Madame Thérèse

By Erckmann-Chatrian

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Title: Madame Thérèse


Author: Erckmann-Chatrian

Release date: February 6, 2024 [eBook #72889]

Language: French

Original publication: Paris: hachette, 1925

Credits: www.ebookgratuits.com and Laurent Vogel (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)


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  MADAME THÉRÈSE

  PAR ERCKMANN-CHATRIAN


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DANS LA MÊME COLLECTION


VOLUMES PARUS:

    LE ROI DES MONTAGNES, par Edmond About.
    PENDRAGON, par A. Assollant.
    EUGÉNIE GRANDET, par H. de Balsac.
    RÉCITS HÉROÏQUES, par Jules Claretie.
    LE MOUCHOIR DU CAPITAINE VILLENEUVE, par J. Crevelier.
    CONTES CHOISIS, par Alphonse Daudet.
    LE CAPITAINE PAMPHILE, par Alexandre Dumas.
    CONTES CHOISIS, par Erckmann-Chatrian.
    LA DISPARITION DU GRAND KRAUSE, par Jules Girardin.
    LA CAGNOTTE, par Eugène Labiche.
    LE CAPITAINE TRAFALGAR, par André Laurie.
    LES CAHIERS DU CAPITAINE COIGNET, par Lorédan Larchey.
    LA MARMOTTE, par Pierre Maël.
    LE TRÉSOR DE MADELEINE, par Pierre Maël.
    UN MOUSSE DE SURCOUF, par Pierre Maël.
    ROBINSONS DE TERRE FERME, par Mayne-Reid.
    LES FAUX DÉMÉTRIUS, par Prosper Mérimée.
    IVANHOÉ, par Walter Scott.
    HISTOIRE D’UN ANE ET DE DEUX JEUNES FILLES, par P.-J. Stahl.
    LES QUATRE FILLES DU DOCTEUR MARSCH, par P.-J. Stahl.
    L’ILE AU TRÉSOR, par R.-L. Stevenson.
    LES ROBINSONS DE LA SOMME, par Eug. Thebault.
    LE MYSTÈRE DE LA CHAUVE-SOURIS, par Gustave Toudouze.
    REINE EN SABOTS, par Gustave Toudouze.
    LA CHASSE AU MÉTÉORE, par Jules Verne.
    LE CHANCELLOR, par Jules Verne.
    UN DRAME EN LIVONIE, par Jules Verne.
    VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE, par Jules Verne.
    PAPA FAUCHEUX, par J. Webster.




Copyright by Librairie HACHETTE, Paris, 1925. Tous droits de
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MADAME THÉRÈSE




CHAPITRE PREMIER


Nous vivions dans une paix profonde au village d’Anstatt, au milieu des
Vosges allemandes, mon oncle le docteur Jacob Wagner, sa vieille
servante Lisbeth et moi. Depuis la mort de sa sœur Christine, l’oncle
Jacob m’avait recueilli chez lui. J’approchais de mes dix ans; j’étais
blond, rose et frais comme un chérubin. J’avais un bonnet de coton, une
petite veste de velours brun, provenant d’une ancienne culotte de mon
oncle, des pantalons de toile grise et des sabots garnis au-dessus d’un
flocon de laine. On m’appelait le petit Fritzel au village, et chaque
soir, en rentrant de ses courses, l’oncle Jacob me faisait asseoir sur
ses genoux pour m’apprendre à lire en français dans l’_Histoire
naturelle_ de M. de Buffon.

Il me semble encore être dans notre chambre basse, le plafond rayé de
poutres enfumées. Je vois, à gauche, la petite porte de l’allée et
l’armoire de chêne; à droite, l’alcôve fermée d’un rideau de serge
verte; au fond, l’entrée de la cuisine, près du poêle de fonte aux
grosses moulures représentant les douze mois de l’année,--le Cerf, les
Poissons, le Capricorne, le Verseau, la Gerbe, etc., etc.,--et, du côté
de la rue, les deux petites fenêtres qui regardent à travers les
feuilles de vigne sur la place de la Fontaine.

Je vois aussi l’oncle Jacob, élancé, le front haut, surmonté de sa belle
chevelure blonde dessinant ses larges tempes avec grâce, le nez
légèrement aquilin, les yeux bleus, le menton arrondi, les lèvres
tendres et bonnes. Il est en culotte de ratine noire, habit bleu de ciel
à boutons de cuivre, et bottes molles à retroussis jaune clair, devant
lesquelles pend un gland de soie. Assis dans son fauteuil de cuir, les
bras sur la table, il lit, et le soleil fait trembloter l’ombre des
feuilles de vigne sur sa figure un peu longue et hâlée par le grand air.

C’était un homme sentimental, amateur de la paix; il approchait de la
quarantaine et passait pour être le meilleur médecin du pays. J’ai su
depuis qu’il se plaisait à faire des théories sur la fraternité
universelle, et que les paquets de livres que lui apportait de temps en
temps le messager Fritz concernaient cet objet important.

Tout cela je le vois, sans oublier notre Lisbeth, une bonne vieille,
souriante et ridée, en casaquin et jupe de toile bleue, qui file dans un
coin; ni le chat Roller, qui rêve, assis sur sa queue, derrière le
fourneau, ses gros yeux dorés ouverts dans l’ombre comme un hibou.

Il me semble que je n’ai qu’à traverser l’allée pour me glisser dans le
fruitier aux bonnes odeurs, que je n’ai qu’à grimper l’escalier de bois
de la cuisine pour monter dans ma chambre, où je lâchais les mésanges
que le petit Hans Aden, le fils du sabotier, et moi, nous allions
prendre à la pipée. Il y en avait de bleues et de vertes. La petite
Elisa Meyer, la fille du bourgmestre, venait souvent les voir et m’en
demander; et quand Hans Aden, Ludwig, Frantz Sépel, Karl Stenger et moi
nous conduisions ensemble les vaches et les chèvres à la pâture, sur la
côte du Birkenwald, elle s’accrochait toujours à ma veste en me disant:

«Fritzel, laisse-moi conduire votre vache... ne me chasse pas!»

Et je lui donnais mon fouet: nous allions faire du feu dans le gazon et
cuire des pommes de terre sous la cendre.

Oh! le bon temps! comme tout était calme, paisible autour de nous! Comme
tout se faisait régulièrement! Jamais le moindre trouble: le lundi, le
mardi, le mercredi, tous les jours de la semaine se suivaient exactement
pareils.

Chaque jour on se levait à la même heure, on s’habillait, on s’asseyait
devant la bonne soupe à la farine apprêtée par Lisbeth. L’oncle partait
à cheval; moi, j’allais faire des trébuchets et des lacets pour les
grives, les moineaux ou les verdiers, selon la saison.

A midi nous étions de retour. On mangeait du lard aux choux, des
_noudels_ ou des _knœpfels_. Puis j’allais pâturer, ou visiter mes
lacets, ou bien me baigner dans la Queich quand il faisait chaud.

Le soir, j’avais bon appétit, l’oncle et Lisbeth aussi, et nous louions
à table le Seigneur de ses grâces.

Tous les jours, vers la fin du souper, au moment où la nuit grisâtre
commençait à s’étendre dans la salle, un pas lourd traversait l’allée,
la porte s’ouvrait, et sur le seuil apparaissait un homme trapu, carré,
large des épaules, coiffé d’un grand feutre, et qui disait:

«Bonsoir, monsieur le docteur.

--Asseyez-vous, _mauser_[1], répondait l’oncle. Lisbeth, ouvre la
cuisine.»

  [1] Taupier.

Lisbeth poussait la porte, et la flamme rouge, dansant sur l’âtre, nous
montrait le taupier en face de notre table, regardant de ses petits yeux
gris ce que nous mangions. C’était une véritable mine de rat des champs:
le nez long, la bouche petite, le menton rentrant, les oreilles droites,
quatre poils de moustache jaunes ébouriffés. Sa souquenille de toile
grise lui descendait à peine au bas de l’échine; son grand gilet rouge,
aux poches profondes, ballottait sur ses cuisses, et ses énormes
souliers, tout jaunes de glèbe, avaient de gros clous qui luisaient sur
le devant, en forme de griffes, jusqu’au haut des épaisses semelles.

Le mauser pouvait avoir cinquante ans; ses cheveux grisonnaient, de
grosses rides sillonnaient son front rougeâtre, et des sourcils blancs à
reflets d’or lui tombaient jusque sur le globe de l’œil.

On le voyait toujours aux champs en train de poser ses attrapes, ou bien
à la porte de son rucher à mi-côte, dans les bruyères du Birkenwald,
avec son masque de fil de fer, ses grosses moufles de toile et sa grande
cuiller tranchante pour dénicher le miel des ruches.

A la fin de l’automne, durant un mois, il quittait le village, son
bissac en travers du dos, d’un côté le grand pot à miel, de l’autre la
cire jaune en briques, qu’il allait vendre aux curés des environs pour
faire des cierges.

Tel était le mauser.

Après avoir bien regardé sur la table, il disait:

«Ça, c’est du fromage... ça, ce sont des noisettes.

--Oui, répondait l’oncle; à votre service.

--Merci; j’aime mieux fumer une pipe maintenant.»

Alors il tirait de sa poche une pipe noire, garnie d’un couvercle de
cuivre à petite chaînette. Il la bourrait avec soin, continuant de
regarder, puis il entrait dans la cuisine, prenait une braise dans le
creux de sa main calleuse et la plaçait sur le tabac. Je crois encore le
voir, avec sa mine de rat, le nez en l’air, tirer de grosses bouffées en
face de l’âtre pourpre, puis rentrer et s’asseoir dans l’ombre, au coin
du fourneau, les jambes repliées.

En dehors des taupes et des abeilles, du miel et de la cire, le mauser
avait encore une autre occupation grave: il prédisait l’avenir moyennant
le passage des oiseaux, l’abondance des sauterelles et des chenilles, et
certaines traditions inscrites dans un gros livre à couvercle de bois,
qu’il avait hérité d’une vieille tante de Héming, et qui l’éclairait sur
les choses futures.

Mais pour entamer le chapitre de ses prédictions, il lui fallait la
présence de son ami Koffel, le menuisier, le tourneur, l’horloger, le
tondeur de chiens, le guérisseur de bêtes, bref, le plus beau génie
d’Anstatt et des environs.

Koffel faisait de tout: il rafistolait la vaisselle fêlée avec du fil de
fer, il étamait les casseroles, il réparait les vieux meubles détraqués,
il remettait l’orgue en bon état quand les flûtes ou les soufflets
étaient dérangés; l’oncle Jacob avait même dû lui défendre de redresser
les jambes et les bras cassés, car il se sentait aussi du talent pour la
médecine. Le mauser l’admirait beaucoup et disait quelquefois: «Quel
dommage que Koffel n’ait pas étudié!... quel dommage!» Et toutes les
commères du pays le regardaient comme un être universel.

Mais tout cela ne faisait pas bouillir sa marmite, et le plus clair de
ses ressources était encore d’aller couper de la choucroute en automne,
son tiroir à rabots sur le dos en forme de hotte, criant de porte en
porte: «Pas de choux? pas de choux?

Voilà pourtant comment les grands esprits sont récompensés.

Koffel, petit, maigre, noir de barbe et de cheveux, le nez effilé,
descendant tout droit en pointe comme le bec d’une sarcelle, ne tardait
pas à paraître, les poings dans les poches de sa petite veste ronde, le
bonnet de coton sur la nuque, la pointe entre les épaules, sa culotte et
ses gros bas bleus tachés de colle-forte, flottant sur ses jambes minces
comme des fils d’archal, et ses savates découpées en plusieurs endroits
pour faire place à ses oignons. Il entrait quelques instants après le
mauser et, s’avançant à petits pas, il disait d’un air grave:

«Bon appétit, monsieur le docteur.

--Si le cœur vous en dit? répondait l’oncle.

--Bien des remerciements; nous avons mangé ce soir de la salade; c’est
ce que j’aime le mieux.»

Après ces paroles, Koffel allait s’asseoir derrière le fourneau et ne
bougeait pas jusqu’au moment où l’oncle disait:

«Allons, Lisbeth, allume la chandelle et lève la nappe.»

Alors, à son tour, l’oncle bourrait sa pipe et se rapprochait du
fourneau. On se mettait à causer de la pluie et du beau temps, des
récoltes, etc.; le taupier avait posé tant d’attrapes pendant la
journée, il avait détourné l’eau de tel pré durant l’orage; ou bien il
venait de retirer tant de miel de ses ruches; ses abeilles devaient
bientôt essaimer, elles formaient barbe, et d’avance le mauser préparait
des paniers pour recevoir les jeunes.

Koffel, lui, ruminait toujours quelque invention; il parlait de son
horloge sans poids où les douze apôtres devaient paraître au coup de
midi, pendant que le coq chanterait et que la mort faucherait; ou bien
de sa charrue, qui devait marcher toute seule, en la remontant comme une
pendule, ou de telle autre découverte merveilleuse.

L’oncle écoutait gravement; il approuvait d’un signe de tête, en rêvant
à ses malades.

En été, les voisines, assises sur le banc de pierre, devant nos fenêtres
ouvertes, s’entretenaient avec Lisbeth des choses de leurs ménages:
l’une avait filé tant d’aunes de toile l’hiver dernier; les poules d’une
autre avaient pondu tant d’œufs dans la journée.

Moi, je profitais d’un bon moment pour courir à la forge de Klipfel,
dont la flamme brillait de loin, dans la nuit, au bout du village. Hans
Aden, Frantz Sépel et plusieurs autres s’y trouvaient déjà réunis. Nous
regardions les étincelles partir comme des éclairs sous les coups de
marteau; nous sifflions au bruit de l’enclume. Se présentait-il une
vieille rosse à ferrer, nous aidions à lui lever la jambe. Les plus
vieux d’entre nous essayaient de fumer des feuilles de noyer, ce qui
leur retournait l’estomac; quelques autres se glorifiaient d’aller déjà
tous les dimanches à la danse, c’étaient ceux de quinze à seize ans. Ils
se plantaient le chapeau sur l’oreille et fumaient d’un air
d’importance, les mains dans les poches.

Enfin, à dix heures, toute la bande se dispersait; chacun rentrait chez
soi.

Ainsi se passaient les jours ordinaires de la semaine; mais les lundis
et les vendredis l’oncle recevait la _Gazette de Francfort_, et ces
jours-là les réunions étaient plus nombreuses à la maison. Outre le
mauser et Koffel, nous voyions arriver notre bourgmestre Christian Meyer
et M. Karolus Richter, le petit-fils d’un ancien valet du comte de
Salm-Salm. Ni l’un ni l’autre ne voulait s’abonner à la gazette, mais
ils aimaient d’en entendre la lecture pour rien.

Que de fois je me suis rappelé depuis notre gros bourgmestre aux
oreilles écarlates, avec sa camisole de laine et son bonnet de coton
blanc, assis dans le fauteuil, à la place ordinaire de l’oncle! Il
semblait songer à des choses profondes; mais sa grande préoccupation
était de retenir les nouvelles pour en faire part à sa femme, la
vertueuse Barbara, qui gouvernait la commune sous son nom.

Et le grand Karolus donc, cette espèce de lévrier en habit de chasse et
casquette de cuir bouilli, le plus grand usurier du pays, qui regardait
les paysans du haut de sa grandeur, parce que son grand-père avait été
laquais de Salm-Salm, qui s’imaginait vous faire des grâces en fumant
votre tabac, et qui parlait sans cesse de parcs, de faisanderies, de
grandes chasses à courre, des droits et des privilèges de monseigneur de
Salm-Salm. Combien de fois je l’ai revu en rêve, allant, venant dans
notre chambre basse, écoutant, fronçant le sourcil, plongeant tout à
coup la main dans la grande poche de l’habit de l’oncle, pour lui
prendre son paquet de tabac, bourrant sa pipe et l’allumant à la
chandelle en disant:

«Permettez!»

Oui, toutes ces choses, je les revois.

Pauvre oncle Jacob, qu’il était bonhomme de se laisser fumer son tabac,
mais il n’y prenait pas même garde; il lisait avec tant d’attention les
nouvelles du jour. Les Républicains envahissaient le Palatinat, ils
descendaient le Rhin, ils osaient regarder en face les trois électeurs,
le roi Wilhelm de Prusse et l’empereur Joseph.

Tous les assistants s’étonnaient de leur audace.

M. Richter disait que cela ne pouvait durer, et que tous ces mauvais
gueux seraient exterminés jusqu’au dernier.

L’oncle finissait toujours sa lecture par quelque réflexion judicieuse;
tout en repliant la gazette, il disait:

«Louons le Seigneur de vivre au milieu des bois, plutôt que dans les
vignobles; dans la montagne aride, plutôt que dans la plaine féconde.
Ces Républicains n’espèrent rien pouvoir happer ici; voilà ce qui fait
notre sécurité, nous pouvons dormir en paix sur les deux oreilles. Mais
que d’autres sont exposés à leurs rapines! Ces gens-là veulent tout par
la force; or, la force n’a jamais rien produit de bon. Ils nous parlent
d’amour, d’égalité, de liberté, mais ils n’appliquent point ces
principes; ils se fient à leur bras et non à la justice de leur cause.
Avant eux, et bien longtemps, d’autres sont venus pour délivrer le
monde; ceux-là ne frappaient point, ils n’immolaient point, ils
périssaient par milliers et furent représentés dans la suite des siècles
par l’agneau que les loups dévorent. On aurait cru que de ces hommes il
ne devait plus même rester un souvenir; eh bien! ils ont conquis le
monde; ils n’ont pas conquis la chair, mais ils ont conquis l’âme du
genre humain, et l’âme, c’est tout!--Pourquoi ceux-ci ne suivent-ils pas
le même exemple?»

Aussitôt Karolus Richter s’écriait d’un air dédaigneux:

«Pourquoi? C’est parce qu’ils se moquent bien des âmes, et qu’ils
envient les puissants de la terre. Et d’abord tous ces Républicains sont
des athées, depuis le premier jusqu’au dernier; ils ne respectent ni le
trône ni l’autel; ils ont renversé des choses établies depuis l’origine
des temps; ils ne veulent plus de noblesse, comme si la noblesse n’était
pas l’essence des choses sur la terre et dans le ciel, comme s’il
n’était pas reconnu que, parmi les hommes, les uns naissent pour
l’esclavage et les autres pour la domination, comme si l’on ne voyait
pas cet ordre établi même dans la nature: les mousses sont sous l’herbe,
l’herbe sous les buissons, les buissons sous les arbres, et les arbres
sous la voûte céleste. De même, les paysans sont sous la bourgeoisie, la
bourgeoisie sous la noblesse de robe, la noblesse de robe sous la
noblesse d’épée, la noblesse d’épée sous le roi, et le roi sous le pape,
représenté par ses cardinaux, ses archevêques et ses évêques. Voilà
l’ordre naturel des choses.

«On aura beau faire, jamais un chardon ne pourra s’élever à la hauteur
d’un chêne, et jamais un paysan ne pourra tenir le glaive, comme un
descendant de l’illustre race des guerriers.

«Ces Républicains ont obtenu quelques succès éphémères, à cause de la
surprise qu’ils ont causée à l’univers par leur audace vraiment
incroyable et leur absence de sens commun. En niant toutes les doctrines
et tous les principes établis, ils ont frappé les gens raisonnables de
stupéfaction; c’est là l’unique cause de ces bouleversements. De même
qu’il arrive quelquefois de voir un bœuf et même un taureau s’arrêter
tout à coup et s’enfuir à la vue d’un rat qui sort subitement de dessous
terre et se dresse devant lui, de même nous voyons nos soldats étonnés
et même déroutés par une semblable audace. Mais tout cela ne peut durer
longtemps, et la première surprise une fois passée, je suis bien sûr que
nos vieux généraux de la guerre de Sept ans battront ce ramassis de
va-nu-pieds à plate couture, et qu’il n’en rentrera pas un seul dans
leur malheureux pays!»

Ayant dit cela, M. Karolus rallumait sa pipe et continuait à se promener
de long en large, les mains derrière le dos, d’un air satisfait de
lui-même.

Tous les autres réfléchissaient à ce qu’ils venaient d’entendre, et le
mauser prenait enfin la parole à son tour.

«Tout ce qui doit arriver arrive, faisait-il. Puisque ces Républicains
ont chassé leurs seigneurs et leurs religieux, c’était écrit dans le
ciel depuis le commencement des temps: Dieu l’a voulu! Maintenant, de
savoir s’ils reviendront, cela dépend de ce que le Seigneur Dieu voudra;
s’il veut ressusciter les morts, cela dépend de Lui. Mais l’année
dernière, comme je regardais travailler mes abeilles, je vis que tout à
coup ces petits êtres, doux et même jolis, se mettaient à tomber sur les
frelons, à les piquer et à les traîner hors de la ruche. Cela revient
tous les ans. Ces frelons font les jeunes et les abeilles les
entretiennent tant que la ruche a besoin d’eux; mais ensuite elles les
tuent: c’est quelque chose d’abominable, et pourtant c’est écrit!--En
voyant cela, je pensais à ces Républicains: ils sont en train de tuer
leurs frelons; mais, soyez tranquilles, on ne peut jamais se passer
d’eux; il en reviendra d’autres; il faudra les remplumer et les nourrir;
après cela les abeilles se fâcheront encore et les tueront par
centaines. On croira que tout est fini, mais il en reviendra d’autres...
ainsi de suite; il en faut... il en faut!...»

Le mauser alors hochait la tête, et M. Karolus, s’arrêtant au milieu de
la chambre, s’écriait:

«Qu’est-ce que vous appelez frelons? Les vrais frelons sont les
orgueilleux vermisseaux qui se croient capables de tout, et non les
seigneurs et les religieux.

--Sauf votre respect, monsieur Richter, faisait le mauser, les frelons
sont ceux qui ne veulent rien faire et jouir de tout; ceux qui, sans
rendre aucun service que de bourdonner autour de la reine, veulent qu’on
les entretienne grassement. On les entretient, mais finalement, il est
écrit qu’on les jette dehors. C’est arrivé mille et mille fois, et cela
ne peut manquer d’arriver toujours. Les abeilles travailleuses, pleines
d’ordre et d’économie, ne peuvent nourrir des êtres propres à rien.
C’est malheureux, c’est triste, mais voilà: quand on fait du miel, on
aime à le garder pour soi.

--Vous êtes un jacobin! s’écriait Karolus indigné.

--Non, au contraire, je suis un bourgeois d’Anstatt, taupier et éleveur
d’abeilles; j’aime mon pays autant que vous; je me sacrifierais pour
lui, peut-être plutôt que vous. Mais je suis bien forcé de dire que les
vrais frelons sont ceux qui ne font rien, et que les abeilles sont
celles qui travaillent, puisque je l’ai vu cent fois.

--Ah! s’écriait Karolus Richter, je parierais que Koffel a les mêmes
idées que vous!»

Alors le menuisier répondait en clignant de l’œil:

«Monsieur Karolus, si j’avais le bonheur d’être le petit-fils d’un
domestique de Yéri-Péter ou de Salm-Salm, et si j’en avais hérité de
grands biens, qui m’entretiendraient dans l’abondance et la paresse,
alors je dirais que les frelons sont les travailleurs et les abeilles
les fainéants. Mais de la façon dont je suis, j’ai besoin de tout le
monde pour vivre, et je ne dis rien. Je me tais. Seulement je pense que
chacun devrait obtenir ce qu’il mérite par son travail.

--Mes chers amis, reprenait alors l’oncle gravement, ne parlons pas de
ces choses, car nous ne pourrions nous entendre. La paix! la paix! voilà
ce qu’il nous faut. C’est la paix qui fait prospérer les hommes et qui
remet tous les êtres à leur place véritable. Par la guerre, on voit les
mauvais instincts prévaloir: le meurtre, la rapine et le reste. Aussi
tous les hommes de mauvaise vie aiment la guerre; c’est le seul moyen
pour eux de paraître quelque chose. En temps de paix, ils ne seraient
rien; on verrait trop facilement que leurs pensées, leurs inventions et
leurs désirs se rapportent à de pauvres génies. L’homme a été créé par
Dieu pour la paix, pour le travail, l’amour de sa famille et de ses
semblables. Or, puisque la guerre va contre tout cela, c’est un
véritable fléau. Maintenant, voici dix heures qui sonnent, nous
pourrions nous disputer jusqu’à demain sans nous entendre davantage. Je
propose donc d’aller nous coucher.»

Tout le monde se levait alors, et le bourgmestre, appuyant ses deux gros
poings aux bras de son fauteuil, s’écriait:

«Fasse le ciel que ni les Républicains, ni les Prussiens ni les
Impériaux ne passent par ici, car tous ces gens ont faim et soif! Et
comme il est plus agréable de boire son vin soi-même que de le voir
avaler par les autres, j’aime beaucoup mieux apprendre ces choses par la
gazette que d’en jouir par mes propres yeux. Voilà ce que je pense.»

Sur cette réflexion, il s’acheminait vers la porte; les autres le
suivaient.

«Bonne nuit! criait l’oncle.

--Bonsoir!» répondait le mauser en s’éloignant dans la rue sombre.

La porte se refermait, et l’oncle soucieux me disait:

«Allons, Fritzel, tâche de bien dormir.

--Pareillement, mon oncle», lui répondais-je.

Lisbeth et moi nous montions l’escalier.

Un quart d’heure après, le plus profond silence régnait dans la maison.




CHAPITRE II


Or, un vendredi soir du mois de novembre 1793, Lisbeth, après le souper,
pétrissait la pâte pour cuire le pain du ménage, selon son habitude.
Comme il devait en résulter aussi de la galette et de la tarte aux
pommes, je me tenais près d’elle dans la cuisine, et je la contemplais
en me livrant aux réflexions les plus agréables.

La pâte faite, on y mit la levure de bière, on gratta le pétrin tout
autour, et l’on étendit dessus une grosse couverture en plumes pour
laisser fermenter. Après quoi, Lisbeth répandit les braises de l’âtre à
l’intérieur du four, et poussa dans le fond, avec la perche, trois gros
fagots secs qui se mirent à flamboyer sous la voûte sombre. Enfin, le
feu bien allumé, elle plaça la plaque de tôle devant la bouche du four,
et me dit:

«Maintenant, Fritzel, allons nous coucher; demain, quand tu te lèveras,
il y aura de la tarte.»

Nous montâmes donc dans nos chambres. L’oncle Jacob ronflait depuis une
heure au fond de son alcôve. Je me couchai, rêvant de bonnes choses, et
ne tardai point à m’endormir comme un bienheureux.

Cela durait depuis assez longtemps, mais il faisait encore nuit, et la
lune brillait en face de ma petite fenêtre, lorsque je fus éveillé par
un tumulte étrange. On aurait dit que tout le village était en l’air:
les portes s’ouvraient et se refermaient au loin, une foule de pas
traversaient les mares boueuses de la rue. En même temps j’entendais
aller et venir dans notre maison, et des reflets pourpres miroitaient
sur mes vitres.

Qu’on se figure mon épouvante.

Après avoir écouté, je me levai doucement et j’ouvris une fenêtre. Toute
la rue était pleine de monde, et non seulement la rue, mais encore les
petits jardins et les ruelles aux environs: rien que de grands
gaillards, coiffés d’immenses chapeaux à cornes, revêtus de longs habits
bleus à parements rouges,--de larges baudriers blancs en travers,--et la
grande queue pendant sur le dos, sans parler des sabres et des gibernes
qui leur ballottaient au bas des reins, et que je voyais pour la
première fois. Ils avaient mis leurs fusils en faisceaux devant notre
grange: deux sentinelles se promenaient autour; les autres entraient
dans les maisons comme chez eux.

Au coin de l’écurie, trois chevaux piaffaient. Plus loin, devant la
boucherie de Sépel, de l’autre côté de la place, aux crocs du mur où
l’on écorchait les veaux, était pendu tout un bœuf, à la lueur d’un
grand feu qui montait et descendait, illuminant la place; sa tête et son
dos traînaient à terre. Un de ces hommes, les manches de sa chemise
retroussées autour de ses bras musculeux, le dépouillait; il l’avait
fendu du haut en bas; les entrailles bleues coulaient sur la boue avec
le sang. La figure de cet homme, avec son cou nu et sa tignasse, était
terrible à voir. Je compris aussitôt que les Républicains avaient
surpris le village, et tout en m’habillant, j’invoquai le secours de
l’empereur Joseph, dont M. Karolus Richter parlait si souvent.

Les Français étaient arrivés durant notre premier sommeil, et depuis
deux heures au moins; car, lorsque je me penchai pour descendre, j’en
vis trois, également en manches de chemise comme le boucher, qui
retiraient le pain de notre four avec notre pelle. Ils avaient épargné
la peine de cuire à Lisbeth, comme l’autre avait épargné la peine de
tuer à Sépel. Ces gens savaient tout faire, rien ne les embarrassait.

Lisbeth, assise dans un coin, les mains croisées sur les genoux, les
regardait d’un air assez paisible; sa première frayeur était passée.
Elle me vit au haut de la rampe, et s’écria:

«Fritzel, descends... ils ne te feront pas de mal!»

Alors je descendis, et ces hommes continuèrent leur ouvrage sans
s’inquiéter de moi. La porte de l’allée à gauche était ouverte, et je
voyais dans le fruitier deux autres Républicains en train de brasser la
pâte d’une seconde ou d’une troisième fournée. Enfin, à droite, par la
porte de la salle entrebâillée, je voyais l’oncle Jacob assis près de la
table, sur une chaise, tandis qu’un homme vigoureux, à gros favoris
roux, le nez court et rond, les sourcils saillants, les oreilles
écartées de la tête et la tignasse couleur de chanvre, grosse comme le
bras, pendant entre les deux épaules, était installé dans le fauteuil et
déchiquetait un de nos jambons avec appétit. On ne voyait que ses gros
poings bruns aller et venir, la fourchette dans l’un, le couteau dans
l’autre, et ses grosses joues musculeuses trembloter. De temps en temps,
il prenait le verre, levait le coude, buvait un bon coup et poursuivait.

Il avait des épaulettes couleur de plomb, un grand sabre à fourreau de
cuir, dont la coquille remontait derrière son coude, et des bottes
tellement couvertes de boue, qu’on ne voyait plus que la glèbe jaune qui
commençait à sécher. Son chapeau posé sur le buffet, laissait pendre un
bouquet de plumes rouges, qui s’agitaient au courant d’air, car, malgré
le froid les fenêtres restaient ouvertes; une sentinelle passait
derrière, l’arme au bras, et s’arrêtait de temps en temps pour jeter un
coup d’œil sur la table.

Tout en déchiquetant, l’homme aux gros favoris parlait d’une voix
brusque:

«Ainsi, tu es médecin? disait-il à l’oncle.

--Oui, monsieur le commandant.

--Appelle-moi «commandant» tout court, ou «citoyen commandant», je te
l’ai déjà dit; les «monsieur» et «madame» sont passés de mode. Mais,
pour en revenir à nos moutons, tu dois connaître le pays; un médecin de
campagne est toujours sur les quatre chemins. A combien sommes-nous de
Kaiserslautern?

--A sept lieues, commandant.

--Et de Pirmasens?

--A huit environ.

--Et de Landau?

--Je crois à cinq bonnes lieues.

--Je crois... à peu près... environ... est-ce ainsi qu’un homme du pays
doit parler? Écoute, tu m’as l’air d’avoir peur; tu crains que, si les
habits blancs passent par ici, on ne te pende pour les renseignements
que tu m’auras donnés. Ote-toi cette idée de la tête: la République
française te protège.»

Et regardant l’oncle en face, de ses yeux gris:

«A la santé de la République une et indivisible!» fit-il en levant son
verre.

Ils trinquèrent ensemble, et l’oncle, tout pâle, but à la République.

«Ah çà, reprit l’autre, est-ce qu’on n’a pas vu d’Autrichiens par ici?

--Non, commandant.

--En es-tu bien sûr? Voyons, regarde-moi donc en face.

--Je n’en ai pas vu.

--Est-ce que tu n’aurais pas fait un tour à Réethâl ces jours derniers.»

L’oncle avait été trois jours avant à Réethâl; il crut le commandant
informé par quelqu’un du village, et répondit:

«Oui, commandant.

--Ah!--Et il n’y avait pas d’Autrichiens?

--Non!»

Le républicain vida son verre, en jetant un coup d’œil oblique sur
l’oncle Jacob; puis il étendit le bras et le prit au poignet d’un air
étrange.

«Tu dis que non?

--Oui, commandant.

--Eh bien, tu mens!»

Et, d’une voix lente, il ajouta:

«Nous ne pendons pas, nous autres, mais nous fusillons quelquefois ceux
qui nous trompent!»

La figure de l’oncle devint encore plus pâle. Cependant, d’un ton assez
ferme et la tête haute, il répéta:

«Commandant, je vous affirme sur l’honneur qu’il n’y avait pas
d’Impériaux à Réethâl il y a trois jours.

--Et moi, s’écria le républicain, dont les petits yeux gris brillaient
sous ses épais sourcils fauves, je te dis qu’il y en avait. Est-ce
clair?»

Il y eut un silence. Tous ceux de la cuisine s’étaient retournés; la
mine du commandant n’était pas rassurante. Moi, je me mis à pleurer,
j’entrai même dans la chambre, comme pour secourir l’oncle Jacob, et je
me plaçai derrière lui. Le républicain nous regardait tous deux, les
sourcils froncés, ce qui ne l’empêchait pas d’avaler encore une bouchée
de jambon, comme pour se donner le temps de réfléchir. Dehors, Lisbeth
sanglotait tout haut.

«Commandant, reprit l’oncle avec fermeté, vous ignorez peut-être qu’il y
a deux Réethâl, l’un du côté de Kaiserslautern, et l’autre sur la
Queich, à trois petites lieues de Landau. Les Autrichiens étaient
peut-être là-bas; mais de ce côté, mercredi soir, on n’en avait pas
encore vu.

--Ça, dit le commandant en mauvais allemand lorrain, avec un sourire
goguenard, ce n’est pas trop bête. Mais nous autres, entre Bitche et
Sarreguemines, nous sommes aussi fins que vous. A moins que tu ne me
prouves qu’il y a deux Réethâl, je ne te cache pas que mon devoir est de
te faire arrêter et juger par un conseil de guerre.

--Commandant, s’écria l’oncle en étendant le bras, la preuve qu’il y a
deux Réethâl, c’est qu’on les voit sur toutes les cartes du pays.»

Il montrait notre vieille carte accrochée au mur.

Alors le républicain se retourna dans son fauteuil et regarda en disant:

«Ah! c’est une carte du pays? Voyons un peu.»

L’oncle alla prendre la carte et l’étendit sur la table, en montrant les
deux villages.

«C’est juste, dit le commandant, à la bonne heure; moi je ne demande pas
mieux que de voir clair!»

Il s’était posé les deux coudes sur la table, et, sa grosse tête entre
les mains, il regardait.

«Tiens, tiens, c’est fameux, cela! disait-il. D’où vient cette carte?

--C’est mon père qui l’a faite; il était géomètre.»

Le républicain souriait.

«Oui, les bois, les rivières, les chemins, tout est marqué, disait-il;
je reconnais ça... nous avons passé là... c’est bon... c’est très bon!»

Et se redressant:

«Tu ne te sers pas de cette carte, citoyen docteur, fit-il en allemand;
moi j’en ai besoin et je la mets en réquisition pour le service de la
République. Allons, allons, réparation d’honneur! Nous allons boire
encore un coup pour cimenter les fêtes de la Concorde.»

On pense avec quel empressement Lisbeth descendit à la cave chercher une
autre bouteille.

L’oncle Jacob avait repris son assurance. Le commandant, qui me
regardait alors, lui demanda:

«C’est ton fils?

--Non, c’est mon neveu.

--Un petit gaillard solidement bâti. Quand je l’ai vu tout à l’heure
arriver à ton secours, cela m’a fait plaisir. Allons, approche», dit-il
en m’attirant par le bras.

Il me passa la main dans les cheveux, et dit d’une voix un peu rude,
mais bonne tout de même:

«Élève ce garçon-là dans l’amour des droits de l’homme. Au lieu de
garder les vaches, il peut devenir commandant ou général comme un autre.
Maintenant toutes les portes sont ouvertes, toutes les places sont à
prendre; il ne faut que du cœur et de la chance pour réussir. Moi, tel
que tu me vois, je suis le fils d’un forgeron de Sarreguemines; sans la
République, je taperais encore sur l’enclume; notre grand flandrin de
comte, qui est avec les habits blancs, serait un aigle par la grâce de
Dieu, et moi je serais un âne; au lieu que c’est tout le contraire par
la grâce de la Révolution.»

Il vida brusquement son verre, et fermant à demi les yeux avec finesse:

«Ça fait une petite différence», dit-il.

A côté du jambon se trouvait une de nos galettes, que les Républicains
avaient cuites d’abord avec la première fournée; le commandant m’en
coupa un morceau.

«Avale-moi ça hardiment, dit-il tout à fait de bonne humeur, et tâche de
devenir un homme!»

Puis se tournant vers la cuisine:

«Sergent Laflèche!» s’écria-t-il de sa voix de tonnerre.

Un vieux sergent à moustaches grises, sec comme un hareng saur, parut
sur le seuil.

«Combien de miches, sergent?

--Quarante.

--Dans une heure il nous en faut cinquante; avec nos dix fours, cinq
cents: trois livres de pain par homme.»

Le sergent rentra dans la cuisine.

L’oncle et moi, nous observions tout cela sans bouger.

Le commandant s’accouda de nouveau sur la carte, la tête entre les
mains.

Le jour grisâtre commençait à poindre dehors; on voyait l’ombre de la
sentinelle se promener l’arme au bras devant nos fenêtres. Une sorte de
silence s’était établi; bon nombre de Républicains dormaient sans doute,
la tête sur le sac, autour des grands feux qu’ils avaient allumés,
d’autres dans les maisons. La pendule allait lentement, le feu pétillait
toujours dans la cuisine.

Cela durait depuis quelques instants, lorsqu’un grand bruit s’éleva dans
la rue; des vitres sautèrent, une porte s’ouvrit avec fracas, et notre
voisin, Joseph Spick, le cabaretier, se mit à crier:

«Au secours! au feu!»

Mais personne ne bougeait dans le village; chacun était bien content de
se tenir tranquille chez soi. Le commandant écoutait.

«Sergent Laflèche!» dit-il.

Le sergent était allé voir, il ne parut qu’au bout d’un instant.

«Qu’est-ce qui se passe? lui demanda le commandant.

--C’est un aristocrate de cabaretier qui refuse d’obtempérer aux
réquisitions de la citoyenne Thérèse, répondit le sergent d’un air
grave.

--Eh bien! qu’on me l’amène.»

Le sergent sortit.

Deux minutes après, notre allée se remplissait de monde; la porte se
rouvrit, et Joseph Spick, avec sa petite veste, son grand pantalon de
toile et son bonnet de laine frisée, parut sur le seuil, entre quatre
soldats de la République l’arme au bras, la figure jaune comme du pain
d’épices, les chapeaux usés, les coudes troués, de larges pièces aux
genoux, et les souliers en loques, recousus avec de la ficelle; ce qui
ne les empêchait pas de se redresser et d’être fiers comme des rois.

Joseph, les mains dans les poches de sa veste, le dos rond, le front
plat et les joues pendantes, ne se tenait plus sur ses longues jambes;
il regardait à terre comme effaré.

Derrière, dans l’ombre, se voyait la tête d’une femme pâle et maigre,
qui attira tout de suite mon attention; elle avait le front haut, le nez
droit, le menton allongé et les cheveux d’un noir bleuâtre. Ces cheveux
lui descendaient en larges bandeaux sur les joues et se relevaient en
tresses derrière les oreilles, de sorte que sa figure, dont on ne voyait
que la face sans les côtés, semblait extrêmement longue. Ses yeux
étaient grands et noirs. Elle portait un chapeau de feutre à cocarde
tricolore, et, par-dessus le chapeau, un mouchoir rouge lié sous le
menton. Comme je n’avais vu jusqu’alors dans notre pays que des femmes
blondes ou brunes, celle-ci me produisit un effet d’étonnement et
d’admiration extraordinaire, tout jeune que j’étais; je la regardais
ébahi; l’oncle ne me paraissait pas moins étonné que moi, et quand elle
entra, suivie de cinq ou six autres Républicains habillés comme les
premiers, durant tout le temps qu’elle fut là, nous ne la quittâmes pas
des yeux.

Une fois dans la chambre, nous vîmes qu’elle avait un grand manteau de
drap bleu, à triple collet tombant jusqu’au-dessous des coudes, un petit
tonneau, dont le cordon lui passait en sautoir sur l’épaule; enfin,
autour du cou, une grosse cravate de soie noire à longues franges,
quelque butin de la guerre sans doute, et qui relevait encore la beauté
de sa tête calme et fière.

Le commandant attendait que tout le monde fût entré, regardant surtout
Joseph Spick, qui semblait plus mort que vif. Puis, s’adressant à la
femme qui, venait de relever son chapeau d’un mouvement de tête:

«Eh bien, Thérèse, fit-il, qu’est-ce qui se passe?

--Vous savez, commandant, qu’à la dernière étape je n’avais plus une
goutte d’eau-de-vie, dit-elle d’un ton ferme et net; mon premier soin,
en arrivant, fut de courir par tout le village pour en trouver, en la
payant, bien entendu. Mais les gens cachent tout, et depuis une
demi-heure seulement, j’ai découvert la branche de sapin à la porte de
cet homme. Le caporal Merlot, le fusilier Cincinnatus et le
tambour-maître Horatius Coclès me suivaient pour m’aider. Nous entrons,
nous demandons du vin, de l’eau-de-vie, n’importe quoi; mais le
_kaiserlick_ n’avait rien, il ne comprenait pas, il faisait le sourd. On
se met donc à chercher, à regarder dans tous les coins, et finalement
nous trouvons l’entrée de la cave au fond d’un bûcher, dans la cour,
derrière un tas de fagots qu’il avait mis devant.

«Nous aurions pu nous fâcher; au lieu de cela, nous descendons et nous
trouvons du vin, du lard, de la choucroute, de l’eau-de-vie; nous
remplissons nos tonneaux, nous prenons du lard, et puis nous remontons
sans esclandre. Mais, en nous voyant revenir chargés, cet homme, qui se
tenait tranquillement dans la chambre, se mit à crier comme un aveugle,
et au lieu d’accepter mes assignats, il les déchira et me prit par le
bras en me secouant de toutes ses forces. Cincinnatus ayant déposé sa
charge sur la table, prit ce grand flandrin au collet et le jeta contre
la fenêtre de sa baraque. C’est alors que le sergent Laflèche est
arrivé. Voilà tout, commandant.»

Quand cette femme eut parlé de la sorte, elle se retira derrière les
autres, et tout aussitôt un petit homme sec, maigre et brusque, dont le
chapeau penchait sur l’oreille, et qui tenait sous son bras une longue
canne à pomme de cuivre en forme d’oignon, s’avança et dit:

«Commandant, ce que la citoyenne Thérèse vient de vous communiquer,
c’est l’indignation de la mauvaise foi, que tout chacun aurait eue de se
trouver nez à nez avec un _kaiserlick_ dépourvu de tout sentiment
civique, et qui se propose...

--C’est bon, interrompit le commandant, la parole de la citoyenne
Thérèse me suffit!»

Et s’adressant en allemand à Joseph Spick, il lui dit en fronçant les
sourcils:

«Dis donc, toi, est-ce que tu veux être fusillé? Cela ne coûtera que la
peine de te conduire dans ton jardin! Ne sais-tu pas que le papier de la
République vaut mieux que l’or des tyrans? Écoute, pour cette fois je
veux bien te faire grâce, en considération de ton ignorance; mais s’il
t’arrive encore de cacher tes vivres et de refuser les assignats en
payement, je te fais fusiller sur la place du village, pour servir
d’exemple aux autres. Allons, marche, grand imbécile!»

Il débita cette petite harangue très rondement; puis, se tournant vers
la cantinière:

«C’est bien, Thérèse, dit-il, tu peux charger tes tonneaux, cet homme
n’y mettra pas opposition. Et vous autres, qu’on le laisse aller.»

Tout le monde sortit, Thérèse en tête et Joseph le dernier. Le pauvre
diable n’avait plus une goutte de sang dans les veines; il venait d’en
échapper d’une belle. Le jour, dans l’intervalle, était venu.

Le commandant se leva, plia la carte et la mit dans sa poche. Puis il
s’avança jusqu’à l’une des fenêtres et se mit à regarder le village.
L’oncle et moi nous regardions à l’autre fenêtre. Il pouvait être alors
cinq heures du matin.




CHAPITRE III


Toute ma vie je me rappellerai cette rue silencieuse encombrée de gens
endormis, les uns étendus, les autres repliés, la tête sur le sac. Je
vois encore ces pieds boueux, ces semelles usées, ces habits rapiécés,
ces faces jeunes aux teintes brunes, ces vieilles joues rigides, les
paupières closes; ces grands chapeaux, ces épaulettes déteintes, ces
pompons, ces couvertures de laine à bordure rouge filandreuse, pleines
de trous, ces manteaux gris, cette paille dispersée dans la boue. Et le
grand silence du sommeil après la marche forcée, ce repos absolu
semblable à la mort; et le petit jour bleuâtre enveloppant tout cela de
sa lumière indécise, le soleil pâle montant dans la brume, les
maisonnettes aux larges toitures de chaume, regardant de leurs petites
fenêtres noires; et tout au loin, des deux côtés du village, sur
l’Altenberg et le Réepockel, au-dessus des vergers et des chènevières,
les baïonnettes des sentinelles scintillant parmi les dernières étoiles,
non, jamais je n’oublierai cet étrange spectacle; j’étais bien jeune
alors, mais de tels souvenirs sont éternels.

A mesure que le jour grandissait, s’animait aussi le tableau: une tête
se levait, s’appuyait sur le coude et regardait, puis bâillait et se
couchait de nouveau. Ailleurs un vieux soldat se dressait tout à coup,
secouait la paille de ses habits, se coiffait de son feutre et repliait
son lambeau de couverture; un autre aussi roulait son manteau et le
bouclait sur son sac; un autre tirait de sa poche un bout de pipe et
battait le briquet. Les premiers levés se rapprochaient et causaient
entre eux, d’autres venaient les rejoindre en frappant de la semelle,
car il faisait froid à cette heure; les feux allumés dans la rue et sur
la place avaient fini par s’éteindre.

En face de chez nous, sur la petite place, était la fontaine; un certain
nombre de Républicains, rangés autour des deux grandes auges moussues,
se lavaient, riant et plaisantant malgré le froid; d’autres venaient
allonger la lèvre au goulot.

Puis les maisons s’ouvraient une à une, et l’on voyait les soldats en
sortir, inclinant leurs grands chapeaux et leurs sacs sous les petites
portes. Ils avaient presque tous la pipe allumée.

A droite de notre grange, devant l’auberge de Spick, stationnait la
charrette de la cantinière couverte d’une grande toile; elle était à
deux roues, en forme de brouette, les bras posant à terre. Derrière, la
mule, couverte d’une vieille housse de laine à carreaux rouges et bleus,
attirait de notre échoppe une longue mèche de foin, qu’elle mâchait
gravement, les yeux à demi fermés d’un air sentimental.

La cantinière, à la fenêtre en face, raccommodait une petite culotte, et
se penchait de temps en temps pour jeter un coup d’œil sous le hangar.

Là, le tambour-maître Horatius Coclès, Cincinnatus, Merlot et un grand
gaillard jovial, maigre, sec, à cheval sur des bottes de foin, se
faisaient la queue l’un à l’autre; ils se peignaient les tresses et les
lissaient en se crachant dans la main; Horatius Coclès, qui se trouvait
en tête de la bande, fredonnait un air, et ses camarades répétaient le
refrain à la sourdine.

Près d’eux, contre deux vieilles futailles, dormait un petit tambour
d’une douzaine d’années, tout blond comme moi, et qui m’intéressait
particulièrement. C’est lui que surveillait la cantinière et dont elle
raccommodait sans doute une culotte. Il avait son petit nez rouge en
l’air, la bouche entrouverte, le dos contre les deux tonnes et un bras
sur sa caisse; ses baguettes étaient passées dans la buffleterie, et sur
ses pieds, couverts de quelques brins de paille, était étendu un grand
caniche tout crotté, qui le réchauffait. A chaque instant cet animal
levait la tête et le regardait comme pour dire: «Je voudrais bien faire
un tour dans les cuisines du village!» Mais le petit ne bougeait pas; il
dormait si bien! Et comme, dans le lointain, quelques chiens aboyaient,
le caniche bâillait; il aurait voulu se mettre de la partie.

Bientôt deux officiers sortirent de la maison voisine; deux hommes
élancés, jeunes, la taille serrée dans leur habit. Comme ils passaient
devant la maison, le commandant leur cria:

«Duchêne! Richer!

--Bonjour, commandant, dirent-ils en se retournant.

--Les postes sont relevés?

--Oui, commandant.

--Rien de nouveau?

--Rien, commandant.

--Dans une demi-heure on se remet en marche. Fais battre le rappel,
Richer. Entre, Duchêne.»

L’un des officiers entra, l’autre passa sous le hangar et dit quelques
mots à Horatius Coclès. Moi, je regardais le nouveau venu. Le commandant
avait fait apporter une bouteille d’eau-de-vie; ils en buvaient
ensemble, lorsqu’une sorte de bourdonnement s’entendit dehors: c’était
le rappel. Je courus voir ce qui se passait. Horatius Coclès, devant
cinq tambours, dont le petit tenait la gauche, la canne en l’air,
ordonnait le roulement. Tant que la canne fut levée, il continua. Les
Républicains arrivaient de toutes les ruelles du village; ils se
rangeaient sur deux lignes, devant la fontaine, et leurs sergents
commençaient l’appel. L’oncle et moi, nous étions émerveillés de l’ordre
qui régnait chez ces gens; à mesure qu’on les appelait, ils répondaient
si vite, que c’était comme un murmure de tous les côtés. Ils avaient
repris leurs fusils et les tenaient à volonté, sur l’épaule ou la crosse
à terre.

Après l’appel, il se fit un grand silence, et plusieurs hommes, dans
chaque compagnie, se détachèrent sous la conduite des caporaux, pour
aller chercher le pain. La citoyenne Thérèse attelait alors sa mule à la
charrette. Au bout de quelques instants, les escouades revinrent,
apportant les miches dans des sacs et des paniers. La distribution
commença.

Comme les Républicains s’étaient fait la soupe en arrivant, ils se
bouclaient l’un à l’autre leur miche sur le sac.

«Allons! s’écria le commandant d’un ton joyeux, en route!»

Il prit son manteau, le jeta sur son épaule, et sortit sans nous dire ni
bonjour, ni bonsoir.

Nous pensions être débarrassés de ces gens pour toujours.

Au moment où le commandant sortait, le bourgmestre vint prier l’oncle
Jacob de se rendre bien vite chez lui, disant que la vue des
Républicains avait rendu sa femme malade.

Ils partirent ensemble aussitôt. Lisbeth arrangeait déjà les chaises et
balayait la salle. On entendait dehors les officiers commander: «En
avant, marche!» Les tambours résonnaient; la cantinière criait: «Hue»!
et le bataillon se mettait en route, quand une sorte de pétillement
terrible retentit au bout du village. C’étaient des coups de fusil, qui
se suivaient quelquefois plusieurs ensemble, quelquefois un à un.

Les Républicains allaient entrer dans la rue.

«Halte!» cria le commandant, qui regardait debout sur ses étriers,
prêtant l’oreille.

Je m’étais mis à la fenêtre, et je voyais tous ces hommes attentifs, et
les officiers hors des rangs autour de leur chef, qui parlait avec
vivacité.

Tout à coup un soldat parut au détour de la rue; il courait, son fusil
sur l’épaule.

«Commandant, dit-il de loin, tout essoufflé, les Croates! L’avant-poste
est enlevé... ils arrivent!...»

A peine le commandant eut-il entendu cela qu’il se retourna, courant sur
la ligne ventre à terre et criant:

«Formez le carré!»

Les officiers, les tambours, la cantinière se repliaient en même temps
autour de la fontaine, tandis que les compagnies se croisaient comme un
jeu de cartes; en moins d’une minute, elles formèrent le carré sur trois
rangs, les autres au milieu, et presque aussitôt il se fit dans la rue
un bruit épouvantable; les Croates arrivaient; la terre en tremblait. Je
les vois encore déboucher au tournant de la rue, leurs grands manteaux
rouges flottant derrière eux comme les plis de cinquante étendards, et
courbés si bas sur leur selle, la latte en avant, qu’on apercevait à
peine leurs faces osseuses et brunes aux longues moustaches jaunes.

Il faut que les enfants soient possédés du diable, car, au lieu de me
sauver, je restai là, les yeux écarquillés, pour voir la bataille.
J’avais bien peur, c’est vrai, mais la curiosité l’emportait encore.

Le temps de regarder et de frémir, les Croates étaient sur la place.
J’entendis à la même seconde le commandant crier: «Feu!» Puis un coup de
tonnerre, puis rien que le bourdonnement de mes oreilles. Tout le côté
du carré tourné vers la rue venait de faire feu à la fois; les vitres de
nos fenêtres tombaient en grelottant; la fumée entrait dans la chambre
avec des débris de cartouches, et l’odeur de la poudre remplissait
l’air.

Moi, les cheveux hérissés, je regardais, et je voyais les Croates sur
leurs grands chevaux, debout dans la fumée grise, bondir, retomber et
rebondir, comme pour grimper sur le carré et ceux de derrière arriver,
arriver sans cesse, hurlant d’une voix sauvage: «_Forvertz!
forvertz!_[2]

  [2] En avant! en avant!

«Feu du second rang!» cria le commandant, au milieu des hennissements et
des cris sans fin.

Il avait l’air de parler dans notre chambre tant sa voix était calme.

Un nouveau coup de tonnerre suivit; et comme le crépi tombait, comme les
tuiles roulaient des toits, comme le ciel et la terre semblaient se
confondre, Lisbeth, derrière, dans la cuisine, poussait des cris si
perçants que, même à travers ce tumulte, on les entendait comme un coup
de sifflet.

Après les feux de peloton commencèrent les feux de file. On ne voyait
plus que les fusils du deuxième rang s’abaisser, faire feu et se
relever, tandis que le premier rang, le genou à terre, croisait la
baïonnette, et que le troisième chargeait les fusils et les passait au
second.

Les Croates tourbillonnaient autour du carré, frappant au loin de leurs
grandes lattes; de temps en temps un chapeau tombait, quelquefois
l’homme. Un des ces Croates, repliant son cheval sur les jarrets, bondit
si loin qu’il franchit les trois rangs et tomba dans le carré; mais
alors le commandant républicain se précipita sur lui, et d’un furieux
coup de pointe le cloua pour ainsi dire sur la croupe de son cheval; je
vis le Républicain retirer son sabre rouge jusqu’à la garde; cette vue
me donna froid; j’allais fuir; mais j’étais à peine levé, que les
Croates firent volte-face et partirent, laissant un grand nombre
d’hommes et de chevaux sur la place.

Les chevaux essayaient de se relever, puis retombaient. Cinq ou six
cavaliers, pris sous leur monture, faisaient des efforts pour dégager
leurs jambes; d’autres tout sanglants se traînaient à quatre pattes,
levant la main et criant d’une voix lamentable: _Pardône, Françôse!_[3]
dans la crainte d’être massacrés; quelques-uns, ne pouvant endurer ce
qu’ils souffraient, demandaient en grâce qu’on les achevât. Le plus
grand nombre restaient immobiles.

  [3] Pardon, Français!

Pour la première fois je compris bien la mort: ces hommes que j’avais
vus deux minutes avant, pleins de vie et de force, chargeant leurs
ennemis avec fureur, et bondissant comme des loups, ils étaient là,
couchés pêle-mêle, insensibles comme les pierres du chemin.

Dans les rangs des Républicains il y avait aussi des places vides, des
corps étendus sur la face, et quelques blessés, les joues et le front
pleins de sang; ils se bandaient la tête, le fusil au pied, sans quitter
les rangs; leurs camarades les aidaient à serrer le mouchoir et à
remettre le chapeau dessus.

Le commandant, à cheval près de la fontaine, la corne de son grand
chapeau à plumes sur le dos et le sabre au poing, faisait serrer les
rangs; près de lui se tenaient les tambours en ligne, et un peu plus
loin, tout près de l’auge, la cantinière avec sa charrette. On entendait
les trompettes des Croates sonner la retraite. Au tournant de la rue,
ils avaient fait halte; une de leurs sentinelles attendait là, derrière
l’angle de la maison commune: on ne voyait que la tête de son cheval.
Quelques coups de fusil partaient encore.

«Cessez le feu!» cria le commandant.

Et tout se tut; on n’entendit plus que la trompette au loin.

La cantinière fit alors le tour des rangs à l’intérieur pour verser de
l’eau-de-vie aux hommes, tandis que sept ou huit grands gaillards
allaient puiser de l’eau à la fontaine, dans leurs gamelles, pour les
blessés, qui tous demandaient à boire d’une voix pitoyable.

Moi, penché hors de la fenêtre, je regardais au fond de la rue déserte,
me demandant si les manteaux rouges oseraient revenir. Le commandant
regardait aussi dans cette direction, et causait avec un capitaine
appuyé sur la selle de son cheval. Tout à coup le capitaine traversa le
carré, écarta les rangs et se précipita chez nous en criant: «Le maître
de la maison?

--Il est sorti.

--Eh bien... toi... conduis-moi dans votre grenier... vite!»

Je laissai là mes sabots, et me mis à grimper l’escalier au fond de
l’allée comme un écureuil.

Le capitaine me suivait. En haut, il vit du premier coup d’œil l’échelle
du colombier et monta devant moi. Dans le colombier il se posa les deux
coudes au bord de la lucarne un peu basse, se penchant pour voir. Je
regardais par-dessus son épaule. Toute la route, à perte de vue, était
couverte de monde: de la cavalerie, de l’infanterie, des canons, des
caissons, des manteaux rouges, des pelisses vertes, des habits blancs,
des casques, des cuirasses, des files de lances et des baïonnettes, des
lignes de chevaux, et tout cela s’avançait vers le village.

«C’est une armée!» murmurait le capitaine à voix basse.

Il se retourna brusquement pour redescendre, mais s’arrêtant sur une
idée, il me montra le long du village, à deux portées de fusil, une file
de manteaux rouges qui s’enfonçaient dans un repli de terrain derrière
les vergers.

«Tu vois ces manteaux rouges? dit-il.

--Oui.

--Est-ce qu’un chemin de voiture passe là?

--Non, c’est un sentier.

--Et ce grand ravin qui le coupe au milieu, droit devant nous, est-ce
qu’il est profond?

--Oh! oui.

--On n’y passe jamais avec les voitures et les charrues?

--Non, on ne peut pas.»

Alors, sans m’en demander davantage, il redescendit l’échelle à
reculons, aussi vite que possible, et se jeta dans l’escalier. Je le
suivais; nous fûmes bientôt en bas, mais nous n’étions pas encore au
bout de l’allée, que l’approche d’une masse de cavalerie faisait frémir
les maisons. Malgré cela, le capitaine sortit, traversa la place, écarta
deux hommes dans les rangs et disparut.

Des milliers de cris brefs, étranges, semblables à ceux d’une nuée de
corbeaux: «Hourrah! hourrah!» remplissaient alors la rue d’un bout à
l’autre, et couvraient presque le roulement sourd du galop.

Moi, tout fier d’avoir conduit le capitaine dans le colombier, j’eus
l’imprudence de m’avancer sur la porte. Les uhlans, car cette fois
c’étaient des uhlans, arrivaient comme le vent, la lance en arrêt, le
dolman en peau de mouton flottant sur le dos, les oreilles enfoncées
dans leurs gros bonnets à poils, les yeux écarquillés, le nez comme
enfoui dans les moustaches, et le grand pistolet à crosse de cuivre dans
la ceinture. Ce fut comme une vision, je n’eus que le temps de me jeter
en arrière; je n’avais plus une goutte de sang dans les veines, et ce
n’est qu’au moment où la fusillade recommença que je me réveillai comme
d’un rêve, au fond de notre chambre, en face des fenêtres brisées.

L’air était obscurci, le carré tout blanc de fumée. Le commandant se
voyait seul derrière, immobile sur son cheval, près de la fontaine; on
l’aurait pris pour une statue de bronze, à travers ce flot bleuâtre,
d’où jaillissaient des centaines de flammes rouges. Les uhlans, comme
d’immenses sauterelles, bondissaient tout autour, dardaient leurs lances
et les retiraient; d’autres lâchaient leurs grands pistolets dans les
rangs, à quatre pas.

Il me semblait que le carré pliait; c’était vrai.

«Serrez les rangs! tenez ferme! criait le commandant de sa voix calme.

--Serrez les rangs! serrez!» répétaient les officiers de distance en
distance.

Mais le carré pliait, il formait un demi-cercle au milieu; le centre
touchait presque la fontaine. A chaque coup de lance, arrivait la parade
de la baïonnette comme l’éclair, mais quelquefois l’homme s’affaissait.
Les Républicains n’avaient plus le temps de recharger; ils ne tiraient
plus, et les uhlans arrivaient toujours, plus nombreux, plus hardis,
enveloppant le carré dans leur tourbillon, et poussant déjà des cris de
triomphe, car ils se croyaient vainqueurs.

Moi-même, je croyais les Républicains perdus lorsque, au plus fort de
l’action, le commandant, levant son chapeau au bout de son sabre se mit
à chanter une chanson qui vous donnait la chair de poule, et tout le
bataillon, comme un seul homme, se mit à chanter avec lui.

En un clin d’œil tout le devant du carré se redressa, refoulant dans la
rue toute cette masse de cavaliers, pressés les uns contre les autres,
avec leurs grandes lances, comme les épis dans les champs.

On aurait dit que cette chanson rendait les Républicains furieux; c’est
tout ce que j’ai vu de plus terrible! Et depuis j’ai pensé bien des fois
que les hommes acharnés à la bataille sont plus féroces que les bêtes
sauvages.

Mais ce qu’il y avait encore de plus affreux, c’est que les derniers
rangs de la colonne autrichienne, tout au bout de la rue, ne voyant pas
ce qui se passait à l’entrée de la place, avançaient toujours criant:
«Hourrah! hourrah!» de sorte que ceux des premiers rangs poussés par les
baïonnettes des Républicains, et ne pouvant plus reculer, s’agitaient
dans une confusion inexprimable et jetaient des cris de détresse; leurs
grands chevaux, piqués aux naseaux, se dressaient, la crinière droite,
les yeux hors de la tête, avec des hennissements grêles et des ruades
épouvantables. Je voyais de loin ces malheureux uhlans, fous de terreur,
se retourner, en frappant leurs camarades du manche de leurs lances pour
se faire place, et détaler comme des lièvres le long des petites
cassines.

Deux minutes après, la rue était vide. Il restait bien encore vingt-cinq
ou trente de ces pauvres diables, enfermés dans la place. Ils n’avaient
pas vu la retraite et semblaient tout déconcertés, ne sachant par où
fuir; mais ce fut bientôt fini: une nouvelle décharge les coucha sur le
dos, sauf deux ou trois qui s’enfoncèrent dans la ruelle des Tanneurs.

On ne voyait plus que des tas de chevaux et d’hommes morts; le sang
coulait au-dessous et suivait notre rigole jusqu’au guévoir.

«Cessez le feu! cria le commandant pour la seconde fois; chargez!»

Dans le même instant neuf heures sonnaient à l’église. Le village en ce
moment n’est pas à dépeindre; les maisons criblées de balles, les volets
pendant à leurs gonds, les fenêtres défoncées, les cheminées
chancelantes, la rue pleine de tuiles et de briques fracassées, les
toits des hangars percés à jour, et ce tas de morts, ces chevaux
bousculés, se débattant et saignant: on ne peut se le figurer.

Les Républicains, diminués de moitié, leurs grands chapeaux penchés sur
le dos, l’air dur et terrible, attendaient l’arme au bras. Derrière, à
quelques pas de notre maison, le commandant délibérait avec ses
officiers. Je l’entendais très bien:

«Nous avons une armée autrichienne devant nous, disait-il brusquement;
il s’agit de tirer notre peau d’ici. Dans une heure, nous aurons vingt
ou trente mille hommes sur les bras, ils tourneront le village avec leur
infanterie, et nous serons tous perdus. Je vais faire battre la
retraite. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire?

--Non, c’est bien vu», répondirent les autres.

Alors ils s’éloignèrent, et deux minutes après, je vis un grand nombre
de soldats entrer dans les maisons, jeter les chaises, les tables, les
armoires dehors sur un même tas; quelques-uns, du haut des greniers,
jetaient de la paille et du foin; d’autres amenaient les charrettes et
les voitures du fond des hangars. Il ne leur fallut pas dix minutes pour
avoir à l’entrée de la rue une barrière haute comme les maisons; le foin
et la paille étaient au-dessus et au-dessous. Le roulement du tambour
rappela ceux qui faisaient cet ouvrage; aussitôt le feu se mit à grimper
de brindille en brindille jusqu’au haut de la barricade, balayant les
toits à côté, de sa flamme rouge, et répandant sa fumée noire comme une
voûte immense sur le village. De grands cris s’entendirent alors au
loin; des coups de fusil partirent de l’autre côté; mais on ne voyait
rien, et le commandant donna l’ordre de la retraite.

Je vis ces Républicains défiler devant chez nous d’un pas lent et ferme,
les yeux étincelants, les baïonnettes rouges, les mains noires, les
joues creuses. Deux tambours marchaient derrière sans battre; le petit
que j’avais vu dormir sous notre hangar s’y trouvait; il avait sa caisse
sur l’épaule et le dos plié pour marcher; de grosses larmes coulaient
sur ses joues rondes, noircies par la fumée de la poudre; son camarade
lui disait: «Allons, petit Jean, du courage!» Mais il n’avait pas l’air
d’entendre. Horatius Coclès avait disparu et la cantinière aussi. Je
suivis cette troupe des yeux jusqu’au détour de la rue.

Depuis quelques instants le tocsin de la maison commune sonnait, et tout
au loin on entendait des voix mélancoliques crier: «Au feu! au feu!»

Je regardai vers la barricade des Républicains; le feu avait gagné les
maisons et montait jusque dans le ciel; de l’autre côté, un frémissement
d’armes remplissait la rue, et déjà, sur les maisons voisines, de
longues piques noires sortaient des lucarnes pour renverser
l’échafaudage de l’incendie.




CHAPITRE IV


Après le départ des Républicains, il se passa bien encore un quart
d’heure avant que personne ne se montrât de notre côté dans la rue.
Toutes les maisons semblaient abandonnées. De l’autre côté de la
barricade, le tumulte augmentait; les cris des gens: «Au feu! au feu!»
se prolongeaient d’une façon lugubre.

J’étais sorti sous le hangar, épouvanté de l’incendie. Rien ne bougeait;
on n’entendait que le pétillement du feu et les soupirs d’un blessé
assis contre le mur de notre étable; il avait une balle dans les reins,
et s’appuyait sur les deux mains pour se tenir droit: c’était un Croate;
il me regardait avec des yeux terribles et désespérés. Un peu plus loin,
un cheval, couché sur le flanc, balançait sa tête au bout de son long
cou, comme un pendule.

Et comme j’étais là, pensant que ces Français devaient être de fameux
brigands, pour nous brûler sans aucune raison, un faible bruit se fit
entendre derrière moi; je me retournai, et je vis dans l’ombre du
hangar, sous les brindilles de paille tombant des poutres, la porte de
la grange entrouverte, et derrière, la figure pâle de notre voisin
Spick, les yeux écarquillés. Il avançait la tête doucement et prêtait
l’oreille; puis, s’étant convaincu que les Républicains venaient de
battre en retraite, il s’élança dehors en brandissant sa hache comme un
furieux, et criant:

«Où sont-ils, ces gueux? où sont-ils, que je les extermine tous!

--Ah! lui dis-je, ils sont partis; mais, en courant, vous pouvez encore
les rattraper au bout du village.»

Alors il me regarda d’un œil louche, et, voyant que j’étais sans malice,
il courut au feu.

D’autres portes s’ouvraient au même instant; des hommes et des femmes
sortaient, regardaient, puis levaient les mains au ciel, en criant:
«Qu’ils soient maudits! qu’ils soient maudits!» Et chacun se dépêchait
d’aller prendre son baquet pour éteindre le feu.

La fontaine fut bientôt encombrée de monde; il n’y avait plus assez de
place autour; on formait la chaîne des deux côtés, jusque dans les
allées des maisons menacées. Quelques soldats, debout sur les toits,
versaient l’eau dans la flamme; mais tout ce qu’on put faire, ce fut de
préserver les maisons voisines. Vers onze heures, une gerbe de feu
bleuâtre monta jusqu’au ciel: dans le nombre des voitures entassées, se
trouvait la charrette de la cantinière; ses deux tonnes d’eau-de-vie
venaient d’éclater.

L’oncle Jacob était aussi dans la chaîne, de l’autre côté, sous la garde
des sentinelles autrichiennes; il parvint cependant à s’échapper en
traversant une cour et rentra chez nous par les jardins.

«Seigneur Dieu! s’écria-t-il, Fritzel est sauvé!»

Je vis en cette circonstance qu’il m’aimait beaucoup, car il m’embrassa
en me demandant:

«Où donc étais-tu, pauvre enfant?

--A la fenêtre», lui dis-je.

Alors il devint tout pâle et s’écria:

«Lisbeth! Lisbeth!»

Mais elle ne répondit pas, et même il nous fut impossible de la trouver;
nous allions dans toutes les chambres, regardant jusque sous les lits,
et nous pensions qu’elle s’était sauvée chez quelque voisine.

Dans cet intervalle, on finit par se rendre maître du feu, et tout à
coup nous entendîmes les Autrichiens crier dehors: «Place... place... En
arrière!»

En même temps, un régiment de Croates passa devant chez nous comme la
foudre. Ils s’élançaient à la poursuite des Républicains; mais nous
apprîmes le lendemain qu’ils étaient arrivés trop tard; l’ennemi avait
gagné les bois de Rothalps, qui s’étendent jusque derrière Pirmasens.
C’est ainsi que nous comprîmes enfin pourquoi ces gens avaient barricadé
la rue et mis le feu aux maisons: ils voulaient retarder la poursuite de
la cavalerie, et cela montre bien leur grande expérience des choses de
la guerre.

Depuis ce moment jusqu’à cinq heures du soir, deux brigades
autrichiennes défilèrent dans le village sous nos fenêtres: des uhlans,
des dragons, des houzards; puis des canons, des fourgons, des caissons;
puis vers trois heures, le général en chef, au milieu de ses officiers,
un grand vieillard coiffé d’un tricorne et vêtu d’une longue polonaise
blanche, tellement couverte de torsades et de broderies d’or, qu’à côté
de lui le commandant républicain, avec son chapeau et son uniforme
râpés, n’aurait eu l’air que d’un simple caporal.

Le bourgmestre et les conseillers d’Anstatt, en habit de bure à larges
manches, la tête découverte, l’attendaient sur la place. Il s’y arrêta
deux minutes, regarda les morts entassés autour de la fontaine, et
demanda:

«Combien d’hommes les Français étaient-ils?

--Un bataillon, Excellence», répondit le bourgmestre courbé en
demi-cercle.

Le général ne dit rien. Il leva son tricorne et poursuivit sa route.

Alors arriva la seconde brigade: des chasseurs tyroliens en tête, avec
leurs habits verts, leurs chapeaux noirs à bord retroussés, et leurs
petites carabines d’Insprück à balles forcées; puis d’autre infanterie
en habit blanc et culotte bleu de ciel, les grandes guêtres remontant
jusqu’au genou; puis de la grosse cavalerie, des hommes de six pieds
enfermés dans leurs cuirasses, et dont on ne voyait que le menton et les
longues moustaches rousses sous la visière du casque; puis enfin les
grandes voitures de l’ambulance, couvertes de toiles grises, tendues sur
des cerceaux, et derrière, les éclopés, les traînards et les poltrons.

Les chirurgiens de l’armée firent le tour de la place. Ils relevèrent
les blessés, les placèrent dans leurs voitures, et l’un de leurs chefs,
un petit vieillard à perruque blanche, dit au bourgmestre en montrant le
reste:

«Vous ferez enterrer tout cela le plus tôt possible.

--Pour vous rendre mes devoirs», répondit le bourgmestre gravement.

Enfin les dernières voitures partirent; il était environ six heures du
soir. La nuit était venue. L’oncle Jacob se tenait sur le seuil de la
maison avec moi. Devant nous, à cinquante pas, contre la fontaine, tous
les morts, rangés sur les marches, la face en l’air et les yeux
écarquillés, étaient blancs comme de la cire, ayant perdu tout leur
sang. Les femmes et les enfants du village se promenaient autour.

Et comme le fossoyeur Jeffer avec ses deux garçons, Karl et Ludwig,
arrivaient la pioche sur l’épaule, le bourgmestre leur dit:

«Vous prendrez douze hommes avec vous, et vous ferez une grande fosse
dans la prairie du Wolfthal pour tout ce monde-là; vous m’entendez? Et
tous ceux qui ont des charrettes et des tombereaux devront les prêter
avec leur attelage, car c’est un service public.»

Jeffer inclina la tête et se rendit tout de suite à la prairie du
Wolfthal, avec ses deux garçons et les hommes qu’il avait choisis.

«Il faut pourtant bien que nous retrouvions Lisbeth», me dit alors
l’oncle.

Nous recommençâmes nos recherches, du grenier à la cave, et seulement à
la fin, comme nous allions remonter, nous vîmes derrière notre tonne de
choucroute, entre les deux soupiraux, un paquet de linge dans l’ombre,
que l’oncle se mit à secouer.

Aussitôt Lisbeth, d’une voix plaintive, s’écria:

«Ne me tuez pas! Au nom du ciel, ayez pitié de moi!

--Lève-toi, dit l’oncle avec bonté; tout est fini!»

Mais Lisbeth était encore si troublée, qu’elle avait de la peine à
mettre un pied devant l’autre, et qu’il me fallut la conduire en haut
par la main, comme une enfant. Alors, revoyant le jour dans sa cuisine,
elle s’assit au coin de l’âtre et fondit en larmes, priant et remerciant
le Seigneur de l’avoir sauvée; ce qui prouve bien que les vieilles gens
tiennent à la vie autant que les jeunes.

Les heures de désolation qui suivirent, et le mouvement que dut se
donner l’oncle pour se rendre à l’appel de tous les malheureux qui
réclamaient ses soins resteront toujours présents à ma mémoire. Il ne se
passait pas d’instant qu’une femme ou bien un enfant n’entrât chez nous
en s’écriant:

«Monsieur le docteur... bien vite... qu’il vienne! mon mari... mon
frère... ma sœur sont malades!»

L’un avait été blessé, l’autre était devenu comme fou de peur; l’autre,
étendu tout de son long, ne donnait plus signe de vie.

L’oncle ne pouvait être partout.

«Vous le trouverez dans telle maison, disais-je à ces malheureux;
dépêchez-vous.»

Et ils partaient.

Ce n’est que bien tard, vers dix heures, qu’il revint enfin. Lisbeth
s’était un peu remise; elle avait fait du feu sur l’âtre et dressé la
table comme à l’ordinaire; mais le crépi du plafond, les éclats de
vitres et de bois couvraient encore le plancher. C’est au milieu de tout
cela que nous nous assîmes à table, et que nous mangeâmes en silence.

De temps en temps, l’oncle relevait la tête, regardant sur la place les
torches qui se promenaient autour des morts, les charrettes noires qui
stationnaient devant la fontaine, avec leurs petits bidets du pays, les
fossoyeurs, les curieux, tout cela dans les ténèbres. Il observait ces
choses gravement, et tout à coup, vers la fin du repas, il se prit à me
dire, la main étendue:

«Voilà la guerre, Fritzel! Regarde, et souviens-toi!... Oui, voilà la
guerre: la mort et la destruction, la fureur et la haine, l’oubli de
tous sentiments humains. Quand le Seigneur nous frappe de ses
malédictions, quand il nous envoie la peste et la famine, au moins ce
sont des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse; mais ici, c’est
l’homme lui-même qui décrète la misère contre ses semblables, et c’est
lui qui porte au loin ses ravages sans pitié.

«Hier, nous étions en paix, nous ne demandions rien à personne, nous
n’avions pas fait de mal, et tout à coup des hommes étrangers sont venus
nous frapper, nous ruiner et nous détruire. Ah! qu’ils soient maudits,
ceux qui provoquent de tels malheurs par esprit d’ambition; qu’ils
soient l’exécration des siècles!

«Fritzel, souviens-toi de cela; c’est tout ce qu’il y a de plus
abominable sur la terre. Des hommes qui ne se connaissent pas, qui ne se
sont jamais vus, et qui tout à coup se précipitent les uns sur les
autres pour se déchirer! Cela seul devrait nous faire croire en Dieu,
car il faut un vengeur de telles iniquités.»

Ainsi parla l’oncle gravement; il était très ému; et moi, la tête
baissée, j’écoutais, retenant chacune de ses paroles et les gravant dans
ma mémoire.

Comme nous étions ainsi depuis une demi-heure, une sorte de dispute
s’éleva dehors, sur la place; nous entendîmes un chien gronder
sourdement, et la voix de notre voisin Spick dire d’un air irrité:

«Attends... attends... gueux de chien, je vais te donner un coup de
pioche sur la nuque. Ça, c’est encore un animal de la même espèce que
ses maîtres: ça vous paye avec des assignats et des coups de dents; mais
il tombe mal!»

Le chien grondait plus fort.

Et d’autres voix disaient au milieu du silence de la nuit:

«C’est drôle tout de même... Voyez... il ne veut pas quitter cette
femme... Peut-être qu’elle n’est pas tout à fait morte.»

Alors l’oncle se leva brusquement et sortit. Je le suivis.

Rien de plus terrible à voir que les morts sous le reflet rouge des
torches. Il ne faisait pas de vent, mais la flamme se balançait tout de
même, et tous ces êtres pâles, avec leurs yeux ouverts, semblaient
remuer.

«Pas morte! criait Spick, est-ce que tu es fou, Jeffer? Est-ce que tu
crois en savoir plus que les chirurgiens de l’armée? Non... non... elle
a reçu son compte... et c’est bien fait! c’est cette femme qui m’a payé
mon eau-de-vie avec du papier. Allons, ôtez-vous de là que j’assomme le
chien et que ça finisse!»

«Qu’est-ce qui se passe donc?» dit alors l’oncle d’une voix forte.

Et tous ces gens se retournèrent comme effrayés.

Le fossoyeur se découvrit, deux ou trois autres s’écartèrent, et nous
vîmes sur les marches de la fontaine la cantinière étendue, blanche
comme la neige, ses beaux cheveux noirs déroulés dans une mare de sang,
sa petite tonne encore sur la hanche, et les mains pâles jetées à droite
et à gauche sur la pierre humide où coulait l’eau. Plusieurs autres
cadavres l’entouraient, et le chien caniche que j’avais vu le matin avec
le petit tambour, les poils du dos hérissés, les yeux étincelants et les
lèvres frémissantes, debout à ses pieds, grondait et frissonnait en
regardant Spick.

Malgré son grand courage et sa pioche, le cabaretier n’osait approcher,
car il était facile de voir que s’il manquait son coup, cet animal lui
sauterait à la gorge.

«Qu’est-ce que c’est, répéta l’oncle.

--Parce que ce chien reste là, fit Spick en ricanant, ils disent que la
femme n’est pas morte.

--Ils ont raison, dit l’oncle d’un ton brusque, certains animaux ont
plus de cœur et d’esprit que certains hommes. Ote-toi de là.»

Il l’écarta du coude et s’avança droit vers la femme en se courbant. Le
chien, au lieu de sauter sur lui, parut s’apaiser et le laissa faire.
Tout le monde s’était approché; l’oncle s’agenouilla, découvrit le sein
de la femme et lui mit la main sur le cœur. On se taisait; le silence
était profond. Cela durait depuis près d’une minute, lorsque Spick dit:

«Hé! hé! hé! qu’on l’enterre, n’est-ce pas, monsieur le docteur?»

L’oncle se leva, les sourcils froncés, et regardant cet homme en face,
du haut en bas:

«Malheureux! lui dit-il, pour quelques mesures d’eau-de-vie que cette
pauvre femme t’a payées comme elle pouvait, tu voudrais maintenant la
voir morte, et peut-être enterrée vive!

--Monsieur le docteur, s’écria le cabaretier en se redressant d’un air
d’arrogance, savez-vous qu’il y a des lois, et que...

--Tais-toi, interrompit l’oncle, ton action est infâme!»

Et, se tournant vers les autres:

«Jeffer, dit-il, transporte cette femme dans ma maison; elle vit
encore.»

Il lança sur Spick un dernier regard d’indignation, tandis que le
fossoyeur et ses fils plaçaient la cantinière sur le brancard. On se mit
en marche; le chien suivait l’oncle, serré contre sa jambe.

Quant au cabaretier, nous l’entendions répéter derrière nous, près de la
fontaine, d’un ton moqueur:

«La femme est morte; ce médecin en sait autant que ma pioche! La femme
est finie... qu’on l’enterre aujourd’hui ou demain, cela ne fait rien à
la chose... On verra lequel de nous deux avait raison.»

Comme nous traversions la place, je vis le mauser et Koffel qui nous
suivaient, ce qui me soulagea le cœur, car depuis la nuit, une sorte de
frayeur s’était emparée de moi, surtout en face des morts, et j’étais
content d’être avec beaucoup de monde.

Le mauser marchait devant le brancard, une grosse torche à la main;
Koffel, près de l’oncle, semblait grave.

«Voilà de terribles choses, monsieur le docteur, dit-il en marchant.

--Ah! c’est vous, Koffel! fit l’oncle. Oui, oui, le génie du mal est
dans l’air, les esprits des ténèbres sont déchaînés!»

Nous entrions alors dans la petite allée remplie de plâtras; le mauser,
s’arrêtant sur le seuil, éclaira Jeffer et ses fils, qui s’avançaient
d’un pas lourd. Nous les suivîmes tous dans sa chambre, et le taupier,
levant sa torche, s’écria d’un ton solennel:

«Où sont-ils, les jours de tranquillité, les instants de paix, de repos
et de confiance après le travail... où sont-ils, monsieur le docteur?

--Ah! ils se sont envolés par toutes les ouvertures.»

Alors seulement je vis bien l’air désolé de notre vieille chambre, les
vitres brisées, dont les éclats tranchants et les pointes étincelantes
se découpaient sur le fond noir des ténèbres; je compris les paroles du
mauser, et je pensai que nous étions malheureux.

«Jeffer, déposez cette femme sur mon lit, dit l’oncle avec tristesse; il
ne faut pas que nos propres misères nous fassent oublier que d’autres
sont encore plus malheureux que nous.»

Et se tournant vers le taupier:

«Vous resterez pour m’éclairer, dit-il, et Koffel m’aidera.»

Le fossoyeur et ses fils ayant posé leur brancard sur le plancher,
placèrent la femme sur le lit au fond de l’alcôve. Le mauser, dont les
joues couleur de brique prenaient aux reflets de la torche des teintes
pourpres, les éclairait. L’oncle remit quelques kreutzers à Jeffer, qui
sortit avec ses garçons.

La vieille Lisbeth était venue voir; son menton tremblotait, elle
n’osait approcher, et je l’entendais qui récitait l’_Ave Maria_ tout
bas. Sa frayeur me gagnait lorsque l’oncle s’écria:

«Lisbeth, à quoi penses-tu donc? Au nom du ciel, es-tu folle? Cette
femme n’est-elle pas comme toutes les femmes, et ne m’as-tu pas aidé
cent fois dans mes opérations? Allons, allons... maintenant la folie
reprend le dessus. Va... chauffe de l’eau; c’est tout ce que je puis
espérer de toi.»

Le chien s’était assis devant l’alcôve, et regardait, à travers ses
poils frisés, la femme étendue sur le lit, immobile et pâle comme une
morte.

«Fritzel, me dit l’oncle, ferme les volets, nous aurons moins d’air. Et
vous, Koffel, faites du feu dans le fourneau, car d’obtenir quelque
chose maintenant de Lisbeth, il n’y faut pas penser. Ah! si parmi tant
de misères nous avions encore le bon esprit de rester un peu calmes!
Mais il faut que tout s’en mêle: quand le diable est en route, on ne
sait plus où il s’arrêtera.»

Ainsi parla l’oncle d’un air désolé. Je courus fermer les volets, et
j’entendis qu’il les accrochait à l’intérieur. En regardant vers la
fontaine, je vis que deux nouvelles charrettes de morts partaient. Je
rentrai tout grelottant.

Koffel venait d’allumer le feu, qui pétillait dans le poêle; l’oncle
avait déployé sa trousse sur la table; le mauser attendait, regardant
ces mille petits couteaux reluire.

L’oncle prit une sonde et s’approcha du lit, écartant les rideaux; le
mauser et Koffel le suivaient. Alors une grande curiosité me poussa et
j’allai voir: la lumière de la chandelle remplissait toute l’alcôve; la
femme était nue jusqu’à la ceinture, l’oncle venait de lui découper ses
vêtements; Koffel, avec une grosse éponge, lui lavait la poitrine et les
seins couverts d’un sang noir. Le chien regardait toujours, il ne
bougeait pas. Lisbeth était aussi revenue dans la chambre; elle me
tenait par la main et marmottait je ne sais quelle prière. Dans
l’alcôve, personne ne parlait, et l’oncle, entendant la vieille
servante, lui cria, vraiment fâché:

«Veux-tu bien te taire, vieille folle! Allons, mauser, allons, relevez
le bras.

--Une belle créature, dit le mauser, et bien jeune encore.

--Comme elle est pâle!» fit Koffel.

Je me rapprochai davantage, et je vis la femme blanche comme la neige,
les seins droits, la tête rejetée en arrière, ses cheveux noirs
déroulés. Le mauser lui tenait le bras en l’air, et au-dessous, entre le
sein et l’aisselle, apparaissait une ouverture bleuâtre d’où coulaient
quelques gouttes de sang. L’oncle Jacob, les lèvres serrées, sondait
cette blessure; la sonde ne pouvait entrer. En ce moment je devins
tellement attentif, n’ayant jamais rien vu de pareil, que toute mon âme
était au fond de cette alcôve, et j’entendis l’oncle murmurer: «C’est
étrange!»

Au même instant la femme exhala un long soupir, et le chien, qui s’était
tu jusqu’alors, se prit à pleurer d’une voix si lamentable et si douce,
qu’on aurait dit un être humain; les cheveux m’en dressaient sur la
tête. Le mauser s’écria:

«Tais-toi!»

Le chien se tut, et l’oncle dit:

«Relevez donc le bras, mauser; Koffel, passez ici et soutenez le corps.»

Koffel passa derrière le lit et prit la femme par les épaules; aussitôt
la sonde entra bien loin.

La femme fit entendre un gémissement, et le chien gronda.

«Allons, s’écria l’oncle, elle est sauvée. Tenez, Koffel, voyez, la
balle a glissé sur les côtes, elle est ici sous l’épaule; la
sentez-vous?

--Très bien.»

L’oncle sortit, et me voyant sous le rideau, il s’écria:

«Que fais-tu là?

--Je regarde.

--Bon, maintenant, il regarde! Il est dit que tout doit aller de
travers.»

Il prit un couteau sur la table et rentra.

Le chien me regardait de ses yeux luisants, ce qui m’inquiétait.

Tout à coup la femme jeta un cri, et l’oncle dit d’un ton joyeux:

«La voici! c’est une balle de pistolet. La malheureuse a perdu beaucoup
de sang, mais elle en reviendra.

--C’est pendant la grande charge des uhlans qu’elle aura reçu cela, dit
Koffel; j’étais chez le vieux Kraëmer, au premier; je nettoyais son
horloge, et j’ai vu qu’ils tiraient en arrivant.

--C’est possible», répondit l’oncle, qui seulement alors eut l’idée de
regarder la femme.

Il prit le chandelier de la main du mauser, et, debout derrière le lit,
il contempla quelques secondes cette malheureuse d’un air rêveur.

«Oui, fit-il, c’est une belle femme et une noble tête! Quel malheur que
de pareilles créatures suivent les armées! Ne serait-il pas bien mieux
de les voir au sein d’une honnête famille, entourées de beaux enfants,
auprès d’un brave homme, dont elles feraient le bonheur! Quel dommage!
Enfin... puisque c’est la volonté du Seigneur.»

Il sortit, appelant Lisbeth.

«Tu vas chercher une de tes chemises pour cette femme, lui dit-il, et tu
la lui mettras toi-même.--Mauser, Koffel, venez; nous allons prendre un
verre de vin, car cette journée a été rude pour tous.»

Il descendit lui-même à la cave, et en revint au moment où la vieille
servante arrivait avec sa chemise. Lisbeth, voyant que la cantinière
n’était pas morte, avait repris courage; elle entra dans l’alcôve et
tira les rideaux, pendant que l’oncle débouchait la bouteille et ouvrait
le buffet pour y prendre des verres. Le mauser et Koffel paraissaient
contents. Je m’étais aussi rapproché de la table encore servie, et nous
finîmes de souper.

Le chien nous regardait de loin; l’oncle lui jeta quelques bouchées de
pain, qu’il ne voulut pas prendre.

En ce moment, une heure sonnait à l’église.

«C’est la demie, dit Koffel.

--Non, c’est une heure; je crois qu’il serait temps de nous coucher»,
répondit le mauser.

Lisbeth sortait de l’alcôve; tout le monde alla voir la femme vêtue de
sa chemise; elle semblait dormir. Le chien s’était posé sur les pattes
de devant, au bord du lit, et regardait aussi. L’oncle lui passa la main
sur la tête en disant:

«Va, ne crains plus rien; elle en reviendra... je t’en réponds!»

Et ce pauvre animal semblait comprendre; il gémissait avec douceur.

Enfin on ressortit.

L’oncle, avec la chandelle, reconduisit Koffel et le mauser jusque
dehors, puis il rentra et nous dit:

«Allez vous coucher maintenant, il est temps.

--Et vous, monsieur le docteur? demanda la vieille servante.

--Moi, je veille... cette femme est en danger, et l’on peut aussi
m’appeler dans le village.»

Il alla remettre une bûche au fourneau, et s’étendit derrière, dans le
fauteuil, en roulant un bout de papier pour allumer sa pipe.

Lisbeth et moi nous montâmes chacun dans notre chambre; mais ce ne fut
que bien tard qu’il me fut possible de dormir, malgré ma grande fatigue,
car de demi-heure en demi-heure, le roulement d’une charrette et le
reflet des torches sur les vitres m’avertissaient qu’il passait encore
des morts.

Enfin, au petit jour, tous ces bruits cessèrent et, je m’endormis
profondément.




CHAPITRE V


C’est le lendemain qu’il aurait fallu voir le village, lorsque chacun
voulut reconnaître ce qui lui restait et ce qui lui manquait, et qu’on
s’aperçut qu’un grand nombre de Républicains, de uhlans et de Croates
avaient passé par derrière dans les maisons, et qu’ils avaient tout
vidé! C’est alors que l’indignation fut universelle, et que je compris
combien le mauser avait eu raison de dire: «Maintenant les jours de
calme et de paix se sont envolés par ces trous!»

Toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes pour voir le dégât,
toute la rue était encombrée de meubles, de voitures, de bétail, et de
gens qui criaient: «Ah! les gueux... Ah! les brigands... ils ont tout
pris!»

L’un cherchait ses canards, l’autre ses poules; l’autre, en regardant
sous son lit, trouvait une vieille paire de savates à la place de ses
bottes; l’autre, en regardant dans sa cheminée, où pendaient la veille
au matin des andouilles et des bandes de lard, la voyait vide, et
entrait dans une fureur terrible; les femmes se désolaient en levant les
mains au ciel, et les filles semblaient consternées.

Et le beurre, et les œufs, et le tabac, et les pommes de terre, et
jusqu’au linge, tout avait été pillé; plus on regardait, plus il vous
manquait de choses.

La plus grande colère des gens se tournait contre les Croates; car,
après le passage du général, n’ayant plus rien à craindre des plaintes
qu’on pourrait faire, ils s’étaient précipités dans les maisons, comme
une bande de loups affamés et Dieu sait ce qu’il avait fallu leur donner
pour les décider à partir, sans compter ce qu’ils avaient pris.

C’est pourtant bien malheureux que la vieille Allemagne ait des soldats
plus à craindre pour elle que les Français. Le Seigneur nous préserve
d’avoir encore besoin de leur secours!

Nous autres enfants, Hans Aden, Frantz Sépel, Nikel Johann et moi, nous
allions de porte en porte, regardant les tuiles cassées, les volets
brisés, les hangars défoncés, et ramassant les guenilles, les papiers de
cartouches, les balles aplaties le long des murs.

Ces trouvailles nous réjouissaient tellement, que pas un n’eut l’idée de
rentrer avant la nuit close.

Vers deux heures, nous fîmes la rencontre de Zaphéri Schmouck, le fils
du vannier, qui redressait sa tête rousse et semblait plus fier que
d’habitude. Il tenait quelque chose caché sous sa blouse; et comme nous
lui demandions: «Qu’est-ce que tu as?» il nous fit voir la crosse d’un
grand pistolet de uhlan.

Alors toute la bande le suivit.

Il marchait au milieu de nous comme un général, et à chaque nouvelle
rencontre, nous disions: «Il a un pistolet!» Le nouveau venu se joignait
à la troupe.

Nous n’aurions pas quitté Schmouck pour un empire; il nous semblait que
la gloire de son pistolet rejaillissait sur nous.

Voilà bien les enfants, et voilà bien les hommes!

Chacun de nous se vantait des dangers qu’il avait courus pendant la
grande bataille:

«J’ai entendu siffler les balles, disait Frantz Sépel, deux sont entrées
dans notre cuisine.

--Moi, j’ai vu galoper le général des uhlans avec son bonnet rouge,
criait Hans Aden; c’est bien plus terrible que d’entendre siffler les
balles.»

Ce qui m’enorgueillissait le plus, c’était que le commandant républicain
m’avait donné de la galette en disant: «Avale-moi ça hardiment!» Je me
trouvais digne d’avoir un pistolet comme Zaphéri: mais personne ne
voulait me croire.

Schmouck, en passant devant le perron de la maison commune, s’écria:

«Venez voir!»

Nous montâmes le grand escalier derrière lui, et devant la porte du
conseil, percée d’une ouverture carrée, grande comme la main, il nous
dit:

«Regardez... les habits des morts sont là... Le père Jeffer et M. le
bourgmestre les ont conduits là ce matin, dans une charrette.»

Et nous restâmes plus d’une heure à contempler ces habits, nous grimpant
l’un à l’autre sur les épaules et soupirant: «Laisse-moi donc aussi
regarder, Hans Aden... c’est mon tour!»

Ces habits étaient entassés au milieu de la grande salle déserte, sous
la lumière grise de deux hautes fenêtres grillées. Il y avait des
chapeaux républicains et des bonnets de uhlans, des baudriers et des
gibernes, des habits bleus et des manteaux rouges, des sabres et des
pistolets. Les fusils étaient appuyés au mur à droite, et, plus loin, se
trouvait une file de lances. Cela donnait froid à voir, et j’en ai gardé
le souvenir.

Au bout d’une heure, et comme la nuit venait, tout à coup l’un de nous
eut peur, et se mit à descendre l’escalier en criant d’une voix
terrible: «Les voici!»

Alors toute la bande se précipita sur les marches, galopant les mains en
l’air et se bousculant dans l’ombre. Ce qui m’étonne, c’est que pas un
de nous ne se soit cassé le cou, tant notre épouvante était grande.
J’étais le dernier, et quoique mon cœur bondît d’une force incroyable,
au bas du perron je me retournai pour regarder; tout était gris au fond
du vestibule, la petite lucarne, à droite, éclairait les marches noires
d’un rayon oblique; pas un soupir ne troublait le silence sous la voûte
sombre. Au loin, dans la rue, les cris s’éloignaient. Je me pris à
songer que l’oncle devait être inquiet de moi, et je partis seul, non
sans me retourner encore, car il me semblait que des pas furtifs me
suivaient, et je n’osais courir.

Devant l’auberge des _Deux-Clefs_, dont les fenêtres brillaient au
milieu de la nuit, je fis halte. Le tumulte des buveurs me rassurait; je
regardai, par le petit vasistas ouvert, dans la salle où bourdonnaient
un grand nombre de voix, et je vis Koffel, le mauser, M. Richter et bien
d’autres, assis le long des tables de sapin, le dos courbé, le coude en
avant, en face des cruches et des gobelets.

La figure anguleuse de M. Richter, avec sa veste de chasse et sa
casquette de cuir bouilli, gesticulait sous le quinquet, dans la fumée
grisâtre:

«Voilà ces fameux Républicains, disait-il, ces hommes terribles qui
devaient bouleverser le monde, et que l’ombre glorieuse du feld-maréchal
Wurmser suffit pour disperser. Vous les avez vus plier les reins, et
allonger les jambes! Combien de fois ne vous ai-je pas dit que toutes
leurs grandes entreprises finiraient par une débâcle? Mauser, Koffel,
l’ai-je dit?

--Eh, oui, vous l’avez dit! répondit le mauser, mais ce n’est pas une
raison pour crier si fort. Voyons, monsieur Richter, asseyez-vous et
faites venir une bouteille de vin; Koffel et moi nous avons payé chacun
la nôtre. Voilà le principal.»

M. Richter s’assit, et moi je m’en allai chez nous. Il pouvait être
alors sept heures; l’allée était balayée, les vitres remises. J’entrai
d’abord dans la cuisine, et Lisbeth, en me voyant s’écria:

«Ah! le voici!»

Elle ouvrit la porte de la chambre en disant plus bas:

«Monsieur le docteur, l’enfant est là.

--C’est bon, dit l’oncle assis à table, qu’il entre.»

Et comme j’allais parler haut:

«Chut! fit-il en me montrant l’alcôve; assieds-toi, tu dois avoir bon
appétit?

--Oui, mon oncle.

--D’où viens-tu?

--J’ai été voir le village.

--C’est bien, Fritzel; tu m’as donné de l’inquiétude, mais je suis
content que tu aies vu ces misères.»

Lisbeth vint alors m’apporter une bonne assiettée de soupe, et tandis
que je mangeais, l’oncle ajouta:

«Tu connais la guerre, maintenant. Souviens-toi de ces choses, Fritzel,
pour les maudire. C’est une bonne instruction; ce qu’on a vu jeune nous
reste toute la vie.»

Il se faisait ces réflexions à lui-même; moi, j’allais toujours mon
train, le nez dans mon assiette. Après la soupe, Lisbeth me servit des
légumes et de la viande; mais au moment où je prenais ma fourchette,
voilà que j’aperçois, assis près de moi sur le plancher, un être
immobile qui me regardait. Cela me saisit.

«Ne crains rien, Fritzel», me dit mon oncle en souriant.

Alors je regardai, et je reconnus que c’était le chien de la cantinière.
Il se tenait là gravement, le nez en l’air, les oreilles pendantes,
m’observant d’un œil attentif à travers ses poils frisés.

«Donne-lui de tes légumes, et vous serez bientôt bons amis», dit
l’oncle.

Il lui fit signe d’approcher; le chien vint s’asseoir près de sa chaise,
et parut bien content des petites tapes que l’oncle lui donnait sur la
tête. Il lapa le fond de mon assiette, puis se remit à me regarder d’un
air grave.

Vers la fin du souper, j’allais me lever, quand des paroles confuses
s’entendirent dans l’alcôve. L’oncle prêtait l’oreille; la femme parlait
extrêmement vite et bas. Ces paroles confuses, mystérieuses, au milieu
du silence, m’émurent plus que tout le reste; je me sentis pâlir.
L’oncle, le front penché, me regardait, mais sa pensée était ailleurs:
il écoutait. Le chien venait aussi de se retourner.

Dans la foule des paroles que disait cette femme, quelques-unes étaient
plus fortes.

«Mon père... Jean... tués... tous... tous... la patrie!...»

En regardant l’oncle, je voyais qu’il avait les yeux troubles et que ses
joues tremblaient. Il prit la lampe sur la table et s’approcha du lit.
Lisbeth entrait pour desservir; il se retourna et lui dit:

«Voici que la fièvre commence.»

Puis il écarta les rideaux; Lisbeth le suivit. Moi je ne bougeais pas de
ma chaise; je n’avais plus faim. La femme se tut un instant. Je voyais
l’ombre de l’oncle et celle de Lisbeth sur les rideaux; l’oncle tenait
le bras de la femme. Le chien était avec eux dans l’alcôve. Moi, seul
dans la salle noire, j’avais peur. La femme se mit à parler plus haut;
alors il me sembla que la salle devenait plus noire, et je me rapprochai
de la lumière. Mais au même instant, quelque chose parut se débattre;
Lisbeth, qui tenait la lampe, recula, et la femme toute pâle, les yeux
ouverts, se dressa en criant:

«Jean... Jean... défends-toi... j’arrive!»

Puis elle ouvrit la bouche, jeta un grand cri: «_Vive la
République!..._» et retomba.

L’oncle ressortit, bouleversé, en disant:

«Lisbeth, vite, vite, monte là-haut... dans l’armoire... la fiole grise
à bouchon de verre... Dépêche-toi!»

Et il rentra.

Lisbeth courait; moi je me tenais à la basque de l’oncle. Le chien
grondait, la femme était étendue comme morte.

La vieille servante revint avec la fiole; l’oncle regarda et dit d’une
voix brève: «C’est cela, une cuiller.»

Je courus chercher ma cuiller; il l’essuya, versa quelques gouttes
dedans, puis, relevant la tête de la femme, il lui fit prendre ce qu’il
y avait mis, en disant avec une douceur extrême:

«Allons, allons, du courage, mon enfant... du courage...»

Je ne l’avais jamais entendu parler d’une voix si douce, si tendre; mon
cœur en était serré.

La femme soupira doucement, et l’oncle l’étendit sur le lit en relevant
l’oreiller. Après quoi, il ressortit tout pâle et nous dit:

«Allez dormir, laissez-moi seul... je veillerai.

--Mais, monsieur le docteur, fit Lisbeth, déjà la nuit dernière...

--Allez vous coucher, répéta l’oncle d’un ton fâché; je n’ai pas le
temps d’écouter votre bavardage. Au nom du ciel, laissez-moi
tranquille... ceci peut devenir sérieux.»

Il nous fallut bien obéir.

En montant l’escalier, Lisbeth, toute tremblante, me dit:

«As-tu vu cette malheureuse, Fritzel? Elle va peut-être mourir... eh
bien! la voilà qui pense encore à sa République du diable. Ces gens-là
sont de véritables sauvages. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de
prier que Dieu leur pardonne.»

Elle se mit donc à prier.

Je ne savais que penser de tout cela. Mais après avoir tant couru et
m’être crotté jusqu’à l’échine, une fois au lit, je m’endormis si
profondément, que le retour des Républicains eux-mêmes, leurs feux de
peloton et de bataillon n’auraient pu m’éveiller avant dix heures du
matin.




CHAPITRE VI


Le lendemain du départ des Républicains, tout le village savait déjà
qu’une Française était chez l’oncle Jacob, qu’elle avait reçu un coup de
pistolet et qu’elle en reviendrait difficilement. Mais comme il fallait
réparer les toits des maisons, les portes et les fenêtres, chacun avait
bien assez de ses propres affaires sans s’inquiéter de celles des
autres, et ce n’est que le troisième jour, quand tout fut à peu près
remis en bon état, que l’idée de la femme revint aux gens.

Alors aussi Joseph Spick répandit le bruit que la Française devenait
furieuse, et qu’elle criait: «Vive la République!» d’une façon terrible.

Le gueux se tenait sur le seuil de son cabaret, les bras croisés,
l’épaule au mur, ayant l’air de fumer sa pipe, en disant aux passants:

«Hé! Nickel... Yokel... écoute... écoute, comme elle crie! N’est-ce pas
abominable? Est-ce qu’on devrait souffrir cela dans le pays?»

L’oncle Jacob, le meilleur homme du monde, en vint à ce point
d’indignation contre Spick, que je l’entendis répéter plusieurs fois
qu’il méritait d’être pendu.

Malheureusement on ne pouvait nier que la femme ne parlât de la France,
de la République et d’autres choses contraires au bon ordre; toujours
ces idées lui revenaient à l’esprit, et cela nous mettait dans un
embarras d’autant plus grand, que toutes les commères, toutes les
vieilles Salomé du village arrivaient à la file chez nous, l’une le
balai sous le bras, la jupe retroussée; l’autre ses aiguilles à tricoter
dans les cheveux, le bonnet de travers; l’autre apportant son rouet d’un
air sentimental, comme pour filer au coin de l’âtre. Celle-ci venait
emprunter un gril, celle-là acheter un pot de lait caillé, ou demander
un peu de levure, pour faire le pain. Quelle misère! notre allée avait
deux pouces de boue amassés par leurs sabots.

Et pendant que Lisbeth lavait ses assiettes ou regardait dans ses
marmites, il fallait les entendre jacasser, il fallait les voir arriver,
se faire la révérence et se donner des tours de reins agréables.

«Hé! bonjour donc, mademoiselle Lisbeth. Qu’il y a de temps qu’on ne
vous a vue!

--Ah! c’est mademoiselle Oursoula, Dieu du ciel! que vous me faites
plaisir! Asseyez-vous donc, mademoiselle Oursoula.

--Oh! vous êtes trop bonne, trop bonne, mademoiselle Lisbeth... Un beau
temps, ce matin?

--Oui, mademoiselle Oursoula, un très beau temps... c’est un temps
délicieux pour les rhumatismes.

--Délicieux, et pour les rhumes aussi.

--Ah! oui, et pour toutes sortes de maladies. Comment va le rhumatisme
de M. le curé, mademoiselle Oursoula?

--Eh! Seigneur Dieu! comment peut-il aller? Tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre. Hier c’était dans l’épaule, aujourd’hui c’est dans les reins.
Ça voyage. Toujours souffrant, toujours souffrant!

--Ah! j’en suis désolée... désolée!

--Mais à propos, mademoiselle Lisbeth, vous allez dire que je suis bien
curieuse, mais on en parle dans tout le village: votre dame française
est toujours malade?

--Ah! mademoiselle Oursoula, ne m’en parlez pas; nous avons eu une
nuit... une nuit!...

--Est-ce possible? Comment! cette pauvre dame ne va pas mieux? Que me
dites-vous là?»

Et l’on joignait les mains, et l’on se penchait d’un air de
commisération, et l’on roulait les yeux en balançant la tête.

Les deux premiers jours, l’oncle, pensant que cela finirait lorsque la
curiosité de ces gens serait satisfaite, ne dit rien. Mais voyant que
cela se prolongeait, un beau matin que la femme avait beaucoup de
fièvre, il entra brusquement dans la cuisine, et dit à ces vieilles,
d’un ton de mauvaise humeur:

«Que venez-vous faire ici? Pourquoi ne restez-vous pas chez vous?
N’avez-vous pas d’ouvrage à la maison? Vous devriez rougir de passer
ainsi votre existence à bavarder, comme de vieilles pies, à vous donner
des airs de grandes dames, quand vous n’êtes que des servantes! C’est
ridicule, et cela m’ennuie beaucoup.

--Mais, dit l’une d’elles, je viens acheter un pot de lait.

--Faut-il deux heures pour acheter un pot de lait? répondit l’oncle
vraiment fâché. Lisbeth, donne-lui son pot de lait, et qu’elle s’en
aille avec les autres. Je suis las de tout cela. Je ne souffrirai pas
qu’on vienne m’épier, et prendre de fausses nouvelles chez moi, pour les
répandre dans tout le pays. Allez, et ne revenez plus.»

Les commères s’en allèrent toutes honteuses.

Ce jour-là, l’oncle eut encore une grande discussion. M. Richter s’étant
permis de lui dire qu’il avait tort de s’intéresser à des étrangers,
venus dans le pays pour piller, et surtout à cette femme, qui ne devait
pas être grand-chose, puisqu’elle avait suivi des soldats; il l’écouta
froidement, et finit par lui répondre:

«Monsieur Richter, quand j’accomplis un devoir d’humanité, je ne demande
pas aux gens: «De quel pays êtes-vous? Avez-vous les mêmes croyances que
moi? Êtes-vous riches ou pauvres? Pouvez-vous me rendre ce que je vous
donne?» Je suis les mouvements de mon cœur, et le reste m’importe peu.
Que cette femme soit française ou allemande, qu’elle ait des idées
républicaines ou non, qu’elle ait suivi des soldats par sa propre
volonté, ou qu’elle ait été réduite à le faire par besoin, cela ne
m’inquiète pas. J’ai vu qu’elle allait mourir, mon devoir était de lui
sauver la vie; et maintenant mon devoir est de continuer, avec la grâce
de Dieu, ce que j’ai bien fait d’entreprendre. Quant à vous, monsieur
Richter, je sais que vous êtes un égoïste, vous n’aimez pas vos
semblables; au lieu de leur rendre service, vous cherchez à tirer d’eux
des avantages personnels. C’est le fond de votre opinion sur toutes
choses. Et comme de telles opinions m’indignent, je vous prie de ne plus
mettre les pieds chez moi.»

Il ouvrit la porte, et M. Richter ayant voulu répliquer, sans l’entendre
il le prit poliment par le bras et le mit dehors.

Le mauser, Koffel et moi nous étions présents, et la fermeté de l’oncle
Jacob en cette circonstance nous étonna, car jamais nous ne l’avions vu
plus calme et plus résolu.

Il ne conserva que le mauser et Koffel pour amis; chacun veillait près
de la femme, ce qui ne les empêchait pas d’aller à leurs affaires
pendant la journée.

Dès lors la tranquillité fut rétablie chez nous.

Or, un matin, en m’éveillant, je vis que l’hiver était venu; sa blanche
lumière remplissait ma petite chambre; de gros flocons de neige
descendaient du ciel par myriades, et tourbillonnaient contre mes
vitres. Dehors régnait le silence, pas une âme ne courait dans la rue,
tout le monde avait tiré sa porte, les poules se taisaient, les chiens
regardaient du fond de leurs niches, et dans les buissons voisins, les
pauvres verdiers, grelottant sous leurs plumes ébouriffées, jetaient ce
cri plaintif de la misère, qui ne finit qu’au printemps.

Moi, le coude sur l’oreiller, les yeux éblouis, regardant la neige
s’amonceler au bord des petites fenêtres, je me figurais tout cela, et
je revoyais aussi les hivers passés: la lueur de notre grand fourneau
s’avançant et reculant le soir sur le plancher, le mauser, Koffel et
l’oncle Jacob autour, le dos courbé, fumant leur pipe et causant de
choses indifférentes. J’entendais le rouet de Lisbeth bourdonner dans le
silence, comme les ailes cotonneuses d’un papillon de nuit, et son pied
marquer la mesure de la complainte que chante la bûche verte au milieu
du foyer. Puis dehors, je me représentais les glissades sur la rivière,
les parties de traîneau, la bataille à pelotes de neige, la vitre cassée
qui tombe, la vieille grand-mère qui crie du fond de l’allée, tandis que
la bande se disperse, les talons aux épaules.

Tout cela, dans une seconde, me revint à l’esprit, et, moitié triste,
moitié content, je me dis: «C’est l’hiver!»

Puis, songeant qu’il devait faire bon être assis en face de l’âtre,
devant une soupe à la farine, comme les apprêtait Lisbeth, je sautai de
mon lit et je m’habillai bien vite, tout frileux. Après quoi, sans
prendre le temps de mettre la seconde manche de ma veste, je descendis
l’escalier roulant comme une boule.

Lisbeth balayait l’allée. La porte de la cuisine était ouverte; aussi
malgré le beau feu qui dansait autour de la crémaillère, je me dépêchai
d’entrer dans la chambre.

L’oncle Jacob venait de rentrer d’une visite; sa grosse houppelande
fourrée de renard et son bonnet de loutre étaient pendus au mur, et ses
grosses bottes debout près du fourneau; il prenait un petit verre de
kirschenwasser avec le mauser, qui avait veillé cette nuit-là. Tous deux
semblaient de bonne humeur.

«Ainsi, disait l’oncle, la nuit s’est bien passée?

--Très bien, monsieur le docteur, nous avons tous dormi: la femme dans
son lit, moi dans le fauteuil, et le chien sous le rideau. Personne n’a
remué. Ce matin, en ouvrant la fenêtre, j’ai vu le pays aussi blanc que
Hans Wurst, lorsqu’il sort de son sac de farine; tout cela s’était fait
sans bruit. Et comme j’ouvrais la fenêtre, vous remontiez déjà la rue;
j’avais envie de vous crier «bonjour!» mais la femme dormait encore, je
n’ai pas voulu l’éveiller.

--Bon, bon, vous avez bien fait. A votre santé, mauser!

--A la vôtre, monsieur le docteur!»

Ils humèrent d’un trait leurs petits verres, et les remirent sur la
table en souriant.

«Tout va bien, reprit l’oncle, la blessure se ferme, la fièvre diminue,
mais les forces manquent encore, le pauvre être a perdu trop de sang.
Enfin, enfin, tout cela reviendra.»

Je m’étais assis près du fourneau. Le chien sortit alors de l’alcôve et
vint caresser l’oncle, qui, le regardant, se prit à dire:

«Quelle bonne bête! Tenez, mauser, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il nous
comprend? Est-ce qu’il ne paraît pas plus joyeux ce matin? On ne m’ôtera
jamais de l’esprit que ces animaux comprennent bien des choses: s’ils
ont moins de jugement que nous, ils ont souvent plus de cœur.

--C’est clair, fit le mauser. Moi, tout le temps de la fièvre, je ne
regardais que le chien et je pensais: «Il est triste, ça va mal!--Il est
gai, ça va bien!» Ma foi, je suis comme vous, monsieur le docteur, j’ai
beaucoup de confiance dans l’esprit des animaux.

--Allons, mauser, reprit l’oncle, encore un petit verre, il fait froid
dehors, et le vieux kirschenwasser vous réchauffe comme un rayon de
soleil.»

Il ouvrit le buffet, apporta la miche et deux couteaux, et dit:

«Cassons une croûte.»

Le mauser inclina la tête, et l’oncle me voyant, dit en souriant:

«Eh bien, Fritzel, les pelotes de neige et les glissades vont
recommencer! Est-ce que cela ne te réjouit pas?

--Si, mon oncle.

--Oui... oui... amuse-toi, on n’est jamais plus heureux qu’à ton âge,
garçon; mais surtout ne fais pas tes pelotes trop dures. Ceux qui
serrent trop leurs pelotes ne veulent pas s’amuser, ils veulent faire du
mal: ce sont de méchants drôles.

--Hé! dit le mauser en riant, moi, monsieur le docteur, je serrais
toujours mes pelotes.

--Et voilà le tort que vous aviez, mauser, répondit l’oncle; cela prouve
que, dans votre nature, il se trouvait un fond de malice. Heureusement
vous avez vaincu cela par la raison. Je suis sûr que vous vous repentez
d’avoir trop serré vos pelotes.

--Oh oui! fit le mauser, ne sachant que répondre, quoique les autres les
aient aussi serrées.

--On ne doit jamais s’inquiéter des autres; il faut faire ce que le bon
cœur nous commande, dit l’oncle. Tous les hommes sont naturellement bons
et justes, mais le mauvais exemple les entraîne.»

Comme nous causions ainsi, quelques paroles s’entendirent dans l’alcôve;
tout le monde se tut, prêtant l’oreille.

«Ceci, mauser, murmura l’oncle, n’est plus la voix du délire, c’est une
voix faible, mais naturelle.»

Et se levant, il écarta les rideaux. Le mauser et moi nous étions
derrière lui, le cou tendu. La femme, bien pâle et bien maigre, semblait
dormir; on l’entendait à peine respirer. Mais au bout d’un instant elle
ouvrit les yeux, et nous regarda l’un après l’autre, comme étonnée, puis
le fond de l’alcôve, puis les fenêtres blanches de neige, l’armoire, la
vieille horloge, puis le chien qui s’était dressé, la patte au bord du
lit. Cela dura bien une minute; enfin elle referma les yeux, et l’oncle
dit tout bas: «Elle est revenue à elle.

--Oui, fit le mauser du même ton, elle nous a vus, elle ne nous connaît
pas, et maintenant elle songe à ce qu’elle vient de voir.»

Nous allions nous retirer, quand la femme rouvrit les yeux, et, faisant
un effort, voulut parler. Mais alors l’oncle élevant la voix, lui dit
avec bonté:

«Ne vous agitez pas, madame, soyez calme, n’ayez aucune inquiétude...
Vous êtes chez des gens qui ne vous laisseront manquer de rien... Vous
avez été malade... maintenant vous allez mieux... Mais, je vous en prie,
ayez confiance... vous êtes chez des amis... chez de véritables amis.»

Pendant qu’il parlait, la femme le regardait de ses grands yeux noirs;
on voyait qu’elle le comprenait. Mais malgré sa recommandation, après un
instant de silence, elle essaya de parler encore et dit tout bas:

«Le tambour... le petit tambour...»

Alors l’oncle, regardant le mauser, lui demanda:

«Comprenez-vous?»

Et le mauser, portant la main à sa tête, dit:

«Un restant de fièvre, docteur, un petit restant; cela passera.»

Mais la femme, d’un accent plus fort, répéta:

«Jean... le petit tambour!»

Je me tenais sur la pointe des pieds, fort attentif; et l’idée me vint
tout à coup qu’elle parlait du petit tambour que j’avais vu couché sous
notre hangar, le jour de la grande bataille.

Je me rappelai qu’elle le regardait aussi de la fenêtre en face, en
raccommodant sa petite culotte, et je dis:

«Oncle, elle parle peut-être du petit tambour qui était avec les
Républicains.»

Aussitôt la pauvre femme voulut se retourner:

«Oui... oui... fit-elle, Jean... mon frère!

--Restez tranquille, madame, dit l’oncle, ne faites pas de mouvement;
votre blessure pourrait se rouvrir. Mauser, approchez la chaise.»

Et me prenant sous les bras, il m’éleva devant elle en me disant:

«Raconte à madame ce que tu sais, Fritzel. Tu te rappelles le petit
tambour?

--Oh! oui; le matin de la bataille, il était couché sous notre hangar,
le chien sur ses pieds; il dormait, je me le rappelle bien! lui
répondis-je tout troublé, car la femme me regardait alors jusqu’au fond
de l’âme, comme elle avait regardé l’oncle.

--Et ensuite, Fritzel?

--Ensuite, il était avec les autres tambours, au milieu du bataillon,
quand les Croates sont arrivés. Et tout à la fin, quand on a mis le feu
dans la rue, et que les Républicains sont partis, je l’ai revu derrière.

--Blessé? fit la femme d’une voix si faible, qu’on pouvait à peine
l’entendre.

--Oh! non; il avait son tambour sur l’épaule et pleurait en marchant, et
un autre plus grand lui disait: «Allons, courage, petit Jean, courage!»
Mais il n’avait pas l’air d’entendre... il avait les joues toutes
mouillées.

--Tu es bien sûr de l’avoir vu s’en aller, Fritzel? demanda l’oncle.

--Oui, mon oncle: il me faisait de la peine; je l’ai regardé jusqu’au
bout du village.»

Alors la femme referma les yeux, et nous entendîmes qu’elle sanglotait
intérieurement. Des larmes lui coulaient le long des joues, l’une après
l’autre, sans bruit. C’était bien triste, et l’oncle me dit tout bas:

«Descends, Fritzel, il faut la laisser pleurer sans gêne.»

Mais comme j’allais descendre, elle étendit la main et me retint en
murmurant quelques paroles. L’oncle Jacob la comprit et lui demanda:

«Vous voulez embrasser l’enfant?

--Oui», fit-elle.

Il me pencha sur sa figure; elle m’embrassa en sanglotant toujours. Moi,
je m’étais mis aussi à pleurer.

«C’est bon, fit l’oncle, c’est bon. Il vous faut maintenant du calme,
madame; il faut tâcher de dormir, la santé vous reviendra... Vous
reverrez votre jeune frère... Du courage!»

Il m’emmena dehors et referma les rideaux.

Le mauser se promenait de long en large dans la salle; il avait la
figure rouge et dit:

«Ça, monsieur le docteur, c’est une brave femme, une honnête femme...
qu’elle soit républicaine ou tout ce qu’on voudra... celui qui penserait
le contraire ne serait qu’un gueux.

--Oui, répondit l’oncle, c’est une nature généreuse, je l’ai reconnu
tout de suite à sa figure. Il est heureux que Fritzel se soit rappelé
l’enfant. La pauvre femme avait une grande inquiétude. Je comprends
maintenant pourquoi ce nom de Jean revenait toujours dans son délire.
Tout ira mieux, mauser, tout ira mieux, les larmes soulagent.»

Ils sortirent ensemble dans l’allée; je les entendis encore causer de
ces choses sur le seuil de la maison.

Et comme je m’étais assis derrière le fourneau, et que je m’essuyais les
joues du revers de la manche, tout à coup je vis le chien près de moi,
qui me regardait avec douceur. Il me posa la patte sur le genou et se
mit à me caresser; pour la première fois je pris sa grosse tête frisée
entre mes bras, sans crainte. Il me semblait que nous étions amis depuis
longtemps et que je n’avais jamais eu peur de lui.

En levant les yeux au bout d’une minute, j’aperçus l’oncle qui venait
d’entrer et qui m’observait en souriant.

«Tu vois, Fritzel, comme le pauvre animal t’aime, dit-il; maintenant il
te suivra, car il a reconnu ton bon cœur.»

Et c’était vrai, depuis ce jour le caniche ne refusa plus de
m’accompagner; au contraire, il me suivait gravement dans tout le
village, ce qui me rendait encore plus fier que Zaphéri Schmouck avec
son pistolet de uhlan; il s’asseyait près de ma chaise pour lécher mes
assiettes, et faisait tout ce que je voulais.




CHAPITRE VII


La neige ne cessa point de tomber ce jour-là ni la nuit suivante; chacun
pensait que les chemins de la montagne en seraient encombrés, et qu’on
ne reverrait plus ni les uhlans ni les Républicains: mais un petit
événement vint encore montrer aux gens les tristes suites de la guerre,
et les faire réfléchir sur les malheurs de ce bas monde.

C’était le lendemain du jour où la femme avait repris connaissance,
entre huit et neuf heures du matin. La porte de la cuisine restait
ouverte, pour laisser entrer la chaleur dans la salle. Je me tenais à
côté de Lisbeth, qui battait le beurre auprès de l’âtre. En tournant un
peu la tête, je voyais l’oncle assis près de la fenêtre blanche; il
lisait l’almanach, et souriait de temps en temps.

Le chien Scipio était assis près de moi, fixe et grave, et comme je
goûtais à chaque instant la crème qui sortait de la baratte, il bâillait
d’un air mélancolique.

«Mais, Fritzel, disait Lisbeth, à quoi penses-tu donc? Si tu manges
toute la crème, nous n’aurons plus de beurre.»

Dans la salle l’horloge marchait lentement; dehors le silence était
absolu.

Cela durait depuis une demi-heure, et Lisbeth venait de mettre le beurre
frais sur une assiette, lorsque des voix s’entendirent dans la rue; puis
la porte de l’allée s’ouvrit, des pieds chargés de neige battirent les
dalles du vestibule. L’oncle raccrocha son almanach au mur; il regardait
vers la porte, quand le bourgmestre Meyer entra, son bonnet de laine
frisée, à double gland, tiré sur les oreilles, le collet de sa casaque
tout blanc de givre, et les mains fourrées dans ses moufles de peau de
lièvre jusqu’aux coudes.

«Salut, monsieur le docteur, salut! dit le gros homme. J’arrive par un
temps de neige; mais que voulez-vous, il le faut, il le faut!»

Alors secouant ses moufles, qui restèrent pendues à son cou par une
ficelle, il releva son bonnet et reprit:

«Un pauvre diable, monsieur le docteur, est étendu dans le bûcher de
Réebock, derrière un tas de fagots. C’est un soldat, ou bien un caporal,
ou bien un _hauptmann_[4], je ne sais pas au juste. Il se sera retiré
là, pour mourir sans trouble pendant le combat. A cette heure, il
faudrait dresser l’acte mortuaire; je ne peux pas vérifier de quoi cet
homme est mort; cela n’entre pas dans mes attributions.

  [4] Capitaine.

--C’est bien, bourgmestre, dit l’oncle en se levant, j’arrive. Mais il
faudrait encore un témoin.

--Michel Furst est dehors, dit le bourgmestre; il m’attend sur la porte.
Quelle neige! quelle neige! jusqu’aux genoux, monsieur le docteur. Ça
fera du bien aux semailles, et aux armées de Sa Majesté, qui vont
prendre leurs quartiers d’hiver. Que Dieu les bénisse! J’aime mieux
qu’elles les prennent du côté de Kaiserslautern qu’ici: on n’a jamais de
meilleur ami que soi-même.»

Tandis que le bourgmestre se faisait ces réflexions, l’oncle mettait ses
bottes, sa grosse houppelande et son bonnet de loutre. Après quoi il
dit: «M’y voilà!»

Ils sortirent, et, malgré les prières de Lisbeth, qui voulait me
retenir, je n’eus rien de plus pressé que de m’échapper et de les suivre
à la piste; la curiosité du diable m’avait repris: je voulais voir le
soldat.

L’oncle Jacob, le bourgmestre et Furst marchaient seuls dans la rue
déserte; mais à mesure qu’ils avançaient, des figures se montraient aux
vitres des maisons, et l’on entendait des portes s’ouvrir au loin. Les
gens, voyant passer le bourgmestre, le médecin et le garde champêtre,
pensaient qu’il devait y avoir quelque chose d’extraordinaire; plusieurs
même sortaient, mais, ne découvrant rien, ils rentraient aussitôt.

En arrivant à la maison de Réebock,--l’une des plus vieilles du village,
avec grange, écuries et hangar derrière sur les champs, les étables de
chaume tout moisi, à droite,--en arrivant là, le bourgmestre, Furst et
l’oncle entrèrent dans la petite allée sombre, aux dalles concassées.

Je les suivais, ils ne me voyaient pas.

Le vieux Réebock, qui les avait vus passer devant ses petites fenêtres,
ouvrit la chambre, pleine de vapeur comme une étuve, où se tenaient la
vieille grand-mère, ses deux fils et ses deux brus. Leur chien, au long
poil gris et la queue traînante, sortit aussi, et flaira Scipio qui me
suivait et qui se redressa fièrement, tandis que l’autre tournait autour
de lui pour faire connaissance.

«Je vais vous montrer, dit le vieux Réebock, c’est là-bas, au fond...
derrière la grange.

--Non, restez, père Réebock, répondit l’oncle; il fait froid, vous êtes
vieux; votre fils nous montrera cela.»

Mais le fils, après avoir découvert le soldat, s’était sauvé.

Le vieux marcha devant. Nous suivions à la file. Il faisait extrêmement
noir dans l’allée. En passant nous vîmes l’étable éclairée par une vitre
dans le toit, cinq chèvres aux mamelles gonflées, qui nous regardèrent
de leurs yeux d’or, et deux biquets, qui se mirent à chevroter d’une
voix plaintive et grêle; puis l’écurie, les deux bœufs et la vache, avec
leur râtelier vermoulu et leur litière de feuilles mortes. Les animaux
se retournèrent en silence.

Nous filions le long du mur; quelque chose déboula sous mes pieds,
c’était un lapin qui disparut sous la crèche; Scipio ne bougea point.

Plus loin nous arrivâmes à la grange, basse, encombrée de paille et de
foin jusqu’au toit. Tout au fond nous vîmes une lucarne bleuâtre,
donnant sur le jardin; un grand tas de bûches et quelques fagots rangés
contre le mur recevaient sa lumière; plus bas tout était sombre. Chose
bizarre, dans la lucarne se tenaient un coq et deux ou trois poules, la
tête sous l’aile se détachant en noir sur cette lumière.

D’abord je ne vis pas grand-chose, à cause de l’obscurité. Tout le monde
s’était arrêté. On entendait les poules caqueter tout bas.

«J’aurais peut-être bien fait d’allumer la lanterne, dit le vieux
Réebock; on ne voit pas bien clair.»

Comme il parlait, j’aperçus à droite de la lucarne, étendu contre le
mur, entre deux fagots, un grand manteau rouge, puis, en regardant
mieux, une tête noire avec de longues moustaches jaunâtres: le coq
venait de sauter de la lucarne et avait donné du jour.

Alors la peur s’empara de moi; si je n’avais pas senti Scipio contre ma
jambe, je me serais enfui.

«Je vois, fit l’oncle, je vois!»

Et il s’approcha en disant:

«C’est un Croate. Voyons, Furst, il faudrait le tirer un peu sur le
devant.»

Mais Furst ne bougeait pas, ni le bourgmestre.

L’oncle alors tira l’homme par une jambe et le fit glisser en pleine
lumière; il avait la tête couleur de brique, les yeux enfoncés, le nez
mince, les lèvres serrées, une touffe roussâtre au menton.

L’oncle ouvrit la boucle du manteau, en rejetant les plis sur les
bûches, et nous vîmes que le Croate tenait son sabre à longue lame bleue
recourbée. Au côté gauche de sa veste, une large plaque noire indiquait
qu’il avait saigné là. L’oncle défit les boutons et dit:

«Il est mort d’un coup de baïonnette, sans doute pendant la dernière
rencontre. Il se sera retiré de la bagarre. Ce qui m’étonne, père
Réebock, c’est qu’il n’ait pas frappé à votre porte et qu’il soit venu
mourir si loin.

--Nous étions tous cachés dans la cave, dit le vieux; la porte de la
chambre était fermée. Nous avons entendu courir dans l’allée, mais il y
avait tant de bruit dehors! Je crois plutôt que ce pauvre homme aura
voulu se sauver à travers la maison; malheureusement il n’y avait pas de
porte derrière. Un Républicain l’aura suivi comme une bête sauvage,
jusqu’au fond de la grange. Nous n’avons pas vu de sang dans l’allée.
C’est ici, dans l’ombre, qu’ils auront livré bataille; et l’autre, après
lui avoir donné ce mauvais coup, sera ressorti tranquillement. Voilà ce
que je pense. Sans cela nous aurions trouvé du sang quelque part; mais
personne n’a rien vu, ni dans l’étable, ni dans l’écurie. Ce n’est que
ce matin, quand nous avons eu besoin de gros bois pour le fourneau, que
Sépel, en entrant au bûcher, a découvert le malheureux.»

En écoutant ces explications, chacun se représentait le Républicain,
avec sa grande tignasse en boudin et son grand chapeau à cornes,
poursuivant le Croate dans l’obscurité et cela faisait frémir.

«Oui, dit l’oncle en se redressant et regardant le bourgmestre d’un air
triste, c’est ainsi que doivent s’être passées les choses.»

Tout le monde devenait rêveur; le silence, auprès de ce mort, vous
donnait froid.

«Enfin voilà le décès constaté, fit l’oncle au bout d’un instant, nous
pouvons partir.»

Puis se ravisant:

«Peut-être y aurait-il moyen de savoir quel est cet homme!»

Il s’agenouilla de nouveau, mit la main dans une poche de la veste et
trouva des papiers. En même temps il tira une chaînette de cuivre en
travers de la poitrine, et une grosse montre d’argent sortit du gousset
du pantalon.

«Tenez, voici la montre, dit-il au bourgmestre; je garde les papiers
pour dresser l’acte.

--Gardez tout, monsieur le docteur, répondit le bourgmestre; je
n’aimerais pas emporter dans ma demeure une montre qui a déjà marqué la
mort d’une créature de Dieu..., non, gardez tout. Plus tard nous
recauserons de cela. Maintenant nous pouvons partir.

--Oui; et vous pouvez aussi envoyer Jeffer.»

L’oncle m’apercevant alors, dit:

«Te voilà Fritzel? Il faut donc que tu voies tout?»

Il ne me fit pas d’autres reproches, et nous rentrâmes ensemble à la
maison. Le bourgmestre et Furst s’en étaient allés chez eux.

Tout en marchant, l’oncle parcourait les papiers du Croate. En ouvrant
la porte de notre chambre, nous vîmes que la femme venait de prendre un
bouillon, les rideaux étaient encore ouverts et l’assiette sur la table
de nuit.

«Eh bien, madame, dit l’oncle Jacob en souriant, vous allez mieux?»

Alors, elle, qui s’était retournée et qui le regardait avec douceur de
ses grands yeux noirs, répondit:

«Oui, monsieur le docteur, vous m’avez sauvée, je me sens revivre.»

Puis, au bout d’une seconde, elle ajouta d’un ton plein de compassion:

«Vous venez encore de reconnaître une malheureuse victime de la guerre!»

L’oncle comprit qu’elle avait tout entendu, lorsque le bourgmestre était
venu le prendre une demi-heure avant.

«C’est vrai, dit-il, c’est vrai, madame; encore un malheureux qui ne
reverra plus le toit de sa maison, encore une pauvre mère qui
n’embrassera plus son fils.»

La femme semblait émue et demanda tout bas:

«C’est un des nôtres?

--Non, madame, c’est un Croate. Je viens de lire en marchant une lettre
que sa mère lui écrivait il y a trois semaines. La pauvre femme lui
recommande de ne pas oublier ses prières du matin et du soir et de bien
se conduire. Elle lui parle avec tendresse, comme à un enfant. C’était
pourtant un vieux soldat, mais elle le voyait sans doute encore tout
rose et tout blond, comme le jour où pour la dernière fois, elle l’avait
embrassé en sanglotant.»

La voix de l’oncle en parlant de ces choses, s’attendrissait; il
regardait la femme qui, de son côté, semblait aussi touchée.

«Oui, vous avez raison, dit-elle, ce doit être affreux d’apprendre qu’on
ne verra plus son enfant. Moi, du moins, j’ai la consolation de ne
pouvoir plus causer d’aussi grandes douleurs à ceux qui m’aimaient.»

Alors elle détourna la tête, et l’oncle, devenu très grave, lui demanda:

«Vous n’êtes pourtant pas seule au monde?

--Je n’ai plus ni père ni mère, fit-elle d’une voix basse; mon père
était chef du bataillon que vous avez vu; j’avais trois frères, nous
étions tous partis ensemble en 92, de Fénétrange en Lorraine. Maintenant
trois sont morts, le père et les deux aînés; il ne reste plus que moi et
Jean, le petit tambour.»

La femme, en disant cela, semblait prête à fondre en larmes. L’oncle, le
front penché, les mains croisées sur le dos, se promenait de long en
large dans la chambre. Le silence revenait.

Tout à coup la Française reprit:

«J’aurais quelque chose à vous demander, monsieur le docteur?

--Quoi, madame?

--Ce serait d’écrire à la mère du malheureux Croate. C’est terrible,
sans doute, d’apprendre la mort de son fils, mais de l’attendre
toujours, d’espérer pendant des années qu’il reviendra, et de voir qu’il
n’arrive pas, même à la dernière heure, ce doit être plus cruel encore.»

Elle se tut, et l’oncle tout rêveur répondit:

«Oui... oui, c’est une bonne pensée! Fritzel, apporte l’encre et le
papier. Quelle misère, mon Dieu! dire qu’on annonce des choses pareilles
et que ce sont encore de bonnes actions! Ah! la guerre... la guerre.»

Il s’assit et se mit à écrire.

Lisbeth entrait alors pour mettre la nappe; elle déposa les assiettes et
la miche sur le buffet.

Midi sonnait; la femme semblait s’être assoupie.

Enfin l’oncle finit sa lettre; il la plia, la cacheta, écrivit l’adresse
et me dit:

«Va, Fritzel, jette cette lettre à la boîte, et dépêche-toi. Tu
demanderas aussi le journal à la mère Eberhardt; c’est samedi, nous
aurons des nouvelles de la guerre.»

Je sortis en courant et je mis la lettre à la boîte du village. Mais le
journal n’était pas arrivé; Clémentz avait été retenu par les neiges, ce
qui n’étonna pas l’oncle, pareille chose arrivant presque tous les
hivers.




CHAPITRE VIII


En revenant de la poste, j’avais aperçu tout au loin, dans la grande
prairie communale, derrière l’église, Hans Aden, Frantz Sépel et bien
d’autres de mes camarades qui glissaient sur le guévoir. On les voyait
prendre leur élan à la file, et partir comme des flèches, les reins
pliés et les bras en l’air pour tenir l’équilibre; on entendait le bruit
prolongé de leurs sabots sur la glace et leurs cris de joie.

Comme mon cœur galopait en les voyant! comme j’aurais voulu pouvoir les
rejoindre! Malheureusement l’oncle Jacob m’attendait alors, et je
rentrai la tête pleine de ce joyeux spectacle.

Pendant tout le dîner, l’idée de courir là-bas ne me quitta pas une
seconde; mais je me gardai bien d’en parler à l’oncle, car il me
défendait toujours de glisser sur le guévoir à cause des accidents.
Enfin il sortit pour aller faire une visite à M. le curé, qui souffrait
de ses rhumatismes.

J’attendis qu’il fût entré dans la grande rue, puis je sifflai Scipio,
et je me mis à courir jusqu’à la ruelle des Houx, comme un lièvre. Le
caniche bondissait derrière moi, et ce n’est que dans la petite allée
pleine de neige que nous reprîmes haleine.

Je croyais retrouver tous mes camarades sur le guévoir, mais ils étaient
allés dîner; je ne vis, au tournant de l’église, que les grandes
glissades désertes. Il me fallut donc glisser seul, et, comme il faisait
froid, au bout d’une demi-heure j’en eus bien assez.

Je reprenais le chemin du village, quand Hans Aden, Frantz Sépel et deux
ou trois autres, les joues rouges, le bonnet de coton tiré sur les
oreilles et les mains dans les poches, débouchèrent d’entre les haies
couvertes de givre.

«Tiens! c’est toi, Fritzel! me dit Hans Aden; tu t’en vas?

--Oui, je viens de glisser, et l’oncle Jacob ne veut pas que je glisse;
j’aime mieux m’en aller.

--Moi, dit Frantz Sépel, j’ai fendu mon sabot sur la glace ce matin, et
mon père l’a raccommodé. Voyez un peu.» Il défit son sabot et nous le
montra. Le père Frantz Sépel avait mis une bande de tôle en travers avec
quatre gros clous à tête pointue. Cela nous fit rire, et Frantz Sépel
s’écria:

«Ça, ce n’est pas commode pour glisser! Écoutez, allons plutôt en
traîneau; nous monterons sur l’Altenberg, et nous descendrons comme le
vent.»

L’idée d’aller en traîneau me parut alors si magnifique, que je me
voyais déjà dessus, descendant la côte en trépignant des talons et
criant d’une voix qui montait jusqu’aux nuages: «

_Himmelsfarth! Himmelsfarth!_»

J’en avais des éblouissements.

«Oui, dit Hans Aden; mais comment avoir un traîneau?

--Laissez-moi faire, répondit Frantz Sépel, le plus malin de nous tous.
Mon père en avait un l’année dernière, mais il était tout vermoulu, la
grand-mère en a fait du feu. C’est égal, arrivez toujours.»

Nous le suivîmes pleins de doute et d’espérance. Tout en descendant la
grande rue, devant chaque hangar nous faisions halte, le nez en l’air,
et nous regardions d’un œil d’envie les _schlittes_[5] pendues aux
poutres.

  [5] Traîneaux.

«Ça, disait l’un, c’est une belle _schlitte_, nous pourrions tous y
tenir sans gêne.

--Oui, répondait un autre, mais elle serait trop lourde à traîner sur la
côte: elle est en bois vert.

--Eh! faisait Hans Aden, nous la prendrions tout de même, si le père
Gitzig voulait nous la prêter; mais c’est un avare: il garde sa
_schlitte_ pour lui seul, comme si les schlittes pouvaient s’user.

--Arrivez donc!» s’écriait Frantz Sépel qui marchait en avant.

Et toute la troupe se remettait en route. De temps en temps on regardait
Scipio, qui marchait près de moi.

«Vous avez un beau chien, faisait Hans Aden, c’est un chien français;
ils ont de la laine comme les moutons et se laissent tondre sans rien
dire.»

Frantz Sépel soutenait qu’il avait vu l’année précédente, à la foire de
Kaiserslautern, un chien français avec des lunettes et qui comptait sur
un tambour jusqu’à cent. Il devinait aussi toutes sortes de choses, et
la grand-mère Anne pensait que ce devait être un sorcier.

Scipio, pendant ces discours, s’arrêtait et nous regardait. J’étais tout
fier de lui. Le petit Karl, le fils du tisserand, disait que si c’était
un sorcier, il pourrait nous faire avoir une _schlitte_, mais qu’il
faudrait lui donner son âme en échange, et pas un de nous ne voulait lui
donner son âme.

Nous allions donc ainsi, de maison en maison, et deux heures sonnaient à
l’église, lorsque M. Richter passa sur son traîneau, en criant à sa
grande bique décharnée:

«Allez, Charlotte, allez!»

La pauvre bête allongeait ses hanches, et M. Richter contre son
ordinaire, paraissait tout joyeux. En passant devant la maison du
boucher Sépel, il cria:

«Bonne nouvelle, Sépel, bonne nouvelle!»

Il faisait claquer son fouet, et Hans Aden dit:

«M. Richter est un peu gris; il aura trouvé quelque part du vin qui ne
lui coûtait rien.»

Alors toute la bande rit de bon cœur, car tout le village savait que
Richter était un avare.

Nous étions arrivés au bout de la grand’rue, devant la maison du père
Adam Schmitt, un vieux soldat de Frédéric II, qui recevait une petite
pension pour acheter son pain et son tabac, et de temps en temps du
_schnaps_[6].

  [6] Eau-de-vie.

Adam Schmitt avait fait la guerre de Sept ans et toutes les campagnes de
Silésie et de Poméranie. Maintenant il était tout vieux, et depuis la
mort de sa sœur Rœsel, il vivait seul dans la dernière maison du
village, une petite maison couverte de chaume, n’ayant qu’une seule
pièce en bas, une au-dessus et le toit avec ses deux lucarnes. Elle
avait aussi son hangar sur le côté, derrière un réduit à porcs, et vers
le village, un petit jardin entouré de haies vives, que le père Schmitt
cultivait avec soin.

L’oncle Jacob aimait ce vieux soldat; quelquefois, en le voyant passer,
il frappait à la vitre et lui criait: «Adam, entrez donc!»

Aussitôt l’autre entrait, sachant que l’oncle avait du véritable cognac
de France dans une armoire, et qu’il l’appelait pour lui en offrir un
petit verre.

Nous fîmes donc halte devant sa maison, et Frantz Sépel, se penchant sur
la haie, nous dit:

«Regardez-moi ce traîneau. Je parie que le père Schmitt nous le prêtera,
pourvu que Fritzel entre hardiment, qu’il mette la main à côté de
l’oreille du vieux, et qu’il dise: «Père Adam, prêtez-nous votre
_schlitte_!» Oui je parie qu’il nous le prêtera, j’en suis sûr;
seulement il faut du courage.»

J’étais devenu tout rouge; d’un œil je regardais le traîneau, et de
l’autre la petite fenêtre à ras de terre. Tous les camarades, au coin de
la maison, me poussaient par l’épaule en disant:

«Entre, il te le prêtera!

--Je n’ose pas, leur disais-je tout bas.

--Tu n’as pas de courage, répondait Hans Aden; à ta place, moi,
j’entrerais tout de suite.

--Laissez-moi seulement regarder un peu s’il est de bonne humeur.»

Alors je me penchai vers la petite fenêtre, et, regardant du coin de
l’œil, je vis le père Schmitt assis sur un escabeau devant la pierre de
l’âtre, où brillaient quelques braises au milieu d’un tas de cendres. Il
nous tournait le dos; on ne voyait que sa longue échine, ses épaules
voûtées, sa petite veste de toile bleue, qui ne rejoignait pas sa
culotte de grosse toile grise, tant elle était courte, sa touffe de
cheveux blancs tombant sur la nuque, son bonnet de coton bleu, la houppe
sur le front, ses larges oreilles rouges écartées de la tête, et ses
gros sabots appuyés sur la pierre de l’âtre. Il fumait sa pipe de terre,
qui dépassait un peu de côté sa joue creuse.

Voilà tout ce que je vis, avec les dalles cassées de la masure, et dans
le fond, à gauche, une sorte de crèche hérissée de paille. Cela ne
m’inspirait pas beaucoup de confiance, et je voulais me sauver, lorsque
tous les autres me poussèrent dans l’allée en disant tout bas:

«Fritzel... Fritzel... il te le prêtera, bien sûr!

--Non!

--Si!

--Je ne veux pas.»

Mais Hans Aden avait ouvert la porte, et j’étais déjà dans la chambre
avec Scipio, les autres, derrière moi, penchés, les yeux écarquillés,
regardant et prêtant l’oreille.

Oh! comme j’aurais voulu m’échapper! Malheureusement Frantz Sépel, du
dehors, retenait la porte à demi fermée; il n’y avait de place que pour
sa tête et celle de Hans Aden, debout sur la pointe des pieds derrière
lui.

Le vieux Schmitt s’était retourné:

«Tiens! c’est Fritzel! dit-il en se levant. Qu’est-ce qui se passe
donc?»

Il ouvrit la porte, et toute la bande s’enfuit comme une volée
d’étourneaux. Je restai seul. Le vieux soldat me regardait tout étonné.

«Qu’est-ce que vous voulez donc, Fritzel?» fit-il en prenant une braise
sur l’âtre pour rallumer sa pipe éteinte.

Puis, voyant Scipio, il le contempla gravement en tirant de grosses
bouffées de tabac.

Moi, j’avais repris un peu d’assurance.

«Père Schmitt, lui dis-je, les autres veulent que je vous demande votre
traîneau pour descendre de l’Altenberg.»

Le vieux soldat, en face du caniche, clignait de l’œil et souriait. Au
lieu de répondre, il se gratta l’oreille en relevant son bonnet, et me
demanda:

«C’est à vous, ce chien, Fritzel?

--Oui, père Adam, c’est le chien de la femme que nous avons chez nous.

--Ah bon! ça doit être un chien de soldat; il doit connaître
l’exercice.»

Scipio nous regardait le nez en l’air, et le père Schmitt, retirant la
pipe de ses lèvres, dit:

«C’est un chien de régiment; il ressemble au vieux Michel, que nous
avions en Silésie.»

Alors, élevant la pipe, il s’écria: «Portez armes!» d’une voix si forte,
que toute la baraque en retentit.

Mais quelle ne fut pas ma surprise, de voir Scipio s’asseoir sur son
derrière, les pattes de devant pendantes, et se tenir comme un véritable
soldat!

«Ha! ha! ha! s’écria le vieux Schmitt, je le savais bien!»

Tous les camarades étaient revenus; les uns regardaient par la porte
entrouverte, les autres par la fenêtre. Scipio ne bougeait pas, et le
père Schmitt, aussi joyeux qu’il avait paru grave auparavant, lui dit:

«Attention au commandement de marche!» Puis, imitant le bruit du
tambour, et marchant en arrière sur ses gros sabots, il se mit à crier:

«_Arche_! Pan... pan... rantanplan... Une... _deusse_... Une...
_deusse_!»

Et Scipio marchait avec une mine grave étonnante, ses longues oreilles
sur les épaules et la queue en trompette. C’était merveilleux; mon cœur
sautait.

Tous les autres, dehors, paraissaient confondus d’admiration.

«Halte!» s’écria Schmitt, et Scipio s’arrêta.

Alors je ne pensais plus à la _schlitte_; j’étais tellement fier des
talents de Scipio, que j’aurais voulu courir à la maison, et crier à
l’oncle: «Nous avons un chien qui fait l’exercice!»

Mais Hans Aden, Frantz Sépel et tous les autres, encouragés par la bonne
humeur du vieux soldat, étaient entrés, et se tenaient en extase, le dos
à la porte et le bonnet sous le bras.

«En place, repos!» dit le père Schmitt, et Scipio retomba sur ses quatre
pattes, en secouant la tête et se grattant la nuque avec une patte de
derrière, comme pour dire: «Depuis deux minutes une puce me démange;
mais on n’ose pas se gratter sous les armes!»

J’étais devenu muet de joie en voyant ces choses, et je n’osais appeler
Scipio, de peur de lui faire honte; mais il vint se ranger de lui-même
près de moi, modestement, ce qui me combla de satisfaction; je me
considérais en quelque sorte comme un feld-maréchal à la tête de ses
armées; tous les autres me portaient envie.

Le père Schmitt regardait Scipio d’un air attendri; on voyait qu’il lui
rappelait le bon temps de son régiment.

«Oui, fit-il au bout de quelques instants, c’est un vrai chien de
soldat. Mais reste à savoir s’il connaît la politique, car beaucoup de
chiens ne savent pas la politique.»

En même temps, il prit un bâton derrière la porte et le mit en travers,
en criant:

«Attention au mot d’ordre!»

Scipio se tenait déjà prêt.

«Saute pour la République!» cria le vieux soldat.

Et Scipio sauta par-dessus le bâton, comme un cerf.

«Saute pour le général Hoche!»

Scipio sauta.

«Saute pour le roi de Prusse!»

Mais alors Scipio s’assit sur sa queue d’un air très ferme, et le vieux
bonhomme se mit à sourire tout bas, les yeux plissés, en disant:

«Oui, il connaît la politique... hé! hé! hé! Allons... arrive!»

Il lui passa la main sur la tête, et Scipio parut très content.

«Fritzel, me dit alors le père Schmitt, vous avez un chien qui vaut son
pesant d’or; c’est un vrai chien de soldat.» Et, nous regardant tous, il
ajouta:

--Puisque vous avez un si bon chien, je vais vous prêter ma _schlitte_;
mais vous me la ramènerez à cinq heures, et prenez garde de vous casser
le cou.

Il sortit avec nous et décrocha son traîneau du hangar.

Mon esprit se partageait alors entre le désir d’aller annoncer à l’oncle
les talents extraordinaires de Scipio, ou de descendre l’Altenberg sur
notre _schlitte_. Mais quand je vis Hans Aden, Frantz Sépel, tous les
camarades, les uns devant, les autres derrière, pousser et tirer en
galopant comme des bienheureux, je ne pus résister au plaisir de me
joindre à la bande.

Schmitt nous regardait de sa porte.

«Prenez garde de rouler!» nous dit-il encore.

Puis il rentra, pendant que nous filions dans la neige. Scipio sautait à
côté de nous. Je vous laisse à penser notre joie, nos cris et nos éclats
de rire jusqu’au sommet de la côte.

Et quand nous fûmes en haut, Hans Aden devant, les deux mains
cramponnées aux patins recourbés, nous autres derrière, assis trois à
trois, Scipio au milieu, et que tout à coup la _schlitte_ partit,
ondulant dans les ornières et filant par-dessus les rampes: quel
enthousiasme!

Ah! l’on n’est jeune qu’une fois!

Scipio, à peine le traîneau parti, avait passé d’un bond par-dessus nos
têtes. Il aimait mieux courir, sauter, aboyer, se rouler dans la neige
comme un véritable enfant, que d’aller en _schlitte_. Mais tout cela ne
nous empêchait pas de conserver un grand respect pour ses talents;
chaque fois que nous remontions et qu’il marchait près de nous plein de
dignité, l’un ou l’autre se retournait, et, tout en poussant, disait:

«Vous êtes bien heureux, Fritzel, d’avoir un chien pareil; Schmitt Adam
dit qu’il vaut son pesant d’or.

--Oui, mais il n’est pas à eux, criait un autre, il est à la femme.»

Cette idée que le chien était à la femme me rendait tout inquiet, et je
pensais: «Pourvu qu’ils restent tous les deux à la maison!»

Nous continuâmes à monter et à descendre ainsi jusque vers quatre
heures. Alors la nuit commençait à se faire, et chacun se rappela notre
promesse au père Schmitt. Nous reprîmes donc le chemin du village. En
approchant de la demeure du vieux soldat, nous le vîmes debout sur sa
porte. Il nous avait entendus rire et causer de loin.

«Vous voilà! s’écria-t-il; personne ne s’est fait de mal?

--Non, père Schmitt.

--A la bonne heure.»

Il remit sa _schlitte_ sous le hangar, et moi, sans dire ni bonjour ni
bonsoir, je partis en courant, heureux d’annoncer à l’oncle quel chien
nous avions l’honneur de posséder. Cette idée me rendait si content, que
j’arrivai chez nous sans m’en apercevoir; Scipio était sur mes talons.

«Oncle Jacob, m’écriai-je en ouvrant la porte, Scipio connaît
l’exercice! le père Schmitt a vu tout de suite que c’était un véritable
chien de soldat; il l’a fait marcher sur les pattes de derrière comme un
grenadier, rien qu’en disant: «Une... _deusse_!»

L’oncle lisait derrière le fourneau; en me voyant si enthousiaste, il
déposa son livre au bord de la cheminée et me dit d’un air émerveillé:

«Est-ce bien possible, Fritzel? Comment!... comment!...

--Oui! m’écriai-je, et il sait aussi la politique: il saute pour la
République, pour le général Hoche, mais il ne veut pas sauter pour le
roi de Prusse.»

L’oncle alors se mit à rire, et, regardant la femme, qui souriait aussi
dans l’alcôve, le coude sur l’oreiller:

«Madame Thérèse, dit-il d’un ton grave, vous ne m’aviez pas encore parlé
des beaux talents de votre chien. Est-il bien vrai que Scipio sache tant
de belles choses?

--C’est vrai, monsieur le docteur, dit-elle en caressant le caniche qui
s’était approché du lit et qui lui tendait la tête d’un air joyeux; oui,
il sait tout cela, c’était l’amusement du bataillon; Petit-Jean lui
montrait tous les jours quelque chose de nouveau. N’est-ce pas, mon
pauvre Scipio, tu jouais à la drogue, tu remuais les dés pour la bonne
chance, tu battais la diane? Combien de fois notre père et les deux
aînés, à la grande halte, ne se sont-ils pas réjouis de te voir monter
la garde? Tu faisais rire tout notre monde par ton air grave et tes
talents; on oubliait les fatigues de la route autour de toi, on riait de
bon cœur!»

Elle disait ces choses, tout attendrie, d’une voix douce, en souriant un
peu tout de même. Scipio avait fini par se dresser, les pattes au bord
du lit, pour entendre son éloge.

Mais l’oncle Jacob, voyant que madame Thérèse s’attendrissait de plus en
plus à ces souvenirs, ce qui pouvait lui faire du mal, me dit:

«Je suis bien content, Fritzel, d’apprendre que Scipio sache faire
l’exercice et qu’il connaisse la politique; mais toi, qu’as-tu fait
depuis midi?

--Nous avons été en traîneau sur l’Altenberg, oncle; le père Adam nous a
prêté sa _schlitte_.

--C’est très bien. Mais tous ces événements nous ont fait oublier M. de
Buffon et Klopstock; si cela continue, Scipio en saura bientôt plus que
toi.»

En même temps il se leva, prit dans l’armoire l’_Histoire naturelle_ de
M. de Buffon, et posant la chandelle sur la table:

«Allons Fritzel, me dit-il, souriant en lui-même de ma mine longue, car
je me repentais d’être revenu si tôt, allons!»

Il s’assit et me fit asseoir sur ses genoux.

Cela me parut bien amer, de me remettre à M. de Buffon après huit jours
de bon temps; mais l’oncle avait une patience qui me forçait d’en avoir
aussi, et nous commençâmes la leçon de français.

Cela dura bien une heure, jusqu’au moment où Lisbeth vint mettre la
nappe. Alors, en nous retournant, nous vîmes que madame Thérèse s’était
assoupie. L’oncle ferma le livre et tira les rideaux, pendant que
Lisbeth plaçait les couverts.




CHAPITRE IX


Ce même soir, après le souper, l’oncle Jacob fumait sa pipe en silence
derrière le fourneau. Moi, je séchais le bas de mon pantalon, assis
devant la petite porte de tôle, la tête de Scipio entre les genoux, et
je regardais le reflet rouge de la flamme avancer et reculer sur le
plancher. Lisbeth avait emporté la chandelle selon son habitude; nous
étions dans l’obscurité; le feu bourdonnait comme au temps des grands
froids, la pendule marchait lentement, et dehors, dans la cuisine, nous
entendions la vieille servante laver les assiettes sur l’évier.

Que d’idées me passaient alors par la tête! Tantôt je songeais au soldat
mort dans la grange de Réebock, au coq noir de la lucarne; tantôt au
père Schmitt faisant faire l’exercice à Scipio; puis à l’Altenberg, à la
descente de notre traîneau. Tout cela me revenait comme un rêve; les
sifflements plaintifs du feu me paraissaient être la musique de ces
souvenirs, et je sentais tout doucement mes yeux se fermer.

Cela durait depuis environ une demi-heure lorsque je fus réveillé par un
bruit de sabots dans l’allée; en même temps, la porte s’ouvrit, et la
voix joyeuse du mauser dit dans la chambre:

«De la neige, monsieur le docteur, de la neige! Elle recommence à
tomber, nous en avons encore pour toute la nuit.»

Il paraît que l’oncle avait fini par s’assoupir, car seulement au bout
d’un instant, je l’entendis se remuer et répondre:

«Que voulez-vous, mauser, c’est la saison; il faut s’attendre à cela
maintenant.»

Puis il se leva et alla dans la cuisine chercher de la lumière.

Le mauser s’approchait dans l’ombre.

«Tiens! Fritzel est là! dit-il. Tu n’as donc pas encore sommeil?»

L’oncle rentrait.

Je tournai la tête, et je vis que le mauser avait ses habits d’hiver:
son vieux bonnet de martre, la queue râpée pendant sur le dos, sa veste
en peau de chèvre, le poil en dedans, son gilet rouge, les poches
ballottant sur les cuisses, et sa vieille culotte de velours brun, ornée
de pièces aux genoux. Il souriait, en plissant ses petits yeux, et
tenait quelque chose sous le bras.

«Vous venez pour la gazette, mauser? dit l’oncle. Elle n’est pas arrivée
ce matin, le messager est en retard.

--Non, monsieur le docteur, non; je viens pour autre chose.»

Il déposa sur la table un vieux livre carré, à couvercle de bois d’au
moins trois lignes d’épaisseur, et tout couvert de larges pattes en
cuivre représentant des feuilles de vigne; les tranches étaient toutes
noires et graisseuses à force de vieillesse, et de chaque page sortaient
des cordons et des ficelles pour marquer les bons endroits.

«Voilà pourquoi j’arrive! dit le mauser; je n’ai pas besoin de
nouvelles, moi; quand je veux savoir ce qui se passe dans le monde,
j’ouvre et je regarde.»

Alors il sourit, et ses longues dents jaunes apparurent sous les quatre
poils de ses moustaches, effilées comme des aiguilles.

L’oncle ne disait rien; il approcha la table du fourneau et s’assit dans
son coin.

«Oui, reprit le mauser, tout est là-dedans; mais il faut comprendre...
il faut comprendre, fit-il en se touchant la tête d’un air rêveur. Les
lettres ne sont rien; c’est l’esprit... l’esprit qu’il faut comprendre.»

Puis il s’assit dans le fauteuil et prit le livre sur ses cuisses
maigres avec une sorte de vénération; il l’ouvrit, et, comme l’oncle le
regardait:

«Monsieur le docteur, dit-il, je vous ai parlé cent fois du livre de ma
tante Rœsel, de Héming; eh bien, aujourd’hui je vous l’apporte pour vous
montrer le passé, le présent, et l’avenir. Vous allez voir, vous allez
voir! Tout ce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit d’avance; je
le comprenais bien, seulement je ne voulais pas le dire, à cause de ce
Richter, qui se serait moqué de moi, car il ne voit pas plus loin que le
bout de son nez. Et l’avenir est aussi là-dedans; mais je ne
l’expliquerai qu’à vous, monsieur le docteur, qui êtes un homme sensé,
raisonnable et clairvoyant. Voilà pourquoi j’arrive.

--Écoutez, mauser, dit l’oncle, je sais bien que tout est mystère dans
ce bas monde, et je ne suis pas assez vaniteux pour refuser de croire
aux prédictions et aux miracles rapportés par des auteurs graves, tels
que Moïse, Hérodote, Thucydide, Tite-Live et beaucoup d’autres. Malgré
cela je respecte trop la volonté du Seigneur pour vouloir pénétrer les
secrets réservés par sa sagesse infinie; j’aime mieux voir dans votre
livre l’accomplissement des choses déjà passées que l’avenir. D’abord ce
sera beaucoup plus clair.

--C’est bon, c’est bon, vous saurez tout», répondit le taupier,
satisfait de l’air grave de l’oncle.

Il poussa son fauteuil vers la table, posa le livre au bord; puis, se
mettant à fouiller dans sa poche, il en tira de vieilles bésicles en
cuivre et les enfourcha sur son nez, ce qui lui donnait une figure
vraiment bizarre.

On peut s’imaginer mon attention: je m’étais aussi rapproché de la
table, les coudes au bord, le menton dans les mains, et je regardais,
retenant mon haleine, les yeux écarquillés jusqu’aux tempes.

Toujours cette scène sera présente à mon esprit; le silence profond de
la chambre, le tic-tac de l’horloge, le bruissement du feu, la chandelle
comme une étoile au milieu de nous; en face de moi, l’oncle dans son
coin grisâtre, Scipio à mes pieds, puis le mauser, courbé sur le livre
des prédictions, et derrière lui les petites vitres noires, où
descendait la neige dans les ténèbres; je revois tout cela, et même il
me semble entendre encore la voix de ce pauvre vieux taupier, et celle
de ce bon oncle Jacob, descendus tous deux depuis si longtemps dans la
tombe.

C’était une scène étrange.

«Comment, mauser! dit l’oncle, vous avez besoin de lunettes à votre âge?
moi qui vous croyais une vue excellente?

--Je n’en ai pas besoin pour lire des choses ordinaires, ni pour
regarder dehors, répondit le taupier; j’ai de bons yeux, et d’ici jusque
sur la côte de l’Altenberg, au printemps, je vois un nid de chenilles
sur les arbres; mais vous saurez que ces lunettes sont celles de ma
tante Rœsel, de Héming, et qu’il faut les avoir pour comprendre ce
livre. Quelquefois ça me trouble, mais je lis au-dessus ou au-dessous;
le principal est que je les aie sur le nez.

--Ah! c’est différent, bien différent», dit l’oncle d’un ton sérieux;
car il avait trop bon cœur pour laisser voir au taupier que cela
l’étonnait.

Aussitôt le mauser se mit à lire:

«_Anno_ 1793.--L’herbe est séchée et la fleur est tombée, parce que le
vent a soufflé dessus!» Cela signifie que nous sommes en hiver: l’herbe
est séchée, parce que le vent a soufflé dessus!

L’oncle inclina la tête, et le taupier poursuivit:

«Les îles ont vu et ont été saisies de crainte; les bouts de la terre
ont été effrayés; ils se sont approchés et sont venus.» Ça, monsieur le
docteur, c’est pour faire entendre que l’Angleterre, et même les îles
qui sont plus loin dans la mer, ont été effrayées à cause des
Républicains. «Ils se sont approchés et sont venus!» Tout le monde sait
que les Anglais ont débarqué en Belgique pour faire la guerre aux
Français. Mais écoutez bien le reste: «En ce temps-là, les conducteurs
des peuples seront comme le feu d’un foyer parmi du bois, et comme un
flambeau parmi des gerbes; ils dévoreront à droite et à gauche tous les
pays.»

Le mauser alors leva le doigt d’un air grave et dit:

«Ça, ce sont les rois et les empereurs qui s’avancent au milieu de leurs
armées, et qui dévorent tout dans les pays qu’ils traversent. Nous
connaissons malheureusement ces choses pour les avoir vues; notre pauvre
village s’en souviendra longtemps.

Et comme l’oncle ne répondait pas, il reprit:

«En ce temps-là, malheur au pasteur du néant qui abandonnera son
troupeau; l’épée tombera de son bras et son œil droit sera entièrement
obscurci.» Nous voyons, par ces mots, l’évêque de Mayence, avec sa
nourrice et ses cinq maîtresses, qui s’est sauvé l’année dernière, à
l’arrivée du général Custine. C’était un vrai pasteur du néant, qui
faisait le scandale de tout le pays: son bras s’est desséché et son œil
droit s’est obscurci.

--Mais, dit l’oncle, songez donc, mauser, que cet évêque n’était pas le
seul, et qu’il y en avait beaucoup ayant la même conduite, en Allemagne,
en France, en Italie et dans tout le monde.

--Raison de plus, monsieur le docteur, répondit le taupier, le livre
parle pour toute la terre, «car», fit-il, le doigt appuyé sur la page,
«car, en ce temps-là, dit l’Éternel, j’ôterai du monde les faux
prophètes, les faiseurs de miracles et l’esprit d’impureté». Qu’est-ce
que cela peut signifier, docteur Jacob, sinon tous ces hommes qui
parlent sans cesse d’amour du prochain, pour obtenir notre argent; qui
ne croient à rien, et nous menacent de l’enfer; qui s’habillent de
pourpre et d’or, et nous prêchent l’humilité; qui disent: «Vendez tous
vos biens pour suivre le Christ!» et ne font qu’entasser richesses sur
richesses dans leurs palais et leurs couvents; qui nous recommandent la
foi et rient entre eux des simples qui les écoutent?...--N’est-ce pas
l’esprit d’impureté?

--Oui, dit l’oncle, c’est abominable.

--Eh bien, c’est pour eux, c’est pour tous les mauvais pasteurs, que ces
choses sont écrites», dit le taupier.

Puis il reprit:

«En ce temps-là, il y aura aux montagnes le bruit d’une multitude, tel
que celui d’un grand peuple qui se lève, un bruit de nation assemblée.
C’est pourquoi les peuples d’alentour écouteront, et tout cœur d’homme
se fondra. Et les orgueilleux seront éperdus; le monde sera en travail
comme celle qui enfante; les bons se regarderont avec des visages
enflammés; ils entendront pour la première fois parler de grandes
choses; ils sauront que tous sont égaux à la face de l’Éternel, que tous
sont nés pour la justice, comme les arbres des forêts pour la lumière!»

«Est-ce bien écrit cela, mauser? demanda l’oncle.

--Voyez-vous même», répondit le taupier en lui remettant le livre.

Alors l’oncle Jacob, les yeux troubles, regarda:

«Oui, c’est écrit, fit-il à voix basse, c’est écrit! Ah! puisse
l’Éternel accomplir de si grandes choses de notre temps! puisse-t-il
réjouir notre cœur d’un tel spectacle!»

Et s’arrêtant tout à coup, comme étonné de son propre enthousiasme:

«Est-il possible qu’à mon âge je me laisse encore émouvoir à ce point?
Je suis un véritable enfant.»

Il rendit le livre au mauser, qui dit en souriant:

«Je vois bien, monsieur le docteur, que vous comprenez ce passage comme
moi: ce bruit d’un grand peuple qui se lève, c’est la France qui
proclame les droits de l’homme.

--Comment! vous croyez que cela se rapporte à la Révolution française?
demanda l’oncle.

--Eh! à quoi donc? fit le mauser; c’est clair comme le jour.

Puis il remit ses bésicles, qu’il avait ôtées, et lut:

«Il y a soixante et dix semaines pour consommer le péché, pour expier
l’iniquité et pour amener la justice des siècles. Après quoi, les hommes
jetteront aux taupes et aux chauves-souris les idoles faites d’argent.
Et plusieurs peuples diront: «Forgeons les épées en hoyaux et les
hallebardes en serpes!»

En cet endroit, le mauser posa ses deux coudes sur le livre, et se
grattant la barbe, le nez en l’air, il parut réfléchir profondément.
Moi, je ne le quittais plus de l’œil; il me semblait voir des choses
étranges, un monde inconnu s’agiter dans l’ombre autour de nous; le
faible pétillement du feu et les soupirs de Scipio, endormi près de moi,
me produisaient l’effet de voix lointaines, et même le silence
m’inquiétait.

L’oncle Jacob, lui, semblait avoir repris son calme. Il venait de
bourrer sa grande pipe et l’allumait avec un bout de papier, en lançant
deux ou trois grosses bouffées lentement, pour bien laisser prendre le
tabac. Il referma le couvercle et s’étendit dans le fauteuil en exhalant
un soupir.

«Les hommes jetteront leurs idoles d’argent», fit le mauser, ça veut
dire leurs écus, leurs florins et leur monnaie de toute espèce. «Ils les
jetteront aux taupes», c’est-à-dire aux aveugles, car vous savez,
monsieur le docteur, que les taupes sont aveugles; les malheureux
aveugles, comme le père Harich, sont de véritables taupes; ils marchent
en plein jour dans les ténèbres, comme s’ils étaient sous terre. Les
hommes, dans ce temps-là, donneront donc leur argent aux aveugles et aux
chauves-souris. Par chauves-souris, il faut entendre les vieilles femmes
qui ne peuvent plus travailler, qui sont chauves et qui se tiennent dans
le creux des cheminées, à la manière de Christine Besme, que vous
connaissez aussi bien que moi. Cette pauvre Christine est tellement
maigre, et conserve si peu de cheveux, que chacun pense en la voyant:
«C’est une chauve-souris.»

--Oui, oui, oui, faisait l’oncle d’un ton particulier, en balançant la
tête lentement, c’est clair, mauser, c’est très clair. Maintenant, je
comprends votre livre; c’est quelque chose d’admirable!

--Les hommes donneront donc leur argent aux aveugles et aux vieilles
femmes par esprit de charité, reprit le mauser, et ce sera la fin de la
misère en ce monde; il n’y aura plus de pauvres «dans soixante et dix
semaines», qui ne sont pas des semaines de jours, mais des semaines de
mois, et «ils aiguiseront leurs épées en hoyaux» pour cultiver la terre
et vivre en paix!»

Cette explication des taupes et des chauves-souris m’avait tellement
frappé, que je restais les yeux tout grands ouverts, m’imaginant voir
s’accomplir cette transformation bizarre dans le coin où se tenait
l’oncle. Je n’écoutais plus, et la voix du mauser continuait sa lecture
monotone, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. J’en eus la chair de
poule; le vieil aveugle Harich et la vieille Christine seraient entrés
bras dessus bras dessous, avec leur nouvelle figure, que je n’en aurais
pas été plus effrayé. Je tournai la tête, la bouche béante, et je
respirai: c’était notre ami Koffel qui venait nous voir; il me fallut
regarder deux fois pour bien le reconnaître, tant les idées de
chauves-souris et de taupes s’étaient emparées de mon esprit.

Koffel avait son vieux tricot gris de l’hiver, son bonnet de drap tiré
sur la nuque et ses gros souliers éculés, dans lesquels il mettait de
vieux chaussons pour sortir; il se tenait les genoux pliés et les mains
dans les poches, comme un être frileux; des flocons de neige
innombrables le couvraient.

«Bonsoir, fit-il en secouant son bonnet dans le vestibule; j’arrive
tard; beaucoup de gens m’ont arrêté sur la route, au _Bœuf-Rouge_ et au
_Cruchon-d’Or_.

--Entrez, Koffel, lui dit l’oncle. Vous avez bien fermé la porte de
l’allée?

--Oui, docteur Jacob, ne craignez rien.»

Il entra, en souriant:

«La gazette n’est pas arrivée ce matin? dit-il.

--Non, mais nous n’en avons pas besoin, répondit l’oncle d’un accent de
bonne humeur un peu comique. Nous avons le livre du mauser, qui raconte
le présent, le passé et l’avenir.

--Est-ce qu’il raconte aussi notre victoire?» demanda Koffel en se
rapprochant du fourneau.

L’oncle et le mauser se regardèrent étonnés.

«Quelle victoire? fit le mauser.

--Hé! celle d’avant-hier, à Kaiserslautern. On ne parle que de cela dans
tout le village; c’est Richter, M. Richter qui est revenu de là-bas,
vers deux heures, apporter la nouvelle. Au _Cruchon-d’Or_, on a déjà
vidé plus de cinquante bouteilles en l’honneur des Prussiens; les
Républicains sont en pleine déroute!

A peine eut-il parlé des Républicains, que nous regardâmes du côté de
l’alcôve, songeant que la Française était là et qu’elle nous entendait.
Cela nous fit de la peine, car c’était une brave femme, et nous pensions
que cette nouvelle pouvait lui causer beaucoup de mal. L’oncle leva la
main, en hochant la tête d’un air désolé; puis il se leva doucement et
entrouvrit les rideaux pour voir si madame Thérèse dormait.

«C’est vous, monsieur le docteur, dit-elle aussitôt; depuis une heure
j’écoute les prédictions du mauser, j’ai tout entendu.

--Ah! madame Thérèse, dit l’oncle, ce sont de fausses nouvelles.

--Je ne crois pas, monsieur le docteur. Du moment qu’une bataille s’est
livrée avant-hier à Kaiserslautern, il faut que nous ayons eu le
dessous, sans quoi les Français auraient marché tout de suite sur
Landau, pour débloquer la place et couper la retraite aux Autrichiens:
leur aile droite aurait traversé le village.»

Puis élevant la voix: «Monsieur Koffel, dit-elle, voulez-vous me dire
les détails que vous savez?»

De toutes les choses lointaines de ce temps, celle-ci surtout est restée
dans ma mémoire, car cette nuit-là nous vîmes quelle femme nous avions
sauvée, et nous comprîmes aussi quelle était cette race de Français qui
se levait en foule pour convertir le monde.

Le mauser avait pris la chandelle sur la table, et nous étions tous
entrés dans l’alcôve. Moi au pied du lit, Scipio contre la jambe, je
regardais en silence, et, pour la première fois, je voyais que madame
Thérèse était devenue si maigre, qu’elle ressemblait à un homme: sa
longue figure osseuse, au nez droit, le tour des yeux et le menton
dessinés en arêtes, était appuyée sur sa main; son bras, sec et brun,
sortait presque jusqu’au coude de la grosse chemise de Lisbeth; un
mouchoir de soie rouge, noué sur le front, retombait derrière, sur sa
nuque décharnée; on ne voyait pas ses magnifiques cheveux noirs, mais
seulement quelques petits au-dessous des oreilles, où pendaient deux
grands anneaux d’or. Et ce qui surtout fixa mon attention, c’est qu’au
bas de son cou pendait une médaille de cuivre rouge, représentant une
tête de jeune fille, coiffée d’un bonnet en forme de casque; cette
relique attira mes yeux; j’ai su depuis que c’était l’image de la
République, mais alors je pensai que c’était la sainte Vierge des
Français.

Comme le mauser levait la chandelle derrière nous, l’alcôve était pleine
de lumière, et madame Thérèse me parut aussi beaucoup plus grande; sa
hanche, sa jambe, et son pied descendaient sous la couverture jusqu’au
bas du lit. Je n’avais jamais remarqué ces choses, qui me frappèrent
alors. Elle regardait Koffel, qui ne quittait pas des yeux l’oncle
Jacob, comme pour lui demander ce qu’il fallait faire.

«Ce sont des bruits qui courent au village, dit-il d’un air embarrassé;
ce Richter ne mérite pas pour deux liards de confiance.

--C’est égal, monsieur Koffel, racontez-moi cela, dit-elle; M. le
docteur le permet. N’est-ce pas, monsieur le docteur vous le permettez?

--Sans doute, fit l’oncle d’un air de regret. Mais il ne faut pas croire
tout ce qu’on rapporte.

--Non..., on exagère, je le sais bien; mais il vaut mieux savoir les
choses que de se figurer mille idées; cela tourmente moins.»

Koffel se mit donc à raconter que deux jours avant les Français avaient
attaqué Kaiserslautern, et que, depuis sept heures du matin jusqu’à la
nuit, ils avaient livré de terribles combats pour entrer dans les
retranchements; que les Prussiens les avaient écrasés par milliers;
qu’on ne voyait que des morts dans les ravins, sur la côte, le long des
routes et dans la Lauter; que les Français avaient tout abandonné: leurs
canons, leurs caissons, leurs fusils et leurs gibernes; qu’on les
massacrait partout, et que la cavalerie de Brunswick, envoyée à leur
poursuite, faisait des prisonniers en masse.

Madame Thérèse, le menton appuyé sur la main, les yeux fixés au fond de
l’alcôve et les lèvres serrées, ne disait rien. Elle écoutait, et de
temps en temps, lorsque Koffel voulait s’arrêter--car de raconter ces
choses devant cette pauvre femme, cela lui faisait beaucoup de
peine--elle lui lançait un regard très calme, et il poursuivait, disant:
«On raconte encore ceci ou cela, mais je ne le crois pas.»

Enfin il se tut, et madame Thérèse, durant quelques instants, continua à
réfléchir. Puis comme l’oncle disait: «Tout cela, ce ne sont que des
bruits... On ne sait rien de positif... Vous auriez tort de vous
désoler, madame Thérèse,» elle se releva légèrement, pour s’appuyer
contre le bois de lit, et nous dit d’une voix très simple:

«Écoutez, il est clair que nous avons été repoussés. Mais ne croyez pas,
monsieur le docteur, que cela me désole; non, cette affaire, qui vous
paraît considérable, est peu de chose pour moi. J’ai vu ce même
Brunswick arriver jusqu’en Champagne, à la tête de cent mille hommes de
vieilles troupes, lancer des proclamations qui n’avaient pas le sens
commun, menacer toute la France et ensuite reculer, devant les paysans
en sabots, la baïonnette dans les reins jusqu’en Prusse. Mon père,--un
pauvre maître d’école, devenu chef de bataillon,--mes frères,--de
pauvres ouvriers, devenus capitaines par leur courage,--et moi derrière,
avec le petit Jean dans ma charrette, nous lui avons fait la conduite,
après les défilés de l’Argonne et la bataille de Valmy. Ne croyez donc
pas que de telles choses m’effrayent. Nous ne sommes pas cent mille
hommes, ni deux cent mille: nous sommes six millions de paysans, qui
voulons manger nous-mêmes le pain que nous avons gagné péniblement par
notre travail. C’est juste et Dieu est avec nous.»

En parlant, elle s’animait, elle étendait son grand bras maigre; le
mauser, l’oncle et Koffel se regardaient stupéfaits.

«Ce n’est pas une défaite, ni vingt, ni cent qui peuvent nous abattre,
reprit-elle; quand un de nous tombe, dix autres se lèvent. Ce n’est pas
pour le roi de Prusse, ni pour l’empereur d’Allemagne que nous marchons,
c’est pour l’abolition des privilèges de toute sorte, pour la liberté,
pour la justice, pour les droits de l’homme!--Pour nous vaincre, il
faudra nous exterminer jusqu’au dernier, fit-elle avec un sourire
étrange, et ce n’est pas aussi facile qu’on le croit. Seulement il est
bien malheureux que tant de milliers de braves gens de votre côté se
fassent massacrer pour des rois et des nobles qui sont leurs plus grands
ennemis, quand le simple bon sens devrait leur dire de se mettre avec
nous, pour chasser tous ces oppresseurs du pauvre peuple; oui, c’est
bien malheureux, et voilà ce qui me fait plus de peine que tout le
reste.»

Ayant parlé de la sorte, elle se recoucha, et l’oncle Jacob, étonné de
la justesse de ses paroles, resta quelques instants silencieux.

Le mauser et Koffel se regardaient sans rien dire, mais on voyait bien
que les réflexions de la Française les avaient frappés et qu’ils
pensaient: «Cette femme a raison.»

Au bout d’une minute seulement, l’oncle dit:

«Du calme, madame Thérèse, du calme, tout ira mieux; sur bien des choses
nous pensons de même, et si cela ne dépendait que de moi, nous ferions
bientôt la paix ensemble.

--Oui, monsieur le docteur, répondit-elle, je le sais, car vous êtes un
homme juste, et nous ne voulons que la justice.

--Tâchez d’oublier tout cela, dit encore l’oncle Jacob; il ne vous faut
plus maintenant que du repos pour être en bonne santé.

--Je tâcherai, monsieur le docteur.»

Alors nous sortîmes de l’alcôve, et l’oncle, nous regardant tout rêveur,
dit:

«Voilà bientôt dix heures, allons nous coucher, il est temps.»

Il reconduisit Koffel et le mauser dehors, et poussa le verrou comme à
l’ordinaire. Moi, je grimpais déjà l’escalier.

Cette nuit-là, j’entendis l’oncle se promener longtemps dans sa chambre;
il allait et venait d’un pas lent et grave, comme un homme qui
réfléchit. Enfin, tout bruit cessa, et je m’endormis à la grâce de Dieu.




CHAPITRE X


Le lendemain, lorsque je m’éveillai, la neige encombrait mes petites
fenêtres; il en tombait encore tellement qu’on ne voyait pas la maison
en face. Dehors tintaient les clochettes du traîneau de l’oncle Jacob,
son cheval «Rappel» hennissait; mais aucun autre bruit ne s’entendait,
tous les gens du village ayant eu soin de fermer leurs portes.

Je pensai qu’il fallait quelque chose d’extraordinaire pour décider
l’oncle à se mettre en route par un temps pareil, et, m’étant habillé,
je descendis bien vite savoir ce que cela pouvait être.

L’allée était ouverte; l’oncle, enfoncé dans la neige jusqu’aux genoux,
son gros bonnet de loutre tiré sur la nuque, et le col de sa houppelande
relevé, arrangeait à la hâte une botte de paille dans le traîneau.

«Tu pars, oncle? lui criai-je en m’avançant sur le seuil.

--Oui, Fritzel, oui, je pars, dit-il d’un ton joyeux; est-ce que tu veux
m’accompagner?»

J’aimais bien d’aller en traîneau, mais voyant ces gros flocons
tourbillonner jusqu’à la cime des airs, et, songeant qu’il ferait froid,
je répondis:

«Un autre jour, oncle; aujourd’hui, j’aime mieux rester.»

Alors il rit tout haut, et, rentrant, il me pinça l’oreille, ce qu’il
faisait toujours lorsqu’il était de bonne humeur.

Nous entrâmes ensemble dans la cuisine, où le feu dansait sur l’âtre et
répandait une bonne chaleur. Lisbeth lavait les écuelles devant la
petite fenêtre à vitres rondes qui donnait sur la cour. Tout était calme
dans la cuisine; les grosses soupières semblaient briller plus que de
coutume, et sur leur ventre rebondi dansaient cinquante petites flammes,
semblables à celle du foyer.

«Maintenant, tout est prêt», dit l’oncle en ouvrant le garde-manger et
fourrant dans sa poche une croûte de pain.

Il mit sous sa houppelande la gourde de kirschenwasser, qu’il emportait
toujours en voyage; puis, au moment d’entrer dans la salle, la main sur
le loquet, il dit à la vieille servante de ne pas oublier ses
recommandations: d’entretenir un bon feu partout, de laisser la porte
ouverte, pour entendre madame Thérèse, et de lui donner tout ce qu’elle
demanderait, à l’exception du manger; car elle ne devait prendre qu’un
bouillon le matin et un autre le soir, avec quelques légumes, et de ne
la contrarier en rien.

Enfin il entra, et je le suivis, songeant au plaisir que j’aurais
lorsqu’il serait parti, de courir dans tout le village avec mon ami
Scipio, et de me faire honneur de ses talents.

«Eh bien, madame Thérèse, dit l’oncle d’un ton joyeux, me voilà sur mon
départ. Quel bon temps pour aller en traîneau!»

Madame Thérèse, appuyée sur son coude, au fond de l’alcôve, les rideaux
écartés, regardait les fenêtres d’un air tout mélancolique.

«Vous allez voir un malade, monsieur le docteur? dit-elle.

--Oui, un pauvre bûcheron de Dannbach, à trois lieues d’ici, qui s’est
laissé prendre sous sa _schlitte_; c’est une blessure grave et qui ne
souffre aucun retard.

--Quel rude métier vous faites! dit Madame Thérèse d’une voix attendrie;
sortir par un temps pareil pour secourir un malheureux, qui ne pourra
peut-être jamais reconnaître vos services!

--Eh! sans doute, répondit l’oncle en bourrant sa grande pipe de
porcelaine, cela m’est arrivé déjà bien souvent; mais que voulez-vous?
parce qu’un homme est pauvre, ce n’est pas une raison pour le laisser
mourir; nous sommes tous frères, madame Thérèse, et les malheureux ont
le droit de vivre comme les riches.

--Oui, vous avez raison, et pourtant combien d’autres, à votre place,
resteraient tranquillement près de leur feu, au lieu de risquer leur
vie, pour le seul plaisir de faire le bien!»

Et levant les yeux avec expression:

«Monsieur le docteur, dit-elle, vous êtes un républicain.

--Moi, madame Thérèse! que me dites-vous là? s’écria l’oncle en riant.

--Oui, un vrai républicain, reprit-elle: un homme que rien n’arrête, qui
méprise toutes les souffrances, toutes les misères pour accomplir son
devoir.

--Ah! si vous l’entendez ainsi, je serais heureux de mériter ce nom,
répondit l’oncle. Mais, dans tous les partis et dans tous les pays du
monde, il se trouve des hommes pareils.

--Alors, monsieur Jacob, ils sont républicains sans le savoir.»

L’oncle ne put s’empêcher de sourire:

«Vous avez réponse à tout, dit-il en fourrant son paquet de tabac dans
la grande poche de sa houppelande, on ne peut pas discuter avec vous!»

Quelques instants de silence suivirent ces paroles. L’oncle battait le
briquet. Moi j’avais pris la tête de Scipio entre mes bras, et je
pensais: «Je te tiens, tu vas me suivre... Nous reviendrons dîner, et
après ça nous recommencerons.» Le cheval continuait à hennir dehors, et
madame Thérèse s’était mise à regarder les gros flocons qui
tourbillonnaient contre les vitres, lorsque l’oncle, ayant allumé sa
pipe, dit:

«Je vais rester absent jusqu’au soir; mais Fritzel vous tiendra
compagnie, le temps ne vous durera pas trop.»

Il me passait la main dans les cheveux, et je devenais rouge comme une
écrevisse, ce qui fit sourire madame Thérèse.

«Non, non, monsieur le docteur, dit-elle avec bonté, je ne m’ennuie
jamais seule; il faut laisser courir Fritzel avec Scipio, cela leur fera
du bien; et puis ils aiment bien mieux respirer le grand air que de
rester enfermés dans la chambre: n’est-ce pas, Fritzel?

--Oh! oui, madame Thérèse, répondis-je en exhalant un gros soupir.

--Comment! tu n’as pas honte de dire cela de cette façon? s’écria
l’oncle.

--Eh? pourquoi, monsieur le docteur? Fritzel est comme petit Jean, il
dit tout ce qu’il pense, et il a raison. Va, Fritzel, cours, amuse-toi;
l’oncle te donne congé.»

Que je l’aimais alors et que son sourire me paraissait bon! L’oncle
Jacob s’était mis à rire, il reprit son fouet au coin de la porte, et
revenant:

«Allons, madame Thérèse, s’écria-t-il, au revoir et bon courage!

--Au revoir! monsieur le docteur, fit-elle en lui tendant sa longue main
d’un air d’attendrissement; allez, et que le ciel vous conduise.»

Ils restèrent ainsi quelques instants tout rêveurs; puis l’oncle dit:

«Ce soir, entre six et sept heures, je serai de retour, madame Thérèse;
ayez bonne confiance, soyez sans inquiétude, tout ira mieux.»

Après quoi nous sortîmes; il enjamba l’échelle du traîneau, s’enveloppa
les genoux de sa houppelande, et toucha _Rappel_ du bout de son fouet,
en me disant:

«Conduis-toi bien, Fritzel.»

Le traîneau fila sans bruit, remontant la rue. Quelques bonnes gens
regardaient à leurs fenêtres et se disaient:

«Monsieur le docteur Jacob est appelé bien sûr quelque part pour un
malade en danger, sans cela il ne se mettrait pas en route par ce temps
de neige.»

Quand l’oncle eut disparu au coin de la rue, je tirai la porte de
l’allée et je rentrai manger ma soupe sur le bord de l’âtre. Scipio me
regardait, ses grosses moustaches en l’air, et se léchait de temps en
temps le tour du museau en clignant de l’œil. Je lui laissai le fond de
mon assiette à nettoyer, selon mon habitude; ce qu’il faisait gravement,
sans montrer l’avidité des autres chiens du village.

Nous en étions là et j’allais sortir, lorsque Lisbeth, qui venait de
finir son ouvrage et qui s’essuyait les bras à la serviette, derrière la
porte, me demanda:

«Dis donc, Fritzel, est-ce que tu restes ici?

--Non, je vais voir le petit Hans Aden.

--Eh bien, écoute: puisque tu mets tes sabots, va donc chez le mauser me
chercher du miel pour la Française; monsieur le docteur veut qu’on lui
fasse une boisson avec du miel. Prends ton écuelle et va là-bas. Tu
diras au mauser que c’est pour l’oncle Jacob. Voici l’argent.»

Rien ne me plaisait tant que d’avoir à faire des commissions, surtout
chez le mauser, qui me traitait comme un homme raisonnable. Je pris donc
l’écuelle et je sortis avec Scipio pour me rendre chez le taupier, dans
la ruelle des Orties, derrière l’église.

Quelques commères commençaient à balayer le devant de leur porte.

A l’auberge du _Cruchon-d’Or_, on entendait tinter les verres et les
bouteilles; on chantait, on riait, les gens montaient et descendaient
l’escalier. Un vendredi, cela me parut extraordinaire; je m’arrêtai pour
voir si c’était une noce ou un baptême, et comme je me tenais de l’autre
côté de la rue, sur la pointe des pieds, regardant dans la petite allée
ouverte, je vis, au fond de la cuisine, la silhouette étrange du mauser
se pencher devant la flamme, son bout de pipe noire au coin des lèvres,
et sa main brune qui posait une braise sur le tabac.

Plus loin, à droite, j’aperçus aussi la vieille Grédel avec sa cornette
à rubans tremblotants; elle arrangeait des assiettes sur un dressoir, et
son chat gris se promenait au bord en faisant le gros dos et la queue en
l’air.

Un instant après, le mauser revint lentement dans l’allée sombre,
lançant de grosses bouffées. Alors je lui criai: «Mauser! mauser!»

Il s’avança jusqu’au bord de l’escalier, et me dit en riant:

«C’est toi, Fritzel?

--Oui, je vais chez vous chercher du miel.

--Hé! monte donc boire un coup; nous irons ensemble tout à l’heure.»

Et se tournant vers la cuisine:

«Grédel, cria-t-il, apportez un verre pour Fritzel.»

Je m’étais dépêché de monter, et nous entrâmes, Scipio sur nos talons.

Dans la salle, à travers la fumée grisâtre, on ne voyait le long des
tables, que des gens en blouse, en veste, en camisole, le bonnet ou le
feutre sur l’oreille; les uns assis à la file, les autres à cheval au
bout des bancs, levant leurs verres pleins d’un air joyeux, et célébrant
la grande victoire de Kaiserslautern. De tous les côtés on entendait
chanter le _Faterland_. Quelques vieilles buvaient avec leurs fils et
semblaient aussi joyeuses que les autres.

Je suivais le mauser, qui s’avançait, le dos rond, vers les fenêtres de
la rue. Là se trouvaient, dans le coin à droite, l’ami Koffel et le
vieux Adam Schmitt, devant une bouteille de vin blanc. Dans l’autre
coin, en face, l’aubergiste Joseph Spick, son bonnet de laine frisée sur
l’oreille, comme un batailleur, et M. Richter, en veste de chasse et
grandes guêtres de cuir, buvaient du _gleiszeller_ au cachet vert. Ils
étaient pourpres tous les deux jusqu’aux oreilles, et criaient:

«A la santé de Brunswick! à la santé de notre glorieuse armée!

--Hé! fit le mauser en s’approchant de notre table, place pour un
homme.»

Et Koffel, se retournant, me serra la main, tandis que le père Schmitt
disait:

«A la bonne heure, à la bonne heure, voici du renfort.»

Il me fit asseoir près de lui, contre le mur, et Scipio vint aussitôt
lui lever la main du bout de son nez, d’un air de vieille connaissance.

«Hé! hé! hé! disait le vieux soldat, c’est toi, l’ancien; tu me
reconnais!»

Grédel apporta un verre, et le mauser l’emplit.

Au même instant, M. Richter se mit à crier à l’autre bout de la table,
d’un ton moqueur:

«Hé! Fritzel, comment va M. le docteur Jacob? Il ne vient donc pas
célébrer la grande bataille! C’est étonnant, étonnant, un si bon
patriote!»

Et moi, ne sachant que répondre, je dis tout bas à Koffel:

«L’oncle est parti sur son traîneau pour soigner un pauvre bûcheron qui
s’est laissé prendre sous sa _schlitte_.»

Alors Koffel, se retournant, s’écria d’une voix claire:

«Pendant que le petit-fils d’un ancien domestique de Salm-Salm s’allonge
les jambes sous la table près du poêle, et qu’il boit du _gleiszeller_
en l’honneur des Prussiens, qui se moquent de lui, M. le docteur Jacob
traverse les neiges pour aller voir un pauvre bûcheron de la montagne
écrasé sous sa _schlitte_. Ça rapporte moins que de prêter à gros
intérêts, mais ça prouve plus de cœur tout de même.»

Koffel avait un petit coup de trop, et tous les gens l’écoutaient en
souriant. Richter, la figure longue et les lèvres serrées, ne répondit
pas d’abord, mais au bout d’un instant il dit:

«Eh! que ne fait-on pas par amour des Droits de l’homme, de la déesse
Raison et du Maximum, surtout quand une vraie citoyenne vous encourage!

--Monsieur Richter, taisez-vous! s’écria le mauser d’une voix forte. M.
le docteur est aussi bon Allemand que vous, et cette femme, dont vous
parlez sans la connaître, est une brave femme. Le docteur Jacob n’a fait
que son devoir en lui sauvant la vie; vous devriez rougir d’exciter les
gens du village contre un pauvre être malade qui ne peut pas se
défendre: c’est abominable!

--Je me tairai si cela me convient, s’écria Richter à son tour. Vous
criez bien haut... Ne dirait-on pas que les Français ont remporté la
victoire!»

Alors le mauser, les tempes et les joues couleur de brique, frappa du
poing sur la table, à faire tomber les verres; il parut vouloir se
lever, mais il se rassit et dit:

«J’ai droit de me réjouir des victoires de la vieille Allemagne autant,
pour le moins, que vous, monsieur Richter, car moi je suis un vieil
Allemand comme mon père, comme mon grand-père, et tous les mausers
connus depuis deux cents ans au village d’Anstatt pour l’élevage des
abeilles et la manière de prendre les taupes; au lieu que les cuisiniers
des Salm-Salm, de père en fils, se promenaient en France avec leurs
maîtres pour tourner la broche et lécher le fond des marmites.»

Toute la salle partit d’un éclat de rire à ce propos, et M. Richter,
voyant que la plupart n’étaient pas pour lui, jugea prudent de se
modérer; il répondit donc d’un ton calme:

«Je n’ai jamais rien dit contre vous ni contre le docteur Jacob; au
contraire, je sais que M. le docteur est un homme habile et un honnête
homme. Mais cela n’empêche pas qu’en un jour comme celui-ci tout bon
Allemand doit se réjouir. Car, écoutez bien, ceci n’est pas une victoire
ordinaire, c’est la fin de cette fameuse République une et indivisible.

--Comment! comment! s’écria le vieux Schmitt, la fin de la République?
Voilà du nouveau!

--Oui, elle ne durera plus six mois, fit Richter avec assurance; car, de
Kaiserslautern, les Français seront balayés jusqu’à Hornbach, de
Hornbach à Sarrebruck, à Metz, et ainsi de suite jusqu’à Paris. Une fois
en France, nous trouverons des amis en foule pour nous secourir: la
noblesse, le clergé et les honnêtes gens sont tous pour nous; ils
n’attendent que notre armée pour se lever. Et quant à ce tas de gueux
ramassés à droite et à gauche, sans officiers et sans discipline,
qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre de vieux soldats, fermes comme des
rochers, avançant en bon ordre de bataille, sous la conduite de la
vieille race guerrière? Des tas de savetiers sans un seul général, sans
même un vrai caporal _schlague_! Des paysans, des mendiants, de vrais
sans-culottes, comme ils s’appellent eux-mêmes, je vous le demande,
qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre des Brunswick, des Wurmser et des
centaines d’autres vieux capitaines éprouvés par tous les périls de la
guerre de Sept ans? Ils seront dispersés et périront par milliers, comme
les sauterelles en automne.»

Toute la salle était alors de l’avis de Richter, et plusieurs disaient:

«A la bonne heure, voilà ce qui s’appelle parler; depuis longtemps nous
pensions les mêmes choses.»

Le mauser et Koffel se taisaient; mais le vieux Adam Schmitt hochait la
tête en souriant. Après un instant de silence, il déposa sa pipe sur la
table et dit:

«Monsieur Richter, vous parlez comme l’almanach; vous prédisez l’avenir
d’une façon admirable; mais tout cela n’est pas aussi clair pour les
autres que pour vous. Je veux bien croire que la vieille race est née
pour faire les généraux, puisque les nobles arrivent tous au monde
capitaines; mais, de temps en temps, il peut aussi sortir des généraux
de la race des paysans, et ceux-là ne sont pas les plus mauvais, car ils
le sont devenus par leur propre valeur. Ces Républicains, qui vous
paraissent si bêtes, ont quelquefois de bonnes idées tout de même; par
exemple, d’établir chez eux que le premier venu pourra devenir
feld-maréchal, pourvu qu’il en ait le courage et la capacité; de cette
façon, tous les soldats se battent comme de véritables enragés; ils
tiennent dans leurs rangs comme des clous et marchent en avant comme des
boulets, parce qu’ils ont la chance de monter en grade s’ils se
distinguent, de devenir capitaine, colonel ou général. Les Allemands se
battent maintenant pour avoir des maîtres, et les Français se battent
pour s’en débarrasser, ce qui fait encore une grande différence. Je les
ai regardés de la fenêtre du père Diemer, au premier étage, en face de
la fontaine, pendant les deux charges des Croates et des uhlans, des
charges magnifiques; eh bien, cela m’a beaucoup étonné, monsieur
Richter, de voir comme ces jacobins ont supporté ça! Et leur commandant
m’a fait un véritable plaisir, avec sa grosse figure de paysan lorrain
et ses petits yeux de sanglier. Il n’était pas aussi bien habillé qu’un
major prussien, mais il se tenait aussi tranquille sur son cheval que si
on lui avait joué un air de clarinette. Finalement, ils se sont tous
retirés, c’est vrai, mais ils avaient une division sur le dos, et n’ont
laissé que les fusils et les gibernes des morts sur la place. Avec des
soldats pareils, croyez-moi, monsieur Richter, il y a de la ressource.
Les vieilles races guerrières sont bonnes, mais les jeunes poussent
au-dessous, comme les petits chênes sous les grands, et quand les vieux
pourrissent, ceux-là les remplacent. Je ne crois donc pas que les
Républicains se sauvent comme vous le dites; ce sont déjà de fameux
soldats, et s’il leur vient un général ou deux, gare! Et prenez bien
garde que ce n’est pas impossible du tout, car, entre douze ou quinze
cent mille paysans, il y a plus de choix qu’entre dix ou douze mille
nobles; la race n’est peut-être pas aussi fine, mais elle est plus
solide.»

Le vieux Schmitt reprit alors haleine un instant, et comme tout le monde
l’écoutait, il ajouta:

«Tenez, moi, par exemple, si j’avais eu le bonheur de naître dans un
pays pareil, est-ce que vous croyez que je me serais contenté d’être
Adam Schmitt, sergent de grenadiers, avec cent florins de pension, six
blessures et quinze campagnes? Non, non, ôtez-vous cette idée de la
tête; je serais le commandant, le colonel ou le général Schmitt, avec
une bonne retraite de deux mille thalers, ou bien mes os dormiraient
depuis longtemps quelque part. Quand le courage mène à tout, on a du
courage, et quand il ne sert qu’à devenir sergent et à faire avancer les
nobles en grade, chacun garde sa peau.

--Et l’instruction! s’écria Richter, vous comptez donc l’instruction
pour rien, vous? Est-ce qu’un homme qui ne sait pas lire vaut un duc de
Brunswick qui sait tout?»

Alors Koffel, se retournant, dit d’un air calme:

«C’est juste, monsieur Richter, l’instruction fait la moitié de l’homme,
et peut-être les trois quarts. Voilà pourquoi ces Républicains se
battent jusqu’à la mort; ils veulent que leurs fils reçoivent de
l’instruction aussi bien que les nobles. C’est le manque d’instruction
qui fait la mauvaise conduite et la misère, la misère fait les mauvaises
tentations, et les mauvaises tentations amènent tous les vices. Le plus
grand crime de ceux qui gouvernent dans ce bas monde, c’est de refuser
l’instruction aux misérables, afin que leurs races nobles soient
toujours au-dessus; c’est comme s’ils crevaient les yeux des hommes,
lorsqu’ils viennent au monde, pour profiter de leur travail. Dieu
vengera ces fautes, monsieur Richter, car il est juste. Et si les
Républicains versent leur sang, comme ils le disent, pour que cela
n’arrive plus sur la terre, tous les hommes religieux qui croient à la
vie éternelle doivent les approuver.»

Ainsi parla Koffel, disant que si ses parents avaient pu le faire
instruire, au lieu d’être un pauvre diable, il aurait peut-être fait
honneur à Anstatt et serait devenu quelque chose d’utile. Chacun pensait
comme lui, et plusieurs se disaient entre eux: «Que serions-nous si l’on
nous avait instruits? Est-ce que nous étions plus bêtes que les autres?
Non, le ciel donne à tous sa douce lumière et sa bonne rosée. Nous
avions de bonnes intentions, nous voulions la justice; mais on nous a
laissés dans les ténèbres, par esprit de calcul et pour nous maintenir
dans la bassesse. Ces gens-là pensent s’agrandir en empêchant les autres
de croître, c’est abominable!»

Et moi, songeant alors combien l’oncle Jacob se donnait de peine pour
m’apprendre à lire dans M. de Buffon, je me repentais de ne pas profiter
davantage de ses leçons, et j’étais tout attendri.

M. Richter, voyant tout le monde contre lui, et ne sachant que répondre
aux paroles judicieuses de Koffel, haussa les épaules comme pour dire:
«Ce sont des fous gonflés d’orgueil, des êtres qu’il faudrait mettre à
la raison.»

Or le silence commençait à se rétablir et le mauser venait de faire
apporter une seconde bouteille, lorsque des grondements sourds
s’entendirent sous la table; aussitôt nous regardâmes et nous vîmes le
grand chien roux de M. Richter qui tournait autour de Scipio. Ce chien
s’appelait Max; il avait le poil ras, le nez fendu, les côtes
saillantes, les yeux jaunâtres, les oreilles longues et la queue relevée
comme un sabre; il était grand, sec et nerveux. M. Richter avait
l’habitude de chasser avec lui des journées entières sans rien lui
donner à manger, sous prétexte que les bons chiens de chasse doivent
avoir faim pour sentir le gibier et le suivre à la piste. Il voulait
passer derrière Scipio, qui se retournait toujours la tête haute et la
lèvre frémissante.

En regardant du côté de M. Richter, je vis qu’il excitait son chien en
dessous; le père Schmitt s’en aperçut aussi, car il s’écria:

«Monsieur Richter, vous avez tort d’exciter votre chien. Ce caniche,
voyez-vous, est un chien de soldat, rempli de finesse et qui connaît
toutes les ruses de la guerre. Le vôtre est peut-être d’une vieille
race; mais, prenez garde, celui-ci serait bien capable de l’étrangler.

--Étrangler mon chien! s’écria Richter; il en avalerait dix comme ce
misérable roquet; d’un coup de dent il lui casserait l’échine!»

En entendant cela, je voulus me sauver avec Scipio, car M. Richter
excitait toujours son grand Max, et tous les buveurs se retournaient en
riant pour voir la bataille. J’avais envie de pleurer; mais le vieux
Schmitt me retenait par l’épaule en me disant tout bas:

«Laissez faire, laissez faire... ne craignez rien, Fritzel; je vous dis
que votre chien connaît la politique... l’autre n’est qu’une grosse bête
qui n’a rien vu.»

Et se tournant vers Scipio, il lui répétait toujours:

«Attention! attention!»

Scipio ne bougeait pas; il se tenait le derrière dans le coin de la
fenêtre, la tête droite, ses yeux luisants sous ses grands poils frisés,
et, dans le coin de sa moustache tremblotante, on voyait une dent
blanche très pointue.

Le grand roux s’avançait la tête penchée et le poil hérissé tout le long
de son échine maigre. Ils grondaient tous deux, jusqu’au moment où Max
fit un bond pour saisir Scipio à la gorge; aussitôt trois ou quatre
éclats de voix brefs, terribles, partirent à la fois. Scipio s’était
baissé pendant que l’autre l’attrapait à la tignasse, et d’un coup de
dent sec il lui faisait claquer la patte. C’est alors qu’il fallut
entendre les cris plaintifs de Max, et qu’il fallut le voir se glisser
en boitant sous les tables; il filait comme un éclair entre les jambes,
en répétant ses cris aigus qui vous perçaient les oreilles.

M. Richter s’était levé furieux pour tomber sur Scipio; mais, au même
instant, le mauser avait pris son bâton au coin de la porte, et disait:

«Monsieur Richter, si votre grosse bête est mordue, à qui la faute? Vous
l’avez assez excitée; maintenant elle est peut-être estropiée, ça vous
apprendra!»

Et le vieux Schmitt, riant jusqu’aux larmes, faisait mettre Scipio entre
ses genoux et criait:

«Je savais bien qu’il connaissait les finesses de la guerre; hé! hé! hé!
nous avons remporté les drapeaux et les canons.»

Tous les assistants riaient avec lui; de sorte que M. Richter, indigné,
chassa lui-même son chien dans la rue à grands coups de pied, pour ne
plus entendre ses cris. Il aurait bien voulu en faire autant à Scipio,
mais tout le monde était dans l’étonnement de son courage et de son bon
sens naturel.

«Allons, s’écria le mauser en se levant, arrive maintenant, Fritzel,
arrive! Il est temps que je te donne ce que tu veux. Je vous salue,
monsieur Richter; vous avez un fameux chien. Grédel, vous marquerez deux
bouteilles sur l’ardoise.»

Schmitt et Koffel s’étaient aussi levés, et nous sortîmes tous ensemble,
riant comme des bienheureux. Scipio nous suivait de près, sachant qu’il
n’avait rien de bon à espérer quand nous serions sortis.

Au bas de l’escalier, Schmitt et Koffel tournèrent à droite pour
descendre la grand’route; le mauser et moi nous traversâmes la place, à
gauche, pour entrer dans la ruelle des Orties.

Le mauser marchait devant, le dos rond, une épaule un peu plus haute que
l’autre, selon son habitude, lançant de grosses bouffées de tabac coup
sur coup, et riant tout bas, sans doute à cause de la déconfiture de
Richter.

Nous arrivâmes bientôt à sa petite porte enfoncée sous terre; alors il
descendit les marches et me dit:

«Arrive, Fritzel, arrive; laisse le chien dehors, il n’y a pas trop de
place dans le trou.»

Il avait bien raison d’appeler sa baraque un trou, car elle n’avait que
deux petites fenêtres à fleur de terre donnant sur la ruelle. A
l’intérieur, tout était sombre: le grand lit et l’escalier de bois au
fond, les vieux escabeaux, la table couverte de scies, de pointes, de
pincettes, l’armoire ornée de deux citrouilles, le plafond traversé de
perches, où la vieille Berbel, la mère du mauser, suspendait le chanvre
qu’elle filait; les attrapes de toutes sortes placées sur le vieux
baldaquin, dans un enfoncement tout gris de poussière et de toiles
d’araignée; les centaines de peaux de martres, de fouines, de belettes
accrochées aux murs, les unes retournées, les autres encore fraîches et
bourrées de paille pour les faire sécher, tout cela vous laissait à
peine assez de place pour se retourner, et tout cela me rappelle le bon
temps de la jeunesse, car je l’ai vu cent fois, été comme hiver, qu’il
fît du soleil ou de la pluie, que les petites fenêtres fussent ouvertes
ou fermées.

C’est là-dedans que je me représente toujours le mauser, assis devant la
table très basse, montant ses attrapes, la joue tirée, les lèvres
serrées, et la vieille Berbel,--toute jaune, le bonnet de crin sur la
nuque, ses petites mains sèches, aux ongles noirs, sillonnées de grosses
veines bleuâtres,--filant du matin au soir à côté du poêle. De temps en
temps, elle levait sa petite tête, froncée de rides innombrables, et
regardait son fils d’un air de satisfaction.

Mais ce jour-là, Berbel n’était pas de bonne humeur, car à peine
fûmes-nous entrés qu’elle se mit à quereller le mauser d’une voix aigre,
disant qu’il passait sa vie au cabaret, qu’il ne songeait qu’à boire,
sans se soucier du lendemain, toutes choses très fausses auxquelles le
mauser ne répondit pas, sachant qu’il faut tout entendre de sa mère sans
se plaindre.

Il ouvrit tranquillement l’armoire, tandis que la vieille Berbel criait,
et prit sur le plus haut rayon une large écuelle de terre vernissée, où
le miel couleur d’or, dans des rayons blancs comme la neige, s’élevait
par couches régulières. Il la déposa sur la table, et plaça deux beaux
rayons dans une assiette très propre, en me disant:

«Tiens, Fritzel, voilà du beau miel pour la dame française. Le miel en
rayon est tout ce qu’on peut souhaiter de mieux pour des malades; c’est
d’abord plus appétissant, et puis c’est plus frais et plus sain.»

J’avais déjà posé l’argent au bord de la table, et Berbel étendait la
main d’un air content pour le prendre; mais le mauser me le rendit:

«Non, fit-il, non, je ne veux pas être payé de cela; mets cet argent
dans ta poche, Fritzel, et prends l’assiette. Laisse ton écuelle ici; je
vous la rapporterai ce soir ou demain matin.»

Et comme la vieille semblait fâchée, il ajouta:

«Tu diras à la dame française, Fritzel, que c’est le mauser qui lui fait
présent de ce miel, avec plaisir, entends-tu... de bien bon cœur... car
c’est une femme respectable... N’oublie pas de dire «respectable» tu
m’entends?

--Oui, mauser, je dirai ça. Bonjour, Berbel», dis-je en ouvrant la
porte.

Elle me répondit en inclinant la tête brusquement; cette vieille avare
ne voulait rien dire, à cause de l’oncle Jacob; mais de voir partir le
miel sans argent, cela lui paraissait bien dur.

Le mauser me reconduisit jusque dehors, et je retournai chez nous, bien
content de ce qui venait d’arriver.




CHAPITRE XI


Au coin de l’église, je rencontrai le petit Hans Aden, qui revenait de
glisser sur le guévoir; il s’en retournait, les mains dans les poches
jusqu’aux coudes, et me cria:

«Fritzel! Fritzel!»

S’étant approché, d’abord il regarda les deux beaux rayons de miel, et
me dit:

«C’est pour vous ça?

--Non, c’est pour faire de la boisson à la dame française.

--Je voudrais bien être malade à sa place», dit-il, en se léchant, d’un
air expressif, le bord de ses grosses lèvres retroussées.

Puis il demanda:

«Qu’est-ce que tu fais, cet après-midi?

--Je ne sais pas; j’irai me promener avec Scipio.»

Alors il regarda le chien, et, se grattant le bas du dos:

«Écoute, si tu veux, dit-il, nous irons poser des attrapes derrière le
fumier de la poste; il y a beaucoup de verdiers et de moineaux le long
des haies, sous les hangars et dans les arbres du _Postthâl_.

--Je veux bien, lui répondis-je.

--Oui, arrive ici, sur le perron; nous partirons ensemble.»

Avant de nous séparer, Hans Aden me demanda s’il pouvait passer le doigt
au fond de l’assiette; je lui donnai cette permission, et il trouva le
miel très bon. Après quoi, chacun reprit son chemin, et je rentrai chez
nous vers onze heures et demie.

«Ah! te voilà! s’écria Lisbeth en me voyant entrer dans la cuisine, je
croyais que tu ne reviendrais plus; Dieu du ciel, il t’en faut, à toi,
du temps pour faire une commission!»

Je lui racontai ma rencontre avec le mauser sur l’escalier du
_Cruchon-d’Or_, la dispute de Koffel, du vieux Schmitt et du taupier
contre M. Richter, la grande bataille de Max et de Scipio; et,
finalement, la manière dont le mauser m’avait recommandé de dire qu’il
ne voulait pas d’argent pour son miel, et qu’il l’offrait de bien bon
cœur à la dame française, une personne «respectable».

Comme la porte était ouverte, madame Thérèse entendit ces choses et me
dit de venir. Alors je vis qu’elle était attendrie, et quand je lui
présentai le miel, elle l’accepta.

«C’est bien, Fritzel, dit-elle, les larmes aux yeux, c’est bien mon
enfant, je suis contente, bien contente de ce présent; l’estime des
honnêtes gens nous fait toujours beaucoup de plaisir. Lorsque le mauser
viendra, je veux le remercier moi-même.»

Puis elle se pencha et passa la main sur la tête de Scipio, qui se
tenait devant le lit, le nez en l’air; elle souriait, et dit:

«Hé! Scipio, tu soutiens donc aussi la bonne cause?»

Lui, voyant la joie briller dans ses yeux, se mit à aboyer tout haut; il
se plaça même sur son derrière, comme pour faire l’exercice.

«Oui, oui, je vais mieux maintenant, lui dit-elle, je me sens plus
forte... Ah! nous avons beaucoup souffert!»

Puis, exhalant un soupir, elle se remit le coude dans l’oreiller en
disant:

«Une bonne nouvelle... seulement une bonne nouvelle, et tout sera bien!»

Lisbeth venait de dresser la table, elle ne disait rien; madame Thérèse
redevenait rêveuse.

La pendule sonna midi, et, quelques instants après, la vieille servante
apporta la petite soupière pour nous deux; elle fit le signe de la croix
et nous dinâmes.

A chaque instant je tournais la tête pour regarder si Hans Aden ne se
promenait pas déjà sur le perron de l’église. Madame Thérèse, qui venait
de se recoucher, nous tournait le dos, la couverture sur l’épaule; elle
avait sans doute encore de grandes inquiétudes. Moi, je ne songeais
qu’aux fumiers du _Postthâl_; je voyais déjà nos attrapes en briques
posées autour dans la neige, la tuile levée, soutenue par deux petits
bois en fourche, et les grains de blé au bord et dans le fond. Je voyais
les verdiers tourbillonner dans les arbres, et les moineaux rangés à la
file, sur le bord des toits, s’appelant, épiant, écoutant, tandis que
nous, tout au fond du hangar, derrière les bottes de paille, nous
attendions le cœur battant d’impatience. Puis un moineau voltigeait sur
le fumier, la queue en éventail, puis un autre, puis toute la bande. Les
voilà! les voilà près de nos attrapes!... Ils vont descendre... déjà un,
deux, trois sautent autour et becquètent les grains de blé... _Frouu_!
tous s’envolent à la fois; c’est un bruit à la ferme... c’est le garçon
Yéri avec ses gros sabots, qui vient de crier dans l’écurie à l’un de
ses chevaux: «Allons, te retourneras-tu, Foux?» Quel malheur! Si
seulement tous les chevaux étaient crevés, et Yéri avec!... Enfin, il
faut attendre encore... les moineaux sont partis bien loin. Tout à coup
un d’eux se remet à crier, ils reviennent sur les toits... Ah! Seigneur
Dieu! pourvu que Yéri ne crie plus... pourvu que tout se taise... S’il
n’y avait seulement pas de gens dans cette ferme ni sur la route!
Quelles transes! Enfin, en voilà un qui redescend... Hans Aden me tire
par le pan de ma veste... Nous ne respirons plus... nous sommes comme
muets d’espérance et de crainte!

Tout cela, je le voyais d’avance, je ne me tenais plus en place.

«Mais, au nom du ciel, qu’as-tu donc? me disait Lisbeth; tu vas, tu
cours comme une âme en peine... tiens-toi donc tranquille.»

Je n’entendais plus; le nez aplati contre la vitre je pensais:

«Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas? Il est peut-être déjà là-bas... il
en aura emmené un autre!»

Cette idée me paraissait terrible.

J’allais partir, quand enfin Hans Aden traversa la place; il regardait
vers notre maison, épiant du coin de l’œil; mais il n’eut pas besoin
d’épier longtemps: j’étais déjà dans l’allée et j’ouvrais la porte, sans
prévenir Scipio cette fois. Puis je courus le long du mur, de crainte
d’une commission ou de tout autre empêchement: il peut vous arriver tant
de malheurs dans ce bas monde! Et ce n’est que bien loin de là, dans la
ruelle des Orties, que Hans Aden et moi nous fîmes halte pour reprendre
haleine.

«Tu as du blé, Hans Aden?

--Oui.

--Et ton couteau?

--Sois donc tranquille, le voilà. Mais écoute, Fritzel, je ne peux pas
tout porter; il faut que tu prennes les briques et moi les tuiles.

--Oui; allons.»

Et nous repartîmes à travers champs, derrière le village, ayant de la
neige jusqu’aux hanches. Le mauser, Koffel, l’oncle lui-même nous
auraient appelés alors, que nous nous serions sauvés comme des voleurs,
sans tourner la tête.

Nous arrivâmes bientôt à la vieille tuilerie abandonnée, car on cuit
rarement en hiver, et nous prîmes notre charge de briques. Puis
remontant la prairie, nous traversâmes les haies du _Postthâl_ toutes
couvertes de givre, juste en face des grands fumiers carrés, derrière
les écuries et le hangar. Déjà de loin, nous voyions les moineaux
alignés au bord du toit.

«Je te le disais bien, faisait Hans Aden; écoute... écoute!...»

Deux minutes après nous posions nos attrapes entre les fumiers, en
déblayant la neige au fond. Hans Aden tailla les petites fourches, plaça
les tuiles avec délicatesse, puis il sema le blé tout autour. Les
moineaux nous contemplaient du haut des toits, en tournant légèrement la
tête sans rien dire. Hans Aden se releva, s’essuyant le nez du revers de
la manche, et clignant de l’œil pour observer les moineaux.

«Arrive, fit-il tout bas; ils vont tous descendre.»

Nous entrâmes sous le hangar, pleins de bonnes espérances, et dans le
même instant toute la bande disparut. Nous pensions qu’ils
reviendraient; mais jusque vers quatre heures nous restâmes blottis
derrière les bottes de paille, sans entendre un cri de moineau. Ils
avaient compris ce que nous faisions, et s’en étaient allés bien loin, à
l’autre bout du village.

Qu’on juge de notre désespoir! Hans Aden, malgré son bon caractère,
éprouvait une indignation terrible, et moi-même je faisais les plus
tristes réflexions, pensant qu’il n’y a rien de plus bête au monde que
de vouloir prendre des moineaux en hiver, lorsqu’ils n’ont que la peau
et les os, et qu’il en faudrait quatre pour faire une bouchée.

Enfin, las d’attendre et voyant le jour baisser, nous revînmes au
village, en suivant la grande route, grelottant, les mains dans les
poches, le nez humide et le bonnet tiré sur la nuque d’un air piteux.

Lorsque j’arrivai chez nous, il faisait nuit. Lisbeth préparait le
souper; mais comme j’éprouvais une sorte de honte à lui raconter la
façon dont les moineaux s’étaient moqués de nous, au lieu de courir à la
cuisine, selon mon habitude, j’ouvris tout doucement la porte de la
salle obscure, et j’allai m’asseoir sans bruit derrière le fourneau.

Rien ne bougeait; Scipio dormait sous le fauteuil, la tête sur la
hanche, et je me réchauffais depuis un quart d’heure, écoutant
bourdonner la flamme, lorsque madame Thérèse, qui semblait dormir, me
dit d’une voix douce:

«C’est toi, Fritzel?

--Oui, madame Thérèse, lui répondis-je.

--Tu te réchauffes?

--Oui, madame Thérèse.

--Tu as donc bien froid?

--Oh! oui.

--Qu’est-ce que vous avez donc fait cet après-midi?

--Nous avons posé des attrapes aux moineaux, Hans Aden et moi.

--Ah! Et vous en avez pris beaucoup?

--Non, madame Thérèse, pas beaucoup.

--Combien?»

Cela me saignait le cœur de dire à cette honnête personne que nous n’en
avions pas pris du tout.

«Deux ou trois, n’est-ce pas, Fritzel? fit-elle.

--Non, madame Thérèse.

--Vous n’en avez donc pas pris?

--Non.»

Alors elle se tut, et je me fis une grande idée de son chagrin.

«Ce sont des oiseaux bien malins, reprit-elle au bout d’un instant.

--Oh oui!...

--Tu n’as pas les pieds mouillés, Fritzel?

--Non, j’avais mes sabots.

--Allons, allons, tant mieux. Il faut te consoler, une autre fois tu
seras plus heureux.»

Comme nous causions ainsi, Lisbeth entra laissant la porte de la cuisine
ouverte.

«Hé! te voilà, dit-elle, je voudrais bien savoir où tu passes tes
journées? toujours dehors, toujours avec ton Hans Aden, ou ton Frantz
Sépel.

--Il a pris des moineaux, dit madame Thérèse.

--Des moineaux! si j’en voyais seulement une fois un, s’écria la vieille
servante. Depuis trois ans, tous les hivers il court après les moineaux.
Une fois, par hasard, il a pris en automne un vieux geai déplumé, qui
n’avait plus la force de voler, et depuis ce temps il croit que tous les
oiseaux du ciel sont à lui.»

Lisbeth riait. Elle se remit à son rouet, devant l’alcôve, et dit en
trempant son doigt dans le mouilloir:

«Maintenant tout est prêt, quand M. le docteur viendra, je n’aurai plus
qu’à mettre la nappe. Qu’est-ce que je racontais donc tout à l’heure?

--Vous parliez de vos conscrits, mademoiselle Lisbeth.

--Ah! oui... depuis le commencement de cette maudite guerre, tous les
garçons du village sont partis: le grand Ludwig, le fils du forgeron, le
petit Christel, Hans Goerner et bien d’autres, ils sont partis, les uns
à pied, les autres à cheval, en chantant: _Faterland! Faterland!_ avec
leurs camarades, qui les conduisaient au Kirschtâl, à l’auberge du père
Fritz, sur la route de Kaiserslautern. Ils chantaient bien, mais ça ne
les empêchait pas de pleurer comme des malheureux en regardant le
clocher d’Anstatt. Le petit Christel, à chaque pas, embrassait Ludwig en
disant: «Quand reverrons-nous Anstatt!» L’autre répondait: «Ah bah! il
ne faut plus penser à ça, le seigneur Dieu, là-haut, nous sauvera de ces
Républicains que le ciel confonde!» Ils sanglotaient ensemble, et le
vieux sergent venu tout exprès, répétait toujours: «En avant!...
Courage!... Nous sommes des hommes!» Il avait le nez rouge, à force de
trinquer avec nos conscrits. Le grand Hans Goerner, qui devait se marier
avec Rosa Mutz, la fille du garde champêtre, criait: «Encore un coup...
encore un coup... C’est peut-être le dernier plat de choucroute que nous
voyons devant nos yeux!»

--Pauvre garçon! fit madame Thérèse.

--Oui, reprit Lisbeth, et ça ne serait encore rien, si les filles
pouvaient se marier; mais quand les garçons partent, les filles restent
plantées là, à rêver du matin au soir, à se consumer et à s’ennuyer.
Elles ne peuvent pourtant pas prendre des vieux de soixante ans, des
veufs, ou bien des bossus, des boiteux ou des borgnes. Ah! madame
Thérèse, ce n’est pas pour vous faire des reproches, mais sans votre
Révolution, nous serions bien tranquilles, nous ne penserions qu’à louer
le Seigneur de ses grâces. C’est terrible une République pareille qui
dérange tout le monde de ses habitudes!»

Tout en écoutant cette histoire, je sentais une bonne odeur de veau
farci remplir la chambre et je finis par me lever avec Scipio, pour
aller jeter un coup d’œil à la cuisine: nous avions une bonne soupe aux
oignons, une poitrine de veau farcie et des pommes de terre frites. La
chasse m’avait tellement ouvert l’appétit, qu’il me semblait que
j’aurais tout avalé d’une bouchée.

Scipio n’était pas dans de moins heureuses dispositions; la patte au
bord de l’âtre, il regardait du nez à travers les marmites, car le nez
du chien, comme le dit M. de Buffon, est une seconde vue fort délicate.

Après avoir bien regardé, je me mis à faire des vœux pour le retour de
l’oncle.

«Ah! Lisbeth! m’écriai-je en rentrant, si tu savais comme j’ai faim!

--Tant mieux, tant mieux, me répondit la vieille en jacassant toujours,
l’appétit est une bonne chose.»

Puis elle poursuivit ses histoires de village, que madame Thérèse
semblait écouter avec plaisir. Moi, j’allais, je venais de la salle à la
cuisine, et Scipio me suivait pas à pas; il avait sans doute les mêmes
idées que moi.

La nuit dehors devenait noire.

De temps en temps madame Thérèse interrompait la vieille servante,
levant le doigt et disant:

«Écoutez?»

Alors tout le monde restait tranquille une seconde.

«Ce n’est rien, faisait Lisbeth, c’est la charrette de Hans Bockel qui
passe» ou bien: «c’est la mère Dreyfus qui s’en va maintenant à la
veillée chez les Brêmer.»

Elle connaissait les habitudes de tous les gens d’Anstatt, et se faisait
un véritable bonheur d’en parler à la dame française, maintenant qu’elle
avait vu la sainte Vierge pendue à son cou; car sa nouvelle amitié
venait de là, comme je l’appris plus tard.

Sept heures sonnèrent, puis la demie. A la fin, ne sachant plus que
faire pour attendre, je me dressai sur une chaise, et je pris dans un
rayon l’_Histoire naturelle_ de M. de Buffon, chose qui ne m’était
jamais arrivée; puis, les deux coudes sur la table, dans une sorte de
désespoir, je me mis à lire tout seul en français. Il me fallait tout
mon appétit pour me donner une pareille idée; mais à chaque instant je
levais la tête, regardant la fenêtre, les yeux tout grands ouverts et
prêtant l’oreille.

Je venais de trouver l’histoire du moineau, qui possède deux fois plus
de cervelle que l’homme en proportion de son corps, quand enfin un bruit
lointain, un bruit de grelots se fit entendre; ce n’était encore qu’un
bruissement presque imperceptible, perdu dans l’éloignement, mais il se
rapprochait vite, et bientôt madame Thérèse dit:

«C’est M. le docteur.

--Oui, fit Lisbeth en se levant et remettant son rouet au coin de
l’horloge, cette fois c’est lui.»

Elle courut à la cuisine.

J’étais déjà dans l’allée, abandonnant M. de Buffon sur la table, et je
tirais la porte extérieure en criant:

«C’est toi, mon oncle?

--Oui, Fritzel, répondit la voix joyeuse de l’oncle, j’arrive. Tout
s’est bien passé à la maison?

--Très bien, oncle, tout le monde se porte bien.

--Bon, bon!»

Au même instant, Lisbeth sortait avec la lanterne, et je vis l’oncle
sous le hangar, en train de dételer le cheval.

Il était tout blanc au milieu des ténèbres, et chaque poil de sa
houppelande et de son gros bonnet de loutre scintillait à la lanterne
comme une étoile. Il se dépêchait; _Rappel_, tournant la tête vers
l’écurie, semblait ne pouvoir attendre.

«Seigneur Dieu, qu’il fait froid dehors! dit la vieille servante en
accourant l’aider; vous devez être gelé, monsieur le docteur. Allez,
entrez vite vous réchauffer, je finirai bien toute seule.»

Mais l’oncle Jacob n’avait pas l’habitude de laisser le soin de son
cheval à d’autres; ce n’est qu’en voyant _Rappel_ devant son râtelier
garni de foin, et les pieds dans la bonne litière, qu’il dit:

«Entrons maintenant.» Et nous entrâmes tous ensemble.

«Bonnes nouvelles, madame Thérèse, s’écria l’oncle sur le seuil, bonnes
nouvelles! J’arrive de Kaiserslautern, tout va bien là-bas.»

Madame Thérèse, assise sur son lit, le regardait toute pâle.

Et tandis qu’il secouait son bonnet et se débarrassait de sa
houppelande: «Comment, monsieur le docteur, fit-elle, vous venez de
Kaiserslautern?

--Oui, j’ai poussé jusque-là... Je voulais en avoir le cœur net. J’ai
tout vu... je me suis informé de tout, dit-il en souriant; mais je ne
vous cache pas, madame Thérèse, que je tombe de fatigue et de faim.»

Il tirait ses grosses bottes, assis dans le fauteuil, et regardait
Lisbeth mettre la nappe d’un œil aussi luisant que celui de Scipio et le
mien.

«Tout ce que je puis vous dire, s’écria-t-il en se relevant, c’est que
la bataille de Kaiserslautern n’est pas aussi décisive qu’on le croyait,
et que votre bataillon n’a pas donné; le petit Jean n’a pas couru de
nouveaux dangers.

--Ah! cela suffit, dit madame Thérèse en se recouchant d’un air de
bonheur et d’attendrissement inexprimables, cela suffit! Vous ne m’en
diriez pas plus, que je serais déjà trop heureuse. Réchauffez-vous,
monsieur le docteur, mangez, ne vous pressez pas, je puis attendre
maintenant.»

Lisbeth servait alors la soupe, et l’oncle, en s’asseyant, dit encore:

«Oui, c’est positif, vous pouvez être tranquille sur ces deux points.
Tout à l’heure je vous dirai le reste.»

Puis nous nous mîmes à manger, et l’oncle me regardant de temps en
temps, souriait comme pour dire: «Je crois que tu veux me rattraper; où
diable as-tu pris un appétit pareil, toi?»

Bientôt cependant notre grande faim se ralentit; nous songeâmes au
pauvre Scipio, qui nous regardait d’un œil stoïque, et ce fut son tour
de manger. L’oncle but encore un bon coup, puis il alluma sa pipe, et se
rapprochant de l’alcôve, il prit la main de madame Thérèse comme pour
lui tâter le pouls, en disant:

«M’y voilà!»

Elle ne disait rien et souriait. Alors il avança le fauteuil, écarta les
rideaux, plaça la chandelle sur la table de nuit, et s’étant assis, il
commença l’histoire de la bataille. Je l’écoutais le bras appuyé
derrière lui sur le fauteuil. Lisbeth se tenait debout dans l’ombre de
la salle.

«Les Républicains sont arrivés devant Kaiserslautern le 27 au soir,
dit-il; depuis trois jours les Prussiens y étaient; ils avaient fortifié
la position en plaçant des canons au haut des ravins qui montent sur le
plateau. Le général Hoche les suivait depuis la ligne de l’Erbach; il
avait même voulu les entourer à Bisingen, et résolut aussitôt de les
culbuter le lendemain. Les Prussiens étaient 40.000 hommes, et les
Français 30.000.

«Le lendemain donc, l’attaque commença sur la gauche; les Républicains,
conduits par le général Ambert, se mirent à grimper le ravin au pas de
charge en criant: «Landau ou la mort!» Dans ce moment même, Hoche devait
attaquer le centre; mais il était couvert de bois et de hauteurs, il lui
fut impossible d’arriver à temps; le général Ambert dut reculer sous le
feu des Prussiens; il avait toute l’armée de Brunswick contre lui. Le
jour suivant, 29 novembre, c’est Hoche qui attaqua par le centre; le
général Ambert devait tourner la droite, mais il s’égara dans les
montagnes, de sorte que Hoche fut accablé à son tour. Malgré cela,
l’attaque devait recommencer le lendemain 30 novembre. Ce jour-là,
Brunswick fit un mouvement en avant, et les Républicains, de crainte
d’être coupés, se mirent en retraite.

«Voilà ce que je sais de positif, et de la bouche même d’un commandant
républicain, blessé d’un coup de feu à la hanche, le second jour de la
bataille. Le docteur Feuerbach, un de mes vieux amis d’Université, m’a
conduit près de cet homme; sans cela je n’aurais rien appris au juste,
car des Prussiens on ne peut tirer que des vanteries.

«Toute la ville parle de ces événements, mais chacun à sa manière; une
grande agitation règne encore là-bas; des convois de blessés partent
sans cesse pour Mayence; l’hôpital de la ville est encombré de malades,
et les bourgeois sont forcés de recevoir des blessés chez eux, en
attendant qu’il soit possible de les évacuer...»

On pense avec quelle attention madame Thérèse écoutait ce récit.

--Je vois... je vois... disait-elle tristement la main appuyée contre la
tempe, nous avons manqué d’ensemble.

--Justement, vous avez manqué d’ensemble, voilà ce que tout le monde dit
à Kaiserslautern; mais cela n’empêche pas que l’on reconnaisse le
courage et même l’audace extraordinaire de vos Républicains. Quand ils
criaient: «Landau ou la mort!» au milieu du roulement de la fusillade et
du grondement des canons, toute la ville les entendait, il y avait de
quoi vous faire frémir. Maintenant ils sont en retraite, mais Brunswick
n’a pas osé les poursuivre.»

Il y eut un instant de silence, et madame Thérèse demanda:

«Et comment savez-vous que notre bataillon n’a pas donné, monsieur le
docteur?

--Ah! c’est par le commandant républicain; il m’a dit que le premier
bataillon de la deuxième brigade avait éprouvé de grandes pertes dans un
village de la montagne quelques jours auparavant, en poussant une
reconnaissance du côté de Landau, et que, pour cette raison, on l’avait
mis à la réserve. C’est alors que j’ai vu qu’il savait exactement les
choses.

--Comment s’appelle ce commandant?

--Pierre Ronsart; c’est un homme grand, brun, les cheveux noirs.

--Ah! je le connais bien, je le connais dit madame Thérèse, il était
capitaine dans notre bataillon l’année dernière; comment! ce pauvre
Ronsart est prisonnier? Est-ce que sa blessure est dangereuse?

--Non, Feuerbach m’a dit qu’il en reviendra; mais il faudra quelque
temps», répondit l’oncle.

Puis, souriant, d’un air fin, les yeux plissés:

«Oui, oui, fit-il, voilà ce que le commandant m’a raconté. Mais il m’a
dit bien d’autres choses encore, des choses... des choses
intéressantes... extraordinaires... et dont je ne me serais jamais
douté...

--Et quoi donc, monsieur le docteur?

--Ah! cela m’a bien étonné, fit l’oncle en serrant le tabac dans sa pipe
du bout de son doigt et tirant une grosse bouffée les yeux en l’air,
bien étonné...! et pourtant pas trop... non, pas trop... car des idées
pareilles m’étaient venues quelquefois.

--Mais quoi donc, monsieur Jacob? fit madame Thérèse d’un air surpris.

--Ah! il m’a parlé d’une certaine citoyenne Thérèse, d’une espèce de
Cornélia, connue de toute l’armée de la Moselle, et que les soldats
appellent tout bonnement la Citoyenne! Hé! hé! hé! il paraît que cette
citoyenne-là ne manque pas d’un certain courage!»

Et se tournant vers Lisbeth et moi:

«Figurez-vous qu’un jour, comme le chef de leur bataillon venait d’être
tué, en essayant d’entraîner ses hommes, et qu’il fallait traverser un
pont défendu par une batterie et deux régiments prussiens, et que tous
les plus vieux Républicains, les plus terribles d’entre ces hommes
courageux reculaient, figurez-vous que cette citoyenne Thérèse prit le
drapeau, et qu’elle marcha toute seule sur le pont, en disant à son
petit frère Jean de battre la charge devant elle comme devant une armée;
ce qui produisit un tel effet sur les Républicains, qu’ils s’élancèrent
tous à sa suite, et s’emparèrent des canons! Comprenez-vous ça, vous
autres?--C’est le commandant Ronsart qui m’a raconté la chose.»

Et comme nous regardions madame Thérèse, tout stupéfaits, moi surtout,
les yeux tout grands ouverts, nous vîmes qu’elle devenait toute rouge.

«Ah! fit l’oncle, on apprend tous les jours de nouvelles choses; ça,
c’est grand, ça c’est beau! Oui... oui... quoique je sois partisan de la
paix, ça m’a tout à fait touché...

--Mais, monsieur le docteur, répondit enfin madame Thérèse, comment
pouvez-vous croire?...

--Oh! interrompit l’oncle en étendant la main, ce n’est pas ce
commandant tout seul qui m’a dit cela; deux autres capitaines blessés,
qui se trouvaient là, en entendant dire que la citoyenne Thérèse vivait
encore, se sont bien réjouis. Son histoire du drapeau est connue du
dernier soldat. Voyons... oui ou non, est-ce qu’elle a fait ça?» dit
l’oncle en fronçant les sourcils et regardant madame Thérèse en face.

Alors elle, penchant la tête, se mit à pleurer en disant:

«Le chef de bataillon qui venait d’être tué était notre père... nous
voulions mourir, le petit Jean et moi... nous étions désespérés.»

En songeant à cela, elle sanglotait. L’oncle, la regardant alors, devint
très grave et dit:

«Madame Thérèse, écoutez, je suis fier d’avoir sauvé la vie d’une femme
telle que vous. Que ce soit parce que votre père était mort, ou pour
toute autre raison que vous ayez agi de la sorte, c’était toujours
grand, noble et courageux; c’était même extraordinaire, car des milliers
d’autres femmes se seraient contentées de gémir; elles seraient tombées
là sans force, et l’on n’aurait pu leur faire de reproches. Mais vous
êtes une femme courageuse, et longtemps après avoir rempli de grands
devoirs, vous pleurez lorsque d’autres commencent à oublier; vous n’êtes
pas seulement la femme qui lève le drapeau d’entre les morts, vous êtes
encore la femme qui pleure, et voilà pourquoi je vous estime.--Et je dis
que le toit de cette maison, habitée autrefois par mon père et mon
grand-père, est honoré de votre présence, oui, honoré!»

Ainsi parla l’oncle, gravement, en appuyant sur les mots, et déposant sa
pipe sur la table, parce qu’il était vraiment ému.

Et madame Thérèse finit par dire:

«Monsieur le docteur, ne parlez pas ainsi, ou je serai forcée de m’en
aller. Je vous en prie, ne parlez plus de tout cela.

--Je vous ai dit ce que je pense, répondit l’oncle en se levant, et
maintenant je n’en parlerai plus, puisque telle est votre volonté; mais
cela ne m’empêchera pas d’honorer en vous une douce et noble créature,
et d’être fier de vous avoir donné mes soins. Et le commandant m’a dit
aussi quel était votre père et quels étaient vos frères: des gens
simples, naïfs, partis tous ensemble pour défendre ce qu’ils croyaient
être la justice. Quand tant de milliers d’hommes orgueilleux ne pensent
qu’à leurs intérêts, et, je le dis à regret, quand ils se croient nobles
en ne songeant qu’aux choses de la matière, on aime à voir que la vraie
noblesse, celle qui vient du désintéressement et de l’héroïsme, se
réfugie dans le peuple. Qu’ils soient Républicains ou non, qu’importe!
je pense, en âme et conscience, que les vrais nobles à la face de
l’Éternel sont ceux qui remplissent leur devoir.»

L’oncle, dans son exaltation, allait et venait dans la salle, se parlant
à lui-même. Madame Thérèse, ayant essuyé ses larmes, le regardait en
souriant et lui dit:

«Monsieur le docteur, vous nous avez apporté de bonnes nouvelles, merci,
merci! Maintenant je vais aller mieux.

--Oui, répondit l’oncle en s’arrêtant, vous irez de mieux en mieux. Mais
voici l’heure du repos; la fatigue a été longue, et je crois que ce soir
nous dormirons tous bien. Allons, Fritzel, allons, Lisbeth, en route!
Bonsoir, madame Thérèse.

--Bonne nuit, monsieur le docteur.»

Il prit la chandelle, et le front penché, tout rêveur, il monta derrière
nous.




CHAPITRE XII


Le lendemain fut un jour de bonheur pour la maison de l’oncle Jacob.

Il était bien tard lorsque je m’éveillai de mon profond sommeil; j’avais
dormi douze heures de suite comme une seconde, et la première chose que
je vis, ce furent mes petites vitres rondes couvertes de ces fleurs
d’argent, de ces toiles transparentes et de ces mille ornements de
givre, tels que la main de nul ciseleur ne pourrait en dessiner. Ce
n’est pourtant qu’une simple pensée de Dieu, qui nous rappelle le
printemps au milieu de l’hiver; mais c’est aussi le signe d’un grand
froid, d’un froid sec et vif qui succède à la neige; alors toutes les
rivières sont prises et même les fontaines, les sentiers humides sont
durcis et les petites flaques d’eau couvertes de cette glace blanche et
friable qui craque sous les pieds comme des coquilles d’œufs.

En regardant cela, le nez à peine hors de ma couverture et le bonnet de
coton tiré jusqu’au bas de la nuque, je revoyais tous les hivers passés
et je me disais: «Fritzel, tu n’oseras jamais te lever, pas même pour
aller déjeuner, non, tu n’oseras pas!»

Cependant une bonne odeur de soupe à la crème montait de la cuisine et
m’inspirait un terrible courage.

J’étais là dans mes réflexions depuis une demi-heure, et j’avais arrêté
d’avance que je sauterais du lit, que je prendrais mes habits sous le
bras, et que je courrais dans la cuisine m’habiller près de l’âtre,
lorsque j’entendis l’oncle Jacob se lever dans la chambre à côté de la
mienne, ce qui me fit juger que les grandes fatigues de la veille
l’avaient rendu tout aussi dormeur que moi. Quelques instants après, je
le vis entrer dans ma chambre, riant et grelottant, en culotte et
manches de chemise.

«Allons, allons, Fritzel, s’écria-t-il, hop! hop! du courage... Tu ne
sens donc pas l’odeur de la soupe!»

Il agissait ainsi tous les hivers, quand il faisait bien froid, et
s’amusait de me voir dans une grande incertitude.

«Si l’on pouvait m’apporter la soupe ici, lui dis-je, je la sentirais
encore bien mieux.

--Oh! le poltron, le poltron! dit l’oncle, il aurait le cœur de manger
au lit, voilà de la paresse!»

Alors, pour me montrer le bon exemple, il versa l’eau froide de ma
cruche dans la grande écuelle, et se lava la figure des deux mains
devant moi, en disant:

«C’est ça qui fait du bien, Fritzel, c’est ça qui vous ragaillardit et
vous ouvre les idées. Allons, lève-toi... Arrive!»

Moi, voyant qu’il voulait me laver, je sautai de mon lit, et d’un seul
bond je pris mes habits et je descendis quatre à quatre. Les éclats de
rire de l’oncle remplissaient toute la maison.

«Ah! tu ferais un fameux Républicain, toi! s’écriait-il; le petit Jean
aurait besoin de te battre joliment la charge pour te donner du
courage.»

Mais une fois dans la cuisine, je me moquais bien de ses railleries! Je
m’habillai auprès d’un bon feu, je me lavai avec de l’eau tiède que me
versa Lisbeth; cela me parut bien meilleur que d’avoir tant de courage,
et je commençais à contempler la soupière d’un œil attendri, lorsque
l’oncle descendit à son tour; il me pinça l’oreille et dit à Lisbeth:

«Eh bien! eh bien! comment va madame Thérèse, ce matin? La nuit s’est
bien passée, j’espère?

--Entrez, répondit la vieille servante d’un accent de bonne humeur,
entrez, monsieur le docteur, quelqu’un veut vous parler.»

L’oncle entra, je le suivis, et d’abord nous fûmes très étonnés de ne
voir personne dans la salle, et les rideaux de l’alcôve tirés. Mais
notre étonnement fut encore bien plus grand lorsque, nous étant
retournés, nous vîmes madame Thérèse dans son habit de cantinière,--la
petite veste à boutons de cuivre fermée jusqu’au menton, et la grosse
écharpe rouge autour du cou,--assise derrière le fourneau; elle était
comme nous l’avions vue la première fois, seulement un peu plus pâle, et
son chapeau sur la table, de sorte que ses beaux cheveux noirs, partagés
au milieu du front, lui retombaient sur les épaules et qu’on aurait dit
un jeune homme. Elle souriait à notre étonnement, et tenait la main
posée sur la tête de Scipio assis auprès d’elle.

«Seigneur Dieu! fit l’oncle. Comment, c’est vous, madame Thérèse...!
Vous êtes levée!»

Puis il ajouta d’un air d’inquiétude:

«Quelle imprudence!»

Mais elle, continuant de sourire, lui tendit la main d’un air de
reconnaissance, en le regardant de ses grands yeux noirs avec
expression, et lui répondit:

«Ne craignez rien, monsieur le docteur, je suis bien, très bien; vos
bonnes nouvelles d’hier m’ont rendu la santé. Voyez vous-même?...»

Il lui prit la main en silence et compta le pouls d’un air rêveur; puis
son front s’éclaircit, et d’un ton joyeux il s’écria:

«Plus de fièvre! Ah! maintenant, maintenant tout va bien! Mais il faut
encore de la prudence, encore de la prudence.»

Et se reculant, il se mit à rire comme un enfant, regardant sa malade
qui lui souriait aussi:

«Telle je vous ai vue la première fois, dit-il lentement, telle je vous
revois, madame Thérèse. Ah! nous avons eu du bonheur, bien du bonheur!

--C’est vous qui m’avez sauvé la vie, monsieur Jacob», dit-elle, les
yeux pleins de larmes.

Mais hochant la tête et levant la main:

«Non, fit-il, non, c’est celui qui conserve tout et qui anime tout,
c’est celui-là seul qui vous a sauvée; car il ne veut pas que les
grandes et belles natures périssent toutes; il veut qu’il en reste pour
donner l’exemple aux autres. Allons, allons, qu’il en soit remercié!»

Puis changeant de voix et de figure, il s’écria:

«Réjouissons-nous!... réjouissons-nous!... Voilà ce que j’appelle un
beau jour!»

En même temps il courut à la cuisine, et comme il ne revenait pas tout
de suite, madame Thérèse me fit signe d’approcher; elle me prit la tête
entre ses mains et m’embrassa, écartant mes cheveux.

«Tu es un bon enfant, Fritzel, me dit-elle; tu ressembles à petit Jean.»

J’étais tout fier de ressembler à petit Jean.

Alors l’oncle rentra, clignant des yeux d’un air de satisfaction
intérieure.

«Aujourd’hui, dit-il, je ne bouge pas de chez nous; il faut aussi de
temps en temps que l’homme se repose. Je vais seulement faire un petit
tour au village, pour avoir la conscience nette, et puis je rentre
passer toute la journée en famille, comme au bon temps où la grand-mère
Lehnel vivait encore. On a beau dire, ce sont les femmes qui font
l’intérieur d’une maison!»

Tout en parlant de la sorte, il se coiffait de son gros bonnet et se
jetait la houppelande sur l’épaule. Puis il sortit en nous souriant.

Madame Thérèse était devenue toute rêveuse; elle se leva, poussa le
fauteuil près d’une fenêtre, et se mit à regarder la place de la
fontaine d’un air grave. Moi, je sortis déjeuner dans la cuisine avec
Scipio.

Environ une demi-heure après, j’entendis l’oncle qui rentrait en disant:

«Eh bien! me voilà libre jusqu’au soir, madame Thérèse; j’ai fait ma
tournée, tout est en ordre, et rien ne m’oblige plus de sortir.»

Depuis un instant, Scipio grattait à la porte, je lui ouvris et nous
entrâmes ensemble dans la salle. L’oncle venait de suspendre sa
houppelande au mur, et regardait madame Thérèse encore à la même place
et toute mélancolique.

«A quoi pensez-vous donc, madame Thérèse? lui dit-il, vous avez l’air
plus triste que tout à l’heure.

--Je pense, monsieur le docteur, que, malgré les plus grandes
souffrances, on est heureux de se sentir encore sur cette terre pour
quelque temps, dit-elle d’une voix émue.

--Pour quelque temps? s’écria l’oncle, dites donc pour bien des années;
car, Dieu merci, vous êtes d’une bonne constitution, et d’ici à peu de
jours, vous serez aussi forte qu’autrefois.

--Oui, monsieur Jacob, oui, je le crois, fit-elle; mais quand un homme
bon, un homme de cœur vous a relevée d’entre les morts à la dernière
minute, c’est un bien grand bonheur de se sentir renaître, de se dire:
«Sans lui, je ne serais plus là!»

L’oncle alors comprit qu’elle contemplait le théâtre du terrible combat
soutenu par son bataillon contre la division autrichienne; que cette
vieille fontaine, ces vieux murs décrépits, ces pignons, ces lucarnes,
enfin toute la place étroite et sombre lui rappelaient les incidents de
la lutte, et qu’elle savait aussi le sort qui l’attendait, si par
bonheur il n’était survenu quand Joseph Spick allait la jeter dans le
tombereau. Il resta comme étourdi de cette découverte, et seulement au
bout d’un instant il demanda:

«Qui donc vous a raconté ces choses, madame Thérèse?

--Hier, pendant que nous étions seules, Lisbeth m’a dit ce que je vous
dois de reconnaissance.

--Lisbeth vous a dit cela! s’écria l’oncle désolé; j’avais pourtant bien
défendu...

--Ah! ne lui faites pas de reproches, monsieur le docteur, dit-elle, je
l’ai bien aidée un peu... Elle aime tant à causer!

--Allons, allons, j’aurais dû prévoir cela, n’en parlons plus. Mais
écoutez-moi bien, madame Thérèse, il faut chasser ces idées de votre
esprit; il faut au contraire tâcher de voir les choses en beau, c’est
nécessaire au rétablissement de votre santé. Tout va bien maintenant,
mais aidons encore la nature par des pensées agréables, selon le
précepte judicieux du père de la médecine, le sage Hippocratès: «Une âme
vigoureuse, dit-il, sauve un corps affaibli!» La vigueur de l’âme vient
des pensées douces et non des idées sombres. Je voudrais que cette
fontaine fût à l’autre bout du village; mais puisqu’elle est là, et que
nous ne pouvons l’ôter, allons nous asseoir au coin du fourneau pour ne
plus la voir, cela vaudra beaucoup mieux.

--Je veux bien», répondit madame Thérèse en se levant.

Elle s’appuya sur le bras de l’oncle, qui semblait heureux de la
soutenir. Moi, je roulai le fauteuil dans son coin, et nous reprîmes
tous notre place autour du fourneau, dont le pétillement nous
réjouissait.

Quelquefois, au loin dehors, on entendait un chien aboyer au village, et
cette voix claire, qui s’étend sur la campagne silencieuse au temps des
grands froids, éveillait Scipio, qui se relevait, faisait quatre pas
vers la porte en grondant, les moustaches ébouriffées, puis revenait
s’étendre près de ma chaise, se disant sans doute qu’un bon feu vaut
mieux que le plaisir de faire du bruit.

Madame Thérèse, dans sa pâleur, ses grands cheveux noirs tombant avec
des reflets bleuâtres autour de ses épaules, semblait heureuse et calme.
Nous causions là tranquillement, l’oncle fumait sa grosse pipe de
faïence avec une gravité pleine de satisfaction.

«Mais, dites-moi donc, madame Thérèse, je croyais avoir découpé votre
veste, fit-il au bout de quelques instants, et je la vois comme neuve.

--Nous l’avons recousue hier, Lisbeth et moi, monsieur Jacob,
répondit-elle.

--Ah! bon, bon... Alors vous savez coudre!... Cette idée ne m’était pas
encore venue... Je vous voyais toujours à la tête d’un pont, ou quelque
part ailleurs, le long d’une rivière, éclairée par les coups de fusil.»

Madame Thérèse sourit.

«Je suis la fille d’un pauvre maître d’école, dit-elle, et la première
chose à faire en ce monde, quand on est pauvre, c’est d’apprendre à
gagner sa vie. Mon père le savait, tous ses enfants connaissaient un
état. Il n’y a qu’un an que nous sommes partis, et non seulement notre
famille, mais tous les jeunes gens de la ville et des villages
d’alentour, avec des fusils, des haches, des fourches et des faux, tout
ce qu’on avait, pour aller à la rencontre des Prussiens. La proclamation
de Brunswick avait soulevé tous les pays frontières; on apprenait
l’exercice en route.

«Alors mon père, un homme instruit, fut nommé d’abord capitaine à
l’élection populaire, et plus tard, après quelques rencontres, il devint
chef de bataillon. Jusqu’à notre départ je l’avais aidé dans ses
classes, je faisais l’école des jeunes filles; je les instruisais en
tout ce que de bonnes ménagères doivent savoir.

«Ah! monsieur Jacob, si l’on m’avait dit dans ce temps-là qu’un jour je
marcherais avec des soldats, que je conduirais mon cheval par la bride
au milieu de la nuit, que je ferais passer ma charrette sur des tas de
morts, et que souvent, durant des heures entières, au milieu des
ténèbres, je ne verrais mon chemin qu’à la lueur des coups de feu, je
n’aurais pu le croire, car je n’aimais que les simples devoirs de la
famille; j’étais même très timide, un regard me faisait rougir malgré
moi. Mais que ne fait-on pas quand de grands devoirs nous tirent de
l’obscurité, quand la patrie en danger appelle ses enfants! Alors le
cœur s’élève, on n’est plus le même, on marche, la peur s’oublie, et
longtemps après, on est étonné d’être si changé, d’avoir fait tant de
choses que l’on aurait crues tout à fait impossibles!

--Oui, oui, faisait l’oncle en inclinant la tête, maintenant je vous
connais... je vois les choses clairement... Ah! c’est ainsi qu’on s’est
levé... c’est ainsi que les gens ont marché tous en masse. Voyez donc ce
que peut faire une idée!»

Nous continuâmes à causer de la sorte jusque vers midi; alors Lisbeth
vint dresser la table et servir le dîner; nous la regardions aller et
venir, étendre la nappe et placer les couverts, avec un vrai plaisir, et
quand enfin elle apporta la soupière fumante:

«Allons, madame Thérèse, s’écria l’oncle tout joyeux, en se levant et
l’aidant à marcher, mettons-nous à table. Vous êtes maintenant notre
bonne grand-mère Lehnel, la gardienne du foyer domestique, comme disait
mon vieux professeur Eberhardt, de Heidelberg.»

Elle souriait aussi, et quand nous fûmes assis les uns en face des
autres, il nous sembla que tout rentrait dans l’ordre, que tout devait
être ainsi depuis les anciens temps, et que jusqu’à ce jour il nous
avait manqué quelqu’un de la famille dont la présence nous rendait plus
heureux. Lisbeth elle-même en apportant le bouilli, les légumes et le
rôti, s’arrêtait chaque fois à nous contempler d’un air de satisfaction
profonde, et Scipio se tenait aussi souvent près de moi qu’auprès de sa
maîtresse, ne faisant plus de différence entre nous.

L’oncle servait madame Thérèse, et comme elle était encore faible, il
découpait lui-même les viandes sur son assiette, disant:

«Encore ce petit morceau! ce qu’il vous faut maintenant, ce sont des
forces; mangez encore cela, mais ensuite nous en resterons là, car tout
doit arriver avec ordre et mesure.»

Vers la fin du repas il sortit un instant, et comme je me demandais ce
qu’il était allé faire, il reparut avec une vieille bouteille au gros
cachet rouge toute couverte de poussière.

«Ça, madame Thérèse, dit-il en déposant la bouteille sur la table, c’est
un de vos compatriotes qui vient vous souhaiter la bonne santé; nous ne
pouvons lui refuser cette satisfaction, car il arrive de Bourgogne et on
le dit d’humeur joyeuse.

--Est-ce ainsi que vous traitez tous vos malades, monsieur Jacob?
demanda madame Thérèse d’une voix émue.

--Oui, tous, je leur ordonne tout ce qui peut leur faire plaisir.

--Eh bien, vous possédez la vraie science, celle qui vient du cœur et
qui guérit.»

L’oncle allait verser; mais, s’arrêtant tout à coup, il regarda la
malade d’un air grave et dit avec expression: «Je vois que nous sommes
de plus en plus d’accord, et que vous finirez par vous convertir aux
doctrines de la paix.»

Ayant dit cela, il versa quelques gouttes dans mon verre, et remplit le
sien et celui de madame Thérèse jusqu’au bord, en s’écriant:

«A votre santé, madame Thérèse!

--A la vôtre et à celle de Fritzel!» dit-elle.

Et nous bûmes ce vieux vin couleur pelure d’oignon, qui me parut très
bon.

Nous devenions tous gais, les joues de madame Thérèse prenaient une
légère teinte rose, annonçant le retour de la santé; elle souriait et
disait:

«Ce vin me ranime.»

Puis elle se mit à parler de se rendre utile à la maison.

«Je me sens déjà forte, disait-elle, je puis travailler, je puis
raccommoder votre vieux linge; vous devez en avoir, monsieur Jacob?

--Oh! sans doute, sans doute, répondit l’oncle en souriant; Lisbeth n’a
plus ses yeux de vingt ans, elle passe des heures à faire une reprise,
vous me serez très utile, très utile. Mais nous n’en sommes pas encore
là, le repos vous est encore nécessaire.

--Mais, dit-elle alors en me regardant avec douceur, si je ne puis
encore travailler, vous me permettrez au moins de vous remplacer
quelquefois auprès de Fritzel; vous n’avez pas toujours le temps de lui
donner vos bonnes leçons de français, et si vous voulez?...

--Ah! pour cela, c’est différent, s’écria l’oncle, oui, voilà ce qui
s’appelle une idée excellente, à la bonne heure. Écoute, Fritzel, à
l’avenir tu prendras les leçons de madame Thérèse; tu tâcheras d’en
profiter, car les bonnes occasions de s’instruire sont rares, bien
rares.»

J’étais devenu tout rouge, en songeant que madame Thérèse avait beaucoup
de temps de reste; elle, devinant ma pensée, me dit d’un air bon:

«Ne crains rien, Fritzel, va, je te laisserai du temps pour courir. Nous
lirons ensemble M. Buffon, une heure le matin seulement et une heure le
soir. Rassure-toi, mon enfant, je ne t’ennuierai pas trop.»

Elle m’avait attiré doucement et m’embrassait, lorsque la porte s’ouvrit
et que le mauser et Koffel entrèrent gravement en habit des dimanches;
ils venaient prendre le café avec nous. Il était facile de voir que
l’oncle, en allant les inviter le matin, leur avait parlé du courage et
de la grande renommée de madame Thérèse dans les armées de la
République, car ils n’étaient plus du tout les mêmes. Le mauser ne
conservait plus son bonnet de martre sur la tête, il ouvrait les yeux et
regardait tout attentif, et Koffel avait mis une chemise blanche, dont
le collet lui remontait jusque par-dessus les oreilles; il se tenait
tout droit, les mains dans les poches de sa veste, et sa femme avait dû
lui mettre un bouton pour attacher la seconde bretelle de sa culotte,
car, au lieu de pencher sur la hanche, elle était relevée également des
deux côtés; en outre, au lieu de ses savates percées de trous, il avait
mis ses souliers des jours de fête. Enfin tous deux avaient la mine de
graves personnages arrivant pour quelque conférence extraordinaire, et
tous deux saluèrent en se courbant d’un air digne et dirent:

«Salut bien à la compagnie, salut!

--Bon, vous voilà, dit l’oncle, venez vous asseoir.»

Puis se tournant vers la cuisine, il s’écria:

«Lisbeth, tu peux apporter le café.»

Au même instant, regardant par hasard du côté des fenêtres, il vit
passer le vieux Adam Schmitt, et, se levant aussitôt, il alla frapper à
la vitre, en disant:

«Voici un vieux soldat de Frédéric, madame Thérèse; vous serez heureuse
de faire sa connaissance; c’est un brave homme.»

Le père Schmitt était venu voir pourquoi M. le docteur l’appelait, et
l’oncle Jacob, ayant ouvert le châssis, lui dit:

«Père Adam, faites-nous donc le plaisir de venir prendre le café avec
nous; j’ai toujours de ce vieux cognac, vous savez?

--Hé! volontiers, monsieur le docteur, répondit Schmitt, bien
volontiers.»

Puis il parut sur le seuil, la main retournée contre l’oreille, disant:

«Pour vous rendre mes devoirs.»

Alors le mauser, Koffel et Schmitt, debout autour de la table d’un air
embarrassé, se mirent à parler entre eux tous bas, regardant madame
Thérèse du coin de l’œil comme s’ils avaient eu à se communiquer des
choses graves; tandis que Lisbeth levait la nappe et déroulait la toile
cirée sur la table, et que madame Thérèse continuait à me sourire et à
me passer la main dans les cheveux sans avoir l’air de s’apercevoir
qu’on parlait d’elle.

Enfin Lisbeth apporta les tasses et les petites carafes de cognac et de
kirschenwasser sur un plateau, et cette vue fit se retourner le vieux
Schmitt, dont les yeux se plissèrent. Lisbeth apporta la cafetière, et
l’oncle dit:

«Asseyons-nous.»

Alors tout le monde s’assit, et madame Thérèse, souriant à tous ces
braves gens:

«Permettez que je vous serve, messieurs», dit-elle.

Aussitôt le père Schmitt, levant la main à son oreille, répondit:

«A vous les honneurs militaires!»

Koffel et le mauser se lancèrent un regard d’admiration, et chacun
pensa: «Ce père Schmitt vient de dire une chose pleine d’à-propos et de
bon sens!»

Madame Thérèse emplit donc les tasses, et tandis qu’on buvait en
silence, l’oncle, plaçant la main sur l’épaule du père Schmitt, dit:

«Madame Thérèse, je vous présente un vieux soldat du grand Frédéric, un
homme qui, malgré ses campagnes et ses blessures, son courage et sa
bonne conduite, n’est devenu que simple sergent, mais que tous les
braves gens du village estiment autant qu’un _hauptmann_.»

Alors madame Thérèse regarda le père Schmitt qui s’était redressé sur sa
chaise plein d’un sentiment de dignité naturelle.

«Dans les armées de la République, Monsieur aurait pu devenir général,
dit-elle. Si la France combat maintenant toute l’Europe, c’est qu’elle
ne veut plus souffrir que les honneurs, la fortune et tous les biens de
la terre reposent sur la tête de quelques-uns, malgré leurs vices, et
toutes les misères, toutes les humiliations sur la tête des autres,
malgré leur mérite et leurs vertus. La nation trouve cela contraire à la
loi de Dieu, et c’est pour en obtenir le changement que nous mourrons
tous s’il le faut.»

D’abord personne ne répondit; Schmitt regardait cette femme gravement,
ses grands yeux gris bien ouverts, et son nez légèrement crochu
recourbé: il avait les lèvres serrées et semblait réfléchir; le mauser
et Koffel, l’un en face de l’autre, s’observaient, madame Thérèse
paraissait un peu animée et l’oncle restait calme. Moi, j’avais quitté
la table, parce que l’oncle ne me laissait pas prendre de café, disant
que c’était nuisible aux enfants; je me tenais derrière le fourneau,
regardant et prêtant l’oreille.

Au bout d’un instant, l’oncle Jacob dit à Schmitt:

«Madame était cantinière au 2e bataillon de la 1re brigade de l’armée de
la Moselle.

--Je le sais déjà, monsieur le docteur, répondit le vieux soldat, et je
sais aussi ce qu’elle a fait.»

Puis, élevant la voix, il s’écria:

«Oui, Madame, si j’avais eu le bonheur de servir dans les armées de la
République, je serais devenu capitaine, peut-être même commandant, ou je
serais mort!»

Et s’appuyant la main sur la poitrine:

«J’avais de l’amour-propre, dit-il; sans vouloir me flatter, je ne
manquais pas de courage, et si j’avais pu monter, j’aurais eu honte de
rester en bas. Le roi, dans plusieurs occasions, m’avait remarqué, chose
bien rare pour un simple soldat, et qui me fait honneur. A Rosbach,
pendant que le _hauptmann_ derrière nous criait: «_Forvertz!_» c’est
Adam Schmitt qui commandait la compagnie. Eh bien! tout cela n’a servi à
rien; et maintenant quoique je reçoive une pension du roi de Prusse, je
suis forcé de dire que les Républicains ont raison. Voilà mon opinion.»

Alors il vida brusquement son petit verre, et clignant de l’œil d’un air
bizarre, il ajouta:

«Et ils se battent bien... j’ai vu ça... oui, ils se battent bien. Ils
n’ont pas encore les mouvements réguliers des vieux soldats; mais ils
soutiennent bien une charge, et c’est à cela qu’on reconnaît les hommes
solides dans les rangs.»

Après ces paroles du père Schmitt, chacun se mit à célébrer les idées
nouvelles; on aurait dit qu’il venait de donner le signal d’une
confiance plus grande, et que chacun mettait au jour des pensées depuis
longtemps tenues secrètes. Koffel, qui se plaignait toujours de n’avoir
pas reçu d’instruction, dit que tous les enfants devraient aller à
l’école aux frais du pays; que Dieu n’ayant pas donné plus de cœur et
d’esprit aux nobles qu’aux autres hommes, chacun avait droit à la rosée
et à la lumière du ciel; qu’ainsi l’ivraie n’étoufferait pas le bon
grain, et qu’on ne prodiguerait pas inutilement aux chardons la culture
qui pouvait faire prospérer des plantes plus utiles.

Madame Thérèse répondit que la Convention nationale avait voté
cinquante-quatre millions de francs pour l’instruction publique,--avec
le regret de ne pouvoir faire plus,--dans un moment où toute l’Europe se
levait contre elle, et où il lui fallait tenir quatorze armées sur pied.

Les yeux de Koffel, en entendant cela, se remplirent de larmes, et je me
rappellerai toujours qu’il dit d’une voix tremblante:

«Eh bien! qu’elle soit bénie, qu’elle soit bénie! Tant pis pour nous;
mais, quand je devrais tout y perdre, c’est pour elle que sont mes
vœux.»

Le mauser resta longtemps silencieux, mais une fois qu’il eut commencé,
il n’en finit plus; ce n’est pas seulement l’instruction des enfants
qu’il demandait, lui, c’était le bouleversement de tout de fond en
comble. On n’aurait jamais cru qu’un homme si paisible pouvait couver
des idées pareilles.

«Je dis qu’il est honteux de vendre des régiments comme des troupeaux de
bœufs, s’écriait-il d’un ton grave, la main étendue sur la table;--je
dis qu’il est encore plus honteux de vendre des places de juges, parce
que les juges, pour rentrer dans leur argent, vendent la justice;--je
dis que les Républicains ont bien fait d’abolir les couvents, où
s’entretiennent la paresse et tous les vices,--et je dis que chacun doit
être libre d’aller, de venir, de commercer, de travailler, d’avancer
dans tous les grades sans que personne s’y oppose. Et finalement je
crois que si les frelons ne veulent pas s’en aller ni travailler, le bon
Dieu veut que les abeilles s’en débarrassent, ce qu’on a toujours vu, et
ce qu’on verra toujours jusqu’à la fin des siècles.»

Le vieux Schmitt, alors plus à son aise, dit qu’il avait les mêmes idées
que le mauser et Koffel; et l’oncle, qui jusqu’alors avait gardé son
calme, ne put s’empêcher d’approuver ces sentiments, les plus vrais, les
plus naturels et les plus justes.

«Seulement, dit-il, au lieu de tout vouloir faire en un jour, il
vaudrait mieux aller lentement et progressivement; il faudrait employer
des moyens de persuasion et de douceur, comme l’a fait le Christ; ce
serait plus sage; et l’on obtiendrait les mêmes résultats.»

Madame Thérèse souriant alors, lui dit:

«Ah! monsieur Jacob, sans doute, sans doute, si tout le monde vous
ressemblait; mais depuis combien de centaines d’années le Christ a-t-il
prêché la bonté, la justice et la douceur aux hommes? Et pourtant, voyez
si vos nobles l’écoutent; voyez s’ils traitent les paysans comme des
frères... non... non! C’est malheureux, mais il faut la guerre. Dans les
trois ans qui viennent de se passer, la République a plus fait pour les
droits de l’homme que les dix-huit cents ans avant. Croyez-moi, monsieur
le docteur, la résignation des honnêtes gens est un grand mal, elle
donne de l’audace aux gueux et ne produit rien de bon.»

Tous ceux qui se trouvaient là pensaient comme madame Thérèse, et
l’oncle Jacob allait répondre, lorsque le messager Clémentz, avec son
grand chapeau recouvert d’une toile cirée et sa gibecière de cuir roux,
entr’ouvrit la porte et lui tendit le journal.

«Vous ne prenez pas le café, Clémentz, lui dit l’oncle.

--Non, monsieur Jacob, merci... je suis pressé, toutes les lettres sont
en retard... Une autre fois.»

Il sortit, et nous le vîmes repasser devant nos fenêtres en courant.

L’oncle rompit la bande du journal et se mit à lire d’une voix grave les
nouvelles de ces temps lointains. Quoique bien jeune alors, j’en ai
gardé le souvenir; cela ressemblait aux prédictions du mauser et
m’inspirait un intérêt véritable. Le vieux _Zeitblatt_ traitait les
Républicains d’espèces de fous, ayant formé l’entreprise audacieuse de
changer les lois éternelles de la nature. Il rappelait au commencement
la manière terrible dont Jupiter avait accablé les Titans révoltés
contre son trône, en les écrasant sous des montagnes, de sorte que,
depuis, ces malheureux vomissent de la cendre et de la flamme dans les
sépulcres du Vésuvius et de l’Etna. Puis il parlait de la fonte des
cloches, dérobées au culte de nos pères et transformées en canons, l’une
des plus grandes profanations qui se puissent concevoir, puisque ce qui
devait donner la vie à l’âme était destiné maintenant à tuer le corps.

Il disait aussi que les assignats ne valaient rien et que bientôt, quand
les nobles seraient rentrés en possession de leurs châteaux et les
prêtres de leurs couvents, ces papiers sans hypothèque ne seraient plus
bons que pour allumer le feu des cuisines. Il avertissait charitablement
les gens de les refuser à n’importe quel prix.

Après cela venait la liste des exécutions capitales, et malheureusement
elle était longue; aussi le _Zeitblatt_ s’écriait que ces Républicains
feraient changer le proverbe «que les loups ne se mangent pas entre
eux».

Enfin il se moquait de la nouvelle ère, prétendue républicaine, dont les
mois s’appelaient vendémiaire, brumaire, frimaire, nivôse, pluviôse,
etc. Il disait que ces fous avaient l’intention de changer le cours des
astres et de pervertir les saisons, de mettre l’hiver en été et le
printemps en automne; de sorte qu’on ne saurait plus quand faire les
semailles ni les moissons; que cela n’avait pas le sens commun, et que
tous les paysans en France en étaient indignés.

Ainsi s’exprimait le _Zeitblatt_.

Koffel et le mauser, pendant cette lecture, se jetaient de temps en
temps un coup d’œil rêveur, madame Thérèse et le père Schmitt semblaient
tout pensifs, personne ne disait rien. L’oncle lisait toujours, en
s’arrêtant une seconde à chaque nouveau paragraphe, et la vieille
horloge poursuivait sa cadence éternelle.

Vers la fin, il était question de la guerre de Vendée, de la prise de
Lyon, de l’occupation de Toulon par les Anglais et les Espagnols, de
l’invasion de l’Alsace par Wurmser et de la bataille de Kaiserslautern,
où ces fameux Républicains s’étaient sauvés comme des lièvres. Le
_Zeitblatt_ prédisait la fin de la République pour le printemps suivant,
et finissait par ces paroles du prophète Jérémie, qu’il adressait au
peuple français: «Ta malice te châtiera et tes infidélités te
reprendront; tu sera remis sous ton joug et dans tes liens rompus, afin
que tu saches que c’est une chose amère que d’abandonner l’Éternel, ton
Dieu!»

Alors l’oncle replia le journal et dit:

«Que penser de tout cela? Chaque jour on nous annonce que cette
République va finir; il y a six mois elle était envahie de tous côtés,
les trois quarts de ses provinces étaient soulevées contre elle, la
Vendée avait remporté de grandes victoires et nous aussi; eh bien!
maintenant elle nous a repoussés de presque partout, elle tient tête à
toute l’Europe, ce que ne pourrait faire une grande monarchie; nous ne
sommes plus dans le cœur de ses provinces, mais seulement sur ses
frontières, elle s’avance même chez nous, et l’on nous dit qu’elle va
périr! Si ce n’était pas le savant docteur Zacharias qui écrive ces
choses, je concevrais de grands doutes sur leur sincérité.

--Hé! monsieur Jacob, répondit madame Thérèse, ce docteur-là voit
peut-être les choses comme il les désire; cela se présente souvent et
n’ôte rien à la sincérité des gens; ils ne veulent pas tromper, mais ils
se trompent eux-mêmes.

--Moi, dit le père Schmitt en se levant, tout ce que je sais, c’est que
les soldats républicains se battent bien, et que si les Français en ont
trois ou quatre cent mille comme ceux que j’ai vus, j’ai plus peur pour
nous que pour eux. Voilà mon idée. Quant à Jupiter, qui met les gens
sous le Vésuvius pour leur faire vomir du feu, c’est un nouveau genre de
batterie que je ne connais pas, mais je voudrais bien le voir.

--Et moi, dit le mauser, je pense que ce docteur Zacharias ne sait pas
ce qu’il dit; si j’écrivais le journal à sa place, je le ferais
autrement.»

Il se baissa près du fourneau pour ramasser une braise, car il éprouvait
un grand besoin de fumer. Le vieux Schmitt suivit son exemple, et comme
la nuit était venue, ils sortirent tous ensemble, Koffel le dernier, en
serrant la main de l’oncle Jacob et saluant madame Thérèse.




CHAPITRE XIII


Le lendemain, madame Thérèse s’occupait déjà des soins du ménage; elle
visitait les armoires, dépliait les nappes, les serviettes, les
chemises, et même le vieux linge tout jaune entassé là depuis la
grand’mère Lehnel; elle mettait à part ce qu’on pouvait encore réparer,
tandis que Lisbeth dressait le grand tonneau plein de cendres dans la
buanderie. Il fallut faire bouillir l’eau jusqu’à minuit pour la grande
lessive. Et les jours suivants ce fut bien autre chose encore, lorsqu’il
s’agit de blanchir, de sécher, de repasser et de raccommoder tout cela.

Madame Thérèse n’avait pas son égale pour les travaux de l’aiguille;
cette femme, qu’on n’avait crue propre qu’à verser des verres
d’eau-de-vie et à se trimbaler sur une charrette derrière un tas de
sans-culottes, en savait plus, touchant les choses domestiques, que pas
une commère d’Anstatt. Elle apporta même chez nous l’art de broder des
guirlandes, et de marquer en lettres rouges le beau linge, chose
complètement ignorée jusqu’alors dans la montagne, et qui prouve combien
les grandes révolutions répandent la lumière.

De plus, madame Thérèse aidait Lisbeth à la cuisine, sans la gêner,
sachant que les vieux domestiques ne peuvent souffrir qu’on dérange
leurs affaires.

«Voyez pourtant, madame Thérèse, lui disait quelquefois la vieille
servante, comme les idées changent; dans les premiers temps, je ne
pouvais pas vous souffrir à cause de votre République, et maintenant si
vous partiez, je croirais que toute la maison s’en va, et que nous ne
pouvons plus vivre sans vous.

--Hé! lui répondait-elle en souriant, c’est tout simple, chacun tient à
ses habitudes; vous ne me connaissiez pas, je vous inspirais de la
défiance; chacun, à votre place, eût été de même.»

Puis elle ajoutait tristement:

«Il faudra pourtant que je parte, Lisbeth; ma place n’est pas ici,
d’autres soins m’appellent ailleurs.»

Elle songeait toujours à son bataillon, et, lorsque Lisbeth s’écriait:

«Bah! vous resterez chez nous; vous ne pouvez plus nous quitter
maintenant. Vous saurez qu’on vous considère beaucoup dans le village,
et que les gens de bien vous respectent. Laissez là vos sans-culottes;
ce n’est pas la vie d’une honnête personne d’attraper des balles ou
d’autres mauvais coups à la suite des soldats. Nous ne vous laisserons
plus partir.»

Alors elle hochait la tête, et l’on voyait bien qu’un jour ou l’autre
elle dirait: «Aujourd’hui, je pars!» et que rien ne pourrait la retenir.

D’un autre côté, les discussions sur la guerre et sur la paix
continuaient toujours, et c’était l’oncle Jacob qui les recommençait.
Chaque matin il descendait pour convertir madame Thérèse, disant que la
paix devait régner sur la terre, que dans les premiers temps la paix
avait été fondée par Dieu lui-même, non seulement entre les hommes, mais
encore entre les animaux; que toutes les religions recommandent la paix;
que toutes les souffrances viennent de la guerre: la peste, le meurtre,
le pillage, l’incendie; qu’il faut un chef à la tête des États pour
maintenir l’ordre, et par conséquent des nobles qui soutiennent ce chef;
que ces choses avaient existé de tout temps, chez les Hébreux, chez les
Égyptiens, les Assyriens, les Grecs et les Romains; que la république de
Rome avait compris cela, que les consuls et les dictateurs étaient des
espèces de rois soutenus par de nobles sénateurs, soutenus eux-mêmes par
de nobles chevaliers, lesquels s’élevaient au-dessus du peuple;--que tel
était l’ordre naturel et qu’on ne pouvait le changer qu’au détriment des
plus pauvres eux-mêmes; car, disait-il, les pauvres, dans le désordre,
ne trouvent plus à gagner leur vie et périssent comme les feuilles en
automne, lorsqu’elles se détachent des branches qui leur portaient la
sève.

Il disait encore une foule de choses non moins fortes; mais toujours
madame Thérèse trouvait de bonnes réponses soutenant que les hommes sont
égaux en droits par la volonté de Dieu; que le rang doit appartenir au
mérite et non à la naissance; que des lois sages, égales pour tous,
établissent seules des différences équitables entre les citoyens, en
approuvant les actions des uns et condamnant celles des autres; qu’il
est honteux et misérable d’accorder des honneurs et de l’autorité à ceux
qui n’en méritent pas; que c’est avilir l’autorité et l’honneur lui-même
en les faisant représenter par des êtres indignes, et que c’est détruire
dans tous les cœurs le sentiment de la justice, en montrant que cette
justice n’existe pas, puisque tout dépend du hasard de la naissance; que
pour établir un tel état de choses, il faut abrutir les hommes, parce
que des êtres intelligents ne le souffriraient pas; qu’un tel
abrutissement est contraire aux lois de l’Éternel; qu’il faut combattre
par tous les moyens ceux qui veulent le produire à leur profit, même par
la guerre, le plus terrible de tous, il est vrai, mais dont le crime
retombe sur la tête de ceux qui le provoquent en voulant fonder
l’iniquité éternelle!

Chaque fois que l’oncle entendait ces réponses, il devenait grave.
Avait-il une course à faire dans la montagne, il montait à cheval tout
rêveur, et toute la journée il cherchait de nouvelles et plus fortes
raisons pour convaincre madame Thérèse. Le soir il revenait plus joyeux,
avec des preuves qu’il croyait invincibles, mais sa croyance ne durait
pas longtemps; car cette femme simple, au lieu de parler des Grecs et
des Égyptiens, voyait tout de suite le fond des choses, et détruisait
les preuves historiques de l’oncle par le bon sens.

Malgré tout cela, l’oncle Jacob ne se fâchait pas: au contraire, il
s’écriait d’un air d’admiration:

«Quelle femme vous êtes, madame Thérèse! Sans avoir étudié la logique,
vous répondez à tout! Je voudrais bien voir la mine que ferait le
rédacteur du _Zeitblatt_ en discutant contre vous; je suis sûr que vous
l’embarrasseriez, malgré sa grande science et même sa bonne cause; car
la bonne cause est de notre côté, seulement je la défends mal.»

Alors ils riaient tous deux ensemble, et madame Thérèse disait:

«Vous défendez très bien la paix, je suis de votre avis; seulement
tâchons de nous débarrasser d’abord de ceux qui veulent la guerre, et
pour nous en débarrasser, faisons-la mieux qu’eux. Vous et moi nous
serions bientôt d’accord, car nous sommes de bonne foi, et nous voulons
la justice; mais les autres, il faut bien les convertir à coups de
canon, puisque c’est la seule voix qu’ils entendent, et la seule raison
qu’ils comprennent.»

L’oncle ne disait plus rien alors, et, chose qui m’étonnait beaucoup, il
avait même l’air content d’avoir été battu.

Après ces grandes discussions politiques, ce qui faisait le plus de
plaisir à l’oncle Jacob, c’était de me trouver, au retour de ses
courses, en train de prendre ma leçon de français, madame Thérèse
assise, le bras autour de ma taille, et moi debout, penché sur le livre.
Alors il entrait tout doucement pour ne pas nous déranger, et s’asseyait
en silence derrière le fourneau, allongeant les jambes et prêtant
l’oreille dans une sorte de ravissement; il attendait quelquefois une
demi-heure avant de tirer ses bottes et de mettre sa camisole, tant il
craignait de me distraire, et quand la leçon était finie, il s’écriait:

«A la bonne heure, Fritzel, à la bonne heure, tu prends goût à cette
belle langue, que madame Thérèse t’explique si bien. Quel bonheur pour
toi d’avoir un maître pareil! Tu ne sauras cela que plus tard.»

Il m’embrassait tout attendri: ce que madame Thérèse faisait pour moi,
il l’estimait plus que pour lui-même.

Je dois reconnaître aussi que cette excellente femme ne m’ennuyait pas
une minute durant ses leçons; voyait-elle mon attention se lasser,
aussitôt elle me racontait de petites histoires qui me réveillaient;
elle avait surtout un certain catéchisme républicain, plein de traits
nobles et touchants, d’actions héroïques et de belles sentences, dont le
souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Les choses se poursuivirent ainsi plusieurs jours. Le mauser et Koffel
arrivaient tous les soirs, selon leur habitude; madame Thérèse était
complètement rétablie, et cela semblait devoir durer jusqu’à la
consommation des siècles, lorsqu’un événement extraordinaire vint
troubler notre quiétude, et pousser l’oncle Jacob aux entreprises les
plus audacieuses.




CHAPITRE XIV


Un matin l’oncle Jacob lisait gravement le catéchisme républicain
derrière le fourneau; madame Thérèse cousait près de la fenêtre, et moi
j’attendais un bon moment pour m’échapper avec Scipio.

Dehors, notre voisin Spick fendait du bois; aucun autre bruit ne
s’entendait au village.

La lecture de l’oncle semblait l’intéresser beaucoup; de temps en temps
il levait sur nous un regard en disant:

«Ces Républicains ont de bonnes choses; ils voient les hommes en
grand... leurs principes élèvent l’âme... C’est vraiment beau! Je
conçois que la jeunesse adopte leurs doctrines, car tous les êtres
jeunes, sains de corps et d’esprit, aiment la vertu; les êtres décrépits
avant l’âge par l’égoïsme et les mauvaises passions peuvent seuls
admettre des principes contraires. Quel dommage que de pareilles gens
recourent sans cesse à la violence!...»

Alors madame Thérèse souriait, et l’on se remettait à lire. Cela durait
depuis environ une demi-heure, et Lisbeth, après avoir balayé le seuil
de la maison, était sortie faire sa partie de commérage chez la vieille
Rœsel, comme à l’ordinaire, lorsque tout à coup un homme à cheval
s’arrêta devant notre porte. Il avait un gros manteau de drap bleu, un
bonnet de peau d’agneau, le nez camard et la barbe grise.

L’oncle venait de déposer son livre; nous regardions tous cet inconnu
par les fenêtres.

«On vient vous chercher pour quelque malade, monsieur le docteur», dit
madame Thérèse.

L’oncle ne répondit pas.

L’homme, après avoir attaché son cheval au pilier du hangar, entrait
dans l’allée.

«Monsieur le docteur Jacob?» fit-il en ouvrant la porte.

--C’est moi, monsieur.

--Voici une lettre de la part de M. le docteur Feuerbach, de
Kaiserslautern.

--Veuillez vous asseoir, monsieur», dit l’oncle.

L’homme resta debout.

L’oncle, en lisant la lettre, devint tout pâle et durant une minute il
parut comme troublé, regardant madame Thérèse d’un œil vague.

«Je dois rapporter la réponse s’il y en a, dit l’homme.

--Vous direz à Feuerbach que je le remercie; c’est toute la réponse.»

Puis, sans rien ajouter, il sortit la tête nue, avec le messager que
nous vîmes s’éloigner dans la rue, conduisant son cheval par la bride,
vers l’auberge du _Cruchon-d’Or_. Il allait sans doute se rafraîchir
avant de se remettre en route. Nous vîmes aussi l’oncle passer devant
les fenêtres et entrer sous le hangar. Madame Thérèse parut alors
inquiète.

«Fritzel, dit-elle, va porter son bonnet à ton oncle.»

Je sortis aussitôt et je vis l’oncle qui se promenait de long en large
devant la grange; il tenait toujours la lettre, sans avoir l’idée de la
mettre en poche. Spick, du seuil de la maison, le regardait d’un air
étrange, les mains croisées sur sa hache; deux ou trois voisins
regardaient aussi derrière leurs vitres.

Il faisait très froid dehors, je rentrai. Madame Thérèse avait déposé
son ouvrage et restait pensive, le coude au bord de la fenêtre; moi, je
m’assis derrière le fourneau sans avoir envie de ressortir.

Toutes ces choses, je m’en suis toujours souvenu durant mon enfance;
mais ce qui vint ensuite m’a longtemps produit l’effet d’un rêve, car je
ne pouvais le comprendre, et ce n’est qu’avec l’âge, en y pensant plus
tard, que j’en ai saisi le sens véritable.

Je me rappelle bien que l’oncle rentra quelques instants après, en
disant que les hommes étaient des gueux, des êtres qui ne cherchaient
qu’à se nuire; qu’il s’assit à l’intérieur de la petite fenêtre, non
loin de la porte, et qu’il se mit à lire la lettre de son ami Feuerbach;
tandis que madame Thérèse l’écoutait debout à gauche, dans sa petite
veste à double rangée de boutons, les cheveux tordus sur la nuque,
droite et calme.

Tout cela je le vois, et je vois aussi Scipio, le nez en l’air et la
queue en trompette au milieu de la salle. Seulement la lettre étant
écrite en allemand de Saxe, tout ce que je pus y comprendre, c’est qu’on
avait dénoncé l’oncle Jacob comme un Jacobin, chez lequel se
réunissaient les gueux du pays pour célébrer la Révolution;--que madame
Thérèse était aussi dénoncée comme une femme dangereuse, regrettée des
Républicains à cause de son audace extraordinaire, et qu’un officier
prussien, accompagné d’une bonne escorte, devait venir la prendre le
lendemain et la diriger sur Mayence avec les autres prisonniers.

Je me rappelle également que Feuerbach conseillait à l’oncle une grande
prudence, parce que les Prussiens, depuis leur victoire de
Kaiserslautern, étaient maîtres du pays, qu’ils emmenaient tous les gens
dangereux, et qu’ils les envoyaient jusqu’en Pologne, à deux cents
lieues de là, au fond des marais, pour donner le bon exemple aux autres.

Mais ce qui me parut inconcevable, c’est la façon dont l’oncle Jacob,
cet homme si calme, ce grand amateur de la paix, s’indigna contre l’avis
et les conseils de son vieux camarade. Ce jour-là, notre petite salle,
si paisible, fut le théâtre d’un terrible orage, et je doute que, depuis
les premiers temps de sa fondation, elle en eût vu de semblable. L’oncle
accusait Feuerbach d’être un égoïste, prêt à fléchir la tête sous
l’arrogance des Prussiens, qui traitaient le Palatinat et le Hundsrück
en pays conquis; il s’écriait qu’il existait des lois à Mayence, à
Trêves, à Spire, aussi bien qu’en France; que madame Thérèse avait été
laissée pour morte par les Autrichiens; qu’on n’avait pas le droit de
réclamer les personnes et les choses abandonnées; qu’elle était libre;
qu’il ne souffrirait pas qu’on mît la main sur elle; qu’il protesterait;
qu’il avait pour ami le jurisconsulte Pfeffel, de Heidelberg; qu’il
écrirait, qu’il se défendrait, qu’il remuerait le ciel et la terre;
qu’on verrait si Jacob Wagner se laisserait mener de la sorte; qu’on
serait étonné de ce qu’un homme paisible était capable de faire pour la
justice et le droit.

En disant ces choses, il allait et venait, il avait les cheveux
ébouriffés; il mêlait toutes les anciennes ordonnances qui lui
revenaient en mémoire, et les récitait en latin. Il parlait aussi de
certaines sentences des droits de l’homme qu’il venait de lire, et de
temps en temps il s’arrêtait, appuyant le pied à terre avec force, en
pliant le genou, et s’écriant:

«Je suis sur les fondements du droit, sur les bases d’airain de nos
anciennes chartes. Que les Prussiens arrivent... qu’ils arrivent! Cette
femme est à moi, je l’ai recueillie et sauvée: «La chose abandonnée,
_res derelicta est res publica, res vulgata_.»

Je ne sais pas où il avait appris tout cela; c’est peut-être à
l’Université de Heidelberg, en entendant discuter ses camarades entre
eux. Mais alors toutes ces vieilles rubriques lui passaient par la tête,
et il avait l’air de répondre à dix personnes qui l’attaquaient.

Madame Thérèse, pendant ce temps, était calme, sa longue figure maigre
semblait rêveuse; les citations de l’oncle l’étonnaient sans doute, mais
voyant les choses clairement, comme d’habitude, elle comprenait sa
position véritable. Ce n’est qu’au bout d’une grande demi-heure, lorsque
l’oncle ouvrit son secrétaire, et qu’il s’assit pour écrire au
jurisconsulte Pfeffel, qu’elle lui posa doucement la main sur l’épaule,
et lui dit avec attendrissement:

«N’écrivez pas, monsieur Jacob, c’est inutile: avant que votre lettre
n’arrive, je serai déjà loin.»

L’oncle la regardait alors tout pâle.

«Vous voulez donc partir? fit-il les joues tremblantes.

--Je suis prisonnière, dit-elle, je savais cela; mon seul espoir était
que les Républicains reviendraient à la charge, et qu’ils me
délivreraient en marchant sur Landau; mais puisqu’il en est autrement,
il faut que je parte.

--Vous voulez partir! répéta l’oncle d’un ton désespéré.

--Oui, monsieur le docteur, je veux partir pour vous épargner de grands
chagrins; vous êtes trop bon, trop généreux pour comprendre les dures
lois de la guerre: vous ne voyez que la justice! Mais en temps de
guerre, la justice n’est rien, la force est tout. Les Prussiens sont
vainqueurs, ils arrivent, ils m’emmèneront parce que c’est leur
consigne. Les soldats ne connaissent que leur consigne: la loi, la vie,
l’honneur, la raison des gens ne sont rien; leur consigne passe avant
tout.»

L’oncle, renversé dans son fauteuil, ses gros yeux pleins de larmes, ne
savait que répondre; seulement il avait pris la main de madame Thérèse
et la serrait avec une émotion extraordinaire; puis, se relevant, la
face toute bouleversée, il se remit à marcher, en vouant les oppresseurs
du genre humain à l’exécration des siècles futurs, en maudissant Richter
et tous les gueux de son espèce, et déclarant d’une voix de tonnerre que
les Républicains avaient raison de se défendre, que leur cause était
juste, qu’il le voyait maintenant, et que toutes les vieilles lois, les
vieux fatras des ordonnances, des règlements et des chartes de toutes
sortes n’avaient jamais profité qu’aux nobles et aux moines contre les
pauvres gens. Ses joues se gonflaient, il trébuchait, il ne parlait
plus, il bredouillait; il disait que tout devait être aboli de fond en
comble, que le règne du courage et de la vertu devait seul triompher, et
finalement, dans une sorte d’enthousiasme extraordinaire, les bras
étendus vers madame Thérèse, et les joues rouges jusqu’à la nuque, il
lui proposa de monter avec elle sur son traîneau et de la conduire dans
la haute montagne chez un bûcheron de ses amis, où elle serait en
sûreté; il lui tenait les deux mains et disait:

«Partons... allons-nous en... vous serez très bien chez le vieux
Ganglof... C’est un homme qui m’est tout dévoué... Je les ai sauvés, lui
et son fils... ils vous cacheront... Les Prussiens n’iront pas vous
chercher dans les gorges du Lauterfelz!»

Mais madame Thérèse refusa, disant que si les Prussiens ne la trouvaient
pas à Anstatt, ils arrêteraient l’oncle à sa place, et qu’elle aimait
mieux risquer de périr de fatigue et de froid sur la grande route que
d’exposer à un tel malheur l’homme qui l’avait sauvée d’entre les morts.

Elle dit cela d’une voix très ferme, mais l’oncle ne tenait plus compte
alors de semblables raisons. Je me rappelle que ce qui l’ennuyait le
plus, c’était de voir partir madame Thérèse avec des hommes barbares,
des sauvages venus du fond de la Poméranie; il ne pouvait supporter
cette idée et s’écriait:

«Vous êtes faible... vous êtes encore malade... Ces Prussiens ne
respectent rien... c’est une race pleine de jactance et de brutalité...
Vous ne savez pas comment ils traitent leurs prisonniers... je l’ai vu,
moi... c’est une honte pour mon pays... J’aurais voulu le cacher, mais
il faut que je l’avoue maintenant: c’est affreux!

--Sans doute, monsieur Jacob, répondit-elle, je connais cela par
d’anciens prisonniers de mon bataillon: nous marcherons deux à deux,
quatre à quatre, tristes, quelquefois sans pain, souvent brutalisés et
pressés par l’escorte. Mais les gens de la campagne sont bons chez vous,
ce sont de braves gens... ils ont de la pitié... et les Français sont
gais, monsieur le docteur... il n’y aura que la route de pénible et
encore je trouverai dix, vingt de mes camarades pour porter mon petit
paquet: les Français ont des égards pour les femmes. Je vois cela
d’avance, fit-elle en souriant toute mélancolique, un d’entre nous
marchera devant en chantant un vieil air de l’Auvergne pour marquer le
pas, ou bien un air plus joyeux de la Provence, pour éclaircir votre
ciel gris; nous ne serons pas aussi malheureux que vous pensez, monsieur
Jacob.»

Elle parlait ainsi doucement, la voix un peu tremblante, et à mesure
qu’elle parlait je la voyais avec son petit paquet dans la file des
prisonniers, et mon cœur se fendait. Oh! c’est alors que je sentis
combien nous l’aimions, combien cela nous faisait de peine d’être forcés
de la voir partir; car tout à coup je me pris à fondre en larmes, et
l’oncle, s’asseyant en face de son secrétaire, les deux mains sur sa
figure, resta dans le silence; mais de grosses larmes coulaient
lentement jusque sur son poignet. Madame Thérèse elle-même, voyant ces
choses, ne put se défendre de sangloter; elle me prenait dans ses bras
doucement, et me donnait de gros baisers en me disant:

«Ne pleure pas, Fritzel, ne pleure pas ainsi... Vous penserez
quelquefois à moi, n’est-ce pas? Moi, je ne vous oublierai jamais!»

Scipio seul restait calme, se promenant autour du fourneau, et nous
regardant sans rien comprendre à notre chagrin.

Ce ne fut que vers dix heures, lorsque nous entendîmes Lisbeth allumer
du feu dans la cuisine, que nous reprîmes un peu de calme.

Alors l’oncle, se mouchant avec force, dit:

«Madame Thérèse, vous partirez, puisque vous voulez partir absolument;
mais il m’est impossible de consentir à ce que ces Prussiens viennent
vous prendre ici comme une voleuse, et vous emmènent au milieu de tout
le village. Si l’une de ces brutes vous adressait une parole dure ou
insolente, je m’oublierais... car maintenant ma patience est à bout...
je le sens, je serais capable de me porter à quelque grande extrémité.
Permettez-moi donc de vous conduire moi-même à Kaiserslautern avant que
ces gens n’arrivent. Nous partirons de grand matin, vers quatre ou cinq
heures, sur mon traîneau; nous prendrons les chemins de traverse, et à
midi au plus tard nous serons là-bas. Y consentez-vous?

--Oh! monsieur Jacob, comment pourrais-je refuser cette dernière marque
de votre affection? dit-elle tout attendrie. J’accepte avec
reconnaissance.

--Cela se fera donc de la sorte, dit l’oncle gravement. Et maintenant
essuyons nos larmes, écartons autant que possible ces pensées amères,
afin de ne pas trop attrister les derniers instants que nous passerons
ensemble.»

Il vint m’embrasser, écarta les cheveux de mon front et dit:

«Fritzel, tu es un bon enfant, tu as un excellent cœur. Rappelle-toi que
ton oncle Jacob a été content de toi en ce jour: c’est une bonne pensée
de se dire qu’on a donné de la satisfaction à ceux qui nous aiment!»




CHAPITRE XV


Depuis cet instant le calme se rétablit chez nous. Chacun songeait au
départ de madame Thérèse, au grand vide que cela ferait dans notre
maison, à la tristesse qui succéderait pendant des semaines et des mois
aux bonnes soirées que nous avions passées ensemble, à la douleur du
mauser, de Koffel et du vieux Schmitt en apprenant cette mauvaise
nouvelle; plus on rêvait, plus on découvrait de nouveaux sujets d’être
désolés.

Moi, ce qui me semblait le plus amer, c’était de quitter mon ami Scipio;
je n’osais pas le dire, mais en pensant qu’il allait partir, que je ne
pourrais plus me promener avec lui dans le village, au milieu de
l’admiration universelle, que je n’aurais plus le bonheur de lui voir
faire l’exercice, et que je serais comme avant, seul à me promener les
mains dans les poches et le bonnet de coton tiré sur les oreilles, sans
honneur et sans gloire, un tel désastre me semblait le comble de la
désolation. Et ce qui finissait de m’abreuver d’amertume, c’est que
Scipio, grave et pensif, était venu s’asseoir devant moi, me regardant à
travers ses épais sourcils frisés, d’un air aussi chagrin que s’il eût
compris qu’il fallait nous séparer dans les siècles des siècles. Oh!
quand je pense à ces choses, encore aujourd’hui je m’étonne que les
grosses boucles blondes de mes cheveux ne soient pas devenues toutes
grises, au milieu de ces réflexions désolantes. Je ne pouvais pas même
pleurer, tant ma douleur était cruelle; je restais le nez en l’air, mes
grosses lèvres retroussées, et mes deux mains croisées autour d’un
genou.

L’oncle, lui, se promenait de long en large, et de temps en temps il
toussait tout bas en redoublant de marcher.

Madame Thérèse, toujours active, malgré sa tristesse et ses yeux rouges,
avait ouvert l’armoire du vieux linge, et se taillait, dans de la grosse
toile, une espèce de sac à doubles bretelles pour mettre ses effets de
route; on entendait crier les ciseaux sur la table, elle ajustait les
pièces avec son adresse ordinaire. Enfin, quand tout fut prêt, elle tira
de sa poche une aiguille et du fil, puis elle s’assit, mit le dé au bout
de son doigt, et depuis cet instant on ne vit plus que sa main aller et
venir comme l’éclair.

Tout cela se faisait dans le plus grand silence; on n’entendait que le
pas lourd de l’oncle sur le plancher et la marche cadencée de notre
vieille horloge, que ni nos joies ni notre désolation ne faisaient
avancer ou retarder d’une seconde. Ainsi va la vie; le temps qui marche
ne demande pas: «Êtes-vous tristes? Êtes-vous gais? riez-vous?
pleurez-vous? est-ce le printemps, l’automne ou l’hiver?» Il va, va
toujours! Et ces millions d’atomes qui tourbillonnent dans un rayon de
soleil, et dont la vie commence et finit d’un tic-tac à l’autre,
comptent autant pour lui que l’existence d’un vieillard de cent ans.
Hélas! nous sommes bien peu de chose.

Lisbeth étant venue vers midi mettre la nappe, l’oncle s’arrêta et lui
dit:

«Tu feras cuire un petit jambon pour demain matin; madame Thérèse part.»

Et comme la vieille servante le regardait toute saisie:

«Les Prussiens la réclament, dit-il d’une voix enrouée; ils ont la force
pour eux... il faut obéir.»

Alors Lisbeth déposa ses assiettes au bord de la table et, nous
regardant l’un après l’autre, elle releva son bonnet sur sa tête, comme
si cette nouvelle avait pu le déranger, puis elle dit:

«Madame Thérèse part... ça n’est pas possible... je ne croirai jamais
cela.

--Il le faut, ma pauvre Lisbeth, répondit madame Thérèse tristement, il
le faut, je suis prisonnière... on vient me chercher.

--Les Prussiens?

--Oui, les Prussiens.»

Alors la vieille, que l’indignation suffoquait, dit:

«J’ai toujours pensé que ces Prussiens n’étaient pas grand-chose: des
tas de gueux, de véritables bandits! Venir attaquer une honnête femme?
Si les hommes avaient pour deux liards de cœur, est-ce qu’ils
souffriraient ça?

--Et que ferais-tu? lui demanda l’oncle, dont la face se ranimait, car
l’indignation de la vieille lui faisait plaisir intérieurement.

--Moi, je chargerais mes _kougelreiter_[7], s’écria Lisbeth, je leur
dirais par la fenêtre: «Passez votre chemin, bandits! n’entrez pas, ou
gare!» Et le premier qui dépasserait la porte, je l’étendrais raide. Oh!
les gueux!

  [7] Pistolets de cavalerie.

--Oui, oui, fit l’oncle, voilà comment on devrait recevoir des gens
pareils; mais nous ne sommes pas les plus forts.»

Puis il se remit à marcher, et Lisbeth, toute tremblante, plaça les
couverts.

Madame Thérèse ne disait rien.

La table mise, nous dînâmes tout rêveurs. Ce n’est qu’à la fin, lorsque
l’oncle alla chercher une vieille bouteille de bourgogne à la cave, et
que rentrant il s’écria tristement:

«Réjouissons nos cœurs, et fortifions-nous contre ces grands chagrins.
Qu’avant votre départ, madame Thérèse, ce vieux vin qui vous a rendu la
force, et qui nous a tous égayés un jour de bonheur, brille encore au
milieu de nous, comme un rayon de soleil, et dissipe quelques instants
les nuages qui nous entourent.»

Ce n’est qu’au moment où d’une voix ferme, il dit cela, que nous
sentîmes renaître un peu notre courage.

Mais quelques instants après, lorsque, s’adressant à Lisbeth, il lui dit
de chercher un verre pour trinquer avec madame Thérèse, et que la pauvre
vieille se mit à fondre en larmes, le tablier sur la figure, alors notre
fermeté disparut, et tous ensemble nous nous mîmes à sangloter comme des
malheureux.

«Oui, oui, disait l’oncle, nous avons eu du bonheur ensemble... voilà
l’histoire humaine: les instants de joie passent vite et la douleur dure
longtemps. Celui qui nous regarde là-haut sait pourtant que nous ne
méritons pas de souffrir ainsi, que des êtres méchants nous ont désolés;
mais il sait aussi que la force, la vraie force est dans sa main, et
qu’il pourra nous rendre heureux dès qu’il le voudra. C’est pour cela
qu’il permet ces iniquités, car il a confiance dans la réparation.
Soyons donc calmes et fions-nous en lui.--A la santé de madame Thérèse!»

Et nous bûmes tous, les joues couvertes de larmes.

Lisbeth, en entendant parler de la puissance de Dieu, s’était un peu
calmée, car elle avait des sentiments pieux, et pensa que les choses
devaient être ainsi, pour le plus grand bien de tous dans la vie
éternelle, mais elle n’en continua pas moins à maudire les Prussiens du
fond de l’âme, et tous ceux qui leur ressemblaient.

Après dîner, l’oncle recommanda surtout à la vieille servante de ne pas
répandre le bruit de ces événements au village, sans quoi Richter et
tous les gueux d’Anstatt seraient là le lendemain de bonne heure pour
voir le départ de madame Thérèse et jouir de notre humiliation. Elle le
comprit très bien, et lui promit de modérer sa langue. Puis l’oncle
sortit pour aller voir le mauser.

Toute cette après-midi, je ne quittai pas la maison. Madame Thérèse
continua ses préparatifs de départ; Lisbeth l’aidait et voulait fourrer
dans son sac une foule de choses inutiles, disant qu’il faut de tout en
route, qu’on est content de trouver ce qu’on a mis dans un coin,
qu’étant un jour allée à Pirmasens, elle avait bien regretté son peigne
et ses tresses à rubans.

Madame Thérèse souriait.

«Non, Lisbeth, disait-elle, songez donc que je ne voyagerai pas en
voiture, et que tout cela sera sur mon dos: trois bonnes chemises, trois
mouchoirs, deux paires de souliers et quelques paires de bas suffisent.
A toutes les haltes, on s’arrête une heure ou deux près de la fontaine;
on fait la lessive. Vous ne connaissez pas la lessive des soldats? Mon
Dieu, que de fois je l’ai faite! Nous autres Français, nous aimons à
être propres, et nous le sommes toujours avec notre petit paquet.»

Elle paraissait de bonne humeur, et seulement lorsqu’elle adressait de
temps en temps à Scipio quelques paroles amicales, sa voix devenait
toute mélancolique; je ne savais pas pourquoi; mais je le sus plus tard,
lorsque l’oncle revint.

La journée s’avançait; sur les quatre heures, la nuit commençait à se
faire; en ce moment, tout était prêt, le sac renfermant les effets de
madame Thérèse pendait au mur. Elle s’assit au coin du fourneau,
m’attirant sur ses genoux en silence; Lisbeth rentra dans la cuisine
préparer le souper, et dès lors aucune parole ne fut échangée; la pauvre
femme rêvait sans doute à l’avenir qui l’attendait sur la route de
Mayence, au milieu de ses compagnons d’infortune; elle ne disait rien,
et je sentais sa douce respiration sur ma joue.

Cela durait depuis une demi-heure, et la nuit était venue, lorsque
l’oncle ouvrit la porte, en demandant:

«Êtes-vous là, madame Thérèse?

--Oui, monsieur le docteur.

--Bon... bon... J’ai vu mes malades... J’ai prévenu Koffel, le mauser et
le vieux Schmitt; tout va bien; ils seront ici ce soir pour recevoir vos
adieux.»

Sa voix était raffermie. Il alla lui-même chercher de la lumière à la
cuisine, et, nous voyant ensemble en rentrant, cela parut le réjouir.

«Fritzel se conduit bien, dit-il. Maintenant il va perdre vos bonnes
leçons; mais j’espère qu’il s’exercera tout seul à lire en français, et
qu’il se rappellera toujours qu’un homme ne vaut que par ses
connaissances. Je compte là-dessus.»

Alors madame Thérèse lui fit voir son petit paquet en détail; elle
souriait, et l’oncle disait:

«Quel heureux caractère ont ces Français! Au milieu des plus grandes
infortunes, ils conservent un fond de gaieté naturelle; leur désolation
ne dure jamais plusieurs jours. Voilà ce que j’appelle un présent de
Dieu, le plus beau, le plus désirable de tous.»

Mais de cette journée,--dont le souvenir ne s’effacera jamais de ma
mémoire, parce qu’elle fut la première où je vis la tristesse de ceux
que j’aimais;--de tout ce jour, ce qui m’attendrit le plus, ce fut
quelques instants avant le souper, lorsque, tranquillement assise
derrière le poêle, la tête de Scipio sur les genoux, et regardant au
fond de la salle obscure d’un air rêveur, madame Thérèse se prit tout à
coup à dire:

«Monsieur le docteur, je vous dois bien des choses... et cependant il
faut que je vous fasse encore une demande.

--Quoi donc, madame Thérèse?

--C’est de garder auprès de vous mon pauvre Scipio... de le garder en
souvenir de moi... Qu’il soit le compagnon de Fritzel, comme il a été le
mien, et qu’il n’ait pas à supporter les nouvelles épreuves de ma vie de
prisonnière.»

Comme elle disait cela, je crus sentir mon cœur se gonfler, et je frémis
de bonheur et de tendresse jusqu’au fond des entrailles. J’étais
accroupi sur ma petite chaise basse devant le fourneau; je pris mon
Scipio, je l’attirai, j’enfonçai mes deux grosses mains rouges dans son
épaisse toison, un véritable déluge de larmes inonda mes joues; il me
semblait qu’on venait de me rendre tous les biens de la terre et du ciel
que j’avais perdus.

L’oncle me regardait tout surpris; il comprit sans doute ce que j’avais
souffert en songeant qu’il fallait me séparer de Scipio, car, au lieu de
faire des observations à madame Thérèse sur le sacrifice qu’elle
s’imposait, il dit simplement:

«J’accepte, madame Thérèse, j’accepte pour Fritzel, afin qu’il se
souvienne combien vous l’avez aimé; qu’il se rappelle toujours que, dans
le plus grand chagrin, vous lui avez laissé, comme marque de votre
affection, un être bon, fidèle, non seulement votre propre compagnon,
mais encore celui de Petit-Jean, votre frère; qu’il ne l’oublie jamais
et qu’il vous aime aussi.»

Puis s’adressant à moi:

«Fritzel, dit-il, tu ne remercies pas madame Thérèse?»

Alors je me levai, et, sans pouvoir dire un mot tant je sanglotais,
j’allai me jeter dans les bras de cette excellente femme et je ne la
quittai plus; je me tenais près d’elle, le bras sur son épaule,
regardant à nos pieds Scipio à travers de grosses larmes, et le touchant
du bout des doigts avec un sentiment de joie inexprimable.

Il fallut du temps pour m’apaiser. Madame Thérèse, en m’embrassant,
disait: «Cet enfant a bon cœur, il s’attache facilement, c’est bien!» ce
qui redoublait encore mes pleurs. Elle écartait mes cheveux de mon front
et semblait attendrie.

Après le souper, Koffel, le mauser et le vieux Schmitt arrivèrent
gravement, le bonnet sous le bras; ils exprimèrent à madame Thérèse leur
chagrin de la voir partir, et leur indignation contre ce gueux de
Richter, auquel tout le monde attribuait la dénonciation, car seul il
était capable d’un trait pareil.

On s’était assis autour du fourneau; madame Thérèse semblait touchée de
la douleur de ces braves gens, et malgré cela son caractère, ferme,
décidé, ne l’abandonnait pas.

«Écoutez, mes amis, dit-elle, si le monde était semé de roses, et si
l’on ne trouvait partout que des gens de cœur pour célébrer la justice
et le bon droit, quel mérite aurait-on à soutenir ces principes?
Franchement, cela ne vaudrait pas la peine de vivre! Nous avons de la
chance d’arriver dans un temps où l’on fait de grandes choses, où l’on
combat pour la liberté; du moins on parlera de nous, et notre existence
n’aura pas été inutile: toutes nos misères, toutes nos souffrances, tout
notre sang répandu formeront un sublime spectacle pour les générations
futures; tous les gueux frémiront en pensant qu’ils auraient pu nous
rencontrer et que nous les aurions balayés, et toutes les grandes âmes
regretteront de n’avoir pu prendre part à nos travaux. Voilà le fond des
choses. Ne me plaignez donc pas; je suis fière et je suis heureuse de
souffrir pour la France qui représente dans le monde la liberté, la
justice et le droit.--Vous nous croyez peut-être battus? C’est une
erreur: nous avons reculé d’un pas hier, nous en ferons vingt en avant
demain. Et si par malheur la France ne représente plus un jour cette
grande cause que nous défendons, d’autres peuples prendront notre place
et poursuivront notre ouvrage, car la justice et la liberté sont
immortelles, et tous les despotes du monde ne parviendront jamais à les
détruire.--Quant à moi, je pars pour Mayence et peut-être pour la
Prusse, escortée par des soldats de Brunswick; mais souvenez-vous de ce
que je vous dis: les Républicains n’en sont encore qu’à leur première
étape, et je suis sûre qu’avant la fin de l’année prochaine ils
viendront me délivrer.»

Ainsi parlait cette femme fière, qui souriait, et dont les yeux
étincelaient. On voyait bien que les misères n’étaient rien pour elle,
et chacun pensait: «Si ce sont là les femmes républicaines, qu’est-ce
que les hommes doivent donc être?...»

Koffel pâlissait de plaisir en l’écoutant parler; le mauser clignait de
l’œil à l’oncle et lui disait tout bas:

«Tout ça, je le sais depuis longtemps, c’est écrit dans mon livre; il
faut que ces choses arrivent... c’est écrit!»

Le vieux Schmitt, ayant demandé la permission d’allumer sa pipe, lançait
de grosses bouffées coup sur coup, et murmurait entre ses dents:

«Quel malheur que je n’aie pas vingt ans! j’irais m’engager chez ces
gens-là! Voilà ce qu’il me fallait... Qu’est-ce qui m’empêcherait de
devenir général comme le premier venu? Quel malheur!»

Enfin, sur le coup de neuf heures, l’oncle dit:

«Il se fait tard... il faudra partir avant le jour... Je crois que nous
ferions bien d’aller prendre un peu de repos.»

Et tout le monde se leva dans une sorte d’attendrissement; on s’embrassa
les uns les autres comme de vieilles connaissances, en se promettant de
ne jamais s’oublier. Koffel et Schmitt sortirent les premiers, le mauser
et l’oncle s’entretinrent un instant tout bas sur le seuil de la maison.
Il faisait un clair de lune superbe, tout était blanc sur la terre; le
ciel, d’un bleu sombre, fourmillait d’étoiles. Madame Thérèse, Scipio et
moi nous sortîmes contempler ce magnifique spectacle, qui montre bien la
petitesse et la vanité des choses humaines quand on y pense, et qui
confond l’esprit par sa grandeur sans bornes.

Puis le mauser s’éloigna, serrant de nouveau la main de l’oncle; on le
voyait comme en plein jour marcher dans la rue déserte. Enfin il
disparut au coin de la ruelle des Orties, et, le froid étant très vif,
nous rentrâmes tous en nous souhaitant le bonsoir.

L’oncle, sur le seuil de ma chambre, m’embrassa et me dit d’une voix
étrange, en me serrant sur son cœur:

«Fritzel... travaille... travaille... et conduis-toi bien, cher enfant!»

Il entra chez lui tout ému.

Moi, je ne pensais qu’au bonheur de garder Scipio. Une fois dans ma
chambre, je le fis coucher à mes pieds, entre le chaud duvet et le bois
de lit; il se tenait là tranquille, la tête entre les pattes; je sentais
ses flancs se dilater doucement à chaque respiration, et je n’aurais pas
changé mon sort contre celui de l’empereur d’Allemagne.

Jusque passé dix heures, il me fut impossible de dormir, en songeant à
ma félicité. L’oncle allait et venait chez lui; je l’entendis ouvrir son
secrétaire, puis faire du feu dans le poêle de sa chambre pour la
première fois de l’hiver; je pensai qu’il avait l’idée de veiller, et je
finis par m’endormir profondément.




CHAPITRE XVI


Neuf heures sonnaient à l’église, lorsque je fus éveillé par un
cliquetis de ferraille devant notre maison; des chevaux piétinaient sur
la terre durcie, on entendait des gens parler à notre porte.

L’idée me vint aussitôt que les Prussiens arrivaient pour prendre madame
Thérèse, et je souhaitai de tout mon cœur que l’oncle Jacob n’eût pas
aussi longtemps dormi que moi. Deux minutes après, je descendais
l’escalier, et je découvrais au bout de l’allée cinq ou six hussards
enveloppés dans leur dolman, la grande sabretache pendant
jusqu’au-dessous de l’étrier, et le sabre au poing. L’officier, un petit
blond très maigre, les joues creuses, les pommettes plaquées de rose et
les grosses moustaches d’un roux fauve, se tenait en travers de l’allée
sur un grand cheval noir, et Lisbeth, le balai à la main, répondait à
ses questions d’un air effrayé.

Plus loin, s’étendait un cercle de gens, la bouche béante, se penchant
l’un sur l’autre pour entendre. Au premier rang, je remarquai le mauser,
les mains dans les poches, et M. Richter qui souriait, les yeux plissés
et les dents découvertes, comme un vieux renard en jubilation. Il était
venu sans doute pour jouir de la confusion de l’oncle.

«Ainsi, votre maître et la prisonnière sont partis ensemble ce matin?
disait l’officier.

--Oui, monsieur le commandant, répondit Lisbeth.

--A quelle heure?

--Entre cinq et six heures, monsieur le commandant; il faisait encore
nuit; j’ai moi-même accroché la lanterne au traîneau.

--Vous aviez donc reçu l’avis de notre arrivée?» dit l’officier en lui
lançant un coup d’œil perçant.

Lisbeth regarda le mauser, qui sortit du cercle et répondit pour elle
sans gêne.

«Sauf votre respect, j’ai vu le docteur Jacob hier soir; c’est un de mes
amis... Cette pauvre vieille ne sait rien... Depuis longtemps le docteur
était las de la Française, il avait envie de s’en débarrasser, et quand
il a vu qu’elle pouvait supporter le voyage, il a profité du premier
moment.

--Mais comment ne les avons-nous pas rencontrés sur la route? s’écria le
Prussien en regardant le mauser de la tête aux pieds.

--Hé! vous aurez pris le chemin de la vallée, le docteur aura passé par
le Waldeck et la montagne; il y a plus d’un chemin pour aller à
Kaiserslautern.»

L’officier, sans répondre, sauta de son cheval, il entra dans notre
chambre, poussa la porte de la cuisine et fit semblant de regarder à
droite et à gauche; puis il ressortit et dit en se remettant en selle:

«Allons, voilà notre affaire faite; le reste ne nous regarde plus.»

Il se dirigea vers le _Cruchon-d’Or_, ses hommes le suivirent, et la
foule se dispersa, causant de ces événements extraordinaires. Richter
semblait confus et comme indigné, Spick nous regardait d’un œil louche;
ils remontèrent ensemble les marches de l’auberge, et Scipio, qui
s’était tenu sur notre escalier, sortit alors en aboyant de toutes ses
forces.

Les hussards se rafraîchirent au _Cruchon-d’Or_, puis nous les revîmes
passer devant chez nous, sur la route de Kaiserslautern, et depuis nous
n’en eûmes plus de nouvelles.

Lisbeth et moi nous pensions que l’oncle reviendrait à la nuit, mais
quand nous vîmes s’écouler tout le jour, puis le lendemain et le
surlendemain sans même recevoir de lettre on peut s’imaginer notre
inquiétude.

Scipio montait et descendait dans la maison; il se tenait le nez au bas
de la porte du matin au soir, appelant Madame Thérèse, reniflant et
pleurant d’un ton lamentable. Sa désolation nous gagnait; mille idées de
malheurs nous passaient par la tête.

Le mauser venait nous voir tous les soirs et nous disait:

«Bah! tout cela n’est rien; le docteur a voulu recommander madame
Thérèse; il ne pouvait pas la laisser partir avec les prisonniers,
c’était contraire au bon sens; il aura demandé une audience au
feld-maréchal Brunswick, pour tâcher de la faire entrer à l’hôpital de
Kaiserslautern... Toutes ces démarches demandent du temps...
Tranquillisez-vous, il reviendra.»

Ces paroles nous rassuraient un peu, car le taupier semblait très calme;
il fumait sa pipe au coin du fourneau, les jambes étendues et la mine
rêveuse.

Malheureusement le garde forestier Roedig, qui demeurait dans les bois,
sur le chemin de Pirmasens, où se trouvaient alors les Français, vint
apporter un rapport à la mairie d’Anstatt, et, s’étant arrêté quelques
instants à l’auberge de Spick, il raconta que l’oncle Jacob avait passé,
trois jours auparavant, vers huit heures du matin, devant la maison
forestière et qu’il s’y était même arrêté un instant avec madame
Thérèse, pour se réchauffer et boire un verre de vin. Il dit aussi que
l’oncle paraissait tout joyeux, et qu’il avait deux longs _kougelreiter_
dans les poches de sa houppelande.

Alors le bruit courut que le docteur Jacob, au lieu de se rendre à
Kaiserslautern, avait conduit la prisonnière chez les Républicains, et
ce fut un grand scandale; Richter et Spick criaient partout qu’il
méritait d’être fusillé, que c’était une abomination, et qu’il fallait
confisquer ses biens.

Le mauser et Koffel répondaient que le docteur s’était sans doute trompé
de chemin à cause des grandes neiges, qu’il avait pris à gauche dans la
montagne, au lieu de tourner à droite, mais chacun savait bien que
l’oncle Jacob connaissait le pays comme pas un contrebandier, et
l’indignation augmentait de jour en jour.

Je ne pouvais plus sortir sans entendre mes camarades crier que l’oncle
Jacob était un jacobin; il me fallait livrer bataille pour le défendre,
et malgré le secours de Scipio, je rentrai plus d’une fois à la maison
le nez meurtri.

Lisbeth se désolait surtout des bruits de confiscation:

«Quel malheur! disait-elle les mains jointes, quel malheur, à mon âge,
d’être forcée de faire son paquet et d’abandonner une maison où l’on a
passé la moitié de sa vie!»

C’était bien triste. Le mauser seul conservait son air tranquille.

«Vous êtes des fous de vous faire du mauvais sang, disait-il; je vous
répète que le docteur Jacob se porte bien et qu’on ne confisquera rien
du tout. Tenez-vous en paix, mangez bien, dormez bien, et pour le reste,
j’en réponds.»

Il clignait de l’œil d’un air malin, et finissait toujours par dire:

«Mon livre raconte ces choses... Maintenant elles s’accomplissent et
tout va bien.»

Malgré ces assurances, tout allait de mal en pis, et la racaille du
village, excitée par ce gueux de Richter, commençait à venir crier sous
nos fenêtres, lorsqu’un beau matin tout rentra subitement dans l’ordre.
Vers le soir le mauser arriva, la mine riante, et prit sa place
ordinaire en disant à Lisbeth qui filait:

«Eh bien, on ne crie plus, on ne veut plus nous confisquer, on se tient
bien tranquille, hé! hé! hé!»

Il n’en dit pas davantage, mais dans la nuit nous entendîmes des
voitures passer en foule, des gens marcher en masse par la grande rue;
c’était pire qu’à l’arrivée des Républicains, car personne ne
s’arrêtait: on allait... on allait toujours!

Je ne pus dormir une minute, Scipio à chaque instant grondait. Au petit
jour, ayant regardé par nos vitres, je vis encore une dizaine de grandes
voitures chargées de blessés s’éloigner en cahotant. C’étaient des
Prussiens. Puis arrivèrent deux ou trois canons, puis une centaine de
hussards, de cuirassiers, de dragons, pêle-mêle dans un grand désordre;
puis des cavaliers démontés, leur portemanteau sur l’épaule et couverts
de boue jusqu’à l’échine. Tous ces hommes semblaient harassés; mais ils
ne s’arrêtaient pas, ils n’entraient pas dans les maisons, et marchaient
comme s’ils avaient eu le diable à leurs trousses.

Les gens, sur le seuil de leur porte, regardaient cela d’un air morne.

En jetant les yeux sur la côte du Birkenwald, on voyait la file des
voitures, des caissons, de la cavalerie et de l’infanterie se prolonger
bien au-delà du bois.

C’était l’armée du feld-maréchal Brunswick en retraite après la bataille
de Frœschwiller, comme nous l’avons appris plus tard; elle avait
traversé le village dans une seule nuit. Cela se passait du 28 au 29
décembre, et si je me le rappelle si bien, c’est que le lendemain de
bonne heure, le mauser et Koffel arrivèrent tout joyeux, ils avaient une
lettre de l’oncle Jacob, et le mauser, en nous la montrant, dit:

«Hé! hé! hé! ça va bien... ça va bien! le règne de la justice et de
l’égalité commence... Écoutez un peu!»

Il s’assit devant notre table, les deux coudes écartés. J’étais près de
lui et je lisais par-dessus son épaule; Lisbeth, toute pâle, écoutait
derrière, et Koffel, debout contre la vieille armoire, souriait en se
caressant le menton. Ils avaient déjà lu la lettre deux ou trois fois,
le mauser la savait presque par cœur.

Donc il lut ce qui suit, en s’arrêtant parfois pour nous regarder d’un
air d’enthousiasme:

«Wissembourg, le 8 nivôse, an II de la République française.

«Aux citoyens Mauser et Koffel, à la citoyenne Lisbeth, au petit citoyen
Fritzel, salut et fraternité!

«La citoyenne Thérèse et moi nous vous souhaitons d’abord joie, concorde
et prospérité.

«Vous saurez ensuite que nous vous écrivons ces lignes de Wissembourg,
au milieu des triomphes de la guerre: nous avons chassé les Prussiens de
Frœschwiller, et nous sommes tombés sur les Autrichiens au Geisberg
comme le tonnerre.

«Ainsi l’orgueil et la présomption reçoivent leur récompense; quand les
gens ne veulent pas entendre de bonnes raisons, il faut bien leur en
donner de meilleures; mais c’est terrible d’en venir à de telles
extrémités, oui, c’est terrible!

«Mes chers amis, depuis longtemps je gémissais en moi-même sur
l’aveuglement de ceux qui dirigent les destinées de la vieille
Allemagne; je déplorais leur esprit d’injustice, leur égoïsme; je me
demandais si mon devoir d’honnête homme n’était pas de rompre avec tous
ces êtres orgueilleux, et d’adopter les principes de justice, d’égalité
et de fraternité proclamés par la Révolution française. Tout cela me
jetait dans un grand trouble, car l’homme tient aux idées qu’il a reçues
de ses pères, et de telles révolutions intérieures ne se font pas sans
un grand déchirement. Néanmoins j’hésitais encore, mais lorsque les
Prussiens, contrairement au droit des gens, réclamèrent la malheureuse
prisonnière que j’avais recueillie, je ne pus en supporter davantage: au
lieu de conduire madame Thérèse à Kaiserslautern, je pris aussitôt la
résolution de la mener à Pirmasens, chose que j’ai faite avec l’aide de
Dieu.

«A trois heures de l’après-midi, nous étions en vue des avant-postes, et
comme madame Thérèse regardait, elle entendit le tambour et s’écria: «Ce
sont les Français! Monsieur le docteur, vous m’avez trompée!» Elle se
jeta dans mes bras, fondant en larmes, et je me pris moi-même à pleurer,
tant j’étais ému!

«Sur la route, depuis les _Trois-Maisons_ jusqu’à la place du
Temple-Neuf, les soldats criaient: «Voici la citoyenne Thérèse!» Ils
nous suivaient, et quand il fallut descendre du traîneau, plusieurs
m’embrassèrent avec une véritable effusion. D’autres me serraient les
mains, enfin on m’accablait d’honneurs.

«Je ne vous parlerai pas, mes chers amis, de la rencontre de madame
Thérèse et du petit Jean; ces choses ne sont pas à peindre! Tous les
plus vieux soldats du bataillon, même le commandant Duchêne, qui n’est
pas tendre, détournaient la tête pour ne pas montrer leurs larmes:
c’était un spectacle comme je n’en ai jamais vu de ma vie. Le petit Jean
est un brave garçon; il ressemble beaucoup à mon cher petit Fritzel,
aussi je l’aime bien.

«En ce même jour, il se passa des événements extraordinaires à
Pirmasens. Les Républicains campaient autour de la ville; le général
Hoche annonça qu’on allait prendre les quartiers d’hiver, et qu’il
fallait construire des baraques. Mais les soldats refusèrent; ils
voulaient loger dans les maisons. Alors le général déclara que ceux qui
refuseraient le service ne marcheraient pas au combat. J’ai moi-même
assisté à cette proclamation, qui se lisait dans les compagnies, et j’ai
vu le général Hoche forcé de pardonner à ces hommes devant le palais du
prince, car ils étaient dans le plus grand désespoir.

«Le général ayant appris qu’un médecin d’Anstatt avait ramené la
citoyenne Thérèse au premier bataillon de la deuxième brigade, je reçus
l’ordre, vers huit heures, d’aller à l’Orangerie. Il était là près d’une
table de sapin, habillé comme un simple _hauptmann_, avec deux autres
citoyens qu’on m’a dit être les conventionnels Lacoste et Baudot, deux
grands maigres, qui me regardaient de travers.--Le général vint à ma
rencontre: c’est un homme brun, les yeux jaunes et les cheveux partagés
au milieu du front; il s’arrêta en face de moi et me regarda deux
secondes. Moi, songeant que ce jeune homme commandait l’armée de la
Moselle, j’étais troublé; mais tout à coup il me tendit la main et me
dit: «Docteur Wagner, je vous remercie de ce que vous avez fait pour la
citoyenne Thérèse; vous êtes un homme de cœur.»

«Puis il m’emmena près de la table, où se trouvait déployée une carte,
et me demanda différents renseignements sur le pays d’une façon si
claire, qu’on aurait cru qu’il connaissait les choses bien mieux que
moi. Naturellement je répondais; les deux autres écoutaient en silence.
Finalement, il me dit: «Docteur Wagner, je ne puis vous proposer de
servir les armées de la République, votre nationalité s’y oppose; mais
le 1er bataillon de la 2e brigade vient de perdre son chirurgien-major,
le service de nos ambulanciers est encore incomplet, nous n’avons que
des jeunes gens pour secourir nos blessés, je vous confie ce poste
d’honneur: l’humanité n’a pas de patrie! Voici votre commission.» Il
écrivit quelques mots au bout de la table, et me prit encore une fois la
main en me disant: «Docteur, croyez à mon estime!» Après cela, je
sortis.

«Madame Thérèse m’attendait dehors, et quand elle sut que j’allais être
à la tête de l’ambulance du 1er bataillon, vous pouvez vous figurer sa
joie.

«Nous pensions tous rester à Pirmasens jusqu’au printemps, les baraques
étaient en train de se bâtir, quand la nuit du surlendemain, vers dix
heures, tout à coup nous reçûmes l’ordre de nous mettre en route sans
éteindre les feux, sans faire de bruit, sans battre la caisse ni sonner
de la trompette. Tout Pirmasens dormait. J’avais deux chevaux, l’un sous
moi, l’autre en main; j’étais au milieu des officiers, près du
commandant Duchêne.

«Nous partons, les uns à cheval, les autres à pied, les canons, les
caissons, les voitures entre nous, la cavalerie sur les flancs, sans
lune et sans rien pour nous guider. Seulement, de loin en loin, un
cavalier au tournant des chemins disait: «Par ici... par ici!...» Vers
onze heures la lune se montra, nous étions en pleine montagne: toutes
les cimes étaient blanches de neige. Les hommes à pied, le fusil sur
l’épaule, couraient pour se réchauffer; deux ou trois fois il me fallut
descendre de cheval, tant j’avais l’onglée. Madame Thérèse, dans sa
charrette couverte d’une toile grise, me tendait la gourde, et les
capitaines étaient toujours là, prêts à la recevoir après moi; plus d’un
soldat avait aussi son tour.

«Mais nous allions, nous allions sans nous arrêter, de sorte que vers
six heures, quand le soleil pâle se mit à blanchir le ciel, nous étions
à Lembach, sous la grande côte boisée de Steinfelz, à trois quarts de
lieue de Wœrth. Alors, de tous les côtés on entendit crier: «Halte!...
halte!...» Ceux de derrière arrivaient toujours; à six heures et demie
toute l’armée était réunie dans un vallon, et l’on se mit à faire la
soupe.

«Le général Hoche, que j’ai vu passer alors avec ses deux grands
conventionnels, riait; il semblait de bonne humeur. Il entra dans la
dernière maison du village; les gens étaient étonnés de nous voir à
cette heure, comme ceux d’Anstatt à l’arrivée des Républicains. Les
maisons sont si petites ici et si misérables, qu’il fallut porter deux
tables dehors, et que le général tint conseil en plein air avec ses
officiers, pendant que les troupes cuisaient ce qu’elles avaient
emporté.

«Cette halte dura juste le temps de manger et de reboucler son sac.
Ensuite il fallut repartir mieux en ordre.

«A huit heures, en sortant de la vallée de Reichshofen, nous vîmes les
Prussiens retranchés sur les hauteurs de Frœschwiller et de Wœrth; ils
étaient plus de vingt mille, et leurs redoutes s’élevaient les unes
au-dessus des autres.

«Toute l’armée comprit alors que nous avions marché si vite pour
surprendre ces Prussiens seuls, car les Autrichiens étaient à quatre ou
cinq lieues de là, sur la ligne de la Motter. Malgré cela, je ne vous
cache pas, mes amis, que cette vue me porta d’abord un coup terrible;
plus je regardais, plus il me semblait impossible de gagner la bataille.
D’abord ils étaient plus nombreux que nous, ensuite ils avaient creusé
des fossés garnis de palissades, et derrière on voyait très bien les
canonniers qui se penchaient à côté de leurs canons et qui nous
observaient, tandis que des files de baïonnettes innombrables se
prolongeaient jusque sur la côte.

«Les Français, avec leur caractère insouciant, ne voyaient pas tout cela
et paraissaient même très joyeux. Le bruit s’étant répandu que le
général Hoche venait de promettre six cents francs pour chaque pièce
enlevée à l’ennemi, ils riaient en se mettant le chapeau sur l’oreille,
et regardaient les canons en criant: «Adjugé! adjugé!» Il y avait de
quoi frémir de voir une pareille insouciance et d’entendre ces
plaisanteries.

«Nous autres, l’ambulance, les voitures de toute sorte, les caissons
vides pour transporter les blessés, nous restâmes derrière, et pour dire
la vérité, cela me fit un véritable plaisir.

«Madame Thérèse était à trente ou quarante pas en avant de moi, j’allai
me mettre près d’elle avec mes deux aides, dont l’un a été garçon
apothicaire à Landrecies, et l’autre dentiste, et qui se sont fait
chirurgiens d’eux-mêmes. Mais ils ont déjà de l’expérience, et ces
jeunes gens, avec un peu de loisir et de travail, deviendront peut-être
quelque chose. Madame Thérèse embrassait alors le petit Jean, qui se mit
à courir pour suivre le bataillon.

«Toute la vallée, à droite et à gauche, était pleine de cavalerie en bon
ordre. Le général Hoche, en arrivant, choisit lui-même tout de suite la
place de deux batteries sur les collines de Reichshofen, et l’infanterie
fit halte au milieu de la vallée.

«Il y eut encore une délibération, puis toute l’infanterie se rangea en
trois colonnes; l’une passa sur la gauche, dans la gorge de Réebach, les
deux autres se mirent en marche sur les retranchements l’arme au bras.

«Le général Hoche, avec quelques officiers, se plaça sur une petite
hauteur, à gauche de la vallée.

«Tout ce qui suivit, mes chers amis, me semble encore un rêve. Au moment
où les colonnes arrivaient au pied de la côte, un horrible fracas, comme
une espèce de déchirement épouvantable, retentit; tout fut couvert de
fumée: c’étaient les Prussiens qui venaient de lâcher leurs batteries.
Une seconde après, la fumée s’étant un peu dissipée, nous vîmes les
Français plus haut sur la côte; ils allongeaient le pas, des quantités
de blessés restaient derrière, les uns étendus sur la face, les autres
assis et cherchant à se relever.

«Pour la seconde fois les Prussiens tirèrent, puis on entendit le cri
terrible des Républicains: «_A la baïonnette!_» Et toute la montagne se
mit à pétiller comme un feu de charbonnière où l’on donne un coup de
pied. On ne se voyait plus, parce que le vent poussait la fumée sur
nous, et l’on ne pouvait plus se dire un mot à quatre pas, tant la
fusillade, les hommes et le canon tonnaient et hurlaient ensemble. Sur
les côtés les chevaux de notre cavalerie hennissaient et voulaient
partir; ces animaux sont vraiment sauvages, ils aiment le danger, on
avait mille peines à les retenir.

«De temps en temps il se faisait un trou dans la fumée, alors on voyait
les Républicains cramponnés aux palissades comme une fourmilière; les
uns, à coups de crosse, essayaient de renverser les retranchements,
d’autres cherchaient un passage, les commandants à cheval, l’épée en
l’air, animaient leurs hommes, et de l’autre côté les Prussiens
lançaient des coups de baïonnette, lâchaient leurs fusils dans le tas,
ou levaient des deux mains leurs grands refouloirs comme des massues
pour assommer les gens. C’était effrayant! Une seconde après, un autre
coup de vent couvrait tout, et l’on ne pouvait savoir comment cela
finirait.

«Le général Hoche envoyait ses officiers l’un après l’autre porter de
nouveaux ordres; ils partaient comme le vent dans la fumée, on aurait
dit des ombres. Mais la bataille se prolongeait et les Républicains
commençaient à reculer, quand le général descendit lui-même ventre à
terre; dix minutes après, le chant de la _Marseillaise_ couvrait tout le
tumulte; ceux qui avaient reculé revenaient à la charge.

«La seconde attaque commença plus furieuse que la première. Les canons
seuls tonnaient encore et renversaient des files d’hommes. Tous les
Républicains s’avançaient en masse, Hoche au milieu d’eux. Nos batteries
tiraient aussi sur les Prussiens. Ce qui se passa quand les Français
furent encore une fois près des palissades est quelque chose
d’impossible à décrire. Si le père Adam Schmitt avait été avec nous, il
aurait vu ce qu’on peut appeler une terrible bataille. Les Prussiens
montrèrent là qu’ils étaient les soldats du grand Frédéric, baïonnettes
contre baïonnettes, tantôt les uns, tantôt les autres reculaient ou
poussaient en avant.

«Mais ce qui décida la victoire pour les Républicains, ce fut l’arrivée
de leur troisième colonne sur les hauteurs, à gauche des retranchements;
elle avait tourné le Réebach et sortait du bois au pas de course. Alors
il fallut bien quitter la partie; les Prussiens, pris des deux côtés à
la fois, se retirèrent, abandonnant dix-huit pièces de canons,
vingt-quatre caissons et leurs retranchements pleins de blessés et de
morts. Ils se dirigèrent du côté de Wœrth, et nos dragons, nos hussards,
qui ne se possédaient plus d’impatience, partirent enfin courbés sur
leurs selles, comme un mur qui s’ébranle. Nous apprîmes le même soir
qu’ils avaient fait douze cents prisonniers et remporté six canons.

«Voilà, mes chers amis, ce qu’on appelle le combat de Wœrth et de
Frœschwiller, dont la nouvelle a dû vous parvenir au moment où je vous
écris, et qui restera toujours présent à ma mémoire.

«Depuis ce moment, je n’ai rien vu de nouveau; mais que d’ouvrage nous
avons eu! Jour et nuit il a fallu couper, trancher, amputer, tirer des
balles; nos ambulances sont encombrées de blessés: c’est une chose bien
triste.

«Cependant, le lendemain de la victoire, l’armée s’était portée en
avant. Quatre jours après, nous avons appris que les conventionnels
Lacoste et Baudot, ayant reconnu que la rivalité de Hoche et de Pichegru
nuisait aux intérêts de la République, avaient donné le commandement à
Hoche tout seul, et que celui-ci, se voyant à la tête des deux armées du
Rhin et de la Moselle, sans perdre une minute, en avait profité pour
attaquer Wurmser sur les lignes de Wissembourg; qu’il l’avait battu
complètement au Gaisberg, de sorte qu’à cette heure les Prussiens sont
en retraite sur Mayence, les Autrichiens sur Gemersheim, et que le
territoire de la République est débarrassé de tous ses ennemis.

«Quant à moi, je suis maintenant à Wissembourg, accablé d’ouvrage;
madame Thérèse, le petit Jean et les restes du 1er bataillon occupent la
place, et l’armée marche sur Landau, dont l’heureuse délivrance fera
l’admiration des siècles futurs.

«Bientôt, bientôt, mes chers amis, nous suivrons l’armée, nous passerons
par Anstatt, couronnés des palmes de la victoire; nous pourrons encore
une fois vous serrer sur nos cœurs, et célébrer avec vous le triomphe de
la justice et de la liberté.

«O chère liberté! rallume dans nos âmes le feu sacré dont brûlèrent
jadis tant de héros; forme au milieu de nous des générations qui leur
ressemblent; que le cœur de tout citoyen tressaille à ta voix; inspire
le sage qui mérite; porte l’homme courageux aux actions héroïques; anime
le guerrier d’un enthousiasme sublime; que les despotes qui divisent les
nations pour les opprimer disparaissent de ce monde, et que la sainte
fraternité réunisse tous les peuples de la terre dans une même famille!

«Avec ces vœux et ces espérances, la bonne madame Thérèse, petit Jean et
moi nous vous embrassons de cœur.

«JACOB WAGNER.»

«_P.-S._--Petit Jean recommande à son ami Fritzel d’avoir bien soin de
Scipio.»

La lettre de l’oncle Jacob nous remplit tous de joie, et l’on peut
s’imaginer avec quelle impatience nous attendîmes dès lors le 1er
bataillon.

Cette époque de ma vie, quand j’y pense, me produit l’effet d’une fête;
chaque jour nous apprenions quelque chose de nouveau: après l’occupation
de Wissembourg, la levée du siège de Landau, puis la prise de
Lauterbourg, puis celle de Kaiserslautern, puis l’occupation de Spire,
où les Français recueillirent un grand butin, que Hoche fit transporter
à Landau, pour indemniser les habitants de leurs pertes.

Autant les gens du village avaient crié contre nous, autant alors ils
nous tenaient en vénération. Il était même question de mettre Koffel du
conseil municipal et de nommer le mauser bourgmestre; on ne savait pas
pourquoi, car personne jusqu’alors n’avait eu cette idée; mais le bruit
commençait à se répandre que nous allions redevenir Français, que nous
avions été Français quinze cents ans auparavant, et que c’était une
abomination de nous avoir tenus si longtemps en esclavage.

Richter avait pris la fuite, sachant bien ce qui l’attendait, et Joseph
Spick ne sortait plus de sa baraque.

Chaque jour, les gens de la grande rue regardaient sur la côte pour voir
arriver les véritables défenseurs de la patrie; malheureusement la
plupart suivaient la route de Wissembourg à Mayence, laissant Anstatt
sur leur gauche, dans la montagne; on ne voyait passer que des
traînards, qui coupaient au court par la traverse du Bourgerwald. Cela
nous désolait, et nous finissions par croire que notre bataillon
n’arriverait jamais, lorsqu’une après-midi le mauser entra tout
essoufflé en criant:

«Les voilà... ce sont eux!»

Il revenait des champs, la pioche sur l’épaule, et de loin il avait vu
sur la route une foule de soldats. Tout le village savait déjà la
nouvelle, tout le monde sortait. Moi, ne me possédant plus
d’enthousiasme, je courus à la rencontre de notre bataillon, avec Hans
Aden et Frantz Sépel, que je rencontrai sur la route. Il faisait du
soleil, la neige fondait, les flaques de boue éclataient autour de nous
comme des obus à chaque pas; mais nous n’y prenions pas garde, et durant
une demi-heure nous ne cessâmes point de galoper. La moitié du village,
hommes, femmes, enfants, nous suivaient en criant: «Ils arrivent... ils
arrivent!» Les idées des gens changent d’une façon singulière, tout le
monde était alors ami de la République.

Une fois sur la montée de Birkenwald, Hans Aden, Frantz Sépel et moi
nous vîmes enfin notre bataillon qui s’approchait à mi-côte, le sac au
dos, le fusil sur l’épaule, les officiers derrière les compagnies. Plus
loin, sur le grand pont, défilaient les voitures. Tout cela s’avançait
en sifflant, en causant, comme les soldats en route; l’un s’arrêtait
pour allumer sa pipe, l’autre donnait un coup d’épaule pour relever son
sac; on entendait des voix glapissantes, des éclats de rire, car les
Français sont ainsi, quand ils marchent en troupe, il leur faut toujours
des histoires et de joyeux propos pour entretenir leur bonne humeur.

Moi, dans cette foule je ne cherchais des yeux que l’oncle Jacob et
madame Thérèse; il me fallut quelque temps pour les découvrir à la queue
du bataillon. Enfin je vis l’oncle, il était derrière, à cheval sur
_Rappel_. J’eus d’abord de la peine à le reconnaître, car il avait un
grand chapeau républicain, un habit à revers rouges et un grand sabre à
fourreau de fer; cela le changeait d’une façon incroyable, il paraissait
beaucoup plus grand; mais je le reconnus tout de même, ainsi que madame
Thérèse sur sa charrette couverte de toile, avec son même chapeau et sa
même cravate; elle avait les joues roses et les yeux brillants; l’oncle
chevauchait près d’elle, ils causaient ensemble.

Je reconnus aussi le petit Jean, que je n’avais vu qu’une fois; il
marchait, un large baudrier orné de baguettes en travers de la poitrine,
les bras couverts de galons, et son sabre ballottant derrière les
jambes. Et le commandant, et le sergent Laflèche, et le capitaine que
j’avais conduit dans notre grenier, et tous les soldats, oui, presque
tous je les reconnaissais, il me semblait être dans une grande famille;
et le drapeau couvert de toile cirée me faisait aussi plaisir à voir.

Je courais à travers tout le monde, Hans Aden et Frantz Sépel avaient
déjà trouvé des camarades, moi je marchais toujours, j’étais à trente
pas de la charrette et j’allais appeler: «Oncle! oncle!» quand madame
Thérèse, se penchant par hasard, s’écria d’une voix joyeuse:

«Scipio!»

Dans le même instant, Scipio, que j’avais oublié chez nous, tout effaré,
tout crotté, sautait dans la voiture.

Aussitôt petit Jean s’écria:

«Voici Scipio!»

Et le brave caniche, après avoir passé deux ou trois fois ses grosses
moustaches sur les joues de madame Thérèse, bondit à terre et se mit à
danser autour de petit Jean, aboyant, poussant des cris et se démenant
comme un bienheureux. Tout le bataillon l’appelait:

«Scipio, ici!... Scipio!... Scipio!»

L’oncle venait de m’apercevoir et me tendait les bras du haut de son
cheval. Je m’accrochai à sa jambe, il me leva et m’embrassa; je sentis
qu’il pleurait et cela m’attendrit. Il me tendit ensuite à madame
Thérèse, qui m’attira dans sa charrette en me disant:

«Bonjour, Fritzel.»

Elle paraissait bien heureuse et m’embrassait les larmes aux yeux.

Presque aussitôt le mauser et Koffel arrivèrent, donnant des poignées de
main à l’oncle; puis les autres gens du village, pêle-mêle avec les
soldats, qui remettaient aux hommes leurs sacs et leurs fusils pour les
porter en triomphe, et qui criaient aux femmes:

«Hé! la grosse mère!... La jolie fille!... par ici!... par ici!»

C’était une véritable confusion, tout le monde fraternisait, et au
milieu de tout cela, c’était encore petit Jean et moi qui paraissions
les plus heureux.

«Embrasse petit Jean, me criait l’oncle.

--Embrasse Fritzel, disait madame Thérèse à son frère.»

Et nous nous embrassions, nous nous regardions émerveillés.

«Il me plaît, cria petit Jean, il a l’air bon enfant.

--Toi, tu me plais aussi», lui dis-je, tout fier de parler en français.

Et nous marchions bras dessus bras dessous, tandis que l’oncle et madame
Thérèse se souriaient l’un à l’autre.

Le commandant me tendit aussi la main en disant:

«Hé! docteur Wagner, voici votre défenseur.--Tu vas toujours bien, mon
brave?

--Oui, commandant.

--A la bonne heure!»

C’est ainsi que nous arrivâmes aux premières maisons du village. Alors
on s’arrêta quelques instants pour se mettre en ordre, petit Jean
accrocha son tambour sur sa cuisse, et le commandant ayant crié: «En
avant, marche!» les tambours retentirent.

Nous descendîmes la grand’rue, marchant tous au pas et nous réjouissant
d’une entrée si magnifique. Tous les vieux et les vieilles qui n’avaient
pu sortir étaient aux fenêtres et se montraient l’oncle Jacob, qui
s’avançait d’un air digne derrière le commandant entre ses deux aides.
Je remarquai surtout le père Schmitt, debout à la porte de sa baraque;
il redressait sa haute taille voûtée et nous regardait défiler avec un
éclair dans l’œil.

Sur la place de la fontaine le commandant cria: «Halte!» On mit les
fusils en faisceaux, et tout le monde se dispersa, les uns à droite, les
autres à gauche; chaque bourgeois voulait avoir un soldat, tous
voulaient se réjouir du triomphe de la République une et indivisible;
mais ces Français, avec leurs mines joyeuses, suivaient de préférence
les jolies filles. Le commandant vint avec nous. La vieille Lisbeth
était déjà sur la porte, ses longues mains levées au ciel, et criait:

«Ah! madame Thérèse... ah! monsieur le docteur!...»

Ce furent de nouveaux cris de joie, de nouvelles embrassades. Puis nous
entrâmes, et le festin de jambon, d’andouilles et de grillades arrosées
de vin blanc et de vieux bourgogne commença: Koffel, le mauser, le
commandant, l’oncle, madame Thérèse, petit Jean et moi, je vous laisse à
penser quelle table, quel appétit, quelle satisfaction!

Tout ce jour-là, le 1er bataillon resta chez nous; puis il lui fallut
poursuivre sa route, car ses quartiers d’hiver étaient à Hacmatt, à deux
petites lieues d’Anstatt. L’oncle resta au village, il déposa son grand
sabre et son grand chapeau; mais depuis ce moment jusqu’au printemps, il
ne se passa pas de jour qu’il ne fût en route pour Hacmatt: il ne
pensait plus qu’à Hacmatt.

De temps en temps madame Thérèse venait aussi nous voir avec petit Jean;
nous riions, nous étions heureux, nous nous aimions!

Que vous dirai-je encore? Au printemps, quand commence à chanter
l’alouette, un jour on apprit que le 1er bataillon allait partir pour la
Vendée. Alors l’oncle, tout pâle, courut à l’écurie et monta sur son
_Rappel_; il partit ventre à terre, la tête nue, ayant oublié de mettre
son bonnet.

Que se passa-t-il à Hacmatt! Je n’en sais rien; mais ce qu’il y a de
sûr, c’est que le lendemain, l’oncle, fier comme un roi, revint avec
madame Thérèse et petit Jean, qu’il y eut grande noce chez nous,
embrassades et réjouissances. Huit jours après, le commandant Duchêne
arriva avec tous les capitaines du bataillon. Ce jour-là, les
réjouissances furent encore plus grandes. Madame Thérèse et l’oncle se
rendirent à la mairie, suivis d’une longue file de joyeux convives. Le
mauser, qu’on avait nommé bourgmestre à l’élection populaire, nous
attendait, son écharpe tricolore autour des reins. Il inscrivit l’oncle
et madame Thérèse sur un gros registre, à la satisfaction universelle;
et dès lors petit Jean eut un père, et moi j’eus une bonne mère, dont je
ne puis me rappeler le souvenir sans répandre des larmes.

J’aurais encore bien des choses à vous dire... mais c’est assez pour une
fois. Si le Seigneur Dieu le permet, un jour nous reprendrons cette
histoire qui finit, comme toutes les autres, par des cheveux blancs et
les derniers adieux de ceux qu’on aime le plus au monde.


6-30.--Imprimerie HACHETTE, rue Stanislas.--Paris.





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MADAME THÉRÈSE ***
        

    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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