Le baptême de Pauline Ardel : roman

By Emile Baumann

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Title: Le Baptême de Pauline Ardel


Author: Emile Baumann

Release date: August 23, 2023 [eBook #71473]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1913

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAPTÊME DE PAULINE ARDEL ***






  ÉMILE BAUMANN

  LE BAPTÊME
  DE
  PAULINE ARDEL

  --ROMAN--


  PARIS
  BERNARD GRASSET, ÉDITEUR
  61, RUE DES SAINTS-PÈRES, 61

  1913
  Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
  pour tous pays.
  Copyright by Bernard Grasset, 1913.




DU MÊME AUTEUR


Les Grandes Formes de la musique: l’œuvre de Camille Saint-Saëns
(Ollendorff, éditeur).

L’Immolé, roman, ouvrage couronné par l’Académie française (Bernard
Grasset, éditeur).

La Fosse aux lions, roman (Bernard Grasset, éditeur).

Trois villes saintes: Ars-en-Dombes, Saint-Jacques de Compostelle, le
Mont Saint-Michel (Bernard Grasset, éditeur).


Pour paraître:

Le Fer sur l’enclume, roman.




    Il a été tiré de cet ouvrage:

    cinq exemplaires sur Japon
    des Manufactures Impériales de Tokio
    numérotés de 1 à 5

    et vingt exemplaires sur Hollande Van Gelder
    numérotés de 6 à 25.


Une édition hors commerce, réimposée in-8º raisin, a été tirée pour la
société «Les XX».




    A
    SŒUR MARIE DE LA CROIX
    du Carmel de V...

    ce roman qu’elle ne lira jamais.

    E. B.




LE

BAPTÊME DE PAULINE ARDEL




I


La cathédrale avait l’air triste sous la brume. Ses deux tours austères
fixaient l’Occident où le soleil de décembre se coucherait sans avoir
lui. Soumises depuis sept cents ans aux hivers enfumés et aux nuées
pleurantes, elles se résignaient, jusqu’à ce que, pour leur délivrance,
le clairon de l’archange mît debout le Christ de gloire assis entre
elles au-dessus du porche et du vitrail. En bas, sur le parvis, bien que
ce fût un dimanche et que l’heure des vêpres approchât, les passants
étaient rares, et ils traversaient vivement comme des provinciaux
casaniers qu’attend une maison chaude.

La place se trouvait déserte, lorsque M. Victorien Ardel, accompagné de
sa fille Pauline, déboucha de la rue des Quatre-Vents. Tous deux
s’avancèrent du côté de la halle, puis, s’arrêtant, se retournèrent vers
la façade de l’église, à la façon d’étrangers qui, pour la première
fois, l’examinaient.

M. Ardel, agrégé d’histoire, venait d’être, un mois auparavant, nommé
professeur à Sens. Il n’avait pas encore pris le loisir d’étudier la
cathédrale; ce monument le touchait peu; car, étant un esprit fort, il
s’évitait ainsi qu’à sa fille la rencontre d’images mystiques qu’il
éliminait de leur commune vie. Néanmoins, par une curiosité d’historien
et d’esthète, il s’était décidé, ce dimanche, à ne plus différer une
visite au reste inoffensive pour son indifférence éprouvée.

Il considéra donc, d’un œil critique, d’abord la tour des cloches,
depuis l’étroite et courte ogive de la porte jusqu’au campanile
octogonal que la Renaissance a vissé tout au sommet.

Pauline la regardait en même temps; mais quelque chose, dans cette masse
hautaine, lui déplaisait: était-ce le relief rude et perpendiculaire des
contreforts, la noirceur des abat-son, l’orgueil des pinacles qui
surplombent solitairement l’autre tour décoiffée et tronquée? Le visage
de ces pierres la rebutait comme celui d’un justicier rébarbatif.

Son attention, une seconde, s’accrocha aux cinq statues blanches logées
à mi-hauteur sous des niches pointues; mais ces évêques, avec leur
crosse, ne lui exprimaient rien. Ses yeux s’infléchirent à gauche vers
le Saint Étienne du porche, en robe de clerc, mince et long comme une
colonnette, doux et méditatif, présentant entre ses mains le Livre
mystérieux. Puis elle se détourna, le nez au vague, et, d’un air de
discrète impatience, fit deux ou trois pas en avant.

--Il n’y a pas à dire, remarqua, la canne levée vers la façade, son père
qui la rejoignit, le moyen âge eut la tradition de la force!

M. Ardel n’articula point le mot: force! sans une certaine emphase. Il
laissait voir en sa démarche ce je ne sais quoi d’autoritaire et de
gourmé où se ressemblent un pédagogue et un magistrat. Sa façon de
balancer les bras et de porter sa tête accusaient le contentement acquis
d’une supériorité. C’était d’ailleurs un homme d’une figure encore
belle, quoique fatiguée par d’excessifs travaux. Si des bajoues
alourdissaient le contour de son menton, sa bouche restait fine et
mordante sous une moustache drue; son nez aurait pu servir de modèle à
un sculpteur romain; l’arc étrangement noir des sourcils se dessinait
sur des yeux d’une mobilité sombre dont on avait peine à soutenir le
choc.

Dans les traits de sa fille, comme dans les siens, une rectitude latine
était inscrite: l’ovale des joues de Pauline se détachait noblement d’un
cou ferme et délicat; à l’œil bien fendu répondaient une bouche et des
oreilles un peu grandes, mais régulières; une moue d’orgueil renflait sa
lèvre inférieure, mais son regard s’en allait imbibé de tendresse. Une
voilette noire et la froidure excitaient sous sa peau l’éclat d’un sang
radieux. Sans dépasser de beaucoup son père qui était de stature
moyenne, elle semblait d’une venue vigoureuse en ses dix-huit ans; son
port et ses mouvements offraient une harmonie naturelle plutôt grave que
vive. Le sérieux de sa mise exprimait, soit l’insouciance de paraître,
soit la discipline d’économie qu’elle tenait de sa mère, morte il y
avait six ans.

Ils se rapprochèrent des portails et, devant les saints sculptés contre
le soubassement ou le long des voussures, tous sans tête, et qui vivent,
gesticulent pourtant, comme des martyrs impossibles à tuer:

--Les pauvres gens! dit Pauline. Quels misérables se sont amusés à ce
jeu de massacre?

M. Ardel se dispensa de lui répondre; du haut de la tour le premier coup
des vêpres tinta; ils l’écoutèrent. La cloche émettait le son d’un glas;
chacun de ses battements descendait à larges intervalles et les
vibrations s’amplifiaient sur la ville engourdie, pareilles aux cercles
ondulatoires que forme une goutte d’eau tombant du plafond d’une grotte
dans un lac ténébreux.

Pauline, à cet appel, n’éprouva qu’une oppression confuse.

--Entrons-nous? demanda-t-elle, comme si elle avait eu le désir de ne
pas entrer.

--Mais oui, répondit froidement son père.

Et il pénétra la premier à l’intérieur de la cathédrale dont le vide
étonna Pauline et la mit à l’aise.

M. Ardel s’arrêta au bas des nefs, près de l’un des maîtres piliers,
formidable en son épaisseur, et cependant allégé par l’élan des sveltes
colonnes comme un buffet d’orgue par ses tuyaux. Il fut saisi
d’admiration; d’autant plus sensible à la vigueur naïve de cet art qu’il
était saturé de culture livresque. Mais, tout de suite, en face de la
grande nef, reparurent ses habitudes de sèche analyse:

--Voûte sexpartite, observa-t-il, un peu basse. Alternance de grosses
colonnes géminées et de piliers...

Il continua, prenant le bras de Pauline:

--Tu vois ces deux arcs plus aigus que les autres; le pan avait dû
s’effondrer, on les a refaits au quinzième siècle. Et, dans les
bas-côtés, ces alvéoles romanes, elles datent de Viollet-Leduc. On
s’imagine visiter un édifice du moyen âge, et c’est du Louis-Philippe
que nous touchons. De l’ancienne église il reste à peine la carcasse.

Si Pauline avait eu des velléités d’enthousiasme, des réflexions
pareilles visaient à les annihiler. Nourrie dans le dédain de toutes les
religions, elle croyait pouvoir explorer une cathédrale avec le même
détachement qu’une pagode hindoue. Ses aïeux, sa mère et son père en
leur enfance n’en avaient pas moins adoré dans des temples semblables à
celui-là. Des persistances obscures, un sourd émoi, à son insu, la
troublaient. Mais elle n’avait passé le seuil des églises qu’à
l’occasion de mariages et surtout d’enterrements. De sinistres idées
mortuaires se liaient pour elle à l’office chrétien.

Le crépuscule où ce jour d’hiver déclinant enfonçait le vaste vaisseau
aggravait cette impression. L’ombre filait ses toiles d’araignée contre
les murailles; des tentures noires se dépliaient entre les vitraux. Dans
le chœur, un sacristain voûté, à demi perclus, allumait près de chaque
stalle une bougie. Sur les dalles où il traînait ses pantoufles des
lueurs froides coulaient. Deux vieilles femmes, ramassées sous leurs
manteaux, entrèrent et se signèrent; la porte du tambour claqua
lourdement sur leur dos.

Pauline se demanda si on n’allait pas amener un mort. Une anxiété la
prit de se trouver dans le lieu saint; elle le jugeait sournoisement
hostile. Pour un peu elle eût dit à son père: Allons-nous-en. Mais
l’ennui d’expliquer son inquiétude la dissuada d’y céder; elle se
raisonna: qu’avait-elle à craindre de ces autels muets? Non vraiment,
était-elle assez puérile de subir une émotion superstitieuse, comme s’il
y avait eu là _quelqu’un_!

Elle suivit d’un pas délibéré le professeur auprès du retable de
Salazar, vis-à-vis la chaire; ils y firent une courte halte. Sous le
dais en fuseau d’une niche amenuisée, ouvragée à la façon d’une
broderie, entre deux Saints une Vierge au visage finement rustique et
grave soutient sur son bras l’Enfant qui lève le doigt.

--Qu’ils sont _vrais_, murmura Pauline, cette femme et cet enfant!

Elle ne songeait qu’à la vérité des figures et des attitudes; mais le
sens de sa parole dépassait ce qu’elle avait cru dire.

Plus loin, M. Ardel s’intéressa aux cintres et aux chapiteaux d’une
primitive chapelle voûtée en cul-de-four. Pauline voulut savoir ce qu’on
faisait d’un bénitier oblong drapé d’un voile, qu’elle toucha d’une main
curieuse.

--Les fonts baptismaux, répondit-il négligemment.

Ils s’étaient engagés derrière l’orgue du chœur, dans le profond
déambulatoire, et ils longeaient une suite de vitraux anciens dont
Pauline, plus que son père, fut émerveillée. Elle se souciait peu
d’abord des scènes qu’ils racontaient, n’y voyant qu’une imagerie
d’Épinal éblouissante et enfantine. Mais les médaillons sertis dans des
armatures noires sollicitaient son âme par un mystère semblable à
l’intimité d’une musique pleine de nostalgies. Le bleu qui les trempe,
céruléen, presque violet, lui offrait un crépuscule tel que jamais, dans
les plus beaux soirs, elle n’en avait contemplé. Sur ce fond, l’émail
vert d’une robe, la tête d’un palefroi, caparaçonnée d’or, le profil
d’un moine brûlaient d’une flamme inextinguible; une sorte de chaleur
joyeuse en descendait, ils semblaient s’aviver de toutes les ténèbres
qui s’épaississaient alentour.

L’un de ces vitraux, découpé en losanges et en arcs de cercle, était si
net de dessin qu’à le fixer une minute elle apprit, sans le vouloir, la
légende de saint Eustache. Trois ou quatre épisodes du moins, au premier
coup d’œil, s’élucidèrent. Dans une clairière bleue comme les songes
elle voyait entre les cornes d’un cerf brun une croix de feu; un
chasseur s’agenouillait devant elle, tandis que son cheval argenté,
paisible, pâturait.

Plus haut, le même personnage reparaissait, amaigri, à genoux dans une
cuve baptismale, et un évêque infondait de l’eau sur son front cerné
d’un nimbe rouge. Ailleurs, elle le retrouvait s’embarquant sur une mer
ensoleillée...

Pauline l’abandonna en chemin; mais elle pensa aux félicités naïves des
hommes qui avaient assez cru à de telles fables pour les peindre avec
tant de ferveur et de patience.

En continuant le tour de l’abside, M. Ardel s’attarda derrière le
fastueux baldaquin du maître-autel soutenu par quatre colonnes de marbre
opulentes, jadis taillées pour figurer sur la place des Victoires,
autour de la statue du grand Roi. Pauline l’avait devancé jusqu’au bas
de la fenêtre grillée d’où les archevêques, sans sortir de leur palais,
assistaient aux offices. Là, pend à la muraille nue un Christ en bois,
d’un jaune bruni, coiffé de sa couronne lamentable. Des cheveux confus
se collent le long de ses joues et sur sa poitrine; chacune de ses côtes
paraît dire: Comptez-moi; ses bras décharnés sont raidis; les rotules de
ses genoux et les os de ses jambes incurvés comme des baguettes
distendent sa peau. Tout ce que peut souffrir la chair de l’homme s’est
abrégé dans ce cadavre et dans sa tête encline, indiciblement meurtrie.
Pauline fut affectée d’une pitié vague, mais plus encore d’une
répulsion:

--Est-ce possible, se dit-elle, que d’un affreux supplicié on ait fait
un dieu!

L’horloge de la tour sonna trois heures moins un quart avec la lenteur
dolente des vieilles horloges qui ne semblent plus croire au temps; le
second coup des vêpres se prolongea. La cathédrale commençait à
s’animer: deux chanoines enveloppés d’amples manteaux, l’un, obèse et
court, l’autre, sec, long et pâle, enfilèrent le couloir sombre de la
sacristie au même instant qu’en sortait un petit abbé rond dans son
surplis, rubicond, vif et trotte-menu, montrant sur sa mine la jovialité
spirituelle d’un bourguignon content de vivre. M. Ardel avait rejoint
Pauline devant un escalier dont il loua les gracieuses arcades; il
aborda le vicaire au passage pour s’enquérir si le Trésor était visible.

--Pas maintenant, monsieur; après les vêpres, répondit l’abbé,
s’arrêtant à peine; et, preste comme un moineau qui s’envole, il
s’élança vers le chœur.

Le professeur fronça les sourcils et grommela:

--Sont-ils malotrus, ces curés!

Pauline et lui gagnèrent le milieu du transept; pendant qu’il
s’assimilait d’un regard synthétique l’harmonie de la cathédrale, la
structure de l’ensemble, robuste et froide, sa fille admirait, au-dessus
du portail d’Abraham, la rosace du Paradis enfermant dans les torsions
ardentes de ses nervures un azur vierge où des anges qui tiennent des
violes éploient leurs ailes, d’une blancheur translucide; au centre,
dans l’épais brasier d’un soleil couchant, s’enclôt une Face triomphale;
était-ce le même Christ qu’elle venait de voir si douloureux? Elle
aurait eu peine à concilier toute l’humiliation avec toute la gloire;
elle ne l’essaya point; car sa pensée ressemblait à ces eaux des lacs
qui ne savent rien du ciel dont elles absorbent la splendeur. De telles
images y déposaient pourtant l’idée incertaine d’une vie supra-sensible
que jusqu’alors elle n’avait pas conçue.

Les vêpres allaient commencer; les chanoines et les clercs étaient
montés à leurs stalles. M. Ardel constata, non sans ironie, le nombre
dérisoire des fidèles: peu ou point d’hommes, des femmes âgées, des
petites filles, quelques religieuses à longue coiffe. Le suisse, plein
de majesté, se cambrait devant les chaises vides comme s’il avait eu des
foules à contenir.

Aussitôt que résonna le _Deus in adjutorium_, M. Ardel battit en
retraite; le chant des psaumes l’eut ennuyé. Pauline et lui sortirent
par le portail de Moïse; un aveugle fit tinter inutilement sa sébile où
dansaient des sous rares. Le professeur, à respirer hors de l’église,
sentit une légère satisfaction.

--_Leurs_ cathédrales, énonça-t-il, ne sont que des nécropoles: tout y
est bien mort...

Il n’appuya pas sur sa remarque, trouvant superflu d’affirmer que le
catholicisme, au dedans de lui-même, ne rendait plus aucun son.

--J’aime cette cour, dit Pauline, qu’un instinct juvénile poussait à
contredire l’aridité de l’incroyance paternelle.

Elle indiquait, au bout des grilles pompeuses déployées à droite et à
gauche, sur une porte voûtée, un pavillon en briques rehaussé de
moulures délicates, avec des croisées étroites à meneaux, telles qu’on
en voit aux châteaux français de la Renaissance; et, derrière eux, la
rose magnifique qui, même en l’absence du soleil, flamboyait.

La cour n’en concentrait pas moins une mélancolie de cimetière
abandonné. Sous des thuyas et des sureaux moisissaient, dans l’herbe
jaunie, des feuilles mortes. D’un côté, les ardoises de l’archevêché,
ses fenêtres toujours closes depuis que les archevêques ont été chassés
de leur demeure; de l’autre, les tuiles vernissées du palais synodal, le
flanc de la tour des cloches et le toit des nefs l’enfermaient
sévèrement. Des corneilles, parmi les gargouilles, s’envolaient de leurs
ailes pesantes; elles se jetaient un cri aigre-doux, analogue à celui
d’une girouette usée. De l’intérieur, les ronflements de l’orgue et la
psalmodie des prêtres ne s’épandaient qu’atténués, lointains.

Pauline se plut quelques instants à les entendre; cette musique sourde
la captivait comme l’illusoire écho d’un monde fini. L’éducation rigide,
hautaine, qu’elle avait reçue auprès d’un père despote et studieux la
prédisposait à comprendre la solitude d’un lieu vénérable; de ces
édifices, où six siècles s’étaient continués, émanait une paix
accueillante. C’était une influence dont M. Ardel non plus ne cherchait
pas à se défendre, tant il croyait défuntes toutes ces choses, et il se
taisait, induit à un attendrissement qu’il ne voulait point laisser
voir. Mais, soudain, il secoua les épaules, frappa le pavé de ses pieds
impatients.

--On gèle ici, dit-il; marchons.

Ils descendirent d’un pas allègre le long et noir boyau de la grande
rue; et, arrivés au quai de l’Yonne, ils franchirent le vieux pont trapu
que dominait une croix de fer.

Devant l’église Saint-Maurice, un passant coiffé d’un gibus, portant une
rosette à la boutonnière de son pardessus, les honora d’un salut
cérémonieux. M. Ardel reconnut un de ses collègues, M. Lemerle, lequel,
depuis vingt-neuf ans, professait au lycée la rhétorique. M. Lemerle,
outre son invariable gibus, se signalait par des lunettes bleues, une
barbe grisâtre et courte, des façons de pasteur protestant; sur sa
figure probe, mais rogue, s’était durci un masque de sévérité qu’il
semblait devoir conserver jusqu’à sa mort et au delà.

--Tu as vu cet homme, exposa M. Ardel à sa fille; il est un des derniers
survivants d’une race qui va s’éteindre en France, comme s’est éteinte
celle des bons domestiques. C’est le professeur-né, le cuistre à
lunettes! Il ne peut concevoir une existence ayant d’autre but que
d’expliquer du Bossuet et de corriger des versions. Il fait sa classe à
la manière dont Dandin jugeait. Et quel fonctionnaire! Il ne vous parle
que d’inspections, de dossiers, d’avancement. A propos d’une copie où un
élève avait risqué cette phrase: «Nous regardions avec indifférence
défiler le cortège officiel»:--Monsieur, s’est écrié Lemerle en
courroux, au passage d’un cortège officiel on ne doit jamais être
indifférent!

Pauline, à ce trait, fit un éclat de rire. Son père n’appartenait certes
pas à la race des Lemerle, et elle en était fière, bien qu’ayant pâti
elle-même de son humeur intraitable. Envoyé fort jeune à Bordeaux,
Victorien Ardel donnait toutes les promesses d’un sujet, selon la
formule, «très distingué». Mais, un jour que son Recteur visitait sa
classe, sur une critique qui lui fut faite, il s’emporta, eut avec lui
une altercation. Cinq jours après on l’expédiait à Roanne où il resta
seize ans, oublié, disait-il, «comme au jeu de l’oie, dans le puits».
C’était à Roanne, parmi la laideur des fabriques, et en un foyer pauvre,
qu’avait grandi Pauline. Des séjours à Lyon, chez son grand-oncle
Jérôme, lui révélèrent, avec une existence plus large, la majesté d’une
ville insigne et antique.

La souche des Ardel était lyonnaise depuis près d’un siècle. Le
bisaïeul, Fabricio Ardello, natif de Turin, avait fondé, en 1812, sur la
place Bellecour, une maison d’armurerie. Son fils aîné, Octave, le père
de Victorien, tint boutique jusqu’aux dernières années du second Empire;
une sotte affaire où l’ensorcela un aigrefin, la construction, aux
Brotteaux, d’un Alcazar fastueux, culbuta son patrimoine et sa maison.
Des trois fils d’Octave, le premier, Adolphe, lieutenant de chasseurs
alpins, avait péri, précipité dans un trou par une avalanche; le
troisième, Jacques, avait pris la soutane au grand séminaire de
Saint-Just. Quant à Victorien, brillant écolier, il s’était décidé pour
l’enseignement; car il apercevait là une position prompte et la
certitude de loisirs copieux.

Dans sa tâche un seul attrait l’excita, la part de vie pensante qu’il
savait maintenir au-dessus des rabâchages quotidiens. Un livre sur le
Duc de Saint-Simon lui avait acquis un renom d’originalité. Au rebours
des historiens révolutionnaires, il y justifiait l’aristocrate en lutte
avec les gens de robe. Le contact d’êtres asservis n’avait pu qu’irriter
son besoin d’indépendance. Les hommes «francs du collier», rares dans
l’histoire, avaient toute son estime autant que les autres son aversion.
C’est pourquoi, à la vue de M. Lemerle, il s’était soulagé par quelques
sarcasmes. Du haut de son orgueil sauvage il considérait ce collègue à
peu près comme un épervier des Alpes regarde un canard de basse-cour.

Pauline et lui se dirigeaient vers les coteaux dont l’Yonne réfléchit, à
l’ouest, les murs crayeux. Un sentier qui s’élève entre des buissons les
attira; ils allaient sans causer, Pauline étant faite aux habitudes
silencieuses du professeur toujours absorbé dans ses élucubrations. Elle
marchait plus vite que lui, et s’animait à gravir cette colline malingre
pour la seule joie de monter, d’atteindre de l’étendue.

Mais, devant elle, sur la croupe du tertre, une église rustique
terminait l’horizon; la jeune fille avait l’air de s’y rendre en
pèlerinage. Si sa vue s’abaissait, elle découvrait, dans les champs,
près de la rivière, la chapelle et l’enclos d’une abbaye. Si elle se
tournait du côté de Sens, la cathédrale commandait la plaine; sa tour
des cloches, accrue du campanile, semblait une formidable tour de
guetteur; les toits bruns et les arbres nus se brouillaient au-dessous
d’elle dans des vapeurs pareilles à de la suie délayée; la ville
n’existait qu’autour du donjon massif et par lui. Pauline distingua
cependant un autre clocher, Saint-Pierre-le-Rond, voisin de la rue
qu’elle habitait.

«Que d’églises dans ce pays! songea-t-elle. On le croirait peuplé de
prêtres et de nonnes.»

Elle s’arrêta au bord du talus, attendant son père; et elle suivait, sur
l’eau plate de l’Yonne, une péniche qui remontait doucement, halée par
des haridelles. Puis sa pensée se dissipa vers le nord, parmi la
confusion des brumes; et, sans savoir pourquoi, elle se mit à fredonner
la chanson de Miarka: _Nuages, nuages, que dites-vous?_ La voix de M.
Ardel l’interrompit:

--Le site est médiocre, opinait-il avec un hochement de tête dédaigneux.
Ça ne vaut pas les environs de Roanne. Ces coteaux parallèles, ces
terres pâles, ces peupliers rangés comme des soldats à la parade, c’est
sans relief et sans énergie, du classique régulier et morne. Je te
montrerai, au Louvre, des paysages de Van der Meulen, disposés pour y
peindre les batailles de Louis XIV; ils furent peut-être inspirés de
celui-ci.

--Décidément, répondit Pauline d’un ton câlin qui atténuait ses paroles,
tu ne seras jamais content, nulle part; tu souhaitais la proximité de
Paris, tu l’as, et, déjà, tu voudrais être ailleurs. Si je voyais les
choses comme toi, il ne nous resterait qu’à nous pendre.

--Oh! ma foi...

Le reproche inattendu de sa fille atteignait M. Ardel au vif de ses
tristesses latentes. C’était trop vrai: l’inquiétude, avec le
non-espoir, faisait son âme stérile; et, devant tout spectacle, l’esprit
critique en lui tuait la jouissance.

--Ce que tu dis là, pauvre père, répliqua Pauline, tu ne le penses pas;
autrement, ce serait à croire que je ne suis rien pour toi. Et je me
demande, continua-t-elle plus sérieuse, si je suis beaucoup pour toi;
ton talent, tes travaux, voilà ce qui compte dans ta vie; mais ta
fille...

--Tais-toi donc, fit-il en haussant les épaules, tu sais bien que tu es
mon tout!

Deux larmes mouillèrent ses prunelles qu’exalta soudain une tendresse
désespérée, et, attirant Pauline à lui, il l’embrassa.

Ils arrivaient au sommet du tertre et passaient contre l’église de
Saint-Martin dont les fenêtres closes par des planches avouaient le
délabrement, lorsqu’au tournant d’un chemin, à droite du cimetière,
parut une famille de promeneurs. En tête montaient un jeune homme et une
adolescente; plus bas, s’avançait le père, homme d’un aspect majestueux
qu’il devait non seulement à sa grande barbe presque blanche, aux larges
bords de son feutre, à l’ampleur de son ulster, mais à son allure de
bonhomie patriarcale. Une petite fille lui donnait la main. Dès qu’il
aperçut M. Ardel, il hâta le pas dans l’intention manifeste de
l’aborder.

M. Rude, professeur de dessin, était l’un des rares collègues de M.
Ardel avec qui une liaison lui parût possible. Il en recevait
l’impression d’une nature d’artiste, gaillarde et forte, que son métier
de pédagogue ne parvenait pas à déprimer. De son côté, M. Rude estimait
chez M. Ardel une séduisante intelligence des anciens peintres; il
l’avait entendu définir, mieux que lui-même ne l’aurait su faire, le
Maître de Moulins. S’il le connaissait libre-penseur, il sentait
pourtant qu’une formation croyante avait dû empreindre dans sa personne
des touches indélébiles; à des mots brusques de Victorien, il
entrevoyait quelqu’un de fier, d’âpre, de douloureux, ayant comme lui
l’horreur des bassesses. Aussi, en se rencontrant à l’improviste sur la
colline, eurent-ils l’un et l’autre un mouvement de plaisir.

Les enfants de M. Rude conquirent tout de suite Pauline par leur
simplicité d’accueil.

Julien Rude entrait dans sa vingtième année: haut et flexible, il
laissait sa tête se pencher en avant; une démarche un peu traînante, la
négligence d’un col de veste dépassant celui du pardessus, son chapeau
rabattu sur son nez aquilin lui donnaient un air indolent, bizarre. Mais
quand il se trouva en présence de Pauline, elle fut saisie de ses
manières et de son visage. Il ne lui rappelait pas un seul des étudiants
qu’elle avait pu voir chez son père. Il mit dans son salut une aisance
grave, réservée, et échangea avec la jeune fille un regard limpide dont
elle se ressouvint plus tard, comme si, en cet instant-là, un autre
«moi» eût pris possession d’elle-même.

La figure de Julien, longue, plutôt fine que robuste, était dominée par
un front d’une ampleur éclatante. Une force de réflexion tranquille
s’accumulait en ses yeux, des yeux d’un brun clair, devant qui tout
semblait doux et fraternel. Sa moustache n’empêchait pas de voir au coin
de sa lèvre une fossette pleine de grâce. Il avait le teint vermeil, la
main effilée, les signes d’une élégance native qu’un fond sanguin de
vigueur pondérait.

Pauline cependant tourna aussitôt son attention vers Edmée Rude; ravie
de délier sa langue avec elle, car, depuis sa venue à Sens, elle vivait
sans aucune compagne. Edmée, rose et fluette, le menton enfoncé dans une
étole de fourrure, présentait une vivacité de minois toute
bourguignonne. Pauline se pencha pour baiser les joues de Marthe, la
cadette; celle-ci, avec un battement de cils, la dévisageait de son œil
hardi, profond.

--La gentille petite sœur que vous avez, dit Pauline bonnement.

--Oui, gentille, même trop, repartit Edmée tandis qu’elle caressait les
cheveux déliés et blonds de Marthe. Elle a de ces idées parfois qui nous
font peur. Hier soir, elle regardait, derrière la vitre, les étoiles: On
ne peut pas les attraper avec des échelles? nous a-t-elle demandé. Le
bon Jésus saura bien me mener là-haut. Est-ce qu’il m’y mènera bientôt?
Tu viendras m’y trouver, Edmée, et Julien aussi. J’aurai des ailes,
n’est-ce pas, maman?

Une surprise altéra le sourire de Pauline; elle ne pouvait comprendre
cette curiosité du Paradis; aux premières paroles d’Edmée, l’obstacle
chrétien se posait entre elles. Edmée ne savait pas encore Pauline
irréligieuse; mais elle devina qu’une chose inconnue les séparait; et,
sans s’attarder sur des intimités vaines pour une étrangère, elle lui
parla du paysage qu’elles surplombaient, «bien vilain sous son capuchon
gris».

--C’est au printemps qu’il faudra le voir et à l’automne. D’ici, vers la
mi-octobre, la plaine est délicieuse. Je ne sais si vous êtes comme moi;
j’aime tant l’automne, l’odeur des feuilles tombées, les peupliers
légers, tout en feu comme des tabernacles!

--Moi, répondit Pauline, toute saison me va; mais j’adore l’été. Quand
le soleil chante, que les oiseaux chantent, je me sens plus de cœur à
chanter.

--Vous devez être musicienne...

--J’ai de la voix, répondit simplement Pauline, dédaignant de se faire
valoir; et vous?

Edmée lui déclara qu’elle se passerait de pain plus volontiers que de
son piano; son père jouait du violon, son frère, du violoncelle; chaque
dimanche, après leur promenade, et le soir, de temps à autre, ils
exécutaient des trios.

Cette découverte d’une affinité précieuse charma Pauline davantage
qu’Edmée, parce que sa solitude lui rendait une amie plus désirable.
Tout en causant, elles se dirigeaient vers une butte d’où, jadis,
suivant la tradition, les sentinelles romaines observaient au loin la
vallée.

--Si nous grimpions là-haut, insinua Marthe à sa sœur.

--Allons-y, fit Pauline. Elle entraîna Marthe par une main, Edmée
s’empara de l’autre, et toutes trois prirent leur élan jusqu’au faîte du
glacis; puis, riant et courant, elles redescendirent.

--Vous êtes, mademoiselle, plus leste que les chèvres, dit à Pauline M.
Rude qui survint avec son fils et M. Ardel.

--J’ai eu des aïeux montagnards, répliqua-t-elle en manière de badinage,
je suis faite pour les cimes!

Julien, au son de ces derniers mots, la fixa, se tut une seconde, et
reprit la conversation qu’il avait entamée sur le livre de M. Ardel.
L’auteur jouissait de s’entendre commenter par ce jeune homme avec une
ferveur ingénue.

--Vous allez me trouver sentimental, poursuivit Julien; mais un des
traits que j’admire en Saint-Simon, c’est d’avoir ordonné, dans son
testament, qu’on liât après sa mort son cercueil à celui de sa «chère
épouse» par des anneaux et des crochets de fer, afin que leurs corps
fussent unis jusqu’à la Résurrection. Pour ma part, si je me marie
jamais, je ne voudrais qu’un amour de cette trempe, long et fort comme
l’éternité...

Pauline n’entendit pas sans étonnement un langage si nouveau pour elle;
mais elle s’étonna peu de voir, à mesure que Julien s’animait, le
professeur plisser sa bouche d’une moue d’ironie sceptique.

--Voyez, dit tout à coup M. Rude, le joli rayon, derrière nous, là-bas!

En effet, à la chute du jour, tandis que les coteaux de l’Est et la
plaine succombaient sous un brouillard de plus en plus dense où des
cheminées d’usines brandissaient leurs fumées sombres, les nuées du
couchant se fendirent, le soleil apparut, tel qu’un prêtre en chape
rutilante qui s’en va dans l’abside illuminée d’une basilique, et
au-dessus de Saint-Martin un peu de ciel flotta, fugitif et doux. La
coloration de l’air froid communiquait aux visages une sorte de pureté
diaphane. Julien, pour Pauline, en fut transfiguré.

--Voici l’heure, dit-il, que nous aimons en hiver, celle où s’allument
les lampes des boutiques, et les réverbères, un à un, dans la brume, le
long des quais...

--Et l’heure, acheva Edmée, où des étincelles pétillent sur les
fourneaux des marchands de marrons.

Tous rirent de cette saillie et ils reprirent ensemble le chemin de la
ville. Les deux jeunes filles descendaient en avant; Julien suivait, et
Marthe, lasse de la course un peu longue pour des jambes de cinq ans, se
pendait à sa main. Plus haut, dans l’étroit sentier, sonnait le pas
martelé des deux professeurs; la grosse voix de M. Rude roulait comme un
grondement. Il expliquait à son collègue qu’après avoir surveillé cinq
ou six heures par jour les barbouillages de ses élèves, il reprenait,
chaque soir, dans la belle saison du moins, avec une joie d’enfant, son
labeur de peintre:

--Mais, ajoutait-il, je conçois l’exécution d’un tableau comme l’aurait
conçue un disciple de Memling, et vous pensez que de temps j’y mets.

M. Ardel ne lui cacha point qu’à sa place il se fût hâté de produire des
toiles faciles et fructueuses; de la sorte, il vivrait indépendant et se
donnerait tout à son art:

--Non, mon cher, répliqua M. Rude tranquillement. Je suis un pauvre
passeur qui mène d’une rive à l’autre les générations; quand personne ne
vient me quérir sur la berge, je rentre dans ma cahute et je songe à mes
pinceaux.

Pauline, en descendant, contait à Edmée son uniforme existence entre un
père tyrannisé par ses livres et un grand-oncle célibataire, maniaque et
morose, qu’ils avaient recueilli. Elle l’entretenait de leur peine à
trouver une domestique, du logis où ils étaient encore assez mal
installés:

--Votre rue me plairait, observa Edmée, parce que l’église est à deux
pas de chez vous.

Pauline, après un court intervalle, confessa:

--Nous n’avons que faire d’une église; mon père n’est pas croyant, ni
moi non plus...

Elle regarda Edmée, aperçut dans ses yeux affables une désillusion
subite; et pourtant elle ne regretta point de l’avoir avertie sans
réticence; une pointe d’orgueil exaltait sa franchise; si Edmée la
voulait pour amie, elle l’accepterait comme elle était. Mais Julien, à
deux pas derrière, émit d’une voix paisible et pénétrante:

--Si vous saviez quel don c’est de croire!

Elle tourna la tête et riposta durement:

--Ce don-là m’est aussi étranger que les chimères d’un fumeur d’opium.

Julien se rapprocha: bien qu’une émotion vibrât dans sa gorge, il se
maintenait calme au dehors:

--Des chimères! Pour les aveugles-nés, le soleil aussi est une chimère,
ou le serait, s’ils ne croyaient en ceux qui voient.

--C’est possible, trancha Pauline, je suis une aveugle-née.

Un silence d’embarras aurait succédé à ces chocs imprévus, sans une
diversion qui s’offrit.

Ils attendaient au bas de la montée M. Rude et M. Ardel. Un prêtre,
venant de la campagne, passa dans le crépuscule, sur la route. Un
paysan, venant de la ville, ivre et hors d’état d’aller plus loin,
s’était assis au bord du fossé. A la vue de l’ecclésiastique, il montra
le poing, grogna des invectives. Le prêtre s’arrêta en face de cet homme
avec une attitude compatissante:

--Mon ami, lui dit-il, d’où êtes-vous? Voulez-vous que je vous aide à
rentrer? Le froid de la nuit va vous prendre. On vous ramassera mort
demain.

L’ivrogne tenta de se dresser, et tomba sur les genoux; mais il
vociférait:

--Viens ici, feignant de corbeau, que je te fasse ton affaire!

Le prêtre immobile le considéra tristement, puis il s’éloigna. Avant de
disparaître sous le pont du viaduc, il se retourna une fois encore.

Du talus, M. Ardel avait pu l’examiner; un étonnement anxieux
l’attachait à suivre la forme noire qui s’en allait; dès qu’il ne la vit
plus, il dit à M. Rude:

--Tout de même, il y a des rencontres inexplicables. Zoroastre, d’après
la légende, croisa, dans une allée de son jardin, sa propre image, son
double qui déambulait. Ce qui m’arrive est autre. J’ai un frère vicaire
à Lyon; or, ce prêtre, là-bas, lui ressemble comme son fantôme. C’est
son encolure, sa taille, son profil. Matériellement, ce ne peut être
lui, et pourtant c’est lui...

--Il serait facile de s’en assurer, offrit Julien. Si vous me permettez,
je le rattrape et lui demande son nom.

M. Ardel s’y opposa: alors même que son frère, par une fantastique
coïncidence, visitant la région, se fût promené, à cette heure, sur
cette route, il ne tenait pas à le revoir; depuis longtemps ils étaient
brouillés.

Cependant, on se remit en marche. Au passage à niveau, le sifflet
furieux d’un rapide arrivant de Paris les arrêta. Devant eux, les deux
lampes du chariot brûlant coururent le long des parallèles d’acier; le
train roula, trépida, comme un ouragan, dans la fumée, et, avant qu’ils
eussent traversé la voie, le fanal du dernier wagon se perdait au fond
de la nuit tombante.

Pauline en prit occasion pour confier à Edmée son désir des grands pays
lointains que, sans doute, elle ne connaîtrait jamais; elle se
divertissait en lisant des récits exotiques, de même qu’en chantant:
_Cet asile aimable_, d’_Orphée_, elle trouvait l’illusion d’irréels
bocages élyséens.

Leur propos revint à la musique, comme à un des points solides où leurs
enthousiasmes concordaient. Il fut décidé que, le dimanche suivant, M.
Ardel et sa fille iraient en écouter chez les Rude. Pauline se sépara
d’eux, le cœur dilaté d’une joie naïve; avide d’affection, elle
s’élançait à cette sympathie neuve. M. Rude l’attirait par une largeur
de bonté dont son propre père semblait incapable. Elle voyait déjà en
Edmée une sœur élue, et si tendre, si délicate! Quant à Julien, plus
distant, elle ne lui gardait nulle rancune de sa légitime réplique à une
parole vexante: Nous sommes quittes, pensait-elle. Sans être troublée de
son image, elle lui reconnaissait une mystérieuse supériorité, une âme
loyale, ardente que, malgré leurs contradictions, elle aimerait.

Dans le soir funèbre et glacial, elle rentra tout en fête; sa vie
prochaine s’ouvrait comme un champ de roses sous une lune de printemps.




II


La maison des Ardel donnait sur la rue de la Synagogue, une rue
monastique, faite de longs murs et de portails fermant des jardins. On
l’appelait dans la ville la maison à la treille, parce que c’était la
seule qui eût gardé, selon la mode d’autrefois, un tortis de vigne
contre sa façade. Pauline, de sa chambre, n’avait à contempler que le
toit rouge d’une grange; si elle se penchait, elle découvrait à sa
gauche des acacias sans feuilles et le clocher rond de Saint-Pierre.
Mais, la plupart du temps, elle se tenait en bas, dans la salle à
manger, occupée du ménage, cousant, lisant, et le soir, au salon,
lorsqu’elle ouvrait son piano pour chanter.

Cette demeure avait au moins cent cinquante ans d’âge. Ses fenêtres en
retrait dans les murailles épaisses conservaient leurs menus
croisillons, et les plaques des cheminées montraient en relief les trois
lys de France. L’amour des anciens logis n’était pas ce qui avait décidé
M. Ardel et Pauline à louer celui-là; ils l’avaient pris, faute d’en
rencontrer un plus commode où chacun fût «indépendant»; car l’oncle
Hippolyte, leur payant sa pension, se croyait en droit d’exiger «ses
aises».

La maison pourtant exerçait sur Pauline un ascendant singulier. A
Roanne, ils avaient habité une rue bruyante, un appartement moderne où
on se sentait campé, jamais chez soi. Ici, au contraire, après un mois
de séjour, elle se figurait y être fixée pour la vie. Les meubles de
famille se rangeaient chacun à une place qui paraissait leur convenir
uniquement. En accrochant des estampes aux cloisons, elle se disait que
ces boiseries fanées les avaient, depuis un siècle, attendues. Les
chambres, immenses, avec leur plafond traversé dans sa longueur par une
maîtresse-poutre, détenaient la gravité confidentielle des vieilles gens
qui savent beaucoup de secrets. Leur silence équivalait, pour elle, à un
silence d’église. Si, de fois à autre, le colloque des passants, des
galoches claquant sur le pavé, les ressauts d’une charrette, et, tous
les quarts d’heure, l’horloge de la cathédrale n’eussent couvert les
battements légers de la pendule, elle aurait pu se croire à vingt lieues
d’un pays fréquenté. Quand son père sortait ou rentrait, elle
l’entendait à peine, tant les parois étaient sourdes. Par les nuits de
tempête, les plus folles bourrasques s’amortissaient en un vague
ronflement.

Tout d’abord, elle ne s’ennuya point de ce calme absolu; ses pensées
prenaient là une couleur d’intimité si pleine de délices qu’elle ne
songeait pas à y rien changer; tandis qu’elle ordonnait céans toutes
choses, elle s’attachait davantage à l’intérieur qu’elle faisait sien.
Elle emplit de vaisselle et de linge les placards, aligna sur des rayons
les livres du professeur, appendit des rideaux aux fenêtres de l’oncle.
Cet emménagement ressuscitait une foule d’objets domestiques auparavant
ensevelis sous la poussière d’autres armoires. Dans celle de sa propre
chambre elle mit, non sans l’avoir épousseté, un crucifix d’ivoire,
relique probable de sa grand’mère, et dont un bras était cassé.

Les premières semaines, ces soins l’absorbèrent. Ensuite, sa
tranquillité lui devint excessive; elle n’en souffrait pas jusqu’à
l’ennui, trop bien portante pour subir des idées mélancoliques,
apercevant toujours une tâche précise à remplir, et capable, sans être
tourmentée de ses rêves, d’en meubler son isolement. Mais elle
souhaitait une occasion de le rompre: plus tôt qu’elle ne l’espérait, sa
rencontre avec les Rude répondit à cette attente. Ce fut, toute la
soirée du dimanche, l’aliment de ses méditations.

M. Ardel, au souper, avait dit des Rude: Ils sont très bien. Mais, sur
Julien, il ajouta une réserve immédiate:

--J’ai peur que ce garçon ne soit un dangereux mystique.

--Pourquoi dangereux? s’inquiéta Pauline.

--Parce qu’il doit s’évertuer à endoctriner tous ceux qu’il approche.

Elle sourit d’une façon quelque peu méprisante:

--Je lui ait fait sentir qu’avec nous il n’y a rien à faire.

--Ah! dit-il en se tortillant la moustache, c’est donc qu’il a essayé?

--Non, protesta-t-elle vivement, nous avons échangé deux ou trois mots
pointus, et c’est tout.

M. Ardel voulut savoir «quelle botte» Julien lui avait poussée et
comment elle «l’avait parée». Pauline répéta la phrase: «Si vous saviez
quel don c’est de croire», et sa violente riposte. Mais elle tut
l’allusion aux «aveugles-nés», dans la crainte vague que son père,
froissé par le dogmatisme inflexible de Julien, ne prît en méfiance tous
les Rude, au point de briser net leur amitié naissante. Puis, cette
réflexion l’humilia:

--Est-ce moi, Pauline, qui ruse ainsi? Faut-il que cette famille me
tienne déjà au cœur? Qui sait si je ne me trompe pas comme une sotte sur
les sentiments d’Edmée?

Néanmoins, la figure si franche de la jeune fille, le premier regard de
Julien, le timbre de sa parole s’imposaient à sa mémoire; elle entendait
l’«A bientôt»! cordial de M. Rude; se pouvait-il que leurs avances
fussent un mensonge?

--C’est vrai, conclut-elle, je commence à _les_ aimer. Mais eux, que
pensent-ils de moi? Ils ont dû me juger pédante et brutale... Tant pis!
Ce n’est pas ma faute s’il m’insinuait ses opinions absurdes. Il
m’appelle une aveugle-née, parce que je n’admets pas avec lui que trois
dieux n’en font qu’un, qu’il y a un enfer pour les incrédules, et que
les prêtres auraient le droit de me brûler vive en punition de mes
péchés! L’aveugle, _est-ce moi ou lui_? Quelle chose étrange! Sur
d’autres questions il raisonne admirablement. Après tout, Kepler croyait
aux astrologues, et c’était quand même un grand génie...

En fait, Julien, par cela seul qu’elle le connaissait, avait entamé la
sécurité de son incroyance; mais trop d’orgueil l’empêchait de se
l’avouer; autrement, elle se fût détournée de lui avec irritation. Il
s’offrait comme un livre dont certaines pages étaient écrites en une
langue énigmatique. La douceur dominatrice qu’émettaient ses moindres
gestes, elle l’attribuait non à une vie transcendante qui dégageait en
lui l’essence divine de la beauté d’un homme, mais à sa noblesse native
et à sa culture d’esprit.

Quoi qu’il en fût, elle se coucha en pensant aux Rude, et, le lendemain,
au réveil, elle y eût pensé encore si l’impression d’un songe pénible ne
se fût interposée: pendant son sommeil, sa mère lui était apparue.

Mme Ardel, après la naissance d’un enfant mâle qui ne vécut pas, avait
succombé à une fièvre lente. Pauline se la rappelait exposée sur son lit
avec des fleurs contre elle, tant de fleurs qu’on en suffoquait.
Seulement, elle écartait d’habitude ce souvenir comme tout ce qui la
mettait vis-à-vis de la mort. Mais, cette nuit, la défunte était
revenue: debout devant une glace où se mirait, jaune, desséché et
affreusement triste, son visage de cadavre, elle avait l’air de se
coiffer, elle se penchait, démêlait ses cheveux gris; une sorte de
phosphorescence dansait autour d’eux depuis leur pointe jusqu’à leur
racine; et, du creux noir de ses orbites, se détachait par instants une
larme semblable à une goutte de cire brillante. Pauline était là, elle
se voyait telle qu’à douze ans, assise sur une chaise de paille un peu
haute, les deux pieds joints, et brodant un feston. Elle s’était levée
soudain, pour courir à sa mère, les bras étendus. Celle-ci alors avait
tourné la tête à regret; sa face se découvrit tout entière, tordue et
consumée par une inconcevable affliction. Sa fille allait, en la
touchant, s’assurer que c’était bien elle; mais une larme tomba sur sa
main, et il lui sembla qu’une épingle rougie au feu la transperçait.

L’illusoire souffrance de cette brûlure resta tellement poignante qu’à
demi-réveillée elle regarda si sa peau n’en portait aucune marque. Elle
se frotta les yeux et secoua sa vision: les morts pouvaient-ils se
montrer, puisqu’ils ne sont plus rien? Mais est-on sûr qu’ils ne soient
rien? Le petit souffle qui enflait leurs narines de vivants se
dissout-il dans l’air où ils ont expiré? De leur conscience, subtile
vibration d’atomes, quelque chose d’impondérable n’échappe-t-il pas au
néant?

Ainsi raisonnait Pauline, perdue dans les cavernes de son ignorance
métaphysique. Elle avait interrogé quelquefois M. Ardel sur ce mystère,
et il s’était contenté de répondre: «Nous ne savons pas.» Cependant,
elle gardait, comme lui, de ses ancêtres italiens, deux rudiments de
l’instinct religieux: le culte des Mânes et l’appréhension de l’Inconnu.

--Au cimetière de Roanne, pensa-t-elle, ma mère est seule; personne
n’ira plus la voir. Je vais écrire qu’on mette des bruyères du Cap et
des roses de Noël...

Mais elle ajouta intérieurement, avec plus de curiosité que d’angoisse:

--Que se passera-t-il pour moi dans cette maison et dans cette ville?

Elle sauta hors du lit, prompte à se lever, les jours où le professeur
faisait sa classe le matin; elle-même, en effet, lui préparait son bol
de chocolat. Pieds nus, elle ouvrit les volets de ses deux fenêtres.
L’aube grelottait sur le toit d’en face, gris de givre; le ciel, d’acier
pâle, d’un rose diaphane à l’orient, présageait un lundi splendide.
L’air aigu, des ablutions froides et l’espoir du soleil montant la
remirent en gaieté. Le soleil était son idole; lorsqu’il se montrait,
les vitres de sa chambre flambaient comme des vitraux; il se prélassait,
jusqu’à trois heures après midi, contre la maison; le mur le buvait par
toutes ses pierres et la vigne par tous ses sarments:

--Que vivre est beau! se disait Pauline, enfilant les manches d’un
peignoir douillet. Qui donc a fait la mort?

Elle descendit en hâte, à un bruyant coup de sonnette; la laitière
venait de poser ses berthes sur le trottoir. L’ample Mme Naudot entra
comme un tourbillon et proféra d’un gosier criard, avec son accent de
l’Ile-de-France:

--Je vous amène le beau temps; c’te nuit, à une heure, quand je me suis
levée, _le ciel n’était qu’une étoile_.

Pauline s’amusait de son babil et admirait en elle une race qu’elle
croyait disparue, la bonne femme de jadis, simple et carrée, diligente
au labeur, toujours joviale. Elle paraissait jeune, bien qu’elle eût
quatre filles et deux fils dont l’aîné «avait fini son temps». Un
mouchoir noué autour du chignon, une «marmotte» telle qu’en ont les
paysannes de la Brie, serrait son front court, entaillé d’une ride
horizontale; sa rude mâchoire soutenait des joues rougeaudes, si
rebondies qu’elles renfonçaient ses yeux pétillants. Elle savait Pauline
sans cuisinière et lui en offrit une de sa connaissance, «une fille
honnête et forte, travailleuse, propre, mais aussi propre qu’un oignon»!
Pauline la remercia: elle en attendait une autre qu’on devait tout à
l’heure lui présenter.

Aussitôt que le déjeuner fut prêt, elle agita une cloche afin d’avertir
«ses deux hommes». L’oncle Hippolyte arriva le premier, ponctuel à la
manière d’une horloge «dont le mouvement, disait-il lui-même, restait
bon».

Ce petit vieillard chauve, droit dans sa robe de chambre, affirmait une
solidité de charpente faite pour éprouver la patience de ses héritiers.
Son crâne bossué, pointu, semblait dur comme du silex; ses bajoues,
fraîchement rasées, s’avivaient de colorations fermes. Si ses pupilles
de myope et de bureaucrate nageaient dans le vague sous ses lunettes, un
sourire de santé bénévole montait de ses lèvres lippues aux ailes
voluptueuses de son nez. Il élevait entre ses doigts, d’une façon gauche
et comique, un habit à queue râpé, fripé, avec des parements crasseux et
une doublure en loques:

--Tiens, fit-il à sa nièce qui riait, un cadeau que je t’apporte.
J’aurais bien pu le mettre encore un an ou deux.

--Voilà les cadeaux de mon oncle, remarqua _in petto_ Pauline.

Il rangea dans un coin une chaise de cuir qu’il jugeait mal alignée--car
l’ordre était une de ses manies les plus despotiques--et, en silence, il
s’attabla.

M. Hippolyte Ardel avait exercé trente ans l’emploi de caissier au
Crédit Lyonnais. Les millions des autres, en coulant par ses mains,
n’avaient su qu’empirer sa pingrerie instinctive. Il choyait l’argent
pour l’argent; et, lorsque sa vue faiblissante le contraignit de
renoncer à la cage grillagée de son bureau, ce fut le seul crève-cœur de
sa vie. Il ne s’était point marié, professant qu’il faut, avant tout,
«penser à soi». Victorien lui avait offert son domicile dans un
sentiment de fidélité familiale et la prévision d’un héritage qui ferait
la dot de Pauline.

L’oncle ne soufflait mot de ses affaires à personne; on le supposait, en
sa qualité d’avare, plus riche qu’il n’était. D’ailleurs, ses penchants
sordides se révélaient peu aux étrangers; il conservait, en sa mise,
lorsqu’il sortait, une correcte bienséance. Dans la maison, au
contraire, il usait ses hardes jusqu’à la corde; mais, Pauline l’ayant
plaisanté sur son frac ignominieux, il le sacrifiait, non sans
mélancolie. Sa nièce obtenait de lui cette surprenante concession.

--Au moins, dit-il tout d’un coup, après s’être gratté la gorge,
garde-toi de le donner à un pauvre qui le vendrait pour cent sous. Je
n’entends pas que ma garde-robe aille finir sur le dos d’un chenapan.

Pauline, tout en se préparant une tartine de beurre, le rassura:

--Les mendiants savent déjà qu’il est inutile de sonner ici.

Elle excluait de toute compassion «les mendiants». Ses père et mère et
ses maîtres de morale lui avaient tant ressassé que les pauvres sont des
exploiteurs, que l’aumône est une prime à la fainéantise ou un outrage à
la dignité humaine, et qu’on ne doit plus parler de charité, mais de
justice! Dans le pauvre, elle apercevait une figure de la mort
exécrable.

Cependant, Victorien était survenu, pressé par l’heure, et déjeunait
quatre à quatre. Contre la croisée glissa au dehors la silhouette d’un
ecclésiastique. Cette ombre ramena dans l’esprit de Pauline le prêtre de
la route; jamais, depuis son enfance, elle n’avait approché d’un homme
en soutane; elle éprouvait à leur égard la méfiance oppressive
qu’infligent des êtres occultes, puissants et dangereux:

«Que de bizarreries dans une famille! Moi, libre-penseuse, je suis la
nièce d’un prêtre!»

Pourquoi M. Ardel s’était-il brouillé avec l’abbé Jacques? Le professeur
observait sur son frère un perpétuel silence de réprobation; il le
reléguait au fond d’oubliettes dont Pauline, pas une seule fois, n’avait
osé soulever la trappe; et même après l’allusion brève de la veille,
elle s’était abstenue de le questionner. Préoccupée des Rude, tout le
soir elle négligea le singulier épisode. Maintenant, le fantôme du
prêtre et le simulacre de sa mère se rejoignaient en son idée par des
chemins obscurs. Et, soudain, elle voulut éclaircir ce qu’elle ignorait:
l’inimitié des deux frères sortait-elle seulement de leurs discordances
religieuses? Ce ne fut pas à Victorien qu’elle s’adressa: la bouche
encore pleine, il mettait son manteau pour partir; mais l’oncle
Hippolyte, plus lent à manger, demeurait:

--Jacques est un vilain monsieur, répondit-il d’un ton aigre où perçait
une implacable rancune. Il a entortillé ma belle-sœur Lætitia, si bien
qu’elle a légué cent mille francs aux Missions africaines de Lyon, et,
nous autres, nous nous sommes partagé les bribes.

L’oncle, en même temps, ramassait vers le creux de sa main les miettes
de son déjeuner et les jetait au fond de son bol, attentif à ne rien
perdre. Il plia rageusement sa serviette, l’enfila dans un coulant
dédoré, et l’envoya rouler à l’autre bout de la table, comme pour
souffleter au loin le «vilain monsieur».

Il remontait en sa chambre, quand la jeune bonne attendue se présenta;
son père l’accompagnait, un journalier d’assez malingre tournure, avec
les jambes arquées, le teint vineux, et qui, après avoir touché son
feutre en manière de salut, le garda sur sa tête. Sa fille reproduisait
son profil de mouton, son nez en pied de marmite, mais plus grande et
plantureuse, pourvue d’épaisses mains écarlates mal déshabituées du
travail des champs; elle avait un air de placidité soumise, l’œil rond
et béat.

Pauline lui posa les questions d’usage, et s’enquit pour quel motif elle
avait quitté ses précédents maîtres. Le père se lissa la moustache et
entama une explication:

--Mademoiselle, commença-t-il, je vais vous dire le fait sans prendre
des mitaines; c’est moi qui l’a retirée, rapport à des manières qui ne
me plaisaient pas, oùsqu’elle était. Ses patrons l’envoyaient à la
messe, à confesse. Pas besoin de tant d’affaires. Ma fille n’a pas été
baptisée, elle n’a point fait de communion, et vous voyez qu’elle a bien
profité quand même. Sa mère et moi, nous lui avons donné de bons bras et
de bonnes jambes. Que veut-on de plus? Elle est forte, elle est honnête.
Pour la _fréquentation_, elle sait qu’on n’aime pas ça dans le grand
monde, elle se tient bien. Mais que voulez-vous? On a le sang vif à
dix-neuf ans. Je vous la donne pour ce qu’elle est; si nous nous
arrangeons, je vous la loue; si elle ne vous convient pas, je n’ai pas
l’habitude d’impatienter mes clients et de leur casser la tête...

Ces propos, il les dégoisait d’une gorge grasse, écarquillant ses doigts
qu’il secouait par saccades, et gonflé d’une satisfaction niaise,
outrecuidante. Pauline eut grande envie de leur montrer la porte.
Cependant, une aide dans le ménage lui était nécessaire, et au plus tôt.
Elle répondit simplement qu’elle n’envoyait personne à la messe,
puisqu’elle n’appartenait à aucune confession. La fille, lorsqu’elle
l’eut fait parler, sembla moins sotte que le père; et sur-le-champ elle
la retint.

--Comment vous appelez-vous? lui demanda-t-elle.

--Égalité Lacroix.

--Égalité? Ce prénom-là n’est pas dans mon calendrier. Notre dernière
bonne s’appelait Marie; je vous nommerai comme elle, Marie.

Elle apprit, en reconduisant Lacroix, qu’il était bûcheron, natif du
Morvan, qu’il avait quitté tout jeune ce pays de misère «où les nobles
voulaient tenir les _petits_».

--Moi, déclara-t-il, j’étais majeur à sept ans; j’étais maître à douze
ans de ce que je gagnais. _Je suis un fils naturel non reconnu!_

Il articula ce titre de gloire avec une grotesque vantardise, devant sa
fille impassible, et, rejetant son feutre en arrière, il continua:

--J’ai battu bien des grosses villes, j’ai fait le maraîcher, j’ai roulé
la vie de Paris. Là où je suis, j’y resterai six ans et, après, j’irai
ailleurs. J’ai été marié deux fois, je suis veuf de ma seconde femme.
Elle avait eu d’un autre un gars avant notre mariage, je l’ai
reconnu--ici, il baissa la voix--; j’ai essayé là une boule que je ne
sais pas si elle réussira. Le gamin n’est pas fort; s’il meurt, c’est à
ma fille que l’argent revient, l’argent des grands-parents; ils ne sont
pas malheureux...

Pauline le poussa presque dehors; sans quoi il n’eût jamais fini. Cet
homme lui révélait une espèce déplaisante, le nomade sans feu ni lieu,
cynique, n’ayant pris de ses ancêtres paysans que la tortuosité des
calculs, un chétif anarchiste aigri contre tout ce qui l’humiliait. Pour
elle, un seul mérite corrigeait ces tares: affranchi des errements
superstitieux, Lacroix suivait jusqu’au bout la logique de son
incroyance. Elle aurait, dans la personne de Marie-Égalité, une servante
façonnée, par un endroit capital, à son image.

M. Ardel, rentré pour midi, ratifia le choix de Pauline; il ne la blâma
point d’avoir baptisé d’un prénom usuel et commode la nouvelle venue;
«Égalité» choquait ses préjugés de caste, plus forts que son irréligion.

Après le repas, vers la fin du dessert, comme il méditait dans la vapeur
d’une tasse de café et allumait sa cigarette, quelqu’un sonna. Égalité
alla ouvrir, puis revint, la mine ahurie.

--Monsieur, c’est un Monsieur le Curé qui vous demande, vous ou
Mademoiselle.

--Un curé! Vous ne pouviez pas dire qu’il n’y a personne! tança le
professeur en levant les bras au ciel. Ce doit être pour une quête;
vas-y, commanda-t-il à Pauline, expédie-le un peu sec.

Elle obtempéra sans empressement, et, pendant qu’elle gagnait par la
cour le vestibule, préparait une phrase de refus. Mais une surprise la
confondit: le prêtre qui attendait était celui de la route. Elle n’avait
pas oublié son cou maigre, les lignes anguleuses de sa figure italienne.
Pâle, maladif d’aspect, il se présentait dans une contenance douce et
modeste; digne pourtant, point embarrassé; il vint au-devant d’elle avec
un sourire cordial, mais douloureux:

--Pauline, dit-il d’une voix qui ressemblait à celle de Victorien, je
suis votre oncle Jacques; voulez-vous prévenir votre père?

Le visage de Pauline se fit dur comme un marbre. Le griefs de l’oncle
Hippolyte résonnaient encore à ses oreilles, et l’arrivée de ce prêtre
dans la maison contractait tout son corps d’un malaise insurmontable.
Elle avait beau savoir qu’il était son proche, la violence de ses
préventions suffoquait l’instinct du sang. Une parole lui brûla les
lèvres: «C’est inutile; mon père ne veut pas vous voir.» Mais l’abbé la
pressait d’un regard humble et impérieux; il la dominait par la force,
difficile à éluder, du faible qui s’appuie sur une Toute-Puissance
invisible. Dans la salle à manger il avait perçu un dialogue, il se
disait: «Mon frère est là», et s’avançait vers le seuil. Pauline n’osa
rien répondre que ces mots, d’une froide politesse:

--Veuillez entrer, monsieur.

Elle s’effaça devant lui et, sans pénétrer à sa suite, referma la porte;
toutefois elle resta derrière pour écouter. Le tressaut de deux chaises
reculées brusquement signifia que Victorien et l’oncle Hippolyte, comme
à l’approche d’un spectre, s’étaient levés en émoi. Elle entendit M.
Ardel qui s’exclamait:

--Toi! Jacques! Est-ce possible? Que viens-tu faire par ici?

--Victorien, expliqua la voix du prêtre, incisive et néanmoins
tremblante, j’ai dû quitter le diocèse de Lyon, je te dirai plus tard
pourquoi, et je suis, depuis septembre, curé d’une petite paroisse, tout
près de Sens, à Druzy. Hier seulement, j’ai appris que nous étions
voisins. Tu ne peux te faire une idée de ma joie. Enfin je te retrouve;
il y avait treize ans que je fatiguais Dieu de cette prière...

--Tu n’es pas encore exaucé, coupa M. Ardel sarcastique et brutal; tu
sais tout ce qui nous sépare.

--Quand on s’est conduit comme toi, appuya l’oncle Hippolyte, je
m’étonne qu’on ait le front de se présenter chez les gens, après avoir
tout fait pour les mettre sur la paille!

L’abbé devait avoir prévu cet accueil; car la véhémence de l’attaque ne
parut qu’affermir sa riposte.

--Mon oncle, commença-t-il, je suis bien aise que vous abordiez si
nettement la question. Le legs de la tante, jamais je ne m’en suis mêlé.
C’était à moi qu’elle comptait donner les cent mille francs. Elle m’a
écrit ses intentions; j’ai répondu que je refusais, je l’ai suppliée de
penser à vous. Cela, je te l’ai dit une fois: Victorien, tu t’es buté à
ne pas me croire, sans réfléchir que si j’avais ensorcelé, comme tu le
prétendais, la pauvre tante, j’eusse travaillé d’abord à mon profit. Or,
je n’ai hérité d’elle qu’une miniature et son secrétaire Empire à
plaques de cuivre; et, dans son secrétaire, vendredi, par une rencontre
miraculeuse, j’ai retrouvé la lettre où j’opposais mon refus. Elle avait
glissé entre deux tiroirs. Tiens, lis-la; l’enveloppe est encore
timbrée, datée...

Tout se tut un instant; ce silence anxieux exaspéra la curiosité de
Pauline. Les révélations qu’elle venait d’entendre la bouleversaient:
l’oncle, dont elle se faisait un monstre, elle le sentait un _homme_, un
homme souffrant, bon, et envers qui on était apparemment injuste. Chez
elle, la haine de l’injustice tendait à s’exagérer, pour compenser
l’indigence d’autres notions morales. Une honte brusque la prit
d’écouter à la porte, comme une petite fille indiscrète, et elle entra
résolument.

L’abbé, debout près de la table, épiait sur le visage de son frère,
tandis qu’il lisait la lettre, l’aveu d’une immédiate conviction.
Victorien persistait en sa rigueur, et tirait des bouffées de sa
cigarette ou en appuyait le bout sur le cendrier. Lorsqu’il eut fini, il
remit le pli dans l’enveloppe, et, la tendant à Jacques:

--Ce n’est pas ce qui s’appelle un document probant. Enfin...
assieds-toi.

Ce langage et le geste dont il l’alourdissait énonçaient une
condescendance tellement blessante que Pauline songea: «Si j’étais
_lui_, je m’en irais.» Mais, voulant réparer l’aigreur de son père, elle
rapprocha une chaise, insista:

--Asseyez-vous, mon oncle.

L’abbé avait rougi, s’était mordu les lèvres; sa fierté lui commandait
de partir; malgré tout, allait-il, dès le premier choc, consentir à une
défaite? Il était venu chercher son frère, s’humilier devant lui en
justifiant ses actes; maintenant, il le tenait presque, il espérait,
bientôt, pouvoir l’étreindre dans ses bras, et, plus tard, lui rouvrir
ceux du Père pitoyable aux cœurs aimants. Son affection l’emporta; il
s’assit donc et dit à Pauline:

--Vous aviez à peine quatre ans, la dernière fois que je vous ai vue,
chez l’oncle Jérôme. Je me souviens d’une poupée habillée de rouge, dont
vous pleuriez la tête toute fendue. Vous l’avez mise sur mes genoux, je
vous ai demandé: «Que veux-tu que je lui fasse, à ta poupée?» Et vous
m’avez répondu: «Elle est bien malade, guéris-la.»

Nul de ces détails ne surnageait dans la mémoire de Pauline; mais, à
mesure que l’abbé parlait, il cessait d’être pour elle un étranger.

Ce n’était pas seulement sa voix qui sonnait le son des Ardel. Il avait
la même façon que Victorien de lever et de baisser les paupières sur des
pupilles sombres, tour à tour fulgurantes et lasses. La moue dédaigneuse
de la lèvre renflée s’atténuait d’une compassion meurtrie. La contrainte
d’une discipline ascétique épurait sa maigreur, faisait son nez plus
mince et son menton plus ovale; une âme qui avait beaucoup souffert
modelait en son visage quelque chose de la beauté des Saints.

Pauline se laissait subjuguer par une vénération; cependant, elle ne
s’accoutumait pas encore au costume de son oncle: la funèbre soutane, le
chapeau singulier, les mains gantées de noir hors des manches de la
douillette la repoussaient par un vague effroi, comme si de cet
extérieur émanait une autorité inquiétante, un pouvoir de vie et de mort
sur les hommes.

L’oncle Hippolyte, dès qu’il vit l’abbé s’asseoir, sortit au fond par la
cuisine en grommelant assez haut pour être entendu:

--Tout à l’heure ils s’embrasseront. Ah! c’est du propre!

M. Ardel avait allumé une autre cigarette; il allait et revenait, à pas
allongés, entre la table et le grand poêle de faïence que décorait, en
haut, un buste de Stendhal:

--Je soupçonnais, fit-il, que tu gîtais dans ces parages. Hier soir, tu
as passé devant nous au bas de Saint-Martin, tu t’es arrêté près d’un
ivrogne. Mais par quelle lubie as-tu lâché Lyon pour t’échouer au fond
d’une misérable campagne?

--Une aventure, répondit l’abbé, comme il n’en arrive qu’aux Ardel. J’ai
souffleté publiquement un jeune faquin de journaliste qui tenait en ma
présence un propos indigne. La presse a mené quelque vacarme autour de
l’incident; l’archevêché s’est ému. Bref, j’ai compris qu’à Lyon j’étais
flambé. Tu le sais aussi bien que moi, par expérience: dans la vie
sociale il est irréparable d’avoir trahi qu’on est violent... Ici, je
connaissais un des vicaires généraux; les prêtres manquent, on m’a donné
de suite une paroisse.

--Et tu es heureux?

L’abbé crut inutile d’initier Victorien à toutes ses douleurs
sacerdotales. Druzy, depuis un demi-siècle, végétait dans la plus
sinistre indifférence, sauf trois ou quatre vieilles femmes, les
villageois entraient à l’église tout juste pour les mariages et les
sépultures. Ils y pénétraient, le chapeau sur la tête et la pipe à la
bouche. Son prédécesseur avait achevé de les perdre. On le trouvait
quelquefois, au moment des offices, ivre-mort en sa cave. Il laissait
dans les burettes pourrir des cadavres de mouches noyées. Les gens
l’invitaient par dérision à des enterrements civils. Le clergeon qui lui
servait sa messe n’y consentait que s’il empochait, avant l’Introït, ses
deux sous de salaire, et, quand le curé oubliait de fermer à clef la
porte, il se sauvait pendant la Consécration. L’archevêque avait
suspendu le prêtre impuissant et méprisé.

L’église était demeurée close huit mois, quand l’abbé Ardel accepta,
pour le ressusciter, ce pays de mécréants. D’abord, il avait pleuré
amèrement, mais sans perdre confiance; à présent, ses espoirs se
confirmaient, et ce fut de l’œuvre commencée qu’il entretint son frère:

--Au début, dit-il, j’eus la tristesse d’un vigneron qu’on charge de
façonner une vigne morte; j’ai prié seul dans le sanctuaire et j’ai
attendu. Le premier dimanche, il est venu deux femmes et une petite;
j’ai chanté la grand’messe, tour à tour à l’autel et à l’harmonium, bien
que ce ne soit pas très liturgique; je leur ai parlé, elles ont été
contentes. Le dimanche suivant, elles étaient cinq; nous arrivons à neuf
aujourd’hui. J’ai pu mettre la main sur un vieux chantre et deux enfants
de chœur, je les forme au chant grégorien. J’atteindrai certainement
quelques jeunes filles; il y a toujours, dans une paroisse, des malades,
des pauvres, des abandonnés; je vais les voir, ils me reçoivent bien. Ne
fût-ce pas des lépreux, des paralytiques et des aveugles qui écoutèrent
les premiers l’Évangile?

--Ça ne te mènera jamais loin, contesta M. Ardel. C’est honteux qu’on
relègue en un trou un garçon de ton mérite! Tu devrais comprendre que
les religions ont fait leur temps et chercher ailleurs. Hier, à l’heure
des vêpres, nous avons visité la cathédrale: elle était vide. D’après ce
que j’entends dire, tes confrères ici ne pensent qu’à se chamailler;
vous n’avez même plus l’énergie du ralliement contre l’adversaire. Vos
cloches ont bien raison de sonner leur glas monotone, le glas de Rome et
du Christ, le glas des songes qui ne recommenceront plus!

L’abbé serra fortement son chapeau entre ses doigts; mais, sans trop
d’impatience, l’œil tendu sur Victorien, il rédargua:

--Attends à demain, mon pauvre ami, et tu seras confus d’avoir si mal
prophétisé. L’Église n’est pas une chose qui, étant née tel jour, finira
tel autre; l’Église _est_, elle est dans le Christ éternel. Elle a
terrestrement ses traverses d’angoisse, mais ce sont des veilles de
triomphe. Le précédent siècle fut plus religieux que son aîné, le
vingtième présage une ère de foi splendide; ce sera un grand siècle
eucharistique. Toi qui es historien, dis-moi donc si jamais, depuis le
moyen âge, la Papauté fut plus haute qu’aujourd’hui. Il fallait que le
monde épuisât l’expérience de l’erreur. Maintenant, c’est fait; la
libre-pensée a vidé le fond de son sac; sur tout ce qu’il importe aux
hommes de savoir, vous n’offrez que des ignorances et des abstractions.
Vous avez l’air de soldats sans pain mordant leurs cartouches pour
tromper leur faim. Cela, tu ne te l’avouerais pas, ou tu le sens moins
que d’autres, parce que tu as de la moelle chrétienne plein les os; mais
si tu voyais, comme moi, chez mes paysans, la bestialité plate et
sordide, des foyers sans enfants, et en tout l’abjecte médiocrité, ta
conclusion loyale serait un cri d’effroi...

L’abbé s’échauffait dans son éloquence, lorsqu’il discerna sur la mine
de Victorien une maussaderie croissante; il se leva, s’approcha de lui:

--Je compte, fit-il, changeant de propos, qu’un de ces jeudis vous
arriverez me surprendre; vous partagerez mon repas d’ermite. C’est moi
qui suis mon cuisinier; Pauline me donnera des conseils... Voyons, quel
jour viendrez-vous?

--Écoute, objecta M. Ardel en se croisant les bras, j’aime mieux te
parler tout rond. Des rapports durables sont-ils possibles entre nous,
alors que nous n’avons plus une idée commune?

--Et le sang, qu’en fais-tu? s’écria l’abbé. Mon père est pourtant le
tien!

Il montrait contre la tapisserie le portrait au crayon d’un vieillard à
la barbe foisonnante, dont le front se gonflait de rides sinueuses, avec
d’épais sourcils, des joues creusées, une gravité morose, comme le
Léonard de Vinci dessiné par lui-même en ses derniers ans.

--Je le revois, dans cette alcôve du quai des Célestins, mort, et si
beau que les femmes du voisinage amenaient leurs enfants pour le
contempler. Avant de mourir, tu te souviens, il nous avait dit: Mes
fils, aimez-vous; soyez fidèles à Dieu et à votre nom...

--Je le sais, répliqua M. Ardel, sourdement irrité. Mais ne t’en prends
qu’à toi si entre nous deux se dressent d’enfantins concepts
théologiques que tu mets au-dessus de la famille, au-dessus de tout.
Périsse la nature humaine plutôt qu’un dogme, voilà votre principe à
vous autres prêtres. Vous faites, en sens adverse, comme nos primaires
férus de leur morale laïque. Vous n’êtes que des cuistres enjuponnés.

L’abbé, d’une moue railleuse, rétorqua sur l’agrégé cette épithète de
cuistre; il n’en sentit pas moins l’intention méprisante, et, plus vif,
répliqua:

--Si j’étais un cuistre, tu ne me verrais pas chez toi. Je suis ton
frère qui t’aime, qui ai voulu te le dire, malgré ta dureté et tes
injustices. Quand vous serez dans la peine, vous saurez où me trouver.
Ma cuistrerie à moi, c’est de bénir!

Ici, par une faute trop explicable, il abandonna la partie au moment où
il allait peut-être la gagner. S’il avait insisté dix minutes de plus,
Victorien, affamé de tendresse en dépit de ses allures grincheuses,
sentimental sous ses raideurs de positiviste bourru, serait aisément
parti d’un sanglot et lui eût ouvert ses bras. Mais l’abbé jugea
contraire à sa dignité d’essuyer de nouveaux affronts; en prolongeant sa
visite, il courait le risque d’une brouille sans retour; ses nerfs que,
jusque-là, il avait pu maîtriser, frémissaient d’être surtendus. Il mit
sa main dans celle de son frère qui la prit assez froidement; il la
tendit aussi à Pauline; elle donna la sienne avec une bonne grâce
attendrie.

--Au revoir, Victorien, dit-il de son air affable, comme sûr, malgré
tout, de l’avenir.

--Adieu, Jacques; rappelle-toi que de ta moelle chrétienne, dans mes os,
il n’y a plus rien, rien!

Pauline ouvrit la porte de la rue; déjà dehors, l’abbé retourna la tête
vers sa nièce, lui envoya, de ses longs doigts, un salut affectueux; une
larme avivait ses yeux brûlants; il s’éloigna d’un pas pressé. Deux
heures, au même instant, sonnèrent à la cathédrale; M. Ardel sursauta:

--Deux heures! Un peu plus, il me faisait manquer ma classe!




III


Les Rude, ce dimanche, dès les vêpres finies, rentrèrent chez eux; ils
attendaient Pauline et son père; M. Ardel avait annoncé l’intention de
venir tôt, pour voir, en bonne clarté, l’atelier du peintre.

Il faisait un ciel de printemps; la lumière était fine comme celle qui
poudroie dans les vieilles porcelaines. Le vent du sud se jouait avec
des banderoles soyeuses de nuées; sur la rivière, le soleil étalait un
pont d’argent. Au bas de l’autre berge, en amont, l’eau comptait les
images des peupliers grêles; leurs pointes se confondaient sous une buée
blonde, et, contre l’arête de la colline, des atomes de rayons dansaient
parmi les ombres.

De leur terrasse, à l’angle du cours Tarbé, les Rude possédaient ce
paysage fluide et riant. L’illusion d’un renouveau, à la mi-décembre,
semblait si douce que Mme Rude et ses deux filles s’accoudèrent un
moment au balustre. Non loin d’elles, les pattes de devant appuyées à un
parapet, leur chienne caniche, Javotte, tendait vers l’espace la truffe
humide de son museau. D’une fenêtre ouverte sortait le murmure d’un
violoncelle; Julien préludait au concert.

--Je me trouve, dit Edmée, légère aujourd’hui comme une bulle de savon.

--Maman, demanda Marthe, tandis qu’elle regardait le courant frétiller
de petites ondes écailleuses, est-ce les poissons qui font les vagues
avec leurs queues?

Mme Rude, en lui répondant, ramenait sur la tempe de Marthe une mèche de
cheveux égarée derrière son oreille. C’était une mère passionnée,
inquiète. Elle avait, «rendu au Paradis», son fils cadet, Emmanuel, mort
à neuf ans, dont elle portait toujours le deuil. Une croix d’or à son
cou seule rompait la sévérité de son corsage. On aurait pu la prendre
pour la grande sœur d’Edmée, tant elle restait svelte, aisée d’allure.
Elle gardait un de ces visages maigres qui ne vieillissent guère, la
courbe d’un nez suave nacré vers le bout, une fossette mutine au coin de
sa bouche un peu pincée, des yeux trop saillants, parfois bizarres,
mais, à l’ordinaire, d’une transparence bleue, comme virginale, et
caressante.

--Je suis curieuse de cette Pauline, avouait-elle à Edmée; et cependant,
je doute qu’elle puisse devenir ton amie... Une païenne, une athée...

Mi-espiègle, mi-sérieuse, Edmée répliqua:

--Il faut bien aller aux montagnes, quand elles ne viennent pas à nous.
Pauline est moins dure qu’une montagne; je lui crois un cœur capable
d’aimer Dieu, si elle le connaissait.

--Rentrons, dit sa mère; la fraîcheur tombe; les Ardel vont arriver.

Ils ne tardèrent point; Edmée les introduisit dans l’atelier où
pétillait un grand feu de bûches. Cette pièce, d’une intimité radieuse,
avec ses fenêtres au couchant, faisait oublier le banal aspect de la
villa. Le piano occupait un angle; un pupitre, chargé de musique, était
dressé; les toiles du peintre, des portraits pour la plupart,
composaient une méditative assistance au-dessus de fauteuils Louis XV,
en bois blanc, à ramages cramoisis, que M. Rude avait hérités de son
trisaïeul. Mais, avant tout autre objet, les visiteurs aperçurent, en
face de la porte, isolé sur la boiserie du fond, un Christ d’ivoire.

--Quel besoin d’ostentation croyante! remarqua M. Ardel à part soi.

Sur la pensée de Pauline, l’ombre du Crucifié glissa. Un souffle de
bienvenue l’accueillait dans cette maison; le bonheur ingénu de s’y voir
s’épanouissait en son regard; elle entra, de sa démarche lente, avec le
balancement tranquille d’une simple robe grise rehaussée par des bandes
de velours noir. Elle tenait un rouleau, des morceaux de chant qu’Edmée
l’avait priée d’apporter. Son air de franchise atténua les premières
craintes de Mme Rude. Julien s’empressa de poser son violoncelle et son
archet pour aller au-devant d’elle. Javotte vint la flairer comme
quelqu’un d’ami.

Mais, tout de suite, M. Ardel s’approcha d’un tableau posé sur un
chevalet, et, en apparence, près d’être fini. L’œuvre représentait un
coin de l’hospice de Beaune, trois religieuses, vêtues de bleu, à grand
hennin, agenouillées en ligne, les paumes jointes, le profil droit,
recueillies dans l’attente de la communion. Le jour descendait sur elles
d’un vitrail aigu et du ciboire lumineux qu’un prêtre, à l’autel, leur
présentait. La pénombre, en arrière, laissait distinguer une voûte brune
en berceau, des lits de malades, le recul d’une salle immense comme le
réceptacle de toutes les infirmités. L’ensemble était peint à touches
serrées, sans faux-fuyants, avec cette harmonie tonale, si rare chez les
modernes, et qu’eurent aisément les vieux peintres, pleins de foi.

--C’est bon, très bon! exprima au bout d’un court silence M. Ardel,
sujet aux brusques enthousiasmes, mais attentif uniquement aux mérites
de la facture.

--Ces femmes ont posé devant vous? s’enquit Pauline, étonnée d’un tel
sujet.

M. Rude élucida qu’étant, lui et sa femme, de Beaune, où son beau-père
faisait valoir un modeste vignoble, ils y passaient toutes leurs
vacances, et qu’il pouvait, chaque matin, patiemment s’assimiler ces
religieuses.

--Vous voyez, Ardel, continua-t-il, je ne m’excite pas à des visions
factices. J’ai l’horreur des faux mystiques, de ceux qui singent les
Primitifs, des charlatans de toute farine. Ce que j’ai observé, je le
transcris; je cherche simplement à découvrir sur des visages en prière
une réflexion d’En Haut; car je n’aime à portraiturer que des gens qui
prient, ou bien des enfants, parce que le ciel nage dans leurs yeux. Je
me suis approprié le précepte: Laissez venir ces petits à moi, et je
crois être plus pur, tandis que je les peins. Celui-ci, regardez...

--Mon pauvre Emmanuel à trois ans! soupira Mme Rude. Et comme c’est lui!

De la grande chaise où il était assis, l’enfant avait l’air d’interroger
les spectateurs avec ses pupilles bleues, dilatées, trop clairvoyantes,
pareilles à celles de Marthe. Ses lèvres entrecloses semblaient séparées
dans une respiration paisible. Mais ses traits menus, la soie cendrée de
ses cheveux, son cou trop long, ses bras minces perdus sous des
dentelles indiquaient un être fragile. Au milieu d’un demi-jour argenté,
tout en blanc, neigeux, immatériel, il paraissait déjà vivre ailleurs...

--J’admire, opina M. Ardel, qu’à l’aide de moyens si sobres vous
obteniez une telle puissance d’effet. Mais comment n’avez-vous jamais
exposé au Salon?

M. Rude, presque ahuri, le fixa: Au Salon! Ses toiles fourvoyées parmi
les voisinages inévitables de croûtes et d’horreurs obscènes! Au
printemps prochain, toutefois, il pensait louer à Paris une salle pour y
montrer quelques œuvres.

--Ces choses-là sont secondaires. Mais une idée qui me taquine, ce
serait de pouvoir concentrer en six portraits six principaux types
ascétiques d’ordres religieux. J’aurais là dix années de travail
merveilleuses. Je vous l’ai dit déjà, je vais très lentement, et ce
n’est pas pour moi seul que je m’évertue à bien faire. Dans la pureté
concise d’une ligne, qui enchantera des générations, je vois un mode de
charité; je sais qu’en visant au parfait je préfigure une ombre de la
Béatitude où toute chair sera achevée en sa forme...

Il causait de ses travaux sans vanité, simplement et religieusement. Par
instants, il enroulait à ses doigts les boucles de sa barbe, et, comme
ébloui d’une soudaine conception, il fermait à demi les yeux. Pauline
écoutait les paroles du peintre, sans comprendre tout ce qu’elles
signifiaient, mais captivée par sa voix grave de même que par les sons
d’un orgue. Elle sentait que cet homme habitait un jardin radieux fermé
pour elle, et les prestiges de son art l’induisaient à le suivre jusqu’à
la porte. M. Ardel, pourtant, éprouva le besoin d’une objection.

--Je comprends très bien qu’à rétrécir son optique votre pensée gagne en
force. Mais ne souffrez-vous pas de rejeter hors de votre champ visuel
presque toute l’immensité de la vie concrète? Les maîtres de la
Renaissance faisaient des tableaux religieux, mais ils peignaient aussi
des scènes populaires, des paysages, du nu...

--Voilà pourquoi, dit tout à coup Julien, ils manquaient tant de
profondeur. C’est par le sacrifice qu’on mérite l’extase. Or, dans
l’extase, on tire à soi, épuré, le monde inférieur que les sens
atteignent confusément.

--Et puis, confirma son père, quelle folie de s’imaginer qu’on va
étreindre le grand Tout! Est-ce que l’infinité des images, quand nous en
aurons saisi quelques-unes, ne s’écoulera pas toujours intacte,
inépuisable? Mieux vaut donc prendre au torrent ce que peut tenir le
creux de notre main.

M. Ardel, jamais à bout d’arguments, se disposait à répliquer, lorsque
Edmée, peu divertie par cette controverse, entraîna Pauline avec
intention vers un tableau voisin:

--Un vieux Breton et sa fille, expliqua-t-elle... Je les aime comme si
je les avais connus.

Ils étaient figurés tous deux à genoux sur le carreau d’une cuisine; le
soleil entrait par la croisée ouverte; au dehors, s’espaçaient les
pommiers en fleurs d’un verger. Le vieux avait un nez court et les
pupilles enfoncées sous un front rugueux, de fortes pommettes, un poil
gris mal rasé autour d’une bouche tenace, mais un air de résignation
extatique; il joignait ses doigts et regardait un crucifix pendu au mur
de la haute cheminée. Sa fille baissait les paupières; l’ombre de sa
coiffe tremblait contre sa joue; de ses grosses lèvres on sentait
sourdre les syllabes pieuses qui les purifiaient. L’un et l’autre se
tenaient là, fixés pour l’éternité dans une attitude d’oraison où se
condensait toute leur existence, toute la dévotion d’un peuple.

Cette peinture ne plut guère à Pauline: les Bretons semblaient imposer
la foi par la façon dont ils priaient. Si peu que pénétrât l’impression,
son incroyance se mettait en garde. M. Ardel, sans quitter sa
désinvolture critique, se montra plus froid que devant les premières
toiles; il s’apercevait davantage d’un défaut inhérent à la probité trop
minutieuse de Rude: le tourment du détail engendrait de la sécheresse;
tandis que l’artiste, dans la vie familière, paraissait ne jamais
démentir sa bonhomie d’allures, lorsqu’il peignait, il manquait de
confiance en soi, de cette ampleur que déploie l’improvisation.

Mme Rude, cependant, conta l’histoire singulière des deux paysans. Un
prêtre, natif de Plougastel, avait émigré dans le diocèse de Sens, parce
qu’il se lassait d’être en son pays vicaire à perpétuité. On lui donna
la cure de Druzy; il s’y morfondit de tristesse et mourut, laissant son
père et sa sœur qu’un curé d’alentour retira chez lui. Ce vieux et sa
fille conservaient des habitudes de longues prières communes où le
peintre les avait étudiés à son aise; agenouillés l’un près de l’autre
ils se perdaient en Dieu si absolument que nul épisode extérieur ne
pouvait les déranger; une fois, pendant un orage, comme ils récitaient
l’Angélus, la foudre tomba sur le toit du presbytère; ils n’y prêtèrent
même pas attention. Lorsque le père, usé par les ans, rendit
l’âme--c’était à minuit--sa fille attendit l’aube pour en avertir son
curé: «Va zat (mon père) est mort, lui dit-elle; venez voir comme il est
beau.» Elle pleurait, mais de joie, à l’idée que son père contemplait,
face à face, le Seigneur dans son Royaume.

Pauline eut envie de s’écrier: «C’était absurde!» Pourtant le mot de la
Bretonne: «Venez voir comme il est beau», lui remit en mémoire ce
qu’elle avait entendu dire à l’abbé Jacques sur son grand-père Ardel; sa
pensée rapprocha la fin mélancolique du pauvre prêtre breton et la
solitude où languissait son oncle, rebuté des siens; un mouvement furtif
de compassion l’inclina vers le délaissé.

--A propos de Druzy, énonça Julien, j’ai pu savoir que le prêtre de
dimanche en est justement le curé; c’est bien l’abbé Ardel, du diocèse
de Lyon.

--C’est lui en effet, répondit Victorien d’un ton qui affectait
l’indifférence.

--Il est venu nous voir, compléta presque en même temps Pauline.

D’un coup d’œil le professeur la tança: est-ce que les étrangers
devaient être mis au fait des épisodes qui se passaient dans la maison?

--Eh bien! si nous écoutions un peu de musique? insinua Mme Rude,
devinant que Julien avait froissé M. Ardel.

Edmée ouvrit son piano, on alluma des lampes, le violon et le
violoncelle s’accordèrent. Pauline adorait ces préparatifs musicaux; les
sonorités confuses des instruments enfermaient l’attente de l’harmonie
qui succéderait au désordre. Dans l’audition passive elle pressentait
les délices de rêveries incommunicables.

Les musiciens jouèrent l’_Adagio_ du grand trio de Beethoven en si
bémol. La plénitude du motif peu à peu la combla d’une ivresse
sentimentale. Elle ne s’arrêtait pas à la tranquillité liturgique de
cette large mélodie, mais croyait y démêler la nostalgie d’un bonheur
sans bornes et impossible.

Vis-à-vis d’elle, à l’occident, sur la colline haussée comme un mur
brumeux et dans l’eau miroitante, le crépuscule développait un dais
immense de vapeurs violettes et pourprines; de minces nuées roses se
déliaient au sein de cette flambée magique; Pauline fut envahie d’un
frisson qui monta jusqu’à ses cheveux:

«Que je suis heureuse! pensa-t-elle. Ah! si de tels moments pouvaient
durer toujours. Oui, sans fin!»

Le violon et le violoncelle reprirent doucement la phrase initiale;
puis, les tierces du piano décomposèrent en sons fugaces la trame des
harmonies. Au dehors, le dais du ciel s’endeuillait; les cuves fumeuses
de l’horizon brunirent; la rivière se décolora, et bientôt
l’enchantement transitoire, prémice d’un jour supra-terrestre, ne fut
plus, au fond du couchant, qu’un petit reflet de lampe agonisante.

Pauline aurait voulu le retenir en ses yeux, ainsi qu’en ses oreilles
les phases du chant. L’idée que tout cela lui échappait rabattit son
exaltation; elle comprit alors, d’une manière obscure, qu’on pût avoir
l’appétit de la vie éternelle.

Quand le dernier accord expira, le silence d’ensuite lui parut décevant;
elle supplia M. Rude et Edmée de recommencer.

--N’est-ce pas, dit Julien, que Beethoven a écrit peu de choses aussi
transportantes? Il atteint là une sérénité purement catholique
d’émotion.

--On peut y voir tout ce qu’on veut, opposa M. Ardel; pour moi, je crois
fort que Beethoven suivit bonnement son thème en musicien, et n’eut
aucune de ces intentions adventices.

--Parbleu! oui, répliqua Julien; il ne les eut pas, mais elles y sont
quand même.

Une dispute s’engagea qui se fût prolongée, si M. Rude n’eût frappé de
son archet un léger coup sur le pupitre. On réitéra l’_Adagio_; Pauline
fut moins remuée que la première fois; mais elle essayait de saisir le
sentiment de Julien, ce qu’il appelait «l’émotion catholique», et de la
sorte elle la subissait à son insu. Tout à l’heure il venait de jeter ce
mot:

«L’Église est le seul milieu où la liberté des âmes s’accorde exactement
avec le poids d’une tradition.»

Elle démêla qu’en effet l’_Adagio_ de Beethoven exprimait un tel
équilibre, et, par lui, un état de paix bienheureuse; elle répugnait
pourtant à conclure comme Julien; cette velléité d’analyse se dissipa
d’ailleurs parmi d’autres songeries instables.

Mme Rude, aussitôt après, la pria de se faire entendre. Pauline chanta:
_Plaisir d’amour_, un air de Martini, dont la grâce noble et simplette
s’ajustait à la sérénité familiale de l’auditoire, au sérieux des
portraits, aux fauteuils de jadis. Sa voix, naturellement limpide,
vibrait d’une tendresse nuancée. De bon cœur, tout le monde, même son
père, applaudit, et M. Rude lui demanda de chanter encore.

Edmée l’accompagna dans _le Réveil de Brunnhilde_; cette effusion
lyrique correspondait à l’intime consonance de toutes ses énergies; elle
la fit retentir à pleine gorge, éperdument. Mais, lorsqu’elle se tut,
elle sentit peu d’enthousiasme dans les louanges qu’on lui donna.
Oppressé d’un trouble latent, Julien restait assis à distance, le menton
appuyé sur sa main. M. Rude confessa qu’en dépit de splendeurs
exorbitantes, il n’aimait pas _Siegfried_; Wagner, sauf dans les
_Maîtres-Chanteurs_ et les scènes liturgiques de _Parsifal_, n’était à
ses yeux qu’un magicien néfaste, ayant trituré des philtres de désordre
et de vertige. Pauline protesta que ces philtres ne pouvaient agir sur
les cœurs sains.

--Plût à Dieu, ma chère enfant, répondit vivement le peintre; mais qui
donc peut se flatter d’être sain?

Une discussion aiguë allait se déchaîner; Edmée prit Julien par le bras,
l’attira vers le piano, s’y remit elle-même, et dit très fort à M.
Ardel:

--Nous allons vous jouer une sonate de Saint-Saëns.

Pauline n’avait entendu Julien que dans le trio où son jeu se fondait
avec celui du violon. Jusqu’alors elle le jugeait un rêveur candide,
entêté à ses imaginations dévotes. Mais, de même que, pour lui, _le
Réveil de Brunnhilde_ avait fait sortir une Pauline frémissante, folle
de sa jeunesse, la sonate découvrit à Pauline un Julien qu’elle ne
soupçonnait pas.

Il attaqua les premières mesures, comme s’il eût lancé au piano un défi
strident. Tour à tour il tirait du violoncelle des sons crépus et fauves
ou tendres jusqu’au sanglot. Elle regardait ses coups d’archet
véhéments, mais sûrs; dans l’âpreté dont il détacha une courte phrase
interrogative, elle reconnut son intransigeance dogmatique, mais résolue
en acte, énoncée avec une furie provocante.

Son exécution et celle d’Edmée s’harmonisaient fougueusement, fidèles au
reste à l’œuvre qu’ils jouaient, d’une rectitude inflexible au milieu
des plus torrentueuses violences.

Cette musique causait à Pauline une sorte d’angoisse mêlée à la tension
de sa volonté lucide. Il lui semblait marcher à travers des ténèbres,
sur une chaussée étroite coupée par un abîme qui l’aspirait, où filaient
des êtres innombrables, dans un horrible et sourd déchirement. Quelqu’un
venait contre elle, la poussait en arrière, au-dessus du gouffre; elle
se dégageait, rebondissait et courait vers un point d’or vif qu’elle
entrevoyait, haut et loin, comme un feu sur une tour invisible.

Les images s’ébauchaient, se défaisaient, étaient renouées selon les
colorations de l’idée musicale; mais l’esprit de Pauline, chaque fois
qu’il se dérobait à l’emprise hallucinatoire des sons, revenait au seul
Julien; elle admirait sa vigueur impérieuse et, néanmoins, y redoutait
confusément, pour sa propre indépendance, une menace.

L’_Andante_ le lui rendit, tel que d’abord elle l’avait connu. Le
violoncelle escortait d’un staccato ferme le choral du piano, cantique
d’une foi résignée, soumise au mystère. Pauline pouvait croire visiter,
comme l’autre dimanche, une cathédrale. Le violoncelle semblait un
suppliant qui s’élance à un Dieu caché; la volupté d’une extase modulait
les métamorphoses du verbe mélodique. Les notes graves de l’instrument,
là même où il s’égayait en dessins rapides, possédaient l’autorité d’une
parole secrète, apaisante et sainte.

Mais avec le final, le piano et lui repartirent comme dans l’ouragan
d’une bataille. De rauques dissonances se martelaient entre des épisodes
syncopés, plaintifs, essors d’espoirs inassouvis. Un désir sauvage de
conquérir le monde et une volonté d’amour mystique alternaient à larges
intervalles; Pauline s’imagina que les mêmes sentiments se disputaient
l’âme de Julien, proche de la sienne par ses appétits juvéniles; et, à
cette supposition, elle tressaillit tout entière.

Au bout de la sonate, Edmée, la figure moite et ardente, trahit que ses
muscles avaient excédé leurs réserves de force; Julien, au contraire,
parut mis en train par ce nerveux exercice.

Mme Rude sonna; la servante apporta le thé. M. Ardel s’étonna que Julien
trouvât le loisir de s’adonner à la musique, outre les travaux «sérieux»
qu’il poursuivait; car il préparait son doctorat en droit, visait à
entrer dans les consulats.

--Julien est comme moi, observa M. Rude; la vie qu’on est convenu
d’appeler positive et l’art se rythment pour lui méthodiquement. Mais
voyez combien sont mystérieuses les transmissions. Mes deux aînés ne
feraient en peinture rien de fameux. Julien sera poète, orateur,
musicien, jamais peintre. Tandis qu’Emmanuel avait l’œil d’un coloriste,
et Marthe dessine des bonshommes pas mal du tout...

Marthe s’était perchée sur un genou de son père, jouait avec sa barbe.
Javotte, avide de se faire caresser, poussa du museau, à l’improviste,
le coude de son maître et projeta hors de sa main la tasse de thé pleine
qu’il tenait. Les jeunes filles en rirent naïvement; il fallut essuyer
le tapis; Mme Rude rappela la servante; c’était une fille d’une
simplicité modeste, joufflue, épanouie, qu’on sentait joyeuse et
familière dans la maison. Pauline la compara incidemment à Égalité dont
les attitudes sournoises lui pesaient déjà. Ici, nulle discordance ne
gâtait la joie confiante qui était l’air du logis. Elle voulut oublier
quelles choses profondes l’isolaient des Rude, et se donner l’illusion
qu’une telle famille devenait un peu la sienne.

Mme Rude reprochait, devant elle, à Edmée, de négliger, pour son piano,
ses autres études; son mépris des diplômes masquait une excessive
paresse. Edmée, en croquant un macaron, fit une pirouette:

--Et si c’est ma vocation d’être ignorante? Tu ne me vois pas changée en
une intellectuelle, sèche comme un morceau de craie.

--Cependant, Mlle Pauline, répliqua sa mère avec un sourire malicieux,
n’a rien d’un morceau de craie, et je la sais fort cultivée.

--Oh! très peu, se défendit Pauline, j’aime la lecture, Edmée l’aime
aussi. J’ai commencé le latin, pour faire plaisir à mon père; si j’avais
à gagner ma vie, je donnerais des leçons de chant; mais il me déplairait
d’être une licenciée ou une agrégée.

Marthe, sur ces entrefaites, avait apporté un cheval de bois, sautait
dessus, le faisait osciller, redescendait. M. Rude, silencieux,
dévisageant Pauline, cherchait à lire en ses traits les vestiges d’une
pensée pieuse, «ce signe de lumière», faute duquel une figure humaine
était, devant lui, comme inexistante. M. Ardel discutait avec Julien la
sonate de Saint-Saëns qu’il estimait, vers la fin, «trop frénétique».

--Trop frénétique! releva Julien; mais, monsieur, c’est une œuvre écrite
sous la commotion de la guerre, et la plus âprement guerrière que je
connaisse, sauf la huitième _Polonaise_ de Chopin.

--Ah! vous voilà bien, les mystiques! persifla le professeur en gaîté.
Dès que vous prononcez le mot guerre, vous semblez avoir bu un élixir
enivrant. Je ne vous blâme point, les pacifistes sont une de mes
exécrations. Seulement, chez des chrétiens, je trouve ça baroque tout de
même...

Julien passa dans ses cheveux sa main maigre, comme toutes les fois
qu’un sentiment énergique le saisissait, et repartit:

--Pourquoi pas? Si Dieu m’avait fait naître au temps de la bonne
Lorraine, j’eusse été volontiers des hardis compagnons qui, à sa suite,
culbutèrent les garnisons anglaises, entraient dans les villes reprises,
la lance haute, fiers de leurs balafres, et, après avoir chanté un _Te
Deum_, trinquaient galamment avec les archers. Ce n’est pas le goût des
tueries, mais des aventures à courir que l’idée de la guerre excite en
moi. A vingt ans, on a dans les veines plus de sang qu’on n’en peut
verser. J’ai la certitude que, le jour où je recevrais ma feuille de
route, je me sentirais immédiatement libéré d’une foule de sots appétits
qui alourdissent la vie d’un homme. Ce serait comme si je partais pour
le cloître. Rien ne vous met mieux qu’un risque de mort en face de
l’éternité. Et puis, dans cet abandon de soi, il y a une allégresse,
quelque chose comme une participation à la béatitude du Christ,
lorsqu’il s’immole...

La voix de Julien s’enflait, tandis qu’un afflux de pensées mettait son
être en vibration; la simplicité de son accent excluait tout soupçon de
fanfaronnade, et M. Ardel, en l’écoutant, n’avait plus son air
sardonique. Les femmes, autour de lui, cessèrent de causer; mais
Pauline, après un sursaut d’enthousiasme, se reprit soudain: par cette
folie chrétienne de sacrifice, le Julien qu’elle eût rêvé lui échappait!

Le carillon fluet d’un cartel préluda au coup de sept heures; M. Ardel
songea qu’il était temps de se retirer. Dans le vestibule, ils
trouvèrent Marthe, les mains derrière son dos, en méditation près d’une
cage où un canari et un serin, la queue raide et les paupières closes,
sommeillaient sur leur barre, côte à côte.

--Ils ne sont pas morts, maman? voulut-elle éclaircir, inquiète de leur
immobilité.

--Non, ma chérie, rassura Mme Rude; ils dorment comme des enfants bien
sages; demain, ils se réveilleront avant toi.

--Regardez, dans l’eau, cette moitié d’orange, dit plaisamment M. Rude,
tourné vers la fenêtre du vestibule.

Elle donnait sur un jardin, et, dans le bassin d’une pompe, flottait la
lune à demi pleine. Sa grise blancheur faisait le sol semblable à une
nappe d’eau tremblante; au-dessus d’un mur, entre les rameaux aigus et
noirs d’un tilleul, des étoiles pendaient comme des fruits dorés.

Pauline quitta Edmée et Mme Rude avec la persuasion de leur amitié
vraie; la poignée de main qu’échangèrent elle et Julien fut d’une
cordialité plus discrète; mais la réserve qu’elle y mit signifiait
qu’elle le distinguait des autres. De la porte des Rude, les Ardel,
jusqu’à leur maison, avaient trois minutes de marche. Pendant ce trajet,
comme Pauline ne disait mot, livrée à la rumination confuse encore des
mille détails qui lui revenaient de cette visite, son père inopinément
l’interrogea:

--Tu es muette; à quoi penses-tu?

--Tu veux le savoir, répondit-elle en folâtrant; eh bien! je pensais au
sommeil du canari et du serin...

Mais, redevenue grave, elle expliqua:

--Je pensais à la question de la petite: chez les Rude, c’est bizarre,
tout le monde a la mort en tête, et ils sont pourtant heureux!




IV


Au retour, contre leur attente, ni le souper n’était prêt, ni la table
mise. Égalité, s’étant oubliée dans un bal de guinguette, venait à peine
de rentrer, quand ses maîtres survinrent. Le professeur, d’habitude, se
mêlait peu du ménage; pour le coup, il l’admonesta vertement. Elle n’osa
maugréer, mais bouscula son fourneau, fit un beau tapage de marmites.

Ce n’était pas la première fois que Pauline surprenait en cette fille,
sous l’extérieur apathique commun aux gens du pays, les rancunes de
l’esclave émancipée qui enrage de servir. Dès le surlendemain de sa
venue, parce qu’elle charbonnait les portes avec ses doigts, il avait
fallu la gourmander: «Je veux qu’on soit propre, avait ajouté Pauline,
je suis minutieuse.--Mais, moi aussi, Mademoiselle, répliqua la bonne
d’un ton vexé.» Chose plus grave, Pauline, en montant aux mansardes pour
s’assurer si Égalité faisait son lit et balayait, trouva la chambre
fermée à double tour. Le surcroît de son escapade, les pendeloques
cliquetant sur son corsage, une odeur de musc que semait sa jupe, tout
avertissait qu’on ne pourrait la garder longtemps.

Ce souci vulgaire, après les ravissements dont Pauline sortait, la jeta
dans une tristesse. L’oncle Hippolyte était descendu et demanda «si, ce
soir, on ne dînait pas». Il marchait de long en large, par la salle à
manger, les mains enfoncées dans les manches de sa robe de chambre; de
cinq minutes en cinq minutes, il tirait sa montre ou la confrontait avec
la pendule, soupirait, se grattait la tête. Une catastrophe autour de
lui n’eût guère plus dérangé son régime d’automate que ce retard de son
potage: serf, toute sa carrière, de la ponctualité, il n’admettait pas,
dans les rouages de son existence, la plus minime variation.

Pauline conservait à son grand-oncle un sentiment où entrait un peu de
la pitié qu’on a pour les enfants et les faibles; par lui elle se
prolongeait dans le passé des siens; elle voyait en ce vieillard «un
meuble de famille» dont l’étonnante survivance paraissait un défi au
destin, une gageure qu’elle l’aidait à soutenir. Bien qu’il grognât même
à propos de ses attentions, déclarant «qu’on ne devait jamais se tâter»,
il les attendait, les réclamait presque. Sa nièce lui était nécessaire,
il l’aimait par rapport à soi; mais ce vague retour qu’elle obtenait de
lui marquait sur l’égoïsme du célibataire une victoire unique.

Pourquoi, à cette heure, en le regardant circuler comme le balancier
d’une pendule, le trouva-t-elle insupportable? Elle opposait à
l’intérieur paternel celui des Rude, chaud de tendresse et d’aménité.
Les flammes de leur âtre éclairaient pour elle les creux arides de sa
vie. Elle mûrirait, vieillirait peut-être entre deux somnambules dont
l’humeur égoïste la vouait à une stérile abnégation. Si elle se mariait,
son père, grincheux et jaloux de sa tranquillité, tolérerait-il un
gendre sous son toit? A supposer qu’elle se séparât de lui, ne
deviendrait-il pas la proie d’une gouvernante, ou, ce qu’elle
appréhendait plus encore, d’une seconde femme?

Se marier! D’ordinaire elle y pensait peu. «Que ce soit le plus tard
possible», avait répondu, à Roanne, M. Ardel déclinant la demande d’un
jeune collègue amoureux fou de Pauline, gauche d’ailleurs, pédant,
prétentieux, et qu’elle n’eût point accepté sans répugnance.

Mais Julien maintenant occupait le théâtre de ses songeries. Elle ne
s’en croyait pas le moins du monde éprise; il ne lui avait laissé voir
aucun signe d’inclination, pas la moindre de ces nuances prévenantes
auxquelles une femme n’est jamais insensible. Seulement, elle se
concevait aimée de quelqu’un qui lui ressemblerait par sa générosité,
ses dons sensitifs, son ascendant de parole. L’imagination de Pauline,
d’un bond, sautait aux extrêmes, achevait le tour d’une idée; elle
assistait à ses fiançailles et voyait la toilette de ses noces.

Ici, pourtant, la réflexion rabrouait la fantaisie: un jeune homme, tel
que Julien, destiné, selon toute apparence, à «un brillant avenir»,
épouserait-il une fille presque pauvre? Sa dot la plus solide, elle le
savait, serait l’héritage de l’oncle Hippolyte; pour acquérir un mari,
devrait-elle étrangler son oncle? Et, surtout un «mystique», semblable à
Julien, ferait-il sa femme d’une libre-penseuse? Son mot de l’autre
dimanche tintait dans sa mémoire:

«Je ne voudrais qu’un amour long et fort comme l’éternité...»

C’était bien ce qu’elle-même, de tout son désir, aspirait à recevoir et
à donner. Mais, un amour si rare, elle eût souhaité d’en épuiser, dès
cette vie, la plénitude, avec un homme exempt des croyances qui
n’étaient pas les siennes.

Elle secoua ses rêves, lorsqu’elle sonna la cloche du dîner enfin servi.
Il fut, à l’ordinaire, taciturne et expéditif. Toutefois, M. Ardel,
entre la pomme et le fromage, annonça son projet de passer à Paris le
jeudi d’ensuite; il ne reviendrait que le vendredi matin.

--Et tu ne m’emmènes pas? se récria sa fille.

Le: Non, qu’il répondit, ne permettait point de réplique. Des courses au
ministère, à la bibliothèque de la Sorbonne, des visites où il ne
pouvait la conduire empliraient toute sa journée.

--Est-ce que j’y vais, moi! observa l’oncle, pour faire sentir à
Pauline, que, lui restant, elle ne pouvait bouger.

--C’est entendu, repartit-elle chagrinement, je serai toujours une
sacrifiée.

L’œil vert de M. Hippolyte, par-dessous ses lunettes, s’irrita:

--Tu n’auras pas longtemps à l’être! Je sens très bien que vous vous
dites tous les deux: «Quand donc serons-nous débarrassés de cette
vieille ganache encombrante»? Ah! si je pouvais crever bientôt!

Pauline, furieuse d’une telle injustice, faillit répondre:
«Espérons-le». Victorien tourmentait sa moustache; une colère le rendit
pâle; ses sourcils se rapprochèrent; il envoya sur le vieillard le feu
terrible de ses pupilles, et, d’un ton impérieux, mais correct:

--Calmez-vous, mon oncle, et méditez cet axiome: Le monde appartient aux
esprits froids...

L’oncle baissa le nez vers son assiette, puis se moucha sans insister.
Victorien promit à sa fille qu’elle irait, pendant les vacances du
nouvel an, à Paris: elle y choisirait, «chez une bonne faiseuse», un
chapeau.

--Me prends-tu, dit alors Pauline rassérénée, pour une petite fille que
l’on console avec un bout de chocolat? Tu veux voyager seul, tu as tes
raisons, je ne te les demande pas...

--Tu les connais, interrompit-il assez durement; et ce fut tout.

A cette crise d’acrimonie succéda, le lendemain, une période de paix.
L’oncle, ayant besoin de sa nièce pour une reprise à un paletot, voulut
se montrer aimable; il conta, au déjeuner, son premier voyage de Lyon à
Paris, du temps où le bateau à aubes, «le Parisien», vous remontait
jusqu’à Châlons; de là, on prenait la diligence; mais, durant une partie
du trajet, le véhicule, dégarni de ses roues et soulevé avec ses
voyageurs sur un wagon, était remorqué par une locomotive; ensuite, à
une halte dont le nom ne lui revenait plus, on revissait les roues, et
la diligence, remise à terre, repartait avec ses chevaux. Devant l’oncle
Hippolyte, Paris apparaissait toujours aussi lointain qu’à l’époque du
roi Louis-Philippe; ainsi s’expliquait la gravité que prenait à ses yeux
le départ de Victorien ou de Pauline «pour Paris». La perspective de
cette courte fugue égayait, au contraire, M. Ardel; Pauline discerna
sans surprise qu’il ne s’ennuierait nullement de la faire seul.

Le jeudi matin, après l’avoir accompagné, elle revenait de la gare; sur
le pont, Mme Rude et Edmée la rencontrèrent; toutes deux s’en allaient
visiter des pauvres du faubourg. Dès qu’Edmée apprit l’absence de M.
Ardel:

--Eh bien! dit-elle, si on nous le permet, j’irai vous chercher à une
heure; et nous sortirons avec Julien dans la campagne.

Elles ne s’arrêtèrent pas longtemps ensemble; un vent d’est acéré leur
mordait les oreilles; à l’horizon, en aval, se bourraient des nuages,
d’un gris roux de laine sale, qui annonçaient de la neige. Mais
l’invitation de son amie enfla le cœur de Pauline d’une joie démesurée;
en rentrant, elle se mit au piano, roucoula de longues vocalises; puis,
tout d’un coup, elle se gronda de cette exubérance.

--Serait-ce à cause de Julien? Quelle folle je suis!

Vers midi, la neige commença; il ne volait encore que des flocons
dispersés par la bise, «des papillons» de neige. Edmée fut exacte au
rendez-vous; sa figure, sous le capuchon d’un manteau, était fraîche
comme une fleur d’églantier. Julien, les jambes serrées par des
molletières, et avec un caban de toile cirée, avait la tournure d’un
jeune lieutenant qui part en reconnaissance.

Il tendit la main à Pauline, lui demanda de quel côté elle préférait se
diriger.

--Où il vous plaira, répondit-elle; mais les hauteurs sont plus
tentantes.

Ils gagnèrent donc, au delà de l’Yonne, les collines, droit devant eux,
gravirent, dans une gorge humide, le sentier du Ru de Chièvre, et se
trouvèrent en pleins champs, au bord d’un plateau où le vent abattait
les tourbillons d’une neige de plus en plus épaisse. Ils avançaient
contre elle, les joues cinglées, les yeux entreclos, et, déjà, ne
s’entendaient plus marcher. Le grésillement des flocons s’assourdissait
sur la terre blanche. Edmée éprouvait une douceur de se mêler à cet
ensevelissement silencieux; Pauline, la volupté batailleuse de cheminer,
en dépit du froid et de la tourmente, dans un pays nouveau, que la neige
faisait immense et fantastique.

Julien les précédait, et, de temps à autre, se rapprochant d’elles, leur
lançait une parole brève.

La route s’engageait entre des taillis de jeunes bois; quelques feuilles
débuées battaient au bout des branches; les ramilles se croisaient en
réseaux délicats, «semblables, dit Julien, à l’entrelacs des veines sur
la main d’une femme». Et il regarda celle de Pauline, comme si, à
travers son gant, il eût suivi, sous sa peau, les lignes bleuâtres. Ce
fut l’aveu, à peine saisissable, de sensations qu’il réprimait. En lui,
les mouvements de l’instinct et l’effort de les maîtriser se succédaient
par subits contrastes. Plus loin, ils aperçurent, autour d’une mare, des
osiers rouges oscillant, si rouges que leurs tiges paraissaient enduites
d’un sang figé.

--Quand je vois de ces osiers-là, exprima-t-il comme pour lui-même, ils
me font songer aux verges de la Flagellation...

Pauline, tout étrangère qu’elle fût à l’histoire du Christ, comprit de
quelle flagellation il se souvenait. Deux semaines plus tôt, elle eût
taxé de folle son idée; aujourd’hui, elle désirait saisir le pourquoi
d’un tel rapprochement. D’ailleurs, la solitude et le vent glacé, la
réflexion brillante de la neige portaient son cerveau à un état de
clairvoyance où ses lourds préjugés se dissipaient.

--Vous êtes étonnant, fit-elle. A quoi bon chercher de la souffrance,
même dans les plantes qui ne souffrent pas?

--Elles souffrent une peine confuse, reprit, avec animation, Julien, le
deuil du premier Paradis, l’attente de la gloire et de la paix dernière.
Toutes les créatures ont sur elles le signe de la Passion, puisqu’elles
sont l’œuvre du Verbe fait chair et crucifié par consentement depuis
l’origine des siècles. Mais nous, nous savons qu’Il souffre, et à cause
de nous. Supposez-vous chrétienne, chrétienne totalement--non comme moi
qui sais ce qu’il faut faire et ne le fais pas,--chercheriez-vous dans
cette vie autre chose qu’un miroir de la Rédemption?

--Tout est là, dit Pauline, vous admettez la Rédemption; moi, je ne puis
pas. L’innocent pâtir pour le coupable, c’est horrible, c’est
monstrueux; vous adorez un Dieu féroce, avide de sang, et, ensuite, un
Dieu qui se laisse torturer et qui meurt comme un misérable, pour payer
une faute commise contre lui, Dieu. La contradiction me révolte...

--Ah! protesta Julien d’un ton d’affectueux reproche, vous n’avez guère
le sens de l’amour. Est-ce que les hommes ne sont pas tous un seul
homme? D’innocent, il n’y en a point. J’ai moi-même une faible
expérience de la douleur; mais je sais que je vaux peu ou rien. Voilà
pourquoi nulle injustice ne me heurte dans les calamités qui pleuvent
sur le monde autant que ces flocons de neige sur nos têtes. Si j’étais
un cœur moins tiède et puéril, je voudrais expier pour ceux qui ont le
plus mérité de souffrir. Dieu seul aime absolument, comme Il est juste
absolument. Dans l’abîme où se joignent la Justice et l’Amour, vous ne
pénétrez pas, moi non plus, ni personne; c’est le mystère des mystères.
Mais le péché et la douleur sont des faits; la Rédemption aussi, et un
fait, sans lequel les deux autres rendraient l’existence
incompréhensible...

--Il s’agirait d’abord de prouver, objecta Pauline, que le péché n’est
pas un mythe.

--Alors, intervint Edmée d’une manière pétulante, vous ne péchez jamais?
Vous avez de la chance!

--Et vous, quels crimes pouvez-vous bien commettre, exquise et bonne
comme vous l’êtes?

--Oh! moi! reprit Edmée, sans trop de contrition dans l’accent, du matin
au soir je pèche. Au moment où je me lève, j’ai la paresse de me lever;
pendant que nous disons la prière, je me dissipe vingt fois par minute.
Si je déjeune avec du pain rassis, je soupire à l’idée d’une brioche. Je
sors; les glaces des devantures me renvoient la silhouette de ma
personne, et je n’en suis pas mécontente, je lis dans les yeux des
passants qu’on me trouve bien. Vous avez tort de me croire bonne; je me
prive rarement pour les pauvres, j’ai une langue pointue; quand arrive
un ennui aux gens qui ne m’aiment pas, mon premier cri, si je ne me
retenais, serait: Tant mieux! etc., etc... Peut-on savoir tout le mal
dont on est capable?

Pauline se mit à rire: en cette confession elle ne démêlait que
l’enfantillage de scrupules dévots, superficiels du reste, puisqu’Edmée
les énonçait aussi cavalièrement. Il lui était difficile d’atteindre une
âme catholique de moyenne espèce, formée aux minuties de l’examen de
conscience, et familière avec les sacrements, choyée dans le giron de
l’indulgente Église, où, sachant le pardon à sa portée, elle se
tourmentait peu de ses faiblesses.

Ils descendirent en silence au pli d’un mamelon qui les abrita du vent.
La neige continuait à tomber d’une chute impétueuse et molle; les bois,
sous cette toison grisâtre, perdaient leur couleur brune d’écorce de
châtaigne; Pauline, malgré la cuisson de l’air froid sur ses joues, se
figurait marcher dans une chambre tendue de ouate.

A la fourche de deux chemins, le long d’une pente, les toits d’un hameau
parurent; une vieille femme en venait, sa hotte aux épaules; elle
présentait un profil sec et fin, sans caractère comme sans vulgarité,
effigie usée d’un ancien type rustique. Edmée, d’un signe de tête, lui
dit bonjour; la vieille, au lieu de répondre, baissa le nez par
maussaderie.

--Nous ne sommes plus au temps, dit Julien, où le salut des paysans
faisait les routes hospitalières même aux inconnus qu’ils croisaient. A
présent, les maîtres, savez-vous comment ils les appellent? Les
_créanciers_. Lorsqu’ils nomment, ici, tout près, la comtesse du Frénoy,
ils disent tout court, à la façon des sans-culottes: la Frénoy.

Les vastes communs d’une ferme antique tranchaient parmi des masures; le
pignon moussu d’une de ses mansardes pointait hors de la neige; une
lucarne se couronnait d’un fronton triangulaire, pompeux et d’autant
plus baroque qu’au-dessous s’appuyait une fruste échelle dont les
échelons étaient noirs de purin.

Edmée apprit à Pauline que cette ferme dépendait jadis du Frénoy, et,
indiquant à l’ouest le château invisible derrière les futaies, elle
narra de son histoire un épisode attendrissant.

Il appartenait, vers la fin de la Restauration, à un certain marquis de
Subligny, lequel avait fricassé son bien dans de sottes aventures, et
dut laisser vendre avec son mobilier la maison de ses pères, mais se
réfugia non loin, dans une bicoque, seul en compagnie d’un vieux
domestique. Celui-ci nourrissait son maître de la culture d’un jardin et
des économies faites sur ses gages d’antan. Le marquis, cependant, se
mourait de consomption et du chagrin d’avoir gaspillé sa jeunesse. Quand
les acquéreurs du château connurent son triste état, ils lui offrirent
en sa propre demeure l’hospitalité. On lui réserva le plus seigneurial
des appartements, et, là, entouré de ses meubles, de tout ce qui
perpétuait les fastes de sa famille, il s’en alla d’une fin douce, dans
l’illusion d’être encore le maître de céans.

L’anecdote toucha Pauline plus qu’elle ne l’eût fait en d’autres lieux.
La mélancolie qui tombait sur la campagne muette où le jour semblait
déjà moribond lui insinua une sympathie lointaine pour l’inconnu dont
elle écoutait la légende. La communauté d’un sentiment fugitif, à son
insu, la rapprochait davantage d’Edmée et de Julien.

Julien voulut regagner la plaine en coupant au milieu des terres. Il ne
s’y décida point sans consulter Pauline dont les chaussures un peu
minces courraient quelques risques dans les sillons comblés de neige.
Elle se moqua de l’avertissement, se prétendit infatigable. Ils
s’avancèrent donc hors des chemins frayés. La bise, maintenant, leur
jetait contre le visage des poignées de flocons, qui, se figeant au bout
de leurs cils, les aveuglaient à demi. Par endroits, ils arrachaient
avec effort leurs pieds de la neige profonde: Pauline ne sentait plus la
pointe de ses orteils; elle soutenait pourtant son entrain. Julien se
rendit compte qu’elle et Edmée auraient peine à s’en tirer jusqu’à la
grand’route; il leur proposa fraternellement à toutes deux son bras.

Pauline le prit d’un geste réservé. Mais, comme elle bronchait au creux
d’une ornière, elle serra fort la manche de son guide dont l’appui
nerveux la maintint d’aplomb. La vigueur de Julien se communiquait à sa
volonté, atténuait sa fatigue. Les champs, au crépuscule, s’amplifiaient
et paraissaient avoir perdu leurs horizons; cependant ils découvrirent
une ferme solitaire près de laquelle se hérissaient en ligne des
poiriers, «pareils, sous la neige, dit Edmée, à des porte-cierges, quand
de la cire y a coulé».

Elle ajouta en regardant son frère:

--Il ferait bon s’arrêter, là-bas, cogner à la porte, comme le petit
Poucet, et se griller vis-à-vis d’un bon fagot.

--Vous êtes lasse? dit Pauline, pour se convaincre qu’elle-même ne
l’était point.

--Encore une demi-lieue, appuya Julien, et nous empoignons la route.
Imaginez-vous jusque-là que cette côte, devant nous, est un sommet des
Alpes où nous allons sauver des voyageurs en détresse...

Pauline n’avait pas besoin de stimulation; elle eût souhaité que leur
aventure ne finît jamais; et elle jouissait d’unir sa marche au pas
ferme de Julien; mais, tout à coup, par une coquetterie irraisonnée,
elle quitta son bras. L’imperceptible déplaisir qu’elle crut, à un
froncement de sourcils, deviner en lui, la traversa d’une joie
secrète...

A présent ils dominaient la vallée confuse et des peupliers tordus d’où
s’enleva une bande de corbeaux, comme des loques noires charriées par le
vent. Dès qu’ils furent au bas du coteau, sur la route plate, Julien se
tourna vers Pauline:

--Savez-vous où nous sommes? A un quart d’heure de Druzy. Voulez-vous
faire une surprise à votre oncle?

Un instant elle hésita: sa méfiance du prêtre se réveillait à l’idée
d’entrer chez lui; et que dirait son père de cette visite? Mais elle
commençait à sentir, comme Edmée, sa lassitude; une curiosité, le
pressentiment du bonheur qu’elle porterait à son pauvre oncle, le désir
tacite de ses deux compagnons, tout la décida.

L’église de Druzy commande, à la façon d’un château fort, les approches
du village; ancienne collégiale, de loin elle prend des proportions qui
étonnent: les flancs de son vaste chœur s’évident et poussent au dehors
des prolongements à toit aigu; le chapeau d’une tourelle s’appuie contre
sa nef au-dessous d’un vigoureux clocher roman. De près, elle trahit des
tristesses de ruine; une moisissure verte suinte de ses murailles là où
le lierre vorace ne s’en est pas rendu maître.

Julien cherchait du regard, proche l’église, le presbytère, quand il
reconnut, dans un chemin montant, la porte que surmontait une croix
rouillée. Il tira la corde d’une cloche; des sabots, sur le sol feutré,
résonnèrent sourdement, et l’abbé Jacques vint ouvrir en personne, car
il se passait de servante.

A la vue de Pauline, il demeura comme suffoqué, rougit d’un transport
qu’il ne chercha pas à contenir.

--Je vous espérais, dit-il se ressaisissant; et Victorien, où est-il
donc?

Pauline, en quatre mots, sans mensonges de politesse, élucida comment
«le hasard» l’avait conduite à proximité de Druzy; elle présenta Edmée
et Julien. L’abbé les mena dans sa cuisine; il y instruisait, à cette
heure, les enfants du catéchisme; la sacristie, où il le faisait
d’ordinaire, eût été, par ce froid, malsaine. Une lampe de cuivre sans
abat-jour était posée sur une table de bois blanc; deux petits gars et
deux petites se tenaient assis en rang, un livre entre leurs mains, le
dos tourné au feu, et la neige du dehors éclaircissait leurs visages de
son reflet immaculé.

Le curé alla prendre pour ses hôtes des chaises dans la pièce voisine;
tandis que les jeunes filles se sécheraient au coin de l’âtre, il
demanda la permission d’achever son catéchisme; l’assistance imprévue y
ajouta une solennité.

Pauline remarqua tout de suite que les garçons possédaient mal le texte
qu’ils récitaient et ne semblaient rien y comprendre. Les petites, au
contraire, plus déniaisées, levaient souvent le doigt pour répondre. La
moins grande, qui s’appelait Louise, avait un air espiègle et futé; ses
cheveux bruns dépassaient le châle blanc qu’elle gardait sur sa tête;
ses yeux, d’une limpidité si brillante que ses cils même paraissaient
bleus, sa bouche menue, son teint rose s’animaient de grâces mutines;
quand elle ne savait pas, elle faisait une jolie moue, et, en se
dandinant, interrogeait le plafond.

L’abbé leur expliquait l’existence de Dieu dont personne, visiblement,
ne leur avait parlé; et il tâchait de mettre à leur niveau une preuve
imagée de la Cause créatrice.

--Vous avez vu, mes enfants, des anneaux aimantés pendre les uns aux
autres; d’où leur vient à tous la puissance qu’ils ont de se tenir entre
eux? Louise, d’où vient-elle? Voyons, Augustine? Ernest? Charles?...

--Eh bien! reprit-il, comme tous se taisaient, elle vient d’un premier
aimant... Vous vivez. D’où vient la vie? Elle vient de quelqu’un qui a
été avant vous, avant vos pères, qui a toujours été.

Il s’énonçait avec une gravité affable, haussant peu la voix, et
l’attention des enfants semblait suspendue à ses lèvres, comme par
l’aimant qu’il évoquait. Pauline, formée, selon le pli paternel, à
évaluer les gens sur leurs mérites d’intelligence, reconnaissait à son
oncle une parfaite clarté d’exposition. Elle voulait négliger la
substance de sa doctrine, mais suivait, malgré tout, cette métaphysique
élémentaire aussi neuve pour elle que pour les jeunes sauvages de Druzy.

Lorsqu’il eut achevé, il se mit à genoux sur les carreaux, les y fit
mettre autour de lui, et, tous ensemble, ils dirent le _Pater_, puis
l’_Ave_. Julien et sa sœur se joignirent à l’oraison commune. Les
enfants observèrent que l’autre demoiselle demeura, hors du cercle,
assise, et fixait les braises du foyer.

Elle reçut pourtant, à les entendre, la révélation de ce que peut être
la prière: la voix de l’abbé Jacques imprimait aux mots répétés par ces
bouches enfantines une ferveur si simple qu’une religion paraissait
naître dans cet humble élan vers le Père «qui est dans les cieux» et la
Vierge «bénie entre toutes les femmes».

La douceur de prier, jamais Pauline ne l’avait comprise. Maintenant,
elle admettait, au moins en idée, le besoin d’invoquer la Cause
inconnue, quand même nous ne savons pas où s’en va notre appel. Cette
sympathie d’émotion se mêlait à la pauvreté accueillante du presbytère,
aux délices du feu dont la tiédeur coulait en ses membres, et à des
réminiscences plus lointaines de foi familiale que le contact de son
oncle ranimait au fond d’elle.

Les enfants congédiés avec des bons points et des images, l’abbé, au
bout de quelques minutes, revint, tenant une bouteille de Chablis
mousseux.

--_Ut vinum lætificet cor hominis_, dit-il tout jubilant de voir sa
nièce sous son toit. Et, pour la fêter, comme le père de famille immola
le veau gras, il apportait son unique bouteille de choix.

Il se mit en devoir de la déboucher; mais le bouchon résistait à son
effort; Julien s’empressa de la lui prendre, et, d’une main aisée,
délivra le vin fumant.

--C’est en cette cuisine, dit Edmée, je la reconnais, que mon père vit
le vieux Breton et sa fille agenouillés...

--Au temps de M. Le Goff, sans doute? J’ai lu ce nom sur le registre de
mes prédécesseurs. Ah! ce registre, il contient des choses bien
affligeantes! Quarante années durant, ma pauvre paroisse eut un prêtre
constitutionnel. Faut-il s’étonner que la foi s’y soit perdue?

--Comme vous devez être seul, mon oncle, fit Pauline, tous les soirs,
dans cette maison!

L’abbé venait de lever à la santé de Victorien son verre où il ne
s’était versé qu’une goutte; il y trempa ses lèvres et sourit:

--Mais, je ne suis pas seul, ma chère enfant; j’ai toute la communion
des bienheureux et les trois personnes de la sainte Trinité pour
compagnie.

D’ailleurs, ajouta-t-il, même extérieurement ses journées étaient si
pleines! Le matin, après sa messe, et son ménage fait, il travaillait
une heure son potager, quoique le sol n’en valût rien, la craie sortant
à fleur de bêche. Ensuite, il s’adonnait à un ouvrage de théologie, un
grand catéchisme historique qui exigeait d’énormes lectures.
L’après-midi, il s’en allait voir ses paroissiens, ceux des hameaux
distants, où, depuis une génération, pas un prêtre ne s’était montré; il
choisissait les jours de pluie et les temps affreux, sûr d’atteindre les
gens au logis; et ils osaient moins alors lui fermer leur porte.

Les rebuffades ne l’effrayaient point; la veille, entrant pour la
première fois chez une paysanne, il s’était présenté comme le nouveau
curé. «Qu’é qu’ça m’fait à moi?» Telle fut sa réponse; et elle lui
tourna le dos, partit dans son étable. On l’avait prévenu que, sil
pénétrait en de certaines fermes, sa visite aurait pour les tenanciers
l’allure d’un défi à leurs opinions; ils lâcheraient leurs chiens contre
lui. Il s’y était rendu quand même; les chiens l’avaient laissé
tranquille; mais, à l’aspect de sa soutane, comme à l’approche d’un
sorcier ou d’un lépreux, maîtres, domestiques, enfants s’écartaient, on
touchait du fer, _on se cachait_ avec une sorte d’horreur
superstitieuse. D’autres le repoussaient, parce qu’ils avaient des tares
dans leur vie, une femme notamment dont ses voisins racontaient qu’elle
avait empoisonné en son berceau son fils unique. D’autres
l’accueillaient, l’invitaient «à prendre un verre»; néanmoins, il ne
pouvait leur parler que du «bestial», des récoltes, de la santé des
enfants; dès qu’il en venait à la religion, tous prenaient un air
stupide. Un point surtout les ahurissait, c’était qu’ils fussent
capables de péché.

--Des péchés! se rebiffait un vieux moribond; mais, monsieur, je puis
lever la tête, j’ai toujours été un honnête homme.

--J’en ai bien, moi, des péchés, répliqua l’abbé Jacques.

--Vous en avez! Eh bien! c’est du propre! Pourquoi alors que vous vous
êtes fait curé?

Pauline, en écoutant ces propos, se souvint de ce qu’elle-même avait
ressenti à la venue de son oncle; et elle eut presque honte d’avoir
partagé les préventions de rustres imbéciles. La figure du prêtre,
laminée par les jeûnes et la contention intérieure, exerçait sur elle un
prestige que, pour l’instant, elle se plaisait à subir. On eût dit qu’un
pouce surhumain, appuyant sur ses joues, y avait creusé deux trous
d’ombre, pour faire saillir plus fortement ses os d’ascète et renfoncer
la pointe de son regard. Ses doigts, qui se joignaient, puis se
séparaient tout d’un coup, accusaient le fond de violence nerveuse qu’il
s’appliquait à réfréner; mais une paix transcendante, indéfinissable
flottait autour de sa personne: Pauline se voyait inférieure à lui, et
cependant elle n’en souffrait pas; elle trouvait plutôt dans cet
abaissement la délivrance d’un malaise obscur.

--Quand le temps est beau, continuait-il, je m’en vais à travers champs,
je lis là mon bréviaire; je tâche de joindre les hommes au travail. J’ai
conquis l’amitié d’un berger natif du Morvan; il mène le long des
communaux ses deux cents moutons et ses deux chiens, et il vit, tout le
jour, dans le silence, appuyé sur sa houlette. Nous sommes faits pour
nous entendre... Le soir, je me remets à mon ouvrage, puis je retourne à
l’église. J’en ai besoin; voyez-vous, il y a pour le curé de Druzy,
comme pour bien d’autres, des heures très douloureuses. Je ne parle pas
des affronts que je dois avaler comme de l’eau, des mourants qui me
ricanent au nez, du maire que je croisais, dimanche, escorté de son
conseil, allant faire un baptême civil, et il fallait voir de quel œil
ces messieurs me regardaient! Mais lorsque je songe que, sur six cents
âmes à moi confiées, j’en atteins une vingtaine au plus, je voudrais,
pour dompter ces endurcis, le pouvoir des miracles, je sens mon
indignité écrasante, et parfois je m’étonne que les pierres de mon
église ne crient pas avec moi vers Dieu leur désolation.

--Oh! je vous comprends, exprima Julien, touché par l’accent de cette
confidence. Moi-même, qui ne suis qu’un écervelé, j’ai, par moments, de
ces idées-là, il me semble que des prodiges d’expiration suffiraient à
peine; la terre, plus que jamais, a soif des saints et des martyrs...

--Mon oncle, fit Pauline et se levant,--car cet échange d’ardeurs
mystiques où elle n’avait aucune part l’indisposait,--nous allons vous
dire: Au revoir; l’oncle Hippolyte se croirait perdu, si le dîner
n’était pas servi à la minute où il l’attend.

--Attendez, je veux que vous emportiez quelque chose de votre visite.

Un souffle glacial sortit de la porte qu’il ouvrit au fond; dans la
chambre où il pénétra le vent se plaignait comme un enfant sans mère.

--Voulez-vous voir mon cabinet?

Pauline et Edmée, puis Julien en passèrent le seuil; le froid de ce lieu
leur donna le frisson: un papier, en guise de vitre, battait contre un
des montants de la croisée. L’abbé, d’un ton joyeux, expliqua sa misère:
le bois de la fenêtre étant moisi, comme il l’ouvrait tout à l’heure
pour clore ses volets, l’espagnolette et un des carreaux lui étaient
restés entre les doigts. Le délabrement des parois elles-mêmes causait
un phénomène étrange: la tapisserie, trouée par endroits, se gondolait à
chaque bourrasque; le mur semblait vaciller avec des ombres fumeuses,
tandis que les flammes de la lampe éclairaient quelques gravures
appendues, le portrait du Pape entre une estampe du _saint Bruno
mourant_ de Lesueur et la _Vision de Zacharie_ d’après Gustave Doré.
Edmée entrevit un harmonium dans un coin, une table de travail en bois
blanc comme celle de la cuisine, et Julien s’approcha des livres rangés
avec méthode sur des rayons; il n’y reconnut pas un seul de ces volumes
mondains dont les prêtres désœuvrés de la campagne se plaisent à égayer
leur bibliothèque, mais uniquement, les ouvrages où s’est condensée la
forte moelle de la tradition théologique depuis les Pères jusqu’à
Franzlin et à Mgr Pie.

Pauline, se demandant quel souvenir son oncle lui réservait,
s’attendait, non sans ironie, à une image de piété; il s’était assis
devant le secrétaire de la tante Lætitia, et il prit dans le tiroir une
miniature qui représentait une jeune dame en toilette du premier Empire,
les épaules et les bras nus, ayant des accroche-cœur sur le front, des
frisons sur les joues, un air de tendresse aimable et de sémillante
ingénuité.

--Tenez, dit-il à Pauline, c’est votre arrière-grand-mère paternelle;
Victorien la désirait.

Ce cadeau imprévu la transporta; plus d’une fois le regret l’avait prise
d’ignorer presque tout de cette aïeule, qu’elle savait par ouï-dire,
charmante. A présent, elle possédait au moins ses traits; que ne
pouvait-elle percevoir le timbre de sa voix, vivre en sa compagnie, lui
dire qu’elle l’aimait!

Elle écartait la miniature pour la faire mieux voir à Edmée; l’abbé,
derrière elle, haussait la lampe qu’il protégeait de sa main contre les
coups de vent, et Julien, comparant le profil de la dame à celui de
Pauline, admirait la fidélité d’une race à une noblesse de type
longuement acquise.

L’abbé, lorsqu’ils partirent, voulut les raccompagner jusqu’à la petite
gare, au bas du village. Le grésil neigeux, plus menu, pleuvait du ciel
nocturne, tel que de la farine coulant hors du blutoir.

--Les jolis arbres de Noël! dit Edmée en face des pommiers tout blancs.

--La neige, reprit Julien, est une chose douce comme la manne dans le
désert.

--Oui, répondit l’abbé, une tombée de neige ressemble à la descente
illimitée des Hosties saintes sur les autels...

Sa phrase, que coupa le sifflet du train, remit une distance entre
Pauline et lui; un instant plus tôt, elle eût volontiers embrassé son
oncle, oublié qu’il était prêtre.

Julien, pendant le bref trajet, avec une flamme extraordinaire, loua la
sublimité de cette âme sacerdotale heureuse dans l’abnégation et soumise
même aux opprobres. Pauline n’acceptait qu’à demi son langage, mais elle
recevait l’influx de son énergie qu’elle sentait courir le long de ses
nerfs en ondes sourdes.

--Vous verrez, insinua Edmée finement pour confesser son frère, qu’un de
ces matins Julien suivra l’exemple de votre oncle.

--Hélas! non, répliqua-t-il, le monde me tient trop...

--C’est dommage, lui jeta Pauline, vous seriez parfait en abbé.

--Comme vous en carmélite.

Un sans-façon d’amitié exempt de toute aigreur anima cette riposte:
qu’ils étaient loin déjà de leur première rencontre! Si Pauline avait
pris le temps de s’examiner, elle eût été confuse d’avoir tressailli
d’un bonheur furtif à entendre que Julien ne serait pas un prêtre; et
pourquoi se donnait-elle l’air de souhaiter qu’il le fût?

Une fois rentrée au logis, durant le souper monotone, puis dans sa
chambre, assise vis-à-vis d’une flambée, tandis qu’elle reprisait le
paletot de l’oncle Hippolyte, elle laissait les impressions de
l’après-midi se dévider capricieusement en sa mémoire; mais une question
insistante qu’elle ne s’était pas encore posée la tira de la somnolence
où le bien-être du feu liait son cerveau étourdi par la froidure et le
vent: Julien n’avait-il pour elle qu’une sympathie éphémère? Devait-elle
chercher au fond de ses égards l’arrière-pensée de la convertir?
Certains signes pourtant, des nuances de gestes, des coups-d’œil
brusques semblaient avouer un attrait involontaire, presque un sursaut
de passion.

--Au reste, conclut-elle en se couchant, qu’il sente et veuille ceci ou
cela, peu m’importe.

Son besoin de se défendre démentait son indifférence affectée; elle
s’endormit avec la lumière des yeux de Julien contre ses yeux; et elle
voyait remuer ses lèvres vermeilles articulant ce blâme qu’elles
rendaient suave:

«Ah! vous n’avez guère le sens de l’amour...»

Au milieu de la nuit, un bruit insolite, venant de la rue, la réveilla:
quelqu’un, en bas, près de la porte, secouait ses semelles chargées de
neige; serait-ce son père revenu par un train tardif? Elle se leva,
entr’ouvrit sa porte, et faillit lâcher un cri en reconnaissant de dos
Égalité; une petite lanterne dans une main, ses chaussures dans l’autre,
la bonne, rentrant d’une équipée, montait en tapinois l’escalier de sa
mansarde.

Pauline se recoucha, bien résolue à chasser le lendemain cette vilaine
fille, et indignée d’abord de son hypocrisie; mais elle se mit à
raisonner sur cette escapade:

--Après tout, si tel est son plaisir... De quel droit la
condamnerais-je, si ce n’est parce qu’elle est sortie sans permission,
et qu’elle pourrait, une autre nuit, ne plus rentrer seule? J’irais me
promener le soir avec un ami qui me plairait, serait-il juste qu’on me
lapidât?

Elle tendit l’oreille, comme si un nouveau bruit allait déranger le
silence. A l’intérieur de la maison rien ne bougeait. Dehors, un chien,
sans doute en quête parmi des immondices, faisait craquer un os entre
ses mâchoires; des chevaux, dans une écurie, étiraient leur chaîne. La
neige avait dû cesser, et la lune se dégager des nuages; car une clarté
fluide glissait par les fentes des volets, et ce ne pouvait être celle
du réverbère qu’on éteignait avant minuit.

Pauline cédait au rêve qu’elle venait d’ébaucher: une course dans les
bois, sous la lune blanche, à travers la neige muette, indéfinie; Julien
l’accompagnait, et bien que la campagne fût déserte, il lui parlait à
voix basse. Subitement, sa conscience se réveilla.

--Quoi donc! Je l’aimerais? C’est trop absurde. Un hautain, un
ambitieux, et peut-être un instable, comme ils le sont tous... Quand je
ne suis pour lui que l’étrangère qui passe, et une mécréante... C’est
fini, je ne veux plus le revoir. Mais faut-il être niaise et romanesque?
Je l’ai rencontré trois fois, et déjà je me laisse prendre! Non, je le
reverrai, et je serai froide, méprisante... Qu’a-t-il fait pour que je
le traite ainsi? Hier, du premier au dernier moment il s’est montré
plein d’attentions, affectueux comme malgré lui. Si pourtant il me
comprenait...!

Son cœur palpita d’une agitation radieuse, des fleurs rouges tremblèrent
dans les rideaux de son lit. Mais, tout d’un coup, le demi-jour lunaire
vint à s’éteindre, les ténèbres furent totales. Un long frisson lui
saisit les épaules. L’angoisse d’un désir impossible à combler la mit en
face de sa misère; elle eut peur de l’ombre, peur de sa faiblesse, se
sentit isolée, captive au creux d’un puits noir; où était-il celui qui
la sauverait d’elle-même? Elle se souvint des enfants à genoux récitant
le _Pater_; le murmure de leurs petites voix l’avait émue; que ne
savait-elle prier comme eux, comme _lui_? Et, dans cette minute de
détresse, son orgueil se fondit; les yeux grands ouverts, elle prononça:

«O Vous que j’ignore, Être inconnu qu’on appelle Dieu, je ne sais qui
Vous êtes, ni qui je suis; si vous êtes, je suis au monde par Vous,
c’est Vous qui m’avez créée, comme vous avez fait la neige et le vent.
Je ne vous ai rien donné, et vous m’avez tout donné; Vous me connaissez
et je ne vous connais pas; si Vous venez à moi, je ne puis Vous voir; si
Vous me délaissez, je n’en sais rien. Faites-moi comprendre au moins que
Vous êtes, envoyez-moi la paix dont j’ai besoin...»

Un coq lointain poussa dans la nuit glacée son appel de clairon qui
veille; plus calme peu à peu, elle se rendormit.




V


M. Ardel revint harassé et content: il avait humé dans les rues de Paris
ce vent de gloriole qu’on respire là, et non ailleurs; au ministère, il
avait reçu l’assurance d’être nommé bientôt à Versailles; et, quand même
il dédaignait l’avancement, cette promesse lui arrivait comme un souffle
du large auquel il tendait ses voiles. En termes succincts il mit
Pauline au fait de sa journée et du temps affreux qu’il avait dû braver:
Paris, vers deux heures du soir, submergé par un tourbillon de neige;
les véhicules marchaient au pas; plus personne sur les boulevards; on
n’y entendait que les lourds chevaux d’omnibus haletant et glissant; la
suspension de l’activité dans l’énorme ville ressemblait à un
cataclysme; mais tout en pestant, il s’était exalté par une marche
épique.

Pauline écoutait à peine, consternée d’un départ probable et prochain.

--Et toi, tout hier, quel a été ton emploi du temps?

Dès qu’elle répondit que «les Rude» l’avaient emmenée aux environs:

--Les Rude qui ne le sont guère, dit-il en veine de boutades. Si le
fanatisme religieux ne leur prêtait du mordant, ce serait la famille
française d’aujourd’hui détrempée dans trop de douceur.

Elle prolongea le récit de la randonnée sur les coteaux, retardant celui
de la visite à Druzy; il fallut y venir enfin, et son père, ainsi
qu’elle l’avait prévu, reprit sa mine d’ironie mauvaise:

--L’incident était concerté entre l’abbé et Julien: tu as donné, comme
une bonne dinde, dans le panneau!

--Pas du tout, protesta-t-elle en rougissant, et avec une vivacité
excessive; je suis certaine qu’ils ne s’étaient jamais vus.

Elle lui présenta, pour faire diversion, la miniature; mais il ne la
prit point sans une saillie contre son frère:

--Tout de même... il a compris. Voilà dix ans qu’il aurait dû me
remettre, à moi, son aîné, ce souvenir de famille!

En dépit des apparences, le cadeau ajouta une satisfaction à celles
qu’il rapportait de son voyage: outre qu’il tenait à l’objet lui-même,
l’acte de l’abbé prenait devant lui le sens d’un hommage et presque
d’une réparation. Victorien était de ceux-là qui ont besoin, pour se
voir en beau, de ravilir les autres; s’il avait été un triomphateur
romain, il eût essuyé voluptueusement la poussière de ses sandales sur
des têtes de rois captifs.

Seulement, il ne soupçonna guère à quel point ses paroles revêches
heurtaient sa fille et la détachaient de son influence.

Jusqu’alors, chez elle, la naïveté des élans et les habitudes de
négation critique se contrariaient sans qu’elle en souffrît; il lui
semblait nécessaire que l’intelligence dît: Non, quand le sentiment
disait: Oui. Elle voyait en l’esprit d’analyse une forme de supériorité;
son père tenait à ses yeux la sienne de ce qu’il passait toutes ses
idées au crible d’une méthode, d’un raisonnement. Elle vivait auprès de
lui, dans un air imbu d’un poison subtil, et n’en était pas plus
affectée que de la vapeur des cigarettes qu’il fumait.

A présent, ce dualisme allait la torturer; et, ou bien elle y
échapperait, ou elle aboutirait au désespoir. L’hypothèse que Julien,
d’accord avec son oncle, avait prémédité toute leur promenade, lui fut
insupportable; le doute insinué la froissait pour lui autant que pour
elle-même; cependant, elle ne l’élimina qu’après avoir pesé «le oui et
le non»; mais elle en voulut à M. Ardel d’une suspicion inique:
vraiment, il généralisait trop; sa peur d’être dupe tournait à la
hantise: partout il flairait des pièges, des perfidies! En supposant des
hostilités, il s’en créait. C’est pourquoi, dans son milieu professoral,
sa disgrâce avait tant duré.

La veille encore, elle se fût réjouie de savoir que, sous peu, ce déni
de justice prendrait fin. Maintenant, la perspective de quitter Sens et
leur maison l’affligeait comme une menace d’exil, et, sur la cause de sa
tristesse, une certitude plus poignante que délicieuse s’imposait à sa
lucidité: elle aimait Julien.

Toutefois elle essayait d’accumuler contre son inclination une série
d’obstacles; le plus immédiat paraissait être un éloignement où il
aurait tôt fait de l’oublier, même si entre eux se nouait une amitié
fragile.

--Il vaut mieux que nous partions, puisque je dois vivre ici
malheureuse...

Elle ressongeait à son trouble de la nuit, au mouvement d’anxiété qui
l’avait ployée jusqu’à l’humiliation d’une prière. Sa prière, sans foi
ni ferveur, abstraite et conditionnelle, liée par la crainte de jeter
dans le vide un sanglot inentendu, énonçait néanmoins le désir de
croire. Comment avait-elle pu en arriver là? Sa raison discutait les
origines de «cet instant mystique», et débrouillait le fil de ses
émotions par un jeu presque instantané, tant il lui était habituel!
Depuis sa visite à la cathédrale, un réseau de concordances pieuses
l’avait enveloppée; mais pourquoi les avait-elle subies, elle auparavant
si tranquille dans son irréligion?

Les heures passées avec Julien et son oncle ne suffisaient point à
expliquer le changement qui s’était fait en sa vie secrète; il y avait
quelque chose de plus, un mystère qu’elle ne démêlait pas; elle le
sentait si bien qu’elle se disait: «A quoi sert de me défendre, si les
impulsions doivent être plus fortes que moi?» Puis son indépendance se
rebella contre l’abandon de sa volonté:

«Je vais y mettre bon ordre, m’interdire de penser à tout cela.»

Mais, quoi qu’elle voulût, elle ne pouvait redevenir ce qu’elle était
quinze jours avant, et il lui semblait que, devant un miroir, elle
s’était brusquement découvert un autre visage.

Un soin extérieur la détourna de cet examen. M. Ardel, dès qu’il apprit
la conduite d’Égalité, intransigeant sur la morale domestique, lui
signifia qu’elle s’en irait dans la huitaine.

--Tout de suite, répliqua la bonne; et elle monta faire ses paquets.

Pauline eut donc à sortir pour chercher une nouvelle servante. Il gelait
plus dur que la veille; mais le vent était tombé, et la neige des toits
prenait sous le soleil une douceur d’hermine. Au moment où, debout sur
le seuil, elle achevait d’ajuster ses gants, Julien passa dans la rue.
La coïncidence était-elle l’effet d’une aimantation commune? Pauline eut
une surprise si forte qu’elle pâlit. Au lieu de la saluer simplement, il
vint à elle, s’informa si la course ne l’avait point fatiguée, si le
professeur était rentré sans encombre de Paris. Dans les mots rapides
qu’ils échangèrent, elle connut plus de bonheur que dans le long contact
de la veille. Elle n’en voulait rien laisser voir, tandis qu’une joie
étincelante et victorieuse s’échappait des pupilles de Julien, faisait
son teint plus diaphane et ses gestes plus délibérés.

Légère comme une brise, elle s’en alla, ressaisie par tout
l’enchantement de ses espoirs:

«Il me dénie, rêvait-elle, le sens de l’amour. Je saurais bien aimer
pourtant, si j’étais sûre qu’on m’aime!»

Être aimée, voilà ce dont elle manquait, depuis que sa mère était morte.
M. Ardel lui imposait son atmosphère de laboratoire; à présent qu’elle
avait respiré un air tonique, ses poumons ne voulaient plus s’en
accommoder.

Elle le comprit plus nettement encore, le soir du même jour, durant deux
visites qu’eut son père, celle de Mlle Total, professeur d’anglais, et
de M. Flug, son jeune collègue de philosophie.

Mlle Total était une personne longue et raide, douée d’une démarche
d’autruche, jaune de peau comme une noix sèche, toujours effacée sous
des vêtements sombres, et portant jusqu’en sa manière de friper sa
voilette sur ses bandeaux d’un gris morose le négligé spécial aux
institutrices d’âge mûr. Son âme de célibataire se devinait macérée dans
des aigreurs; mais elle s’accordait plus d’une consolation. Respectée
comme une femme d’élite, elle exerçait en son petit monde d’élèves un
prestige qui allait croissant. Ses tâches lui plaisaient; elle avait «la
psychologie des corrections» et savourait à relever des solécismes au
long des copies une jouissance jamais épuisée. Preneuse de notes
infatigable, elle lisait prodigieusement; son «intellect» présentait la
grossière universalité d’un magasin de solde où on eût rencontré de
tout, mais rien qui fût à elle. Au surplus, elle se croyait exempte de
pédantisme, simple autant «qu’une bonne mère de famille», bien qu’elle
eût intimement pour cette espèce un parfait mépris.

Elle jugeait M. Ardel «intéressant» et l’abreuvait de louanges qu’il
acceptait, étant peu blasé sur ce nectar. Des conseils bibliographiques
sollicités auprès de l’érudit les avaient mis en rapports; à son tour,
il se servait de la vieille fille pour des recherches accessoires, et,
en récompense, l’avait conviée à prendre une tasse de thé.

Elle vint la première, trouva le professeur une cigarette aux lèvres,
allant et venant par son salon. Il affectionnait cette vaste pièce aux
anciennes boiseries blanches, où le canapé et les fauteuils d’un vert
passé, les vases et la pendule Empire semblaient avoir conquis leur
décor exact. Pauline n’avait encore allumé aucune lampe; mais les
flammes de la cheminée dansaient au plafond et le réverbère de la rue
projetait à l’intérieur sa clarté crue que trois grandes glaces se
renvoyaient étrangement.

Les incartades d’Égalité fournirent l’entrée en matière de la
conversation. Mlle Total, qui inclinait au socialisme, opina qu’on
devait se résigner à voir les prolétaires évoluer «vers une émancipation
progressive».

--En attendant, jeta Pauline sans amertume, ce sont nos provisions qui
évoluent; cette fille, je viens de m’en apercevoir, nous a emporté dans
sa malle un kilo de sucre.

--L’esclavage, confirma M. Ardel, même pour les esclaves, avait du bon.

Mlle Total, le menton dans sa main droite, observa d’un air profond:

--C’est que l’enseignement populaire n’a pas encore donné tous ses
résultats.

On sonna et Pauline s’empressa d’aller ouvrir à M. Flug; elle le voyait
pour la première fois; aussi fut-elle étonnée de son aspect: gringalet,
d’une pâleur glabre, les oreilles couvertes par des cheveux en filasse,
son nez court coiffé d’un lorgnon, il gardait la tenue d’un étudiant
bohème ou d’un cabotin sans emploi. Ses jambes grêles flottaient dans un
pantalon trop large; malgré la rigueur du temps il se dispensait d’un
pardessus. Il ôta d’un mouvement ahuri, comique, son feutre bossué, et,
introduit au salon, salua, comme l’eût fait un somnambule, Mlle Total
qui répondit avec déférence.

Flug marchait entouré d’une célébrité excentrique; de même que M.
Ardel--et cette similitude de mésaventures les rapprochait,--dès ses
débuts, à la suite d’une querelle avec ses chefs, il s’était fait
reléguer dans un trou, mais avait pu s’en évader. Il se donnait comme
anarchiste; sa philosophie dépassait les hardiesses permises, exposant
une sorte d’idéalisme radical, dont la bizarrerie assurait à ses livres
un succès de curiosité.

M. Ardel, en le voyant arriver si maigrement vêtu, insista pour qu’il
s’assît auprès du feu.

--Vous semblez croire, ricana Flug, que le froid existe; pour moi, il
n’existe pas...

--Oh! pour vous rien n’existe!

--Rien! c’est affirmer trop. La matière et l’esprit sont de vagues
données de connaissance; quelque chose devient-il en leur écoulement?
Nous ne savons.

--Vous ne nierez pourtant pas, réfuta Mlle Total, que la science existe.

--La science! Vocable creux! La science de quoi? Les phénomènes, pendant
que nous tentons de les fixer, se déforment ou sont dissous; les lois se
réduisent à des rythmes sans consistance; le monde m’apparaît un flocon
de vapeur qui s’irise dans le miroir de mes yeux mobiles...

Cet état de nihilisme bouddhique où le philosophe arrivait à se perdre,
M. Ardel le jugeait tellement fou qu’il s’en fût amusé pour sa part
comme d’un innocent paradoxe; mais une confidence, tout à l’heure,
l’avait éclairé sur les fruits de la doctrine.

--Qu’eussiez-vous fait, dit-il, à ma place, s’il vous advenait ce qui
m’est advenu aujourd’hui? Un de vos élèves, qui est aussi le mien,
Pigaut, est venu me trouver après la classe et m’a tenu ce langage:

«Monsieur, pourriez-vous m’aider d’un conseil? Je suis dans une passe
lamentable; depuis un mois, j’ai l’idée que le monde extérieur est faux,
je comprends qu’il y a en mon cerveau une fausse notion de mon corps, de
ma pensée, de tout ce qui est...» Et il accompagnait sa confession d’un
regard implorant. Je l’ai d’abord tournée en plaisanterie, je lui ai
pincé le bras:

«Voyons! Sentez-vous que le monde extérieur est vrai?»

Pour toute réponse le malheureux s’est mis à pleurer. J’ai pris un autre
ton, il m’a promis de regimber contre l’idée fixe, mais je le vois très
malade.

Flatté de l’anecdote, Flug souriait paisiblement; il se doutait peu que
ses thèses eussent un tel pouvoir de pénétration.

--La bonne méthode pour le guérir, déclara-t-il, serait, j’estime, la
contraire de celle que vous avez suivie. Il fallait approuver son point
de vue, lui persuader que le bonheur est justement de ne plus croire à
la réalité des choses...

Pauline, sans attendre la suite de son discours, sortit pour préparer le
thé; en revenant, comme elle offrait à Flug des pâtisseries, il n’eut
pas l’air d’apercevoir l’assiette qu’elle lui tendait; accoudé contre un
coussin du canapé, les jambes étendues, il continuait à disserter en
pleine abstraction.

--Monsieur, dit-elle après un instant de patience, voulez-vous faire à
mes semblants de biscuits l’honneur de les prendre pour de vrais
gâteaux?

Flug allongea nonchalamment vers l’assiette sa main exsangue. Le goût du
premier biscuit ayant plu à son palais, il se leva, en reprit un second,
puis un troisième. Mlle Total et Pauline se regardèrent avec un sourire.
Il développait ses ironies contre la science, insouciant de froisser
l’historien, son hôte, et encore moins ses interlocutrices.

--Savoir les dates de Rhamsès Ier, la composition du radium, ou bien
jouer au bilboquet, ce sont, devant l’Absolu qui est le Néant, des
occupations équipollentes.

M. Ardel, à la longue irrité par ce verbiage métaphysique, dévisageait
son collègue d’un œil sinistre, en précipitant les bouffées de sa
cigarette.

--Mais, sacrebleu! s’écria-t-il soudain, si l’Absolu est le Néant, qu’il
nous laisse tranquilles dans nos contingences. Je tiens des faits, ils
me passionnent, je néglige de m’enquérir, parce que c’est inutile, s’il
y a, dessous, quelque chose ou rien. Cela me permet au moins des
positions nettes dans ma vie, tandis que, la vôtre, vous êtes bien forcé
d’en faire deux parts, dont l’une dément l’autre et s’en moque. Par
exemple, devant vos élèves, vous ne pouvez pas aller jusqu’au bout de
vos principes; sans quoi, ils vous riraient au nez.

--Dès l’instant que je pense une idée, riposta Flug, entamant un
quatrième biscuit, j’ai le droit de l’énoncer, et je l’énonce. Ainsi,
pour moi, Jésus n’est qu’un mythe; je l’ai indiqué en passant, à mes
bonzes, et ils n’ont pas bronché. De même, je leur ai démontré comme
quoi la justice est un mensonge.

--La justice elle-même! glapit Mlle Total. Alors, que nous laissez-vous?

--La justice, appuya Flug de sa voix mordante, pareille au son d’un
fifre,--ou ce que nous appelons de ce mot,--est fondée sur la sécurité
sociale qui est la suprême injustice; car le bien collectif ne peut
jamais dépendre de la souffrance de quelques-uns, et les droits d’un
seul égalent ceux de tous réunis.

Pauline se résignait en silence, rétive à la dialectique de Flug,
quoiqu’elle ne sût point y objecter d’argument péremptoire. Elle fut, au
reste, soulagée lorsque partirent les deux visiteurs: Mlle Total lui
semblait aride comme une pierre ponce; Flug, détestable en ce qu’il
faisait de l’existence une fantasmagorie, où, seul réel, il promenait,
pour se divertir, sur une toile vide, des ombres dérisoires.

«Que d’orgueil chez ce philosophe! Quelle éponge racornie doit-il avoir
en guise de cœur!»

Elle l’opposait à Julien, et celui-ci sortait de la comparaison grandi
jusqu’aux étoiles. Flug n’avait pas seulement contre lui d’être laid,
dédaigneux, mal éduqué; la foi où elle se refusait à suivre Julien
envoyait sur ce Caliban un reflet qui en accusait la grimace.
L’intelligence, quand elle se tourne à nier, finit par se dévorer
elle-même, et rend l’homme pareil à l’animal monstrueux qui se mangeait
les pattes. Pauline commençait à s’en apercevoir et à chercher ailleurs
un principe de vie. Où est le lieu de la Sagesse? se demandait son âme;
mais, ce lieu, des ténèbres l’en écartaient.

Elle tomba donc dans une phase d’inquiétude que sa jeunesse robuste et
la pensée de Julien, sans doute aussi une aide invisible, lui firent
traverser courageusement. Des anxiétés et des appétits fougueux de
bonheur tour à tour l’assaillaient. Elle s’attacha d’une affection
presque tremblante au logis et à la petite ville dont elle pouvait, d’un
jour à l’autre, se voir séparée. Chaque matin, en se levant, elle
s’attendait à ce que son père trouvât dans la boîte aux lettres la
nomination néfaste. Le soir, tandis qu’elle brodait sous la lampe,
écoutant fuser le bois des tisons, des sifflets lointains d’express,
semblables aux cris aigres des paons dans la solitude d’un grand parc,
l’emportaient vers les villes inconnues que maintenant elle ne désirait
même plus connaître. Au rebours, elle enviait la quiétude des
provinciaux sûrs de mourir sous les solives où leurs pères ont entendu,
tout enfants, les rats grignoter. Si elle rangeait du linge en son
armoire, le plaisir naïf de le toucher et de le mettre en ordre était
gâté par cette réflexion: «Demain peut-être il me faudra l’empiler dans
une malle.» Grâce aux Rude elle avait pu retenir une servante d’âge,
qu’on lui certifiait sérieuse et probe; mais est-ce la peine, se
disait-elle, que je la mette au pli, si, dans un mois, nous devons la
renvoyer? Au fond de ses craintes s’insinuait l’idée constante de
Julien.

Quand elle sortait, les femmes qu’elle entrevoyait tricotant dans
l’embrasure des fenêtres, le vieux crieur, au coin d’une place, qui
battait du tambour, puis mettait ses besicles pour lire d’une voix
enrouée l’annonce d’une vente publique, le petit clerc d’une étude qui,
la plume derrière l’oreille, le nez collé contre la vitre, épiait les
passants, le capitaine en retraite qui entrait au café de l’Écu faire
son bridge avec le percepteur, même le chanoine courbé qui se dirigeait
d’un pas lourd vers la cathédrale, tous ces gens, pour elle, étaient
heureux: leur allure et leurs moindres gestes répondaient à la sécurité
d’une existence bien assise et d’un avenir que rien, sauf la mort, ne
déconcerterait.

A la nuit close, après le souper, M. Ardel se promenait régulièrement
une heure; Pauline et lui, le plus souvent, remontaient un boulevard
entre des files profondes d’ormes dominant des pans d’anciennes
murailles pressées de toits et de jardins; puis, ils s’en revenaient,
tournaient le long des rues confinées et muettes.

De loin en loin, sous le brouillard, un réverbère brisait sa clarté dans
le large ruisseau dont le courant, divisé par des pierres plates,
glissait avec un bruit furtif. Des boutiques, çà et là, restaient encore
éclairées, une boulangerie déserte où les pains dormaient sur des
rayons, une basse échoppe où un savetier indolent martelait une semelle.
Ailleurs, les volets des maisons étaient clos comme les paupières
d’aïeules assoupies; quelques-unes, tout en bois, avaient de rares
fenêtres étroites, et leur étage surplombant étayait de lattes brunes
ses parois vermoulues. Des ruelles noires eussent paru mortes, sans une
lampe devinée derrière une persienne, sans les accords faux d’un piano
usé. Parfois, un portail d’hôtel que charge un fronton triangulaire
s’entre-bâillait, une dame emmitouflée franchissait le ruisseau,
soulevait le heurtoir d’une porte voisine. Pauline s’imaginait les
habitants de ces demeures aussi paisibles que leur toit, et une veillée
gaie, comme elle pouvait l’être chez les Rude.

Il y avait, sur leur chemin, une maison d’une vétusté frappante qui
arrêta un soir M. Ardel; on l’appelait la maison d’Abraham, parce
qu’elle montre, à l’angle de son pignon, le patriarche sculpté, à
genoux, le front contre sa main, voyant en songe sa descendance jusqu’à
la Vierge Marie figurée plus haut avec l’Enfant.

--Un arbre de Jessé, indiqua nonchalamment le professeur.

Pauline tint à savoir ce qu’on entendait par un arbre de Jessé.

--C’est un symbole sémitique, répondit-il sans plus d’explication.

Elle en exigea pourtant, et s’étonna qu’on lui eût laissé jusque-là
ignorer l’histoire des religions.

--Je veux l’étudier, il faut que je lise la Bible et le Coran.

--La Bible n’est pas un livre pour les jeunes filles.

Elle répliqua simplement qu’un abrégé lui suffirait, et il supposa
qu’elle aurait, le lendemain, oublié cette fantaisie.

Au bout de la rue Dauphine, ils passèrent devant la cathédrale; une
lanterne clignotait sous le porche de droite: quelque office,
pensa-t-elle, où doit être Edmée, sinon Julien. Mais, en élevant les
yeux sur la grande tour, elle retrouva son aversion première; la tour,
dont le faîte, presque terrible, s’isolait dans la nuit diffuse,
semblait mépriser les ombres chétives circulant à ses pieds; sa fierté
sauvage humiliait et repoussait. Ses flancs durs enfermaient le silence
écrasant des cloches, le vertige d’escaliers infinis et de charpentes
ténébreuses arcboutées au-dessus du vide. Pauline en avait peur, comme
d’une prison d’angoisse où l’on devait suffoquer. Elle eût souhaité,
malgré tout, revoir l’intérieur illuminé de l’église, entendre les
cantiques. Ainsi, en son être intime, se faisait un flux et reflux de
sollicitations contraires.

Ils redescendirent du côté de l’Yonne et suivirent à gauche les maigres
tilleuls du quai. Rien, dans ce paysage, ne laissait Pauline
indifférente: les lumières du pont, vives et tranquilles, se
prolongeaient sous l’eau silencieuse, «une eau, disait M. Rude, faite
pour couler le long d’une Trappe». Le croissant de la lune y reposait,
près du bord, comme une bague rayonnante oubliée parmi les joncs; la
ligne des coteaux se fondait en brume; sur le ronflement grave du
barrage passa le cri d’une chouette, dans les peupliers de l’autre
berge.

C’était l’horizon même où Julien respirait. Ils contournèrent le bas du
jardin; et Pauline, en apercevant du feu aux fenêtres de l’atelier,
songea qu’ils devaient être là, tous réunis.

--N’est-ce point pour dimanche, demanda M. Ardel, que les Rude nous ont
invités?

Elle tressaillit à sa question, fit un signe d’assentiment.

--Eh bien! continua-t-il, je crois que nous n’irons pas. Je ne puis
sacrifier mon après-midi, j’ai trop de travail.

--Comme tu voudras, répondit-elle, tout à fait maîtresse de ses
inflexions et de son visage.

Elle n’en craignait pas moins que son père, sous un prétexte ou un
autre, n’espaçât, puis ne cessât les relations nouées avec les Rude; la
possibilité d’un départ justifierait l’interruption d’une amitié dont il
se méfiait.

Mais, le surlendemain, vers quatre heures, un coup de sonnette la fit
courir à la porte et elle se trouva en présence de Julien, moins
triomphant, plus grave qu’à leur dernière rencontre; il venait voir le
professeur, ayant quelque chose à lui proposer. Comme il connaissait
déjà le cabinet de M. Ardel:

--Vous savez le chemin, dit Pauline, sans le conduire en haut.

Sa visite dura un assez long moment, et, quand il ressortit, elle
entendit son père lançant d’un ton satisfait:

--Je vous laisse aller. A l’autre dimanche.

Elle se tenait au seuil de la salle à manger; sur le vestibule flottait
un jour vague d’où se dégageaient son buste calme dans un corsage blanc,
ses mains claires et son front, la pulpe de ses lèvres qui semblait d’un
rouge assombri. Elle regardait Julien descendre: sa cravate bouffait
sous son cou svelte; il balançait une canne à bec d’ivoire faite d’un
jonc qu’il avait coupé dans les bois. Elle crut saisir en ses yeux la
tendresse contenue d’une pensée qu’il taisait. Un instant il s’arrêta
près d’elle, lui parla d’Edmée, laquelle était souffrante: une langueur
mal définie l’opprimait; elle ne mangeait plus, restait, des heures,
frileuse et triste au coin du feu, et délaissait même son piano.

--J’irai prendre de ses nouvelles, dit Pauline.

Comme il la quittait, elle aperçut au bas de son manteau un long fil;
elle se pencha prestement, et, avec une grâce discrète, elle l’ôta. Ils
en rirent, se séparèrent dans une simplicité affectueuse.

La persuasion d’avoir son amitié enivra plus fort Pauline de ses
espérances. Mais sa hâte était grande d’apprendre ce qu’il avait pu dire
à son père. Le professeur, quand elle lui monta sa lampe, s’en ouvrit de
son propre mouvement: un ami de Julien offrait de traduire en anglais le
_Saint-Simon_, et à des conditions avantageuses; l’affaire tombait
d’autant mieux qu’en cette fin d’année M. Ardel se voyait à court
d’argent.

--Ce garçon-là, décidément, a du bon. Il possède le flair des mystiques
pour tirer de la vie tout ce qu’elle peut donner...

Voilà pourquoi, oubliant ses intentions de rupture, Victorien promettait
une visite aux Rude. Julien avait su le prendre par son point le plus
sensible, sa vanité d’auteur peu lu. Sous son écorce de dur égoïsme, cet
homme gardait un fond de naïveté enfantine, et, s’il rencontrait du
dévouement, il le payait d’un retour subit d’affection.

Pauline, le lendemain, alla, de bonne heure après midi, voir Edmée. La
jeune fille se prétendit tout à fait mieux, quoique sa figure tirée
déclarât une longue lassitude; elle se préparait à sortir avec sa mère
pour assister, au Carmel, à une prise d’habit.

--Nous vous emmenons? invita Mme Rude cavalièrement.

Pauline ne refusa point, curieuse d’une cérémonie singulière pour «une
profane»; et elles partirent.

En chemin, Edmée leur confia qu’elle enviait la postulante admise à
recevoir le voile; mais, sa mère ayant paru chagrinée de cet aveu:

--Rassure-toi, fit-elle de son accent câlin; tu le sais bien, je ne te
quitterai jamais, pas même pour me marier!

--Vous ne vous marierez pas? s’étonna Pauline en la sondant d’un regard
jusqu’en ses moelles.

--Ah! mais non! les hommes sont une trop vilaine espèce.

--Qu’en sais-tu? répondit Mme Rude, qui éclata de rire.

--Vous, Pauline, reprit Edmée, vous avez ce qu’il faut pour le mariage,
vous serez une délicieuse épouse.

--Pas plus qu’une autre; mais, si je me mariais, j’aimerais absolument
mon mari...

Tant de monde se pressait en l’étroite chapelle du couvent qu’elles
eurent peine à s’y faire place. L’odeur des cires brûlant au-dessus de
l’autel saisit Pauline d’une volupté confuse. Elle se haussa sur la
pointe des pieds pour entrevoir en avant de l’assistance la novice,
toute blanche comme une mariée, assise dans un fauteuil, avec un
prie-Dieu et un cierge allumé devant elle, la tête inclinée
profondément. Pauline la jugea grande et remarqua la maigreur pointue de
ses épaules.

A la droite du chœur, un dais couvrait l’archevêque coiffé de la mitre,
entouré de prêtres amples dans leur surplis. L’aumônier du Carmel, en
chaire, achevait un sermon; il exposait la puissance rédemptrice d’une
pauvre cloîtrée sauvant un monde qui l’ignore et ne veut point d’elle;
il commentait aussi la devise que sainte Thérèse inscrivit sous l’épée
ardente de ses armes: _Zelo zelatus sum_.

Pauline l’écoutait sans émotion; ses yeux étaient attirés, à la gauche
de l’autel, là où une grille noire laissait deviner une arrière-chapelle
emplie de clarté, le chœur des religieuses dont elle ne voyait rien.

Il se fit un brusque remuement de chaises; le sermon terminé, la novice
se leva; elle prit le bras d’un vieillard, un homme à la moustache rude,
offrant la carrure d’un ancien officier, et se dirigea vers la sortie.
Pauline la vit passer tout contre elle, baissant les paupières, laide,
mais transfigurée par une jubilation douloureuse, inexprimable, tandis
que le vieillard, son père, sanglotait. Légère et céleste, comme si elle
ne touchait plus le sol, la fiancée du Christ gagna le fond du
vestibule, près de la clôture, dont la porte s’entrouvrit. Les nonnes,
dans leurs manteaux noirs, rangées derrière, un cierge à la main,
l’attendaient en psalmodiant. Elle s’agenouilla devant les prêtres pour
avoir leur bénédiction, puis elle embrassa sur les deux joues son père,
ses frères, et ses sœurs, tous en larmes comme si, morte, ils
l’ensevelissaient. Le silence était si poignant que, seul, s’entendait
le son funèbre des baisers coupés par de sourds sanglots. Elle pénétra,
sans se retourner, dans la clôture, se remit à genoux, baisa la croix
qu’on lui présentait, et disparut à la suite de la procession où elle
marchait la dernière, pendant que la porte se refermait pour ne plus
s’ouvrir sur elle.

Cette cérémonie simple et déchirante bouleversa Pauline; c’était un peu
comme si elle eût assisté à un holocauste sanglant. Tout le pli païen de
sa nature résistait à l’héroïsme de la victime qu’elle estimait égoïste
et même barbare: pourquoi faire souffrir les siens, et pourquoi répudier
les douceurs permises d’une destinée normale?

Mais Edmée, l’attirant, la remmena dans la chapelle où elle se fit
passage impétueusement jusqu’au chœur. Celui des cloîtrées, derrière les
barreaux épais de la grille, apparaissait rose, tant le jour qui tombait
de deux fenêtres sans rideaux était vif sur les murs blancs, au-dessus
des boiseries brunes. Le plancher miroitant répétait les lumières d’un
petit autel, au fond de la salle où se dévoilait ce grand air espagnol
de noblesse pauvre que sainte Thérèse légua aux Carmélites.

Déjà la procession rentrait, et les sœurs s’arrêtèrent en deux rangées;
les flammes paisibles de leurs cierges se continuaient, leur voile
retombait sur leur face encline, et elles semblaient informes sous le
lourd manteau d’où sortaient leurs mains pâles. Pauline eut cette idée:

--On dirait des mendiantes.

Et ces femmes étaient bien en effet les mendiantes de l’éternelle
Compassion, les vierges sages veillant à la porte de l’Époux, dans
l’attente de l’heure où Il les convierait aux noces.

Cependant, la novice s’était agenouillée contre la grille; l’archevêque
lui posa les questions voulues par la règle.

--Que demandez-vous?

--La miséricorde de Dieu, la pauvreté de l’Ordre et la compagnie des
sœurs.

Elle répondit d’une voix très calme, ayant, depuis longtemps, énoncé en
son cœur ce qu’elle articulait devant les hommes. Ensuite elle sortit au
bras de la prieure, sa paranymphe; son père les regardait toutes deux
s’en aller. On chanta en son absence le Psaume: _In exitu Israel_, et
chaque verset vibrait comme le choc d’un glaive tranchant les liens de
cette âme avec la terre corruptible. Elle revint, portant l’habit du
Carmel, sauf le grand voile et le manteau que l’archevêque bénit en de
longs oremus.

Pauline fut surprise qu’il ne mît pas dans ces prières plus d’émotion.
L’impersonnalité des rites la dépassait. L’archevêque lui parut vieux,
maussade: haut et lourd, avec des paupières mornes, un menton de
galoche, une voix cassée. Les joues cramoisies, il suffoquait
visiblement dans la chapelle trop pleine, sa mitre scintillante avait
l’air de brûler son front, et le seul effort de lire le fatiguait au
point que son grand vicaire, par instants, devait le remettre en bonne
voie sur la page où il se perdait. Mais, dès qu’il eut achevé la
liturgie, deux religieuses vêtirent la nouvelle sœur de la ceinture, du
scapulaire et du manteau. Pauline fut touchée de cette toilette sainte,
de la grâce des doigts prestes arrangeant les plis.

Au milieu du chœur un tapis de grosse serge était déployé; la Carmélite
s’y prosterna, les bras en croix; les prêtres chantèrent le _Veni
creator_; puis l’archevêque commença un lugubre _Pater noster_,
poursuivi à voix basse, de même qu’aux enterrements, tandis qu’on
encense le cercueil. Une des sœurs jeta sur elle de l’eau bénite en
silence. Pauline, se substituant à la nonne immobile allongée comme un
cadavre sous un suaire, se représenta la révolte qu’elle-même eût
éprouvée à mimer ainsi ses funérailles. Elle croyait impossible l’absolu
d’un tel renoncement, et vaine cette parade de mort.

Pourtant, lorsqu’elle la vit se relever et passer devant les autres en
leur donnant le baiser de paix, quand toutes se mirent à psalmodier:
_Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum_, les paroles
d’exultation traînées sur une note languide que variait seule, au terme
du verset, une pause dolente, attendrirent Pauline jusqu’aux larmes. La
douceur sévère de la mélopée lui fit entrevoir chez ces recluses un
sentiment supérieur à l’amour humain, la charité, prélude de la
communion des bienheureux dans l’Ineffable.

Au moment du Salut elle redescendit avec Edmée et Mme Rude hors du
balustre de l’autel, et, cette fois, elle s’abandonna sans ergoter à
l’impression des chants, des luminaires, de l’encens. Le plaisir qu’elle
recevait allait au delà d’un bien-être sensitif; son esprit trouvait une
affinité sympathique entre la consomption des grains de l’encens qui
fumait, celle des bougies brûlant sur les candélabres, les unes plus
haut, les autres plus bas, les unes à droite, les autres à gauche de
l’ostensoir, et la ferveur soumise des cloîtrées consumant leur chair en
jeûnes et en oraisons. La gravité du _Tantum Ergo_, l’adoration des
assistants concentrée sur l’Hostie la pénétraient d’effluves pieux, et
c’était, pour son âme, tellement nouveau qu’il lui sembla, quelques
minutes, entrer dans une vie parfaite.

En sortant de la chapelle, Mme Rude lui demanda:

--Eh bien! que dites-vous d’une prise d’habit?

--Je ne sais trop; ce que j’en puis penser n’a guère d’importance. Je
viens de voir des choses très belles, mais plus d’une qui me choque et
m’ennuie. Ces religieuses ont une foi violente, c’est évident;
sont-elles sûres de ne pas se sacrifier pour rien? En tout cas, je ne
serai jamais du bois dont on fait les Carmélites.

Cette déclaration répliquait à un mot de Julien, au retour de Druzy; en
contredisant Julien, elle ramenait encore vers lui sa pensée.

Le dimanche où elle comptait le revoir, il prévint sa mère par un
télégramme qu’il ne rentrait pas; la veille, il avait dû faire une
conférence à Paris, dans un cercle d’étudiants, et on l’y retenait, pour
une seconde réunion, jusqu’au lundi.

Pauline, à la déconvenue profonde qu’elle dissimula, put sonder la
blessure de son amour. Mais, avec l’injustice de la passion, elle
interpréta l’absence de Julien comme un signe de légèreté indifférente.

«La place que je tiens dans ses actes est minime, sinon nulle.
Autrement, il aurait fait bon marché de sa réunion. Et qui sait si elle
n’est pas un simple prétexte?»

Elle cédait à ces amertumes, pendant que M. Rude jouait avec Edmée la
sonate de César Franck. Toute la langueur du premier temps répondait à
sa tristesse; le motif du violon se balançait comme un oiseau marin
perdu sur la houle au crépuscule; il s’élevait, porté par un désir
d’espace inassouvible, puis retombait vers le flot monotone, immense, de
son ennui.

«Pourtant, reprenait Pauline qui se blâmait de ses suspicions, j’ai tort
de supposer Julien capable d’un mensonge. S’il n’est pas revenu, c’est
qu’il avait des raisons sérieuses. Puis-je lui en vouloir? Ai-je aucun
droit sur ses faits et gestes?»

«Oui, continuait-elle, durant l’orageux et rauque _allegro_; mais
devrai-je indéfiniment souffrir dans l’incertitude? Et, quel moyen
d’amener une explication? Est-il sage de la souhaiter, si elle doit
faire mon désespoir?...»

La torpeur désolée du _lento_ accabla son cœur malade. Néanmoins, tandis
que le canon du final entrelaçait, comme le carillon d’un matin de
Pâques, ses voix ferventes, elle se laissa rasséréner d’une joie presque
liturgique. Elle-même chanta, «voulant, songeait-elle, faire plaisir à
ces bons Rude», un air d’une cantate religieuse de Bach, celle _pour
tous les temps_.

Quelques jours plus tard, Edmée vint la surprendre un matin, et arriva,
pressant contre son corsage une botte de mimosas; un oncle de Mme Rude
qui habitait Toulon lui en avait expédié une caisse. Aussitôt elle
ajouta:

--Julien m’a dit: «Tu devrais en offrir à Pauline Ardel», et maman a
été, comme moi, tout à fait de son avis.

Pauline s’extasia de toucher ces fleurs que les vents de la mer avaient
nourries sur un sol ardent; le chrome clair de leur coton duveté
évoquait l’ambre d’un ciel diaphane; mais, surtout, elle respira dans
leur haleine délicate et insinuante les sentiments qu’elle prêtait à
Julien. Elle tria les tiges, les disposa dans des vases et, plus d’une
semaine après, par ses soins l’odeur emmiellée du mimosa imbibait encore
le salon. Pour la retrouver, elle s’y attardait plus longuement que
d’habitude et réitérait ses exercices de chant avec une ténacité dont
fut ébahi son père. Parfois elle se grondait de ses ivresses puériles:

«Cette attention ne prouve pas du tout qu’il m’aime... Je saurai bien,
dimanche, si ce n’était qu’une attention.»

En effet, comme, cet après-midi-là, elle se trouvait chez les Rude,
avant qu’on commençât à faire de la musique, elle et Julien
s’approchèrent ensemble d’un tableau, le portrait d’une jeune fille en
robe mauve, tenant un lis à la main.

--Ce lis, dit-elle, n’égale pas pour moi le ravissant mimosa d’Edmée.

Elle n’osait émettre un remerciement direct; mais son sourire le
proféra.

--N’en parlons pas, se défendit Julien; le pauvre ne donne que ce qu’on
lui a donné.

--Il n’est jamais pauvre, celui qui sait donner beaucoup avec peu.

--Dites plutôt qu’il est riche, celui qui, en recevant peu, sait avoir
beaucoup.

Sa repartie aurait pu être déplaisante s’il ne l’eût commentée d’un coup
d’œil brusquement idolâtre devant lequel Pauline abaissa ses paupières.
Leur conversation ne dura point davantage, Edmée les ayant rejoints.

Pauline emporta comme une victoire le regard de Julien. Cependant, à
réfléchir, elle conclut que, s’il éprouvait pour elle un penchant vrai,
des scrupules et des objections l’en dissuadaient. Durant les mois qui
suivirent, nulle imprudence amoureuse ne lui échappa; il se contraignait
dans les limites d’une sage amitié. Elle aussi se raisonnait,
envisageait les difficultés d’un mariage où, entre l’épouse et l’époux,
des heurts quotidiens seraient inévitables:

«Je ne conçois guère Julien se mettant matin et soir à genoux pour
prier, allant à la messe le dimanche, et moi boudant seule dans mon
coin.»

Elle sentait impossible le compromis dont vivent tant de ménages,
lorsque la femme est croyante et l’homme indifférent. D’autre part,
l’essor de sympathie qui l’avait passagèrement soulevée vers les confins
d’une religion, ne tarda pas à fléchir. Elle acheta, pour quatre sous, à
l’étalage d’un brocanteur, une traduction des Évangiles, et commença la
lecture de Saint-Mathieu. Mais, faute d’un guide, le Livre sacré la
scandalisa: dès les premiers chapitres, l’étoile des Mages et les songes
de Joseph la mirent en défiance comme un conte de fées; Jean-Baptiste,
avec son vêtement de poil de chameau et sa voix qui rugit la menace «du
feu inextinguible», lui produisit l’effet d’un sauvage Arabe fanatisant
des foules. Dans la tentation de Jésus au désert, elle n’aperçut qu’un
symbole vide de réalité. Et, prise d’un dégoût bizarre, elle s’abstint
de pousser plus avant.

La venue du printemps lui fut une diversion: cet hiver interminable,
tellement âpre que certains soirs, selon l’hyperbole comique d’Edmée,
«les dentiers des vieilles dames, quand elles les ôtaient, devaient
claquer de froid sur leur table de nuit», se fondit dans une soudaine
tiédeur. L’air se fit doux comme un vêtement. La maison des Ardel
possédait une étroite cour intérieure enclose par les murs des jardins
proches. Un frêne et un acacia s’y entrelaçaient au-dessus d’un puits.
Pauline s’égaya de voir sortir leurs premières feuilles. Les tilleuls du
voisin lui appartenaient un peu, car ils laissaient retomber des
frondaisons jusqu’à portée de sa main. Des pinsons qui les habitaient
venaient sautiller sur ses arbres, ils descendaient sur son dallage
picorer les miettes qu’elle leur réservait. Il y avait quelques pieds de
terreau où elle sema des héliotropes et des violettes.

Aux heures chaudes elle s’asseyait là, brodait un chemin de table
destiné à Mme Rude. L’oncle Hippolyte, devant elle, marchait à petits
pas. Sur le toit de la remise, contre la lucarne découpée en
demi-losange, une des branches de l’acacia remuait vaguement son ombre;
le soleil ranimait le vert des mousses au milieu des tuiles effritées.
Elle entendait les jeunes filles d’une pension rire en jouant, jeter des
cris aigus et, souvent, chanter des chœurs, un entre autres qui la
charmait par sa mélancolie simplette relevée de vigueur: _C’était Anne
de Bretagne avec ses sabots_...

Malgré tout, elle se plaisait davantage à travailler près des fenêtres
de la rue, dans l’obscure attente de voir passer Julien. Lorsqu’elle y
venait, Armance, sa nouvelle bonne, mettait à une distance respectueuse
sa chaise en face de la sienne, et tricotait ou raccommodait sans mot
dire. Armance était veuve, et inconsolable d’un fils unique, qui,
faisant son service à Auxerre, avait voulu sauter, une nuit, le mur de
la caserne et s’était tué sur le coup. Sèche et menue, coiffée d’un
bonnet noir, elle laissait lire en ses traits et sa contenance la
dignité des douleurs muettes. Elle témoignait à Pauline un dévouement
soumis et néanmoins presque maternel. M. Ardel l’estimait, bien qu’il la
sût dévote et que le bruit de son chapelet, le soir, entre ses doigts,
l’offensât comme une dissonance dans la maison.

Vers la fin d’une journée d’avril, toutes deux cousaient, la croisée
entr’ouverte. De la rue, pénétrait, circulant avec une brise, l’acide
exhalaison de l’herbe qui croît, mélangée au parfum des lilas. Des
formes de passants se réfléchissaient dans les vitres, et Pauline y
distinguait deux messieurs gantés causant auprès d’un portail, d’un ton
bas, à la manière des provinciaux toujours inquiets d’être espionnés.

En ce moment, le pas vif et autoritaire de M. Ardel retentit sur la
chaussée; une autre voix d’homme, méridionale et grasse, ripostait à la
sienne, fort cassante. Son interlocuteur et lui s’arrêtèrent un peu
avant la porte. Pauline reconnut M. Galibert, le professeur de
quatrième. Natif de Marseille, il offrait les dehors d’un commis
voyageur aisé plutôt que d’un pédagogue: les joues opimes, les épaules
larges, la barbe fleurie en éventail, la poitrine avantageuse où
s’étalait un plastron rouge, les mains chargées de bagues; il faisait
miroiter le pommeau d’argent de sa badine et écartait ses larges pieds
plats; d’une loquacité incoercible, Galibert s’imposait par l’assurance
de sa verve; il prétendait protéger et morigéner tous ses collègues; au
reste, vantard et pleutre, «tirant» sans enthousiasme ses quinze heures
de service par semaine, mais satisfait de soi, de son siècle et du
gouvernement.

Il venait d’avertir M. Ardel au sujet d’un article paru le matin même
contre lui dans une feuille locale; on l’y incriminait comme
«réactionnaire.», sous prétexte qu’en exposant à ses élèves la politique
de Louis XIV, il avait justifié le pouvoir absolu.

--J’ai grand’peur, insinua Galibert, que cet article n’arrive simplement
pour corser d’antérieures dénonciations anonymes. Vous espériez,
n’est-ce pas, votre nomination à Versailles? Pourquoi l’attendez-vous
encore?

(Ici Pauline fut tentée de se dire: «Tant mieux si elle ne vient pas!»
Mais elle refréna ce mouvement d’égoïsme.)

--Je veux vous parler en ami, continuait-il. Vous savez la formule,
quand on s’occupe de vous: M. Ardel, _il est à part_.

--A part! répliqua Victorien, je n’y serai jamais assez. Les tares d’un
métier ne s’impriment que trop sur un mercenaire, comme l’usure du
harnais sur la croupe d’un âne. Maintenant, qu’on me fasse blanc ou
noir, en aurai-je un cheveu de plus ou de moins? Je souffre
suffisamment, croyez-le, des contraintes qu’il me faut subir. Je ne dis
pas tout haut le vingtième de ce que je pense; mais, quand je rencontre
chez mes élèves un de ces préjugés primaires qui me dégoûtent, c’est mon
devoir de les secouer.

--_Nego_, mon cher collègue. Un fonctionnaire ne doit pas avoir d’autre
opinion que l’État. Et, puisque j’ai commencé, j’irai jusqu’au bout. Une
chose vous fait du tort, votre liaison avec les Rude: vous passez pour
calotin.

--Ça, c’est plus raide! Sachez, monsieur, que je n’ai pas même fait
baptiser ma fille.

Et, sans lui serrer la main, M. Ardel rentra en faisant claquer la
porte.

A l’instant où il prononça la phrase: «Je n’ai pas même fait baptiser ma
fille», les yeux de Pauline se croisèrent avec ceux d’Armance, aigus
comme deux pointes d’aiguille; la bouche ridée de la veuve se fronça
d’une tristesse effarée; puis elle se pencha vers son ouvrage pour
cacher son émoi. Pauline sentit amèrement ce recul de la servante:

«Faut-il qu’elle soit bête!»

Mais, à son insu, elle devint toute pâle de la révélation faite à un
tiers sur sa personne; jamais Victorien ne lui avait appris d’une façon
précise qu’elle était une non-baptisée; jamais non plus elle n’avait
songé à lui poser la question. Six mois plus tôt, elle eût trouvé
logique la conduite du professeur et ne se fût aucunement froissée de ce
qu’elle avait entendu. Maintenant, elle s’en chagrinait, comme d’une
humiliation publique:

«Le baptême en soi, ce n’est rien; sur le front d’un homme ou d’une
femme, cela ne se voit pas. Et pourtant c’est immense, d’adhérer, en
principe, à une communion sociale... Mon père ne pensait qu’à lui,
lorsqu’il m’en a exclue.»

Elle se leva précipitamment pour monter chez M. Ardel et provoquer une
explication. Mais elle réfléchit que mieux valait attendre de s’être
maîtrisée. Un moment plus tard, elle lui porta du linge qu’Armance avait
blanchi, et, s’évertuant à rester calme:

--Je t’ai entendu, dit-elle, rentrer avec Galibert. Quel besoin as-tu de
faire connaître à toute la ville que je ne suis pas baptisée? Ce serait
à moi, il me semble, d’en être informée la première.

--Bah! Un détail sans importance. Je ne vois pas ce qui peut là
t’ennuyer. Aurais-tu honte d’être émancipée? J’ai mis d’accord mes actes
avec mes convictions. Très peu l’osent, et quoi de plus simple?

--Trop simple! Tu m’imposais, dès ma naissance, ta volonté, sans savoir
quelle serait la mienne.

--Tu deviens joliment raisonneuse. C’est justement pour la réserver, ta
volonté, que j’ai agi comme j’ai agi. Ceux qui mènent au baptême les
nouveau-nés n’engagent-ils pas leurs enfants dans une religion dont
ceux-ci, avant d’être hommes, ne voudront plus? M’a-t-on demandé, à moi,
ma permission pour me baptiser?

--En tout cas, il est inutile de le crier sur les toits et de me
signaler comme un phénomène.

--Alors, tu n’as pas le courage de ton indépendance? Va, tu n’es qu’une
chiffe!

--Sois tranquille, répliqua-t-elle, je te prouverai que je ne le suis
pas.

--Oui-da! En quoi faisant?

Elle ne répondit point et s’enferma dans sa chambre où elle pleura sans
bruit, désespérément. D’elle à son père, en la chaîne invisible de leur
affection un anneau était rompu; et, ailleurs, nulle main secourable ne
se tendait. Les Rude et Julien lui présentaient la possibilité d’un
appui, mais inefficace; comment leur confier sa détresse, alors qu’elle
ne pouvait leur dire: «Je suis avec vous»? Son orgueil, néanmoins, se
raidit à reprendre une sérénité de surface, elle essuya le tour de ses
yeux rougis, les lava, et redescendit à l’heure du souper.

Victorien, dans l’intervalle, s’était avoué qu’elle avait, en un point,
raison contre lui:

«On doit interdire même les approches de sa vie intime au commun des
gens; les forts vivent sur un pied de guerre perpétuel, bardés d’une
cotte de mailles, et montrant seulement leur bras droit, avec un bon
glaive au bout.»

Ces aphorismes familiers, il s’en voulait de les démentir, et d’avoir
saboulé, humilié sa fille; mais il répugnait à s’excuser de ses
violences. Il se contenta, au dessert, de lui offrir une promenade:

--Non, répondit-elle, je suis un peu souffrante; je te laisserai aller.

Il fit quelque pas, de long en large, selon son habitude, en fumant sa
cigarette. La sonnerie d’un cor arriva d’un jardin, puis se tut:

--Pourquoi cesse-t-il? rêva M. Ardel à mi-voix. J’aime, comme disait
l’autre, le son du cor au fond des bois ou même hors des bois. Je me
souviens que ta mère et moi, les premiers temps de notre mariage, nous
écoutions avec délices, les soirs d’été, des cors qui sonnaient le long
des berges de la Saône...

Une fois de plus il dévoilait cette sentimentalité endolorie que
couvrait un calus de sécheresse. C’était une façon de faire entendre à
Pauline: Pardonne-moi et viens. Mais elle était trop bien sa fille pour
ne pas ressaisir une supériorité en lui tenant rigueur de son algarade.

Il sortit donc seul à regret; l’oncle Hippolyte se retira, et Pauline
resta dans la salle à manger. La tête lui brûlait, elle rouvrit la
fenêtre fermée pendant le repas et entrejoignit les contrevents. Elle se
mit à broder sous la lumière, essayant d’engourdir sa peine par un
travail appliqué. Au dehors, un homme passa, venant d’une lente allure,
et fit halte en face de la salle à manger. Pauline comprit qu’on la
regardait, elle crut avoir discerné la démarche par instants traînante
de Julien; mais, soit timidité, soit caprice, elle ne se retourna point
pour s’en assurer.

Julien--elle l’avait bien reconnu--la contemplait de biais, assise près
du tapis rouge de la table; il voyait sa main droite, s’écartant d’une
bande de festons que la gauche soutenait, s’arrondir, tirant l’aiguille
et la poussant avec tranquillité. Son visage demeurait pour lui dans la
pénombre; autour de ses cheveux bruns s’enflait une clarté rousse...

Il s’avança plus bas dans la rue, mais revint en arrière, et repassa
juste au moment où, s’étant levée pour clore les volets, elle les
attirait à elle. Il salua presque gauchement, et s’éloigna, baissant le
front, confus et transporté de savoir qu’elle l’avait vu.

Pauline eut une joie à défaillir, il lui sembla que son cœur s’arrêtait.
Si elle avait moins aimé Julien, elle aurait joui de le surprendre en
une posture de soupirant timide; mais une seule idée l’emporta:

«Cette fois, j’en suis sûre, il m’aime; et moi aussi, je l’aime, oh!
oui, comme je l’aime!»

Elle s’élança dans l’escalier, vola jusqu’à la fenêtre de sa chambre;
peut-être le découvrirait-elle encore d’en haut, sans être aperçue. La
rue était vide; au-dessus des toits pétillaient les feux des étoiles,
les œillets des pelouses embaumaient; une cloche limpide, la petite
cloche de la cathédrale, battait à coups légers:

«Il est heureux, lui, de pouvoir bénir son Dieu!»

Elle se souvint de l’unique obstacle qui les divisait; cependant elle ne
s’en tourmentait plus, tant le bonheur amplifiait sa force d’illusion:
elle saurait assez comprendre Julien pour qu’il ne sentît point leurs
dissidences, et, généreux comme elle le connaissait, il la chérirait
pauvre en foi, mais non en amour.

«Quand on aime, les choses qui pèsent ne pèsent plus; ce qui est amer
devient doux.»

Lorsque son effervescence fut tombée, elle se représenta néanmoins une
objection redoutable: la volonté de Julien ne suffisait pas; ses père et
mère donneraient-ils leur assentiment? Alors surtout que la nouvelle
serait cornée à leurs oreilles:

--La fille de M. Ardel,--croiriez-vous? n’est pas baptisée.

Ses prévisions n’étaient que trop justes; le colloque de Victorien avec
Galibert se colporta chez les Rude. Elle n’en put douter, le dimanche
suivant, à son entrée au milieu d’eux. Le charitable effort qu’ils
soutinrent de ne rien changer à leur accueil dénonçait leur changement.
Dans leur ton d’amitié se glissait une sollicitude compatissante et
grave. Edmée avait perdu son habituelle exubérance. Pauline ne
retrouvait plus en Julien l’amoureux contemplatif de l’autre soir; son
attitude était empressée, mais triste; il avait dû s’ouvrir à son père
de ses intentions, et recevoir des conseils sévères. Entre M. Ardel et
lui une discussion s’aiguisa sur «la misère des temps modernes». Julien
ne pouvait la contester, bien qu’il nourrît la certitude de magnifiques
résurrections futures; toutefois il n’en admettait qu’une cause
initiale: l’indifférence religieuse.

--Alors, argua le professeur, si le monde va de mal en pis, comme je le
crois, mais après une Rédemption, comme vous le croyez, que devient
l’œuvre du Messie? Où est-il? Que fait-il?

--Vous demandez, repartit Julien d’une voix incisive, ce que fait à
cette heure le Fils du charpentier? Je vous répondrai: Il prépare le
cercueil de Julien.

Edmée, au même moment, montrait à Pauline une minuscule statuette
égyptienne en bronze verdi, figurant une femme, les jambes serrées dans
«une jupe-entrave». Toutes deux ne saisirent que les derniers mots
proférés par le jeune homme; une angoisse inexplicable se mêla au coup
d’œil qu’elles échangèrent.

--Que racontes-tu, s’écria Edmée, de cercueil et de Julien?

--Votre frère, expliqua M. Ardel avec une ironique amertume, me compare
gentiment à l’empereur, son homonyme, et sans doute comme le chrétien de
la légende, il prophétise ma mort prochaine...

--Dieu m’en garde! protesta en riant Julien. C’est moi qui mourrai avant
vous...

Inattentif à l’interruption, le professeur poursuivit:

--Un point cloche dans le rapprochement: Le Julien de l’histoire fut
chrétien quelque temps, au moins d’apparence, au lieu que, moi, je ne
l’ai jamais été. A l’âge de Marthe, j’apprenais du catéchisme comme de
la mythologie. Ça me laissait froid. Oncques n’ai pu m’assimiler le
surnaturel.

Marthe, à l’écart, habillait une poupée, et écoutait, de sa fine
oreille, ces propos qu’elle retenait sans démêler ce qu’ils voulaient
dire. M. Rude, pour couper net le débat, accorda son violon, et on
exécuta un paisible trio d’Haydn. Victorien jugea bon d’observer
ensuite:

--La musique rapproche autant que les dogmes séparent.

Rude remettait dans la boîte son instrument. Il répliqua, presque irrité
du lieu commun:

--Mon cher, une épée tranchante, séparant bien ce qu’il faut séparer,
est plus nécessaire qu’un violon ou des pinceaux. Mais je veux une épée
dont la garde soit une croix; la Croix seule rallie les âmes dans un
amour indéfectible.

Au travers de ces disputes une cordialité se maintenait. Pauline,
cependant, s’en retourna, convaincue que cette famille ne pourrait
devenir sienne; la phrase de M. Rude sur «l’épée qui sépare ce qu’il
faut séparer» sous-entendait une admonition pour elle-même et pour
Julien.

Dans l’inanité certaine de ses espérances elle retrouva une paix morne,
faite d’un renoncement stoïque au bonheur; mais le non-espoir, à
dix-huit ans, excédait ses forces. Elle chercha quelqu’un, autour
d’elle, qui lui fît oublier Julien. Des jeunes gens qu’elle rencontra
dans une sauterie, chez le conservateur des hypothèques, la rebutèrent
par leur vulgarité; tous rêvaient une vie de petit travail et de petites
jouissances aboutissant à ce port commode et plat, «la retraite». S’ils
songeaient au mariage, ils ne cherchaient qu’un «sac». Auprès d’eux, la
figure de Julien, absent, resplendissait comme celle d’un saint sur un
vitrail, et, plus que jamais, elle se donna en désir à lui.




VI


Les vacances de la Pentecôte étaient proches; M. Ardel, malgré la
mauvaise humeur de l’oncle Hippolyte, décida que Pauline
l’accompagnerait à Paris, où il comptait passer deux jours. Elle n’avait
traversé Paris qu’en hiver, sous le crachin, dans la boue; elle se
défendait d’éprouver pour la grande ville l’attirance béate d’une
provinciale qui n’a rien vu. Pourtant, la promesse du voyage l’exalta
comme un philtre de joie qu’on eût versé dans ses veines; elle comprit
ce pressentiment, lorsque, la veille du départ, son père annonça:

--Rude et ses enfants y vont aussi, je les ai invités à déjeuner pour
mercredi, et nous reprendrons le train ensemble.

Un soleil dur de juin accueillit Pauline entrant, vers deux heures, dans
Paris. De la voiture découverte que prit M. Ardel, pour la conduire à
«son» hôtel, près de l’Odéon, elle se complut, quoique étourdie par le
tumulte, au spectacle des quais.

Sur le pont d’Austerlitz, des charrois s’engageaient, des attelages
suants, dont les forts chevaux arrachaient du feu des pavés meurtris,
et, glissant sur les rails, tendaient l’encolure, se roidissaient. Les
jurons des charretiers, les claquements des fouets, la vapeur des
tramways qui s’ébrouent, les trompes d’automobiles, les sirènes des
remorqueurs rompaient le bruit d’océan des rues lointaines. Au milieu
des fiacres et des piétons allant avec l’automatisme hâtif des foules
impatientes, elle remarqua un vieil homme à cheveux blancs, tête nue,
les rides du front gonflées et luisantes de sueur, qui tirait seul une
charrette craquant sous des piles de chaises.

--J’aime, dit Victorien, voir peiner ce peuple autour de moi. Cet ahan
sauvage, sous un soleil d’été, c’est beau...

Mais, en aval du fleuve grisâtre, que le soleil faisait bouillir comme
de l’étain liquide, Pauline regardait les tours de Notre-Dame alléger
l’horizon. Songeuses immobiles, tournées vers l’ouest et la mer, elles
se haussaient en plein ciel, hors des haleines du sol et des fumées.

Ils longeaient le Jardin des Plantes, où on entrevoyait des bêtes dans
leur parc, des gens assis dans les allées, des enfants qui jouaient. Une
douceur biblique semblait habiter ces ombrages.

--Si nous vivions à Paris, exprima Pauline, je viendrais souvent là.

M. Ardel, au passage, lui indiqua une rue qui monte entre deux murs bas,
déserte, sans maisons, sans un pouce d’ombre, meublée seulement, vers le
haut, de quelques arbres poudreux.

--La rue Cuvier, fit-il; quand j’étais étudiant, je la fréquentais dans
cette saison et à cette heure, pour me donner l’illusion d’un site
africain.

Pauline évoqua son père, à vingt ans, seul et lyrique, promenant sa
silhouette sur le pavé torride; et elle partit d’un bon rire:

--Quel original tu étais!

De l’hôtel il la conduisit au musée du Luxembourg qu’il n’avait pas revu
depuis des années. Ils firent lentement le tour des salles; Victorien
trouva surtout l’occasion d’en critiquer les toiles; sauf des portraits
et des scènes de genre, que de choses misérables! La banalité des nus
l’écœurait; il s’étonnait qu’on délaissât la grande peinture d’histoire.

--Rude déplorerait l’indigence de ce musée en fait d’art religieux.

Il accorda néanmoins à Pauline que _le Christ en croix_ de Carrière
«n’était pas mal». Mais il ne pouvait souffrir la taie de brouillard que
ce peintre tissait sur toutes les formes. Pauline, au rebours, acceptait
le clair-obscur douloureux où Carrière rend palpable l’énigme des
visages humains. Elle comprenait la femme qui sanglote dans son
mouchoir, au pied de la croix.

--Celle-là, elle ne sait pas s’il est Dieu; mais elle a pitié de lui,
pitié d’elle-même; elle me fait envie, cette femme!

Elle se rappela son aversion, à Sens, devant le vieux Christ de la
cathédrale: comme son cœur et sa pensée, en quelques mois, s’étaient
élargis!...

Le soir, après deux visites assez ternes chez d’anciens camarades du
professeur, ils dînèrent, boulevard Saint-Michel, dans un restaurant
proche du quai. M. Ardel revenait volontiers à ses gargotes de jadis. Le
seul Paris qui existât pour son âge mûr restait celui de sa jeunesse.

Dans le va-et-vient anonyme, indéfini des passants, Pauline se demandait
si elle ne reconnaîtrait pas Julien. Mais les figures vagues, derrière
la vitre, sous le jour faux des reverbères, et qui s’effaçaient
aussitôt, devenaient, en se multipliant, comme irréelles. Semblables à
des lampes folles et fantastiques courant sans guide sur la chaussée,
les phares des automobiles se croisaient. Elle éprouvait, de son premier
contact avec Paris, cette lassitude qu’inflige la visite d’une énorme
usine où le déchaînement de la vie mécanique assourdit toute réflexion.

Sa fatigue se dissipa, lorsqu’ils s’en allèrent, au crépuscule, le long
de la Seine, par le quai des Grands-Augustins. Là, les bruits
s’apaisaient; un ciel immense, d’un vert brun, se regardait dans l’eau
frissonnante où frémissaient les feux illimités des deux rives. Ils
traversèrent un pont, et Victorien mena sa fille jusqu’à l’Arc du
Carrousel. L’esplanade, par un tel soir, amplifiait sa majesté
triomphale. Le Louvre, derrière eux, érigeait ses corniches augustes et
noires. Devant, les lumières, en deux files parallèles qui s’incurvaient
au loin, puis se confondaient, développaient une voie de splendeur
jusqu’à l’Étoile, «jusqu’aux étoiles», s’écria Pauline enthousiasmée. Le
simplisme de cette magnificence l’éblouit; Paris semblait attendre un
roi pour le fêter; et le grondement des véhicules, à distance, roulait
comme la rumeur d’une armée qui passe.

C’était tout près, dans la cour du Palais-Royal, que M. Ardel devait
rejoindre, le lendemain, les Rude. A travers l’orchestre confus des
bruits nocturnes, Pauline écoutait venir cette journée décisive pour son
amour; autour d’elle et de Julien qu’elle savait présent, toutes les
voix de Paris n’étaient plus qu’un los d’hymen dans un brasier...

Le lendemain matin, elle laissa sortir Victorien seul et fit une
toilette un peu plus étudiée qu’à l’ordinaire. Sa fenêtre donnait sur un
coin sommeillant du Luxembourg; la fraîcheur des arrosages éveillait les
verdures vaporeuses; des marchandes de fleurs circulaient.

Quand elle fut prête, elle s’examina dans l’armoire à glace, se concéda
que sa robe gros bleu et son chapeau de paille relevé cavalièrement avec
un nœud sombre seyaient à la clarté de son teint. Une décision
rayonnante partait de ses yeux; les lignes de ses joues et de ses
bandeaux nageaient dans une sorte de halo vibrant; elle s’en étonna,
comme si la figure d’une autre se fût répétée en face d’elle.

Un grand moment lui restait avant l’heure du rendez-vous. Elle s’assit
et tira de sa valise un petit livre qu’elle s’était imposé d’y mettre,
la traduction des Évangiles; elle le reprit à l’endroit où elle l’avait
laissé, au Sermon sur la Montagne. L’accent d’une parole surhumaine,
irréfragable, tinta aux portes de son âme; mais, arrivée à la fin du
chapitre, elle abandonna sa lecture:

--Où sont-ils, ceux qui suivent exactement ces préceptes, qui arrachent
leur œil droit, s’il les scandalise, et donnent encore leur tunique, si
on leur a pris leur manteau? Je serais chrétienne, voilà ce qu’il me
faudrait pratiquer. Non, ce sera toujours trop fort pour moi...

A midi sonnant, elle et son père arrivaient dans le jardin du
Palais-Royal. La quiétude voluptueuse de ce lieu mélancolique ravit
Pauline comme le présage d’une félicité romanesque. Elle aima ce silence
à trois pas du bruit, les grilles dorées entre les colonnades grises,
les boutiques d’orfèvres et de libraires où personne ne se montrait, et,
au milieu, le jet d’eau neigeux dont les gouttes se brisaient dans la
vasque brillante avec un murmure de soie froissée.

Mais, derrière les colonnes, elle cherchait avidement Julien; il surgit
tout d’un coup et, à sa suite, Edmée devançant M. Rude. Était-ce la
stimulation de Paris qui l’émancipait de sa gravité? Ou avait-il fléchi
selon son désir la volonté paternelle? Pauline lui retrouva son air
dégagé, riant des premiers mois; Edmée l’embrassa de toute sa pétulance,
et M. Rude, en lui prenant la main:

--Que je suis content de vous voir, tonna-t-il, ma chère enfant!

Victorien leur proposa d’aller déjeuner au frais, sous les arbres, dans
un restaurant des Champs-Élysées. Une voiture les y déposa; Pauline
voguait en une allégresse dont elle avait peine à contenir l’exubérance.
Ils s’attablèrent sous une véranda, près d’un grand platane. L’ombre des
feuilles bougeait sur la nappe, les rayons qu’elles distillaient
semblaient couler dans les veines d’Edmée et de Julien, et Pauline
lisait au fond de leurs prunelles que sa propre beauté s’avivait.

--Avez-vous remarqué? disait M. Rude; vers midi, l’Arc de Triomphe se
colore de gris argentés, analogues à ceux des rocs, en Provence, le long
des Alpilles. Les masses se volatilisent; il n’y a plus que du soleil et
des angles pour l’arrêter!

M. Rude était en verve; il parlait de la salle qu’il avait enfin résolu
de louer, rue Richepanse, à l’automne, où il exposerait; et ce brave
homme, jusque-là insoucieux du succès, presque heureux d’être obscur,
insistait avec une candeur qui divertissait Victorien sur les assurances
d’articles qu’il avait reçues de critiques notoires.

Pour Victorien, le résultat positif de son voyage, c’était de savoir que
sa nomination à Versailles ne se ferait pas de sitôt. On le jugeait
décidément un excentrique et un esprit «frondeur».

--Je m’en moque, concluait-il, je suis bien à Sens...

--Et moi donc! souligna Pauline à mi-voix, se penchant vers Edmée.

--Je tiens les éléments, poursuivait M. Ardel, d’un livre très curieux,
l’histoire d’un de vos archevêques, Pardaillan de Gondrin, un des
gaillards les plus originaux de la Fronde, pas édifiant par exemple,
mais un type de Français batailleur, aventurier, indomptable.

--Comme j’eusse voulu l’être, dit brusquement Julien.

--Comme on ne peut plus l’être, coupa le professeur.

--Cependant, appuya Julien, quand je serai consul, si je puis me faire
envoyer dans le Levant ou en Extrême-Orient, dans quelque poste
scabreux, croyez-vous que je ne trouverai pas là de beaux champs de
bataille?

Victorien sourit en douteur; mais le front de Pauline se plissa d’un
désappointement; si Julien partait au loin, et si elle le suivait, que
deviendrait son père isolé?

La conception nette d’un sacrifice nécessaire balaya les mirages où elle
s’exaltait; sa gaîté revint aussitôt, mais avec une teinte de sérieux
qui persista tout le repas.

En sortant de table, ils remontèrent à pied jusqu’à la place de la
Concorde. Pauline marchait devant, entre Edmée et son frère. Edmée lui
révéla que Mlle Total, cette envieuse, dénigrait sous le manteau M.
Ardel, à cause de ses relations avec la famille Rude.

--Alors, s’exclama Pauline, pourquoi nous fait-elle tant de chatteries?
La vilaine bête!

--Il ne faut pas vous émouvoir, observa Julien. Quand vous recevez un
croc-en-jambe, c’est toujours des gens qui se disent vos amis. Les
femmes surtout se délectent aux petits jeux des férocités sournoises.
Rien n’est plus rare qu’une âme bien née. Quel trésor d’en découvrir
une!

Et, se tournant vers elle avec une soudaine effusion:

--Vous, au moins, vous êtes vraie, simple, jamais _fardée_; c’est ce qui
fait qu’on vous aime.

Pauline, presque interdite, répondit seulement:

--Vous me jugez comme je vous juge; c’est que vous êtes un grand cœur.

Au coin de la rue Royale, ils se séparèrent. M. Rude avait rendez-vous
avec un marchand de tableaux; il emmena Julien, ayant peu de goût pour
se faire valoir et se défendre lui-même; M. Ardel et Pauline gardèrent
Edmée. Pauline méditait l’abrupte et naïve profession d’amitié que
Julien lui laissait: assurément, il l’avait préméditée et jetée dans la
conversation à l’improviste, par une impatience d’amoureux. Sa phrase,
tout un moment, chanta dans sa tête folle; elle ne vit plus rien des
choses qu’elle traversait. Un omnibus, rue de Rivoli, l’aurait écrasée,
si son père ne lui eût à temps saisi le bras. Il discutait avec Edmée
sur la niaiserie des Parisiens. A Paris, prétendait Edmée, la sottise
commune s’atténue, en apparence, sous la vivacité d’allure qu’exige le
qui-vive incessant et la défense de soi.

--Allons donc! répliquait-il; nulle part, l’esprit d’imitation,
autrement dit la suprême sottise, n’est poussé plus loin qu’ici. Sont-ce
des femmes ou des pastiches de femmes, ces créatures toutes vêtues sur
un patron identique, trottant à la file, avec la même manière de
balancer leur bras, de se déhancher?

Ils entrèrent au Louvre, dans la galerie des peintres du dix-huitième
siècle, où le professeur voulait examiner quelques portraits. Pauline
retint Edmée devant _l’Embarquement pour Cythère_. Edmée goûtait fort
peu les scènes galantes, et n’admirait de cette toile que la chaude
féerie du paysage; Pauline l’aimait plus qu’elle ne l’osait dire; elle
trouvait surtout charmante la dame qui baisse les yeux en écoutant les
douceurs de son cavalier, et aussi l’autre, d’une grâce paresseuse, qui,
la dernière, se décide à suivre.

De salle en salle leur guide les entraîna, si bien que toutes deux
étaient lasses quand les portes du musée, à cinq heures, se fermèrent.
M. Ardel, infatigable, les mena, pour des emplettes, jusqu’à la rue
Saint-Denis. Au retour, ils traversèrent en voiture le parvis
Notre-Dame, le long des porches de l’église; celui du milieu restait
ouvert; dans la profondeur des nefs et du chœur tellement sombre qu’il
semblait tendu de noir, des cierges brûlaient, des verrières violettes
s’éclairaient. Ce fut l’image grave que Pauline emporta de ce second
soir à Paris.

Elle voyait, d’une attente heureuse, approcher le moment de gagner la
gare et de retrouver Julien. Elle et Edmée, lorsqu’elles pénétrèrent
sous le hall, y cherchèrent en vain M. Rude et lui. Victorien rassura
Edmée; mais Pauline prit pour elle-même l’inquiétude de son amie:
qu’avait-il pu leur arriver? Elle essayait de réprimer, d’avance, sa
déception, si le voyage se faisait sans Julien; son désir pourtant se
crispait sur l’idée qu’il allait venir. Enfin, trois minutes avant le
départ du train les deux voyageurs apparurent, essoufflés, en sueur: le
cheval de leur fiacre s’était abattu, une série d’encombrements les
avait ensuite retardés.

--J’ai bien cru que nous _le_ manquerions, fit M. Rude en s’épongeant.

--Et moi, triompha Julien, qui regarda Pauline, je savais que nous ne le
manquerions pas!

Le soleil s’était couché sur Paris dans une vapeur d’un bleu cendré,
sans rayons, et rouge, dit Edmée, «comme un cachet de cire sur une
lettre». On suffoquait encore à l’intérieur des wagons; Julien,
visiblement fiévreux, sortit dans le couloir; Edmée et Pauline le
suivirent. L’express avait dépassé Melun; à droite et à gauche dormaient
des futaies pesantes, d’où sortait la respiration du soir, l’odeur des
écorces suintantes de sève, des fougères humides et des sureaux en
fleurs.

Il semblait étrange à Pauline de glisser au milieu de ce silence
crépusculaire, dans la trépidation orageuse des roues. Un instant, elle
perçut, à travers le vacarme, les coups de gorge stridents d’un
rossignol. Edmée, qu’un besoin de sommeil accablait, rentra s’asseoir;
Pauline demeura, car Julien lui parlait.

Il lui confiait son penchant pour les longs exodes, mais, en même temps,
sa volonté de fixer sa vie autour d’un centre stable. Et il eut une
façon de la dévisager, passionnée, sérieuse, qu’elle comprit trop bien.
Elle laissa tomber ses paroles dans le silence et se disposait à le
quitter.

--Quelle journée splendide nous avons eue! dit-elle en manière de
conclusion. Pourquoi faut-il qu’elle ait une fin?

--Il y en aura une plus belle pour moi, celle où je pourrai vous dire
tout haut: «Pauline, je vous aime...» Si toutefois, je ne vous suis pas
indifférent...

Ils se tenaient appuyés contre la porte du compartiment et assez près
l’un de l’autre pour que Pauline ne perdît rien de ces mots articulés
d’une voix tremblante. Elle s’attendait à son aveu; cependant la
commotion qu’elle en reçut contracta ses lèvres, serra sa gorge; elle
regardait dans le vague et se taisait.

--Non, put-elle dire enfin, mais sans se retourner vers lui, vous ne
m’êtes pas indifférent...

Julien planta sur elle l’ardeur tendre et envahissante de ses yeux.

--Ah! reprit-il plus ferme, je n’ai jamais douté que votre affection
répondrait à la mienne. Dès la première heure où nous nous sommes vus,
j’ai pensé: «La voici, l’élue de mes songes, celle qui m’est
prédestinée.» Je ne vous dirai pas que je vous aime simplement parce que
vous êtes belle, et pourtant votre voix seule m’émeut comme le son d’une
harpe qui aurait une âme; de voir le bout de vos doigts ou le
balancement de votre robe, tout mon être en frémit. Mais je sens au fond
de vous des trésors d’amour et d’intelligence qui me ravissent mille
fois plus encore. Une seule chose me désolerait, si je ne mettais mon
espoir dans le Christ que vous ignorez, et, cette chose, vous ne
l’ignorez pas...

--Je la connais, répliqua-t-elle, dominant son trouble... Si vous
m’aimiez plus que tout au monde, vous la négligeriez; mais je ne peux
pas vous en vouloir de mettre avant l’amour d’une femme celui du Dieu en
qui vous croyez. Seulement, qu’y puis-je? La foi est un don; je l’ai
désirée; j’ai même prié; elle n’est pas venue; sans doute, je ne la
mérite guère, parce que, si je devenais maintenant chrétienne, ce serait
à cause de vous...

--Vous avez prié, dit Julien; mais souvent?

--Pas souvent; une fois, le soir de notre course à Druzy.

--Eh bien! promettez-moi désormais, chaque soir et chaque matin,
d’élever votre désir à Celui qui vous entend...

Elle fit un signe de promesse muette, mais où il devina trop peu
d’espérance.

--Il est écrit, poursuivait Julien: «Heurtez, et on vous ouvrira.» Si
vous grattez à la porte et vous en allez, est-ce étonnant qu’on ne vous
ait pas encore ouvert? Il faut heurter fort et longtemps, y meurtrir vos
mains... En somme, êtes-vous heureuse de ne pas croire?

--Auparavant, je n’en souffrais point, je me croyais même supérieure aux
autres. A présent, je veux _savoir_, et je ne sais rien. Un rideau
opaque s’épaissit entre mes yeux et les mystères que je voudrais
atteindre. En pensant à vous, j’ai compris qu’on pût désirer un amour
sans lassitude et sans terme...

--Alors, pourquoi tardez-vous à sortir de cette anxiété qui n’est pas un
terme?

--Pourquoi? Si je vous demandais: Pourquoi n’êtes-vous pas un saint?...
Pourquoi? Parce que je suis une pauvre âme faible et seule...

--Vous n’êtes jamais seule, protesta Julien; vous oubliez, sans parler
de moi, tous les miens qui prient pour vous, et votre oncle, et les
Carmélites, et d’autres, qui, sans vous connaître, supplient la Lumière
de descendre en vous. Mais vous sentez votre faiblesse, vous avez faim
déjà du Viatique... Ah! que vous serez heureuse--et moi!--le jour où
vous croirez! L’air sera léger sur vos épaules; ce sera comme ce soir
d’été, s’il ne devait jamais finir.

Le train, maintenant, courait dans une plaine, près d’une rivière
entrevue parmi des peupliers. Des corbeilles de fleurs semblaient
dissoutes en ses eaux mordorées; la rougeur hâlée du couchant brunissait
au fond de l’espace; pourtant, le gazon des berges, les blés
jaunissants, les frondaisons des arbres, un clocher bleu sur un coteau,
tout conservait une empreinte de clarté, et on eût dit, non que le jour
s’éteignait, mais qu’une aurore allait naître.

L’arrêt de Montereau approchait; Pauline rentra auprès d’Edmée;
celle-ci, sous la lampe, continuait un somme paisible, tandis que les
deux professeurs s’égosillaient, mis aux prises par une furieuse
controverse. Pauline démêla que son père prétendait prouver
l’impuissance de l’Église à ressaisir une suprématie périmée; mais elle
se recueillait dans l’intimité de sa joie. Julien, songeur, s’était
assis en face d’elle; de temps à autre ils se regardaient; puis elle
fermait les paupières et se disait:

«Fais silence, ô mon âme. Une heure pareille, peut-être, ne reviendra
plus.»




VII


La journée s’achève lourdement; des nuages de plomb pendent dans l’air
exténué; sur la petite cour où Pauline, en peignoir bleu, arrose ses
plantes, les branches des tilleuls voisins s’affaissent; elle aperçoit,
par leurs éclaircies, les réflexions du couchant livide et fumeux; un
crapaud, contre le mur d’un jardin, réitère sa plainte sonore. Victorien
médite, enfoncé au creux d’un fauteuil de toile; et le vieil oncle,
promeneur abstrait, les deux mains dans ses poches comme s’il
grelottait, suit d’un œil soucieux les chauves-souris qui décrivent de
grands cercles autour de son crâne.

--Avez-vous vu quelquefois, dit soudain Pauline, s’ouvrir les
belles-de-nuit?

Les deux hommes, tels que des dormeurs, ont sursauté; Victorien,
«ignorant comme un maître d’école», étranger aux faits simples de la
nature, se lève, attiré par le curieux phénomène: les fleurs jaunes, sur
les tiges tendres, une à une, décollent leurs pétales; avec une
nonchalance voluptueuse les corolles se redressent; c’est une léthargie
dont elles s’éveillent; une impulsion mystérieuse propage leur frisson
vibratile.

--Les fleurs ont donc une volonté? interroge Pauline.

--Oh! veut-il expliquer, ce sont des réflexes tout mécaniques... Si nous
sortions... Ici, j’étouffe.

Pauline est montée lestement s’habiller, et ils s’en vont au bord de
l’eau.

Sous les arches du pont l’Yonne glissait d’un mouvement presque
insensible; la ligne oblique des coteaux l’arrêtait ainsi qu’un étang;
les formes brunes des nuages, les ombres massées des toits et des
peupliers figeaient le courant opaque; un canot descendait le long du
Clos-le-Roi, et, chaque fois que les rameurs levaient leurs avirons, un
peu de ciel blanc luisait dans l’intervalle de leurs bras; car le
crépuscule s’attardait encore sur les collines, «un crépuscule profond,
aurait dit M. Rude, comme un chant grave de clarinette».

Pauline distinguait, en aval, pressant le dos d’un tertre et semblable à
un manoir abandonné, la chapelle de Saint-Martin près de laquelle
Julien, pour la première fois, l’avait rencontrée. Elle voulait
entraîner son père à gauche, du côté de la maison des Rude; par esprit
de contradiction, il se dirigea vers les hauteurs.

En passant au milieu du pont, contre la croix de fer surmontée d’une
ampoule électrique, elle se remémora la promesse faite à son ami; elle
n’y avait pas manqué, depuis un mois, un seul jour, et, ce soir après
les autres, elle répéta intérieurement cette prière:

«O Dieu, si vous m’entendez, faites que je Vous connaisse; si vous êtes
la Vérité, donnez-vous à moi.»

Mais nul indice extérieur, nul appel décisif ne lui révélait qu’elle fût
exaucée. Le christianisme excitait sa curiosité, elle désirait s’initier
aux dogmes; toutefois cette sympathie restait fragile, comme la coque
d’un œuf mal formé qui s’effrite au moindre choc. Devant la notion du
surnaturel, ses habitudes de jugement se raidissaient:

«Si Dieu est, tout lui est possible; mais pourquoi le miracle? Est-ce
rationnel de concevoir qu’ayant fait le monde selon un ordre bon, il y
superpose à tout propos un ordre meilleur? Un prêtre profère une parole
sur un peu de pain; Julien croit que cette hostie devient la chair et le
sang du Verbe; quelle preuve en a-t-il? D’autres avant lui l’ont cru: le
Christ lui-même l’aurait dit; où est le signe authentique du prodige
indéfiniment renouvelé?»

La netteté des objections qu’elle se proposait ainsi répondait à un long
travail latent; sa pensée avait beau vouloir s’échapper dans des
rêveries fantaisistes, elle revenait autour des problèmes religieux, de
même qu’une hirondelle, entrée sous la voûte d’une église, bat des ailes
autour des piliers, se cogne contre les vitraux. Quand elle causait,
tout autre propos manquait pour elle de saveur; en présence de son père,
une contrainte la tenait, le poids de son hostilité; il fallut néanmoins
qu’elle s’imposât avec lui un éclaircissement: si, plus tard, elle
embrassait une croyance, elle se préoccupait de savoir quel accueil il
ferait à sa conversion. Pendant qu’ils gravissaient la côte déserte du
Chemin-Neuf, un mot bref suffit à provoquer l’éclat qu’elle appréhendait
et souhaitait.

--Tu sais, dit-elle en rompant le silence, que mon oncle Jacques, outre
sa cure de Druzy, a maintenant un cours au grand séminaire?

--Tant mieux pour lui, répliqua-t-il d’un ton qui signifiait: La
nouvelle m’est fort égale. D’où tiens-tu ce détail?

--Edmée l’a su de Julien. Il paraît que ton frère est toujours très
malheureux de ne pas nous voir. Je n’ai point de conseil à te donner;
mais, un de ces dimanches, il me semble, nous aurions bien pu aller le
remercier de la miniature...

--Le remercier d’une restitution? Allons donc! Je connais Jacques à
fond; la seule méthode pour vivre en termes corrects avec lui, c’est de
nous voir le moins possible. Je lui lâcherais des vérités peu
flatteuses, il me répliquerait. A quoi bon chercher des scènes inutiles?
Et puis, non. Cela ne me dit rien. Il est prêtre; je ne puis pas avoir
de plaisir à fréquenter un prêtre.

--C’est tant pis; j’aimerais vous entendre vous disputer sur la
religion.

--Bah! qu’en peut-il sortir? Du vent. Si tu avais étudié, comme je le
fais pour mon Gondrin, les noises stupides des jansénistes et des
jésuites, tu sentirais combien ces théologies sont surannées, finies,
cadavéreuses.

--Alors, dans quelle intention les étudies-tu?

--Comme on étudie les sarcophages d’Égypte ou comme on cherche à lire
l’étrusque. Parce que tout objet de découverte attire un savant.

--Il y a pourtant des milliers d’âmes qui vivent des idées chrétiennes,
et moi, qui ne suis pas croyante, elles m’intéressent de plus en plus.

Victorien dévisagea sa fille d’un air offusqué et soupçonneux:

--Décidément, tu as bien changé, et j’ai eu grand tort de ne pas suivre
mon intuition; toutes ces billevesées te viennent des Rude; jamais je
n’aurais dû me lier avec eux. Me crois-tu donc aveugle? Julien t’a
tourné la tête, tu es folle de lui. Mais j’y vais mettre ordre et, dès
demain, faire sentir au père que je ne laisserai pas circonvenir et
capter ma fille.

Pauline blêmit à ce coup brutal, effrayée des suites que pouvait avoir
sa franchise. Cependant, son amour lui prêta la force de répondre avec
sang-froid:

--Je n’ai aucun motif de cacher mon amitié pour Julien; et tu n’en as
aucun, non plus, de sauter, à ce propos, comme un baril de poudre. Tu
comprends, je suppose, qu’il n’épousera jamais une fille non baptisée...

--Aussi espère-t-il t’amener au baptême...

--S’il l’espère, il se trompe; libre à toi de me juger stupide; je ne le
suis pas encore au point de suivre une croyance parce que quelqu’un me
l’aura soufflée. Je conçois qu’on en ait une, mais seulement lorsqu’on
cède à l’évidence d’une certitude acceptée par la raison.

--Mais, ma pauvre enfant, s’exclama-t-il, la raison est ployable à tout.
Tu croiras tenir des preuves, quand tu seras le jouet de tes sentiments.

--En ce cas, si tu nies la raison, quel principe t’autorise à soutenir:
Ceci est vrai, cela est faux?

M. Ardel allait répondre; mais, contre la grille d’un clos isolé, un
énorme chien, à leur passage, se dressa en aboyant avec furie. Le
professeur haussa les yeux vers le coteau; sur l’échine d’un nuage des
éclairs couraient comme des frissons, et des bouffées de vent qui se
levaient rapprochaient les craquements sourds de la foudre. Pauline
regardait sans joie la ville étalée à leurs pieds, espaçant les
réverbères mélancoliques de ses quais; dans le ciel, à droite, au-dessus
des terres vagues, montait un grand disque de cuivre ardent, la lune
pleine barrée d’une vapeur, et, derrière elle, une attente morne, un
silence s’approfondissait; autour de l’astre étrange comme un météore,
des nuées fauves immobiles avaient l’air de bêtes fascinées.

--Redescendons, dit M. Ardel; nous aurons de l’orage tout à l’heure.

Il prit, pour la mieux convaincre, le bras de Pauline et se remit à
discourir:

--Tâche donc de pénétrer mon point de vue. Si tu savais combien c’est
triste de penser que tu restes étrangère au plus intime de ma vie, que
je suis seul! Moi, j’ai subi l’oppression tacite du passé où mes père et
mère furent pétris; mais je me disais: Ma fille au moins sera pleinement
libre et heureuse, je n’aurai pas lutté en vain. Comprends-moi: je ne
suis pas incrédule pour l’unique et grossier motif que l’absurdité des
dogmes contredit les lois de l’expérience--et l’expérience est la pierre
de touche du vrai.--Non, je pars d’un fait immédiat: l’Église, comme
tout système humain, a eu son commencement, sa croissance, son apogée;
depuis la fin du moyen âge, elle résiste à la mort, mais elle décline,
elle s’en va d’une vieillesse lente et d’autant plus irrémédiable. De
ses cendres une autre religion surgira-t-elle? Ou l’homme
comprendra-t-il enfin qu’en adorant des dieux il s’adorait lui-même?
Pour le moment, tu m’avoueras qu’il est sage de ne pas lier nos actes au
joug étroit d’une discipline condamnée par le temps. L’humanité qui
marche regarde devant elle, non en arrière. Moi, et plus encore toi,
nous avons mieux à faire que de rêvasser devant des tombeaux vides!

Pauline se tut d’abord, lui laissant l’illusion qu’elle ne trouvait rien
à répondre, mais elle songeait:

«A supposer qu’il ait raison, en serai-je, comme il dit, plus heureuse?»

Au contraire, la seule perspective de ne plus pouvoir _espérer_ lui
apparut intolérable; et Julien n’était pas la cause exclusive de cette
angoisse. Elle aperçut clairement en cette minute que le désir de croire
s’étendait aux fibres profondes de sa substance, qu’elle en avait besoin
pour vivre. L’ébranlement du choc reçu révélait jusqu’où il avait porté.

Après un instant elle reprit:

--Ce que pensera l’humanité dans un siècle, dans vingt, je l’ignore. Je
veux du bonheur, le mien, un bonheur infini, oui, infini. Qui me le
donnera? Tu as beau dire, ils sont plus heureux que nous, ceux qui ont
la foi. Ils croient savoir d’où ils viennent, où ils vont; pour eux la
mort ne compte plus; ils ont eu Dieu dès cette vie, ils entrent dans
l’autre avec la confiance de l’avoir éternellement.

--Ou d’être éternellement damnés! ricana M. Ardel.

Et, s’échauffant d’une sorte d’enthousiasme ascétique:

--Le Paradis vrai, le seul, c’est celui qu’on se fait soi-même, le
Paradis du labeur et de la pensée. Quand je suis abattu, je me mets au
travail, et, peu à peu, ma tristesse se dissipe, je sens une effusion de
lumière descendre en moi et d’abondantes délices y fleurir. Mais, toi,
je me rends fort bien compte de ton état: notre intérieur ne te suffit
plus, tu aspires à autre chose; il faut que je te cherche un mari...

--Ne prends pas cette peine, répliqua-t-elle d’une voix frémissante: le
mari, d’avance, est refusé.

--Ah! fit-il avec une colère incoercible et appuyant ses phrases par des
coups de tête doctoraux comme toutes les fois qu’il voulait implanter
une affirmation, je ne me suis donc point trompé! C’est Julien que tu
veux, et, pour l’avoir, tu passeras sous les Fourches Caudines des
prêtres. Mais dis-le-toi bien: le jour où tu iras à confesse, ce sera
fini entre nous; et, je serai franc jusqu’au bout, j’aimerais mieux te
voir morte que bigote!

Exaspérée, elle lui cria:

--Puisque tu le prends sur ce ton, je ne mettrai plus les pieds chez les
Rude; tu comprendras alors qu’ils n’étaient pour rien dans mes idées.

--C’est tout ce que je te demande, répondit-il, soudain apaisé. Plus
tard, quand tu seras majeure, si cela te plaît et si ton père est devenu
inexistant pour toi, tu croiras à Lourdes, à la Salette, à saint
Expédit, au Sacré Cœur, et à _leurs_ grotesques boniments. Je m’en lave
les doigts; mais j’espère encore en ton intelligence. Bon sang ne doit
pas mentir...

Leur querelle tomba sur ce mot; cependant Pauline se désespérait
d’avoir, de ses propres mains, étranglé son unique joie; quelle folle
bravade de s’engager à ne plus voir Julien! D’autre part, les négations
que l’ironie paternelle essayait de lui inculquer la tenaillaient d’un
doute: si Victorien disait vrai, pourquoi vivre? A quoi bon se traîner
jusqu’au néant? Oui, mais où trouver le Dieu qu’elle attendait? L’effort
d’une conversion lui semblait au-dessus de ses forces; mais, si elle ne
le tentait, la lumière possible ne se retirerait-elle point? La veille,
elle avait rouvert, au hasard, les Évangiles: ce verset brusquement
s’était offert:

_Je m’en irai, et vous me chercherez, et vous mourrez dans votre péché._

A présent, l’épouvante d’être délaissée sans retour et l’anxiété d’aller
à un Dieu qui ne serait pas un Dieu faisaient en sa conscience une dure
agonie. Une sueur froide lui venait aux tempes; elle aurait voulu
s’étendre sur les pierres de la route, fermer les yeux, ne plus rien
sentir.

Ils arrivaient, près de la gare, au passage à niveau; devant la barrière
close, une grosse charrette à foin attendait. Un rapide était annoncé.
M. Ardel entra en conversation avec le garde-barrière; celui-ci se
plaignait d’avoir du travail la nuit comme le jour, sans une heure de
répit: «Autant vaudrait accrocher une ficelle au poteau, et moi après.»
Il se mit à conter succinctement un terrible suicide dont son fils,
employé à Laroche, avait été, quelques jours avant, le spectateur:

La femme d’un homme d’équipe était devenue la maîtresse d’un mécanicien;
ce dernier, un beau jour, lui signifia qu’il en avait assez; pour le
punir et lui donner du remords, elle se jeta, un dimanche soir, sous la
machine qu’il conduisait. On la ramassa décapitée, en quartiers, on la
porta dans un hangar, on mit une bâche sur elle, et on alla prévenir son
mari. Il était ivre et ne voulait pas se déranger: «Ça lui apprendra à
vivre», déclara-t-il en guise de lamentation funèbre. Il vint enfin,
deux camarades posèrent le cadavre sur une brouette, l’emmenèrent chez
lui. Pour leur peine, il déboucha une bouteille, se remit à boire avec
eux. Ensuite, à côté de la brouette toujours chargée, il se jeta sur le
lit et s’endormit.

«Cette femme, pensa Pauline, eut-elle tort? Elle quittait un monde de
brutes. Ce serait simple d’en faire autant... Mon père conclut qu’il
aimerait mieux me voir morte. Que dirait-il, si je le prenais au mot?...
Oui, quand le train passera, un mouvement, et ce serait fini. Dans une
minute, je _saurais_, je verrais face à face l’Absolu, ou bien, plus
rien, le sommeil à jamais, dont personne ne pourrait plus m’arracher. Et
Julien? Il se consolerait, il prierait pour moi...»

Un des chevaux de la charrette secoua ses grelots, hennit. Pauline
regarda autour d’elle: les poteaux du télégraphe se penchaient
confusément, sous les étoiles rares que noyait le clair de lune. Une
courbe infléchissait les voies; elles s’en allaient, au delà des
signaux, vers l’infini des routes nocturnes, et la terre les emportait,
comme une ceinture d’acier, sur ses flancs, en roulant dans le vide noir
illimité.

L’orage s’éloignait, une vibration assourdie de tonnerre expira; mais un
autre bruit croissait, d’abord mêlé au ronflement du barrage, puis
furieux comme le fracas d’un torrent qui s’approchait. Du martellement
des roues se détacha le branle précipité de la bielle; et soudain, au
tournant, les deux lampes éclatèrent, leur clarté s’étira sur les rails
polis. Pauline ne voyait qu’elles et la crinière de feu se tordant avec
des étincelles en arrière de la machine sombre. La tentation de mourir
l’étreignit, comme si toute volonté succombait en son être. La frénésie
d’une délivrance abolissait l’horreur de la mort. Elle s’était écartée
de son père à quelques pas; il parlait au garde. Elle le considéra une
suprême fois, éleva ses yeux vers les étoiles, et elle allait s’élancer.
En cette seconde, elle eut la sensation précise que quelqu’un lui
empoignait la main, l’immobilisait...

Le vent du rapide souleva sa robe, les marchepieds la frôlèrent, le sol
tressauta; la trombe de fer roula contre son visage, triturant les
rails, écrasant les cailloux qu’elle faisait rebondir, et le dernier
wagon s’enfuit d’un élan rigide, comme un obus lancé dans la nuit.
Ensuite, ce fut un grand calme.

--Tu viens? dit à sa fille M. Ardel qui ne s’était douté de rien.

Ils reprirent en silence le chemin du logis. Pauline, maintenant lucide,
recomposait les instants de son désespoir. Il lui restait de cette crise
la stupeur de l’avoir subie et une courbature indicible. Comment
avait-elle pu perdre tout empire sur ses impulsions, au point d’être
conduite à un acte qu’elle aurait, une heure avant, réprouvé et cru
impossible? Et qui donc l’avait sauvée de sa démence? Car une main
_réelle_ avait pris la sienne, une main d’homme, maigre et brûlante
comme celle de Julien, et ses papilles sentaient encore la pression des
doigts impérieux. Elle s’humilia devant les Puissances invisibles qui
prenaient en pitié sa personne chétive; Dieu, parmi le frémissement de
l’univers, voulait entendre battre son cœur de vivante, comme elle se
souvenait d’avoir, à Paris, dans le tumulte d’une rue, mis près de son
oreille sa petite montre, pour en écouter les pulsations.

Elle respira délicieusement l’air lumineux de cette nuit, la fraîcheur
de l’eau, l’arome des foins coupés et des tilleuls.

«O Dieu, murmura-t-elle tous bas, soyez béni d’avoir fait le monde si
beau. Puisque c’est votre volonté que j’y sois, je m’abandonne à Vous,
menez-moi où je dois aller.»

Rassérénée dans sa tristesse, elle se coucha et dormit d’un somme
jusqu’au soleil levant. Ce matin-là, elle reprit avec une douceur neuve
le fil de ses jours terrestres. En s’habillant elle se plut à manier son
linge, ses robes, tout ce qui lui rendait palpable la possession de la
vie. Elle descendit revoir son «jardin»; les pinsons pépiaient sur les
branches du frêne; le ciel ardent se mirait dans la rosée de l’herbe.

L’oncle Hippolyte, quand il vint déjeuner, lui remit deux louis d’or
pour payer d’avance des chemises dont il voulait enrichir sa garde-robe.

--Mais pourquoi, mon oncle, vous pressez-vous tant?

--Parce que, dit-il en se grattant la tête, c’est ennuyeux de payer, et
une fois que c’est fait, on n’y pense plus.

Il y avait, dans cette saillie d’avare, une telle ingénuité qu’elle en
rit.

Victorien partit à l’heure de son cours; sa fille et lui échangèrent
leur bonjour habituel sans allusion à ce qui s’était passé. Pauline,
avant d’envoyer Armance au marché, la chargea de commissions
minutieuses; elle aimait à commander et y trouvait en ce moment une joie
singulière, comme un exercice de sa puissance de vivre.

Elle entra au salon, s’assit à son piano et chanta. Les volutes de ses
vocalises s’unissaient aux reflets liquides que les vrilles de la
treille ensoleillée remuaient dans les rideaux. Mais, bientôt, elle
s’arrêta, reprise d’une pensée anxieuse:

«Pendant que je chante, mon père fait peut-être à M. Rude une scène
irréparable.»

Un pas résonna sur le trottoir, on sonna; étant seule, elle alla ouvrir;
c’était Julien! Il rapportait à M. Ardel un livre que le professeur lui
avait prêté, sur les Corporations au moyen âge.

--Je me sauve, fit-il, je ne veux pas entrer.

--Si, dit-elle, entrez un instant, il faut que je vous dise deux mots.

Il pénétra dans le vestibule: elle avait rougi, confuse de sa hardiesse;
mais il la mit à l’aise en parlant le premier:

--Moi aussi, j’aurais, non deux mots, mais un million à vous dire...
Avez-vous souffert cette nuit? J’ai rêvé de vous; je vous suivais
marchant dans une campagne, près d’un puits à ru, un de ces puits au
fond desquels on entend bruire une rivière souterraine. La margelle du
puits était basse; vous regardiez au fond; tout d’un coup, vous m’avez
dit, d’un air triste et bizarre: Voulez-vous voir comme c’est simple d’y
sauter?... Vous preniez votre élan, j’ai crié, je vous ai saisi la
main...

--Oh! s’exclama-t-elle, votre main, je l’ai reconnue; sans elle, je ne
serais plus au monde.

Elle le mit au fait de l’explication acerbe avec son père, du désespoir
qui l’avait étourdie et du secours tangible, mystérieux, dont la
commotion lui demeurait présente. Il en parut frappé, plus encore
qu’elle ne s’y attendait:

--Êtes-vous bien sûre que, vraiment, une main vous ait touchée? Non, ce
n’était pas la mienne. Ce ne pouvait pas être moi. Et pourtant, cette
concordance, ce rêve... J’en ai fait un autre, moins étrange; se
vérifiera-t-il aussi?

--Lequel? Dites-le-moi.

--Plus tard... Toute parole est une pierre qu’on jette dans l’éternité
et qu’on ne reprend plus.

--Racontez-moi votre rêve; si vous avez des secrets pour moi, c’est que
votre amitié tient à bien peu.

--Dans huit jours, je vous le promets; la première fois que nous nous
reverrons...

Il s’était avancé vers la porte et posait son doigt sur la serrure; il
se retourna vers Pauline, la contempla d’un regard fou: son peignoir
dégageait la fermeté de son cou marmoréen, une langueur affinait son
teint pourpré; les secousses de la veille avaient imprimé un cercle
bleuâtre autour de ses yeux battus; une larme se mêlait à l’eau vive de
ses prunelles; et toute sa beauté, franche, harmonieuse, s’offrait telle
qu’un fruit plein de suc, prêt à mûrir.

Elle sentit obscurément de quel émoi vibrait Julien; mais aussitôt il se
dompta; une limpidité fraternelle reparut en ses yeux.

--Soyez forte désormais, prononça-t-il avec gravité. Je veux qu’une
femme soit une force dans ma vie. Et, Celui qui a passé près de vous,
hier, pour vous sauver, ne le faites pas trop attendre.

Il lui prit la main dans les deux siennes, où le sang battait, et sortit
d’un pas rapide.

Lorsque M. Ardel rentra, Pauline essaya d’interpréter sa contenance; si
M. Rude et lui s’étaient quittés sur des propos hargneux, sa figure
aurait gardé les vestiges d’une agitation, son œil eût pris cette dureté
absente, cette noirceur morne de basalte qu’elle connaissait trop. Au
contraire il se montra détendu, presque affable; il avait dû réfléchir
qu’en malmenant sa fille il la rebuterait de lui et de ses idées.
Jusque-là, il avait cru choyer en elle un miroir docile; pouvait-il
admettre qu’elle lui échappât? Son mouvement d’indépendance l’avait
indigné d’abord; mais, n’étant pas sûr de le comprimer, il pensait en
venir mieux à bout par la logique et la persuasion. De même, à l’égard
des Rude, il jugeait sage de ne pas brusquer une rupture où il
confesserait que leur influence lui faisait peur.

Après le dîner, il tira de sa poche un livre mince cartonné en brun:

--Tiens, dit-il à Pauline, tu m’as demandé un Manuel de l’histoire des
religions. En voici un; tu y trouveras, sous une forme concise, les
données les plus scientifiques.

Pauline en lut les premières pages; mais l’auteur trahissait un parti
pris si lourd de tourner à une négation du christianisme l’exposé de
tous les systèmes religieux, qu’elle s’en méfia sur-le-champ, et l’effet
de ce Manuel fut exactement opposé à celui qu’espérait Victorien. Elle
revint aux Évangiles en partant de ce principe que, pour comprendre un
livre où le miracle est à toutes les lignes, il fallait raisonner comme
si le miracle était possible. Elle se proposait aussi de chercher une
histoire de l’Église écrite dans un esprit d’équité. Julien pourrait lui
indiquer un titre; toutefois, quand le reverrait-elle? Car, son
engagement de ne plus aller chez les Rude, elle était résolue à le
tenir, jusqu’à ce que son père, de lui-même, l’en déliât.

A l’improviste, elle rencontra sur le Mail Edmée avec sa bonne,
Antoinette. Edmée venait d’avertir le médecin: Julien, depuis deux
jours, avait dû se coucher, pris de vomissements et d’une fièvre
intermittente; les vomissements s’étaient arrêtés; cependant il ne
pouvait dormir, il souffrait d’une soif horrible accompagnée d’un petit
hoquet et de douleurs abdominales; on commençait à se demander si
quelque maladie grave ne couvait pas dans ses organes.

Le lendemain, Pauline fit prendre par Armance de ses nouvelles; il se
croyait mieux et parlait de se mettre en route pour passer à Paris un
examen. Mais, le vendredi soir, au milieu du souper, M. Ardel annonça:

--On est venu chercher Rude avant la fin de sa classe; Julien,
paraît-il, est très mal...

Il ne put dire cette nouvelle sans une tristesse dans la voix; mais il
dévisagea Pauline pour mesurer l’impression produite. Elle ne songea
point à cacher son bouleversement; ses lèvres devinrent blanches; ses
pupilles si caressantes se durcirent autant que celles de Victorien
lui-même; elle le fixa d’une manière qui exprimait: «Qu’attendais-tu
pour me l’apprendre? Ne sens-tu donc rien?» Et elle garda un silence
méprisant, comme devant quelqu’un qui ne comprenait pas sa souffrance.

--Nous irons tout à l’heure, reprit-il au bout d’un instant, voir
comment il va.

Pendant le court trajet, avec le ton froid d’un médecin établissant un
diagnostic, il articula des considérations sur la maladie probable de
Julien: ce garçon vivait trop par les nerfs, pas assez par les muscles;
son mysticisme, s’ajoutant à son activité cérébrale, le consumait; la
croissance, les fortes chaleurs, tout aidait, «sur un tel terrain», les
virulences infectieuses.

--Julien est vigoureux, répliqua Pauline, farouche dans son espoir; si
Dieu veut le guérir, les médecins ne l’en empêcheront pas.

Ils sonnèrent doucement; sur la mine d’Antoinette, où s’épanouissait
d’ordinaire une quiétude monastique, ils lurent l’angoisse de la maison.
Edmée vint au-devant d’eux dans l’antichambre: vers trois heures, des
suffocations l’avaient saisi, le hoquet avait redoublé, les douleurs
étaient devenues intolérables; le médecin, maintenant, y voyait clair et
il craignait une inflammation du péritoine. Une vessie pleine de glace,
appliquée sur le ventre du malade, avait calmé ses tortures; mais la
période critique se prolongerait deux ou trois jours.

M. Rude arriva et dit simplement de son fils:

--Il ne va pas bien.

Avec l’optimisme des gens robustes qui ne peuvent croire aux
catastrophes, Rude ne concevait pas encore l’imminence du péril.

--Voulez-vous entrer un instant? Votre visite lui fera du bien.

On avait transporté le lit de Julien dans la chambre de sa mère, en face
de la fenêtre qui renvoyait sur lui la flamme de l’occident jaune comme
le cœur d’un lis. Mme Rude, assise à son chevet, nerveuse et enfiévrée,
le regardait en épiant les moindres mouvements de son visage. Quand il
entendit annoncer les Ardel, il tourna la tête à demi. Pauline dut faire
un effort pour répondre à son sourire: une sorte de masque funèbre
s’était collé sur sa face; une mèche de ses cheveux pendait contre sa
joue; ses narines, en se pinçant, allongeaient la courbure de son nez.

--Merci d’être venus, proféra-t-il; voyez quel beau soir! Depuis notre
retour de Paris il n’y en a pas eu un pareil. On dirait, au bord de ces
nuées, des enfants qui balancent des palmes...

Un hoquet sec l’interrompait; sa voix résonnait chantante et calme, en
dépit d’un essoufflement, mais autre que la sienne, et comme faite d’un
cristal qui allait se briser. Il paraissait oublieux de son mal, en
détourna la conversation, et s’enquit de Victorien si le traducteur du
_Saint-Simon_ aurait achevé bientôt ce travail.

Pauline, en l’entendant, voulait se rassurer, ne pas admettre que ce fût
possible de mourir à vingt ans, quand on portait, comme lui, dans son
avenir, tout un monde. Mais M. Ardel, après l’avoir quitté, énonça
dehors entre haut et bas, cette opinion:

--J’ai bien peur qu’il ne soit perdu.

--Au moins, ne me le dis pas, supplia Pauline; tu te plais donc à me
désespérer!

Et elle poursuivit intérieurement:

«Si je n’étais pas indigne de savoir prier, quel cri je pousserais vers
le Tout-Puissant! Non, je ne veux pas qu’il meure; est-ce que la terre
serait habitable sans lui?... Mais ma prière ne vaudrait rien: sa vie,
c’est pour moi que je la désire, pour moi plus encore que pour lui et
les siens.»

Elle monta dans sa chambre, se déshabilla, mais tarda à se coucher,
certaine de ne pouvoir dormir; elle s’unissait à l’insomnie de Julien,
le voyait, sous une veilleuse, haletant avec son hoquet:

«De tous ceux qui l’aiment, personne ne peut l’aimer comme moi; et, sur
les deux jours peut-être qu’il vivra, j’aurai un quart d’heure à le
revoir!...»

Cette idée affreuse lui arrachait les entrailles. Elle alluma sa lampe,
et, cherchant un secours contre son tourment, elle reprit ses Évangiles.
Le livre s’ouvrit de lui-même, au chapitre XIV de saint Marc, au récit
de la Passion.

Dès les premières lignes, l’image de la femme qui verse sur la tête de
Jésus le nard précieux atteignit son âme comme une allusion
miséricordieuse à sa propre indignité: «_Ce qu’elle a pu faire, elle l’a
fait_; elle a prévenu l’onction des parfums dont on oindra mon corps
enseveli...»

Ces mots infondaient dans la pensée de la mort une douceur d’espérance
prophétique et divine. Elle ne s’étonna plus que le Maître sût d’avance
la trahison de Judas, ni qu’en rompant le pain, il eût dit: «Ceci est
mon Corps.» Si Jésus croyait pouvoir se donner lui-même en se
multipliant par un holocauste sans fin, elle comprenait cette volonté
d’immolation perpétuelle. La douleur excitait chez elle, comme eût dit
Julien, «le sens de l’amour». Certaines réflexions de lui, le jour
d’hiver où ils marchaient dans la neige, s’éclaircissaient en sa
mémoire; et d’autres phrases lourdes de pressentiments, sa réponse à M.
Ardel: «Il prépare le cercueil de Julien»; et ce rêve qu’il n’avait pas
voulu lui raconter, succédant à la vision de l’angoisse qu’elle
endurait! La certitude de ses intuitions aggravait celle de sa fin
prochaine. Pauline lisait précisément le passage:

«Mon âme est triste jusqu’à la mort... Mon Père, emportez loin de moi ce
calice... Mais faites, non ce que je veux, mais ce que vous voulez.»

Les mots de cette oraison lui semblèrent sortir de son cœur transpercé;
un sanglot secoua sa poitrine, comme s’ils venaient du fond d’elle-même.
Pourtant, la résignation où ils s’achèvent excédait ses forces:

«Il fallait être plus qu’un homme pour accepter le calice; moi, je ne
peux pas...»

Elle laissa tomber sa tête dans ses mains, puis continua sa lecture
jusqu’au verset:

«Une seconde fois il les trouva dormants.»

«Aurais-je dormi comme eux? Non. Est-ce que je pourrais dormir pendant
que Julien agonise?... O les lâches qui se sont tous enfuis!»

Elle arrivait à l’interrogatoire devant le grand-prêtre: «Es-tu le
Christ, le fils du Dieu béni?--_Je le suis._»

Ailleurs déjà elle avait lu: «Le Père et moi, nous ne sommes qu’un.
Avant qu’Abraham fût, je suis.» Comment l’homme, qui, seul d’entre les
hommes, a osé parler ainsi, voulut-il les crachats des Juifs, les verges
et les coups de bâton sur sa tête coiffée d’épines? Si tout cela est
vrai, se peut-il qu’on pense à autre chose, qu’on vive d’autre chose? Et
ils durent prendre un passant de force pour lui porter sa croix!
Personne de bonne volonté. O mystère d’inconcevable détresse!...

«Je ne sais pas si vous êtes Dieu, prononça-t-elle à mi-voix. Mais j’ai
compassion de vous, comme si vous étiez mort d’hier, et mort à cause de
moi. Et vous, si vous guérissiez vraiment les malades, ayez pitié de
nous, guérissez votre serviteur Julien, et je croirai en vous.»

Cependant, elle l’avait suivi, loin derrière les saintes femmes,
derrière la populace, jusqu’à sa crucifixion; elle s’arrêta sur ce
verset: «Qu’il descende maintenant de la croix, pour que nous le voyions
et que nous croyions. Et ceux qui étaient crucifiés avec lui
l’insultaient.»

«Ce que faisait cette canaille, réfléchit-elle, je l’ai fait. Il est
cloué injustement sur ce bois.--Qu’il y reste, ai-je dit en passant avec
indifférence. Le péché de ma vie, le voilà!»

Et, découvrant soudain la vérité de sa misère, elle pleura. Elle
pleurait sur elle-même sans pouvoir, comme le centurion, s’écrier
aussitôt: «Cet homme était vraiment le Fils de Dieu,» mais abîmée devant
son cadavre dans une humiliation réparatrice.

«J’aurai donc vécu dix-neuf ans, ignorante de vous, insouciante, comme
si vous n’aviez pas souffert! Maintenant, je puis crier avec Vous: Mon
Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonnée? Le grand cri où vous avez expiré
arrive à moi, et je ne cesserai plus de l’entendre...»

L’agonie de Jésus pourtant la ramenait à cette possibilité déchirante:
Julien va mourir, et toute sa violence d’espoir y résistait.

Avant l’aube, vers l’heure où roucoulent les tourterelles, vaincue par
la lassitude et le chagrin, elle s’assoupit.

Le lendemain, dans la matinée, elle courut s’informer si la nuit avait
été moins mauvaise.

--Il ne va pas plus mal, mais guère mieux! répondit Edmée, plus triste
que la veille. Ah! si je pouvais vous dire: Priez avec nous!

--Vous pouvez le dire... murmura Pauline.

Un éclair d’allégresse illumina les yeux d’Edmée, elle sauta au cou de
son amie, et elles s’embrassèrent en sanglotant.

A cinq heures du soir, elle y retourna; sur le pas de la porte, le
médecin, visiblement soucieux, causait avec M. Rude, dont le visage
dévasté, mais ferme, ne permettait plus d’illusion.

--L’enflure monte, dit-il d’un ton bas à Pauline; le ventre est
distendu, tiré en haut comme celui d’un crucifié. Le cœur, chaviré,
peine atrocement...

--Est-ce qu’il voit son état?

--Oui. Il m’a interrogé: «Je veux savoir où j’en suis; parle; je n’ai
pas peur de mourir.» Je lui ai répondu sans le tromper... Demain matin,
il recevra le Viatique.

Elle n’eut pas la force d’émettre une parole de réconfort, serra la main
du père affligé, et partit, ivre de désolation. Une vieille femme, un
peu plus haut que la maison des Rude, tournait la manivelle d’un orgue
de Barbarie; l’aigreur implorante et chétive des fredons exaspéra la
détresse de Pauline.

«Je ne veux pas qu’il souffre de cette musique,» se dit-elle, et elle
tira de son porte-monnaie une pièce de cinq francs qu’elle tendit à la
mendiante en l’adjurant de s’éloigner.

--Dieu vous le rende, remercia la vieille, éblouie de cette aumône.

--Vous croyez en Dieu? repartit Pauline, la gorge pleine de larmes;
priez-le pour la guérison d’un mourant.

A table, elle fit semblant de toucher aux plats, par convenance, mais
les bouchées ne passaient point. Victorien s’en aperçut; il ne se permit
aucune réflexion, respectant sa douleur, et consterné lui-même à la
nouvelle que Julien, selon ses prévisions, était bien perdu.

Ils revinrent, à la nuit tombante, pour offrir à leurs amis l’aide dont
on peut avoir besoin dans des moments désespérés. M. Rude avait averti
Pauline de ne pas sonner et d’entrer en bas, par la porte du jardin.
Elle en souleva discrètement le loquet. Une seule lumière et faible se
distinguait dans la chambre du malade. Les fenêtres demeuraient
ouvertes, car le soir était étouffant. Une voix, celle d’Edmée, récitait
tout haut le chapelet; Marthe et les femmes avec M. Rude répondaient.

M. Ardel, à ce bruit de prière, fut tenté de rebrousser chemin. Pauline
écoutait profondément les _Ave Maria_ s’éteindre et se ranimer sous le
ciel embrasé d’étoiles. Edmée les reprenait avec un accent d’insistance
qui s’enflait chaque fois plus éperdu. C’étaient comme des vagues
d’extase et de supplication qui s’en allaient sans se lasser dans le
sein de la Mère miséricordieuse. Pauline elle-même réitérait en même
temps qu’Edmée les seuls mots qu’elle savait de la Salutation angélique:
Je vous salue, pleine de grâce; le Seigneur est avec vous. L’hymne,
recueilli des lèvres d’un Séraphin et que les hommes n’eussent jamais
connu si Marie ne l’eût répété elle-même de sa bouche immaculée, faisait
descendre une rosée suave en son cœur meurtri.

Les voix s’interrompirent; Julien, sans doute, réclamait quelque soin.
Des chiens, dans une cour, se mirent à hurler.

Pauline et son père gravirent sur la pointe des pieds l’escalier de la
terrasse; en s’approchant, ils entendirent Julien disant à sa mère:

--Continuez le chapelet; je souffre moins quand vous priez...

Le timbre de cette parole eut une tranquillité impérative, comme si
Julien fût déjà presque étranger et supérieur aux vivants qui
l’entouraient; M. Rude, ayant aperçu les visiteurs, vint à eux sans
bruit: aucun changement depuis tout à l’heure; le malade était cependant
plus calme. Victorien et Pauline, après une minute d’entretien à voix
basse, se retirèrent comme deux fantômes:

«S’il mourait cette nuit, songeait Pauline, il ne saurait pas que je
suis venue lui dire adieu.»

Elle s’attendait, le dimanche matin, à le retrouver moribond. O
ravissement! Un mieux palpable s’indiquait; à l’instant où il avait
communié, une transfiguration s’était opérée sur ses traits, le hoquet
avait cessé, il ne suffoquait plus; l’enflure paraissait décroître. Les
médecins--ils étaient revenus deux--auguraient maintenant huit chances
de guérison contre vingt. M. Rude, prompt à l’espérance, vit aussitôt
son fils hors de danger; et Edmée, en action de grâces, alluma un cierge
devant le petit crucifix de bois qu’on avait posé sur une nappe pour y
recevoir le Viatique.

--Venez jusqu’à sa porte, ma chère Pauline, dit M. Rude. Vous ne lui
parlerez pas, mais vous verrez comment il est.

Avec précaution elle s’avança vers le seuil, d’où elle aperçut,
réfléchie dans une glace, la tête de Julien sur l’oreiller blanc. Sa
figure, bien qu’étirée, avait repris sa coloration vermeille; à peine
l’aurait-elle cru malade. Javotte, le museau appuyé au bord de la
courtepointe, se faisait caresser par lui. L’odeur languide d’un matin
d’été glissait avec un rai de soleil entre les lames des contrevents.
Marthe, assise au pied du lit, feuilletait sagement des images; elle
redressa le front à la vue de Pauline; Julien suivit son mouvement.

--Qui est là? demanda sa voix faible, mais tranquille.

Mme Rude, occupée à lire sa Messe, quitta son livre et fit signe à
Pauline qu’elle pouvait entrer.

--Bonjour, Pauline, proféra Julien, rouge d’émotion. Vous voyez, je n’ai
pas l’air d’être encore mûr pour partir.

Elle vint jusqu’au lit, et il releva, en la lui tendant, sa longue main
qui pendait.

--Vous êtes bonne, reprit-il; je sais que vous avez prié en pensant à
moi.

--Oh! oui, répondit-elle avec une décision exaltée, si vous guérissez,
je me convertis.

--Et même si je ne guérissais pas?

--Taisez-vous; j’ai foi que vous guérirez.

De toute son affection véhémente elle le considéra, comme pour lui
insuffler la santé dont elle regorgeait; puis elle regarda Mme Rude, et
celle-ci s’efforça de sourire; mais, seule, la mère semblait douter.

Cependant, Pauline, en sortant, se répétait: «Il vivra, il doit vivre,
ce serait fou de mourir, gonflé de force, comme il l’est.»

La tête lui tournait de joie, dans cette confiance de le revoir sauvé.
Par crainte de se montrer indiscrète, elle attendit la fin du jour avant
d’aller s’assurer que le mieux persistait.

Vers sept heures et demie du soir, au moment où Armance servait le
potage, Edmée, l’air hagard, apparut à la fenêtre de la salle à manger.

--Il est au plus mal; je cours chercher l’Extrême-Onction.

Pauline, pâle et résolue, se leva de table.

--Nous partons? dit-elle à son père presque impérieusement.

--Patience! répliqua-t-il avec humeur; quand on l’aura administré.

--Et s’il meurt dans l’intervalle? Tu ne veux pas lui dire adieu?

Elle bondit dans sa chambre passer une robe, mettre un chapeau. Pendant
ce temps, Victorien se hâtait d’avaler sa soupe; l’élan de sa fille et
son amitié pour Julien l’emportaient sur ses répugnances.

--Qu’est-ce qu’a donc Pauline? gronda l’oncle Hippolyte. Elle est
toquée! Alors on me laisse seul? Ce jeune homme mourra-t-il un quart
d’heure plus tôt ou plus tard, parce que vous n’aurez pas dîné?

Elle redescendit, ils partirent; les passants se retournaient surpris de
leur allure. Où vont-ils? s’interrogeaient les gens du quartier,
attablés en famille, dans cette soirée paisible d’un dimanche de
juillet. Pauline allait devant elle sans penser, comme si le monde fût
prêt à s’abolir par un cataclysme. L’excès même de son désespoir en
suspendait le sentiment; une énergie instinctive, semblable à celle qui
enlève le soldat au milieu d’une alerte, tendait sa volonté. Ils
entrèrent tout droit auprès de Julien, et Pauline fut terrifiée du
changement que sa figure avait subi depuis le matin.

Une couleur terreuse cernait le bas de ses joues, des cercles noirâtres,
sous les sourcils remontés, faisaient le tour de ses orbites, des taches
se formaient au creux de ses narines. Le hoquet convulsif lui secouait
la tête, et, du bord de ses lèvres, Mme Rude essuyait une écume brune et
fétide. Il ne gémissait pas, mais soupirait: «J’étouffe! J’éclate!» Dans
l’horreur d’un spasme il avait déchiré sa chemise sur sa poitrine; et le
cœur, visible sous la peau, palpitait à grands coups. M. Rude ouvrait
toutes les fenêtres et les portes; le vent bouscula les rideaux; de
lourdes ombres, comme des ailes funèbres, souffletaient la face du
moribond.

Victorien s’approcha de lui, prit ses doigts que glaçait la moiteur de
l’agonie.

--J’ai froid, se plaignit Julien.

Pauline s’élança au-devant d’Antoinette qui rapportait de la cuisine des
linges brûlants. Puis, elle s’empara, sur la cheminée, d’un éventail,
et, l’agitant contre la bouche de Julien, elle atténuait ses
suffocations. Quand il la vit à son chevet, ses cils battirent; il
articula un: «Merci», coupé par un râle.

Edmée revint, des voisins entraient, et presque aussitôt, le curé de la
paroisse arriva, portant les saintes huiles; un autre prêtre
l’accompagnait. Victorien reconnut son frère, mais ne se demanda même
pas pourquoi il venait aussi; ils se serrèrent la main en silence.

Julien, à la vue des prêtres, sembla respirer plus librement. Dès que le
curé commença les prières rituelles, il se tint en repos; ses
souffrances s’assoupirent; seul, le bruit sec du hoquet rompait les
oraisons. Tous s’étaient mis à genoux; Victorien, isolé dans le
vestibule, s’inclina, respectueux de la mort et repris à son insu par
l’ascendant des liturgies immémoriales. Pauline s’était reculée dans un
coin obscur et, comme les autres, agenouillée. Pendant que le curé
faisait au mourant les onctions, elle regardait Mme Rude tenant pour
l’éclairer un flambeau, et le flambeau ne tremblait pas. Elle admirait
la force d’âme de cette mère debout et douloureuse; et, en ce moment,
elle ne songeait plus que Julien allait mourir; l’huile dont on touchait
ses mains et ses pieds apportait une vertu résurrectrice; la paix de
l’Esprit-Saint était entrée dans la demeure avec le chrême plein de ses
dons.

Les onctions accomplies, le prêtre releva sa large figure pâle, d’une
douceur mortifiée et grave, il fixa une seconde Julien toujours
immobile, puis l’exhorta d’une voix fervente à redire après lui cette
invocation: «Mon Dieu, pardonnez-moi mes fautes! Mon Dieu, je vous
aime.» Et Julien redit: «Mon Dieu, je vous aime!» avec une tendresse
candide, enfantine; les femmes y répondirent par un sanglot étouffé.
Pauline sentit alors la transfixion d’un glaive: Julien naissait à une
seconde vie; il n’était plus qu’en apparence du monde de ténèbres où il
l’abandonnait.

Cependant, le curé sortit et laissa l’abbé Jacques prier auprès de
l’agonisant. Bientôt les angoisses recommencèrent; Julien étendait ses
grands bras et s’enlaçait au cou de son père, implorait:

--Transportez-moi sur un autre lit; j’étouffe... Portez-moi dehors, je
veux voir encore une fois les étoiles... Le cœur n’a plus de boussole;
c’est fini, je vais passer... Donnez-moi du champagne, pour que je dure
jusqu’au soleil levant. J’étouffe, ô mon Dieu!

Son corps le ramenait sous sa loi par un suprême raidissement, et
pourtant n’arrachait à sa volonté aucun murmure de révolte. M. Rude,
aidé de Victorien, le mit sur un lit bas, contre la fenêtre.

--Calme-toi, mon pauvre enfant, suppliait Mme Rude, brisée, haletante.

L’abbé lui présenta le crucifix de bois où se colla sa bouche avide;
puis, avec un rameau trempé dans de l’eau bénite, il traça sur son front
le signe de la Croix. Il lut d’un ton pénétrant les prières de l’agonie
et les litanies des Saints; tout le temps que dura cette recommandation
de l’âme aux Anges de la douce mort, Julien, les mains jointes, les
paupières closes, remuait les lèvres sourdement, absorbé dans l’attente
de l’éternité prochaine. Quand l’abbé eut fini, il y eut quelques
instants d’un silence accablé. On n’entendait que les râles des
suffocations et une grosse mouche, au plafond, qui bourdonnait. Mme Rude
et Edmée, à genoux contre le lit, réchauffaient, chacune entre ses
mains, les doigts transis. M. Rude, en face de son fils, incrustait dans
sa mémoire avec une attention poignante ce masque de mourant dont le nez
sinistre s’allongeait. Victorien, debout en arrière, se demandait
combien de minutes la vie se défendrait encore; et Pauline s’était
assise pour prendre sur ses genoux Marthe que le sommeil gagnait.

Tout d’un coup, Julien rouvrit les yeux; à travers ses étouffements, il
proféra:

--Priez pour moi, priez tous... Faites prier les prêtres, faites prier
les moines... J’ai trop peu souffert... Il fallait être un saint...

Et, comme sa mère se détournait, fondant en larmes:

--Ne pleure pas, maman, regarde-moi, je t’aime... Père, ne pleure pas,
travaille pour le Christ, vis avec les vivants... Edmée, Marthe, vous
les consolerez. Je serai toujours parmi vous.

Il les embrassa tous, comme un voyageur qui s’en va. L’effort qu’il
venait d’accomplir l’exténuait; il referma les paupières et parut
sommeiller un instant; mais il se recueillait, ayant à dire autre chose,
et, brusquement, il se souleva:

--Ardel, promettez-moi... jurez-moi... Pauline veut être chrétienne,
vous ne l’empêcherez pas...

--Mon ami, je le jure, répondit Victorien sans hésiter.

--Songez à votre âme, put reprendre Julien; aimez votre frère... il est
bon... Pauline, donnez-moi votre main... Je suis avec vous. Au revoir...

Il parlait de loin et de haut, déjà libéré de ses liens corporels, et il
ne souffrait plus: des bras compatissants l’enlevaient au-dessus des
ombres de la terre. Il balbutia des mots qu’on pouvait à peine saisir,
un dernier acte de foi et de repentance.

--Julien, nous vois-tu? lui demanda encore M. Rude.

Les globes de ses prunelles devinrent vitreux; sa bouche restait
entr’ouverte, sa langue claquait entre ses dents brillantes, les
phalanges de ses doigts, tricotant dans le vide et se rétractant,
semblaient chercher à tâtons une porte invisible; et il se tourna sur le
côté droit, laissant aller sa tête, pour s’endormir, comme un enfant,
dans le baiser du Seigneur...




VIII


Pauline revenait du cimetière où elle avait laissé Julien; elle ne
pleurait point, ayant trop pleuré; mais l’oppression de sa douleur,
maintenant que tout était fini, retombait sur son âme et sur son corps,
comme si elle eût été, elle aussi, retranchée de ceux qui respirent et
marchent sous le soleil. Le monde lui apparaissait insipide, décoloré;
entre les jours de sa jeunesse et l’avenir qu’elle entrevoyait, la fosse
de Julien creusait un intervalle aussi profond qu’une mer.

Elle n’avait plus de goût qu’à revivre ses derniers moments. Elle
pensait même sans horreur à son cadavre allongé entre des cierges sur le
grand lit; on l’avait revêtu, pour l’ensevelir, d’un costume bleu qu’il
portait le matin où il était venu la voir; sa face, parsemée de
marbrures noires, exprimait une lassitude triste, le désir d’un éternel
sommeil; mais ses mains croisées serraient un chapelet, tenaces dans
l’espérance de la résurrection. Et il semblait impossible à Pauline que
cette espérance fût trompée. Jamais elle ne l’avait senti plus vivant
qu’à l’heure de mourir; sa forme charnelle pourrait se dissoudre; de sa
conscience qui était _lui_ rien ne se concevait périssable. La pérennité
de son être, pas une seconde elle ne l’avait mise en doute. Seulement,
elle s’en faisait une idée presque païenne; elle s’imaginait l’esprit du
mort mêlé aux lieux et aux humains qu’il avait fréquentés, percevant des
impressions terrestres. A l’église, tandis que l’ophicléide poussif
cherchait ses notes, s’ébrouait sous le _Dies iræ_ des chantres, Julien
ne suivait-il pas humblement, au delà de cette mauvaise musique, la page
redoutable du Livre où ses actes étaient écrits? Au cimetière, devant la
fosse, quand on eut retiré le drap blanc du cercueil offert aux rayons
d’un soleil vorace:

--Qu’il doit souffrir là-dedans! s’était-elle dit avant toute réflexion.

Lorsqu’elle rentra, dans le vestibule où elle avait causé avec lui, elle
retrouva une ombre de sa présence corporelle; le timbre de ces phrases y
résonnait pour son oreille:

«Toute parole est une pierre qu’on jette dans l’éternité...

«Celui qui a passé près de vous, ne le faites pas trop attendre.»

La porte paraissait écouter si son large pas ne retentirait point dans
la rue. Pauline aurait entendu son coup de sonnette et sa voix sans en
être autrement surprise, tant elle avait peine à le croire disparu!

Elle monta, ôta son chapeau et se déshabilla d’une façon toute
machinale. Sa vieille pendule de bois marquait midi et demi, l’oncle
Hippolyte sortit de sa chambre, descendit pour faire comprendre qu’il
avait faim.

«Et maintenant, songea-t-elle, on va se mettre à table, le train-train
continuera, comme si rien n’était changé! O dérision!... Les gens, tout
à l’heure, disaient: Pauvre Julien! C’est moi qui suis pauvre, moi,
veuve de mon seul amour avant d’avoir été fiancée!»

Le désastre de son bonheur la mettait vis-à-vis de ce mystère écrasant:
jusqu’à ce qu’elle eût connu Julien, la souffrance n’avait qu’effleuré
sa vie, ses premiers troubles et ses anxiétés datèrent du soir de leur
rencontre; et, au moment où elle s’ouvrait aux délices d’une inclination
qu’il partageait, Dieu avait saisi comme une proie son bien-aimé.

Chose admirable! Nul mouvement de rébellion contre Dieu ne l’emporta
vers le désespoir. Bien que sa prière se fût, en apparence, perdue dans
le néant, une force intime, inexplicable, maintenait au fond de son
chagrin une sorte de paix amère. Mais elle n’avait pas l’intuition des
Béatitudes assez ferme pour voir poindre, au travers des tentures
funèbres, la gloire des saints; elle se butait à une pensée:

«Il était beau, il était pur, et la terre ne le verra plus.»

M. Rude, la veille, l’énonçait en gémissant: «Nous irons à lui, il ne
reviendra pas à nous.»

--Et moi, concluait-elle, je n’ai qu’à m’abattre dans la poussière, en
attendant «d’aller à lui».

Armance vint l’avertir: «Ces messieurs avaient commencé.» Elle s’imposa
de les rejoindre, mais ne put manger. Le silence de M. Ardel et de sa
fille pesait d’un tel poids que l’oncle Hippolyte lui-même éprouva
l’envie d’y faire diversion.

--Depuis la fin d’août 98, observa-t-il, on n’a pas eu des chaleurs
pareilles.

--J’ai plus soif que faim, dit Victorien, repoussant son assiette.

Il ne voulait pas l’avouer: c’était la tristesse qui lui ôtait
l’appétit. Sauf la perte de sa femme, rien ne l’avait affecté autant que
la mort de Julien. Il aimait en lui l’image d’une force croissante et
noble. La jalousie de sentir que Pauline l’idolâtrait jusqu’à renier sa
propre influence avait cependant tourné en rancune cette affection. Il
en serait venu à le haïr, si la brusquerie de la catastrophe n’eût
culbuté son ressentiment. Un autre se fût réjoui en secret de voir
succomber celui qu’il redoutait pour sa fille. Victorien se préserva de
cette bassesse: la mort généreuse de Julien stimula sa générosité. Il
jugeait d’ailleurs inutile et sot de résister à Pauline dans un tel
moment. Il se fit un point d’honneur, en sa qualité d’incrédule,
d’endurer le spectacle de l’Extrême-Onction, les litanies des
agonisants, et d’accomplir un devoir d’immédiate assistance que sa
compassion vraie lui rendait aisé.

Mais cette nuit affreuse avait dérangé les assises de ses principes:
qu’un jeune homme qui donnait de magnifiques espoirs fût, sans raison
plausible, «tordu» en quelques heures, cet accident lui montrait une
fois de plus le Hasard, seul roi de l’univers, égorgeant, comme un
prêtre aveugle, d’un bras infatigable, des victimes innocentes,
engendrées pour l’unique fin de mourir. Et, d’autre part, si l’homme ne
peut se passer d’établir une logique dans cette hécatombe, l’explication
des théologiens devenait bienfaisante, puisqu’elle convertit en un
sacrifice propitiatoire ce désordre où l’équilibre d’une vie qui dure
est presque un miracle incompréhensible.

Victorien admirait l’héroïque simplicité que Julien avait soutenue
jusqu’au bout; les siens, comme lui, s’étaient résignés dans une
confiance pleine de douceur et d’amour.

«A sa place, à celle de son père, qu’aurais-je fait? Assurément, je me
fusse comporté en stoïque, mais sans espoir. N’ai-je donc pas été sage
d’accorder que Pauline agirait à sa guise? En pratique, je ne puis la
priver d’un élément de paix intérieure et d’énergie dont elle prétend
avoir besoin.»

Il ne lui restait pas moins dur de tenir sa promesse:

«Ma fille ne sera plus avec moi, ne sera plus à moi. Rude peut se dire
que son fils est mort selon sa foi, dans le rythme où son cœur bat. Moi,
en laissant libre Pauline, je m’immole plus absolument que lui...»

Cet effort, ajouté à l’impression des obsèques, comprimait sa poitrine
comme sous une meule. Pauline le vit si morne qu’elle réagit sur son
chagrin, essaya de causer. Mais, de ses idées aux siennes la fissure
s’était élargie; pouvait-elle échanger sur Julien des choses qu’il
sentît comme elle? A l’enterrement, dans le convoi, certains assistants,
et des collègues de Rude, jacassaient très haut derrière la famille et
s’entretenaient de politique avec une inconvenance scandaleuse. Elle
conta l’indignation qu’elle en avait eue.

--Ce sont des brutes, fit M. Ardel; ils ne comprennent rien.

Et il baissa les yeux, se rencognant en son mutisme. Le repas fini,
Pauline soupira:

--Que faire, jusqu’au soir, de ma journée?

Elle se mit cependant à travailler et appela auprès d’elle Armance pour
l’aider au raccommodage d’une paire de bas. Depuis la maladie de Julien,
la veuve redoublait ses attentions discrètes, et prenait sa part
silencieuse des angoisses de sa maîtresse. Cet après-midi, pendant que
toutes deux reprisaient, Pauline lui demanda:

--Il y a longtemps, Armance, que vous avez perdu votre fils?

--Ne m’en parlez pas, mademoiselle; à la Saint-Vincent, j’ai compté
trois années pleines; mais ce sera comme d’hier, jusqu’à la fin. Allez,
il n’y en a guère de plus à plaindre que moi...

--Vous croyez? Nos amis Rude sont bien malheureux.

--Oh! que non. Ils devraient chanter Alléluia. Leur garçon s’en est allé
comme un petit saint; il a fait une mort, la plus belle de toutes. Et le
mien!... Si le bon Dieu et la bonne Mère ne m’avaient secourue, j’en
aurais crevé sur le coup.

Au coin de ses lèvres minces que pinçaient des rides, deux creux
d’amertume se marquèrent, et elle se détourna pour essuyer une larme.

La simple confidence de sa servante fit descendre Pauline dans l’abîme
d’un christianisme qu’auparavant elle n’eut jamais admis. Armance
regardait la mort sous le flambeau de l’éternité. C’est pourquoi,
semblable à la Bretonne du presbytère, elle songeait que les Rude
auraient dû pleurer de joie.

Dès le surlendemain, Pauline les revit. Elle arriva, vers une heure,
comme ils étaient encore à table. Les moments de communauté familiale
alourdissaient leur deuil. Leurs yeux cherchaient l’absent, à sa place
vide. Une des tantes de Marthe l’avait emmenée à la campagne, et c’était
une tristesse de plus. Mme Rude, que le chagrin tournait à la
sauvagerie, s’isolait dans sa chambre d’où elle ne sortait que pour se
rendre sur la tombe de son fils. Elle ne voulait même pas, révéla Edmée
à Pauline, ouvrir les lettres d’amis qui affluaient. Elle refusait de
voir ses parents venus aux funérailles. Toute parole de compassion
remuait son désespoir comme une pierre jetée au milieu d’un étang.

--Ni Marthe, ni moi, ni mon père, nous n’existons plus pour elle; et
elle vous en veut, disant que vous êtes cause si mon frère est mort.

Comment cette idée bizarre troublait la tête de la pauvre femme, Pauline
en eut l’explication, quand M. Rude, la prenant à part avec Edmée, les
emmena dans l’atelier et leur lut des pages où il avait retrouvé les
notes intimes de Julien. C’était, sur les feuillets quadrillés d’un
carnet recouvert de moleskine, des phrases sans suite qui
correspondaient à des sentiments ou à des épisodes demeurés
sous-entendus. Par une réaction naturelle chez un étudiant en droit
excédé de faits et de mnémotechnie, beaucoup de ces réflexions avaient
pris la forme d’aphorismes lyriques:

_Vivre, c’est se purifier... Devenir comme les étoiles qui n’ont jamais
péché..._

_La preuve la plus assurée de l’amour, c’est de conserver dans la
souffrance la volonté de souffrir._

_Ce que le désir faisait paraître nécessaire, une fois le désir assouvi,
paraît misérable. Donc la fatalité des passions n’est qu’une imposture._

_Celui-là seul abolit la douleur qui consent à la prendre toute en soi._

_Le Christ est comme un glaive qu’il faut tenir par la poignée, la
pointe en avant; autrement il se retourne sur votre poitrine, et on ne
peut plus l’en arracher._

_Chercher sous les apparences le dedans des êtres._

_Plus j’aime Dieu, plus je veux que tous l’aiment avec moi. Ma
souffrance, c’est que je ne puis _le faire voir_ à tous_.

_Notre génération sera celle par qui la France renaîtra. Mais nos voix
sont encore telles que des rumeurs de cloches dispersées sur le tumulte
d’une ville où l’on se bat._

--Vous occupiez, ma chère enfant, continua M. Rude, une place bien
grande dans sa pensée. Je tiens à vous le dire, parce que vous devez
savoir ce qu’il espérait de vous. Écoutez ceci, par exemple:

_Vu Pauline aujourd’hui. Pour cette amitié comme pour d’autres, le
meilleur temps sera-t-il celui où elle commence?_

_Mériter l’âme de Pauline, souffrir pour elle. Je l’aime trop, ô Dieu,
pour qu’elle reste séparée de vous..._

_Descendu dans la crypte de Saint-Savinien, baisé la dalle qu’imprègne
son sang. C’est pour Pauline qu’il le versa._

_Journée à Paris avec Pauline... Je vois le ciel et les arbres vêtus
d’un éclat qui les fait plus beaux qu’eux-mêmes. Chaque minute est une
agonie des splendeurs passées menant à celles qui vont naître. Oui, tous
les Saints, chantez sur vos harpes! Dieu est trop bon, la vie est trop
douce..._

_Rêvé de Pauline. Nous marchions ensemble par la campagne. Elle voulait
se jeter dans un puits à ru, je l’ai arrêtée... Et ce rêve était vrai.
J’en ai fait un autre cette nuit; le sera-t-il? Je me voyais mort et
j’assistais à mon enterrement; je compatissais aux tristesses de ceux
qui me pleuraient, et j’observais curieusement les autres..._

--Ah! s’exclama Pauline, je comprends pourquoi il n’a pas voulu me le
communiquer.

--C’est singulier, reprit M. Rude en feuilletant avec lenteur, à quel
point le pressentiment de la mort s’imposait à sa lucidité:

_Pour moi, le jour du Seigneur ne viendra pas comme un voleur dans la
nuit._

_S’il me fallait mourir, je n’irais pas au grand passage à la façon de
Camille Desmoulins qui se colleta dans le tombereau avec l’exécuteur._

_Vivre comme si le Juge était déjà sur les nuées..._

M. Rude se tut, continuant à tourner ces pages où il atteignait la vie
profonde de son fils; Pauline, assise en face de lui, le fixait sans
parler; elle réentendait les phrases qu’il avait lues se moduler dans
l’air, avec la voix persuasive de Julien. Edmée, le menton appuyé sur sa
main, s’hébétait par la tension prolongée de sa douleur. Les volets de
l’atelier étaient entreclos; les portraits semblaient en deuil au-dessus
du piano et de la caisse du violoncelle, droite comme un homme, la
caisse que Julien n’ouvrirait plus...

«Tout de même, médita M. Rude, s’approchant de l’une des fenêtres, s’il
avait le spectacle de notre affliction, qu’il la trouverait grossière!
S’il pouvait revenir des pays clairs où il habite, il nous crierait tout
frémissant, essoufflé de bonheur: Hosanna! Quand son âme tremblante
s’est vue précipitée dans la fournaise du soleil de Dieu, quel
éblouissement! De quel accent il a dû dire: Oui, Seigneur, c’est bien
vous que je voulais!

«Lui dont les sens palpaient et devinaient par des vibrations subtiles,
il n’est plus maintenant qu’un feu libre, élancé vers la splendeur du
Père... S’il souffre pour expier, c’est dans l’extase; il sait qu’il ne
péchera plus, que les tabernacles des saints le rassasieront
perpétuellement. Lui qui avait faim et soif de la Parole, il écoute le
Verbe qui ne se tait point.

«Pourquoi la charité dont il brûle ne descend-t-elle pas en nous? Nous
ne devrions pas plus tenir à ce monde qu’un chemineau à la poussière des
routes secouée derrière lui. Mais nous avons beau savoir que les cieux
vieilliront comme un vêtement; lorsque Dieu a touché notre chair
misérable, nous avons peine à bénir sa main...

«Quand je pense à l’œuvre sainte et robuste qu’il aurait accomplie en ce
monde!... Au moins, que nos souffrances s’ajoutent aux siennes, pour
hâter son Paradis...»

M. Rude inclina la tête et ses grandes paupières lasses s’abaissèrent;
il ressemblait en cet instant, avec son nez aquilin, les boucles de sa
barbe foisonnante, et ses longues joues ravagées, au Moïse de Sluter qui
porte sur sa face les éclairs du Sinaï.

--Ah! dit-il en revenant vers Pauline, il faut que je vous quitte, ma
pauvre enfant. Ce soir, c’est la dernière classe de l’année; je veux la
faire... Vous avez été bonne pour nous... et pour lui; mais, vous le
savez, nous vous aimons comme notre fille...

Il l’attira, en même temps qu’Edmée, paternellement, dans ses larges
bras, et, toutes deux, il les baisa au front.

Cette mâle tendresse les laissa réconfortées; quelques minutes pourtant
elles demeurèrent muettes, ne pouvant absorber la surabondance d’espoir
et de résignation qui venait d’être versée en elles.

--Savez-vous, Edmée, prononça enfin Pauline, ce que j’éprouve à cette
heure? Je crois être en pleine nuit, sur la berge d’un fleuve; _il_ me
tend la main pour monter dans une barque. La barque, je ne la vois pas,
mais je sais qu’elle est là, que l’eau marche et veut m’emporter. Je
sais que je ne retournerai point en arrière, et pourtant je ne me décide
pas à monter...

--Vous vous déciderez, repartit fermement Edmée, qui retrouvait sa
vivacité native. Tout ce qui est arrivé, n’est-ce pas pour vous? Dieu
vous veut à tout prix; ce serait effrayant si vous résistiez... Pourquoi
n’est-ce pas moi qui ai été choisie au lieu de Julien? Je serais morte
d’un cœur si léger! J’avais résolu--mais je n’en parlais à
personne--d’entrer au Carmel. Maintenant, je ne dois plus penser au
cloître. Je coifferai sainte Catherine sous le toit des miens.

--C’est comme moi, dit Pauline. En partant, il a tout brisé pour nous.

Elle se leva, Edmée l’accompagna dans le vestibule. Un feutre de Julien
restait accroché à une patère. Le canari et le serin, gazouillant,
voletaient par leur cage; mais, roulée en boule sur un paillasson,
Javotte paraissait triste et engourdie. Au passage de Pauline elle
s’étira en bâillant et vint flairer sa robe comme si elle y retrouvait
l’odeur du mort que la jeune fille avait approché.

--Un moment après _la fin_, évoqua Edmée à voix basse, elle est arrivée,
l’a senti, et, voyant qu’il ne bougeait pas, elle s’est mise à faire la
belle, lui a léché les mains. Ensuite, elle s’est glissée sous le lit,
et on ne pouvait plus l’en tirer...

Pauline, lorsqu’elle rentra, transcrivit de mémoire les notes de Julien
qu’elle avait retenues. Elle en souligna quelques-unes, tandis qu’elle y
réfléchissait, et s’appesantit sur ce mot presque terrible dans sa
violence mystique d’amour: «Mériter l’âme de Pauline, souffrir pour
elle.»

«Entre sa maladie, sa mort et mon _salut_, il y aurait une relation! Sa
volonté de souffrir pour moi nous lie à jamais plus sûrement que ces
anneaux de fer entre les deux cercueils des époux dont il parlait...
Quoi donc! Ce serait en réparation de mon incroyance qu’il a offert sa
vie! Et sa mère n’est pas injuste, quand elle m’en veut. Mais ce bon
Rude, le grand cœur! lui qui, malgré tout, m’a embrassée!»

Ces réflexions où elle s’abîmait l’eussent rejetée dans le désespoir si
elle n’avait rebondi vers une certitude exaltante:

«Son désir de souffrance a été entendu; c’est que la Communion des
Saints n’est pas un rêve; la Passion de Jésus, comme _il_ le disait,
s’achève en ses membres; la vertu du Sang se dilate, même sur une
indigne telle que moi... Votre Sang, ô Dieu-Homme, vous l’avez donné
même pour le larron; laissez-en tomber une goutte jusqu’à mes lèvres; je
veux croire en vous, je veux vous aimer; mais si vous ne m’aidez, je ne
puis rien.»

Elle résolut de se procurer, sans plus attendre, un catéchisme, de
s’instruire dans la doctrine de l’Église. Seulement, elle prévoyait des
obscurités, des doutes; qui la guiderait? Elle écrivit à son oncle en le
priant de lui indiquer un prêtre qu’elle pût consulter. Elle agissait
déjà comme si elle fût croyante; la foi n’avait pourtant investi que son
cœur; son entendement, dressé à la critique, se réservait une prétention
tacite de liberté. Il ne devait pas être éclairé par un coup de foudre,
mais peu à peu, à mesure que ses ignorances se dissiperaient, que ses
points opaques et durs seraient comme vitrifiés au feu d’une charité
plus fervente.

L’abbé Jacques, dès qu’il reçut sa lettre, au lieu de lui répondre, vint
voir Victorien; il l’eût fait d’ailleurs, même si elle n’eût pas écrit.
L’attitude de son frère, pendant l’agonie de Julien, l’avertissait
qu’une réconciliation devenait possible, et il tenait à ne point la
retarder.

Victorien, cet après-midi-là, travaillait au salon où il trouvait plus
de fraîcheur qu’en haut, et Pauline, dans un cabinet attenant qui
donnait sur le jardin, brodait pour Mme Rude son ouvrage qu’elle voulait
avoir fini vers le 15 août. Lorsque Armance introduisit l’abbé, M.
Ardel, quittant sa table chargée de papiers, vint à lui comme s’ils
s’étaient vus la veille:

--Tu me trouves dans le milieu le plus ecclésiastique du monde. Je
débrouille la querelle entre M. de Gondrin et son chapitre. Imagine-toi
que, pour suffire à son luxe, notre archevêque avait fait couper les
grands bois de la mense. Les chanoines y mirent opposition, et le
Parlement le condamna à une amende de cent vingt mille livres. Ce cadet
de Gascogne était un puissant ribaud! Pendant la Fronde, il se déclara
carrément contre le Roi. Des troupes royales étaient venues se poster à
Saint-Martin-du-Tertre; il assembla la milice, monta à cheval, et
délogea ce détachement. L’année suivante, en 1653, il mettait en
déroute, à Saint-Julien-du-Saut, une autre bande royale. La même année,
il excommunia en grande pompe les Jésuites. Ce dut être admirable, quand
il jeta son cierge à terre et que tout son clergé répéta son geste. Il
voulait faire appréhender le recteur des Jésuites à Sens et le fourrer
dans un de ces délectables cachots que tu connais, sous le Palais
Synodal.

Il recevait de l’argent des jansénistes, il affectait leur sévérité en
matière de mœurs et souffleta sa nièce, Mme de Montespan, la menaça de
l’excommunier, elle et le Roi, s’ils venaient dans son diocèse, à
Fontainebleau; et ils n’osèrent plus y reparaître. Mais ses mœurs à lui
étaient fantaisistes. Le P. Rapin en conte de belles sur ses
galanteries: les soirs où Mme de Longueville soupait à sa table, les
bougies des lustres exhalaient, en brûlant, des parfums rares; chaque
dame trouvait sous son couvert des gants musqués. Il eut même un procès
avec un parfumeur, dont le mémoire lui parut insolent.

Je dois dire, pour être juste, qu’il finit très austèrement: il couchait
sur une natte, faisait trois heures de méditation par jour, et laissa
dans un coffret, qu’on ouvrit après sa mort, un cilice de crin, plus une
corde à nœuds...

--C’est lui dont tu as le portrait là? interrompit l’abbé, désignant une
estampe que Victorien avait posée sur un fauteuil.

--Je n’en ai pas un, j’en ai trois, rectifia le professeur, qui prit en
main deux autres estampes cachées sous la première.

Le plus saisissant des trois portraits ressuscitait M. de Gondrin en son
âge mûr, portant les cheveux, non plus frisés autour de sa calotte,
comme au temps de sa jeunesse, mais taillés à grosses mèches sur son
front et ses oreilles; un peu de moustache atténuait le pli altier et
voluptueux de sa lèvre; il avait l’air mi-prélat, mi-cavalier; son nez
incurvé, bossué, pointu du bout, ses prunelles embusquées en coulisse
sous des sourcils prompts à la colère, ses joues tailladées d’une forte
ride, la fossette de son menton carré, composaient un visage singulier,
romantique d’aristocrate violent dans ses passions et déçu par toutes,
sauf une seule, celle de commander.

--En somme, questionna l’abbé, quel but t’anime à l’étude de ce
personnage?

Victorien ne lui avait pas encore offert de s’asseoir; il y pensa tout
d’un coup, et s’assit lui-même, croisa la jambe droite sur la cuisse
gauche, après avoir allumé une cigarette.

--Quel but? Aucun. C’est de l’inédit, jusqu’à présent, du moins, et cela
m’amuse. Je me plais à vivre en compagnie d’un homme de race qui osa
maintenir ses coudées franches même en un temps où tout se ruait vers la
servitude, d’un homme né pour faire ployer les autres devant lui. Tu
m’objecteras qu’un historien ne doit pas chercher les sujets
sympathiques, que la biographie d’un archevêque est chose mince dans
l’immensité des faits collectifs. C’est vrai; mais savoir ne suffit pas,
il faut comprendre, et comprend-on, si on ne s’attache?

A cette dernière réflexion, l’abbé sourit et approuva d’un signe de
tête:

--Je vais plus loin que toi, appuya-t-il, à l’encontre du scientisme;
comprendre ne suffit pas, l’objet de la science est d’aimer. Dans
l’ordre théologique, il serait absurde de dire: «Croyez n’importe quoi,
mais croyez.» Et pourtant la foi n’est pas simplement affaire de
dialectique ou d’exégèse; elle part d’un acte d’amour et elle y aboutit.

Pauline, à travers la porte du cabinet, percevait tout leur dialogue; ce
que son oncle venait d’émettre confirmait sa pauvre expérience
religieuse; elle en fut ravie.

--Oui, décidément, reprenait Victorien, savoir pour savoir n’est qu’un
leurre. Chaque fait certain que j’ajoute à la somme de mes
connaissances, c’est un caillou de plus jeté dans cet océan de désirs
qui pèse sur le fond de mon être. Si j’avais, comme Faust, les pouvoirs
d’un magicien, j’enverrais les Esprits me chercher, dans des hypogées,
des papyrus où je déchiffrerais l’histoire de rois oubliés et de dieux
dont nul ne sait plus le nom. Mais, quand je saurais tout ce que les
autres ignorent, me sentirais-je plus assouvi? Je suis constitué pour
désirer, non pour posséder. Et toi, tu es, au fond, bâti comme moi. Nous
ne mourrons riches ni l’un ni l’autre. Te souviens-tu? A Varambon, dans
cette campagne de Bresse où on nous menait passer nos vacances, nous
étions allés, un matin, chercher du lait à la ferme; nous rapportions
une berthe pleine; nous la tenions chacun par une anse, et, tout en
courant, nous la faisions danser, si bien qu’arrivés au logis, quand
notre mère ouvrit la berthe, elle n’y trouva plus une goutte de lait.

--Si au moins, insinua l’abbé, ému par la douceur de ce vieil épisode et
surpris de la bonne grâce que son frère mettait à l’évoquer, si au moins
nous avions toujours porté notre berthe ensemble, notre pauvreté serait
plus joyeuse... Tu supposes que rien ne comblera jamais tes désirs, et,
cependant, tu ne peux pas vivre sans désirer. Comment t’évader de cette
contradiction?

--M’en évader? Je n’y songe point; c’est inutile; je la constate et je
m’y résigne. De la cellule noire où je végète je me fais, à ma mesure,
un paradis.

--Médiocre paradis que le non-espoir, tu m’avoueras. J’ai dans ma
paroisse une femme aveugle, sujette à une idée fixe. Je l’aperçois,
quand je passe, assise sur son lit, les bras nus; elle croit ses bras
liés par un écheveau inextricable de fils qui s’entre-croisent; et, du
matin au soir, une de ses mains se promène autour de son bras,
débrouillant avec une patience inouïe les fils imaginaires, mais sans
fin, les retrouvant aussi emmêlés. Le désir de l’intelligence n’agit-il
point dans le vide, à la manière de cette femme, toutes les fois qu’il
ne veut pas tendre vers un terme infini comme lui? Et, si tu as
conscience d’un tel néant, peux-tu appeler cet état un paradis?

--Appelle-le si tu veux un enfer, gouailla Victorien, se redressant dans
son fauteuil et impatienté par l’objection. L’enfer a du bon après tout.
L’appétit du bonheur avec le désespoir d’y atteindre vaut mieux que la
quiétude des brutes.

L’abbé, à son tour, s’anima, et l’ardeur affectueuse de son regard se
fit pressante, dominatrice:

--Mon cher, comme tu es bien toujours le même, paradoxal et jamais à
bout d’ironies! Tu ne veux t’appuyer que sur ta force, sur l’orgueil de
ta pensée, et, quoi que tu en dises, tu souffres. En ce moment, je te
parle à plein cœur. Si tu savais quelle joie tu me donnes, à moi qui
t’aime, en me rendant un peu de ton affection! L’autre soir, devant
l’agonie de Julien, tu t’es si noblement conduit! Dans tout ce qui s’est
passé là, comment ne reconnais-tu pas une prédestination tangible?
Peux-tu admettre qu’un sot hasard ait mis sur le chemin de Pauline et
sur le tien cette âme juvénile, si haute et si brûlante? Non, ce n’est
pas en vain que vous avez assisté à sa dernière heure. Mais, si ta fille
devient chrétienne, c’est à toi, à ton assentiment généreux qu’elle
devra de pouvoir l’être. Or, je sais qu’elle a une volonté nette de
suivre son intention. Hier, elle m’a écrit, et je veux te montrer sa
lettre, parce qu’avant de la conseiller, j’ai besoin de savoir si tu
l’autorises d’une manière formelle à se faire instruire et à recevoir le
baptême.

--C’est inutile, opposa M. Ardel, tout d’un coup sec et amer, en même
temps qu’il repoussait la lettre. Quels bourreaux vous êtes! N’est-ce
pas assez d’avoir juré une fois? Laissez-moi, comme disait Job, avaler
ma salive; et ne m’en reparlez plus...

Pauline eut peur que l’abbé, en prenant le taureau par les cornes, ne se
fît rembarrer durement. Elle n’avait pas soufflé mot à son père, la
veille, de la lettre qu’elle écrivait, certaine qu’il ne retirerait
point la parole donnée au mort, et se gardant de toute allusion à une
promesse où il voyait une défaite, un crève-cœur. Mais l’abbé, sûr
maintenant de son frère, versa dans la plaie qu’il avait touchée
l’onction chaude de sa tendresse:

--Ne regrette donc pas ton serment. Son bonheur en sortira, et, sois-en
convaincu, le tien...

Comme la bouche du professeur ébauchait une moue négative:

--Oui, continua le prêtre avec énergie, ta fille sera d’autant plus
aimante, dévouée, qu’elle se modèlera sur le Dieu qui aima les siens
jusqu’à mourir...

--Elle m’aimera par devoir, mais elle méprisera mes idées, les exécrera.

--Qui sait si tes idées, avec le temps, ne se rapprocheront pas des
siennes?

--Oh! pour ça, mon vieux, protesta Victorien en se levant, n’y compte
point. A mon âge, on ne change guère son pli. Je suis un irréductible,
comme toi, d’ailleurs. Je veux bien vivre avec toi en ami; mais n’essaye
pas de me convertir. Ces vues intéressées me dégoûteraient. J’ai passé
le temps où j’étais dupe de la sentimentalité des autres et de la
mienne.

--Être, c’est aimer, répliqua encore l’abbé Jacques, et tu es trop
vivant pour ne plus pouvoir aimer.

Il quitta ce sujet, demanda si Pauline était à la maison. Victorien
désigna du doigt la porte du cabinet qu’elle ouvrit juste en cet
instant.

--Vous êtes bons tous deux, fit-elle d’une voix grave et palpitante.
Elle vint d’abord à son père qu’elle embrassa, puis tendit à son oncle
sa main pleine d’effusion. Si elle eût osé, elle aurait dit aux deux
frères: «Embrassez-vous!» Mais elle comprit qu’une réserve s’imposait
entre eux.

Ils causèrent quelques minutes de Julien et des Rude; lorsque l’abbé
partit, M. Ardel laissa Pauline l’accompagner dans le vestibule où
l’oncle indiqua, en quatre mots, à sa nièce la ligne de conduite qu’elle
suivrait. Le curé de la paroisse devait lui expliquer la doctrine et la
préparer aux sacrements; mais il allait partir en pèlerinage pour les
Lieux saints; elle pouvait donc s’adresser à l’un des vicaires généraux,
son ami, l’abbé Charmoy, théologien expert, homme de sage direction,
doux et fervent.

L’abbé Charmoy vivait dans une maison d’assez pauvre apparence, près
d’un couvent dont il était l’aumônier. Edmée, qui le connaissait, y mena
Pauline que cette visite tourmentait sourdement. Les préjugés où elle
avait grandi dominaient encore les arrière-fonds de sa conscience; ce
prêtre serait son juge, son maître en quelque sorte. Une part
d’elle-même se rebiffait contre la perspective de subir un médiateur, de
s’humilier sous une parole; et, surtout, elle apercevait, au bout de ses
colloques pieux, cette pénible traverse, la confession.

Une servante aux yeux ahuris de vieille chouette les fit entrer dans le
salon. Cette pièce, austère et froide, avait ses volets clos sur la rue;
seule, la fenêtre de la cour éclairait son ameublement suranné, ses
fauteuils recouverts en tapisserie, dont les dossiers portaient des
voiles faits au crochet. Un grand piano carré s’harmonisait à leur
simplicité désuète. On devinait l’insouciance d’un homme pour qui le
décor était indifférent.

Pauline l’entendit marcher au-dessus, et descendre sans hâte l’escalier.
Son cœur battit vivement; mais, dès qu’elle le vit paraître, elle se
rassura.

La personne de l’abbé Charmoy respirait une aménité paisible et presque
indolente, propre à mettre en repos l’âme inquiète de Pauline. Moyen de
stature, chauve, le profil maigre, le menton en lame de rasoir, avec une
bouche largement fendue, spirituelle, il révélait dans sa démarche, dans
le rythme balancé de sa soutane, une pondération native accrue de
dignité sacerdotale; au travers de son sérieux rayonnait une constance
de bonne humeur et de sagesse.

Il n’avait pas vu Edmée depuis son deuil; la conversation s’étendit sur
la mort admirable de Julien.

--Je l’ai trop peu souvent rencontré, dit-il; mais il était de ceux,
bien rares, avec qui un regard échangé suffit pour que le contact ne
cesse plus.

Son œil myope, mais clairvoyant, s’adressait à Pauline, tandis qu’il
proférait ces mots; il lui laissa délicatement pénétrer qu’il comprenait
son chagrin. Il attendait qu’elle-même exposât ce qu’elle venait
chercher auprès de lui. Elle saisit un instant de silence et, très
simplement, expliqua les dispositions qui l’amenaient:

--Je ne suis pas tout à fait une catéchumène, monsieur l’abbé; j’ai vécu
jusqu’à dix-huit ans et plus dans l’ignorance et la négation du
surnaturel; chaque fois que j’essaye de m’élever à Dieu, je retombe
comme un oiseau en cage qui se heurte à des barreaux. Quand j’étudie mon
catéchisme, des contradictions incessantes me gênent, je perds le fil de
ma croyance. Je ne vois pas comment accorder la prédestination et le
libre arbitre, l’indignité des pécheurs et l’incarnation du Verbe. Il y
a pourtant des certitudes que je sens fortes en moi: je ne pourrais plus
douter de la résurrection du Christ. Toutes les hypothèses qu’on peut
essayer pour n’y pas croire sont absurdes, impossibles. Mais il reste
tant de points où j’aurais besoin d’être éclairée! Je vous apporte mon
peu d’espérance et de la bonne volonté.

L’abbé Charmoy répondit, le sourire aux lèvres, que c’était là
l’essentiel, «la bonne volonté», une volonté humble, cherchant Dieu par
la soumission, sans impatience ni découragement. Il lui conseilla
d’affermir avec méthode dans son esprit les vérités cardinales;
«lorsqu’on bâtit un pont, on pose les culées avant les arches.» Plus
elle méditerait, plus elle prierait, et mieux elle comprendrait ce qu’on
peut, ici-bas, comprendre.

--Une foi profonde, dit-il, est une expérience imparfaite de la
béatitude. De même que les saints vont à l’infini s’enfonçant dans la
contemplation glorieuse des mystères, nous aussi, à mesure que nous
méritons et que nous aimons davantage, nous nous accroissons en
connaissance et en joie. Un cœur pur pénètre la terre et le ciel.

Il l’engagea, puisqu’elle savait un peu de latin, à lire dans la langue
de l’Église, les Psaumes, les Évangiles, et le _Rituale romanum_ où de
merveilleuses prières lui éclairciraient le sens surnaturel de la vie
présente. Il l’exhorta plus encore à visiter les pauvres.

--Dès maintenant, faites comme si vous aviez la foi totale et la
charité; et le grain de sénevé qui est en vous deviendra un arbre
robuste.

Pauline convint avec lui qu’elle reviendrait, le samedi de chaque
semaine, l’entretenir de ses lectures, de ses réflexions, de ses doutes,
si elle en avait. Elle le quitta, emplie d’assurance, confiante, ainsi
qu’un pèlerin, échappé à des sables mouvants, qui chemine, tenant son
bâton de voyage, sur une chaussée ferme.

Un des conseils de l’abbé Charmoy la préoccupait entre tous: celui
d’aller voir les pauvres. Les Évangiles avaient déjà bouleversé, à
l’endroit des mendiants, ses notions sociales; la parabole de Lazare et
du riche, qui d’abord la scandalisa, lui semblait maintenant contenir
«la Loi et les prophètes».

--Si je n’aime la pauvreté, je suis indigne du royaume de Dieu. Mais
rien n’est plus difficile; lorsque j’ai besoin d’un chapeau neuf,
continuerai-je à porter mon vieux rossignol, pour donner l’argent de
cette emplette à des gens qui sont sans pain?

--Vous n’avez, répliqua Edmée, qu’à faire, comme moi, tous vos chapeaux.

Elle lui proposa de se rendre, dans l’île d’Yonne, chez des pauvres
superlativement pauvres; car l’homme était infirme, sa mère, impotente,
sa femme, qui d’ordinaire, seule travaillait, tenue au lit par une
bronchite; et ils avaient sur les bras deux marmots dont l’un tétait
encore le biberon.

Pauline accepta sur l’heure, s’élançant à la précieuse aubaine d’un acte
méritoire pour elle, tant il contredisait le pli de son éducation.

La masure qu’habitaient les Rouleau se cachait au fond d’une impasse
proche de la rivière; son toit, verdi par les mousses, et si bas qu’on
aurait pu y monter sans échelle ne recevait qu’au soir un avare soleil.
Edmée frappa; la voix cassée d’une vieille femme répondit: «Entrez.»
C’était la mère qui, devant le poêle, pelait des porreaux pour la soupe.
Elle se leva en boitant, se traîna vers les visiteuses. Un mouchoir
couvrait sa tête grise; ses yeux paraissaient avoir toujours pleuré; son
nez sec, ses joues décharnées, piquées de taches terreuses, les rides
flasques de son cou racontaient cinquante ans de labeur et des jours
sans nombre de famine. Edmée lui prit la main et demanda comment ils
allaient.

--Tout à la douce. Ma bru a ramassé un chaud et froid...

L’odeur nauséabonde de la chambre affectait Pauline; mais elle regarda,
au fond, sur le lit, la jeune femme étendue, une figure étique,
recroquevillée, grimaçante, avec les pommettes rouges, les pupilles
allumées par la fièvre, et des doigts cireux qui s’allongeaient sur le
drap sale.

--Elle n’a que la peau et les os, soupira sa belle-mère. C’est _une_
vraie squelette. On en représente des squelettes qui ne sont pas pires
qu’elle.

L’homme, assis près de la malade, paraissait avoir trente ans; ses
moustaches pâles, tombantes rendaient plus triste la maigreur de sa face
longue et jaune que l’habitude de souffrir avait comme hébétée. Il
tenait sur ses genoux leur petit dernier, tandis que l’autre dormait
dans son berceau.

--Vous souffrez beaucoup? dit Pauline à la jeune femme.

--J’ai soif, toujours soif, répondit-elle d’une voix cotonneuse, entre
deux quintes de toux.

--D’ici trois semaines elle ne pourra pas travailler, appuya la vieille.

Pauline s’étonna qu’à l’entrepôt de pétrole où elle était ouvrière on ne
lui payât pas sa demi-journée; et elle s’informa de son salaire
habituel.

--Nous avons six sous de l’heure, sauf trois _dames_ qui en ont sept.

--Vous ne seriez pas mieux soignée à l’hôpital?

--J’irais bien, moi, à l’hôpital, déclara la belle-mère. L’hospice, j’en
suis, _j’y suis née_. Mais Ludivine, ça ne lui convient pas.

--C’est moi qui panse mon mari, observa Ludivine en regardant Rouleau
avec une tendresse protectrice.

Celui-ci, outre des rhumatismes qui lui enflaient toutes les jointures,
avait les jambes trouées par des ulcères.

--Je croyais, fit Edmée, que vos plaies de la jambe droite étaient
guéries.

--Oui, mais d’autres ont percé à la gauche près de la cheville. Tenez,
il y a six trous pour aujourd’hui.

Il défit lentement les longues bandes de toile enroulées autour de son
mollet, et, quand il eut ôté les linges sanguinolents, le spectacle de
cette chair à vif s’étala. Edmée, l’ayant vu déjà, y porta les yeux sans
horreur; mais Pauline fut saisie d’une répulsion. Rouleau étendait sa
jambe, et la considérait avec une sorte de complaisance, dans l’espoir
probable d’apitoyer les deux jeunes filles.

--Si au moins je pouvais faire quelque chose, prononça-t-il, des sacs ou
des paniers... Mais les douleurs me grugent les bras, elles me
mangent... Avant, j’étais dans la culture; je faisais les betteraves, je
faisais la moisson, je faisais tout...

--Et l’huissier qui nous a écrit, continua la belle-mère; il nous menace
de nous chasser si le dernier mois de loyer n’est pas payé... Nous avons
quarante sous pour la semaine...

Elle ne geignait pas en exposant leur détresse; elle n’éprouvait non
plus aucune honte de solliciter l’aumône, puisque autrement ils auraient
péri de faim, sur le pavé.

--Nous irons, dit Edmée, trouver votre propriétaire.

--Je vous apporterai des provisions, ajouta Pauline.

La vieille remercia, et Rouleau, à son tour, avec la malade, dit en
écho: «Merci, mesdemoiselles», d’un ton doux et touché, où nulle rancœur
n’était sensible. La grand’mère vint au poupon qui tourna sur elle ses
pupilles d’un bleu de faïence; son petit minois vieillot, boursouflé
s’ébaudit à la vue de son aïeule. Elle lui croisa les mains, zézaya:

--Fais: bon Jésus, Marie... Voyez, parce qu’on le voudrait, il ne le
veut pas.

Un chat, tapi sous une chaise, s’approcha de l’enfant, lui lécha les
doigts, et, d’un air d’amitié, faisant le gros dos, la queue en
trompette, se frotta contre lui.

«Ils ont pourtant leurs joies», pensa Pauline qui prit le petit dans ses
bras et le chatouilla sous le menton pour le faire rire.

--Pensez à nous, dit Edmée à la vieille Rouleau; nous sommes bien
malheureux, vous savez que mon frère est mort...

Cette visite fut pour Pauline comme une descente dans un purgatoire
insoupçonné. Que de telles misères fussent possibles, elle le savait par
ouï-dire; comment ne s’en était-elle jamais souciée? A défaut de
compassion religieuse, une simple pitié aurait pu l’incliner vers des
humains qui souffrent; mais son père l’avait imbue de son égotisme
bourgeois, méprisant des gueux; Victorien rapportait tout à soi, et son
unique devoir à l’égard de la communauté sociale lui semblait être de
faire fructifier ses puissances intellectuelles.

Pauline, en pénétrant chez les Rouleau, venait de découvrir en son passé
une nouvelle lacune humiliante. Seulement, au lieu de s’arrêter à des
remords stériles, elle conçut le ferme propos de «se donner aux
pauvres», et elle en fit à Edmée la confidence.

--Les pauvres, réfléchit Edmée, je les aime trop par inclination
naturelle, mais pas assez parce qu’ils sont la figure de _tous_ nos
frères affligés à travers le monde, et la figure de Jésus dans sa
Passion. Si je les voyais ainsi, je me ferais un honneur, quand Rouleau
me montre ses plaies, de les panser moi-même, comme s’y serait plu
sainte Élisabeth de Hongrie. Connaissez-vous l’histoire de cette
miséricordieuse servante des pauvres? Il faut que vous la lisiez.

Pauline rentra, l’âme rafraîchie d’une paix où elle sentit l’avant-goût
de plus parfaites délices; de cette heure, sa conversion devint une
chose vraiment décidée.

Toutefois, s’il avait fallu pour la conduire au premier seuil de la vie
surnaturelle, une année de tourments, la mort de Julien, et les
inestimables supplications d’âmes qu’elle ignorait, il lui restait plus
d’un doute à résoudre et d’un dégoût à vaincre.

Jusqu’alors elle avait jugé le monde «bien pensant» d’après les Rude et
son oncle. Aussi le croyait-elle supérieur à celui dont elle était. Mais
Armance lui apprit sur des gens du voisinage, réputés dévots, quelques
anecdotes qui l’indignèrent.

Il y avait au bout de la rue, dans une maison décrépite qu’elle louait
presque en entier, une vieille fille riche et sordide, Mlle Crépin.
Pauline la voyait passer tous les matins, allant à la messe de sept
heures, ratatinée sous une pèlerine noire, coiffée d’une capote de forme
archaïque, et marchant en zigzag, comme si elle cherchait, entre les
fentes des pavés, des louis d’or perdus. Mlle Crépin, qui passait pour
millionnaire, accroissait ses revenus par des spéculations habilement
conseillées; elle participait à la fureur d’agiotage dont était possédée
cette petite ville de rentiers oisifs; et l’on racontait qu’en un seul
mois la hausse des cuivres lui avait valu trente mille francs de gain.
Elle se mêlait d’œuvres charitables, mais appliquait au bien des pauvres
les principes qu’elle suivait pour le sien propre; elle _plaçait_
l’argent recueilli à leur intention, et, même si elle les savait dans
les plus affreuses nécessités, elle les rationnait en aumônes, ne
laissait fuir de «leur capital» que des bribes dérisoires.

«Lorsqu’on _n’a pas_, on sait se priver», tel était un de ses axiomes;
elle revenait souvent du marché avec trois navets dans son cabas en se
lamentant de ce que «la vie devenait impossible»; elle passait l’hiver
sans feu, se chauffait les mains sur le couveau où cuisait son potage.
Quand elle n’était pas à l’église, elle comptait ses coupons ou
s’occupait de faire rentrer ses loyers; et, une fois, en grimpant à une
soupente pour sommer d’en déguerpir le locataire qui l’habitait, elle
avait failli se rompre le cou.

Quoique Pauline connût son renom, l’idée audacieuse lui vint de sonner à
sa porte et de mendier une contribution au secours que les Rouleau
attendaient.

«Étant notre voisine, peut-être n’osera-t-elle pas me refuser; et, si
elle me reçoit mal, j’embourserai l’affront pour les pauvres.»

Un dimanche donc, après vêpres, elle se présenta chez cette personne de
dévotion. Mlle Crépin entre-bâilla son huis, laissa voir son menton
aigu, son nez sec chaussé de lunettes, ses yeux clignotants. Dès que
Pauline se nomma, elle prit un air froid et cérémonieux: elle
l’introduisit dans la salle à manger où des images pieuses ornaient les
murs, et la pria de s’asseoir, sans insister. Mais, aux premiers mots
que Pauline prononça sur les Rouleau, la vieille demoiselle se redressa
dans sa petite taille; ses lèvres, minces comme un fil, se pincèrent.

--On m’a déjà parlé de cette famille, dit-elle d’un ton rogue; ce ne
sont pas des gens intéressants; l’homme et la femme ont vécu ensemble
non mariés.

--Je crois être sûre, répliqua Pauline, qu’ils sont mariés à l’heure
actuelle.

--Oui, je le sais, le ménage est _régularisé_--ce mot, dans une bouche
soi-disant chrétienne, sonnait déplaisamment--; mais nous n’avons pas
cru devoir les mettre sur nos listes. Avec les ressources modestes dont
nous disposons, il nous faut imiter les vierges sages qui gardèrent
l’huile de leur lampe... Ne pouvez-vous pas vous adresser au bureau de
bienfaisance? Ces messieurs vous accueilleront.

Sa façon d’articuler: «ces messieurs», s’accompagna d’un coup d’œil qui
voulait dire: «Ils sont de votre bord; nous, foin de vos gens!»

--Mademoiselle, conclut Pauline en faisant deux pas vers le seuil, je
suis venue à vous, parce qu’il s’agit d’une détresse urgente. Vous
m’opposez la prudence des vierges sages; permettez-moi de vous rappeler
_l’imprudence_ du bon Samaritain qui n’attendit pas, pour verser de
l’huile dans les plaies du moribond, de savoir sur quelles listes il
était.

Elle salua, et partit révoltée, moins de sa ladrerie que des motifs dont
elle croyait la couvrir. Comment! cette hypocrite pharisienne était
considérée par les prêtres, admise à communier, et on respectait en elle
une des clefs de voûte de la paroisse! Les diatribes de son père contre
la platitude cléricale lui remontaient aux lèvres, et, comme Victorien,
elle généralisait jusqu’à l’injustice:

«Est-ce l’Église vraie du Christ qui engraisse en ses pâturages de
pareilles brebis? Cueille-t-on des raisins sur des épines et des figues
sur des ronces?»

Le lundi, jour de marché, en sortant de bonne heure avec Armance, elle
traversa la place de la cathédrale où les merciers tendaient leurs
bannes.

--Mademoiselle, demanda la servante, veut-elle que j’entre à l’église
pour dire un bout de prière?

--Oui; je vous accompagne.

Une messe, à l’autel de la sainte Vierge, justement commençait; Pauline
s’était initiée à l’ordonnance et aux phases du sacrifice; elle
s’agenouilla dans une pensée de vénération émue, se remémorant la
parole: «Chaque fois que vous ferez cette chose, vous annoncerez la mort
du Sauveur»; et, sans croire d’une foi pleine à la Présence réelle, son
esprit suivait attentivement la succession des rites.

Mais le prêtre qui célébrait briffa l’Introït, la Collecte et l’Évangile
avec une vélocité qui la déconcerta.

«Dit-il sa messe pour lui seul ou pour les fidèles qui sont là?»

Il mettait en ses génuflexions une nonchalance d’habitude presque
irrévérencieuse; pendant le Canon, il traçait des signes de croix sur la
patène, éleva l’hostie, puis le calice, ôtait et remettait la pale,
tournait les feuillets du missel, se frappait la poitrine, communia
comme pressé d’en finir, et, en quinze minutes, la messe fut expédiée.
Pauline eut une déception, un froid lui tomba sur le cœur: pour l’homme
qui venait de réitérer la Cène, rien ne vivait donc sous les mots et les
gestes où il s’identifiait pourtant à Jésus-Christ? L’accoutumance
émoussait-elle à ce point la ferveur? Et alors, était-ce la peine de
pratiquer un culte dont les liturgies, à la longue, se vidaient de toute
émotion?

Lorsqu’elle revit, le samedi d’après, l’abbé Charmoy, elle ne lui
dissimula rien de ses désenchantements. Il parut contrarié, mais en prit
occasion pour l’éclairer sur ses faiblesses qu’il pénétrait.

--Vous êtes trop impressionnable, la blâma-t-il tranquillement. En
principe, ce n’est point tout à fait un mal; si vous sentiez peu, vous
vous seriez endurcie dans l’abstraction, et je ne connais guère d’état
plus triste, plus irrémissible. Il faut, néanmoins, apprendre à
gouverner vos sentiments, vous faire, comme disent les Provençaux, une
tête bien cerclée. Quand vous rencontrerez de mauvais chrétiens, des
prêtres négligents... ou même scandaleux, ne vous pressez pas de
conclure que l’Église, dont ils sont, est coupable de leur indignité.
D’abord, nous sommes plus tentés que les autres, c’est incontestable.
Interrogez votre jeune expérience; vous aviez plus de sécurité, de
fausse sécurité, avant le jour où le premier appel d’En Haut vous
troubla. On ne mérite pas la grâce sans souffrance, et il est si commode
de s’engourdir, au lieu de s’évertuer! Le démon de la paresse glisse
dans nos veines à notre insu; nos plus belles résolutions font souvent
comme ces petits ermitages que sainte Thérèse, enfant, bâtissait en
posant les unes sur les autres des pierres qui tombaient presque
aussitôt. Cet abbé, dont la messe vous afflige, il ne se doute pas, je
crois, de son inconvenance. Il oublie qu’on nous juge sévèrement, plus
sévèrement que d’autres, et avec raison parce que jamais la médiocrité,
en nous, n’est licite. Mais, vous, soyez plus humble; chaque fois que
l’esprit de critique vous tourmente, même si vos griefs sont justes,
appliquez-vous à trouver dans l’œil du voisin une paille et, dans le
vôtre, une poutre.

Pauline n’acceptait pas, sans résister, le langage de l’abbé Charmoy;
elle en recevait pourtant la notion précieuse de l’indulgence catholique
et acquérait, à son contact, ce discernement des «valeurs» que la raison
indépendante oblitère, neuf fois sur dix, par un manque d’équilibre. Le
bon sens du prêtre n’était pas simplement le sien; sa pensée filtrait
dix-neuf siècles de certitude expérimentale et de tradition.

Une circonstance inopinée devait bientôt faire sentir à Pauline combien
la vie de l’Église s’incorporait à sa vie.

L’oncle Hippolyte, en octobre, se mit au lit; ce vieillard, jusque-là
ferme comme un roc, déclina soudain de telle sorte que sa fin parut
prochaine. Il garda quelques semaines encore l’illusion de se remettre,
et, le 1er novembre, le ciel étant clair, il dit à sa nièce:

--Un beau jour de Toussaint... Comme en 1840. Si je pouvais sortir
demain... Il faut que j’aille à la banque toucher de l’argent... Tu me
prépareras mes bottines et mon manteau...

Son grand souci restait de manger le plus possible; une heure après son
repas, il soutenait qu’il n’avait pas dîné et qu’on voulait le laisser
mourir de faim. Cependant, la paralysie gagnait ses organes; il dormait
parfois des journées entières, avec une respiration si faible qu’il ne
semblait plus devoir se réveiller. Ou bien des hallucinations obsédaient
son cerveau dont les artères s’atrophiaient. Il parlait seul, d’une voix
sourde et absorbée, dans un délire sans fièvre. Il se croyait invité à
des ripailles et répétait durant des heures les mouvements d’un homme
qui mâche ou qui boit.

--Je ne crois pas qu’il aille bien loin, fit un soir M. Ardel, peiné de
perdre son oncle et davantage de voir la mort assise sur le toit de sa
maison.

Une autre anxiété préoccupait Pauline: «Mon oncle va-t-il mourir sans
sacrements?» L’importance involontaire que prenait pour elle un acte
religieux l’avertit à quel point la foi devenait «l’os de ses os et la
moelle de ses moelles». Malgré tout, elle n’osait en parler au malade et
justifiait sa timidité par des motifs contestables:

«Mon oncle a eu, en somme, une conduite probe. S’il s’est racorni dans
des enfantillages d’égoïste et d’avare, il a cru faire son devoir en
gagnant bien sa vie. Il n’a jamais eu beaucoup d’idées, et, même, les
gens qui en ont, pour lui, sont «des fléaux». Dieu lui pardonnera, parce
qu’il aura beaucoup ignoré. Il s’en va plein de jours, après une
vieillesse somnolente et calme. A vrai dire, il aura toujours été un
_dormant_; son entrée dans l’autre monde sera la réelle naissance d’une
âme qui n’a pas vécu. Dois-je l’éveiller avant la lumière?»

Mais, un jour que son délire avait cessé, comme Pauline, pour l’égayer,
parlait de la belle saison où il redescendrait au jardin:

--La belle saison, fit-il, je ne la verrai pas. Je suis au bout de mon
rouleau.

--Puissions-nous vous garder longtemps encore! répondit-elle, entraînée
par une décision subite. Seulement, à votre âge, mon oncle, des
surprises sont possibles. Verriez-vous sans déplaisir un prêtre?

Il pâlit à cette question, comme s’il eût entendu son arrêt; car, au
fond, il espérait vivre, et se disait mourant, dans l’espoir qu’elle le
rassurerait contre ses angoisses. Il croyait Pauline une parfaite
païenne, plus païenne que lui qui conservait pour les principes de son
enfance un respect latent; si elle lui proposait un prêtre, c’était donc
qu’elle le savait bien fini.

--Quand le moment sera venu, répondit-il après un silence... Mais
amène-m’en un vieux... qui me comprenne...

Huit jours plus tard, en buvant une tasse de lait, il s’aperçut qu’il ne
pouvait avaler; les muscles de sa gorge se paralysaient.

--Maintenant, bégaya-t-il d’une langue déjà embarrassée; fais ce que tu
m’as dit.

L’abbé Charmoy vint le voir, le confessa, et lui apporta, le lendemain,
l’Extrême-Onction; vers le coucher du soleil, il entra en agonie.
Pauline retrouva, près de son oncle moribond, certaines des impressions
qui l’avaient accablée au chevet de Julien: un râle sifflait dans la
poitrine du vieillard; sa tête, renversée en arrière, oscillait de
gauche à droite et de droite à gauche, ses mains se crispaient sous le
drap. Elle lut tout haut les prières qu’elle avait entendu lire à l’abbé
Jacques; et il lui semblait qu’elle les lisait pour Julien. A son âme
radieuse convenait cette anticipation des triomphes célestes:

«Que la multitude splendide des Anges accoure au-devant de toi; que le
sénat des Apôtres juges vienne aussi, et l’armée, vêtue de blanc, des
Martyrs; que la troupe rutilante des Confesseurs t’environne, portant
des lis; que le chœur des Vierges te reçoive; que les Patriarches te
serrent dans leur embrassement au sein d’une bienheureuse quiétude; que
le visage de Jésus-Christ t’apparaisse doux et te fasse fête...»

Qu’importait-il vraiment de traverser le couloir sinistre de la mort,
si, à l’issue, doivent se déployer les portes éternelles?

Pauline discernait quelle lourde erreur aveuglait Victorien, lorsqu’il
induisait des passagères défaites de l’Église la faillite de sa mission.
«L’Église visible, se disait-elle, s’appuie sur l’invisible assemblée
des Saints; nous n’apercevons de ce concile immense que les rangs
infimes, et n’entendons de ses voix qu’un écho assourdi...»

Peu de jours après l’oncle Hippolyte, le vieil archevêque décéda. Son
successeur, Mgr Chênedru, fit, trois mois plus tard, son entrée
solennelle; Pauline et Edmée voulurent assister à cette cérémonie.

Les bourdons l’annoncèrent de leur formidable mugissement. Au ventre de
la tour leurs volées s’élargirent, et les chocs des deux battants
retombaient ensemble, comme titubant d’ivresse. Un Hosanna pontifical se
propageait avec les cercles ondulatoires de leurs vibrations sur les
collines et la campagne que le soleil de Mars ranimait.

A l’intérieur, bruissait un vaste peuple; on sentait dans l’attente de
la foule sourdre une allégresse; et les pierres des arceaux s’égayaient
sous les oriflammes appendues. Précédé de ses prêtres, Mgr Chênedru
pénétra en sa cathédrale où son premier acte fut de vénérer le
reliquaire de la vraie Croix.

Edmée et Pauline se tenaient au milieu de la grande nef, sur le passage
du cortège; elles reconnurent l’abbé Charmoy et l’abbé Jacques; celui-ci
nageait dans une exultation; il dirigea vers Pauline un regard de
victorieuse espérance. L’avènement du nouvel archevêque signifiait pour
lui la résurrection du diocèse; et les plus inertes paroisses
tressailliraient sous la rafale d’enthousiasme qu’en arrivant l’homme de
Dieu suscitait déjà.

Pauline et son amie virent s’avancer près d’elles Mgr Chênedru; il éleva
sa main et les bénit. Edmée s’inclina vivement pour baiser l’émeraude de
son anneau; Pauline eut un léger recul; n’étant pas chrétienne, elle se
trouvait indigne de cette faveur; la recevoir eût été un acquiescement
de croyante, et elle n’allait pas encore jusque-là.

Mais l’aspect de l’archevêque la conquit sur-le-champ. Bien qu’il fût
replet et d’une stature moyenne, il s’imposait par une puissance
d’autorité sans raideur et rayonnante; il avait l’air d’être né pour
tenir la crosse et porter la mitre. Un visage opime, un œil qui
étincelait, des lèvres fines aux coins souriants d’où la parole semblait
prête à jaillir alors même qu’il se taisait, et surtout une bonté chaude
qui s’élançait au-devant des cœurs dans la persuasion de les atteindre,
tout faisait de lui une force en marche, douce et impérieuse; quand on
le regardait, on ne pouvait plus douter que l’Église triomphante existe.

Pendant qu’il lisait en chaire, d’une voix perçante, sa lettre
pastorale, Pauline sentit tomber ses dernières hésitations: d’une telle
bouche, comme de celle d’un apôtre qui aurait reçu du Christ même sa
doctrine, la vérité descendait.

Après le Salut, parmi la foule qui se pressait aux portes, elle
rencontra son oncle jubilant.

--Eh bien! que vous semble de notre archevêque?

--Je l’aime, répondit avant elle Edmée avec ferveur.

--Moi aussi, déclara Pauline, il m’a transportée.

--Je vous présenterai à lui, dit en les quittant l’abbé qu’un de ses
confrères entraîna vers la sortie.

La semaine suivante, dès que se fut écoulé le flot des réceptions, il
prit jour avec Mgr Chênedru et conduisit Pauline à l’archevêché. Elle ne
se vit pas introduite sans émotion dans le cabinet où l’archevêque les
attendait, debout derrière son bureau, contre sa bibliothèque. Cette
robe violette et l’idée d’omnipotence qu’elle attachait à la dignité
épiscopale lui imposaient une gêne:

«Que doit-il penser de moi, une infidèle?»

Mais il embrassa, comme un père, l’abbé Ardel et fit à Pauline elle-même
un si affable accueil qu’elle reprit toute son aisance. Elle exposa
franchement l’état de son âme, l’indifférence orgueilleuse d’où elle
était partie, ses préventions d’ignorante contre les prêtres, les doutes
qui l’avaient retardée sur le chemin de la foi.

--J’étais encore incertaine, Monseigneur, continua-t-elle, quand vous
êtes venu parmi nous; depuis que je vous ai vu et entendu, ma décision
est nette. J’ai médité tous les articles du _Credo_; il n’en est aucun
auquel je ne puisse me soumettre, même l’enfer, bien qu’il n’y soit pas
nommé explicitement. Les peines éternelles me paraissaient une chose
monstrueuse, lorsque j’avais les plus fortes chances de les mériter.
Maintenant que j’espère ma rédemption, les rigueurs de la justice divine
ne me révoltent plus...

L’archevêque sourit de ce mot naïf et pénétrant.

--Réfléchissez et priez, ma chère enfant, approuva-t-il avec cet accent
du Béarn qui ajoutait une saveur à la bonhomie de son parler. Je n’ai
pas besoin de vous dire la grande joie que vous apporterez à
Notre-Seigneur et à moi, le jour où je pourrai vous donner le saint
baptême avant de vous confirmer.

--Dans combien de temps, demanda Pauline à son oncle aussitôt qu’ils
eurent pris congé de l’archevêque, pourrai-je être baptisée?

--A la Pentecôte, je pense. Avant peu, je reverrai Monseigneur et l’abbé
Charmoy.

Elle se sépara de lui et entra dans l’église qui allait être sa
paroisse, à Saint-Pierre-le-Rond. Fruste au dehors comme un vieux
sanctuaire de campagne, Saint-Pierre, sur une petite place toujours
déserte, est enclos entre les murs de logis silencieux. Pauline
affectionna, dès sa première visite, la nef étroite et longue, avec les
fenêtres du chœur découpées en trèfle. Un recueillement obscur
l’habitait où la pensée, mieux qu’ailleurs, pouvait «prendre son vol
sans bruit vers Dieu». Elle se mit à genoux, dans le bas-côté, près des
fonts baptismaux, et là elle songea au mystère du Sacrement qu’elle
recevrait, à ce sceau du baptême qui, une fois imprimé sur un front, ne
peut plus s’en effacer.

Pourquoi cette efficacité surnaturelle de l’eau? L’abbé Charmoy lui
avait un jour enseigné que toutes les eaux terrestres possédaient une
vertu de sainteté, depuis l’heure où Jésus sanctifia celle du Jourdain
en se courbant sous le baptême de Jean. L’eau purifie, l’eau féconde,
l’eau submerge; elle se souvenait du verset d’un psaume: _Lavabis me et
super nivem dealbabor_, «tu me laveras et je serai plus blanche que la
neige»; cette image lui plaisait en ce qu’elle lui dévoilait le sens
prophétique de sa course dans la neige avec Julien. Maintenant il lui
fallait s’ensevelir dans le Christ et renaître avec lui, de même que les
néophytes s’immergeaient trois fois dans la piscine du baptistère
primitif, de même que la novice du Carmel, avant de prendre place au
festin nuptial, s’anéantit sous le drap mortuaire. Elle devait mourir à
ses impiétés d’antan, à ses vanités enfantines, à toutes les
sensualités, et alors elle serait pure comme la neige, comme l’eau d’une
source où nul n’a jamais bu. L’abbé Charmoy n’avait pas hésité à le lui
dire: «Vous tomberiez morte à l’instant de votre baptême, le Paradis
vous recevrait aussi sainte qu’un enfant qui n’a pas encore péché.»

Mais la vertu de l’eau n’opérait qu’unie à la parole, au nom du Père, du
Fils et du Saint-Esprit. Les Trois Personnes devant qui les Anges
trouvent à balbutier un seul mot: _Sanctus, Sanctus, Sanctus_,
viendraient donc en elle illuminer son âme et la diviniser!

«Qu’ai-je fait, ô Seigneur, pour mériter vos dons? Je vous ai dédaigné,
nié, crucifié. Et, à présent, est-ce que je vous aime? Est-ce que je
désire vous faire aimer?»

Elle s’abîmait dans la repentance de ses rébellions, de son aridité, de
sa tiédeur, quand, tout d’un coup, une voix mauvaise, au fond d’elle,
articula:

--Si, pourtant, tu t’abusais, si tu faisais la demande et la réponse,
si, là-bas, dans ce tabernacle, _il n’y avait rien_...

Mais elle repoussa l’idée affreuse, la piétina; elle eût préféré mille
fois ne plus vivre que de ne plus croire; et elle sortit, comblée de la
certitude que ses doutes étaient tués à tout jamais.

L’archevêque décida que le baptême, la confirmation et la communion
seraient donnés par lui à Pauline dans son oratoire, la veille de la
Pentecôte. Elle avait choisi pour parrain M. Rude, et Mme Rude, en dépit
de sa répugnance à se mêler d’aucune fête, même liturgique, accepta
d’être sa marraine. N’était-ce pas Julien lui-même qui l’exigeait? Et ce
baptême serait l’accomplissement des fiançailles mystiques de Julien
avec sa bien-aimée.

Les Rude estimaient prudent de n’en point parler d’avance autour d’eux.
La nouvelle s’ébruita on ne sut comment, et les gens hostiles à
Victorien clabaudèrent par toute la ville.

--Hein! répétait Galibert, cet Ardel qui se vantait de n’avoir pas fait
baptiser sa fille, ils l’ont retourné comme un gant!

Le plus venimeux furent Mlle Total, qu’il avait cessé de voir, et Flug,
avec qui il s’était brouillé, après avoir qualifié de «stupides» ses
paradoxes délirants. Un journal publia un entrefilet plaisantin sur «les
dragées du baptême», et ajouta que «seul, le poupon manquerait».

Informé de ces ragots par un obligeant collègue, Victorien haussa les
épaules, et répliqua très fort:

--Oui, ma fille va être baptisée, et c’est moi qui l’ai voulu. Leur
clique me dégoûte si bien qu’ils me donnent envie d’aller à la messe,
pour les faire enrager!

Depuis sa conversion, Pauline témoignait à son père une tendresse de
plus en plus prévenante; elle évitait à son amour-propre endolori les
moindres blessures. Mais elle ne lui avait dit mot de l’événement qui se
préparait pour elle; ce mutisme le peinait; il finit par se décider à le
rompre lui-même:

--C’est pour bientôt la cérémonie?

--Pour samedi, répondit-elle avec un battement de cils et en rougissant.

Et elle insinua d’une façon câline:

--Tu n’y viendras pas?

--Non, je serais un trouble-fête, une fausse note. L’archevêque et moi,
vis-à-vis l’un de l’autre, nous serions mal à notre aise...

Elle n’insista point, ayant peur de moins bien prier, si la présence de
son père incrédule pesait sur sa ferveur.

Le matin du grand jour, elle se réveilla, comme une mariée qui va mettre
sa robe de noces, dans une attente extraordinaire. Elle avait jeûné la
veille, et son esprit se mouvait, presque dégagé de son corps, avec une
alacrité lumineuse. Dès six heures, elle sortit, devant rejoindre, en la
chapelle de son couvent, l’abbé Charmoy qui la confesserait.

Il avait plu avant l’aurore; sur le mail, où personne ne passait, un
vent d’est léger, le «matinal», comme disent les paysans de Bourgogne,
agitait dans les feuilles mouillées des platanes la lumière aussi
fraîche que la rosée. La nappe verte et claire des frondaisons d’un
acacia remuait dans le vivier du ciel; les rossignols se répondaient à
travers les jardins; une buée fumait sur des massifs de fleurs; la tour
de la cathédrale était rose au soleil montant.

«Tout à l’heure, se disait Pauline, je serai joyeuse comme ces atomes de
rayons qui dansent et qui scintillent.»

Mais la perspective de sa confession couvrait encore d’une ombre le
bonheur dont elle palpitait. Quoique ses entretiens avec l’abbé Charmoy
eussent, d’avance, allégé, pour elle, l’humiliation des aveux, elle
entra, presque tremblante, à l’intérieur du confessionnal. L’exiguité
noire et nue du recoin où ses yeux ne distinguaient qu’une image de
Jésus en croix et la grille fermée d’une planche l’inquiétait comme un
accusé qui attend, dans une cellule austère, le moment de comparaître
devant un juge infaillible. Elle entendit l’abbé Charmoy enfiler son
surplis, mettre son étole et s’asseoir: était-ce le même prêtre dont
elle connaissait le visage bénin? Mais, dès qu’il eut ouvert la grille
et parlé, elle respira. A chacune des fautes qu’elle énumérait
scrupuleusement, il prononçait, pour l’encourager, un: Bien, paisible.
Son exhortation fut une parole, moins de reproche que d’espoir grave.
Pauline s’étonna de la pénitence facile qu’il lui infligea; trois
psaumes à lire pour dix-neuf ans d’infidélité! Une critique qu’elle fit
taire s’ébaucha en elle, à l’idée d’une indulgence si exorbitante!

Elle lut aussitôt les trois psaumes; car c’était ceux précisément qu’on
récite dans la liturgie du baptême, et, de tout son cœur, elle
s’appropria ces versets:

«Seigneur, notre Dieu, comme votre nom est admirable sur la terre! Votre
magnificence est élevée au-dessus des cieux... Qu’est l’homme, pour que
vous vous en souveniez, et le fils de l’homme pour que vous le visitiez?
Vous l’avez établi un peu au-dessous des anges, vous l’avez couronné
d’honneur et de gloire, vous l’avez constitué sur les œuvres de vos
mains...

«Comme le cerf désire les sources des eaux, ainsi le désir de mon âme va
vers vous, ô Dieu!... Quand viendrai-je et quand paraîtrai-je devant la
face de Dieu? Mes larmes ont été, jour et nuit, mon pain, tandis qu’on
me disait: Où est ton Dieu?...»

Elle partit en se chantant comme une mélodie les mots extatiques: _Quare
tristis es, anima mea?_... Pourquoi _étais-tu triste_, ô mon âme, et
pourquoi me troublais-tu? Espère en Dieu, puisque tu le confesseras.

Les ailes de sa joie la portaient; elle aurait couru sur des charbons
ardents avec l’illusion de marcher sur des roses. L’espace se faisait
bleu comme le vitrail du Paradis, dans la cathédrale; elle pensait, les
yeux dirigés vers le soleil, à la vision de la Sibylle qui aperçut,
autour de l’astre, un cercle d’or, et au milieu du cercle une Vierge
merveilleuse, portant contre sa poitrine un enfant.

Armance et Antoinette, qu’elle avait invitées toutes deux à son baptême,
l’attendaient devant la porte de l’archevêché. Bientôt, le parrain et la
marraine arrivèrent avec Edmée et Marthe; le grand voile noir de Mme
Rude et d’Edmée semblait cacher derrière elles le fantôme de Julien.
L’abbé Jacques et l’abbé Charmoy les suivirent de près; le secrétaire de
l’archevêque, un jeune prêtre suave et modeste, les fit tous monter dans
l’oratoire, une chambre peu vaste transformée en chapelle, et qui
faisait songer à ces réduits où les prêtres réfractaires, sous la
Terreur, célébraient la messe. Mgr Chênedru, en pluvial violet, entra
presque aussitôt; il s’agenouilla et se recueillit; on sentait dans son
oraison muette qu’il soulevait vers le Très-Haut les misères et
l’imploration de tout un peuple; en baptisant Pauline il restituait au
Christ une France qui ne peut cesser d’être à Lui.

Il se tourna vers l’assistance, et s’adressant à la néophyte, montra le
prodige des largesses que Dieu, en un seul moment, allait faire pleuvoir
sur elle à pleines mains, la veille du jour où les langues de feu
étaient descendues, où les sept dons du Paraclet emplirent les apôtres.
Il évoqua les voies singulières par où elle avait été conduite; des
allusions chaleureuses et pleines de tact à l’abbé Ardel, à l’influence
tacite des Rude, à Julien, à l’abbé Charmoy, touchèrent d’un trait si
juste le cœur de chacun que Mme Rude et Edmée rabattirent leur voile
devant leur figure, afin de pleurer librement.

Mais, ajouta Mgr Chênedru, ce n’était point pour elle seule qu’elle
devait être chrétienne; il fallait que sa naissance à la grâce fût un
signe et un exemple, et qu’autour d’elle la lampe ardente de sa piété
resplendît...

Ensuite, le baptême commença. L’archevêque, s’étant assis, énonça, selon
les formules rituelles, les mêmes questions que les évêques des premiers
siècles posaient, dans les catacombes, aux jeunes chrétiennes de Rome.

Pauline y répondait en latin, et, chaque fois qu’elle réitérait le
simple mot: _Credo_, la conviction de sa foi s’implantait plus avant
dans son être, par cela seul qu’elle l’affirmait.

Puis, il se leva, l’exorcisa en soufflant sur elle; et elle s’humilia
sans effort sous l’idée que sa personne avait pu être un temple de
l’Esprit immonde. Son âme, à cette heure, était souple, fondue d’amour,
telle que l’or liquide et rouge, quand on le verse dans le creuset.

Il lui fit avec le pouce une croix sur le front et dit en même temps:

--Signe ton front, pour que tu reçoives la Croix du Seigneur.

Et il continua:

--Signe tes oreilles, pour que tu entendes les divins préceptes. Tes
yeux, pour que tu voies la clarté de Dieu. Ton nez, pour que tu sentes
l’odeur de suavité du Christ. Ta bouche, pour que tu dises les paroles
de vie. Ta poitrine, pour que tu croies en Dieu. Tes épaules, pour que
tu prennes sur toi le joug de sa servitude...

Le Christ prenait possession de sa servante, l’investissait tout
entière, la voulant sienne «dans les siècles des siècles». L’archevêque
exorcisa et bénit le sel qu’il mit sur la langue de «l’Élue», afin que
ce principe de force et de sagesse pénétrât dans sa chair et y demeurât
éternellement. Le parrain et la marraine marquèrent, à leur tour, avec
le pouce, le front de Pauline d’un signe de croix. De la main du père et
de la mère qui, par Julien, avaient mis en elle les premiers rudiments
de sa croyance, ce geste, trois fois recommencé, équivalait à une
attestation de leur paternité acquise dans la douleur; et ce fut, pour
eux tous, une des minutes les plus solennelles de la cérémonie.

Pauline suivait sur son _Rituale romanum_ le sens intime des oraisons,
en apparence impersonnelles, mais exactement faites à son intention.
Dans un des exorcismes le célébrant disait:

--Tentateur maudit, ne viole jamais ce signe de la Croix sainte que nous
mettons sur son front... Va-t’en, tremblant et gémissant. C’est
Jésus-Christ qui te le commande, _lui qui marcha sur la mer, et tendit
sa droite à Pierre qui sombrait_.

C’était là une des images où elle se reconnaissait le plus
familièrement: l’élan de Pierre marchant sur les vagues à la rencontre
du Maître qu’il avait d’abord pris pour un fantôme, son cri d’angoisse:
«Seigneur, sauve-moi!» et la main toute-puissante tendue à sa faiblesse:
«Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté?»

De même, plus loin, l’invocation au Dieu qui a ouvert les yeux de
l’_aveugle-né_ lui remémora le mot de Julien, si vrai dans sa sévérité!

L’archevêque lui imposa sa main sur la tête; avec lui et les assistants
elle prononça le _Credo_ et le _Pater_; il trempa son pouce dans l’huile
sainte, accomplit des onctions sur la poitrine et entre les épaules de
celle que le baptême allait sanctifier. Car l’instant était venu pour
Pauline de recevoir l’eau de la vie éternelle; sa personne était
soustraite au Prince de ce monde; elle pouvait devenir le tabernacle de
l’Esprit-Saint.

Une fois encore l’archevêque, en latin, lui demanda:

--Crois-tu au Dieu omnipotent, créateur du ciel et de la terre?

--J’y crois.

--Crois-tu en Jésus-Christ, son fils unique, notre Seigneur, qui est né
et qui a souffert?

--J’y crois.

--Crois-tu en l’Esprit-Saint, en la sainte Église catholique, en la
rémission des péchés?...

--J’y crois.

--Veux-tu être baptisée?

--Je le veux.

Alors elle s’inclina, il lui versa trois fois l’eau sainte sur sa tête;
puis il lui mit un cierge entre les doigts, comme à une Vierge prête à
suivre le cortège de l’Époux.

Tout à l’heure, il demandait au Christ pour elle, en l’une des oraisons,
«de ne pas la laisser avoir faim longtemps, jusqu’à ce qu’elle fût
rassasiée de la nourriture céleste». Cette nourriture, elle l’attendait
avidement. Lorsque l’archevêque l’eut confirmée, il ôta sa mitre,
revêtit une chasuble et dit la Messe, que lui servirent l’abbé Charmoy
et l’abbé Jacques.

Pauline ne venait pas en vain de recevoir l’Esprit de sagesse et
d’intelligence. Tandis que la Messe se développait, elle entrait--ce
qu’elle n’aurait su faire auparavant--dans la sublimité du mystère
célébré devant elle et avec elle, puisque les chrétiens présents
officiaient, selon leur part de ferveur, en même temps que le prêtre et
l’invisible Officiant qui s’immolait.

Toute signée de la croix, elle la retrouvait multipliée sur la pierre de
l’autel, sur la chasuble, sur les instruments du sacrifice, dans les
gestes du célébrant. Mgr Chênedru articulait d’un ton haut les prières
du rite; à la Consécration, il baissa la voix, mais proféra lentes et
distinctes les syllabes miraculeuses. Pauline sentit réellement s’opérer
la divine Présence, elle se vit couverte du sang brûlant de la Victime;
elle aurait été confondue de tristesse en pensant qu’elle-même avait
ouvert ces veines et transpercé cette chair, si l’attente de la
communion ne l’eût saturée d’un bonheur qu’ensuite elle s’étonna d’avoir
pu porter. Ah! comment des hommes pouvaient-ils croire vivre, en
ignorant de telles extases!

Elle ne se laissa point aller pourtant à une adoration passive. Elle
pria pour son malheureux père:

«S’il ne se convertit, ô mon Dieu, disait-elle, c’est que je ne saurai
pas vous aimer...»

Elle pria pour sa mère défunte, pour toutes les âmes perdues, pour la
déplorable paroisse de son oncle, pour le diocèse dénué de prêtres, pour
la France à ressusciter. Elle pria pour les pauvres sans consolateur,
pour les morts dont nul ne se souvient, pour les juifs et les
hérétiques, pour les immenses peuples qui seront idolâtres jusqu’à la
fin des temps...

Puis elle revint à ceux qu’elle aimait, aux Rouleau, aux deux servantes,
aux bons Rude, à l’abbé Charmoy, au saint archevêque, à Julien qui lui
méritait sa félicité. Elle s’unissait à lui dans le Christ, comme jamais
un amour terrestre ne les aurait unis. Dans la salle du festin où
l’Époux les conviait tous deux, elle entrait avec sa robe blanche,
immaculée, sa robe baptismale qu’elle ne quitterait plus.




IX


Pauline était, depuis deux ans, chrétienne. La joie de son baptême
continuait, approfondie par l’intimité des Sacrements et la richesse de
méditations ardentes. Des peines cependant l’obscurcissaient par
intervalles: d’abord, elle avait honte d’elle-même, quand elle évaluait
son peu de charité, sa médiocre ferveur de pénitence. Une chose
l’humiliait surtout: elle ne pouvait prier, même un temps court, sans
distraction. Quelquefois la claire vue de ses insuffisances la
décourageait; elle eût volontiers renoncé à l’effort, se croyant vouée à
trop d’imperfection. Puis elle rebondissait, opposait ce qu’elle était à
ce qu’elle avait cessé d’être, et s’exaltait d’une gratitude
inexprimable, lorsqu’elle mesurait son changement. Mais il lui pesait de
ressonger à ses années vaines: comme tout cela était loin maintenant!
Une seule amertume les prolongeait, l’incrédulité persistante de M.
Ardel.

Il avait néanmoins changé, lui aussi. Le matin du baptême, au retour de
sa fille, dans ce beau visage une transfiguration l’avait frappé; un
_autre_ sang paraissait couler en ses joues, et la transparence heureuse
de ses prunelles renvoyait une lumière séraphique. Il ne songea plus à
nier que les vieux rites de l’Église continssent encore une efficacité
vitale. Mais il s’attendait à voir Pauline, enflée par l’orgueil de sa
conversion, s’éloigner de lui; au rebours, elle resta simple,
affectueuse, soumise à ses désirs. Elle rappelait une des figures de
l’incomparable tapisserie du Trésor, l’Esther couronnée par Assuérus,
modeste dans sa gloire, comme si elle devait en être toujours indigne.
L’arome de paix qui sortait d’elle agit peu à peu sur l’aigreur de
Victorien; il supportait plus légèrement les déboires de sa carrière;
ses méfiances s’atténuaient; la sympathie plus équitable qu’il accordait
aux croyances de sa fille modifiait l’ensemble de son attitude critique.
Seulement, endurci à saisir les faits sous l’angle sec de
l’intelligence, il ne concluait pas le moins du monde qu’elle eût raison
de croire, ni qu’il dût la suivre.

--A mon âge, lui redit-il une fois, comme il l’avait dit à son frère, on
ne change guère son pli.

Il voyait souvent les Rude dans une amitié de plus en plus étroite, et
le peintre venait de lui annoncer un cadeau dont il était charmé: le
portrait de Pauline. Toutes les semaines, elle passait donc, chez M.
Rude, une après-midi. Elle s’asseyait, prenait un livre captivant, et
c’était en cette attitude de liseuse que l’artiste la fixait.

Un jeudi d’avril, M. Rude lui dit, d’assez mauvaise humeur:

--Nous n’aurons pas une longue séance aujourd’hui; une visite nous
dérangera, Gabriel Authelin avec sa mère.

Gabriel Authelin remplaçait, dans la chaire de philosophie, Flug que les
suites d’une extravagance avaient contraint de s’en aller. A propos
d’une dissertation sur le mot de Montaigne: «Tout ciel m’est un», Flug
avait exposé que, pour le philosophe, la notion de patrie demeurait
inexistante: «Il me serait égal, avait-il déclaré, d’être Allemand aussi
bien que Français.» Là-dessus, deux de ses élèves, se levant, avaient
quitté la classe; les autres, sauf un seul, s’étaient empressés d’en
faire autant; des familles s’étaient plaintes, ses chefs l’avaient
blâmé, de sorte qu’il jugea prudent de porter ailleurs sa métaphysique.
Venant après lui, Authelin semblait justifier la théorie platonicienne
sur le rythme des contraires; dogmatiste et catholique, il était le
neveu de cet abbé Authelin qui assista Mme Rovère[1] dans sa maladie et
sa prodigieuse guérison. Il avait connu Daniel Rovère, le doux martyr,
mort à Tarragone où les Chartreux l’avaient recueilli. Sa philosophie,
imbibée du mysticisme de Blanc de Saint-Bonnet et d’Hello, y ajoutait un
sens de la vie concrète, d’autant plus surprenant qu’il était aveugle.

  [1] V. _l’Immolé_.

C’était à l’âge de quatre ans, quand il vivait avec sa mère déjà veuve
et ses trois frères, à la campagne, près de Lyon, sur les hauteurs du
mont Cindre, qu’au moment d’un orage un coup de foudre l’avait terrassé
et avait brûlé ses yeux. Mais cette privation de la vue stimula ses
facultés natives; ses autres sens s’étaient emparés du monde extérieur
avec une finesse suraiguë. A quinze ans, il parlait sept langues; sa
mémoire, comme sa dialectique, se faisait un jeu des connaissances les
plus compliquées. Et il souffrait peu de n’y plus voir; car il se
conduisait seul au dehors, distinguait si son chemin était à droite ou à
gauche, s’il longeait une place ou une rue. Il voyait par les oreilles
et le toucher; la canne dont il s’aidait lui communiquait sur les objets
voisins des données précises. Ses doigts lisaient aussi aisément que
l’eussent fait ses yeux; et, quand il aimait un livre, sa mère patiente
le copiait à son usage d’aveugle. Sa vie méditative s’accroissait de
tout ce que ses regards pouvaient perdre; il disait que sa «chambre
obscure» ressemblait à certaines chapelles de la cathédrale Saint-Jean
où les ténèbres, en plein midi, restent opaques, pour que l’on y puisse
mieux faire oraison.

L’abbé Ardel, qui avait rencontré à Lyon Mme Authelin, lui inspira le
désir de connaître les Rude; c’est pourquoi, ce jeudi, elle devait leur
conduire son fils.

Pauline et Edmée attendaient curieusement cette visite. Gabriel entra,
suivant sa mère, une femme de noble mine, plus grande que lui, lente et
mesurée dans sa démarche, par l’habitude qu’elle avait de se mettre au
pas de l’aveugle. Il tâtait, du bout de sa canne, d’une façon discrète,
le plancher. Il atteignit un fauteuil et s’assit sans embarras. On se
fût à peine douté, en l’apercevant, qu’il n’y voyait rien. Il tenait ses
paupières baissées, à la façon d’un somnambule; mais son front bombé,
poli comme un marbre, ne laissait point voir ce plissement douloureux,
si habituel chez les aveugles. Ses cheveux étaient longs, bruns comme sa
barbe; il avait le nez de son oncle, un nez camus de vigneron; mais sur
toute sa face s’imprimait une sérénité pure et presque sacerdotale.

--Vous êtes peintre, monsieur, disait-il à M. Rude, et je sais que vous
rendez à l’art chrétien son naïf réalisme d’autrefois. Connaissez-vous
le _Saint Pierre d’Alcantara_ de Zurbaran? Si je vous en parle, c’est
que mon pauvre ami Rovère me l’avait décrit: un vieillard décharné,
puissant, dans un grand manteau de bure, qui tient une plume entre ses
doigts et lève ses yeux vers une colombe volant au-dessus de sa tête.
Par sainte Thérèse,--je la lis passionnément,--je le vois encore mieux
que par le tableau. Il avait, nous apprend-elle, vécu quarante ans, sans
dormir, tant de nuit que de jour, plus d’une heure et demie; pour
vaincre le sommeil, il se tenait perpétuellement à genoux ou debout; il
prenait son repos, assis, la tête appuyée contre un morceau de bois fixé
dans le mur. Il demeurait à l’ordinaire trois jours de suite sans
manger. Son corps était tellement exténué qu’il semblait n’être formé
que de racines d’arbres. Quand il vit que son terme approchait, il
récita le psaume: _Lætatus sum_, et, s’étant mis à genoux, il expira...

Pauline regardait celui qui, d’un ton calme, faisait ce portrait presque
effrayant d’un ascète. Il lui révélait des splendeurs mystiques que
Julien eût admirées, et, dès ses premières paroles, l’entraînait en des
régions supérieures à celles où elle vivait.

La conversation vint sur la musique, grâce à laquelle Authelin composait
des paysages intérieurs plus luxuriants que tous les spectacles de la
mer et des monts. L’ineffable, pour ce philosophe, ne pouvait avoir de
symbole plus vrai que certaines mélodies d’église; et il exprimait son
enchantement d’une messe grégorienne exécutée, le dimanche de Pâques,
par les séminaristes, dans la cathédrale.

--Chantez-nous, Pauline, pria M. Rude, cet Alléluia que vous apprenez
aux jeunes filles de Saint-Pierre.

La voix de Pauline, avec une netteté parfaite d’articulation, déroula
les linéaments sonores, d’une grâce indéfinie et radieuse, tels que les
contours fuyants de figures angéliques. Gabriel, extasié, la supplia de
recommencer.

--Rien, comme ce chant, dit-il, ne m’a donné la présence d’un ciel
lumineux.

Lorsque Mme Authelin et lui se retirèrent, Pauline se trouva sur son
passage. Dans une pensée de compassion admirative, elle lui tendit la
main; il ne vit pas son geste, et elle sentit alors seulement qu’il
était aveugle...

Quelques mois plus tard, les premiers jours d’octobre, par un dimanche
tiède et limpide, Victorien et sa fille se promenaient dans les champs,
proche le Moulin du Roy. Là, aux creux de berges touffues, la Vanne,
d’un flot pressé, descend vers l’Yonne assoupie. Ils s’assirent, près
d’un petit pont, devant l’eau noire et brillante où roulaient des
feuilles mortes. Les grands peupliers, dont les tiges s’inclinent pour
boire la fraîcheur du courant, y répétaient l’or des feuillages excité
par le soleil qui passait entre leurs branches. En face d’eux,
poudroyait une clairière, blondie, jonchée de la dépouille de vieux
ormes; d’autres arbres jeunes, ténus, semblaient se volatiliser dans le
ciel tendre, et divisaient l’espace plus indécis d’une plaine encore
verte, jusqu’à des collines rousses entrevues sous une brume.

--Quel charme léger, vaporeux a l’automne de ces régions! fit Victorien,
s’abandonnant à la douceur des nuances qu’inscrivaient ses yeux. C’est
dommage que les gens y soient si médiocres.

--Ils ne l’ont pas toujours été, répondit Pauline. Rappelle-toi _le
Village_ de Raitif de la Bretonne: la ferme patriarcale, le père lisant,
à ses quinze enfants, le soir, une page de la Bible. Et, il y a quarante
ans, dans des villages de Bourgogne, pas très loin d’ici, M. Rude se
souvient d’avoir vu la même coutume encore en honneur. J’ai confiance
que ce pays renaîtra...

--Tu ne sais pas, interrompit Victorien, puisque tu parles de Rude,
quelle proposition bizarre on lui a faite pour toi... Aurais-tu, en
principe, une totale répugnance à l’idée d’un mariage avec Gabriel
Authelin?

Pauline tressaillit, étant à mille lieues d’une pareille supposition.

--Me marier! Je n’y songe guère... Avec la mort de Julien, tout a été
fini pour moi. Si j’acceptais un mariage, ce ne serait qu’un mariage de
dévouement. Voilà pourquoi je ne refuse pas tout de suite, quand tu me
parles de Gabriel Authelin. J’y réfléchirai...

--Je t’en ai dit un mot, reprit Victorien, parce que Gabriel est un
homme d’une haute valeur; tu retrouveras difficilement quelqu’un qui le
vaille. Mais j’hésite à insister, parce que ce sera, pour toi et... pour
moi, un sacrifice quotidien, la vie avec un aveugle. Il ne connaîtra
jamais ton regard ni ta beauté.

--Oh! dit-elle, ce n’est pas un obstacle invincible... A la
Résurrection, il me verra; et, moi aussi, je verrai le jour dans ses
yeux. Alors, il n’y aura plus d’aveugles.


1909-1913.


ORLÉANS.--IMP. ORLÉANAISE, 68, RUE ROYALE





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAPTÊME DE PAULINE ARDEL ***
        

    

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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.