Variétés Historiques et Littéraires (02/10)

By Edouard Fournier

Project Gutenberg's Variétés Historiques et Littéraires (2 / 10), by Various

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Title: Variétés Historiques et Littéraires (2 / 10)
       Recueil de pièces volantes rares et curieuses en prose et en vers

Author: Various

Release Date: November 26, 2014 [EBook #47468]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VARIÉTÉS HISTORIQUES (2 / 10) ***




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  VARIÉTÉS

  HISTORIQUES

  ET LITTÉRAIRES,


  Recueil de pièces volantes rares et curieuses
  en prose et en vers

  _Revues et annotées_

  PAR

  M. ÉDOUARD FOURNIER


  TOME II




  A PARIS
  Chez P. JANNET, Libraire

  MDCCCLV




_Mémoire sur l'état de l'Académie françoise, remis à Louis XIV vers
l'an 1696_[1].

     [Note 1: Nous trouvons ce mémoire, dont nous ignorons l'auteur,
     dans le _Bulletin des sciences historiques_, que dirigeoit M.
     Champollion-Figeac, et qui forme la VIIe section du _Bulletin
     universel_ fondé par M. le baron de Ferussac. Il se trouve dans
     le tome 18, p. 98-100, et il y est dit qu'on l'a transcrit
     textuellement d'après un manuscrit du temps.]


La bonté avec laquelle le roy a bien voulu se déclarer protecteur
de l'Académie françoise semble engager S. M. à lui donner quelque
moment de son attention pour la tirer du mespris et de l'avilissement
dans lequel elle est tombée depuis quelque temps. Cette compagnie
a toujours esté et est encore composée de plusieurs personnes d'un
mérite distingué dans les lettres; mais quelques petits esprits qui
s'y sont introduits s'en sont, pour ainsy dire, rendus les maistres
par l'absence des autres, que leurs différentes fonctions empeschent
d'assister régulièrement aux assemblées, et ont escarté ceux qui
auroient pu s'y trouver assidûment, en sorte que les honnestes se
sont piquez à l'envy l'un l'autre de n'y point aller, et s'en sont
même faict une espèce d'honneur dans le monde[2]. Cela, joint au
petit nombre d'ouvrages que cette compagnie a produit et au peu
d'attention que le roy semble y donner, faict croire au public qu'elle
est entièrement inutile puisqu'elle ne faict rien, et encor plus,
puisque S. M., à la pénétration de laquelle rien n'eschappe, semble
l'abandonner. Il est cependant vray de dire que le soin de faire
fleurir les lettres n'est point indigne du prince, car on remarque
que de tous les temps la politesse dans les nations a esté une marque
presque infaillible de supériorité sur les autres nations, et l'on
a veu que les siècles et les pays fertiles en héros l'ont esté en
hommes de lettres, et que la pureté du langage a toujours esgallé la
prospérité de la nation.

     [Note 2: Pavillon, dans sa lettre à Furetière du mois de juin
     1679, rend témoignage de cette inexactitude de la plupart des
     académiciens et de l'inutilité de la présence des autres aux
     séances. «J'ai été introduit, dit-il, _incognito_, il y a trois
     jours, à l'Académie, par M. Racine, etc.... La scène qui s'y est
     passée en ma présence n'a pas été fort utile à l'enregistrement
     des décisions que l'on y a faites, puisque l'on n'a rien arrêté à
     cette assemblée. J'y ai vu onze personnes. Une écoutoit, une autre
     dormoit, trois autres se sont querellées, et les trois autres sont
     sorties sans dire mot.»]

L'Académie françoise avoit jusque icy assez remply cette idée, plus
encore par raport aux pays estrangers qu'à la France mesme. Ils
regardoient cette compagnie comme un tribunal souverain pour la langue,
comme un corps toujours subsistant pour la conserver dans sa pureté, et
luy donner en mesme temps l'avantage des langues mortes, qui est de
n'estre point sujettes au changement, et celuy de la langue vivante,
qui est de se perfectionner.

Il n'en est plus de mesme à présent, et l'Académie est également
descriée et en France, et chez les étrangers.

Cependant rien ne seroit plus aisé que de rétablir ce corps dans son
premier lustre. Je sçay que le roy est à présent occupé à de plus
grandes et plus importantes affaires; comme je l'ay remarqué, celle-cy
n'est point à négliger, et la moindre marque que le roy voudra donner
de sa bienveillance pour l'Académie suffira pour la restablir.

Une chose qui a le plus contribué à faire ignorer au public l'utilité
de cette compagnie est le choix des ouvrages qui luy ont esté donnez:
un Dictionnaire, une Grammaire[3], une Poétique, une Rhétorique[4].
Qu'y a-t-il de plus difficile, de plus long, de plus ingrat, et, si
j'ose dire, de plus impossible à faire par quarante personnes ensemble?
Des ouvrages qui devroient estre composez par deux ou trois personnes
au plus ne peuvent estre entrepris par une compagnie aussy nombreuse et
dont les sentiments sont si partagez.

     [Note 3: Les six années qui s'écoulèrent entre la publication du
     Dictionnaire en 1694 et sa révision en 1700 furent employées, dit
     Pellisson, «à recueillir et à résoudre des doutes sur la langue,
     dans la vue que cela serviroit de matériaux à une grammaire,
     ouvrage qui devoit immédiatement suivre le Dictionnaire, selon le
     plan du cardinal de Richelieu.» _Hist. de l'Acad. franç._, t. 2,
     p. 66.]

     [Note 4: «Porter notre langue à sa perfection et nous épurer
     le goût, soit pour l'éloquence, soit pour la poésie, c'est ce
     que l'Académie se proposa d'abord, selon les vues du cardinal
     de Richelieu; et, pour y parvenir, elle résolut de travailler
     activement à un Dictionnaire, à une grammaire, à une Rhétorique et
     à une Poétique.» _Id._, p. 42.]

A la vérité, le Dictionnaire pourroit estre destaché en plusieurs
parties différentes, et seroit par conséquent plus susceptible de
ce travail. Cependant, après soixante ans et plus d'une application
continuelle, ce Dictionnaire si attendu et tant célébré avant sa
naissance a enfin paru au public[5], qui a lu d'abord toutes les
imperfections et les fautes dont il est remply[6]; que doit-on
espérer du reste? Une grammaire que deux académiciens pourroient
achever en deux ans sera l'ouvrage d'un siècle pour l'Académie, et
encore aura-t-elle moins de succès que le Dictionnaire. Pour remédier
à ces inconvenients, il faudroit distribuer à cette compagnie des
matières qui, pour estre plus parfaictes, demanderoient le travail et
l'application de plusieurs personnes ensemble. Les occupations que
l'Académie avoit dans les premiers temps nous en fournissent l'exemple.
L'Examen du Cid a passé en justice pour un chef-d'oeuvre, et l'on voit
ce qu'en escrit M. Pellisson, que le premier dessein de l'establissement
de l'Académie estoit de perfectionner la langue en donnant des modelles
dans leurs ouvrages, et en faisant voir le bon et le mauvais des autres
ouvrages par les examens qu'ils en feroient ensemble.

     [Note 5: Commencé en 1637, le Dictionnaire ne fut achevé qu'en
     1694. V. notre article _Dictionnaire_ dans l'Encyclopédie du XIXe
     siècle.]

     [Note 6: Les académiciens eux-mêmes reconnoissoient l'imperfection
     de leur oeuvre, et, bien plus, l'impossibilité de faire mieux,
     si la méthode suivie pour le premier travail, et maintenue
     pour les éditions qui se succédèrent jusque vers 1740, n'étoit
     pas abandonnée. Un mémoire adressé à l'abbé Bignon par l'abbé
     d'Olivet en janvier 1727, et publié, d'après le manuscrit, dans
     _l'Athenæum_ du 10 septembre 1853, prouve assez la mauvaise
     opinion qu'on avoit du Dictionnaire dans la partie saine de
     l'Académie. «Le Dictionnaire, dit donc d'Olivet, ne vaut rien
     dans l'état où il est, et, quand on y travailleroit cent ans, on
     ne le rendra jamais meilleur, à moins qu'on n'y travaille d'une
     manière toute contraire à celle qu'on a suivie jusqu'à présent. On
     s'assemble dix ou douze, sans savoir de quoi il doit s'agir; on y
     propose au hasard, selon l'ordre d'alphabet, deux ou trois mots à
     quoi personne n'a pensé. Il faut faire la définition de ces mots,
     faire entendre leur signification et leur étendue, et donner des
     exemples ou des phrases qui fassent voir les diverses manières
     dont ils peuvent être employés. Ces définitions se font à la hâte
     et sur-le-champ, quoique ce soit la chose du monde qui demande le
     plus d'attention. Les phrases ou les exemples se font de même;
     aussi sont-ils pour la plupart si ridicules et si impertinents,
     que nous en avons honte quand on les relit de sang-froid.»]

Si S. M. vouloit bien les rappeler à ce qu'ils faisoient pour lors,
et leur marquer quelques autheurs latins ou françois sur lesquels ils
donnassent leur jugement, cela seroit également curieux et utile. Ils
pourroient de temps en temps en imprimer de nouveaux; leurs conférences
deviendroient plus agréables, et tous les académiciens ne manqueroient
pas d'y assister le plus souvent qu'ils pourroient, pour peu que S. M.
parût s'y intéresser.

Cela n'empescheroit pas, si elle le jugeoit à propos, qu'ils ne
fissent une grammaire et les autres ouvrages dont ils sont chargez
par leurs statuts. Trois ou quatre personnes y travailleroient, et
rendroient compte ensuite à l'Académie de ce qu'ils auroient faict[7].

     [Note 7: Le travail pour la grammaire se fit d'abord par toute
     l'Académie assemblée. «On arrêta, dit Pellisson, qu'à l'un des
     bureaux M. l'abbé de Choisy tiendroit la plume, à l'autre M.
     l'abbé Tallemant.» Puis on se départit de cette méthode de travail
     collectif, parcequ'on jugea qu'un ouvrage de ce genre «ne pouvoit
     être conduit que par une personne.» On se décida donc à procéder
     comme il est dit ici, c'est-à-dire à charger de cette grammaire
     quelque académicien, «qui, écrit Pellisson, communiquant ensuite
     son travail à la compagnie, profitât si bien des avis qu'il en
     recevroit, que par ce moyen son ouvrage, quoique d'un particulier,
     pût avoir dans le public l'autorité de tout le corps.» _Id._, p.
     68.--C'est l'abbé Regnier qui fut choisi.]

Le roy pourroit aussy régler que tous les mois ou tous les deux mois un
académicien fist une action publique, et donner des sujets de prix[8],
ce qui pourroit se faire sans augmentation de dépense, en donnant trois
mois de vacation à cette compagnie, et en employant pour le prix le
quartier de jetons[9] qui ne seroit point distribué.

     [Note 8: Il y avoit déjà un prix d'éloquence, dont la fondation
     étoit due à Balzac, mais qui ne fut distribué pour la première
     fois qu'en 1671, c'est-à-dire quinze ans seulement après la mort
     du fondateur. «Comme son fonds avoit profité, lit-on encore dans
     l'_Histoire de l'Académie_, ce prix, qu'il avoit fixé à deux cents
     livres, fut porté à trois cents.» _Id._, p. 18.--Quelques années
     après, on destina une somme pareille pour un prix de poésie.
     Pellisson, Conrart et M. de Bezons, tous trois académiciens,
     en firent d'abord les frais; puis, après la mort de Pellisson,
     l'Académie en corps les prit trois fois de suite à sa charge;
     enfin M. de Clermont-Tonnerre, évêque de Clermont, constitua ce
     prix à perpétuité, en 1699, moyennant une somme de 3,000 francs,
     placée sur l'Hôtel-de-Ville de Paris. Le donateur prononça, à
     cette occasion, un discours qui se lit dans _le Mercure galant_ du
     mois de juin de cette année-là.]

     [Note 9: C'est à Colbert qu'on devoit ces jetons de présence.
     «Afin d'engager encore davantage les académiciens à être assidus
     aux assemblées, il établit qu'il leur seroit donné quarante jetons
     par chaque jour qu'ils s'assembleroient, afin qu'il y en eût un
     pour chacun, en cas qu'ils s'y trouveroient tous (ce qui n'est
     jamais arrivé), ou plutôt pour être partagés entre ceux qui s'y
     trouveroient, et que, s'il se rencontroit quelques jetons qui ne
     pussent pas être partagés, ils accroîtroient à la distribution
     de l'assemblée suivante. Ces jetons ont, d'un côté, la tête du
     roi, avec ces mots: _Louis le Grand_, et, de l'autre côté, une
     couronne de laurier avec ces mots: _A l'immortalité_, et autour:
     _Protecteur de l'Académie françoise_.» _Mémoires_ de Charles
     Perrault, liv. 3. Avignon, 1759, in-8º, p. 137-138.]

Je n'entre point icy dans le détail de la manière dont il faudroit
travailler, ny dans les règles qu'il faudroit establir par raport à ce
que je viens de dire, puisque cela seroit inutile et mesme ennuyeux; je
me contenteray seulement de dire qu'il me paroist que ce sont là les
seuls moyens de restablir l'Académie françoise dans son premier lustre,
et qu'il est de la grandeur du roy de donner cette marque d'attention
aux lettres, pendant que S. M. semble n'en donner qu'à la guerre et au
bien de ses peuples.




_Le Miroir de contentement, baillé pour estrenne à tous les gens mariez._

_A Paris, chez Nicolas Rousset, en l'isle du Palais, devant les Augustins._

CIC.IC.XIX.

In-8º.


PREMIÈRE PARTIE.

  Je veux chanter dessus ma lyre
  Ce que j'ay eu peine d'escrire,
  Et ramasser de tous mes sens
  Les plus melodieux accens.
  Je veux, à quatre escus pour teste,
  Faire une solennelle feste
  A tous les enfans d'Apollon;
  Je veux le luth, le violon,
  La harpe et la douce pandore,
  La flutte et le tambour ancore,
  Les perles des musiciens,
  Jeunes, vieux, nouveaux, anciens;
  Je veux le concert plus habile
  De la veille Sainte-Cécile[10],
  Les chantres du roy journaliers
  Et les orgues des Cordeliers[11],
  Pour chanter en note amoureuse
  De Jean la vie bien heureuse,
  Jean tousjours gay, roy des contens,
  Jean tout confit en passe-temps,
  Jean qu'on ne verra tant qu'il vive
  Jamais que porter la lessive,
  Jean qui ne voudroit s'obliger,
  Pour tout l'or du monde, à changer
  Son port de lessive en office
  Qui lui donnast autre exercice.
    O Muse, eslite du trouppeau
  Qui habite sur le couppeau[12]
  Du mont Parnasse, je te prie,
  Dy-moy de Jean l'estre et la vie.
    Le temps de sa nativité
  Fut un jour de Sainct-Jean d'esté.
  Aussi, neuf mois devant, la lune
  Avoit monstré sa face brune,
  Quand sa mère en songeant croyoit
  Que de son flanc issir voyoit
  Un chat qui, d'une course brève,
  Monta au feu Sainct-Jean en Grève[13];
  Mais le feu, ne l'espargnant pas,
  Le fit sauter du haut en bas,
  Si que, pour attiedir sa peine,
  Il se relança dans la Seine,
  Où Neptune au festin estoit
  D'une Nymphe qui le traictoit.
  Ce fut un asseuré presage
  Que Jean aymeroit ce rivage,
  Et que ses exploits les plus beaux
  Il feroit aux rives des eaux;
  Bref, sa retraite journalière
  Seroit au bord de la rivière.
    Or, le jour que ce pauvre oizon
  Parut dessus nostre orizon,
  Et que l'estoile matinière
  Descouvrit son heure première,
  Sa mère estoit en un grenier
  Logée près d'un menestrier,
  Qui faict que Jean sçait la practique
  De toute sorte de musique,
  De rondeaux, ballades, chansons,
  Les voltes[14] de toutes façons,
  Les courantes, la sarabande,
  Et des branles toute la bande,
  Mesmes celuy des bons maris,
  Qu'on souloit danser à Paris,
  Des Bretons la druë carole[15],
  Et la pavane à l'Espagnole[16].
  S'il faut danser les Matassins[17],
  Il n'a les pieds dans des bassins;
  Dispos pour danser la fissaigne[18]
  Autant qu'une chèvre brehaigne.
    Quand Jean fut un peu grandelet,
  On luy apprit son chappelet;
  Car Jean a la mine trop bonne
  Pour estre un docteur de Sorbonne.
  Il sçait son Pater, son Ave,
  Son Confiteor, son Salve;
  Il sçait un peu son nom escrire.
  Du reste, il ne s'en faict que rire,
  Parce qu'on dit à tout propos:
  Les plus sages sont les plus sots.

     [Note 10: Ce concert se donnoit aux Grands-Augustins par la
     confrérie des musiciens de Sainte-Cécile. V. Lebeuf, _Hist. du
     dioc. de Paris_, t. 2, p. 464; _Merc. gal._, juin 1679, p. 184.]

     [Note 11: C'étoient les plus belles de Paris. Daquin et Marchant
     furent, au XVIIe siècle, organistes aux Cordeliers.]

     [Note 12: Ce vieux mot signifioit colline, monticule. Le nom de la
     rue _Copeau_, très montante, comme on sait, vient de là.]

     [Note 13: V. pour ce feu de la Saint-Jean sur la place de Grève,
     et sur les auto-da-fé de chats qu'on y faisoit, une longue note de
     notre édition des _Caquets de l'Accouchée_.]

     [Note 14: Les _voltes_, dont la plus fameuse étoit celle de
     Provence, avoient été, depuis Charles IX et Henri III, danses fort
     à la mode. Guil. du Sable a dit dans son _Coc à l'âne_, l'une des
     pièces de sa _Muse chasseresse_, Paris, 1611, in-12:

       Considerant le temps qui court,
       Il faut, pour estre aimé en cour,
       Bien basler et danser la volte.]

     [Note 15: Cette danse, qui s'exécutoit en rond, et que Jacques
     Yver appelle pour cela «la ronde carole» (_Printemps d'Yver_,
     journ. 3), avoit donné naissance au mot _caroleur_, qui se trouve
     dans le roman de la Rose, et à _caroler_, qui se lit dans les
     poésies de Froissart. Elle n'étoit point particulière aux Bretons,
     qui même lui préferoient de beaucoup leur trihori. On la dansoit
     beaucoup à Paris, où se trouvoit même un carrefour qui lui devoit
     son nom de _Notre-Dame-de-la-Carole_.]

     [Note 16: Ce vers confirme l'opinion de Furetière, qui veut, en
     dépit de Ménage et d'un passage d'Antonio Massa Gallesi (_De
     exercitatione jurisperitorum_, liv. 3), que la pavane vienne
     d'Espagne, et non pas de Padoue. Elle étoit depuis long-temps à
     la mode. Marguerite de Valois fut l'une des dernières qui la
     dansèrent bien. (V. _Mél. d'une gr. biblioth._, t. 30.)]

     [Note 17: Encore une danse espagnole, mais plus vive que la
     pavane. C'étoit une imitation de la pyrrhique antique, et, comme
     elle, elle se dansoit avec des épées. «L'on voyoit, lit-on au
     livre VII de _Francion_, qu'ils se battoient de la même façon
     que s'ils eussent dansé le ballet des _Matassins_, où l'on fait
     cliqueter les épées les unes contre les autres, ce qui est une
     abrégée de la danse armée des anciens.» Molière, en la plaçant
     dans le ballet de _Pourceaugnac_, lui fit singulièrement perdre de
     son caractère.]

     [Note 18: Nous ne savons quelle est cette danse. Peut-être faut-il
     lire la sissaigne, et alors j'y reconnoîtrois facilement la
     _sissonne_, qui commençoit à être célèbre alors, et dont le pas
     principal se danse encore sous le nom altéré de pas de _six sols_.]

       *       *       *       *       *

LA SECONDE PARTIE.

  Jean, petit mignon de l'Aurore,
  Chante la beauté qu'il adore
  En se levant de grand matin;
  Puis, d'une chanson bien gentille
  Qu'il dit des sergens de la ville,
  Passe en musique l'Arétin[19].
    Le dos recouvert de sa hotte
  D'une mine qui n'est point sotte,
  Semble un orgueilleux limaçon
  Qui, de sa coquille les bornes
  Outrepassant, monstre ses cornes
  Au soleil de brave façon.
    Ceste hotte, pour des bretelles,
  A deux lizières assez belles,
  L'une rouge, l'autre de gris;
  Car la corde à la longue affole,
  Et lui avoit sié l'espaule
  Et son pourpoint de petit gris.
  Jean n'est curieux de la mode,
  Mais, vestu comme un antipode
  D'un haut de chausse plein de trous,
  Plus large en bas qu'à la ceinture,
  Ne craint point que la ligature
  Luy face mal sur les genoux.
    Haut de chausse fait d'une cotte
  Qu'Urgande portoit à la crotte
  L'espace de neuf ou dix ans,
  Frangé par bas, et si honeste
  Que jamais n'eut coup de vergette,
  Faict en despit des courtisans.
    Je pense avoir leu dans l'histoire,
  Si j'ay encor bonne memoire,
  Ce fut en l'an cinquante-neuf
  Qu'on osta les chausses bourrées[20]
  Où les armes estoyent fourées;
  Lors ce haut de chausse estoit neuf.
    Si vous le voyez plein de tailles,
  C'est qu'il a veu maintes batailles
  A Dreux, Jarnac et Moncontour;
  A Sainct-Denys fut sa deffaicte:
  Un goujat l'eut pour sa conqueste,
  Qui ne le portoit qu'au bon jour.
    Il estoit aux troupes des reistres
  Lors que deux ou trois cens belistres
  Furent deffaits dedans Auneau[21];
  Puis il vint à la Fripperie,
  Où Jean, qui hait la braverie
  L'eut en eschange d'un moyneau.
    C'est son compagnon plus fidèle:
  Soit qu'il travaille à la Tournelle,
  Soit qu'il ballie sa maison,
  Soit que par fois il aille au Louvre,
  De ce haut de chausse il se couvre,
  Qui est propre en toute saison.
    Pour conserver ceste relique,
  Qui sert tant à la republique,
  Jean, qui sçait bien son entregent[22],
  Porte une soutane de toile
  Faicte du reste d'un gros voile
  Dont un nocher luy fit present.
    On prendroit Jean, en ceste guise,
  Pour un senateur de Venise,
  Ou pour un jeune Pantalon[23],
  Ou pour un bachat en Turquie,
  Car sans orgueil sa sequenie[24]
  Lui bat presque sur le talon.
    Jean vient au bord de la rivière,
  Trouve une troupe lavandière
  De femmes battans les drappeaux:
  Il baise l'une, et s'escarmouche
  Avec l'autre un peu plus farouche,
  Luy baisant ses tetins jumeaux.
    Cupidon, aux rives de Seine,
  Rid de ceste amour incertaine,
  Car Jean n'est en place arresté;
  Et de vray, qui voit la caresse
  De Jean, il n'y a point d'adresse;
  Jean se loue de tout costé.
    Jean n'eust jamais l'ame captive,
  Jean rid tousjours, pourveu qu'il vive,
  Il ne voudroit pas estre un roy;
  Jean n'offence jamais personne,
  Jean ne craint point qu'on l'emprisonne,
  Jean ne faussa jamais sa foy.
    Après le bonjour ordinaire,
  Jean, chargé comme un dromadaire,
  Le linge encore degoutant,
  S'en va par la plus courte voye
  A la maison où on l'envoye
  Se descharger, tousjours chantant.
    Poussé d'une mesme alegresse,
  Jean s'en retourne de vitesse,
  Du fromage et du pain portant,
  Et de vin nouveau la choppine
  Pour le desjeuner de Bertine;
  Mais Jean en est participant.
    O Dieu! quels bons mots ils se dient
  Quant à desjeuner se convient!
  Si nous les avions tous escrits,
  Ils nous feroient crever de rire.
  Relisez les Fleurs de bien dire[25]:
  L'auteur de Jean les a appris.
    Ainsi Jean passe la journée,
  Jean passe ainsi toute l'année,
  Sans un seul grain d'ambition.
  Que le monde coure ou qu'il trotte,
  Que Jean ne perde point sa hotte,
  Il est exempt de passion.
    Hotte qui luy vaut un empire,
  Hotte que Jean seule respire,
  Hotte coulante de fin or
  Plus que le Tage en abondance,
  Hotte l'espoir et l'asseurance,
  Et de Jean l'unique thresor.
    Sçachez Platon et Aristote;
  Qui ne cognoit Jean et sa hotte
  Ignore la perfection,
  Et la plus belle intelligence
  De tout le bonheur de la France,
  Qu'il faut chercher d'affection.
    Aussi, pour tant de grands services
  Et quantité de bons offices,
  Elle avoit le cul tout percé;
  Mais Jupiter, très favorable,
  Pour un signe au ciel remarquable
  Entre les astres l'a placé.
    Jean heureux, heureuse ta hotte
  Qui te fait chanter gaye notte!
  Certes, je ne m'estonne pas
  Si tant de Jeans font bonne vie,
  Gays, joyeux, et auroit envie
  Tel d'estre Jean qui ne l'est pas.

     [Note 19: C'est Guy, l'inventeur de la gamme, qu'on appeloit
     l'Arétin, à cause d'Arezzo, sa patrie.]

     [Note 20: Il est parlé ici de ces chausses d'_avanturiers_,
     habillés à la pendarde, dont Brantôme a dit: «D'autres plus
     propres avoient du taffetas en telle quantité, qu'ils doubloient
     ces chausses et les appeloient _Chausses bouffantes_.» _Édit. du
     Panthéon littéraire_, t. 1, 578-580.]

     [Note 21: En 1587, le duc de Guise, qui avoit déjà battu les
     reîtres à Vimory le 26 octobre, les défit encore à Auneau, en
     Gatinais, le 11 novembre, et amena ainsi leur capitulation à
     Lancy.]

     [Note 22: Expression déjà depuis long-temps à la mode (V. de
     La Noue, _Dict. de rimes_ (1596), p. 299), et dont Beroalde se
     moque ainsi: «Je m'étonne, fait-il dire à Ramus parlant à César
     sur cette expression: _Qu'est-ce que faire la pauvreté?_ je
     m'étonne que vous, qui êtes latin, ne le savez; et surtout vous
     qui, entre les galants, savez mieux votre cour. J'ai pensé dire,
     comme nos docteurs, votre _entregent_; mais il me sembleroit dire
     _entrejambe_, tant cela est fat.» (_Le Moyen de parvenir_, édit.
     Charpentier, 1841, p. 39.)]

     [Note 23: C'est-à-dire encore un jeune seigneur de Venise,
     car on sait que le _Pantalon_, qui devint plus tard un des
     types burlesques de la comédie italienne, fut d'abord la
     personnification du riche vénitien.]

     [Note 24: _Souquenille._ Ce mot, que Nicot abrége encore
     davantage, puisqu'il écrit simplement _squenie_, se trouve
     orthographié comme il est ici au liv. 1er, chap. 49, de Rabelais.
     Ronsard l'écrit _souquenie_.]

     [Note 25: _Fleurs de bien dire, recueillies des cabinets des plus
     rares esprits de ce temps, pour exprimer les passions amoureuses
     de l'un comme de l'autre sexe._ Paris, Guillemot, 1598, pet.
     in-12.--V., sur une autre édition de ce livre de François Desrues,
     une note de notre édition du _Roman bourgeois_, p. 88.]

       *       *       *       *       *

_Continuation du bonheur et contentement de Jean sur le subject de son
mariage avec Jeanne la Grise._

  Qu'est-ce que j'entend par la ville
  Du mariage d'une fille
  Si heureuse, qu'à ceste fois
  Pas ne voudroit faire un eschange
  De Jean contre le pont au Change[26]
  Ny tous les thresors des grands roys?
    Ceste fille fut caressée
  Autrefois et fort pourchassée
  Par gens qui ne font que causer:
  Chacun l'appeloit son coeur gauche,
  Chacun vouloit faire desbauche,
  Chacun promettoit l'espouzer.
    Cela s'appeloit par leurs signes
  Mariages de Jean des Vignes[27],
  Quand chacun trousse son pacquet
  Le lendemain des espousailles,
  Qui precèdent les fiançailles.
  Tout cela n'estoit que caquet.
    Jean, le jour d'une bonne feste,
  Vestu d'habit assez honneste
  Alloit prendre son passetemps.
  Il rencontre Jeanne la Grise,
  Il cause avec elle, il devise:
  Il la cognoissoit dès long-temps.
    Jean luy presente son service,
  Tournant son chapeau, puis luy glisse
  L'une des mains sur son devant.
  Jeanne, qui estoit amoureuse
  De Jean, s'estimoit trop heureuse
  De ce qu'il parloit si avant.
    Jean, pour n'encourir vitupère,
  En fit la demande à son père,
  Un maistre juré chiffonnier:
  Car la mère estoit en service,
  Ou, ce me semble, estoit nourrice
  Chez la fille d'un cordonnier.
    Jean le Gris se nommoit le père,
  Philippote Maucreux la mère,
  Qui prindrent à fort grand honneur
  D'avoir, pour marier leur fille,
  Si noblement en ceste ville
  Fait rencontre d'un tel seigneur.
    Pour contracter ce mariage,
  Jean n'y voulut point de langage,
  Car le conseil en estoit pris.
  On n'apporta papier ne plumes:
  Il fut faict aux uz et coustumes
  De la prevosté de Paris.
    Huict jours après, sur les quatre heures,
  Ils partirent de leurs demeures
  Pour s'en aller à Sainct-Merry.
  Poussez de mesme coeur et d'ame,
  Là Jean prist Jeanne pour sa femme,
  Jeanne prist Jean pour son mary.
    Sortis de la messe nopcière,
  Jean s'en va chez une trippière
  Prendre une teste de mouton.
  La langue on avoit ja ostée
  Pour une jeune desgoutée
  Qui avoit mal à son ploton[28].
    Outre un pied de boeuf, il achette
  Un plat de trippes, dont il traitte
  Les parents de chasque costé;
  Et, pour faire la nopce entière,
  Il eust douze grands pots de bière,
  Car le vin luy eust trop cousté.
    Après la pance vint la dance,
  Et Jean, qui entend la cadence
  Plus que s'il estoit de mestier,
  Leur fournit des chansons si belles
  Que jamais il n'en fut de telles,
  Et se passa de menestrier.
    Suivit, pour clorre la journée,
  La collation ordonnée
  De fromage et deux plats de fruict.
  Par ainsi, la nopce achevée,
  Jean emmeine son espousée,
  Se retirant sans faire bruict.
    Arrivé qu'il fut en sa ruë,
  Tout le voisinage il salue
  D'une chanson, comme il souloit.
  Aussi, pour son nouveau mesnage,
  Il eut de tout le voisinage
  Plus de bonsoirs qu'il ne vouloit.
    Je laisse à part la mignardise
  Dont Jean flattoit Jeanne la Grise,
  Les caresses, les doux propos,
  Les baisers, le geste folastre,
  Pour amoureusement combattre
  Avant que prendre leur repos.
    Ce sont les secrets d'hymenée,
  Cachez dessous la cheminée,
  Qu'il ne faut jamais publier.
  Publier les faicts de la couche
  En ceste mignarde escarmouche,
  Ce seroit par trop s'oublier.
    Vivez contens, couple fidelle,
  Car vostre lignée immortelle
  Par tout le monde s'estendra:
  Juppiter vous a fait la grace,
  Entre autres, que jamais la race
  Des Jeans et Jeannes ne faudra.

     [Note 26: Les _forges_ d'orfèvres et les boutiques de changeurs
     qui s'y trouvoient faisoient de ce pont la rue la plus riche de
     Paris.]

     [Note 27: Le proverbe dit: _Mariage de Jean des Vignes, tant tenu,
     tant payé_; c'étoit ce que nous appelons une passade. Quitard,
     _Dict. des Prov._, p. 475.]

     [Note 28: V., sur le sens de ce mot, le _Dictionnaire comique_ de
     Le Roux, qui ne l'emploie que pour le sexe masculin. Il cite à
     l'appui un vers du _Parnasse satyrique_.]

       *       *       *       *       *

_L'Historiographe au Lecteur._

  Ces vers je composois pour esgayer mon ame
  Comblée de l'ennuy d'une grand fluxion
  Qui me causa la fiebvre, et la fiebvre une flamme
  Qui de vivre longtemps m'osta l'affection.
  La Muse en eust pitié, qui de l'eau d'Hippocrène
  Estaignit ce brazier, et me rendit l'esprit
  Pour chanter le bonheur de Jean en bonne estrène,
  Que j'ay reduit en vers, comme elle me l'apprit.




_Le Pâtissier de Madrigal en Espaigne, estimé estre Dom Carles, fils du
roy Philippe._

_A Paris, par Jean Le Blanc, ruë Sainct-Victor, au Soleil d'or._
1596[29].

In-8.

     [Note 29: M. Leber possédoit un exemplaire de ce curieux livret,
     et le croyoit unique. «M. Brunet même, dit-il, ne dut de pouvoir
     le décrire qu'à la communication qu'il lui fit de cet exemplaire.»
     (Catal. Leber, t. 2, p. 254-255, nº 4182.) Nous en avons pourtant
     trouvé un second, et d'une autre édition, ce qui est plus
     singulier, mais ce qui est aussi une preuve de la popularité de
     cette pièce. Notre exemplaire est de Paris, 1596; celui de M.
     Leber, aujourd'hui à la Bibliothèque de Rouen, indique, sous la
     même date, qu'il fut publié à Poitiers par Blanchet. Le premier
     titre y est omis; on n'y trouve que le second: _Histoire d'un
     pâtissier de Madrigal_, etc. M. Leber voit dans ce livret une
     anecdote singulière «d'où il résulteroit, dit-il, que D. Carlos
     auroit vécu long-temps après l'époque où l'on suppose que son
     père le fit assassiner... Elle prouve au moins, ajoute-t-il, que
     le sort de ce prince fut toujours un problème, même du temps de
     Philippe II, qui ne mourut qu'en 1598.» Malheureusement, encore
     d'après M. Leber, comme témoignage historique, cette pièce ne
     peut rien, puisque c'est «tout simplement, dit-il, un conte
     renouvelé des Arabes ou des fabliers du moyen âge.» En ce dernier
     point, le savant bibliophile se trompe. Ni les Arabes, ni les
     fabliers du moyen âge n'ont affaire ici; notre livret ne leur
     doit rien: il ne remonte pas si haut. C'est tout bonnement un
     conte de 1596, _renouvelé_ d'une histoire de 1594. Cette année-là,
     un nommé Gabriel Spinosa, pâtissier du bourg de Madrigal, en
     Castille, s'étoit, à l'instigation du moine portugais Michel
     Los Santos, partisan zélé du prieur de Crato et confesseur au
     couvent de Madrigal, s'étoit, dis-je, donné comme étant le roi
     D. Sébastien de Portugal, qu'il disoit n'avoir pas été tué dans
     son expédition contre les Maures d'Afrique. Son aventure n'avoit
     pas duré long-temps, moins même que celle du potier d'Alrasova,
     et celle d'Alvarès, tailleur de pierres à l'île de Terceyre, qui
     l'un et l'autre avoient aussi tenté de se faire passer pour D.
     Sébastien. (V. la trad. de l'_Histoire de Portugal_, par N. H.
     Schoefer, 1845, in-8º, p. 620.) Spinosa fut pendu avec le moine
     son complice avant la fin de cette même année 1594, après avoir
     passé par toutes les vicissitudes et fait toutes les tentatives
     dont il va être parlé dans ce livret. L'auteur, en effet, ne
     change presque rien à l'histoire, si ce n'est le personnage qu'y
     joua le pâtissier. La mort de D. Sébastien ne lui importoit guère;
     le drame de D. Carlos l'intéressoit davantage, comme aventure plus
     récente d'abord, puis comme étant de nature à rendre plus odieuse
     la conduite de Philippe II, contre qui la haine étoit encore très
     vivace en France. Voilà pourquoi, sans doute, il dérangea les
     rôles et mit D. Carlos à la place de D. Sébastien.]


_Histoire d'un Pâtissier de Madrigal en Espaigne, estimé estre Dom
Carles, fils du roy Philippe._

C'est un certain rapport faict à un homme notable, estant à Bayonne,
par plusieurs et divers hommes dignes de foy venans d'Espaigne.

Il y a dix-huict mois qu'un homme incognu, aagé de quarante-cinq
ans ou environ, ayant barbe noire commençant à grisonner, se logea
et habita dedans le bourg de Madrigal, lequel n'est guères loing de
Medine[30], l'une des plus celèbres et fameuses villes d'Espaigne.
Cest homme commença en iceluy bourg à faire faire par deux de ses
domestiques certaines pâtisseries et semblables delicatesses, et en
vendre aux personnes qui en vouloient avoir; et les filles religieuses
d'un couvent qui est dedans ledict bourg de Madrigal usoyent souventes
fois de la pâtisserie qu'on faisoit en la maison dudit personnage. Et
nonobstant qu'il fust estranger et homme incognu, il acquist en peu
de jours grande familiarité avec donna Anne d'Autriche, religieuse en
iceluy couvent, laquelle estoit fille bastarde de don Jean d'Autriche,
frère du roy d'Espaigne à present regnant[31]. Iceluy pâtissier
commença à frequenter le service de ladicte dame, et par chacun jour
luy envoyer par ses serviteurs de la pâtisserie et autres semblables
delicatesses, laquelle manière de faire continua plusieurs mois; et
les serviteurs d'iceluy pâtissier, s'esmerveillans de l'abondance
et de la prodigalité dont il usoit et des deniers qu'il employoit à
faire faire telles delicatesses, et aussi qu'il ne demandoit aucun
compte de l'argent qu'il leur bailloit, commencèrent à avoir diverses
opinions de leur dict maistre, ne cognoissant quel homme il pouvoit
estre[32]; et, sur ces propos, lesdicts deux cuisiniers qui faisoient
la pâtisserie, et aussi une servante, estans ensemble, observent
et espient en un certain jour par les fentes d'une paroy leur dict
maistre, et veirent qu'il comptoit et mettoit en des sacs grande
somme de deniers. Pour laquelle occasion, eux estans tentez du peché
d'avarice, font si finement, qu'ils luy en desrobent et volent une
grande partie, et se mettent en chemin pour aller à Medine. En allant,
ils pensèrent à leurs consciences, et comment ils estoient en danger
d'estre apprehendez comme voleurs et punis par justice. Pour eviter
laquelle peine, ils s'advisent d'aller trouver le juge de Medine, et
luy annoncer et declarer les mauvaises conjectures et suspicions qu'ils
avoient dudict pâtissier, et comment ils estimoient qu'il avoit volé
quelque part de grandes richesses, dont il estoit encores saisi. Et
quelque peu de temps après qu'iceux serviteurs eurent ainsi accusé
leur maistre, il advint qu'il alla à Medine, et y arresta quelque peu
de temps pour faire reffaire et enrichir une paire de lunettes de
christal, lesquelles luy avoient esté baillées par la susdicte donna
Anne d'Autriche à ceste fin et pour les causes cy-dessus declarées[33].
Il estoit suspect d'estre voleur, joinct aussi qu'on luy avoit veu à
son col, en une hostellerie de Medine, une riche chaine d'or cachée,
laquelle estoit garnie de fort belles perles. Par quoy les conjectures
susdictes, avec l'accusation qu'en avoient faict ses serviteurs qui
l'avoient volé, furent cause qu'il fut encores plus recommandé, en
qualité de voleur, au juge de ladicte ville de Medine, lequel le feist
chercher en toute diligence, et, l'ayant rencontré, il l'interroge
par parolles douces; et, iceluy ne voulant pas respondre, le juge
l'interroge avec menaces, en luy commandant de dire qui il estoit et de
quel estat il se mesloit, dont iceluy juge ne peut oncques tirer autre
responce sinon qu'il estoit le pâtissier de Madrigal; et quant aux
joyaux qu'il portoit, il dist qu'ils estoient à donna Anne d'Autriche,
fille du seigneur don Jean d'Autriche, laquelle les luy avoit baillez.
Après laquelle responce le juge le met en arrest et en seure garde, et
se transporte à Madrigal, afin de sçavoir si la responce à luy faicte
par ledict personnage estoit veritable.

     [Note 30: La ville de Medina-del-Campo.]

     [Note 31: Elle étoit, en effet, nièce de Philippe II. Dans un
     drame du XVIe siècle, composé sur cette aventure et encore
     célèbre en Espagne, D. Anna est donnée comme étant une nièce de
     D. Sébastien. Il faut bien se garder de la confondre avec Anne
     d'Autriche, fille de Maximilien, qui plus tard épousa Philippe II.]

     [Note 32: Dans le drame dont nous venons de parler, et qui est
     l'oeuvre très remarquable d'un poète qui n'a pas voulu se faire
     connoître, le faux D. Sébastien, pâtissier, joue son rôle à
     peu près de la même manière. M. Louis de Viel-Castel, qui a
     donné de cette pièce une très bonne analyse dans son article
     _Théâtre espagnol--Le drame historique_ (Revue des Deux-Mondes,
     1er novembre 1840, p. 340-343), détaille ainsi ses premières
     manoeuvres: «Gabriel d'Espinosa (c'est le véritable nom du faux
     Sébastien) n'est, il faut bien prononcer le mot, qu'un simple
     _pâtissier_; mais, abandonnant à des valets les occupations de
     cette vulgaire industrie, il a soin de se répandre dans le peuple,
     de se montrer généreux, désintéressé, de donner, toutes les fois
     que l'occasion s'en présente, des témoignages de sa bravoure,
     de sa force prodigieuse, de son adresse, et il ne manque pas de
     manifester de préférence ces qualités, si séduisantes pour le
     vulgaire, dans certains exercices où l'on sait qu'excelloit le roi
     dont il veut prendre la place.»]

     [Note 33: Dans l'histoire, c'est aussi pour des bijoux que lui
     avoit donnés D. Anna, puis pour d'autres qu'elle lui avoit dit
     d'aller vendre à Valladolid, que le pâtissier fut inquiété, puis
     arrêté par les ordres du prévôt de cette dernière ville.]

La donna Anne, ayant ouy les propos que luy tint iceluy juge,
se mist en cholère contre luy jusques à luy vouloir donner de sa
pantoufle sus la jouë, comme l'on dit, disant qu'il ne devoit pas
mettre la main sur un tel homme, et qu'il ne le cognoissoit pas,
dont le juge s'esmerveilla; et luy, estant de retour à Medine, il
interrogea de rechef iceluy pâtissier, qui ne feist aucune reverence
et ne porta aucun honneur audit juge, lequel luy demanda encores, par
douces parolles, qui il estoit, avec plusieurs autres circonstances,
ausquelles il respondit seulement qu'il estoit pâtissier de Madrigal;
et à la parfin il dit au juge: Le roy me cognoist bien, et sçaura bien
qui je suis quand vous luy presenterez une lettre que je veux adresser
à Sa Majesté. Alors il donna au juge une lettre escrite et signée de sa
main, afin qu'il la feist tenir au roy d'Espaigne. Ledit juge, ayant
icelle lettre, monte à cheval et s'en va à Madrid, et baille la lettre
en main du roy, lequel, l'ayant leuë, fut assez long-temps en doute et
pensif; puis après, il appella un sien secretaire, des quatre qu'ils
appellent de la clef dorée, nommé dom Christofle de Moura, lequel vint
audict pâtissier de la part du roy promptement[34], et parla separement
et en secret avec luy, puis s'en retourna ledict secretaire de Moura au
roy, lequel, après avoir entendu le discours dudit secretaire, manda
au juge de Medine qu'il enfermast iceluy pâtissier dedans le chasteau
nommé la Motte de Medine, dedans lequel chasteau ledict pâtissier
est gardé par une assez grande compagnie de gens de guerre depuis
plusieurs mois, et est traicté somptueusemen et servy en vaisselle
d'argent dorée; et personne ne parle à luy, sinon ceux qui ont charge
de le garder ou servir. Le mesme juge qui l'a premièrement mis en
arrest a fait surseance des autres affaires publiques pour garder plus
diligemment et secrettement le dict personnage, avec deux cens hommes
de guerre qui sont soubs sa charge. Et il est defendu très expressement
par toute l'Espaigne, sur peine de la vie, que personne ne parle du
susdict pâtissier de Madrigal. Les hommes qui nous ont raconté ce que
dessus, en venant d'Espaigne et passant par Bayonne, nous ont juré
qu'ils aymeroient mieux avoir perdu tout leur bien que d'avoir dit un
seul mot de cest affaire estant en Espaigne. Au surplus, donna Anne
d'Autriche est tenüe prisonnière avec quatre autres religieuses du
mesme couvent, lesquelles avoient accointance avec le dit pâtissier.
Pareillement, le confesseur des religieuses d'iceluy couvent, nommé
frère Michel de Sanctis, de l'ordre des Augustins, docte et grand
personnage, a esté mis à la question; et luy, ayant eu la torture
jusques à la mort, a dit (selon le bruit qui court secrettement)[35]
semblables parolles que celles qui ensuyvent: Si j'ay admis iceluy
personnage qu'on estime pâtissier, si j'ay parlé à luy, si je l'ay
favorisé, je confesse que j'ay tousjours estimé, jusques à present,
qu'il estoit dom Carles, prince d'Espaigne, lequel le roy son père
avoit commandé (il y a desjà plusieurs années passées) estre faict
mourir en prison, et luy-mesme m'a racompté comment il avoit esté sauvé
et garanty de ce danger de mort: c'est à sçavoir que le roy son père
avoit commandé à quatre seigneurs de sa court, ausquels il se fioit
plus, qu'iceluy dom Carles fust faict mourir par quelque façon qu'ils
adviseroient.

     [Note 34: Dans le drame, c'est un alcade qui arrive secrètement de
     Madrid à Madrigal pour interroger Spinosa.]

     [Note 35: Dans le drame, l'agent du prieur de Crato, qui est le
     conseiller de Spinosa, tâche d'échapper au supplice en faisant
     des aveux complets; mais il n'en est pas moins pendu avec son
     complice.]

Iceux quatre seigneurs ayant ceste mortelle commission estoient le
prince d'Ebuli[36], nommé Roderic de Gomes de Silva, Portugais[37],
le comte de Chinchon et deux autres des noms desquels nous n'avons
cognoissance. Touchant lequel affaire le prince d'Ebuli Silva remonstra
aux trois autres qu'il ne falloit pas faire mourir ce prince pour la
cholère du roy son père, laquelle se pourroit appaiser en brief temps,
leur remonstrant pareillement que le roy n'avoit point d'autre fils,
ny femme pour avoir des enfans qui succedassent à son royaume, estant
ledit dom Carles unique fils; pour lesquelles considerations, lesdicts
quatre seigneurs conclurent qu'ils ne feroient point mourir iceluy
prince, par les moyens qu'il leur promettroit soubs sa foy de changer
son nom, de mener vie privée, et se tenir caché et incognu autant de
temps que le roy son père vivroit, ou bien jusques à tant que tous
lesdicts quatre seigneurs qui avoyent commandement du roy de le faire
mourir fussent decedez, afin qu'iceux n'eussent part en la cholère du
roy. Suyvant laquelle promesse, iceluy dom Carles s'est tenu caché et
incognu jusques au temps que le dernier desdicts seigneurs est decedé,
il y a environ deux ans; depuis lequel temps iceluy prince s'est fait
cognoistre au marquis de Pennhafiel (ainsi qu'on dit secrettement en
Espaigne), et à donna Anna d'Autriche, et audict confesseur, lequel
a esté contrainct par la torture de reveler ce que dessus est ecrit.
Pareillement, le bruit secret qui court en Espaigne tient pour certain
que ledict personnage est dom Carles, fils du roy d'Espaigne, ou
quelque bien grand imposteur, pour autant qu'on le garde si long-temps
en un fort chasteau, avec grande despence et grande compagnie de gens
de guerre. Les hommes qui l'ont veu dient que son aage, sa corporence
et son regard font estimer que c'est iceluy dom Carles, fils du roy
d'Espaigne; et mesmement il cloche comme faisoit iceluy prince, à
cause qu'estant jeune il s'estoit blessé une jambe en un escalier
de la court[38]; semblablement il a la barbe noire qui commence à
grisonner, comme pourroit avoir à present ledict dom Carles s'il estoit
encores vivant. Iceluy personnage a aussi la lèvre de dessoubs eminente
et avancée, comme ont tous les princes qui sont de la generation
d'Autriche.

     [Note 36: Ici, comme on le voit, nous sortons de l'histoire du
     véritable pâtissier de Madrigal, le faux D. Sébastien, pour entrer
     dans celle de D. Carlos. C'est du prince d'Eboli, qui, ainsi que
     la princesse sa femme, y jouèrent un si grand rôle, qu'il est ici
     question.]

     [Note 37: Il étoit seulement d'une famille portugaise.]

     [Note 38: C'est étant à l'université d'Alcala que D. Carlos fit
     cette chute, dont il resta boiteux.]




_Discours sur l'apparition et faits pretendus de l'effroyable
Tasteur[39], dedié à mesdames les poissonnières, harengères, fruitières
et autres qui se lèvent du matin d'auprès de leurs maris, par
d'Angoulevent._

_A Paris, pour Nicolas Martinant, demeurant rüe de la Harpe, au
Mouton-Rouge. 1613._

     [Note 39: Il est très vrai qu'au commencement de cette année 1613,
     on fit grand bruit à Paris de l'apparition d'une espèce de moine
     bourru, qu'on appeloit le _Tasteur_ à cause de ses habitudes plus
     que galantes, et dont les femmes avoient la plus grande peur.
     Malherbe en parle à Peiresc dans sa lettre du 8 janvier 1613, à un
     moment où les esprits se rassuroient un peu, car on disoit que
     le Tasteur étoit pris: «Nous avions ici, écrit-il, un compagnon
     du moine Bourru, à qui l'on avoit donné le nom du _Tasteur_; l'on
     dit que c'estoit un bon compagnon qui avoit des gantelets de fer,
     et au bout des doigts des ergots de fer, de quoi il fouilloit les
     femmes, et qu'il y en avoit à tous les quartiers. Depuis quelques
     jours, les femmes se sont rassurées, car on dit que le Tasteur est
     prisonnier. Il s'est fait là-dessus de bons contes, mais ce sont
     toutes inventions.»]


_La devise du Tasteur._

  Plus seur est dans le lict taster une pucelle
  Et faire de son luth les accords retentir,
  Que de s'armer les mains d'une forte rudelle
  Pour se porter aux coups et puis s'en repentir.


Armé de gantelets à la façon de ceux qui dauboient sur Chicanous, vous
voyez maintenant ce tasteur au guet après les femmes comme le chat
après les souris; elles en sont toutes en rumeur, pour ce qu'il emporte
la pièce; vous diriez que c'est une malediction tombée sur elles comme
le tacon sur un vignoble au préjudice des ogres. On ne parle plus ny
du Filou[40], ny de la vache à Colas[41]; Robinette est censurée[42].
On ne dit plus mot du Charbonnier[43], mais seullement du Tasteur, le
capital ennemy du sexe foeminin, ainsy qu'il appert par un livre qu'on
dit qu'il a composé, _De garrulitate muliebri_, qui est encore à la
presse, attendant le privilége.

     [Note 40: Ce mot de _filou_ n'étoit pas encore le nom d'une
     espèce: c'étoit celui d'un type de bandit à la mode, dont la
     barbe épaisse et hérissée avoit mis en vogue ce qu'on appeloit
     les _barbes à la filouse_. Dix ans après, le nom s'est étendu à
     l'espèce tout entière. Dans un arrêt du Parlement du 7 août 1623,
     il est parlé des hommes hardis se _disant filous_. Toutefois,
     Filou se maintient comme type jusqu'en 1634. V. notre tome 1er, p.
     138.]

     [Note 41: De l'histoire de la vache à Colas, le paysan du faubourg
     Bourgogne à Orléans, histoire si fameuse au temps des guerres de
     religion, on avoit fait, au commencement du XVIIe siècle, une
     chanson qui sentoit bien fort son huguenot. Le clergé, contre qui
     elle étoit surtout injurieuse, avoit fini par la faire brûler de
     la main du bourreau, et par faire ordonner qu'on eût à n'en plus
     parler, ce qui fut cause que, pendant plusieurs années, on la
     chanta de plus belle.]

     [Note 42: Allusion aux chansons et pasquils assez licencieux de
     _Robinette et Guéridon_, de _Filou_ et _Robinette_, etc., sur
     lesquels nous aurons à revenir souvent dans ce recueil.]

     [Note 43: Il est, je crois, mention ici d'une autre histoire de
     ce temps-là: «Le diable, déguisé en docteur de Sorbonne, entra un
     jour dans la cabane d'un charbonnier, qu'il vouloit tenter, et lui
     dit: Que crois-tu?--Je crois ce que croit la sainte Eglise.--Et
     que croit la sainte Eglise?--Elle croit ce que je crois. L'esprit
     malin vit échouer toutes ses ruses contre de telles réponses, et
     fut obligé de renoncer à son projet. De ce conte est venu, dit-on,
     l'expression de la foi du charbonnier, pour signifier une foi
     simple et sans examen.» Quitard, _Dict. des proverbes_, p. 207.]

Diverses opinions sont intervenues sur l'advenement d'iceluy Tasteur:
_primo_, que ce peut estre l'esprit de quelque verolé quy, se
ressentant encore des mauvais traictemens qu'il auroit receus en
amour, revient icy pour en tirer quelque raison, punissant par ces
terreurs paniques ce sexe quy fut le premier instrument de nostre
misère; d'autres tiennent que ce peut estre quelque argousin[44] privé
de tous ses cinq sens de nature, excepté l'attouchement, auquel ne
restant que cette faculté tastatique, ne sauroit par autre exercice
dispenser son loisir que par le tastement; ce que je ne croy pas,
car d'autres disent qu'il ne laisse pas de monter dessus pour courir
après les autres. Je ferois une Iliade des discours que l'on faict
de ce Tasteur et des grands exploits qu'il a desjà faicts, tant deçà
que delà les ponts; mais pour ce que c'est chose que vous pourrez
plus particulierement apprendre de vos femmes, quy en sont les plus
interessées, je reserve le surplus à leurs passions, et dis que c'est
grand pitié de voir une multitude affligée pour la mechanceté d'une
seule; car, à ce que je voy, ce maistre Tasteur ne laisse pas de les
mettre _ablativo_ tout à un tas: en cependant telle en patira quy
n'en pourra mais. J'ay interet en la cause aussy bien comme un autre,
et ne veux point, si je puis, estre de la grand confrairie: c'est
pourquoy, _antequam veterius provehar_, je me porte partie contre luy,
et m'asseure bien qu'il vous sera permis d'en faire autant, eslisant
domicile. Il n'en est parlé dans les _Centuries_ de Nostradamus non
plus que s'il n'estoit point au monde. Il est venu tout en une nuict,
tel que les potirons, et neantmoins usant et jouissant des droicts
qu'on appelle conjugaux, nonobstant sa minorité, sans demander congé,
placet, visa ne _pareatis_. Pensez-vous que cela ne fasche pas ces
pauvres femmes, quy sont de si bonne volonté, que d'estre sujettes à
la force? Il nous en pend autant à l'oeil, car il y en a quy prennent
plus souvent le masculin que le foeminin genre. Pour mon regard, si
je sçavois quel homme c'est, je cognois un poète quy luy feroit un
petit satyre quy le ruineroit de reputation, et quy luy diroit plus
d'injures qu'une harengère de la place Maubert. Mais quoy! le mal est
qu'on ne le cognoit point. Les uns disent que c'est un grand homme de
pareille stature que les colosses du pont de Nostre-Dame[45], habillé
justement à la façon de l'enfant de quinze mois quy porte son chapeau
enfoncé dans la teste comme un homme quy crainct les sergens. Mort don
bleu! je n'y vay pas, et que tantost il est fisché contre une muraille
comme un espouvantail à chenevières, et tantost campé justement comme
un gentilhomme de la Beauce quy attend un lièvre à l'affût, armé, comme
dict est, de gantelets de fer, au rapport d'une jardinière d'auprès la
porte de Montmartre, quy serrent, dit-elle, les affaires de si près
que le mal qu'on en ressent passe toute imagination. Si bien que, pour
dire la vérité, voilà une affaire bien intriguée, car chacun en parle
diversement. O ma foy! c'est un pagnote, puis qu'il ne va que de nuict,
comme les chauves-souris. Il luy faut tendre des piéges comme au renard
quy mange les poules. Nous autres avons bien à faire qu'il vienne
effaroucher nostre gibier. Il y a des femmes quy sont desjà assez mal
aisées à serrer d'elles-mesmes. Au diable donc soit donné le Tasteur!
Encores s'il s'y prenoit de bonnes façons, on ne s'en plaindroit
pas, et telle auroit esté tastée quy seroit si secrette qu'elle n'en
ouvriroit point la bouche, encores que l'on die du sexe que _id solum
potest tacere quod nescit_.

     [Note 44: Argousin est ici fort bien employé, s'il est vrai, comme
     le croit Ménage et comme le soutient Millin (_Voy. dans le Midi_,
     t. 2, p. 406), que ce mot dérive d'_alguazil_, et se prît alors
     dans le même sens en françois.]

     [Note 45: L'auteur veut parler «des grands Termes d'hommes et
     de femmes», comme dit Germain Brice, qui ornoient le devant des
     trente-quatre maisons du pont Notre-Dame. G. Brice, _Descript. de
     la ville de Paris_, 1752, in-8, t. 4, p. 328-329.]

Je parle latin pour ce que j'ay peur qu'elles l'entendent, et que,
jugeant de mon intention selon les caprices de leurs testes, elles me
fissent ressembler la jument à Godart, quy ne s'en retournoit jamais
sans frotter: car l'on dit qu'il n'y a rien de plus vindicatif que
l'esprit d'une femme. Voilà pourquoy je parle ainsy, non par ironie,
ains pour me condouloir avec elles sur cette nouvelle disgrâce, n'y
ayant homme qui participe plus sensiblement à leurs mesadvantures que
moy, qui le tirerois volontiers de mon ventre pour le leur donner.
Mais quoy! c'est entreprendre les travaux d'Hercule de le leur vouloir
persuader si leur creance y contrarie. Elles ont l'imagination
trop forte, et toute rhetorique semblera tousjours defectueuse en
persuasions au prejudice d'icelle. Les Nestors et les Cicerons y
perdroient leur latin. Il faut que l'opinion des femmes ait son
cours, comme la rivière de Loire; mais Dieu me garde pourtant de leur
haine! Et toy pauvre farfouilleux, que fay-tu? Quelle particulière
animosité as-tu contre ce sexe? quy te fait bander les yeux à toutes
ces considerations? Vraiment, je parie ta perte. N'ouis-tu jamais
parler de ces femmes de Nevers quy feirent rendre Perpignan[46]?
Elles t'attraperont, comme ce meunier quy tournoit cest action en
risée. Si tu estois encore quelque Narcis ou quelque Ganymède, au lieu
de vomir tant d'imprécations contre toy comme elles font, elles te
reserveroient quelque part en leurs bonnes grâces. Si tu estois beau
comme un Adonis, je m'asseure qu'il n'y en a pas une quy ne te voulust
cacher entre sa chair et sa chemise. Tu me feras peut-estre des contes
de Pasiphaé, amoureuse d'un taureau; tu m'allegueras des Seminares,
amoureuses de chevaux; mais tout cela n'est rien. On leur dit que tu
es laid comme un Thersite ou comme Oesope, et, quy pis est encores,
que tu es _de frigidis et maleficiatis_. C'est ce quy fait qu'elles
t'abhorrent tant et qu'elles se resserrent ainsy dans leurs maisons,
et neantmoins, animées comme elles sont contre toy, tu ne laisses
pas de continuer tes cavalcades. On te vid encores hier passer par
dessous le petit Chastelet[47]. Ne te fies pas tant en tes forces, et
pense que, comme un autre Samson, il n'en faut qu'une seule pour te
livrer aux Philistins. Je sçay bien comme il m'en a pris. Les ruses
des femmes sont grandes, et neantmoins tu ne te defies non plus qu'un
mouton qu'on meine à l'escorcherie. Va, va, retire-toy, tu fais peur
aux petits enfans. Gardes-toy d'estre mis à Montfaucon en sentinelle
perdue; enfonces-toy plus tost dans la terre comme un mulot, ou va-t'en
trouver Proserpine, quy a la matrice alterée, _sicut terra sine aqua_.
Elle te fera lieutenant de Pluton; tu auras charge et commanderas
cinquante mille legions de grands et petits diables. Cela vaut mieux
encores que d'estre à Paris à disner avec les rois. Mais, à propos de
disner, le discours m'emporte de telle sorte que je ferois volontiers
comme le peintre Nicias, quy se delectoit si fort en son ouvrage, qu'il
demandoit le plus souvent s'il avoit disné. Je ne desire pas que l'on
dise de moy que j'ay la memoire si courte. C'est pourquoy je mis ma
robbe sur les moulins; je ne sçay plus que tout devint.

     [Note 46: Je n'ai pu retrouver à quel fait ceci se rapporte.
     Peut-être est-ce une allusion à quelque événement de la
     capitulation de Perpignan en 1475, après une famine horrible
     où l'on vit une femme nourrir son second enfant de la chair du
     premier qui étoit mort de faim (Henry, _Hist. du Roussillon_, t.
     2, p. 134). Je ne vois rien là, toutefois, qui pût se rapporter à
     des femmes de Nevers et qui pût exciter la risée d'un meunier.]

     [Note 47: On sait que jusqu'à la complète démolition du petit
     Châtelet, en 1782, la rue S.-Jacques n'avoit pas d'autre entrée du
     côté du quai que l'étroit passage pratiqué sous ce lourd édifice.]

       *       *       *       *       *

_Chanson nouvelle sur le Tasteur._

  Messieurs, je vous prie d'ecouter
  Ce qu'est advenu à ma femme
  Qu'un Tasteur a osé taster[48]
  Son bas. Merite-t-il pas blasme?
  Je croy que c'est un corps sans asme
  De donner du tourment ainsy
  A ceux quy ont une bonne asme.
  Je m'esbahy fort de cecy.
    L'on n'entend parler dans Paris
  Rien que du Tasteur (chose horrible!);
  Chacun en baille son devis
  D'une façon quy est terrible.
  L'un dit: Seroit-il bien possible
  Qu'il y eust à Paris un tasteur?
  L'autre dit: Il est impossible
  Que ce ne soit quelque voleur.
    Je croy qu'il contrefait le fol
  Pour tourmenter ainsy le monde,
  Et puis, pour mieux faire son vol
  (Vie quy est trop vagabonde),
  Que d'une rage tant félonne
  (Luy refusant si peu d'argent)
  Il massacre ainsy les personnes,
  N'ayant pitié de leur tourment.
    Dernierement il rencontra
  Dans les ruës ma femme seule;
  Subtillement il luy fouilla
  Au devantier, ferrant la mulle.
  Elle refusant, tout à l'heure
  Il la battit si fermement,
  Que de vray j'ay peur qu'elle en meure,
  Tant elle endure de tourment.
    Elle est maintenant dans un lict
  Quy tant soupire et se lamente,
  Là où souvent elle me dict:
  Je ne seray demain vivante,
  Car cela par trop me tourmente,
  Quy faict qu'en un lieu je ne puis
  Durer: il faut que je m'absente
  De ce bas monde où je suis.
    Je te vay dire adieu, mon fils;
  N'en aie point la face blesme:
  Je m'en iray en paradis
  Voir la face du Dieu supresme,
  Dont luy requiers, à toy de mesme,
  Que, quand tu finiras tes jours,
  Tu puisses voir son diadesme.
  Je te dis adieu pour tousjours.
    Ne le sçauroit-on pas trouver
  Ce larron qu'est si excecrable,
  Qu'est cause qu'au lieu de chanter
  Je fay des regrets lamentables?
  N'est-il donc pas bien miserable?
  Je croy, c'est un loup ravissant,
  Ou un corps que pris a le diable
  Pour nous donner tant de tourment.
    Messieurs de Paris, gardez bien
  De laisser tard sortir vos femmes;
  Comme moy n'y gaigneriez rien
  Si vous n'estes avec des armes.
  Helas! j'en pleure à chaudes larmes.
  Je voudrois bien de luy jouir;
  Il faudroit bien qu'il eust des charmes
  Si je ne le faisois mourir.

     [Note 48: A la fin du XVIIIe siècle, le _Tasteur_ reparut, à la
     grande terreur des femmes, dans les promenades de Paris. «Un
     chevalier de S.-Louis, dit Dulaure dans son _Histoire de Paris_
     (_Etat civil_ sous Louis XVI), acquit alors un sobriquet fameux,
     celui de chevalier _Tape-Cul_. Son occupation journalière étoit
     de parcourir les rues, places et jardins de Paris, et de frapper
     furtivement le derrière de chaque femme qu'il rencontroit. Sa
     rouge trogne, ses cheveux blancs, sa gibbosité, sa croix de
     S.-Louis qui se dessinoit sur un habit blanc couvert de taches, le
     faisoient reconnoître de loin. Une de ses mains étoit armée d'une
     canne qu'il agitoit, et l'autre, placée derrière son dos, étoit
     destinée à l'exécution de ses coups inattendus. Au milieu de la
     grande allée du jardin du Palais-Royal, vous eussiez vu toutes
     les femmes, dont il étoit fort connu, se ranger, s'éloigner au
     devant du chevalier Tape-Cul, et laisser un espace de plusieurs
     toises entre elles et lui.... La femme frappée par ce chevalier
     ne manquoit point de se plaindre ou de lui adresser des injures.
     Quelquefois, sur ses larges épaules tomboient des coups de
     canne lancés par l'homme qui accompagnoit la femme insultée. Le
     chevalier recevoit les injures et les coups avec une résignation
     exemplaire, et s'éloignoit paisiblement sans détourner la tête.»]




_La Destruction du nouveau Moulin à barbe, histoire tragique[49]._

_A Paris, chez Merigot, quay des Augustins, près la rue Gist-le-Coeur._

M.DCC.XLIX.

In-8º.

     [Note 49: L'idée de cette facétie, que Grandville renouvela
     pour sa jolie caricature _Six barbes en trois secondes_, ou les
     barbes à la vapeur (_Magasin pittoresque_, t. 3, p. 249, 1835),
     étoit déjà bien vieille, en 1749, quand parut la brochure que
     nous reproduisons ici. On en trouve, en effet, une trace dans
     l'historiette du maréchal de Grammont (Tallemant, édit. Paris
     Paulin, t. 3, p. 180): «Un jour qu'on disoit des menteries, il (le
     maréchal) dit qu'à une de ses terres il avoit un moulin à razoirs,
     où ses vassaux se faisoient faire la barbe à la roue, en deux
     coups, en mettant la joue contre.»]


Le célèbre Hellezius, mécanicien anglois, inventa il y a quelques mois
une machine, aussi singulière que folle, par laquelle il trouvoit le
moyen de raser cent personnes en une minute. Il en avoit présenté
le dessin à l'Académie, et en commençoit la construction, lorsque
le Parlement reçut une représentation du corps des perruquiers, qui
supplioient qu'on supprimât cette invention fatale à leur repos, et
qu'on défendît désormais aux machinistes de donner aucunes productions
qui tendissent à la ruine d'un corps d'artisans. En conséquence, le
Parlement donna ordre au sieur Hellezius de suspendre la construction
de son moulin. L'inventeur présenta aussi un mémoire pour prouver
l'utilité de sa machine; mais, voyant traîner l'affaire en longueur,
et ne doutant pas que le Parlement ne fût sensible à la requête d'un
millier d'ames qu'il alloit réduire à la mandicité, il prit le parti de
vendre un bien fort honnête qu'il possédoit, et en employa les deniers
à satisfaire le désir qu'il avoit de voir éclore son projet. Il en
vint à bout, et la machine fut faite avant que qui que ce soit en eût
eu vent. Plusieurs personnes avides de nouveauté, à qui il en avoit
fait part, se rendirent tacitement à quatre lieues de Londres, dans
une maison de campagne où avoit été construite cette fatale invention.
Quelques uns furent assez hardis pour tenter l'avanture. Elle réussit.
Le bruit s'en répandit, et, avant que le Parlement en eût pris fait
et cause, cinq cens personnes en firent l'essai fort heureusement;
mais, hélas! le serpent se cache sous les fleurs. Cent autres curieux
se présentent, se placent; le cheval donne mouvement à la machine...
mais, quel affreux moment! les ressorts manquent, cent têtes tombent
d'un côté, cent cadavres de l'autre. Quel horrible spectacle pour les
témoins! Hellezius se sauve, et au bout de deux heures toute la ville
de Londres est imbue de cet accident. Le Parlement envoya sur-le-champ
ordre de donner la sépulture à ces malheureuses victimes de leur
curiosité et de réduire en poudre le moulin. Sa destruction ne tarda
guères: tous les perruquiers, acharnés à sa démolition, n'en laissèrent
aucun vestige.

Rassurez-vous, barbiers de l'Europe; que vos allarmes cessent: cette
affreuse catastrophe assure à jamais la nécessité où l'on est de se
servir de vos mains. A l'imitation de vos confrères anglois, faites
des feux de joie, et faites passer à vos neveux le nom de l'insensé
Hellezius, qui s'est donné la mort de désespoir de s'être ruiné pour
satisfaire sa folle vanité.




 _Dissertation sur la veritable origine des Moulins à barbe, contre
l'opinion erronée, repandue depuis peu dans le public, quy en attribue
l'invention à un mechanicien anglois, quoyque sa veritable origine
constante soit de France, et même dans l'un des plus fameux fauxbourgs
de Paris[50]._

     [Note 50: Faubourg Saint-Marceau.]


La nouveauté plait extremement en France; mais de quelque genre
qu'elle soit, tant dans les sciences, les arts, les machines, que les
spectacles, etc., elle plait infiniment davantage quand elle prend ou
qu'elle est supposée prendre son origine chez l'etranger. C'est ce
quy faict que dans une infinité de choses, et surtout dans les modes
et les adjustemens d'hommes et de femmes, les artisans sont obligés
d'emprunter les noms etrangers. Une femme ne voudroit pas porter une
capote si elle n'estoit à l'angloise, ny un mantelet de gase s'il
n'estoit de gase d'Italie; un menetrier des Porcherons se feroit
battre comme plâtre si on luy disputoit que son violon n'est pas un
vrai Cremonne; un cocher de fiacre ne porteroit pas une montre qu'elle
ne fust angloise[51]: celle quy seroit des plus fameux maistres de
France, fust-elle du fameux Nourrisson de Lyon, ne seroit pas digne
de luy; enfin, tout enfin, devient estrange en France s'il n'est pas
etranger[52].

     [Note 51: Ceci est dit principalement pour l'horloger anglois
     Henry Sally, établi depuis long-temps à Paris, et dont les montres
     étoient les seules qui eussent fait fortune auprès du public,
     et même à l'Académie des sciences. En 1716, il en avoit fait
     approuver une du plus ingénieux mécanisme (_Hist. de l'Académie
     des sciences_, année 1716, p. 77), et à peu de temps de là il
     avoit soumis à la même académie, une montre marine qui n'avoit pas
     eu moins de succès. (_Mém. et invent. approuvées par l'Académie
     des sciences_, t. 3, p. 93.) Nous avons, au contraire, vainement
     cherché dans les mémoires de l'académie le nom de M. Nourrisson,
     le Lyonnois, pour quelque invention approuvée.]

     [Note 52: L'anglomanie fut bien plus forte encore trente ans
     plus tard. Voici ce qu'on lit sur ce ridicule anti-national
     dans un article de l'_Esprit des journaux_ (nov. 1786, p. 197)
     analysant _l'Anti-Radoteur_, qui venoit de paroître: «L'auteur,
     revenant il y a quelque temps à Paris, fut étonné de trouver une
     ville angloise. Chevaux, cavaliers, piétons, carrosses, laquais,
     boutiques, boissons, habits, chaussures, chapeaux, tout étoit
     anglois. Il y vit une troupe de gens qui revenoient des courses
     comme on retourne de _Neumarket_ (sic); mais la mode de se tuer
     lui parut la plus ridicule de toutes celles qu'on avoit empruntées
     de nos voisins.»]

Cette digression, quoyqu'un peu longue, n'est faicte que pour parvenir
à detruire l'erreur où l'on est du pretendu moulin à barbe comme
nouvelle invention angloise.

L'origine du moulin à barbe est d'autant plus ancienne que nous avons
des monumens respectables quy nous le prouvent.

Un celèbre mathematicien, homme extremement versé dans la cognoissance
des physionomies et de toutes les sciences occultes, lequel estoit
ayeul au 2480e degré du quadruple ayeul de Michel Nostradamus, du costé
de sa mère, en estoit autheur. L'esloignement du temps nous a osté la
cognoissance de son nom: les anciens fragmens de marbre sur lesquels
ont en lit encore les lettres finales ne laissent plus entrevoir
que ....gruel[53]; encore faut-il un lancetier d'un foyer enorme. Quoy
qu'il en soit, ce mage estoit possesseur d'un jardin situé dans la
partie superieure de la rivière de Bièvre, autrement dit des Goblins,
dans un temps où cette rivière estoit très peuplée de bièvres[54],
quy sont les mêmes animaux que ceux dont on nous apporte les peaux
du Canada sous le nom de castors; et comme on voyoit aussy sur cette
même rivière quantité de goblins, quy sont de ces feux que le vulgaire
appelle esprits follets[55], elle a retenu les deux noms, rivière de
Bièvre ou des Goblins, et non pas du nom d'un homme quy s'appeloit
Gobin[56].

     [Note 53: Sans doute Pantagruel.]

     [Note 54: Le _bièvre_ est en effet une espèce de loutre ou de
     castor, mais qui ne se trouve qu'en Afrique.]

     [Note 55: «Le mot _gobelin_, dit La Monnoye, dans une remarque
     sur un conte de Desperriers, est usité de toute ancienneté en
     Normandie dans la signification d'_esprit follet_.» _Contes de
     Desperriers_, Amst., 1735, in-12, t. 1, p. 90.]

     [Note 56: Une pièce que nous donnerons dans ce volume prouvera
     combien l'auteur, qui a dit, tout à l'heure, la vérité en riant,
     se trompe au contraire ici.]

Nostre mathematicien, piqué de l'industrie des castors, dont les
ouvrages sont infiniment remplis d'adresse, voulut faire voir à la
postérité que, si la nature donne aux animaux une industrie quy paroit
plus que surnaturelle, les hommes, lorsqu'ils s'attachent à quelque
chose avec application, aydez par la force du raisonnement, sont
capables de faire des travaux quy peuvent surprendre les hommes, même
jusqu'à les rendre interdits d'admiration.

Occupé de ces reflexions qu'il faisoit à la lueur de ces goblins, car
il n'y avoit point là de lanternes, il fit alors le projet d'un moulin
à barbe, et l'executa, non dans la vue d'un gain mercenaire, mais pour
s'immortaliser seulement. Comme il estoit parfaict mathematicien, et
par consequent dans la possession de toute la mechanique en general, ce
fut peu de chose pour luy que de disposer les mouvemens dont il avoit
besoin pour son moulin: ce fut là le moindre objet. Un autre de plus
de consequence l'arrêta quelque temps; mais la parfaicte cognoissance
de son art luy feit vaincre l'obstacle fort facilement: c'estoit la
difference des physionomies, dont les unes sont plus alongées ou plus
raccourcies, ou plus grosses ou plus grasses, quy ont les lèvres plus
plates ou plus enflées, les mantons plus petits ou plus grands, etc.
Cest obstacle, quelque grand qu'il fust, ne cousta presque rien à
nostre mathematicien: il feit avec de la terre glaise, quy ne manque
pas dans ce pays-là, autant de physionomies differentes comme il
pouvoit y avoir alors dans tout le monde; en sorte que, si un Ethiopien
se fust venu presenter, il eust trouvé forme à son minois aussy bien
qu'un blanc, chaque physionomie etant numerotée et characterisée[57]
selon l'objet auquel elle avoit rapport. On n'avoit qu'à prendre place
dès qu'on arrivoit. L'operation se faisoit avec toute la delicatesse
possible, sans craincte d'aucune estafilade, et même sans froisser les
moustaches, car on en portoit alors.

     [Note 57: Les coiffeurs faisoient alors sérieusement ce qui est
     dit ici en plaisanterie: s'ils avoient affaire à une pratique
     d'importance, ils emmenoient avec eux leur physionomiste. Dutens
     raconte que le prince Lanti étant à Paris et ayant demandé le
     coiffeur, vit arriver deux individus, dont l'un, après lui avoir
     pris la tête et l'avoir bien examinée dans tous les sens, dit à
     l'autre, qui étoit le praticien: «Visage à _marrons_; _marronnez_
     Monsieur.» _Dutensiana_, p. 42. Vous _marronner_, en style de
     perruquier, c'étoit vous friser à grosses boucles.]

Cet ouvrage mis en la perfection où il falloit qu'il fust pour rouler,
il le mit à execution; mais, au lieu d'un cheval dont nostre pretendu
inventeur anglois se sert, il se servit du secours de la rivière, dont
le mouvement tousjours egal est le seul quy convienne à une operation
de ceste espèce, et non pas un cheval, dont les allures ne peuvent
jamais estre aussy reglées qu'il faudroit qu'elles le fussent, son trot
ou son gallop occasionnant des secousses quy derangent toute l'economie
de la machine.

Son oeuvre estant à son point de perfection, il se mit à faire des
barbes, tant et tant qu'il en faisoit des ballots pour envoyer dans
toutes les contrées où l'on barbifie: de sorte que, la rivière quy
servoit à son moulin n'estant plus qu'une eau de savon, les estrangers
quy venoient à Paris la prenoient pour un fleuve de laict et se
croyoient dans la terre promise; mais les habitans de ce fauxbourg,
quy prenoient plaisir à se divertir de leur erreur, les en tiroient
enfin et leur apprenoient que c'estoit une eau de barbe quy couloit
incessamment, ce quy fit qu'on nomma cet endroict Coule-Barbe[58], et
qu'on le nomme encore actuellement de même, et qu'il est toujours dans
sa même situation, proche le clos Payen et le champ de l'Alouette,
derrière la manufacture royale des Goblins.

     [Note 58: C'est _Croule-barbe_ qu'il faut dire, mais on doit
     pardonner à l'auteur d'avoir fait cette petite altération pour les
     besoins de sa facétie. Il existe encore, près du boulevart des
     Gobelins et de la Bièvre, la barrière et la _rue Croulebarbe_. Un
     moulin de ce nom s'y trouvoit vers 1214. Notre auteur, on le voit,
     est bien renseigné.]

Voilà precisement l'origine du moulin à barbe, quy n'est point du tout
de l'invention de ce mathematicien anglois, quy n'est qu'un miserable
plagiaire, un copiste maladroict et un mathematicien ideal.

Les revolutions arrivées dans le royaume les siècles passés furent
cause que ce pauvre moulin fut detruict et devint moulin à bled au lieu
de moulin à barbe qu'il estoit.

Quelques traditions quy ne sont pas des mieux fondées disent que
l'auteur de nostre moulin à barbe eut le même sort que celuy quy
feit l'horloge de Strasbourg, et que celuy quy avoit trouvé le moyen
de rendre le verre ductile. Le premier eut les yeux crevez; le
second perdit la vie par la cruauté de Neron. Il faut avouer que la
craincte d'un sort pareil a bien arresté la fougue de ces ouvriers
du temps passé quy se mesloient d'estre inventeurs, et qu'elle s'est
communicquée si fort à nostre siècle, que l'on n'y invente rien du
tout, par la raison qu'on veut se conserver la vue, ce quy faict un
grand tort aux marchands de lunettes et quy enrichira les hopitaux où
on reçoit les aveugles.




_Les cruels et horribles tormens de Balthazar Gerard, Bourguignon, vrai
martyr, souffertz en l'execution de sa glorieuse et memorable mort,
pour avoir tué Guillaume de Nassau, prince d'Orenge, ennemy de son roy
et de l'Eglise catholique; mis en françois d'un discours latin envoyé
de la ville de Delft au comté de Hollande._

_A Paris, chez Jean du Carroy, imprimeur, au mont Saint-Hylaire, ruë
d'Ecosse. 1584._

In-8º de 14 pages[59].

     [Note 59: C'est une des pièces trop nombreuses qui furent faites
     en l'honneur de ce régicide; mais il faut dire aussi, à la gloire
     de l'imprimerie parisienne de cette époque, que c'est la seule
     qui, à notre connoissance, ait été publiée à Paris. M. Leber, qui
     la possédoit (V. son Catalogue, nº 5625), fait un vif reproche
     de cette publication à Jean du Carroy. Il y voit une excitation
     funeste, dont le crime de Jacques Clément et les écrits qui le
     glorifièrent ne montrèrent que trop bien les effets. «C'étoit
     en 1583, dit-il, avant la toute-puissance de la Ligue, que Jean
     du Carroy, imprimeur au Mont-Saint-Hilaire, la providence des
     libellistes, se proclamoit éditeur d'une première apologie du
     régicide qui devoit frayer la voie à Jacques Clément. C'étoit
     sous sa responsabilité personnelle qu'il imprimoit et annonçoit
     publiquement: «_Les cruels et horribles torments de Balthazar
     Gerard Bourguignon..._» (Leber, _De l'état réel de la presse et
     des pamphlets depuis François Ier jusqu'à Louis XIV_, Paris, 1834,
     p. 65). Dans une note, M. Leber donne à penser que cet imprimeur
     est le même que celui dont il parle à la page 63, et qui, nommé
     par L'Estoile Gilles du Carroy, fut, ainsi que son correcteur,
     «_fustigé et banni_» en 1586. (_Journal de Henri III_, 1744,
     in-8, t. 1, p. 496-497.)--La pièce que nous reproduisons ici est
     tellement rare, qu'elle a échappé à M. Weiss pour son article
     Gérard de la _Biographie universelle_, et à M. Oettinger pour sa
     _Bibliographie biographique_. Voici le titre de quelques autres
     livrets publiés à la même occasion et dans le même but; on ne
     s'étonnera pas d'en trouver un imprimé à Rome: _Le glorieux et
     triomphant martyre de Balthazar Gerard, advenu en la ville de
     Delft_, Douai, 1584, in-12.--_Balth. Gherardi Borgondi morte,
     costanza, per haver ammazzatto il principe d'Orange_, Roma, 1584,
     in-8;--_Historie Balth. Gerardt, alias Serach, die den Tyran van't
     Nederlandt den prins van Orangie doorschoten heeft_, (S. l., 1584,
     in-4.--B... T... G... A... V...) _In honorem inclyti heroes
     Balth. Gerardi, Tyrannidis Auraicæ fortissimi vindicis, carmen,
     quo et Gulielmi Nassavii principis Auraici cædes ut percussoris
     tormenta breviter enarrantur_, Lovan., 1588, in-8.--_Muse
     Toscane di diversi nobilissimi ingegni per Gherardo Borgogno_,
     Bergamo, 1594, in-8. Il faut encore ajouter à cette liste l'ode
     latine que Lævinus Torrentinus, ou vulgairement Van der Becken,
     évêque d'Anvers, fit pour célébrer le crime de Gérard, et qui se
     trouve dans ses oeuvres.--Cette pièce, que P. Burmann (_Sylloge
     epistolarum_, t. 1, p. 480) lui reproche très vivement, a pour
     titre: _In honorem Baltasaris Gherardi fortissimi Tyrannicidæ_.]


Amy lecteur, pour veoir de quelle volonté envers Dieu et son Eglise
estoit poussé ce Balthazar Gerard tirannicide, tu le pourras
congnoistre à l'oeil par les vers subsequens, tirez d'un celèbre poëte
de nostre temps:

  Gerard, c'est à ce coup (disoit-il) que ton bras
  Doibt delivrer la Belge.--Hé! non, ne le fais pas.
  --Si, fais-le.--Mais non fay.--Voy, laisse cette crainte.
  --Tu veux donc profaner l'hospitalité saincte?
  --Ce n'est la profaner; plus saincte elle sera,
  Quant par elle ma main les saincts garantira.
  --Mais sans honte jamais le traiste ne peut vivre!
  --Traiste est cil qui trahit, non qui ses murs delivre.
  --Mais contre les meurtriers le ciel est irrité!
  --Tout homme qui meurtrit n'est meurtrier reputé.
  --Hé! n'est-il pas meurtrier cil qui meurtrit son prince?
  --Ce Guillaume est tyran, non roy de ma province.
  --Mais quoy! Dieu maintenant nous le donne pour roy.
  --Celuy n'est point de Dieu qui guerroye sa loy.
  --Tous peuvent estre doncq des tyrans homicides?
  --Jahel, Abod, Jehu, furent tyrannicides.
  --Voire; mais il leur fut commandé du Seigneur?
  --D'une pareille loy je sens forcer mon cueur.
  --Las! pour faire un tel coup ton bras a peu de force.
  --Assez fort est celui que l'Eternel enforce.
  --Mais, ayant fait le coup, qui te garantira?
  --Dieu m'a conduict icy, Dieu me salevera.
  --Que si Dieu te delivre ès mains des infidelles?
  --Luy mort, je ne crains pas les morts les plus cruelles.
  --Mais quoy! tu cognoistras quelle est leur cruauté!
  --Mon corps peut estre à eux, et non ma volonté.

    Estant doncq de ce point resoult en son courage,
  Vers le pole il eslève et ses mains et visage,
  Et puis à basse voix prie ainsi l'Eternel:
  O bon Dieu! qui tousjours as eu soin paternel
  De tes aimez esleuz, fortifie ma dextre,
  Afin qu'à ce midy, d'une vigueur adextre,
  Elle puisse atterrer ce prince audacieux,
  Qui pour te descepter veut escheller les cieux;
  Et puisque ta bonté, nonobstant mille orages,
  A faict veoir à ma nef les hollandois rivages,
  Permets-moy d'enfondrer de ce plomb venimeux,
  Afin que je redonne à la Belge franchise,
  A ton nom son honneur, et sa paix à l'Eglise.

       *       *       *       *       *

_Les cruels et horribles tormens de Balthazar Gerard, Bourguignon, vray
martyr, soufferts en l'execution de sa glorieuse et memorable mort,
pour avoir tué Guillaume de Nassau, prince d'Orenge, ennemi de son roy
et de l'Eglise catholique._

Le plus grand et seul victorieux de tous les martyrs est Christ, et en
Christ les martyrs ont mis toute leur esperance. Christ a promis de
nous donner et langage et sapience; de Christ les martyrs confessent
tenir ce qui est de leur foi pour respondre aux hommes. Balthazar
Gerard, Bourguignon de nation[60], sa mère native de Bezanson, aagé,
comme il monstroit, de vingt et huict ans ou environ[61], personnage
aultant bien instruict que bien disant, et fort habile au maniement
et exécution des affaires d'importance, en l'an mil cinq cens
quatre-vingts et quatre, et le dixième jour du mois de juillet[62],
demi-heure après midi, se mit en deliberation d'executer incontinent,
et sans differer d'avantage, la belle entreprise qu'il avoit dès
long-temps projetté de faire en son esprit, s'asseurant d'en venir à
bout, comme heureusement luy est avenu. Considerant donc Balthazar la
perfidie et desloyauté de Guillaume de Nanssau, prince d'Orenge, qui,
soubs le faux manteau d'une pretendue franchise, privoit une infinité
de personnes de toute liberté aux despens de leurs biens et de leurs
corps, et par là frustroit les ames du salut eternel, se proposa, à
l'exemple de Christ et suivant les pas et vestiges de ses saincts,
de fermer les yeux aux perils et dangers pour le salut de plusieurs
et liberté de nostre patrie; qui fut cause que, cognoissant que le
puissant et souverain Dieu se vouloit servir de luy pour executer sa
volonté divine, après avoir bien examiné l'affaire, il jura la mort
de ce malheureux perfide, desjà condemné par sentence de son prince,
duquel il s'estoit rebellé. S'offrant donc l'occasion de luy porter
des lettres de la mort de Monsieur, frère du roy de France[63], duc
d'Alençon, comme il se fut accosté des gentils hommes de sa cour,
le dixiesme jour de juillet, demi-heure après midi, sortant Nanssau
de sa table, Balthazar luy tira un coup de pistolet chargé de trois
balles, qui luy fit un trou soubs la mamelle gauche de deux doigts
de largeur[64], dont il mourut[65]; et comme Balthazar le vit tomber
du coup qu'il luy donna, se voulant sauver, fut incontinent attrappé
auprès des murailles de la ville[66], mais sans s'estonner aucunement.
Armé d'un incredible courage jusques au dernier soupir, il respond
prudemment à tous ceux qui l'interrogeoyent. Les gouverneurs de la
cité, voulans sçavoir de luy les causes et motifs de son dessaing,
il leur fit cognoistre promptement par un beau langage et par vives
raisons qu'il pensoit avoir fait un grand sacrifice à Dieu, et avoir
beaucoup merité du roy et du peuple chrestien, ne se souciant point que
son corps fust tormenté par les mains des bourreaux, comme il avoit
bien presagé qu'il seroit. J'ay, disoit-il, executé ce que je devois
faire; parachevez, vous autres, ce qui est de vostre charge. Me voicy
tout prest. Parquoy la nuict suivante, ayant esté cruellement par cinq
fois fouetté et tormenté de grands coups, il fut oinct de miel, et
fit-on venir un bouc pour le leicher, affin que par l'aspreté de sa
rude langue il luy emportast avec le miel la peau deschirée, lequel
toutefois n'y voulut point toucher. Ce n'est pas tout, car, l'ayant
mis à la question, il fut gehenné d'une infinité de sortes; et après,
les mains attachées avec les pieds, il fut mis en un van, où il fut
miserablement agité et travaillé expressement, affin qu'il ne dormist
point[67], ce que neantmoins fut fait sans que le juge l'eust ordonné.
Les jours et les nuits suivans, ils desployent tout l'artifice que
nature leur avoit enseigné à excogiter nouveaux martyrs, et, pour le
tormenter avec plus grand horreur et luy faire descouvrir sa pensée,
estant sur la question guindé en l'air, ils attachèrent au pouce de
son pied pesant cent cinquante livres, puis apres luy chaussent des
souliers de cuir tout cru, qu'ils frottent et imbibent d'huille, et,
ainsi tout rompu et deschiré de coups, le font approcher tout nud
d'un grand feu, où, après luy avoir bruslé d'un flambeau le dessoubs
des aisselles, le vestissent d'une chemise trempée dans l'eau ardante
qu'ils allument sur son corps, luy piquent de poignantes aiguilles
l'entre-deux des ongles, et luy mettent profondement des clous dedans.
Mais, voyant qu'il ne crioit point et ne monstroit aucun signe de
passion, après luy avoir rasé les poils par dessus tout son corps,
le baignent et trempent d'un vieux et puant pissat avec de la graisse
bouillante; et, pensant qu'il eust du charme, ils luy mettent une robe
qu'ils prirent d'un pauvre de l'Hostel-Dieu (quelques uns pensent
que ce fut la robbe d'un sorcier), cuydans par là rompre la force de
l'enchantement en vertu duquel, comme ils s'imaginoient, il s'estoit
endurci et rendu insensible contre tant de maux[68]. Pour tout cela,
cognoissans qu'ils n'advançoient rien, ils luy demandent plusieurs
fois qu'est-ce qu'il pensoit, voyant tous ces tormens. Il respond
seulement (Bon Dieu! patience!). Interrogé de rechef qu'estoit la
cause pourquoy il ne s'estonnoit aucunement par tant de passions et
martyres: Les prières des saincts, dit-il, en sont cause. Et comme
un des consuls de la ville admiroit ceste constance: La constance,
monsieur le consul, dit-il, sera considerable en la mort. Il parloit
franchement et fort humainement avec tous, estant hors la question,
avec un grand estonnement des ministres executeurs, et induisoit chacun
à pleurer. Les uns ne pouvans croire qu'il fust humaine créature, les
autres portans quelque envie à sa vertu et constance, comme ne croyant
rien de Christ ni de son Evangile, tout ainsi que les juifs, luy
demandent depuis quel temps il avoit donné son ame au diable. Respond
modestement qu'il ne connoissoit point le diable et qu'il n'avoit
jamais eu à faire avec luy; comme aussi il se defendit honnestement
contre ceux qui l'appeloient traistre, paricide et autres semblables
injures et reproches, donnant temoignage par plusieurs fois, les yeux
baissez, qu'il ne se soucioit point de leurs parolles et calomnies.
Il respondoit aux juges avec toute humilité et douceur, mesme, ce qui
est dur à croire, les remercia de quoy ils l'avoient sustenté en la
prison, et leur promit qu'il en prendroit sa revenche. Eux repliquans:
Quelle revenche? respond: Je vous serviray d'avocat en paradis. Voulans
sçavoir de quel paradis il entendoit parler: Je n'en cognois (dit-il)
qu'un seul. Ainsi tirassé par plusieurs demandes et tormenté par tant
de façons, ne disant rien pourtant qui ne leur fust agréable, le
treizième jour du mois susdict fut adverti de sa prochaine mort; et le
lendemain, comme on luy prononçoit sa sentence, dict avec S. Cyprian,
d'un visage non troublé et d'une contenance asseurée: _Deo gratias_.

     [Note 60: Il étoit né à Villefans, en Franche-Comté.]

     [Note 61: Strada dit vingt-six ans, «_erat enim annorum sex et
     viginti_». (De Bello Belgico, _Decadis secundæ liber quintus_,
     anno 1584.)]

     [Note 62: Le même mois où le duc d'Alençon, compétiteur malheureux
     du prince d'Orange, étoit mort en France des suites du poison que
     lui avoient fait prendre les agents de l'Espagne. Philippe II
     ainsi se seroit délivré en même temps de ses deux rivaux dans les
     Pays-Bas: du fils de Catherine de Médicis par l'empoisonnement, et
     de Guillaume de Nassau par la main d'un assassin.]

     [Note 63: «Atque extincto Alenconio, obtulit se delaturum ad
     Orangium litteras aliquorum Alenconii familiarum de obitu ejus.»
     (Strada, _ibid._)]

     [Note 64: Ceci, à quelques détails près, est encore conforme
     au récit de Strada. Pour exprimer la manière dont Guillaume de
     Nassau, sortant de table, fut frappé au coeur par les balles du
     pistolet de Gerard, le jésuite romain se sert de cette singulière
     phrase: «Assurgentem ab epulis, exeuntemque in aulam, _fistula in
     cor, explosa trajicit, confecitque_.» Heureusement qu'il met en
     marge le mot italien _pistola_.]

     [Note 65: Guillaume tomba mort aux pieds de sa femme, fille de
     l'amiral Coligny, qui avoit vu de même assassiner son père dans la
     nuit de la Saint-Barthélemy.]

     [Note 66: «Evolantem inde, jamque egressurum urbe, stipatores
     insecuti retrahunt.» (Strada, _ibid._)]

     [Note 67: On a renouvelé pour tous les régicides l'histoire de
     ces tourments raffinés, notamment pour Damiens, que, suivant les
     bruits populaires encore accrédités dans mon enfance, on avoit
     ainsi empêché de dormir pendant plusieurs nuits.]

     [Note 68: Strada, trop bon historien pour répéter la fable de
     toutes ces tortures, mais trop vraiment jésuite aussi pour ne pas
     voir dans Balthazar Gérard une sorte de martyr, ne peut s'empêcher
     d'admirer le courage du fanatique au milieu des tourments.
     «_Imperterritum_, dit-il, _tormentisque omnibus majorem_.»]

Ayant donc fait toutes les preuves de constance et magnanimité d'un
asseuré rencontre, sans se troubler aucunement; ayant les yeux et le
visage tout trempés, les piedz tout escorchés, les arteils disloquez
et pendillans à cause du feu, il monte sur l'eschafault, et, d'une
grande resolution, se laisse attacher au posteau et à la croix, où il
ne monstra aucun signe que ces griefs et cruels tormens l'estonassent
tant soit peu, quoique le seul souvenir apportast grand horreur et
estonnement; ce qui fut assez tesmoigné par plusieurs des assistans,
lesquels, ne pouvant veoir ces cruelles passions, esvanouirent
sur-le-champ. Mais tout ainsi que cest invincible Balthazar auroit
porté patiemment les gehennes et cruautez precedentes et pris à gré la
sentence de mort, ainsi a-t-il, à la veuë de toute la cité, soustenu
courageusement les autres assaults, et a benist et consacré de son
sang nostre patrie. Il a semé et planté plusieurs martyrs qui, suivans
son exemple, viendront après lui. Et ceux-là se trompent lourdement,
lesquels, ne pouvans oster la racine des martyrs, qui est Christ,
coupent souvent les rejectons, ne s'avisans pas qu'estans ainsi
coupez ils renaissent et multiplient plus que jamais. Estant doncq
ainsi lié et garotté sur le supplice, cependant que les executeurs
bourreaux s'amusoient à rompre à grands coups de marteaux le pistolet
duquel il avoit despesché Nanssau, ne le pouvans à peine briser, on
despouille le pauvre patient, tout confit en devotion et ravi en
prières; on luy avalle ses chausses jusques sur les piedz, on luy
trousse la chemise à l'entour de ses parties honteuses, et tout aussi
tost l'un des bourreaux l'empoigne par la main dextre, laquelle il luy
met entre deux ardentes platines de fer faictes en forme de gaufrier
qu'un autre tenoit, la luy serrent estroictement, et la bruslent
tellement que toute la place estoit remplie de fumée et de mauvaise
odeur. Après cela, on a des chaines de fer exprès toutes chaudes,
desquelles estroitement on luy lie l'extremité de ce mesme bras;
chacun des bourreaux à mesme suitte prend une chaine ainsi chaude et
bruslante que dessus, et le lient par le haut des bras, le serrent, le
tirent, le navrent, le persent cruellement et luy bruslent le reste
des cuisses et des jambes. On remarqua une grande playe en l'estomach,
qu'on ne sçavoit dire si à ceste heure il la receut, estant adonc
Balthazar, comme dict est, du tout reduict en prière et oraison, car on
l'entendoit intelligiblement proferer les psalmes de David sans changer
de couleur et sans remuer ni pieds, ni mains, ni espaule, sinon en tant
que le pieu auquel il estoit attaché se remuoit devant la main dextre,
que d'adventure pour lors il eut à delivre, d'une fervente devotion fit
le signe de la croix; et, avant qu'il fust de rechef du tout attaché
sur le supplice, il secoua luy-mesme ses chausses bas, et, levant les
pieds du mieux qu'il peut, monta volontairement sur le banc qu'on avoit
preparé tout exprès pour luy tirer les entrailles. Alors on commença à
lui couper premierement la partie honteuse, et, après lui avoir fendu
le ventre en croix d'un cousteau, aux plus longues reprises qu'ils
pouvoient, affin que par là il sentist plus de mal, luy tirent dehors
les intestins, et, non contens de cela, lui arrachent cruellement
le coeur de son siége et le luy jettent en la bouche, laquelle ils
voyoient encore remuer, tant ses lèvres estoient accoutumées à prier
Dieu. Il ne jetta aucun soupir, et monstra lors qu'il ne s'estoit
servi ni de langue ni de voix que pour faire preuve de sa vertu.
Ainsi, Gerard, vray martyr et père de la patrie, sans aucune alteration
de coleur en son visage, rendit à Dieu ceste belle ame, invincible
et glorieuse, qui le fera triompher heureusement par dessus tous
les martyrs en tousjours florissantes et immortelles années. Ce fut
le samedy devant l'octave de la Feste-Dieu, après l'octave de la
Pentecoste, quatorzième jour de juillet, demy-heure avant midy, au
mesme jour et un peu devant que j'eusse descrit la presente histoire.
On luy separa la teste du corps, laquelle on voit encore aujourd'huy
sur les murailles de la ville au bout d'une lance, où elle se manifeste
plus belle que jamais; le corps fut divisé en quatre parties[69],
pendues à des paux attachez aux quatre principalles portes de la
ville[70].

     [Note 69: «_Postremo sectum in partes quatuor, per totidem urbis
     loca distraxere._»]

     [Note 70: M. Weiss, à l'article Gérard (Balthazar) de la
     _Biographie universelle_, dit que Philippe II récompensa la
     famille du meurtrier, et lui donna même des lettres de noblesse,
     ce qui est vrai; mais il eût dû ajouter que par ces lettres,
     semblables à celles que Charles VII avoit accordées à Jeanne
     d'Arc, le ventre anoblissoit. Les descendants d'une soeur de
     Gérard jouissoient encore, au milieu du XVIIe siècle, des
     priviléges de cet anoblissement. Quand Louis XIV s'empara de
     la Franche-Comté, on les supprima. La famille de l'assassin de
     Guillaume fut remise à la taille. Elle osa réclamer et présenter
     ses lettres de noblesse à M. de Vanolles, intendant de la
     province. Il les foula aux pieds: ce fut toute sa réponse pour
     cette réclamation effrontée.]




_Histoire des insignes faulsetez et suppositions de Francesco Fava,
medecin italien, extraicte du procez qui luy a esté faict par Monsieur
le grand Prevost de la connestablie de France._

_A Paris, chez Pierre Pautonnier, ruë Sainct-Jean-de-Latran, à
la Bonne-Foy, et Lucas Bruneau, rue Sainct-Jean-de-Latran, à la
Salemandre._ 1608.

_Avec privilége du Roy[71]._

     [Note 71: L'histoire de Fava est aussi racontée au long dans le
     _Supplément au Journal du règne de Henri IV_, par P. de l'Estoille
     (1736, in-8º, t. 2, p. 165-170), sous la date du 24 mars 1608. Ce
     récit, qu'il ne faut chercher que dans ce _Supplément_, d'après
     M. Champollion (_Journal de l'Estoile, coll. Michaud_, gr.
     in-8º, p. 454), ne diffère de la relation reproduite ici que par
     quelques détails que nous signalerons au passage. Dans l'_Esprit
     du Mercure_, publié par Merle en 1810, in-8º, se trouve aussi,
     t. 1, p. 7-24, sous ce titre: (1608) _Cause célèbre_, un exposé
     très détaillé de cette curieuse affaire, emprunté sans doute à un
     numéro de l'ancien _Mercure_, que nous n'avons, toutefois, pas pu
     retrouver. Sauf quelques faits dont nous montrerons la différence,
     c'est en abrégé ce qu'on va lire ici _in extenso_.]


On ne sçait certainement pas le nom, le païs et la profession de
l'homme dont cette histoire fait mention: tantost il a pris le nom de
Cesare Fiori et tantost de Francesco Fava; ore il s'est dit medecin,
ore marchand, maintenant de S.-Severin, près de Naples, et maintenant
de Capriola, sur les confins de la Ligurie. Ceux qui le pensent avoir
mieux cognu disent qu'il est d'une honneste famille de Finale, près de
Gennes[72]. Quoy que ce soit, d'autant qu'en justice il a dit se nommer
Francesco Fava, docteur en medecine, natif de Capriola, il sera ainsi
nommé et designé.

     [Note 72: Dans le _Supplément au Journal de l'Estoille_, t. 2, p.
     165, on s'en tient à cette dernière opinion.]

Francesco Fava donc, medecin natif de Capriola, au printemps de son
age, courut une partie des provinces d'Italie, ès quelles il exerça la
medecine, et fut recommandé principalement pour estre sçavant et expert
en la cognoissance et cure des venins. En l'age de trente-quatre à
trente-cinq ans, il se ferma à Orta, au comté de Novarre, où, faisant
sa profession de medecine, il s'enamoura de Catherine Oliva, fille d'un
Oliva, marchand d'huiles, y demeurant. Il la demanda en mariage, se
nommant Cesare Fiori, de S.-Severin, près de Naples; et parce que Oliva
ne le cognoissoit que par sa renommée et ne sçavoit de quel lieu ny de
quelle extraction il estoit, ny mesme s'il estoit à marier, il desira
s'en instruire et en avoir quelque tesmoignage. Fava, pour satisfaire
à ce desir, fait luy-mesme un acte du juge de S.-Severin, qu'il
escrivit et scella authenthiquement, par lequel il estoit certiffié
de sa preud'hommie, qu'il estoit de la maison des Fiori S.-Severin,
et n'estoit point marié. Oliva, sur ceste asseurance, luy donna sa
fille pour femme, et a ce mariage duré dix ou onze années, pendant
lesquelles Fava a eu plusieurs enfans de sa femme, dont ne sont restez
que trois à present vivans, l'aisné qui est un fils agé de neuf à dix
ans seulement. Après avoir quelque tems demeuré à Orta, Fava change son
habitation et son nom, transporte son domicile à Castelarca, distant de
sept à huit lieuës de Plaisance, sur le Plaisentin mesme, et se fait
nommer Francesco Fava[73].

     [Note 73: Tout ce paragraphe est reproduit textuellement, à
     quelques mots près, dans la relation de l'_Esprit du Mercure_.]

Au commencement de l'an mil six cens sept, Fava, se voyant, comme il
a dit (soit par excuse ou en verité), chargé de femme et d'enfans, et
qu'il ne pouvoit de son art de medecine survenir à la despense de sa
maison, se resolut, par un coup perilleux, de se mettre en repos le
reste de sa vie, et sur ceste resolution prit cinquante escus qu'il
avoit chez luy, partit de Castelarca vers le tems de Pasques, et s'en
alla à Naples, où estant il s'enquiert des banquiers qui avoient plus
de reputation, entre lesquels il fit eslite d'un nommé Alexandre Bossa,
auquel il s'adressa, feignant d'estre abbé et d'avoir affaire d'une
lettre de change de cinquante escus pour faire tenir à Venise à un sien
nepveu, estudiant à Rome, mais que, pour lors, il disoit avoir envoyé à
Venise pour quelques affaires; baille les cinquante escus à Alexandre
Bossa, et prend de luy lettre de change de pareille somme. Il garde
ceste lettre quinze jours, pendant lesquels luy, qui avoit la main fort
instruite et hardie à l'escriture, s'estudie à imiter et contrefaire
la lettre d'Alexandre Bossa[74]. Au bout des quinze jours, il reporte
la lettre à Alexandre Bossa et retire ses cinquante escus, luy faisant
entendre que ses affaires estoient faites à Venise, et qu'il n'avoit
plus de besoin de s'y faire remettre aucuns deniers.

     [Note 74: «La dexterité qu'il avoit à imiter et contrefaire toutes
     sortes d'escritures luy donna bientost le moyen de contrefaire
     celle de Bossa, et de descouvrir les correspondances qu'il avoit
     à Venise.» _Suppl. au Journ. de l'Estoille._]

En pratiquant en la maison d'Alexandre Bossa pour prendre ceste lettre
de change et la rendre, Fava avoit pris en l'estude quelques missives
de neant, mais qui pouvoient autant servir à son dessein que papiers de
consequence, d'autant qu'elles estoient escrites de la main d'Alexandre
Bossa et de Francesco Bordenali, son complimentaire; et mesme un jour,
ayant espié le tems qu'il n'y avoit en l'estude d'Alexandre Bossa
qu'un jeune garçon, il feignit d'avoir affaire à Alexandre Bossa et de
vouloir attendre qu'il fust de retour de la ville, et pria ce jeune
garçon de l'accommoder de papier, plume, ancre, cire et cachet, pour
faire une couple de missives à quelques uns de ses amis, en attendant
que son maistre retourneroit. Cela ayant esté permis à Fava, il fit
cinq ou six missives, chacune desquelles il cacheta et enferma dans une
couverture de papier aussi cachetée.

De ces missives il s'en servit à deux fins: l'une pour voir la marque
du papier sur lequel escrivoit ordinainement Alexandre Bossa et en
achepter de pareil, comme il fit, non pas à Naples, où il n'en peut
trouver, mais en la ville d'Ancone, allant de Naples à Padouë; l'autre
pour cacheter ses lettres du cachet mesme d'Alexandre Bossa, ce qu'il
fit aussi, car, estant au logis, il leva les cachets qu'il avoit
apposez tant aux missives qu'aux couvertures, en mouillant un peu le
papier du costé où n'estoit pas la marque du cachet. Cela se faisoit
assez facilement, d'autant que ce n'estoit pas cire d'Espagne[75],
mais molle seulement[76]. Il garda ces cachets pour s'en aider quand
il en auroit besoin, soit pour les appliquer sur les lettres qu'il
vouloit falsifier, ou pour faire un cachet de marque semblable à celle
d'Alexandre Bossa.

     [Note 75-76: Ce passage, écrit en 1608, détruit l'opinion
     accréditée depuis Pomet (_Hist. générale des drogues_, Paris,
     1735, in-4º, t. 1, 28; 2, 44) sur l'invention de _la cire
     d'Espagne_. Il devient évident qu'on la connoissoit de nom avant
     que le marchand de Paris, nommé Rousseau, à qui l'on en attribue
     à tort la découverte, l'eût remise en honneur, vers 1620, et lui
     eut dû, grâce aux encouragements de Mme de Longueville, puis de
     Louis XIII, une fortune de 50,000 fr. en quelques années. C'est un
     argument nouveau en faveur de M. Spies, qui soutenoit avoir vu,
     dans les archives de la cour d'Anspach, où il étoit conseiller,
     un diplôme de 1574, cacheté en cire d'Espagne rouge. Beckmann,
     _Beitræge zur Geschichte der Erfindungskunst_, trad. angl. in-8,
     t. 1, p. 219-223.]

Outre les quinze jours que Fava avoit sejourné à Naples, il y sejourna
encore un mois et demy, pendant lequel il s'instruisit et s'asseura du
tout à falsifier l'escriture d'Alexandre Bossa et celle de Bordenali.

Sur le point de son partement, il veid un pauvre miserable condamné à
la mort, et que l'on alloit executer pour avoir fait une faulse lettre
de change de quarante ou cinquante escus; mais, de bonne rencontre pour
ce miserable, passèrent par le lieu du suplice les vice-rois de Naples
et de Sicile, et le cardinal d'Aquaviva, qui lui firent grace[77].

     [Note 77: Cette particularité est omise dans la relation de
     l'_Esprit du Mercure_.]

Plus encouragé de ceste grâce que retenu de la condemnation de ce
faussaire, Fava, au mois de juillet, part pour Naples et vient à Padouë
pour executer le stratagème de faulseté qu'il avoit desseigné.

A Padoüe, il s'habille en simple prestre[78], et va, sur le soir,
trouver l'evesque de Concordia[79], dont il avoit autrefois oüy parler,
suppose et luy fait entendre qu'il estoit l'evesque de Venafry, au
royaume de Naples[80]; que quelques seigneurs napolitains, ses ennemis,
luy avoient mis sus d'avoir fait l'amour et abusé de la compagnie
d'une niepce du duc de Caetan[81]; que ceste accusation l'avoit rendu
fugitif de son evesché et fait aller à Rome pour se justifier vers Sa
Saincteté, mais qu'y estant, ses ennemis avoient une infinité de fois
conspiré contre luy et dressé des attentats à sa personne, tant à force
ouverte que clandestinement, ayant voulu corrompre par argent l'un de
ses serviteurs afin de l'empoisonner, en telle sorte qu'il avoit esté
contraint, pour garantir sa vie, de se deguiser et sortir de Rome, et
qu'à grand peine et à grand crainte, ainsi desguisé, il estoit ainsi
arrivé à Padoüe en sa maison, où il venoit comme à un sainct asile
et au port de son salut, le prioit de lui tendre les bras en son
affliction, le recevoir, ayder et favoriser. La faveur qu'il desiroit
de luy estoit que, par son moyen et par sa creance (n'osant luy-mesme
l'entreprendre de peur d'estre descouvert de ses ennemis), il peut
avoir un homme souz le nom et par l'entremise duquel il se peut faire
remettre à Venise dix mille ducats qu'il avoit à Naples entre les mains
du seigneur Giovan-Baptista de Carracciola, marquis de Sainct-Arme, et
frère de l'archevesque de Bary[82], desquels seuls il estoit assisté
en son malheur comme de ses amis et alliez, ayant promis une sienne
niepce en mariage, avec cent cinquante mil ducats au sieur marquis de
Sainct-Arme, dont les nopces se devaient solemniser à Pasques, et que
de ceste somme de dix mil ducats il vouloit achetter des diamants,
perles et chesnes d'or, pour faire des presens à quelques princes et
seigneurs qui pouvoient pacifier son affaire et le remettre en son
evesché.

     [Note 78: Selon le _Suppl. au Journ. de l'Estoille_, il aurait
     fait, sous ce déguisement, tout le voyage de Naples à Padoue.]

     [Note 79: Concordia, qui étoit alors une ville assez importante de
     la république de Venise, n'est plus qu'un pauvre bourg de 1,400
     habitants, qui a toutefois conservé son évêché.]

     [Note 80: C'est une petite ville de la terre de Labour, un peu
     plus peuplée, mais plus déchue que Concordia, puisqu'elle n'a pas
     conservé son évêché. Elle dépend aujourd'hui du diocèse d'Isernia.]

     [Note 81: Il faut lire de Gaëtan, comme dans l'_Esprit du
     Mercure_, ou seulement de Gaëte. Fava donnoit de la vraisemblance
     à son roman quand il lui choisissoit pour héroïne la nièce du
     prince dans le duché duquel se trouvoit en effet l'évêché de
     Venafry, dont il se faisoit le titulaire.]

     [Note 82: Bari, ville archiépiscopale du royaume de Naples.]

L'evesque de Concordia pleint sa fortune, luy promet toute faveur
et assistance, et particulierement de luy aider d'un sien amy et
confident, nommé Antonio Bartoloni, marchand banquier, demeurant à
Venise, souz le nom et par le moyen duquel il pouvoit facilement se
faire faire à Venise la remise des dix mil ducats qu'il avoit à Naples
entre les mains du marquis de Sainct-Arme, sans qu'il fust besoin
qu'il s'y employast et s'en entremist.

Fava remercia l'evesque de Concordia de la courtoisie de ses offres,
et, les acceptant, luy dit qu'il en escriroit promptement au marquis
de Sainct-Arme, afin que, suivant cet ordre, il luy fist tenir ses
dix mil ducats; prend congé de l'evesque de Concordia, qui le voulut
honorer et conduire jusques à la porte de la maison; mais Fava le
pria de ne point passer outre, de creinte que ceste ceremonie ne le
fist recognoistre pour tel qu'il estoit. Un des anciens et honorables
serviteurs de l'evesque de Concordia, nommé dom Martino, arrivant sur
ce depart, soit qu'il le dît comme il le pensoit, ou qu'il eût ouï
parler Fava, et qu'il fût bien aise d'en conter à son maistre, dit à
l'evesque de Concordia qu'il avoit veu cet homme en la ville de Rome
habillé en evesque. Si l'evesque de Concordia eust eu quelque soupçon
de la qualité de Fava, il l'eust lors perdu par ce tesmoignage que luy
en donnoit dom Martino.

Fava, suivant ce qu'il avoit fait entendre à l'evesque de Concordia,
feint d'avoir escrit et laissé passer dix jours, qui estoit le temps
qu'un courrier pouvoit sejourner pour aller de Padoüe à Naples et
retourner de Naples à Venise, et au bout de ce temps baille à Octavio
Oliva, l'un des frères de sa femme qu'il avoit mené avec luy, un
pacquet de lettres, afin de l'aller porter (comme courrier venant de
Naples) à Venise, en la maison d'Angelo Bossa, marchand banquier, oncle
et correspondant d'Alexandre Bossa, banquier, demeurant à Naples.

Le pacquet est rendu par Octavio Oliva à Angelo Bossa, qui trouve
dedans une lettre à lui adressante de la part d'Alexandre Bossa, et un
autre pacquet de trois lettres qui venoient du marquis de Sainct-Arme,
et s'adressoient, l'une à l'evesque de Venafry, l'autre à l'evesque
de Concordia, et la dernière à Antonio Bertoloni. Ce pacquet de trois
lettres est envoyé par Angelo Bossa à l'evesque de Concordia. L'evesque
de Concordia, ayant veu sa lettre, manda l'evesque de Venafry, luy
rendit la sienne, et fit pareillement tenir à Venise celle d'Antonio
Bertoloni, avec un advis qu'il luy donnoit de cet affaire, non pas
qu'il luy dist que celuy pour lequel il avoit à recevoir les dix mil
ducats fust l'evesque de Venafry, ny la cause pour laquelle le negoce
se traittoit de ceste façon, mais simplement le prioit de recevoir
ceste somme pour un prelat de ses amis, lorsque l'on luy en envoyeroit
lettre de change, pour en faire comme il luy diroit après.

Toutes ces quatre lettres estoient lettres faulses, que Fava avoit
escrites, sçavoir: celle d'Alexandre Bossa sur le papier achetté à
Ancone, et cachetée du cachet mesme d'Alexandre Bossa, et celles du
marquis de Sainct-Arme de papier, escriture et cachet à fantaisie.

La lettre d'Alexandre Bossa à Angelo Bossa portoit: Je vous donne advis
que monsieur le marquis de Sainct-Arme, dans deux ou trois jours, au
plus, que monsieur l'archevesque de Bary, son frère, sera arrivé à
Naples, me doit compter dix mille ducats pour les faire remettre par
vous au sieur Antonio Bertoloni, marchand banquier demeurant à Venise,
et estre employez en diamans, perles et chesnes d'or.

La lettre qui s'adressoit à l'evesque de Venafry contenoit: J'ay appris
par les vostres que vous estes à present refugié près de monsieur
l'evesque de Concordia, et qu'il vous a promis de vous favoriser du nom
et ministère du sieur Antonio Bertoloni, marchand banquier demeurant à
Venise, pour vous faire toucher les dix mille ducats que nous avons à
vous. Si tost que monsieur l'archevesque de Bary, mon frère, qui a vos
deniers entre les mains, sera retourné à Naples, qui sera dans deux
ou trois jours au plus, je vous en envoyerai la lettre de change souz
le nom du sieur Bertoloni pour employer en diamans, perles et chesnes
d'or, ainsi que le desirez.

La lettre escrite à l'evesque de Concordia estoit en substance: J'ay
sceu des lettres de monsieur l'evesque de Venafry la grande courtoisie
dont vous avez usé vers luy, et les obligations que luy et moy vous
avons. Je ne manqueray pas à luy faire tenir dans deux ou trois jours
au plus les dix mille ducats que j'ay icy à luy, et luy en envoyer
lettre de change souz le nom du sieur Antonio Bertoloni, du quel vous
luy avez promis la confidence, pour estre cette somme employée en
diamans, perles et chesnes d'or, ainsi qu'il le desire.

La lettre envoyée à Antonio Bertoloni disoit: J'ay appris de la maison
de monsieur l'evesque de Concordia que je vous devois faire payer à
Venise dix mil ducats pour employer en diamans, perles et chesnes d'or.
J'attends celuy quy a mes deniers, qui doit arriver dans deux ou trois
jours au plus. Aussi tost je les compteray au sieur Alexandre Bossa,
banquier en ceste ville, et prendray de luy lettre de change que je
vous envoyerai[83].

     [Note 83: La relation de l'_Esprit du Mercure_ ne reproduit la
     teneur d'aucune des quatre lettres du faussaire.]

Trois jours après ces lettres rendües, Fava suppose avoir receu un
autre pacquet de cinq lettres: la première, la lettre de change qui
estoit souscrite de Francesco Bordenali, complimentaire d'Alexandre
Bossa[84]; la seconde, une lettre de creance d'Alexandre Bossa à Angelo
Bossa; les aultres, du mesme marquis de Sainct-Arme à luy evesque de
Venafry, à l'evesque de Concordia et à Bertoloni.

     [Note 84: L'_Esprit du Mercure_ dit «correspondant d'Alexandre
     Bossa».]

Ces cinq lettres estoient faulses, escrites et cachettées comme les
precedentes.

La lettre de change estoit en semblables termes: Payez à trois jours
de lettre veüe ou plus tost, sans qu'il soit besoin d'autre que la
presente, au sieur Antonio Bertoloni, marchand banquier, demeurant
à Venise, la somme de neuf mille ducats, pour pareille somme que
nous avons icy receüe du sieur marquis de Sainct-Arme, pour estre
ceste somme employée en perles, chesnes d'or et diamans. Si le sieur
Bertoloni prend des diamans, perles et chesnes d'or de plus grand prix
que les neuf mille ducats, ne faites point de difficulté de payer le
plus, car le sieur marquis de Sainct-Arme, outre les neuf mille ducats,
nous en a baillé autre mil, pour prendre les perles, diamans et chesnes
d'or, jusques à la valeur de dix mille ducats, si besoin est.

La lettre de creance contenoit: Suivant l'advis que je vous avois donné
y a trois jours, payez au sieur Antonio Bertoloni le contenu en la
lettre de change dont je vous envoye la coppie.

La lettre envoyée à l'evesque de Venafry portoit: Conformement à
celles que je vous manday y a trois jours, je vous envoye la lettre de
change de dix mille ducats souz le nom du sieur Antonio Bertoloni. Vous
prendrez garde que vous ayez de telles perles, chesnes d'or et diamans
que vous desirez.

La lettre à l'evesque de Concordia estoit en ce sens[85]: C'est
pour vous faire entendre que, selon celles que je vous escrivis y a
trois jours, j'ay compté les dix mille ducats que j'avois à monsieur
l'evesque de Venafry au banquier Alexandre Bossa, duquel j'ay retiré
lettre de change souz le nom du sieur Antonio Bertoloni. J'envoye la
lettre de change à monsieur l'evesque de Venafry, pour lequel je vous
supplie de donner ordre qu'il ayt de tels diamans, perles et chesnes
d'or qu'il vous fera entendre.

     [Note 85: L'_Esprit du Mercure_ ne reproduit que cette lettre.]

La lettre adressante à Antonio Bertoloni estoit de telle teneur: Je
vous envoye la lettre de change des dix mille ducats dont je vous avois
escrit il y a trois jours; vous la presenterez et vous ferez payer du
contenu en icelle, et achetterez de tels diamans, perles et chesnes
d'or que vous ordonnera monsieur l'evesque de Concordia, et baillerez
le tout à celuy qu'il vous dira.

L'evesque de Concordia ayant veu ces lettres, conseille à Fava de
prendre luy-mesme la peine d'aller à Venise pour se faire faire son
payement, et que peut-estre un autre ne prendroit pas des diamans,
perles, chesnes d'or selon son affection, et qu'entre Padouë et Venise
il y avoit fort peu de danger d'estre recogneu, d'autant que le voyage
se fait par eau en barque couverte.

Fava n'affectionnoit point autrement d'aller à Venise, non pas de peur
qu'il fust recogneu d'estre l'evesque de Venafry, mais bien de ne
l'estre pas; et toutes fois, persuadé par l'evesque de Concordia, il se
resolut à faire le voyage, et, pour cet effet, prit lettres de creance
de l'evesque de Concordia vers Bertoloni. Arrivé qu'il est à Venise,
accompagné de Giovan Pietro Oliva, un autre frère de sa femme, qu'il
disoit estre son serviteur, et nommoit Giovan Baptista (auquel il avoit
dit qu'il feignoit d'estre evesque, et vouloit souz ceste feinte et
par une galante invention, s'accommoder d'une somme de deniers), il va
saluer Bertoloni et luy présente la lettre de creance de l'evesque de
Concordia.

Bertoloni reçoit Fava, le loge en sa maison, le bienvient et honore
comme prelat qui luy estoit extremement recommandé par l'evesque de
Concordia, prend de luy la lettre de change, la presente à Angelo
Bossa, qui l'accepte et promet payer dans le temps. Aussi tost
Bertoloni, ayant la parole d'Angelo Bossa, s'embesogne pour le payement
de la lettre de change, cherche par toute l'orfévrerie de Venise des
plus beaux diamans et des plus belles perles qui se peussent trouver,
les fait porter chez luy pour les monstrer à Fava, qui en prend en
telle quantité et en choisit en telle qualité qu'il luy plaist,
sçavoir[86]:

Un diamant vallant trois cens ducats, mis en oeuvre en anneau d'or;

Un diamant vallant quatre-vingt ducats, aussi mis en oeuvre;

Trois diamans de septante ducats pièce, encore mis en oeuvre;

Cinquante diamans de vingt ducats pièce;

Un diamant de soixante et cinq ducats, non mis en oeuvre;

Cent vingt-cinq diamans de sept ducats pièce;

Deux cent vingt-quatre petits diamans de deux ducats et demy pièce;

Une chesne de quatre-vingt-seize perles orientales et belles, pesant
deux cens quarante-sept carats et demy, de mil six cens cinquante-six
ducats.

     [Note 86: Le détail des pierreries et chaînes d'or achetées par
     Bertoloni ne se trouve pas dans l'_Esprit du Mercure_.]

Quant aux chesnes d'or, il ne s'en trouva point de telles que Fava les
desiroit; et pourtant il donna charge à Bertoloni d'en faire faire
deux: l'une à trois fils, les annelets torts, l'un d'or net, et l'autre
esmaillé de noir, pesant chacun fil dix onces et demy; l'autre chesne
d'or de cinq fils, pesant chacun fil deux onces.

Ces chesnes d'or, perles et diamans sont achettez au gré de Fava par
Bertoloni, qui les paye de ses deniers, et fait tous les frais et la
despense necessaire pour cet achapt.

Pendant six jours que dura cet affaire à chercher, marchander et
acheter les diamans et les perles, et faire faire les chesnes d'or,
ce fut une merveille de voir et d'entendre les actions et discours de
Fava en la maison de Bertoloni, tousjours quelque mot de l'Evangile
à la bouche, et le plus souvent un breviaire à la main, que pourtant
il ne sçavoit pas dire. On ne veit jamais un prelat en apparence plus
digne, plus religieux et plus devot. Sa modestie, son air et ses
depportemens le faisoient respecter d'un chacun, et non seulement ceux
qui conversoient avec luy l'honoroient comme evesque, mais encore
ceux qui n'y avoient aucun accez. Le capitaine mesme du gallion de
la republique, le voyant et le considerant sur le port de Venise, où
il estoit allé avec Bertoloni pour voir ce grand vaisseau, luy fit
beaucoup d'honneur, et demanda à Bertoloni qui estoit ce grand prelat
en la compagnie duquel il l'avoit veu.

Ayant pratiqué Bertoloni, et le jugeant homme d'esprit et du monde,
il luy dit que ces considerations le forçoient à luy descouvrir quel
il estoit, et, luy ayant fait le mesme discours qu'il avoit tenu à
l'evesque de Concordia, il y adjousta que la dernière resolution qu'il
prenoit en sa mesadventure estoit d'aller à Turin trouver le marquis
d'Est, qui estoit sur le point de faire un voyage en Espagne pour y
traiter du mariage du fils du duc de Mantouë avec la fille du duc de
Savoye, et le supplier d'obtenir lettres du roy d'Espagne, adressantes
au vice-roy de Naples, pour la paciffication de ses affaires et son
restablissement en son evesché, et qu'à cette fin il avoit desiré
d'avoir nombre de diamans non mis en oeuvre pour en faire faire des
carquans[87] et enseignes[88], et quelques beaux diamans mis en oeuvre,
perles et chesnes d'or, pour en faire des presens au sieur marquis
d'Est et autres seigneurs et dames qu'il estimeroit pouvoir quelque
chose pour luy.

     [Note 87: Le carcan étoit la chaîne de pierreries que les femmes
     portoient sur la gorge. On l'appeloit déjà _jaseron_, comme
     aujourd'hui, quand elle étoit d'or, et faite en fines mailles
     serrées, comme le haubert ou _jaseron_ des chevaliers.]

     [Note 88: Les _enseignes de pierreries_ étoient des ornements
     faits de plusieurs pierres enchâssées. Les hommes les portoient
     comme une aigrette au chapeau. C'étoit un souvenir des modes
     chevaleresques.]

Estant à table (où tousjours il fut servi en vaisselle d'argent),
il entretenoit ordinairement Bertoloni des discours des grands,
des affaires principales, de la cour du pape, des forces de la
seigneurie[89], et du different qui naguère avoit esté entre ces deux
estats, tenant quelquefois le party des Venitiens, et reffutant d'un
beau discours et d'une subtile doctrine les raisons qui estoient
alléguées par le pape pour la justiffication de son decret, mais
revenoit tousjours au cas de conscience, pour lequel il concluoit
contre les Venitiens.

     [Note 89: La seigneurie de Venise.]

Il estoit fort industrieux en ses discours à faire couler à propos
quelque traict inventé advenu en son evesché, qu'il ne rapportoit
qu'en passant et par occasion. Parlant un jour des miracles, il dit
qu'il avoit descouvert quelques impostures et suppositions de gens
d'eglise qu'il avoit passées fort doucement, de peur que l'eglise fust
scandalisée, et entr'autres il en raconta une dont l'invention fut
telle que, en un convent des cordeliers, on entendoit de nuict une
voix qui crioit qu'elle estoit l'ame d'un deffunct détenuë en grandes
peines pour n'avoir pas accomply les promesses que vivant il avoit
faites à l'Eglise; il fut en ce convent, se mit en bon estat, prit
les ornemens, signes et marques de son auctorité, la croix et l'eau
beniste, fit allumer une douzaine de torches, et ainsi commanda que
l'on le conduisist au lieu où cette voix estoit entenduë; et là, ayant
considéré d'où pouvoit sortir cette voix, il fit lever une tombe, et
trouva dessouz un petit novice auquel on faisoit jouër la partie. Il
s'informa du fait, et sceut que quelques cordeliers faisoient ceste
meschanceté parceque le deffunt qui estoit inhumé en ce lieu, pendant
sa vie monstroit une très grande devotion vers le convent, et avoit
tousjours promis d'y donner tous ses biens quand il mourroit, et que
neantmoins, par son testament, il n'avoit donné au convent que dix
ducats.

Une autre fois, traictant des actions du feu pape Clément VIII et de
ceux qu'il avoit faits grands, il dit qu'il avoit eu l'honneur d'avoir
esté son nonce à Pragues vers l'empereur, et que, outre sa pension,
il avoit pour la dignité de sa charge et advancement des affaires du
Sainct-Siége apostolique fait depense de quinze mille escus, dont
il n'avoit point esté recompensé, et que ce service, au jugement de
l'archevesque de Bary et autres grands hommes d'Estat (qui pourtant le
disoient pour l'obliger), estoit digne d'un chappeau de cardinal au
lieu de celuy d'un évesque[90].

     [Note 90: Tous les détails qui précèdent manquent dans l'_Esprit
     du Mercure_.]

Bertoloni, mangeant avec luy, le considerant d'assez près, pensa qu'il
l'avoit veu quelque autrefois, et luy dit confidemment: Seigneur
illustrissime, me semble avoir eu l'honneur de vous avoir veu en
quelque lieu. Fava, prenant la parole et le prevenant subtilement,
respondit: Me souvient aussi de vous avoir veu, et je vous diray où: Ce
fut, si je ne me trompe, chez monsieur le marquis de Palavisine, en
sa maison, sur la rivière de Salo, un jour que nous allasmes pescher
des carpillons, et qu'il y avoit avec nous une petite damoiselle sienne
parente extremement belle et jolie. Soit par rencontre ou par quelque
cognoissance occulte qu'eust eu Fava de ce qu'il disoit, il estoit vray
que Bertoloni avoit esté en la maison du marquis de Palavisine, et que
ce qu'il contoit s'y estoit passé; mais il n'estoit pas vrai que Fava
y eust esté, et toutefois il conta si particulièrement et accortement
cette entreveuë supposée, que Bertoloni se persuada lors qu'il estoit
vray, et fut contraint de dire: Oüy, c'est là où j'ay eu l'honneur
d'avoir veu vostre seigneurie illustrissime.

Tel fut l'entretien et le deportement de Fava pendant les six jours
qu'il demeura à Venise au logis de Bertoloni. De deduire les autres
particularitez qui firent remarquer son jugement, son esprit et son
experience, il seroit trop long: suffit de dire que pendant ce temps on
le creut universel, non seulement ès sciences humaines et divines, mais
aussi en la cognoissance de toutes les affaires et secrets du monde;
ce qui faisoit que Bertoloni l'honoroit et affectionnoit d'autant plus
qu'il voyoit que son merite correspondoit à sa qualité; et toutefois,
quand il fut question bailler à Fava les seguins, diamans, perles et
chesnes d'or, Bertoloni, homme fort advisé, et principalement en ce qui
regarde la marchandise et la banque, ayant esté nourry vingt ou trente
ans parmy les marchands banquiers de Venise, et experimenté au faict
de Realte, voyant que la lettre de creance de l'evesque de Concordia
portoit seulement qu'il se fist payer du contenu en la lettre de change
qui appartenoit au prélat qui en estoit le porteur, et ne portoit pas
expressément: Baillez-luy le contenu en la lettre quand vous l'aurez
receu, il douta et escrivit à l'evesque de Concordia pour sçavoir s'il
bailleroit au porteur de la lettre de change, et afin de ne faire rien
qu'asseurément et bien à propos.

Cependant, Fava, qui voyoit que son fait s'advançoit, et qui se souvint
qu'un jour, sur l'asseurance que l'evesque de Concordia luy avoit
donné de la fidelité et preud'hommie de dom Martino, il le luy avoit
demandé pour luy faire compagnie quand il partiroit de Padouë, le
dix-neufiesme jour d'aoust il escrivit à l'evesque de Concordia qu'avec
beaucoup de contentement il avoit fait l'achapt des diamans, perles et
chesnes d'or, et qu'il esperoit partir de Venise le lendemain de bon
matin, accompagné du sieur Antonio Bertoloni, et arriver à Padouë avant
le disner, et, parce qu'il desiroit faire peu de demeure, et autant
seulement qu'il en seroit de besoin pour faire ses complimens vers luy
et s'acquitter de son devoir, il le prioit de faire entendre à dom
Martino qu'il se tint prest pour aller avec luy et partir aussi tost
qu'il seroit arrivé à Padouë. Souscrit sa lettre Carlo Pirotto, evesque
de Venafry, lequel nom de Carlo Pirotto n'est pas le nom de l'evesque
de Venafry, mais un nom inventé par Fava, ne le sçachant pas.

En ce temps, Bertoloni reçoit responce de l'evesque de Concordia qu'il
ne fist aucune difficulté de bailler le tout à celuy qui luy avoit
porté la lettre de change. Conformement à cette responce, le vingtiesme
d'aoust, Bertoloni baille et met entre mains à Fava les seguins,
diamans, perles et chesnes d'or contenus en la lettre de change dont
Fava lui fit quittence traduitte en ces termes: J'ay receu, moy Carlo
Pirotto, evesque de Venafry, de magnifique Antonio Bertoloni, trois mil
ducats de six livres quatre sols chacun ducat en seguins, et plus j'ay
receu six mil trois cens cinquante-six ducats et douze gros en bagues
et joyaux, sçavoir: perles, diamans et chesnes d'or, lesquels deniers,
bagues et joyaux il m'a comptez et baillez au nom et de l'ordonnance
de monsieur l'illustrissime et reverendissime monsieur Mathieu Sanudo,
evesque de Concordia. Le tout vaut neuf mil trois cens cinquante-six
ducats et douze gros: je dis 9356 duc. 12 gr., et ne sert la presente
quittence que pour une seule, avec une autre semblable que j'ay faite
sur le livre de quittences dudit sieur Bertoloni. Je susdit, Carlo
Pirotto, evesque de Venafry, ay escrit de ma propre main et afferme ce
que dessus.

Fava remercie Bertoloni des bons offices et services qu'il avoit
receuz de luy, le rembourse de soixante et dix ducats payez aux
courratiers[91] pour l'achapt des diamans, perles et chesnes d'or, et
de quelques valises et autres petites commoditez que Bertoloni avoit
achetées pour luy; et, outre ce, presente à Bertoloni (comme aussi
Angelo Bossa l'offrit) la provision d'avoir traité le negoce et acheté
les diamans, perles et chesnes d'or, qui montoit environ à deux cens
ducats; et encore le voulut gratiffier et recompenser de sa bonne
reception et courtoisie; mais Bertoloni, en faveur de la recommendation
faite par l'evesque de Concordia, et pensant obliger l'evesque de
Venafry, traita noblement et en marchand venitien, et ne voulut ny
gratification ny payement de la provision qui luy estoit offerte et
legitimement deüe.

     [Note 91: _Courtiers._]

Avant que de partir de Venise, Fava voulut avoir de quoy faire les
fraiz de son voyage. Il y avoit trois ou quatre jours qu'il avoit
remarqué qu'au cabinet où il couchoit, Bertoloni tenoit de l'argent
en un coffre. Il crocheta la serrure, ouvrit le coffre, prit dedans
quatre cens escus en or, et puis le referma de sorte qu'on ne pouvoit
recognoistre qu'il eust esté ouvert.

Ainsi, Fava, suivi de son beau-frère Giovan Pietro Oliva, et accompagné
de Bertoloni, part de Venise pour retourner à Padouë vers l'evesque de
Concordia. Fava depuis a dit qu'il pria Bertoloni de l'assister encore
à ce voyage et au remerciement qu'il vouloit faire à l'evesque de
Concordia, et Bertoloni, au contraire, qu'il n'en fut point prié, mais
que, voyant que l'affaire estoit d'importance et qu'il ne cognoissoit
l'homme que par une lettre de creance, il ne désira point le laisser
qu'il n'eust parlé à l'evesque de Concordia. Quoy qu'il en soit, ils
partirent de Venise et furent ensemble à Padouë au logis de l'evesque
de Concordia.

En ce voyage, Fava, considerant les belles maisons des gentilshommes
venitiens qui sont situées sur l'une et l'autre rive de la rivière
de Brenta, remarquoit les graces et les deffauts de leurs edifices,
et discouroit comme architecte de toutes les singularitez de chacun
bastiment. C'estoit au mois d'aoust, que la chaleur est extreme en
Italie: Fava, voyant que Bertoloni estoit un peu incommodé de son
manteau, qui estoit de damas doublé de taffetas (et qui peut-estre s'en
vouloit accommoder), commanda à Giovan Pietro Oliva, son beau-frère,
qu'il le prist et le serrast en une valise jusques à ce qu'ils fussent
arrivez à Padoüe.

Arrivez qu'ils furent à Padoüe, Fava tesmoigne à l'evesque de
Concordia comme l'affaire s'estoit passée selon son desir, se loüe
de l'honnesteté et preud'hommie de Bertoloni, du contentement et de
la satisfaction qu'il avoit receüe de lui; rend graces à l'evesque
de Concordia du bien fait et de la courtoisie dont il avoit usé en
son endroit, et promet de s'en revenger par tous les bons services
qu'il luy pourroit rendre. L'evesque de Concordia le voulut retenir à
disner, mais il s'en excusa sur ce qu'il dit qu'il estoit pressé de
partir pour aller à Turin trouver le marquis d'Est, afin de donner
ordre à ses affaires, et qu'il boiroit une fois seulement en passant
par l'hostellerie où il estoit logé; demande dom Martino, que l'evesque
de Concordia et Bertoloni ne trouvèrent pas bon de luy bailler pour
compagnie, de crainte que, s'il luy mesadvenoit par le chemin, il
n'eust quelque soupçon de dom Martino, et luy dirent qu'il n'estoit pas
au logis. Ainsi congedié, il part de Padoüe accompagné de Giovan Pietro
Oliva, et fut si hasté qu'il ne se souvint pas et n'eut point le temps,
ou ne le voulut pas prendre, de rendre le manteau de Bertoloni, qui
depuis l'a retrouvé et repris en ceste ville de Paris, en la maison où
a logé Fava[92].

     [Note 92: Il n'est pas parlé de ce petit vol dans la relation de
     l'_Esprit du Mercure_.]

Bertoloni retourne à Venise, en sa maison, et, par occasion, recompte
l'argent qu'il avoit au cabinet où avoit couché Fava, et trouve faute
de quatre cens escus en or. Cela le fit entrer en quelque scrupule, et
toutes fois, parce que c'estoit un evesque, il ne l'en osa soupçonner.
Sept ou huit jours après son retour, il se fait payer par Angelo Bossa
des neuf mil trois cens cinquante-six ducats douze gros contenus en
la lettre de change, qu'il avoit advancez et acquitez pour luy. Le
lendemain de ce payement vient un courrier exprès de Naples, envoyé
par Alexandre Bossa, qui apporte nouvelles que Alexandre Bossa n'avoit
baillé aucune lettre de change au sieur marquis de Sainte-Arme, et
ne sçavoit que c'estoit de cet affaire. Aussitost Angelo Bossa fait
informer à Venise contre Carlo Pirotte, soy-disant evesque de Venafry,
obtient decret des sieurs juges de la nuit. L'evesque de Concordia,
Bertoloni, Bossa, Bordenali, chacun est en campagne pour trouver Fava
et sçavoir quel chemin il a pris. Dom Martino monte à cheval, et le va
chercher en Flandre, où il avoit entendu qu'il devoit aller; mais en
vain toutes ces recherches. Ce que l'on peut faire fut d'envoyer par
les provinces d'Italie, et hors l'Italie mesme, des memoires contenans
le nombre, la qualité, la facture, le prix et le poids des diamans,
perles et chesnes d'or qui avoient esté vollez, le bois et la façon des
boëttes dans lesquelles estoient les diamans attachez sur cire rouge,
avec designation des estoiles, chiffres, lettres et autres remarques
qui estoient sur icelles, afin que, si quelqu'un les exposoit en vente
l'on s'en saisist; et, par ce memoire, on promettoit de donner un
quart de ce qui seroit recouvré à ceux qui le descouvriroient. Un de
ces memoires est envoyé au sieur Lumagnes, marchand banquier en ceste
ville de Paris, qui en fait faire des coppies et les baille à quelques
orfèvres.

Quant à Fava, au lieu de prendre le chemin de Turin, il estoit
retourné à Castelarca, en sa maison, et là donne à entendre à sa femme
que ses affaires estoient faites, qu'il avoit receu plusieurs deniers
de ses debiteurs, que le temps estoit venu qu'il falloit aller en
France pour y faire fortune, la fait resoudre à faire le voyage, et,
sur ceste resolution, prend ses seguins, diamans, perles et chesnes
d'or, et avec sa femme, ses trois enfans, Octavio Oliva et Giovan
Pietro Oliva, frères de sa femme, part de Castelarca. Sur la rive du
Po, à quelque neuf ou dix lieües de Plaisence, Octavio Oliva, qui
n'avoit point dessein de venir en France, mais seulement qui estoit
sorti de Castelarca avec Fava pour le conduire quelques journées, le
laisse et va chercher païs et adventure avec trois cens ducats que luy
donna Fava. Fava, sa femme, ses enfans, et Giovan Pietro Oliva, son
beau-frère, tirent païs, repassent par Venise, traversent les Suisses,
joignent la France, et arrivent à Paris au mois de novembre, et se
logent en chambre garnie, au logis d'une dame Gobine, près la place
Maubert[93].

     [Note 93: Ce qui est dit ici sur le voyage et l'arrivée de Fava
     manque dans l'_Esprit du Mercure_.]

Lorsque Fava se voit à Paris, en repos, avec sa famille, incogneu et
esloigné de trois à quatre cens lieuës des lieux où il avoit fait ses
faulsetez et tromperies, il creut que sa barque estoit à port, et qu'il
estoit à couvert et hors des risques et nauffrages qu'il avoit courus;
il pença desormais d'establir et d'arrester sa fortune, non pas à
Paris, où il doutoit toujours quelque mauvaise rencontre, à cause de
la grande frequence des peuples qui journellement y abordent, mais en
quelque ville d'Anjou ou de Poitou[94], où il desseignoit sa retraite
et son habitation, après avoir fait argent à Paris de ses diamans,
perles et chesnes d'or; et, suivant ce dessein, il escrivit à un sien
confident nommé Francesco Corsina, Italien, apothicaire, tenant lors
sa boutique en tiers ou à moitié en Flandre, en la ville de Bruxelles,
et luy manda que, s'il vouloit venir à Paris, il avoit bonne somme de
deniers dont ils s'accommoderoient ensemble, et leveroient une bonne
boutique d'apothicairerie, où ils exerceroient la medecine, travaillant
l'un et l'autre de leur art, et partageroient par moitié les proffits
qui en proviendroient.

     [Note 94: Ce détail n'est pas omis dans le _Suppl. au Journal de
     l'Estoille_.]

Pendant que Fava attendoit des nouvelles de Corsina, il tasche à faire
la vente de ses diamans, et, pour cet effet, le samedy douziesme
janvier mil six cens huict va sur le Pont-au-Change, où, après avoir
quelque temps consideré l'air des marchands et des boutiques où il
pouvoit plus à propos faire sa vente et moins estre descouvert, il
s'adressa à un orfèvre nommé Bourgoing, tenant une petite boutique
contre l'eglise S.-Leufroy[95], lui faisant entendre au mieux qu'il
peut, moitié italien, moitié françois, qu'il cherchoit un courratier
pour luy faire vendre une quantité de diamans qu'il avoit. Sur les
offres que luy fit Bourgoing de luy servir lui-mesme de courratier et
luy faire vendre ses diamans, il en monstra quatre petites boëttes et
les luy laissa, ayant pris recepissé de luy, et dit qu'il retourneroit
dans quatre heures pour sçavoir s'il avoit trouvé marchand.

     [Note 95: Cette petite église occupoit une partie de la place
     actuelle du Châtelet; elle avoit son entrée dans la rue
     _Trop-va-qui-dure_; disparue lorsque le quai de Gèvres fut
     construit. C'est dans cette rue, appelée au XVIe siècle _rue
     des Bouticles près et joignant Saint-Leufroy_, que devoit loger
     l'orfèvre à qui Fava s'adressa.]

En ces quatre heures, Bourgoing cherche marchand et fait la monstre
des quatre boëttes de diamans. Un lapidaire nommé Maurice et le sieur
Paris Turquet, marchand joallier, qui avoient veu le memoire envoyé de
Venise, se rencontrent à ceste monstre, et, ayant jugé aux remarques
des boëttes que c'estoient les diamans recommandez et contenus en ce
memoire, ils en confèrent avec Bourgoing, et s'associent, eux trois, au
quart promis par le memoire à ceux qui recouvreroient les marchandises
perduës, et aussi tost donnent advis de cet affaire à maistre Denis de
Quiquebeuf[96], lieutenant en la grande prevosté de la connestablie de
France.

     [Note 96: Ce nom, ainsi que ceux des orfèvres, manque dans la
     relation de l'_Esprit du Mercure_.]

Le sieur de Quiquebeuf se tient prest à l'heure que Fava devoit
retourner pour sçavoir des nouvelles de ces diamans, prend une robbe
de chambre, feint d'estre marchand et de vouloir acheter les diamans
de Fava, mais qu'il en avoit affaire de plus grande quantité. Cela
occasionna Fava d'en monstrer encore dix autres boëttes, lesquelles,
comme les quatre premières, furent recogneuës par Turquet et Maurice
estre celles designées au memoire envoyé de Venise. Comme Fava
consideroit les actions de ces marchands, qui regardoient la forme des
boëttes, les lettres et chiffres marquez dessus, il commença d'entrer
en cervelle et d'avoir peur, et pour eschiver son malheur, feignit
d'avoir une assignation fort pressée, necessaire et importante, avec
un homme qui l'attendoit au logis, où il vouloit aller, et promettoit
de retourner incontinent, et cependant qu'il laisseroit ses diamans
pour estre veus. Le sieur de Quiquebeuf lors luy declara sa qualité,
se saisit de luy, et luy dit qu'il estoit adverti qu'il avoit encore
d'autres diamans, perles et chesnes d'or, qu'il falloit promptement
trouver. Fava recogneut qu'il avoit encore dix boëttes de diamans, des
perles et chesnes d'or en son logis, mais qu'il les avoit bien achetées
et estoit homme d'honneur et bon marchand; et sur cette recognoissance
le sieur de Quiquebeuf, accompagné de Bourgoing et de ses archers, se
transporta à la chambre de Fava, où il trouva les dix autres boëttes de
diamans, les perles et les chesnes d'or, et tout le contenu au memoire
envoyé de Venise, hormis une perle et un petit diamant de deux ducats
et demy, qui avoient esté perdus en ouvrant et maniant les boëttes, et
outre quelque huit cens seguins d'or; dresse son procez-verbal et fait
faire inventaire, prisée et estimation des diamans, perles et chesnes
d'or, par les marchands Turquet, Bourgoing et Maurice.

Quand Fava veit les formes dont on usoit pour faire l'inventaire,
prisée et estimation des diamans, perles et chesnes d'or, il dit qu'il
ne s'affligeoit pas de l'accident qui lui estoit advenu, puisque son
bien et sa personne estoient entre les mains de la justice, où ceux
qui ne sont point coupables ne doivent rien craindre; mais qu'un doute
le marteloit, qui estoit de sçavoir si, ayant acheté de bonne foi ces
diamans, perles et chesnes d'or, de gens qui les eussent mal pris, ils
seroient perdus pour luy, estant revendiquez par celuy auquel le larcin
en auroit esté fait.

Le mesme jour de la capture, le sieur de Quiqueboeuf procedde à
l'interrogatoire de Fava, et, d'autant qu'il n'avoit pas l'intelligence
de la langue italienne, il manda et pria maistre Nicolas Fardoïl,
advocat en Parlement, versé en ceste langue, pour l'assister en
l'instruction de cet affaire. Fava est interrogé, se dit avoir nom
Francesco Fava, natif de Capriola, sur les confins de la Ligurie,
docteur en medecine, agé de quarante-cinq à quarante-six ans, et
respond que, bien que sa profession principale fust la medecine, que
toutefois il avoit accoustumé de traffiquer de pierreries, et qu'il
avoit acheté les diamans, perles et chesnes d'or qui luy avoient
esté trouvées, en la ville de Plaisence, de trois hommes, l'un qu'il
cognoissoit, les deux autres à luy incogneus, pour le pris et somme de
cinq mille cent cinquante ducats qu'il avoit receus de ses debiteurs,
et qu'il avoit fait l'achapt à dessein de venir en France faire
marchandise et traffiquer de ces pierreries.

Il estoit minuict: l'interrogatoire est continué au jour suivant, et,
ce soir mesme, Giovan Pietro Oliva se sauve, et depuis n'a point esté
veu.

Le dimanche, treizieme janvier, continuant l'interrogatoire, Fava se
jette à genoux et prie la justice de lui faire misericorde, declare
que ce qu'il avoit respondu le jour precedent estoit faux, que
c'estoit luy qui avoit fait le vol, et conte l'histoire telle qu'elle
a cy-devant esté recitée. Sur ceste confession, Fava est envoyé
prisonnier au For-l'Evesque.

Le lendemain de son emprisonnement, Fava, voyant (ainsi que depuis il
a respondu par son interrogatoire) que son crime estoit descouvert
et qu'il ne pouvoit plus paroistre au monde l'honneur sur le front
et sans honte et vergogne, delibera de se faire mourir; et de fait,
s'estant couvert de ses habits et enveloppé de son manteau, afin de
se tenir le plus chaudement qu'il pourroit, avec un canif qu'il avoit
pris à cet effet lors de son interrogatoire, et caché entre son bras
et sa chemise, il se couppa en cinq endroits des deux bras les veines
basilique, cephalique et mediane, par lesquelles il perdit quelque
trois livres de sang, le surplus ayant esté retenu par l'extrême
froid qu'il faisoit alors[97]. Fava, voyant que le sang ne pouvoit
plus sortir, qu'en se seignant il avoit espointé son canif, et que
d'ailleurs il n'avoit plus la force de lever son bras pour achever
de se donner la mort, appella le geolier pour le secourir. Il fut
promptement secouru et pensé de ses playes, en telle façon que depuis
il s'en portoit bien.

     [Note 97: Le froid fut, en effet, extrême pendant les premiers
     mois de l'année 1608, ainsi qu'on l'apprend par l'article du
     _Supplément au Journal de l'Estoille_ qui précède celui qui est
     relatif à Fava. «Le gibier, y est-il dit, les oiseaux, le bétail,
     meurent de froid dans les campagnes; plusieurs personnes, hommes
     et femmes, en sont mortes, et un plus grand nombre sont demeurés
     perclus, et d'autres ont les pieds et les mains si gelés, qu'on
     ne peut pas les réchauffer pour faciliter la circulation du sang
     dans ces parties.»]

On escrit à Venise de la capture de Fava, et cependant monsieur Morel,
grand prevost de la connestablie, assisté de maistre Nicolas Fardoïl,
instruit et fait le procez à Fava.

Il est interrogé: on lui demande pourquoy il avoit requis l'evesque de
Concordia de luy bailler dom Martino pour l'assister au voyage qu'il
disoit aller faire à Turin; il respond qu'il l'avoit demandé pour
donner plus de couleur à sa fourbe, et que, si dom Martino fust venu
avec luy, il eust bien trouvé moyen de s'en defaire par les chemins et
de le r'envoyer à Padoüe.

On luy demande comment il estoit repassé par la ville de Venise pour
venir en France, veu que c'estoit le lieu où il avoit fait le vol; il
respond qu'exprès il avoit repassé par Venise, jugeant, s'il estoit
poursuivi, que l'on estimeroit plus tost qu'il eust pris tout autre
chemin que celuy de Venise.

On luy demande si sa femme ne sçait pas cet affaire et s'il luy en a
pas communiqué; il respond que ce n'estoit pas affaire à communiquer
à une femme, et principalement à la sienne, qui est une femme simple,
innocente, et qui, selon la coustume d'Italie, où les femmes mariées
sont plus servantes que maistresses, a creu, obeï et suivi son mary en
ce qu'il luy a commandé et partout où il a voulu.

La femme, pareillement, est interrogée et confrontée à son mary.
A ceste confrontation, Fava, voyant que d'abord la douleur et le
ressentiment de son infortune saisissoit tellement sa femme qu'elle
pendoit à son col et ne luy pouvoit parler, il luy dit avec intervalle
de temps: Femme, femme, femme, ou je vivray, ou je mourray. Si je vis,
tu possederas tousjours ce que tu aymes; si je meurs, tu perdras la
cause de ton ennuy.

Reprochant un tesmoin, après qu'il eut fait son reproche, il adjousta
qu'outre ce qu'il avoit dit, comme medecin et physionomiste[98] il
recognoissoit à l'inspection de sa face qu'il estoit traistre, non
pas qu'il voulust induire que necessairement il le fust, mais que,
naturellement et par inclination, il l'estoit, et pourtant qu'il ne
vouloit pas croire à sa depposition.

     [Note 98: Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, en Italie et en France,
     les médecins croyoient à la mauvaise influence des physionomies.
     Quand le chirurgien de Louis XIV saignoit Sa Majesté ou quelqu'un
     de la famille royale, il avoit le droit de faire sortir de la
     chambre toute personne dont la physionomie lui déplaisoit. «Félix,
     dit M. Barrière, usa de ce privilége; mais Dionis, chirurgien de
     la reine et des enfants de France, se vante de ne l'avoir jamais
     réclamé.» _Mémoires de Brienne_, t. Ier, p. 367, éclaircissements.]

A la representation qui luy fut faite des diamans, perles et chesnes
d'or, pour les recognoistre, considerant qu'il avoit esté si mal advisé
que de porter vendre les diamans dans les boëttes mesmes esquelles
les marchands venitiens les avoient mis sur cire rouge, marquées
de lettres, chiffres et estoiles, il accusa stupidité, et puis,
l'excusant, dit que tous hommes estoient hommes, sujets à faillir, et
que Gallien disoit que le meilleur medecin estoit celuy qui faisoit le
moins de fautes.

Sur ce que particulierement on lui remonstra que seul il n'avoit peu
faire toutes ces faulses lettres, et qu'il falloit qu'il se fust
servi d'un tiers, d'autant que quand il avoit escrit en evesque et
en marquis, ses lettres estoient toutes illustres, reverendes et
ceremonieuses; et, quand il avoit escrit en marchand, ses paroles
n'estoient que termes et pratiques de marchand; d'ailleurs, qu'il
avoit falsiffié plusieurs sortes d'escriture et cacheté ses lettres
du cachet d'Alexandre Bossa, il respondit qu'il ne s'estoit servi que
de lui seul, et que, bien qu'il ne fust evesque, marquis ny marchand,
neantmoins il n'ignoroit pas les tiltres, honneurs et creances qui leur
appartiennent, et dont ordinairement ils usent en leurs missives; quant
à l'imitation de l'escriture, que sa trop grande science avoit esté
la cause de son mal, y estant tellement expert et subtil, qu'en une
heure il pouvoit contrefaire cinquante sortes d'escritures, de telle
façon qu'il seroit impossible de recognoistre les originaux d'avec les
copies; et, pour les cachets, que, en ayant un de cire pour patron, il
en pouvoit aussi bien et aussi promptement faire que les graveurs et
maistres du mestier.

Pendant que le procez s'instruisoit, sur le commencement du mois
de fevrier, Francesco Corsina, auquel Fava avoit escrit, arrivé à
Paris, est adverti de la prison de Fava, le va voir, et communique
avec luy des remèdes et moyens de son salut, luy promet toute sorte
d'assistance. Fava, pour lors, ne le pria d'autre chose sinon
qu'il pratiquast quelque accez et cognoissance en la maison de M.
l'ambassadeur de Venise, par le moyen de laquelle il fust informé
chasque jour de ce qui se passeroit en son affaire, et particulièrement
des nouvelles que l'on auroit de Venise. Corsina fait en sorte qu'il
sçait ce qui se faisoit et proposoit contre Fava, et journellement luy
en donne advis.

Le lundy vingt-cinquiesme fevrier, le courrier de Venise estant arrivé,
Corsina en advertit Fava, et luy dit que Antonio Bertoloni venoit ce
mesme jour pour luy faire son procez, et devoit arriver le soir; qu'il
estoit temps de prendre garde à ses affaires et de tascher à se sauver.
Fava, se servant de la bonne volonté de Corsina et des offres qu'il
luy faisoit de l'aider à quelque prix que ce fust, luy fait ouverture
d'un moyen dont il s'estoit advisé pour sortir des prisons, qui estoit
d'entrer en la chambre du geolier, qu'il pouvoit ouvrir avec un
crochet, ayant observé que la servante tournoit fort peu la clef pour
ouvrir la porte, passer par une des fenestres de la chambre, descendre
en la court des prisons, et se sauver par dessus la muraille qui
regarde sur le quay de la Megisserie[99]; à ceste fin luy donne ordre
de luy faire faire une corde pleine de noeuds de certaine longueur,
et une eschelle de cordes de longueur competente avec deux cordes aux
deux bouts, au bout de l'une des quelles il y eust un morceau de plomb
pour pouvoir plus aisement jetter par dessus la muraille de la prison,
et que le lendemain au soir, à six heures sonnantes au Palais (qui
est l'heure que les prisonniers sont retirez et qu'il n'y a personne
en la cour), il luy jettast l'eschelle par dessus la muraille de sa
prison, vis-à-vis du puids qui est en la cour, et luy promist qu'estant
hors des prisons, ils retourneroient ensemble en Italie, et qu'il luy
donneroit cent escus, avec lesquels il en mettroit encore autres cent,
dont ils leveroient une boutique, et exerceroient ensemble la medecine.

     [Note 99: La relation de _l'Esprit du Mercure_ dit le quai de
     l'Ecole-Saint-Germain, ce qui est une erreur. Le For-l'Evêque
     donnoit, d'un côté, rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois, où
     la maison portant le nº 65 occupe une partie de son emplacement;
     de l'autre, sur le quai de la Mégisserie, à la hauteur du nº 56
     ancien. (V. un de nos articles sur l'_Hist. des ponts de Paris_,
     Moniteur universel, 27 janvier 1853.)]

Corsina fait faire la corde et l'eschelle, envoye la corde à Fava
le lendemain, qui estoit le vingt-sixiesme fevrier; et, quant à
l'eschelle, luy manda qu'elle n'estoit pas encore achevée, mais que
sans faute le jour suivant, vingt-septiesme fevrier, elle seroit faite,
et ne manqueroit pas de la jetter à l'heure ordonnée. Fava prend la
corde, la met en la poche de ses callessons, et sur le soir la cache
souz un buffet en la salle commune des prisonniers.

Le vingt-septiesme fevrier, sur les six heures du soir, Fava envoye
querir du vin par un valet qui ordinairement sert les prisonniers, et
à l'heure mesme sort de sa chambre, va à la chambre du geolier, qu'il
ouvre avec un clou chrochué à cet effet, qu'il avoit arraché d'une
des fenestres des prisons, entre dans le cabinet de la chambre, à la
serrure duquel il trouva la clef, despoüille sa robbe, son pourpoint,
ses souliers et son chappeau, attache sa corde à un des verroüils de
la porte du cabinet, passe par la fenestre, où n'y avoit point de
barreaux, et par le moyen de ceste corde descend en la court des
prisons, cherche le plomb et la corde de l'eschelle que Corsina luy
avoit jettée. Il faisoit lors grande nuict et grande pluye; d'ailleurs,
la corde n'avoit pas esté bien jettée à l'endroit du puids comme il
avoit esté ordonné: cela fit que Fava fut un temps sans trouver la
corde de l'eschelle, et pensoit mesme qu'elle n'eust pas encore esté
jettée; enfin, l'ayant trouvée, il tire l'eschelle en dedans la court
jusques à l'arrest, et attacha le bout de la corde que l'on luy avoit
jettée à la potence du puids, afin que, comme en montant l'eschelle
seroit arrestée par une des cordes que Corsina avoit attachée à une
pierre de taille du costé de la rüe, en descendant elle fust aussi
retenüe par l'autre corde qu'il avoit liée à la potence du puids du
costé de la prison; monte à l'eschelle, et estant au dernier eschelon
ne peut atteindre jusques au haut de la muraille. Lors il descend
et dit à Corsina (au travers d'une porte des prisons qui est en
ceste muraille) qu'il avoit tenu la corde trop longue, et qu'il la
retirast de deux ou trois eschelons, ce que fit Corsina. Mais, sur ces
entre-faites, le vallet retourne du vin, ne trouve point le prisonnier
en sa chambre, advertit le geolier et ses serviteurs, qui cherchent
de tous costez, voyent la chambre du geolier ouverte, les habits de
Fava, la corde qui pendoit par la fenestre du cabinet en la court,
descendent à la court, et trouvent Fava sur le point de remonter à
l'eschelle et se sauver, l'arrestent et le r'enferment, vont voir sur
le quay, à l'endroit des prisons, qui y estoit, r'encontrent un jeune
homme, l'espée à la main, qui s'enfuit aussi tost. Ils retournent aux
prisons, et payent le pauvre prisonnier de leurs peines. Les geoliers
sont oüis sur ce bris de prisons, Fava interrogé; on luy represente la
corde et l'eschelle qu'il recognoist, et respond du fait comme il a
esté cy devant deduit; et toutes fois il dit qu'il ne sçait pas si ce
fust Corsina qui luy jetta l'eschelle ou son serviteur, d'autant qu'il
ne le veid et ne l'entendit pas parler. Mais il y a quelque apparence
que tout ce qu'il a dit de Corsina ne soit qu'une invention et un
pretexte pour favoriser et couvrir Giovan Pietro Oliva, son beau frère,
ou quelque autre, du ministère et de l'entremise duquel il s'est servi
depuis sa prison.

Antonio Bertoloni estoit arrivé à Paris avec lettre de faveur de
la republique, avoit salué monsieur l'ambassadeur de Venise, avoit
esté presenté au roi par monsieur de Fresne, et sa Majesté luy avoit
fait cet honneur que d'entendre entièrement sa plainte, et commander
à monsieur le chancelier de luy faire justice, ce que monsieur le
chancelier a si religieusement et si soigneusement observé, que
tousjours il a eu l'oeil à cet affaire, et a voulu estre adverti
chaque jour par monsieur le grand prevost de la connestablie de ce
qui se passoit au procez. Pour l'expedition de cet affaire, Bertoloni
avoit apporté procuration speciale d'Angelo Bossa, partie civile
contre Fava, coppie collationnée de l'information et decret emané
des sieurs juges de la nuit à Venise, la lettre escrite à Venise et
envoyée par Fava à l'evesque de Concordia, et la quittance des neuf
mil trois cens cinquante six ducats douze gros contenus en la lettre
de change. Sur ces pièces, le procez est instruit, Angelo Bossa receu
partie, Bertoloni oüy en tesmoignage contre Fava, Fava interrogé
sur sa depposition, qu'il recognoist veritable; la lettre et la
quittance à luy representées et par luy recogneües, les recollemens et
confrontations faites.

Depuis l'arrivée de Bertoloni, Fava, voyant que sa fuitte avoit
manqué, ayant tousjours la presence de Bertoloni devant les yeux, et
sçachant de jour à autre toutes les poursuittes que Angelo Bossa, sa
partie, faisoit à l'encontre de luy, se desespera du tout, et de là en
avant (sans pourtant en monstrer des signes exterieurs) ne chercha plus
que les moyens de mourir, et mesme un jour se porta à une estrange et
cruelle deliberation d'empoisonner luy, sa femme et ses enfans.

Le quatriesme jour de mars, il pria le geolier de luy faire venir un
barbier pour luy coupper le poil. Après que son poil fut couppé, il
donna de l'argent au barbier et le pria de luy acheter et apporter
demie once d'antimoine[100] preparé, des fueilles de roses, des raisins
de Corinthe et du sucre, dont il disoit, avec des blancs d'oeufs,
vouloir faire un onguent pour une inflammation qu'il avoit ès yeux.
Le barbier achepta ces drogues; mais, d'autant que l'antimoine est
poison, il en advertit le geolier, en la presence duquel il les bailla
à Fava, auquel à l'instant elles furent saisies et ostées. Interrogé
sur ce, il recognut qu'il avoit donné charge et argent au barbier pour
achetter ces drogues comme medicinales à sa douleur, et que, bien
que l'antimoine fust poison, toutefois, temperé et meslé avec sucre,
raisins de Corinthe, fueilles de roses et blancs d'oeufs, il estoit
fort salutaire au mal des yeux, et que tant s'en faut qu'il eust eu
volonté de se mefaire depuis qu'il avoit attenté à sa vie en s'ouvrant
les veines, qu'au contraire, ayant esté malade et presque tousjours
indisposé, il avoit usé de remèdes et de regimes, et apporté toute la
peine et le soin qu'il avoit peu pour la conservation de sa santé, et
de ce appelloit en tesmoignage tous les prisonniers de sa chambre.

     [Note 100: Au sujet des tentatives de Fava pour s'empoisonner, il
     n'est parlé que d'arsenic, et non d'antimoine, dans le _Supplément
     au Journal de l'Estoille_.]

Quelque temps après, Fava fut encore malade, et se mit au lict, où
tousjours depuis il a demeuré, et en ses maladies avoit ordinairement
de grandes convulsions et des vomissemens, ce qui fait presumer (et
par la suitte mesme de ceste histoire) qu'il avoit envoyé querir
l'antimoine preparé pour s'empoisonner, et que ses vomissemens estoient
le rejet du venin qu'il avoit pris.

Il apprehendoit la condamnation aux gallères, et prioit la justice
que, si, par les loix de France, son crime estoit punissable de ceste
peine, que plustost on le fist mourir, attendu qu'il avoit un catarre
ordinaire et une grande indisposition d'estomac, et mesme qu'il estoit
mal propre et inhabile à la rame, à cause des playes qu'il s'estoit
faites ès deux bras. Il recommendoit souvent sa femme et ses enfans à
la justice.

Est à remarquer que Fava avoit esté soupçonné de plusieurs autres
faulsetez faites à Naples, Venise, Milan et Gennes, et fut interrogé
sur memoires baillez à cet effet; toutefois il desnia tout, et dit
que l'Italie ne manquoit pas de gens d'esprit, et que quand un
arbre penchoit chacun s'appuyoit contre. Hors l'interrogatoire, et
particulièrement, il recogneut à Bertoloni le vol des quatre cens escus
en or qu'il avoit pris en son cabinet, mais le prioit de n'en rien
dire, afin de ne point aggraver son crime.

Toutes les choses s'estant ainsi passées, le procez mis en estat, veu
par maistre Pierre Forestier, procureur du roy en la grande prevosté de
la connestablie, conclusions par luy baillées, le procez distribué à
maistre Roland Bignon, advocat en Parlement, pour en faire son rapport,
enfin, le samedy vingt-deuxiesme mars, il est mis sur le bureau de
la connestablie et mareschaussée, où seoient pour juges messieurs
les grand prevost et lieutenant de la connestablie et mareschaussée,
messieurs du Hamel, Dogier, Loisel, le Masson, Leschassiers, de
Brienne, Mornac, Bignon, rapporteur; Desnoyers et Fardoil, advocats en
Parlement. Le procez rapporté et les pièces veuës, le jugement, à cause
de l'heure, remis au lundy.

Fava, ayant eu l'advertissement que l'on le jugeoit, se resolut de
prevenir la honte de son supplice par un courage malheureux; et,
d'autant qu'auparavant il avoit trois ou quatre fois manqué à sa mort,
le froid ayant retenu son sang dans ses veines, l'antimoine luy ayant
esté osté, le poison qu'il avoit pris sorty de son corps sans luy
nuire, il s'advisa de faire en sorte qu'il n'y fallust plus retourner.
Sa femme l'estant venu voir le samedy mesme, il luy fit entendre qu'il
desiroit manger d'une certaine paste à l'italienne, qu'autrefois elle
luy avoit desjà faite, et luy commanda, quand elle seroit de retour
en sa chambre, de faire de ceste paste et la luy apporter. Suivant ce
commandement, le lendemain, qui estoit le dimanche vingt-troisiesme
de mars, la femme de Fava luy envoye par son fils aisné la paste
qu'elle avoit faite. Fava, ayant receu ceste paste, en rompt un morceau
et met dedans quantité d'arsenic qu'il avoit eu (on n'a peu sçavoir
comment par l'information qui en a esté faite[101]), prend le poison et
l'avalle. Il prevoyoit sa mort infailliblement, d'autant qu'il avoit
pris six fois plus de poison qu'il n'en falloit pour faire mourir un
homme; et d'ailleurs il savoit bien qu'il ne vuideroit pas ce poison
comme les precedens, l'ayant exprès enfermé en une paste, afin que la
paste s'attachast à son estomach et y demeurast pour faire son effet.
Sa femme arrive; il se plainct à elle de l'exceds de son mal, dit qu'il
va mourir, sans declarer qu'il fust empoisonné, luy dit adieu, donne
par diverses fois la benediction à son fils, les renvoye tous deux au
logis. Aussitost il demanda un prestre. Un qui estoit prisonnier se
presenta, mais il le refusa et en voulut un autre. Pendant que l'on
en cherchoit, le poison, qui estoit violent, commence son operation,
presse Fava et le travaille extremement. Alors il se fit oster du
lict où il estoit couché et mettre sur une paillasse, où il dit qu'il
vouloit mourir, et y mourut miserablement peu de temps après, sans que
le geolier ny les prisonniers sceussent la cause de sa mort, et eussent
le temps et le moyen d'y remedier.

     [Note 101: Les apothicaires avoient ordre de ne vendre d'arsenic
     à qui que ce fût. On verra, par le passage suivant d'une lettre
     de Malherbe à Peiresc (17 juillet 1615), qu'ils observoient la
     défense rigoureusement, et même au péril de leur vie: «Un Simon,
     dit-il, soldat de la citadelle d'Amiens, fut pendu il y a douze
     ou quinze jours, à Amiens même, pour avoir donné trois coups de
     poignard à un apothicaire qui lui avoit refusé de l'arsenic. Il
     fit ce coup-là de la peur qu'il ne le découvrît.»]

Le lundy matin, vingt-quatriesme mars, les juges, qui estoient
assemblez pour le jugement du procez, sont advertis par monsieur le
grand prevost de la connestablie de la mort inesperée de Fava. Le corps
est ouvert, le poison trouvé dans l'estomach, curateur creé au cadaver,
information de la mort, la femme oüie, le procez fait et parfait au
cadaver, sentence du mesme jour par laquelle Francesco Fava, accusé,
est declaré deüement atteint et conveincu d'avoir mal pris, desrobbé et
vollé à Angelo Bossa, par faulsetez et suppositions de nom, qualitez,
escritures et cachets, neuf mil trois cens cinquante-six ducats douze
gros, monnoye de Venise, tant en diamans, perles et chesnes d'or, que
en deniers comptans en espèce de seguins d'or: ensemble d'avoir attenté
à sa propre personne, estant en prison, par incision de ses veines, et
finalement, le procez estant sur le bureau, s'estre fait mourir par
poison; et pour reparation de ces crimes ordonné que son corps sera
traisné, la face contre terre, à la voyrie, par l'executeur de la haute
justice, et là pendu par les pieds à une potence qui pour cet effet y
sera mise et dressée; tous et un chacun de ses biens declarez acquis
et confisquez à qui il appartiendra, sur iceux prealablement pris la
somme de neuf mil trois cens cinquante-six ducats douze gros, monnoye
de Venise, et tous les despens, dommages et interests d'Angelo Bossa;
et à ceste fin, et sur et tant moins de ceste somme, seront rendus à
Angelo Bossa, ou à son procureur, les diamans, perles, chesnes d'or et
seguins dont Francesco Fava a esté trouvé saisi; Octavio Oliva, Giovan
Pietro Oliva et Francesco Corsina, pris au corps partout où ils seront
trouvez et amenez prisonniers au For-l'Evesque, pour leur estre fait
et parfait leur procez.

Prononcé et executé à Paris le mesme jour, vingt-quatriesme mars mil
six cens huict.

N'a rien esté ordonné sur le quart promis aux marchands qui avoient
recouvré les diamans, perles et chesnes d'or, d'autant qu'ils en
avoient accordé avec Angelo Bossa pour une somme de six cens escus.

       *       *       *       *       *

_Excuse, lecteur, si ceste histoire n'est traictée si dignement qu'elle
merite: ce n'est qu'un extrait de procez, que l'autheur a fait afin de
contenter la curiosité de ses amis, luy ayant esté plus facile de leur
en donner des coppies imprimées qu'escrites à la main._


EXTRAIT DU PRIVILEGE DU ROY.

_Par grace et privilége du roy, il est permis à Pierre Pautonnier,
libraire et imprimeur en l'Université de Paris, d'imprimer ou faire
imprimer un livre intitulé_: Histoire des insignes faulsetez et
suppositions de Francesco Fava, medecin italien, extraite du procez
qui luy a esté fait par monsieur le grand prevost de la connestablie
de France; _et defences sont faites à tous libraires et imprimeurs,
et autres, d'imprimer ou faire imprimer, vendre ne distribuer ledit
livre, sans le congé et consentement dudit Pautonnier, et ce jusques
au temps et terme de six ans, finis et accomplis, à compter du jour et
datte que la première impression sera faite, sur peine de cinq cens
escus d'amande et confiscation desdits livres, et de tous despens,
dommages et interests. Et outre veut ledit seigneur qu'en mettant au
commencement ou à la fin dudit livre un extrait dudit privilége, il
soit sans autre forme tenu pour deüement signifié à tous libraires et
imprimeurs de ce royaume, ainsi que plus à plain est contenu ès dites
lettres. Donné à Paris, le quatriesme jour de may 1608._

  Par le roy, en son conseil,

                                                             PAULMIER.




_Histoire veritable et divertissante de la naissance de Mie Margot et
de ses aventures jusqu'à present._ 1735.

Gr. in-4 de 2 feuillets[102].

     [Note 102: Nous n'avons trouvé cette pièce que dans le recueil
     factice en 57 volumes formé par Jamet le jeune sous ce titre:
     _Femmes_. Elle est dans le 38e volume. Jamet l'attribue à l'abbé
     de Grécourt, et je serois volontiers de son avis. L'abbé, en
     effet, qui étoit de Tours, comme on sait, avoit pu connoître Mie
     Margot, qui étoit d'Amboise, dans un des fréquents voyages qu'il
     faisoit en Touraine pour y reprendre sa joyeuse vie de chanoine
     de Saint-Martin de Tours, ou pour aider madame d'Aiguillon, la
     châtelaine de Verret, dans la composition du fameux recueil _le
     Cosmopolite_. (V. notre article sur l'abbé dans le _Supplément
     au Dictionnaire de la conversation_, 20e livraison, p. 258.)
     Peut-être est-ce l'abbé qui fit l'éducation de Margot. Je le
     croirois, d'après les détails qui se trouvent ici sur sa famille
     et sur son enfance. Il étoit, du reste, plus que personne, en état
     de le faire, et l'écolière, on va le voir, ne fut pas indigne de
     lui.]


Le bruit que fait tous les jours la célèbre Mie Margot est trop
universellement repandu, tant dans Paris que dans la province, pour
qu'on puisse garder le silence sur la naissance et l'origine de cette
héroïne moderne. Son arrivée subite à Paris, annoncée d'abord par la
plus épaisse populace, pouvoit faire soupçonner la noblesse de son
extraction; mais, tous faits bien examinez, on en a fait une exacte
découverte. Cette aimable fille naquit à Amboise au mois de février
de l'année 1720, dans les jours les plus licentieux du carnaval. Son
père, qu'on appeloit Eustache Dubois, et sa mère, nommée Jacqueline
Rognon, ne purent contenir leur joye à la naissance de cet enfant de
jubilation. Les songes qu'avoit faits sa mère, et qui avoient servi
d'avant-coureurs à cette naissance illustre, les avoient avertis de la
haute reputation à laquelle parviendroit leur fille Margot. Sa mère,
Jacqueline Rognon, avoit, entr'autres songes, rêvé, quelques jours
avant de mettre au monde cette singulière creature, qu'elle accouchoit
d'un tambour, et que le bruit eclatant qu'il faisoit frappoit les
oreilles de toute la ville. Ce rêve, joint à d'autres de mesme estoffe,
engagea son père Eustache à faire tirer son horoscope. A la minute
mesme que Margot vit la lumière, le plus fameux sorcier d'Amboise fut
mandé. Après avoir fait passer toutes les etoiles par les quatre règles
de l'arithmetique, et avoir malicieusement envisagé la gentille Margot,
il resta comme en extase, et dit avec un ton de ravissement que cette
fille feroit le plaisir du plus grand royaume de l'Europe, et qu'elle
passeroit par les mains et par la langue de tout le monde. Comme les
oracles sont toujours equivoques[1] ses parens prirent les termes de
cette prediction du bon côté.

La petite Margot croissoit de jour en jour, et ses graces se
developpoient à vüe d'oeil. Il s'agit de vous faire son portrait: c'est
l'usage des historiens. Vous n'attendrez pas long-tems, car le voici:

Ses cheveux étoient d'un blond tirant sur le tombac[103], ses yeux
assez brillans et d'une fripponnerie à craindre, son nez entre le
ziste et le zeste, ses dents inégales, mais d'une olive claire; sa
bouche entre ronde et ovale, et son teint d'un blanc qui, joint avec
le roux de sa chevelure et de ses sourcils, representoit un satin
blanc de lait broché d'or; sa gorge sociable; sa taille etoit haute et
menue, et son panier si large, que depuis la ceinture jusqu'à la tête,
qu'elle avoit extremement bichonnée, elle ressembloit à un oranger en
caisse[104].

     [Note 103: Le _tombac_ ou _tombacle_ est un métal de composition
     formé par l'alliage du cuivre et du zinc. Il est blanc quand
     celui-ci domine, ou jaune, comme ici, quand c'est le cuivre. Il
     étoit, au dernier siècle, pour les gens du peuple, ce que le
     chrysocale est aujourd'hui. Chaque faraud vouloit

       De _tombacle_ ou d'argent la boucle
       Aussi brillante qu'escarboucle.

          (_Les Porcherons_, chant Ier [_Amusemens rapsodi-poétiques_,
          etc. Stenay, 1783, in-8, p. 132].)]

     [Note 104: On trouve une comparaison à peu près du même genre
     dans des vers que cite La Mésengère à l'article _Tablier_ de son
     _Dictionnaire des proverbes_:

       Quelle grâce, en effet, quels charmes singuliers
       Nos dames présentoient avec leurs grands paniers!
       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
       Sur une base énorme, obélisque nouveau,
       Dans sa gaîne, le corps s'allongeoit en fuseau,
       Et serré fortement, afin d'être plus libre,
       Présentoit sur sa pointe un cône en équilibre.]

Son père, qui n'etoit qu'un simple remouleur de couteaux d'ancienne
fabrique, et sa mère, qui n'étoit qu'une tripière en détail, ne lui
refusèrent rien de l'education qu'on donne à une fille de son rang. La
petite Margot, qui, grace à ses manières affables et prevenantes pour
tout le monde, avoit mérité le nom de ma Mie, fit voir une curiosité
sans exemple pour les romans, et surtout pour les grandes histoires
où il etoit parlé d'enlevement de filles et de femmes. J'oubliois à
vous dire qu'on avoit predit à sa mère qu'elle seroit enlevée plus
d'une fois en sa vie. Sa mère voulut la stiler dans les fonctions de
son negoce; mais ma Mie Margot, qui n'avoit nulle inclination pour la
tripe, sortit un jour de la maison paternelle, et arriva à Paris entre
chien et loup; elle se logea dans le faubourg Saint-Germain, et, ayant
eu l'indiscretion d'y decliner son nom, ce fut à qui publieroit le
premier son arrivée. D'abord les ecosseuses de pois ne repetèrent autre
chose au coin des ruës; les polissons furent leur echo: bientôt toute
la ville en fut imbue.

Le penchant qu'elle avoit à devenir publique, et qui se manifestoit en
elle de jour en jour, la porta bien vite à ne plus faire mystère de son
séjour à Paris. Elle s'y fit voir, et la foire la vit avec plaisir et
avec profit; les preaux retentirent de son nom; Polichinelle la chanta,
et les theâtres la celebrèrent en chorus. Un jour qu'elle passoit sur
le Pont-Neuf, où une douleur de dents la conduisoit pour se faire
voir au gros Thomas[105], après quelques civilités materielles que lui
fit ce massif esculape, on fut tout surpris de voir qu'il embrassa
delicatement ma Mie Margot, et qu'il l'appella sa chère cousine. La
reconnoissance se fit avec de vifs transports de part et d'autre, et la
vanité de ma Mie Margot ne fut pas peu flattée de se voir parente de si
près d'un homme qui faisoit une si grosse figure sur le Pont-Neuf, et
qu'on peut appeler le pendant d'oreille du cheval de bronze.

     [Note 105: Fameux arracheur de dents du Pont-Neuf, dont il est
     déjà parlé dans les _Nouvelles à la main_ de 1728, dans le
     _Journal_ de Barbier, _passim_, etc. Gouriet lui a consacré un
     article dans son livre _Personnages célèbres dans les rues de
     Paris_, 1811, in-8, t. Ier, p. 323-325. Une ancienne gravure,
     reproduite par le _Magasin pittoresque_, t. 9, p. 324-325, le
     représente sur son échafaud roulant, au bas de la statue de
     Henri IV. Quand il mourut, on fit en son honneur, sous ce titre:
     _Apothéose du docteur Gros-Thomas_, une chanson qui se trouve dans
     le recueil s. l. n. d. paru à la fin du XVIIIe siècle, et intitulé
     _le Chansonnier françois_ (12e recueil, p. 117-122). Des onze
     couplets nous ne citerons que celui-ci:

       Sur un char ceint de garde-foux,
       Construit d'une forme nouvelle,
       Il y débitoit pour cinq sous
       La médecine universelle.
       Le foie et les reins entrepris
       Par son remède étoient guéris;
       Et, par une secrette cause
       Qu'il connoissoit dans tous les maux,
       Il ordonnoit la même dose
       Pour les hommes et les chevaux.]

Comme elle etoit d'une complexion fort amoureuse, l'air du Pont-Neuf
fut favorable à ses inclinations; les guinguettes furent honorées
de sa presence, et Vaugirard entre autres, comme le lieu le plus
voisin du faubourg où elle avoit porté ses premiers pas en arrivant
à Paris, disputa l'avantage de la preference aux autres tripots
bacchiques. Enfin ma Mie Margot devint aussi publique que l'avoit eté
la Tanturlurette, dont elle se trouva être la nièce dans une debauche
qu'elles firent ensemble au Gros-Caillou.

On parla de la marier, et plusieurs partis se presentèrent. Ses charmes
donnoient dans les yeux les plus en garde contre la beauté; il n'y eut
pas un corps de metier dans Paris, un etat libre et mecanique, qui
n'attentât sur sa personne; grands et petits, tout la voulut voir,
et les vaudevilistes les plus fameux tinrent à honneur de travailler
sur ma Mie Margot. Comme son humeur, aussi coquette que volage,
l'empêchoit de se fixer en faveur d'aucun de ses soupirans, chacun
resolut de l'enlever; elle le sçut et n'en fit que rire. Cependant
le bruit en courut, et tout le monde en voulut avoir la gloire; on
n'entendit plus que crier à pleine tête, dans tous les carrefours de
Paris: La Mie Margot a eté enlevée! Tantôt c'etoit trois pâtissiers
ensemble qui avoient fait ce coup, tantôt c'étoient trois rotisseurs,
et tantôt c'étoient trois procureurs[106]. Ses ravisseurs etoient
toujours au nombre de trois; on sçavoit que le nombre de trois etoit
son nombre favori: elle etoit née le trois fevrier, son père demeuroit
aux Trois-Andouilles, elle etoit venue au monde avec trois dents,
elle avoit trois trous au menton, elle avoit dejà de la gorge à trois
ans; sa mère avoit eu trois maris, et le bruit couroit qu'elle avoit
eu trois pères; elle avoit trois guinguettes attitrées, sçavoir:
Vaugirard, les Porcherons et la Courtille.

     [Note 106: C'est un de ces enlèvements, un de ces triomphes de
     Margot ma Mie (_sic_), qui est représenté sur une gravure du
     temps, dont un fac-simile très exact a été donné dans la 26e
     livraison du _Musée de la caricature en France_ (1834, in-4).
     «Admirez le pouvoir de ses charmes! dit M. Jaime, auteur de
     l'article qui accompagne cette reproduction. Elle a, sans doute,
     quitté la ruelle parfumée d'un grand seigneur; elle a été trop
     festoyée chez les gens du bel air: il lui faut des succès
     nouveaux, et la voilà tombée dans les bras du peuple, ornée de
     fleurs et de rubans. La courtisane, les rubans et les fleurs, le
     peuple ramasse tout, comme les miettes d'un banquet royal. On la
     porte en triomphe: elle inspire l'allégresse en attendant qu'elle
     inspire la pitié. Crocheteurs, mitrons, rotisseurs, cabaretiers,
     se sont tous cotisés pour payer les violons. Il n'y a pas jusqu'au
     commissaire qui l'escorte avec son greffier, et qui danse au
     milieu de ses administrés. C'est qu'en effet, tant que Margot
     n'aura pas attiré le guet, qu'elle n'aura pas cassé les vitres, le
     commissaire sera l'ami de Margot.» M. Jaime, depuis qu'il a écrit
     ces lignes, est devenu lui-même commissaire central à Versailles.]

Semblable à la belle Helène, fameuse par son enlevement, ma Mie
Margot a eu plus d'un Pâris, et a vu répandre du sang pour l'amour
de son nom seul. Les femmes de ceux qui l'entretenoient à tour de
rolle conçurent contre elle une si grande jalousie, qu'il y eut trois
partis formidables qui conjurèrent contre sa vie. Les Dryades des
Champs-Elisées, les Nymphes de la Grenouillère[107] et les Pomônes
du Pilory, se distinguèrent entre autres par leur animosité; elles
obligèrent la pauvre Mie Margot à songer à retourner dans le sein
de sa famille, ou à porter la gloire de ses conquêtes dans les pays
étrangers. En attendant l'occasion favorable pour disparoître,
qui, je crois, grace à l'inconstance du public, ne tardera guères
à se presenter, ma Mie Margot a pris le parti de se montrer moins
frequemment. En vain ses ravisseurs entreprendroient de la defendre,
ils ne pourroient rien contre l'armée femelle qui lui a declaré la
guerre.

     [Note 107: Ce lieu, où Vadé fit aussi ses fredaines, étoit
     situé, comme on sait, sur la rive gauche de la Seine, en face
     du jardin des Tuileries, à l'extrémité de ce quai, dont l'autre
     partie portoit déjà le nom de d'Orçay, à cause des travaux que M.
     Bertrand d'Orçay, prévôt des marchands, y avoit fait commencer en
     1708.]

On apprendra au public le lieu de sa retraite et la suite de ses
avantures au moindre changement qui arrivera. Le lecteur ne sera
peut-être pas fâché de trouver à la fin de cette histoire la chanson
composée, à ce sujet, par le marchand de bouteilles cassées, l'un de
ses plus zelés partisans.

       *       *       *       *       *

_Chanson nouvelle sur les aventures de ma Mie Margot, par le Marchand
de bouteilles cassées._

Sur l'air courant de _Ma mie Margot_.

  En l'honneur de ma mie Margot,
  Badauts, faites merveilles,
  Faites chacun un bon écot
  Et cassez vos bouteilles;
  Les morceaux sont mon lot.
  Vive, vive ma mie Margot!
  Cassez bien des bouteilles.

  Son nom fait grand bruit à Paris
  Et nous rompt les oreilles;
  De son air chacun est épris.
  Où trouver ses pareilles?
  Chantez tous à gogo:
  Vive, vive ma mie Margot!
  Mais cassez des bouteilles.

  Un chacun la chante en chorus;
  Elle amuse nos veilles;
  Les poëtes, par leurs rébus,
  Célèbrent ses merveilles.
  Chantez tous à gogo:
  Vive, vive ma mie Margot!
  Mais cassez des bouteilles.

     J'ai lu par ordre de M. le lieutenant général de police une
     Histoire divertissante de ma Mie Margot, dont on peut permettre
     l'impression.--A Paris, ce 12 octobre 1735.

                                                                PAGET.

     Vu l'approbation, permis d'imprimer, à Paris, ce 12 octobre 1735.

                                                              HERAULT.

De l'imprimerie de Valeyre père, rue de la Huchette.




_Le Caquet des Poissonnières[108] sur le departement du roy et de la
cour._

     [Note 108: Cette pièce est du même genre que _les Caquets de
     l'Accouchée_, et parut, à quelques mois près, vers la même époque;
     aussi les amateurs la rangent-ils au nombre de celles qui sont
     comme le complément de ce curieux recueil.--Elle ne porte pas de
     date, et, au premier abord, nous avons pensé, comme on l'a fait
     ailleurs, qu'on pouvoit lui donner celle du 29 avril 1621, qui
     correspond en effet à un départ du roi; mais après un plus mûr
     examen, il nous a semblé qu'il falloit la ramener à 1623.]


Un des jours de cette semaine, comme sur le soir je me pourmenois
joyeux pour donner quelque trefve à mes labeurs, et m'esgayer un peu
à l'escart, secouant le joug d'une griefve agitation d'esprit et
mortelle inquiétude qui me travailloit, j'aperçois une certaine de
ma cognoissance, que je ne veux nommer pour l'affection que je luy
porte, qui entroit comme transportée de fureur chez un eschevin de
ceste ville. Je prends resolution de la suivre, tant pour me divertir
que pour sçavoir la cause pour laquelle elle alloit en ce logis.
Elle estoit assistée d'une autre jeune femme que je ne cognois pas.
Je la suis donc et me glisse derrière la porte subtilement, où je me
cache afin d'entendre les discours qu'elles tiendroient, et venir à
la cognoissance du motif qui les faisoit acheminer en ce lieu. Je
suis esmerveillé que j'entends une grande assemblée de personnes qui
n'avoient pas volonté de rire, mais qui estoient merveilleusement
affligées; j'ouvrois les oreilles et estois attentif, comme un
homme qui a quelque soupçon de sa femme, lequel escoute tousjours
attentivement lorsqu'il l'entend parler avec quelqu'un (elle n'estoit
certes pas ma femme, ne vous persuadez pas cela). Je demeure quelque
temps que je ne pouvois facilement concevoir ce que la compagnie disoit.

Mais enfin j'entens que ceste femme icy (comme je l'entens à sa
parole, la frequentant ordinairement) parle en ces termes à une de
ses commères, nommée Jeanne Bernet, poissonnière de la place Maubert:
Vrayement, ma commère, il semble à vous voir que vous n'estes nullement
faschée de l'absence et du departement du roy[109]; au moins vous
n'en donnez aucun tesmoignage ny aucune marque evidente. Mais je croy
que peut-estre vous portez et couvez dans l'ame la tristesse qui vous
gesne, et la douleur qui vous espoinct et bourrelle l'esprit.

     [Note 109: On peut voir, par un passage des _Caquets de
     l'Accouchée_, combien ces départs du roi et de la cour, qui
     dépeuploient Paris de tous les gens faisant grande dépense,
     soulevoient de plaintes dans le corps des marchands. Les femmes
     n'en gémissoient pas moins. Il parut à ce propos: _L'affliction
     des dames de Paris sur le départ de leurs serviteurs et amis
     suivant la cour, avec la consolation qui leur est faite sur ce
     sujet_, par Cléandre.]

JEANNE BERNET. Que profite-il de declarer son mal manifestement, et
donner à cognoistre à tous le tourment qui vous accable, veu qu'il n'y
a aucun moyen d'y donner remède? Le roy est parti, ma commère: c'en est
faict, le coup est donné, voilà Paris encore une fois bien affligé. De
retourner en bref, il n'y a pas d'apparence: les affaires que l'on dict
qu'il a maintenant sont trop urgentes et de trop grande importance.
Nous voicy au comble de nostre malheur.

--Mais, dites-moy, je vous prie, ma commère, quelles affaires a-il pour
le présent? Tous les princes s'en vont, chacun fuit hors de Paris; le
vieil papelard de Chancelier[110] mesme sortoit mardy par la porte de
S.-Anthoine pour trainer sa queüe après le roy[111]. Que diable ne
laisse-il vistement sa jaquette? Il ne voit plus pour manier les seaux;
il semble qu'il est temps qu'il rende compte[112]: sa conscience est
bien chargée. Voilà un estrange cas, que le roy sejourne si peu dans
Paris[113].

     [Note 110: C'est Brulart de Sillery, qui, malgré son grand âge,
     avoit repris, le 23 janvier 1623, la charge de chancelier, qu'il
     avoit occupée antérieurement, de 1607 à 1616.]

     [Note 111: Sillery imitoit en cela Du Vair, l'un de ses derniers
     prédécesseurs, qui avoit suivi le roi dans sa campagne de 1621,
     pendant laquelle il étoit mort à Tonneins, le 3 août.]

     [Note 112: Sa mort, arrivée le 1er octobre 1624, donna bientôt
     raison aux caqueteuses. Il avoit rendu les sceaux le 2 janvier
     précédent.]

     [Note 113: C'étoit le troisième départ du roi. La première fois,
     il étoit allé dans le Béarn; la seconde, dans le Poitou.]

JEAN. B. J'en suis si affligée que je ne sçaurois ouvrir la bouche
pour vous dire la raison. N'en sçavez-vous encore rien, pauvre femme?
Il s'en va à Fontainebleau[114]. Mais il a une certaine chose qui
lui ronge bien la cervelle! Hélas! le pauvre prince est grandement
tourmenté, la cour est bien troublée; le père Siguerand ne sçait de
quels traicts de rhetorique user pour apporter quelque consolation;
le père Binet[115], avec ses brocards et ses railleries, y perdroit
ses parolles. Le père Siguerant[116] alloit l'autre jour à S.-Louis
pour demander conseil à ceux de sa compagnie; mais un certain frère
Frappart, un de ceux qui a soin de faire tourner la broche et qui
maintenant dispose des sausses et faict detremper le poisson, a promis
de rescrire (à ce que m'a dit un père à calotte de la mesme société) en
Espagne, car il est du pays. Le père, qui a l'oreille du roy, pourra
appaiser la tourmente.

     [Note 114: Ce voyage donna lieu à plusieurs livrets: _le Voyage de
     Fontainebleau_, fait par MM. Bautru et Desmaretz, par dialogue,
     1623, in-8; _le Messager de Fontainebleau, avec les nouvelles et
     paquets de la cour_, 1623, in-8; _le Pasquil du rencontre des
     cocus à Fontainebleau_; _le Clairvoyant de Fontainebleau_, 1623,
     in-8.]

     [Note 115: Le jésuite Etienne Binet, dont nous avons déjà parlé
     dans une note de notre tome 1er, p. 128, note 2.]

     [Note 116: Confesseur du roi. V. _Fæneste_, édit. Jannet, p. 65.]

--Mort de ma vie! falloit-il que cela arrivât? Le roy d'Espagne[117]
a-il envoyé quelque ambassadeur? Que n'est-il mort par les chemins,
affin que ceste triste nouvelle ne fut parvenuë à l'oreille du roy?
On dit que le conseil de France n'est pas beaucoup bon; mais celuy
d'Espagne est cent fois pire, puisqu'il a suggeré un acte si estrange
au roy. Bon Dieu! que l'Espagnol est mefiant! Il pense aux choses
futures; je ne pense pas qu'il se laisse attraper si facilement: il est
plus ruzé et plus cauteleux qu'on estime. Le François n'est pas pour
estre parangonné[118] à luy. Maudite nation, qui nous a tousjours une
inimitié et haine si estrange!

     [Note 117: On avoit de vives craintes du côté de l'Espagne; en
     1621 il avoit paru un petit libelle: _les Sentinelles au roi, ou
     avertissement des dangereuses approches des forces espagnolles
     pour bloquer le royaume de France et pays circonvoisins_, avril
     1621, in-8. Mais ce fut bien pis, en 1623; on publia: _Progrès
     des conquêtes du roi d'Espagne_, etc.; _Dessein perpétuel des
     Espagnols à la monarchie universelle, avec les preuves d'iceluy_;
     _Déclaration historique de l'injuste usurpation et détention de la
     Navarre par les Espagnols_, etc.]

     [Note 118: Comparé.]

J. B. Voilà une chose estrange, que le roi ne sçauroit estre en
repos. Il est tousjours traversé de quelque chose. Est-il possible
que messieurs les Rochelois le contraignent encore d'aller vers eux?
N'ont-ils pas assez experimenté son bras victorieux[119]?

     [Note 119: Il y avoit eu en 1621, surtout du 9 au 24 juillet,
     quelques beaux coups de main de l'armée royale contre la
     garnison de La Rochelle; mais la ville n'en tenoit pas moins
     intrépidement.]

Une damoiselle des halles, qui etoit plus loing avec l'assemblée de
messieurs les gros marchands, s'escarte et s'en vient vers ces femmes
icy, et leur tient ces propos: Que dites-vous maintenant, mesdames? Il
semble que vous avez l'esprit rompu et agité de quelque chose aussi
bien que moy! Voilà donc bien tout perdu! le malheur nous accable bien.
Je commençois à gaigner ma pauvre vie, et tout d'un coup j'ai esté
mise au blanc[120]. Je croyois avoir amassé une bonne pièce d'argent
pour passer l'année à mon aise, moy et mes enfans; mais un meschant
prouvoyeur m'a emporté deux cens escus: c'est le prouvoyeur de monsieur
de Nemours[121]. Il m'a presenté deux ou trois fois de la monnoye de
Flandre pour excuse, disant qu'il n'en avoit pas d'autres; mais au
refus il s'en est allé, et je ne l'ay plus reveu. Sans doute c'est de
l'argent de monsieur d'Aumale. Je ne croy pas pourtant que monsieur de
Nemours soit party, car il imiteroit volontiers l'empereur Domitian:
il s'amuseroit à prendre des mouches en sa chambre, tant il est lache
et coüard. Il faut pourtant que je sois payée. Je ne crois pas que ce
prouvoyeur oze faire cela, pour le respect de son maistre, car, si cela
venoit à ses oreilles, il en seroit repris.

     [Note 120: C'est-à-dire au dernier sou. Le _blanc_ valoit alors 10
     deniers.]

     [Note 121: Henri de Savoie, duc de Nemours. V. sur lui notre
     édition des _Caquets_, pag. 162.

     Le duc de Nemours avoit épousé, en 1618, la riche héritière de
     ce prince, Anne de Lorraine. C'est par ce mariage que le duché
     d'Aumale passa dans la maison de Savoie, où il resta jusqu'en
     1675.]

--Vrayment, ma commère (dit une autre petite friande), les maistres
ne s'en font que mocquer. L'autre jour je m'allois plaindre à un
certain Camus des Marests du Temple, que chacun cognoist assez pour
sa vaillance et grandeur de courage, que son prouvoyeur me devoit
quatre cens francs (je craignois qu'il s'en allast avec le roi). Il
m'a fort bien faict response, en sousriant, que ce n'estoit pas à luy
qu'il se failloit adresser, et qu'il ne pouvoit que faire à cela.
Mais j'ai entendu depuis peu de jours que Dieu l'a puny, car il a
perdu environ vingt mille escus au jeu, ce qui afflige fort madame sa
femme, car elle ayme l'esclat de l'or, et voudroit volontiers, pour
assouvir sa cupidité, se veautrer sur l'or et l'argent, tant elle
a son coeur attaché aux biens de ce monde, ne suivant pas en cela
l'exemple de son père, qui a foullé au pied les trésors et meprisé les
richesses.--Mais une vieille edentée, aagée environ de quatre vingts
ans, qui affectionnoit cette maison, commence, toute bouffie de colère,
à repliquer: Comment! vous avez tort de parler ainsi. Je fournis le
poisson chez son frère, mais j'en suis fort bien payée; l'argent est
tousjours comptant, pas de crédit. Dieu mercy, on ne me doit rien de ce
coté-là; je voudrois, à la mienne volonté, que tous ceux ausquels je
livre ma marchandise me payassent aussi bien comme on me faict chez luy.

  L'argent est toujours comptant,
  Mais les cornes y sont, pourtant.

--Vrayement (dit monsieur Martin, qui prestoit les oreilles à leur
jargon), voilà de beaux discours que vous faictes là! Ne sçavez-vous
pas que cet homme a trouvé la caille au nid? Les pistoles ne luy
manquent pas; il a moyen de faire bonne chère et de bien payer. Les
tresors luy sont venus en dormant: il a une belle femme et de beaux
escus.

--Mais c'est dommage, respondit de la Vollée, qu'il a trouvé le cabinet
ouvert, et qu'il n'a pas premier fouillé dans le buffet. Toutefois, si
elle a faict ouvrir la serrure, il n'y a remède. L'argent faict tout;
pourveu qu'il ne porte pas les cornes, tout va bien.

  Ma femme s'est donné carrière,
  Et elle a pris tous ses esbas;
  Elle est une bonne guerrière
  Qui ne craint beaucoup les combats.
  Encor qu'elle ayt souillé sa gloire,
  Je n'en pleureray pas, pourtant;
  Je mets cela hors ma memoire:
  C'est assez si j'ay de l'argent.

Une jeune camarde vient faire ses plaintes à monsieur Montrouge de ce
qu'elle estoit reduicte à l'extremité. Je voulois (disoit-elle) fournir
le poisson au logis de monsieur le president Chevry[122] et chez
monsieur Feydeau[123]. J'estois riche si d'aventure le roy n'eust pas
recherché ses financiers[124]; mais du depuis l'ordinaire n'a plus bien
esté; tout est allé à décadence. Au lieu de prendre pour six à huict
escus de poissons, ils n'en prennent plus que pour trois ou quatre.
Le pauvre president Chevry estoit tellement espouvanté qu'il n'avoit
pas le courage de prendre ses repas. Je croy qu'il avoit crainte de
danser sous la corde après avoir tant dansé au Louvre, comme il a faict
autrefois. Ses escus ont faict miracle: ils l'ont faict ressusciter,
car il estoit mort d'apprehension qu'il avoit. Voilà ce que c'est de
tant plumer la poule[125]. Il porte sa croix sur le manteau, tel qu'il
est. Je ne sçay si ce n'estoit pas un presage et un augure qu'il devoit
avoir pour tombeau la croix. Feydeau estoit en pareilles affaires;
il luy est bien venu qu'il avoit un tel gendre pour le deffendre.
Voilà quel profit on reçoit de marier sa fille à des courtisans et
gens d'espée[126]. Mais j'eusse esté bien marry qu'on luy eusse faict
tort, car j'ay eu beaucoup de son argent. Dieu luy donne bonne vie et
longue! Si ce malheur ne luy fut arrivé, j'aurois à ceste heure pour
payer un certain papelard, nommé le notaire Rossignol, qui demeure en
la rue S.-Anthoine, à qui nous devons quelque somme d'argent. Il seroit
content d'avaler toute la marée; il nous envoye presque tous les jours
demander le meilleur poisson que nous avons, et ce, en tesmoignage du
delay que nous faisons à le payer. C'est un estrange personnage. Je
ne sçay ce qu'il veut faire de ses escus. Il se laisseroit volontiers
mourir auprès, tant il est avare, chiche et vilain.

     [Note 122: V. sur lui une longue note de notre édition des
     _Caquets de l'Accouchée_, p. 147.]

     [Note 123: L'un des gros financiers de ce temps-là. Son luxe
     ordinaire fut cause que, dans _la Voix publique au roi_, il est
     un de ceux qu'on désigne aux rigueurs royales (Recueil A-Z; E, p.
     241). Cette famille des Feydeau quitta bientôt la finance et passa
     dans la robe. (Journal de Marais, _Rev. rétrosp._, 30 novembre
     1836, p. 189.) Au XVIIe siècle, un Feydeau, qui étoit dans
     l'échevinage, donna son nom à une rue bien connue de Paris.]

     [Note 124: V. encore, sur cette recherche des financiers, les
     _Caquets de l'Accouchée_, passim.]

     [Note 125: On connoît cette expression satirique, et le petit
     livre contre les gens de finance dont elle inspira le titre:
     _l'Art de plumer la poulle sans crier_, Cologne, 1710, in-12. En
     1774, elle avoit encore cours. On la retrouve dans cette jolie
     épigramme à propos de l'avénement de Louis XVI:

       Enfin, la poule au pot sera donc bientôt mise,
         On doit du moins le présumer:
       Car, depuis deux cents ans qu'on nous l'avoit promise,
         On n'a cessé de la plumer.]

     [Note 126: Feydeau avoit marié sa fille au comte de Lude. (_La
     Voix publique au roi_, ibid.)]

Veritablement, le bien de l'eglise est fort mal employé: jamais une
fille ne se doit rendre religieuse pour laisser ses moyens à telles
gens. Son gendre est plus honneste homme; il a une meilleure ame et
meilleure conscience; personne des officiers de l'artillerie ne se
plainct de luy.

--Quoy! respondit une jeune poissonnière du cimetière S. Jean, le mary
de laquelle est un des officiers. Vrayement, vous dites bien! Vous ne
cognoissez pas le disciple: luy et son commis Aubert[127] sont les
deux plus hardis voleurs qui soient dans la ville de Paris. On dit
que monsieur Donon, je veux dire Larron, a gaigné (s'il faut appeller
gaigner un larcin evident) à l'armée cent mille escus pour payer ses
debtes, ce qui enorgueillit sa femme. Il y a plus de deux mois que
mon mary va tous les jours chez luy pour en estre payé de ses gages.
Il est impossible de pouvoir parler à luy; il se faict celer; il
s'enferme dans son cabinet. Quand le pape de Rome viendroit et l'iroit
demander pour luy donner l'absolution de son larcin, il ne sortiroit
pas, tant il est empesché à dresser ses comptes. Sa femme ne l'est pas
tant: elle se resjouit et passe le temps joyeusement, allant visiter
ses courtisans d'un costé et d'autre, et, lorsque son mary n'est pas
au logis, elle loge ses amis. C'est se gouverner en femme de bien
d'exercer ainsi les actes de charité, logeant les pauvres et consolant
les affligez.

     [Note 127: Sans doute le même qui étoit encore dans les finances
     en 1649, et dont il est dit, à la page 3 du _Catalogue des
     partisans_, etc., in-4, qu'il avoit été non seulement commis, mais
     _lacquais_.]

  Quand mon mary s'en va en ville,
  Je demeure dans la maison,
  Là où d'une façon gentille
  J'entonne une douce chanson.
  Je fais venir mon Bragelonne
  Pour m'entretenir de discours,
  Et, quand nous n'entendons personne,
  Nous jouissons de nos amours.
  Gentil mary, prend bon courage;
  Si tu es au rang des cocus,
  Ferme les yeux et fais le sage:
  Mon père a encor des escus.

--Vrayement, c'est bien faict (dict une drolesse qui estoit de la place
Maubert). Pour moy, puisque mon mary s'en est allé avec le roy, et
que j'ay perdu quinze ou vingt escus que le valet d'un vieil reveur
de pedant m'a emporté, je tascheray d'avoir de l'argent d'ailleurs.
Je n'ay pas envie de faire encore banqueroutte à ceux qui m'ont fait
credit. Si je ne les paye d'une façon, je les payeray d'une autre,
pourveu qu'ils me veullent croire. Voicy les bons jours, il faut
gaigner de l'argent auparavant que chacun s'adonne à la devotion. Il me
faut faire les oeuvres de charité, logeant les aveugles, comme faict
la femme d'un procureur du Chastelet qui fait la devote; et lors que
son badaut de mary va vendre son caquet et gratter le papier, elle va à
confesse dans la chambre d'un qui luy donne l'absolution par le devant.

Jeanne le Noir, du marché Neuf, se tient offensée de tels discours.
Elle la fait taire, et luy parle en ces termes: Il n'est pas temps de
compter icy des sornettes; il ne faut pas chanter devant un affligé, ny
rire devant un qui pleure.

--Il est vray, dit le sieur Bonard; certes, vous avez raison. Je ne
sçaurois maintenant ouyr parler que de l'infortune qui nous est arrivé.
Mon coeur fond en larmes quand j'y pense. Je voudrois bien prendre
patience, et toutesfois je ne puis. Contentez-vous donc, ma bonne amie,
si nous sommes assez affligez; n'augmentez pas l'affliction par vos
sales et importuns discours. Je perds ce caresme presque deux mille
escus; je n'ay pas occasion de rire. Je suis pour le moins autant
affligé que monsieur de Crequy[128], qui perdit ces jours passez vingt
mille escus, avec un beau diamant d'un fort grand pris. Toutesfois il
me semble qu'il ne doit avoir aucune occasion de s'atrister, car, outre
que ses coffres sont assez fournis, le connestable[129] en amasse pour
luy. L'espérance qu'il a luy doit apporter une consolation et bannir
de son esprit toute tristesse. Les frères de Luyne[130] ont bien plus
grande occasion de detester leur sort et s'affliger, car ils sont
comme chahuans qui n'osent paroistre au jour. Ils ont voulu, comme
papillons, s'approcher trop près de la chandelle; ils se sont bruslez
les ailes, et ne doivent plus à rien aspirer qu'à vivre doucement avec
leurs femmes, qui mordent souvent leurs lèvres de fascherie qu'elles
ont d'avoir esté deceues. Bon Dieu! j'esperois faire un grand gain ce
Caresme, mais le subit departement du roy m'en a bien osté le moyen.

     [Note 128: Le maréchal de Créqui. V. sur lui une note de notre
     édition des _Caquets de l'Accouchée_, p. 170-171.]

     [Note 129: Le connestable de Lesdiguières, dont M. de Créqui étoit
     le gendre.]

     [Note 130: Depuis la mort de Luynes au siége de Monheur, la
     situation de ses frères étoit devenue telle qu'on la représente
     ici.]

L'evesque, lequel escoutoit ces discours, comme c'est un fort bon
cors d'homme, tasche à les consoler tous, et par des paroles douces
et amiables prend peine de leur oster l'ennuy et la tristesse qui les
surmontoit. Mes amis, et chère compagne (dit-il), il faut prendre
patience parmi les misères du temps: nous sommes en un miserable
siècle; nous ne sommes pas seuls qui sommes affligez. J'ay aussi bien
perdu comme vous; mais neantmoins je ne me laisse pas emporter ainsi
à l'ennuy; je combats la douleur qui me vient environner. Que si j'ay
perdu ce caresme, l'année prochaine ma perte sera remplie, avec la
grace de Dieu. Je suis d'un naturel que j'espère tousjours; semblable
à celui qui esperoit avoir les seaux, et espère encore, mais en vain,
possible. Que profite-il à un homme de se desesperer pour chose qui
arrive? Celuy qui a vendu son office soubs l'esperance de faire une
meilleure fortune par la faveur de feu monsieur de Caumartin[131] a
subject de s'attrister, car, pauvre homme, il se voit pipé et frustré
de son esperance, et recognoist qu'il ne faut pas tant mettre sa
confiance ès choses de ce monde: la mort a empesché son dessein, et il
est contrainct de gemir et souspirer amerement.

     [Note 131: Louis Lefevre de Caumartin avoit été fait chancelier
     en 1622, et étoit mort peu de mois après. Nous ne savons quel
     est l'ambitieux qui, sur sa promesse, à ce qu'il paroît, s'étoit
     flatté d'obtenir son héritage, et fut trompé par sa mort trop
     prompte.]

--Certes vous dittes bien (respondit monsieur de la Volée); nous avons
des compagnons, et ne sommes pas seuls qui sommes tombez en la disgrace
de la fortune; je vois que les plus grands princes et les plus grandes
princesses de la cour trempent dans un mesme malheur. Je cognois une
pauvre dame qui estoit retournée d'Italie pour le mauvais traittement
de son mary, esperant de se venir ranger sous les ailes de son frère;
mais le sort a voulu, au grand regret de tout le royaume, qu'il a
ressenti devant Montauban[132] les traicts funestes et rigoureux de la
cruelle Parque; tellement qu'elle souspire et sanglotte jour et nuict,
et est contraincte de faire comme les jeunes filles que leurs parens
ne veulent assez tost marier: elle prend sa queue entre ses mains et
prend patience. Pour moy, je ne seray pas saisi d'un desespoir comme
celuy qui nous a devancé, que chacun cognoit assez pour le traict digne
d'admiration qu'il a faict, lequel, ne pouvant obtenir de Sa Majesté
ce qu'il desiroit et accomplir ses desseins, s'est fait enterrer au
point où vous sçavez. O sepulcre merveilleux! ô tombeau honorable! Sa
sottise estoit grande et son aveuglement estrange. J'ay peur toutefois
que quelqu'un de la compagnie fasse le mesme; Dieu ne veuille! J'ay
resolu, pour moy, d'estre tousjours comme un ferme rocher contre les
tribulations qui me surviendroient. Si je ne fais pas bien mes affaires
en ce monde, et si la fortune m'est contraire, il n'y a remède; c'est
signe que Dieu m'ayme, et que j'auray mes souhaits en l'autre monde.
Belle resolution! Courage donc, vous autres qui estes tombés en
affliction. Monsieur de Schomberg, resjouissez-vous: c'est une marque
que le Ciel vous favorise; si le brigand et voleur de Mercure est mis
au nombre des dieux, pourquoy n'y seriez-vous pas mis aussi bien comme
luy[133]?

     [Note 132: Le siége de Montauban fut très meurtrier pour la
     noblesse qui combattoit dans l'armée royale. V., sur ceux qui y
     sucombèrent et sur les soupçons auxquels leur mort donna lieu, les
     _Caquets de l'Accouchée_, p. 159.]

     [Note 133: Le trait devient plus piquant lorsqu'on sait que M. de
     Schomberg étoit surintendant des finances.]

Martin, un de ceux qui reçoit les deniers, entendant qu'il parloit
ainsi, et admirant sa constance, commence à secouer le joug de la
douleur et s'esgayer, luy parlant en ces termes: Vrayement, nous sommes
insensez de nous tant affliger pour les biens de ce monde! N'avez-vous
pas parlé aujourd'huy à monsieur Chanteau? On m'a dict qu'il veut
vendre son lict en broderie.... Est-il possible? Je ne le crois pas.
Certes, s'il le fait, c'est une marque evidente qu'il a bien perdu,
aussi bien comme nous.

Madame Roberde, qui estoit en un coing, triste et toute esplorée,
comme saisie de fureur et de rage, et faisant destiller de ses yeux un
torrent de pleurs, accusant la severité du ciel et blasmant son sort,
s'escrie en ces termes (ses cheveux espars ventilloient de toutes
parts; sa face estoit toute battue; bref, elle estoit en un triste et
deplorable esquipage):

  Voilà la chance retournée!
  Au diable soit le poisson!
  Je voudrois que de ceste année
  N'en eusse veu en ma maison.

Mais une autre poissonnière, la voyant en ce piteux estat, commence
à luy repartir: A la verité, je ne sçay pourquoy vous vous affligez
tant. Sus, quittez vos pleurs et vos sanglots. Je devrois bien donc
avoir juste occasion de me laisser saisir à la douleur, moy qui ay
tant presté que je suis pauvre maintenant! Vous sçavez que chacun m'a
abuzé; il n'y a provoyeur ny cuisinier qui ne m'ait trompé: les uns
m'ont emporté cent francs, les autres deux cens, et les autres cent
escus. J'ay encore un cheval d'argent chez nous, comme vous sçavez,
lequel est pour gage.... Il me faut mourir de faim auprès, car de le
vendre ou de l'engager je n'ozerois, veu que celuy auquel il appartient
a trop de credit et de puissance: il me ruineroit. Il n'y a rien qui
me puisse consoler, sinon que l'on me doit encore un peu d'argent
chez monsieur le chancelier; mais ce vieux radoteur-là est si chiche,
qu'il est impossible de tirer de l'argent de luy. Ses officiers sont
aucune fois au desespoir.... Quand on luy parle d'aller fouiller dans
ses coffres, il a la goutte; mais quand on luy parle d'aller recevoir
de l'argent, il va gaillardement; vous diriez, à le voir, qu'il n'a
jamais eu les gouttes. Regardez comment il suit le roi! Il a envie
d'emplir ses seaux, pour le certain. Je n'ay pas tant de peine d'estre
payée de monsieur de Beaumarché: c'est un honneste homme[134]; tous
ses serviteurs se louent bien de luy. C'est dommage que cet homme-là
n'a de l'esprit; mais j'ay entendu que c'est une vraye pecore. Aux
asnes tousjours l'avoine vient, mais elle manque aux chevaux qui sont
capables de quelque chose de bon.

     [Note 134: Beaumarchais n'avoit en aucune façon la réputation
     d'honnêteté qu'on lui donne ici. Lors de la recherche des
     financiers, c'est contre lui et contre son gendre, La Vieuville,
     qu'on sévit le plus rigoureusement. On les accusoit d'avoir volé
     en quelques mois plus de 600,000 francs. (_La Voix publique au
     Roy_, _Recueil_ A-Z, E, 237-241.)]

Un bon compagnon de serviteur qui estoit derrière, entendant tous ces
discours, se lève et leur dict: Mais on se plaint bien icy de tous les
bourgeois et messieurs de la ville qu'on perd à la vente du poisson;
mais personne ne parle de ce que vous avez perdu après messieurs de la
religion. Le pauvre ignorant ne sçavoit pas, ou bien il le dissimuloit,
que telles gens n'usent point de ceste viande. J'ai veu, dict-il, un
certain qui venoit de Charenton, lequel se gabboit de vous autres,
disant qu'il vous faudroit saller votre poisson pour l'année prochaine;
mais il esperoit, à l'entendre, que le pape avoit resolu de deffendre
le caresme. Je ne sçay si c'est la verité. Les Celestins alors auroient
beau manger poisson, vrayment nous les verrions encore une fois aussi
gras qu'ils sont. Il feroit bon de prendre la robbe en ceste religion,
afin de faire bonne chère, encore bien que leur trongne ordinaire
demonstre assez evidemment qu'ils ne jeusnent nullement, ou, s'ils
jeusnent, qu'ils font de bons repas. Je cognois un bon père là-dedans
qui m'a confessé qu'il mange tous les jours de quarante sortes de mets
pour un seul repas avec une quarte de bon vin à vingt-cinq ou trente
escus le muys et demy-douzaine de bonnes miches. Ne voilà pas un bon
traictement?

--Certes, je ne sçay comment ils ne deviennent pas amoureux: car tant
plus qu'un homme est bien traicté, d'autant plus sa concupiscence
s'allume et s'enflamme. Toutefois, quand ils le seroient, leur
prelat[135] l'est bien. Celuy qui doit estre la lumière, le flambeau
et le phare de l'Eglise, se laisse trahyr et piper par ses passions.
C'est peut-estre qu'il ne sçauroit à quoy passer le temps. L'oysiveté
engendre beaucoup de maux. De feuilleter les livres, je ne sçay s'il
a la teste chargée de science. Pour moy, j'estimerois que c'est un
asne coiffé d'une mitre, sauve le respect que je luy dois. Quand cela
seroit, il n'est pas seul: j'en cognois d'autres, tant prelats que
pasteurs, comme le pasteur de Sainct-Germain le Vieil[136], qui, avec
sa grande barbe de bouc, ne meriteroit que conduire les oysons. Qu'il
ne s'en fasche pas, car je sçay qu'il s'estime estre un grand prophète
entre messieurs les curez de Paris.

     [Note 135: Jean-François de Gondi occupoit le siége de Paris
     depuis un an à peu près. Sa vie, dans sa maison de Saint-Cloud,
     étoit bien telle qu'on la représente ici.]

     [Note 136: C'étoit une petite paroisse située rue du Marché-Neuf.
     On l'a démolie en 1802. Les maisons portant les n{os} 6 et 8
     tiennent sa place.]

Monsieur l'eschevin, cependant, qui s'amusoit à parler à ceux de son
logis touchant le soupper, vient rejoindre la compagnie, et, voyant
qu'il estoit environ huict heures du soir, il les congedie, les
conjurant tous de ne se pas attrister, et promettant qu'il mettroit
ordre à tout. Cependant de vous dire ce qui fut dict à la sortie je
ne sçaurois: car, de peur d'estre descouvert, je commençay à esquiver
et fuir vistement. Ils pourront faire une autre assemblée; peut-estre
vous en entendrez parler; quant à moy, je n'y veux plus aller, car,
vers Sainct-Innocent, je courus grand risque et grand peril de perdre
mon manteau et avoir les epaulles graissées d'une graisle de coups de
baston.




_La Moustache des filous arrachée, par le sieur Du Laurens_[137].

     [Note 137: Sans doute Jacques Du Lorens, de qui l'on a un recueil
     de satires. La pièce que nous donnons ici ne s'y trouve pas.]


  Muse et Phebus, je vous invoque.
  Si vous pensez que je me mocque,
  Baste! mon stil est assez doux;
  Je me passeray bien de vous.
  Je veux conchier la moustache,
  Et si je veux bien qu'il le sçache,
  De cet importun fanfaron
  Qui veut qu'on le croye baron,
  Et si n'est fils que d'un simple homme.
  Peu s'en faut que je ne le nomme.
  Il se veut mettre au rang des preux
  Pour une touffe de cheveux,
  Et se jette dans le grand monde
  Sous ombre qu'elle est assez blonde,
  Qu'il la caresse nuict et jour,
  Qu'il l'entortille en las d'amour[138],
  Qu'il la festonne, qu'il la frise,
  Pour entretenir chalandise,
  Afin qu'on face cas de luy:
  Car c'est la maxime aujourd'huy
  Qu'il faut qu'un cavalier se cache
  S'il n'est bien fourny de moustache.
  S'il n'en a long comme le bras,
  Il monstre qu'il ne l'entend pas,
  Qu'il tient encor la vieille escrime,
  Qu'il ne veut entrer en l'estime
  D'estre un de nos gladiateurs,
  Mais plustost des reformateurs,
  Et qu'avec son nouveau visage
  Il pretend corriger l'usage,
  Ce qu'il ne pourroit faire, eust-il
  Glosé sur le docteur subtil[139].
  L'usage est le maistre des choses;
  Il fait tant de metamorphoses
  En nos moeurs et en nos façons,
  Que c'est le subject des chansons.
  Quiconque ne le veut pas suivre,
  Fait bien voir qu'il ne sçait pas vivre.
  Les roses naissent au printemps;
  Il faut aller comme le temps.
  Le sage change de methode:
  On luy voit sa barbe à la mode,
  Et ses chausses et son chappeau;
  En ce differant du bedeau,
  Qui porte, quelque temps qu'il fasse,
  Mesme bonnet, et mesme masse[140];
  Son habit fort bien assorty,
  Comme une tarte my-party,
  Toutesfois sans trous et sans tache.
  Il n'entreprend sur la moustache
  De nostre baron pretendu,
  De peur de faire l'entendu
  Et en quelque façon luy nuire,
  Car c'est elle qui le fait luire,
  Qui fait qu'il se trouve en bon lieu
  Et qu'il disne où il plaist à Dieu;
  Car il n'a point de domicille,
  Et s'il ne disnoit point en ville,
  Sauf vostre respect, ce seigneur
  Disneroit bien souvent par coeur.
  Bien que pauvreté n'est pas vice,
  Ceste moustache est sa nourrice,
  Son honneur, son bien, son esclat.
  Sans elle, ô dieux! qu'il seroit plat!
  Ce beau confrère de lipée,
  Avecque sa mauvaise espée
  Qui ne degaine ny pour soy
  Ny pour le service du roy.
  Quoy qu'il ait eu mainte querelle,
  Elle a fait voeu d'estre pucelle[141]
  Comme son maistre le baron
  Fait estat de vivre en poltron,
  Je dis plus poltron qu'une vache,
  Nonobstant sa grande moustache,
  Qui le fait, estant bien miné,
  Passer pour un determiné,
  Capable, avec ceste rapière,
  De garder une chenevière[142].
  Il tient que c'est estre cruel
  Que de s'aller battre en duël.
  Qu'on le soufflette, il en informe,
  Et vous dit qu'il tient cette forme
  D'un postulant du Chastelet,
  Qui n'avoit pas l'esprit trop let,
  Et le monstra dans une affaire
  Qu'il eut contre un apotiquaire
  Pour de pretendus recipez
  Où il y en eust d'attrapez.
  La loy de la chevalerie,
  C'est l'extrême poltronnerie.
  Il fait pourtant le Rodomont
  A cause qu'il fut en Piedmont,
  Ou, que je n'en mente, en Savoye,
  D'où vient ce vieux habit de soye,
  Qui merite d'estre excusé
  Si vous le voyez tout usé:
  Il y a bien trois ans qu'il dure.
  Fust-il de gros drap ou de bure,
  Aussi bien qu'il est de satin,
  Il eust achevé son destin.
  Mais sa moustache luy repare
  Tout ce que la nature avare
  Refuse à son noble desir.
  C'est son delice et son plaisir,
  C'est son revenu, c'est sa rente,
  Bref, c'est tout ce qui le contente,
  Et fait, tout gueux qu'il est, qu'il rit
  Qu'avec grand soin il la nourrit;
  Qu'il ne prend jamais sa vollée
  Qu'elle ne soit bien estallée;
  Que son poil, assez deslié,
  D'un beau ruban ne soit lié,
  Tantost incarnat, tantost jaune.
  Chacun se mesure à son aune:
  Il y a presse à l'imiter.
  Les filoux osent la porter
  Après les courtaux de boutique;
  Tous ceux qui hantent la pratique,
  Laquais, soudrilles[143] et sergens,
  Quantité de petites gens
  Qui veulent faire les bravaches,
  Tout Paris s'en va de moustaches.
  Ils suivent leur opinion
  Contre la loy de Claudion.
  Vous n'entendez que trop l'histoire...
  Nos gueux s'en veulent faire à croire
  En se parant de longs cheveux.
  Pensez qu'au temple ils font des voeux
  Et prières de gentils-hommes.
  O Dieux! en quel siècle nous sommes!
  Qu'il est bizarre et libertin!
  Quant à moy, j'y perds mon latin,
  Et suis d'advis que l'on arrache
  A ce jean-f..... sa moustache.
  Le mestier n'en vaudra plus rien,
  Nostre baron le prevoit bien:
  C'est ce qui le met en cervelle.
  La sienne n'est pas la plus belle.
  Il sent bien que son cas va mal.
  Je le voy dans un hospital,
  Ou qui se met en embuscade
  Pour nous demander la passade.
  Il peut reüssir en cet art,
  Car il est assez beau pendart
  Pour tournoyer dans une eglise;
  Mais je luy conseille qu'il lise,
  S'il veut estre parfait queman[144],
  Les escrits du brave Gusman,
  Dit en son surnom Alpharache[145].
  Bran! c'est assez de la moustache.

     [Note 138: C'étoit la moustache à l'espagnole. G. Naudé, dans _le
     Mascurat_, parle des caricatures qui couroient de son temps contre
     les Espagnols, et où on les représentoit avec «leur nez à la
     judaïque, leurs moustaches recroquillées en cerceau.» Le propre du
     courtisan étoit, selon Auvray, de toujours

       Bransler le corps, faire un cinq pas,
      _Trousser les crocs de sa moustache_.

                   (_Satyres_ du sieur Auvray, _l'Escuelle_, p. 232.)]

     [Note 139: Duns Scott.]

     [Note 140: Les bedeaux de l'Université portoient aux processions,
     devant le recteur et les quatre facultés, une _masse_ ou bâton à
     tête garni d'argent.]

     [Note 141: Ceci nous rappelle le couplet qu'on fit contre le
     maréchal de Villeroy:

       Quand Charles sept contre l'Anglois
         N'avoit plus d'espérance,
       De Jeanne d'Arc Dieu fit choix
         Pour délivrer la France.
       Ne t'embarrasse pas, grand roi!
         Cent fois plus sûre qu'elle,
       Dans le fourreau de Villeroi
         Il est une _pucelle_.]

     [Note 142: Lieu semé de chenevis. On y mettoit, pour empêcher les
     oiseaux d'approcher, un mannequin habillé en homme, que le _Dict.
     de Trévoux_ appelle _épouvantail de chenevière_.]

     [Note 143: Le _soudrille_ étoit un garnement qui devoit son nom
     aux drilles ou lambeaux dont il étoit habillé. Une pièce de
     Saint-Amant a pour titre _Cassation des soudrilles_.]

     [Note 144: Pour _quémandeur_, mendiant.]

     [Note 145: Ce roman de Math. Aleman étoit alors à la mode. G.
     Chappuis en avoit donné une traduction françoise en 1600, et,
     trente ans après, Chapelain devoit en donner une autre.]




_Accident merveilleux et espouvantable du desastre arrivé le 7e jour
de mars de ceste presente année 1618, d'un feu inremediable, lequel a
bruslé et consommé tout le palais de Paris[146]. Ensemble la perte et
la ruyne de plusieurs marchands, lesquels ont esté ruynez et tous leurs
biens perdus._

_A Paris, chez la vefve Jean du Carroy, rue S.-Jean-de-Beauvais, au
Cadran._

M. DC. XVIII.

     [Note 146: On connoît, à propos de cet _accident_, la fameuse
     épigramme si fréquemment attribuée à Théophile, et qui est en
     réalité de Saint-Amant:

       Certes, ce fut un triste jeu
       Quand à Paris dame Justice,
       Pour avoir mangé trop d'espice
       Se mit tout le Palais en feu.

             (_Les Oeuvres de Saint-Amant, etc._ Paris, 1661, in-8,
             p. 192.)

     Entre autres relations faites sur cet incendie, nous pouvons
     citer: _Récit de l'embrasement de la grande salle du Palais de
     Paris le 7 mars 1618_, in-8; _Incendie du Palais le 7 mars 1618_;
     Boutray, _Histoire de l'incendie et embrasement du Palais_, 1618,
     et un article de M. Paul Lacroix, dans le journal _l'Artiste_, du
     mois de février 1836. Le Père Lelong, _Bibliothèque historique de
     la France_, t. III, p. 343, nº 34,541, a cité les pièces indiquées
     tout à l'heure, mais il n'a pas connu celle que nous donnons ici.
     M. Paul Lacroix l'a eue, au contraire, entre les mains: il en cite
     un fragment.]


Messieurs, l'auteur, estant curieux de vous faire entendre une chose
prodigieuze et espouvantable, laquelle est du tout digne de memoire
et remarquée de plusieurs hommes de qualité, tant spirituels que
temporels, voyant un accident arriver au meilleur morceau de ceste
fameuse ville de Paris, lieu où l'on doit faire la vraye et naturelle
justice, nommé le Pallais des roys de France, et le plus digne de tout
cet univers, à cause d'une chapelle vrayement nommée Saincte, non d'un
seul homme, mais de toute la chrestienté, laquelle Dieu a preservé d'un
gouffre de feu abominable et inremediable, lequel est descendu du ciel
en façon d'une grosse estoile flamboyante, de la grosseur d'une coudée
de longueur et un pied de large[147], sur la minuict[148], lequel feu a
bruslé et consommé l'espasse d'un jour et demy durant, dans la grande
salle du Palais de Paris, sans y savoir mettre aucun remède, comme
demonstrant que ce feu voulloit demonstrer la justice de Dieu et l'ire
et le courroux de la très saincte Trinité, demonstrant aux pecheurs
qu'il faut qu'ils se convertissent et ayent tousjours Dieu en leur
memoire, sans s'amuser à amasser des biens terriens et delaisser les
moyens de parvenir au royaume de Dieu; tellement que ce feu commença
le septiesme jour de mars, à une heure après minuit, à monstrer sa
force et brusler et consommer toutes les anciennes antiquittez de ce
royaume françois, car en une nuict fait plus de deluge que cent hommes
ne sçauroient avoir refaict en un an. C'est une chose impossible à
l'homme, tel qu'il soit, d'avoir veu un feu si vehement et si cruel
qu'estoit celuy-là: car vingt mille personnes ne pouvoient, avec
toutes leurs forces et à force d'eauë, estaindre la grande furie de
ce feu. Premierement, la chapelle où on cellebroit la messe, dans la
grande salle du Pallais, est du tout consommée; tous les roys[149] qui
estoient en statue de pierre de taille, sont du tout consommez; la
voûte de la grande salle flamboyoit ainsi comme si la pierre eust esté
du souffre; toutes les boutiques des marchands, tant de l'entrée que
dans la salle, ont esté toutes bruslées et consommées, si bien que la
perte faicte par ce feu est cause de la ruyne de beaucoup de pauvres
marchands, lesquels avoient tous leurs moyens dans leur boutique[150].

     [Note 147: Le _Mercure françois_ donne à cet incendie des causes
     moins surnaturelles. Rapportant ce qu'on en disoit dans le
     public, il parle d'une chaufferette allumée qu'un marchand auroit
     laissée dans son banc, et, suivant une autre version, «d'un bout
     de flambeau» laissé sur un banc par la fille du concierge, et
     qui auroit communiqué le feu à une corde gagnant les combles.
     (_Mercure françois_, 1618, t. 5, p. 25.)]

     [Note 148: «Sur les deux heures et demie après minuict, la
     sentinelle du Louvre, du costé de la Seine, aperçut comme un
     cercle de feu sur le haut de la couverture de la grande salle du
     Palais.» _Ibid._, p. 18.]

     [Note 149: «Les pilliers furent, par la violence du feu, tous
     gastez, la table de marbre réduicte en petits morceaux, et les
     statues des roys nichées contre les parois et piliers toutes
     défigurées et perdues.» _Id._, p. 22-23.--Pour la fameuse _table
     de marbre_, qui fut détruite alors et ne fut pas remplacée, on
     peut voir un très curieux passage de la _Description de... Paris
     au XVe siècle_, par Guillebert de Metz, publiée par M. Le Roux
     de Lincy, 1855, in-8, p. 53.--Quant aux statues des rois, cet
     incendie, dont elles eurent tant à souffrir, fut pour Peiresc
     l'occasion de faire, à propos de l'une d'elles, une singulière
     découverte. «Peiresc, dit Requier, son biographe, accourut au
     fort de la nuit à ce triste spectacle avec Jacques Gillot, membre
     distingué du Parlement. Il y mena ensuite successivement presque
     tout ce qu'il y avoit de sçavant dans la capitale, pour voir
     celles des statues de nos rois dont il restoit quelque chose,
     les autres ayant été réduites en cendres. Aucun de ces savants
     ne pouvant dire de qui étoit la statue qu'on avoit vue avant
     l'incendie avec le visage mutilé, Peiresc prouva, par une niche
     qui restoit, que c'étoit celle de Henri d'Angleterre, que Charles
     VII s'étoit contenté de mutiler sans la faire abattre, parcequ'il
     destinoit une place à la sienne autre que celle que l'usurpateur
     avoit occupée.» _Vie de Nicolas-Claude Peiresc_, Paris, 1770,
     in-8, p. 171.]

     [Note 150: «Quant aux marchands accourus pour sauver leurs
     biens..., ils veirent leurs moyens consumez sans y pouvoir donner
     secours; il y eut quelques marchandises sauvées au quatrième
     pillier, mais peu...» _Mercure françois_, id., p. 19.]

Alors ce feu se jetta dans le derrière du costé de la rivière, et
commença à gaigner la prison de la conciergerie[151], et montra sa
force, evidemment à cause du vent qu'il faisoit, et aussi de la
grande secheresse du bois, lequel estoit anciennement servant à la
dicte prison: de façon que sur les cinq heures du matin jusques à
huict heures, l'on voyoit d'une lieue autour de Paris flamber ce feu
et consommer tousjours plus de vingt heures durant, sans que jamais
les forces des hommes, milliers à milliers, ne l'ont sceu estaindre,
tant par eauë que par industrie artificielle, et mesmes des pauvres
prisonniers, lesquels ont enduré de grandes fatigues à cause de la
furie de ce feu; tellement que tout le meilleur du Pallais a esté
bruslé, sauf la galerie des prisonniers, laquelle a esté sauvée, tant
par les marchands qui avoient interest que par ceux qui y ont donné
confort et ayde, si bien qu'à la fin l'on y a donné si bon ordre que
peu à peu on a trouvé le moyen le faire mourir et esteindre, après
une grande perte et un grand travail de corps de plus de deux milles
personnes y travaillans; mais nostre Dieu a preservé sa saincte
Chapelle, demonstrant à son peuple qu'il desire estre honoré et
glorifié.

     [Note 151: «Sur les cinq heures un quart, le feu prend à une
     tourelle près la Conciergerie.... Il s'éleva une clameur pitoyable
     de miséricorde et de secours... par les prisonniers, qui se
     vouloient sauver de force. Mais Monsieur le procureur général
     en fit conduire les principaux par Defunctis, prévost de robbe
     courte, aux autres prisons de la ville.» _Id._, 20-21.--Ce
     Defunctis est le même qui, ayant fait à Fæneste «la plus grande
     trahison», lui avoit rendu si deplaisante à dire, à cause du
     dernier mot, cette prière: «_Laus Deo, pax vivis, requies_
     Defunctis.» _Les Aventures du baron de Fæneste._ Édition Jannet,
     p. 63.]

Nous pouvons bien cognoistre que ce feu nous signifie un commencement
de l'ire de Dieu, et Dieu est couroucé contre nous, car ce feu nous
signifie l'achevement du monde et une ferme croyance que nous devons
avoir en la misericorde spirituelle de Dieu, et nous tenir tousjours
prêts pour combattre contre l'ennemy de nos ames et embrasser la
croix de nostre vray Dieu et sauveur pour nous asseurer; et mesme,
en ce sainct temps de caresme, nous nous devons reconcilier en Dieu
et lui demander pardon et misericorde de nos pechez, pour et à celle
fin que nous parvenions à l'heritage qu'il nous a acquis par sa mort
et passion, le suppliant d'avoir pitié de nous et nous preserver
doresnavant de tels accidens.




 _Arrest de la cour de Parlement sur le divertissement faict au
Palais, pendant l'incendie y advenu, des sacs, procez, pièces et
registres qui y estoient_[152].

_A Paris, par Fed. Morel et P. Mettayer, imprimeurs ordinaires du Roy._

M.DC.XVIII.

_Avec privilége de Sa Majesté._

     [Note 152: C'est cet enlèvement des pièces et registres
     épargnés par le feu qui donna lieu à l'opinion, encore répandue
     aujourd'hui, que l'incendie avoit été allumé afin de faire
     disparoître tout ce qui étoit relatif au procès de Ravaillac, si
     plein, disoit-on, de révélations compromettantes pour une foule
     de personnes. Toutefois, un grand nombre de pièces avoient été
     préservées. En outre des greffes, dont nous parlerons plus loin,
     on avoit sauvé les papiers du parquet des gens du roi et ceux du
     greffe du trésor.

     Le _Mercure françois_ (1618), t. 5, p. 24-25, donne aussi la
     teneur de cet arrêt.]


La cour, sur la plainte à elle faite par le procureur general du roy
du divertissement faict au Palais, pendant l'incendie y advenu, des
sacs, procez, pièces et registres qui y estoient, a enjoint et enjoint
à toutes personnes, de quelque qualité, estat et condition qu'ils
soient, qui ont pris et emporté, trouvé par accident ou autrement
parvenu en leurs mains, en quelque façon que ce soit, des sacs, procez,
pièces, tiltres, registres, minuttes et autres papiers, qu'ils ayent
promptement à iceux porter et mettre ès mains de M. Jehan du Tillet,
greffier de ladite cour, ou son commis, en sa maison, seize rue de
Bussi, en ceste ville de Paris, sans aucuns retenir par dol, fraude ou
autrement, à peine de punition exemplaire; desquels sacs, registres,
papiers et tiltres ledit greffier ou son commis tiendra registre des
noms, surnoms et demeure de ceux qui les auront portez, dont il en
baillera descharge, et faict taxe s'il y eschet, pour estre lesdits
sacs et pièces par après remis aux greffiers civil, criminel et autres
qu'il appartiendra; fait inhibitions et defenses, sur les mesmes
peines, à tous marchands, apothicaires, papetiers, cartiers, merciers,
espiciers et autres, achepter directement, ou indirectement par
personnes interposées, aucuns parchemins, papiers escrits en minutte
ou grosses, ny employer à leurs pacquets et mestiers, ains, si aucuns
leur sont offerts et portez, leur enjoinct les retenir et denoncer à
justice. Et à ce qu'aucun n'en pretende cause d'ignorance, sera le
present arrest leu et publié tant à son de trompe, cry public, que aux
prosnes des eglises des paroisses; ordonne que le procureur general du
roy aura commission pour informer de la retention et recellement, et
luy permet obtenir monition afin de revelation. Faict en parlement le
huictiesme mars mil six cens dix-huict.

                                                 _Signé_: VOYSIN[153].

     [Note 153: Ce greffier, accouru au premier bruit du feu, «estant
     entré, par le costé du Jardin du roi, dans ses greffes, sauva
     ses registres et ce qu'il y avoit.» _Mercure françois_, id., p.
     19.--C'est ce même greffier qui, seize ans auparavant, avoit lu au
     maréchal de Biron sa sentence de mort. V. _Journal de l'Estoile_,
     31 juillet 1602.]




_Ordonnances generalles d'amour, envoyées au seigneur baron de
Mirlingues, chevalier des isles Hyères, pour faire estroitement garder
par tous les secretaires, procureurs, postulans et advocats de la
Samaritaine, tant en la dicte juridiction qu'au ressort de la Pierre
au Laict et autres lieux endependant_[154].

_A Paris, par Jean Sara, devant les Escoles de decret._ 1618.

In-8º.

     [Note 154: Ces _ordonnances_ sont une des oeuvres gaillardes
     d'Estienne Pasquier. Il faut les joindre à son recueil de vers
     sur _la Puce_ de Magdelaine Des Roches (V. notre tome 1er, p.
     364), à son _Monophile_ et à ses _Colloques d'amour_. Elles n'ont
     jamais été comprises dans ses oeuvres complètes. C'est un tort:
     les éditeurs n'auroient pas dû les renier plus que Pasquier ne les
     renie lui-même. Dans une _Lettre à M. de Marillac, seigneur de
     Ferrières, conseiller du Roy et maistre ordinaire en sa chambre
     des comptes_ (_Lettres_, liv. 2, _lettre_ 5), il s'avoue gaîment
     l'auteur de ces _folles ordonnances, qu'il avoit faites à un jour
     des Roys_. «Parceque, dit-il à M. de Marillac, pour le present,
     mettez toute vostre estude à bastir, je vous ai voulu imiter,
     mais d'une imitation si gaillarde que je me puis bien vanter vous
     passer de tout poinct: car, au lieu que materiellement dressez
     palais et chasteaux, pour estre receptacle de vous et de vos
     amis, j'ay voulu d'un plus haut dessein bastir une republique, et
     encore republique composée sur un modèle si spacieux qu'elle ne
     s'estendra point à un seul peuple, comme est l'ordinaire de toutes
     loix, ains generalement à tous, de quelque estat, qualité, region
     et religion qu'ils soient. Ce sont les ordonnances d'amour, que je
     vous envoie, les quelles, sous l'authorité de Genius, archiprestre
     d'amour, ont esté publiées aux grands arrests tenus la veille des
     Roys, en ma maison, en presence de nostre roy, en une bien grande
     assemblée, tant d'hommes que de damoyselles. Vous jugerez, par la
     lecture d'icelles, si je suis digne d'estre ou chancelier d'un
     grand monarque, ou grand escuyer des dames, ou l'un et l'autre
     ensemblement. Voilà de grandes et superbes propositions. Pour le
     regard de la première, je vous remet devant les yeux ces belles
     et magnifiques loix, loix que je peux dire, sous meilleurs gages
     que Ciceron en sa harangue pour Milon, non dictées, ains nées, les
     quelles nous avons apprises, prises, ou par longue étude acquises,
     ains qui de la mesme nature se tirent, s'inspirent, et de ses
     propres mamelles s'espuisent: de manière que je me vanteray que
     les autres ne sont que masques au regard de celles-cy. Partant,
     peut-on à bonne et juste raison dire, selon le vieux proverbe
     françois, que j'y ai bien planté mes seaux; conséquemment que
     c'est à moy au quel appartient ce grand estat de chancelier. D'un
     aultre costé, si vous considerez le sujet et de quelle vivacité
     j'ay enfourné le faict des dames, il n'y a homme de jugement qui
     ne me declare digne d'estre leur grand escuyer.» Pasquier ajoute
     toutefois qu'il se pourra qu'on lui refuse ce dernier titre,
     «pour quelque impuissance, dit-il, que jugez assez mal à propos
     estre en moy, par un argument superficiel, c'est-à-dire d'un
     visage blesme, d'une delicatesse de membres, d'une calotte qui
     me faict bonne compagnie.... Je me conformerai donc en cecy,
     non à vostre commandement, mais bien au privilége commun des
     roys et princes, lesquels, pour estre les premiers ordinateurs
     de leurs loix, se donnent loy de n'y obeyr.» La Croix du Maine
     (_Biblioth. franç._, au mot Est. Pasquier) n'oublie pas de mettre
     cette pièce gaillarde au nombre des ouvrages du grave magistrat.
     Il l'indique ainsi: «Les ordonnances d'amour, imprimées au Mans
     et en autres lieux, sous noms dissimulés, le 26e arrêt d'amour.»
     La Monnoye, dans une note sur ce passage (_édit._ de Rigoley de
     Juvigny, t. 1, 185-187), déclare ne pas savoir ce que La Croix
     du Maine entend par ce 26e _arrêt d'amour_. «Je ne puis même,
     dit-il, deviner ce que c'est, n'y ayant en cela nulle allusion
     aux anciens arrêts d'amour de Martial d'Auvergne, les quels
     excèdent de beaucoup le nombre de vingt-cinq.» Quant à l'édition
     du Mans dont parle l'auteur de la _Bibliothèque françoise_, ce
     doit être, d'après M. Brunet (_Manuel du Libraire_, 3, 644), et
     d'après M. Feugère (_Essai sur la vie et les ouvrages d'Estienne
     Pasquier_, p. 208), la même que celle dont voici le titre:
     _Ordonnances generales d'amour, envoyées au seigneur baron de
     Myrlingues, chancelier des isles d'Hyères, pour faire etroitement
     garder par les vassaux du dit seigneur, en sa juridiction de la
     Pierre-au-Lait, imprimé à Vallezergues par l'autorité du prince
     d'Amour_, 1564, petit in-8º de 12 feuillets. Un exemplaire en
     fut vendu 12 francs chez la Vallière. Selon La Monnoye (_loc.
     cit._), une autre édition, donnée en 1574 «en Anvers, chez Pierre
     Urbert», porteroit une fausse indication de lieu et auroit été
     publiée au Mans comme la première. C'est cette seconde édition,
     dont le titre ne diffère de celui de l'autre que par la mention
     prétendue fausse citée tout à l'heure, qui a été reproduite par
     M. Techener dans la 7e livraison de ses _Joyeusetez_, etc.,
     d'après un exemplaire qu'il avoit acheté dans une vente publique
     à Londres vers la fin de 1828, et qu'il ne possède plus depuis
     long-temps. Celle que nous reproduisons, avec son titre et sa
     date, n'est citée ni par La Monnoye, ni par M. Brunet. M. Feugère
     l'avoit connue par le Catalogue de la Bibliothèque impériale;
     mais, faute de pouvoir s'en faire communiquer l'exemplaire
     inscrit, il avoit pensé et il avoit écrit: «La Bibliothèque, en
     réalité, ne possède ni cette édition, ni les précédentes.» Nous
     avons été plus heureux que M. Feugère: l'exemplaire de l'édition
     de J. Sara, 1618, a pu nous être communiqué, et nous l'avons fait
     transcrire avec le plus grand soin, en y joignant tout ce qu'on
     avoit retranché de l'édition de 1574, c'est-à-dire tout ce qui
     va de l'art. 48 jusqu'à la fin, et en marquant les variantes de
     texte d'après cette même édition.--Nous ferons d'abord remarquer
     les différences qui existent, pour le titre, entre cette édition
     de 1618 et les précédentes. Sur le titre de celles-ci, transcrit
     plus haut, il n'est pas question de la Samaritaine, qu'Estienne
     Pasquier put bien voir, puisqu'il ne mourut qu'en 1615, mais dont
     il ne pouvoit parler en 1564. Le _ressort de la Pierre au let_,
     qui y est indiqué, nous avoit fait penser d'abord qu'Estienne
     Pasquier habitoit dans les environs de la rue de ce nom, dans le
     quartier Saint-Merry; mais, nous étant convaincu qu'il n'avoit
     demeuré que loin de là, sur la paroisse Saint-Severin et au quai
     de la Tournelle, nous avons cru voir dans cette indication une
     simple réminiscence d'un passage de Villon où _la Pierre au let_
     est ainsi nommée comme un lieu où toute _ordonnance d'amour_
     trouveroit qui régenter. La baronie de Mirlingues est un souvenir
     de _Pantagruel_, liv. 3, ch. 36.]


Genius, par la grace de Dieu, archiprestre d'amour, vicaire et
lieutenant general pour Sa Majesté en tous ses païs et contrées, à tous
presents et advenir, salut.

Comme de toute memoire, mesme dès le commencement du monde, nous
avons pris soubs nostre charge toutes les affaires de nostre grand et
souverain prince d'amour, au maniement desquelles nous nous y sommes
comportez comme tout bon et loyal vassal est tenu de faire envers
son seigneur et patron, toutesfois n'y avons sceu tenir telle main
que, par longue traicte de temps, les opinions de nos subjects ne se
soient trouvées fluctuantes, pour l'incertitude qu'ils disoient avoir
par faute de bonnes ordonnances, disans pour excuse generalle qu'à
la verité ils estoient fondez en quelques longues coustumes qu'ils
tenoient de père en fils, non toutesfois reduictes et redigées par
escrit, au moyen de quoy ils estoient infiniment travaillez, par ce
que, lorsqu'il se presentait quelque different sur l'usage desdites
coustumes, ils n'en pouvoient faire la verification par tourbes,
d'autant que, selon leurs anciens statuts, ils ne pouvoient à la
confection de leurs preuves y employer plus de deux temoins; nous
requerant, pour ceste cause, que leur voulussions bailler par escrit
loix et constitutions certaines, afin de tranquilliter entre eux toutes
choses, et qu'aucune ne se peut d'icy en avant masquer d'aucun pretexte
d'ignorance:--Parquoy nous, enclinans à leurs supplications et
prières, mesmement pour satisfaire, en tant qu'à nous est, à l'office
et devoir auquel nous sommes appelez, après avoir le tout deliberé
meurement avec les gens de nostre conseil estroit, avons, par leur
advis, de nostre certaine science, pleine puissance et auctorité qui
nous est octroyée par amour, statué et ordonné, statuons et ordonnons,
pour loy et edict à jamais irrevocable, ce qui suit:


1. Premierement, pour autant que nostre intention generalle est de
bannir et exterminer le vice le plus qu'il nous sera possible d'entre
nos subjects, lequel, la pluspart du temps, prend ses racines de la loy
mesme, parce que nous ne reconnoissons point le peché, sinon qu'il est
prohibé par la loy; pour ceste cause, declarons que là où ès autres
lieux tous legislateurs se debordent en une infinité de prohibitions et
defences, au contraire nous entendons estre fort sobres en icelles, et
estendre nos ordonnances à toutes permissions honnestes et naturelles,
aymans mieux, par telles permissions, recevoir obeissance de nos
subjects que par multiplicité de loix prohibitoires les accoustumer
à se rendre refractaires et desobeissans à nous par un instinct
particulier de leurs natures.

2. Et, par ce que nous desirons establir de fond en comble nostre
republique de telle façon qu'il n'y ait jamais à redire, et que ce ne
soit qu'un corps composé de plusieurs membres, pour laquelle cause
nostre opinion est d'insinuer entre nous sur toutes choses la charité
et amour reciproque, voulons et nous plaist que ceste nostre republique
sera desormais appellée le Convent de la Charité, dont les supposts
seront dicts et nommez confrères, ausquels tous nous enjoignons sur
toutes choses de vacquer au contentement des uns et des autres.

3. Ce neantmoins, sur les difficultez qui se sont presentées en ce
premier establissement de police, les aucuns des confrères disans
que, pour le contentement d'un chacun, il falloit que toutes choses
fussent communes, et les autres, au contraire, approuvans seulement le
_mien_ et le _tien_, Nous, pour satisfaire aux uns et aux autres, et
suyvre une moyenne voye, n'ostons en tout et par tout la communauté,
aussi ne la permettons de tout poinct, mais y etablissons entre deux la
_compassion_, qui sera une reigle à chacun pour sçavoir ce qui luy doit
estre propre ou commun.

4. Pour extirper les abus qui ont par cy-devant eu vogue, par faute
d'avoir preste par les curez residence actuelle sur les lieux de
leurs benefices, il n'y aura autres beneficiers que commandataires
et prieurs, dont ceux-là seront mariez et ceux-ci non, ausquels nous
enjoignons de resider actuellement sur les benefices dont ils seront
jouissans; autrement se pourront pourvoir les plus diligens encontre
eux par devolutz[155], sur lesquels benefices ceux-là qui seront en
quelque faculté graduez seront tenus d'insinuer leurs nominations en
personne, et non par procureurs.

     [Note 155: _Dévolu_ se disoit du droit acquis à un supérieur de
     conférer tout bénéfice, quand l'inférieur et collateur ordinaire
     négligeoit de le conférer, ou l'avoit conféré à une personne
     incapable.]

5. Et, toutesfois encore que tels beneficiez facent residence sur leurs
benefices, si est-ce que là, et au cas que par maladie, ancien aage ou
autrement, ils ne pourront bien et deuement vacquer au fait de leurs
charges, ils seront tenus prendre coadjuteurs, vicaires et vicegerantz,
ou viportants[156] de qualitez requises, pour suppleer le deffaut de
leurs impuissances.

     [Note 156: _Var._ de l'édit. de 1574: _personnages_.]

6. Comme ainsi soit que le principal but de tout bon legislateur doive
estre l'union et concorde de ses subjects en une mesme religion, en
laquelle nous voyons pour le jourd'huy les meilleurs esprits bigarrez
et partialisez[157], n'entendons en rien remuer les anciens statuts qui
nous ont esté prescripts et proposez par nos pères, ains, ensuyvant
leurs bonnes et louables traces, approuvons les voeux, professions,
offrandes, merites et confessions auriculaires, et encores que nous
retenions les prières qui se font pour les morts et la veneration des
images; si avons-nous en specialle recommandation les prières qui se
font pour les vifs et celles qui s'adressent aux images vifves.

     [Note 157: _Divisés en partis._ Pasquier s'est servi ailleurs de
     cette expression: «Voyant son royaume partialisé en ligues pour
     la diversité des religions.» _Recherches de la France_, liv. 6,
     ch. 7.]

7. Et, au surplus, d'autant que nous avons depuis quelques revolutions
d'années cognu par experience que plusieurs, abusans du mot de
fidelité, l'avoient de religion tourné en partialité, nous, pour obvier
à toutes seditions intestines qui nous pourroient estre par telles
sortes de mots procurées, exterminons et rejettons[158] de nostre
convent tous fidelles.

     [Note 158: Encore une expression favorite de Pasquier. Il a
     dit, en son _Pourparler du prince_: «Je serois d'advis de
     l'_exterminer_ de ceste nostre compagnie.» Sur ce mot, pris dans
     le sens de chasser, pousser hors des limites (_ex terminis_), et
     dont Racine a fait tant de fois un éloquent usage, on peut lire
     une dissertation dans le _Journal littéraire_ de Clément, t. 2,
     p. 58.]

8. Cognoissans que l'une des premières et principalles corruptions de
toute republique est l'oysiveté, comme celle par laquelle non seulement
tout peché prend sa source, mais aussi sa nourriture et accroissement;
desirant songneusement que ce vice ne provigne[159] aucunement entre
nous, nous prohibons et defendons toute oysiveté en nostre convent, en
quoy entendons que chacun soit si estroit et religieux observateur de
ceste loy, que ne voulons qu'il soit proferé aucune parolle oyseuse et
sans effect.

     [Note 159: Mot emprunté à la langue des vignerons, qui appellent
     _provin_ la branche de vigne d'où doivent sortir les nouvelles
     souches. Pasquier se sert ailleurs du mot _provigneur_, qui en
     vient aussi. Il parle, dans ses _Recherches de la France_ (liv.
     5, ch. 14), d'un tas «d'escoliers italiens que l'on appelle
     docteurs en droict, vrais provigneurs de procez.»]

9. Ce neantmoins, par ce que nous ne sçaurions du tout estranger les
pauvres de nous, suyvant ce qui est escript: _Pauperes semper vobiscum
habebitis_[160], nous, pour ceste occasion, ne voulans en rien dementir
l'Escripture, ne rejectons d'entre nous les pauvres et mendians, ores
qu'ils fussent valides, lorsqu'il ne tient point à eux qu'il ne soient
mis en besongne; et singulièrement recommandons à toutes dames et
damoiselles avoir pitié des pauvres honteux qui ne demandent l'aumosne
publiquement aux portes, sur quoy nous chargeons leurs consciences.
Aussi enjoignons auxdicts pauvres que, s'ils trouvent à estre mis en
oeuvre, ils s'y emploient fort et ferme; surtout ordonnons que toutes
aumosnes se feront par devotion, et non par police.

     [Note 160: _Var._: habetis.]

10. Pour l'abreviation des procez, nous ostons tous contredictz et
reproches entre le mary et la femme.

11. Et pour autant que la malice des plaideurs a introduict plusieurs
cavillations[161] en practique, faisans, la pluspart d'entre eux, pour
la multiplicité des appoinctemens[162] qui s'y trouvent, une banque de
tromperie; à quoy nous, desirans couper toute broche[163], voulons et
nous plaist que doresnavant n'y ait plus qu'un appoinctement, qui sera
que les parties se pourront appoincter en droict et joinct, et produire
d'une part et d'autre tout ce que bon leur semblera.

     [Note 161: Ruses, subtilités, du latin _cavillatio_, qui avoit
     le même sens. On en avoit fait l'adjectif _cavilleux_, que nous
     trouvons déjà dans la _Chronique de Saint-Denis_.]

     [Note 162: Arrangements, accommodements.]

     [Note 163: _Couper broche_ à quelque chose se disoit par
     allusion au tonneau en perce, dont on ne peut plus tirer le
     vin quand la _broche_ ou _cheville_ a été coupée. (_Dict. de
     Trévoux._)]

12. S'entrecommuniqueront lesdites partyes leurs pièces respectivement,
puis se vuydera le procès à huys clos, par compromis et amiable
composition; et à ce faire seront speciallement appellez les
vidames[164], auxquels nous commandons, et très rigoureusement
enjoignons n'aller mollement, ains roidement et rondement en besongne,
sur peine de suspension de leurs estats, pour la première fois, et de
privation, pour la seconde.

     [Note 164: Ce mot que l'on ne croiroit mis ici que pour les
     besoins de la gaillardise, se trouve en réalité fort bien à sa
     place dans une pièce publiée au Mans, ville où le vidame, avoué
     de l'évêque, jouissoit plus qu'ailleurs d'une grande puissance,
     et avoit une juridiction très étendue. V. _Mémoires des
     intendants_ (Maine), art. _Noblesse_, et Denisart, _Collection
     de jurisprudence_, art. _Chasse_.]

13. Nous n'ostons cependant les consignations; mais, au lieu qu'elles
se payent ès autres endroicts dès l'entrée du procès, seront les
partyes tenues de consigner en communiquant leurs pièces.

14. Pour la verification[165] des procès, ne seront les espices ostées,
mais bien seront reduictes à l'instar qu'elles estoient au temps passé,
en dragées et confitures[166], à la charge, comme dit est, que ceux
qui visiteront les pièces seront tenus de bien et diligemment les
feuilleter et approfonder, en sorte que tout se face à la conservation
du droict des parties.

     [Note 165: _Var._: visitation.]

     [Note 166: «En France, du commencement, les juges ne prenoient
     aucun salaire des parties, au moins par forme de taxe, et
     contre leur volonté: car les _espices_ estoient lors un présent
     volontaire que celui qui avoit gagné sa cause faisoit par
     courtoisie à son juge ou rapporteur, de quelques _dragées_,
     _confitures_ ou autres espices.... A succession de temps, les
     espices ou espiceries furent converties en or, et ce qui se
     bailloit par courtoisie et libéralité fut tourné en taxe et
     nécessité.» (Loiseau, _Des offices_, liv. 1er, ch. 8.) Estienne
     Pasquier (_Recherches de la France_, liv. 2, ch. 4) s'est
     expliqué lui-même sur ce changement du don volontaire en taxe
     et des espices en argent. «Le malheur du temps, dit-il, voulut
     tirer telles libéralités en conséquence.... Le 17e jour de may
     1402 fut ordonné que les espices qui se donneroient pour avoir
     visité les procez viendroient en taxe.... Depuis, les espices
     furent eschangées en argent, aimant mieux les juges toucher
     deniers que des dragées.»]

15. En toutes les dites matières y aura lieu de prevention.

16. Sur les vacations requises par les gens mariez, avons renvoyé
leur requeste pour en deliberer plus amplement à nostre conseil.
Toutefois, par provision, et jusques à ce qu'autrement en ait esté
par nous ordonné, sera l'arrest des arreraiges requis par les femmes
à l'encontre de leurs maris[167] en tout et partout executé selon sa
forme et teneur.

     [Note 167: Nous trouvons dans l'_Ancien Théâtre françois_, t. 1,
     pag. 111-128: _Farce nouvelle, très bonne et fort joyeuse, des
     femmes qui demandent les arrerages de leurs maris, et les font
     obliger par nisi_, etc.]

17. Defendons de faire le procès extraordinaire à quelque personne
que ce soit, si ce n'est chez les accouchées[168] ou autres bureaux
solennels à ce expressement dediez; ausquels lieux seront traictez
et decidez tous affaires d'estat, et signamment ceux qui concernent
les mariages inegaux, soit pour le regard de l'aage, des moeurs ou
des biens, et pareillement les bons ou mauvais traictemens des maris
à l'endroict de leurs femmes, et, au reciproque, des femmes envers
leurs maris. Les entreprinses qui se font par unes et autres dames
au pardessus de leurs puissances et dignitez, et, à peu dire, toutes
telles matières qui regardent tant la police que le criminel. En
quoy nous enjoignons et très expressement commandons à toutes dames,
damoiselles et bourgeoises, de quelque estat et condition qu'elles
soient, vuyder sommairement et de plein telles matières, sans aucun
respect ou acception des personnes.

     [Note 168: M. Le Roux de Lincy, dans son Introduction à notre
     édition des _Caquets de l'Accouchée_, a cité ce passage.]

18. Defendons les injures verbales; permettons toutesfois aux maris,
pour la primauté et puissance qu'ils ont dessus leurs femmes, de se
pouvoir rire et gausser d'elles en toutes compaignies, à la charge que
leurs femmes s'en pourront revencher en derrière.

19. D'autant que la multitude et pluralité d'officiers n'apporte
autre chose qu'une confusion en toutes republiques, et ny plus ny
moins que la tourbe des medecins est la ruine de nos corps, à ceste
cause, avons, par edict perpetuel et irrevocable, cassé, supprimé et
annullé, cassons, supprimons et annullons tous estats de judicature,
horsmis nostre Parlement et la basse marche des maistres des requestes
ordinaires de nostre hostel; et, au lieu des comtes, prevosts, baillifs
et seneschaux, avons retenu les vicomtes, viguiers, vidames, erigeans
en officiers nouveaux les vibaillifs et les viseneschaulx.

20. Aussi, recognoissans que la pluspart des procès s'immortalise de
jour en autre par le moyen de nos chancelleries, qui furent autrement
introduictes pour ayder aux affligez, et non pour couvrir et perpetuer
la malice des chicaneurs, avons en cas semblable supprimé et annullé
toutes nos dites chancelleries, et se pourvoiront les parties par
devant les juges ordinaires des lieux. Interdisons toutefois toutes
manières de reliefs[169] aux hommes, de quelque aage qu'ils puissent
estre, sinon qu'ils veuillent estre declarés niays[170]. Et quand
aux femmes, leur permettons d'estre relevées après bonne et meure
cognoissance de cause, c'est à sçavoir, après que leur cas aura esté
expedié et depesché par nos vidames, vicomtes, viguiers, vibaillifs et
viseneschaux, lesquels, pour le soulagement du public, nous voulons en
cest endroit faire estat des maistres des requestes et des secretaires.

     [Note 169: _Reliefs d'appel_, c'est-à-dire, en terme de
     chancellerie, les lettres qu'on obtenoit pour relever un appel
     interjeté, et faire intimer pardevant le juge supérieur la
     partie qui avoit eu gain de cause par une première sentence.]

     [Note 170: _Sot_, dans le sens qu'on donnoit alors à ce mot
     quand il s'agissoit des maris. «Les frères, ou pour le moins les
     cousins germains de _sot_, dit Henry Estienne, sont _niais_, que
     le vieil françois disoit _nice_, fat, badaud.» _Apologie pour
     Hérodote_, La Haye, 1735, in-12, t. 1er, p. 28.]

21. En continuant les anciens priviléges qui ont esté de tout temps et
ancienneté octroyez aux clercs tonsurez et non mariez, les declarons
francs et exempts de toutes aides, subsides, et n'y aura que les gens
mariez qui seront desormais sujects, tout ainsi comme auparavant.

22. Entre gentilshommes et damoyselles, permettons la venerie, fors
que nous leurs defendons et sur toutes choses inhibons de chasser aux
grosses bestes.

23. Semblablement defendons, entre toutes les voleries, celle du
_faulcon_.

24. Ne derogeons cependant aux priviléges des gentilshommes, ausquels
permettons de fureter aux connils[171] dans les garennes, et aux gens
de condition roturière dans les clapiers; et toutesfois n'empeschons
aux nobles de chasser quelquefois aux clapiers, ny aux roturiers de
chasser aux garennes, selon que les occasions se presenteront.

     [Note 171: C'est le vieux mot qui signifioit _lapin_.]

25. Jaçoit ce que cy-devant, pour les inconveniens et scandales qui
sont survenus, nous ayons defendu le port d'armes entre nos confrères,
toutesfois, voyant que la plupart d'iceux s'aneantissoient, ce qui
pourroit au long aller tomber au grand detriment et dommage de nostre
convent, advenant nouvelle guerre, sera à l'advenir permis à chacun de
porter pistolets, batons de feu[172] pour gibier; et afin qu'il n'y ait
aucun mescontentement, et que les dames et damoiselles ne se plaignent,
comme si par nous estoit octroyé plus de prerogative aux hommes qu'aux
femmes, voulons qu'elles en portent le rouet.

     [Note 172: «Les mousquets, les fusils, les arquebuses, sont
     appelés des _bâtons à feu_.» _Dict. de Trévoux._]

26. S'il se trouve quelque abbatie, nous l'adjugeons en forme d'espave
à celuy qui en sera le premier occupant, sans qu'il soit tenu de la
reveler ou communiquer aux gruyer et capitaine de nos forests.

27. Par ce que nous voyons les forests de nostre convent se depeupler
de jour à autre par les degradations et mauvais mesnages de plusieurs
nos predecesseurs, ce qui est venu en tel excès qu'il y a danger que
les bois ne nous defaillent par cy-après; d'ailleurs la plus grande
partie de nos terres a esté employée en vignes, qui tourne au grand
interest de tout le public; nous, pour tenir le moyen à l'un et à
l'autre point, defendons de coupper plus bois de haulte fustaye,
jusques à ce qu'autrement en ait esté par nous et nostre conseil
ordonné; et au surplus, à l'imitation de quelques anciens empereurs,
voulons que la troisiesme partie du vignoble soit arrachée et reduicte
en terre labourable[173]; et, pendant cette surseance de coupper, les
gentilshommes et damoiselles se chaufferont de serment, et les pauvres
de paille ardant.

     [Note 173: Cet arrêt burlesque de Pasquier fut sérieusement
     formulé et mis en vigueur au commencement du XVIIIe siècle.
     «La passion du vin, dit Lemontey, étoit assez répandue; déjà
     quelques parlements avoient ordonné qu'on arrachât les vignes
     plantées depuis 1700.» _Histoire de la régence._]

28. Tous arbres esquels croissent noix[174] ou noisettes seront
arrachez. Aussi ne seront semez en nos jardins souciz ny pensées.

     [Note 174: Pasquier joue ici sur la ressemblance des mots _noix_
     et _noisettes_ avec _noises_ (disputes).]

29. Quant aux jeux et autres recreations d'esprit, nous permettons
toutes sortes de jeux honnestes. Entre lesquels recommandons par
especial le _trou madame_, le jeu du _billart_, tous jeux de _dame
souz le tablier_[175], ausquels gardans les severitez, il sera joué
à tous jeux, mesme à _dame touchée dame jouée_; ne sera joué à la
_renette_[176], sinon à _qui fait l'un fait l'autre_[177]; approuvons
semblablement le jeu du _fourby_ et de _cubas_[178], aux cartes,
excepté que des cartes françoises nous ostons les picques, tresfles
et careaux, retenants seulement les _coeurs_, et des cartes d'Italie
les espées, bastons et deniers, retenans seulement les _couppes_[179],
et sera doresnavant le jeu de cartes composé de coeurs, couppes, las
d'amours et fleurs. Louons aussi grandement le jeu de paulme, auquel
jouant à fleur de corde[180], sçaura donner bas et roide dedans la
_belouse_, tous lesquels jeux nous ne rejetons, et autres de mesme
marque, moyennant que le tout se face sans opinion d'avarice ou argent,
pour laquelle cause, entre tous les jeux, deffendons notamment le jeu
de la pille[181].

     [Note 175: Variétés du jeu de _trictrac_.]

     [Note 176: Jeu dont Nicot fait mention au mot _Trictrac_. Il
     est cité par Coquillard dans ses _Droits nouveaux_ et par Des
     Accords. Rabelais le place parmi ceux de Gargantua, et son
     traducteur anglois nous donne à entendre ce qu'il étoit en
     l'expliquant par à _dames doubles_ ou à _doubler les dames_.]

     [Note 177: Ce jeu se trouve aussi parmi ceux de Gargantua, de
     même que le _fourby_, qui vient après.]

     [Note 178: Sorte de jeu de cartes dont le _règlement_ fut
     publié à la fin du XVIe siècle, _avec approbation et privilége
     du roi, chez la veuve Savoye, rue S.-Jacques, à l'enseigne
     de l'Espérance_. «Ce jeu, y est-il dit à la fin, est fort
     divertissant, et goûté en à part des gens d'épée, qui n'ont
     vergogne des mots quand il s'agit de gentes choses.»]

     [Note 179: Ces figures existent encore sur les tarots et sur les
     cartes d'Italie et d'Espagne.]

     [Note 180: On disoit qu'une balle avoit passé _à fleur de corde_
     quand il s'en étoit fallu de peu qu'elle n'eût été dehors; de là
     l'expression _demoiselles à fleur de corde_ pour désigner des
     filles prêtes à sortir du droit chemin. (Voir notre édition du
     _Roman bourgeois_, p. 30.)]

     [Note 181: Ici, dans l'édition de Jean Sara, se trouve une
     interversion de pages qui nous fait passer de la 11e à la 14e et
     du 29e au 38e article.]

30. Recevons entre gentilshommes et gentilzfemmes les esbats qui leur
sont destinez d'ordinaire: jeux de luitte, courre la bague, faire des
combats plaisans, à la charge que, s'il se trouve gentilhomme qui
refuse, ou d'entrer en la lice, ou de mettre la lance en l'arrest quand
l'occasion se presentera, le declarons indigne de porter les armes, et
le degradons du tiltre et qualité de noblesse, avecques sa postérité.

31. Et pour le regard des luittes, par ce que les femmes sont
ordinairement plus foibles, et qu'il leur est de besoin destourner la
force de leurs combatans par leurs subtilitez et engins, permettons
seulement aux femmes de bailler le sault de Breton[182]. Pourront
neantmoins les hommes leur donner roidement le crocq en jambe, selon
que les necessitez leur apprendront.

     [Note 182: «C'est le saut, la chute d'un homme qu'on fait tomber
     par un certain tour de lutte.» _Dict. de Trévoux._]

32. Authorisons, entre les dances, tous branles, et par spécial les
branles gay, et branle double[183], branle de la touche[184]; et
combien que ce soit chose de dangereuse consequence de permettre aux
particuliers, en une republique, d'innover aucune chose, toutesfois
nous, pour aucunes bonnes causes et considerations à ce nous mouvans,
permettons à un chascun et chascune d'inventer telles diversitez
de branle qu'il luy plaira. Aussi advoüons les basses dances et
gaillardes; et sur tout enjoignons à ceux qui pendant les dits branles
ne pourront faire l'amour de la langue, le facent de la main et des
yeux.

     [Note 183: Le _branle gay_ se dansoit par deux mesures
     ternaires; le _branle double_ se répétoit deux fois.]

     [Note 184: Nous n'avons pas trouvé celui-ci parmi ceux que
     décrit l'_Orchésographie_ de Toinot-Arbeau (Tabourot). Peut-être
     faut-il lire _branle de la torche_, qui étoit l'un des plus
     célèbres, et où l'on ne se faisoit pas faute de baisers.]

33. Pour ce qu'il n'est en nostre puissance eslongner les guerres de
nous, lorsqu'il plaira à Dieu nous les envoyer, voire que le plus
du temps elles nous sont suscitées par nostre propre et particulier
instinct, n'y ayant celuy de nous lequel n'ait naturellement quelque
inclination à conquerre, voire appetons amasser ambitieusement,
affectionnez d'autre part d'estre dits vaillans combatans, voulons
que ès assaux et batteries des villes il n'y ait aucun de nos soldats
qui y ait le bras engourdi, ains face ses approches hardiment, sans
rien toutesfois alterer de la discipline militaire. Puis, quand la
brèche sera nette et raisonnable, y entrent gayment, et, comme l'on
dit, de cul et de teste, sans reboucher, comme s'exposantz à un
lict d'honneur. Et neantmoins, afin qu'ils soyent tousjours tenus en
haleine, ordonnons que pendant qu'ils pousseront leur fortune dans la
dicte brèche, l'artillerie jourra tousjours vigoureusement, vistement
et vivement, jusques à ce que la ville soit totalement rendue, auquel
cas sera seulement sonné la retraite; et sur tout inhibons à tous
coüarts de s'exposer à tels hazards, sur peine d'estre dicts niaiz.

34. Et par ce qu'il n'y a pas moindre peine et industrie à conserver
qu'à conquerir, voire que l'on ne doibt faire aucun estat d'une
conqueste, qui n'employe puis après son entendement et estude à la
conservation du conquis, voulons que, la ville estant prise, elle soit
bien deuëment et diligemment envitaillée.

35. Aussi qu'elle soit encourtinée de tous costez de fortes murailles,
ramparts, scarpes et contrescarpes; et y aura ordinairement gens
exprès, lesquels, pour éviter les eschauguettes[185] et embuches de
l'ennemy, feront sentinelle jour et nuit. Au demeurant, enjoignons
qu'il n'y ait si petite forteresse qui ne soit pour le moins flanquée
de deux bastions, que les ingénieurs appellent ordinairement
_coüillons_, qui se mireront l'un l'autre, sur lesquels sera
l'artillerie braquée, preste à jouer, si le temps et la necessité le
requièrent. Toutefois ne voulons plus qu'ès forteresses on y face des
faulses brayes; et si le soldat a besoin de confort, le pourra aller
chercher chez ses voisins.

     [Note 185: Pour espionnages. L'_échauguette_ étoit proprement la
     tourelle où étoit assise la _guette_, c'est-à-dire la personne
     chargée de faire le guet.]

36. Deffendons à tous marchans de n'apporter du poivre en nostre
convent.

37. Exterminons d'iceluy tous saffranniers[186], ensemble tous vendeurs
de quinquaillerie[187].

     [Note 186: Pasquier entend par là soit les gens capables de
     faire _banqueroute_ à l'amour, et dignes d'avoir, comme les
     autres banqueroutiers, leurs maisons teintes de couleur de
     safran, soit les amants transis dont Du Lorens a dit (_satire_
     14):

       Tant d'hommes que l'on voit tendres et langoureux
       De couleur de safran, sont tous ses amoureux.]

     [Note 187: C'est-à-dire s'amusant aux bagatelles et ne donnant
     pas marchandise qui dure. «Ce sera une denrée meslée telle que
     de ces marchands quincailliers, lesquels assortissent leurs
     boutiques de toutes sortes de marchandises pour en avoir le plus
     prompt débit.» Pasquier, _Lettres_, liv. 1er, lettre 1re.]

38. Sur les remonstrances qui nous ont esté faictes par les damoiselles
et bourgeoises, au moyen de quelques drogueries que les marchants vont
querir ès païs loingtains, et huilles non aucunement necessaires,
espuisantz par ce moyen nos pays et contrées d'or et d'argent, combien
que nous ayons les huilles à nos portes, deffendons à tous marchans
d'aller achepter huilles ailleurs qu'en nostre bonne ville de Reins.

39. Toutes choses qui sont indifferentes, comme habits et vestemens,
ne seront subjects à correction et mesdisance sinon par la bouche des
sots, reservé que ceux ou celles qui en introduiront les premières
coustumes pourront passer par le bureau et contre-rolle des
accouchées, suyvant le privilége qui leur est de tout temps acquis.

40. Et neantmoins, sur les doleances qui nous ont esté faites par les
dites damoiselles sur les gros haulx de chausses, disans qu'ils avoient
esté expressement inventez pour empescher leur deduict et contentement,
joinct que tels habillemens ne servent que d'ypocrisie et de masque,
representans par l'exterieur chose grosse et grande, combien que le
plus du temps il n'y ait rien ou bien peu dedans; et au contraire se
pleignent les gentilshommes des vasquines[188], vertugales et grans
devans que portent aujourd'huy les femmes[189], nous pour ce sujet en
avons osté et ostons la coustume, nous rapportans à la mode d'Italie.

     [Note 188: Elles commençoient à ne plus être à la mode, au grand
     désespoir de plusieurs dames. En 1563, il avoit paru à Lyon,
     chez Benoist Rigaud, une pièce ayant pour titre: _Blason des
     basquines et vertugalles, avec la belle remonstrance qu'ont fait
     quelques dames quand on leur a remonstré qu'il n'en falloit plus
     porter_.]

     [Note 189: On lit dans l'édit. de 1574: Remettons ceste matière
     à nostre conseil estroit pour en estre plus mûrement délibéré
     avec nos gens d'amour.]

41. Entre les viandes, nous deffendons, ainsi qu'en plusieurs autres
païs, le porc, et en outre voulons que l'on s'abstienne du veau, oyson,
becasse; et des herons, deffendons principalement la cuisse[190].

     [Note 190: Le héron est proscrit ici comme étant le plus couard
     et le moins amoureux des oiseaux. On sait, d'ailleurs, que la
     _cuisse héronniére_ est le type de la maigreur.]

42. Afin que chacun apprenne de demourer en cervelle et sache rendre
raison de son faict, toutes bestes qui se trouveront en dommage seront
rigoureusement chastiées, à la charge que, si elles sont surprises sur
le fait, les dites choses seront tenües pour non advenües.

43. Et sur tout, deffendons de fascher aux champs les bestes cornües
qui se trouveront ombrageuses.

44. Tout ainsi que nous bannissons de nostre convent les medecins
reubarbatifs, ne voulans que l'on en face un estat particulier et
exprès, aussi, au contraire, nous ne rejettons pas les medecines, entre
lesquels nous approuvons grandement les simples.

45. N'empeschons que, selon les occurences des maladies, de deux
simples l'on ne puisse faire une mixtion et composition bonne et saine,
moyennant qu'en toute composition l'on y mette toujours six ou sept
doibts de casse, en corne et tuyau.

46. Nous approuvons les suppositions, ostons toutesfois toutes
seignées, sinon celles qui se feront de la veine d'entre les deux gros
orteils.

47. Seront et sont, dès à présent, tous vieux escus, ensemble les
grands vieux doubles ducats, descriez, et auront seulement cours
entre nous les desirez[191], saluts et jocondalles, nobles et
marionnettes[192].

     [Note 191: Nous ne savons quelle étoit cette monnoie, dont le
     nom fait du moins supposer la valeur. Le _salut_ étoit une
     monnaie d'or avec une image de la vierge recevant la salutation
     angélique; la _jocondale_, un dollar de la valeur de trois
     schellings, selon Cotgrave; la _marionnette_, un petit ducat
     d'Allemagne, d'or de bas aloi.]

     [Note 192: L'édition de J. Sara, 1618, s'arrête ici. Après ce
     dernier mot on y lit: _Car tel est nostre plaisir. Fin._]

48. Pour oster toute occasion de rongner les pièces, ne vaudront
chascunes pièces que leur poix. Toutes fois si aucun, par une
negligence supine[193] et prepostère[194], est si temeraire d'en
prendre sans les pezer, ils ne s'en pourront prendre à justice.

     [Note 193: De _supinus_, qui veut dire couché sur le dos.]

     [Note 194: Contre nature. Montaigne parle des prépostères
     amours.]

49. Voyant la plupart de nos confrères, par une malediction specialle,
tenir conte par dessus tous autres peuples de diamants, rubis,
emeraudes et autres sortes de baguenaudes, que la populasse appelle par
un abus de langage pierres precieuses, comme si ce fussent reliques,
en quoy mesmement nos dits confrères se desbordent de telle façon
qu'ils estiment ès dictes pierres resider des effets miraculeux et
qu'elles ayent puissance de faire tumber, tant sur le devant qu'en
arrière, les personnes qui s'estiment les plus fortes et advisées,
nous, pour deraciner tels abus, qui équipollent à une vraye idolatrie,
et cognoissans que telles pierres ne vallent que ce que l'oeil les
estime, afin que d'icy en avant on ne se hazarde si hardiement à en
achepter, permettons à un chacun de vendre indifferemment doublet[195]
et happelourdes[196] si avec le dit rubis et diamant, et ordonnons que,
si aucun par fortune se charge d'une happelourde, il ne s'en pourra
prendre qu'à soy-mesme.

     [Note 195: Fausse pierrerie faite de deux morceaux de cristal
     taillés et joints ensemble à l'aide d'un mastic coloré.]

     [Note 196: Faux diamant. La Fontaine a dit:

          Tout est fin diamant aux mains d'un homme habile;
          Tout devient _happelourde_ entre les mains d'un sot.]

50. Sur aultres plaintes et remonstrances qui sont venues par devers
nous de la part des dames et damoyselles, exposans qu'il y avoit
aujourd'huy une infinité de changeurs qui debitoyent pièces legères et
de bas aloy, lesquels toutesfois, par une insolence très grande, ne
vouloyent permettre aux vefves et femmes mariées, pendant l'absence de
leurs maris, en recevoir de bonnes et de bon aloy, chose contrevenant
à tout droict, parce que tant les femmes mariées que vefves doyvent
jouyr du privilége de maris: Nous, en attendant autre disposition plus
expresse de nous et de nostre conseil, et jusques à ce que autrement
y ayons pourveu, cognoissans l'utilité qui provient du change, qui
est nommement introduite pour l'entretenement du commun trafique et
commerce, sans lequel prendroit bientost fin ceste humaine société,
permettons à un chacun de exercer l'estat de changeur, oultre celuy
auquel il est particulièrement appelé; voulons neantmoins, pour oster
la confusion des estats, que chacun vaque à son mestier particulier
ès lieux et boutiques publiques; et, quant à celuy de changeur, en
interdisons l'exercice fors ès cabinets, garde-robbes, chambres et
salles domestiques et privées; et aussi à la charge que ceux ou
celles qui se voudront mesler de ce mestier seront si dextres et bien
apprins, que les autres ausquels ils debiteront leurs pièces les
estiment non legières, ains bonnes et loyalles; autrement leur en
deffendons le mestier comme à personnes inhabiles et insuffisantes à
exercer iceluy. Si donnons en mandement aux gens tenans nostre cour
de Parlement de la Basse-Marche, maistres des requestes ordinaires de
nostre hostel, vicomtes, vidames, viguiers, vibaillifs, visenechaux,
et à chascun deux en droict soy, et si comme à eux appartiendra, que
nos presentes ordonnances ils entretiennent, gardent et observent, et
facent inviolablement observer, lire, publier et enregistrer sans venir
directement ou indirectement au contraire, sur peine de grandes amandes
et punitions corporelles encontre les infracteurs d'icelles, car tel
est nostre plaisir. Donné à nostre chasteau de Plaisance, près Beauté,
au moys de may mil cinq cens soixante-quatre, et de nostre gouvernement
le trentième. Ainsi signé:

                                                               GENIUS.

Et au dessous, par le vicaire et lieutenant general d'Amour, estant en
son conseil estroict:

                                                             CLOPINET.

Et scellé d'un grand scel de cire verde avec un las d'Amour.

       *       *       *       *       *

Leues, publiées et enregistrées, ce requerant les gens d'Amour,
au Parlement de la Basse-Marche, avec modifications contenues au
registre de la dicte cour, qui sont telles que quand au cinquiesme
article, qui veut que les beneficiez qui se trouveront par maladie,
ancienneté ou autrement, ne pouvoir vacquer au deu de leurs charges,
prendront coadjuteurs et vicaires; la cour, en declarant le dict
article, ordonne qu'ils ne seront tenus d'en prendre, mais s'ils s'en
presentent aucuns pour estre coadjuteurs qui soyent agreables à ceux
ou à celles qui y auront interest, en ce cas, et non autrement, ils
pourront desservir comme vicaires avec les dicts beneficiers. Et quand
au dixiesme article, qui oste les contredicts et reproches entre le
mary et la femme, demeurera cest article en surseance jusques à ce que
l'on ayt faict plus ample remonstrance au dict seigneur. Au regard du
vingt-neufvième, qui veut que l'on joue à dame touchée dame jouée,
n'aura ledict article lieu, sinon que du commencement il eust été ainsi
accordé entre ceux et celles qui joueront; et quant à tous les autres
articles, celuy qui usera le moins de ces presentes ordonnances sera
estimé le plus sage, et trompera son compagnon.

Fait en la ville de Congnac, aux grands arrests prononcez en robbe
rouge[197], la veille de la solemnité des Roys, l'an mil cinq cens
soixante-quatre.

                                           _Signé_: POUSSE MOTTE[198].

     [Note 197: «Le parlement prononçoit en robe rouge les arrêts les
     plus importants, qui devenoient ensuite comme autant de règles
     pour notre jurisprudence. (V. l'_Interprét. des Institutes_, II,
     84, 87 et _passim_.) On trouve dans les oeuvres de du Vair un
     recueil d'arrêts prononcés en robe rouge.» (_Note de M. Feugère._)]

     [Note 198: Ces _ordonnances_ ont été très diversement jugées.
     Feller, dans son _Dictionnaire historique_, les traite fort mal.
     M. Feugère est plus indulgent (_Essai sur... la vie d'Estienne
     Pasquier..._, p. 208, note). «Quoi qu'on ait dit de cette pièce,
     écrit-il, ceux qui prendront la peine de la lire s'assureront
     qu'elle n'est que joviale.» L'appréciation de M. Sainte-Beuve,
     dans son remarquable travail sur Estienne Pasquier, me semble la
     plus juste. «Si l'on vouloit s'égayer, dit-il..., on n'oublieroit
     pas... ces fameuses Ordonnances d'amour, qui n'ont pas dû trouver
     place dans les oeuvres complètes de Pasquier, et qui sont comme
     les saturnales extrêmes d'une gaillardise d'honnête homme au XVIe
     siècle.»--Ce ne fut pas, nous l'avons déjà dit, la seule licence
     que Pasquier se permit en ce genre; depuis la publication de notre
     premier volume, nous avons découvert que l'une des pièces que nous
     y avons insérées, _les Singeries des femmes de ce temps_ (V. pag.
     55) a été inspirée, pour ce qu'elle contient de plus gaillard, par
     une lettre de Pasquier à M. de Beaurin (liv. 18, lettre 3).]




_L'Adieu du Plaideur à son argent_[199].

In-8. S. L. ni D. 16 pages.

     [Note 199: M. Leber possédoit une édition de cette pièce qui
     portoit la date de 1624.]

  Le jeu de paulme et le Palais
  Sont (ce me semble) de grands frais;
  Les tripots et les plaideries
  Sont le vray jeu du Coquimbert[200]:
  Car il en couste aux deux parties,
  Et en tous deux qui gaigne pert.

     [Note 200: C'est celui que Rabelais désigne ainsi (liv. 1er, ch.
     22):

       A Coquimbert,
       Qui gaigne perd.]

       *       *       *       *       *

    Adieu, mon or et mes pistolles,
  Adieu mes belles espagnolles[201],
  Adieu mes escus au soleil:
  Messieurs les maistres des requestes
  Et les advocats du conseil
  Auront de quoy passer les festes.
    Adieu mes amoureux testons[202],
  Adieu mes larges ducatons,
  Adieu mes quarts d'escus de France:
  Les coppistes et les commis
  Ne m'ont point laissé de finances
  Et m'ont pillé mes bons amis.
    Adieu mon or et ma monnoye,
  Adieu mon amour et ma joye,
  Adieu mes gentils pistollets[203]:
  Que mal-heureuse soit la vie
  Et des maistres et des valets
  Qui m'ostent vostre compagnie!
    Vray'ment, il n'estoit ja besoin
  De vous apporter de si loin,
  O belles et riches medailles,
  Pour vous donner à des larrons,
  A des voleurs, à des canailles,
  Qui vous font servir de jettons!
    Race de gens abominable
  Qui vous prise moins que le sable,
  Et ne fait presque point d'estat
  Des bourses mesmes mieux garnies!
  N'est-ce pas estre trop ingrat
  En prenant l'argent des parties?
    Qui penseroit qu'auprès du roy
  Des voleurs nous donnent la loy,
  Et que leurs vols et brigandages
  Surpassent mesme les larcins,
  Les rapines et les outrages
  Qui se font sur les grands chemins?
    Plaideurs qui avez des affaires,
  Que dites-vous des secretaires
  Et des clercs de vos rapporteurs?
  Que dites-vous de l'avarice
  Et de l'humeur de ces voleurs
  Qui vendent ainsi la justice?
    Et vous qui ne sçavez que c'est
  De faire donner un arrest,
  Escoutés à combien d'harpies
  Vous faites manger vostre bien
  En procez et chicanneries
  Qui ne valurent jamais rien.
    Si vous avez un bon affaire,
  Auparavant que de rien faire
  Il faut prendre beaucoup d'argent;
  Il en faut trouver sur des gages,
  Et obliger à cent pour cent
  Vos rentes et vos heritages.
    Allez-vous plaider au conseil?
  On ne vous void point de bon oeil
  Si vous n'y portez des pistolles.
  Il y faut laisser vos escus
  Et n'emporter que des paroles
  Pour y estre les bien venus
    Il faut quitter vostre patrie,
  Il faut hazarder vostre vie,
  Suivant le roy par le pays,
  Et, pensant faire vos affaires,
  Peut-estre serez-vous trahis
  Par des coquins de secretaires.
    Il faut presenter le ducat
  Et l'escu d'or à l'advocat
  Pour acquerir ses bonnes graces,
  Et si le clerc n'a de l'argent,
  Il vous fera laides grimaces
  Et ne sera jamais content.
    Il faut, pour appaiser ce drolle,
  Vous deffaire d'une pistolle;
  Il en faut pour vous presenter,
  Pour faire dresser vos deffences,
  Et aussi pour vous appointer
  Sur des legères consequences.
    Il faut suivre le reglement,
  Il faut lever l'appointement,
  Il faut dresser un inventaire,
  Il faut produire dans trois jours[204],
  Et pour quelque petit affaire
  Il faut faire de longs discours.
    C'est icy qu'on serre l'anguille,
  Et c'est icy que l'on vous pille,
  Car les cent francs n'abondent rien,
  Et, de la façon qu'on vous volle,
  Il faut donner tout vostre bien
  Pour payer un escu du rolle.
    Cependant vous suivez la cour,
  Où vous faites un long sejour
  Avec une grande despence.
  Jamais personne n'est content,
  Et tout le monde recommence
  A vous demander de l'argent.
    Ayant payé vos escritures,
  Voicy de nouvelles blessures:
  Il faut estre solliciteur,
  Il faut gagner la bonne grace
  Du clerc de vostre rapporteur,
  Ou bien il est froid comme glace.
    Vous l'irez voir cinq et six fois;
  Mais si vous ne parlez françois
  Et ne jetiez dessus la table
  Vos pleines mains de quarts d'escus,
  Vous le verrez inexorable,
  Et vous ne luy parlerez plus.
    Ne pensez pas qu'il se contente
  De cet argent qu'on luy presente;
  Sçachez que ce n'est jamais faict:
  Si vous perdez ceste coustume,
  Il ne fera point son extraict,
  Et n'aura ny encre ny plume.
    Tant que vous aurez un teston,
  Vous n'en aurez jamais raison;
  Si vous ne vuidez vostre bourse,
  Vous n'en aurez que du mespris,
  Et faut recourir à la source
  Lorsque les ruisseaux sont taris.
    Il faut descoudre vos pistolles
  Qui sont dedans vos camisoles,
  Et, luy en donnant deux ou trois,
  Il minuttera quelque page,
  Sous esperance toutesfois
  Qu'il en aura bien davantage.
    Il faut despenser vostre bien
  Pour achepter son entretien
  Et avoir l'oreille du maistre,
  Encore n'est-il pas content
  Si vous ne le sçavez repaistre
  De l'esperance d'un present.
    S'il vous fait voir, par courtoisie,
  Les pièces de vostre partie,
  Il luy faut payer le festin,
  Il luy faut faire bonne chère
  Et le traitter un beau matin
  Au logis de la Boisselière[205].
    Pauvre plaideur, ce n'est pas tout,
  Encore n'es-tu pas au bout
  De ce grand poids de la justice,
  Où se trouve tant de voleurs
  Et où demeure l'avarice,
  Qui est cause de tels malheurs.
    Voicy un huissier qui exige
  Plus que sa charge ne l'oblige,
  Et si tu ne le rends content
  Il employe ses artifices
  Pour tirer de toy plus d'argent
  Qu'on n'en baille pour les espices.
    Encores en fait-il refus
  Si ce ne sont des quarts d'escus:
  Car le moyen, disent ces drolles,
  De diviser en tant de parts
  Des escus d'or et les pistolles
  Comme on fait les escus en quarts!
    Ayant consigné les espices,
  On exerce d'autres malices
  Sur ta bourse, qui n'en peut mais:
  Car, si ta cause est terminée,
  Ton arrest ne se fait jamais
  Que ta bourse ne soit vuidée.
    Il faut aller chez le greffier
  Voir ton arrest, et le prier
  Que sur-le-champ il l'expedie;
  Il faut trois livres pour le veoir,
  Et, quelque chose qu'on luy die,
  Il en faut douze pour l'avoir.
    Il faut un escu au coppiste,
  Autrement il fera le triste
  Et te lairra le fin dernier;
  Il te fera beaucoup de grace
  S'il t'expedie le premier,
  Quelque present que l'on luy face.
    Maintenant garde bien ta peau:
  Car, quand il faut aller au sceau,
  C'est une vraye escorcherie
  Où l'on prend l'argent d'un chacun.
  Hé! bon Dieu! que de vollerie
  De prendre quatre sceaux pour un!
    Enfin, pour tant de grandes sommes,
  En ce maudit temps où nous sommes,
  Tu n'auras que du parchemin
  Avec un peu de cire jaune.
  Il vaudrait mieux les mettre en vin
  De Gaillac[206], de Grave ou de Beaune.
    Or, parce qu'il m'est arrivé
  Que Messieurs du conseil privé
  N'ont jugé le fond de ma cause,
  Ains m'ont remis au Parlement,
  Il est bien raison que j'en cause,
  Puis qu'il aura de mon argent.
    Primo, je crains fort la chicane
  De quelque procureur marrane[207]
  Qui sçaura nourrir mon procez;
  J'apprehende ses procedures,
  Et crains qu'il n'y ait de l'excez
  Parmy toutes ses escritures.
    Je crains fort un clerc affamé,
  Lequel ne soit point estimé
  Que pour frequenter les beuvettes,
  Demander pinte et puis le pot,
  Et qui n'a jamais de pochettes
  Quand il faut payer son escot.
    Ces drolles n'ont point de memoire,
  Si ce n'est quand on les fait boire;
  Ils disent à de pauvres gens
  Qu'ils sont tousjours en l'audience,
  Qu'ils sçavent faire les despens,
  Et s'en mocquent en leur presence.
    L'audience est un cabaret;
  Le bon vin blanc et le clairet
  Sont les despens qu'ils sçavent faire.
  L'un est assis, l'autre debout,
  L'autre en mangeant parle d'affaire;
  Mais la partie paye tout.
    Cependant qu'ils font bonne chère,
  Leurs maistres boivent la poussière
  Et les atomes du Palais;
  Et puis ils vont à leurs maistresses,
  Le front joyeux et le teint frais,
  Faire leurs jeux et leurs caresses.
    J'espargnerois les procureurs;
  Mais on m'a dit que les meilleurs
  Sont les plus grands larrons de France.
  Ils sont donc beaucoup de larrons,
  Car je vous dis en asseurance
  Que les procureurs sont tous bons.
    Il faut que j'escrive le stile
  Du plus savant et plus habile
  Qui soit dedans le Parlement.
  Premierement, il faut escrire
  Et luy envoyer de l'argent
  Pour avoir un morceau de cire.
    Quelquesfois ce petit morceau
  Demeure long-temps sous le sceau,
  Et par après on expedie
  Le relief[208] en vertu duquel
  Vous intimez vostre partie
  Pour aller plaider sur l'appel.
    Vous rescrivez par l'ordinaire
  Qu'on prenne soin de cest affaire;
  Vous priez vostre procureur
  Que dans tel jour il se presente;
  Mais, si vous n'estes bon payeur,
  Jamais cela ne le contente.
    Ayant touché de vostre argent,
  Il se monstre plus diligent,
  Mais c'est pour prendre davantage:
  Car, ayant pris tout ce qu'il faut,
  Il vous rescrit en son langage
  Qu'il vous faut lever un deffaut.
    Vous asseurant à ses paroles,
  Vous envoyez quelques pistolles
  Pour cest avare chicaneur,
  Car vos parties d'ordinaire
  Ont comparu par procureur,
  Quand il vous mande le contraire.
    Il vous escrit ainsi souvent
  Pour avoir tousjours de l'argent;
  Si vostre cause n'est instruitte,
  Il faut envoyer des quibus,
  Afin d'en faire la poursuite:
  Autrement on n'y songe plus.
    La maladie continuë
  Quand le procez se distribuë,
  Et les habiles procureurs
  Mettent l'argent sous leurs serrures,
  Que les miserables plaideurs
  Envoyent pour leurs escritures.
    Or vous n'avez le plus souvent
  Ny escritures ny argent,
  Car l'avarice est bien si grande,
  Qu'au lieu de payer l'advocat,
  Monsieur le procureur vous mande
  Que le procez est en estat.
    Et cependant, tout au contraire,
  Car il arrive d'ordinaire
  Qu'on n'a pas conclu au procez;
  Vous quittez lors vostre mesnage,
  Mais il vous fasche par après
  D'avoir fait si tost le voyage.
    Car, arrivant au Parlement,
  Il faut encores de l'argent
  Pour retirer vos escritures;
  Et ainsi vostre procureur
  Se paye de ses impostures,
  Et l'advocat de son labeur.
    Un advocat jamais ne volle,
  Ne prenant que vingt sols du roole,
  Mais escrivant trop amplement,
  Il est indigne, ce me semble,
  De plaider dans un Parlement
  Et d'y escrire tout ensemble.
    Or, pour les jeunes advocats,
  Ils ayment mieux fripper les plats
  Que d'avoir le bruit de trop prendre;
  Aussi ne vont-ils au Palais
  Que pour gausser et pour reprendre,
  Mais non pas pour plaider jamais.
    Ils sont plustost aux galleries,
  Auprès des marchandes jolies,
  Que non pas dedans le barreau.
  L'un courtise sa librairesse,
  Voyant quelque livre nouveau;
  L'autre fait une autre maistresse.
    Laissons-les donc, jeunes et vieux:
  Car tout le mal ne vient pas d'eux,
  Mais des soutanes d'estamines,
  Je veux dire des procureurs,
  Qui n'eurent jamais bonne mine
  Qu'aux depens des pauvres plaideurs.
    Revenons à leurs procedures
  Et inutiles escritures,
  Qu'on paye sans sçavoir que c'est,
  Qu'on fait payer à la partie
  Auparavant qu'avoir arrest,
  Et que jamais on n'expedie.
    Mais posons mesmes que la cour
  Juge quelqu'un au premier jour:
  Il luy faut payer les espices;
  Autrement il n'a point d'arrest,
  Car ceux qui tiennent les offices
  En veulent toucher l'interest.
    Après la fin de son instance,
  Il faut trouver d'autre finance
  Pour faire taxer ses despens;
  Et, bien qu'il gagne la victoire,
  Il faut payer beaucoup de gens
  Pour avoir son executoire.
    Un procureur garde par fois
  Cette pièce plus de deux mois
  Sans l'envoyer à sa partie;
  Et puis il luy fait d'autres frais
  Et excuse sa volerie
  Dessus les longueurs du Palais.
    A la fin il luy fait à croire
  Que ce certain executoire
  Est demeuré dessous le sceau;
  Encore la cire est si chère
  Qu'on n'en a qu'un petit morceau
  De la longueur du caractère.
    Enfin, après tant de longueurs
  Qu'inventent tant de chicaneurs,
  Vostre procureur vous demande
  Ce qu'il a desboursé du sien,
  Quoy que ceste race brigande
  Vous ait volé tout vostre bien.
    Bon Dieu! qui sçavez nos affaires,
  Preservez-nous de ces corsaires,
  Gardez des voleurs les marchands,
  Et les mariniers des pirates;
  Preservez-nous de tels brigands,
  Et nous delivrez de leurs pattes.
    Pour moy, si je plaide jamais,
  Ou au Conseil, ou au Palais,
  Faites qu'on ne me desemplume,
  Afin que ces larrons fameux
  Qui ne volent que par la plume
  Me voyent voler dessus eux.


DIZAIN.

  Maudits soient les procez, et non pas les plaideurs!
  Maudits soient les exploits, et non pas les libelles!
  Je veux et ne veux point de mal aux chicaneurs;
  J'ayme les differends, et non pas les querelles;
  J'ayme fort de plaider, et c'est ce que je fuis;
  J'abhorre le Palais et c'est ce que je suis;
  Je veux mal aux larrons, et veux bien qu'on desrobe;
  Je veux mal aux procez et les ayme par fois:
  Or, qu'est-ce que je veux? En un mot, je voudrois
  Que tout le monde en eust, hormis ceux de la robbe.

     [Note 201: La pistole étoit originairement une monnoie d'Espagne.]

     [Note 202: Petite monnoie d'argent mise en cours par Louis XII.
     Elle devoit son nom à la _teste_ de ce roi qui y étoit frappée.
     Elle avoit d'abord valu dix sols parisis. Quand Henri III la
     supprima, en 1575, elle ne valoit plus que quatre deniers.]

     [Note 203: Demi-pistoles. V., dans les _Contes et joyeux devis_ de
     B. Des Perriers, la CIVe nouvelle.]

     [Note 204: On croit entendre le Scapin des _Fourberies_ (acte 2,
     scène 8): «Mais, pour plaider, il vous faudra de l'argent. Il vous
     en faudra pour l'exploit; il vous en faudra pour le contrôle; il
     vous en faudra pour la procuration, pour la présentation, les
     conseils, productions et journées de procureur. Il vous en faudra
     pour les consultations et plaidoiries des avocats, pour le droit
     de retirer le sac et pour les grosses écritures. Il vous en faudra
     pour le rapport des substituts, pour les épices de conclusion,
     pour l'enregistrement du greffier, façon d'appointement, sentences
     et arrêts, contrôles, signatures et expéditions de leurs clercs,
     sans parler de tous les présents qu'il vous faudra faire.»]

     [Note 205: Fameuse tavernière dont le cabaret se trouvoit dans
     les environs du Louvre. On n'y mangeoit pas à moins d'une
     pistole. V. les _Visions admirables du pèlerin du Parnasse_,
     Paris, 1635, in-8, p. 208, et notre _Histoire des hôtelleries et
     cabarets_, t. 2, p. 308-311.--Chez la Coiffier on dînoit jusqu'à
     six pistoles «pour teste». _Francion_, 1663, in-8. p. 308.]

     [Note 206: Gaillac, dans l'Albigeois.]

     [Note 207: Ce mot, qui s'appliquoit surtout aux _Maures_, se
     disoit aussi des juifs convertis. V. Cotgrave.--On comprend alors
     qu'on en fît une injure contre les procureurs rapaces. C'est,
     toutefois, contre les Espagnols qu'on l'employoit surtout. V.
     L'Estoille, _Journal de Henri IV_, 19 juin 1598.]

     [Note 208: V., sur ce mot, une note des _Ordonnances d'amour_.]




_Rencontre et naufrage de trois astrologues judiciaires, Mauregard, J.
Petit et P. Larivey, nouvellement arrivez en l'autre monde._

_A Paris, chez Jean Mestais, imprimeur, demeurant à la porte
Saint-Victor._

M. D. C. XXXIIII.

_Avec permission._


Si nous pouvions avoir des nouvelles de l'autre monde par quelque voye
reglement asseurée, nous les donnerions au public chaque semaine, ou
pour le moins chaque mois, et ferions des gazettes aussi fecondes
qu'on en ait jamais veu; mais, à faute de courier ordinaire qui nous
rapporte ce qui s'y passe, nous sommes si pauvres de nouvelles que nous
ne sçaurions en departir que rarement; au moins sont-elles sans aucun
doute. Nous ne changeons jamais d'advis pour avoir esté convaincu de
faux. Il n'y a point d'homme vivant qui nous puisse desmentir avec des
preuves contraires. Le chemin est si long qu'on choisira plus tost de
nous croire que de l'aller sçavoir en ce pays-là.

Il y a quelque temps que, la cadence des astres ayant fait un faux pas
contre toutes sortes de reigles communes et imaginées, trois des plus
curieux astrologues de l'Europe trouvèrent leur an climaterique[209]
bien au deçà du terme qu'ils s'estoient prefix.

     [Note 209: Les années de la vie humaine qui ramènent les nombres
     sept et neuf sont appelées années _climatériques_, du mot grec
     [Grec: klimax], _échelle_, _degré_; mais la _climatérique_ par
     excellence est l'année 63, qui représente le multiple de ces
     deux nombres fatals. V. _Lettres de Pasquier_, in-fol., t. 2, p.
     416, 6.--A l'époque où parut cette pièce, le nombre fatidique
     inquiétoit fort les esprits. On attribuoit, en effet, tous les
     malheurs du règne de Henri IV et sa mort sanglante à la fatalité
     qui l'avoit fait le 63e roi de France. Les faiseurs d'almanachs ne
     se faisoient pas faute de le répéter. Du vivant même du roi, ils
     avoient dit que le nombre funeste lui porteroit malheur. Malherbe,
     dans son _ode_ «présentée à Sa Majesté, à Aix, en l'année 1600»,
     fait ainsi allusion à ces pronostics:

       A ce coup iront en fumée
       Les voeux que faisoient nos mutins,
       En leur ame encore affamée
       De massacres et de butins.
       Nos doutes seront éclaircies,
       Et mentiront les prophéties
       De tous ces visages palis,
       Dont le vain estude s'applique
       A chercher l'an _climatérique_
       De l'éternelle fleur de lys.]

Ces trois pauvres docteurs avoient laissé la moitié de leur cervelle
attachée au globe de la lune, qui doit souffrir une eclypse ceste
année, dont ils recherchoient les effets perilleux pour quelque
monarchie, ou malevoles pour quelque grand prince.

Le premier qui se trouva proche du barc fust Mauregard[210]. Il estoit
si alteré d'avoir accouru en ce second monde pour eviter les misères
de celuy-cy, où il avoit esté trop mal traité[211] pour un homme de si
rare merite et de si haute folie, qu'il fut près de boire de l'eau du
fleuve d'oubly. Comme il s'estoit desjà baissé pour avaler à gosier
ouvert de quoy faire mourir sa soif, telles exhalaisons ensoufrées
de ceste puante rivière, qui pousse des bouillons comme de poix, et
jette une odeur qui empeste si fort qu'elle feroit mourir ceux qui en
approcheroient encore vivans, le degoustèrent, et plus de la moitié de
son ardeur s'esteignit par la seule senteur de ceste eau.

     [Note 210: Noël Mauregart ou Morgart avoit été, de 1614 à 1619,
     un des prophètes le plus en crédit auprès du peuple, et le plus
     activement poursuivi par la justice. Nous connoissons de lui,
     entre autres écrits divinatoires: _le Manifeste de Noël-Léon
     Morgard, spéculateur ès causes secondes, contenant les affaires et
     divers accidens de l'année 1619_; _Seconde partie du Manifeste...,
     contenant les horoscopes universels, prospérités et infortunes de
     tous les hommes de la terre_.]

     [Note 211: Nous connoissons les malheurs de Mauregard par
     les lettres de Malherbe à Peiresc. Il écrit, par exemple, le
     13 janvier 1614: «Vous avez eu des almanachs de Morgart; il
     est à la Bastille, d'où il sera malaisé qu'il sorte que pour
     aller en Grève»; puis encore, le 13 février suivant: «Morgart
     a été condamné, il y a quelques jours, en galères pour neuf
     ans. La reine eût bien désiré qu'il fût mort; toutesfois, la
     recommandation qu'elle en a faite lui rendra la vie pire que
     la mort.» Il paroît qu'il en réchappa cependant; ses almanachs
     de 1619 en sont la preuve, s'il est vrai qu'il les ait faits
     lui-même. Nous le retrouverons plus loin aux galères de Marseille.]

Le batelier estoit au milieu de la rivière, qui conduisoit avec
grande peine son vaisseau chargé de plus de quinze cens Espagnols de
l'armée de Feria, que le froid et le fer a fait passer le Lethé au
lieu du Rhin[212]. Leur orgueil estoit si pesant et leur gravité si
orgueilleuse, qu'on eust dit à les voir que le batteau estoit plein
d'Hercules; ils ne respiroient que menaces et bravoient insolemment le
nocher, pour le payer à la descente comme ils payoient leurs hostes en
ce monde.

     [Note 212: Allusion à la défaite alors récente du duc de Féria
     près de Bâle. Il couroit sur cette affaire un livret intitulé:
     _La fuite de l'armée espagnolle, conduite par le duc de Féria,
     près la ville de Basle, le samedy douzième novembre mil six cent
     trente-trois, aux approches de l'armée du roy, conduite par M. le
     maréchal de la Force; avec ce qui s'est passé en icelle et l'état
     en lequel est maintenant l'armée française._ S. l. n. d., in-8.]

Si tost qu'il les eust mis à terre, il revint à l'autre bord, qu'une
foule importune de peuple vieil et jeune occupoit. Mauregard se jette
des premiers dans le vaisseau, avec bien plus de joye qu'il n'estoit
entré aux galères à Marseille[213]. Il reconneut de dessus la proüe
deux autres astrologues: ils sont marquez au front d'une tache
d'extravagance qu'ils ne sçauroient couvrir de toute la main.

     [Note 213: M. Bazin a connu cette particularité de la vie
     persécutée de notre prophète. «Durand, fait-il dire à son cadet
     de Gascogne, me raconta que, deux ans auparavant (1614), un nommé
     Noël Morgart, ayant peut-être prévu ce que devoient produire les
     intrigues de la cour, avoit annoncé le soulèvement prochain de
     plusieurs princes, et que, pour avoir trop bien lu, non dans les
     astres, mais dans les coeurs, on l'avoit envoyé à Marseille, où il
     devoit, pendant neuf ans, tirer la rame sur les galères du roi,
     ce qui avoit engagé les pronostiqueurs à ne plus annoncer que des
     prospérités.» _La Cour de Marie de Médicis_, 1830, in-8, p. 130.]

Icy, compagnons! s'escria-t-il. Mais Charon, qui se faschoit de le voir
parler en maistre chez soy: Je ne sais que faire de ces foux, dit-il;
qu'ils attendent à un autre temps. Tous les faiseurs d'horoscope
meurent si gueux, que je n'ay jamais esté payé d'un que de Bellantius,
Italien qui traitoit de la medecine par le cours des planettes.

Ah! Charon, respondit Mauregard, si tu sçavois quels hommes tu refuses
de porter, des hommes qui ont porté le ciel, les plus grands génies de
la nature, qui connoissent tout avec evidence, qui sans aucun livre
d'histoire peuvent lire dans le ciel toutes les annales du monde, qui
mesme en pourroient faire pour dix mil ans par delà l'embrasement
universel; en un mot, des personnages qui n'ont point ny prix ny de
pareils! Jamais ta barque n'a esté chargée de si excellens hommes;
quelque jour cessera la bassesse de ta fortune pour avoir eu l'honneur
de les passer; mais parce que ceux de ta profession regardent plus
au gain present qu'à l'honneur à venir, ils ont de quoy te payer,
j'en réponds; ils ont vendu avant que de mourir les coppies de deux
almanachs si bien calculez qu'ils semblent avoir voulu faire, avant
que de descendre icy, un miracle de doctrine sans imitation comme
il est sans faute. Pour moy, je ne te seray pas inutile: je sçay
bien ramer, j'aideray à la conduite de ta barque. Charon le creut et
laissa l'entrée libre à Jean Petit[214], à Pierre de Larivey[215].
Le batteau, chargé deux fois plus qu'à l'ordinaire, chanceloit et
commençoit à deux cens pas du bord de deçà à s'enfoncer. Chacun
vouloit bien se sauver, mais pas un ne vouloit se defaire de ses
petits meubles. L'un portoit avec soy la superbe, un autre l'avarice,
un autre la pedanterie et la suffisance, un autre des badineries, des
bagatelles d'amour et de galanterie; mais chacun cherissoit tant ses
pacquets qu'ils eussent consenty d'estre noyez et de mourir de rechef
plustost que de s'en deffaire. Le vaisseau, ainsi surchargé, alloit
perir; mais voicy un accident qui hasta sa perte. Un ajusté de Paris,
qui avoit payé M. Jean Petit pour estre trompé en son horoscope,
l'advise en un coing, qui se cachoit comme fait un mauvais payeur:
Ah! trompeur, imposteur, tu m'as abusé! Tu ne m'avois pas adverty
d'un si prompt depart.... Je devois vivre cinquante-huit ans, et je
suis mort à vingt-huit, si promptement que je n'ay peu dire adieu à
ma maistresse.--Est-ce donc vous, Monsieur, repartit Petit. Ah! mon
Dieu, je ne le sçaurois croire: les astres sont trop reguliers, il n'y
avoit pas un seul point qui vous fust fatal jusques au 58 de vostre
aage. Estes-vous donc mort?--Ouy, affronteur, s'ecrie une vefve; et moy
aussi.... Tu m'avois promis trois hommes, et je n'en ay eu qu'un.--Je
ne sçaurois souffrir cette impudence, Messieurs, dit Petit; jugez si
elle n'a pas eu davantage que je n'avois promis: elle n'en devoit
avoir que trois; elle a anticipé, et en a pris plus de trente. La
vefve, offensée, se jette à ses yeux, et luy arrache le droit, dont il
contemploit les astres. Il la renverse dans l'eau, mais tombe après.
La populace se mutine; on crie aux imposteurs. Mauregard s'escrime
de l'aviron et se fait largue. Les ames tomboient dru et menu dans
le courant du fleuve, si bien que le batteau, presque tout à fait
deschargé, n'eust point esté en danger de perir s'il n'eust desjà pris
eau de toutes parts, estant balancé par les continuelles secousses de
ceux qui fuyoient et s'entrepoussoient.

     [Note 214: Rival de Mauregard pour les prophéties. Sa réputation
     lui survécut long-temps. En effet, bien qu'il soit donné ici
     pour bel et bien mort, nous le trouvons encore nommé parmi les
     prophètes en crédit dans une mazarinade: _Catastrophe burlesque
     sur l'enlèvement du roi..._ 1649, et, plus tard encore, dans le
     _Roman bourgeois_. (V. notre édit., p. 309.)]

     [Note 215: Il ne faut pas le confondre avec l'auteur des comédies,
     duquel, d'ailleurs, on le distinguoit de son temps en l'appelant
     Larivey le jeune, comme on le voit par ce passage de Francion:
     «Quand nous étions à Paris, n'as-tu point leu l'almanach de Jean
     Petit, Parisien, et celuy de Larivay le jeune, Troyen? Il m'est
     advis qu'ils pronostiquoient mes advantures.» (_L'Histoire comique
     de Francion_, Paris, 1663, in-8, p. 604, liv. 11.)]

Desjà l'eau victorieuse faisoit couler à fond cette vieille barque,
qui n'avoit point encore ressenty un tel malheur depuis qu'elle a esté
establie en ce passage. Le bonhomme Charon invoquoit tous les dieux,
comme fait un patron dans un extrême desespoir. Mercure y arriva trop
tard; la barque estoit à fonds, et ce pauvre vieillard, quoiqu'il
sceust bien nager, ne se sauva pas sans boire. Mauregard s'en tira
presque à aussi bon marché: il avoit appris à la perfection au port de
Marseille; mais Pierre de Larivey se laissoit emporter au fil de l'eau
et avaloit de grandes gorgées de ce breuvage amer et chaud, et Petit,
accroché par ceste vefve opiniastre, estoit au fond sans pouvoir s'en
depestrer: les femmes ne laschent jamais prise, non plus que ceux qui
les gouvernent, et quoyque Mercure, frappant de sa baguette sur la
rivière, eust fait revenir le batteau à bord et toutes les ames, ces
deux neantmoins, attachées l'une à l'autre, ne paroissoient point, mais
faisoient seulement lever sur l'eau de gros bouillons, si bien que
Mercure fut contraint de faire le plongeon pour les aller querir et les
transporter sur l'autre bord.

Qui a jamais veu une troupe d'Allemands, après avoir vuidé deux ou
trois muids, estendus sur le pavé, remesurer par la bouche le breuvage
qu'ils avoient pris sans mesure, qu'il s'imagine de voir mille pauvres
ames, penchées sur le bord du fleuve d'Enfer, revomir à gros bouillons
les flots qu'elles ont avallez, et rejetter la rivière dans la rivière.
Heureuses en cela que le malheur leur fist oublier toutes les peines
passées et perdre le souvenir de tous les plaisirs qui leur ont esté un
remords éternel! Elles y avoient toutes noyé leurs mauvaises humeurs,
et laissé les pacquets qu'ils aymoient si fort.

Mais les trois astrologues ne peurent oublier leur folie, ny laisser
leurs astrolabes. La judiciaire est une roüille si fort attachée à
l'esprit de ceux qui l'ont pratiquée une fois, que ny l'eau ny le
feu ne sçauroient jamais l'arracher. Après qu'ils se furent un peu
reposez sur le rivage, ils se mirent tous trois de compagnie à faire
chemin vers l'antre de Cerbère. Larivey, qui aperceut ce grand dogue:
Ah! mon Dieu, s'escria-t-il, je dois estre mordu d'un chien; mon
horoscope le marque ainsi. Mais Cerbère ne mord point les ombres: il
les laisse passer sans s'en lever seulement. Ils approchoient de la
haute tour de Tartare, d'où s'entend une horrible confusion de cris
des criminels qu'on y gesne, quand ils apperceurent sur les creneaux
le grand Nostradamus, à qui deux ou trois demons faisoient avaler des
comètes toutes flambantes. Auprès de luy estoit un autre astrologue
attaché à une rouë qui avoit le mouvement perpetuel, et rouloit tout
d'une autre façon que ne font les planettes. Ah! Dieu, dit Mauregard,
quel extraordinaire mouvement! Quel orbe est-ce là? Dieu nous garde
d'estre changez en une telle planette! Un nombre sans nombre d'ames
qui estoient à la question maudissoient et detestoient les propheties
judiciaires: Seducteur! disoit l'une (c'estoit l'ame d'une grande
dame), je suis icy pour t'avoir creu avec trop de superstition; tu
m'avois predit que si je tuois mon mary j'espouserois un prince
souverain. Je l'ay fait, et n'ay vescu qu'un mois depuis, et j'ay
achepté par un crime si detestable les peines eternelles. Un autre
crioit: Ah! que tu as mal calculé! Tu avois pris mon horoscope une
demi-heure plus bas; ma planette estoit plus mal logée que tu ne
disois. Ainsi plusieurs, dans la rigueur des tourmens, n'accusoient
que les judiciaires Larivey, Mauregard et Petit, qui entendoient les
plaintes qu'on faisoit d'eux et de leur science, voulurent s'esloigner
du Chastelet d'Enfer; mais derrière estoit Lethé, à costé le grand
marescage de Stix: ils ne pouvoient ny reculer ny gauchir, il falloit
passer par là. On les a reconnus à leur marque et emprisonnez dans la
tour Noire, où on leur fait leur procez, et Mauregard n'en sera pas
quitte pour les gallères. Vous sçaurez le reste à la première narration
que nous vous ferons de ce pays-là.




_Discours sur l'inondation[216] arrivée au faux-bourg S.-Marcel lez
Paris, par la rivière de Bièvre, le lendemain de la Pentecoste, 1625,
et moyen d'empescher à l'advenir telles inondations et conserver la
dite rivière, à cause de son incomparable proprieté pour les teintures,
nonobstant le destour des sources de Rungis. Plus autre advis pour
l'establissement des tueries, tanneries et megisseries, par le moyen du
destour de la dite rivière au dessus de la ville de Paris._

_A Paris, de l'imprimerie de Jean Barbote, en l'isle du Palais, rue de
Harlay, à l'Alloze._

M. D. C. XXV.

In-8.

     [Note 216: Ces inondations de la Bièvre étoient fréquentes. On
     en connoît deux au XVIe siècle, l'une en 1526 (Piganiol, I, 39),
     l'autre au mois d'avril 1579. Celle-ci fut des plus furieuses.
     Les eaux s'élevèrent de plus de quinze pieds, et l'église des
     Cordelières de la rue de Lourcine fut submergée jusqu'à la hauteur
     du grand autel. Plusieurs relations parurent au sujet du _déluge
     de Saint-Marcel_, comme on appeloit cette inondation. MM. Cimber
     et Danjou en ont reproduit une dans leurs _Archives curieuses de
     l'histoire de France_ (1re série, t. 9, p. 303-309); elle a pour
     titre: _le Désastre merveilleux et effroyable d'un déluge advenu
     ès faubourg S.-Marcel lès Paris le 8e jour d'avril 1579, avec
     le nombre des mors et blessés et maisons abbatues par la dicte
     ravine_; Paris, chez Jean Pinart... 1579. Une autre pièce, moins
     connue et aussi moins intéressante, parut la même année sous ce
     titre: _Deluge et inondation d'eaux fort effroyable advenu ès
     faubourg S.-Marcel à Paris la nuict précédente, jeudy dernier,
     neufvième avril au présent_, 1579, etc.--L'inondation qui donna
     lieu à la pièce reproduite ici, et déjà indiquée par le P. Lelong
     (t. 3, p. 343, n{os} 34,541), semble n'avoir pas causé autant de
     ravages. La seule mention que nous en connaissions se trouve même
     dans ce livret. Quarante ans après, la Bièvre, contre laquelle
     on n'avoit sans doute pas pris les précautions recommandées ici,
     déborda de plus belle et renouvela les désastres de 1579. «La
     petite rivière des Gobelins, écrit Gui-Patin le 28 février 1665,
     a fait bien du ravage dans les faubourgs de S.-Marceau; elle a
     débordé en une nuit, et y a bien noyé des pauvres gens. On en
     comptoit hier (ce 24 février) 42 corps qui avoient esté repeschez,
     sans ceux que l'on ne sçait pas.»]


  Ornari res ipsa negat, contenta doceri.


La possession vitieuse, clandestine et violente de plusieurs
proprietaires des heritages situez le long de la rivière de Bièvre et
ancien cours d'icelle estant cause des inondations et deluges survenus
ès faux-bourgs Sainct-Marcel et Sainct-Victor, requiert qu'on en mette
au jour les remèdes et moyens certains, non seulement pour prevenir
les dites inondations, mais aussi pour remedier à la perte et ruine
d'icelle rivière durant les grandes secheresses, à cause du destour
du ruisseau venant des sources de Rungis[217] pour l'embelissement et
necessité de la ville de Paris.

     [Note 217: C'est l'année précédente (1624) que l'aqueduc
     d'Arcueil, commencé en 1613, pour conduire les eaux de _Rongis_
     à Paris, avoit été terminé, privant ainsi le canal de la Bièvre
     d'une partie des eaux qui l'alimentoient.]

Ce qui est dict, non pour bastir des dedales et labirinthes de procez,
ains pour donner et laisser à la posterité ce que nos predecesseurs,
avec tant de peine, nous ont laissé, et encor quelque chose davantage.

La fontaine Bouviers[218], près Guyencourt, est la source de la rivière
de Bièvre[219], laquelle remplit trois estangs, appelez de Braque[220],
Regnard et du Val, dans lesquels la dite rivière est retenue durant
les grandes secheresses, et la pesche d'iceux faite durant les grandes
inondations, de la descharge desquels estangs le moulin Regnard
prend son eau, laquelle se perd au dessouz, n'ayant aucune forme de
ruisseau, se respandant dans les prez sauvages et aulnayes, l'egoust
desquelles eaux fait moudre le moulin du Val, au dessous duquel la
dite rivière se perd encor dans un autre estang, qu'on a converty
en aulnaye, au dessouz de laquelle se fait un petit ruisseau qui
fait moudre le moulin de Launoy, et un quart de lieüe au dessouz le
moulin de Buc, lesquels cessent durant les grandes secheresses, comme
aussi durant les grandes inondations, faute de descharge et curage
de la dite rivière. Un quart de lieue au dessouz est le moulin de
Vaupetain, et plus bas, de demie-lieuë en demie-lieuë, les moulins de
Sainct-Martin, de Jouy-en-Josas, du Rat, de Vauboyan, Bièvre, d'Ignis,
d'Amblainvilliers, des Grez, de Mineaux et d'Anthony, auquel lieu se
joinct le ruisseau de Vauharlantz à la rivière de Bièvre, provenant
des goulettes que les particuliers font à la dite rivière pour
arrouser leurs prez et descharges des estangs de Massy, lesquels deux
ruisseaux, joincts ensemble au pont Sainct-Anthony, ne subsistant que
des ravines d'eaux, peuvent estre appelez torrens jusques au moulin de
Lay, où ils rencontrent le ruisseau provenant des sources de Rongis,
qui seul donne estre à la dite rivière durant les grandes secheresses,
et, partant, ne coulant doresnavant plus dans la dite rivière, ains
dans l'aqueduct pour les fontaines de Paris, la secheresse d'icelle
rivière sera plus à craindre et ruineuse que l'inondation; auquel lieu
d'Anthony se rencontre une chose grandement remarquable: c'est que les
trois ruisseaux de Bièvre, Vouharlant et Rungis, joincts ensemble au
lieu appelé la Mer-Morte, Molières et Croulières de Lay et Chevilly, ne
se trouve non plus d'eau tous ensemble qu'en chacun d'eux separement;
auquel lieu aussi se trouve des terres propres à brusler, appellées
tourbières, et plusieurs abysmes d'eaüe, dont le plus grand est appellé
de Laridan.

     [Note 218: Bouviers est un hameau près Guyencourt, «tirant vers
     S.-Cyr». (L'abbé Le Beuf, _Hist. du diocèse de Paris_, t. 8, p.
     453.)]

     [Note 219: Piganiol, dans sa _Description historique de Paris_,
     t. 1er, p. 39, résume ainsi ce qui va suivre sur le cours de la
     Bièvre: «Cette rivière, dit-il, a son cours d'occident en orient,
     et est formée par deux sources, fort proches l'une de l'autre,
     qui sont au bois de Satory, près de Versailles. Elles se joignent
     un peu au dessous de ce bois. Elle passe à Bièvre, village qui
     lui donne son nom, puis à Igni, au Pont-Antoni, à Gentilly, etc.,
     et, près de Paris, se partage en deux bras, dont l'un passe aux
     Gobelins; puis ils se rejoignent au Pont-aux-Tripes, dans le
     faubourg S.-Marceau, et elle se jette dans la rivière auprès de
     la Salpêtrière.» Piganiol eût pu ajouter que, du XIIIe siècle
     jusqu'au XVIIe, il y eut une autre dérivation de la Bièvre,
     faite au profit des moines de S.-Victor, à travers l'enclos de
     leur couvent, et par suite de laquelle une partie des eaux de la
     petite rivière, au lieu de se jeter dans la Seine au dessus de la
     Salpêtrière, venoit s'y perdre tout près de la place Maubert, vers
     les _Grands-Degrés_. (_Mémoires de l'Académie des Inscriptions_,
     t. 14, p. 270-272.) C'est ce canal supplémentaire, supprimé
     définitivement par arrêt du Conseil du 3 décembre 1672, qui étoit
     cause en partie des inconvénients qu'on signalera tout à l'heure,
     et surtout de l'infection des eaux de la Seine à la hauteur du
     quai de la Tournelle.]

     [Note 220: Ces étangs s'appeloient ainsi d'une famille qui avoit
     aussi donné son nom à une rue de Paris, dans le Marais. (L'abbé Le
     Beuf, _id._, p. 451.)]

Près du dit lieu est le moulin de Cachan, au dessouz duquel est le
grand clos, dans lequel la dite rivière coule et se decharge par des
grilles de fer, lesquelles, se remplissant d'herbages et autres ordures
par les ravines d'eaux, ferment le cours de la dite rivière, laquelle,
par ce moyen, s'enfle et cause en partie les dites inondations;
laquelle rivière, s'escoulant souz les arcades de l'acqueduct des
fontaines de Rongis, va faire moudre le moulin d'Arcueil, puis ceux
de la Roche, de Gentilly, Jantevil et Croulebarbe, puis, passant par
les Gobelins, fait moudre le moulin Sainct-Marcel; puis, passant au
pont aux Tripes, le faux ru, rivière morte, sont bouchez, usurpez
et remplis de plusieurs plantars et atterissemens; tellement que la
rivière, n'ayant sa descharge, a fait de temps en temps des degats
inestimables. De là, coulant au faux-bourg Sainct-Victor, fait encore
moudre les moulins de Coupeaux[221] et de la Tournelle jusques à sa
descharge, qui rend la rivière de Seyne malade, à cause des grandes
infections provenant des teintures, megisseries, tanneries, tueries et
eschaudoirs qui sont sur et près de la dite rivière[222].

     [Note 221: Ils étoient à la hauteur du Jardin des Plantes actuel.
     Ils existoient dès le temps de saint Bernard, désignés sous le
     nom de moulins de _Cupels_. (_Mémoires de l'Acad. des Inscript._,
     t. 14, pag. 270.) L'inondation de 1579 les avoit détruits. (V.
     _Archives curieuses_, 1re série, IX, pag. 309).--Le nom de la rue
     _Copeau_ est encore un souvenir de ces moulins.]

     [Note 222: Il en étoit encore ainsi en 1702. Il est dit dans une
     ordonnance de police rendue le 20 octobre a cet effet: «La rivière
     de Seyne, du costé des quays S.-Bernard et de la Tournelle,
     jusques et au dessus du pont de l'Hôtel-Dieu, estoit extrêmement
     grasse et bourbeuse, mesme d'un goût puant et infecté, ce qui
     empeschoit d'y puiser comme à l'ordinaire; laquelle infection
     provient de ce que les tanneurs et mégissiers demeurant dans le
     faubourg S.-Marcel et aux environs lavent dans la rivière de Seine
     et dans celle des Gobelins leurs bourres et leurs cuirs pleins de
     chaux, y jettent leurs escharnures, plains et morplains, et tous
     les immondices de leur mestier.»]

Voilà succinctement le cours de la dite rivière, remarquable par tout
l'univers pour son incomparable propriété pour les teintures[223],
deluges arrivez par icelle, et de ce que, contre le naturel des autres
rivières, elle est portée (vraye cause des inondations) et coule
contre le cours du soleil, ayant sa source et origine entre Guyencourt
et Sainct-Cloud, descendant dans la rivière de Seyne au dessus de la
porte Sainct-Bernard.

     [Note 223: Cette propriété si long-temps proverbiale des eaux
     de la Bièvre est niée par M. Lacordaire, directeur actuel des
     Gobelins (_Notice sur l'origine et les travaux des manufactures de
     tapisseries et de tapis réunies aux Gobelins_, 1852, gr. in-18, p.
     56). Tout ce qu'on en a dit repose, écrit-il, sur une «erreur que
     la seule inspection du cours de ces eaux bourbeuses suffit pour
     dissiper.» M. Lacordaire ajoute que l'eau de Seine et celle d'un
     puits sont exclusivement employées dans les ateliers de teinture.]

Les remèdes contre ces inondations et secheresses sont:

Que tous les meusniers des moulins siz sur la rivière de Bièvre soient
tenuz d'avoir des pales et vannes nivellées à proportion de l'eaüe
qu'ils doivent avoir, afin qu'elle ne se respande dans le vallon
prochain;

Que tous les proprietaires des heritages tenans et aboutissans à la
dite rivière, faux ru et rivière morte, soient tenuz de tenir la
rivière en son ancienne largeur, ou du moins, suivant l'ordonnance,
icelle curer, houdraguer trois fois l'année, et en certifier messieurs
des eaux et forests, aux assises de Pâques et Sainct-Remy, et ce depuis
la source de la fontaine Bouvière jusques à la rivière de Seyne;

Tenir la main à l'execution des ordonnances, à ce que les berges de la
dite rivière soient entretenues d'un pied plus haut que les vannes des
moulins;

Que l'eaüe de la dite rivière, durant les secheresses, ne soit
destournée par les particuliers pour arrouser les prez, remplir leurs
estangs et canaux, et mares, ny retenue faute du nettoyement de leurs
grilles;

Que les defenses faites aux proprietaires des estangs de Braque,
Regnard, du Val, Massy et autres, ayant viviers et canaux de la dite
rivière, soient reiterées, de ne pescher leurs estangs ensemble durant
les grandes inondations, ains durant les grandes secheresses;

Que tous les plantars et atterissemens de la dite rivière, faux ru,
rivière morte et sangsues, seront ostés au moins sur la largeur de deux
thoises pour la rivière et d'une thoise pour le faux ru et rivière
morte;

Que le canal nouveau encommencé au lieu dit la Mer-Morte, Molières et
Croulières de Lay et Chevilly, soit continué pour remplacer le destour
des eaux de Rungis, attirer les eaux perdues au pont Anthony, servir de
reservoir pour remplir la rivière durant les grandes secheresses, et
empescher le debord d'icelle rivière au dit lieu;

Que la descharge de la rivière de Bièvre soit mise au dessoubz de
la ville de Paris par un aqueduct sous-terrain soubs les fossez
Sainct-Marcel, Sainct-Jacques et Sainct-Michel, et de là conduite dans
le fossé de l'abbaye Sainct-Germain, le long de la rue du Colombier, et
après au Pré-aux-Clercs, joindre le courant de la rivière de Seyne qui
fait l'isle de Chaliot, près les Bonshommes;

Que plusieurs executeront volontiers, pour la pierre qui sortira des
dits fossez faisant l'aqueduct, et des places vuides et non basties
estant sur la pante des dits fossez, pour l'establissement des tueries,
tanneries, megisseries, suivant et au desir des arrests de la cour.

Par ainsi la rivière de Bièvre, ayant sa descharge près Chaliot, ne
regorgera dans les faux-bourgs Sainct-Marcel et Sainct-Victor; ne
rendra la rivière de Seine malade; servira pour l'establissement
necessaire des tueries, tanneries, megisseries[224], et conservera
à la posterité les teintures d'escarlate, par le moyen desquelles
la drapperie, seul et principal negoce de la ville de Paris, a esté
jusques à present maintenu.

     [Note 224: Depuis long-temps les tanneurs et mégissiers s'étoient
     établis sur les bords de la Bièvre. Nous trouvons des détails sur
     les suites de leur établissement, dans le récit du procès qu'ils
     firent, en 1789, au sieur de Fer, qui prétendoit détourner le
     cours de la rivière pour l'amener, ainsi que l'Ivette, au sommet
     du faubourg Saint-Jacques (Bachaum. _Mém. secr._ t. 34, p. 232).
     Pour combattre ce projet, qui tendoit à leur enlever leur cours
     d'eau, les mégissiers s'appuyoient sur la longue durée de leur
     établissement et sur les lettres royales qui leur en avoient
     octroyé la permission et même imposé l'obligation. Richer, qui,
     dans les _Causes célèbres_ (t. 177, p. 123), a rédigé l'exposé de
     cette cause, s'explique ainsi pour ce qui regarde le droit menacé
     des tanneurs: «Ils étoient jadis, dit-il, au centre de Paris, où
     ils habitoient les rues de la Tannerie et plusieurs autres; mais,
     dès 1577, le gouvernement, qui s'occupoit déjà plus spécialement
     de la propreté et de l'embellissement de cette capitale, avoit
     résolu de les éloigner, et un arrêt du Conseil du 24 février 1673,
     revêtu de lettres-patentes qui furent enregistrées au Parlement
     le 28 novembre suivant, les transféra définitivement au faubourg
     S.-Marceau, en leur conservant tous les droits et priviléges
     des bourgeois de Paris et affectant à leur usage particulier la
     rivière des Gobelins, pour la conservation des eaux de laquelle le
     roi, entre autres choses, par son arrêt de règlement du 26 février
     1732, a accordé auxdits syndics et intéressés la permission
     d'avoir deux gardes à ses armes et bandouillières, pour constater
     les delits et contraventions qui pourroient être commis sur ladite
     rivière, pour l'entretien de laquelle ils dépensent annuellement
     plus de 6,000 livres.»]

       *       *       *       *       *

_Ensuit l'advis du sieur Errard, ingenieur ordinaire du roy, pour le
restablissement de la rivière de Bièvre, de l'ordonnance de M. le
maistre particulier des eaux et forests de la prevosté et vicomté de
Paris, ou son lieutenant, à la requeste des marchands teincturiers du
bon teinct du faux-bourg Saint-Marcel-lez-Paris._

Nous, Alexis Errard[225], ingenieur ordinaire du roy, souz-signé,
en vertu de certain jugement et ordonnance rendüe par M. le maistre
particulier des eaux et forests de la prevosté, vicomte de Paris, du
..... jour de ..... 1623 et 19 mars 1624, à la requeste de Estienne
et Henry Gobelins[226], marchands teincturiers, bourgeois de Paris,
nous sommes transportez le long du cours de la rivière de Bièvre, dite
des Gobelins, icelle veüe, visitée, nivelée où besoin a esté, aux
fins du restablissement et conservation d'icelle; et trouvé que, pour
y parvenir, il est besoin de curer, nettoyer et houdraguer la dite
rivière, ruisseaux, sources, sangsuës, descendans en icelle depuis
sa source jusques au faux-bourg Sainct-Marcel,--particulièrement
les ruisseaux venant de Vauharlan et Bourg-la-Royne, comme plus
considerables, pour avoir leur cours naturel et descharge en la dite
rivière au pont Anthony et au dessouz du dit Bourg-la-Reyne; dans
laquelle rivière de Vauharlan les sources et estangs de Massy, passant
à Amblainviliers, ont aussi leur descharge, et rendent le dit ruisseau
de Vauharlan à plus près aussi fort que la dite rivière de Bièvre à
l'endroit de l'assemblage d'icelles.

     [Note 225: Il étoit neveu du fameux ingénieur J. Errard, dont
     l'excellent ouvrage _De la fortification demonstrée et réduite en
     art_ lui doit sa seconde édition, in-fol., 1620.]

     [Note 226: C'étoient les descendants de ce Gilles Gobelin qui,
     sous François Ier, avoit établi là ses premières teintures
     d'écarlate. Rabelais en parle (liv. 2, chap. 22) quand il dit de
     la rivière de Bièvre: «Et c'est celuy ruisseau qui de present
     passe à S.-Victor, auquel Guobelin teinct l'escarlatte.» Au temps
     de Ronsard, la réputation de cette race de teinturiers n'avoit
     fait que s'accroître. Le poète, s'adressant à Gaspar d'Auvergne,
     parle (liv. 2, ode 21)

       D'une laine qui dement
       Sa teinture naturelle,
       Es poisles du _Gobelin_,
       S'yvrant d'un rouge venin
       Pour se desguiser plus belle.

     Selon M. Lacordaire (_loc. cit._, p. 18, note 2), la famille
     Gobelin étoit originaire de Reims; mais, d'après un manuscrit de
     la Bibliothèque de La Haye, cité par M. Achille Jubinal (_Lettre à
     M. le comte de Salvandy sur quelques manuscrits de la Bibliothèque
     royale de La Haye_, 1846, in-8, p. 113 et 114), il paroîtroit
     qu'elle étoit venue de Flandres. Il y est dit que la rivière
     des Gobelins «se nomme ainsi de ces fameux teinturiers flamands
     qui se nommoient Gobeelen, et, par corruption de langue, on en
     a fait Gobelins. Ils y ont establi une fabrique de tapisserie
     qui, pour la finesse, la bonne teinture et le beau meslange des
     couleurs, des soyes et des laines, surpasse celles de Flandres
     et d'Angleterre; mais aussy sont-elles de beaucoup plus chères.
     Ceux qui y travaillent sont encore, pour la plupart, d'Anvers, de
     Bruges ou d'Oudenarde.»]

Et d'autant qu'il nous est apparu que la dite rivière de Bièvre, le
dit ruisseau de Vauharlan et le ruisseau venant de Rongis et fontaine
de Vuissons sont, chacun à part, plus gros qu'estans joincts ensemble
au dessouz de Berny, il est notoire que les dites eaux se perdent
depuis le dit pont d'Anthony jusques à Cachan, et n'en est conservé que
ce qui coule et descharge par le grand canal du dit Berny; partant,
seroit necessaire, tant à cause de la sinuosité de la dite rivière
qu'autrement, faire nouveau canal jusques à l'endroit du Trou de
Laridan, près le moulin de Cachan, avec bon couroy où il se trouvera
necessaire, et que l'eaüe ne se pourroit perdre comme dans le vieux
canal à present.

Comme aussi sera besoin de curer et approfondir le fossé depuis
l'enclos de Cachan jusques au Trou Laridan, pour luy donner cours et
descharge dans la dite rivière, au dessous du dit moulin de Cachan,
conjointement avec la source procedant des Molières, de Lay et
Chevilly, lesquelles il faudra pareillement conduire, soit par tuyaux
ou canaux souz la dite rivière ou autrement, jusques à la descharge du
Trou Laridan, selon que, travaillant, il se trouvera plus à propos.

Ce qui sera facile à faire, d'autant que, depuis les dites sources
jusques au Trou de Laridan, il se trouve plus de deux pieds de pante;
et depuis le dit Trou Laridan jusqu'à la chute du dit moulin dans le
dit enclos, trois pieds au plus.

Pareillement, d'autant que les eauës de la dite rivière, au dessouz du
clos du sieur Vize à Arcueil, sont grandement fortes, et que, venant à
grossir, la berge n'estant que de terre gazonnée, ne peut resister,
l'eauë se respend dans le valon, pour y remedier, seroit necessaire d'y
faire un versoir de pierre.

Et pour ce que tous les moulins sur les rivières portées comme celle
des Gobelins ont et doivent avoir une descharge pour le curage
d'icelles, il est aussi necessaire de curer les dites descharges, faux
ru et rivière morte, en telle façon que l'eaüe retourne tousjours en
la rivière et ne se perde estant espanchée dans les valons, comme elle
fait.

Pour à quoi parvenir, sera besoin que les meusniers ayent les vannes et
pales de leurs moulins nivelées à proportion de l'eaüe qu'ils doivent
avoir, sans la respandre dans la prairie prochaine.

Et parce que les secheresses en temps d'esté et les deluges et
inondations d'hyver proviennent des estangs de Braque, Regnard, Duval,
Massy et autres viviers venans ou ayans descharge en la dite rivière,
sçavoir celuy de Braque, Regnard et Duval, pour s'estre appropriez
et mis le cours de la dite rivière dans leurs estangs, retiennent
les eaües durant les grandes secheresses et en font la vuidange tous
ensemble avec ceux de Massy en hyver, pour faire la pesche, il seroit
besoin que le cours de la dite rivière soit libre, et ne soit retenu en
aucune saison; et que, si aucune vuidange en doit estre faite, qu'ils
soient tenuz d'en demander la permission, afin de pourveoir aux berges,
secheresses de la dite rivière, et ruine qui en pourroit arriver, comme
par cy-devant ès dits faux-bourgs Sainct-Marcel et Sainct-Victor.

Fait le dix-neufiesme mars mil six cens vingt-quatre.

                                                    _Signé_ A. ERRARD.

       *       *       *       *       *

_En suit le dict advis pour les tueries, tanneries et megisseries._

La plus belle situation de ville de l'Europe est celle de Paris, aydée
de quinze rivières navigables, joinctes en divers endroicts à la
Seine, laquelle, courant à l'Ocean, retire des estrangers ce dont ils
abondent, leur donnant en eschange ce qu'elle a de reste; plus bastie,
plus populeuse que ville de France, à cause des grandes commoditez
arrivans journellement en icelle par la rivière de Seine, troublée,
indisposée par les immundicitez coulans de la rivière de Bièvre,
tueries, escorcheries, tanneries, megisseries, teinturies, trempis du
poisson sec et sallé, vrayes sources des maladies dont elle a esté et
est à present affligée, des dix parts du peuple les neuf ne beuvans
et ne se servans d'autre eaue que de la dite rivière pour paistrir le
pain, laver le linge et autres necessitez domestiques; à quoy, comme
aussi à la grande cherté des cuirs et mauvaise préparation d'iceux,
il est très facile de remedier, faisant couler la rivière de Bièvre
depuis la porte Sainct-Victor par un aqueduct sous terrain le long
des fossez de la ville jusques à la porte de Nesle, establissant sur
la pante de dehors des dits fossez les dites tueries, escorcheries,
tanneries, megisseries, taintureries, trempis du poisson sec et salé,
dont s'ensuivront plusieurs grandes commoditez qui ne se peuvent avoir
par autre meilleur et asseuré moyen:

Premièrement, la conservation de la rivière de Seine par le detour des
immundicitez de la rivière de Bièvre du dessus de la ville, sans aucune
incommodité des faux-bourgs Sainct-Victor et Sainct-Marcel-lez-Paris;

La conservation des dits faux-bourgs Sainct-Victor et Sainct-Marcel
durant les grandes inondations de la rivière de Bièvre, par la
descharge d'icelle eslongnée des dits faux-bourgs, capacité du dit
aqueduct et fossez de la ville;

La conservation des ponts, transports des denrées par le montage et
avalage des bateaux le long des dits fossez par le dit aqueduct durant
les grandes eaux, impossible par la Seine à cause de la bassesse des
ponts;

La conjonction et transport hors la ville des eaux des tueries,
tanneries, escorcheries, megisseries, teintureries, trempis de poisson
sec et sallé, nettoyement de leurs ordures, par le facile transport
d'icelles ès voiries dans des tonneaux, par le moyen des bateaux
entrans et sortans du dit aqueduct en la rivière;

L'execution des ordonnances et arrests de la cour touchant les
tanneries, pour remedier à la grande cherté et mauvaise preparation
des cuirs, dechet d'iceux, faute d'icelles ès Païs-Bas, Lorraine,
Allemagne, qui nous renvoyent et vendent cherement les pires et gardent
les meilleurs;

La perte de l'escorce de nos taillis recouverte, qui est le vray
tan, par le debit, employ ès dites tanneries, comme aussi du sel de
saline, très propre pour la preparation des cuirs, dont la rivière est
grandement infectée et le poisson gaté;

La construction des moulins à tan par le moyen du vent, à la façon
de Hollande, ou par le moyen d'un cheval, attendu la facilité de la
construction d'iceux.

Lieu seul plus proche de la ville et des eaux pour l'execution des
ordonnances et arrests de la cour, aucune incommodité n'en pouvant
arriver, à cause de la conjonction des dites tueries, escorcheries,
tanneries, megisseries et trempis de saline, et facilité du nettoyement
de leurs immundicitez par basteaux, rapidité, pante, profondeur et
voulte du dit aqueduct, hauteur des murs de la ville.

Bref, lieu seul en l'Europe, auquel l'abatis des bestes, l'eau, le
tan, le nombre d'artisans (moyennant la franchise), le grand et prompt
debit de cuirs, sont en la plus apparente commodité.




_La permission aux servantes de coucher avec leurs maistres. Ensemble
l'arrest de la part de leurs maistresses. In-8. S. L. ni D._


C'estoit au temps, au siècle, en la durée, en l'egire, en l'olympiade,
au cercle, en l'année, au mois, au jour, en la minute et sur les sept
heures du matin, c'est-à-dire vendredy dernier, que les servantes,
chambrières, filles de chambre, damoiselles de deux jours, suivantes,
s'assemblèrent en la place auguste, renommée et authentique du
Pilory-des-Halles, pour là consulter aux affaires de leur republique,
disposer de tout ce qui appartenoit au bien de leur police, regler et
mettre un ordre parmy la confusion de leur estat.

De tous costez arrivèrent servantes petites et grandes, vieilles et
jeunes, de chambre et de cuisine, recommanderesses[227], nourrices,
filles à tout faire. Là presidoit (comme maistresse passée dès
long-temps en l'art de recoudre le pucellage) belle, admirable et
excellentissime dame Avoye, de son temps le passe-partout[228] de
la cour, la haguenée des courtisans, l'arrière-boutique du regiment
des gardes, le reconfort des Suisses, et maintenant, faute d'autre
besongne, la doctrine, enseignement, et la science des autres,
l'instruction des jeunes, le truchement des nouvelles venuës et le
reservoir de tout ce qu'on peut esperer, chercher, inventer de nouveau,
en matière d'amour.

     [Note 227: Femmes qui avoient permission de tenir une sorte de
     bureau d'adresse où les servantes et nourrices venoient _se
     recommander_ et chercher condition. Par déclaration du roi
     enregistrée le 14 février 1715, le lieutenant de police devoit
     connoître de ce qui les concernoit.--Le mot de _recommanderesse_
     est l'un de ceux qui sont soumis à l'approbation des _Grands jours
     de l'éloquence françoise_, d'après le _Rôle des presentations_,
     etc., pièce publiée dans notre tome 1er (p. 137), et que nous
     avons appris depuis avoir été attribuée par Pellisson (_Hist. de
     l'Acad. franç._, t. 1er, p. 67) à Sorel, qui, de son côté, s'en
     défendit fort dans son _Discours sur l'Académie françoise_ (1654,
     in-12).]

     [Note 228: Auparavant, pour exprimer la même chose, on avoit dit
     _passe-fillon_. C'étoit, et pour cause, le surnom donné à une
     femme de Lyon qui fut la maîtresse de Louis XI. (V. la _Chronique
     scandaleuse_.) Ce mot, dont le nom de la Fillon, fameuse
     courtisane de la Régence, ne nous semble être qu'un diminutif, se
     retrouve, du moins pour le sens, dans celui de _passe-lacet_, qui
     court encore les coulisses de l'Opéra.]

Elle est assise sur un trepied comme quelque sibille Cumeue; après
avoir toussé, roté, craché, emeunti, mouché, regardant la noble
compagnie qui l'environnoit:

Mes bonnes gens, dit-elle, puisque nous nous sommes si heureusement
assemblez ce jourd'hui, je trouve à propos, cependant que les
harangères, poissonnières, auront ouvert leurs mannequins et mis leurs
maquereaux en vente, que nous songions à nos affaires et donnions
ordre au retablissement de nostre ancienne fortune. Vous me cognoissez
toutes pour l'unique clairvoyante de Paris; je sçay et cognois toutes
les bonnes maisons, je vous y peux placer quant bon me semble, et vous
trouver des conditions à centaines; et partant je vous prie de prendre
garde aux choses qu'il faut que vous fassiez pour avoir tousjours de
l'argent en bourse et vous entretenir honorablement.

Il faut premièrement sçavoir l'art de desguiser son parler, un visage
simple, doux et complaisant, feindre estre devote, et de n'y pas
songer, et aussi s'acquerir l'amitié de tout le monde; mais le noeud
de la besongne, et le ressort de toute l'horloge, est soubs main de
courtiser le maistre de la maison au deceu de la maistresse, et de
gaigner ses bonnes graces. C'est où il faut pener, suer, travailler
jour et nuict, parce que, quant vous estes venus en ce point, vous
avez tout et ne manquez de rien; vous avez argent, hauts collets,
cotillon, chemises, frottoirs et tout l'attirail de l'amour. Que si les
femmes jalouses de leurs maris vous battent, frappent, interrompent,
empeschent, ayent l'oeil ouvert, vous soupçonnent, ou autrement, faudra
faire les chatemites, les devotes par contenance, attester le ciel et
la terre que ce qu'on vous impose est faux. Mais, afin de ne broncher
en une matière si plausible, voicy une ordonnance (elle tira un papier
de sa pochette) par laquelle vous cognoistrez ce que vous aurez à faire.

       *       *       *       *       *

_Ordonnance de dame Avoye, enjoignant à toutes servantes, chambrières,
filles de chambre, damoiselles suivantes, de coucher avec leurs
maistres._

Veu et consideré les profits, emoluments, richesses et exemptions qui
arrivent continuellement aux servantes de la hantise leurs maistres,
il est estroictement commandé ausdites servantes, tant de chambre, de
cuisine que de garderobe, d'espier l'heure que leurs maistresses ne
seront au logis, et d'aller au cabinet de leurs maistres les caresser,
chatouiller, amadoüer, attraire, enflammer jusques à ce qu'il s'ensuive
action copulative _et simbolizambula_. Que si, par la conjonction
diverses fois reiterée, il advient enfleure hidropise, eslargissement
de ventre, accroissement de boyaux, pieds-neufs[229], grossesse, etc.,
seront tenues lesdites servantes de faire la nique à leurs maistresses,
comme la servante d'Abraham à Sara, demanderont pension, reparation
d'honneur, mariage, à leur maistre, encor que l'enfant appartienne
à quelque clerc, cocher ou vallet d'estable[230]; et, après s'estre
gaillardement resjoüies et donné du bon temps, elles se retireront avec
cent escus ou quatre cens livres, mettront leur enfant en nourrice, et
tiendront par après boutique ouverte à tout le monde. Telle est nostre
volonté en dernier ressort, contre laquelle il n'y a point d'appel.
Faict le jour et an que dessus, aussi matin que vous voudrez.

     [Note 229: Faire _pieds-neufs_, c'étoit accoucher. «Gargamelle,
     dit Rabelais (liv. 1er, ch. 7), commença se porter mal du bas,
     dont Grangousier se leva dessus l'herbe... pensant que ce feust
     mal d'enfant..., et qu'en brief elle feroit _pieds neufs_.» Des
     Perriers donne une variante de cette locution. «Il envoye, dit-il,
     sa fille aisnée... chez une de leurs tantes, sous couleur de
     maladie... et ce en attendant que les _petits pieds_ sortissent.»
     _Contes et joyeux devis_, Amsterdam, 1735, in-12, t. 1er, p. 58.]

     [Note 230: V. _la Conférance des servantes de Paris_, dans notre
     tome 1er, p. 320.]

Vramy voire! dit une grosse servante de la ruë Sainct-Honoré qui a
desjà joué deux fois du mannequin à basse marche[231], vous nous la
baillez belle avec vostre ordonnance! Croyez-vous que nous ayons
attendu jusqu'icy? De ma part, je veux bien qu'on sçache que je suis
en un logis où veritablement je ne gaigne pas grand gaige; mais en
recompense je vais au marché. Depuis deux ans je me suis fait enfler le
ventre deux fois par nos laquais, qui jouënt assez bien de la flutte,
et si ay bien eu l'industrie de donner les enfans à nostre maistre. Il
est vray que la maistresse n'en sçait rien, et que pour accoucher j'ay
faict semblant d'aller en mon pays; mais il n'est que d'enfourner quand
la paste est levée.

     [Note 231: Cette expression est aussi employée par Rabelais (liv.
     2, ch. 21), et de manière à nous convaincre qu'il y est fait
     allusion, non pas, comme le pense Le Duchat, au mannequin mobile
     et pliant des peintres, mais à quelque instrument de musique dont
     se servoient les ménétriers, et qui, venu d'Italie, devoit son nom
     au manche (_manico_) dont étoit muni.]

Une brunette d'auprès de la porte de Sainct-Victor, qui le faisoit
autrefois à ceux qu'elle rencontroit, et maintenant le faict à tous
venans, allonge le col et commence à dire: Pour moy, je suis d'une
humeur que j'ayme mieux le futur que le passé, et la besongne à faire
que celle qui est faicte, et ne suis pas si folle comme une esventée
de nostre quartier, laquelle, ayant donné l'heure et le mot du guet à
un honorable et authentique savetier qui la poursuivoit d'amour, après
l'avoir faict despouiller et mettre entre deux draps, elle enferma ses
habits et sa chemise dans un coffre et fit entrer deux soldats, ou
pour mieux dire deux fillous et macquereaux, et fallut que le pauvre
savetier prit la fuitte nud comme un ver, n'ayant rien que le tirepied
en escharpe.

--De ma part, je trouvay ceste action mauvaise; et, toutes les fois que
nostre maistre est venu en ma garde-robbe, si j'eusse crié au secours
ou que je luy eusse faict tel affront, c'estoit perdre l'usufruit que
j'en ay receu depuis.

--Pour mon particulier, dict une saffrette[232] de la ruë de Bièvre
qui travaille derrière les tapisseries[233], je suis bien aise quand
ma maistresse est dehors, car je n'ayme point à coucher toute seule,
et est assez facile de juger en mon visage que je suis misericordieuse
et que j'ayme mieux loger les nuds que de les laisser refroidir à
ma porte; je leur laisse manger leur souppe dans mon escuelle, et
preste le mien à ceux qui me le demandent. Mais je suis malheureuse
en fricassée, car encore ceste nuict mon maistre s'est levé, feignant
d'avoir un cours de ventre, et à peine a-t-il esté acroquillé sur moy,
que la maistresse est venue et nous a trouvés brimbalant. J'ay bien
peur qu'on m'oste le demy-ceint d'argent[234] que j'avois eu, et qu'on
ne me donne la porte pour recompense.

     [Note 232: Mot encore employé par Rabelais (liv. 4, ch. 51).
     C'est le féminin de _saffre_, gourmand, glouton; mais il signifie
     plutôt ici _friande_. Oudin donne le même sens à _savouret_,
     _savourette_.]

     [Note 233: C'est-à-dire derrière les Gobelins.]

     [Note 234: V. encore _la Conférance des servantes...._, dans notre
     tome 1er, p. 317, note.]

Par la mercy de ma vie! dit la grosse Magdelon de la rue
Sainct-Jacques, voilà bien comme il faut pondre! Que ne regardez-vous
à vos affaires de plus près? ne sçavez-vous pas que les femmes sont
jalouses de leurs maris, et qu'ils n'osent trancher une esclanche
sans leur en donner le jus? J'ay un maistre que je gouverne mieux que
cela; il est vray qu'il ressemble aux poreaux: il a la teste blanche,
mais il a aussi la queue verte[235]. Je sçay prendre mon temps à
propos: sur les montées, dans l'antichambre, dans son estude, il y a
tousjours quelque petit coup en passant.--J'ay mieux faict, dit une
bavolette[236] qui demeure en la rue Sainct-Anthoine: pour oster tout
soupçon de ma maistresse, je luy ay dit que mon maistre me poursuivoit
à outrance et que je m'en voulois aller, et, soubs cette feintise,
nous faisons des coups fourrez. J'ay desjà gaigné plus de vingt escus
depuis deux mois, et outre tout cela je ne laisse point de me faire
fourbir à un jeune clerc qui demeure chez nous.

     [Note 235: Ceci prouve qu'un _mot_ de la fameuse pièce du
     _Demi-Monde_ dit aux répétitions, même à la dernière, qui fut
     publique, mais supprimé aux représentations, n'avoit pas même pour
     soi une bien fraîche nouveauté.]

     [Note 236: Le _bas-volet_ ou _bas-voilet_ étoit la coiffure des
     paysannes des environs de Paris. Le nom qu'on donne à celle-ci
     leur en venoit. On disoit indistinctement une _bavolette_ ou un
     _bavolet_, comme Bois-Robert:

       Loin de la cour je me contente
       D'aimer un petit _bavolet_.]

--Mon maistre n'est que chaudronnier, dit la petite Janne, mais il
sçait bien adjouster la pièce au trou, et croy qu'il n'y a homme qui
sçache mieux mettre un pied à une marmitte que luy. Il me charge tout
au contraire des chevaux et des asnes, qui ne portent que sur le dos;
mais il me charge sur le devant et j'en porte mieux.

--Lorsque mon maistre est absent, dit Jacqueline, la fille de chambre
d'un marchand du pont Nostre-Dame, je ressemble à une statue, et ceux
qui me verroient pourroient dire que je suis comme Andromède: je
n'aspire que sa venue, car je ne puis tirer vent de ma pièce si je ne
la mets en perce.

Là-dessus Margot la fine, qui tenoit un panier à son bras, se lève: On
dit bien vray, dit-elle, que les hommes nagent mieux que les femmes,
car ils ont deux vessies au bas du ventre; mais quand je suis avec mon
maistre, qui est procureur du Chastelet, il me semble qu'il nage, et
moy aussi, tant nous nous roulons avec contentement l'un sur l'autre,
et ma maistresse a beau dire, en despit d'elle je le feray, y deussé-je
demeurer embourbée jusques aux oreilles.

--Pour moy, dit Alison, je crois que mon... vous m'entendez bien, est
tout plein de cirons, car plus je le gratte, plus il me demange, et
suis resolue doresnavant de me faire esventer par mon maistre: il a une
bonne queue de renard. A tout le moins m'ostera-il la demangeson. Il
est vray que je ressemble à terre de marets: il y enfoncera jusques au
ventre, mais il n'importe.

A peine achevoit-elle ces mots qu'on fit un grand bruit à la porte.
Trois ou quatre vieilles megères arrivent avec un papier en leur main,
signifiant de la part des maistresses à l'assemblée qu'elle eust
promptement à se retirer. L'arrest portoit ces mots:

       *       *       *       *       *

     _Arrest intervenu de la part des maistresses._

     «Nous, damoiselles crottées, bourgeoises à petit chaperon,
     femmes mariées, vieilles sempiternelles, fiancées, et
     generalement toutes appetans copulation, enjoignons aux
     servantes de se departir de coucher avec nos maris, sur peines
     d'estre frottées, chassées, emprisonnées, testonnées, battues,
     pelaudées, estrillées, mal menées, despoüillées d'habits, etc.,
     ayant interest qu'on ne vienne pas manger nostre viande, ny
     cuire en nostre four.»

Dame Avoye avoit quelque chose à respondre là-dessus; mais elle remit
le tout à vendredy prochain.




_La Muse infortunée contre les froids amis du temps._

M. DC. XXIIII.

In-8.

     [Note 237: Le poète Vauquelin des Yveteaux, dont M. P. Blanchemain
     a réuni pour la première fois les _Oeuvres poétiques_ (Paris,
     Aubry, 1854, gr. in-8), n'avoit été que deux ans, de 1609 à
     1611, précepteur de Louis XIII; mais il avoit conservé du crédit
     à la cour.--Cette pièce, qui témoigne de l'idée qu'on avoit
     de sa puissance, même dans sa retraite, et qui n'est pas, par
     conséquent, indifférente pour sa biographie, n'a été connue
     ni de M. P. Blanchemain, ni de M. J. Pichon dans ses _Notices
     biographiques et littéraires sur la vie et les ouvrages de Jean
     Vauquelin de la Fresnaye et Nicolas Vauquelin des Yveteaux_,
     Paris, Techener, 1846, in-8.]


_A Monsieur des Yveteaux, precepteur du Roi._[237]


ODE.

  Hé quoy! des Yveteaux, n'est-ce pas un grand fait
  Qu'un poëte ignorant, un rimeur imparfait,
        Trouve ce qu'il désire,
  Et que le vray poëte, en ce mal-heureux temps,
        Languit en son bien-dire,
  Comme la fleur sechée au declin du printemps!

  Que les moins relevés et les plus tard venus
  Sont les plus en fortune et les mieux recogneus
        De biens et de loüange;
  Et qu'estant le sçavoir en l'oubliance mis,
        Et le prix dans la fange,
  L'erreur est au Pactole, ayant de bons amys!

  Est-ce honte ou forfait de tesmoigner aux roys
  Qui sont les bons esprits, qui sont les bonnes voix
        Dignes de leurs merveilles!
  Les cygnes verront-ils, à faute de secours,
        Preferer les corneilles!
  L'or, cedant à la paille, aura-t-il moins de cours!

  Faut-il abandonner et les roys et leur cour!
  Faut-il chercher loing d'eux un moins noble sejour
        Pour avoir de la gloire!
  Et pour estre en lumière (accident nompareil,
        Hideux à la mémoire!)
  Faut-il aimer l'ombrage en fuyant le soleil!

  O le barbare siècle in-experimenté!
  Qu'en diront les mieux nays de la posterité!
        Car tousjours la froidure
  Ne blanchit la campagne, et tousjours les frimas
        Ne gastent la verdure:
  C'est une loy d'en haut qui respond ici-bas.

  Quand l'orage est passé l'on void rire les airs;
  Quand la tempeste cesse on void flamber les mers
        Soubs les frères d'Heleine.
  On pourra voir de mesme un temps comme jadis,
        Où la saincte neufvaine
  Aura pour nostre enfer un heureux paradis.

  Que les hommes sont froids! qu'ils ont peu de vouloir!
  Ha! que leur amitié se fait bien peu valoir
        Au climat où nous sommes!
  Les bois et les rochers ont plus de sentiment
        Aujourd'huy que les hommes:
  La chose qui leur touche est leur seul élément.

  Ceux qui vers l'Amerique ont la zone sur eux
  Ont plus d'humanité dix mille fois, et ceux
        Que l'amant d'Orithie
  Fait marcher dessus l'onde avecques leurs maisons,
        Es plaines de Scythie,
  Où l'hiver a tousjours l'empire des saisons.

  L'un ne veut dire un mot quand il en est prié;
  L'autre en vous obligeant veut estre apparié[238]
        D'un homme de creance;
  L'autre met en privé la gloire sur les rangs,
        Mais il est au silence,
  Et prest à s'en desdire estant devant les grands.

  L'un dessus la montée en bas vous cherira,
  Qui dans la chambre en haut ne vous regardera;
        L'autre avec du langage
  Vous dira, le priant, qu'obeissant à Mars
        On parle d'un voyage,
  Et que l'heure n'est propre à maintenir les arts.

  L'autre, faisant l'habile aux choses de la court,
  Mettra devant les yeux que l'argent est bien court
        Pour en donner aux muses.
  Les museaux neantmoins en ont plus qu'il ne faut;
        Mais c'est le temps des buses,
  Qui met les esperviers et leur chasse en deffaut.

  Les rois ont en l'esprit (digne de grands objets)
  Les affaires d'Estat; mais les autres subjects
        N'obligeant leur memoire,
  C'est aux inferieurs à leur r'amenteveoir
        En faveur de leur gloire,
  Comme au nom de la muse ils le firent sçavoir.

  Ronsard vivoit alors, Saincte-Marthe et Baïf,
  Et Garnier, et Belleau qui parut si naïf;
        Et toutesfois Desportes,
  De Charles de Vallois, estant bien jeune encor,
        En de telles escortes,
  Eut pour son Rodomont huict cents couronnes d'or[239].

  Je le tiens de luy-mesme, et qu'il eut de Henry,
  Dont il estoit alors le poëte favori,
        Dix mille escus pour faire
  Que ses premiers labeurs honorassent le jour
        Sous la bannière claire[240]
  Et desous les blasons de Vénus et d'Amour.

  O le bel age d'or aux effets inoüis!
  Capable de regner au regne de Louys
        Victorieux et juste!
  Comme roy meritant et la gloire et le nom
        De l'empereur Auguste,
  En Mecènes plus riche, et non pas en renom.

  Mecènes genereux, qui n'eussent veu jamais
  Un poëte vingt ans suer après les faits
        Des rois sans recompense.
  Tairay-je ou puniray-je aux siècles advenir,
        Maintenant que la France
  A de ce qu'elle estoit perdu le souvenir?

  Comme je blanchiroy, par debvoir engagé,
  Les hommes de vertu qui m'auraient obligé,
        Noirciray-je de mesme
  Ceux qui de la vertu ne daignent faire cas?
        Plein de colère extrême
  Envoiray-je leurs noms au fleuve du trespas?

  Jupiter nous enseigne, en retenant ses feus,
  Que le patienter en un coeur genereux
        Se donne la victoire.
  Ainsi, des Yveteaux, nous patienterons;
        Mais l'oseray-je croire?
  Et l'estimerez-vous que ce bien nous aurons?

  Il est très difficile; en cour on n'aime plus
  Ces vers ronsardisez, que l'on dit superflus,
        Et de la vieille guerre.
  Les bois et les forêts y perdent leurs valeurs;
        On n'y veut qu'un parterre
  Sans fueille et sans ombrage esmaillé de couleurs.

  Il faut que le bon mot y glisse dans les vers,
  Comme fait la chenille entre les rameaux vers,
        Et forcer la nature,
  Ou que, tournant le dos à la veine des Grecs,
        On batte la mesure
  Des chantres espagnols quand ils font leurs regrets.

  En may, les rossignols desgoisant leurs chansons,
  Ne peuvent imitter la gorge des pinçons;
        Un luth, ou je me trompe,
  Ne sçait du flageolet ensuivre les accords,
        Ni moins l'air d'une trompe
  Dont un lacquais se joüe à la porte en dehors.

  Voilà ce que j'en dis à la barbe de tous,
  Et, le disant ainsi, je prens congé de vous,
        Digne maistre du maistre.
  Des peuples de la France et du plus grand des rois;
        Qui sçauront jamais estre
  Du levant au couchant pour y faire des loix.

  Vous estes un bon juge au fait des bons escrits,
  L'on n'y peut contredire, et n'avez point de prix
        A les mettre en usage.
  Vostre plume, où Cesar apprend à se regler[241],
        En donne tesmoignage.
  C'est pourquoy je vous parle avant que de cingler.

  Adieu! la nef est preste; elle est dessus le bord,
  Attendant, pour lui faire abandonner le port,
        Que l'arondelle chante;
  Et rien ne l'en sçauroit empescher nullement
        Qu'une lettre-patente,
  Où je suis recogneu d'un entretennement:

  Car de languir ici, me tuant jour et nuict,
  En despensant le mien, sans tirer aucun fruict
        De mes veilles perduës,
  Seroit estre abusé par une illusion,
        N'embrassant que des nuës,
  Comme l'on nous a dit que faisoit Ixion.

                                               GARNIER[242].

     [Note 238: _Accouplé_, _doublé_. Dans ce sens, on avoit le
     substantif _appariation_. V. Montaigne, liv. 2, ch. 12.]

     [Note 239: «Son _Rodomont_, autre imitation (de l'Arioste) qui
     n'a guère plus de sept cents vers, lui étoit payé plus de 800
     écus d'or, de ces écus dits _à la couronne_: plus d'un écu par
     vers.» Sainte-Beuve, _Tableau historique et critique de la poésie
     française au XVIe siècle_, Paris, Charpentier, 1843, in-12, p. 423
     (art. sur Desportes).]

     [Note 240: Brossette mentionne, dans une de ses notes sur la
     _satire 4e_ de Regnier, ce passage de _la Muse infortunée_, qu'il
     dit être confirmé par Colletet. Ainsi, selon lui, il est certain
     que Henri III donna à Desportes «dix mille écus d'argent comptant
     pour mettre au jour un très petit nombre de sonnets.» Balzac,
     dans un de ses _Entretiens_, énumère les dons que Desportes reçut
     en récompense de ses poésies, sans oublier l'abbaye dont M. de
     Joyeuse le gratifia pour un sonnet; et il ajoute: «Dans cette même
     cour où l'on exerçoit de ces libéralités et où l'on faisoit de ces
     fortunes, plusieurs poètes étoient morts de faim, sans compter les
     orateurs et les historiens, dont le destin ne fut pas meilleur.
     Dans la même cour, Torquato Tasso a eu besoin d'un écu, et l'a
     demandé par aumône à une dame de sa connoissance. Il rapporta en
     Italie l'habillement qu'il avoit apporté en France après y avoir
     fait un an de séjour, et toutesfois je m'assure qu'il n'y a point
     de stance de Torquato Tasso qui ne vaille autant pour le moins
     que le sonnet qui valut une abbaye. Concluons que l'exemple de
     M. Desportes est un dangereux exemple; qu'il a bien causé du mal
     à la nation des poètes; qu'il a bien fait faire des sonnets et
     des élégies à faux, bien fait perdre des rimes et des mesures. Ce
     loisir de dix mille escus de rente est un écueil contre lequel les
     espérances de dix mille poëtes se sont brisées. C'est un prodige
     de ce temps-là, c'est un des miracles de Henri III, et vous
     m'avouerez que les miracles ne doivent pas être tirez en exemple.»]

     [Note 241: C'est de l'_Institution du Prince_, épître didactique
     dédiée par des Yveteaux à monseigneur le duc de Vendôme, dont
     il avoit d'abord été le précepteur, que le poète veut parler.
     Elle fut publiée pour la première fois à Paris, 1604, in-4. M.
     P. Blanchemain en a fait la première pièce de son édition de Des
     Yveteaux. Elle commence par ce vers, qui rappelle le prénom du
     jeune prince à qui elle est adressée et qui explique ce qu'on lit
     ici:

       César, fils de Henri, le miracle du monde.

     Après la mort de Louis XIII, Des Yveteaux, qui espéroit sans doute
     devenir précepteur du fils comme il l'avoit été du père, écrivit
     à l'intention du jeune Louis XIV une _Institution du Prince_,
     en prose, de laquelle il ne retira aucun des avantages qu'il
     espéroit, et qu'il ne fit pas même imprimer. M. Blanchemain l'a
     donnée d'après un manuscrit de la Bibliothèque impériale.]

     [Note 242: Brossette, dans la note citée tout à l'heure, l'appelle
     Claude Garnier, et il faut voir, par conséquent, en lui, le
     poète famélique qui fit alors sous ce nom tant de congratulations
     rimées pour toutes portes de circonstances: _Discours au Roy_;
     _Ode pindarique sur la naissance du Dauphin_, en 38 strophes,
     anti-strophes et épodes; _Ode pindarique à la Royne_; _Élégie
     à la Royne_; _Chant de réjouissance en la neuvième année de la
     réduction de Paris_;--pièces recueillies toutes sous le titre de
     _les Royales couches ou les naissances de Monsieur le Dauphin
     et de Madame, composées en vers françois_ par Claude Garnier,
     Parisien..., Paris, Abel L'Angelier, 1606, in-8. Il faut ajouter
     à ce volume, très rare, d'abord un poème en 4 chants intitulé
     _l'Amour victorieux_, puis le _Livre de la Franciade, à la suite
     de celle de Ronsard_, par Cl. Garnier, Parisien, 1604, in-8;
     quelques vers insérés dans le volume qui a pour titre: _le Temple
     d'honneur, où sont compris les plus beaux et héroïques vers de
     ce temps non encore veus et imprimés sur la mort de Florimond
     d'Ardres..._ Paris, 1622; et enfin une pièce qui rentre dans le
     genre des premières et de celle que nous donnons ici. Elle a pour
     titre: _Panégyrique sur la promotion de monseigneur le président
     Séguier à la dignité de garde des sceaux, dédié au Roy_, par
     Garnier, Paris, 1633, in-8. La date de cette pièce, comme déjà
     celle de 1624 que porte _la Muse infortunée_, prouve qu'on s'est
     trompé, dans toutes les biographies poétiques, lorsqu'on a fait
     mourir notre poète en 1616. On se fondoit sur ce que, après 1615,
     époque où, selon Beauchamps, il fit représenter une pastorale, on
     n'avoit plus vu rien paroître de lui. Cette note bibliographique,
     en même temps qu'elle complétera la liste de ses oeuvres, lui
     servira donc de certificat de vie pour plus de dix-sept années.]

       *       *       *       *       *

_A Monsieur de Belin, escuyer de la feu reyne Marguerite._

  O Belin! quels effects! en quels temps sommes-nous!
  L'ignorance a la palme, elle a toute la gloire:
  La corneille à chanter se donne la victoire,
  Et le cigne est en cour à l'oreille moins doux.
  Quand Ronsard reviendroit, il iroit au dessous
  Des escrivains du temps, et le chantre de Loire,
  Et ces autres mignons des Filles de memoire,
  Desportes et Garnier, dont ils se gaussent tous.
  Qui n'habite au pays de la Samaritaine,
  Il est nommé barbare, eust-il meilleure veine
  Que le meilleur des Grecs. Quiconque y fait sejour,
  Fust-il comme un Cherille, ignorant à merveille,
  On en fait un miracle. En ce temps, à la cour,
  Voilà comme pour cigne on volle pour corneille.

                                                    GARNIER.




_Remontrance aux nouveaux mariez et mariées et ceux qui desirent de
l'estre, ensemble pour cognoistre les humeurs des femmes, trouvées dans
le cabinet d'une femme après sa mort. Sur l'imprimé à Troyes, chez Jean
Oudot._

M. DC. XXXXIIII.

In-8.


_Deux choses desplaisent_:

Rire souvent, et parler superbement.

_Deux choses sont mauvaises_:

Estre vaincu de ses ennemis, estre surmonté en bien-fait de ses amis.

_Deux sortes de larmes aux yeux des femmes_:

Les unes de douleur, et les autres de finesse et tromperie.

_Trois choses belles et agreables_:

La concorde entre les frères, l'amitié entre les voisins, et l'amour
entre l'homme et sa femme.

_Trois choses sont desagreables_:

Un pauvre superbe, un riche menteur, et un vieillard lascif et
des-honneste.

_Trois choses sont dignes de compassion_:

Un pauvre soldat estropiat, un sage meprisé, et celuy qui se destourne
de son chemin.

_Il se faut souvenir de trois choses_:

Des commandemens de Dieu, du bienfait de ses amis, et des trespassez
qui ont fait du bien.

_Trois choses contentent l'homme_:

Estre sain, beau et prudent.

_A trois personnes faut dire verité_:

Au confesseur, au medecin et à l'advocat.

_Trois choses difficiles à supporter_:

Attendre quelqu'un qui ne vient point, estre au lict ne pouvant dormir,
et servir sans guerdon et recompense.

_On trouve trois choses qu'on ne voudroit point trouver_:

Les souliers rompus, un serviteur vilain, et femme lubrique.

_De grande depense sont trois choses_:

Amour des femmes qui toujours demandent, caresses des chiens, et
invist[243] d'hostes.

     [Note 243: Pour _invitation_.]

_La fille à marier trois choses doit avoir_:

Qu'elle soit belle, bien née, et instruite aux bonnes moeurs.

_Trois choses necessaires pour entretenir un amy_:

L'honorer en sa presence, le loüer en son absence, et le secourir au
besoin.

_Trois choses resjouïssent l'homme_:

Estre en la grace de Dieu, parler de Dieu, et penser à Dieu.

_A trois choses on doit obeyr_:

A la parole de Dieu, à ceux qui conseillent le bien, et aux
commandemens du père et de la mère.

_Trois choses doit avoir le pecheur_:

Contrition de coeur, confession de bouche, et satisfaction d'oeuvre.

_Un bon chapon requiert trois choses_:

Bien gras, bien cuit, et un bon compagnon qui ait bon appetit.

_Trois qualitez doit avoir le bon vin_:

Bon de saveur, beau de couleur, et qu'il resjouïsse l'esprit.

_Trois qualitez au bon soldat_:

Plein de courage, adroit aux armes, et patient à la fatigue.

_Quatre choses ne te doivent estre fascheuses_:

Te marier legitimement; aller à l'estude, ayder à celuy qui est
oppressé, et ne delaisser celuy qui se convertit de sa mauvaise vie.

_Quatre choses sont bonnes en un logis_:

Bonne cheminée, bonne gelinière, bon chat, et une bonne femme.

_Quatre choses nuisent au logis_:

Un degré rompu, un serviteur amoureux, une cheminée fumeuse et une
femme de mauvaise vie.

_On ne se doit vanter de quatre choses_:

D'avoir du bon vin, du bon formage, une belle femme, et d'avoir force
pistoles.

_Quatre choses doit avoir un comedien_:

La hardiesse, se plaire à ce qu'il dit, estre sçavant, et avoir l'usage.

_On ne doit prester quatre choses_:

Un bon cheval, une femme loyale, un serviteur fidèle, et une belle
armure.

_Quatre choses crient vengeance devant Dieu_:

Espandre le sang innocent[244], opprimer les pauvres, pecher contre
nature, et retenir le salaire des serviteurs.

     [Note 244: Dans les comédies pieuses de ce temps-là, s'il
     s'agissoit, comme ici, du sang de quelque innocent _criant
     vengeance_, par exemple du sang d'Abel, on trouvoit moyen de
     mettre la chose en action. Voici ce que Tallemant fait raconter
     à ce sujet par Bois-Robert (_Historiettes_, édit. in-12, t. 3,
     p. 142): «Il dit que, de ce temps-là, on s'avisa de jouer dans
     un quartier de Rouen une tragédie de _la Mort d'Abel_. Une femme
     vint prier que son fils en fût, et qu'elle fourniroit ce qu'on
     voudroit. Tous les personnages étoient donnés; cependant les
     offres étoient grandes. On s'avisa de lui donner le personnage
     du _Sang d'Abel_. On le mit dans un porte-manteau de satin rouge
     cramoisi; on le rouloit de derrière le théâtre, et il crioit:
     _Vengeance! vengeance!_»]

_Quatre choses sont inestimables_:

Sagesse, santé, liberté, et vertu.

_Quatre choses arrivent sans y penser_:

Ennemis, pechez, ans, et debtes.

_Quatre choses sont meilleures vieilles que nouvelles_:

Vin vieil, formage vieil, vieil huille, et vieil amy.

_Garde-toi de quatre choses_:

De faim, de feu, de rivière, et de mauvaise femme.

_Quatre choses sont bonnes_:

Un oeuf d'une heure, un pain d'un jour, chair d'un an, et vin de deux.

_Quatre choses desire la fille à marier_:

Avoir un beau mary, du bien à son desir, avoir de beaux enfans, et
estre maistresse en l'opinion.

_Le mary souhaite quatre choses_:

Richesse à suffisance, parfaite conscience, continuel repos, et plaisir
d'ame et de corps.

_Le père doit procurer quatre choses à son fils_:

Le faire instruire aux bonnes moeurs, luy faire apprendre ung mestier,
le reduire à son obeyssance, et le chastier mediocrement.

_L'enfant doit quatre choses au père_:

Honneur et respect, luy obeyr en bien faisant, ne le provoquer à
courroux, et procurer le bien et utilité de la maison.

_Quatre choses doit faire un mary à sa femme_:

La tenir en crainte, la maintenir en santé de l'ame et du corps, luy
porter amour, et l'habiller honnestement.

_Quatre choses doit faire la femme à son mary_:

L'aymer avec plaisir et patience, ne lui respondre point quand il est
fasché, le tenir en bon regime de vivre, et le tenir net.

_Quatre choses doit avoir uns fille_:

Sobre en son manger, propre en habits, modeste en parler, et grave à
marcher.

_La femme doit avoir quatre qualités_:

Honneste en son alleure, soigneuse de son mesnage, devote en l'eglise,
et obeyssante à son mary.

_Quatre choses doivent avoir l'homme et la femme envers Dieu_:

Foy, esperance, charité, humilité.

_Quatre fins dernières de l'homme_:

La mort, le jugement, l'enfer, et le royaume des cieux.

_Cinq choses deplaisent à Dieu_:

La langue mensongère, le sang innocent espandu, le coeur qui pense en
mal, le faux témoignage, et celuy qui allume la discorde.

_Cinq pauvretez acquièrent les chercheurs de pierre philosophale_:

Faim, froid, puanteur, travail, et fumée.

_Six choses sans profit à la maison_:

Femme jeune esventée, enfans desobeyssans, serviteurs qui se mirent,
servante enceinte, bource sans argent, et geline qui ne pont point.

_Cinq choses contre nature_:

Belle femme sans amour, ville marchande sans larrons, jeunes enfans
sans gaillardise, greniers sans rats, et chiens sans puces.

_Cinq choses appauvrissent l'homme_:

La femme de mauvaise vie, hanter mauvaise compagnie, procez mal
intenté, l'ivrognerie, et ne croire bon conseil.

_Neuf choses s'accordent bien ensemble_:

Bonne compagnie et le plaisir, une poste[245] et un goulu, une belle
femme et un bel habit, femme opiniastre et un baston, mauvais enfant et
les verges, avare et force argent, bon escolier et beaux livres, larron
et bonne foire, grand appetit et table bien garnie.

     [Note 245: Pour trouver un sens ici, il faut lire _toste_,
     je crois. On appeloit _toste_, et, mieux encore, _tostée_ ou
     _toustée_, la tranche de pain rôtie qu'on mettoit au fond du
     verre, et qui restoit à celui à la santé de qui l'on buvoit, et
     qui le dernier prenoit le verre passé de main en main. Le mot
     _toast_ en vient. Dans _l'Histoyre et plaisante cronicque du petit
     Jehan de Saintré_ (édit. Guichard, p. 230, 234, 235), il est parlé
     de «_tostées_ à l'ypocras blanc, à la pouldre de duc, etc.»]

       *       *       *       *       *

_La lune et la femme legère sont d'une mesme qualité._

    La lune seroit tousjours noire
  Si le soleil ne la baisoit,
  Et la femme seroit sans gloire
  Si l'homme ne la caressoit.

    Souvent la lune entre en furie,
  Jalouse des amours des dieux,
  Et la femme, par jalousie,
  Trouble l'air, la terre et les cieux.

    La lune renverse, cruelle,
  L'esprit leger et vacillant;
  Mais il n'est si ferme cervelle
  Que la femme n'aille troublant.

    Il est bien vray qu'en contre-eschange
  Ces deux ne se suivent tousjours:
  Car tous les mois la lune change;
  La femme change tous les jours.

    La lune pleine enfle les sources
  Et les moësles des os creux;
  La femme desenfle nos bourses
  Et vuide nos os moësleux.

    La lune est fidèle et n'estime
  Qu'Endimion, son bel amant;
  Mais la femme n'est qu'un abisme
  Qui n'a point d'assouvissement.

    Donc la lune, en tout peu constante,
  Est constante en fidelité;
  Mais la femme, en tout inconstante,
  Est constante en desloyauté.

    Bref, ce qui plante plus de bornes
  Et qui les fait plus differer,
  C'est que la lune porte cornes,
  Et les femmes les font porter.




_Le Tocsin des filles d'amour._

_A Paris, chez Joseph Bouïllerot, ruë de la Calandre, près le Palais._

M. D. C. XVIII.

In-8.


Messieurs,

Autant de frais comme de salé, autant de bond comme de volée[246],
disposé de tout sens, ainsi qu'un compteur de fagots à la
douzaine[247], de vous reciter de quoy satisfaire à vos curiositez plus
curieuses, et sçachant bien qu'il estoit permis de mentir à ceux-là
qui viennent de loing, j'ay tracé ces plaisantes nouvelles qui vous
serviront de cure-dent (si bon vous semble) et à telle heure qu'il vous
plaira.

     [Note 246: Terme du jeu de paume. On disoit _à bond et à volée_
     pour à tort et à travers. V. notre édition des _Caquets de
     l'Accouchée_, p. 164.]

     [Note 247: Dans une facétie de la même époque, _la Querelle
     de Jean Pousse et de Jeanneton sa cousine_, qui n'est que la
     reproduction de celle qui a pour titre _la Querelle de Gautier
     Garguille et de Perine sa femme_, nous trouvons cette locution:
     «Tu me comptes des fagots pour des cotterets.» Or, ce qui est dit
     ici et l'expression encore employée _conter des fagots_ trouvent
     là leur origine et leur explication. Il est facile de voir que,
     pour arriver à la phrase encore en cours, il a suffi d'abréger
     la première, d'où elle dérive, et, par une équivoque naturelle
     en pareil cas, de changer l'orthographe et en même temps le
     sens du mot _compter_. M. Quitard, qui avoit lu _la Querelle de
     Gautier Garguille..._, est tout à fait de notre avis. (_Dict. des
     proverbes_, p. 367.)]

_In primo loco_, dans l'université de Vaugirar, quatre sophistes de
haut appareil, disputant sur la misère du monde, dont ils estoient
grandement entachez, par leurs conclusions m'ont appris que quiconque
est à son aise, à gogo, et qui est dans la paille jusques au ventre, ne
doibt estre estimé pour partisan de la necessité, _aut omnino regula
fallit_.

_Secundo_, vous tiendrez pour article de foy, en forme probante,
et passé par l'alambic de mes plus fertiles curiositez, qu'il est
arrivé un grand miracle dans Monceaux[248] lorsque j'estois à la
suitte de la cour. Les uns vous diront que c'est un grand bien que
la multiplication; les autres soutiendront que non, et, faisant des
argumens à boisseaux sur la pointe d'un esguille, diront, avec le
bonnet sur le coin de l'aureille: _Vel est, vel non est; aut est verum,
aut est falsum_. Ainsi ce sera un plaisant, passe-temps d'Antimèmes,
qui eschauferont plus la teste que l'estomach. Revenons à nostre
matière (je ne dis pas à celle qui vous pourroit bien brider le nez),
mais à ce miracle extraordinaire de nature. Vous apprendrez donc,
Messieurs, qu'un jeune homme ne fut pas si tost marié qu'il eut une
femme, et bien davantage, car, deux jours après ses nopces, il trouva,
revenant de quelque visite, deux plaisans resveil-matin au chevet de
son lict, qui, luy rompant la teste plus que de coustume, attendu que
c'estoit de la façon de sa chaste femme, il en voulut avoir raison par
la justice. Donc grand debat entre les parties; mais, sur toutes leurs
contestations, à cause de la grande diligence et du grand mesnage de
la dite femme (dont le juge mesme en pouvoit discourir pertinement),
et veu l'orgueil du compagnon, l'on mit les parties hors de cour et de
procez, sauf au pauvre badin de se pourvoir par devers les rentrayeurs
pour retressir sa dite femme.

     [Note 248: Château situé dans le département de Seine-et-Oise,
     près de Corbeil, et qu'il faut bien se garder de confondre, comme
     on le fait souvent, avec celui dont le parc existe encore au bas
     de la butte Montmartre, près de Batignolles. De Henri II à Louis
     XIII, la cour y fit de fréquents séjours. C'est là qu'en 1567, les
     huguenots, commandés par le prince de Condé, faillirent enlever
     Charles IX. Gabrielle d'Estrées avoit été faite par Henri IV
     marquise de Monceaux.]

_Tertio_, estant à Soissons, j'allay loger en une hostellerie qui ne
se nomme point, où l'on estoit fort bien traicté pour son argent et
où l'on n'engendroit point de melancolie; mais au reste une grande
question estoit agitée à chaque quart d'heure entre la maistresse du
logis, sa fille et sa servante. Si vous estes bons coursiers, je vous
baille de bonne avoyne; si vous n'estes que des asnes, vous n'aurez
qu'une baye[249] en forme de chardons. Donc disposez de vos qualitez,
aages, noms et demeurances. Pour moy, je suis resolu de cotter dans
ces croniques boufonnesques que ces trois espèces de foureaux estoient
fort avides et desireuses de pistolets. Je ne sçay si c'estoit à cause
que le vuide en bonne philosophie est un vice en la nature, ou si leur
contentement estoit limité à tirer plus tost au noir qu'au blanc. Quoy
que ce soit, la dite maistresse, authorisée de ses propres volontez au
reffus de son mary, se rendit tellement diligente à conduire en haut
ceux qui abordoient chez elle, que la fille en avoit mal au coeur et
à la teste; si bien que, feignant la vouloir soulager de cette peine,
elle luy faisoit maintes remonstrances familières pour parvenir à ses
desseings, ausquels la servante s'opposant formellement, et d'autant
qu'elle ne pouvoit esteindre le feu de sa cheminée que par l'ayde
et le secours des bons ramoneurs, elle ne fut honteuse de dire en
bonne compagnie qu'elle ne s'estoit point loüée à si bon marché, si
ce n'estoit soubs l'esperance des profits. Sur quoy, grand desordre
dans le dit logis, l'une prenant le pot à pisser à la main, l'autre
la marmite, l'autre la clef de la cave; et en effet querelle qui eust
esté de durée si je ne fusse arrivé avec mes compagnons, qui faisions
en nombre douze ou treize escuyers, sans le regiment de nos goujats,
laquelle nous fismes cesser en moins de rien, ce pendant que le maistre
du logis nous faisoit à chacun un bouillon pour nous sallarier de nos
peines, et de cecy _experto crede Roberto_.

     [Note 249: Equivoque sur le double sens du mot _baye_, qui
     signifie une sorte de fruit, et qui s'entendoit aussi alors pour
     _moquerie_, _tromperie_. Corneille a dit dans _le Menteur_ (acte
     1er, scène 6):

       «. . . . . . . . On les étonne,
       On leur fait admirer les _baies_ qu'on leur donne.]

_Quarto_, pour ne rien oublier que ce qui est mis hors de mon
souvenir, suivant mon mesme stille, ma mesme intention, mes semblables
inventions, mensonges et consors, vous apprendrez que je n'eus pas
plustost recogneu que les Picardes avoient le cul plus chaud que la
teste, que je leur fis promesse de les servir le jour du jugement
si j'avois le loisir. Si bien que, sortant par la porte de derrière
et n'oubliant rien qu'à dire à Dieu, je fus contrainct de louer
un viel asne galeux pour aller en poste jusques à Reims, où je ne
fus pas sitost arrivé qu'une jeune bourgeoise, me prenant pour un
marchand d'huille, me conjura d'affection de lui bailler trois ou
quatre dragmes de la mienne. Ma courtoisie fut cause que je la pris
au mot, de sorte qu'elle tendit sa lampe, où j'en fis distiller à
bon escient: à quoi je fus employé près de huict jours entiers sans
recevoir aucun argent pour parachever mon voyage; et d'avantage j'eusse
demeuré en ce bel exercice sans que messire Jean Cornette, propre
mary de ceste affetée, revint de vendange, qui, me trouvant mettre
le feu au lumignon, me fit prendre en diligence très humble congé de
la compagnie. Ainsi je partis de cette fameuse cité pour revenir en
cette ville, d'où estant proche environ de sept ou huict lieues, je
rencontray un courier assez mal monté qui venoit au devant de moy affin
de m'apprendre les stratagèmes qui s'estoient passez au marché aux
pourceaux[250]; sur quoy, l'interrogeant particulierement, il me dict
qu'un frippon d'advocat, voyant que sa practique n'estoit bonne que
pour enveloper des andoüilles ou des cervelas, s'en estoit allé audit
marché avec un charlatan, et que là ils avoient affronté un marchand,
mais toutes fois que le retour avoit esté pire que les matines,
d'autant qu'au bout de trois sepmaines son logis fut descouvert, où
l'on chanta de terribles _Gaudeamus_.

     [Note 250: On sait qu'il se tenoit au bas de la butte S.-Roch,
     et que c'étoit une sorte de foire permanente. V. notre _Paris
     démoli_, 2e édit., p. 177, 366-367.]

_Quinto_, si je croyois que l'on me deubt croire, je reciterois un
faict estrange arrivé pendant ces vendanges dernières, proche du
village de Fontenay sur Baigneux. Qu'on me croye ou qu'on ne me croye
pas, puisque j'ay entrepris de reciter tant en gros qu'en destail les
nouvelles de ce temps, je vous diray qu'une fille aagée de vingt deux à
vingt-trois ans, ayant les vazes plus secrets de la nature bouchez et
obtuperez, en sorte qu'elle ne pouvoit faire la lescive au declin de la
lune, ainsi qu'elle avoit accoustumé, trouva un remède très souverain
pour sa douleur: c'est qu'elle fist accroire à sa mère qu'elle estoit
subjecte à un mal pour le remède duquel son confesseur luy avoit
conseillé de faire un voyage en Brie, tellement que le bon naturel de
ceste mère permist à nostre petite effrontée d'y aller descharger son
pacquet, où elle accreut le nombre des veaux; toutes fois c'estoit un
veau retourné, car il portoit la queüe devant, et les autres la portent
derrière.

Si je passe plus outre et que l'humeur me prenne de vous faire rire
à gueule bée, je ne sçay si vous dirés que je suis un drolle et que
j'en sçais de bonnes. Je l'espère ainsi: voilà pourquoy, _messiores
drolissimi, galandissimi et curiosissimi_, sachez _in globo_ qu'estant
retourné de par deçà je n'estois plus par les chemins, et que j'ay
trouvé aux fauxbourgs S.-Germain, en une fameuse académie[251] où l'on
ne court jamais en lice que l'on ne rompe, une certaine damoiselle
natifve de Paris, des mieux equipées et caparasonnées, gouluë au
possible, qui, s'estant delectée dans les jardinages du père d'Amour,
et qui, pour avoir mis trop souvent le cul contre terre, le ventre
luy en est tellement enflé pendant l'absence de son mary, que quelque
dix ou onze mois après elle a remis le paradis terrestre au monde en
produisant le fruict de vie, que l'on dit pourtant avoir esté planté
aux despens d'une abbaye: _Et hoc plusquam verum_.

     [Note 251: Le faubourg S.-Germain étoit rempli d'académies de
     toutes sortes: académies d'armes, de jeu, etc., et plus encore de
     celles dont il est parlé ici. V. notre tome 1er, p. 207-208 et
     219, note.]

_Item_, si le loisir me permettoit de faire deduction de la force,
de l'honneur et de l'utilité des cornes d'un jeune Gascon de la
paroisse S.-Paul, je vous dirois que pour avoir rembouré le bas d'une
vieille mule, qu'il avoit fait une assez jolie fortune, mais que son
indiscretion l'ayant conduit aveuglement au bordel, qu'il y trouva une
jeune Bourguignote, à qui il fit franchement cession et transport de
ses bonnes volontez; mesmes, pour la faire damoiselle, qu'il vendit
l'office dont il estoit assez honoré. Ainsi le drolle est tombé de
fièvre en chaud mal, qui neantmoins n'apporte pas grand dommage en sa
maison: car la saincte Escriture y est fort enseignée. Devinez si bon
vous semble.

Pour conclusion de la presente histoire, vous remarquerez une grande
justice et une grande debonnaireté en la personne d'un gros prebendé
de cette ville, lequel donne en faveur de mariage à sa monture la
somme de douze mille livres argent content, sans comprendre les menus
suffrages, et sans specifier comme il a promis et promet de faire
eslever, nourir et entretenir jusques en aage de maturité le fruict qui
est prevenu des hantes[252] qu'il a faites plus en fante qu'en escusson
avec la dite monture.

     [Note 252: _Entes_, terme de jardinage, comme ceux qui suivent.]

Toutes lesquelles choses cy-dessus je vous certifie estre vrayes et
avoir esté faites de la façon, vous promettant que, si vous les croyez,
de vous en descouvrir dans peu de jours des plus nouvelles et des mieux
couzues: car ainsi a esté accordé et stipulé entre mes plus joyeuses
fantaisies les an et jour que dessus.

                       Signé: _Turlupin_[253] et _Pierre Dupuis_[254].

     [Note 253: Son nom de famille étoit _Henri Legrand_, son
     sobriquet _Belleville_, et son nom de théâtre _Turlupin_. Il
     jouoit les valets fourbes et intrigants, et étoit ainsi à l'hôtel
     de Bourgogne ce qu'était _le Briguella_ au théâtre italien du
     Petit-Bourbon. «Ils portoient un même masque, dit Boucher d'Argis,
     et on ne voyoit d'autre différence entre eux que celle qu'on
     remarque en un tableau, entre un original et une excellente
     copie.» _Var. histor., phys. et litt._, t. 1er, 2e partie, p.
     505.--Un faiseur de pasquils de ce temps-là l'a appelé

       Grand maistre Alliboron, ennemi de tristesse.

     «Quoiqu'il fût roussâtre, dit Robinet, il étoit bel homme, bien
     fait, et avoit bonne mine. Il étoit adroit, fin, dissimulé et
     agréable dans la conversation.» C'est ce qui mit à la mode ce
     genre de plaisanteries équivoquées dont Boileau a gémi, dont
     s'est moqué Molière. Sorel, avant eux, avoit ainsi parlé de ce
     genre d'esprit à propos d'un livre bourré de _turlupinades_: «Il
     n'y avoit rien là dedans à apprendre que des pointes qui avoient
     beaucoup d'air de celles de Turlupin, lesquelles estoient mêlées
     hors de propos parmy les choses sérieuses.» _Histoire comique de
     Francion_, Paris, 1663, in-8, p. 584.]

     [Note 254: V. sur ce fou, qui couroit alors les rues de Paris,
     une longue note de notre édition des _Caquets de l'Accouchée_, p.
     266. Nous ajouterons ici que Regnier le nomme au 72e vers de la
     6e satire; que Bruscambille, dans ses _Paradoxes_ (Paris 1622, p.
     45), l'appelle _maistre Pierre Dupuy, archifol en robe longue_,
     et que, selon Desmarais, il couroit les rues, portant un vieux
     chapeau à son pié en guise de soulier (_Défense du poème épique_,
     p. 73).]




_Plaisant Galimatias d'un Gascon et d'un Provençal, nommez Jacques
Chagrin et Ruffin Allegret._

_A Paris, chez Pierre Ramier, ruë des Carmes, à l'Image Sainct-Martin._

M. DC. XIX. In-8.


AU LECTEUR.

  Si ce dialogue ne vous duit,
  Que la fin luy soit pardonnée;
  De peu de perte peu de bruit:
  S'il ne dure qu'une journée,
  Il ne me couste qu'une nuict.


ALLEGRET.

Bon-jour, compagnon, bon-jour et bien à boire, camarade.

CHAGRIN. Ce dernier bon-heur que tu me desires te convient
merveilleusement bien, Allegret, qui ouvres en mesme temps la bouche
et les yeux. Je ne m'estonne pas si tes chevaux vont mieux que les
miens, car c'est un dire commun que les chevaux des charretiers (sans
toutefois que les comparaisons des qualitez nous puissent nuire ny
prejudicier, puisque nous botant à la savaterie on nous donne aussi
bien du Monsieur par le nez qu'aux autres courtisans), les chevaux,
veux-je dire, marchent plus viste quand les maistres, cochez ou
charretiers, ont bien beu, parce qu'alors nous les foüettons comme tous
les diables; et dit-on (pour entrer tousjours plus avant en similitude
avec la noblesse) qu'il n'appartient qu'à eux et à nous de jurer Dieu,
eux lorsqu'ils sont endebtez, et que, pressez de leurs creanciers,
ils voudroient rendre avec le pied ce qu'ils ont receu avec la main,
et nous, quand sommes embourbez, ne sommes pas moins jureurs. Mais
parlons d'un plus haut style et de choses plus relevées. Je m'asseure,
Allegret, que tu es dans la paille jusques au ventre, as plus d'argent
qu'un chien n'a de puces, manges tous les jours la souppe grasse,
travailles fort peu et disnes beaucoup; soit que tu montes et que je
descende, gardons-tous deux que, de riches marchans que nous nous
estimons, devenus enfin pauvres poulaliers, ne nous rencontrions l'un à
la descente du pont aux oyseaux[255], sifflant des linottes, et l'autre
pas loing de là, à la vallée de Misère, vendant des cocqs chastrez pour
des chappons du Mans.

     [Note 255: Il étoit placé entre le Pont-au-Change et le Pont-Neuf.
     Du côté de la Vallée de Misère (quai de la Mégisserie), dont il
     est parlé plus loin, il débouchoit près l'Arche-Marion, en face
     le For-l'Evêque. Avant qu'il eût été détruit, en 1596, par une
     inondation, on l'appeloit le _Pont-aux-Colombes_ ou à _Coulons_,
     ou bien le _Pont-aux-Meuniers_, à cause des moulins accrochés
     sous ses arches. G. Marchand, qui acheva de le reconstruire en
     1606, lui donna son nom; mais le peuple l'appela de préférence
     _Pont-aux-Oiseaux_, soit, à cause des oiseliers et poulaillers,
     très nombreux sur le quai voisin, soit plutôt parceque chaque
     maison avoit pour enseigne un oiseau peint sur un cartouche.]

ALLEGRET. Parbieu! Chagrin, tu verras beau jeu si la corde ne rompt;
si tu me croy, _del tempo et de la seignoria non si da melancolia_.
On diroit, à te voir ainsi pasle et deffait, que tu ne manges que
des ails, qui sont le poivre de ton pays de Gascongne, encores qu'en
Provence on vive assez sobrement et frugalement, et que pour telle
raison la saignée et phlebotomie ne soit pas tant en usage qu'à Paris,
où nos chirurgiens viennent tant seulement pour mieux apprendre
l'anatomie. Je me suis accoustumé à la façon de vivre des autres; j'ai
retenu ce proverbe italien: _Secondo che tu ti senti socca di denti_.
J'estens plus de nappe maintenant que j'ay plus de table et que ma
bourse s'enfle, outre que de mon naturel j'ayme extremement à faire
bonne chère et gros feu. Je me plais à porter la devise des enfans de
Lyon: Le dos au feu, le ventre à table, et une escuèle bien profonde.
Ma carogne de femme a beau me dire: Aujourd'hui bon, demain meilleur,
nous font bientost monstrer le cul. Je n'y sçaurois que faire, tous
les mestiers qui ont le C pour la première lettre de leur nom, comme
cochers, charretiers, cuisiniers, crocheteurs, prennent, selon l'ordre
de l'alphabet, la suivante, qui est D, débauché, drolle, etc.

C'est pourquoy j'estime que de là m'est venüe cette mauvaise habitude
et naturelle inclination culinaire que j'ay au couvercle du pot et à
la fumée du rost, car, à mesure que je m'esveille en sursaut, je fais
un saut du lict à la cuisine, et cours plus viste à la table qu'à
l'estable. Mon asne m'est plus en recommendation que les chevaux de mon
maistre. Il me fait bon voir depescher besongne, vuider les escuelles,
de peur que le cuisinier n'en ait à faire. Si j'ai haste, au lieu de
mascher, j'avalle, ressemblant à ces pages et lacquais qu'on fait
disner quand monsieur est au fruict et fait mine de sortir promptement
du logis. Trefve pour maintenant des mots de gueule; monstrons que nous
avons la teste bien faite, participons au soin qu'ont nos maistres.
Que deviendront ces orages et tempestes que chacun d'eux tasche de
destourner de son chef? Vertu bleu! j'entens bien d'autre cliquetis
que celuy des plats! Le bruit des armes, le son des trompettes et
clairons, le colin-tan-pon des tambours, feront sans doute taire tout
court les cornemuses de Poictou. Que je prévoy de pleurs, que de
malheurs si Dieu n'a pitié de nous! Gardez vos femmes et vos filles,
bonnes gens; serrez de bonne heure vos poules et poulets. Manans à la
longue jacquette, puisque les sous-de-lards sont aux champs, tout va
passer par Angoulesme[256] et Angoulement. Peu s'en faut que je ne dise
clairement la verité de ce que la lunette de mon jugement m'a fait voir
dans le mal-entendu de la cour, et, comme les soldats de Philippe, je
ne nomme toutes choses par leurs noms. Aussi bien dit-on que les grands
n'ont faute que d'une chose, sçavoir, des gens qui leur disent leurs
veritez. Nous autres Provençaux, qui sommes nais en un pays solaire,
avons l'esprit par consequent esveillé, cognoissons bientost une verte
entre deux meures, et si avons la teste chaude et près du bonnet, ne
portons pas volontiers croppière, aimons trop nostre liberté. C'est
pourquoy nous nous contentons en nos maisons d'une honneste pauvreté,
estimans que qui est content est riche; n'importunons pas tant le roy
comme vous autres Gascons, qui vous dittes tous neantmoins cadets de
dix mil livres de rente. Il faut donc que vos aisnez soient tous des
mille-soudiers[257] d'Orleans, et que, si je n'avois esté en ce païs,
on m'en feroit accroire de belles. Toutes les bordes de Gascongne
ne sont pas semblables: à Saint-Germain ou à Fontainebleau, ce sont
bourdes que vous nous contez. Vous vous mecontez en vos supputations;
vous sçavez faire valoir le triomphe toutefois, et soustenez mieux une
menterie que nous autres Provençaux, dissimulez une injure long-temps
à l'italienne, promettez à la normande sans jamais vous engager par
vos paroles, et parlez ambigüement par monosyllabes en galimatisant,
hardis et prompts en rodomontades. Bref, vous autres Gascons estes
fins en diable et demy; aussi en avez-vous la plus part le poil et les
griffes, et, meschans comme vieux singes qui tirent les marrons du feu
avec la patte du levrier et du chat, vous dressez en sorte vos parties
que, faisant tenir le dedans à ceux ausquels vous vous accouplez, vous
gardez les galleries et faites beau jeu de l'argent et reputation
d'autruy. Mais prenez garde aussi que ceux qui tiennent le dedans,
recognoissent les seconds foibles, ne tirent souvent aux galleries
ou frisent des coups que vous ne sçauriez parer sans mettre sous la
corde[258]. Je trouve escrit en un grand livre couvert de bazane verte,
que mon fils porte à l'eschole, que la plus grande finesse est d'estre
homme de bien, et non point si fin, et qu'on aura beau faire, car il
faudra tousjours rendre à Cesar ce qui appartiendra à Cesar, par brevet
ou autrement, en quelque façon que ce soit, termes de parler que j'ay
appris des refferendaires de Rome, qui voyoient souvent le cardinal
que je servois. Que si cette viande est de mauvaise digestion, prenez
quelques onces de poudre digestive d'une saine et saincte obeïssance,
et ne donnez jamais sujet de preparer les pillules corrosives et
destructives du grand maistre de l'artillerie, qui font bien d'autre
effect que le cotignac gluant qu'on sert dans ces boistes de Flandres
dont on a usé naguères. Ha! mais je sçay bien que vous estes baillans
comme l'espée de Rolland, qui, à la journée de Roncevaux, fendit un
grand rocher en deux, pensant trouver de l'eau pour appaiser son
ardeur, et si mourut de soif le brave cavalier, et fut un très grand
dommage. C'est pourquoy j'estime que les Suisses, ayant leu cette
deplorable histoire, craignant un semblable malheur, portent en tout
temps une bouteille pendüe à la ceinture. Croy-moy, que la petite
verge du grand capitaine Moyse fit bien autre effect que ceste espée
rollandine: car, au premier coup qu'il en frappa, maistre Guillaume m'a
juré, comme present en cette action, qu'il rejalit de la dure pierre
une telle abondance d'eau, que tant de milliers de peuples beurent à
leur benoist saoul.

     [Note 256: _La bouche_, équivoque sur le vieux mot _engouler_.]

     [Note 257: Mot du vieux _gof_ parisien qui servoit à désigner les
     gens assez riches pour pouvoir dépenser _mille sols_ par jour,
     c'est-à-dire par an 18,250 livres. Quant à Orléans, je ne sais
     pourquoi l'on parle plutôt de ses mille-soudiers que de ceux de
     toute autre ville. Il faut peut-être voir ici une ironie, une
     antiphrase, eu égard à la réputation toute contraire qu'au XVe et
     au XVIe siècle, le bonhomme _Peto d'Orléans_, patron des mendiants
     et des gueux, avoit faite à sa ville.--V. Eutrapel, chap. 10, _Des
     bons larrecins_, et une note de Le Duchat sur Rabelais, liv. 3,
     ch. 6.]

     [Note 258: Terme du jeu de paume.]

CHAGRIN. Si tu avois l'appetit aussi subtil, Allegret, comme nous avons
la main habile (qui est la cause qu'on ne nous donne guères de bources
à garder, et que du costé que nous sommes on les change promptement en
l'autre), tu ne t'arresterois pas à ces comparaisons d'Onosandre[259].

     [Note 259: Ecrivain grec dont, au commencement de ce siècle,
     Rigault avoit traduit en latin, et Vigenère en françois, le
     _Traité du devoir et des vertus d'un général d'armée_. On connoît
     une mazarinade intitulée _Onosandre ou le mangeur d'asne_.]

ALLEGRET. Veritablement, Dieu est un bon gouverneur et un grand
maistre! Il peut hausser et abaisser, et faire de nous comme un potier
de ses vases de terre, voire plus que cela. C'est luy sans doute qui
nous a donné le beau temps dont nous avons jouy trois ou quatre
mois. O! que les cochez à douzaine qu'on ira enfin louer chez les
recommanderesses[260] à la descente du pont Nostre-Dame, tirant devers
la Grève, ont eu beau se bransler les jambes attendant leurs maistres
et maistresses aux portes des hostels, au lieu qu'ils trembloient le
grelot auparavant! car l'hyver cette année a esté long, rude et tardif,
comme tu sçais.

     [Note 260: V., sur ce mot et sur ce qu'il signiftoit, une note
     d'une pièce précédente, p. ....]

CHAGRIN. J'en suis encore tout morfondu, et si je n'ay pas fait la
sentinelle, car je suis des appointez, marchant sous l'enseigne
couronnelle. Mal de terre! je me promettois bien que tant de cochons et
cocherots eussent du foye de connil et de la cassette, quand j'entendis
publier ces belles deffences contre les carrosses[261], et qu'on
parloit qu'il y avoit un si beau reiglement dressé pour distinguer les
qualitez des personnes de merite d'avec les autres. Grand cas, rien ne
s'observe, tant la licence est grande en France, où l'on se plaist de
vivre en confusion. L'on dit aux pays estrangers qu'en ce royaume nous
avons les plus belles lois et ordonnances du monde, mais qu'elles sont
très mal observées; tous les François veullent estre égaux comme de
cire. C'est l'un des principaux pactes de mariage que de stipuler une
maison à porte cochère[262] et un carrosse pour madamoiselle. Et Dieu
sçait, s'il manque en après quelque chose, si on court au voisin ou à
l'amy! Ceux qui ont donné le nom de macquerelle à ceste isle agreable
proche le Pré aux Clercs[263], s'ils retournoient en vie, pourroient
bien appeller les carrosses macquereaux et les cochez maccabées.
Teste d'un petit poisson! si les putains par Paris n'alloient point
en carrosse, comme il est deffendu à Rome aux courtisanes, on verroit
un beau retranchement! Vous ne voyez que carrosses de ces femmes
courir de çà, courir de là, et carrognes dedans. Entendez parler ces
perroquets et ces chèvres coiffées: Je vous envoyeray mon coché; vous
cognoistrez bien la livrée de mon coché? Il attendra à cette porte, il
fera, il dira; bref, il aura autant d'occupation et d'affaires qu'un
greffier commissionnaire. C'est bien vrayement le paradis des femmes
que Paris, qui ont gaigné en ce temps leur cause contre les hommes:
car, leur requeste tendante à bransler et brimballer, elles vont en des
carrosses branslans et suspendus[264], et que, pour entretenir souvent
ce train, leurs maris jouent parfois à se faire pendre, par le moyen
de mille meschancetez et volleries qu'ils commettent. Paris, dis-je
encores, est plus que jamais l'enfer des chevaux, plus cruel qu'on le
vit onques. Le bon Panurge, autrefois chez maistre François Rabelais,
avoit appellé cette ville la ville des bouteilles et des lanternes;
j'adjouste: et des carrosses[265]; et est le purgatoire encores non
seulement des plaidans, mais de toute sorte de gens qui vont à pied,
bottez et non bottez, appuyez sur baguettes et non baguettez, qui sont
tousjours en cervelle pour se garder, non des charrettes ferrées,
mais bien des carrosses, tousjours courant comme si la foire estoit
sur le pont. Que j'ay plusieurs fois desiré d'introduire en France
cette gravité de marcher des carrosses de Rome, lesquels, au moindre
signal du carrossier d'un cardinal, font alte! Et à Paris à peine
s'arreste-on pour le carrosse du roy. O! que les gondoliers de Venise
sont bien heureux, qui, ayant mené leurs seigneurs Pantalons chez eux
(gens qui ne veulent point entretenir des animaux qui mangent leur bien
cependant qu'eux dorment), les gonfalins, dis-je, ne font qu'attacher
leurs esquifs, et puis _bassa la man_! Non pas en ce païs, où il y a
plus d'affaires à atteller et harnacher un carrosse qu'à Venise de
construire un vaisseau ou d'armer une galère.

     [Note 261: Les carrosses durent être, en effet, compris alors dans
     les édits somptuaires qu'on préparoit de nouveau pour compléter
     ceux de 1601 et 1606. L'un des voeux des gens du peuple avoit
     été que les Etats de 1614 statuassent quelque bonne défense à ce
     sujet. Une pièce du temps, _Discours véritable de deux artisans
     de Paris, mareschaux de leur estat_, 1615, in-8, p. 11, déclare
     nettement, comme conclusion, «que les carrosses seront deffendus,
     sinon à ceux qui auront qualité requise, comme princes, seigneurs,
     barons, présidents, conseillers et messieurs du conseil, et les
     chefs des finances, comme superintendant, intendant, messieurs les
     trésoriers de l'espargne ordinaire et extraordinaire. Cela est de
     trop grand entretien, et cause que l'on reçoit trop d'incommodité
     dedans Paris; et aussi, pour entretenir le train de carrosse, il
     faut trop dérober le peuple.»]

     [Note 262: V., sur l'importance que donnoit à son propriétaire et
     à ceux qui l'habitoient une maison à porte cochère, une note de
     notre édition du _Roman bourgeois_, p. 294.]

     [Note 263: On pense qu'elle devoit son nom aux rixes fréquentes
     (_mal querelles_) qui s'y livraient entre les écoliers de
     l'Université, et non pas, comme l'a dit M. Eloi Johanneau dans une
     note de son _Rabelais_ (t. 2, p. 335), au voisinage du moulin de
     Javelle, dont la réputation de débauche ne commença que bien plus
     tard. On l'appelle aujourd'hui l'_île des Cygnes_, à cause d'un
     certain nombre de ces oiseaux que Louis XIV y fit mettre, «sous
     la protection du public», par ordonnance du 16 octobre 1676, et
     dont il est parlé avec de grands détails dans _l'Ambigu d'Auteuil_
     (1718, in-12, p. 70).]

     [Note 264: Ces carrosses étoient de lourdes caisses, grossièrement
     vernies, suspendues sur de larges courroies, ou simplement sur des
     cordes. Le premier qu'on vit à Paris en ce genre fut celui dans
     lequel se montra, au commencement du règne de Henri IV, la veuve
     du maître des comptes Bordeaux (Sauval, _Antiq. de Paris_, liv.
     2, ch. Voitures). Il y a loin de là aux _carrosses à ressort bien
     liant_ dont parle Regnard (_le Joueur_, art. 1, sc. 1), et encore
     plus à nos voitures d'aujourd'hui.]

     [Note 265: Le proverbe _Paris, paradis des femmes, purgatoire des
     hommes, enfer des chevaux_, qu'on croyoit ne remonter qu'à la
     fin du XVIIe siècle, se trouve ainsi au complet. Nous l'avons vu
     servir de texte à une caricature parue dans la dernière partie du
     règne de Louis XIV, et qui a été reproduite par le _Musée de la
     Caricature_, 11e liv., et par le _Magasin pittoresque_, t. 7, p.
     36.--Le proverbe liégeois étoit différent: Liége, à l'entendre,
     étoit le _paradis des prêtres, l'enfer des femmes, le purgatoire
     des hommes_. (Michelet, _Hist. de France_, 6, 146.)]

ALLEGRET. De quoy vas-tu, Chagrin, emberliquoquer ta pauvre cervelle?
Si à Paris n'ont assez d'aller en carrosse, qu'ils se fassent traisner
dans une broüette de vinaigrier, ou porter par la ville sur les
espaules, comme à Aix, en Provence, on porte le duc d'Urbin[266]. Il
est vray que vous autres Gascons ne prenez pas beaucoup de plaisir
à cette feste, non plus que d'ouyr renouveller vos douleurs pendant
le fort d'Aix[267], où plusieurs des vostres, pour n'avoir sceu dire
_Cabre_, ains _Crabe_, furent malmenez, et fit-on déloger les autres
sans trompette et plus viste que le pas. Vous avez beau dire: Va,
Provençal, pis je ne te puis dire: car, outre que la Provence a des
pertinens objects et reproches contre l'autheur et inventeur de ce
blason, on dit qu'il est permis sur la chaude, à un qui pert sa cause,
d'injurier la justice et ceux qui l'administrent. Ainsi cestuy-cy se
trouvant depossédé de son tiltre, tout luy estoit loisible, comme à
nous de faire des chansons sur tous les tons et semy-tons de musique:
il n'est pas que tu n'ayes ouy chanter le Hay Bernard et autres,
touchées sur diverses cordes. Prend seulement, garde que le roy, pour
le service du quel nous formions telles oppositions, n'aye suject de
dire de plusieurs de vous autres Gascons (sans blesser la nation, car
de toute taille bon levrier): Allez, Gascons, ou plustost Gavestons,
pis je ne vous puis dire; ou que, par permission divine, la bien
heureuse ame de Henry III ne se represente à eux en songe ou autrement,
et ne leur dise, avec une voix terrible et menaçante de quelque grand
malheur: Petits cadets, je vous ay autrefois eslevé par dessus vos
frères, comme un autre Joseph en Ægypte; j'ay garenty vos pas de tant
d'embusches, que mes autres courtisans, envieux de vos fortunes, vous
dressoient pour vous ruiner et perdre; je vous ay comblez d'honneurs
et de moyens: vous en voudriez-vous bien rendre indignes maintenant,
et, ingrats envers moy, vous rebeller contre mon digne successeur,
petit-fils de sainct Louys et imitateur de ses vertus? Si vous faites
dessein d'employer le glaive ennemy contre le roy vostre seigneur et
maistre, qu'à jamais le glaive puisse regner dans vos maisons! que vos
propres enfans se bandent contre vous! que plus tost ils soüillent
leurs mains parricides dans vostre sang! et que le soleil, après avoir
veu ce scandale, pallisse d'horreur d'un tel crime, perpetré et permis
par juste jugement de Dieu! Par ce, je supplie tous les jours la divine
bonté d'illuminer vos entendemens, à fin de vous faire recognoistre
vostre erreur et venir à un amendement. Certes, Chagrin, proferant ces
belles paroles, forgées dans le tymbre de mon jugement et alambyquées
dans le cerveau de ma grande capacité, je pense avoir aussi bien parlé
qu'un savetier qui list la Bible, et si je ne suis pas Thessalonicien.
Çà, reprenons nos flustes; aille comme voudra l'affaire des carrosses:
j'ayme autant l'entier que le rompu. Tout m'est indifferent; qu'il y
ait reglement ou non, peu m'importe: je n'en boiray pas un coup moins.
Ne meiné-je pas avec le mien la faveur, et par consequent Cesar et
sa fortune? L'herbe sera bien courte si je ne puis paistre. Quel
retranchement qu'il y ait de colonel, maistre de camp ou regiment de
cette grande armée de carrosses qu'on voit par Paris, le mien roulera
tousjours, en despit des Simons et Simonets[268]. Comme nos maistres
changent quelquefois de livrées, aussi ils changent parfois de devises.
Je porte maintenant la mesme qu'un grand-duc, fils de Mars, a ès
vieilles tapisseries de son hostel. Chacun à son tour: la Gascogne
n'a-elle pas tenu assez long-temps le haut bout à la cour? L'on dit
qu'un contraire succède volontiers à son contraire: les Anglois et les
Ecossois, les Portugais et les Espagnols, les Normans aux Parisiens,
principalement aux marchandes du Palais (qui disent qu'elles ont fait
un Normand quand quelqu'un se dedit), ne sont pas plus diametralement
opposés que les Gascons aux Provençaux. Je croy que cette grande haine
provient de ce que vous autres vous voulustes opiniatrer de manger
nos figues de Marseille, avec du sel, contre la coutume du pays, ou
bien de ce que vous mangiez les plus belles prunes de Brignoles et
nous donniez la trialle[269]. C'est pourquoy on vous fist sauter des
pruniers en bas, sortir bien viste du clos sans vendanger, et eustes
contraires jusques aux boeufs et aux bouviers, qui vous coururent à
force et vous firent arpenter la Provence au grand dextre et pied de
roy. Quelle merveille si maintenant les braves et courageux Provençaux
ont sceu prendre leur tems et leur advantage! _La conjectura de lor
cosse_ est le plus beau secret qu'ayent les prudens Italiens en
matière de coeur. Les Provençaux, dis-je, sont venus à la cadance
croiser leurs picques d'une parfaicte obeïssance aux volontez du roy
et grande fidelité à son service, et pour le soustien de ses favoris,
l'honneur de la nation provençale; et à ces fins, comme on n'entendoit
autrefois à Paris que: De cap de jou! et Mal de terre! à present vous
n'oyez dire que: _Corps de stioure! otte vez_ et le _Dieu me damne!_
de Languedoc. La faveur durera tant qu'il pourra, _gauderemo questo
pocco_, et dirons avec les astrologues: Dieu sur tout. Pour moy, je
suis si bon François et tellement passionné au service de mon roy,
que, si j'estimois que Messieurs de la faveur luy fussent un jour si
ingrats qu'on bruit de quelques seigneurs gascons, je conjurerois dès
asture tous les astres de leur influer un pareil desastre que naguères
arriva à ce superbe Phaëton, qui, par son arrogance, fut precipité
du chariot de sa presomption, et traisné après sa mort, ayant laissé
emporter durant sa vie le char triomphant de la raison, le siége de
nostre ame, par les chevaux indomptables de ses passions aveuglées et
cruelles vengeances, ausquelles il avoit par trop lasché les resnes
d'une grande indiscretion et inconsideration, pensant, par ce moyen,
parvenir au but de sa damnable et fole ambition. Nous ne verrons
jamais, Dieu aidant, de tels spectacles. L'exemple de la punition de ce
temeraire et presomptueux fera aller bride en main tous les courtisans
judicieux, et ceux de mon pays entendront mon langage, _que mal usa non
pou dura_. Les exemples n'en sont que trop frequens, et les histoires
remplies de pareils accidens. Je recognois une humeur si douce, un
naturel si humain et une disposition si grande en ces trois genereuses
ames, aimées et animées de l'air de la faveur de mon prince, qu'elles
ne respireront jamais que l'air de son très humble service, et diront
franchement: Il n'y a pas un de nous si fol et insensé qui se vueille
joüer à son maistre, s'opposer à la volonté de son roy et bienfaicteur,
sur la grandeur et puissance duquel jettant les yeux de nostre
consideration, nous nous estimons petits mouscherons envers cet aigle
royal. Qu'il frappe, qu'il tuë, qu'il taille en pièces et morceaux ceux
qui seront rebelles à ses commandements! Quand ce seroient nos femmes,
nos enfans et proches parens, ce sera sans aucune resistance qu'il
chastiera les coupables de crime de léze-majesté. Nous garderons ce
commandement jusques à la mort d'avoir preste tout devoir et obeïssance
à nostre prince legitime et naturel, sans violer ny contrevenir jamais
aux lois de nostre Dieu. Voilà comme j'ay ouy prescher autrefois un
bon religieux au village de mon maistre, et qui luy dit un jour, et à
ses frères, en sortant de la predication: Retenez cela, mes enfans;
soyez gens de bien, craignans Dieu et bons serviteurs du roy: vostre
fortune n'est pas perdue.--Non, vrayement, ay-je dit depuis; car
ils l'ont bien trouvée. Je fais ce jugement de mes maistres qu'ils
continueront de servir le roy, encores que je ne vueille respondre de
rien: car qui respond paye le plus souvent. Je sçay qu'il a mal pris
à mon père pour avoir cautionné mon grand-oncle Magloire. Cela le mit
si bas, qu'il fut contraint à boire de l'eau, la chose du monde qu'il
a tousjours la plus haïe jusques à la mort, et ne voulut jamais humer
bouillon, de peur d'en mettre dans son ventre. Or, se voyant proche
de sa fin, il s'en fit apporter un plein verre; et, comme on luy eust
demandé quelle humeur le prenoit, veu le mal qu'il avoit voulu toute
sa vie à cette liqueur: C'est la raison, dit-il, pour laquelle j'en
veux boire à cest heure; car il se faut reconcilier avec ses ennemis.
Mais tout ce discours est un peu hors de propos: je reviens à mon
affaire. S'il m'estoit aussi aisé de mettre une cheville à la roüe de
leur fortune comme aux roües de leurs carrosses, j'en mettrois une qui
tiendroit bien, et regarderois souvent s'il y auroit rien à refaire:
car malheureux est qui se fie à fortune, disent nos anciens.

     [Note 266: Notre auteur se trompe: les images grotesques du duc et
     de la duchesse d'Urbin n'étoient pas portées sur les épaules, mais
     placées sur des ânes, pour être promenées à la procession de la
     Fête-Dieu d'Aix, à la suite de la statue du roi René. C'étoit en
     souvenir de la victoire que ce prince avoit remportée en 1460 sur
     le duc d'Urbin.]

     [Note 267: Il s'agit sans doute ici de quelque événement du siége
     d'Aix, durant la Ligue, par M. d'Epernon et ses troupes gasconnes.
     V. Bouche, _Hist. de Provence_, t. 1, p. 775-783. Le fait, du
     reste, sauf le mot à prononcer, est renouvelé d'un épisode bien
     connu des guerres des Israélites. Dans les _Histoires byzantines_
     on l'avoit déjà repris au sujet de je ne sais plus quel mot grec
     qu'il falloit bien prononcer, sous peine de passer pour ennemi et
     d'être immédiatement massacré. On raconte une anecdote semblable
     au sujet des deux mots polonois _Orzel Bialy_, que les Allemands
     ne pouvoient prononcer.]

     [Note 268: Nous n'avons pu trouver le sens de ces mots _Simons_
     et _Simonets_; mais il est certain qu'on les employoit alors
     quand on vouloit parler de la _braverie_ et de la _piaffe_ des
     gens du bel air. _Faire du Simonet_, par exemple, se disoit, je
     crois, ce passage-ci me le confirme, dans le sens de _se pavaner
     en carrosse_, etc. Nous lisons dans l'une des satires du sieur
     Auvray, _les Nompareilles_:

       Esclatter en clinquant, gossierement vestu,
       Piaffer en un bal, gausser, dire sornettes,
       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
       Savoir guerir la galle à quelques chiens courrans,
       Mener levrette en lesse, assomer paysans,
       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
       Faire du Simonet à la porte du Louvre.
       Sont les perfections dont aujourd'hui se couvre
                   La noblesse françoise.]

     [Note 269: C'est-à-dire ce qui reste de déchet après qu'on a
     _trié_.]

CHAGRIN. Tu es tellement transporté dans le bonheur de tes maistres,
que tu vas à travers champ le chemin des ivrongnes partes discours
extravagans, et je m'asseure que qui te laisserait parler, tu en
aurois pour toute ta journée. Nous en sçavons assez, quoy que logez
loing des cuisines du roy, et où tu as maintenant ton plat ordinaire.
Dy-nous, de grace, quelque chose de la guerre. Je voy tant de milliers
de personnes qui vont, viennent, courent, discourent à perte de veuë!
Tout le monde se produit pour avoir des commissions, mais plustost
de l'argent de l'espargne, où il se fait de grands barats[270],
principalement des sacs qui viennent des receptes normandes. Il est
vray que la pluspart de ces guerriers, s'appercevant de tels barats,
disent comme l'advocat à qui un paysan avoit donné un escu qui n'estoit
pas de poids: Mon advis et conseil est encores plus leger. Le service
que je rendray à la guerre vaudra bien peu s'il ne vaut le payement
qu'on m'a faict. Où es-tu maintenant, brave Castel Bayard, qui, ayant
accompagné une fois le deffunct roy jusques à Saint-Germain t'en
retournas coucher à Paris parceque ton valet de chambre avoit oublié
d'apporter ton sac où estoient tes besongnes[271] de nuict, et qui te
ventois neantmoins de coucher sur des matelats faits de moustaches de
capitaines que tu avois tués en duel ou en combat general.

     [Note 270: Trahisons, tromperies. Au XVIIe siècle on disoit encore
     à Paris, dans le peuple, _barateur_ pour trompeur.]

     [Note 271: _Hardes._ V., sur ce mot ainsi employé, une note de
     notre édition des _Caquets de l'Accouchée_, p. 19.]

ALLEGRET. Que c'est d'un homme qui ne sçait pas du latin, qui n'est pas
congru, et veut neantmoins parler comme un qui entend l'art oratoire et
la gregorique! En pençant louer ceux de ta nation, tu les mesprises,
et tantost peut-estre tu compareras son espèce à celle de Gouville,
Champenois, auquel le deffunct roy commanda de ne plus porter qu'un
baston, avec lequel, neantmoins, il a souvent attaqué des personnes
qui avoient espée et dague. Tu veux donc sçavoir des nouvelles de la
guerre, vieux renard, le nom qu'ont donné les ministres fidèles du
saint Evangile à un que je cognois bien, que le nouveau Aristarque
appelle en ses visions hipocrite à visage d'hermite? Sçaches que,
puisque je n'entens crier par Paris que des lettres, que ces mouvemens
ne seront que remuemens des lèvres et de la langue, et mouvemens de
plume que le vent emportera, quoy qu'on nous conte de ce vaillant
comte[272], venu de Germanie, qui a fait de meilleures rodomontades en
douze lignes de sa lettre que le non pareil don Pietro de Toledo[273],
ou le duc d'Aussonne[274], en toute leur vie. Je loüe grandement son
courage, car il n'en manque jamais, et son zèle au service du roy
doit excuser l'essor de sa plume, qu'on ne doit pas pour cela tant
rongner au Palais, comme certains Aristarques font, qui glosent sur
la glose d'Orleans[275]. Si ces rongneurs et gloseurs ordinaires
venoient ainsi corriger les actions des serviteurs du roy sur le pont
Neuf, ils ne s'en retourneroient pas sans beste vendre, et seroient
endossez comme les mandemens de l'Espagne: car il y a d'ordinaire une
trouppe de Provençaux, frezez comme les testons de Lorraine, qui font
corps de garde du costé de l'isle du Palais, et sont logez en garnison
dans ces maisons ainsi que les lapins dans la garenne de Boulongne,
les quels s'en font bien accroire, et ont tantost deslogé de ce pont
les huissiers de la Samaritaine, qui vacquoient continuellement à
exploicter de prinse de corps, ou donner des assignations aux masles
pour se joindre, aux femelles, à celle fin de communiquer les pièces
des quelles ils desirent s'aider au procez, dont le jugement ne peut
estre jamais autre qu'un appointement de contraires. Que diable
avons-nous affaire de guerre?

  La guerre abbat l'honneur des villes,
  Aneantist des lois civiles
  La crainte, par impunité.

On ne voit alors que confusion et desordre: les capitaines et les chefs
guerroyent la bource des riches laboureurs; les soldats font la guerre
aux filles et femmes des paysans, cependant que leurs goujats, au
coin d'un buisson, attendent qu'il passe quelque pauvre poulle pour
l'estropier, ou bien vont querir la poire d'angoisse[276] pour la
mettre dans la bouche de quelque marchand ou bon bourgeois prisonnier
de guerre, pour le contraindre à promettre de payer une bonne rançon,
ou indiquer où il tient serré son argent. Manans, si vous eussiez mal
traicté ces goujats, comme ont fait ès guerres passées les Piemontois
et Savoyards, ils ne vous feroient pas tant de mal. Nous voudrions
desirer la guerre encores une fois, et retourner endurer les maux que
nous avons soufferts! Je ne le pense pas, quoy que les François soient
de ce naturel qu'ils ne se souviennent plus du mal qu'ils ont enduré
quand ils se trouvent un peu à leur aise, font bonne chère et gros feu.
Tels François, en un mot, ne sçavent ce qu'ils demandent: ils sont
changeans comme le temps, et font voile à tout vent. On a si long-temps
desiré en cour le Ver[277], et à present plusieurs le voudraient mettre
à la pille au verjus. Il me souvient d'avoir ouy un Tourangeois,
habitant de la ville de Marseille, qui disoit trois jours auparavant
qu'on tuast ce tyran de Casau[278], qu'il voudroit avoir donné un
tiers de son capital et que ce meschant fust assommé par quelque
liberateur de la patrie; qu'un tel homme seroit adoré des Marseillois.
Et cependant, deux ans après le coup fait, baissant à Orleans avec
ce mesme marchand, il me dit pis que pendre de Libertat[279], vray
liberateur, vainqueur et dompteur de ce monstre, et luy envyoit sa
mediocre fortune. Quel bourgeois de Paris et bon François n'eust donné
volontiers chose de grand pris pour voir representer la tragedie qui se
joüa naguères! Et cependant, après la catastrophe, on commença d'envier
les bien faits dont jouyssent ceux qui avoient combatu et abbatu ce
monstre d'orgueil. Allez vous puis tourmenter pour le public, hazardez
le pacquet pour le salut du peuple: tous joüent au mal content[280]
après qu'ils ont eu ce qu'ils desirent! La devise de feu ce brave
Philippes de Commines, que j'ay leuë quelquefois en la chappelle des
Augustins de Paris, est par trop recogneuë véritable: c'est un monde
representé par une boule avec la croix et un chou cabus[281]. Au monde
n'y a qu'abus, et particulierement au royaume de France, où tous les
mouvemens ne procèdent que d'une certaine envie que les courtisans ont
les uns contre les autres, qui joüent à boute-hors[282], et chacun
voudrait tenir le dez et gouverner son maistre. Lors que ces trois
galans gentils-hommes jouyssoient d'une mediocre fortune, c'estoient,
au dire de tous, les plus honnestes et courtois du monde; tous les
courtisans, du plus grand jusques au moindre, honoroient extremement
leur vertu et merite. Maintenant qu'ils sont eslevez en grade et
dignité, voyez comme l'envie decoche ses traicts aiguz de medisance
contre ces fermes et asseurez rochers de constance, que les foudres
d'une haine et commune indignation pourront bien toucher, mais non pas
brecher! Nous autres gens de basse estoffe, qui nous laissons emporter
aux passions des grands, qui bien souvent commencent par un petit
manquement, comme seroit une certaine espèce de desobeïssance au roy,
laquelle, opiniastrement defendue, se trouve, au bout du compte, une
grande erreur, du quel, pour l'ordinaire, les petits compagnons sont
chastiez et portent tousjours la penitence, et payent la fole enchère
des fautes commises par les grands. Qui pense bien à ce qu'il doit
faire n'est pas oisif, et celuy qui pense le plus à une chose n'est
jamais fautif. Il n'y a rien si aisé que de prendre les armes, donner
des alarmes, troubler le repos public. Jouer et perdre, chacun le sait
faire. Un fol qui cherche son malheur le trouve bien tost; il n'avance
pas grand chose, car il est bien tost decouvert, et se laisse prendre
à la parfin sans verd, parcequ'il s'est repeu de vaines esperances
d'estre protegé de ceux qu'il a assistez, qui l'abandonnent incontinent
qu'ils ont fait leur paix. Et cependant le roy, qui a du jugement,
remarque ces factieux pour les chastier à la première occasion. C'est
tousjours le plus seur de se retirer près de son maistre, embrasser son
party: il y a, outre ce de l'honneur, il y a du profit. C'est un commun
dire entre les courtisans que les fols aux eschets et les sages à la
cour sont tousjours les plus proches du roy[283]. M. le mareschal de la
Diguières dit qu'un bon courtisan ne doit jamais passer uni jour sans
voir le roy. Efforcez-vous donc, nobles qui tenez rang de seigneurs,
ducs et pairs, officiers de la couronne, de recognoistre vostre devoir;
gardez-vous de perdre par vos desservices les moyens et les honneurs
que vos merites et ceux que vos pères et ancestres vous ont acquis
dans les bonnes graces de nostre prince; monstrez par vos actions que
vous avez du ressentiment en ses interests, et generalement tous bons
François:

  Prions de coeur le souverain
  Qu'il mette fin à ce discorde;
  Que nostre roy, doux et humain,
  Puisse vivre en paix et concorde;
  Qu'il reçoive à misericorde
  Ceux que l'envie a des-unis;
  Que ce different tost s'accorde,
  A fin que tous servent Louys.

     [Note 272: Il s'agit ici de ce que M. de Schomberg avoit mandé
     au roi touchant le fort d'Uzarche, en Limosin, enlevé au comte
     d'Epernon le 11 avril de cette année-là. Entre autres pièces sur
     cette affaire, nous connaissons celle-ci: _Lettre envoyée au roi
     par M. le comte de Schomberg sur la prise d'Uzarche_, Paris, par
     F. Morel, 1619, in-8.]

     [Note 273: D. Pedro Manriquez, connétable de Castille, qui, en
     allant en Flandre, s'arrêta quelque temps à Paris, où il se rendit
     ridicule par son faste et ses fanfaronnades. (V. _Oeconomies_ de
     Sully, 2e part., chap. 26; Mathieu, _Hist. de Henri IV_, t. 2, p.
     292.) Ce passage de D. Pèdre, qui eut lieu à la fin de 1603, fit
     si bien événement, qu'un proverbe en resta, dont Régnier a fait un
     vers. L'un des personnages de sa 10e satire dit:

       Si don Pèdre est venu, qu'il s'en peut retourner.]

     [Note 274: C'est le fameux D. Pedro Tellez y Gyron, duc d'Ossuna,
     qui fit tant parler de lui, de 1610 à 1621, comme vice-roi de
     Sicile, puis comme vice-roi de Naples, et surtout au sujet de la
     conjuration des Espagnols contre Venise, pour laquelle le marquis
     de Bedmar ne fut que son instrument. Tallemant a beaucoup parlé du
     duc d'Ossone.]

     [Note 275: C'est-à-dire commentent le commentaire, tirent le fin
     du fin. On sait le dicton: «C'est la glose d'Orléans, plus forte
     que le texte.»]

     [Note 276: C'est la fameuse invention du voleur toulousain
     Palioli. Gouriet, dans son livre _les Personnages célèbres des
     rues de Paris_ (t. 2, p. 27-28), en a parlé d'après l'auteur de
     l'_Inventaire général des larrons_ (1555). Celui-ci décrit ainsi
     «cet instrument tout à fait diabolique, et qui a causé de grands
     maux dans Paris et dans toute la France. «C'estoit, dit-il, une
     sorte de petite boule qui, par de certains ressorts intérieurs,
     venoit à s'ouvrir et à s'eslargir, en sorte qu'il n'y avoit moyen
     de la refermer ni de la remettre en son premier état qu'à l'aide
     d'une clef faite expressément pour ce sujet.» Quand on vouloit
     faire quelque vol sans être inquiété par les cris de celui qu'on
     voloit, on lui mettoit dans la bouche cette poire d'angoisse,
     «qui, en même temps, s'ouvroit et se delaschoit, fesant devenir le
     pauvre homme comme une statue beante, et ouvrant la bouche sans
     pouvoir crier ni parler que par les yeux.»]

     [Note 277: Le président qui, en 1597, s'étoit rendu très populaire
     à Marseille par l'oraison funèbre qu'il avoit faite de Libertat.]

     [Note 278: Charles de Casaux, consul, et Louis d'Aix, viguier,
     tenoient et tyrannisoient Marseille pour le duc d'Epernon. V.
     Bouche, _Hist. de Provence_, 2, 812.]

     [Note 279: Le Corse Pierre de Libertat, capitaine de la porte
     Royale, à Marseille, ouvrit la ville au duc de Guise, tua Casaux
     d'un coup d'épée dans le ventre, et fut ainsi le libérateur
     des Marseillois. Il mourut en 1597, bien récompensé et honoré.
     (V. Bouche, _id._, p. 816-819.) Sa statue se voit encore à
     l'hôtel-de-ville de Marseille.]

     [Note 280: C'est un jeu de cartes, le même que Rabelais appelle
     jeu du _maucontent_ (liv. 1, chap. 22). Celui qui est _mécontent_
     de sa carte cherche à la changer; s'il n'y parvient pas, devient
     le _hère_ ou le malheureux, comme on disoit dans le Languedoc.]

     [Note 281: Nous lisons dans les _Mélanges d'histoire et de
     littérature de Vigneul-Marville_ (Paris, 1699, in-12, p. 313), à
     propos de Commines: «On voyoit autrefois sur son tombeau, dans
     l'église des Grands-Augustins de Paris, où il est inhumé, un globe
     en relief et un chou cabus, avec cette devise, qui marque la
     grande simplicité de ce temps-là: «_Le monde n'est qu'abus._»]

     [Note 282: Jeu que nomme aussi Rabelais (_ibid._), et que son nom
     explique assez.]

     [Note 283: On sait le vers de Régnier dans sa 14e satire:

       Les fous sont, aux échecs, les plus proches des rois.]




_Particularitez sur la conspiration et la mort du chevalier de Rohan,
de la marquise de Villars, de Van den Ende, etc., tirées d'un manuscrit
de l'abbaye royale de Sainte-Geneviève[284]._

     [Note 284: Cette curieuse lettre n'a été publiée qu'une seule
     fois, dans un recueil devenu très difficile à trouver, _le
     Conservateur_ (avril 1758).]


Par ma précédente, je me suis engagé à vous faire part de ce qui avoit
causé la perte du chevalier de Rohan, de la marquise de Villars, du
chevalier de Préault et de Van den Ende; j'en suis présentement si
bien informé qu'on ne le sauroit être mieux, puisque j'ai parlé non
seulement avec des personnes qui ont vu les pièces les plus secrètes
du procès, mais qu'outre cela j'eus hier dans ma chambre, pendant
trois heures, un gentilhomme de mes amis qui avoit été prié par le
marquis de Bray, frère de madame de Villars, de prendre soin de son
corps, et c'est de lui que j'ai appris des choses particulières, notre
conversation n'ayant été que de cette triste aventure.

Vous saurez donc que, depuis le mois d'avril dernier, la
Trueaumont[285], avec la participation du chevalier de Rohan[286],
écrivit une lettre à Monterey[287] sans être datée ni signée. Par
cette lettre, il lui marquoit que la Normandie étoit très disposée à
se soulever, et que, s'il vouloit faire venir une flotte qui portât
6000 hommes, des armes pour armer 20000 hommes, des outils pour faire
des siéges et deux millions de livres, qu'il y avoit un grand seigneur
qui s'engageroit, pourvu qu'on lui assurât 30000 écus de pension, et
dans cette lettre il demandoit 20000 écus pour lui, la Trueaumont, ce
qui est plutôt, comme on peut remarquer, une façon d'adresse qu'une
imprudence, se persuadant que son nom, qui étoit fort connu en ce
pays-là, disposeroit plus facilement choses suivant son dessein, et
engageroit le comte de Monterey à former cette entreprise. On devoit
s'obliger, par les conditions, de livrer une ville maritime, Quillebeuf
ou autre, et avec le secours on se faisoit fort de se rendre maître de
toute la Normandie, de telle sorte qu'on pouvoit venir de là jusques
à Versailles sans être obligé de passer aucun pont ni ruisseau, et
parceque les lettres pouvoient être interceptées ou déchiffrées,
on ne demandoit point de réponse; on convint seulement que, pour
marquer que la proposition étoit acceptée, l'on feroit mettre dans la
Gazette d'Hollande que le roi alloit faire deux maréchaux de France,
et qu'un courrier de Madrid étoit arrivé à Bruxelles[288]. Sur cette
simple lettre non signée, on dépêcha cette flotte que nous avons vu
rôder si long-temps autour de nos côtes, et qui passa enfin dans la
Méditerranée, ne voyant point qu'il y eût apparence de faire rien en
Normandie.

     [Note 285: «Il étoit fils d'un auditeur de la Chambre des comptes
     de Rouen, lisons-nous dans l'_Histoire de la vie et du règne de
     Louis XIV_, publiée par le jésuite de La Motte sous le pseudonyme
     de La Hode. C'était un homme de résolution, d'un esprit souple et
     adroit pour le maniement des affaires, également capable d'une
     bonne et d'une mauvaise action.... Depuis quelques années, il
     s'étoit fort attaché au chevalier de Rohan. L'un et l'autre,
     également ennuyés du mauvais état de leur fortune, que leurs
     débauches et leurs dérèglements avoient entièrement ruinée,
     cherchèrent à la rendre meilleure par toutes les mauvaises
     ressources que l'extrémité fait tenter à ceux qui ne savent plus
     où donner de la tête.»]

     [Note 286: Selon La Hode, c'étoit «l'un des hommes de France le
     mieux fait, hardi, mais sans jugement.»]

     [Note 287: Le comte de Monterei étoit un des généraux du prince
     d'Orange. Il commandoit, à Senef, un des corps de l'armée de
     90,000 hommes que venoit de battre le prince de Condé.]

     [Note 288: Nous connoissons un autre exemple de cette transmission
     d'une réponse ou plutôt d'un signal à l'aide des gazettes. L'abbe
     Blache, ayant fait secrètement connoître au chancelier Le Tellier
     le projet qu'avoit la marquise d'Asserac d'empoisonner Louis XIV,
     le pria «d'ordonner, pour preuve que son avis étoit parvenu, que
     la première lettre de la prochaine _gazette_ fût imprimée en encre
     rouge, ce que le chancelier fit exécuter pour la tranquillité de
     cet abbé.» (Barbier, _Examen critique des Dict. histor._, p. 115.)
     Le numéro de la _Gazette_ dont le _G_ initial est rouge porte la
     date du 31 décembre 1683. (_Rev. rétrosp._, 1re série, I, pag.
     10, 187. Mém. de Blache.) Il est probable que l'abbé ne recourut
     à ce moyen que parcequ'il avoit eu connoissance du stratagème
     épistolaire de La Truaumont.]

Cependant, dès que la Trueaumont vit dans la Gazette d'Hollande
l'article qui parloit des deux maréchaux de France et du courrier de
Madrid arrivé à Bruxelles, il partit de Paris pour aller faire soulever
les Normands.

La misère de ces malheureux conjurés étoit si grande, que, depuis le
mois d'avril jusqu'au mois d'août, ils n'avoient pu trouver un sol,
sinon qu'enfin on leur prêta 2000 écus, dont ils donnèrent 1000 livres
à Van den Ende[289], qu'ils envoyèrent à Bruxelles pour conclure
le traité avec Monterey, lequel, se plaignant du retardement de
l'exécution de l'entreprise, fut extrêmement satisfait d'apprendre
qu'on avoit cru qu'il falloit attendre quelque heureuse conjoncture, et
qu'il ne s'en pourroit jamais trouver une plus favorable que celle qui
se présentoit du ban et arrière-ban, dont ils profiteroient, pouvant,
sous ce prétexte, faire des assemblées sans donner de l'ombrage à qui
que ce fût.

     [Note 289: C'étoit un maître d'école hollandois, dont le fameux
     Spinosa avoit été l'élève. Des persécutions pour cause d'impiété
     l'avoient forcé de quitter Amsterdam et de venir s'établir à
     Picpus, près Paris.]

C'étoit à peu près au commencement du mois de mai qu'on faisoit cette
négociation, et qu'on vit sur les portes de plusieurs églises de Rouen
ces fameux placards dont il n'est pas que vous n'ayiez ouï parler. On
trouva dans le même temps quantité de billets qu'on avoit semés en
divers endroits de la ville, qui tendoient à faire soulever le peuple;
ce qui obligea M. Pelot, premier président, d'en faire informer et de
s'appliquer fortement à découvrir les auteurs de ces dangereux billets.

Il sut que la Trueaumont, homme hardi, capable de tout entreprendre,
séditieux et connu pour tel, étoit dans la province, et qu'il venoit
souvent à Rouen, où il faisoit de grandes parties de débauche avec la
noblesse du pays. Ayant pris garde qu'il étoit dans une perpétuelle
agitation, il le soupçonna, et, pour s'éclairer de ses doutes, il en
communiqua à un gentilhomme de ses amis très habile, qu'il pria de
vouloir s'insinuer dans les compagnies avec lesquelles la Trueaumont se
divertissoit, convenant qu'au fort de la débauche qu'il feroit avec lui
il déchireroit le gouvernement, et témoigneroit adroitement qu'il étoit
très mécontent; ce qui fut ponctuellement exécuté par ce gentilhomme,
lequel se conduisit si bien en cela deux ou trois mois qu'il s'acquit
l'amitié de la Trueaumont. Quelque confiance cependant que ce dernier
pût avoir en sa discrétion, il ne lui avoit néanmoins jusque là fait
aucune part de son projet et secret, et tous deux s'étoient contentés
respectivement de plaindre le malheur de la Normandie.

Mais il arriva un jour, dans la chaleur de la débauche, que, le
gentilhomme s'emportant plus que de coutume contre le gouvernement, la
Trueaumont s'échappa de lui dire qu'il ne suffisoit pas de connoître le
mal si on n'y apportait le remède. Ce gentilhomme en demeura d'accord,
mais dit en même temps que pour lui il n'y en voyoit point. Sur cela,
la Trueaumont sourit, et dit que les Espagnols et les Hollandois
tendoient les bras aux Normands, et que, s'ils vouloient s'aider de
la bonne sorte, il ne doutoit point qu'on ne secouât le joug. Le
gentilhomme, de son côté, lui dit que, dans une affaire de cette
importance, il falloit avoir un bon chef, et qu'il n'en connoissoit
point. Ce fut l'instant où la Trueaumont, achevant de donner dans le
panneau qu'on lui avoit tendu, nomma le chevalier de Rohan; et comme le
gentilhomme dit que c'étoit une tête trop légère pour s'embarquer avec
lui, la Trueaumont répliqua que les fous rompoient toujours la glace
en ces sortes d'affaires, et que les sages, comme lui et ses amis,
suivoient après sans hésiter. Le gentilhomme, feignant d'entrer dans
son sentiment et s'étant séparé de lui, fut, à l'entrée de la nuit,
trouver le premier président, à qui il rendit un compte exact de toute
la conversation qu'il avoit eue avec la Trueaumont[290]. A l'instant
même le premier président prit la poste, et se rendit à Versailles, où
il découvrit au roi toute la conspiration. La nuit suivante, il s'en
retourna à Rouen avec les mêmes précautions qu'il avoit tenues pour
venir à Versailles.

     [Note 290: Selon La Hode, la conspiration fut découverte soit par
     Londres, où le comte de Monterei avoit ordre de délivrer cent
     mille écus en divers paiements au chevalier de Rohan, soit par les
     papiers pris dans les bagages au combat de Senef.]

Dès que le roi fut ainsi informé de cette trahison, il donna ordre au
comte d'Ayen, capitaine de ses gardes, de dire au sieur de Brissac,
major des gardes du corps du roi, d'arrêter à la sortie de la messe le
chevalier de Rohan. La chose fut exécutée, et ce chevalier conduit dans
la chambre du sieur de Brissac, auquel il demanda à manger. Ce major
lui en fit apporter, mais après en avoir demandé la permission au roi.

L'après-dînée, on le mit dans un carrosse, et on le mena à la Bastille,
d'où je le vis sortir le jour qu'il fut exécuté, à demi mort, les
lèvres toutes bleues, pâle et défiguré comme un trépassé, s'appuyant
sur les bras des PP. Talon et Bourdaloue, et ne pouvant presque pas se
soutenir, quoiqu'il parût faire tout ce qu'il pouvoit pour se tenir
ferme.

Je vous ai ci-devant écrit tout ce qui se passa à sa mort, mais j'ai
appris depuis des choses que j'avois ignorées, et dont je vais vous
informer; et je vous dirai que, le propre jour qu'on l'exécuta, il
communia à une heure après minuit, le P. Bourdaloue en ayant obtenu la
permission de M. l'archevêque, ce qui n'a pas été approuvé des docteurs
de Sorbonne. Deux heures avant que de mourir, il écrivit à madame de
Guémené, sa mère, et l'on a cru qu'il avoit quelque espérance qu'on
lui feroit grâce[291], car on observa que, pendant qu'il écrivoit, il
ne passa personne sur le pont qu'il ne demandât avec empressement: Qui
est-ce qui entre?

     [Note 291: Au dire de La Hode, «personne n'intercéda pour lui,
     pas même madame de Montespan, à qui l'on veut qu'il n'ait pas été
     indifférent.» Le président Hénault cite, au contraire, un fait qui
     prouve combien tout fut mis en usage pour tâcher de fléchir Louis
     XIV. «On représenta devant le roi, dit-il, quelques jours avant
     l'exécution, la tragédie de _Cinna_, pour exciter sa clémence;
     mais ses ministres lui firent sentir la nécessité d'un exemple,
     etc.» Il est dommage que le _Journal_ du marquis de Dangeau ne fût
     pas commencé à cette époque: nous saurions positivement par lui
     si la tragédie de Corneille fut en effet donnée devant le roi en
     novembre 1674.]

Quant au chevalier de Préault[292], écuyer de M. de Rohan, et à madame
la marquise de Villars[293], de Préault a été regardé par ses juges
comme un très malhonnête homme, en ce que, croyant se sauver, la
première chose qu'il dit sur la sellette fut qu'il n'étoit entré dans
l'affaire que pour penetrer le secret de son oncle, de son maître et de
sa maîtresse, son dessein étant de revéler le tout au roi. Comme cette
marquise étoit en commerce de lettres avec ce neveu de la Trueaumont,
et qu'elle avoit été engagée par lui dans cette malheureuse affaire,
il s'en trouva trois dans la cassette de ce Préault, qui sont les
seules preuves qu'on ait trouvées contre elle. L'une de ces lettres
portoit qu'elle avoit parlé au Chevalier, qui lui avoit promis de lui
donner vingt-cinq bons hommes bien armés quand elle en demanderoit.
Il y en avoit une autre à peu près de même sens, et l'autre étoit en
ces termes: _Il n'y fit jamais meilleur, et si l'on envoye dix mille
hommes, on se rendra maître de tout_.

     [Note 292: Il étoit neveu de La Truaumont.]

     [Note 293: Elle étoit accusée d'avoir empoisonné deux maris dont
     elle étoit lasse, et de s'être donnée au chevalier de Préault.
     Limiers, dans ses _Annales de France_, l'appelle de Bordeville et
     aussi de Villiers. Le président Hénault lui donne ce dernier nom.]

Après qu'on lui eut prononcé son arrêt, elle lui reprocha d'avoir gardé
ses lettres, et, de Préault lui en demandant pardon, elle lui dit que
cela n'étoit plus de saison, et qu'il ne falloit songer qu'à bien
mourir.

C'est maintenant que vous allez apprendre des choses bien
particulières, puisque c'est de la conversation qu'elle eut avec ce
gentilhomme de mes amis que je vais vous entretenir.

Vous saurez que, trois heures avant qu'on l'exécutât, mon ami demanda
à MM. de Besons et de Pommereuil, commissaires, la permission de
parler à cette dame en présence du sieur le Mazier, greffier. Cela
lui étant accordé, il fit dire son nom, et elle voulut bien le voir.
Dès qu'il entra dans la chapelle, où elle étoit assise près du feu
avec son confesseur, elle se leva et le reçut avec autant de civilité
qu'elle l'auroit pu s'il fût venu dans sa chambre lui rendre une visite
ordinaire. Il lui témoigna d'abord le déplaisir qu'il avoit de la voir
dans l'état où elle étoit, et lui dit ensuite qu'il avoit jugé qu'il
ne la toucheroit pas tant que si c'eût été son cousin de Sanra, comme
elle avoit cru, ayant même cette pensée que son nom et son visage
ne lui étoient pas connus. Elle lui repondit sans hésiter qu'elle
connoissoit l'un et l'autre, et même sa famille, à qui elle étoit très
humble servante. Ce gentilhomme lui dit, après cela, qu'il n'avoit pu
refuser à monsieur son frère de la venir voir pour lui témoigner de
sa part la douleur qu'il ressentoit de son infortune, et lui dire en
même temps qu'il avoit été se jeter aux pieds du roi, et lui demander
grace pour elle; que le roi lui avoit répondu que cela n'étoit point en
son pouvoir, mais qu'il lui donnoit la confiscation de son bien. Alors
elle prit la parole et lui dit: Je suis bien aise que mon frère ait mes
biens. Je crois qu'il en usera bien avec mes enfants, et j'aime mieux
qu'il les ait que s'ils avoient à les partager entre eux, parcequ'ils
ne le pourroient peut-être faire sans entrer en procès. Et quant à
la grâce qu'on avoit demandée, elle dit que le roi, étant le maître,
la faisoit à qui il vouloit. Le gentilhomme lui fit voir après, un
mémoire d'affaires domestiques dont le marquis de Bray l'avoit chargé.
Elle répondit à chaque article avec une grande netteté et une présence
d'esprit admirable. A mesure qu'elle y répondoit, il écrivoit avec
un crayon sur le dos du mémoire, et, ayant mis le tout au net sur le
papier, il le fit voir et le fit signer au greffier, afin qu'il pût
faire foi.

Cela fait, elle luy dit qu'elle desiroit trois ou quatre choses: la
première, que son frère fît bien prier Dieu pour son âme; qu'il se
souvînt tendrement d'elle; qu'on fît en sorte que son corps ne demeurât
pas dans les rues; qu'on payât à M. Mannevillette, receveur du clergé,
trente pistoles qu'elle lui devoit, dont il n'avoit pas d'écrit, et
qu'elle prioit qu'on donnât à la demoiselle qui la servoit dans la
prison non seulement les hardes qu'elle avoit sur elle, mais encore
tout ce qui s'en trouverait dans la maison.

Ce discours fini, elle se tourna vers M. le Mazier, et lui dit que, ne
voulant rien garder sur sa conscience, elle avouoit que, dans le mois
de mai dernier, elle avoit fait part de l'affaire à un gentilhomme
qu'elle nomma, qui s'étoit engagé à lui envoyer, quand elle voudroit,
une compagnie de cavalerie. Le greffier en dressa son procès-verbal,
et lui fit signer. On a cru que son confesseur l'avoit obligée à faire
cette déclaration.

Tout cela se passa en présence de mon ami, qui, prenant congé de cette
dame, lui dit qu'il avoit été prié par son frère de prendre soin de son
corps, et qu'il s'en acquitteroit bien.

Comme ce gentilhomme fut dans la Bastille depuis les neuf heures du
matin jusqu'à trois heures après midi, qui fut celle de l'exécution, il
vit et entendit tout ce qui se passa, dont il m'entretint; et je vais
vous en dire tout ce que ma mémoire m'en pourra fournir pour satisfaire
autant que je pourrai votre curiosité.

Un peu auparavant les dix heures du matin, on fut éveiller cette pauvre
dame, qui dormoit profondément, ce qui est bien extraordinaire. On lui
dit qu'on la demandoit à la chapelle, ce qui, joint aux larmes qu'elle
vit sur le visage de sa demoiselle, lui fut un presage assuré de sa
perte. Elle demanda ses habits sans donner aucune marque de foiblesse,
et dit qu'elle voyoit bien qu'il falloit se résoudre à mourir. Elle
pria qu'on fît retirer sa demoiselle, qui l'attendrissoit, et descendit
en bas avec une assurance qui surprit tout le monde. Dès que l'arrêt
fut prononcé à tous ces criminels, le chevalier de Rohan se tourna
vers elle, et lui dit qu'il croyoit ne l'avoir jamais vue, et que le
chevalier de Préault leur causoit la mort, mais qu'il lui pardonnoit.
Elle lui dit qu'en effet elle ne l'avoit jamais vu, et qu'elle
pardonnoit aussi sa mort au chevalier, lequel, regardant sa maîtresse
et touché de ce reproche, ne put s'empêcher de pousser un grand soupir.
Elle lui dit qu'il n'étoit plus temps, et que, bien que ces lettres
lui coûtassent la vie, elle louoit Dieu de ce qu'il lui faisoit la
grâce de la faire mourir de la manière dont elle alloit finir ses
jours, parceque, ayant vécu dans le fracas et l'éclat du monde, elle
n'avoit pas eu lieu de se promettre une meilleure et plus heureuse fin;
et, s'adressant à ceux qui devoient subir le même supplice qu'elle,
elle leur dit qu'il falloit que chacun tâchât de faire un bon usage de
la mort qu'il alloit souffrir.

Lorsqu'elle sortit de la Bastille pour aller au supplice, son
confesseur la pria de faire une action d'humilité chrétienne en montant
sur la charrette, ce qu'elle fit incontinent, en disant qu'elle feroit
bien d'autres choses pour Dieu. Son confesseur ne lui demanda cela
que pour éviter la peine qu'elle auroit eue de voir executer M. de
Rohan, qui devoit pourtant mourir le dernier, suivant ce qui avoit été
ordonné; mais le P. Bourdaloue, le voyant au pitoyable état où il étoit
réduit, fut demander par grâce aux commissaires qu'on le fît mourir
le premier, ce qu'on lui accorda. Cette pauvre dame devoit mourir la
première, et, par un effet du hasard, elle mourut la dernière, le
bourreau ayant trouvé sous sa main le chevalier de Préault plutôt
qu'elle. On vient de me dire tout présentement qu'après qu'on lui
eut lu son arrêt, elle dit qu'elle mouroit innocente, ce que disent
ordinairement les gens que l'on a condamnés.

Dès qu'on lui eut exécuté la tête, mon ami, qui avoit des gens tout
prêts, la fit envelopper dans un drap de lit et porter incontinent dans
un carrosse de deuil. Il jeta deux pistoles à l'exécuteur et quelques
écus à ses valets pour avoir la liberté de la faire emporter chez lui
sans qu'on la dépouillât.

Elle étoit fille d'un secrétaire du roi et nièce de M. de Sanra,
conseiller au Parlement. Le lendemain de cette exécution, le roi envoya
faire compliment à madame de Guémené, qui fut reçu avec effusion de
larmes et beaucoup de respect. J'ai parlé au gentilhomme qui en avoit
été chargé. M. Colbert, par ordre du roi, en fit un pareil à madame de
Chevreuse et à madame de Soubise. Lorsqu'on fit le récit au roi de la
mort du chevalier de Rohan, il dit que, quand il auroit attenté à sa
propre personne, il lui auroit volontiers pardonné, mais qu'il n'avoit
pu lui faire grâce à cause de ce qu'il devoit à ses peuples.

Voilà l'histoire de cette malheureuse affaire. Chacun la conte à sa
mode, mais je puis vous protester que cette relation que je vous en ai
faite est très sincère et très véritable. Toute la France a su comme
quoi la Trueaumont s'étoit fait blesser à mort lorsque M. de Brissac
fut à Rouen pour l'arrêter[294], et comme Van den Ende avoit été pris
au Bourget en allant à Bruxelles[295]; mais peut-être n'avez-vous
pas su qu'un écolier qui étudioit chez lui l'a découvert. Ayant fait
réflexion, après qu'on eut arrêté M. de Rohan, qu'il l'avoit vu souvent
avec son maître, il fut trouver M. de Louvois[296], qui le mena au roi,
qui lui a donné 1,000 livres de rente pour récompense.

     [Note 294: Grièvement blessé, il déchira sa plaie avec ses dents,
     et en mourut le même jour.]

     [Note 295: Il fut pendu. On dit que, tout fier d'avoir décapité un
     Rohan, une marquise et un chevalier, le bourreau dit à ses valets,
     en leur montrant Van-den-Ende: «Vous autres, pendez celui-là.»]

     [Note 296: Louvois étoit un peu intéressé dans cette affaire, car
     c'étoit par haine contre lui que le chevalier de Rohan s'y étoit
     jeté.]

Vous observerez, s'il vous plaît, que, quand Madame de Villars dit
qu'elle étoit innocente, c'étoit parcequ'elle a toujours protesté
qu'elle croyoit que ces gendarmes qu'on lui devoit envoyer devoient
être employés pour l'enlèvement de mademoiselle d'Alègre, qu'elle
disoit que le chevalier de Rohan devoit faire enlever; mais il me
semble que la teneur des trois lettres qui parlent de dix mille hommes
détruit entièrement ce qu'elle a dit, et par conséquent qu'elle n'étoit
pas innocente, comme elle le prétendoit.




_Cartels de deux Gascons et leurs rodomontades, avec la dissection de
leur humeur espagnole._

M. D C. XV. In-8.


_A l'unique brave de ce temps._

La valeur et les braves exploitz quy ne sont icy que feintes, ainsy
qu'en la representation d'une tragedie, se remarquent veritablement
en vous à voile descouvert; et comme des excès sans vices vous ont
separé pour un temps (sans autre raison) de la compagnie de ceux quy
s'estimoyent le plus en apparence, ainsy que d'autres Semella[297]
quy ne pouvoyent souffrir la divinité et les foudres d'un dieu, comme
creatures trop basses, c'est l'opinion de tous les vrayz François et ma
resolution de mourir

Vostre plus humble serviteur, L. L. B.

     [Note 297: Sémélé, la mère de Bacchus, qui, ayant voulu voir
     Jupiter dans toute sa gloire, fut embrasée par l'éclat du dieu.]

       *       *       *       *       *

_Cartels de deux Gascons et leurs rodomontades, avec la dissection de
leur humeur espagnole._

Deux prodiges de la nature, habillez à l'espagnole, que la Gascoygne
a envoyé à pied à Paris pour la recognoissance ordinaire qu'elle luy
a, se sont venuz loger avec une demy-douzaine de leur calibre, où pour
paroistre dans le monde on faict en sorte de se pratiquer un habit, un
bidet et un laquais, dont l'un faict parade à son tour pendant que les
autres gardent la chambre sans avoir prins medecine; afin de se donner
l'entrée aux meilleures compagnies par l'artifice de leur bonne mine,
veulent que l'on croye qu'ils sont quelqu'un, et, se mirant dedans des
plumes quy ne leur apartiennent pas, aussytost à se qualifier du nom
de quelque arbre quy sera au carrefour de leur village ou de quelque
pière ou morceau de vigne quy aura appartenu à quelques uns de leurs
alliez dont on aura sceu tirer seulement les frayz du decret, puis,
se relevant la moustache pour la meilleure contenance qu'ils ayent,
pensent eblouir les yeux à tout le monde par l'eclat d'un diamant qui
sera quelque happelourde du Palais[298], ou, en se retournant, comme
par mespris pour quelqu'un, feront mille discours de la diminution du
revenu des champs, du peu de seureté qu'il y a de donner son argent à
constitution de rente, à cause des banqueroutes, du peu d'envie qu'ils
ont de bastir, à cause de la meschanceté des ouvriers, se contentant,
à leur dire, de faire bastir à cinq ou six endroicts aux environs de
leurs terres seulement pour s'exercer, et crachent rond parmy leurs
discours comme s'ils vouloient jeter des perles par la bouche; après
viendront sur leur quant-à-moy et feront une dissection de leurs braves
exploitz quy seront encore à naistre, ou de nouvelles du temps, dont
ilz seront asseurement les autheurs, et, pour s'en faire accroire
davantage, changeront de nouveaux noms à leurs laquais adoptifs pour
montrer qu'ilz se font servir par douzaine, et luy feront changer aussy
de diverses lyvrées acheteez à la friperye, afin qu'on les tienne pour
quelque chose de plus qu'ils ne croyent eux-mesmes.

     [Note 298: Fausses pierreries, qui se vendoient d'abord sous les
     galeries du Palais. V. plus haut, sur ce mot _happelourde_, une
     note des _Ordonnances d'amour_, p. 192. A la fin du XVIIe siècle,
     ces pierres fausses s'achetoient au Temple et dans les environs.
     «Les garnitures de pierres fausses, lit-on dans _le Livre commode
     des adresses_, se vendent dans le _quartier du Temple_.» Le nom de
     _diamant du Temple_ leur en étoit venu.]

     Et si d'advanture le revenu de leur invention ne peut fournir au
     luxe du rang qu'ilz veulent tenir, vous les verrez prendre la
     sotane à la romaine pour sauver autant d'étoffe[299] et se faire
     dire partout gentilhommes servantz de quelque illustrissime, ou
     bien aumoniers d'un tel seigneur ou beneficiers resinataires[300]
     dont ilz ne sont encore pourveuz; bref, ilz feront des pions damez
     des nobles et des bravaches, eux quy ne furent jamais jusqu'à
     present que les moindres roturiers et les plus malotrus de leur
     contrée.

     [Note 299: Espèce de _soutanelle_ qui n'alloit que jusqu'aux
     genoux. Les ecclésiastiques de Rome la portoient toujours; ceux de
     France ne s'en vêtissoient qu'en voyage.]

     [Note 300: _Résignataire._ Celui en faveur de qui un bénéfice ou
     une charge avoient été résignés.]

Mais si l'occasion leur rit le moins du monde que de les faire estre
quelque chose auprès d'un grand, vous les verrez aussy tost vouloir
aller du pair avec luy-mesme et tirer leur extraction des cendres des
plus valeureux et renommez quy ayent jamais esté, et ne jurer que par
les eaux de Siloë, par les cornes de Pluton, par la barbe de Mars,
par la machoire de Samson et par l'Alcoran de Mahomet, ainsy qu'il
se remarque en ces deux braves bestes quy, s'estant rencontrez avec
autant d'heur que de sympathie en l'hostel d'un des grands princes de
ce royaume, où y estant bien apointez pour la rareté de leur perfection
dont ilz ont l'apparence, s'y sont aussy tost renduz autant redoutables
qu'inimitables, et ne pouvoit-on juger lequel des deux estoit le plus
accomply, jusqu'à ce qu'un de ces deux atlantiques, engendré de la
generosité, surnommé par la fortune et le hazard d'ALCHIER (quy n'a
jamais usé, à son dire, d'autre etoffe et habitz que de cuirasses, ne
vit que des mousquetz et pistoletz qu'il faict mestre sur la grille
ou à la saulce Robert; son lit n'est dressé que sur des costes de
geants, le mastelat remply que de moustaches de maistres de camp du
grand Turc, le traversin que de cervelles qu'à coups de soufflets il
a tiré de la teste de vieux capitaines, ses draps ne sont tissuz que
de cheveux d'amazones, sa couverture que de barbe de Suisses, ses
courtines que de sourcils ou paupières de hongres; les murailles de son
logis sont basties de pieces, tant de casques que de testes entières,
des porte-enseigne de la royne d'Angleterre, qu'il a trenché avec sa
formidable espée; les plancherz de sa maison (au lieu de carreaux) sont
pavez de dentz de jannissaires; les tapisseryes sont peaux d'Arabes et
sorciers qu'il a escorché avec la pointe de sa dague, et les tuiles quy
couvrent sa maison sont ongles de monarques et roys, les corps desquelz
il y a long-temps qu'en depit d'eux, et à leur corps deffendant, il
a mis à coups de pieds en la sepulture)[301], conceut neantmoins, à
l'ombre des moustaches de son compagnon (quy ressembloyent plus tost à
des defences de quelque sanglier furieux, et quy eussent à la moindre
action fait trembler la terre, espouvanter le ciel, cesser les ventz,
devenir la mer calme, avorter les femmes grosses, fuir les hommes,
mesmes aux plus vaillantz les forcer de dire d'une voix tremblante:
_Libera me, Domine_), je ne sçay quelle mauvaise impression, quy fust
cause de le saluer d'une oreillade[302], suivy d'un tel desordre que
les assistanz en tombèrent touz pamez, et les voisins si estonnez
qu'ilz demeurèrent plus de huit jours sans oser sortir, croyant estre
tous perduz ou que ce fust le jour du jugement quy commençoit, jusqu'à
ce qu'un de ces furibonds, nommé Philippe le Hardy, fit appeler son
ennemy et luy commander de se trouver près le chasteau de Vincennes
pour tirer raison de la saluade qu'il avoit receüe, et luy escrivit ces
motz:

«_Voto a Dios, messer Bardachino_ (sans avoir égard à la grandeur
de mon courage, qui ne peut estre limité), tu as esté si effronté
que de regarder d'un oeil de travers ma moustache furieuse, quy ne
se relève qu'à coups de canons, que les dieux mesmes revèrent, pour
menacer de sa pointe les cieux, d'où elle prend et tire son origine,
foustre, et dont tu peux faire (te lardant un seul poil d'icelle) une
telle ouverture à ton corps, que toute l'infanterie espagnole et la
cavalerie françoise passeroit au travers sans toucher ny à l'un ny à
l'autre costé. Le souvenir de cette presomption si temeraire me fait
envoyer ce cartel, non que je desire et espère avoir à faire à toy
seul, mais à demy-douzaine que tu choisiras, quand bien ce seroit des
autres Morgands[303], Fiers-à-bras, ou toute la race des Othomans ou
des Mammeluz ensemble; j'en feray des ruisseaux de sang plus longs
que le Gange, plus larges que le Pô et plus terribles que le Nil,
foustre; m'asseurant tirer telle raison de toy qu'il en sera parlé à la
postérité, te redigeant avec tous les tiens en si petit volume, qu'un
ciron les couvrira aisement de sa peau. Ce mien valet present porteur
(quy seroit trop capable pour toy) te conduira où je t'attends avec
deux espées et deux poignards, desquelz tu auras le choix, et si tu
n'as ce combat pour agreable, un coup de petrinal[304], foustres, en
fera raison. Ne viens, donc, et tu feras que sage, quoy attendant tu me
tiendras toujours pour ton maistre.

                                                  «PHILIPPE LE HARDY.»

     [Note 301: Ces rodomontades, comme celles qui précèdent et qui
     suivent, se retrouvent dans tous les rôles de matamores, qui
     font si grand tapage aux principales scènes des comédies du
     commencement du XVIIe siècle. Chateaufort, le fier-à-bras du
     _Pédant joué_, par exemple, les dit toutes, et bien d'autres avec.]

     [Note 302: Oreillade doit être ici pour _soufflet_.]

     [Note 303: Morgant le Géant, héros d'un poème chevaleresque fort
     connu. Ce nom est le participe du verbe _morguer_. Montaigne
     l'emploie dans le sens de _dédaigneux_, _fier_ (liv. 3, ch. 8).
     Régnier a dit aussi (satire 3, v. 51-58):

       Puis que peut-il servir aux mortels ici-bas,
       Marquis, d'estre savant, ou de ne l'estre pas,
       . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
       Pourveu qu'on soit morgant, qu'on bride sa moustache,
       Qu'on frise ses cheveux, qu'on porte un grand pennache.]

     [Note 304: Sorte d'arme à feu qui tenoit de l'arquebuse et du
     pistolet. Son nom lui venoit, selon Fauchet, de ce que, pour s'en
     servir, on l'appuyoit sur la poitrine «à l'ancienne manière».
     Suivant l'auteur de _la Nef des fous_, c'est aux bandouliers des
     Pyrénées qu'il faudroit en attribuer l'invention. Le _petrinal_
     étoit d'un fort calibre, et si lourd qu'on le portoit suspendu à
     un baudrier. L'espingole, qui commença d'être en usage dans les
     armées de Louis XIV, l'a remplacé.]

Il despesche aussy tost un courrier à pied quy arryve incontinent
au chasteau de cest autre Roland, pour estre tous deux logez sous
une mesme ligne, quy fust cause d'espargner une chemise blanche pour
un voyage de plus longue halaine; puis, voyant la resolution de son
ennemy à l'ouverture du cartel, redouble de defi par ceste repartie
qu'il ne manque de luy envoyer par le mesme messager, attendu avec
autant d'impatience quy se sçauroit dire au lieu asseuré par ce hardy
Mandricard, armé comme un rhinoceros, quy faisoit sa prière pendant que
le Roland prit le chemin des Tuilleryes, où il prend acte de ce que
son ennemy ne s'y estoit trouvé, et lui faict encore d'autres menaces
que vous ne voyez ici et quy n'avoient garde de l'offencer, pour la
distance du lieu:

«Philippe trop Hardy, ta temerité redoublera ma gloire aujourd'huy,
puisque tu oses entreprendre ce quy a fait trembler huict elephanz,
sept dragons, dix tigres, vingt-deux lions et soixante-cinq taureaux en
leur furie, pour avoir la nature du basilic, et quelque chose de plus,
quy ne tuë qu'un homme à la fois de sa vue; et moy, les regardant en
cholère, je les fais tomber morts dix à dix, comme si mon regard estoit
des balles d'artillerie, et pour n'avoir autre vice que la vaillance,
ou je ne serois pas Gascon. Je reçois pourtant ton cartel farcy de
rodomontades quy procèdent plus tost d'une ame effeminée que de quelque
vaillant champion, et veux que tu sçache que si tost que j'auray endocé
mon harnois enchanté et fabriqué de la propre main de Vulcain, mon
ayeul, je te feray recognoistre que tu n'es reveré, chery et honoré des
dieux comme tu penses; que ta fière moustache relevée vers le pole de
Jupiter ne te garantira de sentir la pesanteur de mon bras, quy ne se
desploye (comme l'oriflamme françois) qu'aux extremitez et contre des
demy-dieux et braves champions, foustres; t'asseurant encore plus (de
peur que tu ne m'attende) que je ne desire estre accompagné d'autres
Fiers-à-Bras ny Morgantz que ma valeur seule, qui a dompté, faict
descendre aux enfers et peuplé les champs elyseens d'un nombre infiny
tant de ces braves Mammeluz que de ces fiers Othomans, te laissant tes
espées et ne voulant qu'un baston pour donner quelque relasche à la
mienne, à quy le temps defaudroit si elle pouvoit dire les exécutions
qu'elle a faict en sa vie, et par quy j'ay tousjours esté redouté des
hommes et aymé des dames, quy se reputent très heureuses de coucher
avec moy, afin de pouvoir avoir un enfant de ma race. Je te pardonne
comme ignorant de ce que je suis, car, si mon courage se pouvoit
acheter à prix d'argent, il n'y auroit plus d'autre trafic au monde;
ou, s'il estoit desparty entre personnes poltronnes et esprits mutins
comme toy, il y auroit une perpetuelle revolte sur la terre, quy
faict que je me soucie moins des volées de canons et de tes coups de
petrinal, foustres, que des mouches quy volent autour de mes oreilles
quand je dors, puis que Jupiter mesme, me redoutant, m'a laissé la
terre entière pour mon partage, prenant les cieux pour le sien, et ne
se sentant encore bien asseuré, me garde de tous encombres, de peur
que, quittant ces bas lieux, je ne l'aille sortir de son throne et le
culbuter du haut en bas, foustres encore, belles escapades. Je te vay
donc trouver encore, en deliberation de te ravir l'ame, et là vider
tout ensemble, si tu es si aise que d'attendre ma fureur, laquelle
tu emporteras moins que ne faict l'aigle les rayons du soleil, et tu
verras le cruel supplice qui t'est préparé, te faisant estre à jamais
le plus miserable des miserables serviteurs des serviteurs.

                                                          «D'ALCHIER.»

       *       *       *       *       *

Ces avaleurs de charettes ferrées, estant de retour, se menacent
de loing et protestent (avec blasphesme de mesme estoffe que leurs
discours) qu'à la première rencontre ils se traicteront reciproquement
d'une façon dont personne n'a jamais entendu parler, et cependant
furent aussi honteux, lorsqu'ils se virent, que des loups quy sont pris
au piége, et n'y eut autre carnage pour ceste fois.




_Le Hazard de la Blanque renversé, et la consolation des marchands
forains._

_A Paris, chez la vefve d'Anthoine Coulon, ruë d'Escosse, aux trois
Cramaillères._

M. D. C. XLIX.

_Avec permission[305]._

In-4.

     [Note 305: Cette pièce, selon M. Moreau, est une des satires les
     plus piquantes de la Fronde. «Je m'étonnerois, dit-il, de ce
     qu'elle a été publiée avec permission, si je ne voyois qu'elle
     date à peu près du temps de la conférence de Ruel.» (_Bibliogr.
     des mazarinades_, t. 2, p. 43, nº 1619.)]


Un fameux bourgeois de cette ville de Paris, qui ne fut jamais riche
que par le hazard de la blanque[306], et heureux qu'à cause qu'il n'est
pas sage, m'entretenant, un des jours de la semaine, des mal-heurs du
temps et des calamitez que cause la guerre, respandant des larmes
grosses comme des citrouilles, me tesmoignoit les regrets qu'il avoit
de ce que nous n'avions point eu cette année ny foire Sainct-Germain,
ny de caresme-prenant, ny de masques, ny de comedies[307]. Il me disoit
cecy à cause qu'en ces temps-là il avoit accoustumé de faire grand
chère et beau feu, et mener une vie exempte de soin, d'inquiétude et
de necessité.--Vrayement, luy respondis-je, vous avez grand tort de
vous plaindre, puisque Paris n'eut jamais plus de divertissemens et les
bourgeois plus de recreations: la ville est devenuë une foire, où l'on
trouve des pièces très curieuses et des raretez très recherchées. Les
violons y sont devenus gazetiers[308] et leurs femmes boulangères[309];
et, comme ils sont fort dispos et legers du pied, ils vont d'un bout
de Paris à l'autre en quatre cabriolles; et, comme ils sont connus
dans les grandes maisons, au lieu de sarabandes ils y donnent des
pièces d'Estat, et courent mesme jusques à Sainct-Germain porter
nouvelles certaines de tout ce qui se passe icy. Vous y voyez aussi
des boutiques de peintres remplies de grotesques, de moresques[310]
et mille autres fantaisies qui changent à tous momens, et qui, par un
artifice merveilleux, prennent toutes sortes de couleurs, de postures
et de visages, selon l'adresse du peintre, qui tantost les fait voir
en pourfil, tantost en face; tantost demie-face, et puis incontinent
après les couvre d'un voile desguisé. Vous y voyez aussi un tableau qui
d'un côté represente l'image de l'Inconstance, et de l'autre celle de
la Mort, qui se mocque de ceux qui la regardent[311], parce qu'elle les
juge à leur maintien n'avoir pas assez de resolution pour se deffendre
de sa tyrannie. Mais en autres vous y remarquez un pourtraict bien
achevé, qui represente un grand navire au milieu des tempestes d'une
mer courroucée, poussé des vents, agité des orages, sans arbre, sans
voiles, sans timon, abandonné de son pilote et delaissé des autres,
qui, prevoyant son prochain naufrage, n'ont autre esperance que de se
sauver sur ses debris et de gaigner le havre. Vous voyez dans le mesme
tableau quantité de personnes qui considèrent avec autant de pitié
que d'estonnement la perte de ce prodigieux vaisseau, et semblent, à
leur posture, estre entierement animés contre des traistres qui, ayant
sous main couppé son mast, ont medité sa perte et procuré sa ruine.
L'on voit aussi dans cette foire des tableaux qui representent des
joüeurs de gobelets, des charlatans qui font mille tours de passe-passe
et de souplesse, des fins couppeurs de bourses et d'autres gens qui
se disposent à danser sur la corde; et tout auprès de ces tableaux
vos yeux y en envisagent d'autres, presque de la mesme grandeur, qui
portent la figure de personnes assez mal habillées, qui, avec un
visage triste et morne, mettent le doigt dessus leur bouche, pour dire
qu'elles n'oseroient se plaindre de ceux qui les joüent ou qui les
volent, et qu'il faut celer un mal qui n'a point de remède, aussi bien
qu'un tort que l'on ne peut vanger. Ne jugeriez-vous pas que cet homme,
qui se plaignoit à moi de ce qu'il n'avoit point veu de caresme-prenant
cette année, depuis le commencement de la guerre, estoit peu
intelligent dans les affaires, ou pour le moins n'estoit pas grand
politique du temps, puisque nous ne sçaurions mieux representer les
choses comme elles se passent à present que sous la figure d'un jour
de mardy-gras, où les uns font bonne chère cependant que les autres
meurent de faim, où plusieurs s'engraissent aux despens d'autruy, où
l'on voit plusieurs cuisines qui estoient auparavant mai eschauffées,
et qui maintenant se bruslent en consommant les autres? N'est-ce
pas estre à caresme-prenant, puisque chacun jouë son compagnon, et
tasche de le piper au jeu? Mais ce qui est de plus deplorable, c'est
que ceux qui joüent, après avoir bien battu et manié les cartes par
une dexterité merveilleuse, ne laissent pas de les brouiller, et,
par consequent, tousjours gaignent. D'ailleurs, ne sommes-nous pas
veritablement à caresme-prenant, puisque nous ne voyons que fourbes et
deguisemens, que visages empruntés et que masques colorés? Les plus
adroits portent le masque de la devotion et de la complaisance, les
autres de la pieté, de la vertu, de la religion; quelques uns portent
une conscience masquée de zèle pour le service de leur prince, et ce
n'est que pour couvrir leur ambition, leur avarice et leurs interests;
les autres ont des paroles et des entretiens masqués de douceur, de
civilité, de complimens, et ce n'est que pour surprendre les simples,
afin de les jetter dans la medisance, de connoistre leurs pensées,
leurs sentimens, leurs affections, et par ainsi juger quel party ils
tiennent et de quel costé ils panchent. Les autres se couvrent et
se masquent de la peau de lion, afin d'avoir de l'employ, et faire
croire à ceux qui les voyent ou qui les entendent parler que l'on doit
attendre de leur merite et de leur courage toutes les satisfactions
imaginables, et qu'ils ne se destinent à la mort que pour le service
du public. Enfin on ne vit jamais plus de comedies que l'on en voit
à present, puis que les esprits les mieux sensez protestent hautement
que tous nos desseins, nos entreprises, nos assemblées, ne sont qu'une
veritable comédie, où les uns joüent le personnage de roy, les autres
de prince, les autres de valets et les autres de fols. Mais certes,
bien que cette comedie soit agreable aux uns, elle est pourtant
ennuyeuse aux autres, parce qu'elle dure trop long-temps, et que l'on
y laisse brusler la chandelle par les deux bouts, et que l'on fait
payer double, bien que l'on ne soit placé qu'au parterre. Et ce qui est
le plus à craindre, c'est que cette comedie ne se tourne enfin en une
sanglante tragedie ou catastrophe funeste où le sang sera respandu,
et où les spectateurs ne verront que des objets d'horreur, de larmes
et de pitié. Dieu vueille, par sa bonté et ses misericordes infinies,
mettre bientost à fin nos malheurs, et changer nos comedies et nos
divertissemens en larmes de penitence, afin que sa colère irritée
s'appaise, que les fleaux de la guerre se retirent de nous, et qu'au
lieu de prendre les armes pour la destruction de nous-mesmes, nous les
prenions pour vanger les blasphemateurs de son sainct nom!

     [Note 306: Ces _blanques_ étoient des espèces de loteries où le
     billet blanc (_blanque_) perdoit, où le billet _à bénéfices_
     faisoit gagner les sommes et les bijoux dont il portoit la
     désignation. C'étoit, selon Pasquier, une importation italienne,
     et l'expression _entendre le numéro_ en venoit. (_Recherches
     de la France_, liv. 8, ch. 49.) Ces _blanques_, sous Henri IV,
     étoient devenues de véritables académies de jeux. «On a vu, dit
     L'Estoille (18 mars 1609), un fils d'un marchand perdre dans une
     séance soixante mille écus, n'en ayant hérité de son père que
     vingt mille.» Les _blanques_ faisoient rage à la foire S.-Germain.
     «Le nommé Jonas, ajoute L'Estoille, a loué une maison, pour tenir
     une de ces académies, au faubourg S.-Germain, pendant l'espace de
     quinze jours, durant la durée de la foire, et d'icelle maison il a
     donné quatorze cents francs.»]

     [Note 307: Il parut plusieurs autres _mazarinades_ sur cette
     suppression forcée de tous les plaisirs du carnaval et de la foire
     S.-Germain en 1649. Nous citerons: _le Caresme des Parisiens
     pour le service de la patrie_, Paris, 1649; _le Grotesque
     Carême prenant de Jules Mazarin, par dialogue_, Paris, 1649; et
     surtout: _Plaintes du carnaval et de la foire S.-Germain, en vers
     burlesques_, Paris, 1649, in-4, pièce que Naudé place au troisième
     rang de celles «dont on peut faire estime.» (_Mascurat_, p. 283.)]

     [Note 308: C'est-à-dire faiseurs de mazarinades. Tout le monde
     s'en mêloit. (V. Leber, _De l'état réel de la presse et des
     pamphlets jusqu'à Louis XIV_, etc., p. 105.) Selon Naudé, la pièce
     _les Admirables sentiments d'une villageoise à M. le Prince_ est
     de la servante d'un libraire, «qui en faisoit après avoir écuré
     ses pots et lavé ses écuelles.» _Mascurat_, p. 8 et 9.]

     [Note 309: Le pain de Gonesse n'arrivant plus à Paris, à cause du
     blocus, toutes les femmes étoient obligées de pourvoir à ce manque
     de provision et de se faire boulangères.]

     [Note 310: C'étoient des meubles d'ébène, comme ces _guéridons
     à tête de More_ que Mazarin avoit, entre autres curiosités, fait
     venir d'Italie. (Naudé, _Mascurat_, p. 72.)]

     [Note 311: Ces tableaux à double visage, qu'on a pu croire
     nouveaux de notre temps, ne l'étoient même pas à l'époque où
     parut cette _mazarinade_. Dans _le Moyen de parvenir_ (111),
     quand il est dit: «Lisez ce volume de son vrai biais. Il est fait
     comme ces peintures qui parlent d'un et puis d'autre», on entend
     parler de tableaux de la même espèce. Carle Vanloo perfectionna
     cette invention pour en faire une flatterie à l'adresse d'un roi
     qui n'en méritoit guère: «Il avoit peint toutes les vertus qui
     caractérisent un grand monarque. On engagea le roi (Louis XV)
     à regarder ce tableau au travers d'un verre à facettes; toutes
     ces figures se réunirent, et il ne vit plus que son portrait.»
     Gudin, _les Mânes de Louis XV_, p. 90.--Je crois qu'il est fait
     allusion à ces tableaux dans une autre mazarinade, _le Miroir à
     deux visages opposés, l'un louant le ministère du fidèle ministre,
     l'autre condamnant la conduite du méchant et infidèle usurpateur
     et ennemi du prince et de son état_, 1649, in-4.]




_Sermon du Cordelier aux Soldats, ensemble la responce des Soldats au
Cordelier, recueillis de plusieurs bons autheurs catholiques._

  Lisez hardiement, car il n'y a pas d'heresie.

_A Paris, imprimé par Nicolas Lefranc, demeurant vis-à-vis les
Cordeliers._

M.DC.XII.

In-8[312].

     [Note 312: Cette pièce a été réimprimée à Chartres, chez Garnier
     fils, en 1833, à trente exemplaires.]


_Sermon du Cordelier aux soldats._

    Un cordelier tomba entre les mains
  D'aucuns soldats, non pas trop inhumains,
  Qui luy ont dit: Frère, qu'on se despeche:
  Fay nous icy quelque beau petit presche
  Pour resjouyr la compagnie toute.

    Le cordelier, qui leur parler escoute
  Sans s'estonner, ne leur refusa poinct,
  Et pour prescher commença en ce poinct:

  Je ne sçaurois assez vous collauder.
  Messieurs, dit-il; je veux bien asseurer
  Que vostre train, pur, innocent et munde,
  A cil de Christ ressemble estant au monde.

    Premièrement, il hantoit les meschans:
  Sy faictes-vous, et les allez cherchans;
  Il ne fuyoit les noces et banquetz:
  A table on oit nuict et jour vos caquetz;
  A luy venoient paillards et publicains:
  Avecques vous sont tousjours les putains;
  En croix pendu fut avec les larrons:
  En tel estat de bref nous vous verrons;
  Puis vous sçavez qu'aux enfers descendit:
  Vous aurez bien un semblable credit;
  Il en revint, puis au ciel s'envola:
  Mais vous jamais ne bougerez de là.
  Voilà sans faute, en oraison petite,
  De vostre estat la louange deduicte.

       *       *       *       *       *

_La Responce des Soldats._

  Ces bons soldats, ayant bien escouté
  Du cordelier le sermon effronté,
  L'un print propos, disant en ceste sorte:
  Heu! compagnons, que nul ne se transporte
  Hors de ce lieu tant qu'auray respondu
  Au bon sermon de ce moine tondu.
  Escoutez tous. Premierement, il dict
  Que les meschans ont vers nous grand credit.

    Confesser faut que sommes mal vivans,
  Que la plupart de ceux qu'allons cherchans
  Aussi pour nous nous montrent les effects
  De ce en quoy l'on nous tient pour suspects.

  Mais qui commet des maux en plus de guise
  Que vous, moines, vous disant gens d'eglise?
  Soubz vostre habit marqué de saincteté,
  Passans le temps en toute oysiveté,
  Et si allez suivans les bonnes tables,
  Estant assis en pères venerables,
  Où vous vuidez tasses et gobeletz,
  Où vous mangez les frians morceletz,
  Chapons, perdrix sautant de broche en bouche[313],
  Et en bruslant la langue qui les touche,
  Vous vous plaignez (sans que je le deguise)
  Qu'avez du mal à servir saincte eglise[314].

    Après pastez, andouilles aux espices,
  Les cervelats et les bonnes saucisses,
  Les bons jambons et belles eschinées[315],
  Qui sont pendus à l'air des cheminées,
  Que vous nommez les aiguillons de vin,
  Les arrousant de mainte beau latin:
  Temoings en sont vos belles rouges trognes,
  Vos beaux rubis et ces gros nez d'yvrognes,
  Nez que tousjours ceste eau benite lave
  Qu'on va querir au profond de la cave;
  Nez qu'on peut dire estre assez buvatif,
  Nez coloré de teinct alteratif,
  Nez dont je dis que mesme la roupie
  Pisse tousjours vin de théologie,
  Nez vrais gourmetz de vos très sainctz desirs,
  Seuls alembics de vos plus beaux plaisirs.
  Nez par qui sont seurement annoncez
  L'aigre, le doux, l'esvent et le poussé[316].
  Nez qui chantent les très grandes merveilles
  Du vin hoché à deux ou une oreilles[317].
  Nez suce-vin, vaillans roys des bouteilles,
  Nez rougissans comme roses vermeilles,
  Nez que je dis vrays nez de cardinal,
  Vos heures sont et vostre doctrinal;
  Nez vrays miroërs de zèle sorbonique
  Qui ne pensa jamais estre heretique;
  Nez vrays supports de nostre mère Eglise,
  Très dignes nez, que l'on les canonise:
  Le beau rebec, la belle cornemuse,
  Dont la ronflante, harmonieuse muse,
  Du blanc, du teinct et du clairet enflée,
  Ose hardiement, voire d'une soufflée,
  Le dieu Bacchus, avec tous ses enfans,
  Je dis mesme jusqu'aux plus triomphans,
  Ce dieu qui est assis sur un poinçon,
  Desfier à beaux coups de gros flacons.
    Voilà comment vous vivez en prelatz,
  En regardant du monde les debatz;
  Et nous, soldats, portons les corseletz,
  Tandis que vous vuydez les gobeletz;
  Avons en main harquebuses ou picques,
  Et vous, messieurs, croix d'or ou des reliques;
  Couchons souvent sur paille ou terre dure,
  Souffrant la faim, soif, chaleur ou froidure,
  Puis assaillis dans quelque forte place,
  Puis assaillans l'ennemy plein d'audace,
  Nous endurons des maux en mainte guyse
  Pour deffendre ces sainctes gens d'eglise,
  Qui cependant meritez paradis,
  Pour vous et nous chantans De profundis
  En vos manoirs et plaisantes demeures,
  Où soustenez, comme en cavernes seures,
  Les grands larrons, meurtriers et parricides;
  Putiers, putains, perjures, homicides,
  Incestueux, sodomites damnables,
  Pour de l'argent vous sont tous agreables.
    Or, sus, allons: pendant que suis dispos,
  Poursuivre faut ton troisième propos.
  Tu nous as dict que les putains tousjour
  Avec nous sont et y font leur sejour;
  Mais je voy bien, frater à rouge trogne,
  Qu'en nous grattant tu n'as senti ta rongne.
  Si quelque honte il te resté au museau,
  Sçait-on trouver (dy-moy) plus grand bourdeau,
  Où l'on commet d'ordures plus grand'somme,
  Qu'en voz convens, vrays manoirs de Sodome?
  Vous, Cordeliers, Jacopins, Jesuites,
  Carmes, Chartreux, Augustins hypocrites,
  D'où vient cela qu'on vous nomme beaux pères?
  C'est qu'à l'ombre d'un joly crucifix
  Gaignez souvent des filles ou des filz
  En accoinctant vos sainctes belles-mères.
  Quant aux parloirs et aux confessions,
  Vous commetez vos dissolutions,
  Attouchemens vilains et execrables,
  Sales propos et faicts deraisonnables:
  Là le peché s'abaisse jusqu'au centre,
  Et les beaux fruits se font sentir au ventre
  Que despescher faictes devant son jour
  Avant que voir du beau monde l'entour,
  Pour conserver la reputation
  De l'ordre et de vostre religion,
  Sçachant qu'il faut besoigner cautement,
  Puis qu'on ne sçait soy tenir chastement.
  Aussi avez au besoin vos novices
  Qui ne sont pas ignorans de vos vices.
  Hors des convens, bourgeoises, damoiselles,
  Tombent aussi souvent dessoubz vos ailes;
  Et si de là il en sorte quelque ange,
  C'est peu de cas, il ne vous semble estrange;
  Pas on n'accourt vous dire: «Tenez, frère,
  Cest enfançon, vous en estes le père.»
  La dame en rit, oyant crier: Papa!
  Au pauvre Jean qui le père n'est pas.
  Brief, frère gris, vous infectez le monde
  Bien plus que nous de vostre ordure immonde,
  Et pense bien que Sodome l'infecte
  Auprès de vous sera dicte parfaicte.
    Quatriemement, je l'ai bien entendu
  Quand tu as dit que nous serons pendu
  Au beau milieu des voleurs et larrons,
  Et qu'un gibet pour sepulture aurons.
  Mais telle mort nous servira de gloire,
  Par cestuy-là qui en a eu victoire,
  Tournant la croix en benediction
  A ce brigant dont eut salvation,
  En invoquant humblement ce Jesus,
  Qui lui donna sans vous, moines tondus,
  De ses pechez pleine remission,
  Dont avoit fait humble confession
  A cil qui seul les pouvoit pardonner,
  Et sans argent paradis luy donner,
  Car en ce temps ces moines bigarrez
  N'estoient encor parmy le monde entrez;
  N'estoit sorty de l'abysme du puits
  Ce saint François qui vous couva depuis,
  Monstres malins, mordantes sauterelles,
  Bruyant, portant partout playes mortelles:
  Car sous un veu d'obeissance feinte
  Tenez le monde en erreur et en crainte,
  Et soubs couleur de fausse pauvreté
  Mainte present au couvent est porté.
    Mais, je vous pry, quels pauvres sont ceux-cy,
  Tant bien logez, dormans sans nul soucy,
  Très bien vestus et nourris gros et gras,
  Sans travailler ni d'esprit ni des bras?
  Voz revenus, voz menus fruicts et rentes,
  Terres et prez et vos bestes errantes,
  Telle abondance, est-ce pauvreté saincte
  Que pretendez par devotion feinte?
    Sy en larrons donc nous sommes pendus,
  Vous, Cordeliers, devez estre esperdus,
  Craignans qu'enfin ne soyons camarades,
  Et que facions ensemble les gambades:
  Car qui depend et dict n'avoir nul bien,
  Ny d'en gaigner ne sçait aucun moyen,
  Sy le nommer on veut par son droit nom,
  Les payens mesme en feront un larron.
  Sy ne pillez les vivans seulement,
  Comme faisons; mais les morts seurement
  N'ont au sepulchre un asseuré repos,
  Par vous, gourmans, qui leur rongez les os,
  Et devorez, sous ombre d'oraisons,
  Leurs orphelins et entières maisons,
  Dont vous chantez, joyeux en vos soulaz.
  Mais quelque jour ensuivront les helas
  Pour tant avoir trompé de femmelettes,
  Et pour deux glands attrappé leurs toilettes[318],
  Et pratiqué tant de fraudes pieuses
  Qui sont enfin à Dieu tant ennuyeuses,
  Qu'il a desjà ses bras forts estendus
  Pour desoler ces gros frères tondus.
    Or, pour la fin, voicy le dernier poinct[319]:
  Tu nous as dit qu'en enfer nous irons,
  Et que de là jamais ne bougerons.
  Mais, contemplant enfer au temps passé,
  En son pourtraict j'y vis prestres assez.
  Tu me diras: En quoy les as cogneus?
  Je te respons: Pour les voir tous tondus,
  Ainsi que vous, messieurs les cordeliers.
  Mais les soldats, encor que par milliers
  Soyent escrottez, regardant ces figures,
  Pas un n'en veis mis en ces pourtraictures.
  Trop bien j'y veis aussy des femmelettes,
  Mais on me dict que ce sont beguinettes
  Qui avec vous n'ont faict difficulté
  De dispenser leur veu de chasteté,
  Dont m'esbahis comment si sainctes gens
  Sont reservé en ces lieux de tourmens.
    Et par ainsy je conclus que soldats
  Plustost sauvés seront que tels prelats.
  Voylà, frater, quel est le tesmoignage
  Que je donray à vostre parentage.

     [Note 313: On trouve ici l'origine de cette locution connue,
     _manger de la viande de broc en bouche_, c'est-à-dire la manger
     toute chaude, sortant de la broche.]

     [Note 314: Dans ce vers et ce qui le précède, on trouve un
     souvenir évident de la jolie épigramme de Marot, _le Service de
     Dieu_:

       Un gros prieur sommeilloit en sa couche
       Tandis rôtir sa perdrix on faisoit;
       Se lève, crache, esmeutit et se mouche.
       La perdrix vire au sel de broque en bouche
       La devora: bien sçavoit la science;
       Puis, quand il eut pris sur sa conscience
       Broc de vin blanc, du meilleur qu'on élise:
       Mon Dieu, dit-il, donnez-moi patience!
       Qu'on a de mal à servir sainte Eglise!]

     [Note 315: La pièce de chair qui se taille sur le dos du porc.
     C'est toujours le _terga suis_ qu'Ovide nous montre pendu aux
     solives de la cabane de Philémon et Baucis. Au XVIIe siècle, «une
     échinée aux pois», c'étoit un des bons ragoûts des gens du peuple.]

     [Note 316: Le vin _poussé_ est celui que le trop de chaleur a
     gâté.]

     [Note 317: C'est le vin _à une oreille_ dont parle Rabelais (liv.
     1er, ch. 5). Ce vers donne raison à Le Duchat, qui pensoit qu'on
     appeloit ainsi le bon vin qui faisoit hocher de la tête sur l'une
     et l'autre oreille en signe d'approbation.]

     [Note 318: Ce passage, qui nous a fort embarrassé, fait sans
     doute allusion aux glands de cette sorte d'écharpe dont, par
     dévotion pour le patron des Cordeliers, saint François d'Assise,
     la reine Anne de Bretagne avoit fait l'insigne de son ordre de _la
     Cordelière_, et qui par là, à la plus grande gloire des frères de
     S.-François, étoit devenue une parure recherchée des dames de la
     cour.]

     [Note 319: Le vers qui doit rimer avec celui-ci manque.]


EPILOGUE.

    Mais, pour chasser toute melancolie
  Et resjouir la bonne compagnie,
  Sus, sus, soldats! chantons joyeusement
  Ces beaux huictains que nous apprit Clement,
  Je dis Marot, qui le pot descouvrit,
  Dont ces cagots creveront de despit.

        Nos beaux pères religieux[320],
      Vous disnez pour un grand mercy.
      O gens heureux! ô demi-dieux!
      Pleust à Dieu que fussions ainsy!
      Comme nous vivrions sans soucy!
      Car le veu qui l'argent vous oste,
      Il est clair qu'il deffend aussy
      Que ne payez jamais vostre oste.


PAUSE.

    Voulez-vous voir un homme honneste?
  Attachez-moy une sonnette
  Sur le front d'un moine crotté,
  Une oreille à chaque costé
  Au capuchon de sa caboche:
  Voilà un sot de la basoche
  Aussi bien peinct que sçauroit homme
  Depuis Paris jusques à Rome.

     [Note 320: Ce huitain n'est pas de Marot, mais de Brodeau, poète
     tourangeau, son contemporain. C'est son épigramme _à deux frères
     mineurs_. (V. _Oeuvres_ de Marot, édit. Lenglet-Dufresnoy, t. 2,
     p. 261.) L'autre huitain n'est pas non plus de Clément Marot.]

       *       *       *       *       *

_Autre plus briefve response au sermon du Cordelier, contenant la
conference ou plustost la difference de Jesus-Christ et de sainct
François[321]._

     [Note 321: Dans un de ses colloques, _Exequiæ Seraphicæ_, Erasme a
     fait aussi un parallèle entre Jésus-Christ et saint François. On y
     lit, entre autres choses: _Christus legem evangelicam promulgavit,
     Franciscus legem suam angeli manibus, bis descriptam, bis tradidit
     seraphicis fratribus_.]

    Sainct François a suyvi la trace
  (Ce dict des Cordeliers la race)
  De Jesus-Christ, et contrefaict
  Tout ce que Jesus-Christ a faict,
  Et ne s'est trouvé en ce monde
  Qu'un sainct François qui le seconde.

    Jesus-Christ fut bien povre icy,
  Et sainct Françoys le fut aussy,
  Qui nous delegua sa besace.

    Jesus-Christ seul, à sa menace,
  Fit taire les vents et les eaux,
  Nostre sainct François les oyseaux.

    Jesus-Christ repeut cinq mille hommes,
  Et sainct François, à qui nous sommes,
  En entretient par son secours
  Plus de dix mille tous les jours,
  Gras, enbonpoinct, sans s'entremettre
  De mestier où la main faut mettre.

    Jesus aux enfers devala:
  Saint François aussi y alla.

    Jesus-Christ est monté en gloire,
  Emportant d'enfer la victoire:
  Ils sont differents en ce poinct,
  Car sainct François n'en revint poinct.




_L'Ouverture des jours gras, ou l'Entretien du Carnaval._

_A Paris, chez Michel Blageart, rue de la Calandre, à la Fleur de Lys._

M. DC. XXXIV.

In-8.


Ceux quy nous apportent la muscade, le poivre et les clous de girofle
qu'on met dans les pastez en ces jours gras, sçavent en quel climat
sont situées les isles Molucques et combien il y fait chaud; et
cependant l'autheur de l'histoire de Quixaire[322], princesse de ce
pays, fait une remarque digne d'admiration, disant qu'elle avoit le
teint fort blanc et les cheveux blonds, ce quy est une merveille
aussy bien que de voir les Italiennes ne cedder rien en blancheur
aux dames françoises. La raison de cest estonnement est que, chaque
chose ayant son lieu, il semble qu'il ne se doit pas rencontrer des
visages blancs en ces contrées. Ainsy on peut dire que le lieu naturel
des filles de joie à Paris est les marests du Temple et le fauxbourg
Sainct-Germain[323], comme le vray lieu de la comedie est l'hostel de
Bourgongne.

     [Note 322: Cet auteur est Cervantès. Sa nouvelle _la Belle
     Quixaire_ étoit alors célèbre. Gillet de la Tessonnerie en fit
     le sujet d'une tragi-comédie jouée en 1639, et publiée l'année
     suivante, Paris, G. Quinet, in-8.]

     [Note 323: V., sur le grand nombre des courtisanes au Marais,
     notre volume de _Paris démoli_, 2e édit., p. 33 et 320, et,
     sur celles du faubourg S.-Germain, notre premier volume des
     _Variétés_, p. 207, 219.]

Cela supposé, on peut dire aussy que chaque chose a sa propriété,
comme les pistaches ont la vertu d'eschauffer au huictiesme degré,
les cervelas et les langues parfumées d'alterer au dernier poinct,
le vin blanc de faire pisser, le pavot et le vin muscat d'endormir
merveilleusement, et la beauté de charmer.

Par la mesme raison chaque chose a aussy son temps: il y a un temps
pour coudre et filer, temps de manger et de boire, temps de chanter et
de dancer, temps de pleurer et de rire, qui est premierement le temps
de ceste quinzaine grasse. Or il faut croire que quand une chandelle se
veut esteindre elle jette une plus grande flamme, ce quy est un presage
de sa mort; aussi il semble que, par une antiperistaze des jours
maigres quy approchent, les jours gras se renforcent et rassemblent
toute la joie quy est esparse le tout au long et au large de l'année.
C'est donc avec juste raison que toute l'antiquité a destiné ces jours
aux plaisirs, à la volupté et aux ris.

Mais, pour vous faire rire, que pourroit-on vous representer
maintenant? car, selon l'ancien proverbe, il ne se dit rien à ceste
heure quy n'ait esté dit. Et vous sçavez comme les choses repetées
et redittes sont ennuyeuses. Pour preuve de ceste verité, vous voyez
combien c'est chose desplaisante de voir toujours une table chargée
de mesmes viandes, d'ouyr toujours une mesme farce à l'hostel de
Bourgogne, et de regarder toujours de mesmes tableaux à la foire
Sainct-Germain.

Il faut donc inventer quelque sujet nouveau, et une methode nouvelle
quy n'ait esté empruntée d'aucun livre, d'aucun autheur, où Aristote
n'ait jamais pensé, où Platon n'ait jamais jeté les yeux ny l'esprit,
que les orateurs n'eussent jamais deviné ni ne devineront jamais si on
ne leur en montre le chemin, et où personne ne s'attend peut-estre.

Formez-vous donc, s'il vous plaist, hommes et femmes, filles et
garçons, jeunes et vieux, grands et petits, pauvres et riches, car
tous vous estes capables de rire; formez-vous, dy-je, dans l'esprit la
plus agreable idée des choses les plus plaisantes et facetieuses quy
soient dans la nature; peignez-vous toutes les grosses monstrousitez
du monde grotesque, mais plus raisonnablement l'image amoureuse de
l'incomparable mardy-gras; figurez-vous cest object comme un des plus
grands et gros homme quy ait jamais esté, en comparaison duquel les
geants ne soient que des nains, ayant la teste ombragée d'un arpent
de vignes et couronnée de jambons, entouré d'une echarpe de cervelas
et d'autres allumettes à vin, tout chargé de bouteilles, à quy le
vin de Grave, de Muscat, de Espagne, d'Hipocras, font hommage comme
à un grand seigneur, foulant desdaigneusement aux pieds les pots
de confitures et les boetes de dragées, des pyramides de sucre et
des flacons de sirop et forests de canelles, avec ceste infirmité
naturelle, quy n'ose regarder derrière luy, non plus qu'Orphée, de peur
d'y voir le caresme pasle et hideux.

Figurez-vous donc bien ceste image, si vous pouvez, et je croy que tout
ce que les poètes ont dit des rencontres joyeuses de Momus, ce n'est
rien au prix de cecy pour vous faire rire.

Que si vous estes difficiles à esmouvoir, allez-vous-en à pied ou en
carrosse à la foire de Sainct-Germain, et là vous verrez des joueurs de
torniquets, de goblets, de marionnettes, danceurs de corde, preneurs de
tabac[324], charlatans, joueurs de passe-passe[325], et mille autres
apanages de la folie[326], que l'on peut mieux penser que de dire; sur
tout ne vous laissez pas piper aux dez ou tromper à la blanche[327],
car cela troublerait la joie et vous empescheroit de rire.

     [Note 324: C'étoit alors une nouveauté, une mode. On fumoit et
     l'on prisoit dans les cabarets de la foire. Les cafés, qui leur
     succédèrent, eurent soin de conserver l'usage. Le Sage, dans sa
     _Querelle des théâtres_, scène 1re, nous montre un limonadier de
     la foire faisant avec grâce les honneurs de son café et de sa
     tabatière:

       Et l'obligeant Massy presente
       Le tabac aux honnêtes gens.]

     [Note 325: Jeu d'escamoteur qui s'appelle ainsi à cause des mots
     _passe, passe, disparais_, que le farceur adresse continuellement
     à son godenot. Alain Chartier a dit, parlant de la mort:

       Ce n'est pas jeu de passe-passe,
       Car on s'en va sans revenir.]

[Note 326:

       Les charlatans divers, les enchanteurs, se treuvent
       Au grand cours d'alentour, les blanques, les sauteurs,
       Les monstres differends, les farceurs et menteurs.
       Le peuple s'y promène, et parmi la froidure
       Croque le pain d'epice et la gauffre moins dure......
       L'autre met son argent aux choses necessaires
       Que le marchand debite aux personnes vulgaires.

           (_Semonce à une demoiselle des champs pour venir passer
         la foire et les jours gras à Paris_, Paris, 1605, in-8.)]

     [Note 327: _A la blanque._ V. une des pièces qui précèdent.]

Ou si vous ne voulez aller si loin, il ne faut qu'aller à l'hostel
de Bourgongne, et eussiez eu envie d'y achepter quelque chose, tant
les marchands avoient de grace pour attirer le monde, veu qu'on
representoit la foire de Sainct-Germain[328]; et comme on commence par
mettre les fauxbourgs dans la ville[329], Sainct-Germain et la foire
estoit en l'hostel de Bourgongne.

     [Note 328: Ceci prouve que, long-temps avant Regnard et Dancourt,
     qui, l'un au théâtre de la Foire en 1695, l'autre, l'année
     d'après, au Théâtre-François, en firent le sujet d'une comédie, la
     foire S.-Germain avoit été mise à la scène. En 1607, un ballet de
     la façon de M. le Prince, dont le sujet etoit _l'accouchement de
     la foire Saint-Germain_, avoit été dansé au Louvre (V. _Lettres
     de Malherbe à Peiresc_, p. 21, et _Recueil des plus excellents
     ballets de ce temps_, Paris, 1612, in-8, p. 55-58).]

     [Note 329: Allusion aux mesures prises, en 1634, pour _la closture
     et adjonction à la ville de Paris des faubourgs Saint-Honoré,
     Montmartre et Villeneuve_. V. _Archives curieuses_, 2e série, t.
     6, p. 314, et notre _Paris démoli_, p. 243.]

Là vous eussiez veu et pouvez voir encore, si vous le voulez, une image
parfaicte et accomplie de ceste dicte foire, une decoration superbe,
des acteurs vestuz à l'advantage, la naïveté dans les vers accommodez
au subject; vous eussiez veu les plus exquises peintures de Flandres,
où presidoit Catin, noble fille de Guillot Gorju; vous eussiez veu
Guillaume le Gros[330], dans une boutique d'orfèvre, apprester à
rire à tout le monde, et dont vous ririez encore sans une fascheuse
reflexion que l'on faisoit, voyant manger des dragées de Verdun à ceux
quy estoient sur le theatre sans en manger, car il n'y avoit rien de
si triste que de voir manger les autres et ne pas manger soy-mesme, et
estre comme un Tantale dans les eaux.

     [Note 330: Gros-Guillaume. V., sur tous ces farceurs, les notes de
     notre édition des _Caquets de l'Accouchée_, p. 281-282.]

Mais si vous avez perdu ceste occasion de rire, recompensez-vous-en
par autre chose; allez-y tout le long de ceste quinzaine, et vous
n'y manquerez pas de rire, ou il faudra que vous ayez la bouche
cousue. Vous y verrez le _Clitophon_[331] de Monsieur Durier, autheur
de l'_Alcymedon_[332]; ensuitte vous verrez le _Rossyleon_ du mesme
autheur[333], pièce que tout le monde juge estre un des rares subjects
de l'Astrée; après vous y verrez la _Dorise_ ou _Doriste_ de l'auteur
de la _Cléonice_[334], et, pour la bonne bouche et closture des jours
gras, l'_Hercule mourant_ ou déifié de Monsieur de Rotrou[335], pièces
quy sont autant d'aimans attractifs pour y faire venir non seulement
les plus graves d'entre les hommes, mais les femmes les plus chastes
et modestes, quy ne veulent plus faire autre chose maintenant que d'y
aller; ce quy fait qu'on ne s'estonne pas si les maris, par un si long
tems, avoient deffendu et interdict l'entrée de l'hostel de Bourgongne
à leurs femmes, quy perdent presque la memoire de leurs loges quand
elles ont veu representer en ce lieu quelque pièce si belle, comme
autrefois ceux quy avoient gousté une fois de lotes[336] perdoient
entierement la memoire de leur pays et de leur maison.

     [Note 331: _Clitophon_, tragi-comédie en cinq actes de Du Ryer,
     fut jouée en 1632, mais ne fut jamais imprimée. M. de Soleinne en
     possédoit un manuscrit. (_Catal._ de sa biblioth., nº 1003.)]

     [Note 332: _Alcimédon_, tragi-comédie en cinq actes, en vers,
     jouée en 1634, imprimée en 1635, Paris, T. Quinet.]

     [Note 333: _Les Aventures de Rosiléon_, pastorale en cinq actes,
     en vers, imitée de _l'Astrée_, fut représentée en 1629. Elle n'est
     pas de Du Ryer, comme on le dit ici, mais de Pichou, le même dont
     on a deux tragi-comédies, _les Folies de Cardénio_ (1633) et
     _l'infidèle confidente_ (1631), et _la Filis de Scire_, comédie
     pastorale en cinq actes, traduite de l'italien du comte Bonarelli
     (1631). En tête de cette dernière pièce se lit une préface d'un
     ami de l'auteur, Isnard, médecin à Grenoble. On y trouve de grands
     éloges sur la pièce dont il est parlé ici, ainsi que sur l'auteur,
     qui mourut assassiné, à l'âge de trente-cinq ans. Selon de Mouhy
     (_Tablettes dramatiques_, p. 205), ces éloges d'Isnard dans sa
     préface de la _Filis_ prouveroient que le _Rosiléon_ fut imprimé,
     puisqu'il méritoit tant de l'être. Il ne semble pas, toutefois,
     qu'on en ait jamais vu un exemplaire.]

     [Note 334: _Cléonice, ou l'Amour téméraire_, tragi-comédie
     pastorale en cinq actes, en vers, Paris, Nicolas Rousset, 1631,
     in-8. La pièce ne porte pas de nom d'auteur, mais la dédicace au
     roi est signée P. B.--De Mouhy soupçonna que la première de ces
     lettres pourrait bien être l'initiale du nom de _Passart_, auquel
     Beauchamps attribuoit une pièce du même titre dans sa table des
     _Recherches_. Il avoit raison; du moins, ce qui le donneroit à
     penser, c'est que sur le titre de l'exemplaire possédé par M.
     de Soleinne se lisoit en écriture du temps: _par M. Passart_.
     (De Mouhy, _Abrégé de l'histoire du théâtre françois_, in-8,
     p. 96; _Catal. de la biblioth. de M. de Soleinne_, nº 1051.)
     Passart tenoit beaucoup à n'être pas connu. Ce qu'on lit ici
     prouve que ses contemporains n'avoient pas percé l'anonyme dont
     il se couvroit. Nous ne connoissons pas sa _Dorise_ ou _Doriste_
     annoncée ici; mais il se pourroit que l'auteur se trompât pour
     cette pièce, comme il l'a fait pour _Rosiléon_, et qu'il voulût
     parler de la _Doristée_ de Rotrou, qui date en effet de cette
     époque. La première édition, qui est de 1634, a pour titre
     _Cléagenor et Doristée_; en tête de la seconde, donnée l'année
     suivante, on lit seulement _Doristée_, tragi-comédie.]

     [Note 335: L'_Hercule mourant_, tragédie en cinq actes, de Rotrou,
     ne fut imprimé qu'en 1636. Ce qui est dit ici prouveroit que la
     représentation précéda de deux ans la publication.]

     [Note 336: Le _lotos_, plante d'Egypte, qui avoit la vertu de
     faire perdre la mémoire à ceux qui en mangeoient. On se rappelle
     la description du pays des _Lotophages_ (mangeurs de lotos) dans
     l'Odyssée (liv. 9).]

Que si toutes ces agreables merveilles n'ont encore le pouvoir de vous
faire rire, jetez-vous sur la lecture des autheurs facetieux; lisez le
Songe et visions joyeuses du Gros-Guillaume[337], nouvellement imprimés
depuis la mort du predecesseur de Guillot Gorju[338], ou demandez aux
colporteurs jurez son Apologie, et ils vous la donneront moyennant de
l'argent. Repassez aussy surtout ce quy s'est dit, fait et passé dans
les Champs-Elysées[339].

     [Note 337: Plusieurs pièces parurent, en effet, sous le nom de ce
     farceur. Nous ne connoissons pas celles qu'on cite ici, mais nous
     pouvons mentionner en revanche: _les Railleries de Gros-Guillaume
     sur les affaires de ce temps_, 1623, in-8; _les Bignets de
     Gros-Guillaume envoyés à Turlupin et à Gautier-Garguille pour
     leur mardy-gras, par le sieur Tripotin, gentilhomme fariné de
     l'hôtel de Bourgogne_, etc. Mais, pour beaucoup de pièces, on
     dut le confondre avec maître Guillaume, sous le nom duquel il en
     parut alors une si grande quantité. Celui-ci vendoit lui-même
     ses bouffonneries imprimées sur le Pont-Neuf. (L'Estoille, édit.
     Michaud, t. 2, p. 405.) On peut voir sur lui une note de notre
     édition des _Caquets de l'Accouchée_, p. 263.]

     [Note 338: Ce prédécesseur étoit Gautier-Garguille, mort en
     décembre 1633. Bertrand Haudrin, dit _Saint-Jacques_, et qui se
     donna au théâtre le nom de Guillot Gorju, avoit été admis, l'année
     suivante, à prendre sa place sur la scène de l'hôtel de Bourgogne.
     Il y jouoit les médecins et les apothicaires burlesques. Sa
     première profession l'avoit au mieux stylé à ces rôles. Il avoit
     été médecin, et même, selon Gui Patin, doyen de la Faculté de
     médecine, où il ne s'étoit pas fait faute de dérober. (_Lettre_
     222e à Spon, t. 2, p. 173.)]

     [Note 339: Allusion probable à la pièce qui a pour titre:
     _le Testament du Gros-Guillaume, et sa rencontre avec
     Gautier-Garguille en l'autre monde_, Paris, 1634, in-8; ou bien
     encore à celle-ci: _Conversation de maître Guillaume avec le
     prince de Conty aux Champs-Elysées_, Paris, 1631, in-8.]

En un mot, lisez les Grotesques de tous les esprits romanesques.

Et si tout cela est encore trop fade, attendez à la cause grasse[340]:
vous ne devez laisser eschapper ceste occasion de la voir plaider et
de faire vos efforts d'entrer en ce lieu avec vos femmes, car il faut
advouer que plusieurs parlent de la cause grasse quy ne savent ce que
c'est, et quy croyent que ce soit une chose quy se doive mespriser. Au
contraire, si Ciceron et Demosthènes vivoient en nostre siècle, ils
auroient bien de la peine d'y recognoistre leurs preceptes.

     [Note 340: Cause plaisante que les clercs de la basoche plaidoient
     publiquement le jour du mardi gras, sur un fait inventé et presque
     toujours choisi parmi les plus grivois et même les plus orduriers.
     C'est ce qui fit supprimer cet usage burlesque dans les premières
     années du XVIIIe siècle. Mais on continua d'appeler _causes
     grasses_, au Palais, toutes celles qui avoient un côté plaisant.]

On void dans ceste cause l'eloquence paroistre toute nue, en chair et
en os, vive, masle et hardie; tous les boutons et les fleurs de bien
dire repandues çà et là. Dans l'exorde on s'insinue dans l'esprit de
l'auditeur par quelque chose quy frappe les sens; la narration y est
toujours de quelque coquette abusée ou de quelque oison plumé à l'eau
chaude; les raisons y sont toutes tirées de l'humanité ou des choses
naturelles; les mouvemens y sont frequens, et l'intention de celuy quy
plaide est d'exciter à rire, et non à la commiseration: car quy ne
riroit seullement de voir la posture de ceux quy sont les juges de
ceste belle cause pisser dans leurs chausses à force de se contraindre
et pour rire le moins qu'ils peuvent, et les advocats, clercs, quy ont
l'honneur d'y plaider, parler gravement et serieusement des choses les
plus bouffonnes du monde? C'est là où la basoche est en triomphe, où
le Mardy-Gras et Bacchus occupent chacun une lanterne pour escouter
un plaidoyer si facetieux et si charmant, qu'on est contrainct de
confesser que tous les Zanni[341], les Pantalons, les Tabarins, les
Turlupins et tout l'hostel de Bourgongne n'a jamais rien inventé quy
approche de mille lieues loin de ceste facetie.

     [Note 341: Personnage de la comédie italienne, dont le nom, dérivé
     du _Sannio_ romain, s'est francisé sur la scène de Molière en
     celui de _Zannarelle_ ou _Sganarelle_.]

Après cela, si vous ne riez, il ne faut plus esperer de rire: tous
les subjets sont espuisez, tous les esprits sont à sec, toutes les
inventions bouchées, toutes les veines taries, toutes les plus
agreables matières constipées; en un mot, après ceste pièce de
l'ouverture des jours gras ou du carnaval, il ne faut plus croire qu'il
vienne rien de risible par cy après, et si vous n'en riez tout vostre
soul aujourd'huy, on concluera de trois choses l'une, ou que vous
avez esté faits en pleurant (chose quy seroit trop honteuse à dire),
ou qu'ayant despouillé ceste propriété de rire quy distingue l'homme
d'entre tous les animaux, vous n'estes plus que des bestes (ce qu'on
ne voudroit pas seulement imaginer de vous); ou bien, pour plus vray
semblable, que quelque pensée morne du caresme a forcé tous les corps
de gardes des delices, a traversé mesme le pont-levis du palais de la
Volupté, pour venir assieger vostre imagination par avance et vous
rendre melancholiques devant le temps.




_Histoire veritable du combat et duel assigné entre deux demoiselles
sur la querelle de leurs amours._


Les douceurs de l'amour sont si grandes et les contentemens que nous
trouvons aux caresses d'une belle maistresse ont tant de puissance
sur nous, que ceux se peuvent dire insensibles, qui ne recherchent
point les occasions de gouster un plaisir si doux; mais comme nous
ne pouvons nous promettre un contentement sans traverses, ny des
douceurs sans amertume, nous voyons bien souvent ces delices suivies
d'un puissant deplaisir pour n'en avoir pas bien usé; nous courons
ordinairement au change sans nous souvenir que la beauté de celle que
nous adorons peut faire un grand effort en l'ame de quelque autre,
que nous ne nous soucions pas de les conserver après qu'elles nous
sont acquises. C'est de là que nous proviennent ordinairement tant
de maux qu'on voit aujourd'huy dans le monde par les effets de cette
passion. Un rival se rencontre avec un mesme desir d'amour que nous. La
jalousie, commune peste des plus belles amours, coule insensiblement
dans nos ames, et nous donne des mouvements si grands, que nostre repos
precedant se change en des inquietudes quy, faisant naistre la cholère
avec le depit, nous poussent bien souvent à des actions insensées.
J'apporterois icy un grand nombre d'exemples d'antiquité que nous
fournit l'authorité de nos pères; mais, ne me voulant pas empescher
longuement, je me contenteray de celuy que ceste ville de Paris nous
fournit aujourd'huy.

Isabelle et Cloris, deux belles filles, et parfaictes pour donner de
l'amour aux plus retenus, ayant quelques correspondances d'humeurs,
s'aymoient il n'y a que deux jours avec tant de passion qu'elles
n'avoient point de repos que dans leurs entretiens: tout leur estoit
commun, et elles ne se cachoient leurs pensées, de quelque consequence
qu'elles fussent.

Isabelle estoit adorée de Philemon, jeune cavalier et digne
veritablement des faveurs qu'elle luy donnoit; recherchoit avec soin
toutes les occasions de le voir, et, lorsque les inventions luy
manquoient, employoit l'esprit de Cloris et se servoit bien souvent de
son assistance, de sorte qu'elle vivoit avec beaucoup de repos parmy la
craincte que les femmes doivent avoir de perdre ce qu'elles ont acquis.

Cloris estoit aimable et donnoit tant de graces à ses actions, que sa
beauté paroissoit avec plus de charmes que celle de son Isabelle: de
sorte que Philemon, suivant l'humeur de quelques hommes de ce temps,
qui se plaisent aux changements, ne la peut voir et frequenter si
souvent sans avoir quelque particulière affection pour elle, quy,
passant au delà de la bienveillance, se convertit en violent amour.
Cloris, quy le trouvoit fort à son gré, et quy jugeoit sa compaigne
heureuse en son eslection, et jugeant aux oeillades continuelles
qu'il luy jetoit qu'elle avoit une bonne part de son ame, et qu'il
n'est retenu que par la crainte d'offenser l'amitié qu'elle avoit
avec Isabelle, luy dit, un jour qu'elle l'estoit venu voir: Philemon,
je ferois une faute contre la franchise que je garde en mes actions,
et croirois encore faire tort à vostre vertu, si je vous cachois ma
pensée. Vous croyez qu'Isabelle ne soit que pour vous, et, n'en voulant
point aymer d'autres, vous sacrifiez tellement à ses passions que vous
ne semblez vivre que pour son repos. Vostre amour vous aveugle: elle
abuse de vostre patience avec trop de liberté, et croyez qu'elle fait
partager les faveurs qu'elle vous donne à d'autres que le merite et la
naissance vous rendent inferieurs. Je suis extremement marrie d'estre
obligée à ce discours, car la confiance qu'elle prend en mon amitié me
devroit empescher de luy nuire; mais, ayant trouvé tant de perfections
en vous, je croirois encore faillir davantage ne vous advertissant
point de cela. Que la raison soit la plus forte en vous, et que sa
faute vous fasse sage. Je seray fort contente de vostre repos, et
croyez que je le rechercheray tousjours comme estant votre très humble
servante.

Un rival ne nous plaist jamais, et le courage n'en peut souffrir la
cognoissance. Philemon, quy mouroit desjà d'amour pour Cloris, ayant
entendu ce discours, fut bien ayse de trouver quelque couverture
pour ne plus caresser Isabelle. Je suis, dit-il, tellement redevable
à vostre franchise de l'advis que vous me donnez, que je ne m'en
espargneray jamais pour vostre service. Cloris, puisque vostre
compaigne est ingratte et volage, qu'elle se livre aux caresses de son
amant nouveau, je ne la verray jamais, et, si vous me jugez digne de
vous servir, je vous engageray les mêmes affections que j'avois pour
elle. Quel besoin de m'estendre icy plus long-temps? Philemon et Cloris
se trouvèrent si bien d'accord qu'Isabelle fut mise en oubly: Philemon
ne l'alloit plus voir; mais ne croyant que son ressentiment le peust
contenter s'il ne luy en donnoit la cognoissance, prit du papier et luy
esçrivit une lettre dont voicy la teneur:

       *       *       *       *       *

_Lettre de Philemon à Isabelle._

Isabelle, vous m'obligez en vos inconstances: car, me changeant pour un
rival, vous me laissez la liberté de chercher des douceurs autre part
que chez vous. Si vous avez du regret en ma perte, je ne m'offenceray
point de la vostre, et, me vengeant par un oubly, vous feray voir que
vostre faute est la vraie cause de mon repos.

Ceste lettre meit Isabelle en une peine estrange: car, aymant Philemon
plus que tout le reste des hommes, et n'en pouvant soupçonner Cloris,
ne sçavoit à quy se prendre de son malheur. Elle pleuroit, et, se
plaignant de sa fortune, nommoit les destins ses plus cruels ennemis;
bref, elle s'affligeoit tellement que le desir de sa mort estoit le
plus doux de ses maux. Il faut (disoit-elle en soy-mesme) que je meure
ou que je sache plus amplement le sujet d'une telle disgrace. Philemon
me fuit à ceste heure; mais la fidelité de Cloris ne me manquera pas
pour me le faire rencontrer; il me la faut voir, et la supplier de
m'estre à ce coup favorable. Alors, essuyant ses yeux, elle s'en alla
chez Cloris, où d'abord elle veit Philemon collé sur la bouche de ceste
nouvelle maistresse. O dieux! (dit-elle en mesme temps) que vois-je
maintenant! et que peut-on desormais esperer des personnes, puisque
Cloris est traistre? Ah! Philemon, que j'ay beaucoup plus de sujet de
vous accuser que vous de vous plaindre de moy! Mais non, j'ay tort! Quy
pourroit resister aux affetteries d'une meschante? Les hommes prennent
ce quy leur est offert! Cloris vous a seduit: elle est cause de mon
malheur; et sa malice plustost que ma faute me prive de ce que mon
merite et mon amour m'avoient acquis. Philemon, je ne vous envie pas ce
contentement; mais croyez qu'elle m'en paiera l'usure, et vous souvenez
que je feray voir à toute la France qu'il est dangereux d'irriter une
femme par la perte de ce qu'elle ayme! Ce disant, elle sortit, s'en
alla en sa chambre, où, après s'estre longuement promenée avec une
demarche inegalle, elle prist du papier, sur lequel elle mist ces
paroles:

       *       *       *       *       *

_Cartel d'Isabelle à Cloris._

Je pervertis l'ordre du temps, et, contre la coustume des filles,
vous envoie dire que je suis sur le pré avec une espée à la main pour
debattre avec vous la possession de Philemon[342]. Si vous l'aymez,
vous vous l'acquererez par ma mort ou je le possederay par la vostre.

     [Note 342: Ces duels entre femmes ne furent pas rares alors. Les
     prouesses de l'amazone Mme de Blamont, et de cette autre dont on
     raconta les hauts faits dans _l'Héroïne_, inspiroient ces dames et
     les rendoient belliqueuses. On sait par Tallemant l'histoire de
     la Beaupré et de son combat: «Sur le théâtre, elle et une jeune
     comédienne se dirent leurs vérités. «Eh bien! dit la Beaupré,
     je vois bien, Mademoiselle, que vous voulez me voir l'épée à la
     main.» Et, en disant cela, c'étoit à la farce, elle va querir deux
     épées point épointées. La fille en prit une, croyant badiner. La
     Beaupré, en colère, la blessa au cou, et l'eût tuée si l'on n'y
     eût couru.» (_Historiettes_, édit. in-12, t. 10, p. 49.) Les duels
     de Mlle Maupin, non pas avec des femmes (elle les aimoit trop pour
     cela), mais avec de véritables champions, sont encore plus fameux.
     Enfin Mme Dunoyer, dans ses _Mémoires_ (t. 2, p. 75-79), nous a
     raconté toutes les particularités d'un combat entre deux dames qui
     fit grand bruit de son temps dans le Languedoc. Elles s'étoient
     assez gravement blessées. La question de savoir s'il falloit
     prendre des mesures contre elles fut agitée. M. de Basville,
     intendant de la province, en écrivit même à la cour. De tout cela
     il résulte qu'il n'y a rien d'invraisemblable dans l'aventure
     racontée ici, et que Dancourt faisoit, pour ainsi dire, une scène
     de circonstance, quand, au dernier acte de son _Chevalier à la
     mode_, il nous montroit la furieuse baronne, l'épée en main,
     défiant Mme Patin, sa rivale.]

Ce billet estant fait, elle prit un laquais en la fidelité duquel elle
se vouloit asseurer, luy fit porter deux espées hors la ville, et,
luy donnant le papier, luy commanda de le mettre entre les mains de
Cloris, qui partit au moment qu'elle le receut avec autant de courage
et d'amour qu'on peut dire, alla rechercher Isabelle, mit l'espée à la
main et commença à se battre avec elle d'une telle façon qu'après luy
avoir donné quatre coups elle tomba sur la poussière, où elle ne vescut
que deux heures.

Cest accident, me semblant peu commun parmy les personnes de ceste
condition, me donneroit sujet de m'estonner si je ne savois par
experience que la jalousie est une des plus fortes passions de nos
ames, et qui reçoit moins de consideration. Voilà pourquoy je veux
maintenant conseiller au monde de n'aymer jamais avec passion, et se
reserver toujours un pouvoir sur soy, afin d'en disposer comme les
sages, suivant le temps et les occasions.




_L'Innocence d'Amour, à Lysandre._

M. D. C. XXVI.

In-8.


    Mainte fillette du quartier
  Dit, en parlant de ce mestier,
  Que tous deux en mesme bricolle
  Nous avons gagné la verolle,
  Dont ici j'en appelle en Dieu,
  Car je ne fus jamais en lieu
  Quy donnast ceste villenie;
  Et plustost je lairrois la vie
  Que d'aller aux endroits quy font
  Porter des rubis sur le front;
  Plustost eunuque me ferois-je,
  Et pareil ainsy me rendrois-je
  Aux hommes sans bas de pourpoint,
  Que les dames ne cherchent point.

    Si je voy quelque jeune fille
  Quy soit agreable et gentille,
  Et quy monstre je ne sçay quoy
  Pour mettre le coeur en emoy,
  Pourveu qu'elle ne soit farouche,
  Incontinent elle me touche,
  Et ne dis pas que mon desir
  Ne soit d'en faire mon plaisir.

    Mais une garce de louage,
  Une fille de garouage[343],
  Si vrayment je la regardois,
  Soudain je m'en confesserois;
  Et si je l'avois desirée,
  Ou tant seullement admirée,
  Je voudrois sur les mesmes lieux,
  M'arracher le coeur et les yeux.

    Tel amour est digne de blasme,
  Et son feu n'est que pour une ame
  Ou sans merite ou sans honneur;
  Mais Lysandre, un homme de coeur,
  Un amant digne de conqueste,
  Ne dance pas à telle feste,
  Et n'ayme, comme les pourceaux,
  La fange au lieu de claires eaux.

    Voyant toutefois que nous sommes
  (Chose commune à tous les hommes)
  Presque en temps mesme indisposez;
  Et que n'estant des moinz prisez
  Entre ceux qu'amour authorise,
  Ensemble, à la rüe, à l'eglise,
  On nous a veu, le plus souvent,
  Comme deux frères de couvent,
  Ces petites mal adviseez
  (Sans dire le mot de ruseez)
  Nous jugent de coeur et de voix
  Tous deux assailliz à la fois
  Du mal que je hay davantage
  Qu'un vieux marmot, un jeune page
  Et qu'un homme de Charenton,
  Les sermons du père Cotton[344].
  Mais voyez quelle medisance!
  On a beau vivre en innocence,
  L'on aura plus de mauvais bruicts
  Que de galloper toutes nuicts
  Les manteaux de soye et de laine[345].
  O saison de misère plaine!
  Que les choses sont mal en poinct!
  L'Antechrist ne viendra-t-il point[346]?

    Un mal de teste, une saignée
  Quy m'a la jambe secratignée,
  Un feu pour mourir et brusler,
  Est-ce le mal quy faict peler
  Et quy faict, sortant de la couche,
  Parler du nez[347] et de la bouche?

    Quant à moy, je dy sainement,
  Et le publie asseurement,
  Que la plus chaste et la plus fille,
  Et dont moins la robbe fretille
  De celles quy m'ont blazonné,
  Telle verolle m'a donné,
  Catherine, Jeane ou Michelle,
  S'il faut que verolle on appelle
  Ce quy m'a tenu plus d'un mois,
  Depuis le voyage de Blois,
  Et dans le lict et dans la chambre;
  Où toy, gaillard de chaque membre,
  Desirant me donner secours,
  Tu m'as visité quelques jours,
  Avant que ta santé première
  Eust suivy la mesme carrière.

    Mais pourquoy m'excusé-je ainsy,
  Puisque les belles n'ont soucy,
  La plupart, que d'estre cheries
  De hanteurs de bordelleries,
  Quy, presque en toutes les saisons,
  Vont muant comme des oysons,
  N'ayant pour sauce et pour bouteille
  Que pruneaux et salsepareille?
  Puis que ceux dont l'emotion
  Ne cherche par affection
  Que des genres de pucelage,
  Affin d'esviter le naufrage,
  Sont moins doux à leurs appetitz
  Que des villageois apprentiz,
  De quy la main noire et terreuse
  Badine près leur amoureuse,
  Tournant et grattant, les yeux bas,
  Leurs chapeaux ou leurs bonnets gras?
  Estant donc si plain de merite,
  Ces nymphes de prix et d'elite,
  Me voyant reparoistre un jour,
  Me tesmoigneront plus d'amour.

    Ainsy discours-je, ô Lysandre!
  Afin que l'on me sçache entendre
  Et que les filles du quartier,
  En devisant de ce mestier,
  N'accusent plus mon innocence
  Et l'honneur de ta conscience,
  Dont tu sçauras de bonne foy
  Te laver aussy bien que moy,
  Laissant à des gens sans pratique,
  Sans honneur et sans theorique,
  Ce mal volontaire quy prent
  Aux endroicts où chacun se rend,
  Et non pas aux lieux de recherche
  Où l'on défend mieux une bresche.

     [Note 343: Lieu de débauche où l'on n'alloit que la nuit, en
     cachette, comme un garou. La Fontaine s'est encore servi de ce mot:

       . . . . . . . Jupiter étoit en garrouage
       De quoi Junon étoit en grande rage.]

     [Note 344: Le père Cotton, alors en polémique ouverte avec les
     protestants de Charenton. Le plus célèbre de leurs ministres, P.
     Du Moulin, alors en fuite, étoit soupçonné d'avoir fait le fameux
     livre _l'Anti-Cotton_ contre ce confesseur du roi.]

     [Note 345: Les grands seigneurs, Gaston d'Orléans le premier,
     se faisoient un jeu de ces voleries sur le Pont-Neuf. Sandras
     de Courtilz, dans ses _Mémoires du comte de Rochefort_, p. 152,
     nous l'avoit appris. Sorel nous le confirme par un passage du
     _Francion_, 1663, in-12, p. 73.]

     [Note 346: C'étoit une des grandes appréhensions de ce temps-la.
     Plusieurs pièces, dont l'une est citée par L'Estoille (mardi
     8 décembre 1607), le prouvent assez. Nos volumes suivants en
     contiendront quelques unes.]

     [Note 347: Le Jodelet de l'hôtel de Bourgogne devoit à un pareil
     accident l'un des charmes de sa diction. «Jodelet, dit Tallemant,
     parle du nez pour avoir été mal pansé de la v....., et cela lui
     donne de la grâce.» (Edit. in-12, t. 10, p. 50.)]

FIN DU TOME DEUXIÈME.




TABLE DES MATIÈRES

                                                                  Page
  1. Mémoire sur l'état de l'Académie françoise, remis à Louis
       XIV vers l'an 1696.                                           5

  2. Le Miroir de contentement, baillé pour estrenne à tous les
       gens mariez.                                                 13

  3. Le Pâtissier de Madrigal en Espagne, estimé estre Dom
       Carles, fils du roy Philippe.                                27

  4. Discours sur l'apparition et faits pretendus de l'effroyable
       Tasteur, dédié à mesdames les poissonnières, harengères,
       fruitières et autres, qui se lèvent le matin d'auprès
       de leurs maris, par d'Angoulevent.                           37

  5. La Destruction du nouveau moulin à barbe.                      49

  6. Dissertation sur la veritable origine des moulins à barbe.     53

  7. Les cruels et horribles tormens de Balthazar Gerard,
       Bourguignon, vray martyr, souffertz en l'execution de
       sa glorieuse et memorable mort, pour avoir tué Guillaume
       de Nassau, prince d'Orenge.                                  61

  8. Histoire des insignes faussetez et suppositions de Francesco
       Fava, medecin italien.                                       75

  9. Histoire véritable et divertissante de la naissance de mie
       Margot, et de ses aventures.                                121

  10. Le Caquet des poissonnières sur le departement du
       roy et de la cour.                                          131

  11. La Moustache des filous arrachée, par le sieur du
       Laurens.                                                    151

  12. Accident merveilleux et espouvantable du desastre arrivé
       le 7 mars 1618, d'un feu inremediable, lequel a bruslé
       et consommé tout le Palais de Paris.                        159

  13. Ordonnances generales d'amour.                               169

  14. L'Adieu du Plaideur à son argent.                            197

  15. Rencontre et naufrage de trois astrologues judiciaires,
       Mauregard, J. Petit et P. Larivey, nouvellement arrivez
       en l'autre monde.                                           211

  16. Discours de l'inondation arrivée au fauxbourg
       S.-Marcel-lez-Paris, par la rivière de Bièvre, 1625.        221

  17. La Permission aux servantes de coucher avec leurs
       maistres; ensemble l'arrest de la part de leurs
       maistresses.                                                237

  18. La Muse infortunée contre les froids amis du temps.          247

  19. Remonstrance aux nouveaux mariez et mariées et ceux
       qui desirent de l'estre, ensemble pour cognoistre les
       humeurs des femmes.                                         257

  20. Le Tocsin des filles d'amour.                                265

  21. Plaisant galimatias d'un Gascon et d'un Provençal,
       nommez Jacques Chagrin et Ruffin Allegret.                  275

  22. Particularitez de la conspiration et la mort du chevalier
       de Rohan, de la marquise de Villars, de Van den Ende,
       etc.                                                        301

  23. Cartels de deux Gascons et leurs rodomontades, avec
       la dissection de leur humeur espagnole.                     315

  24. Le Hazard de la Blanque renversé et la consolation des
       marchands forains.                                          325

  25. Sermon du Cordelier aux Soldats, ensemble la responce
       des soldats au cordelier.                                   333

  26. L'Ouverture des jours gras, ou l'entretien du carnaval.      345

  27. Histoire veritable du combat et duel assigné entre deux
       demoiselles sur la querelle de leurs amours.                357

  28. L'Innocence d'amour, à Lysandre.                             365

FIN.




[Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

Les lettres supérieures unusuelles sont entre parenthèses.

Le nom "Bialy" dans la note 267 est écrit avec un "l" barré.]





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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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works, and the medium on which they may be stored, may contain
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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit:  www.gutenberg.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For forty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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     www.gutenberg.org

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