Job le prédestiné

By Emile Baumann

The Project Gutenberg eBook of Job le prédestiné, by Émile Baumann

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Title: Job le prédestiné

Author: Émile Baumann

Release Date: April 13, 2023 [eBook #70538]

Language: French

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  ÉMILE BAUMANN

  JOB
  le Prédestiné


  PARIS
  BERNARD GRASSET
  61, Rue des Saints-Pères, 61

  1922




DU MÊME AUTEUR:


Les grandes formes de la musique: _l’œuvre de Camille Saint-Saëns_
(Ollendorff).

L’Immolé (Grasset).

La fosse aux lions (Grasset).

Trois villes saintes: _Ars-en-Dombes_, _Saint-Jacques-de-Compostelle_,
_Le Mont-Saint-Michel_ (Grasset).

Le baptême de Pauline Ardel (Grasset).

L’abbé Chevoleau, caporal au 90e d’infanterie (Perrin).

La paix du septième jour (Perrin).

Le fer sur l’enclume (Perrin).




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER JAPON IMPÉRIAL,
NUMÉROTÉS DE 1 A 10; VINGT EXEMPLAIRES SUR PAPIER HOLLANDE VAN GELDER,
NUMÉROTÉS DE 11 A 30, ET CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER PUR FIL LAFUMA,
NUMÉROTÉS DE 31 A 130; PLUS QUINZE EXEMPLAIRES H. C. TIRÉS SPÉCIALEMENT
ET A LEUR NOM POUR LES MEMBRES DU JURY DU PRIX BALZAC.


Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Bernard Grasset, 1922.




A

MADEMOISELLE LOUISE READ

_Son vieil ami_,

E. B.




JOB LE PRÉDESTINÉ




I


--Ah! Seigneur de Dieu, quel massacre!

Une longue voiture de déménagement attendait, au ras du trottoir, qu’on
eût fini de la décharger, et l’un des trois hommes qui se passaient les
fardeaux, butant contre la marche de la porte, venait de choir avec une
corbeille pleine de vaisselle qu’il laissa chavirer de son épaule, en
arrière, sur le pavé. Au fracas de l’accident, Mme Couaneau, la femme de
service, courtaude et rebondie commère, dont le nez rabattu vers des
lèvres trop rouges faisait songer à une perruche happant une cerise,
s’était élancée hors de la maison et avait proféré cette clameur où
sonnait plus d’emphase que de sérieux émoi.

Les doigts en sang, livide, l’homme tombé se releva, frotta ses yeux
brouillés d’ivrogne et ses genoux cagneux qui tremblaient. En grognant,
en bredouillant des jurons, il se mit à ramasser les débris des
assiettes et des soupières; il les rempilait dans la corbeille, sous de
la paille, furieusement. Les deux autres, sans s’émouvoir, continuaient
à besogner. Mais, debout sur la voiture, le chef de l’équipe, un colosse
méthodique et lent, gonfla ses joues d’un air de mépris, bougonna:

--En v’là un moineau! Qu’est-ce qui paiera la casse, mon vieux?

Et son compagnon envoya au maladroit pochard cette nasarde:

--Va pas si fort, mon gas. On te fera cadeau des reliques, pour monter
ton ménage.

Ils avaient dû s’adjoindre comme auxiliaire ce portefaix aux jambes
grêles, tousseux, marmiteux, brûlé par la boisson; en octobre 1916, la
guerre avait pris la plupart des bons travailleurs valides.

La rue de la Barillerie, où ils emménageaient, s’embranche au carrefour
de la Sirène, une des rares voies populeuses du Mans. Entre cinq et six
heures du soir, après la sortie des casernes, les soldats, les filles de
plaisir grouillaient dans le quartier. Aussi le tumulte de la vaisselle
culbutée entraîna-t-il vers le haut de la rue une houle de badauds. Plus
encore, des fenêtres d’en face, le voisinage suivait avec une sournoise
curiosité provinciale le mouvement des meubles qui s’en allaient du
véhicule à l’intérieur obscur du logis. Ce qu’ils avaient d’imposant
semblait bafoué par son étroitesse.

Il se réduisait à un magasin de mesquine apparence, dont une grosse
poutre en saillie soutenait le plafond, et cachant derrière lui une
salle à manger sordide, une exiguë cuisine, bâtie en retrait, selon la
mode mancelle, au flanc du jardinet d’une cour. L’étage supérieur se
divisait en deux chambres; leur balcon portait cette enseigne: Bonfils,
libraire; et, contre le toit, deux mansardes faisaient saillir la
croisée de leur lucarne sur des combles d’ardoises craquelées et
disjointes.

Or, les gens regardaient introduire le dos altier d’un canapé Louis
XIII, une énorme armoire, une harpe, des glaces volumineuses, une
baignoire, une file de sièges dorés, de tables encombrantes, et on
s’interrogeait:

--Où vont-ils cogner tout ça?

Dans l’esprit des proches boutiquiers, une envieuse inquiétude à l’égard
de ces arrivants qu’on sentait d’une origine patricienne se combinait
avec une ironie latente devant leur déchéance. On savait déjà que les
époux Dieuzède, rentiers plus qu’à leur aise, possesseurs, aux environs
de Brest, d’une belle «maison de maître», de fermes et de bois s’étaient
vu ruiner par un mystérieux désastre, qu’ils avaient acheté, sans
pouvoir tout payer de suite, au Mans, le fonds de librairie Bonfils; et
ils devaient être bien bas, puisqu’ils avaient saisi cette mince planche
de salut. Mais les restes de mobilier riche qu’ils charriaient comme des
témoins de leur temps heureux, c’était un bric-à-brac monnayable, un lot
de gages à saisir pour leurs futurs créanciers. De son étude, à travers
les vitres mal dépolies de son bureau, Maître Lendormy, huissier,
évaluait l’ampleur d’un lit démonté; son coup d’œil d’expert équivalait
à une éventuelle mainmise. Peut-être, avec les Dieuzède y aurait-il
«quelque chose à faire». Sourdement il estimait que le sort les lui
offrait à pressurer comme des pommes juteuses sous les dents d’un
grugeoir.

A l’instant où l’exclamation de Mme Couaneau répondit au vacarme des
assiettes brisées, une jeune femme, menue et brune, pâle de fatigue,
sortit en hâte sur le balcon et, derrière elle, accoururent ses deux
filles dont la plus grande tenait par la main son frère, un garçonnet
blondin ayant encore les cheveux épandus sur les épaules. Mme Dieuzède
se pencha pour examiner la catastrophe.

--Ah! bon! murmura-t-elle, mon service _ovale_!

Elle considéra le déménageur ivre, ensanglantant de ses doigts crochus
le blanc onctueux, bordé d’or mat, des porcelaines qu’il empoignait,
remettant, pêle-mêle, parmi la paille, la jambe d’un compotier, les
morceaux de cristal des verres fleurdelisés, les tessons de la soupière
et du légumier «ovales». Elle tenait l’ensemble du service, en cadeau de
noces, du parrain qui l’avait dotée. Le carnage de ces choses luxueuses
et délicates lui infligea un cruel tableau de la ruine où s’abîmaient
ses années d’illusion. La veille, en voyage, elle avait oublié, sur la
banquette d’un wagon, une sacoche où étaient ses derniers bijoux. Ce
redoublement d’infortune et, dans la rue, les mines indifférentes ou
narquoises du cercle épaissi des curieux la crispèrent d’une telle
tristesse que ses lèvres ne purent émettre aucune plainte. Mais elle
repoussa vers la chambre ses enfants et, rentrée, après avoir fermé la
fenêtre, elle cria:

--Bernard!

Comme son appel n’obtenait pas une immédiate réponse, elle réitéra d’une
voix exaspérée:

--Bernard! descends-tu?... Mais où est-il? C’est incroyable!

Du haut de l’escalier des mansardes, un pas d’homme s’ébranla; M.
Dieuzède parut, l’air étrangement absorbé, un étui de lunettes entre ses
doigts, retenant sous son bras un solennel in-folio.

Bernard Dieuzède montra un de ces visages dont le plus oublieux des
passants, même s’il ne le voyait qu’une seconde, se souviendrait un
siècle: ses cheveux, longs et fins, d’un blond grisonnant, animaient
autour de ses tempes une sorte de nuage où l’ampleur de son front
brillait presque sublime; ce front, quoique bossué de deux rudes
arcades, gardait l’aspect d’une sérénité puissante. L’azur naïf de ses
yeux,--des yeux myopes au point de l’avoir rendu inapte au
service,--dévoilait un fond de douceur et de confiance, plus de
tendresse que d’énergie. Seulement, ils ne semblaient pas s’arrêter sur
les êtres qu’ils atteignaient, comme s’ils apercevaient d’autres formes
que les apparences; leur bonté faisait peur, tombant de trop loin ou de
trop haut. Le nez tranchant se déclarait volontaire, mais la bouche,
totalement rasée, avouait dans la mollesse de ses plis une indécision
voluptueuse; les adversités n’avaient encore su la pétrir de leur pouce
rugueux. La physionomie de M. Dieuzède saisissait le regard, d’autant
plus qu’elle manquait de régularité. On l’eût pris pour un poète
excentrique, un revenant de 1830. Il était grand, un peu penché; sa
démarche, d’ordinaire indolente, s’accélérait en ce moment d’une joie
imprévue.

--Hélène, révéla-t-il à sa femme, j’ai trouvé, en tâtant le réduit d’une
soupente, dans le grenier, un trésor.

--Vraiment? fit-elle, non sans une moue sceptique d’impatience.

Pourtant, ses joues décolorées s’avivèrent, une fraîcheur subite humecta
ses pupilles brûlées d’insomnie; au fond de sa lassitude passait
l’espérance confuse et folle d’une surprise libératrice.

--Oui, reprit-il, une Bible illustrée par Jean Luyken d’Amsterdam, des
gravures sur cuivre d’un sentiment prodigieux. Bonfils les ignorait, je
suppose. L’inventaire n’en dit rien.

Et, à travers la chambre aussi encombrée que l’arrière-boutique d’un
revendeur, Bernard s’approcha de sa femme, posa sur une large caisse
l’in-folio à couverture brunie dont il déploya la première page. Hélène
n’osa pas lui demander, bien qu’elle y songeât: «Que peut valoir ce
volume?» Mais, déçue, elle hocha la tête:

--Est-ce que nous avons le temps? Pendant que tu t’amuses là-haut, les
hommes saccagent notre mobilier. Le service de mon parrain est en
miettes. Si tu avais été là, tu pouvais empêcher le malheur, tout au
moins secouer ces brutes comme il faut. Tu oublies de m’aider, tu vis
dans un autre monde. Hier, mes bijoux; aujourd’hui, le plus beau de ce
qui nous restait. Quelle arrivée, mon Dieu!

Bernard, la voyant outrée, ne releva point ses exagérations. Au reste,
devant son reproche, loin de s’irriter contre elle, il se donnait tort à
lui-même. Mais il n’en voulut rien laisser paraître et, d’une main
affectueuse, il toucha l’épaule d’Hélène, répliqua simplement:

--Voyons, ma pauvre chérie, demain nous penserons aux morts; pour
l’instant, tâchons de vivre...

Cette parole n’eut pas le loisir d’être expliquée; Mme Couaneau, qui
écoutait, depuis plus d’une minute, la conversation des deux époux,
heurta de ses gros doigts la porte, entra, déplora l’événement: quand
même «ce n’était pas son argent», ça lui faisait mal «de voir sabouler
la marchandise»; un service comme celui-là, on ne l’aurait pas «pour une
couvée d’oie»!

Mme Dieuzède interrompit son verbiage et la pria de tirer, hors d’une
malle ouverte, une pile de linge. Bernard, sans ajouter un mot, serra
dans le bas d’une commode le livre de Jean Luyken, mit une longue blouse
de travail, et descendit.

En dépit de son optimisme, une remarque l’avait affecté beaucoup plus
que la perte du service, beaucoup plus que l’explosion nerveuse
d’Hélène: pendant que celle-ci déchargeait ses doléances, il s’était
aperçu que Paulette, sa seconde fille, petite brune frisée, précoce et
pointue, le visait de ses prunelles ironiques, sinon hostiles, jouissant
de le croire humilié; et son coup d’œil, tacitement, signifiait: «C’est
toi qui es la cause de _tout_.»

Bernard était un de ces hommes doux qu’on supposerait incapables
d’offenser même un crapaud. Quoiqu’il admît la chute originelle, le
mystère de la malice humaine le dépassait; il avait peine à comprendre
pourquoi l’un quelconque de ses semblables aurait envers lui de
l’animadversion. Que sa propre fille, à dix ans, le jugeât et le
condamnât, il ne pouvait s’empêcher d’en être meurtri. Sa ruine, il
l’avait soutenue avec une constance magnanime, peut-être parce qu’il ne
connaissait la misère qu’en idée; et il en venait à concevoir, pour
lui-même, la pauvreté comme un état plus parfait que la richesse. Dans
son avenir de gagne-denier, il envisageait une élévation intérieure, un
changement presque joyeux; si des perspectives de détresse le
troublaient, il se raffermissait en cette vue mystique: «Je croyais
avoir quelque chose, _et je n’avais rien_. Le Seigneur a donné, le
Seigneur a ôté; que le nom du Seigneur soit béni.» Pour les siens, au
contraire, comment ne se fût-il pas tourmenté?

Mme Dieuzède se désespérait de la gêne présente; elle entendait renifler
à ses talons ces deux chiennes, l’indigence et la faim. Seule, Adèle,
leur fille aînée, créature saine et radieuse, prenait les jours comme
ils étaient faits. Paulette, vibratile, d’un naturel inquiet et retors,
sans cesse obsédée de sa petite personne, engouée de colifichets,
encline à contredire, à se plaindre, jetait noir sur noir dans tous les
amoindrissements et les resserrements de la vie domestique. Elle
maugréait, plus que sa mère, en cette journée excédante, de la fatigue
commune, du désarroi, du taudis de maison qu’elle comparait au manoir
perdu; au lieu de sa chambrette tendue de soie bleue qui s’ouvrait
devant la mer et les bois, la chambre vilainement tapissée qu’elle
partagerait avec Adèle n’aurait pour horizon que le panonceau dédoré, la
façade ladre et décrépite de Maître Lendormy. Ses amertumes
justifiaient-elles l’incisive malveillance de son œil d’enfant que
Bernard avait senti pointé sur son cœur comme la lame d’un canif?
Paulette ne l’aimait point, il se rendait à cette évidence affligeante;
et son animosité, dont il percevait la cause, procédait d’une sinistre
injustice.

Bernard, en effet, s’était ruiné par une série de complications où il
n’avait commis qu’une faute: écouter sa femme, et vouloir aider son
beau-frère, Jules Restout, le responsable de leur effondrement.

M. Dieuzède père, un courtier maritime de Brest, avait laissé orphelin
Bernard à peine majeur, avec une fortune d’environ six cent mille
francs. Il était d’une famille girondine, natif de Libourne et déluré
d’esprit. Il avait amassé de l’argent par les bénéfices de ses affaires,
mais sans être un homme d’argent. Bernard le fut encore moins; sa mère,
une Bretonne, éperdument idéaliste, morte alors qu’il atteignait sa
quinzième année, lui avait transmis son évangélique insouciance pour le
lucre et les calculs d’intérêt.

Au terme d’une licence de droit qui rebuta ses goûts d’imaginatif
impropre à la chicane, à ses formules et à ses finasseries, le jeune
Dieuzède se crut dispensé par son patrimoine de s’atteler, comme un
cheval de tombereau, dans les brancards d’un travail servile. C’était
_selon lui_ qu’il prétendait vivre; une solitude agreste, de beaux
livres, des joies musicales suffiraient à remplir son rêve. Il se retira
dans le manoir paternel, à Portzic, d’où l’on domine les passes du
Goulet et la pleine mer. Des landes, une futaie de chênes établissaient
une sorte de désert entre les routes fréquentées et les abords de sa
maison. Dans les harmonies dont il s’entourait, il modelait une figure
de son âme que rien ne dérangeait, et, volontiers, il eût fait peindre
sur le vitrail de sa haute salle la devise païennement chimérique:

    _Ici, tout n’est qu’ordre et beauté,
      Luxe, calme et volupté._

Des visites d’amis, des séances de musique où il tenait la partie de
piano, des courses à la ville prévenaient la lassitude d’un trop long
silence contemplatif. Son isolement ressembla, dix-huit mois, à du
bonheur. Un jour qu’il flânait dans Brest, il rencontra, rue de Siam,
chez un marchand d’ivoires anciens, une jeune femme qui le revit
ailleurs et qui l’aima. Bernard ne céda que par degrés à cette passion,
mais il trouvait en la personne d’Édith Chanteloup de subtiles affinités
avec son intelligence et ses appétits d’amour, jusque-là sans objet
charnel. Il l’aurait épousée si elle n’avait porté le nom d’un mari
authentique, bien que toujours absent.

Leur intimité observa, les premiers temps, quelques dehors d’amitié
prudente. Puis, Édith vint habiter le manoir de la lande. Trois ans
d’illusion leur furent concédés. Leurs deux vies n’avaient d’autre fin
qu’eux-mêmes. Ni une satiété ni une querelle ne gâta cette idolâtrie
éperdue et tranquille. Par instants, ils se disaient que la force de
leur tendresse maintenait autour d’eux un cercle magique signifiant à la
douleur: «Jamais tu n’approcheras.» Un matin de septembre, Édith eut la
fantaisie de se baigner au large des falaises; prise d’une crampe, elle
se noya sous les yeux de son amant.

Sa vulgaire et foudroyante disparition laissa Bernard dans la stupeur
d’un chagrin qui, d’abord, ne voulut pas comprendre. Ensuite, le sens
d’outre-tombe de cette catastrophe bouleversa d’une angoissante lucidité
son désespoir. Les certitudes pieuses où sa jeunesse avait été nourrie
se ranimèrent pour lui crier: «La mort n’est qu’un simulacre; celle que
tu aimes vit à jamais.--Si elle vit, interrogea son tourment, quelle
sera son éternité? Pourquoi elle et non moi?» Le désir d’expier son
désastreux amour lui suggéra de vendre ses biens, d’en distribuer
l’argent à des œuvres de miséricorde et de se reléguer lui-même dans une
cellule de quelque Chartreuse. Un chartreux qu’il consulta le dissuada
de cette claustration romanesque, l’engagea fermement à songer au
mariage.

Bernard crut son conseil, sentant que son tête-à-tête illusoire avec la
morte, dans les chambres vides de sa demeure, l’induisait en un état
d’absence proche de la folie. Une de ses tantes lui proposa Hélène
Restout, fille d’un commissaire de la marine retraité. Les Restout
étaient Normands, se disaient apparentés au célèbre peintre rouennais.
Hélène plut à Bernard, et il se flatta de la rendre heureuse. Elle
n’était point ce qu’on appelle une jolie personne, mais sa finesse
anormale de traits et de manières la destinait à le captiver autant
qu’elle éloignait le commun des hommes. Son naturel semblait franc et
sûr, plus réfléchi que folâtre. Elle ne réprimait pas une inquiète
nervosité, aimable cependant parce qu’elle la tournait en action vive.
Bernard la devina trop occupée de soi, avec une pente à s’exagérer les
conséquences de ses moindres gestes. Seulement, s’il exigeait une femme
sans défauts, se marierait-il? Les attraits d’Hélène se dévoilèrent
avant ses faiblesses. Initiée aux choses de l’esprit, elle laissait
entrevoir des lectures sérieuses dont elle avait beaucoup retenu;
l’intelligence des idées émergeait dans ses propos, de même que les
grâces de son corsage sous les plis adroits de sa robe. Elle jouait de
la harpe, et ce n’était pas en vue de faire valoir ses mains; les
résonances de l’instrument s’amplifiaient à son toucher, comme si elle
dénouait une chevelure de constellations, ou, d’une façon plus
terrestre, comme si elle précipitait dans une corbeille de cristal des
pierreries fulgurantes, de l’or tintant, de l’or chantant.

Bernard ne démêla d’abord en ses véhémences de musicienne que l’émoi
d’un cœur juvénile qui s’élançait à l’amour prochain. Au fond, l’appétit
d’Hélène, c’était la fortune, une vie brillante et large, beaucoup d’or
à manier. Sa mère, qui la traitait durement, avait le renom d’une femme
dépensière et joueuse. M. Restout, homme strict, laborieux, faillit,
plus d’une fois, pour éviter la ruine, se séparer d’elle. Grandie dans
cet intérieur gêné, pourvue d’une piètre dot, Hélène, à vingt-quatre
ans, risquait de faire un mariage médiocre ou de vieillir parmi les
involontaires cohortes des vierges perpétuelles.

La rencontre de Bernard eut l’à-propos d’une brise soudaine pour une
barque immobilisée dans le chenal d’un port. Est-ce à dire qu’elle
l’épousa par vile ambition, en calculatrice? Son caractère était
autrement compliqué; elle possédait une âme à tiroirs et à ressorts
secrets. Des instincts qui habitaient, chez elle, les replis obscurs de
son Moi, la partie supérieure d’elle-même ne recevait qu’une
connaissance diffuse et un sourd ébranlement. Elle crut aimer en Bernard
la singularité romantique de sa physionomie, sa hauteur de vues, sa
générosité, tout ce qu’il avait d’intelligent et, disait-elle, «de
sublime». Mais ce contemplatif, cloîtré dans un idéal, et gauche parfois
devant l’imprévu des obstacles, décevait le tempérament d’Hélène. Étant
subtile, embrouillée, elle cherchait le simplisme de la force. Celui qui
l’aurait totalement conquise, c’eût été quelqu’un de résolu,
d’aventureux, un dominateur d’affaires et d’idées, qui sût être de son
temps, spéculer sur lui, en extraire la plus vaste somme de puissance et
d’opulence, un homme semblable à ce que voulait devenir Jules, son frère
aîné.

Pour comprendre Hélène il fallait connaître Jules Restout. Ce garçon, à
l’époque où se maria sa sœur, n’occupait encore, dans une banque de
Brest, qu’un emploi de second ordre. Élégant d’allures, armé d’une
pénétration d’esprit et, sous un air d’indolence, d’une audace qui ne
doutait de rien, il voyait tarder, faute de capitaux, le moment de se
faire place au grand soleil. Adolescent, il avait peu travaillé; il
disait à son père quand celui-ci lui reprochait son dédain des prix et
des diplômes: «Je gagnerai plus d’argent que toi, et avec moins de
peine.» Vers sa vingt-cinquième année il se mit en tête d’étudier
l’anglais et l’espagnol; il acquit un ensemble de notions qui le
mettraient à même de se faire pratiquement arpenteur, architecte,
ingénieur, exploiteur de terres et d’hommes. Il méditait une entreprise
exotique où il deviendrait riche en dix ans. Le manque de fonds
l’exaspérait.

Au mois de septembre 1910, il était venu à Paris, quelques jours, afin
d’y tâter «des relations profitables.» Il prit, un soir, le train pour
Enghien, entra au Casino, risqua trois cents francs, en gagna dix mille,
et partit. Le lendemain matin, par une concordance que Bernard, après la
catastrophe, jugea «diabolique», il reçut à son hôtel une lettre datée
de Singapour. Elle était d’un négociant de souche écossaise qu’il avait
connu pendant un séjour à Londres. Confident de ses projets, M. Fergus
Fergusson l’avertissait que, s’il pouvait s’assurer de raisonnables
avances, treize à quinze cent mille francs, une fortune venait à portée
de sa main: il lui offrait à diriger une plantation de caoutchouc.

Jules conta le synchronisme des conjonctures à M. Dervart, un gros
usinier qui gagnait, au bas mot, en fabriquant des boulons de rails, un
million par an: «Procurez-vous, lui dit cet insouciant ploutocrate, les
deux tiers de la somme, et je mets l’appoint.»

De retour à Brest, Jules s’en fut droit chez Bernard, l’étonna par le
récit de sa chance double et singulière; n’augurait-elle pas le
miroitant avenir qu’il contraignait de naître, à force de le vouloir?
Mais il se garda d’excéder son beau-frère en impétrant, du premier coup,
des sommes alarmantes: une huitaine de mille francs, ajoutés aux dix
mille, couvriraient ses premières dépenses d’installation. Bernard les
lui promit, négligemment, comme si la chose était toute simple.

Malgré ses bontés pour Jules, ses aspirations mystiques ne pouvaient
fraterniser avec les impatiences d’un ambitieux s’appropriant en désir
le monde, ainsi que le lion de la forêt dit: «La forêt est à moi.» Ce
jeune homme pourtant lui paraissait aussi capable de réussir que
lui-même l’eût été peu. Il admirait son «boutehors» aisé, sa vivacité à
concevoir, son énergie à entreprendre. Hélène, que Jules fascinait,
stimulée par sa mère qui mettait en Jules toutes ses espérances,
développait les illusions de Bernard sur le grand homme de la famille.
Elle était alors mariée depuis six ans; ses deux filles étaient nées.
Elle savait gouverner son époux, manœuvrer sa volonté sans que le
frôlement de ses mains expertes irritât son indépendance ombrageuse.
Elle le conseillait dans ses placements, lui en suggéra de fructueux. Il
avait dû s’apercevoir de son penchant à spéculer; il observa que,
lorsqu’elle ouvrait un journal, ses yeux cherchaient spontanément la
cote des valeurs ou les tirages des obligations. D’autre part, il la
voyait généreuse, même prodigue, très loin du sordide amour de l’argent
pour l’argent. S’il la grondait de clouer sa pensée à des calculs de
plus-value, à des ventes et à des achats de misérables titres, elle
répliquait d’un petit ton décisif:

--Et les dots de tes filles, tu n’y songes pas? Il faut bien que je
devienne pratique pour t’épargner de l’être. Mon père et Jules me l’ont
trop souvent dit: un capital qu’on laisse dormir est un capital mourant.
Et puis, cela m’amuse, comme, si j’allais à la chasse, de faire lever un
lièvre, sans penser que je le mangerai...

Elle avait beau se justifier, Bernard entrevoyait, sous cet «amusement»
du gain, une passion semblable à celle du jeu. Cependant il la tolérait
chez elle, ainsi qu’il lui supportait des goûts peu compatibles avec les
siens. Il avait cru épouser une femme modeste dans ses fantaisies,
dédaigneuse des bagatelles: maintenant qu’Hélène pouvait se satisfaire,
le luxe futile, l’éphémère de la mode la tentaient; elle préférait des
«nouveautés» au linge solide de la maison; pour choisir des chemises à
jour ou un chapeau, elle perdait sans honte la moitié d’une après-midi.
Au lieu que Bernard chérissait la sauvagerie de son désert, elle
éprouvait des fringales d’agitation mondaine; afin d’abréger les allées
et venues entre Portzic et la ville, elle démontra qu’une automobile
était indispensable; elle donna, au manoir, quelques grandes réunions
musicales; puis elle eut le caprice d’une kermesse pour les pauvres dont
le frivole tohu-bohu contraria Bernard odieusement.

Une chose, plus que toute autre, le peinait dans les dispositions
d’Hélène: il l’avait estimée pieuse, d’une foi réfléchie, seul domaine
où elle résistait à Jules qui se déclarait positiviste pour ne pas se
reconnaître athée. Mais, dès les premiers mois de son mariage, il se
rendit compte qu’elle s’attardait, loin derrière lui, au porche de
l’église, plus près de la sortie que du tabernacle. Le peu de vie dévote
qu’elle continua demeurait néanmoins sincère; elle admettait le
mysticisme de Bernard, mais se dispensait de le suivre, parce que ses
propensions la tournaient ailleurs. «Trop songer à Dieu,
confessait-elle, est au-dessus de mes forces.»

En dépit de ces divergences, ils faisaient un bon ménage, et Bernard
aimait sa femme. Il lui pardonnait ses points fragiles, indulgent comme
peut l’être un homme supérieur, quand il a exploré sa propre misère
intime. Même il savait gré à Hélène de ne point valoir Édith; ainsi la
figure de la morte subsistait plus intacte dans sa vision, protégée par
une fidélité idéale qui ne lui semblait pas, à l’égard de son épouse,
une infidélité. Hélène n’ignora point qu’un étrange et profond amour,
brisé par un accident sinistre, avait habité, avant elle, sa chambre
nuptiale; et, plus d’une fois, lorsque Bernard la tenait entre ses bras,
elle sentit glisser au fond de ses yeux l’ombre insaisissable. Jamais,
sur Édith, la moindre allusion ne franchit ses lèvres; il lui eût été
odieux d’y penser, _elle ne voulait pas savoir_. Sa discrétion toucha
Bernard, comme une délicatesse. En se détournant d’une curiosité vaine
et amère, elle fut habile à son insu. Peu à peu, sa présence vivante
diminua celle de la défunte; Bernard, après quatre ans, était devenu
beaucoup plus amoureux d’elle que le soir de son mariage. Il cédait au
charme de son épanouissement.

La quiétude plantureuse d’une existence où ses désirs se voyaient
assouvis en même temps que formés embellissait Hélène dans une maturité
sans lourdeur. Les lignes de son visage et de son corps s’étaient
arrondies en conservant une distinction fluette: un sang plus heureux
animait la pâleur un peu sèche de son teint, le brun clair de ses
prunelles, la pointe diaphane d’un nez dont les ailes se devinaient
promptes aux émois tendres ou impatients, et ses lèvres déliées comme
deux fils de soie vermeille. Le bulbe opulent de sa chevelure, la
nonchalance potelée de ses mains respiraient une plénitude vitale qui
insinuait à Bernard un paisible et sensuel abandon.

Leur intimité se resserrait, parfois longuement, lorsque avait passé la
saison des fêtes, et, si une pique d’amour-propre, la surprise d’une
vilenie incitaient Hélène à bouder, pour un temps, le monde et ses
noirceurs. Bernard connut des périodes très douces où _l’illusion_
recommença. Entendre, sous le bruissement de ses chênes, gazouiller ses
enfants, et la harpe, dans le grand salon, dérouler ses harmonies
lunaires, ses vagues de sons crépitantes, immenses comme le branle des
eaux solennelles, c’étaient des joies si simples qu’il pensait pouvoir
en jouir sans mériter de les perdre. Hélène le captivait,--elle le
savait trop,--par l’extase musicale: tandis qu’il l’écoutait et la
regardait jouer, ou l’accompagnait au piano, les voluptés dont vibrait
sa mémoire s’enlaçaient aux voluptés attendues; des réminiscences
affectueuses se fondaient en rêves éthérés; une exaltation mêlée de
torpeur liait son intelligence et son vouloir au prestige des doigts
agiles maîtrisant le clavier des cordes. Hélène, tout inégal que fût son
jeu, l’absorbait alors dans une possession souveraine. Et pourquoi
eût-il résisté? Il croyait à son amour, il n’avait aucun motif de doute;
elle-même se jugeait, à son égard, sans reproche; seulement elle
l’aimait pour le faire sien plus que pour être à lui, tournant au profit
de sa domination la confiance qu’il reposait en elle.

Quand Jules établit ses téméraires projets, dupe de leur avenir, elle
n’oublia pas une occasion d’en gonfler, devant son mari, les merveilles:
il ne se laissa point entraîner à un concours immédiat, mais la
certitude s’installa dans son esprit que son beau-frère aboutirait.

Jules s’était embarqué, à Toulon, sur un des navires de l’Orient Line
qui faisaient escale aux Sablettes. Deux mois après son arrivée à
Singapour, Bernard eut de lui une lettre enthousiaste et pressante: le
pays était magnifique; la concession des terrains, l’achat des arbres,
d’un prix très abordable; les coolies se louaient à raison de deux cents
francs pour trois ans; les baraquements ne seraient pas «une grosse
affaire». Le problème, presque résolu, restait de mettre en train
l’entreprise, de la faire vivre les quatre premières années, jusqu’à ce
qu’on pût saigner les arbres.

Fort des assurances qu’avait réitérées le fabricant de boulons, Jules
avait décidé M. Fergus Fergusson à promettre une seconde part du
capital, si un troisième associé déposait en garantie le dernier tiers
des treize cent cinquante mille francs. Il ne s’agissait, au début, que
d’en verser cent cinquante mille dont les intérêts, tout de suite,
donneraient du six pour cent. Cet exposé mirifique s’achevait comme son
préambule le laissait prévoir:

  «Et maintenant, mon cher Bernard, vous me connaissez, je ne suis pas
  l’homme des faux-fuyants, je vais droit au fait. Je ne vous dirai
  point: «Voulez-vous être le troisième associé?» Je vous dirai
  seulement: «Voulez-vous me fournir le moyen et le temps de le trouver,
  en me servant de caution, en me prêtant à six pour cent les cent
  cinquante mille francs qu’on exige? Vous êtes, je le sais déjà, le
  frère généreux qui peut me comprendre. Vous faites confiance à mon
  avenir. Réfléchissez, au surplus, que la moitié de votre avoir est
  placée en fonds d’État étrangers, donc à la merci d’une guerre ou
  d’une révolution. Il n’y a d’intéressant aujourd’hui que les
  entreprises industrielles et coloniales. Si je n’avais pas en main
  cette affaire de caoutchouc, j’aurais songé à l’acquisition d’une
  palmeraie, dans le Sud-Algérien.

  «Concluez: entre la fortune et moi je vois une simple petite porte à
  ouvrir. Que vous m’aidiez à tourner la clef au creux de la serrure, me
  voilà maître de la position, et je suis forcé de reconnaître avec
  vous: La Providence existe. Sinon, tous mes efforts et toutes mes
  chances retombent à zéro; je n’aurai plus qu’à reprendre ma place de
  gratte-papier sans espoir, derrière la grille d’un guichet.»

Et Jules, en post-scriptum, avait appuyé:

  «Au cas où votre réponse sera favorable, prévenez-moi par un
  câblogramme de deux mots: Proposition acceptée.»

Quand cette lettre arriva chez les Dieuzède, le 11 avril 1910, Hélène
attendait la naissance de son fils Charles. Elle souffrait d’une
irritation nerveuse, dont, par moments, son mari s’affectait. Le soir où
elle lut ce que demandait Jules, elle en eut la fièvre, elle ne dormit
pas. A travers les lignes de l’écriture penchée et impérieuse, la
volonté de son frère aimantait la sienne dans le sens de l’acceptation.
Elle imaginait, subissait l’anxiété du calculateur exigeant une force
motrice pour mettre en marche tous les rouages d’une combinaison
magnifique. Accoudée sur son oreiller, passé minuit, elle disait à
Bernard qui, une main dans la fente de son gilet, s’éloignait jusqu’au
fond de la vaste chambre, la tête courbée, à pas pesants:

--Un geste de nous, une chiquenaude, deux mots sur un papier, et
l’avenir de Jules serait bâti. Et nous-mêmes, si nous avons encore deux
ou trois enfants, nous pourrions les bien doter comme les autres, sans
nous mettre sur la paille...

Elle discernait, malgré tout, le risque énorme d’un engagement; Bernard,
se rapprochant, lui en remontra la gravité:

--Si Jules ne trouve pas un troisième associé, irons-nous aventurer dans
son affaire quatre cent cinquante mille francs? Si elle avorte, tu sais
ce qui nous restera.

--Mais, répliquait Hélène, nous verrons bien d’ici un an. Il sera temps
encore de nous retirer.

--Tu te figures! Quand nous aurons mis le bout du petit doigt dans
l’anneau, Jules est plus fort que nous, il nous mènera où nous ne
voudrons pas. Et, de toute manière, notre fortune ne sera plus nôtre,
mais à lui.

--Crois-tu donc, protesta-t-elle en s’élançant hors du lit sur sa chaise
longue où elle lui fit signe de s’asseoir contre ses genoux, crois-tu
que tes titres soient mieux à toi, quand ils roulent aux mains de
boursicotiers anonymes?

Debout et à quelques pas, Bernard la regardait dressée à demi, froissant
de ses pieds nus le velours d’un coussin.

--Hélène, proféra-t-il d’un ton de solennité qu’il prenait rarement,
pour moi peu m’importerait d’avoir ou de ne pas avoir. L’argent n’est
qu’un domestique, et je ne serai jamais l’esclave d’un domestique. A
cause de toi et des enfants je dois être sage. Ce que veut Jules est
impossible.

Hélène s’emporta, lui reprocha son étroitesse de vues, sa peur d’oser.
Jules le croyait au moins généreux: quelle désillusion! Puis, tout d’un
coup, elle fondit en larmes, et, se renversant:

--J’étouffe, implora-t-elle. Mon flacon d’éther...

Dans l’état où elle se trouvait, Bernard trembla que cette crise ne
provoquât un accident. Il la ranima, la reporta délicatement sur son
lit, et, avec une voix d’intime tendresse, en lui baisant les paupières:

--Apaise-toi, dit-il, ma chérie, et dors. Demain, nous verrons à prendre
le meilleur parti.

Le lendemain, il renouvela ses objections. Hélène, de plus en plus
gagnée, ensorcelée par l’attente de Jules, les piétina dans
l’enthousiasme d’une certitude: son frère _devait_ réussir, et ils
seraient fiers d’y contribuer. Avant de porter lui-même à Brest la
dépêche de deux mots où il allait signer sa ruine, Bernard conclut
simplement:

--Veuille Dieu que les choses tournent à bien. A bien ou à mal, tu
pourras dire: C’est moi qui l’ai voulu.

Ensuite, il se rassura tout à fait. Jules avait reçu de ses deux autres
commanditaires l’apport consenti. Les intérêts étaient servis d’une
façon très ponctuelle. Bernard s’enquit, par l’entremise d’un
missionnaire, si l’exploitation avait chance de prospérer. Les
renseignements furent si prestigieux qu’au bout d’un an il offrit de
lui-même à Jules d’être le troisième associé. Il versa encore cent
cinquante mille francs; puis, l’année d’après, pour compléter le capital
promis et ne point y bloquer le reste de ses titres, il hypothéqua son
domaine. Jules l’électrisait de sa confiance irrésistible: tout allait
bien; il triomphait; dans quelques mois il saignerait ses arbres.

Or, on était en juin 1914. La guerre s’abattit, comme un cyclone, sur
leurs espoirs. Mobilisé, Jules reçut, la mort dans l’âme, l’ordre de
partir, mais obéit. Il dut, avant de s’embarquer, confier son entreprise
à un chef de culture péruvien, sec meneur d’esclaves, d’une incertaine
probité. M. Fergus Fergusson, enthousiaste de la France, résolu à
s’engager, prit le même bateau que lui.

En arrivant à Brest où il rejoignit son dépôt, Jules trouva sa sœur et
son beau-frère dans une situation proche de la détresse. Les six mille
francs de rente qu’ils n’avaient pas aliénés pour lui consistaient en
valeurs ottomanes et hongroises; ils ne touchaient donc plus un sou de
revenu. Sur les sommes enlisées à Singapour, qui leur prêterait? Le prix
du caoutchouc tombait à rien. Et les fermiers de Portzic les prévenaient
déjà qu’ils ne pourraient plus payer leur ferme!

Bernard avait accueilli sans affolement l’imminence de ce désastre. Il
n’adressa aucun reproche à Jules ni à Hélène; il se jugeait plus
blâmable que son épouse, car il aurait dû tenir tête à ses instigations.
Qu’était, au reste, leur infortune devant l’énormité des fléaux dont la
vision le déchirait! Quand il sentait Hélène accablée:

--Représente-toi, ma chère, disait-il, ce qui nous serait advenu si nous
étions des gens de Louvain ou de Charleville. Tu nous vois, avec les
enfants, empilés debout dans un wagon à bestiaux, en route vers un camp
de représailles... ou quelque chose de pis...

--Je le sais trop, interrompait-elle comme le suppliant de ne plus
parler; mais, contre la guerre, on ne peut rien. Nous, c’est parce que
nous l’avons bien voulu; et, si tu ne m’avais pas écoutée...

Pour un peu, elle chargeait son mari de toute la faute commise; un autre
que Bernard l’eût rabrouée amèrement; il se bornait à répliquer:

--Sans la guerre, nous aussi, nous n’en serions pas là.

Jules, qui venait souvent le soir à Portzic jusqu’à ce qu’il fût envoyé
au front, faisait le beau joueur intrépide en face de la déveine; la
guerre ne durerait point; le caoutchouc remonterait; et l’exploitation
ne serait pas un seul jour interrompue.

En attendant, il fallait vivre. Bernard, pour la première fois de sa
vie, eut à se poser la question:

«--Avec quoi paierons-nous le boulanger et les domestiques?»

Ses yeux s’arrêtèrent sur les panneaux de chêne sculptés dont la
collection patiemment acquise solennisait de ses bruns reliefs
liturgiques la profondeur du grand salon. C’étaient des boiseries ayant
jadis meublé quelque sacristie de campagne ou les stalles d’un chœur;
des scènes de l’Évangile, des figures de saints s’y découpaient
rudement, selon l’ingénuité pieuse de l’art breton, fidèle au simplisme
des vieux âges. Comme il arrive pour beaucoup d’objets depuis longtemps
possédés, Bernard, à moins qu’un visiteur ne les admirât, s’apercevait à
peine de leur présence. Quand l’idée de les vendre y ramena son
intention, il éprouva une tristesse, presque un arrachement. Dans le
sacrifice du superflu commençait l’expérience de la pauvreté. Cependant,
il s’avisa d’un scrupule qui ne lui était pas encore venu:

--Sont-ils _à moi_ ces panneaux, biens d’église, volés peut-être ou
confisqués?

Aussi voulut-il s’en défaire juste au prix coûtant. Hélène se récria:

--Les céder à huit mille, lorsqu’ils en valent vingt-cinq ou trente! Ah!
tu ne sauras jamais te défendre. Et puis, dépouiller notre salon, c’est
afficher notre embarras. J’aime mieux vendre mes bagues. En temps de
guerre, ne plus porter ses bijoux, c’est _bien porté_.

--Tes bagues! s’exclama Bernard avec une véhémence insolite, tu
brocanterais ta bague de fiançailles!

--Non, pas celle-là, se reprit-elle en l’embrassant, mais trois autres.

Elle-même, se croyant héroïque, elle se rendit chez un orfèvre dont elle
n’était point connue. Cet homme devina «une petite dame pressée», et lui
extorqua pour cinq mille francs les trois bagues. Elles avaient coûté à
Bernard plus du double.

Cinq mille francs ne pouvaient mener fort loin le ménage Dieuzède.
Hélène se contraignit mal à rédimer son train de maison. Maintenant que
leur gêne s’ébruitait, les notes des fournisseurs accouraient comme des
estafettes de misère. Mme Dieuzède s’en moquait: le moratorium les
préservait des poursuites.

--Encore un mauvais _communiqué_, soupirait Bernard, décachetant une
facture que soulignait le mot: Urgent. Et, précisément parce qu’on
savait sa ruine, il s’évertuait à tout payer.

Jusqu’alors l’argent avait existé pour lui comme un serviteur docile,
presque une chose inerte entre ses mains, qu’il employait sans en
dépendre. A présent, la chose devenait un personnage oppressif, un
maître féroce en ses exigences; et il discernait le poids du proverbe:
«Un sou, c’est un sou.» S’il n’avait attendu de l’invisible Père le pain
familial promis à quiconque l’aura demandé, plus d’une fois il eût
fléchi sous l’appréhension de l’avenir.

En décembre 1914, après l’échec de l’offensive générale, les Dieuzède,
avec tout le monde, se rendirent compte que la guerre se prolongerait au
delà d’un terme présumable. Deux mois plus tard, leur furent transmises
de Singapour les plus décourageantes nouvelles: le chef de culture avait
fustigé des coolies; les travailleurs l’avaient accusé de sévices auprès
des autorités britanniques; ce tyranneau était en prison. L’exploitation
s’en allait à vau-l’eau. Un voisin, un planteur anglais, proposait de la
reprendre et de la faire valoir jusqu’au retour de Jules. Seulement,
paierait-il? Et si Jules venait à être tué, qui partirait là-bas exiger
des comptes, soutenir des procès? M. Dervart, dont les usines étaient
devenues des fabriques d’obus, M. Fergus Fergusson, vingt fois
millionnaire, pouvaient perdre leur mise de fonds et ne pas broncher. Un
gros clou sautait dans l’armature de leurs capitaux; ils l’auraient vite
remis. Mais, pour les Dieuzède, ce fut la culbute noire, et, en
apparence, l’écrasement.

Dès février 1915, hors d’état de nourrir ses domestiques, Bernard les
renvoya tous, sauf Barbe, la cuisinière, parce que cette Bretonne à
l’ancienne mode, attachée au logis depuis vingt-six ans, offrait de
rester sans gages. Il dut vendre à un prix de famine les panneaux du
salon et d’autres meubles qu’il aimait. Les chacals de tout poil et de
toute gueule flairaient sa dépouille comme celle d’un mourant qui va,
dans quelques heures, se changer en cadavre.

Soumis d’avance aux dernières humiliations, séparé, dévêtu de ce qu’il
avait cru son bien, ne semblait-il pas tel qu’un moribond laissant loin
déjà derrière lui les fantômes des idoles terrestres? Et pourtant, une
vie neuve, plus forte et pure, s’élaborait dans cette phase d’agonie.

Hélène, au contraire, bouleversée, atterrée d’abord de n’être plus «la
riche Mme Dieuzède» s’adaptait péniblement à sa condition déchue. Elle
s’exaspérait, avant tout, de penser que, par ses ambitieuses
insistances, et en obéissant à Jules, elle avait rendu possible la
catastrophe. Se voir pauvre, elle et ses enfants, la torturait presque
autant que si elle allait être écorchée vive. Ses aises, ses habitudes
délicates adhéraient tellement à sa substance! Chaque minute, en
poussant les jours sur le cadran, lui ôtait, avec la pointe des
aiguilles, un lambeau de ses vanités meurtries. Le plus acerbe des
supplices était de sentir qu’aux yeux du monde elle perdait la
considération. Dans une ville où les grandes fortunes sont rares, M.
Dieuzède, comme son père, détenait le renom d’un homme opulent. Le
mariage d’Hélène avait irrité plus d’une jalousie. Maintenant, on
disait: «Ces _pauvres_ Dieuzède!» On se moquait de leur «folie», on se
divertissait de leur déconfiture, et on s’écartait d’eux, on les
reniait. Hélène percevait chez ses amies des pitiés blessantes, une
gêne, un recul méfiant; toute allusion qu’elle faisait à ses revers
paraissait préparer une demande d’emprunt. Bientôt, hors de la famille
qui pouvait peu l’aider, elle ne vit plus personne; elle devenait, au
sens mondain, pareille à une lépreuse isolée dans un cabanon. Son humeur
s’en aigrissait; elle fulminait parfois contre la dureté des riches;
Bernard essayait, sans la convaincre, de la raisonner:

--Nous-mêmes, tant que nous tenions le haut du pavé, vivions-nous avec
les pauvres et pour eux, comme nous l’aurions dû?

Mais il ne s’agissait plus d’être simplement «pauvres». Hélène,
abaissant enfin son optique à la mesure des nécessités, après avoir
converti en billets de banque ses autres bagues, un collier de perles,
le plus beau linge de son trousseau, interrogea Bernard:

--Lorsque nous aurons tout vendu, si la guerre dure, que ferons-nous
pour ne pas connaître la faim?

Or, une rencontre accidentelle venait d’inspirer à Bernard ce qu’ils
tenteraient. Il avait, dans sa bibliothèque, une histoire des évêques du
Mans, achetée sans doute par son père à cause de la couverture: des
culs-de-lampe, des guillochages, des arabesques y entrelaçaient une
décoration fine et mignarde, comme celle où se complaisaient les
relieurs du XVIIIe siècle; la dorure de ces ornements, bien qu’un peu
fanée, égayait, avec une frivolité charmante, le dos et les plats du
cuir noirci. Bernard eut l’idée de vendre l’ouvrage à un libraire du
Mans, à Bonfils dont il savait l’existence, ayant reçu de lui des
prospectus de livres curieux. Bonfils répondit qu’il ne pouvait se
charger de cette vente: fort malade, il cherchait un preneur pour son
fonds. Un trait de lumière se fit dans la pensée anxieuse de Bernard:
les livres étaient une de ses passions; il s’y entendait; tenir une
librairie paraissait un commerce facile, paisible, point grossier. Il
conclut: «Voilà notre affaire.» Il s’informa du prix qu’exigeait
Bonfils: quarante mille francs! C’était énorme pour les Dieuzède; mais
le libraire se montrait accommodant: vingt-cinq mille, à la signature de
l’acte, lui suffisaient, le reste serait payable en cinq annuités. Quand
Hélène lut les propositions de Bonfils, elle frémit à la perspective
d’être boutiquière et objecta:

--Mais sauras-tu acheter bon marché et vendre cher? Tu n’as pas le sens
du négoce...

--Eh bien! répliqua Bernard, tu m’aideras à l’acquérir. Ou plutôt nous
serons ce prodige, des commerçants honnêtes, et tout le monde viendra
chez nous.

Il fit estimer par un expert son argenterie, son mobilier, ses gravures,
ses dessins d’Ingres hérités d’un grand-oncle maternel, une vitrine
garnie de statuettes d’ivoire. Certain de réaliser sans peine la somme
initiale, il se rendit au Mans, vit Bonfils, vieux finaud qui l’amadoua
et le trompa sur l’importance de sa clientèle. Bernard trouva le magasin
presque vide d’acheteurs, et le sordide aspect de la maison le
consterna. Hélène ne l’avait pas accompagné; elle se fût révoltée devant
le délabrement des chambres et la laideur de la boutique. Cependant
Bernard n’hésita pas à «faire affaire» avec Bonfils. Quand l’urgence
d’une action lui pesait, il s’en délivrait en la terminant de suite,
pour n’y plus penser. Au surplus, il se reprochait comme un orgueil
inepte son aversion pour la méchante demeure où il allait apprendre à
vivre.

Il revint, courageusement triste et, bientôt, le départ du mobilier
consomma son adieu à son existence antérieure. Il se réserva seulement,
outre l’essentiel, certaines choses qu’il sentait plus vénérables, entre
autres une vaste armoire où sa mère serrait les draps de la maison. Le 4
octobre 1916, il ferma la porte du manoir, n’y laissant que des outils
de jardinage, deux lits et trois bahuts. Son manoir était-il encore
_sien_? Maison et terres, tout restait captif de l’hypothèque. Dans
combien d’années le libérerait-il? Serait-ce même une joie d’y revenir
et de n’y retrouver que des murs en deuil, des toiles d’araignée, une
moisissure qui sentirait la mort? En quittant Portzic, il eut peine à ne
pas pleurer. Son cœur était grevé d’un surcroît de chagrin: Barbe,
l’exemplaire servante, tombée malade et désespérée de ce qu’elle
prévoyait pour ses maîtres, avait dû renoncer à les suivre; elle s’en
irait mourir dans une salle d’hôpital!

Et c’est ainsi que les Dieuzède, devenus les successeurs du libraire
Bonfils, arrivèrent, ce jour d’automne, avec les débris de leur fortune,
au Mans.

Quand Bernard, dans sa longue blouse grise, toute neuve,--il l’avait
achetée en vue de ses besognes d’installation,--descendit auprès des
emménageurs, son aspect singulier, la fluctuation de sa chevelure autour
de sa tête olympienne, les grosses lunettes dont il avait coiffé ses
yeux, sa démarche noble, qui transformait sa blouse en une sorte de
lévite sacerdotale, ahurirent les trois hommes, puis excitèrent chez eux
une sourde ironie.

--La journée s’avance, dit-il d’un ton bénin, pressons-nous; je vais
vous aider.

--Oh! répliqua, du fond de la voiture, l’herculéen chef d’équipe, penché
sur des colis vagues qu’il remuait sans hâte, nous n’avons plus que des
bricoles à rentrer...

Il releva la tête en laissant tomber ces mots d’une bouche maussade,
bridé, malgré tout, par l’attente du pourboire prochain. Mais son regard
déclarait nettement au bourgeois: «Laissez-nous tranquilles.»

Bernard n’insista point et, emportant à pleins bras un lourd paquet de
livres, il retourna dans sa boutique. De là, comme il avait l’ouïe aussi
délicate que ses yeux étaient obtus, il entendit les trois hommes
échanger, entre haut et bas, ce propos:

--Sont-ils pas des réfugiés?

--Penses-tu! de Bretagne qu’ils s’amènent!

--Dame oui! des réfugiés de la lune.

Un gros rire étouffé ponctua le lazzi trop juste à son insu. Bernard en
fut atteint, comme si la phrase lancée par la voix crapuleuse du petit
portefaix hirsute, de celui qui avait culbuté la vaisselle, énonçait
l’accueil dérisoire de la ville où il débarquait. Autrefois, il n’était
guère susceptible; mais le pauvre, quand il a déjà souffert beaucoup,
ressemble à ces ânes boiteux des troupeaux kabyles que les bergers, pour
les pousser au pas des autres, piquent sous la croupe, dans le même trou
toujours saignant. Le moindre coup d’aiguillon sur la plaie à vif
poignait tout son être endolori. Aussitôt, il eut une reprise de dédain
pour ces brocards lâchés en sourdine derrière son dos. Que pouvait lui
faire l’hilarité de quelques goujats? Puis il se blâma de récupérer son
calme dans un mépris, si peu humble, de leur sottise. Se mépriser
soi-même, ne serait-ce point, au contraire, l’unique paix
inaltérable?...

Les derniers meubles étaient empilés à l’intérieur des chambres; Bernard
avait payé les hommes largement et trinqué avec eux. Lorsque, les
chevaux remis à la voiture vide, elle s’ébranla et disparut au tournant
du carrefour, il fut soulagé comme à l’issue d’une corvée funèbre.
Maintenant, la nuit tombait. Adèle, dans la lugubre cuisine, sous la
clarté d’un bec de gaz sans capuchon, aidait Mme Couaneau à préparer un
souper «d’infortune». Paulette, en haut, taquinait Charles, et il jetait
des cris. Hélène, que faisait-elle? Bernard monta, la trouva dans une
pièce étroite qui donnait sur la cour de la maison. Assise au milieu des
caisses, devant la fenêtre ouverte, ses genoux entre ses mains, Hélène
laissait flotter ses yeux vers un coin de l’espace, à l’occident, où une
fissure livide dans d’opaques nuages prolongeait l’agonie du crépuscule.
Elle semblait à bout de forces; son corps s’affaissait en avant; une
mèche de ses cheveux pendait avec un brin de paille contre sa joue
fiévreuse; un cercle rouge autour de ses prunelles signifiait qu’elle
avait pleuré. Bernard, attendri d’une compassion, s’interdit pourtant de
la plaindre; il n’eût qu’aggravé son accablement:

--Tu regardes notre _jardin_? dit-il en s’efforçant de prendre une
intonation gaie.

--Non, soupira-t-elle, comme absente, je ne regarde rien; je suis trop
lasse...

Bernard se pencha au dehors: l’acide parfum de pommes pressées pour le
cidre, quelque part, dans le voisinage, enivrait la tiédeur de cette
soirée d’automne; elle lui fut douce à respirer; il reconnut la lente et
intime mélancolie des soirs de l’Ouest, et il songea qu’en cette ville,
presque étrangère, il ne serait pas tout à fait dépaysé.

Une minute, il examina «son jardin»: c’était une cour entre deux murs,
longue peut-être de vingt-cinq pieds, large de quinze; au fond, deux
fusains tortueux voilaient de leur verdure ascétique un réduit à toit de
zinc; plus près, un jeune prunier inclinait ses branches grêles et sans
feuilles; il y avait, sur un semblant de pelouse, des amaryllis
emmêlées, telles que des joncs sur une mare; mais, à droite, des pampres
rougis illustraient un pan de muraille; et des fougères jaunissantes,
hors de la pénombre humide, soleillaient comme des ostensoirs.

A l’instant où Bernard s’oubliait à les considérer, les cloches graves
d’une église,--celles de la cathédrale sans doute qu’il savait
proche,--tout d’un coup mugirent ensemble; le silence de la cour frémit
sous leurs vibrations; une sorte d’allégresse titubante précipitait les
répliques de leur carillon terrible, leurs chocs semblaient marteler des
portes de bronze qui grondaient, et l’ébranlement sonore rebondissait,
par-dessus les nuées, vers des cieux d’éternelle splendeur. Ensuite,
leur tumulte diminua, s’éteignit.

--Oh! les puissantes cloches! observa Bernard, en même temps qu’il
remettait dans un étui ses lunettes; elles nous consoleront de la mer
que nous n’entendrons plus.

--Ne me parle point de la joie des cloches, fit Hélène; Dieu n’est pas
bon.

--Ma chère Hélène, tais-toi, protesta-t-il sans violence, Dieu est
ineffablement bon. _Il eut pour épouse la Pauvreté, et il nous la
donne._

Hélène éclata de rire; sa gaieté subite eut une résonance âpre et
sardonique:

--C’est joli! tu veux prendre une autre épouse. Alors il faudra que nous
divorcions?

Elle se leva brusquement, comme pour s’enfuir; mais Bernard étendit ses
grands bras, l’attira contre sa poitrine:

--Pauvre chérie, tu sais bien que, sans toi, nous n’aurions plus le
courage de souffrir ni d’espérer.

--Tu as raison, je suis une méchante, dit-elle dans un sanglot réprimé,
confuse d’une mauvaise parole, ou domptée par la force d’amour qu’elle
sentait chez son mari.

Elle tendit ses lèvres sèches à son baiser; mais il avait, soudain,
découvert en elle quelque chose dont il trembla.




II


Cette première nuit, dans leur domicile de commerçants, fut de celles
qu’on dénomme «blanches», parce qu’elles sont doublement noires. Hélène,
à deux heures du matin, se retournait encore dans son lit; le voyage,
les journées harassantes, la surtension anxieuse, le désordre même de la
chambre, l’odeur de poussière que suaient les meubles et le plancher,
tout crispait son idée fixe: «Je ne pourrai plus dormir.» Bernard, homme
d’un sommeil régulier, profond, avait fait, auprès d’elle, depuis leur
catastrophe, l’apprentissage de l’insomnie. Adjointe à ses tourments, la
nervosité de sa femme le rendait, lui aussi, nerveux. Néanmoins, la
fatigue le ramenait, d’ordinaire, à l’équilibre du repos; il parvenait,
en se recueillant dans une oraison monotone, au silence intime, jusqu’à
ce que sa pensée défaillît. Mais, cette fois, le mot transperçant
d’Hélène: «Il faudra que nous divorcions!» s’agriffait à sa cervelle; il
se répétait en vain qu’elle ne pensait vraiment pas une pareille phrase,
puisqu’aussitôt elle lui en avait demandé pardon:

«Oui, cherchait-il à se convaincre, une grimace de souffrance n’est pas
le réel visage de quelqu’un. Une femme excédée de lassitude, angoissée,
dément son cœur en s’exaspérant. Je suis lamentable de m’alarmer, comme
si elle avait perdu sa droiture.

«Mais fuirai-je cette évidence? Hélène a horreur de la pauvreté; elle ne
tolère pas la vie sans une certaine somme de bien-être. Elle ne la
comprend point comme moi. Elle ne m’aime pas assez, elle n’aime pas ses
enfants assez pour que la misère avec nous soit du bonheur. Elle cherche
une _issue_ à tout prix, elle l’exige. De sourdes révoltes assaillent
son âme en désarroi. Elle regimbe contre Dieu qui nous éprouve. Il ne la
tentera pas au delà de ce qu’elle peut endurer. Seulement, elle trouvera
toujours que _c’est trop_. Ah! mon Dieu! que je meure à la peine, s’il
le faut; mais que je lui fasse une existence selon sa faiblesse, et que,
jamais, elle ne fléchisse jusqu’au désespoir...»

Alors, il remuait en sa tête les calculs d’où sortirait le redressement
de ses affaires, le chiffre de bénéfices possible, ce qui lui resterait
après avoir payé son loyer, sa patente, ses impôts et les trois mille
francs d’annuités, plus les intérêts qu’il devait à Bonfils. Comment
retenir, étendre sa clientèle? Les autres libraires, de quel œil
accueilleraient-ils un concurrent inconnu? Et, sans doute, la librairie
toute seule ne suffirait pas. Il faudrait vendre aussi du papier, des
plumes, des images pieuses, des cartes postales. Afin que le public fût
bien averti du changement de la maison Bonfils, quelques annonces dans
le journal du lieu seraient expédientes, et un prospectus que Mme
Couaneau glisserait dans toutes les boîtes du quartier. Le front sur son
traversin, Bernard cherchait, pour ses réclames, les formules qui
conviendraient.

Un autre que lui eût, depuis longtemps, prévu des détails. Mais son
caractère possédait une singularité qu’avait accrue son mysticisme: dès
qu’un acte lui paraissait _profitable_, il répugnait à l’envisager. Il
en repoussait l’image, comme mesquine et plate. Combiner des gains,
c’était, de sa part, héroïque. Ce qui ne l’empêchait point de sentir
lourdement, privé de ses rentes, sa différence de position.

De même, un autre aurait songé sans dégoût: «J’irai voir mes confrères
en librairie, les directeurs de pensionnats, des personnages
ecclésiastiques; je leur ferai valoir les circonstances pressantes où je
me débats, mes charges de famille, mes aptitudes.» Quant à lui, jusqu’à
sa quarantième année son aisance lui avait assuré l’illusion d’être
indépendant. Jamais il n’avait mendié un service, il s’était contenté
d’en rendre. A présent, s’il arrêtait son esprit devant ces démarches
humiliantes, il essayait de s’y dérober par de fallacieux prétextes: «Je
saurai mal m’y prendre, et, en essayant de plier l’échine, j’offenserai
les gens.»

Et pourtant il ramenait sa volonté contre l’obstacle; il voulait briser
sa hauteur, devenir _un homme nouveau_, un humble. Il avait marché,
toute sa jeunesse, sur des duvets de cygne; désormais, il écorcherait
ou, à la longue, durcirait ses pieds sur des tessons de bouteilles et
des cailloux pointus. Il se résignerait, pourvu que l’honneur fût sauf,
_à n’importe quoi_.

Si, au moins, en retour de ses peines, les siens étaient bons! Mais la
dure boutade d’Hélène demeurait implantée dans les coins tendres de son
être, les ravageait. Il se morfondait à réfléchir:

«Elle m’en veut de nos malheurs, et Paulette se met avec elle. Paulette
en veut à son père. Adèle et mon petit Charles sont les seuls qui
m’aiment.»

Entre Hélène et Bernard le désaccord des tendances était originel. Tant
qu’ils eurent la richesse, Hélène faisait des concessions. Maintenant,
ils se heurtaient à tout propos. Bernard n’eût demandé qu’à se leurrer
sur elle; quand une erreur est mal remédiable, on se bouche les yeux
jusqu’au moment où une certaine secousse contraint à ne plus être
aveugle. Sa parole: «Dieu n’est pas bon» l’avait éclairé malgré lui;
alors qu’il s’efforçait d’atteindre les refuges de l’abnégation
mystique, elle se collait à la terre désespérément, elle divaguait comme
une enfant malade, elle blasphémait plutôt que de se soumettre et de
rendre gloire à la Main suprême qui la touchait:

--Elle ferme sa porte à Dieu, elle veut qu’Il s’en aille...

Nulle constatation ne semblait à Bernard plus désolante. D’elle à lui,
il percevait un obscur abîme qu’il ne pouvait franchir; et par quelle
preuve la persuader que le dénûment est une béatitude? Elle souffrait,
elle ne voulait plus souffrir et n’admettait rien au delà.

Le plus douloureux durant cette longue nuit, ce fut de taire son
chagrin. Il n’osait rouvrir le débat, de crainte qu’une explosion
d’aigreur n’aggravât leur conflit. Hélène respirait à son côté; elle
chiffonnait par instants les guipures de sa taie d’oreiller ou grattait
avec ses ongles les lettres enlacées, brodées sur le drap. Et il
s’interdisait de la questionner; il n’aventurait, pour la supplier
d’être calme, que des exhortations câlines, à de longs intervalles. Elle
répondait:

--Mais toi aussi, trouve donc le sommeil. C’est fini de dormir. Je
suffoque dans cette baraque. Et puis, ces rats, oh! ces rats!

Les boiseries vermoulues livraient, en effet, passage à des bandes
extraordinaires de rats qu’on entendait scier les solives, courir et
crier; ils se pourchassaient avec une telle furie que la cloison,
quelquefois, paraissait crouler sous leur galop; ils sautaient jusqu’au
fond de la chambre, parmi les tables et, au moindre bruit s’enfuyaient,
entraînant on ne savait quoi. Hélène avait peur que Charles ne fût mordu
dans son sommeil; elle croyait sentir ces vilaines bêtes monter contre
elle. Vers quatre heures du matin, ils s’apaisèrent.

Par la fenêtre entrebâillée un air vif se glissait; le silence des rues
s’emplit tout à coup d’un piétinement rythmé, d’un vague cliquetis
d’armes; des charrettes cahotèrent. Ce devait être des soldats qui s’en
allaient à la gare, s’embarquer pour le front. Hélène et Bernard, sans
échanger leur pensée, eurent la même: ils comparèrent leurs tribulations
à l’inévaluable somme de souffrances que des myriades humaines
pâtissaient dans l’insomnie fangeuse des tranchées. Hélène se représenta
Jules: Où était-il? Vivait-il encore? L’idée d’un malheur qui réduisait
à de minimes proportions les siens infondit en ses veines comme un
rafraîchissement; elle se laissa couler dans l’indéfini des songes, et
Bernard, enfin, put reposer.

Au grand jour, une voix enfantine les tira tous deux de leur sommeil
d’accablement. Charles, qui couchait dans leur chambre, s’était
réveillé; ni sa mère ni son père ne bougeaient; il s’effraya, les
appela, et, sautant hors de son lit, vint caresser la chevelure de
Bernard, lui cria dans l’oreille:

--Petit père, m’entends-tu?

Bernard se dressa en chancelant, tel qu’un homme ivre; quand il dormait,
il avait peine à réintégrer l’univers tangible, comme s’il eût ailleurs
sa patrie; et, ce matin, sa tête restait bourrelée des cruels pensers
nocturnes. Mais, aussitôt debout, il se confirma dans de viriles
résolutions. Ce n’était plus le temps des doléances infructueuses: il
s’agissait de s’installer, d’organiser la maison, et, dès qu’on
pourrait, de _gagner sa vie_; expression, en apparence, usée comme un
vieux sou, mais qui se colorait, pour sa misère, d’une clarté farouche;
car, désormais, ne rien gagner, c’était, à moins de mendier, mourir.

Il gourmanda Paulette attardée en ses draps et descendit à la cuisine où
Adèle, depuis longtemps levée, déballait des ustensiles. Comme, en
l’embrassant, elle lui demandait s’il avait passé une bonne nuit:

--_Pas trop mauvaise_, répondit-il, malgré les rats.

--Il nous faudra un chat, fit-elle en se remettant au travail.

--Il nous faudra deux chats, reprit Bernard, toujours porté à voir en
grand.

--Deux? s’étonna la prévoyante Adèle. Leur nourriture sera une charge.

Cette leçon d’économie causa un léger choc à Bernard. Adèle avait
raison; ils en étaient à ce point de ne pouvoir nourrir deux chats! Mais
la sagesse de sa fille le toucha d’une joie sérieuse.

--Cette petite, songeait-il, sera une colonne de notre pauvre foyer.

Adèle n’avait pas encore douze ans; sa taille élancée et ses hanches
fermes lui donnaient déjà une tournure de grande fille. Sous les
bandeaux unis de ses cheveux d’un blond cendré son visage était suave,
sans fadeur pourtant, grâce à des sourcils châtains et à un nez fûté, le
nez des Restout; ses yeux, beaucoup moins myopes que ceux de Bernard, en
répétaient, plus céleste, l’azur ingénu; c’étaient aussi des yeux faits
pour les pays du soir et qui semblaient regarder _au delà du couchant_.
Ses joues claires, animées par le rude ouvrage, dans le jour gris de la
cuisine, émettaient une sorte de rayonnement. Son sourire eût égayé même
la porte d’une prison.

Bernard avait fait quelques pas au milieu de «son jardin»; elle lui
montra, du côté où donnerait le soleil de midi, trois ou quatre roses
tardives, mouillées de pluie et molles sur leur tige, mais qui restaient
odorantes:

--Tiens! dit-il, presque jovial, _nous avons_ des roses!

--Oui, appuya-t-elle, maman verra que notre poulailler peut être un
paradis.

Le magasin n’était pas ouvert; la veille, Mme Couaneau avait appliqué
les volets contre la devanture; elle ne devait revenir qu’à dix heures
du matin; Bernard sortit et les retira. Il accomplit son premier acte
rituel de boutiquier. En jetant un coup d’œil sur la rue, il fut surpris
de s’apercevoir que le flot des passants suivait, plus haut, la rue
Saint-Dominique et la rue Marchande, celles où il savait établis les
plus importants libraires et papetiers de la ville; personne, dans
l’instant, ne descendait ni ne remontait la rue de la Barillerie. Cette
remarque n’eut rien d’agréable. Mais allait-il en induire que les
affaires de sa librairie seraient nulles?

--Quand on nous connaîtra, on viendra.

En attendant, il avait besoin d’un menuisier pour poser des rayons et
planter des clous; car il était mal exercé aux tâches manuelles; toute
son ambition, en cet ordre de choses, se bornait, puisqu’il
s’improvisait marchand, à faire proprement des paquets. Mme Couaneau
avait offert un ouvrier qu’elle connaissait, ayant nom Papin. Bernard
vit arriver, avec sa boîte d’outils, un petit homme d’une cinquantaine
d’années, replet, rubicond, à l’œil narquois. Sa politesse lui inspira
une bonne opinion de ses talents; et, tandis que Papin se mettait à
scier placidement une planche, lui-même, à grand effort, déclouait des
caisses. De temps à autre, fatigué, il s’interrompait, et parlait au
menuisier qui s’arrêtait aussi dans sa besogne. Bernard l’interrogeait
sur la ville, sur le commerce, sur le caractère des habitants. Papin ne
demandait qu’à prolonger ces pauses; il raconta sa vie de célibataire:

--Chez moi, exposait-il de sa voix grasse et flegmatique, tout est rangé
comme si j’avais une femme. C’est triste, tout de même, de vieillir
seul...

--Alors, mariez-vous, lui dit Bernard, enclin aux vertueux conseils.

--Oui, pour être trompé! Le beau _grade_!

Il n’eut pas le loisir de sonder quelles désillusions justifiaient sa
méfiance à l’égard du beau sexe. Hélène descendit, légère, impétueuse,
et qui ne semblait plus se ressentir de sa nuit atroce. Elle regarda
Papin manœuvrer, puis, attirant Bernard vers l’arrière-boutique, elle
lui dit presque haut avec une exagération d’inquiétude:

--Cet homme est lent comme un escargot! S’il persiste de ce train-là,
dans deux mois nous lui paierons encore des journées.

Bernard fut tenté de le défendre; Papin, sans qu’il sût pourquoi,
l’intéressait; mais il n’opposa qu’un argument:

--C’est peut-être l’allure des gens du pays. Si tu le renvoies, où en
trouverons-nous un meilleur?

Hélène s’approcha du menuisier, essaya de lui mettre dans la tête qu’il
devait changer sa méthode.

--Madame, répondit Papin avec une sereine assurance, j’aime le joli
travail. A c’te heure on ne fait plus que du _fringant_. Moi, je suis la
manière de nos anciens, elle avait du bon. Que Madame se rassure; elle
sera contente de moi.

Et, de ses mains méticuleuses, apathiques, il continua d’équarrir les
extrémités d’un rayon.

Bernard eut envie d’admirer, même à son propre détriment, cet artisan
d’un autre âge; Hélène comprenait trop que Papin, cherchant à tirer les
journées en longueur, se moquait d’eux. Elle s’irrita d’une mauvaise
volonté contre laquelle la sienne se voyait impuissante. «Ah! si nous
étions riches, on se mettrait en quatre pour nous servir!» Sa gêne était
une géhenne; où qu’elle se tournât, elle se piquait à des orties, quand
ce n’était pas à des pointes de glaives. Cependant, la nécessité
déterminait en son esprit une réaction de courage:

--Bernard, se disait-elle, est incapable de mener un commerce. C’est moi
qui devrai penser à tout.

Une fois débrouillé le désordre du magasin, elle se préoccupa d’y mettre
un ton d’élégance. Elle voulait corriger «la laideur» de sa pauvreté.
Mais les choses fastueuses qu’elle disposa de son mieux juraient avec la
minable officine.

Dans l’embrasure de la porte qui séparait la boutique de
l’arrière-salle, elle accrocha une portière de velours noir que
parsemaient des fleurs de lys d’or; à droite de cette portière, contre
la longueur de la muraille, elle appuya le majestueux canapé Louis XIII,
et, à gauche, Bernard, avec Papin, dressa la monumentale armoire, pièce
de musée qu’on aurait crue dérobée aux appartements d’un roi. M.
Dieuzède père l’avait rapportée d’un voyage à Wiesbaden. Ce meuble
pompeux venait sans doute des Flandres espagnoles; ses panneaux vernis
d’ocre chaude, étalaient, entre trois colonnes torses, de brunes
coquilles d’où émergeaient des têtes d’enfants joufflus; l’art
hispano-flamand, reconnaissable à la structure massive, aux ferrures
tourmentées, à l’emphase de la décoration, s’était diverti en des
arabesques peintes autour des colonnes et qui figuraient des sorcières
échevelées, aux seins étirés, chevauchant des licornes ou des oiseaux
fantastiques.

Sous le plafond sale, auprès des chaises cannées et du boiteux escabeau,
héritage de Bonfils, ces restes de splendeur avaient l’air d’un
paradoxe, ne pouvaient être à leur place. Ils consolaient néanmoins les
yeux de Bernard et d’Hélène. Bernard y voyait surtout un entourage
d’amis fidèles; ils représentaient pour l’imagination d’Hélène un retour
possible à la prospérité perdue; elle supposait aussi que la distinction
anormale du magasin arrêterait les acheteurs intelligents.

Sans viser à les séduire, mais parce qu’il aimait les belles harmonies,
Bernard mit en montre, dans la vitrine, derrière des livres de choix,
quelques gravures attirantes, entre autres une vue des quais de Bordeaux
au XVIIIe siècle, pleine de lumière et de mouvement, où palpitait la
gloire d’un peuple heureux. Il y ajouta une eau-forte qu’il tenait d’un
jeune graveur presque inconnu, une _Résurrection_: le Christ, dont le
suaire s’envolait comme une nuée flamboyante, s’élançait du sépulcre,
aspirant avec lui vers les gouffres du ciel un tourbillon de blancheurs;
sa face diaphane comme le soleil et la forme allongée, presque
immatérielle, de son corps éblouissant chassaient en bas l’épaisseur des
ombres, tandis que de vagues démons à tête d’âne, grouillant dans les
ténèbres, mordaient le roc du tombeau. Robert,--c’était le nom de
l’artiste,--avait su fixer cette vision sublime, comme s’il se souvenait
d’un spectacle vu. Malgré l’outrance un peu tumultueuse des contrastes,
son œuvre dénotait un grand calme de joie intérieure, l’état de grâce
intuitif; et Bernard voulait croire que, s’il y avait, dans la ville,
une dizaine de chrétiens éclairés, cette eau-forte les transporterait, à
la manière d’une révélation. Quelques-uns entreraient chez lui pour la
marchander, tout au moins pour s’enquérir de l’auteur. Il savait Robert
très pauvre, chargé d’enfants; son désir était de l’aider, tout en se
faisant connaître lui-même. Aussi, dans son prospectus imprimé avec
diligence et lancé la veille, signalait-il la mise en vente de sa
_Résurrection_.

Or, la première personne qui, ce jour-là,--c’était un jeudi, vers dix
heures,--franchit la porte du magasin, fut une dame d’âge respectable,
venant acheter deux douzaines de plumes!

Cette cliente, gantée de noir, avait une mise correctement austère, un
aspect de parcimonieuse sécheresse. A voir ses lèvres pincées, son nez
court de chouette, le pli dévotieux de ses paupières qu’elle levait
presque furtivement, Hélène devina une provinciale racornie, quelque
directrice d’œuvres, qui entrait dans la librairie nouvelle pour lui
faire une réputation.

Cette dame mit un certain temps à choisir les plumes; ensuite, s’étant
informée du prix, elle déclara qu’ailleurs elle les payait moins cher et
se rabattit sur un calepin de quatre sous. Elle dévisageait, du coin de
l’œil, Bernard assis au comptoir, occupé à rédiger une commande;
l’étrangeté du libraire l’intriguait. Hélène se rendit compte qu’elle
l’épluchait elle-même, depuis ses bottines jusqu’à sa coiffure. En
pliant le calepin, elle se dispensa de lui demander: «Et avec ça,
madame? C’est tout ce qu’il vous faut?» Ce vocabulaire commercial
dégoûtait ses lèvres insoumises; sa façon de tendre l’objet à
l’acheteuse eut un air de discrète supériorité, celui d’une femme du
monde qui, par complaisance, se prête à remplacer une fille de service
absente.

L’inconnue inspecta d’un regard bref et méfiant les livres exposés sur
la banque. Parmi eux se trouvaient plusieurs volumes de l’élégante
collection Lemerre, et Bernard avait placé très en vedette
_l’Ensorcelée_ avec _le Chevalier Destouches_ de Barbey d’Aurevilly; la
Normandie étant proche du Maine, il s’imaginait qu’un grand écrivain
normand devait être goûté par les manceaux. Mais l’examinatrice détourna
de la couverture ses yeux pudibonds: le laboureur nu, qui appuie son
pied sur la bêche, la choqua visiblement. En hâte, elle tira d’un
porte-monnaie quelque peu râpé les quatre sous, les posa sur le
comptoir, et répondant à peine au salut de Bernard debout derrière elle
pour la raccompagner, elle sortit. Hélène balaya dans le tiroir ouvert
les quatre sous:

--Bon! Beau début! dit-elle en se raidissant par l’ironie contre sa
déception.

Bernard faisait son geste des moments soucieux: ses longs doigts
repoussaient, autour de son oreille gauche, ses cheveux emmêlés. Mais il
répliqua:

--La journée commence; ne nous troublons point.

Une autre cliente fit retentir le timbre de la porte, celle-là sans
chapeau, une femme brune au corsage débordant, qui portait une jaquette
rouge sur une jupe verte. Ses joues encrassées de fard, sa démarche et
ses yeux suffisaient à définir ce qu’elle était. D’une voix de rogomme
elle demanda:

--Avez-vous _les Mystères de Paris_?

--Nous ne tenons pas cet article, répondit Bernard d’un ton raide qu’il
n’était guère habitué à prendre.

La lectrice d’Eugène Sue pirouetta sur ses hauts talons, fit claquer sa
langue contre ses dents, et, en guise d’adieu, lâcha un mot sonore qui,
tombant de ses lèvres, ne parut pas trop déplacé.

Bernard en resta, malgré tout, surpris; jamais encore ce vocable n’avait
résonné à son adresse. Hélène, dès que la femme eut disparu, se mit à
rire:

--Tu inscriras, dit-elle, le mot dans la colonne des recettes!

--Attendons notre vrai public, émit Bernard après un sourire de
complaisance.

--Où est-il, _notre public_? Pouvons-nous être à son niveau? La bonne
personne de tout à l’heure nous fera de la réclame à sa manière, sois-en
certain. Et, pourtant, j’ai bien tâché de ne pas lui laisser comprendre
qu’elle m’était odieuse. Quand elle me soutenait qu’ailleurs les plumes
coûtent moins cher, elle mentait. Je ne lui ai pas dit: Vous mentez...

Hélène regarda vers la rue taciturne et grise. Des passants, par
intervalles, glissaient contre la vitrine; quelques-uns s’arrêtaient,
considérant les titres des volumes ou les gravures; personne n’entrait.

Bernard se prit à réfléchir qu’au lieu d’éparpiller ses prospectus dans
les boîtes de citadins anonymes, il aurait dû les expédier par la poste,
sous enveloppe cachetée, aux gens présumés capables d’acheter des
livres, aux prêtres, aux pédagogues, aux érudits notoires de la ville,
aux artistes, s’il y en avait. Comme il avouait à Hélène son désir de
réitérer sa publicité mal faite, elle objecta la dépense en ajoutant
cette réflexion chagrine:

--Que veux-tu? mon pauvre ami, les idées justes te viennent toujours
trop tard.

Et, découragée, elle remonta l’escalier de sa chambre, la regagna.
Attendre dans le magasin des clients fantômes lui était insupportable.
D’ailleurs, l’air confiné de la boutique et de l’arrière-boutique lui
pesait horriblement; elle croyait ne respirer un peu qu’au premier
étage. La lourdeur molle du climat manceau lui infligeait une sorte de
somnolence; et Paulette se plaignait d’être comme elle.

Paulette, dans la chambre de sa mère, accoudée à un petit bureau, aux
prises avec un devoir d’arithmétique, griffonnait sur son cahier la
caricature d’une demoiselle à lunettes, dont la langue se tirait,
démesurément longue, balafrée d’additions et de multiplications.

--Que fais-tu? lui demanda Hélène, sévère par boutades.

--Je fais le portrait de mon professeur, répondit sans embarras
Paulette, et je la force à me montrer sa langue savante pour qu’elle me
dise la marche de mon problème.

Comme Hélène la tançait de sa paresse, Paulette bâilla, se frotta les
yeux:

--Ici, geignit-elle, je ne suis pas en train, je n’ai goût à rien. Je
voudrais m’endormir, et me réveiller... quand nous serons loin du Mans.

Dans cette plainte de sa fille Hélène reconnut si bien sa propre
désolation qu’elle se mit à pleurer. Paulette, à son tour, sanglotait,
baisait et caressait éperdument sa mère. Mais Hélène se reprit aussitôt
de sa faiblesse, morigénant Paulette, lui remontrant qu’il fallait
travailler, puisqu’elle était pauvre.

--Oh! répliqua Paulette dont les larmes s’étaient vite séchées, sois
tranquille. Je ne ressemblerai jamais à papa. Je saurai me débrouiller
dans la vie.

Hélène s’assit, commença une reprise à un manteau qu’autrefois elle
n’eût pas daigné porter deux hivers de suite. En bas, Adèle savonnait
une lessive; on entendait Charles, dans la cuisine, jacasser auprès de
Mme Couaneau qui faisait cuire le dîner. Jusqu’alors Hélène ne s’était
point résignée à gâter ses mains en lavant du linge ou en épluchant des
légumes. Pourrait-elle garder longtemps, du matin au soir, une femme de
ménage onéreuse et lui abandonner l’anse du panier?

De ce problème, plus incommode à résoudre que celui de Paulette, elle
s’évadait, tout en cousant, par une absence nostalgique. Elle se croyait
encore dans son manoir et retrouvait contre ses yeux la lande où vibrait
le vent des solitudes marines, la lande pleine de romarin et de bruyère.
Elle choyait en son rêve, mieux que si elle y était corporellement, le
vert mordoré des falaises, les ombres moussues au creux des pentes, la
couleur saphiréenne des eaux, les voiles d’un rose de feu qui passaient
au large du goulet, dans le soleil, l’allée de chênes conduisant à la
maison, le salon austère et somptueux, et, au delà des bois, l’étroite
chapelle de Sainte-Anne, toute brûlante de cierges sous la fraîcheur des
ormes...

Un grossier vacarme rompit son illusion. Devant sa fenêtre, le long du
trottoir de Maître Lendormy, un tombereau lourd de charbon s’ébranlait
pour monter vers le carrefour. L’attelage ne parvenait pas à démarrer;
le charretier hurlait, cinglant aux jarrets son cheval de devant, un
bidet gris efflanqué, puis le gros percheron qui tirait entre les
brancards. Les deux animaux se tendaient, partaient d’un seul élan,
arrachant du pavé des étincelles; mais, brusquement arrêtés par leur
charge, ils fléchissaient sur leurs genoux, reculaient et
s’immobilisaient. Le charretier, vociférant, les frappait à la figure du
manche de son fouet; les cinglons aux jambes étaient si furieux qu’on
voyait celles du bidet trembler. Un rassemblement se forma; aucun des
spectateurs n’offrait son aide ni n’intervenait; seul, un petit homme
grisonnant, coiffé d’un feutre verdâtre, les épaules voûtées sous un
vieux pardessus, aborda le charretier, lui suggéra de faire tourner ses
chevaux et de redescendre la rue jusqu’à un endroit moins raide d’où ils
remonteraient plus à leur aise. Le brutal haussa les épaules et
s’entêta; enfin, à bout d’efforts, il obéit au conseil du judicieux
passant.

Hélène, tandis qu’elle suivait, malgré elle, cet épisode vulgaire, se
disait que la foule attirée en face du magasin y retiendrait peut-être
quelques acheteurs. Bernard n’avait songé qu’à plaindre les chevaux. Il
aperçut le petit homme coiffé du feutre verdâtre s’approcher de la
vitrine, coller son nez camus vis-à-vis de la _Résurrection_, et
demeurer là, plusieurs minutes, comme ébloui d’une extase, montrant un
de ces visages barbus avec des lèvres trop grosses, mais épurés par une
simplesse divine, qu’on rencontre sculptés sur les polyptyques des
cathédrales. Des larmes semblaient humecter la rondeur de ses yeux
bleus. Cependant, il fit trois pas vers la porte et entra:

--Monsieur, dit-il à Bernard, d’une intonation mystérieuse, en agitant
dans sa main son feutre aux bords fripés, vous avez là une eau-forte
étonnante. Je voudrais bien la voir de près...

Bernard la posa devant lui, sur un pupitre, en bonne clarté.
L’admirateur, un instant, reprit sa contemplation, cette fois plus
méditative. Un commerçant quelconque lui aurait vanté l’objet, eût visé
à «l’entortiller». Bernard le laissa rompre, de lui-même, le silence; et
il fut saisi de l’entendre proférer à mi-voix, un peu comme dans une
église:

--Voilà l’ineffable naissant visible. Ces blancheurs jusque dans les
ombres, la toute-puissance d’ascension qui élève le Ressuscité, le calme
triomphe sur cette face... Où est-il l’homme qui a pu _voir_ cela, et de
notre temps? Vous le connaissez, monsieur?

--Non, répondit Bernard avec un heureux sourire, je sais de lui
simplement qu’il habite la banlieue de Paris, à
Sainte-Geneviève-des-Bois. Il est pauvre et obscur, comme l’est tout
artiste chrétien à cette heure de chaos. Ses cinq enfants, m’a-t-il
écrit, ont plus de dents que de pain; et lui, il a plus de génie que ses
héritiers ne feront d’argent avec ses œuvres.

Le client s’informa du prix de l’eau-forte et ajouta sur-le-champ:

--Oh! ce n’est pas pour moi. Je suis très pauvre aussi... Mais peut-être
vous trouverai-je acquéreur. Demain, je repasserai.

--Alors, osa insister Bernard, si un amateur se présente dans
l’intervalle, je refuserai la vente? Je dois vous attendre?

--Oui, déclara le petit homme après un mouvement d’hésitation, ne
concluez pas avant que je sois revenu. A demain, monsieur.

Bernard eut la pensée de lui demander son nom. Mais, déjà, d’un pas
affairé, le singulier enthousiaste s’éloignait au dehors, sans rien
regarder autour de lui.

Midi sonnait; Adèle, dans l’arrière-boutique, mettait la table pour le
repas. Hélène, redescendue, souleva la portière fleurdelisée, et vint à
Bernard, mécontente de ce qu’il n’avait point su vendre «son Robert».
Patiemment il se justifia. Pendant leur explication, un autre personnage
fit halte devant la vitrine. Il avait un cou ridé d’oiseau de proie,
engoncé dans le col de fourrure d’un pardessus; de longues oreilles
décollées, des yeux bordés de rouge aux cils clignotants, un nez
luisant, dur et crochu, les poils tordus de sa barbiche lui donnaient la
mine bizarre d’un chèvre-pied travesti en bourgeois. Il prolongea sur
l’eau-forte le coup d’œil sec et commercial d’un commissaire-priseur,
puis pénétra dans le magasin, traînant les semelles, son chapeau melon
rejeté en arrière de sa tête d’une façon malotrue; il guigna aussitôt
l’armoire; mais, indiquant _la Résurrection_:

--Combien la faites-vous? interrogea-t-il avec un dur accent alsacien.

--Cent cinquante francs, dit Hélène qui ne voulait pas laisser à Bernard
le loisir de répondre.

--Je vous en donne cent et je l’emporte, brusqua l’acheteur en même
temps qu’il étendait vers la gravure des doigts malpropres...

--Pardon! intervint Bernard. J’ai promis à un autre client d’attendre sa
réponse. Revenez, s’il vous plaît, demain.

--Demain, je serai loin d’ici, répliqua l’individu, enserrant Hélène
d’un regard méphistophélique.

--Mais, dit-elle tournée vers son mari, es-tu bien sûr que l’autre
reviendra et qu’il achètera?

--J’ai promis, je n’ai qu’une parole, opposa Bernard d’un ton si ferme
qu’elle n’osa point riposter.

--Comme _fous foutrez_. Le brocanteur tourna le dos, ayant, une seconde
fois, reluqué l’armoire et demandé négligemment:

--Elle est à vendre?

--Non, répondit Bernard, presque maussade. La physionomie, le langage de
ce trafiquant blessaient tout ce qu’il était lui-même; et il aurait jugé
odieux de livrer à vil prix, comme pour trente deniers, entre ses mains
brutales, sinon sacrilèges, une œuvre pleine de l’Esprit divin. Mais
Hélène, déçue de cette première vente manquée, dès qu’elle fut seule
avec Bernard, le blâma aigrement:

--Écoute, je n’ai pas voulu pour cette fois, t’humilier et passer outre
à tes lubies. Tu es absurde. Quand on a une femme et trois enfants,
est-ce qu’on lâche la proie pour l’ombre? Si tu continues à mêler du
sentiment aux affaires, nous pourrons bientôt, nous, mêler à notre pain
sec de la cendre et le bois du plancher!

Bernard eut le cœur outré de reproches qu’il sentait iniques. Il
conserva cependant son calme pour se défendre:

--Ma pauvre Hélène, rien en ce monde n’arrive au hasard. Si ce goujat de
client était venu avant l’autre, je lui aurais peut-être cédé pour cent
francs ce qui serait mal payé dix mille. Crois-tu donc que j’aurais
voulu prendre un bénéfice, envoyer à Robert moins de cent francs? Grâce
à Dieu, c’est l’autre, le brave homme qui est entré d’abord. Il nous
reviendra, j’ai confiance...

--Et s’il ne revient pas, quel dindon?...

--Il reviendra, et avec de l’argent. Même s’il ne revenait pas, mon acte
de foi en sa parole vaudrait plus que son argent.

Hélène haussa les épaules, mais s’abstint de le quereller davantage.
Ceinte d’un tablier de cuisine, joyeuse, Adèle arriva: «Maman, le dîner
est prêt.»

Bernard, avant de s’asseoir à table, fit, selon son habitude, un large
signe de croix. Adèle et Charles l’imitèrent. Paulette, comme sa mère,
s’en dispensa. C’était un des points où le désaccord tacite des époux
s’accusait même en présence de leurs enfants. Hélène, malgré tout,
n’allait pas jusqu’à vilipender, devant eux, leur père.

Le repas se fût passé correctement sans Paulette qui avait entendu les
observations virulentes de sa mère et cherchait à les envenimer de sa
personnelle rosserie. Comme Hélène venait de lui servir une tranche de
cheval en daube:

--Il est dur comme du bois, se plaignit-elle, la bouche pleine, en
repoussant le morceau sur son assiette. Le bois, les rats en mangent.
Mais j’aimerais mieux manger des rats, comme Tuong, que du bois. Tiens,
mon petit Tuong. C’est pour toi...

L’animal qui répondait au nom annamite de Tuong était un chat jaune
efflanqué, recueilli par Mme Couaneau dans une ruelle du vieux Mans; sa
vigilante férocité à l’égard des souris devait procurer aux Dieuzède des
nuits moins douloureuses. Paulette lui tendit la moitié de sa tranche
avec laquelle il se sauva, comme s’il avait peur que l’aubaine lui fût
disputée.

--Oh! Paulette! s’exclama, indignée, l’économe Adèle.

--Paulette, tu n’y penses pas! vitupéra Bernard avec une rudesse
insolite. Tu mériterais d’être privée de dessert et mise au pain sec.

--Du dessert! nargua Paulette. Personne ici n’en aura plus, et, quand
nous serons tous au pain sec, nous serons tous égaux.

--Paulette, gronda Bernard, tu es un mauvais cœur. Tais-toi et va en
pénitence dans ta chambre.

Elle regardait sa mère qui détournait les yeux; elle semblait hésiter à
obéir. Bernard la prit par le bras et la poussa vers l’escalier. Elle
gravit les degrés en pleurnichant, s’assit sur la dernière marche, pour
écouter ce qu’on dirait d’elle. Durant quelques minutes elle ne perçut
que le remuement hâtif des fourchettes et des couteaux se débattant avec
le coriace cheval; elle jouissait du pénible silence dont elle était
cause comme d’une revanche qu’elle prenait sur l’autorité subie.

Bernard, quelle que fût sa constance d’âme, avait peine à n’être point
troublé: aux amertumes qu’Hélène lui infligeait la malice de Paulette
ajoutait cruellement. Il se voyait amoindri, atteint dans son prestige
paternel. «Ai-je été trop bon? s’examinait-il. On l’est toujours trop
peu, on aime trop peu. Mais il faut savoir aimer et se faire aimer.
L’ai-je su? Ou Paulette serait-elle une vilaine nature? De qui
tient-elle? Non, elle n’est point méchante, c’est une enfant malade:
elle souffre plus que nous tous de notre misère, et je ne sais quel
démon la tient...»

Bernard allait jusqu’au bout d’une évidence que d’autres eussent éludée
par des subterfuges d’amour-propre:

--J’ai été faible, je le suis et le serai jusqu’à la fin. Il y a des
hommes nés pour commander. Il y en a dont toute l’ambition doit se
réduire à se maîtriser eux-mêmes...

Néanmoins, il retournait dans un sens de paix cette conclusion
accablante:

--Par moi, je ne puis rien, et cela vaut mieux. Autrement j’aurais
l’illusion d’être quelque chose comme j’ai eu celle de posséder quelque
chose. Je n’attendrais pas d’En haut ma seule force.

Ainsi Bernard raffermissait en leur sérénité les régions profondes de
son âme. Hélène, au contraire, trouvait, pour l’instant, son intérieur
détestable comme la viande qu’elle mâchait. Il lui semblait que la
punition de Paulette ricochait sur elle, et elle attribuait l’anormale
sévérité de son mari à un obscur besoin de représailles contre la noise
de tout à l’heure:

--Il ne veut pas s’en prendre à moi; c’est Paulette qui paie.

Après un intervalle de mutisme boudeur, tandis que Charles s’était mis à
bavarder avec ce gazouillement mélodique des enfants qui chantent leur
vie dans tous les mots du langage, Hélène dit à Bernard entre haut et
bas:

--Cette petite n’a pas d’appétit; si tu la prives de dîner, elle sera
encore plus désagréable.

--Elle mangera quand nous aurons fini, répliqua Bernard à voix plus
basse; mais il ne faut pas céder.

Hélène, alors, se laissa emporter par une de ces impulsions d’où risque
de s’ensuivre un désastre. Se tournant vers l’escalier, elle cria très
fort:

--Paulette, tu peux redescendre. Si tu demandes pardon, ton père te le
permet.

Bernard se versait à boire; il reposa brusquement la bouteille, croisa
les bras et cloua sur Hélène des yeux qui ne ressemblaient plus aux
siens. Jamais elle ne l’avait vu froncer les sourcils de cette manière.
Il y eut en son regard plus de stupeur triste que de courroux, le
sursaut de dignité du père qui ne consent pas à se laisser, dans sa
maison, démentir comme un être nul. Pourtant il ne prononça aucune
parole; il voulait épargner à ses enfants le scandale d’une scène de
discorde. Hélène s’étonna, chez un homme si placide, de cette réaction
imprévue. Elle ne poussa point davantage le déplorable incident.

L’orgueil entêté de Paulette la frustra du trop facile retour en grâce
que sa mère lui ménageait. Elle ne redescendit pas, et ne répondit rien.
Elle pensait qu’Hélène viendrait auprès d’elle l’embrasser, la cajoler,
lui demander pardon des rigueurs d’un père injuste. Ce fut Adèle, un
moment plus tard, qui monta l’exhorter à reconnaître son tort:

--Quoi! qu’est-ce que j’ai fait? se défendit Paulette. J’ai répété une
chose que maman avait dite. C’est un crime? Papa me déteste. Il voudrait
me voir morte de faim pour avoir une bouche de moins à nourrir. Va, toi
aussi, tu le comprendras...

Elle jeta d’une voix distincte l’atroce accusation et, d’en bas, son
père l’entendit.

--Veux-tu bien te taire? adjura sa sœur en lui fermant de ses doigts la
bouche.

Elle l’entraîna dans leur commune chambre, lui fit honte de ses idées
criminelles, la raisonna, essaya de l’attendrir, l’attira sur ses
genoux:

--Ma pauvre Paulette, tu tiens donc à être malheureuse? Tu le seras
encore plus si tu cherches à peiner les autres. Ne te raidis pas quand
le bon Ange te pousse. Nous avons le meilleur des pères. Descends vite
te réconcilier avec lui.

Paulette se débattait et, comme dans tous ses moments de violence,
déboutonnait et reboutonnait la collerette de son corsage. Elle s’en
alla vers la fenêtre, y appuya son front boudeur:

--Laisse-moi, Adèle, tu m’énerves. Si je ne suis bonne qu’à faire des
sottises, tant pis pour moi. Ce qui est écrit est écrit.

Au fond, elle sentait qu’elle avait mal parlé. Mais, entrevoyant la
gravité de sa faute, elle répugnait à se confesser coupable et à quérir
son pardon.

Ses mots abominables avaient meurtri Bernard en plein cœur; il devint
tout pâle. Cependant, il n’eut pas l’air d’avoir entendu. Mme Couaneau
arrivait de la cuisine, apportant une compote de pommes; l’absence de
«ces demoiselles» l’étonna; elle flaira sous l’air tendu des parents
quelque agitation tragique. Hélène, irritée contre Paulette, éprouvait
pour son mari un retour de compassion affectueuse. Seulement, elle
songeait: «Il a été maladroit, il a manqué de mesure; ce n’est pas son
métier d’être sévère;» elle se contenta de lui dire, pour attester
qu’elle prenait son parti:

--Tant que Paulette ne sera pas venue se mettre à genoux devant toi, je
ne la connaîtrai plus.

Bernard, sans lever les yeux, répondit d’une voix où tremblait un
chagrin étouffé:

--La question n’est pas de la punir, mais de la changer...

Un quart d’heure après, il était dans sa chambre et s’habillait. Il se
proposait d’aller voir, ce jour même, ses principaux confrères en
librairie; il voulait les connaître et, surtout, être connu d’eux. Sa
démarche courtoise, en admettant qu’elle ne servît à rien d’autre,
préviendrait les inimitiés possibles; on saurait qu’il visait
modestement à continuer la spécialité de Bonfils: les livres de choix et
les gravures. Il achevait paisiblement sa toilette; sa pensée restait
libre, malgré les coups de poinçon qui, depuis le matin, l’avaient
lardé:

--Toutes ces souffrances, rêvait-il, je les ignorerais, si je n’étais
point pauvre. Bienheureux les pauvres, eux, les plus près de Dieu, en ce
qu’ils ont le plus à pâtir...

Certes, en voyant sa mise, on eût été loin de le ranger parmi les
pauvres; son pantalon gris clair avait, comme disent les marins, «la
raie de l’amiral»; la coupe distinguée de ses bottines, son ample
veston, son feutre fantaisiste respiraient une nonchalante aisance; sa
cravate de soie noire flottait comme celle d’un artiste romantique; il
rappelait, avec son ondoyante chevelure et son grand nez, le Paganini
qu’esquissa Delacroix. On le sentait élégant par droit de naissance;
même sous des guenilles, il n’eût pas cessé de l’être.

A l’instant où il allait sortir, quelqu’un frappa d’un doigt léger,
Paulette entra. Livrée à ses réflexions, elle avait compris que son père
était sérieusement offensé; des excuses seraient inévitables; elle
aimait mieux s’y résigner seule à seul que devant tout le monde.
S’ouvrait-elle, en outre, au remords? Son cœur n’était pas aussi rebelle
à la pitié qu’elle affectait de le laisser croire. Dressée à la
confession et à l’examen de conscience, elle discernait dans ses actes
le poids du mal. Mais elle tenait des Restout un besoin orgueilleux de
suprématie et, pour sa puérilité maladive, l’unique manière de dominer
les autres, c’était souvent de les faire souffrir. La déchéance de sa
famille aiguisait, en les contrariant, ses jeunes appétits égoïstes.
Elle voyait Hélène accuser Bernard des mécomptes qui la navraient; elle
renchérissait, craignant peu son père et différente de lui par toutes
ses propensions. Après sa bourrasque de révolte, elle comprit qu’elle
avait excédé les bornes permises. Mais elle aborda Bernard sans prendre
une mine contrite, et, délibérément, s’approcha de lui:

--J’ai été sotte tout à l’heure, dit-elle d’une voix essoufflée, hâtive,
comme pour être plus vite au bout de son humiliation. Paulette est une
vilaine fille. Veux-tu, quand même, qu’elle reste ta fille? Dis, papa,
veux-tu que nous soyons amis?

Bernard aurait pu rabrouer sa désinvolture et la tenir à distance. Il la
sermonna d’une façon posée et tendre, lui parla ainsi qu’à une grande
personne raisonnable. Elle l’écoutait, docile, l’air convaincu, baissant
à demi les yeux. Mais, lorsqu’en signe de réconciliation il lui eut
permis de l’embrasser, il surprit, dans la pointe de son regard, une
étincelle victorieuse. Paulette, spontanément, concluait:

--Il n’y a pas à dire, je m’en suis bien tirée. Et, maintenant, allons
voir s’il reste, pour moi, de la compote.

Elle pirouetta et descendit, fringante, ses boucles brunes frisées
sautant autour de ses épaules menues.

Son changement, bien que superficiel, délivra Bernard d’une tristesse
énorme. Il avait peur d’être contraint à la juger perfide, haineuse et,
selon le langage de Mme Couaneau, «endémonée». Quel avenir si, dans sa
maison rompue en deux camps, sa femme et l’une de ses filles se
faisaient un jeu de bafouer, de piétiner ses décisions! A présent, il se
rassurait.

Il s’en alla donc, plus ferme, à ses visites diplomatiques. Marcher lui
fut une douceur, même par des rues insipides. Un vent moite, ensoleillé
les traversait. En croisant sur le trottoir un soldat russe barbu,
massif, mais alerte avec ses souples bottes et son ceinturon, il se
représenta le spectacle qu’il avait admiré, à Brest, lorsqu’en août 1916
débarqua le corps d’armée expédié d’Arkhangel pour Salonique: les
hommes, debout du haut en bas du navire, prolongeant, comme un chant
d’orgue, dans l’ampleur de la rade, d’interminables hourras; les
bataillons qui défilaient, nonchalants et superbes, les petits enfants
qui prenaient la main des soldats et se pendaient à leur cou. Bernard
croyait entendre la note haute, étrangement prolongée qu’entonnait le
chœur de ces troupes en marche si loin de leur pays, leur chanson de
route semblable à celle d’une caravane perdue au milieu des steppes. Il
conservait sur la force russe plus d’une illusion. Même une idée
effleura son esprit:

--Si j’en avais acheté au lieu de m’empoisonner d’un tas de turcs et de
hongrois... C’est Hélène qui l’a voulu. Elle a rencontré, chez la
comtesse de Porsmilin, Osman pacha; ses allures de grand seigneur
indolent l’ont séduite. Aussitôt il aurait fallu convertir en turc tout
ce que Jules nous laissait. Et elle me reproche de mêler aux affaires du
sentiment!

Mais il se blâma de cet inutile regret:

--Avant de sortir, j’osais répéter: «Bienheureux les pauvres!» Et, déjà,
je me repens d’être l’un d’eux!

Il arrivait chez le plus proche de ses confrères; celui-ci était en
voyage. Bernard se consola sans peine de son absence: s’exhiber lui-même
semblait à son indépendante sauvagerie une corvée d’humiliation.

La seconde librairie où il pénétra regorgeait de clients parmi des
employées bourdonnantes. Le patron, M. Le Roy, lui fit un accueil
honnête, le reçut dans son arrière-magasin. Ventripotent, d’aspect
solide, pondéré, Le Roy se distinguait par une grosse tête ronde dont
une casquette protégeait la nudité, des yeux francs et vifs, une lèvre
caustique qu’ombrait une mouche de poils gris. Le large cordon d’un
binocle flottait sur sa bajoue opime. Il plut à Bernard en ce qu’il se
révéla, tout de suite, non un marchand cupide, mais un connaisseur de
livres et un lettré. Il tira pour lui d’une vitrine quelques volumes
précieux, assemblés selon un éclectisme de bibliophile. Un _Office de la
Sainte Vierge_, «traduit en français, tant en vers qu’en prose», par
Pierre Corneille, édition originale à opulente reliure en maroquin,
avoisinait les _Contes_ de La Fontaine avec des vignettes de Fragonard,
et un petit in-quarto gothique, publié vers 1530, _La Louenge de
mariage_, par maistre Pierre de Lesnauderie, lors scribe des privilèges
de l’Université de Caen.

Bernard lui expliqua les conjonctures qui l’avaient réduit à prendre le
fonds de Bonfils. Quand il toucha un mot des quatre cent cinquante mille
francs qu’il avait engagés à Singapour, Le Roy ne retint pas un
mouvement de mâchoire, d’une discrète ironie: pouvait-on être naïf au
point de mettre tous ses œufs dans un seul panier percé! Il devina en
Bernard un original, un lunatique impropre au négoce. Il l’encouragea
néanmoins en lui narrant ses propres débuts: Bourguignon de race
campagnarde, il avait d’abord tenté une exploitation de terres en
Tunisie; n’ayant pu réussir il acheta «d’occasion», au Mans, cette
librairie presque déchue, la remit à flot avec des éditions de cartes
postales illustrées. Depuis la guerre, sa maison marchait étonnamment
bien: le passage des militaires de tout grade, l’afflux des réfugiés
décuplaient l’activité commerciale:

--Vous verrez, dit-il à Bernard, avant peu, si la folie du gain et de la
dépense n’est point matée par une catastrophe, plus les livres seront
chers, mieux ils se vendront. Je prévois sur les tirages de luxe une
hausse invraisemblable.

Bernard sourit à cette perspective, mais presque amèrement: ainsi, pour
gonfler ses bénéfices, on devait spéculer sur le désordre public! Lui
que la guerre avait ruiné, il escompterait la guerre comme son meilleur
courtier! Il vivrait de la curée des morts!

Cependant, il quitta Le Roy, conforté dans l’espérance de _tenir_
jusqu’à la paix; et, après une halte brève à l’église de la Couture, il
se hâta de rentrer rue de la Barillerie. Du dehors, il regarda sa
vitrine, mais fut saisi de constater que _la Résurrection_ n’y figurait
plus. Hélène, assise au comptoir, écrivait tranquillement à sa mère une
grande lettre.

--Eh bien! dit-elle, levant un visage gai, tu es content de tes visites?

--Très content... Le petit homme est donc revenu?

--Non, pas lui, l’autre...

--Hélène, c’est très mal...

--Laisse-moi parler. Il m’a offert de l’eau-forte cent cinquante
francs,--elle montra joyeusement les deux billets,--et, comme il allait
prendre l’express de trois heures, je n’ai pas cru devoir attendre ton
retour...

--Alors, quand l’autre reviendra, je serai forcé de lui dire: «J’étais
sorti, ma femme a jugé bon de contrevenir à ma promesse.»

--Tu lui diras que je n’en savais rien.

--Non, repartit Bernard, j’aime mieux mettre à mon compte le manquement
de parole. Mais, vois-tu, il faut que nous adoptions désormais une ligne
de conduite... cohérente. Autrement, il n’y a plus rien de possible.

Hélène, sans lui répondre, continua sa lettre. Elle croyait superflu de
se justifier: «Les affaires sont les affaires», elle laissait bourdonner
au fond d’elle-même ce pitoyable lieu-commun, tandis que sa plume,
glissant sur le papier bleu, narrait à Mme Restout les tribulations de
l’arrivée.

Bernard, dans une tristesse pesante, monta pour changer de vêtements. Il
ne considérait pas l’imprévu du gain; il s’indignait de savoir _la
Résurrection_ abandonnée aux griffes d’un trafiquant louche et sinistre;
l’indépendance anarchique de son épouse lui présageait un avenir où il
serait comme le cocher du mythe de Platon avec son attelage discordant
dont l’un des chevaux bondit vers les hauteurs, tandis que l’autre se
précipite vers les lieux bas. Il se disait: «Je dois lui tenir tête.»
Mais comment faire? En voulant briser ses révoltes, il risquait de
s’aliéner sans retour son affection. A moins qu’il ne redevînt riche ou
qu’elle se convertît par un coup de grâce miraculeux, rien ne pouvait
suppléer l’_autorité_ qu’il n’avait plus.

Il redescendit au magasin et se mit à parcourir un volume qu’un éditeur
venait de lui expédier dans un ballot d’ouvrages pieux. C’était
l’histoire d’une stigmatisée morte naguère à Lucques, de Gemma Galgani,
un livre indigeste, embarrassé de toutes les fioritures du style dévot,
mais poignant et imbu d’une force apaisante parce que les prodiges qu’il
attestait rendaient, presque grossièrement, tangible la sanglante
Passion perpétuée dans des Hosties volontaires. Bernard l’ouvrit, comme
au hasard, à une page où il entrevit:

«Quand Gemma éprouvait les douleurs de la Couronne d’épines, une sueur
de sang trempait son front, sa chevelure, _et chacun de ses cheveux
dénoués avait sa goutte qui tombait jusqu’à terre_.»

Cette image terrible le rasséréna. Oserait-il se plaindre de ses
mesquines misères, alors qu’une petite fille, cette Gemma Galgani, après
mille autres victimes ardentes, avait voulu sentir, en sa tête déchirée,
s’implanter et se tordre, comme des clous rougis au feu, toutes les
pointes du diadème de dérision? Lui, sans doute, il était indigne d’être
associé à de plus royales souffrances. Ah! si, du moins, il savait
allègrement soutenir son lot bénin d’adversités!

Il s’arrêta dans sa lecture et se leva, parce que, du milieu de la rue,
un homme se dirigeait en hâte vers la librairie; il reconnut celui qui
devait revenir le lendemain, l’enthousiaste de _la Résurrection_. Le
visiteur, avant d’entrer, porta sur la vitrine un regard anxieux: ce
qu’il cherchait n’était plus là.

--Je pense, exprima-t-il à Bernard,--sa voix d’asthmatique, un peu
basse, anhélante, émettait des résonances profondes, semblables à celles
d’une pédale d’orgue,--je pense, monsieur, que vous ne m’avez pas
oublié. Je reviens plus tôt que je ne l’espérais. Votre eau-forte a
trouvé, tout de suite, un amateur. Il en donne _deux cents_ francs. Il
est impatient de la connaître. Comme c’est un vieillard malade, il m’a
chargé... Mais où est-elle? Je ne la vois plus.

Ses yeux ronds, en quête de la gravure, faisaient le tour du magasin,
puis ils interrogeaient Bernard avec une naïve inquiétude sans qu’on y
pût lire encore cette idée: «_Elle_ est vendue.»

--Monsieur, répondit Bernard, glissant ses lunettes dans leur étui d’un
air d’embarras et d’affliction qui n’avait rien de simulé, non, certes,
je ne vous oubliais pas. Mais vous ne deviez revenir que demain...
D’amères nécessités nous ont fait un devoir, une occasion s’offrant, de
ne point attendre. Je le regrette. Oui, je le regrette. Croyez qu’il a
fallu des raisons bien graves... Je vous l’ai dit, notre ami Robert est
pauvre. Nous-mêmes nous sommes très éprouvés par les événements...

Hélène, jusqu’à ces mots, était demeurée assise, inattentive en
apparence au colloque des deux hommes, écrivant à Jules dont elle avait
enfin des nouvelles et qui se battait, pour l’heure, en Picardie. Elle
se leva tout d’un coup, vint au client penaud, irrité, prêt à partir.

--Détrompez-vous, monsieur, déclara-t-elle d’un ton cavalier, ce n’est
pas mon mari qui vous a manqué de parole, c’est moi en son absence. Un
autre amateur était venu après vous ce matin, il a reparu cet
après-midi, il a insisté. Je savais M. Robert pressé de vendre, j’ai
vendu. Mais si vous ne tenez pas à la planche originale, nous
pourrons...

Le client devinait le sourd conflit que la vente de l’eau-forte avait
failli causer dans le ménage Dieuzède et la grandeur d’âme de Bernard
s’accusant plutôt que d’humilier sa femme. Il considérait le libraire;
la singularité magnifique de ce visage d’un autre temps le médusait
beaucoup plus qu’à sa première visite. Bernard, de son côté, pressentait
en cet homme d’un extérieur si humble un pèlerin des mondes invisibles
tel qu’il en avait quelquefois croisé sur les routes terrestres. Une
conversation se noua entre eux où leurs âmes se découvrirent promptement
fraternelles.

Toustain, Hildebert Toustain ne revendiquait aucune parenté d’origine
avec le maître d’œuvres qui, vers 1250, acheva le chœur de la
cathédrale. Mais ce glorieux homonyme, s’il avait rencontré Hildebert,
eût songé devant lui au bon Cyrénéen qu’un vitrail montre s’inclinant
pour saisir la poutre de la Croix trop lourde, tandis que le divin
porte-croix se raidit en arrière, à bout de forces, comme prêt à la
lâcher.

Hildebert semblait avoir traversé les siècles, monté sur la vieille mule
de Gargantua, laquelle «servit neuf rois». Il n’avait rien pourtant d’un
fossile, mais gardait l’œil simple et la foi brûlante d’un chrétien des
grandes époques. Aucun éclat extérieur n’avait signalé sa vie. Son père
était un marchand d’antiquités établi au Mans, rue des Filles-Dieu, et
dont le commerce avait mal fructifié, car il achetait à trop haut prix
des objets authentiques, d’une vente difficile. Après des études
décousues, le jeune Toustain s’en était allé à Paris faire son droit
«pour faire quelque chose». A court d’argent, il entra chez un avoué,
expéditionnaire aux gages de soixante francs par mois; il fut ensuite
commis chez un libraire-éditeur, et si l’éditeur n’eût point fermé
boutique, il serait demeuré là jusqu’à sa vieillesse, aussi loin d’être
ambitieux qu’un frère lai dans un couvent. Il aimait éperdument les
livres, les estampes; il possédait de naissance l’appétit et le flair du
beau.

Une rencontre merveilleuse avait décidé sa formation. Dans la mansarde
où il gîtait en son jeune temps, il eut pour voisin le peintre mystique,
Léon Colombat, alors obscur et misérable. Colombat, que Toustain
admirait sans réserves, discerna cette âme ingénue propre à recevoir le
souffle de son génie visionnaire; il exalta ses facultés afin d’y
réfléchir son image, comme la flamme d’une lampe d’autel se contemple,
empourprée, dans le verre où repose l’huile qui la nourrit. Plus tard,
Colombat s’éloigna de Toustain; tous deux s’étaient mariés, et Mme
Toustain eut des piques avec Mme Colombat. Mais cette amitié dominatrice
avait laissé dans l’intime de Toustain une transfiguration.

Au moment où son libraire fit faillite, Toustain hérita d’un oncle
chanoine au Mans, quelques rentes fort minces et une maison délabrée. Il
fut marri d’interpréter comme une bénédiction du ciel la mort de son
oncle. Pourtant, ce peu qui lui tomba dans la main le préserva des pires
amertumes: sa femme, dont il n’avait jamais eu d’enfants, était
demeurée, à la suite d’une frayeur, paralytique; elle réclamait, nuit et
jour, son dévouement. S’il avait dû gagner leur pain, il eût été réduit
à la mettre dans un hospice. Comme beaucoup de provinciaux d’origine,
quand Paris est usé pour eux, il avait regagné sa ville natale, content
d’y respirer l’air calme des matins d’autrefois, et de vieillir sous les
solives d’un logis où le dernier d’entre les siens avait exhalé son âme.

Mais il n’était pas homme à s’éteindre dans l’inertie des heures toutes
pareilles. Une charité toujours en alerte perpétuait sa jeunesse.
Bernard observa que des larmes de compassions pieuses illuminaient
souvent «ses pupilles de bon chien». Il se voûtait à la manière de
quelqu’un «qui aurait voyagé des mois sous la pluie».

Bernard, comme s’il le connaissait de longue date, lui confia ses
désastres et ses anxiétés. Toustain, aussitôt, s’offrit à l’aider en
recommandant son magasin; par malheur, dans cette ville, si peu de gens
s’adonnaient aux choses de l’esprit! M. Dieuzède vendrait des chapons ou
des bouteilles de cidre, sa fortune serait immédiate; mais, des livres
et de beaux livres? Malgré tout, grâce à la guerre, une clientèle de
passage était espérable, des amateurs fervents, et qui ne
marchanderaient pas.

--Ah! la guerre! dit Bernard douloureusement. Il y aura donc du sang des
blessés et des morts sur chacun des chiffons de papier que nous
encaisserons!

Ils s’entretinrent des écrasantes incertitudes que traînait à l’horizon
des tranchées cette troisième année d’hécatombes; plus le fléau durait,
moins le terme se laissait entrevoir. Toustain l’envisageait comme «une
piqûre de guêpe» auprès des bouleversements ultérieurs qui dévasteraient
la face du monde. Bernard, ayant besoin d’éclairer l’avenir en beau,
contemplait, au delà des temps d’épouvante, une phase de paix semblable
à un matin de Pâques où les peuples communieraient à une même table
eucharistique.

Quand Toustain partit, il lui serra chaudement les deux mains, dans
cette pensée naïve: «Ici, j’ai trouvé peut-être ce que je n’avais point
là-bas, ce bien inestimable, un ami vrai.»

Hélène s’était éclipsée; Toustain l’offusquait par sa mine de pauvre et
de grison dévot. Elle n’aimait guère les hommes «qui sentent l’eau
bénite»; et, d’une façon obscure, elle lui en voulait: pourquoi
venait-il donner raison contre elle à son mari?

Cependant, la visite de Toustain releva, comme eût dit Jules, «la
pression barométrique» du ménage Dieuzède. Bernard y lut un signe de
conjonctures heureuses; Hélène reconnaissait tacitement que Bernard,
maintes fois absent du réel, le dominait par ses intuitions et qu’elle
avait eu tort de ne jamais les suivre. Paulette, elle-même, ayant tout
entendu, se rendait, pour l’heure, à l’évidence des supériorités
paternelles.

Le vendredi était jour de marché sur la place de l’Éperon; la rue de la
Barillerie, par où l’on y descend, fut moins déserte que la veille.
Hélène débita des boîtes de papier à lettres, des images dévotes,
quelques romans de la collection Nelson, et Bernard vendit, pour
_vingt-cinq francs_, à un jeune blessé, musicien de son état dans la vie
civile, les trois tomes reliés en veau des Mémoires de Grétry; le
premier de ces volumes portait à la page de garde une mention originale:

«Donné par l’illustre Grétry au jeune Piccini âgé de trois ans pour lui
avoir dit en quel ton la musique jouait _la Marseillaise_.»

Le samedi, on fit de moins brillantes affaires. Un chanoine archéologue,
en relations avec Toustain, l’abbé Quoniam, entra pour examiner quelques
ouvrages curieux que Bernard avait serrés sur les rayons de l’armoire
flamande. Il promit de les signaler à une Société savante, mais n’acheta
rien.

La semaine, malgré tout, s’acheva dans une reprise de confiance. Hélène,
afin d’atténuer le tourment du lendemain, essayait de vivre comme s’il
n’y avait pas de lendemain; et Bernard comptait qu’entre les bénéfices
et les charges de sa maison «un miraculeux imprévu» rétablirait
l’équilibre.

Le dimanche matin, en s’éveillant, comme la journée s’annonçait très
belle, il émit le projet d’aller avec les enfants entendre la
grand’messe à la cathédrale. Hélène déclara d’abord qu’elle irait
seulement à la messe de midi: elle voulait prendre un bain; ne plus
avoir sa salle de bain affectait d’une privation quotidienne sa
délicatesse: les ordes poussières de l’emménagement se collaient à toute
sa peau comme la crasse de l’indigence; ce dimanche, puisque le magasin
restait fermé, elle pourrait songer, enfin, à sa personne.

Mais, tout d’un coup, elle se ravisa: une impatience de sortir l’agita,
et un besoin de paraître en toilette, dans une église pleine, le désir
aussi d’écouter l’orgue dont elle raffolait. Elle descendit en hâte à la
cuisine, avec Adèle, faire chauffer l’eau du bain; avant dix heures,
elle était habillée. Elle mit un costume datant du dernier hiver, mais
qui n’avait pas encore perdu la fraîcheur de son élégance, une jaquette
longue en velours gros vert que rehaussaient, au bas, des bandes de
renard noir. En épinglant sur sa tête, devant son armoire à glace, un
chapeau de velours sombre relevé de côté, elle eut cette pensée rapide:

--Me prendrait-on pour une vendeuse de porte-plume à trois sous?

Elle aurait pu recommencer à se croire la châtelaine de Portzic, la
femme du monde admirée, celle dont les journaux, à Brest, au début de la
guerre, écrivaient après une fête de bienfaisance:

«La charmante Mme Dieuzède a fait une quête fructueuse au profit des
blessés.»

La mise de ses deux filles correspondait, dans des harmonies pimpantes,
à la sienne. Elles avaient un manteau d’un vert plus glauque, à taille
courte, étoffé de deux pèlerines, et sur le velours de leur petit bonnet
deux roses de taffetas se nouaient discrètement.

On partit presque en retard, à cause de Paulette qui n’en finissait pas
de friser ses boucles. C’était la première fois, depuis leur arrivée,
que tous les Dieuzède sortaient ensemble. Bernard allait devant, au
milieu de la rue, pressé d’atteindre l’église. Adèle venait un peu en
arrière et ne marchait pas trop vite parce que Charles lui donnait la
main. Hélène, comme Paulette, se fût volontiers attardée aux devantures;
des dentelles de Bruges, ouvrages de Belges réfugiées au Mans,
captivèrent son caprice à jeun de frivolités.

Bernard était gai, d’une joie où se combinait la cristalline douceur de
ce dimanche d’automne, l’attente de l’office dans la cathédrale, l’aise
d’y conduire les siens et l’espérance diffuse de leur faire une vie
tolérable.

Ils traversèrent l’esplanade des Jacobins, en face des allées
majestueuses et profondes où se massaient les têtes à peine défeuillées
des ormes jaunissants, çà et là, du jaune radieux des coings mûrs.

Bernard se retourna vers Hélène et, d’une main pleine d’admiration,
désigna, sur le promontoire de la butte, le chœur de la cathédrale
étançonné de ses arcs-boutants aériens, offrant au soleil les aiguilles
de ses pinacles, ses balustres à jour, ses multiples vitraux en feu, et
la ceinture de ses chapelles pressées, comme des barques, autour de ses
flancs. Sous l’azur où de lentes corneilles se croisaient, l’abside
apparaissait tendue vers l’espace, telle que la proue d’une nef de
lumière qui attendrait l’instant d’appareiller pour des pays
paradisiaques.

--Quelle audace de réussite! s’exclama Bernard. Cette légèreté faite
avec de la lourdeur! Ces contreforts, des béquilles changées en ailes!
Et regarde: afin de ne pas aveugler les fenêtres, ils s’écartent en
divergeant, à la façon des branches d’un compas ouvert. Peut-être même
est-ce trop habile; je comprends pourquoi Toustain me disait qu’il
suspecte dans l’art compliqué des cathédrales un tourment d’orgueil, une
revanche du vieux virtuose, de l’immortel Serpent, sur le simplisme de
la croix.

Hélène ne prêta qu’une attention volage à cette vue mystique. Ils
avaient gravi l’escalier au centre de la place, et ils entrèrent par la
porte de la tour, sous le grand orgue. Des hauteurs du transept son
mugissement déferlait; un répons mâle des chantres lui fit écho. Hélène,
depuis longtemps sevrée de toute émotion musicale, fut enlevée d’un
brusque élan hors du flux trouble et grisâtre des pensées journalières.
Lorsque ses yeux s’élancèrent aux fenêtres à meneaux, prodigieuses, qui
montent jusqu’à la voûte éperdue, lorsqu’elle aperçut, vis-à-vis d’elle,
l’immense rose translucide, elle céda au vertige d’une grandeur
irrévélée.

Elle prit les devants, et ils descendirent, à gauche, par le bas côté,
puis s’engagèrent au milieu de la grande nef, là où les fidèles, plus
clairsemés, laissaient libres des prie-Dieu. Le profil chevelu,
excentrique de Bernard et la toilette d’Hélène ne passèrent point
inaperçus.

Au chœur, la maîtrise commençait un _Gloria_ palestrinien. Bernard eut
l’impression que l’entrelacement des voix, par les lignes de leur
mélodie, configurait la structure de la cathédrale. Les massives tenues
des basses correspondaient à la stabilité des colonnes, et le chant
qu’elles supportaient, à la courbe des arcatures, aux joints des arêtes,
à la progression des travées. Quand les soprani prolongeaient une note
aiguë sur la marche plus dense des autres parties, il comparait cet
éclat sonore aux javelots du soleil dardant parmi les ogives de
l’abside. Il croyait voir toute la nef, avec son rythme roman de
colonnes et de piliers, procéder d’un mouvement insensible et solennel
vers la sublimité bondissante du chœur; là, derrière le maître-autel,
l’hémicycle des arcs brisés, les géantes colonnes qui les exaltaient, si
parfaites en leurs proportions qu’à distance elles semblaient légères,
et, entre leurs fûts ou plus haut qu’elles, l’écarlate, le bleu,
l’améthyste des verrières ardentes, cette hiérarchie de triomphes
l’émerveillait, de même qu’un Saint des Saints gardé par des archanges
debout, en éternelle oraison. Un vitrail surtout fascinait son regard de
myope, celui où un grand trèfle éploie ses feuilles, pareil à la face et
aux bras d’un Crucifié lumineux. Transposition divine des apparences!
Une herbe des champs devenue la forme du Rédempteur!

_Gloria in excelsis_... Comme la blanche cathédrale était faite pour la
gloire, et comme cette musique délivrait le cri enfermé dans ses parois,
l’hymne aux altitudes de Dieu, la promesse de paix aux hommes de volonté
droite! Une même sagesse heureuse avait pondéré les nombres des
harmonies et les rapports des voûtes avec les fondations; le même
appétit d’un amour infaillible en son terme séparait les voix pour mieux
les fondre en un et divisait les nefs pour les mieux ramener au
sanctuaire.

_Tu solus altissimus_... Tout ce qui est changeant respirait dans la
présence unique de l’Absolu. Bernard se reposait en cette plénitude.

--Ici, rêva-t-il, les pauvres ont à eux le plus magnifique des palais;
le Paradis descend au-devant d’eux, afin qu’ils y montent comme des
rois; le Pain d’éternité leur est offert, _et il ne leur coûte rien_.

Les tracas de sa librairie, les amertumes de son ménage, l’oppression
des temps de guerre reculaient très loin de son cœur extasié; et il
supposait que les siens partageaient sa totale allégresse.

Hélène, cependant, se bornait à un bien-être plus sensitif. Elle
percevait par toutes les fibres de ses nerfs l’enchantement des voix;
ses prunelles se délectaient dans la puissance des architectures et les
vitraux la ravissaient comme une imagerie d’Épinal merveilleusement
chatoyante. L’église lui représentait moins une maison de prière qu’un
lieu de volupté spirituelle.

Aussi, quand l’_Amen_ du _Gloria_ eut expiré, son esprit dériva-t-il
vers les accidents extérieurs qui dissipaient son attention. Tandis
qu’Adèle suivait, dans son paroissien, la lecture de l’Épître et que
Charles, les pieds joints sur le barreau de sa chaise, se tenait sage,
pénétré d’un respect docile, Paulette cherchait, à droite et à gauche,
des objets divertissants ou comiques.

--Pourquoi, se dit Hélène, le premier et le dernier de mes enfants
ont-ils le tempérament dévot? Pourquoi Paulette est-elle née
indifférente? C’est elle qui, toute petite, me demandait:

--Maman, il n’y a qu’un bon Dieu?

--Oui, Paulette.

--Oh! fit-elle, _c’est bien suffisant_. Elle tient de ma mère et des
Restout. Les choses qui ne se laissent ni voir ni palper, elle s’en
méfie. Elle a l’esprit de contradiction: parce qu’on lui enseigne à
croire, elle est tentée de ne pas croire. Un je ne sais quoi la
tourmente que Bernard appellerait diabolique...

Elle ne scruta point davantage le problème dont l’idée la traversait.
Devant elle étaient assis deux jeunes gens portant l’uniforme de médecin
militaire: l’un paraissait attentif à l’office qui se déroulait;
l’autre, les jambes croisées, y assistait comme on entend, au concert
classique, un morceau très connu. A l’Évangile, tous deux se levèrent;
et, par un de ces mouvements simultanés que rien de conscient ne
justifie, ils se retournèrent, dévisagèrent les Dieuzède; Hélène, tout
en affectant de ne pas les remarquer, enregistra, d’un prompt coup
d’œil, leur physionomie.

Le plus proche d’elle était moyen de stature, mince, les joues comme
consumées d’une fièvre de labeur ou de passion; sa barbe, aux anneaux
blonds très soyeux, atténuait la dureté sensuelle de ses lèvres; Hélène
fut presque blessée de son regard fulgurant et froid comme l’éclair bleu
d’une épée; elle en reçut un choc analogue à la décharge fluidique émise
par les pupilles d’un hypnotiseur.

Son compagnon, au contraire, se dressait avec une prestance avantageuse;
il portait dans sa mine l’aplomb d’un homme riche. Une tête longue
casquée de cheveux extraordinairement noirs, un teint chaud et bronzé,
des lèvres comme vermillonnées sous une moustache ondoyante déclaraient
un sang exotique. Il arrêta sur Bernard et sur Hélène des yeux vibrants
de curiosité et d’obscure sympathie.

Ni l’un ni l’autre ne retint les réflexions d’Hélène; elle fit une
simple remarque: celui des deux qui suivait la messe d’un air convaincu,
c’était le blond, le médecin à l’œil dissecteur et oppressif; le grand,
celui qui avait une tournure de galant homme, n’était là, visiblement,
qu’en dilettante ou pour accompagner son ami.

Mais cette comparaison glissa dans les remous d’une pensée qu’elle ne
voulait assujettir à rien. Elle regardait vers le haut de la nef, entre
les doigts gantés d’une femme, la tranche dorée d’un paroissien, d’où le
soleil rebondissait comme d’un miroir. Cet or divertit sa vue, puis la
fatigua. Elle ouvrit son petit livre de piété, essaya de lire. Mais son
âme s’en allait ailleurs, abandonnée à l’enveloppement de l’orgue qui
jouait seul un offertoire.

Les ondes massives des jeux graves dissolvaient des harmonies fondues,
par des transitions chromatiques, de tonalité en tonalité, tandis
qu’au-dessus tremblait un chant incertain, modulé dans le prisme des
timbres ainsi qu’à travers les nuances d’un vitrail. Une fois de plus,
elle se revit à Portzic, en automne, au crépuscule: elle soulevait un
rideau de sa chambre; la nappe de la mer montante murmurait contre les
rochers; des brumes derrière des brumes s’éclairaient, jusqu’à la zone
purpurine de l’occident, perdu comme au delà des songes. Elle écoutait
comme on écoute en dormant une musique fictive investie de sonorités
inconnues.

Soudain, elle se dégagea de cette incantation; Bernard, après le
_Sanctus_, s’était agenouillé; elle demeura, un instant, assise et
réfléchit:

--Portzic est loin. Il n’y a plus que notre misère. En sortirons-nous?
Bernard est-il homme à m’aider? Il aurait dû se faire moine. Même tondu,
il serait beau sous le capuchon d’un froc. Je l’imagine chantant des
psaumes, méditant, lisant des mystiques, sans avoir à chercher son pain.
Voilà sa vie qu’il a manquée...

Or, à la même minute, Bernard, délogé de son exaltation par une soudaine
reprise des soucis terrestres, s’égarait en des calculs budgétaires dont
l’incertitude n’avait rien de jovial.

--Pourrai-je payer à Bonfils les trois mille francs de la première
annuité, plus les cinq cent cinquante d’intérêts pour les quinze mille
non encore soldés? Si, au moins, j’avais une femme économe...

Mais la hallebarde du suisse frappa sur les dalles trois coups secs. Il
se fit un remuement de chaises, puis un silence révérentiel. La
Consécration commençait. Hélène, à genoux, le front incliné, bien
qu’elle ne priât point du fond de son cœur, participait à la solennité
du mystère, ses vaines inquiétudes s’écartaient. Confus d’avoir subi,
juste alors, des pensers lourdement profanes, Bernard se jugeait
semblable à ce personnage des anciennes crucifixions qui, debout près de
la Croix, tourne vers la foule un visage distrait, oubliant que le
sacrifice est pour lui.

--Ah! mon Dieu! s’humiliait-il, je ne mérite pas à votre table le plus
bas bout de la nappe. Je voudrais être l’encensoir balancé devant
l’hostie, et le moindre souffle m’emporte, comme une vile fumée sur un
toit. Que je suis ladre et sordide! Celui qui ne vous donne pas tout,
c’est comme s’il ne vous donnait rien. Vous voyez ma détresse, non pour
moi, mais pour les miens. Je tremble pour eux, parce que je ne suis pas
sûr de vous. Devant vous, non devant les hommes, nous sommes des
indigents, d’insolvables débiteurs. Donnez-nous votre paix et
délivrez-nous du seul mal qui est de ne point vous aimer.

Hélène trouva brève la fin de la grand’messe, comme le dernier acte d’un
drame dont le prologue a duré longtemps. Paulette fut contente de voir
au maître-autel, le prêtre se retourner pour la bénédiction finale.
Adèle eût souhaité que la cérémonie se prolongeât sans terme. Elle
avait, mieux encore que son père, la béatitude aisée. Son minois suave
semblait plus limpide, comme si la clarté que buvaient ses prunelles,
fût ressortie de tout son être. Jamais elle n’avait assisté à une messe
aussi opulente, dans une église pareille à cette cathédrale. Le chœur,
plein de surplis blancs, de chasubles et de chapes dorées, entre les
colonnes angéliques, sous les reflets des hautes fenêtres multicolores,
lui présentait l’image d’une cour céleste. Les splendeurs du dehors se
réfléchissaient dans sa contemplation naïve, de même que les flammes des
cierges sur la page d’un missel fraîchement enluminé. Sa prière aurait
été le simple cantique d’un ravissement, si elle ne se fût souvenue
devant Dieu avec tendresse des siens et de leur infortune, des morts de
la guerre, des blessés, des agonisants, et de son oncle qui se battait
sans doute là-bas pour qu’une Adèle pût, tranquille, entendre chanter un
si bel office dans cette nef aux pierres blanches qui, elles aussi,
chantaient leur joie.

Mais les clergeons, les officiants, la maîtrise, les chanoines deux à
deux l’aumusse au bras, et l’évêque sous sa mitre éclatante, s’en
allaient vers la sacristie ample et ensoleillée. Le peuple, hâtif,
s’écoulait par toutes les portes. L’orgue se déchaîna en une sortie
fougueuse; l’orage d’une colère divine gonflait ses poumons tonitruants.
Bernard, avant de quitter la cathédrale, voulut en faire le tour; la
famille Dieuzède s’avança jusqu’au transept et s’arrêta devant les
degrés du chœur, considérant de plus près ce miraculeux ensemble.
Bernard se tint, quelques secondes, suspendu entre l’étonnement et
l’enthousiasme. S’il élevait ses yeux vers la voûte, ce gouffre de
hauteur le confondait. Mais le juste essor des piliers le rassura;
l’enthousiasme prévalut; il dit à mi-voix:

--Plus beau qu’une symphonie!

Ensuite, il ajouta, pour lui seul, un mot où s’articulait la finalité
surnaturelle du sanctuaire:

--_Adorer, c’est grandir._

Oui, les architectes, en portant si haut dans l’espace les sommets de
l’édifice, n’avaient pas seulement voulu se jouer de la matière
asservie, ou éclipser, pour l’orgueil du chapitre, les chœurs des autres
cathédrales. Leur œuvre configurait un monde béatifié par l’Ascension du
Verbe, victorieux des rampements de la Chute.

Hélène, attentive aux détails, admira de quelle svelte poussée les
colonnettes, d’un poli d’ivoire, avec leurs chapiteaux délicats,
allégeaient, en les cantonnant, les piles de l’hémicycle.

Les arcs aigus des travées, plus étroits derrière l’autel que sur les
flancs, de même qu’au-dessus la flexible armature des vitraux, et,
autour, l’harmonie du double déambulatoire, le jour diapré qui,
descendant du triple étage des verrières, immergeait les profondeurs de
l’abside et, sous les arêtes des bas côtés, tissait de vagues oriflammes
roses, tout cela, se disait Bernard, était sublime comme une vision,
solide comme une arche sainte, souple comme les lignes d’une futaie,
mystérieux comme le seuil d’un tabernacle d’éternité.

Cependant, Paulette, impatiente de voir du nouveau, s’était engagée,
entraînant Charles, à gauche, vers le creux des chapelles. Hélène allait
les suivre; Bernard et Adèle la retinrent vis-à-vis de la grande rosace
du Jugement dernier. Elle est dressée à vingt mètres du sol, et Bernard
ne pouvait, même avec ses lunettes, définir les personnages insérés
entre les nervures de ses rayons. Mais, au dessous, il en discernait
d’autres, bleus ou rouges, presque trop diaphanes, lavés de blanc; et,
tout bas, un prêtre, des princes à genoux, joignant ou éployant leurs
mains, renversant en arrière leurs faces suppliantes foudroyées sous les
blancheurs d’en haut.

Il tendait, pour mieux contempler, son visage illuminé de ses cheveux
bouffants. Hélène, moins captivée, se retourna, et aperçut, immobiles, à
quelques pas, les deux jeunes médecins militaires qu’elle avait
remarqués pendant la messe. Le grand, un crayon et une feuille de papier
entre les doigts, observait Bernard à la façon d’un artiste qui prend un
croquis. L’insistance de son attention déplut à Hélène, peut-être parce
qu’elle-même n’en était point l’objet. Elle toucha le bras de son mari,
chuchota:

--Pressons-nous; il serait temps de rentrer.

Qu’étaient devenus Paulette et Charles? On les retrouva au fond du
chœur, devant Notre-Dame du Chevet. Là, Paulette montrait à son petit
frère un vitrail où le clerc Théophile, celui qui vendit son âme au
Démon, met sa main dans la patte d’un Satan grotesque, habillé de vert,
une sacoche jaune au côté, et dont le museau d’ours rougeoie comme une
escarboucle de tous les feux de la géhenne. L’image amusait Paulette;
elle interrogea son père sur la légende du pacte. Il se contenta
d’expliquer:

--Tu vois, pour la sacoche pleine d’or, il se vend à la Bête! L’or,
c’est le Diable.

--Il en faut quand même, murmura Hélène, levant les yeux jusqu’aux
ogives de la voussure. Des anges y étaient peints, d’une grâce
nonchalante, penchés avec des théorbes à cordes d’or qu’ils touchaient.
Ceinte de ses vitraux qui se découpent en médaillons céruléens et
rutilants, la chapelle ressemblait au vestibule d’un Paradis
qu’illuminerait le soleil d’un autre monde. Hélène eut un instant de
douceur inopinée. Ces magnificences l’enveloppaient comme un vêtement.

Puis, soudain, elle vit resurgir, derrière la grille, à l’entrée de la
chapelle, les deux poursuivants inconnus. Le blond paraissait examiner
les sujets d’un vitrail. Le dessinateur ne tenait plus son crayon; il
considérait la famille Dieuzède d’un air d’étonnement avide,
indéfinissable, comme si elle fût un mystère à déchiffrer. Lorsque
Hélène, en sortant, passa devant lui, rapide, indifférente, elle sentit
glisser le long d’elle son regard scrutateur et caressant. Elle ne se
crut point troublée. Malgré tout, pour la première fois depuis son
arrivée au Mans, l’hommage d’une œillade virile, venu d’un homme qu’elle
devinait hors du commun, s’adressait à sa personne. Un léger sursaut de
vanité contente s’amalgama dans son impression aux éblouissements de la
cathédrale.

Elle avait hâte d’être rentrée chez elle; le dimanche, elle faisait
l’économie de Mme Couaneau. Personne, en leur absence, n’avait préparé
le repas. Elle se précipita tout droit vers la cuisine; et, tandis
qu’elle s’agitait, faisant sonner sur le carrelage les hauts talons de
ses bottes lacées, elle dit tout d’un coup à Bernard qui, au seuil de
l’arrière-boutique, dépliait un journal:

--Sais-tu? A la fin de la messe, une idée heureuse m’a distraite. Pour
attirer la clientèle, nous devrions vendre des journaux.

--Tenir des journaux! s’étonna-t-il. Pourquoi pas un zinc où nous
servirions des apéritifs? D’abord, je n’admettrais que certains
journaux; je ne veux pas être un empoisonneur public. Et puis, il
faudrait ouvrir le dimanche...

--Eh bien! trancha-t-elle d’un ton brusque, nous ouvrirons jusqu’à midi.
En temps de guerre on n’est pas si _puritain_...

--Non, ma chérie, c’est impossible. Mieux vaudrait organiser un cabinet
de lecture.

--Il y en a un déjà, et dans une ville où on ne lit rien...

Les enfants, après être montés mettre leurs tabliers, redescendaient.
Hélène, devant eux, ne prolongea point le débat, confiante de ployer
Bernard à ses vues, non sans résistance, car, sur les questions de
principes, elle le connaissait épineux. En attendant, l’accueil hostile
qu’il faisait à «son idée» la froissa. Elle s’attabla, manifestement
boudeuse. Bernard s’en voulut de l’avoir contrecarrée en termes rudes.
Mais cette perspective de vendre des journaux l’indignait comme une
chute inutile dans la vulgarité. Hélène recommençait à tourner la meule
de ses tristesses. Fallait-il donc qu’au sortir des plus saintes
merveilles on se retrouvât les mêmes qu’auparavant? Peut-être aussi la
salle où ils mangeaient pesait-elle sur son humeur. Les volets du
magasin restant clos, l’arrière-boutique prenait la morosité d’une cave;
à peine si les reflets du soleil qui chauffait la muraille de la cour
franchissaient l’unique et basse fenêtre et dégageaient de la pénombre
quelques assiettes bretonnes contre la tapisserie.

Pour chercher une diversion, Bernard lui proposa:

--Veux-tu que nous allions passer l’après-midi à la campagne? Il fait si
beau!

--Sortez, si vous voulez, répondit-elle avec une pointe d’amertume. J’ai
trop de choses à mettre en ordre dans la maison.

Il insista, la supplia; sans elle, rien d’agréable n’était possible;
elle priverait les enfants «d’une bonne partie». Elle baissa les yeux,
grignotant des miettes qu’elle ôtait à la croûte de son pain... Plus
elle voyait Bernard contrarié, plus elle se retranchait dans un silence
négatif. Le dîner fini, Paulette, afin de vexer son père, prétexta une
migraine, déclara qu’elle ne sortirait pas. Adèle la suivit en haut et
se mit en devoir de la secouer:

--Tu veux faire _bande à part_! Tu n’es qu’une sotte.

--Pas du tout, protesta Paulette, d’une voix traînarde qui affectait une
gentillesse d’apitoiement, petite mère va être seule; moi, je lui
tiendrai compagnie.

--Alors, ta migraine?

--Oh! oui, la tête me fait mal, de plus en plus. Je vais m’étendre sur
mon lit. J’ai trop, ce matin, à la cathédrale, regardé.

Bernard, l’entendant se plaindre, ne put être dupe de sa comédie.
Pourtant il s’abstint d’intervenir: s’il bousculait Paulette, Hélène en
serait chagrine. Mais le cabotinage précoce de cette enfant l’effraya;
comme elle savait déjà mentir, et en se persuadant qu’elle disait vrai!

Adèle, heureusement, était sa consolation. Il retrouvait en elle, plus
déliées et pures, les parties lumineuses de son être; et, des Restout,
elle n’avait pris que les énergies pratiques. Une grâce d’élection avait
filtré les deux ascendances pour en conjoindre le meilleur dans cette
âme exquise.

Il l’emmena donc seule avec Charles; tous trois firent un simple tour le
long des quais. Lorsqu’ils revinrent au logis, ils s’étonnèrent en
percevant de la rue les sonorités d’une harpe. Bernard tressaillit d’une
sorte de joie amoureuse.

--Ah! dit Adèle, maman voulait nous faire une surprise.

Ils trouvèrent en effet Hélène aux prises avec son instrument délaissé
depuis des mois. Une fantaisie, pendant leur absence, lui était venue de
reprendre contact. Elle s’évertuait à remettre au diapason les cordes
trop basses. Paulette était là, installée au fond d’une bergère,
flattant d’une main l’échine de Tuong assoupi sur ses genoux, et lisant
le feuilleton d’un journal de mode; car elle se plaisait, disait-elle,
«à lire en musique».

--Tu n’imagines pas, exprima doucement Bernard, ce qu’à t’entendre j’ai
ressenti. J’ai cru que nous n’étions plus ici, mais encore là-bas, chez
nous...

Hélène s’interrompit de jouer, repoussa, comme lasse, la harpe sur le
tapis.

--C’est trop de misère pour _s’accorder_. J’y renonce.

--Voyons! protesta son mari, tu n’es plus une débutante. Un peu de
patience. Que vas-tu nous jouer?

--Il faudrait d’abord me refaire des durillons, répliqua-t-elle en
montrant le gras de ses doigts potelés, rouge et mordu par le pincement
des cordes.

Elle se rassit pourtant, ramena la crosse de la harpe contre son épaule
et préluda d’une façon vague; ses mains parcouraient au hasard le
clavier tremblant; elle paraissait chercher dans sa mémoire un thème qui
ne revenait plus.

--Joue donc _Une fièvre brûlante_, insinua Bernard debout contre la
cheminée, caressant les longues mèches de sa chevelure subtile comme une
harpe éolienne.

Hélène se laissa persuader; la musique était une sphère où elle se
rencontrait avec lui sans froissements. Elle aimait, d’ailleurs, à faire
vibrer sur sa harpe cette romance de _Richard_ si simple et rythmée
comme le souffle qui gonfle une poitrine.

Bernard s’établit dans un fauteuil, à distance, le dos tourné au jour,
afin de se recueillir profondément. La vieille cantilène, tant de fois
réentendue, tisonnait en sa mémoire des émotions jamais éteintes: à
cette heure, pour les exilés qu’étaient lui et les siens, chaque note
disait l’attente d’une délivrance inconnue; une infinité de cœurs
endoloris semblaient, par ce sanglot mélodique, alléger leur compassion.
Bernard amalgamait à l’impression du chant des réminiscences de l’orgue
et de la cathédrale.

Mais, quand la musicienne eut achevé le motif, elle le reprit avec des
variations improvisées. La nostalgie pieuse de Bernard se résolut en
molles délices qu’il connaissait trop bien. De temps à autre, il suivait
des yeux les doigts d’Hélène courbés sur les cordes, son pouce écarté
nerveusement. Les pulsations des veines sous la peau bleuâtre
n’étaient-elles pas elles-mêmes une musique?

La trame éthérée des arpèges défaisait et laissait renaître la forme
d’une Hélène idéale vêtue d’une lumière de songe. Apparition instable
volatilisée dans les spirales sonores, et où se mêlaient des images de
feuillées scintillantes sous des brises, d’un arc-en-ciel irisant la
plus lointaine vague de la mer, et d’un rayon de lune que ses lèvres, un
soir de printemps, baisaient sur le front blanc d’une femme heureuse...

Mise en ardeur par ce début, les nerfs exaltés, les joues presque
vermeilles, Hélène commença un autre morceau, un andante de Beethoven,
celui de la sonate en ut dièse mineur; et, de son mieux, elle pétrissait
les harmonies du majestueux lamento. Deux coups de poing, cognés au
dehors contre les volets de la librairie, l’arrêtèrent brusquement.
Adèle, assise près de la fenêtre, l’ouvrit à la hâte, et Charles se
pencha comme elle, regarda.

--Un porteur de dépêche, dit-elle tout émue, avant de bondir vers
l’escalier.

De qui venait, un dimanche, ce télégramme? Il ne pouvait enclore que des
choses anormales ou sinistres. Les Dieuzède furent précipités hors de la
féerie musicale sous l’appréhension des durs événements. Hélène s’élança
au devant d’Adèle et, en remontant, déchira plutôt qu’elle ne décolla
les coins du papier bleu.

--Ah! fit-elle suffoquée, après avoir lu. Je m’en doutais... Le pauvre
garçon!

Bernard prit de ses mains la dépêche et, à son tour, lut haut:

  «Jules sérieusement blessé. Évacué sur le Mans.

  «RESTOUT.»

Un silence de consternation, au premier instant, opprima toute la
famille. Bernard, avec sa grande bonté, s’empressa de le rompre,
commenta dans un sens rassurant la désolante nouvelle. «Sérieusement
blessé» ne signifiait point que Jules fût en péril de mort. Cela se
disait d’une balle dans l’épaule, d’un «éclat» au talon. Pourquoi
s’affoler? D’ici peu, on saurait. Peut-être même Jules était-il arrivé
déjà.

Paulette, s’approchant de sa sœur, fit à voix basse une réflexion:

--Si l’oncle Jules mourait, nous sommes perdus.

Adèle haussa les épaules, détourna la tête:

--Oiseau funèbre, tais-toi.

Elle courut à sa mère et se pendit à son cou, sur-le-champ imitée par
Paulette qui exagéra. Hélène était encore pâle, trépidante de la
commotion, mais s’évertuait à se maîtriser, car, enfin, Jules vivait,
elle le verrait; sa présence serait une force.

--Maman, s’écria, joyeuse de tout, Adèle, c’est tant mieux que l’oncle
vienne! Nous le soignerons, nous le gâterons...

--Oui, appuya Bernard d’un ton grave, comme si cette parole lui coûtait
étrangement, c’est un bonheur pour lui...

Mais, trop averti par l’expérience, il n’osa terminer:

--Et pour nous.




III


Un lundi d’avril, vers une heure, deux hommes en uniforme bleu passé,
ayant à leur képi du velours et trois galons à leur manche, entrèrent
dans la librairie. C’étaient les deux médecins militaires rencontrés par
les Dieuzède, l’automne d’avant, à la grand’messe, le docteur Woronslas
Glenka et le docteur Brouland. L’un et l’autre avaient leur service au
même hôpital, celui justement où Jules était soigné.

Trépané à la suite d’une blessure au sommet du crâne, Jules restait sous
la menace de troubles nerveux, de crises épileptiformes, d’idées
sinistres et, certains jours, d’une obsession de suicide. En allant le
voir, Bernard et Hélène avaient revu Brouland et Glenka. Entre eux et
ces médecins s’étaient nouées les relations d’une amitié, semblait-il,
passagère. Brouland venait, pour se récréer, à la librairie; il y
feuilletait les livres nouveaux. Glenka, plus dessinateur que
neurologue, choyait en Bernard le modèle qu’il avait une fois crayonné,
et songeait à faire de ce visage fantastique une série d’études.

Hélène aimait peu Brouland; elle redoutait la pointe fascinatrice de son
coup d’œil, dont le froid bleuâtre la traversait comme avec une lame de
dissection. Elle se tenait devant lui, sur le qui-vive, en défense
contre ses duretés d’analyse. Normand, il maintenait partout son
quant-à-soi de Normand. Travailleur concentré, ambitieux, mais timide
par complexion et fier, il observait les autres et leur fermait les
approches de son intimité. Ses paroles sortaient lentes et rares,
proférées d’une voix sourde; il dardait volontiers d’acerbes aphorismes,
n’épargnant point les femmes, bien qu’il eût adoré la sienne, morte en
mettant au monde un fils qu’il choyait jusqu’à la folie. On le disait
très rude à l’égard des blessés, implacable pour les simulateurs, et il
les démasquait à force de torpillages électriques; Jules, simpliste dans
ses hyperboles, comparait le matelas où les patients devaient s’étendre
«au chevalet de l’Inquisition».

Glenka, au contraire, les eût persuadés, en les torturant, qu’il les
couchait sur un lit de roses. Polonais par son père et, par sa mère,
Provençal, il était né avec un étrange privilège d’insouciance radieuse;
il se croyait fait pour tous les bonheurs; la vie ne l’avait pas encore
détrompé; et il communiquait autour de lui son illusion. Il ressemblait
au Merlin de la légende que suivait la fée du printemps; n’importe où il
passait, quelque chose de magique vibrait dans l’air. Dès qu’il avait
connu les Dieuzède, il s’était empressé de leur prédire la réussite; en
effet, il les prôna, décrivit à quelques femmes, ses admiratrices, le
libraire aux cheveux éoliens, son intérieur original, ses enfants
«délicieux», le talent d’Hélène sur la harpe; et, sans tarder, un noyau
de clientèle s’ébaucha.

Bernard accueillit comme un envoyé du ciel le bienfaiteur imprévu; il
lui rendait, selon sa coutumière largesse, pour un œuf, un bœuf; sa
gratitude ornait de tous les prestiges l’ami bénévole: Glenka était un
artiste surprenant; Glenka comprenait merveilleusement la musique;
Glenka était un homme de grand cœur, un héros: n’avait-il pas, aux
Dardanelles, blessé lui-même, rapporté sur son dos, jusqu’au poste de
secours, un officier mourant?

Un point trouble, malgré tout, offusquait la beauté du personnage: on
savait Glenka marié; or, il sous-entendait sa femme, la délaissait et
lui envoyait tout juste de quoi vivre à Toulon où, depuis quatre ans,
Mme Glenka mère l’avait recueillie.

En dépit de son enthousiasme, Bernard sentait les tendances du médecin
hostiles au plus profond des siennes: Dieu, pour Glenka, se réduisait à
«l’ensemble des Forces»; la volupté et la mort, prétendait-il,
rythmaient la seule loi divine des êtres; il s’égayait presque à
regarder bondir, se culbutant sur le fond rouge de la guerre, les
marionnettes des peuples en furie. Il ne voulait, par delà les
apparences, concevoir que «l’abîme inconnu». Enfin, sous l’aménité de
son humeur, Bernard apercevait un naturel inconstant, voluptueux, et
quelquefois le mépris des faibles.

Hélène, bien plus que lui, admirait Glenka. Elle oubliait, lorsqu’il lui
parlait, tant sa camaraderie se faisait simple, qu’elle était une petite
commerçante, dans une boutique de misère. Opposée aux gaucheries de
Bernard, sa victorieuse aisance l’émerveilla: il n’avait qu’à toucher de
l’ongle les obstacles, et les obstacles s’effaçaient; il charmait, sans
se mettre en peine de charmer, comme si chaque pulsation de sa jeunesse,
dans sa chair en fête, avait émis autour de sa présence les atomes d’une
clarté fluide, pleine de bien-être. Mais l’attrait qui sortait de lui ne
paraissait impliquer rien, pour elle, d’un émoi périlleux. L’hypothèse
d’une inclination demeurait infiniment distante des possibilités qu’elle
eût admises. Elle se jugeait une honnête femme; elle ne s’imaginait pas
devenue autre chose. Se laisser prendre eût été si banal et si sot!
D’ailleurs, Glenka gardait avec elle un ton de paisible gentillesse, ne
l’inquiétait par aucune galanterie. Et, d’un jour à l’autre, il pouvait
recevoir un ordre de départ, retourner au front; peut-être, ensuite, ne
le reverrait-elle jamais. Il ne serait, dans sa vie, qu’un passant
lumineux entrevu par le soupirail d’une cave.

Une seule chose lui déplaisait, la liaison de Glenka et de Brouland. Ils
arrivaient très souvent ensemble; impossible de recevoir l’un sans
accepter l’autre.

Ces deux hommes étaient deux antinomies. Par quel mystère
s’entendaient-ils si bien? Brouland adhérait à d’intransigeantes
certitudes; il avait écrit, sur _la possession diabolique_, un livre où
l’expérience de l’observateur s’étançonnait des arcs-boutants du dogme.
Quelles raisons lui faisaient tolérer le scepticisme de Glenka?
Espérait-il le convertir? Chacun d’eux, comme l’expliquait Bernard,
concédait sans doute à son ami un domaine réservé dont il ne violait
point la clôture.

En fait, Glenka, ondoyant, trouvait une jouissance à éprouver sa
souplesse contre les rigueurs d’une logique malaisément réfutable. De
plus, il utilisait, dans les cas difficiles, le savoir du neurologue;
Brouland, à son tour, subissait les séductions de Glenka et convoitait
ses puissances de réussite; il y avait toute une part de Glenka qu’il
aurait voulu être lui-même.

Bernard n’eut donc aucune surprise, quand il reconnut, devant la porte
du magasin, leurs ombres jumelles. A une heure,--c’était le moment de
liberté qu’ils s’octroyaient,--il les attendait toujours d’une façon
vague; il désirait leur visite brève, de même que celle de Toustain, car
il avait soif d’amitiés, et le poids de son intérieur augmentait son
obscur besoin d’une diversion.

Il était assis à son bureau, tout seul, des feuillets administratifs
étalés autour de lui. Pour grossir de quelques sous les piètres gains de
chaque jour, il copiait sur des feuilles de rôles les noms des
contribuables; ses yeux s’usaient à cette besogne ingrate; il s’y
acharnait, même le soir, éclairé, faute de pétrole, par un débile
lumignon à essence; il noircissait des pages jusqu’à ce que les mots se
brouillassent pour ses pupilles et que son porte-plume tremblât entre
ses doigts crispés.

A l’entrée des deux docteurs, il glissa vivement les rôles dans son
buvard, ôta ses lunettes et se leva, quelque peu lourd, les membres
raides.

--Cher ami, dit-il à Glenka, tandis que Brouland restait en arrière,
vous êtes, cette fois, le fourrier du renouveau.

Le printemps de 1917 avait commencé par des jours de glace, comme
maudits sous les neiges et l’aquilon. Pas une feuille des marronniers
n’osait s’ouvrir. Mais, ce lundi, une tiédeur soudaine dissolvait
l’hiver; le ciel rapprenait à se montrer bleu. Bernard, le matin, avait
humé dans son jardinet l’acide humidité du gazon qui repousse.

--Le printemps, répondit Glenka, fait surgir les escargots de leurs
coquilles. Nous vous annonçons une visite...

--En effet, expliqua Brouland, j’ai accordé une permission à Jules; il
est assez bien pour supporter une sortie. Vous le verrez tout à l’heure.

--Ah! tant mieux, fit Bernard, quoique la nouvelle ne lui fût pas
entièrement agréable.

Au fond du magasin, la tenture fleurdelisée bougea. Paulette, avantagée
d’un tablier rose, parut et s’avança, l’air lutin et coquet; elle plia
le genou pour faire sa révérence à Glenka, puis à Brouland, et leur
tendit le bout de ses doigts comme une demoiselle bien apprise. Charles
trottinait sur ses talons, ébaudi, curieux, attiré par la force
souriante de Glenka. Le docteur enleva d’une seule main, à la hauteur de
ses lèvres, l’enfant qui attendait cette prise de possession familière
et, pour l’embrasser sur les deux joues, écarta les boucles en désordre
de ses cheveux ingénument dorés, plus fins qu’un duvet d’oiseau.

--Oh! le bon petit gas, dit-il en le reposant à terre; et, d’un regard,
il nota les accents de son minois poupin, mais négligea cette fleur
d’innocence ineffable qui angélisait la rondeur des lignes.

--Oui, appuya Paulette, becquetant avec une sorte d’avidité jalouse les
joues de son frère, il est bon... il est bon _comme de la graisse
d’oie_.

Glenka rit de sa boutade; Bernard la trouva choquante; Brouland
considéra Paulette de même que, dans son cabinet, un malade dont il eût
établi le diagnostic: quelle profondeur de jalousie, quel dur orgueil
d’intelligence accusait ce geste, ce mot non prémédité?

Mais il tomba en arrêt devant un ouvrage sur _la physiologie de
l’extase_, s’assit à l’écart, découpant un chapitre, et sembla oublier
tout ce qui l’environnait.

Glenka s’était dirigé vers l’armoire flamande; Bernard l’ouvrit à son
intention; il en retira un carton vert où le dessinateur avait enfermé
des esquisses. Glenka voulait, puisque le temps était doux et beau,
achever en plein air, dans le jardin, le portrait de Bernard délaissé
plusieurs semaines. D’après lui, pour fixer l’intime d’un visage, la
couleur était grossièrement inutile; mais la lumière modifiait le
mouvement des formes, leur tacite harmonie:

--Vous regarderez l’herbe neuve, un arbre verdissant. Le soleil
immergera vos contours. Les directives de vos traits n’auront plus la
même inclinaison mélancolique. Et puis le nimbe de vos cheveux...

--Volontiers, répondit Bernard que sa lassitude d’un travail abêtissant
et son indolence originelle portaient à chérir l’occasion d’un repos. Si
des clients se présentent, Adèle descendra. Ma femme est occupée...

Adèle, d’ordinaire, se dispensait de paraître lorsque Glenka survenait.
Ce n’était point chez elle sauvagerie; seulement les prestiges de
l’étranger beau parleur lui causaient une sorte d’inquiétude qu’elle ne
s’expliquait pas.

--Est-ce possible, disait-elle dans sa naïveté lucide, qu’un homme qui
ne croit guère en Dieu soit si charmant?

Quant à Hélène, on l’entendait circuler à travers sa chambre, achevant
sa toilette, ce jour-là, tardive.

Les deux messieurs passèrent donc au petit jardin, où Paulette
s’empressa d’apporter un pupitre de violon, chevalet improvisé dont
l’artiste se contenterait.

Bernard, assis contre la maison, dans la courte zone d’ombre que le
soleil avançant sur le toit allait bientôt dévorer, prit comme objet de
contemplation une branche de magnolia, pendante par-dessus le mur de la
cour voisine.

A Portzic, le jardin s’enorgueillissait d’un bosquet de magnolias
taillés ou plutôt ciselés en cônes; chaque été, quand s’ouvraient, au
faîte des verdures étincelantes, les grosses fleurs d’un blanc charnu,
on eût dit qu’une forêt de citronniers concentrait autour du manoir ses
effluves exaltants. Bernard ne demandait qu’à suivre la réminiscence
pleine de délices. Mais la vue des feuilles épaisses, vernissées,
suscita pour sa mémoire une similitude avec les arbres à caoutchouc.
Cette espèce botanique lui était devenue exécrable; afin d’éloigner
l’analogie importune, il se retourna vers le portraitiste debout
vis-à-vis d’un carton posé sur le pupitre.

Le crayon de Glenka, finement pointu, manié d’une façon nonchalante
entre le pouce et deux doigts conjoints, jetait au milieu d’une feuille
blanche comme de légères arabesques. En construisant le profil de
Bernard, il ne se préoccupait du modèle que par intervalles, se
souvenait d’esquisses antérieures, de la figure déjà formée dans sa
vision. L’admirable angle facial apparut, le nez tranchant, le nez à la
Paganini, l’oreille au lobe trop long, mais à demi perdue sous la
chevelure vaporeuse. Sa légèreté, son assurance d’exécution étaient
surprenantes. Il massait les ombres à traits rapides, revenait sur
certaines lignes, les caressait lentement, sans paraître les retoucher.
Surtout il s’arrêtait à l’œil nébuleux et suave, à ce regard enfoncé
dans l’invisible, celui, songeait-il, d’un revenant qui a longé les
rives du grand mystère.

Pendant quelques minutes, la ferveur de son attention tint Bernard
silencieux. Il participait à la volupté de la main qui recréait la forme
idéale de son visage et, cependant, souffrait un confus malaise
d’abandonner à un maître ce double de sa personne.

Mais il entendit sortir de la cuisine un bruit de fourchettes piquant
des viandes, de mâchoires mastiquant. Mme Couaneau dînait et sa fille
Sidonie l’aidait à faire les plats nets.

Sidonie Couaneau avait été, dix-huit mois, femme de chambre chez la
marquise de Bonnétable, dans une maison où «l’on avait son content».
Elle venait de perdre sa place, à la suite d’une aventure avec un soldat
belge qu’elle rencontrait au skating de Pontlieue. Elle dut confesser à
sa mère qu’elle «pouponnait».

--Toi! _Un enfant!_ s’était récriée la pratique Mme Couaneau. _Par ce
temps de vie chère!_

Elle confia, en pleurnichant, aux Dieuzède, l’embarras de sa fille.
Bernard fut attendri; Hélène avait besoin d’une lingère pour les
raccommodages; Sidonie savait coudre. Hélène la prit à cette condition
qu’elle la nourrirait, mais la paierait très peu, jusqu’à ses couches.

Bernard, en écoutant bâfrer la mère et la fille, s’avisa de réfléchir
quelle aggravation de dépenses ces deux bouches en plus lui
infligeraient au bout du mois. Puis il se tança de regretter une bonne
œuvre, d’être, encore là, un chrétien d’une foi mesquine. Cette idée
sans douceur altéra tout d’un coup sa physionomie tranquille, la
contracta, la déprima. Glenka s’en aperçut et, n’atteignant plus
l’expression cherchée, il interrompit son dessin, s’approcha de Bernard:

--Mon cher Dieuzède, _êtes-vous trop heureux en amour_? ou bien
travaillez-vous à l’excès? Vous avez, pour l’heure, une mine de fatigue.
Vous devriez vous mettre, une bonne huitaine, au vert.

La première et indiscrète question étonna Bernard; il la laissa tomber
et répondit avec un sourire quelque peu contraint:

--Je travaille, c’est vrai, au delà de mes forces. Il le faut bien.
J’apprends à vivre pauvre.

«Vivre pauvre», ces deux termes, en apparence, contradictoires, firent
glisser un nuage sur la face de Glenka. Un homme dans la gêne n’aurait
pas dû remettre en mémoire à un ami fortuné qu’il pouvait devenir
gênant, si, quelque jour, par un appel de détresse il troublait la libre
allure de ses capitaux.

--Mon cher, protesta le docteur, en lui posant la main sur l’épaule,
avant que vous ayez connu la vraie pauvreté, l’aisance vous reviendra.
L’affaire de Jules va se relever, soyez-en certain.

--Mais, reprit Bernard, d’une voix plus insouciante, après la guerre,
tout le monde, sauf les voleurs, sera pauvre. Il vaut mieux s’exercer à
l’être dès maintenant.

Hélène, au même instant, surgit hors de l’arrière-boutique, pressée,
impatiente on ne savait de quoi, ou comme soulevée par des ailes d’une
illusion. Sa mise accusait des velléités d’élégance. Sur un corsage gris
perle à peine fané elle avait jeté une pèlerine de fourrure en faux
skungs, récente et folle acquisition qu’elle aurait naguère abandonnée à
sa femme de chambre. Un parfum subtil d’origan voltigeait à la suite de
sa fluette personne.

--Vous venez pour que je fasse aussi votre portrait? lui demanda Glenka
d’un air de négligence badine.

--Oh! non, docteur, pas ici. J’aurais trop la silhouette d’une panthère
en cage qui s’étire et bâille contre les barreaux.

Elle refusait, confusément dépitée qu’il n’eût pas commencé _par elle_.
Sans y prendre garde, elle jalousait Bernard en tant qu’il absorbait
l’attention de l’artiste. Mais Glenka, au lieu de la supplier, se
rabattit vers un autre caprice:

--Eh bien! Vous m’accorderez Paulette pour un dessin à la plume qui
m’amuserait.

Paulette avait disparu, pendant que Bernard posait, comme si elle
voulait signifier que cette séance la laissait indifférente. Elle
revenait à présent, enveloppée d’un manteau blond et coiffée d’une
capote brune qu’égayait un nœud bleu; elle portait sous son bras une
serviette d’écolière, car l’heure de la classe approchait.

--Oui, grand ami, s’écria-t-elle avant que sa mère eût permis ou
défendu, je suis tout à vous.

Preste comme un moineau, elle s’élança jusqu’à la chaise inoccupée, en
face du pupitre.

Au même instant, Adèle, prête à partir avec Paulette, entra d’une
démarche paisible, dans le jardin. Elle tenait un petit paquet de livres
et des cahiers noués par une courroie. Son manteau, du même blond que
celui de sa sœur, seyait beaucoup mieux au blanc rosé de son teint. Elle
salua modestement Glenka et vint droit auprès de Bernard qu’elle
embrassa en lui disant: «Au revoir.» Il méditait, incliné devant
l’esquisse de son profil:

--Admire,--et il retint Adèle comme seule capable d’admirer,--ce délié
des traits, cette profondeur du regard, ce nuageux des ombres...

--C’est bien toi, répondit Adèle, c’est _quelque chose de ton âme_.

Glenka fut saisi de cette parole et de la voix cristalline qui la
prononça. Auparavant, il n’avait qu’entrevu Adèle dans la demi-clarté
grise du magasin. Elle lui révéla soudain les grâces d’un angélique
printemps: le duvet de lumière qui veloutait ses joues, les lignes
incarnadines de ses lèvres achevées en deux fossettes, son nez mutin
l’eussent fait songer à une ingénue de Greuze; mais la coloration des
sourcils relevait d’une énergie singulière la fluidité des yeux; ce
front si délicat semblait touché par les fraîcheurs d’une aurore
supraterrestre.

Une idée traversa la fantaisie de Glenka: portraiturer ensemble Adèle et
Paulette; il expliqua aussitôt son désir à Mme Dieuzède. Mais Paulette,
sans attendre la réponse, eut l’audace d’insinuer entre haut et bas:

--Vous savez, docteur, Adèle n’aime pas à poser; elle me l’a dit;
n’est-ce pas, Adèle, que tu me l’as dit? C’est maman qui voudrait être à
sa place; vous devriez la prendre.

Hélène devint rouge; une veine bleuâtre qu’elle avait au milieu du front
se gonfla sauvagement. La colère l’emporta d’une façon foudroyante, et
deux claques cinglèrent la figure de Paulette abasourdie:

--Taisez-vous, mademoiselle; en classe, tout de suite!

Paulette, suffoquée de cette violence, décampa, et sa sœur s’éclipsa,
légère comme une sylphide.

Bernard se demanda, stupéfait, quel bizarre motif déchaînait contre
l’enfant préférée un courroux exorbitant. Glenka prenait un air sérieux,
presque froissé:

--Pardonnez-moi, docteur, dit Hélène, la gorge tremblante, si j’ai déçu
un de vos souhaits. Mais Paulette est intolérable. Il lui fallait une
leçon rude et subite. Et puis, je suis tellement nerveuse, contrariée!
Tout m’exaspère. Je dors à peine trois heures par nuit; et, quand je
m’endors, même dans le sommeil, ce qui est affreux, l’imminence de
l’insomnie m’obsède.

Devant ces impétueuses excuses féminines Glenka fut aussitôt rasséréné.
Il pénétra Hélène de son œil chaud, paisiblement dominateur; puis sa
voix incisive et grasse énonça:

--Chère madame, je vais vous proposer un remède pour l’insomnie; chaque
fois que vous vous réveillerez ou que vous ne pourrez dormir,
répétez-vous: «Notre ami, le docteur Glenka, veut que je dorme», et ne
songez à rien d’autre.

Le conseil fut émis d’un ton si naturel qu’Hélène ne s’en offensa point.
Elle éclata d’un rire incrédule:

--Vous croyez que votre vouloir, à distance, serait efficace? Alors il
faudrait ne plus penser qu’à vous. Qu’en dirait mon mari?

--Il serait plus expédient, opina sans respect humain Bernard,
d’invoquer Notre-Dame du Bon-Secours.

--Cela peut revenir au même, répliqua le docteur en affectant un grand
calme. Reste à savoir laquelle des deux forces de suggestion aura le
plus de réalité.

Sur ces mots, il retira du pupitre le carton où il enfila son incomplète
esquisse, et, tendant la main à Bernard après avoir baisé celle
d’Hélène, il se dirigea vers la maison. Mme Couaneau et Sidonie, au
seuil de la cuisine, se tenaient curieusement; elles le regardèrent
s’enfoncer avec Hélène dans la pénombre de l’arrière-boutique. Bernard,
le pupitre à la main, marchait devant eux. Mme Couaneau chuchota contre
l’oreille de sa fille une phrase dont la malice égrillarde dérida la
grosse et plate figure de Sidonie.

Dans le magasin, Bernard, voulant réparer les brusqueries d’Hélène, dit
à Glenka:

--Je pense bien, cher ami, que la petite tourmente de tout à l’heure ne
changera rien en vos projets. Le jour où vous voudrez, mes enfants
seront à votre disposition. Nous tenons à honneur qu’ils soient
crayonnés par vous.

--Soyez tranquille, repartit Glenka, je voudrais conserver les nuances
de vos traits _à tous_. Peut-être ne suis-je plus ici pour longtemps.

Prononça-t-il cette dernière parole afin d’évaluer quel en serait
l’effet? Hélène y parut indifférente, même trop; en revanche, la bouche
de Bernard se plissa d’un déplaisir qui n’était point affecté: il aimait
Glenka, comme s’il avait reçu de lui des bontés prodigieuses; il
s’étonnait de ses précellences, et, par son contact, de même que
Brouland, se les appropriait.

Brouland était resté assis dans son coin, aux prises avec le livre dont
il se soumettait la matière, happant au milieu des pages l’essentiel à
mesure qu’il les découpait.

--Ce bouquin signifie quelque chose? s’enquit Glenka par complaisance,
comme pour avertir Brouland: «Mon vieux, c’est l’heure de nous en
aller.»

--Oui, beaucoup. Ainsi, la fameuse extase simultanée de saint Jean de la
Croix et de sainte Thérèse enlevés tous deux jusqu’au plafond du
parloir, bien que l’un se cramponnât à sa chaise, et l’autre à la
grille, ce phénomène est commenté d’une façon intelligente qui respecte
l’inexplicable là où cesse le jeu des causes naturelles... Je l’emporte,
ajouta-t-il, passant le volume à Bernard.

Le libraire se mit en devoir de l’envelopper. Les deux médecins
continuaient quelques propos antagonistes sur la nature de l’extase;
plus attentif à leurs arguments qu’au paquet à plier, Bernard l’achevait
avec une lente nonchalance. Hélène, tout d’un coup, le lui ôta des
mains, et, à mi-voix:

--Laisse-moi ça, frémit-elle; tu me fais bouillir.

Il ne se rebiffa point au choc de cette humiliation rapide. Une voiture
s’était arrêtée devant le magasin; appuyé sur une canne, Jules entra;
tous les regards convergèrent de son côté. Son visage glabre, jaune
comme un marbre oublié chez un antiquaire, devait à sa maigreur une
âpreté de contours plus sculpturale; il évoquait, avec sa mèche au
milieu du front, le masque impérieux de Bonaparte au pont d’Arcole. Mais
la commissure des lèvres se renflait amèrement, le blanc anémique des
prunelles était presque terrible; un feu hagard y tressaillait, puis se
voilait. Il se présenta, la mine haute, le buste dégagé, se donnant
l’air d’être valide, certain de sa guérison. Comme Brouland s’informait
si cette première sortie ne l’avait pas trop secoué:

--Moins que vous l’auriez cru, monsieur le major. Quelques vertiges, des
contractions, par instants, dans la jambe droite. Les bruits de la rue,
le grand soleil me font un peu de tintouin. J’arrive à dominer tout
cela...

Brouland, précis dans ses enquêtes, lui posa encore une ou deux
questions. Mais Jules lui déclara qu’il ne voulait rien savoir de ce
qu’il éprouvait. Raidi contre son infirmité, il aurait voulu l’ignorer
pour l’anéantir. Il tremblait, au fond, de retomber entre les serres du
désespoir, et, d’avance, s’évertuait à l’annihiler par des idées
adverses.

--Les psychologues, déclara-t-il en plastronnant, ressemblent à des gens
qui regardent leur langue dans une glace. Moi j’ai autre chose à
faire...

Pourtant, dès que les médecins s’en furent allés,--et leur départ le
soulagea,--il s’affala sur un siège, ferma les paupières; il sentait les
fibres de sa tête taraudées par les vibrations du dehors subies durant
son trajet, et son entendement vide comme une plaque photographique où
nulle image ne pouvait se révéler. Il venait d’ôter son bonnet de
police. Au sommet de son crâne, dans le creux que Paulette, avec sa
drôlerie féroce, dénommait «le bénitier de mon oncle», sous la peau
tendre et luisante, Hélène voyait presque palpiter le cerveau nu. La
déchéance physique de son frère la contristait, et, plus encore,
l’effrayait pour l’avenir de son entreprise. Ce garçon si fier de sa
vigueur ne serait peut-être désormais qu’un éclopé, inapte aux travaux
amples et au commandement. S’il retournait à Singapour, le climat
l’achèverait.

Bernard, transpercé d’une compassion véhémente, débattait en lui-même
s’il instruirait Jules ou non d’une circonstance pénible: la semaine
d’avant, il avait passé vingt-quatre heures à Paris, vu Dervart, et
tenté auprès de lui une démarche, sans avoir consulté son beau-frère qui
eût tout fait pour l’empêcher. Dervart, depuis que ses usines
fabriquaient, outre des boulons, des obus, accumulait des bénéfices que
Jules n’osait plus évaluer. Le bon Dieuzède, dans sa logique de rêveur,
s’était coiffé d’une espérance; il s’était dit:

--Cet homme, beaucoup moins riche, fut généreux. Maintenant qu’il gagne
des sommes _folles_, à ne savoir qu’en faire, si je lui demande, moi,
son associé, un prêt de quarante mille francs, ne me donnera-t-il pas,
sans barguigner, ce facile coup d’épaule?

Or, après une longue heure d’attente, Dervart l’avait reçu debout, entre
deux portes, avec le sans-gêne impatient d’un potentat débordé. Aux
premiers mots qu’aventura Bernard sur les caoutchoucs de Singapour:

--Singapour! Le beau four! Moi et vous, Restout nous a roulés!...

--C’est la guerre, essaya de protester Bernard.

--La guerre a bon dos. La guerre, mon cher monsieur, pour un homme qui
sait diriger sa barque, est une affaire comme une autre, à traiter plus
en grand. Votre Jules est un dindon, si ce n’est pas une fripouille. Il
peut, à l’avenir, claquer du bec. Plus un dollar, plus un centime. Et,
dites-le-lui bien, je ne le perds pas de vue; il faudra que nous nous
retrouvions, qu’il me rende des comptes.

Bernard, s’oubliant lui-même, alors essaya pathétiquement une apologie
de Jules. Mais, sur un coup de téléphone, Dervart disparut dans son
bureau.

Déconfit et indigné, au retour de cet infructueux voyage, Bernard
hésitait à prévenir Jules que Dervart l’abandonnait. Toute secousse
exposait le convalescent à une rechute dangereuse pour sa raison. Il
serait furieux de la fausse manœuvre exécutée à son insu; il chargerait
son beau-frère de reproches iniques; Bernard, ayant déjà trop pâti par
Jules, en dépit de sa placidité, sortirait de ses gonds; un désastreux
orage éclaterait. Et cependant, s’il se taisait, Jules, inquiet du
silence obstiné de Dervart, irait, avant peu, chercher à Paris une
explication. La brutalité imprévue du cynique brasseur d’argent pouvait
déterminer chez l’infirme une crise de folie, le précipiter au suicide
ou au meurtre. Ne valait-il pas mieux l’avertir doucement?

Tandis que Bernard délibérait sans se résoudre, Hélène s’approcha de
Jules qui, la tête penchante, les yeux clos, recueillait ses forces
instables dans cette pause d’homme exténué. Elle écarta une mèche de
cheveux collée à sa tempe humide, lui baisa le front. Il releva les
paupières, examina l’intérieur de la boutique, fut content d’y revoir
les restes du fastueux mobilier:

--Vous n’avez pas mal arrangé ce taudis.

Il s’était, d’avance, représenté la librairie et la maison tellement
sordides, offusquantes pour ses goûts de luxe et de grandeur que
l’assemblage de la tenture, de l’armoire et du canapé pallia l’exiguïté
du local, les boiseries fendillées et les taches de suie du plafond.

Des clients arrivèrent, plusieurs à la file, selon un rythme
d’involontaires concordances, comme Bernard mainte fois l’avait observé.

Jules eut le loisir de juger son beau-frère et sa sœur dans leur office
de marchands; il acquit l’évidence immédiate que ni lui, ni elle ne
s’étaient adaptés aux servitudes du négoce.

Hélène s’occupait d’une acheteuse de papier à lettres, grande femme
rousse, très maquillée, débordante de parfums, portant une robe de soie
d’un rouge insolent qui mettait en valeur, comme un maillot, les
saillies exubérantes de sa corpulence. Cette dame, à chaque nouvelle
boîte qu’Hélène lui présentait, après avoir palpé d’une main constellée
de bagues le grain du papier, l’épaisseur des enveloppes, levait les
yeux d’un air blasé vers la vitrine assez pauvrement garnie:

--Vous n’avez rien de mieux?

D’autres boîtes s’étalaient, puis s’empilaient sur le comptoir; Hélène,
au lieu de vanter sa marchandise, un doigt sur la lèvre, regardait
ailleurs, attendant avec dédain que la cliente se fût décidée.

--Lequel choisissez-vous, madame? pressa-t-elle enfin.

La dame rousse fit mine de se lever et de partir, sans rien avoir
acheté; puis, à l’improviste:

--Vous connaissez le docteur Glenka?

--Oui, madame, dit Hélène s’efforçant de retrouver un ton gracieux, il
est de nos amis.

--Il m’a parlé de vous, reprit la visiteuse, je vous sais excellente
musicienne. Pour une artiste, comme ce métier _de guerre_ doit être
ennuyeux!

Hélène, sourdement vexée d’une compassion mortifiante, lui répliqua:

--Mais, madame, le grand art est de se plier à tout.

Elle atténua cette phrase un peu sèche par des remerciements à l’adresse
des personnes qui voulaient bien faire connaître la librairie Dieuzède,
et loua en termes sobres le docteur Glenka. La dame renchérit dans un
panégyrique exalté. Hélène, pendant qu’elle l’écoutait, lançait des
coups d’œil d’impatience parmi les boîtes amoncelées sur le comptoir,
comme lui donnant à entendre:

--Finissons-en; décidez-vous.

L’acheteuse, négligemment, lui désigna enfin ce qu’elle daignait
choisir, «du vergé impérial», le plus cher, donc le plus beau.

Hélène s’assit à la caisse pour rendre sur un billet de cinquante francs
des coupures qu’elle prenait dans le tiroir, du bout de ses doigts.
Devant l’amie de Woronslas, «rendre la monnaie» lui paraissait un geste
humiliant. Les deux femmes échangèrent encore quelques mots aimables;
mais elles s’étaient jugées l’une l’autre et se déplaisaient. Hélène
soupçonna quelle secrète curiosité avait induit cette dame à venir voir
ce qu’elle était. Jules, qui suivait toute la mimique sans deviner le
jeu des sentiments qu’elle couvrait, estima qu’Hélène savait mal
achalander son magasin.

Bernard, de son côté, servait un prêtre d’une prestance imposante, dont
la figure sèchement jaunie lui rappela celle d’un vieux domestique qu’il
louait jadis pour servir à table les jours de réception. C’étaient les
mêmes lèvres correctes, les mêmes petits yeux gris, furtifs et
vigilants, mais refaits par la dignité autoritaire d’un sacerdoce jadis
ambitieux.

Ce personnage, pendant que Bernard lui cherchait dans un catalogue
l’éditeur d’un recueil de sermons commode «pour le ministère»,
inspectait les êtres de la boutique, les volumes alignés sur les rayons.
La dame en rouge dut le choquer; il affecta, jusqu’à ce qu’elle fût
partie, de tourner le dos au comptoir. Un exemplaire, mis en évidence
sur une table, de _Madame Bovary_, capta son attention et le scandalisa.
Comme Bernard le priait de recommander sa maison au clergé du diocèse,
il fit un signe bénin de consentement; mais, infléchissant un coup d’œil
subit vers le livre pestilentiel, il eut l’air de le découvrir, fronça
les sourcils.

--Voulez-vous, monsieur, me permettre un bon conseil? Nous ne demandons
qu’à vous être utiles. Toutefois, il ne faudrait pas, si vous souhaitez
une clientèle honnête, héberger des ouvrages _pornographiques_ comme
celui-là, un roman où l’Église est bafouée dans la personne d’un très
brave curé de campagne.

--Pornographique! s’exclama Bernard malgré lui. N’exagérez-vous point,
monsieur le Chanoine?--il lui donnait, à tout hasard, du chanoine.--J’ai
peine à voir en _Madame Bovary_ autre chose qu’un chef-d’œuvre d’une
écrasante moralité et magnifiquement conçu.

--Il y a des scènes, insista l’abbé qui baissa la voix, des scènes
immondes... En somme, vous ne le laisseriez pas lire à vos filles.

--Le bon Flaubert ne l’a sans doute pas écrit pour elles.

--Êtes-vous bien sûr qu’elles ne l’ouvriront jamais en votre absence? Et
quand vous l’aurez vendu, savez-vous entre quelles mains il tombera?
Aristote le disait: «Lorsqu’on jette un caillou dans un torrent, on est
responsable de toute l’écume que ses bonds peuvent faire gicler.»

--Monsieur le Chanoine, répondit Bernard du ton le plus respectueux, je
n’ai guère lu Aristote. Mais vos avis sont d’un grand poids. A l’égard
du livre incriminé, je constate un fait: il existe; c’est un roman, je
vous le concède, où la vie sensitive opprime la spiritualité. Les
personnages sont lamentables. Ainsi le voulait la misère de l’époque.
Cependant, c’est un livre immense par les vérités qu’il implique.
Vaudrait-il mieux, selon vous, qu’il n’existât pas?

L’abbé sembla, une seconde, ennuyé de l’objection; ensuite, appuyant
d’un geste dur son arrêt:

--Eh bien! oui, monsieur, malheur au livre par qui le scandale arrive.
Mieux vaudrait pour lui ne pas être. Et, plus l’auteur est persuasif,
plus il est dangereux.

--Alors, s’obstina Bernard, vous préférez à _Madame Bovary_ quelque
roman terne et mort-né qui ne suggère aucune pensée coupable, parce
qu’il ne fait penser à rien?

--Vous me comprenez mal. Je souhaiterais une Bovary expurgée, une Bovary
qu’on pût lire sans _brûler_ des pages. Vous savez le précepte de saint
Paul au sujet des hontes charnelles: Que ces choses-là ne soient même
pas nommées parmi vous...

--On se contente de les faire, intervint derrière eux un client irrité
de ce colloque.

Bernard se retourna, vit l’œil sardonique d’un bourgeois décoré du ruban
violet qu’une barbiche grisonnante attachée à une mâchoire en galoche
stigmatisait d’une laideur de bouc. L’ecclésiastique foudroya d’un
regard d’indignation l’interrupteur et sortit sans riposter. A son port
de tête, à la contenance de son dos, Bernard le sentit lourdement
hostile. La librairie Dieuzède serait notée comme un lieu suspect.

Il revint à l’homme incongru, et, pour lui signifier qu’il désapprouvait
son mot cynique, l’aborda d’une façon maussade:

--Que désirez-vous?

--Monsieur, vous avez le renom d’un bibliophile distingué. Je cherche en
ce moment un volume assez rare, _le Paysan perverti_ de Restif de la
Bretonne avec les eaux-fortes de Binet. Pourriez-vous me le procurer?

--Restif de la Bretonne, répondit Bernard, ne m’intéresse point, je ne
veux pas faire commerce de polissonneries.

Le sarcastique amateur étouffa dans un ricanement sa déconvenue:

--Vous avez raison; vous gagnerez plus à vendre des bondieuseries.

Et, comme le prêtre, il se retira en faisant claquer la porte.

Le flot des acheteurs était passé; Bernard se retrouva seul dans la
boutique vis-à-vis de Jules et d’Hélène. Jules aurait pu déchiffrer sur
la mine de son beau-frère une invincible tristesse. Mais, des épisodes
dont il venait d’être témoin, il ne songea qu’à extraire une conclusion
«pratique»:

--Mon vieux, dit-il à Bernard, tu n’es pas encore commerçant. Tu milites
pour des principes, quand tes intérêts sont en cause. Tu passeras pour
un toqué et tu mettras tout le monde contre toi. Il faut que ta
clientèle te croie à son niveau. Sinon, les gens de droite comme ceux de
gauche te fusilleront. Tu vendrais de la benzine ou du saindoux, tes
denrées ne porteraient la couleur d’aucune opinion. Mais des livres! Tu
alimentes un certain public; bourre-le de la pâtée qu’il exige. Et,
surtout, garde-toi d’humilier des gens qui tiennent à leur merci votre
pain à tous. Ce que tu veux, il faut le vouloir et rien d’autre.

Jules s’était étendu sur le canapé; sa main gauche derrière la nuque, il
laissait pendre la droite qu’il remuait nonchalamment, et débitait ces
conseils d’une voix négligente, en homme supérieur qui se prête à
condescendre. Jamais on n’eût supposé que la gêne où se débattaient les
Dieuzède était son œuvre à lui. Hélène, assise près du canapé,
l’approuvait par des hochements de tête impératifs:

--Je m’épuise à le répéter: Bernard ne sait pas être _de son temps_.

Bernard se promenait, piqué d’une sourde agitation. Les critiques de
Jules et d’Hélène, s’ajoutant au reste de ses amertumes, le révoltèrent;
il s’arrêta, croisa les bras; sa parole, d’habitude si pondérée, dévoila
soudain des rudesses presque terribles.

--Tu dis vrai, je ne suis pas de mon temps, et je m’en fais gloire. Toi,
non plus, Jules, quand tu as rempli ton devoir de soldat, tu n’étais pas
de ton temps. Être de son temps, c’est avoir le croupion au chaud dans
tous les fumiers et s’y trouver bien. C’est, en face de la bêtise et du
vice, observer le lâche silence. Quand un homme danse avec les autres
devant le taureau d’or qui ne sera plus désormais qu’un mannequin gonflé
de sale papier, il est de son temps. Quand il trépigne Dieu et les
choses du ciel, il est de son temps. Oh! je sais, vous me direz que je
vois en sombre parce que nous avons des ennuis. Les âmes sublimes ne
sont pas mortes; la guerre a révélé jusqu’où les héroïsmes peuvent être
tendus. Des millions d’humains donnent leur sang, ils le donnent. Seul,
le sang ne se vend pas. Mais la guerre finie, que subsistera-t-il de
leurs exemples? J’aperçois la horde des profiteurs, et, vorace autour
d’eux, le peuple embourgeoisé agiotant, ripaillant. La France de demain
ressemblera au fils prodigue tel que je le retrouve sur un vitrail de la
cathédrale, courbé parmi les pourceaux dont la pitance lui fait envie.
Les pourceaux brillent comme de l’argent. Je crois au retour du fils
prodigue dans la maison du père, mais après quels abaissements et
quelles agonies!...

--Mon pauvre Bernard, interrompit Jules, cherchant à ne point
s’emporter, pourquoi donc blasphèmes-tu l’argent? Sans lui, tu ne peux
pas être heureux. Je vous connais, Hélène et toi; vous êtes des natures
délicates qui ont besoin d’une triple clôture entre elles et les
brutalités des contacts quotidiens. Le jour où ton aisance te reviendra,
tu estimeras le pourceau d’argent bon à engraisser et à ménager pour la
paix de tes jours terrestres.

--Non, détrompe-toi. L’illusion est finie. Je n’ai plus foi dans
l’argent. Même si je paraissais en ravoir, j’en userais comme s’il
n’était pas à moi, comme s’il n’était rien. Et il n’est rien, il n’a
jamais rien été qu’un signe fictif, instable, éphémère. Un homme peut-il
vraiment dire: ceci est mien? Tout à l’heure l’ennemi surviendra,
brûlera sa maison, ruinera ses terres, le laissera nu comme un pieu,
n’ayant plus à soi que la vermine de son indigence. J’ai cru avoir des
titres; qu’est-ce qu’ils valent? Dans le chaos où nous roulons, nous
sommes moins en sécurité qu’un nomade dans sa cahute. Le monde, tant
qu’il n’aura pas replanté ses assises sur l’éternel roc angulaire,
vacillera entre les vertiges d’une fausse paix crapuleuse et les
épouvantes de la barbarie.

--En attendant, poursuivit Jules peu sensible à ces prévisions
«apocalyptiques», le problème est de tenir jusqu’à ce que le caoutchouc
se vende au minimum trois shellings la livre anglaise. Dès maintenant,
je vais remettre sur pied notre affaire. Elle avait en sa charpente,
comment dirais-je? un _loup_...

--Oh! plus d’un, murmura Bernard.

--... L’insuffisance des capitaux. Nous allons y porter remède.

Jules déroula son projet: aussitôt remis de sa blessure et réformé, il
constituerait une Société anonyme par actions; il chercherait un
banquier qui, moyennant une participation avantageuse, décidât ses
clients à souscrire en espèces la moitié du capital, six cent soixante
quinze mille francs. Les anciens associés n’auraient pas à verser un
centime; chacun d’eux recevrait un certain nombre d’actions d’apport
équivalant à la moitié de ce qu’il avait, au début, effectivement
engagé. Deux mille deux cents actions de cent francs reviendraient donc
à Bernard. Lorsque la hausse du caoutchouc, prochaine comme celle de
toutes les matières premières, aurait donné la vogue à cette valeur,
lorsque Jules, revenu sur les lieux, fouetterait l’essor de
l’exploitation qui n’était pas délaissée, les Dieuzède, s’ils voulaient
récupérer l’indépendance de leur fortune, trouveraient sans peine
acheteur pour leur paquet de titres.

Jules, sans quitter sa pose indolente, déployait ces perspectives avec
une décisive certitude. Hélène ne lui demanda pas où et comment il
obtiendrait le concours du banquier rabatteur de fonds. Elle écoutait
son frère comme s’il eût touché les cordes d’une harpe enchanteresse.
Elle ne pensait plus aux infirmités qu’il traînait. Elle croyait en son
espérance, parce qu’elle avait besoin d’espérer le terme d’une gueuserie
insupportable.

Bernard demeurait un peu froid et distant; même possible, le
redressement financier qu’escomptait Jules prenait pour son expérience
de dupe étrillée une figure de mirage. D’ailleurs, ce n’était pas des
hommes qu’il attendait une délivrance. Sans doute, l’argent ou plutôt
l’appétit de posséder maintenait sur son âme, en dépit de ce qu’il
disait, quelque secret pouvoir d’habitude. Le renoncement n’est facile
qu’en idée; et par quel moyen s’abstraire des nécessités qui bientôt le
réduiraient aux abois? Mais le centre intime de sa vie tendait à se
fixer dans des régions immuables où nul accident ne l’accablerait plus.
Peut-être aussi repoussait-il des espoirs trop nuageux de peur que la
déception probable n’aggravât d’une autre souffrance tout ce qu’il avait
à souffrir déjà.

Jules, cependant, regarda sa montre et se leva brusquement.

--Je vous laisse, je vais jusqu’à la poste téléphoner à Dervart. Depuis
mon entrée à l’hôpital, il fait le mort. Il doit me supposer fini. Je
veux lui prouver que j’existe.

Hélène et Bernard, à cette idée, se lancèrent un coup d’œil lourd
d’inquiétude. Hélène, sur-le-champ, prit l’offensive, bien résolue à
retarder pour Jules la commotion.

--Téléphoner à Dervart! Je trouve que tu manques de dignité. Il s’est
désintéressé de toi, il ne répond pas à tes lettres. Ne t’occupe donc
plus de cet homme, jusqu’à ce que la Société anonyme soit constituée et
que tu aies à lui soumettre de fermes résultats acquis.

--Au contraire, j’ai hâte de forcer le monstre dans son antre. Quand
j’aurai pu lui faire entendre le son de ma voix, raisonner avec lui, je
le ressaisirai, j’en suis sûr, il serait dangereux d’agir sans l’avoir
consulté. En tout cas, je tâterai ses dispositions présentes.

--Écoute, expliqua lentement Bernard, ménageant comme une prudente
garde-malade les nerfs du trépané, ses dispositions, je puis te les
apprendre, et ne t’en émeus point. Dervart, si nous arrivons à
désembourber notre carriole, nous reviendra peut-être. Mais ses
bénéfices extravagants l’ont grisé; il a la dureté du triomphateur pour
ceux qui sont tombés en chemin derrière lui. Ton affaire a perdu devant
ses yeux toute importance; il se repent de l’avoir soutenue et n’admet
plus qu’on lui en parle...

--Qui te l’a dit? Qui te l’a dit? cria Jules dont la soudaine
exaspération se retourna contre Bernard.

Hélène s’élança vers lui, saisit ses deux mains:

--Voyons, adjura-t-elle, maîtrise-toi. C’est Bernard qui est allé
l’autre jour à Paris; il voulait savoir ce qu’on pouvait attendre encore
d’un puissant associé. Nous ne t’avons pas averti, parce que la moindre
chose te bouleverse. Dervart l’a très mal reçu, debout, dans
l’antichambre; il s’est plaint d’avoir été trompé par toi. Bernard a
pris ta défense. Dervart, sous prétexte qu’on l’appelait au téléphone, a
rompu l’entretien...

Jules haussa les épaules; le marbre de son teint tourna au jaune livide:

--Voilà les réceptions que tu sais t’attirer. Je me doute de quelle
manière tu m’as défendu, en me vilipendant! Et tu t’es bien gardé de
m’avertir; tu savais que j’empêcherais une démarche stupide. Tu es un
cachottier, un affreux tartuffe, un traître comme les autres!

Bernard avait prévu ce jet d’invectives; il s’était promis de tout
essuyer d’un cœur patient. Sous l’injustice des outrages, sa fierté
sursauta; il se dressa de toute sa hauteur contre Jules et son bras
tendu lui désigna la porte.

--Tais-toi, enjoignit-il, ou je te mets hors de la maison. Tu nous as
précipités dans la misère; je t’ai pardonné. J’ai subi, à cause de toi,
les affronts d’un Dervart. Maintenant, tu m’insultes. C’est trop, c’est
trop!

Une riposte de folie haineuse convulsa les regards de Jules. Hélène,
prenant son parti, saisit violemment Bernard pour l’éloigner. Au milieu
de l’altercation, une petite dame, entre deux âges, emmitouflée, malgré
le printemps, de fourrures ondoyantes, s’était insinuée, d’une démarche
serpentine, dans la librairie; et, coiffant d’un face à main son nez
pointu, examinait, l’air mi-narquois, mi-craintif, cette
incompréhensible tragédie.

Tout à coup, Jules pâlit d’une pâleur molle de moribond; il retomba sans
connaissance, en arrière sur le canapé; le blanc de ses prunelles se fit
vitreux, ses lèvres parurent se coudre l’une à l’autre, il se mordit la
langue jusqu’au sang; un peu d’écume fusa au coin de sa bouche, tandis
qu’Hélène lui soutenait la tête et, presque affolée, appelait à l’aide
Mme Couaneau.

Bernard courut chercher de l’eau fraîche dont il baigna les tempes de
son beau-frère; Hélène, dans son exaspération, à mi-voix, lui reprocha:

--C’est ta faute.

Il ne rembarra point l’absurde attaque mais, penché sur Jules, il lava
délicatement la salive rougeâtre collée au creux de son menton.

La cliente intempestive avait fui. Mme Couaneau, apportant une fiole
d’éther, soupirait et s’apitoyait:

--_Héla!_ un si beau garçon! c’est bien la peine de mettre des gas au
monde pour les envoyer à la boucherie!

Jules rouvrit enfin les yeux; il eut besoin d’un grand effort avant de
joindre la minute présente à celle où il avait perdu conscience; il
s’étonna de ces trois figures inclinées autour de lui:

--Mais, balbutia-t-il, qu’avez-vous à me regarder?

--Mon ami, répondit Hélène, ta première sortie t’éprouve; tu viens
d’avoir une petite faiblesse.

Il sentit l’éther, toucha sur son front des compresses, et imagina ce
qui lui était arrivé. De sa querelle avec Bernard lui revenait l’aigreur
d’une défaite. Mais il se désespérait surtout de savoir que ses forces
l’avaient trahi _à son insu_. Lui qui méprisait les infirmes comme des
«déchets humains», il se voyait atteint au nœud même de la volonté de
ses organes, dans le principe cérébral des énergies! Retrouverait-il
jamais son équilibre?

Hélène disposa contre sa tête des coussins; il abaissait les paupières,
puis les relevait lourdement. Peu à peu, il s’assoupit, épuisé par la
crispation de sa tristesse sur l’idée de ses impuissances.

Un homme poussa la porte du magasin et s’avança en sautillant, une
béquille sous l’aisselle. Il était sans chapeau; une crasse invétérée
couronnait les bosses chauves de son crâne; un de ses yeux louchait, et,
torve, démentait l’autre qui se flattait d’être bénévole et doucereux;
au-dessus des sourcils, la saillie des arcades gonflait comme deux
bourses; une moustache pâle adombrait ses lèvres épaisses, toujours
humides; ses mains grasses, avec leurs grands ongles noirs, sortaient à
peine des manches trop longues d’une veste grise élimée où des taches
d’encre s’échelonnaient. La contention habituelle aux scribes s’était
incrustée dans tous les plis de son marmiteux visage; mais, celle, plus
profonde, d’une avarice implacable avait resserré jusqu’aux ailes de son
nez finaud et charnu.

--Bonjour, mon voisin, dit-il à Bernard, presque bas, comme ayant peur
d’être entendu à distance.

Maître Lendormy, l’huissier d’en face, venait régulièrement s’asseoir
dans la librairie et lire _gratis_ les feuilles publiques; car Hélène
avait fini par l’emporter et les Dieuzède vendaient quelques journaux.
De son étude, lui, son clerc ou sa femme avait dû apercevoir, chez eux,
la scène étrange entre Bernard et Jules; il arrivait, curieux d’en
obtenir l’explication. A l’aspect de Jules étendu sur le canapé et de sa
physionomie rigide, marmoréenne, il observa d’un ton encore plus bas:

--Ce blessé ferait un beau modèle pour un monument aux morts. On vous
paierait cher la pose.

Bernard ayant marqué par son silence et sa mine que cette réflexion le
heurtait, l’huissier éleva quelque peu sa voix papelarde et
confidentielle:

--C’est le planteur de Singapour?... Vous savez, mon voisin, le
caoutchouc remontera, mais pas tout de suite, quand cette garce de
guerre aura cessé. Ça se pourrait que le change anglais domine le nôtre;
cent mille francs à Singapour en vaudront peut-être deux cent mille de
notre failli papier...

Il s’installa près du bureau où Bernard écrivait une lettre urgente, une
lettre à un fournisseur de livres qui tirait une traite sur lui; et,
prenant un journal, Maître Lendormy étudia la cote financière comme un
moine apprend par cœur son coutumier.

La présence de cet homme aurait dû répugner à Bernard autant que le
voisinage d’une araignée ou d’un scorpion. Toutes ses manières suaient
la fourberie; et il passait pour être horriblement rapace. On racontait
dans le quartier qu’avant la guerre, chargé d’encaissements par une
banque parisienne, l’huissier achetait des créances douteuses,
s’adjugeait des commissions exorbitantes pour différer les protêts aux
clients embarrassés. Depuis le moratorium, il avait modifié sa méthode
d’usure: il prêtait aux petits rentiers qui ne touchaient plus leurs
coupons. Certains lui confiaient à vendre secrètement des argenteries,
des meubles. Il était mal vu de ses confrères qui se montraient gens
honorables, ayant de la tenue. Les brocanteurs de la ville et les
trafiquants étrangers l’estimaient comme le plus malin des compères. Ses
relations occultes avec des courtiers de la Bourse lui permettaient de
spéculer à bon escient.

Fils d’un paysan sarthois, Lendormy avait fait des études au petit
séminaire; il en fut chassé parce qu’on retrouva sous son traversin la
montre disparue d’un autre élève. Il avait conservé de sa formation un
certain affinement et chamarrait volontiers son langage de réminiscences
classiques; il citait du Virgile aux infortunés dont il extorquait les
derniers sous.

Vers quarante ans, une carie du tibia l’avait laissé boiteux, sa
claudication ne l’empêchait point de trotter pour ses affaires, de
grimper aux galetas où il pourchassait des miséreux insolvables, et il
trouvait à les mettre dehors une satisfaction de dilettante. Toustain se
souvenait de l’avoir apostrophé un jour qu’il le vit poussant par les
épaules, du haut d’un escalier, une veuve chargée de cinq petits gas et
lui jetant à la tête sa paillasse avec une vieille poêle à frire.

Comment Bernard tolérait-il la familiarité d’un tel coquin? Peu après
l’arrivée des Dieuzède, Maître Lendormy, qui possédait en matière d’art
un certain flair de maquignon, avait remarqué dans la vitrine un dessin
original de Félix Buhot, la vue d’un coin de Valognes, en hiver, sous
une averse; il s’était offert à le vendre et en avait obtenu un prix
inespéré. Cette entremise créa pour Bernard une sorte d’obligation.
Quand l’huissier prenait ses aises chez lui, il n’osait pas lui
enjoindre: «Allez-vous-en.» Ce qu’il entendait dire de ses canailleries
n’était-il pas excessif? Justement parce que l’opinion commune le
décriait, il tendait à le réhabiliter. Maître Lendormy avait une manière
cocasse d’envisager les choses; Bernard parfois s’en amusait. Le vilain
drôle, grâce à son ancienne culture ecclésiastique, se ménageait auprès
de lui des points de jonction qu’il utilisait. Il ne lui inspirait pas
encore confiance, mais réduisait sa méfiance par de menus services où il
ne s’oubliait point; et il avait su amadouer Hélène en lui procurant,
pour trois cents francs, la pèlerine de faux skungs qu’il avait payée
quatre-vingts à la fille sans ressources d’un officier récemment tué.

C’est ainsi que les Dieuzède le subissaient. Ils ne comprenaient guère
que la seule venue quotidienne de ce maraud donnait à la librairie
mauvais renom. Mais, ce jour-là, au moment où Jules, endormi après sa
crise, pouvait se réveiller et reprendre une discussion aigre
d’intérêts, la visite de l’huissier gênait Bernard; dès qu’il eut signé
et fermé sa lettre, il vint à lui, tenta de le faire déguerpir.

--Vous avez bien du temps à perdre, dit-il à mi-voix. Quand vous saurez
par cœur la cote, qu’en aurez-vous de plus? La Bourse, quel néant!

Maître Lendormy releva la tête et plia le journal froissé par ses mains
malpropres.

--Dame, répliqua-t-il tranquillement, j’aime à m’instruire. Vous
méprisez la Bourse, mon voisin. Alors, pourquoi vous y voit-on? Il y a
huit jours, vous étiez à Paris. J’y étais moi-même, ayant quelques
bricoles à régler. Mes pauvres yeux ont-ils la berlue? C’est bien vous
que j’ai aperçu de loin, sous le hall de la Bourse, rôdant autour de la
corbeille, et même vous avez pénétré dans la petite salle, oui dans la
salle où se fait la cote. Hein! Pouvais-je ne pas vous reconnaître?
Votre Sosie est encore à naître, monsieur Dieuzède. Vous êtes tel qu’une
pièce d’or frappée à un seul exemplaire, dans une grande solennité.

Bernard ne dissimula point une surprise, un mécontentement: «Quoi donc!
même à Paris, au milieu d’une cohue, du hourvari de la Bourse, son
voisin le surveillait!»

--Vous avez l’œil partout, Maître Lendormy, comme le Diable,--il faillit
dire le Diable boiteux,--qui ôtait à sa guise le toit des maisons, quand
espionner lui plaisait. C’est vrai, je suis entré à la Bourse, pour la
première et, je pense, pour la dernière fois de ma vie. Quelqu’un,--il
voulait désigner le secrétaire de Dervart,--m’y avait donné rendez-vous,
et je l’ai rejoint avec une vague curiosité appesantie d’horreur.
J’abomine cette synagogue de la fraude, des cupidités démentes et des
meurtriers trafics. Quand les vociférations des remisiers
s’entre-choquaient à mes oreilles, se mordaient, se broyaient, je
croyais avoir autour de moi les hurlements d’une populace qui
écharperait des innocents ou les blasphèmes d’une tourbe de damnés.
L’intérieur m’a écœuré davantage: tout y est ladre et sinistre; le jour
blafard a l’air honteux de tomber dans cet antre méphitique. Et la salle
du change! Des bandits assemblés en cercle autour d’un cadavre dont ils
se disputent les dépouilles. Ils monnayaient la ruine des peuples et les
fléaux, le sang des morts de la guerre, ou, pour mieux dire, le nôtre à
tous. Je reverrai jusqu’au Jugement dernier un grand juif, à tête de
vautour, debout, dominant la presse et croassant: «Vingt-cinq mille
dollars! J’achète vingt-cinq mille dollars!...»

La violence de ces paroles eut cette bizarrerie que Bernard, pour ne pas
réveiller Jules, les chuchota, en étouffa l’accent indigné. Au portrait
du juif, Maître Lendormy ricana:

--C’est Sarug. Je le connais. Un malin! Vous avez vu la Bourse, monsieur
Dieuzède, sauf votre respect, comme un moine sorti de sa Trappe
découvrirait les boulevards et la place de l’Opéra. Excusez-moi, si je
ne partage point vos réprobations. Moi, la Bourse m’amuse, elle
m’excite. Si j’avais quatre sous à risquer, si je n’étais pas un pauvre
officier ministériel croupissant rue de la Barillerie, jouer me dirait
quelque chose. Il ne me déplairait guère d’être un de ces remisiers qui
vous dégoûtent, qui, aux fins de séances, s’envoient des taloches, se
culbutent de leurs bancs, s’arrachent leurs chapeaux. En un quart
d’heure, sans bouger de leur place, ils ont gagné des mille et des
cents. Le soir, toutes les filles sont pour eux. Et, le lendemain, quand
ils ont gueulé, ils recommencent à boire. Et ils rigolent jusqu’à ce
qu’ils claquent. La vraie vie! Vous ne comprenez pas, vous, ce qu’il y a
dans ces mots: _avoir de la fortune_. Ayez de la fortune, le monde est
sous vos pieds. Ce n’est pas rien. Vous ne méritiez point d’en avoir
puisque vous la déprisez. N’allez pas me raconter que, la fortune, c’est
du néant. Étiez-vous le même homme au temps de vos aises qu’aujourd’hui?
Vous me rappelez le renard de la fable:

    _Ils sont trop verts... et bons pour des goujats._

La vulgarité de la citation indisposa Bernard plus encore que
l’insolence et le cynisme amoral de Lendormy. Mais l’huissier avait
extrait des journaux tout ce qu’il y cherchait. Il empoigna sa béquille,
se souleva presque agilement; à bonds espacés, comme un kanguroo, il
regagna le clapier de son étude.

Fut-ce le choc de sa béquille sur le plancher? Jules remua, ses yeux
s’ouvrirent; il dit, sans regarder Bernard, à Hélène, assise devant lui,
qui avait ouvert un livre et y semblait perdue:

--L’ai-je rêvé? J’ai entendu quelqu’un, ici, prononcer une phrase: «Ayez
de la fortune, le monde est sous vos pieds.» Ce fut toujours vrai. Ce
sera encore plus vrai après la guerre. Les financiers, d’abord,
négocieront la paix, et les États étant ruinés, seules régneront, dans
la suite, les puissances économiques. Ne te fais plus de bile, ma petite
Hélène. Aussitôt que ma Société marchera, Dervart lui-même, tu vas voir,
me suppliera de l’y intéresser...

Bernard s’était remis à son bureau; il reprenait la copie d’un rôle. Il
ne répliqua point aux prophéties de Jules. Par tempérament, il fuyait
les vaines controverses; porté à une certaine grandiloquence qu’il
tenait de ses aïeux girondins, d’ordinaire il la gardait pour lui-même.
Tout à l’heure, il s’était anormalement échauffé. A quoi bon? Sa colère
contre Jules avait provoqué une crise analogue aux évanouissements d’un
épileptique, dont Hélène et son beau-frère lui tiendraient longtemps
rancune, comme si toute la faute de cet accident lui incombait.
D’ailleurs, sans un miracle, un Jules, un Lendormy cesseraient-ils
d’être ce qu’ils étaient? Se taire et prier valait mieux que rugir des
anathèmes. Bernard n’en songeait pas moins, tout en remplissant la
feuille des contributions directes destinée à Maître Malicorne, notaire,
5, rue de la Juiverie:

«Si demain plus qu’hier l’argent doit rester le prince de ce monde,
seuls, plus que jamais, contrepèseront son règne inique les amants de la
Pauvreté, les saints.»

Hélène avait envoyé Mme Couaneau querir un fiacre; Jules voulait rentrer
à l’hôpital; elle déclara qu’elle l’y reconduirait. Jules partit sans
adresser à Bernard un mot; on eût dit que Bernard n’existait plus.
Hélène se dispensa de lui jeter, comme d’ordinaire, un «Au revoir»
distrait. Il voulut penser que c’était un oubli. En fait, elle
s’identifiait à son frère dans l’orgueil de son froissement; elle
prétendait punir son mari d’avoir, jusqu’à la menace, riposté aux
invectives du malade. La portière du fiacre claqua durement; Bernard
écouta les pas du cheval et les ressauts des roues décroître au tournant
du carrefour, sur les pavés. Il lui sembla qu’Hélène s’éloignait pour un
grand voyage, qu’entre son âme et la sienne des espaces douloureux
allaient s’assombrissant.




IV


Une bougie allumée au bord d’un guéridon divisait pauvrement les
ténèbres de la chambre. Autour de cette maigre clarté, des pelotes de
fil, des ciseaux, des morceaux d’étoffe bleue et de doublure étaient
posés pêle-mêle, dans le désordre d’un travail fiévreux. Hélène haussait
contre la lumière son aiguille, l’enfilait au galop, se remettait à
coudre. Elle improvisait une robe en vue d’une réunion qui devait se
donner chez Glenka, le samedi soir, et on était au mardi!

Glenka se disait impatient de révéler à quelques amis la virtuosité
d’Hélène sur la harpe; d’abord, elle avait refusé, alléguant qu’elle
négligeait depuis des mois son difficile instrument. Le docteur insista;
cette audition ne devait être qu’un début; le concours d’Hélène serait
demandé pour des séances musicales offertes aux blessés des hôpitaux;
les Dieuzède s’imposeraient dans la ville comme des gens considérés, et
les affaires de la librairie s’en trouveraient mieux. Hélène hésitait
malgré tout: il lui déplaisait de paraître sans toilette neuve, de jouer
sans une bague aux doigts devant des femmes à qui rien ne manquait. Mais
Bernard la pressa de consentir; privée des satisfactions mondaines, elle
séchait d’une soif latente de tremper au moins ses lèvres dans cette
eau-de-vie frelatée. Bernard devinait sa faiblesse et l’excusait. Il
travaillait alors à regagner son affection minée par l’influence de
Jules. Jules avait déclaré que, Bernard l’ayant presque mis à la porte,
il ne retournerait plus chez son beau-frère, tant que celui-ci n’aurait
pas fait des excuses; Bernard étant le premier offensé jugeait
inadmissible cette exigence. Hélène allait donc voir seule son frère à
l’hôpital; chaque fois, elle en revenait plus froide et contrariante.
Aussi Bernard crut-il avoir trouvé dans l’invitation de Glenka un moyen
de radoucir Hélène: elle savait son horreur des soirées banales;
peut-être serait-elle touchée du sacrifice qu’il s’imposait en l’y
conduisant.

--Nous irons si tu veux, dit-elle enfin. Mais alors il me faudra une
_robe Directoire_. Tout le monde en porte... Autrement, j’aurais l’air
d’une antiquité. Et puis, des manches courtes, pour jouer de la harpe,
c’est commode. J’ai vu en montre une mousseline de soie d’un bleu
électrique très joli. Il suffira d’acheter l’étoffe. Avec un patron
j’aurai vite bâti la robe.

Bernard combattit ce projet d’emplette par toutes les objections
raisonnables: personne n’ignorait que les Dieuzède étaient momentanément
ruinés; pourquoi jeter de la poudre aux yeux? il serait bien plus beau
de narguer la mode, et une mode évaporée, malséante. On écouterait le
jeu d’Hélène; peu importerait la coupe de son costume.

--D’ailleurs, poursuivit-il, nous n’avons plus une bêtise à commettre.
Deux mille francs de réserves environ nous restent. Au 1er juillet, il y
aura la traite de Durel,--le commissionnaire de Paris qui lui
fournissait des livres,--les sept cent cinquante francs pour Bonfils,
les impôts en perspective. Vais-je boucher ces trous avec nos recettes?
Elles augmentent, mais les dépenses triplent...

--Je le sais trop, se désola Hélène. N’en parlons plus. Tu répondras à
Glenka que je ne puis aller dans le monde, mise comme un torchon.

Bernard la sentit malheureuse, et irritée contre lui de toute leur
indigence. Le lendemain, il lui glissa sous sa serviette, à table, les
cent cinquante francs que réclamait la robe Directoire.

Dès qu’elle fut en possession de l’étoffe, sa toilette passa au second
plan. Elle s’inquiéta de l’effet qu’elle produirait comme harpiste.
Glenka la célébrait d’avance: pourvu que les auditeurs ne fussent pas
trop déçus! Elle étudia deux heures par jour, se refit des durillons aux
doigts, rapprit dans son répertoire quelques morceaux brillants, entre
autres une fantaisie romantique de Lorenzi. Sa robe, cependant,
n’avançait guère. Six jours, tout juste, la séparaient de la réunion;
elle eut peur subitement de ne pouvoir achever. Il était trop tard pour
se mettre en quête d’une ouvrière coûteuse au surplus et peut-être
maladroite. Elle veilla donc chaque soir jusqu’après minuit; elle
s’enrageait à sa tâche malgré Bernard qui la suppliait:

--Tu es absurde, ma chère. Tu seras, samedi, à bout de forces. Tu auras
une mine piteuse; et tes nerfs te trahiront, tu joueras mal. Encore une
fois, les gens que nous allons rencontrer chez Glenka se moqueront bien
de te voir une robe neuve. Et, à toi, je te le demande, que peut te
faire leur opinion?

Elle baissait le nez sur son ouvrage, et, comme dédaigneuse de
répliquer, tirait des points furieusement.

Le mardi soir, vers dix heures, ayant défait, mécontente, ce qu’elle
avait faufilé le matin, elle précipitait son travail. Bernard n’avait
plus de rôles à copier; il descendit chercher dans la grande armoire
l’in-folio brun de Jean Luyken, «le trésor» découvert à son arrivée. Aux
rares moments où il était de loisir, les images du livre renouvelaient
une de ses consolations. Il se dépaysait devant la riche et mouvante
architecture des paysages et des villes bibliques, un Orient fictif que
le Hollandais avait rêvé d’après des souvenirs d’Italie, des palais et
des tours sous des nuées, de fastueuses colonnades, des monts
déchiquetés, des fleuves à l’horizon, et, parmi les plaines, des
multitudes gesticulantes, flagellées par des rafales célestes. Le
protestant Luyken rendait surtout palpables les visites effrayantes du
Seigneur qui foudroie; Bernard percevait en ces compositions la vérité
d’une angoisse surnaturelle, semblable à celles dont la guerre opprimait
sa vie, et, d’autre part, l’attente de la justice, l’espérance de
l’heure inconnue où plus rien ne sera caché, où Dieu visible à jamais
mettra tout à sa place dans l’univers lucide.

Il déploya religieusement, sur le pupitre du violon, le gros volume aux
marges fatiguées. La planche qu’il médita figurait le Sinaï fumant sous
le passage de Iaveh. En haut se dilatait un nuage haché d’éclairs,
traversé de blancheurs qui s’allongeaient comme des formes de Séraphins;
et ce nuage palpitait, brûlait d’une présence suprême; des paroles
semblaient en sortir avec le tonnerre et l’ouragan. Les pitons de la
montagne qu’il touchait tendaient vers lui leurs pointes suppliantes,
prêts à se fondre comme des cires au vent d’une fournaise; leurs
escarpements portaient au Maître éternel la prière d’en bas,
l’imploration innombrable du peuple prosterné ou debout. Les bras se
levaient, les têtes s’agitaient au delà des solitudes entrevues; tous
les vivants passés et futurs semblaient convoqués autour du lieu
terrible. Bernard s’éblouissait en silence de cette vision, comme s’il
fût un des spectateurs tremblants et fascinés. Au sortir de ses besognes
journalières, incolores, d’une monotonie mécanique, sa faim et sa soif
de beauté s’émancipaient; une gravure suffisait à le transporter; il
s’émerveillait comme l’évadé d’un cachot riant à une fleur qu’il respire
en pleine campagne. Toutefois, la seule beauté dont il se rassasiait
était celle d’un art mystique qui sût faire tangible l’intangible. Mais
il souffrait d’être solitaire dans ses extases; Hélène le peinait,
tendue sur son ouvrage servile. Il se retourna de son côté, la convia:

--Hélène, laisse, une minute, ta couture. Repose-toi, je t’en prie, et
viens admirer ce prodige.

Elle esquissa un signe de refus: trop pressée, elle ne pouvait
s’accorder une minute de répit. Curieuse ou lasse, elle se leva
pourtant, considéra la planche, fut saisie par la puissance visionnaire
de l’exécution.

--As-tu rien vu de pareil? reprit Bernard en s’animant. Ces rocs sont
humains ou plutôt surhumains. Ils ont comme dans leurs moelles la
terreur fervente de la Voix qui roule sur eux. On dirait des prophètes
écoutant, au milieu des foudres, les buccins du Jugement! Ils sont les
saints immenses qui atteignent Dieu et l’apaisent pour les foules
indignes demeurées loin en bas. Comme Glenka serait justifié! La
couleur, ici, plus qu’inutile. Vois quelle solennité d’espace cette zone
blanche amplifie entre la montagne et les spectateurs. Ajoute tous les
tons que tu voudras: la profondeur spirituelle, la transcendance de la
lumière et des ombres seront amoindries. L’image pure d’un grand fait
divin est captive en ces lignes comme nul, avant ni après Luyken, ne
l’aura captivée.

Au nom de Glenka, les cils d’Hélène avaient battu d’un sourd
tressaillement. Elle regarda Bernard étrange, magnifique par
l’irradiation de son enthousiasme. La bougie, près d’être consumée,
élançait contre ses joues, dans ses cheveux, des alternatives de flamme
et de pénombre orageuse. Hélène le comparait secrètement à _un autre_
dont l’idée tentait de s’emparer d’elle, et, pour l’instant, son cœur
inquiet de lui-même aurait voulu conserver à Bernard l’avantage.

--Inouï, en effet, proféra-t-elle, ce Luyken! Mais quand tu auras mis
dans ta mémoire quatre ou cinq des plus belles planches, le livre t’aura
donné tout ce que tu peux en attendre. Tu l’oublieras au fond d’un
placard. Ne ferais-tu pas mieux de _l’utiliser_? Toustain t’a dit un
jour qu’il en aurait, sans chercher beaucoup, trois cents francs...

A cette parole, la surprise d’une tristesse altéra sur la face de
Bernard la sérénité ingénue qui l’embellissait.

--Ce livre, opposa-t-il, fut mon premier ami dans la maison, le présage
d’un avenir moins poignant. Tu ne peux soupçonner de quelles joies il
rafraîchit mon âme et mes yeux. A moins d’être aux abois, je ne veux pas
m’en séparer.

--Écoute, insista Hélène, penchée contre lui et frôlant son menton de
ses cheveux, tu vas me trouver puérile et, dans la gêne où nous sommes,
extravagante. Mais je pense à une chose déplorable: pour aller, samedi,
chez le docteur, je n’aurai point d’éventail.

--Point d’éventail! Qu’as-tu donc fait des tiens?

--Je m’en suis défaite, confessa-t-elle doucement, cet hiver, quand les
enfants et moi, nous allions manquer de chemises. Je ne te l’ai pas dit,
parce que ta part de tracas est assez lourde... Je n’aurai point
d’éventail, et, après avoir joué, je serai brûlante, peut-être en nage.
C’est ridicule de ne pouvoir s’éventer. Dimanche, après la messe de onze
heures à la Couture, j’ai vu ouverte, rue du Bourg-d’Anguy, la boutique
de Mme Bocquentin, l’antiquaire. Je suis entrée pour me divertir. J’ai
marchandé, comme autrefois, des choses qui m’auraient plu. Elle m’a
montré un petit éventail en corne, tout à jour, d’un travail exquis. Les
lamelles sont découpées de palmettes qui s’entrelacent; leurs pointes
sont lancéolées, pailletées d’argent. Un bijou d’éventail! Elle me le
laisserait, d’occasion, à _cent quatre-vingts_. Le ruban passé entre les
lamelles ne tient plus; ce ne sera rien du tout à rafistoler. Bernard,
si tu voulais être généreux...

D’une main soudaine, il referma l’in-folio. Sa réponse ne se fit pas
attendre, et ce fut aussitôt le consentement qu’elle espérait.

--Ma chère amie, tu me demandes le sacrifice d’un livre que j’aime.
Parce que je l’aime, je serai plus content de te le sacrifier. Ton
éventail, tu l’auras. Mais tu me désoles de préférer à de sublimes
gravures un éventail. Et pourquoi m’as-tu dérobé trois jours le secret
de cette fantaisie? Je le vois trop, je n’ai plus ta confiance. Jules
t’éloigne de moi. J’ai eu le grand tort de vous céder jusqu’au bout; et,
en retour, vous m’en voulez!

Hélène se jeta dans ses bras, protestant qu’elle sentait toute sa
grandeur d’âme, qu’elle demeurait à son égard toujours la même. Elle mit
à cette effusion une sorte d’emportement comme pour se prouver que sa
tendresse n’était pas morte. Les mots affectueux semblaient pourtant
sortir malgré son vouloir intime, prononcés par une Hélène qui n’était
plus elle. Presque étrangère à ses paroles, elle les versait ainsi
qu’une aumône dont une autre l’eût chargée; sincère, malgré tout,
puisqu’elle s’efforçait de l’être.

Bernard la crut, tant il avait besoin de s’abuser sur son amour. Hélène,
ce soir-là, ne continua point la robe Directoire, et Bernard s’endormit
dans l’illusion que sa femme pouvait encore être heureuse par lui.

Mais, au réveil, il dut envisager les conséquences de sa faiblesse: en
ajoutant à la robe et à l’éventail les bas de soie que postulait une
jupe très courte, des gants neufs, un chapeau refait à la mode, cette
sortie mondaine, même si le Luyken se vendait bien, allait élargir la
brèche de leurs piteuses réserves.

Combien de mois tiendraient-elles? Avant l’hiver, tout serait «mangé»;
et cette métaphore baroque devenait, chez les Dieuzède, d’une cruelle
exactitude. Bernard _mangeait_ avec les siens le reste de son avoir. Il
n’aurait pu, sans agrandir, dans ses dernières ressources un trou
quotidien, payer l’épicier, le boulanger. Bientôt, on devrait se rédimer
sur la nourriture elle-même. Il se souvenait d’une famille, à Brest, où
les enfants recevaient, chaque soir, après leur soupe, juste un bout de
fromage exigu. Afin que ce dessert les sustentât et se prolongeât, leur
mère les avait dressés à n’avaler d’abord qu’une bouchée de pain, puis
une seconde, en flairant leur fromage dont l’odeur enrichissait le goût
du pain; à la troisième bouchée seulement, ils posaient sur le pain une
miette de fromage. Certes, il ne concevait guère Paulette assujettie à
cette discipline suppliciante. Mais le dessert, qui absorbait chaque
jour deux à trois francs, pouvait être réduit de moitié.

Et ensuite? Bernard mettrait à la raison son gros appétit, il se
priverait d’un plat sur deux; jusqu’alors les Dieuzède avaient presque
dispensé des «restrictions» de la guerre leur estomac; pour qu’Hélène et
les enfants n’eussent pas trop à pâtir, Bernard se saignerait aux quatre
veines; il jeûnerait, il connaîtrait les tiraillements et les langueurs
de la faim, cette détresse des membres et du cerveau qui ressemble à une
envie de mourir. Il se ferait à manger peu. Les quatre repas, chaque
jour, de la molle vie bourgeoise ne remplissent qu’une exigence
artificielle. Les trappistes se maintiennent forts et actifs, sans guère
prendre autre chose qu’à midi une marmite de soupe et, le soir, un
morceau de pain. Après tout, son métier ne consommait pas une vigueur
démesurée. Et puis, qu’importait s’il défaillait sous la peine? Les
prisonniers, dans les camps de représailles, étaient plus malheureux que
lui.

Une autre économie s’imposait: quelques semaines plus tard, Sidonie,
près d’accoucher, s’en irait à l’hôpital; il avertirait, à ce moment-là,
Mme Couaneau qu’on ne la nourrirait plus, qu’on l’emploierait deux
heures, le matin, de neuf à onze. La sagesse eût même commandé de
supprimer toute domestique. Mais le balayage des chambres et du magasin,
la cuisine, la lessive, c’était trop pour Hélène et Adèle; Bernard
n’admettait pas que sa fille, à l’âge de la croissance, s’exténuât ni
qu’elle interrompît ses études, devenue tout à fait la maritorne et la
buandière de la maison.

Peut-être, Mme Couaneau, réduite à la portion congrue, s’en irait-elle.
Bernard ne prévoyait pas sans déplaisir ce changement. Non qu’il tînt à
cette femme plus qu’à une autre. Mais il s’attachait aux êtres de la
maison, il les voyait en beau; changer l’attristait, comme dire adieu,
comme tout ce qui ressemblait à une fin et contrariait son appétit de
durée.

Hélène, au rebours, eût volontiers éliminé Mme Couaneau. On l’avait
surprise écoutant derrière les portes. Adèle s’était aperçue qu’elle
rapinait du sucre, du café, des pommes de terre. Sidonie et sa mère
l’excédaient par leur grossier verbiage; et leur gloutonnerie
l’inquiétait. Elle les dénommait «les pies dévorantes». Les Dieuzède
ignoraient une chose plus grave: en récompense de leurs bontés, la mère
et la fille les dénigraient, à droite et à gauche, indignement.

Ce même jour, vers midi, Hélène qui était allée, en courant, jusqu’à
l’hôpital, auprès de Jules, revint effervescente d’une joie insolite.
Bernard, sans lui poser de question, conjectura:

--L’éventail est dans sa poche.

Elle rapportait, pour le repas, des tranches de jambon superbes. Lorsque
Bernard en eut goûté, elle lui demanda:

--N’est-ce pas qu’il est remarquable? Je l’ai pris chez d’Honneur, le
grand charcutier.

Elle parlait comme autrefois, au temps où elle ne rentrait jamais de
Brest à Portzic, sans être chargée de quelque friande surprise. Bernard,
presque effrayé d’un plat trop magnifique, voulut savoir:

--Pour combien en as-tu là?

--J’ose à peine m’en souvenir: douze francs.

--Nous ne sommes pas encore au pain sec, constata Paulette avec son
besoin de narguer la Misère, quand elle ne raillait personne autre.

--Ne crions pas trop haut, répliqua son père,--et la leçon visait plus
Hélène que Paulette,--le pain sec, si nous ne prévoyons pas, deviendra
notre gâteau des Rois.

--A chaque jour sa peine suffit, répliqua Hélène, en lui offrant une
seconde tranche de jambon; l’Indigence est une Gorgone; si je la
regardais, les yeux dans les yeux, elle me pétrifierait.

Bernard accepta la tranche, distraitement, mais répliqua:

--Elle te pétrifie parce que tu en as peur; si tu plongeais ton regard
jusqu’au fond de ses prunelles, tu verrais t’y répondre un visage divin.

Ils ne poussèrent point aigrement le conflit, toujours prêt à se
réveiller entre eux, de l’intuition mystique et d’une vue terrestre des
apparences. Au sortir de table, dans leur chambre, Bernard eut ou crut
avoir l’explication totale du bel entrain d’Hélène.

--Tu sais, lui révéla-t-elle, j’ai rencontré sous le cloître de
l’hôpital le docteur Glenka. Incidemment, je l’ai averti que tu
consentirais à céder entre de bonnes mains ton Luyken. «Qu’il se garde
bien de le vendre ailleurs, s’est-il écrié. Je lui en offre _cinq cents_
francs, et demain, s’il veut.»

A cette proposition, Bernard, au lieu de s’épanouir, laissa deviner une
souffrance complexe: quoi donc! le livre choyé partirait si vite! Et il
eût préféré le vendre par l’entremise de Toustain.

--Quelle idée de mêler à cette affaire Glenka? Tu ne veux pas que nous
passions, dans son entourage, pour des miséreux; et tu l’inities aux
plus intimes de nos embarras!

--Oh! détrompe-toi, fit-elle en rougissant un peu. Je ne lui ai pas
confié le motif qui nous décide à réaliser cette affaire. Mais Glenka
est un ami vrai; il comprend notre position, et rendons-lui cette
justice: il ne nous l’a jamais fait sentir.

--Au moins, reprit Bernard, as-tu ton éventail?

Elle l’avait. Sans perdre un moment, de peur que Mme Bocquentin ne l’eût
déjà vendu ou n’en gonflât le prix, elle s’était assuré l’objet de sa
convoitise. Elle tardait à le mettre devant les yeux de son mari,
sachant la comparaison douloureuse qu’il ferait de cette bagatelle et du
chef-d’œuvre qu’elle lui coûtait.

--Je vais te le montrer, dit-elle sans élan, comme si, une fois son
caprice satisfait, elle fût aussitôt blasée.

Elle ouvrit un petit bureau Louis XV, une des reliques familiales que
Bernard avait jusque-là sauvées. D’un papier de soie elle dégagea le
minuscule éventail dont elle fit jouer les lamelles, puis s’en éventa
selon sa manière, à coups menus et rapides; avec un bruit sec elle le
referma et le tendit à Bernard qu’elle embrassa gentiment.

--Dis-moi qu’il est bien, qu’il est adorable. Je serais navrée s’il ne
te plaisait point.

Bernard approcha contre ses yeux l’éventail, examina en connaisseur (il
avait jadis commencé une collection de cornes ouvragées) les reliefs des
palmettes, la minutie diaphane de leurs entrelacs.

--C’est une jolie pièce, répondit-il, s’efforçant d’être chaleureux.
Mais deux réflexions le gênaient pour admirer le colifichet d’Hélène: il
pensait, malgré lui, au Sinaï de Luyken; et il supputait combien de
journées les siens auraient pu vivre avec les cent quatre-vingts francs
de l’éventail.

Hélène le remit dans le papier de soie; une mélancolie clairvoyante la
détachait de la chose désirée, à présent qu’elle pouvait dire: «C’est à
moi.»

--Il a plus d’un siècle, songea-t-elle tout haut. Trois générations de
femmes... Que de minauderies, de chimères, de futilités dont il fut le
confident! Et j’aurai l’air de prendre la suite. Mais je ne crois pas
être dupe, comme d’autres, des sottises du monde. Et pourtant, j’y
tiens, je ne puis m’en passer...

T’ai-je raconté, Bernard, mon rêve de la nuit dernière? Tu me conduisais
à ce petit bureau. Tu me disais: «Ouvre-le.» Tu me présentais la clef;
elle n’entrait pas dans la serrure. J’en pleurais de dépit. Un homme
venait, un étranger, de puissante stature, blond, vermeil de teint.
Celui-là t’offrait une clef neuve; elle allait. «Regarde maintenant, me
disais-tu.» Des écrins emplissaient le centre du bureau; j’en soulevais
les couvercles; tous mes bijoux de noces, et de plus beaux avec, me
lancèrent des feux ironiques, comme signifiant: «Regarde-nous et
oublie-nous. Tu nous vois et tu ne nous verras plus.»

Bernard, impressionné par sa confidence, proféra d’une voix pleine de
passion:

--Ton rêve n’est-il qu’un rêve? Nous le saurons plus tard. Mais, si tu
m’aimais autant que je t’aime, le monde n’aurait plus d’importance,
serait comme s’il n’était pas.

Il lui pressa la bouche d’un baiser grave, impérieux. Elle le rendit
d’une façon preste, expéditive et s’échappa, un instant, vers son
miroir, avant de descendre au magasin où des clients la réclamaient. La
même inquiétude qui la jetait d’une gaîté fantasque à des tristesses
inexpliquées l’enlevait loin de Bernard, de l’éventail et des bijoux
retrouvés dans son sommeil. L’intimité conjugale avait semblé la
reprendre; et, tout d’un coup, Bernard sentit qu’elle éludait encore
l’étreinte de son affection. Aprement déçu il trouvait cependant une
sorte de revanche dans la supériorité de son amour, et à l’improviste
lui revint le mot du grand rêveur: «Celui qui aime est plus divin que
celui qui est aimé.»

                   *       *       *       *       *

Le samedi arriva; la robe Directoire, le matin, n’était pas finie.
Hélène, hors de patience, se déclarait prête «à tout envoyer au diable».
Le chapeau qu’elle avait confié à une modiste pour le rajeunir lui parut
grotesque; elle le rajusta selon son goût. Il fallut prendre le temps
d’exercer ses doigts sur la harpe, de répéter les morceaux qu’elle
jouerait par cœur. Glenka, vers le soir, envoya chercher l’instrument.

--Je voudrais, murmurait-elle en s’habillant, être à minuit déjà, voir
cette réunion derrière et non devant nous. Si ma mémoire me lâche, je
m’arrêterai court. Tant pis!

La fatigue d’un travail trépidant, l’impatience de réussir, la peur de
voir mal jugés sa toilette ou son jeu la précipitaient à une si pénible
agitation qu’elle eût souhaité une maladie subite pour ne point se
rendre à cette soirée dont elle avait, malgré tout, follement envie.
Elle subissait _le trac_ des artistes qui ne se sont pas fait entendre
en public depuis longtemps. On lui eût proposé de franchir un gouffre
sur un tronc d’arbre scabreux, la perspective aurait été moins dure que
celle de jouer une heure devant des inconnus.

Bernard, se résignant à une corvée accidentelle qu’il supposait sans
conséquences, tâchait à lénifier l’énervement d’Hélène et à la
distraire. Le facteur, dans l’après-midi, apporta une lettre d’un
châtelain du Haut-Maine, bibliophile facétieux d’humeur, qui priait
Bernard de rechercher trois anciens livres rares, au titre baroque:

_Les Ténèbres de mariage_, goth. imprimé à Lyon.

_Les Allumettes du feu divin pour faire ardre les cueurs humains en
l’amour de Dieu_, auteur F. Pierre Doré, Paris, Bonnemère, 1540.

_La Seringue spirituelle des âmes constipées en dévotion._

Bernard s’ébaudit tout seul en apercevant ce dernier titre. Son
correspondant avait-il voulu le mystifier? Mais l’ouvrage était signalé,
sans nom d’auteur, sur des catalogues.

Il monta, lut la lettre à Hélène enfin victorieuse de sa robe; elle se
dilata d’un rire enfantin, et Paulette, rentrée de l’école, émit une
réflexion à sa mode:

--Cette seringue-là, maman et moi nous en aurions un peu besoin.
N’est-ce pas, maman?

Hélène avait bien d’autres soucis en tête que la spiritualité
«purgative». Elle essayait, une dernière fois, sa robe «infernale».
Adèle et Paulette, Bernard lui-même la complimentèrent: l’encolure
s’échancrait à ravir; les plis, sous la ceinture nouée haut, tombaient
comme ceux d’un péplum. Hélène, cependant, n’en était pas contente:

--Vous n’y connaissez rien, dit-elle à ses filles naïvement éblouies; il
manque à cette robe un je ne sais quoi où se distingue la bonne
faiseuse... Mon chapeau, je vous permets de l’admirer. Ce ruban de
velours bleu, ce n’était rien à mettre. Cette sotte Mme Bardelet m’avait
tortillé une horreur. Voyez comme je l’ai bien arrangé. Je devrais faire
des chapeaux; je gagnerais en une matinée, sans beaucoup de peine,
cinquante francs.

--C’est une idée, s’écria Paulette, et tu m’apprendras à en faire. Je
serais une gentille apprentie modiste.

Paulette se consolait mal de n’être pas invitée chez Glenka; elle
prétendait, ce soir, veiller jusqu’au retour de ses parents. Adèle fut
chargée de la convaincre qu’elle devait dormir. A quoi Paulette
répliqua:

--Comment veux-tu que je dorme? Je serai en esprit dans le salon du
docteur. J’écouterai maman jouer. Je verrai et j’entendrai à distance
_tout_, oui tout.

Hélène et Bernard partirent en laissant Mme Couaneau pour que les
enfants ne fussent point seuls jusqu’à minuit. Cette fin de journée
était exquise. Ils passèrent sous la longue nef d’une allée des
Jacobins. Les ramées des ormes rejoints au-dessus de leur tête
s’égayaient encore d’un grand souffle rose. A gauche, entre les feuilles
pendantes, assombries déjà, le crépuscule, d’un jaune de jonquille,
ressemblait à une prairie céleste où des oiseaux noirs se tenaient
immobiles. Hélène, en marchant, se calma; elle prit le bras de Bernard
et l’avertit:

--Il est possible que Jules soit invité. S’il te tend la main, sans
allusion à votre brouille, je compte que tu ne lui feras pas grise mine.

--Oh! répondit Bernard, satisfait d’apprendre que Jules voulait se
réconcilier, tu sais bien qu’avec mes rancunes on ferait, comme dirait
Lendormy, du mauvais cuir d’empeigne. Mais vous avez combiné cette
rencontre. Pourquoi toujours des cachotteries, des précautions
blessantes?

Glenka demeurait non loin de l’hôpital, dans un faubourg qui sentait la
campagne. Les fenêtres de son appartement, au premier étage, donnaient
sur la roseraie du Jardin des Plantes, et son horizon atteignait, vers
la droite, plus haut que les verdures, l’abside de la cathédrale.

Pleine de jardins, la rue qu’ils suivirent était, en cette saison, comme
une serre balsamique; l’odeur de la clématite, triomphatrice et
provocante, pareille à celles du poivre et du miel amalgamées, exaltait
le parfum des lauriers, des bouillonnants sureaux, des fleurs de tabac,
des chèvrefeuilles, des œillets et des lys.

Maintenant qu’elle approchait du logis de Glenka, les appréhensions
d’Hélène l’oppressaient à nouveau: l’anxiété de jouer et de mal jouer se
compliquait d’un trouble plus occulte, indéfini; son énergie déclinait
vers un abandon d’elle-même obscurément analogue à l’état hypnotique où
l’on se laisse agir comme si l’on était extérieur et indifférent à ses
actes. Pour se reprendre elle essayait d’oublier chez qui elle allait,
qui elle verrait. Elle regardait, au passage, des petites filles sautant
autour du cèdre d’une terrasse; elle écouta le rire attardé d’un merle
déchirant une charmille, le cri aigre et triste d’un paon, le
crépitement en rafale de mitrailleuses s’exerçant sur le coteau.

Ils pressèrent le pas; les invités de Glenka devaient être tous réunis.
Quand la porte du salon s’ouvrit devant les Dieuzède, sous la lumière
délicate que distillait du plafond une ampoule enclose dans une
corbeille de cristal ambré, parmi les toilettes et les uniformes, Hélène
ne discerna d’abord que deux choses.

La dame rousse, l’acheteuse de papier à lettres, et qu’elle savait être
la femme d’un chimiste bactériologue, Mme Macreuse se trouvait là, non
plus en rouge, mais en blanc avec un éventail de dentelle noire; à
l’entrée d’Hélène, du canapé où elle se prélassait, elle se retourna,
dans le nuage d’une écharpe de tulle, d’un air curieux et presque
impertinent.

Derrière elle, sur une table laquée, près d’une fenêtre, une douille
d’obus convertie en vase soutenait une gerbe éclatante de lys. Or,
Hélène avait dit à Glenka qu’elle raffolait des lys; comment n’eût-elle
pas reconnu dans leur présence une galanterie qui la visait?

La soudaineté de ces remarques s’éclipsa, parce qu’elle entendit Glenka
lui-même, empressé à sa rencontre, lui déclarer son enchantement de la
recevoir, elle et M. Dieuzède, au milieu de ses amis.

Il disait des paroles flottantes avec son débit un peu martelé et une
lenteur jouisseuse, comme dégustant les syllabes. Ses lèvres trop
vermeilles laissaient descendre au fond d’Hélène chacune de ses phrases,
ainsi qu’une gorgée d’une liqueur de feu. Pour l’instant, elle se
défendait mal contre le sortilège; elle croyait simplement écarter sa
peur morbide d’un auditoire peut-être hostile. Et, en effet, son
inquiétude passa tout d’un coup; elle ne chercha même pas des yeux la
harpe dressée dans un angle obscur, elle n’y pensait plus.

Les gens qu’on lui présenta lui firent peu d’impression; ce fut une
vingtaine d’ombres glissantes qui défila sur un écran. Elle observa
davantage la contenance réciproque de Bernard et de Jules. Celui-ci
aborda son beau-frère comme s’ils s’étaient vus la veille; Bernard lui
rendit sa poignée de main, sans effusion ni froideur. Les regards des
deux hommes se rencontrèrent à peine. Hélène fut heureuse de leur
officielle réconciliation, mais pour un motif qu’elle ne s’avouait
point: Glenka l’avait préparée, s’attribuant volontiers le rôle d’un
pacificateur irrésistible.

Jules, qui portait toujours au milieu du front sa mèche napoléonienne,
n’avait plus son teint de jaunisse et ses yeux d’halluciné. Plusieurs
mois d’un repos méthodique, sa jeunesse, une volonté sauvage de guérir
le redressaient vers un état presque normal. Il se rassit en face de Mme
Macreuse, centre imposant et parfumé du salon. L’amie de Woronslas
Glenka invita Mme Dieuzède à se mettre près d’elle sur le canapé. Hélène
se posa, légère et fine, contre les coussins, avec un juste milieu de
réserve et de laisser-aller où se prouva aussitôt sa vieille aisance
mondaine.

Mme Macreuse ne pouvait remuer les doigts ni tourner la tête sans
étinceler: aux pétillements bleus de ses bagues répliquaient les éclairs
de ses pendants d’oreilles et d’une épingle de diamants piquée dans son
chignon. Sous sa tunique d’un blanc crémeux, un transparent d’un vert
fluide suggérait de troubles mirages. Sa jupe, fendue par devant,
découvrait fort haut sa jambe droite croisée sur l’autre.

La proximité de cette luxuriante idole aurait pu faire paraître Hélène
grelue comme une soubrette. Au rebours, sa mise très simple disqualifia
les opulences de Mme Macreuse; la sveltesse de sa distinction fut mise
en valeur auprès de la cariatide qui avait escompté un contraste, pour
elle-même, avantageux. Les yeux d’Hélène, singulièrement animés, ses
joues dont un sang ému échauffait la pâleur, les inflexions de sa voix
que modulait une passion latente, tout jetait autour d’elle un éclat
juvénile. Sa voisine, par comparaison, sembla, se disait Jules, «une
belle pêche trop mûre».

Mme Macreuse déploya son vaste éventail noir et, d’un rythme majestueux,
le balançait devant sa poitrine fardée. Hélène ouvrit le sien; il
palpita entre ses doigts agiles; les petits clous d’argent des lancéoles
papillotaient; la transparence des lamelles renvoyait à son front des
ombres nacrées. Elle s’aperçut qu’on l’admirait, le referma
négligemment, le rouvrit et, tout en répondant à Mme Macreuse, elle
critiquait _in petto_ son nez trop incurvé, son bas de visage trop long.
Elle lui reconnaissait pourtant une certaine magnificence dominatrice,
due sans doute à sa puissante constitution, à sa richesse, à l’habitude
d’avoir tout vu plier sous elle. Était-ce une honnête femme? Des bruits
anormaux se chuchotaient sur sa conduite; mais aucun scandale ne l’avait
déconsidérée. Elle-même se donnait comme une émancipée; la décence
gourmée des provinciales, au Mans, excitait ses sarcasmes; dans une
ville où elle séjournait en passante, elle prenait des allures
ultra-modernes; à l’hôpital, quand elle allait voir les blessés, elle
étonnait jusqu’aux soldats par le décolleté de son langage. Elle se
vantait d’avoir posé devant Rodin pour le torse d’une Sapho restée à
l’état d’ébauche. Elle amusait Glenka avec des historiettes sur les
artistes, les gens de théâtre. Hélène se demandait, et ce n’était pas la
première fois:

--Qu’est-elle dans la vie de Woronslas? A-t-elle su se faire aimer?

Woronslas, en ce moment, campé sur le tabouret du piano, devisait d’une
manière paisible entre M. Macreuse et Bernard, entre les maris de deux
femmes qui pensaient à lui. Caressait-il là une de ces ironies secrètes
que masquait son affabilité? Hélène entendit qu’il proposait à Bernard
de prendre en dépôt quelques exemplaires d’un opuscule récemment publié
par le chimiste, sur les méthodes allemande et française en matière
d’analyse bactériologique.

M. Macreuse, homme chauve, replet, de mine placide, portant un lorgnon
bleuâtre, avait, se dit Hélène, comme savant et comme époux de sa femme,
«la tête de ses emplois».

Mme Macreuse, peut-être dépitée de voir Glenka faire cavalier seul hors
du cercle des dames, se montrait sémillante à l’endroit de Jules qui,
d’ailleurs, l’intéressait:

--Il paraît, monsieur, que vous utilisez vos loisirs en apprenant
l’alphabet chinois. Je croyais qu’une vie d’homme suffisait à peine pour
en savoir les quatre à cinq mille signes...

--Oui, répondit Jules avec son ton habituel de supérieure indolence, je
rééduque ma mémoire. Après ma blessure, elle était comme une forêt dont
je ne reconnaissais plus les chemins. Je n’y apercevais que des
clairières. Maintenant, j’y fraye des sentiers nouveaux.

--A Singapour, continua Mme Macreuse,--et elle pointa sur Hélène un coup
d’œil irritant,--la connaissance du chinois, pour mener vos coolies,
doit être bien nécessaire... J’aimerais étrangement visiter une
plantation de caoutchouc.

--Oh! madame, dit Jules, ce n’est rien de très extraordinaire.
Représentez-vous un verger immense, planté de beaux arbres. Entre eux la
terre est piochée, sarclée, afin d’empêcher les mauvaises herbes. Les
pluies, terribles là-bas, se dégorgent dans de larges drains. Un godet,
contre chaque arbre, recueille la gomme qui coule des incisions comme la
résine des pins. Plus curieux seraient les caoutchoutiers en pleine
jungle, des troncs hauts parfois de cent cinquante pieds; là-dessous, la
nuit dense, humide, suffocante; des tunnels de lianes où s’accrochent de
fabuleuses orchidées, et, à fleur du sol, des racines énormes qui
grouillent, se tordent comme un pandémonium de serpents...

--Je préfère un jardin français, interrompit Glenka, pressentant à
quelles insistances méchantes Mme Macreuse tournerait ses questions sur
les caoutchoucs.

--Tenez, même à cette heure, regardez le nôtre, quelconque et si
charmant.

Les volets d’une des fenêtres n’étaient point clos; Hélène, ravie de
quitter Mme Macreuse, d’autant que ses parfums composites
l’incommodaient, se leva, s’avança vivement vers le balcon. Bernard, M.
Macreuse, deux ou trois femmes la suivirent avec Brouland, venu par
complaisance et demeuré, jusque-là, pensif dans un fauteuil, tortillant
les pointes de sa barbe socratique.

Un reste de jour poudroyait sur le jardin, y laissait entrevoir, de
l’autre côté de la rue, autour d’une pelouse rectangulaire échancrée en
demi-cercle à ses deux bouts et bordée de fleurs amarante, une file de
rosiers, des ginériums aux tiges soyeuses pareilles à des plumes
blanches, un vase de pierre d’où bouffaient des têtes de pavots, et,
plus loin, au centre d’une seconde pelouse ronde et toute verte, la
statue d’un génie ailé. La rougeur des roses noircissait, leurs
blancheurs s’allégeaient, se faisaient neigeuses. La nudité fleurie des
parterres s’appuyait au mur d’une terrasse; les tilleuls d’un bosquet se
massaient en sombre contre un balustre. La nuit qu’ils accueillaient
avivait la fraîcheur d’aube des roses, et, du sable des allées,
ressortait une vague lumière blonde, subtile comme un dernier souffle
qui va s’évaporer.

--Ces harmonies crépusculaires, songea tout haut Bernard, m’évoquent la
cadence d’un motet palestrinien.

--Pour moi, dit Glenka, je vois ces rosiers pareils à des dames de cour
en falbalas, debout, tête inclinée, sur le passage du roi et de la
reine.

--Où est le roi? demanda Mme Lalotte, la petite femme au nez pointu qui
était entrée un jour dans la librairie, lors de l’altercation entre
Bernard et Jules.

--Le roi est absent, répondit Glenka, d’un ton doucement persifleur qui
signifiait peut-être: Pour vous, le roi n’y est pas.

--Et la reine? s’enquit M. Macreuse, dévisageant Woronslas d’un air de
curiosité discrète.

--La reine! Mais, proféra le docteur d’une voix tranquille en même temps
qu’il s’inclinait vers Hélène, c’est notre amie, Mme Dieuzède. Tout à
l’heure, sa harpe enchantera le sommeil du jardin.

Hélène, sans relever le compliment, se récria:

--O ma harpe! Je l’oubliais. Pourvu que des cordes n’aient pas sauté!
Bernard, as-tu apporté des cordes?

Il fit signe que non, ahuri de cette apostrophe, secoué dans la
contemplation du soir mourant où il se perdait. Elle hocha la tête et
s’élança pour vérifier l’état de son instrument. Par bonheur, les
cordes, sauf une, étaient intactes. Mais le transport et la température
en avaient dilaté le métal; elle dut, avec patience, les remettre au
diapason.

Une partie des invités se dissémina hors du salon, dans la vaste chambre
contiguë, celle où couchait Glenka. Il y avait là sept médecins et deux
chirurgiens, «toute une faculté, pensa Jules, si les apothicaires ne
manquaient». On eût dit, en effet, que Glenka s’était plu à rassembler
chez lui un album varié de figures médicales. Lui-même représentait le
médecin amateur et dilettante, au rebours du méditatif Brouland, sans
cesse tendu vers des cas à définir, à classer, sorte de diagnostic fait
homme. Il y avait aussi le docteur politicien, sous l’aspect de M.
Fauchard, député en herbe, personnage ventripotent, remarquable par un
nez de pitre et un crâne piriforme qui rappelait les caricatures de
1840. Le jeune docteur Sautel, imberbe et freluquet, si la guerre ne
l’eût lié à un hôpital, aurait excellemment réalisé le médecin
commerçant, ingénieux à multiplier les visites et supputant sa clientèle
comme un charcutier ses boudins. Au contraire, le docteur Dareste, pâle
et diaphane, avec un profil d’ascète, perpétuait le type du vieux
praticien compatissant qui laisse sur la cheminée du malade pauvre une
aumône. Il écoutait son confrère Lechaptois, correct, de même que lui,
en sa redingote, et grave à la manière d’un portrait d’ancêtre enfumé,
lui vanter un nouveau sérum antituberculeux.

Mais l’attention se concentrait autour de deux sommités chirurgicales,
le docteur Surin, le docteur Laboré, et de sir Macdonald, un médecin
anglais venu de la Nouvelle-Zélande pour travailler en volontaire dans
les hôpitaux français. La grosse tête bovine de Surin, enfoncée entre
ses épaules, se penchait selon l’inclinaison professionnelle de
l’opérateur attentif à l’organe qu’il ampute, fend ou recoud. Il parlait
d’un ton mesuré; ses gestes étaient minutieux et lents. Laboré, haut,
maigre, d’une maigreur durement charpentée, accusait sur son visage
effilé, bilieux, qu’une barbe châtain rendait plus sévère, les rides
d’énormes fatigues; et, au fond de ses yeux perspicaces, les tristesses
de trois ans de guerre, d’innombrables spectacles cruels s’étaient
inscrites comme à jamais.

Sir Macdonald, en revanche, très à l’aise dans son uniforme kaki,
exhibait une membrure d’athlète, des joues rubicondes; ses prunelles
naïves et narquoises s’écarquillaient souvent d’un rire silencieux. Tout
paraissait l’étonner et, plus encore, l’amuser. Assis auprès de Surin
qui rappelait avec Laboré leurs dures années communes d’étudiants sans
patrimoine, il les examinait, le menton au creux de sa main dont le bras
s’accoudait sur son genou, et son air d’admiration restait
malicieusement ébaudi.

La plupart de ces médecins, mélomanes ou sensibles aux voluptés
musicales, attendaient d’une attente aimable l’audition promise. Ils
trouvaient un plaisir, sinon un intérêt, à se retrouver ensemble chez un
hôte accueillant et riche. Aussi, leurs présences simultanées ne
frappaient Hélène d’aucune impression morose; même, elle en recevait une
confuse sécurité; elle vouait aux médecins un culte de femme maladive,
en tant qu’ils semblent détenir une force guérisseuse et libératrice.

Mais, tout en resserrant les chevilles de sa harpe parmi les rumeurs des
voix, elle demeurait si _dédoublée_, si libre de ses gestes apparents
qu’elle suivait le caprice d’une enquête intime dont elle ne voulait pas
voir l’imprudence.

--De toutes les femmes qui sont ici, plus d’une est ou fut la passion de
Woronslas. Quelle est maintenant la préférée?

Ce n’est point l’heureuse et grasse Mme Surin. Je lis dans son œil rond
et bleu, à fleur de tête, la quiétude d’une vie sans ombre.

Ce n’est pas non plus la grande et douce Mme Laboré; sous ses bandeaux à
la Vierge, elle garde quelque chose d’une pensionnaire de couvent. Qui
la concevrait flirtant même avec Glenka? Bernard lui raconte pourquoi il
préfère au chant grégorien l’art palestrinien. Et elle prête l’oreille à
sa métaphysique; elle n’a pas l’air de s’ennuyer!

Serait-ce la petite Mme Lalotte dont le mari, pour ses affaires,
s’absente un peu plus qu’il ne faudrait? Elle est bien maligne et
gracieuse comme une souris. Mais le docteur lui a fait comprendre que
«le roi est absent». Si, malgré tout, cette affectation d’indifférence
était une comédie concertée entre eux? Le règne de Mme Macreuse décline
visiblement, et Woronslas peut-il se passer d’aimer ou d’être aimé?

Serait-ce?...

Ici, Hélène baissa tout d’un coup le rideau sur cette revue féminine. Au
centre de la kyrielle une idée dangereuse, sinon angoissante, venait de
surgir; elle lui barrait le passage, ne voulant plus chercher ni
deviner.

Glenka, au même instant, s’approcha d’une façon très calme, et, comme
elle avait fini de s’accorder, il transporta légèrement la harpe entre
ses bras robustes vers le milieu du salon. Non, ses manières ne
trahissaient rien d’amoureux; il ne serait qu’un ami, un ami de
rencontre. Hélène, dans une disposition apaisée, attirant la harpe entre
ses genoux, inclina son front vers l’instrument et ses deux mains s’y
courbèrent, l’une à l’endroit, l’autre à l’envers des cordes, comme
celles d’une brodeuse qui va passer un fil d’or le long de la soie
tendue sur un métier. Quand elle tenait ainsi contre son corps le
triangle en V de sa harpe, fermé en haut par la crosse serpentine et
appuyé à la colonne dorée, orgueilleuse et raide, où étaient ciselées
des chimères, Hélène étreignait une idole, une figure du monde tel que
ses désirs de femme le convoitaient obscurément.

Un silence quasi religieux éteignit les conversations; seul, l’éventail
de Mme Macreuse fendait l’air d’un battement sournois.

Hélène, afin de s’animer, joua d’abord un Prélude d’une forme régulière,
impersonnel à la façon d’un exercice. Elle était charmante à regarder,
entrelaçant les lignes des traits sous les fuseaux prestes de ses
doigts. Tantôt ils avaient l’air de caresser les cordes, tantôt sa main
gauche, s’éployant sur elles, les pinçait avec âpreté. Mais, quand elle
eut achevé, les applaudissements furent sobres; on se réservait pour la
suite, et Glenka entendit Mme Macreuse bourdonner derrière lui:

--C’est bien sec.

Il se hâta de célébrer l’instrument et le jeu d’Hélène:

--Comme les sonorités de la harpe se meuvent dans une lumière
intellectuelle! On croirait que Mme Dieuzède, au bout de ses phalanges,
sème des gouttes de soleil. Je songeais, en l’écoutant, à ce poète
ancien qui comparait les mains des fileuses aux feuilles des peupliers
murmurantes au toucher du vent.

--Tu dis vrai, appuya Brouland, la harpe chante ce que la raison
perçoit; elle analyse, elle détache; elle ne veut pas émouvoir les fonds
vagues de l’inconscience.

--A l’opposé de l’orgue, observa Bernard, dont les complexités
polyphoniques nous immergent dans une sorte d’indéfini.

--Et pourtant, contesta Hélène, quoi de plus _sensitif_ que la harpe au
milieu d’un orchestre!

Elle exécuta une Sarabande de Rameau, galante, mais cérémonieuse ainsi
qu’une danse sacrée. Les arpèges, drapant le motif de leur timbre
fastueux, rappelaient à Bernard, chaque fois qu’il le réentendait, ces
manteaux de l’ordre du Saint-Esprit où, sur la pompe du velours, se
jouent des langues de feu rutilantes.

Le morceau charma visiblement l’auditoire; dans les rythmes et le dessin
mélodique les imaginations pouvaient insérer des formes picturales, les
fantômes de révérences et de pas cadencés; peut-être parce qu’on vivait
sous la loi d’airain d’une effroyable guerre, discernait-on mieux la
noblesse d’un art paisible fait pour éterniser des illusions radieuses.

Durant le silence d’une pause, d’un tilleul du jardin, un rossignol
lança une vocalise imprévue; ses coups de gorge délirants se perdirent
ensuite parmi les sons de la harpe qui posait de solennels accords.
Mais, à cet accompagnement insidieux, Hélène avait frissonné; elle
termina la Sarabande avec une exaltation contenue; l’ampleur de la
reprise finale se dilata, comme portée sur les ondes graves d’une
cloche.

Dès lors, l’assistance était conquise; Mme Macreuse elle-même battit des
mains; Sir Macdonald déclara: «Splendide! Splendide!» Hélène, excitée
par le succès, attaqua intrépidement sa Fantaisie romantique. Au-dessus
d’un chant languide elle fit déferler des tourbillons sonores, toutes
les virtuosités d’un lyrisme hors de mode, mais qu’elle rajeunissait par
sa fougue d’interprétation. Si elle avait un jeu quelquefois peu
correct, les auditeurs n’en étaient pas moins enlevés au souffle
impétueux de la mélodie comme dans un songe élyséen. Par instants, les
mains vertigineuses, se faisant vis-à-vis, entre-croisaient des orbes de
traits éblouissants; ou bien le clavier, sous la parabole météorique
d’un _glissando_, dans toute sa largeur, frémissait.

Il semblait vraiment à Woronslas qu’une clarté diffuse, sortie d’Hélène,
ondoyait autour de ses joues, sur ses cheveux et jusqu’aux pointes de
ses doigts où il croyait voir le sang bondir, étinceler. Ce prestige
qu’il mêlait aux incantations de la musique, il se délectait à en être
la dupe, il aurait voulu le prolonger sans terme. Il avait entendu de
grands artistes; pourquoi aucun d’eux ne l’avait-il comblé d’une extase
aussi profonde? Il écoutait bruire les sons éthérés, comme des épis
mûrs, quand une brise les émeut. L’espace et le temps réels
s’obnubilaient devant son âme. Lorsque les dernières notes expirèrent,
il éprouva une déception, presque une peine à s’apercevoir que c’était
fini. Mais l’enthousiasme de ses invités se déchaînait; on s’élança vers
Hélène, on l’assaillit de compliments sincères.

--Oh! madame, s’écria, ravie, Mme Laboré, avez-vous au moins quelque
plaisir à nous en donner tant?

Il fallut, malgré tout, que Mme Macreuse glissât dans ses louanges un
dard oblique:

--La harpe, bien des fois, m’avait paru dure, sans nuances, aride un peu
comme le clavecin. Vous, vous la faites vibrer autant qu’une poitrine
amoureuse...

Hélène, qui se sentait fébrile, alla respirer sur le balcon. Le ciel
nocturne s’illuminait, lourd de clartés et blanc comme un cerisier en
fleurs; les étoiles lui parurent plus larges que les autres soirs. Vers
le sud, Jupiter flamboyait tel qu’une comète; il avait l’air d’une
torche qu’eût tendue un invisible bras.

--Jamais je n’ai vu Jupiter si beau, dit Woronslas, tout d’un coup, près
d’elle. Vous souvenez-vous de sa conjonction, le 12 février 1916, avec
Vénus?

--Si je m’en souviens! répondit Hélène, étourdiment enivrée. De mes
fenêtres, à Portzic, je suivais le crépuscule. Le couchant était pur;
les deux astres marchaient l’un vers l’autre. Jupiter se montrait le
plus bas sur l’horizon; sa lumière faisait deux flèches dorées... On eût
dit, un moment, qu’ils allaient se toucher, se fondre. J’en fus
troublée; j’y lus un présage de péripéties désolantes, d’un chaos dans
le monde et dans notre existence.

--Vous aviez tort, _chère amie_, vous aviez tort. Moi aussi, j’ai
regardé cette chose étrange, et j’en ai tiré un présage de bonheur...

En même temps que la voix de Woronslas, s’assourdissant, imprimait à ces
mots la gravité tremblante d’un aveu, il posa légèrement ses doigts sur
la main d’Hélène qu’elle avait appuyée au fer du balcon; et un trait
fulgurant, dans l’ombre, partit de ses yeux éperdus. Hélène recula sa
main d’un mouvement subit et offensé, comme au contact d’une lame
ardente. Elle retourna la tête et vit s’avancer Bernard qui précédait le
docteur Lechaptois tenant un morceau de musique à deux parties.

--Hélène, dit Bernard, épanoui et tranquille, le docteur voudrait te
proposer un duo. Mais je crains bien que tu ne puisses le satisfaire...

--En effet, madame, expliqua Lechaptois--il passait pour un bon
violoniste,--j’ai là une pièce de Saint-Saëns, harpe et violon, exquise.
Vous plairait-il de la déchiffrer?

Hélène, sans répondre, prit la musique, et, rentrée à l’intérieur du
salon, la feuilleta d’un geste machinal, absente de ce qu’elle
examinait.

--C’est trop difficile, exprima-t-elle enfin, la gorge encore émue, et
pâle de la secousse qu’elle n’avait su annihiler. Un déchiffrage en
public, et d’un morceau pour la harpe où il faut que les yeux fassent la
navette de la partition sur l’instrument, mais vous n’y pensez point,
docteur! Vous me croyez une virtuose; je ne suis qu’une ravaudeuse...

Lechaptois protestait avec des phrases enveloppantes. Glenka, vaguement
nerveux, intervint:

--Ne tourmentez donc pas Mme Dieuzède. Elle nous a donné plus que nous
ne méritions. Un autre jour, si elle veut bien, vous essaierez tous deux
cette Fantaisie.

Bernard, quelque myope qu’il fût, avait remarqué je ne sais quoi
d’anormal sur les traits d’Hélène:

--Ma chérie, lui demanda-t-il en confidence, es-tu souffrante d’avoir
trop bien joué?

--Un peu, murmura-t-elle. Oh! ce n’est rien du tout.

Elle s’assit, de nouveau souriante, entre Mme Laboré et Mme Surin,
pendant que le docteur Lechaptois, accompagné au piano par Mme Macreuse,
commençait une sonate de Grieg. Debout derrière la pianiste, Woronslas
tournait les pages. Cette occupation le divertit des remous d’anxiété et
d’espoir où son cœur s’agitait plus qu’il n’aurait voulu. L’accueil
d’Hélène à son manège amoureux le laissait perplexe: indifférente,
eût-elle réagi si violemment? Mais le sursaut de sa résistance semblait
l’avertir qu’elle ne se rendrait pas sans un long siège. Auprès d’autres
femmes, il aurait joui de son incertitude; la phase palpitante d’un
sentiment, c’était, pour lui, celle du désir avant l’assurance de
n’avoir plus à désirer. Mais il s’étonnait de trouver si désolante cette
perspective qu’Hélène, peut-être, resterait hors de ses prises.
Qu’avait-elle donc d’extraordinaire, sauf sa douloureuse puissance de
vibration? Quant au scrupule de trahir un ami candide, tel que Bernard,
et de ravager la vie d’une femme apparemment droite jusque-là, il ne s’y
arrêtait pas une minute. Bernard, trompé, serait un mari d’autant plus
heureux; son épouse s’appliquerait à dorloter ses illusions. Elle-même
connaîtrait enfin les grands délires dont elle avait soif; et Glenka
voulait envisager cette liaison possible selon le vulgaire sophisme d’un
héros à bonnes fortunes; en présence d’un homme digne d’être distingué,
une femme vertueuse, mais capable de passion, ne lui sait jamais gré
s’il respecte son repos.

Hélène jouait de son petit éventail et, péniblement, se reprenait.

--A l’avenir, se disait-elle, j’éviterai avec _lui_ les rencontres
compromettantes. Je ne puis pourtant lui interdire notre porte. Dois-je
me grossir les périls?

De même que, tout à l’heure, l’hommage des lys, l’encens d’une séduction
discrète en sa violence adulait sa vanité. Une dizaine de femmes étaient
là; et, pour elle seule, la fête se déployait. A moins que Glenka ne se
moquât d’elle, comme des autres, et ne songeât qu’à s’amuser?...

De biais, par intervalles, elle le scrutait, penché vers Mme Macreuse,
entre les bougies du piano. Elle n’admirait plus, comme à d’autres
heures, l’exotisme de son profil, l’étrangeté de sa tête oblongue
casquée de cheveux drus, son teint d’une couleur chaude où la peau brune
faisait mieux éclater la vigueur du sang, ni son air d’assurance fondu
en douceur voluptueuse. Elle interrogeait le feu noir de ses prunelles
et ses lèvres:

--Combien de fois avez-vous répété à l’oreille d’une nouvelle amie un:
«Je vous aime», et persuadé le même mensonge en croyant dire vrai?

La figure de Woronslas manifestait un sérieux, une contention que la
lecture de Grieg ne suffisait pas à justifier.

--Est-ce à moi qu’il songe? Mais que m’importe! Je ne veux pas, je ne
dois pas songer à lui.

Elle savait les risques et les désastres impliqués dans une folle
aventure; elle en éloignait presque violemment l’idée. Néanmoins,
quelque chose, au fond d’elle, s’attristait d’y renoncer.

Sur le vertige de ses impressions la nostalgique sonate roulait comme un
brouillard de pluie au-dessus d’un torrent. Les saccades des rythmes,
les impétuosités morbides et les mièvres langueurs de la mélodie lui
réitéraient: «Laisse-toi vivre; ton infini est dans l’éphémère; le
bonheur, c’est de sentir effrénément. Saisis-le, s’il vient; sinon, il
ne repassera plus.»

Hélène devinait à la furie crispée ou aux mollesses trop caressantes du
jeu de Mme Macreuse que celle-ci, par la musique, menait une offensive
de désespoir, s’acharnant à reprendre des positions perdues. Si
Woronslas avait donné quelque chose de lui-même à cette créature
oppressive et rouée, tout portait à croire qu’il se libérait d’elle.
Pour qui, maintenant, il la délaissait, Hélène le voyait trop. Tentée
d’en triompher, elle rabrouait néanmoins cet orgueil par un autre
orgueil, celui de son honneur intact.

--Qu’il me préfère à telle ou telle, je n’en ai souci. Il comprendra que
je ne veux pas être sa _fantaisie romantique_.

Mais, lorsque Mme Laboré, dont la voix était captivante, chanta
_l’Invitation au voyage_, de Duparc, cet appel à l’impossible évasion
suffoqua Hélène d’un sanglot. L’essaim des félicités inconnues
tourbillonnait autour de sa tête et multipliait au plus profond de ses
fibres comme la piqûre d’aiguillons voraces.

Le docteur Lechaptois s’était mis auprès d’elle; il la pria de se faire
encore entendre sur la harpe; Mme Surin et Mme Laboré insistèrent. Elle
joua, mais sans enthousiasme, comme se méfiant d’elle-même, d’anciens
airs irlandais d’une fruste mélancolie et une romance de Haydn qu’on
trouva charmante dans sa simplesse.

--Quelles sont les paroles de cette romance? voulut s’enquérir Glenka,
cherchant à renouer un entretien qui ne fût pas insignifiant.

--Je ne sais plus, répondit-elle, d’un ton quelque peu froid.

La romance commençait par les mots: _Celle que j’aime_... Elle le savait
fort bien; mais, entre eux, la moindre allusion aux choses de l’amour
devenait scabreuse.

Woronslas l’emmena, et tout le monde les suivit, dans la salle à manger
où des boissons et des friandises les attendaient. Cette pièce, plus
fraîche que le reste de l’appartement, lui servait alors d’atelier. Sur
un chevalet, très en évidence, le portrait de Bernard attira les
commentaires admiratifs des connaisseurs.

--Vous êtes étonnant, dit Laboré, pour fixer avec des traits presque
aériens l’essentiel d’un visage. Celui de M. Dieuzède est délié comme
une vision et pourtant d’un précis qu’Ingres n’eût pas désavoué.

--Je dois plus à mon modèle qu’il ne me doit, répondit Woronslas,
gracieusement tourné vers Bernard. M. Dieuzède est inestimable...

Bernard, que Sir Macdonald absorbait dans une conversation d’allure
sérieuse, n’eut pas l’air d’avoir entendu. Hélène fut heurtée de cette
parole; elle n’en démêlait pas l’intention voilée ou l’immorale
désinvolture. Proféré par Woronslas, tout éloge de son mari la blessait.
Peut-être ne prétendait-il qu’insinuer:

--Je dois à M. Dieuzède, au portrait que j’ai fait de lui, d’avoir pu
connaître sa femme.

S’il estimait vraiment Bernard, Hélène s’était donc, tout à l’heure,
abusée sur son implicite aveu? Elle souffrait de l’énigme, sans
comprendre que le tourment de sa curiosité implantait dans son être
intime la présence d’un homme qu’elle se targuait d’en bannir. Comme
Glenka, s’inclinant contre elle, l’interrogeait:

--Voulez-vous, chère madame, du champagne à la glace ou du thé
bouillant?

Elle fit, par inadvertance, une réponse qu’il put trouver mortifiante:

--Ni l’un ni l’autre; un peu d’eau pure, voilà tout.

Mme Macreuse, assise vis-à-vis d’eux, entretenait le docteur Sautel des
qualités de poires qu’elle préférait:

--Il y a une espèce que j’apprécie en hiver, les poires de
_bon-chrétien_.

Sa boutade baroque, dont Sautel rit d’un rire niais--car il n’en avait
pas la clef--visait, par delà Bernard, Hélène en la prévenant que, si le
mari était aveugle, elle-même surveillait son jeu avec Glenka.
L’amour-propre d’Hélène se rebiffa sous l’insolence d’un tel
avertissement:

--Ah! cette dame m’interdirait d’être aimable? Tant pis pour elle!

Et, comme en signe de défi, elle se pencha légèrement du côté de Glenka,
prit une mine de gentillesse confidentielle, loua l’ordonnance exquise
de la collation disposée sur la table, les pots à bière en vieil étain,
les verres cerclés d’or et peints de fleurettes blanches qu’il tenait
d’une tante alsacienne; mais elle s’étonna d’un sucrier d’argent qui
affectait, avec ses anses et la pointe de son couvercle, la forme d’une
urne funéraire, d’ailleurs élégamment ciselée.

--Tout cela m’est indifférent, répliqua Woronslas après l’avoir écoutée
d’un air mélancolique, et parlant assez bas pour n’être entendu que
d’elle. Je croyais vous être agréable, et vous n’acceptez rien de moi!

Elle consentit à croquer quelques bonbons, deux gâteaux secs; de la
minime satisfaction qu’elle lui octroyait, prévoyait-elle qu’il
induirait toute la fragilité de sa défense? Elle se plaisait à braver
Mme Macreuse et son espionnage outrecuidant. Mais, envers Glenka, la
plus frivole des concessions devenait un gage dangereux.

Ils se turent; Mme Laboré, dégustant un sorbet, disait au docteur:

--Après les délices de l’esprit, vous nous offrez celles de...

--... La chair, acheva Sir Macdonald, et la naïveté de son mot provoqua
une hilarité contenue.

--Les bonnes choses sont faites pour être savourées, confirma Mme Surin,
en même temps qu’elle entamait un baba juteux.

--Ne trouvez-vous pas, mon ami, osa protester Dareste, que nous sommes
des monstres de nous régaler pendant que nos prisonniers crèvent de
faim?

--Chacun son tour, répondit Glenka. Aux Dardanelles, nous mangions des
confitures pleines de mouches. Le sable craquait sous nos dents; il y
avait de la cendre dans notre boule de son. Demain, peut-être, nous
recommencerons ailleurs. Ce soir, prenons les joies, puisqu’elles se
laissent prendre. C’est l’Ecclésiaste qui l’enseigne: «Jette ton pain
sur les eaux passantes; au bout d’un long temps, tu le retrouveras.»

--Pourquoi les forts, j’entends les heureux, moralisa Jules oubliant les
menaces de son infirmité, aliéneraient-ils une part de leurs jouissances
au profit des misérables? En ont-ils même le droit?

--Nous sommes tous des faibles, s’exclama Bernard, et si les souffrances
des autres nous laissent insensibles...

Mais sa réflexion s’étouffa parmi la rumeur générale. Le docteur
Fauchard nommait une dame célèbre qui, par une cynique impudence, avait
offert à une autre deux cent cinquante mille francs pour qu’elle
divorçât et lui concédât, en toute propriété, son mari. Mme Macreuse
essayait d’excuser ce marchandage:

--Au moins, celle-là ne cache pas son jeu... Et, regardant très en face
Hélène indignée, elle poursuivit:

--Avouez-le, madame, une femme qui se respecte ne doit avoir un amant
que si sa fortune l’assure de ne rien lui coûter.

Hélène riposta, plus acerbe qu’il n’aurait fallu:

--Mais, quand une femme est riche et que son ami l’est moins, ne
l’expose-t-elle pas à des soupçons infamants?

Cette passe d’armes, entre elles deux, fut brève et sourde. Mme Laboré
traversa leurs voix de la sienne, paisible, presque virginale:

--Le plus simple, il me semble, est de rester une honnête femme.

A l’horloge du vestibule, la demie de onze heures avait sonné; Jules
devait regagner son hôpital vers minuit; Hélène se souvenait que Mme
Couaneau attendait, au logis, le moment de s’en aller. Jules et les
Dieuzède prirent ensemble congé du docteur. Hélène se vit, de nouveau,
régalée des louanges de Mme Laboré et de M. Lechaptois. Elle accueillit
avec de froides nuances celles que daigna redire Mme Macreuse. Glenka
réserva les siennes pour l’instant où il les raccompagna. Hélène
s’efforça de sourire, comme si aucun nuage n’eût offusqué le regard
qu’ils échangèrent. Elle mit seulement une retenue discrète à toucher de
ses doigts déjà gantés la main qu’il lui tendait.

Sur le palier il arrêta Bernard et, à mi-voix:

--Vous savez, cher ami, le Luyken, c’est entendu... Un de ces jours,
j’irai le prendre.

Bernard s’inclina en signe d’assentiment, mais n’eut le courage que
d’émettre un rapide: «Merci.» Donc, c’en était fait; son Luyken allait
partir! Aussitôt, néanmoins, il réagit sur sa peine en la définissant:

--Se séparer d’une seule chose aimée, pensa-t-il, serait-ce plus amer
que tout quitter?

Par intervalles, ce soir-là, il avait pu oublier qu’il était pauvre; le
mot de Glenka, sans le vouloir, le remettait salutairement à son niveau.
Et le succès d’Hélène le consolait du grand vide où s’était, pour lui,
traînée la réunion.

Avec sa femme et Jules il descendit la rue Prémartine, contre le mur du
jardin aux roses. La tranquillité du silence imprimait à leurs pas un
rythme solennel; des réverbères distants et troubles éclairaient
confusément les trottoirs. Mais, de la nuit splendide, une blancheur
coulait sur la chaussée poudreuse. La palpitation des astres semblait
proche de la terre ensommeillée; plus à l’ouest que tout à l’heure,
Jupiter élevait son épée ardente parmi les armées des cieux qui
s’échelonnaient en scintillant sur les routes éternelles.

Meurtrie de chocs poignants et saturée de mollesses tentatrices, Hélène
se recueillait, cherchait à ressaisir son être en désarroi. Mais Jules,
curieux de ce qui s’était dit entre Sir Macdonald et Bernard, le
questionna:

--Ce médecin t’a révélé des choses intéressantes? J’ai vu que tu lui
donnais ta carte.

--Oui, expliqua Bernard après une sourde hésitation, il a rencontré sur
le front anglais Fergus Fergusson; il pourra savoir sa présente adresse;
il me l’enverra.

--Qu’en veux-tu faire? objecta Jules, plus irrité en apparence que
satisfait du renseignement. Laisse-moi le soin de lui écrire, quand
j’aurai constitué ma société...

Bernard se douta que Jules tournerait à son seul profit l’opportune
indication. Devait-il donc toujours se repentir d’être loyal et
confiant? Mais Jules, sans insister, obliqua vers un autre sujet
l’entretien:

--Quel homme fort et beau, ce Glenka! Ah! si j’avais une santé comme la
sienne, l’avenir que je me bâtirais!... Les femmes qui l’entourent sont
visiblement fascinées par lui, sauf cette Mme Macreuse...

--Tu crois qu’elle le domine? fit Hélène s’évertuant à une intonation
négligente.

--En tout cas, elle l’a dominé.

--Est-ce possible? Une créature dénuée d’illusion, venimeuse avec
volupté, peut-elle donc faire accroire qu’elle aime?

--Elle est perverse, puissante, drôle quelquefois. Elle l’amuse, elle
l’humilie peut-être. C’est ce qu’il faut à ce vainqueur fatigué
d’hommages. Je le trouve, au reste, sous son aménité supérieure, très
énigmatique.

--Un artiste, répliqua Bernard qui croyait devoir défendre un hôte, un
ami, ne peut pas ressembler à tout le monde. Un artiste sans
excentricités serait comme un dromadaire sans bosses.

--Il avait de bien beaux lys, exprima, pour ne pas rester muette,
Hélène.

La flûte lasse d’un rossignol, dans les tilleuls du jardin, gémit et se
tut.




V


Le surlendemain de la fatidique soirée, Bernard, en prévision des deux
échéances prochaines, du trimestre qu’attendait Bonfils et de la traite
remise d’avril à juillet par Durel, alla retirer au Crédit Lyonnais la
moitié de son chétif dépôt.

Devant le guichet de la caisse, il se trouva vis-à-vis d’un prêtre long
et raide dans une douillette cossue; sa mine de vieux citron, ses lèvres
sèches, ses yeux en vrille lui firent reconnaître le client qu’avait
scandalisé _Madame Bovary_. Par un scrupule de politesse il souleva son
chapeau; l’abbé toucha le sien, comme il eût salué un inférieur tenu à
distance, et détourna la tête avec une rogue antipathie.

Bernard n’en eut aucun émoi, sachant de quel personnage sa vocation
d’être humilié lui infligeait la rencontre.

L’abbé Ragot,--il l’avait appris de Toustain,--était le fils cadet d’un
meunier sarthois riche et d’une féroce ladrerie. Les gens du pays
racontaient que le fils aîné de cet homme, ayant fait au régiment
quelques dettes criardes, était venu supplier son père de lui avancer
vingt louis; et, comme le meunier, au lieu d’ouvrir sa bourse, le
chargeait d’invectives, ce garçon, faible de cervelle, courut se jeter
dans la rivière près de la roue du moulin. Un chemineau demanda cent
sous pour plonger et repêcher le cadavre.

--Cent sous! Dame non! répondit le père, il remontera ben tout seul.

Ce bourreau d’écus était mort, et l’abbé Ragot devait à son héritage une
indépendance d’allures dont ses confrères ne lui savaient pas trop bon
gré. Dans une ville où le clergé gardait le pli des dignes attitudes, on
lui reprochait de spéculer cyniquement, de s’asseoir sous le hall des
banques, étudiant la cote, à l’affût des bruits de bourse. Il semblait
entrer là comme en sa véritable église. Afin de pallier sa passion
cupide, il affectait une impeccable rigueur doctrinale, des sévérités
d’intégriste. Il cherchait à prendre figure, dans le diocèse, de
quelqu’un d’important; depuis la guerre il s’offrait parfois à suppléer,
auprès d’élégants auditoires, les prédicateurs mobilisés. Ses ministères
pieux ne l’empêchaient pas de suivre d’un œil averti la hausse ou la
chute des valeurs. Ce matin, il venait empocher la plus-value d’un titre
métallurgique, monté de cinq cents francs à quinze mille, et qu’il
croyait vendre au bon moment.

Bernard vit les quinze billets de mille glisser des doigts du payeur aux
mains expertes du prestolet boursicotier et dans les profondeurs de sa
soutane. Le rapide spectacle l’attrista; il aimait les prêtres et se
faisait de leur mission un très pur idéal. Mais une pensée plus
personnelle appesantit son déplaisir: cette liasse qui gonflerait
stérilement le portefeuille d’un joueur scandaleux, s’il en avait
disposé lui-même, aurait été la délivrance des siens! Et, quand le
mauvais riche repassa devant lui, hargneux, comme pressé de fuir son
contact, pour la première fois Bernard eut à réprimer un sentiment
pareil à _l’envie du pauvre_, à une révolte contre l’apparente iniquité
des répartitions temporelles.

La contenance hostile de l’abbé Ragot lui démontrait aussi que,
certainement, cet ecclésiastique avait discrédité de son mieux la
librairie. Voilà pourquoi les acheteurs bien pensants demeuraient si
clairsemés! Jules avait donc raison: Bernard n’était pas fait pour le
commerce; Bernard ne réussirait pas!

Cette probabilité: _Je ne réussirai pas_, devenait écrasante en face
d’un chaotique avenir. Si la guerre durait encore un an, même six mois,
les Dieuzède se verraient, pour avoir du pain, réduits à vendre,--et
comment?--bribe à bribe, les restes de leur mobilier. A moins que Fergus
Fergusson ne fût le sauveur, après avoir été la cause initiale du
désastre... Mais comprendrait-il? Et que voudrait-il faire?

Bernard avait beau vouloir, dans son indigence, «porter la mort du
Christ». Il la portait, parce qu’il ne pouvait faire autrement; s’il
avait palpé dans sa main les quinze mille francs de l’abbé Ragot, son
énergie d’abnégation se fût vite détendue.

Un surcroît de contrariétés et de dépenses allait, pour l’heure,
éprouver sa vertu. Mme Restout, la mère d’Hélène, aux prises, tout
l’hiver, avec une sciatique, n’avait encore pu venir embrasser Jules.
Plus gaillarde au temps chaud, elle devait, aujourd’hui même, dans
l’après-midi, débarquer du train de Brest, et manifestait l’intention de
séjourner, une huitaine, chez sa fille.

Bernard n’espérait de sa visite que des amertumes. Inconsolable de la
ruine d’Hélène, Mme Restout jetterait les hauts cris à l’aspect du
pitoyable magasin et des chambres. D’avance, il l’entendait qualifiant
de «clapier» la maison et se retournant contre lui, méprisante, d’un air
accusateur. Mme Restout, c’était Paulette, sans la drôlerie de Paulette.
Du matin au soir, elle piquerait sur son gendre, comme sur une patiente
pelote, des épithètes malignes ou des plaintes acérées. S’il regimbait,
elle se vengerait en aigrissant Hélène, en la déprimant vers d’affreuses
prévisions. Elle irriterait ses appétits de luxe, contraints et mal
corrigés.

La présence de sa belle-mère serait, au surplus, une charge pour leur
gêne: il faudrait recevoir Jules, avec elle, à leur table. Et qui
servirait? Mme Couaneau, sans doute prévenue par une indiscrétion de
Paulette que, désormais, on l’emploierait le matin seulement, avait fait
exprès d’arriver trois quarts d’heure en retard. Hélène s’était fâchée;
sur quoi, la femme de journée, insolemment heureuse de mettre dans
l’embarras «des patrons», avait crié très fort:

--Vous n’êtes pas contente! Eh bien! moi non plus, et je m’en vas! Une
_boîte_ comme la vôtre, j’en suis saoule.

--Partez, lui avait sèchement répondu Hélène, trop fière pour déchaîner
son indignation.

Et Mme Couaneau était partie, faisant claquer la porte, sincère enfin
dans son adieu, secouant sur le seuil de cette maison la poussière de
ses savates et l’humiliant souvenir des bontés subies. Plutôt que de
laisser croire à Mme Restout qu’ils en étaient à ne plus s’adjoindre
même une laveuse de vaisselle, les Dieuzède prendraient donc la première
venue, une voleuse peut-être ou une gourgandine.

Quand sa belle-mère arriva, Bernard essaya d’oublier ses pronostics
moroses. Vue en passant, Mme Restout paraissait une femme agréable: elle
était mince et vive, point trop fanée; des frisons neigeux cachaient au
bas de ses tempes les flèches de ses rides; ses joues poudrées avivaient
le bleu vert de ses prunelles pétillantes; on ne se doutait pas quel
genre de malices décochait sa bouche menue, discrètement peinte et que
maintenaient en arc pincé des fausses dents posées à merveille. Fille
d’un gentilhomme poitevin et apparentée à l’amiral de Hautecloque, elle
avait épousé un simple commissaire de la marine; sa dot, aussi maigre
que celle d’Hélène, écartait de sa personne les prétendants titrés. Mais
elle rebattait les oreilles à son mari,--et à qui voulait
l’entendre,--des grands noms de ses ascendances.

En pénétrant dans le magasin, suivie d’Hélène et de Paulette, après
avoir concédé sa joue au baiser de Bernard, embrassé Adèle et Charles
sans tendresse, elle ridiculisa d’un coup d’œil acerbe la poutre en
saillie du plafond, et prit un ton d’aimable persiflage pour observer:

--C’est tout à fait champêtre, cette solive!

--N’est-ce pas, ma mère? répliqua Bernard avec la volonté d’être jovial.
On pourrait y pendre des vessies de porc ou des chapelets d’oignons.

--On pourrait s’y pendre aussi, lança Mme Restout, brusquement sinistre.

Mais, au même instant, Jules survint, et tout s’effaça devant le fils
adoré. Sa mère courut à lui plus qu’il ne s’élança vers elle; à pleines
mains, elle saisit sa tête en lui pressant le front d’un long baiser;
elle le contempla, lui sourit comme à un enfant que l’on caresse; elle
reprenait possession du fruit de sa chair, comme si, l’ayant cru mort,
elle le tenait entre ses bras ressuscitant.

--Mon pauvre chéri! C’est bien toi!

Son éperdument ne décelait rien de théâtral; un autre que Jules
l’aurait-il excité chez cette femme égoïste et vaine? Bernard, une fois
de plus, admira l’ascendant magnétique dont Jules subjuguait, même sans
le vouloir, la plupart de ceux qui l’approchaient; sa mère, plus que
personne, s’abandonnait à cette fascination; elle idolâtrait en son fils
les puissances de réussite qu’elle s’irritait de n’avoir pas eues.

Il s’assit avec elle sur le grand canapé, et ils s’entretinrent,
oubliant presque leur entourage. Elle le complimenta de ses forces
revenues, mais ne fit aucune allusion à sa blessure ni aux suites; elle
savait que les apitoiements sur ses infirmités l’exaspéraient. A son
tour, il s’informa de son père et s’étonna que M. Restout ne l’eût pas
accompagnée. Alors, elle lui rappela quels sacrifices la rigueur des
temps imposait à leur vieux ménage. Ne pouvant plus vivre de sa seule
retraite, son mari était entré dans une assurance; un travail énorme lui
incombait.

--Et tu le connais. Le devoir avant tout! Il en est même assommant, le
cher homme! Il ne demanderait pas trois jours de congé...

Bernard sourit intérieurement de l’explication: son beau-père lui avait
écrit qu’il viendrait seul, plus tard, s’il pouvait, la perspective d’un
voyage en compagnie de son épouse lui paraissant insupportable, tant
elle se faisait exigeante et hargneuse!

Hélène, au début de ces effusions, s’était éclipsée; elle reparut et
invita sa mère à monter «dans ses appartements». On avait aménagé pour
elle la petite chambre d’Adèle et Paulette; les deux filles habiteraient
ensemble, quelques nuits, la mansarde suffocante qui donnait entre les
deux murs, au-dessus de la cuisine.

Tous, sauf Bernard, escortèrent au premier étage Mme Restout. Tandis
qu’il demeurait en bas à déballer des livres, il eut la visite de
Brouland. Glenka, contre son habitude, n’était pas venu. Mais Brouland
tendit à Bernard une lettre du docteur: Glenka y réitérait, pour Hélène,
ses compliments, sa reconnaissance et celle de ses amis. Il joignait au
pli les cinq cents francs convenus sujet du Luyken et priait M. Dieuzède
de remettre l’ouvrage à Brouland; lui-même, organisant un nouveau
service, ne pourrait, de toute la semaine, se rendre à la librairie.

Bernard tira donc de l’armoire flamande l’in-folio brun aux marges
déteintes, le compagnon des calmes soirs, ce livre d’images par qui
certains gestes de Dieu lui étaient devenus palpables, comme les
prémices de la vision promise à son attente de croyant. Au moment d’y
renoncer tout à fait, un scrupule inopiné ralentit, alourdit ses mains,
pendant qu’elles pliaient et ficelaient le trésor volumineux:

--Ce Luyken qu’il vendait lui appartenait-il? Si Bonfils en avait su
l’existence, l’aurait-il omis sur l’inventaire? Est-ce que Bernard
n’aurait pas dû l’avertir de sa découverte?

Mais expliquer à Brouland que, par une singulière distraction, jamais
encore il ne s’était posé un tel cas de conscience, ce serait trop
ridicule.

--Après tout, se répondit Bernard, j’ai acheté en bloc le fonds Bonfils;
Luyken en faisait partie, donc il est à moi. Et puis, Bonfils n’a pas
besoin de ces cinq cents francs; nous, il nous les faut. Je les
inscrirai à son compte et lui réglerai cette petite affaire, s’il y a
lieu, plus tard, quand nous en retrouverons les moyens.

Il s’adjugeait ainsi une provisoire aumône, subissant l’optique morale
du pauvre, qui, facilement, incline à conclure: Nécessité vaut droit.

De son sérieux, de son silence Brouland induisit qu’un pénible débat
agitait le possesseur du livre:

--Il vous en coûte beaucoup, énonça-t-il, de songer dans cette minute:
cette belle chose n’est plus mienne?

--Oui, je l’ai trop aimée. Il ne faut rien trop aimer, sauf Dieu qu’on
ne peut perdre...

Brouland approuva d’un signe de tête et appuya sur les pupilles myopes
de Bernard le tranchant de son œil bleuâtre. Peut-être croyait-il
démêler dans la phrase du mari d’Hélène une obscure et anxieuse
révélation. Des paroles qu’il n’osait émettre brûlaient les lèvres du
confident de Glenka. Bernard, si peu attentif à l’extérieur des gens,
discerna en son attitude, sur son visage doctoral, une contention très
différente de sa coutumière gravité. Lorsque Brouland, le lourd Luyken
sous l’aisselle, se retira, pourquoi sa poignée de main fut-elle plus
intime que les jours d’auparavant?

Bernard cherchait la clef de ces bizarreries; mais Paulette, redescendue
en courant au magasin, s’approcha de lui sur la pointe des pieds,
chuchota:

--Sais-tu? Grand’mère a dit: «Si j’avais compris que vous étiez campés
comme des bohémiens, je ne serais point venue chez vous.» Maman a
répondu: «Ce n’est pas moi qui ai choisi le campement, c’est
Bernard.»--«Peut-il choisir quelque chose? a dit grand’mère. Il ne voit
rien...»

Bernard, à genoux devant sa caisse de livres, se releva, et, d’un geste
mécontent, lui interdit de poursuivre:

--Paulette, je t’ai prévenue déjà. J’ai horreur des rapportages.
Rapporter, c’est le métier des espions. Tu sais ce qu’on leur fait, aux
espions?

--On les fusille. C’est bien. Dorénavant, je garderai tout pour moi...

Et Paulette s’en retourna, se dandinant, les mains dans les poches de
son tablier rose, avec une moue non contrite, mais vexée.

Si elle ne visait qu’à peiner son père, elle avait touché son but. Le
mot de Mme Restout: _Il ne voit rien_, fit sursauter Bernard, de même
que la piqûre d’un taon secouerait un bon cheval assoupi.

--Je ne vois rien! Hélas! Je vois trop qu’on ne m’aime pas, moi qui aime
tant à aimer! Et le reste a peu d’importance...

Hélène traversa le magasin pour donner ses ordres à une cuisinière
_d’extra_ qu’elle avait follement engagée, voulant fêter sa mère et
surtout Jules. Bernard lui montra la lettre du docteur. Elle courut de
ses yeux véloces à travers l’écriture longue, déliée, dont les F et les
S affectaient d’archaïques volutes. Quand elle arriva aux lignes où
Glenka laissait prévoir qu’il ne reviendrait pas, de quelque temps, chez
les Dieuzède, un plissement fugitif, comme le frisson d’un souffle sur
une eau inquiète, rida ses traits fatigués. Bernard observa son
impression, attentif peut-être parce qu’il venait de s’entendre dire
qu’il n’observait rien. Quoiqu’un store extérieur fût abaissé le long de
la vitrine, la façade de Maître Lendormy réverbérait contre le visage
d’Hélène tout le soleil de la rue. Bernard, sans y déchiffrer un dépit
secret, devina seulement qu’elle interprétait, comme lui, cette manière
d’espacer les relations.

--Qu’en penses-tu? Nous a-t-il jugés mal reconnaissants de ce qu’il fait
pour nous? L’aurais-tu froissé par quelque trait dédaigneux?

--Mais je ne crois pas, repartit Hélène en posant la lettre sur le
bureau de son mari. Il doit réellement être fort occupé...

Bernard s’étonna qu’elle n’ajoutât point, au vu des cinq cents francs:

--Cet envoi tombe bien à propos.

Elle sembla n’y prêter aucune attention, tout entière au plan d’un menu
qui parût honnête et ne fût pas ruineux.

A table, Paulette, débridée par l’indulgence de sa grand’mère,--Mme
Restout se retrouvait en elle et riait de ses incartades,--dégoisa ses
verbiages sur la _soirée_, comme si, en interrogeant Hélène, elle avait
imaginé ce qu’elle n’avait pu voir. Elle oubliait de manger, n’ayant la
bouche pleine que de son ami Glenka:

--Tu sais, grand’mère, maman a un éventail mignon comme tout. Le docteur
Glenka l’a beaucoup admiré...

Hélène se penchait, en cet instant, vers Charles pour lui renouer au cou
sa serviette,--soin qu’elle abandonnait d’ordinaire à Adèle,--et, sans
relever les yeux, elle gourmanda:

--Paulette, tu nous ennuies. Justement, il ne m’en a pas soufflé mot.

--Je me demande, considéra Jules, si cette réunion où Hélène a brillé
sera une réclame efficace auprès de votre clientèle. Vous passerez, plus
qu’avant, pour des artistes. Des artistes boutiquiers sont un paradoxe
dont les gens se méfient.

--D’abord, appuya Mme Restout de sa petite voix coupante, Bernard
devrait sacrifier sa chevelure. Jules a raison. Il ne faut pas
ressembler à un artiste, il faut être, si on veut réussir, comme tout le
monde.

--Vous croyez, opposa Bernard badinement, que, si j’étais tondu très
court, nous vendrions quatre fois plus de cartes postales?

--Ah! non par exemple, se récria en même temps Paulette, si papa n’avait
plus ses cheveux, il serait pareil à Samson, quand Dalila eut mis ses
ciseaux dans sa perruque.

--Papa, sans ses cheveux, ajouta, moins tranchante, Adèle, aurait une
figure encore plus distinguée, et il serait encore moins _populaire_.

Jules, à la surprise de Mme Restout, laissa tomber dans la balance le
poids souverain de son avis contre celui qu’elle venait d’émettre:

--Au fond, les cheveux sont accessoires. Le commun des sots détestent
l’artiste parce qu’ils sentent quelqu’un d’une race supérieure et
capable de jouissances qu’ils n’auront jamais. Un artiste dénué d’argent
est comme un roi exilé qui se promènerait en fiacre avec sa couronne sur
la tête. On le montrera du doigt et les gamins siffleront...

--Mais je ne suis pas un artiste, s’exclama Bernard; je _fus_ simplement
un très humble amateur de belles choses.

--Les belles choses, aventura Mme Restout, vous ne devriez pas les
étaler, surtout celles qui ont une couleur politique. Ainsi, la tenture
aux fleurs de lys... Par ces temps d’union sacrée, c’est bien imprudent.

Hélène savourait la tranche juteuse d’un melon trempé dans de la glace;
elle n’avait point défendu la chevelure de Bernard; on eût dit qu’elle
s’en désintéressait. Mais, pour les fleurs de lys, elle protesta d’un
rire sarcastique:

--O maman, quelle idée! Mon piteux magasin! Veuf de la tenture, il
ressemblerait au crâne de Lendormy.

--Que dirait Glenka, dramatisa Paulette, si la tenture n’y était plus?

Jules s’enquit nonchalamment pour quel motif, Glenka, tout à l’heure,
n’avait pas accompagné son ami.

--Il organise, expliqua Hélène, un nouveau service à l’hôpital.

--Tiens! Cet après-midi, je ne l’y ai pas vu.

Bernard dirigea vers sa femme un clin-d’œil _d’intelligence_. A
contre-jour, dans la perpétuelle pénombre de l’arrière-boutique, le
visage d’Hélène dérobait ses impressions. Sur son front, d’une blancheur
moite, Bernard ne distingua qu’un léger froncement de sourcils.
Cependant, mordu par le Démon des tristesses venimeuses, il subit cette
certitude:

--Quelque chose a dû se passer; Glenka nous bat froid.

Presque aussitôt il annonça:

--Dimanche, nous irons faire au docteur une visite de remerciement.

--Nous irons, confirma Hélène en faible écho.

Paulette applaudit à ce projet; elle supplia sa mère, avec des
minauderies cajoleuses, de l’emmener chez Glenka:

--Je voudrais trop connaître son salon, son intérieur.

Mme Restout eut la curiosité, sur lui, d’une question:

--Il est marié?

--Oui, répondit Bernard; mais, depuis 1914, sa femme vit à Toulon, et
lui, où la guerre le promène. C’est un ménage détraqué, comme il y en a
tant... Nous n’avons pas à sonder de qui viennent les torts.

--Les torts, déclara Mme Restout, viennent toujours _de celui des deux
dont l’autre ne veut plus_.

--Vous allez bien loin, répliqua Bernard d’une voix qu’il s’efforça de
maintenir dans le registre doux. Les pires infamies seraient donc
justifiées!

--Comprenez-moi, mon cher. Quand on est vaincu, il faut d’abord s’en
prendre à soi-même; je ne veux rien dire de plus...

Mme Restout devinait-elle, dans la rencontre de Glenka, un événement
fait pour bouleverser l’avenir d’Hélène? Voulait-elle, du même coup,
scruter sa fille et sonder si Bernard avait des soupçons?

En fait, elle ne calculait pas, comme Mme Macreuse, la profondeur
possible des blessures qu’elle ouvrait. Quand sa langue dardait des
flèches sifflantes, enduites de poison, elle soulageait avant tout les
exaspérations de sa nervosité. Elle se dépitait de vieillir, liée à un
intérieur médiocre, et maudissait son gendre d’être un gueux dont
elle ne pouvait plus rien tirer. Dîner chez les siens, dans
l’arrière-boutique d’«une échoppe», quelle déconfiture! Au surplus, elle
discernait entre Hélène et Bernard une gêne morale, les froideurs d’un
ménage où l’affection «devient un fardeau qu’on porte à deux».

Mais Hélène lui cachait les agonies d’une volonté battue par des vents
contraires. Bernard, grâce à sa foi généreuse en la sagesse loyale
d’Hélène, rembarrait tout soupçon de plus âcres discordances.

Les paroles de Mme Restout les dévastèrent cependant l’un et l’autre au
delà de ce qu’eût espéré leur plus féroce ennemi.

Tandis que Jules, pour se dépayser, pour divertir sa mère et Paulette,
les promenait à travers des villes et des forêts de l’Inde, transposait
des visites aux pagodes, des histoires de tigres et d’éléphants, Hélène,
rêvant au lieu de manger, le menton dans la paume de sa main, laissait
entrer jusqu’en sa conscience le susurrement perfide:

--Si tu n’aimes plus Bernard, c’est sa faute, ce n’est point la tienne.

Ce non-amour signifiait-il qu’elle cédait aux prestiges de l’amant, de
celui qu’elle ne devait pas aimer? Elle croyait se garder sombrement
libre à l’égard de tous deux, affranchie de l’illusion des joies,
impassible par désespoir sous le joug des adversités. Ses enfants lui
représentaient à peine une raison suffisante de rebondir et de vouloir
vivre. Elle eût estimé, comme jadis, Mme de Montbazon, qu’une femme, à
trente ans,--et elle en passait trente-sept,--est «bonne à jeter dans la
rivière». Devant sa désolation l’existence se creusait pareille à un
puits noir et fétide, au fond duquel elle aurait souhaité d’être
anéantie:

--Si je pouvais mourir ce soir! O délices de glisser dans un sommeil
frais, sans rêves, n’ayant pas de fin!...

Mais cette fringale de mort couvrait l’appétit sinistre du bonheur
défendu, qu’un reste de bon sens lui montrait encore absurde et
monstrueux.

Bernard, en face d’elle, taciturne, grignotait une carcasse de volaille
et remâchait la boutade atroce de sa belle-mère: _les torts viennent
toujours_...

A quoi rimait son avertissement? Hélène lui avait-elle fait des
confidences? Tout d’un coup, la seule catastrophe qu’il s’était refusé à
prévoir, la ruine de son foyer, surgit contre ses yeux, l’obséda; comme
une bande d’ombres sardoniques qui eussent gambadé sur la morne
tapisserie, la chaîne des inductions, dérisoire et cruelle, se noua dans
sa clairvoyance.

--Pour Hélène, je ne compte plus. Elle est ma femme, et je n’ai point de
femme. Son corps se prête à moi, si je le veux; mais son cœur est loin
de moi. Et son changement ne date pas d’hier. Ce qu’elle m’a dit le soir
de notre arrivée... Si elle a cessé de m’aimer, n’aime-t-elle pas
ailleurs? Et qui? Pourquoi sa mère veut-elle savoir: «Il est marié, ce
docteur Glenka?»

Oui, si elle pense à un homme, ce ne peut être qu’à _lui_. Il est beau,
il est riche, il est plus jeune que moi, il sait plaire...

Ici, la mémoire de Bernard rejoignit des faits minimes, indices d’une
inclination commençante; le soin qu’elle prenait de sa toilette, les
jours où l’on attendait Glenka; sa furie contre Paulette, comme si, en
l’engageant à poser devant l’artiste, la petite eût démasqué les sourdes
agitations qu’Hélène refoulait, puis, chez Glenka, l’air singulier et
douloureux qu’elle avait au sortir du balcon; enfin, l’inexplicable
éloignement du docteur...

L’avait-il courtisée? Lui en voulait-il de résister à ses manèges? Ah!
le faux ami, le misérable, ses poignées de main tranquilles, et ses
grimaces de dévouement!

Jules, en ces minutes, narrait une nuit dans la jungle, et le court
frisson qui l’avait pris, autour d’un feu déclinant, à entendre, la
première fois, sortir de la brume le râpeux rugissement du tigre, le cri
du monstre qu’on ne voit point et qui rôde à pas de velours, reniflant
votre chair, tendu pour vous broyer. Ce cri de la bête, Bernard
l’entendit haleter dans le brouillard de son destin. Jamais il n’avait
été jaloux; il se croyait incapable de l’être. Néanmoins, ce qu’il
sentit alors gronder en ses entrailles ressemblait au courroux du mâle à
qui on dispute celle dont il a fait son bien. Aussitôt, il comprima ce
tumulte de sa chair:

--Non, la chose est impossible. Je les calomnie, je suis moi-même un
misérable. Je ne veux plus y penser...

Mais la convulsion de son doute altéra sur sa face rose et bien rasée
l’habituelle mansuétude; il devint cramoisi.

--Qu’avez-vous donc, Bernard? observa sa belle-mère amicalement. Vous
êtes rouge comme un homard cuit. Vous me rappelez ces Anglais que je
voyais, au marché, les premiers mois de la guerre, mordre à même des
tomates crues.

--Nous manquons un peu d’air ici, dit-il en relevant les yeux du côté de
l’étroite fenêtre. Des mouches, attirées par les odeurs de la cuisine,
tourbillonnaient au dehors et s’accouplaient contre les murs brûlants.

Charles laissa choir à terre sa fourchette; Bernard, d’un mouvement
machinal, la lui ramassa. Dans la boutique le timbre de la porte
retentit, et Bernard quitta vivement la table, car il reconnut, à son
pas trottinant, Toustain, l’ami des mauvais jours.

Son petit feutre verdâtre entre les doigts, ses bons yeux ronds toujours
ahuris, un sourire sur ses grosses lèvres de Faune sanctifié, Toustain
exposa qu’un amateur offrait pour le Luyken _six cents francs_.

--Décidément, s’exclama Bernard, les bras au ciel, puis se frappant, en
signe de consternation, le plat des cuisses, décidément nous ne sommes
pas dignes d’être aidés par vous.

--Il est vendu! Ce n’est pas bien. Vous m’aviez pourtant promis...

Bernard se justifia comme il put, mettant à sa charge une opération
conduite hors de lui, presque malgré lui.

Toustain se mordit les lèvres; il devina peut-être que Bernard
s’humiliait afin d’épargner Mme Dieuzède.

--Ce monsieur, dit-il du docteur, a trop de chance.

Bernard ne répondit pas, et, quittant ce propos pénible, s’informa de
Toustain lui-même, des événements de son humble vie. Le pauvre homme
s’avoua comblé de tribulations; son oncle le chanoine lui avait laissé
des titres lombards dont il ne touchait plus les rentes; vivre de pain
et de pommes de terre, c’eût été, pour lui, tout simple. Mais sa femme,
comme une enfant malade, lui rompait la tête d’exigences insoutenables.
Elle réclamait des huîtres et des cervelles aux champignons! Par
surcroît, elle l’accusait d’employer à de subreptices folies l’argent du
ménage. Quand elle se calmait, elle devenait si inconsciente, même
physiquement, que, les lessives étant trop chères, il devait passer une
partie de ses journées à laver et à faire sécher, pour la nuit, une de
leurs deux paires de draps...

--Oh! termina-t-il en soupirant, je n’ai guère à me plaindre. Je suis un
vieux sac qu’il faut recoudre.--Il voulait dire: j’ai plus d’une faute
ancienne à rajuster.--Chaque moment d’épreuve est un point refait dans
mon cuir coriace. Si l’aiguille ne piquait dur, le fil ne tiendrait pas.

Bernard lui pressa les mains avec une effusion douloureuse; il versait
au creux de sa propre blessure, comme un aromate, les tristesses
patientes de Toustain. Celui-ci n’en eut aucun soupçon et fut attendri
jusqu’aux larmes.

Lorsque Bernard se rassit à table, il vit qu’Hélène le questionnait du
regard sur cette visite tardive. Il détourna le sien et n’ouvrit pas la
bouche; une allusion à Glenka l’eût gêné, ainsi qu’elle devait gêner
Hélène; il avait presque peur, s’il nommait cet homme, de surprendre
chez elle un tressaillement de muscles, une vibration des cils
dénonciatrice. Malgré lui, le doute accrochait ses griffes de vampire
aux moindres contacts de leur vie commune.

Jules, maintenant silencieux, grillait une cigarette anglaise saturée
d’opium, et suivait les copeaux bleus de la fumée se dévidant vers le
plafond, comme les entrelacs serpentins de ses combinaisons opulentes.

La chaleur était si lourde qu’Hélène proposa de monter dans sa chambre
où on respirerait un peu plus au large. Jules reconnut, derrière un
fauteuil, une petite table à jeu, salie d’encre depuis que Paulette, se
l’appropriant, y barbouillait, maussade, ses pensums d’écolière:

--Si nous essayions un bridge? décida-t-il. Qu’en dis-tu, maman? Hélène,
tu feras _le mort_.

Il flattait le penchant invétéré de sa mère, ce besoin du jeu qu’il
tenait d’elle. Pendant ses journées d’hôpital, le bridge suppléait
d’autres spéculations; c’était «un biscuit qui trompait sa faim». Hélène
bouleversa toute sa commode avant de trouver le paquet des cartes.

--A quel taux jouons-nous? demanda Jules en s’installant.

Mme Restout eût trouvé fade une partie sans enjeu d’argent. Mais elle se
méfiait: Jules, elle le savait trop, était un joueur sagace,
intraitable; elle-même, une fois que le démon du tapis vert l’agrippait,
allait jusqu’au bout de ses moyens; elle aurait joué sa chemise, elle
aurait joué, confessait-elle, «les toiles d’araignées qui meublaient le
fond de sa bourse». Une inspiration lui vint qu’elle énonça incontinent:

--Bernard, je vous ai vu, tout à l’heure, mettre en liasse des coupures
de cinq francs. Prêtez-nous en donc _une centaine_: nous ferons trois
parts, et les gagnants... ou les gagnantes vous les rendront à la fin.

Bernard ne se ploya pas sans répugnance à sa fantaisie baroque. Pourquoi
cette manie des grandeurs, quand on n’avait rien? Cependant, s’il avait
refusé, il aurait eu l’air de prendre pour des fripons sa belle-mère et
Jules. Il ouvrit donc un placard, retira d’une cassette les billets et,
de sa main, les répartit aux partenaires.

Le jour déclinait; la partie commença, les volets clos, entre deux
flambeaux allumés.

Il descendit fermer le magasin, écrivit en bas une lettre d’affaires. La
diligente Adèle, au coin de son bureau, sous la même lampe, apprenait
ses leçons pour le lendemain.

Au moment où il remonta, Jules avait déjà fait de copieuses levées; et
la pile des coupures s’enflait à côté de son jeu. Paulette, debout près
de son oncle, s’évertuait à suivre le mouvement des as et des piques;
même sans bien comprendre, elle s’unissait d’une complicité perverse aux
intentions du joueur, souhaitant qu’il gagnât tout, et, chose plus
énorme, qu’il gardât son gain.

Du marbre de la commode où il s’était allongé, Tuong, se lissant les
moustaches, ses pupilles tournées vers les flambeaux, paterne, semblait
aspirer l’encens d’un rite initiatique, et l’ombre du chat coupait en
deux le front d’Hélène.

Le menton maigre de Mme Restout, pointé au-dessus des cartes, ses yeux
phosphorescents comme ceux de Tuong, avouaient l’impatience d’une
vieille passion d’autant plus vorace que la nécessité la contraignait à
la faire souvent jeûner.

L’attitude de Jules était indifférente, mais satisfaite; il comptait les
points, attirait à lui, de ses doigts dédaigneux et le touchant à peine,
le sordide papier des billets. Mais on percevait, sous cette froide
apparence, la dévotion d’un idolâtre de l’argent; et, tandis qu’il
combinait pour le plaisir de combiner ou se créait le mirage d’un lucre
même médiocre, il accomplissait une sorte de liturgie familière.

Les figures sérieuses d’Hélène et de Paulette réfléchissaient un état
d’esprit en accord avec le sien. Pour toutes deux, quelle école! Hélène,
en participant à la muette ivresse du jeu, éliminait ce qui subsistait
de meilleur au fond d’elle, et s’enfonçait vers la jungle des voluptés
douteuses, à la rencontre des fauves inconnus.

Devant Bernard, que le bridge ennuyait absolument, ce spectacle familial
éclairait d’une cruelle évidence l’erreur de son mariage, l’antinomie de
son caractère et du milieu qu’Hélène subissait.

Assis dans un coin, près du lit de Charles qui dormait, il triturait,
contre son gré, d’amères méditations.

Comment sauver Hélène? Comment éloigner tout à fait Glenka? Si, par
bonheur, le personnage renonçait de lui-même à une séduction
infructueuse, si elle ne retournait plus à l’hôpital, cette éphémère
intimité s’éteindrait dans l’oubli; Hélène se reprendrait; car, en
supposant qu’elle eût été imprudente,--et rien ne le prouvait,--Bernard
demeurait certain qu’elle n’avait pas encore trahi ses devoirs d’épouse.

S’il lui parlait cœur à cœur, s’il l’avertissait de l’irrémédiable où
elle s’exposait à glisser? Mais non: il devait se taire; l’aveu d’une
inquiétude, une question maladroite ne sauraient qu’irriter son
acrimonie, lui suggérer peut-être l’idée d’une faute qu’elle réprouvait:

--Quelle opinion, se récrierait-elle, as-tu donc de moi? Te voilà
jaloux! Cet ornement seul te manquait!...

Non, il ne fallait pas qu’elle se doutât de son doute. Il se montrerait
plus sûr d’elle que jamais, plus joyeux, plus tendre...

Mais aurait-il l’art de dissimuler? Pour la première fois, en ses
rapports avec elle, un principe de tromperie s’immisçait. Il n’était pas
homme à soutenir longtemps l’apparence d’un mensonge. Quand le doute
s’est assis entre deux époux, sur l’oreiller, à moins qu’on ne
l’étrangle dans la résurrection d’un grand amour, il devient l’intrus
sinistre, énorme, implacable; il chasse du lit commun l’un et l’autre
occupant.

Bernard aimait Hélène; il l’avait longtemps possédée comme si elle ne
pouvait se détacher de lui. Peut-être oubliait-il trop que la conquête
de sa femme était, chaque jour, à faire ou à refaire. Il se reposait sur
sa fidélité autant qu’il avait confiance en lui-même. Si, demain, la
paix de son amitié se changeait en une jalousie contrainte et sans cesse
au guet, Hélène n’éventerait-elle pas le mystère de son tourment?

Ah! que l’homme redouté partît, et l’horrible menace disparaîtrait.

Mais, s’il ne partait point? Si les relations continuaient? Pour quel
motif plausible Bernard fermerait-il sa maison à Glenka dont il n’avait
reçu que des procédés, en apparence, exquis? Il se laissait emporter à
l’hypothèse du parfait désastre: Hélène le trompant, l’abandonnant,
divorçant... Du moment où elle _voudrait_ sa perdition, il savait son
impuissance à l’empêcher. Aussi, dans sa détresse, rebondissait-il vers
la prière, son unique refuge:

--Mon Dieu, suppliait-il en silence, vous êtes le Maître. Il dépend de
vous que, _lui_, s’en aille, et que la triste Hélène retrouve son cœur
d’autrefois. J’ai renoncé au peu que je croyais avoir; l’honneur me
restait et, avec mes enfants, ce quelque chose qui n’est ni de l’or, ni
une maison, ni du pain, mais la foi en l’épouse que vous m’avez donnée.
Perdre encore cela, non, ce calice est au-dessus de moi, je n’en suis
pas digne!

Les parties succédaient aux parties; Mme Restout, acharnée à se
défendre, regagnait un peu «du poil de la bête» et réussissait quelques
tricks avantageux. Hélène, tout d’un coup agacée de faire le mort, se
leva, déclara qu’elle ne jouait plus.

--Paulette, avertit Bernard, tu as entendu sonner dix heures; Adèle est
au lit; viens dire bonsoir et va vite la rejoindre. Allons!

Paulette, à genoux sur une chaise derrière son oncle, ne grouilla pas
plus que si son père eût apostrophé la pendule ou Tuong. Irrité de cette
insoumission publique, Bernard vint à elle et, de force, la mit debout.

--Tu me fais mal, grogna Paulette, presque se débattant.

--Pauvre mignonne! soupira Mme Restout, qui donnait, comme toujours,
tort à son gendre.

Paulette, encouragée à la résistance, pleurnichait, se rebiffait. Il
l’entraîna par la main hors de la chambre; sur l’escalier, Hélène les
rejoignit:

--Laisse-la, commanda-t-elle, énervée contre tous les deux, c’est moi
qui la mènerai coucher.

Il rentra; son absence avait duré une minute à peine. Par une méfiance
insolite, il regarda sur la table du jeu les mises imprudemment prêtées.
Celle d’Hélène paraissait intacte; mais Jules n’avait plus à côté de lui
que sept ou huit billets, sa mère, trois ou quatre; qu’était devenu le
reste?

Jusqu’à la fin de la partie, il ne dit rien. Seulement, il se demandait,
indigné, si Jules avait saisi l’occasion d’une simple farce, se
ménageant de restituer la mise avant que son distrait beau-frère en eût
constaté la fuite ou, s’il osait, de compte à demi avec sa mère, le
rançonner sournoisement. La nécessité d’une explication le fâcha
davantage que la perte possible de l’argent; saurait-il garder son
sang-froid? Immobile en face des joueurs, il les dévisageait tour à
tour, affectait une insistance à considérer les billets. Jules se
maintenait impassible; Mme Restout trahissait sur sa mine un je ne sais
quoi d’ironique et d’insolent. Lorsque, schlem encore une fois, elle eut
capitulé, Bernard s’approcha du jeu et, le plus posément qu’il put,
toisant Jules qui paraissait ne point prêter attention à lui:

--Eh bien! dit-il, un farfadet a subtilisé ta mise et ton gain?

--Mon gain, le voici, répondit Jules, en exhibant les billets qu’il
avait laissés sur la table.

--Oui-da! et les autres?

--Les autres? quels autres?

--Voyons! Et la liasse que je vous ai prêtée?

--Le farfadet, je pense, la rapportera. Mais que ferais-tu s’il la
semait en route?

--Demain, mon cher, je déposerais une plainte contre lui pour abus de
confiance, escroquerie et vol qualifié.

--Ah! vous voilà bien, les mystiques, vous qui crachez sur l’argent. Dès
que le vôtre est en cause, il n’y a pas de plus féroces bourgeois...

--Jules, interrompit Bernard tristement,--et une colère comprimée
frémissait dans sa gorge,--ton inconscience m’épouvante. Tu ne vois donc
pas où nous en sommes! D’ici quelques mois, je ne sais plus comment nous
ferons; si un miracle ne nous dégage, nous n’aurons plus rien devant
nous que des dettes. Il ne nous restera qu’à gratter avec l’ongle le
fond de la salière et à nous sucer le doigt. Ces coupures que tu as fait
semblant de me filouter, elles représentent les suprêmes bouchées de
pain d’Hélène et des enfants.

--Tu exagères, mon vieux, répliqua Jules, s’arrogeant un ton de
conseiller qui prend les choses de haut, c’est bien simple; si tu es
hors d’état de payer Bonfils, avertis-le, ou, sans l’avertir, cesse de
payer. Tant que durera le moratorium, il ne peut rien contre toi...

--De quoi s’agit-il? s’étonna Hélène, rentrée sur ces entrefaites. A
l’air des deux hommes elle flairait un conflit grondant.

--C’est Bernard, s’empressa d’expliquer Mme Restout, qui prend très mal
une plaisanterie...

Presque agressif, Bernard se tourna vers elle:

--Une plaisanterie, ma mère, vous l’avouerez, au moins, hors de saison.
Après tout ce qui s’est passé...

--Qu’est-ce qui s’est passé? cria Jules, croisant les bras et défiant
Bernard d’un froncement de sourcils. Tes rancunes ont les dents longues.
Est-ce ma faute si la guerre, comme une bande de sangliers, a saccagé
notre exploitation? Est-ce ma faute si j’ai dû partir, si j’ai été
blessé? Est-ce ma faute si Dervart nous tourne le dos?

«Mais, continua-t-il radouci, car il sentait que sa véhémente riposte
mordait sur son beau-frère, laisse-moi te parler sérieusement. Il faut
que j’aille quelques jours à Paris pour m’occuper de vos intérêts. _On_
m’a mis en rapports avec un homme intelligent qui se charge, aussitôt
reprise la hausse des matières premières, de _lancer_ nos actions. Je
dois lui donner rendez-vous...

--Quel est cet homme intelligent? demanda Bernard, prévoyant déjà où
Jules allait en venir.

--Le banquier Sarug.

--Oh! Sarug, je l’ai vu. Il m’a fait horreur. Une tête de vautour sur un
charnier, un gibier de potence, un trafiquant de ruines! C’est à lui que
tu veux confier notre salut! Il fera sa main et laissera ensuite
dégringoler l’affaire. Nos titres iront pourrir aux _Pieds humides_.

--Tu me crois donc totalement idiot? releva Jules, de nouveau âpre.

Et, en termes précis, mais saccadés, il recommença l’exposé de son
projet. Peu importait que Sarug fût honnête ou non; le plus grossier bon
sens l’intéresserait au succès de l’entreprise, puisque, ayant versé
seulement cent mille francs, il recevrait deux mille trois cents actions
d’apport comme les anciens associés.

--Alors, se récria Bernard, je serais l’associé de Sarug, d’un affreux
Juif! Cela, non, jamais!

--Que peut te faire Sarug ou un autre? répliqua Jules, sans paraître
inquiet du refus de Bernard. Tu n’auras pas besoin de le voir ni de
correspondre avec lui. Mais moi, il faut que je le voie et, pour ce
voyage, quelques centaines de francs me sont nécessaires. Comprends-tu
qu’il est urgent de me les avancer?

--Mon ami, dit Bernard, la main dans la fente de son gilet, tu sais te
débrouiller; trouve cet argent où tu pourras. Quant à moi, je ne peux
plus rien; nous sommes à _quia_; et, d’abord, rends-moi ce que je t’ai
prêté tout à l’heure.

--Tiens, le voilà! Voilà vos suprêmes bouchées! vociféra Jules,
subitement furieux.

Il empoigna le paquet de coupures dissimulées entre la table et ses
genoux, les éparpilla sur le tapis vert et, se dressant, il s’élança
vers la porte:

--Du diable si je remets les pieds dans ta cambuse! Tu pourras bien
crever sans moi!

Hélène se jeta au-devant de lui, cherchant à l’apaiser. Mais, comme un
frénétique, il la bouscula:

--Ton mari est un jean-foutre. C’est fini. Je ne reviens plus!

Au bord de l’escalier, il se retourna pourtant:

--Mère, demain, viens me voir.

Et, la main sur la rampe, il descendit quatre à quatre, dans les
ténèbres. En bas, il tira derrière lui la porte de l’allée si
brutalement que toute la maison, toute la rue trembla. Le tonnerre de sa
voix avait réveillé Charles; l’enfant se crut en plein cauchemar; il se
souleva hors de sa couche, émit des gémissements étouffés. Paulette, en
chemise, pieds nus, sortit de sa mansarde malgré les adjurations d’Adèle
qui voulait la tenir à distance d’une déplorable scène.

--Qu’est-ce qu’on fait à mon oncle? geignit la petite masque, ne
demandant qu’à verser de l’huile sur le feu.

Hélène la chassa vers son lit et, revenue auprès de Mme Restout:

--Vraiment, dit-elle, ce malheureux Jules n’est pas guéri. J’ai peur que
sa tête ne s’en aille tout à fait.

--Aussi, répliqua sa mère, son entourage devrait avoir des précautions.

Elle regardait, en lui assénant ce reproche, Bernard incliné au-dessus
de Charles qui se rendormait; le profil de son gendre était celui d’un
homme consterné; mais elle ne devina point la cause de son angoisse; une
seule idée le bouleversait:

--Si Jules ne revient plus, Hélène reprendra ses visites à l’hôpital,
elle reverra Glenka!

On eût dit que les conjonctures se coalisaient pour l’achèvement de son
infortune. Il avait défendu contre Jules le budget du prochain mois, la
nourriture des siens, et son mouvement d’énergie servirait à faciliter
une catastrophe pire que tout. La conspiration de puissances maléfiques
tournait à son dam ses actes virils comme ses faiblesses. De plus forts
que lui eussent été, sur l’instant, accablés. Il répondit néanmoins à sa
belle-mère:

--Cette crise n’aurait pas eu lieu, si Jules n’avait tenu entre ses
doigts la tentation des billets.

Mme Restout prit sa figure la plus pincée et, tortillant la chaîne d’or
qui décorait sa maigre poitrine:

--Naturellement, dit-elle, je suis cause si Jules paye les suites de sa
blessure, si le pauvre garçon n’est pas toujours maître de ses nerfs.
Mais, mon cher, je comprends un peu son exaspération. Vous êtes d’une
mesquinerie dans vos prudences! Quand on se croit près du naufrage, on
ne marchande pas au sauveteur _le bout de corde_ dont il a besoin pour
vous repêcher.

Bernard avait trop beau jeu à se défendre. Toutefois, il lui répugnait
d’étaler sa misère devant Mme Restout, alors qu’il l’hébergeait sous son
toit. Quand il eut pourtant révélé la balance de son avoir et des
besoins du ménage, cette femme épineuse, implacable dans les rancœurs de
sa vanité, ne trouva pas un mot de compassion:

--Puisque vous en êtes là, résolut-elle, vous faites bien de m’avertir.
Je ne veux pas rogner «vos suprêmes bouchées». Demain, j’irai embrasser
Jules et, le soir, je me rembarquerai pour Brest.

Hélène la supplia de rester. Bernard ne se joignit pas à ses instances.
Sa belle-mère pesait sur Hélène d’une si louche mondanité! Ses propos
n’étaient que «de blouses kimonos en tulle brodé de perles, de
combinaisons en batiste, de crème pour effacer les rides». Elle se
plaisait à nommer des femmes qui, ayant divorcé, se remariaient
brillamment. Était-ce donc une politique en vue de pervertir Hélène? Ou
plutôt se consolait-elle de vieillir sans gloire par des images de luxe
et de désordre extravagant? Répercuté dans sa frivole cervelle, le chaos
de la guerre y semblait avoir démoli les principes de conduite que jadis
elle révérait au moins en paroles.

Lorsqu’elle se fut retirée, Hélène, pensive et lente, se déshabilla.
Elle excusait Jules du cynique escamotage des billets et de l’esclandre
abominable; Jules était un malade digne de commisération. Mais, devant
elle, Bernard sortait diminué de ce conflit où il n’avait cependant
lutté, elle le savait bien, que pour elle et ses enfants. «Ton mari est
un jean-foutre», l’injure demeurait collée, comme un crachat, sur le dos
du malheureux. Jules aurait-il osé la vomir, si Bernard l’avait tenu en
respect? Un faible qui résiste, mais trop tard, appelle sur soi
l’ignominie.

Ces violences de Jules, Bernard n’y songeait plus en tant qu’elles
l’offensaient lui-même. Il s’abusait de l’espoir qu’après une pareille
incartade Hélène s’abstiendrait quelque temps d’aller voir son frère. Il
lui dit, presque bas, car un mince briquetage séparait leur chambre de
celle où il entendait sa belle-mère vaquer à une minutieuse toilette:

--Jules nous reviendra, et d’ici peu. Il a encore plus besoin de moi que
moi de lui. Sans ma signature, il ne peut pas constituer sa société.
Nous sommes deux galériens rivés au même banc...

--Nous sommes _trois_ galériens, corrigea en sourdine Hélène.

--... Jusqu’à ce qu’il revienne, continua Bernard, tu ferais bien, je
crois, de ne pas retourner vers lui. Il mérite une leçon. Il comprendra
ses torts d’autant plus vite que nous n’aurons pas l’air d’être à ses
genoux.

--Demain, répondit-elle, maman tient à ce que je l’accompagne. Ensuite,
nous verrons.

Bernard, en insistant, eût démasqué ses alarmes. Donc, la chose qu’il
redoutait allait s’accomplir; les rencontres avec Glenka
recommenceraient. Une étrangeté lui confirma l’insolite agitation
d’Hélène: elle prétendit qu’il faisait trop chaud, qu’elle ne pourrait
dormir sous son drap; et, la bougie éteinte, les volets rouverts, elle
s’allongea dans un fauteuil, près du balcon, offrant sa gorge nue aux
souffles allégés de la nuit. Bernard ne voulut pas se coucher avant
elle; et il s’étendit dans un autre fauteuil, à l’autre bout de la
chambre.

Des miaulements implorateurs troublèrent, sous les fenêtres, la rue
inerte. Tuong s’était sans doute échappé entre les jambes de Jules,
l’avait suivi peut-être jusqu’aux abords de l’hôpital, et, au terme
d’une escapade fantaisiste, il demandait à rentrer.

Bernard descendit ouvrir au chat. Mais, au lieu de remonter à l’instant,
il poussa la porte de la cour et s’y promena. Au-dessus de sa tête un
morceau d’infini brillait; dans le Jardin des étoiles respirait une paix
divine; un même esprit d’amour brûlait à travers les mondes heureux.

--Et moi, pensait Bernard, les doigts crispés parmi ses cheveux aériens,
je me consume, seul avec ma souffrance. Je porte en moi une capacité
d’aimer plus vaste que ces espaces; et je ne sais pas être aimé de la
femme que j’aime. Son cœur est une crypte sans escalier, une crypte
désaffectée. Que faire, ô Seigneur, pour qu’elle m’aime, si elle ne Vous
aime plus?

Il regagna la chambre à pas sourds, afin de ne réveiller ni les enfants,
ni Hélène, au cas où elle se fût assoupie. Aux incertaines clartés qui
entraient du dehors, il discerna que le fauteuil, près du balcon, était
vide, et qu’il n’y avait personne dans le lit. Mais de la chambre
voisine, maintenant entreclose, sortait le murmure d’une voix
marmonnante. Hélène avait rejoint sa mère: elles s’entretenaient si bas
qu’il ne percevait aucun mot de leur conversation. Ce chuchotement
féminin dura près d’une demi-heure; à la fin, il perdit patience,
s’avança, et avertit d’un ton affectueux:

--Hélène, il est minuit passé; si tu ne viens pas dormir, tu n’en
pourras plus demain.

Elle étouffa un petit rire, auquel répondit, plus moqueur, celui de Mme
Restout.

Ils se couchèrent comme deux fantômes. La nuit s’éternisa jusqu’à
l’aube, dans l’insomnie commune, silencieuse et lourde, lui, dévoré
d’une tendresse incommunicable, elle, nourrissant au fond de sa poitrine
un feu dur, semblable parfois à ce que doivent sentir les réprouvés, _au
désir sans espérance_.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, pas plus que Glenka, Brouland ne parut à la librairie.
Bernard fut affecté de son absence: quel rôle Brouland remplissait-il
auprès de son équivoque ami? Est-ce qu’il servait ses passions ou les
morigénait? Assurément, Glenka lui avait laissé deviner ou confié
quelque chose; son dernier regard, la veille, était appesanti de
sous-entendus. Bernard voulait demeurer convaincu de sa droiture; mais
il en arrivait à l’insécurité d’un homme «qui fuirait devant un lion et
verrait surgir un ours, qui entrerait dans sa maison, appuierait sa main
sur la muraille, et un scorpion le mordrait».

Par tendresse et aussi par nonchalance, il avait besoin de croire aux
autres; l’obligation de vivre, même avec les siens, comme un guetteur,
l’œil au créneau, lui promettait un supplice de toutes les minutes.

Mme Restout et sa fille étaient, l’après-midi, allées voir Jules. Il les
suivit en idée, tremblant pour Hélène, la défendant à distance, contre
le péril d’une rencontre, trop certaine si l’amant, comme elle, la
souhaitait. A son retour, il observa qu’une flamme étincelante et légère
vibrait en ses prunelles; une sorte de vapeur lumineuse satinait ses
tempes et clarifiait ses joues rosées. Bien des fois, jadis, il avait
idolâtré sur son visage cette fugitive transfiguration du bonheur; mais
l’y revoir suscitée par un autre, ce fut une affreuse révélation.
Néanmoins, il trouva le courage de se maîtriser:

--Vous avez rencontré les docteurs? interrogea-t-il simplement. Il était
debout sur un escabeau, rangeant des livres au bout d’un rayon, et
plongeait sur les deux femmes, tandis qu’elles ne pouvaient, d’en bas,
espionner sa physionomie.

--Non, répondit Hélène, Brouland est malade.

Elle précéda sa mère en femme pressée d’aller revoir son intérieur et
disparut derrière la tenture fleurdelisée.

--Et Glenka? continua Bernard, avant que sa belle-mère eût suivi sa
femme.

--Glenka se promenait sous le cloître avec un médecin à cinq galons. Il
l’a quitté pour venir nous saluer. Il _m’a_ demandé de vos nouvelles
affectueusement.

--Quelle impression vous a-t-il faite?

--Oh! charmant, adorable, et un homme superbe. La morbidezza du Slave et
la fine aménité provençale... Nous sommes peu restées dans la salle de
Jules. Jules avait une migraine atroce. Glenka nous a dit que cinq
minutes au gros soleil pourraient lui être mortelles. Je me demande ce
qui l’attend, s’il regagne Singapour. Et, tout à l’heure encore, il
déclarait qu’il veut repartir avant six mois!

Elle soupira; mais, comme Bernard, au sujet de Jules, lui opposait un
froid silence:

--Vous êtes heureux, on le sent, reprit-elle, quand vous palpez des
bouquins. Quel bibliothécaire admirable vous eussiez fait!

Elle ne parlait plus de «se rembarquer» pour Brest dès le soir même;
elle cherchait à reconquérir son gendre; plus il la tenait à distance,
plus elle le cajolait par de menues gentillesses, comme si elle eût
voulu panser les piqûres d’épingle dont elle l’avait criblé.

--Que prépare cette chattemitte? se méfiait Bernard, condamné désormais
à de trop justes soupçons.

Hélène était revenue sémillante, allègre; et, s’apercevant qu’il avait
cassé la chaîne de sa montre:

--Pour ta fête, dit-elle gaîment,--ce sera mon cadeau de misère,--je
t’en ferai arranger les mailles.

Bernard parut touché et lui baisa la main. Il n’eût demandé qu’à se
laisser reprendre. Mais les bonnes grâces d’Hélène ne se
révélaient-elles pas concertées avec le manège de Mme Restout? Et il fut
réduit à cette déchirante incertitude:

--Si elle ment, pourquoi ment-elle? Veut-on m’extraire par la douceur ce
que n’ont su obtenir les sottises de Jules? A moins que de pires motifs
ne l’entraînent à m’abuser...

Bernard avait le cœur trop simple pour atteindre toute l’indistincte
vérité. Hélène, après s’être, de longs jours, débattue contre l’attrait
dangereux qui la précipitait vers Glenka, se croyait maintenant à bout
de forces, ne se défendait presque plus. Mais, en cédant à une
inclination qu’elle ne voulait pas appeler de l’amour, elle s’imaginait
en compenser la faiblesse dans un retour de générosité ou de compassion
envers son mari. L’illusion de cet équilibre lui assurait un moment de
répit, une délivrance apparente. De là son retour à la joie, à une
fausse joie, prélude d’horribles bouleversements.

Et, au-dessus de ce dualisme, pour en couvrir la duplicité, une raison
moins secrète émergeait, lui conseillait d’amadouer Bernard, de le
soumettre à ses vues. Elle discernait l’erreur commise, la veille, par
Jules, le cynisme du simulacre de friponnerie et de la sortie furibonde
où s’était mêlé, elle le devinait, un cabotinage combiné d’avance. Jules
professait qu’il faut, «pour assouplir les gens, les aplatir et les
terrifier». Cette maxime de marchand d’esclaves, imprudemment appliquée
à son beau-frère, n’avait pas réussi. Or, il ne pouvait se passer de
Bernard, et celui-ci le comprenait bien. Alors que Jules s’était
aventuré à exiger un million et demi, quêter pour un voyage «quelques
centaines de francs» atterrait son orgueil. Il aimait mieux «rebrasser
en famille le haillon de sa gueuserie» que mendier à Fergus Fergusson,
quand il aurait son adresse, ou à Glenka.

A Glenka. C’était la peur d’Hélène que son frère ne lui fît un emprunt.
Cette démarche de Jules l’aurait vexée comme une malencontreuse
indélicatesse. Donc, tout à l’heure, elle l’avait engagé de toutes ses
forces à se raccommoder avec Bernard, et, sa mère la secondant, elle
recousait de son mieux la déchirure qu’elle sentait béante.

Le soir, dans l’intimité de leur chambre, elle fut discrètement
séductrice. Très peu de coquetterie suffisait auprès d’un homme dont la
jalousie attisait l’amoureuse inquiétude. Elle-même, en s’offrant à lui,
ne savait guère si elle mentait; elle leurrait dans les joies permises
l’attente des autres qui la brûlait.

Bernard, une fois de plus, essayait de la croire sincère. Ah! s’il avait
pu effacer comme un cauchemar les présomptions accumulées! Quand il
attirait Hélène entre ses grands bras, il connaissait les affres d’un
avare qui se dit en palpant et en contemplant son trésor: «Demain,
peut-être, il me sera volé». Puis il se reprochait de la désirer avec
l’égoïste cupidité de son cœur; il aurait voulu lui cacher la frénésie
de ses sens torturés, paraître l’aimer comme d’habitude:

--Je mérite de la perdre, puisque je tiens à elle autant qu’un lion à sa
proie.

Hélène était surprise de ses ardeurs excessives; mais elle ne
soupçonnait pas qu’il fût jaloux:

--Il me sent moins à lui, conjecturait-elle; donc il est d’autant plus à
moi.

Aussi, dès le jour d’ensuite,--Jules la secouait,--elle crut pouvoir
tenter, afin d’obtenir ce qu’attendait son frère, un décisif assaut.

Dans la matinée, au moment où le magasin ne montrait encore, passant et
repassant derrière ses vitrines, que le romantique profil du boutiquier,
elle y descendit et vint s’asseoir près de Bernard, tandis qu’il
comptait en sa caisse la monnaie préparée pour les clients possibles.

--Maman fait sa toilette, dit-elle. Ici, nous pouvons causer.

Elle posa ses doigts sur les siens, répétant, sans qu’elle y songeât, le
geste de Woronslas, l’autre soir. Le simple effleurement de cette main
ranima chez lui, jusqu’en ses moelles, d’amollissantes délices. Il
regardait les lèvres que les siennes avaient pétries de baisers
innombrables se séparant pour articuler des paroles qu’il cherchait à
croire. Mais un recul obscur lui suggérait devant cette tendresse même
un retour de méfiance: «Que veut-on de moi?»

--As-tu bien réfléchi, dit Hélène, les yeux dans ses yeux, à ce que nous
allons faire les prochains mois? Il nous faut un plan d’offensive contre
les événements.

--Oui, répondit-il avec une tristesse naïve, parce qu’il lut aussitôt
dans son jeu, nous allons être contraints de vendre quelque chose.

--Et quoi?

--Il y a ton bureau Louis XV, envisagea Bernard. Mais je ne veux pas
t’en séparer. Il est pour moi le _signe_ d’un avenir plus clément. Ton
rêve de l’autre nuit, je ne l’oublie point...

--Oh! mes rêves, fit-elle, c’est de la cendre, de la fumée, je ne sais
quoi. Non, ce bureau, je l’abandonnerais. L’heure est venue d’être
héroïque. Mais qu’en aurions-nous? Deux ou trois mille au plus. Et
ensuite?...

--Alors, que veux-tu vendre?

Elle ne répondit pas; seulement son regard se détourna et désigna
l’armoire flamande, pompeuse comme une reine en parade, sous le plafond
bas que touchait sa massive corniche. Bernard avait compris où elle
voulait l’induire et le crève-cœur eût été rude si le cataclysme moral
suspendu sur sa maison n’avait dépouillé de leur importance les plus
chers vestiges de la fortune passée.

--L’armoire! proféra-t-il dans une calme désolation. Depuis deux siècles
peut-être on se l’est transmise chez les Dieuzède. C’est le seul débris
d’un patrimoine dû à nos enfants... Attendons, pour la mettre à la
voirie des enchères, de n’avoir plus rien.

--Mais tu le répètes assez, insista Hélène, que nous n’avons plus rien!
Aimes-tu mieux entendre tes enfants crier famine ou les priver d’un
vieux meuble qu’à ta mort ils monnaieront? Et songes-y: elle vaut au
moins trente mille. Nous voilà sauvés pour un an; et, d’ici là, _tant
d’imprévu_ peut arriver...

--Écoute, reprit Bernard, serrant entre ses mains la main d’Hélène,
avant huit jours je me déciderai. Ne précipitons pas une si grave
affaire. Tu le sais, je ne suis attaché en ce monde qu’à un seul bien, à
ton amour; s’il me reste, je suis heureux.

Il commenta d’un regard tendrement scrutateur cette involontaire
confession de sa clairvoyance. Hélène baissa les yeux et répliqua par un
baiser muet plus froid encore que l’autre semaine, lorsqu’elle l’avait
remercié de l’éventail. Quel chemin elle avait fait, en quelques jours,
dans l’éloignement de son mari! La blessure de ce baiser transfixa
Bernard: maintenant qu’Hélène tenait sa quasi promesse de consentir à la
vente de l’armoire, elle se dispensait d’un simulacre d’affection qui
l’ennuyait comme une hypocrisie. Car son naturel était franc, d’une
fougueuse indépendance, et Bernard n’était pas loin de supposer qu’une
fois ou l’autre, si un revirement miraculeux ne la sauvait, elle lui
signifierait sans ambages:

--C’est fini; Je ne t’aime plus.

                   *       *       *       *       *

L’après-midi, vers trois heures, les béquilles de Maître Lendormy
résonnèrent sur la chaussée, au tournant du carrefour; il les manœuvrait
si dextrement que la vélocité de sa marche ressemblait, disait-il, «à la
course d’une autruche portée par ses ailes dans le vent du désert.»
Aussitôt il parut en face de la librairie, et il y entra tout droit pour
lire, comme d’habitude, les journaux. Il était rasé de frais; son veston
noir se donnait la mine d’être neuf, et, lorsqu’ayant grand chaud, il
eut posé son feutre sur une chaise, Bernard s’étonna de son crâne
presque nettoyé:

--Vous êtes de noce aujourd’hui?

--Pardon! M. Dieuzède, répondit l’huissier, j’arrive de la salle des
ventes où j’ai suivi quelques meubles qu’un farceur d’antiquaire
s’amusait à pousser, histoire de mettre en rogne un collègue qui les
voulait. Une petite vitrine, dont je n’offrirais pas quat’sous, _a fait
dix-neuf mille_. C’est insensé!

Bernard, en ce moment, venait d’ouvrir l’armoire flamande, y serrait un
in-octavo gothique à dos fauve orné de feuillages, très rare exemplaire
du livre de Jean Bouchet: _Les Triumphes de la noble et amoureuse dame
et lart de honnestement aymer_. Le vieux baron Lancelot, à court
d’argent, l’avait chargé d’en tirer un bon prix, et Bernard allait le
confier à Durel.

Maître Lendormy se dirigea vers l’armoire, curieux d’inspecter ce
qu’elle enfermait. Il palpa le bois qui garnissait l’intérieur des
panneaux:

--Peuh! murmura-t-il, du sapin!

--Du sapin d’Alsace, expliqua Bernard. Dans toutes les armoires
anciennes on insérait des bois variés.

--Dame! il est solide; et je vous en souhaite d’aussi bon, quand vous
serez mort, pour le cercueil où vous moisirez. Mais du sapin est
toujours du sapin et ça ne vaut ni du noyer ni du chêne.

--Vous plaisantez, M. Lendormy. Mon armoire est une pièce à peu près
unique. Je n’en ai vu qu’une semblable et moins belle, au musée de
Colmar.

--Si j’en crois une dame de mes amies, contesta l’huissier, Rodin, le
fameux sculpteur, possède une armoire comme la vôtre, et plus
_avantageuse_.

Qui était cette dame? Mme Macreuse apparemment, puisqu’elle faisait
sonner haut ses relations avec Rodin. Quels louches commerces
l’acoquinaient à Lendormy? Si elle lui avait cité l’armoire de Rodin, ce
devait être en guignant celle des Dieuzède.

--Un commissaire-priseur, à Brest, appuya Bernard, me l’a estimée, au
bas mot, trente mille francs.

Maître Lendormy pointa sur l’honnête face de Bernard son œil torve, et
ses lèvres de sangsue se gonflèrent comme dans un mouvement de succion.
Sa pensée fut: «Nous y voilà; il veut _y_ vendre.»

--Méfiez-vous, mon cher monsieur, insinua-t-il, des
commissaires-priseurs. Ces gas-là sont trop malins. Mais, sur votre
armoire, vous vous forgez des illusions. Qu’est-ce qui voudrait, à c’te
heure, de ce monument? Un grand seigneur? Il n’y en a plus. La Fortune
est une vieille farceuse. _Transmutat honores_, comme dit Horace dans
l’Écriture Sainte. Vous qui êtes un érudit, M. Dieuzède, vous savez ça
mieux que moi. Les engraissés de la guerre ne sont pas forts pour les
antiquités. Le nouveau les arrange mieux... Elle est plus lourde qu’un
éléphant, votre armoire. Si jamais vous me faites l’honneur d’entrer
chez moi, je vous montrerai dans ma salle à manger un buffet Renaissance
qui provient du garde-meuble de Compiègne. Authentique, il a tous ses
papiers. Celui-là, c’est de l’élégance, de la vraie, ou je ne m’y
connais pas. Et puis, laissez-moi vous l’apprendre, votre armoire tient
compagnie aux fleurs de lys du rideau, elle a l’air d’une manifestation
politique. Si la peste, au respect que je vous dois, monte la garde le
long de votre devanture, ne cherchez pas ailleurs qui vous l’amène.
Quand on achète chez vous, on se compromet, et, ici, on n’aime point à
se compromettre. Vos fleurs de lys et votre meuble, vous feriez mieux de
les remiser dans vos chambres, de mettre à la place de ladite armoire un
rayonnage où vous poseriez en piles le _Bréviaire d’amour_, _la Clef des
songes_, avec des cartes postales un peu... guillerettes. Je vous jure
que vos affaires se débrouilleraient.

Bernard haussa les épaules; toujours la ritournelle: s’avilir ou crever
de faim! Mais Lendormy avait prise sur son vouloir, en tant qu’il le
contredisait; accroché par un secret hameçon, au lieu de laisser venir à
lui son homme, il se laissa tirer dans ses eaux, et même devança, comme
impatient d’en finir, l’attente du rapace usurier.

--Monsieur Lendormy, vous êtes peu capable d’apprécier le grand
caractère d’un meuble qui ne ressemble à aucun. Vous comprenez pourtant
qu’il vaut son prix. Connaîtriez-vous un prêteur sur gages qui le
prendrait en dépôt, jusqu’à ce que la crise présente soit conjurée?

Instantanément, Lendormy se composa une figure sérieuse et rigide, celle
d’un finassier qu’on tâte sur son terrain. Jamais il n’aurait cru
emporter si vite la position; il convoitait, depuis des mois, l’armoire
et savait qu’un courtier américain lui en offrirait dix mille dollars.
L’important, pour lui, était de se l’adjuger au meilleur compte
possible:

--Ces gens sont à bout, songeait-il, l’index contre sa joue gauche et
caressant du pouce son menton huileux.

Après un silence à dessein prolongé où il étudiait sardoniquement la
physionomie de l’emprunteur contractée par l’incertitude:

--Un prêt sur gages? fit-il en haussant les deux bourses de ses
sourcils. Dame! Les temps sont étroits. Dès qu’on déplace une somme, on
perd un argent fou...

Et il regardait vers le plancher, à la façon d’un homme qui cherche,
mais ne trouve pas.

--Voyons, mon voisin, dit Bernard qu’irritait cette comédie. Ce n’est
point d’hier que je vous connais. Avec moi dispensez-vous de ces
barguignages. Êtes-vous disposé à me prêter sur l’armoire huit mille
francs, et quels intérêts demanderiez-vous?

--Huit mille francs! Comme vous y allez, mon pauvre monsieur! Où les
prendre? Et, si vous ne me les rendiez pas, je ne serais jamais sûr, en
vendant votre _guimbarde_, de rentrer dans mes avances.

--Alors, n’en parlons plus, répliqua Bernard, ferme tout d’un coup. Mon
beau-frère doit aller à Paris la semaine prochaine; il s’en occupera.

Sec et dépité, Lendormy se contenta de répondre:

--Si vous voulez. Faites pour le mieux. Mais _on ne peut tirer du sang
d’une pierre_.

Il s’assit, déplia un journal, et la négociation tomba. Bernard, tandis
qu’il servait une cliente âgée, une grand’mère qui venait acheter à
l’usage de son petit-fils _les Mémoires d’un âne_, s’appliqua le titre
du livre qu’il enveloppait.

--L’âne exemplaire, c’est moi. J’ai révélé notre détresse à ce
gredin-là. J’ai menti en disant que Jules vendrait l’armoire; du diable
si je la remettrais entre ses mains douteuses. Et tout cela pour rien!

Cependant, il examina Lendormy; les yeux de l’hypocrite huissier
restaient figés sur la colonne d’un article, toujours au même endroit;
donc son esprit travaillait, tourmenté d’autre chose, à cent lieues du
journal. Bernard, en même temps, recomposait les phrases de son refus
évasif. Il pénétra son désir cupide; le maquignon dépréciait «la
guimbarde», parce qu’elle le tentait! Aussi Bernard, certain de
reprendre la conversation, décida-t-il d’attendre que Lendormy la
rengageât.

Une conjoncture, dès le lendemain, lui fut secourable. Au moment où
Lendormy se trouvait là, cette fois absorbé dans la lecture du _Matin_,
un prêtre entra, jeune et maigrelet, dont les épaules pointaient sous
une soutane usée; un nez aigu, un front d’une hauteur excentrique, une
pâleur parcheminée, intellectuelle en quelque sorte, et le cordon
partant de son binocle pour s’ajuster derrière son oreille, lui
faisaient un visage doctoral qui semblait convenir à un théologien
bouquineur, sinon à un ascète. Il se nomma: l’abbé Poncelet, curé de
Saint-Ulphace, petite paroisse reléguée aux confins du diocèse. Il
savait que M. Dieuzède détenait un rarissime opuscule de saint
Bonaventure, _Stimulus divini amoris devotissimus_, édition de Paris,
1526, en deux tomes; et il demandait à y jeter un coup d’œil.

L’opuscule était dans l’armoire; Bernard la rouvrit. L’abbé, quoiqu’il
fût pauvre, ne résista pas à la démangeaison d’acquérir un ouvrage
sublime par son contenu, un ouvrage dont nulle bibliothèque
ecclésiastique, peut-être, ne possédait plus la précieuse édition.
Bernard le lui céda pour quatre-vingt-dix francs, ne se réservant qu’un
dérisoire bénéfice. Mais il lui plaisait d’entendre le prêtre érudit,
enthousiaste devant l’armoire elle-même et sa noble structure, s’écrier
ingénument:

--Ce meuble vaut une fortune.

Lorsque l’abbé Poncelet se fut retiré, Lendormy se leva, s’approcha d’un
air mystérieux:

--Vous savez, mon voisin, j’ai rencontré, par hasard, une personne qui
aurait les moyens de vous prêter sur ce meuble. Seulement, elle ne veut
pas se nommer; elle fait le bien avec prudence et discrétion. Elle
estime qu’un prêt de six mille, c’est le maximum, et, vu les risques,
elle exige du quinze pour cent. Si la combinaison vous agrée, vous
signerez un billet en bonne forme par lequel vous reconnaîtrez que, dans
le cas où un des termes échus sera impayé, le gage cessera d’être à
vous. Aussitôt d’accord, je le ferai prendre, un soir, quand vous
voudrez, sans bruit, de sorte que personne ne s’aperçoive de rien dans
le quartier, et transférer en mon domicile, comme étant le tiers
responsable, désintéressé, croyez-le, et tout à vot’service.

Bernard le regarda, stupéfait du patelinage où l’huissier enfarinait
l’effronterie de ses propositions. Son premier mouvement fut de le
pousser par les épaules hors du magasin. Le prêteur anonyme,--si ce
n’était point Lendormy lui-même dissimulé derrière Lendormy,--escomptait
sa misère totale, son impuissance à rembourser la somme et à servir au
jour dit les intérêts. Fallait-il que sa ruine fût patente! Autrement,
on n’eût pas osé lui offrir des conditions étrangleuses. Rien encore ne
l’avait mis, comme ce marché cynique, en face de sa déchéance sociale.
Mais il convient au pauvre d’être patient. Bernard écouta jusqu’au bout
et fit cette simple réponse:

--Monsieur Lendormy, la personne qui nous prêterait s’entend aux
affaires. Elle s’y entend trop bien. Il y a, dans votre projet de
contrat, des points qu’elle devra changer. Sans quoi, j’aimerais mieux
vendre à l’encan, n’importe à quel prix... Et, d’abord, il faut que j’en
parle à ma femme...

--Pourquoi _d’abord_? interrompit acerbement l’huissier. Êtes-vous donc
comme ce personnage de Molière, Georges Dandin, je crois, qui ne savait
pas aller à la garde-robe, sans que sa femme lui en donnât congé?

Bernard, exaspéré par la comparaison, serra les poings et se redressa de
toute sa hauteur pour écraser sous son mépris le drôle insolent.
L’arrivée de Mme Restout coupa court à leur colloque; elle revenait de
l’hôpital où, cette fois, Hélène ne l’avait pas accompagnée. Jules était
encore souffrant, mais «héroïque», disait-elle, et plus sûr de lui que
jamais. Oui, son fils méritait l’admiration, la gratitude absolue des
siens. Quel autre, avec si peu de ressources, aurait lancé une grande
entreprise, inspiré confiance aux capitaux? Et, malgré la guerre, malgré
une blessure qui l’atteignait dans le principe même de sa force, il ne
doutait point de son avenir! O la superbe énergie! Bernard prêta une
oreille vague au panégyrique; il estimait chez son beau-frère les
aptitudes d’une intelligence organisatrice et conquérante, il ne croyait
plus à sa moralité ni à son succès; et il savait trop où visaient les
chauds discours de Mme Restout.

La première annonce des offres de Lendormy fit bondir Hélène indignée:
l’huissier n’était qu’un répugnant fripon; et que faire de six mille
francs réduits presque à cinq par les monstrueux intérêts?

--Avant six mois la famine sera, de nouveau, à notre porte, nous serons
plus enfoncés dans un cloaque de dettes. Nous avons besoin d’avances qui
durent une année; donc il faut vendre.

Mais Bernard objecta:

--Sommes-nous sûrs de bien vendre?

Et Adèle, si discrète d’habitude, traversa, au milieu de la discussion,
la chambre de ses parents, dit à sa mère avec une surprenante fermeté:

--Maman, il faut sauver l’armoire.

Comme Jules réclamait «d’urgence» les subsides qu’il attendait pour se
rendre à Paris, Mme Restout appuya Bernard et Adèle; Hélène céda.

Le jour suivant, à l’heure où Lendormy venait lire les journaux, elle se
trouva seule au magasin. L’huissier redoutait que Mme Dieuzède ne
réprouvât une tractation humiliante, une demi-mesure qui assurait trop
peu d’argent. Il exulta, mais n’en laissa rien voir, quand, d’elle-même,
elle rouvrit les pourparlers. Par sa diplomatie féminine et sa vivacité
d’attaque, elle se targuait d’obtenir que le quinze pour cent fût ramené
à douze. Mais elle se buta contre un blindage d’acier poli.

--Je ne suis qu’un mandataire, protestait l’admirable tartuffe; je me
conforme aux instructions de mon client.

Le seul avantage qu’elle lui arracha fut médiocre: le non-paiement d’une
échéance n’impliquerait la cession du gage qu’après un mois révolu.

Vingt-quatre heures plus tard, Lendormy apporta la somme promise et le
billet. Bernard voulut qu’Hélène le signât comme lui.

--Si je mourais, dit-il, tu aurais contre le détenteur de notre bien un
recours plus probant.

Il pensait rendre à sa femme, par un tel acte, mieux perceptible la
communauté familiale qui joignait immuablement leurs deux personnes. Le
soir même, trois vieux menuisiers,--Papin en était,--arrivèrent «sans
bruit» et démontèrent l’armoire. Bernard, à la nuit close, la vit
disparaître pièce par pièce dans la maison d’en face, comme le cadavre
d’un profond passé. Avec ce meuble où sa mère et ses aïeules avaient
ordonné le linge solide et beau, serré les draps de noce, les layettes
et les linceuls, se disloquait l’histoire des Dieuzède; avec lui s’en
allait le dernier témoin des années lumineuses et des douleurs défuntes.
Mais Bernard conservait l’espoir latent de ressusciter le cadavre, de
restituer à la chose auguste sa place patrimoniale.

En attendant, son absence contre la muraille achèverait le dénûment de
la librairie. Impossible de regarder à cette place, sans l’y chercher
tristement. Malgré tout, le sacrifice ne le déchira pas autant qu’il
aurait cru. Dans ses tribulations, les renoncements extérieurs
s’entrelaçaient aux peines essentielles comme des nœuds d’orties à des
épines pénétrantes; et sa tête froissée par les épines sentait moins les
orties.




VI


A midi, sans amertume, il avait accompagné sa belle-mère au train.
Jules, vers trois heures, prit l’express de Paris, lesté de cinq cents
francs, «la part du lionceau» sur les six mille du prêt. Bernard avait
cédé aux instances d’Hélène; moins elle était à lui, plus il tremblait,
en l’irritant, de se l’aliéner davantage. Cette concession, d’ailleurs,
paraissait raisonnable: devait-on négliger, si fragile qu’elle fût, la
chance de relèvement qu’apportait le voyage de Jules?

Ni Brouland, que d’exorbitantes fatigues avaient forcé de se mettre au
lit, ni Glenka n’étaient revenus. Le dimanche, fidèle à son intention
première, il se proposa de faire au docteur, avec Hélène, une visite de
_convenance_. Un autre mari, une fois prévenu par ses soupçons, aurait
brisé tous rapports. Mais il était de ces hommes qui, avant un acte,
pèsent et contrepèsent les motifs de se décider, dans une balance jamais
au repos. Pour se montrer incivil à l’égard de Glenka, il n’apercevait
aucune cause extérieurement plausible ni même certaine. Après avoir
annoncé, l’autre jour: «Nous irons», quel prétexte l’autorisait à
décider: «Nous n’irons pas»? Quel fait péremptoire lui démontrait que le
docteur eût des visées coupables? Il se faisait honte d’être jaloux,
bousculait sa méfiance comme une bassesse et une injustice.

Paulette ayant obtenu de sa mère qu’on l’emmenât, sa sœur et Charles
iraient aussi. Hélène, à contre-cœur, se prépara; elle souhaitait que
Woronslas fût absent; se retrouver devant lui, à deux pas du _balcon_,
en présence de ses enfants et de Bernard, quelle cérémonie déplaisante!
Elle n’adhérait pas au mensonge jusqu’à le tourner en jouissance.
Néanmoins elle perdit sa matinée à rajeunir un chapeau qu’elle voulait
mettre, ne sortit que pour la messe la plus tardive et la manqua.

Toute la famille en corps,--événement qui ne s’était point renouvelé
depuis des mois,--s’achemina donc vers la demeure de Glenka.
L’après-midi était accablante; les coteaux succombaient sous des vapeurs
laineuses; un orage menaçait et des craquements de tonnerre enserraient
les horizons. Dans les allées des Jacobins étaient assis des soldats
blessés, des spahis amplifiés par leur manteau rouge, des Sénégalais aux
figures de marbre noir, et ces hommes immobiles semblaient alourdir de
leur silence le sommeil des arbres. Mais, au long des rues torpides, des
troupeaux de citadins endimanchés gagnaient, d’une marche poussive, le
Jardin des Plantes. Plusieurs commerçants du carrefour de la Sirène,
déambulant avec leur «dame» et leurs filles, reconnurent les Dieuzède
qui les dépassaient vivement; sur le dos du libraire, de sourdes
moqueries désengourdirent les langues molles. Hélène s’en aperçut et, au
lieu de mépriser la sottise des jugements ignares, elle fut humiliée
d’avoir un mari que l’on trouvait ridicule.

Quant à lui, il marchait comme absent du monde qu’il traversait. Cette
visite au séducteur _possible_ de sa femme crispait son attente; il la
jugeait maintenant absurde; et, en même temps, il désirait _les_ voir
l’un vis-à-vis de l’autre, scruter leur attitude; en poussant, à la
porte de Woronslas, le bouton du timbre électrique, il eut l’impression
que ce logis d’un étranger nomade tenait noué, derrière ses volets clos,
l’avenir d’Hélène et des siens.

On fut lent à ouvrir; la personne qui gardait la maison,--Hélène la
connaissait, lui avait confié des travaux de lingerie,--Mlle Colombe
Chemin apprit aux Dieuzède que le docteur, d’un instant à l’autre,
allait rentrer.

--Ça le soucierait de manquer Monsieur et Madame. Que Monsieur et Madame
veuillent bien attendre une minute. Par ce grand chaud ce serait
malheureux d’avoir fait la course pour rien.

Elle précéda les visiteurs au premier étage, les conduisit au salon.
Malgré les fenêtres hermétiques la chaleur du dehors s’y répercutait.
Hélène ne fut point fâchée de s’asseoir à l’ombre. Les lys de l’autre
samedi étaient morts; mais on avait dû les enlever depuis peu; l’air de
la pièce restait saturé de leur langoureux poison. Hélène se revoyait
faisant chanter sa harpe; elle retrouvait les émois vaniteux de la
soirée et la commotion néfaste de l’aveu. Elle respirait le maléfice des
tendresses coupables. Ah! si Bernard avait deviné sûrement ce qu’elle
éprouverait, l’eût-il lui-même ramenée _là_?

Paulette, parce qu’elle croyait le mobilier à Glenka, s’extasia sur le
canapé, sur les fauteuils laqués blanc, aux coussins garnis de broderies
japonaises, meubles qui sentaient le factice et le provisoire, ceux d’un
jeune officier dont la femme courait les aventures, tandis qu’il courait
les espaces, guerroyant sur un avion.

--Mais tu ne sais donc pas, lui fit comprendre Adèle, que le docteur est
en garni?

Mlle Colombe Chemin reparut et, d’une voix onctueuse, pria «Madame et
Monsieur» de passer dans l’atelier où ils seraient plus au frais. Elle
avait longtemps servi chez la comtesse de Bourcival; c’est pourquoi elle
savait les bonnes manières. Elle était haute et mafflue, grisonnante,
sérieuse de mine, mais singulièrement fardée, et la poudre qui
barbouillait son nez en cornichon lui prêtait un profil de vieux clown.
Elle roulait des yeux mijaurés, pleurards et drolatiques à la fois; sa
parole, d’une douceur humide, suintait l’hypocrisie; elle en imposait
aux gens superficiels, comme Glenka, entortillé par ses mignardises au
point de lui commettre toutes les clefs de sa maison.

--Depuis les grosses chaleurs Monsieur couche ici dit-elle en
introduisant les Dieuzède.

On apercevait, en effet, dans un angle de cette salle qui donnait au
nord, un lit bas comme un divan, caché sous des draperies pourpres.
Paulette, s’en approchant, fit remarquer à sa sœur, au-dessus du chevet,
sur une petite encoignure, une statuette de cire, esquisse de femme nue.

--Oh! une Vénus, vois-tu, Adèle?

--C’est sa Sainte-Vierge, répondit Adèle un peu scandalisée. Il est
païen.

--Pourquoi pas?

--Pourquoi pas? Alors, toi, qu’es-tu, païenne ou chrétienne?

--Je crois bien, confessa Paulette, que je suis païenne.

--Tu es une dinde!

Adèle, avec un hochement de tête attristé, s’éloigna vers une fenêtre;
elle eut l’air de considérer, dans un jardinet voisin, des enfants qui
jouaient à l’ombre, sous le magnolia d’une pelouse. Mais, sans vouloir
critiquer ses parents, elle réfléchissait:

--Pourquoi mon père fréquente-t-il un homme aussi contraire à lui? Le
docteur nous a rendu des services. Voilà ce qu’il faut subir, quand on
est _percé aux coudes_. Du moins, pourquoi nous amener? Paulette,
tournée comme elle est... Ce milieu ne lui vaut rien.

Bernard n’avait pas entendu le dialogue en sourdine de Paulette et
d’Adèle; à l’autre bout de l’atelier, il regardait un dessin posé sur un
chevalet, une tête de vieillard presque immatérielle dans le vaporeux de
sa chevelure moelleuse et de sa barbe; émerveillé, il objectait à ses
soupçons contre Glenka:

--Comment un artiste qui a le sens si noble des intimités spirituelles
peut-il être captif d’immoraux penchants?

Par distraction il souleva ce dessin; au-dessous, un autre se
dissimulait, le portrait d’une femme jouant de la harpe; la ressemblance
d’Hélène s’y offrait trop palpable. De mémoire, Glenka l’avait composé;
donc il mettait en elle la pensée du moment; et il prenait le soin de
cacher son inclination, comme le portrait. Bernard frémit devant
l’évidence de la chose présumée.

Il se retourna vers Hélène assise au creux d’une bergère et rêvant, les
paupières entrecloses, lasse et somnolente, tandis qu’elle tenait sur
ses genoux un album déployé où Charles feuilletait des images.

--C’est à _lui_ qu’elle pense, se dit désespérément Bernard.

Adèle s’ennuyait d’attendre, et son intuition virginale percevait en ce
lieu d’occultes miasmes.

--Maman, suggéra-t-elle, l’orage approche. Ne ferions-nous pas bien de
rentrer?

En effet, derrière une bosse de verdures fauves, se gonflait un nuage
d’un noir bleu, crevassé d’éclairs; une rafale annonciatrice submergea
les jardins sous la poussière des routes.

--Oui, rentrons vite, trancha Bernard, emporté par une hâte sombre de
fuir.

En apparence indifférente, Hélène répondit:

--Si nous avons le temps d’arriver avant l’averse, allons.

Dans le vestibule, Mlle Colombe Chemin essaya de les retenir. Mais
Bernard poussa devant lui Paulette rechignante, et partit sans
explication, se jurant que, jamais, cette maison funeste ne reverrait
son visage.

Au bas de la rue, Charles se plaignit d’avoir dans sa bottine un clou
qui le blessait. Bernard l’enleva entre ses bras et continua de marcher
d’une telle allure qu’Hélène s’écria:

--Je te laisse aller. Nous ne pouvons plus te suivre.

Elle était contrariée, et le reconnaissait en elle-même, d’avoir manqué
Glenka. Le sujet ostensible de son dépit, c’était de voir son mari
balancer l’enfant contre son épaule, ainsi que font les ouvriers.
Charles riait d’être porté par son père; il dominait de haut les
passants. Pour Hélène, le geste trop naturel de Bernard marquait la
déchéance du pauvre dans la vulgarité.

Ils atteignaient les Jacobins, quand l’orage creva au-dessus d’eux. Ils
se réfugièrent sous le kiosque de la musique, déjà encombré de
promeneurs surpris par les premières gouttes. Des éclats de tonnerre,
secs comme un bris d’ardoises, claquèrent sur les têtes des ormes; les
hautes ramées oscillaient avec un déferlement d’eau et de feuilles
saccagées. Bernard, éperdu de tristesse, eût presque appelé la foudre
sur lui et ses enfants. Mais, devant lui, les lourdes frondaisons,
pareilles à des chevelures de fous, chaviraient sous l’ouragan, puis se
redressaient confiantes vers le ciel qui les massacrait. Ne devait-il
pas faire comme les arbres et mieux, ayant des espérances éternelles?

Du côté où les Dieuzède avaient pu chercher abri, la grêle et l’ondée
balayaient le kiosque. Bernard protégeait un peu de son grand buste
Hélène et Paulette; Adèle s’exposait pour couvrir Charles; elle et son
père étaient trempés. Bernard s’attendait à ce qu’Hélène maugréât; de
cette mésaventure lui seul était cause, puisqu’il avait voulu partir en
dépit de l’orage. Elle garda le silence, étrangère comme une dormeuse à
ce qui l’entourait. Son hébétude extérieure l’inquiéta plus encore que
sa fébrilité d’auparavant.

Une péripétie inespérée allait, pour quelques jours, suspendre ses
alarmes.

Le lundi, vers l’heure habituelle où Glenka et Brouland étaient venus
tant de fois à la librairie, ils parurent l’un et l’autre, et Bernard
s’efforça de faire à Woronslas un accueil honnête, sinon gracieux. Il
toucha de sa main.--oh, à peine!--la main offerte de l’homme dont la
visite tendait probablement à lui voler sa femme. Mais il affecta de
s’intéresser davantage au retour de Brouland. Celui-ci, la figure blême
et tirée, après une semaine de fièvre et d’entérite, avouait, même dans
ses prunelles languissantes, la faiblesse d’un convalescent qui se
raidit pour être debout.

--Cher ami, annonça Glenka, paisible à son ordinaire, plus grave
pourtant, je viens vous communiquer une nouvelle. Vous en serez
peut-être peiné, moins que moi-même, croyez-le. J’ai reçu hier, une
dépêche. C’est ce qui m’a fait rentrer tard chez moi. Je suis affecté à
l’un des hôpitaux de Saint-Cloud, celui que dirige Mme Eschmann, une
Juive très remarquable. Quand partirai-je au juste, je ne le sais
encore. J’attends une lettre du médecin...

Avant qu’il eût achevé sa phrase, et sans avoir entendu le commencement,
Hélène arriva, d’un air peu pressé, avec la contenance indolente et
fataliste qu’elle avait prise depuis la veille. Elle s’était dispensée
de toute menue et hâtive coquetterie: ni frisons harmonieux, ni poudre
sur les joues; une blouse de mousseline vieux rouge à peine rehaussée de
perles en jais. Elle semblait vouloir dire à Woronslas: «Que je vous
plaise ou non, cela m’est fort égal.» Cette façon d’être ne visait pas à
le décourager, mais procédait, chez elle, d’un vrai découragement et
d’une lassitude insondable. Pour moins souffrir elle en venait presque à
ne plus se soucier de rien: «Qu’il me cherche ou non, j’ai trop lutté,
trop douté. Je ferme les yeux, je m’abandonne...» Cependant, si elle eût
songé à le séduire en époinçonnant son amour-propre, elle n’aurait pas
trouvé un plus adroit artifice.

--Quoi donc, s’étonnait Glenka, sensible à la froideur de sa nonchalance
et au négligé de sa mise, elle me dédaigne! Est-ce sincère?

Mais Bernard fit quelques pas au-devant d’elle, et, sur un ton de très
vague déplaisir:

--Hélène, le docteur vient nous apprendre son départ prochain.

Au pli des lèvres d’Hélène une moue amère et crispée trahit le choc
profond. La secousse fut si brève que Bernard seulement, interposé entre
sa femme et les deux médecins, put l’apercevoir. Hélène se remit
aussitôt, et, tendant à Woronslas d’abord, puis à Brouland le bout de
ses doigts, elle dit en femme du monde aimable avec mesure:

--Déjà! docteur. Nous comptions vous garder un peu plus... Mais vous
aurez vite oublié Le Mans.

--Moins vite, chère madame, que je n’y serai oublié!

--Oh! croyez-vous?

Elle se tourna vers Brouland, s’informa de sa maladie, et ajouta:

--Vous, docteur, vous nous restez. Quand vous serez parti à votre tour,
quel ami aurons-nous dans cette triste ville?

Elle faisait sur elle-même un horrible effort pour ajuster à ses paroles
le masque insignifiant qu’imposait une position délicate. Woronslas
discerna en ses intonations un certain manque de naturel; il pensa
qu’elle souffrait et se contraignait. Sa vanité se rassura, son amour
tressaillit d’une confuse espérance. Anxieux un instant, il reconquit sa
victorieuse sérénité, osa redire que les plus heureux moments de son
séjour s’étaient passés dans la librairie; il renouvela ses louanges sur
les magnifiques dons de musicienne qu’il avait admirés chez Mme
Dieuzède.

Hélène baissait les paupières et faisait mine de sourire aux compliments
qui la torturaient. Sous chaque mot de Woronslas elle entendait autre
chose, elle y répondait en désir d’autres mots. Bernard, malgré son
énorme satisfaction d’apprendre que l’homme dangereux s’en allait, ne
retrouvait qu’au dehors sa mansuétude. Les mensonges d’un tel entretien
l’excédaient, et Brouland comprenait le paradoxe de le prolonger. Aussi
se préparait-il à dire:

--Je ne suis pas très bien, mon vieux, tu m’accompagnes à l’hôpital?

Mais Paulette descendit, se jeta presque indécemment au cou de Glenka:

--Ce n’est point vrai, grand ami, que vous nous quittez? Non, je ne veux
pas!

Charles accourut derrière elle, tirant par la bride un cheval à
roulettes, cadeau de son père qui le faisait participer à l’aubaine des
six mille francs; et le cheval offrit une diversion. Glenka s’était
rendu compte, chez Bernard, d’un embarras et d’un recul intime; la cause
de ce changement ne lui était pas encore évidente; seulement il sentait
ses propos affables résonner comme un motif de romance sur les touches
d’un piano désaccordé. Il avait aussi remarqué l’absence du meuble
opulent, la laideur du vide qu’elle creusait. C’est pourquoi il aventura
une proposition:

--Cher ami, voudriez-vous me rendre un petit service? J’ai acheté ici, à
une vente, une vitrine Louis XV que vous avez vue dans ma chambre. La
faire, en ce moment, transporter à Paris, ce serait, comme disent les
Manceaux, bien _casuel_. Pourriez-vous, jusqu’à ce que je rentre chez
moi, lui donner l’hospitalité? Elle remplacerait avantageusement votre
monumentale armoire, puisque vous avez trouvé à celle-ci une autre
place.

La demande s’énonça d’une voix si naturelle et avec un tel à-propos, que
Bernard n’aurait guère pu, sans une brutale discourtoisie, refuser. Et
quel biais délicat pour feindre, en obligeant les autres, d’être leur
débiteur! Cette ingénieuse galanterie pénétra plus Hélène qu’une folle
déclaration. Il lut son triomphe dans le regard obnubilé d’ivresse qu’il
obtint d’elle en partant. Mais à quoi bon, puisqu’il ne la reverrait
qu’une fois dans un bref adieu, sous l’œil peut-être ouvert du mari?

Bernard, immensément soulagé, bénissait les saints Anges d’avoir
détourné de son toit le suprême désastre. Sans doute sa joie aurait-elle
mieux dû se contraindre. Hélène le devina jaloux et un malin désir
l’agita de lui en donner des motifs. Pourtant, elle se ravisait encore
devant la possibilité d’une chute; son amour-propre d’honnête femme,
l’appréhension de l’irrémédiable la préservaient du total consentement.
L’Hélène vertueuse, dont l’image idéale avait jusqu’alors gouverné ses
actes, faisait honte à l’autre Hélène d’impulsions extravagantes et
stériles. Elle semblait être sauvée. Mais le ravage qui lézardait la
bâtisse de sa droiture la laissait à la merci d’une occasion.

Bernard escomptait que Jules resterait à Paris une semaine au moins,
jusqu’au départ de Glenka;--il aurait doublé son viatique pour prolonger
son séjour. Brusquement, le voyageur écrivit qu’il revenait. Ses
démarches avaient réussi; et Sarug assumait la combinaison salutaire,
toutefois avec des exigences «un peu raides»; on les mettrait au point.
Ils avaient déjeuné ensemble, avenue des Champs-Élysées, chez Ledoyen;
cette invitation ruineuse forçait Jules à un retour immédiat. Bernard en
fut consterné comme si de subtils démons inéludables concertaient la
perdition d’Hélène. Le dégoût d’être lié par un pacte au sinistre Sarug,
d’apposer sa signature au bas d’un contrat, près de la sienne et
d’abandonner les débris de sa fortune aux mains crochues d’un forban,
tout cela et le reste glissait à l’arrière-plan de ses anxiétés. Il ne
voyait qu’une chose: empêcher entre sa femme et Glenka une rencontre
pleine d’inconnu. Aussi, négligeant ses griefs contre Jules, lui
manda-t-il de venir dîner, dès qu’il arriverait, «à la maison». Mais
Jules paya d’une épouvantable migraine les agitations de Paris et les
secousses du trajet. En rentrant, il se coucha, fit avertir sa sœur
qu’il l’attendait le lendemain. Bernard déclara, s’autorisant des
circonstances:

--Je t’accompagnerai. Je tiens à discuter les exigences de Sarug.

Hélène se garda de le contredire. Il savait trop cependant qu’elle se
fût volontiers passée de sa compagnie. Par une déplorable coïncidence,
l’après-midi, au moment où ils allaient sortir ensemble, un flot de
clients survint et, derrière eux, la petite Mme Lalotte, se promenant
dans une automobile militaire, où elle étalait une robe en charmeuse
d’un rose nacré; fraîche elle-même, malgré ses quarante ans, comme un
œillet qui vient de s’ouvrir. Elle voulait acheter le dernier roman
drôle d’un assez méprisable auteur; les tristesses de la guerre, à
l’entendre, requéraient un antidote. Bernard n’avait pas la marchandise
demandée; il nota le titre du volume, confus de se ployer à vendre, pour
l’amusement d’une désœuvrée, les facéties d’un baladin. Mme Lalotte vit
Hélène en toilette; apprenant qu’elle devait se rendre à l’hôpital:

--Je vous emmène, proposa-t-elle; si cela vous va, chère madame, nous
ferons une partie de croquet dans les allées du parc, et nous goûterons
sous les ombrages.

Hélène accepta d’enthousiasme. Elle paraissait très gaie; l’espoir que
Jules rapportait avec les promesses de Sarug avait détendu son humeur;
dans son rire palpitait l’attente nerveuse de joies inavouées. Elle
prévint cavalièrement son mari:

--Nous partons en avant; tu nous rejoindras dès que tu pourras.

Et, fringante, elle prit place au fond de la voiture. Le sourire forcé
de Bernard s’éteignit sur ses lèvres; la mort au cœur, il la regarda
envoyant vers lui, par bienséance, un signe amical du bout de l’éventail
ouvragé qu’elle appuyait à son menton.

Il se rassura quelque peu, lorsqu’il la retrouva, une heure plus tard,
sous les vieux sycomores d’une allée, sagement assise, et qui goûtait au
milieu de Mme Laboré, de Mme Surin et d’autres personnes d’impeccable
renom. Mme Surin tendit à Bernard une assiette de gâteaux; comme il se
rationnait maintenant même au principal repas, il savoura une obscure
douceur à cette collation imprévue. Les feuillées, excitées par un vent
frais, faisaient vaguer des ombres liquides sur les robes claires et les
visages. Des voix d’oiseaux tintaient parmi le babil des femmes. Il
aurait presque cédé à la magie d’une minute élégante et suave, s’il
n’eût réfléchi: «Hélène reviendra d’autres jours, et sans moi.» Glenka
manquait à cette partie de plaisir; incidemment, il sut de Mme Laboré
qu’Hélène l’avait vu au chevet de Jules.

Il monta seul auprès du malade. Dans la salle où Jules était couché, un
soldat venait de mourir; on l’avait étendu, à terre, sur un matelas; une
infirmière agenouillée peignait sa barbe noire et ses cheveux pendants
comme ceux d’un Christ déposé de sa croix; on parlait bas autour de lui.
Bernard se signa et s’arrêta devant le cadavre:

--Celui-là, songea-t-il, en considérant la longue face terreuse figée
par le dernier sommeil, n’aura plus le souci de ses créanciers, ni de
ses enfants qui endurent la faim, ni de sa femme qui aime un autre
homme. Mais son âme lui suffit comme fardeau, et il attend peut-être que
je souffre avec lui pour moins souffrir là où il est.

Jules, accoudé à son traversin, le front bandé d’une compresse, aperçut
venir son beau-frère dans une attitude de parfaite indifférence.

--Eh bien! tu vas mieux? demanda Bernard en prenant sa main droite qui,
brûlante, cherchait un peu de fraîcheur sur le drap.

--Rien de trop; j’ai encore le cerveau contracté; mordu comme par des
pinces. Ma tête est pleine de brouillard... Il faut absolument que je
m’en aille d’ici. L’air, les voisinages me suffoquent. Toute la nuit et,
ce jour, jusqu’à cinq heures, l’agonisant, derrière moi, a râlé. Et ces
loques d’humains qu’il me faut voir promener leur carcasse! Je ne puis
pas me guérir dans un pareil _enfer_.

Il indiquait d’un doigt méprisant des infirmes qui circulaient à travers
les lits, l’un avec un pied tordu comme un pied bot, l’autre ayant peine
à décoller du plancher ses semelles dont le bruit traînant ressemblait à
celui d’une toile qu’on déchire, un troisième agité d’une danse de
Saint-Guy, un autre, tout jeune, montrant une face presque adolescente,
et l’échine cassée en deux autant qu’un vieillard qui porte à
califourchon la mort sur sa croupe. Jules n’admirait point la gloire
latente de ces pauvres corps dévastés pour la patrie; l’opprobre
physique de ses compagnons lui rendait plus aigre la conscience d’être
comme eux, alors qu’il jugeait leur personne, auprès de la sienne,
quelque chose de tout à fait négligeable. Bernard s’empressa de lui
donner espoir que Brouland et Glenka obtiendraient sans peine son
transfert dans une maison de convalescents.

--Oui, Glenka, s’il le veut, peut m’introduire chez Mme Eschmann, à
Saint-Cloud...

--Es-tu content de ton voyage?

--Très, l’affaire est bien amorcée; dès que le caoutchouc remontera,
Sarug la prendra sérieusement en main. Mais il a su, j’ignore par où,
que vous êtes près de couler à pic. Il prétend te racheter ta part
d’associé pour une somme dérisoire, soixante, même cinquante mille. Il
doit t’écrire; ne te laisse pas manœuvrer, tiens ferme; refuse net.
Comprends-tu? Il faut surnager, sept à huit mois, n’importe comment. Ne
paie plus Bonfils ni personne. Ce serait trop bête de lâcher tout, quand
l’avenir est certain et magnifique.

--C’est entendu, répondit Bernard. En as-tu parlé à ta sœur?

--Je lui ai dit ce qu’il fallait. Elle n’a pas eu l’air de m’écouter,
elle était à autre chose. Il est question d’une soirée avant le départ
de Glenka... Maintenant, laisse-moi fermer les yeux. J’ai, dans le
crâne, un vilebrequin qui me trépane une fois de plus...

Si Jules demandait grâce pour sa faiblesse, c’était que ses tortures
devenaient insupportables. Sa tête se renversa au creux du traversin, et
la peau de ses grandes paupières se plissait d’un tremblement
spasmodique. Bernard, une minute, resta muet, à l’examiner,
compatissant. Sa pâleur verte accusait les saillies sculpturales de sa
physionomie, le menton relevé en bosse et la vigueur osseuse des joues.
Mais le masque amer faisait penser à celui d’un moribond; ses dents, par
intervalles, crissaient comme les dents d’un malheureux qui triture son
désespoir. La crise passerait; demain Jules rebondirait vers le monde
des vivants. Néanmoins, le voisinage d’un cadavre, l’odeur phénique dont
la salle était imbibée, la présence de grabataires momifiés dans un
plâtre, certains immobilisés jusqu’au terme de leurs jours misérables,
tout imposait des idées funèbres. Bernard sortit avec la conviction
qu’il avait eu devant les yeux l’agonie future de Jules; et cette
catastrophe se ferait-elle longtemps attendre? Elle ne l’affligeait pas
à cause des suites, mais il se représenta l’atroce fin solitaire de
l’ambitieux qui se réveillerait sur la rive inconnue sans avoir prévu la
traversée.

En attendant, il rejoignit Hélène, chargé d’un plus broussailleux fagot
d’inquiétudes. D’elle à Glenka, un échange de paroles secrètes,
peut-être un billet insinué entre ses doigts expliquait cet égarement
dont Jules s’était aperçu. Le projet subit d’une soirée servait trop
bien une intrigue qu’on ne pouvait plus traîner en longueur. Et, par
surcroît, Sarug! Après Lendormy,--son policier probable,--le Shylock au
bec de vautour se ruant sur le patrimoine en lambeaux du chrétien
malchanceux. Il faudrait subir son approche, l’assurer, dans des
lettres, de sa considération, résister poliment aux embûches de ce
maître chanteur.

Bernard était acculé sur une chaussée glissante, ayant à sa droite un
trou profond comme des oubliettes et, à sa gauche, une fondrière sans
merci: ou bien céder en pâture au Juif, pour une poignée de dollars, les
quatre cent cinquante mille francs paralysés à Singapour, ou faillir aux
engagements signés avec Bonfils. Jules avait posé comme le plus
catégorique des impératifs la ligne de conduite qu’enjoignait un
élémentaire instinct de défense: tenir ferme contre Sarug. Et Bernard
lui avait donné, sans réflexion, l’assurance qu’il résisterait. Se
laisser tondre par un Mandrin d’agioteur, c’eût été une sottise
humainement inexplicable. Seul, Bernard, peut-être, aurait chéri dans
l’offre de Sarug une occasion d’embrasser la sublime Pauvreté; il se fût
dégagé, en acceptant, de toute alliance d’intérêts avec cet homme
hideux; Hélène et ses enfants lui faisaient un devoir de ne pas
abandonner un patrimoine récupérable. Mais, au lieu de pourchasser
l’incertain, ne devait-il pas d’abord remplir ses promesses envers
Bonfils? Le dilemme traversa, un instant, sa conscience d’honnête homme.
Il s’en libéra, selon son naturel, par une solution où l’imprévu divin
compensait le vague des calculs:

--Aussi longtemps que j’aurai quelques sous dans ma caisse, je paierai,
d’abord, Bonfils. Mais je ne céderai pas à Sarug. Pour les mois
difficiles, le Pauvre qui possède tout aura pitié de ses pauvres.

L’anxiété de l’imminente indigence s’effaçait, au reste, devant la
terreur de perdre Hélène; tant que Glenka n’aurait pas disparu, de jour
en jour, le péril rôdait autour d’elle plus dévorant.

Sous l’allée des sycomores, Hélène se promenait doucement avec Mme
Lalotte, et les deux femmes se penchaient l’une vers l’autre d’un air de
sympathie confidentielle. En se retournant, Mme Lalotte aperçut Bernard
qui s’avançait et portait sur sa mine la gravité de ses impressions.

--M. Dieuzède, dit-elle, m’évoque un archevêque anglican dont j’ai
entendu le sermon à Canterbury. Cet archevêque était beau; il n’avait
pas les beaux cheveux de M. Dieuzède; et son sermon m’a ennuyée. Vous
êtes heureuse, chère madame, d’avoir un mari plus beau qu’un archevêque,
et ne faisant pas des sermons ennuyeux...

Ce compliment, un peu baroque, était ce qu’on appellerait, dans le style
militaire, une prudente reconnaissance, une pointe en zig-zag sur le
terrain ennemi. Mme Lalotte suivait une curiosité; elle faisait le tour
des sentiments d’Hélène, comme une belette flaire de son museau la porte
d’un grenier obscur. Elle savait Glenka refroidi à l’égard de Mme
Macreuse; quelle autre femme l’occupait? Entre Mme Dieuzède et lui, elle
soupçonnait un mystère; elle s’amusait à l’éventer. Sa visite et ses
démonstrations d’amitié n’avaient pas eu d’autre motif. Hélène, un
moment confiante, fut pincée par la bizarrerie de sa phrase serpentine.

--Mon mari est un grand cœur, répondit-elle d’une voix rapide, assez
haut pour que Bernard pût l’entendre; et, s’adressant à lui:

--Comment as-tu trouvé le pauvre Jules?

--Dans une crise de névralgie; une bonne nuit le remettra.

Les fines lèvres d’Hélène se froncèrent d’une moue négative; elle parut
très affectée. Était-ce l’état de Jules qui la mettait en sérieux
tourment? Bernard ne put s’interdire de comprendre qu’elle se façonnait
une physionomie; le paravent de sa tristesse abritait le désordre des
tentations et les pensées qui lui mangeaient le cœur.

Mme Laboré et Mme Surin s’unirent à Mme Lalotte pour l’engager à les
joindre, l’après-midi, dans le parc, le plus souvent qu’elle pourrait;
et qu’elle amenât Paulette, Charles, Adèle aussi. Bernard ne lui laissa
pas le temps de répondre:

--Nous ne pouvons jamais, dit-il, ma femme et moi, nous promettre une
heure qui soit à nous.

Hélène se garda de protester qu’elle reviendrait, quand telle serait sa
fantaisie. Mais, perçant les craintes de Bernard, elle fut avertie de
couvrir sous un front d’airain ses agitations.

Un mari despote à la mode des vieux siècles aurait, _jusqu’à nouvel
ordre_, consigné sa femme au logis. Bernard le savait trop bien: toute
contrainte incendierait les révoltes d’Hélène et la précipiterait dans
les bras du rival qui la guettait. A moins de se déclarer jaloux,--et
cet aveu lui faisait horreur,--aucun prétexte ne surgissait pour la
détourner de ses courses auprès de Jules. Invoquer la contagion des
maladies serait inopérant. Comme ils se retrouvaient seuls ensemble, à
la nuit close, au moment de se coucher, elle parla du moribond qui avait
rendu son dernier souffle pendant qu’elle arrivait là. Bernard essaya de
lui remontrer que l’atmosphère d’une pareille salle était déplorable; à
cause de ses enfants et pour elle-même, elle devait espacer, abréger ses
visites. Hélène sourit et le dévisagea d’une manière presque méprisante:

--Quelle idée te prend? A Brest, j’allais voir des typhiques; est-ce que
tu t’alarmais?

--C’est qu’à Brest, répliqua-t-il avec un regard de supplication
indiciblement triste, nous vivions en pleine chimère, le malheur
semblait impossible. Ici, tout nous menace, oui, tout...

--Oh! tu deviens, s’écria-t-elle en lui donnant une tape entre les deux
épaules, d’un pessimisme affolant. Tu veux me mettre plus de noir dans
l’âme. Jules me tourmente assez!

Bernard faillit lancer, comme une grenade, cette riposte qui eût,
peut-être, fracassé les portes du mensonge:

--Jules est-il bien ton vrai souci?

Mais Hélène s’en était allée dans la chambre de ses filles où Paulette,
au lieu de dormir, pérorait. On eût dit qu’elle prévoyait une
explication et n’en voulait point. Elle barricadait les avenues de sa
vie secrète, elle tenait sa conscience sous un cadenas. Bernard n’osa
pas la violenter et souffrit sans un gémissement.

Ce qu’il endura cette nuit-là fut une de ces agonies où l’homme dépasse
l’humain et, pour se comprendre lui-même, a besoin de se souvenir quelle
fut la sueur sanglante d’un Dieu.

Entendre respirer contre soi une créature qu’on aime et songer: «Demain,
il se peut qu’elle me trompe; un autre jouira de son corps; elle me
volera pour lui les baisers de sa bouche et les pulsations d’un cœur que
je ne puis forcer d’être mien,» c’est le supplice commun à toute
jalousie suraiguë. Bernard en sentait les pointes comme des aiguilles de
feu perforant ses os, se retirant et s’enfonçant encore. Cette torture
charnelle se fondait avec l’impuissance plus déchirante d’empêcher la
catastrophe, avec l’impuissance d’être aimé par celle qui ne l’aimait
plus. Mais, chez lui, le chagrin ne s’arrêtait pas à la rage d’une
défaite. Il voyait les conséquences de la chute, les hontes et les
rançons dont l’égarée ne porterait pas seule la charge.

Et, tout au fond de sa douleur, l’état intime d’Hélène le désespérait.
«Tu veux me mettre plus de noir dans l’âme,» avait-elle dit. Son âme
était dans le noir, le noir était dans son âme. Des ténèbres plus
épaisses que la terre obstruaient sa vue, tandis qu’un sortilège faisait
danser devant son désir les pétillements d’un soleil pourpre, des
thyrses de fleurs incandescentes.

Par quel miracle l’exorciser?

Bernard prenait en lui sa détresse, ses troubles et ses combats; il
faisait sienne sa faute, si elle l’avait commise déjà dans son cœur, et,
du plus bas des abîmes, il implorait le Juge clément afin que cette
transgression ne fût pas consommée.

Mais la profondeur de sa pitié lui restituait peu à peu la paix, même
l’espérance. Il reprenait par sa miséricorde une sorte d’ascendant sur
Hélène. Son angoisse, d’ailleurs, se fatiguait à tourner autour d’un
seul point fixe, sans que rien, du dehors, l’excitât. Car, enfin, de
quels signes péremptoires induisait-il que sa femme était à la veille
d’une erreur suprême? N’était-il point victime d’une abominable
obsession, suscitant, à force d’y penser, la chose qui l’épouvantait?

Épuisé, rasséréné, il s’endormit; et, le lendemain, il se tranquillisa
confusément. Hélène se rendit à l’invitation de Mme Surin; mais elle eut
soin d’emmener Paulette et Charles; Jules, plus dispos, les rejoignit
sous les arbres du parc; il voulait sortir le jour suivant et viendrait
jusqu’à la librairie. Woronslas n’était point là; on ignorait la date
certaine de son départ. Seulement, il avait envoyé chez les Dieuzède la
vitrine, cadeau à deux fins et n’ayant pas l’air d’être un cadeau. Elle
tenait moins de place que la grande armoire; sa féminine et flexueuse
élégance charmait Hélène; Bernard estimait que ce meuble ne
s’harmonisait pas avec l’ampleur du canapé; il eut quelque dégoût d’y
loger des livres précieux.

Le dépôt offert avec de louches intentions installait dans la librairie
comme un mauvais sort. Néanmoins, son naturel le ramenait si fortement
vers la confiance qu’il s’accusa en lui-même d’avoir, peut-être, mal
jugé Glenka. L’envoi du docteur voulait dire: «D’une minute à l’autre,
je serai loin d’ici.» Et il ne parlait plus de redonner une autre soirée
musicale; ses préparatifs l’absorbaient. Donc, le cauchemar allait
finir.

Deux jours après,--c’était un samedi,--Hélène sortit seule, dans la
matinée, voulant porter à la poste un petit colis pour sa mère, un de
ces colliers en fausses perles que tressaient, à l’hôpital, des blessés
aux mains patientes. Vers onze heures et demie, Bernard s’étonna qu’elle
ne fût pas rentrée. La femme de ménage,--une vieille fille bossue et
sourde prise, faute de mieux, après une ivrognesse,--regarda la pendule
de l’arrière-boutique et, s’en allant, vint, comme à toutes les fins de
semaine, au bureau de Bernard qui lui paya son dû. Adèle mettait le
couvert, surveillait, à la cuisine, un pot où des pommes de terre
menaçaient d’être trop cuites. Confusément inquiète, elle s’échappa
jusqu’à la rue, lança un coup d’œil aux deux bouts... La flamme grise de
midi plaquait sur les pavés les ombres rectilignes des maisons et les
carrés de leurs lucarnes. Au loin, une dame en rouge, sous une
ombrelle,--était-ce Mme Macreuse?--attendait devant une porte lente à
s’ouvrir et se tournait du côté de la librairie. Ni à droite, ni à
gauche, Hélène ne surgissait. Adèle se retourna, vit derrière elle son
père, la face livide, contractée d’angoisse; elle courut à lui, et,
l’embrassant:

--Ah! mon pauvre papa, comme la moindre chose te bouleverse! Que veux-tu
qu’il soit arrivé à maman?

--Je parie, dit Paulette survenue du jardin, qu’elle sera allée voir mon
oncle.

Bernard se tut; Adèle répliqua:

--Mais non, puisqu’il viendra ce soir.

L’_Angelus_ avait sonné à la cathédrale; des passants trottaient, de
même que des animaux se hâtent vers l’écurie, attendus par leur pitance.
Une jeune ouvrière pénétra dans le magasin, acheta un roman à dix-neuf
sous. La pendule marquait midi vingt quand le pas d’un cheval retentit,
venant du carrefour, et un fiacre s’arrêta d’où descendit Hélène, la
figure empourprée comme si elle avait couru au gros soleil. Un peu
haletante, elle expliqua son retard: une sorte d’étourdissement l’avait
saisie en traversant une place; elle était entrée chez un pharmacien; de
l’éther,--le mouchoir dont elle tapotait ses joues en demeurait
imbibé,--quelques gouttes d’eau de mélisse avaient dissipé son malaise,
mais, n’osant revenir à pied, elle avait demandé une voiture; le cocher,
en train de déjeuner, s’était fait, trois quarts d’heure, attendre. Elle
passa dans l’arrière-boutique, et, avant de monter en sa chambre, elle
ajouta:

--Mettez-vous à table: je vais me reposer sur mon lit.

Adèle voulait l’accompagner, l’aider à se dévêtir:

--Non, ma petite, défendit doucement Hélène, _on_ a besoin de toi.
Dépêchez-vous de manger...

Ce retour dramatique achevait-il une mise en scène gauchement improvisée
par une femme coupable qui s’était oubliée à un rendez-vous? Bernard
s’évertuait à ne point l’admettre. L’invention d’un accident, la
menterie puérile et faible lui semblaient tellement indignes de l’Hélène
qu’il connaissait! Mais, de nouveau, le doute replanta dans son cœur ses
clous tordus; la hideur des hypothèses assaillit sa vision. Il mâchait
lentement une pomme de terre, puis buvait, et des larmes sourdes se
gonflaient au creux de ses orbites rougissants. Adèle et Paulette
devinaient qu’une souffrance anormale absorbait sa pensée. Adèle, sans
comprendre, s’attendrissait devant son chagrin, songeait comment elle
pourrait le consoler. Paulette cherchait à nouer un fil entre la longue
absence de sa mère et la tristesse de son père. Il sentit, sous l’acuité
de son regard, sa malice curieuse, implacable. La force de tout
dissimuler lui revint; il chassa des suppositions atroces et ne servant,
hélas! à rien.

Charles se faisait répéter par Adèle le conte du Chaperon rouge et y
donnait ce dénouement optimiste où Bernard se reconnut:

--La grand’mère a dû être contente de retrouver sa petite-fille dans le
ventre du loup.

Bernard se dérida en prêtant l’oreille à cette idée ingénue, aux
inflexions mélodiques de la voix qui la modulait. Il contemplait Adèle,
le cristal humide de ses yeux, ses joues délicates comme une fleur de
pommier; un reflet du dehors frôlait ses tresses bien serrées, çà et là,
d’un or de bague neuve, tandis que les nœuds des torsades brunissaient.
Quelle douceur d’avoir autour de soi ces âmes d’enfants, ces chairs
d’enfants! Comment Hélène se fermait-elle aux saintes allégresses
offertes à pleines mains?

Il monta sans bruit au seuil de sa chambre. Elle dormait d’un sommeil
accablé, pâle au milieu de ses cheveux défaits. S’il s’était approché,
il aurait pu discerner autour de sa bouche entr’ouverte une expression
de voluptueuse angoisse que sa jalousie eût cruellement interprétée.
Mais il se tint à distance, il se hâta de redescendre et d’enjoindre à
Charles et à Paulette de parler très bas. L’évidence de certains
malheurs est intolérable. Bernard se détournait du sien, par effroi de
trop souffrir et aussi parce qu’il se refusait à croire Hélène tout à
fait criminelle. Se pouvait-il que l’ascendant pervers de Glenka l’eût
courbée sous sa convoitise au point qu’elle déchirât, dans une minute de
délire, une vie d’honnêteté, et pour qui? Pour un homme qu’elle ne
reverrait, sans doute, jamais!

Une lettre lui apporta une diversion légère dont le réconfort, en
d’autres temps, aurait été savoureux. Sir Macdonald le prévenait que
Fergus Fergusson, grièvement blessé au bras droit et jugé inapte au
service venait, après trois mois de convalescence en Écosse, de se
réembarquer pour les Indes; le négociant regagnait Singapour. Sa
présence allait restituer à l’entreprise végétante l’œil d’un maître,
une impulsion.

Jules, quand il arriva, manifestement joyeux de la nouvelle, n’en parut
point surpris:

--Tu vois bien, dit-il à Bernard, que j’avais raison d’espérer.

--Mais, protesta Bernard, je ne t’ai jamais incité au désespoir. Je
considère les choses autrement que toi, voilà tout.

Ils reprirent, cette fois sans acrimonie, une dispute sur leur
incompatible idéal. Bernard soutenait à Jules que la suprématie de
l’argent, colonne de ses espérances, ne devait pas être sa fin dernière,
sa religion. Car la domination épuisante des financiers serait la plus
éphémère des tyrannies; elle ruinerait les peuples et croulerait avec
eux dans l’universelle banqueroute.

--Eh bien! répliqua Jules, peu troublé de cette prophétie, le lendemain
du jour où tout le monde sera ruiné, _nous_ recommencerons gaîment à
faire fortune.

Son impuissance à concevoir un motif de vivre qui dépassât la boue
terrestre semblait presque inguérissable; il croyait en l’argent comme
Bernard croyait au Symbole des Apôtres; et Bernard, graduellement dégagé
par ses épreuves du leurre des appétits, se navrait de ne pouvoir
presque rien pour amender Jules non plus qu’Hélène.

Hélène, vers quatre heures, s’était réveillée. Elle s’attifa, elle farda
ses joues, elle mit un trait de rouge à ses lèvres, et de bleu sous ses
yeux. Des émotions du matin, que le sommeil avait effacées, plus un
vestige ne restait. Si elle gardait, au fond du cœur, quelque chose de
lourd et de changé, son miroir disait à son illusion démente: «Tu es
comme hier; même, tu es mieux; et ton secret, nul ne te le
prendra.»--Ton secret? objectait le murmure des inquiétudes coupables.
Mais il n’est plus le tien. Un autre en est le maître; il en fera, comme
de toi, ce qui lui plaira.

Elle rabroua cette voix intempestive, rejoignit Jules dans
l’arrière-boutique où Paulette lui tenait compagnie, pendant qu’Adèle
préparait un potage et que son père défendait seul le magasin contre une
bande d’écoliers fureteurs et pillards qui l’avaient déjà volé. Jules
s’informa de _l’accident_ exagéré par Paulette.

--Oh! ce ne fut pas grand’chose, répondit Hélène d’une intonation
négligente. J’ai eu la sottise d’attendre une voiture chez le
pharmacien. Ici, on s’est affolé...

La lettre de Sir Macdonald avait mis Jules en belle humeur. Comme un
fanatique il s’exaltait dans des projets grandioses. Il ne se croyait
plus au Mans ni dans «la cambuse» d’un beau-frère devenu gueux par lui.
Il apercevait ses plantations régénérées, un comptoir énorme d’où sa
puissance de spéculateur extrairait une fortune de rajah, pèserait
jusque sur le marché européen. Il parlait d’acheter plus tard, aux îles
Marquises, des terrains immenses pour la culture du coton. Cependant, à
table, il daigna complimenter Adèle d’une «crème renversée», et, après
le souper, dans la chambre du haut, apercevant la crosse dorée de la
harpe, il voulut qu’Hélène lui jouât quelques morceaux. Mais la grande
chaleur avait fait sauter presque toutes les cordes.

--Je suis moi-même, dit Hélène avec une mélancolique ironie, une harpe
sans cordes...

Charles s’était mis sur les genoux de sa mère; le crépuscule et le bruit
calme des voix l’endormit. La tête de l’enfant se laissait aller contre
le giron maternel. Bernard eut un sourd malaise à le voir ainsi posé.

--Cet enfant te fatigue, dit-il en le prenant de ses vastes mains pour
l’étendre sur sa couchette.

Hélène parut inattentive à ses gestes. Son âme était ailleurs, bien
qu’elle s’imposât, par moments, un entrain factice. Mais sa pâleur
veloutée et brûlante, ses dents qui brillaient comme une rangée
d’amandes entre ses lèvres carminées, sa voix tressaillante d’une fièvre
contenue lui donnaient un attrait morbide, ce démoniaque pouvoir de
séduction qu’une femme amoureuse doit à son pacte avec le péché.

Bernard fut effrayé de ce qu’il éprouvait auprès d’elle. Malgré la
présence de Jules, la nuit ramenait autour de son front le vol noir des
idées terribles. Pareilles à des chauves-souris, elles l’effleuraient de
leur aile sale et molle, s’effaçaient dans l’ombre, puis repassaient en
sifflant; et il avait beau se débattre de tout son désespoir, elles
tourbillonnaient, épaississant leur cercle, elles battaient ses
paupières, griffaient son crâne en feu, le suffoquaient d’horreur.

Lorsque Hélène et lui furent seuls, il faillit éclater; le supplice de
se taire dépassait tous les supplices. Oui, arracher de cette poitrine
le mystère qu’elle dérobait, accuser et supplier: «Voici mon soupçon;
est-il vrai? Si _tu l’aimes_, aie le courage, avoue. Ne me laisse plus
agoniser sous mon doute. Prends pitié.» Mais il répugnait devant
lui-même à déclarer comme probable la vérité affreuse: «J’ai une femme
indigne; je suis un mari trompé.» S’il parlait, Hélène se moquerait de
lui, le détesterait. En énonçant tout haut son infortune, il la fixerait
dans une certitude plus irrémédiable. Et, cette fois encore, il ravala
sans bruit ses sanglots.

Le dimanche matin, une secousse nouvelle acheva de l’éclairer. Avec les
enfants, il était allé à la cathédrale pour la messe de neuf heures. Au
retour, il entendit Hélène, du haut de l’escalier, lui dire très
vivement:

--Tu as manqué une visite, le docteur Glenka. Il venait te faire ses
adieux...

--Tiens! coupa Bernard d’une voix sèche, il n’a pas attendu que nous
fussions rentrés.

--Il n’avait qu’une minute à rester; il part à trois heures; il
t’écrira.

--Eh bien! bon voyage...

De ce mot sans tendresse qui devait être toute sa vengeance, Hélène ne
lui demanda aucune explication; et le silence, entre eux, tomba sur
Woronslas Glenka comme sur un mort dont le nom même est oublié.




VII


L’été s’acheva, pour Bernard Dieuzède, aussi monotone sous la grosse
poutre de sa librairie que, pour un soldat, devant le parapet de sa
tranchée. Sa vie journalière demeurait, comme disait Toustain de la
sienne, «tout sable et cailloux». Chez lui, les impressions
s’incrustaient lentement et ne s’effaçaient plus. Des semaines où il
avait cru toucher le fond des souffrances possibles il gardait un goût
de fiel dans la bouche. Ses tristesses étaient un manteau de plomb qu’il
soutenait avec des épaules viriles, mais alourdi, voûté par le faix.

Cependant il s’évertuait à l’oubli; même il essayait de se convaincre
qu’Hélène, innocente, n’avait jamais aimé Glenka. Peut-être en aurait-il
acquis la persuasion, si elle était redevenue telle qu’auparavant. Par
malheur, le soin de sa toilette et de sa personne semblait la tyranniser
jusqu’à la folie. Alors que la famine, près de s’asseoir à leur table,
déjà mordait les gonds de leur porte, Hélène suivait la mode en
s’achetant des parfums coûteux. Mlle Colombe Chemin venait l’aider à se
bâtir des combinaisons brodées. Elle ajoutait un plat d’entremets au
repas du soir, prétextant la croissance de Paulette et d’Adèle, mais
surtout parce qu’elle avait peur de maigrir et de vieillir. «_Vieillir
de faim_», confessait-elle à Jules, c’était son appréhension du moment.
On eût dit qu’elle se préoccupait de plaire à quelqu’un; et pourtant nul
étranger ne fréquentait la librairie, sauf le sérieux Brouland, dont
l’attitude, une fois Glenka disparu, avait repris son aisance et sa
tranquillité. Peu de jours avant le départ de Woronslas, il s’était
brouillé avec lui; et personne, au dire de Jules, ne connaissait le
motif d’une si étrange rupture. Jules s’était aperçu que, s’il mettait
l’entretien sur Glenka, Bernard laissait tomber le propos, et que son
visage se crispait fugitivement. Il eut ses motifs de s’enquérir:

--Glenka t’a écrit?

--Oui, quatre mots.

--Tu lui as répondu?

--Non, je n’ai pas eu le temps...

Jules s’étonna de cette froideur, s’en inquiéta, car lui-même venait
d’écrire au médecin, ayant besoin de son entremise pour être admis à
Saint-Cloud, dans la villa de Mme Eschmann. Seul, un instant plus tard,
avec Hélène, il lui posa la question qu’elle prévoyait:

--Bernard a quelque chose contre Glenka?

--Bernard est vexé, répondit-elle vivement, de ce que le docteur, le
matin où il est parti, est venu lui dire adieu, ne l’a pas trouvé et n’a
pas attendu son retour. Bernard, comme tous les gens malheureux, devient
d’une horrible susceptibilité. En le frôlant, on l’écorche! La vie n’est
point gaie.

Sur cette parole, qui se donnait une mine de confidence, Hélène le
quitta; une cliente opportune l’appelait au magasin. Il se contenta de
l’explication, ne scrutant guère les faits au delà des apparences;
sceptique à la façon des hommes d’argent sur la vertu des femmes, jamais
il n’aurait mis en doute celle de sa sœur; il était à mille lieues de
supposer entre elle et Glenka la possibilité d’une intrigue. S’il avait
pu savoir, il ne l’eût, d’ailleurs, aucunement honnie, pas même blâmée;
il l’aurait conseillée «dans le sens de ses intérêts».

Mais, comme il choyait les siens propres, il revint à la charge, le jour
suivant, pour la lettre au docteur.

--Tu lui as écrit? interrogea-t-il Bernard.

--Pas encore; j’ai la vue très fatiguée...

--C’est bien de toi; remettre toujours au lendemain ce qui t’ennuie!
Écoute, si tu veux être gentil, mets-toi à ton bureau, fais cette
lettre.

--Fais-la toi-même, se défendit Bernard. Tiens, voilà du papier.

--Mon oncle, intervint Paulette, tu diras à Glenka les amitiés de
Paulette et qu’elle pense beaucoup à lui.

Hélène regarda son frère assis au bureau, rédigeant d’une main nerveuse
le mot où il faisait valoir son impatience de se retrouver dans le
service du neurologue éminent. Elle n’articula aucune objection; mais le
refus de Bernard signifiait, pour elle, un ressentiment qui ne savait
pas oublier, une rancœur accusatrice; elle s’en irrita et secoua comme
une chaîne usée le reste de pitié affectueuse par où elle tenait à son
mari.

Malgré tout, sa vie antérieure s’obstinait à régir sa conduite
apparente. Vis-à-vis de ses enfants et du monde elle demeurait l’épouse
correcte de M. Dieuzède. Elle était le sépulcre blanchi, en paix sur les
pourritures qu’il abrite, tant que l’odorat des passants n’en est point
alarmé.

Seul, Bernard s’apercevait de son changement, et, si enclin qu’il fût
aux illusions, il dut reconnaître que le départ de Glenka l’avait peu
assagie. Presque tous les jours elle sortait, ou bien pour un thé chez
Mme Lalotte, ou pour une visite à Mme Surin, pour une réunion musicale
chez Mme Laboré. Elle allait voir des blessés dans tous les hôpitaux,
assistait aux enchères de l’hôtel des ventes. Ce besoin d’être hors de
chez elle, Bernard l’eût excusé en des temps moins âpres. Mais, d’abord,
leur commerce en souffrait. Quand une «fournée» de clients envahissait
la librairie, il ne suffisait pas à les servir ni à les surveiller. Les
gens s’impatientaient de sa lenteur, se juraient bien qu’ils ne
reviendraient plus. D’autres volaient des cartes postales, des livres.
Jusqu’à la fin des vacances, Adèle le soulagea de son mieux, elle pliait
des paquets; besogne où il n’arrivait pas à se rendre habile; les yeux
vigilants d’Adèle tenaient les maraudeurs en respect. Lorsque l’enfant
eut repris ses classes, il avertit Hélène que sa présence lui était
nécessaire.

--Et si j’étais morte ou _en voyage_, répondit-elle, comment ferais-tu?

Elle revenait de la salle des ventes, dépitée de n’avoir pu acquérir une
petite table à ouvrage Louis XV «tout à fait exquise». Bernard devinait
trop pourquoi le Louis XV avait sa prédilection. Il répliqua plus
amèrement qu’il n’aurait voulu:

--Voyons, ma chère, la question n’est pas d’acheter des meubles, mais
d’empêcher que les nôtres soient mis à l’encan.

L’échéance d’octobre, louve impitoyable, avait emporté dans sa gueule
leurs derniers billets de mille francs. Avec le peu qui restait du prêt
Lendormy on mangerait jusqu’à Noël. Ensuite, si les bénéfices ne
couvraient pas les dettes, la famille traverserait, à l’aventure, la
noire futaie de l’indigence.

Furieuse de son rappel à l’ordre, Hélène s’exclama:

--Décidément, tu as une âme de _défaitiste_. Quel homme!

--La défaite, ma pauvre Hélène, c’est toi qui la veux. Tu abandonnes
tout à vau-l’eau, comme si tu n’avais plus d’espoir.

Elle s’élança vers sa chambre, dont elle fit claquer la porte,
s’exaspérant en proportion de ses torts. Pour attester qu’elle méprisait
les justes reproches de Bernard, toute l’après-midi du lendemain, elle
courut la ville. Elle semblait vouloir habituer son mari à de longues
absences, afin qu’il s’étonnât moins si, un jour, elle s’attardait sans
explication plausible.

Son cœur n’aspirait qu’à vivre hors du présent; une seule image, plus
oppressive depuis que Woronslas était au loin, la délectait et la
ravageait de souvenirs fiévreux, parmi des regrets qui ne se tournaient
pas en remords, des attentes mornes ou effrénées.

Jules avait obtenu son transfert à Saint-Cloud; elle l’enviait de voir
et de toucher le héros qu’elle idolâtrait; les lettres de Jules
émettaient des vibrations lumineuses quand Glenka s’y trouvait nommé. De
Glenka lui-même elle recevait des billets rapides où la passion
empruntait le voile d’une amitié discrète. Il les adressait chez Mlle
Colombe Chemin. Hélène avait commis l’imprudence d’exposer sa réputation
entre les mains vénales de cette intrigante; elle ne calculait pas à
quel prix il lui faudrait payer sa complicité jamais sûre.

L’idée fixe, chez elle, étouffait le sentiment des risques et
désorganisait toute rectitude. Tandis qu’auparavant mentir lui
paraissait détestable, elle prenait une jouissance d’enfant perverse à
se cacher pour correspondre avec Glenka. Son imagination se trahissait
déviée vers des lectures érotiques. Mme Lalotte, par une malsaine
fantaisie, avait prié Bernard de faire venir un roman où les mœurs des
courtisanes grecques étaient scandaleusement glorifiées. Comme il s’y
refusa, Hélène railla ce qu’elle appelait «un faux scrupule de dévotion»
et prétendit que, bientôt, il ne débiterait plus un seul livre «sans
l’avoir soumis à son confesseur».

Il avait mis en réserve, sur un rayon obscur, un exemplaire de _Madame
Bovary_ presque neuf acheté au rabais à un collégien qui l’avait
peut-être volé. En cherchant un autre volume, Bernard s’aperçut que
celui-là n’était plus où il le croyait. Interrogée par lui si elle
l’avait vendu, Hélène expliqua:

--Non, pas vendu... prêté à un jeune Belge de l’hôpital qui aime les
livres français.

Il prit pour bonne cette réponse; sa seule inquiétude était que
Paulette, affriandée de tout ce qu’elle supposait illicite, n’eût
déniché la Bovary. Pouvait-il concevoir qu’Hélène mentait? Mais comment
n’aurait-elle pas menti? Elle se faisait, en cachette, du vieux roman
une pâture désespérée, s’identifiant à la pitoyable Emma, admirant même
son suicide. Au reste, son mensonge, dans sa pensée, n’en était pas un:
elle avait promis le livre à un jeune peintre soldat en traitement à
l’hôpital belge et qu’elle visitait sur la prière de Woronslas.

Au même hôpital, Mme Surin désirait la faire entendre avec sa harpe dans
«une fête de bienfaisance» qui devait être donnée le jeudi d’ensuite.
Cette fois, l’absence d’une robe neuve ne tourmenta pas Hélène, elle
mettrait sa toilette de l’autre automne, celle du dimanche où elle avait
rencontré Glenka. Elle négligea seulement un peu plus son ménage, ayant
ce concert à préparer. Elle travailla ses morceaux «comme une enragée»,
parce que Woronslas aurait des nouvelles de la fête; et, si elle jouait
mal, Mme Macreuse aurait hâte de corner à tous les échos son insuccès.

Depuis la soirée fatale, quand les deux femmes se trouvaient ensemble
dans un salon, l’amie négligée du docteur marquait à Mme Dieuzède le
dédain d’une bourgeoise huppée pour une boutiquière grelue; cette
affectation d’indifférence enveloppait les plus félines rancunes. Hélène
en riait secrètement; le dépit d’une rivale déclinante l’assurait d’un
triomphe qu’elle n’avait point cherché. Elle fut surprise, trois jours
avant le concert, d’un mot de Mme Laboré qui l’engageait à venir, chez
elle, répéter une mélodie pour harpe et chant; Mme Macreuse, au piano,
les accompagnerait. Hélène eut grande envie de refuser; n’était-ce pas
un panneau où l’attirait Mme Macreuse, en l’induisant à l’exécution
d’une pièce peut-être difficile, dans l’espoir qu’elle y barboterait?
Elle consentit pourtant au rendez-vous; car elle se disait,
présomptueuse, toujours prête à relever un défi: «Nous verrons bien», et
ne prévoyait qu’un piège musical.

Mme Macreuse était assise, les jambes croisées, sur le tabouret du
piano, insolemment décolletée avec un collier de marcassite d’où pendait
un médaillon d’améthyste qui s’insinuait entre ses deux seins; lorsque
Hélène entra, sans se lever elle lui tendit une main scintillante de
bagues, d’un air condescendant, qu’elle voulut rendre gracieux:

--Je suis ravie, chère madame, que vous nous reveniez tout à fait remise
de votre aventure.

--Quelle aventure? s’étonna Hélène d’un ton léger, presque drôle, tant
elle était loin de s’attendre à une attaque brusquée.

--Mais oui. J’ai su que vous aviez été prise, sur le trottoir, d’une
_faiblesse_, qu’on a dû vous ramener, en voiture à votre domicile...

Hélène l’interrompit en essayant de sourire:

--Oh! c’est de l’histoire ancienne. Je n’y pensais plus...

Cependant une rougeur subite avait troublé ses joues; elle se tourna
vers Mme Laboré qui rougit elle-même, interdite, compatissante, et
s’empressa, pour dissiper leur commun embarras, d’ouvrir sur le pupitre
une partition. Mme Macreuse, elle, s’était dressée et scrutait Hélène
avec la sinistre ironie d’une certitude acquise, d’une vengeance
réalisable. Hélène feuilletait des yeux sa partie de harpe, une mélodie
impressionniste changeante de mesure, confuse de tonalité.

--C’est très mal écrit, observa-t-elle, pour la harpe. Enfin,
essayons...

Le timbre de sa phrase n’accusa pas le moindre émoi; son teint avait
déjà retrouvé sa pâleur sèche; le coup de stylet qu’elle n’avait pas su
tout à fait parer semblait avoir à peine effleuré sa peau. Elle attira
entre ses genoux son instrument, et, pendant qu’elle s’accordait, la
résonance d’une tierce fit émerger de sa mémoire des idées surgies en
une minute lointaine, au crépuscule, chez Glenka. Elle se réentendait,
s’adressant la question scabreuse:

--Serait-ce Mme Lalotte? Serait-ce?... L’ensorcellement du souvenir
liait son esprit à une sorte d’état somnambulique où le passé devenait
la seule chose présente. Elle déchiffra la mélodie comme on lit parfois
en songe, sans hésiter, sans comprendre. Mme Macreuse, déçue de n’avoir
pas humilié son talent, se revancha dans une autre allusion perfide.

--Je connais quelqu’un qui regrettera, jeudi, de ne pouvoir vous
applaudir.

Hélène se garda bien de lui demander: «Qui donc?» Elle rompit le
compliment par cette incisive leçon:

--Madame, il ne s’agit point de nous faire applaudir; nous jouons pour
les blessés; que la gloriole reste à la porte.

Mme Laboré l’approuva et Mme Macreuse, sentant qu’Hélène avait bec et
ongles, s’abstint d’égratignures maladroites. La vilipender en sourdine
lui suffirait jusqu’à meilleure occasion.

Hélène glissa donc à travers les pièges de Mme Macreuse sans en avoir
une totale conscience. Mais, dès qu’elle eut quitté ces dames, seule
dans la rue, elle repensa qu’elle avait rougi; elle s’indigna contre
elle-même: son manque de sang-froid l’exposait aux pires affronts. Elle
se représenta plus encore la rougeur de Mme Laboré; cet indice la
tortura.

Mme Macreuse avait su, par qui? par Lendormy, sans doute, l’événement
singulier du retour en fiacre, l’anxiété, le chagrin de Bernard; et,
liant ces faits aux inductions de son espionnage, elle avait deviné trop
juste. Aussi déshonorait-elle à petit bruit Mme Dieuzède auprès des
personnes qui l’estimaient. Avertie, Mme Laboré, en présence de son
trouble, avait lu dans sa surprise un aveu; un réflexe de sympathie
avait fait monter la pourpre de la honte à ses joues.

Ce blâme et cette pitié poignaient Hélène plus âprement que la haine de
Mme Macreuse. Auparavant elle était parmi les femmes dont on ne dit rien
parce qu’il n’y a rien à dire. Désormais, c’était fini; on parlait
d’elle; jusqu’à sa fin et au delà elle serait notée comme une femme
inconséquente, immorale; et le public devant qui elle jouerait jeudi
chuchoterait sur sa conduite les insinuations les plus diffamantes.

Elle percevait, d’avance, ces murmures anonymes, comme si elle eût été
mordue, la nuit, par des chiens qu’elle ne connaissait pas. Mais, au
lieu de s’en prendre à la cause initiale de son déshonneur, à ses
égarements, elle se rebellait vis-à-vis d’un milieu où une Mme Macreuse,
parce que sa richesse «mettait un bœuf» sur les langues malveillantes,
restait considérée.

Elle avait cru détenir, dans le mystère de sa passion, comme un anneau
de Gygès qu’elle tournait contre l’univers des jaloux et des hypocrites.
Aujourd’hui, elle voyait son lamentable amour, nu et pantelant, sous les
crocs de l’envie et de la dérision. Dorénavant, elle déchiffrerait dans
tous les yeux ou une méfiance ou un mépris, chez certains hommes des
contenances de fatuité protectrice, chez quelques femmes un louche
attrait plus outrageant encore. Au coin de chaque rue, quand elle
sortirait, un opprobre serait embusqué. La ville qui lui infligeait ces
perspectives de honte lui faisait horreur. Des projets de fuite
assaillaient son imagination élancée aux extrêmes. Elle eut besoin, pour
les mettre en déroute, de songer à Paulette, à Charles; elle se donna
peur d’un scandale dont ses enfants, plus qu’elle, eussent été les
victimes.

Cet accablement dura jusqu’au jeudi, et, comme une condamnée marcherait
vers le lieu de son supplice, elle partit pour la salle du concert.
Mais, une fois arrivée, elle rebondit hors d’elle-même, dans une
bravoure de désespoir, défiant l’opinion et crachant son dédain sur ceux
qui, à mi-voix, l’insulteraient. Au premier rang de l’assistance elle
aperçut le docteur Sautel; le jeune flandrin la lorgnait avec un sourire
de galanterie prétentieuse, superbement inepte; elle s’imagina le beau
soufflet qu’elle planterait sur son museau glabre, si jamais il osait
une déclaration.

Elle commença, très énervée, sa fantaisie romantique, et, tout d’un
coup, sa mémoire perdit le fil du texte musical; elle improvisa, dans le
vide, des arpèges extravagants. L’hostilité qu’elle présumait au sein de
l’auditoire crispait ses doigts, rendait son jeu saccadé, sec,
incertain. Des musiciens, venus pour l’entendre, se regardaient entre
eux, stupéfiés; et les autres, indifférents aux virtuosités d’une harpe,
écoutaient à peine. Les conversations bourdonnantes traversaient les
spirales décousues des traits. L’accord final n’arracha que de maigres
claquements de mains, une aumône obligatoire. Gonflée d’une sombre
jouissance, Mme Macreuse pensait: «Que Woronslas n’est-il là!» Du moins,
on lui apprendrait, en l’exagérant, l’insuccès de son amie.

Ce faillit être une déroute. Au milieu de la mélodie décadente où elle
accompagna Mme Laboré, Hélène commit une faute de mesure; le piano, la
harpe et la voix, un instant, discordèrent. Mme Macreuse, visant à
souligner la faute, se retourna du côté de la harpiste, d’un air
anxieux. Hélène se rattrapa, comme sur une corniche, au-dessus d’un
précipice; et le morceau fut terminé sans encombre.

Après ces accrocs, les pas dangereux semblaient franchis. Elle
respirait, reprenait l’aisance de ses moyens; car elle n’avait plus à
jouer que l’air: _O fièvre brûlante_, celui que Bernard aimait. Bernard
n’était pas au concert; il n’avait point voulu laisser Adèle seule avec
Charles dans le magasin. Paulette, assise auprès de Mme Lalotte,
ridiculisait le nez en poire de l’un des deux chanteurs à qui sa mère
allait donner une réplique instrumentale. Hélène exécuta largement
l’immortel motif; l’accent de cette phrase ingénue, rythmée comme les
pulsations d’un cœur douloureux, soulevait les moins sensibles des
auditeurs. Mais, à la première reprise, une corde éclata, puis une
autre. Le baryton interloqué, s’arrêta. La harpiste aurait continué en
transposant; elle s’interrompit, remit des cordes, et on recommença.
L’émotion du public s’était dissipée et ne revint plus. Hélène se jura
que, de sa vie, elle ne livrerait plus son art en pâture aux bêtes. Par
surcroît, elle avait grelotté entre deux portes, dans un passage de vent
glacial. Elle frissonnait, courbaturée, éprouvant au creux des épaules
un point qui l’essoufflait.

Une hâte violente la ramena au logis où elle se coucha. Son échec ajouté
à la masse de ses peines l’ulcérait tellement qu’elle eût désiré mourir.
Dans sa tête martelée de fièvre, elle composa une lettre à Woronslas,
monstrueuse et folle; qu’il revînt et l’emmenât; sinon, elle se tuerait.
Cette lettre, elle l’écrivit le lendemain sur son lit, sur le lit d’où
Bernard, tout à l’heure, s’était levé. Ensuite, elle la déchira et la
mit au feu. Un éclair lucide lui montra l’énormité de son aberration;
désespérer les siens, non, elle n’en aurait pas le courage. D’ailleurs,
Glenka méprisait les faibles; en lui confessant le fond de sa détresse,
elle ne réussirait qu’à l’éloigner d’elle. Enfin, elle était sans
argent; si elle acceptait, même un prêt, de Woronslas, elle savait ce
que signifiait cette obligation, quelle femme elle deviendrait. Elle
simula donc l’intrépidité et, dans une seconde lettre, narra en badinant
ses mésaventures du concert.

Bernard avait pénétré sa déconvenue: le détachement des «glorioles»,
c’était facile à prêcher, comme, l’autre jour, à Mme Macreuse; mais son
amour-propre se relevait mal d’une humiliation publique; des mots
acerbes lui échappaient sur la stupidité des foules. Il devinait qu’une
crise plus profonde la tourmentait, et ne savait par quelle voie
l’apaiser, lui venir en aide. La voyant souffrir, même dans son corps,
il multiplia ses soins avec une discrète sollicitude; car ses
empressements l’eussent importunée; il veillait aux infusions pendant
qu’Adèle courait chez le pharmacien ou posait à la malade des ventouses.

Le lundi, étant mieux, elle put descendre au magasin. Bernard sortit
vers quatre heures; il avait à examiner un lot de gravures du XVIIIe
siècle que lui proposait un rentier dans la gêne, des images coloriées
d’une vente facile, parce qu’elles illustraient des scènes d’alcôve
libertines, quelques-unes de la plus graveleuse obscénité. Entre sa
conscience et son intérêt, il n’eut pas une minute d’hésitation; il
feuilleta négligemment la série et répondit au possesseur:

--Cette marchandise n’est pas faite pour ma clientèle; quand bien même
je trouverais à la vendre, je refuserais de m’en charger.

--Mais, monsieur, insista le rentier, homme dévot qui rêvait
d’équilibrer ses besoins d’argent et ses scrupules, ce lot d’images je
ne l’ai pas acheté, il me vient d’un grand-oncle. Dois-je les laisser
moisir au fond d’un placard? Je veux m’en défaire; attendu que les
sujets sont, je l’avoue, inconvenants. Si on m’en offre un prix
raisonnable, vous croyez que j’aurais tort?...

--Eh bien! oui, monsieur, trancha Bernard en retirant ses lunettes de
son grand nez. C’est d’un art plus que médiocre; toute la valeur
commerciale de ces choses-là tient dans leur ignominie. A votre place,
j’en ferais une flambée, simplement.

Le conseil parut décevoir le personnage; Bernard se retira, certain que
sa franchise lui valait un ennemi de plus. Au reste, il oublia
sur-le-champ la figure et la maison du client insipide. Mais la donnée
d’une des gravures le poursuivit: un vieux seigneur surprenait son
épouse en une conversation trop intime avec un chérubin impatient, et
faisait signe au valet qui l’accompagnait, levant un flambeau, de ne
point les alarmer. Il était odieux pour Bernard de s’appliquer
l’hypothèse d’une rencontre pareille. Néanmoins, il se traçait une ligne
de conduite.

--A _lui_ je ne dirais pas un mot, je n’aurais point l’air de le voir.
J’irais droit à _elle_, je l’avertirais: Hélène, je ne suis plus rien
dans ta vie, je le savais. Mais, devant Dieu, tu m’as promis d’être
fidèle; tu as des enfants qui sont les miens; prends garde et
repens-toi...

Il traversait le jardin aux roses, le même qu’il avait admiré du balcon
de Glenka; les rosiers nus, l’herbe des pelouses fanée par l’automne
semblaient pleurer des illusions mortes. Un gros vent tiède enflait
contre le crépuscule des nuées amères balafrées de rides sanguinolentes.
Il y avait, selon le mot du pays, de la hargne dans le temps. Des
cloches semblables à celles qu’il entendait jadis au-dessus de la mer
sonnaient un glas que déchiraient les rafales. Il longea la partie
boisée du jardin, au bord d’un étang qui incurvait entre des chênes ses
berges blondies sous les feuilles tombées. Deux cygnes battaient de
leurs ailes l’eau noire et tremblante; un paon cria parmi le vaste
gémissement des arbres. A l’Orient livide, derrière les branches d’un
séquoia, la lune pleine roulait sur un tumulte de vapeurs verdâtres.
Bernard s’en allait, son manteau, ses cheveux au vent; le chaos de la
tempête et de la nuit tombante excitait les sauvages ivresses de sa
douleur. Avec les puissances d’amour dont il frémissait, quelle
infortune l’empêchait d’être aimé?

Le magasin était désert. Aucun bruit dans la maison mal éclairée. A
cette heure, en haut, Adèle et Paulette travaillaient; Charles, près
d’elles, se tenait tranquille, construisant des bateaux de papier. Il
souleva la tenture qui masquait l’arrière-boutique; aux braises d’un feu
languissant, il entrevit, devant la cheminée, sur une chaise basse,
Hélène enveloppée d’un châle; son profil étiré, l’affaissement de ses
membres avouaient ses lassitudes, l’abandon d’elle-même et de tout.

--Sans lampe, mon amie!

Au fond de cette parole une telle douceur d’amitié vibra qu’Hélène,
presque émue, releva les yeux, et, faiblement, répondit:

--Que ferais-je d’une lampe? L’obscurité me repose... Il faut bien être
économe... Et ces gravures? Tu les rapportes?

Il secoua la tête, se courba pour jeter une bûche dans le feu:

--Non, je n’en ai pas voulu. Ça ne valait rien. Des immondices!

--Oh! toi, quand tu tomberas sur une bonne affaire, c’est que les
étoiles auront changé de place.

Il s’était assis à gauche de la cheminée, et, les pincettes en main, il
rejoignit les braises autour de la bûche pétillante.

--Alors, énonça-t-il d’une voix contenue, tu crois que mon étoile n’est
pas heureuse? Nous avons eu pourtant des années parfaites, et, à présent
encore, si tu voulais...

--A présent, coupa-t-elle avec un sursaut d’impatience, je ne crois plus
à rien, j’ai la nausée de vivre. Je sortirais de ce monde exécrable,
comme après une nuit d’insomnie on quitte un wagon de troisième classe
empuanti par des goujats.

--Tu ne crois plus à rien? Tu le dis, mais tu es loin de le penser.
Hélène, si tu ne croyais plus à rien, c’est que tu n’aimerais plus rien.

Le regard qu’il envoya sur elle en répliquant ainsi eut peur de pénétrer
au plus vif d’une blessure. Il le détourna dans le vague. Elle avait
incliné son front, puis le redressa brusquement.

--Comprends-moi, se défendit-elle. Quand je me suis mariée, et longtemps
après, j’avais encore devant l’existence l’ingénuité d’une petite fille
qui, tous les matins, à son réveil, peut se dire: «Aujourd’hui, pour
moi, quelles bonnes choses arriveront?» Je croyais que la vie doit
porter du bonheur comme un rosier porte des roses. Maintenant, je la
connais. Je n’attends d’elle que des souffrances; hors d’elle, je n’ai
point d’espoir, et je ne t’envie pas tes illusions.

--Je t’écoute, soupira Bernard; si ton âme ressemblait au portrait que
tu m’en donnes, ce serait une tristesse à en mourir. Mais tu n’es pas ce
que tu penses être. As-tu interrogé toutes les fibres de ton cœur?
Est-ce qu’on peut respirer sous le ciel des vivants sans un désir ni un
espoir? Tu me parais comme cette enfant souffrante qui boudait sa poupée
et voulait la mettre en pièces parce qu’elle ne répondait plus à ses
fantaisies. Tu aimes désespérément la vie de ce monde; elle te fut
indulgente; aujourd’hui, elle t’a mise au pain sec; elle t’enseigne,
malgré toi, la sagesse; tu es pressée de la maudire. Il faudrait,
pourtant, ce soir, te séparer d’elle; tu songerais, en pleurant
peut-être, qu’elle fut douce quand même.

--Détrompe-toi, je coulerais dans le néant comme j’en suis sortie, et
plus contente d’y rentrer que d’en sortir. Le silence, le sommeil à
jamais, oh! pour moi qui dors si mal, c’est le Paradis, c’est mon seul
trésor, et personne ne me l’ôtera.

--Personne? En es-tu bien sûre? Il n’y a plus de sommeil dans
l’éternité.

Une quinte de toux secoua le dos d’Hélène: elle ramena son châle autour
de sa poitrine et repartit, un peu haletante:

--Tu voudrais me faire peur de l’autre vie! A quoi bon? La foi, je ne
l’ai plus, je suis allégée de ne plus l’avoir. Tu vas me dire que je
blasphème. Le blasphème est une prière encore. Nous sommes là tous les
deux, seuls dans la nuit, seuls dans le noir. S’il existe un Dieu, il
nous regarde, il m’entend qui te parle et qui doute de lui. Si je me
trompe, pourquoi ne me révèle-t-il pas sa présence par un signe, par un
souffle, par une voix, par une émotion inconnue?

Bernard sentit passer en elle le frisson du vide intérieur. Le vent
grondait, le feu palpitait; au dehors, un volet claqua. Chacun des mots
d’Hélène le transfixait d’une angoisse; cependant, il s’étonnait avec
une sourde joie de trouver un chemin vers ce cœur obstinément barré.
Pour qu’elle glissât à une sorte de confession, fallait-il qu’elle fût
excédée d’amertume, à bout de mensonge! Elle maintenait, d’ailleurs,
l’entretien dans des généralités; d’instinct, elle défendait les abords
d’une conscience qui ne voulait pas livrer son énigme.

Il avait rapproché sa chaise de la sienne et, s’efforçant de paraître
calme, il répliqua:

--Tu me demandes pourquoi Dieu se cache, quand il est la Lumière. Je ne
suis pas un théologien ni un scrutateur des abîmes. Je n’aperçois qu’une
chose: c’est en nous que sont les ténèbres; nous épaississons comme un
mur entre la lumière et nos yeux. Tu crois avoir perdu la foi; j’ai la
certitude qu’elle subsiste chez toi à des profondeurs où tu ne saurais
l’atteindre et l’anéantir. Mais réfléchis de quelle manière elle a
semblé s’éteindre, comment tu as cessé d’entendre la parole de vie. Ton
âme sommeillait dans une tiédeur d’habitude; pas à pas, sans t’en
douter, tu te retirais hors de l’embrassement divin. Puis, un jour, tu
as eu l’impression que Dieu était absent. Il ne l’est pas, il ne veut
pas l’être; mais tu lui as fermé ta porte; il reste, comme un mendiant,
derrière ton seuil, jusqu’à ce que tu reviennes vers Lui.

--Alors, dit Hélène, douloureusement ironique, si nous restons chacun
sur nos positions, cela durera longtemps, jusqu’à la fin.

--Tu oublies, protesta-t-il avec une tendresse poignante, qu’Adèle et
moi nous prions, nous souffrons pour toi. La prière peut tout, quand la
souffrance lui donne des ailes. Et tu ne sais pas, des conjonctures
viendront sur toi, des _signes_ que tu ne voudras point récuser. _Celui
qui t’aime_ se lassera d’attendre que tu lui ouvres; il pénétrera tout
d’un coup à la façon d’un voleur.

Les doigts d’Hélène, quand il proféra les mots: celui qui t’aime, furent
pris d’un léger tremblement. Ensuite, elle haussa les épaules:

--Je te comprends. Tu espères que Dieu, pour m’éclairer, me réserve des
malheurs de choix. Merci de ta prédiction. J’ai lu dans plus d’un livre
cette vieille ritournelle. Moi, la souffrance ne me convertit pas, elle
me raidit. J’en veux aux forces implacables qui prétendent me ployer
sous leur loi de fer sans que je sache pourquoi, ni ce que je leur ai
fait.

--Mais enfin, s’écria Bernard, étreignant entre ses deux mains la main
gauche de _sa_ femme, celle où brillait l’anneau bénit, ma pauvre
Hélène, explique-moi donc ce qui te rend si malheureuse. Notre misère
est dure, je le sais trop. Es-tu la seule à en pâtir? J’ai aussi un cœur
de chair, et je m’afflige plus que toi, parce que je porte le fardeau de
tous, je m’afflige dans l’espérance pourtant. Nous n’avons pas manqué,
jusqu’à ce soir, de pain; nous n’en manquerons pas demain non plus. Le
pain, ce n’est pas assez. Il faut l’amour. Si tu nous aimais, tu
mettrais en commun tes tristesses avec les nôtres. Tu les trouverais
légères. Pourquoi as-tu cessé de nous aimer? Je ne te fais, à mon
endroit, aucun reproche. Trop de choses en moi, je le sens, doivent te
déplaire. Mais je t’aime si entièrement que tu peux me faire les plus
cruels aveux, je te pardonnerai tout, je t’aimerai malgré tout. Romps ce
silence qui est horrible. Hélène, je t’adjure, au moins laisse-toi
aimer...

La supplication de Bernard se brisait en une plainte; elle eut peine à
ne pas éclater comme un cri. Il se penchait sur elle, l’enveloppait de
son souffle ardent, allait tomber à ses genoux. Elle subissait, dans une
immobile stupeur, cette voix implorante et éperdue. Soudain, elle se
délivra de son étreinte, se leva, le repoussa:

--O Bernard! A quoi penses-tu! Où vas-tu chercher que je ne vous aime
plus? Laisse-moi, je t’en prie. Je suis trop faible pour de pareilles
scènes. Non, c’est affreux!

Comme saisie d’épouvante, elle s’échappa vers l’escalier. Au moment où
il s’inclinait, elle avait vu à ses genoux Woronslas la suppliant avec
des sanglots d’amour aussi; et elle croyait qu’en écoutant Bernard elle
serait infidèle à l’homme qui avait pris son âme, en qui elle se
consumait, incertaine, de loin, s’il répondait à sa démence.




VIII


La journée s’allongeait, grise indéfiniment, de même qu’avant elle
d’innombrables journées. Sur le fond gris de lin des nues que le soleil,
çà et là, imbibait d’une blancheur diffuse, de bas nuages, étirés en
pointe, filaient d’un vol mou, grands oiseaux mutilés. Le crachin moite
mouillait la rue, plus fin que le jet d’une pomme d’arrosoir; dans la
maison, une humidité poisseuse comme le mucus de la mer coulait le long
des parois, gonflait les joints des portes.

Ce temps doux restituait à Bernard un peu de sa Bretagne et de ses
moelleux hivers. Mais la pluie rendait les passants plus rares et les
acheteurs plus espacés. En regardant, par les vitres du magasin, le pan
de ciel fumeux qui s’appuyait aux lucarnes de Maître Lendormy, Bernard,
dans sa tête, récapitulait l’actif et le passif de son négoce. Il
pouvait encore solder à Durel ses traites, payer les fournitures qu’il
vendait; sans quoi, c’eût été la mort brutale de sa librairie. Quant à
Bonfils, il avait dû le prévenir que l’échéance de janvier serait
forcément remise à trois mois plus tard; Lendormy, non plus, ne
toucherait point les intérêts trimestriels des six mille francs, dont
les débris nourriraient à peine la famille Dieuzède jusqu’au nouvel an.
Depuis novembre, Bernard s’était réduit à ne manger que de la soupe, des
pommes de terre et du fromage. D’abord, il en plaisanta:

--Pour attendre à mon bureau des clients qui ne viennent pas, qu’ai-je à
faire de la vigueur d’un portefaix?

La ration de pain,--de mauvais pain,--qu’un «homme de bureau», en cette
critique fin d’année 1917, pouvait obtenir du boulanger, contentait mal
son appétit. Ses forces s’en allèrent, son puissant corps se fondait.
L’insuffisance de nourriture le mettait dans une sorte de langueur
analogue à la faiblesse d’un convalescent, au sortir d’une longue
fièvre. Et ses abstinences personnelles soulageaient trop peu l’ensemble
du ménage. Tant qu’on put acheter des vivres, Hélène et les enfants ne
connurent guère de privations. Mais le temps des tranches de jambon
était passé; tout le monde devrait bientôt, comme disait Valérie, la
femme de service, «avaler couenne et couennette».

La provision de bois était épuisée; le charbon devenait sinistrement
cher, difficile à trouver. Il fallut consentir aux sacrifices extrêmes.
Hélène décida qu’elle vendrait son petit bureau Louis XV; son acte parut
à Bernard héroïque et l’eût été peut-être s’il n’avait caché des
intentions terribles. Au lieu de chercher acquéreur par Maître
Lendormy,--elle le détestait, ne doutant plus de ses collusions avec Mme
Macreuse,--elle s’adressa directement à Mme Bocquentin, l’antiquaire.
Celle-ci, d’une honnêteté surprenante, lui donna huit cents francs d’un
meuble qu’elle était assurée de revendre à peine le double. Ensuite, on
ferait argent du canapé Louis XIII, des bergères de la chambre et, si on
était aux abois, même du vaste lit conjugal, un lit en chêne massif
portant, au-dessus du chevet, un bandeau gothique où un fervent ébéniste
de Quimper avait sculpté une sainte Anne qui venait d’accoucher et
caressait de ses doigts étendus la Vierge emmaillotée dans son berceau.

Guérie de sa bronchite, Hélène s’était remise à vivre avec une ardeur
agitée. Bernard n’osait s’en réjouir après la conversation désolante au
bout de laquelle, si étrangement, elle se déroba. Ce soir-là, elle avait
failli lui déclarer qu’elle aimait Woronslas; l’explosion d’une
tendresse qu’elle percevait, malgré sa froideur, absolue et inégalable,
lui avait ôté le courage de marcher sur le cœur de son mari. Depuis
lors, elle évitait tout éclaircissement; une teinte de douceur factice
maquillait ses propos et ses attitudes. Il n’en pouvait être la dupe.
Cependant, la torture de la méfiance est malaisée à soutenir pour un
être bon et il se laissait flotter dans l’espoir confus qu’elle revenait
à des idées saines.

Le samedi 20 décembre, elle avait annoncé le projet de se rendre à
l’hôpital belge auprès du peintre blessé qu’on venait d’amputer d’une
jambe. Vers deux heures, Bernard l’entendit, derrière la tenture
fleurdelisée, lui dire:

--Je m’en vais.

C’était sa formule d’au revoir, à présent qu’elle se dispensait d’un
baiser hypocrite, quand elle sortait. Il ne fut pas sans remarquer dans
sa voix une espèce de brève suffocation. Mais il se contenta de
répondre:

--A tout à l’heure, Hélène...

Un voyageur de commerce le retenait au magasin, et lui proposait des
portefeuilles pour dames, d’un nouveau modèle. Ce gentleman avait une
mine de prêtre défroqué; des lunettes d’or marquaient d’un sillon le
haut de son nez gourmand et narquois; un sourire bénin fendait ses joues
vermeilles, savamment rasées. Il parlait bas, et d’une langue
intarissable. La venue de Lendormy, seule, mit en fuite le douteux
péroreur.

Lendormy, contre son ordinaire, parut avec un visage refrogné; il jeta
ses béquilles presque brutalement contre une chaise avant de s’asseoir
pour prendre un journal. Bernard ne l’avait pas encore averti qu’il
laisserait impayé le prochain terme; et il ne pouvait plus différer cet
aveu de son indigence. Pendant que l’huissier lisait, il considérait ses
mains courtes, croches comme les pattes d’un crabe, «des mains, disait
un jour Hélène, dont aurait peur une femme enceinte». Toute la sournoise
rapacité de cet homme semblait ramassée dans son pouce à l’ongle noir.
Bernard se demandait quelle amère prédestination lui valait ce voisin et
ce créancier; Lendormy, sans hausser les yeux, au même instant, murmura:

--Enfin, on a retrouvé le tronc...

--Le tronc de quoi?

--Le tronc de la femme coupée en morceaux... Vous ne lisez donc rien, M.
Dieuzède?

Bernard lui rappela son aversion pour les récits de crimes ou
d’accidents.

--D’ailleurs, continua-t-il, sauf les nouvelles de la guerre, rien ne
m’intéresse dans les journaux. La préoccupation de notre avenir me
suffit. Quand il faut, par le temps qui court, joindre les deux bouts...

Lendormy secoua son journal et dirigea sur Bernard le plus louche de ses
deux yeux:

--Que signifie, au juste, ce proverbe: _joindre les deux bouts?_ Est-ce
que la bonne fortune ressemblerait à une corde autour du cou d’un pendu?

--... Je suis si loin de les joindre, poursuivit Bernard, qu’il me sera
impossible de vous remettre, en janvier, les deux cent trente-deux
francs d’intérêt...

--Deux cent trente-deux _cinquante_, rectifia Lendormy d’un ton
gaillard. Il s’attendait à cette déclaration d’impuissance, et déjà se
frottait les mains: l’armoire lui resterait.

--Comme vous voudrez, comme vous pourrez, mon voisin... Si, vraiment,
vous n’avez pas cette petite somme. Mais, vous savez, votre dame n’est
pas fine d’avoir vendu à Mme Bocquentin son bureau Louis XV. Je l’ai vu,
ce bureau: c’est une jolie pièce. Je lui en aurais trouvé _quinze
cents_, et je jurerais _sur votre tête_ qu’elle l’a cédé pour beaucoup
moins.

Comment Lendormy connaissait-il la vente du bureau? On était venu
l’emporter à la nuit close. Mlle Colombe Chemin se trouvait, à cette
heure-là, comme par hasard, chez les Dieuzède. Communiquait-elle avec
l’huissier? Bernard eut la vision d’un filet ténébreux tendu sur sa
maison déplorable.

--Maître Lendormy, vous feriez un merveilleux espion. Mais je ne vous
demande point le secret de vos affaires. Laissez les nôtres s’arranger.
Soyez assuré qu’à l’échéance de mars je ferai l’impossible pour vous
reprendre le gage que vous détenez en dépôt.

--En dépôt, dame oui! monsieur Dieuzède, et en dépôt loyalement gardé.
N’ayez crainte; _elle_ ne s’envolera pas. Je souhaite à tout ce qui vous
est cher d’être aussi fidèle à votre logis que votre armoire l’est au
mien.

Pendant qu’il décochait cette flèche de Parthe, Lendormy empoigna ses
béquilles et, en deux sauts, gagna la porte. Bernard ne saisit pas
aussitôt toute la férocité de son allusion.

De vagues clients à servir défilèrent devant lui. Au ras du trottoir,
contre le magasin, un rémouleur, abrité de la pluie sous une banne,
repassait un large couteau de boucher. Son pied, chaussé d’un sabot,
pressait la pédale qui manœuvrait la meule vertigineuse: en frisant la
pierre d’où giclaient des étincelles, le tranchant du couteau lui
arrachait un cri de porc égorgé, lequel cessait, puis s’aiguisait plus
exaspérant. L’homme lui-même, un foulard rouge noué au cou, les yeux
coiffés d’énormes lunettes, faisait penser à un sacrificateur barbare
préparant quelque rite atroce. Fatigué de ce voisinage, Bernard faillit
lui enjoindre:

--Allez-vous-en plus loin.

Mais il se reprit d’un égoïste désir de tranquillité:

--Pourquoi cet artisan, dont la rue est le seul atelier, irait-il
ennuyer plutôt que moi les autres? Il vaut mieux que ce soit moi. Je
sais pour quelle cause et pour qui je souffre.

Les enfants arrivèrent de l’école. Charles, vu son jeune âge, était
admis dans l’externat de ses sœurs. Il exhibait, épinglée à son manteau,
une croix d’honneur noblement gagnée: seul de sa classe, il avait récité
sans faute _Après la bataille_ de Victor Hugo.

--Après la bataille! dit gaiement Bernard. Alors, c’est une croix de
guerre! Ta mère sera contente, lorsqu’elle rentrera.

--Oh! fit Paulette d’un air important et mystérieux, maman a plus d’une
course et d’une visite... Elle rentrera tard, je pense.

Paulette, en fait de récompense, ne rapportait qu’une lettre de retenue
pour le dimanche. Une maîtresse l’avait surprise, pendant la récréation,
tenant ce propos:

--La messe tous les jours, le salut le soir, ça commence à me _barber_!

La paresse et le mauvais esprit de Paulette Dieuzède étaient déjà
légendaires dans l’établissement. La directrice avait averti Bernard
qu’on ne pourrait longtemps la tolérer si elle ne changeait. Il s’en
affligeait d’autant plus qu’il avait demandé, pour ses trois enfants,
une diminution des frais scolaires; et, d’ici peu, ne serait-il pas
réduit à supplier qu’on les gardât par charité?

Paulette aspirait, dans l’air extérieur, tous les principes subversifs.
Elle suivait des fantaisies qui ressemblaient à du dévergondage. Ayant
rêvé sur l’illustration d’une revue où un ballet de l’Olympia était
photographié, le lendemain matin, presque en chemise, elle s’exerçait à
des bonds chorégraphiques; elle tenait tendus, comme une danseuse, les
bords de son petit jupon, pirouettait, courait sur ses pointes, essayait
des entrechats et levait les jambes le plus haut possible. Charles, les
mains derrière son dos, représentait les spectateurs. Ébloui de cette
gymnastique, sans d’ailleurs y entendre malice, il allait imiter sa sœur
quand Bernard, mis en éveil par les craquements du vieux plancher,
pénétra dans la chambre, mit Charles dehors et secoua rudement Paulette.
Le pire avec elle était qu’au lieu de se reconnaître en faute, elle
s’armait, pour justifier ses frasques, des sophismes les plus retors.
Aujourd’hui, comme il faudrait montrer à son père la lettre de la
directrice signalant son indévote boutade, elle préparait des raisons
péremptoires. Mais les événements dont elle avait la confidence
tournaient en une rébellion totale sa volonté de se défendre.

A cinq heures, Hélène n’était point rentrée, Bernard s’inquiéta. Deux
autres fois, ses absences s’étaient prolongées au delà du temps
vraisemblable. Cette appréhension crucifiante le pressurait d’un chagrin
nouveau:

--Pourvu que Glenka ne soit pas revenu!

D’instant en instant, il tirait sa montre; l’angle des aiguilles
s’élargissait vers six heures moins un quart. Dès qu’un pas de femme
résonnait dans la rue, son cœur sautait. Ce n’était pas elle. Contre la
devanture, une fille rousse, attendant quelque rendez-vous, colla son
visage plâtré; Bernard trouvait à son profil une vague, effrayante
ressemblance avec Hélène. Elle s’éloigna.

Six heures sonnèrent, espacées aux horloges des couvents, aux clochers
des églises, de sorte que le dernier tintement mourut dans la nuit
pluvieuse, dix minutes après les premiers.

Adèle montait et descendait, de plus en plus tourmentée; mais, se
rappelant l’inutile angoisse du jour où un fiacre avait ramené sa mère,
elle n’osait d’abord émettre aucun avis, ni interroger son père,
taciturne et sinistre, raidi dans son attente. Elle finit cependant par
conseiller:

--Si maman tarde, veux-tu que je coure à l’hôpital belge, savoir depuis
quand elle en est sortie?

--Non, décida soudain Bernard, je vais fermer le magasin et j’irai
moi-même. Va me chercher les barres...

Les voisins durent s’étonner de le voir appliquer si tôt les volets, et
tout s’éteindre extérieurement comme s’il y avait un deuil dans la
librairie.

Il jeta sur ses épaules un manteau, partit d’une terrible allure.

L’hôpital était proche; seulement, il fallait franchir l’esplanade
déserte des Jacobins, contourner des allées sombres. C’est pourquoi
Bernard n’avait pas voulu exposer Adèle aux hasards d’une course
nocturne.

A la porte, il réfléchit que sa démarche, si rien d’extraordinaire
n’était survenu, paraîtrait singulière et serait, pour Hélène,
fâcheusement interprétée. Mais la force de l’impulsion l’entraîna: il
fit demander par l’infirmier de service au peintre Sirvaës à quelle
heure Mme Dieuzède l’avait quitté. La réponse fut un coup de foudre:

--Mme Dieuzède n’est pas venue voir M. Sirvaës aujourd’hui.

--Ah bien! eut-il le courage de murmurer en tournant le dos.

Dehors, il resta figé sur le trottoir, étourdi d’une révélation qui
l’écrasait: ou Glenka était au Mans, et Hélène avec lui, dans ses bras;
ou elle l’avait rejoint ailleurs.

Il s’en revint, lourd et ralenti; une seule question perçait le silence
informe de son désespoir: «Que dirai-je aux enfants?»

--Mais, peut-être, essaya-t-il d’espérer, vais-je la trouver de retour.
Au moins Adèle et Paulette ne connaîtront pas son mensonge.

C’était encore une illusion; comme Adèle, guettant son pas, s’élançait,
dans le corridor, à sa rencontre, il s’enquit d’une voix qui sembla
autre que la sienne:

--Elle n’est pas là?

Navrée, Adèle fit signe que non.

--Et à l’hôpital? questionna-t-elle, haletante.

--A l’hôpital, on ne l’a pas vue.

Il pénétra dans l’arrière-boutique où Paulette, tenant Tuong sur son
épaule, de sa main repliée, lui flattait l’échine; et la phrase de
Bernard parut lui causer peu d’émotion.

Adèle sanglota, puis s’écria:

--Ma pauvre maman! un accident lui est arrivé en route. Elle n’avait
point de papiers, on l’a portée à la Morgue.

--Si, à huit heures, elle n’est pas rentrée, proféra Bernard un peu
raffermi pour dominer cette douleur enfantine, j’irai chez le
commissaire de police.

--Vous avez tort, lança tout d’un coup Paulette, de tant vous
tourmenter. Moi, je vous dis que maman n’est pas perdue, qu’il ne lui
est rien arrivé. N’est-ce pas, mon petit Tuong, qu’il ne faut point se
tourmenter?

Elle frottait son nez contre le mufle du chat dont les paupières
clignotaient voluptueusement.

--Paulette, laisse cet animal, cria Bernard exaspéré, marchant sur elle
le bras levé pour la battre. Tu es une fille sans cœur; ton attitude me
révolte.

--Elle te révolte, riposta Paulette, lâchant Tuong, mais avec le ton
rebiffé d’une inférieure qui se venge, elle te révolte, parce que tu ne
sais pas. Moi, je sais.

--Tu sais! Que peux-tu savoir? Ta mère t’a dit quelque chose, et tu nous
laisses dans cette agonie! Tiens, tu es un monstre.

Paulette retira de son corsage une lettre cachetée qu’elle tendit à son
père théâtralement.

--Quand j’allais partir, à deux heures, maman me l’a donnée. Elle m’a
fait jurer de ne pas te la remettre avant le soir. J’ai obéi; suis-je un
monstre d’avoir obéi? Elle m’a confié qu’elle s’absentait; pour ne pas
vous peiner, elle a mieux aimé ne pas vous dire adieu.

Adèle, qui avait cru morte sa mère, releva la tête; un long soupir
gonfla sa poitrine. Bernard prit la lettre, s’approcha du lumignon posé
sur la table, et déchira l’enveloppe avec un solennel tremblement. Et
ses yeux lurent:

  «Mon ami,

  «Je veux encore t’appeler de ce nom; je suis certaine que jamais tu ne
  cesseras d’être mon ami. Mais j’agis envers toi comme si tu n’étais
  plus mon ami. Tu me pardonneras; de toi-même tu m’as promis que tu me
  pardonnerais. Je m’en vais, parce que la vie commune n’est plus
  possible dans la misère où nous descendons. Je pèse sur toi, tu pèses
  sur moi. Nous nous aigrissons l’un l’autre, et nous ne parvenons plus
  à nous entr’aider. Il faut que je me suffise, que je me débrouille
  toute seule. J’ai cherché à Paris une position; on m’offre la gérance
  d’un magasin d’antiquités, rue de Babylone. Ayant accepté, je dois
  partir sans attendre.

  «Je n’ai pas eu le courage de t’en parler. Tu m’aurais désolée par des
  insistances douloureuses et inutiles. Faire mes paquets devant toi,
  embrasser Adèle et Charles, je n’aurais jamais pu.

  «Voici, maintenant, pourquoi je confie ma lettre à Paulette: cette
  enfant m’a toujours comprise mieux qu’Adèle; et elle saura suivre mes
  recommandations. Mais Paulette a un caractère difficilement compatible
  avec les principes rigides où tu l’élèves; elle te fera beaucoup
  d’ennuis; loin de moi, elle sera très malheureuse. Laisse-la me
  rejoindre.

  «Tu vois quelle confiance je garde en toi, puisque je m’en remets à ta
  décision pour une chose que j’aurais pu faire sans attendre ton
  consentement. On m’a trouvé un modeste appartement meublé de trois
  pièces, 27, rue Rousselet. Paulette y sera très bien; la maison donne
  sur les jardins des frères de Saint-Jean-de-Dieu. C’est à proximité
  d’un lycée où je l’enverrai.

  «Embrasse pour moi Charles et Adèle. Jules, que j’ai mis au courant de
  mes résolutions et qui les approuve te fera part, avant de s’embarquer
  pour les Indes, des dispositions qu’il juge utiles à nos communs
  intérêts.

  «Mon voyage et les frais à prévoir en arrivant à Paris exigent que
  j’emporte sur moi quelque argent. C’est un des motifs qui m’ont fait
  vendre mon petit bureau. J’ai pris 500 francs; tu trouveras le reste
  de la somme au deuxième rayon de mon placard, dans une pochette, sous
  la pile des draps.

  «Hélène.»

A cette lettre, écrite d’une main agile, en des termes secs et positifs,
selon le style des Restout, était adjointe une liste d’objets qu’elle
priait son mari de lui expédier par un commissionnaire. Sa fuite
clandestine ne lui avait permis de prendre avec elle ni son linge de
corps ni ses robes.

Après tout ce que Bernard avait enduré, une telle lecture devait ou le
briser absolument ou opérer chez lui une sorte de sanglante libération.

Il fut déchiré, broyé au delà de ce qu’il croyait pouvoir souffrir. Le
départ d’Hélène, la certitude qu’elle allait retrouver Glenka enfonçait
comme un fer rouge dans sa plaie fumante. Hélène abandonnait à leur
naufrage ses enfants et lui sur le radeau de la Méduse où elle refusait
de partager leur faim. Tout cela était indigne, accablant, et il sentait
plus de honte que d’amour affligé.

Mais, du moins, il ne se rongerait plus d’incertitude. Il voyait clair
maintenant dans le cœur d’Hélène. La rupture était nette. L’était-elle
sans arrière-pensée? Hélène conservait la tenue d’une honnête femme. Pas
une allusion à son amant. Bernard lui sut presque gré de cette
réticence, comme d’une pudeur de sa faute ou d’un ménagement pour lui.
Sa lettre n’accusait aucune des haines qu’une épouse infidèle nourrit le
plus souvent à l’égard de l’homme qu’elle délaisse. Elle présentait la
séparation comme une nécessité accidentelle qui n’avait rien
d’irrévocable. Seulement elle réclamait Paulette.

--Cela jamais, se dit sur-le-champ Bernard. Paulette avec sa mère, les
deux autres avec moi, c’est la famille coupée en deux, c’est le divorce.
Paulette dans un faux ménage. Paulette corrompue par ce misérable! Non,
je ne consentirai pas à sa perdition.

L’excès même de son malheur lui imposait la fermeté. Quand il eut achevé
lentement la lecture funèbre, il remit la lettre dans l’enveloppe, et,
se tournant vers ses filles qui scrutaient sa physionomie, Adèle
bouleversée, Paulette, aiguë et curieuse:

--Mes enfants, dit-il, votre mère, pour des motifs que vous n’avez pas à
juger, nous quitte quelque temps. Elle veut essayer si, en travaillant
toute seule, elle réussira mieux qu’avec nous. Elle savait que je
n’approuverais pas sa décision, elle me l’a cachée. Dieu veuille qu’elle
reconnaisse demain son erreur.

Adèle, sans prononcer un mot, jeta ses bras autour de son cou,
l’étreignit longuement.

--Elle a bien fait de partir, lança Paulette à mi-voix, en prenant un
air de défi.

--Paulette, je te prie de garder le silence, intima Bernard avec une
gravité si triste que la mauvaise enfant craignit pour la première fois
son père et remit à plus tard le débat où elle saurait ce qu’on ferait
d’elle; car sa mère lui avait laissé entendre: «Tu me rejoindras à
Paris.»

Charles, occupé de ses bateaux qu’il découpait, avait suivi d’une
oreille insouciante les déclarations paternelles. Il comprit soudain que
sa mère ne rentrerait pas ce soir et se mit à pleurer. Bernard l’attira
sur ses genoux, essaya de le calmer, soulageant sa propre désolation
dans la douceur meurtrie de ses paroles. Mais le petit répétait à
travers ses larmes:

--Je veux maman! Je veux maman!

--J’ai faim, dit Paulette à sa sœur. Je vais me couper une tartine.

--Paulette, commanda Bernard, mets la table avec Adèle, et vous y
poserez le couvert de votre mère, à tous les repas, comme si elle allait
rentrer. Quand elle reviendra, elle saura qu’elle n’a jamais été
_absente_.

Adèle apporta la soupière. Bernard s’assit en face du couvert et de la
chaise qui attendaient. Il remplit l’assiette des enfants; la sienne
demeura vide; des pleurs impossibles à réprimer glissaient au creux de
ses joues que marquaient des taches d’un rouge feu comme celles des
pampres, lorsque l’automne commence à les vieillir; dans la lueur
chétive de la lampe les pointes emmêlées de ses cheveux semblaient
devenues plus grises tout d’un coup.

Le remuement des cuillers rendait un son morne, étouffé; on eût dit que,
derrière la tenture noire, il y avait un mort étendu.

Adèle, cependant, offrait à son père du pain et des anchois:

--Je veux que tu prennes quelque chose. Tu as besoin, pour nous, de tes
forces.

Doucement, il refusa:

--Demain, demain... je mangerai.

Sa pensée, malgré lui, s’égarait ailleurs; il voyait Hélène arrivant à
Paris; l’autre était là, au devant d’elle; le couple montait dans une
voiture, en descendait, poussait la porte d’une allée. Il les suivait...

Puis un détail de la lettre lui revenait pour le tourmenter, cette
intervention de Jules annoncée par Hélène. De quelle influence le
néfaste Jules pesait-il sur les actes de sa sœur? Bernard devrait se
défendre contre les pièges qu’on lui tendait, consulter des hommes de
loi; une séparation légale commencerait dès qu’entre les époux serait
dressée la machine de guerre des textes du code.

Il était tard; aussitôt après le triste souper, Adèle récita la prière
du soir; en articulant la recommandation quotidienne: «Seigneur,
secourez ceux qui _voyagent_, les pauvres, les malades, les agonisants»,
elle fut arrêtée par un spasme, eut peine à continuer. Paulette affecta
de ne pas répondre, puisque son père lui avait enjoint le silence; avant
de se coucher, elle ne l’embrassa point.

Lorsque Bernard pénétra dans la chambre du haut, l’aspect du lit, où,
seul dorénavant, il compterait les heures sans sommeil, lui remémora ce
qu’il avait éprouvé après la mort d’Édith. S’il avait conduit Hélène au
cimetière, elle eût été, pour lui, moins lointaine que dans le gouffre
de feu qui l’emportait. Mais la vision du cadavre d’Édith allongé sur ce
même lit éclairait son malheur présent:

--N’ai-je point trop aimé les créatures? Est-ce que je ne mérite pas de
les perdre? Je me crois dépouillé de tout, et je reste un idolâtre, _un
avare_. Là où est mon trésor, là est mon cœur. N’est-ce pas en Vous
qu’il est, ô Dieu, seul vrai bien...

L’idée de «l’avarice» ramena son esprit aux trois cents francs qu’Hélène
disait avoir laissés; cet argent, quelques semaines, sauverait de la
famine ses enfants. Il trouva les trois billets sur le rayon du placard,
à l’endroit qu’elle avait désigné. En soulevant la pile des draps, ses
doigts atteignirent un livre oublié ou caché derrière eux: c’était
l’exemplaire de _Madame Bovary_, le même qu’elle avait prêté au peintre
Sirvaës. Pourquoi le dissimulait-elle, sinon parce qu’elle mêlait
d’impures intentions à l’attrait de ce roman? Bernard se souvint de
l’abbé Ragot et des mercuriales de ce rigoriste:

--Avait-il raison? Hélène a failli; ce n’est point pour avoir lu
l’histoire d’un adultère. Mais elle l’a relue pour s’entraîner à
faillir. Suis-je coupable d’avoir mis un tel livre sous sa main?

Ce scrupule s’en alla, parmi les remous incohérents de ses souffrances,
à la dérive. Il ouvrit sa fenêtre afin de clore, par habitude, ses
volets. La flamme d’un réverbère tremblotait sous la pluie molle,
interminable. Il entendit sortir d’une maison proche le vagissement d’un
nouveau-né; de plus loin, le vent porta le cri hagard d’une hulotte, ses
coups de gorge chevrotants comme le rire d’une vieille folle. Une nuit
d’hiver, à Portzic, la hulotte criait ainsi; Hélène reposait à ses
côtés, bouche contre bouche; il lui disait: «M’aimes-tu?» Elle avait
répondu: «Oh! oui, je t’aime!»

Il écarta le fantôme de cruelles délices:

--Illusion des tendresses, à quoi bon te laisser revivre? Tout ce qui
fut vain ne peut plus être. Ceux qui meurent sans avoir compris la
misère des joies périssables sont encore plus à plaindre que moi.




IX


L’absence de Mme Dieuzède ne pouvait demeurer longtemps inaperçue; et
son mari prévoyait les commentaires qui bourdonneraient autour de sa
disparition. Il était résolu à la justifier comme un éloignement
concerté avec lui pour des motifs d’intérêt. Mais, dès le lendemain, il
se rendit compte que nul ne serait dupe de cette fiction généreuse.

Le temps s’était épuré; un peu d’azur descendait sur les ardoises des
toits, et les nuages, en convois ensoleillés, voguaient comme ces
caravelles aux voilures énormes que Bernard, jadis, voyait, en rêve,
couvrir une mer toute d’argent.

L’après-midi,--c’était un dimanche,--il se préparait à emmener les
enfants dans la campagne. Brouland sonna; Bernard, au premier regard
qu’échangea le docteur avec lui, sentit les choses graves qu’ils
allaient l’un à l’autre se communiquer. Il le fit entrer dans le magasin
sombre, mais en soulevant la tenture du fond, de peur que Paulette, à la
dérobée, n’écoutât.

--Je suis venu aujourd’hui dimanche, dit Brouland à voix basse, désireux
de vous parler sans témoins. Avez-vous des nouvelles de Mme Dieuzède?

--Pas encore, voulut répondre Bernard, la figure péniblement contractée.
Comment savez-vous qu’elle n’est plus ici?

--Je me trouvais hier à la gare, sur le quai, au moment où arrivait
l’express de Paris. J’ai aperçu Mme Dieuzède s’installant dans un wagon
de seconde; une personne l’accompagnait et lui tendait ses bagages.

--Tiens! qui donc?

--La femme de service de... Glenka, la demoiselle Chemin.

--Ah! sursauta Bernard.

Et il pensa: «Je m’en doutais. Cette horrible hypocrite, c’est elle, la
complice, l’entremetteuse...»

--Mme Dieuzède m’a bien vu. Mais elle a évité mon coup d’œil, elle a
pâli; elle n’a pas eu l’air de me reconnaître... Permettez, mon cher
Dieuzède, continua le docteur en touchant le poignet de Bernard comme
s’il allait tâter son pouls, ne vous tenez pas sur le qui-vive avec moi.
Faites-moi l’honneur de me prendre pour ce que je suis, pour un ami
clairvoyant. C’est mon devoir de vous entretenir, enfin. J’aurais dû le
faire plus tôt. Mais de quoi cela eût-il servi? Je me tairais peut-être
encore si je ne lisais dans vos yeux rouges et sur votre mine qu’il est
temps de vous dire tout. La crise qui se développe, j’en ai suivi les
symptômes depuis des mois. Et je n’ai pas eu besoin d’un diagnostic. Le
lendemain de _la soirée_, Glenka me prit pour confident de son
trouble... et de ses espoirs. Je lui remontrai avec une telle force
l’ignominie des conséquences qu’il me promit de ne plus revoir votre
femme; et il tint parole près d’un mois. Vous vous rappelez, ses visites
cessèrent. Mais ce qui était d’abord une fantaisie de blasé se tourna en
une passion. Il touche à l’âge mûr, il approche du moment où un libertin
commence à user les charmes de l’inconstance. Ce qu’il avait entrevu,
chez Mme Dieuzède, d’honnête et d’ardent, l’a fixé davantage dans un
sentiment qu’il croit sérieux. Peu de jours avant son départ j’ai
pénétré que l’intrigue reprise allait aboutir à ses fins. Je l’avertis
avec de véhéments reproches; il les accueillit très mal. Nous nous
sommes brouillés...

Ici, Bernard, en silence, pressa la main de Brouland, et le médecin
poursuivit:

--A vrai dire, il y avait entre nous plus de camaraderie que d’amitié
solide. Glenka me recherchait parce qu’il avait besoin de moi.
J’admirais ses dons d’artiste, sa puissance d’irradiation joyeuse; je
l’aurais presque subie. Mais une intimité comme la nôtre était bridée,
malgré tout, par le sens critique. Mme Dieuzède, elle, s’est mal
défendue. Les circonstances ont eu l’air d’une coalition nouée pour son
péril. Elle a rencontré Glenka dans une période où son énergie se
déprimait: elle souffrait d’un changement de position; séparée des
artifices mondains, elle devait être plus accessible aux naïvetés
sentimentales. Il a émis sur elle son magnétisme fascinateur;
horriblement impressionnable, elle a été, pour une part violente,
victime d’une suggestion...

--Et j’ai si mal su la préserver! confirma Bernard en baissant la tête
comme sous le fardeau de la faute qu’il faisait sienne.

--Oh! gronda Brouland, n’exagérons point son innocence. Sa folie est de
celles qu’une vie entière ne suffit pas à racheter. Elle discernait,
avant d’agir, le mal qu’elle _voulait_ commettre. Mais je ne moralise
point sur son cas; je l’explique; habitude ou, si vous aimez mieux, tic
de physiologiste. Si elle avait tenu bon jusqu’au départ de Glenka, elle
sortait de cette aventure probablement indemne. Le contraire étant, à
cette heure, trop certain, l’absence et le souvenir ont exaspéré
l’aimantation réciproque; faut-il nous étonner qu’elle ait pris hier le
train pour Saint-Cloud?

--Elle n’est pas à Saint-Cloud, rectifia Bernard, elle a trouvé une
situation à Paris.

Et il instruisit, sous le sceau du secret, Brouland des volontés
qu’énonçait la lettre d’Hélène. Le docteur l’approuva de refuser
Paulette; après une pause réfléchie, il dit encore:

--Actuellement, pour la sauver, vous ne pouvez pas grand’chose...

--Si, beaucoup, dans l’ordre invisible.

--Je suis croyant, vous le savez, repartit le docteur; l’intervention,
dans les événements, des causes supérieures, je l’admets comme
l’inconnu, l’X nécessaire; mais il faut que notre action sur l’humain y
corresponde. A vous, je vous reprocherais de l’apathie mystique.
Comprenez-moi. Personne au monde, pas même Dieu, ne peut empêcher un
homme et une femme qui se cherchent de se joindre en désir ou en fait,
au mépris du décalogue. Voilà pourquoi leurs actes ont des suites très
lourdes. Seulement, ce faux bonheur va-t-il durer? Je connais Glenka;
Mme Dieuzède n’est pas une rouée capable de le retenir longtemps dans
ses filets. Elle joue en amour avec lui trop franc jeu; il la domine
comme elle vous domine; il la fera souffrir; elle aura des bouderies de
petite fille gâtée dont il se lassera fort vite. Il se lassera et la
quittera. La guerre offre tant de prétextes! Il n’a qu’à se faire
envoyer dans un hôpital distant de Paris, à retourner en Orient ou sur
le front. Ce sera, pour Mme Dieuzède, l’instant critique; c’est alors
que ses amis devront la protéger du désespoir, ou empêcher une autre
chute qui, celle-là, pourrait être mortelle. Je pense à une femme
excellente, dont la présence serait une chance de salut. Mme Laboré, à
cause de son vieux père malade, passe plus de temps à Paris qu’ici. Je
la mettrai, si vous m’y autorisez, dans la confidence. J’estime son tact
et sa bonté incomparables. Elle visitera, comme par hasard, le magasin
de Mme Dieuzède; elle l’engagera tout naturellement à venir chez elle.
Isolée comme elle va l’être, votre femme, c’est vraisemblable, lui
ouvrira le mystère de sa vie, recevra ses conseils. Et, à l’heure de la
détresse, Mme Laboré sera là pour lui tendre deux mains vigoureuses.

Brouland se leva, étira, selon son geste habituel, les pointes de sa
barbe.

--En attendant, mon cher Dieuzède, conclut-il, ne vous laissez pas
dévorer par votre chagrin. Vous êtes trop sensible, pas assez
volontaire. Malgré les apparences, moi qui ai une légende de dureté
féroce, je suis un peu comme vous: mon gamin d’enfant aurait besoin
d’être mené à la baguette; et je l’élève avec une déplorable faiblesse,
parce que sa mère, en mourant, m’a fait promettre de ne jamais le
rudoyer.

L’imprévu de cet aveu amena un vague sourire sur la face de Bernard
inclinée dans la pénombre du magasin comme une image de la résignation
expiatrice. Brouland, par ses rudesses d’analyse, faisait panteler sa
douleur; et pourtant son amitié le soulageait.

--Si vous n’aviez pas, vous aussi, exprima-t-il en le reconduisant, ce
fond sensible que vous blâmez chez moi, vous ne m’eussiez pas apporté un
réconfort où je découvre un signe divin. J’ai tort d’être faible, je le
sais trop. Mais je m’obstine à croire que le dernier mot, même dans ce
monde, reste à la bonté, à l’amour vrai. Ma pauvre femme nous reviendra
parce que, seul, je l’aime; et, d’ici peu, elle le comprendra.

Il était dit que, pour Bernard, le fiel devait se mêler au vin des
consolations comme dans le breuvage dont le Christ ne voulut pas goûter.
Paulette, au lieu de se rendre à l’école l’après-midi du dimanche et d’y
subir sa punition, avait caché sous son oreiller la lettre de la
directrice.

--Je ne la montrerai point, avait-elle d’abord décidé; demain la
directrice me renverra et je ne retournerai plus dans sa _boîte_.

Ensuite, elle eut peur, malgré tout, d’une comparution devant cette
respectable dame. Impatiente, en outre, de savoir si son père
l’enverrait à Paris, elle cherchait à provoquer un éclaircissement. Au
retour de la promenade elle se prit, d’une manière subite, les tempes
entre ses mains.

--Oh! s’exclama-t-elle, ma retenue que j’ai oubliée! Le départ de maman
me fait perdre la tête.

Elle courut à sa chambre et redescendit avec la lettre.

--Voyons! dit Bernard sans courroux,--il ne s’attendait qu’à une
espièglerie,--quelle affaire t’es-tu mise encore sur les bras?

Mais le mouvement de Paulette lui présentant un pli cacheté l’attrista,
comme une répétition méchante du geste qu’elle avait eu la veille en
tendant la lettre d’Hélène. Quand il vit le motif de la retenue, le
propos qu’on avait surpris: «La messe, tous les jours, ça commence à me
barber», sa figure se resserra d’une sévérité insolite.

--Pourquoi, interrogea-t-il, as-tu prononcé cette phrase pitoyable?

--Je l’ai dit, répliqua Paulette, parce que je le pensais. Je ne suis
pas comme Yvonne Cornilleau qui fait la bigote pour plaire à Mme la
Directrice.

--Paulette, allons, tenta d’insinuer Adèle, ne te montre pas plus
vilaine que tu n’es.

Paulette se retourna contre sa sœur d’un air de petite furie.

--Toi, d’abord, tu n’as pas voix au chapitre. Et puis, toi, tu es aussi
arriérée que le vieux cuir du rasoir de papa.

--Alors, intervint Bernard, tu crois que s’ennuyer à la messe, c’est
prouver qu’on est très _avancé_ et intelligent?

--Je n’en sais rien, mais je sais que je m’y ennuie. Maman a raison: je
n’ai pas la dévotion dans le sang. Que veux-tu? Je suis une Restout,
moi... Il est temps que je m’en aille vers maman. Elle veut que je sois
avec elle. Quand me prendras-tu mon billet?

--Paulette, mon enfant, dit Bernard d’un ton de tranquille fermeté, ne
compte pas que je te laissera partir. Ta place est sous mon toit avec ta
sœur et ton frère.

--Eh bien! je partirai sans ta permission.

--Tu ne partiras pas sans argent?

--Oh! j’en trouverai. Il y a des gens qui auront pitié de moi.

--Et tu ne sais pas que je te ferais ramener par les gendarmes?

--Maman me cachera; elle me défendra contre les gendarmes; et, s’ils me
ramènent, je me jetterai sous les roues du train.

--Les gendarmes seront prévenus et te passeront les menottes.

--Au Mans, je n’aurai plus les menottes. Je repartirai ou j’irai me
noyer dans la Sarthe. Vous voulez que je sois contente avec vous, et
vous me traitez comme au bagne!

--Paulette, tu es décidément une mauvaise fille. Je n’ai que des bontés
pour toi; tu n’y réponds que par l’ingratitude...

--Eh bien! glapit-elle, roulant au fond de sa gorge des sanglots de
colère, si je ne suis bonne à rien, débarrassez-vous de moi. Maman a
bien fait de s’en aller, elle ne reviendra plus. Je suis du côté de
maman, je ne suis pas de ton côté.

A bout de patience, Bernard la gifla, la chassa vers le corridor; et,
surprise devant la réaction d’une force supérieure à sa volonté, elle se
tut, monta lentement l’escalier.

Bernard marchait de long en large dans une exaspération indicible. Son
impuissance à vaincre sa fille par le raisonnement ou par les menaces le
blessait comme la plus amère des défaites. Quel avenir présageait, à
douze ans, cette anarchique malignité? C’était, pour lui, la faillite
partielle de son existence; et il apercevait, dans la révolte ouverte de
cette enfant, la première répercussion des actes d’Hélène. La famille
était brisée. Le cri de Paulette: «Je suis du côté de maman» le
traversait jusqu’aux jointures des os. Paulette était «une Restout»;
elle le disait parce qu’elle l’avait entendu dire. Bernard lui avait
pourtant donné quelque chose de son âme; il le cherchait au fond d’elle,
et n’en retrouvait plus rien.

L’âme de Paulette! Il la rêvait pareille à un jardin lilial que les eaux
de la grâce arrosaient et embellissaient. Peut-être le jardin n’était-il
pas détruit. Mais des bourrasques infernales en saccageaient les
alentours. On eût dit, par moments, qu’un Esprit de haine lui soufflait
ses cruautés insolentes et parlait pour elle.

Enfin son mot fanfaron: «J’_en_ trouverai» (de l’argent) trahissait une
connivence avec la mercenaire de Glenka, Mlle Colombe Chemin. Faute de
preuves, Bernard n’oserait inculper cette créature, lui signifier qu’on
avait l’œil sur elle. Il n’en devrait pas moins surveiller Paulette.
Seule, Adèle, partageant nuit et jour sa vie, pouvait suivre toutes ses
manœuvres. Or, elle ne se prêterait guère à cet espionnage. Comment
triompher du mal en ne se servant que du bien?

Il s’était affalé sur une chaise, dans l’arrière-boutique; le jour
déclinait, Adèle sortit de la cuisine, tenant, droite comme une vierge
sage, la lampe qu’elle était allée remplir. Elle la posa et vint
s’asseoir sur les genoux de son père:

--Mon pauvre papa, va, tu n’es point seul, je suis avec toi; et Paulette
n’est pas si endiablée qu’elle essaye de le paraître. Elle voudrait te
faire céder. Si elle voit que tu lui résistes, elle se soumettra.

Sans répondre, il la caressa; puis, se dressant par une brusque
résolution:

--Viens, dit-il, nous allons, dès ce soir, préparer le paquet dont ta
mère a besoin.

Un crépuscule grave comme la mort emplissait la chambre; la clarté
blanche de la fenêtre touchait encore la crosse brillante de la harpe et
un miroir sous lequel une robe était pendue; ce miroir inscrivait dans
son ovale deux pantoufles de velours laissées par Hélène au bord du
tapis. Bernard entendait qu’elles y restassent jusqu’à ce que celle qui
les mettait vînt les reprendre.

Contre l’absente, cependant, un ressentiment insurmontable en cette
minute l’indignait. Le pardon implique une sereine supériorité sur
l’offenseur; il est difficile de maintenir égale cette hauteur de vues,
lorsque l’offense atteint les fibres les plus endolories d’un cœur et
que ses effets se prolongent, s’aggravent en se multipliant. La
défection d’Hélène était une épreuve suffisamment atroce. Mais qu’elle
entraînât Paulette à se déclarer l’ennemie de son père, qu’il dût
expédier à sa femme le linge et les robes qu’elle mêlerait aux intimités
d’un autre amour, ces surcroîts d’amertume excédaient sa grandeur d’âme.

Il saisit avec des mains presque violentes, empila les chemises et les
vêtements qu’Adèle plia de son mieux; et, tandis qu’elle cousait autour
du ballot une toile blanche, il pensait, lui si clément, aux sacs
vengeurs où les Turcs liaient, avant de les précipiter dans la mer, les
sultanes convaincues d’infidélité.

Une question se posait: répondrait-il lui-même à la lettre d’Hélène? Il
estima, pour l’heure, que c’était impossible; il n’accepterait pas de
sembler dupe jusque-là et de ratifier une honte par une contenance toute
bénévole. Adèle, sous sa dictée, écrivit donc ce simple billet:

  «Ma bien chère maman,

  «Papa est trop affecté de ton départ imprévu; il te répondra plus
  tard. Le chagrin que tu nous fais dépasse tout ce que tu peux te
  figurer. Nous n’avons plus le cœur à rien. Du matin au soir, nous te
  cherchons dans la maison. Je ne te dis pas quelles larmes nous versons
  pour toi. A table ton couvert est mis, ta chaise est devant ta place.
  Charles demande chaque fois: «Est-ce aujourd’hui que maman revient?»
  Nous sommes aussi malheureux qu’on peut l’être, et tu dois être aussi
  très malheureuse. Reviens vite.

  «Ton

  «Adèle,

  qui, pour nous tous, t’embrasse bien fort.»

Et, de son chef, elle ajouta:

  «Je viens de coudre dans une toile les objets que tu demandes; tu les
  recevras mardi. Je t’enverrai aussi trois petits mouchoirs; mais je
  n’ai pas fini de les broder.»

En portant, le soir, cette réponse à la poste, Bernard avec les enfants
passa devant la vitrine illuminée d’une confiserie. Charles trépigna
d’aise à la vue d’une pyramide de papillotes; Paulette délia sa langue
pour admirer des fruits confits. Adèle se tut; elle comprenait que les
circonstances interdisaient de songer aux friandises. Bernard se dit,
apaisé depuis tout à l’heure:

--Je veux qu’au moment des étrennes mes enfants mangent quelques
bonbons, _comme si leur mère était là_.

Mais il comptait sans son hôte, et son hôte s’appelait encore Bonfils;
car le logis qu’il occupait appartenait, tant qu’il n’aurait pas tout
payé, au vieux libraire plus qu’à lui. Le lundi, dans son courrier du
matin, il trouva une lettre où Bonfils lui reprochait aigrement son
manque de parole et, d’autre part, ne pouvant à cause du moratorium
exercer ni contrainte ni saisie, le suppliait de lui bailler le peu
d’argent dont il disposait: sa fille était atteinte d’un cancer à la
gorge; sous peine d’asphyxie on allait l’opérer; le chirurgien exigeait
qu’on le payât d’avance; ensuite, les soins, dans une clinique, seraient
une ruine; et tout cela en sachant bien qu’avant une année elle mourrait
quand même d’une mort horrible.

Un autre débiteur lui eût froidement opposé sa pénurie totale: «Mes
enfants et moi, avant vous!» Bernard, depuis qu’il était pauvre, se
représentait parfois ce que tel ou tel aurait pu faire et ne faisait pas
afin de soulager son indigence. Aussi avait-il acquis cette conviction:

--Si dénué qu’on soit, on a toujours quelque chose à donner.

Bonfils, plus que lui peut-être, se trouvait aux abois et, en somme,
avait le droit de compter sur son argent. Il chercha de quelle façon il
pourrait lui prouver son bon vouloir.

--Les deux bergères de la chambre, songea-t-il, ne sont pas
indispensables. Maintenant, surtout, je puis vivre sans fauteuils. Je
les vendrai par Lendormy.

Il les descendit pour les montrer au maître brocanteur quand il le
verrait, dans la journée.

Lendormy entra, comme d’habitude, avec l’allure d’un animal bondissant
et fureteur; aussitôt, il guigna les bergères; mais, avant de prendre un
journal, il s’informa d’un ton obséquieux:

--Madame est en voyage?

--Oui, dit Bernard, placide et naturel autant qu’une telle question le
lui permettait.

--Nous l’avons vue, reprit Lendormy, avant-hier, _filer_ avec une
valise, ma foi! assez lourde. Vous n’avez donc pu l’accompagner?

Hélène, en effet, évitant de sortir devant le magasin, était montée vers
le carrefour, et Bernard occupé n’avait pas soupçonné sa fuite.

--Comment voulez-vous, répondit-il, que je quitte le magasin? Quand ma
fille aînée n’est pas là, je n’ai personne pour m’aider.

--Mme Dieuzède doit vous faire faute. Elle n’est pas en _trotte_ pour
longtemps?

--Je pense que non.

--Ce n’est qu’une petite _cessation de jouissance_? ricana l’huissier,
transposant, par un gracieux à-propos, le style des baux et locations.

Bernard avançait l’une des bergères, et ne parut pas avoir entendu ce
marivaudage de clerc en goguette.

--J’ai ici deux meubles, expliqua-t-il, qui encombrent notre chambre. Je
les vendrais volontiers. Vous en chargeriez-vous?

Lendormy sautilla sur ses béquilles et, s’approchant, il se prit le
menton entre le pouce et l’index, prolongea sur l’une et l’autre bergère
un coup d’œil dépréciateur.

--Combien demandez-vous de ces deux pièces?

--Trois cents francs.

--_Héla!_ mon cher voisin. Nous sommes loin de compte. De ça vous ne
trouverez pas ça. Essayez de les mettre à l’hôtel des ventes. Vous
verrez.

Bernard, que dégoûtaient ces marchandages, répondit sans insister:

--J’essaierai.

Lendormy, déçu,--il supposait que Bernard, à la veille de n’avoir plus
un sou vaillant, vendrait au plus bas prix,--se retourna vers la vitrine
de Glenka; il se passa la langue sur les lèvres et, d’un ton doctoral,
murmura:

--_Timeo Danaos et _corna_ ferentes._

--Vous dites? frémit Bernard qui avait trop bien compris.

--Je dis, reprit plus haut l’huissier avec une insolence finaude
inexprimable, que si cette vitrine était à vous, vous pourriez en tirer
un très bon parti. Le propriétaire vous a-t-il fait signer une
_reconnaissance_?

Bernard se tint à quatre pour ne point le souffleter et le pousser
dehors, jusqu’au seuil de son antre, à coups de poing.

--Est-ce que, par hasard, M. Lendormy, vous seriez vous-même capable de
faire argent avec le bien d’autrui? Il vous vient quelquefois de ces
idées qui ne sont pas rassurantes.

--Rassurez-vous, oh! rassurez-vous, monsieur Dieuzède. Votre bien dort
tranquille sous les poutres de ma maison. Mais permettez-moi une
remarque: vous manquez d’une imagination, de celle des affaires.
Admettons que le possesseur de ladite vitrine meure demain intestat et
sans héritiers; ne vous sera-t-il pas licite de considérer à vous un
dépôt non réclamé?

Lendormy louvoyait en vue d’introduire dans l’entretien la personne et
le nom de Glenka. Il tenait en réserve des questions insidieuses, plus
d’un brocard oblique et vénéneux. L’arrivée d’une cliente déjoua son
manège; il rumina, pendant que Bernard la servait, sur la vente des deux
fauteuils; la négliger, c’eût été démentir un de ses principes les plus
intangibles:

«Les menus profits, en s’additionnant, font les gros.»

--Pour vos bergères, dit-il après avoir lu son journal, j’ai peut-être
un moyen _d’ajuster nos flûtes_. Je connais un ménage de réfugiés qui
cherchent des meubles d’occasion. Il y mettrait bien deux cent
cinquante...

--Trois cents, pas un centime de moins, rectifia Bernard, habile à son
insu, mais intraitable parce que l’entremise de Lendormy l’écœurait.

--Trois cents! Les réfugiés méritent des égards. Vous devenez dur comme
un juif, mon cher monsieur.

--A votre école, Maître Lendormy.

Dosés selon une prudente tartufferie, les sous-entendus et les bons mots
du «loucheur d’en face»,--ainsi que le surnommait Paulette,--ne
laissaient plus à Bernard aucun doute: on savait dans le quartier que
Mme Dieuzède avait comme amant le docteur Glenka, qu’elle venait de
«filer» pour «se mettre avec lui». La citation latine que Lendormy avait
dû ciseler en jouissant de sa finesse plantait sur le front du libraire
l’ornement de la risée publique. Il allait devenir fameux dans le
voisinage par sa mésaventure conjugale. Et l’on exploiterait, au
détriment de son pauvre commerce, la fugue de son épouse. Le
surlendemain, Valérie, la femme de ménage, lui rapporta une phrase
qu’avait criée à ses oreilles Mme Rapicault, la quincaillière de la rue
des Ponts-Neufs:

--_Ces gens-là_ ne m’ont jamais inspiré confiance.

L’honorable marchande réclamait à Bernard une note de trente francs
qu’il était certain d’avoir payée, mais Hélène avait égaré l’acquit. De
même que Mme Rapicault, les clients de la librairie diraient en chœur de
tous les Dieuzède: «_Ces gens-là_» et, sauf une minorité dérisoire, ils
ne reparaîtraient plus.

Quand il eut la visite de Toustain, sur son visage naïf et cordial,
facile à lire comme un missel, il aperçut un brouillard attristé.
Toustain _savait_, lui aussi. Mais il n’osait parler à Bernard de sa
nouvelle infortune; et Bernard éprouvait, devant Toustain, timide en sa
compassion, une pudeur d’accuser sa femme, de s’avouer un mari trompé.
Tandis que Brouland avait prévenu ses confidences, débridé carrément les
ligatures saignantes autour de l’ulcère profond, Toustain attendait un
soupir, un mot qui l’encourageât à plaindre tout haut son ami; le
silence de Bernard lui laissa comprendre que, pour une telle affliction,
la meilleure des pitiés était de ne point en faire sentir.

Il venait charger le libraire de vendre un ouvrage à lui, assez rare, un
in-quarto relié en maroquin vert, _Les Observations de plusieurs
singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie, Judée,
Égypte, Arabie et autres pays estranges_, rédigées par Pierre Belon, du
Mans. Il désirait obtenir de ce volume cent cinquante francs, dont le
tiers serait pour M. Dieuzède. C’était une aumône indirecte que sa
pauvreté personnelle ne l’autorisait pas à élargir encore plus; et
Bernard voulait refuser, jugeant excessive la commission.

--Ah! mon cher Toustain, au point où j’en suis, cent sous de bénéfice,
c’est l’Eldorado. Songez qu’avant peu, à moins d’un miracle, je me
demanderai chaque soir comment je paierai mon boulanger le lendemain.

Toustain, à cet aveu, leva les deux bras, dans un pénible émoi. Comme il
tournait vers Bernard ses bons yeux bleus mouillés de larmes, le long de
la rue, trotta en traînant ses galoches sur le pavé une bande de gamins
qui sortaient d’une école voisine. Ils s’arrêtèrent près de la
librairie, vociférant une chanson stupide où le mot «cornard» servait de
refrain; puis ils détalèrent avec des rires, des sifflets, des clameurs
de singes en folie; et, un peu plus loin, le couplet ignoble, hurlé plus
fort, attira aux fenêtres, sur la porte des boutiques, tout le quartier.
Bernard devint blême; il n’avait point prévu le charivari d’une meute
acharnée contre lui sans savoir pourquoi, sans le connaître, simplement
parce qu’il montrait une longue chevelure, une démarche excentrique, et
qu’on racontait sur son ménage l’éternelle histoire de Georges Dandin.
Pour les petits bourgeois d’alentour, il était l’étranger,
l’aristocrate, celui qu’on jalouse et qu’on exècre, dont on dit, s’il
crève de faim: «Tant mieux!»

Ces gamins tenaient de leurs ascendants une si parfaite couardise que,
d’eux-mêmes, ils s’étaient enfuis à l’idée du châtiment mérité par leur
prouesse. Comme la victime ne bronchait pas, sans doute ils
recommenceraient plus effrontément et, ensuite, se lasseraient. Bernard
fut troublé, n’ayant jamais encore fait l’expérience d’une manifestation
populacière dirigée contre sa personne. Au reste, il n’était pas le seul
atteint; qu’arriverait-il si Adèle, Paulette et Charles, en rentrant de
la pension, entendaient ces cris d’opprobre et cette chanson?

--Elle est pour _nous_, dit-il à Toustain, l’aimable sérénade.

--Pour vous! s’exclama Toustain, qui ne s’expliquait pas très bien les
hurlements et les rires.

Il brandit sa grosse canne du côté de la rue:

--Attendez! s’ils reviennent, ils sentiront les nœuds de ma trique. Je
leur ôterai l’envie...

--N’en faites rien, s’opposa Bernard. Vous me chargeriez de ridicule, un
peu plus. Je saurais me défendre, si je le voulais. Mais je ne le veux
pas. Il faut apprendre à tolérer ses ennemis, si on est incapable de les
aimer. Ce n’est pas à moi de fixer la mesure des souffrances qui me sont
dues. Mais ne trouvez-vous pas humainement incompréhensible cette
démonstration furibonde venant d’individus à qui je n’ai rien fait, qui
ne me connaissent même pas?

--Mme Dieuzède, hasarda Toustain, si elle était ici, prendrait la chose
moins pacifiquement que vous.

--Si elle était ici, la chose ne serait pas arrivée. Vous savez qu’elle
a voulu partir tout d’un coup. _Notre gêne lui pesait trop._ On lui a
offert à Paris une position...

--Pardonnez-moi, reprit Toustain, une question trop indiscrète. C’est
bien avec votre consentement qu’elle est partie? Quelqu’un m’a rapporté
des bruits déplorables. Je me suis indigné. Ah! j’étais sûr qu’on la
calomniait. Partout où je pourrai me faire entendre, je la défendrai...

--Oui, défendez-la, cher ami. Ceux qui l’accusent répètent, sans savoir
d’où ils sortent, des ragots infâmes.

A ce moment, une acheteuse pénétra dans le magasin, arrogante d’allure,
drapée d’une cape violette qu’enrichissait une étole de renard blanc. A
son chignon roux, à ses lèvres vipérines, peintes plus que jamais, à son
nez effilé comme un bec de serpette, Bernard aussitôt reconnut Mme
Macreuse, et il se tint sur ses gardes, assuré que cette visite couvrait
un sinistre dessein.

Mme Macreuse choisit, comme l’autre fois, une boîte de papier à lettres.
Elle présenta ensuite au libraire un billet de cent francs et, pendant
qu’il fouillait le fond de sa caisse, rassemblant à grand’peine des
coupures crasseuses pour lui rendre ce qu’on appelle encore _de la
monnaie_, l’ancienne amie de Woronslas Glenka versa dans les oreilles du
mari d’Hélène, comme des gouttes de vitriol, ces mots assassins:

--Je ne vous demande pas des nouvelles de Mme Dieuzède. Dimanche,
j’étais à Paris. Je l’ai croisée au Bois. Elle se promenait dans une
auto de louage, assez confortable. J’ai cru distinguer auprès d’elle un
monsieur que nous avons connu. Elle semblait en excellente santé, fort
gaie.

Les joues maigres de Bernard se crispèrent légèrement; ses doigts
tremblaient en étalant sur son bureau les coupures. Il essaya pourtant
d’affecter de l’indifférence; il se leva, répliqua:

--Connaissez-vous, madame, le nom du monsieur que vous avez distingué
auprès de Mme Dieuzède dans une auto?

--Vous le savez, comme moi. Le docteur Glenka.

--Ah! oui, le docteur Glenka, celui que vous passez pour avoir
_distingué_ un peu trop, en des temps meilleurs. Mais je n’en veux rien
croire. Que signifient les apparences? Ma femme est à Paris; elle a été
toute la semaine très occupée; le dimanche, elle éprouve le besoin de se
reposer et de se distraire. Un ami l’accompagne. Que voyez-vous là
d’étrange?

--Oh! rien du tout, monsieur. Je vous admire. Vous êtes un mari
_commode_, sans préjugés. Vous avez raison; _les intérêts avant tout_.

Elle martela d’un accent sarcastique ces derniers mots. Bernard était
devenu cramoisi; il s’avança contre elle, les poings tendus comme pour
l’assommer.

--Hors d’ici! rugit-il, tellement formidable qu’épouvantée, oubliant son
emplette sur le comptoir, Mme Macreuse courut vers la porte, disparut.

Toustain, qui, à l’écart durant ce colloque, feuilletait un livre, se
dressa, les mains en avant, prêt à intervenir:

--Cher ami, j’ai cru que vous alliez la tuer!

--Oui, je l’aurais houspillée peut-être. Vous l’avez entendue? Elle me
fait passer pour un mari complice de sa femme, partageant les bénéfices
de ses galanteries. Ah! la chienne!

--Calmez-vous, supplia Toustain, calmez-vous. Ceux qui vous connaissent
vous estiment, et les autres _n’existent pas_. Vous, si chrétien, vous
m’étonnez...

--Mon cher, tout à l’heure vous vous êtes indigné vous-même devant le
vacarme de quelques galopins. C’est facile de dire à autrui: Tendez
l’autre joue; courbez le dos sous les outrages. Cette créature traîne
dans la boue ma femme, elle me déshonore. Je ne suis pas une statue de
bois ni d’airain. Toute patience d’homme a ses limites. Et songez aux
suites de sa campagne. Je sens déjà autour de moi comme un désert.
Faudra-t-il que je ferme boutique, et que j’aille avec mes enfants en
guenilles, de porte en porte, mendier notre pain?

Mais, au bout d’un instant, comme sa colère tombait, Bernard, en face de
Toustain silencieux et confondu par les révélations qu’il venait de
subir, reprit d’une voix plus sourde, encore trépidante:

--Après tout, j’aurais mieux fait de garder mon sang-froid et de
répondre à cette femme humblement: «Madame, vous désiriez m’apprendre
votre rencontre, au Bois, avec Mme Dieuzède dans une compagnie que vous
_savez_ dangereuse. C’était un soin superflu. Vous la croyez en péril;
plaignez-la, mais abstenez-vous de la juger, si vous ne voulez pas qu’on
vous juge.» J’ai pris le ton d’un mari sceptique et _commode_. J’ai eu
tort, pour sauver _des apparences_, de n’être pas absolument vrai, comme
j’ai eu tort, mon cher Toustain, en visant à défendre ma femme, de vous
laisser croire qu’elle était partie avec mon consentement...

Il commençait l’histoire exacte de son désastre domestique, quand les
enfants rentrèrent de la pension. Toustain, avant de le quitter, lui
laissa des paroles de chaude espérance.

--Dans mes misères qui sont loin des vôtres, il y a un cri du Psalmiste
que je me suis maintes fois approprié: _Elevans allisisti me_; en me
brisant, tu m’as élevé. C’est une tourmente qui passera, comme passera
l’effroyable année de guerre où nous entrons. Vous en sortirez plus fort
et, croyez-moi, plus heureux.

En attendant, la persécution tramée autour du libraire par les haines du
quartier n’allait pas s’arrêter à la chanson «des galopins». Le
lendemain, à l’aube, Adèle sortit pour déposer au bord du trottoir la
caisse des immondices. Sur les volets du magasin, elle put déchiffrer,
tracé à la craie, en majuscules énormes, un mot de quatre lettres
qu’elle n’avait lu nulle part. Ce mot lui sembla rendre un son affreux;
elle comprit que c’était une insulte... De son mieux, avec son tablier,
elle l’effaça; le haut des lettres resta visible. Lorsque Bernard
descendit ouvrir, même sans ses lunettes, il démêla, au-dessus du
barbouillage blanchâtre, les cornes des deux _C_, l’œuf pointu de l’_O_
et les deux barres de l’_U_. Il s’était préparé à tous les affronts. La
vilenie de cette farce nocturne le mordit au cœur néanmoins: à voir
écrit contre sa devanture le mot indélébile, il le sentit plus
cruellement marqué sur l’intime de sa vie. Adèle, avant lui, l’avait
aperçu; elle devinait, honteuse, l’épithète, puisqu’elle avait voulu
l’effacer; son tablier restait sali de craie; que dirait Paulette, si, à
un autre moment, ou collée ailleurs, l’inscription reparaissait?

Le soir du même jour, après souper, il ferma le magasin; Adèle, Paulette
et Charles avaient mis leur manteau et «firent un tour» avec lui le long
des rues désertes où, de loin en loin, un réverbère endeuillé sous un
capuchon divisait les ténèbres glaciales. En revenant, la clarté vague
que laissait fuir une fenêtre du premier étage, chez Lendormy, leur
montra les volets de la librairie encore maculés du mot déshonorant.
Paulette poussa une exclamation:

--Oh! dit-elle, on nous a mis une enseigne. Qu’est-ce que ça veut dire?

Charles épelait les lettres gigantesques; il articula le mot entier et
le trouva si drôle qu’il le répéta, le cria presque en riant, Paulette
riait aussi, et elle réitéra sa question:

--Qu’est-ce que ça veut dire?

--Taisez-vous donc, enjoignit Bernard qui les poussa vivement à
l’intérieur de la maison. Rappelez-vous bien, répondit-il, une fois la
porte close, qu’une bouche honnête d’enfant ne doit jamais prononcer ce
mot. C’est une injure qu’on a inscrite sur notre porte, parce qu’on nous
sait malheureux. On nous en veut d’être des étrangers et de ne pas
ressembler à tous les autres.

Adèle accepta l’explication; une discipline pieuse, le tact de son
ingénuité la détournaient de pousser plus avant une enquête qui l’eût
conduite vers des laideurs défendues. Paulette se pinça les lèvres et
monta chercher dans un dictionnaire un éclaircissement. Le mot, par
bonheur, ne s’y trouvait point. Mais Bernard savait que, tôt ou tard, la
vérité crue viendrait meurtrir ses enfants; leur mémoire garderait
l’ignoble empreinte de l’enseigne qui, d’un seul coup, avec quatre
lettres, flétrissait leur mère et faisait de leur père un grotesque.

L’obsession du mot fatal entra dans son cerveau comme le cri aigre de la
meule du rémouleur, quand l’homme au foulard rouge repassait les grands
couteaux du boucher. Ses yeux le découvraient partout sur les murailles;
il le reconnaissait parmi les clameurs diffuses du dehors. Chaque matin,
cahotait le long de la rue le tombereau du boueur, un tombereau bleu, à
clochette, tiré par un vieux cheval jaunâtre de poil et dont le nom
était: Cocu. A toutes les haltes, quand le charretier avait vidé dans
son véhicule une caisse d’immondices, il secouait l’animal engourdi avec
cet appel strident: «Allons, Cocu!» Ou: «Tu dors, faignant de Cocu!»
Bernard observa,--était-ce une illusion de persécuté?--que, depuis
quelques jours, en arrivant au trottoir de la librairie, le boueur
lançait comme un coup de clairon le: «Allons, Cocu!» et le scandait
d’une sorte de rire injurieux.

Sauf le jeudi et le dimanche, le passage des écoliers, à midi et à
quatre heures, s’accompagnait immanquablement des vociférations et du
couplet abject; certains grimauds jetaient même, à distance, du gravier
contre la vitrine. Pas une nuit ne s’achevait, sans que l’inscription,
si Bernard l’avait effacée du volet, n’y fût remise. Il veilla, espérant
surprendre l’obstiné vexateur; mais il n’entendit rien, tant on opérait
d’une façon prudente. Pour qu’une telle conspiration durât, un
personnage intéressé devait s’en faire le boutefeu. Nul autre que
Lendormy n’était soupçonnable: si Bernard, exaspéré, se livrait à
quelque violence extravagante; s’il s’affolait et décampait n’importe
où, s’il en devenait malade ou dément, Lendormy resterait possesseur de
l’armoire qu’une seconde échéance impayée livrait à sa merci. Le drôle
avait, d’ailleurs, un fond de vieille gauloiserie méchamment farceuse;
il eût tourmenté le libraire pour le seul gain de se divertir. Ainsi, la
complicité des écoliers s’expliquait; leur maître-adjoint fréquentait le
clerc de l’étude, et ce pédagogue exécrait Bernard, depuis qu’ayant
demandé, dans le magasin, une feuille irréligieuse et anti-patriote, il
avait reçu cette réponse:

«Monsieur, je ne fais pas de commerce avec l’ennemi.»

Bernard enfin résolut de se défendre et allait déposer une plainte au
Parquet. Comme il écrivait au Procureur, Lendormy entra, et Bernard, à
dessein, lui communiqua le début de sa lettre. D’abord surpris,
l’huissier esquissa une grimace maussade; il dissuada son «cher voisin»
d’une démarche vaine, car le Parquet se garderait de mettre la main sur
les auteurs du délit, ni même de les chercher.

--Et, si on les trouvait, appuya-t-il, qu’y gagneriez-vous? Toute la
ville, toute la France saura qu’on a chansonné M. Dieuzède, libraire,
rue de la Barillerie, au Mans, et pourquoi on l’a chansonné. Croyez-moi,
soyez patient, cette rigolade finira, ainsi qu’elles finissent toutes,
usée par votre indifférence. Le _mot_ vous émeut; je ne vous comprends
guère; si vous ne _l’_êtes point, l’êtes-vous davantage parce qu’on vous
a décoré d’un grade qui vous déplaît? Si vous _l’_êtes, en quoi
l’êtes-vous davantage après qu’avant la chanson? Mais, mon cher
monsieur, nous _le_ sommes tous, au moins en idée. Peut-il y avoir une
femme si sainte ou si glacée qu’elle n’ait jamais rien éprouvé pour un
autre que son mari? C’est la tentation, vous le savez bien, qui fait la
vertu. Mme Lendormy n’est point belle, et Groguelin, mon clerc, est plus
bancroche que moi...

--M. Lendormy, arrêta Bernard, vous parlez comme un moraliste
impertinent. Laissez-moi, je vous prie, terminer ma lettre. Quoi que
vous en pensiez, je l’enverrai ce soir même au Procureur.

Lendormy, de même que Panurge, «craignait naturellement les coups»;
prit-il pour lui la menace ou la transmit-il à d’autres? Une fois la
lettre adressée, les criailleries de la rue cessèrent; l’inscription ne
reparut que par intervalles, et le persécuteur se fatigua. Adèle avait
prié d’un cœur éperdu afin que ces infamies dont elle ne voulait pas
éclaircir l’énigme fussent arrêtées. Qu’on s’entêtât à nuire sans autre
raison que «la joie de mal faire», cet abîme jusqu’alors ignoré d’elle
la consternait. Quant à Bernard, une diversion éloigna de son esprit
l’indigne épisode.

Le 20 janvier, dans l’après-midi, qui vit-il en effet surgir devant la
porte du magasin? Jules, un Jules remis à neuf, non plus militaire, mais
étoffé d’un manteau à vaste pèlerine, comme en portaient les voyageurs
élégants, et tenant au bout de sa main gantée un sac de cuir jaune. Son
allure délibérée, le feu moins dur de ses prunelles, son teint éclairci
indiquaient la confiance d’un homme qui, de nouveau, se croyait maître
des événements et dans son bagage emmenait la Fortune. Il arrivait de
Brest où, avant de prendre le bateau pour Singapour, il était allé
demander de l’argent à son père et embrasser sa mère clouée sur son lit
par des rhumatismes déformants.

Les nouvelles de l’exploitation étaient excellentes; Fergus Fergusson
l’avait reprise avec énergie; la récolte du caoutchouc doublerait dans
l’année; la hausse ne se ferait pas attendre plus tard que le printemps.

--Fergus m’annonce, continua-t-il, qu’au prochain courrier, il te
répondra. Tu lui avais écrit sans m’avertir, vieux cachottier que tu es!
As-tu quelque chose de Sarug?

--Non, rien encore.

--C’est étonnant... Il va te soumettre un ensemble de propositions.
Tiens ferme, je te l’ai dit et je viens te le redire: ne consens pas à
céder, pour un morceau de pain, ta part d’associé.

--Un morceau de pain! s’écria Bernard. Cette fois, ce n’est plus une
manière de parler. Nous en sommes là. Mon commerce est trop maigre pour
que nous en vivions. A cette heure, j’ai juste devant moi cent vingt
francs. Et encore, je ne les aurais pas si je n’avais fait vendre aux
enchères les fauteuils de la chambre. (Il sous-entendait l’envoi à
Bonfils d’une bonne moitié de la somme qu’il en avait tirée.) D’ici
quinze jours, je prévois qu’il me faudra mettre ma montre au
Mont-de-Piété, engager notre linge ou vendre ce canapé et jusqu’à notre
grand lit. Et je vais trouver _la boulangère_ pour solliciter un peu de
crédit.

--Sacrebleu! bougonna Jules en se grattant la tête, est-ce possible de
si mal se débrouiller? Tu n’as donc pu nouer ici des relations qui te
rapportent justement un peu de crédit? Tes fermiers, à Portzic, ne t’ont
pas versé un centime depuis trois ans et plus. Tu ne pourrais pas les
apitoyer, en extraire quelques avances? Que diable! remue-toi donc. Fais
feu des quatre fers. Ne te laisse pas exterminer, et surtout résiste à
Sarug.

Bernard le dévisageait tristement; il lui répugnait de tendre la main à
l’homme qui l’avait dépouillé; cependant il se disait: «Jules a de
l’argent; il pourrait m’aider, et il ne fera rien!»

Jules ne voulait pas exhiber devant Bernard son portefeuille bourré de
billets; outre les subsides arrachés à son père, il venait d’obtenir
cinq mille francs de Dervart dont il avait ressaisi la confiance en lui
démontrant, d’après Fergus Fergusson, que le caoutchouc allait remonter.
Mais il supputait les frais de son voyage, ce qu’il dépenserait à
Singapour les premiers mois. Sacrifier au salut de son beau-frère, ne
fût-ce que deux ou trois cents francs, c’eût été une niaiserie
sentimentale, un manquement envers lui-même.

--Je ne le mettrais pas à flot, raisonnait-il; et je serais _plus gêné
que lui_.

Plein de soi et de sa réussite certaine, il ne s’était pas encore
aperçu, en regardant Bernard, de sa mine exténuée, fondue par le chagrin
et les jeûnes. Il s’avisa brusquement que cet homme ruiné, séparé de sa
femme, pourrait être assez bête pour se laisser périr de tristesse;
seule avec trois enfants sur les bras, Hélène implorerait son
assistance. Embarras qu’il ne voulait point accepter parmi ses
prévisions.

--Hélène t’écrit-elle? s’informa-t-il à brûle-pourpoint. Tu sais, je la
trouve absurde; elle s’est embarquée dans une mauvaise affaire, et je la
pousse fortement à en sortir au plus vite.

--Tiens! s’étonna Bernard, non sans une pointe de reproche, elle
prétendait que tu l’approuves.

--Au début, c’est possible. Je croyais qu’il s’agissait d’une simple
combinaison commerciale. Mais elle reçoit Glenka, tu le sais, je ne
t’apprends rien; elle a tort; ce n’est pas quelqu’un _de sérieux_...

Cette condamnation, pour Jules, signifiait que Glenka, tâté par lui,
quand il avait su l’intimité d’Hélène et du docteur, s’était refusé à
lui faire des avances de fonds.

Les enfants arrivaient; l’entretien se rompit. Paulette combla Jules de
cajoleries exorbitantes. Elle se plaisait à irriter son père et Adèle.
Celle-ci, toujours pratique, interrogea son oncle:

--Tu dînes ce soir avec nous?

--Non, j’ai averti Brouland que je l’invitais. Je lui dois bien ça. Une
idée! Je vous emmène tous. Nous dînerons dans une crémerie tranquille où
je me souviens d’avoir mangé des choses succulentes.

Telle était la sévérité quotidienne du régime chez les Dieuzède que la
perspective d’un bon dîner, hors de la maison, fit sauter d’allégresse
Paulette et Charles; et Adèle estima son oncle très généreux. Durant ce
repas, Bernard garda la contenance d’un homme en deuil qui ne veut pas
infliger à ses convives le poids de ses douleurs. Il cédait vaguement à
l’atmosphère d’une table bien servie, aux persuasions allégeantes que
Jules savait communiquer.

Jules montra des photographies de l’exploitation; sur l’une d’elles
était fixé en belle lumière Fergus Fergusson, un grand blond, d’une
membrure élégante et forte, avec cette carnation radieuse et cet aspect
de loyauté candide qui spécifient certains visages anglo-saxons. Bernard
se souvint de l’étranger providentiel qu’Hélène avait croisé dans un
rêve: la lettre annoncée à Jules apporterait-elle les prémices d’une
libération?

Mais, en reconduisant le voyageur, au moment de lui dire adieu, il eut
la soudaine impression qu’il ne le reverrait plus; et sa voix s’emplit
d’une gravité excessive en lui disant:

--Je te souhaite une traversée exempte de torpillages.

--Oh! répliqua Jules, les torpillages ne sont pas pour moi. J’ai payé ma
part. Je suis tabou.

--Attention là-bas, conseilla Brouland, aux coups de soleil. De la
prudence.

--J’en aurai, lui répondit Jules, plus sérieux. Je mettrai un turban de
gaze par-dessus mon casque.

--Et, poursuivit Bernard, je te souhaite de ne plus croire à l’argent.

--Encore ta vieille marotte! Tu vois bien pourtant que sans lui, tu ne
peux rien.

--Non, moins que jamais j’y crois. Mon royaume n’est pas de ce monde.

--Que veux-tu? dit Jules, riant un peu «du royaume» de Bernard, chacun
le sien.

Et il ajouta, convaincu décidément que son beau-frère était, par
vocation, destiné à toutes les catastrophes:

--Ce qui est doit être.

Chargé de cette devise fataliste, Jules s’enfonça dans la nuit
qu’illuminait, devant ses pas impatients, un torrent d’or où ses mains
brassaient de la puissance et des spéculations illimitées.

La pensée de Bernard le suivit avec une compassion plus haute que le
dédain de Jules pour lui; et, si on lui avait offert d’échanger son
propre abaissement contre les fausses grandeurs dont Jules s’enfiévrait,
il eût pressé plus fort sur sa poitrine la pauvreté, son amoureuse.

Mais pourquoi Jules, en des termes si impérieux, exigeait-il--sa visite
n’avait pas eu d’autre objet,--que Bernard tînt tête aux propositions de
Sarug? Voulait-il, en sauvant les capitaux de son beau-frère, réparer
les préjudices et restituer la fortune engloutie? Bernard savait trop
bien qu’un repentir de cette sorte eût semblé à Jules Restout la plus
méprisable des faiblesses. Non, Jules considérait qu’aux yeux de Sarug,
il endosserait une partie de l’énorme sottise, si Bernard acceptait; il
n’admettait pas qu’un malin compère le spoliât dans la personne du mari
de sa sœur; son intérêt, au surplus, lui faisait désirer que Bernard se
relevât de ses ruines; autrement, il s’exposait, une fois riche, à se
voir _tapé_ par Hélène qui, certes, n’imiterait pas l’abnégation de son
époux, et secouerait son frère avec de furieuses insistances.

C’est ainsi que Bernard interpréta la diplomatie financière de Jules. Il
n’en pouvait, honnête comme il était, atteindre les visées secrètes:
Jules se proposait de racheter _lui-même_ à Bernard, avantageusement, sa
part d’associé. Il s’établirait ainsi, dans l’entreprise, sur le même
pied que Fergus Fergusson et Dervart; et les Dieuzède, après avoir
failli tout perdre, exulteraient de retrouver une honorable aisance.

Quelques jours plus tard, Sarug qu’il revit et pressa fit parvenir à
Bernard les projets de contrat ou plutôt _les amorces_ annoncées. Des
ouvertures vagues, prudentes, qui représentaient la hausse du caoutchouc
comme lointaine et problématique. De longtemps, sinon jamais, les
anciens associés ne pouvaient songer à récupérer la valeur des capitaux
primitifs. Mais, dans l’hypothèse où se constituerait une société
d’actionnaires, M. Dieuzède serait-il disposé à céder les actions
d’apport auxquelles il avait droit contre le versement d’une somme
déterminée selon le prix actuel de la matière première et le cours des
changes?

Au dire de Jules, la somme qu’offrirait Sarug ne dépasserait point
cinquante mille francs. Pour un miséreux qui allait vendre ses derniers
meubles, c’était quand même une tentation opprimante.

--O paradoxe! débattait Bernard. Moi qui voudrais aimer la pauvreté
comme elle m’aime, je vais refuser cinquante mille francs avec l’espoir
indistinct d’en retrouver un jour trois ou quatre cent mille! Je suis
pareil aux autres: des simulacres, des ombres, du néant, voilà ce qui
asservit mes actes. Mais ce n’est point pour moi. Aurais-je le droit de
faire plus pauvres mes enfants et Hélène?...

Repousser les suggestions de Sarug, une sagesse grossière le lui
dictait: puisque cet aigrefin offrait de valeurs non encore lancées un
rachat positif, si dérisoire fût-il, c’est que l’affaire lui paraissait
pleine d’avenir. Seulement, sur l’époque où elle deviendrait bonne, lui
et Jules pouvaient se tromper. S’il fallait attendre un an ou plus, par
quel prodige Bernard durerait-il jusque-là?

N’importe! La vente du canapé et du lit, celle de quelques chaises
anciennes et de guéridons lui assureraient trois ou quatre mois de
subsistance. Il n’avait pas encore réclamé d’argent ni emprunté à
personne. Il sonderait son fermier Bellec. Il escomptait aussi que
Fergus Fergusson lui envoyait un secours. Bref, il rendit à Sarug une
réponse négative et s’en remit pour l’inconnu des temps, à l’invisible
Main qui le conduisait.

Mais une commotion dernière allait lui faire connaître jusqu’où sa
patience devait égaler ses épreuves.

Le 5 février, Charles souffrant d’un rhume, et Adèle d’une migraine,--la
crise de l’adolescence, chez elle, était proche,--Paulette s’en fut
seule du côté de l’école. Après la classe, à quatre heures, elle ne
rentra point. Bernard supposa qu’on la gardait, comme d’autres fois, à
cause d’une leçon mal sue ou d’un méfait quelconque.

Il conversait, en ce moment, avec un visiteur dont la physionomie
absorbait son attention. Le Père Lecoq, missionnaire du Congo belge,
était venu se remettre, en France, des fièvres et de la dysenterie qui
avaient failli l’emporter. Un ouvrage sur l’Afrique, dans la vitrine du
libraire, avait saisi ses yeux, et il entrait pour le prendre; l’Afrique
était sa nostalgie, son domaine d’apôtre et d’explorateur, un champ de
bataille et de souffrance où il brûlait de retourner au plus tôt. Il
avait une figure longue et fruste, même abrupte, avec des saillies
puissantes, mais un regard doux et bleu, des joues creuses que
prolongeait une barbe divisée en deux mèches soyeuses. Son parler un peu
lourd s’appuyait de «voyez-vous!» énergiques. Sa flamme de foi rude et
comme neuve, son impatience de conquête rendaient ce prêtre très
différent des paisibles chanoines que Bernard connaissait. Il le fit
asseoir, et, assis lui-même à son bureau, il l’écoutait deviser des
nègres qu’il dirigeait parfois à coups de poing dans la voie du salut,
de la forêt où il partait à l’aventure, du marais où il marchait en
pleine eau, des heures, sous un soleil écrasant.

Mais Adèle traversa le magasin et vint à son père, singulièrement
troublée:

--Je me demande, lui dit-elle à mi-voix, ce que fait Paulette; cinq
heures ont sonné: elle devrait être ici depuis longtemps.

--C’est vrai, fit Bernard, aussitôt inquiet. Va vite voir à la pension.

La phrase d’Adèle préparait quelque chose de plus bouleversant. Elle
tenait une lettre dans la poche de son tablier et tremblait de la
présenter à son père:

--Quelqu’un l’a glissée sous la porte du corridor. On dirait l’écriture
de maman.

Bernard, dont les mains étaient transies d’angoisse, déchira
l’enveloppe; ce billet laconique venait, en effet, d’Hélène:

  «Tu ne veux pas m’accorder Paulette. Je ne puis me passer d’elle. Je
  lui trouve une occasion de partir. Sois sans tourment.»

Livide à cette lecture, Bernard voulut proférer: «Paul...» mais sa
langue s’embarrassa; un grand vide se fit dans sa tête; elle vacilla
comme s’il était ivre; un brouillard emplit ses pupilles vitreuses, et
il s’abattit, le front en avant, sur son bureau. Adèle étendit les bras
pour le secourir; le Père Lecoq, comprenant qu’une terrible nouvelle
venait de frapper le libraire, bondit du canapé, lui toucha l’épaule:

--Remettez-vous, mon pauvre monsieur.

Bernard ne bougeait plus, pareil à un homme qui a reçu dans le crâne une
balle, et, tué raide, semble endormi. Adèle se penchait contre sa joue:

--Qu’as-tu, mon petit père? Réponds-moi... Il n’est pas mort, dites, il
n’est pas mort? Jésus, ayez pitié de nous!

Le missionnaire souleva péniblement la tête inerte et vit que le coin de
la bouche paraissait tordu, comme paralysé.

--Une simple petite attaque, dit-il sans perdre son calme, en dégageant
de la chemise le cou osseux de Bernard, et il insinua sa main vers la
poitrine.

--Le cœur bat. Rassurez-vous, mon enfant. Vite, chez le pharmacien.

Avant qu’il eût achevé sa phrase, Adèle se précipitait à la pharmacie du
carrefour. Elle ramena le praticien avec deux passants dont elle invoqua
l’aide. On allongea Bernard sur le canapé; l’énergie des révulsions, au
bout d’une demi-heure, parvint à le ranimer. Les quatre hommes le
transportèrent, sans qu’il proférât une parole, en haut, sur son lit.
Charles, qui dormait couché, se dressa, pris d’épouvante, et fondit en
sanglots. Le Père Lecoq s’offrit à courir au médecin, à chercher une
garde-malade.

--On ne peut, dit-il, le laisser là, seul avec ces enfants, ni
l’emmener, ce soir, à l’hôpital.

Bernard demeurait hébété; ses yeux, comme éteints, semblaient
insensibles à ce qui se passait devant lui. Mais, un long moment plus
tard, il balbutia:

--Qu’arrive-t-il? Où suis-je? C’est donc la nuit? Adèle, es-tu là?
Donne-nous de la lumière.

Adèle lui répondit doucement en approchant la lampe:

--J’ai allumé; regarde.

Bernard fit un effort anxieux pour se tourner vers la clarté. Après une
pause, il répéta, plus pressant:

--Allume donc. Je n’y vois rien.

--Tu ne vois rien? Mais la lampe est en face de toi.

--Non, je n’y vois plus rien. Alors, gémit-il, est-ce que je suis
aveugle? C’est horrible! Comment cela?

Il se tut encore; Adèle n’osait pas lui rappeler la cause de l’attaque.
La mémoire du malheureux s’évertuait, avec des intervalles de stupeur, à
renouer au présent la minute où il s’était abîmé dans un trou sombre.
Tout d’un coup, sa conscience se dégagea du demi-sommeil qui la
suffoquait:

--Paulette! Paulette partie!... Elle est perdue! Oh!...

Puis, il retomba dans une prostration où la souffrance glissait au bord
de son être, impuissante à le dévaster davantage.

Le pharmacien et les deux passants étaient partis. Adèle, restée toute
seule à son chevet, l’écoutait respirer lourdement, et ses plaintes
effrayantes se prolongeaient en elle. Pour quel motif s’était-il écrié:
Paulette est _perdue_? Paulette allait rejoindre sa mère; elle
désobéissait; Adèle ne pouvait comprendre en quoi le malheur de Paulette
était si grand. Mais que son père devînt aveugle, était-ce possible?
Qu’avait-il fait pour mériter une telle affliction? S’il demeurait
infirme, avec elle trop jeune pour gagner leur vie à tous trois, ils
n’auraient plus qu’à tendre la main sur l’escalier de la cathédrale,
comme cette vieille, la mère Petitpain, qu’elle fêtait d’un bonjour et
d’une menue aumône, chaque fois qu’elle montait à l’église.

Charles, assis sur sa couchette, demanda tout bas:

--_Il_ dort? Quand va-t-il se réveiller?

Et il ajouta, par un retour d’égoïsme enfantin:

--J’ai soif. Adèle, fais-moi une infusion.

Quelques braises végétaient sous de la cendre au fond de la cheminée. Il
n’y avait plus à la cave qu’une dizaine de bûches; Adèle les ménageait
comme si, après elles, ce dût être la fin de tout dans la maison. Elle
écarta cependant les cendres et y posa un coquemar plein d’eau pour
l’infusion de Charles.

L’œil sur la pendule, elle attendait, tourmentée jusqu’à la détresse, le
médecin et la garde-malade. Le missionnaire était allé prévenir
Brouland; pourvu qu’il l’eût rencontré! Mais, au moins, la garde-malade!
Si l’état de son père s’aggravait brusquement, que pourrait-elle afin de
le soulager?

Quelqu’un entra dans le magasin; une voix de femme appela:

--Personne?

Adèle, descendant avec sa lampe, aperçut le voile noir d’une religieuse
de la Miséricorde, svelte et grande, la croix de cuivre sur sa poitrine,
et un visage de bonté qui souriait au sien:

--O ma sœur, vous nous sauvez la vie!

Elle lui racontait l’accident, lorsque Brouland survint qui s’était, par
bonheur, trouvé chez lui. Bernard, en l’entendant, sortit de son
abattement léthargique; il essaya de parler; sa langue était encore
pâteuse et bredouillante; et sa vue s’obnubilait davantage. Il dit au
médecin:

--J’ouvre les yeux, je ne distingue qu’une buée, comme une vapeur
d’étuve. Êtes-vous donc dans les ténèbres? Je n’aperçois même point les
lignes de votre corps. Adèle, es-tu là? Est-ce que je deviens vraiment
aveugle? Ce serait un coup de foudre pour nous.

Brouland l’examina et le rassura plus qu’il n’était lui-même rassuré:
ses yeux étant faibles, la congestion s’était portée sur les centres
nerveux ophtalmiques. Quand l’hémorragie rétinienne pourrait être
résorbée, la vue reviendrait. Tel était son espoir qu’il insuffla au
malade; mais il savait des cas fréquents où cette paralysie congestive
s’était fixée en une amaurose croissante et incurable. Il appliquerait
tout à l’heure des sangsues; le difficile serait d’en avoir. Mieux
valait une saignée immédiate, et une ponction de la cornée; pour
celle-ci, on appellerait Lechaptois qui était un bon oculiste; surtout,
le grand remède, c’était le repos absolu, se laisser vivre, n’avoir
souci de rien.

--Docteur, murmura Bernard, je voudrais vous dire un mot, seul à seul.

Adèle et la religieuse s’étant retirées:

--Paulette, commença-t-il, le croiriez-vous?...

--Je viens de l’apprendre, interrompit assez rudement le docteur. Je
vous défends d’y penser; le mal est fait; vous ne pouvez empêcher qu’il
soit fait. Reprenez-vous d’abord; ensuite vous aviserez...
Tranquillisez-vous; la religieuse est là pour aider Adèle à vous
soigner.

--La religieuse? Mais qui paiera le couvent?

--Ne vous tourmentez donc pas. Nous arrangerons tout cela.

--Mais, s’inquiéta Bernard, où cette pauvre sœur pourra-t-elle s’étendre
et dormir? Je n’ai plus un seul fauteuil.

--Adèle, répondit Brouland, lui mettra un matelas sur le plancher.
_C’est la guerre._

Il partit après avoir fait, au pli du coude, une large saignée et revint
plus tard avec Lechaptois qui opéra la ponction. Bernard s’endormit, au
matin, d’un sommeil pesant et sans rêves. Mais, quand les rues se
désengourdirent, quand le tombereau du boueur eut passé avec sa
clochette et que l’homme eut crié son habituel «Allons, Cocu!» le malade
se souleva, ouvrit les yeux, et interrogea la religieuse que Charles
appelait déjà familièrement: Sœur Marie.

--Ma sœur, le jour n’est-il pas encore levé? J’ai entendu cependant sous
la fenêtre le tombereau.

Sœur Marie s’approcha, et d’un ton gaillard qui enveloppait une pitié
confiante:

--Que voulez-vous? Le soleil, aujourd’hui, fait la grasse matinée.

Bernard, sur son oreiller, bougea sceptiquement sa tête embroussaillée
de ses cheveux confus:

--Ma sœur, ne prenez pas la peine d’adoucir les choses. C’est le matin
pour les autres, et, pour moi, c’est toujours minuit. Je ne vois même
pas mes mains. Je suis dans le noir.

--Tu n’y seras pas longtemps, dit Adèle, en lui baisant les paupières,
comme si l’attouchement frais de ses lèvres pouvait guérir les pauvres
yeux.

En bégayant ces mots: «Je suis dans le noir,» Bernard se souvint
qu’Hélène avait prononcé une phrase semblable, le dernier soir où elle
lui avait entr’ouvert un peu de son âme. Elle était dans le noir
infiniment plus que lui; mais la nuit _réelle_ qu’elle habitait devenait
au fond des yeux de Bernard la nuit des apparences. Il était incarcéré
par elle et pour elle comme dans un lieu sans lumière, un lieu
d’expiation. L’expiation, cette fois, lui semblait si dure qu’il ne
croyait jamais pouvoir s’y résigner.

--Je me jugeais très malheureux, pensait-il, et pourtant que Dieu était
bon! Il m’avait laissé la vue. Me serais-je figuré que je pouvais, même
un jour, être aveugle? Je voudrais dormir encore et avoir des rêves. En
rêvant, je retrouverais la vue.

--Adèle, fait-il beau ce matin?

--Il fera très beau.

--Tu es heureuse de voir le soleil! Moi, je suis un vieil orgue, dans le
coin sombre d’une église abandonnée...

Il eut comme une envie de pleurer sur lui-même, et les muscles de sa
gorge se contractèrent douloureusement; puis, aussitôt, il domina cette
défaillance:

--Cela vaut mieux ainsi, puisque Dieu l’a voulu. C’est Lui qui blesse et
qui guérit.

Adèle descendit ouvrir le magasin; elle souffrait de sa migraine plus
encore que la veille, mais négligeait les moindres maux, tendue vers
l’héroïsme par la compassion et le sentiment des nécessités extrêmes.
Elle était maintenant résolue, jusqu’à ce que son père se relevât, à
tenir son commerce, tout en veillant au ménage avec l’aide intermittente
de la bossue. «Il y a des grâces d’état», disait sœur Marie. Pourquoi
ces grâces lui feraient-elles défaut?

La religieuse étant sortie un moment, Bernard, tandis qu’elle balayait
la chambre, lui parla de Paulette. Il s’enquérait si elle avait surpris,
quelques jours avant, chez sa sœur, des indices qui présageaient sa
fuite, si Paulette avait reçu ou écrit des lettres.

--Non, répondit Adèle, je ne crois pas qu’elle en ait reçu. Mais,
avant-hier matin, dans la rue de l’Étoile, Mlle Chemin avait l’air de
guetter notre passage. Du plus loin que Paulette l’a vue, elle a couru à
sa rencontre; elles ont dit quelque chose qu’elles ne voulaient pas me
laisser entendre; il m’a semblé que Mlle Chemin lui mettait un papier
dans les doigts. Quand je les ai rejointes, Mlle Chemin m’a demandé de
tes nouvelles, elle m’a fait des compliments sur ma bonne mine. Tu la
connais... Paulette était sur le gril; j’ai tâché de la confesser; elle
a gardé son secret jusqu’à hier; plus longtemps elle m’aurait tout dit.
J’ai eu tort de ne pas t’avertir; mais tu as déjà tant de peines!

Bernard s’était évertué à suivre le conseil de Brouland: oublier
Paulette. L’idée de sa fuite l’obsédait d’autant plus qu’elle le
désespérait. Il se représentait Paulette, dans l’intérieur où venait
Glenka, comprenant que sa mère avait un _autre mari_, mêlée aux hontes
de leur amour, emmenée par eux dans des lieux de plaisir, lisant des
livres corrupteurs, perdant son peu de religion, achevant de se gâter
par l’exemple et le mauvais air quotidien.

L’effroyable _banalité_ où sombrait Hélène l’affligeait peut-être plus
que sa faute en soi. Il lui était affreux de savoir qu’on mêlait sa
fille au train d’une aventure immorale et _vulgaire_ entre toutes.

Pour contraindre Paulette à revenir, il n’avait qu’à informer de son
départ clandestin le procureur de la République; de même qu’il aurait pu
sommer Hélène de réintégrer le domicile familial. Mais les motifs de ne
pas agir lui paraissaient presque aussi graves que ceux de prendre un
parti.

Hélène exigeait Paulette, alors que cette enfant devait être, dans sa
vie coupable, un embarras. Évidemment, Glenka l’y poussait; Paulette
amusait Glenka; ses drôleries couperaient l’uniformité du tête-à-tête.
C’était donc un signe que l’amant s’ennuyait déjà; sans Paulette leur
liaison finirait plus vite; mais une mesure violente aurait pour
contre-coup immédiat d’exaspérer Hélène; la réconciliation deviendrait
impossible. Toute menace équivaudrait à une instance en séparation qui
aboutirait au divorce; perspective dont il avait horreur.

Ramenée de force, Paulette serait plus aigrie et détestable; elle
tomberait du bien-être à l’indigence. Bernard ne prenait pas trop au
sérieux ses intentions de suicide. D’une cervelle à l’envers comme la
sienne, il pouvait craindre cependant les suprêmes sottises.

D’autre part, laisserait-il se consommer la ruine de son autorité
paternelle? Sa résignation ressemblerait-elle à la passivité d’une
souche abattue qu’on entaille, qu’on ébranche, qu’on met en quartiers,
sans qu’elle se défende jamais?

Dans le tumulte lourd de ce débat, les arguments s’entrechoquaient, se
culbutaient comme des quilles renversées par une toupie. Pour calmer la
torture de son indécision, il voulut qu’Adèle avertît sur-le-champ sa
mère de l’accident qu’avait provoqué la conduite de Paulette. Elle
écrivit selon son inspiration; mais il lui dicta ce post-scriptum:

  «Mon père, étant aveugle et dans son lit, me charge de te prévenir que
  l’absence de ma sœur ne pourra se prolonger; il compte que tu
  n’ajouteras pas à ses autres souffrances celle de te rappeler ses
  droits méconnus.»

_Aveugle_, Bernard le fut totalement ce jour-là et le lendemain jusqu’au
soir. A de certaines heures il crut même l’être pour la vie, et,
d’abord, cette prévision l’accabla; entre lui et ce qui était le plus
doux à contempler, il sentait se durcir une cloison sans fissures; il ne
verrait plus le sourire d’Adèle et de Charles, ni la franchise de leurs
yeux, ni les feuilles vertes au printemps, ni le sang du soleil dans les
nuages du crépuscule, ni les vitraux de la cathédrale, ni la blancheur
de l’Hostie. Ou plutôt il ne verrait tout cela qu’en songe et dans sa
mémoire; il vieillirait comme un dormeur éveillé.

Il ne verrait pas non plus le pain qu’il mangerait, s’il en avait à son
appétit. Son dénûment, celui des siens allait être si prodigieux,
inénarrable, qu’il ne voulait pas y croire, et pourtant il avait le
frisson d’entendre heurter à sa porte la Misère nue, la Misère qui n’a
_ni feu ni lieu_, et qui ramasse avec délices dans les ordures de la
route les croûtes que les pauvres ont jetées derrière eux.

Mais, par degrés, il se courbait à l’obéissance; il renonçait à la
clarté des vivants. Il se répétait, en l’accommodant aux aveugles, le
mot divin de l’Évangéliste: «_Lux in tenebris lucet._»

La clarté n’est pas au dehors, elle luit en nous; elle éclaterait pour
mon âme quand même je serais au plus profond des abîmes.

Il disait à Charles, comme en badinant:

--Eh bien! mon petit, tu seras le caniche de l’aveugle; tu me couperas
un bâton dans les haies pour que je tâte les marches de notre vilain
escalier.

Il demandait à sœur Marie où s’achètent les livres en Braille, et quelle
méthode en apprend l’usage à ceux qui ne peuvent plus lire autrement.

--Mais je vous certifie, protestait la sœur, que, vos yeux, vous les
retrouverez.

Il l’écoutait, vive et discrète, aller et venir autour de lui; il
attendait, avec l’enfantillage des malades, l’heure où Adèle lui montait
du bouillon, une tasse de lait. Son oreille captait les bruits les plus
subtils dans la maison; il s’exerçait à mesurer par l’ouïe les distances
et à imaginer les formes. Son odorat cherchait des perceptions
lumineuses. Comme sa fenêtre, après midi, était ouverte, il sentit
contre ses mains la tiédeur du soleil qu’une vitre renvoyait sur le lit.

--_Le soleil sent bon_, dit-il en étirant ses doigts vers la caresse
invisible.

Jusqu’à cette crise, il avait joui d’une santé plus forte que les
chagrins, le manque d’air et les privations. Comme le _Lazare_ de Heine,
il aurait pu dire à son corps: «Tu as toujours été mon second moi, tu
m’enveloppais amoureusement, tel qu’un vêtement de satin doublé
d’hermine.» Maintenant il apprenait à se dévêtir même de ses organes,
pour entrer dans le silence intime; et, quand il parlait, les mots,
avant d’atteindre ses lèvres, semblaient avoir traversé lentement
d’obscurs espaces.

Il s’ingéniait à concevoir les suites heureuses qu’aurait son état
cruel. «Au moins, je n’apercevrai plus, sur la figure de mes semblables,
la hideur des haines et des instincts cupides. Je m’entretiendrai d’un
cœur libre avec l’éternelle Vérité... Ma vie sera monotone. Mais quelle
vie terrestre n’est pas monotone, et n’est-ce pas un gain sans égal
d’être fixé, dès ici-bas, dans l’immuable?»

Au reste, sa pleine acceptation d’un avenir d’infirme était allégée par
l’espoir latent, qu’il se guérirait. Mais il n’eût osé croire que son
expérience de la cécité serait brève et bénigne, comme si la pression
d’un doigt mystérieux avait, un instant, éteint ses prunelles pour lui
rendre ensuite, plus parfait, le don sacré de voir.

Le cinquième jour, vers l’heure où l’on allume les lampes, Adèle jeta
sur les braises du feu une bourrée de margotins d’où bondit une flambée
turbulente. Tout à coup, Bernard, tourné vers ce pétillement, poussa
l’exclamation d’une surprise qui n’était pas encore de la joie, tant il
tremblait de s’abuser:

--Adèle, je vois quelque chose. A travers un brouillard, j’aperçois des
flammes qui bougent. Remets du bois, excite le brasier.

Il ferma ses paupières, les rouvrit à plusieurs reprises.

--Mais oui, les flammes dansent, elles sont jaunes, confusément. Oh!
c’est toi que je voudrais voir. Mon Dieu! faudra-t-il me contenter de
vivre comme une taupe?

--Attends à demain, dit Adèle, débordante d’espérance, et tu verras même
la couleur des yeux de sœur Marie.

La religieuse se prit à rire, en exhortant Bernard au calme: il était
résigné, une heure auparavant, à demeurer aveugle jusqu’au tombeau; et,
parce qu’il allait mieux, il réclamait incontinent la vue parfaite!

Brouland qui vint dans la soirée se réjouit du symptôme; il assura qu’à
moins de complications improbables, «c’était simplement une affaire de
patience».

--Comme tout en ce monde, observa, presque gai, Bernard.

Il s’abandonna, plus confiant, à un sommeil profond, un de ces sommeils
où on semble se dépouiller de son existence antérieure et jeter au néant
ce qu’on eut à souffrir. Le grand jour le réveilla, quand le cri du
boueur était déjà passé. Il n’entendait aucun bruit dans la chambre ni
dans la maison; Adèle et sœur Marie l’avaient laissé seul pour qu’il
dormît plus longtemps; elles déjeunaient ensemble à la cuisine. En
soulevant ses paupières, il fut soudain ébloui par l’effusion blanche de
la clarté qui arrosa ses yeux. Cette fois, il ne douta plus: la lumière
visible lui revenait, encore offusquée d’une brume, comme après une trop
longue lecture, lorsque des fils noirs voltigeaient devant sa rétine,
mais la lumière certaine, et douce, et ineffable, celle dont Dieu même a
dit qu’elle était bonne.

Il appela d’une voix forte:

--Adèle!

Et, délicieusement, il regarda autour de lui pour être bien sûr qu’il
voyait. Le premier objet offert à sa vue fut une petite croix d’ivoire
qu’il avait mise sur la cheminée:

--Seigneur, prononça-t-il, soyez à jamais exalté, béni! Vous m’avez fait
légère cette part de votre Passion, et vous avez eu hâte de me libérer.
Je vous adore dans tout ce qui vient de vous, dans la gloire de votre
soleil comme dans la nuit de la cécité...

A l’énergie de son appel, sa fille et sœur Marie avaient deviné le
merveilleux changement. Effarée d’impatience, Adèle s’élança la
première.

--Ah! s’écria-t-elle, je vois que tu vois!

En la regardant courir à lui, il reçut une commotion d’ivresse; des
larmes joyeuses coulèrent de ses yeux ressuscités.

--T’avais-je vue avant aujourd’hui, murmura-t-il quand il l’eut pressée
entre ses bras, t’avais-je aimée, mon enfant?

Sœur Marie, puissamment émue, s’était arrêtée au seuil de la chambre:

--Vous voilà, proféra-t-elle, de plain-pied avec le Paradis.

Adèle, dans son bonheur, l’embrassa et répondit:

--C’est vrai; à présent qu’_il_ n’est plus aveugle, tout me paraît, à
moi aussi, plus clair et plus beau; et je me figure que cette joie
durera toujours, toujours...

Elle joignit ses mains devant la petite croix d’ivoire; ils dirent
ensemble le _Te Deum_ des allégresses miraculeuses. Comme sœur Marie se
tournait ensuite vers son malade:

--Ma sœur, exprima Bernard d’un ton d’aménité respectueuse dont elle
s’égaya, vous me permettrez maintenant de vous regarder et de faire
connaissance avec le visage de ma bienfaitrice; car vous avez divinement
coopéré à ma guérison.

Sœur Marie n’était plus très jeune; mais la jeunesse d’une âme restée
virginale persévérait sur sa physionomie de paysanne robuste, affinée
par la prière, étirée par les veilles; une douceur affable atténuait
l’austérité de son profil au nez tranchant; ses lèvres paraissaient
devoir sourire même dans la souffrance: l’éclat de ses yeux, noirs comme
les grains des mûres, laissait entrevoir des forces de passion que la
discipline conventuelle avait épurées sans les amortir.

Bernard voulut s’habiller, et, bien que sa tête fût encore faible,
alourdie, il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre. Il s’extasia sur le
ciel nébuleux, admira un pot de géranium qui décorait un vieux balcon de
fer à volutes, le cône d’un cèdre qui pointait par-dessus un toit. Il
eut plaisir à voir trotter le cheval d’un camion, et des soldats
traverser le carrefour.

--Nous habitons une rue charmante. Comment ne m’en étais-je pas aperçu?

Mais, en revenant à l’intérieur de la chambre, ses yeux rencontrèrent,
accroché à la fade tapisserie, le portrait d’Hélène, un portrait datant
des premiers mois de leur mariage, où elle était peinte avec un corsage
mauve, et, en sa main, une fleur ouverte de magnolia.

--J’étais un aveugle alors, pensa-t-il, quand je l’aimais comme on
aspire la volupté d’une fleur. Aujourd’hui, mon amour a _vu_ ce qu’il
doit être.

Cependant, pour les Dieuzède, la délivrance d’une calamité ne supprimait
pas les autres. Adèle, sur les indications de son père, avait pris dans
le placard trois billets de vingt francs, toute leur fortune. Les
remèdes, la nourriture quotidienne avaient déjà consumé les deux tiers
de ce reliquat pitoyable. Toustain qui venait, humble, discret,
compatissant, chaque jour, savoir des nouvelles, apporta la commande
d’un important ouvrage pour un chanoine de ses amis. Mais, avant qu’elle
fût transmise à Durel, que celui-ci eût expédié les volumes, que Bernard
touchât la commission, Adèle, Charles et lui seraient morts de faim.
Toustain ne savait pas à quelle extrémité Bernard était réduit;
Brouland, pauvre lui-même, se chargeait de la garde-malade; mais il
ignorait aussi la détresse du commerçant.

Adèle, pleine de sa joie, ne voulut point gâter celle de son père en lui
disant: «Après-demain, nous serons sans un sou.» Elle avait encore
quelques réserves de pommes de terre et de riz, un morceau de viande
pour préparer du bouillon; la laitière, Mlle Bidart, la servirait,
jusqu’au bout de la semaine, à crédit. Restait la redoutable boulangère,
Mme Foulletourte; elle résolut d’aller la trouver, de lui exposer
l’embarras où la maladie de M. Dieuzède mettait momentanément ses
affaires.

Mme Foulletourte, femme rubiconde et imposante, fardée, casquée de faux
cheveux blonds, du haut de son comptoir de marbre, dominait tout le
quartier. La boulangerie était vide à l’heure tardive où Adèle y entra;
deux ou trois pains trop cuits, sur les tringles de cuivre, offraient
leur croûte brûlée. Elle choisit le plus gros, et s’approchant de la
hautaine marchande, bien qu’intimidée, elle lui demanda, du ton d’une
personne à son aise, si elle accepterait de n’être payée que tous les
huit jours. Mme Foulletourte, à sa question, l’examina de la tête aux
pieds; elle constata l’usure de ses bottines quelque peu éculées, et en
induisit que la rumeur publique ne mentait pas: les Dieuzède étaient des
gens de rien, qui feraient faillite et seraient «saisis», dès que le
moratorium cesserait de les garantir. Sa main chatoyante de bagues remua
dans son tiroir les gros sous dont il était gorgé, tandis que, maussade,
elle répondait:

--Vous comprenez, ma petite, le soir, nous manquons souvent de pain pour
les clients qui paient. Ce n’est point pour en donner aux clients qui ne
paient pas.

Sa phrase blessante fut appesantie du regard le plus méprisant. Adèle
abaissa le sien, rougit et faillit pleurer. Elle comparaissait devant
Mme Foulletourte comme l’indigence devant la richesse sans merci. Une
fierté la redressa néanmoins, et, vivement, elle répliqua:

--Mais, madame, nous avons jusqu’à ce jour très bien payé.

--C’est possible; enfin, pour cette huitaine, nous verrons...

A son retour, elle expliqua, en sous-entendant l’avanie qu’elle avait
essuyée, que Mme Foulletourte leur accordait huit jours de crédit.
Bernard s’enquit de ce qu’elle avait dépensé; il ne s’étonna ni ne
s’alarma d’apprendre à quel chiffre se bornait l’avoir de son ménage: à
dix-neuf francs soixante centimes. Il _avait_ ses yeux, et c’était
immense!

--Demain, dit-il, vers quatre heures, nous prendrons une voiture et nous
irons au Mont-de-Piété. Sur deux paires de draps et six serviettes on
nous prêtera, au bas mot, cinquante francs. Et nous pourrons attendre
que le canapé soit vendu.

L’enthousiasme d’être guéri dans l’essentiel de ses infirmités lui
restituait la confiance de récupérer promptement toutes ses forces. Il
rendit grâces à sœur Marie pour ses bontés précieuses et la pria de ne
plus les prolonger.

Le lendemain, dans l’après-midi, le Père Lecoq, rentré d’un court
voyage, vint s’informer de _son_ aveugle; car il se l’appropriait,
considérant que sa présence providentielle, à la minute de l’attaque,
établissait entre cet homme et lui un lien dont il ne savait pas encore
toutes les raisons. Il s’émerveilla de le retrouver en son magasin,
debout et voyant clair; mais, à son aspect de pâleur émaciée, jaunie et
vieillie, il conjectura les ravages secrets qui avaient déterminé
l’accident.

--Cette maladie, affirma-t-il, vous a été envoyée pour éprouver votre
soumission; et elle vous est ôtée, voyez-vous, parce que Dieu ne nous
tente jamais au delà de nos puissances. Maintenant, il vous faudrait du
repos, du grand air, et une nourriture solide.

--Je me remettrai, dit Bernard, sans les deux premières choses. Quant à
une nourriture solide, nous avons des pommes de terre et du riz.

Comme le prêtre en marquait sa surprise, il lui narra brièvement sa
débâcle, ses malchances commerciales, et laissa comprendre que l’absence
de sa femme, le départ subit de sa fille cadette avaient achevé son
accablement. Il en était, confessa-t-il, à vendre ses derniers meubles.

Pendant qu’il parlait, la figure simple du Père Lecoq se tendait dans
une violente commisération. Au fond de son cœur s’agitait un conflit
qu’il allait dénouer selon le sens le plus généreux; une dame belge lui
avait remis, pour son retour à la mission, un viatique d’un millier de
francs; cette somme, affectée à ce qu’il avait de plus cher au monde, il
ne voulait rien en distraire; et, cependant, il se disait: «Cet indigent
n’a pas été mis en vain sur ma route, sa détresse m’est confiée. Une
part des billets que j’ai là, sur moi, suffirait peut-être à lui sauver
la vie. Allons!»

Brusquement il tira de sa soutane un portefeuille où il prit quatre
billets de cent francs et les offrit à Bernard avec ces paroles:

--Mon cher ami, vous êtes dans une passe ardue, vous en sortirez. Prenez
cet argent, ce n’est pas moi qui vous le donne; j’ai mission de vous
l’apporter.

Bernard esquissa un mouvement de refus; mais le Père Lecoq, d’une main
autoritaire, le lui mit entre les doigts. Jamais Bernard n’avait reçu
l’aumône; elle lui venait si noblement qu’il n’en put être humilié.

--Mon Père, vous êtes le Christ qui passe dans ma maison peu digne.
J’accepte ce qu’Il m’envoie par vous; mais je sens la sublimité de votre
don, et je ne serai pas un ingrat, croyez-le. L’offrande d’un pauvre à
un plus pauvre fructifie au centuple, pour tous les deux.

Lendormy, de son étude, avait-il entrevu le geste du missionnaire? Un
instant après, ses béquilles martelèrent le pavé, et il entra, la mine
épanouie.

--Déjà sur pied, mon cher voisin! Tous mes compliments. On vous disait
très mal. Vous voilà ressuscité, en trois jours. Vous savez, je vous
admire. A votre place, je serais comme une prune moisie bonne à tomber
de la branche et à être écrasée sous les sabots des passants. Vous, vous
avez le dos fait comme une enclume. Plus les coups pleuvent, plus vous
êtes ferme.

--Voyez-vous! approuva le Père Lecoq, la patience de M. Dieuzède me
rappelle le saint homme Job...

--Dame oui! s’écria Lendormy. Job, mais sans son fumier. Il ne vous
reste, monsieur Dieuzède, qu’à redevenir un richard, comme le vrai Job
de la légende...

Ici, le malin, content de sa trouvaille, se pinça le bout du nez, et,
profond sans le savoir, il voulut émettre une allusion cauteleuse à la
disgrâce conjugale de «son cher voisin»:

--Vous mériterez qu’on vous appelle, pour les siècles des siècles, _in
sæcula sæculorum_,

    _Job, le prédestiné._




X


Un dimanche soir, au commencement de juillet, Bernard, avec Adèle et
Charles, monta, par la rue de la Truie-qui-file, vers la butte du vieux
Mans.

Il aimait cet étrange quartier dont les logis, fastueux jadis, mais
abandonnés à une plèbe famélique, lui représentaient les contrastes de
sa vie paradoxale. D’un balcon du XVIIIe siècle aux ferronneries
compliquées et délicates, d’une fenêtre altière close par des guenilles
en guise de vitres, des gamins loqueteux se lançaient des pelures
d’orange. Plus loin, sur la façade lézardée d’une maison à pilastres et
à rinceaux, au-dessus d’un bas-relief où une Ève enguirlandée de
feuillages cueillait pour Adam une pomme grosse comme une mappemonde, se
lisait cette enseigne: «Saullgrain, casseur de bois.» Des allées
nauséabondes laissaient entrevoir des escaliers de la Renaissance
qu’avait dessinés pour un prince quelque Jean Goujon. Contre une porte
monumentale aux pierres taillées en pointes de diamant et montrant
encore l’écusson d’armoiries détruites, de vieilles mendiantes se
tenaient accotées, leurs genoux entre leurs mains; hâves, elles levaient
des faces de harpies sur Bernard et ses enfants et les regardaient avec
une méfiance envieuse, ne soupçonnant guère que ces bourgeois, d’allure
élégante, étaient ou avaient été proches d’elles dans leur dénûment.

Bernard se souvenait d’avoir connu la faim; mais il était sorti de la
forêt sauvage où elle le pourchassait. La rencontre du missionnaire fut
celle du bon Samaritain qui porte le moribond sur son âne jusqu’à
l’hôtellerie. Peu après, son confrère Leroy lui prêta cinq cents francs;
la lettre attendue de Fergus Fergusson arriva, contenant un chèque de
deux mille livres.

L’excès même de ses malheurs avait rompu la grille barbelée des
calomnies et des malveillances qui écartait de sa librairie la clientèle
fructueuse. On y rencontrait maintenant des personnages de poids, la
marquise de La Rapinière, M. Parochel, érudit sagace et jovial,
président généreux de toutes les sociétés charitables.

Le docte, mais batailleur chanoine Quoniam y donnait rendez-vous au
chanoine Leguicheux, doux humaniste, qui savait par cœur des chants
entiers de l’_Énéide_ et préparait depuis des années une apologie de
Pierre de Ronsard, glorieux chanoine du Mans. M. Leguicheux valut au
libraire la pratique du chanoine Fonbonne, son ami, comme lui chauve et
portant lunettes, homme courtois, théologien sûr, grand amateur
d’ouvrages mystiques dont il recherchait, en bibliophile, les éditions
épuisées.

Grâce à un petit prospectus envoyé à tous les presbytères du diocèse,
Bernard atteignait aussi les clients de passage, ecclésiastiques se
rendant à l’évêché, riches campagnardes qui, les jours de foire,
venaient acheter chez lui des paroissiens et des souvenirs de communion.

Adèle n’aurait pas suffi à l’aider. Toustain lui avait découvert un
commis, ayant nom Frimbault. Ce garçon, blessé à Verdun, amputé d’une
jambe, accepta d’humbles appointements pour collaborer à une œuvre de
librairie, belle à ses yeux comme un apostolat. Honnête, méthodique,
acharné au labeur, il déployait, en outre, des qualités qui manquaient à
Bernard; il faisait admirablement les paquets, savait prévoir
l’équilibre des recettes et des débours; il attirait le public par son
empressement à servir et combinait d’avantageuses réclames.

Les affaires de M. Dieuzède allaient donc vers le mieux et, en même
temps, la reprise de ses capitaux n’était plus, comme disait Jules,
«qu’une question de mois». Sarug, au printemps, certain du succès, lui
avait proposé, non plus de céder sa part, mais de recevoir, en tant
qu’associé, les deux mille deux cents actions d’apport auxquelles il
avait droit. Bernard avait consenti à mettre sa signature auprès de
celle d’un Sarug parce que cette raison sociale ne devait pas durer; dès
qu’il jugerait satisfaisante la hausse des actions, il les vendrait et
dégagerait enfin son patrimoine du péril ou des hontes de sa longue
aventure.

Tout cela, pour son esprit, semblait chose acquise, reculée déjà dans
les profondeurs, comme ces roches qu’on entrevoit sous la nappe d’un
courant, obscures et glissantes. Que pesait une fortune à reconquérir?
C’était Hélène qu’il voulait sauver.

Un événement, d’une gravité salutaire, quelques semaines auparavant,
avait brisé sa liaison avec Glenka. Au moment de la poussée allemande
vers Paris, le docteur s’était fait envoyer près du front. Éprouvait-il
une lassitude d’un amour trop exigeant et d’une adoration qui lui
ménageait trop peu d’imprévu? Ce fantaisiste, insouciant de la mort,
s’amusa-t-il à la braver, dans l’illusion peut-être qu’elle n’oserait
pas le prendre au collet? Un matin, comme il pansait un agonisant au bas
d’une colline bouleversée par le feu ennemi, un obus le pulvérisa, lui
et l’homme sur lequel il se penchait. On ne ramassa intacts que sa main
droite, sa main d’artiste enchanteur et subtil, et son portefeuille, où
se trouvait la lettre d’une amie. Personne de son entourage ne sut
quelle femme signait Hélène et, âprement, se plaignit d’être délaissée.
Hélène apprit sa mort par les journaux qui la célébrèrent. Sa détresse
fut si noire qu’elle songea d’abord à se tuer. Paulette l’en détourna;
car elle avait gardé Paulette à Paris, malgré les avertissements de
Bernard, en prétextant que sa fille, atteinte et mal remise de la
terrible grippe qui sévissait alors, réclamait ses propres soins.

Mais elle-même, écrasée par son désespoir, devint la proie d’une
consomption nerveuse où elle ne dormait plus, où elle cessa presque de
se nourrir, ne pouvant avaler sans des spasmes à croire qu’elle
étouffait. Elle continua d’abord son service dans son magasin; ses
appointements restaient son unique ressource; Paulette convalescente
avait un appétit de jeune louve, et le terme du loyer approchait. Puis,
elle dut se mettre au lit; sa faiblesse, sa maigreur effrayèrent Mme
Laboré qui la vit, les derniers jours de juin. Cette femme excellente
pensa le moment venu de réconcilier Hélène avec son mari. Glenka étant
mort, Bernard, prêt au pardon, accueillerait la malheureuse comme si
elle ne l’avait jamais quitté. Hélène résista, obstinée à mourir en sa
misère plutôt que de confesser: «J’ai eu tort, pardonne-moi.» Mme Laboré
écrivit pourtant à Bernard:

  «J’espère, d’ici peu, la décider. Son découragement est affreux. Hier,
  elle se comparait «à un de ces parapluies déchirés, tordus par un
  ouragan, qu’on jette au rebut sur les orties du fossé». Elle n’a plus
  même la velléité de se guérir. Et je crains, par instants, que le
  délire ne perde sa raison. «Voyez-vous, me disait-elle, ces branches
  d’arbres qui s’agitent? Elles ressemblent à des têtes de chevaux
  cabrés; elles se penchent vers moi; elles ont des gueules de monstres
  qu’elles ouvrent pour me dévorer.» Je lui ai demandé si elle reverrait
  avec plaisir Adèle et Charles.

  «--Oh! oui, m’a-t-elle répondu.

  «--Et Bernard?

  «--Bernard ne viendra jamais _ici_; et il fera bien; je lirais en ses
  yeux trop de reproches.»

  «Mais j’ai compris qu’_au fond_ elle aurait une grande paix à vous
  revoir. Vous êtes juge, cher ami, si votre générosité peut ou doit
  franchir ce pas décisif. Le salut de votre pauvre femme en dépendra.
  Mon mari et un autre docteur qui l’ont examinée ne croient pas sa vie
  menacée immédiatement. Je ne veux point vous cacher qu’elle est très
  bas. Je vous avertirai par un télégramme, s’il y a lieu.»

Bernard, en avançant vers les alentours de la cathédrale, méditait sur
les péripéties qui lui restituaient Hélène, peut-être pour la voir
mourir; et la déciderait-il à bien mourir?

Adèle, instruite d’une partie de ses anxiétés, essayait de les tourner
en espoirs.

--Crois-tu maman aussi malade qu’on te l’écrit? Je suis certaine qu’elle
se guérira.

--Nous irons à Paris? questionna Charles. Je reverrai _ma_ Paulette?

Charles s’était mal consolé de Paulette, Adèle n’ayant plus le loisir de
jouer avec lui. Adèle se réjouissait en sachant qu’elle retrouverait sa
sœur; mais l’antipathie de leurs inclinations, l’égoïsme taquin de
Paulette lui avaient rendu facile à supporter son absence.

--La ramènerons-nous, voulut-elle savoir, avec maman?

Bernard lui expliqua, sans répondre sur Paris, que sa mère avait besoin
d’un grand séjour en pleine campagne; il pensait à une maison de repos,
plus loin que Rennes, dans un pays ayant nom, croyait-il, Brohiniac.
C’est là qu’il l’enverrait tout l’été; Charles et Paulette l’y
suivraient, et Adèle aussi, que les fatigues énormes, les inquiétudes
avaient douloureusement anémiée. Mais Adèle se permit une objection:

--Tout seul, que feras-tu? Est-ce que tu peux te passer de moi?

Bernard sourit à cette naïve main-mise du dévouement filial sur sa
personne de rêveur. Ils arrivaient au milieu d’une petite place déserte,
somnolente dans la langueur du dimanche et du jour finissant; un double
escalier dominait une rue voûtée qu’on dénomme le Tunnel et joignait
l’éperon du vieux rempart de l’oppidum cénomanien. De cette terrasse,
Bernard, avide des larges espaces, découvrait, au delà de la rivière,
des toits d’ardoise bleuissants, des futaies déjà brunes, éparses au
flanc des coteaux, des prés où ricochaient les rayons du soir, et les
hauteurs occidentales, tendues comme un mur vaporeux que touchait la
roue brûlante du soleil. Il n’y avait, près d’eux, sur l’escalier,
qu’une jeune femme, tête nue, parée comme une courtisane, boutonnant
avec lenteur la manche de sa blouse rose, et un chien noir qui, le
museau entre les barres du garde-fou, regardait aussi le soleil
couchant.

La jeune femme descendit les premières marches; elle s’arrêtait, se
retournait, avait l’air d’attendre quelqu’un. Un bracelet vermeil
miroitait au poignet de sa main gauche allongée sur la rampe de bronze
encore fauve de reflets. L’orbe rouge glissa jusqu’au ras des terres
poudroyantes; une moitié seulement émergeait, puis s’enfonça comme
aspirée par le vide immense. Le ciel, les arbres, les toits, l’escalier,
tout, à l’instant, parut s’éteindre; le froid d’une absence, un frisson
de mort passa. Le chien noir s’éloignait, la jeune femme avait tourné au
coin d’une des ruelles borgnes qui se tassent au bas de la cathédrale.
Sur la tour des cloches, criaient et s’assemblaient les corneilles avant
de s’aller percher dans les bois.

Cette fantasmagorie mourante des apparences, Bernard ne voulait pas en
subir la tristesse; elle s’assombrissait, malgré lui, de l’image
d’Hélène désespérée et renonçant à vivre. Il dit aux enfants:

--Rentrons.

A peine eut-il poussé la porte du corridor, Adèle aperçut un papier bleu
qu’on avait insinué sur les dalles. C’était une dépêche de Mme Laboré,
elle ne portait que ces mots:

  _Hélène en danger. Venez tous._

Adèle, voyant son père une fois de plus bouleversé, trouva des
réflexions encourageantes.

--Je suis sûre que Mme Laboré exagère. Elle veut nous faire venir, je
m’en doute... Maman se remettra. Je prie tant pour elle Sainte Geneviève
de Paris, comme j’ai prié pour toi Saint Julien du Mans!

Il répondit simplement:

--L’express part à minuit. Nous le prendrons... Je vais t’aider à
remplir nos valises.

Adèle ne pouvait comprendre quelle victoire sur lui-même signifiait
cette phrase: «Nous le prendrons.» Bien que Glenka fût mort, Hélène
peut-être agonisante, bien que Bernard eût cent fois renouvelé l’acte
intérieur du pardon, qu’il essayât d’excuser l’infidèle, «car,
jugeait-il, elle ne savait pas ce qu’elle faisait; autrement, elle ne
l’eût pas fait», aller revoir Hélène dans le garni où elle avait vécu
avec son amant, la retrouver couchée dans le même lit, cette démarche
exigeait une effrayante immolation. Tout ce qu’un amour humain enferme
de charnel et de jaloux pâtirait au delà de ce qu’il avait pu souffrir.

--Eh bien! oui, réagit-il, je souffrirai pour elle, et ce ne sera pas en
vain.

Il sortit afin d’informer de son départ Frimbault et, en fermant sa
maison, il confia ses clefs à son commis. Ce voyage, de même que
beaucoup d’autres épisodes de son existence, lui semblait presque
fictif; il quittait Le Mans, comme s’il n’y était point venu, comme s’il
n’y devait plus revenir. L’accidentel de ses actes se déroulait en
dehors de lui. Seule, cette incertitude le déchirait:

--Si Hélène meurt, en quel état son âme partira-t-elle?

Mais Charles, qui succombait de sommeil, sur le quai de la gare, posa
une question baroque:

--Papa, dans quelle cave coucherons-nous demain?

Il savait Paris incessamment bombardé et se figurait que les habitants
avaient leurs lits installés en des souterrains. Cette naïveté ramena
Bernard à l’énorme tragédie de la guerre qui tirait alors au dénouement;
la conclusion, il n’avait jamais cessé de l’espérer victorieuse; les
tourmentes obscures de sa destinée avaient subi le même rythme que
celles des batailles; ne touchaient-elles pas aussi à une fin
libératrice?

Le wagon où ils purent monter fut envahi par des soldats qui s’en
retournaient sur le front. Charles leur distribua tout un cornet de
berlingots. Le plus loquace de ces hommes disait à d’autres
permissionnaires:

--On se reconnaît, les gas de Serbie, les gas du Maroc, les gas de
Verdun... Moi, j’ai fait l’Alsace, j’ai fait la Marne, j’ai fait Verdun,
j’ai fait la Somme, j’ai fait l’Italie, et je n’ai rien attrapé. Eh
bien! je connais quelqu’un qui serait content d’avoir une jambe ou un
bras de moins, et de rentrer chez lui!

Il parlait avec une joie attendrie du gas Joseph, le nouveau-né de sa
femme qu’on avait baptisé pendant sa permission. Les camarades
l’écoutaient et pensaient de même; tous n’avaient qu’un désir: rentrer
chez eux. Cependant ils repartaient sans savoir s’ils reviendraient, et
aucun ne s’avouait triste ni ne maudissait la guerre; la force des
impulsions unanimes les emportait au but prochain. Bernard sentit ses
espérances tonifiées par le contact de ses rudes voisins, et cette nuit
sans sommeil, achevée sur une banquette, dans la puanteur chaude du
compartiment, ne lui aurait point semblé trop dure, si Hélène, de plus
en plus présente à mesure qu’il se rapprochait, n’eût tendu vers Paris
ses anxiétés. L’aube enfin se délia contre les vitres sales, les hautes
maisons de la banlieue se multiplièrent.

--Avant une heure ou deux, frémit Bernard, je la verrai, je saurai.
Cette matinée décidera de son avenir et du nôtre. Inspirez-la, mon Dieu,
et inspirez-moi.

A la gare Montparnasse, la sortie fut terrible, parmi une cohue brutale,
un torrent d’hommes effréné où la valise d’Adèle faillit lui être
arrachée des mains, où Bernard dut prendre entre ses bras Charles qu’on
étouffait.

Ils s’arrêtèrent dans un hôtel de la rue de Rennes et firent une rapide
toilette. En peignant ses cheveux dont les mèches grisonnaient, Bernard
vit répété par une glace son visage bouffi de lassitude:

--Comme elle va me trouver vieilli!

Mais une pensée le rassura et le peina pourtant:

--Elle a vieilli peut-être beaucoup plus que moi.

La rue Rousselet, toute proche, étroite et sombre à son entrée,
s’éclaircissait en face du long jardin de Saint-Jean de Dieu, qui
l’égaie de ses marronniers et l’abrite dans une tranquillité
provinciale. Hélène, faite pour la campagne, avait sans doute élu ce
refuge, d’ailleurs exempt d’odieux vis-à-vis, parce que, même dans le
désordre, elle cherchait l’illusion du calme et le silence.

La maison paraissait ancienne, avec de hautes fenêtres et une porte
cochère d’un jaune déteint; à l’entrée de la cour, un réverbère comme on
n’en fait plus dominait la loge de la concierge. Celle-ci était une
femme d’un grand âge, courbée, décharnée, mais vive en sa démarche, et
dont le nez retroussé, la figure drôlatique évoquaient le profil
spirituel de certains caniches. L’arrivée, à sept heures du matin, de
cet homme aux longs cheveux, qu’accompagnaient une adolescente et un
petit garçon, l’étonna visiblement. Il demanda l’étage de Mme Dieuzède
et ajouta, l’air angoissé:

--Cette dame est très malade?

La concierge, se redressant sur le balai qu’elle manœuvrait déjà,
répondit:

--Hier, Mme Dieuzède a été prise d’une syncope. Mais je ne la crois pas
à l’article de la mort, oh! non. Elle a encore de beaux jours devant
elle.

Il sonna, et, supposant qu’on l’attendait, frappa deux coups contre la
porte.

Une voix faible, haletante,--c’était la voix, jadis si claire et si
décisive, d’Hélène,--appela: Paulette! Paulette!

Paulette, qui dormait sans doute, prit son temps pour se lever. On
entendit grincer des volets qu’elle repliait. En ouvrant, à la vue de
son père, elle prit une mine penaude; elle s’exclama, presque affolée de
surprise:

--O maman! c’est papa!

Et, sans rien dire d’autre, elle s’enfuit, comme une biche effrayée, à
l’intérieur de l’appartement.

Bernard entra, par un obscur vestibule, dans la chambre vaste où sa
femme était couchée. Était-ce bien Hélène? Il eût passé devant elle,
sans la reconnaître: deux creux d’ombre sous les pommettes, les yeux
reculés comme au fond de deux trous, la peau du menton collée sur une
mâchoire de morte, et un teint exsangue que l’émotion fit d’un rose
pâle, pâle comme celui d’une lune d’hiver dans un soir gelé.

Il s’avança auprès du lit, ne pouvant prononcer un mot. Seulement, il
leva les bras et les laissa retomber par un geste d’involontaire
commisération qui signifiait:

--Toi, Hélène! Est-ce possible que je te retrouve à ce point anéantie?

Il s’inclina sur elle, et de ses lèvres lui toucha le front, ainsi qu’on
baise un enfant malade; ce baiser grave eut la solennité tacite d’un
pardon. Avec un grand effort, elle haussa vers lui ses prunelles sans
flamme.

--Mon pauvre ami, murmura-t-elle, je t’ai fait beaucoup de mal... Je
n’ai jamais douté de toi. Tu es venu quand même. Tu es bon...

--Ne parlons pas de moi, protesta doucement Bernard. Ce que j’ai
souffert est passé; je suis debout. Il faut que tu sois debout. Je ne
veux pas que tu te laisses mourir.

Elle souleva sur le drap sa main droite dont les doigts n’étaient plus
que des osselets d’ivoire jauni, et ce mouvement eut l’air d’exprimer:
«Mourir, c’est sans importance.» Mais elle tourna ses yeux du côté
d’Adèle et de Charles qui attendaient un signe pour s’élancer à son cou.
Un sourire effleura sa bouche, y ranima comme une fleur de vie.

--Et Paulette? fit-elle soudain, en la cherchant du regard. Paulette, tu
ne viens pas voir ton père, Adèle, Charles? Es-tu sotte, mon enfant!

Paulette avait disparu dans sa chambre; elle se tenait à distance, butée
contre ce retour à l’unité familiale, et jalouse de ne plus avoir sa
mère pour elle seule, craintive aussi devant un père qu’elle avait
offensé. Mais le reproche d’Hélène: «Es-tu sotte!» eut prise sur le
point sensible de son orgueil, sur l’amour-propre de se croire
intelligente. Elle l’était et, jugeant sa bouderie stupide, aussitôt la
répara. Elle accourut impétueusement, embrassa son père comme si elle
l’avait vu la veille, puis Charles et sa sœur, qu’elle attira vers
l’embrasure d’une des fenêtres, pour leur montrer la vue, les masses des
marronniers encore dans l’ombre au bout du jardin, le potager et les
pelouses radieuses le long desquelles circulaient des infirmières en
blanc. Bernard, qui l’avait accueillie sans vive tendresse, entendit
qu’elle s’informait du Mans et de _Tuong_.

--Tuong, répondit Adèle, n’est pas sérieux; il s’absente des nuits
entières. Les souris s’en donnent; c’est infernal! Nous lui cherchons un
successeur...

Bernard s’était assis au chevet d’Hélène, à la façon d’un médecin qui
fait une visite; elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et
manifestement exténuée, referma les paupières.

--Souffres-tu beaucoup? interrogea-t-il, sentant qu’il fallait rompre à
tout prix l’embarras des premières minutes.

--Oui et non. Je flotte dans le vague, comme un noyé qui va s’évanouir.
Mais tout me brise, tout me transperce. J’ai la tête enserrée d’épines,
et des épines sous mon front qui bougent dans mon cerveau. J’ai arrêté
la pendule; le tic-tac me perforait les tempes. Il pleuvait, l’autre
nuit. Le bruit des gouttes, sur la tôle des chéneaux, m’exaspérait comme
si des becs d’oiseaux m’avaient piqué les côtes. Hier, je me suis
évanouie; le graphophone du marchand de vins hurlait un air de
bastringue; le supplice de ne pouvoir fuir m’a donné une crise
d’étouffements. Mme Laboré, par bonheur, se trouvait là. Tu sais, elle
passe des heures, tous les jours, avec moi. Elle aide la femme de ménage
à retourner mon matelas. Tu la verras, ce matin... C’est elle qui m’a
cueilli ces fleurs...

Hélène indiqua, d’un revers de main, sur la cheminée en désordre, parmi
des fioles de remèdes, un bouquet d’héliotropes et de jacinthes
sauvages, dans une buire d’étain, d’une forme charmante.

--Approche-toi, dit-elle; ces jacinthes sentent l’amande. Regarde ces
petites feuilles brillantes, dentelées. Comme c’est joli!

Bernard songea brusquement que la buire devait être un cadeau de Glenka.
A son arrivée dans la chambre, par un sublime oubli de lui-même, il
avait fait abstraction du passé. Il n’avait vu que la pauvre femme aux
abois, qu’il aimait et qu’il venait disputer à la mort. Mais la présence
du rival, incrustée en ce lit, en ces meubles, sur le plancher, mêlée à
l’air du logis, à des choses qu’il devinait sans les voir, Hélène, d’une
intonation et d’un geste, la réveilla tout à coup. Elle s’exaltait
devant les fleurs de Mme Laboré, parce que le vase où elle les avait
mises était un souvenir de son amant! Bernard sentit au fond de sa
propre chair le retour des instincts qui ne pardonnent pas. Entre sa
femme et lui le fantôme s’interposa; le ménage à trois continuerait-il?
Et il ne pouvait rien pour empêcher cette possession fictive, rien, si
ce n’est patienter. Les années useraient l’image de Woronslas, comme
elles avaient usé, en Bernard lui-même, celle d’Édith.

Il ne s’approcha point des fleurs, mais considéra tristement Hélène qui
relevait derrière sa nuque une touffe de cheveux gris.

--Repose-toi, dit-il. Je ne veux pas que tu t’agites en parlant. Quand
Mme Laboré viendra, nous prendrons une décision. Il est impossible que
tu restes ici.

--Et où veux-tu que j’aille? gémit-elle, consternée. Ici, j’ai un grand
calme,--le graphophone ne joue que le dimanche;--j’entends les coqs
chanter, des petites filles sauter à la corde. Le soir, derrière les
marronniers, les crépuscules sont si beaux! Les gens viennent s’asseoir
sur leur porte; des jaseries lasses et tranquilles, comme dans un
village. Vers dix heures, tout est endormi, sauf moi. Oh! si je pouvais
dormir une bonne nuit, une seule bonne nuit! Mais, plus je cherche le
sommeil, moins il vient. Je ressemble à ce condamné qu’on fit mourir en
le privant de sommeil, et chaque fois qu’il s’assoupissait, on lui
enfonçait dans les membres des pointes de baïonnettes.

Bernard tâcha de la convaincre que l’équilibre du dormir reviendrait
avec l’ensemble de ses forces. «Vieillir de faim» avait jadis été sa
frayeur; à présent, elle se laissait consumer par cette maladie bizarre:
ne vouloir et ne pouvoir plus manger! Seul, un traitement vigoureux dans
une maison de santé lui restituerait l’énergie de se nourrir et le
sommeil.

--Et comment paierai-je? se défendit-elle. Il me reste à peine cent
francs.

--Quelqu’un de généreux m’a prêté, répliqua Bernard. Ne te mets pas en
souci. Pense à vivre.

Il la comprenait trop: pour elle, se séparer du logis où Glenka l’avait
aimée serait un sacrifice indicible. L’homme par qui elle s’était vu
abandonnée lui demeurait, quoique disparu, plus cher que son mari vivant
et tout à elle, plus cher que ses enfants et que la vie elle-même. En
face d’une telle aberration, Bernard, un instant, perdit courage; il se
tut, et, dans son silence elle discerna qu’elle l’avait blessé. Ce fut
elle qui reprit l’entretien; elle demanda, car le prestige de son frère
persistait à la gouverner:

--Jules t’écrit-il? J’ai reçu un mot de lui, après son arrivée. Il était
heureux, mais très las du voyage. Depuis, rien.

--J’ai eu de ses nouvelles, l’autre mois, répondit Bernard,
sommairement. Ses affaires sont toujours magnifiques, en espérance.

Il sous-entendit que Jules lui donnait des chiffres sur la hausse, déjà
prononcée, du caoutchouc; il n’admettait pas qu’Hélène pût être conduite
à se rapprocher de lui, parce qu’un meilleur vent soufflait dans ses
voiles.

--Et Lendormy? s’informa-t-elle. A-t-il rendu l’armoire?

--Hélas! quand la délivrerai-je de ses mains hideuses?

Cette question d’Hélène confessait qu’elle songeait à la vitrine de
Glenka. Bernard, après la mort du docteur, avait prévenu sa veuve qu’il
lui expédiait le meuble maléfique. Il n’en parla point à Hélène; toute
conversation, entre eux, il le savait bien, serait longtemps épineuse
comme la coque d’une figue de Barbarie; il y aurait, jusqu’à la fin, des
sujets interdits, impossibles. Mais il ne cherchait plus un bonheur sans
amertumes; il voulait le salut de celle qu’il aimait, pour elle plus que
pour lui.

On sonna; c’était, fidèle à sa promesse, Mme Laboré. En trouvant tous
les Dieuzède accourus selon son attente, sa figure naïve et juvénile,
pressée de bandeaux blonds, s’illumina de contentement; elle eut le tact
de ne point le manifester avec exubérance. Elle arrivait, comme une sœur
de charité, attentive d’abord aux soins nécessaires. Elle fit bouillir
une tasse de chocolat, suggéra, imposa presque à la malade de
l’absorber, cuillerée par cuillerée. Hélène, à chaque gorgée qui
descendait, était prise d’un étouffement; elle suppliait:

--Assez, assez! Voulez-vous donc m’achever?

Mme Laboré, d’une voix persuasive, insistait «Encore une! encore une!»
Et elle persévéra jusqu’à ce que la tasse fût vide.

--En voilà pour longtemps, déclara Hélène, impatientée.

--Et tu crois, s’écria Bernard, survivre à un pareil régime! N’est-ce
pas, chère madame, malgré vos bontés admirables, jamais elle ne se
remettra sans un traitement énergique dans une maison appropriée.

Mme Laboré opina que c’était bien sa conviction. S’il l’autorisait, elle
avertirait le docteur Picard, de Neuilly, qui viendrait lui-même avec
une voiture d’ambulance et transporterait la malade. Il n’y avait plus
un jour à perdre. Hélène se récria:

--Aujourd’hui! Non, je ne veux pas. C’est un coup monté. Vous abusez
tous de mon impuissance.

Paulette, à la rescousse de sa mère, commença une scène de larmes; Mme
Laboré prévint Bernard en lui intimant de se taire.

--Ma petite maman, dit Adèle, sois obéissante. Tu vois bien qu’il faut
te laisser guérir.

Mais Hélène jeta un coup d’œil à son amie; Mme Laboré pénétra son
tourment; avant de quitter la chambre, Hélène tenait à mettre en ordre
ou à détruire plusieurs choses intimes. Mme Laboré pria Bernard d’aller
s’entendre, au téléphone, avec le docteur Picard; le dévouement de ce
jeune neurologue était acquis; Laboré lui avait, à ses débuts, rendu des
services qui n’avaient pas aidé un ingrat:

--Il sera vôtre comme il est nôtre.

En rentrant de cette course, Bernard trouva Hélène habillée, tant bien
que mal, sa robe ne tenant plus sur son squelette, et ses bas ayant
l’air de cacher deux bâtons. Il remarqua, au fond de la cheminée, un
amas de papiers noircis, et se douta qu’en son absence on avait brûlé
des lettres.

Le docteur arriva, un homme d’aspect délicat et pâlot, un de ces
médecins dont on pense qu’ils ont oublié de se guérir avant de soigner
les autres; mais il rappelait Brouland par le sérieux de son diagnostic,
avec une douceur affectueuse dans le regard qui manquait à Brouland. Son
accent de simplicité captiva dès l’abord la confiance d’Hélène; il
l’interrogea, l’ausculta pour conclure:

--Vous n’avez aucun organe atteint. Seulement, la faiblesse du pouls,
votre état général vous mettent à la merci d’un accident. Il faut agir,
et je vous emmène.

--Comme vous voudrez, dit-elle d’un ton de lassitude immense où elle
s’avouait résignée à tout, même à renaître.

Il appela le chauffeur de l’automobile et un domestique resté en bas
avec lui. Les deux porteurs soulevèrent Hélène, la déposèrent sur une
civière capitonnée.

--Madame ne pèse pas lourd, observa le domestique.

--Je pèse, murmura-t-elle, le poids d’une ombre.

Tandis qu’on l’emportait, livide et défaillante, elle s’aperçut dans la
glace d’une armoire, fut épouvantée de sa mine et dit encore d’une voix
à peine distincte:

--_Je regarde partir mon cadavre._

Ce départ était si lugubre que Paulette et Charles, derrière elle,
éclatèrent en sanglots. Mais Bernard se pencha vers Mme Laboré; dominant
toute sa douleur, il attesta son espérance:

--Une autre Hélène renaîtra.

                   *       *       *       *       *

Trois jours après, il reprenait le chemin du Mans. Le docteur de Neuilly
constatait déjà chez sa malade «une détente»; il avait obtenu six heures
de sommeil spontané; elle venait d’absorber sans peur d’étouffements un
bouillon de légumes. Désenvoûtée de la chambre funeste et de l’obsession
du mort, Hélène laissait l’afflux vital se réordonner en ses organes; à
moins de complications improbables, elle était sauvée.

Adèle la quitta, certaine que sainte Geneviève l’exaucerait jusqu’au
bout. Paulette, de bonne grâce, regagna le foyer paternel; Paris, sous
les bombes, l’enchantait médiocrement:

--J’y retournerai, disait-elle, quand on ne lira plus contre les portes
des maisons: _Abri pour vingt-cinq personnes._

Le Mans commençait à s’emplir de soldats américains. Soixante mille
hommes devaient établir leurs cantonnements dans la province du Maine;
ce fut, sur la ville, une inondation de dollars. La librairie Dieuzède
en fut elle-même arrosée. Frimbault planta au flanc du balcon une énorme
enseigne où rayonnaient en lettres d’un rouge cardinalice ces deux mots:
_Catholic Library_. Les chevaliers de Colomb connurent ainsi la route du
magasin; son air de gueuserie ne les découragea point d’entrer;
achalandés par des cartes postales et des livres pieux, une fois
l’habitude prise, ils revinrent en troupeau. Tant de monde s’y pressait
l’après-midi et jusqu’au soir, que Lendormy, ne trouvant plus où poser
sa visqueuse personne et ses béquilles, interrompit ses visites
quotidiennes. Il empruntait un journal et l’emportait chez lui.

D’août à la fin de septembre, Bernard gagna de quoi lui rembourser son
prêt; l’armoire traversa la rue, se réinstalla pompeusement auprès de la
tenture fleurdelisée, et ce ne devait pas être sa dernière
pérégrination. Dès ce moment, Bernard songeait à reconstituer le centre
de sa vie temporelle dans son manoir, à Portzic; l’armoire serait un des
premiers meubles qui rejoindraient la demeure vide.

De jour en jour, Hélène se rapprochait d’une santé ferme. Elle
s’abandonnait à une mollesse végétative où se refaisait l’inconscient de
ses forces. Il était entendu avec Bernard qu’au début d’octobre elle
partirait de Neuilly pour continuer à se remettre, l’automne et tout
l’hiver, dans la maison de Brohiniac. Paulette et Charles, Adèle aussi
l’y suivraient; le curé du bourg se chargeait de leur instruction, il
commencerait aux deux filles le latin.

Hélène ne s’arrêta pas au Mans; son mari conduisit les enfants au train
qui s’en allait vers la Bretagne. Physiquement, il la revit
métamorphosée, quoique bien maigre encore et avec des _cordes_ au long
des joues. Il démêla en son intérieur une tristesse mal clarifiée, la
mélancolie d’une passion dont elle ne gardait pas même une pincée de
cendre au creux de sa main, une gêne vis-à-vis des siens qu’elle avait
trahis, le découragement en face d’un avenir où plus rien ne lui
semblait désirable. Elle témoigna pourtant une extrême satisfaction
d’emmener ses enfants, parut touchée que Bernard se séparât d’eux pour
elle; et il ne lui fut pas indifférent d’apprendre que la librairie
prospérait.

On entrait dans la période triomphale de la guerre; la France, d’heure
en heure, sentait se desserrer les nœuds de fer dont elle avait, quatre
ans, soutenu la compression. Enfin, on allait de l’avant; chaque matin,
une victoire nouvelle s’envolait sur le front des armées en marche.
Bernard, né après la défaite de 70, se dilata d’une allégresse ignorée à
sentir que son pays cessait d’être un pays de vaincus. Dans les lettres
d’Hélène où elle parlait peu de soi, mais donnait de son entourage des
nouvelles circonstanciées, ce bien-être victorieux perçait à travers de
minces détails.

Il avait promis de passer une journée auprès des siens, dès que ses
affaires lui concéderaient quelque répit. Il partit le 10 novembre, et
n’arriva que le lendemain à la petite gare de Brohiniac. Personne ne
l’attendait, il n’avait point prévenu de sa visite. Après avoir déposé à
l’auberge sa valise, il monta par le chemin creux qui mène hors du
bourg, au couvent. Une ferme vétuste, ample, où s’entrebâillaient des
étables profondes, en formait le premier corps de logis. Deux bâtiments,
que séparait une cour plantée d’ormes, alignaient, l’un des rangées
d’étroites fenêtres,--c’étaient les cellules des religieuses,--l’autre,
des baies lumineuses,--les chambres des pensionnaires.--La chapelle
grise, derrière eux, s’unissait aux verdures d’un grand parc.

Il s’enquit de Mme Dieuzède; une jeune femme en deuil qui paraissait
enceinte lui répondit qu’elle l’avait vu sortir et prendre une allée
débouchant à l’orée d’une lande. La promeneuse reviendrait sûrement par
le même chemin.

Bernard s’engagea dans l’allée des chênes au bas de laquelle il
découvrit la lande vergetée de bruyères et d’ajoncs. Le feu des feuilles
mortes se ranimait sous le soleil montant. Cette matinée de la
Saint-Martin s’égayait d’un azur tranquille; une buée blonde riait sur
les prairies, sur la plaine regorgeante d’arbres dorés, ondulant jusqu’à
la lisière d’une forêt. Il recevait en son sang la douceur de l’air, le
parfum des frondaisons expirantes d’où s’exhale un pressentiment de
résurrection. Ses yeux accueillaient tantôt le rose cramoisi, le violet
pourpré d’un brouillard de ramilles à la cime d’un bosquet lointain,
tantôt le jaune grillé des fougères, le vert ardent d’un buisson de
houx. Il marchait en paix avec le monde, avec lui-même et avec Dieu. Des
âmes sans nombre semblaient se mêler à la sienne et s’y réconcilier.

Néanmoins, une inquiétude comprimait les pulsations de sa joie. Il
allait se retrouver, seul à seule, en face d’Hélène. Il craignait de lui
infliger des réminiscences sévères, d’être devant elle le reproche qui
surgit, le réquisitoire silencieux et perpétuel; mais il ne pouvait
oublier, ni même paraître oublier. Incapable de calculer une attitude,
il redoutait presque en même temps qu’il la désirait de toute sa
tendresse cette rencontre dont dépendrait le ton futur de leurs
relations.

Elle revenait indolemment, couverte d’une mante sombre, tenant appuyée
contre son épaule son ombrelle ouverte. A distance, elle l’aperçut qui
descendait vers elle, s’arrêta pour l’attendre. Il pressa le pas et
avant qu’il l’eût tout à fait jointe, il l’entendit émettre cet
affectueux reproche:

--Tu as voulu nous faire une surprise. Tu as bien tardé!

Il l’embrassa comme on embrasse une sœur ou une proche parente; aucun
émoi d’amour ne traversa la simplicité de son mouvement, elle lui rendit
un baiser rapide, et ils remontèrent ensemble jusqu’à la maison.

Elle avait repris sa vive souplesse d’allure; le repos à la campagne,
dans une sérénité plantureuse qu’entourait, sans la contraindre, la
discipline conventuelle, restituait à toute sa personne quelque chose de
juvénile et d’allègre; sous le hâle du plein air une fraîcheur sanguine
éclaircissait ses joues qu’elle ne fardait plus. Il s’abstint d’admirer
son changement, trop bon pour lui faire sentir de quelle déchéance il
l’avait relevée. Leur entretien s’arrêta au séjour de Brohiniac, aux
études des enfants, à l’humeur de Paulette qui s’était notablement
assagie; et, tout d’un coup, il dit avec force:

--Veux-tu que nous redevenions des campagnards? Quand vous aurez passé
ici tout l’hiver, au printemps vous retournerez à Portzic.

--A Portzic? Il n’y a plus rien!

--Nous meublerons du nécessaire le pauvre logis. Vous y serez mieux que
n’importe où.

Elle le considéra, plus étonnée, même froissée qu’heureuse de cette
décision. Une couleur de deuil rembrunit sa figure; elle n’osait
l’interroger: «Et toi, que feras-tu?» mais supposa qu’il prolongerait
les rigueurs d’une séparation méritée. Bernard expliqua mieux ses
projets: aussitôt finie l’effervescence du négoce que provoquait le
passage des Américains, il vendrait, au Mans, sa librairie, et la
transporterait à Brest où il se rendrait acquéreur d’un fonds, rue de
Siam, que le libraire songeait à céder. Hélène retint l’objection qui
lui venait aux lèvres:

--L’état de tes affaires te permettra-t-il ce rêve?

Elle se contenta de répondre:

--Sans doute, ce serait le meilleur parti.

Ils s’étaient assis au soleil, sur la terrasse; la venue de leurs deux
filles et de Charles abrégea leur intimité. Paulette fut gracieuse avec
son père; Adèle ne chercha pas à contenir l’excès de son allégresse.
Tout le monde était gai; d’heure en heure on espérait la grande
nouvelle, l’annonce de l’armistice. Au sortir de table, ils
rencontrèrent le vieux facteur qui arrivait du bourg, et, les mains
tremblantes de joie, tout en distribuant les lettres, propageait
l’événement:

--J’ai vu la dépêche; la paix est signée!

Déjà la grosse cloche de l’église se mettait en branle; les petites,
trinqueballées par des bras furieux d’enthousiasme, s’agitaient comme
des danseuses ivres; leurs volées se ruaient à travers le ciel sans
ombre. D’autres, dans la campagne, leur répliquaient. Tous les clochers
de France s’envoyaient le message de libération; il semblait que les
morts eux-mêmes écoutaient sous la terre allégée, et que les enfants à
naître devaient bondir dans le ventre des mères exultantes.

Bernard, silencieux, se découvrit et pria sentant que l’univers, en ces
minutes, se recueillait avec lui. Mais Charles jeta soudain une
réflexion dénuée d’artifice:

--Puisque c’est la paix, Paulette ne me taquinera plus.

--Ne t’y fie point, répondit Paulette en riant; _Paulette sera toujours
Paulette_.

Au même instant vint à passer, avec deux petites filles vêtues de noir
comme elle, la jeune femme que Bernard avait rencontrée le matin. Mme
Lescuyer était la veuve d’un savant de noble avenir, tué, quatre mois
avant, dans l’Aisne, à la tête d’une section qu’il commandait. Elle
attendait, pour la fin de l’automne, la naissance d’un troisième enfant;
sous son voile funèbre étrange un jour de victoire, la lourdeur de sa
taille était à la fois douloureuse et magnifique. Ses yeux restaient
rouges de larmes fraîchement essuyées; cependant, elle souriait. Bernard
vit en elle la figure de la France déchirée et debout, plus grande que
ses blessures, chargée d’espoirs sublimes, redressant au-dessus des
ruines son front touché par des splendeurs clémentes. Elle dit à Mme
Dieuzède:

--C’est terrible de songer que, si la guerre avait cessé quatre mois
plus tôt, mon mari... Et pourtant, je suis joyeuse... Vous me comprenez,
si vous avez perdu quelqu’un.

Hélène, en se détournant de Bernard, murmura:

--Oui, je vous comprends.

Adèle, qui s’était éloignée vers un groupe de religieuses, dans un
bosquet du jardin, accourut pour annoncer:

--Les sœurs vont chanter un _Te Deum_. Tu viens, maman?

--Je viens, répondit Hélène.

Elle entra, devant Bernard, à la chapelle. Il mouilla son doigt d’eau
bénite, lui en offrit; elle se signa, plus émue qu’elle ne croyait
l’être, et l’échange du geste sacré fut entre eux le commencement de la
Paix.




XI


Celui qu’on a connu _Job le pauvre_ redevient, en apparence, le riche
Bernard Dieuzède. Durant l’année 1919, le caoutchouc, aidé par le
trouble des changes et les manœuvres de Sarug, a rebondi d’un élan
prodigieux. Les actions d’apport de la Société anonyme représentaient
pour Bernard, au début de 1920, un capital presque doublé, environ huit
cent mille francs. Ce retour d’opulence ne l’a pas ébloui; il commençait
à s’en effrayer, n’avait qu’une hâte: vendre ses valeurs et rompre le
contrat qui le liait à Sarug, au monde affreux de la spéculation.
Hélène, cette fois, n’a pas osé contrarier ses vues; le détachement du
gain l’a fait plus sage que les malins de la Bourse; il a vendu avant
mars et, dès avril, la hausse ralentie s’est tournée en dégringolade.
Dervart, de nouveau associé, Fergus Fergusson et tous les autres vont
«boire un bouillon». Quant au malheureux Jules, accroché à la roue de la
Fortune, cette culbute a désorganisé son bouillant cerveau. Le climat de
Singapour, les fatigues de l’exploitation, la frénésie des cupidités
déçues l’ont mené à la folie totale. Bernard vient d’apprendre qu’on a
dû l’enfermer: il se croyait un rajah des Indes, prétendait que son
caissier lui avait volé des milliards, exigeait que cet homme fût mis en
jugement et pendu; comme on lui résistait, un délire furieux l’a saisi;
il a blessé d’un coup de poignard le juge qu’il sommait d’instruire.

Son désastre enrage la vieille Mme Restout rendue par ses rhumatismes
plus insupportable et féroce. Hélène, au contraire, s’est ployée
lentement à l’évidence des erreurs commises; une rénovation intime épure
sa volonté, elle reconnaît que le bonheur n’est point où elle s’égara,
elle aperçoit les injustices énormes de sa conduite. Son orgueil reste
encore loin de se briser jusqu’au repentir; pour s’humilier, il faudrait
qu’elle examinât ses fautes, sous le regard d’une vérité austère et
miséricordieuse. Elle cherche plutôt l’oubli, et l’oubli est impossible.
A tout moment des faits inopinés, des sous-entendus, des sursauts de
mémoire la rejettent vis-à-vis de ce qu’elle fut. L’autre jour, Paulette
s’étant extasiée devant des lys éclos, Hélène a revu, dans le salon de
Glenka, au crépuscule, les grands lys dressés comme des formes de
mauvais anges qui la guettaient. Charles, qui vient d’apprendre en son
catéchisme le sixième commandement, lui a demandé: «Qu’est-ce que
l’adultère?» Elle a su répondre: «C’est le péché des adultes.» Mais,
surprise par sa question, elle a rougi devant son fils innocent. Quelle
que soit la délicatesse de Bernard, il ne peut plus être pour elle
l’amoureux d’autrefois. Quand elle rencontre d’anciennes relations, elle
perçoit à des nuances d’accueil qu’on _sait_ et qu’on l’a jugée.

Aussi la vie mondaine n’est-elle plus le centre de sa vie; elle doit à
sa triste expérience d’avoir palpé le vide des simulacres dont se
contente le commun des gens.

Depuis qu’elle est rentrée à Portzic, elle se prépare, dans les
harmonies de sa jeunesse, un cœur nouveau.

Elle a retrouvé, tels que des amis perdus, les chênes rebroussés par le
suroît, la lande où le vent galope comme un poulain débridé, les ombres
moussues au pli des falaises, les môles des promontoires tendus vers les
larges eaux, l’odeur du romarin sur les pentes, le chant d’orgue de la
marée, et même la chapelle de Sainte-Anne au milieu des ormes avec sa
voûte bleue percée de deux lucarnes, ses ex-voto, son brasier de
cierges, sa pénombre brune et son silence.

Le manoir, maintenant qu’elle en habille peu à peu l’indigence, lui est
redevenu plus cher que jadis. Elle aime la bonhomie rustique des meubles
qu’a remis Bernard; le siège où elle s’asseoit, pour lire, près de la
fenêtre, est un simple fauteuil de paille, semblable à ceux des aïeules
qui dévidaient les heures en filant et en jasant. Bernard l’a priée de
reprendre sa harpe; elle ne jouera plus la _Fantaisie romantique_, mais
elle transcrit sur son clavier les pièces anciennes des maîtres du
clavecin, des airs bretons ou irlandais, et si, parfois, elle y fait
résonner les nostalgies des passions vagues, elle ne s’étourdit point
d’un factice enchantement. Sa raison s’est assainie dans l’obéissance au
devoir quotidien; en attendant qu’elle soit une chrétienne, elle devient
au moins _une femme d’intérieur_. Une âme comme la sienne va-t-elle
s’embourgeoiser? Il faut, pour bien agir, qu’elle agisse en aimant; et
l’amour la préservera des routines engourdies, des prudences mesquines,
des platitudes calculatrices.

D’ailleurs, son mari est auprès d’elle; désormais elle ne se raidira
plus contre sa générosité. Sans doute, l’aisance revenue au foyer
amortit les antithèses de leurs deux caractères; Bernard, inespérément,
a réussi; elle l’admire, elle l’écoute d’autant mieux que les faits
l’ont justifié. Mais elle se laisse pénétrer des influences salubres qui
rayonnent de lui et d’Adèle. Jusqu’au bout elle sera très différente; de
moins en moins elle contredira.

Bernard voudrait l’amener à sentir que le jeu des circonstances
enveloppa, dans leurs épreuves, une prédestination ineffable; elle
encourait l’abandon suprême; elle n’eut qu’un mérite: céder à l’appel
mystérieux de l’espérance, consentir à ce qu’on l’arrachât des gouffres.
Le jour où elle entreverra que l’enchaînement de merveilleuses
conjonctures l’a délivrée, elle se fondra en gratitude, et connaîtra
enfin la grandeur de l’humilité pénitente.

Jusque-là, Bernard sait que le bonheur ne reviendra pas tout entier.
Humainement, le mal accompli ne peut jamais s’abolir. Les inclinations
d’Hélène, en dépit des cataclysmes qui leur ont barré le chemin,
reprendraient leur pente vers le goût du luxe et les chimères vaniteuses
s’il ne la défendait contre elle-même par toute la force de ses
exemples.

Il a disposé leur commune existence de façon à ce que l’intimité se
refasse lentement, sans qu’ils pèsent l’un sur l’autre dans une solitude
oisive. Chaque matin, le jardinier attelle à un break de campagne l’un
ou l’autre des deux vigoureux chevaux. Les enfants montent avec leurs
cartables, devant, à huit heures, se trouver au pensionnat. Hélène et
leur père les accompagnent; c’est Hélène qui, le plus souvent, conduit.

Bernard a ouvert, dans la rue de Siam, une librairie d’art chrétien
portant cette simple enseigne: _Les beaux livres_. Frimbault l’a suivi
et tient en sa main experte la direction matérielle de l’entreprise.

Mais Bernard n’est plus réduit au métier d’un marchand qui reçoit les
livres à la mode et en trafique comme d’une denrée comestible. Il
choisit les ouvrages, et il en édite; il veut aider à se faire jour les
écrivains, les artistes pauvres, quand ils savent,--tel Robert avec sa
_Résurrection_,--rendre par l’humain des formes Dieu tangible. Pour lui
seul, l’entreprise serait un faix excessif; il s’est acquis en Toustain
l’auxiliaire dont il était digne. Toustain, devenu veuf, s’est
transplanté à Brest. C’est lui qui est chargé de lire les manuscrits, de
répondre aux auteurs, de «fabriquer» les volumes. Bernard se réserve le
choix des gravures et des eaux-fortes; il associe Hélène à ce labeur
captivant. Par là, dans un ordre heureux, leurs intelligences
concordent, autant qu’elles en sont capables. Ils _s’entendent_; gage de
félicité plus sûr que s’ils _s’adoraient_.

Est-ce à dire qu’Hélène s’est tout à fait guérie de ses caprices
nerveux, de ses impatiences dominatrices? La paresse de Paulette, son
penchant à contrarier, ses pointes malignes, tout ce qu’elle porte de
révolutionnaire en ses tendances, reste chez les Dieuzède un ferment
d’inquiétude. Bernard ne cesse pas d’être l’homme de tendresse, «plus
sensible que volontaire», comme le jugeait Brouland. Des troubles
traverseront, plus d’une fois, son intérieur. Mais, lorsqu’il se
souvient des crises qu’il a franchies, il s’émerveille, il rend grâces
au Seigneur dans une effusion inlassable.

Et il se réjouit en sachant que l’exclusion de la souffrance ne fait
point la béatitude. Il redoute les fils d’araignée que l’abondance tisse
autour d’une volonté encline à la mollesse.

Il veut vivre pauvre en esprit.

Ni son avoir, ni sa femme, ni ses enfants, ni les yeux de son corps, ni
sa pensée même,--il songe à l’état de Jules,--ne furent ni ne seront
jamais à lui. Pour ne point perdre la présence de cette divine
certitude, il recherche les pauvres et les souffrants; il _se prive_ en
silence à leur intention, et il se reproche de trop les envisager,
malgré lui, du dehors, comme n’étant plus l’un d’eux. Saura-t-il assez
libérer l’argent de l’anathème collé sur lui, de ce rétrécissement qui
fait le cœur du riche pareil à la peau de chagrin racornie en proportion
de chaque désir satisfait? Même il se demande quelquefois si, dans
l’ordre invisible, le temps où il se voyait le plus dépouillé ne fut pas
le meilleur de sa vie terrestre.

Hier soir, Hélène et lui étaient sortis ensemble sur la lande toute
violette de bruyères en fleurs, et où se réfléchissaient, déliées dans
le ciel, des tresses roses de nuées.

Au milieu du plateau nu s’avançait à leur rencontre un vieil homme de
taille gigantesque, vêtu comme un mendiant, un bâton en sa main droite
et donnant l’autre à une femme chétive, courbée, qui le conduisait, car
il était aveugle et tâtait le chemin devant ses pas. Cet homme, Bernard
le connaissait; de son vrai nom il s’appelait Kenavo; mais sa
prodigieuse stature, sa force jadis terrible et sa cécité lui avaient
valu à Portzic le surnom de Samson. Longtemps il avait fait le métier de
pêcheur; un coup de sang, comme à Bernard, lui avait ôté la vue;
seulement, faute de soins, jamais il ne l’avait recouvrée; et il
cherchait son pain aux portes des maisons, sa femme étant inapte à le
gagner pour lui. Sous un jupon grisâtre, sèche comme un fagot d’épines,
elle paraissait déjà porter à califourchon la mort. Son menton en
cisaille, ses yeux cernés de rouge, le tatouage de ses rides crasseuses
marquaient sa figure d’une laideur méchante. On disait qu’elle
maltraitait son mari et même le frappait, ne lui pardonnant pas d’être
bon à rien et vengeant sa faiblesse sur le fort désarmé. Lui, au
contraire, montrait en sa face hirsute une sorte de calme céleste. Bien
qu’il eût des sourcils épais, abaissés et contractés au-dessus des
prunelles inutiles, presque disparues au fond des orbites, l’ensemble de
ses traits était joyeux, illuminé d’un _signe_ de douceur que
divinisaient, en cet instant, les reflets du crépuscule.

Hélène, quand elle l’aperçut, aurait voulu l’éviter. L’aspect de cet
aveugle lui rappelait que Bernard, par sa faute à elle, avait failli
rester comme lui; elle se détournait d’un tel remords. Mais la femme de
Samson le mena droit à Mme Dieuzède et, avec la langue geignarde d’une
pauvresse qui sait jouer son rôle, elle remercia «les bons maîtres» d’un
panier de figues, envoyé la veille; elle laissait en même temps
comprendre qu’une aumône faite appelle une aumône à faire.

Samson se taisait, comme abîmé dans le recueillement d’une extase. Le
vent agitait autour de son cou les boucles blanches de ses cheveux
mêlées aux flocons bourrus de sa barbe. Énorme et voûté, il avait l’air
d’un mystérieux saint Christophe chargé d’un fardeau surhumain et
pourtant paisible, assuré de ne pas fléchir. Soudain, il ouvrit la
bouche, proféra, d’une voix très grave, et souriant:

--Le soleil des loups se lève sur la lande. C’est beau.

--Comment, dit Hélène, savez-vous que la lune est à l’horizon? Je vous
plains de ne pas voir un soir comme celui-ci.

--Il le voit dans sa mémoire, exprima Bernard, et plus beau qu’en
vérité.

--Ne me plaignez pas, repartit Samson. Je suis _trop heureux_. Quand
j’avais la lumière dans les deux trous de mon front et mes bras pour
travailler, j’étais content de moi, je n’avais besoin de personne, même
pas de Dieu. Il n’aurait pas trouvé à s’asseoir à ma table; mon banc
était plein. A présent, il est chez lui; la place est libre, il peut
entrer avec ses anges et tous ses saints...

--Viens-t’en donc, interrompit la femme en le tirant par le bras.
C’est-y possible de dire des bêtises pareilles! Voyez-moi ce faignant.
Il ne me compte pour rien!

Bernard la morigéna de sa dureté imbécile; Samson baissait la tête,
résigné à ses injures, ne cherchant point à réfuter sa sottise; et il
s’éloigna vers l’allée des chênes, docile, là où elle l’entraînait.

Hélène et Bernard se remirent en marche; sur le sol où la lune étalait
une couleur de bure, leurs deux ombres unies s’allongeaient.

--Cet homme est profond, réfléchit Hélène; mais il me fait peur.

--Pourquoi? s’étonna Bernard. Il redit simplement à sa manière une
parole plus douce que terrible: «Quand vous n’aurez plus rien, alors
vous posséderez Tout.»


1916-1922.




Paris.--Imp. PAUL DUPONT (Cl.).--7-10-22


*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOB LE PRÉDESTINÉ ***

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