Contes extraordinaires

By Ernest Hello

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Title: Contes extraordinaires

Author: Ernest Hello

Release date: November 12, 2025 [eBook #77222]

Language: French

Original publication: Paris: Perrin et Cie, 1921

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES EXTRAORDINAIRES ***





  ERNEST HELLO

  Contes
  Extraordinaires


  PARIS
  LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
  PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35

  1921
  Tous droits réservés.




PRÉFACE


Voici un livre de contes. Il fait suite à mes ouvrages. Il n’arrive pas,
en qualité d’exception, comme un travail d’un genre à part. Il dit, en
un autre langage, ce que j’ai déjà dit; il escorte, il accompagne, il
commente, il résume mes pensées et mes écrits.

Ceux qui me connaissent, me reconnaîtront.

J’ai voulu donner le corps d’un récit aux vérités que j’exprime
habituellement: ceux qui, dans mon livre de _l’Homme_, ont lu _le Veau
d’or_, ne seront pas étonnés de lire _Ludovic_ dans mon livre de contes.

La science sans Dieu et la science avec Dieu, étudiées aussi dans le
livre de _l’Homme_, seront reconnues par le regard intelligent qui se
fixera sur _Les Deux Étrangers_, etc., etc.

L’homme est quelquefois en armes contre la vérité. Quand elle vient à
lui, sous la forme sévère d’une théorie, il se raidit quelquefois, et
cherche, dans son arsenal, des traités pour la repousser.

La vérité, qui veut bien revêtir la forme du conte, ne dit pas son nom
tout d’abord. Elle s’adapte aux préférences de l’homme, toujours enfant,
avide de faits et de récits, elle lui parle avec bonté. Elle parle
maternellement, et pénètre, cachant ses armes, dans l’intelligence
désarmée qui l’écoute et qui l’accueille.

Le conte est la parole humble et solennelle, mystérieuse et
bienveillante, des grandes vérités.

Le conte est en lui-même une des formes les plus antiques, les plus
profondes, les plus fécondes, et j’oserais dire les plus vénérables de
la parole humaine. Toutes les grandes vérités ont des contes autour
d’elles. Le mot de conte, dont le langage mauvais et profane a fait le
synonyme du mot mensonge, ce mot de conte devrait précisément être
réservé à l’expression des choses vraies. Dans le conte, la chose
extérieure, le récit est la création de l’écrivain. Mais la chose
intérieure, l’idée, le fond est le patrimoine de l’humanité. L’habit du
conte est taillé par l’auteur. Son corps appartient au dépôt des vérités
universelles.

Les contes par lesquels on berce les enfants profanent quelquefois la
majesté du conte en même temps que celle de l’enfance.

Le conte est l’expression d’une idée sous la forme d’un fait. Il est
adapté à l’homme qui a un corps et une âme.

Le conte est la complaisance d’une haute vérité morale qui veut bien
prendre la forme d’un récit pour entrer plus facilement dans l’oreille
humaine. L’homme aime qu’on lui raconte quelque chose. La vérité morale
se penche, se plie à son tempérament, et, prenant la forme qu’il aime,
s’introduit, sans le prévenir, dans son intelligence.

Ce livre commence et finit par la recherche du Nom de Dieu.

La recherche du Nom de Dieu est le drame de la vie humaine.

Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant, dit saint Pierre à
Jésus-Christ. La terre, depuis quatre mille ans, attendait cette
profession de foi.

La recherche du Nom de Dieu qui est la vie des sociétés, est aussi la
vie des individus.

La vie des sociétés s’appelle l’histoire.

La vie des individus s’appelle le drame.

Drame vient de δραω, faire. Chacun de nous fait quelque chose, le bien
ou le mal.

Chacun de nous affirme ou nie le Nom de Dieu.

Mais il est un autre nom qui ne sonne pas comme le Nom de Dieu, il rend
un son tout à fait opposé. Et, à chaque instant, dans la vie, dans
l’histoire, dans la religion, dans l’Écriture sainte, il est suscité par
le Nom de Dieu, et appelé par lui, rapproché de lui mystérieusement.

Ce nom, c’est le nom du pauvre.

Le pauvre, dit David, est celui qui est abandonné à Dieu.

Il est la part de Dieu, et Dieu est son vengeur.

Or il y a mille espèces de pauvres. Le pauvre est celui qui a besoin, et
il y a mille espèces de besoins. Quiconque sent quelque part, au fond de
lui, un vide quelconque, est le pauvre dont je parle.

Ce livre semble placé entre deux noms, le Nom de Dieu et le nom du
pauvre, comme un pont jeté entre deux abîmes.

                   *       *       *       *       *

Les hommes sont guidés, dans leur pèlerinage terrestre, comme les
Hébreux dans le désert, le jour par une colonne de nuée, la nuit par une
colonne de feu. Le drame de la vie a un côté évident et un côté
mystérieux. Les lois qui régissent la vie ont des évidences; elles ont
aussi des mystères.

Je me suis particulièrement attaché dans ce livre à regarder le mystère.
Nul homme ne sait, dit l’Esprit-Saint, s’il est digne d’amour ou de
haine.

Parole terrible!

Cette parole terrible et habituellement oubliée se place, dans mon
esprit, à côté d’une autre parole terrible et habituellement oubliée, le
péché par omission.

Seigneur, quand est-ce que vous avez eu faim et que nous ne vous avons
pas donné à manger? Quand est-ce que vous avez eu soif et que nous ne
vous avons pas donné à boire?

Le péché par omission est le moins remarqué des péchés, puisqu’il
consiste non dans un acte, mais dans une absence d’acte. Or l’absence
est une chose importante, mais cachée. L’absence ne parle pas, ou elle
parle de si loin qu’on n’entend pas cette voix affaiblie par la
distance. L’absence la plus cruelle, c’est l’oubli. J’ai voulu parler
des oubliés, des hommes de génie, des pauvres.

J’ai voulu les rappeler au souvenir des autres.

Beaucoup parlent de charité, sans savoir ce qu’ils disent. On dirait
que, dans leur bouche, ce mot n’a plus de son, comme s’il était prononcé
sous la machine pneumatique.

J’ai essayé ici de faire retentir ce mot: _Charité_, dans l’air
respirable, dans le champ de la vie.

Quelques-uns lui donnent une signification presque méprisable: _faire la
charité, recevoir la charité_.

Cependant Dieu est charité, dit saint Jean.

La charité est si glorieuse, qu’elle sera la fête de l’éternité. En ce
monde, elle a des aptitudes prodigieuses et généralement inconnues. J’ai
voulu montrer en acte quelques-uns de ses effets et quelques-uns des
effets de son absence.

La charité, outre ses effets évidents, a des effets mystérieux. Elle a
des contre-coups, elle a des échos; elle fait germer et fleurir des
splendeurs inattendues.

La charité, qui voit un peu de bien et qui l’aime, produit là où elle a
daigné voir ce bien, un bien plus grand. Elle a daigné voir le germe, et
elle fait grandir l’arbre.

La sympathie développe le bien et atténue le mal chez la personne
qu’elle atteint. La sympathie ne se borne pas à voir, elle agit. Elle
développe ce qu’elle aime, et combat ce qu’elle redoute.

L’antipathie atténue le bien et développe le mal. Elle éteint la mèche
encore fumante, elle brise le roseau à demi brisé.

Le conte des _Deux ennemis_ contient peut-être un germe d’étonnantes
réconciliations. Le regard que nous jetons les uns sur les autres a
d’admirables fécondités, s’il est charitable. Et celui-là voit ce que ne
voient pas les autres; car voici une des gloires de la charité, la plus
oubliée peut-être et la plus mystérieuse de toutes:


ELLE DEVINE

Le monde est un trompe-l’œil, immense, épouvantable.

La valeur et la grandeur des choses y sont effroyablement dissimulées.

La réalité et l’apparence se livrent un combat à outrance; la terre où
nous vivons est leur champ de bataille.

Or il arrive souvent que l’apparence l’emporte, et, alors, l’homme est
en danger.

Il est en danger de périr, corps et âme, dévoré par le monstre de
l’apparence.

J’ai voulu prendre la défense de la réalité. J’ai voulu combattre le
meurtre de l’apparence. J’ai voulu confondre l’imposture de ce bas
monde.

Ce livre, disais-je tout à l’heure, commence et finit par la recherche
du Nom de Dieu. Ludovic, matériellement avare, cherche le Nom de Dieu
matériellement. Le grand monarque asiatique, idolâtre de lui-même et
avare en esprit, cherche le Nom de Dieu spirituellement. Ces deux
mauvais riches ont trouvé, dans l’oubli du pauvre, la perte de leurs
richesses. Au milieu du volume, dans: _Caïn, qu’as-tu fait de ton
frère?_ une folie intelligente frappe un autre mauvais riche, qui a
repoussé l’homme de génie, au jour de la détresse.

Devant la porte de tous les trois, le Lazare était assis, blessé et
suppliant. Pour avoir oublié le Lazare, l’un perd son or, l’autre, sa
raison, le troisième sa majesté.

Ernest Hello.




Contes extraordinaires




LUDOVIC


I

La famille S*** était riche immensément. M. Ludovic S*** pouvait avoir
cinquante ans; sa femme Amélie en avait bien quarante; sa fille Anna,
quinze ou seize. Ils habitaient, rue de la Paix, un hôtel magnifique
dont ils étaient propriétaires. Ils avaient dix voitures et vingt
chevaux.

L’hiver, le spectacle et le bal remplissaient leurs nuits. On dormait le
matin, puis on s’habillait vers deux heures de l’après-midi. De quatre à
six heures on allait au bois, on dînait; on s’habillait encore; on
allait au théâtre ou en soirée, à moins qu’on n’allât au théâtre et en
soirée.

L’été, c’étaient des voyages en Suisse, en Italie, ou bien de longs
séjours dans une magnifique propriété située près d’Angers, sur les
bords de la Loire.

Et aucune dame ne rencontrait Amélie sans se dire: Est-elle heureuse! et
aucune jeune fille ne voyait Anna sans songer aux innombrables
conditions de bonheur qu’elle semblait posséder.

Dans le monde, les deux femmes étaient fort gaies. Quand elles étaient
reçues, elles avaient l’air en fête. Quand elles recevaient elles-mêmes,
elles étaient toujours moins gaies.

Ludovic le père, Ludovic l’époux, ne riait pas, et quand il était là,
les deux femmes ne riaient plus. Personne ne savait pourquoi un nuage se
formait à son entrée, ni de quelles vapeurs ce nuage était fait,
cependant le fait était constant.

Un jeune homme dont la fortune était médiocre demanda Anna en mariage.
Anna et sa mère inclinaient pour la réponse affirmative.

Le père refusa.

--Notre fille, dit Amélie, est assez riche pour deux. A quoi lui sert sa
fortune, si, au lieu de lui apporter sa liberté, elle lui apporte
l’esclavage?

Le regard de Ludovic fut effroyablement dur et sa bouche resta muette.
Anna hasarda en vain quelques paroles tremblantes.

Ludovic répondit à la famille du jeune homme que sa fille refusait, et
que, malgré ses instances, il n’avait jamais pu la décider.

                   *       *       *       *       *

Le soir de ce jour-là, il donnait à la cuisinière des ordres singuliers,
imprévus et inexplicables, qui diminuaient pour toujours le menu des
repas.

Le lendemain, il lui reprocha, au déjeuner, d’avoir mis trop de beurre
dans l’omelette.

Quand les deux femmes furent seules:--Anna, ma fille, dit Amélie, nous
sommes perdues!

Quelques jours après, Ludovic leur annonça à toutes deux qu’il venait de
vendre la propriété où elles trouvaient, pendant les mois d’été,
l’ombrage et la fraîcheur.

Quelques mois après, il leur annonça qu’il venait de vendre l’hôtel où
elles trouvaient, pendant les mois d’hiver, les aises et les splendeurs
parisiennes. Ces déclarations se faisaient en peu de mots et d’un ton
bref.

La passion de Ludovic avait grandi petit à petit, comme un nuage chargé
de tonnerre monte lentement. C’est d’abord un point noir, puis le ciel
s’obscurcit à l’horizon; puis l’ennemi s’approche avec de sourds
grondements; puis la colère éclate, et le laboureur voit le travail
d’une année perdu en dix minutes.

                   *       *       *       *       *

Les commencements avaient été insensibles. C’étaient des économies
imperceptibles que la grande fortune rendait étranges, mais qui, par
elles-mêmes, n’étaient pas désastreuses. C’étaient des détails,
c’étaient des riens; mais quelquefois Amélie, devant ces riens, avait eu
le frisson. L’avarice, ce monstre gigantesque, l’avarice tenait tout
entière dans chacun de ces riens imperceptibles: elle y tenait tout
entière avec toutes les fureurs et toutes les folies.

Les dix voitures furent vendues, non pas ensemble, mais une à une. Les
domestiques furent congédiés. Chaque chose était presque inaperçue, la
masse des choses pesait comme l’orage ou le cauchemar. Il y avait telle
économie sur la bougie ou le café qui, vue dans l’ensemble, devenait
fantastique.

Mais qu’est-ce que Ludovic faisait des sommes considérables que lui
rapportait la vente de ses biens? Personne ne le savait!

L’hôtel vendu, la famille partit.


II

Trois ans plus tard, l’attention du quartier Graslin était attirée à
Nantes par une maison dont l’aspect était singulier. Il y avait un homme
et deux femmes, et personne dans les environs n’aurait pu dire si ces
gens-là étaient riches ou pauvres. Le portier de la maison, qui savait
tant de choses, ne le savait pas. Il interrogeait les domestiques; les
domestiques ne répondaient pas, ou bien ils étaient astreints à une
discrétion effrayante.

Je dis effrayante, car en ce monde relatif qui ressemble à un mur
mitoyen, dans ce monde plein d’à peu près, les choses complètes,
parfaites, et qui ont l’air absolu, font presque peur.

                   *       *       *       *       *

Regardons par la fenêtre comme notre position nous en donne le droit, ou
perçons le plafond, enfin pénétrons dans l’intérieur de cette maison
mystérieuse. Ici demeure M. Ludovic S*** avec sa femme et sa fille.

Quand les deux femmes sont seules, elles se souviennent encore des
splendeurs d’autrefois, elles osent avoir des regrets, presque des
espérances! Elles osent pleurer; parfois même elles osent encore rire.
La vie palpite en elles et entre elles. Mais quand paraît celui qui
pourtant est le père et le mari, les cœurs cessent de battre.

La mort est assise sur son front comme une reine sur son trône. De là
elle donne ses ordres et elle est obéie avant d’avoir parlé. Les deux
femmes ont peur. Leur conscience, soumise au despotisme de l’idole, leur
reproche presque les restes de leur fortune, comme des trésors volés à
l’idole et réclamés par l’idole. On dirait que tout ce qui leur a
appartenu était la propriété, la chose du dieu caché qui est l’or, et
qu’elles volent ce qu’elles ne vendent pas.

On dirait qu’elles lisent dans les regards de ce grand prêtre qui
s’appelle Ludovic, les reproches de ce dieu qui s’appelle l’or. Chaque
jour l’aisance diminue, chaque jour quelque chose disparaît de la
maison, chaque jour le front du maître est plus sombre et son regard
plus soupçonneux, chaque jour le cercle des dépenses permises se
restreint, chaque jour le champ des économies se dilate effroyablement.
Ludovic fait des efforts pour qu’on l’invite à dîner. Il cherche des
prétextes pour ne pas rendre. Autrefois, il en cherchait de plausibles,
et quand il n’en trouvait pas, il se résignait. Maintenant il ne se
résigne plus, il trouve des prétextes; quand il n’y en a pas, il en
invente d’absurdes. Il n’invite jamais. La santé de sa femme est le
dernier prétexte qui surgit dans l’absence des autres, et, un jour, il
lui fit une scène dans l’espérance de la voir indisposée et incapable de
recevoir. Ce jour-là, Amélie dit à sa fille:

--Prépare-toi à de grands malheurs. Cette maison n’est pas faite pour
nous. Nous irons dans quelque masure d’où nous sortirons pour aller au
cimetière.


III

La misère et la pauvreté sont deux choses bien différentes. Trois ans
après l’échec du mariage d’Anna, Ludovic, sa femme et sa fille
demeuraient à Hennebont dans une rue qui monte vers l’église, et
n’avaient pas l’air d’être pauvres au dernier degré, mais ces trois
personnes avaient l’air misérable plus qu’il n’est possible de l’être
ici-bas. Quelque chose de sordide se voyait ou se devinait partout.
Quand, à table, Ludovic versait du vin à sa femme ou à sa fille, la
lenteur de son mouvement semblait leur reprocher de ne pas lever le
verre assez vite. S’il s’agissait de servir le café (une goutte de café
était encore permise au commencement du séjour à Hennebont; elle fut
bientôt abolie), s’il s’agissait donc de servir cette dernière goutte,
il se passait des scènes qui, pour être ridicules, n’en étaient que plus
atroces. De mois en mois le menu des repas diminuait. Ludovic voulait la
sobriété, qui, disait-il, prolongeait la vie. Il avait connu des gens à
qui les excès de la table avaient donné la pierre et la gravelle, il
avait sans cesse à la bouche ces exemples redoutables.

La toilette des deux femmes, qui avait commencé par devenir simple,
avait fini par devenir sale.

Bientôt elles portèrent, pendant l’hiver, des robes d’été. Le maître de
la maison déclara que l’habitude du feu était débilitante, qu’il fallait
suivre la nature, et que, puisqu’il fait froid l’hiver, c’est que le
froid nous est bon, et que tout le luxe dont les femmes s’entourent ne
sert qu’à les énerver.

Une contrainte glaciale régnait dans la maison. Si quelqu’un y entrait,
celui-là croyait entrer sous le récipient d’une machine pneumatique. Il
n’y avait pas d’air respirable. Même quand l’argent n’était pas en jeu,
on sentait dans la maison une économie monstrueuse qui s’appliquait à
tout. Ludovic respirait à peine, comme s’il eût voulu économiser l’air,
et on osait à peine respirer en sa présence. Il eût eu peur de dire
bonjour avec un peu trop de chaleur, dans la crainte de donner quelque
chose, et quand il saluait, sa main, en touchant son chapeau, avait
l’air d’user le chapeau. En sa présence on osait à peine s’asseoir, de
peur d’user sa chaise, à peine parler, de peur d’user ses oreilles en
les obligeant d’écouter. Il avait toujours l’air de défendre quelque
chose, et quand on l’avait rencontré, on aurait voulu l’indemniser des
frais qu’il venait de faire. L’intention d’économiser jetait sur la
maison comme un couvercle de plomb, et quand l’argent n’était pas
exprimé, il était sous-entendu. Il remplissait tout de sa présence
invisible et immense, car l’idole singe la divinité.

                   *       *       *       *       *

Un jour, Ludovic venait de vendre son plus beau domaine. Il avait un
million en or entre les mains. Il était là, devant la masse jaune, lui
parlant comme si elle eût pu l’entendre. La placer, c’était s’en
séparer. Comment se séparer d’un tel monceau d’or? Il se serait plutôt
arraché le cœur, mais que faire? une armoire? Mais si quelqu’un
devinait! Et les fausses clés! Et les voleurs! Ah! les voleurs! ce mot
produisit sur Ludovic un effet magique. Le voleur n’était pas pour lui
un criminel ordinaire. C’était un sacrilège, c’était celui qui met la
main sur la Divinité, c’était le violateur du sanctuaire, le profanateur
du saint des saints. Il y pensait le jour, il y pensait la nuit. Entre
lui et le voleur il y avait une certaine relation continuelle, intime et
profonde. Le voleur avait pour lui les proportions fantastiques qui ne
lui faisaient pas perdre sa réalité.

Enfin, que faire? Il se décida pour une armoire qui était dans sa
chambre à coucher et dont il gardait toujours la clef sur lui, comme un
pharmacien celle de l’armoire aux poisons. Avant de se coucher, quand il
avait dit bonsoir à tout le monde, il s’enfermait seul dans la chambre
fatale, ouvrait le tiroir et comptait. Pendant quelque temps il compta
une fois, puis deux fois, puis trois fois.

Il craignait de s’être trompé. Il craignait que certaines pièces
n’eussent glissé dans certaines fentes. Il craignait que quelque main à
la fois profane et invisible n’eût commis quelque attentat, cet attentat
que lui-même n’osait plus nommer; car le nom du voleur qu’autrefois il
prononçait sans cesse ne sortait plus maintenant de ses lèvres. Il
craignait sans savoir quoi; mais il avait peur. Après avoir compté trois
fois le soir, il fit un énorme progrès. Il se leva la nuit pour compter.

Il se défiait de sa femme et de sa fille. Si elles découvrent la
cachette, pensait-il, il faudra en trouver une autre. Mais comment
m’assurer qu’elles ne l’ont pas déjà découverte? Si je faisais une
épreuve?

De sa femme et de sa fille que craignait-il? Nul n’aurait pu le dire et
lui-même n’en savait rien. Mais l’adoration a des profondeurs qui
réclament la solitude, et le mystère est son attrait.

--Si je faisais le mort, une fois, la nuit! pensait-il.

--Je verrais bien si, me croyant mort, elles ouvriraient cette armoire!

Il s’arrête à cette idée.

Par une nuit d’hiver bien sombre et bien froide, Amélie et sa fille
entendirent sortir de la chambre de Ludovic des gémissements
inarticulés. Elles accourent et le trouvent au milieu de la chambre,
immobile, gisant à terre, sans parole et sans souffle, semblable à un
homme qui, ayant essayé de se traîner pour demander secours, serait mort
avant d’atteindre la porte. Les deux femmes s’empressèrent autour de
lui, et lui prodiguèrent les soins que leur intelligence, sinon leur
tendresse, leur suggéra. Tout fut inutile, on le frotta, on essaya de le
réchauffer, tout fut inutile.

Enfin Amélie dit à Anna:

--Veille près de ton père. Je vais chercher un médecin.

A ce mot de médecin, le mort se réveilla.

Lui qui pensait à tout, il avait oublié ce danger si évident. Une
consultation à payer était au bout de son expérience. Le danger le
décida à terminer son épreuve. Il voulut parler et se prouver vivant.
Mais il arriva une chose étrange. Cette impossibilité de parler qu’il
simulait devint tout à coup réelle. Sa langue était embarrassée, sa main
aussi. Ses membres raidis par le froid venaient de sentir une première
atteinte de paralysie. Le faux mort devenait un vrai mourant. C’était
quelque chose d’horrible. Mais comme il avait simulé le mort, il
dissimula la maladie, par peur du médecin. Comme s’il eût espéré puiser
la force dans la contemplation de son dieu, il jeta sur le tiroir secret
un regard désespéré, fit pour parler des efforts inouïs, y parvint à peu
près et défendit d’une voix balbutiante qu’on appelât un médecin.
L’attaque passa à peu près. Cependant la bouche était toujours de
travers, et la paupière supérieure de l’œil droit s’abaissait
difficilement.

Vous croyez peut-être qu’ayant offert sa santé en sacrifice à son or et
passé une nuit d’hiver, à moitié nu, sur le plancher, il fut au moins
content de l’expérience? Car les femmes n’avaient point songé à ouvrir
le tiroir. Content? Pas le moins du monde. Ses inquiétudes
redoublèrent.--Anna, se disait-il, a surpris mon regard, quand j’ai
ouvert les yeux. Elle avait l’air étrange, elle avait l’air d’une
criminelle!

En effet Anna pouvait avoir un air étrange. La jeune fille s’apercevait
pour la première fois, avec un tremblement de cœur singulier, que
peut-être sans s’en douter elle désirait la mort de son père. Cette
apparition de son désespoir, qui la rendait criminelle à ses yeux,
l’épouvanta tout à coup et le père se trompa sur l’émotion de sa fille.

Les crimes ont des contre-coups jusque dans le cœur de leurs voisins.

                   *       *       *       *       *

--Elle a suivi mon regard vers le tiroir, pensait Ludovic, et elle se
doute de quelque chose. La preuve, c’est que tout le reste de la nuit
elle s’est tenue de ce côté de la chambre; elle s’appuyait de temps en
temps sur la commode, qui est près de l’armoire. Elle avait suivi mon
regard. Malheureux que je suis, ma prudence n’a servi qu’à me trahir! Il
faut que je cherche une autre cachette.

La famille S***, jadis immensément riche, était donc devenue pauvre. Par
où avait disparu sa fortune? On n’avait pas vu la catastrophe, et on en
voyait le résultat. On n’avait pas vu les choses qui causent et
accompagnent ces changements de situation et on voyait celles qui les
suivent. La ruine était venue, et elle s’était assise et personne ne
l’avait vue entrer. Ludovic avait d’abord vendu les parties les plus
excentriques de ses propriétés, puis les autres parties, puis les
maisons, puis la maison, la dernière, celle où habitait la famille. On
s’était réfugié dans une maison louée, mais spacieuse encore, puis dans
une petite, puis dans une très petite. On avait vendu les objets de
luxe, puis les objets utiles, puis les objets très utiles, puis les
objets presque nécessaires, puis les objets absolument nécessaires.

On avait passé de la richesse à l’aisance, puis de l’aisance à la
médiocrité, puis de la médiocrité à la gêne, puis de la gêne à la
misère, puis de la misère à la misère noire, et dans cette maison
dévastée, ravagée, morne, désespérée, silencieuse, Amélie et Anna se
disaient l’une à l’autre:--Nous sommes plusieurs fois millionnaires! Il
cache l’argent quelque part.

On disait IL, car ce mot-là remplace volontiers le nom de celui qu’on
aime ou de celui qu’on déteste. Les deux femmes n’avaient pas d’amis,
car ce sont les richesses visibles qui les attirent, ce ne sont pas les
richesses enfouies. Plus d’amis, excepté un chien.

Mirro était fidèle. Mirro n’avait pas fait comme les hommes, il n’avait
pas disparu avec l’opulence. C’était un énorme _toutou_, gros comme un
chien de Terre-Neuve, souple, mou, tendre, grognard, aux dents pointues,
aux yeux jaunes, caressant, mais caressant comme jamais on ne l’a été.

Souvent, dans leur désespoir morne et muet, les deux femmes s’étaient
laissé consoler par Mirro, Mirro, qui ne savait rien, Mirro gai malgré
tout, et plus tendre seulement depuis qu’on était malheureux, comme si
la tendresse lui eût donné ce qu’il fallait d’intelligence pour deviner
quelque chose. Et comme la ration de pain et de viande diminuait chaque
jour, ainsi que dans une ville assiégée, Anna avait quelquefois partagé
avec Mirro une pitance à peine suffisante pour elle-même. Les deux
femmes se cachaient l’une à l’autre leur appétit pour ne pas trop se
déchirer le cœur. Il y eut des jours où elles aimèrent mieux souffrir
elles-mêmes que de voir souffrir leur chien. Cependant Mirro, quand le
repas était par trop court, ne demandait presque rien, on eût pu croire
qu’il avait compris.

Où donc était allée la fortune des deux femmes? On finit par le savoir.
Tous les soirs Ludovic s’absentait un moment. On le surprit. On le
surveilla. Il allumait une lampe d’abord, plus tard une bougie, plus
tard une chandelle et descendait par un escalier que lui seul
connaissait. Cet escalier conduisait dans un certain endroit où personne
de sa famille n’avait jamais pénétré.

De temps en temps, même le jour, il jetait de ce côté-là des regards
étranges. Et depuis quelque temps, il se levait la nuit.

Car la ferveur des ascètes, s’ils sont fidèles, va toujours en
augmentant.

C’était en sortant de là, encore tout brûlant de son colloque secret
avec le dieu caché, qu’il imposait à sa famille la vente d’un objet
précieux, ou quelque nouvelle privation, et peut-être avait-il un
certain plaisir, quand la chose était particulièrement cruelle. Il lui
semblait que l’or devait lui savoir gré et lui tenir compte des
sacrifices qu’il faisait et exigeait pour lui. Peut-être avait-il un
certain plaisir à voir pleurer sa femme et sa fille. Peut-être
offrait-il intérieurement leurs larmes à l’idole. Peut-être à genoux
devant son or, quand il était seul avec _lui_, car l’or était devenu
quelqu’un, peut-être lui disait-il, dans le langage de l’adoration, dans
le langage sans parole:--C’est pour toi que leur sang coule. Peut-être
trouvait-il dans les privations monstrueuses et volontaires qu’il
imposait et qu’il s’imposait une espèce de saveur âcre, la volonté de
souffrir et de faire souffrir pour quelque chose d’adoré. Il n’aurait
pas voulu agir sur des créatures insensibles.

Il voyait avec un certain genre de plaisir la ruine de cette maison
dévouée à l’or, de cette maison faite anathème sur qui la divinité de
l’or avait jeté ce regard terrible qui marque les victimes.

Sa femme et sa fille pleuraient de vraies larmes. Il en était bien aise,
il tenait à s’acquitter de ses fonctions. Il n’aurait pas voulu offrir
au Moloch épouvantable un sang versé sans douleur. Il tenait à entendre
crier sous la scie la chair des victimes. Il voulait offrir à l’or sa
famille et sa maison cruellement immolées, palpitantes et fumantes,
esprit et vie, chair et flammes.


IV

C’était quelque chose d’étrange que de voir Ludovic descendre dans la
cave. Il était évident qu’il s’y préparait comme à un acte religieux. Il
se cachait. Il y avait dans sa manière d’agir beaucoup de dissimulation
et de prudence; mais il y avait aussi quelque chose qui ressemblait à la
pudeur de l’adoration. Il avait les timidités du ravissement. Il ne
voulait pas être pris en flagrant délit d’extase. Peut-être même en
arrivait-il à l’humilité. Qui sait si devant son or il ne disait pas
secrètement:--Non, je ne suis pas digne? Qui sait si, au moment de
toucher l’objet adoré, sa main ne s’arrêtait pas? Qui sait si cette main
ne désirait pas une consécration? Il voulait que l’ombre de son amour
abritât ses rapports avec sa divinité. Il se cachait pour allumer cette
bougie, qui était devenue une chandelle. Il se cachait pour descendre.
Il se cachait pour remonter. Il inventait à son absence des prétextes
bizarres que le feu de ses yeux démentait. Car il avait un regard
particulier qui disait malgré lui à sa femme et à sa fille:--C’est là
que je vais.

Et elles tremblaient de tous leurs membres. Car elles sentaient que
l’idole de Ludovic allait demander à l’idolâtre quelque sacrifice
nouveau qui nécessairement retomberait sur elles. Car lui, à cause de
son amour, ne sentait pas le sacrifice, ou ne le sentait que dans la
mesure nécessaire pour le goûter. Mais elles, elles le sentaient
parfaitement et doublement. Elles le sentaient en lui-même, et elles le
sentaient dans l’horreur que leur inspirait sa cause.

Elles auraient mieux aimé avoir perdu leur fortune par quelque événement
extérieur, pour n’importe quel désastre ou révolution. Mais être tombées
de la richesse dans la misère parce que leur fortune s’était abîmée dans
leur cave, être dévorées vivantes par ce monstre sourd, aveugle et muet,
qui était là, invisible et tout-puissant, réclamant chaque jour une
proie nouvelle, mangeant le pain des deux femmes pauvres, comme il avait
bu le vin des deux femmes riches, c’était passer à la fois par les
douleurs de la terre, et par celles de l’enfer.

L’enfer! Elles en parlaient continuellement, quand Ludovic descendait
l’escalier. Elles étaient presque arrivées à croire que chaque soir il y
allait réellement, et quand il était dans la cave, devant son or,
offrant son cœur, son âme, son esprit, son corps, sa substance, sa femme
et sa fille, elles le voyaient au centre de la terre, adorant quelque
bouc ou quelque crapaud. Elles le voyaient au sabbat, et leur
imagination, qui avait l’air de les tromper, leur disait des choses plus
vraies et plus profondes que le tableau de la réalité.

                   *       *       *       *       *

Toute religion veut des sacrifices, et chaque soir, remontant l’escalier
sombre, après avoir adoré, Ludovic décrétait une immolation. Que
vendrai-je demain matin? Il promenait sur les restes de sa maison
désolée un regard menaçant. Sa femme et sa fille connaissaient ce
regard. Elles tremblaient devant lui. Ce regard qui s’allumait,
sinistre, dans la chambre mal éclairée, c’était le bûcher de l’idole sur
lequel une victime nouvelle allait être consumée, c’était l’éclair de
cette foudre hideuse qui tombait chaque matin sur la malheureuse
habitation. Il était sournois, ce regard, il était circulaire; il avait
l’air à la fois honteux et souverain.

Pendant que Ludovic était en bas, dans la solitude, dans le
recueillement, dans le silence, les deux femmes pensaient aux biens
spirituels et temporels que l’idole avait dévorés. Elles disaient
intérieurement:--Nous serions heureuses si le maître de la maison
n’était pas méchant. Il nous aimerait; l’union, la gaieté, l’aisance
régneraient ici. Nous ferions des heureux. Nous verrions des pauvres
sortir de chez nous, les mains pleines, et le visage gai. Nous verrions
rire quelquefois ceux qui pleurent si souvent.

Elles faisaient des châteaux en Espagne. Anna se voyait apportant chaque
jour aux enfants qui ont faim, sous les yeux de leur mère, non seulement
le pain, mais le gâteau, non seulement le gâteau, mais des sourires avec
des fleurs, avec des violettes au printemps, et des roses pendant l’été.
Car elle eût voulu donner non seulement le nécessaire, mais l’utile et
l’agréable.

Elle voyait, dans ce rêve de bonheur, la joie autour d’elle. Elle
devinait la joie qu’elle eût sentie elle-même, et tout à coup,
s’éveillant, elle voyait la tristesse et l’amertume présentes et réelles
s’augmenter des désirs auxquels elle venait de s’abandonner, désirs dont
la réalisation était à la fois si facile et si impossible. L’argent
était là, sous la main, prêt, inutile, demandant à être employé.

--Ma fille serait mariée, pensait Amélie. Elle ne me parle pas de son
avenir, et je n’ose pas l’interroger. Mais au fond que se dit-elle?

                   *       *       *       *       *

Cependant Ludovic, qui très souvent se mettait à genoux pour compter son
or, recommençait quand il avait fini, et recommençait encore et avait
l’air de lui dire:

--Oui, mon or, regarde. Je suis à genoux! pour toi j’ai tout sacrifié,
c’est pour toi que j’ai égorgé ma femme et ma fille et les pauvres
qu’elles nourrissaient. C’est pour toi que leur sang coule. C’est pour
toi que je me suis réduit moi-même à une vie misérable. Je pourrais
jouir en te donnant. Car tu représentes toutes les jouissances de la
vie. Mais je t’aime pour toi-même, je veux souffrir et te garder.
J’aimerais une vie large et facile. J’aimerais les réceptions;
j’aimerais les fêtes, j’aimerais les grands repas, les bals et les
voyages. Mais j’aime encore mieux savourer le plaisir de te sacrifier
tout cela. Et s’il n’y avait pas de sacrifice, où serait ton triomphe?
Oh! jamais, jamais, ni pour l’empire de la terre ni pour l’empire du
ciel, je ne consentirai à diminuer d’une pièce mon trésor, à compter mes
pommes jaunes, et à en trouver une de moins, une de moins! une de moins!

A ce mot: une de moins, Ludovic pâlissait. Et pour se rassurer lui-même
contre cette hypothèse épouvantable, comme on se rassure au réveil
contre les fantômes d’un rêve effrayant, il tâtait ses pièces d’or. Et
dès qu’il les tâtait, sa passion changeait de nature.

Elle devenait cette chose mystérieuse et terrible, qu’il faut appeler
avec une précision rigoureuse l’amour physique de l’or. L’or faisait
briller ses yeux et bouillonner le sang dans ses veines. Il mettait la
main sur sa poitrine, comme pour calmer les battements de son cœur.
Entre son cœur et son or une certaine attraction s’établissait,
mystérieuse et dévorante, qui usait sa vie et la consumait comme un
cierge devant l’autel.

Cet or semblait animé. Le sang et l’or allaient au-devant l’un de
l’autre. Ils avaient l’air de s’embrasser. Un jour, il se meurtrit les
mains en serrant convulsivement et maladroitement la chose adorée, une
goutte de sang vint au doigt meurtri, Ludovic vit cette goutte avec
plaisir. Le sang toucha l’or et l’or toucha le sang.

Entre le sang et l’or les effluves magnétiques couraient comme des
torrents. Par moments Ludovic regardait fixement l’or, et cette fixité
était effrayante, et il lui semblait que l’or le regardait aussi, et
qu’ils s’enivraient l’un de l’autre; que l’or attiré par son regard,
venait à lui, lui rendait sa passion. Ce n’était plus de l’attrait,
c’était de la fureur. C’étaient des embrassements qui, aux yeux éblouis
de l’adorateur enivré, semblaient des embrassements mutuels, donnés,
rendus, dévorants, dévorés.

                   *       *       *       *       *

Il y a, entre les passions, des différences accidentelles et des
ressemblances essentielles. Quand les ressemblances essentielles ont
dévoré les ressemblances accidentelles, quand une seule passion a
englouti toutes les passions, il se passe des choses effroyables. La
nature humaine s’entr’ouvre, comme la terre dans un tremblement; la
nature humaine s’entr’ouvre, laissant voir ses abîmes.

Alors le contre-nature approche. Le monstrueux gronde dans le voisinage.
La passion qui a dévoré les autres passions prend par moments leur
figure. Elle étale aux yeux de l’observateur une face qui n’est pas la
sienne, la face d’une autre passion, une face étrangère. Les passions
qu’elle a mangées lui circulent dans le sang, et la font bouillonner de
leur ardeur à elles. Sa fureur victorieuse emprunte quelque chose aux
autres fureurs de la nature humaine qu’elle a consumées, sans les
détruire, et dans les grondements de la passion qui s’assouvit, on
entend des bruits étranges et singuliers; ce sont les sanglots de
l’autre passion qui ne s’assouvit pas, ce sont les rugissements de la
passion égorgée.

                   *       *       *       *       *

Un soir, il arriva à Ludovic de se rouler sur son or. Dans les fureurs
de son amour, il fit rouler un tas de pièces, et le bruit de cette chute
le tirant de son extase, il pensa aux voleurs. Car il n’était pas assez
réveillé pour comprendre ce qui arrivait. Des voleurs! Il arma son
pistolet: personne ne vint, bien entendu, et il comprit son erreur. Mais
il ne se rassura pas. L’impression dura dans son âme plus longtemps que
dans son intelligence. Il pâlit et chancela. Il vit par la pensée la
scène qui eût pu avoir lieu. Il souffrit réellement presque autant que
si les voleurs eussent été là; il vit à quoi tenait l’idole, combien la
chose était fragile. Une sueur froide le couvrit de la tête aux pieds.
Il s’étendit sur son trésor comme s’il eût dit à quelqu’un:--Tu me
tueras avant de le toucher, avant même de le voir. On eût dit une
vestale devant le feu sacré qui s’éteint. Car, dans sa pensée,
l’attentat était commis. Le sacrilège était consommé.

Enfin il se remit.--C’était un rat, dit-il. Très bien; mais la porte
ferme mal. On ne confie pas l’or à un bois vermoulu, et vaguement
préoccupé d’une nécessité qui allait bientôt s’imposer à lui, il se
remit à compter. Une pièce manqua, ou du moins Ludovic le crut. Était-ce
une erreur de sa part? Une pièce avait-elle glissé dans une fente du
plancher? Quoi qu’il en soit, la chose est constante pour lui. Une pièce
manque. Tout à coup le trésor entier apparaît comme rien devant Ludovic;
la pièce perdue apparaît comme tout. Il eût volontiers donné le reste,
il le croyait du moins, pour retrouver la pièce qui manquait. Des
souvenirs d’enfance se présentent à lui, comme dans des moments
solennels. Ludovic revoit par la pensée un prêtre en chaire qui, aux
jours de sa jeunesse, commentait l’évangile de la drachme.--Cet homme
avait raison, pensait Ludovic; la femme a dû abandonner tout le trésor
pour chercher la drachme perdue. Ludovic recommença le compte. Cette
fois-ci, deux pièces manquaient.--Je ne sais plus compter, dit-il, mes
facultés s’altèrent. Cependant il était moins malheureux de deux pièces
perdues que d’une.--Il est impossible, pensait-il, qu’on m’ait volé ici
en ma présence, depuis tout à l’heure. Je me suis donc trompé. Mais il
est nécessaire que j’aie un coffre-fort! Et le prix de cet objet! Pour
garantir le trésor, il fallait l’entamer! Ludovic recula devant cette
dépense actuelle.--Non, dit-il, il n’y a pas de danger. C’est moi qui
baisse, ce n’est pas lui. Et, pour se rassurer, il pensa qu’il ne savait
plus compter. Il accusa ses facultés pour justifier son trésor; il
espéra que c’était lui, et non l’or qui diminuait. Cependant une vague
inquiétude, plus forte que ses raisonnements, grondait en lui. Et le
coffre-fort le suivit dans la journée, c’est-à-dire dans le sommeil; car
maintenant il dormait le jour. Enfin il annonça à sa femme et à sa fille
qu’il allait faire un voyage, sans s’expliquer sur la cause et la durée
de son absence. Il partit une nuit, vêtu d’une blouse.--Je me ferai
passer, se dit-il, pour un paysan, pour un domestique. J’irai à Lorient
où personne ne me connaît. Je dirai que je suis chargé d’acheter un
coffre-fort, et si le prix est trop élevé, il sera toujours temps de
partir. Je ne m’engage à rien, je vais essayer. Voilà tout.

Puis il enferma pour trois jours sa femme et sa fille chez lui, afin que
sans s’en douter elles gardassent le trésor. Il leur laissa Mirro et du
pain. Elles s’assirent terrifiées et attendirent.


V

Il partit à pied. Trois jours après, il était à Lorient. Pour se
consoler lui-même de la dépense possible, probable même qu’il allait
faire, il se disait chemin faisant:--Si j’avais fait comme les autres,
si j’avais placé mon or, que d’accidents possibles! J’aurais pu faire de
mauvaises spéculations. J’aurais pu perdre plus que la valeur du
coffre-fort et je n’aurais pas le coffre-fort.

Alors, comme un enfant qui se raconte une histoire effrayante, il se fit
à lui-même le récit d’une spéculation qu’il aurait pu faire. Il se
rappela un de ses amis, ruiné par un jeu de bourse. Le même malheur
aurait pu lui arriver, et il se figura à demi que le même malheur lui
était arrivé. Il se raconta le roman de sa ruine avec une vraisemblance
parfaite et des détails merveilleux. Il fit exprès un rêve épouvantable
dans l’intention de jouir du réveil prévu. Et il se dit au réveil:--Je
ne perds que le prix de mon coffre-fort, et j’assure au trésor complet
une sécurité éternelle. Non, non, je n’ai pas joué à la Bourse, non non,
je ne jouerai pas. Non, je suis prudent, et je mets fin pour toujours
aux possibilités renaissantes d’une inquiétude qui ruine ma vie. A
Lorient il se fortifia par ces pensées. En face du marchand, il se fit
un visage impassible, pour n’éveiller aucun soupçon.

--Montrez-moi, dit-il, plusieurs coffres-forts.

On lui en montra de plus ou moins solides. Les plus solides étaient
nécessairement les plus chers, et un combat, prévu par lui, se livra
dans son âme.

Habituellement il sacrifiait tout à l’or; mais ici, pour la première
fois, il fallait sacrifier l’or à lui-même. Il avait immolé les autres
choses de sa vie, y compris toutes les passions, à l’avarice; mais voici
que l’avarice entrait en lutte contre elle-même.

Un coffre-fort moins cher, mais un coffre-fort moins solide! Ou bien un
coffre-fort plus cher, mais un coffre-fort plus solide!

Moins d’or à donner aujourd’hui, mais moins de sécurité pour le trésor
complet! Plus d’or à donner aujourd’hui, mais plus de sécurité pour le
trésor complet!

Un déchirement moins grand, mais suivi d’une inquiétude éternelle, et
peut-être d’un regret affreux. Un déchirement plus grand, mais suivi
d’une tranquillité magnifique et merveilleuse.

Des images contradictoires tournoyaient devant ses yeux, et faisaient
pencher son âme vers des résolutions contradictoires. Tantôt il se
voyait payant, versant l’or, et le moins cher des coffres était encore
trop cher; il ne voulait plus rien. Le bois suffisait. Il adorait le
bois, il détestait son voyage.

Tantôt il se figurait le voleur et son invasion victorieuse, et son œil
injecté de sang se posait avec amour sur le coffre le plus invincible.
Cette dernière image entraîna sa résolution suprême. Mais quand il
voulut parler, les battements de son cœur lui coupèrent la respiration.
Il s’arrêtait à chaque syllabe; craignant d’être trahi par son
balbutiement, et désigné comme le riche achetant pour son compte, il fit
semblant de mal savoir le français. Alors le vendeur parla breton pour
le mettre à l’aise. Ludovic, ne comprenant pas, sentit grandir son
trouble. Pâle comme un mort, il désigna du doigt le coffre le plus
solide. Peut-être puisa-t-il dans l’accès même de son trouble la force
de faire ce choix. Car, ayant à peu près perdu conscience de lui-même,
il ne vit pas d’un coup d’œil le sacrifice tout entier. Il y a des
grâces d’état. L’obscurcissement de sa vue lui donna la force de payer.
La douleur physique de lâcher l’or vint au secours de son âme brisée. Le
trouble de son sang, quand ses doigts lâchèrent l’or, mit un nuage
devant ses yeux. Il agissait dans un demi-évanouissement, et la douleur
physique, amortissant la douleur morale, fit pour lui, pendant l’achat,
l’effet du chloroforme dans une opération. Le coffre n’était pas facile
à ouvrir, la clef ne suffisait pas.

Il fallait écrire des mots avec des lettres mobiles et tournantes sur
les cercles métalliques et tournants qui pivotaient autour de la
serrure. Cette précaution luxueuse, qui donne aux coffres-forts un air
de magie, rappelle le: Sésame, ouvre-toi. La clef seule ne servait à
rien. Celui-là seul pouvait ouvrir qui savait le mot fatal, et pouvait
faire tourner les cercles de façon à l’écrire.

Je renvoie le lecteur, pour plus de détails, à l’examen mécanique des
coffres-forts perfectionnés.

Pendant l’explication, Ludovic pâlit plusieurs fois. Le marchand se
disait: En voilà un qui a l’air échappé du bagne. Mais cela ne me
regarde pas. Il a payé: qu’il aille se faire pendre ailleurs!

Pour le retour, Ludovic acheta une barrique, y introduisit le
coffre-fort, et, vêtu en charretier, conduisit la charrette qui portait
le trésor.

--Au moins, se disait-il, à présent je suis en sûreté. Il n’y a plus
rien à craindre. Je réponds de mon avenir. Ainsi parlent les gens qui
viennent de signer leur arrêt de mort.

De Lorient à Hennebont, la route est pleine de côtes. Le regard de
Ludovic, plongeant dans les vastes horizons des montagnes, s’assurait à
toute distance, devant lui, derrière lui, qu’aucun ennemi n’était là.

Pendant une côte, comme il était descendu, pour diminuer la fatigue de
ses chevaux, il vit un voyageur qui suivait la route pédestrement. Le
voyageur, dont l’âme s’exaltait en face des chaînes de montagnes, et
dont la pensée grandissait avec l’horizon, était un jeune homme pauvre.
Voyant un malheureux roulier dont la tenue et la figure exprimaient une
misère inexprimable, il se trompa sur la nature de cette misère et
croyant rencontrer un homme à jeun depuis plusieurs jours, il s’approcha
discrètement de lui, et presque rougissant, lui mit cinq francs dans la
main.

Ludovic fit un mouvement où l’étonnement qui allait naître, mourut avant
de naître et mourut dans la joie. Il accepta, baissant la tête.

--Je ne me trompais pas, répondit le jeune voyageur qui avait autrefois
demandé Anna en mariage et qui passait, sans le reconnaître, auprès du
père d’Anna. Mais comme la misère rend sauvage!

Cependant, me direz-vous, la famille ne mourait pas de faim. L’argent
sortait donc quelquefois de la maison. Non! Une ferme qui était la
propriété personnelle et inaliénable d’Amélie fournissait en nature le
strict nécessaire.

Quand le strict nécessaire était dépassé, Ludovic vendait le surplus. Et
la chose transformée en argent ne bougeait plus désormais. Il se passait
ainsi un phénomène directement contraire à la nature des choses. La
nature des choses veut que l’argent, c’est-à-dire l’espèce, se
transforme en substance. La pièce de cinq francs peut devenir poulet ou
livre, nourrir le corps ou l’esprit, faire du sang ou des idées. Dans la
maison de Ludovic le contraire arrivait. Les choses naturelles se
changeaient en argent, non pas pour redevenir ensuite choses naturelles,
et rentrer dans le jeu de la vie, mais pour rester métal à jamais. Ce
n’était pas l’espèce qui devenait substance, c’était la substance qui
devenait espèce. La nature devenait métal. L’objet sortait alors de la
circulation, dépouillait sa forme périssable, et entrait dans son
immortalité.

Quand la barrique entra dans la cave, ce fut pour Ludovic un moment
solennel. Personne n’avait un soupçon, le voyage s’était fait avec une
tranquillité relative. Il remit au lendemain l’encaissement du coffre. A
la première visite que Ludovic fit à son trésor, il compta avec une
certaine anxiété. La pièce qui avait manqué ne manquait plus. Cette
circonstance l’épouvanta. Un voleur était-il donc venu prendre d’abord
et ensuite restituer? Est-ce que sa femme, est-ce que sa fille auraient
deviné? Est-ce que, tentées par l’or, poussées par la misère, repoussées
ensuite par le repentir ou par la peur, elles auraient pris et
rendu?--Quoi qu’il en soit, se dit Ludovic, je vais en finir avec ces
terreurs. Désormais je n’ai plus rien à craindre.

Quand un homme se dit: Désormais je n’ai plus rien à craindre,
habituellement son dernier jour approche.

La prétention au définitif est un défi porté à la force des choses, qui
s’irrite de votre sécurité, et se charge de vous prouver que le
provisoire est votre condition.


VI

Le lendemain, quand Ludovic installa le trésor dans le coffre, il sentit
redoubler le respect et l’adoration dont il tremblait devant son dieu.
En entrant dans le coffre, l’or lui parut encore plus vénérable. La
divinité augmentait avec la sécurité. Quand l’opération fut faite, il
regarda le coffre d’un œil fixe et ardent. L’or représentait tout, mais
le coffre représentait l’or. Quand pour la première fois elle ferma la
porte du tabernacle, la main de Ludovic tremblait. Oh! cette clef! où la
placer pour être sûr de ne pas la perdre! Il eût voulu la mettre au fond
de lui, dans son cœur.

Oui, mais ce n’était pas tout.

Il fallait choisir un mot qui, écrit avec les cercles secrets, était
aussi nécessaire que la clef à l’ouverture du coffre. Quel mot choisir?
Le mot allait devenir sacré lui-même. Le mot allait s’identifier avec
l’or. Le mot allait devenir au coffre ce que le coffre était à l’or, ce
que l’or était à la nature. Le mot allait devenir l’ange gardien de
l’or. Plus que cela, car sans le mot tout devenait rien.

Le mot allait devenir dieu.

Il y avait quatre cercles, dont il fallait quatre lettres. Voici le
grand jour, dit Ludovic, et il convint avec lui-même que le dernier mot
qu’il prononcerait en présence de son or aurait quatre lettres, et que
ce dernier mot serait le mot du jour, et que chaque jour le mot serait
changé.

--Voici le grand jour, dit-il, et avec les cercles métalliques il
écrivit: Jour.

Il trembla jusqu’au lendemain comme s’il eût craint de ne plus savoir
ouvrir le coffre. Il craignait, sans savoir quoi. Il touchait la clef
plusieurs fois par minute. Le lendemain, il descendit plus tôt qu’à
l’ordinaire. Il essaya; tout allait bien.

Ce jour-là, il jeta un regard de convoitise sur le trésor avant de
l’abandonner.

--On dirait que je désire cela, pensait-il. On peut donc désirer ce
qu’on possède. Tout cela est à moi: _aurum meum_. Et il adopta le mot:
_meum_. Le latin lui sembla doux à cause du secret plus grand. Un autre
jour, il écrivit: _amor_, et le lendemain: _meus_. Le surlendemain, il
écrivit: _Dieu_.

                   *       *       *       *       *

Il s’élevait de la pratique à la théorie, et venait de déifier l’or.

Le lendemain, à l’heure de la visite, heure qui s’avançait et
s’allongeait tous les jours ou plutôt toutes les nuits, le voici qui
descend comme à son ordinaire au lieu ordinaire, et là, au moment de
toucher le coffre, il s’arrête et demeure immobile.

Une sueur froide le couvre, ses yeux se ferment; il dit tout bas:--Non,
non, je me trompe, je me trompe. Ceci n’est pas vrai; c’est un rêve.

Et il s’assit en disant:

--C’est un rêve! C’est un rêve! Ces choses-là n’arrivent pas. C’est un
rêve.

Il resta assis, la tête entre les mains, et ne pouvant pas même crier.
Cette impuissance le rassura, et le confirma dans l’hypothèse d’un
rêve.--En rêve, se disait-il, on essaye de crier. On ne peut pas, et un
instant après, on se réveille.

Et il essaya de se retourner brusquement, pour se réveiller. Il se
retourna, mais s’aperçut avec désespoir qu’il ne se réveillait pas.

La sueur devint alors plus froide; il n’osait pas se parler à lui-même;
il fermait les yeux sur lui-même. Il essayait de retenir la respiration,
et se répétait machinalement:

--Non, non, non, cela n’est pas possible. N’est-ce pas que cela n’est
pas possible? Et il semblait interroger quelqu’un qui n’était pas là, et
se faisait faire des réponses rassurantes qui ne le rassuraient pas.

Cet homme, plaidant auprès de lui-même la cause du rêve, et perdant son
procès, était épouvantable à regarder. La réalité s’attestait à lui.

    IL AVAIT OUBLIÉ LE MOT!

Le coffre ne s’ouvrait plus, et ne pouvait plus s’ouvrir. Il avait
oublié le mot!

L’espérance de rêver s’enfuyait, plus rapide de seconde en seconde. Il
avait oublié le mot!

Que faire? Le demander? A qui? Personne ne le savait. Il était son
unique confident, et il avait oublié le mot!

Non seulement il avait oublié le mot, mais il l’avait oublié
profondément. Il y a des degrés dans l’oubli. Le mot qui s’échappe
laisse entrevoir la distance qu’il a parcourue en s’échappant. On se
dit:--Je vais le rattraper; il est là, sur le bord de mes lèvres, ou
bien on se dit:--Non! je ne sais pas dans quelle direction il s’est
envolé. Ici c’était le dernier cas qui se réalisait. Le mot ne
voltigeait pas autour de la tête de Ludovic. Il le sentait loin, bien
loin, horriblement loin, épouvantablement loin. Avec cette intuition que
donnent les sentiments extrêmes, il se dit:--Non, c’est fini. Je ne me
souviens pas, et même je ne me souviendrai pas. Ou plutôt il ne se dit
pas cette phrase, car il y a des phrases qu’on ne se dit pas; mais elle
se dit elle-même au fond de lui, malgré lui, et lui, il resta assis, la
tête dans ses mains, demandant la folie et la folie ne venait pas. A qui
la demandait-il! Il ne le savait pas lui-même.

Jamais il n’avait cru en Dieu, et en ce moment-là même il ne priait pas;
car la prière comporte au moins une ombre d’espérance; mais il faisait
la chose qui ressemble à la prière comme une pierre taillée en forme de
cœur humain ressemblerait à un cœur humain. Il ne pleurait pas. Il
cherchait à perdre conscience de lui-même, et la fureur de son désespoir
devint une sorte d’absence dans laquelle il se réfugia un moment, et de
laquelle il fut violemment arraché par un souvenir net de lui-même.
Alors il poussa un cri, s’arracha une poignée de cheveux, se frappa la
tête contre le coffre-fort, et jouit, un moment, de la douleur physique
qui lui procurait une autre sensation que la sensation morne et uniforme
de son désespoir. Mais la douleur physique passa, et il se retrouva noyé
dans l’océan de son désespoir, océan sans rivage et sans effet de
lumière, sans nuage, sans vague et sans accident.

Au bout d’un instant il sortit et se cacha. Il soupçonnait vaguement que
sa figure était effrayante; car les choses violentes et voisines de la
folie sont pleines de lucidité. Son instinct le portait à se cacher.
Mais il ne se cacha pas toujours. Il avait passé la nuit dans la cave.
Vers l’heure du déjeuner, il reparut, poussé par l’instinct de ne pas se
trahir et de respecter ses habitudes.

Anna, qui le vit la première, jeta un cri. Les cheveux de son père,
noirs la veille, étaient blancs ce matin. Elle alla prévenir sa mère. Le
déjeuner fut terrible. On se mit à table, mais personne ne mangea.
Ludovic épiait les paroles qui auraient pu sortir de la bouche des deux
femmes; car peut-être elles allaient prononcer le mot, et toute
conversation prenait dès lors pour lui un suprême intérêt.

Mais personne ne parla. Chaque bouche qui s’ouvrait pouvait prononcer le
mot. Dès lors toute articulation d’une langue, d’une lèvre humaine
devenait pour Ludovic quelque chose de sacré comme l’espérance.--Je le
reconnaîtrai, se disait-il, quand quelqu’un le prononcera. Il me semble
que c’est un mot qu’on prononce très souvent.

Quand Amélie entra dans la salle à manger, à la vue des cheveux blancs,
elle dit tout bas en regardant sa fille:--Oh! mon Dieu!

Ludovic qui ne perdait aucune syllabe, tressaillit quand le mot Dieu fut
prononcé, mais il tressaillit sans reconnaître.

Alors il prit un livre.--Je rencontrerai le mot, se dit-il.

Et il lisait, et il lisait, et il ne rencontrait pas le mot, ou, s’il le
rencontrait, il ne le reconnaissait pas. Le premier livre qui lui tomba
sous la main fut un livre d’astronomie.--Ce n’est pas cela, dit-il. Un
instinct vague le portait vers les livres de piété. Il en demanda un à
sa femme qui trembla d’étonnement et qui dit à Anna:

--Est-ce qu’il se convertirait?

--Non, répondit Anna, car sa figure est toujours sombre.

Il lut et ne trouva pas. Alors il prit le dictionnaire. Il lut et ne
trouva pas. La page qui contenait le mot _Dieu_ était collée. Ludovic la
sauta sans s’en apercevoir. Il arriva à l’I, et au mot Idole, il jeta un
cri. Ce qui se passa en lui, échappe à l’analyse. Il croyait que c’était
le mot, et il sentait que ce n’était pas lui. Moralement, pour Ludovic,
c’était lui. Matériellement, ce n’était pas lui. Alors il chercha un
dictionnaire des synonymes, mais les ironies de la langue l’égaraient,
au lieu de l’éclairer. Il lui semblait entendre autour de son désespoir
les ironies du langage qui lui cachait le trésor et ne lui montrait que
ses voisins. Comme il arrive quand les enfants jouent à cache-cache, le
langage lui disait par moments: _tu brûles; tu brûles_, mais au moment
de se livrer, le mot branlait et disparaissait dans l’inexorable nuit
d’un oubli sans retour.

--Voyons un peu, se dit-il, dans quel ordre d’idées étais-je, quand j’ai
choisi le mot? J’avais pris: _Amor_, puis _meus_. Il s’agissait de ce
qu’on aime, de ce qu’on peut aimer, de ce qui est aimable, de ce qui est
adorable.--Voyons, qu’est-ce qu’on peut adorer?

A ce dernier mot, la pensée de Ludovic qui avait essayé de se ressaisir,
et de devenir froide pour devenir lucide, s’échappa et mourut dans un
cri de douleur.

--Ah! mon Dieu, cria-t-il, s’arrachant les cheveux et se roulant par
terre, ah! mon Dieu! mon Dieu!

    ET IL DISAIT LE MOT
    ET IL NE LE RECONNAISSAIT PAS!

Il ne le reconnaissait pas, parce que ce n’était pas un mot, c’était un
cri! Et il ne savait pas que le cri était un mot! Symbolisant à lui seul
tout le peuple des idolâtres, qui prononcent le nom de Dieu dans les
accidents d’une phrase banale ou dans les contorsions d’une phrase
désespérée, il se roulait par terre, en criant:--Ah! mon Dieu! mon Dieu!
Et le nom de Dieu, à force de ne plus rien signifier pour son esprit, ne
signifiait plus rien, même pour son oreille. A force de ne rien
signifier, ce mot avait fini par ne plus être, pour Ludovic, un mot. A
force de n’avoir pas pour Ludovic de sens, ce mot avait fini par n’avoir
plus, pour Ludovic, de son!

Et il se roulait à terre, les yeux hors de la tête, criant:--Mon Dieu!
mon Dieu!

Et il cherchait dans son esprit, il cherchait d’une recherche désespérée
le mot qui était sur ses lèvres, et le mot fuyait d’une fuite éternelle,
parce qu’il était vide!


VII

La mémoire est un univers où les mots sont tenus et retenus à leur place
par leur sens qui est leur poids; le mot qui n’a plus de sens s’écoule
comme de l’eau.

--Demain, se dit-il, ou j’aurai trouvé le mot, ou j’aurai cessé de
vivre. Il n’avait pas le projet arrêté du suicide. Mais les situations
violentes de l’âme mettent à découvert les choses cachées; elles
soulèvent quelqu’un des voiles sous lesquels l’inconnu dort. Les
ténèbres serrées sont traversées par des éclairs, et Ludovic vit dans un
éclair que l’instant suprême approchait.

Au même moment, Anna dans sa chambre, se sentit lassée d’une lassitude
inconnue. C’était ce moment où l’on ne peut plus supporter l’existence.
Une agitation profonde s’empara d’elle.

--C’est fini, dit-elle. Je ne puis plus! ô mon Dieu! Je ne puis plus!

Le père et la fille disaient à la fois: _mon Dieu!_ le même jour, à la
même heure; ils le disaient à la fois mais ils ne le disaient pas
ensemble. Pour l’un et pour l’autre ce n’était pas un mot, c’était un
cri. Mais, pour le père, c’était un cri vide, partant d’un cœur mort.
Pour la fille, c’était un cri plein partant d’un cœur vivant. Pour le
père, c’était moins qu’un mot. Pour la fille, c’était plus qu’un mot,
plus qu’une idée, plus qu’un sentiment, c’était l’âme qui éclatait!

Quant à Ludovic, il allait devant lui, répétant: _Demain! demain!_ Et ce
mot persistait dans son égarement.

Voici comment les choses s’étaient passées: voici le résumé de la vie de
cet homme.

L’or, valeur représentative des choses, l’or qui n’est rien sans elles,
avait dévoré les choses, et s’était fait adorer, indépendamment d’elles,
pour lui-même. Ensuite l’or s’était identifié avec le coffre. Ensuite le
mot du coffre, sans lequel le coffre n’était rien, le mot, valeur
représentative de l’or, avait dévoré l’or lui-même. L’espèce avait
dévoré les substances. Maintenant l’espèce de l’espèce dévorait
l’espèce. Dieu avait été d’abord dévoré dans l’âme de Ludovic par les
substances créées, puis les substances par les espèces, puis les espèces
par le mot qui les représentait, et, ce mot était le mot:

    DIEU.

Dieu était le point de départ et le point d’arrivée. Ludovic qui avait
fui Dieu, cherchait le nom de Dieu, et ne le trouvait pas.

    LE NOM DE DIEU VENGEAIT DIEU.

Ce soir-là, Amélie et Anna tremblèrent d’un tremblement inconnu. Au
moment où Ludovic remontait l’escalier, Mirro passait devant lui, la
queue en l’air, et se jetait, avide de caresses, entre les jambes de ses
deux maîtresses. Le chien, voyant l’avare, fit entendre un grognement et
courut aux deux femmes comme pour les consoler. Ludovic le regarda
fixement. C’est pourquoi les deux femmes tremblèrent.

Le lendemain matin, Ludovic sortit comme à son ordinaire: comme à son
ordinaire aussi, il revint avec un acheteur. Celui-ci avait un fouet à
la main. C’était ce moment hideux et effrayant où les deux femmes se
disaient chaque jour: Quelle partie de nous-mêmes va-t-il nous arracher
aujourd’hui? Quelle dernière ressource, quelle dernière consolation
allons-nous perdre? Quel morceau de notre vie va se détacher de nous?
Quelle victime va brûler sur l’autel du démon?

Ce jour-là, leur anxiété était plus terrible qu’à l’ordinaire. Le temps
d’ailleurs était à l’orage. Quelque chose d’inouï pesait sur l’âme des
deux femmes.

Ludovic arrivait avec celui que sa femme et sa fille appelaient le
bourreau. Les deux femmes s’enfuirent par un mouvement involontaire.
Ludovic appela Anna, Anna, Anna!

La colère arrivait.

Anna parut.

--Où est Mirro? dit Ludovic.

Pas de réponse.

--Tu n’entends pas! Où est Mirro?

Anna, sans répondre, se jeta au cou de sa mère, en pleurant. Depuis la
veille, les deux femmes avaient deviné sans oser le dire. Il y a des
paroles qu’on ne peut pas prononcer. Elles n’avaient pas osé dire: Mirro
va être vendu! Mirro, le seul fidèle, Mirro, l’unique ami! Mirro qui
quelquefois ramenait encore le sourire dans la maison désolée. Ne
sachant plus si elles étaient seules, ayant tout oublié jusqu’à leur
résignation ordinaire, les deux femmes se jetèrent, devant l’étranger,
aux pieds de Ludovic. Quant à Mirro, comme s’il eût compris, il s’était
réfugié à la cuisine. Ludovic, d’un geste brusque, écarta et sépara les
deux femmes qui pleuraient à terre, et appela: Mirro!

Le chien grogna, et ne vint pas.

--Ah! tu ne veux pas, vilaine bête: je saurai te trouver peut-être. Et
prenant le fouet des mains de l’acheteur il se dirigea vers la cuisine
d’où venait le grondement.--Ici, Mirro!--Mirro grogna profondément.

--Anna, dit Ludovic, appelle Mirro.

Anna pleurait à ne plus pouvoir parler. L’ordre d’appeler Mirro pour le
trahir et le vendre lui fit éclater le cœur. Elle se tordait dans les
sanglots.

--M’as-tu entendu? dit Ludovic.

--Mirro! dit Anna d’une voix étranglée.

Mirro accourut d’un air inquiet, lécha les mains à sa maîtresse pour la
consoler, et son pauvre langage avait l’air d’un sanglot.

--Mirro, dit Anna, il faut nous séparer.

Mirro fit entendre un gémissement.

Ludovic se disposa à le prendre pour le remettre entre les mains de
l’acheteur. L’animal se coucha à terre et s’accrocha au plancher.

Ludovic embarrassé regardait l’acheteur. Un mouvement que fit celui-ci
permit d’entendre dans sa poche un bruit de monnaie; les yeux de Ludovic
brillèrent et le demi-attendrissement qu’il venait d’avoir devant
l’animal couché disparut.

Il prit le chien par le cou, comme pour le soulever, mais l’animal se
fit lourd. Il refusa d’être emporté.

--Maman, dit Anna, fais tes adieux à Mirro, et allons-nous-en. Je ne
veux pas que tu voies le dernier moment. Amélie, étouffant de sanglots,
s’appuyait sur sa fille! Elle s’approcha du chien, l’embrassa, et lui
dit:

--Adieu, Mirro! dans tous nos mauvais jours, tu nous a été fidèle. Seul
tu nous as aimées. Seul tu nous as caressées. Tu sais bien que c’est
malgré moi que je te quitte. Seras-tu heureux là-bas? Auras-tu seulement
à manger? Penseras-tu à nous? Monsieur, dit-elle, contenant son horreur,
et parlant à l’acheteur sans le regarder, soyez bon pour Mirro! Et elle
tenait toujours la tête du chien dans ses mains et sous ses baisers.

--Viens, maman, dit Anna, sortons. Et la jeune fille entraîna sa mère
qui se laissa faire sans savoir où elle était. Comme elles passaient la
porte, le chien s’élança pour les suivre. Ludovic ferma la porte
brusquement.

L’avare, l’acheteur et le chien restèrent en présence; mais le chien,
qui, devant les deux femmes, n’avait été que tendre et caressant,
changea de physionomie devant les deux hommes. Sa douceur le quitta avec
ses deux maîtresses, et il toisa les deux individus avec un regard plein
de colère.

Il fallait pourtant le prendre, l’enchaîner, l’entraîner. Mais, entre
les deux hommes, c’était à qui ne l’approcherait pas. Mirro
reconnaissait bien Anna et Amélie pour ses maîtresses; il ne
reconnaissait pas Ludovic pour son maître. L’avare n’était pour lui
qu’un ennemi.

L’acheteur s’avança.--Le chien grogna.

L’acheteur s’avança.--Le chien montra ses crocs.

L’acheteur s’avança.--Le poil de Mirro se dressa.

L’acheteur s’avança: Mirro devint si effrayant, que l’acheteur
recula.--Jamais je n’ai vu pareille chose, dit-il; je repasserai demain.
Et il sortit avec la rapidité d’un homme qui a peur et qui ne reviendra
pas. A peine la porte était-elle fermée sur lui qu’il se passa une chose
épouvantable. Ludovic leva le fouet sur le chien, pour le punir; le
chien lui sauta à la gorge; l’homme jeta un cri rauque; le chien ne
lâchait pas. Ses yeux jaunes si caressants avaient pris une expression
effroyable, et il mordait et il étranglait. L’œil en feu, le poil
hérissé, il avait l’air incrusté dans celui qu’il égorgeait. L’homme et
la bête avaient l’air de ne plus faire qu’un. Les yeux, démesurément
ouverts, ne clignaient plus. La gorge dévorée rendait des sons étranges
qui allaient en s’affaiblissant. Les efforts de Ludovic exaspéraient la
fureur du chien. Le râle de l’homme faiblissait, et le chien ne lâchait
pas. Les dernières convulsions tordaient le misérable et le chien ne
lâchait pas; un cri voulut sortir de sa gorge serrée. «Ah! mon Dieu!»

Et ses cheveux se dressèrent! Dieu! Voilà le mot! Il le reconnaissait!
Le mot! le mot! le mot! le mot! Et il n’était plus temps! Le mot cherché
avec toute la fureur du désespoir brûlant, toute la patience du
désespoir suprême, morne et muet, le mot cherché à travers les
conversations, les livres et les dictionnaires! Le mot pour lequel il
s’était suspendu, haletant, aux lèvres de quiconque prononçait un mot!
Le mot! voilà le mot et Mirro ne lâchait pas!

Et cette fois-ci Ludovic reconnaissait le mot, parce que le mot avait
repris dans ce moment-là un sens pour lui. L’approche de la mort lui
avait rendu un son, un sens; l’approche de la mort avait jeté sur lui
une lumière, et Ludovic se souvint de l’avoir prononcé dans son
désespoir, et de ne pas l’avoir reconnu; le mot, c’était le mot! Et
maintenant il le reconnaissait, et Mirro ne lâchait pas!

Pendant ce temps les deux femmes parcouraient les rues, sans parler,
cachant leurs larmes sous leurs voiles. Il y a des circonstances dans la
vie qui peuvent donner à un chien des proportions gigantesques. Le
dernier ami, quel qu’il soit, devient une créature d’une espèce à part.
Au bout de deux heures, épuisées, mais ne sentant pas la fatigue, elles
se trouvèrent devant leur porte et hésitèrent à rentrer. Revoir sans
Mirro la maison où Mirro les avait aidées à supporter la vie, appeler
Mirro et ne pas recevoir de réponse, se lever le matin, se coucher le
soir, ne voir personne, ne sentir que la tristesse, et ne plus même
apercevoir Mirro, Mirro remuant la queue!

Enfin elles entrèrent.

Mirro courut à elles, l’air doux, le corps mou et flexible, plein de
tendresse, plein de caresses, et il les léchait, et il les baisait, et
il les dévorait, et il avait l’air de leur dire:--Maintenant nous sommes
libres, soyez heureuses!

Et à l’autre extrémité de la chambre, il y avait un cadavre tordu, les
yeux sanglants à peu près sortis de la tête, les bras et les jambes qui,
déjà dans la mort, semblaient encore dans la convulsion, une bouche
crispée, un front livide: la dureté était encore là. Il avait l’air de
maudire. Le cadavre semblait déjà vieux en tant que cadavre, et la
pourriture, semblable à un avare qui voit enfin rentrer son argent,
avait l’air de lui dire:--Je suis pressée, embrassons-nous! Il y a
longtemps que je t’attendais!




DEUX ÉTRANGERS


--Comment va le docteur ce matin?

--La nuit n’a pas été bonne.

--Lui qui guérit si bien les autres, il ne peut donc pas se guérir
lui-même?

--Ah! ne m’en parlez pas. Nous sommes au désespoir. Mourir à trente-cinq
ans! un homme si bon et si savant!

--Mourir dites-vous? Il va mourir?

--Mais, Monsieur, s’il continue à ne pas manger, la chose est certaine;
il va mourir.

--Et vous ne pouvez pas le faire manger?

--Si je le pouvais! si nous le pouvions! si quelqu’un le pouvait! Tous
les premiers médecins de Paris se sont réunis ici hier matin. Ils ont
causé deux heures. Mais que voulez-vous? Comment faire vivre un homme
qui est dans l’impossibilité complète de manger?

Ce dialogue se tenait à la porte de William, illustre et grand docteur
en médecine qui mourait d’un mal inconnu.

Un de ses amis interrogeait le domestique du médecin, et n’en pouvait
tirer que la réponse ordinaire:

--Le docteur ne mange pas.

Depuis longtemps William avait perdu l’appétit.

--Je ne trouve plus de goût à ce que je mange, disait-il quelquefois.

Néanmoins, ce mal demeurait dans des limites supportables. William
mangeait peu et sans appétit, mais il mangeait assez pour vivre.
Insensiblement, cet état devint plus grave; William tomba dans une
tristesse extraordinaire. Rien dans le monde entier ne l’attirait plus;
ses sentiments s’éteignaient un à un; lui, dont l’ardeur avait été
proverbiale, il devenait indifférent. Indifférent! quelle parole! Sa
passion pour la médecine était seule vivante dans la ruine de son âme et
de son corps. Mais un jour vint où cette passion elle-même baissa. Alors
tous dirent: William est perdu!

Les médecins, ses amis, vinrent lui soumettre des cas difficiles, le
consulter sur des choses intéressantes, lui poser des problèmes que seul
il pouvait résoudre. William répondit d’un air distrait.

On le mit sur la voie d’une grande découverte. Lui dont ce mot seul,
_découverte_, suffisait pour allumer le regard, lui, William ne répondit
pas et s’étendit sur un canapé.

Cependant il cessait de visiter ses malades, les recommandait à ses
confrères avec l’air négligent d’un homme malheureux qui s’acquitte par
devoir d’une commission. La tristesse devint immense en lui et autour de
lui.

--Qu’as-tu? lui dit Robert, son meilleur ami.

--Justement, je n’ai rien, répondit William. Ne me demande pas ce que
j’ai; demande-moi ce que je n’ai pas. Il faut avoir, et je n’ai pas.

--Mais de quoi as-tu besoin?

--J’ai besoin de quelque chose; voilà tout!

--Mais enfin?

--Voilà le commencement et la fin: J’ai besoin de quelque chose.

--Tu n’as pas d’appétit?

--Je meurs de faim.

--Et pourquoi ne manges-tu pas?

--Parce que je n’ai pas la chose dont j’ai faim; cette chose-là me
manque.

--Et quelle est-elle?

--Je ne sais pas.

On essayait chaque jour un mets nouveau. Jamais repas ne fut préparé
avec le travail qu’exigeait chaque jour chaque repas de William, et
chaque jour ce travail était également inutile. Il s’asseyait à table
d’un air triste et comme par complaisance, goûtait du bout des lèvres ce
repas concerté par tous les savants réunis, se levait presque furieux,
s’enfermait et on ne le voyait plus. Enfin, le mal grandissait de
semaine en semaine, la faiblesse était extrême; une fièvre lente
survint, les nuits étaient agitées; les meilleurs amis n’étaient plus
reçus; William ne voulait voir personne, et Robert en était réduit à
avoir avec le domestique qui gardait la porte de son ami le dialogue que
nous avons entendu au commencement de cette histoire.

Que faisait dans sa chambre William enfermé? Il écrivait. Je cite
quelques passages.

Voici quelques pages d’un cahier qu’il tenait sous clef.


MÉMOIRES DU DOCTEUR WILLIAM

Je suis seul, bien seul. La porte est fermée, le verrou tiré. Je viens
de regarder sous mon lit, sous mes meubles. Il n’y a personne ici, je
suis parfaitement seul. Je peux me raconter à moi-même ma folie.
Personne n’entendra, personne ne doit entendre, car personne ne
comprendrait.

Je vais mourir. Quand l’heure approchera, je brûlerai ce papier. Je me
soulage en me parlant, car l’homme a besoin de dire. Mais je garde mon
secret, et je suis seul, seul, seul au monde à le savoir.

J’aurais pu être heureux comme un autre homme. J’aurais pu regarder le
jour, les jardins, sentir le parfum des fleurs; j’aurais même pu être
utile.

Il est fâcheux, il est fâcheux que cela soit arrivé. Cela? Quoi donc?
Qu’est-il arrivé? Je ne sais si je pourrai me le raconter à moi-même.
Ai-je assez de confiance en moi pour me dire cette chose?

O Dieu! j’ai été un enfant. Pauvre jardin où je jouais à douze ans!
Pauvre jardin! Était-ce moi qu’on appelait William alors? Était-ce moi
qui étais heureux quand je voyais s’ouvrir une fleur, moi qui
m’attristais quand je me disais, à la fin du mois de mai: les lilas sont
déjà passés? Était-ce moi qui regardais le ciel avec inquiétude, me
demandant si le temps serait favorable aux graines que j’avais confiées
en chantant à la terre féconde et généreuse? O mon Dieu! était-ce moi?

Était-ce moi qui jouais, moi qui travaillais? Était-ce moi, cet enfant
gai, libre, léger, joyeux, blond, riant, au regard ouvert, qui sautait
au cou de sa mère? O mon Dieu! était-ce moi? Est-ce moi qui ai pleuré, à
six ans, la mort d’un moineau? J’essayais de le faire tenir debout sur
ses pattes raidies, et chaque fois que retombait la pauvre petite bête,
j’éclatais en sanglots. Comme j’étais heureux! Comment donc faire à
présent pour pleurer?

Qu’ai-je fait, Seigneur, pour n’avoir plus le droit de pleurer, pour
être condamné à ne pas pleurer? Ah! grand homme que je suis! quelle
atroce ironie! On dit que je suis un grand homme! J’entends parler de
mon génie! Je suis un médecin du premier ordre; je suis un savant, et il
y a des hommes qui me portent envie. Ah! si j’étais méchant, et si
j’avais le pouvoir de changer avec mes envieux, de leur passer ma
science avec ses résultats, et de prendre à un paysan le plaisir qu’il a
quand il mange son pain noir après avoir fait son ouvrage!

Son pain? son ouvrage?

Je n’aurais pas dû écrire ces mots-là, moi qui n’ai plus le droit de les
prononcer. Son pain? son ouvrage? O pauvre enfant que je suis! Il y a
donc des êtres assez heureux pour faire leur ouvrage et pour manger leur
pain? Son pain! son ouvrage! O mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Seigneur,
qui êtes invoqué dans les psaumes que chantent ceux qui peuvent chanter;
Seigneur, Dieu du roi David, faites que j’aime un jour mon pain et mon
ouvrage!

Je m’étais pourtant promis de raconter mon histoire. On dirait que j’ai
peur de me trahir en me la disant à moi-même, et que je recule le
moment, comme si c’était un moment terrible.

Si ce papier tombait entre les mains d’un homme, cet homme me ferait des
questions. Il m’interrogerait sur ma folie, comme moi-même autrefois
j’ai interrogé des fous. Il faudrait lui dire si j’étais endormi ou
éveillé, quand la chose est advenue. Il faudrait lui dire... mais
qu’importe? je n’ai pas de confidents. Je n’ai de compte à rendre à
personne. Je vais dire ce que j’ai senti, comme je l’ai senti, sans rien
analyser.

Voici le fait. Je l’ai vu, ou, du moins, j’ai cru le voir. Je ne sais ni
son nom ni son âge. Mais je l’ai vu. Qui donc? Lui! lui, vous dis-je! Il
s’appelle _lui_ dans mon âme.

Je ne sais ni à quel moment ni combien de temps je l’ai vu.

Je devais avoir environ vingt-cinq ans.

Depuis longtemps je désirais. Je désirais, sans savoir quoi. Mais enfin,
je désirais. Depuis longtemps ce qui m’entourait m’était devenu
insuffisant. Les personnes et les choses avaient perdu, à mes yeux, leur
beauté. Je désirais une beauté supérieure aux beautés connues.

Un jour, je m’abandonnais à ce désir vague, et je regardais couler l’eau
de la rivière. Ce fut là, si je ne me trompe, qu’il m’apparut. Ce fut
lui qui vint à moi.

--Mon enfant, me dit-il, tu es mon enfant, toi.

Il y a douze ans que j’ai entendu cette parole.

Elle retentit encore au fond de moi: elle me brûle et me glace les os.

--Mon enfant! tu es mon enfant, toi!

Voilà quel fut son premier mot.

Je compris. Aussi je ne lui demandai pas son nom. Je ne lui demandai ni
d’où il venait, ni où il allait.

Je me dis intérieurement: c’est lui, c’est lui que j’attends.

Et lui, comme s’il avait lu dans mon âme, répondit tout haut à ma
pensée.

--Oui, c’est moi.

Quelle voix!

Je lui dis alors ce que je venais de me dire à moi-même.

--C’est bien vous, n’est-ce pas, vous que j’attends?

--Je t’ai déjà répondu, me dit-il; ne me fais pas parler inutilement,
car mes paroles sont précieuses. Il faut aussi, dans ton intérêt,
qu’elles soient rares, car elles coûtent très cher. Je fais payer ce que
je dis.

--Veux-tu la science? dit-il, après un silence.

--Oui, répondis-je.

--Suivez-moi, me dit-il alors, et sa voix était changée. Elle était
devenue plus grave et presque effrayante.

Il me conduisit dans un jardin où jamais je n’avais pénétré. Il marchait
sans bruit, les feuilles mortes qui jonchaient la terre craquaient sous
mes pas, et ne craquaient pas sous les siens. Le jardin traversé, il me
conduisit dans une maison qui devait être la sienne. En franchissant le
seuil de cette maison singulière, je sentis à ma joie et à ma terreur
que j’entrais chez lui.

L’obscurité était profonde: il donna un coup sur je ne sais quel objet,
et je le vis tenant à la main une lumière éclatante.

Puis il me conduisit par un long corridor dans la chambre où il devait
me parler. Dans ce corridor, je me rappelle très bien que je le suivais
à distance, évitant de le toucher. Je ne voulais même pas frôler ses
vêtements.

Il me regarda en souriant, devinant ma pensée.

--Bien, bien, dit-il. Tu ne serais pas digne de moi, si tu n’avais pas
peur de moi.

Il ouvrit devant moi la porte de la chambre; je tremblais d’entrer.

Heureusement j’écris pour moi seul, ce qui me dispense de décrire la
chambre. Tout ce que je puis dire c’est qu’il y était. Cette chambre le
contenait; je ne sais pas d’elle autre chose.

--A présent, lui dis-je, parlez. Vous savez que la terre ne me suffit
pas. Allez-vous me montrer quelque chose de la grandeur de Dieu?

Après un long silence, il prit la parole. Combien de temps parla-t-il?
je ne sais. Je ne me rappelle pas un seul mot de son discours et quand
je me rappellerais tout, je ne dirais rien encore, je ne répéterais rien
de ses paroles ni aux autres ni à moi-même. Tout ce que je sais, c’est
qu’elles ne sonnaient pas comme les paroles humaines; je sais très bien
qu’il parlait de Dieu, mais je sais aussi qu’en l’écoutant je
m’attachais à lui et non à Dieu. Je sais aussi que j’avais peur, et,
sentant vaguement que les choses divines sont calmantes, alors même
qu’elles déclarent la guerre, j’avais peur d’avoir peur. Ma terreur
s’augmentait d’elle-même. Je ne sais pas en quelle compagnie j’étais.

A la fin il sonna, on apporta un pain qu’il coupa en deux. Il prit une
moitié de ce pain et me donna l’autre. Je sentis à la fois en cet
instant un plaisir indicible et un malaise profond.

Je sentis à la fois une défaillance agréable et une inquiétude glacée.
Je sentis ce malaise que donnent les choses surhumaines, quand elles ne
sont pas divines, ce malaise sans nom qui ressemble à une avance que
vous ferait le désespoir.

Je mangeai, et pendant que je mangeais, il me regarda avec une espèce de
compassion, comme s’il eût dit:

--Pauvre enfant, désormais tu ne retrouveras plus de goût à ce que tu
mangeras.

Pauvre éloquence humaine! pauvre amour-propre humain! pauvres gens de la
littérature! si vous aviez entendu ce que j’ai entendu!

Après avoir été inondé de ce feu étrange, pourquoi ne suis-je pas mort,
puisque j’étais devenu incapable d’admiration, puisque l’idéal pour moi
avait dépassé l’idéal des autres, et n’était plus à la portée de nos
mains?

Si devant un homme habitué à la lumière tempérée de nos chambres
s’ouvrait une fenêtre par où l’échappée de vue fût incroyable, le
paysage rayonnant, le jour tout autre qu’à l’ordinaire; si, de là, se
découvrait un horizon immense, un horizon que personne n’eût jamais
soupçonné; il dirait: Je suis bien petit, et je ne le savais pas. Mais
si la fenêtre allait se refermer impitoyablement (et pour la refermer il
ne faudrait qu’un peu de vent), la nuit de cet homme serait plus noire
que celle des autres, et ceux qui n’auraient pas regardé par cette
fenêtre ne sauraient pas pourquoi cet homme se tourne et se retourne sur
son lit.

Horizon d’un instant, pourquoi t’ouvrir ou pourquoi te fermer? O
tentateur! comme je te regrette en te maudissant! Beauté! beauté!
beauté! pourquoi me poursuivre! Ange de vie ou ange de mort, céleste ou
fatal amour, ô mon destin! pourquoi as-tu apparu, ou pourquoi as-tu
disparu? Pourquoi as-tu disparu, en disant: Tu ne trouveras plus de goût
à ce que tu mangeras.

Je sentis, sans le comprendre, la vérité de cette parole terrible.
Devant mes yeux passa, en un instant, toute la vie humaine.

Parents, amis, travaux, plaisirs, devoirs, je sentis que tout, après
l’heure que je venais de passer, me semblerait indifférent.

Je sentis que les paroles humaines seraient ridicules pour moi, après
celle que je venais d’entendre.

Je sentis que le pain de l’homme, ce pain qui est fait avec le blé et le
travail, serait insipide pour moi, après le pain que je venais de
manger.

Je sentis en même temps un déchirement au fond de moi, comme si toutes
choses m’abandonnaient, comme si je restais seul, à la fois loin des
créatures et loin de Dieu. Je sentis la caresse du désespoir qui me
passait doucement sa main froide sur le front pour m’isoler.

Quand Dieu sépare un homme des autres hommes pour l’attirer à lui, il en
résulte, chez cet homme, le calme et le dévouement.

Mais la séparation que je venais de subir produisit chez moi le trouble
et l’égoïsme.

Et depuis ce temps-là, rien ne me va plus, ni le printemps, ni les
choses, ni les hommes, ni le travail, ni la vie, ni la mort.

Ceux qui entendraient ce mot, que personne ne doit entendre,
n’imagineraient pas tout ce qu’il signifie: car ils l’entendraient en
une seconde, ils ne subiraient pas en détail jour par jour, heure par
heure, la condamnation que j’ai subie, la condamnation de ne rien aimer.

Je l’ai portée longtemps: la voilà qui devient trop lourde, et je meurs.

Je meurs, comme j’ai vécu depuis dix ans, sans avoir seulement une larme
à donner, ni aux autres ni à moi. Mes os sont desséchés.

Les paroles qu’on prononce, celles qu’on lit dans les livres, les
consolations usitées entre les hommes, ne sont pas à mon usage; car
toutes s’adressent à des vivants, et moi, je suis mort.

J’ai perdu le sens de la vie, et je suis condamné à agir sans sentir le
goût des actions, à manger sans sentir le goût du pain, à serrer la main
de mes amis, sans donner ni recevoir la chaleur, à parler sans ardeur, à
écouter sans intérêt, à me trouver seul, où que je sois, à ne plus
pouvoir dire à qui que ce soit ni: Mon père, ni: Mon frère.

Dieu seul, j’en suis sûr, pourrait combler l’abîme où je m’engloutis.
Mais je ne sais pas la route qui mène à lui, s’il y en a une. Je ne sais
comment crier, pour me faire entendre. Dieu est le Dieu des autres! je
ne m’aperçois pas qu’il soit le mien. De quel côté se tourner pour
trouver Celui qui est grand, sans être fatal, assez grand pour combler,
assez bon pour sauver?

On dit que les condamnés embrassaient les autels et devenaient
inviolables. De quelque nom qu’on vous nomme, Être inconnu que je
voudrais aimer, dites où sont vos autels, afin que je trouve un asile
contre moi-même, afin que je me sauve de moi-même, afin que le ciel me
soit rendu avec les larmes, afin que je me jette en pleurant aux pieds
du Dieu immense, aux pieds du Dieu retrouvé! O grandeur! ô grandeur! si
je savais qui vous êtes, si je savais, Seigneur Dieu, comment fléchir
Votre Majesté, si je savais sur quelle poussière baiser la trace des
roues de votre char, ah! comme je rirais et comme je pleurerais, et
comme je bondirais, et comme je défierais du haut de mon triomphe le
désespoir et l’ennui! O tremblant cœur humain que je porte en moi, comme
tu t’apaiserais, et comme tu battrais, et comme...

William écrivait cette ligne quand on frappa violemment à sa porte. Il
eut un accès de colère. Qui donc, malgré la défense, osait le déranger?
Il ne répondait pas. La porte s’ébranla sous un effort vigoureux, et
William vit apparaître un prêtre dont les pieds étaient nus, la robe
percée et la barbe très négligée.

--A genoux! dit-il à William.

                   *       *       *       *       *

William s’agenouilla.

--Mon fils, dit le prêtre, je vais vous conduire chez un malade que vous
seul pouvez guérir. Je ne vous demande pas si vous voulez me suivre. Je
vous ordonne de me suivre.

William mit son chapeau.

--Je suis prêt, dit-il.

--Alors attendez, reprit le prêtre, et causons. Celui que vous allez
guérir ne souffre pas tant que vous.

Vous vous trouvez trop misérable pour faire quoi que ce soit, et
cependant rien ne vous paraît assez grand pour vous. Toutes choses vous
paraissent au-dessous de vos désirs, et au-dessus de votre puissance.
Écoutez-moi: celui auquel vous pensez en ce moment vous a laissé la
science, sans vous laisser la lumière. Or la science sans la lumière,
mon fils, c’est le désespoir.

--Comment savez-vous à qui je pense?

--Taisez-vous, reprit-il vivement. Pas de curiosité. Je suis ici pour
vous guérir, et non pas pour vous amuser. Voulez-vous plonger dans les
splendides abîmes de la lumière insondable? Voulez-vous un pain de
lumière pour vous nourrir? Un manteau de lumière pour vous couvrir? Le
voulez-vous?

--Oui, dit William. C’est singulier, pensait-il, celui-ci a quelque
ressemblance avec l’autre; seulement je n’ai pas peur.

--Ce pain et ce manteau, mon fils, reprit-il encore, c’est l’obéissance.
Baisez trois fois la terre avant de lire la parole que vous allez lire.

William baisa trois fois la terre.

Le prêtre alors tira de sa poche un livre, et présenta cette ligne à
William:

_Per viscera misericordiæ Domini, in quibus visitavit nos Oriens ex
alto._

Quand vous aurez faim et soif d’obéissance, dit-il après un long
silence, le pain vous paraîtra bon.

Prenant alors les mains brûlantes de William, il les serra dans ses deux
mains et, couvrant le malade d’un regard ardent, calme et souverain, il
lui dit:

--A une âme comme la vôtre, blessée et altérée, faible et embrasée,
misérable et dévorante, je ne dirai pas: résignez-vous, je dirai:
réjouissez-vous. Je ne dirai pas: résignez-vous en regardant le charme
de tel objet ou l’intérêt de tel acte isolé; je n’essayerai d’aucun
palliatif, je n’essayerai pas de vous distraire pour vous préparer. Non.
J’irai droit à votre âme et je lui ordonnerai la joie, et je demanderai
pour vous, au Dieu qui a obéi, la gloire et la joie d’obéir. Je
comprends très bien que rien ne vous suffise. Honneur à l’insatiable!
Nous ne sommes pas ici pour nous contenter de peu. L’Infini ne veut pas
qu’on se contente sans lui. Ni le ciel, ni la terre, ni les fleurs, ni
les hommes ne remplissent en vous l’abîme béant qui demande: Mon enfant,
embrassez-moi! Et, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit, au nom
du Consolateur, écoutez le secret, désormais votre conversation sera
dans les cieux, désormais vous marcherez tête haute, portant Dieu en
vous et contenant le Verbe. Désormais tous vos actes, _tous_ (je
n’excepte rien), seront ruisselants du sang de Dieu. Tout, tout, et mes
lèvres qui vous parlent, et vos yeux qui m’écoutent, et votre tête qui
pensera, et votre cœur qui battra, et votre main qui agira, et le pain
que vous mangerez, et les cris que vous pousserez vers Celui qui entend
tout, et les soupirs et les larmes (car j’entends que vous pleuriez), et
tout ce que je nomme et tout ce que je ne nomme pas, tout ce que je
sais, tout ce que je ne sais pas, tout ce qui est en vous, tout ce qui
n’y est pas encore; tout ce que Dieu verra, et vos paroles et vos
regards, ce qui est exprimable et ce qui est inexprimable, tout ira à la
construction de la Jérusalem éternelle, à la formation du corps mystique
du Christ. Cet autel, dressé au Dieu inconnu, que rencontra saint Paul
sur le rivage où avait parlé Platon, puisque je le rencontre en vous, je
vais dresser dans votre âme l’étendard qui jugera le monde! Vous avez
voulu les hauteurs, les voici! Montez! montez! montez assez haut pour
prononcer la parole que l’Aigle apocalyptique a entendu prononcer par la
bouche des Trônes, pour prononcer cette parole: Amen! amen! Voilà le mot
du secret. Par ce mot, s’ouvriront devant vous les portes de la Vie
éternelle où vous allez faire votre entrée triomphante!

--Maintenant, mangez, dit le prêtre à William.

Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard suppliant et craintif.
Son œil bleu et pur était plein de larmes. William tremblait et se
sentait rassuré.

--Mon père, dit-il à voix basse, suis-je guéri? suis-je sauvé?

--Oui, mon fils, répondit-il, vous l’êtes ou au moins vous le serez. Si
Dieu ne se découvre pas aujourd’hui tout à fait et pour toujours, il se
prépare, attendez-le. La route est longue devant vous, longue et
superbe. Soyez fidèle.

Le moine tira un pain de sa poche, fit le signe de la croix, le bénit,
et en posa la moitié dans la main tremblante de William, dont les doigts
glacés n’avaient pas la force de serrer et de tenir.

--Du courage, mon fils, dit le vieillard; celui qui vous a perdu vous a
dit: Tu ne serais pas digne de moi, si tu n’avais pas peur de moi. Celui
qui m’envoie pour vous sauver, vous dit: Tu ne serais pas digne de moi,
si tu n’avais pas confiance en moi.

Vous n’osez pas manger, je le vois. Essayez donc.

William porta le pain à ses lèvres et sauta au cou du vieillard avec un
cri de joie.

--Maintenant, dit le prêtre, pensez aux autres. Si de mauvaises heures
sonnent encore, songez qu’un des remèdes sera de penser aux autres. Je
suis venu vous chercher. Quelqu’un vous attend. Autant que possible, mon
ami, ne faites jamais attendre.

William fit atteler. Le vieillard monta en voiture avec la gaucherie de
quelqu’un qui ne monte jamais en voiture.

Il donna au cocher une adresse. Les chevaux partirent, les deux
voyageurs restèrent dans un silence profond. Le Prêtre prit son
bréviaire. William sentait que cet homme était capable de faire des
choses immenses, sans sortir de ses habitudes, avec la simplicité et la
régularité d’un enfant qui a des heures fixées pour le travail, des
heures fixées pour le repos, et qui ne perd pas un instant. La voiture
s’arrêta.

Le Prêtre et William descendirent.

Une allée obscure, étroite, humide et froide les conduisit à un escalier
de bois tournant en vis, et après avoir monté à tâtons cinq étages, ils
arrivèrent enfin à une porte de bois vermoulu que le Prêtre ouvrit en la
poussant du doigt. La chambre était basse, petite, malpropre, sans ordre
et sans lumière. Une veilleuse prête à s’éteindre éclairait faiblement
de sa lueur lugubre ce réduit obscur en plein jour.

Le malade était couché dans un petit lit de fer. Il avait la tête
découverte; ses cheveux noirs tombaient à plat de chaque côté de son
visage amaigri.

Sa pâleur était extrême. Sur son front grand et blanc, largement
découvert, perlait une moiteur effrayante à voir. Ses mains décharnées
étaient devenues presque transparentes et tombaient de chaque côté du
lit. On eût pu le croire mort; mais de temps en temps un léger frisson,
comme pour trahir la vie, parcourait son corps et contractait légèrement
ses lèvres minces et ses paupières fermées.

Une garde-malade, grosse femme de soixante ans, était lourdement assise
et à moitié endormie au pied du lit, sur une chaise, car elle n’avait
pas trouvé, dans la chambre, un fauteuil. Quand les arrivants entrèrent,
elle se leva, recula sa chaise jusqu’à la cheminée où bouillait à petit
bruit quelque cafetière de tisane, et jugeant que pour le moment son
malade était assez gardé, elle s’endormit tout à fait.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant sous le doigt du Prêtre, le
malade ouvrit les yeux et se souleva légèrement. Tout ce qui restait de
vie à cet homme s’était réfugié dans le regard. Au milieu de ce visage
pâle s’ouvraient deux grands yeux noirs flamboyants, dont la prunelle
tournoyante ne s’arrêtait jamais. Quelque chose de fixe comme un point
blanc brillait dans cet œil toujours agité.

Un instant suffit à William pour s’habituer à l’obscurité, et il aperçut
le grabat du malade. Leurs yeux se rencontrèrent, et avant que le Prêtre
eût pu se rendre compte de ce qui se passait, William recula jusqu’à la
muraille, et chercha machinalement une chaise sur laquelle il tomba
évanoui.

Le malade se souleva.

--Jetez-lui de l’eau sur la tête, dit-il au Prêtre.

Le Prêtre fit ce qu’on lui disait, et, sentant William revenir à la
vie:--C’était donc bien lui! dit-il, et regardant le malade:

--C’était donc bien vous? dit-il encore... Descendez, William,
laissez-nous seuls un instant; s’il le faut, je vous appellerai.

William sortit.

A la porte, qu’il laissa entr’ouverte, se montra le visage rose, la tête
ébouriffée d’un enfant blond, qui se glissa d’un air sournois jusqu’à la
vieille femme endormie et se blottit dans les plis de son jupon d’un air
moitié curieux, moitié effrayé.

--Grand’mère, grand’mère! dit-il à voix basse d’un ton suppliant; mais
il ne put la réveiller. Il s’arrêta, regardant le malade avec terreur,
et le Prêtre en souriant.

--Ainsi, c’était bien un homme! disait William en descendant l’escalier.
Je n’avais pas rêvé. Maintenant non plus je ne rêve pas. Les voilà en
présence, sous le regard de Celui qui voit tout. Suis-je vivant encore?
O Dieu! pardonnez-nous à tous!

Le Prêtre et le malade restèrent en effet vis-à-vis l’un de l’autre.

--Monsieur, dit le Prêtre au malade, je suis à vous.

--De quel droit? répondit le malade. Ceux-là seuls sont à moi que j’ai
choisis moi-même. Tenez, voilà l’enfant que j’avais choisi. Il
m’abandonne comme les autres, parce qu’il faut que tout m’abandonne.
Vous ai-je appelé? Les hommes qui m’ont laissé vivre seul, ne me
permettront-ils pas de mourir seul? Qui vous dit d’être à moi?

--Jésus-Christ, répondit le Prêtre.

--Jésus-Christ? dit le mourant. Je veux bien vous le dire, puisque vous
voilà. J’ai porté un défi à Dieu. Je savais que Jésus-Christ était pour
aller à lui, la route des _autres_. Je n’ai pas voulu qu’il fût la
mienne. Ne me dites pas que Jésus-Christ est Dieu, je le sais. Ne me
dites pas que s’il est la voie, il est aussi le but, je le sais. Ne me
dites rien, car je sais ce que vous me diriez. J’ai voulu le Père, et je
n’ai pas voulu des moyens que le Fils a offerts aux autres hommes. Ne me
dites pas non plus que je suis vaincu. Je le sais. Ne me dites rien. Je
ne me conçois pas autrement que je ne suis. Faites comme William qui
vient de s’en aller. Voilà l’enfant que j’avais choisi, ajouta-t-il
après un silence.

--Voilà l’enfant à qui vous avez donné la mort, et par qui Dieu
s’apprête à vous rendre la vie.

--La vie? dit le mourant avec un sourire effroyable.

--La vie, dit le Prêtre.

Il prit son crucifix, le posa sur la cheminée, et se prosterna
profondément.

Ils étaient là tous deux immobiles comme deux morts, l’un dans sa
prière, l’autre dans son blasphème. La veilleuse jeta, comme au moment
de mourir, une clarté un peu plus vive. La garde dormait, l’enfant,
comme s’il eût fait trêve à sa vie propre, restait immobile et
partageait le grand silence. On eût dit qu’il sentait, sans le
comprendre, le combat qui se passait entre la vie et la mort.

Enfin, d’une voix douce, grave et pleine, le Prêtre récita les sept
Psaumes de la pénitence. Quand il prononça ces mots: _Rugïebam a gemitu
cordis mei_, le malade poussa comme un rugissement sourd qui ressemblait
à la fois au râle de l’agonie et au cri du désespoir, et qui pourtant
était moins lugubre que le silence glacé derrière lequel il s’abritait,
comme pour en savourer à l’aise les approches, enfermé dans son
isolement.

Les psaumes étaient terminés; les murs eux-mêmes avaient dû entendre ce
_De profundis_ et ce _Miserere_, mais le mourant n’avait pas paru les
entendre. Aucun effort ne lui pouvait arracher ni une parole, ni un
signe de vie. Sans le mouvement de son œil, à la fois effroyable et
rassurant, il eût paru mort tout à fait.

Le Prêtre, penché sur le mourant, faisait pour lui arracher ou une
parole, ou un regard, ou un mouvement intérieur et extérieur, ce
qu’auprès d’une telle mort pouvait faire un tel homme.

A la fin, il se releva terrible à son tour.

--Cela ne sera pas, dit-il, Seigneur! Cela ne sera pas! Où est William?
Va le chercher, dit-il au petit enfant, descends et remonte.

William et l’enfant remontèrent.

William examina le malade:--Il est absolument perdu, dit-il au Prêtre en
le prenant à l’écart.

--Je le sais, dit-il.

Puis il saisit par la main William et lui dit:

--J’ai souvent vu la haine; je ne l’ai jamais vue telle que je la vois
en vous. Vous allez dire qu’elle fait _un_ avec vous, que vous ne
concevez pas même par la pensée la possibilité lointaine du pardon,
qu’avant de vous arracher la haine, je vous arracherais l’âme, que la
pièce viendrait avec le morceau; taisez-vous! et dites le _Pater_.

Avant de prononcer ces mots: «Pardonnez-nous comme nous pardonnons,»
visitez le dernier fond de votre âme, et ne dites cette parole que si
vous pouvez, en face du ciel et de la terre, la prononcer sans peur.

Savez-vous quels sont, dans le monde invisible, les échos du pardon!
Donnez un pardon, William, pour que Dieu en fasse ce qu’il voudra, et
priez, comme si vous-même alliez quitter ce monde, pour l’étranger qui
va mourir. Descendez en vous assez profondément pour découvrir le lieu
du pardon; vous aurez trouvé le lieu de la prière.

Il y a des instants si suprêmes qu’en face d’eux l’homme ne se reconnaît
plus. Habitué à glisser sur la surface de la vie, il ne se reconnaît
plus quand il est jeté au cœur de la vie. Rien au monde ne nous
semblerait si fantastique que l’apparition de la réalité, ordinairement
invisible, et tout à coup aperçue! William était dans un de ces
instants. La clarté soudaine des choses troublait sa vue.

Le silence augmentait. La petite chambre, où combattaient le ciel, la
terre et l’enfer, semblait vide. Car on n’entendait aucun bruit, si ce
n’est le bruit réguler de l’eau bouillante, et on se voyait à peine. Les
respirations ne s’entendaient pas, et comme un mouvement trop rapide
pour être saisi, à force d’être intense, la vie semblait avoir disparu.
Le personnage principal du drame avait absolument l’air d’un cadavre, et
pourtant, sans aucune preuve extérieure, chacun sentait dans ce mourant
une activité inexprimable.

Le Prêtre promenait, de William au malade et du malade à William, ses
regards ardents et calmes; car même alors, il était calme, et la force
contenue dans ce calme agrandissait encore l’émotion, en prouvant à tous
au Nom de quelle puissance il agissait.

Auprès de William, il avait senti qu’il fallait parler; auprès de
l’étranger, il sentit qu’il fallait se taire. L’ardeur de sauver ces
deux hommes, l’amour qu’il avait pour leur avenir humain et pour leur
avenir éternel n’occupaient pas son âme tout entière. Il sentait qu’il
n’avait pas seulement affaire à deux individus, mais que ces deux grands
individus, représentants de l’humanité déchue, pouvaient devenir les
représentants de l’humanité rachetée. Il contemplait en eux les
faiblesses, les douleurs, les aspirations de ce tremblant cœur humain
qu’il connaissait depuis longtemps, mais qu’il n’avait vu nulle part si
plein de désirs et si plein d’accablements.

L’homme ignore ce qui peut se passer en lui, à l’instant où certaines
choses qu’il a en puissance viennent en acte. Plongeant au fond de
lui-même, le Prêtre y saisit subitement d’une main sûre toutes les
forces qu’il avait ramassées et préparées depuis longtemps, et les
présentant ensemble à Celui qui voit tout, il resta sans parole, comme
s’il eût été vide, et dit enfin:

--Seigneur, je ne vois, ni ne sais, ni ne puis. Mais ayez pitié de ces
deux hommes entre qui vous m’avez placé: car vous êtes leur Dieu et ils
sont vos créatures. La terre est trop petite pour eux: ne les repoussez
pas de vous; ne les éloignez pas de la fête éternelle, car vraiment ils
ont besoin de joie, et la joie est un de vos dons. Ils ont épuisé les
choses de ce monde; ils étouffent; ils ont besoin de franchir les bornes
de notre atmosphère. O Dieu de délivrance, qu’ils saisissent enfin de
leurs mains vivifiées la jeunesse et la résurrection. J’attends,
Seigneur, j’attends: faites, faites. Amen aux explosions de la lumière
qui va venir. Ne la ménagez pas, Seigneur; faites-la couler sur nos
fronts, sous nos pas; car on ne sait où poser le pied, nous sommes
encombrés de ténèbres. Amen aux splendeurs matinales de l’horizon qui
s’allume, et que ces deux âmes soient délivrées! Faites éclater votre
voix qui soulage en parlant! Esprit de paix, Esprit de joie, ô langues
de feu, douces et dévorantes, souffle qui enflammes et qui rafraîchis,
sérénité translumineuse, vivifiante, embrasante, devant laquelle meurt
ma parole, j’ai prié, et j’attends. Du fond de l’abîme, Dieu de gloire,
je vous parle pour eux dans toute la faiblesse, dans toute la terreur,
dans toute l’impuissance, dans toute la solennité dont mon âme est
capable. O lumière adorée, pour leur apprendre à dire: Amen!
ravissez-les jusqu’aux régions de la joie et de la foudre. Qu’ils disent
Amen de plus près, Amen sur la montagne, Amen dans leur langue, dans la
langue de leur patrie, dans la langue dont l’harmonie fait oublier, se
souvenir, se reconnaître et pleurer! Que leur Amen éclate enfin dans les
cieux.

William pleurait déjà; l’étranger, pas encore. Une contraction nouvelle
agitait sa figure mourante. Les teintes qui terminent l’agonie
commençaient à paraître, et cependant le regard du Prêtre s’éclairait,
comme si, mêlées à ces teintes lugubres, il eût aperçu d’invisibles
clartés.

--Mon père, dit William, voilà la mort.

--Mon fils, dit le prêtre, voilà la vie.

La garde dormait toujours; l’enfant était toujours là, il promenait
autour de lui son regard bleu et pur, effrayé, et ne comprenant pas.

Le Prêtre alla vers lui, le prit par la main, le fit agenouiller au dos
du lit, derrière la tête du malade, qui ne pouvait pas l’apercevoir, et
lui dit tout bas: _Fais ta prière._ Puis, parlant en lui-même:--Cela
presse, dit-il, mon Dieu! puis, parlant à celui qui mourait:--Vous
rappelez-vous, dit-il, que vous ne vous êtes pas créé vous-même!

Le petit enfant disait l’_Ave Maria_ pendant que le Prêtre faisait cette
question très simple, et la figure du mourant, cette figure de cadavre
glacé, s’éclaira tout à coup d’un sourire tel qu’en voient rarement les
habitants de la terre.

Se levant sur son séant:

--Il est Celui qui Est, dit-il. J’avais oublié que je n’étais pas
l’Être.

Puis sa voix s’adoucit; sur son front solennel passa une lueur douce; sa
figure devint jeune, candide, enfantine; son regard plus naïf, plus
caressant que celui de l’enfant qui priait au pied du lit, et tendant
les bras.

--Pardon, dit-il, William, pardon!

William se jeta dans les bras qui l’attendaient, et quand il put essayer
de parler:

--Nous allons donc vivre ensemble! balbutia-t-il.

--Oui, dit l’étranger, mais non comme tu l’entends. Je vais quitter,
Dieu aidant, ce rivage désolé où tu vas rester encore. Aussi faut-il
d’abord que je parle au Prêtre; va et reviens bientôt me dire adieu.

Et, se tournant vers le Prêtre:

--Mon père, dit-il, c’est moi qui suis à vous. J’ai faim et soif d’être
petit enfant; dites, que faut-il faire?

Quelques heures plus tard, les mêmes hommes se trouvaient réunis dans la
même chambre. L’étranger mourait et consolait William de sa mort. Étendu
sur ce grabat, et plus visiblement près de sa dernière minute, il avait
l’air d’un triomphateur et parlait de sa naissance.

--Écoute, William, dit-il en prenant les mains du jeune homme, écoute
bien. Tu feras ce que je n’ai pas fait. Adieu, mon bien-aimé, oublie ce
que j’ai été, et souviens-toi de ce que tu dois être. La science et
l’art attendent quelqu’un et c’est toi qu’ils attendent. Vois ce petit
enfant, William, vois cette boucle de cheveux blonds qui tombe sur cette
petite épaule. Je remets entre tes mains cette majesté trois fois
sainte. N’oublie jamais que cette petite bouche rose a dit un _Ave
Maria_ pour le pauvre pécheur. Je lui parlerai, à lui, le dernier. Je
lui dirai adieu à lui, le dernier, je l’embrasserai le dernier parce que
c’est un enfant.

Sa figure changea et resplendit tout à coup d’une majesté
incompréhensible.

--Il y a donc sur terre une montagne, s’écria-t-il, en retrouvant la
voix, une montagne que Jésus-Christ a montée, et qui s’appelait le
Calvaire!

--William, ouvre ce tiroir et donne-moi l’Évangile.

William obéit.

Le malade cherchait à lire et ne pouvait pas. Après de longs
efforts:--Approche aussi la lampe, William. Tiens, voilà l’homme,
ajouta-t-il en souriant. J’aurais pu faire toute la nuit d’inutiles
efforts pour lire l’Évangile, et oublier d’approcher la lampe.

Et il lut:

«Je suis la Voie, et la Vérité et la Vie».

--Oui, dit-il, cela est ainsi. Jésus-Christ a pu dire sans effort: Je
suis la Vérité, car Il est Elle, en effet. La Vérité! qui suis-je pour
prononcer seulement son nom! Je me sens écrasé. Suprême élévation,
suprême misère! J’ai peur de moi, j’ai peur de moi en face d’elle, parce
que j’ai un front qui plisse, et que la Vérité ne plisse pas. Elle est
immuable! Immutabilité! mot incompris des hommes!

Ah! ce sera un beau jour que celui où je mourrai! Un beau jour! Mais
c’est aujourd’hui! Mais c’est tout à l’heure, et moi qui ne songeais
plus que c’était tout à l’heure! Embrasse-moi, William, et chante au
lieu de pleurer! Si tu penses à moi, souviens-toi que je suis un
misérable et secondaire individu, et pourtant chante ma naissance, car
je vais naître. Penche-toi sur mon berceau. Tant que je n’ai pas aimé,
tu n’as pas pu dormir; maintenant j’aime, dors et chante, Dieu te
donnera ton oreiller.

Sa sublime figure, alternativement sévère et attendrie, semblait
voyager, en un instant, de la terre au ciel.

--Vis dans la vérité, William, dit-il, et traite avec douceur ceux qui
ne la connaissent pas. Pauvres gens, qui se trompent! Fais l’œuvre que
je n’ai pas faite, l’agneau de l’Apocalypse te regardera de là-haut.

--Jésus-Christ! Jésus-Christ! s’écria-t-il. Songez-vous qu’il y a encore
autour de nous quelque chose de l’air qu’il a respiré?

--Bénissez-moi encore, mon Père. Adieu, William; où est cette femme qui
m’a gardé? Il faut que je lui dise adieu.

--Enfin, toi, dit-il au petit enfant, viens m’embrasser, et souviens-toi
qu’il faut aimer le bon Dieu.

Puis il murmura:

--Notre Père qui êtes aux Cieux, que votre Nom soit sanctifié, que votre
règne arrive...

La voix s’éteignit.




SIMPLE HISTOIRE

LE BONHEUR ET LE MALHEUR


Sur les hauteurs qui dominent la ville d’Hennebont, entre Vannes et
Lorient, il y avait une fois, comme disent en ce pays ceux qui racontent
des histoires, il y avait une fois une partie de plaisir. Deux familles
s’étaient réunies pour s’amuser, et, chose merveilleuse! elles
s’amusaient. Une bande de jeunes filles rieuses et légères voltigeait
dans la campagne. Mais, comme il faut bien que quelque chose manque en
ce monde, une des amies manquait à la fête, bien qu’elle y assistât. A
la fois absente et présente, Mlle Exuline Romiguière restait assise à
côté de sa mère, déjà vieille, non pour lui tenir compagnie, mais pour
lui témoigner son chagrin. L’attitude de cette jeune fille révélait un
découragement profond, une douleur incurable. On la sentait frappée à
mort. Ses amies lui apportaient les fleurs les plus parfumées,
inventaient pour elle des divertissements et l’excitaient à vivre. Mais
Exuline souriait par complaisance, et retombait dans sa léthargie. Les
rires de la bande joyeuse n’allaient pas jusqu’à son âme.

Mme Romiguière jetait sur sa fille des regards désolés. Un instant elle
s’éloigna d’elle pour causer de sa douleur avec son amie, Mme Larey.

--Pauvre petite, disait la mère d’Exuline, de quel chagrin meurt-elle?

--Peut-être ne le sait-elle pas elle-même, répondit Mme Larey.

--Au fond de son âme, reprit Mme Romiguière, elle souffre peut-être d’un
vide qu’elle ne m’avoue pas.

--Mon fils Adrien a demandé votre fille en mariage, l’avez-vous oublié?

--Non! et pourtant je suis heureuse comme si je l’apprenais, reprit avec
un sourire plein de grâce et de tendresse la pauvre mère.

Le soir, toute la société se réunit chez Mme Romiguière. Cette famille,
sans avoir les soucis de la richesse, qui oblige aux représentations du
monde, n’avait pas non plus les soucis de la pauvreté. La maison était
simple, mais charmante, le jardin, rempli de fleurs, la table assez
grande pour donner place aux amis: toute la famille était unie, on
s’aimait dans cette maison, et l’on était aimé de tous: celui qu’Exuline
semblait préférer allait devenir son mari. Que lui manquait-il donc pour
être heureuse?

Ces réflexions, Mme Romiguière les faisait chaque jour à sa fille, et
les lui faisait faire par Mlle Marie Répel. Mlle Marie avait été riche
et donnait actuellement des leçons de piano, au rabais, afin de ne pas
mourir de faim; sa mère était morte en apprenant sa ruine. Son père,
grand propriétaire autrefois, électeur influent et personnage distingué,
l’une des _notabilités_ du Morbihan, avait été réduit, par une
spéculation où sa fortune avait péri tout entière, à devenir postillon
de diligence; car c’était encore au temps _heureux_ des diligences et,
aux environs d’Auray, la voiture qu’il conduisait et qu’il savait mal
conduire, avait versé et l’avait écrasé. Marie avait eu sous les yeux le
cadavre mutilé de son père.

Cette jeune fille, déjà habituée et résolue à tout, avait demandé du
travail et n’en avait pas trouvé. Ceux qui dînaient autrefois à la table
de son père ne se souvenaient plus de son nom. Seule au monde, Marie
avait appris ce que c’était que de rentrer le soir dans sa petite
chambre sans avoir gagné son pain du lendemain.

Frappée d’admiration et de respect, Mme Romiguière fit de Marie l’amie
d’Exuline.

--Mademoiselle, lui dit-elle, il me semble que vous devez savoir
consoler; consolez ma fille, je vous prie.

Marie et Exuline se lièrent, et ce fut Marie qui tâcha de consoler
Exuline.

Marie fit à Exuline un portrait charmant du bonheur dont elle aurait dû
jouir. Elle lui représentait la bonté de sa mère, la bonté d’Adrien, qui
l’avait demandée en mariage, la beauté de son avenir, la beauté de la
nature.

--Crois-moi, répondait Exuline, personne plus que moi ne sentirait
toutes ces choses, si j’étais heureuse. Ah! si j’étais heureuse, je
serais bonne, affectueuse, je jouirais de ton amitié, je jouirais du
soleil et des fleurs.

--Je jouirais de cette petite maison si jolie, je jouirais du dévouement
d’Adrien! Mais, hélas! le soleil m’irrite, il se moque de moi, il me
rappelle mon désespoir; ton amitié me fait regretter de ne pouvoir
l’apprécier et en jouir. Adrien me rappelle, sans le savoir, que le
bonheur n’est pas fait pour moi, et quant au jardin, quant aux fleurs,
ne me parle jamais d’elles, Marie.

Là s’arrêtaient les épanchements d’Exuline, et la confidence suprême
mourait sur ses lèvres.

--Que désires-tu? disait Marie; parle, nous sommes à ton service.

--Ah! Marie, tu ne sais pas ce que c’est que le malheur, toi! tiens, je
voudrais être morte!

Les jours se passaient ainsi, et ni sa mère, ni Marie, ni Adrien
n’avaient arraché à Exuline son terrible secret. On la voyait de plus en
plus sombre. Les soins et les tendresses étaient perdus. Le matin, après
une nuit agitée, sa mère l’embrassait et lui demandait de ses nouvelles.
Exuline détournait la tête d’un air mourant.

--Ton mariage aura lieu dans huit jours, lui disait-elle, et Adrien est
bien bon.

--Je ne sais pas, répondit Exuline, cela se peut.

Bientôt tout s’aggrava. Exuline avait une passion, et une passion de
l’espèce la plus compromettante et la plus noire. Elle s’enfermait dans
sa chambre, tirait la clef, sortait de là pâle, défaite, et on avait vu
dans sa main tremblante, des billets d’une écriture inconnue.

Mme Romiguière appela Adrien.

--Je dois tout vous avouer, lui dit-elle, mon fils. Voici ce qui se
passe: non seulement je ne veux rien vous cacher, ce qui serait un
crime, mais je viens vous demander un service. Exuline est malade: si
quelqu’un peut la guérir, c’est vous. Mais, avant de porter remède, il
faut savoir quel est le mal. Il faut pour vous, pour elle, pour nous
tous, qu’avant votre mariage, avant huit jours, vous sachiez le secret
terrible qui compromettrait le bonheur et l’honneur de deux familles. Ce
secret, mon fils, il faut que vous le découvriez. Je vais vous dire tout
ce que je sais, afin que vous puissiez me dire ce que je ne sais pas.

--Comptez sur moi, madame, répondit Adrien; si je n’ai pas le bonheur de
vous ramener ma femme, je vous promets au moins de vous ramener votre
fille.

A partir de cet instant, Adrien mena une vie singulière et mystérieuse.
On le vit le soir longer les murs de la maison d’Exuline, épiant
quiconque approchait. Le plus suspect des passants, c’était le facteur.
Quand il aperçut le collet rouge de ce digne fonctionnaire, Adrien
sentit son cœur battre. Il se cacha derrière un buisson et aperçut
Exuline. Elle allait au-devant du facteur! Ah! Dieu! voici l’instant!
pensa le malheureux jeune homme. Exuline prit des mains du facteur
plusieurs lettres, en mit une dans sa poche, et alla d’un air dégagé
remettre les autres à sa mère, laquelle n’était pas loin. Aucun de ses
mouvements n’échappa à Adrien qui suivit de loin la jeune fille. Exuline
s’enferma dans sa chambre, et quand elle rentra dans le salon où sa
famille était réunie, son regard froid et sec s’arrêta à peine sur
Adrien.

Un imperceptible tremblement agitait le bout de ses doigts. D’amères
réflexions traversèrent l’âme du jeune homme. Je l’épouse, pensait-il,
je voudrais la rendre heureuse. Elle me sacrifie, et se sacrifie avec
moi à je ne sais quel étranger, qui se moque d’elle, sans aucun doute.

Exuline, triste et froide, faisait de la tapisserie dans un coin du
salon. Il fallut dévider un écheveau de soie. Exuline prit dans sa poche
le papier nécessaire, et Adrien reconnut, avec la plus grande surprise,
la lettre qu’elle venait de recevoir. Exuline le pria de tenir
l’écheveau, et ce fut avec le plus grand calme qu’elle dévida la soie
sur la terrible lettre.

Quelle profondeur de dissimulation! pensait Adrien; que d’habileté dans
une enfant! Le plus sûr moyen de cacher une lettre, c’est de la montrer.
Jamais les soupçons ne s’arrêtent sur un papier étalé à tous les
regards. Oui, mais j’emporterai le peloton, ajouta-t-il intérieurement,
en tremblant de son audace. Sa mère m’a chargé d’elle, et d’ailleurs ma
tête s’en va; il faut que je prenne la lettre, que je la lise, avant de
devenir fou.

La soirée fut terrible pour Adrien. Il ne perdait pas de vue la lettre
fatale, et tremblait à chaque mouvement d’Exuline. Pendant ce temps,
Marie cherchait le moyen de lui dire un mot, afin de l’interroger et de
l’aider dans son entreprise. Adrien l’évitait, prenait ses avances pour
des coquetteries, et un malentendu général donnait au salon de Mme
Romiguière l’aspect d’une scène de comédie.

Quant à Adrien, il parlait des jeunes filles en général, de leur
légèreté, de la vanité des sentiments qui n’osent pas se montrer au
grand jour, du danger des correspondances secrètes, etc., etc., si bien
que les jeunes filles lui demandèrent pourquoi il n’avait pas produit
plus tôt un si joli talent de prédicateur. Exuline se moqua de lui
cruellement. Adrien sortit furieux et navré; mais il emportait la
lettre!

Il s’assit dans sa chambre, et dévida lentement cette soie qui contenait
le secret d’Exuline et leur destinée à tous deux. Ma vie va se décider,
disait-il tout haut. Il s’arrêtait, les larmes lui venant aux yeux,
reprenait lentement son cruel travail, s’arrêtait encore, posait la main
sur son cœur pour en contenir les battements, mesurait les minutes
pendant lesquelles il aurait encore le bonheur d’ignorer, regrettait son
audace, se désespérait d’avoir emporté la lettre! Enfin il tint dans ses
mains tremblantes le papier; se recueillit un instant, appela son
courage, ouvrit et lut:

  «Mademoiselle,

  «Je n’ai pu me procurer le muguet rose que vous paraissez désirer
  tant.

  «Veuillez croire aux regrets sincères de votre dévoué serviteur.

  «JEAN FORTIN,

  «_Horticulteur_.»

Quand Adrien sortit de l’hébétement où nous plonge la surprise
lorsqu’elle dépasse les limites connues, il prit sa cravache, attacha
ses éperons, sonna son domestique, demanda son cheval, et partit à franc
étrier sur la route de Vannes.

Cependant Exuline dormait; le lendemain matin, elle descendit dans le
salon où elle trouva Marie.

--Je suis triste, lui dit Exuline, je suis navrée, désolée. Je succombe,
ma chère Marie. Je voudrais être morte! A quoi suis-je bonne!...

A ce moment on entendit le galop furieux d’un cheval qui brûlait le
pavé. Chacun courut à la grille, l’épouvante était générale: les
événements sont rares à Hennebont. On crut qu’une estafette arrivait de
Paris, annonçant une commotion sociale: on aperçut un cavalier couvert
de poussière; son cheval s’abattit plutôt qu’il ne s’arrêta à la porte
d’Exuline, qui recula effrayée.

--Voilà, voilà; je l’ai, prenez, prenez! cria le cavalier, qui sauta
d’un bond au milieu de la chambre. Exuline! c’est Adrien qui vous
l’apporte.

Et, en effet, Adrien tenait dans la main un énorme bouquet de muguets
roses; il le posa, frémissant de joie, sur les genoux d’Exuline.

Et celle-ci, que fit-elle?

Poussa-t-elle un cri de joie?--Ah! vous ne connaissez pas le cœur
humain!

Exuline repoussa Adrien et jeta à terre le bouquet en disant:

--_Il est trop tard_; je ne puis plus être heureuse, j’ai trop attendu.
Pourquoi ne m’avez-vous pas apporté ce bouquet il y a un an? Pourquoi,
malheureux, avoir prolongé mon agonie? C’était il y a deux ans qu’il eût
fallu me donner du muguet rose, et encore, ajouta-t-elle en pleurant de
rage, et encore _je l’aurais voulu panaché_!

Adrien garda un profond silence; il commençait à comprendre. Marie
releva le muguet rose qu’Exuline avait lancé à terre, et le présenta au
jeune homme qui lui dit:

--Mademoiselle Marie, je vous prie de garder ce bouquet.

Exuline eût consenti à épouser Adrien avant l’aventure du muguet rose;
mais, après ce fait, elle refusa absolument. Adrien était guéri: il ne
regretta que son cheval: le pauvre animal était mort du voyage.

Trois mois après, Exuline mourut de cette maladie que l’on nomme la
consomption lente: quelques jours avant cette catastrophe, Marie avait
reçu d’Adrien la lettre que voici:

  «Mademoiselle,

  «Je viens à vous parce que vous possédez le secret de la vie. Ce
  secret que j’ignorais l’an dernier, je l’ai un peu deviné en vous
  regardant.

  «Vous avez supporté les malheurs qui vous ont frappée sans
  interruption et vous n’êtes pas désespérée.

  «Mlle Exuline a été comblée de tous les bonheurs qui peuvent ou qui
  semblent charmer la vie: elle meurt de chagrin.

  «La pauvre enfant a cru et l’on a cru avec elle que le muguet rose
  était arrivé trop tard, et que d’ailleurs il le lui aurait fallu
  panaché.

  «Pour moi, je commence à comprendre.

  «La folie humaine, sans changer de nature, a pris une forme plaisante
  pour m’éclairer.

  «Les hommes croient désirer telle ou telle chose, comme un enfant
  malade demande à changer de lit.

  «Je commence à comprendre que la maladie ne tient pas au lit, mais à
  l’homme.

  «Alexandre, qu’on a appelé le Grand, a fait comme Mlle Exuline: son
  muguet rose a été l’empire du monde; il est allé le chercher dans
  l’Inde, puis il est mort disant qu’il le lui aurait fallu panaché.

  «Que l’homme espère se satisfaire par la possession de tous les mondes
  créés, ou par la rencontre du muguet rose, la plaisanterie est la
  même, en vérité.

  «L’ennui est au bout de toute chose, si Dieu ne s’en mêle pas.

  «Vous, Mademoiselle, vous êtes plus ambitieuse qu’Alexandre; vous avez
  voulu faire descendre l’Infini en vous par l’acceptation sévère de la
  vie telle qu’elle est, et l’Infini est descendu.

  «La vie, douce ou terrible, est toujours un poids quelconque, et nul
  ne peut la porter sans consentir à un sacrifice quelconque.

  «Vous l’avez portée terrible. Exuline a refusé de la porter douce;
  parce que vous saviez, et parce qu’elle ne savait pas le sens du mot
  _bonne volonté_, qui est synonyme du mot _bonheur_.

  «Voilà ce que vous m’avez dit, Mademoiselle, non en paroles, mais en
  actes. Si j’ai bien compris, je vous demande à partager, devant Dieu
  et devant les hommes, en vous épousant, votre bonheur.

  «ADRIEN.»

Le mariage se fit peu de jours après.




LES DEUX MÉNAGES

CONTE


I

Deux mariages venaient de se célébrer en même temps à la petite église
de Gléni, près La Châtre. Marie venait d’épouser Ives, et sa cousine
Blanche venait d’épouser Louis, frère d’Ives.

Les deux cousines avaient perdu leurs pères; les mères vivaient toujours
et ne se ressemblaient pas. La mère de Marie s’appelait Jeanne. La mère
de Blanche s’appelait Rosine.

Quand on revint de l’église les prés étaient couverts de rosée, et les
oiseaux sautillaient dans les buissons, en gazouillant tout bas: c’était
le matin.

Blanche était blonde, petite, un peu grasse; elle avait le nez fin, les
yeux grands, les lèvres fortes, et le sourire un peu malin. Quant à
Marie, elle était plus grande que Blanche, svelte et brune. Son visage
était sérieux, et, sans être jolie, elle plaisait. On la sentait
discrète à la nature de son sourire. Bien qu’elle fût du même âge que
Blanche, on lui parlait comme à une femme, et on traitait Blanche en
enfant. Elles étaient nées le même jour, on les mariait le même jour,
elles épousaient les deux frères.


II

Marie et Ives se choisirent leurs joies pour ce jour de fête. Suivis de
trois ou quatre amis, ils gagnèrent le bois voisin. La première, la
meilleure de ces amies était Jeanne, la mère de Marie. Cette veille
femme était jeune, car elle était gaie, et son bonheur était grand, car
il était le même que le bonheur de sa fille. Les mariés et leur petit
cortège s’engagèrent dans d’étroits sentiers; au bout de quelques pas,
ils entendirent un léger bruit, se retournèrent, et virent un ami qui
arrivait en trottant, sans avoir été invité à la fête.

C’était l’âne gris de la maison. Il s’était échappé tout joyeux de
l’écurie, sans bride ni bât; libre, pour la première fois, depuis le
jour où on l’avait retiré à sa mère. On lui permit d’être heureux avec
les autres, et, quand il arriva dans la grande clairière, on partagea
avec lui les fraises qui couvraient la pelouse.

Marie regardait son âne gris, le muguet blanc, les arbres verts, les
fraises roses, avec ce bonheur indicible et muet qui part du fond de
l’âme et se répand sur la nature, sur les détails de la vie, pour tout
éclairer et tout réjouir: la joie et la gaieté naissaient sous les pas
de la famille et naissaient à tout propos. Marie jouissait de tout,
partageait toutes les joies, jusqu’à celle de son âne. Le doux animal
trottait le long des sentiers, montrant à découvert une belle raie noire
en croix sur son dos et sur ses épaules. Jeanne, les yeux humides de
bonheur, regardait sa fille et son fils avec une tendresse toute jeune:
elle donnait sa fille à un fils qu’elle aimait; elle la donnait
joyeusement, et la trouvait en la donnant.

Le même jour, à la même heure, Rosine, la mère de Blanche, regardait sa
fille avec une irritation mal contenue; elle ne donnait pas sa fille, la
vieille Rosine, elle la cédait à contre-cœur; elle croyait la perdre, et
réellement elle allait la perdre, par cela seul qu’elle le croyait, car
la jalousie s’aliène tous les cœurs: voulant tout garder pour elle, elle
perd tout: voulant tout avoir, elle n’a rien.

Jeanne avait élevé sa fille Marie afin qu’elle devînt un jour épouse et
mère. Rosine avait élevé sa fille Blanche pour qu’elle restât sa fille,
et ne devînt pas autre chose. Donc Jeanne devait avoir toujours dans
Marie une fille et une amie. Rosine devait avoir bientôt dans Blanche ou
une ennemie ou une victime; elle n’eut qu’une complice, qui détesta
Rosine et Louis.

Blanche, Louis, Rosine et beaucoup d’invités dînèrent ensemble chez le
plus fameux aubergiste du village. On rit beaucoup pendant ce dîner;
mais personne ne s’amusa, personne n’emporta une joie intérieure,
personne ne se sentait léger.

Quand on rentra à la maison, la vieille Jeanne se jeta au cou d’Ives,
qu’elle aimait comme un fils, et qui l’aimait comme une mère. Personne
n’avait rien perdu: tout le monde avait gagné.

Quand on rentra à la maison, la vieille Rosine jeta sur Louis un regard
contraint. Elle lui reprochait intérieurement de lui avoir volé sa
fille.

Jeanne, en embrassant son fils, lui recommanda de rendre sa fille
heureuse.

Rosine n’embrassa pas son fils, et, en embrassant sa fille, lui laissa
deviner qu’elle regrettait d’avoir un gendre. La vieille femme se retira
immédiatement à l’écart, non par discrétion, mais par mauvaise humeur.
Elle se retirait, non pour laisser Blanche et Louis seuls, mais pour
avoir le droit de se dire chassée, pour se préparer elle-même un grief
contre eux. Louis sentit qu’il n’était reçu ni comme un enfant, ni comme
un ami, ni comme un maître. Il en fit l’observation à Blanche, qui se
mit à pleurer. La journée finit dans la froideur, dans la défiance, dans
la contrainte et dans les larmes.

La vieille Jeanne s’endormit en se disant: «Je ne sais si j’ai bien
rempli mon rôle de mère. Je ne sais si j’ai été assez bonne pour eux. Je
m’unirai à Ives pour soigner le bonheur de ma fille. Je consulterai, je
me défierai de moi-même, et Marie sera heureuse.»

La vieille Rosine ne s’endormit pas sans s’être dit vingt fois qu’elle
avait rempli tous ses devoirs et qu’elle était irréprochable. «Avec un
jugement sûr et droit comme le mien, pensait-elle, on n’a pas besoin des
conseils des prêtres, et j’ai la conscience tranquille.»


III

Le lendemain des deux mariages, les deux familles songèrent aux visites
de noce. «Allons donc bien vite voir le vieux Bertham, dit Rosine à
Blanche. Peut-être ton mari voudra t’en détourner. Défie-toi des amis
qu’il voudra te donner. Reste fidèle aux vieux amis de ta famille.
Bertham a de l’expérience; il a un jugement droit. Il sait ce qu’on doit
à la vieillesse, et si tu es tentée de l’oublier, il te le rappellera.»

Bertham possédait aux environs de Gléni une cabane, et on le trouvait
toujours assis sur le bord du chemin, en face de cette cabane, le jour,
tressant les paillassons, le soir, regardant jouer les enfants dans la
rue. Ses vêtements en lambeaux, d’où sortaient des pieds et des mains
énormes, retombaient flasques et malpropres sur ses membres grêles. Son
visage allongé, couleur de cuivre, sillonné de rides énormes, était
ombragé de cheveux noirs et crépus. Ses larges oreilles étaient plates
et blafardes; les sourcils et les cils étaient blancs, l’œil fauve et
couvert. Bertham clignotait dès qu’on lui adressait la parole. Sa bouche
mince était garnie de dents blanches, serrées et pointues comme les
dents d’un loup. Cet homme avait je ne sais quoi de fantastique et de
sombre qui saisissait. Rosine et Blanche avaient de l’attrait pour lui,
tandis qu’il inspirait à Jeanne et à Marie une secrète répulsion.
Bertham semblait inoffensif, parlait peu et pensait encore moins.

Marie refusa d’accompagner sa cousine chez Bertham.

Rosine et Blanche entrèrent seules, causèrent avec le vieillard,
regardèrent curieusement sa cabane. Le vieux fauteuil de Bertham avait
les pieds enfouis dans des épluchures de légumes. Ces légumes étaient la
nourriture habituelle de deux lapins. Les deux lapins broutaient au
milieu d’une douzaine de poules conduites par un coq noir fort jaloux de
son autorité, qui se prélassait dans tous les coins de ce taudis. Ce
désordre était affreux. Blanche toucha à tout en riant aux éclats, et
finit par mettre la main sur une vieille boîte cachée derrière les
rideaux du lit. A ce moment, le vieux pâlit et s’avança vivement pour la
lui retirer des mains. Ce mouvement si brusque n’était pas nécessaire;
Blanche avait déposé la boîte sur une planche avec une terreur
inexplicable.

--Le vieux a un trésor, dit Rosine à sa fille, quand elles furent
sorties de la cabane.

--Non, mère, dit Blanche; la boîte était légère.

Cependant tout s’ébruite dans les villages. Bertham acquit cette
importance énorme que donne aux yeux des paysans un trésor supposé;
aussi l’on plaignait Marie et l’on enviait Blanche, car Bertham
n’approchait jamais la première, et passait des journées entières chez
la seconde.

Lorsque Blanche et Louis étaient aux champs, Bertham et Rosine causaient
ensemble. Vers le soir, Blanche rentrait un peu avant son mari. Pendant
cet instant, Bertham lui adressait paternellement la parole: il la
plaignait d’être dominée, subjuguée par Louis. Une femme, disait-il
souvent, ne doit pas être l’esclave d’un homme. Blanche s’excusait comme
une coupable; elle craignait, disait-elle, de rendre son mari
malheureux, de le pousser à de graves désordres, de compromettre pour
toujours la paix et le bonheur de sa vie.--Pauvre enfant, répliquait
Bertham, vous ne voyez donc pas que plus une femme obéit, plus son
despote devient impérieux! Allons, un peu de caractère et de dignité, si
vous voulez être heureuse.

Peu à peu, Blanche faiblit. Bientôt elle passa à ses yeux, et aux yeux
de tous, pour une esclave, pour une victime malheureuse, innocente et
persécutée.

Louis n’entendait, en rentrant chez lui, que des théories confuses et
extravagantes. Il déserta sa maison; il n’y rentrait que pour dormir.
Blanche fut livrée à Bertham, qui continuait ses enseignements.


IV

La maison de Jeanne était heureuse et charmante. Le matin et le soir, la
mère et les deux enfants disaient leurs prières en commun. On riait, on
s’aimait, on s’embrassait, on se trouvait riche.

Quand les enfants rentraient, ils trouvaient sur le seuil de la porte la
vieille et charmante Jeanne, qui les recevait avec une égale tendresse.
Jeanne ne cherchait que le bonheur des autres: par conséquent, elle
faisait le sien. Marie et Ives l’entouraient de leur affection, et, plus
ils s’aimaient, plus ils aimaient leur mère; tandis que Rosine, en
détachant sa fille de son mari, l’avait, par une punition merveilleuse,
détachée de sa mère en même temps.

                   *       *       *       *       *

Un dimanche du mois de juillet, Marie et Ives allaient à l’église. Ils
rencontrèrent Blanche qui marchait en sens inverse. Marie avait toujours
ses habits de paysanne. Blanche avait adopté ceux des grisettes de la
ville. Blanche arrêta sa cousine par le bras:

--Il faut que je te parle, lui dit-elle d’un air sombre.

--Je veux bien, dit Marie; la messe n’est pas encore sonnée. Ives fera
un tour le long de l’eau.

--Vois-tu, dit Blanche à sa cousine, d’une voix saccadée, Bertham a un
secret. Il peut nous donner tout l’argent que nous voudrons. Je pars
pour Paris avec ma mère. Bertham sera notre domestique. Nous serons
riches, riches, riches, entends-tu?

--Et Louis! répondit Marie.

--Louis se dérange, dit Blanche; je ne lui dois plus rien.

--Malheureuse! cria Marie, comment rendras-tu à Bertham son argent?

--Tu ne comprends donc pas? je te dis qu’il a un secret! cria Blanche
presque tout haut, puis, baissant la voix: Il y a chez lui une boîte que
j’ai touchée le jour de mon mariage.

--Eh bien? dit Marie, qui avait le frisson sans savoir pourquoi.

--Eh bien, dit Blanche d’une voix basse et précipitée, les petites
pièces d’argent qu’on y met se changent en pièces d’or: nous partons
pour Paris.

Marie regarda Blanche fixement.

--Au nom du ciel, refuse et reste, dit-elle.

Blanche dégagea ses deux mains de l’étreinte de Marie et partit sans
répondre.

Deux jours après, ni Bertham, ni Rosine, ni Blanche n’étaient plus au
village. Louis tomba dans un désespoir très voisin de la folie. Ives
alla le trouver, le prit par la main, l’amena dans sa maison. Mais Louis
resta dans une sorte d’hébétement, et on l’entendait chanter à voix
basse une complainte monotone.


V

Jeanne, Marie et Ives étaient heureux. Ils travaillaient et ils
s’aimaient sans jalousie. Ils travaillaient à la terre. Le travail rend
à l’homme les vraies richesses, les richesses fleuries, parfumées,
vivantes, la splendide abondance sans laquelle les trésors du monde
entier perdent leur valeur.

Les richesses de la terre sortaient de leurs mains rudes et vigoureuses.

Marie interrompait par instants son travail, s’appuyait sur sa bêche et
disait à Ives, en regardant la terre:

--Nous sommes heureux, Ives; nous nous aimons; nous travaillons, parce
que c’est la loi. Nous avons un peu écorché cette pauvre terre sur
laquelle nous vivons ensemble. Nous lui avons confié un grain; nous
pouvons rentrer dans notre maison. Dans quelque temps, elle sera
couverte, cette terre chérie et reconnaissante, de fleurs roses, bleues,
parfumées. Il fera frais le long des prés. Un peu plus tard, les arbres
plieront sous le poids des fruits; les blés seront mûrs; nous n’aurons
plus qu’à avancer la main et à prendre ce que Dieu offre, comme dans ce
pays des contes de fées où on relève, en se baissant, des perles et des
rubis. Tout nous est rendu au centuple. Il me semble qu’en retour nous
devons quelque chose à Dieu. Quand je suis à l’église, quand je
m’adresse à lui, je sens dans mon cœur une joie profonde, comme si je ne
pouvais lui parler sans recevoir à l’instant ma récompense; il nous
comble de biens; que pouvons-nous lui rendre?

--Tiens, dit Ives, voici la réponse.

En effet, un pauvre venait à eux et demandait l’aumône.

Marie alla à sa rencontre.

--Venez, lui dit-elle, voici ma maison. Vous la reconnaîtrez aux roses
qui sont plantées le long des fenêtres; venez souper avec nous tous les
soirs. J’obéis à mon maître en vous parlant ainsi.

Le pauvre y vint, et s’assit comme les autres près de la cheminée, en
mangeant sa soupe et son pain. Ce mendiant jouait de la flûte et
accompagnait Louis quand Louis chantait sa complainte.


VI

Un soir, Ives, Marie et Jeanne, le vieux pauvre et Louis, étaient réunis
dans la cabane.

Assise sur le banc de bois qui garnissait la grande cheminée, Jeanne
s’était endormie; Louis fredonnait sa complainte; Ives tressait des
paniers; Marie racontait tout bas au vieux musicien, devenu son ami,
l’histoire de Blanche et de Rosine. Au dehors, le vent soufflait avec
violence. Tout à coup, un cri, un seul, mais déchirant et terrible, se
fit entendre. Louis, retrouvant son agilité perdue, sauta d’un seul bond
vers la porte, en criant: «Blanche!» et disparut. Tous coururent dans la
direction qu’il avait semblé prendre; tous rentrèrent, après quelques
heures de recherche, sans l’avoir retrouvé.

Ils se racontaient les uns aux autres leur poursuite vaine, quand ils
aperçurent une troupe de paysans qui venaient à travers champs, portant
un brancard. Les paysans approchèrent de la cabane, déposèrent le
brancard au milieu de la grande cuisine, tout à l’heure si calme, et le
découvrirent. On aperçut alors Blanche et Louis couchés l’un près de
l’autre. On les avait trouvés au bas de la montagne, et on les avait
rapportés sans connaissance. Blanche vêtue de velours et d’hermine,
Louis dans sa blouse de futaine. Que s’était-il donc passé? Le médecin
fut appelé en toute hâte. Blanche et Louis rouvrirent les yeux l’un
après l’autre; mais les yeux de Blanche restèrent fixes; elle refusa de
quitter ses riches vêtements, et rit d’un rire affreux! Elle avait perdu
la raison. Louis jetait sur elle des regards désolés: il la perdait une
seconde fois.

Il demeura comme anéanti. Il avait oublié sa complainte. Le vieux
musicien, consterné du malheur de ses amis, avait oublié sa flûte, et le
silence régnait dans la maison.

Un soir, Ives dit à Marie:

--La gaieté a quitté la maison, il faut qu’elle y revienne. Tout le
monde est triste. Relève-toi, car il faut que tu nous relèves. Chante un
de nos vieux airs d’autrefois, Marie; Pierre (c’était le nom du
musicien) t’accompagnera. Il retrouvera sa flûte quelque part, si tu
l’ordonnes.

De grosses larmes vinrent aux yeux de Marie; il y avait si longtemps que
personne n’avait chanté dans la maison! Jeanne l’encouragea d’un regard
et Marie chanta doucement d’une voix basse et tremblante la complainte
de Louis. Louis leva la tête, au bout d’un instant, ses yeux brillèrent
d’un éclat étrange qu’on ne leur connaissait pas. Blanche tremblait et
sa pâleur était effrayante. Le vieux Pierre reprit sa flûte et
accompagna Marie. Celle-ci, sans se rendre compte de rien, sentit qu’il
se passait quelque chose d’extraordinaire. Sa voix s’éleva et devint
frémissante. Pierre avait rejeté en arrière ses cheveux blancs; sa
taille s’était redressée. Tout à coup, Louis se leva, courut à un vieux
coffre, seule richesse qu’il eût conservée, et l’ouvrit avec transport.
Il en retira une vieille coiffe de dentelle jaune et flétrie à laquelle
pendaient encore quelques boutons de fleurs d’oranger. Ses membres
tremblaient, ses genoux pliaient. Blanche courut à lui, l’entoura de ses
bras et cria de toute sa force:

--Anne! Marie! Ives! Louis! je suis sauvée!

--Elle pleure, dit Marie, elle n’est donc plus folle!

Se dépouillant à la hâte des lambeaux d’hermine et de soie qui la
couvraient encore, Blanche puisa dans ce coffre ses habits de jeune
mariée. Elle suspendit au crucifix de Marie la couronne d’oranger et
coiffa la coiffe jaunie de son mariage, que Louis couvrait de baisers.

Or on trouva dans la belle robe de Blanche une lettre ainsi conçue:

  «La boîte que tu sais est perdue. Nous irons, Bertham, toi et moi,
  demain soir, sur la montagne où on en fabrique. Sois exacte au
  rendez-vous, ma fille.

  «_Signé_: ROSINE.»

On retrouva sur la montagne deux cadavres calcinés. Les habitants du
pays crurent reconnaître Rosine et Bertham.




JULIEN

CONTE BRETON


I

Ce jour-là, bien que ce ne fût pas un dimanche, on voyait dans les
sentiers, le long des prés, les jeunes filles en habit de fête. Elles
avaient le jupon de drap orné de galon; elles avaient le corsage rouge
et noir, et la grande coiffe de mousseline. C’est que, ce jour-là,
Ivonne s’était mariée à Jean-Marie. Jean avait tiré au sort il y avait
un mois; il avait eu un bon numéro; on avait fait bien vite la noce.
Marie avait seize ans; Jean en avait vingt et un; les deux enfants
pouvaient entrer en ménage.

La journée allait finir; le repas de noce était fait. Ivonne aurait
craint quelque malheur si elle n’eût porté quelques débris du repas
solennel à la vieille Marie.

La vieille Marie était respectée dans le canton. Elle donnait,
disait-on, de bons conseils. Elle vivait seule, ne prenant part à aucune
fête. Nul ne savait ce qui se passait ni en elle, ni chez elle. Les
paysans la suspectaient, et en même temps la révéraient.

Ivonne, suivie de quelques jeunes filles curieuses et presque effrayées,
alla donc faire visite à la vieille. Elles la trouvèrent assise sur le
seuil de sa cabane.

--Tenez, mère Marie, dit Ivonne en approchant, voici un gâteau qui vient
de mon dîner de noce, un gâteau de froment.

--Merci, dit la vieille sans lever les yeux.

--Voyons, mère Marie, dit encore Ivonne, est-ce que notre visite ne vous
est pas agréable?

--Les jeunes gens croient toujours faire plaisir aux vieux, quand ils
viennent les voir, répondit Marie la centenaire.

Marie avait, dit-on, cent trois ans.

--Il y a des vieux à qui la jeunesse rappelle le bonheur, ajouta-t-elle
après un silence. Mais il n’en est pas ainsi pour tous les vieux!

--Que vous rappelle-t-elle, mère? dit Ivonne, d’une voix presque
tremblante, mais en s’asseyant, comme une personne qui veut demeurer et
insister pour savoir.

--Elle me rappelle mon histoire, dit Marie la centenaire.

--Ah! une histoire! crièrent les jeunes filles. Mère Marie, contez-nous
une histoire.

La vieille les regarda d’un air mécontent.

--Mère, dit gravement Ivonne, qui n’avait pas pris part à la joie
bruyante de ses compagnes, voulez-vous me dire votre histoire? Je suis
une femme à présent. Peut-être pourrai-je profiter de vos paroles.


II

--Il fait froid, dit la vieille; rentrons.

Bientôt, les cinq jeunes filles furent assises autour de la cheminée de
la cabane. La vieille avait pris place au fond de la cheminée. Sur un
feu de tourbe tombait, suspendue à une crémaillère noire et enfumée, une
vieille marmite de fonte ébréchée, d’où sortaient une vapeur légère et
un petit murmure sourd. Un chat frileux dormait en rond dans la cendre;
son ronron se mêlait au grondement de la marmite; au-dessus de lui
brûlait, dans une petite pince de fer, une chandelle de résine. La
chaumière basse et noire, à pignon pointu, n’avait pas de fenêtre; elle
ne prenait jour que par la porte. Le sol n’était recouvert ni de
planches, ni même de briques; il était seulement battu et durci. Le lit
de vieux chêne eût été beau; mais les pieds vermoulus tenaient à peine.
Une vieille armoire ornée de serrures de cuivre et un vieux coffre
composaient tout le mobilier. Les poules avaient sans doute le même
logis que la vieille: de petits paniers suspendus aux murs indiquaient
qu’elles venaient là pondre leurs œufs et élever leurs couvées. Une
bonne table occupait le milieu de la cabane, et une planche suspendue
au-dessus de la table supportait la provision de lard et de fromage.

Le soleil était couché; on n’apercevait plus que les teintes pourpres de
ses derniers reflets; une petite poule noire, couchée dans un panier,
montrait sa petite tête, curieuse et immobile.

--Voyons, mère Marie, dit une jeune fille, contez vite l’histoire, car
nous voulons aller danser.

--Si vous voulez aller danser, n’écoutez pas l’histoire, dit la vieille.

--Tais-toi donc, Jeanne, dit Ivonne. Pardonnez à cette enfant, mère
Marie, et contez-nous l’histoire.

--Il n’est pas en votre pouvoir de me fâcher, dit la vieille femme; vous
ne pouvez que vous faire du mal à vous-mêmes, si vous n’êtes pas sages.
Vous pouvez attrister vos anges gardiens; vous n’avez pas prise sur moi.
Retenez ce que je vous dis.


III

Après un long silence, la vieille continua:

--Vous allez tous les samedis de Grâce à Guingamp, pour le marché, mes
enfants; mais jamais peut-être vous n’avez remarqué une petite maison
basse, qui est près de la chapelle de Persanken, à côté de la maison des
Capucins.

Julien, celui dont je vais vous parler, quitta cette maison sans rien
regretter; il y laissait pourtant son père et sa mère, le vieux Ménig et
Marianne. Julien était ouvrier, il allait faire son tour de France. Il
se croyait son maître; il éprouvait cette joie qu’éprouvent les jeunes
gens quand, livrés pour la première fois à eux-mêmes, ils pensent que
tout leur est permis; aussi adressait-il la parole aux passants de l’air
assuré d’un homme à qui rien ne résiste. Julien n’était pas méchant,
mais il était léger et se disait esprit fort. Il croyait encore un peu à
Dieu, disait-il, mais il ne croyait plus au diable. Julien marchait
vite, il courait presque. N’ayant plus à craindre le contrôle du père ou
du maître, il se croyait le souverain du monde. Il se racontait
d’avance, comme si elles étaient arrivées déjà, les charmantes aventures
qui l’attendaient probablement. Peut-être, s’il eût tourné les regards
vers le village, caché au milieu des arbres verts, ce village dont il
n’entendait plus que de loin les bruits confus, peut-être il se fût
arrêté, et, libre de choisir, il eût compris que le bonheur était là.
Mais il poursuivit son chemin. A l’instant où il dépassait les dernières
maisons, il entendit le chant éloigné du coq, qui semblait le rappeler:
il ne tourna pas la tête. Il serra d’un cran la ceinture de cuir de sa
blouse grise, et, confiant en lui-même, il partit en chantant.

Cependant, à Guingamp, les voisins causaient de son départ. Chacun
disait son mot: l’un rappelait les qualités, l’autre les défauts du
jeune homme. Celui-ci prédisait la réussite, celui-là les chutes sans
retour. Trois personnes ne disaient rien: Ménig, Marianne, et une jeune
fille nommée Marie, qui était l’amie d’enfance de Julien. Marie était
une enfant sans père ni mère, que les vieux avaient recueillie;
c’étaient des chrétiens charitables.

Ici, la vieille s’arrêta un moment; sa figure avait une grande
expression de tristesse. Elle reprit:


IV

La route que suivait Julien était la route Neuve. Pressé de s’éloigner,
il avait pris le plus court chemin, sans souci des souvenirs laissés aux
haies, aux buissons, aux fleurettes du chemin Vieux. Julien n’avait pas
cette mémoire-là. Marie, moins oublieuse de son enfance, et des
premières émotions de sa vie, s’était attardée par le chemin Vieux. Elle
était là, jetant sur les bergers qui gardaient leurs troupeaux un coup
d’œil distrait. Mais Julien s’avançait à grands pas sur la route Neuve,
bordée de belles maisons, d’où l’on ne pouvait entendre le chant d’un
oiseau. La route Neuve semblait conduire de la ville à la ville, le
chemin Vieux semblait conduire de la ville à la campagne. Julien avait
dix-neuf ans; n’ayant pas souffert dans le passé, il n’appréhendait rien
dans l’avenir. Son ancienne vie, si douce et si libre, il la fuyait
comme l’esclavage, et, se voyant seul, il se croyait affranchi.

Julien voulait être plus qu’un ouvrier ordinaire: voilà pourquoi il
avait choisi la sculpture sur bois. Ce n’était pas qu’il voulût
représenter la Sainte Vierge ou son saint patron; mais il voulait
s’élever au-dessus des autres compagnons, parce qu’il avait appris un
peu de latin. Julien était petit et robuste, leste et fort; son œil se
promenait sur tout et ne s’arrêtait sur rien: il ne regardait jamais en
lui-même. Vous voyez par là, mes enfants, que, sans être encore vicieux,
il était capable de toutes les chutes.


V

Marie revint triste à la ville. Elle alla à Persanken, afin de consoler,
par ses soins et par ses caresses, le vieux Ménig et sa femme. Quand
elle entra, les deux vieillards étaient assis aux deux coins de la
cheminée. Ménig fumait gravement une petite pipe. Marianne se cachait
pour pleurer. Tous deux grands, maigres, voûtés, étaient plus usés par
le travail que par l’âge. Leurs figures, allongées et sérieuses, avaient
dû être belles et portaient la marque de l’honnêteté. Marie ne leur dit
rien, mais les embrassa si tendrement, que Marianne en fut émue.

--Tu as tort de venir si tard, petite, dit-elle; on dit qu’on a vu sous
la passe, le soir, de mauvaises gens.

A ce mot, le vieux Ménig pâlit, et Marie resta interdite.

--Vous n’auriez pas dû laisser partir Julien pour un si long
apprentissage, dit Ménig. Il va rester sept ans loin de nous, et qui
sait combien de mauvaises pensées peut lui inspirer le méchant esprit?

Marianne fit le signe de la croix.

--Marie lui écrira, dit-elle, elle est plus savante que nous, et quand
Julien reviendra, nous marierons ces deux enfants.

--Oui, s’il revient, dit Ménig, et s’il revient tel qu’il est parti.

--Pensez-vous, dit Marianne d’un ton de reproche, que le bon exemple lui
ait manqué dans notre maison?

--Non, dit le vieux en regardant Marianne d’un regard profond, grave et
tendre, comme le regard d’un homme qui se souvient en un instant de
toutes les joies et de toutes les peines partagées, et qui remercie de
l’aide qu’on lui a donnée dans les difficultés de la vie.

Marianne le sentit, et répondit par un regard. Son visage dévoila en ce
moment la chasteté de toute sa vie, et resplendit aussi de la majesté de
la vieillesse. Ses rides sévères portaient la marque de la force, de la
bonté, et, dans le sourire qui éclaira son visage, il y avait encore une
trace des grâces heureuses de la jeunesse. Aussi le souper fut-il moins
triste qu’on ne devait s’y attendre. Le regard du vieux Ménig, le
sourire de sa femme, avaient remué profondément d’anciens souvenirs. La
jeunesse, qui semblait avoir disparu pour toujours de la maison,
emportée par Julien, revint un instant s’asseoir entre les deux
vieillards, à cette table désolée.


VI

Huit jours plus tard, on reçut une lettre de Julien. Ce fut Marie qui la
lut. Le vieux Ménig était aux champs. Il travaillait à la terre; Marie
courut le trouver pour lui annoncer ce qui se passait. Elle suivait,
joyeuse et légère, le chemin étroit qui longe le jardin des Capucins et
qui conduit à la campagne. C’était le matin, au mois de mai. Les fleurs
s’ouvraient: la terre était couverte de rosée. La tête blanche et rose
des pommiers dominait les haies chargées d’aubépine et de chèvrefeuille.
Leur odeur fraîche et pénétrante se faisait sentir au loin. Marie, tout
en courant, évitait de raser les haies où les fraisiers étaient en
fleur. Elle écoutait, à demi transportée, le gazouillement des oiseaux
qui s’éveillaient. Elle jouissait d’une de ces heures si rares en ce
monde, d’une de ces heures où tout est harmonie, les joies de notre âme
et les splendeurs de la nature.

Marie tenait la lettre comme un trésor; elle la serrait à deux mains,
comme s’il elle eût craint de la perdre. Du plus loin qu’elle aperçut le
vieux, elle appela en criant: «Une lettre!» Ménig interrompit son
travail, et, appuyé sur sa pioche, écouta gravement Marie, qui seule de
la maison savait lire.


VII

Voici la lettre de Julien:

  «Mes chers parents, me voici à Rennes, où j’ai trouvé de l’ouvrage.
  Vous voyez que tout va bien. J’ai fait gaiement le chemin, en pensant
  à vous.

  «J’ai rencontré, à deux lieues de Saint-Brieuc, trois jeunes ouvriers
  qui voyageaient aussi. Ce sont de bons camarades, et nous ne nous
  quittons plus. En route, nous nous sommes égarés; on nous a recueillis
  le soir dans une ferme, où on n’a rien voulu recevoir pour notre
  dépense. Avant de se mettre au lit, les paysans ont raconté des
  histoires à faire peur, dont nous avons bien ri, mes amis et moi. Le
  lendemain, comme on ne nous offrait rien pour la route, nous avons
  emporté, sans rien dire, un peu de pain et de fromage: cela ne leur
  fera pas grand mal, et nous a fait beaucoup de bien. Je vous embrasse,
  mes chers parents, je vous écrirai sans tarder. Dites bonjour pour moi
  à la petite Marie si elle va encore chez vous.»

Marie sauta le passage où Julien racontait légèrement l’histoire du
déjeuner dérobé, et elle s’en retourna triste par ce chemin qu’elle
venait de parcourir si gaiement. Le soleil avait bu la rosée, les arbres
avaient perdu leur splendeur, et Marie connaissait la lettre de Julien.
Quand elle revint à la cabane, Marianne était sur le seuil de la porte,
attendant la jeune fille. C’était à la vieille à entendre maintenant ce
que son mari avait entendu le premier. Marie lut, Marianne s’aperçut
qu’elle passait sous silence quelques lignes. Ménig ne s’était douté de
rien. Mais on ne trompe pas les femmes, voyez-vous, mes enfants, surtout
les mères!

Les lettres de Julien se suivirent pendant quelque temps, puis elles
devinrent de plus en plus insignifiantes, et de plus en plus rares.


VIII

Quatre ans plus tard, Marie reçut une lettre qui était adressée, non
plus aux vieux, mais à elle-même, une lettre à laquelle elle ne comprit
rien, et qu’elle montra à M. le curé. Je vois encore d’ici la figure du
vieux prêtre.

--Mais, dirent les jeunes filles à la vieille femme, c’était donc vous,
Marie?

--Chut! dit la vieille qui reprit aussitôt son récit.

Voici ce que contenait la lettre:

  «Ma chère Marie, disait Julien, c’est à toi que j’écris aujourd’hui.
  Viens me rejoindre; il y a dans le monde des plaisirs que tu pourrais
  connaître et que tu ignores. Pour moi, j’ai cru te voir il y a
  quelques jours le long des prés toute seule, j’aurais voulu pouvoir
  t’emmener avec moi. La vie que tu mènes là-bas, c’est la mort.
  N’écoute pas le curé. Je l’ai en horreur, cet homme en soutane qui ne
  me parlait que de mes péchés. Ils étaient jolis, dans ce temps-là, mes
  péchés!

  «Marie, épargne-toi d’aller désormais à confesse. A quoi bon le son
  des cloches; à quoi bon l’eau bénite; j’ai perdu le scapulaire que la
  vieille m’avait mis au cou quand je suis parti. Je vois en esprit ce
  qui se passe à Guingamp! Le chien noir est toujours mon camarade; il
  n’y a pas longtemps, nous avons passé une nuit ensemble. Tiens,
  regarde-moi, je n’ai pas peur de l’enfer! que j’aime les voyages!
  Pourtant la terre tient encore à mes pieds. Il y a des choses qui
  ressemblent à des rêves, et qui cependant ne sont pas des rêves. J’ai
  besoin d’argent. Comment vont les vieux?

  «JULIEN.»

Cette lettre folle, désordonnée, sans suite, qui laissait entrevoir, à
travers le délire, quelque mystère, frappa Marie de terreur. Il lui
sembla que Julien avait fait connaissance intime avec ceux qui habitent
l’enfer. Cela a commencé, pensait-elle, le jour où il a volé du pain et
du fromage. Et qui sait à quelles horreurs, à quels sacrilèges,
peut-être, ses camarades l’auront entraîné!


IX

Au bout de quelque temps, le vieux Ménig maigrit d’une façon étrange. Il
visitait matin et soir toutes les chambres de la maison, disait que les
choses ne restaient pas à la même place, puis il pleurait comme un
enfant, se plaignant d’avoir perdu la mémoire.

En lisant le dernier mot de la lettre de Julien: _Comment vont les
vieux?_ Marie avait eu le frisson sans savoir pourquoi. Un jour, en
entrant à la ferme, elle trouva Marianne en pleurs.--Le vieux devient
fou! disait la bonne femme. Cette nuit, il m’a appelée en criant et m’a
dit qu’il venait de voir Julien, que Julien avait voulu l’étrangler pour
avoir son argent. Tu vois, ma fille, que le vieux a perdu la tête. Qui
veux-tu maintenant qui conduise la maison et travaille la terre? Nous
sommes perdus!

--Le vieux n’est peut-être pas fou, dit Marie; ne souhaitez pas de voir
ce qu’il a vu.

Marianne se jeta en pleurant sur le banc de la chaumière.

--Ah! pourquoi Julien est-il parti? disait-elle; il ne reviendra jamais!

A ce moment, elle crut entendre à son oreille une voix qui disait: _Je
reviendrai._

--Et moi aussi, je deviens folle! cria-t-elle.

Et elle courut dans les prés où elle avait joué toute petite fille. Elle
espérait retrouver là la raison et l’ordre, qui n’étaient plus dans la
chaumière.

Ménig appela Marie.

--J’ai eu peur cette nuit, ma fille, lui dit-il; n’est-on pas venu pour
me faire mourir?

--Qui donc? dit Marie.

--Je serai assassiné. Un de ces jours, Marie, on me trouvera mort dans
mon lit.

Mes enfants, Marie soigna toute la journée le bonhomme qui avait la
fièvre.

Le temps passait, et le vieux ne se rétablissait guère. Quand le temps
était beau, il venait, l’après-midi, s’asseoir devant sa porte avec
Marianne. Marie tâchait souvent de les égayer un peu. Elle n’y parvenait
pas. Il régnait entre ces trois personnes ce malaise sombre et continuel
qui vient des craintes dont on ne parle pas.


X

Une nuit, il se fit un certain mouvement dans la cour. Marianne
s’éveilla et fut saisie d’horreur. Elle appela Marie, qui accourut. On
entendit la voix du vieux qui criait:

--Au secours!

Marie appela le garçon de ferme, qui remplaçait depuis quelque temps
Ménig dans ses travaux, et pénétra avec lui dans la chambre du bonhomme.
Ah! Dieu! il n’était plus temps. Ménig allait mourir; il eut la force de
me dire tout bas: «Sois bonne chrétienne, Marie!» Puis il mourut.

Il y avait ce jour-là sept ans que Julien avait quitté la ferme.

Au bout de quelques jours, on reçut une lettre de lui; il annonçait son
arrivée, mais n’en fixait pas le jour.

Mes enfants, ce retour ne causa de joie à personne, croyez-moi.


XI

Le premier samedi de juillet arriva: c’est le jour de la fête à
Guingamp. Marie, remise de ses fatigues, un peu parée, presque gaie, car
la jeunesse trouve en elle-même de grandes sources de joie, se rendit,
par un soleil admirable, au lieu où l’on dansait sur le wailly.

Elle y était depuis quelques minutes, quand un étranger se présenta et
l’invita pour la prochaine bourrée. Il était élégant, agréable de
tournure, de ton, de manières; presque tous ceux qui se trouvaient sur
le wailly l’avaient connu autrefois. Mais Marie seule le reconnut, et
elle n’oubliera jamais, si longtemps que Dieu la laisse sur la terre, le
frisson glacé qui la traversa en ce moment.

--Non! dit-elle avec horreur. Et, sans qu’elle sût pourquoi, cette
horreur redoubla quand la main du jeune homme la toucha.

Deux heures après, Julien était chez Marianne. La pauvre bonne femme
faillit mourir de joie en revoyant son fils. Celui-ci prononça de son
côté quelques phrases pleines d’amitié en apparence et capables de
tromper ceux qui ne savent pas ce que c’est que l’amitié. L’heure du
repas arrivait; on se mit à table.

--Ma mère, dit Julien, j’ai pris à la ville des coutumes qui ne sont pas
d’ici; je ne quitte jamais mes gants, vous le voyez, c’est bien
innocent.

A ces mots, Marie s’appuya sur le mur. Julien tendit vers elle, pour la
soutenir, sa main gantée. Marie refusa cet appui et tomba évanouie.

Au bout d’un instant, elle rouvrit les yeux. Marianne n’était plus là.
Marie entraîna Julien dans la chambre où Ménig était mort. Que se
passa-t-il entre eux? Personne ne le saura jamais. Mais ce moment fut
terrible, car tous deux sortirent pâles et défaits de cette chambre
fatale. Marie n’a jamais pu raconter ce qu’elle a entendu. A l’heure
qu’il est, elle n’ose pas encore s’en souvenir, et pourtant
quatre-vingt-cinq ans ont passé depuis ce jour-là sur sa tête. Tout à
coup, le gros chien noir de la ferme entra en remuant la queue d’un air
familier et caressant pour prendre part au repas. Dès qu’il aperçut
Julien, il courut en hurlant se jeter dans les jambes de son ancien
maître; il semblait vouloir déchirer ses vêtements. Julien avait les
yeux ardents et se défendait. «Attends, disait-il, attends, attends.»

Le soir, à la tombée de la nuit, Marie se dirigea vers les prés. Vous
allez bien voir qu’il n’y a pas de petites fautes dans la vie de ce
monde.

Marie céda à l’inexplicable attrait de la chose défendue. Elle a payé
cher sa curiosité. La curiosité seule la poussait; car elle avait
horreur de Julien, mais la curiosité était plus forte que l’horreur. La
beauté calme de cette soirée lui reprochait de chercher les agitations
de l’âme. Le soleil était déjà couché, et on ne distinguait plus la
campagne qu’à travers une vapeur légère qui s’élevait comme un voile de
gaze jeté sur toute la nature, pour en adoucir à nos yeux les
splendeurs. Les cieux étaient pleins d’étoiles, et on sentait que la
lune allait se lever. On entendait au loin les derniers tic tac du
moulin, et le chant plein, le chant sonore du meunier, qui quittait le
travail du jour pour prendre le repos du soir. Mais Marie ne sentait pas
ce soir-là la nature. Elle ne chantait pas ce soir-là, en marchant dans
les prés, sa chanson ordinaire. Elle ne savait pas elle-même où elle
allait, ni ce qu’elle allait faire, ni ce qu’elle allait voir: la seule
chose qu’elle sentît, c’est qu’elle allait faire une chose mauvaise
puisqu’elle se cachait: elle avait la démarche d’une criminelle; elle
était réellement criminelle, car elle entrait volontairement dans le
royaume des ténèbres. Aussi elle aimait presque l’obscurité de la nuit,
et le bruit de ses pas l’effrayait. Julien la rejoignit bientôt.

--Marie, lui dit-il, vous m’avez arraché mon secret. Votre assurance m’a
fait perdre la mienne. Puisque vous savez tout, il faut que vous
partagiez ma vie. Il me fallait de l’argent, voilà pourquoi le vieux a
bien fait de mourir. Et que pouvez-vous regretter de lui? Pendant les
misérables jours qu’il eût pu passer encore sur la terre, il ne vous eût
donné que des ennuis.

--Vous êtes un monstre! dit Marie, et...

--Assez, dit Julien, le temps presse, je n’ai plus qu’une heure à moi.
Il faut que je te dise un dernier mot: Marianne ne peut vivre bien
longtemps désormais. Son bien sera à moi, à nous deux si tu veux
m’imiter. Viens, viens avec moi. Tu ne connais rien de la vie; viens, je
t’apprendrai de grands secrets.

Marie était à ce point de terreur où l’on ne sait plus si l’on veille ou
si l’on dort. Elle n’osait ni faire un mouvement ni parler; le son de sa
voix lui eût fait l’effet du tonnerre.

Julien prêta l’oreille, et Marie entendit un trottement sourd. C’était
le chien noir, mes enfants, qui courait à son maître, l’œil en feu, le
poil hérissé, la gueule rouge, les dents éclatantes. Il arrivait de
côté, à la façon des bêtes fauves. Julien, qui tenait le bras de Marie,
parla au chien tout bas, et les grognements de la bête lui
répondaient.--Qui donc a dit qu’on ne peut pas agir pendant la nuit? Ils
sont là-bas qui nous attendent, les autres! Ah! que nous allons nous
amuser! A l’œuvre, camarade! A toi la vieille, à moi Marie! voici ma vie
qui commence.

Marie se sentit serrée par une griffe inconnue; elle étouffait, elle ne
pouvait remuer. Elle voulait appeler, pas de voix. Elle distinguait des
ombres noires qui flottaient dans la campagne, elle sentait la fraîcheur
glaciale, elle se sentait loin de la ferme, et pourtant elle crut y
être; elle entendit crier Marianne tout près d’elle; elle vit la vieille
femme renversée; elle vit le chien noir; elle reconnut autour du cou de
la mère de Julien la trace bleue qu’elle avait vue au cou du vieux.

--Vous pâlissez, dirent les jeunes filles qui écoutaient ce récit.

Mais la vieille sans répondre continua.


XII

Au point du jour, Marie se réveilla dans son lit. Elle se leva, elle
courut au lit de Marianne, elle appela. Marianne ne répondit pas. Marie
appela plus haut. Marianne ne répondit pas, Marianne ne devait plus
jamais répondre. Elle était allée rejoindre le vieux Ménig. Pauvre
vieille femme! Marie tomba à genoux en pleurant, se rappela toutes les
bontés de celle qui lui avait servi de mère, toutes les heures, bonnes
ou mauvaises, qu’elles avaient passées ensemble. Habituée depuis
quelques jours aux choses inexplicables, elle ne cherchait plus à rien
s’expliquer, et s’abandonnait simplement à sa grande douleur, quand
Marianne fit un mouvement. La morte remua un doigt. Marie suivit des
yeux ce geste terrible, et le doigt de Marianne lui montra un gant de
son fils oublié près du lit, puis le cadavre rentra dans son immobilité
du dernier sommet.

--Oh! mère, cria Marie, je comprends! grâce pour lui!

Le médecin déclara que Marianne avait succombé à une attaque
d’apoplexie.

Le notaire fit avertir Julien que le vieux Ménig avait laissé un
testament, et que la lecture lui serait faite dans la journée des
dernières volontés de son père.

Le soir donc, en présence des amis et des parents, on ouvrit le
testament, et voici ce que lut le notaire.

«Je donne et lègue à mon fils Julien le gant qu’on trouvera près des
morts, afin qu’il se souvienne de son père. Je donne et lègue le reste
de mon bien à l’église, afin qu’une messe soit dite tous les jours pour
l’âme de mon fils Julien, qu’il soit vivant ou qu’il soit mort!»

Chacun se retira en silence. Les jeunes filles, qui trouvent toujours
occasion de rire, se moquaient de la tournure de Julien, et aussi de la
tournure de Marie, qui, disaient-elles, avait _fait des frais_ pour lui.
Les vieux répétaient:--Le bonhomme est mort fou.

Marie et Julien restèrent seuls.

Marie regardait cette maison, autrefois joyeuse, maintenant pleine
d’horreur, et cependant le parfum des fleurs qui garnissaient les
fenêtres n’avait jamais été si doux. Les souvenirs de son enfance lui
revinrent en foule, pleins de soleil, de douceur et de jeunesse;
peut-être Julien lui-même regretta-t-il en ce moment d’avoir perdu le
souvenir.

Marie prit la parole.--Venez au grand air, dit-elle à Julien, vous
m’entendrez mieux. Et elle l’entraîna dans le jardin.--C’est ici,
dit-elle, que vous avez passé votre enfance; c’est ici que vous avez été
bercé, aimé, caressé; c’est ici que vous avez appris à connaître Dieu et
vos devoirs; c’est ici qu’il faut interroger votre conscience. Me voici
devant vous. Voulez-vous revenir de l’enfer, où vous êtes, vers le ciel?
Dieu vous attend encore; il me dit de ne pas vous abandonner, si vous
avez la volonté de faire un effort vers lui. Vous voyez jusqu’où peut
aller mon pardon: devinez donc, s’il est possible, jusqu’où peut aller
celui du Seigneur!

Marie avait à peine prononcé ces paroles qu’elle fut saisie d’une
pénétration étrange et terrible. Julien se transforma à ses yeux, elle
le vit couvert de sang.

Elle se sauva épouvantée; le garçon de ferme, qui passait dans le
jardin, vit Julien en proie à des convulsions horribles. Il courut
chercher le médecin; quand le médecin arriva, il ne trouva plus qu’un
cadavre informe, entièrement carbonisé, gros à peine comme la tête d’un
homme. C’étaient les restes de Julien. Le docteur, homme fort savant,
qui avait fait ses études à Paris, déclara que _le sujet_ était mort
d’une combustion spontanée.

Mais une vieille femme, qui était là, branlait la tête et disait à
Marie:

--Cet homme-là doit avoir du sang aux mains.

--Mère, dirent les jeunes filles, nous ne comprenons pas. Quels avaient
été ces crimes de Julien? Que lui était-il arrivé? Qu’avait-il fait?

--Mes enfants, répondit Marie, ne m’interrogez pas trop. Mais craignez
d’avoir de mauvaises pensées, de peur que le mal que vous auriez désiré
la nuit dans votre cœur, ne vienne à se montrer, le jour, devant vos
yeux.

Marie a aujourd’hui cent trois ans, mes enfants: elle n’a pas oublié ces
paroles.




LA LAVEUSE DE NUIT

CONTE FANTASTIQUE


I

Les goélands s’abattaient sur le rivage désert: on entendait du village
de Saint-Adrien leurs cris aigus et rauques, froids comme la nuit. Mais
dans la ferme où est réunie la famille des Plernick (nous sommes au fond
de la Bretagne), une seule personne écoute.

Les paysans n’entendent pas les bruits de la nature; et si quelqu’un
d’entre eux saisit une harmonie entre les plaintes de son âme et celles
de la tempête, celui-là va cesser d’être campagnard.

Le vieux Plernick, sa journée faite, mange une écuelle de bouillie de
blé noir sous la cheminée: près de lui sa femme file silencieusement sa
quenouille.

Dans un coin de la chambre, à côté d’un verre de cidre vidé, dort un
jeune homme, la tête dans ses mains et les coudes sur la table: c’est le
gendre des deux vieillards. Anna, sa femme, prend les derniers soins de
la journée, range la cabane, prépare la nuit; mais je crois voir dans
son œil une certaine mobilité de prunelle et dans ses gestes une
vivacité étrangère au paysan; elle travaille avec une activité qui
semble venir de l’esprit, et s’arrête de temps en temps. Écoute-t-elle
les goélands de la côte, qu’elle n’écoutait pas hier? Peut-être!

Que s’est-il donc passé?--Une fête. La famille Plernick a bu et dansé
tout le jour à la noce d’un richard du voisinage, leur propriétaire; car
la cabane n’est pas à eux.

La porte s’ouvre, et il entre une cinquième personne: c’est une enfant
de quinze ans, mal vêtue, déguenillée, une fille de ferme qu’on a prise
pour faire le gros ouvrage; elle s’appelle Ivonne.

Cette enfant ne regarde personne en face.

Le bonhomme, sans quitter sa place, pose près de lui son écuelle vide,
et allume sa petite pipe pour la fumer.

Pierre, c’est le nom du jeune homme, vient de s’éveiller. Il se lève.

--Où vas-tu? dit le vieillard.

--Au Dolmen, pour les filets, répondit Pierre.

--La pêche ne donnera rien demain et il ne fait pas bon approcher du
Dolmen ce soir, reprend le bonhomme.

Les paysans bretons ne demandent jamais l’explication de rien.

Pierre s’asseoit à la place qu’il vient de quitter.

La jeune femme lève la tête et regarde le vieillard; elle a le désir de
le questionner, mais le regard de son père lui ferme la bouche. La
petite fille s’adresse à la bonne femme et lui dit, sans toutefois la
regarder:

--Que se passe-t-il donc ce soir au Dolmen?

Le vieillard essaye d’imposer silence à sa femme d’un geste que celle-ci
ne comprend pas, et, soupirant comme les vieilles gens qui se laissent
aller au souvenir de leurs jeunes années, elle s’apprête, contre son
habitude, à parler longuement, et causant moitié avec elle-même, moitié
avec les autres:

                   *       *       *       *       *

--J’ai vu cela, dit-elle, mes enfants. On appelait cette femme _la Mère
de l’argent_, parce que, disait-on, l’argent faisait des petits chez
elle. Vous lui prêtiez dix francs: au bout de l’année, elle vous en
rendait cent; cent francs, elle vous en rendait mille! C’est vrai, comme
je vous le dis là. Tous les pauvres gens lui portaient leurs épargnes.
Il paraît qu’en rentrant chez elle, il fallait donner à manger à un
oiseau de nuit, qui perchait sur la porte; souvent l’oiseau vous mordait
jusqu’au sang. Mais bien des gens ont fait leur fortune, jusqu’au jour
où, à ceux qui venaient demander l’intérêt de leur argent, la vieille a
répondu:

«Bonsoir, il n’y a plus rien.»

La nouvelle, vous le pensez bien, se répandit dans le canton, comme un
incendie, que la Mère de l’argent ne payait plus. Les pauvres gens
perdaient tout à la fois, capital et intérêt. Et moi-même, mes enfants,
si M. le curé ne m’eût mise en garde, j’aurais fait comme les autres.
Personne ne dormit cette nuit-là dans le pays. Je n’oublierai jamais,
tant que je vivrai, la journée qui suivit. On envahit la maison de la
vieille. Celle-ci semblait sourde et muette; elle ne répondait rien,
sinon que l’argent n’était plus là. On fouilla dans la maison, dans le
lit, dans les armoires; on défit les matelas; on chercha jusque dans les
jointures des planches, tout cela sans dire un mot. Mais les figures
étaient pâles.

On ne trouva rien.

Après le premier froid de la terreur, il y eut comme une rage. Ce furent
des cris, des larmes, des malédictions! Je vois encore d’ici une femme
qui vint chez moi, folle, s’arrachant les cheveux, hurlant comme un
loup, et se jetant à mes genoux comme si le secours eût été en mon
pouvoir. Elle ne s’entendait plus; elle me criait: «Grâce!» d’une voix
qui me fendait le cœur: «Grâce! mon mari va me tuer! J’ai caché chez
elle mes économies, pour qu’il ne les boive pas au cabaret. Je lui ai
dit qu’elles étaient toujours dans mon armoire. Il va me redemander la
dot de notre fille et je n’aurai rien à lui donner. Je ne rentrerai plus
chez moi.» Et la femme, déchirant ses vêtements, monta sur le Dolmen,
d’où elle se jeta dans la mer. On a retrouvé le matin, à la marée
descendante, son corps meurtri.

Et ces peines-là s’entendaient de tous les côtés, du matin au soir, du
soir au matin. On ne parlait plus, on ne faisait que pleurer. La
campagne ressemblait à un cimetière. On ne tuait pas la vieille, et même
on la ménageait encore, parce qu’on espérait toujours. On l’abordait
d’un air suppliant; mais elle, sans répondre, se tenait dans sa
cheminée: une main sur sa pelle et l’autre derrière le dos, elle avait
l’air de préparer quelque nouvelle horreur; quand elle faisait entendre
un bruit, c’était comme un ricanement.

Un jour, elle voulut quitter le pays. Alors les paysans la poursuivirent
à coups de fourche. Hommes, femmes, enfants, tout le monde se mit de la
partie, comme on fait pour les chiens enragés, et on l’atteignit près du
Dolmen. «Dire que je ne pourrai la tuer qu’une fois!» cria une vieille
paysanne en baissant le bras qui tenait une fourche. Le coup porta sur
la tempe gauche. La Mère de l’argent tomba ensanglantée et s’appuya sur
la grande pierre. Tous reculèrent: ils avaient peur de leur vengeance,
car ils croyaient en Dieu. Mais il n’était plus temps. La vieille ne se
releva plus.

Voilà quarante-neuf ans de cela, mes enfants; mais il paraît que tous
les sept ans, à la pleine lune de décembre, à minuit, ceux qui vont
regarder le Dolmen, voient au clair de la lune une vieille en haillons
qui se tient debout sur la pierre. Elle pousse des cris plaintifs, puis
tout à coup tire de sa poche des écus d’argent et s’approche à pas lents
de la mer; elle y plonge les pièces blanches, les lave, les lave encore,
les regarde au clair de la lune, les lave toujours. Alors elle tire de
sa robe un couteau de cuisine et s’ouvre le sein; puis elle lave
l’argent avec son sang, en rugissant; elle se raidit les bras, et tord
son argent comme du linge, le regarde, aiguise sur le Dolmen la pointe
du couteau, agrandit la blessure qu’elle vient de se faire, se déchire
la poitrine avec fureur, comme si le fer froid la rafraîchissait; quand
elle est inondée, elle embrasse avec amour les écus d’argent et les
plonge dans le sang rouge.

On dit qu’alors elle se tourne lentement de tous les côtés et regarde
dans la campagne autour d’elle, et que ceux qui l’appellent la voient
entrer. Elle tend la main; on y dépose un écu, encore comme autrefois.
On est riche le mois qui vient; mais gare à la septième année! Il paraît
que quelques-uns l’ont vue entrer seulement pour avoir pensé à elle. On
dit qu’elle entend les mauvais désirs comme les chiens sentent l’odeur
des morts.

La bonne femme cessa de parler, et le silence se fit dans la chambre. Le
bonhomme ne disait mot. Pierre s’était rendormi. Anna était triste.

Livrée aux pensées dangereuses du soir, à la faiblesse de cette heure
incertaine, elle était bercée par cette espérance vague qui se croit
encore innocente parce qu’elle ne sait pas où elle conduit. «Si tu étais
riche, lui disait à l’oreille la voix qui ment toujours, il n’y aurait
plus de pauvres dans la campagne, et c’est toi qui renoncerais au
bonheur modeste dont tu jouis.»

Mais elle reconnut l’accent du tentateur. Habituée à veiller sur elle et
à se vaincre, elle avait amassé, dans les petites occasions, dans les
luttes journalières, ces forces qui préparent les grandes victoires.
Elle s’était assez souvent mesurée avec la tentation pour la traiter
d’avance en vaincue. D’ailleurs, elle savait le moyen: elle fit le signe
de la croix.

Quant à Ivonne, ses yeux brillèrent. Elle aussi connaissait les
difficultés de la vie; elle avait l’habitude de la défaite.

«Est-ce qu’on est riche comme celle qui vient de se marier aujourd’hui?
dit-elle. Est-ce qu’on a un château et des domestiques?» Elle se parlait
à elle-même, jetait sur ses vêtements déchirés un regard amer, comme si
elle eût regretté les habits de fête qu’elle quittait; puis son œil
devint vague.

La famille se coucha. Les deux vieillards et Pierre se couchèrent comme
tous les jours. Anna s’endormit avec délices: après avoir senti dans la
journée les premiers désordres du désir, elle se serrait tendrement
contre son bonheur, se réfugiait en lui; elle savourait cette joie,
ignorée comme toutes les grandes joies, et qui n’a que Dieu pour témoin,
la joie douce et immense des victoires intérieures; elle aimait en ce
moment-là tous les hommes.

Ivonne se coucha sans s’être mise à genoux. Elle se sentait seule. Ne
prenant pas encore la tentation au sérieux, elle s’amusait à se laisser
tenter: ses yeux étaient attachés sur une pièce d’or qu’elle avait prise
près d’elle dans son lit; cette pièce, la première qu’elle eût jamais
eue en sa possession, elle l’avait rapportée de la fête. De qui la
tenait-elle? Je l’ignore; mais ce que je sais, c’est qu’elle prenait
plaisir à la cacher dans ses draps, puis à l’en retirer et à la voir
briller.

--Tu n’as pas éteint la chandelle, Ivonne, cria de son lit la vieille
mère.

--J’éteins, j’éteins, répondit l’enfant, qui, forcée de renoncer à sa
joie, serra avec amour et force la pièce d’or dans ses mains, comme si
elle eût voulu s’infuser le métal dans le sang. Elle éteignit la résine.
Minuit sonna à l’horloge de Plœmeur; les douze coups retentirent
lentement dans le silence de la nuit. La jeune fille prit deux cailloux
qu’elle avait instinctivement mis à sa portée, et fit jaillir une
étincelle pour voir une fois de plus briller le jaune de l’or; elle
avait peine et plaisir; elle s’abandonnait à une sorte de défaillance
agréable; ses yeux s’allumaient, que se passait-il dans son âme?

L’or l’attirait comme le reptile attire l’oiseau, le gouffre, celui qui
se penche, la vue du sang, la bête féroce. L’étincelle mourut. «Ce
serait le moment,» pensa Ivonne. Elle sentit ce malaise qui précède les
chutes, semblable à une avance que vous ferait le désespoir. Puis elle
se cacha sous la couverture comme pour échapper à quelque regard qui
l’eût suivie dans l’obscurité. Cinq minutes plus tard environ, elle
entendit une clef grincer dans la serrure. Et elle se sentit pâlir dans
les ténèbres.

«Entrez,» pensa-t-elle.

Elle ne vit rien, mais elle entendit distinctement le bruit d’un bâton
noueux comme ceux sur lesquels les vieilles gens s’appuient; puis une
main froide lui toucha le cou.

                   *       *       *       *       *

Dans la chambre voisine Anna dormait paisiblement.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, quand Ivonne se rhabilla, Anna lui dit:

--Je ne te vois plus la croix d’or que tu portais au cou.

Ivonne fit semblant de chercher quelque chose dans l’armoire pour cacher
sa pâleur.

--Peut-être l’aurai-je perdue hier en dansant, dit-elle avec
indifférence, mais sa voix chevrotait.


II

Voici ce qui s’était passé au château le jour de la fête.

Jean Kernorak épousait Louise, belle et charmante. Les paysans conviés
chantaient dans la campagne, aux rayons du soleil, au son du vieux
biniou breton, dans leurs habits de fête, avec l’ardeur sérieuse des
fêtes bretonnes. Jean et sa femme, qui chantaient, beaux et confiants
comme la jeunesse, s’arrêtèrent et saluèrent en passant un vieillard
affaissé plutôt qu’assis dans un fauteuil de bois noir. C’était le père
de Jean, de l’heureux Jean et de la belle Louise. Le vieillard détourna
la tête, comme si le spectacle de ses enfants lui eût été odieux.

La pâleur de cet homme était livide; ses mains étaient tremblantes,
épaisses, courtes, humides et froides comme celles des gens à qui rien
ne répugne; ses lèvres pendantes dénotaient les hideuses faiblesses
d’une nature emportée et vacillante; il semblait étaler avec je ne sais
quel plaisir les difformités de la vieillesse et de la maladie. On eût
dit que, par son attitude de bête fauve, par le cynisme de ses
vêtements, il eût voulu arrêter l’élan du bonheur. Le corps semblait
mort; la vie s’était réfugiée dans le regard, où éclatait un feu sombre.
Ce regard attestait tous les vices de la vie, grouillant au sein de la
mort, dans un cœur déjà glacé. Il regardait rire autour de lui les
jeunes gens avec le sourire particulier à ceux qui espèrent toujours
voir la joie flétrie et l’innocence perdue; puis, baissant les yeux, il
regarda la terre comme un homme qui songe au passé. Il regrettait une
fille qu’il avait perdue et n’entendait plus rien de ce qui se passait
autour de lui; il n’avait eu dans sa vie qu’une affection: il avait aimé
sa fille, s’il est permis d’employer ce mot à propos d’un tel homme.

Cette enfant, morte à vingt ans, avait cependant trouvé le temps d’être
un monstre. Près d’elle, et près d’elle seule, le vieillard avait pu ne
rien cacher; il s’ouvrait à elle, il trouvait en elle le complément de
lui-même. Sentant tout vieillir en lui, il caressait amoureusement les
vices encore jeunes de celle qu’il avait formée et en qui il espérait
revivre; il avait compté sur elle pour accomplir les œuvres qu’il avait
désirées: celle-là ne l’eût pas trahi.

Quand elle était morte, il avait senti s’éteindre la plus vive partie de
lui-même. Haïssant le bonheur des autres, le soleil et le ciel bleu, il
repassait les beaux temps de sa vie: l’époque où vivait sa fille.

La femme Hourra, la Mère de l’argent, était sa fermière. Souvent il
s’enfermait avec elle de longues heures dans quelque coin retiré. Sa
fille seule avait le droit d’entrer. Il paraît qu’une amitié
épouvantable et un commerce mystérieux unissaient ces trois êtres.

Tout à coup, le vieillard se leva comme s’il fût revenu aux jours de sa
première jeunesse:

--Ma fille, s’écria-t-il.

Et il sauta au cou d’Ivonne qui passait.

--Tout n’est donc pas fini? dit-il d’une voix étouffée. Elle me disait
bien, Hourra, elle qui savait les secrets, que ma fille n’était pas
morte, que je reverrais l’enfant de mes entrailles.

Et le vieillard, galvanisé par une tendresse horrible, semblait prêt à
oublier ses infirmités et à prendre part à la fête.

--Oui, tu es ma fille! ma fille! s’écriait-il, la nature ne fait pas
deux êtres si semblables. Viens! viens avec moi!

Et il l’entraîna vers sa demeure.

Un certain jour, Jean, le jeune marié, se sentit pris, en sortant de
table, d’une douleur de tête inconnue. Le lendemain, il ne souffrait
plus; mais il était pâle encore. Cette pâleur augmenta, et, au bout d’un
mois, sans agonie, sans maladie connue, il dit à sa jeune femme, dont
les yeux n’osaient plus se fixer sur lui:

--Louise, je désire que cette campagne, pleine de souvenirs, soit ma
dernière demeure. Fais-moi porter, je te prie, près de la cabane des
sabotiers, quand tu verras que tout est fini. Pardonne à mon père et ne
venge pas ma mort. Ne dérange pas ce qui doit se passer.

La jeune femme le crut en délire; et d’ailleurs le désespoir ne cherche
pas à comprendre.

--Écoute, dit le malade: n’entends-tu rien? Louise prêta l’oreille.

--On dirait que quelqu’un parle dans la chambre qui a été celle de ma
sœur.

--Tu ne te trompes pas, dit Louise, et cependant j’ai entendu dire que
personne n’y est entré depuis sa mort. La porte est condamnée.

Louise était près de la fenêtre; elle vit, sans la reconnaître, Ivonne
qui passait dans la cour. Le bruit cessa.

Louise entra dans la chambre condamnée; elle y resta longtemps. Tous les
domestiques étaient absents à la même heure. La jeune femme revint dans
la chambre de son mari, lui demanda comment il se trouvait et n’eut pas
de réponse: elle sortit sur la pointe des pieds. Mais ces précautions
étaient inutiles, son mari ne devait plus être gêné par aucun bruit.
Peut-être avait-il fait, pour appeler, un effort inutile.

Cependant son père ne témoigna ni surprise ni douleur de cette mort
étrange, mais il devint plus sombre et bientôt lui-même mourut soigné
par sa belle-fille Louise et aussi par Ivonne, Ivonne la préférée de son
cœur, à laquelle par testament il laissait tout son bien.


III

Sept ans se sont écoulés. Le château a changé de maître.

Que sont devenus les deux vieillards, Pierre, Anna, et Ivonne? Quant à
Pierre et aux vieillards, ne me demandez pas leur histoire. Ceux qui ne
prennent point part aux combats n’ont pas d’histoire.

Voici ce qui se passait au château.

Les domestiques riaient, buvaient, chantaient devant une table bien
servie. Un cri se fit entendre.

--N’irons-nous pas voir? dit Marie, la plus jeune de deux servantes.

--Ah bah! dit un autre domestique; il a crié aussi là-bas, notre vrai
maître, le fils, l’héritier de tout, et elle a su faire que personne ne
fût là pour lui porter secours. C’est une histoire qu’on n’éclaircira
pas de longtemps.

--Tais-toi, dit Marie, ne dis pas de ces choses-là.

--Je sais ce que je sais, répondit l’homme.

Dure et injuste envers ses gens, Ivonne s’était fait haïr de tous. Elle
avait usé de la richesse comme en usent ceux qui l’ont désirée
immodérément.

--Va donc voir, disait Jeanne. Qui sait si ce cri n’est pas le dernier?

--Va toi-même si tu veux, répondait Julie qui devint pâle.

La porte s’ouvrit, et une jeune femme entra, c’était Anna. Anna n’avait
jamais pénétré dans cette demeure sans avoir été saisie de ce froid
particulier que vous connaissez peut-être et qui ressemble aux caresses
glacées d’une main invisible. Jamais aussi elle ne rentrait chez elle
sans éprouver un sentiment de joie et de sécurité; elle subissait dans
sa cabane ce charme de la simplicité qui parfois nous saisit au cœur
quand nous traversons un village et que nous regrettons de le quitter si
vite. La simplicité est attendrissante. Devant Anna, les domestiques
prirent un air de componction.

--Comment va-t-elle? demanda la jeune femme.

--Pas bien, ma pauvre dame, dit Jeanne; elle est tous les jours plus
pâle que la veille, et les médecins ne conçoivent rien à cette
maladie-là.

--Et vous la laissez seule? dit Anna.

Personne ne répondit.

--Madame, dit Jeanne à voix basse, je ne vous engage pas à entrer.

Sans répondre, Anna prit le chemin de la chambre d’Ivonne, et Jeanne la
suivit presque involontairement.

Quand elles furent seules:

--Jeanne, dit Anna, il fallait m’avouer que vous n’osiez plus veiller,
je vous aurais remplacée.

--J’ai veillé, bien sûr, dit Jeanne, j’ai veillé.

On arrivait à la chambre de la malade. Anna ouvrit malgré Jeanne, qui,
instinctivement, retenait sa main. Ivonne était sur son lit, pâle comme
les vivants ne le sont jamais, comme les morts ne le sont pas
ordinairement. Anna approcha un miroir de ces lèvres sans couleur: le
miroir ne fut pas terni.

Il y eut entre les deux femmes un silence terrible.

--S’il y a là-dessous quelque chose de plus affreux que la mort,
jurez-moi le secret, dit Anna à Jeanne.

--C’est à vous de me le jurer, si vous voulez savoir, dit Jeanne à Anna.

--Parlez, dit Anna.

--Vous ne répéterez à personne ce que je vais vous dire. On rirait de
moi.

--Parlez donc.

--Cette nuit, dit-elle, je veillais Ivonne. A minuit je me suis
éveillée; j’avais froid. J’entendis un petit bruit; je vis une lueur,
mais je croyais que c’était la veilleuse qui éclairait la chambre comme
toutes les nuits. Je me levai pour lui donner à boire. Voulant chauffer
du tilleul, je m’approchai de la veilleuse, et je m’aperçus alors
qu’elle était éteinte, et pourtant il y avait toujours une lueur dans la
chambre. Alors j’ai regardé du côté du lit, et j’ai vu dans l’alcôve,
j’ai vu comme je vous vois et à la place où je vous vois (Anna recula
involontairement), j’ai vu une vieille aux yeux fauves comme ceux d’un
chat-huant. Je ne dormais pas, je ne suis pas folle et je ne mens pas.
Ivonne se débattait contre elle. La vieille lui présentait une petite
croix d’or, reculait en ricanant, dès que celle-ci, dit Jeanne en
montrant la morte, dès que celle-ci voulait la saisir, et elle disait:
«Est-ce que je ne te l’ai pas bien payée, cette méchante petite chose
qui ne valait pas deux liards?» Puis la vieille s’est approchée: elle a
fouillé avec ses ongles dans la poitrine autour du cœur en disant: «Ce
serait le moment, ma mignonne: la lune se lève, il te reste quelques
gouttes près du cœur, et il me les faut, j’en ai besoin pour ma
lessive.»




UN SECRET TRAHI


Je passais par la ville de... Je voulus voir la maison des fous. Ce
spectacle n’est pas gai, mais il est instructif. Il y a dans le fou un
avertissement terrible. La folie est féconde en enseignements
extraordinaires. La déraison vulgaire, celle qui habite les rues et les
maisons, celle-là cache son absurdité sous une certaine apparence de bon
sens conservé; elle a gardé le respect humain; elle ne dit pas son
dernier mot. Elle mitige ce qu’elle aurait de violent par mille
tempéraments: elle s’accommode un peu à la déraison de ses voisins: elle
se plie aux exigences du monde: elle n’est pas complète, absolue,
entière. Aussi reste-t-elle sociale, précisément parce qu’elle se cache.

Mais la folie, proprement dite, ne se cache plus. Elle s’étale, elle a
perdu la pudeur d’elle-même. Aussi est-elle bien instructive, parce
qu’elle se trahit. Elle montre sa cause, en ne cachant aucun de ses
effets. Elle montre en flagrant délit la passion dont elle est née. Elle
la montre dans ses dernières conséquences, et voilà la leçon! Quand la
passion s’arrête à mi-chemin, son caractère n’éclate pas, mais quand
elle a tué le sens commun et qu’elle marche tête haute, visière levée,
seule et victorieuse dans le silence de la raison vaincue, il est
difficile de ne pas reculer d’épouvante en la voyant, en passant à côté
d’elle.

                   *       *       *       *       *

Je vis un homme qui se croyait Dieu. Beaucoup se croient Dieu d’une
certaine manière; mais celui-ci se croyait Dieu de manière à le dire, à
le proclamer. Il exigeait le culte; il parlait de l’impiété des hommes
de ce temps-ci, de la dureté de leur cœur.

--C’est moi qui les ai créés, disait-il, et ils ne m’en savent aucun
gré.

Puis il se mit à causer, et raisonna très bien, dès qu’il ne parla plus
de lui-même. C’était un homme instruit et intelligent.

Il s’offrit à me servir de _cicerone_, fit mille réflexions ingénieuses
et justes.

--Ces gens sont fous, disait-il de temps en temps; que je les plains!

Il me conduisit à un de ses camarades.

--Tenez, me dit-il, quelle pitié! Voilà un homme de talent, bon
géomètre. Il pouvait rendre des services à la société. Il est charmant,
il est aimable, il est doux. Pauvre jeune homme! Ne s’est-il pas imaginé
un beau jour qu’il était Dieu le Fils. Concevez-vous qu’une folie
pareille entre dans une tête humaine? C’est comme je vous le dis, il
croit qu’il est Dieu le Fils. Mais ce n’est pas tout; ce qu’il y a de
plus extraordinaire, de plus incroyable, ce que vous ne voudrez jamais
admettre, c’est qu’il ose me dire cela en face, sans se troubler, à moi
qui suis Dieu le Père! Il me l’a dit, non pas une fois, mais cent, sans
que ni raisonnements, ni supplications, ni menaces aient rien pu sur
lui. J’ai de temps en temps la pensée de le foudroyer; mais je ne le
fais pas. Il est si jeune!

--Tenez, continua-t-il, en voilà un qui se croit empereur, comme s’il
pouvait être empereur sans ma permission!

Voici une femme qui s’est persuadé que Jeanne d’Arc revit en elle.

Mais ce n’est pas tout. Voici un homme qui se croit soleil. C’est
l’orgueil qui a perdu tous ces pauvres gens.

Soleil! continua mon guide en s’animant, un homme de chair et d’os qui
se croit soleil! Que la folie est une chose étrange! Et c’est à moi
qu’il vient le dire, à moi dont le soleil n’est qu’une faible image!
Voyons, vous, monsieur, qui probablement m’adorez, auriez-vous pensé
qu’un homme pût arriver à se croire soleil, si vous n’aviez pas
rencontré un Dieu pour vous le dire et pour vous le montrer?

Mon guide continua.

--En voici un autre dont la folie est assez singulière, me dit-il en
montrant son propre gardien; il croit que je suis fou. Je le plains, et
je ne lui en veux pas. Cependant, pour vous dire toute la vérité, j’ai
contre lui des moments de haine. Deux ou trois fois, j’ai voulu
l’obliger à se mettre à genoux devant moi. Il a refusé. J’ai pris le
parti de mépriser les hommages qu’il me refuse. Que voulez-vous! Il ne
sait pas. Il est fou; il n’est pas responsable de ses actions. Il y en a
un autre ici qui croit être le directeur d’une maison de fous. Il me
traite comme un des malades dont il est chargé, et m’envoie quelquefois
un médecin. Je reçois le médecin avec bonté. Un Dieu doit être bon. Si
je n’étais pas bon, on ne saurait pas que je suis Dieu.

En voici un qui se regarde comme l’inventeur de la vapeur; je ne veux
pas le détromper, parce que cette idée le rend heureux.

Nous marchions toujours. Mon guide parlait et je l’écoutais.

Je vis un homme qui pouvait avoir une cinquantaine d’années, un homme à
la figure intelligente, au regard ardent et fixe, qui se livrait à
l’exercice le plus singulier. Il s’approchait de tous ses compagnons, et
disait à chacun un mot à l’oreille; puis il posait un doigt sur sa
bouche, et ajoutait:--Ne me trahissez pas.

Il vint à moi:--Êtes-vous un homme d’honneur, Monsieur? me dit-il. Je
crois que vous êtes homme d’honneur, et je vais vous dire un secret.

Il me prit la main et me la serra fortement.

Mon guide me retint par l’autre bras.

--Il va vous dire que je ne suis pas Dieu; surtout ne le croyez pas.
N’allez pas augmenter le nombre des impies.

En prononçant ces mots, celui qui s’était fait mon guide et qu’on
nommait Antoine, quitta son expression bienveillante pour une expression
terrible. Je sentis la fureur dans le voisinage, cette fureur sans appel
qui est toujours tout près, quand la folie est là, même la folie la plus
douce; les deux fous me tenaient, chacun semblait vouloir me gagner à
lui et me sauver de son voisin.

--Défiez-vous de lui, me dit l’homme qui parlait à voix basse, et qu’on
nommait René; défiez-vous de lui! il va vous trahir! Confiez-vous à moi,
bien plutôt. J’ai trahi un secret, je le sais; mais je n’en trahirai
plus jamais. Ne dites vos secrets qu’à moi, Monsieur. Tenez, je parie
que tous les jours vous allez dans une maison de la rue..., au numéro...
eh bien! vous pouvez me le dire, mais ne le dites pas à d’autres; ils
vous trahiraient. Moi, je ne trahirai plus; j’ai trahi une fois, il y a
de cela six mille ans, et je m’en souviens comme si c’était hier; six
mille ans, cela passe vite.

--Qu’est-ce que six mille ans, dit Antoine interrompant son camarade;
qu’est-ce que six mille ans, près de l’éternité? Moi qui suis Dieu...

--Tais-toi, dit René, tais-toi, tu n’es pas Dieu...

--Ah! s’écria-t-il, et il devint pâle comme un mort. Oh! pardon! pardon!
pardon, mon fils! Voilà que je trahis encore un secret! Ne meurs pas,
mon fils! ne meurs pas! Oh! pourquoi ai-je parlé? J’ai trahi le secret
d’Antoine en disant qu’il n’est pas Dieu. Mais je ne le trahirai plus.
Tu es Dieu. Antoine, tu es Dieu!

Et René tomba aux genoux de son malheureux ami ou ennemi, comme vous
voudrez l’appeler.

--Voyez, me dit Antoine, ma divinité l’écrase!

René se releva.

--Si tu es Dieu, continua-t-il, rends-moi mon fils. Je n’avais que lui.
Oh! pourquoi ai-je parlé? Désespoir! désespoir! pourquoi ai-je parlé?

Il s’arrachait les cheveux; l’attaque devint furieuse, le docteur fut
appelé.

Voici l’histoire du pauvre René, telle qu’on me l’a racontée:

                   *       *       *       *       *

Il avait été riche! Sa fortune avait péri tout entière dans une
spéculation, et non seulement elle avait péri, mais, chose plus amère,
elle avait été volée. Chose plus amère encore! elle n’avait pas été
volée par des voleurs, au coin d’un bois: elle avait été volée par des
_amis_.

Quant aux détails de l’affaire, ils ne nous regardent pas. Ce qu’il y a
de certain, c’est que René fut dépouillé de sa fortune.

Sa femme était morte jeune. Il restait à René un fils, nommé André, et
un ami, M. Charles Lerdan.

La ruine de René n’était pas entière, il pouvait encore vivre, et il
vivait. René parlait souvent de son dévouement, il en parlait
excessivement en homme qui ne sait ce que c’est. Son cœur était presque
tout entier dans son imagination. Excellent quand il était bon, il
n’était pas bon longtemps de suite, et il était prudent de ne pas mettre
aux prises chez lui la bonté et l’amour-propre.

Quel homme était Charles Lerdan? Je ne sais trop. Ceux qui m’ont raconté
l’histoire ne l’avaient pas connu. Il paraît seulement qu’il ne
ressemblait pas à tout le monde. Était-il grand ou était-il seulement
bizarre? C’est une question que je ne puis résoudre. En tout cas, René
le regardait comme un objet extraordinaire et précieux. En parlant de
lui, René disait: J’aime Charles; et, de bonne foi, croyait l’aimer.
René avait trouvé le moyen de concilier l’enthousiasme et l’égoïsme.
Quand un homme lui était agréable, il croyait aimer cet homme-là; mais
il n’aimait que lui-même, à propos de cet homme-là.

René et Charles se voyaient, dit-on, tous les jours depuis leur enfance.
Le lien qui les unissait semblait solide. Ces deux hommes pensaient et
sentaient de même. Mais il n’y a rien de solide dans un monument quand
l’amour-propre se glisse par les fentes: à l’instant même, les pierres
sont disjointes.

Pendant le récit je me disais: L’un se croit Dieu, l’autre soleil,
l’autre empereur. Si René est fou pour une cause analogue, décidément
c’est l’amour-propre qui peuple cette maison.

Reprenons le récit.

Un jour, René alla voir Charles à huit heures du soir. Charles n’était
pas chez lui. Le lendemain il y alla encore, et Charles était encore
absent. Le troisième jour il en fut de même. René était mécontent.--Où
va Charles? pensa-t-il. Est-ce qu’il se cache de moi?

Cette piqûre d’épingle suffit pour blesser René, ou, si vous voulez,
suffit à René pour se faire une blessure.

Il aima moins son ami. Son amour-propre enfla.

Un soir, René devait recevoir quelques personnes.

--Tu viendras? dit-il à Charles.

--Je ne peux pas, répondit celui-ci.

Et pas d’explications.

La blessure de René se creusait.

Mais, quelques jours après, René fit jouer une comédie au
Théâtre-Français. Il comptait sur son ami pour le succès de la pièce. Il
lui porta un billet.

--Nous dînerons ensemble, lui dit-il; je veux m’assurer de toi et ne pas
te lâcher.

--Je suis désolé, dit Charles, de te refuser aujourd’hui; mais je n’irai
qu’à la seconde représentation.

Depuis quelques jours, je ne suis pas libre le soir. Quand tu es venu me
chercher, tu ne m’as pas trouvé. Quand tu m’as appelé, je n’ai pas
répondu. Ton invitation d’aujourd’hui, je ne la refuserais pas sans
motif sérieux.

--Tu as un secret que tu ne peux me confier? dit René.

--Tu me donnes ta parole d’honneur de garder, sur ce que je vais dire,
un silence absolu? demanda Charles.

--Tu te défies donc beaucoup de moi?

--Non, René, dit Charles; mais une indiscrétion perdrait tout. Prends
tes précautions contre toi-même. Donne ta parole d’honneur.

Tous les soirs, dit Charles, je vais rue ***, nº ***; l’affaire qui m’y
appelle est grave. Il s’agit d’obtenir la réparation d’une injustice.
Mon entreprise est difficile: je demande aux coupables eux-mêmes de
défaire le mal qu’ils ont fait autrefois. Or ils partent demain pour
l’Amérique. Je vais tenter ce soir l’assaut décisif. Ce soir,
entends-tu? Ta comédie sera jouée plusieurs fois. Mais je ne verrai
qu’une fois, je ne verrai que ce soir l’homme qui part demain. J’ai à
sauver cet homme de l’injustice qu’il a faite, et un autre homme de
l’injustice qu’il a subie.

--Fais ce que tu voudras, dit René.

--A demain, dit Charles. Pour l’affaire dont je te parle, ajouta-t-il en
le quittant, j’ai différé mon mariage.

En effet, Charles devait épouser Mlle Marie Léonce, et depuis quinze
soirs la famille Léonce attendait Charles inutilement.

L’explication de Charles avait satisfait la raison de René, mais non pas
son amour-propre. Il était blessé à l’endroit sensible. Dans la journée,
René, faisant trêve un instant aux préoccupations théâtrales, se rendit
chez la famille Léonce, avec son fils.

Il se passa là une de ces trahisons dont les amis seuls ont le secret.

René crut apercevoir que Mme Léonce était mécontente de Charles. Il crut
voir l’effet de l’absence. Le refroidissement lui parut sensible. Au
fond du cœur, René fut content.

Il parla de son admiration pour Charles.

--C’est un homme complètement supérieur, dit-il. Quel dommage que son
caractère ne soit pas à la hauteur de son intelligence!

On causa. Chacun dit son mot.

--Depuis quelque temps, remarqua un des causeurs, on ne le voit plus. Il
abandonne ses amis.

--La fidélité, dit René, n’est pas la vertu favorite de Charles.

--Où passe-t-il ses soirées? dit un indifférent. Je ne le rencontre plus
dans le monde.

René se pinça les lèvres, comme un homme qui a quelque chose à dire et
qui ne veut pas parler.

Alors on le questionna. Il se défendit comme on se défend quand on va
céder. Au lieu de l’arrêter par un mot bref, il excita la curiosité par
mille demi-mots.

Enfin, enchanté de montrer qu’il savait ce que les autres ne savaient
pas, désireux de nuire à Charles, désireux de le faire suspecter,
désireux d’irriter contre lui la famille Léonce en lui prouvant que
Charles avait des secrets pour elle, il se cacha à lui-même tous ses
sentiments mauvais, et se dit:--Il faut que je prévienne cette famille.
Charles suit une mauvaise voie; ce jeune homme se perd. Il prend de
mauvaises habitudes. Il y a dans son absence, dans sa préoccupation,
quelque chose de mauvais. Pourquoi se cacher, s’il ne fait pas le mal?
C’est une passion, le jeu peut-être qui l’attire là où il va, là où il
veut aller seul, là où il se cache pour aller. Dans son intérêt et dans
l’intérêt de Mlle Marie, il faut que je prévienne la famille Léonce.

S’étant ainsi trompé lui-même, en se parlant tout bas, René parla tout
haut.

--Charles, dit-il, me fait beaucoup de peine. Mon amitié pour lui me
rend inquiet sur son compte. Je vous dirai, entre nous, que son
rendez-vous de tous les soirs est invariable. Il va rue... numéro...
chez qui? Je ne sais. J’ai mauvaise idée de cette maison. Quelqu’un m’a
dit avoir vu Charles sortir de là, à deux heures du matin, un billet de
banque à la main. C’est au moins imprudent. Il pourrait être attaqué.

(Le fait était à moitié vrai. Un curieux avait vu Charles sortir de
cette maison, un papier à la main; mais ce papier était une lettre
d’affaires.)

--Charles, continua René, a eu de tout temps pour les jeux de hasard un
attrait qui m’inquiétait malgré moi; car nous sommes amis d’enfance. Et,
dans cette circonstance, il m’a fait un chagrin véritable, en ne
m’avouant pas le vrai motif de ses rendez-vous continuels.

René jeta un coup d’œil autour de lui, comme pour contempler sa
victoire.

Chose remarquable! sa confidence avait produit un effet directement
contraire à celui qu’il attendait.

Quand il insinua que Charles était un menteur et un joueur, tous
sentirent en lui le traître, et une réaction se fit en faveur de celui
qu’il trahissait. Le frère de Marie se leva et ouvrit la porte.

--Sortez, monsieur, dit-il à René; vous êtes méchant.

René sortit suivi de son fils André.

Ce jeune homme partageait la rage de son père, et la partageait d’autant
plus volontiers que Mlle Marie ne lui déplaisait pas. Pour les hommes
comme René et son fils, l’humiliation subie devant _une femme_ est un
malheur qu’ils ne pardonnent ni aux autres ni à eux-mêmes, et, par une
malice _du sort_, ce malheur leur arrive sans cesse. A l’instant précis
où son frère avait mis René à la porte, Mlle Marie avait ri de bon cœur.
N’étant pas émue, elle avait observé la scène, qui pour elle n’était
qu’une comédie, car elle savait le secret.

--Ma mère, dit-elle, il faut renvoyer Julien (c’était le nom du
domestique). Tout à l’heure il écoutait à la porte.

Julien fut renvoyé, comme René.

--C’est le jour des expulsions, disait Marie; la maison va devenir
nette. Le jour de mon mariage, il faudra vendre les fauteuils sur
lesquels ces gens-là se sont assis.

A minuit, André se dirigea, en courant, vers la maison mystérieuse d’où
Charles sortait vers une heure du matin. Il tenait à lui raconter
lui-même la visite qu’il avait faite avec son père chez la famille
Léonce, afin que son récit ne fût prévenu, précédé, détruit par aucun
autre récit; afin qu’il pût dire à Charles que Mlle Marie semblait avoir
reçu de fâcheuses impressions sur son compte; que son père René et lui
André avaient fait, pour les dissiper, d’inutiles efforts; que M. Léonce
avait détourné la conversation. Enfin, il se proposait d’enfoncer
doucement à Charles un poignard dans le cœur, suivant l’usage des amis.

Il approchait de la maison indiquée. Il vit courir vers lui un homme qui
se jeta dans ses bras et le serra à l’étouffer: c’était Charles.

--Cher André, lui dit-il, tiens, voilà la fortune de ton père; ceux qui
la lui avaient dérobée ont reconnu ses droits et la lui rendent. Je
travaillais depuis quelque temps à faire éclater la justice; voilà
pourquoi je suis devenu invisible.

Eh bien! va, cher ami, porte à ton père toi-même ce qui lui appartient,
ce qui lui est rendu. Dis-lui que j’ai gardé le secret vis-à-vis de lui
dans la crainte de lui préparer, en cas d’échec, une déception. Dis-lui
de me pardonner mon silence et mon absence. Demain je serai tout à lui.

André quitta Charles, chargé de billets de banque. Avait-il des remords?
Je ne le crois même pas. Son père l’avait habitué à ne jamais dire: j’ai
tort.

Pendant le colloque de Charles et d’André, un homme était resté debout
près d’eux, immobile et inaperçu.

C’était Julien, le domestique indiscret, Julien qui avait entendu dire
par René que Charles traversait cette rue toutes les nuits, à une heure
du matin, sortant d’une maison de jeu et chargé quelquefois de billets
de banque. Julien qui avait entendu, chez Mme Léonce, la conversation de
René, venait d’entendre ici la conversation d’André et de Charles.

Charles s’éloignait. Julien savait qu’André emportait le trésor. Il le
suivit, et quand il jugea le moment favorable, lui saisit les deux mains
et les attacha, car il était le plus fort.

--Silence, dit-il, ou je te tue.

Et il s’empara des billets de banque.

André voulut appeler. Julien tira de sa poche un couteau, et frappa
André au cœur avec tant de précision, que le jeune homme tomba mort.

Le lendemain, René apprit les événements de la nuit et devint fou.

Au moment où l’on venait de me raconter son histoire, René repassa
devant moi, suivi du docteur. Il vint à moi.--Soyez discret, monsieur,
dit-il. Quelquefois on prononce un mot légèrement, et on n’en devine pas
les conséquences. Je connais un homme qui, pour avoir trahi le secret le
plus insignifiant, a perdu d’un mot, si ce qu’on dit est vrai, son
bonheur, son honneur, sa vie, son ami, son fils, sa fortune, son avenir,
sa raison.

Et René continua sa route, un doigt posé sur sa bouche.




UN HOMME COURAGEUX

CONTE


Par une soirée du mois de mars, en 1853, quelques jeunes gens marchaient
bruyamment dans la rue de l’École-de-Médecine.

Arrivés devant une porte cochère, ils se dirent adieu, éclatèrent d’un
rire épais, firent quelques grosses plaisanteries, se serrèrent la main
plus fort que quand on se la serre avec plaisir, puis l’un d’eux entra
dans la maison.

--Bonsoir, vieux! lui crièrent ceux qui s’en allaient.

--Édouard n’a jamais été si gai que ce soir, se disaient-ils entre eux.

--Il est gai, parce qu’il est fort, dit le plus philosophe de la troupe.

--Si on choisissait sa destinée, je choisirais cette destinée-là, dit un
second personnage.

--Les anges ont éternué à sa naissance, dit-on encore.

--Quand l’argent ne va plus, il se console avec sa pipe, et fait bien,
ajouta un malin de profession.

--Quelqu’un l’a-t-il vu triste? demanda une dernière voix, qui ne
voulait pas rester muette dans le concert.

Et toutes les voix répondirent: Non.

Celui qu’on louait ainsi, Édouard Castagnou, montait lentement deux
étages. Pour un homme gai, il marchait bien lourdement: la gaieté va
toujours vite. Cependant, ne nous hâtons pas de juger. Ses camarades
doivent le connaître mieux que moi.

Le voilà devant la porte de sa chambre: voici l’instant décisif, car il
est seul. Nous allons bien savoir s’il est heureux: il est seul. (Je le
regarde, il est vrai; mais j’ai ce privilège épouvantable du narrateur,
le privilège de voir et de n’être pas vu.)

Édouard tire une clef de sa poche, la met dans la serrure, et l’y laisse
un instant. On dirait qu’il hésite à ouvrir. Mais je ne puis le croire;
suivons-le.

Il pousse sa porte. Le voilà dans sa chambre, sans lumière. Cependant il
jette un coup d’œil rapide derrière la porte et autour de lui, comme un
homme qui chercherait ou qui serait cherché.

Sa chambre est obscure. Je vais user de mon droit d’observateur pour
toucher sa main qui cherche maladroitement sur la cheminée une
allumette.

Sa main est froide, non pas comme le marbre de la cheminée qu’il touche,
mais autrement. Si je touche le marbre de la cheminée, je me refroidis
la peau. Si je touche la main d’Édouard, elle me glace le sang.

Voilà la bougie allumée. A quel homme avons-nous affaire?

Il est grand et fort, circonstance fâcheuse peut-être, car elle a pu
augmenter son aplomb extérieur. Beaucoup de gens, je le crois, ont été
préservés de mille folies par leur petite taille et leur maigreur, qui
leur inspirent, en certaines circonstances et en face de certaines gens,
une sorte de timidité salutaire.

Édouard est grand et fort. Il a l’air habitué au commandement. Mais il y
a dans son œil quelque chose de flottant et d’indécis. Il regarde
partout et ne regarde nulle part. Le voilà qui s’assied d’un air
inquiet. Il est dans sa chambre, et on dirait qu’il n’est pas chez lui.
J’en conclus qu’il fait le maître quand il est chez les autres.

Il se relève. Va-t-il se coucher? Non. Il prend sa bougie, et regarde
sous son lit, après s’être consulté un moment, comme s’il faisait un
effort.

Décidément je ne comprends plus.

Est-ce un coupable? La figure des coupables peut avoir trois
expressions: la froideur, le repentir ou le remords.

Quand le coupable est indifférent, il a une froideur dont rien ne donne
l’idée.

Quand le coupable se repent, sa physionomie se prépare à se calmer. On
sent qu’il marche vers la tranquillité. Le repentir, quelque déchirant
qu’il puisse être, apaise; les choses qui sont dans l’ordre du bien
pacifient, même quand elles déchirent.

Quand le coupable n’a que des remords, il offre aux yeux la raideur du
désespoir. Si le repentir, qui contient l’espérance, rafraîchit, même
quand il désole, le remords qui contient le désespoir, agite et glace,
même quand il réduit sa victime à un état de calme apparent. Les choses
qui sont dans l’ordre du mal, troublent même quand elles immobilisent.

Le remords, par sa froideur, touche souvent à l’indifférence. Il s’en
distingue par sa brutalité. L’indifférence est plus polie.

Édouard ne se repent pas; son œil est dur, fixe et sec. Il n’a pas
l’indifférence aisée de l’homme qui se dit: Tout ce que j’ai fait est
bien fait, car ses mouvements sont saccadés.

A-t-il un remords? Peut-être. Il est si lourd sur sa chaise! Il porte
sans doute un poids énorme. Je sens, à la profondeur de son abattement,
que cet homme rit souvent et très haut, mais qu’il n’a pas le droit de
rire; qu’il ne pleure jamais, mais qu’il aurait le droit de pleurer. Il
est accablé; oui, mais il n’est pas tout entier là. Je ne devine pas
tout. Cet homme doit se résumer dans un mot, et ce mot m’échappe encore.
Je regarde et j’attends. Il ne fait rien; rien, c’est bien vide. Il a
l’air d’inspecter, et j’ai froid en le contemplant. Il promène autour de
lui ses regards, comme s’il attendait quelqu’un, et cependant je sens
qu’il n’attend personne, ou s’il attend quelqu’un, ce quelqu’un-là ne
doit pas venir. Si ce quelqu’un venait, je sens que j’aurais peur. Peur!
voilà le mot que je cherchais. Je l’ai trouvé, comme on trouve tant de
choses, quand j’ai regardé en moi, oubliant le dehors.

Édouard a peur, car j’ai froid. S’il avait peur des voleurs, s’il avait
peur d’un danger, je n’aurais pas froid, en le regardant. La peur qu’il
a, c’est la peur froide: toutes les créatures humaines, armées pour le
défendre, s’assembleraient là autour de lui, sans le rassurer.

On frappe à la porte, il se retourne et souffle sa bougie.

Je ne me suis pas trompé, il s’est retourné brusquement. Il a peur; mais
il n’a pas peur de celui qui frappe à sa porte: celui-là n’est que
l’occasion. Celui dont Édouard a peur ne fait aucun bruit. Et si, par
extraordinaire, il pouvait entrer, je crois qu’il pourrait entrer sans
frapper.

Le surlendemain, deux amis d’Édouard causaient ainsi:

--Hier soir, à onze heures, j’ai frappé à sa porte; il n’a pas répondu.

--C’est qu’apparemment il n’était pas chez lui.

--Pardon, j’ai vu sa lumière par le trou de la serrure, et sa lumière
s’est éteinte.

--Est-ce qu’Édouard devient fou?

--Cet homme-là se meurt, vois-tu, mon cher, car voilà trois mois qu’il
ne s’est battu.

--J’ai entendu parler de sa dernière affaire; mais je n’étais pas à
Paris. Conte-moi l’aventure.

--La voici. Édouard se promenait bras dessus bras dessous avec un
Anglais qui lui dit: Mon garçon, je connais votre réputation. Vous êtes
crâne, comme on dit en France; mais vous avez trouvé votre maître. Je
suis plus crâne que vous. Édouard répondit:--C’est ce que nous verrons.

Tous deux sortaient de table et avaient bien déjeuné.

--Voici, mon garçon, poursuivit Édouard, ce que je vous propose. Je
lance cette pièce en l’air: Pile ou face. Pile? Je vous brûle la
cervelle: Face? C’est vous qui me la brûlez.

--Accepté, dit l’Anglais.

La pièce retomba, Édouard la releva sans la moindre émotion:

--Face, dit-il. Camarade, vous allez me brûler la cervelle. Ce sera
drôle. J’ai chez moi un pistolet tout neuf, quelque chose d’excellent.
Vous allez l’essayer, et, par testament, je vous le lègue.

S’il est bon, vous continuerez à vous en servir.

Ils allèrent chez Édouard; ils chargèrent le pistolet, puis Édouard
alluma un cigare, en offrit un autre à son _camarade_; tous deux
fumèrent. En fumant, Édouard disait:

--J’ai un conseil à vous demander: à ma place, est-ce dans la bouche ou
dans l’œil que vous appliqueriez le pistolet?

--Dans l’œil, dit l’Anglais.

--Eh bien, dit Édouard, quand vous voudrez.

Et il s’appliqua le pistolet sur l’œil, présentant la détente à son
_camarade_.

Cependant l’Anglais, un peu moins ivre qu’une heure auparavant, prit une
attitude théâtrale et dit:

--Il ne faut pas que la crânerie française périsse, et tu la représentes
bien. Ami, tu es un vrai crâne, un bon, un vieux, un raffiné. Je veux
que tu vives. Buvons à la santé de la crânerie un verre de
château-margaux. Et puis changeons de pari. Le premier que nous trouvons
dans la rue, je lui demande ses oreilles; s’il me les refuse, je le tue.
Toi, tu en fais autant au second qui se présente. Et nous verrons qui de
nous deux aura tué le premier et le plus gentiment son homme.

--Très bien, dit Édouard. J’aime la lame; je ne serais pas fâché de
faire avaler un pouce de fer à quelqu’un pour me dégourdir le poignet.

Édouard n’aurait jamais osé dire: J’aime le sang.

Ils sortent. L’Anglais aborde un passant et lui dit:

--Monsieur, voudriez-vous me faire le plaisir de me donner vos oreilles?

--Très volontiers, monsieur, répond le passant, d’un air agréable. Ayez
seulement la bonté de passer à mon hôtel dans deux heures. J’aurai
l’avantage de vous les remettre.

Et il donna sa carte.

Deux heures après, l’Anglais se rendit à l’endroit indiqué où il trouva
son homme. Mais son homme, après lui avoir attaché ses deux mains
derrière le dos, lui donna le fouet, deux heures durant. Quand il fut
fatigué de frapper, il prit l’Anglais par la peau du col, comme un
chien, et le jeta par la fenêtre. Il demeurait à l’entresol. L’Anglais
n’eut que des contusions.

Quant à Édouard, il aborda, lui, un jeune homme élégant et lui fit la
demande convenue.

Le jeune homme, qui se nommait, si j’ai bonne mémoire, Émile, au lieu
d’appeler un sergent de ville, se troubla. Il n’avait pas vécu dans le
monde des duellistes, et ne savait ce que cela voulait dire.

--Se trompait-il? dit l’interlocuteur.

--Là n’est pas la question, poursuivit celui qui racontait. Ce qu’il y a
de certain, c’est qu’Édouard ne lâcha pas son homme, sut où il
demeurait, connut ses habitudes, le vit le lendemain entrer dans un
café, y entra après lui, et, devant ses camarades attablés près de M.
Émile ***, lui cracha à la figure.

Le rendez-vous fut pris. On devait se trouver à Vincennes le lendemain
matin, et on s’y trouva. L’arme choisie était le pistolet.

Au premier coup d’Édouard, Émile tomba frappé d’une balle dans la tête.
Il ne mourut que dans la soirée. Voilà l’aventure, mon cher; voilà le
dernier duel d’Édouard.

                   *       *       *       *       *

A l’heure de la consultation, Édouard se trouvait dans le cabinet de M.
***, médecin célèbre. Ils causaient depuis fort longtemps, et les
malades, dans le salon d’attente, s’impatientaient.

--Monsieur, dit le docteur, votre cas est des plus extraordinaires. Je
réfléchirai, je causerai avec mes confrères. Voici, pour le moment, mon
avis: Voyagez, changez toutes vos habitudes. Je vous interdis Paris et
surtout votre chambre. Je vous défends d’y rentrer ce soir. Partez
aujourd’hui. Écrivez-moi dans deux jours. Je veux savoir si les
phénomènes se sont reproduits dans les conditions nouvelles où vous vous
trouverez. Je vais réfléchir, étudier, consulter, et, dès que j’aurai
une lettre de vous, je vous répondrai.

  Édouard à M. ***.

  Bourges.

  «Cher docteur,

  «J’ai quitté Paris depuis trois jours et je ne suis pas délivré. La
  voix, qui parlait le soir, quand onze heures sonnaient, dans les
  salons de Paris ou dans ma chambre, parle là où je suis, à mon
  oreille, que je sache l’heure ou que je ne la sache pas; elle parle du
  même ton, douce, calme, un peu plus faible peut-être qu’autrefois;
  mais c’est elle, c’est bien elle, toujours elle, fidèle, impitoyable.
  Oh! si elle pouvait crier! Il me semble que cela me soulagerait! Mais
  non; c’est une voix douce. Si elle était menaçante et si je savais
  d’où elle part, si c’était la voix d’un adversaire, la voix de
  quelqu’un, si j’avais quelqu’un en face de moi, quelqu’un à qui
  répondre, je me sentirais sauvé. Mais non, c’est la voix du silence.

  «Pourtant, vous me l’avez dit, je ne suis pas fou. Je m’examine, je me
  regarde, je m’écoute: j’observe l’effet que je produis sur les autres.
  Je ne suis pas fou.

  «J’ai quitté Paris pour aller à Nantes, où je n’avais rien à faire. Je
  fuyais, voilà tout. A onze heures, j’étais en wagon: le train partait
  d’Angers; le coup de sifflet était aigu, j’étais près de la
  locomotive: un autre train croisait le nôtre! Tout ce tapage eût
  couvert mille voix humaines! je ne sais si j’aurais entendu le
  tonnerre; mais j’ai entendu passer le petit souffle qui donne chair de
  poule, et j’ai entendu la petite voix me dire sur le ton ordinaire, la
  parole du soir:

  «_L’assassin n’a pas longtemps à vivre!_

  «Pour couvrir toutes les voix, pour dominer le tumulte du départ, la
  voix ne s’est pas donné la peine de s’élever.

  «Le lendemain, j’étais au théâtre: je ne savais pas l’heure. Arnal
  jouait à Nantes: la salle était pleine; on riait beaucoup. Au moment
  le plus comique, j’ai senti le froid à mon oreille gauche, et, malgré
  les éclats de rire de la salle entière, j’ai entendu dire à côté de
  moi, comme à Paris, comme en wagon, comme dans la solitude, comme
  partout:

  «_L’assassin n’a pas longtemps à vivre!_

  «Comme vous êtes docteur en médecine, je puis vous écrire ces choses.
  Si vous étiez docteur en droit, vraiment j’hésiterais. Savez-vous bien
  que la justice, si elle cherchait un criminel, pourrait fort bien
  tourner vers moi ses soupçons?

  «Enfin, mes amis savent que je suis un honnête homme, et je ne
  ressemble pas plus à un voleur de grand chemin qu’à un aliéné de
  Charenton. Le cas échéant, docteur, vous direz que je n’ai jamais
  arrêté, sur aucune grande route, aucune diligence.

  «Je plaisante, et cependant je ne suis pas gai. Ne m’avez-vous pas
  demandé vous-même, cher docteur, si je n’avais aucun remords? Non
  vraiment. Je suis innocent comme l’enfant qui vient de naître. Ma
  jeunesse s’est passée comme toutes les jeunesses: quelques petites
  bamboches, quelques légèretés, quelques affaires d’honneur, ce qu’il
  faut pour n’être pas ridicule, et voilà tout. Voilà ma confession,
  docteur. C’est celle de tous les jeunes gens. J’ajouterai, pour
  qu’elle soit complète, que je commets, en esprit, le crime de
  Prométhée.

  «Je voudrais m’emparer du tonnerre, l’avoir à ma disposition, le faire
  éclater à onze heures, comme il n’a jamais éclaté, et briser, s’il le
  fallait, à ce moment-là, les mondes, dans l’espace, les uns contre les
  autres, pour couvrir la petite voix.

  «Mais le craquement de l’univers cassé, pulvérisé, ce craquement-là
  suffirait-il? J’en doute. Elle est si faible, si douce, la voix
  maudite! si faible, si faible, qu’elle doit être invincible.

  «_P. S._ Si je me tirais un petit coup de pistolet dans la cervelle, à
  onze heures moins cinq? Mais qui sait si à onze heures la voix ne
  parlerait pas encore? Au moins, elle ne dirait pas la même chose. Pour
  faire cesser une prédiction, le meilleur moyen, c’est de la réaliser.
  Ce procédé me tente un peu. Je suis allé à Nantes, de là à Bourges. Il
  faut peut-être aller plus loin.»

Le jour où il écrivait cette lettre, Édouard quittait Bourges vers sept
heures du soir.

Dans le même wagon que lui, il y avait deux hommes qui causaient, et une
jeune femme en noir qui ne parlait pas.

--Ce pauvre Émile, disait l’un des deux hommes, voilà aujourd’hui un an
qu’il a été assassiné.

--Assassiné? répondit l’autre.

--Ne savez-vous pas son histoire?

--Mais non, mon cher. Je n’ai pas connu cet Émile dont vous parlez si
souvent; et comme vous en parlez souvent à demi-mot et d’un air
mystérieux, je n’ai que des renseignements fort incomplets.

Le voyageur raconta à son ami l’histoire d’Émile, telle que nous la
tenons du camarade d’Édouard.

Au moment où son récit finissait, un de ces feux qui sont allumés la
nuit sur le passage des convois éclaira, pour la première fois, le
visage de cette femme silencieuse, de cette femme en deuil qui était
dans un coin et qui semblait dormir.

--Pardon, madame! s’écria le narrateur. En racontant la mort de mon ami,
je ne savais pas parler devant sa veuve!

Onze heures sonnaient à une horloge près de laquelle le train passait,
et la voix qu’Édouard appelait la voix du soir, sortit cette fois d’une
bouche visible.

--L’assassin n’a plus longtemps à vivre! répondit la veuve d’Émile.

On arrivait à une station.

Quand on ouvrit la portière, un corps tomba lourdement sur la route.
C’était le cadavre d’Édouard, d’Édouard qui s’était depuis un instant
appuyé contre la portière.

On ouvrit le cadavre.

--Il avait un anévrisme, dit le médecin de province.

--Les anévrismes produisent quelquefois de singuliers effets, ajouta le
médecin de Paris.




LES MÉMOIRES D’UNE CHAUVE-SOURIS


Je suis vieille, mes enfants, mais heureuse et gaie, vous le savez
toutes. Quelquefois, le soir, à l’heure où nous prenons joyeusement nos
ébats dans l’air purifié et rafraîchi, vous me demandez le secret de ma
joie fidèle. Il est juste que je vous le livre avant de mourir; car nul
n’a droit au bonheur, s’il est heureux pour lui seul.

Je fus jeune autrefois. Mes parents avaient vécu d’une vie simple et
sans faste entre les fentes d’une vieille corniche; ils n’aspiraient ni
à la gloire ni aux richesses. Mais une vieille chauve-souris, qui avait
beaucoup voyagé, venait quelquefois le soir et nous entretenait des
contrées qu’elle avait parcourues. Ma sœur, car j’avais une sœur, se
laissait enflammer l’imagination par ces récits un peu emphatiques,
peut-être, mais séduisants, je l’avoue. Toutes les races d’oiseaux et de
papillons passaient devant nos yeux, quand nous l’écoutions. Elle nous
introduisait dans un monde féerique qui éblouissait ma sœur, mais qui ne
me suffisait pas. Oh! je rêvais voyage aussi, mais je rêvais un autre
voyage.

Va, pauvre petite sœur, disais-je intérieurement, va écouter le
caquetage que les oiseaux font sous les feuilles. Tu seras ridicule à
leurs yeux, odieuse et même laide. Tu ne les comprendras pas; tu te
feras chasser honteusement. Cependant, moi, je jouirai de la
conversation des sages.

Les hommes! les hommes! que peut souhaiter une chauve-souris, sinon de
les connaître?

Il est une race pour qui l’univers a été créé, qui a pénétré les secrets
les plus intimes de la Nature, qui a tiré de cet admirable spectacle le
droit d’être sage et heureux, et moi qui ne suis pas une chauve-souris
ordinaire, moi dont l’âme est autrement faite que celle de ma sœur, moi
qui suis tendre, sensible, passionnée, mélancolique et reconnaissante...
Je causais ainsi avec moi-même quand mes regards tombèrent sur deux
cadavres: c’étaient ceux de mon père et de ma mère. Je reçus une preuve
nouvelle de mon immense sensibilité; je fis sur leur triste destinée les
plaintes les plus touchantes. Mes chers parents avaient été écrasés par
une pierre. J’allais pleurer chaque nuit sur cette tombe naturelle, et
j’exhalais ma douleur en soupirs harmonieux. Pendant mon deuil, mon
visage ne démentit pas une seule fois l’amertume de mes pensées.
Quelquefois je m’excitais au désespoir et je m’enivrais de ma propre
éloquence.

Je m’arrangeais dans mon trou aussi commodément que possible, et je me
lamentais. Je passais en revue tous les malheurs qui avaient assailli ma
confiante jeunesse, et je m’attendrissais avec volupté sur mes illusions
perdues. Mais il fallait pour ces scènes de deuil une lune complaisante,
un temps doux, une santé parfaite et une position commode sur la tombe
de mes chers parents.

Car la moindre gêne physique empêche absolument ces effusions de cœur.

Quand il me sembla que j’avais assez longtemps gémi, je me rappelai que
la force est la vertu des grandes âmes.

La Providence, en me faisant seule et libre, ne m’avertissait-elle pas
qu’il était temps de réaliser mes projets. Ah! certes, il m’en coûtait
de me séparer de la tombe de mes parents.

Mais les hommes étaient là qui m’attendaient pour m’instruire. Je me
dévouai, mes enfants. Toute ma vie n’a été qu’un long dévouement. Je dis
adieu à ma sœur en pleurant.

J’enviais cette enfant insouciante qu’une nature vulgaire devait
préserver des dangers de la gloire!

--Adieu, lui dis-je, sois heureuse, puisque le bonheur t’est permis. A
toi le repos, à moi la lutte! Mon âme va s’user et se briser: la tienne
s’endormira.

--Pourquoi me quitter? me dit-elle. Je suis seule. Au lieu de te dévouer
à l’univers qui n’a pas besoin de toi, si tu te dévouais à ta famille
qui t’aime et que tu peux rendre heureuse?

Je m’éloignai en souriant.

Je rencontrai en route la vieille chauve-souris qu’avaient aimée mes
parents. Cette vue m’attendrit. Notre amie m’appela.

--Je n’ai pas le temps de m’arrêter, répondis-je sans détourner la tête.

Je n’ai pas d’amour-propre: je n’en ai jamais eu; mais je ne pus
m’empêcher de comparer ses voyages aux miens. Elle avait vu des insectes
et j’allais voir des hommes. Elle avait appris des détails de ménage;
elle avait vu des fourmis préparer leurs magasins, et vous saurez tout à
l’heure à quels spectacles la Providence me destinait.

Mais ne parlons pas de moi. Les hommes qui écrivent ne pensent jamais à
eux. Ils songent à tout, excepté à leur intérêt personnel. Ils
travaillent pour être utiles et par charité pure. Je les ai étudiés. Je
les imite. J’arrive au fait.

J’ai connu des oiseaux qui parlaient sans cesse d’eux-mêmes; ils étaient
insupportables; moi, je ne parle jamais de moi. J’arrive au fait sans
détour.

J’aime les voyages; ils multiplient la vie, et, quoique je me sois
toujours oubliée pour les autres, cependant j’aime à contempler, en me
retournant, cette trace de moi-même que garde l’air, fendu par mes ailes
joyeuses et rapides.

Je contemplais ma destinée et j’admirais la nature. Je venais sans doute
de passer les Alpes quand j’aperçus une habitation humaine. Je crois
avoir le droit de me reposer.

A ma gauche était un moulin: je me blottis entre les pierres d’un vieux
pavillon. A droite, j’apercevais un bois de pins mélancolique, et,
profondément mélancolique moi-même, plus mélancolique que le bois de
pins, je rêvais. La tristesse, qui est la maladie des grandes âmes, me
visita. Elle me toucha de son aile noire. Plût au ciel, dis-je en
pleurant, que je ne fusse jamais née! La vie est courte. Passons-la dans
le désespoir. Après tout, qu’est-ce qu’une chauve-souris? C’est un
roseau, un grain de sable, un nuage que le vent emporte, un...

J’allais parler et accuser la Providence, quand une voix coupa la
mienne. C’était une voix d’homme qui résonnait dans l’intérieur du
pavillon.

J’avoue qu’un instant le cœur me manqua presque.

--Courage, me dis-je enfin, courage, toi qui as été choisie pour être
offerte en exemple aux chauves-souris à venir. Courage!

Deux jeunes gens et une jeune fille causaient ensemble. Avec quelle
noblesse! Dieu le sait. Comment ai-je appris la langue des hommes? Quand
je l’entendis pour la première fois, je crus l’avoir entendue toujours!

L’un de ces jeunes gens avertissait son ami d’un danger grave dont il le
croyait menacé. Il semblait regretter un temps plus heureux. Je me
rappelle le nom d’une reine qui revenait sans cesse dans leur
conversation: c’était, je crois, la reine Athalie. Les deux jeunes gens
s’appelaient Joad et Abner. Joad répondit avec une majesté douce, sans
peur et sans bravade, aux conseils de son ami. Son langage était
cadencé, harmonieux, solennel:

    Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai pas d’autre crainte.

dit-il. Je l’entends encore! Dieu! qu’il était beau! et que je
m’attendris sur sa femme Josabeth! Éternel et doux souvenir! Quand
j’aurais payé de ma vie ces sublimes leçons, les aurais-je payées trop
cher?

Quand ils eurent résolu de prendre certaines mesures qui devaient
conjurer l’orage, changer la face des choses, et, si j’ai bien compris,
placer la couronne sur la tête d’un enfant nommé Joas, ils se
séparèrent.

J’étais transportée, et non rassasiée. Je ne pouvais pas me séparer
d’eux. Les hommes! Je voulais les voir de plus près encore. Je voulais
être admise dans leur intimité! Dans quelle lumière je venais de les
contempler! Comme Joad priait et remerciait Dieu! Quelles actions de
grâces les hommes rendent continuellement à leur créateur! Nous étions
au soir. Le soir, c’est l’heure sainte: c’est l’heure de la prière. Quel
magnifique spectacle doit offrir à Dieu, qui sait tout, et à une pauvre
chauve-souris, qui ne sait rien, l’intérieur d’une maison d’hommes le
soir! Puisqu’enfin ils sont sujets à la mort, comme ils le disaient tout
à l’heure, puisqu’ils doivent rendre compte au Seigneur de leur vie,
jamais, non, mon Dieu! jamais un homme ne s’endort certainement sans
être prêt à se réveiller devant le tribunal du souverain juge! Quelle
prière doit être ce sommeil, et que le réveil doit être beau! Si
j’osais, moi, misérable, approcher de ces conciliabules augustes, si
j’osais franchir le seuil d’une habitation humaine, le soir, si j’osais!
mais je n’oserai jamais.

Ainsi je parlais en moi-même, et cependant j’osai. L’homme quitta le
pavillon, traversa le jardin; je le suivis à distance, retenant ma
respiration, et battant à peine des ailes. J’avais peur de troubler le
silence où sans doute il méditait. L’homme entra dans sa maison. Le cœur
me manqua. Je crus commettre un sacrilège, en violant le soir ce saint
asile... Pourtant, quelque respect qu’éprouve une chauve-souris, la
curiosité l’emporte souvent en elle. C’est que nous sommes une race
inférieure. Ces choses-là n’arriveraient pas aux hommes. Je laissai Joad
entrer le premier par déférence; Abner le suivit, puis avisant au-dessus
de la porte par laquelle ils étaient entrés, une fenêtre ouverte, je me
voilai la face avec mes ailes, et je me hasardai. Je me blottis, sans
être vue, derrière le rideau de la fenêtre, entre une glace et un
tableau, puis je regardai et j’écoutai, tout yeux et tout oreilles. Joad
et Abner étaient là; pendant quelque temps, j’écoutai inutilement. Ils
ne dirent rien; sans doute ils réfléchissaient. Abner, étendu sur deux
meubles qu’on appelle, je crois, des fauteuils, dans leur langage,
semblait absorbé dans quelque pensée profonde qu’il n’exprimait pas.
Joad tenait dans son auguste bouche un petit morceau de bois percé au
bout, dont j’ignore le nom, et en faisait sortir de la fumée, chaque
fois qu’il respirait. J’ai su depuis que cet exercice est très répandu
parmi les hommes; sans doute il contribue beaucoup au parfait
développement de l’esprit et du cœur, car ils quittent pour cela,
m’a-t-on assuré, leurs affaires les plus importantes: ils abandonnent
leurs sœurs, leurs mères, leurs femmes. Ce travail d’aspiration et de
respiration qui gêne la parole, exhale une odeur infecte, et quelquefois
ruine la santé, ce travail doit être fort pénible. Mais sans doute il
était nécessaire aux progrès des hommes, et aucun dévouement ne me
surprend de leur part.

Joad prit le premier la parole:

--Eh bien, dit-il à Abner, eh bien! grand imbécile (j’ignore le sens de
ce mot, c’est sans doute un terme honorifique), j’espère que nous avons
déclamé ce soir, dans le pavillon.

--A faire sortir les chauves-souris de leur trou, répondit Abner.

J’admirai sa bonté d’avoir pensé à moi dans un pareil moment, et la
véhémence avec laquelle, en finissant sa phrase, il prononçait le nom de
Dieu. Du reste, ils le prononçaient tous à chaque instant avec quelque
formule terrible. Mais bientôt je regrettai mon audace, le cœur me
manqua; je crus que j’allais tomber sans connaissance au milieu de ces
deux hommes et troubler l’auguste entretien. Ah! c’est que j’appris
qu’il était question entre eux des plus grands mystères de la nature et
des plus grands événements de la société, et que ces hommes étaient des
artistes. L’Art! Mon Dieu! qu’ils doivent toujours avoir les mains pures
ceux qui touchent à cette grande chose: l’art! Je voyais là deux hommes
qui se sont consacrés à l’art! Tous les artistes sont des saints, sans
doute! Je regrette de n’être pas morte, en ce moment, de joie, de
terreur et d’admiration. C’eût été une belle destinée pour une
chauve-souris de mourir après avoir entendu des hommes, des artistes,
s’entretenir, le soir, sous l’œil de Dieu, de la naissance, de la mort
et du mariage.

Peu à peu l’entretien prit un tour qui m’étonna, et j’entrevis la
charmante vérité. Je ne vous la dirai qu’à la fin, pour tenir votre
attention en haleine, mes enfants. Soyez étonnées, mais ne soyez pas
effrayées. Tout s’expliquera.

--Allons, bon! dit Joad, en voilà encore un qui va venir partager
l’héritage du bonhomme.

--Pas de chance, dit Abner.

--Et encore il faudra faire semblant de voir arriver avec plaisir le
nouveau gamin.

--Plains-toi donc! Plans-toi donc! Tu épouses cinquante mille livres de
rente et des espérances.

--Ça va être amusant, reprit Joad, il faudra faire le tourtereau pendant
les premiers mois, et puis être aimable avec le bonhomme.

--Pourvu que ce bonhomme-là ne soit pas le Père éternel! c’est que
vraiment il lui ressemble! Ah bah! l’hiver approche. Les bonnes gens ont
des rhumes. J’ai confiance dans les rhumes, et toi?

Josabeth entra.

--Je me rafraîchirais volontiers, dit-elle.

--Que pourrait-on vous offrir, madame? demanda Joad.

--Une tranche de gigot, répondit-elle.

On sonna. Un domestique servit à souper. Joad, Abner et Josabeth se
mirent à table.

--Or ça, dit Josabeth, réglons nos comptes. C’est moi, mes petits anges,
qui vous ai fait entrer au château. J’y suis bien sérieusement madame la
comtesse de Lisburne. La fin du monde arrivera avant que ces honnêtes
Bretons aient suspecté ma Seigneurie de figurer le soir à Paris sur les
planches du Vaudeville. Avouez que je joue bien les rôles de comtesse.
Sans moi, Antoine, seriez-vous ici?

(Je vous expliquerai tout à l’heure, mes enfants, pourquoi Josabeth
appelait Joad de ce nom vulgaire d’Antoine. Vous n’avez pas mon
expérience; vous ne savez pas encore ce que c’est qu’un nom de comédie.)

--Antoine, dit-elle donc d’un ton ému, seriez-vous ici sans moi? En face
d’une jeune fille qui n’a lu que son livre de messe, obligée, pour être
agréable à papa et à maman, de faire de la littérature, auriez-vous su
vous tirer tout seuls d’Esther et d’Athalie? sans moi, seriez-vous
entrés, chaussés de cothurnes, dans les bonnes grâces de deux vieux
imbéciles? Oui ou non, vous ai-je rendu service? Vous épousez les écus,
Antoine! eh bien, mon agneau, il faut s’exécuter. Il faut être
reconnaissant. Des promesses! on sait ce que ça vaut. Cent fois, j’ai
promis d’être sage, moi, pourtant me voici! Il faut me faire, séance
tenante, une petite reconnaissance de 10.000 francs, c’est plus sûr.
Nous avons monté le coup par écrit, mon doux Antoine. J’ai l’honneur de
posséder dix précieux autographes de votre main.

--Qu’est-ce qu’elle veut dire, cette coquine-là? reprit Joad.

--Elle veut dire, mon cher enfant, reprit Josabeth, que si par hasard
(vous savez comme le hasard est méchant quelquefois), si par hasard une
seule de vos lettres précieuses, une lettre contenant le nœud de
l’intrigue, tombait sous les yeux de la belle, vous n’épouseriez pas ses
écus.

Joad semblait furieux. Abner souriait. La scène se prolongea.

Une autre à ma place se fût étonnée. Je comprenais et j’admirais.

--Coralie, cria Joad, et il prit un couteau sur la table.

--Doucement, l’ami, reprit Josabeth, ou j’appelle. Allons! mon petit, du
calme! 1.000 fr. pour chaque lettre que je te rendrai. J’estime 1.000
fr. chacune de tes épîtres. Trouve donc un éditeur qui les estime à ce
prix-là. Pas facile, mon vieux.

Joad fit mine de vouloir arracher un paquet à Josabeth. Celle-ci se
défendit. Ils jouaient leur rôle parfaitement bien.

--Et moi, dit Abner, je ne suis pas inutile, est-ce que je n’aurai rien?

On ne lui répondit pas.

--Allons, petit, dit Josabeth, faut en finir, donne ta reconnaissance,
et voilà tes lettres.

Joad jouait admirablement la colère. Il donna un morceau de papier, on
lui en rendit plusieurs autres.

--Allons, dit Josabeth, voilà comme j’aime la jeunesse française,
généreuse et bien élevée.

Qu’on vienne nous dire encore, ajouta-t-elle d’un air de triomphe, que
le théâtre ne sert pas à moraliser les populations.

Je fus frappée d’un trait de lumière.

Joad, Abner et Josabeth quittèrent la table. Tous trois chancelaient.
Leur démarche était tremblante; l’inspiration poétique pesait sur eux et
leurs membres fléchissaient sous le poids de leur pensée.

Josabeth tendit son verre à Joad; il y versa une liqueur étrange que je
crois destinée aux poètes. Les abeilles, vous le savez, préparent pour
leur reine, pour celle qui est chargée de peupler la ruche, de former de
nouveaux essaims, un miel particulier. Sans doute les hommes réservent
pour leurs chantres, pour leurs poètes, pour ceux qui parlent la langue
sacrée, ce breuvage pétillant et argenté qui rendit un éclat nouveau à
leurs regards fatigués. Leur parole devint si active et si ardente, que
je ne distinguais plus les mots prononcés.

Hélas! je sentis ma misère native et ma condition de chauve-souris. Je
ne pouvais plus comprendre. Joad et Josabeth exécutèrent une danse
triomphante, signe de joie et de réconciliation, puis ils poussèrent des
cris de victoire. Abner battait des mains. J’étais au troisième ciel.
Quelque chose s’empara de moi, qui ressemblait à du délire. Je
m’associai, malgré moi, au transport des poètes. Je battis des ailes; un
cri aigu s’échappa de ma poitrine haletante. Abner me regarda:

--Tiens! une chauve-souris! s’écria-t-il.

Oui, mes sœurs, il a prononcé votre nom et le mien. Mon faible cœur ne
put résister à tant de joie. Ma patte gauche lâcha insensiblement le
rideau qu’elle tenait, je glissai jusqu’à terre, sans connaissance,
gracieuse pourtant. Je n’ai jamais eu d’amour-propre, mais je ne voulus
pas offrir notre espèce aux yeux de l’espèce humaine sous un jour
désavantageux. Toujours est-il que ces hommes superbes, la voix ardente,
l’œil enflammé, s’écrièrent à la fois:

--Quelle horrible bête!

Exclamation de pitié et de tendresse, sans doute: car leur belle figure
d’hommes exprimait ces nobles sentiments. Je m’y connais et je ne m’y
tromperais pas. Ils ouvrirent la fenêtre. O touchante bonté! J’avais
besoin de prendre l’air et ils le comprenaient! Croyant que je me
trouvais mal, ils m’entourèrent avec un empressement qui me réchauffe
encore le cœur et approchèrent la lumière de moi! Leur main, tremblante
encore, enflamma un rideau. J’ai peut-être causé, dans la demeure des
hommes, un incendie! O siècles, ô mémoire! gardez ce qui doit faire à
jamais la fierté de notre race! Les hommes se sont empressés auprès d’un
pauvre oiseau malade.

Je me rappelle les pensées qui, dans ce moment suprême, me traversèrent
l’esprit. O Dieu, disais-je intérieurement, pourvu que je ne paraisse
pas faible aux yeux des hommes, eux qui jamais sans doute n’ont connu la
faiblesse. Je ne suis qu’une chauve-souris, ô mes enfants, mais quand je
revois cette scène, j’ai des éblouissements. O souvenir sans lequel je
mènerais tristement une vie décolorée, ne m’abandonne pas dans mes
heures de découragement, afin que sur mes vieux jours, entourée de
jeunes oiseaux qui demanderont à leur mère une histoire du bon vieux
temps, je puisse d’un mot les rendre heureux et fiers comme moi-même,
heureux et fiers d’être chauves-souris; que je puisse leur dire: j’ai
été soignée par des mains humaines. Cet honneur fut accordé à votre
grand’mère, un jour où elle se trouva au milieu de trois artistes, qui
s’entretenaient, recueillis devant le Seigneur, des plus hauts mystères
de leur destinée humaine, et qui décidaient du sort des autres hommes,
disposant des diadèmes, et plaçant la couronne sur la tête d’un enfant!

Cinq minutes après, Joad, Abner et Josabeth dormaient du sommeil de
l’innocence. Oh! qu’il est beau, le sommeil des hommes! Je leur donnai
ma bénédiction et je m’envolai. J’emportais le ciel dans mon cœur.
J’emportais pour le reste de mes jours un exemple à imiter. J’emportais
l’expérience, la sagesse, c’est-à-dire le bonheur.

--Mais, mes chers enfants, vous n’avez pas tout compris; la scène du
pavillon est claire; celle de la maison est une énigme pour vous. Je
pardonne à votre étonnement; votre grand’mère elle-même fut un moment
surprise et troublée. Mais, grâce à mon expérience des choses humaines,
je puis vous expliquer le mystère, et si je ne l’ai pas fait plus tôt,
c’est que je voulais m’amuser de votre ignorance, et permettre à vos
jeunes imaginations de s’exercer; car les travaux de l’esprit forment la
jeunesse, et, tout incapables que vous êtes de trouver le mot de
l’énigme, il vous est utile de le chercher. Eh bien, mes enfants, voici
le secret: sachez que les hommes ont coutume de représenter certains
individus de leur espèce dans certaines positions déterminées, et de
leur faire parler un langage de convention pour l’instruction et
l’édification des auditeurs. Ils appellent cela des comédies. Or, dans
la maison, j’ai vu jouer une comédie. La conversation harmonieuse,
musicale et sublime que j’ai entendue dans le pavillon du jardin était
leur langage ordinaire, leur vie vraie de tous les jours. Abner,
Josabeth et Joad traitaient là des intérêts réels de leur vie. Mais la
scène à laquelle j’assistai dans la maison était une scène de théâtre,
une comédie. Dans cette pièce, Joad jouait le rôle d’Antoine, et
Josabeth celui de Coralie. Avant et après la représentation, ils
parlèrent de théâtre et de moralité. Ces grandes âmes, par un dévouement
vraiment admirable, avaient bien voulu descendre une heure jusqu’à
représenter les passions mauvaises, afin d’avertir leurs frères, et de
leur montrer jusqu’où pouvait s’élever l’homme puisqu’il était capable
de descendre si bas.

La pièce finie, Coralie redevint Josabeth, Antoine redevint Joad: ils
retournèrent à leurs grandes entreprises. Peu de temps après, il se fit
un grand bruit dans le monde: sans doute le roi Joas était couronné.


QUESTION

La pauvre chauve-souris avait pris, comme on le voit, la tragédie pour
la vie réelle des hommes et la vie réelle des hommes pour une comédie
parce qu’elle l’avait jugée ignoble.

Prenant la tragédie pour la vie réelle, elle en attendait la
prolongation et s’attendait à voir Joas sur le trône.

Le contraire n’arrive-t-il pas quelquefois à certains hommes? Quand ils
entendent exprimer un sentiment noble, ils croient à un mensonge: ils ne
croient la parole sincère que quand elle est basse.

C’est l’erreur contraire à celle de ma chauve-souris.




CAÏN, QU’AS-TU FAIT DE TON FRÈRE?


Le conte que voici a pour préface une histoire vraie. L’histoire est
tirée de la vie des Pères du désert, traduite en français, en vieux
français. Je cite la traduction.

                   *       *       *       *       *

«L’abbé Agathon, qui était prêtre dans le monastère du château, nous
dit:

«Étant descendu un jour en Ruba pour aller trouver l’abbé Pémeu,
solitaire, après que je lui eus dit ce que j’avais dans l’esprit, il
m’envoya fort tard dans une caverne pour y passer le reste de la nuit.
Or, comme c’était en hyver et que le froid était extrême, je me trouvay
tout transi. Le vieillard m’étant venu voir le matin, me dit: Comment
vous en trouvez-vous, mon fils?--En vérité, mon père, lui répondis-je,
j’ai passé une rude nuit, à cause de la rigueur si extraordinaire du
froid.--Et moy, je n’en ai point du tout senty, me répliqua-t-il.

«Ces paroles m’ayant rempli d’étonnement, parce qu’il était presque tout
nud, je lui dis: Je vous supplie, mon père, de m’apprendre comment cela
se peut faire?

«--C’est, me répondit-il, qu’un lion qui est venu dormir auprès de moy
m’a réchauffé. Mais je puis vous asseurer néanmoins, mon fils, que je
serai dévoré des bêtes farouches.

«--Et sur quoi vous fondez-vous pour dire cela? lui répartis-je.

«--Parce, me répliqua-t-il, qu’étant berger en notre païs (car nous
étions tous deux de Galatie), j’aurais pu sauver la vie à un passant, si
j’eusse voulu l’accompagner. Mais je le laissay aller, sans lui faire
cette charité, et il fut mangé par les chiens. C’est pourquoi je mourrai
assurément d’une mort semblable.

«Ce qui arriva comme il l’avait dit, des bêtes farouches l’ayant
déchiré, trois ans après.»


I

Ma chère Marie, ne t’occupe plus de moi. Tout est fini, je suis perdu.
Je ne te dis pas ce que je vais devenir; je n’en sais rien moi-même.

Je sais seulement que j’ai reçu hier le dernier coup, celui dont on ne
se relève pas.

Je venais de finir cette œuvre dont j’ai tant parlé: _le Premier
Regard_.--C’est la figure d’un jeune homme qui s’éveille à la vie, et
regarde autour de lui, comme s’il voyait chaque chose pour la première
fois.

Quelques-uns de mes amis qui ont vu le tableau l’ont trouvé sublime, et
ont ajouté qu’il ne rapporterait rien, parce que mon nom est inconnu du
public.

Après d’innombrables tentatives, toutes atroces et toutes infructueuses,
j’eus à le montrer hier à un très riche amateur, M. le baron William de
B. Il examina le tableau, le trouva remarquable, puis me demanda si
j’avais beaucoup exposé. Sur ma réponse négative, sa physionomie
changea.

--En effet, me dit-il, je ne connais pas votre nom. Il faudrait avant
tout vous faire connaître. Ce tableau a du mérite, cette esquisse aussi,
dit-il en jetant un coup d’œil rapide sur l’autre tableau commencé, tu
sais, Marie, _Caïn après le crime_; mais enfin, dit-il, on ne vous
connaît pas.

--Vous voyez, monsieur, lui dis-je, que je cherche à me faire connaître.

--Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous avez du talent, je m’y connais;
mais je doute que ce talent soit de nature à être apprécié du public;
j’achèterais votre tableau qu’on me demanderait d’où je l’ai sorti! Tel
que le voilà, il a un certain prix; mais, si vous étiez mort, il
vaudrait cent fois plus et peut-être qu’il trouverait des acheteurs, moi
tout le premier. Mais que voulez-vous! les hommes sont ainsi: ils font
des folies pour des objets d’art dont la valeur est garantie par la
signature et n’aiment point à se faire les prôneurs d’un talent encore
inconnu. Moi qui vous parle, ajouta-t-il avec un sourire heureux, j’ai
acheté cent mille francs un tableau que je ne mets pas au-dessus du
vôtre. C’est un Murillo! Je suis un homme modeste; je me range
volontiers à l’avis du plus grand nombre. Le plus grand nombre finit
toujours par avoir raison, et pour ma part je n’ai pas l’orgueil de
penser que j’en sache à moi tout seul plus que le genre humain tout
entier. Faites-vous connaître, tout est là, faites-vous connaître,
exposez: soyez médaillé, décoré; mais surtout mourez, vos tableaux
vaudront de l’or. Voyez-vous, ajouta-t-il, vous parlez à un homme
pratique qui ne croit pas aux génies incompris. Au revoir... monsieur...
vous avez vraiment du talent, plus que cela même, je ne marchande rien,
vous avez du génie, au revoir... monsieur.

                   *       *       *       *       *

Voilà, Marie, ma dernière aventure; toutes les autres lui ressemblent;
c’est ce qui me dispense de les raconter. Je te dis en peu de mots ce
qui, en fait, a été très long. Mais le désespoir est bref. Il n’a pas le
courage des détails. Il résume ses causes, et ne montre que ses effets.

Voilà, ma bonne Marie, l’affaire d’hier. Celle d’avant-hier, c’était un
autre monsieur. Celui-ci n’avait pas le temps d’examiner mon œuvre comme
elle mérite de l’être. Il m’a expliqué cela, deux heures durant, sans
regarder le tableau; le temps lui manque. Par exemple, il visite tous
les matins de dix heures à midi ses chevaux, de quatre à six il fait le
tour du lac.

Quant à M. le baron, il m’a quitté en m’assurant qu’il avait pour mon
talent la plus haute estime; qu’il voudrait avoir une galerie de
tableaux tous peints par moi, et qu’il aurait probablement là une belle
fortune, car plus tard mes tableaux vaudraient de l’or, et qu’il en
vendrait cher la collection.

S’il y a pour moi un plus tard, plus tard je le trouverai quand je
n’aurai plus besoin de lui et il se fera honneur d’avoir le premier...

Adieu, Marie, j’étais tellement habitué à l’espérance qu’il leur a fallu
du temps, à ces gens qui n’ont le temps de rien, il leur a fallu du
temps pour me mener où me voilà.

Le baron a vu, je crois, le désespoir sur ma figure, car il m’a dit, en
me quittant, un mot singulier que rien ne provoquait:

--Cher monsieur, ne prenez pas un air funèbre. Je ne suis point le don
Quichotte des génies en herbe; faites-vous connaître, faites-vous
connaître, vous me trouverez! Mais si vous manquez de courage, si vous
faites des sottises et si vous gâtez votre talent, je n’en serai point
responsable; comme Pilate, je m’en lave les mains!

Je les écoutai descendre.

--Non, vois-tu, dit-il à sa femme, pour mon portrait, je veux un maître,
une signature.

--Peut-être, répondit la baronne, peut-être avons-nous tort de
décourager ce jeune homme?

--Décourager, que dites-vous donc? Je lui ai dit qu’il avait un grand
talent. Voulez-vous savoir, ajouta-t-il en s’arrêtant devant elle, voici
ma pensée; ce qui perd l’art dans le siècle où nous sommes, c’est qu’on
le gorge d’or et qu’il ne meurt pas assez d’hommes de génie à l’hôpital,
c’est comme cela!

Adieu Marie.

                   *       *       *       *       *

Il y eut quelque chose que Paul n’entendit pas.

Au moment de monter en voiture, la baronne s’arrêta.

--Eh bien, que fais-tu là? lui dit son mari.

--Je ne suis pas très bien, dit-elle.

--Raison de plus pour monter en voiture, qu’as-tu?

--La figure de ce jeune homme me poursuit. Qui sait de quel désespoir il
peut être capable? Qui sait que de choses il cache en lui? Remontons. Je
suis comme si nous venions de commettre un crime. Remontons: j’ai lu, il
y a une trentaine d’années, un conte que j’avais oublié depuis, mais qui
revient vaguement à la mémoire comme un avertissement. Je ne me souviens
plus de l’histoire, mais l’impression me revient, vague et terrible
après trente ans. Remontons.

Le baron s’arrêta en éclatant de rire.

--Ah çà, es-tu folle! Est-ce que je n’ai pas le _droit_, par hasard, de
choisir les tableaux que j’achète? Est-ce qu’il y a une _loi_ qui
m’oblige à acheter les tableaux de ce monsieur? Je te le dis très
sérieusement, ma chère: c’est avec des pensées comme celles-là que tu
deviendras folle. Il y a beaucoup de folies dans le temps où nous
vivons.

Prenons garde, prenons garde!


II

A la réception de la lettre de son frère, Marie, qui le connaissait
bien, monta en chemin de fer. Arrivée à Paris, elle courut à la petite
maison du quartier latin où demeurait Paul. Son agitation l’avait
empêchée de prendre une voiture. Il lui semblait que la vitesse de la
marche, mieux sentie que celle du cheval, la soulageait. En chemin de
fer, elle aurait voulu pousser le train. Dans la rue, elle aurait voulu
avoir des ailes. A la porte, elle se serait voulue au bout du monde.
Elle n’osait pas monter. Elle s’arrêta suffoquée par les battements de
son cœur. S’il était trop tard, pensait-elle avec horreur! S’il était
une minute trop tard!

Enfin dans l’escalier, elle pleura. Alors elle osa sonner. J’ai pleuré,
pensait-elle, il est sauvé. Instruite par une longue et singulière
expérience, la jeune fille savait que les larmes étaient pour elle le
signe mystérieux et certain d’un désir exaucé. Elle sonne, une femme de
ménage la conduit, sans parler, près d’un lit, et dit un seul mot: mort!
Dans deux heures, ajouta-t-elle, l’enterrement. Il s’est jeté dans la
Seine, à la hauteur du pont d’Austerlitz.--Il n’est pas mort, dit
Marie.--La constatation du décès a été faite, dit la femme de ménage.

Sans répondre, Marie, l’œil fixe, se disait: il n’est pas mort. J’ai
pleuré. Il n’est pas mort. Elle appela:

--Paul!

Silence.

--Paul!

Silence.

Elle décrocha un miroir et l’approcha des lèvres de son frère. Au moment
où elle saisit le miroir, elle fondit en larmes. Vous voyez bien qu’il
est sauvé! dit-elle. La femme de ménage la crut folle. Marie plaça le
miroir devant les lèvres de Paul. Le miroir fut terni.


III

Sept ans plus tard, M. le baron W. causait dans une société nombreuse et
choisie: c’était à un grand dîner. Les femmes étaient couronnées de
fleurs. La conversation tomba sur un crime célèbre qui venait de se
commettre, et dont le récit remplissait, dans chaque journal, deux
colonnes. Tout à coup M. le baron W. témoigna une singulière agitation.
Puis, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, et dont le
tremblement était encore accentué par cette contrainte: La justice,
dit-il, n’est pas, à ce qu’il paraît, sur les traces de l’assassin.

--Je ne sais, répondit un convive.

--Je crois que non, dit quelqu’un.

--Pardonne-moi, répondit un troisième personnage. Aux nouvelles de la
dernière heure, la justice avait sinon des certitudes, au moins de
grandes espérances.

M. le baron W. était beaucoup plus pâle que sa serviette. Voulant
dominer et cacher ce qu’il éprouvait, il essaya de manger. Cet effort
exaspéra le malaise contre lequel il combattait. Il s’affaissa, la tête
en avant, sans connaissance.

On se leva, on s’empressa autour de lui; on lui jeta de l’eau sur le
front; on lui fit respirer des sels. La maîtresse de la maison n’omit
aucune des cérémonies usitées en pareil cas. Pour comble de bonheur, il
y avait un médecin parmi les convives. _Les soins les plus intelligents_
furent prodigués à M. le baron. On appela sa voiture; on le transporta
chez lui.

Le lendemain, il allait mieux; au bout de trois jours, il allait bien.
Il se fit apporter et lire une quantité de journaux. Mme la baronne, qui
lui faisait cette lecture, s’interrompit tout à coup:

--Tiens, dit-elle, voici cette vilaine histoire dont on parlait quand tu
t’es trouvé mal.

--Eh bien? dit le baron, d’une voix singulière.

--Eh bien! l’assassin est arrêté... Mais quel intérêt étrange portes-tu
donc à cette affaire?

--Moi? Oh! absolument aucun! Je t’en réponds! Est-ce que par hasard tu
te figurerais le contraire?

--Non, mon ami; mais c’est ta vivacité qui m’a paru bizarre.

--Ah çà, voyons, reprit-il, de quelle vivacité parles-tu? T’imagines-tu
par hasard, comme ces imbéciles au milieu desquels j’étais là, à table,
que cette affaire m’intéresse en rien? Ils étaient là tous, qui me
regardaient, qui me regardaient... avec des yeux... avec des yeux...
vas-tu me regarder, toi aussi, avec ces yeux-là, maintenant?

Madame se leva, et écrivit un billet de deux lignes: _Cher docteur,
venez à l’instant_.

--Portez cela, dit-elle, au télégraphe!

--Elle ne compte pas les mots, dit avec étonnement le domestique qui
s’éloignait. Il y a quelque chose de grave.


IV

Le baron avait, depuis trois mois, repris sa vie ordinaire, quand, dans
un salon du faubourg Saint-Honoré où il passait la soirée: C’est
étonnant, dit un vieillard, comme les crimes se multiplient depuis
quelque temps. Et il raconta le dernier assassinat que le dernier _fait
divers_ du dernier journal lui avait mis sous les yeux.

--Pourquoi, monsieur, dit le baron, dites-vous de ces sortes de choses?
Jamais les crimes n’ont été si rares qu’aujourd’hui. Les mœurs sont fort
douces. On pourrait presque avancer qu’il n’y a plus de criminels, car
il n’y en a plus dans les classes élevées, et la nation est tout entière
dans l’aristocratie. Et même, à vous dire le vrai, je crois fort peu à
tous ces forfaits dont les journaux remplissent leurs colonnes, quand
les nouvelles politiques font défaut.

--Vous êtes bien incrédule, monsieur le baron, répondit l’interlocuteur,
le comte de S.; ce n’est probablement pas par complaisance pour les
journalistes que la police cherche les coupables et que le tribunal les
jugera.

--Vous dites, reprit le baron, que la police cherche les coupables. Vous
avez menti, monsieur; et d’abord il n’y a qu’un coupable. Et la police
ne le cherche pas; elle l’a trouvé, et il n’y a pas de complice. Elle
l’a trouvé, vous dis-je, elle l’a trouvé, et cet homme n’a pas de
complice. Je le sais bien, moi, peut-être!

Pendant que le baron, pâle comme un mort, accroissait sa terreur de tous
les mots qu’elle lui faisait prononcer, le comte le regardait fixement:

--Vous dites que j’ai menti, monsieur; voudriez-vous répéter? Il m’a
semblé que vous aviez dit cela, mais je me suis peut-être trompé.

--Je n’ai dit qu’une chose, monsieur, reprit le baron, c’est que le
coupable est reconnu et arrêté.

--Mais il y a une minute vous avez nié la réalité du crime.

--Je ne dis qu’une chose, monsieur, c’est qu’aucun doute n’est permis
sur le nom du coupable.

Le maître de la maison prit le comte par le bras, et le conduisit dans
l’embrasure d’une fenêtre.

--Ha! très bien! très bien, je ne savais pas, dit le comte en
s’éloignant.

Pendant leur aparté, le baron, couvert de sueur, faisait, pour se lever,
d’inutiles efforts. Il éprouvait cette angoisse suprême d’un homme, qui,
encore en possession de ses facultés, sent qu’elles lui échappent, d’un
homme qui n’est pas évanoui, mais qui va s’évanouir, et qui se sent sur
les tempes les premières gouttes de la sueur froide.

La baronne dissimula comme elle put la rapidité de son départ.

Et quand elle fut seule avec son mari.

--Qu’as-tu? dit-elle.

--Et toi aussi, toi aussi! répondit-il en la repoussant, et ses yeux
s’injectaient.


V

--Il faut, dit le docteur, entrer dans sa manie pour tâcher d’en
découvrir le fond. Il faut le faire parler sans l’interroger.
Connaissez-vous, madame, dans la vie de M. le baron, quelque souvenir...

--Docteur, voulez-vous dire quelque souvenir criminel?

--Non, madame, je veux dire quelque souvenir effrayant.

La baronne chercha longtemps.--Aucun, dit-elle, aucun. Notre vie a
toujours été la plus tranquille qui soit. Vous savez comment vivent les
gens du monde. Eh bien! c’est ainsi que nous vivons, et que nous avons
toujours vécu. Mon mari est un homme doux qui de sa vie n’a eu de
querelle avec personne, et ne fait de mal à qui que ce soit.

--Vous n’avez jamais surpris chez M. le baron une inquiétude de
conscience?

--Une inquiétude de conscience! lui! Et pourquoi en aurait-il? Mais il
n’a pas eu dans sa vie un reproche à se faire.

--Le baron, reprit le docteur, a la réputation d’un homme bienveillant.
Je ne crois pas qu’il soit naturellement exalté, n’est-ce pas, madame?

--Ah! docteur, je ne crois pas qu’il soit possible d’être plus loin de
l’exaltation! Je dirai même qu’il avait peu de croyances.

--Mais quand et où avez-vous surpris le premier germe de sa manie?

--Ce fut un jour où rien d’étrange ne s’était passé. On avait causé ici
de M. D***, ce jeune sculpteur qui fait aujourd’hui tant de bruit. Un
ami nous racontait qu’il devait sa fortune à un riche banquier qui avait
deviné ses aptitudes à un signe imperceptible et qui l’avait aidé de sa
fortune et de son influence. Au sortir de cette conversation et dès que
nous fûmes seuls, je crus qu’il allait se tuer! Comme cela, sans raison.

--A-t-il dans la vie journalière quelque bizarrerie que j’ignore encore?

--Bizarrerie pas précisément, dit Mme de B., ses goûts ont changé, mais
sans bizarreries, il mettait sa fortune en tableaux, il en a de fort
beaux qu’il admirait beaucoup. Aujourd’hui il ne les veut plus voir.
Mais il avait un caractère léger.

--Parle-t-il la nuit?

--Non; mais un jour, c’est vous qui m’y faites penser, il se leva
effrayé d’un rêve qu’il avait fait.--Ah! quel rêve j’ai fait! me dit-il.
Il avait le visage fatigué, et, comme je le priais de me raconter son
rêve, il détourna les yeux et refusa net; j’insistai, mais il s’obstina
dans son silence et je n’ai jamais pu le décider à me le raconter.

Le docteur réfléchit.

--Peut-être que tout est là, dit-il. Mais si nous allions le lui
demander maintenant, peut-être que demain il faudrait l’enfermer.

--L’enfermer, s’écria la baronne, docteur, la chose vous semble donc
grave.

--Très grave, madame, et d’autant plus grave que M. le baron est plus
sain, relativement à toutes les choses de la vie. Sa manie est bornée à
un point: c’est ce que nous appelons _folie lucide_. Mon devoir m’oblige
à vous le dire, madame, c’est un des cas où la science est jusqu’ici
très impuissante.

--Mais, docteur, jamais homme ne fut moins fou. Ainsi pour les tableaux,
qui est la seule passion que je lui aie connue jamais, il ne faisait pas
ce qu’on appelle de folie, lui-même se plaisait à le dire, il n’achetait
que des tableaux connus, signés, d’une valeur cotée. Moi qui vous parle,
j’en aurais fait plus que lui; je me souviens même qu’il refusa...

--Cependant, interrompit le docteur, le cas est très grave.

                   *       *       *       *       *

Le baron étant seul dans sa chambre, sa femme colla son oreille contre
la porte et écouta, puis son œil contre le trou de la serrure et
regarda.

Le baron regardait sous son lit et levait les housses de ses fauteuils.
Quand il se fut bien assuré qu’il était seul, il se parla à voix basse,
mais sa femme entendit.

--Personne ne se doute, disait-il, non, pas même elle. Cependant tout
devrait les avertir, tout... Les circonstances qui ont accompagné la
chose se reproduisent à chaque instant. Les nuages, par exemple, ont
dans le ciel, presque toujours, la même forme qu’à ce moment-là? Les
nuages font exprès. Ils ont affecté, depuis ce jour-là, certaines
ressemblances, toujours les mêmes. A quoi ressemblent-ils? c’est ce que
je ne veux pas dire. Mais je le sais bien, depuis mon rêve. Oh! ce rêve!
J’ai froid!... Comment se fait-il que jamais on ne me parle de ce rêve?
Comment se fait-il que dans cette maison ils ne se souviennent de rien?
Ils étaient là, pourtant, dans le rêve. Ma femme y était, et l’autre
aussi, ajouta-t-il en baissant la voix.

Et après un silence mêlé de paroles inintelligibles jointes à une
pantomime étrange, il ajouta:

--C’est effroyable comme cet homme tenait à la vie!

Et parlant toujours de plus en plus bas:

--Il se cramponnait à moi, et quand je le repoussais dans l’eau, il
prenait une expression de figure qui ne s’est vue que cette fois-là sur
la terre. C’était auprès du pont d’Austerlitz. Quel regard il m’a lancé,
quand il a disparu pour la dernière fois! Comment se fait-il que dans la
rue les passants ne se disent pas, en me voyant: Voilà l’homme! le
voilà! l’homme qui a fait le rêve! Mais était-ce un rêve ou la réalité?
Il y a des gens qui passent vite, à côté de moi, dans la rue; qui sait
si ceux-là ne voient pas ou n’entendent pas quelque chose?

Le baron remuait d’une façon étrange, se retournant vivement. Et avec un
soupir: Comment font, dit-il tout bas, les autres hommes, ceux qui ne
sont pas poursuivis? Ils peuvent donc faire un pas sans entendre
derrière eux un autre pas qui se ralentit ou se précipite suivant la
vitesse de leur propre marche? Il y a donc des gens comme cela qui
n’entendent derrière eux aucun pas en marchant? Pourtant, moi, je
cherche toujours les endroits les plus bruyants. Aucun bruit ne couvre
le bruit de ce pas, si faible pourtant, mais invincible. Le bruit des
voitures! le bruit du canon. J’ai essayé de tout. Si je pouvais, j’irais
dans le tonnerre! Mais la foudre éclaterait autour de moi, et
m’embrasserait tout entier dans son fracas le plus formidable, que
j’entendrais peut-être encore ce petit bruit imperceptible, un pied qui
se pose à terre! J’ai froid! comme il fait froid! Le feu ne chauffe donc
plus à présent! Comme ce pied se pose à terre légèrement! Il ne pèse pas
comme les nôtres! Non, décidément, ce n’était pas un rêve. C’était la
réalité.--Ce pied-là ne connaît pas la fatigue. Mais quand je m’arrête,
il s’arrête. Il a une certaine manière de s’arrêter qui fait sentir
qu’il est toujours là, et qu’il reprendra sa marche, dès que je
reprendrai la mienne. Quelquefois j’aime encore mieux l’entendre et je
marche pour le faire marcher. Il y a dans son silence une menace plus
effrayante encore que son bruit. Encore s’il changeait de place! Mais
non! toujours à égale distance de moi impitoyablement! Encore si je
voyais quelqu’un! Il me semble que le spectacle le plus horrible serait
moins effrayant que ce vide. Entendre et ne pas voir!

Ici le baron fit un saut rapide en arrière, et avança très violemment la
main comme pour saisir quelque chose en l’air.

--Non, dit-il, il a échappé! Échappé comme toujours!


VI

Du reste dans le courant de la vie, rien n’était changé dans les
habitudes du baron, et pour qui ne le voyait pas de près, il était
l’homme d’autrefois.

L’été suivant, il voulut aller sur le bord de la mer.

On partit pour la Bretagne. Dans la conversation, comme il s’agissait
d’une promenade, le baron demanda d’un air distrait à quel point du
rivage le sable était fin. Il ne voulait pas visiter de falaise. Il
voulait le sable, rien que le sable. On lui indiqua Gâvre. Ce fut à
table d’hôte que cette indication lui fut donnée, par un convive non
averti.

Le baron manifesta l’intention d’aller à Gâvre.

--A quelle heure partons-nous? dit la baronne.

Ce _nous_ déplut évidemment au baron. Il voulait être seul. Il chercha
mille prétextes pour éloigner sa femme. Comme elle ne les acceptait pas,
il dit, contrairement à son habitude: _Je veux_.

--Je veux me promener seul, dit-il. Suis-je en prison! Me prend-on pour
un criminel?

Le baron partit par le bateau à vapeur de Port-Louis.

La baronne le suivit, sans être vue, sur un bateau de passage, à quelque
distance, armée d’une longue-vue, et dirigeant ses mouvements de façon à
être toujours cachée, mais toujours présente, elle distingua son mari
sur la plage de Gâvre.

Or, voici à quel exercice il se livrait.

D’abord, comme toujours, il s’assurait de la solitude. Puis il faisait
quelques pas, se retournait vivement; ne voyant rien, il interrogeait le
sable, et distinguant la trace de ses pas, à lui, il cherchait, un peu
plus loin, la trace des pas de l’_autre_. Ne trouvant rien, il allait
ailleurs, et recommençait, toujours voyant sa trace et jamais ne voyant
l’_autre_. Il avait espéré dans le sable, le sable l’avait trahi comme
toute chose.


VII

Pendant ce temps-là, le docteur *** causait à Paris dans un salon du
faubourg Saint-Germain. La conversation tomba sur la folie. On
interrogea beaucoup le célèbre aliéniste sur la nature et les causes de
la folie.

--Les causes de la folie, dit-il, sont si profondes, qu’il faudrait,
pour les connaître, avoir fait le tour du monde invisible.

--Moi, dit un des causeurs, j’ai connu des fous qui se croyaient
coupables d’un crime qu’ils n’avaient jamais commis; des hommes
honnêtes, sages, rangés, incapables de faire le moindre mal à un oiseau,
et qui se prenaient pour des assassins.

Il se trouvait là, par hasard, dans le salon, un peintre célèbre, M.
Paul B., auteur de plusieurs chefs-d’œuvre, entre autres _le Premier
Regard_, et _Caïn après son crime_.

--Quant à moi, dit-il, je n’ai pas étudié, comme vous, docteur, sur le
vif. Je ne connais pas de fous, et ce que je vais vous dire n’est fondé
sur rien. Mais pour expliquer ces étranges remords chez des innocents,
voici ce qui me vient à l’esprit.

Qui sait s’ils n’auraient pas commis _spirituellement_ le crime dont ils
se croient coupables matériellement? Dans cette hypothèse, ils ont
profondément oublié le crime réel et spirituel qu’ils ont commis
réellement et spirituellement. Ils ne l’ont même ni connu, ni compris
dans l’instant où ils le commettaient. Mais ce crime réel, spirituel et
oublié, se transforme, par la vertu de la folie, en un crime matériel
qu’ils n’ont pas fait et qu’ils croient avoir fait. Peut-être tel homme,
qui a trahi son ami, au lieu de s’accuser de cette trahison, s’accuse
d’une autre faute qui ressemble à celle-là, comme le corps ressemble à
l’âme. Je vous le répète: je ne peux pas citer d’exemple. C’est une pure
hypothèse. Mais quelque chose que je ne peux définir la rend
vraisemblable. Le coupable a trompé sa conscience. La conscience le
trompe à son tour. Pour se faire entendre d’un enfant, on prend des
exemples dans les choses sensibles. Peut-être, la justice se
conduit-elle ainsi vis-à-vis de ces gens-là. Peut-être, les trouvant
insensibles dans la sphère de l’esprit, transporte-t-elle leur crime
dans la sphère des corps.

Peut-être est-ce un crime vrai, mais trop subtil pour être vu par eux,
qui, se mettant à leur portée, les poursuit sous les apparences du crime
extérieur et grossier, le seul qu’ils puissent comprendre. Il y a des
scrupules bizarres qui ressemblent à la folie, comme l’exagération
ressemble au mensonge. Qui sait si ces scrupules ne sont pas les
égarements, ou, si vous aimez mieux, les transpositions du remords? Je
dis _remords_: je ne dis pas: repentir, car le repentir éclairerait et
le remords aveugle. Entre le repentir et le remords, il y a un abîme. Le
premier donne la paix, et le second l’arrache. Peut-être la conscience,
ne pouvant se faire entendre du coupable, sur le terrain où elle est,
lui parle, pour se venger, un langage grossier comme lui, sur le terrain
où il est. Peut-être la conscience, par une épouvantable justice, lui
fait-elle un reproche injuste à la surface, et mille fois juste au fond.
Peut-être la conscience, qui vous a parlé vraiment, quand l’homme était
devant vous, s’arme-t-elle maintenant, contre vous, du fantôme. Nous
sommes des hommes ici, ce soir, les uns pour les autres. Mais qui sait
si nous ne sommes pas pour quelqu’un, quelque part, en ce moment, des
fantômes?

Le docteur se leva, et prenant la main du peintre:

--Je ne sais pas au juste ce qu’il y a de vrai dans votre théorie,
dit-il. Je ne sais qu’une chose, c’est que vous avez beaucoup à
m’apprendre. Je réfléchirai à vos paroles. Elles m’ouvrent des horizons.

--J’ai toujours été poursuivi par cette pensée, dit le peintre, qu’il y
a un moment où un homme voit pour la première fois ce qu’il voit depuis
son enfance. Il voit pour la première fois le jour où les yeux de
l’esprit s’ouvrent. C’est ce que j’ai voulu montrer dans mon tableau:
_un Premier Regard_. Or l’horizon reculant toujours, j’essaye de jeter
sur chaque chose, à chaque instant, un regard que je puisse appeler: le
premier regard. Dans cette autre composition, _Caïn après son crime_,
j’ai voulu montrer dans Caïn, non pas un assassin de mélodrame, mais un
homme vulgaire. Le stigmate de la colère, dont il reçoit l’empreinte
visible, lui ouvre les yeux de l’âme. Il jette sur son crime un premier
regard. Il y a des Caïns spirituels dont le bras est innocent. Peut-être
en existe-t-il parmi les fous dont nous parlons, et, en ce cas, leur
folie contiendrait plus de vérité que n’en contenait leur sécurité
précédente.

Leur folie les trompe seulement sur le genre des choses, leur sécurité
les trompait sur les choses elles-mêmes.

Le docteur était pensif. Il prit le peintre à part, et lui parlant à
demi-voix:--Voulez-vous, dit-il, que nous sortions ensemble.--Et ils
sortirent.

Après leur départ, la conversation roula sur la conversation qu’ils
avaient eue.

--Êtes-vous toujours matérialiste? demanda quelqu’un à son voisin.

--Vous n’êtes pas généreux, monsieur, répondit le voisin, de choisir ce
moment-ci pour me faire cette question.

--Moi, dit une jeune dame, je n’aime pas entendre parler ce monsieur.
C’est un grand peintre; je ne dis pas non; mais quand il se lance dans
des considérations de cet ordre-là, il m’agace.

--Serait-il indiscret, madame, de vous demander pourquoi? demanda
timidement un jeune homme dont la cravate était mal mise.

--Eh bien, parce que j’ai peur qu’il n’ait raison. Moi, voyez-vous,
j’aime à aller devant moi, mon petit bonhomme de chemin. Si on l’en
croyait, la vie serait tellement sérieuse qu’il faudrait faire attention
à tout. A entendre ces gens-là, on se croirait vraiment entouré de
mystères.


VIII

--Je veux voir et étudier avec vous votre tableau de Caïn, j’allais dire
notre portrait de Caïn, dit le docteur au peintre. Car il me semble que
vous l’avez connu personnellement, à la manière dont vous m’en parlez.

--Peut-être, dit Paul, l’ai-je connu. En tous cas, venez,--et ils
allèrent ensemble.

Arrivé devant le tableau, le docteur eut un mouvement de surprise.

Le portrait de Caïn était celui du baron, horrible de ressemblance.

Il y avait tout sur cette figure, la froideur du criminel et l’épouvante
du maudit. Et la froideur ne nuisait pas à l’épouvante, et l’épouvante
ne nuisait pas à la froideur. Et de la bouche de Caïn, le spectateur
croyait entendre sortir cette parole que sainte Brigitte entendit sortir
de la bouche de Satan parlant à Dieu:

--O juge, je suis le Froid lui-même.

L’indifférence et le désespoir étaient ensemble dans ces yeux, sur ces
lèvres et sur ce front. Et le désespoir n’était pas déchirant, car le
repentir manquait; ce désespoir avait quelque chose de satisfaisant
comme le repas de la justice qui mangeait son pain.

Le docteur resta très longtemps immobile, l’horizon s’élargissait à ses
yeux, et sa science s’approfondissait. Il ne réfléchissait pas
précisément; mais il se souvenait. Il eut, pour la première fois de sa
vie peut-être, une heure de contemplation.

--Vous le connaissez donc? dit-il enfin à Paul.

--Qui?

--Mais, mon client!

--Je ne connais pas un seul de vos clients.

La discrétion professionnelle arrêta le nom propre sur les lèvres du
docteur.

--Mais enfin, monsieur, dit-il, cette tête est un portrait. Vous ne
l’avez pas faite au hasard.

--Ni l’un ni l’autre, dit Paul. Personne n’a posé devant moi, et je n’ai
pas agi au hasard. Il me semble, quand je travaille, que certaines
figures s’offrent à moi, sans s’imposer. Je les aperçois presque
intérieurement, les yeux fermés, sans rien voir. Apercevoir n’est pas le
mot propre, car le sens de la vue n’est pas en jeu. Si je les aperçois,
c’est avec un sens inconnu, qui n’est pas celui de la vue. Je perçois
ces sortes de choses dans un état particulier, près duquel la veille est
un sommeil profond. Je pense que ces perceptions répondent à quelque
réalité, ou lointaine ou future, dont l’image photographique me passe en
ce moment devant les yeux de l’esprit.

Cette faculté, qu’on peut appeler inspiration naturelle, ne m’a jamais
abandonné. L’aptitude à soupçonner ce que je ne sais pas est la forme la
plus haute de mon activité. Et non seulement je soupçonne ce que je ne
sais pas, mais très souvent je le fais, je le réalise, sans intention et
sans connaissance. On dirait que je suis acteur dans un drame que
j’ignore. Je récite un rôle que je ne sais pas dans une pièce dont je ne
connais ni le titre ni le dénouement.

Cependant je me sens libre. Le sentiment profond de ma liberté éclate
surtout dans le souvenir de mes fautes. J’ai voulu me donner la mort; la
mort n’a pas voulu de moi. Je me suis demandé quelque temps, si ayant
voulu perdre la vie, je n’aurais pas perdu l’inspiration; ce qui eût été
pour moi une façon cruelle et subtile de mourir. Il m’a semblé que la
question s’agitait quelque part, et que l’inspiration, qui a pitié des
faibles, me revenait gratuitement. Si j’avais été criminel par malice,
elle m’eût peut-être abandonné, ou peut-être elle fût devenue en moi
l’auxiliaire d’un crime futur. Ou elle m’eût refusé ses services, ou
elle m’eût servi à faire le mal.


IX

Quelques jours après cet entretien, le baron, revenu à Paris, semblait
plus calme qu’à l’ordinaire.

--Allons, très bien, disait la baronne: le docteur m’avait presque
alarmée; mais je savais très bien, au fond, qu’il n’y avait aucun
danger. Mon mari est un homme froid, je n’ai rien à craindre pour sa
raison.

La nuit suivante, le baron se leva sur la pointe du pied, comme s’il eût
peur d’être surpris et dérangé: il se rendit à sa galerie, déchira un à
un tous les tableaux avec un canif, creva les toiles avec son genou une
à une, et, la chose faite, sortit vers le matin.

Le concierge le vit passer et ne le reconnut pas.

--Quel est donc ce vieillard, dit-il à sa femme, qui a passé la nuit
dans la maison?

Les cheveux du baron, noirs la veille, étaient blancs comme la neige.

On l’attendit pour déjeuner, on l’attendit pour dîner; il ne rentra pas.
Fouillant dans les tiroirs, sa femme trouva un papier avec ces mots:

«Cette fois, je n’échapperai pas. La police est sur mes traces.»

--Je m’en étais toujours douté, dit-elle, il devait m’arriver malheur.

Le lendemain, le corps du baron fut trouvé dans la Seine à la hauteur du
pont d’Austerlitz.


X

--Vous me voyez désolé, mais non étonné, dit le docteur à la baronne.
J’ai toujours regardé cette folie comme absolument incurable.

--Ah! docteur! il a tout détruit: je n’ai pas même son portrait.

--Vous l’aurez, madame, dit le docteur.

Huit jours après, le docteur tint sa promesse. Il apporta à la baronne
une photographie.

Frappée au fond de l’âme, pour la première fois de sa vie peut-être,
elle fut sur le point de s’évanouir.

--Ah! quelle ressemblance, dit-elle, quelle ressemblance! Docteur,
comment avez-vous fait? Ceci n’est pas naturel. Ce n’est pas son
portrait, c’est lui-même. Il va parler, j’ai peur.

Il y avait de l’horreur dans l’étonnement de cette femme. Elle jetait
sur son mari et sur elle-même un premier regard.

--Mais enfin, docteur, comment avez-vous fait?

--Permettez-moi de garder le secret, madame.

                   *       *       *       *       *

En effet, la chose était bien simple. Il avait suffi de dresser un
appareil photographique devant le tableau du grand peintre:

_Caïn après son crime_.




ÈVE ET MARIE


Je voudrais aujourd’hui éclairer d’une lueur fantastique cette vérité
que nous oublions:

Le laid c’est le mal.

L’esprit du mal ne nous promet pas seulement le plaisir; s’il s’attaque
à une âme noble, il lui promet la beauté.

Il ment.

Aussi la métamorphose est une de ses plus grandes puissances.

Je veux jouir, dit l’homme.--Tu jouiras, dit l’esprit du mal, et il se
fait richesse.

Je veux être honoré, dit l’homme.--Tu seras honoré, dit l’esprit du mal,
tu partageras mes honneurs. _Si tu désires, j’approche; si tu parles, je
viens._

Mais un jour arrive où l’homme s’aperçoit que chacun de ses désirs est
satisfait et que son âme n’est pas satisfaite.

Voici mon heure, dit alors l’esprit du mal, et il se présente pour
saisir sa proie. Il n’est plus ni beauté, ni richesse, ni jouissance, il
est lui-même; il ne tente plus, il dévore.


I

En Allemagne, non loin de Binghen, dans une vallée voisine du Rhin, vous
rencontrerez une forêt, et dans cette forêt une chapelle taillée dans le
roc, qu’on appelle l’Ermitage. Tout près de là était bâtie jadis une
petite cabane, c’était la demeure d’un bûcheron.

Un soir, dans cette cabane, deux jeunes filles étaient assises près
d’une grande cheminée. L’une d’elles filait sans lever les yeux;
l’autre, oisive et inquiète, regardait de côté et d’autre, comme si elle
eût été mal à l’aise, et prêtait l’oreille au moindre bruit, comme si
elle eût attendu quelque chose. On n’entendait dans la chambre que le
pétillement du feu et le tic-tac d’une vieille horloge; au dehors, que
les gémissements du vent qui se prolongeaient dans les arbres. La
fileuse éleva la voix, la première:

--Notre père tarde bien à rentrer ce soir, dit-elle en levant les yeux
sur l’horloge qui allait sonner huit heures.

--As-tu peur? répondit d’un air moqueur sa sœur aînée. Ne crains rien,
je suis là pour te garder, et, quand on rentrera, tu seras bien
tendrement fêtée, choyée, caressée, tandis que j’irai me coucher, sans
qu’on me dise bonsoir.

--Ne parle pas ainsi, ma sœur, répondit Marie d’une voix grave. Ramène
ton cœur à nous, et tu reconnaîtras que nous t’aimons.

Elle se leva et embrassa sa sœur tendrement. Ève se laissa embrasser,
mais un éclair de haine brilla dans son regard sauvage.

--Voici mon père, dit Marie.

Les deux jeunes filles virent approcher le vieillard. Marie, vive et
joyeuse, courut à sa rencontre. Agités par le vent du soir, les cheveux
blancs du bûcheron lui firent l’effet d’une auréole.

«Il vient de la montagne, se dit-elle, l’air des hauteurs est salutaire
à respirer. Je sortirai demain au lever du soleil, et je monterai
là-haut.»

Au même moment, Ève croyait voir sur la tête courbée du vieillard la
trace des regrets et peut-être des remords.

«L’ombre des nuits est mystérieuse, se dit-elle. Qu’a-t-il vu sur les
Rochers-Rouges?»

Le vieillard entra. Ève resta à l’écart, mécontente et contrainte. Marie
débarrassa le bûcheron du bois qu’il venait de couper et qu’il portait
sur ses robustes épaules; elle essuya respectueusement le front brun et
ridé de son vieux père, qui trouva dans le sourire de la jeune fille la
récompense des travaux de la journée.

--Mon père, dit Ève, vous avez travaillé aujourd’hui dans la forêt des
Rochers-Rouges.

--Comment le savez-vous, ma fille?

--Je le vois.

Et elle se retira dans sa chambre.

La figure du vieillard s’attrista; Marie lui passa les bras autour du
cou, comme pour l’enlever à lui-même.

--Parlons de toi, ma fille, dit le bûcheron. Comment as-tu passé la
journée?

--J’ai cueilli des fleurs dans la campagne, j’ai cherché des plantes
inconnues, et j’ai prié Dieu de me dire leurs vertus.

Ainsi se passaient en effet les jours de Marie. On était habitué à la
voir suspendue aux flancs de la colline: tantôt elle demandait ses
secrets à la terre, tantôt elle regardait le ciel. Elle restait là de
longues heures, perdue dans je ne sais quelles pensées, et de temps en
temps, quand un grand arbre tombait sous la hache de son père, la jeune
fille pleurait la mort d’un compagnon d’enfance, car elle aimait tout ce
qui respire.

Quand tout fut endormi autour d’elle, Ève ouvrit silencieusement la
porte de sa chambre. Cette porte donnait sur le bois. La nuit était
profonde. Ève n’entendait que le bruit de ses pas et le cri des oiseaux
de nuit dans la forêt. Elle prit à tâtons la route des Rochers-Rouges,
elle s’avançait dans la nuit, guidée par les poteaux dont elle voyait
rayonner en lettres de feu l’inscription: _Nach dem Rothenfels_, et elle
était attirée par la montagne, comme on est attiré par un gouffre.

«J’ai entendu dire dans mon enfance qu’il s’est fait non loin de là des
choses terribles; il faut que j’aille ce soir sur ces montagnes, je
ferai peut-être une rencontre. Si les seigneurs d’autrefois, les
seigneurs rhingraves, reviennent la nuit sur les Rochers-Rouges pour
revoir encore le château qui fut à eux, je demanderai à ces ombres
détestées si elles sont heureuses. Mais j’espère que je les verrai
souffrir, j’espère que la mort venge les pauvres!»

Quand elle rentra, il était environ une heure du matin. Tout dormait
dans la cabane. Ève alluma une veilleuse; elle regarda autour d’elle
avec terreur; elle ne reconnaissait plus sa chambre. A la voir inspecter
ses meubles sans oser les approcher, on eût compris qu’elle s’attendait
à quelque chose d’horrible.

«Il y a trois heures, pensait-elle, j’étais une jeune fille comme une
autre; je pouvais m’endormir le soir, sûre d’être seule dans ma
chambre... Il viendra quand je l’appellerai; ce ne sera pas pour cette
nuit.»

Ève se mit au lit; mais il lui fut impossible de dormir et même
d’éteindre sa lumière. Elle entendait, derrière une cloison mince, la
respiration douce et égale de sa jeune sœur endormie.

«Petite, pensait-elle, je serai désormais plus heureuse que toi: j’aurai
la vengeance, la richesse, le plaisir... dors ton somme.»

Elle se berçait dans ces pensées quand elle entendit derrière sa tête
comme un frôlement, quelque chose qui s’approchait. Elle se leva sur son
séant, plus pâle qu’une morte, et essuya la sueur qui lui glaçait le
front. Elle n’osait ni se coucher, ni se lever, ni tourner la tête, ni
ouvrir les yeux. Le bruit cessa, Ève se recoucha; ses rêves de toutes
les nuits lui passèrent encore devant les yeux.

«Riche, honorée, châtelaine!»

Le même frôlement se fit entendre dans les rideaux de son lit, presque à
son oreille. Elle étouffa un cri et se retourna avec horreur. Rien ne
parut; mais le bruit avait approché. Elle se leva, ouvrit sa fenêtre,
s’assit près de sa table, agita tout dans sa chambre, fit grand bruit
elle-même pour se rassurer, et s’abandonnant aux délires que les
événements de sa course nocturne avaient surexcités peut-être, elle
s’oublia, elle remua les lèvres.

--La richesse, dit-elle tout haut, je veux la connaître! la connaître
avant de mourir!

Elle s’arrêta pétrifiée; ses yeux étaient tombés sur son lit, elle crut
y voir une forme onduleuse, chatoyante et terrifiante. Elle ferma les
yeux; puis, craignant que cette chose-là n’approchât d’elle, elle se
décida à la regarder en face. Au même instant elle sentit la terre se
refroidir sous ses pieds. La bête s’allongeait, se roulait, se repliait,
comme si elle eût eu je ne sais quelle épouvantable intention de
s’étaler et de plaire. Ève fit un geste d’horreur.

--Est-ce toi? cria-t-elle d’une voix étouffée, en se détournant à demi
sans oser toutefois la quitter des yeux. Et elle restait immobile
elle-même, de peur de mettre en mouvement l’horrible bête. Mais celle-ci
approcha. Oui, c’était bien la forme du serpent. Ève prit la fuite en
jetant un cri, elle s’élança au dehors. Elle se hasarda à rentrer sur la
pointe du pied et regarda; la bête n’avait pas bougé.

Elle la regarda plus à l’aise et se demanda si cette bête ne lui était
pas envoyée pour entendre ses désirs. Elle eut comme une fascination.

--Eh bien, oui, je veux être la femme du rhingrave, cria Ève; mais
va-t’en, va-t’en! Et elle tomba évanouie.


II

Cependant Marie, mal à l’aise depuis quelques instants, étouffait dans
sa chambre. L’oppression qui la tenait éveillée augmentait de minute en
minute. Aux premières lueurs de l’aube, dès qu’elle distingua la fenêtre
par où venait le jour, elle se leva doucement, sans éveiller son père,
et elle aussi se dirigea vers les Rochers-Rouges. Elle respirait à
pleine poitrine l’air pur et fortifiant du matin; elle admirait, elle
aimait, elle chantait, elle vivait! Elle eût voulu caresser chaque
plante et boire la rosée. Elle gravit la montagne, le cœur débordant
d’une joie inconnue, et, au moment où elle en toucha le sommet, ces
fines paillettes d’or qui précèdent le lever du soleil brillaient sur le
château du rhingrave. De petits nuages légers, soyeux, brillants,
changeaient à chaque instant de forme et de couleur. Les oiseaux,
secouant leurs ailes mouillées, faisaient entendre déjà leurs premiers
gazouillements; la rivière étincelait; les vitres de Munster
s’éclairaient au-dessous d’elle, et les feux du matin perçaient, en
s’allumant, les vapeurs tremblantes de la vallée. Enfin la plus haute
cime de la _Gans_ s’embrasa, et le soleil parut. Marie tomba à genoux.
Au bout d’une heure, fatiguée, brisée, elle se coucha et s’endormit d’un
sommeil léger. Un petit bruit se fit entendre à côté d’elle; mais Marie,
loin d’en être troublée, respira plus à l’aise. Elle s’était endormie
auprès d’un beau lis, qui, agité par le vent, lui caressait à chaque
instant la tête. De la fleur sortit tout à coup une musique céleste, et
si douce, si douce, qu’elle semblait vouloir respecter le sommeil de la
jeune fille. Marie, sans s’éveiller tout à fait, ouvrit à demi les yeux;
sa figure encore endormie s’éclaira d’un sourire divin: on eût dit
qu’elle rêvait du ciel. Le musicien s’enhardit, il approcha de Marie et
battit des ailes au-dessus de sa tête. C’était un voyageur, un étranger,
un colibri qui lui chanta dans son langage:

  «Éveille-toi doucement, tout à l’heure tu vas reconnaître ma voix.
  J’ai chanté près de ton berceau. Je suis né au pays de la lumière, et
  c’est elle qui m’a envoyé vers toi. Ne sois pas éblouie de ma parure
  quand tu ouvriras les yeux; les couleurs que je porte sont les reflets
  affaiblis du soleil qui m’a fait éclore; je suis léger comme l’air que
  tu respires en dormant; cette terre n’est pas la mienne, je ne la
  touche que du bout de mes ailes; mais les fleurs m’appellent quand
  elles m’aperçoivent là-haut, et m’ouvrent, quand j’approche, leurs
  corolles embaumées. Marie, Marie, Marie, éveille-toi doucement.»

Une brise fraîche et embaumée, qui soufflait de la montagne, caressait
le front de Marie. La jeune fille s’éveilla et leva la tête, vive comme
un oiseau. Marie avait les cheveux d’un noir d’ébène; ses grands yeux,
noirs aussi et perçants, étonnaient par leur profondeur et leur
limpidité; sa bouche était petite, sa figure ovale.

Le chant du colibri, qu’elle entendait vaguement depuis quelques
minutes, les paupières à demi fermées, parvint distinctement à son
oreille. Elle offrit son doigt à l’oiseau qui s’y posa gaiement, elle le
caressa, le baisa, s’enivra de sa beauté.

--O mon bien-aimé, lui dit-elle, tu m’attendais sur la montagne. J’ai
entendu le bruit de tes ailes et je suis venue. C’est toi qui dois
m’apprendre le langage des fleurs et me raconter les merveilles de la
patrie que j’aime tant!

--Suis-moi, lui dit l’oiseau, et il se cacha dans les pétales du lis.


III

Ce jour-là, le cor retentit dans la forêt des Rochers-Rouges; le
rhingrave chassait.

Ève prêta l’oreille, elle entendit de loin les aboiements sauvages de la
meute. Un cerf était lancé; la jeune fille se plaça sur son passage. Au
bout de quelques heures, le magnifique animal, harcelé depuis le matin,
tomba sans force tout près d’Ève. Elle courut vers lui, le couteau à la
main. Le cerf, vaincu, pleurait et demandait grâce. Ève l’assassina. Le
rhingrave approchait, il vit de loin l’exploit de la jeune fille et
s’approcha d’elle pour la féliciter; mais peu à peu il oublia le cerf et
la chasse. Ève avait une tête méridionale, l’œil profond et suave, le
teint cuivré; une magnifique chevelure blonde et dorée tombait fièrement
sur ses épaules; élancée, grande, forte et cependant élégante, elle
semblait faite pour être l’épouse, la compagne d’un chasseur où d’un
guerrier. Le seigneur du Rhin resta pensif. Le soir, pendant que ses
compagnons de plaisir mangeaient et buvaient dans le grand salon du
château, le seigneur partit seul, à pied. A la même heure, Ève, debout
et inquiète, se promenait devant la cabane. Elle vit de loin approcher
le rhingrave, comme la veille elle avait vu approcher son père.

«C’était donc vrai!» s’écria-t-elle.

                   *       *       *       *       *

Un mois plus tard, tout le pays était en fête. Le rhingrave rentrait
dans son château et y ramenait la jeune femme qu’il venait d’épouser.
Ève, vêtue de blanc, était pâle et glacée. Elle entra dans la chambre
nuptiale, et le premier objet qui frappa ses regards, ce fut une glace
superbe. La nouvelle mariée y vit son image, et elle crut voir quelque
chose d’étrange mêlé aux fleurs de sa couronne. Enfin elle s’aperçut que
le bouquet qu’elle tenait à la main était fané. Le rhingrave entra dans
sa chambre pour rejoindre son épouse.

--Seigneur, lui dit Ève en lui présentant le bouquet, je vous offre les
premières fleurs qui tombent de ma couronne nuptiale.

--Madame, répondit-il en souriant, je les accepte.

--Dort-on dans ce château? reprit la jeune femme.

--Pourquoi cette question, madame?

--Ne me demandez pas _pourquoi_? dites-moi si l’on dort.

--Si vous craignez le bruit, madame, commandez le silence, et le silence
viendra. Vous êtes dame et châtelaine; vos caprices ont été des ordres
et le seront toujours. On a préparé pour vous, selon vos désirs, une
chambre tendue de blanc et une chambre tendue de noir: choisissez! Où
m’ordonnez-vous de vous conduire?

--Ne me parlez pas de la chambre blanche. Ne devinez-vous pas qu’une
couleur sombre se détacherait là d’une manière horrible?

--Allons donc dans la chambre noire, dit le rhingrave avec un sourire.

--Non, non, dit Ève avec égarement. Il approcherait sans être aperçu.

--Venez, madame, pour chasser les idées qui vous obsèdent, vous promener
dans vos domaines.

Les deux époux sortirent; mais Ève crut remarquer que les fleurs qui
couvraient la campagne se fanaient à son approche.

--Rentrons, dit-elle.

Les fêtes furent magnifiques; on était accouru de toutes parts aux noces
du seigneur rhingrave; les paysans chantaient, dansaient, buvaient. Vers
le soir, des jeux de toute espèce furent organisés. Enfin, on illumina
la campagne; la verdure éclairée offrait un spectacle charmant. Un bal
magnifique devait être donné dans le château seigneurial. Marie, qui
depuis le matin s’était prise d’une tristesse inconnue, refusa d’y
assister. Le bûcheron porta cette nouvelle à Ève.

--Elle est jalouse, répondit la jeune femme.

Vers le soir, elle prit le rhingrave à part.

--Seigneur, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous demander.

--Parlez, madame, vos prières sont des ordres; vous êtes
toute-puissante.

A cette parole terrible, Ève frissonna de la tête aux pieds.

--Eh bien, dit-elle, faites fouiller de fond en comble cet appartement,
afin que rien d’étrange n’y apparaisse.

--Vous serez obéie, madame.

--Encore obéie! toujours obéie! pensait-elle en le quittant.

Deux heures après cette conversation, le bal s’ouvrit. Un jeune
seigneur, d’un aspect étrange, dansa le premier avec la châtelaine. Elle
lui trouva les mains froides et l’haleine glacée. Au milieu du bal, un
feu d’artifice fut tiré sous les fenêtres du château. C’était une
surprise du rhingrave. Ève s’aperçut, à la première fusée, qu’elle
venait de désirer un feu d’artifice.

Le bûcheron s’approcha de sa fille:

--Ève, lui dit-il à l’oreille, es-tu heureuse?

Mais la jeune femme tourna la tête avec une horreur indicible. A travers
le fracas des détonations, elle venait d’entendre derrière elle, tout
près, tout près, un petit bruit, un frôlement.


IV

A demi caché dans les pétales du lis, le colibri chantait: tout à coup
la corolle s’illumina, dorée par les rayons du soleil, et la fleur
radieuse se pencha vers Marie, comme pour s’offrir à ses caresses, lui
parler ou l’entendre. La jeune fille, attentive et éblouie, entendit ce
doux bruit de la sève qui montait à travers la tige, de la racine à la
fleur. En même temps, son regard pénétra le sol, et elle vit la terre
fournir ses sucs à la plante, pendant que le ciel distribuait sa lumière
à la corolle radieuse. A la fois transportée et recueillie, Marie se
pencha doucement vers le lis qui s’inclinait devant elle; le colibri se
rangea pour faire place à ses regards, et elle plongea dans l’intérieur
de la plante. Le jeu de la vie s’offrit à elle, et envoya à son oreille
une harmonie ineffable qui se confondait avec le chant du colibri.

--Oh! chante toujours, bel oiseau! disait-elle, sans perdre de vue le
monde nouveau qui s’entr’ouvrait.

A l’harmonie qui s’échappait du lis, répondit celle des autres fleurs:
les roses remplissaient l’air de leurs mélodies, aussi douces que leurs
parfums. Marie sentit une force balsamique lui pénétrer la poitrine. Une
belle rose, qui baissait la tête sous le souffle du matin, la salua
comme si elle l’eût appelée. Marie courut à elle, pour écouter ses
secrets; elle voulut l’embrasser, et se piqua les mains, le sang coula.
La douleur lui eût arraché un cri peut-être, mais le colibri commença un
chant si délicieux, que des larmes de bonheur vinrent aux yeux de la
jeune fille.

--Belle rose! Tu es aussi pure que le lis, et plus ardente que lui, plus
ardente et plus mystérieuse. Dis si je ne te blesserai pas en pénétrant
le mystère que cachent dans ton sein tes feuilles repliées.

La rose blanche s’ouvrit à ses regards, et le vent lui apporta un
concert nouveau. C’était la voix des fleurs, des arbres, des ruisseaux,
des vallées et des montagnes qui l’appelaient en chantant. Immobile,
elle eût voulu embrasser à la fois cette belle création. Le colibri se
posa sur son épaule, puis vola devant elle pour la conduire. Elle le
suivit, rapide, légère comme son guide aérien; elle effleurait la terre
et ne la touchait pas. Elle faisait connaissance, au passage, avec les
fleurs, les arbres et la mousse, saisissait les merveilles de chaque
brin d’herbe, caressait les rouges-gorges; elle répondait au salut des
pinsons, des chardonnerets, des rossignols qui chantaient sur son
passage. Les yeux fixés sur le colibri aux magiques couleurs, et
entraînée par lui, elle jouait, sans ralentir sa course, avec les
écureuils, qui, passant d’un arbre à l’autre, sautaient gaiement sur son
épaule, poussant de petits cris de joie, et s’élançaient de là sur la
branche ployante. Elle écartait les buissons d’aubépine; les senteurs
embaumées de la nature la pénétraient à la fois, et la brise du matin,
agitant la cime mouvante des peupliers, les touffes de lilas et les
cheveux de la jeune fille, produisait une harmonie divine et éveillait
dans chaque créature de profonds accords endormis.

Souvent, après ces premières courses de l’aurore, Marie s’arrêtait, à
l’heure où le soleil monte dans le ciel, pensive et recueillie comme la
campagne. Elle prêtait l’oreille aux bruits lointains, aux bruits graves
de midi, aux bourdonnements confus des champs dans les chaudes journées,
et s’ouvrait tout entière au sommeil qui étend ses ailes sur la nature
vivante, pendant que les bœufs poussaient au loin leurs mugissements
longs et tristes. Le colibri murmurait à l’oreille de Marie le chant du
repos. De ses yeux demi fermés elle suivait le vol languissant des
abeilles fatiguées qui voltigeaient lentement d’une fleur à l’autre et
s’endormaient en travaillant; elle voyait la vie de tous ces petits
inconnus qui gazouillent dans l’herbe sans nous dire leurs noms. Elle
sentait alors sa vie doucement dévorée par un sommeil réparateur. Quand
elle s’éveillait, le cri monotone du coucou, qui semble toujours appeler
quelqu’un et donner à quelque voyageur invisible le signal du départ,
lui rappelait le temps qui ne s’arrête pas. Marie se levait et portait
lestement le repas de midi à son vieux père, qui l’attendait dans le
bois et qui sentait approcher la gaieté quand il apercevait de loin la
robe de Marie.

Elle rentrait ensuite, prenait soin de la cabane et préparait le repas.
En attendant son père, elle regardait silencieusement les teintes graves
du soir s’étendre sur la campagne, le souvenir de ses impressions
d’autrefois s’emparait d’elle, elle avait joué tout enfant près de tel
arbre, avec sa sœur. Ève n’était plus là: sa pensée était pour Marie
d’une amertume affreuse; mais les émotions que lui apportait le vent du
passé se terminaient toutes en espérances; elle grandissait dans le
désir; elle ne se sentait pas encore assez pleinement, assez richement
vivante. Marie imaginait une heure plus splendide que les splendeurs de
l’aurore, plus ardente que les feux du midi, plus tendre que les suaves
douceurs des belles soirées, quand les pins agités saluent le soleil
couchant, et cette heure-là, Marie l’imaginait éternelle!...

Son père la surprenait, sans la déranger, dans ses lumières, et Marie,
gaie, vive, caressante, lui servait sa choucroute et sa bière en
fredonnant quelque vieille ballade allemande.

Puis tous deux s’appuyaient sur la fenêtre ouverte, et leurs pensées
montaient là-haut, confondues avec les harmonies et avec les parfums du
soir.


V

--Avez-vous bien fermé les portes? demanda Ève.

--Oui, madame, répondit la femme de chambre.

--Assujettissez donc mieux les pieds de cette table, ils vont faire du
bruit.

--C’est impossible, madame.

--Cette chambre, cette alcôve, tout est froid, tout est nu.

--Madame se souvient peut-être qu’elle a ordonné elle-même d’enlever les
meubles.

--C’est bon, laissez-moi.

La domestique sortit. Ève sonna très fort.

--Pourquoi sortez-vous? Rien n’est prêt dans cette chambre, je ne puis
me coucher ainsi.

--Quels sont les ordres de madame?

--La chambre est-elle nettoyée? Avez-vous regardé partout, partout?

--Oui, madame, partout.

Ève se laissa déshabiller par sa domestique.

--Maintenant, dit-elle, allumez la veilleuse... Sortez maintenant...
Éteignez la veilleuse, dit-elle à très haute voix; vous savez que je
n’aime pas ces lumières douteuses.

                   *       *       *       *       *

«Dame et princesse du Rhin! pensait-elle au lieu de dormir. Quelle
horrible plaisanterie! Toutes les créatures qui vivent sur ses bords
jouissent du grand fleuve, excepté moi! Qu’ai-je fait aujourd’hui? J’ai
fait ce que je fais tous les jours, je me suis promenée seule dans ces
longues galeries, sombres et froides, fuyant le rhingrave; j’ai peur de
lui. J’ai voulu pleurer, je n’ai pas pu; j’ai voulu agir, ordonner,
demander, je ne désirais rien; j’ai voulu désirer, je n’osais pas. O
Dieu! Dieu! entre toutes les créatures malheureuses, je suis la plus
malheureuse. Je suis sortie du château, la nature ne me dit rien,
puisque je n’aime personne. J’ai regardé de loin la cabane de mon père,
cabane où j’ai dormi tout enfant, elle ne m’a rien dit. J’ai entendu
dans la forêt les arbres tomber sous la hache; les arbres ne m’ont rien
dit en tombant. J’aurais pu être heureuse, j’aurais pu jouir de cette
bienfaisante nature qui verdissait chaque printemps, et j’ai tourné vers
ce château maudit mes regards stupides! Ce soir-là, fatiguée de ma vie
de jeune fille, fatiguée de mon père, de ma sœur, de ma cabane et de ma
pauvreté, je me suis dit: Je ne serai plus la fille du bûcheron, je ne
verrai plus tomber sur moi les regards dédaigneux des jeunes seigneurs;
ils s’inclineront devant moi, ils me salueront! Oui, mais j’avais oublié
de dire: Serai-je heureuse quand ils m’auront saluée? Il suffirait
pourtant de demander une émotion pour l’avoir, et je ne demande pas. O
ma sœur, ma sœur! que vous êtes heureuse! Si je partais pour les pays
lointains? Non, je partirais sans joie, je reviendrais sans joie. Ah!
si...»

Un frôlement rapide se fit entendre près d’elle. Ève sonna de toute sa
force.

--De la lumière, cria-t-elle, et ne me quittez plus.

Anna s’assit près d’elle et veilla. Au bout de quelques heures, le
sommeil les enleva toutes deux. Ève se réveilla en sursaut: elle venait
de rêver. Elle entendit un bruit clair, distinct, presque à son oreille.

Il approche, dit-elle, il approche; aurais-je désiré pendant mon
sommeil? Il avait bien dit, sur les Rochers-Rouges, qu’il serait
toujours là, près de moi, et qu’au moindre appel...

Le bruit se fit entendre. Anna dormait paisiblement, Ève la secoua avec
fureur.

--Allez-vous-en, cria-t-elle, puisque vous n’êtes bonne à rien!

Anna sourit, fort heureuse d’être renvoyée.

«Celle-là peut dormir, pensa Ève, seule dans sa chambre. Les femmes sont
faibles; mais le rhingrave est mon mari, il est fort, puissant,
courageux, redouté. Mais il n’est pas le seul de sa race. Ah! si son
frère mourait! Sa puissance serait doublée.»

La malheureuse avait élevé la voix, elle leva la tête et se jeta à bas
du lit avec un cri sauvage. A la place où venait de reposer sa joue,
elle voyait maintenant comme la tête d’un serpent. La bête sortait des
franges de l’oreiller, des dentelles blanches. Ève appela le rhingrave
de toute sa force et se jeta plus morte que vive au cou de son mari.

--Sauvez-moi! criait-elle, sauve-moi!


VI

Un jour le colibri entraîna Marie aux bords du Rhin. Le fleuve
majestueux, qui serpentait devant elle, lui causa un sentiment inconnu
de grandeur et de puissance. Elle voulut boire l’eau du Rhin et s’y
baigner. Comme elle se penchait, une image frappa ses regards; Marie
l’admira naïvement, sans songer tout d’abord que cette image était la
sienne. Elle se baissa; son image approcha d’elle et lui dit à voix
basse:

--Ne crains rien, Marie, tu peux me regarder sans peur, je suis belle:
je te rends grâce, ma bien-aimée, ton haleine ne m’a pas ternie. Je ne
te quitte ni jour ni nuit; quand le sommeil ferme tes paupières, il
ferme aussi les miennes, et je repose près de toi, dans le calme et dans
la paix. Marie, Marie, endors-toi doucement!

Et Marie s’endormait. Le colibri fidèle se cacha et s’endormit près
d’elle. Quand la jeune fille se réveilla, un nuage rose qui passait sur
sa tête s’entr’ouvrit, et elle aperçut encore son image aussi pure,
aussi charmante que dans le fleuve, mais plus brillante, plus glorieuse.

--O jeune fille! criait-elle les bras tendus, que tu es belle. Je
t’aime, et je voudrais te ressembler.

Elle courut vers l’orient, mais l’image avait disparu. Le vent du Rhin
agita les arbres de la forêt de Rheintein, et, dans le frémissement du
feuillage, Marie crut distinguer quelques paroles: il lui sembla que les
fleurs mêlèrent leurs voix aux voix des arbres.

Le lendemain, Marie, quand elle arriva sur les Rochers-Rouges, ne trouva
pas le colibri à sa place ordinaire; les roses ne parlaient plus, la
nature était devenue muette et indifférente. Marie chercha partout dans
la campagne désolée, celui qui manquait au rendez-vous; mais, quand elle
voulut l’appeler, elle s’aperçut qu’elle ne savait pas son nom. Tout à
coup, là-haut, à perte de vue, elle entrevit une seconde le colibri qui
volait à tire d’aile; elle entendit une divine et lointaine harmonie.
Tout disparut.

Marie était seule désormais sur la montagne. Le soleil ne se montrait
plus, la nature était muette; il faisait froid; un ciel uniformément
gris pesait sur les rochers sans couleur, ils ne s’embrasaient plus au
soleil couchant comme dans les beaux jours. Chaque heure ajoutait sa
tristesse à la tristesse de l’heure précédente. Marie, insensible à
tout, restait immobile de longues heures, les yeux fixés à l’horizon;
elle dépérissait, elle étouffait; elle ne connaissait plus les
frémissements de la joie et les émotions de la santé.

«Il reviendra,» pensait-elle, et, sans rien voir, sans rien entendre,
plongée dans une douleur muette, elle attendait son ami. Si un bruit la
réveillait de sa contemplation douloureuse, elle travaillait et ramenait
rapidement près d’elle son regard. «Pas encore, disait-elle, ce n’est
pas lui.» Et elle restait debout sur la plus haute cime de la plus haute
montagne; elle attendait.

Quelquefois elle levait la tête pour chercher l’air, mais l’air la
fuyait comme s’il eût disparu avec l’oiseau voyageur. La jeune fille ne
sentait plus la vie que par la souffrance, et quand elle rentrait à la
cabane, son père était effrayé de sa pâleur. Elle redoublait pour lui de
soins et d’attentions. Le bûcheron lui dit un jour:

--Marie, je n’ose plus te prendre sur mes genoux comme autrefois; je
crains par moments que tu ne m’aies échappé sans me prévenir, et que tu
n’habites déjà cet autre monde dont tu me parlais quelquefois quand tu
étais toute petite.

--Rassurez-vous, mon père, répondit Marie, je sens que je suis encore
sur la terre.

Le bûcheron baisa au front la jeune fille avec autant de respect et
d’amour que s’il eût caressé les blanches ailes d’un ange pour le
supplier de ne pas s’envoler encore; mais, pendant que le vieillard
voyait sur le front de sa fille ces reflets de lumière qui le charmaient
et l’effrayaient, Marie ne sentait, elle, que le poids cruel qui pesait
sur sa tête et la chaîne inexorable qui la retenait en bas.


VII

Le rhingrave et sa femme, montés sur deux beaux chevaux blancs, lancés
au grand galop, regagnaient leur demeure seigneuriale.

--Arriverons-nous avant l’orage? dit Ève à son mari.

--Je ne sais. Demain, reprit-il après un instant de silence, demain on
dira que le frère du rhingrave n’existe plus.

--Vos domaines sont doublés, reprit la jeune femme, et nous n’habiterons
plus en face des rochers que je ne veux plus voir.

Sa voix était stridente.

--Sans doute, reprit le rhingrave; mais le râle de la mort est affreux.

--Qui de nous, demanda Ève, a versé le poison?

--Je ne sais. Ne parlons pas de ces choses.

Un roulement de tonnerre se fit entendre à l’horizon.

--J’ai peur, dit-elle.

--Ne prononce pas ce mot-là, répondit-il.

--Ne vois-tu pas là, tout près, deux autres cavaliers?

--Ce n’est rien, c’est notre ombre.

--Pourquoi nous regarde-t-elle d’un air si terrible?

Ève s’accrocha au bras de son mari.

--Tu me fais mal, dit-il.

Un coup de tonnerre effroyable retentit, et dans le fracas Ève distingua
clairement un frôlement à ses côtés. Elle se retourna avec horreur; un
homme était derrière elle, sa main gantée de noir posait sur la croupe
blanche et fumante du cheval ses doigts écartés et crispés comme pour
s’accrocher à elle. Le cheval se cabra. Ève fut glacée d’horreur comme
si elle avait pu attribuer à cette main le bruit léger qui la
poursuivait.

Trois jours avant cette conversation, Ève se promenait avec son mari sur
le Gans, et, malgré les liens nouveaux qui l’unissaient à lui, un
malaise inexprimable la tourmentait; elle lui serrait le bras avec une
tendresse inquiète, maladive.

--Tu es bien là, c’est bien toi, Edgar, n’est-ce pas? disait-elle, c’est
bien toi?

--Folle que tu es, pourquoi cette question?

Ève sanglotait sans répondre.

--Qu’as-tu? lui dit son mari, que veux-tu? que te manque-t-il?

--Edgar, répondit-elle, tu viens de prononcer un mot terrible. Folle!
as-tu dit, folle? Eh bien, oui, je crois que je suis folle ou que je
vais le devenir. Edgar, Edgar, tu admires, toi, la vue de cette
montagne; tu aimes, toi, cette nature belle pour les hommes. Eh bien,
moi, je la hais. Vois-tu cette petite paysanne qui suit gaiement la
rivière en chantant? elle rentre chez elle, on l’y attend, elle va
embrasser son père et sa mère, elle entendra le son de leurs voix et le
reconnaîtra. Ce seront des voix ordinaires, des voix comme j’en
entendais quand j’habitais là en face, quand j’étais pauvre, quand
j’étais jeune fille. Cette enfant ne dira pas ce soir, au moment de
s’endormir: «Combien sommes-nous dans cette chambre?» Mais moi, je ne
dors plus, j’ai peur; peur quand je suis seule, peur quand je suis
entourée, peur loin de toi, et peur auprès de toi! Quand je monte
l’escalier d’honneur du château, j’ai peur de sentir trembler la marche
de pierre sur laquelle je vais poser le pied. Veux-tu que je te donne la
preuve que je suis folle? Eh bien, maintenant, à cette heure, je ne suis
pas sûre, en te parlant, que je te parle à toi, réellement à toi; je ne
suis pas sûre, en te touchant, que ce soit toi que je touche. Quand tu
t’approches, quand tu t’éloignes, je n’ai ni les joies, ni les
tristesses des autres femmes. Quand tu m’appelles, je ne reconnais pas
ta voix. Quelquefois quand je suis seule, dans mes grands appartements
vides, je me dis: «S’il était là!» Tu approches toujours, et le frisson
me prend. Je t’appelle et j’ai peur de toi. Je suis peut-être dans ce
monde maudit la seule créature qui ait peur de celui qu’elle appelle! Ce
palais, qui est le nôtre, eh bien, je n’y coucherai plus. Tu t’étonnes,
si tu savais ce que j’ai donné pour avoir le droit d’y vivre, au lieu de
t’étonner, tu frémirais. Ces montagnes, ces Rochers-Rouges savent mon
histoire; je ne puis habiter que dans un lieu inconnu, je veux partir et
ne revenir jamais. M’accompagneras-tu? Si tu le fais, quand avec la
terre seigneuriale tu donnerais le sang de tes veines et le sang de tes
enfants, si tu dois en avoir, tu ne donnerais pas ce que j’ai donné pour
venir à toi. Tes ancêtres, dit-on, n’ont pas connu la peur; moi, je
soutiens jour et nuit avec cette puissance terrible une lutte inégale.
Fils de la vieille Allemagne, as-tu du courage à me donner?

La figure du rhingrave était impassible.

--Ève, dit-il enfin, je t’aime, je t’aime ainsi. Écoute, tu serais
peut-être plus heureuse dans un autre château. Connais-tu celui de mon
frère Wilfrid?

--Qu’importe! il n’est pas bâti en face des Rochers-Rouges, n’est-ce
pas? Eh bien, je le veux.

--D’ailleurs, reprit le rhingrave à voix basse, mon frère n’a que moi
pour héritier.

--Quand ce château sera-t-il à moi? répondit Ève. Savourant le vertige
du crime, elle promena ses regards autour d’elle, et tout à coup vit
surgir un serpent qui fuyait agilement dans l’herbe. Edgar, Edgar, où
êtes-vous?

--Je viens de tuer cette bête qui t’effrayait, dit-il. Que tu es enfant!
avoir peur d’une si belle bête!

Il prononça ce dernier mot avec un sourire étrange qui laissa voir une
fine rangée de dents blanches.

Le lendemain, ils étaient partis ensemble pour le château de Wilfrid, où
ils avaient agi de concert: c’était leur manière de s’aimer. Au moment
où nous les avons vus à cheval, ils revenaient en prendre possession,
certains de trouver le propriétaire mort. Ils entrèrent, Wilfrid venait
de rendre le dernier soupir. Ève, qui avait besoin de prendre l’air,
ouvrit une fenêtre. Un éclair l’aveugla, et, sans intervalle, elle
entendit ce craquement, ce déchirement aigu de la foudre qui tombe. Elle
rouvrit les yeux; un sillon de feu s’abattait en zigzag sur l’aile du
château. «Si je voulais, pensa-t-elle plus rapidement que ne tombait la
foudre, je me sauverais, je sauverais ce château conquis par un crime.
Mais non, non!» Plutôt que d’appeler son terrible esclave, elle attendit
l’événement. L’aile droite du château s’écroula avec un fracas terrible.
Ève fut atteinte à la joue gauche par les éclats d’une pierre brisée.
Elle sentit un mouvement de joie. «Voilà au moins un malheur qui
arrive», se dit-elle intérieurement. On la soigna, on la guérit. Elle
demanda à son mari une grande fête.

--Un bal funèbre, si tu veux, répondit-il.

--C’est cela, répondit Ève, nous danserons en noir.

Ève se fit préparer une toilette noire où resplendissaient mille
diamants. «Qui donc, pensait-elle, oserait venir à mon bal et y danser?»
A ce moment même, un homme inconnu la saisit et l’emporta.

--Cet homme a les mains froides, dit-elle; je ne danserai plus.

Quand ils se trouvèrent seuls, le rhingrave et sa femme parlèrent de
choses indifférentes; ils évitaient de se regarder, ils se trouvaient
les yeux trop brillants.

Pendant la nuit, Ève crut voir devant elle une longue galerie; au bout
de cette galerie, le rhingrave, vêtu de noir, lui faisait signe de venir
à lui. Elle marchait presque involontairement. Le rhingrave lui montra
du doigt la statue de son frère, qui était réellement dans le château.
Il lui sembla que la statue faisait un mouvement.

--Elle bouge, dit le rhingrave.

Ève prit la fuite à travers la galerie. La statue était debout devant
elle et lui barrait le passage. Ève tomba à la renverse; elle se sentait
étendue sur une dalle froide, près d’un abîme. A demi morte, elle laissa
pendre sa main dans le vide; mais elle sentit une main glacée qui
saisissait la sienne, puis cette main lâcha prise. Mais une voix dans le
lointain prononça ces quatre mots:

--Je suis toujours là!

--Je suis toujours là! répéta l’écho de la galerie.


VIII

Un soir, Ève, seule dans le salon d’honneur du château de Wilfrid, se
sentit prise d’une ardeur étrange et agitée, comme dans cette nuit où
elle était montée sur les Rochers-Rouges. Le rhingrave était absent.
Elle se levait, s’asseyait, et cherchait fiévreusement un repos
impossible; elle n’avait pas peur ce soir-là; les meubles de sa chambre
ne lui semblaient pas trop suspects: «Je suis seule ici, se disait-elle,
bien seule, trop seule même. La haute et puissante dame, épouse du
rhingrave, passera seule la soirée comme sa femme de chambre. Au moins
il n’est plus là, celui que je hais, celui que j’appelais Edgar, je l’ai
écarté, je ne craindrai plus sa vue d’ici demain. C’est étrange! le jour
où nous arrivions dans ce château, au moment où mon cheval a fait un
écart et où je me suis accrochée, éperdue, au rhingrave, il m’a crié:
«Tu me fais mal.» A cet instant-là, j’ai senti comment je le haïssais.»

Puis elle regarda autour d’elle avec une inquiétude mêlée d’horreur;
elle fit elle-même l’inspection des meubles de sa chambre, puis sonna:

--Anna, dit-elle, changez l’oreiller de mon lit.

Ève n’avait plus de cheveux.

Habituée aux caprices de sa maîtresse, Anna obéit sans s’étonner, puis
ouvrit encore la porte du salon.

--Madame n’a plus d’ordres à donner?

--Avez-vous regardé l’oreiller que vous ôtez de mon lit et celui que
vous y avez placé? Les avez-vous retournés en tous sens? Vous savez les
ordres que j’ai donnés une fois pour toutes?

--Oui, madame.

--Et vous n’avez rien vu, rien?...

--Non, madame.

--C’est bien. Allez. «Décidément, pensa-t-elle, je suis délivrée.»

Elle traversa le salon, regarda partout avec effroi, se rendit dans sa
chambre, visita elle-même ses rideaux, son oreiller, ses draps, et ne
vit rien, rien...

--A présent, cria-t-elle à haute voix, comme pour profiter de la
permission, j’ai le droit de parler, je m’exaucerai moi-même, je me
devrai mon bonheur.

Elle parlait encore quand elle entendit grincer les herses du
pont-levis, et le son du cor annonça la venue d’un étranger. Elle fit
silence et prêta l’oreille; le bruit n’approcha pas, et elle écoutait
encore les mouvements lointains de ses gens, quand quelqu’un se présenta
devant elle. La porte s’était ouverte d’elle-même et l’homme inconnu
marchait sans bruit.

--Soyez le bienvenu, dit-elle. (Pas de réponse.)--Par malheur, mon noble
époux n’est pas là pour vous recevoir.

--Je le sais, madame, répondit l’inconnu.

«C’est étrange, pensa-t-elle, la voix du rhingrave comme dans mon
rêve.»--Seigneur, dit-elle à son hôte, me ferez-vous l’honneur de
partager avec moi le repas du soir?

L’étranger répondit par un gracieux sourire derrière lequel perçait une
inexprimable férocité.

Ève eut peur; elle aurait voulu voir entrer Anna; elle regretta presque
le rhingrave.

Ève éprouvait une curiosité inexprimable; ce qui était devant elle la
glaçait comme dans le rêve. La malheureuse voulut se retourner et
lutter, et fuir, elle ne le put. Ses yeux s’allumèrent comme dans
l’ivresse...

Elle sourit, sa vue se troubla. Elle ne distinguait plus les objets;
seulement elle entendit un petit souffle...

--Ce n’est rien, dit _ce qui_ était devant elle, j’éteins la lumière,
parce que j’aime naturellement l’obscurité.

Que se passa-t-il au dernier moment? La légende est muette. J’ai
interrogé en vain les échos des Rochers-Rouges. Le mieux renseigné n’a
pu me dire que ces mots: Le premier qui entra dans la chambre fut le
rhingrave. Il prit la fuite et depuis, n’a plus reparlé.


IX

Marie chantait une nuit sur la montagne:

    Le pays où s’est envolée
    Ma vie éteinte et ma splendeur
    Ressemble-t-il à la vallée
    Où le froid pénètre le cœur?

    L’air manque-t-il dans vos domaines?
    Là-bas les cœurs sont-ils fermés?
    Les vaincus traînent-ils leurs chaînes
    Jusqu’à la mort, sans être aimés?

    Oh! parle-t-on dans votre monde
    Le langage de nos beaux jours?
    Boit-on à la source profonde
    Où s’abreuvèrent nos amours?

    Dites si l’on pleure à l’aurore
    Comme je pleurais dans nos bois!
    Si je dois les trouver encore
    Mes saintes larmes d’autrefois?

    Te souviens-tu que l’âme pleine,
    Sous le bonheur, prête à plier,
    Je te suivais sans perdre haleine,
    De l’aubépine à l’églantier?

    Te souviens-tu du nuage rose,
    Entr’ouvert dans l’immensité?
    Où veux-tu que mon œil le pose
    Dans cette immense obscurité?

    Te souviens-tu de cette fête
    Où tout chantait autour de nous?
    Jours de transport et de conquête,
    J’ai faim et soif: reviendrez-vous?

    Te souviens-tu de nos silences?
    De nos sentiers, de nos ravins,
    De nos recueillements immenses,
    Du bruit du vent dans les sapins.

    Te souviens-tu de l’Espérance
    Disant tout bas aux rayons d’or:
    Le jour de la Toute-Puissance
    Tardera-t-il longtemps encore?

    Te souviens-tu de la couronne
    Que le soleil, au Taunus noir,
    Jetait, à l’heure où s’environne
    D’ombre et d’ardeur le front du soir?

    Te souvient-il, ô mon prophète,
    De ce rayon d’or et de feu
    Qui fit étinceler ta tête
    Sous les rubis de son adieu?

    Te souviens-tu que la lumière
    Donna sa parole d’honneur
    Qu’elle embraserait notre terre
    Au jour sacré de sa fureur?

    Depuis que ce serment suprême
    Retentit dans l’immensité,
    La nuit, je vois l’homme au front blême
    Qui fait peur à l’obscurité.

    Si vous connaissez le Dieu juste,
    Oh! dites-moi la vérité,
    Immensité trois fois auguste,
    Ombre, lumière, obscurité.

    Si vous voyez encore sa face,
    Laissez tomber, ô majesté,
    Sur les ténèbres de l’espace
    Quelque rayon de sa clarté!

    Le froid engourdissait vos ailes
    Sous ce ciel noir et désolé,
    Vous qui, des sphères éternelles,
    Vous souveniez, mon exilé?

    Si j’avais, comme toi, deux ailes,
    Je dirais à mes deux saphirs:
    Emportez-moi, flammes fidèles,
    Où sont allés mes grands désirs!

    Faut-il marcher vers la lumière?
    Faut-il aller plus près du jour?
    Et secouer cette poussière
    Pour te voir, mon céleste amour?

    Faut-il abandonner les roses?
    Faut-il se déchirer le cœur?
    Faut-il oublier toutes choses,
    Pour retrouver le voyageur?

    S’il faut traverser les nuages
    Pour te voir une seule fois,
    Je n’ai pas peur de leurs orages.
    Je veux entendre encor ta voix.

    Je m’en vais cherchant dans l’espace,
    Où l’air du soir est embaumé,
    Et demandant aux lieux la trace
    Du voyageur, du bien-aimé?

    O toi qui m’as donné la vie,
    Pourquoi m’abandonner en bas?
    Appelle-moi dans la patrie
    Où le soleil ne baisse pas.

    Prête tes ailes triomphantes!
    Appelez-moi, sphères ardentes,
    A l’heure où l’ange de clarté
    Allume les nuits rayonnantes
    Dans la splendide immensité!

Bientôt l’horizon s’empourpra des premiers feux du matin. La jeune fille
fixait sur l’Orient son regard ardent et clair. Tout à coup elle poussa
un cri, elle venait d’apercevoir une trace dorée, c’était la lumière qui
traversait l’espace. Marie entendit au même instant la voix des mondes
qui s’appelaient l’un l’autre et se poursuivaient sans s’atteindre dans
l’immensité. La jeune fille resta en extase et ferma les yeux; elle eut
peur un instant d’entrevoir le foyer même d’où s’échappait la splendeur
royale de la vie pour baigner au passage la création.

Cependant elle s’élança vers le soleil levant, sans savoir où elle
allait tomber. En même temps, elle entendit la grande voix de l’abîme
qui criait: «Je t’aime! ne crains rien, je t’aime! et je regarde au fond
de moi la résurrection; je la cache sous un voile noir semé d’étoiles et
de larmes d’or. Marie, Marie, Marie, abandonne-toi au souffle qui
passe!»

Elle sentit la vie redoubler en elle, et une force inconnue l’emporta.
Ce fut une ascension d’une rapidité terrible. Pendant la soixantième
partie d’une seconde peut-être, il lui sembla qu’elle était portée à
travers l’espace avec une vitesse inexprimable, qu’elle montait
toujours, qu’une main de fer lui déchirait le cœur, qu’elle consentait
volontairement à une douleur horrible et à une joie inconnue, puis
qu’elle retombait sur la terre, brisée et meurtrie. Quand elle revint à
elle, Marie était étendue sur une pierre nue, tachée d’un sang rouge qui
devait être le sien. Elle regarda autour d’elle et ne reconnut pas les
lieux; elle était loin de sa cabane et de son pays. Les larmes lui
vinrent aux yeux avec le souvenir des premières joies de son enfance,
des bois de sapin qu’elle aimait. Elle voulut se lever, car elle avait
froid; mais ses jambes ne la soutenaient plus; elle porta la main à son
front, la retira ensanglantée, et sentit au cœur une douleur profonde.
Elle s’agenouilla et resta longtemps les yeux fermés.

Quand elle les rouvrit, une montagne immense se dressait devant elle,
couverte de pierres et de ronces. «Si je l’apercevais de là-haut!» pensa
Marie, et elle monta. Dès les premiers pas, son sang coula de ses pieds
meurtris. Les plantes, autrefois amies, n’avaient plus aujourd’hui pour
elle que des épines et déchiraient ses pieds. Chaque pas lui coûtait une
goutte de sang. Le tonnerre éclata près d’elle et tomba à ses pieds.
L’orage continua. Marie vit d’en haut les pâles éclairs fendre les nues
qu’elle dépassait, mais elle ne les regarda pas. «Je souffre trop,
pensait-elle, il n’est pas loin.» Tout à coup la terre entière se
déroula à ses pieds au fond d’un abîme; il paraît qu’elle avait atteint,
sans s’apercevoir, un plateau dégagé. Elle vit le monde que nous
habitons à travers une vapeur dorée qui adoucissait tous les contours;
autour d’elle l’air lui parut éclairé, il lui sembla qu’elle aspirait
quelque chose de cette pénétrante illumination. La création, posée
devant elle sur un plan incliné, lui apparaissait comme un immense
amphithéâtre où chaque être montait en luttant, montait par degrés
l’échelle de la vie. «Encore, encore! criait Marie. Ah! pourquoi la
montagne n’a-t-elle pas été plus haute et plus terrible; la vue serait
plus belle encore peut-être! O ma vallée, mes Rochers-Rouges, ne me
reconnaissez-vous pas? Et toi, mon bien-aimé, toi qui n’es pas loin,
puisque voici la lumière et que les couleurs flottent autour de ma tête,
ne viendras-tu pas au-devant de moi quand j’approche des frontières de
la patrie? ne vais-je pas entendre ta voix?»

Marie leva la tête avec un léger effroi, elle craignait de voir les
astres de trop près. L’immensité lui parut agrandie. Marie cherchait
toujours. Un petit cri bien connu se fit entendre; la jeune fille
chancela, rejeta en arrière les belles tresses noires qui lui tombaient
sur les épaules, et son regard entr’ouvrit l’Orient. Un arc-en-ciel se
dessinait là-haut, et dans l’arc-en-ciel apparut le colibri. Marie
pleurait. «Des ailes, cria-t-elle, des ailes!» Et elle prit son élan
sans savoir si elle avait des ailes.

Au moment où ses pieds quittaient la terre, on eût peut-être entendu sur
la montagne comme une harmonie triomphante.

Le pâtre, qui gardait les moutons dans la vallée au pied des
Rochers-Rouges, entendit distinctement un chant clair et joyeux, et,
tournant la tête vers le soleil levant:

--Déjà l’alouette! dit-il.




QUE S’EST-IL DONC PASSÉ?


Voici une histoire que je ne vous raconterai pas; car je ne la sais pas.
Je n’en connais que le commencement et la fin; nous essayerons ensemble
de deviner ce qui a pu se passer au milieu.

                   *       *       *       *       *

Leur mariage avait été plein de fête et de joie. Adèle A... était
charmante et enviée. Émile B... était un jeune homme grave, modeste et
innocent comme la jeune fille. Son visage rayonnait. Toute la réunion
des amis et des amies semblait participer à la joie des époux. Richesse,
beauté, jeunesse, concorde des personnes et des choses; je vois tout
cela; seulement je vois par rares moments sur les lèvres de sa jeune
femme un pli que je ne m’explique pas bien, et dans ces moments-là,
l’éclat de son œil s’obscurcit.

Les revoici dix ans plus tard; les revoici comme la mort les a faits,
car ils sont morts tous deux; la jeune femme morte et enterrée, le jeune
homme mort et non enterré. Mais ses cheveux sont blancs. Ses cheveux
sont blancs et ses habits noirs. Il conduit à la tombe de leur mère un
petit garçon de deux ans et une petite fille de quatre. Un désespoir
inouï se lit sur sa figure, un désespoir sourd et muet.

De quelle maladie sa femme est-elle morte? Personne n’en sait rien.

Tout le monde parle du bonheur dont ils ont joui l’un près de l’autre.

Personne n’ose interroger le survivant, et, s’il lui fallait parler, il
ne saurait que dire.

Quand les circonstances l’obligent à dire un mot, un éloge immense et
parfaitement sincère atteste le souvenir profond et déchirant qui fait
son désespoir. Les grâces et les vertus de sa femme morte si jeune
n’étaient pas seulement évidentes pour tous; elles étaient immensément
et profondément connues et senties de celui qui était appelé à les
connaître et à les sentir. Et pourtant un observateur eût compris que le
malheur du jeune homme ne datait pas de la mort de sa femme. Il datait
de beaucoup plus haut.

Les témoins les plus intimes auraient pu attester avec cette certitude
_sui generis_, la certitude qui ne trompe pas, attester leur honneur,
leur vertu, leur bonté, à tous les deux. Les personnes et les choses
souriaient autour d’eux, eux-mêmes possédaient de nombreux éléments de
bonheur, et cependant il était clair que le chagrin noir avait toujours
été assis dans leur maison. Il était complaisant, affectueux, doux. Elle
était primitivement complaisante, affectueuse et douce! Leurs rares
qualités n’avaient pas été, il est vrai, trempées dans ce feu surnaturel
qui divinise et étend sur l’humanité agrandie et divinisée elle-même, le
rayonnement superbe et joyeux de la charité; c’étaient cependant des
qualités rares, vraies, sincères et respectables.

Pourquoi donc cet immense et affreux voile noir suspendu devant une
porte qui devait être ouverte à plusieurs joies? Le chagrin avait
tellement droit de cité dans cette demeure, comblée des biens de la vie,
que la mort de la jeune femme n’avait paru qu’un développement et non un
principe de malheur. Le malheur avait l’air d’être l’habitant de la
maison. Le mari, la femme et les deux enfants n’étaient que les hôtes.
Le malheur était là chez lui, et personne ne souriait.

Que s’était-il donc passé?

Il ne s’était rien passé.

Mais enfin pourquoi?

Pourquoi? Je suis, comme vous, réduit aux conjectures.

Eschyle, voulant étaler aux yeux des Athéniens la victoire des Grecs,
transporte la scène à la cour du roi de Perse, et montre le deuil du
palais. Pour faire préjuger l’événement, il en étale les conséquences.

Nous venons de voir certains effets. Quelle est la cause? Pour moi,
voici ma réponse.

La jeune femme était jalouse.




LE REGARD DU JUGE


La princesse Electa avait quelque chose d’étrange et toute sa personne
était remarquable.

Elle était blonde de ce beau blond cendré et doux, si rare aujourd’hui.
Ses cheveux abondants et soyeux se relevaient en masse sur sa tête; de
lourdes tresses s’entrelaçaient en couronne et dominaient son front
lisse et pur où un pli se formait imperceptiblement entre les deux
sourcils. Ce pli, sans rien enlever à la paix de son visage, semblait
dire à ceux qui savaient entendre: Je suis faite pour commander.

L’habitude de se vaincre sans cesse avait donné à sa bouche un pli
grave, nul n’est maître de soi sans combat, et le pli de sa bouche
ressemblait presque à une blessure; son geste rare et plein de précision
attestait l’énergie dont elle était capable.

Sa démarche, quoique gracieuse, avait une fermeté un peu rigide qui
tenait à distance les importuns.

Son abord très bienveillant, mais un peu froid, laissait deviner la
distance qui la séparait de son interlocuteur.

Mais il y avait dans sa physionomie un certain trait qu’il est difficile
de dessiner, même mal. Ce trait, c’était l’œil.

Comment parler de cet œil dans lequel jamais aucun trouble n’avait paru?
Devant cet œil impassible, le pinceau et la plume seraient tentés de
prendre tous deux la fuite.

Ses yeux étaient-ils noirs? Ce velouté singulier, profond et mat,
peut-il être caractérisé par ce mot si vulgaire: _noir_? Cette brillante
étincelle qui parfois s’allumait un instant, un seul instant, était-elle
noire?

Ce noir était si étrange, qu’il n’étonnait pas trop les cheveux blonds,
ses voisins.

Le mécontentement abaissait les paupières de la jeune fille et voilait
son regard d’un voile singulier; les cils se rapprochaient, et quelque
chose d’étrange se sentait derrière cette frange de soie. Était-ce la
retraite de l’âme offensée? Était-ce l’indignation qui prenait sa forme
la plus muette et la plus haute? Était-ce le deuil de l’âme attristée
qui éteignait sa flamme? Était-ce le froid de l’acier et la dureté du
fer?

Personne n’eût pu répondre à ces questions.

                   *       *       *       *       *

Un jour, la reine sentant venir l’heure de sa mort, appela la princesse
et lui dit:

--Écoute, ma fille, et garde à jamais mes paroles dans ton cœur.

Ta position est rare en ce monde. Non seulement tu es née sur les
marches du trône, mais tous les autres prestiges sont venus s’ajouter en
toi et autour de toi au prestige de la naissance. Tu es belle; tu as la
science; tu as l’intelligence; tu as la sainteté. Si je t’avais choisie,
au lieu de te recevoir, choisie entre toutes les filles de la terre, je
ne t’aurais pas choisie autrement. Je n’aurais su quel charme ajouter à
tes charmes, quelle vertu à tes vertus. L’irréprochable est ton nom; le
jour de ta naissance, il me semble qu’une cuirasse te fut donnée contre
les infirmités, contre les faiblesses humaines, et, depuis le jour de ta
naissance, je cherche inutilement le défaut de cette cuirasse.

Ton nom ressemble à une couronne: Je t’ai donné l’un, je te laisse
l’autre. Mais ce nom et cette couronne, qui éblouiraient toute autre que
toi, ne sont encore pour toi, ma fille, que promesses et préparations.

Tu recevras un nom nouveau.

A ce mot, je frissonne.

O ma fille, j’ai pu faire pour toi ce qu’une mère n’a jamais fait
peut-être, j’ai pu t’instruire et t’aimer, comme personne ne l’a été
jamais: j’ai pu assembler autour de toi les savants de mon royaume: j’ai
pu orner ton intelligence et ton âme des splendeurs de la doctrine et
des splendeurs de la vertu.

Mais il y a quelque chose que je n’ai pas pu. Je n’ai pas pu te donner
le nom nouveau que je destine... Pourquoi donc est-ce que je frissonne?
Est-ce le froid de la mort ou est-ce un autre froid?

Écoute: j’ai une révélation à te faire, terrible et glorieuse.

Chaque jour je m’y prépare, et chaque jour je recule, à l’heure où je
vais t’appeler.

Je remettrais encore à demain probablement si j’étais certaine que le
mot _demain_ fût permis à mes lèvres. Mais je sens un froid étrange. Il
faut parler aujourd’hui.

Écoute: j’ai une révélation à te faire, terrible et glorieuse.

Toutes les sciences, toutes les lumières dont j’ai paré ta vie, toutes
ces splendeurs, toutes ces richesses, les traditions des rois mes
ancêtres, mon empire et tout ce qu’il contient, mes deux bras qui
t’entourent, et les deux bras de mon trône qui t’attendent, tout cela
n’est rien.

Tout cela, je te le donne comme un présent de nul prix. Car le froid qui
me pénètre m’apprend ce que j’ignorais. Il m’apprend ce que c’est qu’un
trône. La glace ne fond pas si vite au rayon du soleil de la vie, que
toute magnificence humaine au rayon du soleil de la mort.

Mais il est une chose précieuse, précieuse et nécessaire que tu auras,
SI tu veux. Si tu veux! Comprends, ma fille, le sens caché de ce mot:
SI. Je viens de le découvrir. Le rayon du soleil de la vie me le
cachait. Il a fallu, pour l’éclairer, le rayon du soleil de la mort.

Je t’ai donné un nom; mais il était arbitraire, Electa. C’était moi, moi
qui te le donnais. C’est ma pauvre main qui l’a écrit. Mais il est un
autre nom qui n’est pas tracé de main humaine. Il est un nom étrange,
singulier, prodigieux. Celui-là fut indiqué autrefois par le premier des
aïeux dont l’histoire m’ait gardé le souvenir. Il l’avait entendu
retentir au fond d’une solitude. Il l’avait écrit sur un parchemin. Le
parchemin est là, dans cette chambre qui n’a jamais été ouverte.
Au-dessus du nom, il y a un portrait. Quelqu’un, au jour terrible,
ressemblera à ce portrait, et la personne qui aura conquis cette
ressemblance portera le nom écrit au-dessous, et celle-là sera grande
entre les grandes, élue entre les élues, et les rois se découvriront
quand ils passeront près d’elle, et solliciteront par elle les faveurs
du roi des rois.

Il y a donc une ressemblance à conquérir. Mais, ma fille, je ne puis
rien pour te la donner, rien que ce que j’ai fait, et ce que j’ai fait
n’est rien, si tu n’ornes ta couronne d’une pierre précieuse que tu es
toi-même chargée de trouver. Oh! ma fille! ma fille! un jour la porte de
la chambre mystérieuse s’ouvrira, et plusieurs seront confrontées avec
le portrait terrible.

Une seule sera trouvée ressemblante. Ce sera toi, n’est-ce pas? Tu
m’assures que ce sera toi.

D’où vient donc que je frissonne? Est-ce le froid de la mort ou un autre
froid?

Tu n’oublieras jamais une seule des paroles qui ont été confiées à ta
mémoire. Mes enseignements seront toujours sacrés pour toi. Ton âme est
parée comme ton intelligence. Pour trouver la pierre précieuse, dont
nulle, excepté toi, ne soupçonne l’existence, tous les ouvriers du
royaume sont à ta disposition. C’est toi? N’est-ce pas? Dis-moi que
c’est toi. Soutiens-toi, et soutiens-moi. D’où vient que je frissonne?
C’est que je pense au jour où s’ouvrira la chambre fatale. Ce jour ne
dépendra ni de toi, ni de personne. Nul ne le choisira. Nul ne dira: il
sera éclairé par le soleil de demain. Nul ne verra d’avance ni ne
prédira son aurore.

L’aïeul respecté qui avait entendu le nom, qui l’avait transcrit, qui
avait fait le portrait et scellé la chambre terrible, a vu, autour de
lui, avant sa mort, tous les fronts prosternés sous sa bénédiction
suprême, et l’un de ses fils lui demanda:

«Père, qui donc ouvrira la chambre fatale?»

A ce moment un éclair déchira le cœur de la nuit; le tonnerre éclata, et
celui qui allait mourir, répondant à celui qui devait régner, lui montra
le feu du ciel qui tombait.

C’est pourquoi il est écrit sur la porte terrible:

«Le feu du ciel m’ouvrira.»

Quand le tonnerre aura posé le décor du drame, vous entrerez dans la
chambre, et vous attendrez à genoux que le nom se découvre, et,
au-dessus du nom, le portrait.

C’est à ce moment-là que la couronne se posera sur la tête qui lui sera
désignée par la pierre précieuse; et près de cette couronne, celle que
je te lègue n’est que cendre et poussière. La tradition dit qu’à ce
moment redoutable la justice frappera deux coups, car son glaive a deux
tranchants.

Combien serez-vous là, agenouillées dans la chambre terrible, je ne
sais. Mais toutes, vous y recevrez votre nom. D’abord, et au même
moment, le nom de la bénédiction suprême, et celui de la suprême
malédiction. Les autres viendront ensuite. Au moment où la pierre
choisie attirera la couronne, comme le fer attire l’aimant, il y en aura
une parmi vous dont le genou fera horreur à la terre qui le portera, et
sous le genou maudit, la terre s’ouvrira, pour n’être pas touchée par
lui, et celle qui aura été là, agenouillée, s’abîmera à la face du ciel.
Le tonnerre ne voudra pas de cette proie; le feu d’en haut se
détournera; c’est le feu du volcan qui la dévorera, et elle travaillera
à la forge souterraine, et si une goutte de sa sueur perce la croûte de
la terre, son odeur donnera la mort, et les habitants des cités voisines
s’enfuiront, oubliant leurs richesses, à cause de l’épouvante, et le
désert se fera là où la goutte de sueur aura percé la croûte de la
terre, et les bêtes mêmes n’oseront plus approcher du désert fait par la
sueur; car les animaux ont l’instinct de la conservation.

--Bénissez-moi, ma mère, dit Electa, qui savourait d’avance les joies du
triomphe.

--Sois bénie, dit la reine, toi qui fus choisie... Mais c’est étrange,
la faiblesse de la mort paralyse ma langue; je ne peux pas dire ce que
je veux... Sois bénie, toi qui es bonne... Sois bénie, toi qui... Sois
bénie, toi qu’il faut bénir...

Electa interrompit la reine, et lui dit:--Ma mère, bénissez-moi
moi-même, votre Electa, moi qui suis votre fille; bénissez-moi.

Et elle prit les deux mains de la reine, pour les placer sur sa tête;
mais les deux mains de la reine retombèrent d’elles-mêmes. «Elle n’a
plus la force de soutenir ses mains,» dit Electa.

--Sois bénie, dit la reine d’une voix plus lente, toi qui trouveras dans
les entrailles de la terre la pierre précieuse que je ne connais pas,
celle que je n’ai jamais vue, celle qui ne s’est jamais échangée contre
l’or et l’argent, pierre précieuse inconnue et incandescente, allumée
sous la croûte du globe par les reflets lointains de la foudre et les
éclats brisés du tonnerre! Sois bénie des bénédictions du ciel, bénie
des bénédictions de la terre, bénie des bénédictions de l’abîme d’en
haut! Que mes bénédictions montent les unes sur les autres, comme des
chaînes de montagnes superposées, qu’elles traversent les nuages, et
leur arrachent le feu qu’ils gardent dans leurs entrailles, le feu
promis au front de la prédestinée!

--Ma mère, dit Electa, maudissez mon ennemie, maudissez celle dont vous
m’avez parlé tout à l’heure.

--Sois maudite, dit la reine; puis elle s’arrêta, effrayée... Je ne sais
pas maudire, dit-elle; je ne hais personne. Je veux le bien de tous; mes
lèvres qui n’ont jamais prononcé de malédiction ne veulent pas commencer
à l’heure de la mort.

--Ma mère, dit Electa, vous pouvez maudire sans crainte, car vous parlez
de celle que le Seigneur maudira au dernier jour. Vous ne la connaissez
pas; vous ne la détestez pas. Vous ne savez pas de qui vous parlez. Ce
n’est pas la haine qui conduit votre langue; c’est la volonté du
Seigneur; c’est cette volonté que vous m’avez apprise à adorer en toute
circonstance, c’est elle qui courbe aujourd’hui sous votre malédiction
une tête que nous ne connaissons pas, comme elle vient de courber ma
tête sous votre bénédiction.

--Sois maudite, dis la reine, toi qui... Ma vue se trouble et ma langue
s’égare; je n’ose pas continuer...

--Continuez, ma mère, dit Electa; c’est la volonté du Seigneur.

--Eh bien, puisque tu le veux, je continuerai. Sois maudite des
malédictions du ciel, maudite des malédictions de la terre, maudite des
malédictions de l’abîme d’en bas. Que mes malédictions descendent
jusqu’au centre de la terre; qu’elles y allument la colère qui dort
jusqu’au jour de justice, la colère du volcan! Sois maudite par les cris
du pauvre, plus terribles que les éclats du tonnerre! Et que les
corbeaux des torrents répètent aux pierres roulées dans leurs cataractes
la malédiction qui est arrachée en ce moment à mes lèvres mourantes!
Sois maudite par le souffle qui passe sur les champs de blés en fleur!
Maudite par l’écume blanche des vagues exaltées par la tempête! Maudite
par la sérénité du ciel bleu des jours d’été, maudite par la douceur,
maudite par la splendeur des matins et des soirs, maudite par la fumée
qui sort des chaumières, à l’heure des repas, maudite par l’aubépine,
maudite par la rose, maudite par les frêles encensoirs du chèvrefeuille
balancé, et comme tout cela n’est rien pour la fureur involontaire qui
ouvre mes lèvres sacrées, sois maudite, dans ton infâme cœur, sois
maudite par celui qui a besoin, et à qui tu n’as pas donné.

La reine cessa de parler, et il se fit entre les deux femmes un silence
étrange. Electa attendit un moment, et quand elle vit bien que sa mère
se taisait, elle ajouta à voix basse:--Sois maudite; ainsi soit-il!

                   *       *       *       *       *

Or la reine était morte depuis quelques jours, et les fêtes de sa
sépulture n’étaient pas encore terminées. La fête et la sépulture sont
des mots qui vont singulièrement ensemble: passons le _deleatur_ sur les
fêtes, et omettons les pompes, si vous voulez.

                   *       *       *       *       *

Dans une chaumière, à quelque distance du palais, dont elle était une
dépendance imperceptible et inaperçue, se mourait une jeune fille
pauvre! C’était, si les renseignements que j’ai pu me procurer sont
exacts, une cabane de sabotiers située au milieu de la forêt. Par une
petite ouverture pratiquée dans le toit de chaume passait la fumée, dans
les moments où le feu était absolument nécessaire. Ne me demandez pas de
nombreux détails sur la vie qu’on y menait. Les informations sont rares,
quand il s’agit d’époques aussi lointaines, de pays lointains, et
surtout les informations relatives aux pauvres. J’ai encore pu donner
quelques détails sur le palais de la reine. Mais que voulez-vous que je
vous dise d’une cabane de sabotiers?

Cependant un vieux manuscrit, que j’ai eu beaucoup de peine à trouver,
prétend que la jeune fille, nommée Judith, avait entendu un soir,
quelques jours avant sa maladie, frapper trois coups à la porte de la
cabane où elle était seule, pour le moment. Elle allait prendre son très
frugal repas, le repas du soir. Elle ouvrit, c’était un voyageur dont
l’aspect était celui d’un pauvre; son front était un peu pâle. N’ayant
pas de veau à tuer, de _veau tendre et gras_, elle donna ce qu’elle
avait, un peu de pain et un verre d’eau. On vit de ce qu’on trouve, et
je n’ai pas trouvé sur leur entrevue d’autre détail.

Quelques jours après, elle tomba malade, et on prétendit que le voyageur
lui avait jeté un sort.

La maladie s’aggrava, et, au bout de huit jours, la mort semblait avoir
pris d’avance possession de sa victime. La médecine des pauvres était,
alors surtout, à l’état rudimentaire; deux yeux fermés, une respiration
haletante, des mots étouffés qui s’entendaient à peine: le morne
désespoir d’un père et d’une mère impuissants et immobiles qui ne
songeaient même plus à lutter contre la mort, tel eût été le spectacle
qu’offrait la cabane misérable et désolée, si une misère et une
désolation plus terribles que toutes les misères et les désolations
extérieures n’avaient paru oppresser le cœur tremblant de la mourante.

La mort, entrevue à la lueur de l’agonie, apparut à Judith comme quelque
chose d’absolument épouvantable. «Je ne sais rien, pensait-elle, de mon
créateur, sinon que je vais paraître devant lui, les mains vides. Et mon
cœur est comme mes mains, vide des vertus qu’il aime.»

Les transports de la fièvre et les horreurs de l’agonie coloraient de
leur couleur particulière les paroles entrecoupées qui s’échappaient de
ses lèvres, et ses paroles ressemblaient à la lueur d’un éclair aperçu
sur un précipice, et si l’espérance était au fond, elle était voilée par
la nuit de l’abîme.

Cependant le frère de la mourante, revenant de son travail, vit ces
trois agonies, l’agonie haletante et déchirante, puis les deux agonies
mornes et muettes du père et de la mère.

Il resta immobile, la tête dans ses mains; puis, tout à coup:--Tout
n’est pas fini, dit-il, mon père.

Nous sommes de pauvres misérables qui ne savons pas comment on s’adresse
au créateur des mondes.

Mais il y a quelque part une élue de Dieu. Ce Dieu terrible, que nous ne
connaissons pas, a choisi Electa pour sa privilégiée. Je pars; je vais
recommander Judith à ses prières. Celui qui l’a créée peut la guérir.

--Oui, pars, pars, dit la mère.

--Mais, dit le père, comment pénétreras-tu jusqu’au fond du
palais!--Est-ce que je sais, moi? Mais je pénétrerai. Le temps presse.
Et il partit.

Il comptait les minutes, les secondes, il ne courait pas; il volait.
Baigné de sueur, et ressemblant à un voleur de grand chemin, il arriva
au palais, et se jetant sur la première personne qu’il vit, je veux
parler à Electa, dit-il, à l’instant même.

--Vous plaisantez, mon bon monsieur, lui fut-il répondu avec un sourire;
Son Altesse royale est occupée. Faites une demande d’audience; son
Altesse verra si elle doit l’accueillir.--Mais elle meurt peut-être en
ce moment! cria le jeune homme désespéré.--Qui donc meurt? répondit la
personne qui lui parlait, et sans écouter la réponse, elle dit aux
gardes:

--Un fou vient de se présenter; mettez-le à la porte.

Les gardes se présentèrent pour faire leurs fonctions; mais le jeune
homme se jeta à genoux, luttant à la fois contre le désespoir et contre
la colère. A force d’être vaincu, il triompha de lui-même.

«Il s’agit de sauver ma sœur,» pensa-t-il, et levant la voix, il demanda
en grâce, au nom de Dieu, qu’on lui indiquât les moyens de faire
parvenir immédiatement une requête à Electa.

--Voici du papier et une plume! Écrivez, lui dit-on.

Et il écrivit:

  «MADAME,

  «Je suis un pauvre désespéré qui voit mourir une sœur qu’il aime. Ni
  elle ni moi ne savons prier Dieu; mais puisque vous, vous le savez,
  nous vous supplions de le faire pour nous. Le cas presse, madame,
  toute une famille de pauvres pécheurs est à vos genoux.»

Le billet fut remis à Electa, et quand fut venue l’heure d’entrer dans
son oratoire, elle fit une prière conçue à peu près en ces termes:


PRIÈRE D’ELECTA POUR LA MOURANTE

Puisqu’il faut se servir même des plus petites choses pour s’élever vers
le Seigneur, je ferai aujourd’hui ma méditation sur la mort de cette
pécheresse, et je vous remercierai, ô mon Dieu, de me fournir cette
nouvelle occasion de vous rendre grâce! Vous m’avez réchauffée dans
votre sein et vous l’avez tenue éloignée de votre cœur! Pendant que vous
vous éloignez de cette infortunée, je vous remercie, ô mon Dieu, des
complaisances que vous avez prises dans mon âme! Il est des âmes que
vous avez choisies entre dix mille, et mon âme est une de ces âmes. Il
est des intelligences que vous avez nourries de votre vin et de votre
lait, et mon intelligence est une de ces intelligences. Vous m’avez
parée; vous m’avez embellie; et maintenant je ne crains rien, je suis
assise en vous pour jamais.

Cette malheureuse créature, dont la mort prématurée attriste aujourd’hui
sa famille, a vécu dans l’ignorance de vos secrets. Livrée aux
faiblesses et aux misères, elle est allée sans doute de chute en chute
jusqu’à cette ignorance complète de vous-même, qui la trouble au bord du
tombeau. Étrangère à la discipline spirituelle, sous laquelle j’ai vécu,
elle n’a pas passé par les échelons de la science naturelle que j’ai
montés un à un. Elle n’arrivera jamais au port où je suis arrivée, et il
m’est bien permis de jeter sur son naufrage le regard que je jette sur
lui en ce moment, puisque par là je bénis la volonté du Seigneur qui a
permis entre sa destinée et la mienne ce contraste prodigieux.

Elle a été engloutie, la pauvre enfant, dans la tourbe des choses
humaines. A supposer même qu’un bon sentiment se soit glissé
quelquefois, et, je pourrais dire, se soit égaré dans cette âme livrée
aux choses d’en bas, combien a-t-il dû demeurer inculte? Si on le mêlait
aux pensées de mes servantes et de mes esclaves, il figurerait là comme
un sauvage dans une assemblée de rois.

Pendant que les pécheurs s’égaraient dans leurs sentiers, vous avez pris
en moi, ô mon Dieu, vos délices, et vous vous êtes plu à former mon cœur
à l’image de votre divin cœur. Je laisse les égarés courir à leur perte,
parce que je respecte l’impénétrabilité de vos permissions, et, le pied
sur la terre ferme, je me réjouis d’être étrangère aux terreurs de
l’Océan. Je ne suis pas comme ces mendiants qui tendent la main aux
hommes. Dans votre infinie bonté, vous m’avez donné ce qu’il fallait
pour vous faire honneur en ce monde. Je ne suis pas non plus comme ces
ignorants et comme ces enfants qui poussent vers vous des cris spontanés
et ingénus. Leur naïveté n’est pas mon partage. Me destinant à la
perfection, vous m’avez donné de toutes choses une connaissance
tranquille et parfaite. Vous avez voulu que l’éducation la plus savante
passât la lime sur toutes les aspérités dont l’âme humaine est capable.
Si vous ne m’avez pas inspiré l’oubli de moi-même, c’est qu’il fallait,
pour vous connaître complètement, contempler l’œuvre que vous avez faite
en moi et votre propre image dans mon pauvre cœur; il fallait aussi
contempler les autres, même cette malheureuse enfant, qui, pour la
première fois, sert à quelque chose; il fallait contempler les autres
pour mesurer la hauteur où, dans votre miséricorde, vous m’avez appelée.
Enfin, comme tous les bijoux de votre écrin étaient destinés à votre
élue, après m’avoir donné la grâce d’obéir, vous me donnez la grâce
mille fois plus rare de commander.

                   *       *       *       *       *

Les jours succédèrent aux jours, les mois aux mois, les années aux
années, et ainsi se passèrent dix ans.

Plusieurs jeunes filles de la cour s’exerçaient à la pratique des plus
hautes vertus; car le secret de la reine avait été divulgué; le _car_
que je viens d’écrire ne doit pas vous faire supposer que tout était
faux dans leurs qualités intellectuelles et morales. L’homme est si
compliqué, que presque jamais le bien ni le mal n’arrive en lui à la
perfection; elles étaient sincères, sans être absolument désintéressées.
Par une inconséquence naturelle à notre espèce, une certaine jalousie,
parfaitement contraire à l’esprit de lumière que cependant elles
recherchaient, une certaine jalousie ternissait peut-être ces regards
qu’elles jetaient les unes sur les autres, non pas tous les regards,
mais quelques-uns, non pas peut-être les regards de toutes, mais de
quelques-unes.

Chose singulière et encore inconséquente! Cette jalousie, s’il était
vrai qu’elle existât, n’osait pas se prendre à la fille même de la
reine, à Electa. Et cependant, comme il n’y avait qu’une couronne à
donner, que signifiait la jalousie? Cependant un certain combat inaperçu
et mystérieux se livrait entre elles, comme si un autre combat plus
inaperçu et plus mystérieux s’était livré au fond d’elles; c’était
l’espérance et le désespoir qui se livraient l’autre combat. Il est
infiniment rare que l’espérance soit triomphante dans l’homme,
infiniment rare aussi qu’elle soit morte absolument. Même quand elle se
croit morte, tant elle est faible, cependant elle a encore une légère
respiration qu’elle ne sent plus, et la glace qu’on lui mettrait devant
les lèvres trahirait l’haleine imperceptible de la mourante qui se croit
morte.

Electa, depuis la mort de sa mère, s’était rendue presque invisible.
Cependant un certain nombre d’ouvriers, particulièrement d’ouvriers
mineurs, l’abordaient facilement. C’était la recherche de la pierre
précieuse. Cette recherche était profondément silencieuse. Personne n’en
connaît les détails mystérieux, et, comme la pierre choisie, la pierre
nécessaire, n’était caractérisée par aucun signe précis, on ne savait
jamais si on l’avait trouvée.

«Ce doit être probablement, avait pensé Electa, la plus riche, la plus
rare.» Et elle avait fait fouiller les entrailles de la terre, et elle
possédait maintenant une collection de pierres, telle qu’il ne s’en
était jamais vu; et aucune couleur de pierre, aucune nuance, aucun
reflet, aucune forme, aucune espèce, aucune nature de pierreries n’avait
échappé à son ardente inquisition.

Tous les ans, à un jour donné, c’était, je crois, au moment où la
moisson était faite, tous les gens de la maison de la reine, et tous
ceux des environs, tous les vassaux et tous les vassaux des vassaux,
toute la population de la campagne avoisinante se réunissait au palais
d’été, situé à quelque distance de la ville, et là, on portait en
triomphe ou la reine, ou quelque personne qui tenait sa place, et on
faisait le tour de l’aire où le blé avait été battu, et les chants et
les acclamations de tout le peuple fêtaient la souveraine ou dans sa
personne ou dans la personne de celle qu’elle avait désignée.

C’était un concours, une assemblée, une réunion énorme et confuse où
tous les âges, tous les sexes, tous les costumes de tout le royaume
s’étaient donné rendez-vous.

Dans cette foule j’aperçois une famille que nous connaissons un peu,
bien peu, mais qui ne nous est pourtant pas tout à fait étrangère. C’est
cette famille qui habitait dans une cabane de sabotiers. Cette mourante,
recommandée par son frère aux prières d’Electa, cette mourante n’était
pas morte. La voici qui marche avec son frère sur le bord de la mer.
Elle se traîne languissamment. «Prenons-nous à droite ou à gauche?
demande son frère. Les deux chemins conduisent par deux détours de même
longueur devant la porte du palais.

--A droite,» répond-elle machinalement.

Mais au moment d’entrer dans la cour du palais, elle se heurte le pied
contre une pierre et tombe.

--Je ne veux pas, dit-elle, en se relevant, que le caillou qui m’a
blessée, en blesse d’autres. Elle le prend et l’emporte.

Cependant elle boitait, et la gaucherie naturelle de sa démarche et de
sa personne, augmentée par sa dernière maladie, amena le sourire sur
toutes les lèvres.

Tout à coup une lourdeur étrange se fit sentir, le ciel se couvrit de
nuages étagés, superposés, noirâtres ici, blanchâtres là: un roulement
lointain se fit entendre, et les bœufs épouvantés labourèrent la terre
avec leurs cornes; le tonnerre se rapprocha; quelques gouttes de pluie
tombèrent, rares et chaudes. La foule assemblée chercha un refuge dans
le palais dont toutes les chambres, toutes les salles, tous les salons,
tous les vestibules furent remplis en quelques minutes, et l’orage se
rapprochait. Le désordre de la foule distribua les maîtres et les
serviteurs, les grands et les petits, sans ordre apparent, et l’orage se
rapprochait. L’épouvante brouilla les rangs, et Electa se trouvait jetée
par la cohue au milieu de ses rivales quand un éclair terrible jeta sur
elles toutes sa lueur blafarde. Le coup de tonnerre fut simultané; entre
la vision et le fracas nul n’eut le temps de compter une seconde; le
coup fut déchirant, terrible, le palais trembla; les portes ouvertes se
fermèrent, les portes fermées s’ouvrirent, et, au nombre des portes
fermées, celle-là s’ouvrit qui ne s’ouvrait jamais.

                   *       *       *       *       *

Electa, toujours maîtresse d’elle-même, se dit: «Voici l’heure.» Elle
seule ne tremblait pas; comment trembler, puisque voici l’heure? Chaque
coup de tonnerre était pour elle l’accompagnement de son triomphe, et
quand la porte s’ouvrit, elle était seule calme, dans la terreur
universelle.

Elle approche; voici le portrait.

Le portrait n’était pas le sien. Son œil, qui n’avait jamais été
troublé, dépassa tout à coup le trouble, et resta immobile. Il avait
toujours été en deçà de l’émotion; maintenant il était au delà de
l’horreur.

Et l’orage redoublait. La foule tomba à genoux, prosternée par
l’horreur. Dans l’horreur universelle, Electa seule gardait
l’amour-propre. Electa seule songeait à autre chose qu’au tonnerre.
Electa cherchait sur tous les visages la ressemblance fatale, et si le
mot de consolation eût eu encore un sens pour elle, il eût signifié
ceci: je ne lui ressemble pas; mais au moins personne ne lui ressemble.
Les éclairs qui lui montraient successivement tous les visages de sa
connaissance et de sa rivalité, la rassuraient contre la rencontre d’une
ressemblance quelconque. Elle interrogeait le portrait, puis les
visages, et les éclairs qui confrontaient portrait et visages, et les
éclairs répondaient: non.

«Non, disait Electa, personne ne lui ressemble. La couronne n’est à
personne.» Mais voici un éclair qui n’est pas seulement terrible, qui
est cruel: que montre-t-il? Une petite figure sans beauté et sans
caractère: il découvre, au milieu de la foule, la personne du monde
entier la plus parfaitement oubliée dans tous les moments, et surtout
dans ce moment.

C’est la petite fille de la cabane, la fille du sabotier.

Et elle ressemble au portrait.

Le tonnerre n’avait pas encore été si terrible depuis le jour de sa
naissance.

Electa confronta le portrait et la figure, éclairés du même éclair. Et
la figure était ressemblante. Et dans la main de la jeune fille
agenouillée et épouvantée, un caillou était serré machinalement. Sa main
s’ouvrit, le caillou parut, et c’était la pierre du portrait.

C’était la petite pierre ramassée par la blessée, pour qu’aucun autre ne
se blessât.

Electa sortit, malgré l’orage, oubliant tout jusqu’au tonnerre; tel
était le délire de sa rage, qu’elle avait tout oublié, la vie et la
mort. Il n’y avait plus de place en elle pour autre chose que le
désespoir. A côté de l’orgueil, il n’y avait plus de place en elle pour
loger la peur. Elle sortit, et l’orage s’exaspéra jusqu’au tremblement
de terre. Une secousse, légère partout ailleurs, ouvrit la terre devant
elle seulement, elle tomba à genoux, non pour prier, mais pour
s’accrocher, se ramasser, et tomber de moins haut, si tout à l’heure
elle tombait. Elle glissa à genoux. Mais la terre ne lui opposa pas de
résistance. Elle s’ouvrit; Electa disparut.

                   *       *       *       *       *

Quand la souveraine, nouvellement acclamée, chercha les traces de
l’engloutie, à l’endroit où le genou d’Electa avait touché le sol, elle
ne vit qu’un peu de poussière noircie, et une odeur de fumée.




LES DEUX ENNEMIS


C’était aux eaux de Kreusnach. Une société brillante était réunie. La
France, l’Allemagne, la Russie et toutes les nations européennes y
avaient leurs représentants. Le matin, dès six heures, on se réunissait
à la fontaine; car le café au lait ne se prenait qu’ensuite; il fallait
l’avoir digéré pour prendre le bain d’onze heures; puis le dîner
réunissait les convives, puis le casino, les promenades, et la soirée se
passait, commencée par la musique et terminée par le souper. C’était
l’heure des toilettes.

Quelques groupes plus intimes se formaient au milieu de cette société;
la conformité de langues, de goûts, de tempéraments établissait quelques
intimités qui commençaient comme si elles devaient durer toujours, et
qui quelquefois mouraient avant d’avoir bien vécu.

Deux hommes particulièrement, d’une soixantaine d’années peut-être,
semblaient unis par un lien si serré qu’il leur était difficile d’aller
l’un sans l’autre, soit à la source, soit partout ailleurs.

On les voyait toujours ensemble, le long de la Nahe, du côté des
Rochers-Rouges.

Une mélancolie prononcée se lisait sur leurs deux visages, et c’était
sur l’un et sur l’autre à peu près la même teinte de mélancolie. L’un se
faisait appeler M. Pierre, l’autre M. Jean, et on ne connaissait pas
leur nom de famille. S’il était inscrit sur le registre de l’hôtel du
Palatinat, il n’était jamais prononcé ni rappelé nulle part.

Ces deux hommes semblaient avoir souffert profondément, diversement, et
être arrivés par deux routes fort différentes à deux états de brisement
qui se traduisaient à peu près de la même manière chez l’un et chez
l’autre. L’un et l’autre avaient certains sourires tristes et
significatifs qui avaient l’air de pleurs versés sur les illusions
perdues. Ils vivaient tous deux dans une demi-conversation faite de mots
échangés, puis de réticences, puis d’allusions.

Devant le monde, à la table commune, au casino, ils gardaient
généralement un silence singulier. Étrangers à la conversation générale,
ils se jetaient l’un à l’autre un regard d’intelligence, quand quelque
chose se disait qui choquait trop fortement leur sentiment intérieur.
Les autres convives parlaient et ne s’entendaient pas. Ceux-ci ne
parlaient pas et s’entendaient. Les autres se livraient quelquefois à de
longues et bruyantes expansions qui les laissaient aussi étrangers et
peut-être plus étrangers les uns aux autres, après une dépense de
paroles apprêtées. Jean et Pierre ne se disaient presque rien, mais ils
se comprenaient d’un regard. Un peu isolés dans la foule par leur
supériorité intellectuelle, ils la dominaient aussi par leur silence,
car le silence est une force à nulle autre pareille; l’homme qui ne se
livre pas semble garder en réserve une chose précieuse. La chose cachée
semble toujours importante.

Quand le soleil baissait, vers quatre heures de l’après-midi, ils se
trouvaient, sans s’être donné rendez-vous, à la porte de l’hôtel. Celui
qui arrivait le premier attendait l’autre instinctivement, sans savoir
qu’il l’attendait. On eût dit qu’il y avait dans ces deux hommes déjà
très mûrs, et dont les cheveux exagéraient encore la maturité, car ils
étaient l’un et l’autre blancs comme la neige, on eût dit qu’il y avait
quelques-unes des douceurs et des rêveries de la jeunesse. Quand ils
s’étaient rencontrés, ils partaient ensemble, sans savoir où ils
allaient, se dirigeaient vers les bords de la Nahe, admiraient
silencieusement les magnificences du paysage, se communiquant leurs
impressions par des coups d’œil rapides, échangeaient quelques mots qui
étaient ordinairement des réflexions générales, bientôt coupées par des
réticences qui ressemblaient à des souvenirs. Car le souvenir avait
évidemment une grande place dans leur vie. Mais une discrétion extrême
et mutuelle éteignait sur leurs lèvres mille paroles qui auraient dû
s’allumer. Cette discrétion n’était pas une gêne. Elle était plutôt un
instinct.

Au lieu d’être une contrainte, cette discrétion semblait une liberté.
S’ils se parlaient peu, ce n’était pas pour se cacher leur pensée et
leur vie, c’était plutôt parce qu’ils se trouvaient dispensés
d’explication, par le fait même de leur intimité. Il leur semblait
qu’ils s’étaient connus toujours, et qu’ils s’étaient dit les choses
qu’ils avaient à se dire. Leurs confidences leur semblaient si
naturelles à faire, qu’ils croyaient presque les avoir faites. Au lieu
de les exprimer, ils les avaient sous-entendues. Mais le résultat était
le même.

Le résultat était le même, surtout pour Pierre, non pas tout à fait pour
Jean. Jean se disait de temps à autre:

«Il est singulier qu’après tant d’heures passées ensemble, nous soyons
encore si peu au courant l’un de l’autre!»

Mais ces étonnements se produisaient surtout quand ils étaient loin l’un
de l’autre.

A peine l’heure du repos ou de la promenade les réunissait-elle, qu’un
certain assoupissement endormait chez Jean comme chez Pierre le désir de
parler et d’entendre. Et le commerce intérieur reprenait, plus intime
que la conversation, et de temps en temps ce commerce prenait avec le
souvenir quelque ressemblance bizarre et indescriptible. Ils se
trouvaient l’un et l’autre subitement reportés à trente ans de là. Leur
jeunesse leur apparaissait avec ce caractère merveilleux que le lointain
lui donne. Car le souvenir efface les angles. Il a un prestige
prodigieux pour embellir tout ce qu’il touche. Il montre la jeunesse
passée à travers un prisme qui lui ôte toutes les douleurs et qui
exagère toutes les joies. Il prend la substance des choses: il en
supprime l’accident: il montre, dans une beauté idéale, des matins, des
soirs, des printemps et des automnes qui ont souvent renfermé bien des
tristesses et des laideurs. Mais le souvenir est un prestidigitateur qui
cache tout ce qu’il veut cacher, et qui colore ce qu’il montre de la
couleur qu’il veut montrer.

Peut-être cette faculté du souvenir se développait-elle spontanément
chez ces deux hommes, quand ils étaient près l’un de l’autre, et
peut-être le charme de cette émotion était-elle le lien secret de leur
amitié. Le son de la voix de Pierre remuait quelque chose dans l’âme de
Jean, et le regard de Jean remuait quelque chose dans l’âme de Pierre.

Il y avait une certaine ressemblance dans la cause même de leur présence
à Kreusnach. Une certaine hypocondrie avait déterminé chez l’un et chez
l’autre un affaiblissement du système nerveux. La ressemblance de leur
état physique augmentait peut-être leur intimité.

Peu à peu leurs conversations devinrent plus intimes, sans encore être
personnelles, par le fait des questions qu’ils abordaient ensemble.
Elles roulaient presque toujours sur l’âme, sur ses blessures. Qu’elle
fût littéraire, philosophique, politique, religieuse, ou qu’elle se
localisât dans les faits que les circonstances mettaient sous leurs
yeux, c’était toujours l’âme humaine qui en faisait le fond, et toujours
l’âme humaine blessée.

Plus les jours s’écoulaient, plus le lien qui les attachait l’un à
l’autre se serrait. Un jour Pierre resta au lit. Sa sensibilité nerveuse
était plus maladive qu’à l’ordinaire. Jean sortit, pour faire la
promenade qui faisait partie de son traitement. Mais une tristesse
insurmontable s’empara de lui, et à peine était-il arrivé au pont qui
précède le casino des bains, qu’il revint écrasé d’ennui et, rentré à
l’hôtel, s’assit sur une chaise, près du lit de Pierre. Les deux amis
sentirent mieux ce jour-là qu’à l’ordinaire ce qu’ils étaient l’un pour
l’autre.

La tristesse tenait ces deux célibataires si complètement célibataires,
qu’ils semblaient absolument isolés dans le monde, sans famille et sans
amis.

Un soir, quand Pierre eut repris quelques forces, il accompagna Jean au
casino. La musique était ou du moins leur parut mille fois plus
pénétrante qu’à l’ordinaire. La soirée était superbe; après une journée
brûlante, un vent frais s’était levé vers quatre heures. Pierre, appuyé
sur Jean, reprit avec lui le chemin de la Nahe. Les champs de vigne,
disposés en amphithéâtre, semblaient se reposer, comme les hommes, de la
chaleur du jour. Un silence profond semblait tomber du haut des
montagnes. Ces montagnes qui bordent la Nahe s’éclairent le soir de
reflets imprévus, quand le soleil dit adieu à cette masse de terre dont
la couleur étrange a donné leur nom aux Rochers-Rouges. Cette terre, qui
ressemble à de la brique rouge, s’empourprait ce soir-là avec plus
d’éclat qu’à l’ordinaire. Ce silence ne semblait pas un silence mort,
mais un silence vivant composé de bruits infiniment légers qu’on
devinait sans les entendre.

La molle splendeur de cette soirée disposait l’âme à s’ouvrir, et
l’inclinait vers l’expansion.

--Où serais-je, maintenant, dit Pierre, si ma vie n’avait pas été brisée
autrefois?

--C’est justement là, dit Jean, ce que je me demandais à l’instant même.

--Votre vie a donc été brisée comme la mienne?

--Brisée.

--J’ai vécu seul. Je mourrai seul.

--Et moi aussi.

--Et comment, reprit Pierre, comment êtes-vous entré dans cette
solitude?

--Par l’abandon d’un ami, répondit Jean.

--Singulier hasard! Et moi aussi.

--C’est un lourd poids, dit Jean, que celui de haïr, et je le porte
depuis trente ans.

--On dirait, reprit Pierre, que vous êtes l’écho de mes pensées.

--Je pense avec douleur, dit Jean, que nous avons été pris au piège tous
les deux. Ceux qui ont été mis sur notre route étaient donc précisément
ceux qu’il fallait pour nous perdre.

--Ah! dit Pierre avec un profond soupir, si j’avais eu un ami comme
vous!

--C’est ce que je me dis tous les jours, répondit Jean. Ah! si j’avais
eu un ami comme vous!

--Mais voyez donc! On dirait que nos deux situations sont copiées l’une
sur l’autre! Où la ressemblance s’arrêtera-t-elle?

--Pour le savoir, il faut que nous nous disions ce soir même toute notre
vie l’un à l’autre.

Et tous deux firent silence comme pour se préparer à dire des choses
secrètes.

--Peut-être, dit Pierre, dans le principe, alors que nos cœurs étaient
tout chauds encore de notre amitié, peut-être aurais-je dû prier mon ami
à genoux de ne pas s’éloigner de moi, peut-être qu’un accent, une
inflexion de voix, un rien l’aurait retenu. J’ai fait cependant ce que
je vous dis, mais si je l’avais fait une fois de plus, qui sait? Un
grain de sable peut quelquefois faire pencher la balance.

--Oui, qui sait? dit Jean. Moi qui vous parle, il me semble aujourd’hui
que si l’ami que j’ai perdu était venu une fois de plus me dire, ce
qu’il me dit un jour: «Je vous supplie par le plus sacré de vos désirs!»
Je serais revenu.

--Chose étrange, dit Pierre, votre ami vous a dit cela?

--Oui.

--Et moi j’avais dit cela à mon ami, et la haine est venue quand j’ai vu
fuir celui que j’aimais.

--Et moi, dit Jean, mon cœur s’est endurci. Personne ne peut connaître
la souffrance de celui qui porte un cœur endurci, il n’y a qu’en ce
moment, où je veux parler comme autrefois je parlais à mon ami, que je
sens quelque chose s’amollir au fond de mon cœur et ce commencement
d’attendrissement me dévoile un peu nos torts. Car, oui, je crois m’en
apercevoir, cet ami dont je vous parle je l’ai abandonné et trahi; mon
cœur, moins dur, se gonfle en ce moment comme si je lui parlais, à lui
même.

--Que ne lui est-il donné de vous entendre parler ainsi, dit Pierre
d’une voix émue, à votre accent qui me pénètre, je devine qu’il vous
pardonnerait. Vous accepteriez son pardon, comme il accueillerait votre
repentir, car le pardon n’est fait que pour ceux qui se repentent, et ce
mot, pardon, jette en ce moment dans mon cœur un trouble étrange, il me
tente. Votre besoin, que je sens, me touche; je voudrais satisfaire
votre désir et si celui qui a jeté en moi le sentiment terrible de la
haine se trouvait devant moi, je lui accorderais peut-être le bénéfice
de l’émotion généreuse que soulèvent dans mon cœur vos regrets. Oh! que
la distance, l’absence et le silence sont terribles!

Et pendant que celui-ci parlait, il se passait dans l’autre quelque
chose de singulier.

S’il était là, se disait-il, oui, s’il était là, il comprendrait ce
qu’il n’a pas compris. Il sentirait ce qu’il n’a pas senti.

Et il revoyait l’ancienne figure de l’ancien ami devenu ennemi; mais ce
n’était plus l’ennemi, c’était l’ami qui prévalait. Au lieu de
considérer l’homme d’autrefois sous l’angle de la haine, il le
considérait sous l’angle de l’amitié.

Le regard ennemi rend mauvaise l’âme sur laquelle il porte; non
seulement il voit le mal, mais il le fait. Il produit la haine, parce
qu’il est né de la haine. Il fait le mal qu’il voit.

Le regard ami améliore l’âme sur laquelle il porte. Il fait le bien
qu’il voit. Il féconde les germes que tue le regard ennemi.

Et tout à coup Pierre, pensant à Jean, au lieu de le considérer sous
l’angle de la haine, le considéra sous l’angle de l’amitié.

Et tout à coup Jean, pensant à Pierre, fit le même acte intérieur.

L’ennemi du genre humain aime la division; mais il l’aime surtout entre
ceux dont il devine que l’amitié serait douce et féconde. Aussi, quand
deux âmes sont spécialement faites l’une pour l’autre, il emploie toutes
ses forces à les diviser; et il supporterait plus facilement la
réconciliation de mille ennemis ordinaires, que celle de deux ennemis
extraordinaires qui risqueraient, s’ils étaient amis, d’être de grands
et forts amis.

Et il y a plus d’attrait pour lui à diviser deux âmes exceptionnelles,
destinées par leur commune supériorité à une union exceptionnelle, qu’à
diviser cent mille âmes inférieures qui n’ont jamais quitté la voie de
la division.

C’est pourquoi, quand deux âmes sont faites pour s’unir, ou pour se
réunir, il met en jeu, dans l’une vis-à-vis de l’autre, tout l’arsenal
de la calomnie.

Il évoque, dans chacune d’elles, toutes les amitiés trompées, toutes les
bonnes intentions méconnues, toutes les illusions généreuses qui ont été
flétries par l’ingratitude, et il combat dans chacune d’elles les
tentatives de l’amitié par les tentations de l’hostilité, et il confond
à dessein la circonstance présente et favorable avec d’anciennes
circonstances passées et défavorables: il engage la mémoire et le
jugement dans des voies fausses pour trouver des ressemblances qui
n’existent pas.

Et, pour comble de scélératesse, il donne aux mensonges et aux
imprudences qu’il suggère, les apparences de la sagesse; il dit à sa
victime:

«Tu n’es plus un enfant. Jusqu’à quand seras-tu trompé par les illusions
de l’enfance? Jusques à quand seras-tu le jouet de tes ennemis et la
dupe de ta générosité? Profite au moins de l’expérience, et ne va pas
t’engager dans la route que tu as déjà suivie à ton grand préjudice.»

Ainsi il donne au mensonge l’apparence de la sagesse, et à la fermeture
du cœur l’apparence de l’énergie.

Ainsi, pour mieux duper l’homme, il allume en lui la crainte d’être
dupe, et pour le mieux précipiter dans l’abîme, il lui parle de force,
d’expérience, de sagesse et de prudence.

Vous cherchez une personne amie; dans la rue, devant vous, quelqu’un se
présente, qui lui ressemble de loin, vous approchez; ce n’est pas elle:
mais, un instant après, c’est elle; c’est bien elle. On dirait que son
image l’a précédée, et que, devant elle, marchait un mirage.

Ainsi, sur le chemin de la vie. Vous croyez avoir trouvé, et c’est une
illusion; mais quand vous trouvez réellement, quand la chose est devant
vous, la chose et non le mirage, l’ennemi s’approche et vous dit à
l’oreille:

«Voici encore une illusion. Souviens-toi de tes erreurs passées. Tu
étais un enfant, mais à présent tu es homme, et tu serais sans excuse si
tu retombais dans les illusions de l’enfance. Souviens-toi que tu as
ouvert ton cœur mal à propos, et ferme-le désormais.»

Car il y a une amertume qui se donne pour le fruit de la sagesse, et qui
est le poison même de l’illusion noire, fermant la porte à l’espérance,
et corrompant les sources de la vie.

Quand le prêtre monte à l’autel, à l’introït de la messe, celui qui
répond au nom du peuple chrétien, parle du Dieu qui réjouit sa jeunesse.
Quel que soit l’âge de celui qui parle, et de ceux au nom de qui il
porte la parole, il parle de sa jeunesse, parce que le prêtre monte à
l’autel de Dieu.

L’amertume qui vient de l’ennemi, la tristesse qui décourage, les
mauvais souvenirs qui flétrissent, tout cela, c’est la vieillesse,
eussiez-vous vingt ans.

Mais l’oubli complet et généreux, qui est la magnificence du pardon,
l’espérance alerte et allègre, qui donne des ailes à la vie, pour voler
aux deux tours de la cathédrale où l’on adore, cela, c’est la jeunesse,
eussiez-vous quatre-vingts ans.

Ne pas aimer, se dit en latin: ne pas voir, _invidere_.

La malveillance est une cécité.

Et comme la lumière produit la lumière, les ténèbres produisent les
ténèbres. La lumière du regard qui voit augmente la lumière dans l’âme
de celui qui est vu: les ténèbres du regard qui ne voit pas augmentent
les ténèbres dans l’âme de celui qui n’est pas vu.

Celui qui n’est pas vu, c’est celui qui n’est pas aimé.

Et ainsi les deux murs de ténèbres vont s’épaississant de part et
d’autre, entretenus et soignés par l’absence et le silence.

Et l’ennemi triomphe d’un triomphe d’autant plus malin et d’autant plus
cruel qu’il soupçonne ceci:

Si ces deux âmes, faites l’une pour l’autre, s’aimaient, elles se
verraient; si elles se voyaient, elles s’aimeraient, et de leur vue et
de leur amour il naîtrait peut-être quelque chose d’admirable.

Ainsi roulaient dans l’âme de Pierre et de Jean mille pensées bonnes et
mauvaises, les unes par les autres combattues.

Ils marchaient en silence, comme il arrive quand une grande émotion est
dans le voisinage. On dirait que, même à votre insu, elle vous enveloppe
et vous oppresse.

Ils avaient perdu de vue leur promenade, dans la distraction de leurs
pensées, et, sans s’en apercevoir, ils avaient gravi la montagne qui
domine la Nahe et permet d’apercevoir le Rhin à gauche, à droite le mont
Taunus.

Or le soleil se couchait; le Taunus embrasé se couronnait de pourpre et
d’or; dans la vallée les vitres du village étincelaient comme des
diamants exposés au feu des lustres; le fleuve brillait aussi, et
semblait animé par les feux du soleil couchant; l’embrasement du jour et
la fraîcheur du soir se combinaient; la chaleur, tempérée par la
montagne, devenait enivrante comme la lumière, tempérée par la nuit. Les
splendeurs et les ombres, les montagnes et les vallées, les nuages de
pourpre et les fleuves de diamants, le château du rhingrave et les
ruines historiques, les forêts de sapins noirs vaguement traversées par
les derniers éclairs du soleil couchant: Tout ruisselait d’or et de feu.

Ces magnificences élevèrent l’âme des deux voyageurs. Les mauvais
souvenirs moururent en eux. Les splendeurs du soir allumèrent en eux
l’étoile du matin. La beauté réveilla la bonté qui dormait; elle lui
cria: Voici le jour; ouvre les yeux; admire!

Il y a dans l’admiration des forces inconnues, des forces qui
ressemblent à des larmes, comme elles cachées, et comme elles
puissantes. Ce sont des sources endormies, qui se réveillent
bouillonnantes, et le bandeau tombe, et l’aveugle voit.

L’admiration secoue les longues torpeurs; elle puise d’une main avide
dans les trésors longtemps cachés, et verse d’une main généreuse, sur
les choses du dehors, ce qu’elle a puisé dans celles du dedans.
L’admiration peut donner naissance à mille splendeurs, qui, au premier
abord, ne lui ressemblent pas et ne semblent pas ses filles.

Le pardon, par exemple, que mille discours auraient peut-être été
impuissants à produire, naquit de l’admiration dans Jean et dans Pierre,
ou du moins ce fut elle qui fit déborder le vase contenant la liqueur
précieuse. Et le pardon naquit de l’admiration, comme le fruit naît de
la fleur.

Si Jean était là, pensait Pierre, je tomberais dans ses bras.

Si Pierre était là! pensait Jean.

Tout à coup le regard de l’un éclairci par la lumière qui se levait dans
leur âme, tomba sur la face de l’autre, et un point d’interrogation
singulière, presque terrible, s’alluma dans leurs yeux!

S’il était là?

Mais peut-être il est là?

Si c’était lui?

Mais c’est peut-être lui?

Mais il est là!

Mais c’est lui!

Jean reconnut Pierre, et Pierre reconnut Jean, leurs bras s’ouvrirent
dans une étreinte puissante qui les retint un instant, puis ils
demeurèrent en silence, promenant leurs regards autour d’eux sur les
adieux magnifiques de la lumière, comme s’ils eussent craint de troubler
par le bruit de leur voix le silence de la splendeur qui les avait
réveillés de leur sommeil.




IL S’AMUSE


Jules s’était emparé du chat. Les autres enfants applaudirent; car
Jules, gamin d’une dizaine d’années, avait fait un tour de force. Il
paraît que ce chat avait fait, pour fuir, des efforts inexprimables. La
peur lui avait suggéré mille expédients. Le pauvre animal était devenu
touchant. Enfin, acculé dans je ne sais quel coin, car je ne sais pas
les détails de la chasse, il fut pris. Les yeux de Jules brillaient de
plaisir. Le chat poussait des miaulements lamentables. Les autres
enfants applaudissaient bruyamment. Que faut-il lui faire? criait la
bande joyeuse. Chacun proposait un genre de supplice.

--Vous n’y entendez rien, dit Jules.

Il faut d’abord lui crever les yeux. Après, nous verrons.

Ce parti fut adopté.

--Toi, tiens-le, dit Jules à Raoul.

Raoul tient le chat par la peau du cou.

Puis Jules alla chercher une épingle qu’il fit rougir au feu, et il
revenait triomphant.

Pendant que Raoul tenait l’animal, le pauvre animal si doux, si doux
qu’il se défendait à peine, Jules fit l’horrible opération.

Les miaulements du chat furent épouvantables. Jules ne fut pas
épouvanté.

Plusieurs d’entre les enfants voulurent tuer le chat pour finir son
supplice plus promptement.

--Pas du tout, dit Jules; il faut nous amuser plus longtemps que ça.
Nous allons le lapider, pour faire durer le plaisir.

Ce parti fut adopté.

Le chat, rugissant de douleur et de peur, fut écrasé sous les pierres
que les enfants lancèrent une à une, sous la direction de Jules, qui,
bourreau en chef, commandait le supplice.

On avait attaché le chat au pied d’un arbre. Peu à peu les cris et les
mouvements diminuèrent. Jules le tourna, le retourna, et l’ayant trouvé
parfaitement immobile, c’est fini, dit-il, et ils allèrent se livrer à
quelqu’autre jeu, car il faut bien varier les plaisirs.

Cependant, la bonne femme Jeanne cherchait partout son chat. Ce chat
était son compagnon, son ami, son petit amusement. Elle arriva sur la
place du village au moment où la main de Jules laissait tomber le chat
sans mouvement.

Comme la bonne femme était connue pour soigner les animaux, les enfants
s’attendaient à une explosion de colère qui les amusait d’avance, et ils
s’enfuirent prudemment, redoublant leurs cris et leurs rires.

Jeanne trompa leur attente. Elle pâlit, sa main tremblante prit le chat,
et elle l’emporta sans dire un mot.

Deux mois après, Jeanne, sur la place du village, déposait précieusement
à terre un chat dont les jambes faibles tremblaient encore un peu.

Elle s’assit à deux pas de lui, et lui présenta un morceau de viande,
regardant d’un air anxieux si le chat la voyait.

Elle ne dit pas un mot, elle n’appela pas l’animal, pour ne pas lui
indiquer où elle était, par la direction de sa voix.

Le chat vint à elle et saisit ce qu’on lui présentait et déchira sa
proie à belles dents.

La pauvre figure de Jeanne s’éclaira d’un éclair de joie qui avait l’air
d’un remerciement.

--Ah! Mitouflet, dit-elle, tu vois et tu manges! Ils se sont trompés. Je
t’ai guéri. Mitouflet! Tu n’étais pas encore mort, et tu n’étais pas
aveuglé!

Et elle caressait Mitouflet de tout son cœur, pour le remercier d’être
vivant et voyant.

A quelques pas d’elle passa un gamin: c’était Jules.

Jeanne alla à lui, lui mit le doigt sur le front, et le regardant dans
les yeux, lui dit d’une voix tremblante:

--Toi, tu mourras sur l’échafaud.

Jules rit ce jour-là comme jamais il n’avait ri de sa vie. Il raconta
l’aventure à tous ses camarades. Jamais, non, jamais de la vie, on ne
s’était tant amusé. On n’appela plus Jeanne que la bonne femme à
l’échafaud. On ne rencontrait plus Jeanne sans lui demander si elle
avait enfin dressé la guillotine et si c’était pour le lendemain matin,
à quelle heure et où aurait lieu l’exécution, si c’était sur la place du
village, etc., etc.

--Oui, oui, dit un jour Jules, ce sera sur la place du village, s’il
vous plaît?

Et on organisa un jeu. On réunit quelques planches. On simula tant bien
que mal la guillotine. Il y eut un bourreau, un aide-bourreau; le
bourreau, si j’ai bonne mémoire, s’appelait Louis. C’était celui-là même
qui avait tenu et attaché le chat, pendant son supplice.

Jules prit la place du condamné. On lui fit la toilette. On lui coupa
quelques cheveux. Il joua si bien son rôle, que tous se dirent les uns
aux autres: Ce gaillard-là a déjà vu guillotiner.

--Hé! bien sûr, dit Jules, que j’ai déjà vu guillotiner. On n’a pas des
jambes pour rien. L’an dernier, quand on a raccourci l’autre, je suis
allé la nuit au chef-lieu, sans prévenir papa ni maman, et je n’ai pas
mis mes yeux dans ma poche.

                   *       *       *       *       *

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé, six forts chevaux ne
tiraient pas un coche, mais un seul cheval, faible, vieux, poussif,
tirait une charrette trop lourde pour lui. Le jeune paysan qui le
conduisait, pouvait avoir une vingtaine d’années. Il apostrophait la
pauvre bête à chaque instant, lui jetant les injures les plus
grossières; puis, comme les injures ne faisaient pas marcher Coco, le
jeune paysan en vint aux coups, et comme les coups ne faisaient pas
marcher Coco, le jeune paysan frappa non plus avec la pointe, mais avec
le manche du fouet. Son vieux serviteur, couvert de sueur, toussait
comme un pauvre vieux cheval poussif; le jeune paysan redoublait ses
coups; un camarade passa, et dit au jeune paysan:

--Tu n’as pas honte de traiter comme ça Coco? Coco, qui ne t’a jamais
refusé ses services, quand il était jeune et vigoureux! Coco qui te
portait, et qui me portait avec toi, quand nous avions une dizaine
d’années, dans le même panier, l’un à droite, l’autre à gauche! Coco qui
a si souvent conduit ton père, et que défunte ta mère aimait tant,
qu’elle lui donnait du sucre à manger, elle qui n’en mangeait guère
elle-même, la brave femme! Mais je l’ai vue bien souvent, sans faire
semblant de rien, garder le sucre de son café au lait pour le donner à
Coco...

Le passant continua sa route, et le paysan redoubla ses coups. Irrité du
sermon qu’il venait d’entendre, il s’en vengea sur Coco. Tout ce qui est
méchant aime à contredire, et comme on avait demandé la grâce de Coco,
le jeune paysan battit Coco trois fois plus fort. La pauvre bête râlait,
et le paysan frappait toujours. La figure de ce jeune homme était
immobile, en frappant le cheval. Il lui donnait des coups sur la tête,
comme pour être plus cruel envers l’animal, et plus désobéissant aux
conseils reçus. L’esprit de cruauté et l’esprit de contradiction
s’aidant l’un l’autre, il frappait Coco avec une espèce de rage froide
qui s’augmentait des résistances involontaires qu’opposait à sa colère
la pauvre bête mourante. Coco n’avançait pas, parce qu’il ne pouvait
plus avancer. La sueur et le râle de l’animal exaspérèrent le paysan,
qui s’irritait de sa fureur. Un coup plus fort que les autres fut porté
sur la tête de Coco, et le vieux serviteur de la famille tomba, la
bouche pleine d’écume, et tomba pour ne plus se relever.

Le soir, quand le pauvre corps de Coco fut rapporté à la ferme, tout le
monde était dans la désolation. Chacun rappelait les qualités du
serviteur qu’on venait de perdre. A celui-ci il avait rendu tel service,
à celui-là, tel autre. Tel jour, quand la charrette était embourbée, il
avait bien mérité de la famille, en la soulevant par un effort suprême.
Tous les souvenirs de toute la maisonnée se levaient autour de Coco. Le
père dont la figure était un peu rude, mais non pas dure, pleura le
dernier, mais il pleura. Quant à Jules, il alla se coucher. «Moi,
dit-il, d’une voix sèche, je vais dormir.»

--Toi, Jules, lui dit son père, tu es un méchant. Et étendant la main
avec une sorte de solennité qui n’était pas dans les habitudes du
paysan: Mauvais cœur, dit-il, mauvais cœur! Si ta mère vivait encore,
Jules, il y aurait ici deux yeux de plus pour pleurer Coco!


A LA COUR D’ASSISES

Sur mon honneur et conscience, devant Dieu et devant les hommes, la
déclaration du jury est: Jules P*** est-il coupable d’avoir donné
volontairement la mort à son frère Joseph?

Oui, à la majorité.

Existe-t-il en sa faveur des circonstances atténuantes?

Non, à la majorité.

Le ministère public se leva:--Je requiers l’application de l’article 302
du Code pénal.

Et, quelques instants après, le Président des assises:

--La cour, après en avoir délibéré, condamne Jules P*** à la peine de
mort.

Le Président au condamné:

--Vous avez trois jours francs pour vous pourvoir en cassation contre
l’arrêt qui vient de vous frapper.

Au moment où ces paroles allaient se prononcer et se prononçaient, vous
croyez peut-être que l’accusé qui allait devenir le condamné manifestait
quelque émotion terrible. Vous croyez que les yeux fixés sur lui
rencontraient une désolation capable de changer toute indignation en
pitié.

Détrompez-vous. Jules était le seul homme qui, dans la salle d’audience,
ne manifestât absolument rien.

Un arrêt de mort qui va se prononcer envoie devant lui une sorte de
terreur qui plane sur le public d’une cour d’assises. Les yeux se fixent
sur l’accusé, et les regards sont remplis de mille sentiments. Cette
tête qui va tomber ne ressemble plus à une autre tête; sur elle le
glaive de la loi est levé, et déjà visible.

Parmi les spectateurs du drame, un seul témoignait une indifférence
complète: c’était Jules.

Avant et pendant ces paroles qui contenaient son arrêt de mort, sa
figure ne fit pas un pli. Ses yeux n’eurent pas un éclair, sa bouche
n’eut pas une crispation. Ni terreur, ni fureur, ni douleur. Au moment
le plus terrible, il se gratta légèrement le haut de la tête, voilà
tout.

Au moment où le président du jury prononça la déclaration, on eût pu
voir dans la salle tel spectateur, la poitrine haletante, le cou tendu,
l’œil en feu:

Le condamné, lui, n’avait pas même l’air d’écouter; on eût dit que la
chose ne le regardait pas.

L’homme qui aurait regardé, sans être averti de leur situation, ce
spectateur et ce condamné, aurait pris le premier pour le second, le
second pour le premier, et eût trouvé le second bien froid et bien
indifférent, même pour un spectateur.

Que pensez-vous de cette attitude?

Jules était-il courageux jusqu’à l’héroïsme? Moi, je le crois
indifférent jusqu’à la stupidité.

Les hommes se figurent volontiers un grand criminel comme un homme
violent et passionné; ils lui voient de loin un œil terrible, un front
fatal.

C’est précisément le contraire. Le grand criminel est, en général, un
personnage froid, indifférent, abruti.

Pour être immobile, pendant qu’on décidait son sort, Jules n’avait pas
eu le moindre effort à faire. Sa stupidité n’était pas une hypocrisie.
Son abrutissement était sincère. Cet œil atone, glacé, dur, ne mentait
pas. Il ne disait rien, parce qu’il n’avait rien à dire. Cette bouche
fendue comme par un coup de sabre, ouverte comme la plaie faite par un
coup de couteau, étroite et sans lèvre, ne mentait pas. Ce front bas et
dégradé ne mentait pas.

Cette torpeur idiote du monstre à moitié endormi qui ne distingue plus
entre la vie et la mort, à qui l’une est aussi indifférente que l’autre,
et qui ne se réveille même pas pour entendre son arrêt, tout cela était
parfaitement sincère.

Aux deux extrémités de l’échelle humaine, au plus haut et au plus bas
degré, l’homme semble quelquefois se détacher de sa situation actuelle.
Ce détachement n’est pas une loi générale. Il ne se produit pas
toujours, mais il se produit de temps en temps. Quelquefois le grand
homme, à force d’être supérieur à l’accident, semble lui devenir presque
étranger. Quelquefois le scélérat, le misérable, l’imbécile, à force
d’être inférieur à l’accident, semble lui devenir étranger.

En général le spectacle du malheur substitue la pitié au mépris. Mais
dans certains cas horribles, comme celui de Jules, quelque chose veille
à ce que cette substitution ne se fasse pas. Cet homme semblait dire:
n’ayez pas pitié de moi; car je suis sans pitié, et je n’en ai pas même
pour moi.

Il en reste encore une alors, cependant, qui veille près du condamné à
mort. C’est celle de l’aumônier. Cette pitié-là ne discute pas. Elle
existe, voilà tout. Plus forte que le mépris, la pitié du chrétien
poursuit le scélérat malgré lui-même; elle le poursuit partout,
obstinée, invincible. Elle le poursuit dans la prison, dans la charrette
qui conduit à l’échafaud, elle le poursuit au pied de l’échafaud! Elle
le poursuit sur l’échafaud! Elle le poursuit malgré les refus, malgré
les injures, malgré les soufflets, malgré les crachats.

Plus forte que le crime, plus forte que la haine, elle poursuit le
criminel d’une poursuite incompréhensible, qui étonne la nature: à cet
homme, tel qu’il est, elle offre le pardon; au baiser de ces lèvres,
telles qu’elles sont, elle offre le crucifix.

Jules resta-t-il jusqu’au bout fidèle à l’insensibilité? Du côté de
Dieu, je ne sais ce qui se passa. Mais du côté de l’homme, voici les
renseignements que j’ai recueillis.

Jules apprit le rejet de son pourvoi. Sa figure ne fit pas un mouvement.
Il apprit le rejet du recours en grâce. Indifférence parfaite. On eût
dit qu’il s’agissait d’un autre que de lui, dans cette affaire, et qu’il
ne savait seulement pas le nom du condamné. Son œil n’eut pas une fixité
plus effrayante. Il resta simplement morne.

Le jour de l’exécution arriva. La petite ville où le gamin Jules avait
joué, la petite ville où le petit monstre avait torturé un chat, cette
petite ville qui n’avait jamais vu d’exécution capitale, allait en voir
une, et c’était celle de Jules!

Il n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Il n’avait pas l’air de se
souvenir. Il semblait ne se souvenir de lui-même pas plus que du chat,
du cheval, ou du jeune homme qu’il avait tué.

Cependant était arrivé le jour de l’exécution. Voici l’instant qu’on
appelle la toilette du condamné. Le bourreau qu’il n’a pas encore vu
entre dans la chambre du condamné.

Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas? Le nom du camarade de Jules, le
nom de cet enfant qui jouait le bourreau, quand Jules jouait le
guillotiné. Ce bourreau en effigie, ce bourreau en herbe, ce bourreau
enfantin s’appelait Louis. C’était Louis qui riait autrefois, préparant
une planche qui devait représenter dans le jeu la guillotine de Jules.
Ce jeu avait fini par éveiller dans l’esprit de Louis l’idée de
solliciter une place de bourreau. Il l’avait obtenue.

Et, à l’heure que je raconte, au moment où Jules, non plus enfant, mais
homme, où Jules véritablement condamné à mort vit entrer dans sa cellule
le véritable bourreau qui venait lui faire sa toilette dernière, celui
qui entra

CE FUT LOUIS!

Jules le reconnut. Il l’avait perdu de vue depuis leur enfance. Il le
reconnut et ses dents claquèrent. Son œil s’ouvrit démesurément, et de
morne qu’il était, il devint horrible. Jules claquait des dents; il
tremblait, il étouffait. Il ne pouvait ni parler, ni s’aider. Louis,
pâle comme un mort, le maniait comme on manie une chose. Jules était
inerte entre ses mains, tout à coup il poussa un cri rauque. La terreur
devint sur sa figure une grimace épouvantable, et comme si son sort eût
dépendu de Louis, il cria d’une voie étouffée: Grâce! Grâce! Il ne
pleurait pas; il ne sanglotait pas; c’était un râle. Et il se laissait
faire avec la stupeur de l’épouvante.

Il fallut le porter sur la charrette qui conduit à l’échafaud. Le trajet
fut horrible. Décidément Jules se souvenait. Décidément il
reconnaissait. Ainsi sur cette place où Jules avait autrefois joué à se
faire guillotiner par Louis pour se moquer d’une vieille femme, Jules
allait être guillotiné par Louis, pour satisfaire la justice des hommes.
Sur la charrette fatale, il parut naître à la vie, au moment de la
quitter. Il parut sentir. Ce cœur qui allait cesser de battre, semblait
battre pour la première fois. Le désespoir qui était caché au fond de
cet homme, comme le feu au fond d’une pierre, vint sur sa face et dans
ses yeux. Il avait froid; ses dents claquaient. La stupeur sinistre de
sa figure semblait dire aux passants, au bourreau, aux hommes et aux
choses: Comment suis-je ici? Que m’est-il donc arrivé? Qu’ai-je fait?
Que va-t-on me faire, et qu’est-ce qu’il y a?

Quand il arriva au pied de l’échafaud, ses dents ne claquaient plus;
elles grinçaient. Il fallut deux hommes pour le soutenir, ou plutôt pour
le porter. Louis tremblait de son côté. Le bourreau avait été tiré hors
de son impassibilité par la vue de l’assassin, comme l’assassin par la
vue du bourreau. Les deux anciens camarades se retrouvaient en présence.
De rauques rugissements d’horreur sortaient étouffés de la poitrine de
Jules. Ce n’étaient pas des paroles; ce n’étaient pas des pleurs; ce
n’étaient pas des sanglots: c’était un bruit sourd, inarticulé, qui n’a
de nom dans aucune langue!

Il ne pouvait pas se traîner. On le plaça comme il fallait le placer. Il
ne résista pas non plus; il n’en était pas capable. Il ne pouvait ni
s’aider ni se défendre. Il ne pouvait ni accepter ni lutter.

Quand Louis fit tomber le couteau sur la tête de son ancien camarade, le
coup eut à la fois la précision de la réalité et l’horreur vague du
cauchemar.

La population de la petite ville était sur la place presque tout
entière. Mille détails de la jeunesse de Jules, parfaitement oubliés
depuis longtemps, revenaient à la mémoire de ceux qui l’avaient
autrefois connu. Mille détails de méchanceté, insignifiants en
apparence, apparaissaient dans leur vrai jour, maintenant que le couteau
de la guillotine venait de briller sur leur souvenir.

La population était là presque tout entière, mais non pas tout entière.

Une vieille femme plus qu’octogénaire, la vieille Jeanne était au fond
de sa chambre, à genoux, pleurant et priant. Elle revoyait en son esprit
le front de cet enfant, qu’elle avait fait tant rire autrefois, quand
elle lui avait dit:

TU MOURRAS SUR L’ÉCHAFAUD!




LE GATEAU DES ROIS


I

C’était à l’époque où le gâteau des Rois réunissait encore les familles
et les amis. C’était du temps où l’on riait. Il y a bien longtemps de
cela.

Voici une famille nombreuse et joyeuse, réunie autour de la table. On
rit, on s’amuse, on attend le gâteau; les enfants trépignent d’avance,
et font jouir leurs parents de leur joie. Enfin le dîner avance, le
dessert arrive. Le gâteau paraît. La fève est donnée: la joie éclate.
Mais le grand-père est resté sérieux. Dans cette famille-là, il paraît
qu’on était uni. Pardonnez-moi l’invraisemblance: ceci est une légende,
une légende d’autrefois. Permettez-moi de rappeler des sentiments qui ne
sont presque plus connus aujourd’hui.

Puis donc qu’on était uni, le nuage qui passait sur le front du
grand-père assombrit toute la table. Les petits enfants eux-mêmes se
regardèrent avec une espèce d’inquiétude, sans savoir ce qu’ils avaient.

La tristesse s’étendait, tombant du grand-père, comme les ombres, le
soir, tombent de la montagne, et s’allongent dans la mesure où baisse le
soleil.

La mère des enfants, fille du vieillard, prit la parole et dit:

--Père, que vous est-il arrivé? Vous avez quelque chose. Je viens de
regarder vos cheveux blancs, et j’ai éprouvé une terreur que je n’avais
éprouvée que deux fois dans ma vie, et voici la troisième.

--Mes enfants, dit le vieillard, voici le gâteau des Rois, et vous avez
oublié la part de Dieu.--Autrefois, dans mon enfance, on servait aussi
le gâteau des Rois; mais avant de le manger, on faisait une part qui
était la part réservée, et le plus petit enfant, l’innocent de la
famille, allait devant la porte, crier:

«La part à Dieu! La part à Dieu.»

Le premier pauvre qui passait prenait cette part qui était la sienne.

Et quand le gâteau des Rois avait eu le suprême honneur d’être goûté par
un pauvre, alors seulement la famille y goûtait à son tour, et la gaieté
était grande; car Dieu avait eu sa part.

Mais la terre aujourd’hui a perdu la joie, parce que la part de Dieu est
oubliée.

Je veux, à ce propos, mes enfants, vous raconter une histoire que
racontait mon grand-père, un jour qu’on était assis, autour de la table,
le 6 janvier, et qu’on oubliait la part à Dieu. Il y a bien longtemps de
cela, j’avais l’âge que vous avez, mes petits enfants; j’étais le plus
jeune de la famille, aujourd’hui je suis le plus âgé. Un jour viendra
peut-être où le plus petit d’entre vous sera devenu le plus âgé d’une
nouvelle famille, et il se souviendra de moi le 6 janvier, comme
moi-même, aujourd’hui, je me souviens de mon grand-père.

--Ah! s’écrièrent les petits enfants, subitement consolés et réjouis par
un attrait supérieur au gâteau lui-même, une histoire, une histoire!

--Oui, mes enfants, dit le grand-père, une histoire. Quand mon
grand-père commença son histoire, il avait l’air embarrassé, et nous
faisions du bruit autour de lui, comme vous en ce moment autour de moi.

--Grand-père, est-ce une histoire vraie? interrompit le plus petit
enfant.

--On dirait que vous voulez reproduire exactement la scène d’autrefois,
reprit le vieillard, je fis la question que tu viens de faire.

Et mon grand-père me répondit: C’est une histoire vraie, et plus vraie
que je ne puis le dire; c’est une histoire très vraie. J’insistai: As-tu
vu toi-même ce que tu vas nous raconter?

Mon grand-père eut sur le front cet embarras singulier dont je parlais
tout à l’heure. Et cet embarras me donna le frisson, quoique je fusse
bien petit. Quoique ma question fut demeurée sans réponse, je n’avais
pas envie de la répéter.

Mon grand-père reprit donc:

C’était autrefois. Il y avait plusieurs mendiants dans le pays, comme il
y en a dans tous les pays. Mais il y en avait un qu’on désignait sous ce
nom: le Mendiant. Celui-là n’avait rien, et avait besoin de tout. Il
était effrayant de misère, et on l’appelait le Pauvre, parce que les
autres pauvres étaient riches à côté de lui. Il allait de porte en
porte, demandant l’aumône. Il avait une besace sur le dos, un bâton à la
main. Il était très voûté. Il me semble que je le vois d’ici.

--On dirait que tu l’as connu, grand-père, s’écria un des petits.

--Tais-toi donc, fit tout le reste de la bande. Avec un bavard comme ça,
il n’y a pas moyen de raconter. Tu vas te taire apparemment, et laisser
parler grand-papa.

--Et il allait de porte en porte, reprit le vieillard, un peu pâle parce
qu’il avait faim. Quand les gens du pays devaient se rendre quelque
part, il était à genoux sur le bord de la route, à genoux, les jours de
fête, à la porte de l’église, et sa voix était déchirante. Il demandait
à manger, à boire, à se chauffer, à dormir. Car il n’avait rien, et il
avait besoin de tout.

Il était comme un monstre de pauvreté, et ce que les autres pauvres
possédaient, lui seul ne le possédait pas. Très souvent il tombait sur
le chemin, en défaillance, et la voix lui manquait quelque temps pour
mendier. Et quand la force de supplier et de gémir lui était revenue, il
suppliait, il gémissait. Et quand il s’était présenté sur le seuil d’une
maison, l’hospitalité lui ayant été donnée ou refusée, il faisait une
marque avec son bâton sur la porte et s’en allait en silence.

Un jour, c’était le 6 janvier, il faisait froid, la neige tombait. Mais
dans l’intérieur d’une maison que je crois voir d’ici, tant la
description de mon grand-père l’a rendue vivante dans mon souvenir, on
mangeait, on buvait, on riait.

Le gâteau des Rois venait d’être servi, et il n’en restait plus rien.
Tout à coup on entendit au dehors une voix lugubre: c’était le Pauvre,
qui était à genoux sur la neige et sous la neige. Il voyait du dehors
briller les lumières dans la salle du festin: il entendait les éclats de
rire. Il pensait que sa femme l’attendait quelque part, se demandant
s’il avait obtenu quelque chose; car il y a dans la vie des pauvres des
coups et des contre-coups de douleur que vous ne connaissez pas, mes
enfants. La misère qu’on voit est un voile qui cache la misère qu’on ne
voit pas, et il faut beaucoup d’attention et beaucoup de bonté pour
deviner, même un peu, ce qui se cache de douleur sous les haillons d’un
pauvre.

Celui-ci appelait d’une voix déchirante: la part à Dieu! la part à Dieu!

Il appela longtemps, sans que personne ouvrît; mais à la fin, comme il
importunait, on lui enjoignit de s’en aller, avec menace de lâcher les
chiens. Et comme il insistait, on lâcha les chiens. Les enfants, variant
leurs jeux, coururent sur lui pour lui jeter des pierres. Les chiens
aboyaient, et le maître de la maison, revenant se chauffer au coin de
son feu, disait en se frottant les mains:

--On n’en finirait pas, s’il fallait penser aux mendiants. Toutes les
parts du gâteau sont mangées. Le bonhomme croit-il être seul de son
espèce?

Et pendant que les plus petits jetaient des pierres au mendiant, les
plus grands riaient de sa tournure.

Dans l’entrain de leur gaieté, tous dansaient autour de la table, se
tenant par la main.


II

Quelque temps après, le pays était changé en un désert. Un laboureur
imprudent voulut essayer de tirer parti comme autrefois d’un terrain,
qui, après tout, disait-il, lui appartenait.

Il s’aventura avec sa charrue et ses bœufs vers l’endroit où était
debout le 6 janvier la maison dont je viens de vous parler tout à
l’heure, mes enfants. A mesure qu’il avançait, ses bœufs manifestaient
une inquiétude sourde. Bientôt ils refusèrent d’avancer, et comme il les
piquait avec l’aiguillon, ils se retournèrent furieux, labourant la
terre de leurs cornes, et l’un d’eux se jetant sur son maître, comme
pour le punir de les avoir conduits de force au lieu maudit, le traîna
cinquante pas plus loin, puis le saisissant avec sa corne, le jeta,
comme s’il eût peur d’avancer lui-même, tout près de la place de
l’ancienne maison. Le malheureux tomba étourdi de la chute.

--Mais, grand-père, dit l’un des enfants, le laboureur n’était pas
coupable; pourquoi fut-il puni? Ce n’était pas lui qui avait chassé le
mendiant.

--Rassure-toi, mon fils, répondit le grand-père en souriant, le
laboureur se leva. Il ne fut pas puni, il ne fut qu’averti.

Vous ne savez pas encore ce que c’est, mes enfants, que d’avoir besoin,
et puissiez-vous ne jamais le savoir par vous-mêmes!

Mais je veux vous dire déjà, avant l’âge et l’expérience, que si un
pauvre frappe à votre porte, une grâce vous est faite, à vous. Dieu, qui
s’est réservé le pauvre, vous charge de tenir un moment sa place auprès
du mendiant. Quand le pauvre est à votre porte, vous devez toucher d’une
main tremblante sa main sacrée; et prenez garde, s’il s’en va désolé,
prenez garde que la terre ne s’entr’ouvre sous vos pas.

Le grand-père avait fini de parler. Un profond silence régnait alors
dans cette maison si bruyante tout à l’heure. Mais ce silence n’était
pas de la tristesse.

Tout à coup on entendit, au fond de ce silence, on entendit trois coups
frappés à la porte de la maison. Un froid très singulier leva la peau de
tous les convives, grands et petits. Personne ne parla; mais chacun se
leva pour aller ouvrir.

Toutes les parts du gâteau étaient mangées, excepté une.

Le plus jeune des enfants, absorbé par le récit du grand-père, avait
oublié de manger la sienne, et la donna.




LA RECHERCHE


C’était le plus grand des rois d’Asie, et, près de sa magnificence, les
contes orientaux avaient l’air de récits bourgeois. Ne cherchez pas, en
Occident, à vous en faire une idée. Vos splendeurs sont du fumier, près
des siennes.

Chacune des colonnes du parvis de son palais eût illustré la capitale
d’un grand empire.

Les serviteurs qui le servaient à genoux appuyaient le front contre
terre quand ils approchaient de lui, et ils le faisaient volontiers,
instinctivement, comme s’ils avaient été non pas contraints de le faire,
mais sincèrement écrasés par la redoutable majesté de leur maître.

Et l’idée de la béatitude se mêlait, dans l’esprit de ses sujets, au
spectacle de cette puissance et de cette richesse, et ils n’osaient pas
dire: heureux comme un roi, dans la crainte de comparer quelque chose à
la béatitude de leur souverain.

Et le peuple lui-même semblait en fête, parce qu’il avait un tel roi. On
eût dit qu’il était heureux de contempler cette béatitude.

Mais depuis quelque temps le ciel s’assombrissait. Le soleil était moins
brillant, et le peuple moins joyeux.

Mais nul n’osait se demander si par hasard sur le front du souverain
avait osé passer un nuage.

Et cependant oui; sur le front du souverain avait osé passer un nuage.

Le roi était généralement invisible. Retranché au fond de son palais, il
ne voyait que ceux des grands de sa cour qu’il avait manifesté
l’intention de voir, et la peine de mort était prononcée contre
quiconque l’aurait vu sans son ordre ou sans sa permission.

Un jour, il assembla tous les grands de sa cour, tous les sages du
royaume, et leur dit:

--Mon esprit est travaillé par un besoin nouveau qui le trouble et
l’importune. Mes honneurs me sont à charge et le gouvernement de mon
royaume m’ennuie. Je voudrais savoir où est le Seigneur Dieu. Je
voudrais savoir son Nom.

Chacun des grands, chacun des sages proposa un nom.

Pendant la séance, un bruit vague s’entendit dans la cour du palais.

--Que se passe-t-il? dit le roi.--Sire, ne faites pas attention. C’est
un chien que vos serviteurs chassent.

Or ce n’était pas un chien, mais un mendiant. Mais ce mendiant-là, connu
de tout le pays, était appelé partout le Chien, tant il était misérable.
Près de lui, les autres mendiants avaient l’air de monarques orientaux;
on eût dit, à le voir, qu’il marchait à quatre pattes, et on ne savait
pas trop si c’était un homme.

La séance continua, dans le palais. La consultation fut longue, savante.
Plusieurs discours furent prononcés.

Cependant, pendant les jours et les nuits qui suivirent ce jour-là, le
front du roi s’obscurcissait, et le nuage se faisait plus sombre, sur la
face de son peuple.

Il y eut cependant, dans la soirée, dans la cour du palais, un instant
de gaieté; ce fut l’instant où l’on se raconta que le Chien avait voulu
voir le roi, le Roi des rois, celui que personne n’approchait, et que,
pour cette tentative, déjà amusante par elle-même, il avait choisi
l’instant le plus occupé, et le plus solennel de la vie du prince.

Cependant le front du roi allait s’obscurcissant.

Et il convoqua, pour la seconde fois, les grands et les sages, et il
leur dit de s’entourer des mages qui étudient les astres.

Et le roi, les voyant venir, se leva de son trône, avec un geste de
douleur et dit:--Je n’ai pas trouvé la paix. Quelqu’un de vous sait-il
le Nom du Seigneur Dieu?

Et chacun fit sa réponse. Les discours, plus longuement préparés que la
première fois, étaient remplis d’une érudition plus profonde. Et chacun
se disait intérieurement:

«Si c’est moi qui apprends au roi le Nom de Dieu, Dieu et le roi sont
seuls à savoir jusqu’où s’élèvera ma fortune, et quel trône me sera
donné.»

Cependant un bruit se faisait dans la cour du palais. C’était le Chien
qui était revenu, et qu’on chassait pour la seconde fois. De nombreux
éclats de rire se mêlaient au bruit des voix; car il avait insisté pour
parler au souverain. Les injures et les pierres qu’on lui jetait à la
face, les rires qui accueillirent sa supplication, tout cela attira
l’attention du prince lui-même qui vit le tableau de sa fenêtre. Et son
front sombre se dérida, et voyant quel était l’être, homme ou chien, qui
avait osé vouloir se présenter devant lui, et dans quel moment, le
souverain éclata de rire. Et les grands et les mages, qui avaient le
même tableau sous les yeux, mais qui n’osaient pas rire les premiers,
éclatèrent à leur tour, quand le roi, riant lui-même, eut donné au rire
des autres la permission d’éclater.

Mais la gaieté fut courte.

Et la tristesse qui lui succéda fut tellement mortelle, que les paroles
s’éteignirent sur les lèvres des docteurs, et ils s’en allèrent, les uns
après les autres, aussi terrifiés au moment du départ, qu’ils avaient
été fiers, au moment de l’arrivée, car ils craignaient la colère du roi.

Et, à partir de ce jour, ceux qui passaient devant le palais croyaient
voir un drap noir, constellé d’or, suspendu devant la porte; la mort du
roi était le sujet de toutes les conversations. Le sommeil avait fui sa
couche, comme le sourire avait fui ses lèvres. Et il avait fait couvrir
d’un voile son portrait. Fatigué de lui-même, il était fatigué de son
image.

Cependant une troisième consultation était annoncée, et le majordome
avait pris des mesures pour que l’incident burlesque du Chien ne pût se
renouveler.

Et des mages furent appelés du fond de l’Asie, des mages lointains, au
secours des autres mages; la Perse et l’Inde envoyèrent ceux que désigna
la voix publique. Tout ce que l’Asie avait de grand, de superbe, de
savant et de magnifique, tout cela monta sur des éléphants et des
chameaux, tout cela se prosterna, le front contre terre, au jour et à
l’heure indiqués. Et les rois avaient l’air de domestiques en livrée,
étant à la cour du roi des rois.

Mais le roi des rois était pâle; car le sommeil n’était pas au nombre de
ses sujets. Le sommeil ne lui obéissait pas. Et quand il lui disait:
viens, le sommeil ne venait pas.

Tout lui était soumis, excepté le sommeil; et sa fureur éclatait contre
ce révolté. Tantôt il l’insultait; tantôt il le suppliait.

Depuis que le majordome avait donné des ordres pour l’éloignement plus
complet du Chien, depuis que les environs mêmes du palais étaient
interdits au Chien, comme on eût craint qu’il n’eût troublé par ses
aboiements le silence des nuits du roi, depuis ce moment, le sommeil, de
son côté, avait fui plus loin du palais.

Le sommeil, le rire, et l’oubli comme trois exilés, avaient fui le
palais du prince, puis la demeure du peuple.

L’insomnie, la tristesse et la préoccupation étaient assises au seuil du
palais et au seuil des palais; puis elles envoyèrent leurs filles et
leurs servantes s’asseoir au seuil des chaumières.

C’est pourquoi le roi était pâle, quand arrivèrent les rois d’Asie,
suivis de leurs grands, de leurs sages, de leurs éléphants et de leurs
chameaux.

Les éléphants et les chameaux étaient chargés des plus riches présents.
Mais le roi, pâli, jetait un œil sans regard sur les magnificences qu’on
lui offrait, et son œil avait l’air de dire:

«Le sommeil est-il au nombre de vos présents? Savez-vous le Nom du
Seigneur Dieu?»

Et toute l’Asie versa dans le palais du souverain tous les trésors de
son éloquence et de son érudition, comme tous ceux de son industrie.

Et les rois et les mages se regardaient les uns les autres et
regardaient le front du roi, et du front du roi leurs regards
retombaient sur les autres fronts, et, se jalousant les uns les autres,
ils cherchaient à prévaloir les uns contre les autres, et chacun voulait
lire son triomphe, à lui, sur le front du roi.

Mais le roi des rois se leva sans répondre. Il ne jeta pas même sur eux
un regard! Non! pas même un regard de dédain. Il se leva et disparut. La
porte se ferma, et nul n’osa le suivre. Et quand, après la première
surprise, on demanda: Où est le roi? au lieu d’une réponse, chacun
trouvait sur les lèvres de l’autre une question. Tous se demandaient les
uns aux autres: Où est le roi?

La nuit tomba sur le palais, à son heure ordinaire. Et le roi n’était
pas retrouvé.

Ce fut parmi les serviteurs une étrange et singulière émulation. Qui
donc devinera?

On cherche, on fouille! On interroge les corridors, les détours, les
cachettes les plus invraisemblables. Et le roi était absent. La nuit se
passa en recherches vaines qui finirent par devenir des recherches
folles. Chacun doutait de sa raison, et de celle des autres. Le palais
finit par prendre l’apparence d’une maison de fous.

Cependant à travers l’Asie, et bientôt à travers l’Afrique voyageait une
caravane. Les ânes et les chameaux transportaient les pèlerins; chacun
disait le but de son voyage, excepté l’un des voyageurs. Celui-là était
vraiment singulier. Magnifiquement vêtu, entouré de serviteurs qui ne
venaient pas du même pays que lui, qu’il avait attachés à son service
depuis son départ, il ne disait son nom à personne.

Il y avait sur son front un air de puissance, et son bâton ressemblait à
un sceptre. Il se faisait appeler le pèlerin. Quand on lui demandait où
il allait, il répondait: Je ne sais pas.

Partout où un homme illustre avait laissé trace de son passage, le
pèlerin s’arrêtait. Il passait là de longues heures, étudiant les lieux,
les inscriptions, interrogeant les hommes, fouillant les choses.

Et quand un pas célèbre avait fait sa marque sur le sable, il s’arrêtait
au bord de la mer, assis sur une pierre, la tête dans ses mains. Et
quand le soleil se couchait dans l’Océan, embrasé de son image, et quand
la lune se levait, sereine et tranquille, à l’autre extrémité de
l’horizon, lui, sans regarder ni à droite ni à gauche, repassait dans sa
mémoire les recherches, les travaux, les études de la journée.

Les tombeaux illustres, fréquentés par les multitudes, l’attiraient.

Aux lieux où ils avaient vécu, aux lieux où ils étaient morts, il
cherchait les traces des sages.

Il voulait s’inspirer de leur esprit; il méditait sur leur tombeau.
Quelquefois aussi il pensait au sien. La cérémonie de ses funérailles
lui apparaissait quelquefois dans le lointain de ses pensées: il se
voyait conduit à sa dernière demeure, escorté par les savants et escorté
par les rois. Mais dans cette dernière escorte, les pauvres n’avaient
aucune place. Il les oubliait dans son rêve. Rêves glorieux, ou rêves
funèbres, les rêves de ce pèlerin étaient pleins de choses fortes et
pleins d’hommes forts. En ma qualité de scrutateur, je les scrute! Je
les vois remplis de héros. La force les habite, les pénètre. Ils
admirent ce qui est vigoureux, hardi, entreprenant. Ils admirent ce qui
s’impose, et sans le savoir, ils admirent ce qui est riche. Je vois le
pèlerin lui-même figurer dans ses rêves. Je le vois se contempler, roi
d’abord, pèlerin ensuite. Je le vois préoccupé de sa grandeur, et se
promenant dans sa gloire. Il me semble qu’à ses propres yeux le pèlerin
grandit le roi. Il me semble que son voyage lui apparaît plus grand que
son trône. Son investigation autour du globe lui apparaît comme la plus
grande preuve qu’il se soit donnée à lui-même de sa richesse et de sa
puissance. Il se pare intérieurement des splendeurs qu’il contemple; il
lui semble qu’il boit et qu’il mange la substance des grands hommes qui
ont vécu là où il passe. Je fouille encore ces rêves avec l’indiscrétion
qui caractérise le conteur et avec les droits qu’il tient de sa
position. Dans ces rêves fouillés, remués, creusés, je ne vois pas les
larmes de ceux qu’il a quittés, malheureux et immobiles, aux régions
d’où il est parti. Je ne vois pas la place des désolés. Je ne vois pas
le souvenir des femmes cherchant le pain de leur mari malade. Je vois
des navires et des chameaux. Je ne vois pas les remerciements d’un
malheureux, et cependant je sais qu’il y a des malheureux dans son
empire. Cependant tout a un terme ici-bas, et le tour du monde est
bientôt fait. On ne peut pas marcher toujours. Le point de départ menace
de devenir un point d’arrivée.

Un jour, on revit le roi dans son palais.

Ce fut une émotion indescriptible. On s’empresse; on crie; on tremble,
on s’enfuit même. Qui pourra démêler dans les transports qui éclatèrent
la part de la sincérité et la part du mensonge? Celui qui revenait,
revenait maître, et il ne demandait à personne s’il avait bien fait de
partir.

Il traversa les magnificences de ses jardins, aborda celles de ses
palais, et rentra dans celles de ses appartements.

La foule des courtisans se disputait un regard et attendait un sourire.

Quant à lui, il s’assit sur son trône. Tous regardaient et tremblaient.
Ses cheveux avaient blanchi. Sa figure hautaine avait contracté des plis
étranges. Ses yeux étaient sans trouble, immobiles et froids. Un orgueil
singulier, l’orgueil d’avoir fait ce qu’il avait fait, même inutilement,
l’orgueil d’être ce qu’il était, même vainement, habillait son désespoir
des vêtements du dédain et des vêtements de l’insolence.

Son front portait le pli d’une certaine douleur morne et inavouée, qui
n’avait rien de touchant. La pompe qui l’entourait était pleine de
richesse et vide de majesté. Une certaine ironie, mal définie dans sa
cause et dans ses effets, errait vaguement sur ses lèvres, et si elles
s’étaient ouvertes, il semble qu’elles eussent dit:

«Je n’ai pas trouvé le nom du Seigneur Dieu: mais si ma recherche était
à recommencer, je la recommencerais, telle que je l’ai faite, et non pas
autrement.»

Tout à coup le roi poussa un léger soupir, et, s’affaissant sur
lui-même, glissa de son trône, jusque sur le tapis qui supportait le
trône.

Le premier médecin du palais s’approcha, ce que les autres spectateurs
n’osaient faire, et, appuyant le doigt sur la place où le pouls aurait
dû battre:

--Il est mort, dit-il.

Le lendemain, les rois d’Asie, suivis de leurs grands et de leurs mages,
suivaient les obsèques du roi des rois.

Or il se trouva que le Chien avait été chassé, par les ordres du
majordome à une distance du palais, qui était précisément la distance du
cimetière.

Et quand passa le dernier cortège du roi des rois, on vit le mendiant
des mendiants à genoux, le long de la route, à la porte du cimetière.

Et, au fond de la sébile qu’il tendait aux passants, quatre lettres
étaient écrites:

C’ÉTAIT LE NOM DU SEIGNEUR DIEU




LES TERREURS D’HELÈNE


Le jury sortit de la salle de ses délibérations pour entrer dans la
salle d’audience; un frémissement parcourut la foule qui attendait
anxieusement.

Le Président du jury:

--Sur mon honneur et conscience, devant Dieu et devant les hommes, la
déclaration du jury est:

--Pierre Bretel est-il coupable d’avoir donné volontairement la mort à
son frère Joseph?

--Oui, à la majorité.

Le verdict fut muet sur les circonstances atténuantes.

Le ministère public se leva:

--Je requiers l’application de l’article 302 du Code pénal.

Et quelques instants après, le Président des assises:

--La Cour, après en avoir délibéré, condamne Pierre Bretel à la peine de
mort.

Et se tournant vers l’accusé:

--Vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation contre l’arrêt
qui vient de vous frapper.

                   *       *       *       *       *

Nous allons, s’il vous plaît, rétrograder de quelques semaines, et
entrer dans la maison du Procureur général. Sa femme recevait un des
amis de la famille.

--L’ouverture que vous me faites, dit-elle, est tellement
extraordinaire, que je demeure _stupide_, comme Cinna, et puisque vous
voulez mon avis, je vous demande le temps de réfléchir, avant de vous le
donner. Vous, monsieur Armand, jeune homme riche et distingué, vous me
parlez très sérieusement d’épouser Hélène, demoiselle de compagnie dans
ma maison, petite maison bourgeoise de province. Vous savez son
histoire. Nous l’avons prise enfant, orpheline, abandonnée. Elle avait
bien un frère, mais il avait déjà quitté la maison paternelle, et on ne
sait ce qu’il est devenu. Il y a des jours où Hélène devient femme de
chambre, et d’autres jours, cuisinière, quelquefois lectrice. Elle nous
est dévouée; c’est tout vous dire. Si elle eût épousé un ouvrier, nous
lui aurions fait une petite dot.

--Qu’importe, répondit Armand, je l’aime!

--Et je ne puis vous dire, reprit son interlocutrice, que vous ayez tort
de l’aimer. Je l’aime aussi, moi, comme si elle était ma fille.
Intelligente, distinguée, bonne, active, sérieuse et gaie, dévouée et
sage, elle est de beaucoup supérieure à la plupart des jeunes filles qui
meublent les salons. Depuis son enfance, elle est au milieu de nous,
traitée comme l’enfant de la maison. Nous avons remplacé son père et sa
mère. Depuis son enfance, j’aime à lui rendre ce témoignage, elle ne m’a
jamais causé une minute de chagrin. Son caractère est aussi heureux que
son cœur est excellent.

Mais, sachez-le bien, elle est considérée par le monde, à peu près comme
une domestique. Elle est absolument sans fortune, non pas à peu près
mais absolument. L’étonnement de vos amis dépassera ce que vous pouvez
croire. Vous entendrez les demi-mots, vous verrez des sourires. On ne se
bornera pas à constater la disproportion sociale de ce mariage
incroyable; on l’exagèrera. On dira que vous épousez une cuisinière, et
qu’apparemment ce mariage était bien nécessaire, que vous êtes un bon
jeune homme, que vous n’êtes pas de ceux qui abandonnent lâchement les
jeunes filles perdues par eux, etc., etc.

--Je crois, madame, répondit Armand, que je saurai faire respecter ma
femme. A mes yeux, elle est votre fille, et je ne m’arrêterais que
devant un refus formulé par vous.

--Ce refus, je ne le formulerai pas, répondit l’excellente femme. Je ne
puis qu’attirer votre attention sur l’énormité apparente que vous allez
commettre. Mais en réalité, la jeune fille est absolument digne de vous,
et je n’espère pas pour mon fils une femme si distinguée.

Hélène était une grande jeune fille, élancée, svelte et blonde, à la
figure douce et mélancolique. Son œil très intelligent avait toujours
l’air d’interroger, elle semblait étonnée de vivre.

Quand celle qu’elle appelait sa maîtresse lui apprit la demande de M.
Armand, elle fut quelque temps sans comprendre.

--Suis-je folle, se dit-elle? Non: probablement c’est un rêve, un rêve
que je me garderai bien de raconter à qui que ce soit.

Si l’on savait ce rêve de ma nuit, on croirait qu’il répond à quelque
pensée du jour.

L’étonnement d’Hélène était d’autant plus profond, qu’en effet, la
demande d’Armand réalisait son désir le plus intime, mais un désir si
obscur, si secret, si caché, si fou en apparence, que jamais, jamais de
la vie, elle ne se l’était avoué à elle-même. On peut rêver un voyage à
travers les étoiles! mais personne ne songe sérieusement à faire sa
malle pour ce voyage-là.

Cependant, la demande était là, claire, nette, incontestable. Hélène ne
s’éveillait pas. Elle était dans le domaine de la réalité.

Quand elle crut à son bonheur, elle n’essaya pas de l’exprimer. Elle
entra dans un enchantement intérieur, qui lui ôta l’usage de la parole.
De jolie qu’elle était, elle devint extraordinairement belle, et le
recueillement de la joie donna à sa beauté une expression solennelle.

Pendant quelques semaines, tout alla bien, très bien, admirablement
bien.

Mais, un certain jour, un matin, Hélène, comment dirai-je? Hélène cessa
d’être Hélène, et ceux qui la voyaient tous les jours, ne la reconnurent
plus.

Elle semblait regarder sans voir et écouter sans comprendre. Une stupeur
vague éteignait son œil immobile. Toutes les questions les plus
inquiètes et les plus tendres se heurtaient contre son silence obstiné.
Quand Armand la vit dans cet état, il se demanda si elle devenait folle.
A l’aspect de son fiancé, une terreur épouvantable se peignait sur son
visage amaigri. Ses joues se creusaient. Elle était si effrayée qu’elle
en devenait effrayante. Aux supplications déchirantes d’Armand, elle
finit par répondre tout bas un mot, un seul: j’ai fait un mauvais rêve.

Et, dans le fait, elle ne savait absolument pas si elle avait fait un
mauvais rêve, ou si quelque chose de réel était survenu pendant la nuit
terrible.

                   *       *       *       *       *

Un soir, le Procureur général rentra de la Cour, un peu pâle. C’était le
jour même de l’audience qui a ouvert ce récit. Il devait conduire sa
femme au bal, et la toilette de cérémonie était déjà préparée.

--Nous n’irons pas au bal, dit le magistrat à sa femme. Ma présence y
serait inconvenante ce soir. J’ai fait mon devoir, mais un devoir
terrible. La peine de mort est prononcée.

Hélène, qui travaillait près d’une fenêtre, étouffait depuis un instant.
Aucun regard n’était fixé sur elle; mais quand le magistrat eut fini sa
phrase, on entendit le bruit de la chute d’un corps; Hélène s’était
évanouie, et affaissée.

Inutile, n’est-ce pas? de vous raconter les efforts qui triomphèrent de
son évanouissement et _les soins intelligents qui lui furent
prodigués_;--le cliché est trop vieux.

Tout ce que je puis vous dire, c’est que le lendemain matin, Hélène
avait les cheveux blancs. Elle écrivit l’adresse d’Armand sur
l’enveloppe d’une lettre, que voici:

  Monsieur Armand, nous ne nous marierons jamais. Pardonnez-moi, et
  oubliez-moi. Oubliez-moi! oubliez-moi! oubliez-moi! je vous en
  supplie. Nous ne nous reverrons ni dans ce monde ni dans l’autre; car
  je suis damnée. Pour être heureux, oubliez-moi.

L’écriture était tremblée, irrégulière.

La jeune fille s’arrêta, couverte de sueur, épuisée par un effort
suprême.

                   *       *       *       *       *

Entrons dans la prison.

--Mon frère est assassiné, disait Pierre, et comme si la douleur de
cette mort horrible pour moi, n’était pas assez cuisante, on m’accuse,
moi-même du forfait qui me désespère, et on me condamne pour un crime
que j’aurais voulu empêcher ou venger au prix de mon sang. Je maudis
Dieu... C’est donc vrai. Je suis en prison, attendant l’heure fatale. Au
moins que je ne l’attende pas dans l’inaction! Il faut faire de
nouvelles tentatives. Il doit y avoir quelque part une puissance qui me
rendra justice. L’avocat n’a pas tout dit. Toute cette procédure, c’est
fait pour les coupables. Mais les innocents doivent avoir des ressources
inconnues qui ne sont pas écrites dans les codes! Oh! les monstres! Ils
m’ont condamné! Mais qu’est-ce que je dis? Les apparences étaient contre
moi. J’étais couvert de sang; je venais de tuer un animal, et pétrifié
de mon arrestation, je m’empêtrais dans mon désespoir. Mes réponses
étaient absurdes. Ma colère passe au-dessus de la tête de mes juges, qui
ont pu être trompés. Elle va à Dieu directement. Mais Dieu existe-t-il?
J’espère que non. S’il existait, mes forces ne suffiraient pas à le
maudire. Oh! ma femme! oh! mes enfants! Il faut inventer un moyen,
inventer un secours! Il faut qu’on fasse un effort nouveau! lequel? Je
ne sais! Mais un effort nouveau! Je ne me laisserai pas mourir ainsi. A
qui m’adresser?

Et Pierre, ne sachant à qui il parlait, criait comme un insensé.

--Au secours! au secours!

                   *       *       *       *       *

Entrons maintenant dans la chambre d’Hélène.

--Le trouble des fonctions cérébrales est profond, dit le docteur; mais
pour traiter cette folie, il est absolument nécessaire d’en connaître la
nature, c’est-à-dire la cause.

Il faut étudier et interroger son délire.

Hélène fut longtemps silencieuse; puis relevant la tête, et promenant
autour d’elle ce regard vague des yeux qui ne voient pas ce qui est, et
qui voient ce qui n’est pas:

--Vous ne devinez pas, dit-elle, tout bas, vous ne devinez pas? Et bien
je vais vous le dire!

Le Docteur, le magistrat et sa femme se regardèrent anxieux, croyant que
la révélation allait être faite.

--Je vais vous dire: je suis allée dans un endroit connu de moi seule où
l’on apprend à guillotiner. J’ai très bien profité des leçons; je sais
guillotiner, c’est une affaire d’adresse, ça s’apprend comme autre
chose. Tenez! je vais vous montrer mes essais. Voyez-vous là-bas, cet
homme qui a un petit filet de sang rouge au cou. Eh bien! c’est moi qui
ai dessiné ce linéament de couleur pourpre! Est-ce qu’elle n’est pas
jolie cette couleur? c’est un procédé de mon invention. Je guillotine,
sans qu’on s’en aperçoive seulement. Tenez! regardez donc! la tête de
cet homme ne tient presque plus sur son cou. Encore un petit mouvement
et elle se détachera. C’est moi qui ai tout préparé. Quand il va passer
près de moi, je donnerai une petite tape sur sa tête, et elle tombera.
Vous verrez l’effet d’une tête qui tombe! Moi, je commence à m’habituer.
Mais vous, pas encore!... «Allons, allons! au large! Ne passe pas si
près de moi avec ta tête à moitié détachée! Au large! au large! Ou bien
j’appelle au secours! Pourquoi me regardes-tu avec cette prunelle fixe?
Ai-je porté la main sur toi, Pierre? Non certes! Qu’ai-je fait? Rien!
Rien! Rien! C’est égal, j’ai peur! Allons! Allons! assez! Pas de vilain
jeu! Voilà encore le vilain jeu! Assez! Je te dis que j’ai peur!»

Les assistants écoutaient, retenant leur haleine, et tâchant de
comprendre. Décidément, quel crime avait-elle commis ou quel crime
croyait-elle avoir commis? Tantôt elle appelait, tantôt elle repoussait.
Tantôt elle parlait comme si elle eût frappé quelqu’un à mort, tantôt
elle s’écriait:--Je ne t’ai pas touché, je le jure! Que me veux-tu?

Le Docteur se perdait dans les labyrinthes de ce délire. Était-ce un
remords? Était-ce la folie, qui, toute seule, prenait la forme d’un
remords? Était-ce la fièvre? Mais la fièvre n’était pas en raison du
délire.

Il y avait des intervalles lucides, et alors Hélène demandait ce qui lui
était arrivé.

Tantôt elle paraissait confondre le rêve et la réalité; tantôt elle
paraissait les oublier tous les deux. En présence du docteur seul, elle
était plus calme. Si le Procureur général paraissait.--Vous me faites
horreur, lui criait-elle! Mais non! non! Qu’est-ce que je dis! C’est moi
qui vous ai trompé!

                   *       *       *       *       *

Cependant le sort du condamné allait s’accomplissant. Ses jours étaient
comptés. Il s’était, dans le délai légal, pourvu en cassation. Le
pourvoi avait été rejeté, comme un peu plus tard le recours en grâce.

Hélène suivait avec un intérêt sombre les diverses phases de ce drame
lugubre. Elle avait des curiosités et des épouvantes qui se mêlaient et
se confondaient. Elle écoutait avec avidité les moindres mots. Elle en
tirait des conséquences vraies ou fausses. Chaque parole entendue,
chaque intention soupçonnée se traduisait en elle par une exaltation qui
la rapprochait du délire.

Elle était poussée par une curiosité fatale vers le gouffre au fond
duquel s’élaborait son désespoir. Attirée par le vertige, elle se
penchait sur l’abîme. A la regarder délirante ou relativement calme, on
eût dit deux folies différentes et contradictoires,

Armand demandait souvent la permission d’apparaître, de jeter un coup
d’œil, d’essayer l’effet de sa présence. Le docteur opposait à ces
prières un refus obstiné.

Quant à Hélène, elle dépérissait sensiblement, se refusait à toute
conversation et faisait son service avec la régularité des froids
désespoirs qui ne tiennent plus à rien, et qui agissent automatiquement.

                   *       *       *       *       *

Voici l’avant-dernier jour du condamné. La journée d’après-demain sera
la journée fatale. Hélène, qui s’affaiblissait, eut une singulière
illusion. Qui sait, se dit-elle, si je ne dois pas mourir dans deux
jours? Je voudrais voir un prêtre, on ne refuse pas cela à ceux qui vont
mourir.

Le curé de la paroisse, prévenu de sa situation et de son désir,
accourut non sans émotion. Le magistrat, plus ému encore, vint au-devant
de lui:

--Monsieur le curé, lui dit-il, vous allez probablement apprendre un
secret terrible, la folie de cette fille n’est pas une folie physique.
Nous ignorons quel lien mystérieux rattache cette folie à un crime qui
semble n’avoir avec elle aucune relation. Hélène n’a jamais vu ni Pierre
Bretel, ni son frère Joseph. Elle est également étrangère au meurtrier
et à la victime, et cependant toutes ces horreurs se touchent par un
point invisible et inexplicable. Vous, Monsieur le curé, vous allez
savoir le secret. Souvenez-vous que c’est moi qui ai porté la parole
dans l’affaire Pierre Bretel. Souvenez-vous que ce n’est pas l’homme,
mais le magistrat qui vous parle en ce moment.

--Je m’en souviendrai, dit le prêtre, et vous serez le premier
dépositaire du secret que je vais recevoir, si ce secret peut avoir un
autre dépositaire que moi. Mais peut-être m’arrivera-t-il scellé du
sceau terrible de la confession, et alors, quel qu’il soit,
entendez-vous? _quel qu’il soit_, mes lèvres seront fermées.

Le prêtre s’enferma avec Hélène. Leur entretien fut suivi d’un silence,
et le silence fut suivi d’un cri.

--Au nom du ciel, au nom du ciel, disait le prêtre d’une voix
déchirante, permettez-moi de parler.

--Non! Non!

Le prêtre sortit plus mort que vif: sa pâleur était effrayante. Mais il
fit signe au magistrat qu’un silence épouvantable et invincible lui
était imposé.

Dans la journée, le Procureur général alla rendre visite au
Cardinal-Archevêque. Il lui exposa la situation avec tous les doutes
qu’elle faisait naître en lui, avec toutes les craintes qu’elle lui
suscitait, avec toutes les hypothèses étranges qui se présentaient à son
esprit.

--Souvenez-vous, Éminence, dit-il enfin, qu’après-demain doit avoir lieu
l’exécution capitale. Je sais qu’il y a un secret; je sais qu’il y a
quelque chose à savoir, et j’ignore entièrement la nature de ce quelque
chose.

Le Cardinal lui serra la main.

--Je comprends vos angoisses, dit-il, et je les partage. Le secret qu’a
reçu le prêtre est aussi inviolable vis-à-vis de moi que vis-à-vis de
vous. Mais je vous promets de faire demain matin une tentative.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain matin, Hélène, plus forte que la veille, s’était levée, et
se livrait dans la cuisine, aux occupations les plus vulgaires de la vie
quotidienne.

On frappe à la porte.

--Ouvrez, dit-elle, sans regarder. Le visiteur ouvrit et ne parla pas.
Étonnée de ce silence, elle jeta vers la porte un regard interrogateur.

En grand costume, revêtu de la pourpre romaine, devant elle était à
genoux le Cardinal-Archevêque. Habituée à ne plus bien distinguer la
réalité du rêve, Hélène se crut en délire. Étrange hallucination!
pensait-elle, et ses yeux agrandis par l’étonnement, se fixaient
immobiles sur le prélat agenouillé.

Après un long silence:

--Fantôme, dit-elle, que me veux-tu? N’ai-je pas assez souffert?

--Ne vous troublez pas, ma fille, répondit le Cardinal. Je ne suis pas
un fantôme. Votre archevêque se présente devant vous, dans la posture
des suppliants, parce qu’il est un suppliant. Il vous demande, non pas
une confession, mais l’aveu humain de votre secret, et il vous le
demande pour le répéter.

Vaincue par la majesté de ce sublime agenouillement:

--Monseigneur, monseigneur, dit-elle; le condamné est innocent; je
connais le coupable; voilà de quoi je meurs. Mais le livrer, jamais!
jamais!

--Il le faut, ma fille, quel qu’il soit.

Hélène s’affaissa sur une chaise.

--Il le faut, ma fille, quel qu’il soit.

--Relevez-vous, Monseigneur, relevez-vous!

--Non, ma fille, pas avant de vous avoir entendue. Il y a en ce moment
deux enfants qui voient l’échafaud se dresser, et qui doutent peut-être
ou de l’innocence de leur père ou de la justice de Dieu. Vous voyez bien
que je ne peux pas me relever!

Hélène se tordait les mains, le Cardinal restait à genoux, muet. Sa tête
s’inclina fatiguée, et un rayon de soleil tomba sur ses cheveux blanchis
qui resplendirent comme de l’argent.

Alors Hélène, baissant la voix:

--J’étais allée, dit-elle, dans une maison du faubourg, veiller une
vieille femme malade. Au milieu de la nuit, j’entendis, dans une chambre
voisine, séparée par une mince cloison, j’entendis des bruits étranges,
suivis de paroles plus étranges. Il me sembla qu’on remuait des masses
d’or, puis deux voix se firent entendre. L’une d’elles disait: «Nous
l’avons frappé tous deux à la fois de deux coups si roides qu’il est
tombé, sans pousser un soupir.

--Plus bas, disait l’autre voix, plus bas!

Dans mon épouvante, je jetai un cri qui me trahit, et je descendis
quelques marches de l’escalier. Un homme était devant moi:

--Tu as entendu, me dit-il; tu vas mourir, et il me poussa dans sa
chambre. Puis, d’un geste, il indiqua à son compagnon ce qu’il voulait
faire.

--Assez de sang, pour cette nuit, dit l’autre!

Et, se tournant vers moi:

--Jure-nous le silence, dit-il, sur ton salut éternel et sur la vie de
ton fiancé. Si tu nous trahis, vous serez frappés tous deux, lui
d’abord, toi ensuite.

--Non, je ne sais pas comment tant d’horreurs peuvent tenir en une seule
minute. Je jurai tout ce qu’on voulut: mais au fort de cette horreur,
quand la seconde voix avait parlé, malgré ce qu’elle disait, elle avait
soulevé en moi je ne sais quels souvenirs d’enfance qui tranchaient
épouvantablement sur l’heure actuelle.

--J’avais la tête cachée et serrée dans mes mains. Le second homme et
moi, nous ne nous étions pas vus. Tout à coup, il me sépara violemment
les mains, et nous nous regardâmes en face, et nous jetâmes deux cris.
C’était...

Hélène s’arrêta. Le prélat lui posa la main sur la tête comme pour lui
faire puiser dans sa bénédiction la forcer d’articuler. Il se releva
pour la soutenir.

La tête de la jeune fille défaillante s’affaissa sur la poitrine du
vieillard.

--C’était...

--Achevez, ma fille...

--C’était mon frère!

                   *       *       *       *       *

Le paysage a changé. Trois ans après ces événements, un jeune homme et
une jeune femme se promenaient sur les bords du Rhin. Un magnifique
coucher de soleil empourprait les montagnes. La jeune femme se tourna
vers son mari avec une tendresse mélancolique et, reconnaissant le
paysage illustré par Victor Hugo, ces vers lui montèrent d’eux-mêmes du
cœur aux lèvres:

    Oui, ce soleil est beau. Ces rayons, les derniers,
    Sur le front du Taunus posent une couronne.
    Le fleuve luit; le bois de splendeurs s’environne.
    Les vitres du hameau là-bas sont tout en feu!
    Que c’est beau! que c’est grand! que c’est charmant, mon Dieu!

Tout à coup, les yeux d’Hélène se troublèrent, comme si le vent du passé
lui eût apporté une menace d’épouvante; mais Armand la regarda avec la
victorieuse autorité de l’amour, et la paix rentra dans son âme.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  Préface                               1
  Ludovic                               9
  Deux étrangers                       49
  Simple histoire                      75
  Les deux ménages                     85
  Julien                               99
  La laveuse de nuit                  119
  Le secret trahi                     135
  Un homme courageux                  149
  Les mémoires d’une chauve-souris    167
  Caïn                                177
  Ève et Marie                        203
  Que s’était-il donc passé?          237
  Le regard du juge                   241
  Les deux ennemis                    261
  Il s’amuse                          275
  Le gâteau des rois                  287
  La recherche                        295
  Les terreurs d’Hélène               305




E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES EXTRAORDINAIRES ***


    

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