais, et cependant je me demandais avec une
véritable anxiété si elle ne me trouverait pas trop indigne de mon
portrait. Enfin je ne l'avais jamais vue, j'étais convaincu d'avance
qu'elle me remarquerait à peine... et cependant je me croyais le droit
de lui sacrifier le gage de mon premier amour.

Je passai dans de véritables angoisses la nuit dont je vous parle et une
partie du lendemain. L'heure de la réception arriva. J'essayai deux ou
trois habits d'uniforme, les trouvant plus mal faits les uns que les
autres, et je partis pour le palais grand-ducal très-mécontent de moi.

Quoique Gerolstein soit à peine éloigné d'un quart de lieue de l'abbaye
de Sainte-Hermangilde, durant ce court trajet mille pensées
m'assaillirent, toutes les puérilités dont j'avais été si occupé
disparurent devant une idée grave, triste, presque menaçante; un
invincible pressentiment m'annonçait une de ces crises qui dominent la
vie tout entière, une sorte de révélation me disait que j'allais aimer,
aimer passionnément, aimer comme on n'aime qu'une fois; et, pour comble
de fatalité, cet amour, aussi hautement que dignement placé, devait être
pour moi toujours malheureux.

Ces idées m'effrayèrent tellement que je pris tout à coup la sage
résolution de faire arrêter ma voiture, de revenir à l'abbaye et d'aller
rejoindre mon père, laissant à ma tante le soin d'excuser mon brusque
départ auprès du grand-duc.

Malheureusement une de ces causes vulgaires dont les effets sont
quelquefois immenses m'empêcha d'exécuter mon premier dessein. Ma
voiture étant arrêtée à l'entrée de l'avenue qui conduit au palais, je
me penchais à la portière pour donner à mes gens ordre de retourner,
lorsque le baron et la baronne Koller, qui, comme moi, se rendaient à la
cour, m'aperçurent et firent aussi arrêter leur voiture. Le baron, me
voyant en uniforme, me dit: «Pourrai-je vous être bon à quelque chose,
mon cher prince? Que vous arrive-t-il? Puisque vous allez au palais,
montez avec nous, dans le cas où un accident serait arrivé à vos
chevaux.»

Rien ne m'était plus facile, n'est-ce pas, mon ami que de trouver une
défaite pour quitter le baron et regagner l'abbaye. Eh bien! soit
impuissance, soit secret désir d'échapper à la détermination salutaire
que je venais de prendre, je répondis d'un air embarrassé que je donnais
ordre à mon cocher de s'informer à la grille du palais si l'on y entrait
par le pavillon neuf ou par la cour de marbre.

--On entre par la cour de marbre, mon cher prince, me répondit le baron,
car c'est une réception de grand gala. Dites à votre voiture de suivre
la mienne, je vous indiquerai le chemin.

Vous savez, Maximilien, combien je suis fataliste; je voulais retourner
à l'abbaye pour m'épargner les chagrins que je pressentais; le sort s'y
opposait, je m'abandonnai à mon étoile. Vous ne connaissez pas le palais
grand-ducal de Gerolstein, mon ami? Selon tous ceux qui ont visité les
capitales d'Europe, il n'est pas, à l'exception de Versailles, une
résidence royale dont l'ensemble et les abords soient d'un aspect plus
majestueux. Si j'entre dans quelques détails à ce sujet, c'est qu'en me
souvenant à cette heure de ces imposantes splendeurs, je me demande
comment elles ne m'ont pas tout d'abord rappelé à mon néant; car enfin
la princesse Amélie était fille du souverain maître de ce palais, de ces
gardes, de ces richesses merveilleuses.

La cour de marbre, vaste hémicycle, est ainsi appelée parce qu'à
l'exception d'un large chemin de ceinture où circulent les voitures,
elle est dallée de marbres de toutes couleurs, formant de magnifiques
mosaïques au centre desquelles se dessine un immense bassin revêtu de
brèche antique, alimenté par d'abondantes eaux qui tombent incessamment
d'une large vasque de porphyre.

Cette cour d'honneur est circulairement entourée d'une rangée de statues
de marbre blanc du plus haut style, portant des torchères de bronze doré
d'où jaillissent des flots de gaz éblouissant. Alternant avec ces
statues, des vases Médicis, exhaussés sur leurs socles richement
sculptés, renfermaient d'énormes lauriers-roses, véritables buissons
fleuris, dont le feuillage lustré, vu aux lumières, resplendissait d'une
verdure métallique.

Les voitures s'arrêtaient au pied d'une double rampe à balustres qui
conduisait au péristyle du palais; au pied de cet escalier se tenaient
en vedette, montés sur leurs chevaux noirs, deux cavaliers du régiment
des gardes du grand-duc, qui choisit ces soldats parmi les
sous-officiers les plus grands de son armée. Vous, mon ami, qui aimez
tant les gens de guerre, vous eussiez été frappé de la tournure sévère
et martiale de ces deux colosses, dont la cuirasse et le casque d'acier
d'un profil antique, sans cimier ni crinière, étincelaient aux lumières;
ces cavaliers portaient l'habit bleu à collet jaune, le pantalon de daim
blanc et les bottes fortes montant au-dessus du genou. Enfin pour vous,
mon ami, qui aimez ces détails militaires, j'ajouterai qu'au haut de
l'escalier, de chaque côté de la porte, deux grenadiers du régiment
d'infanterie de la garde grand-ducale étaient en faction. Leur tenue,
sauf la couleur de l'habit et les revers, ressemblait, m'a-t-on dit, à
celle des grenadiers de Napoléon.

Après avoir traversé le vestibule où se tenaient, hallebarde en main,
les suisses de livrée du prince, je montai un imposant escalier de
marbre blanc qui aboutissait à un portique orné de colonnes de jaspe et
surmonté d'une coupole peinte et dorée. Là se trouvaient deux longues
files de valets de pied. J'entrai ensuite dans la salle des gardes, à la
porte de laquelle se tenaient toujours un chambellan et un aide de camp
de service, chargés de conduire auprès de Son Altesse Royale les
personnes qui avaient droit à lui être particulièrement présentées. Ma
parenté, quoique éloignée, me valut cet honneur: un aide de camp me
précéda dans une longue galerie remplie d'hommes en habit de cour ou
d'uniforme, et de femmes en grande parure.

Pendant que je traversais lentement cette foule brillante, j'entendis
quelques paroles qui augmentèrent encore mon émotion: de tous côtés on
admirait l'angélique beauté de la princesse Amélie, les traits charmants
de la marquise d'Harville, et l'air véritablement impérial de
l'archiduchesse Sophie, qui, récemment arrivée de Munich avec l'archiduc
Stanislas, allait bientôt repartir pour Varsovie; mais, tout en rendant
hommage à l'altière dignité de l'archiduchesse, à la gracieuse
distinction de la marquise d'Harville, on reconnaissait que rien n'était
plus idéal que la figure enchanteresse de la princesse Amélie.

À mesure que j'approchais de l'endroit où se tenaient le grand-duc et sa
fille, je sentais mon coeur battre avec violence. Au moment où j'arrivai
à la porte de ce salon (j'ai oublié de vous dire qu'il y avait bal et
concert à la cour), l'illustre Liszt venait de se mettre au piano; aussi
le silence le plus recueilli succéda-t-il au léger murmure des
conversations. En attendant la fin du morceau, que le grand artiste
jouait avec sa supériorité accoutumée, je restai dans l'embrasure d'une
porte.

Alors, mon cher Maximilien, pour la première fois je vis la princesse
Amélie. Laissez-moi vous dépeindre cette scène, car j'éprouve un charme
indicible à rassembler ces souvenirs.

Figurez-vous, mon ami, un vaste salon meublé avec une somptuosité
royale, éblouissant de lumières et tendu d'étoffe de soie cramoisie, sur
laquelle courait un feuillage d'or brodé en relief. Au premier rang, sur
de grands fauteuils dorés, se tenait l'archiduchesse Sophie (le prince
lui faisait les honneurs de son palais); à sa gauche Mme la marquise
d'Harville, et à sa droite la princesse Amélie; debout derrière elles
était le grand-duc, portant l'uniforme de colonel de ses gardes; il
semblait rajeuni par le bonheur et ne pas avoir plus de trente ans;
l'habit militaire faisait encore valoir l'élégance de sa taille et la
beauté de ses traits; auprès de lui était l'archiduc Stanislas en
costume de feld-maréchal, puis venaient ensuite les dames d'honneur de
la princesse Amélie, les femmes des grands dignitaires de la cour, et
enfin ceux-ci.

Ai-je besoin de vous dire que la princesse Amélie, moins encore par son
rang que par sa grâce et sa beauté, dominait cette foule étincelante? Ne
me condamnez pas, mon ami, sans lire ce portrait. Quoiqu'il soit mille
fois encore au-dessous de la réalité, vous comprendrez mon adoration,
vous comprendrez que dès que je la vis je l'aimai, et que la rapidité de
cette passion ne put être égalée que par sa violence et son éternité.

La princesse Amélie, vêtue d'une simple robe de moire blanche, portait,
comme l'archiduchesse Sophie, le grand cordon de l'ordre impérial de
Saint-Népomucène, qui lui avait été récemment envoyé par l'impératrice.
Un bandeau de perles, entourant son front noble et candide,
s'harmonisait à ravir avec les deux grosses nattes de cheveux d'un blond
cendré magnifique qui encadraient ses joues légèrement rosées; ses bras
charmants, plus blancs encore que les flots de dentelle d'où ils
sortaient, étaient à demi cachés par des gants qui s'arrêtaient
au-dessous de son coude à fossette; rien de plus accompli que sa taille,
rien de plus joli que son pied chaussé de satin blanc. Au moment où je
la vis, ses grands yeux, du plus pur azur, étaient rêveurs; je ne sais
même si à cet instant elle subissait l'influence de quelque pensée
sérieuse, ou si elle était vivement impressionnée par la sombre harmonie
du morceau que jouait Liszt; mais son demi-sourire me parut d'une
douceur et d'une mélancolie indicibles. La tête légèrement baissée sur
sa poitrine, elle effeuillait machinalement un gros bouquet d'oeillets
blancs et de roses qu'elle tenait à la main.

Jamais je ne pourrai vous exprimer ce que je ressentis alors: tout ce
que m'avait dit ma tante de l'ineffable bonté de la princesse Amélie me
revint à la pensée... Souriez, mon ami... mais malgré moi je sentis mes
yeux devenir humides en voyant rêveuse, presque triste, cette jeune
fille si admirablement belle, entourée d'honneurs, de respects, et
idolâtrée par un père tel que le grand-duc.

Maximilien, je vous l'ai souvent dit: de même que je crois l'homme
incapable de goûter certains bonheurs pour ainsi dire trop complets,
trop immenses pour ses facultés bornées, de même aussi je crois certains
êtres trop divinement doués pour ne pas quelquefois sentir avec amertume
combien ils sont esseulés ici-bas, et pour ne pas alors regretter
vaguement leur exquise délicatesse, qui les expose à tant de déceptions,
à tant de froissements ignorés des natures moins choisies... Il me
semblait qu'alors la princesse Amélie éprouvait la réaction d'une pensée
pareille.

Tout à coup, par un hasard étrange (tout est fatalité dans ceci), elle
tourna machinalement les yeux du côté où je me trouvais.

Vous savez combien l'étiquette et la hiérarchie des rangs sont
scrupuleusement observées chez nous. Grâce à mon titre et aux liens de
parenté qui m'attachent au grand-duc, les personnes au milieu desquelles
je m'étais d'abord placé s'étaient peu à peu reculées, de sorte que je
restai presque seul et très-en évidence au premier rang, dans
l'embrasure de la porte de la galerie.

Il fallut cette circonstance pour que la princesse Amélie, sortant de sa
rêverie, m'aperçût et me remarquât sans doute, car elle fit un léger
mouvement de surprise, et rougit.

Elle avait vu mon portrait à l'abbaye, chez ma tante, elle me
reconnaissait: rien de plus simple. La princesse m'avait à peine regardé
pendant une seconde, mais ce regard me fit éprouver une commotion
violente, profonde: je sentis mes joues en feu, je baissai les yeux et
je restai quelques minutes sans oser les lever de nouveau sur la
princesse... Lorsque je m'y hasardai, elle causait tout bas avec
l'archiduchesse Sophie, qui semblait l'écouter avec le plus affectueux
intérêt.

Liszt ayant mis un intervalle de quelques minutes entre les deux
morceaux qu'il devait jouer, le grand-duc profita de ce moment pour lui
exprimer son admiration de la manière la plus gracieuse. Le prince,
revenant à sa place, m'aperçut, me fit un signe de tête rempli de
bienveillance et dit quelques mots à l'archiduchesse en me désignant du
regard. Celle-ci, après m'avoir un instant considéré, se retourna vers
le grand-duc, qui ne put s'empêcher de sourire en lui répondant et en
adressant la parole à sa fille. La princesse Amélie me parut
embarrassée, car elle rougit de nouveau.

J'étais au supplice; malheureusement l'étiquette ne me permettait pas de
quitter la place où je me trouvais avant la fin du concert, qui
recommença bientôt. Deux ou trois fois je regardai la princesse Amélie à
la dérobée; elle me sembla pensive et attristée; mon coeur se serra; je
souffrais de la légère contrariété que je venais de lui causer
involontairement, et que je croyais deviner. Sans doute le grand-duc lui
avait demandé en plaisantant si elle me trouvait quelque ressemblance
avec le portrait de son cousin des temps passés; et, dans son ingénuité,
elle se reprochait peut-être de n'avoir pas dit à son père qu'elle
m'avait déjà reconnu. Le concert terminé, je suivis l'aide de camp de
service; il me conduisit auprès du grand-duc, qui voulut bien faire
quelques pas au-devant de moi, me prit cordialement par le bras et dit à
l'archiduchesse Sophie, en s'approchant d'elle:

--Je demande à Votre Altesse Impériale la permission de lui présenter
mon cousin le prince Henri d'Herkaüsen-Oldenzaal.

--J'ai déjà vu le prince à Vienne, et je le retrouve ici avec plaisir,
répondit l'archiduchesse, devant laquelle je m'inclinai profondément.

--Ma chère Amélie, reprit le prince en s'adressant à sa fille, je vous
présente le prince Henri, votre cousin; il est fils du prince Paul, l'un
de mes plus vénérables amis, que je regrette bien de ne pas voir
aujourd'hui à Gerolstein.

--Voudriez-vous, monsieur, faire savoir au prince Paul que je partage
vivement les regrets de mon père, car je serai toujours bien heureuse de
connaître ses amis, me répondit ma cousine avec une simplicité pleine de
grâce...

Je n'avais jamais entendu le son de la voix de la princesse;
imaginez-vous, mon ami, le timbre le plus doux, le plus frais, le plus
harmonieux, enfin un de ces accents qui font vibrer les cordes les plus
délicates de l'âme.

--J'espère, mon cher Henri, que vous resterez quelque temps chez votre
tante que j'aime, que je respecte comme ma mère, vous le savez, me dit
le grand-duc avec bonté. Venez souvent nous voir en famille, à la fin de
la matinée, sur les trois heures: si nous sortons, vous partagerez notre
promenade; vous savez que je vous ai toujours aimé, parce que vous êtes
un des plus nobles coeurs que je connaisse.

--Je ne sais comment exprimer à Votre Altesse Royale ma reconnaissance
pour le bienveillant accueil qu'elle daigne me faire.

--Eh bien! pour me prouver votre reconnaissance, dit le prince en
souriant, invitez votre cousine pour la deuxième contredanse, car la
première appartient de droit à l'archiduc...

--Votre Altesse voudra-t-elle m'accorder cette grâce?... dis-je à la
princesse Amélie en m'inclinant devant elle.

--Appelez-vous simplement cousin et cousine, selon la bonne vieille
coutume allemande, dit gaiement le grand-duc; le cérémonial ne convient
pas entre parents.

--Ma cousine me fera-t-elle l'honneur de danser cette contredanse avec
moi?

--Oui, mon cousin, me répondit la princesse Amélie.




III

Gerolstein (suite et fin)


LE PRINCE HENRI D'HERKAUSEN-OLDENZAAL AU COMTE MAXIMILIEN KAMINETZ

Je ne saurais vous dire, mon ami, combien je fus à la fois heureux et
peiné de la paternelle cordialité du grand-duc; la confiance qu'il me
témoignait, l'affectueuse bonté avec laquelle il avait engagé sa fille
et moi à substituer aux formules de l'étiquette ces appellations de
famille d'une intimité si douce, tout me pénétrait de reconnaissance; je
me reprochais d'autant plus amèrement le charme fatal d'un amour qui ne
devait ni ne pouvait être agréé par le prince.

Je m'étais promis, il est vrai (je n'ai pas failli à cette résolution)
de ne jamais dire un mot qui pût faire soupçonner à ma cousine l'amour
que je ressentais; mais je craignais que mon émotion, que mes regards me
trahissent... Malgré moi pourtant, ce sentiment, si muet, si caché qu'il
dût être, me semblait coupable.

J'eus le temps de faire ces réflexions pendant que la princesse Amélie
dansait la première contredanse avec l'archiduc Stanislas. Ici, comme
partout, la danse n'est plus qu'une sorte de marche qui suit la mesure
de l'orchestre; rien ne pouvait faire valoir davantage la grâce sérieuse
du maintien de ma cousine.

J'attendais avec un bonheur mêlé d'anxiété le moment d'entretien que la
liberté du bal allait me permettre d'avoir avec elle. Je fus assez
maître de moi pour cacher mon trouble lorsque j'allai la chercher auprès
de la marquise d'Harville.

En songeant aux circonstances du portrait, je m'attendais à voir la
princesse Amélie partager mon embarras; je ne me trompais pas. Je me
souviens presque mot pour mot de notre première conversation;
laissez-moi vous la rapporter, mon ami:

--Votre Altesse me permettra-t-elle, lui dis-je, de l'appeler ma
cousine, ainsi que le grand-duc m'y autorise?

--Sans doute, mon cousin, me répondit-elle avec grâce; je suis toujours
heureuse d'obéir à mon père.

--Et je suis d'autant plus fier de cette familiarité, ma cousine, que
j'ai appris par ma tante à vous connaître, c'est-à-dire à vous
apprécier.

--Souvent aussi mon père m'a parlé de vous, mon cousin, et ce qui vous
étonnera peut-être, ajouta-t-elle timidement, c'est que je vous
connaissais déjà, si cela peut se dire, de vue... Mme la supérieure de
Sainte-Hermangilde, pour qui j'ai la plus respectueuse affection, nous
avait un jour montré, à mon père, et à moi, un portrait...

--Où j'étais représenté en page du XVIe siècle?

--Oui, mon cousin; et mon père fit même la petite supercherie de me dire
que ce portrait était celui d'un de nos parents du temps passé, en
ajoutant d'ailleurs des paroles si bienveillantes pour ce cousin
d'autrefois que notre famille doit se féliciter de le compter parmi nos
parents d'aujourd'hui...

--Hélas! ma cousine, je crains de ne pas plus ressembler au portrait
moral que le grand-duc a daigné faire de moi qu'au page du XVIe siècle.

--Vous vous trompez, mon cousin, me dit naïvement la princesse; car, à
la fin du concert, en jetant par hasard les yeux du côté de la galerie,
je vous ai reconnu tout de suite, malgré la différence du costume.

Puis, voulant changer sans doute un sujet de conversation qui
l'embarrassait, elle me dit:

--Quel admirable talent que celui de M. Liszt, n'est-ce pas?

--Admirable. Avec quel plaisir vous l'écoutiez!

--C'est qu'en effet il y a, ce me semble, un double charme dans la
musique sans paroles: non-seulement on jouit d'une excellente exécution,
mais on peut appliquer sa pensée du moment aux mélodies que l'on écoute,
et qui en deviennent pour ainsi dire l'accompagnement... Je ne sais si
vous me comprenez, mon cousin?

--Parfaitement. Les pensées sont alors des paroles que l'on met
mentalement sur l'air que l'on entend.

--C'est cela, c'est cela, vous me comprenez, dit-elle avec un mouvement
de gracieuse satisfaction; je craignais de mal expliquer ce que je
ressentais tout à l'heure pendant cette mélodie si plaintive et si
touchante.

--Grâce à Dieu, ma cousine, lui dis-je en souriant, vous n'avez aucune
parole à mettre sur un air triste.

Soit que ma question fût indiscrète et qu'elle voulût éviter d'y
répondre, soit qu'elle ne l'eût pas entendue, tout à coup la princesse
Amélie me dit, en me montrant le grand-duc, qui, donnant le bras à
l'archiduchesse Sophie, traversait alors la galerie où l'on dansait:

--Mon cousin, voyez donc mon père, comme il est beau!... Quel air noble
et bon! Comme tous les regards le suivent avec sollicitude! Il me semble
qu'on l'aime encore plus qu'on ne le révère...

--Ah! m'écriai-je, ce n'est pas seulement ici, au milieu de sa cour,
qu'il est chéri! Si les bénédictions du peuple retentissaient dans la
postérité, le nom de Rodolphe de Gerolstein serait justement immortel.

En parlant ainsi, mon exaltation était sincère; car vous savez, mon ami,
qu'on appelle, à bon droit, les États du prince le _Paradis de
l'Allemagne._

Il m'est impossible de vous peindre le regard reconnaissant que ma
cousine jeta sur moi en m'entendant parler de la sorte.

--Apprécier ainsi mon père, me dit-elle avec émotion, c'est être bien
digne de l'attachement qu'il vous porte.

--C'est que personne plus que moi ne l'aime et l'admire! En outre des
rares qualités qui font les grands princes, n'a-t-il pas le génie de la
bonté, qui fait les princes adorés?...

--Vous ne savez pas combien vous dites vrai!... s'écria la princesse
encore plus émue.

--Oh! je le sais, je le sais, et tous ceux qu'il gouverne le savent
comme moi... On l'aime tant que l'on s'affligerait de ses chagrins comme
on se réjouit de son bonheur; l'empressement de tous à venir offrir
leurs hommages à Mme la marquise d'Harville consacre à la fois et le
choix de Son Altesse Royale et la valeur de la future grande-duchesse.

--Mme la marquise d'Harville est plus digne que qui que ce soit de
l'attachement de mon père; c'est le plus bel éloge que je puisse vous
faire d'elle.

--Et vous pouvez sans doute l'apprécier justement: car vous l'avez
probablement connue en France, ma cousine?

À peine avais-je prononcé ces derniers mots, que je ne sais quelle
soudaine pensée vint à l'esprit de la princesse Amélie; elle baissa les
yeux, et, pendant une seconde, ses traits prirent une expression de
tristesse qui me rendit muet de surprise.

Nous étions alors à la fin de la contredanse, la dernière figure me
sépara un instant de ma cousine; lorsque je la reconduisis auprès de Mme
d'Harville, il me sembla que ses traits étaient encore légèrement
altérés...

Je crus et je crois encore que mon allusion au séjour de la princesse en
France, lui ayant rappelé la mort de sa mère, lui causa l'impression
pénible dont je viens de vous parler.

Pendant cette soirée, je remarquai une circonstance qui vous paraîtra
puérile, mais qui m'a été une nouvelle preuve de l'intérêt que cette
jeune fille inspire à tous. Son bandeau de perles s'étant un peu
dérangé, l'archiduchesse Sophie, à qui elle donnait alors le bras, eut
la bonté de vouloir lui replacer elle-même ce bijou sur le front. Or,
pour qui connaît la hauteur proverbiale de l'archiduchesse, une telle
prévenance de sa part semble à peine croyable. Du reste, la princesse
Amélie, que j'observais attentivement à ce moment, parut à la fois si
confuse, si reconnaissante, je dirais presque si embarrassée de cette
gracieuse attention, que je crus voir briller une larme dans ses yeux.

Telle fut, mon ami, ma première soirée à Gerolstein. Si je vous l'ai
racontée avec tant de détails, c'est que presque toutes ces
circonstances ont eu plus tard pour moi leurs conséquences.

Maintenant, j'abrégerai; je ne vous parlerai que de quelques faits
principaux relatifs à mes fréquentes entrevues avec ma cousine et son
père.

Le surlendemain de cette fête, je fus du très-petit nombre de personnes
invitées à la célébration du mariage du grand-duc avec Mme la marquise
d'Harville. Jamais je ne vis la physionomie de la princesse Amélie plus
radieuse et plus sereine que pendant cette cérémonie. Elle contemplait
son père et la marquise avec une sorte de religieux ravissement qui
donnait un nouveau charme à ses traits; on eût dit qu'ils reflétaient le
bonheur ineffable du prince et de Mme d'Harville.

Ce jour-là, ma cousine fut très-gaie, très-causante. Je lui donnai le
bras dans une promenade que l'on fit après dîner dans les jardins du
palais, magnifiquement illuminés. Elle me dit, à propos du mariage de
son père:

--Il me semble que le bonheur de ceux que nous chérissons nous est
encore plus doux que notre propre bonheur; car il y a toujours une
nuance d'égoïsme dans la jouissance de notre félicité personnelle.

Si je vous cite entre mille cette réflexion de ma cousine, mon ami,
c'est pour que vous jugiez du coeur de cette créature adorable, qui a,
comme son père, le génie de la bonté.

Quelques jours après le mariage du grand-duc, j'eus avec lui une assez
longue conversation; il m'interrogea sur le passé, sur mes projets
d'avenir; il me donna les conseils les plus sages, les encouragements
les plus flatteurs, me parla même de plusieurs de ses projets de
gouvernement avec une confiance dont je fus aussi fier que flatté;
enfin, que vous dirai-je? un moment, l'idée la plus folle me traversa
l'esprit: je crus que le prince avait deviné mon amour, et que dans cet
entretien il voulait m'étudier, me pressentir, et peut-être m'amener à
un aveu...

Malheureusement, cet espoir insensé ne dura pas longtemps: le prince
termina la conversation en me disant que le temps des grandes guerres
était fini; que je devais profiter de mon nom, de mes alliances, de
l'éducation que j'avais reçue et de l'étroite amitié qui unissait mon
père au prince de M. Premier ministre de l'empereur, pour parcourir la
carrière diplomatique au lieu de la carrière militaire, ajoutant que
toutes les questions qui se décidaient autrefois sur les champs de
bataille se décideraient désormais dans les congrès; que bientôt les
traditions tortueuses et perfides de l'ancienne diplomatie feraient
place à une politique large et humaine, en rapport avec les véritables
intérêts des peuples, qui de jour en jour avaient davantage la
conscience de leurs droits; qu'un esprit élevé, loyal et généreux
pourrait avoir avant quelques années un noble et grand rôle à jouer dans
les affaires politiques, et faire ainsi beaucoup de bien. Il me
proposait enfin le concours de sa souveraine protection pour me
faciliter les abords de la carrière qu'il m'engageait instamment à
parcourir.

Vous comprenez, mon ami, que si le prince avait eu le moindre projet sur
moi, il ne m'eût pas fait de telles ouvertures. Je le remerciai de ses
offres avec une vive reconnaissance, en ajoutant que je sentais tout le
prix de ses conseils, et que j'étais décidé à les suivre.

J'avais d'abord mis la plus grande réserve dans mes visites au palais;
mais, grâce à l'insistance du grand-duc, j'y vins bientôt presque chaque
jour vers les trois heures. On y vivait dans toute la charmante
simplicité de nos cours germaniques. C'était la vie des grands châteaux
d'Angleterre, rendue plus attrayante par la simplicité cordiale, la
douce liberté des moeurs allemandes. Lorsque le temps le permettait,
nous faisions de longues promenades à cheval avec le grand-duc, la
grande-duchesse, ma cousine, et les personnes de leur maison. Lorsque
nous restions au palais, nous nous occupions de musique, je chantais
avec la grande-duchesse et ma cousine, dont la voix avait un timbre
d'une pureté, d'une suavité sans égales, et que je n'ai jamais pu
entendre sans me sentir remué jusqu'au fond de l'âme. D'autres fois,
nous visitions en détail les merveilleuses collections de tableaux et
d'objets d'art, ou les admirables bibliothèques du prince, qui, vous le
savez, est un des hommes les plus savants et les plus éclairés de
l'Europe; assez souvent je revenais dîner au palais, et, les jours
d'Opéra, j'accompagnais au théâtre la famille grand-ducale.

Chaque jour passait comme un songe; peu à peu ma cousine me traita avec
une familiarité toute fraternelle; elle ne me cachait pas le plaisir
qu'elle éprouvait à me voir, elle me confiait tout ce qui l'intéressait;
deux ou trois fois elle me pria de l'accompagner lorsqu'elle allait avec
la grande-duchesse visiter ses jeunes orphelines; souvent aussi elle me
parlait de mon avenir avec une maturité de raison, avec un intérêt
sérieux et réfléchi qui me confondait de la part d'une jeune fille de
son âge; elle aimait aussi beaucoup à s'informer de mon enfance, de ma
mère, hélas! toujours si regrettée. Chaque fois que j'écrivais à mon
père, elle me priait de la rappeler à son souvenir; puis, comme elle
brodait à ravir, elle me remit un jour pour lui une charmante tapisserie
à laquelle elle avait longtemps travaillé. Que vous dirai-je, mon ami?
un frère et une soeur, se retrouvant après de longues années de
séparation, n'eussent pas joui d'une intimité plus douce. Du reste,
lorsque, par le plus grand des hasards, nous restions seuls, l'arrivée
d'un tiers ne pouvait jamais changer le sujet ou même l'accent de notre
conversation.

Vous vous étonnerez peut-être, mon ami, de cette fraternité entre deux
jeunes gens, surtout en songeant aux aveux que je vous fais; mais plus
ma cousine me témoignait de confiance et de familiarité, plus je
m'observais, plus je me contraignais, de peur de voir cesser cette
adorable familiarité. Et puis, ce qui augmentait encore ma réserve,
c'est que la princesse mettait dans ses relations avec moi tant de
franchise, tant de noble confiance, et surtout si peu de coquetterie,
que je suis presque certain qu'elle a toujours ignoré ma violente
passion. Il me reste un léger doute à ce sujet, à propos d'une
circonstance que je vous raconterai tout à l'heure.

Si cette intimité fraternelle avait dû toujours durer, peut-être ce
bonheur m'eût suffi; mais par cela même que j'en jouissais avec délices,
je songeais que bientôt mon service ou la carrière que le prince
m'engageait à parcourir m'appellerait à Vienne ou à l'étranger; je
songeais enfin que prochainement peut-être le grand-duc penserait à
marier sa fille d'une manière digne d'elle...

Ces pensées me devinrent d'autant plus pénibles que le moment de mon
départ approchait. Ma cousine remarqua bientôt le changement qui s'était
opéré en moi. La veille du jour où je la quittai, elle me dit que depuis
quelque temps, elle me trouvait sombre, préoccupée. Je tâchai d'éluder
ces questions, j'attribuai ma tristesse à un vague ennui.

--Je ne puis vous croire, me dit-elle; mon père vous traite presque
comme un fils, tout le monde vous aime; vous trouver malheureux serait
de l'ingratitude.

--Eh bien! lui dis-je sans pouvoir vaincre mon émotion, ce n'est pas de
l'ennui, c'est du chagrin, oui, c'est un profond chagrin que j'éprouve.

--Et pourquoi? Que vous est-il arrivé? me demanda-t-elle avec intérêt.

--Tout à l'heure, ma cousine, vous m'avez dit que votre père me traitait
comme un fils... qu'ici tout le monde m'aimait... Eh bien! avant peu il
me faudra renoncer à ces affections si précieuses, il faudra enfin...
quitter Gerolstein, et je vous l'avoue, cette pensée me désespère.

--Et le souvenir de ceux qui nous sont chers... n'est-ce donc rien, mon
cousin?

--Sans doute... mais les années, mais les événements amènent tant de
changements imprévus!

--Il est du moins des affections qui ne sont pas changeantes: celle que
mon père vous a toujours témoignée... celle que je ressens pour vous est
de ce nombre, vous le savez bien; on est frère et soeur... pour ne
jamais s'oublier, ajouta-t-elle en levant sur moi ses grands yeux bleus
humides de larmes.

Ce regard me bouleversa, je fus sur le point de me trahir; heureusement
je me contins.

--Il est vrai que les affections durent, lui dis-je avec embarras; mais
les positions changent... Ainsi, ma cousine, quand je reviendrai dans
quelques années, croyez-vous qu'alors cette intimité, dont j'apprécie
tout le charme, puisse encore durer?

--Pourquoi ne durerait-elle pas?

--C'est qu'alors vous serez sans doute mariée, ma cousine... vous aurez
d'autres devoirs... et vous aurez oublié votre pauvre frère.

Je vous le jure, mon ami, je ne lui dis rien de plus; j'ignore encore si
elle vit dans ces mots un aveu qui l'offensa, ou si elle fut comme moi
douloureusement frappée des changements inévitables que l'avenir devait
nécessairement apporter à nos relations; mais, au lieu de me répondre,
elle resta un moment silencieuse, accablée; puis, se levant brusquement,
la figure pâle, altérée, elle sortit après avoir regardé pendant
quelques secondes la tapisserie de la jeune comtesse d'Oppenheim, une de
ses dames d'honneur, qui travaillait dans l'embrasure d'une des fenêtres
du salon où avait lieu notre entretien.

Le soir même de ce jour, je reçus de mon père une nouvelle lettre qui me
rappelait précipitamment ici. Le lendemain matin j'allai prendre congé
du grand-duc; il me dit que ma cousine était un peu souffrante, qu'il se
chargerait de mes adieux pour elle; il me serra paternellement dans ses
bras, regrettant, ajouta-t-il, mon prompt départ, et surtout que ce
départ fût causé par les inquiétudes que me donnait la santé de mon
père; puis, me rappelant avec la plus grande bonté ses conseils au sujet
de la nouvelle carrière qu'il m'engageait très-instamment à embrasser,
il ajouta qu'au retour de mes missions, ou pendant mes congés, il me
reverrait toujours à Gerolstein avec un vif plaisir.

Heureusement, à mon arrivée ici, je trouvai l'état de mon père un peu
amélioré; il est encore alité, et toujours d'une grande faiblesse, mais
il ne me donne plus d'inquiétude sérieuse. Malheureusement il s'est
aperçu de mon abattement, de ma sombre taciturnité; plusieurs fois, mais
en vain, il m'a déjà supplié de lui confier la cause de mon morne
chagrin. Je n'oserais, malgré son aveugle tendresse pour moi; vous savez
sa sévérité au sujet de tout ce qui lui paraît manquer de franchise et
de loyauté.

Hier je le veillais; seul auprès de lui, le croyant endormi, je n'avais
pu retenir mes larmes, qui coulaient silencieusement en songeant à mes
beaux jours de Gerolstein. Il me vit pleurer, car il sommeillait à
peine, et j'étais complètement absorbé par ma douleur; il m'interrogea
avec la plus touchante bonté; j'attribuai ma tristesse aux inquiétudes
que m'avait données sa santé, mais, il ne fut pas dupe de cette défaite.

Maintenant que vous savez tout, mon bon Maximilien, dites, mon sort
est-il assez désespéré?... Que faire?... Que résoudre?...

Ah! mon ami, je ne puis vous dire mon angoisse. Que va-t-il arriver, mon
Dieu?... Tout est à jamais perdu! Je suis le plus malheureux des hommes,
si mon père ne renonce pas à son projet.

Voici ce qui vient d'arriver:

Tout à l'heure, je terminais cette lettre, lorsqu'à mon grand
étonnement, mon père, que je croyais couché, est entré dans son cabinet,
où je vous écrivais; il vit sur son bureau mes quatre premières grandes
pages déjà remplies, j'étais à la fin de celle-ci.

--À qui écris-tu si longuement? me demanda-t-il en souriant.

--À Maximilien, mon père.

--Oh! me dit-il avec une expression d'affectueux reproche, je sais qu'il
a toute ta confiance... Il est bien heureux, lui!

Il prononça ces derniers mots d'un ton si douloureusement navré que,
touché de son accent, je lui répondis en lui donnant ma lettre presque
sans réflexion:

--Lisez, mon père...

Mon ami, il a tout lu. Savez-vous ce qu'il m'a dit ensuite, après être
resté quelque temps méditatif?

--Henri, je vais écrire au grand-duc ce qui s'est passé pendant votre
séjour à Gerolstein.

--Mon père, je vous en conjure, ne faites pas cela.

--Ce que vous racontez à Maximilien est-il scrupuleusement vrai?

--Oui, mon père.

--En ce cas, jusqu'ici votre conduite a été loyale... Le prince
l'appréciera. Mais il ne faut pas qu'à l'avenir vous vous montriez
indigne de sa noble confiance, ce qui arriverait si, abusant de son
offre, vous retourniez plus tard à Gerolstein dans l'intention peut-être
de vous faire aimer de sa fille.

--Mon père... pouvez-vous penser...?

--Je pense que vous aimez avec passion, et que la passion est tôt ou
tard une mauvaise conseillère.

--Comment! mon père, vous écrirez au prince que...

--Que vous aimez éperdument votre cousine.

--Au nom du ciel! mon père, je vous en supplie, n'en faites rien!

--Aimez-vous votre cousine?

--Je l'aime avec idolâtrie, mais...

Mon père m'interrompit.

--En ce cas, je vais écrire au grand-duc et lui demander pour vous la
main de sa fille...

--Mais, mon père, une telle prétention est insensée de ma part!

--Il est vrai... Néanmoins je dois faire franchement cette demande au
prince, en lui exposant les raisons qui m'imposent cette démarche. Il
vous a accueilli avec la plus loyale hospitalité, il s'est montré pour
vous d'une bonté paternelle, il serait indigne de moi et de vous de le
tromper. Je connais l'élévation de son âme, il sera sensible à mon
procédé d'honnête homme; s'il refuse de vous donner sa fille, comme cela
est presque indubitable, il saura du moins qu'à l'avenir, si vous
retourniez à Gerolstein, vous ne devez plus vivre avec elle dans la même
intimité. Vous m'avez, mon enfant, ajouta mon père avec bonté, librement
montré la lettre que vous écriviez à Maximilien. Je suis maintenant
instruit de tout; il est de mon devoir d'écrire au grand-duc... et je
vais lui écrire à l'instant même.

Vous le savez, mon ami, mon père est le meilleur des hommes, mais il est
d'une inflexible ténacité de volonté lorsqu'il s'agit de ce qu'il
regarde comme son devoir; jugez de mes angoisses, de mes craintes.
Quoique la démarche qu'il va tenter soit, après tout, franche et
honorable, elle ne m'en inquiète pas moins. Comment le grand-duc
accueillera-t-il cette folle demande? N'en sera-t-il pas choqué, et la
princesse Amélie ne sera-t-elle pas aussi blessée que j'aie laissé mon
père prendre une résolution pareille sans son agrément?

Ah! mon ami, plaignez-moi, je ne sais que penser. Il me semble que je
contemple un abîme et que le vertige me saisit...

Je termine à la hâte cette longue lettre; bientôt je vous écrirai.
Encore une fois, plaignez-moi, car en vérité je crains de devenir fou si
la fièvre qui m'agite dure longtemps encore. Adieu, adieu, tout à vous
de coeur et à toujours.

                                                         HENRI D'H. O.

Maintenant nous conduirons le lecteur au palais de Gerolstein, habité
par Fleur-de-Marie depuis son retour de France.




IV

La princesse Amélie


L'appartement occupé par Fleur-de-Marie (nous ne l'appellerons la
princesse Amélie qu'officiellement) dans le palais grand-ducal avait été
meublé, par les soins de Rodolphe, avec un goût et une élégance
extrêmes.

Du balcon de l'oratoire de la jeune fille on découvrait au loin les deux
tours du couvent de Sainte-Hermangilde, qui, dominant d'immenses massifs
de verdure, étaient elles-mêmes dominées par une haute montagne boisée,
au pied de laquelle s'élevait l'abbaye. Par une belle matinée d'été,
Fleur-de-Marie laissait errer ses regards sur ce splendide paysage qui
s'étendait au loin. Coiffée en cheveux, elle portait une robe montante
d'étoffe printanière blanche à petites raies bleues; un large col de
batiste très-simple, rabattu sur ses épaules, laissait voir les deux
bouts et le noeud d'une petite cravate de soie du même bleu que la
ceinture de sa robe.

Assise dans un grand fauteuil d'ébène sculpté, à haut dossier de velours
cramoisi, le coude soutenu par un des bras de ce siège, la tête un peu
baissée, elle appuyait sa joue sur le revers de sa petite main blanche,
légèrement veinée d'azur.

L'attitude languissante de Fleur-de-Marie, sa pâleur, la fixité de son
regard, l'amertume de son demi-sourire révélaient une mélancolie
profonde.

Au bout de quelques moments, un soupir profond, douloureux, souleva son
sein. Laissant alors retomber la main où elle appuyait sa joue, elle
inclina davantage encore sa tête sur sa poitrine. On eût dit que
l'infortunée se courbait sous le poids de quelque grand malheur.

À cet instant une femme d'un âge mûr, d'une physionomie grave et
distinguée, vêtue avec une élégante simplicité, entra presque timidement
dans l'oratoire et toussa légèrement pour attirer l'attention de
Fleur-de-Marie.

Celle-ci, sortant de sa rêverie, releva vivement la tête et dit en
saluant avec un mouvement plein de grâce:

--Que voulez-vous, ma chère comtesse?

--Je viens prévenir Votre Altesse que monseigneur la prie de l'attendre;
car il va se rendre ici dans quelques minutes, répondit la dame
d'honneur de la princesse Amélie avec une formalité respectueuse.

--Aussi je m'étonnais de n'avoir pas encore embrassé mon père
aujourd'hui; j'attends avec tant d'impatience sa visite de chaque
matin!... Mais j'espère que je ne dois pas à une indisposition de Mlle
d'Harneim le plaisir de vous voir deux jours de suite au palais, ma
chère comtesse?

--Que Votre Altesse n'ait aucune inquiétude à ce sujet; Mlle d'Harneim
m'a priée de la remplacer aujourd'hui; demain elle aura l'honneur de
reprendre son service auprès de Votre Altesse, qui daignera peut-être
excuser ce changement.

--Certainement, car je n'y perdrai rien; après avoir eu le plaisir de
vous voir deux jours de suite, ma chère comtesse, j'aurai pendant deux
autres jours Mlle d'Harneim auprès de moi.

--Votre Altesse nous comble, répondit la dame d'honneur en s'inclinant
de nouveau; son extrême bienveillance m'encourage à lui demander une
grâce!

--Parlez... parlez; vous connaissez mon empressement à vous être
agréable...

--Il est vrai que depuis longtemps Votre Altesse m'a habituée à ses
bontés; mais il s'agit d'un sujet tellement pénible, que je n'aurais pas
le courage de l'aborder, s'il ne s'agissait d'une action très-méritante;
aussi j'ose compter sur l'indulgence extrême de Votre Altesse.

--Vous n'avez nullement besoin de mon indulgence, ma chère comtesse; je
suis toujours très-reconnaissante des occasions que l'on me donne de
faire un peu de bien.

--Il s'agit d'une pauvre créature qui malheureusement avait quitté
Gerolstein avant que Votre Altesse eût fondé son oeuvre si utile et si
charitable pour les jeunes filles orphelines ou abandonnées, que rien ne
défend contre les mauvaises passions.

--Et qu'a-t-elle fait? Que réclamez-vous pour elle?

--Son père, homme très-aventureux, avait été chercher fortune en
Amérique, laissant sa femme et sa fille dans une existence assez
précaire. La mère mourut; la fille, âgée de seize ans à peine, livrée à
elle-même, quitta le pays pour suivre à Vienne un séducteur, qui la
délaissa bientôt. Ainsi que cela arrive toujours, ce premier pas dans le
sentier du vice conduisit cette malheureuse à un abîme d'infamie; en peu
de temps elle devint, comme tant d'autres misérables, l'opprobre de son
sexe...

Fleur-de-Marie baissa les yeux, rougit et ne put cacher un léger
tressaillement qui n'échappa pas à sa dame d'honneur. Celle-ci,
craignant d'avoir blessé la chaste susceptibilité de la princesse en
l'entretenant d'une telle créature, reprit avec embarras:

--Je demande mille pardons à Votre Altesse, je l'ai choquée sans doute,
en attirant son attention sur une existence si flétrie; mais
l'infortunée manifeste un repentir si sincère... que j'ai cru pouvoir
solliciter pour elle un peu de pitié.

--Et vous avez eu raison. Continuez... je vous en prie, dit
Fleur-de-Marie en surmontant sa douloureuse émotion; tous les égarements
sont en effet dignes de pitié, lorsque le repentir leur succède.

--C'est ce qui est arrivé dans cette circonstance, ainsi que je l'ai
fait observer à Votre Altesse. Après deux années de cette vie
abominable, la grâce toucha cette abandonnée... Saisie d'un tardif
remords, elle est revenue ici. Le hasard a fait qu'en arrivant elle a
été se loger dans une maison qui appartient à une digne veuve, dont la
douceur et la pitié sont populaires. Encouragée par la pieuse bonté de
la veuve, la pauvre créature lui a avoué ses fautes, ajoutant qu'elle
ressentait une juste horreur pour sa vie passée, et qu'elle achèterait
au prix de la pénitence la plus rude le bonheur d'entrer dans une maison
religieuse où elle pourrait expier ses égarements et mériter leur
rédemption. La digne veuve à qui elle fit cette confidence, sachant que
j'avais l'honneur d'appartenir à Votre Altesse, m'a écrit pour me
recommander cette malheureuse qui, par la toute-puissante intervention
de Votre Altesse auprès de la princesse Juliane, supérieure de l'abbaye,
pourrait espérer d'entrer soeur converse au couvent de
Sainte-Hermangilde; elle demande comme une faveur d'être employée aux
travaux les plus pénibles, pour que sa pénitence soit plus méritoire.
J'ai voulu entretenir plusieurs fois cette femme avant de me permettre
d'implorer pour elle la pitié de Votre Altesse, et je suis fermement
convaincue que son repentir sera durable. Ce n'est ni le besoin ni l'âge
qui la ramène au bien; elle a dix-huit ans à peine, elle est très-belle
encore, et possède une petite somme d'argent qu'elle veut affecter à une
oeuvre charitable, si elle obtient la faveur qu'elle sollicite.

--Je me charge de votre protégée, dit Fleur-de-Marie en contenant
difficilement son trouble, tant sa vie passée offrait de ressemblance
avec celle de la malheureuse en faveur de qui on la sollicitait; puis
elle ajouta: Le repentir de cette infortunée est trop louable pour ne
pas l'encourager.

--Je ne sais comment exprimer ma reconnaissance à Votre Altesse. J'osais
à peine espérer qu'elle daignât s'intéresser si charitablement à une
pareille créature...

--Elle a été coupable, elle se repent..., dit Fleur-de-Marie avec un
accent de commisération et de tristesse indicible; il est juste d'avoir
pitié d'elle... Plus ses remords sont sincères, plus ils doivent être
douloureux, ma chère comtesse...

--J'entends, je crois, monseigneur, dit tout à coup la dame d'honneur
sans remarquer l'émotion profonde et croissante de Fleur-de-Marie.

En effet, Rodolphe entra dans un salon qui précédait l'oratoire, tenant
à la main un énorme bouquet de roses.

À la vue du prince, la comtesse se retira discrètement. À peine eut-elle
disparu que Fleur-de-Marie se jeta au cou de son père, appuya son front
sur son épaule et resta ainsi quelques secondes sans parler.

--Bonjour... bonjour, mon enfant chérie, dit Rodolphe en serrant sa
fille dans ses bras avec effusion sans s'apercevoir encore de sa
tristesse. Vois donc ce buisson de roses... quelle belle moisson j'ai
faite ce matin pour toi! C'est ce qui m'a empêché de venir plus tôt.
J'espère que je ne t'ai jamais apporté un plus magnifique bouquet...
Tiens.

Et le prince, ayant toujours son bouquet à la main, fit un léger
mouvement en arrière pour se dégager des bras de sa fille et la
regarder; mais, la voyant fondre en larmes, il jeta le bouquet sur une
table, prit les mains de Fleur-de-Marie dans les siennes et s'écria:

--Tu pleures, mon Dieu! qu'as-tu donc?

--Rien... rien... mon bon père..., dit Fleur-de-Marie en essuyant ses
larmes et tâchant de sourire à Rodolphe.

--Je t'en conjure, dis-moi ce que tu as... Qui peut t'avoir attristée?

--Je vous assure, mon père, qu'il n'y a pas de quoi vous inquiéter... La
comtesse était venue solliciter mon intérêt pour une pauvre femme si
intéressante... si malheureuse... que malgré moi je me suis attendrie à
son récit.

--Bien vrai?... Ce n'est que cela...

--Ce n'est que cela, reprit Fleur-de-Marie en prenant sur une table les
fleurs que Rodolphe avait jetées. Mais comme vous me gâtez!
ajouta-t-elle... quel bouquet magnifique! Et quand je pense que chaque
jour... vous m'en apportez un pareil... cueilli par vous...

--Mon enfant, dit Rodolphe en contemplant sa fille avec anxiété, tu me
caches quelque chose... Ton sourire est douloureux, contraint. Je t'en
conjure, dis-moi ce qui t'afflige... Ne t'occupe pas de ce bouquet.

--Oh! vous le savez ce bouquet est ma joie de chaque matin, et puis
j'aime tant les roses... Je les ai toujours tant aimées... Vous vous
souvenez, ajouta-t-elle avec un sourire navrant, vous vous souvenez de
mon pauvre petit rosier!... dont j'ai toujours gardé les débris...

À cette pénible allusion au temps passé, Rodolphe s'écria:

--Malheureuse enfant! mes soupçons seraient-ils fondés?... Au milieu de
l'éclat qui t'environne, songerais-tu encore quelquefois à cet horrible
temps?... Hélas! j'avais cru cependant te le faire oublier à force de
tendresse!

--Pardon, pardon, mon père! Ces paroles m'ont échappé. Je vous
afflige...

--Je m'afflige, pauvre ange, dit tristement Rodolphe, parce que ces
retours vers le passé doivent être affreux pour toi... parce qu'ils
empoisonneraient ta vie si tu avais la faiblesse de t'y abandonner.

--Mon père... c'est par hasard... Depuis notre arrivée ici, c'est la
première fois...

--C'est la première fois que tu m'en parles... oui... mais ce n'est
peut-être pas la première fois que ces pensées te tourmentent... Je
m'étais aperçu de tes accès de mélancolie, et quelquefois j'accusais le
passé de causer ta tristesse... Mais, faute de certitude, je n'osais pas
même essayer de combattre la funeste influence de ces ressouvenirs, de
t'en montrer le néant, l'injustice; car si ton chagrin avait eu une
autre cause, si le passé avait été pour toi ce qu'il doit être, un vain
et mauvais songe, je risquais d'éveiller en toi les idées pénibles que
je voulais détruire...

--Combien vous êtes bon!... Combien ces craintes témoignent encore de
votre ineffable tendresse!

--Que veux-tu... ma position était si difficile, si délicate... Encore
une fois, je ne te disais rien, mais j'étais sans cesse préoccupé de ce
qui te touchait... En contractant ce mariage qui comblait tous mes
voeux, j'avais aussi cru donner une garantie de plus à ton repos. Je
connaissais trop l'excessive délicatesse de ton coeur pour espérer que
jamais... jamais tu ne songerais plus au passé; mais je me disais que si
par hasard ta pensée s'y arrêtait, tu devais, en te sentant
maternellement chérie par la noble femme qui t'a connue et aimée au plus
profond de ton malheur, tu devais, dis-je, regarder le passé comme
suffisamment expié par tes atroces misères et être indulgente ou plutôt
juste envers toi-même; car enfin ma femme a droit par ses rares qualités
aux respects de tous, n'est-ce pas? Eh bien! dès que tu es pour elle une
fille, une soeur chérie, ne dois-tu pas être rassurée? Son tendre
attachement n'est-il pas une réhabilitation complète? Ne te dit-il pas
qu'elle sait comme toi que tu as été victime et non coupable, qu'on ne
peut enfin te reprocher que le malheur... qui t'a accablée dès ta
naissance! Aurais-tu même commis de grandes fautes, ne seraient-elles
pas mille fois expiées, rachetées par tout ce que tu as fait de bien,
par tout ce qui s'est développé d'excellent et d'adorable en toi?...

--Mon père...

--Oh! je t'en prie, laisse-moi te dire ma pensée entière, puisqu'un
hasard, qu'il faudra bénir sans doute, a amené cet entretien. Depuis
longtemps je le désirais et je le redoutais à la fois... Dieu veuille
qu'il ait un succès salutaire!... J'ai à te faire oublier tant d'affreux
chagrins; j'ai à remplir auprès de toi une mission si auguste, si
sacrée, que j'aurais eu le courage de sacrifier à ton repos mon amour
pour Mme d'Harville... mon amitié pour Murph, si j'avais pensé que leur
présence t'eût trop douloureusement rappelé le passé.

--Oh! mon bon père, pouvez-vous le croire?... Leur présence, à eux, qui
savent... ce que j'étais... et qui pourtant m'aiment tendrement, ne
personnifie-t-elle pas au contraire l'oubli et le pardon?... Enfin, mon
père, ma vie entière n'eût-elle pas été désolée si pour moi vous aviez
renoncé à votre mariage avec Mme d'Harville?

--Oh! je n'aurais pas été seul à vouloir ce sacrifice s'il avait dû
assurer ton bonheur... Tu ne sais pas quel renoncement Clémence s'était
déjà volontairement imposé?... Car elle aussi comprend toute l'étendue
de mes devoirs envers toi.

--Vos devoirs envers moi, mon Dieu! Et qu'ai-je fait pour mériter
autant?

--Ce que tu as fait, pauvre ange aimé?... Jusqu'au moment où tu m'as été
rendue, ta vie n'a été qu'amertume, misère, désolation... et tes
souffrances passées je me les reproche comme si je les avais causées!
Aussi, lorsque je te vois souriante, satisfaite, je me crois pardonné...
Mon seul but, mon seul voeu est de te rendre aussi idéalement heureuse
que tu as été infortunée, de t'élever autant que tu as été abaissée, car
il me semble que les derniers vestiges du passé s'effacent lorsque les
personnes les plus éminentes, les plus honorables, te rendent les
respects qui te sont dus.

--À moi du respect?... Non, non, mon père... mais à mon rang, ou plutôt
à celui que vous m'avez donné.

--Oh! ce n'est pas ton rang qu'on aime et qu'on révère... c'est toi,
entends-tu bien, mon enfant chérie, c'est toi-même, c'est toi seule...
Il est des hommages imposés par le rang, mais il en est aussi d'imposés
par le charme et par l'attrait! Tu ne sais pas distinguer ceux-là, toi,
parce que tu t'ignores, parce que, par un prodige d'esprit et de tact
qui me rend aussi fier qu'idolâtre de toi, tu apportes dans ces
relations cérémonieuses, si nouvelles pour toi, un mélange de dignité,
de modestie et de grâce, auquel ne peuvent résister les caractères les
plus hautains...

--Vous m'aimez tant, mon père, et on vous aime tant, que l'on est sûr de
vous plaire en me témoignant de la déférence.

--Oh! la méchante enfant! s'écria Rodolphe en interrompant sa fille et
en l'embrassant avec tendresse. La méchante enfant, qui ne veut accorder
aucune satisfaction à mon orgueil de père!

--Cet orgueil n'est-il pas aussi satisfait en vous attribuant à vous
seul la bienveillance que l'on me témoigne, mon bon père?

--Non, certainement, mademoiselle, dit le prince en souriant à sa fille
pour chasser la tristesse dont il la voyait encore atteinte, non,
mademoiselle, ce n'est pas la même chose; car il ne m'est pas permis
d'être fier de moi, et je puis et je dois être fier de vous... oui,
fier. Encore une fois, tu ne sais pas combien tu es divinement douée...
En quinze mois ton éducation s'est si merveilleusement accomplie que la
mère la plus difficile serait enthousiaste de toi; et cette éducation a
encore augmenté l'influence presque irrésistible que tu exerces autour
de toi sans t'en douter.

--Mon père... vos louanges me rendent confuse.

--Je dis la vérité, rien que la vérité. En veux-tu des exemples? Parlons
hardiment du passé: c'est un ennemi que je veux combattre corps à corps,
il faut le regarder en face. Eh bien! te souviens-tu de la Louve, de
cette courageuse femme qui t'a sauvée? Rappelle-toi cette scène de la
prison que tu m'as racontée: une foule de détenues, plus stupides encore
que méchantes, s'acharnaient à tourmenter une de leurs compagnes faible
et infirme, leur souffre-douleur: tu parais, tu parles... et voilà
qu'aussitôt ces furies, rougissant de leur lâche cruauté envers leur
victime, se montrent aussi charitables qu'elles avaient été méchantes.
N'est-ce donc rien, cela? Enfin, est-ce, oui ou non, grâce à toi que la
Louve, cette femme indomptable, a connu le repentir et désiré une vie
honnête et laborieuse? Va, crois-moi, mon enfant chérie, celle qui avait
dominé la Louve et ses turbulentes compagnes par le seul ascendant de la
bonté jointe à une rare élévation d'esprit, celle-là, quoique dans
d'autres circonstances et dans une sphère tout opposée, devait par le
même charme (n'allez pas sourire de ce rapprochement, mademoiselle)
fasciner aussi l'altière archiduchesse Sophie et tout mon entourage; car
bons et méchants, grands et petits, subissent presque toujours
l'influence des âmes supérieures... Je ne veux pas dire que tu sois née
princesse dans l'acception aristocratique du mot, cela serait une pauvre
flatterie à te faire, mon enfant... mais tu es de ce petit nombre
d'êtres privilégiés qui sont nés pour dire à une reine ce qu'il faut
pour la charmer et s'en faire aimer... et aussi pour dire à une pauvre
créature, avilie et abandonnée, ce qu'il faut pour la rendre meilleure,
la consoler et s'en faire adorer.

--Mon bon père... de grâce...

--Oh! tant pis pour vous, mademoiselle, il y a trop longtemps que mon
coeur déborde. Songe donc, avec mes craintes d'éveiller en toi les
souvenirs de ce passé que je veux anéantir, que j'anéantirai à jamais
dans ton esprit... je n'osais t'entretenir de ces comparaisons... de ces
rapprochements qui te rendent si adorable à mes yeux. Que de fois
Clémence et moi nous sommes-nous extasiés sur toi!... Que de fois, si
attendrie que les larmes lui venaient aux yeux, elle m'a dit: «N'est-il
pas merveilleux que cette chère enfant soit ce qu'elle est, après le
malheur qui l'a poursuivie? ou plutôt, reprenait Clémence, n'est-il pas
merveilleux que, loin d'altérer cette noble et rare nature, l'infortune
ait au contraire donné plus d'essor à ce qu'il y avait d'excellent en
elle?

À ce moment-là, la porte du salon s'ouvrit et Clémence, grande-duchesse
de Gerolstein, entra, tenant une lettre à la main.

--Voici, mon ami, dit-elle à Rodolphe, une lettre de France. J'ai voulu
vous l'apporter afin de dire bonjour à ma paresseuse enfant, que je n'ai
pas encore vue ce matin, ajouta Clémence en embrassant tendrement
Fleur-de-Marie.

--Cette lettre arrive à merveille, dit gaiement Rodolphe après l'avoir
parcourue; nous causions justement du passé... de ce monstre que nous
allons incessamment combattre, ma chère Clémence... car il menace le
repos et le bonheur de notre enfant.

--Serait-il vrai, mon ami? Ces accès de mélancolie que nous avions
remarqués...

--N'avaient pas d'autre cause que de méchants souvenirs; mais
heureusement nous connaissons maintenant notre ennemi... et nous en
triompherons...

--Mais de qui donc est cette lettre, mon ami? demanda Clémence.

--De la gentille Rigolette... la femme de Germain.

--Rigolette..., s'écria Fleur-de-Marie, quel bonheur d'avoir de ses
nouvelles!

--Mon ami, dit tout bas Clémence à Rodolphe, en lui montrant
Fleur-de-Marie du regard, ne craignez-vous pas que cette lettre... ne
lui rappelle des idées pénibles?

--Ce sont justement ces souvenirs que je veux anéantir, ma chère
Clémence; il faut les aborder hardiment, et je suis sûr que je trouverai
dans la lettre de Rigolette d'excellentes armes contre eux... car cette
bonne petite créature adorait notre enfant et l'appréciait comme elle
devait l'être.

Et Rodolphe lut à haute voix la lettre suivante:

                                          «Ferme de Bouqueval, 15 août 1841

                                «Monseigneur,

«Je prends la liberté de vous écrire encore pour vous faire part d'un
bien grand bonheur qui nous est arrivé, et pour vous demander une
nouvelle faveur, à vous à qui nous devons déjà tant, ou plutôt à qui
nous devons le vrai paradis où nous vivons, moi, mon Germain et sa bonne
mère.

«Voilà de quoi il s'agit, monseigneur: depuis dix jours je suis comme
folle de joie, car il y a dix jours que j'ai un amour de petite fille;
moi je trouve que c'est tout le portrait de Germain; lui, que c'est tout
le mien; notre chère maman Georges dit qu'elle nous ressemble à tous les
deux; le fait est qu'elle a de charmants yeux bleus comme Germain, et
des cheveux noirs tout frisés comme moi. Par exemple, contre son
habitude, mon mari est injuste, il veut toujours avoir notre petite sur
ses genoux... tandis que moi, c'est mon droit, n'est-ce pas,
monseigneur?

--Braves et dignes jeunes gens! Qu'ils doivent être heureux! dit
Rodolphe. Si jamais couple fut bien assorti... c'est celui-là.

--Et combien Rigolette mérite son bonheur! dit Fleur-de-Marie.

--Aussi j'ai toujours béni le hasard qui me l'a fait rencontrer, dit
Rodolphe; et il continua:

«Mais, au fait, monseigneur, pardon de vous entretenir de ces gentilles
querelles de ménage qui finissent toujours par un baiser... Du reste les
oreilles doivent joliment vous tinter, monseigneur, car il ne se passe
pas de jour que nous ne disions, en nous regardant nous deux Germain:
«Sommes-nous heureux, mon Dieu! sommes-nous heureux!...» et
naturellement votre nom vient tout de suite après ces mots-là... Excusez
ce griffonnage qu'il y a là, monseigneur, avec un pâté; c'est que, sans
y penser, j'avais écrit monsieur Rodolphe, comme je disais autrefois, et
j'ai raturé. J'espère, à propos de cela, que vous trouverez que mon
écriture a bien gagné, ainsi que mon orthographe; car Germain me montre
toujours, et je ne fais plus des grands bâtons en allant tout de
travers, comme du temps où vous me tailliez mes plumes...

--Je dois avouer, dit Rodolphe, en riant, que ma petite protégée se fait
un peu illusion, et je suis sûr que Germain s'occupe plutôt de baiser la
main de son élève que de la diriger.

--Allons, mon ami, vous êtes injuste, dit Clémence en regardant la
lettre; c'est un peu gros, mais très-lisible.

--Le fait est qu'il y a progrès, reprit Rodolphe; autrefois il lui
aurait fallu huit pages pour contenir ce qu'elle écrit maintenant en
deux.

Et il continua:

«C'est pourtant vrai que vous m'avez taillé des plumes, monseigneur;
quand nous y pensons, nous deux Germain, nous en sommes tout honteux, en
nous rappelant que vous étiez si peu fiers... Ah! mon Dieu! voilà encore
que je me surprends à vous parler d'autre chose que de ce que nous
voulons vous demander, monseigneur; car mon mari se joint à moi et c'est
bien important; nous y attachons une idée... vous allez voir.

«Nous vous supplions donc, monseigneur, d'avoir la bonté de nous choisir
et de nous donner un nom pour notre petite fille chérie; c'est convenu
avec le parrain et la marraine, et ces parrain et marraine, savez-vous
qui c'est, monseigneur? Deux des personnes que vous et Mme la marquise
d'Harville vous avez tirées de la peine pour les rendre bien heureuses,
aussi heureuses que nous... En un mot, c'est Morel le lapidaire et
Jeanne Duport, la soeur d'un pauvre prisonnier nommé Pique-Vinaigre, une
digne femme que j'avais vue en prison quand j'allais y visiter mon
pauvre Germain, et que plus tard Mme la marquise a fait sortir de
l'hôpital.

«Maintenant, monseigneur, il faut que vous sachiez pourquoi nous avons
choisi M. Morel pour parrain et Jeanne Duport pour marraine. Nous nous
sommes dit, nous deux Germain: «Ça sera comme une manière de remercier
encore M. Rodolphe de ses bontés que de prendre pour parrain et marraine
de notre petite fille des dignes gens qui doivent tout à lui et à Mme la
marquise...» sans compter que Morel le lapidaire et Jeanne Duport sont
la crème des honnêtes gens... Ils sont de notre classe, et de plus,
comme nous disons avec Germain, ils sont nos parents en bonheur,
puisqu'ils sont comme nous de la famille de vos protégés, monseigneur.

--Ah! mon père, ne trouvez-vous pas cette idée d'une délicatesse
charmante? dit Fleur-de-Marie avec émotion. Prendre pour parrain et
marraine de leur enfant des personnes qui vous doivent tout, à vous et à
ma seconde mère?

--Vous avez raison, chère enfant, dit Clémence; je suis on ne peut plus
touchée de ce souvenir.

--Et moi je suis très-heureux d'avoir si bien placé mes bienfaits, dit
Rodolphe en continuant sa lecture:

«Du reste, au moyen de l'argent que vous lui avez fait donner, monsieur
Rodolphe, Morel est maintenant courtier en pierres fines; il gagne de
quoi bien élever sa famille et faire apprendre un état à ses enfants. La
bonne et pauvre Louise va, je crois, se marier avec un digne ouvrier qui
l'aime et la respecte comme elle doit l'être, car elle a été bien
malheureuse, mais non coupable, et le fiancé de Louise a assez de coeur
pour comprendre cela...

--J'étais bien sûr, s'écria Rodolphe en s'adressant à sa fille, de
trouver dans la lettre de cette chère petite Rigolette des armes contre
notre ennemi!... Tu entends, c'est l'expression du simple bon sens de
cette âme honnête et droite... Elle dit de Louise: _Elle a été
malheureuse et non coupable, et son fiancé a assez de coeur pour
comprendre cela._

Fleur-de-Marie, de plus en plus émue et attristée par la lecture de
cette lettre, tressaillit du regard que son père attacha un moment sur
elle en prononçant les derniers mots que nous avons soulignés.

Le prince continua:

«Je vous dirai encore, monseigneur, que Jeanne Duport, par la générosité
de Mme la marquise, a pu se faire séparer de son mari, ce vilain homme
qui lui mangeait tout et la battait; elle a repris sa fille aînée auprès
d'elle, et elle tient une petite boutique de passementerie où elle vend
ce qu'elle fabrique avec ses enfants; leur commerce prospère. Il n'y a
pas non plus de gens plus heureux, et cela, grâce à qui? grâce à vous,
monseigneur, grâce à Mme la marquise, qui, tous deux, savez si bien
donner, et donner si à propos.

«À propos de ça, Germain vous écrit comme d'ordinaire, monseigneur, à la
fin du mois, au sujet de la _Banque des travailleurs sans ouvrage et des
prêts gratuits._ Il n'y a presque jamais de remboursements en retard et
on s'aperçoit déjà beaucoup du bien-être que cela répand dans le
quartier. Au moins maintenant, de pauvres familles peuvent supporter la
morte-saison du travail sans mettre leur linge et leurs matelas au
mont-de-piété. Ainsi, quand l'ouvrage revient, faut voir avec quel coeur
ils s'y mettent; ils sont si fiers qu'on ait eu confiance dans leur
travail et dans leur probité!... Dame! ils n'ont que ça. Aussi comme ils
vous bénissent de leur avoir fait prêter là-dessus! Oui, monseigneur,
ils vous bénissent, vous; car, quoique vous disiez que vous n'êtes pour
rien dans cette fondation, sauf la nomination de Germain comme caissier
directeur, et que c'est un inconnu qui a fait ce grand bien... nous
aimons mieux croire que c'est à vous qu'on le doit; c'est plus naturel!

«D'ailleurs il y a une fameuse trompette pour répéter à tout bout de
champ que c'est vous qu'on doit bénir; cette trompette est Mme Pipelet,
qui répète à chacun qu'il n'y a que son roi des locataires (excusez,
monsieur Rodolphe, elle vous appelle toujours ainsi) qui puisse avoir
fait cette oeuvre charitable, et son vieux chéri d'Alfred est toujours
de son avis. Quant à lui, il est si fier et si content de son poste de
gardien de la banque qu'il dit que les poursuites de M. Cabrion lui
seraient maintenant indifférentes. Pour en finir avec votre famille de
reconnaissants, monseigneur, j'ajouterai que Germain a lu dans les
journaux que le nommé Martial, un colon d'Algérie, avait été cité avec
de grands éloges pour le courage qu'il avait montré en repoussant à la
tête de ses métayers une attaque d'Arabes pillards, et que sa femme,
aussi intrépide que lui, avait été légèrement blessée à ses côtés, où
elle tirait des coups de fusil, comme un vrai grenadier. Depuis ce
temps-là, dit-on dans le journal, on l'a baptisée Mme Carabine.

«Excusez de cette longue lettre, monseigneur; mais j'ai pensé que vous
ne seriez pas fâché d'avoir par nous des nouvelles de tous ceux dont
vous avez été la providence... Je vous écris de la ferme de Bouqueval,
où nous sommes depuis le printemps avec notre bonne mère. Germain part
le matin pour ses affaires, et il revient le soir. À l'automne, nous
retournerons habiter Paris. Comme c'est drôle, monsieur Rodolphe, moi
qui n'aimais pas la campagne, je l'adore maintenant... Je m'explique ça,
parce que Germain l'aime beaucoup. À propos de la ferme, monsieur
Rodolphe, vous qui savez sans doute où est cette bonne petite Goualeuse,
si vous en avez l'occasion, dites-lui qu'on se souvient toujours d'elle
comme de ce qu'il y a de plus doux et de meilleur au monde, et que, pour
moi, je ne pense jamais à notre bonheur sans me dire: «Puisque M.
Rodolphe était aussi le M. Rodolphe de cette chère Fleur-de-Marie, grâce
à lui elle doit être heureuse comme nous autres», et ça me fait trouver
mon bonheur encore meilleur.

«Mon Dieu, mon Dieu, comme je bavarde! Qu'est-ce que vous allez dire,
monseigneur? Mais bah! vous êtes si bon... Et puis, voyez-vous, c'est
votre faute si je gazouille autant et aussi joyeusement que papa Crétu
et Ramonette, qui n'osent plus lutter maintenant de chant avec moi.
Allez, monsieur Rodolphe, je vous en réponds, je les mets sur les dents.

«Vous ne nous refuserez pas notre demande, n'est-ce pas, monseigneur? Si
vous donnez un nom à notre petite fille chérie, il nous semble que ça
lui portera bonheur, que ce sera comme sa bonne étoile. Tenez, monsieur
Rodolphe, quelquefois, moi et mon bon Germain, nous nous félicitons
presque d'avoir connu la peine, parce que nous sentons doublement
combien notre enfant sera heureuse de ne pas savoir ce que c'est que la
misère par où nous avons passé.

«Si je finis en vous disant, monsieur Rodolphe, que nous tâchons de
secourir par-ci par-là de pauvres gens selon nos moyens, ce n'est pas
pour nous vanter, mais pour que vous sachiez que nous ne gardons pas
pour nous seuls tout le bonheur que vous nous avez donné. D'ailleurs
nous disons toujours à ceux que nous secourons: «Ce n'est pas nous qu'il
faut remercier et bénir... c'est M. Rodolphe, l'homme le meilleur, le
plus généreux qu'il y ait au monde.» Et ils vous prennent pour une
espèce de saint, si ce n'est plus.

«Adieu, monseigneur. Croyez que, lorsque notre petite fille commencera à
épeler, le premier mot qu'elle lira sera votre nom, monsieur Rodolphe;
et puis après, ceux-ci, que vous avez fait écrire sur ma corbeille de
noces:

                              _Travail et sagesse--Honneur et bonheur._

«Grâce à ces quatre mots-là, à notre tendresse et à nos soins, nous
espérons, monseigneur, que notre enfant sera toujours digne de prononcer
le nom de celui qui a été notre providence et celle de tous les
malheureux qu'il a connus.

«Pardon, monseigneur; c'est que j'ai, en finissant, comme de grosses
larmes dans les yeux... mais c'est de bonnes larmes... Excusez, s'il
vous plaît... ce n'est pas ma faute, mais je n'y vois plus bien clair,
et je griffonne...

«J'ai l'honneur, monseigneur, de vous saluer avec autant de respect que
de reconnaissance.

                                              «RIGOLETTE, femme GERMAIN.

_«P. S._ Ah! mon Dieu! monseigneur, en relisant ma lettre, je
m'aperçois que j'ai mis bien des fois _monsieur Rodolphe_. Vous me
pardonnerez, n'est-ce pas? Vous savez bien que, sous un nom ou sous un
autre, nous vous respectons et nous vous bénissons la même chose,
monseigneur.




V

Les souvenirs


--Chère petite Rigolette! dit Clémence attendrie par la lecture que
venait de faire Rodolphe. Cette lettre naïve est remplie de sensibilité.

--Sans doute, reprit Rodolphe; on ne pouvait mieux placer un bienfait.
Notre protégée est douée d'un excellent naturel; c'est un coeur d'or, et
notre chère enfant l'apprécie comme nous, ajouta-t-il en s'adressant à
sa fille.

Puis, frappé de sa pâleur et de son accablement, il s'écria:

--Mais qu'as-tu donc?

--Hélas!... quel douloureux contraste entre ma position et celle de
Rigolette... «Travail et sagesse. Honneur et bonheur», ces quatre mots
disent tout ce qu'a été... tout ce que doit être sa vie... Jeune fille
laborieuse et sage, épouse chérie, heureuse mère, femme honorée... telle
est sa destinée! tandis que moi...

--Grand dieu! Que dis-tu?

--Grâce... mon bon père; ne m'accusez pas d'ingratitude... mais, malgré
votre ineffable tendresse, malgré celle de ma seconde mère, malgré les
respects et les splendeurs dont je suis entourée... malgré votre
puissance souveraine, ma honte est incurable... Rien ne peut anéantir le
passé... Encore une fois, pardonnez-moi, mon père... je vous l'ai caché
jusqu'à présent... mais le souvenir de ma dégradation première me
désespère et me tue...

--Clémence, vous l'entendez!... s'écria Rodolphe avec désespoir.

--Mais, malheureuse enfant! dit Clémence en prenant affectueusement la
main de Fleur-de-Marie dans les siennes, notre tendresse, l'affection de
ceux qui vous entourent, et que vous méritez, tout ne vous prouve-t-il
pas que ce passé ne doit plus être pour vous qu'un vain et mauvais
songe?

--Oh! fatalité... fatalité! reprit Rodolphe. Maintenant je maudis mes
craintes, mon silence: cette funeste idée, depuis longtemps enracinée
dans son esprit, y a fait à notre insu d'affreux ravages, et il est trop
tard pour combattre cette déplorable erreur... Ah! je suis bien
malheureux!

--Courage, mon ami, dit Clémence à Rodolphe; vous le disiez tout à
l'heure, il vaut mieux connaître l'ennemi qui nous menace... Nous savons
maintenant la cause du chagrin de notre enfant, nous en triompherons,
parce que nous aurons pour nous la raison, la justice et notre
tendresse.

--Et puis enfin parce qu'elle verra que son affliction, si elle était
incurable, rendrait la nôtre incurable aussi, reprit Rodolphe; car en
vérité ce serait à désespérer de toute justice humaine et divine, si
cette infortunée n'avait fait que changer de tourments.

Après un assez long silence, pendant lequel Fleur-de-Marie parut se
recueillir, elle prit d'une main la main de Rodolphe, de l'autre celle
de Clémence et leur dit d'une voix profondément altérée:

--Écoutez-moi, mon bon père... et vous aussi, ma tendre mère... ce jour
est solennel... Dieu a voulu, et je l'en remercie, qu'il me fût
impossible de vous cacher davantage ce que je ressens... Avant peu
d'ailleurs je vous aurais fait l'aveu que vous allez entendre, car toute
souffrance a son terme... et, si cachée que fût la mienne, je n'aurais
pu vous la taire plus longtemps.

--Ah!... je comprends tout, s'écria Rodolphe; il n'y a plus d'espoir
pour elle.

--J'espère dans l'avenir, mon père, et cet espoir me donne la force de
vous parler ainsi.

--Et que peux-tu espérer de l'avenir... pauvre enfant, puisque ton sort
présent ne te cause que chagrins et amertume?

--Je vais vous le dire, mon père... mais avant, permettez-moi de vous
rappeler le passé... de vous avouer devant Dieu qui m'entend ce que j'ai
ressenti jusqu'ici.

--Parle... parle, nous t'écoutons, dit Rodolphe, en s'asseyant avec
Clémence auprès de Fleur-de-Marie.

--Tant que je suis restée à Paris... auprès de vous, mon père, dit
Fleur-de-Marie, j'ai été si heureuse, oh! si complètement heureuse, que
ces beaux jours ne seraient pas trop payés par des années de
souffrances... Vous le voyez... j'ai du moins connu le bonheur.

--Pendant quelques jours peut-être...

--Oui; mais quelle félicité pure et sans mélange! Vous m'entouriez,
comme toujours, des soins les plus tendres! Je me livrais sans crainte
aux élans de reconnaissance et d'affection qui à chaque instant
emportaient mon coeur vers vous... L'avenir m'éblouissait: un père à
adorer, une seconde mère à chérir doublement, car elle devait remplacer
la mienne... que je n'avais jamais connue... Et puis... je dois tout
avouer, mon orgueil s'exaltait malgré moi, tant j'étais honorée de vous
appartenir. Lorsque le petit nombre de personnes de votre maison qui, à
Paris, avaient occasion de me parler, m'appelaient Altesse... je ne
pouvais m'empêcher d'être fière de ce titre. Si alors je pensais
quelquefois vaguement au passé, c'était pour me dire: «Moi, jadis, si
avilie, je suis la fille chérie d'un prince souverain que chacun bénit
et révère; moi, jadis si misérable, je jouis de toutes les splendeurs du
luxe et d'une existence presque royale!» Hélas! que voulez-vous, mon
père, ma fortune était si imprévue... votre puissance m'entourait d'un
si splendide éclat, que j'étais excusable, peut-être de me laisser
aveugler ainsi.

--Excusable!... mais rien de plus naturel, pauvre ange aimé. Quel mal de
t'enorgueillir d'un rang qui était le tien? De jouir des avantages de la
position que je t'avais rendue? Aussi dans ce temps-là, je me le
rappelle bien, tu étais d'une gaieté charmante; que de fois je t'ai vue
tomber dans mes bras comme accablée par la félicité, et me dire avec un
accent enchanteur ces mots qu'hélas! je ne dois plus entendre: «Mon
père... c'est trop... trop de bonheur!» Malheureusement ce sont ces
souvenirs-là... vois-tu, qui m'ont endormi dans une sécurité trompeuse;
et plus tard je ne me suis pas assez inquiété des causes de ta
mélancolie...

--Mais dites-nous donc, mon enfant, reprit Clémence, qui a pu changer en
tristesse cette joie si pure, si légitime, que vous éprouviez d'abord?

--Hélas! une circonstance bien funeste et bien imprévue!...

--Quelle circonstance?...

--Vous vous rappelez, mon père..., dit Fleur-de-Marie, ne pouvant
vaincre un frémissement d'horreur, vous vous rappelez la scène terrible
qui a précédé notre départ de Paris... lorsque votre voiture a été
arrêtée près de la barrière?

--Oui..., répondit tristement Rodolphe. Brave Chourineur!... Après
m'avoir encore une fois sauvé la vie, il est mort là... devant nous...
en disant: «Le ciel est juste... j'ai tué, on me tue!...»

--Eh bien!... mon père, au moment où ce malheureux expirait, savez-vous
qui j'ai vu... me regarder fixement?... Oh! ce regard... ce regard... il
m'a toujours poursuivie depuis, ajouta Fleur-de-Marie en frissonnant.

--Quel regard? De qui parles-tu? s'écria Rodolphe.

--De l'ogresse du tapis-franc..., murmura Fleur-de-Marie.

--Ce monstre! tu l'as revu? Et où cela?

--Vous ne l'avez pas aperçue dans la taverne où est mort le Chourineur?
Elle se trouvait parmi les femmes qui l'entouraient.

--Ah! maintenant, dit Rodolphe avec accablement, je comprends... Déjà
frappée de terreur par le meurtre du Chourineur, tu auras cru voir
quelque chose de providentiel dans cette affreuse rencontre!!!

--Il n'est que trop vrai, mon père; à la vue de l'ogresse, je ressentis
un froid mortel; il me sembla que sous son regard mon coeur, jusqu'alors
rayonnant de bonheur et d'espoir, se glaçait tout à coup. Oui,
rencontrer cette femme au moment même où le Chourineur mourait en
disant: «Le ciel est juste!...» cela me parut un blâme providentiel de
mon orgueilleux oubli du passé, que je devais expier à force
d'humiliation et de repentir.

--Mais le passé, on te l'a imposé; tu n'en peux répondre devant Dieu!

--Vous avez été contrainte... enivrée... malheureuse enfant.

--Une fois précipitée malgré toi dans cet abîme, tu ne pouvais plus en
sortir, malgré tes remords, ton épouvante et ton désespoir, grâce à
l'atroce indifférence de cette société dont tu étais victime. Tu te
voyais à jamais enchaînée dans cet antre; il a fallu, pour t'en
arracher, le hasard qui t'a placée sur mon chemin.

--Et puis enfin, mon enfant, votre père vous le dit, vous étiez victime
et non complice de cette infamie! s'écria Clémence.

--Mais cette infamie... je l'ai subie... ma mère, reprit douloureusement
Fleur-de-Marie. Rien ne peut anéantir ces affreux souvenirs... Sans
cesse ils me poursuivent, non plus comme autrefois au milieu des
paisibles habitants d'une ferme, ou des femmes dégradées, mes compagnes
de Saint-Lazare... mais ils me poursuivront jusque dans ce palais...
peuplé de l'élite de l'Allemagne... Ils me poursuivent enfin jusque dans
les bras de mon père, jusque sur les marches de son trône.

Et Fleur-de-Marie fondit en larmes.

Rodolphe et Clémence restèrent muets devant cette effrayante expression
d'un remords invincible; ils pleuraient aussi, car ils sentaient
l'impuissance de leurs consolations.

--Depuis lors, reprit Fleur-de-Marie en essuyant ses larmes, à chaque
instant du jour, je me dis avec une honte amère: «On m'honore, on me
révère; les personnes les plus éminentes, les plus vénérables,
m'entourent de respects; aux yeux de toute une cour, la soeur d'un
empereur a daigné rattacher mon bandeau sur mon front... et j'ai vécu
dans la fange de la Cité, tutoyée par des voleurs et des assassins!»

«Oh! mon père, pardonnez-moi; mais plus ma position s'est élevée... plus
j'ai été frappée de la dégradation profonde où j'étais tombée; à chaque
hommage qu'on me rend, je me sens coupable d'une profanation; songez-y
donc, mon Dieu! après avoir été ce que j'ai été... souffrir que des
vieillards s'inclinent devant moi... souffrir que de nobles jeunes
filles, que des femmes justement respectées se trouvent flattées de
m'entourer... souffrir enfin que des princesses, doublement augustes et
par l'âge et par leur caractère sacerdotal, me comblent de prévenances
et d'éloges... cela n'est-il pas impie et sacrilège! Et puis, si vous
saviez, mon père, ce que j'ai souffert, ce que je souffre encore chaque
jour en me disant: «Si Dieu voulait que le passé fût connu... avec quel
mépris mérité on traiterait celle qu'à cette heure on élève si haut!...»
Quelle juste et effrayante punition!

--Mais, malheureuse enfant, ma femme et moi nous connaissons le passé...
nous sommes dignes de notre rang, et pourtant nous te chérissons... nous
t'adorons.

--Vous avez pour moi l'aveugle tendresse d'un père et d'une mère...

--Tout le bien que tu as fait depuis ton séjour ici? Et cette
institution belle et sainte, cet asile ouvert par toi aux orphelines et
aux pauvres filles abandonnées, ces soins admirables d'intelligence et
de dévouement dont tu les entoures? Ton insistance à les appeler tes
soeurs, à vouloir qu'elles t'appellent ainsi, puisque en effet tu les
traites en soeurs?... n'est-ce donc rien pour la rédemption de fautes
qui ne furent pas les tiennes?... Enfin l'affection que te témoigne la
digne abbesse de Sainte-Hermangilde, qui ne te connaît que depuis ton
arrivée ici, ne la dois-tu pas absolument à l'élévation de ton esprit, à
la beauté de ton âme, à ta piété sincère?

--Tant que les louanges de l'abbesse de Sainte-Hermangilde ne
s'adressent qu'à ma conduite présente, j'en jouis sans scrupule, mon
père; mais lorsqu'elle cite mon exemple aux demoiselles nobles qui sont
en religion dans l'abbaye, mais lorsque celles-ci voient en moi un
modèle de toutes les vertus, je me sens mourir de confusion, comme si
j'étais complice d'un mensonge indigne.

Après un assez long silence, Rodolphe reprit avec un abattement
douloureux:

--Je le vois, il faut désespérer de te persuader: les raisonnements sont
impuissants contre une conviction d'autant plus inébranlable qu'elle a
sa source dans un sentiment généreux et élevé, puisque à chaque instant
tu jettes un regard sur le passé. Le contraste de ces souvenirs et de ta
position présente doit être en effet pour toi un supplice continuel...
Pardon, à mon tour, pauvre enfant.

--Vous, mon bon père, me demander pardon!... Et de quoi, grand Dieu?

--De n'avoir pas prévu tes susceptibilités... D'après l'excessive
délicatesse de ton coeur, j'aurais dû les deviner... Et pourtant... que
pouvais-je faire?... Il était de mon devoir de te reconnaître
solennellement pour ma fille... alors ces respects, dont l'hommage t'est
si douloureux, venaient nécessairement t'entourer...

«Oui, mais j'ai eu un tort... j'ai été, vois-tu, trop orgueilleux de
toi... j'ai trop voulu jouir du charme que ta beauté, que ton esprit,
que ton caractère inspiraient à tous ceux qui t'approchaient... J'aurais
dû cacher mon trésor... vivre presque dans la retraite avec Clémence et
toi... renoncer à ces fêtes, à ces réceptions nombreuses où j'aimais
tant à te voir briller... croyant follement t'élever si haut... si
haut... que le passé disparaîtrait entièrement à tes yeux... Mais hélas!
le contraire est arrivé... et, comme tu me l'as dit, plus tu t'es
élevée, plus l'abîme dont je t'ai retirée t'a paru sombre et profond...

«Encore une fois, c'est ma faute... j'avais pourtant cru bien faire!...
dit Rodolphe en essuyant ses larmes, mais je me suis trompé... Et puis,
je me suis cru pardonné trop tôt... la vengeance de Dieu n'est pas
satisfaite... elle me poursuit encore dans le bonheur de ma fille!...

Quelques coups discrètement frappés à la porte du salon qui précédait
l'oratoire de Fleur-de-Marie interrompirent ce triste entretien.

Rodolphe se leva et entr'ouvrit la porte.

Il vit Murph, qui lui dit:

--Je demande pardon à Votre Altesse Royale de venir la déranger; mais un
courrier du prince d'Herkaüsen-Oldenzaal vient d'apporter cette lettre
qui, dit-il, est très-importante et doit être sur-le-champ remise à
Votre Altesse Royale.

--Merci, mon bon Murph. Ne t'éloigne pas, lui dit Rodolphe avec un
soupir; tout à l'heure j'aurai besoin de causer avec toi.

Et le prince, ayant fermé la porte, resta un moment dans le salon pour y
lire la lettre que Murph venait de lui remettre.

Elle était ainsi conçue:

                            «Monseigneur,

«Puis-je espérer que les liens de parenté qui m'attachent à Votre
Altesse Royale et que l'amitié dont elle a toujours daigné m'honorer
excuseront une démarche qui serait d'une grande témérité si elle ne
m'était pas imposée par une conscience d'honnête homme?

«Il y a quinze mois, monseigneur, vous reveniez de France, ramenant avec
vous une fille d'autant plus chérie que vous l'aviez crue perdue pour
toujours, tandis qu'au contraire elle n'avait jamais quitté sa mère, que
vous avez épousée à Paris _in extremis_, afin de légitimer la naissance
de la princesse Amélie, qui est ainsi l'égale des autres Altesses de la
Confédération germanique.

«Sa naissance est donc souveraine, sa beauté incomparable, son coeur est
aussi digne de sa naissance que son esprit est digne de sa beauté, ainsi
que me l'a écrit ma soeur l'abbesse de Sainte-Hermangilde, qui a souvent
l'honneur de voir la fille bien-aimée de Votre Altesse Royale.

«Maintenant, monseigneur, j'aborderai franchement le sujet de cette
lettre, puisque malheureusement une maladie grave me retient à
Oldenzaal, et m'empêche de se rendre auprès de Votre Altesse Royale.

«Pendant le temps que mon fils a passé à Gerolstein, il a vu presque
chaque jour la princesse Amélie, il l'aime éperdument, mais il lui a
toujours caché son amour.

«J'ai cru devoir, monseigneur, vous en instruire. Vous avez daigné
accueillir paternellement mon fils et l'engager à revenir, au sein de
votre famille, vivre de cette intimité qui lui était si précieuse;
j'aurais indignement manqué à la loyauté en dissimulant à Votre Altesse
Royale une circonstance qui doit modifier l'accueil qui était réservé à
mon fils.

«Je sais qu'il serait insensé à nous d'oser espérer nous allier plus
étroitement encore à la famille de Votre Altesse Royale.

«Je sais que la fille dont vous êtes à bon droit si fier, monseigneur,
doit prétendre à de hautes destinées.

«Mais je sais aussi que vous êtes le plus tendre des pères, et que, si
vous jugiez jamais mon fils digne de vous appartenir et de faire le
bonheur de la princesse Amélie, vous ne seriez pas arrêté par les graves
disproportions qui rendent pour nous une telle fortune inespérée.

«Il ne m'appartient pas de faire l'éloge d'Henri, monseigneur; mais
j'en appelle aux encouragements et aux louanges que vous avez si souvent
daigné lui accorder.

«Je n'ose et ne puis vous en dire davantage, monseigneur; mon émotion
est trop profonde.

«Quelle que soit votre détermination, veuillez croire que nous nous y
soumettrons avec respect, et que je serai toujours fidèle aux sentiments
profondément dévoués avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

«de Votre Altesse Royale

        «le très-humble et obéissant serviteur,

           «GUSTAVE-PAUL,

           «prince d'Herkaüsen-Oldenzaal




VI

Aveux


Après la lecture de la lettre du prince, père d'Henri, Rodolphe resta
quelque temps triste et pensif; puis, un rayon d'espoir éclairant son
front, il revint auprès de sa fille, à qui Clémence prodiguait en vain
les plus tendres consolations.

--Mon enfant, tu l'as dit toi-même, Dieu a voulu que ce jour fût celui
des explications solennelles, dit Rodolphe à Fleur-de-Marie, je ne
prévoyais pas qu'une nouvelle et grave circonstance dût encore justifier
tes paroles.

--De quoi s'agit-il, mon père?

--Mon ami, qu'y a-t-il?

--De nouveaux sujets de crainte.

--Pour qui donc, mon père?

--Pour toi.

--Pour moi?

--Tu ne nous as avoué que la moitié de tes chagrins, pauvre enfant.

--Soyez assez bon pour vous expliquer, mon père, dit Fleur-de-Marie en
rougissant.

--Maintenant je le puis, je n'ai pu le faire plus tôt, ignorant que tu
désespérais à ce point de ton sort. Écoute, ma fille chérie, tu te
crois, ou plutôt tu es bien malheureuse. Lorsqu'au commencement de notre
entretien tu m'as parlé des espérances qui te restaient, j'ai compris...
mon coeur a été brisé... car il s'agissait pour moi de te perdre à
jamais, de te voir t'enfermer dans un cloître, de te voir descendre
vivante dans un tombeau. Tu voudrais entrer au couvent...

--Mon père...

--Mon enfant, est-ce vrai?

--Oui, si vous me le permettez, répondit Fleur-de-Marie d'une voix
étouffée.

--Nous quitter! s'écria Clémence.

--L'abbaye de Sainte-Hermangilde est bien rapprochée de Gerolstein: je
vous verrai souvent, vous et mon père.

--Songez donc que de tels voeux sont éternels, ma chère enfant. Vous
n'avez pas dix-huit ans, et peut-être un jour...

--Oh! je ne me repentirai jamais de la résolution que je prends: je ne
trouverai le repos et l'oubli que dans la solitude d'un cloître, si
toutefois mon père, et vous, ma seconde mère, vous me continuez votre
affection.

--Les devoirs, les consolations de la vie religieuse pourraient, en
effet, dit Rodolphe, sinon guérir, du moins calmer les douleurs de ta
pauvre âme abattue et déchirée. Et, quoiqu'il s'agisse de la moitié du
bonheur de ma vie, il se peut que j'approuve ta résolution. Je sais ce
que tu souffres, et je ne dis pas que le renoncement au monde ne doive
pas être le terme fatalement logique de ta triste existence.

--Quoi! vous aussi, Rodolphe! s'écria Clémence.

--Permettez-moi, mon amie, d'exprimer toute ma pensée, reprit Rodolphe.
Puis, s'adressant à sa fille: Mais avant de prendre cette détermination
extrême, il faut examiner si un autre avenir ne serait pas plus selon
tes voeux et selon les nôtres. Dans ce cas, aucun sacrifice ne me
coûterait pour assurer ton avenir.

Fleur-de-Marie et Clémence firent un mouvement de surprise; Rodolphe
reprit en regardant fixement sa fille:

--Que penses-tu... de ton cousin le prince Henri?

Fleur-de-Marie tressaillit et devint pourpre.

Après un moment d'hésitation elle se jeta dans les bras du prince en
pleurant.

--Tu l'aimes, pauvre enfant!

--Vous ne me l'aviez jamais demandé, mon père! répondit Fleur-de-Marie
en essuyant ses yeux.

--Mon ami, nous ne nous étions pas trompés, dit Clémence.

--Ainsi, tu l'aimes..., ajouta Rodolphe en prenant les mains de sa fille
dans les siennes; tu l'aimes bien, mon enfant chérie?

--Oh! si vous saviez, reprit Fleur-de-Marie, ce qu'il m'en a coûté de
vous cacher ce sentiment dès que je l'ai eu découvert dans mon coeur.
Hélas! à la moindre question de votre part, je vous aurais tout avoué...
Mais la honte me retenait et m'aurait toujours retenue.

--Et crois-tu qu'Henri connaisse ton amour pour lui? dit Rodolphe.

--Grand Dieu! mon père, je ne le pense pas! s'écria Fleur-de-Marie avec
effroi.

--Et lui... crois-tu qu'il t'aime?

--Non, mon père... non... Oh! j'espère que non... il souffrirait trop.

--Et comment cet amour est-il venu, mon ange aimé?

--Hélas! presque à mon insu... Vous vous souvenez d'un portrait de page?

--Qui se trouve dans l'appartement de l'abbesse de Sainte-Hermangilde...
c'était le portrait d'Henri.

--Oui, mon père... Croyant cette peinture d'une autre époque, un jour,
en votre présence, je ne cachai pas à la supérieure que j'étais frappée
de la beauté de ce portrait. Vous me dîtes alors, en plaisantant, que ce
tableau représentait un de nos parents d'autrefois, qui, très-jeune
encore, avait montré un grand courage et d'excellentes qualités. La
grâce de cette figure, jointe à ce que vous me dîtes du noble caractère
de ce parent, ajouta encore à ma première impression... Depuis ce jour,
souvent je m'étais plu à me rappeler ce portrait, et cela sans le
moindre scrupule, croyant qu'il s'agissait d'un de nos cousins mort
depuis longtemps... Peu à peu, je m'habituai à ces douces pensées...
sachant qu'il ne m'était pas permis d'aimer sur cette terre..., ajouta
Fleur-de-Marie avec une expression navrante, et en laissant de nouveau
couler ses larmes. Je me fis de ces rêveries bizarres une sorte de
mélancolique intérêt, moitié sourire et moitié larmes; je regardai ce
joli page des temps passés comme un fiancé d'outre-tombe... que je
retrouverais peut-être un jour dans l'éternité; il me semblait qu'un tel
amour était seul digne d'un coeur qui vous appartenait tout entier, mon
père... Mais pardonnez-moi ces tristes enfantillages.

--Rien de plus touchant, au contraire, pauvre enfant! dit Clémence
profondément émue.

--Maintenant, reprit Rodolphe, je comprends pourquoi tu m'as reproché un
jour, d'un air chagrin, de t'avoir trompée sur ce portrait.

--Hélas! oui, mon père... Jugez de ma confusion, lorsque plus tard la
supérieure m'apprit que ce portrait était celui de son neveu, l'un de
nos parents... Alors, mon trouble fut extrême, je tâchai d'oublier mes
premières impressions, mais, plus j'y tâchais, plus elles s'enracinaient
dans mon coeur, par suite même de la persévérance de mes efforts...
Malheureusement encore, souvent je vous entendis, mon père, vanter le
coeur, l'esprit, le caractère du prince Henri...

--Tu l'aimais déjà, mon enfant chérie, alors que tu n'avais encore vu
que son portrait et entendu parler que de ses rares qualités.

--Sans l'aimer, mon père, je sentais pour lui un attrait que je me
reprochais amèrement; mais je me consolais en pensant que personne au
monde ne saurait ce triste secret, qui me couvrait de honte à mes
propres yeux. Oser aimer... moi... moi... et puis ne pas me contenter de
votre tendresse, de celle de ma seconde mère! Ne vous devais-je pas
assez pour employer toutes les forces, toutes les ressources de mon
coeur à vous chérir tous deux?... Oh! croyez-moi, parmi mes reproches,
ces derniers furent les plus douloureux. Enfin, pour la première fois je
vis mon cousin... à cette grande fête que vous donniez à l'archiduchesse
Sophie; le prince Henri ressemblait d'une manière si saisissante à son
portrait que je le reconnus tout d'abord... Le soir même, mon père, vous
m'avez présenté à mon cousin, en autorisant entre nous l'intimité que
permet la parenté.

--Eh bientôt vous vous êtes aimés?

--Ah! mon père, il exprimait son respect, son attachement, son
admiration pour vous avec tant d'éloquence... vous m'aviez dit vous-même
tant de bien de lui!...

--Il le méritait... Il n'est pas de caractère plus élevé, il n'est pas
de meilleur et de plus valeureux coeur.

--Ah! de grâce, mon père... ne le louez pas ainsi... Je suis déjà si
malheureuse!...

--Et moi, je tiens à te bien convaincre de toutes les rares qualités de
ton cousin... Ce que je te dis t'étonne... Je le conçois, mon enfant...
Continue...

--Je sentais le danger que je courais en voyant le prince Henri chaque
jour, et je ne pouvais me soustraire à ce danger. Malgré mon aveugle
confiance en vous, mon père, je n'osais vous exprimer mes craintes. Je
mis tout mon courage à cacher cet amour; pourtant, je vous l'avoue, mon
père, malgré mes remords, souvent, dans cette fraternelle intimité de
chaque jour, oubliant le passé, j'éprouvai des éclairs de bonheur
inconnu jusqu'alors, mais bientôt suivis, hélas! de sombres désespoirs,
dès que je retombais sous l'influence de mes tristes souvenirs... Car,
hélas! s'ils me poursuivaient au milieu des hommages et des respects de
personnes presque indifférentes, jugez, jugez... mon père, de mes
tortures, lorsque le prince Henri me prodiguait les louanges les plus
délicates... m'entourait d'une adoration candide et pieuse, mettant,
disait-il, l'attachement fraternel qu'il ressentait pour moi sous la
sainte protection de sa mère, qu'il avait perdue bien jeune. Du moins,
ce doux nom de soeur qu'il me donnait, je tâchais de le mériter, en
conseillant mon cousin sur son avenir, selon mes faibles lumières, en
m'intéressant à tout ce qui le touchait, en me promettant de toujours
vous demander pour lui votre bienveillant appui... Mais souvent, aussi,
que de tourments, que de pleurs dévorés, lorsque par hasard le prince
Henri m'interrogeait sur mon enfance, sur ma première jeunesse... Oh!
tromper... toujours tromper... toujours craindre... toujours mentir,
toujours trembler devant le regard de celui qu'on aime et qu'on
respecte, comme le criminel tremble devant le regard inexorable de son
juge!... Oh! mon père! j'étais coupable, je le sais, je n'avais pas le
droit d'aimer; mais j'expiais ce triste amour par bien des douleurs...
Que vous dirai-je? Le départ du prince Henri, en me causant un nouveau
et violent chagrin, m'a éclairée... J'ai vu que je l'aimais plus encore
que je ne croyais... Aussi, ajouta Fleur-de-Marie avec accablement, et
comme si cette confession eût épuisé ses forces, bientôt je vous aurais
fait cet aveu, car ce fatal amour a comblé la mesure de ce que je
souffre... Dites, maintenant que vous savez tout, dites, mon père,
est-il pour moi un autre avenir que celui du cloître?

--Il en est un autre, mon enfant... oui... et cet avenir est aussi doux
et aussi riant, aussi heureux que celui du couvent est morne et
sinistre!

--Que dites-vous, mon père?

--Écoute-moi à mon tour... Tu sens bien que je t'aime trop, que ma
tendresse est trop clairvoyante pour que ton amour et celui d'Henri
m'aient échappé; au bout de quelques jours, je fus certain qu'il
t'aimait, plus encore peut-être que tu ne l'aimes...

--Mon père... non... non... c'est impossible, il ne m'aime pas à ce
point.

--Il t'aime, te dis-je... Il t'aime avec passion, avec délire.

--Ô mon Dieu! Mon Dieu!

--Écoute encore... lorsque je t'ai fait cette plaisanterie du portrait,
j'ignorais qu'Henri dût venir bientôt voir sa tante à Gerolstein.
Lorsqu'il y vint, je cédai au penchant qu'il m'a toujours inspiré; je
l'invitai à nous voir souvent... Jusqu'alors, je l'avais traité comme
mon fils, je ne changeai rien à ma manière d'être envers lui... Au bout
de quelques jours, Clémence et moi nous ne pûmes douter de l'attrait que
vous éprouviez l'un pour l'autre... Si ta position était plus
douloureuse, ma pauvre enfant, la mienne aussi était pénible, et surtout
d'une délicatesse extrême... Comme père, sachant les rares et
excellentes qualités d'Henri, je ne pouvais qu'être profondément heureux
de votre attachement, car jamais je n'aurais pu rêver un époux plus
digne de toi.

--Ah! mon père... pitié! pitié!

--Mais, comme homme d'honneur, je songeais au triste passé de mon
enfant... Aussi, loin d'encourager les espérances d'Henri, dans
plusieurs entretiens je lui donnai des conseils absolument contraires à
ceux qu'il aurait dû attendre de moi si j'avais songé à lui accorder ta
main. Dans des conjonctures si délicates, comme père et comme homme
d'honneur, je devais garder une neutralité rigoureuse, ne pas encourager
l'amour de ton cousin, mais le traiter avec la même affabilité que par
le passé... Tu as été jusqu'ici si malheureuse, mon enfant chérie, que,
te voyant pour ainsi dire te ranimer sous l'influence de ce noble et pur
amour, pour rien au monde je n'aurais voulu te ravir ces joies divines
et rares. En admettant même que cet amour dût être brisé plus tard... tu
aurais au moins connu quelques jours d'innocent bonheur... Et puis,
enfin... cet amour pouvait assurer ton repos à venir...

--Mon repos?

--Écoute encore... Le père d'Henri, le prince Paul, vient de m'écrire;
voici sa lettre... Quoiqu'il regarde cette alliance comme une faveur
inespérée... il me demande ta main pour son fils, qui, me dit-il,
éprouve pour toi l'amour le plus respectueux et le plus passionné.

--Ô mon Dieu! Mon Dieu! dit Fleur-de-Marie, en cachant son visage dans
ses mains, j'aurais pu être si heureuse!

--Courage, ma fille bien-aimée! Si tu le veux, ce bonheur est à toi!
s'écria tendrement Rodolphe.

--Oh! jamais!... Jamais!... Oubliez-vous?...

--Je n'oublie rien... Mais que demain tu entres au couvent,
non-seulement je te perds à jamais... mais tu me quittes pour une vie de
larmes et d'austérités... Eh bien! te perdre pour te perdre... qu'au
moins je te sache heureuse et mariée à celui que tu aimes... et qui
t'adore.

--Mariée avec lui... moi, mon père!...

--Oui... mais à la condition que, sitôt après votre mariage, contracté
ici la nuit, sans d'autres témoins que Murph pour toi et que le baron de
Graün pour Henri, vous partirez tous deux pour aller dans quelque
tranquille retraite de Suisse ou d'Italie, vivre inconnus, en riches
bourgeois. Maintenant, ma fille chérie, sais-tu pourquoi je me résigne à
t'éloigner de moi? Sais-tu pourquoi je désire qu'Henri quitte son titre
une fois hors de l'Allemagne? C'est que je suis sûr qu'au milieu d'un
bonheur solitaire, concentrée dans une existence dépouillée de tout
faste, peu à peu tu oublieras cet odieux passé, qui t'est surtout
pénible parce qu'il contraste amèrement avec les cérémonieux hommages
dont à chaque instant tu es entourée.

--Rodolphe a raison, s'écria Clémence. Seule avec Henri, continuellement
heureuse de son bonheur et du vôtre, il ne vous restera pas le temps de
songer à vos chagrins d'autrefois, mon enfant.

--Puis, comme il me serait impossible d'être longtemps sans te voir,
chaque année Clémence et moi nous irons vous visiter.

--Et un jour... lorsque la plaie dont vous souffrez tant, pauvre petite,
sera cicatrisée... lorsque vous aurez trouvé l'oubli dans le bonheur...
et ce moment arrivera plus tôt que vous ne le pensez... vous reviendrez
près de nous pour ne plus nous quitter!

--L'oubli dans le bonheur!... murmura Fleur-de-Marie qui, malgré elle,
se laissait bercer par ce songe enchanteur.

--Oui... oui, mon enfant, reprit Clémence, lorsqu'à chaque instant du
jour vous vous verrez bénie, respectée, adorée par l'époux de votre
choix, par l'homme dont votre père vous a mille fois vanté le coeur
noble et généreux... aurez-vous le loisir de songer au passé? Et, lors
même que vous y songeriez... comment ce passé vous attristerait-il?
Comment vous empêcherait-il de croire à la radieuse félicité de votre
mari?

--Enfin c'est vrai... car dis-moi, mon enfant, reprit Rodolphe, qui
pouvait à peine contenir des larmes de joie en voyant sa fille ébranlée,
en présence de l'idolâtrie de ton mari pour toi... lorsque tu auras la
conscience et la preuve du bonheur qu'il te doit... quels reproches
pourras-tu te faire?

--Mon père..., dit Fleur-de-Marie, oubliant le passé pour cette
espérance ineffable, tant de bonheur me serait-il encore réservé?

--Ah! j'en étais bien sûr! s'écria Rodolphe dans un élan de joie
triomphante, est-ce qu'après tout un père qui le veut... ne peut pas
rendre au bonheur son enfant adorée?...

--Elle mérite tant... que nous devions être exaucés, mon ami, dit
Clémence en partageant le ravissement du prince.

--Épouser Henri... et un jour... passer ma vie entre lui... ma seconde
mère... et mon père..., répéta Fleur-de-Marie, subissant de plus en plus
la douce ivresse de ces pensées.

--Oui, mon ange aimé, nous serons tous heureux!... Je vais répondre au
père d'Henri que je consens au mariage, s'écria Rodolphe en serrant
Fleur-de-Marie dans ses bras avec une émotion indicible. Rassure-toi,
notre séparation sera passagère... les nouveaux devoirs que le mariage
va t'imposer raffermiront encore tes pas dans cette voie d'oubli et de
félicité où tu vas marcher désormais... car, enfin, si un jour tu es
mère, ce ne sera pas seulement pour toi qu'il te faudra être heureuse...

--Ah! s'écria Fleur-de-Marie avec un cri déchirant, car ce mot de mère
la réveilla du songe enchanteur qui la berçait, mère!... moi? Oh!
jamais! Je suis indigne de ce saint nom... Je mourrais de honte devant
mon enfant... si je n'étais pas morte de honte devant son père... en lui
faisant l'aveu du passé...

--Que dit-elle? mon Dieu! s'écria Rodolphe, foudroyé par ce brusque
changement...

--Moi mère! reprit Fleur-de-Marie avec une amertume désespérée, moi
respectée, moi bénie par un enfant innocent et candide! Moi autrefois
l'objet du mépris de tous! Moi profaner ainsi le nom sacré de mère...
oh! jamais... Misérable folle que j'étais de me laisser entraîner à un
espoir indigne!...

--Ma fille, par pitié, écoute-moi.

Fleur-de-Marie se leva droite, pâle, et belle de la majesté d'un malheur
incurable.

--Mon père... nous oublions qu'avant de m'épouser... le prince Henri
doit connaître ma vie passée.

--Je ne l'avais pas oublié, s'écria Rodolphe; il doit tout savoir... il
saura tout...

--Et vous ne voulez pas que je meure... de me voir ainsi dégradée à ses
yeux?

--Mais il saura aussi quelle irrésistible fatalité t'a jetée dans
l'abîme... mais il saura ta réhabilitation.

--Et il sentira enfin, reprit Clémence en serrant Fleur-de-Marie dans
ses bras, que lorsque je vous appelle ma fille... il peut sans honte
vous appeler sa femme...

--Et moi... ma mère... j'aime trop... j'estime trop le prince Henri pour
jamais lui donner une main qui a été touchée par les bandits de la
Cité...

Peu de temps après cette scène douloureuse, on lisait dans la _Gazette
officielle de Gerolstein:_

«Hier a eu lieu, en l'abbaye grand-ducale de Sainte-Hermangilde, en
présence de Son Altesse Royale le grand-duc régnant et de toute la cour,
la prise de voile de très-haute et très-puissante princesse Son Altesse
Amélie de Gerolstein.

«Le noviciat a été reçu par l'illustrissime et révérendissime seigneur
monseigneur Charles-Maxime, archevêque duc d'Oppenheim; monseigneur
Annibal-André Montano, des princes de Delphes, évêque de Ceuta _in
partibus infidelium_ et nonce apostolique, y a donné le salut et la
bénédiction papale.

«Le sermon a été prononcé par le révérendissime seigneur Pierre
d'Asfeld, chanoine du chapitre de Cologne, comte du Saint-Empire romain.

                       «VENI, CREATOR OPTIME.»




VII

La profession


                              RODOLPHE À CLÉMENCE

                                          Gerolstein, 12 janvier 1842[35]

En me rassurant complètement aujourd'hui sur la santé de votre père, mon
amie, vous me faites espérer que vous pourrez, avant la fin de cette
semaine, le ramener ici. Je l'avais prévenu que dans la résidence de
Rosenfeld, située au milieu des forêts, il serait exposé, malgré toutes
les précautions possibles, à l'âpre rigueur de nos froids;
malheureusement sa passion pour la chasse a rendu nos conseils inutiles.
Je vous en conjure, Clémence, dès que votre père pourra supporter le
mouvement de la voiture, partez aussitôt; quittez ce pays sauvage et
cette sauvage demeure, seulement habitable pour ces vieux Germains au
corps de fer dont la race a disparu.

Je tremble qu'à votre tour vous ne tombiez malade; les fatigues de ce
voyage précipité, les inquiétudes auxquelles vous avez été en proie
jusqu'à votre arrivée auprès de votre père, toutes ces causes ont dû
réagir cruellement sur vous. Que n'ai-je pu vous accompagner!...

Clémence, je vous en supplie, pas d'imprudence; je sais combien vous
êtes vaillante et dévouée... je sais de quels soins empressés vous allez
entourer votre père; mais il serait aussi désespéré que moi si votre
santé s'altérait pendant ce voyage. Je déplore doublement la maladie du
comte, car elle vous éloigne de moi dans un moment où j'aurais puisé
bien des consolations dans votre tendresse...

La cérémonie de la profession de notre pauvre enfant est toujours fixée
à demain... à demain 13 janvier, époque fatale... C'est le TREIZE
JANVIER que j'ai tiré l'épée contre mon père...

Ah! mon amie... je m'étais cru pardonné trop tôt... L'enivrant espoir de
passer ma vie auprès de vous et de ma fille m'avait fait oublier que ce
n'était pas moi, mais elle, qui avait été punie jusqu'à présent, et que
mon châtiment était encore à venir.

Et il est venu... lorsqu'il y a six mois l'infortunée nous a dévoilé la
double torture de son coeur: sa honte incurable du passé... jointe à son
malheureux amour pour Henri...

Ces deux amers et brûlants ressentiments exaltés l'un par l'autre,
devaient, par une logique fatale, amener son inébranlable résolution de
prendre le voile. Vous le savez, mon amie, en combattant ce dessein de
toutes les forces de notre adoration pour elle, nous ne pouvions nous
dissimuler que sa digne et courageuse conduite eût été la nôtre. Que
répondre à ces mots terribles: «J'aime trop le prince Henri pour lui
donner une main touchée par les bandits de la Cité»?

Elle a dû se sacrifier à ses nobles scrupules, au souvenir ineffaçable
de sa honte! Elle l'a fait vaillamment... Elle a renoncé aux splendeurs
du monde, elle est descendue des marches d'un trône pour s'agenouiller,
vêtue de bure, sur la dalle d'une église; elle a croisé ses mains sur sa
poitrine, courbé sa tête angélique... ses beaux cheveux blonds que
j'aimais tant, et que je conserve comme un trésor, sont tombés tranchés
par le fer...

Ô mon amie, vous savez notre émotion déchirante à ce moment lugubre et
solennel; cette émotion est, à cette heure, aussi poignante que par le
passé... En vous écrivant ces mots, je pleure comme un enfant.

Je l'ai vue ce matin; quoiqu'elle m'ait paru moins pâle que d'habitude,
et qu'elle prétende ne pas souffrir... sa santé m'inquiète,
mortellement. Hélas! lorsque, sous le voile et le bandeau qui entourent
son noble front, je vois ses traits amaigris qui ont la froide blancheur
du marbre, et qui font paraître ses grands yeux bleus plus grands
encore, je ne puis m'empêcher de songer au doux et pur éclat dont
brillait sa beauté lors de notre mariage. Jamais, n'est-ce pas? nous ne
l'avions vue plus charmante... notre bonheur semblait rayonner sur son
délicieux visage.

Comme je vous le disais, je l'ai vue ce matin; elle n'est pas prévenue
que la princesse Juliane se démet volontairement en sa faveur de sa
dignité abbatiale: demain donc, jour de sa profession, notre enfant sera
élue abbesse, puisqu'il y a unanimité parmi les demoiselles nobles de la
communauté pour lui conférer cette dignité[36].

Depuis le commencement de son noviciat, il n'y a qu'une voix sur sa
piété, sur sa charité, sur sa religieuse exactitude à remplir toutes les
règles de son ordre, dont elle exagère malheureusement les austérités...
Elle a exercé dans ce couvent l'influence qu'elle exerce partout, sans y
prétendre et en l'ignorant, ce qui en augmente la puissance...

Son entretien de ce matin m'a confirmé ce dont je me doutais; elle n'a
pas trouvé dans la solitude du cloître et dans la pratique sévère de la
vie monastique le repos et l'oubli... elle se félicite pourtant de sa
résolution, qu'elle considère comme l'accomplissement d'un devoir
impérieux; mais elle souffre toujours, car elle n'est pas née pour ces
contemplations mystiques, au milieu desquelles certaines personnes,
oubliant toutes les affections, tous les souvenirs terrestres, se
perdent en ravissements ascétiques.

Non, Fleur-de-Marie croit, elle prie, elle se soumet à la rigoureuse et
dure observance de son ordre; elle prodigue les consolations les plus
évangéliques, les soins les plus humbles aux pauvres femmes malades qui
sont traitées dans l'hospice de l'abbaye. Elle a refusé jusqu'à l'aide
d'une soeur converse pour le modeste ménage de cette triste cellule
froide et nue où nous avons remarqué avec un si douloureux étonnement,
vous vous le rappelez, mon amie, les branches desséchées de son petit
rosier, suspendues au-dessous de son christ. Elle est enfin l'exemple
chéri, le modèle vénéré de la communauté... Mais elle me l'a avoué ce
matin, en se reprochant cette faiblesse avec amertume, elle n'est pas
tellement absorbée par la pratique et par les austérités de la vie
religieuse, que le passé ne lui apparaisse sans cesse non-seulement tel
qu'il a été... mais tel qu'il aurait pu être.

--Je m'en accuse, mon père, me disait-elle avec cette calme et douce
résignation que vous lui connaissez, je m'en accuse, mais je ne puis
m'empêcher de songer souvent, que, si Dieu avait voulu m'épargner la
dégradation qui a flétri à jamais mon avenir, j'aurais pu vivre toujours
auprès de vous, aimée de l'époux de votre choix. Malgré moi, ma vie se
partage entre ces douloureux regrets et les effroyables souvenirs de la
Cité. En vain je prie Dieu de me délivrer de ces obsessions, de remplir
uniquement mon coeur de son pieux amour, de ses saintes espérances, de
me prendre enfin tout entière, puisque je veux me donner tout entière à
lui... il n'exauce pas mes voeux... sans doute parce que mes
préoccupations terrestres me rendent indigne d'entrer en communication
avec lui.

--Mais alors, m'écriai-je, saisi d'une folle lueur d'espérance, il en
est temps encore, aujourd'hui ton noviciat finit, mais c'est seulement
demain qu'aura lieu ta profession solennelle; tu es encore libre,
renonce à cette vie si rude et si austère qui ne t'offre pas les
consolations que tu attendais; souffrir pour souffrir, viens souffrir
dans nos bras, notre tendresse adoucira tes chagrins.

Secouant tristement la tête, elle me répondit avec cette inflexible
justesse de raisonnement qui nous a si souvent frappés:

--Sans doute, mon bon père, la solitude est bien triste pour moi... pour
moi déjà si habituée à vos tendresses de chaque instant. Sans doute je
suis poursuivie par d'amers regrets, de navrants souvenirs; mais au
moins j'ai la conscience d'accomplir un devoir... mais je comprends,
mais je sais que partout ailleurs qu'ici je serais déplacée; je me
retrouverais dans cette condition si cruellement fausse... dont j'ai
déjà tant souffert... et pour moi... et pour vous... car j'ai ma fierté
aussi. Votre fille sera ce qu'elle doit être... fera ce qu'elle doit
faire, subira ce qu'elle doit subir... Demain tous sauraient de quelle
fange vous m'avez tirée... qu'en me voyant repentante au pied de la
croix on me pardonnerait peut-être le passé en faveur de mon humilité
présente... Et il n'en serait pas ainsi, n'est-ce pas? mon bon père, si
l'on me voyait, comme il y a quelques mois, briller au milieu des
splendeurs de votre cour. D'ailleurs, satisfaire aux justes et sévères
exigences du monde, c'est me satisfaire moi-même; aussi je remercie et
je bénis Dieu de toute la puissance de mon âme, en songeant que lui seul
pouvait offrir à votre fille un asile et une position dignes d'elle et
de vous... une position enfin qui ne formât pas un affligeant contraste
avec ma dégradation première... et pût mériter le seul respect qui me
soit dû... celui que l'on accorde au repentir et à l'humilité sincères.

Hélas! Clémence... que répondre à cela?...

Fatalité! Fatalité! Car cette malheureuse enfant est douée, si cela peut
se dire, d'une inexorable logique en tout ce qui touche les délicatesses
du coeur et de l'honneur. Avec un esprit et une âme pareils, il ne faut
pas songer à pallier, à tourner les positions fausses; il faut en subir
les implacables conséquences...

Je l'ai quittée, comme toujours, le coeur brisé.

Sans fonder le moindre espoir sur cette entrevue, qui sera la dernière
avant sa profession, je m'étais dit: «Aujourd'hui encore elle peut
renoncer au cloître.» Mais vous le voyez, mon amie, sa volonté est
irrévocable, et je dois, hélas! en convenir avec elle et répéter ses
paroles: «Dieu seul pouvait lui offrir un asile et une position dignes
d'elle et de moi.»

Encore une fois, sa résolution est admirablement convenable et logique
au point de vue de la société où nous vivons... Avec l'exquise
susceptibilité de Fleur-de-Marie, il n'y a pas pour elle d'autre
condition possible. Mais, je vous l'ai dit bien souvent, mon amie, si
des devoirs sacrés, plus sacrés encore que ceux de la famille, ne me
retenaient pas au milieu de ce peuple qui m'aime et dont je suis un peu
la providence, je serais allé avec vous, ma fille, Henri et Murph, vivre
heureux et obscur dans quelque retraite ignorée. Alors, loin des lois
impérieuses d'une société impuissante à guérir les maux qu'elle a faits,
nous aurions bien forcé cette malheureuse enfant au bonheur et à
l'oubli... tandis qu'ici, au milieu de cet éclat, de ce cérémonial, si
restreint qu'il fût, c'était impossible... Mais encore une fois...
fatalité! fatalité! je ne puis abdiquer mon pouvoir sans compromettre le
bonheur de ce peuple, qui compte sur moi... Braves et dignes gens!
qu'ils ignorent toujours ce que leur fidélité me coûte!...

Adieu, tendrement adieu, ma bien-aimée Clémence. Il m'est presque
consolant de vous voir aussi affligée que moi du sort de mon enfant, car
ainsi je puis dire notre chagrin, et il n'y a pas d'égoïsme dans ma
souffrance.

Quelquefois je me demande avec effroi ce que je serais devenu sans vous
au milieu de circonstances si douloureuses... Souvent aussi ces pensées
m'apitoient encore davantage sur le sort de Fleur-de-Marie... Car vous
me restez, vous... Et à elle, que lui reste-t-il?

Adieu encore, et tristement adieu, noble amie, bon ange des jours
mauvais. Revenez bientôt; cette absence vous pèse autant qu'à moi...

À vous ma vie et mon amour!... âme et coeur, à vous!

                                                              R.

Je vous envoie cette lettre par un courrier; à moins de changement
imprévu, je vous en expédierai une autre demain, sitôt après la triste
cérémonie. Mille voeux et espoirs à votre père pour son prompt
rétablissement. J'oubliais de vous donner des nouvelles du pauvre Henri.
Son état s'améliore et ne donne plus de si graves inquiétudes. Son
excellent père, malade lui-même, a retrouvé des forces pour le soigner,
pour le veiller; miracle d'amour paternel qui ne nous étonne pas, nous
autres.

Ainsi donc, amie, à demain... demain, jour sinistre et néfaste pour moi!

À vous encore, à vous toujours.

                                                              R.

                                        Abbaye de Sainte-Hermangilde,
                                              quatre heures du matin.

Rassurez-vous, Clémence, rassurez-vous, quoique l'heure à laquelle je
vous écris cette lettre et le lieu d'où elle est datée doivent vous
effrayer...

Grâce à Dieu, le danger est passé; mais la crise a été terrible...

Hier, après vous avoir écrit, agité par je ne sais quel funeste
pressentiment, me rappelant la pâleur, l'air souffrant de ma fille,
l'état de faiblesse où elle languit depuis quelque temps, songeant enfin
qu'elle devait passer en prières, dans une immense et glaciale église,
presque toute cette nuit qui précède sa profession, j'ai envoyé Murph et
David à l'abbaye demander à la princesse Juliane de leur permettre de
rester jusqu'à demain dans la maison extérieure qu'Henri habitait
ordinairement. Ainsi ma fille pouvait avoir de prompts secours et moi de
ses nouvelles si, comme je le craignais, les forces lui manquaient pour
accomplir cette rigoureuse... je ne veux pas dire cruelle... obligation
de rester une nuit de janvier en prières par un froid excessif. J'avais
aussi écrit à Fleur-de-Marie que, tout en respectant l'exercice de ses
devoirs religieux, je la suppliais de songer à sa santé et de faire sa
veillée de prières dans sa cellule et non dans l'église. Voici ce
qu'elle m'a répondu:

«Mon bon père, je vous remercie du plus profond de mon coeur de cette
nouvelle et tendre preuve de votre intérêt. N'ayez aucune inquiétude; je
me crois en état d'accomplir mon devoir. Votre fille, mon bon père, ne
peut témoigner ni crainte ni faiblesse. La règle est telle, je dois m'y
conformer. En résultât-il quelques souffrances physiques, c'est avec
joie que je les offrirais à Dieu. Vous m'approuverez, je l'espère, vous
qui avez toujours pratiqué le renoncement et le devoir avec tant de
courage. Adieu, mon bon père, je ne vous dirai pas que je vais prier
pour vous. En priant Dieu, je vous prie toujours, car il m'est
impossible de ne pas vous confondre avec la divinité que j'implore. Vous
avez été pour moi sur la terre ce que Dieu, si je le mérite, sera pour
moi dans le ciel.

«Daignez bénir ce soir votre fille par la pensée, mon bon père... Elle
sera demain l'épouse du Seigneur.

«Elle vous baise la main avec un pieux respect.

                                                     «Soeur AMÉLIE»

Cette lettre, que je ne pus lire sans fondre en larmes, me rassura
pourtant quelque peu; je devais, moi aussi, accomplir une veillée
sinistre.

La nuit venue, j'allai m'enfermer dans le pavillon que j'ai fait
construire non loin du monument élevé au souvenir de mon père, en
expiation de cette nuit fatale...

Vers une heure du matin, j'entendis la voix de Murph; je frissonnai
d'épouvante. Il arrivait en toute hâte du couvent.

Que vous dirai-je, mon amie? Ainsi que je l'avais prévu, la malheureuse
enfant, malgré son courage et sa volonté, n'a pas eu la force
d'accomplir entièrement cette pratique barbare, dont il avait été
impossible à la princesse Juliane de la dispenser, la règle étant
formelle à ce sujet.

À huit heures du soir, Fleur-de-Marie s'est agenouillée sur la pierre de
cette église. Jusqu'à plus de minuit elle a prié. Mais, à cette heure,
succombant à sa faiblesse, à cet horrible froid, à son émotion, car elle
a longuement et silencieusement pleuré, elle s'est évanouie. Deux
religieuses, qui, par ordre de la princesse Juliane, avaient partagé sa
veillée, vinrent la relever et la transportèrent dans sa cellule.

David fut à l'instant prévenu. Murph monta en voiture, accourut me
chercher. Je volai au couvent; je fus reçu par la princesse Juliane.
Elle me dit que David craignait que ma vue ne fît une trop vive
impression sur ma fille; que son évanouissement, dont elle était
revenue, ne présentait rien de très-alarmant, ayant été causé seulement
par une grande faiblesse.

D'abord une horrible pensée me vint. Je crus qu'on voulait me cacher
quelque grand malheur, ou du moins me préparer à l'apprendre; mais la
supérieure me dit: «Je vous l'affirme, monseigneur, la princesse Amélie
est hors de danger; un léger cordial que le docteur David lui a fait
prendre a ranimé ses forces.»

Je ne pouvais douter de ce que m'affirmait l'abbesse; je la crus, et
j'attendis des nouvelles de ma fille avec une douloureuse impatience.

Au bout d'un quart d'heure d'angoisses, David revint. Grâce à Dieu, elle
allait mieux, et elle avait voulu continuer sa veillée de prières dans
l'église, en consentant seulement à s'agenouiller sur un coussin. Et,
comme je me révoltais et m'indignais de ce que la supérieure et lui
eussent accédé à son désir, ajoutant que je m'y opposais formellement,
il me répondit qu'il eût été dangereux de contrarier la volonté de ma
fille dans un moment où elle était sous l'influence d'une vive émotion
nerveuse, et que d'ailleurs il était convenu avec la princesse Juliane
que la pauvre enfant quitterait l'église à l'heure des matines pour
prendre un peu de repos et se préparer à la cérémonie.

--Elle est donc maintenant à l'église? lui dis-je.

--Oui, monseigneur; mais avant une demi-heure elle l'aura quittée.

Je me fis aussitôt conduire à notre tribune du nord, d'où l'on domine
tout le choeur.

Là, au milieu des ténèbres de cette vaste église, seulement éclairée par
la pâle clarté de la lampe du sanctuaire, je la vis, près de la grille,
agenouillée, les mains jointes, et priant encore avec ferveur.

Moi aussi je m'agenouillai en pensant à mon enfant.

Trois heures sonnèrent; deux soeurs assises dans les stalles, qui ne
l'avaient pas quittée des yeux, vinrent lui parler bas. Au bout de
quelques moments elle se signa, se releva et traversa le choeur d'un pas
assez ferme; et pourtant, mon amie, lorsqu'elle passa sous la lampe, son
visage me parut aussi blanc que le long voile qui flottait autour
d'elle.

Je sortis aussitôt de la tribune, voulant d'abord aller la rejoindre;
mais je craignis qu'une nouvelle émotion l'empêchât de goûter quelques
moments de repos. J'envoyai David savoir comment elle se trouvait: il
revint me dire qu'elle se sentait mieux et qu'elle allait tâcher de
dormir un peu.

Je reste à l'abbaye pour la cérémonie qui aura lieu ce matin.

Je pense maintenant, mon amie, qu'il est inutile de vous envoyer cette
lettre incomplète. Je la terminerai demain, en vous racontant les
événements de cette triste journée.

À bientôt donc, mon amie. Je suis brisé de douleur, plaignez-moi.




Dernier chapitre

Le 13 janvier


                      RODOLPHE À CLÉMENCE.

Treize janvier... anniversaire maintenant doublement sinistre!!!

Mon amie... nous la perdons à jamais!

Tout est fini... tout!

Écoutez ce récit:

Il est donc vrai... on éprouve une volupté atroce à raconter une
horrible douleur.

Hier je me plaignais du hasard qui vous retenait loin de moi...
aujourd'hui, Clémence, je me félicite de ce que vous n'êtes pas ici:
vous souffririez trop...

Ce matin, je sommeillais à peine, j'ai été éveillé par le son des
cloches... j'ai tressailli d'effroi... cela m'a semblé funèbre... on eût
dit un glas de funérailles.

En effet... ma fille est morte pour nous... morte, entendez-vous... Dès
aujourd'hui, Clémence... il vous faut commencer à porter son deuil dans
votre coeur, dans votre coeur toujours pour elle si maternel.

Que notre enfant soit ensevelie sous le marbre d'un tombeau ou sous la
voûte d'un cloître... pour nous... quelle est la différence?

Dès aujourd'hui, entendez-vous, Clémence, il faut la regarder comme
morte... D'ailleurs... elle est d'une si grande faiblesse... sa santé,
altérée par tant de chagrins, par tant de secousses, est si
chancelante... Pourquoi pas aussi cette autre mort, plus complète
encore? La fatalité n'est pas lasse...

Et puis d'ailleurs... d'après ma lettre d'hier, vous devez comprendre
que cela serait peut-être plus heureux pour elle... qu'elle fût morte.

Morte... ces cinq lettres ont une physionomie étrange... ne trouvez-vous
pas?... quand on les écrit à propos d'une fille idolâtrée... d'une fille
si belle... si charmante, d'une bonté si angélique... Dix-huit ans à
peine... et morte au monde!...

Au fait... pour nous et pour elle, à quoi bon végéter souffrante dans la
morne tranquillité de ce cloître? Qu'importe qu'elle vive, si elle est
perdue pour nous? Elle doit tant l'aimer, la vie... que la fatalité lui
a faite!...

Ce que je dis là est affreux... il y a un égoïsme barbare dans l'amour
paternel!...

À midi, sa profession a eu lieu avec une pompe solennelle.

Caché derrière les rideaux de notre tribune, j'y ai assisté...

J'ai ressenti, mais avec encore plus d'intensité, toutes les poignantes
émotions que nous avions éprouvées lors de son noviciat...

Chose bizarre! elle est adorée, on croit généralement qu'elle est
attirée vers la vie religieuse par une irrésistible vocation, on devrait
voir dans sa profession un événement heureux pour elle, et, au
contraire, une accablante tristesse pesait sur la foule.

Au fond de l'église, parmi le peuple... j'ai vu deux sous-officiers de
mes gardes, deux vieux et rudes soldats, baisser la tête et pleurer...

On eût dit qu'il y avait dans l'air un douloureux pressentiment... Du
moins s'il était fondé, il n'est réalisé qu'à demi...

La profession terminée, on a ramené notre enfant dans la salle du
chapitre, où devait avoir lieu la nomination de la nouvelle abbesse...

Grâce à mon privilège souverain, j'allai dans cette salle attendre
Fleur-de-Marie au retour du choeur.

Elle rentra bientôt...

Son émotion, sa faiblesse étaient si grandes que deux soeurs la
soutenaient...

Je fus effrayé, moins encore de sa pâleur et de la profonde altération
de ses traits que de l'expression de son sourire... Il me parut empreint
d'une sorte de satisfaction sinistre...

Clémence... je vous le dis... peut-être bientôt nous faudra-t-il du
courage... bien du courage... Je sens pour ainsi dire en moi que notre
enfant est mortellement frappée...

...Après tout, sa vie serait si malheureuse...

Voilà deux fois que je me dis, en pensant à la mort possible de ma
fille... que cette mort mettrait du moins un terme à sa cruelle
existence... Cette pensée est un horrible symptôme... Mais, si ce
malheur doit nous frapper, il vaut mieux y être préparé, n'est-ce pas,
Clémence?

Se préparer à un pareil malheur... c'est en savourer peu à peu et
d'avance les lentes angoisses... C'est un raffinement de douleurs
inouï... Cela est mille fois plus affreux que le coup qui vous frappe
imprévu... Au moins la stupeur, l'anéantissement vous épargnent une
partie de cet atroce déchirement...

Mais les usages de la compassion veulent qu'on vous prépare...
Probablement je n'agirais pas autrement moi-même, pauvre amie... si
j'avais à vous apprendre le funeste événement dont je vous parle...
Ainsi épouvantez-vous... si vous remarquez que je vous entretiens
d'elle... avec des ménagements, des détours d'une tristesse désespérée,
après vous avoir annoncé que sa santé ne me donnait pourtant pas de
graves inquiétudes.

Oui, épouvantez-vous, si je vous parle comme je vous écris maintenant...
car, quoique je l'aie quittée assez calme il y a une heure pour venir
terminer cette lettre, je vous le répète, Clémence, il me semble
ressentir en moi qu'elle est plus souffrante qu'elle ne le paraît...
Fasse le ciel que je me trompe, et que je prenne pour des pressentiments
la désespérante tristesse que m'a inspirée cette cérémonie lugubre!

Fleur-de-Marie entra donc dans la grande salle du chapitre.

Toutes les stalles furent successivement occupées par les religieuses.

Elle alla modestement se mettre à la dernière place de la rangée de
gauche; elle s'appuyait sur le bras d'une des soeurs, car elle semblait
toujours bien faible.

Au haut de la salle, la princesse Juliane était assise, ayant d'un côté
la grande prieure, de l'autre une seconde dignitaire, tenant à la main
la crosse d'or, symbole de l'autorité abbatiale.

Il se fit un profond silence, la princesse se leva, prit sa crosse en
main et dit d'une voix grave et émue:

--Mes chères filles, mon grand âge m'oblige de confier à des mains plus
jeunes cet emblème de mon pouvoir spirituel, et elle montra sa crosse.
J'y suis autorisée par une bulle de notre Saint-Père; je présenterai
donc à la bénédiction de monseigneur l'archevêque d'Oppenheim et à
l'approbation de S. A. R. le grand-duc, notre souverain, celle de vous,
mes chères filles, qui par vous aura été désignée pour me succéder.
Notre grande prieure va vous faire connaître le résultat de l'élection,
et à celle-là que vous aurez élue je remettrai ma crosse et mon anneau.

Je ne quittai pas ma fille des yeux.

Debout dans sa stalle, les deux mains jointes sur sa poitrine, les yeux
baissés, à demi enveloppée de son voile blanc et des longs plis
traînants de sa robe noire, elle se tenait immobile et pensive, elle
n'avait pas un moment supposé qu'on pût l'élire; son élévation n'avait
été confiée qu'à moi par l'abbesse.

La grande prieure prit un registre et lut:

--Chacune de nos chères soeurs ayant été, suivant la règle, invitée, il
y a huit jours, à déposer son vote entre les mains de notre sainte mère
et à tenir son choix secret jusqu'à ce moment; au nom de notre sainte
mère, je déclare qu'une de vous, mes chères soeurs, a par sa piété
exemplaire, par ses vertus angéliques, mérité le suffrage unanime de la
communauté, et celle-là est notre soeur Amélie, de son vivant très-haute
et très-puissante princesse de Gerolstein.

À ces mots, une sorte de murmure de douce surprise et d'heureuse
satisfaction circula dans la salle; tous les regards des religieuses se
fixèrent sur ma fille avec une expression de tendre sympathie; malgré
mes accablantes préoccupations, je fus moi-même vivement ému de cette
nomination qui, faite isolément et secrètement, offrait néanmoins une si
touchante unanimité.

Fleur-de-Marie, stupéfaite, devint encore plus pâle; ses genoux
tremblaient si fort qu'elle fut obligée de s'appuyer d'une main sur le
rebord de la stalle.

L'abbesse reprit d'une voix haute et grave:

--Mes chères filles, c'est bien soeur Amélie que vous croyez la plus
digne et la plus méritante de vous toutes? C'est bien elle que vous
reconnaissez pour votre supérieure spirituelle? Que chacune de vous me
réponde à son tour, mes chères filles.

Et chaque religieuse répondit à haute voix:

--Librement et volontairement j'ai choisi et je choisis soeur Amélie
pour ma sainte mère et supérieure.

Saisie d'une émotion inexprimable, ma pauvre enfant tomba à genoux,
joignit les deux mains et resta ainsi jusqu'à ce que chaque vote fût
émis.

Alors l'abbesse, déposant la crosse et l'anneau entre les mains de la
grande prieure, s'avança vers ma fille pour la prendre par la main et la
conduire au siège abbatial.

Mon amie, ma tendre amie, je me suis interrompu un moment; il m'a fallu
reprendre courage pour achever de vous raconter cette scène
déchirante...

--Relevez-vous, ma chère fille, lui dit l'abbesse, venez prendre la
place qui vous appartient; vos vertus évangéliques, et non votre rang,
vous l'ont gagnée.

En disant ces mots, la vénérable princesse se pencha vers ma fille pour
l'aider à se relever.

Fleur-de-Marie fit quelques pas en tremblant, puis arrivant au milieu de
la salle du chapitre elle s'arrêta, et dit d'une voix dont le calme et
la fermeté m'étonnèrent:

--Pardonnez-moi, sainte mère... je voudrais parler à mes soeurs.

--Montez d'abord, ma chère fille, sur votre siège abbatial, dit la
princesse; c'est de là que vous devez leur faire entendre votre voix.

--Cette place, sainte mère... ne peut être la mienne, répondit
Fleur-de-Marie d'une voix haute et tremblante.

--Que dites-vous, ma chère fille?

--Une si haute dignité n'est pas faite pour moi, sainte mère.

--Mais les voeux de toutes vos soeurs vous y appellent.

--Permettez-moi, sainte mère, de faire ici à deux genoux une confession
solennelle, mes soeurs verront bien, et vous aussi, sainte mère, que la
condition la plus humble n'est pas encore assez humble pour moi.

--Votre modestie vous abuse, ma chère fille, dit la supérieure avec
bonté, croyant en effet que la malheureuse enfant cédait à un sentiment
de modestie exagéré; mais moi je devinai ces aveux que Fleur-de-Marie
allait faire. Saisi d'effroi, je m'écriai d'une voix suppliante:

--Mon enfant... je t'en conjure...

À ces mots... vous dire, mon amie, tout ce que je lus dans le profond
regard que Fleur-de-Marie me jeta serait impossible... Ainsi que vous le
saurez dans un instant, elle m'avait compris. Oui, elle avait compris
que je devais partager la honte de cette horrible révélation... Elle
avait compris qu'après de tels aveux on pouvait m'accuser... moi, de
mensonge... car j'avais toujours dû laisser croire que jamais
Fleur-de-Marie n'avait quitté sa mère...

À cette pensée, la pauvre enfant s'était crue coupable envers moi d'une
noire ingratitude... Elle n'eut pas la force de continuer, elle se tut
et baissa la tête avec accablement...

--Encore une fois, ma chère fille, reprit l'abbesse, votre modestie vous
trompe... l'unanimité du choix de vos soeurs vous prouve combien vous
êtes digne de me remplacer... Par cela même que vous avez pris part aux
joies du monde, votre renoncement à ces joies n'en est que plus
méritoire... Ce n'est pas S. A. la princesse Amélie qui est élue, c'est
soeur Amélie... Pour nous, votre vie a commencé du jour où vous avez mis
le pied dans la maison du Seigneur... et c'est cette exemplaire et
sainte vie que nous récompensons... Je vous dirai plus, ma chère fille;
avant d'entrer au bercail votre existence aurait été aussi égarée
qu'elle a été au contraire pure et louable... que les vertus
évangéliques dont vous nous avez donné l'exemple depuis votre séjour ici
expieraient et rachèteraient encore aux yeux du Seigneur un passé si
coupable qu'il fût... D'après cela, ma chère fille, jugez si votre
modestie doit être rassurée.

Ces paroles de l'abbesse furent, comme vous le pensez, mon amie,
d'autant plus précieuses pour Fleur-de-Marie qu'elle croyait le passé
ineffaçable. Malheureusement, cette scène l'avait profondément émue, et,
quoiqu'elle affectât du calme et de la fermeté, il me sembla que ses
traits s'altéraient d'une manière inquiétante... Par deux fois elle
tressaillit en passant sur son front sa pauvre main amaigrie.

--Je crois vous avoir convaincue, ma chère fille, reprit la princesse
Juliane, et vous ne voudrez pas causer à vos soeurs un vif chagrin en
refusant cette marque de leur confiance et de leur affection.

--Non, sainte mère, dit-elle avec une expression qui me frappa, et d'une
voix de plus en plus faible, je crois maintenant pouvoir accepter...
Mais, comme je me sens bien fatiguée et un peu souffrante, si vous le
permettiez, sainte mère, la cérémonie de ma consécration n'aurait lieu
que dans quelques jours...

--Il sera fait comme vous le désirez, ma chère fille... mais en
attendant que votre dignité soit bénie et consacrée... prenez cet
anneau... venez à votre place... nos chères soeurs vous rendront hommage
selon notre règle.

Et la supérieure, glissant son anneau pastoral au doigt de
Fleur-de-Marie, la conduisit au siège abbatial.

Ce fut un spectacle simple et touchant.

Auprès de ce siège où elle s'assit, se tenaient, d'un côté, la grande
prieure, portant la crosse d'or; de l'autre, la princesse Juliane.
Chaque religieuse alla s'incliner devant notre enfant et lui baiser
respectueusement la main.

Je voyais à chaque instant son émotion augmenter, ses traits se
décomposer davantage; enfin cette scène fut sans doute au-dessus de ses
forces... car elle s'évanouit avant que la procession des soeurs fût
terminée...

Jugez de mon épouvante!... Nous la transportâmes dans l'appartement de
l'abbesse...

David n'avait pas quitté le couvent; il accourut, lui donna les premiers
soins. Puisse-t-il ne m'avoir pas trompé! mais il m'a assuré que ce
nouvel accident n'avait pour cause qu'une extrême faiblesse causée par
le jeûne, les fatigues et la privation de sommeil que ma fille s'était
imposés pendant son rude et long noviciat...

Je l'ai cru, parce que en effet ses traits angéliques, quoique d'une
effrayante pâleur, ne trahissaient aucune souffrance lorsqu'elle reprit
connaissance... Je fus même frappé de la sérénité qui rayonnait sur son
beau front. De nouveau cette quiétude m'effraya: il me sembla qu'elle
cachait le secret espoir d'une délivrance prochaine...

La supérieure était retournée au chapitre pour clore la séance, je
restai seul avec ma fille.

Après m'avoir regardé en silence pendant quelques moments, elle me dit:

--Mon bon père... pourrez-vous oublier mon ingratitude? Pourrez-vous
oublier qu'au moment où j'allais faire cette pénible confession vous
m'avez demandé grâce?

--Tais-toi... je t'en supplie.

--Et je n'avais pas songé, reprit-elle avec amertume, qu'en disant à la
face de tous de quel abîme de dépravation vous m'aviez retirée...
c'était révéler un secret que vous aviez gardé par tendresse pour moi...
c'était vous accuser publiquement, vous, mon père, d'une dissimulation à
laquelle vous ne vous étiez résigné que pour m'assurer une vie éclatante
et honorée... Oh! pourrez-vous me pardonner?

Au lieu de lui répondre, je collai mes lèvres sur son front, elle sentit
couler mes larmes...

Après avoir baisé mes mains à plusieurs reprises, elle me dit:

--Maintenant, je me sens mieux, mon bon père... maintenant que me voici,
ainsi que le dit notre règle, morte au monde... je voudrais faire
quelques dispositions en faveur de plusieurs personnes... mais, comme
tout ce que je possède est à vous... m'y autorisez-vous, mon père?...

--Peux-tu en douter?... Mais je t'en supplie, lui dis-je, n'aie pas de
ces pensées sinistres... Plus tard tu t'occuperas de ce soin... n'as-tu
pas le temps?

--Sans doute, mon bon père, j'ai encore bien du temps à vivre,
ajouta-t-elle avec un accent qui, je ne sais pourquoi, me fit de nouveau
tressaillir. Je la regardai plus attentivement; aucun changement dans
ses traits ne justifia mon inquiétude. Oui, j'ai encore bien du temps à
vivre, reprit-elle, mais je ne devrai plus m'occuper des choses
terrestres... car, aujourd'hui, je renonce à tout ce qui m'attache au
monde... Je vous en prie, ne me refusez pas...

--Ordonne... je ferai ce que tu désires...

--Je voudrais que ma tendre mère gardât toujours dans le petit salon où
elle se tient habituellement... mon métier à broder... avec la
tapisserie que j'avais commencée...

--Tes désirs seront remplis, mon enfant. Ton appartement est resté comme
il était le jour où tu as quitté le palais; car tout ce qui t'a
appartenu est pour nous l'objet d'un culte religieux... Clémence sera
profondément touchée de ta pensée...

--Quant à vous, mon bon père, prenez, je vous en prie, mon grand
fauteuil d'ébène, où j'ai tant pensé, tant rêvé...

--Il sera placé à côté du mien, dans mon cabinet de travail, et je t'y
verrai chaque jour assise près de moi, comme tu t'y asseyais si souvent,
lui dis-je sans pouvoir retenir mes larmes.

--Maintenant, je voudrais laisser quelques souvenirs de moi à ceux qui
m'ont témoigné tant d'intérêt quand j'étais malheureuse. À Mme Georges
je voudrais donner l'écritoire dont je me servais dernièrement. Ce don
aura quelque à-propos, ajouta-t-elle avec son doux sourire, car c'est
elle qui, à la ferme, a commencé de m'apprendre à écrire. Quant au
vénérable curé de Bouqueval, qui m'a instruite dans la religion, je lui
destine le beau christ de mon oratoire...

--Bien, mon enfant.

--Je désirerais aussi envoyer mon bandeau de perles à ma bonne petite
Rigolette... C'est un bijou simple qu'elle pourra porter sur ses beaux
cheveux noirs... Et puis, si cela était possible, puisque vous savez où
se trouvent Martial et la Louve en Algérie, je voudrais que cette
courageuse femme qui m'a sauvé la vie eût ma croix d'or émaillée... Ces
différents gages de souvenir, mon bon père, seraient remis à ceux à qui
je les envoie «de la part de Fleur-de-Marie».

--J'exécuterai tes volontés... Tu n'oublies personne?...

--Je ne crois pas, mon bon père...

--Cherche bien... Parmi ceux qui t'aiment n'y a-t-il pas quelqu'un de
bien malheureux? d'aussi malheureux que ta mère et moi... quelqu'un
enfin qui regrette aussi douloureusement que nous ton entrée au couvent?

La pauvre enfant me comprit, me serra la main, une légère rougeur colora
un instant son pâle visage.

Allant au-devant d'une question qu'elle craignait sans doute de me
faire, je lui dis:

--Il va mieux... on ne craint plus pour ses jours...

--Et son père?

--Il se ressent de l'amélioration de la santé de son fils... il va mieux
aussi... Et à Henri? Que lui donnes-tu?... Un souvenir de toi lui serait
une consolation si chère et si précieuse!...

--Mon père... offrez-lui mon prie-Dieu... Hélas! je l'ai bien souvent
arrosé de mes larmes, en demandant au ciel la force d'oublier Henri,
puisque j'étais indigne de son amour...

--Combien il sera heureux de voir que tu as eu une pensée pour lui!...

--Quant à la maison d'asile pour les orphelines et les jeunes filles
abandonnées de leurs parents, je désirerais, mon bon père, que...

Ici la lettre de Rodolphe était interrompue par ces mots presque
illisibles:

«Clémence... Murph terminera cette lettre; je n'ai plus la tête à moi;
je suis fou... Ah! le 13 JANVIER!!!»

La fin de cette lettre, de l'écriture de Murph, était ainsi conçue:

Madame,

D'après les ordres de Son Altesse Royale, je complète ce triste récit.
Les deux lettres de monseigneur auront dû préparer Votre Altesse Royale
à l'accablante nouvelle qu'il me reste à lui apprendre.

Il y a trois heures, monseigneur était occupé à écrire à Votre Altesse
Royale; j'attendais dans une pièce voisine qu'il me remît la lettre pour
l'expédier aussitôt par un courrier. Tout à coup j'ai vu entrer la
princesse Juliane d'un air consterné. «Où est Son Altesse Royale? me
dit-elle d'une voix émue.--Princesse, monseigneur écrit à Mme la
grande-duchesse des nouvelles de la journée.--Sir Walter, il faut
apprendre à monseigneur un événement terrible... Vous êtes son ami...
veuillez l'en instruire... De vous, ce coup lui sera moins terrible...

Je compris tout; je crus plus prudent de me charger de cette funeste
révélation... La supérieure ayant ajouté que la princesse Amélie
s'éteignait lentement, et que monseigneur, devait se hâter de venir
recevoir les derniers soupirs de sa fille, je n'avais malheureusement
pas le temps d'employer des ménagements. J'entrai dans le salon; Son
Altesse Royale s'aperçut de ma pâleur. «Tu viens m'apprendre un
malheur!...--Un irréparable malheur, monseigneur... Du courage!...--Ah!
mes pressentiments!!...» s'écria-t-il. Et, sans ajouter un mot, il
courut au cloître. Je le suivis.

De l'appartement de la supérieure, la princesse Amélie avait été
transportée dans sa cellule après sa dernière entrevue avec monseigneur.
Une des soeurs la veillait; au bout d'une heure, elle s'aperçut que la
voix de la princesse Amélie, qui lui parlait par intervalles,
s'affaiblissait et s'oppressait de plus en plus. La soeur s'empressa
d'aller prévenir la supérieure. Le docteur David fut appelé; il crut
remédier à cette nouvelle perte de forces par un cordial, mais en vain;
le pouls était à peine sensible... Il reconnut avec désespoir que, des
émotions réitérées ayant probablement usé le peu de forces de la
princesse Amélie, il ne restait aucun espoir de la sauver.

Ce fut alors que monseigneur arriva; la princesse Amélie venait de
recevoir les derniers sacrements, une lueur de connaissance lui restait
encore; dans une de ses mains, croisées sur son sein, elle tenait les
_débris de son petit rosier_...

Monseigneur tomba agenouillé à son chevet; il sanglotait.

--Ma fille!... mon enfant chérie!... s'écria-t-il d'une voix déchirante.

La princesse Amélie l'entendit, tourna légèrement la tête vers lui...
ouvrit les yeux... tâcha de sourire, et dit d'une voix défaillante:

--Mon bon père... pardon... aussi à Henri... à ma bonne mère...
pardon...

Ce furent ses derniers mots...

Après une heure d'une agonie pour ainsi dire paisible... elle rendit son
âme à Dieu...

Lorsque sa fille eut rendu le dernier soupir, monseigneur ne dit pas un
mot... son calme et son silence étaient effrayants... il ferma les
paupières de la princesse, la baisa plusieurs fois au front, prit
pieusement les débris du petit rosier et sortit de la cellule.

Je le suivis; il revint dans la maison extérieure du cloître, et, me
montrant la lettre qu'il avait commencé d'écrire à Votre Altesse Royale,
et à laquelle il voulut en vain ajouter quelques mots, car sa main
tremblait convulsivement, il me dit:

--Il m'est impossible d'écrire... Je suis anéanti... ma tête se perd!
Écris à la grande-duchesse que je n'ai plus de fille!...

J'ai exécuté les ordres de monseigneur.

Qu'il me soit permis, comme à son plus vieux serviteur, de supplier
Votre Altesse Royale de hâter son retour... autant que la santé de M. le
comte d'Orbigny le permettra. La présence seule de Votre Altesse Royale
pourrait calmer le désespoir de monseigneur... Il veut chaque nuit
veiller sur sa fille jusqu'au jour où elle sera ensevelie dans la
chapelle grand-ducale.

J'ai accompli ma triste tâche, madame; veuillez excuser l'incohérence de
cette lettre, et recevoir l'expression du respectueux dévouement avec
lequel j'ai l'honneur d'être de Votre Altesse Royale,

                      Le très-obéissant serviteur,

                                                 WALTER MURPH.

La veille du service funèbre de la princesse Amélie, Clémence arriva à
Gerolstein avec son père.

Rodolphe ne fut pas seul le jour des funérailles de Fleur-de-Marie.


FIN DE L'ÉPILOGUE.




À MONSIEUR LE RÉDACTEUR EN CHEF DU _JOURNAL DES DÉBATS_


Monsieur,

_Les Mystères de Paris_ sont terminés; permettez-moi de venir
publiquement vous remercier d'avoir bien voulu prêter à cette oeuvre,
malheureusement aussi imparfaite qu'incomplète, la grande et puissante
publicité du _Journal des débats_; ma reconnaissance est d'autant plus
vive, monsieur, que plusieurs des idées, émises dans cet ouvrage
différaient essentiellement de celles que vous soutenez avec autant
d'énergie que de talent, et qu'il est rare de rencontrer la courageuse
et loyale impartialité dont vous avez fait preuve à mon égard.

J'invoquerai encore une fois cette impartialité, monsieur, pour vous
dire quelques mots en faveur d'une modeste publication, fondée et
_exclusivement rédigée par des ouvriers_, sous le titre de _La Ruche
populaire._ Quelques artisans honnêtes et éclairés ont élevé cette
tribune populaire, où ils exposent leurs réclamations avec autant de
convenance que de modération. (Je citerai entre autres une lettre aussi
touchante que respectueuse, adressée au roi par M. Duquesne, ouvrier
imprimeur.)  L'organisation du travail, la limitation de la concurrence,
le tarif des salaires y sont traités par les ouvriers eux-mêmes, et, à
cet égard, leur voix mérite, ce me semble, d'être attentivement écoutée
par tous ceux qui s'occupent des affaires publiques.

Mais malheureusement il se passera peut-être bien des années encore
avant que ces grandes questions d'un intérêt si vital pour les masses
soient résolues. En attendant, chaque jour amène et dévoile de nouvelles
misères, de nouvelles souffrances individuelles: les fondateurs de _La
Ruche_ ont espéré qu'en faisant chaque mois un appel en faveur des plus
malheureux de leurs frères, ils seraient peut-être écoutés des heureux
du monde.

Permettez-moi, monsieur, de vous citer la première page de _La Ruche
populaire:_

                            _LA RUCHE POPULAIRE._

    «Secourir d'honorables infortunes qui se plaignent, c'est bien.
    S'enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur venir
    en aide, quelquefois à leur insu... prévenir à temps la misère ou les
    tentations qui mènent au crime... c'est mieux.»
    (RODOLPHE, dans _Les Mystères de Paris_.)

«Si, dans notre conviction, le peuple ne peut être délivré ou secouru
avec efficacité que par des mesures législativement prévoyantes, ce
n'est pas pour nous une raison de méconnaître ou de repousser
aveuglément les dons offerts avec délicatesse.

«Le rôle que M. Eugène Sue fait remplir à Rodolphe dans _Les Mystères de
Paris_ nous ayant inspiré l'idée de nous enquérir de familles honnêtes
et malheureuses, et qui, à ces titres, sont dignes de l'évangélique
fraternité, nous faisons à l'humanité des personnes riches un pieux
appel: car un bienfait suffit quelquefois à détourner le malheur, à
sauver de la misère, du désespoir, du crime peut-être, une famille
dépourvue de tout... Et puis les aumônes dégradent... Ce que nous
conseillerons principalement sera de procurer du travail ou quelques
places rétribuées suffisamment, enfin, tout ce qui peut mettre au-dessus
de la terrible nécessité!

«Nous avons à soulager plusieurs familles intéressantes et dans la
détresse: les bienfaiteurs peuvent s'adresser au bureau de ce journal,
où on leur confiera les adresses, pour qu'ils puissent aller eux-mêmes
administrer leurs dons.

«Nous citerons entre autres une famille composée du père, de la mère et
de quatre enfants, dont le plus âgé a six ans; ils ont vainement
sollicité des emplois qui leur permissent de vivre, mais qu'ils n'ont
pas obtenus pour le même motif qui devrait exciter le plus touchant
intérêt parce qu'ils avaient une nombreuse famille...

«Une autre de ces familles vient de perdre son chef, honnête ouvrier
peintre, qui, en travaillant, est tombé d'un quatrième étage. Il laisse
une femme enceinte et plusieurs enfants en bas âge dans la plus profonde
douleur et le plus grand dénuement.»

C'est avec bonheur, je vous l'avoue, monsieur, que j'ai cité cette page,
où mon nom est inscrit d'une manière si flatteuse; car je me regarderai
toujours comme récompensé au delà de toute espérance chaque fois que je
croirai avoir inspiré, par mes écrits, quelque action généreuse ou
quelque pensée charitable, et l'idée mise en pratique par les fondateurs
de _La Ruche populaire_ me semble de ce nombre.

Ainsi les personnes riches qui voudraient s'abonner à ce journal mensuel
(six francs par an, au bureau de _La Ruche_, rue des Quatre-Fils, n° 17,
au Marais) seraient chaque mois instruites de quelque infortune
respectable qu'il leur serait peut-être doux de soulager; car, disons-le
hautement, il y a généralement en France beaucoup de commisération pour
ceux qui souffrent; mais bien souvent l'occasion manque pour exercer la
charité d'une façon profitable au coeur, et, si cela peut se dire,
intéressante. Sous ce rapport, _La Ruche populaire_ offrirait de
précieux renseignements aux âmes d'élite qui recherchent les pures et
nobles jouissances.

Un dernier mot, monsieur.

Comme vous avez été de moitié dans mon oeuvre par l'immense publicité
que vous lui avez donnée, je crois pouvoir vous instruire d'un résultat
dont vous vous féliciterez, je l'espère, avec moi. On m'écrit de
Bordeaux et de Lyon que plusieurs personnes riches et compatissantes
s'occupent de réaliser dans ces deux villes mon projet d'une banque de
prêts gratuits pour les travailleurs sans ouvrage, et quelqu'un qui fait
ici l'usage le plus généreux et le plus éclairé d'une immense fortune
m'a donné, au sujet d'une fondation pareille pour Paris, les plus
encourageantes espérances.

Souhaitons maintenant, monsieur, qu'un législateur véritablement ami du
peuple prenne en main les questions relatives:

«À l'établissement d'avocats des pauvres;

«À l'abaissement du taux exorbitant de l'intérêt prélevé par le
mont-de-piété;

«À la tutelle préservatrice exercée par l'État sur les enfants des
suppliciés et des condamnés à perpétuité;

«À la réforme du code pénal à l'endroit des abus de confiance.»

Et peut-être ce livre, attaqué récemment encore avec tant d'amertume et
de violence, aura du moins produit quelques bons résultats.

Veuillez encore agréer, monsieur, l'expression de ma vive gratitude et
l'assurance de mes sentiments les plus dévoués.

                                                         EUGÈNE SUE

                                          Paris, ce 15 octobre 1843




NOTES

Au sujet de l'impossibilité où sont les classes pauvres de jouir du
bénéfice des lois civiles, nous avons reçu de nouvelles réclamations et
quelques documents curieux, les uns de Hollande, les autres d'Italie;
nous donnons ces renseignements ci-après, en exprimant toute notre
gratitude aux personnes qui nous ont fait l'honneur de nous les
adresser.

Plusieurs officiers judiciaires ont bien voulu nous faire observer que,
dans beaucoup de circonstances, la chambre des avoués de Paris a
instrumenté officieusement et sans frais, lorsque les parties faisaient
preuve d'indigence.

Rien de plus honorable, de plus louable, de plus charitable assurément
que cette aumône judiciaire. Mais ceci est un DON, un OCTROI VOLONTAIRE,
par conséquent VARIABLE, RÉVOCABLE, et non pas une INSTITUTION, un FAIT
LÉGAL et acquis virtuellement aux classes pauvres.

Ce n'est pas une AUMÔNE que nous demandons pour elles, c'est un DROIT
RECONNU; car il nous semble que l'indigence a aussi ses droits.

Il est au moins étrange que la France, qui devrait marcher à la tête de
la civilisation, ne fasse point jouir les classes les plus nombreuses et
les plus laborieuses de la société des charitables avantages qui leur
sont acquis chez presque toutes les nations de l'Europe.

En Hollande, en Sardaigne, dans presque toutes les légations d'Italie,
les pauvres, ainsi qu'on va le voir, sont mille fois mieux traités qu'en
France sous ce rapport.

Le document suivant, traduit du Code hollandais, vient de nous être
communiqué par l'un des avocats les plus distingués d'Amsterdam. On ne
peut qu'admirer une telle législation.

_Extrait du Code de procédure civile néerlandais relatif aux classes
pauvres._

«Art. 855. Toutes personnes, soit demandeurs, soit défendeurs, en
fournissant la preuve qu'elles sont hors d'état de payer les frais d'un
procès, peuvent obtenir du juge qui doit connaître de l'objet du procès
l'autorisation de plaider SANS FRAIS.

«Art. 856. Cette autorisation se demande par requête écrite sur papier
NON TIMBRÉ; et, si la requête est adressée à une cour ou à un tribunal
d'arrondissement, elle est signée par un avoué désigné à cet effet au
besoin, par le président.

«Art. 857. Cette requête contiendra le résumé des faits et une
indication sommaire des arguments sur lesquels est fondée la demande ou
la défense de l'exposant.

«Art. 858. Cette requête sera accompagnée d'un certificat de l'indigence
de l'exposant, délivré par le chef de l'administration du lieu de son
domicile.

«Art. 859. La cour ou le tribunal ordonne, par simple disposition la
citation de la partie adverse devant deux juges-commissaires, et
désigne, selon l'importance de la cause, un avoué, ou bien un avocat et
un avoué, pour l'assister à l'audience.

«Art. 860. La demande, ainsi que l'ordonnance du juge, seront, à la
requête de l'exposant, signifiées par huissier et SANS FRAIS à la
personne ou au domicile de la partie adverse. Cet exploit sera
enregistré GRATIS ET EXEMPT DE DROIT DE TIMBRE.

«Art. 861. Si la partie adverse ne comparait pas devant les
commissaires, la cour ou le tribunal, sur le rapport de ces
commissaires, examinera si l'exposant a suffisamment prouvé son
indigence; elle accorde, dans ce cas, l'autorisation demandée, à moins
que le juge ne considère la demande ou la défense au fond dénuée de tout
fondement.

«Art. 862. Si la partie adverse comparaît, elle peut s'opposer à ce que
l'autorisation soit accordée en prouvant que les assertions de
l'exposant sont sans fondement. Ces preuves doivent se faire, quant aux
faits, par des documents concluants, et, quant au droit, par une
disposition expresse de la loi.

«Art. 863. La partie adverse peut également fonder son opposition sur le
manque ou sur l'insuffisance du certificat d'indigence, ou bien sur
l'indication des moyens pécuniaires suffisants de la part de l'exposant.

«Art. 864. Sur le rapport des juges-commissaires, la demande de
l'exposant est accueillie ou refusée. Si elle est accueillie, on désigne
pour l'ASSISTER GRATIS un avoué, ou un avocat et un avoué, si déjà il
n'y a été pourvu.

«Art. 865. Si celui qui a obtenu de plaider sans frais a succombé en
première instance, il ne pourra plaider sans frais en appel ou en
cassation sans y être autorisé de nouveau. S'il a gagné son procès en
première instance, il n'a pas besoin de nouvelle autorisation pour
plaider sans frais en appel ou en cassation. Sur sa requête, il lui sera
seulement désigné un nouvel avocat et un nouvel avoué.

«Art. 866. Tous exploits devront se faire par un huissier domicilié dans
le canton, ou, à son défaut, par l'huissier d'un canton voisin.

«Art. 867. Le jugement qui accueille la demande de plaider sans frais et
tous les actes qui l'ont précédé SONT EXEMPTS DE TIMBRE ET SERONT
ENREGISTRÉS GRATIS. AUCUN SALAIRE D'HUISSIER, D'AVOUÉ ET D'AVOCAT NE
POURRA JAMAIS DE CE CHEF ÊTRE PORTÉ EN COMPTE NI À L'EXPOSANT NI À LA
PARTIE ADVERSE.

«Art. 868. Si la demande de plaider sans frais est accueillie, tous les
actes produits par le plaideur sans frais seront visés pour timbre et
enregistrés en DÉBET, tous droits de greffe et d'amendes judiciaires,
dus de ce chef, seront également mis en DÉBET, et le plaideur sans frais
ne SERA JAMAIS TENU DE PAYER aucun salaire aux avocat, avoué et huissier
qui lui auront été adjoints.

«Art. 872. Lorsque les indigents, en dehors d'un procès proprement dit,
ont besoin d'une autorisation judiciaire, d'une approbation ou de toute
autre ordonnance sur requête, ils peuvent adresser leur requête écrite
sur papier NON TIMBRÉ, en y joignant un certificat d'indigence. Dans ce
cas, la réponse ou l'ordonnance leur sera délivrée LIBRE DE TIMBRE, DE
DROIT D'ENREGISTREMENT ET SANS AUCUNS FRAIS.

«Art. 873. Dans ce cas, et si les indigents ne sont pas munis d'avoué,
il leur en sera désigné un par le président.

«Art. 874. Les bureaux de bienfaisance, les administrations
d'institutions charitables et des églises des divers cultes peuvent
également, et de la même manière, obtenir de plaider sans frais, sans
être tenus de produire des certificats d'indigence.

«Art. 875. Les décisions des cours, tribunaux et justices de canton (de
paix), relativement à l'admission de plaider sans frais, ne sont pas
sujettes à appel.»

Le document suivant est relatif aux institutions de certains États
d'Italie:

«Dans les États du duché de Modène et dans les légations des États
romains, où toutes les lois civiles et criminelles protègent et
favorisent les riches et les nobles, il y a cependant une institution
fort belle.

«Il arrive très-fréquemment que des pauvres ont besoin de faire valoir
leurs droits, et se trouveraient dans la nécessité de les abandonner
faute de moyens pécuniaires, s'ils devaient payer les taxes prescrites,
les rétributions aux avocats et les dépenses du papier timbré.

«Il y a, dans lesdits États, une institution très-charitable,
c'est-à-dire qu'il existe auprès des tribunaux des avocats reconnus,
qu'on appelle AVOCATS DES PAUVRES, lesquels sont autorisés à faire les
actes sur PAPIER LIBRE, avec EXEMPTION DE TOUTE TAXE, et obligés d'agir
SANS RECEVOIR AUCUNE RÉTRIBUTION. Les places d'avocats des pauvres sont
très-recherchées, particulièrement par les jeunes avocats qui commencent
leur carrière.

«Le malheureux qui veut jouir du bénéfice de la susdite loi n'a qu'à
produire au tribunal civil un certificat d'indigence délivré par le curé
et visé par le maire de l'arrondissement ou de la commune.»

À propos d'institutions philanthropiques, on nous communique cette autre
note.

Que l'on compare les intérêts énormes que le Mont-de-Piété, en France,
exige des malheureux, et la charitable générosité avec laquelle ces
établissements sont administrés dans plusieurs États d'Italie:

«Il y a dans toutes les villes d'Italie des Monts-de-Piété. L'intérêt
fixé par les lois est de 6 pour 100 pour les GRANDS MONTS-DE-PIÉTÉ, et
de 3 et 4 pour 100 pour les petits. Ceux-ci servent absolument aux
pauvres, parce qu'on n'y fait que de petits prêts. Dans plusieurs villes
commerçantes, les lois qui règlent les intérêts de l'argent permettent,
à titre de commerce, de porter les intérêts à 8 et même à 10 pour cent;
mais JAMAIS LES INTÉRÊTS SUR LES PRÊTS DES MONTS-DE-PIÉTÉ NE DÉPASSENT 6
POUR 100. On conçoit facilement cette mesure d'équité et de moralité
pour les établissements de bienfaisance.

«Il y a dans plusieurs villes d'Italie des Monts-de-Piété tout à fait
GRATUITS (dans lesquels on prête sans intérêts); entre autres celui qui
existe à la Mirandole, duché de Modène. Non-seulement cet établissement
prête sans intérêts, mais il tient pendant cinq ans (y compris
l'accumulation désintérêts à 5 pour 100) à la disposition des
emprunteurs ou héritiers l'excédant qu'on a retiré de la vente aux
enchères les objets engagés. Lorsque ce délai de cinq ans est expiré, il
y a prescription; mais les sommes abandonnées ne tombent pas dans le
domaine de l'établissement: elles servent à former des dots pour de
pauvres filles indigentes, parmi lesquelles on donne la préférence aux
orphelines.»




À M. LE RÉDACTEUR DU JOURNAL DES DÉBATS.

Monsieur,

À propos d'un chapitre des _Mystères de Paris_, dans lequel j'essayais
de prouver par l'exposition d'un fait dramatisé QUE LES PAUVRES NE
POUVAIENT PRESQUE JAMAIS JOUIR DU BÉNÉFICE DE LA LOI CIVILE, j'ai reçu
les réclamations de plusieurs magistrats et officiers judiciaires.

Tout en m'encourageant avec une bienveillance sympathique, dont je suis
aussi touché que reconnaissant, à persévérer dans la tâche que j'ai
entreprise, ils m'engagent à écarter de mes assertions tout ce qui, en
paraissant exagéré, pourrait diminuer la portée morale qu'ils
reconnaissent à mon livre.

Permettez-moi, monsieur, de répondre à ce passage d'une lettre que M. ***,
président d'un tribunal civil du ressort de la cour royale de
Nancy, m'a fait l'honneur de m'écrire, ce passage résumant pour ainsi
dire les diverses objections qui m'ont été adressées:

«Vous dites, monsieur, que la justice civile est TROP CHÈRE POUR LES
PAUVRES GENS. Je crois que, dans son malheur, la femme dont vous peignez
la triste situation avait un abri sûr contre la brutalité, les
persécutions et les désordres de son mari; il lui suffisait de déposer
sa plainte au parquet de M. le procureur du roi; des poursuites auraient
été dirigées par ce magistrat au nom de la vindicte publique; et la
répression eût été prompte et efficace, sans qu'il en coûtât rien à
l'épouse; le mari pouvait être puni, la femme protégée. Avec le jugement
obtenu en police correctionnelle contre son mari, pour délit de coups
volontaires, elle avait la faculté d'intenter ensuite une action en
séparation de corps pour sévices, et sa demande eût été nécessairement
ACCUEILLIE à TRÈS-PEU DE FRAIS... car ici l'audition des témoins au
civil devenait inutile: la seule production du jugement motivait la
séparation.»

Nous reconnaissons tout ce qu'il y a de juste dans cette observation;
mais nous croyons que le vice que nous avons signalé n'en subsiste pas
moins.

En effet, LA FEMME EST TOUJOURS OBLIGÉE D'INTENTER UNE ACTION EN
SÉPARATION DE CORPS; or, quoique cette demande soit accueillie à
très-peu de frais, ces frais n'en sont pas moins si exorbitants
relativement à la condition du pauvre, qu'il lui devient matériellement
impossible de profiter du bénéfice de la loi.

Nous avions, d'après des autorités irrécusables, porté le chiffre de la
somme nécessaire pour payer les frais d'une demande en séparation de
corps à 4 ou 500 francs: en admettant que ces frais soient réduits de
moitié, par la production du jugement obtenu en police correctionnelle
pour sévices et violences, il restera toujours 200 francs de frais, 100
même si l'on veut... Eh bien! ceux qui connaissent la position des
classes ouvrières diront comme nous que 100 francs est une somme non pas
difficile, mais IMPOSSIBLE À RÉALISER, pour une mère de famille qui,
gagnant à peine trente sous par jour, est obligée d'entretenir et de
nourrir elle et ses enfants avec cette somme.

Pour réaliser 400 francs, il lui faudrait ne pas vivre, elle et sa
famille, pendant plus de deux mois.

Un officier judiciaire nous a objecté qu'un magistrat pouvait,
préventivement et en vertu de son pouvoir discrétionnaire, ordonner
d'expulser un mari violent et débauché du domicile conjugal.

Soit: ceci est une mesure transitoire; mais la SÉPARATION LÉGALE,
efficace, définitive, ne peut s'obtenir que par un jugement
ressortissant d'un tribunal civil, et, nous le répétons, nous le
prouvons, il est impossible aux pauvres de subvenir aux frais de ce
jugement.

Nous convenons de notre peu d'autorité comme légiste; c'est le seul bon
sens qui nous a toujours guidé dans nos nombreuses observations
critiques: laissons parler un magistrat, auteur d'un noble et beau livre
où respire la plus touchante, la plus intelligente philanthropie, unie à
un sentiment religieux d'une haute élévation[37].

«Les pauvres ont le droit de plaider; mais devant les tribunaux civils
il ne s'agit pas d'avancer 15 francs. Pour lancer une assignation, les
frais sont énormes; peu de procès coûtent moins de 50 francs; il s'agit
donc, pour le journalier, du prix de vingt-cinq journées de travail,
c'est-à-dire que PENDANT VINGT-CINQ JOURS IL NE DONNERA PAS DE PAIN À SA
FAMILLE, ou grèvera son avenir d'un passif qu'il payera Dieu sait quand.
Que fera-t-il? Il ira chez le juge de paix, qui citera les parties par
lettres; le défendeur ne se rendra pas devant le magistrat, l'ouvrier
sera obligé de le faire assigner, c'est-à-dire qu'il faudra qu'il fasse
l'avance des fonds nécessaires: indigence trouve peu de crédit. Si le
journalier ne peut faire valoir ses droits, le débiteur abusera de cette
misérable position; il ne le payera pas, ou le réduira à subir des
transactions désastreuses.»

Et plus loin (page 274):

«Si l'ouvrier maltraite sa femme, s'il passe sa vie dans les cabarets et
dans les maisons de débauche, s'il force sa compagne à travailler seule
pour les faire vivre tous deux, s'il la CONTRAINT DE SE PROSTITUER AU
PROFIT DE LA COMMUNAUTÉ, qui défendra cette malheureuse contre son
infortune? Elle gagne 73 centimes à 1 franc par jour.»

Nous le répétons; si modérés que soient les frais de justice civile, ils
sont matériellement inabordables aux classes pauvres.

Dans le même chapitre, nous tâchions de peindre les douleurs et l'effroi
d'une malheureuse mère qui craint de voir son mari chercher un lucre
infâme dans la prostitution de sa propre fille.

On nous écrit à ce sujet:

«Quant au projet de prostitution ou d'excitation à la débauche du père
envers sa fille, il convient aussi de se pénétrer des dispositions de
l'article 334 du Code, et vous serez convaincu, monsieur, que la société
n'est pas désarmée en présence de si monstrueux attentats, et la
prévoyance du législateur ne pouvait aller plus loin.»

À ceci, je me permettrai de répondre qu'ainsi que je l'ai prouvé:

Le père est admis à faire inscrire sa fille AU BUREAU DES MOEURS, sur le
registre de la prostitution; le mari a le même pouvoir sur sa femme.

Enfin, je citerai les passages suivants du livre de M. Prosper Tarbé:

«... Aujourd'hui, si une jeune fille de ONZE ANS ET DEMI (et Dieu sait
quelle raison, quelle expérience on peut avoir à cet âge!) est victime
d'une séduction, si sa mère éplorée vient demander justice aux
magistrats, on lui demande s'il y a eu publicité ou violence; et, si
cette malheureuse répond négativement, on ne peut rien pour son coeur de
mère profondément outragé, rien pour sa pauvre fille corrompue,
déshonorée avant d'être femme, rien pour la société, qui voit avec
indignation toutes les lois de la morale indignement méconnues. (Page
114).

«Longtemps j'ai refusé de croire à l'inceste; ce me semblait une fiction
faite pour la tragédie... mais la vie judiciaire tue une à une toutes
les illusions du coeur... Que de pauvres mères sont venues conter en
pleurant qu'elles avaient pour rivales leurs propres filles!... D'autres
se disent victimes des brutales amours de leurs fils... Faut-il dire que
quelquefois j'ai vu le père et la fille maltraiter la mère et la chasser
honteusement de sa propre maison pour y goûter en paix, si Dieu le
permettait, leurs coupables amours!.. Et lorsque ces misères sont
connues d'un procureur du roi, LA LOI LE CONDAMNE À L'INACTION... Oh!
c'est alors qu'on sent combien est vicieuse une législation qui laisse à
la justice de Dieu le soin de punir des actes qui font tant de mal sur
la terre!

«À la société qui demande vengeance, aux bonnes moeurs, à la religion, à
la nature qui s'indignent, au malheureux qui pleure et vient demander
justice et secours, l'homme de la loi doit répondre: JE NE PEUX RIEN...
JE NE FERAI RIEN.

«Qu'on ne me dise pas que le ministère public peut faire des
remontrances. Nul n'est censé ignorer la loi, cet adage est une vérité,
et l'on sait bien maintenant répondre aux reproches du parquet:--La loi
ne le défend pas, de quoi vous mêlez-vous?» (Pages 120 et 121.)

La loi étant impuissante à réprimer l'inceste, comment, je le demande,
atteindra-t-elle le père qui, usant de son droit de chef de la
communauté, poussera sa fille au déshonneur, afin de profiter du prix de
la honte de cette malheureuse?

Veut-on un autre exemple de l'impossibilité où sont les classes pauvres
de jouir du bénéfice de certaines lois civiles?

Voici un fait qui s'est passé le 8 de ce mois:

Une rixe s'engage entre deux hommes; l'un reçoit un coup dangereux, dont
il meurt.

Je lis dans le journal qui rend compte des assises[38]:

«...On introduit la veuve de la victime, jeune femme de vingt-cinq
ans, vêtue en grand deuil, et d'une pâleur mortelle.

«_Demande_.--Avant de s'aliter, votre mari n'était-il pas venu au
parquet de M. le procureur du roi pour porter plainte et pour déclarer
qu'il se portait partie civile?

«_Réponse_.--Oui, monsieur le président; il voulait s'assurer, pour
éviter d'aller à l'hospice, qu'il serait en état de payer son médecin en
demandant des dommages et intérêts, car il ne doutait pas qu'il allait
faire une maladie (en suite du coup qu'il avait reçu); mais, comme on
lui demanda de DÉPOSER D'ABORD UNE SOMME QUE NOUS N'AVIONS PAS, NOUS
AUTRES PAUVRES GENS, IL FALLUT RENONCER AU BÉNÉFICE DE LA LOI; et je
vous le dis, messieurs, quelque temps après mon mari mourut à l'hôpital.

«La pauvre veuve se met à pleurer.

«M. LE PRÉSIDENT, _avec bonté_.--Venez, madame, venez vous asseoir au
pied de la cour, à côté de votre avocat...»

Je le répète, ceci s'est passé hier...

J'avais dit, dans le même chapitre des _Mystères de Paris_, qu'au moins
l'exécution capitale était infligée GRATIS...

On m'écrit à ce sujet:

«Voici, monsieur, ce qui est arrivé dans une ville du département de
l'Oise, où j'ai une maison de campagne: un homme fut condamné à mort par
la cour d'assises; il fut exécuté. Eh bien! monsieur, LES FRAIS
D'EXÉCUTION FURENT TELS QUE SA MALHEUREUSE VEUVE FUT OBLIGÉE DE VENDRE
SA VACHE ET SA PETITE MAISON POUR Y SUBVENIR...

«Ce fut grâce à une souscription ouverte par moi dans le pays, et
généreusement remplie par nos braves paysans, que la pauvre femme dut de
ne pas mourir de faim.»

Je n'aurais pas, monsieur, de nouveau soulevé ces questions sans les
réclamations que je viens de signaler; l'extrême bienveillance dont
elles étaient empreintes, l'autorité morale que leur donnaient le
caractère et la position des personnes qui ont bien voulu me les
adresser, motivaient cette réponse, ou plutôt cette preuve de déférence,
toujours et seulement due à une critique loyale, intelligente et
sérieuse... C'est pour cela qu'il ne me convient pas de répondre aux
attaques dont les _Mystères de Paris_ ont été hier l'objet à la tribune
de la chambre des députés.

Permettez-moi, monsieur, de le répéter encore en terminant cette lettre:
Oui, il est d'utiles, de grandes, d'importantes réformes à introduire
dans certaines parties de la législation; et pour revenir au sujet
précédent:

Le jugement de police correctionnelle qui condamnerait un homme accusé
de violences graves envers sa femme ne pourrait-il pas, À LA DEMANDE DE
LA FEMME DONT LA PAUVRETÉ SERAIT CONSTATÉE, ENTRAÎNER VIRTUELLEMENT ET
SANS FRAIS LA SÉPARATION DE CORPS?

Je livre cette proposition à l'examen des gens spéciaux.

Veuillez agréer, monsieur, l'assurance, etc.

                                                    EUGÈNE SUE.
Paris, le 13 juin.

       *       *       *       *       *

                            AU MÊME.

Monsieur,

Je reçois d'un haut fonctionnaire diplomatique français en Piémont la
note suivante, qu'il me fait l'honneur de m'adresser au sujet de
l'institution de l'AVOCAT DES PAUVRES. Cette belle institution, fondée
en Piémont depuis plusieurs siècles, permet aux indigents d'intenter
SANS FRAIS OU DROITS RÉGALIENS TOUTE ESPÈCE D'ACTION JUDICIAIRE TANT AU
CIVIL QU'AU CRIMINEL.

Ainsi que je l'ai fait remarquer dans la première de ces notes, cette
même législation si charitable et si réellement libérale et démocratique
existe en Hollande, dans le duché de Modène et dans la plupart des
légations.

Est-il permis d'espérer qu'un jour la chambre des députés, à qui toute
initiative appartient, comprendra qu'il est au moins étrange qu'en
France les classes pauvres et ouvrières soient incomparablement moins
bien traitées que dans les États si souvent appelés DESPOTIQUES?

Il est du moins consolant de constater que des souverains en qui réside
la toute-puissance veillent si paternellement, si pieusement aux
intérêts des malheureux. En raison même du pouvoir presque absolu dont
ils jouissent, ce sont ces princes que l'on doit personnellement
glorifier, au nom de l'humanité, d'avoir maintenu ou fondé des
institutions si généreuses.

Voici la note sur l'INSTITUTION DE L'AVOCAT DES PAUVRES, qui vous
semblera, je l'espère, monsieur, digne d'un vif intérêt:

«L'institution d'un magistrat chargé, aux frais du gouvernement, de la
défense des pauvres, tant au civil qu'au criminel, est très-ancienne
dans les États de Piémont et de Savoie. On a, à ce sujet, une
constitution du duc Amédée VIII, qui remonte au quatorzième siècle.

«Voici comment ce service est maintenant organisé:

«Il y a auprès de chaque sénat du royaume (Turin, Chambéry, Nice, Gênes
et Casale) un bureau des pauvres qui se compose:

«1° D'un AVOCAT DES PAUVRES qui très-souvent a le grade de sénateur,
avec un nombre proportionné de substituts, selon l'étendue de la
juridiction du sénat: ces substituts sont tous avocats, ils font partie
de la magistrature et passent ensuite à des places plus éminentes;

«2° D'un AVOUÉ DES PAUVRES assisté d'un certain nombre de substituts;

«3° De quelques secrétaires occupés de la tenue des registres.

«Le bureau des pauvres est d'abord chargé de la défense de tous les
criminels; il a le privilège d'intervenir dans les procès qui se jugent
par défaut; cependant il ne se sert que rarement de ce droit, et dans
des cas extraordinaires: car autrement il y aurait lésion de la justice,
et ce serait autoriser tous les prévenus à se soustraire aux mesures
générales d'arrestation provisoire.

«L'avocat des pauvres intervient aux visites des prisons, qui sont
prescrites deux fois par an au sénat.

«Le sénat se réunit dans une salle des prisons, assisté de l'avocat
général, du greffier, etc., et là il entend toutes les réclamations des
détenus; l'AVOCAT DES PAUVRES est autorisé à les appuyer et à les
soutenir, s'il les juge raisonnables.

«Les prévenus ne peuvent pas refuser le patronage de l'avocat des
pauvres. Le gouvernement a dicté cette mesure dans l'intérêt des
prévenus, voulant qu'ils soient défendus et bien défendus. Maintenant
ils sont libres d'associer à leur défense un autre jurisconsulte.

«Dans les affaires civiles, la partie qui veut être admise au BÉNÉFICE
DES PAUVRES présente une requête au président du tribunal dans le
ressort duquel elle veut intenter son action? cette requête est
communiquée à l'avocat des pauvres, qui rend ses conclusions pour
l'admission ou pour le rejet.

«Les conditions d'admissibilité sont: 1° L'INDIGENCE; elle est attestée
par un certificat du maire ou de deux conseillers de la commune,
légalisé par le juge de paix, qui est obligé de prendre des informations
particulières, et d'attester qu'elle résulte de la vérité de ce qui est
exprimé dans le certificat; 2° que l'action que veulent intenter les
pauvres soit fondée en droit. Sur ce point, la plus grande
circonspection est recommandée aux avocats des pauvres, afin que ce qui
est un bénéfice pour les uns ne devienne pas un moyen de vexation pour
les autres.

«Une fois qu'on est admis au bénéfice des pauvres, il n'y a plus aucuns
frais à faire; l'administration de l'enregistrement délivre du papier
timbré à débit (A DEBITO). Tous les fonctionnaires publics, compris les
notaires, sont obligés de délivrer à l'avocat des pauvres tous les actes
qu'il requiert, sauf répétition en cas de succès.

«Si l'affaire doit se plaider dans la ville de la résidence du sénat,
par-devant quelque tribunal que ce soit, l'avocat des pauvres instruit
et discute lui-même l'affaire; si c'est dans la province, le président
du tribunal délègue un avocat et un procureur pour faire les fonctions
du bureau des pauvres.

«Dans les procès qui concernent les pauvres, les tribunaux sont
autorisés à abréger les délais.

«L'avocat des pauvres, outre son traitement fixe (5,000 francs), perçoit
en répétition ses honoraires comme tout autre avocat, en cas de
condamnation de la partie adverse aux dépens.

«Quelques clients de mauvaise foi s'étaient permis de transiger sur les
frais, et de donner quittance moyennant la moitié ou un quart. La
jurisprudence des tribunaux a paré à cet abus indigne, en déclarant que
le montant des frais était une créance particulière du bureau des
pauvres, qui seul peut libérer le débiteur. Cette jurisprudence,
désormais établie, était nécessaire dans l'intérêt du fisc, qui fait
l'avance de tous les frais, et nécessaire aussi dans l'intérêt de tous
les fonctionnaires publics, qui délivrent copie de leurs actes.

«Pour assister le bureau des pauvres, tous les stagiaires y sont
attachés pendant un an. Ceux qui aspirent à entrer dans la magistrature
y restent ordinairement pendant plusieurs années, et ils y trouvent
l'avantage de voir passer sous leurs yeux grand nombre d'affaires dont
autrement ils ignoreraient.

«Tous les règlements qui concernent le bureau des pauvres se trouvent
dans les anciennes constitutions du Piémont. Probablement elles seront
reproduites, à quelques modifications près, dans le nouveau code de
procédure dont on s'occupe.»

Puisse, monsieur, ce nouvel exemple de justice et du charité, emprunté
au code PIÉMONTAIS, non moins admirable en cela que le code HOLLANDAIS,
inspirer enfin à quelqu'un de nos législateurs la pensée de soulever
devant le pays cette grave question... cette question vitale pour les
classes pauvres!

                                                       EUGÈNE SUE.

Paris, 30 juin.

       *       *       *       *       *


La lettre suivante, d'un de MM. les magistrats du parquet de Toulouse, a
été adressée à M. Eugène Sue, au sujet des _Mystères de Paris_.

                                          Toulouse, le 7 août 1845.

«Monsieur,

«Dans le chapitre II de la 8e partie des _Mystères de Paris_, vous
tracez le plan d'une banque destinée à prêter, sans intérêt, à des
ouvriers sans travail. Je crois devoir vous faire connaître qu'une
institution de ce genre existe déjà à Toulouse, sous le titre de Société
de prêt charitable et gratuit, où elle a été autorisée par une
ordonnance du roi du 27 août 1828. Fondée par des personnes
bienfaisantes, qui ont contribué à son établissement par une
souscription de 600 fr. au moins, elle prête sans intérêt et sur gage à
des ouvriers d'une moralité reconnue, jusqu'à concurrence de la somme de
300 fr. L'administration municipale a contribué à cette bonne oeuvre en
affectant dans l'Hôtel-de-Ville un local pour le service de ses bureaux
et lui allouant un secours annuel de 1,000 fr. pour ses frais
d'administration. Quoique ses moyens d'action ne soient pas aussi
étendus qu'on pourrait le désirer, elle contribue toutefois à arracher
quelques victimes à la rapacité des usuriers.

«Mais si les ravages de l'usure sont diminués dans la ville de Toulouse
par cette institution charitable, sa population pauvre n'en ressent pas
moins les tristes conséquences de l'élévation des frais de justice, et
de l'impossibilité où se trouve l'indigent d'avoir recours aux
tribunaux. Ces inconvénients, que vous avez fait ressortir avec tant de
force dans une autre partie de votre ouvrage, appellent hautement une
réforme, et nul n'en sent plus l'indispensable nécessité que les
magistrats du parquet, appelés trop souvent à être sur ce point les
témoins de la douleur de l'indigent, à qui ils ne peuvent offrir que de
stériles conseils. Attaché à ces fonctions depuis treize années, combien
de fois j'ai appelé de mes voeux une loi qui permît aux pauvres l'accès
gratuit des tribunaux! Cependant notre législation n'est pas
complètement muette à cet égard: l'article 75 de la loi du 25 mars 1817
autorise le procureur du roi à poursuivre d'office, sans droits de
timbre et d'enregistrement, les rectifications et réparations
d'omissions, dans les registres de l'étal civil, d'actes qui intéressent
les individus notoirement indigents, et cette disposition, que la
mauvaise tenue de ces registres dans les campagnes rend d'une
application fréquente, épargne à bien des pauvres gens, qui en usent le
plus souvent au moment de contracter mariage, c'est-à-dire dans une
époque où leurs faibles ressources doivent pourvoir à de nombreuses
dépenses, leur épargne, dis-je, les frais d'une procédure qui ne
coûterait pas moins de 50 à 60 fr.

«Sans doute on doit se féliciter d'une semblable disposition; mais ne
serait-il pas juste qu'elle fût étendue à d'autres cas non moins
urgents? Sur ce point on peut citer, indépendamment des exemples pris
chez divers peuples d'Italie et que vous avez fait connaître dans le
_Journal des Débats_, la législation des Pays-Bas: elle se trouve
consignée pour ce pays dans divers lois et arrêtés de 1814,1815 et 1824,
qu'on trouve rapportés dans le _Répertoire de Jurisprudence_ de Merlin
(v° Pauvres, tome XVII, 4e édit.). Il en résulte que les indigents qui
justifient de leur position sont admis à plaider dans tous les
tribunaux, soit en demandant, soit en défendant, avec exemption des
droits de timbre, d'enregistrement, du greffe, d'expédition, et
d'honoraires d'avoués et d'huissiers. Ces droits sont toutefois
acquittés par la partie qui perd son procès, si elle n'est pas
indigente; ainsi la perte pour le fisc n'est pas absolue dans tous les
cas.

«Combien il serait à désirer que la France, dont la législation a servi
de modèle à ses voisins sur tant de points, leur empruntât à son tour
une si philanthropique institution. Par là se trouverait anéanti un des
griefs que le peuple exprime avec le plus d'amertume contre l'ordre de
choses existant: par là les magistrats ne se verraient pas trop souvent
forcés de refuser à un justiciable la justice qu'il réclame et qui lui
est due.

«Continuez, monsieur, à faire servir votre voix puissante à signaler
d'aussi déplorables lacunes dans notre législation: il est impossible
qu'elle ne soit pas enfin entendue de nos législateurs.

«Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de ma haute considération.

FIN DES MYSTÈRES DE PARIS.

       *       *       *       *       *

NOTES:

[Note 1: Le lecteur sait que Sarah croyait encore Fleur-de-Marie
enfermée à Saint-Lazare, d'après ce que la Chouette avait dit avant de
la frapper.]

[Note 2: Le lecteur n'a pas oublié que la Chouette, un moment avant
de frapper Sarah croyait et lui avait dit que la Goualeuse était encore
à Saint-Lazare, ignorant que le jour même Jacques Ferrand l'avait fait
conduire à l'île du Ravageur par Mme Séraphin.]

[Note 3: Celle de retrouver les traces de Germain, fils de Mme
Georges.]

[Note 4: _Nam plerumque in septima die hominem consumit_ (Arétée).
Voir aussi la traduction de Baldassar, (Cas. med. lib. III, _Salacitas
nitro curata.)_ Voir aussi les admirables pages d'Ambroise Paré sur le
_satyriasis_, cette étrange et effrayante maladie qui ressemble tant,
dit-il, à un châtiment de Dieu.]

[Note 5: «Emporté par son sujet, l'imagination égarée par huit ans
de méditations continues sur un jour si horrible pour un croyant,
Michel-Ange, élevé à la dignité de prédicateur, et ne songeant plus qu'à
son salut, a voulu punir de la manière la plus frappante le vice alors
le plus à la mode. L'horreur de ce supplice me semble arriver au vrai
sublime du genre.» Stendhal, _Histoire de la peinture en Italie._]

[Note 6: Le nom que j'ai l'honneur de porter, et que mon père, mon
grand-père, mon grand-oncle et mon bisaïeul (l'un des hommes les plus
érudits du dix-septième siècle) ont rendu célèbre par de beaux et de
grands travaux pratiques et théoriques sur toutes les branches de l'art
de guérir, m'interdirait la moindre attaque ou allusion irréfléchie à
propos des médecins, lors même que la gravité du sujet que je traite et
la juste et immense célébrité de l'école médicale française ne s'y
opposeraient pas; dans la création du docteur Griffon j'ai seulement
voulu personnifier un de ces hommes respectables d'ailleurs, mais qui
peuvent se laisser quelquefois entraîner par la passion de l'art, des
expériences, à de graves abus de pouvoir médical, s'il est permis de
s'exprimer ainsi, oubliant qu'il est quelque chose encore de plus sacré
que la science: l'humanité.]

[Note 7: Par une rencontre dont nous nous félicitons au nom de la
vérité, ces lignes étaient sous presse depuis quelques jours, lorsqu'a
paru dans _le Siècle_ (6 août 1843) un article signé de plusieurs
chirurgiens des hôpitaux de paris, où nous lisons les lignes suivantes:

«Les intrusions que nous déplorons (il s'agit de médecins ayant obtenu
par faveur des salles dans les hôpitaux civils) doivent être encore
examinées d'un autre point de vue, celui de la moralité. Un mot
malheureux a été prononcé, le mot d'_essai_. Des arrêtés, portant
création de services donnés contre l'esprit et contre la lettre du
règlement, disposent que cette création a pour objet d'autoriser telle
personne à faire l'essai de sa méthode de traitement. Un pareil langage
étonne à une époque comme la nôtre, où personne n'a le droit de
considérer les malades pauvres comme une matière à essai de quelque
genre que ce soit; et d'ailleurs, ces essais, combien de temps
doivent-ils durer? sur combien de malades doivent-ils être tentés? Ne
doivent-ils pas être constamment surveillés par une commission
permanente, tenue d'en faire connaître les résultats? Il y aurait une
incurie profonde à laisser non résolues de semblables questions. Puis,
une fois lancé dans cette malheureuse carrière des essais, qui sait où
l'on s'arrêtera? Toutes les prétendues méthodes nouvelles ne
viendront-elles pas demander à leur tour de faire leurs preuves dans un
service d'hôpital? et alors homoeopathie, hydrosudopathie, magnétisme,
machines à rompre les ankyloses, tout cela, soyez-en sûrs, réclamera son
droit d'essai.»

Et plus loin:

«Des frais très-considérables ont été faits avec une utilité
très-problématique pour ces services, véritables superfétations dans les
hôpitaux, qui n'ont pas toujours le nécessaire. Ainsi, tandis que
l'administration est réduite à économiser sur l'eau de Seiltz, sur les
sirops nécessaires à la tisane des pauvres fiévreux, sur la charpie,
et., etc., on a accordé en dépenses extraordinaires, pour frais
d'appareils, des sommes trop considérables, eu égard au peu d'avantage
qu'on en a retiré.»]

[Note 8: Ceci n'a rien d'exagéré; nous empruntons les passages
suivants à un article du _Constitutionnel_ (19 janvier 1836). Cet
article intitulé: «Une visite d'hôpital», est signé Z., et nous savons
que cette initiale cache le nom d'une de nos célébrités médicales, qui
ne peut être accusée de partialité dans la question des hôpitaux civils.

«Lorsqu'un malade arrive à l'hôpital, on a soin d'inscrire aussitôt sur
une pancarte le nom de l'arrivant, le numéro du lit, la désignation de
la maladie, l'âge du malade, sa profession, sa demeure actuelle. Cette
pancarte est ensuite appendue à l'une des extrémités du lit. Cette
mesure ne laisse pas d'avoir de graves inconvénients pour ceux à qui des
revers imprévus font temporairement partager le dernier refuge du
pauvre. Croiriez-vous, par exemple, que ce fût là pour Gilbert, malade,
une circonstance indifférente à sa guérison? J'ai vu des jeunes gens,
j'ai vu des vieillards imprévoyants à qui cette divulgation de leur
misère et de leur nom de famille inspirait une profonde tristesse.

«C'est une rude corvée pour un malade que le jour où on l'admet à
l'hôpital. Jugez si le malade doit être fatigué dès le lendemain de son
arrivée; dans l'espace de vingt-quatre heures, il s'est vu
successivement interrogé: 1° par son propre médecin; 2° par les médecins
du bureau d'administration; 3° par le chirurgien de garde; 4° par
l'interne de la salle; 5° par le médecin sédentaire de l'hôpital; et
enfin 6° le lendemain matin par le médecin en chef du service, ainsi que
par dix ou vingt des élèves zélés et studieux qui suivent la clinique
publique. Sans doute cela profite à l'expérience maintenant si précoce
des jeunes médecins, autant qu'aux progrès de l'art; mais cela aggrave
les maux ou retarde certainement la guérison du malade...

«Un de ces malheureux disait un jour:

«Je serais un accusé de cour d'assises, que je n'aurais pas eu en quinze
jours plus d'interrogatoires; cinquante personnes, depuis hier, m'ont
harcelé de questions presque toujours semblables. Je n'avais qu'une
pleurésie en entrant ici; mais je crains bien que l'insatiable curiosité
de tant de personnes ne me donne à la fin une fluxion de poitrine.

«Une femme me disait:

«On m'obsède à chaque instant, on veut connaître mon âge, mon
tempérament, ma constitution, la couleur de mes cheveux, si j'ai la peau
brune ou blanche, mon régime, mes habitudes, la santé de mes ascendants,
les circonstances sous lesquelles je suis née, ma fortune, ma position,
mes plus secrètes affections et le motif supposé de mes chagrins; on va
jusqu'à scruter ma conduite, et jusqu'à épier des sentiments que je
devrais soigneusement renfermer dans mon coeur et dont le soupçon me
fait rougir. Et plus loin:--On frappe ma poitrine en vingt endroits et
devant tout le monde; on y fait de vilaines marques d'encre pour
indiquer apparemment le progrès des obstructions qui ont envahi mes
entrailles.--Les médecins d'à présent, ajoutait cette femme, ressemblent
à des inquisiteurs: on guérit maintenant comme on punissait jadis, et
cela me chagrine.»

Plus loin, après avoir décrit les formalités de la visite, M. Z. ajoute:

«Le docteur ne fait qu'apparaître au lit des anciens malades qui sont en
voie de guérison ou convalescents; mais, parvenu à un des lits occupés
par des malades nouveaux ou en danger, il ne saurait en approcher
qu'après avoir traversé la double haie d'étudiants conservant là
patiemment depuis le matin leur poste d'observateurs vigilants. Quant au
malade, il reste muet et silencieux au milieu de cette foule curieuse et
attentive, et souvent la maladie s'aggrave en proportion de cette
affluence, indiquant le danger et motivant toujours l'inquiétude. Tandis
que le patient envisage le médecin avec cette émotion qui participe de
la confiance et de l'anxiété, celui-ci porte circulairement sur les
assistants un regard de recueillement et de circonspections, qui
s'illumine soudain en arrivant au malade, dont le trouble intérieur est
ainsi comblé.»]

[Note 9: À moins de circonstances très-urgentes, on ne pratique
jamais de graves opérations chirurgicales avant que le malade soit
acclimaté.]

[Note 10: Nous rappellerons au lecteur que le père ou la mère sont
admis à faire inscrire leur fille sur le livre de prostitution au bureau
des moeurs.]

[Note 11: Personne n'est plus convaincu que nous du savoir et de
l'humanité de la jeunesse studieuse et éclairée qui se voue à
l'apprentissage de l'art de guérir; nous voudrions seulement que
quelques-uns des maîtres qui l'enseignent nous donnassent de plus
fréquents exemples de cette réserve compatissante, de cette douceur
charitable qui peut avoir une si salutaire influence sur le moral des
malades.]

[Note 12: Mme d'Harville, arrivée seulement de la veille, ignorait
que Rodolphe avait découvert que la Goualeuse (qu'il croyait morte)
était sa fille. Quelques jours auparavant, le prince, en écrivant à la
marquise, lui avait appris les nouveaux crimes du notaire ainsi que les
restitutions qu'il l'avait obligé à faire. C'est par les soins de M.
Badinot que l'adresse de Mme de Fermont, passage de la Brasserie, avait
été découverte, et Rodolphe en avait aussitôt fait part à Mme
d'Harville.]

[Note 13: Dans sa visite à Saint-Lazare, Mme d'Harville avait
entendue parler de la Louve par Mme Armand, la surveillante.]

[Note 14: Dans une des caves submergées de Bras-Rouge, aux
Champs-Élysées.]

[Note 15: Nous ne saurions trop répéter qu'à la session dernière une
pétition basée sur les sentiments et les voeux les plus honorables,
tendant à demander la fondation de maisons d'invalides civils pour les
ouvriers, a été écartée au milieu de l'hilarité générale de la Chambre.
(V. le _Moniteur_.)]

[Note 16: Société de bienfaisance, fondée à Londres par un de nos
compatriotes, M. le comte d'Orsay, qui continue à cette noble et digne
oeuvre son patronage aussi généreux qu'éclairé.]

[Note 17: Nous connaissons l'activité, le zèle de M. le préfet de la
Seine et de M. le préfet de police, leur excellent vouloir pour les
classes pauvres et ouvrières. Espérons que cette réclamation parviendra
jusqu'à eux, et que leur initiative auprès du conseil municipal fera
cesser un tel état de choses. La dépense serait minime et le bienfait
serait grand. Il en serait de même pour les prêts gratuits faits par le
Mont-de-Piété, lorsque la somme empruntée serait au-dessous de 3 ou 4
fr., je suppose. Ne devrait-on pas aussi, répétons-le, abaisser le taux
exorbitant de l'intérêt? Comment la ville de Paris, si puissamment
riche, ne fait-elle pas jouir les classes pauvres des avantages que leur
offrent, ainsi que je l'ai dit, beaucoup de villes du nord et du midi de
la France, en prêtant soit gratuitement, soit à 3 ou 4 pour cent
d'intérêt? (Voir l'excellent ouvrage de M. Blaise, sur _la Statistique
et l'Organisation de Mont-de-Piété,_ ouvrage rempli de faits curieux,
d'appréciations sincères, éloquentes et élevées.)]

[Note 18: Nous savons que les femmes sont très-difficilement admises
dans les maisons d'aliénés: mais nous demandons pardon au lecteur de
cette irrégularité nécessaire à notre fable.]

[Note 19: Cette ferme, admirable institution curative, est située à
très-peu de distance de Bicêtre.]

[Note 20: Rodolphe avait toujours laissé ignorer à Mme Georges le
sort du Maître d'école depuis que celui-ci s'était évadé du bagne de
Rochefort.]

[Note 21: Disons à ce propos qu'il est impossible de voir sans une
profonde admiration pour les intelligences charitables qui ont combiné
ces recherches de propreté hygiénique, de voir, disons-nous, les
dortoirs et les lits consacrés aux idiots. Quand on pense qu'autrefois
ces malheureux croupissaient dans une paille infecte, et qu'à cette
heure, ils ont des lits excellents, maintenus dans un état de salubrité
parfaite par des moyens vraiment merveilleux, on ne peut, encore une
fois, que glorifier ceux qui se sont voués à l'adoucissement de telles
misères. Là, nulle reconnaissance à attendre, pas même la gratitude de
l'animal pour son maître. C'est donc le bien seulement fait pour le bien
au saint nom de l'humanité; et cela n'en est que plus digne, que plus
grand. On ne saurait donc trop louer MM. les administrateurs et médecins
de Bicêtre, dignement soutenus d'ailleurs par la haute et juste autorité
du célèbre docteur Ferrus, chargé de l'inspection générale des hospices
d'aliénés, et auquel on doit l'excellente loi sur les aliénés, loi basée
sur ses savantes et profondes observations.]

[Note 22: Cette école est encore une des institutions les plus
curieuses et les plus intéressantes.]

[Note 23: Ordinairement _la toilette_ des condamnés a lieu dans
l'avant-greffe; mais quelques réparations indispensables obligeaient de
faire dans le cachot les sinistres apprêts.]

[Note 24: C'est ainsi que cela se passait en Espagne pendant le
séjour que j'y fis de 1824 à 1825.]

[Note 25: L'exécution de Norbert et de Després a eu lieu cette année
le lendemain de la mi-carême.]

[Note 26: Selon M. Fregier, l'excellent historien des classes
dangereuses de la société, il existe à Paris trente mille personnes qui
n'ont d'autres moyens d'existence que le vol.]

[Note 27: Les deux femmes.]

[Note 28: Mort aux honnêtes gens! Vivent les voleurs et les
assassins!...]

[Note 29: Femme.]

[Note 30: Nous rappellerons au lecteur qu'environ quinze mois se
sont passés depuis le jour où Rodolphe a quitté Paris par la barrière
Saint-Jacques, après le meurtre du Chourineur.]

[Note 31: Cette date est incohérente avec deux lettres qui vont
suivre (de Rigolette au chapitre IV, de Rodolphe au chapitre VII). Il
s'agit du 25 août 1841. (_Note du correcteur--ELG_.)]

[Note 32: Le nom de Marie rappelant à Rodolphe et à sa fille de
tristes souvenirs, il lui avait donné le nom d'Amélie, l'un des noms de
sa mère à lui.]

[Note 33: Nous rappellerons au lecteur, pour la vraisemblance de ce
récit, que la dernière princesse souveraine de Courlande, femme aussi
remarquable par la rare supériorité de son esprit que par le charme de
son caractère et l'adorable bonté de son coeur, était Mlle de Medem.]

[Note 34: En arrivant en Allemagne, Rodolphe avait dit que
Fleur-de-Marie, longtemps crue morte, n'avait jamais quitté sa mère la
comtesse Sarah.]

[Note 35: Environ six mois se sont passés depuis que Fleur-de-Marie
est entrée comme novice au couvent de Sainte-Hermangilde.]

[Note 36: Dans quelques circonstances, on élevait une religieuse à
la dignité d'abbesse le jour même de sa profession. Voir la _Vie de
très-haute et très-religieuse princesse Mme Charlotte-Flandrine de
Nassau, très-digne abbesse du royal monastère de Sainte-Croix, qui fut
élue abbesse à dix-neuf ans._]

[Note 37: Travail et Salaire, par M. Prosper Tarbé, substitut du
procureur du roi à Reims. Paris, 1841.]

[Note 38: Bulletin des Tribunaux, 8 juin 1843. Cour d'assises,
présidence de M. Bresson.]






End of Project Gutenberg's Les mystères de Paris, Tome V, by Eugène Sue

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MYSTÈRES DE PARIS, TOME V ***

***** This file should be named 18925-8.txt or 18925-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/1/8/9/2/18925/

Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***