A quoi tient l'amour?

By Emile Blémont

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Title: A quoi tient l'amour?

Author: Emile Blémont

Release Date: June 2, 2004 [EBook #12487]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK A QUOI TIENT L'AMOUR? ***




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_EMILE BLÉMONT_



A quoi tient l'Amour

Contes de France et d'Amérique



DCCCCIII





_L'auteur du présent volume s'est décidé, sur les demandes réitérées qui
lui ont été faites, à rassembler les petits romans et les esquisses de
moeurs qu'il avait éparpillés dans les journaux et les revues au cours
de sa vie littéraire.

Plusieurs de ces pages remontent à un temps presque oublié déjà; s'il en
a daté quelques-unes, c'est tout simplement pour ne point tomber sous
le reproche d'y avoir imité les confrères qui, au contraire, en ont pu
profiter._




I

A QUOI TIENT L'AMOUR




Lucile Fraisier


I

Vers le commencement de juillet 1870, après une journée de soleil sans
nuages, la petite ville picarde de Verval-sur-Orle, si calme et si
riante, s'ouvrait à l'air tiède du crépuscule, où déjà flottait
une caressante fraîcheur. Et, tandis que les flammes du couchant
s'éteignaient en lentes dégradations de lumière, en vastes nappes
orangées, en glacis d'un vert tendre et limpide, en fines ombres
violettes, la lune montait à l'orient dans l'éther pur, baignant d'une
sereine blancheur les coteaux boisés, les champs de blé et de seigle,
les prairies, les jardins, les maisons à demi cachées dans le feuillage.
Des souffles apportaient de la foret prochaine l'odeur des troènes
fleuris, et, sur l'eau vive miroitant parmi les branches, faisaient
bruire les saules nains et les hauts peupliers, jusqu'aux rampes du pont
de pierre qui, là-bas, s'arquait, massif et brun, entre les deux rives,
un peu en aval du confluent de l'Orle et de la Sorelle.

Tout, dans cette bourgade champêtre, respirait la paix, l'harmonie, la
confiance, la fécondité. Le ciel se mêlait à la terre dans une intimité
mystérieuse; et l'âme épanouie de ce pays généreux palpitait avec
douceur sous l'immense et léger dôme d'azur.

Mais la sérénité de cet admirable soir ne semblait pas avoir la moindre
influence sur François Rouillon, qui, seul, préoccupé, insensible à
l'arôme des lys, indifférent au charme de l'obscurité transparente et
de la lumière lactée, allait et venait silencieusement, entre les
plates-bandes et sous les tilleuls de son jardin, sans pouvoir apaiser
la fièvre qui le brûlait. C'était un homme de moyenne taille, qui devait
avoir de trente-cinq à quarante ans, bien bâti, robuste, la poitrine
ample, les épaules carrées, le cou gros et court, la tête ronde comme
un boulet, les traits énergiques, l'air intelligent mais dur, le front
large mais bas, avec des yeux de braise ardente sous un fouillis
de sourcils épais et de cheveux d'un brun roux qui bouclaient
naturellement.

Il avait dîné à la hâte, s'était rasé soigneusement, avait changé de
vêtements en prêtant une attention inaccoutumée à sa toilette; puis, au
moment de sortir, avait hésité, était descendu au jardin, et là, depuis
un quart d'heure, marchait au hasard. Soit commencement de lassitude,
soit redoublement d'anxiété, il s'arrêta près des vitrages de la petite
serre, sous la verdure délicate des jasmins étoilés. Un moment il resta
immobile. Il leva machinalement les yeux vers la lune, d'où tombait
cette splendeur pâle qui éclairait le paysage comme une aube, ramena ses
regards vers la terre, aperçut près de là un banc de bois, s'y assit et
s'absorba dans ses pensées.

Mais voici que, tout d'un coup, derrière les espaliers et les haies, du
côté de l'église, monta gaîment vers le ciel, en fusées claires, parmi
les cris de joie et les éclats de rire, un choeur de fraîches voix
enfantines chantant la vieille ronde du Moulin:


          _Meunier, tu dors!
  Ton moulin, ton moulin, va trop vite.
          Meunier, tu dors!
  Ton moulin, ton moulin va trop fort._

«Parbleu! fit notre homme en relevant la tête, ces enfants ont l'air de
s'adresser à moi, bien que je ne sois meunier que par aventure. Ils ont
raison. Je dors, je rêve, quand je devrais agir. Assez réfléchi! Je ne
vis plus. Me voilà le jouet d'une femme. Et le diable sait ce qu'il y
a de terrible dans le bon petit coeur de la plus ingénue! Le doute me
devient intolérable. Dès ce soir, il me faut une réponse décisive. Quoi
qu'il arrive, au moins serai-je fixé! Si c'est non, j'en prendrai mon
parti, et j'arracherai vite cette mauvaise herbe qui m'envahit tout
entier. Mais, bah! j'aurai Lucile. Je les tiens tous. Allons.»


II

Il regagna rapidement la maison, sortit, descendit la Grand'Rue vers la
place de la Mairie, et, d'un pas sûr, entra dans la boutique située à
gauche, au coin de la rue et de la place.

Au-dessus de la devanture, par le clair de lune, on pouvait lire cette
enseigne ambitieuse:

  MAGASIN DE NOUVEAUTÉS

et plus bas, ce nom:

  CONSTANT FRAISIER

Pas de lumière dans la boutique ni dans l'arrière-boutique. Tout
au fond, brûlait simplement une petite lampe de cuisine, et l'on
distinguait à peine, derrière les mannequins à confections, les
pièces d'étoffes rangées dans les casiers ou empilées sur le bout des
comptoirs.

«Eh! la patronne! appela le visiteur d'une voix sonore et familière. La
maison est-elle abandonnée?»

Une femme parut dans la pénombre.

«Ah! c'est vous, monsieur Rouillon. Entrez donc par ici. Nous prenons le
frais en plein air. Il fait si beau!

--Bonsoir, madame Fraisier, dit Rouillon, la suivant. On dévaliserait
votre magasin sans danger.»

Il pénétra, avec elle, dans une cour formant terrasse, d'où l'on
dominait la campagne et d'où l'on pouvait descendre, par un escalier de
quelques marches, au jardinet allongé jusqu'à la rivière.

Entre les vieux murs tapissés de lierre, de vigne vierge et de
chèvrefeuille, sous les dernières lueurs du jour, une jeune fille jouait
au volant avec une fillette. En apercevant le nouveau venu, elles
s'arrêtèrent.

«Continuez, je vous prie, mademoiselle Lucile! dit-il à la plus grande.
Ce jeu est charmant.»

Et, soulevant la plus petite pour l'embrasser au front, il ajouta:

«Tu n'as pas peur de moi, n'est-ce pas, Linette? Combien aviez-vous de
points? demanda-t-il en s'avançant vers Lucile, qui, instinctivement,
évitait son regard. Je vous ai interrompues. C'est moi qui ai fait
tomber le volant. Reprenez où vous en étiez, sans décompter!

--Y pensez-vous, monsieur Rouillon, fit leur mère. Linette a déjà joué
plus d'une heure. Elle est lasse, elle devient maladroite. D'ailleurs,
au clair de lune, on n'y voit pas comme en plein jour; et il est grand
temps de se retirer.

--Fraisier est au café?

--Il doit y être.

--J'ai à lui parler.

--Linette, va chercher ton père. Monsieur Rouillon, asseyez-vous; il
sera ici dans deux minutes.»

Linette sortit en courant.


III

«Je les tiens!» disait Rouillon tout à l'heure.

Hélas! oui, il tenait la famille Fraisier. C'était un fort habile
homme que maître François Rouillon. A vingt-quatre ans, ayant perdu en
quelques mois sa mère et son père, il était resté seul à la tête de la
maison, une tannerie qui, bon an, mal an, rapportait simplement de quoi
vivre. Il s'était mis à la besogne sans fainéantise et avait rapidement
amélioré la situation. Sur quoi, attiré par une jolie figure et une
jolie dot, il avait demandé en mariage la fille d'un commerçant parisien
qui, chaque année, passait une partie de l'été à Verval, d'où la famille
était originaire.

La demande ne fut pas agréée. Rouillon en eut un dépit furieux. Il jura
qu'on ne l'y prendrait plus; il se promit de rester célibataire jusqu'à
sa dernière heure. Il raconta, du reste, que c'était lui qui n'avait pas
voulu de la demoiselle; et il répandit les plus méchants bruits contre
cette dédaigneuse héritière, à laquelle il finit par rendre le séjour de
Verval absolument impossible.

Alors, on le vit courir les fêtes de campagne, buvant sec, jouant gros
jeu, cueillant les amours faciles chez les filles mal gardées. A ce
train-là, il négligea sa maison, fit des dettes.

A deux doigts de la ruine, il s'arrêta, trop égoïste et trop matois pour
compromettre irréparablement son avenir. Et puis, cette existence de
Lovelace campagnard commençait à l'ennuyer. Il se rangea, étonna les
gens par son acharnement au travail, par son âpreté au gain, par ses
progrès méthodiques et incessants. Il étendit considérablement ses
relations, voyagea, vint à Paris, observa les manoeuvres des adroits
spéculateurs, suivit leur exemple, avec une extrême prudence d'abord, et
bientôt avec une hardiesse avisée. Pas une bonne opération ne s'offrait
dans le pays, qu'il ne la fît ou ne tentât de la faire. Pour presque
rien, il acheta une brasserie toute neuve, superbement montée par un
homme intelligent mais sans ordre, qui s'était trouvé vite au bout de
son rouleau. Le moulin de la Sorelle tomba de semblable façon entre
ses mains. Pour le moulin et la brasserie, comme pour la tannerie
héréditaire, il sut dresser d'excellents contre-maîtres; et tout
prospérait sous sa haute direction, sans lui donner grand souci.

N'ayant plus guère de plaisir à courir la pretantaine, il prit le parti
de domestiquer l'amour. Despotique et sensuel, en guise de maîtresses il
eut des servantes, une blonde cette année-ci, une brune cette année-là,
congédiant sans tarder celle qui se montrait farouche, et ne gardant
celle qui s'apprivoisait que juste le temps de satisfaire sa fantaisie
pour elle.

Un tel manège ne pouvait durer sans quelques inconvénients. Il y eut
d'assez scabreuses histoires; il y eut même un véritable scandale.

Une grande et belle fille aux sourcils noirs, Madeleine Cibre, devint
enceinte à son service. Elle se crut des droits, prit des airs de femme
légitime. Il la renvoya brutalement. Déshonorée, reniée, chassée
comme une voleuse, elle retourna à pied dans son pays, un village des
environs.

Elle ne put aller jusque-là. Brisée de fatigue et de douleur, elle
tomba sur le chemin, où elle faillit être écrasée par la voiture du
percepteur, M. Dufriche, qui revenait chez lui, à la Villa des Roses, un
peu au-dessus de Verval.

Le percepteur était un brave homme. Il la releva, la ramena, la
recueillit par pitié dans sa maison.

Madeleine y accoucha d'un enfant mort, et pensa mourir elle-même.

Les gens de Verval n'ont pas la moindre sentimentalité. Pourtant, son
malheur la rendit sympathique à tous. Elle était bonne ouvrière, très
courageuse, très probe. Mme Dufriche finit par lui donner chez elle un
emploi régulier, et Rouillon fut quelque temps regardé comme un
monstre. Il ne broncha pas. Aux gens assez hardis pour lui marquer leur
désapprobation, il répondit:

«Avait-elle un certificat de chasteté quand je l'ai engagée? L'enfant
est-il nécessairement de moi? Si elle a été avec l'un, elle a pu aller
avec l'autre. Je ne me mêle pas de vos affaires; et je vous conseille,
dans votre intérêt, de ne pas vous mêler des miennes.»


IV

Il avait eu d'autres raisons, qu'il ne disait pas, pour agir avec cette
âpreté féroce.

Madeleine était devenue un obstacle à des projets nouvellement formés.
Sans le vouloir ni le savoir, Lucile Fraisier avait fait le miracle de
remuer jusqu'au fond du coeur cet intraitable égoïste.

En passant, en voisinant, par une pente insensible, il s'était laissé
aller au charme pur et pénétrant de la délicate jeune fille, hier encore
une enfant sans conséquence. Et maintenant, il l'aimait comme un fou,
cette petite blonde de dix-neuf ans, si simple et si gracieuse, et qu'un
rien parait admirablement, et que, chaque jour, à toute heure, il voyait
là, gaie, sereine, familière, vaillante, répandant avec douceur autour
d'elle un rayonnement d'espérance, un parfum de paradis.

Il ne se lassait pas de la regarder, assise près du comptoir, les
paupières baissées sur son ouvrage. Relevait-elle les yeux, il pouvait
à peine soutenir la clarté de ce regard jeune, qui le déconcertait, qui
l'éblouissait, comme l'aurore éblouit une bête nocturne.

Dès qu'elle n'était plus là, il retrouvait, d'ailleurs, toute sa
lucidité.

A loisir, avec science et amour, il avait préparé le filet où il devait
prendre cette précieuse demoiselle.

Une profonde habileté n'était pas nécessaire. Constant Fraisier, beau
parleur, joueur passionné, tempérament flâneur et frivole, menait
ses affaires d'une façon déplorable. Sa femme et sa fille faisaient
merveille; mais lui, ce panier percé, il avait toujours besoin d'argent.

Rouillon vint à son aide, par hasard, en bon garçon, pour l'obliger,
entre deux petits verres et deux carambolages.

Il lui prêta d'abord quelques billets de cent francs; puis, sans trop se
faire prier, mais en prenant les meilleures garanties, quelques billets
de mille francs.

Bref, il avait actuellement entre ses mains les destinées de la famille.

Il pouvait, en un clin d'oeil, poursuivre, exécuter, ruiner son
débiteur. Et sous le sentiment sérieux qui le rendait parfois si timide
et si gauche, il éprouvait, à se sentir maître de la situation, un
plaisir cruel de chat jouant avec la souris.


V

Le café n'était pas loin. Au bout de quelques minutes, Linette ramena
son père.

«Vous avez à me parler, Rouillon?» dit Fraisier, visiblement inquiet.

«Rassurez-vous, mon ami! fit rondement le visiteur. Je viens avec les
meilleures intentions du monde.»

Lucile se retirait, emmenant sa petite soeur par la main.

«Je vais coucher Linette,» dit-elle à sa mère. Elle salua Rouillon.
Il eut le plus vif désir de la retenir. Ne valait-il pas mieux parler
immédiatement devant elle, dissiper d'un seul coup toute incertitude,
emporter l'affaire d'assaut?

Mais, sous son regard limpide, il sentit un trouble étrange le
paralyser; il bégaya: «Mademoiselle... Mademoiselle!...», ne put ajouter
une syllabe et la laissa partir.

Il eut vite repris son aplomb; et, pour sa revanche, sans préambule,
sans ambages, d'une voix brève, avec autorité, en homme sûr de n'avoir à
craindre aucune contradiction, il demanda à Fraisier la main de Lucile.

Malgré son air d'indifférence et sa disparition hâtive, Lucile ne
s'était pas trompée sur le but de cette visite mystérieuse. En pareil
cas, la fille la plus innocente devient très perspicace. Aussitôt sa
soeur déshabillée et couchée, elle descendit l'escalier à tâtons,
s'avança sur la pointe des pieds dans l'ombre, et, prête à fuir dès la
moindre alerte, écouta.

«Je suis très honoré de votre demande, répondait son père à Rouillon,
très honoré et très heureux, mon ami! Si tout dépendait de moi, ce
serait déjà conclu, vous n'en doutez pas. Mais je ne puis engager Lucile
sans son aveu; je la préviendrai, je la consulterai. Il faut observer
les formes. Les femmes y sont très sensibles.

--Eh bien! consultez-la tout de suite.

--Quel amoureux vous faites! Vous menez ça comme une charge de
cavalerie.

--Je ne plaisante pas.

--Je l'espère bien. Mais voyons! puis-je l'interroger là, devant vous,
ce soir même, brusquement, crûment, sans répit ni pudeur?

--Pourquoi différer? Le temps n'est pas seulement de l'argent; c'est
aussi du bonheur. La vie est-elle si longue, qu'on doive en perdre la
meilleure part à se morfondre dans l'attente?

--Rouillon, ami Rouillon, un peu de mansuétude, un peu de patience!
N'allez pas plus vite que les violons. Ecoutez, je connais Lucile. Il ne
faut pas l'effaroucher. Ce que j'en dis, c'est pour votre bien.

--Soit! fit Rouillon, réfléchissant que Fraisier avait grand intérêt au
mariage, y aiderait de tout son pouvoir et serait pour lui un excellent
avocat. Je me résigne. Quand reviendrai-je?

--Dimanche, après déjeuner, si vous êtes libre.

--C'est convenu.»

Rouillon se leva. Mais il semblait ne pouvoir s'en aller. Il parla d'une
nouvelle entreprise qu'il avait en vue. Il se plaignit des bruits de
guerre, si désastreux pour le commerce! Il n'en finissait plus, faisant
un pas pour s'en aller, s'arrêtant et renouant la conversation.


VI

Lucile était remontée, toute tremblante, près de Linette, qui déjà
dormait dans sa couchette blanche. Elle passa dans la chambre voisine et
s'accouda, soucieuse, à la fenêtre ouverte sur la rue.

Bientôt elle tressaillit. Un pas ferme et sonore ébranlait le pavé. Dans
la partie du chemin éclairée par la lune, un jeune homme s'avançait
rapidement, le visage levé vers Lucile. Il l'avait aperçue de loin;
et elle reconnut vite cette allure franche, cette figure énergique et
cordiale, cette fine moustache brune. Un nom lui vint sur les lèvres:
André! En même temps, une inspiration lui traversa l'esprit.

«Chut!» fit-elle, un doigt devant les lèvres, au moment où il arrivait
sous la fenêtre et se disposait à lui adresser la parole.

Elle ajouta tout bas, penchée sur la barre d'appui:

«Attendez un peu, là, dans l'ombre!»

Elle s'assura que son père et Rouillon causaient encore dans la cour,
chercha sur l'étagère, y trouva un bout de papier, un crayon, et
hâtivement écrivit ces mots:

«Dans une heure, sans qu'on vous voie, venez au jardin; et attendez-nous
près de la rivière, sous les charmilles. Ma mère et moi, nous vous y
rejoindrons. C'est très grave.»

Elle plia le papier, souffla la lumière, revint à la fenêtre, puis,
personne ne les observant, laissa tomber le petit billet dans la rue et
fit signe au jeune homme, dès qu'il l'eut ramassé, de s'éloigner sans
retard.

Il était temps. A peine avait-il disparu, qu'elle entendit le bruit
des pas et des voix au rez-de-chaussée. Rouillon se décidait à prendre
congé.

Elle le regarda s'éloigner à son tour. Quand elle l'eut vu, de loin,
rentrer chez lui, elle ralluma son bougeoir et redescendit l'escalier.


VII

«Ah! te voilà maintenant, fit son père; je gage que tu sais pourquoi
l'ami Rouillon est venu.

--C'est vrai. Je m'en doutais. J'ai écouté, j'ai entendu.

--Cela simplifie tout. Hein! quel brave garçon! Comme il t'aime! Sa voix
tremblait. Il n'est pas commode avec tout le monde, ce gaillard-là; mais
toi, tu feras de lui ce que tu voudras. Sais-tu qu'il a plus de deux
cent mille francs, tandis que nous n'avons que des dettes? Heureusement
notre plus gros créancier, c'est lui. Quand Linette m'a annoncé tout à
l'heure qu'il avait à me parler, j'ai eu froid dans le dos. D'un trait
de plume, il peut nous mettre sur le pavé.

--Vous me conseillez donc de l'épouser, et vous pensez que je n'y aurai
aucune répugnance?

--Dame! c'est un parti superbe, inespéré; et que pourrais-tu lui
reprocher, Lucile? répondit Fraisier avec volubilité, comme s'il
éprouvait inconsciemment le besoin de pallier à ses propres yeux ce
qu'il y avait d'égoïste et d'un peu vil dans sa pensée et dans sa
conduite.

--Ce que je lui reproche, père, je vais vous le dire. C'est qu'il vous
a prêté de l'argent pour vous tenir en son pouvoir, pour vous ôter
la faculté de lui refuser ma main, pour me contraindre d'être à lui.
Prétendrez-vous qu'il n'ait pas fait ce calcul? Je sens, je suis sûre
qu'il l'a fait. Eh bien! c'est lâche. Je ne puis aimer un tel homme.
Fût-il vingt fois plus riche, il ne me serait pas moins odieux.

--Comment? tu lui sais mauvais gré de m'avoir aidé, et tu lui fais un
crime de t'adorer! Lucile, c'est de la folie. Tu ne le connais pas. On
t'aura dit du mal de lui. On le jalouse, à cause de sa fortune rapide.
Mais François Rouillon est un honnête homme, je te l'affirme; et il
n'est point du tout un homme à mépriser. Tu reviendras à de meilleurs
sentiments sur son compte. Il faut être juste, au moins.

--Père, j'ai toujours respecté vos volontés. Pardonnez-moi si je résiste
aujourd'hui. Il y va de toute ma vie. Quel que puisse être le caractère
de M. Rouillon, j'ai pour lui une antipathie insurmontable. Il me
rendrait malheureuse, et je ne le rendrais pas heureux. Ce mariage ne
doit pas se faire.»

Fraisier était anéanti. Qu'allaient-ils devenir tous? Que dirait, que
ferait Rouillon?

«Malheureuse! s'écria le pauvre homme, tu veux donc notre ruine!»

Mme Fraisier intervint:

«Constant, laisse Lucile s'expliquer avec moi. Tu vois bien qu'elle est
énervée ce soir. Demain, nous causerons tous les trois à tête reposée.»

Fraisier se leva sans répondre et se mit à marcher de long en large,
désorienté, furieux, perplexe. Puis, machinalement, il alla fermer
le magasin, sortit en ruminant des projets confus; et bientôt il se
retrouvait au café, où on l'attendait pour finir et régler une partie
interrompue. Le démon du jeu reprit possession de ce faible cerveau.

«Sa mère lui fera entendre raison,» se dit-il.

Et il remit au lendemain les affaires sérieuses.


VIII

«Ma pauvre Lucile!» fit douloureusement Mme Fraisier, en embrassant sa
fille, quand il les eut laissées seules.

Sous ses bandeaux plats de cheveux grisonnants, Mme Fraisier était
restée la femme tendre et un peu romanesque, qui naguère avait
passionnément aimé son mari. N'ayant pu le tenir longtemps en haute
estime, délaissée, ruinée par lui, elle ne vivait plus maintenant que
pour ses deux enfants.

«Sois tranquille, mère! lui répondit Lucile; je saurai me défendre.»

Et l'entraînant doucement au jardin, baigné des calmes rayons blancs, la
jeune fille s'achemina avec elle vers la rivière, par l'allée du milieu,
entre les poiriers en quenouille, les ifs sombres et les hautes bordures
de buis.

«Il ne faut pas désespérer, reprit-elle. Quelqu'un nous attend, là, sous
les charmilles, qui nous donnera, j'en suis sûre, bon conseil et bon
secours.

--Qui? André?

--Oui. J'ai pu le prévenir tout à l'heure, comme il passait devant la
maison.

--Tu ne crains pas?...

--Avec toi et avec lui, mère, que puis-je craindre? Nous n'avons fait et
ne ferons rien de mal. Tu sais comment, André et moi, nous nous aimons.
En ta présence, avec ton assentiment, nous nous sommes engagés l'un
envers l'autre, loyalement, pieusement, pour toujours. Nous resterons
fidèles à notre parole, quoi qu'on fasse contre nous. C'est notre droit,
c'est notre devoir. Regarde, voici André!»

Le jeune homme était devant elles.

«Un malheur vous est-il arrivé? leur dit-il précipitamment.

--Il est arrivé, affirma Lucile, ce qui devait arriver tôt ou tard.
François Rouillon a demandé ma main.

--Ah!... c'est grave, en effet. Savez-vous exactement ce que M. Fraisier
lui doit?

--Nous lui devons vingt mille francs, fit Mme Fraisier.

--Vingt mille francs! Je ne croyais pas la somme aussi forte. J'ai vendu
mes terres un bon prix; mais, avec tout l'argent que j'ai pu réunir, je
reste loin de compte. Il est vrai que la liquidation de votre magasin
produirait quelque chose. Vous êtes décidés à céder le fond, n'est-ce
pas?

--Il faudra bien que mon mari s'y résigne. Nous perdons de l'argent
chaque année. Mais nous n'avons pas d'acquéreur, et une vente forcée
serait désastreuse. Pour que la cession nous donne à peu près de quoi
désintéresser M. Rouillon, il est indispensable qu'elle ait lieu dans de
bonnes conditions. Nous irions vivre alors avec mes parents. Au moins,
l'héritage de mon père ne serait pas compromis d'avance. Je voudrais
sauver cela pour mes deux filles. Comment faire? Comment gagner du
temps? M. Rouillon doit revenir dimanche; il exigera une réponse
définitive. Un refus ferait immédiatement éclater l'orage.

--Mère, je suis incapable de ruser avec lui. Si je lui laissais la
moindre espérance, je me croirais inexcusable.

--Lucile a raison, madame. Elle doit rester en dehors de cette affaire.

--Croyez-vous que ce soit possible?

--Si vous ne trouvez rien de mieux, dites qu'elle est trop jeune pour se
marier maintenant.

--Il ne se paiera point d'une semblable défaite.

--Opposez donc la question de santé. Le docteur Farel vous est dévoué.
Confiez-vous à lui. Qu'il ajourne le mariage à six mois, à un an! Que
peut objecter Rouillon? D'ici là, nous aviserons.

--C'est encore le moyen le plus simple et le plus sûr, dit Mme Fraisier.

--Et jusqu'à nouvel ordre, ajouta vivement Lucile, que personne, même
mon père, surtout mon père, ne se doute que je refuse M. Rouillon pour
André! Mon père pourrait nous trahir sans le vouloir, sans y prendre
garde. Et M. Rouillon est capable de tout. Il me fait peur.»

Un instant, ils restèrent tous les trois silencieux et pensifs. Onze
heures sonnèrent dans la nuit claire et paisible, au vieux clocher dont
le double pignon brun se dessinait non loin d'eux, sous la blancheur
du ciel. Il fallut se séparer. André regagna le bord de la rivière, se
retourna pour envoyer un dernier baiser à Lucile et disparut dans la
feuillée.

«Jamais je n'accepterai M. Rouillon, j'aimerais mieux mourir!» répétait
Lucile à sa mère en revenant vers la maison, tandis qu'une brise légère
inclinait la pointe effilée des grands ifs.


IX

Le dimanche suivant, quand Rouillon revint, Lucile était absente. Mme
Dufriche, cousine de sa mère, l'avait invitée, ainsi que Linette, à
passer la journée à la Villa des Roses. Le soir, M. et Mme Fraisier
devaient y dîner avec leurs deux filles, pour fêter le cinquantième
anniversaire du percepteur.

Fraisier, la mort dans l'âme, reçut Rouillon avec une physionomie
souriante. Afin de chasser les idées noires, il but en sa compagnie
quelques gouttes d'un généreux cognac. Il semblait n'avoir à lui dire
que les choses les plus agréables.

Il lui fit les plus chaleureux témoignages d'estime et d'amitié. Il
parlait déjà comme un beau-père. Pas l'ombre d'une difficulté
à l'horizon. C'était parfaitement entendu, convenu. Seulement,
insinua-t-il, en dorant ses paroles d'un gros rire amical, seulement
Rouillon était trop pressé. Il fallait patienter un peu. Lucile avait
une santé si délicate! Tout l'hiver et tout le printemps, elle avait dû
se soigner, prendre des toniques. Et le docteur ne voulait pas la marier
avant la vingtième année. On avait beau dire, il restait inexorable, le
terrible docteur!

Ainsi le pauvre Fraisier défilait, avec le plus gracieux naturel, tout
son chapelet de phrases soigneusement préparées, atténuant bien vite la
moindre expression dangereuse, mettant une conviction persuasive en tout
ce qu'il disait, s'arrêtant parfois une seconde pour juger de l'effet
produit, guettant un mot, un geste de Rouillon, puis reprenant son petit
discours d'un air dégagé, mais avec une anxiété profonde. Rouillon,
devenu tout d'un coup très pâle, le laissa parler jusqu'à épuisement
total de son éloquence familière. Il y eut alors un silence gênant.

«Avez-vous fait part de ma demande à Mlle Lucile? dit enfin Rouillon
d'une voix sèche.

--Non. Sa mère avait des scrupules et a voulu, tout d'abord, consulter
le docteur. Après quoi, nous avons cru préférable de ne rien dire à
Lucile pour le moment. Nous devons la ménager. Pour vous, c'est quelques
mois à attendre; voilà tout. Il ne faut pas nous en vouloir.»

Rouillon baissa la tête.

«J'aurais dû, l'autre soir, parler devant elle, fit-il tout bas.

--Venez nous voir quand il vous plaira, s'écria Fraisier avec
empressement; et parlez-lui à votre guise! Je m'en rapporte à vous. Mais
je vous conseille de ne rien brusquer. Allez doucement. Elle vous saura
gré de votre réserve et de vos attentions.

--C'est juste, répondit Rouillon; je verrai ce que je dois faire.
Adieu.»

Et tandis que Fraisier lui prodiguait les bonnes paroles, il s'en alla
lentement, les yeux troubles, la tête lourde.

Au bout d'une vingtaine de pas, il se souvint qu'il avait encore dans
sa poche un petit bracelet d'or, dont il devait faire cadeau à Lucile.
Superstitieusement, il s'imagina que, s'il le gardait, ce serait un
mauvais signe. Vite, il rebroussa chemin. Trouvant la porte du magasin
fermée, il prit une ruelle latérale qui menait au jardin. Sur le point
d'entrer, il s'arrêta. M. et Mme Fraisier, absorbés par une vive
altercation, ne l'avaient pas entendu, ne le voyaient pas.

«C'est toi qui lui montes la tête contre Rouillon, disait Fraisier avec
colère.

--Lucile l'a pris en aversion, répliquait sa femme. Je n'y puis
absolument rien. Elle ne veut pas entendre parler de lui. Ce mariage ne
se fera jamais. Arrangeons-nous en conséquence.»

Rouillon chancela, comme sous un coup de massue. Blême, la sueur froide
au front, il s'appuya contre le mur et resta une minute anéanti. Puis,
dans un obscur sentiment de honte, de douleur et de rage, à pas de loup,
sans faire de bruit, il s'éloigna.


X

Arrivé chez lui, il se laissa choir sur un siège; et pendant plus d'une
heure, il n'eut la force ni de bouger, ni de penser. Sur lui pesait une
lassitude étrange, un abattement morne, un désespoir noir. Il avait
l'instinct confus d'un écroulement dans sa destinée et l'obscur
pressentiment d'un avenir sinistre.

«Elle ne m'aime pas! elle ne m'aimera jamais!» fit-il d'une voix sourde,
en se dressant tout d'un coup, comme si un éclair venait de traverser
l'ombre orageuse qui l'enveloppait.

Il retomba, hagard. Les pensées maintenant se pressaient, se heurtaient
tumultueusement sous son crâne. Pourquoi Lucile ne l'aimait-elle pas?
Pourquoi cette aversion contre lui?

Elle devait en aimer un autre. Qui?

Plusieurs figures se levèrent presque simultanément dans sa mémoire.
Ses soupçons finirent par se concentrer sur trois jeunes gens. Ceux-ci
revenaient toujours le hanter, semblaient effacer les autres. Et, pesant
toutes leurs chances, fouillant avidement le passé, il faisait une
investigation minutieuse dans ses souvenirs. Tel incident, d'abord
négligé, l'obsédait à cette heure. Tel détail, jusqu'alors insignifiant,
prenait une singulière importance. Rien de décisif, cependant; rien de
précis, rien de sûr.

Voyons! était-ce Prosper Dufriche, le fils de ce percepteur qui naguère
avait recueilli Madeleine Cibre, et chez qui, justement, Lucile passait
la journée présente? Quelle élégance hardie avait ce fier et robuste
gaillard, sous son brillant uniforme d'officier, avec sa moustache
gauloise, ses yeux clairs, son profil aquilin! Et ce dimanche-là, ne
se trouvait-il pas à Verval, pour l'anniversaire de son père? Mais sa
garnison était à plus de quarante lieues; et le lieutenant ne séjournait
à la Villa des Roses que fort peu de temps, à de longs intervalles.

D'autre part, que penser de Jean Savourny, l'instituteur? Veuf depuis
dix-huit mois, ce mélancolique personnage, maigre, brun, barbu, dont
le regard noir avait un éclat et une douceur bizarres, était toujours
fourré chez les Fraisier, avec sa petite fille, une amie de Linette.
Son air intelligent, sa voix musicale, ses façons étranges, pouvaient
séduire un coeur naïf et romanesque.

Il y avait aussi Victor Moussemond, le fils de l'huissier, un petit
monsieur fat et pédant, qui devait plus tard succéder à son père, et
qu'on appelait familièrement Toto Mousse. Le monocle à l'oeil, l'allure
insolente, le teint fleuri, la lèvre gourmande et toujours rasée de
frais, Toto se vantait volontiers d'un tas de bonnes fortunes et posait
pour le type qui ne trouve pas de cruelles. Il habitait en face du
magasin de nouveautés, et n'épargnait rien pour fasciner sa petite
voisine, qu'il poursuivait ostensiblement de ses galanteries
triomphales.

Rouillon ne pouvait écarter ces trois figures. C'était une
hallucination, une possession. Certainement, il devait sa déconvenue à
l'un de ces trois hommes. Il en était convaincu. Conviction violente,
passionnée, impérieuse, absolue. Il voulut les revoir réellement, les
observer de ses yeux. Il ne s'y tromperait pas, il saurait vite la
vérité.

Dans ce but, il sortit. Il réussit à les rencontrer tous les trois. Il
eut le courage de les aborder. Il leur parla, les fit parler. Mais il
rentra sans avoir acquis une certitude, et vainement se creusa la tête
toute la nuit.

Il n'avait pas songé un seul instant à André Jorre, le maître
bourrelier, qui, revenu de Paris depuis deux ans, était établi en haut
du bourg, devant les hêtres, dans la maison aux trois marches, où il
vivait tranquillement avec son père infirme, sa bonne vieille mère et
son jeune frère Paul. Ce discret travailleur se montrait peu, ne faisait
guère parler de lui, et s'était bien gardé de compromettre Lucile.


XI

Rouillon n'eut pas le loisir de poursuivre longtemps son enquête.

Le 15 juillet, la guerre était déclarée entre la France et la Prusse.
Les catastrophes se précipitèrent. L'Empire croula. Paris fut bloqué.
Les Allemands pénétrèrent jusqu'au coeur de la France.

Dès les premiers chocs sur la frontière, on en avait cruellement
ressenti le contre-coup à Verval. Quelques jours après la bataille de
Reichshoffen, M. et Mme Dufriche ramenaient chez eux leur fils Prosper,
grièvement blessé dans la mêlée. Un soldat dévoué avait pu l'emporter à
travers un déluge de mitraille.

Aux époques tragiques, les caractères s'accentuent naturellement avec un
singulier relief, comme sous l'influence de réactifs violents. Chacun,
dans la petite ville, fut surexcité par les désastres. Celui-ci levait
au ciel des bras désespérés, et vingt fois par jour déclarait tout
perdu; celui-là, sous une gravité triste, gardait l'espoir et la
vigueur, comme un arbre toujours vert sous la neige et le vent glacé.
Toto Mousse, pour qui son père avait à grand'peine trouvé un remplaçant
payé au poids de l'or, ne songeait plus, oh! plus du tout, à la
bagatelle; tremblant la peur, il restait nuit et jour terré chez lui,
comme un lièvre au gîte.

Tous les hommes valides étaient partis. André Jorre, ancien soldat,
avait été rappelé sous les drapeaux.

Un soir, par un ciel étoilé, dans les charmilles du jardin, il fit ses
adieux à Lucile. Elle ne put, entre sa mère et lui, se défendre de
pleurer.

«André, lui dit-elle à travers ses larmes, en lui donnant un petit
nécessaire arrangé par elle et où elle avait glissé son portrait, André,
faites votre devoir, tout votre devoir! Autrement, nous ne serions pas
dignes d'être heureux. Mais pensez un peu à moi, qui penserai toujours à
vous.»

Rouillon, âgé de trente-sept ans, n'avait pas été atteint par la loi de
recrutement. Il s'était promis, d'ailleurs, puisqu'il était adjoint
au maire, d'en profiter pour ne se laisser imposer d'aucune façon le
service militaire.

Il n'avait pas plus renoncé aux affaires qu'à la conquête de Lucile. Sa
passion pour Mlle Fraisier, si profonde qu'elle fut, avait laissé
intact son instinct commercial. Ayant flairé les événements longtemps
à l'avance et prévu une hausse énorme sur les cuirs, il avait fait des
achats de tous les côtés avant la déclaration de guerre; maintenant il
réalisait de superbes bénéfices.

Cela l'occupait, lui fournissait une diversion utile, mais n'apaisait
point sa méchante humeur. La proclamation de la République le rendit
furieux.

Cette guerre, qu'on voulait continuer malgré tout, lui semblait
inepte et désolante. Il n'y avait plus d'armée. Comment résister aux
innombrables envahisseurs? Pourrait-on les empêcher de mettre toute la
France au pillage?

Bientôt ils seraient à Verval. Et alors, quel gâchis! Plus de sécurité
pour les gens ni pour les biens!

Ah! comme il rabrouait les exaltés; comme il se gênait peu pour les
traiter publiquement de fous!

Et comme il rabattait le caquet démocratique de Constant Fraisier, qui
prêchait la lutte à outrance!


XII

L'ennemi, cependant, gagnait chaque jour du terrain. Le 2 octobre,
Verval eut une première alerte. Des troupes allemandes apparurent au
loin, dans la plaine, par grandes masses noires; et l'on vit les uhlans
chevaucher de l'autre côté de l'eau. Mais on avait fait sauter le pont,
et ce jour-là ils durent se borner à une promenade platonique.

Le surlendemain, un détachement d'infanterie occupa le hameau de
Saint-Maxin, à droite de la Sorelle. Deux hommes, d'abord, traversèrent
la rivière sur un arbre creux, et reconnurent l'endroit. Puis, ils
firent un radeau sur lequel passèrent une quarantaine de soldats; et
cette avant-garde s'établit dans une ferme, à l'angle formé par le
confluent de la Sorelle et de l'Orle, afin de rétablir le pont, tant
bien que mal, au plus vite.

Personne ne bougeait dans le bourg. Nul ne songeait à la défense; et les
voitures où l'on avait entassé les armes de la garde nationale étaient
déjà parties. Une compagnie de francs-tireurs les ramena. Le capitaine
s'installa à la mairie, convoqua les autorités, déclara qu'il fallait
résister, débusquer les Allemands de leur poste avancé. Il fit appel aux
hommes de bonne volonté, distribua les fusils. Vainement le maire et
quelques conseillers municipaux protestèrent de tout leur pouvoir;
vainement se démena François Rouillon qui, sachant la méthode des
Prussiens, redoutait les conséquences d'une pareille équipée.

«Les voilà bien, criait-il, ces bandits de francs-tireurs! Ils
sacrifient tout, parce qu'ils n'ont rien à perdre. Ils ruineraient vingt
départements pour faire parler d'eux.»

Les trembleurs eurent beau dire; ils ne purent obtenir qu'on se tînt
tranquille. On attaqua au milieu de la nuit. L'ennemi, surpris, eut
plusieurs hommes tués ou blessés et se retira précipitamment sur la rive
droite, abandonnant ses travaux, qui furent anéantis.

L'enthousiasme causé par ce succès dura peu. On apprit la capitulation
de Neuville-le-Fort. Les francs-tireurs gagnèrent les bois à la hâte,
et bientôt un corps d'armée allemand, arrivant par la rive gauche de
l'Orle, ouvrit sur Verval un bombardement préliminaire qui fit crouler
le clocher et alluma plusieurs incendies. Puis des cavaliers verts et
rouges, au casque à chenille, prirent possession de la place.

Comme Rouillon remontait de la cave où il s'était réfugié, il s'entendit
appeler de la rue. Il s'avança sur le seuil et vit trois cavaliers
ennemis, arrêtés devant sa maison.

«Me reconnaissez-vous? lui dit l'un d'eux en riant. Eh! eh! j'ai
travaillé ici pour le roi de Prusse.»

En effet, sous l'uniforme des chevau-légers bavarois, Rouillon reconnut
un ancien employé du chemin de fer, Karl Stein, qui avait passé
plusieurs années dans le pays.

«Marche! lui cria cet homme, changeant subitement de façons. Tu seras
notre otage. C'est la guerre.»

Il lui mit le pistolet sur la tempe; et les deux autres cavaliers,
l'empoignant chacun par un bras, l'entraînèrent au trot de leurs
montures.


XIII

L'infanterie allemande s'était cantonnée hors du bourg. Le chef avait
établi son quartier général chez les Dufriche, à la Villa des Roses.

C'est là que fût mené Rouillon. On le poussa, les mains liées, dans la
salle à manger, où plusieurs officiers étaient attablés autour d'un
déjeuner copieux. Une femme les servait, Madeleine Cibre.

«Elle m'aura dénoncé!» pensa-t-il, en fixant sur elle un regard haineux.

Le plus âgé des officiers, celui qui paraissait le chef, se retourna à
demi pour considérer le prisonnier.

«Qui êtes-vous? lui dit-il.

--François Rouillon.

--Vous êtes adjoint au maire, vous êtes un des plus riches
contribuables. Votre devoir était de prévenir les actes de rébellion et
de brigandage commis contre nous, l'autre nuit, dans votre commune. Vous
en serez personnellement responsable, si les coupables ne nous sont pas
livrés.

--Les coupables! mais ce sont les francs-tireurs. Ils ont quitté Verval.
Je ne puis vous en livrer un seul, moi!

--Vous dites tous la même chose ici; vous vous êtes entendus pour nous
tromper. Vous mentez, comme le maire et les deux notables que je viens
de faire enfermer dans le pavillon du jardin. Vos francs-tireurs, nous
ne les avons pas vus. Ce sont les habitants qui ont tiré sur nous.
D'ailleurs, quels que fussent les rebelles, il fallait les empêcher
d'agir.

--Ah! j'ai bien fait tout ce que j'ai pu pour cela, je vous le jure!

--Toujours le même système! Mais je ne veux pas qu'on se moque de nous.
Il importe que paysans et bourgeois perdent tout espoir de nous résister
impunément. Nous avons eu trois hommes hors de combat. Si vous persistez
tous dans votre silence, trois d'entre vous seront exécutés. Trois
autres iront en prison au delà du Rhin. Vingt maisons seront brûlées. Je
vous accorde un quart d'heure pour réfléchir. Allez.»

On emmenait déjà Rouillon. Mais il avait beaucoup réfléchi en quelques
minutes.

«Mon commandant, dit-il à voix basse après s'être assuré d'un coup
d'oeil que Madeleine n'était plus là, ne pourrais-je vous parler un
moment en particulier.

--Pourquoi?

--Pour ne pas être entendu par tout le monde.

--Soit! Passez dans la pièce voisine; je vous y rejoindrai tout à
l'heure.»

Le chef fit un signe aux soldats, leur adressa quelques mots en
allemand, et Rouillon fut conduit dans un salon attenant à la salle à
manger.

On l'y laissa seul, en attendant la fin du repas. Il put y poursuivre
tranquillement ses réflexions.

Il n'entendait pas le moins du monde payer de sa vie, ou simplement de
sa fortune et de sa liberté, l'absurde agression des enragés qui avaient
agi malgré ses remontrances. N'était-il pas innocent? A tout prix,
il fallait se tirer de cette mésaventure. Mais comment? Eh bien! en
détournant l'orage sur d'autres que lui. Chacun pour soi? On se défend
comme on peut.

Alors, qui sacrifier? Bah, n'importe qui! Pourtant il fallait faire un
choix, donner des noms, et cela méritait quelque attention. Il baissa la
tête et songea.

Quand il releva le front, une ironie sinistre luisait dans ses yeux. Ce
qu'il cherchait, il l'avait trouvé.


XIV

Le commandant parut, suivi d'un jeune officier. La porte refermée, il
se jeta sur le canapé, le cigare aux dents, et fit signe au prisonnier
qu'il l'écoutait.

«Je n'ai pas menti, commença Rouillon d'une voix ferme. Les
francs-tireurs ont fait le coup. Toutefois, la commune n'est pas
complètement innocente. En cela, vous avez raison.

--Expliquez-vous.

--Le maire et les gens sensés se sont hautement opposés à tout fait de
guerre. J'ai dit, moi-même, au capitaine des francs-tireurs, que c'était
une lâcheté de compromettre pour rien une ville ouverte. Mais il ne
cherchait sans doute qu'une occasion de se mettre en évidence; et les
forcenés l'acclamaient. Que pouvions-nous faire? Protester et partir.
Nous sommes donc rentrés chez nous, et nous n'avons pas vu ceux des
habitants qui ont fait partie de l'expédition. Mais je puis, à coup sûr,
vous en désigner trois, parce que ces trois-là se sont vantés de leurs
exploits.

--Nommez-les.

--Victor Moussemond, le fils de l'huissier; Jean Savourny,
l'instituteur, et Prosper Dufriche....

--Comment! le maître de cette maison où nous sommes!

--Non, son fils.

--Son fils! mais n'avait-il pas été blessé au commencement de la guerre,
à Woerth? Il garde encore la chambre, nous a-t-on dit; et c'est à peine
s'il peut marcher.

--Il n'est pas aussi faible qu'on le prétend. Il s'est fait conduire
jusqu'au bord de la rivière. C'est lui qui, avec le capitaine, a tout
dirigé.

--Vous en êtes certain?

--Je vous l'affirme.

--Bien! On s'assurera de lui. Vous guiderez mes hommes pour qu'ils
arrêtent les deux autres.

--Je vous supplie de m'épargner cette démarche, qui me compromettrait
sans nécessité.

--Désignez donc d'une façon précise les personnes et les domiciles.
Wilhelm, déliez-lui les mains et donnez-lui de quoi écrire.»

Le jeune officier arracha une feuille de son carnet, la posa sur le
guéridon avec un gros crayon rouge, et délia Rouillon.

«Écrivez!» dit à ce dernier le commandant.

Rouillon hésitait.

«Soyez tranquille, ricana Wilhelm. Nous ne laissons pas tramer les
pièces compromettantes. Cela vous engagera envers nous. Voilà tout.

--Aimez-vous mieux quelques balles dans la tête?» ajouta le chef.

Rouillon vit qu'il fallait se résigner. Il prit le crayon rouge et
écrivit.

«Moussemond et Savourny demeurent-ils tous les deux du même côté? lui
demanda le commandant lorsqu'il eut fini d'écrire.

--Non, ils habitent aux deux extrémités de la ville.

--Wilhelm, afin d'aller plus vite, vous commanderez une escouade pour
chacun d'eux. Transcrivez en allemand chaque indication sur une feuille
séparée. Vous garderez l'original comme justification.»

Puis, se tournant vers Rouillon:

«Vous êtes libre. Partez!»

Et comme Rouillon s'en allait:

«Mais j'y pense, Wilhelm, donnez-lui un sauf-conduit. Il se peut qu'il
ait besoin de nous, comme il se peut que nous ayons besoin de lui.»


XV

Il n'y avait point dix minutes que Rouillon était parti, et les
deux escouades venaient à peine de s'éloigner avec les indications
transcrites, quand, à trois cents pas environ de la Villa des Roses, une
vive fusillade éclata dans la campagne. Le chef allemand se dressa au
bruit, jeta son cigare, ouvrit précipitamment la fenêtre. Wilhelm courut
aux nouvelles.

La note écrite par Rouillon était restée sur le guéridon. Un courant
d'air l'enleva, et, par la porte béante, l'emporta dans la salle
à manger, où Madeleine, demeurée seule, desservait. Elle ramassa
instinctivement ce bout de papier, y jeta les yeux, fut stupéfaite d'y
reconnaître une écriture qui lui avait été familière, entendit les pas
des officiers qui rentraient, cacha la feuille dans son corsage et
regagna vite la cuisine.


XVI

La fusillade s'éteignait au loin. L'alerte avait été brève, mais
sérieuse. Les francs-tireurs avaient eu l'audace de revenir par le
fourré jusqu'à la lisière du bois. De là, à leur aise, ils avaient
abattu d'un seul coup une vingtaine d'hommes sous leurs balles.
Maintenant, ils se dérobaient sans qu'on pût les poursuivre utilement.
On dut se contenter d'envoyer au hasard quelques volées de mitraille
dans la forêt.

Ce retour offensif déchaîna la fureur des Allemands.

Le premier moment d'alarme passé, ils commencèrent le pillage et
l'incendie avec une décision impitoyable, avec une sauvagerie savante.

Tous les habitants ne se laissèrent pas dévaliser sans résistance. Il
y eut des protestations, des rixes, qui redoublèrent l'acharnement des
pillards. Quiconque résistait était lié et cruellement battu.

Un perruquier de soixante ans, vieux soldat d'Afrique, renversa sur le
pavé un sous-officier qui avait vidé sa caisse et voulait lui arracher
sa montre. On fit le siège de la boutique. Le vieux se défendit avec
une énergie désespérée. Il assomma deux des assaillants. A la fin, il
succomba. Criblé de coups, lardé par les baïonnettes, il fut pris,
traîné, foulé aux pieds dans le ruisseau sanglant. Avec ses rasoirs,
on lui coupa le nez, les oreilles, les poignets. Puis on lui creva les
yeux, et on le jeta, mort ou moribond, dans les ruines de sa pauvre
bicoque, au milieu des flammes.


XVII

Victor Moussemond et l'instituteur avaient été conduits à la Villa des
Roses.

M. Dufriche les vit arriver et demanda au commandant ce qu'on leur
reprochait.

«Faites descendre votre fils! lui dit celui-ci pour toute réponse.

--Mon fils! Vous savez bien qu'il ne peut pas bouger. Il se soutient à
peine sur ses béquilles.

--Qu'il vienne immédiatement, ou on ira le chercher.»

Prosper descendit, aidé par son père.

«L'autre nuit, vous avez soulevé contre nous les gens de Verval. Vous
avez dirigé l'attaque du pont.

--Moi! Est-ce possible? Vous voyez dans quel état je suis. Je n'ai pas
quitté la maison une minute.

--Vous ne pouvez guère marcher, c'est vrai; mais on vous a conduit.

--Qui vous a dit cela?

--Je n'ai pas de comptes à vous rendre. Mes renseignements sont sûrs.

--Je vous jure qu'on vous a trompé.

--Prenez vos dernières dispositions; vous serez fusillé avec ces deux
hommes, qui sont coupables comme vous.

--Fusillés! s'écrièrent avec stupeur Savourny et Moussemond.

--Silence!

--Pitié! fit Mme Dufriche, se jetant, tout en pleurs, aux pieds du
commandant. Mon fils n'a rien fait. Ne le tuez pas!»

Il l'écarta avec impatience.

«La loi militaire est dure; je le regrette pour vous, madame. Mais il
faut des exemples. La France nous a déclaré la guerre et ne veut pas
accepter la paix. Que les Français en subissent toutes les conséquences!

--Monsieur, monsieur! je n'ai pas touché un fusil de ma vie, dit alors
Toto Mousse affolé de terreur, avec des gestes de petit enfant qui
supplie. J'ai toujours été pacifique, très pacifique, moi. Tout le monde
le sait. Informez-vous. Je me suis fait remplacer pour ne pas me battre.
J'aime les Allemands, mon général. Ce n'est pas moi qu'on doit punir.
C'est injuste. Qu'on me laisse libre! Papa vous donnera tout ce que vous
voudrez.

--Je ne veux rien de vous.

--Qu'on nous juge, au moins!» fit Savourny.

Il n'en put dire davantage. Les soldats poussèrent les trois condamnés
vers la porte.

Mme Dufriche s'attachait aux vêtements de son fils, qui, interdit,
stupéfait, s'avançait péniblement.

«Arrêtez! cria Madeleine qui venait d'entrer.

--Qu'on enferme les femmes!» dit le chef.

Mme Dufriche perdit connaissance. Madeleine résista, fut entraînée et
enfermée dans le cellier.


XVIII

L'exécution eut lieu en haut de la côte, parmi les acacias nains d'une
sablonnière abandonnée.

Victor Moussemond qui, pendant tout le trajet, n'avait cessé de parler,
d'expliquer, d'implorer, eut un accès de colère folle quand il se vit
perdu sans recours.

«Imbécile que je suis! hurlait le pauvre Toto. Dire que j'ai payé
un homme pour partir à ma place! Et dire que cet homme n'attrapera
peut-être pas une égratignure, tandis qu'on va me tuer comme un chien!»

Il se débattit violemment, voulut s'échapper. Il mordit les soldats, qui
le frappèrent alors à coups de crosse, à coups de sabre, lui crachèrent
à la figure et l'attachèrent contre un arbre en vociférant: _Capout!
capout!_

L'un d'eux, parodiant la Marseillaise, se mit à chanter devant lui:

  _Qu'un sang impur abreuve vos sillons,
        Tas de cochons!..._

«Ma pauvre mère!» murmurait Prosper Dufriche.

Et Savourny: «Ma pauvre enfant!»

Pénétrés du même sentiment, ils ajoutèrent presque ensemble: «Pauvre
France!»

Ils durent creuser eux-mêmes leur fosse.

Pendant ce temps, l'officier qui commandait le peloton lisait tout haut,
en latin, dans un bréviaire qu'il avait tiré de sa poche, les prières
des agonisants.

«Croyez-vous en Dieu? dit Prosper à l'instituteur.

--Espérons! fit celui-ci, les yeux levés vers le ciel. Il est impossible
que la fin suprême ne soit pas justice et amour.»

Après l'exécution, les soldats tirèrent au sort les vêtements des morts.

Ils avaient amené là quelques bourgeois prisonniers, qu'ils voulaient
terrifier par le spectacle de cette tuerie. Ils les forcèrent à enterrer
les cadavres et à piétiner par-dessus pour niveler le sol.


XIX

Le lendemain, les Allemands quittèrent le pays. Ils emmenaient le maire
et deux notables, la corde au cou, avec menace de les fusiller net, si
la colonne était inquiétée en traversant les bois.

Plus de trente habitations avaient été incendiées. Onze personnes
avaient succombé, entre autres le vieux Moussemond, l'huissier, le père
de Victor; on le retrouva à moitié carbonisé près de son coffre-fort.
En partant, l'ennemi tenta de brûler la maison Jorre, d'abord épargnée
parce qu'une ambulance y avait été installée; mais le feu fut éteint,
sans dégâts considérables.

La maison Fraisier avait été sauvée par un singulier hasard. Un
chirurgien allemand, le brassard sur la manche, un flacon de pétrole
dans la main gauche, un long pinceau dans la main droite, badigeonnait
déjà les rayons du magasin, lorsque Constant Fraisier reconnut ce
pétroleur pour un camarade de la vingtième année, qui, étudiant en
médecine, avait logé à Paris, pendant quelques mois, sur le même palier
que lui. En souvenir de l'ancien temps, l'homme au pinceau daigna
protéger la famille et les biens de son ci-devant voisin.

Mais Lucile, brisée déjà par le départ d'André, fut, dans cette affreuse
journée, assaillie de telles angoisses, qu'elle en tomba gravement
malade.

Rouillon venait chaque matin prendre de ses nouvelles. Cette maladie
le troublait, l'inquiétait au suprême degré. Il avait peu de remords
d'ailleurs, n'ayant tué personne de sa main, et se croyant à l'abri de
tout soupçon. Et puis, n'avait-il pas fallu sacrifier trois hommes?
Autant ceux-là que d'autres! C'était un cas de légitime défense.

Il montrait, en outre, une activité étourdissante. Il faisait fonction
de maire; et ce n'était pas une sinécure alors, Verval ayant sans cesse
à héberger les détachements ennemis qui s'y succédaient régulièrement.

Les chefs descendaient chez Rouillon. Il s'appliquait à les satisfaire.
Il admirait leur correction, leur politesse, et même, disait-il, leur
sensibilité. Il s'extasiait sur la discipline de leurs soldats. Ah! ils
ne ressemblaient guère à ces chenapans de francs-tireurs!

Il réussit à préserver la commune des réquisitions les plus onéreuses.
Par son entremise, à dix lieues à la ronde, les fermiers vendaient leur
bétail aux Allemands, et le vendaient un bon prix. Lui, il rachetait
pour presque rien les peaux des bestiaux abattus.

Il gagna ainsi de fort jolies sommes et devint très populaire.
N'avait-il pas eu cent fois raison de protester contre cette folle
attaque du pont, si funeste à la petite ville? N'était-il pas devenu la
providence du pays? Tout le monde en profitait. L'ennemi, quand on le
laissait tranquille, était bon enfant.

On passait devant les ruines des maisons brûlées, sans plus y faire
attention; et personne n'avait le loisir de songer aux morts.


XX

A l'inquiétude que lui causait la maladie de Lucile, Rouillon sentait
parfois se mêler une obscure et farouche satisfaction. Si la jeune fille
avait été profondément affectée, c'est que l'homme aimé par elle avait
été atteint. Le rival heureux n'existait plus.

A certains moments, Rouillon en avait des accès de joie féroce et comme
un redoublement de vitalité. Il ne faisait plus mystère de son amour;
bien au contraire, il l'affichait sans réserve, prenant soin de
compromettre Lucile par ses assiduités.

Cependant, l'état de la malade empirait. Allait-elle donc succomber?
Mais alors ce serait lui, Rouillon, qui, par la mort du bien-aimé,
l'aurait tuée, elle!

Cette idée maintenant le persécutait. Il en perdit l'appétit et le
sommeil. Il fit venir de Neuville un médecin renommé. La jeune fille,
que sa mère soignait admirablement, eut enfin une crise salutaire. Elle
se trouva hors de danger.

La convalescence fut longue; et Lucile était encore bien frêle, bien
pâle, pendant ce splendide mois de mai, dont le radieux soleil illumina
de si tristes choses.

Son rétablissement ne fut complet que le jour où l'on eut des nouvelles
d'André. Il écrivait du fond de l'Allemagne. Il était là prisonnier; là,
il avait été, presque en même temps que Lucile, entre la vie et la mort.
Une fièvre typhoïde avait failli l'emporter. Il se sentait assez bien
maintenant, et il annonçait son prochain retour.

Au commencement de juillet, un an juste après la première démarche,
Rouillon reparla du mariage à Constant Fraisier. Celui-ci répondit
évasivement. Ses affaires allaient mal. Il était fort embarrassé, entre
ce créancier tout-puissant et Lucile, qui, soutenue par sa mère, faisait
la sourde oreille aux représentations les plus sages, aux supplications
les plus pathétiques. Il louvoya tant qu'il put. Enfin, la situation
n'étant plus tenable, il provoqua une explication directe avec Rouillon.

Celui-ci ne manqua ni d'aplomb ni d'adresse. Lucile, qui ne voulait pas
rompre avant le retour d'André, d'abord éluda la question, se plaignit
d'être encore faible et souffrante. Il insista, affirmant avec autorité
qu'elle était plus forte et plus belle que jamais. Froissée par ces
compliments agressifs, offensée par cette insistance impérieuse, elle
fut prise d'une irritation fébrile, ne put se contenir plus longtemps,
déclara que présentement elle n'avait aucun goût pour le mariage, salua
et sortit.

Rouillon revînt chez lui exaspéré. Il résolut d'employer les grands
moyens. Il déchaîna les hommes de loi, démasqua toutes ses batteries.
Fraisier perdit espoir.

Lucile restait, de son côté, aussi intraitable que Rouillon du sien;
elle attendait André avec impatience.


XXI

Un matin, Fraisier voulut faire une dernière tentative auprès de
Rouillon.

«Je n'ai pas pu lui parler! dit-il en rentrant au magasin. Il ira
jusqu'au bout; il ne nous fera grâce de rien.

--Dois-je me vendre à cet homme? répliqua Lucile avec énergie. Si nous
en sommes là, est-ce ma faute?»

Mais subitement, elle se dressa, transfigurée, radieuse:

«André! André!» s'écria-t-elle.

Et, emportée par un irrésistible élan, elle se jeta dans les bras du
jeune homme, qui venait d'apparaître sur le seuil.

«Oui, père, reprit-elle après la première effusion, oui, c'est lui que
j'aime. Il nous défendra, il nous sauvera, j'en suis sûre. Je ne crains
plus rien maintenant. Mais regardez donc! Il a la croix! Il a l'uniforme
d'officier! Oh! que je suis heureuse! Il ne nous en avait rien dit dans
sa lettre, l'égoïste! Il voulait voir notre surprise. Vite, il faut nous
mettre au courant.»

André dut raconter tout au long, puis répéter et répéter encore, la
suite accidentée de ses aventures militaires. Après Sedan, après les
tortures subies au funèbre campement de la presqu'île d'Ige, il avait pu
s'échapper, gagner la Belgique. Revenu en France, incorporé à l'armée
du Nord, il avait pris part aux batailles de Villers-Bretonneux et de
Pont-Noyelles, au combat d'Achier-le-Grand. Il avait été décoré et promu
sous-lieutenant le 3 janvier, après la victoire de Bapaume.

Blessé au front et à l'épaule droite devant Saint-Quentin, il était
retombé entre les mains de l'ennemi, et il avait été interné dans la
Prusse orientale.

A son tour, il voulut savoir tout ce qui s'était passé à Verval en son
absence.

«Tranquillisez-vous! dit-il à Fraisier, en apprenant les dernières
manoeuvres de Rouillon, Lucile a raison de ne plus rien craindre.
D'après ce que m'a montré ma mère, nous avons une fortune à présent; et
je pourrai bientôt désintéresser cet homme.

--Oui, c'est la vérité, ajouta Mme Jorre, qui avait accompagné son fils.
Le notaire est venu en personne, hier soir, à la maison, pour m'annoncer
que, toutes informations prises, nous héritons des Moussemond. Ce
malheureux Victor a été fusillé sur la côte, tandis que son père
succombait dans l'incendie. Nous sommes les plus proches, et, je crois,
les seuls parents qui leur survivent.

--Ne perdons pas une minute! reprit André. Monsieur Fraisier,
accompagnez-moi chez Rouillon. Nous ne reviendrons pas sans l'avoir vu.
Je lui donnerai ma parole, et au besoin ma signature. Il faut que ses
poursuites cessent immédiatement.


XXII

Ils rencontrèrent Rouillon devant sa porte. Il rentrait chez lui. Il ne
put décliner leur visite et les introduisit dans son bureau. André lui
soumit l'état de la situation dressé pour Mme Jorre par le notaire et
s'offrit comme caution de Fraisier.

«Mais Fraisier ne pourra jamais vous rembourser! fit Rouillon, étonné au
point d'en oublier ses intérêts pécuniaires. Il est insolvable. Pourquoi
le garantissez-vous?

--J'espère être bientôt de sa famille.

--Vous! Comment?

--Depuis longtemps, Mlle Lucile et moi, nous nous aimons.»

Rouillon devint livide. Un moment, il resta étourdi du coup.

«Ce n'est pas possible! dit-il enfin d'une voix rauque, les yeux braqués
sur le jeune homme avec une expression farouche de stupeur et de haine.
Fraisier, est-ce vrai?»

Fraisier hochait la tête sans répondre, et, le regard oblique, tournait
son chapeau de paille entre ses mains.

«Vous m'avez indignement trompé!» s'écria Rouillon.

Il s'était levé, le visage menaçant. Fraisier recula.

André allait s'interposer, quand la porte s'ouvrit; un brigadier de
gendarmerie parut.

«Monsieur Rouillon, dit le brigadier, j'ai le regret de vous déclarer
que je vous arrête au nom de la loi. Voici le mandat; veuillez me
suivre.»

Rouillon semblait ne pas comprendre. Avait-il bien entendu? Arrêté, lui!
Pourquoi?

Le brigadier tendait le papier. Il lut. C'était bien contre lui,
François Rouillon, qu'était décerné le mandat.

«Que signifie cela? demanda-t-il au gendarme.

--Vous êtes prévenu, paraît-il, d'avoir eu des intelligences avec
l'ennemi et d'avoir fait fusiller trois personnes.»

Rouillon chancela, hagard, accablé. Il avait revu tout d'un coup, avec
une effroyable intensité, la scène de la Villa des Roses. Là, devant
lui, sur le guéridon du salon, elle luisait comme du feu, la liste des
trois noms, la liste rouge; et il croyait tenir encore ce crayon qui
lui brûlait les doigts. Il entendait les voix, les cris, les pas, Mme
Dufriche suppliante, Madeleine entraînée brutalement, puis, sur la
route, Victor Moussemond répétant aux soldats: «Je n'ai pas touché un
fusil! J'aime les Allemands, c'est injuste!...»

Ainsi, cette abominable dénonciation, ce triple meurtre, aboutissait à
quoi? Au mariage de Lucile avec André Jorre qu'elle aimait, avec André
enrichi par son crime, à lui Rouillon, par ce crime qui maintenant,
comme un monstre mal dompté, se retournait contre le criminel pour le
mordre au coeur!

Il se sentait défaillir. Par un violent effort, il reprit possession de
ses facultés. Était-il donc perdu sans rémission? Avait-on des preuves?
C'était invraisemblable. Pourquoi les Prussiens auraient-ils témoigné
contre lui? Ces réflexions rapides lui rendirent un peu de calme.

«Dès que je serai libre, dit-il à Fraisier, nous reparlerons de votre
affaire. Excusez-moi; il faut que j'aille voir ce qu'on me veut. Je n'y
comprends rien.»

Puis, s'adressant au brigadier:

«Je vous suis, mon brave. Il doit y avoir méprise; tout sera vite
éclairci.»


XXIII

Les preuves que Rouillon croyait impossibles à produire, étaient
acquises contre lui.

Tant que l'ennemi avait occupé Verval, tant que la tranquillité n'avait
pas été complètement rétablie, Madeleine Cibre avait gardé son secret.
Elle ne se décida pas sans trouble et sans déchirement à perdre le
misérable qu'un moment elle avait aimé! Mais chaque jour, à toute
heure, elle voyait la navrante douleur des braves gens qui l'avaient
recueillie, sauvée, et dont le fils unique avait été victime d'une si
odieuse lâcheté. Un jour elle ne put se contenir, et dit tout à M.
Dufriche. Elle lui remit la pièce décisive. La justice fut saisie.

Devant le Conseil de guerre, François Rouillon eut d'abord une attitude
hautaine. Il comptait sur les nombreuses personnes à qui, pendant
l'invasion, il avait procuré des affaires si lucratives. Est-ce que tout
le monde, sauf les enragés, ne professait pas la plus grande estime pour
lui à Verval? Certes, les témoins à décharge ne lui manqueraient point.

Néant que tout cela! De la fosse où il la croyait à jamais ensevelie, la
vérité se dressa, irrésistible! Madeleine, lorsqu'il lui eut reproché de
le calomnier par vengeance personnelle, l'accabla sans pitié. M. et
Mme Dufriche firent sur les juges une impression profonde. Maintes
circonstances vinrent corroborer l'accusation. Enfin, un incident
décisif dissipa les derniers doutes. Une enfant de dix ans, la fille du
jardinier de la Villa des Roses, surprise par l'arrivée des Allemands,
s'était réfugiée dans le salon, où, blottie derrière un rideau, elle
avait assisté à toute la scène de dénonciation, qu'elle évoqua avec une
ingénuité terrible.

Quand elle eut terminé, Rouillon se leva de son banc. La rumeur qui
remplissait la salle, s'apaisa. Il se fit un silence solennel.

«C'est vrai, dit-il, je suis un misérable. Condamnez-moi, et qu'on en
finisse au plus tôt! J'aimais une femme qui ne m'aimait pas. J'étais
jaloux; je n'ai pu résister à la tentation de perdre ceux que ma
jalousie soupçonnait. Crime absurde et inutile! Mon rival heureux a
survécu; bientôt il épousera celle pour qui je vais mourir. Voilà mon
châtiment, le vrai, le seul! Il est juste. Mais je ne suis pas un
traître. Je n'ai rien tramé contre la patrie. Je voudrais n'avoir jamais
vécu.»


XXIV

Condamné à mort, il refusa de se pourvoir en grâce.

Quand, aux premières pâleurs de l'aube, on lui annonça que l'heure
suprême était venue, il prononça ce seul mot: Enfin!

«Je me repens, dit-il à l'aumônier; et mon repentir est profond, absolu,
résigné. Je ne saurais offrir autre chose au bon Dieu, s'il y a un bon
Dieu, ce qui me paraît invraisemblable. N'insistez pas! Mais vous pouvez
me rendre un service. Voudrez-vous remettre, vous-même, ce billet à Mlle
Fraisier? Il est ouvert, je vous prie de le lire. Vous verrez que rien
n'y est compromettant pour vous ni pour elle.»

La lettre était ainsi conçue:

«J'aurais voulu vous revoir, mademoiselle Lucile, et vous supplier, non
de me pardonner, mais d'avoir quelque pitié pour moi.

«Ce qui me désespère, c'est l'exécrable souvenir que je vous laisse.

«Certes, je suis châtié justement. Et pourtant, aimé par vous, j'aurais
été un honnête homme. Tout le mal vient de ce que vous n'avez pu
m'aimer. Ce n'était pas votre faute, je le sais. Ce n'étais pas non plus
la mienne.

«Je vous pardonne ce que j'ai souffert, ce que je souffre encore à cause
de vous. Jamais vous ne serez aussi heureuse que je suis malheureux.

«Je n'ai que des parents éloignés. Entre eux et moi aucun lien, aucune
affection. Je vous lègue toute ma fortune. Acceptez-la pour secourir
ceux auxquels j'ai nui, pour réparer autant que possible le mal que j'ai
fait. C'est un devoir pour vous.

«Tâchez de m'oublier. Adieu.»


XXV

Il faisait déjà grand jour.

Rouillon monta avec l'aumônier dans une voiture du train des équipages
militaires.

Il en descendit sans faiblesse; et, d'un pas ferme, il alla se placer
devant le poteau, préparé au pied d'une des buttes du polygone.

Il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux. Pendant que l'officier
d'administration, greffier du Conseil de guerre, lui lisait son
jugement, il ôta tranquillement sa jaquette et son gilet. La lecture
finie, il embrassa l'aumônier et resta seul devant le peloton
d'exécution.

Alors, par cet instinct, si profondément humain, qui entraîne les
moribonds à ressaisir et à résumer leur existence entière dans une
manifestation suprême, il chercha une idée, un mot, un cri, où exhaler
tout son être. Mille souvenirs s'éveillèrent en lui avec une promptitude
et une acuité magiques. Il se rappela, pour les avoir entendu citer,
pour les avoir lues çà et là, dans les journaux, dans les romans,
ou même dans ses petits livres d'écolier, les dernières paroles des
condamnés célèbres. Pouvait-il crier comme eux: «Vive le Roi!» ou:
«Vive la France! Vive la République! Vive l'Humanité!» Non. Il voulait
pourtant crier quelque chose; il le voulait obstinément, passionnément.
Dans son entêtement enfantin et tragique, il mettait à le vouloir tout
ce qui lui restait de libre volonté. Il n'avait plus qu'une seconde. Il
ne trouvait rien. Il vit l'officier donner le signal; et machinalement
alors, avec une précipitation fébrile, il cria d'une voix folle, d'une
voix tonnante: «Vive la Mort!»


XXVI

Vive-la-Mort, tel est le sobriquet funèbre sous lequel se perpétue, à
Verval, la mémoire de François Rouillon.

Le petit voiturier, qui récemment me contait cette histoire, m'avait dit
en guise de préambule:

«Voulez-vous que je vous fasse connaître l'aventure de Vive-la-Mort?»

En guise de conclusion, il ajouta:

«Mieux vaut crier: Vive la Vie! n'est-ce pas, monsieur?»

Ce brave garçon n'avait pas subi la pire des invasions rudesques, celle
de Schopenhauer, de Nietzsche et de Hartmann.


_La Revue du Nord_. 1891-1892.




Le Mariage d'Octave


I

Ma cousine Édith me dédaignait profondément et j'admirais profondément
ma cousine Édith. Et, certes, nous méritions bien, elle, cette profonde
admiration, moi, ce profond dédain.

Portrait de ma cousine: mignonne à ressusciter Ronsard; pas plus grande
que Cendrillon, mais princesse jusqu'au bout des doigts; avec des
yeux d'un brun doré et un tout petit front de déesse, autour duquel
ondulaient, flottaient, volaient de légers cheveux blonds, plus aériens
que les spirales de fumée d'une cigarette orientale.

Ma cousine savait merveilleusement s'habiller. Sa mise lui était aussi
personnelle que l'éclat de son regard et le rayonnement de son sourire.
Et sous ses toilettes, les plus simples ou les plus splendides,
elle s'épanouissait aussi naturellement qu'une noble fleur parmi sa
frondaison capricieuse.


II

Telle était ma belle cousine, qui me dédaignait, non sans raison. Moi?
figurez-vous un grand diable très ébouriffé, ni laid ni joli, habillé
par le tailleur paternel, à peine sorti de l'âge bête, moitié étudiant,
moitié homme, Parisien de la rive gauche, avide de toute science, de
tout plaisir, dévergondé au cabaret, et n'osant pas parler à une jeune
fille dans un salon. J'idolâtrais follement, frénétiquement, sottement,
les femmes en général et en particulier ma cousine Édith; et comme tous
ceux qui idolâtrent follement, frénétiquement, sottement, les femmes en
général et leur cousine en particulier, j'étais aussi malheureux que
maladroit en amour.

Les femmes n'aiment guère que les hommes qui commencent par s'aimer
eux-mêmes. Il faut leur donner l'exemple. Pour ma part, je manquais
totalement de cette confiance imperturbable qui fascine les faibles et
les ignorants. Puis je ne savais ni bostonner, ni chanter au piano, ni
inventer une charade, ni organiser de petits jeux innocents. Une fois,
dans un bal, en voulant prendre avec les dents, à cloche-pied (une
figure de cotillon me l'imposait, hélas!) un sac de bonbons posé sur un
tabouret, il m'était arrivé de glisser et de tomber lourdement, de tout
mon long, aux pieds de ma cousine.

Jadis mon oncle avait vaguement parlé d'un mariage possible entre elle
et moi; ma tante avait souri, mais Édith avait fait la moue.


III

Je ne lui inspirais décidément que de la pitié. Je ne l'ignorais pas.
J'en vins à me dire: «Mon bon ami, ta belle cousine n'est point faite
pour toi.» Et je me mis à travailler, à m'amuser, comme travaillent et
s'amusent les écoliers parisiens. Je n'étais malheureux que de loin en
loin, et j'avais pour me consoler d'assez nombreux camarades des
deux sexes. Je finis réellement, j'en demande pardon aux personnes
sentimentales, par ne plus trop penser à ma cousine. «Ça n'est ni coeur,
ni chair, ces petites créatures-là, m'écriais-je; c'est tout taffetas!»

Les jours, les mois passèrent. J'obtins mon dernier diplôme. Je pris
des vacances, je voyageai. Je revins me faire inscrire comme avocat
stagiaire au Palais de Justice. Ma cousine Édith devenait de plus en
plus adorable et de plus en plus hautaine. Mais je ne pensais plus, oh!
plus au tout à elle. Cela ne m'empêchait pas d'aller régulièrement, en
bon neveu, voir mon oncle et dîner chez ma tante. Mon oncle me battait
au billard, ma tante m'humiliait au whist; et j'étais bien vu dans la
maison, sauf par la princesse Tout-Taffetas, par cette inaccessible
Édith.


IV

En voyage, à Genève, dans une pension bourgeoise du quai des Eaux-Vives,
fréquentée par les touristes de toutes les nations, j'avais fait la
connaissance d'un jeune Athénien, répondant au nom sonore de Philippe
Sébastopoulos et passant pour archimillionnaire. Ce grand gaillard brun,
à la barbe touffue, à la taille athlétique, à la physionomie calme et
forte, aux yeux très noirs, très doux et paresseusement passionnés, à
la voix singulièrement pénétrante, m'avait pris en affection à table
d'hôte, après plusieurs conversations où nous nous étions trouvés du
même sentiment et du même avis. Pendant trois semaines, il m'avait
entraîné à travers les monts et les lacs, citant des vers d'Homère, et
célébrant la beauté des jeunes Anglaises voyageuses. Nous nous étions
quittés excellents amis, et nous étions retournés, lui à Londres, chez
un grand négociant de la Cité, son compatriote, et moi à Paris, après
avoir échangé nos photographies et juré par le Styx de nous écrire
toutes les semaines. Je n'avais jamais reçu depuis lors une ligne de
lui, il n'avait jamais reçu un mot de moi.

Mais un matin, comme j'ouvrais ma porte pour aller déjeuner, je tombai
soudain dans les bras de Sébastopoulos. Nous criâmes sept fois: Hourra!
Et je lui dis gravement:

«Salut, Philippe aux pieds légers. Par Hercule, sois le bienvenu sous
mon toit. Quelles nouvelles m'apportes-tu des charmeresses britanniques?

--Octave, elles ne me charment plus, ces grandes filles d'Albion à la
poitrine plate et aux pieds kilométriques. Elles sont belles et bêtes
comme des dahlias. Vive la France! j'aime à Paris.

--A Paris!

--Oui, je suis ici depuis quinze jours, et depuis quatorze j'idolâtre
une créature aussi adorable que peu farouche.

--Qui s'appelle?

--Noëmi de Riol.

--Oh! la fine fleur du panier parisien; une reine du monde où l'on aime
vite!

--Il y a treize jours au moins que j'aurais dû me présenter ici. Mais
elle m'a fait perdre la tête. Il a fallu pour me rendre la mémoire, que
sa petite amie, Céline Orange, vînt tout à l'heure s'inviter à passer
la journée avec nous, ayant à se distraire de je ne sais quel chagrin
d'amour. «Va chercher un ami, m'a dit Noëmi aussitôt; je n'aime pas
avoir un cavalier pour deux.» Alors j'ai songé à toi, et me voilà.
Viens-tu déjeuner sans façons?»


V

Ce jour-là, justement, j'avais toutes sortes d'affaires très sérieuses;
je n'en trouvai que plus de charme à accepter cette invitation
dépouillée d'artifice.

On déjeuna chez Noëmi. On se grisa légèrement. Au dessert, Céline
s'épancha dans mon sein. Noëmi me reprocha de ne pas être assez
consolant. Je devins affectueux. «Trop affectueux!» objecta alors Noëmi.
Elle fit atteler; et fouette, cocher! Oh! le beau cocher à fourrures! A
la place de Sébastopoulos, j'aurais été jaloux.

Les roues tournaient, ma tête aussi; l'église de la Madeleine vint
majestueusement à notre rencontre; de chaque côté les maisons
défilaient, les passants fourmillaient. Puis les arbres des
Champs-Elysées s'ébranlèrent; puis l'Arc-de-Triomphe, tel qu'un
gigantesque éléphant de pierre, se dressa sur ses hautes jambes
massives; puis les buissons du Bois s'agitèrent devant nos chevaux. Les
deux dames bavardaient comme des perruches; et de temps en temps, à
propos de rien, tous les quatre à la fois, nous éclations de rire. Je
fumai un londrès exquis. Mais tout à coup j'eus un soubresaut, et la
jeune Céline s'écria: «Qu'a-t-il donc? Est-il malade? Le voilà pâle
comme la vertu.»

J'alléguai un éblouissement. J'avais été brusquement dégrisé. Notre
voiture venait de croiser celle de mon oncle! Ma tante, en chapeau de
velours grenat, m'avait jeté un coup d'oeil terrible; et ma cousine, en
rubans bleus, avait promené sur nous un regard de stupéfaction. J'en
restai longtemps rêveur.

A dîner, cette vision rapide s'effaça peu à peu de mon esprit. Céline
était irrésistible, la petite sainte nitouche, avec ses airs de
perversité ingénue. Je me sentis de nouveau grisé. Tout ce que j'avais
de drôleries dans la cervelle partit comme un feu d'artifice. On me
permit un baiser sur une joue, un baiser sur l'autre joue, un troisième
baiser sur les lèvres. Je redevenais tendre. Noëmi proposa d'aller au
théâtre. Personne ne voulait. Elle tint bon. Était-elle éprise d'un
ténor? On jouait Faust à l'Opéra. Il fallut y aller. La voiture roula
dans la nuit sur le pavé des rues; puis, subitement, nous nous trouvâmes
en pleine lumière, dans une loge de face, au milieu d'une assistance
silencieuse, qui écoutait avec recueillement le premier duo de Faust et
de Méphisto.


VI

«Ayons de la tenue!» me souffla ce bon Sébastopoulos. Nous nous
efforçâmes d'être calmes. Mais en vain. On nous chuta du parterre. Un
monsieur faillit me provoquer en duel. L'ouvreuse vint mielleusement
nous conseiller d'échanger nos observations un peu moins haut. A
l'entr'acte j'allai chercher des bonbons, et nous nous apaisâmes à les
croquer. Céline les trouva si doux, qu'elle n'eut pas honte de me donner
un baiser sonore au fond de la loge. On se retourna vers nous; je
m'avançai pour payer d'aplomb et je me mis par contenance à lorgner
vaguement.

Fatalité! Au bout de ma lorgnette, dans une loge peu éloignée de la
nôtre, que vois-je? Est-ce une hallucination? Je suis gris, ce n'est pas
possible. Mais si! c'est bien eux. Hélas! oui. Eux! vous devinez qui.
Mon oncle, ma tante, ma fière cousine Édith! Mon oncle me regarde du
coin de l'oeil. Ma tante est rouge comme une botte de pivoines; ma
belle cousine semble toute pensive. Vainement j'écarte l'impitoyable
lorgnette. Ils sont là, ils y restent.

Décontenancé, je me rejetai vivement dans l'ombre. Céline, curieuse
comme la police et maligne comme la fièvre, devina vite. «Octave a des
parents dans la salle; on a reconnu Octave, nous compromettons Octave.
Jeune homme, où siège ta tribu?»

Et, des yeux, elle fouilla toutes les loges avec la plus scrupuleuse
impertinence. Je ne savais comment la modérer. Heureusement la toile se
relevait. Siebel chanta ses couplets timides et passionnés:

  _Dites-lui que je l'aime!..._

J'avais envie de pleurer. Cette musique m'énervait. Il me semblait,
chose étonnante! que mon coeur chantait avec Siebel, non pour Céline,
mais pour Édith. Je n'osai la regarder, mais son image me hantait.

Tout l'acte me parut divin, de fraîcheur, d'harmonie, de passion.

L'entr'acte suivant fut terrible! On me taquina, on me questionna à
outrance. Je voulus filer. Impossible! Je dus prendre les dames par la
douceur et leur faire de fausses révélations.

Vers la fin, une angoisse me saisit: «Si nous allions nous rencontrer
dans l'escalier!»

Je fis tout pour éviter ce qui me semblait le comble de l'opprobre,
hâtant d'abord le départ, puis le retardant, et, après la lorgnette,
cherchant les gants que préalablement j'avais fait disparaître dans mes
poches. Tout fut inutile. Céline prit mon bras, m'entraîna vers le grand
escalier, et je me trouvai nez à nez avec ma belle cousine. J'hésitai
une seconde. Puis, par une hardiesse qui, à moi-même, me parut étrange,
je passai mon chemin, n'ayant de regards que pour ma compagne et
affectant des prévenances infinies. Enfin, nous sortîmes du théâtre.
Ouf! je respirai.

Sébastopoulos voulut souper. Je me grisai cette fois si effroyablement
qu'on fut obligé de me faire reconduire chez moi.


VII

Je ne me décidai que quinze jours plus tard à retourner chez mon oncle.
Ma tante eut une manière de me recevoir qui m'enrhuma du cerveau
instantanément. Mais ma cousine eut l'air de ne pas me garder rancune.
Je restai à dîner. Ma cousine fut avec moi d'une amabilité singulière.
Elle parla joyeusement du bal où elle devait aller le soir même.

Mon oncle était taciturne. Après le repas, il me prit à part et me dit:
«Tu mériterais!... Tiens! tu aurais mieux fait de ne pas revenir... On
ne se montre pas comme ça en public. Ma femme est furieuse.»

J'allais me retirer, l'oreille basse, quand Édith vint à moi, riante,
coquette, pimpante, et roucoula d'un ton infiniment câlin:

«Est-ce que M. Octave daignera danser avec nous ce soir?

--Oh! fit sa mère.

--M. Octave est peut-être engagé ailleurs,» reprit la douce créature.

Ma tante était stupéfaite; mon oncle réfléchit, puis il me dit:

«Viens!»

Et je les suivis, ayant, moi aussi, une invitation pour ce bal.

Ma cousine semblait ne vouloir valser qu'aux bras de son cousin. Ma
tante était de plus en plus ahurie.

Huit jours plus tard, après dîner, Édith ouvrit le piano. Nous étions en
famille, nous quatre seulement. Je lui demandai si elle ne chanterait
pas. Elle fit une moue gracieuse. J'avais beaucoup étudié la musique
depuis quelque temps. Je me mis sur le petit tabouret, devant le clavier
blanc et noir. _Faust_ me vint par hasard sous les doigts. Édith chanta
l'air de Siebel, et je l'accompagnai jusqu'au bout, sans faute, mais non
sans émotion:

«Dites-lui que je l'aime!...»

Mon oncle réfléchissait de nouveau, ma tante n'en revenait pas.

A Noël, je conduisis le cotillon avec Édith.

Au jour de l'an, je me réconciliai avec mon oncle; au carnaval, avec ma
tante.

A la mi-carême, je demandai à ma cousine si elle me détestait toujours
comme autrefois. Elle me répondit: «Oh! bien plus!» et rougit en riant.

A Pâques, mon oncle me dit: «Farceur! tu ne mérites pas ton bonheur!» Et
ma tante: «Au moins, vous êtes bien sûr d'aimer Édith? Vous avez fait de
telles folies, Octave!» Je jurai que j'étais devenu sage.

Au mois de mai, mois des roses, j'épousai ma belle cousine.

Sébastopoulos est secrétaire d'ambassade à Rome.

Noëmi joue la comédie sur je ne sais plus quelle scène subventionnée.

Céline Orange est duchesse de la main gauche.

Et la musique de Gounod sera toujours pour moi la plus belle musique du
monde.

_La Renaissance artistique et littéraire._ 26 avril 1873.




La Demoiselle du moulin


I

Quand les Allemands investirent Paris, en 1870, ils occupèrent le bourg
de Marfleury, sur la petite rivière l'Yvrine, à sept ou huit lieues de
la capitale. La garnison s'y renouvela fréquemment pendant les premiers
jours du siège. Au bout de quelque temps, on y laissa à demeure un corps
d'occupation peu nombreux, sous les ordres d'un résident civil et d'un
lieutenant.

Les soldats essayèrent de se familiariser avec les habitants et les
habitantes. D'abord, ils apprivoisèrent les petits enfants par leurs
caresses et leur apparente bonhomie; mais ils virent bientôt les enfants
même s'écarter d'eux, et, sauf quelques rares exceptions, ils ne
rencontrèrent partout qu'un accueil parfaitement glacial. On les voyait
errer au bord de l'eau ou sous les grands arbres de la promenade, les
pieds symétriquement lourds, le corps roide, la tête droite et carrée
sous la casquette de petite tenue, une branche cassée à la main,
un cigare noir à la bouche, et dans les yeux une sorte de lente et
machinale rêverie.

Le lieutenant, jeune homme de famille noble, était sérieux, bien fait,
suffisamment instruit, avait des manières distinguées et parlait sans
accent notre langue. Il s'ennuyait de cette interminable guerre,
écrivait le plus de lettres qu'il pouvait, et trouvait encore de
nombreux loisirs. Souvent il prenait un bateau et descendait le cours
de l'Yvrine en compagnie d'un sous-officier favori, avec lequel il
partageait les cigares qu'il se faisait adresser.

Sur l'Yvrine, il y a un moulin. Le meunier était un gros courtaud, tête
dans les épaules, cheveux ras et grisonnants, large face, large bouche,
teint sanguin sous le hâle, menton empâté, oeil à fleur de tête. La
famille du meunier se composait simplement de sa femme et de sa fille.
Madame la meunière, personne d'une quarantaine d'années, longue et
maigre, avait le visage mat, l'oeil clair et sec, les lèvres minces, le
front étroit, l'air âpre et envieux. Pour la demoiselle du moulin (c'est
ainsi qu'on disait dans le pays), elle ne ressemblait guère à ses
parents. Amédine était fraîche comme le mois de mai, belle comme la
première rose du printemps et douce comme une petite fauvette. Sous ses
fins cheveux blonds, elle avait la grâce et le charme. Sa mère, fort
ambitieuse, l'avait mise, à douze ans, dans un couvent de premier ordre;
elle y était restée trois années sans apprendre ni oublier beaucoup de
choses, et était revenue, aussi franche, aussi naïve, aussi simplement
belle, mais un peu plus songeuse, régner, comme une petite fée, sur
l'écume argentée qui sortait de la roue du moulin.


II

Le lieutenant Karl descendit un jour la rivière jusqu'à la prairie du
meunier et vit la jeune fille. Il revint souvent, la revit plusieurs
fois et se sentit bientôt tout à fait épris d'elle.

D'abord il ne voulut pas se l'avouer. Quand il ne lui fut plus possible
de se cacher son amour, il s'efforça de le vaincre. Tout conquérant
qu'il fût, il n'y réussit pas. Les petites boulottes, qui avaient
jusque-là brillé dans sa mémoire, pâlirent, s'évanouirent devant
les yeux bleus de l'étrangère. C'en était fait: il était amoureux,
profondément amoureux.

Il en fut humilié, il en fut irrité. Il songea à enlever Amédine de vive
force; cela lui parut vite absurde. Il tâcha d'oublier, puis il voulut
demander un changement de résidence. Mais l'image d'Amédine lui restait
au coeur, et il entendait en rêve le son de sa voix fraîche et pure.

Quand la passion eut complètement envahi l'envahisseur, quand elle eut
exterminé les souvenirs gênants, les scrupules et les hésitations, il ne
pensa plus qu'à une chose, il n'eut plus qu'un but: se faire aimer. Pour
s'introduire dans la maison, il déploya une diplomatie digne du premier
ministre de son roi. Il fit espionner, espionna lui-même, apprit les
habitudes de la famille, sut le caractère du père, celui de la mère,
leurs côtés faibles, se concilia les deux paysans qui travaillaient au
moulin, caressa les animaux, échelonna ses progrès et finalement parvint
à entrer dans la place.

Le meunier avait une passion, celle de l'argent. La meunière n'était
pas moins intéressée que son mari. Elle caressait un idéal: faire de sa
fille une dame, une riche et belle dame, qui pût mépriser père et mère.

Les temps qu'on traversait étaient durs, en vérité.

On était singulièrement gêné au moulin; une mauvaise spéculation avait
emporté la plupart des économies de la maison. Les avarices et les
ambitions aigries fermentaient au coeur de ces petites gens. Amédine
fleurissait sans souci de telles choses, mais parfois, la nuit, elle
pleurait, en entendant les coups redoublés des canons du siège.

Karl gagna vite les bonnes grâces du père et de la mère. Il les flatta,
leur força la main pour leur faire gagner de l'argent, se montra désolé
de la guerre, dit du mal des rois et des empereurs, du bien de la France
et de l'Allemagne, et soupira longuement après une paix loyale et
prochaine.

Il devint l'hôte coutumier du moulin. Amédine sentit tout de suite
qu'elle était aimée de lui, que c'était pour elle seule qu'il venait.
Elle perdit sa gaîté, n'eut pas l'air de comprendre, et ne cessa de se
montrer froidement réservée, dédaigneusement distraite.

Elle eut beau faire; Karl, oisif et déconcerté, s'enfonçait de plus en
plus dans son amour. Il avait d'abord songé à un enlèvement, puis à une
séduction; il était absorbé maintenant par une sérieuse et mélancolique
rêverie. Amédine restait indifférente.


III

Cependant Paris affamé capitula; la paix fut signée. Les Allemands
durent évacuer Marfleury. Avant de partir, car il fallait absolument
partir, Karl ne put résister à la tentation d'ouvrir son coeur à la
jeune fille. Il s'était toujours montré si respectueux envers elle,
qu'on ne faisait plus scrupule de les laisser ensemble.

Ils étaient donc seuls dans le pré, sur le bord de l'eau. Karl dit:

«Mademoiselle, nous allons bientôt vous quitter.

--Ah! fit-elle simplement, avec une intonation qui signifiait: «Plût à
Dieu que vous ne fussiez jamais venus!»

--J'en suis désespéré, reprit-il, après un silence.

--Désespéré d'être victorieux?

--Comme vous dites cela! on croirait que c'est moi qui ai déchaîné cette
guerre.»

Elle ne répliqua rien.

«Oh! vous ne nous aimez pas!»

Nouveau silence.

«Si l'un de nous vous aimait cependant... de tout son coeur... de toute
son âme!... Est-ce que vous ne voudriez même pas l'écouter?

--Si l'un de vous avait ce mauvais goût, il ferait mieux de se taire.

--Pourtant, il faut que je vous parle. Oh! ne vous éloignez point; que
craignez-vous de moi? N'entendez-vous pas que ma voix tremble? C'est que
je vous aime; oui, le mot est dit, je vous aime.»

Elle fit un mouvement d'incrédulité.

«Vous ne le croyez pas, vous ne voulez pas le croire. Hélas! je quitte
demain votre pays. Quand le temps aura commencé à faire oublier les
misères de cette lutte funeste, je reviendrai. Je n'aurai plus cet
uniforme, qui maintenant vous irrite encore. Je vous reverrai, si
vous le permettez. J'aurai l'assentiment de ma famille, et peut-être
obtiendrai-je l'assentiment de la vôtre, pour vous aimer. Adieu; pensez
à tout cela. Je ne saurais être heureux que par vous, et pour vous je
sacrifierai tout ce qu'un honnête homme peut sacrifier à une femme.»

Amédine le regardait fixement. Elle ne répondit pas un seul mot.

Une rougeur monta au front du jeune homme; il baissa les yeux, avança un
instant sa main comme pour prendre celle d'Amédine et la porter à ses
lèvres. Mais il n'osa pas, salua gauchement et partit.


IV

Un an après, il revint; il vit le meunier et la meunière, il les invita
à visiter sa mère qu'il avait amenée à Paris.

Sa mère, devenue veuve à trente ans, était une bonne petite femme, ronde
et sentimentale; elle l'adorait et s'était laissé endoctriner par lui.
Karl exposa sa situation de famille et de fortune aux gens du moulin;
cela fait, il leur demanda nettement la main de leur fille, ou du moins
l'autorisation de la lui demander, à elle-même. Les bonnes gens furent
ébahis. Il y avait devant eux un titre et des millions. Un peu revenus
de leur ébahissement, ils finassèrent; ils voulurent se consulter,
consulter leur fille, et promirent une réponse dans un court délai.

De retour au moulin, grande conférence entre eux, entre eux deux seuls,
bien entendu. Ils réussirent à se convaincre mutuellement qu'il n'y
avait aucun mal à prendre pour gendre un honnête Prussien, noble,
millionnaire, et résolurent de se faire allouer une petite rente pour
pouvoir vivre à Paris sans faire honte à leur fille.

Un reste d'inquiétude les agitait. Que penserait-on dans le pays? Ils
allèrent voir le notaire, un vieux renard toujours rasé de frais et
pantalonné de noir. Le notaire entra en extase et demanda à rédiger le
contrat. Ils allèrent ensuite chez le maire, épicier en gros et usurier
en détail. Le maire s'écria, l'histoire entendue: «Parbleu, vous avez
une sacrée chance; ce n'est pas mon imbécile d'Oscar qui, pendant sa
captivité en Silésie, aurait songé à séduire une marquise. En avant les
violons!» Le soir, les deux époux bavardèrent fort tard, et la meunière
but même un petit coup de cognac dans le verre du meunier.

Le lendemain, elle prit Amédine à part: «Le lieutenant Karl est revenu.
Tu ne sais pas, fillette? il est baron et très riche. Sa mère est avec
lui à Paris.

--Vous l'avez vu?

--Oui; il nous a parlé.

--Ah!

--Tu ne devines pas ce qu'il nous a dit?

--Peut-être!

--Eh bien, voyons, que devines-tu?

--Il vous a parlé de moi?

--Justement!

--Veut-il toujours m'épouser?

--Plus que jamais. Il demande ta main.

--Je ne l'épouserai pas, ma mère.

--Comment? Que dis-tu là?

--Jamais je n'épouserai un Allemand.

--Et pourquoi donc?

--Parce que je ne puis; cela me semble défendu.»

Insistance de la mère, dénégations absolues de la fille.

Le père s'en mêla et ne fut pas plus heureux. Karl demanda à voir
Amédine.

«Qu'avez-vous contre moi?

--Rien!

--Croyez-vous que je ne vous aime pas?

--Je crois que vous m'aimez.

--Croyez-vous ne pouvoir être heureuse avec moi, qui ne pourrai être
heureux sans vous?

--Je ne puis vous épouser.

--A cause de la guerre?

--Oui.»

Et elle le quitta.

Il courut après elle: «Vous ne pourrez donc jamais me pardonner?»

Elle tremblait.

«Il m'a semblé, fit-il, que vous étiez bonne et franche; ayez pitié de
moi!»

Il lui prit la main. Elle leva les yeux; des larmes roulaient sous ses
paupières.

«Je ne vous ai jamais dit, murmura-t-elle, que je ne vous aimerais
jamais; seulement je ne puis être à vous, je me mépriserais moi-même.
Adieu!»


V

Ce fut tout. Le jeune homme ne put obtenir la moindre promesse, la plus
faible espérance.

Amédine resta songeuse, triste. Ses parents dès lors ne cessèrent de
lui reprocher amèrement ce qu'ils appelaient ses sottises. Elle avait,
disaient-ils, ruiné la famille. Elle fut plusieurs fois demandée en
mariage et repoussa toutes les demandes.

Elle dépérissait chaque jour. Elle s'alita. On désespéra de la sauver.
Elle mourut.

Le meunier et la meunière n'en restèrent pas moins furieux contre elle.
Ils répétaient, quand on voulait les consoler: «Comprend-on une enfant
comme celle-là! Nous lui avions tout donné, éducation, bien-être, bonnes
manières, et elle nous a fait manquer notre fortune. Oh! les enfants
sont ingrats. Elle nous a ruinés, ruinés!»

Le lieutenant Karl essaya d'oublier. Il se battit en duel pour une
danseuse. Il fut tué net.




Par une Nuit de Neige


I

Ah! c'était fini, c'était fini. Je lui avais écrit que c'était fini. Je
l'avais vue là-bas, devant la grille du parc, dans cette rue large, sous
ce ciel d'hiver et ces arbres noirs, s'appuyant, avec les câlineries que
prennent les femmes pour ceux qu'elles aiment, au bras de ce jeune homme
qui se penchait vers elle, lui parlait, lui souriait.

Et je la détestais. J'aurais voulu qu'elle vît combien je la méprisais.
Je lui adressai des paroles méchantes, comme si elle eût été devant
moi. Puis vinrent les reproches, et après les reproches les souvenirs
d'amour. Ma colère tourna peu à peu en douleur, mes reproches en
regrets, mes invectives en sanglots. Mes yeux secs et brûlants se
remplirent de larmes. J'étais las comme si l'on m'eût battu. J'avais le
coeur brisé, la tête vide. Je restai seul, muet, dans le funèbre silence
de ma chambre froide, sous une invincible torpeur...

Qu'est-ce que j'entends? On monte, on vient. C'est un frôlement,
caressant comme le prélude d'une symphonie; c'est un bruissement, léger
comme un frisson avant l'essor. C'est elle, n'est-ce pas? C'est elle.
On frappe. Oh! c'est bien elle. Une voix m'appelle doucement. C'est sa
voix, sa voix pure et profonde, sa voix divine. Elle entre; tout mon
coeur bondit au-devant de sa beauté. C'est elle, c'est elle; c'est toi!

C'est la bien-aimée! Je suis à ses genoux, je couvre ses mains de
baisers. Que m'importe le reste du monde? Elle est là, mon adorée, mon
ciel, ma lumière, la fleur chantante de ma vie, l'épanouissement parfumé
de mon printemps, le rayon qui fait le jour dans mon âme. La voilà,
je l'ai dans mes bras. Je l'aime, je l'aime, je l'enveloppe de mon
frémissant amour.

«Pardonne-moi!» me dit-elle tout bas; et le murmure de sa voix fraîche
tinte entre ses lèvres, comme une source qui chante en glissant sous les
églantiers.

«Te pardonner! N'es-tu pas mon amour, ma vie, ma beauté? C'est moi qu'il
faut excuser de t'avoir soupçonnée un instant. Tu n'as aimé, tu n'aimes,
tu n'aimeras que moi, moi seul. J'ai mal vu; c'était une autre que toi,
qui souriait là-bas, je ne sais où, dans un autre monde, à un étranger,
à quelqu'un qui n'est pas de notre race, qui habite un pays inconnu, ne
parle pas notre langage, et ne saura jamais où ta douceur me transporte,
me berce, me console. Viens, nul ne t'idolâtrera comme moi. Tu ne
pourras plus vouloir un autre amour. Tu me fuirais en vain. Tu es mon
espoir suprême, et vers toi m'entraîne une éternelle adoration. Ah!
restons ainsi, les yeux dans les yeux, les coeurs confondus, dans le
silence de l'extase infinie.»

Elle s'incline vers moi. Je sens ses cheveux dénoués effleurer mon front
de leur caresse. La folie me vient; je veux me lever, l'emporter dans
mes bras...

Mais une douleur vague me pénètre. Où suis-je? Où a-t-elle fui? Une
clarté pâle me baigne. J'ai la sensation douloureuse d'un noyé, sur la
tête duquel roule l'eau glauque et sourde. Non, elle n'est plus ici. Je
regarde, je fais un effort, je porte les mains à mon front, à mes yeux.
Hélas! j'ai rêvé. Songes que tout cela! chimères! Accablé, je m'étais
assoupi; voilà tout. J'avais oublié; puis je m'étais souvenu, j'avais
regretté, désiré, songé, et j'avais fini par rouler sur le parquet, en
voulant saisir une ombre. Je fondis en larmes.

«Ah! malheureuse, pensais-je alors, non, tu n'es pas ma beauté, mon âme.
Tu n'es qu'une femme, faible, fausse, coquette et sensuelle. Je t'avais
transformée en déesse, et j'avais fait de mon coeur un temple pour
t'adorer. Arrière, idole! Ce que j'aimais en toi, c'est ce que je
mettais de mon âme en ta forme vide et menteuse. Tu as voulu descendre
de ton piédestal. C'est bien, adieu. D'autres sont belles, d'autres me
laisseront les aimer, les diviniser; d'autres seront heureuses de rester
pour moi les fées du printemps; et peut-être ne briseront-elles pas si
tôt mon rêve et mon bonheur.»


II

Je pleurai, pleurai lâchement. Le jour vint. On frappa à ma porte. Je ne
rêvais plus cette fois. La bonne vieille concierge entra, apportant une
lettre:

«Mon pauvre ami, ne me reproche rien. Je ne pouvais réellement pas
rester avec toi.

«Je me suis privée de tout pendant six mois. Je maigrissais,
j'enlaidissais. Je le voyais bien, tu le voyais bien aussi. Nous étions
trop pauvres. Tu ne m'aurais plus aimée longtemps.

«Puis, il faut te l'avouer, j'ai un enfant, un petit enfant de deux ans,
et je n'avais plus d'argent à donner à ma mère pour l'élever. Ma mère
m'a menacée de me le renvoyer à Paris, où il mourrait. Il est si faible,
si délicat, le pauvre petit! Tu ne l'as pas vu, tu ne le connais pas.
Pardon.

«Oh! je ne t'ai pas fait d'infidélité. C'est mon ancien amant que je
reprends. C'est lui le père, comprends-tu?

«Il m'épousera peut-être. Que veux-tu que je fasse? Il est riche; et
depuis qu'il m'a quittée, il m'aime davantage.

«Sa famille comptait le marier à une fille laide. C'était arrangé. Il
a bien voulu, puis il n'a plus voulu. Il m'a écrit. Je ne lui ai pas
répondu d'abord. Il est allé chez Albertine, un jour qu'il savait devoir
m'y trouver. Il m'a priée, suppliée; il m'a parlé de l'enfant. J'ai
pleuré tout un jour et toute une nuit. Te rappelles-tu? Tu me demandais
ce que j'avais!

«Je l'ai revu; il m'a fait parvenir des bijoux, des fleurs, des billets
de mille francs; il a envoyé de l'argent à ma mère. Il m'a tout promis.
Hélas! c'est plus fort que nous.

«Si je t'écris toutes ces choses, entends-tu? c'est que j'ai confiance
en toi, c'est que je sais que tu m'aimes bien. Mais je ne suis plus, je
ne puis plus être à toi. N'essaie pas de me revoir. Tu me ferais de la
peine; et tu t'en ferais pour rien. Tiens, je t'embrasse encore une fois
comme je t'aime toujours. Je serai souvent triste en pensant à toi.
Adieu, adieu, adieu.

«Ton amie,

«Hélène.»


III

Au moment où j'achevais de lire, Jeanne et André pénétrèrent dans ma
chambre, gais comme le matin, fous comme un premier baiser, amoureux,
radieux.

«Je vous supplie de me laisser seul, leur dis-je; je suis souffrant,
très souffrant.»

Ils partirent, avec un étonnement mêlé de pitié. Et je m'enfermai, pour
être malheureux à mon aise, pour me griser de ma misère, tout seul, le
plus longtemps possible.

La douleur, voyez-vous, c'est encore ce qu'il y a de meilleur au monde.
C'est vers elle que nous allons tous; et l'on se repose au fond du
désespoir, ainsi que dans la nuit, dans la tombe, dans le néant.

N'est-ce pas, ô lune qui luisais, pâle et froide comme le souvenir?
N'est-ce pas, ô source de blancheur, dont les calmes rayons mouraient
sur cette neige, éphémère comme l'innocence?




La Strettina


I

Ce printemps-là (bien des printemps ont fleuri depuis lors), Luca de
Rosis, le plus séduisant cavalier de la très séduisante ville de Naples,
venait de renoncer solennellement à l'amour illégitime. Devant le
bienheureux saint Janvier, il avait abjuré les superstitions du
plus doux des libertinages, du libertinage qui se chauffe, comme le
lacryma-christi, au soleil du Vésuve, et se berce, comme les fleurs de
citronnier, aux brises du Pausilippe. Il avait reçu, à la vérité, un
délicieux dédommagement en la personne de sa jeune épouse, la noble
Francesca, adorable créature dont les galants, les abbés, les musiciens
et les rimeurs célébraient sur tous les tons les grands yeux bleus et
les beaux cheveux noirs.

A la fin, mais non sans peine, son oncle, le marquis Michel, lui avait
fait accepter ce mariage. Luca avait répudié difficilement la dernière
maîtresse dont il s'était épris, la Strettina, une Vénitienne aux
splendides torsades de cheveux dorés, au teint pâle et mat, aux yeux
bruns comme un rêve d'été. Il avait fallu qu'on lui représentât, et
qu'il se représentât cent fois à lui-même, mille et une considérations
capitales: le gaspillage presque complet qu'il avait réussi à faire de
la fortune de ses défunts père et mère, les scandaleux tapages qui jadis
avaient rendu la Strettina célèbre, enfin la fuite des années et l'âge
sérieux de trente ans par lequel il venait d'être atteint.

Pour lui faire entendre raison, le bon marquis avait été obligé de
revêtir par deux fois son costume le plus sévère. Encore avait-il par
deux fois échoué, car ses jambes courtes, son corps obèse et sa grosse
tête, ornée d'une bouche fortement lippue et de deux larges yeux
gourmands, n'étaient pas précisément faits pour convertir son neveu. La
marquise avait dû s'en mêler.

La marquise demeurait fort belle, et, sous ses cheveux argentés, ses
traits, un peu las, étaient encore nobles et gracieux. Elle confessa
maternellement Luca, l'enjôla par une exquise indulgence, lui montra la
fiancée qu'on lui destinait, et le rendit amoureux de la jeune fille.

La veille du mariage, il voulut pourtant revoir une dernière fois sa
maîtresse. La marquise le rencontra, devina où il allait et le dissuada
de continuer son chemin. Mais elle dut promettre qu'elle ferait parvenir
à cette pauvre Strettina plusieurs milliers d'écus d'or et une lettre
d'adieu.

Les noces célébrées et les nouveaux époux partis pour leur villa
suburbaine, la marquise, avec sa bonne foi accoutumée, songea à
s'acquitter de la mission dont Luca l'avait chargée pour la Vénitienne.
Elle ne pouvait évidemment ni aller chez la courtisane, ni faire venir
cette fille dans sa maison. D'autre part, elle répugnait à envoyer
simplement de l'argent par un valet. Elle songea au marquis, lui
expliqua la chose et le pria de faire pour le mieux.


II

Le marquis Michel était un galant homme. Jadis, dans l'effervescence de
ses jeunes années, il avait eu, ou avait cru avoir, ou avait fait croire
qu'il avait, d'assez fréquentes aventures. Il était resté quelque peu
mondain, soignait sa mise, se poudrait minutieusement, portait des
nuances presque claires, offrait des bonbons aux dames dans une boîte
d'or, et, malgré la gravité officielle que lui conférait son titre de
surintendant de l'impôt foncier des Deux-Siciles, ne dédaignait pas de
faire, en secouant son jabot et en se dandinant sur la pointe des pieds,
des plaisanteries anodines, dans lesquelles il mettait juste autant
de sel que les petits enfants sur la queue des oiseaux qu'ils veulent
attraper.

Le marquis, ayant charge de consoler la belle fille, se gratta la
perruque, et délibéra. Sa première idée, la plus simple et la meilleure,
celle à laquelle il ne se tint naturellement point, fut d'envoyer le
cadeau d'adieu par Gerolamo, son majordome. Il fit quatre pas, se
regarda complaisamment dans un miroir, se trouva bien, introduisit entre
les poils noirs qui encombraient ses larges narines quelques grains de
tabac parfumé, tapota sur sa tabatière avec ses doigts gras et blancs,
et délibéra derechef.

La Strettina était une fille piquante, disait-on. Elle avait fait jaser,
elle avait fait sourire, elle avait fait crier. On s'était ruiné, tué
pour elle. Elle avait rendu des gens fous. Il devait être intéressant de
voir comment cette créature était faite. Eh! eh! il y avait longtemps
que le marquis n'avait été chez les filles. Comment vivait ce monde-là à
présent? Ce monde-là vit toujours autrement que l'autre; il est toujours
drôle à étudier.

Après mûre délibération, le marquis crut ne devoir point perdre une
si belle occasion de faire des observations curieuses. N'était-il pas
au-dessus de la médisance? Au crépuscule, il se parfuma, s'habilla de
frais, s'éplucha longuement devant le miroir, prit sa canne et, suivi
du petit page Enrico, se dirigea dans l'ombre vers le logis de la
Strettina.


III

Il se fit mystérieusement annoncer. La courtisane était visible. Il
traversa plusieurs salles riches et gracieuses, et fut introduit dans un
petit salon, discret, coquet, mignon, où tout fleurait la galanterie.

Resté seul, il examina non sans intérêt les tentures et les tableaux.
Les tableaux et les tentures représentaient des badinages d'amour. Le
marquis Michel se sentit tout ragaillardi dans ce milieu gaillard. Il
prit des poses plastiques, se balança le torse, frappa sur sa cuisse du
revers de sa main droite, et mit sa main gauche devant ses lèvres pour
tousser légèrement.

Une petite porte dissimulée dans la boiserie s'ouvrit, et la Strettina
parut. Elle semblait sortir d'une fête de Véronèse. Elle était belle,
somptueuse et nonchalamment provocante, comme une sultane d'Orient. Tout
respirait en elle l'orgueil de la beauté et l'habitude des plaisirs
voluptueux. Le marquis regarda, fut ébloui, baissa les yeux, baissa la
tête, salua profondément, resalua plus profondément encore, puis chercha
sans succès une formule de compliment.

Elle lui indiqua un siège et s'étendit languissamment sur des coussins
de soie rose. Le marquis, un peu encouragé, la contempla, voulut parler,
mais resta muet.

«A quelle heureuse fortune dois-je l'honneur d'être visitée ce soir par
monsieur le marquis?» soupira-t-elle.

Le bon gentilhomme toussa et s'agita sur son siège; enfin une voix
rauque, quasi étranglée, réussit à sortir de son gosier:

«Mon neveu...» bégaya-t-il, et il ne put continuer.

«Ah! j'entends, reprit-elle. Le méchant nous quitte, nous délaisse; il
va conquérir la Toison d'Or, comme un autre Jason, et envoie son bon
oncle pour consoler l'inconsolable Ariane.»

Un éclair brilla dans les yeux du visiteur, et, sa vieille galanterie
lui revenant au coeur et sur les lèvres, il répondit en minaudant de
tout son être: «Oh! belle dame, le véritable trésor fabuleux est votre
chevelure, et quiconque a un souffle de vie devrait le consacrer à
tenter cette conquête. Heureux celui qui vous consolera!»

La Strettina sourit. Le marquis plaisanta plus galamment, plus
familièrement, et rapprocha petit à petit son siège et sa personne de
l'attrayante créature. L'esprit de ce gros Céladon musqué se mit à
voltiger autour d'elle, comme un lourd papillon de nuit autour de la
flamme qui le fascine.

Un quart d'heure après, il avait dit à la Strettina que Luca était un
débauché, un ingrat, un vaurien, tandis que lui, marquis Michel, était
un marquis fou d'amour, un marquis trop gros et trop gras pour être
un muguet de ruelle, mais fort bien en point pour être un ami sûr,
constant, éternellement dévoué. Il lui offrit des monceaux de perles,
des rivières de diamants, des pyramides d'or, un palais d'été, un
palais d'hiver, puis se laissa tomber pesamment aux petits pieds de la
courtisane, qui ne cessait de rire.

Elle le renvoya sans lui permettre ni lui ôter l'espoir, et alla
s'accouder à son balcon, dans la nuit bleue. Là elle s'abandonna aux
souvenirs. Elle pensa aux folles parties de plaisir, aux nuits d'ivresse
où Luca avait été son joyeux compagnon; elle pensa aux douces rêveries
qui succédaient à leurs ardents baisers, comme le clair des étoiles aux
incendies du soleil; elle revit ce cavalier fringant, svelte, brave,
irascible, insouciant, beau joueur, plein de sève et de jeunesse. Puis
l'oncle grotesque lui traversa la mémoire, avec son costume ridicule,
ses manières surannées, ses joues tombantes, et ses yeux de
crapaud-volant. Une amertume, un dégoût suprême lui vint, à elle qui si
rarement était songeuse; sa paupière se mouilla, elle versa presque une
larme.


IV

C'est dans ces dispositions que la trouva le page Enrico, qui lui
apportait une missive du marquis. Aussitôt rentré chez lui, le vieillard
avait voulu, dans sa folie sénile, renouveler par lettre ses offres et
ses demandes. Elle lut du bout des cils les lignes tremblées du galant
Michel, laissa tomber son front dans ses mains et réfléchit.

«La marquise est une belle et noble dame? dit-elle au page qui
attendait.

--Oh! elle est la plus noble et la meilleure des maîtresses,
répondit-il, les yeux baissés.

--Et toi, le plus gracieux et le plus fin des pages!» ajouta la
courtisane en considérant la jolie figure du jeune garçon.

Puis elle écrivit ces mots:

«Madame la marquise,

«L'oncle de l'ingrat qui m'a quittée, vient de m'offrir son coeur et
son coffre. J'en rougis pour lui et pour moi; je voudrais pour vous
que cette scène ne se fût jamais jouée. Je suis quelque peu triste et
méchante aujourd'hui. Je vous envoie sous ce pli la lettre du marquis,
pour que vous puissiez apprécier le style qu'il prend en semblable
occasion. Punissez-le comme bon vous semblera; de mon côté, je le
châtierai d'importance, si vous pouvez faire en sorte qu'il se trouve
dans trois jours à la représentation de San-Carlino.

«Je suis très humblement

«Votre indigne servante.

«STRETTINA.»

Elle donna le pli cacheté à Enrico.

«Page, dit-elle, jure-moi que tu remettras ce pli à la marquise
elle-même? Embrasse-moi, et si tu veux revenir, je te prends à mon
service. Tu me plais.»

Le page rougit. La Strettina l'embrassa sur les lèvres. Il s'enfuit, et
revint bientôt dire qu'il s'était fidèlement acquitté de sa mission.


V

San-Carlino est un petit théâtre de Naples, où jouait alors Pulcinella
avec sa troupe. Les comédiens _dell'arte_ brodaient là tous les soirs,
pour la joie des spectateurs épris de ces marionnettes vivantes
et parlantes, des incidents nouveaux sur les vieux canevas. Les
intarissables cascatelles de leur esprit bouffon rafraîchissaient
l'antique imbroglio où figurent Diamantine et Cassandre.

La Strettina connaissait fort bien le seigneur Polichinelle, ayant eu
pour lui une fantaisie, disait-on. Elle lui livra le marquis Michel.
Il le suivit pendant deux jours entiers comme son ombre, et lui déroba
complètement sa personnalité.

La marquise prit soin que l'aristocratie napolitaine emplît le théâtre
de San-Carlino au jour dit. Elle s'y fit elle-même conduire par son
mélancolique époux, qui attendait toujours une réponse de la courtisane.

Le rideau se leva. Pulcinella parut, marcha, gesticula, parla. Un long
éclat de rire courut dans l'assemblée. Pulcinella et le marquis
Michel semblaient n'être plus qu'un. On eût dit que le premier de ces
personnages avait avalé et digéré le second. Ce composé éminemment
burlesque faisait pâmer de gaîté les assistants. Le marquis, assis dans
le fond de sa loge à côté de la marquise en loup de satin noir, n'y
comprenait rien. Hélas! il comprit bientôt, quand il vit se dérouler sur
les planches sa petite histoire. Pour comble de douleur, la Strettina
avait voulu jouer Colombine sous le masque, ce jour-là. Elle sut dire
très délicatement son fait au marquis Polichinelle, lui donna, non pas
l'espérance, mais une dégelée de coups de bâton, et finalement partit
pour Cythère avec le petit page Enrico, à qui elle avait fait apprendre
_ad hoc_ un bout de rôle.

Le marquis fut malade toute une semaine. Il se releva guéri pour
toujours des amours séniles. Naples s'amusa un mois à ses dépens.
Mais il confessa ses torts de si bonne grâce et s'accusa avec tant de
bonhomie, qu'on ne lui en voulut pas longtemps et qu'on oublia bientôt
l'aventure.

La marquise fit remettre à la Strettina une merveilleuse parure de
diamants, avec ces quelques mots:

«Je suis votre obligée; permettez-moi de vous envoyer ce souvenir. Je
vous souhaite d'être toujours belle.»




La Vieille au Chien noir


I

Nous étions venus à vingt ans de Marseille à Paris, Jean, Marius et
moi, tous les trois possédés de grands appétits, de grands espoirs et
d'immenses résolutions. Nous voulions tout apprendre, jouir de tout et
gouverner le monde, d'abord les femmes, ensuite les hommes.

Pendant les premières années de notre puberté, nous avions vécu, dans
les livres ou en imagination, une vie plus longue que celle du docteur
Faust; et nous nous élancions vers la capitale des plaisirs et des
études avec plus de désirs que le héros de Goethe. Car il était las de
l'étude quand vint Méphistophélès; et nous, nous étions aussi avides de
science que d'amour et de gloire. Nous voulions tout, ne connaissant
rien encore.

Nous nous installâmes ensemble dans un coin tranquille du quartier
Saint-Germain. La différence de nos caractères nous sépara bientôt.
Pourtant, nous étions toujours fraternellement unis; et nous demeurions
à cinq minutes l'un de l'autre.

Jean était poète. Marius s'adonnait aux sciences chimiques et
chimériques, naturelles et surnaturelles. Pour moi, je m'étais voué
éperdument aux mathématiques et à l'astronomie. Oui, à l'astronomie! Ces
choses me paraissaient si peu avancées, si enfantines encore, et avaient
un horizon si vaste, qu'elles m'attiraient avec une sorte de vertige. Je
travaillais ferme; j'étais très timide, surtout à l'égard des femmes, et
je vivais comme un reclus, plongé dans la mysticité astrale. Mes deux
amis travaillaient beaucoup moins et s'amusaient beaucoup plus. Je finis
par les voir seulement de loin en loin. Je savais que Jean, par le
charme de la voix, de l'oeil et de la poésie, avait fait la conquête
d'une ravissante couturière, et que Marius jouissait d'une véritable
célébrité dans les bals publics.


II

Un dimanche que je flânais, pensant à Mars et à la Lune, j'aperçus
devant moi, en levant les yeux par une échappée de rêverie, Marius, Jean
et la jeune couturière, qui, dans un rayon de soleil, s'en allaient,
légers, avec des éclats de rire, je ne sais où.

Je marchais lentement, ils n'allaient pas vite non plus: ils suivaient
d'assez près une vieille femme, vêtue d'étranges haillons, qui portait
sur le doigt un perroquet de cent ans, et traînait au bout d'une ficelle
un horrible petit chien noir.

Je sus bientôt la cause de la grande hilarité de mes amis. Jean donnait
le bras à sa Jeanne; et Marius, la canne à la main, voltigeait de
l'autre côté de la jolie grisette, car, disons-le, c'était une vraie
grisette.

Il y a encore des grisettes; Béranger et Paul de Kock ne les ont pas
emportées toutes dans leur tombeau.

Or, voici ce qui provoquait la gaîté de Jeanne. Marius, adroit comme un
singe, martyrisait le pauvre chien noir sans que la vieille femme s'en
aperçût; toutes les deux minutes, il faisait avec sa canne le geste
de lui administrer un lavement. La pauvre bête baissait la queue et
s'arrêtait. La vieille tirait la ficelle en maugréant, et Jeanne
pouffait de rire, et Jean lui-même avait peine à ne pas éclater. Marius
restait grave. La vieille femme se retourna une ou deux fois, elle
rencontra les yeux sévères de cette apparente gravité, et, ne sachant
pas ce que tout cela voulait dire, continua à traîner sa bête. Marius
poursuivit son manège; les rires étouffés recommencèrent de plus belle.

Mais bientôt la sorcière le surprit en flagrant délit, lui jeta un
regard courroucé, et s'enfuit de toute la vitesse de ses maigres jambes.

J'étais probablement dans une disposition mélancolique ce jour-là. Ces
enfantillages me déplurent, je rebroussai chemin et je rentrai chez moi
pour travailler. Je ne travaillais jamais mieux que le dimanche, quand
je sentais que tout le monde autour de moi était allé s'amuser.


III

Plusieurs jours s'écoulèrent; et j'avais totalement oublié cette
grotesque rencontre, quand un matin je vis arriver chez moi mon ami
Jean, très pâle, les yeux battus, la figure à l'envers.

«Qu'y a-t-il? m'écriai-je, en le regardant. Voyons, parle.»

Il eut de la peine à parler. Sa gorge semblait horriblement serrée.
Enfin il me dit d'une voix tremblante:

«Écoute, je viens te demander un grand service. Je me bats avec Marius.
Il m'a pris Jeanne. Je les ai vus, te dis-je.»

Et il mit sa main sur ses yeux, comme pour retenir ses larmes.

Hélas! la trahison de la petite ne me surprit pas. Les femmes se lassent
vite de la poésie. Et puis Marius était si drôle, l'autre jour, avec le
petit chien noir de la vieille.

Jean me demanda d'être son témoin. J'épuisai tous les moyens de
persuasion pour empêcher le duel. Ce fut en vain. Mais je repoussai
fermement sa demande, ne voulant pas l'assister contre un autre ami, et
espérant que mon abstention empêcherait peut-être la rencontre projetée.

Il me serra la main et me dit:

«Oui, c'est vrai, je comprends; tu es notre ami à tous les deux. Reste
donc en dehors de notre querelle.»

Je courus chez Marius.

«Viens! m'écriai-je. Viens au diable avec moi! Je ne veux pas que vous
vous battiez.»

Marius fut de glace.

«Elle l'a aimé; maintenant c'est moi qu'elle aime. Pourquoi ne me la
laisse-t-il pas? Chacun son tour. C'est lui qui veut se battre. Eh!
bien, je ne puis reculer; ce serait une lâcheté.»

Le duel eut lieu. Attaqué avec furie, Marius se défendit sans trop
savoir comment, car son adversaire et lui ignoraient l'escrime; et de
ces deux maladroits, l'un tomba pour ne plus se relever: Jean.


IV

Je ne revis pas Marius. Je sus qu'il vivait avec Jeanne. Je lui en
voulais profondément, quand je pensais au funeste duel.

Environ un an plus tard, un matin, en me promenant, je lisais le
journal. Je suis peu curieux des gazettes quotidiennes; mais la crise
politique était alors si aiguë, que j'avais voulu en apprendre ou en
deviner le dénouement. J'allais replier la feuille, après l'avoir
parcourue, quand le nom de Marius frappa mes yeux. Je pressentis un
second malheur. Voilà ce que je lus:

«Marius M... étudiant en médecine, vivait avec une jeune femme, Jeanne
Vady, depuis plusieurs mois. Dimanche, vers onze heures du soir, ils
rentrèrent. Une discussion s'éleva entre eux. Les voisins entendirent
des invectives et le piétinement d'une lutte. On était habitué à ces
querelles d'amoureux. On n'y prit pas garde. Marius sortit à minuit.
Pendant trois jours la chambre resta muette. Une odeur nauséabonde s'en
dégageait. Marius ne revenait pas. On força la serrure. La jeune femme
gisait à terre, morte. Elle avait reçu deux coups de couteau dans le
coeur. On a retrouvé Marius hier matin, pendu à un arbre du bois de
Boulogne. Il avait écrit ces mots sur un bout de papier: «Je me tue, je
l'ai tuée. Jean, pardon!» On suppose que la dispute, qui a occasionné
cette catastrophe, s'est produite au sujet de Jean R..., ancien amant de
la jeune femme et ancien ami du jeune homme. Ce dernier l'avait blessé
mortellement en duel, après lui avoir enlevé sa maîtresse. Le père de
Marius M... est un honorable magistrat du Midi. Marius était son fils
unique.»

Je fus stupéfié. Il me semblait avoir devant les yeux la scène fatale.
L'évocation du mort, la dispute, le mauvais coup, la fuite du meurtrier,
la course dans l'ombre, le suicide, toutes ces visions atroces se
succédaient dans mon esprit. Je suivais d'un pas saccadé, comme emporté
par un vertige, cette même rue où, naguère, je les avais rencontrés tous
les trois, si bouffonnement allègres.

Je heurtai quelqu'un dans cette course aveugle.

Je m'arrêtai, honteux; j'ôtai mon chapeau, je demandai pardon. Mais
quoi! c'était la vieille femme au perroquet et au petit chien noir.
C'était elle que je venais de heurter. Elle marchait toujours du même
pas, portant le même volatile sur le même doigt. Elle était toujours
vêtue du même jupon fantastique et du même fichu verdâtre, frangé par le
temps et la misère. Elle traînait toujours son pauvre petit quadrupède
efflanqué, avec la même ficelle.

Je crus que c'était une hallucination. Je reculai d'un pas. La vieille
me regarda fixement dans les yeux, avec je ne sais quelle expression
diabolique, puis continua sa promenade, clopin-clopant. Je restai cloué
au sol.

«Cette vieille femme est fée, m'écriai-je; elle s'est vengée, elle les a
perdus.»

C'était absurde; et pourtant, vous me direz ce que vous voudrez, je suis
encore convaincu que cette vieille femme est fée. Quand je l'aperçois de
loin, je l'évite.

Dernièrement, son chien noir est mort; du moins, je le suppose, car elle
ne le traîne plus. Il lui reste son perroquet. Je crois que cette bête
est fée aussi. Mais non, non, c'est moi qui suis fou. Mon pauvre cerveau
d'astronome est si facilement détraqué par les choses de la terre!




La Désespérée


I

Jacquelin avait vingt-quatre ans; il voulait être attaché d'ambassade,
et il se trouvait à Londres pour apprendre l'anglais.

Sous les pluies interminables qui, là-bas, pendant les jours ternes,
tombent lentement, longuement, tristement, du ciel couleur de plomb, il
attendait, en lisant Shakespeare ou Dickens, en écoutant le babil des
enfants roses, l'épanouissement tardif d'un pâle rayon d'après-midi.

Enthousiasmé par la franchise cordiale des jeunes filles et par les
allures viriles des jeunes hommes, la brutalité native du caractère
britannique l'épouvantait bien à l'occasion; mais quand, par une
éclaircie, il se promenait dans les parcs verts ou sur la Tamise,
regardant filtrer à travers les nuées la fraîche et prismatique lumière
du soleil, il ne maudissait guère son exil et acceptait en philosophe
son isolement passager. Il s'était composé, d'ailleurs, un bouquet de
platoniques amours, et ces fleurs idéales le berçaient de leur léger
parfum.

Mais cela ne suffit pas longtemps à un jeune homme qui a du sang gaulois
dans les veines.

Vers le soir, Jacquelin parfois sortait machinalement, et marchait
jusqu'au coeur de la grande ville, poussé par les instincts profonds.
Les cabs, avec leur cocher barbu hissé sur le haut siège de derrière,
leurs deux grandes roues ferrées et leurs deux petites lucarnes vitrées,
filaient rapidement dans la sonorité des chaussées larges. Les omnibus
bariolés cahotaient lourdement, tandis que les conducteurs criaient à
tue-tête: «Bank! Bank!» Les voyageurs, leur éternel parapluie au poing,
montaient et descendaient, comme des seaux le long d'un puits. Les
passants, pressés, affairés, allaient, venaient, se croisaient,
s'éloignaient à travers les lueurs rougeâtres, par la brume et les
ténèbres. Jacquelin vaguait, prêtait l'oeil et l'oreille à tout sans se
fixer à rien, fatiguait sa fièvre, et cherchait dans la lassitude un
refuge contre les désirs malsains.

Une nuit, vers onze heures, il s'était arrêté, très las, dans une des
rues qui avoisinent Trafalgar-Square. Appuyé contre une grille, il
respirait, sans aucune pensée, l'air humide. Personne ne passait; entre
les roulements lointains et les rumeurs confuses, un silence relatif
régnait autour de lui. Il eut quelques minutes d'anéantissement. Il se
redressait déjà et se préparait à rentrer au logis, quand il vit émerger
de l'ombre et venir de son côté une forme féminine.

Il attendit et regarda.

C'était une jeune fille, presque une enfant. En un clin d'oeil, il sut
qu'elle était simplement mais bien vêtue, souple, gracieuse et belle.
Il tressaillit, son regard prit une chaude acuité. La passante le
considéra, lui adressa vaguement une muette interrogation, puis laissa
aller à lui un sourire tristement amical.

«Vous êtes belle comme l'Espérance», fit-il.

Elle répliqua: «Dites plutôt comme le Désir.»

En causant, il l'accompagna.

«Je ne veux rien de vous, sachez-le bien, ajouta la jeune femme; votre
figure me plaît, le son de votre voix aussi; causons, si vous voulez. Je
puis même vous offrir le thé chez moi; vous partirez, après une bonne
poignée de main; ce sera tout!»


II

Elle demeurait dans un quartier discret et tranquille. Après avoir gravi
les quatre ou cinq marches qui donnent accès aux maisons anglaises, il
entra dans le petit parloir du rez-de-chaussée. Un guéridon, des meubles
de bon goût, quelques tapisseries, des tableaux religieux. Une vieille
servante apporta le thé.

La jeune femme regardait Jacquelin avec une curiosité bienveillante,
mais sans provocation aucune. Elle lui faisait très doucement des
questions sur son passé, sa famille, lui demandant avec insistance mille
détails, mille puérilités même, et l'écoutant, avec une sorte de tendre
et sérieux intérêt, raconter des histoires, des folies enfantines, les
chansons dont sa mère l'avait bercé, les étranges visions qui avaient
hanté ses premiers rêves; comment le soir son père le faisait jadis
sauter sur ses genoux, le couchait dans un petit lit de fer à pommes
d'or, et l'endormait au sein d'une histoire fantastique; puis comment il
avait été une fois très gravement malade, et s'était réveillé entre ses
parents, qui, tout en lui souriant, pleuraient d'angoisse, pendant que
sa petite soeur courait et chantait dans la chambre voisine, comme si
elle avait eu les ailes et l'âme d'un oiseau.

«Ainsi vous avez une famille qui vous adore et que vous aimez!» dit la
jeune femme, quand il se tut après les mille bavardages sollicités par
elle.

Il y eut un silence; elle semblait rêveuse et inquiète.

Elle se leva.

«Adieu! reprit-elle tranquillement; si vous aviez été malheureux, je
vous aurais proposé... Mais je vais vous sembler folle. Eh bien oui! je
vous aurais proposé, quelque étrange et invraisemblable que cela puisse
vous paraître, d'en finir ensemble, ici, ce soir. Nous nous serions
aimés là-bas, autre part, je ne sais où, très loin. Mais vous ne
comprenez pas, peut-être parce que vous êtes Français. Adieu!»

Et, comme il allait partir, plein d'une stupeur mal dissimulée:

«Voulez-vous que je vous embrasse?» fit-elle.

Elle l'embrassa sur le front, simplement, avec une sérénité grave.

Puis:

«Au fait, dites-moi où vous demeurez; je vous enverrai une fleur ou un
livre, un jour que je penserai à vous.»


III

Il s'en alla, songeur; et, en vrai Parisien, il crut avoir été mystifié.
Il eut un doute, puis un éclat de rire, rentra accablé de fatigue,
dormit sans rêver, et le lendemain pensa à autre chose.

Un mois plus tard, il reçut une belle pensée de velours sombre dans une
lettre où il lut ces mots:

«Vous êtes un de ceux que j'aurais pu aimer et dont j'aurais pu être
aimée, n'est-ce pas? Vous m'avez donné une heure de votre vie, et, ma
folie, vous l'avez excusée. Je vous envoie cette fleur, car je me décide
à m'en aller de ce monde, cette nuit, toute seule. C'est ma faute; j'ai
mal choisi, je suis abandonnée. Je ne sais pourquoi je voudrais que vous
pleuriez en lisant ceci. Adieu, ami! vivez heureux. Si les morts peuvent
quelque chose pour les vivants, je vous promets de ne vous point
oublier.»

Un quart d'heure après avoir lu ce billet, Jacquelin entrait dans le
petit parloir orné de tableaux religieux. Elle était réellement morte.
Il se pencha sur elle, baisa ses lèvres décolorées, et pleura.




Une vraie Française


I

Claire était charmante, mais n'était pas facile à marier. Elle ne
représentait pas ce que les gens sérieux appellent «un bon parti».

Certes, on appréciait, dès le premier abord, et toujours davantage, sa
grâce naturelle et sa gaîté cordiale, la douceur de ses fins cheveux
cendrés, la musique légère de sa voix si fraîche, et l'expression
profonde de ses yeux, tantôt gris, tantôt bleus, de ses tendres yeux
«couleur du temps», comme l'oiseau des contes de fées. Mais ces
choses-là ne sont pas ce qu'à Paris, de nos jours, on prise le plus
particulièrement dans une fille à marier; et même elles inquiètent les
esprits timorés, surtout quand rien de solide ne les fait valoir.

Claire n'avait, pour ainsi dire, pas de dot. Elle ne devait apporter en
ménage qu'une modeste rente, dont le chiffre n'était pas certain; et les
espérances pécuniaires brillaient par leur absence. Son père, M. Albe,
le plus honnête homme du monde et le plus intelligent, n'offrait
malheureusement aucune garantie positive. Il mêlait à toutes
ses entreprises une telle dose de passion, de chimère et de
désintéressement, que, tous comptes faits, il n'en tirait jamais de
gros bénéfices. Architecte de talent, il avait eu assez vite une belle
clientèle. Cela n'avait pas suffi à son vaste et ardent cerveau.
Sollicité tour à tour par toutes les sciences et tous les arts, il
s'était lancé éperdument à la recherche de vérités neuves et de trésors
inexplorés. Il n'avait pris la peine de conserver pour clients que
ses amis. Pour ceux-là, il travaillait avec acharnement, recommençant
parfois tel ouvrage dont il n'était pas satisfait, et y perdant alors
plus qu'il n'y gagnait.

«C'est un original, c'est un artiste, un inventeur!» disaient, avec
un sourire de supériorité, les gens incapables de rien inventer, mais
habiles à exploiter tout.

Être le gendre d'un tel beau-père, il n'y avait pas là de quoi tenter
les jeunes messieurs à moustaches retroussées ou à barbe pointue, en
quête d'une situation avantageuse.

Et cela désolait Mme Albe, petite femme brune aux traits réguliers, à
l'esprit net, une Flamande de race castillane, qui mettait tout l'ordre
possible dans l'aventureuse existence de son mari.

L'avenir de sa fille était sa préoccupation continuelle.

Son fils Jules, un gamin de onze ans, lui donnait peu d'inquiétude. Il
tenait d'elle, et très certainement il saurait se débrouiller plus tard.

Mais Claire tenait du père; et elle venait d'entrer dans sa vingtième
année.

Pour la bien marier, il ne fallait pas perdre de temps.

Ce fut donc une grande joie pour cette mère anxieuse, quand elle sut que
Philippe Saville pensait à Claire.

Mme Albe le guettait depuis longtemps, l'excellent jeune homme; et
pour l'amener à se déclarer, elle avait usé d'une admirable diplomatie
féminine, sans compromettre aucunement sa fille, avec qui elle avait cru
devoir garder une parfaite discrétion.


II

Philippe Saville avait vingt-huit ans. D'une taille un peu au-dessus de
la moyenne, le visage allongé entre de courts favoris châtains, il
avait l'air grave sans affectation; et s'il ne visait ni à l'éclat ni à
l'élégance, il était absolument correct. Depuis deux ans, depuis la mort
de son père, Arthur Saville, un Américain de Philadelphie venu tout
jeune à Paris et marié à une Française, il se trouvait à la tête d'une
importante maison de commission, dont il avait su maintenir et même
augmenter le chiffre d'affaires. Sa fortune était donc fort respectable
déjà, sans compter ce que lui laisseraient sa mère et son grand-père
maternel. Et puis, selon toute probabilité, il multiplierait rapidement
ses capitaux, car il ne se plaisait qu'au travail, n'aimait de la vie
que le substantiel, dédaignant les hors-d'oeuvre et les friandises du
dessert.

L'hiver précédent, il avait rencontré Claire chez des amis communs, à
des bals, à des soirées intimes. Elle fit alors sur lui, sans y prendre
garde, une impression profonde. Après un voyage commercial au delà de
l'Atlantique, il eut plusieurs occasions de la revoir. Se trouvant assez
riche pour deux, il n'hésita plus. Sa mère, qui l'adorait, désirait
vivement le marier, et il obtint d'elle un consentement rapide. Le
grand-papa Rambour se montra moins accommodant. Il rêvait pour son
petit-fils une alliance plus fortunée. Il accepta cependant de faire la
demande officielle. Mais d'abord, pour ne point l'exposer à un échec,
Mme Saville pressentit prudemment Mme Albe. Elle la trouva fort bien
disposée; et toutes deux s'entendirent pour donner aux jeunes gens le
loisir de se mieux connaître.

Claire, lorsqu'elle apprit les sentiments du jeune homme, en fut
sincèrement surprise. Il s'était toujours tenu à l'écart. Assurément, il
ne lui déplaisait pas. Mais pourrait-elle l'aimer? Une fille sans dot
est toujours flattée d'être recherchée par un jeune homme riche. Elle
éprouva donc pour lui une certaine reconnaissance, qui vraisemblablement
se transformerait en affection.


III

Septembre finissait. Tout le monde était revenu de la mer, de la source
ou de la montagne.

Avec l'automne, recommençait autour de Paris la vie de château. La belle
Mme de Raive, que l'on appelait toujours ainsi malgré ses cheveux gris
poudrés à blanc, s'était installée, comme d'habitude, dans son domaine
des Cloziers, où elle restait chaque année jusqu'au milieu de décembre.
Veuve d'un agent de change et remariée avec un ancien préfet visant à la
députation, elle recevait beaucoup. Elle connaissait de longue date et
voyait intimement Mme Albe, une amie d'enfance, et aussi Mme Saville.
Elle se fit un plaisir de favoriser leurs projets. Dans ce but, elle
invita les deux familles à passer en même temps quelques jours aux
Cloziers.

Le grand-père Rambour fut du voyage. Il avait tenu à en être, ce vieux
Normand de Paris, aux pommettes toujours roses sous ses rides en
éventail, aux lèvres minces sur une mâchoire énorme, aux yeux d'eau de
mer clairs comme les yeux d'un chien danois. Il ne voulait pas avoir
pour belle-petite-fille une écervelée, une gâcheuse, une poupée ne
sachant ni le prix du temps ni la _valure_ de l'argent (il prononçait
_valure_ pour valeur, sa voix étant aussi aiguë que son regard).

Les voyageurs se rencontrèrent à la gare et montèrent dans le même
compartiment. En apercevant le jeune homme, Claire avait eu un moment
d'émotion. Elle se remit rapidement, devinant en lui une émotion plus
vive encore, et la timidité, l'embarras d'un travailleur peu mondain,
peu féministe, qui aimait sans être sûr de plaire. A tort ou à raison,
elle se sentit tout de suite une vague supériorité sur son adorateur,
si correct et si fortuné qu'il fût. Cette sensation la mit à l'aise, la
rendit gaie, aimable, avec une nuance de bienveillance protectrice. En
arrivant aux Cloziers, Philippe, plus amoureux que jamais, se berçait
des plus riantes espérances.

Le lendemain, après déjeuner, par un temps doux, sous un ciel légèrement
voilé, on partit pour la chasse, les dames en break, les hommes à
pied. Rendez-vous était fixé à une demi-lieue du château, dans un coin
montueux et boisé du parc. On traversa les larges pelouses de frais
velours vert et la rivière sinueuse aux flots limpides, qui prenait sa
source dans le domaine. Les piqueurs et les gardes attendaient avec les
furets et les chiens. M. de Raive plaça ses invités sous bois, de telle
façon que chacun d'eux commandât une issue des terriers. Puis on lâcha
les furets, et ces petites bêtes au pelage fauve, au museau fouilleur et
carnassier, aux ongles durs et crochus, pénétrèrent dans les trous, d'où
l'on vit bientôt fuir les lapins effarés. M. Albe, chasseur adroit et
passionné, s'en donna à coeur joie. Philippe avait accepté un fusil,
pour ne pas être autrement que les autres; mais il restait avec les
dames, peu soucieux d'exploits cynégétiques, et faisant discrètement sa
cour à Claire.

«C'est fort bien à vous de nous tenir compagnie, lui dit-elle. Il ne
faudrait pourtant pas nous sacrifier totalement le plaisir de la chasse.

--Oh! ce n'est guère un plaisir pour moi, mademoiselle.

--Est-ce bien vrai?

--Oui. La chasse, comme on l'entend maintenant, me semble une
distraction banale, un peu cruelle et un peu lâche.

--Que mon père ne vous entende pas parler ainsi! Et craignez la
vengeance du grand saint Hubert, monsieur Saville!

--Pardon! je n'ai pas encore eu le temps de prendre goût à ces
choses-là. Depuis deux ans, mes loisirs sont rares; et je commence
seulement à respirer. Mais, en vérité, n'y a-t-il pas, dans un tel
massacre, un reste de barbarie féodale, s'accordant mal avec nos idées
et nos moeurs?

--Bah! interrompit la belle-soeur de Mme de Raive, la petite Mme Larnac,
qui venait de s'arrêter près d'eux, le fusil à la main, en costume
de moderne chasseresse: chapeau tyrolien, blouse de drap serrée à la
taille, jambières montant jusqu'aux genoux.--Bah! ne sommes-nous pas
dans un siècle de féodalité bourgeoise? D'ailleurs, ce sont toujours les
lapins qui commencent; et aucune constitution n'a encore proclamé le
droit de ces animaux nuisibles, qu'il est méritoire d'exterminer.
Abattez-en un, monsieur Saville, ou vous me ferez rougir de ma
férocité.»

Philippe consulta Claire du regard.

«Obéissez! dit-elle en riant. Ce ne sera plus de la barbarie, ce sera de
la galanterie.»

Bon gré, mal gré, il suivit Mme Larnac, se laissa poster par elle,
guetta, tira. Oh! pas trop mal pour un amateur. Le coup avait porté;
mais, hélas! au lieu d'un lapin, Philippe avait tué le furet. Il ne
savait comment s'excuser. Mme de Raive arrangea les choses: le furet,
contrairement à tous ses devoirs, avait chassé pour son propre compte,
et s'était attardé à boire le sang d'une victime étranglée, si bien
qu'on avait dû le faire débusquer par les chiens. Il avait mérité son
sort.

  _Qu'il soit donc enseveli,
  Le furet du bois joli!_

fredonna Mme Larnac, jouant toujours son rôle de chercheuse d'esprit.
Elle ajouta:

«Monsieur Saville, vous avez vengé les lapins! Vous pouvez maintenant
aspirer à tout: Chambre, Sénat, ministère.»

Philippe prit le parti de rire avec tout le monde, et répondit qu'il ne
voulait même pas être conseiller municipal. Mais il resta inquiet; et
le souvenir du malheureux furet le hantait sans trêve, tandis qu'il
s'appliquait à prendre des airs dégagés. Claire l'avait-elle trouvé
ridicule? Elle n'avait rien dit, rien laissé paraître, et gardait une
réserve énigmatique.


IV

Pour faire diversion, on alla d'un autre côté chasser le faisan. On
traversait à découvert une petite vallée herbeuse, quand on vit venir
au grand trot, entre les hauts châtaigniers, deux cavaliers dont l'un
portait l'uniforme d'officier d'artillerie.

«Ah! dit Mme de Raive, voici les deux Ramel, l'oncle et le neveu.

--Quels sont ces messieurs?» demanda le papa Rambour, avec l'âpre
curiosité toujours en éveil dans ses yeux.

La châtelaine des Cloziers lui fit en quelques mots leur histoire. M.
Gilbert Ramel, l'oncle, était l'avocat bien connu, un avocat artiste,
plaidant pour les artistes, assidu aux premières représentations, et
qui, avec ses longs favoris flottants, avait l'air d'un capitaine de
vaisseau en congé. Ayant perdu coup sur coup sa fille unique et sa
femme, il ne s'était pas remarié, quoiqu'il n'eût guère plus de quarante
ans. Il vivait en garçon, et avait reporté toute son affection sur son
neveu Henri, dont le père et la mère étaient morts complètement ruinés
par des spéculations hasardeuses.

«Bravo! soyez les bienvenus! leur dit M. de Raive en s'avançant vers
eux. Je vous avais demandé si souvent, et avec si peu de succès, de
venir un beau jour nous surprendre, que je n'osais plus compter sur
cette aimable surprise.

--Nous en sommes doublement charmés, ajouta Mme de Raive avec un
empressement sincère.

--Alors, dit M. Gilbert Ramel, nous avons bien fait de nous inviter!
Voilà: Henri est maintenant en garnison à Hautefont; ma journée était
libre, le temps propice; j'ai quitté Paris dès le matin, j'ai déjeuné
là-bas avec le lieutenant, et je vous l'amène. Nous avons fait nos deux
lieues tout d'une traite.

--Nous manquons de grosse artillerie, reprit Mme de Raive en souriant;
mais si monsieur l'officier veut bien s'accommoder aujourd'hui d'un
simple lefaucheux, il nous fera plaisir.»

Les deux cavaliers mirent pied à terre. Henri prit le fusil d'un garde,
et les chasseurs se distribuèrent dans les allées du bois. Les piqueurs
rabattaient déjà les faisans, en criant: «Poule! poule!» quand c'était
une femelle, afin qu'alors on épargnât la bête. L'oeil vif, le profil
ferme et fin, l'allure souple, la physionomie pleine d'assurance et
d'énergie, Henri Ramel n'était pas moins bon tireur que beau cavalier.
En quelques minutes, il eut abattu ses deux faisans.

«Ne prenez-vous pas votre revanche?» dit Claire à Philippe revenu près
d'elle.

Philippe comprit qu'il fallait faire oublier le fâcheux incident du
furet. Mais il jouait de malheur. Dans sa hâte, il butta contre une
racine saillante, et son arme, partant malgré lui, envoya plusieurs
grains de plomb dans les mollets d'un garde qui se trouvait à vingt pas.

«Êtes-vous blessé? dit Mlle Albe à Philippe.

--Non! mais je mériterais une blessure grave. Cela me rendrait peut-être
intéressant. Je ne suis que maladroit. Saint Hubert se venge; vous aviez
raison, mademoiselle.»

Lorsqu'on n'aime pas, on est sans pitié pour qui vous aime. Claire eut
subitement une envie folle de chasser, elle aussi.

Elle demanda à Mme Larnac son fusil, un vrai bijou, et la façon de s'en
servir. Un faisan s'enleva devant elle. Pan! le coup parût, le coq
tomba. Elle eut un cri de joyeux étonnement.

«Si c'est votre coup d'essai, mademoiselle, on ne saurait trop vous en
féliciter,» dit Henri Ramel en lui apportant la bête.

Philippe, très pâle, semblait avoir été frappé au coeur par le
contre-coup.

«Que, diable! ce militaire vient-il faire ici? grogna entre ses dents
le papa Rambour. Cette chasse est absurde. Nous ne sommes pas des
massacreurs, nous! On aurait pu se voir à l'Opéra-Comique ou à la
Comédie-Française.»

Le soir, au salon, Philippe, appelant à lui tout son courage, s'approcha
de Claire.

«Monsieur Saville, quel est votre grade dans la réserve? lui dit-elle à
propos de rien, le regard distrait.

--Mademoiselle, je ne suis pas officier; je ne suis pas même soldat.

--Comment cela se fait-il? A quel titre êtes-vous donc dispensé?

--Mon père était citoyen américain. J'ai gardé sa nationalité, ce qui
m'exempte du service militaire en France.

--Pourtant, si nous avions la guerre?...

--M'y enverriez-vous?

--Vous pourriez y aller sans cela.

--Même si j'étais marié et père de famille?

--Monsieur Saville, vous êtes très raisonnable.

--Le serais-je trop, mademoiselle?

--Non, c'est moi qui ne le suis pas assez.»

Henri Ramel, en ce moment, traversait le salon, cherchant une danseuse.
Ses regards rencontrèrent ceux de Claire. Elle tressaillit. Attiré vers
elle dans une inconsciente et délicieuse émotion, il vint, l'emmena.
Philippe se sentit abandonné. Le coeur serré, les yeux voilés par une
brume de pleurs, il souffrait cruellement.

«Quelle ravissante jeune personne!» disait à mi-voix M. Gilbert Ramel,
qui, debout près de lui, suivait du regard Mlle Albe valsant avec le bel
officier.


V

Quand Claire se trouva seule avec ses parents dans l'appartement qui
leur avait été réservé, elle sentit s'élever en elle une étrange
tristesse. Sa mère était soucieuse.

«Qu'as-tu donc eu toute la journée? dit-elle à Claire. M. Philippe doit
prendre de toi une singulière idée.»

Claire, sans pouvoir répondre, tomba sur une chaise et fondit en larmes.

«Voyons! ne pleure pas ainsi,» lui dit son père en la baisant au front.

Elle sanglota plus fort. Mme Albe, n'osant la gronder, la regardait d'un
air à la fois anxieux et courroucé.

«Il te plaît donc bien peu, ma pauvre Claire! reprit M. Albe. Parle!
As-tu peur? Nous ne voulons que ton bonheur, tu le sais bien.

--Père, père, pardon! je ferai ce que vous me conseillerez de faire.

--Alors, tu ne veux pas de lui? Réponds!»

Elle ne répondit pas.

«Claire, dit alors sa mère avec la plus persuasive onction, M. Saville
t'aime de tout son coeur. On ne saurait s'y méprendre. S'il a été un peu
gauche aujourd'hui, ne lui en fais pas un crime! Son trouble prouvait
son amour. Dieu te garde, ma chère enfant, de ceux qui, en pareil cas,
ont toute leur présence d'esprit!»

Claire restait muette. Elle aussi avait été troublée, mais par un autre
que Philippe. Elle était de celles qui aiment, non celui qu'elles
intimident, mais celui qui réussit à les intimider.

«Demain, tâche d'être plus aimable! continua Mme Albe très doucement.

--Oh! s'écria Claire, que deviendrai-je s'il faut encore passer ici une
journée pareille!

--C'est entendu, fit son père. Il n'y a plus qu'à rompre au plus tôt.
Nous partirons demain, dès le matin.

--Mais c'est impossible! dit Mme Albe. Nous avons promis de rester ici
plusieurs jours.

--Ma chère amie, ce qui est impossible, c'est de tenir notre promesse.

--Mme de Raive...

--Mme de Raive ne nous en voudra pas. Je vais écrire un mot et bien vite
le porter moi-même à la station. Demain, nous recevrons de Paris par
dépêche un prétexte pour nous en aller.

--Vous ne ferez pas cela. Claire est une enfant sans expérience. Elle
n'a pas eu le temps de se rendre compte...»

M. Albe regarda sa fille. Il vit dans ses yeux une si suppliante
reconnaissance, que, sans plus tarder, il écrivit, prit son chapeau et
sortit.


VI

Pendant que cette scène avait lieu, Philippe et les siens tenaient
conseil de leur côté. Le grand-père n'y alla pas par quatre chemins.

«Philippe, cette demoiselle n'est pas la femme qu'il te faut. Elle ne
t'aime pas, elle ne t'aimera jamais. Inutile de rester un jour de plus!

--Mais si Philippe l'aime? objecta Mme Saville.

--Raison de plus pour trancher le mal au plus vite! Il en souffrira
moins.

--C'est juste, grand-père! dit Philippe en s'efforçant de dominer sa
douleur. Mais il faut être poli.

--Parfaitement. Assieds-toi là. Écris. Demande à Paris un télégramme qui
nous permette de partir demain, dès la première heure.»

En allant porter la lettre à la gare, Philippe croisa M. Albe qui en
revenait: il n'hésita plus.

Le lendemain, les Albe et les Saville prirent le même train. Ils avaient
insisté pour que personne ne les reconduisît. Cette fois, ils ne
montèrent pas dans le même wagon.


VII

Quand la rupture fut connue, le monde donna tort à Claire. Philippe
était convoité par toutes les familles ayant une fille à marier, et
Claire était trop jolie pour ne pas avoir soulevé contre elle de
nombreuses jalousies. Une respectable matrone, Mme Cauvard, la femme du
riche industriel, avait entendu leur courte conversation, le soir, dans
le salon des Cloziers. Cette bonne âme répéta, à qui voulut l'entendre,
comment Claire, aussi folle que M. Albe lui-même, avait reproché à
Philippe Saville de rester fidèle à la nationalité paternelle, et de
ne pas quitter tout pour se faire soldat. Ce fut contre les Albe un
déchaînement général.

Dans une maison où on les exécutait avec une exquise perfidie, M.
Gilbert Ramel, qui avait gardé de Claire un beau souvenir, essaya de
les défendre. Alors, on lui conta par le menu tout ce que les mamans se
chuchotaient à l'oreille, avec de petites mines ironiques ou de grands
airs indignés:

«Étaient-ils assez ridicules, les reproches de cette petite demoiselle à
celui qui lui faisait l'honneur de la rechercher! M. Saville avait
cent fois raison de rester citoyen américain. N'était-il pas la seule
consolation, la seule espérance de sa pauvre mère? Et puis, quelle
précieuse garantie pour la famille où il entrerait! Au moins, il ne
serait pas obligé, lui, d'aller se faire casser la tête de but en
blanc pour le bon plaisir des empereurs ou des républiques! C'était le
prétendu par excellence, le gendre idéal. Il fallait vraiment avoir la
cervelle à l'envers, pour le repousser d'aussi sotte façon. La petite
Albe ne trouverait plus le moindre épouseur; et ce serait pain bénit.»

M. Ramel haussa les épaules, estimant qu'on était fort injuste pour
Claire. Il le dit comme il le pensait. Et il ajouta:

«Elle n'est pas de celles qui coiffent sainte Catherine.

--Seriez-vous amoureux d'elle par aventure? riposta Mme Cauvard qui
venait d'entrer, suivie de ses deux grandes filles.

--Pourquoi pas?

--Alors demandez vite sa main, si vous ne redoutez le sort de M.
Saville; on pourrait vous devancer.»


VIII

Un mot sans importance suffit parfois pour préciser une idée, déterminer
un sentiment, transformer une destinée.

Huit jours plus tard, M. Gilbert Ramel demandait Claire en mariage. Il
avait vingt ans de plus qu'elle, mais il se croyait capable de rendre
heureuse cette belle jeune fille, qui, d'emblée, l'avait charmé par la
grâce de son allure et la franchise de son caractère.

Cette fois encore, Claire, au grand désespoir de sa mère, ne voulut pas
entendre parler de mariage. M. Ramel implora la faveur de s'expliquer
avec elle, directement, à coeur ouvert, affirmant que, même éconduit, il
resterait le fidèle ami de la famille; car une réponse négative, tout
en le désespérant, lui attesterait de nouveau le désintéressement et la
loyauté de la jeune fille. Celle-ci l'écouta avec un intérêt sincère,
surtout quand, incidemment, il parla de son neveu; et s'il comprit
vite qu'il ne gagnerait pas sa cause, elle mit à le désabuser tant de
respectueuse délicatesse, tant de caressante émotion, qu'il la quitta
sans amertume, conservant pour elle une pure et profonde sympathie, une
gratitude mélancolique et généreuse. Elle lui avait parlé comme elle
parlait à son père, avec le même accent de tendresse filiale.

Elle resta triste d'avoir dû désoler un si galant homme, mais à sa
tristesse se mêlait une satisfaction singulière. Il lui semblait, malgré
l'invraisemblance d'une telle imagination, que la démarche de M. Gilbert
Ramel l'avait un peu rapprochée du jeune officier, dont la figure
énergique et fine restait toujours présente à sa mémoire. Cette nuit-là,
elle rêva qu'elle épousait un beau lieutenant d'artillerie, et que ce
beau lieutenant devenait général en chef, gagnait des batailles, faisait
des conquêtes, signait des traités, relevait la patrie.

Pour oublier sa déconvenue, M. Gilbert Ramel alla passer une journée à
Hautefont, auprès de son neveu. Mais rien ne le déridait, il restait
morne.

«Décidément, mon oncle, vous n'avez pas votre air naturel aujourd'hui,
lui dit Henri après le déjeuner, en allumant un cigare. Que vous est-il
arrivé? Une mésaventure, un malheur?

--J'ai simplement fait une bêtise. J'ai voulu me marier.

--Vous, mon oncle!

--Moi-même, en personne, mon neveu!

--Avec qui?

--Avec Mlle Claire Albe.

--Vous, avec elle!

--Tu en as l'air suffoqué.

--Vous avez demandé sa main?

--Oui.

--Mais vous ne l'avez pas obtenue?

--C'est ce qui me désole.

--Ah! c'était impossible.

--Quel cri du coeur! quel soupir de soulagement! Te voilà enchanté, toi!
Et moi qui venais chercher ici des consolations. Mais, parbleu, à quoi
pensais-je? Je comprends tout, maintenant. C'est pour toi, bandit, qu'on
a refusé Philippe Saville et moi-même, hélas! Comment ne l'ai-je pas
deviné plus tôt? On est toujours plus bête qu'on ne croit.

--Je vous jure, mon oncle...

--Et tu ne m'avais rien dit, hypocrite!

--Dame, je ne savais pas...

--Mauvais garnement! Quel regard féroce tu as eu tout à l'heure! Mais tu
verras jusqu'où peut aller la magnanimité d'un oncle célibataire.
Tâche au moins de mériter ton bonheur! Je ne te pardonne qu'à cette
condition-là.»


IX

Claire donna tout droit dans le piège que lui tendit l'oncle Gilbert,
dès sa première visite.

«Excepté vous et moi, lui dit-il, tout le monde se marie.»

Et il lui énuméra plusieurs mariages récemment décidés, entre autres
celui de Philippe Saville avec l'aînée des demoiselles Cauvard. Claire
ne sourcillait pas.

«Mon neveu, reprit-il, mon neveu lui-même renonce à sa liberté.

--Qui donc épouse-t-il? balbutia Claire éperdue.

--Vous, mademoiselle? A moins que vous ne le refusiez comme les autres!»
répondit l'excellent homme parfaitement édifié par l'émotion de la jeune
fille.


X

Pour sa pénitence, l'oncle dota magnifiquement le neveu.

Le même jour, à la même heure, à Saint-Sulpice et à Saint-Roch, furent
célébrés les deux mariages de Claire Albe avec Henri Ramel et d'Adèle
Cauvard avec Philippe Saville. Mariage d'amour et mariage de raison.

«Mon ami, avait dit le grand-papa Rambour à son petit-fils, écoute-moi
bien! Quand tu auras de beaux enfants, une existence régulière et la
sympathie des gens honorables, tu finiras par adorer celle à qui tu
devras les plus sûrs éléments du bonheur. Alors, plus de passionnette
malsaine! Ce sera l'amour, l'amour vrai, celui qui crée et qui conserve.
Écarte les souvenirs irritants et stériles. C'est la sagesse. Mlle Albe
voulait du panache. Elle en a. Grand bien lui fasse! Ce n'était pas ton
affaire. A quelque chose malheur est bon.»

Philippe se laissa persuader. Il n'en sentait pas moins que, de son
séjour aux Cloziers, une ombre lui resterait toujours dans le coeur. Le
papa Rambour sentait cela, lui-même. Il en a gardé une forte rancune
à Henri Ramel. Et ce vieillard, naguère si pacifique, est devenu
subitement belliqueux. Il réclame la guerre, la grande guerre! A-t-il
donc perdu tout sentiment humain? Non! Mais si le jeune officier tombait
au champ d'honneur, le bon papa pourrait dire béatement à ses amis et
connaissances:

«Pauvre petite Mme Ramel! Voilà ce que c'est que d'épouser un
artilleur!»

Puisse le destin lui refuser cette satisfaction et réaliser le rêve de
Claire!

M. Albe, de son côté, ne se gêne pas pour rire avec l'oncle Gilbert du
premier prétendu de sa fille.

«Les femmes sont étonnantes, disait-il encore l'autre jour. La mienne
voulait absolument pour gendre M. Philippe Saville. Conçoit-on un mari
qui ne sait pas même tirer son coup de fusil?»




II

CONTES DE FRANCE




Le jeune Alexis

HISTOIRE LUE DANS UN MANUSCRIT DU XVIIIe SIÈCLE


I

Vers la fin du règne de Louis XIV, un incident tragique excita pendant
quelques jours la curiosité de la Cour et de la ville. Un magistrat fort
connu, âgé d'environ cinquante-cinq ans, M. de Villebéat, fut trouvé
mort, un matin, dans sa chambre. Il s'était pendu. Près du cadavre, un
billet contenait ces simples mots:

«Je meurs de ma main.»

On se perdit en conjectures sur les causes de ce suicide. Les gens qui
avaient connu le défunt, scrutèrent sa vie pour expliquer sa mort. Il
courut sur lui mille bruits plus ou moins bizarres. On parla de pertes
au jeu, de chagrins de famille, de désespoir d'amour, de maladie
incurable, de scrupules judiciaires, de misanthropie, de fièvre chaude.
Bref, le public eut mille explications, mais aucune certitude.

M. de Villebéat avait toujours conservé une tenue strictement
respectable, toujours montré un esprit lucide dans un caractère froid.
Il s'était marié jeune; sa femme était morte sans enfant, deux ans après
le mariage. Plus tard, on lui avait attribué vaguement une ou deux
maîtresses; il avait laissé dire, ne s'était jamais compromis, et avait
profité de ses loisirs pour faire une traduction recommandable de
Virgile, d'Horace et de quelques autres poètes de l'Empire romain. Son
passé ne donnait aucune prise, la médisance s'y rompait les dents.

Mme de Maintenon, fort intriguée par cette catastrophe mystérieuse,
voulut savoir le mot de l'énigme. Elle fit demander des explications au
lieutenant-général de la police du roi.

Après le conseil des ministres, tandis que le vieux roi était entre les
mains des docteurs, Mme de Maintenon se retira avec son confesseur dans
ses petits appartements et l'on introduisit le lieutenant de police.


II

«Avez-vous, monsieur, les renseignements que je vous ai fait demander?

--Que Votre Grâce me pardonne de ne pas avoir prévenu ses désirs!
J'aurais été fort malheureux et fort malavisé si, avec les ressources
dont nous disposons, je n'avais eu la clé du mystère.

--Ah! très bien; vous pouvez parler, nous ne serons pas interrompus. Je
vous écoute.

--Votre Grâce daignera excuser les longueurs du récit, car il faut
reprendre les choses d'assez loin. M. de Villebéat avait à son service,
il y a dix ans, un laquais fort adroit, nommé Sylvain Vincru. Ce garçon
était dévoré de la passion du jeu. Un jour, il emprunta furtivement
à son maître une somme ronde qu'il courut hasarder et perdit net. Le
larcin fut découvert. Sylvain se jeta aux pieds de M. de Villebéat, qui
fut inexorable, le livra à la justice et le laissa aller aux galères.
Là, ce malheureux eut une conduite si exemplaire et montra une si rare
intelligence, qu'on lui offrit son pardon et un emploi dans la police.
Il accepta, rendit des services et devint un de mes auxiliaires les plus
précieux.

«Peut-être espérait-il dès lors trouver ou inventer une occasion de
vengeance contre son ancien maître. Quoi qu'il en fût, il lui était
réservé de satisfaire pleinement ses rancunes.

«Votre Grâce a-t-elle entendu parler, l'an dernier, de l'assassinat du
capitaine de Noisly, au cabaret de la Pomme de Pin? Le capitaine avait
incorporé dans sa compagnie un tout jeune homme, un enfant perdu de
Paris, admirablement beau, qu'on nommait Alexis. Il l'avait pris en
grande affection, et tous deux menaient une existence indiscrètement
joyeuse, faisaient ensemble des soupers fins, s'ébattaient à la ville et
aux champs, buvaient sans maîtresses et semblaient s'aimer comme jadis
Alexandre et Héphestion.

«Un soir d'hiver, ils allèrent au cabaret. Ils prirent une chambre
séparée, burent tête à tête force bouteilles, firent du tapage; puis le
lieu de l'orgie devint absolument silencieux. La nuit s'avançait; ne les
voyant pas sortir, le cabaretier fit enfoncer la porte fermée à clé et
trouva le capitaine tué d'un coup de poignard. On s'aperçut que son
jeune compagnon était monté, sans être vu, au troisième étage et s'était
introduit dans la chambre d'une servante, sous les vêtements de laquelle
il avait pu s'échapper sans que personne y prît garde.

«Sylvain fut chargé de retrouver le coupable. Je ne saurais vous dire
quelles ruses il employa, mais quatre mois plus tard, il avait découvert
Alexis. L'aventure est assez singulière. C'est dans un couvent qu'il
arrêta ce jeune criminel. Par des manoeuvres d'une audace et d'une
adresse incroyables, Alexis, toujours déguisé en fille, avait réussi à
se procurer de l'argent, des papiers lui conférant une individualité
féminine, et même des protections influentes, dévouées. Au moment où il
fut pris par ce sorcier de Sylvain, il passait pour une orpheline d'une
fervente dévotion, portait le costume des novices et allait prononcer
des voeux. Je fis comparaître devant moi les deux abbés confesseurs de
la communauté et leur épargnai d'autant moins les vertes réprimandes,
que je les vis plus rouges et plus embarrassés en ma présence.»


III

Mme de Maintenon, à ces mots, fronça le sourcil.

Le Révérend Père, qui se trouvait en tiers dans l'entretien, sourit
finement et lui dit:

«De la patience, madame! Quand on soulève le voile qui cache la vérité,
on voit souvent plus de choses qu'on ne voudrait. Ce n'est pas la faute
de M. le lieutenant de police. Je désirerais seulement savoir le nom de
ce couvent.

--Est-ce bien nécessaire? repartit l'adroit courtisan, en souriant
aussi. Ma mémoire, je l'avoue, me fait un peu défaut sur ce point. Pour
continuer le récit, je renvoyai les abbés sans les plus inquiéter.
Alexis était sous les verrous. La justice fut saisie de l'affaire.
C'était fort grave. M. de Villebéat fut désigné pour interroger le
prisonnier. Il se transporta par deux fois auprès de lui, et eut avec
lui deux longues entrevues sans témoins. Le lendemain Alexis s'évada.

«Sylvain, qui avait fait des prodiges pour opérer la capture, fut tout
d'abord exaspéré par cette évasion. Il jura qu'il retrouverait son
homme. On soupçonnait un geôlier de corruption; on ne put cependant ni
enivrer, ni faire jaser le drôle. Sylvain était devenu méditatif et
sombre. Mais, toutes informations prises, il parut avoir enfin conçu une
grande espérance. Il m'assura qu'il comptait m'apporter prochainement
des nouvelles qui feraient du bruit, me demanda ce que je pensais du
juge qui avait interrogé Alexis, me regarda étrangement quand je lui
eus répondu que le magistrat était au-dessus des soupçons, me réclama
quelques avances et se mit en campagne.

«Depuis l'évasion d'Alexis, rien n'était changé, en apparence, dans les
habitudes de M. de Viilebéat. Cependant, Sylvain s'aperçut bientôt que
presque tous les soirs, par la petite porte d'une masure donnant sur une
ruelle déserte et communiquant avec l'hôtel du magistrat, sortait un
homme de haute taille, le manteau sur le nez, le chapeau sur les yeux,
qui rapidement s'éloignait et disparaissait comme par enchantement. Cet
homme mystérieux, il en eut bientôt la certitude, n'était autre que son
ancien maître, lequel, dans l'ombre, se rendait par plusieurs détours
à un petit logis de la rue des Tourterelles-Sainte-Ursule. Sylvain
interrogea les voisins et apprit d'eux qu'en ce logis habitaient un
brave vieil homme et une bonne vieille femme avec leur petite-fille, une
ravissante demoiselle de vingt ans, qui ne sortait jamais. Un parent
venait les voir dans la soirée, disait-on. Ils étaient riches,
d'ailleurs, et ne ménageaient pas la dépense.

«Sylvain pénétra un jour dans la maison, habilement grimé en commis
marchand d'étoffes. Il réussit à entrevoir la prétendue jeune fille, et,
du premier coup d'oeil, reconnut le trop charmant Alexis. Le lendemain,
il prit six hommes armés et alla s'embusquer non loin de la discrète
habitation. Le visiteur habituel apparut vers neuf heures du soir; il
avait la clé de la porte et entra. Au bout d'une heure, Sylvain crut le
moment venu d'entrer à son tour. Il escalada, suivi de ses hommes, le
mur d'un petit jardin qui se trouvait derrière les bâtiments. La vieille
femme était dans la cuisine, occupée à arranger un plat; elle fut saisie
et bâillonnée en un clin d'oeil. Le vieillard, son prétendu mari,
descendait l'escalier; il fut également surpris et traité de la même
façon. Pas un cri n'avait révélé la présence de mes gens. Ils montèrent
avec précaution au premier étage, et Sylvain s'avança sans bruit. Une
porte était entr'ouverte; il y glissa ses regards, et voici l'étrange
spectacle qu'il aperçut.


IV

«La chambre était décorée à l'antique, de manière à simuler une salle de
repas dans une maison romaine. Un ciel étoilé était peint au plafond.
Sur les quatre murs, des moulures représentaient une suite de colonnes
corinthiennes, entre lesquelles apparaissaient, avec une perspective
soigneusement ménagée, de beaux paysages méridionaux. Aux encoignures,
se dressaient les statues de Virgile, de Lucain, d'Horace et de Martial.
Une table, chargée d'amphores et de mets délicats dans une vaisselle
de forme ancienne, occupait le milieu de la pièce. Contre cette table
étaient deux lits de festin, disposés à la mode latine. Sur l'un
s'accoudait nonchalamment le bel Alexis, en tunique de laine blanche
à franges d'or; les admirables boucles de ses cheveux blonds étaient
couronnées de roses. Tels les jeunes affranchis du temps des premiers
empereurs. Sur l'autre lit se trouvait M. de Villebéat, également
travesti, en toge à bande pourprée, en sandales, le col et les bras
nus; il se prenait probablement lui-même pour un poète antique, favori
d'Apollon et des Muses, de Bacchus et de Jupiter. Ce décor, ces costumes
avaient incontestablement plus d'exactitude historique que ceux des
théâtres où l'on joue le _Britannicus_ de M. Racine.

«Les convives étaient en train de faire une libation au dieu Pan;
ils paraissaient s'abandonner à la plus douce volupté. Sylvain, en
s'avançant pour mieux voir, trébucha assez lourdement contre un défaut
du parquet. Les deux Romains se dressèrent inquiets. Sylvain appela
ses hommes; tous se précipitèrent. Alexis et son hôte, stupéfaits, se
rendirent sans même essayer de se défendre. On leur fit revêtir des
habits plus modernes, plus décents. M. de Villebéat offrit tout bas à
Sylvain une fortune considérable s'il voulait lâcher sa proie. Sylvain
ne daigna pas répondre. Un carrosse attendait dans une rue voisine; on
y mit les prisonniers. Ils me furent amenés. Quand ils parurent, je
demandai au jeune homme s'il avouait être le meurtrier du capitaine de
Noisly. Il ne répondit pas. Je le confrontai avec plusieurs témoins qui
le reconnurent tous.

«Il était impossible de conserver le moindre doute. Je le fis mettre au
secret. M. de Villebéat regardait, écoutait, blême, affaissé, anéanti.


V

«--Pourrez-vous maintenant m'expliquer, monsieur, lui demandai-je, le
singulier rôle que vous avez joué dans cette affaire?

«Il fit un effort pour répondre:

«--C'est... c'est une folie... bégaya-t-il.

«--Une folie d'antiquaire, une folie latine! ajoutai-je. Vous êtes
libre, du reste, monsieur; je vais vous faire reconduire à votre hôtel,
où vous voudrez bien toutefois vous tenir à la disposition de la
justice.

«Il ne répliqua rien. Je le fis escorter jusque chez lui, et l'on prit
des dispositions pour qu'il ne pût disparaître. Le lendemain, comme vous
savez, on le trouva mort dans sa chambre.

«Je ne crois pas, madame, devoir ajouter le moindre commentaire à ce
simple exposé des faits. Il est évident que M. de Villebéat avait perdu
l'esprit. Le clergé ne s'est pas opposé à ce qu'il fût enterré en lieu
saint.»

Le narrateur se tut; il y eut un silence.

«Les hommes les plus graves, fit enfin la marquise, ont souvent
d'étranges manies. J'ai vu M. de Villebéat plusieurs fois; il paraissait
intelligent, méditatif, presque austère. Il est devenu fou, sans doute,
absolument fou, monsieur. Ces décors, ces costumes romains, c'est de la
folie pure.

--De la folie pure! c'est beaucoup dire; mais certainement sa raison
était troublée. Il avait eu le tort de trop s'adonner à la littérature
romaine; elle est parfois très capiteuse, très dangereuse, même pour un
magistrat.

--Certes, ajouta le Révérend Père avec toute sa gravité ecclésiastique,
il eût mieux fait de chanter: _Turris eburnea!_ que: _Formose puer!_

--Votre Grâce, reprit le lieutenant de police en s'adressant à la
marquise, daignera-t-elle m'indiquer ce qu'il convient de faire du
prisonnier qui nous reste?

--Cet Alexis?

--Lui-même.

--Il faut le mettre à la Bastille et étouffer l'affaire; nous n'aimons
pas les scandales.»

Alexis fut donc enfermé dans la célèbre prison de la porte
Saint-Antoine. On l'y oublia vite. Le manuscrit auquel nous avons
emprunté les éléments de ce récit, prétend que bientôt, sous la Régence,
il parvint à en sortir. Il se serait même, paraît-il, insinué, à force
d'intrigues, dans les bonnes grâces du cardinal Dubois; et, doté d'une
grasse abbaye, il serait mort vieux, dans les ordres, en parfaite odeur
de sainteté.




Nouvelle Manière de Coller les Timbres-Poste


I

Bien des gens vont chercher bien loin des moeurs extraordinaires et
d'originales aventures. Ils ont tort. Si l'imprévu habite quelque
part, c'est dans nos murs. De tous les points du globe terrestre très
certainement, et très probablement de tous les points de tous les autres
globes, Paris est l'endroit le plus étrange, non seulement pour les
étrangers, mais pour ses habitants eux-mêmes, pour ses propres fils et
ses propres filles.

Je le dis; je le prouve.


II

Voici le fait. La semaine dernière, en plein jour, en pleine capitale
de la civilisation, en pleine place de la Bourse, il m'a été donné
d'assister à un spectacle inouï, à un spectacle insensé, à un spectacle
impossible, à un spectacle abracadabrant, à un spectacle aussi
modernement bizarre que bizarrement féodal.

Devant le bureau de poste de la dite place de la Bourse, étaient
arrêtées deux femmes, l'une vieille et l'autre jeune, l'une grande
et l'autre petite, l'une présentant un profil aquilin accentué en
casse-noisette et l'autre offrant une bonne grosse figure moutonnière,
l'une portant avec une raideur aristocratique sa toilette riche mais de
mauvais goût et l'autre gracieusement habillée d'une humble robe laine
et coton, toutes deux facilement reconnaissables, à leur type exotique
et à leur tournure spéciale, pour relever d'une nationalité autre que la
nationalité française, celle-là devant être de toute évidence une noble
dame supérieurement titrée ou rentée, et celle-ci sa femme de chambre ou
sa fille de compagnie.


III

La grande vieille se tenait en face de la petite jeune, des
timbres-poste dans la main droite et des lettres dans la main gauche. La
grande vieille prenait délicatement un timbre entre le pouce et l'index,
puis l'élevait à la hauteur des lèvres de la petite jeune. La petite
jeune tirait respectueusement la langue. La grande vieille humectait le
timbre en le passant sur cette langue, et collait ensuite le timbre,
ainsi humecté, à l'angle d'une enveloppe cachetée d'un large cachet de
cire rouge.

Je m'arrêtai, ébahi, béant, n'en croyant pas mes yeux, qui
s'écarquillaient en larges points d'interrogation.

Le même manège recommença, une fois, deux fois, trois fois. La grande
vieille levait chaque fois le timbre exactement à la même hauteur, par
un geste exactement pareil. La petite jeune tirait régulièrement une
semblable longueur de langue. Puis le timbre redescendait, avec un
mouvement identique, de la langue à la lettre.

Les deux travailleuses, la travailleuse active et la travailleuse
passive, semblaient faire naturellement la chose la plus naturelle du
monde, l'une en salivant, l'autre en collant. Elles opéraient comme chez
elles, à huis-clos. Les regards ne les gênaient pas, ne les intimidaient
nullement, ne les arrêtaient en aucune façon.


IV

Je m'approchai pour mieux voir.

Il me prit une folle et perverse envie de faire tirer la langue à la
grande vieille et de faire humecter un timbre par la petite jeune. Mais
elles ne m'honorèrent pas de la moindre attention. Je ne semblais point
exister; nul ne semblait exister pour elles. L'opération continua devant
moi, à mon nez, à ma barbe, sérieusement, très sérieusement, aussi
sérieusement que possible.

On eût dit qu'elles accomplissaient un devoir, qu'elles remplissaient
une fonction. Elles étaient imperturbables.

J'aurais bien voulu adresser la parole à madame ou à mademoiselle. Ma
curiosité aurait bien eu cette impudence. Mais j'avais peur de les
déranger.

Je les aurais bien pincées au-dessus du coude, pour voir si elles
étaient réellement des femmes vivantes et non des mirages ou des
machines. Mais je craignais d'être alors pincé moi-même en retour par
quelque ressort imprévu, ou d'être emporté subitement par ces fées au
fond de quelque royaume fantastique.

Et puis, faut-il tout dire?

Oui.

Eh bien! quand l'exercice recommençait, j'espérais toujours que la
petite jeune avalerait le timbre ou qu'elle mordrait les doigts de
la grande vieille. Et cette espérance impie me clouait au sol; et
je restais là, attentif, immuable, de plus en plus ébahi, béant,
écarquillé.


V

Je fus déçu. C'est singulier. Mais je dois l'avouer, je fus pleinement
déçu. Vous ne le croyez pas? C'est pourtant la vérité. Il n'y eut pas le
moindre timbre avalé, pas le moindre doigt mordu.

Quand les sept ou huit lettres eurent été affranchies par le procédé
décrit, la grande vieille les donna à la petite jeune, qui les jeta dans
la boîte.

Puis, la tête haute, le regard souverainement dédaigneux, le cou tendu,
les épaules en arrière, le buste en avant, la taille droite et roide, la
démarche automatique, avec un bruit de pas sonnant sec sur le trottoir,
la grande vieille s'en alla vers la rue Vivienne, escortée à quatre pas
par la petite jeune, qui trottait modestement, les yeux baissés, avec
toute la componction d'une première communiante.


VI

Je les suivis des yeux, tant que je pus les suivre, et même au delà.

Chose caractéristique: je n'eus pas l'idée de les suivre autrement,
de les suivre pour savoir. Elles me semblaient appartenir à une autre
humanité.

Je n'avais pas été le seul témoin de cette scène.

«Est-ce que vous connaissez cette paire de femmes? dit un vieux monsieur
décoré.

--Pas précisément, répondit un beau brun.

Mais je sais ce que c'est. C'est une Anglaise de passage avec sa petite
bonne irlandaise.

--Pas du tout! interrompit un jeune homme orné de favoris roux. C'est
une comtesse allemande et la lectrice polonaise qui l'accompagne en tous
lieux.»

Et chacun, tirant de son côté, rentra dans le combat pour l'existence.

Angleterre et Irlande, Allemagne et Pologne? Je ne sais vraiment
à laquelle des deux hypothèses m'arrêter. L'une n'est pas plus
invraisemblable que l'autre, n'est-ce pas?

Si ça vous amuse, devinez.

_Le Beaumarchais._ 24 avril 1881[1].

[Note 1: Nous prenons soin de dater cette petite étude, faite exactement
d'après nature: on l'a imitée et exploitée avec succès.]




La Veillée


L'été aux yeux bleus, l'été aux cheveux blonds et aux lèvres chanteuses,
l'été couronné de rouges coquelicots, s'est envolé bien loin, bien loin,
par delà les prés, par delà les monts, par delà les mers, sur son char
léger comme un nid et qu'emportent deux fines hirondelles.

Les dahlias se sont fanés; on a rentré le regain; on a cueilli et mis au
pressoir les grappes de la vendange. Le chaume a crié sous les guêtres
du chasseur. La terre a laissé tomber sa joyeuse robe verte et s'est
vêtue de brun. Et l'automne s'est endormi au fond des bois, sur un lit
de feuilles mortes.

Sous le ciel gris, sous le ciel sombre, le jour a rapetissé, rapetissé
de plus en plus, comme un bûcheron qui, à chaque pas, se courbe plus
bas, et plus bas encore, sous la pesanteur de son fardeau.

Les granges sont pleines, les champs sont nus. Dans l'étable chaude, les
bestiaux ruminent; et dans l'air froid de la forêt dépouillée, sur
la cime des arbres maigres, les corbeaux noirs saluent de leurs
croassements l'Hiver, le rude vieillard à la chevelure blanche qui,
lentement, paraît à l'horizon, et qui descend vers la plaine en
soufflant dans ses doigts.

C'est le temps des longues veillées. La vallée est blanche de neige;
la vallée est blanche comme une tombe. La nuit, cette immense
chauve-souris, s'en va plus tard et revient plus tôt; elle étend ses
ailes sur la campagne, et il semble que ses grandes et lourdes ailes
d'ombre soient devenues plus larges et plus épaisses.

La flamme voltige, rit et bavarde sur les fagots secs. C'est la saison
du foyer, et voici le soir venu. La lampe s'allume, les ombres dansent
sur les murailles.

Quoique la saison soit dure, les hommes se sont levés de bonne heure, et
toute la journée ils ont travaillé dans la grange, dans le grenier, dans
la petite cour du fond. Ils ont soupé, ils se sont couchés las. Dans la
chambre de derrière, les femmes se sont assises en rond; des voisines
sont arrivées; on cause à la lueur de la lampe rougeâtre et fumeuse. Les
grand'mères racontent des histoires. Les quenouilles sont garnies, les
rouets tournent, et le vieil Hiver, qui aime les veillées et les contes,
s'arrête au dehors, s'accoude à la croisée, dans le noir et le froid des
ténèbres, regarde vaguement la flamme monter et descendre dans l'âtre,
sous le grand manteau de la cheminée, et écoute les éternelles histoires
d'amour, de fées ou de fantômes, que les aïeules ridées répètent aux
filles naïves.

Les histoires sont douces parfois et parfois terribles. On rit et l'on a
peur. Et l'on est heureuse de rire, et l'on est contente d'avoir peur.
Les fillettes expérimentées écoutent avidement comment il faut faire, à
la Noël, pour savoir si on sera mariée dans l'année, et comment il faut
faire, à Pâques-Fleuries, pour savoir avec qui l'on sera mariée. Il
vient un silence. Le Souvenir tisonne le coeur à moitié refroidi des
pauvres vieilles, et l'Espérance chatouille et fait rougir les vierges
potelées. La Jeannette ou la Gothon ouvre un vieux paroissien et lit
un chapitre de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Puis
les histoires reprennent. C'est la Belle-aux-Cheveux-d'Or ou le
Bonhomme-Misère; c'est le fantôme blanc du château des Aigues ou la fée
Coloquinte. Une voix fraîche demande ce que c'est qu'un gnome, et le
grillon chante dans un coin, et une voix chevrotante ajoute que le
grillon est fée, que le grillon est peut-être un gnome. Lisa prétend
qu'elle aime mieux les sylphes; la mère Miche dit qu'elle a vu jadis des
farfadets, quand elle était enceinte de son fils Jean, qui a été amputé
et a péri pendant la guerre contre les Prussiens.

La guerre! on parle alors de la guerre, et des trahisons des généraux,
et des petits mobiles qui sont morts de froid à Paris ou dans les
montagnes de l'Est; on parle de la rançon, de la revanche; on cite des
noms, on maudit les méchants et l'on bénit les bonnes gens de Suisse qui
ont si bien accueilli et si bien soigné nos pauvres soldats en déroute.
La mère Miche dit que les malheurs ont été pires qu'en mil huit cent
quatorze, et que si l'on avait encore pareille infortune, le pays ne
s'en relèverait pas.

Une bête s'éveille et mugit dans l'étable; une fille sort et va voir. On
se tait. Denise fredonne. Lisa lui dit de chanter; et elle chante, tout
en filant, un beau cantique de première communion. On lui demande alors
une chanson gaie. Elle n'en sait pas, dit-elle.

«Et celles que René t'a apprises?» lui insinue tout bas la petite Aline.

Denise rougit, mais reste muette. C'est sa grand'tante Ursule, une
grand'tante de quatre-vingt-dix ans, qui lui souffle:

  _Il faut de la coquetterie;
  L'amour, oui, l'amour veut cela.
  Par ce moyen femme jolie
  Toujours, oui, toujours règnera._

La chanson en reste là; le vent hurle, la neige tombe; la mère Miche
s'endort sur sa quenouille et ronfle. On la réveille, elle se rendort.
Les fillettes parlent un instant de l'amoureux infidèle qui trompa sa
fiancée pour épouser une veuve et fut transformé en loup blanc la nuit
de ses noces. L'une dit que ce n'est pas vrai, et qu'il s'est sauvé en
Amérique avec le précieux magot de sa vieille épousée. L'autre soutient
la métamorphose. La conversation languit, les yeux s'appesantissent,
on ne travaille plus. On se rapproche, on dit du mal de la femme du
meunier, qui a jeté un charme à deux garçons du village.

Sur ce, dix heures sonnent.

«Déjà dix heures!--Maman, réveillez-vous et allons nous mettre au lit!»

On se lève, on tourne, on range; les voisines partent. La fermière et
ses deux filles restent seules. La cadette ferme soigneusement les
rideaux; l'aînée tire les verrous sur la porte de l'allée. La mère
va reposer près de l'époux endormi; les deux petites paysannes
s'agenouillent sur l'étroit tapis, au pied de leur couchette blanche;
elles font tout haut leur prière à l'unisson, s'embrassent et
s'endorment.

O sainte simplicité, veillées du soir, refrains naïfs, calme des
villages, bonne odeur des fagots, contes toujours les mêmes et toujours
amusants, rires francs et honnêtes médisances! Peut-être valez-vous
mieux encore que les propos des valseurs bien gantés et que toutes les
représentations du grand Opéra.




Ernest, Coiffeur


Cet homme, qui se tient là, sur le pas de sa porte, debout, tête nue, en
manches de chemise, entre trois fausses nattes et une figure de cire,
c'est Ernest, coiffeur, rue de Corinthe, numéro 13 _bis_.

La rue de Corinthe est une rue montante, qui grimpe, par une pente assez
raide, vers la butte Montmartre, et au bout de laquelle, tout là-haut,
apparaissait naguère le tronçon de cette tour Malakoff, décapitée après
les jours néfastes de 1870-1871.

La rue de Corinthe est une rue presque aussi galante que montante. Pas
beaucoup de bruit, point une grande animation dans cette rue. De rares
voitures la gravissent au pas. Les hautes maisons noirâtres, à six
étages et à quatre ou cinq croisées de façade, s'alignent régulièrement
de chaque côté, le long des deux trottoirs. Aux fenêtres des premiers
étages, les rideaux sont doublés de transparents en percaline rose ou
jaune, ayant pour embrasses des rubans. Plusieurs hôtels garnis, des
crémeries, des étalages de fruitières, un marchand de fleurs naturelles,
deux herboristes, une revendeuse, un liquoriste et un coiffeur.

Le coiffeur, c'est Ernest, présentement debout, tête nue, en manches de
chemise, entre trois fausses nattes et une figure de cire, sur le pas de
la porte de sa boutique. A la lueur du gaz qui brûle, sans verre, au bec
d'un simple appareil à deux branches, se détache, formant trois lignes
de caractères jaunes, parmi deux fioritures, dont l'une ressemble à une
frisure et l'autre à un accroche-coeur, une enseigne mythologique et
suave, composée par Ernest lui-même: _Au Boudoir de Vénus_. Ernest,
coiffeur, a longtemps hésité, à l'origine, entre Hébé, Aspasie,
Pompadour et Vénus. Tel que le berger Paris, c'est à Vénus qu'il a donné
la pomme, une petite pomme de rainette à poudre de riz et à houppette,
se dévissant par le milieu.

Les italiques jaunes, nées du pinceau d'un peintre primitif, brillent
à la lueur du gaz, au-dessus des cheveux touffus du coiffeur. Les
majuscules sont charmantes. L'A est bouffant comme une crinoline; le B,
tel qu'un jeune éléphant, projette en avant sa fine et gracieuse petite
trompe; le V, aux ailes ouvertes, semble un oiseau dans le ciel.

Le gaz flambe, rouge et bleu, en dégageant une odeur minérale. Les
flacons de brillantine et l'Eau des Sylphes miroitent sur leurs
planchettes de verre. Une perruque s'étale en longues boucles sous un
globe. Les fausses nattes s'ennuient; la figure de cire semble fondre,
tant son sourire est doux!

Sous cette enseigne mythologique à lettres jaunes, entre ces flacons qui
luisent et cette figure de cire au sourire fade, rue de Corinthe, numéro
13 _bis_, à la flamme rouge et bleue du gaz, sur les neuf heures et
demie du soir, à quoi songe Ernest, coiffeur, debout sur le pas de sa
porte, en manches de chemise et en cheveux noirs touffus?

Il a l'air mélancolique; sa figure osseuse est sombre; sa moustache
semble aussi triste que les fausses nattes de sa devanture. Il regarde
vaguement dans la rue nocturne. A quoi songe-t-il?

--Ernest, coiffeur, réponds-moi, à quoi songes-tu?

Mais non, ne te dérange pas, ami, tu es bien ainsi; ne réponds rien.
Je devine ton âme à ton visage, et ta préoccupation à ton attitude. Je
démêle toutes tes pensées avec le peigne de l'imagination.

Ernest, coiffeur, tu penses aux têtes que tu as coiffées ce soir; tu y
penses, et c'est ce qui fait ta mélancolie...

Le malheureux! Sous ses cheveux ébouriffés de coiffeur, au fond de
sa tête sombre, mille pensées bizarrement provocantes dansent et
tourbillonnent; telle, par un soir pluvieux de décembre, la cohue des
masques se trémousse sous les arcades d'un bal du boulevard.

Depuis trois ans Ernest est établi; depuis trois ans il est marié,
et depuis trois ans mélancolique. Il n'a jamais été beau, quoique
vigoureux, et toujours il s'est senti aussi dénué de grâce que dévoré
d'ardeurs. Mais jadis il était libre au moins: parfois les nuits d'hiver
pour lui se déguisaient en Folies et faisaient sonner à son oreille
leur bonnet à grelots; parfois pour lui les nuits de printemps se
couronnaient d'étoiles au fond des bois. Il se grisait jadis de bon
coeur une ou deux fois par mois, et alors quelles parties de plaisir!
Quels quadrilles flamboyants sous les ombrages de la _Reine Blanche_ ou
du _Château Rouge_! On allait, on sautait, on tournait, et l'on faisait
aller, sauter, tourner des demoiselles légères, sans préjugés et sans
corsets. Quelle bonne bière on buvait avec les danseuses essoufflées,
assises devant les petites tables vertes! On revenait en barytonnant du
mirliton, bras dessus bras dessous, dix ou quinze ensemble, garçons et
filles, sur une seule ligne, tenant toute la chaussée; et vers deux
heures du matin, dans une étroite mansarde, Ernest, assis sur le coin
d'une malle, jurait à sa danseuse un amour éternel. Le lendemain, il
dormait tout debout toute la journée; il travaillait en rêve. Si le
patron n'était pas content, il cherchait une autre boutique et l'on
recommençait à rire.

Mais un jour, jour néfaste, Ernest a fait connaissance avec une femme
de chambre de bonne maison. Elle n'était ni toute jeune, ni bien jolie.
Comment a-t-elle ensorcelé Ernest? Mystère! Elle était tenace, elle
avait probablement de fortes économies. Elle rendit le pauvre diable
ambitieux, le traîna au pied des autels, et l'établit à son compte.
Depuis ce temps, Ernest, coiffeur, a perdu son éclat et sa gaîté. Ses
yeux sont ternes, ses cheveux se fanent et sa moustache est devenue
hargneuse.

Ce soir, il a coiffé toute une noce du quartier. La mariée était d'une
fraîcheur vraiment appétissante; elle rougissait et riait; ses yeux
avaient des lueurs magnétiques; dans toute sa petite personne blanche
couraient des frissons de plaisir et d'espoir. Ernest, coiffeur,
arrangea les fleurs d'oranger dans les cheveux de la fraîche créature,
et songea, l'air calme, mais l'âme navrée, que jamais sa moitié n'avait
été pareille. Puis, avec résignation, il prit son peigne, son fer et
son chapeau, quitta la noce et s'en fut à la toilette de Mlle Athalie
Gardénia.

Chez Mlle Athalie, Ernest est resté trois quarts d'heure. Il n'en
finissait plus. Mlle Athalie a tant de cheveux! Mais ce n'est point cela
seulement. Elle ne considère pas les coiffeurs comme des hommes, pas
même comme des petits chiens, et ne prend garde à rien devant eux. Elle
est belle comme un démon et dédaigneuse comme un ange. Si Mme Ernest
était seulement un peu jeune, un peu gracieuse, ou du moins un peu
aimable, Ernest, coiffeur, ne serait peut-être pas tourmenté par son
imagination. Mais Mme Ernest est maigre, pointue, jaune, avare et
jalouse. Elle a mis au monde une petite créature jaune, maigre et
vieillotte comme elle. Tous les dimanches, il faut aller voir la petite
fille en nourrice. Toute la semaine, la mère reproche au père de n'avoir
d'affection ni pour elle, ni pour son enfant. La bourgeoise ne cesse
d'être acariâtre, ne cessant de songer qu'Ernest, coiffeur, doit tous
les jours coiffer de jolies femmes. Elle en veut même à la figure de
cire qui est en montre. Elle a tenté maintes démarches pour faire entrer
l'époux dans un bureau. Mais il ne sait pas l'orthographe. Elle en
deviendra folle, ou le rendra fou.

Ernest, coiffeur, est revenu ce soir tout pensif et a rasé un client.
Puis il s'est mis sur le pas de la porte du _Boudoir de Vénus_, entre
les trois fausses nattes et la figure de cire; il a regardé les belles
filles s'en aller où il pouvait jadis aller les retrouver. C'est
précisément un jour gras, une fête de carnaval. Des bergères fripées,
que pavoisent des rubans fanés, descendent le trottoir; des gamins
effrontés, dont la blouse et l'habit dissimulent mal les formes
équivoques, semblent reconnaître l'artiste capillaire et le hèlent
cavalièrement. O souvenirs d'une folle jeunesse!... Mais Ernest est
détourné de ses pensées par un éblouissement. Mlle Athalie Gardénia
vient de filer en voiture. En passant, elle a regardé Ernest comme si
elle ne le connaissait pas; et Ernest a encore les yeux illuminés par
cette vision...

Et il restera là, l'air ahuri, le coeur triste comme les trois fausses
nattes pendues à un fil, jusqu'à ce que la voix criarde de Mme Ernest
vienne lui rappeler qu'il est temps de fermer la boutique. Alors,
après avoir aidé son petit apprenti à mettre les volets de clôture, il
demandera la permission d'aller au café du coin faire une partie de
billard avec son voisin l'herboriste. Mme Ernest grognera, l'appellera
ivrogne, et Ernest, coiffeur, se glissera tout doucement dehors. Car
c'est cette partie de billard quotidienne qui le soutient, qui le
fait vivre. Sans cela, il n'aurait plus de coeur à l'existence et se
laisserait mourir.

Une heure après il rentrera tout doucement, la joue encore chaude du jeu
et du grog américain qu'il s'administre régulièrement chaque soir.

Sa seule consolation, à ce coiffeur marié, c'est cette partie de billard
et ce grog américain.

Couche-toi, maintenant, Ernest, mon ami, et tâche de ne pas éveiller ta
vertueuse moitié, dont un léger ronflement fait trembler les narines.
Surtout ne rêve pas, comme la nuit dernière, que Mme Ernest a coupé
la tête de Mlle Athalie avec un de tes rasoirs, et qu'elle te force,
implacable et sanglante, à tresser en savants échafaudages la chevelure
de cette tête coupée, de cette tête aussi belle et aussi épouvantable
que celle de la princesse de Lamballe, sur la table du marchand de vin
où les Septembriseurs la firent coiffer par un perruquier blême.




Le Péché


A Biarritz, par une belle nuit de septembre, sur cette terrasse du vieux
Casino d'où l'on domine si bien la vaste et merveilleuse étendue de
la mer et de la plage, une élégante société de dames françaises et
espagnoles respiraient indolemment la brise tiède encore. Un vieux
monsieur, le visage rose avec la barbe et les cheveux blancs, très
correct, mais assez libre d'allure sous l'indispensable «smoking»,
mêlait un peu de gravité mondaine à ce groupe charmant et léger.

On eut vite épuisé les sujets de conversation fournis par l'actualité.
Le vieux monsieur blanc et rose fit venir des glaces panachées. Tout
en savourant avec délice la fraîcheur fondante du citron ou de la
framboise, les dames se lançaient, entre deux petites cuillerées, entre
deux mignonnes dégustations, une question ou une réponse en l'air. La
femme du préfet se mit à parler politique, comme une vraie perruche.
Une personne mûre, épouse d'un membre de l'Institut, hasarda un brin de
philosophie.

Les Espagnoles, qu'ennuyaient ces exercices peu récréatifs, et qui,
tout d'abord, avaient longuement discuté le chapitre des chiffons et le
chapitre des chapeaux, tournèrent insensiblement la causerie vers les
choses de la religion, ou plutôt de la religiosité. Elles racontèrent
des légendes, des superstitions, des apparitions. La vision de
Bernadette fut passionnément commentée; on attaqua et on défendit ces
statuettes de la Vierge qui paradent aux piliers des églises d'Espagne,
en vêtements de soie et d'or, en parures de perles et de pierreries,
telles que de riches et célestes poupées. Puis la confession fut en jeu;
on chercha si telle ou telle liberté est un péché ou non, et comment on
peut distinguer un péché véniel d'un péché mortel. On demanda l'avis du
vieux monsieur rose et blanc, qui renvoya les dévotes filles d'Ève aux
_Contes drolatiques_ de Balzac. Et comme ses interlocutrices, un peu
lasses, le laissaient discourir à son aise, comme il aimait à parler aux
femmes, surtout à leur parler de lui-même, il finit par leur faire sur
le _Péché_ une petite conférence intime:

«Le Péché! ce mot, je l'avoue, n'a plus guère de sens pour moi
aujourd'hui, il sonne creux à ma pensée, où il n'évoque aucune idée
vive, aucun sentiment direct et actuel, vocable nul, inanimé, aboli,
ne répondant à rien de présent, à rien de vrai, mais seulement à des
conceptions surannées, à des chimères d'antan, à de vains fantômes
nocturnes dès longtemps balayés par la lumière du jour. Il me semble
tout à la fois enfantin et vieillot, ecclésiastique et féminin, soit dit
sans vous offenser! Cette fleur vénéneuse, fleur de rêve et fleur du
mal, que j'ai vu fleurir jadis, avec une vague odeur d'encens, à la
lueur mystique des cierges pâles, dans la pénombre des confessionnaux,
elle ne m'apparaît plus, maintenant, que fanée, flétrie, comme une
vieille fleur artificielle de coquetterie et de dévotion. Elle n'a plus
ni couleur, ni parfum; elle n'a plus d'âme.

«Peut-on croire au Péché, sans avoir la foi, la foi des enfants, des
femmes, des prêtres?

«Or, je n'ai plus la foi. Il m'arrive de la regretter; mais que faire?
Ce souffle céleste, cette essence subtile, s'envole pour toujours,
lorsque le coeur se brise et que l'esprit s'ouvre. On a beau rappeler
à soi le mirage évanoui, il ne revient pas. La vie, hélas! y perd
son élément divin, son charme extatique et ingénu. Heureux le monde
privilégié, où l'on peut dire avec conviction, quand on trouve tel
plaisir un peu fade:--Quel dommage que ce ne soit pas un Péché!

«Fautes, erreurs, sottises, vilenies et crimes, que de tristesses
subsistent et subsisteront toujours autour des vivants! Mais de Péchés,
en ce qui me concerne du moins, jamais plus!

«Si le spectre du Péché ne me dit rien, absolument rien, pour le temps
présent ni pour le temps futur, il réveille en moi, d'ailleurs, avec
une précision et une intensité singulières, certains souvenirs de
ma première jeunesse, certains rayons des belles aurores évanouies,
certaines sensations printanières du familial Éden que j'ai perdu. Oui,
dès que ce mot traverse ma pensée, je crois entendre encore la voix de
ma petite amie d'enfance, Josette-Marie; et je retrouve alors jusqu'aux
moindres intonations qu'elle mettait à son air favori, à cet air si
léger, si finement parisien, dont j'aimais la frivolité inoffensive et
gracieuse:

  _Est-ce un péché d'aimer à rire,
  A folâtrer un petit brin?
  Les gens méchants, laissez-les dire!
  Votre plaisir fait leur chagrin._

«Pauvre chère petite Josette-Marie! Elle ne supposait pas, elle ne
pouvait pas supposer, que ce fut un si grand crime d'ouvrir son coeur
innocent à toutes les allégresses, à toutes les espérances! Elle ne
pécha pas plus que tant de jolies demoiselles devenues de belles dames,
à qui la fortune prodigue infatigablement ses plus brillantes faveurs?
Pourquoi donc le destin a-t-il mis un tel acharnement à la persécuter?
Pourquoi donc lui vinrent, après sa pâle adolescence de Cendrillon
parisienne, toutes ces douloureuses épreuves: l'aimé, le fiancé, reconnu
indigne d'elle la veille même du jour fixé pour les noces;--un nouveau
mariage accepté par désespérance;--et les lendemains sans amour
vrai, sans bonheur sincère, entre un mari indifférent et des enfants
terribles;--et le vide de l'existence mal dissimulé par les faux
plaisirs de la routine mondaine;--et cette mort prématurée, terminant
brutalement les longues heures de maladie implacable et de souffrance
sinistre;--et cette funèbre messe noire, pendant laquelle je me rappelle
avoir été hanté par la claire chanson de l'âge heureux: Est-ce un
péché?...

«Parfois il se trouve une autre série de souvenirs, plus lointains et
moins tristes, que l'idée du Péché ranime au fond de ma mémoire: rajeuni
soudain de quelque quarante ans comme par une baguette magique, tout
d'un coup je redeviens l'enfant qui, par un doux soleil matinal d'avril,
rêvait jadis sous les grands arbres de Judée fleuris, dans le vert
jardin de la pension, en attendant l'heure sacrée où il allait communier
pour la première fois. Quelle douceur et quelle angoisse en cette
rêverie merveilleuse! Quelle fièvre d'attente, quel émoi farouche, quel
trouble mystique! J'allais recevoir le sacrement suprême; le ciel allait
s'ouvrir sur ma tête, Dieu même allait descendre en moi. Et je n'osais
penser à rien, je n'osais rien regarder, rien écouter, rien désirer,
rien faire, de peur que l'ombre d'un Péché ne vînt, entre l'absolution
et l'approche de la sainte table, ternir mon âme tremblante, mon âme
purifiée, mon âme toute blanche! C'était délicieux et terrible. Tout mon
être se divinisait, mais avec une appréhension lancinante de commettre,
par distraction, par oubli, par infirmité humaine, le plus épouvantable
des sacrilèges. Je me sentais au seuil du paradis; et une minute, une
seconde de vertige pouvait me précipiter dans le gouffre de l'enfer
béant à mon côté.

«Telle est la sensation poignante du Péché, qui, à certains moments,
renaît encore en mon coeur vieilli; et je ne saurais mieux la comparer
qu'à cette friandise chinoise qu'on appelle une «glace frite», et qui,
tout ensemble, vous gèle et vous incendie, ainsi que les boissons
américaines à la mode.

«Mais il a une souveraine puissance de rêve et de béatitude, cet élan de
l'âme enfantine vers l'infini! Que les choses raisonnables paraissent
froides ensuite! Avec toutes ses philosophies, tous ses enthousiasmes,
toutes ses grandeurs, toutes ses généreuses facultés de progrès, la
Révolution n'a pas encore remplacé cela. Et, comme Danton se plaisait à
le dire, en fait d'institutions humaines ou divines, on n'abolit sans
retour que ce qu'on remplace avantageusement.

«--En fait d'amour aussi!» soupira la plus belle des dames espagnoles,
la brune Asuncion; puis elle se leva pour le départ, en modulant à
mi-voix l'air de la marchande de fleurs:

  _Tengo dalia,
  Clavel y rosa..._




Un Fantaisiste


Jacques Fère, dont la verve humoristique fit quelque temps sensation
dans le journalisme parisien, et qui, tout jeune, disparut si
tragiquement, n'a presque rien laissé d'inédit.

Il improvisait au jour le jour ses fantaisies brèves et outrancières;
jamais il n'avait eu le loisir ou la patience d'entreprendre et de
poursuivre une oeuvre de longue haleine.

Voici un des rares manuscrits qu'on a trouvés dans ses tiroirs. Les
circonstances où il mourut donnent à ces pages aventureuses un intérêt
particulier.


FANTAISIE AU FULMINATE


J'étais dans mon cabinet de travail, occupé à terminer le onzième chant
du grand poème épique que j'intitulerai probablement: _La Madone des
Capitulations_, quand mon secrétaire me remit une carte:

  FÉLIBIEN FÉLINANTIER

  Homme du monde

  _Membre de plusieurs Cercles ignorants_.

«Faites entrer!» m'écriai-je aussitôt.

Mon secrétaire se hâta d'introduire la personne, et je m'avançai vers le
seuil en répétant:

«Entrez donc, mais entrez donc, monsieur Félibien Félinantier; je n'ai
pas l'avantage de vous connaître, et je suis curieux d'apprendre ce qui
me procure le plaisir et l'honneur de votre visite.»

Il salua, me regarda rapidement, assura ses lunettes, et s'engloutit
dans le fauteuil vert que j'avais roulé jusqu'à lui. Je me rétablis
moi-même sur mon siège de cuir, où j'attendis, en agitant modestement
mon coupe-papier, avec toutes les marques d'une attention qui se dispose
à être la plus soutenue.

M. Félinantier était un homme de quarante-cinq ans, à la figure étroite
et longue, une figure qui semblait avoir été malicieusement tirée, comme
un bâton de pâte de guimauve, par un bâtonnier fantastique. Son
crâne était chauve, avec des paquets de gazon d'un châtain foncé, se
desséchant, ici et là, au-dessus d'une immense oreille droite et d'une
oreille gauche qui me faisait l'effet d'être encore plus immense que la
droite. Il portait une cravate noire très haute et très roide, avec un
tout petit noeud par devant. Le plastron de sa chemise de toile était à
plis larges et peu empesés, sous un diamant d'une monture bizarre à
la boutonnière unique. Son vêtement noir tenait le milieu entre la
redingote et la lévite. Gilet noir, pantalon noir également. Des deux
manches supérieures sortaient deux mains longues, osseuses, poilues,
comme les pattes d'un gorille; des deux manches inférieures sortaient
deux pieds, d'une taille exactement proportionnelle à celle de l'oreille
gauche, et enchâssés dans des souliers de gros cuir, à double élastique,
souliers dont l'un, je ne me rappelle plus lequel, semblait avoir été
coupé tout exprès vers le bout, par suite d'une infirmité pédestre de la
personne.

J'attendais toujours, en agitant modestement mon coupe-papier, et, pour
mieux me recueillir, j'avais baissé les yeux. Je les relevai vivement
en entendant le son de la voix de M. Félibien Félinantier, voix sèche,
gutturale et sifflante comme celle d'une Anglaise sur le retour.

«Monsieur, me dit-il, vous ne devinez point ce qui m'amène?

--J'aurai le plaisir de l'apprendre de votre bouche.

--Monsieur, je suis membre circulant d'une Société qui a pour but la
propagation du suicide, et je viens vous demander si vous voulez bien en
faire partie.

--Comment se fait-il, monsieur, que vous ayez pensé à venir me demander
cela, à moi indigne?

--Monsieur, vous êtes journaliste et poète. En outre, vous êtes
sentimental et nerveux.

--Comment savez-vous cela, monsieur? Êtes-vous sûr de ne point vous
tromper?

--Monsieur, nous avons notre police.

--Ah!... Et comment fonctionne votre Société?

--Elle se réunit deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, le jour
de Mars et le jour de Vénus. On y étudie les moyens les plus commodes
pour passer de vie à trépas; on y fait des expériences sur la pendaison
et les phénomènes sensuels qui l'accompagnent; on y commente Werther et
les passages intéressants de Jean-Jacques Rousseau; on y récite des vers
élégiaques sur le charme du repos éternel, et l'on y fait, en prose
académique, l'éloge bien senti du néant. Les partisans de la crémation
y apportent quelquefois, en cachette, des sujets sur lesquels on
expérimente un nouveau système. On y cherche le moyen de faire descendre
le goût du suicide jusque dans l'âme des animaux. Nous avons déjà obtenu
plusieurs suicides de singes. Si les boeufs, les veaux, les moutons, les
lapins, les chats et les poulets pouvaient se suicider régulièrement,
que de crimes épargnés à l'humanité! Nous songeons à envoyer une mission
en Prusse, pour y remplacer définitivement l'émigration par le suicide.
En Angleterre, pays du spleen, naturellement nous aurons aussi des
missionnaires. Les hommes se multiplient et croissent, tandis que la
terre semble rapetisser. Que voulez-vous? Le meilleur moyen d'empêcher
les gens de se tuer les uns les autres, par persécution, assassinat
ou guerre, c'est d'en amener le plus possible à se détruire de leurs
propres mains. Mes idées ne sont-elles pas les vôtres, monsieur, et
ne trouvez-vous pas que nous sommes dans une voie parfaitement
philanthropique?

--J'aurais besoin, monsieur, d'y réfléchir plus mûrement.

--Monsieur, ajouta mon interlocuteur en tirant de sa poche un petit
livre à couverture bleue, je suis l'auteur d'un traité sur les
perfectionnements apportés aux divers genres de suicides, sur les
sensations suprêmes des divers genres de suicidés, sur les progrès de
l'humanité par le mépris de l'existence, et sur les vastes horizons que
l'avenir ouvre aux morts volontaires.

--Vous êtes un homme précieux.

--Mon Dieu, non! mais j'ai creusé la question. J'aime le suicide, c'est
ma partie. Je cours Paris pour assister aux événements; je passe des
nuits entières dans une attente fiévreuse, sur les meilleurs ponts;
j'applaudis avec frénésie quand un héros se précipite, et si ce n'était
l'amour de l'art, j'aurais mille fois déjà succombé à la tentation.
Voyez-vous, monsieur, le suicide élève singulièrement l'homme. D'abord,
si tout le monde se suicidait, on pourrait croire tout le monde
immortel...

--Pardon, je ne comprends pas.

--L'homme aurait l'air de ne pouvoir mourir que par sa volonté
personnelle.

--Ce n'est pas la même chose.

--Enfin, le suicide nous dérobe à la honte de la vieillesse, à la
douleur de la maladie.

--Mais, monsieur...

--Tenez, je veux vous faire juge d'un nouveau procédé d'une simplicité
extrême, que je viens d'imaginer pour en finir avec les ennuis de ce
monde. On prend...

--Que faites-vous? m'écriai-je, en le voyant prêt à donner l'exemple.

--Oh! ne craignez rien; j'ai toujours sur moi un papier où j'assume
toutes les responsabilités.»

Et avant que j'eusse pu le prévenir, l'arrêter et le mettre à la porte,
M. Félibien Félinantier avait avalé un paquet de je ne sais quel
fulminate, qui soudain éclata dans sa poitrine, envoya sa tête à travers
mes carreaux, son tronc dans une tourte qu'un mitron portait sur le
trottoir de la rue, sa jambe gauche dans ma bibliothèque et sa jambe
droite dans ma cheminée. Les deux bras retombèrent du plafond sur ma
chancelière, et l'oreille gauche me donna un si rude soufflet que j'en
perdis connaissance.

Exemple trop frappant d'une monomanie trop frénétique!

Singulier appel à l'esprit d'imitation!

Étrange façon d'endoctriner le monde!

Serait-ce donc là, ô nihilistes, la propagande que nous réserve
l'avenir?

       *       *       *       *       *

Tel est exactement l'article inédit de Jacques Fère.

Pourquoi ne fût-il pas porté, aussitôt fait, à une des feuilles
auxquelles collaborait l'auteur?

A cette question répondent probablement les quelques mots ajoutés par
lui en travers de la première page:

«Ne plaisantons pas sur ces choses-là! Il ne faut badiner ni avec
l'amour ni avec la mort.»

On sait dans quelles circonstances, pour une jeune fille dont il ne put
obtenir la main et qui épousa un peintre célèbre, Jacques Fère finit par
s'envoyer une balle dans le coeur. Pensa-t-il, en se détruisant, à la
fantaisie légère et funèbre qu'il avait écrite, puis écartée naguère?

L'ironie du destin est sévère pour nos badinages.




Soeur Sainte-Ursule


Comment donc, demandai-je, cette charmante jeune femme a-t-elle été
amenée à quitter le monde pour se faire soeur de charité?

Voici ce qui me fut répondu:

L'histoire de soeur Sainte-Ursule est aussi simple que triste.

Sa mère, autrefois demoiselle de magasin chez un mercier du faubourg
Saint-Germain, avait, pendant dix ans, dix ans de travail et de
privations, économisé quelques milliers de francs. Un garçon épicier
flaira l'argent et fit la cour à la petite mercière. Il la promena tous
les dimanches dans la campagne en fleur, la rendit folle de lui, et,
rencontrant en elle une pudeur et une économie attrayantes, l'épousa.

Il prit un fonds de commerce dans une commune de la banlieue, et y
mangea en deux ans la dot de sa femme. Ils furent forcés de vendre.

Elle se remit en place; elle venait d'accoucher et il lui restait
à peine de quoi payer la nourrice de sa fille. Elle travailla avec
acharnement; elle travailla pour deux, car son mari faisait semblant de
chercher de l'occupation, mais ne pouvait rester dans aucune maison.
Il passait le temps à se plaindre de la mauvaise chance. Ayant été
négociant, il eût cru déroger en s'abaissant à reprendre un emploi.
Il se laissait donc nourrir par sa femme. Il se mit à boire et devint
brutal. La frêle et chère fillette était la seule consolation de la
pauvre mère.

Survint un héritage. Que de plans, que de projets!... Ils s'établirent
dans une autre commune suburbaine de meilleure exploitation. Le rêve de
l'homme avait longtemps été de se revoir patron.

«Quand j'aurai une boutique à moi, disait-il, je ne boirai plus.»

Quand il eut une boutique à lui, il continua de boire. Il rentrait
régulièrement gris, passé minuit. Il se levait tard, lisait les
journaux, déjeunait, filait avec un client qui lui plaisait, et laissait
toute la besogne à un garçon et à un apprenti.

Il s'enfonça de plus en plus dans cette vie de paresse, d'égoïsme, de
dépravation et d'abrutissement. Il fut jaloux d'un de ses employés. Il
s'imagina que ce jeune homme faisait la cour à sa femme. La patronne
n'était, hélas! ni jolie ni coquette. Mais ce fut pour le bourgeois un
prétexte à persécutions. Il mit le garçon à la porte, et la pauvre mère
eut toutes les peines du monde à faire marcher l'établissement.

Son mari n'avait guère le droit, cependant, d'être rigide. Car, en
devenant ivrogne, il était devenu coureur de filles. Et il lui fallait
de l'argent, toujours de l'argent!...

Un jour, il faillit tuer sa pâle et courageuse victime. Elle en vint à
lui faire une espèce de rente; et, par des prodiges de diplomatie, elle
obtint que ce pilier de mauvais lieux restât le moins possible à la
maison.

La petite fille grandissait. La mère la croyait belle. Elle voulut lui
donner de l'éducation. Elle la mit dans un pensionnat. Elle cachait
l'argent pour payer les maîtres. Elle vivait pour et par son enfant;
elle rêvait de la marier avec un employé de ministère.

Quand sa chérie eut douze ans, elle trouva moyen de la mettre dans un
couvent, à quatre ou cinq lieues de Paris; elle lui fit apprendre le
piano et l'anglais. Le père ne demandait jamais de nouvelles de sa
fille; il la voyait à peine chez eux, de loin en loin; et elle passait
les vacances au couvent. Mais un jour, un client qui avait sa demoiselle
au même établissement, s'avisa de le féliciter sur l'éducation que
recevait la petite camarade.

«Eh! eh! elle prend des leçons particulières, dit-il; les affaires vont
bien, monsieur Vidal. Vous lui donnerez probablement une grosse dot.»

Le père, furieux, fit le soir même une scène épouvantable à sa femme,
alla le lendemain arracher lui-même sa fille du couvent, et la ramena
avec une ironie hargneuse à la boutique.

Elle avait alors quinze ans; elle était grande, point très belle, mais
fraîche, décente et assez gracieuse. Elle avait l'air d'une étrangère;
elle était dépaysée, effarouchée. Son père la regardait parfois
curieusement. Il fut d'abord un peu gêné par sa présence, mais il se
remit bientôt à injurier et même à frapper sa mère devant elle. Elle
se jeta tout en pleurs entre eux deux, et fut battue, elle aussi. Les
pauvres femmes ne savaient comment faire; il les surveillait avec une
tyrannie diabolique et les obsédait de stupides menaces.

La situation devenait chaque jour plus intolérable. Il rouait de coups
la mère et la fille; il tenait à celle-ci des propos grossiers, quand il
rentrait pris de vin. Un vieux gredin, qui faisait la noce avec lui, lui
souffla un jour dans l'oreille cette insinuation:

«Ta femme est embêtante, Vidal, mais ta petite n'est pas mal; elle se
fait, elle se forme. Elle est fraîchotte, c'est la beauté du diable. A
ta place, je laisserais la vieille se tuer au travail, et je lancerais
la petite dans le monde.»

Une mauvaise pensée n'est jamais perdue pour un pareil homme. Un soir,
il rentra terriblement ivre et voulut témoigner à sa fille une terrible
tendresse. La pauvre enfant, épouvantée, lutta avec l'énergie du
désespoir. La mère accourut à ses cris; elles réussirent à se sauver
toutes les deux...

Ni l'une ni l'autre ne revinrent à la maison. Mme Vidal mourut de
douleur dans l'asile où elle s'était réfugiée; on eut toutes les peines
du monde à soustraire Mlle Vidal à la tutelle du père. Enfin, on fit une
si belle peur au misérable qu'il ne reparut pas. On l'avait menacé de la
justice.

Voilà comment soeur Sainte-Ursule est devenue religieuse. Très bien
élevée, très pauvre, ne se sentant pas capable d'être heureuse avec un
ouvrier, ni de le rendre heureux, elle s'est retirée au couvent.

Elle avait la vocation!




La Foire de Ménilmontant


I

Avez-vous été à la foire de Ménilmontant? Non, je suppose. Paris est si
grand, Ménilmontant est si loin, et tout le monde a tant de choses à
faire tous les jours. Eh bien! vraiment, le spectacle vaut le voyage,
et si vous n'avez pas été là-bas, ou plutôt là-haut, dépêchez-vous d'y
courir.

Jamais je n'ai vu foire aussi vivante, aussi mouvante, aussi
grouillante, aussi étourdissante. Qu'on s'imagine les anciens boulevards
extérieurs couverts, sur un parcours de plus d'un kilomètre, de
baraques, de boutiques et de curieux!

Il tombait une pluie fine, pénétrante et tiède, quand le hasard, sinon
la Providence, m'a gracieusement offert la vue de cette kermesse
parisienne. Sur les trottoirs, sur la chaussée, on pataugeait dans une
boue brune et grasse, particulière aux rues et boulevards de notre chère
capitale. Mais le brave peuple de Paris n'avait pas été arrêté par si
peu de chose. La foule était compacte, et l'on pouvait à peine avancer.
Nous barbotions à qui mieux mieux. Les gens hardis se laissaient
mouiller avec vaillance. Les délicats manoeuvraient avec dextérité
le pépin bourgeois, et, à perte de vue, c'était une mer houleuse de
parapluies de toutes les couleurs. Un rimeur de tragédies eût cru voir
une armée antique monter à l'assaut en faisant la tortue.

L'eau tombait donc sans fin. Mais, bah! cela n'empêchait point la
parade, et de tous les côtés c'étaient des cris, des fanfares, des
roulements de tambours, des carillons de cloches, des sifflements de
machines à vapeur. Le public riait de tout; à défaut du soleil, le rire
éclairait la fête; et la fête se déroulait gaîment entre les maisons
hautes et sombres, sous un ciel gris et bas qui semblait fondre en
larmes.

De tous les côtés on se sentait sollicité, attiré, provoqué, accaparé.
Par qui, par quoi commencer? Où entrer d'abord? Que de choses
pittoresques, que de paillettes dans la boue, que d'oeillades, que de
boniments! Des hommes, des bêtes, des femmes, des masques, des enfants,
des inventeurs et des automates, des pierrots et des colombines, des
forçats et des gendarmes, Marion Delorme et Hernani d'après Hugo
et Devéria, des mannequins, des lutteurs, des queues-rouges, des
talons-rouges, des peaux-rouges, du blanc, de la poudre et des mouches,
des assassinats, des tableaux vivants, des toiles peintes, des
charlatans, des marchands de gaufres et de chaussons aux pommes, des
Arabes à burnous, des Indiens à plumes, Nana Sahib et Guillaume Tell,
Jeanne d'Arc et la Pompadour, des orgues de Barbarie à la vapeur ou
à l'électricité, des dompteurs et des flibustiers, les Pirates de la
Savane et Rocambole, des chevaux, des chiens, des singes, tous savants!
et au milieu de tout cela, sous des banderolles flottantes, entre Hoche
et Marceau, non loin du président Lincoln, parmi les enseignes rouges,
bleues, vertes, jaunes, violettes, tricolores, multicolores, telle
qu'une reine entourée de son cortège, la Fille de Madame Angot,
l'éternelle Fille de Madame Angot, avec sa suite de forts de la halle
à tresses blanches et de poissardes le poing sur la hanche! Puis, plus
loin, ô miracle! une autre Fille de Madame Angot, et une autre encore.
Madame Angot fait tous les jours des enfants. Napoléon 1er l'eût
décorée. Mais au fait, non; car tous ses enfants sont des filles.


II

Ma foi! je me décide. Me voilà sous une tente où on lutte à main plate.
J'entre. A moi les lutteurs! Je fouille dans ma poche. On refuse mon
argent. Les spectateurs ne paient qu'en sortant, s'ils sont contents
du spectacle. A la bonne heure! Sous la toile basse, à double pente,
couvrant un assez vaste parallélogramme, sont assis des curieux, sur
les épaules desquels d'autres curieux se penchent. Des blouses bleues
partout. Beaucoup de gamins, croquant des choses crues, ricanant, se
trémoussant, criant, glapissant. Au milieu, une espèce de rond-point
sablé. C'est là qu'a lieu la lutte.

Mais, diable! il pleut encore sous cette tente. Oui, le sol est
détrempé; on voit luire vaguement des flaques d'eau boueuse. La toile
humide, lourde, saturée d'eau comme une éponge, laisse filtrer sur tous
les chapeaux et sur toutes les casquettes de grosses gouttes. A des
endroits, on dirait une gouttière. Et pas moyen d'ouvrir le plus petit
en-tout-cas! Ce serait d'un mauvais goût suprême. On serait honni,
hué, chassé peut-être. Résigne-toi, mon couvre-chef! O mon paletot,
résigne-toi! Vous sécherez plus tard.

Un Hercule, en caleçon pailleté et en maillot blanc, interpelle la
galerie et crie:

«Qui veut lutter, qui veut lutter contre Marc-Antoine Triceps? La lice
est ouverte, engageons les paris.»

Un homme en blouse s'avance et se propose. Affaire entendue. En un clin
d'oeil, il ôte blouse et chemise, et le voici qui se produit, nu jusqu'à
la ceinture. Un hourra s'élève: «C'est Bibi! Vive Bibi! Bibi vaincra!»

On parie pour ou contre Bibi. Bibi tend la main à Marc-Antoine Triceps.
Ils font un tour sans se perdre des yeux. Chacun se campe dans
l'attitude du combat. Ils se joignent, ils se tâtent, ils se frottent.
Ils se pétrissent les mains et les bras, en guise de prélude. Ils se
saisissent, ils s'empoignent à bras-le-corps. Ils se soulèvent l'un
l'autre. Ils se prennent à la tête, au cou, à la ceinture. Ils tombent à
genoux, ils se relèvent. Ils sautent sur leurs jambes et se remettent en
position. L'attaque recommence, plus vive, plus pressante. Les corps en
sueur se tordent, se massent sous les étreintes. Ce sont des feintes,
des parades, des fausses chutes, des reprises. Bibi tient Marc-Antoine
sous lui, par les épaules. Marc-Antoine se retourne et Bibi le repince.
La chair glisse, luit, se ramasse, s'étale, se tend.

Bibi recule jusqu'à la galerie. Puis il fait reculer Triceps. Grands
cris! Bibi tient Marc-Antoine à la renverse, la tête et les jambes
pendantes, la poitrine saillante, sur son genou. Il n'a qu'à retirer le
genou, et Triceps est vaincu. Mais il a beau essayer, il ne peut, et
Triceps lui glisse entre les bras, comme une couleuvre. Oh! ils y
mettent de l'acharnement, à présent. Ils sont plus las, plus lourds,
mais plus terribles. Hardi, Triceps! Bravo, Bibi! Hip! hop! Triceps est
sur le sable.

Tumulte effroyable, clameurs universelles: «Il a touché! il a touché!»

Bibi se rhabille en deux temps, touche, lui, ses dix francs de mise ou
de pari, et file victorieusement. Avale quelque chose de chaud, Bibi! Tu
l'as bien mérité.

La lutte est finie; le défilé de la sortie commence; on monte de
l'intérieur sur les planches des tréteaux, et on redescend à l'extérieur
les marches de bois glissantes.


III

Où aller maintenant? Regardons. Les trois filles Angot se font
concurrence. Toute la troupe s'exhibe sur le balcon de chacun des trois
théâtres. Ange Pitou, en pèlerine et en bottes à revers, pose pour le
torse et le jabot, à côté d'un Jocrisse soufflant dans un petit fifre
noir aux sifflements suraigus, qui vous piquent le tympan comme des
coups d'aiguille. Les Muscadins en cravate haute, en frac vert-pomme à
longues basques tombantes et effilées, s'avancent, la grosse canne torse
au poing, le grand chapeau en arcade sur les yeux, et des cheveux plein
le visage. Près d'eux caracolent, sans monture, les hussards d'Augereau,
coiffés sur l'oreille de leur petit tonneau. Choeur des conspirateurs,
valse à l'orchestre. Passons. Entre les trois filles Angot, mon coeur
balance. Je ne veux pas faire de jalouses.

Musée d'anatomie!... Passons encore. Je n'aime pas les squelettes; vive
la crémation!

Cosmorama historique!... O Joseph II, ô Henri IV, ô tzar Alexandre! Je
vous connais trop bien. Pas d'histoire! des histoires, s'il vous plaît.

Ékonoscope moderne! Fi donc, monsieur l'ékonoscope! Pourquoi n'avez-vous
qu'un seul _K_? Faites-vous si peu de cas de vous-même? Vous et vos vues
à travers un carreau rond, vous avez l'air trop sages; je cours aux
Bayadères d'en face.

Bon! c'est encore une fille Angot. Encore des incroyables et des
hussards à tresses et à petit tonneau. Une fille rousse, environnée
d'une toison de gazes blanches, chiffonnées, déchirées par-ci par-là,
voltige sur la galerie. Elle fait des ronds de jambe, des pointes,
tourne, tourbillonne, et se livre à une foule d'exercices gracieux avec
une visible satisfaction. En avant, la musique! Le tambour bat, le fifre
pique, la trompette sonne; une autre déesse, brune celle-ci, en jupe
très courte et très évasée, son maillot rose dessinant une jambe bien
cambrée et une cuisse bien arrondie, agite gravement, à toute volée, une
cloche aux clairs tintements, et, ce faisant, mord de tout son clavier
dentaire dans un large morceau de flan. Je vous envoie un baiser,
déesse.

Pénétrons-nous dans la grande ménagerie lozérienne, où règne et gouverne
«l'illustre et intrépide dompteur»? Il est un peu tard. Allons plus
loin.

Mais qu'est-ce qui siffle comme ça? Sur les planches se lit en grosses
lettres cette inscription: «Histoire des bagnes.» Une machine à vapeur
est installée sur les tréteaux. Un homme à larges côtelettes noires
surveille la vapeur et la foule. La foule regarde et admire. La machine
marche, siffle, siffle, siffle, et met en mouvement toute la boutique:
l'orgue qui joue la Marche des Contrebandiers de _Carmen_, les petits
forçats vêtus de rouge qui se courbent et se redressent entre les roues
gigantesques, tels que des singes travestis, et l'homme à côtelettes
noires, sévère comme le gouvernement. La vue du bagne moralise les
populations. On l'espère du moins. De grands tableaux représentent des
évasions maritimes, des condamnés suspendus à des échelles de corde,
ramant dans une barque, nageant au sein des flots, et des soldats
les traquant, les tenant en joue, les exterminant. Aimables visions,
poétiques idées!


IV

Voilà qui est bien plus joli. Ce n'était que le bagne, c'est l'enfer
maintenant. Oh! le beau Diable à sceptre en fourche, à couronne dentée,
à large manteau de pourpre brodé de noir! Et comme il porte au front
majestueusement, mais avec amabilité, ses petites cornes dorées! La
musique des parades fait rage; le tumulte de la cohue augmente. Le
Diable ne peut plus se faire entendre. Il se penche, rouge comme une
forge, bouche énorme, voix enrouée, sur le public incrédule, étend le
bras, ouvre sa main toute grande, replie le pouce dans la paume, et
montrant, secouant, promenant en tous sens ses quatre gros doigts velus,
avertit les passants que l'entrée en enfer ne coûte que quatre sous,
quatre sous, quatre sous, quatre sous!!!!

Après l'enfer, le ciel. Voici la grotte de Lourdes, transformée en tir
aux macarons. Quand on tape dans le noir, la boîte du fond s'ouvre, et
une petite fille en costume pastoral apparaît. Au fond de la cabane
est inscrite cette légende, dont les lettres forment un gracieux
arc-en-paradis:

«Ouvrez-moi la porte des macarons, des fleurs et des mirlitons; la
bergère vous les apporte.»

Des mirlitons au ciel! je croyais qu'on y était condamné à la harpe à
perpétuité.

Mais il pleut de plus en plus fort, comme chez Nicolet! Nous voilà tous
trempés. Entrons boire, au premier gîte venu, un bon verre de punch,
entre ce Lusignan tout flambant, descendu d'une pendule dorée pour jouer
_Zaïre_, et ce pauvre Pierrot tout blême, qui exprime d'une façon si
expressive sa soif immense.

Allons, mes petits enfants, laissez-moi passer. Quittez, jeunes baladins
en sevrage, quittez le joli ruisseau où vous vous êtes assis sans
façon sur votre derrière pailleté. Voici un sou pour acheter de la
consolation. Et dirigeons-nous vers l'odeur du dîner.

Adieu, filles Angot, forçats, héros, femmes rousses qui faites des
pointes, femmes brunes qui sonnez la cloche en croquant du flan! Adieu,
Hoche; adieu, ékonoscope humanitaire; adieu, ciel et enfer! J'ai hâte de
suspendre mon paletot ruisselant à la patère familiale.

Mais vous êtes pittoresques, même et surtout sous la pluie, dans la
boue; et je vous aime, ô saltimbanques du boulevard, ô les plus naïfs et
les meilleurs des saltimbanques!




La Messe des Anges


I

La _Messe des Anges_ se dit, comme on le sait, devant le cercueil des
petits enfants.

Qui de nous n'y a assisté une fois au moins? Quand on est jeune, on y
vient d'un coeur distrait; on pense à bien autre chose, en vérité. On
s'étonne de ces cérémonies, de ces douleurs, de ces pleurs, de ces
sanglots. Tout cela pour un petit être, né d'hier, qui savait à peine
parler, et dont le chétif cadavre tient dans une bière à peine plus
large qu'une boîte à violon!

Quand on a soi-même un enfant, l'impression est toute différente.

Voici. On rentre chez soi, on trouve une lettre bordée de noir, on lit
ces mots si étrangement douloureux: «Vous êtes prié d'assister aux
Convoi, Service et Enterrement de mademoiselle Blanche-Marie, décédée
dans sa troisième année, chez ses parents. _Laudate, pueri, Dominum!_»
Et ces simples lignes vous émeuvent jusqu'au fond du coeur. Subitement
assombri, vous embrassez la chère et tendre fillette qui vous reste, à
vous, qui vous sourit, un peu gênée par votre tristesse, et que la mort
peut aussi, tout d'un coup, sans motif, irréparablement, arracher de vos
bras.

Puis, vous allez à la _Messe des Anges_.


II

Au milieu du choeur apparaît le cercueil, tout petit sur de larges
supports, et drapé de blanc. La flamme pâle des grands cierges tremble
aux quatre coins.

A l'autel, le prêtre va et vient, se tourne et se retourne, joint les
mains et s'agenouille, psalmodie un latin nasal et se recueille en des
silences mesurés.

Sous les cierges, sept ou huit enfants de choeur, la calotte rouge sur
le sommet de la tête, les cheveux plaqués au front, chantent, en faisant
chacun leur mouvement machinal, autour d'un grand jeune homme barbu qui
marque les temps en levant et en abaissant la main, et qui gourmande ses
élèves à voix basse. Des diacres et des sous-diacres, enchâssés dans de
grands sacs dorés d'étoffe droite et métallique, suivent de l'oeil et
copient les mouvements du prêtre.

Un ténor à figure ronde et rasée enfle sa bouche d'harmonie; les
deux autres musiciens, près de lui, regardent avec la plus parfaite
indifférence, tantôt les notes noires et blanches perchées çà et là dans
les cinq fils des cahiers à musique, tantôt les statues de marbre jauni
ou les fresques un peu passées, que semble animer un rayon de soleil
irisé par les vitraux.

Dans les stalles de bois luisant, qui encadrent le choeur de leurs deux
rangées symétriques, s'échelonnent les proches parents de ce petit
cercueil. Là, point de dames; deux doubles rangs d'habits noirs. Les
dames sont dans la nef, un côté leur en est réservé; elles sont en grand
deuil, courbent la tête, et quelques-unes pleurent. De l'autre côté sont
les amis.

Par moment, du fond de l'église, une ombre triste et lente vient se
joindre à l'assistance. Les nouveaux venus serrent silencieusement la
main des premiers arrivés.

On se murmure un mot à l'oreille:

«De quoi est-elle donc morte?

--Oh! ne m'en parles pas. Les médecins n'ont rien pu faire; la maladie a
été subite, cruelle. Un coup de vent qui souffle une flamme. Il y a huit
jours, j'ai vu la chère petite en parfaite santé. Et comme elle était
mignonne dans sa robe blanche brodée, avec ses fins cheveux blonds noués
d'un ruban bleu! Sa gaîté rieuse et chantante était pleine d'aurore.
Elle disait les mots avec un accent si simple et une si fraîche
intensité d'expression, qu'il semblait qu'on les entendît pour la
première fois. Les phrases les plus banales, les plus fanées, avaient
l'air de refleurir sur ses lèvres; et quand on jasait avec elle, on se
sentait au printemps.

--C'était un charme. Quel bon naturel! La dernière fois que je l'ai
embrassée, elle m'a dit: Monsieur, vous avez un petit garçon. Amenez-le,
je l'aimerai bien et nous jouerons ensemble! Je serai sa maman!

--Regardez le père! Il a l'air brisé!»


III

Le père! il est là, voyez-vous, dans la première stalle du choeur, pâle,
les yeux rouges, la figure gonflée. Oui, il a réellement l'air accablé,
brisé. Le chapeau à la main, correctement vêtu de noir, se levant et
s'asseyant comme les autres au bruit que fait en tombant sur les dalles
la hallebarde du suisse, sa douleur est d'autant plus poignante qu'elle
est plus correcte et plus éteinte.

Le regard vague, il est tout absorbé par des visions intérieures; il
suit un souvenir, un rêve; brusquement éveillé, il tressaille, il se
demande si la funèbre réalité qui le ressaisit n'est pas un songe
également, s'il est bien là pour son propre compte aujourd'hui, si c'est
le deuil de son enfant qu'il mène, et s'il n'est pas venu, comme cela
lui est déjà plusieurs fois arrivé, en ami, en étranger, pour un père
autre que lui-même, pour un autre enfant que sa petite Marie.

Pendant une semaine, ô la terrible, la longue et lugubre semaine! il a
suivi les progrès incessants de l'implacable maladie. Il a vu, jour
par jour, l'âme frêle s'enfuir, insaisissable, du pauvre petit corps
martyrisé. Il a vu les médecins pencher leurs cheveux blancs sur le
berceau, et se retourner silencieusement vers lui en hochant la tête.
Il a guetté, des nuits entières, un signe d'espoir et de renouveau, un
regard plus clair, un sourire moins souffrant. Rien! L'enfant ne se
plaignait seulement pas; elle avait l'expression mystérieusement
résignée des innocents qui se sentent emportés du monde et de la vie. En
la retrouvant toujours plus faible, toujours plus émaciée, il regardait
alors autour de lui, il écoutait, il cherchait qui pouvait maltraiter
ainsi sa fille, et ne voyant personne, n'entendant personne, dans le
morne apaisement que l'on fait autour des malades, il se sentait frappé
de stupeur, il restait là, sur une chaise, au chevet de l'enfant, sans
parole, sans mouvement, la tête lourde, les yeux fixes.

Puis, un matin, tandis que le jour blafard, se glissant à travers volets
et rideaux, isolait et atténuait la lueur jaune des lampes,--sans un
bruit, sans un mouvement, sans un signe, sans un adieu, elle avait
expiré.

De tant d'amour et de bonheur, de tant d'espérance, il n'était resté
qu'un petit corps froid, inerte, un visage fermé, où le suprême sourire
s'était figé, s'était glacé en des pâleurs d'ivoire. Une fleur flétrie,
un parfum envolé! Et plus de traces de cette frêle existence, sauf dans
la douleur, dans le désespoir, hélas! d'un père et d'une mère.


IV

Toutes ces choses reviennent maintenant, pendant cette _Messe des
Anges_, à l'esprit de cet homme en noir, que vous voyez, le chapeau à
la main, debout, dans la première stalle du choeur. Elles reviennent en
leurs moindres détails, avec une netteté déchirante, cuisante. Il entend
le son d'une voix faible, les sanglots convulsifs des crises, le bruit
des pas du médecin qui se rapprochent, le son argentin et mouillé d'une
cuiller dans un verre de tisane. Et pourtant, c'est à peine s'il peut
admettre que tout cela se soit passé ainsi, que sa fille ait été malade
et qu'elle soit morte. Hier, les gens des pompes funèbres sont venus;
hier, on a pris mesure du mince cadavre de Marie; hier, on l'a habillée
et parée pour la tombe; hier, on l'a déposée dans le cercueil. Mais il
doute encore.

Il a dû les commander, les lettres noires! il a dû en donner la
rédaction, chercher et compléter la liste de ses parents, de ses amis,
des personnes connues par lui; il ne voulait pas faire d'impolitesses.
Il a dû conférer avec un homme d'affaires pour le cimetière, avec un
prêtre pour le service mortuaire. Mais il doute toujours.

En vain le cercueil est là, devant lui, drapé de blanc, au milieu du
choeur; en vain les cierges brûlent, tandis que la musique sourde et
pleurante l'enveloppe, le pénètre; vainement l'assistance en deuil,
convoquée par lui, le regarde avec une sympathique tristesse, et
vainement il se sent lui-même brisé de douleur: il se refuse toujours,
toujours, à concevoir que sa fille soit morte, morte pour ne plus
revenir.

C'est qu'aussi les bons moments, qui ont précédé cette semaine sinistre,
cette semaine fatale, le reprennent tout d'un coup avec tant de caresse!
Son mariage, les premières entrevues, la robe blanche de la mariée au
jour des noces, les chants et les fleurs de l'église, alors parée et
rayonnante, le repas du soir autour de la grande table longue, le rubis
des vins vieux qui tremble dans le fin cristal aux doigts mal assurés
des vieux parents, et la première valse, et les premiers abandons, tout
cela revit, réel, distinct, clair, sur le fond sombre de son désespoir.
Puis c'est la jeune femme qui se sent devenir mère; ce sont les soins,
les attentions dont chacun l'entoure, l'anxiété et les cris aigus de
l'enfantement, le regard apaisé, triomphal, de la faible accouchée sur
la chère petite créature qui vient de sortir d'elle, qui, aveugle encore
et presque sans organes, déjà pourtant souffre et vagit, et que l'on
consolera, et que l'on aura tant de bonheur à consoler, à rendre
heureuse et digne d'amour!

Ensuite passent trois années de contentement, de félicité. Elle voit,
elle parle, la chère enfant! Elle apprend à jaser, à sourire, à aimer.
O les belles toilettes mignonnes, depuis la longue pelisse blanche des
premiers jours jusqu'à la fine jupe écossaise, très élégante, qu'elle
portait le mois dernier! O les beaux petits souliers bleus, les beaux
petits bonnets à ruches! Et les premiers joujoux, le mouton qui bêle,
le lapin qui joue du tambour, le chemin de fer minuscule où monte et
descend la file des wagons de métal léger, aux étroites fenêtres et aux
caisses peintes en vert! Et l'avènement de la poupée, et les joyeux
ébats sur le tapis bariolé de la chambre à coucher, et les dînettes sur
la chaise haute, à table, entre père et mère! Et les baisers à la
ronde, et les recommandations d'être bien sage et de s'endormir bien
tranquillement, à neuf heures, avec la poupée rose!

Tout ce bonheur-là n'a-t-il été qu'un rêve, une illusion fugitive?

Le rêve, n'est-ce pas plutôt cet affreux cauchemar de huit jours et
cette funèbre cérémonie qui se poursuit, qui s'achève?


V

Elle s'achève, hélas! et le doute n'est pas possible. La réalité, c'est
la mort, c'est le désespoir. On conduit le père au catafalque, on lui
donne le goupillon, et ses jambes fléchissent quand il jette l'eau
bénite sur le coffre étroit où gît inanimé ce qu'il aimait le plus au
monde. Le défilé commence; chacun vient serrer la main à l'infortuné qui
voudrait être seul. C'est interminable; et les larmes lui montent aux
yeux, quand il voit les femmes, l'une après l'autre, le regarder en
pleurant.

On emporte la bière. La voilà hissée sur la voiture, il n'a pas fallu
grand effort; et voilà cet homme, il y a huit jours le plus heureux
des hommes, qui chemine, tête nue sous le ciel gris, le long des rues
boueuses, derrière le lent corbillard, dans la pleine conscience de son
irrémédiable malheur.

La mère est restée à la maison, affaissée, immobile. Elle pleure, elle
prie. On lui parle, mais elle n'écoute pas. Elle a les mains jointes et
regarde fixement devant elle. On a peur qu'elle ne meure de cette mort,
qu'elle ne suive l'enfant parti. Toutefois, elle se consolera peut-être
plus vite et mieux que le père. Elle a la religion. Elle croit à une
éternité où l'on retrouve tout ce qu'on a perdu.

Mais lui, lui n'est pas un être de sentiment; il est un être de raison,
il sait. Il a compris dès longtemps que toutes nos visions d'immortalité
ne sont que de frêles hypothèses, sinon de pures chimères. Il ne croit
plus aux mirages. Allez donc lui dire que madame la Vierge attend
là-haut, dans une étoile, les petites filles mortes, et les fait jouer
avec l'enfant Jésus en blouse d'or! Il sourira tristement. Pour lui,
cela n'est pas, cela ne peut pas être.

Sa tête se perd. Le cerveau vide, les yeux vagues, il monte le long
chemin pavé qui mène au cimetière. Il se rappelle soudain, dans des
lueurs intenses de mémoire, des coïncidences, des réflexions faites
jadis; il se rappelle le pressentiment qui lui serra le coeur, un jour,
en voyant un pauvre homme, humblement vêtu, suivre tout seul, à pied, un
tout petit, tout petit cercueil, que portaient, en se dandinant sous le
poids, deux croque-morts à uniforme noir usé et à chapeau luisant, dont
le premier mangeait, chemin faisant, une pomme rouge;--un tout petit,
tout petit cercueil blanc, sur lequel il y avait deux bouquets de
violettes d'un sou. Il s'était demandé, alors, ce qu'éprouvait le pauvre
homme qui marchait derrière; et le pauvre homme, aujourd'hui, c'est
lui-même. Hélas! le cortège piétine, bourdonne à sa suite, et les
passants se découvrent et s'arrêtent pour voir, comme lui jadis, ce
deuil et cette douleur.

Et pourtant il n'arrivera que trop tôt au cimetière. Pauvre père! qui
donc vous consolera maintenant des amers soucis de la vie ingrate qu'on
mène en notre âpre siècle, des luttes acharnées, des fausses amitiés,
des calomnies, des vols, des ingratitudes et des banalités écoeurantes?
A quoi bon travailler, à quoi bon gagner de l'argent ou de la gloire,
maintenant? N'êtes-vous pas ruiné, ruiné dans l'âme?

Il cherche pour quelle fin le destin veut que ces petits enfants, qui
nous sont si chers et qui sont si innocents, souffrent et meurent. Et
puis, malgré tout, lentement, irrésistiblement, il se prend à penser que
pas une parcelle d'amour ne doit se perdre ici-bas,--qu'il vaut mieux
avoir aimé et avoir vu fuir ce qu'on aimait, que n'avoir pas aimé du
tout,--et que la loi universelle, quelles que soient les apparences
contraires, doit être justice, bonté, bonheur.

Autrement, pourquoi l'univers, pourquoi l'existence?


_La Renaissance artistique et littéraire_. 22 mars 1873.




Les Derniers Jours de Pécuchet

_Avril 1883._


I

Vous connaissez tous Pécuchet, l'illustre Pécuchet, l'inséparable ami du
non moins illustre Bouvard, le Pécuchet de Gustave Flaubert.

Et vous savez, n'est-il pas vrai, que le grand romancier normand n'a pas
fini l'histoire de ces modernes émules d'Oreste et Pylade, par la bonne,
ou plutôt par la mauvaise raison, qu'il a rendu le dernier soupir avant
d'avoir pu compléter son manuscrit.

Mais ce que vous ne savez peut-être point, c'est que, Flaubert fut-il
toujours de ce monde, l'histoire de Pécuchet ne pourrait, aujourd'hui
même, être terminée.

Ce que vous ne savez peut-être point, c'est qu'en 1883 Pécuchet vit
encore.

«Pécuchet! dites-vous avec une hilarité sceptique. Pécuchet!
reprenez-vous en goguenardant. Mais si! nous savons que Pécuchet n'est
pas mort. Pécuchet n'est-il pas immortel?»

Immortel, il se peut que notre homme le soit, moralement parlant.
Mais il ne s'agit pas de cela. Il ne s'agit ni de vie spirituelle
ni d'éternité littéraire. Ce que je veux dire, c'est que vraiment,
réellement, authentiquement, Pécuchet n'a pas cessé d'exister; c'est
que Pécuchet respire; c'est que Pécuchet va, vient, sent, entend, voit,
boit, mange, digère, se mouche, se couche, se lève, et copie, copie
toujours, comme toujours il copia, car le bonhomme n'est guère autre
chose, vous vous en souvenez assurément, qu'une vivante machine à
copier.

Oui, Pécuchet subsiste en chair, en os et en esprit. C'est un fait.
C'est une source non tarie de documents humains.

Ah! vous dressez l'oreille. D'incrédule vous devenez curieux. Ça vous
intrigue. Il faut vous raconter ça.

Je ne demande pas mieux.


II

Le hasard me conduisit, il y a quelques jours, vers les déclivités de
la Montagne Sainte-Geneviève, en ce point où le Paris provincial
d'outre-Seine a été récemment éventré par l'ouverture de larges voies
nouvelles.

Tout dépaysé, j'errais à l'aventure; et je constatais, avec un
étonnement triste, l'aspect violemment transformé des choses et des
lieux. Dans les temps déjà si lointains de notre insoucieuse jeunesse,
à la place de ce boulevard vide et béant, il y avait là un fouillis
inextricable de ruelles antiques, de maisons noires et ridées, à pignons
et à tourelles.

Chaque façade avait alors son individualité, son caractère. La
vétusté même de ces murs plusieurs fois centenaires offrait un charme
mystérieux; ils semblaient imprégnés d'humanité vive, d'humanité
pensive, d'humanité militante et souffrante. Ils avaient été dorés et
brunis par tant de soleils disparus, par tant d'ombres envolées! Le flux
et le reflux des jours et des ans s'y étaient traînés tant de fois! On y
évoquait tant de choses et tant de pensées!

A travers la poussière du plâtre et les éclats de pierre des chantiers,
j'avançais à pas lents, peiné de voir la froide et rude banalité
remplacer partout les libres manifestations de la vie ondoyante et
diverse. O les grandes maisons carrées, massives, anonymes, uniformes,
alignées sous le paratonnerre comme des Prussiens sous le casque à
pointe, vastes et plates comme la Poméranie, bêtes comme les cadavres
échoués des moutons de Panurge, roides comme des abstractions
géométriques, sans grâce, sans élan, sans vie, sans âme, avec leurs
balcons à écriteaux et leurs carreaux barbouillés par les peintres, avec
leurs cafés bleus, leurs traiteurs rouges, leurs musées de monstruosités
médicales et leurs femmes géantes à jambes éléphantesques, honorées sur
le tableau-affiche de la visite de plusieurs têtes couronnées! O la
tristesse accablante des grandes maisons neuves, de ces grandes maisons
funèbres comme des caveaux, nues et glacées comme la mort!

Navré, je baissai les yeux pour ne plus rien voir de ce désolant
spectacle. Pendant quelques minutes, je suivis machinalement la
chaussée, livré tout entier aux réflexions amères et aux turbulents
souvenirs, qui se disputaient dans une brume mélancolique les cellules
sans phosphorescence de mon cerveau désenchanté! Mais bientôt, cette
bataille intime ne me réjouissant guère, je relevai le nez pour chercher
au dehors quelque diversion.


III

La rue montante tournait brusquement, formant un coude. Ce coude était
accentué, d'un côté, par le mur d'un petit jardin plein d'acacias
maigres, puis par une palissade fermant un terrain vague; de l'autre
côté, par deux hautes bâtisses à porte cochère. Sur la première porte
cochère, on lisait en lettres d'or: _Institution Tatin_; sur la seconde,
en lettres noires: _Institution Ransure_.

A l'endroit où la palissade joignait le mur du petit jardin, en face des
portes cochères, s'élevait, établie et calée je ne sais comment, une
mince échoppe en planches de diverses couleurs également décolorées.
L'échoppe était percée d'une porte basse et d'une fenêtre étroite. Quand
je relevai la tête, je me trouvais juste devant la croisée, si bien que
l'inscription, collée en dedans, au carreau supérieur, m'entra tout
droit dans les yeux et dans le cerveau.

Cette inscription offrait, en capitales manuscrites, ces deux mots:

_ÉCRIVAIN ICI_

Une seconde inscription, tout à côté, à l'autre carreau, en capitales
identiques, portait:

_ÉCRIVAIN PUBLIC_

Une autre, en plus petits caractères:

_LETTRES A PARTIR DE 0 Fr. 50_

Une autre, en caractères plus petits encore:

_L'écrivain ne fait pas de lettres anonymes._

Une dernière (c'était la bonne, c'était le bouquet!) présentait ces
trois lignes étonnantes, ces trois lignes mémorables, ces trois lignes
sans pareilles:

  PENSUMS.

GRECS, LATINS ET FRANÇAIS

Les rêves, les pensées, les spéculations, les délires, que ces lignes
magiques éveillèrent en moi, vous les devinez.

Je restai cloué sur place, la bouche bée, les yeux ronds.

_Pensums grecs, latins et français!_ Je ne pouvais détacher mes regards
de ce nouveau _Mane, Thecel, Pharès_. J'étais en extase.

Puis la réaction se fit. Ma lèvre inférieure devint dédaigneuse.
Pourquoi ce prétentieux écrivain avait-il oublié les pensums hébreux?
Pourquoi les pensums anglais, russes, chinois, allemands, italiens,
hongrois, espagnols, japonais, arabes, algonquins, nègres, patagons, et
tous les autres pensums en langues mortes, vivantes, ou à naître, ne
figuraient-ils pas sur l'écriteau?

Écriteau vraiment dérisoire.

Et pourquoi pas, en outre, la langue des oiseaux, la langue des chiens
et la langue des grenouilles, dont il est parlé en de vieux livres de
légendes?

Trois fois dérisoire écriteau!

Un instant de réflexion me rendit tout entier à mon premier
enthousiasme; et je me sentis, pour tout de bon, repincé par le pensum
latin, contrepincé par le pensum grec.

Un point d'interrogation, un nouveau point d'interrogation, surgit des
profondeurs de ma pensée: «Quel peut être ce triple entrepreneur de
classiques pensums, ce bachelier public à trois becs de plume, cette
trinité en échoppe? D'où sort ce pauvre et savant serviteur des écoliers
paresseux et bavards? Après quel inénarrable naufrage est-il venu
s'échouer au bord de ce trottoir? Quel cataclysme a réduit cet être bien
élevé à prendre l'état de _pensummier?_

Mystère! je rêvai, rêvai, rêvai. L'inventeur de l'écriteau n'avait-il
pas autant d'imagination que d'instruction, autant d'audace que
d'imagination? Afficher une entreprise de pensums français à cinquante
pas de la Sorbonne, à la barbe ou au menton rasé de tout un monde de
proviseurs, recteurs, inspecteurs, professeurs, répétiteurs et pions,
c'était déjà joli. Mais y joindre le pensum latin, n'était-ce pas
superbe? Et y ajouter le pensum grec, n'était-ce pas majestueux,
sublime, beau comme l'antique?

Ce savant inspiré et hardi, ce génie original et serviable, je brûlai
du désir immodéré de le voir, de le connaître, de le pénétrer. Il me le
fallait. J'ouvris avidement la porte de l'échoppe; et le coeur battant
comme à un premier rendez-vous d'amour, j'entrai.


IV

C'était tout petit, mais fort bien aménagé. Ordre et propreté. Des
planches, des casiers, deux chaises, une table. Sur la table, tout ce
qu'il faut pour tout écrire et effacer tout. Devant la table, un vieux
fauteuil en cuir. Dans les bras du fauteuil, un homme, non! un monsieur,
grave, bien assis, jeune encore quoique très vieux, armé de lunettes
miroitantes, et coiffé d'une calotte noire qui laissait descendre sur
chaque tempe une mèche plate de cheveux poivre et sel.

Je le contemplai. D'un geste affable et digne, il m'offrit une des
deux chaises. Je la pris, sans cesser de le contempler. Il se sentit
vaguement gêné. Muet, je le contemplai toujours. Il rougit. Je le
contemplai impitoyablement. Il toussa. Je maintins ma contemplation. Il
ôta sa calotte, il semblait avoir envie de pleurer. Mon regard ne le
lâchait pas.

Mais, tandis que mes yeux restaient fixés sur lui, mon imagination
allait, trottait, courait, galopait, prenait le mors aux dents,
m'emportait en pleine fantaisie.

Cet homme transcendant, cet inventeur à calotte noire et à mèches
plates, cet être sublime et timide, me disais-je tout bas, à quelle
espèce appartient-il?

O Hommes-Athéniens, ô Peuple et Sénat de Rome, ô Quirites, ô
Pères-Conscrits, révélez-moi son passé, ouvrez-moi son coeur!

Serait-ce le Juif-Errant, après une commutation de peine? Non! non! car
il ferait aussi des pensums juifs et chaldéens.

Serait-ce un espion borusse? Ils savent toutes les langues, ces
Allemands. Non! il aurait affiché des pensums sanscrits. Son érudition
l'aurait trahi.

Qu'est-ce donc enfin que cet homme?

Un fou? Il n'en a pas l'air. Et puis, sa femme, sa fille, son gendre ou
sa belle-mère l'aurait déjà fait enfermer dans un asile.

Est-ce un lord anglais qui tient un pari?

Sort-il d'un conte d'Hoffmann ou d'une nouvelle d'Edgar Poe?

Existe-t-il réellement?

Ou n'est-il qu'un fantôme, une erreur des sens, un mirage, un spectre,
une hallucination?

J'avais la tête en feu. Je ne pus me contenir plus longtemps. Pour voir
si l'homme existait en réalité, je lui pris le bras brusquement.

Il jeta un cri.

Je ne m'étais pas trompé, il vivait.

Je reconquis sur-le-champ toute ma placidité. J'avançai ma chaise. Il
s'était reculé; il me considérait avec défiance, et même avec un peu
d'effarement. Je lui fis un sourire. Il fallait le calmer.

Or, j'allais, à cet effet, lui adresser onctueusement la parole, quand,
tout d'un coup, un éclair me traversa l'esprit.

«Pécuchet!» m'écriai-je.

De stupéfaction, il laissa tomber sur sa cuisse, et de sa cuisse à
terre, sa majestueuse plume d'oie.

«D'où... d'où... d'où me connaissez-vous?» s'écria-t-il.

C'était bien la voix forte, caverneuse, dont parle Flaubert. C'était
bien notre homme. C'était Pécuchet.

Tel vous l'avez vu dans le roman, tel il se tenait là, devant moi, sous
mes yeux, dans l'échoppe, entre la table à tout écrire et la fenêtre
portant l'annonce des pensums classiques et l'annonce des lettres non
anonymes.

«Non anonymes! pensai-je. Honnête Pécuchet, je te reconnais-là.»

Et réfléchissant, je lui dis:

«Comment faites-vous pour savoir si les lettres sont anonymes ou ne le
sont pas? Le premier venu ne peut-il point vous faire mouler un faux
nom au bas de la missive. En ce cas, c'est comme s'il n'y avait aucune
signature; c'est l'anonymat avec circonstances aggravantes.

--Je fais mon devoir, répondit héroïquement Pécuchet. Que les autres
fassent le leur! Advienne que pourra!

--Et rédigez-vous toutes les lettres signées, même celles dont
pourraient s'alarmer la pudeur, le bon goût et la morale?

--La morale, le bon goût et la pudeur n'ont jamais eu à se plaindre de
moi, monsieur!

--Et comment discernez-vous, par exemple, les lettres écrites pour le
bon motif des lettres écrites pour un motif différent?

--On voit cela à la figure des gens. On est un peu philosophe. On
laisse le reste aux dieux.»


V

Vive Pécuchet! Décidément c'était lui, corps et âme. Je reconnus sur
sa table et sur ses tablettes l'_Encyclopédie Roret_, le _Manuel du
Magnétiseur_, le _Fénelon_, les deux noix de coco. Il avait sur le dos
sa vieille camisole en indienne. Ses jambes, prises comme autrefois en
des tuyaux de lasting noir, manquaient, comme autrefois, de proportion
avec le buste. Il semblait toujours porter perruque, tant ses mèches
tombaient plates de son crâne élevé! Son nez descendait plus bas que
jamais. Il avait conservé, revu et augmenté, cet air sérieux qui, dès le
premier abord, frappa, conquit Bouvard.

«Au fait, qu'est-il devenu, Bouvard? Car vous voilà seul.

--Hélas! ne m'en parlez pas. Pauvre ami!

--Eh quoi?

--Je suis veuf de lui!»

Pécuchet eut une larme.

«Cela a dû être bien triste pour vous. Comment a-t-il succombé?»

Pécuchet eut un sanglot.

«Il était de la Commune. Il a été fusillé au Luxembourg.»

A mon tour, je fus suffoqué par l'étonnement. Bouvard fédéré, Bouvard
fusillé! Le bon, le gai, le rond Bouvard, Bouvard le rabelaisien!

Ce n'était que trop vrai. L'optimisme de Bouvard avait tourné à l'aigre.
Affolé par le siège de Paris, par Ducrot et Trochu, par les trois Jules,
par Champigny et Buzenval, par la viande de cheval et le pain de son,
par la poudre et la famine, par l'armistice et la capitulation, Bouvard,
réfugié avec Pécuchet dans la capitale, Bouvard était devenu enragé.

Il avait été élu à je ne sais quel grade, à je ne sais quelle fonction.

Il était entré, comme les autres, à l'Hôtel-de-Ville.

Il avait, comme les autres, fait des discours, des motions.

Comme les autres, il avait été mis en prison.

Puis, il avait été mis en liberté.

Il avait été fait général.

Il s'était battu.

Il avait désespéré.

Il avait voulu mourir.

Il était tombé, blessé à l'épaule, derrière une barricade.

On l'avait relevé, pour le juger et le fusiller.

On lui avait tiré le coup de grâce dans l'oreille gauche.

Et il avait rendu l'âme, en criant: «C'est la fin de tout!»

Pécuchet me raconta mélancoliquement ces choses mélancoliques.

«Bouvard, vous le voyez, a renié au dernier jour l'idéal de sa vie
entière, fit-il en terminant. Bouvard est mort, la Révolution dans le
coeur. Il avait brusquement répudié ses idées pour adopter les miennes.
N'est-ce pas étrange?

--Étrange!

--Et comment expliquerez-vous qu'en même temps, moi, Pécuchet, j'ai
répudié mes idées pour adopter les siennes? J'ai été subitement envahi
par ses convictions comme par un déluge. L'homme antérieur est resté
noyé sous le flot torrentiel; il en est sorti un Pécuchet tout nouveau,
un Pécuchet _bouvardé_ et _bouvardant_. Je croyais à l'imminente
invasion de l'industrialisme américain, au règne prochain du
_pignouflisme_ universel. Et maintenant j'ai foi dans le progrès
indéfini, dans l'harmonie des mondes. L'âme de Bouvard a émigré en moi,
comme en lui émigra mon âme. Bouvard m'apparaît tous les jours après
déjeuner. Je rêve de lui trois nuits sur quatre. J'ai des convictions
philanthropiques. Je théorise suavement, je suis tendrement illuminé.
L'avenir ne se dresse plus devant moi comme une vaste ribote d'ouvriers.
Je me sens devenir dieu, le dieu Pécuchet.»

Cette divinité imprévue me dérida.

«En attendant l'apothéose, reprit l'excellent homme, je fais des
pensums. Je copie. Sans cela, la solitude m'aurait tué. Oh! je n'ai pas
osé retourner seul en Normandie. A Paris, on se tire toujours d'affaire.
Je copie du français, du grec, du latin. Ça me rajeunit. Et, en copiant,
je rends service à de pauvres petits diables d'enfants, je mets en
fureur d'affreux cuistres; c'est toujours autant de gagné. Je suis aussi
heureux que je le puis être. On m'a proposé une place dans les bureaux
de la ville. On m'a offert le ruban violet d'officier d'Académie. J'ai
refusé.

--C'est beau.

--Je n'aime pas le violet. Couleur épiscopale! Je ne désire plus qu'une
chose: devenir membre de la Société des Gens de lettres.

--Ah!

--Oui, pour ne pas crever à l'hôpital et pour avoir un discours sur
ma tombe. Je vais publier un volume composé des lettres d'amour que le
public des deux sexes m'a dictées depuis que je suis venu m'établir ici.
Il sera curieux, ce recueil. Je vous l'offrirai, avec une belle dédicace
en ronde. Vous verrez!»


VI

_Janvier 1903._

J'attends encore les _Lettres d'amour rédigées par un écrivain public_.

Pécuchet a déménagé, sans laisser son adresse. Est-il allé rejoindre
Bouvard dans l'éternité?




III

ESQUISSES AMÉRICAINES

D'APRÈS MARK TWAIN




Préface de 1881


_Les_ Esquisses américaines _de Mark Twain ont été lues par tout le
monde aux États-Unis et en Angleterre. Elles offrent le plus curieux
spécimen de l'esprit_ yankee, _ayant cours actuellement entre New-York
et San-Francisco.

Le traducteur en a choisi les pages les plus piquantes, les plus
caractéristiques; et, pour faire passer dans notre langue l'idée et le
style de l'auteur sans leur ôter la saveur originelle, il a préféré une
libre et fidèle interprétation à une translation étroitement littérale._




Histoire du Méchant petit Garçon qui ne fut jamais puni


Il y avait une fois un méchant petit garçon qui s'appelait Guigui. Les
méchants petits garçons s'appellent presque toujours Paul ou Jules dans
les livres d'images; celui-ci s'appelait Guigui. C'est extraordinaire,
mais c'est comme je vous le dis.

La plupart des vilains petits garçons, dans les livres d'images, ont une
mère pieuse et poitrinaire, qui volontiers irait faire son lit dans la
tombe, si elle n'aimait tant son fils ingrat. Ils ont presque tous, vous
l'avez certainement remarqué, une pauvre mère, malade entre toutes les
mères, qui berce son méchant enfant de ses douces paroles plaintives,
l'endort dans un baiser, s'agenouille à son chevet, et pleure, pleure,
pleure. Il en était différemment pour notre gaillard. Il ne s'appelait
ni Paul, ni Jules; il s'appelait Guigui, et sa mère n'avait pas la
moindre affection de poitrine. Elle était plutôt robuste que svelte, et
n'était point pieuse. D'ailleurs, elle ne se faisait point de bile sur
le compte de Guigui, et disait que, s'il se cassait le cou, ce ne serait
pas une grande perte. Elle le fouettait toujours pour le faire dormir,
et ne l'endormait jamais dans un baiser. Elle lui tirait régulièrement
les oreilles avant de le quitter.

Un jour, ce vilain petit garçon déroba la clé du buffet et s'offrit une
pleine potée de confitures. Mais un terrible remords ne lui vint pas
soudain, et aucune voix ne lui murmura: «Est-il séant de désobéir à sa
mère? Où vont-ils, les vilains petits garçons qui absorbent en cachette
les confitures de leur pauvre maman malade?» Il ne jura pas qu'il ne le
ferait plus, il n'alla pas demander bien vite pardon à sa maman; elle ne
put donc le bénir avec des pleurs d'orgueil et des trémolos d'émotion,
comme cela se pratique inévitablement dans les livres susmentionnés.

Ne trouvez-vous pas que c'est bizarre? Guigui mangea les confitures; il
se dit, dans son grossier et vicieux langage, que c'était rudement bon;
puis il éclata de rire et remarqua que la vieille ferait un fameux nez,
si elle s'apercevait de l'opération. Quand de l'opération la vieille
se fut aperçue, il soutint que ce n'était pas lui. Elle le fouetta
sérieusement, et _ce fut lui_ qui pleura. Tout ce qui arrivait à cet
enfant-là était vraiment curieux; il ne lui arrivait rien, mais rien du
tout, comme aux autres méchants petits garçons des livres d'alphabet.

Un autre jour, il vola des pommes. Chose merveilleuse! il ne se brisa
aucun membre. Non, je vous assure, il ne tomba pas et ne fut pas dévoré
par le gros chien. Il ne resta pas au lit une quantité de semaines, il
ne se repentit pas, et ne devint pas meilleur. Il vola autant de pommes
qu'il voulut, les mangea et n'eut pas de remords. Il n'eut même pas de
coliques. C'est tout à fait particulier. Le monde ne se comporte pas
ainsi dans les suaves petits volumes à couverture enluminée, où l'on
voit de suaves petits bonshommes en pantalon cerise, et de suaves
petites bonnes femmes dont les joues sont de la même couleur que les
culottes des garçons.

Une fois, Guigui subtilisa le canif de son pion. Mais il craignit d'être
découvert et mis au piquet. Il glissa l'objet dans la casquette de
Prosper, le fils de la pauvre veuve, l'enfant modèle, qui obéissait
toujours à sa maman, ne mentait jamais, savait invariablement ses leçons
et revenait fastidieusement à l'école le dimanche. Quand le canif tomba
de la casquette, Prosper baissa la tête et rougit, comme oppressé par la
conscience du crime. Le pion sauta sur lui en s'écriant: «Ah! tu me le
payeras, petit tartufe à pension réduite!» Mais, à ce moment solennel,
aucun vieillard inattendu ne fit intervenir ses cheveux, blancs comme la
queue d'un blanc percheron, ni sa voix, onctueuse comme l'organe d'un
bon prêtre apostolique et romain. Non, aucun aïeul onctueux et incolore
ne dit au maître d'école en suspens: «Laissez ce noble enfant! voici le
détestable criminel. Je passais sans être vu, j'ai été témoin du vol.»
Cela n'est-il pas de plus en plus particulier? Guigui ne fut réellement
pas une seule minute inquiet. Le vieillard ordinaire des suaves petits
livres ne prit pas le bon Prosper par la main, ne dit pas qu'un tel
enfant méritait les meilleurs encouragements, et ne lui proposa pas, en
aspirant une prise de tabac, d'entrer dans sa maison pour balayer son
bureau, allumer son feu, faire ses commissions, fendre son bois, étudier
le droit, aider sa femme à faire le ménage, jouer tout le reste du
temps, gagner cinquante sous par mois et être parfaitement heureux. Ces
choses-là seraient arrivées dans un livre d'images; mais cette fois-ci
il en advint autrement. L'enfant modèle fut battu, vilipendé, et Guigui
se frotta les mains; car, voyez-vous, Guigui haïssait les enfants
modèles. Il disait qu'il les avait dans le nez, ces _bébés en
sucre_, ces _sainte-nitouche_, ces _agneaux à tondre_, ces _petits
bedouillards_. De telles expressions sont attristantes; mais cet enfant
mal élevé n'en employait pas d'autres.

Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'un dimanche, pendant que ses
parents le cherchaient pour l'emmener à la messe, il se sauva, alla en
bateau et ne se noya pas; puis pêcha à la ligne et ne fut pas frappé de
la foudre. Infailliblement, dans ces volumes exquis dont vous faites vos
délices, les enfants qui, au lieu d'aller à la messe, vont en bateau le
dimanche, sont entraînés par un tourbillon et se noient; s'ils veulent
ensuite pêcher à la ligne, ils sont foudroyés infailliblement. Comment
se fait-il donc que ce Guigui ait échappé à tant d'inéluctables périls?
Je vous le demande.

Ce Guigui devait avoir un talisman; on ne peut expliquer autrement son
incroyable chance. Rien ne tournait mal pour lui. Il offrait toujours du
tabac à l'éléphant du Jardin des Plantes, et jamais l'éléphant ne lui
tordait le cou avec sa trompe. Il rôdait toujours autour de l'anisette
et jamais n'avalait par erreur de l'eau-forte. Il déroba le fusil de
son père, alla à la chasse, et n'eut pas trois doigts de la main droite
emportés. Il dessina et coloria la caricature de son parrain et celle
de sa marraine (infâmes croquis!), et ne s'empoisonna pas avec les
couleurs. Il donna à sa petite soeur un coup de poing sur le nez dans un
accès de colère: sa petite soeur ne resta pas malade pendant les longs
jours d'un été, et ne mourut pas avec de douces paroles de pardon
sur les lèvres. Non! elle lui rendit son coup de poing et ne fut pas
indisposée du tout. Finalement, notre gaillard se sauva du logis
paternel et s'embarqua; mais il ne revint pas et ne se sentit pas triste
et isolé devant la tombe de ses parents chéris, devant les ruines du
toit qui avait abrité son enfance. Oh! point du tout; il se grisa comme
vingt chantres, fit les cent coups, et ne s'en voulut aucunement.

Il prit des années et une femme, une très belle femme, ma foi! à
laquelle il fit beaucoup d'enfants. Par une nuit noire, avec une hache,
il crut devoir couper sa famille tout entière en petits morceaux.
N'ayant plus cette charge, il réussit à s'enrichir par plusieurs crimes
et une foule d'indélicatesses. Il constitue aujourd'hui le plus infernal
gredin de son pays. Il est universellement respecté et siège à la
Chambre haute. S'il y a une révolution, à coup sûr il deviendra
empereur: Guigui 1er!

Ah! ce n'est pas dans les suaves petits livres d'éducation que les
choses marchent ainsi. Mais il faut s'attendre à tout et à pis encore
dans le vrai monde.




La Célèbre Grenouille sauteuse de Calaveras


Voici ce que me raconta ce vieux bavard de Simon Wheeler, quand il m'eut
bloqué avec sa chaise auprès du poêle, dans un coin de la taverne, à
l'ancien campement des mineurs d'Angel.

C'était un bonhomme gras et chauve, dont la physionomie vous gagnait
tout de suite par son aimable et naïve placidité. Tout le temps qu'il
parla, il ne lui arriva pas une seule fois de sourire, ni de froncer le
sourcil, ni d'altérer la fluidité initiale de sa parole, ni de laisser
percer le moindre soupçon d'enthousiasme. Mais, dans son interminable
bavardage, il y avait un accent de sérieuse sincérité, prouvant, à n'en
pas douter, que, loin de rien voir de ridicule et de burlesque dans son
histoire, il la regardait comme étant de la plus haute importance et
en tenait les héros pour des êtres d'une exquise finesse et d'un génie
transcendant.

«Il y avait donc ici, me dit-il, un camarade, du nom de Jim Smiley.
C'était dans l'hiver de 49, ou peut-être bien au printemps de 50, je ne
me rappelle pas exactement; mais je pense que c'était vers cette époque,
parce que, j'en suis sûr, la grande tranchée n'était pas finie lorsqu'il
arriva au campement. En tout cas, c'était bien le plus singulier des
individus. Il passait sa vie à parier. Il pariait sur tout. Il pariait à
propos de rien. Il n'avait de cesse, qu'il n'eût trouvé quelqu'un pour
tenir pari avec lui. S'il ne trouvait pas à parier pour, il pariait
contre. Tout ce qu'on voulait, il l'acceptait; pourvu qu'on tînt son
pari, il était content. Avec cela, il avait une chance du diable; il
gagnait presque toujours.

A chaque course de chevaux, vous étiez sûr de le trouver au bon endroit.
Batailles de chiens, duels de chats, combats de coqs, il ne laissait
rien passer. Voyait-il deux oiseaux sur la haie, il gageait tout de
suite que celui-ci, ou, si l'on aimait mieux, que celui-là s'envolerait
le premier. De but en blanc, afin de suivre une gageure, il aurait
été jusqu'à Mexico. Tous les gamins de l'endroit le connaissaient et
pourraient vous raconter un tas de choses sur lui. Une fois, la femme
du ministre Walker était gravement malade; on n'espérait plus guère
la sauver. Mais un matin, Walker arrive; et Smiley lui demandant
des nouvelles de sa femme, il lui répond que, grâce à la toute
miséricordieuse Providence, elle va beaucoup mieux, qu'elle ne peut
manquer de se relever très vite. «Eh bien! reprend aussitôt Smiley,
d'instinct, sans songer à mal, eh bien! si vous voulez, je parie tout de
même quelque chose avec vous qu'elle n'en reviendra pas.»

A cette époque-là, Smiley avait une jument que les gamins appelaient «la
Tortue». Avec cette satanée bête, il gagnait un argent fou. Elle avait
toujours quelque chose: c'était un asthme ou une blessure; ou bien elle
boitait, ou elle tombait de faiblesse. Dans une course, on lui donnait
toujours deux ou trois cents mètres d'avance. On comptait la rattraper
vite et la dépasser largement. Mais toujours, à la fin, elle avait
un accès désespéré. Elle se dressait, se secouait, se démanchait, se
disloquait, ruait, gambadait, piaffait, écartait fantastiquement
les jambes, lançait, je ne sais comment, ses quatre fers en l'air,
rebondissait d'un côté, puis de l'autre, s'emballait de droite à gauche
et de gauche à droite, s'écorchait aux haies, éternuait, toussait,
hennissait, faisait un tapage infernal, soulevait une poussière
ridicule, et toujours, toujours, arrivait première, tout juste, aussi
juste que la justice, d'une longueur de cou.

Il avait aussi un petit bouledogue. A voir cet avorton, vous n'en auriez
pas donné un sou, vous auriez cru qu'il n'était propre à rien qu'à voler
un os par-ci par-là. Mais, sitôt qu'il y avait de l'argent en jeu,
transformation subite. Sa mâchoire inférieure commençait à se dresser
comme l'avant d'un bateau à vapeur; il montrait les dents, et sa gueule
flambait comme le fourneau de la chaudière. Et l'on pouvait lâcher sur
lui un autre chien, et l'autre chien pouvait l'attaquer, le mordre,
le tirailler, le déchirer, le jeter deux et trois fois par-dessus son
épaule; André Jackson, c'était le nom de la bête, André Jackson s'en
fichait pas mal et allait toujours son petit bonhomme de chemin, jusqu'à
ce que le bon moment fût arrivé. Alors, c'est-à-dire quand les paris
contre lui s'étaient élevés si haut que les parieurs ne pouvaient pas
y ajouter un centime, alors il vous pinçait l'autre bête juste à
l'articulation de la patte de derrière et ne bougeait plus. Oh! il ne
gesticulait pas; non, pas si bête! Il restait là, ferme, bien agrippé,
un vrai crampon, jusqu'à la clôture. Il y serait resté toute l'année,
l'éternité au besoin. Smiley gagnait toujours avec cet animal. André
Jackson n'eut le dessous qu'une seule fois, et encore parce qu'il eut
affaire à un chien qui n'avait pas de pattes de derrière, toutes les
deux lui ayant été ratissées par une scie circulaire qui ne lui avait
pas crié gare.

Ce jour-là, quand la chose fut cuite à point, quand tout l'argent de
l'assistance fut sorti, André Jackson prit son élan pour happer l'autre
animal à sa façon. Mais, en un clin d'oeil, il s'aperçut qu'on s'était
joué de lui et qu'il n'y avait plus à tortiller avec un tel adversaire.
Il parut d'abord tout surpris, puis tout découragé. On vit qu'il
renonçait dès lors à la victoire; il fut battu après avoir reçu de
déplorables atouts. Alors il leva les yeux vers Smiley, comme pour lui
dire qu'il avait le coeur brisé, mais que ce n'était pas sa faute; qu'il
n'y avait pas moyen de pincer par ses pattes de derrière un chien qui
n'en avait pas; et immédiatement il tomba comme un plomb et rendit
l'âme. C'était une brave petite bête, c'en était une, ce pauvre André
Jackson; et il se serait fait un nom s'il avait vécu, car il avait de
l'étoffe, il avait vraiment du génie. Ça me fait toujours de la peine
quand je pense à sa dernière bataille et à la triste issue qu'elle eut
pour lui.

Bon! A cette époque, Smiley entretenait aussi des chiens ratiers, des
coqs de combat et toutes sortes de bêtes, si bien qu'il n'y avait pas
moyen de ne pas parier quelque chose avec lui. Un jour il attrapa
une grenouille, l'emmena au logis et dit qu'il allait lui donner de
l'éducation. Et de fait, il lâcha tout pendant trois mois pour rester
constamment dans sa cour de derrière, où il lui apprenait toute la
journée à sauter.

Vous auriez gagé, parbleu! qu'il n'en serait jamais venu à bout. Eh
bien, si! Il lui donnait un petit coup sur le derrière, et la minute
d'après vous voyiez cette grenouille sauter en l'air comme une fusée,
faire une culbute, deux culbutes même, si elle avait bien pris son élan;
puis elle retombait par terre sur ses quatre pattes, comme un chat.
Il lui apprit aussi à attraper les mouches, et l'exerça si bien, qu'à
première vue et du premier coup elle n'en ratait pas une. Smiley disait
qu'avec un peu d'éducation, une grenouille était bonne à tout faire;
et vraiment je n'en doute pas. Dame! vous comprenez, je l'ai vu poser
Daniel Webster sur ce parquet (elle s'appelait Daniel Webster, la
grenouille) et chanter ceci: «Vole, vole, mon agile Daniel!» Et, en
un clin d'oeil, la bête s'était élancée, avait gobé une mouche sur le
comptoir, là, et, revenue à son poste, aussi solide qu'une motte
de terre, se grattait la tête de sa patte postérieure, avec autant
d'indifférence que si elle n'avait fait autre chose que ce que font
tous les jours toutes les autres grenouilles. Vous n'avez jamais vu une
grenouille aussi modeste et aussi raisonnable qu'elle, car en tout elle
excellait. Mais c'est quand il s'agissait de sauter bel et bien, de
sauter crânement sur un terrain plat, qu'il fallait la voir! Elle allait
plus loin d'un bond qu'aucun autre animal de son espèce. Sauter sur un
terrain plat, c'était son fort, vous entendez; et, chaque fois qu'on
en venait là, Smiley aurait mis sur elle son dernier dollar. Il était
énormément fier de sa grenouille, et il avait bien raison; des gens qui
avaient voyagé partout, qui avaient tout vu et connu, avouaient que
Daniel Webster laissait bien loin, bien loin en arrière toutes les
grenouilles du monde.

Bon! Smiley nourrissait la bête dans une petite boîte à claire-voie, et
il l'apportait souvent à la ville pour engager des paris sur elle. Une
fois, un individu (il était étranger au campement) vint à lui, comme
il portait la bête, et lui dit: «Que, diable! pouvez-vous bien avoir
là-dedans?

--Peut-être bien un perroquet, peut-être bien un canari, n'est-ce pas?
répondit Smiley avec une parfaite indifférence. Eh bien! non, monsieur.
Ce n'est justement qu'une grenouille.»

L'individu lui demanda la boîte, regarda attentivement au fond,
s'écarquilla les yeux, la tourna et retourna dans tous les sens, et
finit par dire: «Oui, c'est vrai. Mais enfin, à quoi vous sert cette
bête-là?

--Oh! fit Smiley, sans avoir l'air d'y toucher, elle a au moins ceci
de bon, à mon humble avis, qu'elle peut sauter plus loin que n'importe
quelle autre grenouille du pays de Calaveras.»

L'individu reprit la boîte, y regarda de nouveau, longuement, avec
attention, la rendit à Smiley, et ajouta d'un ton dégagé: «Ma foi, je ne
vois dans cette grenouille aucune apparence qu'elle l'emporte sur les
autres grenouilles.

--Possible que vous n'en voyiez aucune! répliqua Smiley; possible que
vous sachiez ce que c'est qu'une grenouille, et possible que vous n'en
sachiez rien! Quoi qu'il en soit, j'ai mon opinion, et je parierais bien
vingt dollars que cette bête dépassera n'importe quelle grenouille de
Calaveras.»

L'individu réfléchit un moment, et reprit alors d'un ton plus doux et
comme à regret: «Mon Dieu! je ne suis qu'un étranger ici, et je n'ai pas
de grenouille; mais si j'en avais une, je tiendrais la gageure.»

Et alors Smiley dit: «Très bien, très bien! Voulez-vous me garder la
boîte une minute? J'irai vous attraper une autre grenouille.»

Et ainsi l'individu reçut la boîte, paria quarante dollars avec Smiley,
et s'assit en attendant qu'il revînt.

L'individu resta là un bon bout de temps, pensant et pensant en
lui-même; et alors il prit la grenouille, lui ouvrit la gueule toute
grande, et avec une petite cuiller y entonna du petit plomb, l'en bourra
presque jusqu'au menton; puis il remit la boîte en place, comme si de
rien n'était. Quand à Smiley, il était allé à un étang voisin; après
avoir longtemps pataugé dans la vase, il trouva enfin une grenouille, la
rapporta et la donna à l'individu.

«Maintenant, dit-il, êtes-vous prêt? Bon! Mettez votre bête à côté de
Daniel, leurs pattes de devant bien alignées. Y êtes-vous? je donne le
signal.»

L'alignement établi, il cria: «Un, deux, trois! Sautez!»

Et chacun d'eux pressa au même instant sa grenouille par derrière. La
nouvelle grenouille sauta. Daniel voulut sauter aussi, Daniel fit un
effort, haussa les épaules, tenez! comme ça, à la française. Mais, bah!
Daniel ne pouvait plus bouger! La pauvre bête semblait plantée là aussi
solidement qu'une enclume. On eût dit qu'elle était ancrée sur place.
Smiley n'en fut pas médiocrement écoeuré. Mais il n'eut pas la moindre
idée de ce qui s'était passé en son absence. Naturellement!

Le camarade prit l'argent des enjeux et fila. Quand il fut à quelques
pas, il retourna la tête à demi, et, désignant Daniel du pouce
par-dessus l'épaule, il répéta d'un ton fort délibéré: «Eh bien! ma foi,
non, je ne vois rien dans cette grenouille qui la classe au-dessus des
autres grenouilles.»

Smiley resta tout interloqué, se gratta la tête, et regarda longuement
Daniel gisant par terre à ses pieds. «Ce que je ne comprends pas, se
dit-il à la fin, c'est pourquoi cette sotte grenouille n'a pas bougé. Je
ne sais pas ce qu'elle a; on dirait qu'elle est chargée comme un âne.»
Il se pencha, saisit Daniel par la peau du cou, et souleva la bête: «Que
le diable m'emporte, grogna-t-il aussitôt, si elle ne pèse pas plus
de cinq livres!» Alors il lui mit la tête en bas, et elle rendit
immédiatement deux pleines cuillerées de petit plomb. Il se frappa le
front avec désespoir. Enfin il comprenait tout. Il eut un accès de rage
folle. Il rejeta Daniel, il se mit à courir avec frénésie. Il voulait
rattraper le camarade. Mais le camarade était déjà loin: Naturellement!
Et Jim ne revit jamais ses talons.

Bon! quelque temps après, Jim se procura...»

A ce point de son récit, Simon Wheeler s'entendit appeler dehors par son
nom.

«Restez tranquillement ici, me dit-il; je vais voir ce qu'on me veut, je
reviens dans une seconde.»

Mais, avec votre permission, j'étais suffisamment édifié sur le compte
de Jim. Je pris aussi le chemin de la porte. Sur le seuil, je rencontrai
Simon qui rentrait bien vite. Il m'arrêta par un bouton de mon paletot,
et reprit avec placidité son histoire:

«Eh! bien, voyez-vous, ce brave Smiley se procura une autre fois une
vache borgne et dénuée de toute espèce de queue...

--Que Smiley, sa vache borgne et toute sa ménagerie aillent se faire
pendre ailleurs!» m'écriai-je avec toute la bénignité dont je fus
capable.

Sur ce, je souhaitai le bonsoir à mon vieux bavard et je m'esquivai
rapidement.




Le Journalisme dans le Tennessee


Le médecin me persuada qu'un climat plus doux me ferait du bien. Je
partis donc pour le Tennessee, et bientôt ma collaboration fut acquise
au journal _La Gloire du matin et le Cri de guerre du comté de Johnson_.
Quand je vins me mettre à la besogne, je trouvai le rédacteur en chef
assis sur une chaise boiteuse et renversée en arrière; ses pieds
reposaient en l'air sur une table de bois blanc. Il y avait dans la
salle une autre table de bois blanc et une autre chaise invalide, toutes
deux à moitié ensevelies sous des journaux, des feuilles de papier et
des fragments de manuscrits. On y voyait, en outre, un crachoir à base
de sable, rempli de bouts de cigare et de jus de chique, et un poêle
dont la porte pendait par le gond supérieur. Le rédacteur en chef
portait un habit noir à longue queue et un pantalon de toile blanche.
Ses bottes étaient petites et soigneusement cirées. Il avait une chemise
à manchettes, une large bague à cachet, un col droit d'un modèle démodé
et un mouchoir à carreaux dont le bout pendait. Date du costume: vers
1848. Il était en train de fumer un cigare et de chercher des phrases.
En se passant la main dans les cheveux, il avait notablement dérangé
l'harmonie de sa coiffure. Il avait l'air épouvantablement renfrogné;
je jugeai qu'il s'était mis à confectionner un article d'une espèce
particulièrement noueuse. Il me dit de prendre les journaux reçus à
titre d'_échange_, de les parcourir, et de condenser sous la rubrique:
«Esprit de la presse du Tennessee» tout ce que j'y trouverais
d'intéressant.

J'écrivis ce qui suit:

ESPRIT DE LA PRESSE DU TENNESSEE

«Les rédacteurs du journal _Le Tremblement de Terre semi-hebdomadaire_
travaillent évidemment sous l'empire d'une grande erreur en ce qui
concerne le chemin de fer de Rosseteigne. La Compagnie n'a jamais eu
l'intention de négliger Sotteville. Au contraire, elle considère
cet endroit comme un des points les plus importants de la ligne, et
conséquemment n'a aucun désir de le dédaigner. Les honorables rédacteurs
du _Tremblement de Terre_ seront naturellement heureux de faire la
rectification.

«John W. Blossom, le très intelligent directeur du journal _Le Coup de
Foudre et le Cri de bataille de la Liberté_, de Richebourg, est arrivé
hier dans nos murs. Il est descendu à la maison Van Buren.

«Nous remarquons que notre confrère du journal _Le Hurlement matinal_,
de Puits-de-Boue, a commis une inexactitude en supposant que l'élection
de Van Werther n'était pas un fait établi; mais il aura reconnu qu'il
s'est trompé, avant que ces lignes lui parviennent: point de doute! Il a
été évidemment abusé par un compte rendu incomplet des élections.

«Nous sommes heureux d'annoncer que la cité de Triplemont tâche de faire
un marché avec quelques honorables personnages de New-York pour paver,
selon le système Nicholson, ses rues presque impraticables. Mais il
n'est pas facile à une ville de se passer une pareille fantaisie, depuis
que Memphis a fait faire un travail de cette espèce par une compagnie
de New-York et a refusé de rien payer pour cela. Toutefois _Le Hourra
quotidien_ recommande toujours cette mesure, en presse la réalisation,
et semble sûr du succès final.

«Nous regrettons d'apprendre que le colonel Bascom, rédacteur en chef
du _Cri de mort pour la Liberté_, est tombé le soir dans la rue, il y
a quelques jours, et s'est cassé la jambe. Il était atteint d'anémie;
cette affection provenait d'un travail excessif et de graves inquiétudes
sur ses parents malades; on suppose qu'il aura marché trop longtemps au
soleil, c'est ce qui l'aura fait choir.»

Je tendis le manuscrit au rédacteur en chef pour qu'il décidât de son
sort, l'acceptât, le corrigeât ou le détruisit. Il le regarda, et sa
figure se couvrir de nuages. Il parcourut les pages de haut en bas, et
sa figure devint inquiétante. Il était aisé de voir que ça ne lui allait
pas comme un gant. Soudain, il sauta sur sa chaise et dit:

«Éclairs et tonnerre! croyez-vous que je veuille parler ainsi de ces
bestiaux-là? Croyez-vous que mes abonnés se contentent d'une pareille
bouillie? Donnez-moi la plume!»

Jamais je ne vis une plume égratigner et écorcher le papier à droite
et à gauche sur sa route avec autant de vice, ni labourer aussi
implacablement les verbes et les adjectifs d'autrui.

Comme il était à moitié chemin, quelqu'un passa dans la rue, devant la
fenêtre ouverte, et tira sur lui un coup de pistolet; le coup fit un
léger accroc à la symétrie de son oreille gauche.

«Ah! dit-il, c'est cet animal de Smith, du _Volcan de morale_. Il a eu
son compte hier.»

Et il tira de sa ceinture un revolver de marine. Il fit feu. Smith
tomba, atteint à la cuisse. Smith se préparait à tirer un second coup.
La direction de son arme fut faussée et le coup blessa un tiers. Le
tiers, c'était moi. Un simple doigt enlevé.

Le rédacteur en chef poursuivit ses ratures et corrections. Comme
il finissait, une bombe portative tomba par le tuyau du poêle
et l'explosion brisa ce petit monument en mille morceaux. Cela
n'occasionna, du reste, aucun autre accident, si ce n'est qu'un éclat
vagabond m'emporta deux dents.

«Ce poêle est tout à fait démoli,» dit le rédacteur en chef.

Je répondis que je pensais qu'il l'était.

«Bien, n'en parlons plus. Nous n'avons pas besoin de poêle par ce
temps-ci. Je sais qui a fait le coup. Je le rattraperai. Maintenant,
tenez, voici comment il faut rédiger vos machines.»

Je repris le manuscrit.

Il était criblé de ratures et de surcharges, à ce point qu'une mère ne
l'aurait pas reconnu, s'il avait pu avoir une mère. Voici comment il
s'exprimait maintenant:

ESPRIT DE LA PRESSE DU TENNESSEE

«Les invétérés faussaires du journal _Le Tremblement de Terre
semi-hebdomadaire_ sont évidemment en train de faire avaler par quelque
noble et chevaleresque imagination une autre de leurs viles et brutales
fourberies par rapport à cette superbe conception, une des plus
glorieuses du XIXe siècle, le chemin de fer de Rosseteigne. L'idée
que Sotteville devait être laissée de côté est sortie de leur propre
cerveau, de leur cerveau obscène et stupide, ou plutôt des couches
fécales qu'ils considèrent comme leur cerveau. Quant à leur dégoûtante
carcasse de reptile, elle mérite une correction exemplaire.

«Blossom, cet âne du journal _Le Coup de Tonnerre et le Cri de bataille
de la Liberté_, est revenu braire ici, chez Van Buren.

«Nous remarquerons que ces damnées canailles du _Hurlement matinal_,
de Puits-de-Boue, ont soutenu, avec leur impudeur habituelle, que Van
Werther n'avait pas été élu. La céleste mission du journalisme est de
répandre la vérité, d'affiner les moeurs et les manières, de rendre
tous les hommes plus polis, plus vertueux, plus charitables, et en tous
points meilleurs, plus purs, plus heureux; pourtant ces goujats au coeur
d'encre dégradent leur grand sacerdoce avec une infâme persistance, en
répandant la médisance, le mensonge, la calomnie et les grossièretés les
plus ignobles.

«Triplemont a besoin d'un pavage Nicholson. Triplemont a besoin aussi
d'une prison et d'un asile. La belle idée de paver une ville qui possède
en tout un seul cheval, deux fabriques de genièvre, une serrurerie et un
cataplasme de journal appelé _Le Hourra quotidien_! On ferait bien par
là d'aller prendre des leçons à Memphis, où l'article est pour rien. Ce
rampant insecte, Buckner, qui édite _Le Hourra_, s'est mis à croasser
à ce propos avec son ineptie accoutumée, et s'imagine qu'il parle
sérieusement. Une telle sottise nous épouvante pour l'avenir du genre
humain.»

«Voilà comment il faut écrire, s'écria le rédacteur en chef. Poivre et
vinaigre! Et faire revenir à point. Le journalisme à la crème me donne
la nausée.»

A ce moment, une brique vint, à travers la croisée, me fracasser
considérablement le dos. Je me mis à l'écart; je commençais à me sentir
exposé.

Le chef dit: «C'est le colonel, probablement. Je l'attends depuis deux
jours. Il va venir tout droit maintenant.»

Il ne se trompait pas. Le colonel apparut à la porte un moment après, un
revolver de cavalerie à la main.

Il dit: «Monsieur, est-ce au poltron qui édite cette feuille galeuse que
j'ai l'honneur de parler?

--A lui-même. Asseyez-vous, monsieur. Faites attention à la chaise; elle
a perdu une de ses jambes. Je pense que j'ai l'honneur de m'adresser à
ce beuglant Robert Macaire, qui se fait appeler le colonel Blatherskite
Tecumseh.

--Oui, c'est moi. J'ai un petit compte à régler avec vous. Si vous en
avez le loisir, nous allons commencer.

--J'ai un article à finir sur les encourageants progrès de la morale et
le développement intellectuel en Amérique. Mais ce n'est pas pressé.
Commençons.»

Immédiatement, deux coups de pistolet partirent à la fois. Mon rédacteur
en chef perdit le bout de son mouchoir, après quoi la balle finit sa
carrière dans la partie charnue de ma cuisse. L'épaule du colonel fut
éraflée. Us firent feu de nouveau. Cette fois ils se manquèrent tous
deux; mais, par compensation, je fus atteint au bras. A la troisième
attaque, les deux combattants furent blessés légèrement; moi, j'eus le
jarret endommagé. Je me hasardai alors à dire que je pensais devoir
sortir et faire une petite promenade, car, l'entrevue de ces messieurs
ayant un caractère absolument intime, j'avais quelque scrupule à y
participer plus longtemps. Mais ces deux messieurs me prièrent de me
rasseoir, en m'assurant que j'étais hors de portée. J'avais pensé le
contraire jusqu'alors.

Ils parlèrent un instant des élections et des récoltes, et je me mis à
bander mes blessures. Mais, sans prévenir, ils recommencèrent le feu
avec beaucoup d'entrain, et chaque coup porta;--or, je dois remarquer
que, cinq fois sur six, c'est vers moi que se dirigèrent les balles. Le
sixième coup blessa mortellement le colonel, qui observa, avec belle
humeur, qu'il avait maintenant à nous souhaiter le bonsoir, une
affaire urgente l'appelant en ville. Puis il demanda l'adresse des
Pompes-Funèbres, le chemin pour y aller, et sortit.

Mon rédacteur en chef se tourna vers moi et dit: «J'attends de la
compagnie à dîner; il faut que je fasse un brin de toilette. Je vous
serai fort obligé de lire les épreuves et de recevoir les clients.»

Je regimbai quelque peu à l'idée de recevoir la pratique, mais j'étais
trop abasourdi par la fusillade, qui me résonnait encore dans les
oreilles, pour penser à répliquer la moindre parole.

Il ajouta: «Jones sera ici à trois heures,--assommez-le! Gillespie
viendra un peu plus tôt, peut-être;--jetez-le par la fenêtre! Fergusson
vous rendra visite sur les quatre heures,--tuez-le! C'est tout pour
aujourd'hui, je crois. S'il vous reste quelques minutes, vous pourrez
écrire un grand article sur la police et arranger comme il faut
l'inspecteur en chef. Il y a des nerfs de boeuf et des cannes plombées
sous la table;--des armes dans le tiroir;--des munitions, là, dans
le coin;--de la charpie et des bandes dans ces trous à pigeon. En cas
d'accident, allez voir Lancet, le docteur, à l'étage supérieur. Nous lui
faisons des réclames, visites comprises.»

Et le voilà parti. Trois heures plus tard, j'avais traversé de si
terribles catastrophes, que j'avais à jamais perdu toute ma sérénité,
tout mon courage. Gillespie était venu, et c'est _moi_ qu'il avait jeté
par la fenêtre. Jones l'avait promptement suivi, et c'est _moi_ qu'il
avait roué de coups. Un étranger imprévu, qui n'était pas dans le
programme, était entré et m'avait scalpé. Un autre étranger, un M.
Thompson, n'avait laissé de moi que des ruines lamentables, qu'un
informe tas de loques sanglantes. A la fin, je me trouvai dans un coin,
aux abois, en proie à une meute furieuse d'éditeurs, de rédacteurs,
d'aventuriers et de coquins, qui extravaguaient, juraient, et
brandissaient leurs armes sur ma tête. L'air semblait plein d'aveuglants
reflets d'acier. Je me résignais à donner ma démission, quand mon
rédacteur en chef rentra, suivi d'une cohorte d'amis enthousiastes. Il
s'ensuivit une scène de pillage et de carnage que nulle plume humaine,
nulle plume de fer, d'oie ou même de canard, ne pourrait décrire. Il y
eut des gens blessés, lardés, mutilés, écartelés, désarticulés, hachés,
exterminés, anéantis. Il y eut une courte éjaculation de sombres
blasphèmes, avec une danse guerrière, aussi confuse que frénétique, et
tout fut dit. Cinq minutes après, le silence régnait à la rédaction:
mon chef sanguinaire et moi, nous restions seuls, assis sur des chaises
doublement boiteuses, et regardant les horribles débris qui jonchaient
le sol autour de nous.

Il me dit: «Vous vous plairez ici, quand vous aurez un peu l'habitude.

--Pardonnez-moi, répondis-je. Je pourrais écrire comme vous le désirez.
J'apprendrais vite votre langage; j'en suis sûr, je l'apprendrais
vite. Mais, pour vous parler franchement, je trouve que cette énergie
d'expressions a ses inconvénients, et qu'elle nous expose à des
interruptions peu agréables. Vous le voyez, vous-même. La littérature
énergique est calculée pour élever le niveau de l'esprit public, nul
doute; mais je suis peu désireux d'attirer sur moi l'attention qu'elle
commande. Je ne puis écrire posément, quand je suis interrompu comme je
l'ai été aujourd'hui. J'aimerais assez la situation que j'ai ici,
mais je n'aime pas du tout qu'on me laisse recevoir seul les visites.
L'expérience est nouvelle pour moi, et jusqu'à un certain point
intéressante, si l'on veut; mais je trouve que les rôles ne sont pas
équitablement distribués. Un monsieur vous vise par la croisée, et me
blesse, _moi_; une bombe portative est lancée par le tuyau du poêle dans
ma tête, _à moi_; un ami entre pour échanger des compliments avec vous,
et c'est _moi_ qu'il crible de balles, jusqu'à ce que ma peau ne puisse
plus retenir mes principes. Vous allez dîner; et Jones m'éreinte,
Gillespie me flanque par la fenêtre, Thompson me met en lambeaux. Puis
un étranger absolument imprévu me scalpe avec la libre familiarité d'une
vieille connaissance. En moins de cinq minutes, toute la canaille du
pays se donne rendez-vous à la rédaction; ces coquins arrivent dans un
épouvantable attirail de guerre et se disposent à mettre à mort le peu
qui reste de moi à coups de je ne sais quels tomahawks. Prenez-le comme
vous voudrez, mais jamais de ma vie je n'ai eu un jour aussi accidenté
que celui-ci. Voyez-vous, je vous admire, et j'admire votre manière
implacablement calme d'expliquer les choses aux visiteurs; mais vous
comprenez que je ne pourrais m'y faire. Non, non! je ne saurais. Les
coeurs du Midi sont trop expansifs, l'hospitalité méridionale est trop
prodigue pour un étranger. Les alinéas que j'ai écrits aujourd'hui, et
dans les froides phrases desquels votre main magistrale a infusé le
fervent esprit du journalisme tennesséen, éveilleront un autre nid de
guêpes. Tous ces brigands de journalistes viendront; et ils viendront en
fureur, et ils voudront dévorer quelqu'un pour leur déjeuner. Je n'ai
plus qu'à vous dire adieu. Je renonce à assister à ces solennités. Je
suis venu dans le Midi pour ma santé; je m'en retourne pour le même
motif, et tout de suite. Le journalisme du Tennessee est trop nerveux
pour moi.»

Cela dit, nous nous quittâmes avec de mutuels regrets: et je pris le lit
à l'hôpital.




La «Petite Femme vive» du Juge


Je siégeais ici, dit le Juge, à ce vieux pupitre, tenant Cour ouverte.
Nous étions en train de juger un gros chenapan d'Espagnol, à mauvaise
figure, accusé d'avoir assassiné le mari d'une charmante petite
Mexicaine. C'était un jour d'été plein d'indolence, un jour horriblement
long, et les témoins étaient assommants. Personne ne prenait le moindre
intérêt aux débats, excepté cette nerveuse et inquiète petite diablesse
de Mexicaine;--vous savez comment elles aiment et haïssent au Mexique,
et celle-ci avait aimé son mari de toutes ses forces, et maintenant elle
avait fait bouillir et tourner tout son amour en haine. Elle se tenait
là, crachant par les yeux toute cette haine sur cet Espagnol; parfois,
je vous l'avoue, elle me remuait moi-même avec ses regards pleins
d'orage.

Bien! J'avais ôté ma redingote et mis mes talons à la hauteur de mes
yeux, suant et tirant la langue, et fumant un de ces cigares de feuilles
de chou que les gens de San-Francisco jugeaient assez bons pour nous en
ce temps-là. Les jurés avaient également ôté leur redingote, suaient et
fumaient; les témoins de même, le prisonnier comme les témoins.

Bien! Le fait est qu'alors un meurtre ne présentait aucune espèce
d'intérêt, parce que l'accusé était toujours renvoyé avec un verdict
d'acquittement, les jurés espérant qu'il le leur rendrait un jour.
Aussi, quoiqu'il y eût des charges accablantes, écrasantes, contre cet
Espagnol, nous savions qu'il nous serait impossible de le condamner sans
paraître avoir la dent bien dure, et sans inquiéter par ricochet tous
les gros personnages du pays; car, nul ne pouvant se procurer voiture et
livrée, le seul _genre_ possible était de s'offrir son petit cimetière
particulier.

Mais cette femme semblait avoir décidé dans son coeur qu'on pendrait
l'Espagnol. Il fallait voir comme elle le regardait, et comme elle me
regardait ensuite d'une manière suppliante, et puis comme elle examinait
pendant cinq minutes la figure des jurés, et comme alors elle mettait sa
tête dans ses mains un tout petit instant, d'un air las, et comme enfin
elle la relevait, plus vive et plus anxieuse que jamais. Mais lorsque le
verdict du jury eut été proclamé: «Non coupable!» et que j'eus dit au
prisonnier qu'il était acquitté et libre de s'en aller, cette femme se
dressa d'une telle façon qu'elle parut aussi grande et aussi haute qu'un
vaisseau de soixante-dix canons; et elle dit:

«Juge, dois-je entendre que vous avez proclamé non coupable cet homme
qui a tué mon mari sans motif, sous mes propres yeux, à côté de mon
petit enfant? Est-ce là tout ce que peuvent contre lui la justice et la
loi?

--Vous l'avez dit,» répondis-je.

Que pensez-vous qu'elle fit alors? Eh bien! elle se tourna comme un chat
sauvage vers ce mauvais drôle d'Espagnol, sortit un pistolet de sa poche
et lui brûla la cervelle en pleine Cour.

--C'était vif, il faut l'admettre.

--N'est-ce pas, c'était vif? répéta le juge avec admiration. Je ne
voudrais, pour rien au monde, avoir perdu le coup d'oeil. J'ajournai la
Cour sur-le-champ; chacun remit sa redingote et s'en alla. On fit une
collecte pour la veuve et l'enfant, et on les renvoya à leurs amis par
delà les montagnes. Ah! quelle petite femme vive!




Comment Je devins une fois Directeur d'une Feuille rurale


Ce n'est pas sans appréhension que je me chargeai provisoirement de la
direction d'une feuille rurale hebdomadaire. S'imagine-t-on qu'un
simple pékin, n'ayant pas le pied marin, recevrait sans appréhension le
commandement d'un vaisseau? Mais je me trouvais en des circonstances qui
me forçaient à chercher un salaire. Le directeur du journal s'offrait
des vacances, pour se rendre à je ne sais quelle cérémonie; j'acceptai
les propositions qu'on me fit, et je pris sa place.

J'éprouvai délicieusement la sensation d'être au travail de nouveau,
et je travaillai toute la semaine avec un plaisir sans mélange. On
mit enfin sous presse. J'attendis toute la journée avec une certaine
anxiété, pour voir si mes efforts allaient attirer quelque peu
l'attention. Comme je quittais le bureau, vers le coucher du soleil, un
groupe d'hommes et d'enfants, qui s'était formé au pied de l'escalier,
se remua tout d'un coup à ma vue, m'ouvrit un passage, et plusieurs
voix chuchotèrent: «C'est lui! c'est lui!» Je fus tout naturellement
satisfait de cet incident. Le lendemain matin, je rencontrai un groupe
semblable au pied de l'escalier et j'aperçus des gens qui se tenaient
un par un, ou deux par deux, çà et là dans la rue, sur mon chemin,
m'examinant avec un intérêt particulier. Le rassemblement s'ouvrit
devant moi, et j'entendis quelqu'un qui disait: «Regardez donc ses
yeux!» Je feignis de ne pas remarquer l'attention que j'excitais, mais
au fond du coeur j'en fus ravi et je me proposai d'écrire tout cela à ma
famille. Je montai quelques marches; je perçus des voix joviales et un
éclat de rire, au moment d'ouvrir la porte. En l'ouvrant, je vis du
premier coup d'oeil deux jeunes gens d'apparence campagnarde, dont la
figure pâlit et s'allongea à mon apparition. Puis tous deux sautèrent
par la fenêtre avec grand bruit. Je fus étonné.

A peu près une demi-heure plus tard, un vieux monsieur, à la barbe de
fleuve, à la physionomie distinguée et quelque peu austère, entra, et,
sur mon invitation, prit un siège. Il semblait préoccupé. Il ôta son
chapeau, le posa sur le plancher, en tira un foulard rouge et un
exemplaire du journal.

Il mit la feuille sur ses genoux, puis, nettoyant ses lunettes avec son
foulard, il me dit: «Etes-vous le nouveau rédacteur en chef?»

Je répondis que je l'étais.

«Avez-vous jamais dirigé un autre journal d'agriculture auparavant?

--Non, c'est mon début.

--Très vraisemblablement! Avez-vous quelque expérience pratique en
matière d'agriculture?

--Non, je ne pense pas.

--Quelque chose me le disait», fit le vieux monsieur, mettant ses
lunettes à cheval sur son nez, et me regardant par-dessus ses lunettes
avec quelque rudesse, tandis qu'il dépliait son journal. «Voulez-vous
que je vous lise ce qui m'a donné cette idée? Voici l'article.
Écoutez-le, et voyez si c'est bien vous qui l'avez écrit.»

Et il lut:

«Il ne faut jamais arracher les navets, ça leur fait du mal. Mieux vaut
faire grimper quelqu'un et le laisser secouer l'arbre.»

Et il me regarda de nouveau par-dessus ses lunettes.

«Eh bien! qu'en pensez-vous? reprit-il; car positivement je présume que
c'est vous qui avez écrit cela.

--Ce que je pense? Mais je pense que c'est bien. Je pense que c'est
juste. Je suis sûr que chaque année des milliers et des millions de
navets sont gâtés dans le pays, parce qu'on les arrache à moitié
mûrs, tandis que si l'on faisait grimper un jeune homme pour secouer
l'arbre...

--C'est votre cervelle qu'il faut secouer! Est-ce que les navets
poussent sur les arbres?

--Oh! non, non, n'est-ce pas? Mais qu'est-ce qui vous a dit qu'ils
poussaient sur les arbres? L'article est métaphorique, purement
métaphorique. Quiconque a de l'idée, aura compris tout de suite que
c'est le prunier que le jeune homme doit secouer.»

Le vieux monsieur sauta sur sa chaise, déchira le journal en petits
morceaux, foula ces petits morceaux sous ses bottes, cassa plusieurs
objets mobiliers avec sa canne, et dit que je n'en savais pas plus
qu'une vache. Alors il s'en alla, fracassa les portes, bref, se
conduisit de façon à me faire croire que quelque chose lui avait déplu.
Mais, ne sachant pas quoi, je ne pus rien y faire.

Un instant après, une longue créature cadavéreuse, avec des mèches
flasques qui descendaient sur ses épaules et un chaume d'une semaine
planté droit dans les vallées et sur les collines de son visage,
s'élança dans le bureau, et soudain fit halte, immobile, un doigt sur
les lèvres, la tête et le corps penchés dans l'attitude de quelqu'un qui
écoute. Aucun son ne se faisait entendre. L'étrange individu écoutait
toujours. Rien encore! Alors il tourna la clé dans la serrure et vint
avec précaution vers moi, sur la pointe des pieds. A quelques pas, il
s'arrêta; il scruta un moment ma figure avec un intérêt intense, tira de
son sein un exemplaire plié de notre journal, et dit:

«Voyons, vous avez écrit cela? Lisez-moi cela, vite, vite, vite!
Soulagez-moi. Je souffre.»

Je lui lus ce qui suit; et tandis que les phrases tombaient de mes
lèvres, je pouvais voir le soulagement lui venir, je pouvais voir ses
muscles contractés se détendre, l'anxiété quitter son visage, et la
sérénité revenir doucement sur ses traits, comme un suave clair de lune
sur un paysage désolé.

Voici ce que je lus:

«Le Guano.--C'est un bel oiseau, mais il faut beaucoup de soins pour
l'élever. Il ne doit pas être importé plus tôt qu'en juin, ni plus tard
qu'en septembre. L'hiver, il faut le laisser dans un endroit chaud, où
il puisse couver ses petits.

«Sur la Citrouille.--Ce fruit est en faveur chez les natifs de
l'intérieur de la Nouvelle-Angleterre, lesquels le préfèrent aux
groseilles à maquereau pour faire les tartes, et pareillement lui
donnent la préférence sur les framboises pour alimenter les veaux, comme
plus nourrissant et tout aussi satisfaisant. La citrouille est le seul
comestible de la famille des oranges qui puisse vraiment réussir dans le
Nord, avec la courge et une ou deux variétés du melon. Mais l'habitude
qu'on avait de la planter sur le devant des jardins est en train de s'en
aller très vite, car il est aujourd'hui généralement reconnu que la
citrouille, comme ombrage, ne fait pas bien.

«En ce moment, les chaleurs approchent et les dindons commencent à
frayer...»

Mon auditeur ne put y tenir; il bondit vers moi, me serra les mains et
dit:

«C'est bon! Merci, monsieur. Je sais maintenant que je n'ai rien, car
vous avez lu cet article juste comme moi, mot pour mot. Mais, jeune
étranger, quand je l'ai lu ce matin pour la première fois, je me suis
dit: «Jamais, jamais je ne l'avais cru jusqu'à présent, mais je le crois
maintenant, je suis fou, fou!» Et avec cela j'ai poussé un hurlement que
vous auriez pu entendre d'une lieue; puis je me suis sauvé pour tuer
quelqu'un, car, vous savez, je sentais que j'en viendrais là un jour ou
l'autre, et je pensais qu'il valait mieux en avoir le coeur net tout de
suite. J'ai relu un de ces paragraphes d'un bout à l'autre, afin d'être
bien convaincu de ma folie; vite j'ai brûlé ma maison de la cave au
grenier et je suis parti. J'ai estropié plusieurs personnes, et j'ai mis
quelqu'un à l'ombre, dans un endroit où je suis sûr de le retrouver si
j'ai besoin de lui. Puis, en passant devant le bureau, j'ai pensé à
monter ici pour tirer définitivement la chose au clair; et maintenant ça
y est, et je vous réponds que c'est bienheureux pour le bonhomme qui
est à l'ombre. Je l'aurais tué, pour sûr, en revenant. Merci, monsieur,
merci! Vous m'avez ôté de l'esprit un grand poids. Ma raison a soutenu
le choc d'un de vos articles d'agriculture, et je sais que rien ne
pourra l'altérer maintenant. Dieu vous garde!»

Je ne me sentis pas tout à fait à mon aise, en pensant à l'incendie et
aux crimes que s'était permis cet individu, car je ne pouvais m'empêcher
de me sentir un peu son complice; mais ces idées s'évanouirent vite,
quand le véritable directeur du journal fit son entrée.

Le directeur paraissait triste, perplexe, abattu.

Il considéra les ruines que le vieux monsieur et les deux jeunes
fermiers avaient faites, et dit: «Voilà une mauvaise affaire, une très
mauvaise affaire. La bouteille à la colle est en pièces; il y a six
carreaux de cassés, plus une patère et deux chandeliers. Mais là n'est
pas le pis. La réputation du journal est perdue, et irrévocablement,
j'en ai peur. Jamais, à la vérité, je n'avais vu pareille foule le
demander; jamais on n'en a vendu tant d'exemplaires; jamais il ne s'est
élevé à une telle célébrité. Mais quelle célébrité que celle qu'on doit
à sa folie! Et quelle fortune que celle qu'on doit à ses infirmités! Mon
ami, aussi vrai que je suis un honnête homme, la rue, là, dehors, est
pleine de gens qui vous attendent, qui veulent voir comment vous êtes
fait, parce qu'ils pensent que vous êtes fou. Ils vous guettent, il y
en a de perchés partout. Et cela se comprend, après la lecture de vos
articles. C'est une honte pour le journalisme. Qui, diable! peut vous
avoir mis dans la tête que vous étiez capable de diriger une feuille de
cette espèce? Vous semblez ne pas connaître les premiers rudiments de
l'agriculture. Vous parlez d'un boyau et d'un hoyau comme si c'était la
même chose. Vous parlez d'une saison de la mue pour les vaches. Vous
recommandez l'apprivoisement du putois, pour sa folâtrerie et ses
qualités supérieures de ratier. Votre remarque--que les colimaçons
restent tranquilles si on leur joue de la musique--est superflue,
entièrement superflue. Rien ne trouble les colimaçons. Les colimaçons
restent toujours tranquilles, les colimaçons se fichent pas mal de la
musique. Ah! terre et cieux! mon ami, si vous aviez fait de l'ignorance
l'étude de votre vie entière, vous ne pourriez pas en avoir acquis une
plus forte dose. Je n'ai jamais vu rien de pareil. Votre observation
--que les marrons d'Inde, comme article de commerce, sont de plus en
plus en faveur--est tout simplement calculée pour détruire le journal.
Je viens vous prier d'abandonner votre place et de partir. Je ne veux
plus prendre de vacances, je ne pourrais pas en jouir si j'en prenais.
Non, certainement, je ne le pourrais pas, vous sentant ici. J'aurais
continuellement peur de vos prochaines recommandations. Je perds
patience chaque fois que je songe à cette dissertation sur les bancs
d'huîtres, que vous avez intitulée: _Jardinage paysagiste_. Je vous
somme de vous en aller. Rien sur terre ne pourra m'induire à m'octroyer
un nouveau congé. Ah! pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous ne
connaissiez rien à l'agriculture?

--Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que j'avais à vous dire, à vous, brin
d'avoine, à vous, navet, à vous, fils de chou-fleur? C'est la première
fois qu'on me tient un langage aussi singulier. J'ai fait quatorze ans
de journalisme, sachez-le bien; et c'est la première fois que j'entends
dire qu'il faille connaître quoi que ce soit pour rédiger un journal.
Triple panais! Quels sont donc les bonshommes qui écrivent la critique
dramatique dans les grands journaux? Des écoliers ambitieux, des
savetiers sans ouvrage ou des apothicaires déclassés, qui s'entendent
juste autant au théâtre que moi à l'agriculture, pas un iota de plus.
Quels sont les bonshommes qui y font la revue des livres? Des garnements
qui n'en ont jamais publié un seul. Et ceux qui composent les forts
articles de finance? Des va-nu-pieds qui n'ont pas la moindre expérience
en pareille matière. Et les littérateurs qui critiquent les campagnes de
nos officiers contre les Peaux-Rouges? Des messieurs qui ne sauraient
distinguer une tente de guerre d'un wigwam et n'ont jamais vu un
tomahawk.

«Quels sont aussi ceux qui, sur le papier, préconisent la tempérance et
pérorent contre les débordements de l'orgie? Parbleu! les plus joyeux
compères et les plus grands amateurs de franches-lippées, gens qui ne
commenceront qu'au tombeau l'apprentissage de la sobriété. Et quels
êtres dirigent donc les feuilles rurales, s'il vous plaît, farceur
que vous êtes? Les individus qui, règle générale, ont échoué dans la
carrière poétique, dans la carrière des romans à couverture jaune,
dans la carrière des drames à sensation, dans la carrière des feuilles
urbaines, et qui, finalement, retombent dans l'agriculture comme dans
un asile provisoire contre la mendicité et l'hôpital. _Vous_ voulez
m'apprendre, à _moi_, quelque chose en fait de journalisme! Monsieur,
j'ai traversé le journalisme de part en part, de fond en comble, d'alpha
à oméga, et je vous affirme que moins un journaliste en sait, plus il
fait de bruit et d'argent. O mon Dieu! si j'avais eu le bonheur d'être
ignorant au lieu d'être cultivé, d'être impudent au lieu d'être modeste,
j'aurais certainement pu me faire un nom à moi dans ce monde égoïste et
vain. Je prends congé de vous, monsieur; puisque j'ai été traité d'une
façon si ridicule, je ne désire rien tant que m'en aller. Mais j'ai la
conscience d'avoir fait mon devoir. J'ai rempli mon engagement aussi
bien qu'il a été en mon pouvoir de le remplir. Je vous avais dit que je
pouvais rendre votre feuille intéressante pour toutes les classes de la
société, et je l'ai fait. Je vous avais dit que je pourrais élever votre
vente à vingt mille exemplaires, et si vous m'aviez seulement laissé
libre une quinzaine, je l'aurais fait. Je vous ai donné la meilleure
catégorie de lecteurs que puisse jamais avoir une feuille rurale: celle
où il ne se trouve pas un seul cultivateur, pas un seul valet de ferme,
pas une seule bourrique champêtre, mais rien que des individus qui, même
pour sauver leur vie, ne sauraient dire quelle différence il y a entre
un melon d'eau et une pêche de vigne. C'est _vous_, n'en doutez pas,
vous seul qui perdez à notre rupture, vous, espèce de chinois pour
bocal. Adieu.»

Et je sortis.




Avis aux bonnes petites filles


Une bonne petite fille ne doit pas faire la grimace à sa maîtresse
à tout propos; elle doit réserver cela pour les circonstances d'une
importance particulière.

Si une bonne petite fille n'a qu'une méchante poupée en haillons,
simplement bourrée de son, tandis qu'une de ses heureuses compagnes de
jeu possède une magnifique poupée articulée, la première doit néanmoins
montrer à la seconde la plus cordiale amitié; elle ne doit tenter
aucun échange forcé avec celle-ci, à moins qu'elle ne se sente assez
vigoureuse pour réussir dans une pareille opération, et qu'elle n'ait
une conscience assez aimable pour l'en absoudre complaisamment.

Une bonne petite fille ne doit jamais arracher de force les joujoux des
mains de son petit frère. Mieux vaut le séduire par la promesse de la
première pièce de sept francs cinquante centimes qu'on trouvera flottant
au fil de l'eau sur une pierre meulière. Avec la simplicité inhérente
à son jeune âge, il croira conclure une affaire magnifique. A tous
les âges, d'ailleurs, de semblables et non moins douces illusions ne
conduisent-elles pas les esprits ingénus très loin, très loin à travers
le monde?

Si une bonne petite fille veut corriger son petit frère, elle ne doit
pas lui jeter de poussière au visage; non! Mieux vaut lui jeter sur la
tête une bonne bouilloire d'eau chaude, qui le débarbouillera bien et
lui enlèvera toute espèce de saleté de la peau, voire même un peu la
peau par-ci par-là.

Si la maman d'une bonne petite fille lui dit de faire quelque chose, il
est vilain de répliquer: «Je ne le ferai pas!» Il est meilleur et plus
convenable de répondre qu'on le fera, sauf à agir par la suite selon ses
propres lumières.

Une bonne petite fille ne doit jamais oublier que c'est à ses bons
parents qu'elle doit son pain, son doux lit et ses beaux habits, et le
privilège de rester à la maison et de ne pas aller à l'école quand elle
dit qu'elle est malade. Elle doit donc respecter les petits travers et
supporter les petites taquineries de ses bons parents, jusqu'à ce que ça
devienne réellement insupportable.

Une bonne petite fille doit toujours témoigner une déférence marquée aux
vieilles gens. Elle ne doit jamais tracasser les aïeux, à moins qu'ils
ne la tracassent eux-mêmes les premiers.

Une bonne petite fille ne doit jamais, si sa maman l'a mise au pain sec,
se venger de sa maman en lui cachant ses souliers de bal dans la fameuse
cachette où une dame de la cour ne put jamais retrouver les siens, une
fois, à Compiègne. Non! il vaut mieux tout simplement les donner à un
pauvre aveugle, dans la rue.




Concernant les Femmes de Chambre


Contre toutes les femmes de chambre, quels que soient leur âge et la
couleur de leurs cheveux, je déchaîne ma malédiction de célibataire.

Parce que:

Elles mettent toujours les oreillers juste du côté du lit où n'est pas
la table de nuit; de telle sorte que, quand vous lisez et fumez avant de
vous endormir (c'est l'ancienne et honorée coutume des célibataires), il
vous faut tenir votre livre ou votre journal en l'air, dans une position
fatigante.

Vous vous décidez à changer les oreillers de place, à la fin,
naturellement.

Mais quand, le lendemain matin, elles trouvent les oreillers de l'autre
côté du lit, la leçon ne leur profite pas. Elles vous en veulent.
Glorieuses de leur pouvoir absolu, sans pitié pour votre faiblesse et
votre abandon, elles refont le lit strictement comme la veille, et se
réjouissent en secret des angoisses que vous cause leur tyrannie.

Et toujours, et toujours, et dans les siècles des siècles, elles
remettent les oreillers où il ne faut pas. Elles ont, avec cela, un air
de défi. Elles saturent d'amertume la vie que Dieu vous a donnée.

Au besoin, pour vous faire enrager et vous mettre mal à l'aise, elles
installent votre lit dans un courant d'air.

Si vous posez ingénieusement votre malle à cinquante centimètres du mur,
pour ne pas heurter le couvercle en l'ouvrant et le faire tenir droit
une fois ouvert, elles poussent toujours votre malle tout contre la
muraille; elles guettent votre malle pour exécuter cela; elles le font
exprès.

Si vous avez besoin du crachoir ici ou là, elles l'emportent toujours
ailleurs, à l'autre extrémité de la chambre.

Elles vous logent toujours vos chaussures en des lieux inaccessibles.
Elles se plaisent surtout à les glisser aussi loin que possible sous
votre lit.

Pourquoi ça? pour que ça vous force à vous mettre à quatre pattes, à
tâtonner dans le noir et dans la poussière, et à jurer épouvantablement.

Il n'y a pas de danger que vous trouviez jamais les allumettes à leur
place. Elles leur inventent tous les jours une nouvelle cachette; et
elles leur substituent une bouteille ou un verre, ou un bibelot plus
fragile encore, s'il est possible, afin que la nuit, en vous éveillant,
vous cassiez le bibelot au lieu de trouver de la lumière.

Elles changent continuellement tous les meubles de position. Quand
vous rentrez dans l'obscurité, vous avez beau faire, vous vous cognez
toujours à quelque chose. C'est dégoûtant. Elles aiment ça.

Qu'est-ce que ça leur fait, que vous teniez à ce que telle chose soit à
tel endroit? Pourtant elles ne laissent rien en repos. Non, vous pouvez
en être sûr. Elles vous déménageront tout avec des complications
toujours nouvelles. C'est leur nature. Elles mourraient plutôt que de
s'en priver.

Elles ont toujours soin de ramasser scrupuleusement tous les rebuts, et
de les remettre en évidence sur votre table. En revanche, elles allument
le feu avec vos plus précieux manuscrits.

S'il y a quoi que ce soit dont vous vouliez plus particulièrement vous
débarrasser, il vous sera parfaitement inutile de faire les plus grands
efforts pour arriver à votre but; elles retrouveront toujours l'objet
partout où vous le jetterez, partout où vous le lancerez; et s'il est en
pièces, elles vous en rapporteront jusqu'au moindre morceau. Elles se
trouveront mieux, cela fait.

Et elles vous usent plus de pommade qu'une demi-douzaine de laquais.
Si vous les accusez d'en voler, elles mentent, elles jettent les hauts
cris. Croyez-vous qu'elles aient souci d'un avenir quelconque? En aucune
façon. Croyez-vous qu'elles pensent à une autre vie, à un autre monde?
Vous voulez rire.

Si vous laissez une minute votre clé sur votre porte, quand vous revenez
prendre quelque chose que vous avez oublié en sortant, elles vous
enferment et descendent la clé au concierge. Elles agissent ainsi sous
le futile prétexte de protéger votre bien contre les voleurs; mais, en
réalité, pour vous faire crier par la fenêtre, ameuter la population, et
manquer des rendez-vous.

Elles viennent toujours, pour faire votre lit, avant que vous ne soyez
levé, détruisant ainsi votre repos et vous infligeant une fièvre
perpétuelle. Mais une fois que vous êtes levé, elles ne reviennent plus
de la journée.

Elles font tout le mal possible, avec toute la mesquinerie possible, et
cela par simple perversité, pas autrement.

Les femmes de chambre sont dénuées de tout instinct généreux; elles
ignorent tout sentiment humain.

Je les ai maudites, pour le soulagement des célibataires outragés. Elles
le méritent. Je veux consacrer le reste de mes jours à faire voter, par
notre Corps législatif, une belle et bonne loi abolissant les femmes de
chambre, les abolissant à jamais. Voila!




L'Infortuné Jeune Homme d'Aurélie


Les faits que je relate, je les ai trouvés dans une lettre venant d'une
jeune personne qui habite la magnifique cité de San-José. Cette
jeune personne m'est parfaitement inconnue, et signe simplement:
_Marie-Aurélie_. Ce peut être un pseudonyme; mais n'importe! la pauvre
fille a le coeur brisé par les nombreux malheurs qu'elle a subis; en
outre, les avis contradictoires d'une foule d'amis plus ou moins bien
inspirés et d'ennemis plus ou moins insidieux, l'ont jetée dans une
telle confusion d'esprit, qu'elle ne sait plus comment faire pour sortir
des inextricables difficultés où elle se trouve engagée presque sans
espoir. Dans cet embarras, elle se tourne vers moi et me supplie de
venir à son aide, et elle a une éloquence qui toucherait le coeur d'une
statue. Écoutez donc son histoire.

Vers sa seizième année, elle se prit à aimer, de toute la puissance
d'une nature expansive, un jeune homme de New-Jersey, nommé William
Breckinridge Caruthers, qui avait cinq ans de plus qu'elle. Ils se
fiancèrent avec l'assentiment de leurs parents et amis, et tout d'abord
il sembla que leur carrière fût destinée à être caractérisée par une
absence de chagrins, habituellement inconnue à la majeure partie de
l'humanité. Mais bientôt la fortune tourna. Le jeune Caruthers fut pris
d'une petite vérole des plus atroces; quand il se releva, sa figure
était trouée comme une écumoire et sa beauté à jamais perdue. Que fit
Aurélie? Son premier mouvement fut naturellement de rompre avec lui.
Mais la pitié lui vint pour son pauvre adorateur, et elle demanda
seulement un peu de temps afin de se faire à cette nouvelle perspective.
Le mariage fut remis à trois mois.

La veille même du jour fixé pour la célébration, Breckinridge, en
regardant passer un ballon, tomba dans un puits et se cassa une jambe.
On dut lui couper cette jambe au-dessus du genou. Que fit Aurélie?
Naturellement, elle eut de nouveau l'idée de rompre; mais de nouveau son
amour généreux triompha; on se contenta de remettre encore le mariage,
pour donner au fiancé le temps de se refaire.

Et, de nouveau, le malheur s'abattit sur le pauvre garçon. Il perdit son
bras droit dans une explosion de gaz; et trois mois après, une machine
à scier les arbres lui enleva le bras gauche. Le coeur d'Aurélie fut
accablé par ces dernières calamités. Elle ne put s'empêcher d'être
profondément affligée, quand elle vit son fiancé s'en aller ainsi
morceau par morceau.

Elle sentait bien qu'avec ce désastreux système de réduction, il ne
pourrait durer longtemps; elle ne voyait, du reste, aucun moyen de
l'arrêter sur la pente qu'il descendait. Désespérée, les yeux pleins de
larmes, elle regrettait presque de ne pas l'avoir pris tout d'abord,
avant qu'il n'eût subi tant d'alarmantes dépréciations; elle se
lamentait comme un courrier qui, après avoir refusé un prix raisonnable
de sa marchandise, voit dégringoler les offres et augmenter sa perte.
Mais son brave coeur l'emporta encore une fois, et elle résolut de se
résigner derechef à l'éparpillement peu naturel de son jeune homme.

Encore une fois le jour de la noce approcha, et une fois encore Aurélie
fut désappointée. Caruthers attrapa un érysipèle et perdit complètement
l'usage d'un de ses yeux. Les amis et parents de la fiancée, considérant
qu'elle avait eu déjà plus de longanimité qu'on n'en pouvait attendre
d'elle raisonnablement, intervinrent alors et insistèrent pour que tout
fût définitivement rompu. Mais après quelques instants d'hésitation,
Aurélie, s'inspirant d'une louable générosité, dit qu'elle avait
réfléchi gravement à tout cela, et que dans tout cela elle ne voyait pas
que Breckinridge eût encouru le moindre blâme.

Et elle attendit encore, et il se cassa l'autre jambe.

Ce fut un triste jour pour la pauvre fille, quand elle vit le chirurgien
emporter avec componction le sac à chair humaine dont elle n'avait que
trop appris l'usage. Elle sentit, ô cruelle réalité! qu'on lui dérobait
quelque chose de plus de son futur. Elle ne put se dissimuler que le
champ de son affection se rétrécissait singulièrement. Mais, cette fois
encore, elle résista aux représentations de sa famille et tint bon.

Enfin, tout était prêt pour les unir. Mais non! Encore un désastre. Il
n'y eut qu'un homme scalpé par les Peaux-Rouges l'an dernier, et cet
homme fut William Breckinridge Caruthers, de New-Jersey; il rentrait
d'un petit voyage, la joie au coeur, quand il perdit pour toujours son
cuir chevelu; à cette heure de suprême amertume, il maudit le destin qui
ne prenait pas le crâne avec le cuir.

Maintenant, Aurélie se trouve dans une sérieuse perplexité. Que faire?
Elle aime encore son Breckinridge; elle aime encore, m'écrit-elle avec
une vraie délicatesse féminine, ce qui reste de son Breckinridge. Mais
la famille s'oppose absolument à leur union, vu qu'il n'a pas de fortune
et qu'il a perdu tout moyen de faire vivre le ménage par son travail.
Que faire? demande-t-elle donc avec une pénible et anxieuse sollicitude.

La question est délicate. Il s'agit du bonheur de toute la vie d'une
femme et de toute la vie de près des trois quarts d'un homme. A mon
sens, on assumerait une trop grande part de responsabilité en ne se
bornant pas dans sa réponse à de simples suggestions. Et d'abord, ne
faudrait-il pas remettre ce jeune homme au complet? Si Aurélie peut en
supporter les frais, qu'elle donne à son amant mutilé des bras et des
jambes de bois, un oeil de verre, une perruque et tout ce qui lui fait
défaut. Ensuite, qu'elle lui accorde un nouveau délai de trois mois, qui
sera le dernier sans rémission; et si, dans ce délai, il ne se casse pas
le cou, s'il ne perd aucun morceau indispensable de sa personne, qu'elle
l'épouse à tout hasard.

De la sorte, vous ne courrez pas grand risque, Aurélie. S'il suit son
fatal penchant à s'endommager chaque fois qu'il en trouve l'occasion, ce
sera fait de lui à la prochaine épreuve, et alors plus de difficultés.
Les jambes de bois et autres membres artificiels reviennent à la veuve.
Vous ne perdrez rien qu'un dernier fragment d'un époux chéri, mais
infortuné, qui eut l'honnête intention de bien faire, mais ne put
résister à ses instincts extraordinaires. Essayez donc, Marie-Aurélie,
essayez! Oui, j'y ai mûrement réfléchi; vous n'avez que ce moyen de vous
tirer de là. Caruthers aurait certes mieux fait de se casser le cou
d'emblée; mais on ne peut lui reprocher enfin d'avoir duré plus
longtemps, d'avoir mieux aimé s'en aller en détail que partir en bloc.
Il faut tirer le meilleur profit possible des circonstances et ne point
en vouloir aux gens. Soyez assez bonne pour ne pas oublier de m'envoyer
une lettre de faire part, quoi qu'il arrive.

Mais, ma pauvre Aurélie, j'y pense: si vous alliez avoir une ribambelle
d'enfants affligés des mêmes tendances que leur père! Ça mérite
réflexion.




Le Cas de Johnny Greer


L'église était remplie d'une foule compacte, en ce beau dimanche d'été;
et chacun, les yeux tournés vers le petit cercueil, semblait vivement
ému du sort de ce pauvre enfant noir.

Sur la silencieuse assemblée s'éleva la voix du pasteur; et les
assistants de tout âge écoutèrent avec intérêt les nombreux et enviables
compliments qu'il prodigua au bon, au noble et audacieux Johnny Greer.
Voyant le cadavre du noyé emporté par le courant au plus profond de
la rivière, d'où les parents éplorés n'auraient jamais pu le retirer,
Johnny s'était élancé vaillamment dans le fleuve, et avait, au péril de
sa vie, poussé le cadavre à bord.

Un gamin en haillons se tourna vers Johnny et, l'oeil vif, le ton rude,
lui dit tout bas:

«Tu as fait ça?

--Oui.

--Poussé la carcasse à bord, sauvé la carcasse toi-même?

--Oui.

--Et qu'est-ce qu'ils t'ont donné pour la peine?

--Rien.

--Malheur!... Sais-tu ce que j'aurais fait à ta place? J'aurais ancré
la carcasse au beau milieu de l'eau, et j'aurais crié: Cinq dollars,
mesdames et messieurs! ou vous n'aurez pas votre négrillon!»




Réponse d'un Rédacteur en chef à un Jeune Journaliste


Oui, mon ami, les médecins recommandent aux écrivains de manger du
poisson, parce que ça donne de la cervelle. Mais ce qu'il vous faudrait
personnellement en manger, je ne saurais vous le dire au juste avec
certitude.

Pourtant, si le manuscrit que vous venez d'apporter est un fidèle
spécimen de ce que vous faites d'ordinaire, je me crois autorisé à vous
répondre que, peut-être, une paire de baleines de moyenne grandeur
serait tout ce qu'il vous faudrait chaque jour.

Pas de première grandeur; de moyenne grandeur simplement!




Pour guérir un Rhume


Il est bon, peut-être, d'écrire pour l'amusement du public; mais il est
infiniment plus relevé et plus noble d'écrire pour son instruction, son
profit, son bénéfice actuel et palpable. C'est l'unique objet de cet
article. S'il a quelque efficacité pour rappeler à la santé un seul de
mes semblables, pour rallumer une fois de plus la flamme de l'espoir
et de la joie en ses yeux, pour rendre à son coeur désolé les vifs et
généreux battements des beaux jours, je serai amplement récompensé
de mon travail; mon âme pourra connaître alors les saintes délices
qu'éprouve un vrai chrétien quand il a fait avec courage une action
bonne et désintéressée.

Dans l'incendie de la Maison-Blanche, je perdis mon intérieur, ma
félicité, ma santé et ma malle. La perte des deux premiers objets
n'était pas de grande conséquence. On se refait aisément un intérieur,
lorsque dans l'intérieur perdu il n'y avait ni mère, ni soeur, ni
parente à un degré quelconque, pour vous rappeler, en rangeant vos
bottes et votre linge sale, que quelqu'un au monde pensait à vous. Quant
à la perte de ma félicité, ça m'était fort égal, par cette raison que,
n'étant pas poète, la mélancolie ne pouvait longtemps cohabiter avec
moi.

Mais perdre une bonne santé et une excellente malle, c'était infiniment
plus sérieux.

Le jour même de l'incendie, ma santé succomba sous l'influence d'un
rhume cruel, que j'attrapai en faisant des efforts surhumains pour
recouvrer ma présence d'esprit. Du reste, ça ne me servit absolument à
rien; le plan que je combinai alors pour éteindre le feu, était trop
compliqué; je ne pus le terminer avant la fin de la semaine suivante.

La première fois qu'il m'arriva d'éternuer, un ami me conseilla de
prendre un bain de pieds bouillant et de me mettre au lit. Ce qui fût
fait. Peu après, un autre ami me conseilla de me lever et de prendre
une douche froide. Ce qui fut fait également. Bientôt, un troisième ami
m'assura qu'il fallait toujours, suivant le dicton, «nourrir un rhume et
affamer une fièvre». Rhume et fièvre, j'avais les deux. Aussi pensai-je
faire pour le mieux en m'emplissant d'abord l'estomac pour nourrir le
rhume, et en allant subséquemment affamer la fièvre à l'écart.

En pareil cas, rarement je fais les choses à moitié. Je résolus donc
d'être vorace. Je me mis à table chez un étranger qui venait d'ouvrir un
restaurant à prix fixe le matin même. Il attendit près de moi, dans un
respectueux silence, que j'eusse fini de nourrir mon rhume, et alors me
demanda si l'on était très sujet aux rhumes en Virginie. Je répondis
affirmativement. Il sortit, ôta son enseigne et ferma boutique.

Je me rendis à mes affaires. Chemin faisant, je rencontrai un quatrième
ami intime; il me dit qu'il n'y avait rien au monde pour guérir un rhume
comme un verre d'eau salée bien chaude. J'avais peur de n'avoir plus
la moindre place vacante dans mon estomac. A tout hasard, j'essayai
d'avaler. Le résultat fut merveilleux. Je crus que j'allais rendre mon
âme immortelle.

Je n'écris ce détail que pour le profit de ceux qui sont affligés d'un
malaise pareil au mien; qu'ils se gardent de l'eau salée chaude. Ce
peut être un bon traitement, mais c'est un traitement de chien. Si
j'attrapais un autre rhume de cerveau, et qu'il me fallût absolument,
pour m'en débarrasser, choisir entre un tremblement de terre et un verre
d'eau salée chaude, ma foi! je crois que je préférerais avaler tout le
tremblement.

Quand l'orage suscité dans mes entrailles se fût calmé, aucun autre
bon Samaritain ne se présenta pour me donner aucun autre bon conseil;
j'allai, empruntant partout des mouchoirs de poche et les mettant en
bouillie, tout à fait comme au début de mon rhume. Survint une vieille
dame, qui arrivait justement de par delà les plaines. Elle habitait,
paraît-il, un pays où généralement les médecins brillaient par leur
absence. Elle s'était donc trouvée dans la nécessité d'acquérir une
habileté considérable pour la guérison des petites indispositions
courantes. Je compris qu'elle devait avoir beaucoup d'expérience, car
elle semblait avoir cent cinquante ans.

Elle me fit une décoction de tabac, de bismuth, de valériane et autres
drogues amalgamées, et me prescrivit d'en prendre un petit verre tous
les quarts d'heure. Le premier quart d'heure fut suffisant. A peine le
breuvage absorbé, je me sentis entraîné hors de tous mes gonds, dans
les bas-fonds les plus horribles de la nature humaine. Sous sa maligne
influence, mon cerveau conçut des miracles de perversité, que mes mains
furent heureusement trop faibles pour réaliser. J'avais épuisé
toutes mes forces à expérimenter les divers remèdes qui devaient
infailliblement guérir mon rhume; sans cela j'aurais été, je crois,
jusqu'à déterrer, oui, jusqu'à déterrer les morts dans les cimetières.

Comme beaucoup de gens, j'ai parfois des pensées peu avouables, suivies
d'actions peu louables. Mais jamais je ne m'étais reconnu une telle
dépravation, une dépravation aussi monstrueusement surnaturelle. J'en
fus fier.

Au bout de dix jours, j'étais en état d'essayer d'un autre traitement.
Je pris encore quelques remèdes infaillibles, et, finalement, je fis
retomber mon rhume de cerveau sur la poitrine.

Je ne cessai de tousser. Ma voix descendit au-dessous de zéro. Chacun
des mots que je prononçais roulait comme un tonnerre, à deux octaves
plus bas que mon diapason ordinaire. Je ne pouvais régulièrement
m'assurer quelques heures de sommeil, la nuit, qu'en toussant jusqu'à
complète extinction de mes forces. Et encore, si j'avais le malheur
de rêver et de parler en rêve, le son fêlé de ma voix discordante me
réveillait en sursaut.

Mon état s'aggravait chaque jour. On me recommanda le gin pur. J'en
pris. Puis le gin à la mélasse. J'en pris également. Puis le gin aux
oignons. J'ajoutai les oignons, et je pris les trois breuvages mêlés.
Je ne constatai aucun résultat appréciable. Ah! pardon, mon haleine
commença à battre la cloche et à bourdonner terriblement.

Je découvris qu'il fallait voyager pour me rétablir. Je partis pour le
lac Bigler, avec mon camarade, le reporter Wilson. Je suis heureux de me
souvenir que nous voyagions dans le plus haut style. Mon ami avait pour
bagages deux excellents foulards de soie et une photographie de sa
grand'mère. Tout le jour, nous chassions, nous pêchions, nous canotions,
nous dansions; et je soignais mon rhume toute la nuit. Par ce procédé,
je réussis à obtenir un certain répit, un certain soulagement. Mais
le mal continuait tout de même à empirer. C'est singulier, c'est
incompréhensible.

Un _bain-au-drap_ me fut recommandé. Je n'avais encore reculé devant
aucun remède; il me sembla honteux, ridicule et stupide, de commencer le
recul devant celui-ci. Donc, je résolus de prendre un _bain-au-drap_,
quoique je n'eusse pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien être.

Le bain me fut administré à minuit. Il faisait froid. J'avais la
poitrine et le dos nus. On enroula autour de moi un drap trempé dans
l'eau glacée. Maudit drap! il semblait qu'à y en eût cinq cents mètres.
On l'enroula, on l'enroula jusqu'au bout, jusqu'à ce que je fusse devenu
parfaitement semblable à un énorme paquet de torchons.

Vrai! c'est un cruel expédient. Quand le linge glacé touche votre peau
tiède, ça vous fait bondir violemment; ça vous fait ouvrir la bouche
comme un four, comme s'il vous fallait avaler un obélisque, comme si
l'on allait perdre la respiration, à l'instar des agonisants. Ça me gela
la moelle des os; ça m'arrêta les battements du coeur. Je crus mon heure
venue.

Ne prenez jamais un _bain-au-drap_, jamais! Après la rencontre d'une
connaissance féminine qui, pour des raisons connues d'elle seule, ne
vous voit pas quand elle vous regarde et ne vous reconnaît pas quand
elle vous voit, il n'y a pas de chose plus désagréable au monde.

Mais continuons. Le _bain-au-drap_ ne m'ayant fait aucun bien (au
contraire!), une dame de mes amies me recommanda l'application d'un
emplâtre de graine de moutarde sur la poitrine. Je pense que, pour le
coup, j'aurais été radicalement guéri sans le jeune Wilson. Quand je
fus pour me mettre au lit, je posai l'emplâtre, un superbe emplâtre de
dix-huit pouces carrés, sur la table de nuit, à ma portée. Mais le jeune
Wilson se réveilla avec une fringale diabolique et dévora l'emplâtre,
tout l'emplâtre. Jamais je n'ai vu personne avoir un pareil appétit. Je
suis sûr que cet animal-là m'aurait dévoré moi-même, si j'avais été bien
portant.

Après un séjour d'une semaine au lac Bigler, je me rendis à
Steamboat-Springs, et, outre les bains de vapeur, je pris un tas de
médecines les plus horrifiques qu'on ait jamais concoctionnées. On
m'aurait bien guéri à la fin, on en était sûr; mais j'étais obligé de
revenir en Virginie. Je revins, et, malgré une série très panachée de
nouveaux traitements, j'aggravai encore mon malaise par toutes sortes
d'imprudences.

Enfin, je résolus de visiter San-Francisco. Le premier jour que j'y
passai, une dame me dit de boire, toutes les vingt-quatre heures,
un quart de whisky, et un citoyen de New-York me recommanda la même
absorption. Chacun me conseillant de boire un quart, ça me faisait donc
un demi-gallon à avaler. J'avalai. Je vis encore. Miracle!

C'est dans les meilleures intentions du monde, je le répète, que je
soumets ici, aux personnes plus ou moins atteintes du même mal, la liste
bizarre des traitements que j'ai suivis. Elles peuvent en tâter, si ça
leur fait plaisir. Au cas où elles n'en guériraient pas, le pis qui
puisse leur arriver, c'est d'en mourir.




TABLE


I.--A QUOI TIENT L'AMOUR

Lucile Fraisier

Le Mariage d'Octave

La Demoiselle du Moulin

Par une Nuit de Neige

La Strettina

La Vieille au Chien noir

La Désespérée

Une vraie Française


II.--CONTES DE FRANCE

Le jeune Alexis

Nouvelle manière de coller les Timbres-Poste

La Veillée

Ernest, coiffeur

Le Péché

Un Fantaisiste

Soeur Sainte-Ursule

La Foire de Ménilmontant

La Messe des Anges

Les derniers jours de Pécuchet


III.--ESQUISSES AMÉRICAINES D'APRÈS MARK TWAIN

Histoire du méchant petit garçon qui ne fut jamais puni

La célèbre Grenouille sauteuse de Calaveras

Le Journalisme dans le Tennessee

La «Petite Femme vive» du Juge

Comment je devins une fois Directeur d'une Feuille rurale

Avis aux bonnes petites filles

Concernant les Femmes de Chambre

L'infortuné jeune homme d'Aurélie

Le cas de Johnny Greer

Réponse d'un rédacteur en chef à un jeune journaliste

Pour guérir un rhume





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electronic work or group of works on different terms than are set
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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
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This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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