Le chalet dans la montagne

By Eugène Montfort

The Project Gutenberg eBook of Le chalet dans la montagne
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Le chalet dans la montagne

Author: Eugène Montfort

Release date: May 31, 2025 [eBook #76203]

Language: French

Original publication: Paris: Eugène Fasquelle, 1905

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHALET DANS LA MONTAGNE ***






  EUGÈNE MONTFORT

  LE CHALET
  DANS
  LA MONTAGNE

  --VOYAGES VRAIS ET IMAGINAIRES--

  DEUXIÈME MILLE


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1905
  Tous droits réservés.




DU MÊME AUTEUR


  Sylvie ou les émois passionnés, poème en prose.
  Chair, poème en prose.
  Exposé du naturisme (épuisé).
  Essai sur l’amour.
  La beauté moderne, essai.
  Les marges, Gazette littéraire (chez Floury).
  Les cœurs malades, roman.


PROCHAINEMENT

  La Turque, roman.
  Le fruit défendu, roman.
  La maîtresse américaine--Liette et sa mère--Poupoun--La femme nue,
    nouvelles.
  Types.


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--10411




L’auteur avait projeté de réunir dans un livre seulement des impressions
de voyage personnelles. Altérant ce premier dessein, il joint à ses
notes deux nouvelles, pour la raison que, dans ces nouvelles, il a
enchevêtré une intrigue imaginée et des sensations de voyageur réelles.

L’anecdote inventée ajoutée à l’impression vécue n’enlève rien à
celle-ci de son bouquet particulier. Et il ne semble point que le
lecteur puisse se plaindre de trouver un peu de fiction avec de la
réalité. L’art uni à la nature ne fut-il point toujours aimable? Une
couronne de roses sur le front d’un marbre dans un parc, au bal une
jolie fille et sa parure, quels menus spectacles sont plus savoureux?...




Pour le boudoir.

LE CHALET DANS LA MONTAGNE




AU PROFOND ET DOULOUREUX

JEAN MORÉAS

hommage de fervente amitié.




LE CHALET DANS LA MONTAGNE




I


Nous avions quitté La Grave vers cinq heures. Onze kilomètres seulement
nous séparaient du col du Lautaret, mais, avec la côte continuelle de
cette route de montagne, les chevaux ne pouvaient aller qu’au pas, et
nous arriverions tout juste avant la nuit. La route longe un précipice
au fond duquel la Romanche roule ses eaux bouillonnantes; de l’autre
côté du torrent, c’est le glacier de la Meije vous écrasant de son
énormité, majestueux, et dont les surfaces de neige éternelle supportent
le ciel.

Je me trouvais dans une voiture publique, un de ces cars alpins qui font
tout le Dauphiné et qui rendent de si grands services. On était en été.
Les autres voyageurs se déplaçaient comme moi par plaisir; nous
échangions nos réflexions, tous tombaient d’accord pour s’émerveiller de
cette route qui, partant de Vizille, s’élève au Galibier, à 2.658 mètres
d’altitude, par un long ruban de douze lieues à travers les plus beaux
glaciers du Pelvoux... J’allais me reposer deux jours à l’hospice du
Lautaret, puis je redescendrais par la Maurienne à Saint-Michel où je
prendrais le train pour Modane; à Modane, j’avais rendez-vous avec un
ami pour entrer ensemble en Italie et y voyager. Avoir vingt ans et être
en voyage, quel bonheur! Aussi j’étais certainement le plus enthousiaste
des passagers.

Nous roulions, lentement... A un certain endroit la Romanche nous
abandonna pour se perdre dans une gorge ouverte tout à coup dans la
montagne: nous traversions un plateau formé de mamelons dont le maigre
gazon était parsemé de fleurs sans parfum, aux formes farouches, aux
couleurs indécises, qui ne viennent que sur les sommets... Puis ce fut
une courte pente. Un clocher apparut, et l’on dépassa un village
misérable...

Cependant le ciel s’était couvert de nuages, et, malgré la proximité des
neiges, l’air étouffait. Des brumes s’effilochaient, traînant sur la
montagne; par places, elles cachaient tout, puis là-haut, là-haut, elles
se trouaient et l’on apercevait un pic; on ne s’expliquait pas qu’il
appartînt à la terre.

Aucune maison; nul passant; le pays désert comme au bout du monde. On ne
voyait rien d’humain, mais seulement des roches, de l’herbe jaune, de la
glace et des nuées. On n’entendait que le bruit des cascades dans un
silence lourd et inquiétant. Les nerfs étaient tendus par l’expectative
de l’orage.

Il éclata! Les chevaux abordaient les lacets de la côte au bout de
laquelle s’élève l’hospice. Tout à coup, des trombes d’eau furent
précipitées du ciel déchiré, une rafale passa, soulevant et arrachant
nos bâches; trempés en un clin d’œil, nous courbâmes le dos, terrifiés.
Les chevaux s’étaient arrêtés, ils hennissaient, la crinière flottante,
et cambraient leurs jarrets pour résister à la tempête. Puis, sur
l’insistance du cocher, ils se remirent en marche, traînant une voiture
gémissante et qui tanguait comme une barque... Quand nous arrivâmes, il
faisait nuit. Un coup de vent nous porta jusque devant l’hospice et nous
débarquâmes au bruit du tonnerre.

Sous une sorte de hangar, encombré de malles et de valises, des gens se
pressaient dans le noir. Au fond l’on voyait des lumières. Cela semblait
vaguement un quai de chemin de fer; c’était un brouhaha et un remuement
d’ombres qui se penchaient vers les arrivants.

Je passai sous ce hangar et je me précipitai au bureau pour me faire
donner un lit, ce qui fut laborieux, car l’hospice était plein. J’obtins
cependant, dans un vaste chalet en sapin où l’on me conduisit, une belle
chambre, mais elle se trouvait sous le toit; il y pleuvait, et l’on
avait cloué la fenêtre parce qu’elle fermait mal; néanmoins je m’estimai
heureux, car tels de mes compagnons de voiture n’étaient pas encore
logés et je les entendais dans les couloirs du chalet, discuter avec
l’hôtelier. Un peu ahuri par cette étape et par cette arrivée, tout
mouillé, je me mis en devoir de me changer pour descendre à la table
d’hôte.

... En bas, je tombai en plein désordre. L’affluence inattendue des
voyageurs affolait les maîtres et le personnel. Les salles à manger
étaient combles, et tout le monde n’avait pu se placer. Il allait
falloir servir un second dîner.

Où me fourrer pour l’attendre?--je regagnai le grand chalet d’où je
venais. Il comptait deux étages; n’ayant rien à faire dans ma chambre,
je m’arrêtai au premier. Dans le couloir qui était large, on avait placé
en face de l’escalier une table et un fauteuil d’osier. Je m’enveloppai
de mon plaid, et, ma casquette de voyage enfoncée sur les yeux, m’assis.
Une lampe à pétrole accrochée au mur éclairait à peine, perdant sa
petite lumière dans ce boyau profond.

J’entendis bientôt un pas léger. On montait. Une femme, que dans cette
presque obscurité je devinai souple et gracieuse, parut: elle eut un
mouvement de surprise en voyant tout à coup dans le fauteuil ma
silhouette informe et inattendue; puis elle passa et entra dans la
première chambre;--elle ressortit peu après et redescendit... Je songeai
en souriant à l’étrange aspect que j’avais dû lui présenter, tassé,
masse immobile et sombre, dans cette galerie déserte; je me flattais
d’avoir au moins frappé l’esprit de l’inconnue...

Mais le premier dîner devait sans doute tirer à sa fin, je retournai à
l’hôtel... Je m’installai à une table que pour la circonstance, à cause
de la presse, on avait dressée dans une petite pièce assez sale qui
ordinairement servait de débarras, à en juger par l’imposante famille de
petits bancs, tous les petits bancs de la maison, et l’armée de
bouteilles vides qu’on découvrait dans un coin. Un maître d’hôtel au
plastron couvert de taches faisait circuler précipitamment le saumon
sauce verte, les poulardes et le filet, et je subissais d’une oreille
distraite les récits prévus de mes voisins.

Le repas terminé, j’allai fumer un cigare sous le hangar de l’arrivée,
où l’on servait le café. J’étais surpris de trouver une telle foule au
milieu d’un désert. Ce va et vient, cette vie, cette animation, tout à
coup, en plein col du Lautaret, dans la grande montagne, dans un endroit
de plus de deux lieues distant de toute habitation, offrait quelque
chose de paradoxal que je savourais philosophiquement. Le plastron
maculé versait le café. J’avais sous les yeux le plus singulier mélange
d’individus qui se puisse rencontrer; tout était venu camper dans cet
hospice: des gens en smokings et vernis comme dans un hôtel d’Aix, à
côté d’intrépides marcheurs en vestes à ceinture, bas épais, souliers
ferrés, et de calicots en flanelle comme à la mer, des clubmen, des
boutiquiers en vacances, de jeunes Anglais, des Allemands à lunettes,
deux curés...

Des groupes s’étaient formés, on bavardait. A côté de moi, trois
messieurs et deux dames parlaient de la dernière pièce de Capus. Un peu
plus loin, un homme à gros souliers expliquait comment on devait aborder
le Mont-Blanc. Ailleurs, un personnage, la boutonnière fleurie d’une
rosette verte, disait qu’on pourrait bien faire un écarté, et les deux
curés s’entretenaient de M. Combes.

Ce que j’avais pris tout d’abord pour un hangar était une terrasse
couverte placée devant la maison et protégée par deux ailes dont l’une
abritait le salon, l’autre la salle à manger. Je compris la disposition
de tout cela le lendemain au jour. Devant la terrasse passait la route;
deux grands chalets s’élevaient en face, et, à droite, des remises;
entre ces diverses constructions, la route élargie formait comme une
place: elle arrivait de droite en montant, passait, puis filait en
redescendant à gauche. L’hospice-hôtel était donc bâti sur une
éminence... A l’origine, il n’existait qu’une maison ici, on y
hospitalisait les voyageurs. Puis ces derniers étaient devenus si
nombreux que l’unique maison s’était augmentée des deux chalets et
l’hospice du col du Lautaret transformé en hôtel.

                   *       *       *       *       *

Maintenant il faisait beau, des étoiles, mais c’était une nuit sans
lune. Sur la place, des ombres allaient et venaient; quand elles se
montraient devant nous, elles s’éclairaient un peu, puis elles
replongeaient dans le noir.

J’avais bu mon café, les conversations continuaient à manquer de
surprise, je quittai mon fauteuil et me dirigeai vers le vestibule où je
voyais de la lumière et du mouvement. Là se trouvait un placard où
étaient disposées toutes les lettres des voyageurs; on l’entourait,
chacun regardait s’il n’y avait rien pour lui. Je revis mon inconnue de
tout à l’heure. Elle était charmante, comme je l’avais devinée dans la
pénombre, élancée et gracieuse; devant la glace, elle arrangeait sur ses
cheveux un léger fichu de mousseline rose; une robe de ville de tulle
noir faisait valoir la souplesse de sa taille. Je me demandai si elle
était seule. Autour d’elle personne ne paraissait la connaître, mais je
remarquai près de la porte quelqu’un qui ne la perdait pas de l’œil: un
gentleman à culottes courtes, à beaux mollets, grand, face insolente de
bel homme professionnel, un peu mûr cependant et la peau détendue.

Avant de me coucher, je me décidai à aller comme les autres faire les
cent pas devant l’hôtel, ce qui paraissait être ici l’habituelle et
l’hygiénique distraction d’après dîner. On ne soupçonnait pas le
voisinage des montagnes, tout était obscur; mais en s’éloignant un peu
de la terrasse, on entrait dans un grand silence et dans une paix
profonde. J’allais et venais, les mains dans mes poches, un peu vite,
car il ne faisait pas chaud; je croisais des gens qui parlaient de cures
d’air, de traitements et de médecins. J’aperçus la jeune femme au fichu
rose, elle était décidément seule, elle marchait en chantonnant d’une
voix douce et jolie. Je ne sais pourquoi j’arrêtai aussitôt dans mon
esprit que c’était là une actrice, sans doute à cause de sa robe noire
qui m’avait d’abord donné l’impression d’être un peu théâtrale pour
cette simple halte, et parce que maintenant elle chantait. J’eus envie
de lui parler, je la suivis, mais elle ne s’écartait pas de la terrasse,
et nous étions entourés. Je la perdis un instant et ne la retrouvai
plus. Puis je crus la reconnaître, assise sur le talus de la route et
causant avec l’affreux bel homme un peu mûr.




II


Le lendemain, je descendis de bonne heure.

Le temps était magnifique, on était enveloppé par le merveilleux
spectacle des montagnes dans le ciel pur. Je m’éloignai de l’hôtel à
travers l’herbe humide. Des deux côtés, les énormes chaînes
m’escortaient, à droite couronnées de glace éblouissante, à gauche, au
contraire, formant une muraille de roc aride, desséché, rose à cause du
soleil matinal, représentant à mes yeux quelque mont africain. Le col
est parsemé de petites bosses élevées de dix ou douze mètres; je gravis
l’une d’elles et, de là-haut, je découvris à mes pieds tout le fond.
Quelle solitude, quelle paix, quelle grandeur, quelle beauté! Je
contemplais l’étendue verte, le rocher noir, les espaces de neige, ce
désert immense et rempli de soleil, et je sentais mon âme s’épanouir.
Loin d’une existence factice, respirer au milieu de la lumière, dans
l’éternelle vérité des choses! j’avais envie de chanter, de chanter à
pleine gorge. Ivre, ébloui, je n’étais plus, comme un sauvage, qu’élans
d’amour pour tout.

Je m’étais étendu, je mâchais rêveusement la tige d’une petite fleur, et
je me laissais pénétrer par la farouche allégresse de la vie énorme et
immobile qui m’entourait. Mon regard courait sur la crête des monts,
glissant sur les mares et les cuvettes de neige, volant vers les flocons
accrochés aux aspérités, tombant sur la glace collée aux pentes. Je
considérais la montagne, ici comme une échine de bête, et là comme une
mamelle, lourde tour ailleurs, plus loin lame effilée. Puis mon regard
montait jusqu’au sommet, et je rêvais à là-haut, là-haut!...

Redescendu, je retrouvais les petites maisons tapies sur le bord de la
route, au milieu du col; la route venait de là-bas et s’en allait
là-bas; on passait, les petites maisons regardaient: elles regardaient
passer qui venait de loin, qui s’en allait loin et qui ne reviendrait
jamais. Trois maisons perdues dans un col entre deux montagnes.

Je suivais de l’œil une voiture. Depuis une heure elle avait abordé la
côte que l’hospice domine, et elle semblait toujours à la même place,
tournant, suivant patiemment les lacets.

Que tout cela était calme! que tout cela reposait, purifiait!

                   *       *       *       *       *

Beaucoup de monde sur la terrasse quand je revins; un grand monsieur
maigre et voûté faisait de l’esprit d’une voix sèche au milieu d’un
groupe de dames qui riaient très fort,--le bel homme un peu mûr
accomplissait des effets de torse d’un air satisfait, je constatais
qu’il était marié: une personne assez rebondie parlait de lui, en disant
«mon mari». Des gens appuyés sur des alpenstocks regardaient fièrement
l’assistance.

Comme, dans la matinée, il s’était produit des départs, je laissai ma
chambre où il pleuvait, et je me fis descendre au premier étage. On m’y
donna la deuxième chambre après l’escalier. Mais n’était-ce pas à côté
même qu’hier soir j’avais vu entrer l’inconnue? Je collai mon oreille au
mur: personne pour l’instant. Il y avait une porte de communication dans
la cloison, je la tirai, mais par derrière je trouvai une seconde porte,
celle-là fermée et s’ouvrant de l’autre chambre.

On sonna le déjeuner: je sortis. J’aperçus mon inconnue que je suivis.
Elle mangeait seule à une petite table. Je pus m’installer à la table
d’hôte de façon à être en face d’elle, et je commençai à la regarder
opiniâtrement. Elle était fort jolie. De lourds cheveux fauves, le nez
un peu fort, une bouche voluptueuse et de grands yeux mélancoliques,
très doux, très beaux. Je voyais son visage entre l’épaule d’un monsieur
et le profil d’une dame. Je ne levais les yeux de mon assiette que pour
les diriger sur elle; je cherchais son regard, elle évitait le mien.
Mais mon insistance ne semblait point, toutefois, l’importuner.

Après le déjeuner, je m’établis encore vis-à-vis d’elle. Allongée dans
un rocking-chair, sur la terrasse, elle lisait. Par-dessus les têtes qui
nous séparaient, mon regard la rejoignait; elle paraissait ne voir que
son livre, mais je savais bien qu’elle me voyait. Mon regard lui disait:
«Que vous êtes jolie! que votre pose est gracieuse! J’aime votre bouche,
vos yeux, votre cou, vos bras, vous tout entière.» Et au milieu du bruit
des voix mes louanges silencieuses montaient caresser son cœur.

A trois heures, elle traversa pour se rendre à notre chalet. J’attendis
quelques instants afin qu’on ne remarquât point mon départ derrière le
sien, puis je regagnai, moi aussi, ma chambre... Oui! c’était bien elle
à côté, je l’entendais chantonner. Elle marchait çà et là; puis elle
s’arrêtait. Cette vie, tout près! je retenais mon souffle, et, l’oreille
contre le mur, j’écoutais, j’écoutais...

Elle sortit. Ses pas descendirent l’escalier, s’éloignèrent. J’étais
assis sur mon lit, ému; par la fenêtre je voyais le ciel et la
montagne... Donc, elle était ma voisine! le sort le voulait. J’ouvrais
ma porte, elle ouvrait la sienne, nous étions l’un chez l’autre sans que
personne pût rien voir, rien soupçonner. Si tout, par hasard, s’était si
favorablement disposé, c’est que le destin s’en mêlait. Je regardai dans
le couloir: personne. Vite, j’entrai chez elle... Sur les chaises, ah!
ce fouillis exquis de linge, de dentelles, ce rose, ce bleu pâle, ces
couleurs tendres et le parfum qui s’en dégage!... Je courus à la porte
de communication, je tirai son verrou, puis revins précipitamment chez
moi.

Ainsi la double porte n’était plus fermée. Cette cloison ne me séparait
plus d’elle véritablement. Au milieu de la nuit, je pouvais de ma
chambre passer dans la sienne!

                   *       *       *       *       *

Ce qu’il fallait maintenant, c’était me mettre à sa recherche, la
trouver, lui parler, enlever une conquête que la fortune m’envoyait, me
hâter de cueillir cette aventure embaumée comme l’églantine sauvage et
comme elle éphémère.

J’avais pris un livre sous mon bras. Je suivis la route en regardant de
tous côtés. Bientôt je l’aperçus; elle n’était pas allée loin, elle
était étendue dans l’herbe, au bord d’un petit sentier tracé par le pied
des passants, et elle lisait. L’occasion était excellente. Je
m’approcherais d’un air indifférent, je m’arrêterais et lui adresserais
quelques mots. J’avançais doucement afin de dissimuler ma hâte. Mais un
homme se montra sur la route; alors je m’assis et j’ouvris mon livre
pour attendre qu’il fût passé. Cependant, relevant les yeux, avec
saisissement je reconnus dans le fâcheux mon insupportable bel homme un
peu mûr. Il vit la jeune femme, se redressa, mit le poing sur la hanche,
puis marcha à elle et la salua, puis lui parla. Ah! ce sourire d’une
fatuité exaspérante! Elle répondait. Bientôt elle se leva et ils
remontèrent ensemble dans la direction de l’hôtel.

J’étais furieux. Je partis dans la plaine à grands pas. J’allais
réussir, c’était sûr, et il avait fallu que cet imbécile survînt à cet
instant. Au diable!... J’étais en colère aussi contre la charmante
inconnue. Qu’était-elle? Que faisait-elle ici toute seule? Sans doute
une petite cabotine cherchant des amis. Ou peut-être même la maîtresse
de ce monsieur, et qu’il avait amenée au Lautaret en même temps que sa
femme? C’était encore possible.

Je méditais rageusement en massacrant à coups de canne les fleurs au
milieu desquelles j’avançais; tout à coup je m’interrompis: elles
n’étaient pas laides, ces fleurs! C’était de grosses boules noires,
chevelues, d’un caractère barbare et inquiétant; je me mis à en composer
un bouquet, je cueillis aussi des œillets de montagne, un peu plus loin
je rencontrai des edelweiss, et j’en ramassai quelques-uns. J’étais
calmé, je revins du côté de l’hôtel, guidé encore par le désir de revoir
l’inconnue.

Elle était sur la terrasse, il y avait justement place près d’elle.
Cette fois je ne laisserais pas échapper l’occasion! Je m’assis dans le
fauteuil voisin du sien, j’arrangeai mes fleurs devant moi, puis, tout
de suite, me penchant, je lui demandai la permission de lui en offrir
quelques-unes. Elle sourit en m’entendant. Et son sourire disait:
«Enfin, vous êtes heureux? Vous voilà donc à vos fins...» Ce fut assez
familier. Si nous ne nous étions pas parlé encore, déjà nous nous
connaissions, puisque je l’avais beaucoup regardée, ce qui l’avait
obligée à penser à moi; et je ne faisais que poursuivre tout haut une
conversation entreprise par mes yeux dès ce matin.

Un orage arriva; nous nous réfugiâmes au salon. Nous étions près de la
fenêtre; je soulevais le rideau et nous considérions la pluie. Je lui
demandais si elle avait peur du tonnerre et je disais des riens, mais
d’un accent tendre et en la regardant dans les yeux. Il y eut une
éclaircie, nous ressortîmes. Puis ce fut l’heure du dîner. Comme le
déjeuner, il se passa, elle à sa petite table, moi à la table d’hôte et
ne la quittant pas des yeux; mais ce soir, de temps en temps, elle me
regardait et elle me souriait. Je remarquais cependant que l’expression
de son visage était triste.




III


Après dîner je m’empressai de la rejoindre. Je lui proposai un tour sur
la place, mais elle refusa, de crainte, dit-elle, de faire bavarder tous
ces gens.

Je m’assis à son côté. Nous étions dans une presque obscurité, en un
coin de la terrasse, et nous parlions à mi-voix. Elle se plaignait
d’être seule, elle s’ennuyait; elle lisait, mais la journée est longue;
puis tous ces étrangers qui vous regardent avec une curiosité méchante;
et elle était en butte aux galanteries fastidieuses de l’homme aux beaux
mollets: heureusement que son mari allait bientôt revenir, elle
l’attendait impatiemment...

Mariée! Elle était donc mariée! Dès les premiers mots j’avais compris
que depuis hier je m’égarais. Ce n’était point ce que j’avais imaginé,
pas le moins du monde une actrice, pas légère... Mais l’hommage
persistant de mes regards, ma recherche obstinée avaient touché son
amour-propre: je devais continuer... Je m’exclamai:

--Tant d’impatience! Ne pouvoir pas supporter trois jours d’absence!...
C’est de la passion! Vous aimez trop votre mari. Vous avez tort, vous
serez malheureuse...

--Eh non! je ne l’aime pas trop; mais toute seule ici, c’est mourant!
dit-elle avec un bel accent du Midi.

Et alors elle me raconta, abondamment, comme une femme à laquelle le
silence trop longtemps gardé est devenu intolérable, et qui déborde,
comme une enfant, en toute franchise, avec une confiance
extraordinaire,--elle me raconta qu’elle était mariée depuis un an, que
d’abord elle n’aimait pas son mari, puis que, peu à peu, il avait été si
gentil, elle s’était mise à l’aimer, et qu’ils voyageaient beaucoup, et
qu’ils venaient de Suisse, et qu’ils allaient repartir...

Je l’écoutais; à la façon dont elle parlait de ce mari, il me semblait
qu’elle cherchait à se persuader à elle-même qu’elle l’aimait. Et
l’expression mélancolique de ses regards, à table, me revenait.

--Vous êtes bien heureuse? dis-je. Pourtant vous êtes triste... Je l’ai
vu, cela se lit dans vos yeux...

Elle ne répondit pas.

Alors je lui parlai de sa voix que je trouvais rêveuse et exquise.

--Je chante quand je suis seule...

--Vous aimez à être seule?...

--Oui...

--Pour penser à votre amour...

«Ah! je n’ai pas d’amour!» s’écria-t-elle dans un vrai cri du cœur que
je recueillis, et qui m’autorisa à continuer:

--Alors, pour rêver à la tristesse de n’avoir pas d’amour, et pour vous
abandonner à la douceur d’en espérer un?

--Oh non! puisque j’aime mon mari... fit-elle, naïve.

Elle n’avait pas d’amour, et elle aimait son mari, cela signifiait
qu’elle n’avait pour lui que de l’affection. Et sa tristesse était née
de l’insuffisance de ce sentiment à remplir son cœur: c’était bien
simple.

--Vous attendez un grand amour? dis-je d’un ton pénétré.

--Pourquoi? Mon mari est bon, et il est très bien, vous verrez.

--Oui. Mais il est votre mari...

--Et pourquoi changer? pour trouver plus mal?

--Justement. On ne change pas pour trouver mieux. On change pour
changer. C’est si monotone d’être marié!...

Cela n’était déjà pas si mal pour un cadet! Mais cette vérité
l’effarouchait peut-être un peu. La conversation tombait. Cependant, ô
petite femme simple qui étiez près de moi dans l’ombre, et avec laquelle
je venais d’avoir une conversation à la fois banale et savoureuse comme
tout dialogue entre inconnus, déjà je vous connaissais tout entière!

Je ne sais comment, dans la suite, je parlai de lui lire dans la main.
Elle eut un élan: «Ah! vous pourriez me dire mon avenir!» qui,
définitivement, me fixa. Une enfant qui attendait que quelque chose
apparût dans sa vie... Oui elle était à point pour l’aventure. Qu’il
était déplorable de ne disposer que de deux jours! Il eût suffi de se
baisser pour la cueillir. Naïve, jeune, sentimentale! Pauvre petit
cœur!... Mon Dieu! le sot mari qui la laissait toute seule!

Je lui dis bonsoir et me retirai. Le bel homme, qui, tout le temps de
notre conversation, s’était promené de long en large en nous regardant,
se précipita sur-le-champ. Mais elle ne lui resta pas longtemps: car à
peine étais-je dans ma chambre que j’entendis son pas dans le couloir;
je sortis pour la saluer: elle me fit un salut sec, entra rapidement
chez elle et ferma sa porte à clef. Apparemment la confiance ne régnait
point, elle craignait que je n’abusasse de la situation, elle voulait
couper court à toute tentative.

«Que c’est désolant! me dis-je avec ma fougue de page. Tout est
admirablement ordonné pour passer une nuit charmante. Et il y faudra
renoncer!... C’est là une femme toute neuve; elle ne peut guère se
prendre en deux heures; elle est un peu farouche: il faudrait au moins
huit jours. Désolant!...»

Une autre, une femme si peu que ce fût expérimentée, n’eût point manqué
de mettre à profit la disposition si propice et si rare de nos chambres;
cela fournissait l’occasion d’une aventure unique, de l’une de ces
aventures rêvées qui ne laissent aucune trace. Se rencontrer dans cette
solitude, loin de tout, où l’on est inconnu à tous, avec un garçon ni
trop vilain ni trop sot (ô fatuité des vingt ans!), l’avoir comme
voisin, la nuit ouvrir simplement la porte intérieure de sa chambre, et
ne pouvoir être soupçonnée par personne!... Et le lendemain, reprendre
sa route, avec le souvenir d’une belle nuit, plus belle sans doute,
inoubliable à cause des paysages merveilleux au milieu desquels la
mémoire la devait placer...

Que n’avais-je pour voisine une telle femme! Une femme qui eût apprécié
la valeur d’exception des circonstances! C’était à une femme de ce genre
qu’hier j’étais persuadé d’avoir affaire, une actrice, pensais-je, et
là-dessus s’était élevé mon projet.

Mais au lieu d’une personne légère et adroite, je me trouvais en
présence d’une nature vraie, sentimentale, et dans une crise
psychologique. Je discernais bien tout ce que j’y gagnais--pas pour ma
nuit toutefois (et même, au fond, y gagnais-je, puisque je n’avais le
temps de profiter de rien?).

Enfin, tant pis. Tant pis, car elle était charmante. Quelle franchise!
quelle vérité! Je repensais à notre conversation. Évidemment l’abandon,
l’ennui, avaient ouvert son cœur, l’avaient disposée elle-même aux
confidences... Son silence quand je venais de dire une phrase sur
l’amour! Par hasard être tombé tout de suite sur la pensée dont cette
vie se nourrissait... Elle pensait à l’amour, sans consentir d’ailleurs
à se l’avouer, elle l’attendait, rien ne pouvait donc être plus exact et
plus intéressant pour elle que mes réflexions sur son propre goût pour
la solitude, sur son attente, sur le sentiment qui était au fond
d’elle-même... En la connaissant à peine, il s’était trouvé qu’aussitôt
j’avais exprimé tout son secret, que je l’avais devinée; j’en étais
certain, cela l’avait frappée; et cette âme naïve et si rêveuse allait
s’intéresser à moi parce qu’elle s’était sentie comprise. Délicieux.
Mais il faudrait partir, après-demain!

J’avais mis mes chaussons. J’allais et venais sans bruit, en
réfléchissant, à la lumière triste de ma bougie. De l’autre côté de
cette cloison, il y avait une femme exquise, elle était seule, je venais
de causer avec elle toute la soirée, et dire que ce serait si facile, si
facile--une porte à ouvrir--et tellement sans danger! Moi je resterais
là tout seul de ce côté-ci, quand de l’autre côté... Non, c’est une idée
à laquelle je ne pouvais pas me soumettre... j’en avais la tête
échauffée. C’est que j’en étais amoureux, de ma jolie ingénue! Quels
cheveux!--une chevelure abondante de créature passionnée! Quelle bouche,
quels yeux langoureux, et ce corps! exquis, allongé, souple et flexible
comme une liane... Adorable!

Je collai mon oreille au mur. Je l’entendais remuer! J’entendais ces
mille bruits mystérieux d’une existence toute proche; des froissements
d’étoffe, des gestes, des chaises poussées, des pas... Que faisait-elle?
Elle devait se déshabiller, elle était sans doute en jupon et en corset,
et je la voyais, les bras nus, le cou nu, les cheveux sur les épaules.
Oh! ouvrir! la prendre dans mes bras! Mais jamais je n’aurais osé. Et si
je m’y étais décidé, qu’aurait-elle fait? Elle eût crié, m’eût mis
dehors. Sa façon de rentrer chez elle tout à l’heure m’enlevait tous les
doutes que j’aurais pu former sur sa vertu.

Je l’écoutais... je l’entendis se coucher, je l’entendis souffler sa
lumière. Et je me la représentai au lit, son joli corps allongé sous les
draps...




IV


Le lendemain, je me levai à six heures. J’avais bien mal dormi. Je
poussai les volets: un temps admirable; ma chambre, située au levant,
s’emplit de soleil; tout clairs les murs, le parquet, le plafond de
sapin verni brillèrent. Il faisait frais; cependant je me mis à la
fenêtre et je regardai les montagnes en fumant une cigarette. Que
c’était beau, et, si elle voulait, ma voisine, quelle journée nous
passerions! Mais je pensais, aussi, rembruni, que demain soir j’avais
rendez-vous à Modane!

Je commençai ma toilette, qui dura une grande heure et que je fis avec
une minutie particulière. Qui sait ce qui arrivera aujourd’hui?
pensais-je, et longuement je m’ébrouais dans l’eau froide. Puis je
regardais le jeune soleil, et dans le matin le ciel limpide comme du
cristal.

Que je m’étais levé tôt! Je n’entendais rien bouger dans le chalet... Je
serais volontiers descendu, ce que je voyais dehors m’attirait, mais je
ne m’y résolvais point: ici, j’étais près d’elle, elle était là, étendue
dans son lit, derrière cette cloison; dès qu’elle remuerait, je
l’entendrais, elle était là--là! et cette pensée dans mon imagination
s’aiguisait de tous mes désirs, de tout mon espoir, et me donnait un
trouble que je préférais au plaisir d’errer dans le plus beau des
paysages.

J’avais tiré ma porte de communication qui avait craqué en s’ouvrant, et
je tremblais qu’elle n’eût entendu: pourquoi tant de timidité? j’aimais
donc?... J’écoutais, séparé de sa chambre seulement par l’épaisseur de
sa porte à elle. Et je l’entendais respirer, c’était comme si j’eusse
été chez elle, j’entendais son souffle! Elle était là... Couchée!...
Elle respirait... Oh! si j’ouvrais, si j’ouvrais la porte!...

Et je restai, oreille collée, à écouter, les yeux hagards! Combien de
temps? Je l’ignore. Elle dormait, j’entendais sa respiration régulière.
Puis elle fit un grand soupir et elle se remua dans son lit; je compris
qu’elle était éveillée. J’avais envie de lui parler, mais je craignais
de lui déplaire en me rappelant tout d’un coup, tout de suite à sa
pensée, et aussi que la gênât l’idée que j’étais si près d’elle, que je
l’entendais si bien, que j’étais si mêlé à l’intimité de son existence.
Je conservai donc mon immobilité et mon silence, et je continuai à épier
passionnément sa vie. La femme de chambre entra. J’entendis un dialogue,
et la voix encore endormie et comme brisée de la maîtresse qui dit
d’ouvrir les volets, puis qui admira le beau soleil et qui commanda de
poser sur son lit le plateau du thé. La femme de chambre sortit. Alors
je m’enhardis; maintenant qu’elle avait repris la conscience des choses
et que ses rêves de la nuit étaient éloignés, je pouvais me rappeler à
elle dans toute mon imparfaite réalité.

--Bonjour! dis-je. Vous avez bien dormi?

--Oh! mais, où êtes-vous donc?... Vous m’avez fait peur. On dirait que
vous parlez dans ma chambre. Vous avez donc ouvert votre porte?...

--Oui, je l’ai ouverte pour être plus près de vous.

--Et à quoi cela vous avance-t-il?

--A croire que je suis avec vous, chez vous... Je suis levé depuis deux
heures...

--Et que faisiez-vous? Je ne vous ai pas entendu!

--Je vous écoutais dormir.

--Je ronfle donc?

--Non. J’écoutais au contraire votre souffle pur comme celui d’un
enfant, et je vous adorais comme une enfant.

C’était charmant, ce dialogue à travers la porte. Je me l’imaginais dans
son lit, le drap à moitié rejeté, la chemise entr’ouverte, ses beaux
cheveux défaits, ses grands yeux regardant l’endroit d’où venait ma
voix, et écoutant et me répondant.

Je reprenais:

--Savez-vous qu’il fait un temps miraculeux?... Il faut vous lever.

--Pour quoi faire?

--Pour venir vous promener...

--Oh non! Je suis si bien là, si bien! murmurait-elle paresseusement.

Et je pensais qu’elle s’étirait, je voyais en moi-même son joli geste,
et j’avais encore une furieuse envie d’enfoncer la porte. Mais je me
contenais, et je faisais ma parole caressante pour la supplier de se
lever.

--Ah! la paresseuse! C’est une honte de rester au lit par un aussi beau
soleil. Voulez-vous que j’aille chez vous? Je vous aiderais à vous
lever, je vous habillerais, vous verriez quelle femme de chambre
empressée je serais. Oh! mon bonheur à démêler vos cheveux! Comme je
saurais bien vous lacer! Et qu’humblement je me jetterais à vos pieds,
pour vous mettre vos souliers!...

--Vous êtes fou!

--Oui fou, horriblement fou... Si vous croyez que ce n’est pas à rendre
fou de passer la nuit si près de vous!

--Voulez-vous vous taire!

--Eh bien! levez-vous! levez-vous! Allons nous promener...

--Ah! non, par exemple! Me promener avec vous!... Mon Dieu, cela ferait
un beau scandale!...

--Laissez donc dire. Venez.

--D’abord, je ne suis pas levée. Le temps que je me lève, puis que je
m’habille, je ne serai pas prête beaucoup avant midi.

--Allons donc... Il suffit d’un peu de courage. Allons, une, deux et
trois: debout!... Êtes-vous levée?

--Non.

--J’entre! J’entre et je vous tire du lit.

--Oh!

--Cela ne vous émeut donc pas, ce beau ciel bleu que vous voyez de vos
draps? Cela ne vous donne pas envie de sortir, de marcher, de chanter,
de vivre?...

Enfin je l’entendis se lever. Puis elle alla dans sa chambre en
chantonnant. Ce qu’elle fredonnait, ah! que c’était doux et que c’était
rêveur! Je l’écoutais en retenant mon souffle, j’étais attendri.
J’aurais voulu la baiser sur la bouche, sur sa bouche d’où jaillissait
une âme si limpide.

Cependant elle était inquiète de ne m’entendre pas bouger et de mon
silence. Elle s’arrêtait:

--Qu’est-ce que vous faites? disait-elle tout d’un coup.

--Rien. Je vous écoute.

Mais de me sentir là, tapi dans un coin, invisible et aux aguets, cela
lui causait un malaise. Elle n’osait plus remuer, elle n’osait plus
chanter, elle n’osait pas faire sa toilette. Elle n’était plus libre.
Elle aurait bien voulu que je m’en allasse, et je la compris.

--Écoutez, dis-je, il faut combien de temps pour vous habiller? Une
heure?

--Oui.

--Eh bien, je serai dans une heure au bas de la route.

--Bien.

--Vous viendrez?

--Oui.

--Sûrement?

--Sûrement.

Et j’allai m’allonger dans l’herbe avec un livre. Je comptais peu sur sa
venue. C’eût été trop. Notre conversation de ce matin me semblait
pouvoir être considérée déjà comme un grand progrès dans mes rapports
avec elle. Et raisonnablement je ne devais pas aller plus vite que je
n’avais été. Mais aussi je songeais tristement que demain soir j’avais
rendez-vous à Modane, que je ne disposais donc plus que d’une
après-midi, d’une soirée et d’une nuit, et que ce délai était fort
insuffisant pour venir à bout d’une femme qui n’avait encore jamais eu
d’amant.

Comme je le prévoyais, elle ne me rejoignit pas, et je la retrouvai
seulement à l’heure du déjeuner.




V


Avec quel extrême plaisir je revis sa forme, sa ligne et son visage!
Depuis hier ils étaient si près et si loin de moi, je les entendais, je
suivais leurs mouvements dans mon esprit, mais je ne les voyais pas! Un
mur m’en séparait. Leur présence était évidente, je la savais, mais je
ne pouvais pas la vérifier. J’étais en face d’un rêve, d’un jeu de ma
pensée... tandis que, maintenant, _elle_ était là, devant moi, elle,
dans sa forme et dans son apparence, elle dans toute sa réalité, et mes
yeux touchaient ses beaux yeux, et ma main avec sensualité serrait sa
main. Ah! qu’elle était délicieuse en effet, la fine et souple enfant,
et comme il était juste qu’elle eût été l’objet, cette nuit et ce matin,
de ma préoccupation passionnée! Je la considérais avec ravissement et je
souriais, naturellement, heureusement. Elle portait sur moi son regard
pur, doux, un peu inquiet et un peu triste.

                   *       *       *       *       *

Après déjeuner, je m’assis à l’écart afin d’éviter de fournir un
prétexte à la malice de ceux qui se pressaient sur la terrasse. Elle
lisait, je lisais aussi et je me forçais à ne pas trop la regarder; je
supposais qu’elle allait rester là une heure ou deux, comme la veille.
Mais bientôt, à ma grande surprise, elle se leva tout à coup et
disparut.

Je ne savais que penser.

Pourquoi ce départ? Où allait-elle? Elle s’était dirigée du côté de la
route. Mais se promener de si bonne heure, au moment de toute l’ardeur
du soleil! Je n’y comprenais rien, et j’étais déconcerté. Voilà qui
dérangeait mes plans. Si je ne la voyais pas plus de l’après-midi que je
ne l’avais vue de la matinée, elle était perdue pour moi, et c’était
bien vainement que j’aurais dépensé tant de soupirs. Il fallait la
suivre, la rejoindre! Oui, mais pouvais-je me lever derrière elle, et
partir du même côté, sous les regards sournois et attentifs de toute
cette société inoccupée! C’eût été nettement la compromettre. Je devais
attendre. Et chaque seconde qui s’écoulait, elle s’éloignait, je
risquais davantage de ne pas la retrouver. Je pensais à cela,
indifférent à tout en apparence, sans bouger et le nez dans mon livre,
mais me mordant les lèvres d’impatience. Je me contraignis à attendre
dix minutes. Puis, nonchalamment, je me levai, debout je considérai
quelques instants la société, sans hâte et d’un œil vide; enfin, je me
mis en marche d’un pas languissant. Mais dès que je ne fus plus en vue,
je me redressai, je me précipitai...

Je regardais de tous côtés. Je ne vis rien. En bas, à l’endroit où la
route rejoint la montagne et la longe, elle pouvait avoir tourné à
droite ou à gauche. Cela était grave. Si je poursuivais dans le mauvais
sens, je passerais des heures énervantes à la chercher sans cesse,
stupidement, et naturellement sans aucune chance de la trouver. Mais
comment me décider? Comment s’était-elle décidée elle-même? Selon
quelles raisons? Je l’ignorais et il m’était impossible, avec le
meilleur raisonnement du monde, de le découvrir. J’étais fort perplexe,
et je ne trouvais rien qui me déterminât à m’engager plutôt d’un côté
que de l’autre... J’avisai heureusement, à quelque distance à gauche,
deux casseurs de pierres; je m’approchai d’eux et leur demandai s’ils
n’avaient point vu passer une jeune femme. Ils réfléchirent: non, rien
vu. Elle avait donc tourné à droite. Je partis dans l’herbe au galop,
sautant les ruisseaux, franchissant les mottes et les trous, léger,
rempli de l’espoir de la rattraper. Mais je ne voyais que la montagne,
où tout se fondait dans une immense lumière...

Enfin, là-bas, là-bas, sur un mamelon, je crus distinguer un point noir
qui se déplaçait. Je ne discernais point si cela était un homme ou une
femme, ni même seulement si c’était un être humain. Mais j’en étais sûr,
cependant, c’était elle; mon cœur enivré me le disait et je redoublai ma
course. Je courais, je courais, je ne m’apercevais pas de l’air
enflammé. Je poussai bientôt un cri de triomphe, inondé d’une joie
énorme et simple, comme Pan quand il voit qu’il a enfin gagné Syrinx, la
petite nymphe. Je venais de reconnaître la couleur rose de son voile;
c’était bien elle! Maintenant je grimpais, glissant souvent sur l’herbe
sèche, courbé en deux, ardent et obstiné. Elle était là-haut: je montais
vers elle. Et à mesure que je m’élevais, je dominais plus de choses, le
paysage devenait plus grand et plus beau et mon âme plus heureuse.
J’approchais, je la voyais maintenant tout entière, marchant dans la
lumière, infiniment gracieuse.

Au moment de l’aborder, une crainte me saisit, et je m’arrêtai. Quel
accueil allait-elle me faire? Ne m’en voudrait-elle pas de l’avoir
poursuivie? Si elle était partie de cette façon, après déjeuner,
soudainement et comme farouchement, n’était-ce point parce qu’elle
désirait la solitude? N’allais-je pas la déranger, la contrarier?
Aussitôt après le sentiment de victoire que j’avais éprouvé, une
réaction se produisait, je tremblais maintenant, je redoutais sa
froideur. J’étais incertain: serait-elle fâchée de ma poursuite ou au
contraire, au fond d’elle-même, la désirait-elle?... Mais en me voyant
sa figure s’éclaira.

Devant moi, elle était debout, grande, élancée, hardie, semblable, avec
son joli visage d’une ligne pure, semblable à quelque Diane. La marche
avait éveillé en elle toute sa vie: sa fine chair était colorée, on
sentait courir sous la peau et chanter un beau sang rouge et noble,
c’était comme une campagne fertile qu’irrigue un parfait réseau de
fontaines; elle respirait profondément, avec une plénitude de santé
admirable; son œil s’était animé... Qu’elle était belle, sous
l’illumination du ciel, dressée sur une verte éminence au milieu du
grandiose paysage immobile! Elle portait une robe de velours gris fer
d’une coupe un peu cavalière et qui lui prêtait un ton de fantaisie
charmant, son voile rose flottait, elle s’appuyait sur une haute canne
de montagne, de sa main libre elle tenait un bouquet de fleurs qu’elle
avait cueillies. Vision ravissante et de la plus vraie poésie. Un parfum
l’enveloppait dont je m’imprégnais avec délices. Et sa bouche, ses yeux
ardents, le mouvement de son sein, et ce temps d’apothéose, et la
splendeur de cet endroit me grisaient. Je la contemplais, je la buvais.

Je lui offris de lui montrer la place où j’avais trouvé hier des
edelweiss. Elle marcha un instant devant moi, et je découvris sa lourde
chevelure fauve tournée sur sa nuque en torsades somptueuses.

--Jamais je n’ai vu d’aussi beaux cheveux, dis-je avec admiration. Elle
eut un petit rire où le plaisir et l’incrédulité se mêlaient.

--Ah! vraiment! fit-elle.

Mon vœu de ce matin était exaucé, ma voisine avait voulu: nous allions
passer une journée admirable. Elle était seule avec moi dans un
merveilleux pays, et je la sentais heureuse. Un radieux soleil baignait
toute la surface tourmentée du col, les montagnes fuyaient vers le ciel,
en face nous voyions une cascade descendre les rochers, brillante comme
une ligne d’argent, en bas la route blanche qui filait et, dans le
lointain, l’ouverture sombre de la gorge où se perdait la Romanche. Elle
marchait devant moi, mouvement qui m’enchantait: «_Edelweiss_: noble et
blanche. Noble et blanche, comme vous», murmurai-je.

Il fallait monter. Je lui tendis ma main qu’elle prit et je la tirai
doucement. Je sentais contre mes doigts sa chair chaude, je pressais
avec une émotion voluptueuse, par là je communiquais avec elle, j’étais
en contact avec ses nerfs, avec sa pensée, son cœur, sa vie!

«Ah! que j’aime tenir votre main! lui dis-je. Elle est chaude, elle est
douce. Je vous touche... je vous sens...»

De temps en temps, elle s’arrêtait, fatiguée. D’un pas plus haut
qu’elle, je m’arrêtais et je la regardais:

«Est-ce bien loin encore?» demandait-elle en levant ses yeux vers les
miens.

«Nous arrivons», répondais-je.

J’aurais voulu que cette ascension durât toujours; quel plaisir de
l’entraîner ainsi derrière moi!...

Mais nous étions parvenus à une place où l’herbe s’éclaircissait. La
terre apparaissait, blanchie, sèche et fendillée. Je vis sur le sol
rayonner une petite étoile de velours mat, puis nous en découvrîmes
d’autres. Nous nous mîmes à les ramasser:

«Des edelweiss! des edelweiss! s’écriait mon amie. Ceux-là, je les aurai
cueillis moi-même!»

Elle se courbait, agile; je lui apportais ce que je trouvais. Nous
poussions des exclamations quand une fleur plus belle que les autres se
montrait.

Cependant, tout en glanant, nous étions montés jusque sur un plateau que
le sommet d’un tertre assez élevé formait. Là, l’herbe redevenait
touffue, et d’en bas il n’était plus possible de nous voir. Je désirais
vivement que nous nous asseyions. En faisant des bouquets, en grimpant,
je n’avais que la joie d’être avec elle, et non point celle de lui
parler et de l’entendre me parler; j’aurais voulu tenir de tendres
propos, dire les douceurs dont mon cœur était plein; exprimer des
douceurs conduit à en faire: j’étouffais de baisers rentrés. Là, assis
dans l’herbe, divinement seuls, au milieu d’une admirable nature et sous
un ciel splendide, si je l’eusse sentie m’écouter, peu à peu me céder,
enfin s’abandonner, le paradis s’ouvrait! C’était un moment de bonheur
parfait... Et que peut-on, à vingt ans, demander à la vie de meilleur
que l’instant où une belle créature qu’on désire de toutes ses forces se
sent pénétrer par la même fièvre qui vous possède et se donne avec un
transport égal au vôtre?... Sans doute un amour aussi neuf n’était point
profond, ce n’était même sans doute qu’un vif appétit de mes sens.
Qu’importe! un baiser d’elle à cette minute m’eût comblé autant que
celui d’une femme pour laquelle j’eusse soupiré depuis des années. Si
mon désir était né depuis peu, il était né adulte; ce voisinage nocturne
l’avait exaspéré... Et maintenant, rien qu’elle n’existait plus pour
moi, j’étais enivré, j’avais tout oublié, j’avais un immense amour et
eusse éprouvé, qu’il fût partagé, un bonheur immense.

Mais ma compagne devinait le danger. Elle ne consentait pas à s’asseoir
ici, loin de tout regard. Elle se méfiait de moi et d’elle aussi
peut-être; elle aussi, le soleil l’avait grisée, éblouie, elle se
sentait faible et heureuse, et elle avait peur. N’étant point sûre
d’elle-même, elle préférait ne pas être tentée; jouer maintenant avec le
feu lui semblait imprudent, je le voyais bien, j’avais beau la prier:
«Non, disait-elle, non, allons-nous-en.»

«Eh bien! partez, lui dis-je. Moi, je reste», et je m’assis.

«Bien!» répondit-elle. Elle fit mine de s’éloigner. Je me traînai à
genoux devant elle et de mes bras j’entourais sa jupe; elle se dégagea;
je me relevai et je fis quelques pas: «Partir! pensais-je, quand ce
plateau était si bien placé. Nous allons redescendre, être en vue de la
route, marcher encore, cueillir des edelweiss et nul entretien
possible...» Il me passa une idée: «Voulez-vous que je lise dans votre
main?» lui demandai-je. «Oh oui!» s’écria-t-elle. «Alors il faut nous
asseoir un peu.» Elle consentit, poussée par la curiosité.

Je m’allongeai près d’elle, je pris la main qu’elle me tendait et je me
mis à la palper, à la presser, à la caresser, sous prétexte que cela
était utile à mes observations. Je ne possède point bien entendu la
chiromancie, mais je pense qu’avec un peu d’invention chacun peut
remédier au défaut de cette science. Je tâtais donc, fort plaisamment
pour moi, la main de ma dame, même j’y portai les lèvres. Mais alors
elle se retira vivement, et je la sentis prête à se relever: «Soyez
sérieux», dit-elle. Elle ajouta: «Je vois que vous ne savez pas du tout
lire dans la main.»--«Détrompez-vous», me récriai-je; «je vais vous dire
tout votre avenir: mais d’abord, commençons par votre caractère et par
votre passé.» Je lui dis alors qu’elle était très bonne et très franche,
puis je vis dans ses lignes qu’elle était très sensuelle, ce qui la
choqua, mais elle ne démentit pas. Elle dit seulement très vite et un
peu rouge: «Et puis?» Je hasardai qu’elle n’avait pas de volonté. Ce
n’était pas très adroit apparemment, car le manque de volonté peut
compter pour un défaut, et il fallait évidemment ne lui en trouver
aucun. Mais si j’avançais cela, c’était pour m’éclairer. Elle n’eût pas
eu de volonté et l’eût su, avec sa franchise elle avouait: «Cela est
exact.» Or, sensuelle et sans volonté, elle était à moi. J’étais fort
machiavélique à vingt ans. Mais elle prétendit posséder de l’énergie, au
contraire. Et j’avais commis une double faute puisque je lui avais
supposé un défaut, ce qui la blessait, et que je m’étais trompé, ce qui
lui retirait de la foi en ma science.

Je ne m’arrêtai point et j’entamai aussitôt son passé et son présent,
ainsi que je les avais compris hier soir. Je lui affirmai que, comme
elle me l’avait dit, je voyais fort bien dans sa main qu’elle avait
épousé son mari sans l’aimer, mais que j’y voyais aussi qu’elle ne
l’aimait pas encore, tout en voulant croire qu’elle l’aimait. «Vous avez
pour lui plus d’affection que d’amour, je le distingue, voyez cette
ligne, lui dis-je. C’est clair.» Elle répondit: «Oui, cela est vrai.» Et
elle rêva. Je pouvais formuler des prédictions qui s’accordassent avec
sa rêverie. Après un bon moment d’attention consacrée à démêler
l’enchevêtrement des lignes, j’avançai d’un air sérieux et hésitant
qu’elle allait avoir un grand amour, bientôt. Elle était tout oreilles.
Je redoublai de gravité et je pus, en lui faisant plier les doigts,
découvrir que ce serait pour un jeune homme brun. Elle me regarda avec
timidité. «C’est vous que vous voulez dire?...» «Oh moi! je suis
châtain», répondis-je. J’avais bien envie de l’embrasser. Un moment,
elle était à genoux devant moi, ses lèvres à la hauteur des miennes: je
n’avais qu’à me pencher; mais je la regardai dans les yeux et je vis que
si je la brusquais, tout serait fini. Elle était simple comme une
enfant, à la fois confiante et farouche. Je lui sentais en cette minute
l’âme toute ouverte, mais je sentais en même temps qu’un rien la ferait
se refermer à jamais, qu’il était aussi facile de la perdre que de la
gagner, qu’une précaution extrême était nécessaire. Je ne l’embrassai
donc pas, et que j’aie vaincu mon désir, dont elle s’était aperçu,
augmenta sa quiétude et son plaisir d’être avec moi.

Nous redescendîmes. Maintenant nous suivions un sentier à plat et nous
marchions à côté l’un de l’autre. Je me risquai à passer mon bras sous
le sien, elle ne me repoussa pas, elle n’avait plus peur de moi. Mais ce
mélange de liberté et de sauvagerie qui était en elle me mettait sur les
épines; je ne savais ce que je devais tenter, jusqu’où elle
autoriserait, à quel moment elle se formaliserait. J’étais affectueux et
très doux, à la fois hardi et timide, et je crois que c’est ainsi qu’il
fallait être pour la conquérir; je devais ne rien faire qui la choquât
et en même temps ne rien lui laisser désirer que je ne lui offrisse. Le
délicat, c’était de savoir aller au-devant de ses désirs et de savoir en
même temps ne point les dépasser.

Nous continuions la conversation sur ce que je lui avais révélé tout à
l’heure. Elle parlait de son mari: elle était sûre qu’il l’aimait, il
lui en avait donné des preuves. Je lui répondais que s’il ne l’avait pas
adorée, il eût été un sauvage, car elle était adorablement jolie et d’un
charmant caractère. Je déclarais ainsi mon sentiment. «Tout à la fois
alors!... On voit que vous ne me connaissez pas...», raillait-elle pour
dissimuler son contentement.

Nous passâmes près d’un ruisseau d’eau claire. Je bus dans ma main. Elle
voulut boire aussi: je réunis mes deux mains comme une coupe, je les
remplis d’eau et les lui tendis: elle se baissa et mit sa bouche entre
mes mains. Ah! ce geste! c’était comme si elle m’eût baisé les doigts!
Et si, profitant de cette intimité exquise, je l’avais prise dans mes
bras, elle se fût révoltée, elle m’eût repoussé avec indignation! Je
sentais qu’elle agissait avec innocence. Et cela était délicieux et
irritant.

«Voyez, fis-je, je vous ai montré l’endroit où poussaient les
edelweiss.»--«Oui, vous avez été très gentil. Je vous remercie beaucoup,
beaucoup...» Et comme je la regardais sans rien dire: «Puis-je vous
remercier davantage?» demanda-t-elle.--«En paroles, assurément non...»,
dis-je un peu tristement.--«Eh bien, je me promènerai encore avec
vous.»--«Hélas, je pars demain!»--«Puisque vous avez été sage, je me
promènerai ce soir.» Elle vit peut-être quelque chose dans mes yeux, car
elle ajouta: «Mais, vous savez, je vous préviens: si la nuit vous
inspirait de mauvaises pensées, si vous n’étiez pas sage, je file, et
vous ne me revoyez plus... Maintenant séparons-nous. Qu’on ne nous voie
pas ensemble.»

Je m’allongeai dans un trou d’herbe et elle s’éloigna.




VI


Évidemment, elle était parfaitement innocente. C’était une bonne petite
épouse désolée de ne pas aimer son mari. Elle aurait bien voulu l’aimer,
d’abord parce que, étant honnête, elle croyait qu’elle le devait,
ensuite parce que, jeune, tendre et sentimentale, elle avait besoin
d’amour. Elle se rendait compte que c’était pour elle un grand malheur
de ne point chérir l’homme auquel était liée sa vie. Mais comment faire
pour l’aimer? elle s’y efforçait sans y parvenir,--et si elle ne
l’aimait jamais, comment faire pour vivre?... Elle était triste.

Et elle se trouvait là, toute seule... Et j’étais arrivé. Je l’avais
beaucoup regardée, avec tendresse, avec douceur, avec émotion, comme ce
mari peut-être n’avait jamais su la regarder ou comme elle ne s’était
jamais aperçue qu’il la regardât. Elle avait pensé à moi...--Et je lui
avais parlé. J’avais parlé de ce qu’il y avait au fond d’elle-même, de
ce qui était toute sa préoccupation... La nuit elle avait repensé à moi,
à ce que j’avais dit...--Et le matin à son réveil, j’étais encore là,
tout près, je parlais d’une façon caressante, avec une voix aimante.

Alors, l’après-midi, quand elle m’avait vu courir dans la plaine, que je
l’avais rejointe, elle s’était sentie contente... Cela ne lui déplaisait
pas de m’avoir près d’elle, puisque je savais la regarder, lui exprimer
des choses qui la touchaient, et puisqu’elle devinait que j’étais plein
de son image. Elle était heureuse de me trouver, moi affectueux, dans
cette solitude où elle s’imaginait tristement abandonnée de tous. Et
elle était flattée et caressée que je fusse galant, attentif, et n’eusse
d’yeux que pour elle.

Elle se disait: «Ça n’a pas d’importance. Il s’en ira bientôt. Cela
n’aura aucune suite.--Et puis d’ailleurs je ne fais rien de mal.» Et,
avec une ivresse et un désir contenus, elle se penchait sur l’amour
possible, et puisqu’elle ne devait point s’en nourrir, elle trompait sa
faim en le regardant.

Je distinguais ce sentiment. Mais je comprenais aussi qu’elle était
passionnée, qu’au bout de trois jours ou de huit, elle serait prise à
son jeu, qu’elle était sans défense, ayant un profond besoin d’aimer,
que je lui plaisais et que si je le voulais, elle m’aimerait
follement,--que je n’avais qu’à rester ici, à faire miroiter l’amour
devant ses yeux, à la courtiser de la même façon dont j’avais commencé,
et qu’elle tomberait dans mes bras. Je comprenais qu’au fond
d’elle-même, et en le répudiant de toute son honnêteté, de tout son cœur
elle appelait un amant, que cette femme admirable,--naturelle, songeuse
et mélancolique,--pleine de vie,--avec une chevelure, des yeux et des
lèvres d’amoureuse,--en secret demandait à son Dieu celui entre les bras
duquel enfin elle se tordrait, elle pleurerait, elle crierait, qu’elle
était arrivée à la minute où une âme ardente ne veut plus qu’adorer ou
mourir.

Ce soir, je ne l’aurais pas. Si je savais l’émouvoir, je pourrais
l’embrasser peut-être, baiser ses lèvres? Et encore non, elle était
farouche, et pour chacun des moindres dons qu’elle pourrait consentir,
il faudrait qu’elle eût été apprivoisée par beaucoup de tendresse;
jamais elle n’avait supporté de familiarités que de son mari, j’en étais
sûr: il y avait en elle le sens de sa propre dignité et celui de la
sainteté de l’amour. L’amour lui paraissait quelque chose de si beau et
de si élevé que rien n’eût pu lui faire accepter d’en ternir l’idée en
elle-même, et qu’elle ne se fût jamais livrée à une représentation de
lui basse et incomplète. Elle ne se fût donnée qu’à un être dont elle se
fût crue certaine d’être aimée et qu’elle-même eût entièrement aimé.
Elle était trop pure pour vouloir autre chose que tout l’amour, qu’un
échange total de cœur et de chair, qu’un don parfait.

Ce soir, je ne l’aurais donc pas. Mais que demain, je continue, que je
poursuive, un jour, je la posséderai et ce sera un superbe amour. Je
voyais cela... Puis je me disais: «Demain, j’ai rendez-vous à huit
heures du soir à Modane avec Lionel mon ami. Notre voyage est décidé
depuis un an. Nous l’avons préparé longuement cet hiver. Lionel, hier,
s’est mis en route... Il a quitté Paris: c’est comme si j’avais quitté
moi-même Le Lautaret. Mon voyage est commencé, je ne puis plus songer à
le reculer, à le remettre. Lionel parti, je ne peux pas ne pas le
rejoindre. Il faut que demain soir à huit heures je sois avec lui. C’est
la fatalité. Quelque chose de supérieur à ma volonté s’oppose à ce que
je reste ici, à ce que je me donne à cet amour.»

Et douloureusement je rêvais, car j’avais, moi aussi, enfant
sentimental, besoin d’aimer. Et sentir l’Amour là, si près et tout prêt.
Et partir! Et penser:

«Je laisse ici ce que peut-être je ne retrouverai jamais.»




VII


Je sortis de mon trou tapissé d’herbes et je revins à l’hospice. Je
montai dans ma chambre... Elle se trouvait dans la sienne, elle chantait
doucement... A quoi pouvait-elle s’occuper? Je ne le devinais point.
Elle ne remuait pas et elle chantait tristement, doucement, d’une voix
lente... Je la sentais absorbée... A quoi songeait-elle? que
regardait-elle? Sa voix délicieuse était méditative et attendrie, comme
ces voix de mères qui chantonnent en contemplant l’enfant qu’elles
bercent. Toute sa peine, son innocence, son âme simple et profonde
débordaient de son chant. Et moi, de l’autre côté de la cloison, dans ma
chambre, j’écoutais... Une tristesse pareille à la sienne m’étreignait.
Je laissais errer mes regards sur le paysage majestueux qu’encadrait ma
fenêtre. J’écoutais cette voix mélancolique attristant le silence et je
pensais désespérément: «Demain je serai loin! demain cela sera du
passé!...»

Cependant le jour baissa. Sa voix se tut et son immobilité persista.
Elle ne bougeait pas, je n’entendais rien, et pourtant je savais qu’elle
était là. Comme elle, je ne faisais aucun mouvement. Nous étions assis
chacun d’un côté du mur, tous les deux dans l’ombre et réfléchissant.
Tout près l’un de l’autre, et sans nous voir et pensant l’un à
l’autre...

Pendant le dîner, je la regardai, mais ce n’était plus de mes yeux
audacieux de la veille, c’était avec une infinie douceur, d’un air de
chagrin tendre, et elle répondit à mes regards avec une expression si
franche et si exquise de regret et de caresse que chaque fois mon âme se
jetait à ses pieds. Elle avait les paupières un peu rouges; certainement
dans le crépuscule et le silence de sa chambre, elle avait pleuré. Cette
pensée me transportait et elle me rendait mille fois plus amère l’idée
que ce dîner était le dernier que je prenais en sa présence, l’idée que
j’allais me séparer d’elle.

Quand on se leva de table, tout de suite je sortis devant la terrasse,
sur la place, comptant qu’elle viendrait me rejoindre et que nous irions
nous promener, comme elle l’avait dit. Je marchais de long en large et
je l’attendais, mais elle ne paraissait pas. Je regagnai le vestibule de
l’hospice pour voir ce qui la retenait. Elle était là, elle causait avec
la jeune fille de l’hôtelier; je me montrai à elle, mais elle fit
semblant de ne pas me voir et continua sa conversation. Pensant qu’elle
allait se dégager et qu’elle arriverait, je retournai donc sur la
terrasse. Mais non, elle restait là-bas. Je me demandai alors ce qui
l’avait déterminée à renoncer à son projet, et repensant à la façon si
intime dont elle me regardait pendant le dîner, et à sa chanson tendre,
avant, à son silence, à ses larmes probables, je me disais: «Je lui
plais et elle se méfie de son penchant, elle redoute de se trouver seule
dans la nuit avec un homme pour lequel elle se sent du goût et qui la
quittera demain! Elle est faible, elle est triste, elle a peur que ma
propre tristesse ne me souffle des paroles qui la pénètrent trop. Elle a
le sentiment qu’elle est maintenant désarmée contre l’amour, et elle ne
veut plus se risquer à le provoquer.» Je repensais à son chant et
j’étais convaincu que c’était l’idée de mon départ qui avait fait monter
du fond de son cœur cette voix lente et attendrie. Oui, à quoi
rêvait-elle, sinon à moi, ou du moins à l’Amour qu’aujourd’hui je
représentais à ses yeux et qu’elle avait désiré si instamment? C’est
l’Amour qu’elle regardait, contemplait, qu’elle berçait de son doux
chant; car l’Amour c’était son enfant, elle le portait dans son sein,
elle le nourrissait de ses pensées et de sa vie, et maintenant comme une
mère pour son petit, elle songeait pour lui à l’avenir, au mystérieux
avenir... Sa songerie l’absorbait et l’avait fait pleurer, car il lui
semblait aujourd’hui, me confondant avec l’Amour, que mon départ,
c’était à jamais celui de l’Amour.

... Je la vis tout à coup descendre de la terrasse, traverser
rapidement, et rentrer dans le chalet. Cette action me confondit, mais
en le ruminant un peu, j’y trouvai la confirmation de ce que je
présumais. Mon amie avait évidemment voulu m’éviter; et pourquoi?--parce
qu’elle craignait, si je la rencontrais, de ne pouvoir repousser cette
promenade avec moi que, réflexion faite, elle ne voulait plus
entreprendre, et elle avait préféré fuir toute explication, car on ne
sait pas où les explications vous mènent...

Je me promenais dans l’obscurité en savourant le suc enivrant et
désespérant d’une victoire dont je ne pouvais pas profiter. La nuit
était belle, je la regardais avec la douleur d’une âme blessée. Je
pensais qu’elle eût pu être suprêmement heureuse; que d’autres nuits
succédant à celle-là et que les jours eussent pu verser dans mon
existence un éclat divin, que le sort ne le voulait pas, qu’il me tenait
par la main et qu’il me retirait d’ici où était le bonheur... Mais je ne
pouvais rester longtemps dehors puisqu’elle n’y était pas. Je remontai
dans ma chambre, et, quand j’eus allumé, j’ouvris ma porte de
communication et frappai doucement à la sienne. D’abord, elle ne
répondit pas, elle allait et venait dans sa chambre, elle avait résolu
sans doute de ne pas m’entendre. Je frappai, je frappai. Puis je
murmurai: «Dites-moi?...» Elle semblait toujours ne pas faire attention:
«Écoutez, venez là, il faut que je vous parle», dis-je. Elle s’approcha
sans bruit de la porte, et sans me répondre, elle écoutait: «Vous n’avez
pas tenu votre promesse, je vous ai attendue, vous n’êtes pas venue, ce
n’est pas gentil... Je croyais vous plaire un peu, mais non, je me
trompais, vous vous amusiez de moi... Je vais partir demain, bien
triste... vous m’avez fait de la peine. Vous m’aviez dit que vous
viendriez, et ce n’était pas vrai...» Alors, derrière la porte, elle
s’écria malgré elle: «Mais il ne fallait pas, il ne fallait
pas!--Pourquoi?--Il ne fallait pas, répéta-t-elle.--Vous êtes méchante,
lui affirmai-je, comme si je ne la comprenais pas. Vous voulez
donc que j’emporte de vous un mauvais souvenir?--Oh non!
s’écria-t-elle.--Pourquoi n’êtes-vous pas venue?» Elle ne répondit pas.
«Oh! je voudrais vous parler, repris-je. Voulez-vous que je vous
parle?--Oui.--On ne peut pas se parler à travers cette porte;
ouvrez-moi.--Non, non, fit-elle d’une voix faible.--Ouvrez.--Il ne faut
pas.--Ouvrez! je vous en prie, ouvrez!--Vous ne seriez pas sage.--Si! je
vous le promets! ouvrez!...»

Mon Dieu, elle ouvrit la porte! J’étais chez elle! Ce qui me frappa tout
de suite, c’est qu’elle se trouvait en déshabillé, elle n’avait pas de
corset, elle était en jupon et à moitié décoiffée, et je voyais son lit,
là, la couverture ouverte. Alors je perdis la raison; cette situation
m’affola. Elle m’avait ouvert sa porte la nuit, alors que j’étais
persuadé qu’elle ne m’ouvrirait pas; si elle avait craint de venir se
promener avec moi, à plus forte raison devait-elle redouter de me
recevoir dans sa chambre; et elle m’y avait introduit! Ce fait ruinait
mes présomptions: ou il était complètement illogique, ou alors je
m’étais totalement trompé sur son compte; et c’est cette dernière
hypothèse que j’adoptai. Oui, je m’étais emballé sur une fausse piste;
je n’avais rien compris, c’était évident. Une femme qui vous reçoit chez
elle, la nuit, en déshabillé, cela, dans tous les pays du monde, n’a
qu’une signification. Ainsi mon imagination m’avait encore joué un tour;
toute la journée, j’avais vu de travers et je m’étais conduit
ridiculement, elle avait dû me juger bien naïf! J’avais avalé tout ce
qu’elle me racontait, et, à chacun de ses mots, à chacun de ses gestes,
j’avais attribué un sens erroné; mais j’étais un visionnaire! Voyons,
c’était clair comme le jour, cette femme... j’avais été aveugle, j’avais
eu foi contre toute évidence: sa solitude ici, la façon dont elle
répondait à mes regards, la facilité avec laquelle elle m’avait parlé,
sa promenade avec moi aujourd’hui, c’était clair. Les écailles me
tombaient des yeux: je voyais. Ainsi, elle était tout simplement facile!
Je me précipitais d’un rêve dans la réalité, je perdais une illusion
exquise, et j’étais cruellement humilié. Enfin, je me réconfortais en
envisageant le présent: au diable les sottises! elle est adorablement
jolie, que m’importe après tout qu’elle ait pour moi une passion ou un
caprice? Que m’importe qu’elle soit honnête, ou ne le soit pas? Cela
n’enlève, ni n’ajoute rien à son charme réel, à ses yeux, à sa bouche, à
ses cheveux, à son corps. Elle est délicieuse et je lui plais; je vais
passer une belle nuit dans de beaux bras. Et demain je partirai moins
triste que si j’avais laissé ici la possibilité d’un véritable amour.
Cela est bien. Cela est parfait.

Voilà la suite de pensées qui se pressa dans ma tête en une minute, dès
que je fus entré. C’est égal, j’étais étourdi par l’effondrement brusque
de l’idée sur laquelle je vivais depuis deux jours, et je ne trouvais
pas un mot. J’examinais autour de moi d’un œil égaré et je me demandais
si je rêvais. J’étais assis près d’elle. Je la regardais. Elle n’avait
pourtant pas l’air à l’amour, elle était fatiguée, elle passait sur son
front une main lasse: «Ah! que j’ai mal à la tête!» disait-elle. Puis en
s’étonnant de mon silence, elle murmurait: «Eh bien! c’est tout ce que
vous me dites?» J’étais anxieux. Que signifiait cela? Était-elle tout à
fait innocente?... Mais non, elle savait bien ce qu’elle faisait: elle
me recommandait de parler bas, il ne fallait pas qu’on nous entendît:
elle comprenait donc parfaitement qu’il était grave que je fusse à cette
heure-ci dans sa chambre, et qu’on devait l’ignorer.--Mais, quand même,
je doutais. Ah! le mot, le mot de cette énigme?... Et cependant, ce
n’était pas possible, elle ne me recevait pas maintenant pour causer.
C’est autre chose qu’elle attendait de moi, déshabillée, son lit ouvert.
Et en restant là sans hasarder rien, je continuais mon rôle de sot.
J’avais un malaise: «Si elle attend que je l’embrasse, je suis stupide
de ne point comprendre et de tarder, mais au contraire si ce n’est pas
cela qu’elle attend?...» Maintenant, elle était debout contre le lit.
Ah! c’était trop tentant, et puis cela ne pouvait pas durer!... Je me
levai, soudainement je l’enlaçai, cherchant à la coucher sur le lit et
cherchant sa bouche. Elle avait d’abord été surprise. Mais à présent,
elle se débattait, elle me repoussait avec rage. Nous luttions en
tâchant à ne faire aucun bruit afin que du couloir on ne nous entendît
pas. Il y avait du tragique dans cette lutte muette. Enfin, devant sa
résistance désespérée, je compris avec tristesse et avec honte que je
m’étais trompé: j’ouvris mes bras. Elle se redressa. Elle était
frémissante, hautaine et irritée: «Ah! que venez-vous de faire,
monsieur?» dit-elle d’une voix qui tremblait, «vous vous trompez, je ne
suis pas une fille!»--Je saisissais toute ma faute, je tombai à genoux:
«Pardonnez-moi», et je cherchais à lui prendre la main. «Ne me touchez
pas, allez-vous-en, allez-vous-en!» s’écria-t-elle. Elle était pleine de
mépris, elle était belle et innocente: «J’avais confiance en votre
parole», dit-elle. Puis elle dit: «Ce qui vient de se passer! Ah! je
suis dégoûtée de moi!» Je m’étais relevé, je sentais qu’aucun mot ne
m’excuserait, je reculais jusqu’à la porte, je rentrais dans ma chambre
en murmurant machinalement: «Pardonnez-moi, pardonnez-moi», et elle
fermait. J’entendais son geste furieux pour pousser son verrou, et le
soupir de délivrance qu’elle exhalait, quand enfin, après avoir couru le
plus grand danger, elle se voyait seule!

Je me retrouvai chez moi, stupéfait et navré. Toute cette scène s’était
passée si vite! j’étais troublé au dernier point. Assis sur mon lit, je
regardais devant moi dans l’ombre, et j’avais la tête en désordre. Enfin
je me déshabillai et je me mis au lit, le plus silencieusement que je
pus. J’avais honte de la faire se souvenir de ma présence, de mon
existence; c’était la faire penser à moi, et j’étais désespéré de ce
qu’elle pouvait penser à mon sujet. Je ne dormis pas, naturellement;
seulement, après un certain temps, mon exaltation se calma et je vis
clair en nous deux.




VIII


        Et maître de disposer, du moins à bien des égards, de la plus
        aimable femme du monde, ne m’avez-vous pas trouvé aussi retenu
        qu’aujourd’hui je le serais avec cette exécrable Araminte qui
        m’inspire de si violents dégoûts? Je veux ne point mériter de
        récompense, et que vous ne croyiez pas me devoir des faveurs par
        cette seule raison que je n’ai pas tenté de vous en arracher,
        mais qu’au moins l’effort que je me suis fait, trop cruel pour
        n’être pas l’ouvrage de la passion la plus vive qui fût jamais,
        vous prouve la vérité de mes sentiments.

        (CRÉBILLON fils, _La Nuit et le Moment_).

Ce qui m’était intolérable, c’était la pensée que je lui avais fait mal,
que j’avais détruit le rêve qu’elle avait déjà bâti sur moi, que
maintenant, derrière ce mur, elle souffrait, elle se lamentait, elle se
disait: «Ainsi voilà l’être auquel je songeais!»

Je ne pouvais supporter l’idée de son mépris. Je l’entendais se remuer,
se retourner dans son lit, et j’avais envie de lui crier: «Pardon,
pardon! Non, tu ne t’étais pas trompée, non! Je suis bien celui que tu
croyais, j’ai eu un instant de folie, mais maintenant je te comprends,
maintenant je t’aime et je te respecte profondément. Oh! je t’en
supplie: ne crois pas que je sois entré dans ta chambre pour faire ce
que j’ai fait. Ne crois pas que j’en avais l’intention, que je t’ai
menti, que je t’ai trompée, que j’ai eu cette duplicité et cette
malhonnêteté.» J’étais désolé. Je me rappelais sa phrase: «Ah! je suis
dégoûtée de moi!» Et elle me châtiait cruellement. «Je suis dégoûtée de
moi», cela voulait dire: Je suis dégoûtée de moi qui ai pu croire en
vous, penser à vous, à vous qui n’êtes qu’un être sale et sans noblesse.
Je suis dégoûtée de moi qui ai eu assez peu d’intelligence de cœur pour
ne pas vous pénétrer, pour ne pas voir la vilaine âme que vous avez,
pour me commettre avec un individu de votre espèce... Ah! son mépris!
ah! songer qu’elle me méprisait, que maintenant elle pleurait son
aveuglement, qu’elle m’arrachait de son cœur et me considérait avec
répulsion!...

Oui, son mépris me perçait l’âme, car à présent, ayant reconnu mon
erreur, je comprenais son innocence, sa délicatesse, la confiance
qu’elle avait mise en moi, et j’étais infiniment touché. Je l’adorais,
elle m’apparaissait une créature rare de blancheur, de naturel, de
beauté. Elle m’avait laissé pénétrer dans sa chambre avec innocence!
Elle croyait en ma parole! Elle n’en doutait pas un moment! Elle ne
pouvait supposer que je la trahirais! Cette pensée m’émouvait aux
larmes.--Ce qu’elle avait désiré de moi, je le comprenais maintenant:
c’était que je lui parlasse ainsi que je le lui avais dit. Ce qu’elle
voulait, c’était, puisque j’allais partir demain, me revoir une dernière
fois, avoir avec moi un entretien suprême: nous dire tout, au moment de
nous séparer à jamais. Ce qu’elle attendait, c’était que j’exprimasse ce
qui devait se trouver dans mon cœur à la veille de la quitter, ce qui
rendait notre situation enivrante et douloureuse, et devait faire notre
rencontre inoubliable. Ce qu’elle attendait, c’était de l’émotion, des
caresses de paroles, et des consolations tendres, c’était des phrases
qu’elle pût se répéter à elle-même plus tard, quand elle serait seule,
des phrases dont elle penserait: «Quelqu’un qui m’aimait me les a dites,
je n’ai pas été à lui, je ne serai pas à lui; il est parti, je l’aime,
et je ne le verrai plus jamais.» Cela était adorablement enfant, cela
était d’un sentiment exquis, et c’est cela, cela, que je n’avais pas
compris. Cela que, comme un soldat, comme un butor, j’avais brisé,
détruit, foulé aux pieds, sans rien voir! C’est cette fleur divine que
j’avais froissée dans mes gros doigts de sauvage!...

Pauvre petite, pauvre amie! Je ne pouvais me consoler du mal que je lui
avais fait, et je me disais: «Pourtant, non, ce n’est pas possible, je
ne puis m’en aller là-dessus, il faut qu’elle me pardonne, il faut
qu’elle comprenne, il faut que je lui explique...» et revoyant la scène,
démontant tous mes sentiments depuis l’instant où j’avais franchi son
seuil, je ne me trouvais pas si coupable. C’est vrai que j’avais été
aveuglé, que j’étais devenu fou, que je n’avais plus rien compris, que
j’avais perdu la conscience de ce qu’elle était, de tout ce que j’avais
justement pensé d’elle. Mais enfin, à ma place, qui ne se fût trompé,
qui n’eût commis la même méprise? Entrer chez une femme de cette façon,
à cette heure!... En somme je la connaissais très peu, il était donc
naturel de me demander si l’opinion que je m’étais formée d’elle était
fondée, et devant un nouveau fait de rectifier mon opinion. Ce fait-là
pouvait vraiment déranger le sens si net que jusqu’à présent j’avais eu
de ce qui se passait entre nous... Non, je n’étais pas si coupable, et
le plus fin, le plus délicat eût sans doute à ma place agi comme moi,
une circonstance aussi imprévue déroute, égare,--et le plus galant homme
n’est point infaillible.

J’examinais en moi l’instant où je l’avais tenue dans mes bras, et j’y
découvrais de la générosité. Dès que je m’étais aperçu que je me
trompais, j’avais éprouvé un sentiment complexe, j’avais pensé: «Non,
elle ne veut pas. Mais elle est sensuelle. Je puis parvenir à l’affoler,
ses sens peuvent la trahir», et je cherchais instinctivement sa bouche
pour égarer sa volonté sous mes baisers. Mais j’avais pensé aussi:
«Mettons que je l’aie, là, de cette manière, lâchement... Je pars
demain. J’abandonne ici une femme humiliée, qui a perdu son bonheur, qui
ne s’estime plus, qui aura un secret pour son mari, qui n’osera plus le
regarder en face. Je salis toute une vie de femme. Je fais une
malheureuse.» Et à cette idée, aussitôt j’avais ouvert mes bras. J’avais
vu nettement le crime que j’allais commettre et j’en avais eu horreur.
Non, mille fois non! je n’étais pas coupable comme une petite tête,
derrière ce mur, le supposait. J’avais été honnête. Je m’étais arrêté à
temps. Et il fallait encore bénir le ciel que ce fut avec moi que cette
enfant eût été imprudente. Combien d’autres en effet, n’eussent pas
hésité! Combien d’autres, sans réflexion, ou dans une pensée d’égoïsme
ignoble, eussent flétri cette âme innocente!... Je l’avais laissée
libre, et elle était à ma merci. Car elle était à ma merci, j’étais dans
sa chambre: elle était à moi; elle ne pouvait me chasser, elle ne
pouvait appeler; qui eût consenti à croire qu’elle m’avait introduit
chez elle dans l’intention de se refuser à moi? A cette heure-là! Dans
ce costume-là! Toutes les apparences étaient contre elle. Elle s’était
mise dans une situation telle qu’elle ne pouvait en sortir que par ma
volonté. Et elle le savait que sa situation était affreuse, elle luttait
sans bruit, affolée, terrifiée, dans une horrible détresse... Or, dès
que je m’étais aperçu de son état, je n’avais songé qu’à la rassurer.

Et je me disais: «Oui, il faut absolument que demain, avant mon départ,
elle consente à m’écouter. Il faut que je ne lui laisse pas un mauvais
souvenir, il faut qu’elle comprenne ce que j’ai fait, qu’au lieu d’être
coupable, je serais louable; qu’un malentendu de ma part était forcé, et
que je me suis arrêté pour des raisons pures et qui prouvent tout mon
amour pour elle...»




IX


J’étais debout à six heures, ayant dormi d’un si mauvais sommeil que, en
sortant du lit, je me trouvais plus fatigué qu’en y entrant. Je me
levais parce que j’étais éveillé depuis longtemps et que je ne pouvais
supporter mon inaction et mon immobilité... Comme hier, le temps était
beau et les montagnes se montraient dans leur splendeur virginale des
premières heures du matin, énormes, impassibles, indifférentes aux
sentiments violents qui, au milieu d’elles, pendant la nuit, avaient
agité deux petites âmes humaines. Je m’accoudai à ma fenêtre, et je
regardai devant moi, rêvant, laissant la paix et le silence pénétrer peu
à peu mon cœur tumultueux. Bientôt il ne resta plus en moi qu’une
immense tristesse et une immense douceur. J’eus pitié d’elle, de moi, de
tous les pauvres êtres qui, durant un petit espace de temps, depuis leur
naissance jusqu’à leur mort, se remuent sous le ciel vide, traversés
tour à tour par l’amour et par la haine, par le plaisir, par la
souffrance, par la joie et par la douleur. J’étais accablé par la
petitesse misérable de notre condition, découragé par la vision de nos
humbles vies soumises au destin... C’est que j’aimais, étais aimé, et
allais partir!...

Mais avant mon départ, il fallait que je rendisse sa force au sentiment
que j’avais blessé, il fallait ranimer dans le cœur que j’aimais la
petite flamme que j’y avais d’abord allumée, puis éteinte. Je tenais à
ce que l’on gardât de moi un souvenir pur, un souvenir égal à celui que
je conserverais. Je voulais parler, je voulais m’expliquer, et qu’enfin
nos adieux fussent les beaux adieux qui devaient couronner de telles
heures...

Cependant je restais à ma fenêtre, sans faire de bruit, car je pensais
qu’elle avait dû s’endormir tard, et qu’elle était maintenant peut-être
dans son meilleur sommeil. De temps en temps je collais mon oreille à la
cloison, pour tâcher de saisir si elle était réveillée. A huit heures,
je l’entendis soupirer.

--Vous ne dormez pas? dis-je d’une voix timide.

--Non, répondit-elle.

Elle me parlait. Elle n’était donc plus entièrement fâchée.

--Comment allez-vous ce matin? repris-je.

--Oh! je suis toute malade!... et à cause de vous...

Je m’écriai:

--Oui! Ah! pardonnez-moi! Je suis désespéré. Je n’ai pas dormi de la
nuit... Si vous saviez...

Elle ne répondit rien. Alors je déclarai:

--Il faut absolument que je vous parle. Passez un peignoir. Ouvrez-moi.

--Vous ouvrir, ah! jamais de ma vie!... Me parler, je connais cela!...
Ce que vous voulez me dire ne m’intéresse pas, répondit-elle amèrement.

Je me mis contre la porte et je dis:

--Ouvrez-moi, ouvrez-moi, ouvrez-moi. Il faut que je vous parle.
Ouvrez-moi, ouvrez-moi...

Monotonément avec une insistance de mécanique. Mais elle ne répondait
plus. De peur de la fatiguer, de l’exaspérer par mon entêtement, je me
tus. Cependant, je l’entendis se lever, s’habiller.--Ce matin hélas!
elle ne chantait pas.

Je descendis. Je m’établis à la porte du chalet, de façon à l’arrêter au
passage quand elle descendrait à son tour. Lorsqu’elle parut, je
m’élançai. Ses traits tirés, l’air de fatigue de son visage,
redoublèrent mes remords et mon émotion. Je la saluai et je lui tendis
ma main qu’elle ne prit pas.

--Oh! méchante! dis-je.

--Comment cela? fit-elle avec dédain.

--Si je pouvais vous dire tout ce que je sens, tout ce que j’ai senti
cette nuit...

Elle me regarda d’un air sceptique et froid. J’éprouvais la difficulté
de me faire entendre d’elle à présent, son âme s’était refermée. J’étais
désolé. Elle s’en aperçut sans doute, car elle me regarda plus
doucement. Je me rappellerai toujours l’éclat de ce matin, la beauté du
ciel, ce paysage pur, moi voulant me faire écouter, elle me montrant par
ses propos qu’elle ne croyait plus en moi...

--Si vous n’aviez pas dû partir aujourd’hui je ne vous aurais plus
jamais adressé la parole, me dit-elle.

--Écoutez-moi. Croyez-moi, murmurai-je. Ah! je vous en prie, ne soyez
pas ainsi. Ne me laissez pas m’éloigner de vous avec la pensée que vous
me haïssez. Je vous jure que je ne le mérite pas. Je vous jure que je
vous comprends maintenant, et que je vous aime et que je vous respecte
infiniment.» Mais comment enchanter encore son cœur désenchanté? «Vous
êtes indignée, vous êtes sous le coup de l’outrage que je vous ai fait.
Éloignez-vous de cet instant, ne ressentez plus le sentiment que vous
avez éprouvé. Placez-vous en dehors de vous et réfléchissez un peu avec
moi; je vous en supplie, mon amie, je vous en supplie.»

Elle haussait les épaules. Je continuais: «Oui, vous êtes innocente
comme une enfant et je vous parais un monstre. Mais plus tard, un jour,
quand vous aurez l’expérience des hommes... vous me comprendrez, vous me
jugerez plus justement... vous vous apercevrez que j’ai agi mieux que la
plupart n’eussent agi...»

Je retournais sans cesse cette idée, je me plaçais à tous les points de
vue pour la reprendre et pour l’agiter devant son esprit. Et à la fin
elle m’écoutait, elle était attentive, elle songeait.

Pauvre petit oiseau, qui avait un si grand besoin de croire en moi,
pauvre petit oiseau pour qui la pensée de s’être trompé avait été si
horrible!

Je parlais. Peu à peu, elle ne savait plus, elle ne se souvenait plus,
elle oubliait, elle se laissait aller au plaisir d’être avec moi dans
cette belle matinée, et de s’entendre soupirer des choses tendres.

Et, quand enfin je lui dis: «Pardonnez-moi. Dites-moi que vous êtes
réconciliée avec moi», elle s’écria avec une contraction douloureuse:
«Taisez-vous, taisez-vous! Ne me faites plus penser à cela!»

Cependant il était dix heures, la voiture était prête, elle attendait
devant l’hospice; c’était l’agitation du départ, les garçons chargeaient
des malles, des colis... Les chevaux secouant la tête à cause des
mouches, faisaient sonner leurs clochettes...

«Je ne peux pas vous quitter encore, dis-je. J’ai trop de choses encore
à vous exprimer. Mon cœur est plein. Il est tôt, qu’avez-vous à
faire?... venez avec moi, accompagnez-moi un peu... Songez que nous nous
séparons pour toujours.»

Nous nous assîmes à côté l’un de l’autre sur une banquette derrière le
cocher. Une dernière fois je regardai cette terrasse, la place, notre
chalet, et le car s’ébranla. Mais il ne me semblait pas encore que je
partais, puisqu’elle était encore avec moi.

Les quatre chevaux descendirent la pente au grand galop, puis nous
tournâmes à gauche: nous abordions la montagne; le col du Galibier se
trouvait là-haut, à 600 mètres, ce qui pouvait faire deux lieues de
route en lacets. Maintenant on allait au pas. Nous descendîmes et nous
nous mîmes à marcher derrière la voiture; là nous étions seuls, à l’abri
des regards.

J’étais ému. Je regardais sa forme charmante, je pensais que plus jamais
cette image aimée ne se montrerait à mes yeux. Je me mis à parler
tendrement, à cœur ouvert, de tout le fond de moi-même, et, maintenant
que j’étais débarrassé de tout désir et de tout espoir, avec une raison
passionnée. Je ne sais pourquoi, je revins encore sur ma tentative
d’hier soir: pour me faire pardonner entièrement, sans doute, pour qu’il
ne subsistât pas dans cette âme le moindre nuage contre moi. Mais ne
devais-je pas penser que de soi-même, lorsque je serais loin d’elle,
elle effacerait jusqu’au plus petit soupçon de ma faute, et que ce geste
même qui l’avait si écœurée finirait par la charmer?... Cependant je me
disculpais encore: «Depuis trois jours, je ne m’interrompais de penser à
vous... Et pouvoir vous embrasser, vous serrer dans mes bras! C’était
tenter le diable! D’ailleurs, dès que j’ai vu que je vous déplaisais,
n’ai-je point cessé?... Ne m’en veuillez pas, mon amie,--mais tirez
votre profit de cette émotion. N’ayez confiance en personne et ne
permettez jamais qu’on vous fasse la cour. Soyez prudente.»

Ainsi, pour elle, je dégageais comme un fabuliste la moralité de notre
aventure, et je lui donnais les sages conseils d’un ami. J’étais jaloux
de son honneur et de sa vertu. Partant, et ne pouvant plus la séduire,
n’étant donc plus son ennemi, je passais de son côté, je prenais son
parti, et je voulais assurer son bonheur. Je lui démontrais qu’en dehors
de la fidélité, elle ne recueillerait que des tourments et des
souffrances; que seule une vie régulière pouvait s’accorder avec sa
nature sincère; que rien ne serait pénible et affreux pour elle comme de
tromper son mari... Le cœur de l’homme est singulier! Je la quittais
pour toujours, c’était, quant à elle, mourir: je ressentais une jalousie
posthume... Quelle folie! Je ne devais plus jamais la voir, je ne
saurais même si elle était vivante, et je désirais qu’elle se conservât
à moi!... On veut toujours posséder plus qu’on ne doit posséder.
N’eût-il point été raisonnable de me contenter du souvenir délicieux,
que, sans doute, au milieu de toutes les agitations de l’existence, elle
garderait de moi dans un pli de sa mémoire, comme moi d’elle-même dans
un pli de la mienne. N’eût-il point suffi de me dire: «J’ai créé du rêve
dans cette âme-là; je suis passé, j’ai semé, un autre récoltera. Je suis
l’éveilleur. Je figure maintenant dans l’histoire de sa vie, car je me
suis placé à la source même de l’amour qu’elle aura plus tard pour un
autre. T’ayant éveillée, belle âme, je m’en vais: adieu. Je souhaite que
celui qui me suivra soit digne de toi!»--Non! je voulais qu’elle restât
à moi... Je voulais que cette graine que j’avais jetée ne devînt jamais
une fleur! Je voulais qu’elle n’eût qu’un amour de rêve et qu’il fût
pour moi. Je voulais avoir paru dans sa vie, disparu, et de loin, et
invisible, et perdu, demeurer toujours le roi de son cœur.

Mais aussi c’est que je l’aimais dans le moment où, tous les deux,
suivant la voiture qui tout à l’heure allait m’emporter seul, nous
gravissions la route blanche, en pensant à nos cœurs. Je l’aimais
infiniment, et je le lui disais. Je dépeignais l’effet de son charme sur
moi. Je répétais qu’elle était divine, que je la respirais comme une
fleur et que je ne l’oublierais jamais. Je l’assurais qu’elle resterait
toujours au fond de moi-même comme la plus adorable vision de ma vie et
que j’étais à elle à jamais.

Elle m’écoutait, à moitié doutante, à moitié ravie: «Vous me trouveriez
bien sotte si je croyais à tout ce que vous me dites là?» faisait-elle.

Et je lui répondais:

«Mais non, car tout cela est vrai.»

Je parlais; elle marchait à mon côté, pensive.

Je me disais: «C’est vrai. Je pars et pourtant nous nous serions adorés!
Avec elle je suis cœur à cœur. Nos deux êtres sont faits l’un pour
l’autre. J’envahis peu à peu sa pensée, peu à peu elle envahit la
mienne. Elle se respecte, elle est innocente, elle a de la dignité, de
l’honneur; elle n’a pas encore eu d’amour: elle a tout son prix pour
moi. Je l’aurais adorée, et je pars!»

Je me disais, juvénilement: «Je pars. Je reprends la route. Et pour
aller où? N’étais-je pas arrivé? N’avais-je pas trouvé ce que tous nous
cherchons sans cesse?... Mais c’est ma destinée. J’erre toujours et
jamais ne me fixe. Quand j’ai commencé à m’intéresser passionnément à un
cœur, il faut l’écarter de ma vie et que je fuie. Si mes ailes ont enfin
poussé, et si elles vont s’ouvrir, je les brise!»

Je ramassai une pierre plate et polie, je traçai sur la surface:

_Vous resterez le plus délicieux de mes souvenirs._

Et je la lui donnai.

--«Je la garderai toujours», dit-elle.

Puis elle reprit: «Vous: le plus triste de mes souvenirs.»

--«Mon départ vous fait donc un peu de peine?» demandai-je.

--«Beaucoup.» Et elle ajouta timidement, baissant les yeux: «Je puis
vous le dire, puisque vous partez, j’aimerais être longtemps, longtemps,
avec vous...»

A ces mots, j’aurais voulu me jeter à genoux sur la route et baiser le
bas de sa robe.

Alors seulement je sus son nom. Je le lui demandai pour le graver dans
ma pensée. Elle s’appelait Aurélia.

Elle cueillit des petites marguerites et des myosotis, et me les
donna... Il y avait un peu de neige au bord de la route, elle en
ramassa, elle en forma une boule et me la tendit: Gardez-la en souvenir
de moi.--Mais elle va fondre.--Votre souvenir fondra-t-il moins vite?
dit-elle tristement. Et c’est par de tels mots discrets qu’elle me
témoignait son émotion.

Nous étions arrivés au col du Galibier. La voiture s’était arrêtée, les
chevaux soufflaient. Il y a là, sur ce sommet, une petite maison de
cantonnier, avec une terrasse de laquelle on domine le panorama le plus
merveilleux qu’on puisse voir au monde.

Le soleil roulait entre les montagnes, les glaciers scintillaient, la
neige admirable dormait dans la lumière. Là-bas, là-bas, dans la vallée,
un torrent remuait du feu. Les montagnes au lointain étaient
vaporeuses... A une grande distance, à nos pieds, au milieu des prairies
du Lautaret, au bord d’un mince filet blanc, on distinguait un petit
carré clair. Ce point, gros comme une mouche, c’était le chalet où nous
avions vécu, où je l’avais entendue chanter, où je l’avais entendue
vivre, où je l’avais aimée; je ne pouvais en détacher mes yeux. Combien
de fois dans l’avenir ma pensée y reviendrait-elle? Combien de fois le
souvenir et la nostalgie de cet amour si court, si pur et si beau, dans
cette solitude, loin du monde, entouré de visions grandioses,
viendrait-il faire saigner mon cœur?... Enfin, je reportai mes yeux sur
elle. Je la vis épouvantablement triste...

Nous étions près de l’Italie; on nous donna du vin d’Asti. J’en fis
mousser dans nos verres. «A votre bonheur», dis-je. «Au vôtre»,
répondit-elle en tremblant.

Cependant le cocher faisait claquer son fouet. On allait partir. Je tins
dans la mienne en silence la main d’Aurélia. Je la pressai simplement;
puis nous nous dîmes adieu. Je montai dans la voiture qui s’ébranla et
pénétra sous le tunnel du Galibier... J’étais dans la nuit, je m’y
enfonçais. Je me retournai et je vis, point noir immobile dans le trou
de lumière là-bas, nous regardant disparaître, Aurélia, Aurélia!...

La voiture sortit du tunnel. Nous étions sur l’autre versant de la
montagne. Un panorama nouveau s’offrait à nos yeux.

Et nous commençâmes à descendre.


_Novembre 1902._




VOYAGE A FLORENCE


_Arrivée de nuit._--Nous nous sommes trouvés devant la gare sous la
pluie au milieu de gamins qui criaient: Signor! Signor! et de cochers en
chapeaux de soie qui venaient nous tirer par la manche et nous
montraient leurs fiacres. Ceux-ci étaient remarquables parce qu’un
immense parapluie vert en abritait le siège... Alors nous avons demandé
notre chemin à un employé de tramways que nous avons pris pour un
officier.

Il s’agissait d’aller au Dôme: celui d’entre nous qui avait étudié le
Guide savait que notre hôtel était situé près du Dôme. Nous montâmes
dans un tramway, lequel s’arrêta aussitôt: le Dôme, c’était là... Des
murs de marbre blanc et noir s’offrirent à nous; nous les longeâmes avec
étonnement et méfiance; puis nous entrâmes dans une rue sombre où nous
découvrîmes l’hôtel. Tout y brillait, illuminé, et les portes étaient
tendues d’une étoffe jaune éclatante. Les valises posées, nous
repartîmes dans la nuit.

Ayant--errant dans les rues--foulé de nos pieds fatigués bien des dalles
unies, nous arrivâmes sur la piazza della Signoria. Un cavalier de
bronze, puis une fontaine, puis des murs énormes et crénelés, puis, sous
une loggia, un peuple de marbre, successivement nous surprirent. Nous
distinguions dans l’obscurité des monuments extraordinaires. Nous ne
disions pas mot, inquiets.

Nous dînâmes dans une fiaschetteria, où des planches tout autour
supportaient l’alignement d’innombrables fiasques couchées sur leurs
gros ventres.

                   *       *       *       *       *

_Premier matin._--Il pleut. Ces énormes palais, leurs lourds blocs et
les anneaux formidables qui y sont fixés, leurs fenêtres grillées, enfin
le ciel gris: on étouffe ici. Marchons; par là, on arrive à l’Arno.
Dieu! que cette ville est sombre!

Nous nous sommes trouvés sous une galerie couverte qui longe la rivière;
la galerie est couleur de terre brûlée, ses arcades, à mesure qu’on
avance, l’une après l’autre, s’ouvrent: alors le Vieux Pont tout chargé
de petites maisons, et sur la rive opposée des murs anciens dont le pied
est baigné par l’Arno, paraissent et disparaissent... Puis une colline
dont la ligne fléchissante est rompue par de noirs cyprès.

A notre sortie de la galerie, un portique s’offrit qui dominait
majestueusement le fleuve. Nous tournâmes à gauche: nous fûmes dans une
cour de palais. De là, entre les lignes parallèles de deux constructions
à colonnades, une tour fortifiée se jette dans le ciel. Nous avançons,
nous débouchons sur la place de la Seigneurie.

Et voilà, au jour, le Palais Vieux, formidable, avec son architecture
inconnue, romane et mauresque, un cube crénelé à cabochons dominé par
une tour quadrangulaire. A côté, la Loggia dei Lanzi surprenante dans sa
grâce, et encore parce que c’est un musée en plein air et où les pauvres
peuvent venir se coucher entre les statues sur des bancs de marbre. Tout
est saisissant ici, jusqu’à la forme de la place, jusqu’à la façon dont
les statues, la fontaine, sont placées, au hasard semblerait-il, et
cependant dans une proportion parfaite avec l’ensemble.

Plusieurs jours, sans pouvoir nous remettre de notre étonnement, nous
avons erré dans Florence. Nous ne parvenions pas à définir ce que nous
sentions. «Moi, je me promène comme dans un tableau», disait l’un. «Moi,
je crois que je suis un de ceux des Mille et une Nuits qui entrent dans
une ville magique. Elle ne ressemble à rien ni de ce que je connais, ni
de ce que j’imagine. Je suis entouré de personnages très subtils. Il va
se passer des choses incroyables.»--«Je ne sais pas du tout où je suis,
moi, disait le troisième. Ce n’est pas une ville ici, c’est la propriété
de quelqu’un. Je crois toujours qu’un domestique va paraître et demander
ce que j’y fais.»

On s’imagine dans des galeries et des cours de palais, non pas dans des
rues. Sur la place les statues qui, suivant l’usage antique, se trouvent
à même la chaussée, présentent à l’imagination une idée mêlée d’héroïque
et de familier. On dirait qu’on a pris un passant de marbre et qu’on l’a
mis sur un socle. Ici on trouverait assez naturel de voir des passants
de marbre. Et ces dalles, ces larges dalles sur lesquelles on marche
toujours, nous mettent hors de la rue, dans un palais, nous gens de
France depuis des siècles habitués aux pavés. A Florence, on a la
sensation de se promener dans une cité non pas publique, mais
particulière. Elle appartiendrait à deux ou trois familles qui
l’auraient ornée pour leur agrément.

Nous avons contemplé le merveilleux _Persée_, puis le lion que Donatello
a posé sur l’escalier du Palais. Enfin, nous avons fait connaissance
avec ce Bandinelli dont les géants mous encombrent tant de places à
Florence.

Mais le _Persée_ dont la fonte a coûté de si grands efforts au
Benvenuto, le voilà donc!... Ce que le grand Florentin en a écrit dans
ses Mémoires me revient. Le duc contestait le prix que le sculpteur
demandait. «Tu te laisses aveugler par l’intérêt, disait-il. Je ferai
estimer la statue et je la paierai ce qu’elle vaut.»--«Comment serait-il
possible que mon ouvrage fût estimé ce qu’il vaut, repartait superbement
Cellini, quand aujourd’hui il n’y a pas à Florence un seul homme en état
d’en faire autant!» Et il continuait: «Si le Bronzino se fût appliqué à
la sculpture, de même qu’à la peinture, peut-être aurait-il pu
s’acquitter de ma tâche avec un égal succès. Michel-Ange Buonarotti, mon
maître, aurait pu dans sa jeunesse faire une statue semblable à la
mienne. Mais maintenant qu’il plie sous le poids des années, il n’en
viendrait certainement pas à bout. Je suis donc autorisé à croire
qu’aujourd’hui on ne trouverait pas un seul homme au monde capable de
mener à fin une telle entreprise.»

                   *       *       *       *       *

Nous étions émerveillés, saisis; nous rêvions les yeux ouverts. Je me
souviens de notre extase devant chaque chose, elle nous paraissait plus
belle que ce que nous avions jamais vu jusqu’à ce jour.

Il pleuvait cependant, mais nous ne le sentions pas. Combien de temps
sommes-nous restés devant la porte du Baptistère? Et sous un
parapluie!...

Dans la cathédrale nous assistâmes à une extraordinaire cérémonie. Au
milieu, dans une énorme cage de verre, cent prêtres se mouvaient en
chantant. Un grand antiphonaire placé sur un pupitre élevé, éclairé par
une torche, les dominait. Ces formes noires violemment illuminées par
les flammes s’agitaient comme au fond de l’eau, à travers la vitre. Le
tonnerre de leurs voix roulait sous les voûtes. Puis, dans les
intervalles de silence, on entendait, venant de chapelles lointaines, le
murmure des fidèles perdus dans l’obscurité.

                   *       *       *       *       *

_Un baladin._--L’après-midi, nous voulions aller aux jardins Boboli.
Mais sur une petite place le peuple s’était assemblé; nous nous
approchâmes: c’était un baladin qui faisait des tours de passe-passe. La
muscade passait d’un gobelet dans l’autre, et le mouchoir était
escamoté. L’homme avait une tête de grotesque antique, le nez et la
bouche larges, les yeux hardis, le rire stupide; quant aux gestes et à
la démarche, extraordinaires de prestesse et de feinte balourdise.
Petit, un gros ventre sur lequel bavait la chemise, il allait de l’un à
l’autre, vivement, parlant avec un bagoût étourdissant, et lâchant à
point des gaillardises qui faisaient rire les commères, les gamins, les
rustres l’entourant. Il était adroit et nous a charmés.

Nous l’avons regardé si longtemps que quand nous sommes arrivés aux
jardins Boboli, ils étaient fermés. Le gardien, habillé de noir et
coiffé d’un bicorne avec des ornements d’argent, avait l’air d’un
ordonnateur d’enterrement de chez nous. Mais il était plein de politesse
italienne, et c’est avec un sourire et un signe de tête d’homme du monde
qu’il a refusé la pièce qui brillait dans le creux de notre main et par
laquelle nous voulions forcer la consigne.

Nous avons donc continué notre chemin. La rue était jolie. Nous avons vu
conduire au grand trot un mort à sa dernière demeure. Puis un charmant
jardin et un pavillon qui ressemblait à un petit temple,--dans une
victoria des jeunes femmes d’une gaieté libre,--des jolies filles aux
fenêtres... Et puis, en rangs, des petits garçons de dix ans habillés en
prêtres.

Nous sommes sortis par la porte romaine, nous avons été sur la route. De
tant de chemins qui mènent à Rome voici le plus direct... Le ciel, à
l’horizon, était lumineux, et, partout ailleurs, noir.

                   *       *       *       *       *

_Pêle-Mêle._--Nous étions logés derrière le Palais Vieux. Quelle rue
sombre!... Un marchand de journaux avait installé son étalage sur le
noir mur du Palais. On pouvait voir, en passant, le gros coloriage de
l’_Asino_, et les gravures sentimentales de la _Rivista d’Amor_. Pour
lui, d’une voix pleurarde, traînant sur la dernière syllabe, il
annonçait le _giornale_ et les événements du jour... Il circule dans la
rue des gardes civils dont le bicorne à pompon bleu, l’écharpe, la
tunique, rappellent infailliblement nos commissaires de la Convention. A
Milan, déjà, la police portait un chapeau haut de forme aux larges
ailes, une vaste redingote et un gourdin, comme nos anciens
demi-solde... Et, partout, les petits soldats avec leur képi à deux
pointes, leurs guêtres et leur pantalon blanc semblent, pour une moitié
des soldats de la Révolution, et des Autrichiens pour l’autre. L’Italie
ainsi a l’air de se traîner mollement à la suite des autres nations.
Elle vit en retard. Mais elle est le passé glorieux. Comment
lutterait-elle donc avec une Amérique qui, derrière elle, n’a rien, qui
s’élance dans le champ du monde comme un poulain dans la plaine, qui ne
murmure pas avec lassitude: «Déjà, par ceux de ma race, tout a été
fait!» mais qui s’écrie: «Je suis jeune, je suis neuve. A moi de vivre!»
Ici les morts s’attachent à nos pieds et nous tirent en arrière.

                   *       *       *       *       *

Ce qu’on rencontre de caractéristique à Florence, dans la rue, avec ces
soldats d’autres époques, ce sont les voitures à deux roues, toutes
petites, traînées par de minuscules chevaux dont le trot vif claque
précipitamment sur les dalles. On dirait des jouets comme la voiture aux
chèvres des Champs Élysées. Une fois, sur la place Victor-Emmanuel, j’ai
vu un âne beaucoup moins haut certainement qu’un chien de bonne taille,
attelé à une charrette d’enfant où deux personnes étaient assises. L’air
sérieux du cocher et le tricotement infiniment rapide des petites jambes
de l’âne étaient irrésistibles.

Bien des hommes du peuple portent de gros manteaux rouges, aux énormes
cols et manchons de fourrure commune. On dirait, avec leurs chapeaux
mous, des bergers.

On stationne beaucoup dans la rue. Le stationnement nous étonnait et
nous croyions que ces gens debout arrêtés attendaient quelque chose.
Non, ils n’attendent rien. Ils demeurent là par passe-temps. Cela est
tellement dans les mœurs que pour les officiers et les jeunes élégants,
la mode commande de rester pendant des heures devant les pâtisseries
fréquentées par les dames. On est là, on ne bouge pas, on cause, et
pendant ce temps, les dames entrant chez le pâtissier, vous voient. Cela
fait toujours passer une heure.

                   *       *       *       *       *

_La rue à Florence._--La rue de Florence est un boyau sombre, bordé de
deux formidables masses de blocs rugueux, et sur quoi s’ouvrent des
fenêtres grillées et des portes massives qu’on ne pourrait forcer
qu’avec de l’artillerie. L’usage des corniches qui bordent le toit de
chaque maison retire encore du jour à la rue. On voit le ciel comme un
petit ruisseau fuyant dessus la tête. Et l’on est oppressé comme dans un
couloir découvert de prison.

Il a plu beaucoup pendant notre séjour, aussi cette impression
était-elle encore plus saisissante; à cause de la pluie les dalles de la
chaussée étaient noires. On se revoyait à l’époque des guerres civiles
qui ont ensanglanté la cité. On se sentait dans une ville fortifiée et
d’hommes d’armes; à chaque tournant de rue, on croyait qu’on allait
tomber dans une embuscade de Guelfes ou de Gibelins. Et l’on se
demandait avec anxiété par où l’on pourrait s’enfuir dans ces couloirs
où toutes les portes seraient fermées et où les fenêtres grillées
détruisaient tout espoir de salut. Un soldat qui tombait dans un groupe
de partisans ennemis était sûr de son affaire; il était là avec eux
comme dans un cachot verrouillé.

Cette impression pénible nous tenait; la pluie ne cessait pas. Un matin
cependant le soleil arriva et nous eûmes quelques beaux jours; alors,
dois-je le dire? je regrettai le ciel gris; le ciel gris me semblait
compléter cette ville triste et terrible. Et Florence avec du soleil ce
ne fut plus Florence.

                   *       *       *       *       *

_Flânerie._--Je me souviens d’un matin... je flânais sur le Lung Arno,
regardant les collines qu’un peu de brume couvrait. Cette journée
s’annonçait belle. Arrêté au milieu du pont, j’embrassai la matinale
splendeur du fleuve empli de lumière. A ce spectacle radieux, d’anciens
émois, de vieux désirs s’éveillaient dans mon cœur, et j’y retrouvais
avec un plaisir mélancolique le goût de sentiments finis... C’est bien
avant d’être un vieillard qu’il nous faut déjà vivre avec des morts.

J’avais traversé, j’avançais, rêvant, dans un quartier lointain, j’avais
l’intention de visiter je ne sais plus quelle église. En passant par une
petite rue, je remarquai au pied d’une maison une sorte de réchaud
allumé près duquel se tenaient deux ou trois vauriens. L’un d’eux prit
un balai de paille posé près du réchaud, et il commença à l’enflammer.
Les autres riaient. Mais une persienne de la maison, au deuxième, se
poussa, on entendit une femme jurer, et soudain un seau d’eau tomba,
éteignant le réchaud, le balai, et arrosant le farceur. Alors toute la
rue ne fut qu’éclats de rire...

J’entrai ce matin-là chez un rétameur, et j’achetai une lampe florentine
à trois becs. «_Tre lire_», disait l’homme.--«_Due_», répondais-je.
«_Tre_», faisait-il encore. «_Due_», répétais-je. «_Tre! Tre! Tre!_» Il
n’en démordit pas. J’emportai aussi cependant un petit bénitier que de
guerre lasse il m’abandonna.

Je marchandais fort depuis qu’un brocanteur m’avait laissé à dix _soldi_
des estampes que d’abord il me comptait cinq _lire_... Mais quel plaisir
de fureter dans toutes ces vieilleries! Un morceau d’ancienne soie, une
bague, une tabatière, cela fait lever tant de rêves... Je crois bien que
je connais toute la brocante de Florence!...

                   *       *       *       *       *

_Impression._--Rien ne me porte davantage à rêver qu’une visite au
musée. Devant ces tableaux, copie d’une réalité passée, je revis des
choses mortes, je ressens des sentiments éteints, en moi j’écoute comme
un enfant de belles histoires. Ce n’est point seulement le mérite du
peintre et la beauté de la couleur et des formes que j’aime dans un
tableau et qui me décident à entrer dans une galerie où se trouvent
réunis de vieux chefs-d’œuvre, c’est tout ce que cela me murmure à
l’âme. Je suis transporté en d’autres époques, je vois des gens qui ont
aimé, qui se sont battus, qui ont joui, et qui sont morts; une rêverie
qui m’est douce s’empare de ma pensée...

Voilà le charme infini de Florence. Florence n’est que passé, vous y
marchez de rêve en rêve. Comme on est en voyage, c’est-à-dire séparé,
détaché de sa propre vie, on ne sait plus qui l’on est, où l’on est, si
c’est à présent ou autrefois, si l’on est en vie ou en songe. Que vous
vous arrêtiez dans un musée, ou dans une église devant des fresques
fanées, c’est toujours ailleurs qu’ici et aujourd’hui que vous êtes, et
quand vous sortez, le charme ne se rompt pas, car la rue est
contemporaine des tableaux dans lesquels il y a un instant vous
respiriez.

Je ne puis exprimer la magie de ce séjour, tout y contribue, et les noms
qu’on entend: Dante, Donatello, Cellini, Médicis... et les paysages
desquels, à cause de notre culture et des poètes latins, nous croyons
_reconnaître_ la grâce antique, et tout enfin, tout ce qui nous
entoure... Je me souviens d’un matin dans la cour des Offices.
D’innombrables pigeons blancs pavaient le sol, s’agitant familièrement à
nos pieds. Puis, tous, ils s’envolèrent, rapide et fuyant nuage de
neige; ils s’étaient posés sur les corniches. Enfin ils revinrent à
terre: un grand coup de vent m’enveloppa, à cause du battement de tant
d’ailes...

                   *       *       *       *       *

_Florence culinaire._--A Florence tout est délicieux, tout, sauf la
cuisine. D’abord nous supportâmes d’un cœur égal les pâtes et le
chianti. Même l’un de nous s’en régalait. «Donnez-moi, disait-il tous
les jours au garçon, donnez-moi ce que vous avez de plus italien»; et
l’_affetato misto_ succédait aux _lasagnes_, et la _testina alla
Parmeggiana_ à l’_affetato misto_.

Pourtant quelques lourdeurs à l’estomac bientôt nous avertirent:
l’enthousiasme s’apaisa. Puis survint l’inquiétude, le malaise. Du
sanglier à l’aigre-doux, c’est-à-dire apprêté au vinaigre et au sucre,
duquel on nous servit un matin, nous révolta enfin. Ah! quelles mains
nous tendîmes vers le ciel de France et notre chère cuisine, la plus
jolie, la plus fine, la plus légère du monde! France, ô mon pays, où
l’on cultive toutes les grâces, jusqu’à celle de manger avec art!...

Notre ami pourtant ne s’avouait pas vaincu. Son estomac criait merci, sa
mine se tirait, il avait les yeux cernés et l’humeur noire. Mais il
continuait à soutenir les bienfaits de cette nourriture barbare. Un jour
enfin, n’en pouvant plus, voulant renoncer mais sans en convenir, il usa
d’un détour charmant: «Donnez-moi, dit-il au garçon, donnez-moi quelque
chose de très italien... qui corresponde au bifteck...»

                   *       *       *       *       *

_Le petit manuel de conversation._--_Bottega! Bottega!_ faisait un
Français, notre voisin à table, pour appeler le garçon. Le garçon le
regardait avec surprise. «_Bottega!_» Point de réponse. «_Bottega!
Bottega!_» le garçon ne bougeait pas.

C’est que _Bottega_ veut seulement dire boutique. Le Français parlait
l’italien d’après son manuel, et son manuel le trahissait.

Mais les Italiens qui viennent à Paris, et qui, eux, parlent le français
d’après ce manuel encore, sont trahis de même. A quelle langue reste
donc fidèle ce petit manuel franco-italien?

Voici, un dialogue de chez nous «en diligence»:

  --De grâce messieurs, un peu de place.

  --Vous me foulez les pieds.

  --Vous m’abîmez le chapeau.

  --N’asseyez-vous pas sur mes genoux.

  --Ah! vous me suffoquez.

  --Je vous demande mille pardons.

  --Permettez-moi de croiser mes jambes.

  --Allongez votre jambe droite.

  --Retirez votre bras gauche.

  --Est-ce que je vous gêne encore.

  --Je ne puis pas aller à rebours sans me trouver mal.

  --Pour moi, c’est indifférent d’aller en avant ou à rebours...

Vous savourerez aussi certainement cette conversation avec le coiffeur:

  --Donnez-moi vite le peignoir et une serviette.

  --Ah! vous m’avez fiché le pinceau dans la bouche.

  --Vous l’avez ouverte quand je ne m’y attendais pas.

  --Il me sort du sang,--vous m’avez rasé à contre poil.

  --Je n’ai coupé qu’un petit bouton.

  --Les moustaches ne vous semblent-elles pas trop longues?

  --Et les favoris.

  --Voulez-vous friser les cheveux?

  --Non. Ils frisent naturellement.

Ce «Non. Ils frisent naturellement» du français est peut-être d’ailleurs
un mot de caractère.

                   *       *       *       *       *

_De Michel-Ange._--Tout Michel-Ange est dans la chapelle Médicis. Le
célèbre Penseur, Laurent armé qui réfléchit, avec son attitude héroïque
et son costume, me paraît une expression complète de ce génie. Génie
hors de la vie, et en même temps plein d’elle. Du théâtre, mais ni
tragédie ni drame, plutôt opéra. Avec en outre un caractère italien
frappant.

Ses héros ne vivent pas à la façon des hommes, mais à celle des statues;
Michel-Ange est le type du sculpteur plus que celui de l’artiste, ce
n’est pas lui qui dans la rue va s’arrêter, saisi d’une religieuse
émotion, devant une femme portant un enfant ou devant n’importe quelle
scène pénétrante. Il n’est point ému par la signification psychologique
et profonde des détails de la vie. Ce que dans chaque sentiment il voit,
c’est son aspect sculptural, ornemental, architectural. Aussi chaque
sentiment devient-il pour lui abstrait, et il le représente comme une
abstraction au lieu de le saisir à même la vie. Michel-Ange ne sent pas
ses sujets en homme, mais en sculpteur. Toute la vie à ses yeux est
sculpture.

La parenté d’Hugo avec Michel-Ange est visible. Tous les deux, de
sombres génies, et qui au fond n’aimaient pas la vie, ou plutôt qui
n’aimaient pas. L’un sentait de la vie le moment sculptural, l’autre le
moment verbal, ils n’étaient point par la vie elle-même attendris.
Devant les créations de Michel-Ange, je pense forcément aux personnages
des _Misérables_ formidables et simples.

O moins grand, ô délicieux, humain Donatello!

                   *       *       *       *       *

_Sa maison._--La maison que Michel-Ange habita se trouve sur la via
Ghibellina. En y allant, nous avisâmes, pendues contre les vitres d’une
petite boutique, des poupées dont la forme, le vêtement et la figure
étaient fort naïves. C’est un vieux, aux yeux bleus limpides, qui les
fabriquait avec des chiffons; dans un coin traînait une paillasse, sans
doute il couchait là. Il me parut joli, allant chez Michel-Ange, de
rencontrer ce créateur ingénu...

Ce qui, dans la maison, est émouvant, c’est le cabinet où il
travaillait. Une porte dissimulée dans une boiserie, impossible à
deviner, y donne accès. Grand comme une armoire: un mètre sur deux; une
planche fixée à la cloison, un escabeau. L’idée de ce génie caché dans
le mur donne un frisson; on allait et venait par la maison, sans le
soupçonner, et lui, silencieusement, mystérieusement, invisible à tous,
méditait. On ne se doutait de rien, et derrière la boiserie, dans le
mur, il y avait un homme caché, immobile et méditant formidablement.

C’est bien dans le génie de Michel-Ange. Cela est d’une furieuse
contention, d’un désir de solitude et d’un repliement incroyable.--Cet
extraordinaire cabinet m’a rappelé--peut-être parce qu’il en est le
contraire, mais fraternellement--celui du père Hugo à Guernesey: sur le
haut d’une maison une cage de verre au milieu du ciel et de la mer.

... On circule à travers les salles. Dans l’une on a conservé sous des
vitrines des manuscrits, des dessins, de la main de Michel-Ange. On voit
aussi des plans de maisons. C’est ce qui m’a davantage arrêté; sur un
plan toutes les pièces sont indiquées, jusqu’à la cuisine. C’est
Michel-Ange qui sur ce méchant papier a écrit là ce petit mot: _cucina!_

                   *       *       *       *       *

_Aux jardins Boboli._--Notre première promenade dans les jardins Boboli
fut charmante. Il pleuvait, l’odeur de la terre mouillée s’exhalait du
sol où nous marchions, une grande tristesse était répandue sur les
choses; des arbres aux feuillages fins et jaunissant doucement
recevaient la pluie. Nous errions dans les allées désertes, regardant
silencieusement les statues, les charmilles et les bosquets... Au-dessus
de l’amphithéâtre, une femme en grand costume de princesse, immobile sur
un socle, domine le triste paysage. Nous descendîmes une allée de cyprès
et, par une porte dont les deux montants sont ornés de colonnes
supportant l’image de chèvres bondissantes, nous parvînmes à un petit
bassin circulaire. Il est bordé d’arbres dont les rameaux coupés en
forme de niche abritent des personnages rustiques; au centre du bassin
on a dessiné une petite île; un cavalier de marbre traverse l’onde. Tout
cela d’une mélancolie parfaite; le ciel plein de cendres, le bruit des
gouttes d’eau sur les feuilles, la solitude... La pluie dans les jardins
m’enchante.

Il se trouve aux jardins Boboli une grotte du plus ravissant mauvais
goût. Des personnages qui semblent naître de la rocaille rose et se
confondent avec elle, ornent la paroi: ce sont des bergers et leurs
moutons, un vieil ermite, des femmes; tous comme les moutons sont
couverts d’un lainage de pierre, il faut les deviner. Aux quatre coins
de la grotte, des torses taillés par Michel-Ange apparaissent. Une
fontaine au milieu murmure, et dans une boule de verre où l’eau passe,
trois plus petites boules perpétuellement s’agitent.--Au fond, dans la
seconde grotte, une femme nue surgit d’une vasque. Accrochés à celle-ci,
des satyres au visage violent regardent la femme nue.

                   *       *       *       *       *

_L’Angelico._--Notre pauvre nature humaine sans cesse est balancée entre
deux extrêmes, en chacun desquels tour à tour elle pense rencontrer le
souverain bien. Un jour, c’est la volupté qui m’attire et dans laquelle
je crois que je trouverai le bonheur; le lendemain une vie de sagesse,
de raison, réglée et austère, m’apparaît la plus belle et la plus
désirable. C’est cette contradiction perpétuelle, avec ses élans
opposés, qui remplit notre vie et qui lui donne son goût ardent. Je ne
sais point lequel à Florence j’ai davantage aimé, d’Angelico, le plus
chaste des peintres, ou du voluptueux le Titien.

Dans le couvent de Saint-Marc où les fresques du Beato Angelico sont
conservées, quelles heures j’ai passées! Là j’ai connu une âme
infiniment pure. Un cœur de saint s’est révélé à moi, à ma surprise
d’abord, puis, à mesure que je l’apercevais mieux dans ses nuances et
dans ses détails, à mon amour et à mon extase.

Vous passez une porte qui ouvre sur le cloître, la porte du parloir, et
vous voilà dans une salle froide, devant la plus grande fresque de
l’Angelico, une _Crucifixion_. Au pied de la croix, en deux groupes: la
Vierge et les femmes,--les Apôtres; six de ces derniers se traînent sur
les genoux; chaque visage exprime la douleur, mais de la façon propre à
chacun; et les différences de caractère sont accusées dans la manière de
souffrir avec une finesse et une profondeur extrêmes. L’un, sombre, fixe
la Croix d’un œil glacé; l’autre est fier, il supporte avec énergie son
malheur, ses sourcils froncés seuls indiquent la violence de ses
mouvements intimes; celui-ci s’abandonne à son désespoir et courbe la
tête, celui-là répand des larmes, tandis que celui qui le touche n’en
peut plus verser. La femme qui soutient la Vierge exprime
merveilleusement l’affliction partagée et la compassion impuissante. Et
tous ces visages sont simples; point d’éclat: on pleure pour soi. Mais
chacun d’eux a été observé et fixé par un psychologue admirable.

Assis dans le parloir froid devant ce tableau, j’étais saisi par la
qualité de l’observation de l’Angelico. Une telle finesse et une telle
pénétration, la profondeur des sentiments et le naturel avec lequel ils
sont rendus me transportaient. Lorsque, ayant accompli le tour du
cloître, j’eus connu d’abord le _Saint Pierre_ qui, un doigt sur la
bouche, recommande le Silence, et qui en est lui-même la plus parfaite
et la plus émouvante image, mystérieux et oppressant comme un masque,
les yeux ouverts et la bouche close, puis les deux saints Dominicains et
_Jésus_, avec le doux élan de leurs visages,--je commençai à m’expliquer
ce que l’Angelico me faisait éprouver, la nature de son génie, et celle
de mon émotion. Son génie, c’est celui surtout d’un ecclésiastique. Un
ecclésiastique, un religieux, un homme de méditation, de silence et de
vie intérieure seulement peut parvenir à une perception aussi nuancée,
aussi variée des sentiments. L’église est une école unique d’analyse, et
la vie monastique, renfermée et solitaire, paraît la mieux comprise pour
qui se voue à l’analyse. La vaste et profonde observation de l’Angelico
est fille d’une existence où il était dans les meilleures conditions
pour songer à tout ce qu’il voyait et sentait. Seul dans sa cellule,
peindre au milieu du silence d’un monastère!...

                   *       *       *       *       *

Par un jour brumeux et froid de novembre, un matin que je me trouvais
encore devant la _Crucifixion_, et que je n’entendais, au milieu de ma
pensée, que le pas du gardien sonnant régulièrement sur le pavé du
cloître, un petit chat gris entra dans le parloir à pas muets, vint
jusqu’à moi, se frotta en ronronnant au pied de mon siège, puis me sauta
sur les genoux. Je l’avais laissé faire: il monta le long de mon bras et
s’allongea sur mon cou. Et tandis que je regardais la fresque, je
sentais contre ma peau la chaleur de sa fourrure. Tu m’as parlé, petit
chat gris, animal mystérieux comme le _Saint Pierre_ au doigt sur la
bouche, animal de moine, subtil et plein de nuances. Tandis que dans la
paix du couvent, caressant, tu te frottais contre mes cheveux, l’âme de
l’Angelico m’est devenue encore plus claire. Les méditations auxquelles
il se livrait dans ses longues heures de solitude m’ont apparu sur les
visages de ses personnages, et j’ai vu devant mes yeux les traits de son
âme. Ce fra Giovanni avec sa psychologie aiguë, eût fait en vérité un
bon évêque de Florence. Il a refusé du pape Nicolas V ce grand honneur.
Mais c’est que, en même temps qu’un ecclésiastique, l’Angelico était un
saint.

Sa sainteté,--ainsi que sa merveilleuse divination des cœurs, il la
tient d’un état de grâce constant, d’une élévation de l’âme
incessante,--vous la concevez quand vous êtes monté au premier étage du
couvent, et que, parcourant le magnifique couloir, vous visitez les
cellules. Dans chacune d’elles le frère a peint une petite fresque.
Devant celles-ci vous comprenez alors qu’il était véritablement inspiré.

«Lorsqu’il prenait le pinceau pour travailler, il se mettait en prières
et on l’a vu tout baigné de larmes pendant qu’il travaillait à
_Crucifix_, dans le souvenir qu’il avait des peines que ce divin Sauveur
avait souffertes sur la Croix», dit un biographe.

Nul, en effet, n’a jamais peint avec une pareille émotion; nul n’a à ce
point porté ses sentiments sur le visage et parmi les gestes de ses
héros. C’est un homme en prières qui a imaginé ces fresques, un homme
dont l’âme parlait, et qui, pour s’écouter, se penchait sur lui-même
avec le plus tendre génie.

Dans les ouvrages de l’Angelico, rien qui distrait du sujet principal,
lequel est l’émotion divine des vierges et des saints; le décor est
réduit à son minimum strict, et la forme n’est pas employée pour
elle-même, mais pour exprimer la vie intérieure. Voyez cette
_Prédication sur la montagne_: les douze apôtres entourent Jésus sur un
sommet absolument nu, sans une plante, sans une herbe. Il parle; et la
scène est inouïe. Qu’y a-t-il cependant? rien que douze visages et douze
attitudes, mais si profondément expressives que l’émotion aussitôt nous
saisit... Voyez le Christ aux limbes. Là, rien qu’un mouvement: l’élan
des bienheureux vers le Christ, mais il est prodigieux!... Aucun peintre
n’a su traduire avec cette intensité la vie intérieure. O
l’_Annonciation_ qui se trouve dans la troisième cellule! Le corps de la
Vierge n’existe plus comme un corps, tout est devenu âme. Agenouillée,
les bras en croix, devant l’Ange, elle est immatérielle et pourtant
vraie. Cela est adorable, il n’y a là ni décors, ni personnages inventés
et artificiels comme dans Botticelli: non, c’est une scène de la vie,
mais elle est vue par un saint, avec une innocence infinie!

Cependant j’ai ouvert la petite fenêtre de la cellule dans laquelle un
des hommes les plus beaux qui aient existé, éprouva de telles émotions.
J’ai voulu voir ce qu’il pouvait regarder quand il se reposait: là-bas,
à gauche, se dessine la gracieuse colline de Fiesole; à droite,
apparaissent le Dôme rougeâtre et la tour de Giotto.

Dans la rue des gens passaient. Au pied de ce couvent parfumé par un
suave génie, la vie ordinaire suivait son cours. Quelqu’un, le nez en
l’air, cherchait un numéro sur une porte, un petit garçon s’amusait à
marcher sur les rails du tramway, des menuisiers portant des planches
avançaient lourdement; enfin,--mais j’hésite à l’écrire, on croira que
j’arrange--enfin, justement en face de moi, arrêté contre le mur, un
homme, les jambes écartées, me tournait le dos.

                   *       *       *       *       *

_Du Titien._--Si Giovanni da Fiesole est par excellence le peintre de la
vie intérieure, le Titien est le plus admirable de la vie extérieure.

Tout ce que la couleur et la forme valent en volupté, il l’exprime
amoureusement: aucun homme qui a des sens bien sains et qui apprécie le
plaisir qu’on goûte à se servir d’eux, ne peut demeurer insensible
devant ses tableaux. Titien prend tous les sens, l’œil, puis les
autres,--car quelle imagination se soustrairait à l’effet d’une
représentation de la nature aussi complète et aussi belle? une femme nue
de Titien est si vivante et si désirable que le toucher, le goût,
l’odorat et l’ouïe abondent immédiatement en souvenirs, parlent...

Les Offices contiennent les deux plus voluptueuses toiles du Titien qui
est le plus voluptueux des peintres. L’une, c’est la Flora, avec son
admirable chair si fine, si claire, si pleine, si savoureuse, avec ses
cheveux légers, dorés et ondulés, dont le jeu sur les épaules est un
spectacle exquis, avec sa chemise comme une mousseline et dont la
couleur jointe à celle de la chair et à celle des cheveux forme la plus
parfaite et la plus pénétrante harmonie voluptueuse. L’autre, qui se
trouve dans la Tribune, est la Vénus couchée, dont le corps allongé est
d’une si charmante distinction, et si jeune, et si frais que quiconque
possède l’adoration du corps féminin s’arrête ému et attendri. La Vénus
est immobile, les yeux ouverts elle rêve ou réfléchit; dans le fond de
la pièce, une servante penchée sur un coffre y cherche sans doute les
vêtements dont sa maîtresse s’habillera. La Vénus attend, indolente,
incertaine, et, il semble, encore tout au plaisir d’être étendue...
Peut-être l’amant, s’il venait maintenant, profitant de cette
disposition favorable de l’âme, serait bien accueilli.

Titien est le peintre de la volupté. Il adore le corps de la femme, il
en peint avec délices toutes les beautés. De quel bonheur il se gorge en
considérant ses mouvements gracieux, en s’arrêtant à chacun de ses
charmes!

Je ne sais si l’on a fait cette remarque que les peintres de la volupté
sont rares. Cependant regardez dans les musées: combien peu d’artistes
ont peint le corps avec dévotion! Les uns s’attachent à lui pour sa
ligne, pour son arrangement décoratif, les autres pour sa couleur, parce
qu’ici la valeur de la chair fera bien à côté de celle de l’étoffe;
presque aucun ne s’enivre en peignant la chair, ceux qui voudraient
quitter leurs pinceaux pour la respirer, pour la toucher, pour la
baiser, combien sont-ils? presque tous la copient, indifférents comme
devant n’importe quelle matière. Voyez Rubens qui fit tant de nu, quelle
froideur!... Comme pour lui la chair n’est, ainsi que tout le reste, que
matière à belle peinture. Il y a peu de peintres voluptueux. Titien,
lui, l’est infiniment. Toutes les femmes qu’il peint, c’est en amant. Il
les a toutes tenues dans ses bras et s’est grisé d’elles.

C’est de Giorgione, le beau Georges, que Titien tenait l’art de jouir. A
Pâris Bordone, il l’enseigna.

                   *       *       *       *       *

_La maison de Patata._--Quand M. le Président de Brosses voyageait en
Italie, comme il était à Venise, le désir lui vint d’approcher quelque
belle Vénitienne. Il envoie donc un gondolier faire l’ambasciata à la
célèbre Bagatina. On lui donne rendez-vous. Mais lorsqu’il se présente,
il trouve une personne d’un maintien si noble et de manières si
composées qu’il devint d’un très grand embarras sur la façon de lui dire
ce qu’il désirait d’elle.

Nous nous trouvions à Florence depuis plusieurs jours et nous ne
possédions encore aucun objet à qui conter nos galanteries. Que pénible
à des Français!... Quelqu’un qui nous voulait du bien nous enseigna un
mot magique: Patata; on loue un cocher, on lui dit: «Patata»,--il a
compris.

Notre voiture s’arrêta dans une ruelle fort étroite et sombre. Nous
étions devant une porte aux vantaux de bronze, mais dont l’imposte
ajourée laissait voir qu’il y avait de la lumière par derrière. Nous
tirâmes un fil, une grêle sonnette résonna; alors des savates
s’approchèrent de la porte, un petit volet s’ouvrit, une tête de vieille
apparut. Elle nous examina, disparut, et bientôt la porte s’ébranla et
tourna sur ses gonds.

Nous étions dans un vestibule de marbre, orné de colonnes et dans les
coins duquel Michel-Ange, le Dante et Galilée, par leurs nobles bustes
posés sur des socles, nous considéraient avec impassibilité. La vieille,
qui d’une main portait une lampe de cuivre aux mèches fumeuses et, de
l’autre, une lourde clef, nous salua, puis elle nous précéda dans un
escalier monumental que nous gravîmes avec émotion. Bientôt une portière
levée apparut, et nous entrâmes dans une vaste pièce toute tendue de
vieux rouge où les yeux étaient attirés d’abord par un clair feu de bois
flambant dans une grande cheminée.

Une banquette couverte de pourpre faisait le tour de ce salon, au milieu
un large pouff et des plantes vertes le décoraient, enfin de magnifiques
tableaux étaient pendus aux murs. Nous nous trouvions dans un palais et
l’assistance était brillante; de jeunes dames gracieusement décolletées
et vêtues d’étoffes légères, étendues nonchalamment, y faisaient la
conversation avec de jeunes seigneurs pleins d’élégance. Mme Patata un
peu délaissée fumait une cigarette en silence...

Une femme blonde et de proportions aussi monumentales que toute cette
demeure faisait déborder des chairs puissantes sur la mollesse d’un
canapé. Elle était fardée, elle était étincelante, des bagues
chargeaient ses doigts. Et tandis qu’elle conservait l’immobilité d’une
déesse, son corps majestueux paraissait sous la transparence d’un lin
fin. Nous osâmes cependant lui adresser nos hommages:

«Che suis Sapho», dit-elle. Et sa voix éraillée, lourde et vulgaire,
nous parut admirable. S’adressant plus particulièrement à l’un de nous:
«Tu vois, nous sommes ici dans le pays des églises, reprit-elle (disant
cela pour la raison qu’elle était parée comme une châsse). Moi je suis
de Brouxl’. Tu montes en champre afec moi, mon amour?»

Notre ami conquis la suivit. Nous autres badauds demeurâmes au salon.
J’y fis la connaissance d’une Française dont l’accent était si
particulier que je ne devinai point quelle province lui avait donné le
jour. Nous causâmes: «L’Espagnol est trop matériel, me disait-elle.
L’Italien est épatant. Ça dépend pourtant la région que tu le prends.»

Or, à la porte, un homme en ulster, barbu, à figure d’Allemand, avait
surgi. Il entra, gêné, comme en se glissant. Puis gagna le pouf et s’y
assit, de côté. Une femme le vint rejoindre. Aussitôt il se dressa, la
prit par la taille, l’entraîna d’un mouvement extraordinaire et
disparut.

«Tu vois: de toutes les naziones», me dit une Italienne qui était près
de moi.

Mais notre ami revenait. Sapho le disputait parce qu’il avait été long à
se rhabiller. Il lui ferma la bouche avec de l’or. D’ailleurs il la
félicitait, il affirmait n’avoir jamais goûté la volupté avant de la
connaître...

«Il est singulier tout de même qu’à Florence, il suffise de dire: pomme
de terre, pour qu’on vous mène voir de belles femmes, et singulier
encore que les plus belles Florentines soient Belges», disait notre
Louis descendant l’escalier.

                   *       *       *       *       *

_La Chartreuse._--J’ai pris pour aller à la Chartreuse ce petit tramway
à vapeur qui répand sur toute la campagne une fumée noire. Il court sur
la route de Rome, au milieu de collines pures surmontées de châteaux
charmants.

Le style infiniment beau de la nature toscane, on peut le bien saisir en
deux ou trois promenades. Une des plus magnifiques, c’est de monter à la
Piazzale del Michelangelo, puis de suivre le Viale dei Colli jusqu’à la
porte Romaine.--D’abord, de la place, on domine Florence. Au milieu
d’une immense plaine mamelonnée et que limitent à l’horizon des
montagnes bleues, la ville se tasse au bord de la rivière, commandée par
son majestueux dôme rougeâtre, lançant vers le ciel tous ses campaniles.
L’Arno coule doucement et s’enfuit sous trois ponts... En suivant le
_viale_, des paysages délicieux apparaissent, ils se composent
admirablement. C’est, mélange raffiné d’élégance et de tristesse, une
ligne gracieuse, coupée par des cyprès sombres; des maisons carrées au
toit plat, roses ou blanches, et qui ont conservé les belles proportions
antiques, s’y reposent. Dans ce décor parfait, les plus simples
tragédies pourraient dérouler sans surprendre leurs sublimes
circonstances.

Quand on va à Fiesole qui est le sourire de Florence, c’est un
enchantement de lumière blonde, d’arbres légers, de villas claires.
C’est délicieux comme une jeune fille. On monte, on monte toujours. Et
le paysage devient immense. Mamelons savoureux, moutonnement de verdure
et d’or. On est tout enveloppé de rayons comme si entre les choses et
l’œil s’était interposée la chevelure divine de la Flora du Titien.

Sur le chemin de la Chartreuse, au contraire, le paysage est sévère. Au
lieu de dominer les collines on est à leur pied. On s’insinue entre
elles dans la vallée. Leurs profils délicats s’étant succédés, et
plusieurs villages traversés, on arrive à V... où l’on quitte le
tramway. V... se trouve à la base d’une hauteur sur le plateau de
laquelle la Chartreuse d’Ema s’est bâtie.--Après une ascension
laborieuse la porte du couvent se présente... Elle s’est ouverte, le
moine blanc vous a accueilli, vous voilà sous de jolies arcades d’où se
déroule le plus délicieux paysage.

L’emplacement de la Chartreuse d’Ema a été choisi par des voluptueux.
Sur une éminence assez élevée, pas trop, pour qu’on ne soit point perdu
et séparé du monde, et que toutefois l’on puisse jouir d’une vue
étendue, le monastère découvre de la moindre de ses fenêtres un univers
charmant. La campagne, partout à l’entour attirante et d’une suave
mollesse, on voudrait la couvrir de baisers, elle est exquise. Les
Chartreux la comprennent. Chacune de leurs cellules se complète d’une
petite galerie à ciel ouvert, admirablement située, et où ils peuvent
passer leurs heures à suivre le jour décroissant sur les choses.

J’ai senti là tout ce qui séparait la piété italienne de la piété
française. La Chartreuse de Grenoble est en effet l’antithèse exacte de
le Chartreuse d’Ema. Tandis que les Italiens ont désiré voir tout ce qui
se passait autour d’eux et en jouir, les Français s’en sont séparés
farouchement. Ils ont bâti leur couvent loin du monde, au pied du Grand
Som, un énorme rocher aride qui dérobe toute vue; en outre ils l’ont
entouré de murailles élevées, de chaque cellule on n’aperçoit qu’un tout
petit carré de ciel, le mur de la chapelle, et le cimetière... Là on se
dévoue entièrement à la vie intérieure, tout ne parle que d’austérité,
on veut ignorer tout du monde, n’appartenir plus qu’à Dieu et à l’étude.

A Ema, on veut goûter toujours à la joie de vivre. Là-bas on était
enfoui, étouffé, aveuglé, ici on est en plein air, on respire et on
voit. Le cloître de Grenoble était un couloir sombre où les pas
retentissent sonores et solitaires. A la Chartreuse d’Ema c’est une
galerie au toit soutenu par des colonnes gracieuses, et qui fait le tour
d’un jardin au centre duquel un puits orné par Michel-Ange a été creusé.
Dans ce jardin, le cimetière se mêle au potager: une terre aussi bien
fumée doit donner d’excellents légumes!

La chapelle est extrêmement riche, le carare et le porphyre n’y sont pas
ménagés. Tout est luxueux et beau. Le clair réfectoire est décoré
gaiement. Enfin, partout dans ce couvent, on a le sentiment d’être sur
une hauteur, ce qui vous rend léger. A Grenoble on était étouffé par la
farouche montagne.

Tant de richesses assemblées pour permettre à quinze religieux de mener
une vie de fakir! s’écrie Stendhal.--Certes on ne les peut comprendre
ici qu’avec de jolies maîtresses!... D’ailleurs nous étions tous séduits
par ce séjour. Chacun y eût souhaité s’installer. Une petite femme
italienne, que promenait un gras et indolent garçon brun, touchait les
nappes au réfectoire afin d’en juger la finesse, puis elle s’asseyait
sur le lit du supérieur pour voir s’il était bon. Un Anglais s’informa
gravement près du vénérable religieux qui nous servait de guide si la
règle permettait de fumer.

--Non, de chiquer seulement, répondit le moine.

Du linge fin et une couche moelleuse,--une pipe et des cigares, et deux
visiteurs mécréants étaient peut-être touchés par la grâce!


_Décembre 1903._




CHAUSEY

A Maurice Le Blond.




I


Après une heure de navigation par une mer calme, un temps radieux, et le
vent frais du matin, nous aperçûmes des rochers noirs étendus sur les
eaux, et qui grandissaient, s’allongeaient, plus nous nous rapprochions.
Debout sur un tas de cordages à l’avant du bateau, d’abord dans le
lointain j’avais distingué des points noirs; ces points s’étant étalés,
étaient devenus des lignes, et maintenant, proches de nous, un banc de
récifs qui nous défendaient de passer. Nous commençâmes donc à les
longer.

L’archipel de Chausey comprend plusieurs centaines de petites îles, mais
à haute mer beaucoup sont recouvertes par le flot, et en grande marée
presque toutes. Je crois, qu’on compte quinze ou vingt îles qui ne sont
pas formées seulement de roc et sur lesquelles l’herbe pousse. Une
seule, la plus grande, est habitée. C’est vers celle-là qu’en suivant la
ligne des récifs nous nous dirigions. Nous parvînmes à l’entrée d’un
chenal assez large dont l’un des bords est constitué par une rive de la
grande île et l’autre, souvent rompu, par une suite de petites îles
regardant la plus grande... Nous nous y engageâmes.

Il était alors midi. Le soleil au zénith frappait la mer qui balançait
ses eaux éblouissantes. Le ciel était bleu et dur. A gauche, on voyait
un petit mont sans arbres, sec, nu et sur lequel un phare tout blanc
s’érige. Le mont fut dépassé... Une malheureuse maison apparut à
mi-côte, quatre ou cinq baraques, une étroite église sans clocher,
quelques cabanes disséminées. Paysage âpre et brûlé d’Océanie; sous un
grand soleil, peu de vie, et ces formes soulevées qui donnent à la terre
un aspect volcanique... A droite, des îlots noirs, ras ou pointus,
découpés, déchiquetés, pleins d’échancrures, pleins de menaces.

                   *       *       *       *       *

Nous abordons au pied de l’éminence qui sert de base à l’église. Près de
celle-ci,--une construction en briques que rien ne désignerait pour un
endroit du culte sans sa cloche fixée dans un châssis au-dessus du
toit,--nous passons, et nous redescendons vers le gros de l’île. Là,
trois maisons, celle du propriétaire, celle du trafiquant, l’auberge.
Par devant, une place sans herbe entourée de huttes sur un promontoire
qui avance dans l’eau du chenal.

Nous tournons à gauche, et nous enfonçons dans la terre. Alors, une
succession de petits monts, de petites plaines: stérilité, herbe jaune
et glissante, pierres et broussailles. Nous avons vite traversé de l’est
à l’ouest, non sans avoir remarqué plusieurs maisons abandonnées, se
dégradant... Et nous sommes parvenus à l’autre bord, sur un plateau
duquel on domine la pleine mer et qui supporte des ruines, de grands
murs mourants percés de meurtrières, vestiges, semble-t-il, d’un ancien
château.

De là nous regardons la mer et l’île. Celle-ci, vue de ce point, c’est,
seulement, à droite sur une hauteur le phare blanc, à gauche sur une
hauteur le sémaphore blanc, et entre deux un sol jaunâtre coupé par un
carré de verdures... De la verdure, des arbres, quel rafraîchissement
dans cette aridité! Oui, mais cet oasis au milieu d’un désert d’eau et
de rochers, ce lieu d’ombre, de fleurs et de chants d’oiseaux est fermé!
C’est le jardin du propriétaire de l’île, et nul ne peut y pénétrer que
lui. Les pauvres pêcheurs, repoussés par la vague sur cette pierre
noire, brûlés par le soleil, altérés par le sel de l’air, voient le
paradis--de l’ombre, des sources, de la mousse, des fleurs!--et le
touchent, sans y pouvoir entrer...

... Dans l’île aucun mouvement. Nous n’apercevions pas ses habitants.
Aride et desséchée, elle s’étendait au milieu de la mer brillante,
silencieuse, morne sous la flamme débordant de la nue qui la dévorait...
Où nous distinguions de la vie, c’est dans le chenal: plusieurs barques
et deux vapeurs y mouillaient; mais derrière ceux-ci, encore de la mort:
les autres îles couchées sur l’eau, noires, rocailleuses, et qui se
suivent comme les anneaux d’une chaîne.

                   *       *       *       *       *

Nous redescendîmes vers les trois maisons, centre de la civilisation à
Chausey. Dans l’auberge, nous trouvâmes quelques tables et des bancs
autour d’un feu, une épaisse fumée, le grésillement de la graisse
fondante, et une hôtesse petite, mais large.

Nous pénétrâmes ensuite dans la seconde maison. Une grande salle au
carreau de terre battue où par deux fenêtres grillées entre peu de
lumière. Odeur de cuir et de saumure. Des planches superposées tout le
long des murs, et sur ces planches: des espadrilles, des hameçons, un
gros fromage, des pains, des chemises de laine, des bonnets... Au milieu
de ce singulier magasin, un homme grand, barbe blanche, cheveux drus, en
jersey bleu de matelot, fume la pipe et vous regarde tranquillement, les
bras croisés. J’eus l’impression d’un comptoir dans une colonie et
dehors, quand je revis ce soleil et l’eau d’un bleu épais, je dis: «Nous
allons voir des nègres chargés de défenses d’éléphants et de poudre
d’or, et venant les échanger au comptoir contre un chapeau de général et
de belles verroteries. Le vieil homme robuste les attend. Il doit y
avoir ici un résident, dix colons, quelques fonctionnaires et une
compagnie d’infanterie de marine...

J’achevais cette réflexion comme un marin qui montait de la cale et qui
se dirigeait vers la maison cria à la barbe blanche sur le pas de sa
porte:

--Des œufs! des œufs pour M. Toussaint!...

--Toussaint est dans l’île? interrogea mon compagnon.

--Oui, sur un bateau de pêche...

Ce bateau se balançait devant nous, à l’ancre et les voiles pliées:
«Allons voir Toussaint, c’est un de mes amis, il est exquis, vous
verrez...» et nous sautâmes dans l’embarcation du matelot. On accosta;
de l’intérieur du bateau où il était en train de dévorer des
coquillages, Toussaint sortit sa bonne tête barbue, il nous fit fête, il
nous retint pour pêcher avec lui pendant ces jours de grande marée...

L’après-midi, la mer était basse. Nous passâmes nos heures devant la
cale sur une petite plage de sable garnie de rochers. Une bande
d’enfants cherchait des pieuvres. Quels cris s’ils en découvraient une!
La bête immonde allongeait et repliait rapidement ses tentacules pour
fuir. Elle s’enfonçait sous le rocher. Mais les pêcheurs la
tourmentaient avec leurs pieus. Elle paraissait, l’un d’eux la
saisissait brusquement, l’enlevait de son repaire, la jetait sur le
sable. Certains la maintenaient, tandis qu’un autre lui ôtait la vie au
couteau. On la lançait alors sur un tas de pieuvres déjà mortes, dont
elle augmentait l’amas gluant et flasque.




II


Comme nous remontions dans l’île, nous rencontrâmes le curé marchant
rapidement vers la mer: «Bonjour, curé!» dit Toussaint.--«Bonjour!» jeta
le prêtre, «excusez, je suis pressé, mon charbon est là sur la cale, la
mer va me l’emporter.» Et de courir... Il arrive en bas, charge un gros
sac sur une brouette, et le voilà poussant, la soutane relevée, en
bonnet carré et en lunettes d’or sur sa grosse figure rouge et suante...

A Chausey, le curé est le seul fonctionnaire.--L’archipel, en effet, ne
forme point une commune: pour se marier devant le maire, il faut passer
l’eau et aller à Granville (est-on mort, c’est de même, car depuis
plusieurs années on n’enterre plus dans l’île). Le curé est donc le
maître et le père de famille, et la lumière des insulaires. Il est
médecin, soigne les malades et accouche les femmes; instituteur et fait
l’école aux petits enfants, magistrat et règle les différends entre les
paroissiens, facteur et distribue les lettres, enfin prêtre et baptise,
marie et administre.

La population s’élève à soixante-cinq habitants. Le dimanche, à la
messe, le curé regarde tous les assistants, il en fait le compte, et au
prêche: «Vous n’êtes que soixante-quatre, dit-il. C’est un tel qui
manque. Pourquoi n’est-il pas venu?»

J’ai parlé tout à l’heure de l’église. Il y a dix ans, l’autel n’était
point dans l’église, mais dans une grande bâtisse--vide
aujourd’hui--construite autrefois quand on exploitait les carrières de
l’île, pour servir de cantine aux ouvriers.

Voici pourquoi il se trouvait là:

Le père des présents propriétaires de Chausey louait à bon marché au
curé le terrain de l’église;--il vint à mourir et ses héritiers
voulurent augmenter la location: le curé n’y consentit pas. Or, l’île
tout entière n’appartient pas à ces héritiers, l’État en possède un
morceau, et l’ancienne cantine, qui ne sert plus à rien, s’élève sur ce
morceau. Le curé transporte son bon Dieu dans la cantine, met une croix
sur le toit, et commence à y célébrer la messe. Ainsi plusieurs années.
Puis ce bon pasteur rendit l’âme. Son successeur arriva, il sut
s’accorder avec les propriétaires, obtint d’eux une location à bas prix,
et abandonnant la cantine, réinstalla le placide bon Dieu dans la
véritable église.

... Nous nous promenions dans l’île, nous vîmes une petite case isolée
sur une butte et d’où l’on découvrait toute la mer. Nous y entrâmes;
c’était la cabine des douaniers: deux couchettes, un vieux fusil au mur,
et, sautillant dans ce réduit étroit une pie à l’aile coupée. Deux
hommes vivent là, surveillant la mer, au milieu de la mer, remplis de
son grondement, tristes comme elle, sauvages comme elle; l’autre jour,
ils ont pris un épervier, ils l’ont enfermé dans leur grenier, ils lui
jettent des morceaux de poisson; si l’on entr’ouvre la porte, on le
voit, immobile, farouche, il vous regarde d’un œil dur. On sent qu’il ne
s’apprivoisera jamais... Ces hommes et leur fauve oiseau m’ont troublé.

... Comme le soir tombait, nous nous assîmes devant l’auberge. Il
faisait silencieux et doux. On voyait les pauvres huttes autour de la
petite place où l’herbe est arrachée, puis l’eau sombre, et comme fond
des rocs barbares et noirs au demi-jour du crépuscule. Sur la place,
dans une attitude paisible, quelques vaches, trois chevaux, des petits
chiens étaient couchés. Ces animaux mêlés faisaient penser au paradis
terrestre.

--Mais à quoi donc servent ces chevaux? demandai-je à Toussaint.

--Ils charroient le charbon qu’on débarque ici parfois, me répondit-il.
Voyez: on les laisse libres; ils vont et viennent, ils courent partout.
Une nuit, l’un d’eux est tombé par le toit dans une de ces cabanes! Sur
le toit de chaume, de l’herbe avait poussé; au clair de lune, le cheval
voit cette herbe: «je la brouterai», dit-il. Il commence à monter (c’est
facile; d’un côté le toit va jusqu’à terre), arrive au faîte et se met
en devoir de se rassasier. Mais le toit n’était pas solide: il
s’écroula. Et voilà mon cheval tombant du ciel dans la maison d’un
pêcheur couché sur son grabat et qui s’éveille en sursaut!... Pour faire
sortir le cheval on a dû démolir à moitié la maison.

«Ces vaches étendues près des trois chevaux, on les avise de temps en
temps nageant au milieu du chenal: quand il n’y a plus d’herbe dans
cette île, elles passent dans les petites en face, et reviennent, leur
repas fini. Vous les verrez, étranges au milieu de la mer, semblables
aux coursiers de Neptune.»

                   *       *       *       *       *

... Nous tournions autour des cahutes. La porte d’une était ouverte,
nous avançons la tête. Un pauvre homme y était assis sur son lit,
immobile, entourant ses genoux de ses bras. Il nous regarda sans parler.
Dans cette ombre, dans cette misère, le regard de ces yeux fixes,
l’attitude et l’aspect de ce corps nous impressionnèrent. Il ne parla
point. Mais qu’a-t-il dit, cependant? Notre âme a entendu dans le
silence son triste et mystérieux discours...

--Voilà d’affreuses masures, dit notre ami. A peine si le jour y
pénètre. Et elles sont en ruines, les murs ne tiennent pas, les portes
ne ferment pas: on peut planter son poing entre les ais et le battant;
l’hiver on y gèle. Eh bien! ces tanières sont louées aux pêcheurs
jusqu’à dix francs par mois! Les misérables sont exploités
épouvantablement. L’homme à barbe blanche que vous avez vu ce matin dans
cette boutique singulière qui vous faisait penser à un comptoir
colonial, est le régisseur de l’île: il est impitoyable et suce jusqu’au
sang ce peuple famélique. Lui seul a _le droit de vendre_, vous l’avez
remarqué: il vend de tout (c’est-à-dire de tout ce qui peut être
nécessaire à des pêcheurs),--et à double prix. Il faut avoir affaire à
lui ou aller à Granville. Aussi la population, exploitée, mal traitée,
diminue-t-elle; les propriétaires de l’île agissent de manière à la
faire déserter. Dans l’intérieur, vous avez trouvé des maisons
abandonnées; jadis elles étaient habitées; maintenant chaque année des
habitants s’en vont; ils quittent leur île; ils retournent sur la
côte... Hélas! que deviendra notre Chausey? Ses possesseurs sont deux
vieilles filles sans héritiers directs, bigotes et entourées par des
religieux; peut-être laisseront-elles leur fortune et ce coin de terre
admirable à quelque congrégation. Les hommes noirs exploiteront Chausey:
Ils transformeront l’archipel en plage mondaine, ils y bâtiront des
villas, ils y mettront un casino. Et nos îles, si intéressantes et si
curieuses, ce paysage et cette vie unique, cela aura été!... Et
malheureusement, mes amis, je ne tiens pas un propos en l’air. Des
industriels terribles ont déjà, en effet, pensé à Chausey pour une
station de bains de mer!»

... Cependant nous prolongions notre promenade. Autour de nous, à genoux
sur la pierre, les pêcheurs vidaient des poissons, ils les retournaient,
les coupaient en longues lanières pour sécher. D’autres étendaient leurs
filets sur le sable. Les femmes faisaient chauffer la soupe. Ce qui nous
frappait, c’est le silence et la douceur de tout ce monde.

Deux enfants, dans un canot, s’amusaient. A l’âge où les nôtres bercent
leurs poupées, tout petits, ils jouaient avec la mer immense. L’un--il a
dix ans peut-être--est parmi les meilleurs pilotes de l’île: il connaît
toutes les passes, tous les fonds, tous les récifs. C’est lui qui
conduit Waldeck-Rousseau, quand celui-ci, en été, vient se reposer
quelques jours à Chausey[1], et ce ministre sévère sourit et l’appelle:
Amiral.

  [1] Écrit en 1901.

--Sur cette petite île en face de nous, de l’autre côté du chenal, vous
voyez une ruine, dit Toussaint. Il y a plusieurs années, c’était une
maison, qu’un homme, tout seul, habitait. Souvent je songe à la vie de
cet homme: retiré dans son île, toujours en face de lui-même, il écoute
tour à tour l’épouvantable voix de la mer en furie et le frais murmure
de la vague tranquille,--et dans son cœur leur écho. Seul dans le jour,
seul dans la nuit, époux de la nature, uni au ciel, à la terre, à la
mer!...--Aujourd’hui, sans doute, il est mort. Belle a été ta vie, ô
pêcheur solitaire!...




III


La nuit nous ramena sur le bateau. Nous nous trouvâmes dans la petite
cabine ménagée dans la cale et qui servait à la fois de salle à manger
et de chambres. Une table avec des banquettes fixes, quatre couchettes.
On y dîna, éclairé par une bougie fumeuse et vacillante, cahoté par le
flot brusque de la marée, mal à l’aise. Aussi quel soulagement de
reparaître à la surface: sur le pont! Le temps était beau, la lune
montait dans le ciel en faisant sa douce musique de lumière. Les bateaux
captifs qui nous entouraient, du même mouvement que le nôtre, se
balançaient. On voyait là-bas dans l’île comme des étoiles, les petites
lampes des cabanes, et quelques ombres humaines. Nous nous étions assis
et nous respirions délicieusement la fraîcheur de la brise en savourant
ce calme, notre indépendance, l’éloignement où nous nous sentions de la
civilisation, et enfin tout ce que peut éveiller dans l’esprit le chant
de la mer par une belle nuit. Nous fumions en silence...

Puis Toussaint parla; il nous conta sa vie, ce qu’il aimait, ce qu’il
n’aimait pas, ce qu’il eût voulu avoir, ce qu’il n’avait pas eu. Et
c’était le désir, l’espoir et la mélancolie de toutes les existences. Et
que je comprenais cette âme!... La lune! la lune! le chant de la mer!
Ah! c’était une nuit pour se parler et pour s’entendre! une nuit pour
tout se dire! mais nous écoutions, et nous répondions à peine, étouffant
en nous-mêmes les éclats de notre émotion.

Nous devions pêcher à minuit. Il était dix heures. Pour attendre, à côté
les uns des autres nous nous allongeâmes sur le pont; sur nos corps, un
homme du bord étendit la grande voile qui nous recouvrit tous; sa toile
est lourde, épaisse, et l’air ne la traverse pas; nous avions chaud.
Ainsi couchés, nous ressemblions sans doute à des morts tous ensevelis
dans le même linceul.

Je ne bougeais pas; j’étais balancé; en ouvrant les yeux, c’était les
étoiles. Vaguement, je songeais que, tout à l’heure, il faudrait se
lever, entrer dans l’eau froide. On ronflait près de moi... A minuit un
matelot nous éveilla: «La mer est haute. Il est temps». Nous nous
habillons sans entrain, nous grelottions en regardant l’eau et la lune.
Enfin nous descendîmes dans la barque. Et nous voilà partis avec, parmi
le silence, le seul bruit des avirons claquant régulièrement la mer...
Mais l’extraordinaire beauté du paysage nous eut bientôt ranimés tout à
fait. Ah! le rêveur, le pur, le fantastique aspect des rochers sous la
lune! Ah! la lumière éblouissante sur les criques et sur le mont livide!
Les nappes de clarté glissant sur les îles basses, et l’eau percée de
mille pointes d’argent! Ah! l’enchanté sommeil, et l’extase des
choses!...

Nous abordâmes sur une petite plage. Deux pêcheurs restèrent dans la
barque pour placer la seine. C’est un long filet qu’on pose dans la mer
en demi-cercle et de façon que l’ouverture regarde le bord; puis,
entrant dans l’eau, cinq ou six hommes s’attellent à chaque bout et
tirent à eux en revenant à terre; on amène ainsi le filet sur la plage,
et avec le filet, tout le poisson qui se trouvait devant le bord. Nous
enfoncions dans la vase, nous sentions l’eau qui nous baignait le
ventre, et nous chantions doucement, doucement, enivrés par la beauté du
paysage et de l’action. «Dire que pendant qu’il existe d’aussi divins
spectacles, nous dormons! s’écria l’un de nous. Hélas! on perd sa
vie!»... La seine, que nous sortions de l’eau, s’égouttait en larmes de
clair de lune... Des mailles étendues sur le sable nous dégagions les
soles, les raies, les bars verts qui s’y étaient pris, et les jetions
dans un panier.

Puis on replia le filet, on remonta dans la barque, on revint au bateau,
et de là, à terre, où nous projetions de coucher à l’auberge.




IV


Quand nous nous sommes levés, un charmant soleil matinal éclairait un
beau ciel. Descendus devant l’auberge, nous regardons les petits bateaux
dans le chenal au milieu des rochers. Il fait doux, il fait bon. L’homme
à la barbe blanche est debout sur le coin de sa porte et considère les
choses en fumant sa pipe. Les pêcheurs raccommodent leurs filets devant
les huttes. Les petits chiens folâtrent sur la place. On voit les
locataires de l’auberge se diriger un à un du côté des rochers, y
disparaître et, après quelques minutes, reparaître; la réponse de mon
hôtesse: «Dans les rochers, monsieur,» à un renseignement que je lui
demandais hier, me revient à l’esprit.

Notre bateau est là, tout près. Un signe à la barque, elle vient nous
chercher. Et nos pieds nus, de nouveau, connaissent la surface polie du
pont... Sur la flèche du grand mât, les vêtements de pêche sèchent au
soleil; dans un coin de la cour, le vieux matelot épluche des poulpes et
les lave, les doigts couverts du noir qu’ils jettent; un autre balaie,
nettoie; Toussaint prépare des bourriches de bouquet pour envoyer aux
amis. C’est l’existence du bord aux premières heures du jour. Il fait
délicieusement calme. Loin de tout souci, déchargé du poids d’une
existence à combiner et à exécuter chaque jour avec précision, délivré
de la vie en société, je jouis du ciel, de l’eau, des îles, immobile et
sans rien désirer, ni que l’heure passe, ni qu’elle demeure. Ah! que
j’aime cette barbarie sans liens, cette absence d’obligations!... L’air
qui me caresse le visage et les mains et que je respire, les aspects que
je vois, les bruits que j’entends, je goûte également tout.

Et je fus plus heureux encore quand, à dix heures, du renfort nous étant
arrivé pour la pêche, on hissa la grande voile et que le bateau
doucement se mit à glisser sur l’eau. C’était un départ à l’aventure, un
départ de rêve... O naviguer à la découverte en un archipel désert! Nous
passions lentement au milieu des îles sous un beau ciel, sur un flot
paisible et dans la joie du matin. La flânerie délicieuse!...

On part comme pour au bout du monde, rien qui empêche notre rêve,
vagabondons! D’autres déjà ont passé dans ces îles, mais qu’importe si
nous n’y sommes jamais passés? Elles nous sont inconnues, c’est comme si
elles l’étaient pour le monde entier. Nous les découvrons avec autant de
bonheur et d’étonnement que le premier qui les a découvertes. Glissons
dans la blonde atmosphère, pleins de joie, libres, détachés de tous et
de tout...

Ainsi nous filions, quand notre bateau s’arrêta. La mer baissait; l’eau
n’était plus assez haute et la quille touchait le sable. Nous étions
posés au milieu d’une onde si transparente, si claire, que sous ses
rides et sous son frémissement on voyait le fond pâle et uni. Le bateau
s’échouerait là; de plus en plus il penchait à babord; tout à l’heure
quand il n’y aurait plus du tout d’eau, il se coucherait, et il
attendrait le retour de la mer.

La douceur et la limpidité de ce lac me donnèrent un grand désir de m’y
plonger. Je me déshabillai, et nu au milieu du monde où tout est nu, nu
comme toutes les roses ou comme toutes les gazelles, je m’allongeai dans
la mer, ivre de nager d’un corps qui ne fût enfin gêné par rien... Je me
tournais et je me retournais et je jouissais voluptueusement de la
caresse du flot par toute ma chair. Ainsi, je gagnai une petite île qui
était en face de notre bateau. Et quand mon pied frappa le sol, je
réfléchis en souriant que je me trouvais, comme Robinson, tout nu dans
une île déserte.

                   *       *       *       *       *

... Il était midi. On allait déjeuner. L’eau ayant fui, la coque s’était
couchée complètement sur le côté gauche. Maintenant la surface du pont
se trouvait en pente rapide; pour s’y déplacer, on devait ramper, la
circulation était difficile. Nous fîmes sur ce pont un excellent repas,
à l’aise à peu près comme sur le versant d’un toit; mais quel appétit!
je n’ai jamais vu engloutir des huîtres, des poulets froids, des pâtés,
le contenu de bouteilles nombreuses, avec une telle rapidité! Un
déjeuner charmant et pour lequel je veux garder une éternelle
reconnaissance à notre ami Toussaint... Après, une bonne pipe. La tenue
de pêche. Et nous voilà sur la plage en route vers le trou Saillard où
nous allons seiner.

Le trou Saillard est une cavité, profonde d’un mètre et demi à deux,
longue de cinquante et large de quinze, pleine de poissons, et que, les
jours de grande marée, la mer se retirant très loin permet de visiter.
Il est situé parmi des îles de haute roche; en voyant de tous les côtés
ces chaînes, ces cols, ces défilés, on se croit dans un pays de
montagnes, dans une vallée,--et l’on est dans le lit même de l’océan!
Donc, nous recommençâmes, à la lumière du soleil, la pêche que nous
avions déjà connue à la clarté de la lune. Et elle se trouva abondante
au jour comme pendant la nuit.

Quand le trou eût été bien écumé, que tous les poissons en eussent été
tirés et que nous les vîmes se débattant et sautant sur le sable où nous
les avions jetés, nous abandonnâmes la seine, et nous éparpillant dans
les rochers, commençâmes une autre pêche. Le terrain plat sur lequel
nous marchions, mélange de pierre et de sable, est recouvert d’une herbe
verte qu’on appelle de la paillotte, qui est très longue, et qui, de la
façon dont elle s’étale, éveille l’idée de chevelures flottantes de
noyées. Cette paillotte couvre entièrement le sol, et nous allions,
comme dans une prairie au milieu des montagnes, étonnés de ne pas
rencontrer quelquefois, en ce décor suisse et bucolique, des moutons,
des chèvres ou des vaches faisant résonner leurs clochettes. Le soleil,
brillant au-dessus des montagnes, illuminait notre vallée... Dans cette
prairie, nous nous mîmes à cueillir des fleurs, mais c’était une prairie
marine et nos fleurs étaient des poissons, des coquilles Saint-Jacques.
Elles sont cachées sous les herbes, on ne les aperçoit pas, mais, de
temps à autre, une espèce de claquement sort du sol. On court à
l’endroit d’où vient ce bruit, on soulève l’herbe étalée, et l’on
découvre le mollusque qui, en fermant brusquement ses coquilles pour se
déplacer dans l’eau, a produit cet appel, a révélé sa présence et s’est
perdu.

Mais la mer commençait à remonter. Nous avons laissé nos montagnes,
notre prairie, la cueillette, et nous sommes retournés du côté de notre
bateau qui, toujours couché tristement sur le flanc, attendait que la
mer vînt lui rendre la vie.

L’eau, bientôt, fût là. Le bateau flotta. Et tandis que nous passions
des vêtements secs, l’ancre fut tirée, la voile hissée et la brise du
soir nous enleva... Nous revîmes la grande île, ses huttes, ses trois
maisons, sa terre aride, le jardin, le sémaphore, l’église et le
phare... La barque nous reconduisit à la cale; on débarqua. L’hôtesse
promit deux lits pour la nuit. On fit un tour au crépuscule jusqu’à la
cabine des douaniers,... comme hier on vit les pêcheurs préparer leur
soupe, doux et silencieux, on vit la misère... Puis on revint à bord;
nous dînâmes et ceux qui voulaient coucher à l’auberge partirent. Pour
moi, je demeurai sur le bateau; je m’allongeai tout habillé sur une
couchette, tirai le rideau de la boîte où j’étais, et bercé par la mer,
m’endormis, finissant heureusement une journée sauvage et heureuse.




V


Ce matin-là, c’était dimanche. Dans la pauvre île, dimanche est triste,
laborieux et brûlé du soleil comme tous les jours de la semaine.

La veille au soir, nous avions étendu sur l’herbe pour les faire sécher
nos cent mètres de filet; dès le matin nous les avons roulés et mis dans
des sacs, et les matelots les ont rapportés à bord. La pêche était
finie... Nous devions quitter Chausey dans l’après-midi. Nous avions le
désir de voir une fois encore ces paysages qui nous avaient émus; nous
fîmes avec Toussaint une dernière promenade autour de l’île.

Ce matin-là, c’était dimanche. Il faisait très chaud, l’air était
étouffant. Flambant dans un ciel sans nuages, un soleil barbare
jaunissait l’herbe et durcissait la terre. Nous passâmes à côté de
pêcheurs accroupis qui triaient des crevettes. Nous montions vers le
fort. A gauche nous distinguions les petites îles qui apparaissaient sur
l’eau bleue comme des moisissures noires; à droite nous rencontrions
quelques maisons basses entourées de murs formés de pierres (simplement
posées les unes sur les autres, point même cimentées), et pas plus hauts
qu’une chèvre. Nous montions, et la mer peu à peu se découvrait à nos
yeux jusqu’à l’horizon.

Nous arrivâmes aux fossés qui entourent le fort. Il a été construit vers
1860, a coûté très cher, et, quinze ans après son édification, on l’a
déclassé! Cependant il ne fut pas vendu, car la Marine se le réserve
pour y établir un dépôt de charbons. Cette partie Sud de la grande île
Chausey appartient, je l’ai dit plus haut, à l’État; le fort et le phare
s’y trouvent; c’est là que flotte le drapeau français et qu’on a la
sensation du coin d’Afrique ou d’Océanie administré par un gouverneur,
protégé par des fonctionnaires et exploité par des colons. La désolation
de ce fort abandonné au milieu de cette île s’accorde avec le paysage.
Ces murs lugubres, ces fossés déserts, ces remparts et ces bastions qui
ne voient jamais une âme, ces glacis, ces talus, ces casemates qui
jusqu’à la fin des temps auront été élevés pour rien, qui, toujours,
représenteront du travail stérile et vain, sont tristes entre toutes les
tristesses de Chausey.

Mais nous tournons le dos au fort, et prenons la côte qui borde la mer.
Par ici, il n’y a plus de maisons, plus aucune trace d’habitations. Le
sentiment amer de cette île me pénètre le cœur. Nous marchons au soleil.
Les broussailles sont vivantes, ces ronces et ces branches sèches, on
les sent frémir et trembler: elles abondent en lézards. Puis, de plus en
plus, c’est nu, de plus en plus aride, de plus en plus brûlé; et de
monticules en pentes et de pentes en monticules on arrive à un plateau
uni, morne, sans herbe, lugubre.

                   *       *       *       *       *

En hiver, ici, avec toute la mer grise autour et le ciel comme un
couvercle de plomb, c’est sans doute à crier de désespoir. Aujourd’hui
déjà sous le grand soleil, cette petite place aride entourée d’eau
brûlante est sinistre. «Qu’est-ce que cette ligne de pierres semées de
façon à dessiner un grand rectangle, et dans celui-ci tous ces
rectangles plus petits à côté les uns des autres?--Ça, c’est le
cimetière, répond Toussaint. Autrefois les carrières étaient exploitées;
quand les carriers mouraient, c’est là qu’on les enterrait.»

Pas un nom, pas une croix, rien! On creuse une fosse, on y met un mort,
on rejette la terre dessus, puis on sème quelques pierres autour de la
tombe pour dire au passant: «Ici, il y a un mort. Un homme comme toi
était sur la terre, aujourd’hui ce qu’il en reste est dessous.» Je n’ai
rien vu au monde de plus tragique et de plus accablant que ce cimetière
de Chausey. Nulle part je n’ai senti au même point l’impersonnalité de
l’homme et son néant. Les carriers sont jetés dans des trous comme des
chiens; ils n’ont pas de noms, pas de familles, pas de foyers, rien à
eux; ils étaient des bêtes qui vivaient sur la terre; de la force a
travaillé, maintenant elle est morte... Quel est ce grand rectangle
formé de pierres semées, sur ce plateau, au milieu de la mer?--Le
cimetière.--Mais il n’y a pas de noms, quels hommes sont
là?--Qu’importe! Des hommes...

... J’ai vu ensuite la carrière où ces pauvres gens travaillaient. La
mer est au pied. Toute la journée, avec le pic, au soleil ou sous la
pluie, ils détachaient le granit. Puis, la journée finie, ils allaient à
leur cantine, ils buvaient de l’alcool; puis, tous ensemble, dans un
dortoir que j’ai vu aussi, ils dormaient d’un sommeil de brute... Le
lendemain, on les réveillait. Ils reprenaient le travail, refaisaient la
journée, mangeaient et dormaient, pour recommencer au jour..., et tous
les jours, et tous les jours!... Puis ils mouraient. Alors, là-haut, on
creusait une fosse, on y jetait un corps, on le couvrait de terre... Et
c’était fini. Nul ne se rappelait plus qui avait vécu et qui était
mort... Et cela est une vie d’homme!

L’existence et la mort des carriers de Chausey m’ont fait songer à
l’existence et à la mort des prostituées de Saint-Pierre-Port, à
Guernesey. A Saint-Pierre, au bas de la rue des Cornets, on voit un
vieux cimetière. Si vous montez la rue, de tous côtés ce sont des
cabarets borgnes, des maisons louches, et vous ne croisez que des
filles. C’est, en effet, leur rue. Or, non seulement elles y vivent
toute leur misérable vie, mais même mortes, elles ne sortent pas de là:
on les met dans le cimetière qui est en bas de la rue.

Aujourd’hui, la carrière de Chausey est abandonnée. Et dans l’île, on
n’enterre plus. Il y a quelques années cependant, un noyé qui, à la
suite de je ne sais quelles circonstances, n’avait pu être porté à
Granville, y fut encore enterré. C’est sur une pointe, devant l’océan.
On a creusé, et tout de suite on a trouvé le roc. Le trou fait était peu
profond: pour en finir plus vite, on y a mis tout de même le corps; mais
de crainte que le vent de mer l’emportât, on a posé sur lui des pierres,
des pierres, un monceau de pierres! Je songe à ce pauvre cadavre écrasé
par les pierres!... Noyé inconnu, ô dépouille anonyme portée là par la
vague, et qui, tout seul, sur cette pointe et sous un tas de pierres,
repose, avec désespoir je pense à toi, malheureux!

Maintenant, nous étions devant les ruines situées à l’ouest de Chausey.
Ce sont les vestiges d’un couvent de cordeliers qui fut établi en ce
lieu par l’Abbaye du Mont-Saint-Michel, auquel l’île appartenait depuis
le XIe siècle. Les chroniques ont fait à ces moines une mauvaise
réputation: naufrageurs, ils pillaient les bateaux venant se briser sur
ces dangereux récifs, et, sur ce petit coin de terre, à l’abri de toute
juridiction, menaient une vie joyeuse et sans scrupule. Cela dura deux
siècles, de 1343 à 1543. Ces vieux murs, qui n’observent plus maintenant
que les variations du ciel et de la mer, jadis ont vu du sang, de la
débauche, les actes les plus furieux d’une troupe de corsaires.

D’ailleurs, que n’a pas connu cette petite terre? Toutes les passions y
ont vécu, tous les sentiments que peut éprouver la race humaine, les
plus purs comme les plus troubles, s’y sont développés. Bien avant
qu’eût été fondé ce monastère de naufrageurs, un saint homme, un
religieux d’Abbeville s’était retiré à Chausey pour vivre dans la
solitude et la méditation. L’endroit était bien choisi. Aucun lieu du
monde, en effet, aucun désert ne semble aussi propre à ce destin. Il
n’est pas de retraite plus austère qu’une île, ni de mieux faite pour
favoriser la contemplation et l’existence constante avec soi-même ou
avec son dieu. Cette impression, je l’ai éprouvée à Chausey; je l’avais
ressentie déjà, l’été dernier, à l’île de Batz qui est si désolée que
pas une chose ne paraît devoir vous y distraire de la réflexion. «Voilà,
me disais-je, l’asile rêvé pour un Spinoza, pour un Kant, pour un
philosophe qui veut passer sa vie à construire un système. Ici, rien ne
le détournera de sa spéculation, il vivra avec elle, rien qu’avec elle,
hors du monde, et tout aux constructions intellectuelles qu’il édifie
lentement en lui-même.» Et je voyais ce solitaire, assis sur un rocher,
la tête dans ses mains, et suivant sa pensée au milieu de l’immense
paysage de la mer et du ciel.

                   *       *       *       *       *

Chausey a dû connaître aussi une autre forme de la passion, celle de
l’amour. Un instant, certain prince a pensé à l’acquérir. Il cherchait
une retraite discrète pour y conduire une femme qu’il adorait et avec
laquelle il voulait librement mener la vie d’amour.

                   *       *       *       *       *

... Nous arrivâmes au sémaphore qui est construit sur un petit mont et
qui agite dans le ciel ses longs bras. Puis nous redescendîmes vers la
cale, en passant près de plusieurs maisons abandonnées, d’une entre
autres, sans porte et sans toit, et qui sert de morgue: on y expose les
noyés qu’on trouve souvent sur les rochers après les jours de tempête.




VI


L’après-midi nous levâmes l’ancre, et nous quittâmes Chausey. Notre
bateau reprit la mer. Ces îles si tristes, si belles, s’éloignèrent peu
à peu de nous... Le vent était dans nos voiles, et nous filions, couchés
sur l’eau. De temps en temps, des paquets de mer lavaient le pont et
nous éclaboussaient. Je m’étais allongé sur le banc de barre, je
réfléchissais. Des voiles nous croisaient, ou marchaient parallèlement à
nous. Bientôt Chausey ne fut plus qu’une ligne à l’horizon. Et nous
entrâmes dans le port de Granville...

                   *       *       *       *       *

Ah! quel serrement de cœur, quelle impression pénible en retrouvant les
grandes maisons adossées à la colline, les fiacres sur les quais, les
gens en chapeaux de feutre, la vie civilisée! Après avoir vu quelque
chose de grand, je revoyais quelque chose de petit. D’avance je suis las
de la vie que je vais reprendre, d’une vie qui n’est point barbare! A
mes yeux tout se rétrécit. Adieu la liberté! adieu la dépense de toutes
mes forces, adieu le mélange avec la nature! Voici la société, et
j’étouffe.


_Décembre 1901._




SENSATIONS ANGLAISES

A Louis Codet.


_Oxford. Soir._--La grâce de leur col nu, leur chignon plat sur la
nuque, frêles et blondes, en corsages bleus, en corsages roses, toiles
fines et mousselines, elles, deux par deux suivant le trottoir,
s’arrêtent et causent aux étudiants corrects. Des fenêtres ouvertes des
voix s’exhalent. La pourpre d’un rideau s’éclaire. Les géraniums en
fleurs colorent et affinent un balcon. Dans l’air chaud, dans le soir,
miss Florie, droite, passe en bicyclette.

Au pied de la petite église vêtue de lierre on flirte. Girls, ô
girls!... mais nous, étrangers, entrons au bar, et sur la banquette de
cuir, assis au-dessous du diplôme encadré d’un Buffle préhistorique,
demandons deux ginger wine.

                   *       *       *       *       *

_Oxford._--De quel amour à Oxford la vieillesse des monuments est
entourée! Un palais ruiné y est entretenu comme un château plein de
jeunesse. Point de platras, point de poussière ici, et ce lierre qui
grimpe autour d’une ogive en décomposition s’y attache suivant le goût
anglais. On a ainsi tout le bénéfice des anciennes choses, le rêve qui
sort des pierres, mais sans rançon, sans salir le pan de sa veste ni le
bout de sa chaussure. Ici, le passé vous tend une main soignée...

Douceur d’Oxford! Sur cette jolie rue à petites maisons coquettes, à
tramways, à librairies de luxe, voici une antique façade. Franchissons
la voûte. Quatre murs crénelés noircis par le temps, dans lesquels
s’ouvrent des fenêtres régulières, entourent un frais carré de gazon.
Ah! ce calme! Ah! cette intimité! Sur la gravité du passé, le sourire
enfantin d’une pelouse!... Personne, pas de bruit; recueillement...
N’est-ce pas un monastère, et celui de la plus heureuse méditation?

Mais voilà Magdalen, son cloître, ses parcs. Collèges de poètes. En un
pré bordé d’arbres paissent paisiblement des biches, et je vois une
jeune fille qui lit, assise dans un fauteuil de jardin, vêtue d’une robe
à fleurs et coiffée d’un chapeau baby, un long chien à ses pieds. Un
parterre de bégonias et de tulipes chante à plusieurs voix devant une
jolie façade du XVIIIe siècle.

J’ai vu la Bodléienne, ses couleurs vieux-chêne et vieil-or, ses
manuscrits et ses reliures, son bibliothécaire glabre à monocle, ses
vitraux sur le feuillage. Que les livres y sont heureux! Aucune de leurs
maisons n’a ce parfum. On travaillerait là cent ans. Et quelle béatitude
doit y goûter un esprit littéraire! Quand vous poursuivez un travail à
la bibliothèque, des cellules s’offrent à vous; isolé avec vos livres,
dans une paix parfaite, en une atmosphère idéale, vous pouvez savourer
lentement toute la joie du travail.

A la Bodléienne, j’ai vu un Ovide annoté par Shakespeare, j’ai vu aussi
le Sophocle trouvé sur Shelley le jour de sa mort.

Shelley est fort honoré à Oxford; il y a étudié. Dans l’un des collèges,
on lui a élevé un monument. Il est représenté nu, étalé sur la plage où
le flot l’a porté, ses longs cheveux mêlés. Nous tournions autour. Le
gardien, homme en jaquette et à lunettes, s’approcha. «Il est tout nu,
parce que c’est au moment où il fut sorti de la mer», nous
expliqua-t-il. En bon méthodiste, il nous avait cru choqués de voir
découvert le corps de Shelley.

Rues paisibles, rues vénérables, pavés sur lesquels beaucoup de pluie et
beaucoup de soleil ont passé, je vous ai parcourus en silence et
gravement. Je regardais les murailles décrépites, les monuments, leurs
beaux blancs et leurs beaux noirs, je songeais aux docteurs qui vous
avaient connus, à l’étude, au charme pur des lettres. J’ai croisé des
étudiants en toge et bonnet plat, et je les ai enviés. Ce sont sans
doute les plus heureux étudiants du monde.

J’ai vu encore l’Amphithéâtre Sheldonian où l’on proclame les grades,
les fauteuils majestueux comme des trônes des professeurs et les nobles
colonnes, j’ai vu un beau réfectoire tout orné de panneaux sculptés et
de portraits d’évêques, de ministres, de généraux, _olim socii_, j’ai vu
des chapelles aux tuyaux d’orgues peints, j’ai vu de délicieuses
fenêtres, des tours gothiques, des parterres de fleurs. Et j’ai vu,
devant la porte d’un vieux collège, un petit mendiant italien,
mélancolique, avec son singe.

                   *       *       *       *       *

_Edith._--Verts et roses faux, sodas, voix aigrelettes,--l’acidité des
pelouses, et les tartes de groseilles vertes--et le tabac sucré comme un
bonbon--cela, c’est toi, tout cela, Edith...

Edith, petite fille mince au demi-sourire!

                   *       *       *       *       *

_Deux heures à Londres._--Le train file à travers les maisons, petites
maisons qui vont par troupes, maisons toutes pareilles, cheminées et
fenêtres, et, devant la même porte, le même carré de jardin. En voilà
une escouade de vingt, et puis en voilà douze, et puis quarante, et je
pense à une estampe qui représentait un monastère chinois. Ici toutes
les vies suivent-elles donc la même règle, et l’un ne vit-il pas comme
ceci, tandis que l’autre comme cela?... Des affiches jaunes de _soap_...
Des cheminées,--très diverses, les cheminées: des rondes et des carrées,
des droites et des tordues... Sur le quai de la petite gare de banlieue,
la vieille dame attend... Le train repart... Une rue remplie de maisons,
tout à coup, puis des maisons hautes, bureaux où calculent les employés
penchés, fenêtres auxquelles pendent des linges, chambres où mange une
famille.

... Et cependant c’est Charing Cross. Le train s’arrête cependant. Des
porteurs sont déjà debout sur le marchepied, et des voitures constamment
arrivent devant les wagons, et, chargées, repartent dans la rue...

... Je roule sur le Strand dans un cab: omnibus bariolés qui se suivent,
qu’assaillent et qu’abandonnent sans cesse des voyageurs, leurs cochers,
gants, chapeaux melon, cigares, des gentlemen, sans doute, qui promènent
des amis, un petit ramasseur de crottin se jette devant mon cheval, il
pousse sur l’asphalte une courte pelle plate, il glisse, se faufile, et
disparaît... Ces hommes, ces femmes, si drôlement accoutrées, qui, sur
le trottoir, se hâtent... Comme tout s’agite! Que ce cinématographe
m’amuse! Oh! les affiches sur le mur!... A la hauteur d’un premier étage
un pont que passe un train entre deux maisons... Mais voilà que le
plafond parle... _Yes, Yes, Cabman!..._ La figuration vraiment est fort
bien réglée. Mais combien, combien de rues où personne, sans doute,
jamais ne s’est reconnu.

Un monument très laid, un autre, comme ils sont entassés! Cependant,
ceci est beau, deux forts soldats à cheval, montant la garde, statues,
statues superbes! Hyde Park, laquais à perruques, cochers en bas roses,
et Wellington tout nu hors de propos, en Achille de mauvaise école... Et
la Tamise et ses steamers... Et le Parlement, majestueux, délicat... Ah!
Dieu! j’ai mal à la tête!

                   *       *       *       *       *

_Glasgow. Samedi soir._--Parqués derrière les fauteuils, des centaines
d’ouvriers aux yeux brillants suivent avec attention le spectacle. Le
drame se déroule. Dans une résidence de campagne, des jeunes gens en
habits rouges, en habits de chasse, de mauvais sujets qui s’assoient sur
la table, font claquer des fouets sur leurs bottes et boivent beaucoup
de whisky... L’un bientôt, est accusé faussement d’avoir séduit la fille
d’un ami de son père. Son père le chasse.--Le jeune homme est devenu
pasteur, il fait du bien, recueille les enfants perdus, combat
l’ivrognerie; comme, à tout instant, il parle de la Providence, il joint
les mains et lève les yeux au ciel.--Mais le père de la jeune fille
retrouve (3e acte) le prétendu séducteur, ledit père est accompagné
d’une sorte de bravo, boxeur émérite qui se charge de faire son affaire
au bon apôtre. En effet, à la sortie de l’office, il provoque le
pasteur; celui-ci n’hésite pas, il met gilet bas, et, devant les fidèles
assemblés, flanque, selon toutes les règles, une magistrale tripotée au
boxeur émérite. Le triomphe de la religion et de la boxe; c’est
irrésistible: de toutes parts des applaudissements et des sifflets
enthousiastes. Même, la facile beauté écossaise, en chapeau à brides
bleu ciel, assise à côté de moi, bat des mains, et découvre, dans un
sourire attendri, ses dents gâtées.

                   *       *       *       *       *

Le rideau s’est relevé. Une forte femme blonde, en grande toilette
décolletée, toute blanche, s’avance sur la scène. Elle porte un cornet à
piston nickelé. L’obscurité s’opère, mais la soliste reste éclairée par
un projecteur; cherchant alors les plus gracieuses attitudes pour une
joueuse d’instrument à vent, elle remplit la salle de torrents
d’harmonie. Elle souffle un quart d’heure. Acclamation. Triomphe de la
musique et de la beauté.

                   *       *       *       *       *

Dehors, les petits vendeurs de journaux glapissent. Une foule énorme,
noire et morne, éclairée au gaz jaune, couvre la chaussée. Des tramways
lumineux passent. Une petite pauvresse s’accroche à ma veste.

Je frappe à une porte qu’ouvre et referme vite un vieux assis derrière.
C’est le bar, le bar dissimulé du samedi. Des sombres hommes debout,
boivent, immobiles, indifférents aux autres. Un grand soldat rouge parle
fort. Le serveur, enfermé dans son comptoir, s’est élancé sur la pièce
que j’ai posée sur le bois mouillé, il me jette précipitamment un verre
et des pences poisseux.

Voici, dans la rue, des vendeuses de bananes, si blondes, aux yeux si
bleus. A l’entrée d’une ruelle, un attroupement: un ivrogne ensanglanté
surgit... Et cet autre, farouche, qui veut entraîner cette fille
enveloppée d’un châle rouge: elle s’accroche au mur, lui la tire, elle
a, écartelée, les bras grands ouverts, et son châle tragiquement se
drape sur la croix qu’elle figure,--mais les doigts de la fille cèdent,
et tous les deux, les voilà titubant sur le pavé gras, dans la ruelle
obscure. Sous son casque d’étoffe, le policeman reste impassible... Des
bandes d’enfants dépenaillés suivent la rue en chantant.

                   *       *       *       *       *

_Dimanche._--Le cab entre dans un parc. Des gazons jaunes qui se
succèdent, monotones, affreux, sur un vaste espace entouré de fabriques.
Il fait lourd... Mais quoi? mais quel massacre? tous ces hommes sur les
pelouses!... Ils sont cent, ils sont mille, tombés là sur le ventre, sur
le côté, sur le dos... Ils ne bougent pas... Comme tout sent la fièvre!
Une colonne de fumée lourde sort là-bas d’une grande cheminée... Frappés
par le gin, hier soir ils sont tombés. Ils resteront là jusqu’à demain,
puis rentreront à l’usine... Voici des femmes échevelées, en robes de
toile bleue, étendues inertes, ignobles et obscènes, avec leurs jupes
relevées sur leurs souliers percés. Une vieille dont les cheveux gris
descendent en épais filaments sur un front sordide, assise sur l’herbe,
une petite pipe juteuse à la bouche, regarde fixement devant elle.

Comme sur un champ de bataille, des corps crispés, sous un ciel gris,
par un temps moite...

Le cab tourne à droite. Ce sont maintenant des rues aux maisons toutes
semblables, briques noircies par la fumée et le brouillard--bitume
chaud... Des hommes, des femmes et des volées d’enfants pieds nus. Que
de pieds nus! Encore des usines, encore des cheminées, puis un autre
parc qui abrite une usine à gaz. Le port, et son eau épaisse, puante.

                   *       *       *       *       *

C’est l’après-midi. Tout est fermé. Les trottoirs géométriques et arides
suivent les maisons noires. Un orateur, au coin d’une rue, est monté sur
un petit banc, il porte des lunettes bleues, et parle lentement et
méthodiquement. Vingt hommes, adossés à la maison, alignés, le
regardent, écoutant sans rien dire et sans bouger. C’est un meeting
d’anarchistes.

Mais, plus loin, un orgue, et autour, des hommes qui chantent des
psaumes, livres ouverts, marquant la mesure d’un hochement sec du
menton... Une jolie fille à une fenêtre...

                   *       *       *       *       *

_Écosse._--Les pays traversés portaient des noms d’une beauté rude:
Alloa, Falkirk, Armadale, Lochburn... A Aberfoyle, les six chevaux du
mail nous élevèrent peu à peu au-dessus d’une terre marécageuse; sous un
ciel chargé de nuages noirs, la bruyère farouche, une étendue
tourmentée, où des masses du vert le plus lourd s’étalent soumises à des
rochers sombres. Voici un paysage immense, sauvage et grave, tragique,
barbare, et comme arrosé de sang. Voici, voici la plaine où trois
sorcières saluèrent Macbeth. «Salut, Macbeth, salut à toi, thane de
Glamis! Salut, Macbeth, salut à toi, thane de Cawdor!» Ici, elles ont
éclaté de rire, et puis sauté de roches en roches comme des chèvres.
Lande immense, mystérieuse, où sont cachés les lutins, qui, si nos
chevaux butent, vont surgir et danser autour de nous en se moquant.
C’est la lande magique, et j’entends dans le vent la voix sourde de tous
les morts. Le long du chemin où je cueille un brin de bruyère, des boucs
à pattes noires broutent, tandis qu’un homme, jambes nues, descend vers
la plaine. Montagnes, montagnes qui sentent l’orage et le tonnerre.

Nous sommes en haut. Voici l’autre versant. Les chevaux prennent le
trot, et le cocher rouge montre un lac obscur au bout de son fouet.

C’est sur le _sir Walter Scott_, blanc vapeur, que nous avons passé le
Loch Kathrin. Le ciel était bas, on côtoyait de petites îles ombreuses
dans le creux des baies, des mouettes nous suivaient d’un vol monotone;
l’eau était épaisse comme de la gelée, et la montagne, aux endroits où
elle était nue, paraissait spongieuse. Il n’y avait ni hommes ni bêtes
sur le rivage, nous avancions comme vers la fin du monde.

Nous débarquâmes, passâmes un défilé aride, traversâmes un autre lac, et
nous rejoignîmes à Arriochar le chemin de fer; après avoir roulé quatre
heures à travers les vallées solitaires, nous avons atteint
Fort-William, au jour boréal, à l’eau grise, au froid du Nord, si
lointain! et qui semble une petite ville norvégienne posée au bord d’un
fiord.

                   *       *       *       *       *

_Edimbourg._--Mêlée à la nature s’élève Edimbourg. C’est la ville de la
montagne, de la mer, du ciel et de la forêt. On y écoute une voix
profonde, grave et grandiose, comme si passaient dans les airs le
glissement caillouteux des vagues, le chant du vent dans les arbres
sauvages et la sonorité des grottes. La voici, plantée sur deux
collines, jetée dans une vallée, avec ses monuments comme des rochers et
ses églises comme des orgues; la voici, semblable à une jeune fille
pensive, Edimbourg remplie d’ombre et de cascades, cité des fées, riche
d’échos et tout en rêves.

Je suis monté au Château et j’ai vu les beaux highlanders secs et poilus
comme des chèvres. J’ai vu les joueurs de cornemuse en veste rouge
défiler, souriants, galants comme à la bataille. Tandis que midi
sonnait, que, suivi du valet de chambre qui porte son manteau, le
général, rasé de frais, arrivait sur la place, et que les pauvres,
pustuleux et puants, s’y pressaient.


_Juillet 1905._




Pour le fumoir.

NUITS D’ESPAGNE




NUITS D’ESPAGNE

A Gustao Violet.




I


Mon ami Raymond et moi nous étions arrivés à Barcelone à la nuit. Nous
étions moulus par un voyage qui durait depuis l’aube, sur une diligence
d’abord, mais au soleil de bonne heure accablant du mois d’août, puis
dans la caisse étouffante d’un wagon espagnol qui roulait avec une
lenteur à vous désespérer (encore qu’attaché à un train de _gran
velocidad_).

Nous avions traversé, il est vrai, des contrées admirables, et nous
aurions pu oublier un peu notre lassitude en contemplant par la portière
les montagnes de Catalogne, sur la crête desquelles se profilent des
arbres gracieux, ou les rivières rapides qui dans des creux profonds les
traversent, ou encore une terre en friche d’une couleur rouge très
opulente... Nous montâmes dans le premier omnibus d’hôtel qui se
présenta à nous, le garçon chargea nos bagages, et nous voilà filant à
travers la cité.

C’était la première fois que je venais à Barcelone... Nous parcourûmes
d’abord des grandes voies sombres et peu fréquentées. Nous nous
taisions, l’esprit éteint, n’étant plus aptes à percevoir que des
sensations assez faibles et ne ressentant qu’un seul désir: celui
d’arriver à nos lits le plus vite possible. J’essayais vaguement de voir
quelque chose dans les rues; mais rien que de grandes maisons sans
lumière se succédant tristes et fermées comme des choses qui dorment.
Nous arrivâmes à la plaza de Cataluna, qui m’éblouit et me réveilla.
Puis nous descendîmes les Ramblas. La clarté brutale des lampes
électriques, l’agitation, le bruit, cet air de fête que prennent les
promenades en été, pendant la nuit, m’intéressèrent; la voiture
s’arrêtait.

On nous donna deux chambres. Nous nous débarbouillâmes de la poussière
et de la sueur du voyage; puis nous nous retrouvâmes en bas pour dîner.
Mais prendre le repas dans une salle d’hôtel anonyme et sans caractère,
non! Aussi fatigués que nous fussions, nous avions cependant l’envie
d’aller dehors et de nous mêler, ne serait-ce que quelques instants, à
la foule espagnole.

Sur la Rambla, un flot de gens incessamment renouvelé glissait avec
gaîté. Nous n’eûmes guère le temps de les examiner, car nous avions
aperçu une _chocolateria_ vers laquelle nous nous dirigeâmes. Dans ces
petites boutiques on sert du chocolat épais comme de la crème avec des
gâteaux légers, sucrés et tièdes, qui sont d’un goût exquis; aux heures
des repas on peut y manger chaud. Pendant que nous dînions, un de nos
voisins parlait des courses de taureaux de ce soir!... Nous
interrogeâmes le garçon; une _corrida de novillos_, en effet, devait se
donner aux nouvelles arènes; les courses, la nuit, à la lumière
électrique, c’était une innovation tentée cet hiver à Barcelone, et qui
avait réussi... Nous étions éreintés, tous nos membres nous faisaient
mal, nous avions bien sommeil. N’importe! nous décidâmes aussitôt
d’aller à ces courses. Nous pressâmes la fin de notre souper en mettant
les bouchées doubles, car nous avions faim, et nous ne voulions rien
perdre; on nous avait servi, d’ailleurs, d’un plat de poulpes en sauce
tomate, et d’un autre d’_arroz à la valenciana_ qui nous régalaient.

Sur la place de Catalogne, un homme à la voix puissante recrutait des
voyageurs pour un petit omnibus assez convenable, dans lequel il
promettait de vous conduire aux arènes rapidement et sans encombre,
moyennant une demi-peseta. Nous montâmes, d’autres personnes confiantes
nous suivirent, bientôt nous fûmes serrés à étouffer. Mon ami était
presque enfoui sous une très grosse dame qui excitait violemment sa
concupiscence par ses formes magnifiques, mais qui pesait si lourd que
le pauvre garçon faillit en rendre l’âme. D’agiles jeunes gens s’étaient
juchés sur le toit de la voiture, et nous apercevions dans l’ombre, à
travers les vitres, leurs jambes noires qui se balançaient
lamentablement comme des tuyaux mous. Le véhicule mené à grand renfort
de coups de fouet ballait violemment d’un côté à l’autre de la rue. A
chaque creux les essieux pliaient brusquement, et la caisse choquait sur
l’axe; nous croyions que tout allait se briser et que notre dernière
heure était venue. Mon ami écrasé par sa voisine poussait de faibles
soupirs, où l’effroi le plus grand s’alliait à une minime volupté. Puis,
comme un noyé qui, essayant de se sauver, agite péniblement au-dessus de
l’eau des bras désespérés, il dégageait ses quatre membres et
s’appliquait à les maintenir au-dessus de la masse impitoyable qui
voulait les submerger.

Nous parvînmes enfin aux arènes. Une animation extrême régnait à leurs
abords. Des voitures débouchaient de tous les côtés. Et, à pied, femmes,
hommes, enfants arrivaient en se hâtant. C’était un tumulte: le
piaffement des chevaux arrêtés et le bruit de grelots qu’ils font en
remuant la tête, pour ceux qui marchent le claquement de leurs pas sur
le pavé, puis les parents et les amis qui s’appellent, et encore tous
les aboiements des placeurs de billets, des vendeurs de programmes, des
marchands de journaux... Des mendiants, bancals, borgnes ou contrefaits,
se précipitaient dans vos jambes et vous poursuivaient de leurs
lamentations criardes.

Un édifice circulaire, de style mauresque et peint de couleurs crues,
dominait la place. On y accédait par un large escalier. Ayant pris deux
_sombras_[2], nous pénétrâmes. Maintenant nous parcourions un couloir
haut et pauvre où une foule impatiente s’agitait; on rencontrait là des
comptoirs sur lesquels se débitaient des rafraîchissements. Nous
entrevîmes, en passant, par une porte entr’ouverte, une chapelle
minuscule; elle était toute chargée d’ors et une statue vêtue
d’habillements somptueux l’habitait: la Vierge que les toreros vont
prier avant la course. L’escalier qui montait à nos sombras était
obstrué par un public qui en occupait chaque marche, il fallait du temps
et de la patience pour se frayer un passage jusqu’à la dernière... Mais
de là, soudain, un spectacle magnifique apparut.

  [2] _Sombras_: places ainsi nommées parce que, dans les courses de
    jour, elles se trouvent par leur position à l’ombre du soleil.

Nous étions dans un cirque immense, si grand qu’à son extrémité, en face
de nous, les hommes, les femmes, assis, n’apparaissaient plus que
confusément, comme une vision lointaine. Depuis la piste, des gradins
chargés de spectateurs innombrables montaient, s’élevaient jusqu’au bord
d’un trou noir qui était le ciel. On regardait devant soi, et c’était
toute une vie remuante, le battement de mille éventails, un
scintillement de bijoux, une infinité de mouvements, une multitude de
têtes, une rumeur. Mais si on quittait des yeux cette agitation
brillante et si on les levait, le ciel les attendait, un ciel froid,
noir, nu, sans parures comme un pauvre, sans mouvements comme un mort,
et immense, et effrayant, avec son mystère muet par dessus tout ce
fourmillement insouciant...

J’avais aperçu un peu de place pas trop loin de l’escalier. En nous
faufilant nous réussîmes à gagner la banquette de pierre. Devant moi,
sur le gradin inférieur était une Espagnole; elle portait la jupe de
satin noir, le corsage blanc et la mantille; elle tourna la tête pour
s’adresser à un jeune homme de bonne mine assis à côté d’elle, et nous
vîmes son visage qui nous parut joli, une peau mate dans laquelle des
dents comme des perles s’opposaient à des yeux comme du diamant
noir.--Derrière nous des siffleurs menaient un tapage infernal contre un
matador qui les avait mécontentés.

Nous commençâmes à suivre le spectacle. Sur une piste immense,
différents personnages d’inégale importance se trouvaient dispersés.
Deux picadors, raides comme des mannequins et montés sur des chevaux
lamentablement maigres, se tenaient à côté l’un de l’autre contre la
balustrade de bois qui faisait le tour de la piste. Ils étaient
embarrassés dans des pantalons de peau rembourrés destinés à les
protéger contre les coups du taureau, mais qui les alourdissaient et
leur étaient si incommodes qu’à chaque mouvement de leur bête on croyait
qu’ils allaient perdre l’équilibre. Les chevaux d’ailleurs n’étaient pas
disposés d’eux-mêmes à bouger, mais de temps en temps, un valet venait
les tirer par la bride pour les conduire au taureau, lequel en même
temps, à force de passes, des toreros rapprochaient. Allongeant le cou,
le cheval suivait l’homme, d’un trot raide et laborieux, ses vieilles
jambes qui ne pouvaient plus se plier semblant de bois; sur le corps
osseux, le picador secoué faisait des efforts pour se maintenir, des
mouvements disgracieux et comiques.

Enfin, le taureau était proche; alors, tête baissée, avec une force
énorme, il se jetait sur la carcasse inoffensive qu’on lui opposait.
Celle-ci tombait; le picador, dans le sable avec elle, débarrassait
péniblement ses jambes, rampait et disparaissait, grotesque... Cependant
on avait détourné de lui l’attention du taureau en attirant celui-ci sur
un autre point de la piste; au lieu d’en finir avec l’ennemi à terre, la
brute stupide se laissait distraire, cent fois elle fonçait sur des
capes qu’on lui offrait, s’attendant toujours à rencontrer derrière un
homme et ne trouvant jamais que le vide, car, par un simple écart à
droite ou à gauche, l’homme l’avait évitée. Ainsi elle se dépensait en
efforts inutiles, s’énervait, se fatiguait, et ne comprenait pas cette
lutte où elle voyait tant d’ennemis la poursuivre, l’entourer et
s’évanouir chaque fois qu’elle était dessus. Bientôt, un grand malaise
et une souffrance aiguë prenaient le taureau. Il s’arrêtait, regardait
ces arènes, ces lumières, cette multitude bruyante, et, fou, découragé,
grattait la terre de son sabot avec angoisse.

Comme nous parlions français, notre jolie voisine nous avait jeté un
furtif regard de curiosité. Puis le cigare de mon ami l’inquiétant sans
doute pour sa robe,--bien qu’aux courses tout homme fume,--elle avait
dit d’une voix un peu rauque quelques mots incompréhensibles pour moi,
mais de mauvaise humeur, et s’était retournée avec dignité.

On apportait les banderilles. Des hommes souples, vêtus de petites
vestes argentées et de culottes collantes, défiaient le taureau, arrêtés
fixes devant lui; prestement ils lui plantaient dans le cou des fuseaux
ornés de faveurs multicolores; puis, comme des souffles, ils
s’effaçaient, et la bête furieuse passait sans les toucher. En sentant
ces petits crochets dans sa peau et les banderilles dansant sur son cou
elle éprouvait un agacement et une surprise nouvelle... Pourtant la
foule, estimant sans doute que son souffre-douleurs ne montrait pas
encore assez de signes d’affolement, la foule sifflait, hurlait, elle
huait le taureau. On employait alors des banderilles de fuego. Dans le
cou de la brute misérable, on plantait maintenant des fuseaux qui
contenaient des pétards; ils s’allumaient, ils éclataient, la bête était
environnée de coups de feu qui l’affolaient et de fumée qui l’aveuglait,
son poil brûlait. Cependant, on tournait toujours autour d’elle, des
ombres mouvantes continuaient à la harceler, et elle bondissait sur eux,
toujours en vain. Enfin, désespéré, le taureau s’arrêtait, il beuglait,
il se penchait lamentablement vers la terre, la reniflant comme pour en
prendre conseil ou pour la supplier.

Mais les trompettes sonnaient la mort. Le matador, sa cape sur l’épaule,
une courte épée dans la main droite, s’avançait noblement dans l’arène.
Par des passes savantes, étroites, il fatiguait son adversaire, guettant
l’instant propice pour le frapper. Et, debout devant lui, tandis que le
taureau baissait la tête, prêt à foncer, tout à coup il lui portait un
coup entre les deux épaules; la bête tombait morte à ses pieds.

Ah! l’enthousiasme alors! la salle trépignante! les chapeaux volant de
toutes parts sur la piste! Les passionnés afficionados qui étaient
derrière nous, parlaient avec animation; la petite Espagnole farouche
qui nous précédait, tournait vers son compagnon, son frère semblait-il,
des regards brillants de plaisir.

Est-ce que nous partagions la joie générale? Ma foi, le jeu m’avait paru
bien barbare. Par tous les moyens, contraindre à un combat, et à un
combat si inégal, une bête d’humeur aussi peu batailleuse! Pendant la
durée entière de la course, le taureau ignorait visiblement ce que l’on
désirait de lui... J’avais eu une pénible impression de sauvagerie et de
ridicule. La tuerie des chevaux de picadors, notamment, où ne paraissait
ni adresse ni lutte, qui n’était que pure boucherie, me semblait
indéfendable. Il eût mieux valu évidemment mener en silence et sans
concours de peuple tous ces animaux à l’abattoir.

Cependant, je regardais cette race ardente avec curiosité, et j’avais du
plaisir et de l’émotion à me sentir au milieu d’une humanité si
différente de moi. D’autre part, je devinais qu’un des grands éléments
d’intérêt de la course avait manqué, et que pour goûter vivement la
passion, la couleur de toute cette sauvagerie, c’était au grand soleil,
et non pas à la lumière livide des globes électriques qu’il eût fallu la
voir.

Mais la corrida était finie. Chacun quittait sa place, on descendait les
gradins, on appelait les marchands de cervèse et de cigares; beaucoup
sautaient dans l’arène, elle fut bientôt couverte de monde. C’est qu’on
devait y danser... Sur la place où du sang s’était répandu et où la mort
s’était couchée, des jeunes corps pleins de santé, pleins de joie, se
presseraient tout à l’heure et se berceraient.

Quant à nous, nous étions fourbus; maintenant que nous n’étions plus
attachés par le spectacle, la conscience de nous-même revenue, nous
ressentions notre éreintement. Nous laissâmes donc le bal pour aller
enfin nous coucher.




II


C’était un beau matin d’été sous le ciel espagnol. Délivré de tout
souci, je me promenais par la ville, jouissant--comme dit Stendhal--«du
délicieux plaisir de voir ce que je n’avais jamais vu». Impatient de
regarder vivre, ma fatigue effacée déjà, sitôt réveillé j’avais sauté à
bas de mon lit, et j’étais sorti.

La Rambla étalait le mouvement le plus gai. On y circule sur un trottoir
central, très large et ombragé de beaux platanes. D’abord je me fis
parer d’un joli camélia, puis j’allai, nonchalamment, jouissant de
l’ombre et regardant autour de moi... Voilà des Aragonais, cambrés et
superbes, qui croisent des gitanes traînant leurs savates; des petits
cireurs de souliers se bousculent en riant; la baratine rouge sur la
tête, des commissionnaires attendent, immobiles au milieu du flot qui
les environne; plus loin, des hommes noirs vous offrent des chiens
blancs, de gros curés passent, puis des femmes, à la taille ronde, en
robes claires, coiffées d’une mantille et jouant de l’éventail. Et l’on
voit encore des nettoyeurs de maisons portant sur l’épaule, au bout
d’une longue perche, un pinceau; des chulos en petites vestes, gilets
ouverts, chapeaux de feutre; des gardes civils au bicorne verni, et
enfin beaucoup d’autres gens qui ne sont, Dieu me pardonne, que comme
vous et moi.

Et tout cela monte et redescend la Rambla parmi le bruit de glissement
des tramways, leurs coups de timbres, les clochettes des attelages, le
roulement des tartanes, les cris des camelots.

Mais Raymond m’a rejoint; et comme c’est aujourd’hui dimanche, nous
allons à la cathédrale. Nous entrons par le cloître, une retraite
délicieuse; de vieilles gens y sont assises jouissant de la douceur de
l’air, des jeunes filles s’y promènent; autour de la galerie, les
chapelles fermées par d’admirables grilles se succèdent, et la cour, au
lieu d’être nue, est plantée d’arbres orientaux: des palmiers, des
figuiers, des citronniers mêlent leurs branches et se marient au bruit
d’une fontaine dont le jet d’eau murmure toujours. Ah! ce cloître me
fait plaisir d’être si païen!

A l’intérieur de la cathédrale, pendant la messe, par toute l’ombre: des
battements d’éventails. Pas de chaises, et les fidèles dispersés à leur
goût, ici et là, les uns assis sur des marches, d’autres debout, la
plupart à genoux sur la pierre.

En toilettes claires, les femmes sont agenouillées, elles s’éventent en
priant. Et cela se trouve d’un grand charme un tel mélange de piété et
de liberté, ce geste familier jusque dans une attitude si fervente les
rend adorables. Si j’étais--sauf respect--le bon Dieu, comme je serais
reconnaissant à mes belles dévotes de n’abandonner rien de leurs grâces
pour s’adresser à moi! Tous les éventails battant dans ce silence
recueilli et sous cette immense voûte m’ont ravi.

Aussi, un peu plus tard, tandis que nous avions pu pénétrer dans un
jardin aux massifs ornés de faïences comme en Chine ou comme en Turquie,
je me suis écrié: «Quel bonheur! nous avons quitté l’Europe, nous voilà
au pays des Mille et une nuits, nous sommes chez un peuple qui sait
vivre avec volupté.»

                   *       *       *       *       *

Dans la soirée, nous nous promenions sur la Rambla en fumant. Vous nous
auriez trouvé peut-être un air préoccupé. Ai-je dit qu’au moment de
notre arrivée à Barcelone, nous venions de passer deux mois dans une
solitude complète? Loin de tout, perdus dans la montagne, ne pensant
qu’au travail, nous avions vécu en véritables petits saints. Aussi,
maintenant, nous éprouvions,--mais comment dire cela?--nous éprouvions
une fringale assez semblable sans doute à celle de ces marins qui
redescendent à terre après une longue traversée. De là, n’est-ce pas?
nos fronts soucieux... Mon ami qui était déjà venu à Barcelone et qui
est industrieux, se rappelait bien certain endroit qu’il avait visité
jadis. Mais il le chercha--nous le cherchâmes--en vain. La rue
avait-elle disparu? les souvenirs de Raymond étaient-ils imprécis? nous
ne pûmes rien retrouver.

Nous errions donc tristement sans boussole dans cette ville étrangère.
Enfin, ayant dévoré toute honte, nous arrêtâmes un cocher et nous lui
exposâmes notre embarras: «Ah! señores, dit-il, je vois ce qu’il vous
faut. Je vais vous mener dans la plus belle casa de Barcelone; c’est là
que je conduis tous les étrangers. On n’y trouve que des dames
parfaites. Vous verrez, carai! vous serez contents.» Il fouette son
cheval, et nous voilà partis à grand tapage, à travers tout un
enchevêtrement de rues noires. Puis, il arrête. Nous pénétrons dans une
maison, montons; on ouvre. L’appartement était beau: le salon garni de
plantes vertes, orné d’une haute cheminée, meublé de fauteuils Louis
XIV; une dame élégante et d’excellent ton nous y reçoit. Notre cœur
battait d’émotion, nous bénissions déjà le bon cocher. Et la
conversation s’engage entre cette dame et Raymond, qui sait le catalan.
Sans rien comprendre, j’écoute attentivement, mais bientôt, hélas!
Raymond qui me transmet ce qui s’est dit, me désespère. Voilà: nous
tombons mal; aujourd’hui précisément, il n’y a personne. Et c’est un peu
tôt... Sans doute, dans la soirée, plus tard, quelques dames
viendront-elles... Pour le moment, _nada_: rien.

Ah! quel désappointement! Le fiacre, heureusement, était resté à la
porte; et son précieux cocher, des maisons pareilles, il en connaissait
bien d’autres!

Notre course, dans la nuit, sur le pavé bruyant, recommença donc. Puis,
nouvel arrêt. Le local et le mobilier étaient cette fois plus
ordinaires; un petit salon à porte vitrée, par terre une natte, canapés
et fauteuils communs, piano, au mur des masques chinois et des
éventails... Quant à la négociante, bien vulgaire; épaisse, enveloppée
dans un peignoir bleu, elle avait chaud et transpirait; mais elle
parlait vite, vous fixant d’un regard triste et convaincu, accentuant
par un signe de tête chaque affirmation, n’épargnant, pour persuader, ni
ses gestes, ni ses paroles. «Pour le moment, ces dames ne sont pas là;
d’ailleurs elles ne sauraient tarder. Que les Señores veuillent bien
patienter un peu, ils ne le regretteront pas.» Nous attendons. D’abord
assis en face l’un de l’autre, nous nous regardons en silence; puis nous
faisons le tour de la pièce et nous considérons les murs... Un coup de
sonnette enfin a retenti; nos yeux impatients ont volé vers la porte:
trois femmes. En jabotant elles prennent place sur le canapé et nous les
examinons. Elles sont mal habillées, d’une façon tapageuse et qui sent
la province; l’une, brune, grande, serait assez belle si elle n’était
point fanée; elle a des yeux très noirs, très vifs, du feu encore, mais
ses gencives supérieures sont trop longues et déparent son sourire;
cependant, elle vous regarde avec un air dévorateur; les deux autres, de
figure médiocre, en sont tout effacées; aucune des trois du reste ne
vaut grand’chose et visiblement elles arrivent de la Rambla... Nous les
détaillons sans enthousiasme. La procureuse suit nos regards et cherche
à deviner l’impression que son galant assortiment produit sur nous. «A
celle-ci, vous pouvez parler français, señor», me dit-elle, désignant
d’un doigt encourageant une des deux personnes insignifiantes.

Cependant, le trio s’étant levé, était passé dans une autre pièce. Seule
avec nous, la trafiquante entama un discours animé et que je déplorai de
ne pas comprendre. Je ne perdais rien, il est vrai, des gestes, du
débit, de l’expression du visage, et de temps en temps, Raymond se
tournant vers moi, me traduisait avec un air impassible la phrase qu’il
venait d’entendre: «Elle dit que la brune est merveilleusement belle,
qu’il y a peu de femmes comme elle à Barcelone, elle a confiance en
notre goût pour l’apprécier...» Le boniment se déroulait: «Elle dit que
celle qui était à droite de la brune, elle y tient comme à la prunelle
de ses yeux. C’est une véritable vierge. Un médecin qui allait au
Congrès de Madrid, l’a vue, il est devenu amoureux d’elle. Le Président
de la République du Brésil s’est arrêté ici un mois; tous les jours il
venait la voir. En partant, il voulait absolument l’emmener avec lui.»
Et la grosse femme continuait, énergique et persuasive, et rien n’était
amusant comme le sérieux avec lequel Raymond l’écoutait: «Elle dit,
traduisit-il encore sentencieux, que la troisième, sa plus grande fierté
est d’enlever sa chemise: son corps est un bijou...» Pourtant, nous nous
étions levés; en dépit de sa parole emphatique et fleurie, et malgré les
hauts personnages auxquels elle se référait et qui l’honoraient de leur
confiance, la marchande n’avait pas réussi à nous convaincre de la
supériorité de ses articles. Lui ayant assuré que nous reviendrions la
voir, nous prîmes donc congé d’elle.

Cependant, en fin de compte, nous nous retrouvions sur la Rambla,
gros-jean comme devant, nous mordant les pouces et en proie à cette
sombre humeur que donne la faim. Nous allions jusqu’à médire amèrement
de l’Espagne. Qu’étaient-ce que ces maisons vides ou si mal garnies? Où
avait-on jamais vu des boulangeries sans pain, des herbages sans bétail,
des rivières sans poissons, ou, préférez-vous la poésie, des serres sans
fleurs et des vergers sans fruits?... Oui, l’Espagne était bien un pays
fini. La France à ce point de vue, Dieu merci... On ne connaissait pas
d’exemple d’un étranger débarquant dans une ville française de
l’importance de Barcelone et réduit là où nous étions.

Aussi, tout en remontant la grande voie sur laquelle la circulation déjà
s’était éclaircie, nous gémissions. Deux grosses femmes marchaient
devant nous; nous les dépassâmes sans y prendre garde. Alors, elles nous
rejoignirent et commencèrent à nous parler. Nous nous étions arrêtés.
Elles étaient l’une et l’autre d’une taille monstrueuse; la tête de la
plus extraordinaire était posée sur ses seins, ainsi--passez-moi cette
expression qui la peint--ainsi qu’un petit melon sur deux citrouilles,
elle n’avait point de cou; enfin de sa gorge énorme sortait une voix de
petite fille, et pour rire elle gloussait! Nous nous montrions effrayés:
«Mais l’autre jour, un Français est venu avec moi, susurra-t-elle. Alors
vous n’êtes pas comme lui, vous n’aimez pas le gras?» J’avoue que par
leur horreur même ces monstres m’attiraient; j’étais fort curieux de
leur architecture. Mais Raymond m’entraîna... Nous avions tant rêvé des
Espagnoles!

«Tu rentres. Bien. Allons nous coucher», dis-je à mon ami. Mais il
remuait la tête avec une terrible énergie: «Non, non! couche-toi si tu
veux, moi, je ne puis pas. Je vais chercher encore cette maison que j’ai
visitée autrefois.» Je le quittai donc en lui souhaitant bonne chance,
et je rentrai à l’hôtel.

                   *       *       *       *       *

Je n’étais pas au lit depuis une heure et je songeais avec convoitise
aux délices que Raymond devait goûter à présent, que j’entendis le bruit
d’une clef dans sa serrure et sa porte s’ouvrit. (Sa chambre touchait la
mienne.) «Est-ce possible? pensais-je, comment! si vite! Ce ne peut
être. Que signifie cela?» Je cognai au mur afin d’avertir Raymond que je
ne dormais pas. Alors il vint dans ma chambre. Je tournai le bouton de
l’électricité, et je vis un garçon exalté, essoufflé, les yeux hors de
tête, en proie à la plus grande surexcitation. «Que t’est-il arrivé?»
lui demandai-je. Il s’assit près de mon lit, et tandis qu’établi sur mon
séant, j’étais tout oreilles, commença en ces termes:

«Mon cher, il m’arrive quelque chose de prodigieux, d’inouï,
d’incroyable! Tu sais combien peu j’étais disposé à rentrer. Eh! bien,
me voici!--et... pur, mon ami, tout à fait pur!... Cette ville est
ridicule, je pars demain matin.» Sa déclaration lancée, il s’arrêta et
s’essuya le front, mais bientôt, il reprit sur un ton plus léger:

«En te quittant, je vais, selon mon intention, à la recherche de ce
charmant asile qui jadis avait abrité mes fragiles amours. Je me
souvenais d’une rue près d’une église; je trouve l’église, je trouve la
rue, laquelle était étroite, noire et déserte, une ruelle plutôt qu’une
rue. N’importe, poussé par ce dieu sans raison qui vous dicte toutes les
folies et qui vous donne tous les courages, je m’y engage. Mais toutes
les maisons se ressemblent, surtout la nuit. Je regardais chacune, je
n’en reconnaissais aucune. Et puis, il y a si longtemps!... Enfin,
j’étais planté là, et je ne bougeais pas, j’essayais de ranimer ma
mémoire et je tâchais d’apercevoir quelque détail qui me vînt en aide.
Or, rien ne se révélait, les maisons demeuraient fermées, muettes,
mystérieuses, et moi incertain. Enfin, sous la porte de l’une d’elles,
je distinguai de la lumière et je ne sais par quels signes il me sembla
qu’elle devait être celle que je cherchais. Je m’approchai. Toutefois,
j’hésitais encore. Précisément, j’avise en face de cette maison une
petite boutique, restée ouverte. J’y vais et j’interroge. Mais
figure-toi qu’on me reçoit très mal. On est fort désobligé de ma
question; les sourcils se froncent, on dit qu’on ignore ce que je veux
dire, et le ton, et l’air me font comprendre que ce qu’il y a de
meilleur en somme pour moi, dans le moment présent, c’est d’abandonner
toute recherche dans cette petite rue.

«Me revoici donc sur cette éternelle Rambla, encore dépité, encore
furieux et amer, mais non découragé. Au contraire, les obstacles, toute
cette mauvaise volonté du sort, augmentaient mon entêtement. Et puis,
enfin, la voix qui parlait en moi, cette voix que depuis deux mois nous
dédaignons, cette voix criait de plus en plus fort... Je prends donc une
voiture et je me fais conduire de nouveau chez la grosse femme à la robe
bleue. Elle était ravie de me revoir, naturellement, elle m’accable de
compliments, elle me demande de tes nouvelles, mais... elle n’avait pas
de nouveaux sujets. Même la brune fanée était partie, il ne restait plus
que les deux créatures insignifiantes, tu sais: celle qui est une
véritable vierge, et dont le Président de la République du Brésil..., et
celle dont la plus grande fierté est d’enlever sa chemise.

«Je redescends, je reprends ma voiture et je retourne dans la première
maison où nous étions allés tous les deux. Dans quel énervement, tu
l’imagines... Eh bien! encore vide!... Personne n’était venu... Je
m’asseois dans le salon avec la dame si bien élevée que tu connais, et
nous causons... Elle est très gentille, tu sais... Elle voyait mon état.
«Mais j’y pense, dit-elle, pas loin d’ici, habite une femme. Peut-être
pourrions-nous voir si elle se trouve chez elle.» Elle a mis un manteau
et nous sommes allés jusque-là... Naturellement la femme était sortie.
Alors nous sommes revenus. Nous avons attendu encore, ensemble, dans le
salon. Toujours personne. «J’ai bien ici, m’a confié enfin cette dame
obligeante, j’ai bien ici une femme, mais... je ne l’emploie plus; elle
m’aide plutôt. Elle est couchée, vous pourriez toujours la voir, si...
par hasard...» Nous prenons une bougie et nous entrons dans la chambre
de cette pauvre enfant qui dormait, s’éveille, ouvre des yeux hagards...
Seulement, elle n’était pas bien du tout.

«A la fin j’ai murmuré à la dame: «Mais, vous, vous, si vous vouliez...»
Elle a répondu avec son air si comme il faut: «Non, vous savez, je ne
travaille plus. Non..., vraiment, non...»

«Je suis parti, confié par elle au _sereno_[3], car jamais je n’aurais
pu me retrouver dans toutes ces petites rues; le premier _sereno_ m’a
passé au second qui m’a repassé au troisième, et ainsi de suite jusqu’à
la Rambla. Voilà.»

  [3] _Sereno_: veilleur de nuit. Ils portent d’énormes trousseaux de
    clefs: ils ont en effet les clefs des maisons des rues où ils
    veillent; et ceux qui rentrent chez eux les appellent par un
    claquement de main pour se faire ouvrir la porte.

                   *       *       *       *       *

Raymond hochait la tête mélancoliquement.

«Et tu dis, malheureux! fit-il en donnant un grand coup de poing sur mon
lit, tu dis que ce peuple sait vivre avec volupté!»




III


Le lendemain soir, nous prenions des glaces sur la place de Catalogne.
Dans la journée, nous avions visité le port et Barcelonnette, puis,
comme des Espagnols, nous nous étions assis avec des poses nonchalantes
dans des fauteuils du Paseo de Gracia et nous avions regardé les
équipages, les cavaliers et les femmes.

Le soir, cependant, nous étions assez maussades. Nous nous ennuyions.
Tous les mendiants qui s’arrêtaient devant le café, cherchant à exciter
notre générosité par leurs talents ou par leur misère, ne nous
distrayaient plus; ni les troupes d’aveugles qu’un borgne conduit, qui
pincent de la guitare et dont l’expression du visage est touchante, ni
les femmes chargées d’enfants, ni le cubain violoniste aux mines si
comiques, ni le soldat manchot, décoré et habillé d’un uniforme troué,
ne nous intéressaient encore. Nous avions envie de retourner sur la
Rambla, de revoir son agitation nocturne.

Nous traversâmes la place et nous mêlâmes à la foule qui descendait vers
la Colonne. C’était la promenade joyeuse qui suit le souper, les groupes
gais, des femmes qui rient, et l’on sentait dans chacun le plaisir de
vivre par cette soirée douce. Nous suivions le courant, marchant
tranquillement, quand il me sembla reconnaître une personne qui nous
précédait: ces hanches rondes, cette petite taille, cette grâce? Mais
oui, c’était la jeune fille qui se trouvait devant nous, l’autre jour, à
la corrida! Ce soir, une femme sans âge, de forme sphérique, laide, sans
doute une de ses parentes, l’accompagnait. Je les montrai à Raymond,
puis, nous pressant un peu, nous les dépassâmes. C’était bien elle: je
retrouvais sous la mantille ses deux yeux de diamant noir.

La rencontre nous aiguillonnait. Nous nous rappelions, d’ailleurs,
l’impression que, l’autre jour la demoiselle nous avait faite avec son
air de décence, sa tenue parfaite, le ton pas engageant sur lequel elle
s’était plainte du cigare de Raymond; et nous la retrouvions avec une
grosse dame qui, sans doute, était sa mère; tout cela ne donnait guère
d’espoir. Cette gracieuse beauté espagnole était probablement une
honnête petite bourgeoise qui venait prendre un peu le frais sur la
Rambla avant de s’endormir. Pourtant, comme nous n’avions rien de mieux
à faire et qu’elle nous semblait fort jolie, nous décidâmes de voir.

Revenus sur nos pas, nous croisâmes l’ingénue et nous lui lançâmes une
œillade qu’elle remarqua, puis nous suivîmes les deux femmes. Elles
avançaient au milieu de la foule, doucement, en s’éventant; au bout de
quelques instants, la jeune fille se retourna; et, bientôt, une seconde
fois. Raymond devint enthousiaste.

«Elle est délicieuse, s’écria-t-il, délicieuse! Suivons-les, ne les
perdons pas»; et il commença à parler de notre future conquête comme si
elle était à lui; j’observais que dans le partage il m’oubliait, mais je
le laissais dire. Les deux femmes, cependant, savaient à présent que
nous les suivions; or, au lieu de s’en inquiéter, elles rapetissaient
complaisamment leur allure déjà lente: je commençais à douter de la
vertu de la belle afficionada. Bientôt, nous fûmes à même hauteur. Nous
échangeâmes quelques coups d’œil, puis elles biaisèrent à droite et
s’engagèrent dans une petite rue. La fausse Agnès tourna encore la tête
pour voir si nous continuions à la suivre: «Maintenant, nous ne pouvons
plus hésiter, dis-je à Raymond. Il n’y a pas de doute. Il ne reste donc
qu’à traiter l’affaire; parle-leur, toi qui sais leur langue». Et nous
quittâmes aussi la Rambla. La charmante petite allait modestement au
côté de cette grosse boule trottinante que nous avions prise d’abord
pour la _madre_ et qui n’était sans doute que la _tia_[4]. Les lumières
des boutiques les éclairaient à leur passage, la rue était parlante et
animée; on y respirait la chaude nuit d’été: toutes sortes de gens y
circulaient; des commères bavardaient sur le pas des portes. Nous avions
peu à peu rejoint celles que nous suivions et nous marchions à un pas
derrière elles, sans leur parler.

  [4] _Tia_: tante. Mais se prend aussi dans le sens d’entremetteuse.

Arrivées en face d’un grand monument sombre qui s’allongeait sans fin
dans la nuit, elles entrèrent dans le couloir d’une maison; là, elles
s’arrêtèrent. Nous pénétrions derrière elles: «Peut-on monter?» demanda
Raymond à la _tia_, et sur un signe de consentement, nous emboîtâmes le
pas dans un escalier gras, étroit et misérable.

Toute cette aventure me ravissait; je lui trouvais un haut goût
exotique. Je ne revenais pas de la mine honnête de la fillette, et cet
usage de se faire accompagner dans la rue d’une personne d’apparence
respectable pour y exercer son commerce équivoque, me paraissait d’un
raffinement et d’une élégance délicieux. Enfin, je me rappelais l’air
qu’elle avait l’autre jour aux arènes avec ce jeune homme qui semblait
son frère et quand j’étais à mille lieues de supposer qu’elle pût être
d’un abord si facile... Il ne me serait jamais venu à l’esprit, alors,
de rien tenter contre elle... Et voilà que nous montions derrière sa
jupe dans cet escalier gras! Je jouissais parfaitement de ma surprise,
de l’aventure imprévue, de sa nouveauté, enfin de toutes ces choses
étrangères, et, de plus, j’étais curieux de l’intérieur où l’on nous
menait; j’avais en somme un vif plaisir.

Nous voilà à l’étage; la vieille pousse une porte; nous entrons dans un
corridor long et vide. A gauche une pièce éclairée; on pouvait à travers
la porte vitrée couverte d’un rideau blanc, distinguer une vieille femme
assise dans un fauteuil; il me sembla entendre une voix d’homme. La tia
avait allumé une lampe, elle nous précédait dans le corridor... Nous
arrivâmes à une petite chambre, et elle nous fit signe de nous mettre
avec la fillette sur un canapé.

L’endroit était pauvre: un papier maculé et déchiré recouvrait le mur,
une petite toilette dont un pied était raccommodé se tenait humblement
dans un coin; sur une table qui occupait le milieu de la pièce, des
fleurs en papier, poussiéreuses, attendaient on ne sait quoi dans un
vase ébréché. Les carreaux du sol étaient jonchés de bouts de
cigarettes. Enfin, au plafond, pendait un bec de gaz que la tia alluma
et qui fit son petit sifflement et sa vilaine lumière. On découvrit une
alcôve où un lit, drapé de minces rideaux d’une couleur passée,
paraissait innocent.

La vieille s’était assise dans un fauteuil en face de nous. Elle était
posée là comme un tas au sommet duquel on aurait planté une tête, une
tête singulière de femme chauve et moustachue, avec des yeux à fleur de
visage qui souriaient d’un air bienveillant et endormi et qui ne
disaient rien. Parfois, la tête se tournait et on aurait dit qu’elle se
balançait, d’un mouvement semblable à celui des mignons magots chinois
dont le chef branle.

Notre ingénue s’était placée entre Raymond et moi, je caressais sa
petite main brune. Raymond, j’ignore pourquoi, faisait semblant de ne
connaître que quelques mots catalans, sans doute par caprice, ou bien
afin de saisir les propos que les deux femmes auraient pu échanger à
notre insu. Nous possédions déjà le nom de la belle: c’était Rosita...
Rosita nous regardait comme on regarde des gens que l’on reconnaît sans
pouvoir se rappeler ni où ni quand on les a rencontrés. Raymond lui dit
que c’était à la corrida, l’autre soir; ce souvenir avec le détail du
cigare l’amusa. Elle se reportait probablement à l’impression qu’elle
avait éprouvée en nous entendant parler français derrière elle, et elle
trouvait drôle de nous avoir revus si vite. Elle se mit alors à parler
avec volubilité à la tia, qui balança la tête d’un air aimable.

Une chose en moi avait vivement frappé Rosita, c’est que je portais des
souliers de chamois gris: elle en portait aussi. Cette coïncidence lui
ayant semblé remarquable, elle en avait tout de suite fait part à la
tia, laquelle, abaissant avec complaisance ses regards sur mes
extrémités, pépia, à leur aspect, de satisfaction... Il devint bientôt
évident que Rosita s’intéressait davantage à moi qu’à Raymond...
J’attribuais cette circonstance à ce que Raymond l’étonnait moins: il
est en effet noir de peau, barbu et de regard farouche: d’abord, sur sa
mine, elle l’avait cru catalan; puis, après ses dénégations, elle avait
décidé qu’il était castillan, mais un Castillan lui offrait peu de
mystères et elle se tournait vers moi qui lui dévidais tout un écheveau
de jolis compliments français auxquels elle ne comprenait goutte, ce qui
la faisait rire aux éclats. _Que diu? que diu?_ demandait-elle à
Raymond, lequel devait traduire mes galanteries, sans en tirer d’autre
profit que de la voir me remercier d’un: _Muchisimas gracias, señor_,
plein de gentillesse.

Encore que mon pauvre ami fût tout déconfit de la tournure que prenaient
les choses, il n’en voulait rien laisser paraître: il était aimable pour
tout le monde, y compris la vieille. Cependant, sans que ni l’un ni
l’autre de nous deux n’eussions rien dit, au bout d’assez peu de temps,
il se trouvait comme sous-entendu que c’était moi qui étais venu pour la
Rosita; c’était à moi qu’elle s’adressait, c’était moi dont elle
s’occupait, moi son ami, moi son futur amant. Et voilà Raymond voué
encore au célibat!... Heureusement que la tia conservait assez de
présence d’esprit, à travers son demi-sommeil souriant, pour s’informer
si l’autre señor ne désirerait pas connaître lui aussi _una doña molt
maca_. A quoi Raymond répondit avec feu que c’était là précisément le
plus vif objet de ses désirs. La vieille l’engagea à attendre un peu,
car une femme extrêmement belle ne manquerait certainement pas d’arriver
bientôt.

Nous attendîmes. Pour moi-même, ce n’était point pénible: déjà je
prenais quelques acomptes sur les plaisirs que la Rosita devait bientôt
m’offrir, je la caressais, je l’embrassais; sa grâce souple de jeune
animal, le sourire de tout son visage et ses jolis mouvements me
ravissaient. Toujours muette, la vieille suivait nos jeux de l’air
attendri d’une bonne femme qui regarde les ébats de ses petits enfants.
Raymond nous avait cédé tout le canapé s’y jugeant désormais inutile; il
avait pris une chaise et il inspectait les êtres d’un œil morne. Je
m’apaisai par égard pour sa mésaventure, et je me mis aussi à attendre
avec sérieux, immobilité et patience... Maintenant, tous les quatre,
nous attendions, sans parler ni bouger, comme dans le salon d’un
dentiste. Le temps passait. Le bec de gaz faisait son petit sifflement
dans le silence. Chacun suivait obstinément les bruits qui montaient de
la rue. La tia sourit vaguement vers Raymond et elle dit: «_Qui espera
desespera._» Je demandai ce que cela signifiait: «Qui attend se
désespère», me traduisit Raymond... Puis le silence recommença. Rosita
balançait ses jambes dans le vide comme une petite fille qui s’ennuie,
cela faisait un bruit de jupe. Je regardais la table, le bec de gaz, la
tia, la toilette, enfin le lit, ce lit où mes noces avec la Rosita se
consommeraient et que, pour une aussi belle fête, j’aurais souhaité plus
luxueux.

Nous ne parlions point, et ainsi, tranquilles et muets, nous attendions
la belle Espagnole qu’une vieille femme avait promise à Raymond.

On entendit enfin s’ouvrir la porte. Au bruit la tia se leva et sortit
dans le couloir. Elle revint bientôt, suivie d’une forte fille au visage
épanoui, et qui contrastait tout à fait avec la Rosita mignonne et
menue. Cette heureuse créature s’assit sur les genoux de Raymond qui
l’examina en souriant: elle souriait aussi... La vieille suivait tous
les regards de Raymond avec une forte attention; sa tête accompagnait
chaque geste comme celle d’un petit chien guettant une friandise qu’on a
dans la main. Enfin la forte fille se leva et sortit. Alors la tia
tendit si vivement son visage du côté de Raymond, et avec un tel air
interrogateur, qu’elle m’amusa fort. Mon ami lui fit mille compliments
sur sa doña maca. Mais la tia distinguait bien qu’elle ne lui plaisait
qu’à moitié. Moins grasse? fit-elle simplement... Raymond assura que la
personne était tout à fait de son goût. Puis il se leva en annonçant que
nous reviendrions demain soir à huit heures et demie. Nouvelle qui
consterna Rosita. «Demain! demain! Demain! Pourquoi pas ce soir?»
disait-elle, et elle faisait une petite moue délicieuse; sans doute elle
croyait que nous ne reviendrions pas. Et si je n’avais pas su à quoi
m’en tenir sur la cause réelle de son insistance et de son
désappointement, j’en aurais été flatté; la vieille, elle, plus
perspicace, ne témoignait aucun mécontentement, elle avait compris que
nous reviendrions. _Pour la nit?_ demanda-t-elle, et à notre
assentiment, elle nous regarda avec considération. Puis on débattit le
prix qui fut fixé à quatre douros la pièce, et nous sortîmes.

J’avais vu que la compagne qu’on avait offerte à Raymond ne lui
convenait aucunement, et que c’était la raison qui l’avait décidé à
renvoyer à demain un festin si attendu et pour lequel son appétit était
si aiguisé. Cette fille était en effet banale, et sans sa fraîcheur et
son apparente santé, elle ressemblait à toutes celles que nous aurions
pu rencontrer dans n’importe quelle ville d’Europe: son sang espagnol ne
sautait pas aux yeux, et puis elle était d’une telle complaisance
indifférente qu’on ne trouvait plus aucune raison de la désirer: elle
était vraiment trop prête à réaliser tous vos désirs,--et non seulement
les vôtres!

Pour moi je préférais ne point m’aventurer à passer la nuit seul dans
une maison inconnue en pays étranger et chez des gens équivoques. Je m’y
serais trouvé bien désarmé dans le cas d’une tentative quelconque. C’est
cette réflexion qui m’avait fait suivre Raymond dans sa retraite.

Dehors je lui offris hypocritement la Rosita, mais il tint à honneur de
ne pas l’accepter: c’était ce que j’attendais;--seulement il aggrava son
refus en ajoutant véhémentement qu’elle ne lui plaisait pas. Ce virement
de goût subit ressemblait à du dépit; cependant je ne le remarquai point
tout haut, afin de ne pas accentuer la mauvaise humeur de mon ami, et
pour me garder de tirer vanité grossièrement d’une victoire que je ne
devais en somme qu’à mes joues glabres, à mon ignorance du catalan et à
ma chaussure.

J’engageai alors Raymond, puisque la Rosita ne lui agréait plus, à
prendre la forte fille que la tia lui avait présentée. Je la lui vantai
avec conviction comme si je l’avais trouvée tout à fait plaisante. Il se
borna à me répondre qu’elle ne l’intéressait pas. Me voilà embarrassé,
car d’un côté je tenais à la Rosita, mais d’un autre je craignais de
passer la nuit chez elle, si Raymond n’y couchait aussi. Pour le décider
à la forte fille, je fis valoir cet argument: Il ne pouvait
m’abandonner, je courrais des risques seul au milieu d’inconnus dont
j’ignorais le langage... Cela ne le détermina point. Il s’écria qu’au
contraire, il n’y avait aucun danger, la rue étant très fréquentée, et
la chambre donnant sur la rue; je ne me laisserais pas égorger sans
jeter un cri: or, je n’avais qu’à appeler et l’on m’entendrait... La
Rosita me tenant, cette raison me convainquit assez facilement;
j’arrangeai seulement de ne porter là-bas ni montre, ni bijoux, ni
argent: ainsi en admettant que la maison de la tia fût un vrai repaire
de bandits, du moins on ne m’y enlèverait pas grand’chose. Une fois la
résolution prise, je fus impatient du moment de l’exécuter, attendant
imprévu et sensations singulières d’une nuit passée chez des gens qui ne
me comprenaient point, près d’une enfant avec qui je ne pourrais pas
échanger deux paroles.




IV


Le lendemain soir, à l’heure fixée, nous étions chez la tia. Raymond lui
annonça qu’il avait la migraine et que cette nuit je resterais seul chez
elle. Elle ne fit pas une objection, et demanda seulement avec un visage
inquiet si Raymond souffrait beaucoup. Elle nous prenait certainement
pour des étrangers d’importance, à tous les caprices desquels il faut se
plier, car il y a toujours plus à gagner avec eux, en ne les
contredisant point; sans doute elle comptait par sa bonne grâce
s’attacher notre clientèle.

Nous voulûmes voir Rosita. Elle finissait de dîner. La tia l’appela.
Elle vint en camisole, débraillée, dans une tenue où se reconnaissaient
toutes les habitudes d’une existence irrégulière. Nous annonçâmes à la
tia que nous voulions emmener sa protégée prendre du café avec nous. La
Rosita fit un peu la grimace, il fallait s’habiller, et elle était
paresseuse; cependant elle ne songea point à résister, se sachant à
nous,--et puis la tia l’encourageait de l’œil: elle disparut donc pour
aller s’apprêter, mais qu’elle n’eût obéi qu’avec une demi-passiveté
nous parut agréable... Il est fâcheux d’avoir des esclaves trop soumis,
on n’a la joie de se sentir le maître que s’ils ne vous cèdent qu’après
une défense... Rosita revint au bout de quelques instants parée de sa
jupe de satin noir et de son corsage blanc, et la mantille sur ses
cheveux. Et au moment où j’écris ceci, je la vois vraiment rentrant dans
la chambre, je vois le geste de la tia qui se tourne vers elle pour
examiner si elle est bien, je la vois, elle, qui se laisse regarder en
souriant, et en même temps j’entends le bruit de la Calle Hospital, sur
laquelle donne la maison, monter par la fenêtre ouverte... Rosita a un
grain de beauté très noir sur sa joue mate, ses yeux sont durs et vifs
comme un charbon brillant, elle possède un petit nez joli et un sourire
gai comme le bruit d’un ruisseau, ou comme un rayon de soleil sur
l’herbe, enfin comme toute chose heureuse avec simplicité; c’est une
petite âme contente telle que si elle vivait parmi des anges. La vieille
lui demande pourquoi elle a mis cette mantille. Et Rosita répond qu’elle
est moins jolie que l’autre, mais moins chaude. Et maintenant la vieille
nous regarde tous les deux debout, et le barbu Raymond près de nous,
elle sourit d’un air charmé et elle dit en remuant la tête avec
bonhomie: «El papa et elle matrimono...» Et cela n’est pas ridicule. Il
n’y a sans doute qu’en Espagne qu’une entremetteuse peut montrer avec
sincérité un pareil amour de la famille... Quand nous avons passé la
porte, elle m’a flatté le dos d’un petite tape amicale et familière.

Sur la Rambla, nous marchons au milieu de la foule; je tiens Rosita par
le petit doigt, je me régale, dans cet air chaud, sur cette avenue
vivante, d’être au côté d’une femme qui porte une mantille, qui
s’évente, et qui parle d’une voix rauque. Elle parle, j’écoute et je ne
comprends pas. Mais Raymond lui répond. De temps en temps, je prie qu’on
me traduise la conversation. Seulement, bientôt, je me sens un peu
exilé, et voilà qu’il m’apparaît très singulier de posséder une fille à
laquelle je ne puis pas même dire qu’elle a de jolis yeux... Cependant
c’est elle qui m’a choisi: cette petite Rosita recherche donc des
sensations particulières?

Au café, elle est charmante; elle me sert, elle sucre mes boissons, elle
y presse du citron, elle ne veut pas que je fasse rien: la femme doit
servir l’homme, l’homme doit se laisser servir en fumant paisiblement et
sans accomplir un geste inutile. Je m’accommode de cette façon de
comprendre les devoirs, et je la regarde avec plaisir s’agiter
gracieusement. «Petite fille à la mantille tu me plais infiniment; tu es
exquise, je regrette de ne pouvoir pas te le dire en ton langage et avec
de jolis mots qui te chauffent le cœur. Mais vois comme je te souris! Tu
me plais, et l’idée de te posséder tout à l’heure me rend fort heureux;
tu verras, ô petite sauvage, que le Français n’est point remarquable
seulement parce qu’il n’est pas noir de peau et parce que ses souliers
sont en chamois gris, mais parce que en outre il s’entend à la
volupté...»

Raymond nous accompagna jusqu’à la maison.

Tandis que Rosita me précédait dans le couloir, d’un geste furtif je
passais à mon ami ma montre, ma bague et ma bourse. Puis Raymond nous
ayant souhaité une bonne nuit partit. J’étais seul maintenant, seul dans
une maison dont les habitants ne savaient dire que des mots pour moi
dénués de sens, et desquels il ne m’était pas possible non plus de me
faire entendre. Cependant j’y venais dans un but connu, déterminé
d’avance, je ne voyais donc guère quel embarras j’avais à craindre.

Je n’en rencontrai point, en effet. La tia m’accueillit avec son air
maternel. Elle s’enquit de la migraine de Raymond, ce que je devinai à
sa pantomime: elle lissait son menton pour désigner Raymond par sa
barbe, puis touchait son front pour signifier le mal. Je la rassurai par
des mouvements de tête et d’yeux qui manifestaient que la douleur
n’avait pas augmenté.

Là-dessus nous passâmes dans la chambre; la tia et, avec elle, une autre
vieille que je n’avais pas encore vue arrivèrent et se mirent à préparer
le lit... Rosita se déshabillait. J’étais assis dans un fauteuil, je
fumais une cigarette et je souriais d’un air aimable, puisque je ne
pouvais pas parler.

Les vieilles étaient sorties... Seul avec ma jeune compagne, je
m’intéressais à ce qui se trouvait sous sa jupe et sous son corsage et
qu’elle retirait peu à peu. C’était plusieurs jupons blancs très empesés
et qui lui donnaient ces hanches rondes qu’elle avait de commun avec
toutes les autres Espagnoles que je voyais dans les rues, puis un corset
très peu serré où son torse souple et ses seins mignons de jeune fille
étaient à l’aise.

Elle se trouva en chemise. Sa peau très brune s’opposait vivement à la
blancheur éclatante du linge: on eût dit une petite négresse; agile et
de mouvements parfaits, avec des lèvres rouges et des dents blanches; il
y avait je pense du sang maure dans ses veines... Il faisait chaud: elle
se mit nue, et elle allait et venait dans la chambre, sans pudeur ni
impudeur, insouciante et très jolie.

Alors je la pris dans mes bras et je la caressai. Elle me disait des
choses gentilles et incompréhensibles. Puis j’emportai sur le lit cette
petite bête innocente, et je sus qu’elle avait eu raison de me choisir
et que point n’est besoin de paroles pour bien s’accorder en faisant
l’amour. Je n’avais qu’à regarder ses yeux et sa bouche pour deviner
tous ses désirs, et, si je l’étreignais, son mignon corps qui se
cambrait et m’enlaçait disait tout ce qui se passait dans sa vie et ce
que nul mot n’aurait pu m’exprimer mieux. Rosita, petite chair brûlante,
tu le savais bien que la parole n’est faite que pour énoncer des idées,
et qu’elle est superflue ou vaine pour se transmettre des sensations.

Il faisait lourd. La sueur nous mouillait. Par les fenêtres grandes
ouvertes, j’entendais dans la rue des gens passer et parler leur langage
inconnu... Je ne voulais pas dormir, car, de temps en temps, à l’autre
bout de l’appartement, je distinguais une voix d’homme... J’enlaçais la
Rosita, et je sentais dans ses cheveux une odeur d’épices. De tout cela
étrange, lointain et différent, je jouissais.

Quand nous ne nous embrassions pas, c’est alors que la parole nous
faisait faute. Mais nous essayions tout de même d’entamer une
conversation. En comptant sur ses doigts elle me dit son âge qui était
dix-sept ans. Puis je lui fis savoir par gestes que jamais je n’avais
dormi avec une femme si brune... Mais les sujets de conversation par ce
moyen sont assez rares. Et on les épuise vite. Pour ne pas rester à
court, nous nous enseignions maintenant le langage de nos pays
respectifs. Je désignais ses yeux et je disais: Les yeux, elle disait:
Ochos. Puis son nez, et elle: Al nas; sa bouche: la boca; ses seins: las
tetas; et son ventre: la panxa; et ses jambes: las camas, et ses mains:
las mas... Ensuite je lui disais qu’elle était jolie: O hermosa, ô
mignoneta!

Parfois on entendait dehors un claquement de mains, c’était quelqu’un
rentrant qui appelait le sereno; celui-ci avec son bruit de clés,
arrivait en courant.

Rosita se mit à chanter, je l’écoutai en extase. Jamais les chansons
espagnoles si violentes et si sauvages, et où toute l’âme de la race
crie, ne m’ont autant saisi. Elle jetait des paroles, de sa voix rauque,
et passionnément je l’écoutais. Quand elle avait fini: Mira (regarde),
disait-elle, et elle m’envoyait un baiser;--je l’embrassais alors avec
une passion doublée de tout ce que j’avais senti vivre dans sa chanson.

Elle voulut que je chantasse aussi. Je lui dis une ou deux chansons de
café-concert, les plus connues et les plus populaires. En répétant cela
après l’avoir écoutée, j’étais honteux de ce qui se chante chez nous, de
ces pauvretés et de cette mélodie niaise. Mais elle, elle ne s’en
lassait pas, elle trouvait cela beaucoup plus beau que ce qu’elle avait
chanté. Elle voulait que je continuasse toujours. Et elle me demandait:
«Canta, canta... canta, toi.»

... Il y eut une discussion dans la rue. J’épiais... Quand nous ne
causions pas, je regardais le bec de gaz qui brûlait au milieu de la
chambre... Elle me disait: An qué pensès? Je répondais: Nada... Alors
elle voulut me dire une phrase très longue à laquelle je n’entendis
goutte. Elle la recommençait, elle cherchait une façon de se faire
comprendre. Et je ne saisissais point. Compren? compren? disait-elle. Et
moi: No. Elle hochait la tête d’un air désolé: Ah!... quès mal da no
entendre pas el francès, quès mal!...

Un coq chanta. Il était très tard,--ou très tôt. Dans la rue on
n’entendait plus rien; toutes les maisons dormaient. La voix de l’homme
qui parlait hier soir à la tia s’était tue. Comme il ne m’était encore
rien arrivé, je me rassurai... Et je m’endormis.

                   *       *       *       *       *

... Quand je me réveillai, il faisait grand jour, il y avait beaucoup de
tapage dehors. La petite Rosita dormait doucement près de moi. Rien dans
la chambre n’était troublé. Mes vêtements pendaient à leur place.
J’étais décidément chez une honnête tia.

Je me levai. Je m’habillai. Je retrouvai les douros dans ma poche, et je
les alignai sur la table.

Rosita qui s’était levée, fit rebondir les grosses pièces et les
rattrapa dans sa main, comme on fait en Espagne pour éprouver la bonté
de la monnaie. J’aurais voulu lui donner autre chose, pour la remercier
particulièrement de m’avoir départi tant de plaisirs, malheureusement, à
cause de ma précaution je n’avais guère dans mes poches qu’une
quarantaine de sous en menue monnaie. Je les lui offris en m’excusant
par gestes du peu. Mais à cette idée que je n’avais rien d’autre sur moi
elle fut saisie de compassion, et elle me rendit exactement dix-neuf
sous, en me suppliant de les accepter. J’ai trouvé cela adorable, et ces
dix-neuf sous je les ai mis dans mon gousset en bénissant le Seigneur
d’avoir créé une enfant divine comme la Rosita, et de m’avoir permis de
la connaître.

                   *       *       *       *       *

Je partis. Elle me donna un baiser exquis, un baiser d’enfant amoureuse.
Dans le couloir je rencontrai la tia en corset, ce qui était un
spectacle invraisemblable et qui mit le comble à mon bonheur. Elle me
salua d’un sourire et d’un buenes maternel.




V


La nuit suivante, nous quittâmes Barcelone par mer.

Raymond avait à la fin trouvé quelque apaisement chez la dame bien
élevée que nous avions visitée l’autre soir.

Le bateau se mit en mouvement à quatre heures; l’aube blanchissait le
ciel. Je m’étais réveillé en sentant que nous n’étions plus immobiles,
dressé sur ma couchette je regardais par le hublot les quais défiler
lentement le long de l’eau livide et morte. Le port entouré de ses
portiques passait devant moi; les lourds navires, amarrés à côté les uns
des autres, se succédaient. La colonne de Christophe-Colomb parut,
triomphale, se détachant sur le ciel clair. Puis ce fut Montjuich,
dressant sa masse énorme au-dessus de la ville. Enfin, ayant longé les
jetées, nous passâmes le phare et nous entrâmes dans la mer libre...
Alors, ne voyant plus par mon hublot qu’une plaine glauque et mouvante,
je me rallongeai sur ma couchette.


_Août-septembre 1903._




TABLE DES MATIÈRES


                               Pages.
  Le Chalet dans la Montagne        1
  Voyage à Florence               109
  Chausey                         161
  Sensations anglaises            207
  Nuits d’Espagne                 225


PARIS.--L. MARETHEUX, IMPRIMEUR, 1, RUE CASSETTE.--10411.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHALET DANS LA MONTAGNE ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.