L'initiation au péché et à l'amour

By Edouard Dujardin

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Title: L'initiation au péché et à l'amour

Author: Edouard Dujardin

Release date: January 7, 2025 [eBook #75061]

Language: French

Original publication: Paris: Albert Messein, 1925

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INITIATION AU PÉCHÉ ET À L'AMOUR ***





  ÉDOUARD DUJARDIN

  L’Initiation
  au Péché et à l’Amour

  --ROMAN--


  PARIS
  ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

  1925




DU MÊME AUTEUR:


Romans, contes et poèmes:

Les Hantises, contes; Trois Poèmes en prose et en vers (Messein).

Les Lauriers sont coupés, roman (Messein).

L’Initiation au péché et à l’amour, roman (Messein).

Poésies, 1885-1912 (Mercure de France).

Mari magno, poèmes, 1917-1920 (Cahiers Idéalistes).


Histoire et critique:

La Source du fleuve chrétien, histoire critique du judaïsme ancien
(Mercure de France).

Les Prédécesseurs de Daniel, exégèse (Fischbacher).

De Stéphane Mallarmé au prophète Ézéchiel, essai d’une théorie du
réalisme symbolique (Mercure de France), épuisé.

Les Premiers poètes du vers libre, essai historique et critique (Mercure
de France).


Théâtre:

I.--La Légende d’Antonia, comprenant; Antonia, le Chevalier du passé, la
Fin d’Antonia (Mercure de France).

II.--Les Argonautes, comprenant: Marthe et Marie, les Époux
d’Heur-le-port, le Retour des enfants prodigues (Mercure de France).

Le Mystère du dieu mort et ressuscité (Messein).


A paraître:

Le dieu Jésus, étude sur les origines du christianisme.




AVANT-PROPOS DE LA NOUVELLE ÉDITION


_L’Initiation au péché et à l’amour_ a paru, en 1898, avec
l’avant-propos suivant:


  AVANT-PROPOS.

  Ce roman, imaginé d’abord pour n’être qu’un récit, devait s’intituler
  _l’Initiation au rêve et à l’amour_. C’est peu à peu que l’auteur a vu
  se dégager, des faits qu’il voulait raconter, une idée que le nouveau
  titre fera comprendre, pour peu qu’on laisse au mot «amour» le sens
  chrétien qui fait opposition à celui de «péché».

  L’amour, est-il dit plus loin, c’est le dévouement à quelque rêve de
  bonté.

  Le péché, c’est l’œuvre d’égoïsme, noble ou vil, généreux ou vulgaire,
  qui est le contraire du sacrifice.

  En terminant cet avant-propos, l’auteur veut s’excuser de n’avoir pas
  fait, malgré ses efforts, un livre exempt de ce qu’on appelait
  autrefois «des peintures licencieuses».

  Si l’homme tient à la fois de l’ange et de la bête, est-il possible,
  comme beaucoup d’écrivains l’ont pensé, de considérer comme
  négligeable et de négliger en effet ce qui vient de la bête? ou bien
  est-ce qu’il faut voiler, de façon à ce que les yeux les plus chastes
  soient satisfaits?...

  Pour qui s’attaque au problème de l’existence, le livre chaste paraît
  une impossibilité. La bête est la moitié de l’homme, a dit à peu près
  Pascal... S’il s’agit d’être sincère, la licence doit avoir sa place,
  inévitablement ou presque, dans le livre comme dans la vie.

  Mai 1898.

                   *       *       *       *       *

En relisant ce roman, vingt-sept années écoulées, pour en donner une
édition nouvelle, je me sens moins intéressé par l’«idée» dont il est
question dans l’avant-propos de 1898, que par les «faits» qui sont
racontés, et, pour tout dire, je regretterais d’en avoir subi la
préoccupation, si je n’avais l’impression que cette préoccupation n’a
aucunement empêché le roman de rester le «récit» qu’il devait être.

Plutôt que l’idée pseudo-chrétienne, je trouvé intéressant, à un quart
de siècle d’intervalle, d’y reconnaître--particulièrement dans la
première partie--l’idée freudienne du complexe d’Œdipe. On l’apercevrait
déjà dans _la Future Démence_, l’un des contes de mon premier livre,
_les Hantises_; une trace en apparaît également dans la scène principale
du second acte d’_Antonia_; mais les soixante-quatre premières pages de
_l’Initiation au péché et à l’amour_ en sont le développement complet
absolument caractérisé. Or, qu’on se rappelle les dates: _les Hantises_,
1886; _Antonia_, 1891; _l’Initiation_, 1898; et qu’on se rappelle,
d’autre part, que les premiers travaux de Freud sont de 1893-1895,
qu’aucun de ses ouvrages n’avait attiré l’attention jusqu’en 1900, et
que rien n’en a guère été connu en France jusqu’en 1908 (article du
journal _la Neurologie_)... Il est vrai que, si Édouard Dujardin a fait
du freudisme avant Freud dès 1886 et 1891 et a publié un roman freudien
en 1898, il serait injuste d’oublier qu’un certain Sophocle a écrit une
tragédie non moins freudienne il y a une couple de millénaires.

                   *       *       *       *       *

On m’a souvent demandé pourquoi, après, _les Lauriers sont coupés_, je
n’avais pas persévéré dans la voie que j’avais inaugurée. En relisant
récemment _l’Initiation au péché et à l’amour_, j’ai été frappé de voir
combien il s’en fallait de peu que certaines scènes de ce roman, et
notamment la dernière (pages 218-243), ne soient du monologue
intérieur... Et j’ai été bien tenté de faire la très légère retouche qui
suffirait. Une volonté plus forte m’en a empêché. Le livre reste tel
qu’il a paru en 1898.

Août 1925.




A FRANCIS VIÉLÉ-GRIFFIN




PREMIÈRE PARTIE




I


Ce fut le jour de Noël dans l’église du village, que la mère de Marcelin
sentit pour la première fois l’enfant remuer dans son ventre.

Au premier appel des cloches de la messe, la triste châtelaine était
sortie; et, accompagnée d’une femme, elle était allée à pied, à travers
la campagne blanche de givre, jusqu’à l’église. Sur la route gelée,
entre les rangées des arbres dépouillés, les paysans saluaient la forme
noire au visage voilé, aux pas de somnambule. Elle était entrée dans
l’église, et, lentement, était venue s’agenouiller dans son banc. Ayant
relevé son voile, la future mère, ainsi qu’un enfant, priait; et sa
blanche figure de jeune femme, plutôt de jeune fille, amaigrie et
allongée, très blanche, grave, infiniment affligée, restait à demi
inclinée vers le sol.

Les gens pénétraient dans l’église, et, derrière elle, les bancs
s’emplissaient; un enfant de chœur allumait les cierges; l’air, par les
vitraux gris, était sombre. Plus forte que la prière, sa tristesse
remontait en elle.

Pourquoi la délaissait-il, l’époux qui l’avait choisie et qu’elle avait
accepté? Après si peu de jours, après de si brèves noces, pourquoi
l’avait-il quittée? Était-ce vers des plaisirs anciens qu’il était
retourné, l’oubliant dans ce solitaire château de Saint-Paulin d’où
toute joie s’était enfuie, apparaissant à de si rares intervalles, la
laissant seule et telle qu’une veuve?

Elle se rappelait le soir nuptial, le clair soir de septembre, et quand,
doucement, il avait dégrafé sa belle robe de mariée, et comme elle était
tombée pâmée entre ses bras. Puis, dès la semaine suivante, peu à peu,
le visage de l’époux s’était fait glacial, indifférent, hostile; puis,
le premier départ, la première absence, et, maintenant, cette éternelle
absence.

Ah! pourquoi avait-elle quitté le couvent de son adolescence, les sœurs,
les amies, la vie douce et insoucieuse? Car elle se sentait mourir,
abandonnée, telle qu’une coupable, sans amour, dans l’éclosion même de
ses dix-sept ans. Mais, mourante presque, un trouble nouveau était en
elle; sa chair était bouleversée; son âme tourbillonnait dans
l’incertitude, et son pauvre cœur saignait de tant de larmes à cause
d’un passé qu’elle ne s’expliquait pas et d’un avenir impossible à
discerner.

Et parfois, dans le banc, la jeune femme avait de soudains arrêts de
pensée; elle sentait des malaises subits, des sueurs, des froids. Quand
on lui avait dit, il y avait quelques jours, que peut-être elle était
enceinte, elle était restée effarée, ne sachant pas, comprenant à peine,
ne cherchant pas à savoir. Maintenant, elle demeurait immobile, le
regard fixe.

Les cloches sonnaient.

--Seigneur... Seigneur... murmurait-elle.

L’église était à moitié pleine; le prêtre apparut, suivi d’un enfant de
chœur qui portait un bénitier; et tous deux commencèrent le tour de
l’église.

--_Asperges me Domine hyssopo et mundabor, lavabis me, et super nivem
dealbabor..._ Vous m’aspergerez, Seigneur! et mieux que la neige je me
blanchirai...

--_Miserere met, Deus secundum magnam misericordiam tuam..._ Ayez pitié
de moi, Seigneur, selon votre grande miséricorde.

Une goutte d’eau bénite tomba sur le front de la jeune femme
agenouillée.

--_Amen_, disait l’enfant de chœur.

A ce moment, tandis que le prêtre remontait les trois marches du chœur
et, pénétrant entre les stalles, s’avançait vers l’autel, dans l’église
muette encore sous le bourdon des cloches, à ce moment où une goutte
d’eau bénite tombait sur son front, la jeune femme sentit au fond
d’elle-même une sensation extraordinaire. Elle releva brusquement le
cou, et sa tête se rejeta en arrière; sa blanche figure d’enfant meurtri
tendue vers le Christ de l’abside, ses maigres mains gantées de noir
ouvertes, elle resta une seconde les yeux béants; puis, brusquement,
elle reporta ses doigts sur son ventre, où quelque chose certainement
avait remué... Là, dans ses entrailles, quelque chose avait remué,
quelque chose avait remué pour la première fois.

Un éclair passa dans son esprit.

--L’enfant!

Et elle défaillit; sa tête retombait plus blanche encore, les yeux
éteints; ses bras pendaient; elle s’affaissait, elle s’évanouissait, et
son corps coulait sur le banc.

Elle se retrouva dans la sacristie, entourée des gens d’église; une
femme l’avait dégrafée et lui humectait les tempes et la gorge d’eau.

--Quelle eau avez-vous puisée?

--De l’eau qu’on trouve dans les églises... Dans le bénitier, près de la
porte, nous avons puisé l’eau bénite.

Et l’office continuait; Noël se célébrait; les hymnes joyeusement
chantaient.

--_Puer natus est nobis: filius datus est nobis..._ Un enfant nous est
né; un fils nous est donné.

La faible femme entendait vaguement, dans le mode triomphal des hymnes,
qu’il s’agissait de célébrer la souveraine fête... Il nous est né un
enfant pour le salut et pour la gloire; un fils nous est donné, le
promis, l’espéré, le tout désiré, l’éternellement attendu.

--_Alleluia!_ réjouissez-vous! chantait la foule, et adorez! un jour
très saint a lui pour nous.

La créature le sentait à présent dans son ventre, et elle pleurait, et,
dans son âme, elle se réjouissait de s’offrir en sacrifice pour celui
qui allait venir.




II


Marcelin Desruyssarts était né, et sa mère le même jour était morte. Le
père revint à Saint-Paulin; taciturne et le front plissé de remords, il
déclara qu’il resterait auprès de son fils. Et, dans l’isolement du
domaine familial, l’enfant grandit.

                   *       *       *       *       *

Il n’avait guère de petits camarades; les petits paysans du bourg, les
fils du percepteur, du médecin, étaient une compagnie que le père
n’encourageait point; et il ne fréquentait point chez les châtelains des
environs.

Quelquefois l’enfant s’arrêtait à regarder, sur la route, les gamins qui
jouaient aux barres, aux billes; il s’approchait, un peu timidement;
alors les autres se sentaient moins à l’aise, ne lui proposaient pas
d’entrer dans leurs parties, il s’asseyait sur un talus, à égrener des
herbes ou à compter des cailloux.

Dans le parc, plus fréquemment dans le jardin du curé, il construisait
des buttes en terre, entreprenait des travaux, s’occupait à suivre des
insectes: la vieille gouvernante du prêtre était sa meilleure amie; elle
lui donnait des pommes, des confitures; il assistait à la cuisine, était
heureux si on lui confiait des cueillettes de fruits. Il lisait
couramment, apprenait rapidement à écrire, connaissait bien l’histoire
sainte.

                   *       *       *       *       *

Un jour l’évêque vint donner la confirmation dans l’église du bourg.
C’était une fête très solennelle. Quand Monseigneur entra et traversa
l’église, la gouvernante dit tout bas à Marcelin de faire le signe de la
croix.

L’enfant, au milieu du silence des fidèles, récita à pleine voix:

--Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit...

Tout le monde se retourna; Monseigneur s’arrêta, et, souriant doucement,
il s’approcha de Marcelin. De ses doigts, il lui toucha une joue, et,
regardant vers le ciel, il le bénit.

                   *       *       *       *       *

Des cousins, cet été-là, furent invités au château. Ils avaient un petit
garçon, Paul, de l’âge de Marcelin, quelques mois de plus. Paul était
turbulent, très joueur; Marcelin le prit en grippe; il lui abandonnait
ses jouets, et, malgré les remontrances, s’enfuyait seul dans les bois.

                   *       *       *       *       *

De temps en temps, M. Desruyssarts allait à Paris, revenait après
quelques jours; une fois ou deux par an, il restait absent plusieurs
semaines. Le père Homo, le régisseur, avait la surveillance de l’enfant
qui l’aimait.

Marcelin alors se sentait plus libre; il imposait ses quatre volontés au
père Homo et à la gouvernante du curé; il devenait plus expansif,
parlait plus fort, faisait du bruit.

                   *       *       *       *       *

Le curé lui disait:

--Il faut donner de vos jouets, de vos gâteaux aux petits pauvres.

--Puisque c’est à moi, mes jouets, mes gâteaux...

--Le bon Dieu veut qu’on donne de ce qui est à soi.

Marcelin se taisait et regardait le curé dans les yeux, cherchant à
comprendre.

Le vieux prêtre expliquait:

--Les bêtes ne donnent point, ne se privent point; mais les hommes ne
font pas comme les bêtes; ils connaissent le bon Dieu, que les bêtes ne
connaissent pas.

                   *       *       *       *       *

Le plus jeune des fils du médecin devint un peu plus tard son camarade.
Marcelin aimait le blond garçonnet aux cheveux soyeux, aux manières
douces; il pensait souvent à lui et recherchait sa société; mais il
était intimidé lorsqu’il le rencontrait. Chaque fois il lui apportait
quelque chose, des livres, des images, de beaux cailloux. Après un quart
d’heure de compagnie, son embarras cessait; alors les deux enfants
causaient, longuement.

--Henri, pourquoi tu n’as pas un château?

--Mon père n’a pas le moyen.

--Si tu veux, quand nous serons grands, tu demeureras avec moi.

--Je voudrais bien.

--Quand nous serons soldats, nous serons tous deux hussards; nous serons
capitaines.

--Moi, je serai lieutenant.

--Qu’est-ce que tu feras après?

--Je serai médecin comme papa.

Au mois d’octobre, Henri annonça qu’il allait au collège; il entrait en
huitième. Il partit. Marcelin fut très triste: il songea longtemps aux
beaux cheveux, aux mines si douces du petit ami; il aurait voulu aller
aussi au collège, entrer dans la même classe, et il se mit à travailler
plus assidûment ses leçons.

                   *       *       *       *       *

Vint, à onze ans, l’époque de la première communion; une grande piété
s’était développée chez Marcelin; il attendait avec une croissante
impatience les trois jours de la retraite préliminaire.

Le lundi matin, il fut conduit à l’église; une dizaine d’enfants étaient
là; d’autres arrivèrent encore. On entendit la messe; puis, ce fut le
curé qui instruisait, parlait de Dieu, du péché, de la rédemption; et
l’on récitait des cantiques, dans un élan de ferveur et une joie de
chanter à pleine voix. On pensa à la confession, aux fautes commises; et
la journée se terminait avec la bénédiction du vieux curé et par des
hymnes dans l’église. Marcelin rentra au château, plein d’onction.

C’était en mai, les premières tiédeurs embaumaient le ciel.

Le lendemain, pendant la messe, une grande ferveur prit subitement
Marcelin. La journée était consacrée à préparer la confession générale;
il fallut récapituler les fautes commises depuis l’âge de raison.
Quelques enfants faisaient des listes; un espiègle vola de ces papiers;
quelques-uns lisaient dans des livres pieux la nomenclature de tous les
péchés possibles et notaient d’un signe ceux où ils étaient tombés; un
petit nombre méditait, les plus dévots; ils s’apercevaient l’âme très
noire, avec une confusion d’avouer leurs iniquités, une peur de n’être
point absous et de la confiance dans les miséricordes de Dieu et du
curé. Tout le monde défila au confessionnal; le prêtre, ce jour-là, ne
donnait que l’attrition, réservant l’absolution à la veille de la
communion. Marcelin redoutait de mourir dans la nuit, avant d’avoir
reçu, sous sa forme définitive, le sacrement de la pénitence. De plus en
plus, son âme s’exaltait; en dormant, il eut des rêves où
s’entrecroisaient les récits, les tableaux, les symboles sacerdotaux.

Le mercredi fut solennel; eux-mêmes, les plus mutins se recueillaient.
Il y eut, avec des hosties non consacrées, une répétition générale de la
communion. On ne sortait plus de l’église, du jardin du presbytère, de
la cour d’école; l’église était en préparatifs de fête; des ouvriers
posaient des tentures, des fleurs; le jardin, la cour verdoyaient sous
le soleil. Les enfants passaient ici et là, à travers la jubilation et
la pompe. Et le soir, après l’absolution donnée, ils rentraient le cœur
et les sens remplis de l’attente du lendemain.

Le grand jour arriva. On mit au communiant son premier long pantalon; un
cierge à la main, il s’achemina gravement, à pied, du château vers
l’église. Les enfants furent placés, en deux groupes séparés, les filles
à gauche, les garçons à droite; le curé circulait entre eux. Avant la
messe on chanta des cantiques, pendant que la foule entrait; puis,
l’office commença.

Ce fut, dans l’âme de Marcelin, une brume. Comme ses camarades, il se
levait, s’asseyait, s’agenouillait; il entendait et voyait sans
discerner; et les cérémonies se déroulaient devant lui, lointaines cet
imprécises. L’unique sentiment du sacrement prochain subsistait, et cela
ondoyait dans sa tête; un flux d’extase montait, en un parfait
acquiescement de foi, d’espérance et d’adoration.

La voix bien connue du curé parlait:

--Le moment est venu...

Debout sur les marches du chœur, devant les enfants, le curé, en son
étole blanche, parlait et l’émotion faisait trembler ses paroles.
L’enfant entr’apercevait des idées formidables... Le péché originel
effacé... la rédemption... la loi du monde remplacée par la loi
divine... Et, peu à peu, il comprenait que Jésus-Christ c’était
l’exemple et que son corps c’était le gage, et que son sang était le
symbole... exemple, gage, symbole du renoncement, du sacrifice et de
l’holocauste... et que Dieu s’était incarné pour enseigner jusqu’où il
était bien d’aimer,--tandis que la voix du prêtre répétait:

--_Corpus meum, quod pro vobis datur..._ mon corps, que je donne pour
vous!

On s’était levé; lentement, on se mettait en marche vers la nappe
blanche, au pied de l’autel, en un long défilé. L’enfant, comme en une
minute suprême, s’hallucinait de prendre sa part de sa rédemption; il
murmurait intérieurement, mais précipitamment, dans un affolement de
reconnaissance éblouie:

--Seigneur, je ne suis pas digne... Seigneur, je ne suis pas digne...

Et, comme il revenait à sa place, il pleurait abondamment.

A midi, il déjeuna au presbytère, en face du curé, seul avec lui; le
vieux prêtre, ému et recueilli, le servait avec les égards de quelque
ancien ermite pour un voyageur angélique descendu sous sa hutte; et lui,
souriant et silencieux, le cœur ravi, il considérait avec amour le bon
soleil de mai dans les campagnes.

Les vêpres entendues, les cérémonies se terminèrent par la consécration
à la Vierge. Dans la chapelle ornée de fleurs, les communiants, filles
et garçons, étaient réunis et l’un d’eux récitait les vœux à la mère des
hommes. Là était le bénitier dont l’eau, près de douze ans auparavant,
l’avait aspergé dans le ventre de sa mère, et Marcelin, vaguement, était
appuyé contre. Alors une dernière fois, le prêtre parla; son regard
tomba dans le regard de l’enfant, et celui-ci entendait confusément des
paroles dont le sens s’élargissait au delà de leurs sonorités:

--Les jeunes hommes ont pour la première fois communié de l’exemple de
Jésus. Allez! Mais là, voici la vierge aux bras entr’ouverts, aux mains
tendues; les jeunes hommes iront à celle qui assiste, qui prie et qui
intercède...

Les rangées des fillettes toutes vêtues de blanc dans leurs robes de
mousseline et sous leurs voiles, candides, les fillettes levaient leurs
yeux ingénus vers l’autel blanc fleuri de la Vierge Mère. Une émotion
intense poigna le cœur de Marcelin; il pâlit et il s’affaissait presque
contre le bénitier miroitant.

Tout était fini; les enfants se dispersaient, cherchaient leurs
familles; les familles accouraient. Marcelin vit chacun de ses camarades
entouré des siens, tous, qui se laissaient bercer aux soins délicieux de
leurs mères, toutes les mères qui éperdument embrassaient leurs filles,
leurs fils. Il se retourna, et aperçut son père, qui, sans sourire,
triste, presque sombre s’approchait.

                   *       *       *       *       *

L’été se passa sous le coup d’émotion de cette journée. La ferveur de
piété s’était calmée; un sentiment intérieur demeurait. Le goût de la
solitude devint plus profond.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, Marcelin s’arrêtait des heures à regarder couler l’eau, à
considérer les arbres; il délaissait sa vieille amie, la gouvernante du
curé. A la moisson, il suivait de loin les ouvriers; une fois il se mêla
aux groupes et revint avec les lourdes voitures chargées; il soupa chez
le fermier, gaîment; il rêva de recommencer et ne put le faire.

                   *       *       *       *       *

A la fin de l’hiver, le vieux prêtre tomba malade; une semaine plus
tard, il mourut. Marcelin eut un grand désespoir et toute l’année il lui
resta de la tristesse.

Son père résolut de le garder, de continuer seul son éducation pendant
un an ou deux.

                   *       *       *       *       *

Il grandissait. Un sérieux, une application précoce se manifestaient;
mais il se portait bien, était vigoureux. Il n’avait plus de camarade;
ses récréations étaient des promenades indéfinies dans le parc, seul
souvent, quelquefois avec un dog, quelquefois avec le père Homo qui lui
expliquait les essences des arbres, les mœurs des oiseaux.

                   *       *       *       *       *

Aux fêtes de Pâques, il vint à Paris pour la première fois. Il était
allé plusieurs fois au chef-lieu de canton en compagnie du père Homo,
deux fois à Évreux. Dès son arrivée à la gare Saint-Lazare, il resta
muet de saisissement; tout lui apparut énorme; il traversa la place du
Havre, ébloui, étourdi, enivré; la hauteur des maisons l’écrasait; la
foule tourbillonnait autour de lui. C’était un pays de géants, un pays
de féerie, immense, tout en clarté, tout en bruit, tout en mouvement, le
monde d’une vie supérieure, surnaturelle.

Rentré à Saint-Paulin, l’impression ne s’effaçait pas de son souvenir;
il demanda à son père, comme récompense de son travail, de le conduire
de nouveau à Paris. A chaque voyage, l’effarement le reprenait.

                   *       *       *       *       *

Comme il venait d’avoir treize ans, M. Desruyssarts, sur le conseil d’un
docteur, le conduisit passer une partie de l’été aux bords de la mer; il
choisit un pays peu connu, peu fréquenté, de la plage normande, à
quelques lieues de Saint-Paulin. Marcelin n’avait jamais vu la mer; la
nouveauté du spectacle fit jour à ses premiers romantismes.

M. Desruyssarts avait résolu de faire le voyage en voiture; deux ou
trois heures devaient suffire; on partit un après-midi du commencement
d’août. Une roue qui se démit retarda de plusieurs heures; quand on fut
prêt, le soir était venu; le cocher pressait les chevaux; peu à peu
l’obscurité tombait. Déjà, sur la route, à travers les champs et les
sapinières, un air frais et aromatisé étonnait de plus en plus les sens
de l’adolescent; les chevaux avaient pris le grand trot; la nuit
approchait; le silence s’étendait autour du roulement de la voiture; le
père et le fils se taisaient, l’un taciturne toujours, l’autre
impressionné par le mouvement, par l’attente. Quand on s’arrêta, la nuit
était noire, sans lune et sans étoiles. On était à la porte d’un hôtel;
il y eut un grand va-et-vient; des garçons circulaient avec des
bougeoirs; on descendait les bagages; le père parlementait longuement;
les pas criaient sur le sable, sur les dalles, et des ombres
apparaissaient au fond, derrière des vitrages mi-éclairés. Marcelin
suivait, dans un ébahissement. La mer est à trois minutes,
expliquait-on. On le fit monter dans une chambre; il apprit que les
fenêtres donnaient sur la plage.

Les domestiques partis, les premiers soins achevés, Marcelin ouvrit une
fenêtre. L’espace béait, vide, noir. Le jeune homme s’approcha,
s’accouda, chercha à voir; mais rien ne pouvait se discerner. Une brise
forte soufflait, qui fit aussitôt vaciller la flamme des bougies dans la
chambre; l’enfant eut un enivrement des aromes puissants qui le
pénétraient, et pendant qu’il demeurait, il percevait peu à peu un
bruissement bas, infiniment profond, toujours le même, une sorte de
roulement continu, une symphonie lointaine, immense comme le ciel noir
qui l’enveloppait.

Descendu, Marcelin sortait à la hâte, traversait les pelouses qui
menaient à la mer. La brise saline soufflait plus âpre autour de sa
tête, et le bruit des vagues grandissait dans l’ombre; il s’approchait,
lentement, avec des frissons, presque une peur, les sens exaltés et
bouleversés, rempli de ce vent et de cette voix, et, tout d’un coup, il
distingua dans l’ombre le blanc des lames qui déferlaient sur le sable.
La mer apparut dans la nuit.

Il eut la notion vaguement de quelque chose dépassant le temps, éclatant
l’espace; halluciné, il s’arrêta; tout son être était poigné d’angoisse
et des larmes lui montaient aux yeux.

                   *       *       *       *       *

Suivirent trois années de collège à Paris, trois années régulières de
travail, avec l’esprit qui s’ouvre aux choses. Il n’avait plus revu
Saint-Paulin; son père s’était mis à voyager, et il l’envoyait pendant
les vacances en Angleterre, chez des amis, dans la monotonie correcte de
la vie bourgeoise britannique. Il termina sa rhétorique et passa ses
premiers examens.

                   *       *       *       *       *

Par cette belle fin d’après-midi de juillet, il sortait de la Sorbonne,
heureux, l’esprit dispos à la joie. Ses camarades étaient là, bruyants,
remuants, excités; il les entendait parler et rire.

--Marcelin, tu viens avec nous?

--Marcelin, nous allons nous amuser.

--_Nunc bibendum et amandum._

--Moi, je suis reçu, toi aussi, toi aussi; il faut arroser nos lauriers.

--Moi, j’ai droit à des consolations.

--Égalité, messieurs, devant le vin et près des femmes.

--D’abord à la brasserie!

--A la brasserie d’abord! Louise et Jeanne y seront.

--Et puis, la grosse Blanche, et puis, la grosse Clarisse.

--Ma trop longue vertu, ouf! me pèse.

--Que nul de nous, Messieurs, ne reste vierge!

--Je vous mènerai.

--Quand?

--Tout de suite.

--Où?

--Deux pas à faire.

--Hurrah!

--Eh bien, toi, Marcelin?

--Marcelin, tu n’as pas les façons d’un soldat qui marche au feu.

--Tu ne réponds pas, Marcelin?

--Messieurs, n’essayons pas de convertir Marcelin.

--Il est mélancolique.

--Il aime la solitude.

--Monsieur est chevalier de Malte.

--Monsieur est philosophe, de l’école d’Abélard.

--Il y a assez longtemps, mon petit Marcelin, que tu fais le grand
seigneur.

--Nous allons t’apprendre à parler si on t’interroge.

--Nous t’offrirons, pour tes solitudes, des souvenirs dans le derrière.

--Fiérot!

--Beau ténébreux!

--Jésuite!

--Poète!

--Messieurs, messieurs, laissons-le.

--Soit!

--Mais sache, ami, qu’une chose vaut mieux qu’un vers de Lamartine,
c’est un verre de vin.

--Les nuages manquent de femmes.

--La retraite, c’est immoral.

--Les dieux ont chanté le plaisir.

--Tu y viendras, mon cher; tu te souviendras que nous nous amusons; tu
regretteras d’être demeuré; les bois, la mer, le ciel bleu ne te diront
plus rien; tu désireras à ton tour. L’amour, les joies, les folies, les
baisers, les vins qui saoulent, les fleurs, les fruits, les fêtes, les
fandangos, les vertiges, les nuits blanches, les nuits rouges, les nuits
pâles, les festins de champagne et de gorges moites, toutes les
jouissances de vivre et de vivre encore et de vivre davantage et
toujours, c’est pareillement, encore et toujours, le triomphe de la vie;
et c’est la vie, aussi, que l’orgie et que la nuit la plus nuptiale, que
le dur travail et que l’or ruisselant, et toutes poussées de l’instinct,
de la chair et de l’esprit; le désir qui se veut satisfait, c’est la
nature qui ordonne; le péché qui allicie, c’est la loi mortelle qui
commande. Crois-tu désobéir? Eh! mon maître, eh! cher garçon, eh! chaste
dédaigneux, beau chevalier du Graal, compagnon de la lune, tu y
viendras, chez Vénus et chez le Commandeur, tu y viendras... bonsoir!




III


Ses seize ans accomplis, dans sa plus belle adolescence, grand et mince,
avec les yeux ouverts, un front de méditation, de mélancolie et
d’innocence, il était revenu, par l’été épanoui, au domaine familial que
depuis trois ans il n’avait pas revu.

Le premier soir, il parcourut le château. Les couloirs étaient larges,
les salles profondes et hautes, avec des tentures de vieille tapisserie,
d’épais rideaux, un air de choses passées. Marcelin errait
silencieusement.

--Voici le grand salon; voici la chambre où mourut l’aïeul; voici la
salle où l’on rangeait les armes; voici la chambre de ta mère...

Grave, son père parlait:

--Marcelin, voici le portrait de ta mère.

A la lueur du soir tombant, dans une pièce grise et pâle, aux murs
pâles, aux rideaux gris, il vit, au-dessus d’une ancienne table couverte
de marbre, un pastel, une jeune femme, plutôt une jeune fille... Non
loin, un lit, à jamais fermé, reposait... Le pastel, très doux, décoloré
sans doute par le temps, regardait dans le vague.

Marcelin, en sortant, se retourna vers la jeune fille blanche, si
tendre, clouée pour l’éternité sur le mur, dans sa plus pure jeunesse.
Le père passait, les regards au dehors.

                   *       *       *       *       *

Marcelin avait sa chambre au-dessus du parc. Il dormit profondément,
sans rêves. Le lendemain, il s’éveilla de bonne heure; il ouvrit la
fenêtre; une pleine clarté de soleil et de rosée éclata; la lumière
entrait de toutes parts, du ciel bleuté, des gazons verts, des arbres;
un murmure bruissait. Dans son cœur un épanouissement se fit. Avec une
joie intime et paisible, il allait et venait dans sa chambre, organisant
lentement sa toilette, se retournait vers la fenêtre ouverte. Aussitôt
habillé, un brusque désir le prit d’aller dehors; il descendit, sortit
et s’évada dans les verdures.

Le parc se déroulait largement; des pelouses, des taillis, des chemins
couverts, des chemins bordés de tilleuls; puis, la forêt, et, au bas de
la forêt, le ravin, sec maintenant, encore ravagé des torrents de
l’hiver, avec des clairières caillouteuses, des arbres morts; et, tout
au long, le bois, ici des fourrés, là des futaies. Il marcha, ravi de
respirer, de voir, de sentir, heureux d’agir, presque extasié.

L’après-midi, il traversa de nouveau les gazons, la forêt; puis, il
changea de route; il arriva dans la campagne. Des champs couvraient la
côte qui montait du côté du nord; pâturages et cultures se mêlaient,
allaient très loin, dans un silence chaud, vert et harmonieux. Il suivit
les serpentements des sentiers; ce n’était plus son ardeur juvénile du
matin, mais un sentiment plus grave; il s’avançait lentement et son
esprit s’élargissait dans les horizons. La ligne noire de la forêt
semblait sombre; la longue crête de la côte formait une ligne lointaine
et décisive.

Le soleil descendait; le ciel avait les reflets religieux du couchant.
Il s’assit sur le bord du sentier. Sa pensée roulait autour des choses
qui l’entouraient, en de flottants désirs, des rêves; il considérait les
mille aspects de la campagne et des nuages; le chant des plantes et des
insectes le berçait. Alors un grand besoin de s’épancher le saisit, de
n’être plus seul, de parler, de serrer des mains, de donner de lui-même
à quelqu’un; et il s’en revenait plus lentement.

Bientôt le château apparut, grisâtre, aux lignes uniformes, aux hautes
fenêtres, sévère, presque sombre, sous le soir montant. Et, après le
dîner, Marcelin rêvassait à la fenêtre, en regardant le disque blême de
la lune.

Le lendemain, dès l’aurore, il repartait à travers bois et champs. Et
parmi la même vague émotion de jouir de la nature, grandissait
l’inquiétude de se trouver seul.

Oh! quelqu’un à qui communiquer son cœur! quelqu’un près de qui voir et
sentir! quelqu’un avec qui partager cette âme qui s’éveillait.

Au retour, le château lui semblait, dans son calme, comme s’il cachait
quelque mystère. Il approchait. Il fixait des yeux l’une des hautes
croisées fermées, à de larges rideaux tirés, derrière les vitres
verdâtres; l’idée lui revint de la jeune fille, de la jeune femme, du
tendre pastel, et, le revoyant en son souvenir, il s’y complaisait.

                   *       *       *       *       *

Il parcourut encore, le lendemain, les chemins et les sentiers; son père
le laissait aller, et demeurait l’homme de peu de paroles. L’après-midi,
pendant que le soleil brûlait les terres, assis, au fond du ravin, sur
des rochers mousseux taillés par les courants de l’hiver, sous le dôme
des yeuses qui longeaient le lit pierreux et dont les têtes se
joignaient à de grandes hauteurs, il lui montait des bouffées
d’enthousiasme.

--Arbres, ruisseaux, plantes, herbes obscures, fleurs sauvages, et vous,
oiseaux, insectes, animalcules, votre vie m’enchante, et je vis avec
vous.

Le concert des choses répondait dans un tourbillonnement.

--Et je ne puis vivre votre vie où j’aspire. Vous avez votre vie: la
moitié de moi-même me manque. Vous me dites que vous êtes heureux; je
n’ai à vous conter que des rêves inexaucés.

La brise d’été agitait les feuilles de toutes parts.

--Vous avez votre destin, fleurs fertilisées, créatures chantantes. Mais
pour qui parlerai-je? pour qui mon cœur bat-il? et pour qui existé-je,
tandis que je rêve, au fond de ce vallon, inutile, et que je n’ai qu’à
rêver, de vous, de moi, de tout ce que j’ignore, tandis que je meurs de
rêver et ne puis dormir.

Les mouches, les moucherons bourdonnaient profondément; un oiseau se
posa, et, d’une voix éperdue, vocalisait ses coui-coui, coui-coui, à
travers les feuillages drus.

--Coui-coui! coui-coui! chanta Marcelin, en cherchant des yeux l’oiseau.

L’oiseau, comme s’il se moquait, reprit plus fort.

--Coui-coui! répliqua le garçon.

Les coui-coui alternaient, perçant l’air; l’oiseau ne s’arrêtait plus;
Marcelin reprenait de plus belle.

--L’oiselet, il est chez lui, se dit-il; moi, je suis parasite en son
pays.

D’un bond il se releva. L’oiseau s’envola: et, s’enfuyant, il continuait
à répandre les trilles, les gammes. Marcelin descendit à pas lents le
cours du ravin.

--Être cela! être une chose parmi les choses! être le frère de cet
oiseau, l’oiseau de cette oiselle, le papillon de ces papillonnes!

Un flux de tristesse le reprenait.

--Est-ce après l’amour que j’aspire? J’ai lu dans mes poètes chéris que
l’amour était un désir d’un objet entre tous les objets, que c’était
s’absorber dans un autre être, se donner et se recevoir, et s’unir avec
une âme image et complément de son âme. Il me semble que ce n’est pas
après cela que j’aspire. Il me semble que je regrette un cœur où me
confier, des bras à qui m’offrir, un esprit qui me prenne, et ne plus
être pour moi seul et être ami et dire et entendre des paroles.

Une bataille d’insectes traversa l’air en sonore mêlée.

--Oh! disait le jeune homme, qu’elle était belle et bonne et douce et
secourable, la figure de la jeune femme du pastel!

Le soleil baissait derrière les arbres; Marcelin reprit le chemin du
château; les allées s’empourpraient; l’atmosphère se taisait.

                   *       *       *       *       *

Il retourna dans la chambre où le pastel était suspendu...

... Ce n’était pas une jeune femme, c’était encore une jeune fille;
comme ses yeux étaient candides! Mais ce n’était plus une enfant; ses
regards étaient si mélancoliques! Le cou nu apparaissait, une faible
gorge de vierge; puis, les mousselines s’entrecroisaient,
s’entremêlaient, et la taille s’amincissait, et aux hanches le pieux
pastel s’était arrêté... Marcelin voyait la jeune fille rayonner en un
jour de pâleur attristée, comme la Vierge Matinale, comme la Vierge
Vespérale...

--Oh! se disait le jeune homme... oh! elle m’eût aimé, et combien je
l’eusse aimée, la pauvre jeune fille, la pauvre jeune femme qui est
devenue ma mère, et que voici!

Et quand le soir fut venu, dans la grande salle du château:

--Marcelin, demandait le père, pourquoi retourner dans cette chambre, en
troubler le repos?

--Fais-je mal, mon père?

--Mon fils, quelle peine t’assombrit? quel souci?

--Le sais-je, mon père?

                   *       *       *       *       *

La nuit vient; dans la longue salle à manger la table est encore
dressée; les argenteries et les verreries n’ont pas été enlevées et des
fruits restent, mats, dans les plateaux; la grande lampe à l’abat-jour
bleu brun brûle. Pendant que le père lit, le jeune homme regarde d’une
fenêtre les formes fantastiques, les formes invitantes des choses dans
la nuit tombante. Le proche bosquet semble infiniment distant,
infiniment énorme, et, dans ses flancs épais, oh! comme il cèle des
mystères merveilleux, farouches et ensorceleurs! La pelouse, au-devant,
est vide et plate, et, à la fixer, des figures y surgissent. Cependant,
on sent dans les rideaux, au-dessus de soi, des présences qui pèsent,
qui font qu’on se retourne. La nuit s’étend sur la campagne et dans le
cœur.

Et Marcelin soupçonne qu’il lui est impossible d’avoir de la confiance
pour l’homme qui est son père, et que peut-être--il ne sait à cause de
quel passé mystérieux--il n’a même pas pour lui le simple amour filial
qu’il lui doit.

                   *       *       *       *       *

Avant de monter dans sa chambre, il sortit, et, par la silencieuse nuit
d’été, il erra dans le parc.

La lune s’était levée; les arbres avaient d’immenses silhouettes;
l’horizon s’agrandissait démesurément. Le jeune homme se promena au
hasard; il était en communion avec la nature. Aucun bruit ne
s’entendait; il suivait le bord de la futaie, respirant largement.

Tout à coup, brusquement, il se dit qu’il était seul, seul toujours,
seul à jamais; et il se trouva malheureux et pitoyable. Une grande
tristesse le poigna. Il s’écria tout haut.

--Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Mais où trouverai-je celle,
semblable à moi-même, qui serait le but de ma vie?

A travers la merveilleuse harmonie qui l’entourait, il revint,
lentement, dans une songerie mélancolique. Au moment de rentrer,
pourtant, s’étant arrêté sur les marches du perron, la beauté de la nuit
lumineuse reprit sa jeune âme; de nouveau, il admirait et se laissait
caresser par la clarté lunaire, et il s’attardait sur la balustrade de
pierre, tandis que, derrière lui, toutes les fenêtres s’étaient
éteintes.

                   *       *       *       *       *

Marcelin s’est couché; et, avant de s’endormir, il rêve, en une sorte de
demi-sommeil.

Il contemple la demoiselle du pastel.

Elle lui apparaît, infiniment douce et bienveillante; il lui semble
qu’elle lui sourit, de très loin; et il se dit:

--Voilà celle qui a vécu pour moi.

Il pense que, si elle était là, elle l’entendrait, le consolerait, le
secourrait.

--Avec moi elle viendrait dans ces bois, le long de ces ravins, dans ces
plaines; nous écouterions ensemble les oiseaux; elle m’instruirait à les
comprendre; ils ne se moqueraient plus; nous serions deux à regarder les
nuages, à nous asseoir sur les talus solitaires.

Et il comprend:

--Et elle serait le but de ma vie, comme j’ai été le but de sa vie.

Tout à coup il se redresse dans une exaltation de tout son être:

--C’est elle que j’aurais dû avoir; c’est cette beauté pâle, ce sourire,
ces cheveux de cendre, et cette poitrine que j’aurais dû aimer, et ces
regards profonds, mais si purs, mais si simples, si doux!

Il aurait voulu humblement baiser sa ceinture.

--O ma mère, ma sœur, ma bien-aimée! criait-il du fond de son âme, vous
à qui j’aspire, que j’attends, à qui je suis dû!...

Comme sa tête retombait et que le sommeil commençait à fermer ses yeux,
il lui semblait voir frissonner les blonds cheveux cendrés, et se
tourner les yeux si longs, si clairs, si humides; il lui sembla
qu’imperceptiblement les roses de ses lèvres s’entr’ouvraient pour
lui...

                   *       *       *       *       *

Pendant qu’il dormait, en son rêve elle parlait, dans une magnificence
d’harmonies et d’orchestrations souterraines.

--Dors! L’amour est sacré. Les printemps, les étés sont fleuris. Dors!
L’automne a des fruits; les hivers ont des souvenirs.

»J’étais une vierge. Vois mes seins, vois mon cou; je suis éclose du
matin; je suis pâle; je viens de la fontaine où penchent les
marguerites. Pour toi je me suis faite femme; mes guirlandes pour toi se
sont fanées, mes voiles sont flétris, mes fleurs cueillies, je me suis
renoncée... Enfant, apprends de moi ce que c’est que d’aimer.

»Dors! Je vais baiser tes cils. Je vais me poser dans ton cœur. Je bénis
ton adolescence. Dors! je suis le sacrifice, le don de soi-même et
l’holocauste; enfant, je suis l’Amour.»

Et, devant lui, la dame du pastel passait et repassait.

                   *       *       *       *       *

L’aurore, le lendemain, fut sombre; des nuages noirs chargeaient le
ciel. Marcelin se rappela son rêve, et une tristesse l’obsédait.

Il revit en son esprit le pastel, et il s’inquiétait d’un aspect
douloureux, non encore remarqué, de la jeune figure; l’idée lui vint que
celle-là avait dû souffrir et qu’elle avait été malheureuse; ses yeux
lui semblaient tristes, son front voilé, son sourire éteint.

                   *       *       *       *       *

Il avait tardé à descendre; la mélancolie des campagnes l’oppressait; un
découragement l’accablait; l’inutilité de vivre éclatait dans la
confusion de ses pensées; une rêvasserie faisait défiler pêle-mêle en
son esprit les visions des choses antérieures. Il se rappela une
promenade, lors du printemps dernier, à Paris, autour du Luxembourg. Des
fillettes, des jeunes femmes allaient et venaient; il les avait
considérées curieusement, sans émotion; pas un visage où il vît une
attirance; les sourires et les tristesses féminines n’avaient rien
éveillé en lui. Pourtant, à chaque page, ses poètes ne lui parlaient-ils
pas de femmes aimées, toujours aimées? Il s’était souvenu de maintes
strophes des _Contemplations_, des _Chansons des rues et des bois_, et
il avait éprouvé la peine d’une sorte de déception. Alors il s’était
demandé pourquoi son cœur, le cœur de cet esprit si hanté de lyrismes,
était muet, tandis qu’allaient autour de lui les fillettes, les jeunes
femmes. Oh! ce dont il rêvait, c’était quelque blonde figure de jeune
femme, de demoiselle lointaine... Marcelin fermait les yeux à suivre la
figure lointaine, pâle, blanche, de son rêve, comme en quelque pastel.

Par un effort, il se remit au souvenir de cette promenade près du
Luxembourg. Des filles avaient ensuite passé, en des toilettes
violentes, des parfums outrés, et dont les regards fouillaient, hardis,
dans les sensibilités des hommes; une d’elles était jolie, point
effarouchante, jeune; aucun désir d’être auprès d’elle ne l’avait
sollicité. Où donc était le charme de la femme? Les images de toutes les
femmes rencontrées surgissaient devant lui; nulle n’avait laissé quelque
impression, et il s’était désespéré de ne pas connaître ce délice que
devaient être l’amour, le désir, le frisson mental et charnel tant
chantés par l’humanité.

Il s’était couché par terre, le ventre dans l’herbe drue; et les
insectes ronflaient à ses oreilles. Pourquoi vivre? à quoi bon les
choses? une danse macabre de l’existence roulait dans son cerveau.

Les heures passèrent. Puis, à coups lents et réguliers, il entendit les
cloches de l’église, au loin comme un glas. Était-ce une mort? était-ce
la mort? Il s’imagina le prêtre, devant l’autel, célébrant le mystère,
avec des échos d’orgues... Et le besoin le prenait de s’apitoyer sur
quelqu’un, sur quelqu’un qui aurait souffert, sur quelque image très
pâle et douloureuse dans un cadre de mélancolie.

Il revint à la maison, la tête vide. Le repas, comme tous les jours, fut
silencieux. Le soir, un orage éclata; la pluie tomba pendant toute la
nuit. Marcelin dormit d’un sommeil inquiet et se leva tard. Après de
longues incertitudes, il pensa à visiter la bibliothèque. Il trouva
d’anciens livres, fureta longtemps; aucun ne l’intéressait; il
parcourait des pages au hasard, passait à quelque autre volume. Quand
l’obscurité se fit, il remonta dans sa chambre, répétant en son esprit,
ressassant des mots, aucune idée.

Il avait des bourdonnements dans la tête, une grande lassitude.

                   *       *       *       *       *

La hantise grandissait dans sa pensée:

--Elle a souffert; elle a été malheureuse.

Des détails anciens qu’il se rappelait tout à coup, des mots autrefois
entendus çà et là, des impressions fugitives d’enfant lui revenaient; et
un grand apitoiement montait en lui pour la si pure jeune femme de son
rêve.

Le régisseur, le père Homo, était le fidèle serviteur traditionnel,
discret et dévoué.

Marcelin le rencontra du côté du verger. Le bonhomme lui montra les
fruits qui mûrissaient, lui expliqua les espérances de l’automne.
Marcelin l’écoutait, l’air attentif; brusquement, il l’interrompit, et,
sans le regarder, presque tout bas, il lui demanda, avec un grand effort
sur lui-même:

--Vous avez connu ma mère?

Le bonhomme resta rêveur, puis, tristement:

--La pauvre jeune dame!

Comme il se taisait, Marcelin leva les yeux.

--La pauvre jeune dame! la pauvre jeune dame! répéta le vieillard.

Marcelin n’eut pas la force d’insister; le cœur poigné, il continua son
chemin.

                   *       *       *       *       *

Il retourna dans la bibliothèque et reprit ses vagues lectures; il était
morose, les sourcils contractés, avec des yeux défiants, presque blême,
l’air tour à tour fiévreux et harassé.

Le soir, à dîner, son père lui reprocha son assiduité d’études. Il ne
répondit rien; il levait sur son père des regards obliques; des pensées
malveillantes lui venaient. Il se demanda pourquoi celui-là se mêlait de
sa vie, après l’avoir si longtemps négligée. Intérieurement, il lui
reprochait sa taciturnité, ses absences, ses oublis de son fils; et il
considérait cet homme aux cheveux grisonnants, toujours silencieux,
assis en face de lui, et se demandait s’il n’était pas la cause d’où il
ne savait quel malheur mystérieux était issu. Sa pensée coulait, sous le
calme du dîner finissant, vers de lointaines inquiétudes.

--Ne serait-ce pas, ne serait-ce pas lui?...

Il n’osait achever...

--Si elle a tant pleuré, tant souffert...

Il le regardait à la dérobée...

--Lui, cet homme qui est mon père...

Et il reprenait:

--Si elle a souffert jusqu’à en mourir...

Son cœur sursauta dans sa poitrine; il ferma les yeux; il serrait dans
ses mains convulsivement le couteau à fruits, la fourchette en vermeil,
et, livide, se raidissait contre le dossier de la chaise.

Le père maintenant lisait un journal. Marcelin retomba, comme épuisé, un
coude sur la table, la tête entre une de ses mains; dans ses yeux
flottait, ainsi qu’un nuage, l’image de la bien-aimée martyre.

                   *       *       *       *       *

Parfois il retournait dans le parc et dans les campagnes. Certains
jours, il passait l’après-midi assis sur des troncs d’arbres ou sur
l’herbe, à rêver; certains jours, il marchait sans relâche et rentrait
las.

Il entendit une fois le père Homo qui disait:

--Bien sûr, monsieur Marcelin est amoureux...

--Par exemple?... se dit-il.

Mais il resta songeur tout le reste de la journée.

                   *       *       *       *       *

Un soir, dans sa chambre, ayant achevé une lecture, comme, en redressant
le front, il regardait autour de lui ainsi qu’au sortir d’un rêve, il
demeura quelque temps sans pensée. La pendule, à la lueur de la lampe,
marquait dix heures; une grande solitude régnait; les murs, les meubles,
les rideaux, le plafond, les deux portes semblaient dissimuler un repos
menteur, une complicité maligne. Marcelin se leva. Il marchait sur les
tapis sourds, un brouhaha de choses ténébreuses dans la tête.

Qu’il était pauvre et triste et délaissé et déplorable! Quel isolement
en son passé, quel isolement aujourd’hui, quel isolement pour l’avenir!
Celle, la seule, qui l’eût aimé, qu’il eût aimée, elle n’était pas là;
on la lui avait prise, on l’avait tourmentée, on avait semé d’angoisses
sa candeur de jeune fille, on avait éteint le pur flambeau de sa frêle
jeunesse. Que tout était noir! et combien de mystère!

Il marchait, le sang aux tempes.

Pourquoi n’avait-il pas, aussi bien que les autres, les gaîtés de ses
seize ans; et pourquoi, elle, en avait-elle été sevrée? pourquoi les
épanchements du cœur lui étaient-ils déniés; et pourquoi, elle, en
avait-elle été déshéritée? pourquoi songeait-il obscurément; et pourquoi
avait-elle été clouée pour l’éternité dans l’immobilité du pastel
funèbre? Un lourd destin pesait, à cause de quelque fatalité inexpiable;
car la raison n’apparaissait point d’être exceptionnel au milieu de la
vie commune.

Il s’appuyait à la fenêtre, entrevoyant les ténèbres de la nuit.
L’étoile ne brillait point; ses yeux ne trouvaient point l’astre
nocturne et clair; il n’avait pas de phare dans le ciel pour la
traversée de la vie; l’initiatrice, la consolatrice, l’éducatrice,
l’inspiratrice, celle dont les bras montrent le port, elle n’était pas
là, l’uniquement rêvée.

Marcelin retomba sur un fauteuil, auprès de la table.

Par la fenêtre restée ouverte, la brise du soir entrait; attirés par la
lumière, quelques insectes, des papillons s’approchèrent.

Marcelin releva la tête; il se rappela ses belles promenades dans le
parc, dans les campagnes, quelques semaines auparavant. Il eut un désir
de sortir, d’aller comme alors errer sous les arbres, autour des
pelouses, Mais un découragement pesait sur lui.

--A quoi bon! se dit-il.

Une inexorable tristesse persistait, et, volontiers, le jeune homme
aurait pleuré sur lui-même. Et des possibilités extraordinaires
entr’apparaissaient. De suprêmes abattements succédaient aux chimériques
vouloirs, qui renaissaient, qui s’effaçaient et qui finalement
s’embrouillaient dans l’exaltation de la nuit.

A la pendule, la demie sonna d’un coup rapide et clair. Marcelin eut une
commotion; il se releva, et, soudainement, il s’écria, des sanglots dans
la gorge:

--Comme je l’aime! comme je l’aime!

                   *       *       *       *       *

Oui, il était amoureux; il aimait la jeune fille, la jeune femme dont il
rêvait et qu’il rêvait, celle dont l’angélique beauté était l’idéal vers
qui tendait sa jeune âme.

Il se l’imaginait telle toujours que la lui montrait le précieux pastel,
telle qu’elle avait été à dix-sept ans, dix-sept ans auparavant, telle
qu’elle était pour à jamais figurée là, si belle, si belle, mais si
pure, si mélancolique! Et il savait qu’elle avait été malheureuse; il
tremblait de se dire que c’était pour lui qu’elle avait souffert; et il
souffrait autant qu’elle avait souffert, dans l’aspiration de se dévouer
à son tour pour elle.

Comprenait-il l’étrange amour qui lui était venu?... Des fièvres qui
bouillonnaient au fond de son cœur il ne pouvait, il ne voulait rien
connaître. Dans la candeur et l’enthousiasme de ses seize ans, il ne
voyait que l’absolue beauté de douceur, de refuge et de charité vers qui
s’envolaient ses ardeurs nouvelles, et son secret, il le cachait à tous,
il se le cachait presque à lui-même, avec la jalousie de sa plus intime
pudeur. Mais c’était bien d’amour qu’il aimait, comme il se sentait
aimé; et pour elle il aurait voulu s’offrir, comme il savait que pour
lui elle s’était donnée, immolée, sacrifiée.

                   *       *       *       *       *

Subitement il était devenu très pâle, sous la possession du désir
forcené d’aller, de voir, de parler, d’interroger, de prier. Il
s’approcha de la cheminée, enleva l’abat-jour de la lampe, baissa
légèrement la mèche, et d’une main qui tremblait, il prit la lampe. Et,
sans bruit, il descendait l’escalier, ouvrait, refermait les portes,
traversait les salles... entrait.

Elle était là. Au-dessus du lit toujours clos, avec sa pâleur et son
regard profond, la dame du pastel brillait d’une lueur de lune au ciel.
Et tout sombrait, dans une terreur de religion, alentour d’elle et
devant lui.

Lentement il posa la lourde lampe; il prit une chaise, l’approcha de la
table au-dessus de laquelle était fixé le pastel; il s’assit. Ses deux
coudes étaient appuyés au marbre de la table, son menton posé sur ses
deux mains, et, la tête levée, il regardait.

La beauté de la vierge souriait presque; immobile, il la considérait
infiniment; et il songeait douloureusement, mais avec une intime
douceur.

Et il reprenait:

--O belle aux voiles candides et au cœur profond! unique auxiliatrice!
n’est-ce pas pour moi, depuis de si longues années, que vous vous êtes
renoncée!

La contemplant dans la lumière de la lampe, il adorait, comme au temps
de ses exaltations religieuses, celle qui maintenant lui enseignait
l’Amour...

Tout à coup, un bruit se fit dans la salle voisine; la porte s’ouvrit.

Marcelin se leva et saisit la lampe.

Dans la porte un homme apparut, le père.

Marcelin resta muet de saisissement, immobile, les yeux fixes. Une
minute s’écoula.

--Que fais-tu? dit la voix.

Marcelin ne bougeait pas. De son immobilité de statue à l’immobilité de
la dame dans le pastel, il n’y avait point de différence, si ce n’est
que la lampe tremblait maintenant dans sa main levée.

--Que fais-tu? répéta la voix.

Une angoisse poignait l’adolescent, de l’invasion subite, du secret
découvert. Il tourna la tête vers la dame, puis ferma lentement les
yeux. Le sourire de la bien-aimée semblait s’être figé dans une terreur
hagarde...

Et il pensa que l’amante et l’amant étaient surpris, que le mystère
était pénétré, la retraite envahie... Adieu! il n’était pas permis que
tous deux ils s’aimassent dans le silence! Ils venaient de se retrouver
en une nuit réparatrice, et voilà que leur nuit était close; ils
retourneraient à leurs isolements; elle, elle séjournerait dans le
délaissement de ce cadre sépultural; lui, il irait ailleurs...

Menaçante, la voix s’écria une troisième fois:

--Enfin, que fais-tu?

Marcelin vit que son père tournait les yeux vers le portrait...

Une rougeur, une chaleur soudaine monta au visage du jeune homme...

Brusquement, son âme s’était soulevée; le sacrilège éclatait à ses yeux,
la souillure, la meurtrissure, la profanation. Une muette fureur
l’étreignit à la gorge. Ses yeux étaient grands ouverts et s’injectaient
de sang; il regarda fixement l’homme qui, debout, sur le seuil,
blêmissait; sa main droite trembla. Avec un cri, il agita le bras et
brandit la lourde lampe, pour la jeter, meurtrière, au visage maudit.
Mais, comme ses doigts se crispaient, un flot de larmes éclata dans ses
yeux; il chancela, et la lampe, avec un fracas, tomba à ses pieds,
tandis qu’il s’affaissait contre le lit.




DEUXIÈME PARTIE




I


Un an avait passé. Marcelin, ayant achevé ses classes, avait résolu de
faire ses études de droit. Il arriva à Paris par un après-midi
d’octobre; un soleil clair brillait; et, tout à coup, le crépuscule
était tombé, les rues s’étaient illuminées, les fenêtres, les boutiques,
les becs de gaz, les lanternes des voitures, parmi le brouhaha du soir.

Son cousin, M. Desruyssarts, lui avait recommandé une pension de famille
de la rue de Grenelle, une antique et respectable maison; l’hôtesse, la
vieille madame de M., avait la réputation de soigner ses dix ou douze
pensionnaires comme des enfants adoptifs. Elle accueillit Marcelin avec
une bonhomie correcte qui le séduisit.

Après dîner, il monta à sa chambre; au milieu de ce Paris qui lui
représentait la vie moderne, il était libre, maître de lui-même; les
bruits du dehors entraient par la fenêtre ouverte, et mille rêves, mille
désirs anciens lui revenaient au cœur; il se demanda si l’heure des
accomplissements allait enfin sonner.

                   *       *       *       *       *

Il avait tenu autrefois, au collège, un petit livre de ses pensées
intimes. Une nuit, quelques semaines après son arrivée à Paris, il
écrivit:

«Dans ma première adolescence je me souviens de rêves bleus et dont les
parfums sont devenus une fluide vapeur dans mon âme. Puis, comme après
des catastrophes, ce fut une sorte d’effacement de tout, un oubli, une
disparition, quelque chose comme l’obscur recommencement qui suit les
bouleversements de la terre. Depuis que je suis installé ici, dans le
confort et la régularité de ma vie paisible, je sens peu à peu se
rouvrir la fleur de mon adolescence.

»Et, depuis lors, j’attends.

»Je veux, j’espère aimer; autour de moi passent des vols de Juliettes et
de Marguerites; je leur tends les bras; que de fois me suis-je enivré
d’illusoires extases! Puis, subitement, je me retrouve dans mon
isolement, et, comme Hamlet, je plonge mes yeux dans le vide de l’air.

»Je ne supporte pas la pensée de l’amour vénal; je m’efforce à chasser
l’idée même de la profanation, et je m’écrie: Venez et me consolez,
idéales amantes! Car je me sais le cœur vivant, très jeune, très
fertile. Et parfois je me prends à rêver de la belle jeune fille
pensive, aux yeux chers, que je rencontrerai quelque jour providentiel.»

«Je suis, écrivit-il une autre fois, le jeune amant, qui, la nuit, au
bas du mur et du verger, cherche,--l’amant vierge dont le cœur palpite,
et qui attend celle qui doit venir, et l’entrevoit, blanche, derrière
les feuilles.»

«Désirs! s’écriait-il encore, désirs, non des sens, désirs de l’âme!»

Souvent, dans les rues, son cœur tout à coup se mettait à battre
violemment; il marchait à grands pas, dans un flux d’ardeurs
exubérantes. Son âme débordait de son corps, remplissait l’espace,
s’étendait parmi la création. Il sentait alors en lui une force
surhumaine, et quelles confiances!

L’exaltation durait des soirées entières.

                   *       *       *       *       *

Il n’allait plus au théâtre sans en revenir troublé. Il rentrait dans
son solitaire logement de garçon avec un malaise d’inquiétude et de
tristesse qui persévérait plusieurs jours. Des clameurs lui restaient
dans l’esprit; il ne pouvait oublier; il souhaitait quelqu’un qui prît
part à ses obsessions; le vide l’étouffait.

Jadis les poètes lyriques le laissaient en un enchantement; les désirs
qu’ils éveillaient étaient des voix joyeuses; leurs mélancolies autant
que leurs enthousiasmes étaient très douces.

Aujourd’hui le moindre cri de passion proféré par une bouche humaine au
milieu d’un drame quelconque le bouleversait.

                   *       *       *       *       *

Ses fenêtres ouvraient sur l’endroit le plus fréquenté de la rue de
Grenelle. Il s’attardait à regarder les passants, sans intérêt, sans
sympathie, ne cherchait pas à deviner leurs préoccupations. Des femmes
défilaient, des jeunes et des vieilles, des ouvrières, des bourgeoises;
étaient-elles jolies? étaient-elles capables d’amour, dignes d’amour? à
quoi bon! Et tout à coup il se disait que peut-être il y avait là,
pourtant, une âme dont la pensée eût correspondu à la sienne; mais, dans
le flot confus des choses, comment trouver, comment seulement chercher?

                   *       *       *       *       *

«A celle qui viendra quelles richesses sont réservées! écrivit-il un
soir. Une tendresse infinie prête à se répandre, une infinie sympathie,
un besoin d’écouter et de comprendre, de répondre aux plus intimes
aspirations d’un cœur, d’être un dévouement et une seconde conscience,
et une virginale profusion de baisers... Le fruit n’est-il pas mûr pour
que quelqu’une le cueille?»

                   *       *       *       *       *

Quelques jours avant Noël, il quitta son deuil. Il y avait un an que son
père était mort, seul, dans ce château de Saint-Paulin où il l’avait
laissé... Il se rappela l’enterrement, le long de la route grise et
neigeuse, les cierges dans l’église jetant à travers un jour sombre
leurs ombres fumeuses sur le mur, la cérémonie sans fin, les
condoléances...

Et il se demandait s’il allait, avec ses vêtements noirs, se débarrasser
de la hantise du passé,--s’il allait devenir un autre homme.

                   *       *       *       *       *

Rien toujours. D’insignifiantes relations, des études oiseuses, nulles
joies, maints rêves, la seule récréation de quelques livres. Il songeait
parfois à fréquenter avec des gens de son âge, essayer des plaisirs, des
femmes. Mais puis-je, se disait-il, suicider les choses nobles que je
crois exister en mon âme? J’ai le temps encore; rien n’est perdu;
l’époque n’est pas venue de l’abdication.

                   *       *       *       *       *

Un jour, il fit une lettre pour une jeune actrice admirée au théâtre;
mais, au dernier moment, il n’osa l’envoyer.

Pendant une semaine, il se persuada qu’il était amoureux.

La trop grande inutilité de son amour finit pourtant par le décourager.
Et la crise passée le laissa plus calme.

                   *       *       *       *       *

Un autre jour, il écrivait dans son petit livre:

«De grandes confiances parfois renaissent...

»Je suis le voyageur qui entre dans la route; la cité est lointaine;
mais dans les brumes je l’aperçois; et puis, c’est le matin, et jusqu’au
soir combien d’heures! Je vois sans effroi la route longue, les pierres
et les marais du chemin, les lassitudes du midi brûlant, les suites
moroses des murs qui voilent de leurs circuits le but; je ne crains
point les brigands des bois, les sirènes des sources, les tonnerres qui
peut-être gronderont dans les nuages. Dans le soir de la ville rêve
quelque vierge prédestinée.»

                   *       *       *       *       *

Il ne comprenait pas qu’on n’aimât pas qui vous aime. Dans ses souvenirs
classiques il restait choqué de Bajazet n’aimant pas Roxane, de Pyrrhus
méprisant Hermione; il souffrait de la Esméralda repoussant Claude
Frollo; toute sa sympathie allait à l’archidiacre contre l’aveugle jeune
fille. Il ne doutait point qu’il eût aimé qui l’eût aimé; l’amour non
partagé lui semblait un monstre.

                   *       *       *       *       *

Deux samedis de suite, aux répétitions générales des Concerts Colonne,
qu’il suivait assez régulièrement, il se trouva auprès de la fille de
l’un de ses anciens professeurs du Collège. Elle était arrivée des
premières, il salua son père, la salua. Et dans la salle mi-éclairée,
sous les galeries vides et noires, parmi la foule élégante qui
remplissait l’orchestre et les balcons, il considérait à la dérobée ce
blond visage de jeune Parisienne, ces grands yeux brillants. Elle
l’avait une fois regardé et avait souri. Il se promit de lui adresser la
parole le samedi suivant.

                   *       *       *       *       *

Sous sa fenêtre passaient des groupes d’ouvrières, alertes, jolies,
nu-tête et les cheveux voltigeants, la taille mince. Il les suivait du
regard qui marchaient avec des balancements d’épaules et des rires et de
juvéniles fronts au ciel.

                   *       *       *       *       *

Le troisième samedi, il ne vit pas à la répétition la demoiselle de ses
pensées. Pourquoi n’était-elle pas venue?...

--Quelle folie, se dit-il! Qu’ai-je à espérer, à seulement désirer? Je
ne puis me marier avec elle. A quoi bon y penser?

                   *       *       *       *       *

Aux jours gras, il alla au bal de l’Opéra. Son camarade d’école, Charles
Berty, l’avait emmené. Ils se promenèrent, deux heures durant, parmi
l’ennui des habits noirs, la trivialité des créatures débraillées. Les
efforts de Charles à la gaîté, au flirt, le navraient et les navraient
tous deux. A trois heures ils rencontrèrent les deux frères Crémone qui
suivaient deux dominos assez propres. Marcelin assista à une demi-heure
de cette campagne, puis accepta de souper avec ses trois amis et les
deux dominos.

Au Café Riche, les dominos se démasquèrent; c’étaient deux jolies
filles, la blonde et la brune traditionnelles, d’un demi-monde de marque
convenable. Il était assis entre l’aîné des frères Crémone et la brune,
Angélique, se nomma-t-elle.

Marcelin se grisa pour la première fois de sa vie, d’une sorte de fort
étourdissement qui l’intéressa beaucoup. Au quatrième verre de Mumm, il
se sentit entraîné. La conversation restait générale; il avait été un
peu silencieux, et la brune Angélique le méprisait un peu; maintenant,
des gaîtés, des expansivités lui venaient; ce fut lui qui commença la
série des excentricités. Il se mit ensuite à dire des galanteries à sa
voisine; en même temps il trouvait des plaisanteries à lancer; il était
heureux.

Le Mumm coulait à flots; Marcelin se laissait aller; cela l’amusait; il
remarqua que ses compagnons s’échauffaient. Il avait la tête brûlante,
les mains moites, le sang aux yeux. Il se surprit à fredonner un air de
valse... Heu! heu! se dit-il. Et il rit tout haut. Personne n’y fit
attention.

Le verre d’Angélique était vide; Marcelin eut un attendrissement et un
remords; il saisit la bouteille et le remplit.

--A votre santé!

--A votre santé!

Il se pencha et s’accouda en face d’elle; elle s’était renversée dans
son fauteuil; il s’approcha. Alors il prit la parole et parla, parla;
dans une demi-conscience, lui-même il admirait sa facilité. Il buvait à
petites gorgées; il passait de temps en temps la main sur les épaules
nues de sa voisine, et il continuait.

Au milieu d’une phrase, tout d’un coup, elle l’interrompit; à son tour,
elle prit la parole. Elle lui raconta des épisodes, évidemment
mensongers, de sa vie; elle le regardait en parlant; il avait le
sentiment d’être un vague public; il souriait béatement.

Il était arrivé à cette première ivresse qui est une sorte de séparation
de l’âme et du corps. Il agissait par mouvements automatiques; il eût
été incapable de se lever; mais sa présence d’esprit, il la gardait;
seulement, son corps n’aurait plus obéi aux ordres de sa raison.
Davantage, il n’aurait pu parler, malgré qu’il eût fort bien su que
dire; sa langue était comme inerte; cela ressemblait, moins l’horreur, à
l’état de cauchemar, quand l’on veut sans pouvoir. Il lui venait à
l’esprit une foule de réflexions profondes ou spirituelles, dont
émailler les narrations d’Angélique et qu’il ne savait que se formuler
intérieurement. Tout à coup, il eut une honte: il ne fallait pas laisser
voir qu’il était ivre: et, en fait, l’était-il? il se rendait compte de
tout, il avait son bon sens entier. Il se redressa, se raidit; mais sa
tête penchait de côté et d’autre, comme s’il avait été pris de sommeil.

Le cadet des frères Crémone s’était assis sur le divan avec son amie
blonde, et la pinçait obstinément. Son frère et Charles discutaient sur
quelque chose... Marcelin notait tout cela pour se prouver sa lucidité.
L’idée lui vint de remplir à nouveau les deux verres; Angélique but sans
cesser de parler; il but avec un sourire. Il mit son fauteuil tout près
du sien; d’un geste elle gara sa robe; il admira sa présence d’esprit.

Brusquement elle se tut. Marcelin sentit ses yeux papilloter. Je suis
gris, se dit-il; mais cela ne m’empêchera pas de faire mon devoir. Son
devoir lui apparut de pincer Angélique; il l’exécuta avec facilité. Il
lui prit la taille et lui baisa la gorge. Elle le laissa faire. Elle
semblait rêvasser. Il chiffonnait dans son corsage, avec persévérance et
lenteur. Bientôt, il se trouva presque sur elle. Ils se disaient des
mots langoureux:

--Ma petite chatte! Mon gros chien! Mon beau mimi! Le toutou à sa petite
femme...

Il prit ses mains, résolu à oublier toutes les convenances. Charles à ce
moment s’écria:

--Sacrédié! regarde Marcelin et Angélique se bécoter... C’est joli...

Angélique ânonnait, les yeux sur les yeux de Marcelin:

--Laisse-les dire, mon bébé; laisse-les dire, mon rat; laisse-les dire,
mon petit poulet...

En même temps, Charles l’interpellait, en se tournant à moitié:

--Crois-tu, Marcelinet, que cet animal de Crémone ne veut pas, depuis
une heure, convenir que le niveau intellectuel est plus élevé en Pologne
qu’en Danemark?

L’outrecuidance de Crémone révolta Marcelinet. Mais une invincible envie
de dormir l’étreignit. Il entendit encore que sa voisine le traitait de
crétin; une discussion avait lieu entre elle et Crémone l’aîné. Il
renonça à barder sa lucidité, et cette abdication fut son dernier acte
mental.

Le lendemain, en se réveillant, il ne se rappela pas comment il était
rentré chez lui.

                   *       *       *       *       *

Le samedi suivant, il aperçut de nouveau, à la répétition, la fille de
son ancien professeur. Il y avait une place libre derrière elle; mais il
fallait déranger vingt personnes; il se risqua. En le voyant traverser
les rangs, elle rougit et se détourna; de toute la répétition, elle fit
semblant de ne pas le remarquer. Son père ne lui rendit pas son salut.

... Tout était fini.

                   *       *       *       *       *

La nuit du bal de l’opéra lui avait laissé des souvenirs qui hantaient
son imagination; les premiers beaux jours de mars achevèrent de lui
bouleverser les sens.

Il avait jusque-là vécu vierge, malgré les entraînements des camarades,
peu tenté, isolé au milieu des autres, point précoce, pris par des
regrets, des tristesses. Un soir, brusquement, il se dit qu’il fallait
en finir. Dix heures venaient de sonner; il était chez lui, devant des
livres de droit; il se leva pour prendre son chapeau, son pardessus,
sortir...

--Où, se demanda-t-il.

Il ne savait pas.

Une angoisse l’étreignit. Il se découragea, remit au lendemain.

                   *       *       *       *       *

Huit jours passèrent, huit mortels jours, pendant lesquels il mâchonna
sa résolution. Des difficultés existaient; il ne savait où aller; il ne
voulait pas demander; il craignait son inexpérience. Et ces difficultés,
il les aggravait, en son esprit, par l’appréhension de l’événement. Et
il remettait au lendemain, sans cesse; une fois, il fit un copieux dîner
dans l’espoir de se donner du cœur; une autre fois il alla au théâtre.
Son hôtesse, la bonne madame de M., s’inquiétait de ses sorties de tous
les soirs.

Le huitième jour, après dîner, il fut aux Folies-Bergère. Il était
angoissé. Dix femmes l’assaillirent; il ne les voyait pas. D’autres se
promenaient; il se promena et se remit un peu. Il n’osait regarder les
femmes et il essayait de les voir; il les considérait à la dérobée, en
passant, et fuyait vite; il les frôlait; toutes le terrorisaient.
Comment suivre l’une d’elles? mais comment, surtout, comment l’aborder?
On peut se laisser aborder; mais comment répondre? Des gymnastes se
balançaient sur des trapèzes; les femmes s’étaient arrêtées à les
contempler; il se dit qu’il n’y avait rien à faire, et sortit.

Dehors, ce fut une désolation, un découragement; et, aussitôt, une
résolution de tout brusquer. Il s’adresserait à un endroit sûr; c’était
le plus simple; mais il n’en connaissait pas... bah! il en trouverait;
c’était facile à reconnaître; il savait à quelle enseigne; persiennes
closes, lanterne, gros chiffre... Il n’avait qu’à suivre les rues peu
fréquentées; il arriverait tôt ou tard; dix heures sonnaient; il avait
le temps.

Il descendit le faubourg Poissonnière; ce n’était pas ce genre de rue;
il bifurqua rue d’Enghien, examinant les façades. Parfois, des filles
l’accostaient; il s’énervait, filait sans répondre, il se laissait
toucher au bras; il avait une mauvaise volupté à se sentir abordé, à
entendre, en fuyant, les propositions obscènes. Il déambula assez
longtemps; à la fin, il ne regardait plus le nom des rues; et il ne
trouvait rien; il se lassait, mais il s’excitait; il s’entêtait
pourtant, marchait vite, explorant une rue d’un coup d’œil. Tout d’un
coup, rue Saint-Denis, près du boulevard, il aperçut une lanterne
éclairant un numéro; c’était ça. Il n’y avait personne alentour; il
entra.

Un long couloir s’ouvrait, puis un escalier. A ce moment, il entendit un
piano, des rires; une voix de femme chantait; il s’arrêta à la deuxième
marche. On lui avait pourtant dit qu’à Paris les choses allaient sans
musique, sans liqueurs et sans bruit. Quelle figure ferait-il en tombant
dans cette noce?... Une seconde après, il était dans la rue; personne ne
l’avait vu; il reprit sa route.

Presque aussitôt, il aperçut dans une rue perpendiculaire, à quelques
pas, une femme habillée de noir, nu-tête, debout sur le seuil d’une
porte. Il passa en jetant un coup d’œil furtif...

--Monsieur veut-il entrer?...

Il continua son chemin sans s’arrêter; mais tout de suite il se demanda
pourquoi il n’irait pas là aussi bien qu’ailleurs; une chaleur lui était
montée au visage, subitement, sous un coup de désir; il ralentit le pas;
oui; il fallait aller là... Il ne pouvait pourtant faire demi-tour; il
aurait l’air d’un sot, d’un enfant... Il se décida à tourner le pâté de
maisons et à revenir par le même côté; la dame ne ferait pas attention;
elle ne le reconnaîtrait pas; et puis, il voulait d’abord savoir dans
quelle rue il était. Il lut: rue d’Aboukir. D’un brusque effort, il
arriva; la dame était encore là; elle s’effaça pour le laisser passer;
rapidement, il franchit le seuil.

Du coup, tout son courage tomba; il eut la force juste de se laisser
conduire; il marchait dans une sorte de brume, distinguant à peine les
choses, souhaitant vaguement et n’osant reculer. Il avait des
bourdonnements dans la tête, des vapeurs dans les yeux; pour un rien, il
aurait trébuché. Maintenant il traversait des couloirs, montait des
escaliers, et il se trouvait dans une chambre tendue de jaune dont la
pauvreté le poigna, en face de la créature qui lui réclamait de
l’argent. Et, ayant donné sans discuter ce qu’on lui demandait, comme il
était là, immobile, n’osant pas regarder, les yeux baissés, ne sachant
que faire de ses bras, balbutiant l’aveu de ses ignorances:

--Allons! fit l’initiatrice.

Le terrible duo commença; et de tout ce qu’il ressentit dans le trouble
affreux où il vaguait, il ne put jamais plus tard se rappeler qu’une
suite de sensations analogues à celles du cauchemar, lorsque les choses
se succèdent sans causes discernables. Ce fut d’abord une appréhension
abominable, comme au moment qui précède une opération chirurgicale
encore mystérieuse; puis, peu à peu, il devinait des hideurs non encore
aperçues, et c’était une répugnance de toutes ses fibres, un malaise
grandissant... Brusquement, un déchirement... Il pensa crier: mais la
douleur cessa subitement, et il y eut une attente d’une seconde; il
entendait dans ses oreilles un grand brouhaha; il avait fermé les yeux;
une sueur lui coulait le long du dos. Alors voilà que, confusément,
progressivement, il avait la sensation de quelque chose qui montait et
descendait, comme un flot de mer, comme une respiration, comme les
rouages huileux de quelque machine énorme, par mouvements larges et
réguliers, et qui l’engouffrait, l’emportait, l’hallucinait dans une
chaleur tiède, une ardeur de plus en plus poignante, et il râlait, ses
bras se crispaient, il défaillait...

                   *       *       *       *       *

Il était rentré chez lui, navré, la tête vide, à peu près aussi ignorant
que quelques heures auparavant, quand il errait dans les rues borgnes,
enfiévré du besoin de connaître. De ce tourbillon où les choses
s’étaient embrouillées, un émoi lui restait seulement; comme une idole
mal entrevue dans l’épouvante des yeux, le sexe demeurait pour lui un
angoissant mystère.

Le lendemain, il médita longuement son aventure; il conclut qu’il était
mal tombé, et que dans de meilleures circonstances, avec une personne
plus agréable, il eût été plus heureux.

Il se décida à interroger des camarades d’école; ceux-ci lui donnèrent
une adresse, le conseillèrent, avec toute sorte d’encouragements...

--Tu demanderas Georgette... Tu demanderas Mignon...

Il alla demander Georgette, et, quelques jours après, Mignon.
L’installation lui sembla confortable, les divans moelleux; il nota la
bonne condition du linge. Les deux dames étaient élégantes; elles furent
gracieuses. Elles dévoilèrent de bon gré, avec des indulgences et des
flatteries, les secrets de leurs personnes; leurs personnes étaient
jolies et se faisaient désirables; elles donnaient du plaisir. Marcelin
connut pourtant ce sentiment qu’auparavant il ne pouvait seulement
concevoir en son esprit; l’horreur après le désir satisfait. Il restait
stupéfait, autrefois, quand il lisait, quand il entendait dire que le
désir ne laissait pas derrière lui le rayonnement de sa jubilation... Eh
bien, il l’avait éprouvé, le désir: et puis, il n’avait plus eu dans ses
bras que le cadavre de la créature, veuve de tout charme.

Après ces premières équipées, longtemps il resta sage. C’était peut-être
la régularité de la vie à la pension et du travail, la monotonie des
jours sans incidents. Peut-être aussi que la curiosité plutôt que
l’instinct avait été surexcitée en lui. Et il se disait que sans doute
aussi les besoins plus purs, les rêveries d’amour partagé, et cette
poésie qui toujours l’exaspérait mais le consolait, ne comportaient pas
la satisfaction qu’eussent offerte Georgette et Mignon.




II


Les premiers jours d’août, Marcelin se rendit aux Andelys.

Son cousin Georges Desruyssarts, le fils aîné de son tuteur Desruyssarts
de Rouen, se mariait; il épousait la fille d’un tanneur du pays; toute
la famille était convoquée pour la cérémonie; Marcelin était garçon
d’honneur.

Il arriva la veille du grand jour et s’en fut dîner chez le beau-père.
Quelles excellentes gens! Le dîner avait malheureusement un peu traîné.
Marcelin sentit qu’on l’avait jugé timide; il se proposait de donner le
lendemain une autre impression. A neuf heures, des parents de la mariée
étaient arrivés de la gare; des Parisiens; la femme d’un chef de bureau
de l’Intérieur avec sa fille. La fille du chef de bureau, mademoiselle
Amélie, était la demoiselle d’honneur de Marcelin. Son cousin lui
expliqua que, suivant l’usage du pays, le garçon d’honneur avait, durant
toute la noce la charge de sa demoiselle d’honneur et ne devait pas
l’abandonner... Il trouvait la chose un peu embarrassante...
Mademoiselle Amélie était plus âgée que lui, vingt-deux ou vingt-trois
ans; elle était jolie et semblait aimable. La noce allait d’ailleurs
être très gaie; cela se passait sans étiquette, familialement, et durait
deux grands jours. Depuis l’avant-veille on travaillait dans la cour de
l’usine à disposer une tente pour servir de salle de festin.

En regagnant son auberge, Marcelin fit une petite promenade auprès de la
rivière. C’était délicieux. Tout le long, il y avait une allée plantée
de grands arbres qui s’appelait «les Promenades». La pleine lune à
travers les feuilles mettait des reflets dans l’eau qui miroitait. A
gauche, on voyait les maisons du Grand Andely, entourées de jardinets,
toutes blanches sous la clarté nocturne; sur le coteau, à droite, les
ruines du Château-Gaillard. Le jeune homme s’assit sur un banc et se
rappela le _Vallon_ de Lamartine, avec la musique de Gounod.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, à dix heures du matin, on se retrouva à l’usine. Tous les
ouvriers étaient là; quand la mariée fit son entrée au bras de son père,
on poussa des vivats, et les chapeaux s’agitèrent en l’air; tout le
monde jubilait. Mademoiselle Amélie prit le bras de son garçon
d’honneur; ils marchaient derrière le marié. Elle avait une délicieuse
toilette crème, beaucoup de chic: ses cheveux blond foncé frisaient sur
son front; elle était un peu pâlotte, mais les pupilles de ses yeux
étaient des diamants, des diamants noirs, vifs comme du soleil. Ils
montèrent dans la voiture de la mariée, avec leur gros bouquet blanc. Le
temps était très beau. On traversa une haie de gamins et de gens qui
saluaient. A la mairie, à l’église, tout se passa bien. Les demoiselles
d’honneur quêtèrent, assistées de leurs garçons d’honneur. L’autre
garçon d’honneur était Paul Desruyssarts, le frère du marié, un brave
garçon, un peu province, avec, pour demoiselle d’honneur, une cousine de
la mariée, fillette insignifiante. On avait fait valoir à Marcelin qu’on
lui avait réservé, des deux demoiselles d’honneur, la plus agréable, une
Parisienne.

A une heure, on rentra à l’usine et l’on se mit à table. Il y avait
quatre-vingts couverts. La tente était ornée de guirlandes, avec les
initiales des mariés; le service était superbe à voir; on avait établi
un plancher recouvert d’une toile pour danser le soir; à côté, un petit
salon était disposé, et un fumoir. Le soleil rayonnait à travers la
tente, par les portes, dans les rideaux, et répandait la gaîté; aussi,
quand tout le monde fut assis, il y eut un murmure de satisfaction. Tout
près, dans l’usine même, le beau-père donnait à dîner à ses ouvriers;
par moments, on entendait leurs rires et leurs cris joyeux.

Marcelin avait naturellement Amélie à sa droite; à sa gauche, une
vieille parente un peu idiote; il lui suffirait de veiller à sa
subsistance et de lui dire un mot toutes les dix minutes; il put se
consacrer à Amélie.

Amélie était gaie; elle avait de l’entrain, beaucoup d’aisance et une
bonne grâce inaltérable; elle fut parfaite avec les gens du pays et les
ouvriers. Pendant le repas, tous deux se mirent à causer longuement;
elle savait soutenir, animer la conversation. Elle commença par demander
à son voisin à quoi il se destinait; il lui raconta qu’il étudiait le
droit, qu’il n’avait pas encore déterminé l’usage qu’il ferait de ses
diplômes, qu’il vivait dans une pension de la rue de Grenelle; la
vérité. Et puis, comme elle s’enquérait s’il allait beaucoup dans le
monde, s’il avait des relations, il lui dit tout de suite que non et lui
parla de la monotonie, de la tristesse de son existence, et combien il
aurait de joies à de bonnes relations amicales non point seulement avec
des camarades d’école, mais avec des familles; il avait envie d’ajouter
avec des familles où sont des jeunes filles élégantes et charmantes
comme elle était. Elle écoutait, elle répondait, elle souriait,
l’arrêtait dans ses développements, l’y ramenait. Il parlait sans trop
de gêne; elle était si avenante!

Ils se confièrent les choses qu’ils aimaient, celles qui leur étaient
antipathiques; ils se trouva qu’ils avaient beaucoup de goûts
semblables; elle adorait, comme lui, la musique; mais ni elle, ni lui,
n’étaient de fameux pianistes; ils méprisaient tous deux l’Opéra; lui,
pourtant, y allait de temps en temps, à cause du public, des toilettes,
de la belle tenue de la salle. Ils s’apprirent avec étonnement que, l’un
et l’autre, ils suivaient les concerts Colonne; comment ne s’étaient-ils
jamais vus? c’était bien simple pourtant, puisque l’on ne se connaissait
pas! Elle ignorait les répétitions publiques des concerts Colonne, le
samedi matin; il en fit un éloge enthousiaste; le public y était
élégant; et puis, c’était si commode! on pouvait, le dimanche, aller
ailleurs, aux concerts Lamoureux, aux matinées; seulement, il fallait se
lever de bonne heure, être au Châtelet à neuf heures. Cela ne la
dérangeait pas; elle était debout tous les jours à huit heures.

--Et vous?

--Moi? pas toujours.

Il n’y avait que les lendemains de soirée, qu’elle était paresseuse;
c’était bien naturel! Elle parlait de sa vie; ses parents n’avaient
qu’une cuisinière; elle devait s’occuper elle-même de la maison; sa mère
l’avait élevée ainsi; sa mère était excellente, si bonne, si
intelligente! Elle allait beaucoup dans le monde; malheureusement, son
père, bien qu’il ne fût pas vieux, se fatiguait. Elle avait deux frères,
tous deux dans l’armée; quelle chose bizarre! tous deux avaient
absolument voulu être soldats; ils avaient été à Saint-Cyr; l’aîné,
trente ans, était marié depuis un an, était lieutenant de chasseurs à
Perpignan; elle l’aimait beaucoup; elle aimait beaucoup aussi le second;
il était sous-lieutenant dans l’infanterie.

--Et vous, vous n’avez pas encore été soldat, je pense?

--Oh! pas encore.

--Vous êtes très jeune...

--J’ai dix-huit ans.

--Dix-huit ans et vous n’avez plus vos parents!

Il vit dans ses jolis yeux un attendrissement.

--Je suis seul, répondit-il.

Elle savait déjà cela, et qu’il n’avait pas de frères ni de sœurs.

--C’est bien triste, murmura-t-elle.

Elle regardait devant elle, vers la porte lumineuse de soleil.

Il crut devoir ajouter.

--Mes cousins sont très gentils avec moi; vous savez que M. Desruyssarts
est mon tuteur.

Elle tourna les yeux vers lui, avec un sourire ami.

--Il faudra, reprit-il après un silence, que tout cela, parents, sœurs
et frères, une femme me le donne.

Elle rougit imperceptiblement, sans répondre, et, lentement, le regarda
en face.

--Qu’est-ce que vous racontez là? demanda en riant le marié à travers la
table. Vous faites un peu bande à part, il me semble.

On regardait. Amélie avait du coup repris son air de pimpante gaîté.

--Monsieur Marcelin, répondit-elle, me parle de ses idées de mariage; en
qualité d’aînée, je lui donne des conseils... Car je suis votre aînée.

--Mais non.

--Mais si.

--Pariez-vous?

--Je parie.

La jolie folle entamait des histoires, des discussions.

--Vous verrez que nous serons encore à table à cinq heures,
affirmait-elle.

Il était presque six heures quand on se leva.

--A quelle heure le dîner? demanda-t-elle pour rire.

On sortit prendre l’air, faire un tour; on allait en groupes; par
convenance, Amélie et Marcelin se quittèrent. Deux ou trois personnes le
leur reprochèrent. On suivit la petite rivière jusqu’à la Seine; on
n’avait pas le temps de monter au Château-Gaillard; le soleil déclinait;
l’horizon flambait au couchant. Marcelin marchait en compagnie de Paul
et de quelques jeunes gens, à vingt pas derrière Amélie; il admirait sa
jolie prestance; quelquefois elle se tournait avec un gentil sourire;
Paul faisait des plaisanteries. A un détour du chemin, ils la perdirent;
ils continuèrent lentement, dans la tiédeur de la tombée du soir.
C’était charmant. Vers huit heures, on rentra à l’usine. Des petites
tables étaient servies dehors, dans la cour, pour la collation. Quelques
dames, Amélie et sa mère, étaient à leur toilette. Il fallut
collationner; la nuit descendait; on allumait. Sous la tente, les tables
avaient été repoussées toutes d’un côté et formaient un long buffet; la
salle était disposée pour le bal: du dehors on la voyait s’illuminer.

Tout à coup les violons retentirent. La porte de la maison, au-dessus du
perron, s’ouvrit, et les dames apparurent. Amélie était en rose, une
jupe bouffante avec des dentelles, un corsage demi-décolleté et des
fleurs dans les cheveux. Rapidement, elle descendit; ses petits souliers
de satin rose sautaient sur les marches. Elle vint prendre le bras de
son garçon d’honneur.

--Vous êtes ravissante, exquise.

Ils entrèrent. Les violons faisaient rage.

--Vous m’avez dit que vous aimiez la danse, mademoiselle?

--Je l’adore. Vous aussi?

--Moi? j’en raffole.

L’orchestre jouait une sorte d’ouverture; le monde arrivait rapidement;
ils s’assirent; on causait, on se pressait, les braves gens se
récriaient. Tout à coup, chacun se retourna; les mariés entraient;
l’orchestre se tut et, une minute après, entama un grand quadrille; les
mariés ouvraient le bal. Amélie dansait parfaitement; les deux jeunes
gens bostonnèrent toutes les danses, polkas, mazurkas, scottischs. On
les regardait beaucoup. Ils étaient les seuls à valser des deux sens;
cela excita l’admiration. Georges vint les prévenir que les usages du
pays voulaient qu’ils dansassent toujours, ou du moins presque toujours
ensemble. Ils eurent un mouvement d’embarras; mais, au fond, il lui
sembla qu’elle s’en applaudissait aussi bien que lui. Ils dansèrent
comme des fous; au bout d’une heure, ils faisaient de la virtuosité; ils
commençaient dès le prélude, entremêlaient des temps de slow-valse
qu’ils déchaînaient subitement en pas de boston qui traversaient la
salle en trois mesures; ils passaient à gauche, à droite; ils vaguaient
d’inspiration. Il la tenait de près; cela était nécessaire d’ailleurs;
et il s’enchantait, et tous deux s’enchantaient dans cet emportement
cadencé. On eût dit qu’il la portait entre ses bras, si légère qu’elle
frôlait à peine le plancher. Et, peu à peu, elle se donnait davantage,
avec un plaisir qui semblait grandissant, liée plus étroitement, plus
intimement en quelque sorte, à son cavalier.

--Vous êtes un danseur admirable; c’est délicieux de valser avec vous,
lui dit-elle à l’oreille.

Et une fois encore, il rencontra ses grands yeux devenus profonds qui le
regardaient.

Un moment où ils se reposaient, le cousin Paul Desruyssarts s’approcha
avec mademoiselle Blanche, sa demoiselle d’honneur.

--Venez faire une promenade dehors.

--Comment?

--Cela se fait très bien. Regardez un tel et un tel.

--Au fait, si c’est permis...

--Il fait si beau!

--Soit! mais pas longtemps.

Ces demoiselles prirent leurs pèlerines, ces messieurs leurs pardessus,
et, tous quatre, ils sortirent. Ils marchaient par paires, lentement,
causant peu; Paul faisait les frais de la conversation, jetait des
plaisanteries un peu faciles; ces demoiselles riaient. Mademoiselle
Blanche se montra moins insignifiante que pendant l’après-midi; elle eut
des reparties drôles. Amélie s’appuyait nettement sur le bras de son
cavalier; il affectait de tenir la tête de son côté; tous deux
regardaient le ciel clair, la lune qui montait. On passa devant une
statue... Nicolas Poussin, né aux Andelys. On approchait de la rivière;
Amélie manifesta des inquiétudes sur l’escapade; on la rassura.

--D’ailleurs, dit mademoiselle Blanche, on ne s’occupe guère de nous,
là-bas.

Cette fois, c’était un édifice carré, au milieu d’une place. Paul paria
pour une école, Amélie pour une prison. Mademoiselle Blanche connaissait
les Andelys.

--C’est le théâtre, dit-elle.

Cette nouvelle amusa.

--Mais voyez; la porte n’est pas fermée.

--Si nous entrions?

--J’ai des allumettes.

--Entrons, entrons.

Paul alluma des allumettes; on traversa des couloirs. Blanche marchait
bravement, le nez en avant. Amélie faisait un peu la peureuse; elle
serrait le bras de Marcelin, et, par amusement, se pelotonnait contre
son épaule. Ils se trouvèrent dans une grande salle avec des bancs de
bois rembourrés; il y avait une galerie; au fond, le rideau levé
laissait voir le trou noir, béant de la scène. On ne put s’empêcher de
trouver cela sinistre.

--Nous ne jouons rien? questionna Paul.

--Allons-nous-en, prièrent les deux jeunes filles.

Il n’était pas très aisé de retrouver la sortie. Il y eut une
discussion. Finalement, Paul et sa compagne prirent d’un côté, Marcelin
et Amélie d’un autre.

--Si vous vous étiez trompé? demanda Amélie au jeune homme en le fixant
de ses deux yeux brillants.

Il y avait dans ce regard quelque chose d’ironique et de provoquant qui
le frappa.

--Bah! se dit-il.

Les allumettes lui brûlaient le bout des gants. Ils avaient suivi un
couloir; ils débouchèrent par une petite porte sur la scène. Ils
s’étaient perdus; c’est les autres qui avaient raison. Marcelin fut
désolé. Amélie, elle, eut un sourire; elle rajustait sur sa tête sa
mantille de dentelle blanche.

--Vous voyez, vous voyez, disait-elle avec de petits mouvements de tête
et en le regardant.

Il était fort embarrassé. Elle le taquinait...

--Ça n’a pas dix-huit ans, et ça veut conduire des jeunes filles, de
vieilles jeunes filles...

--Eh bien, retournons.

On rebroussa chemin, et on se retrouva dans la salle. Marcelin n’avait
plus que trois allumettes. Il appela Paul deux fois, fortement; rien ne
répondit.

--C’est une promenade aux catacombes, dit-il pour plaisanter.

A ce moment, ils reconnurent le couloir par où les autres étaient
partis. Amélie avait de petits mouvements d’impatience.

--Vous allez prendre mal, fit-il.

--Mais non.

La dernière allumette s’éteignit. Il appela encore; rien. On distinguait
à peine le chemin. Tous deux se tenaient par la main; ils allaient
devant, en suivant le mur. Par instants, la petite main de la jeune
fille serrait la sienne; il se sentait des battements de cœur; sans
savoir, sans chercher pourquoi, il lui passait comme des
étourdissements...

--Les portes des loges ne sont pas fermées dit très bas Amélie.

--Si nous entrions?

Il disait n’importe quoi, pour parler; il entendit un petit Oh! mal
indigné et gentil qui lui répondait. Comme dans une peur qu’elle aurait
éprouvée, elle lui pressait les doigts. Il ne savait plus où il en
était. D’un mouvement, il saisit la main d’Amélie entre ses deux mains.

--Monsieur Marcelin! fit-elle encore plus bas, d’une sorte de reproche.

Elle l’avait laissé faire. Il n’avait qu’à garder cette main qui
s’abandonnait, il se le dit à lui-même. Elle le regarda de nouveau. Une
angoisse de timidité le poignait à la gorge. Il se sentit stupide, et
s’arrêta; cela dura une seconde. A ce moment, tout à coup, il distingua
devant lui, au bout du couloir, la clarté du dehors, la porte de la rue;
il eut un cri de soulagement, du fond du cœur...

--Voilà!

Ils étaient dehors, sur les marches. Le cœur lui battait violemment.

--Paul et mademoiselle Blanche sont partis, fit-il.

Amélie prit son bras en silence, et ils se dirigèrent vers la maison. Il
considérait les rues, le ciel, les arbres dans les jardins; et,
maintenant, la certitude lui venait de n’avoir pas trop agi comme il
aurait pu agir; et, aussitôt, ce fut un regret, un désespoir, une
désolation... Quelle occasion il avait perdue! Il voulut se consoler...
Si, pourtant, il avait fait un pas de clerc?... pourtant, elle avait eu
des façons si engageantes... mais oser cela!... enfin, si c’était une
occasion qu’il avait perdue, elle se retrouverait...

--Nous rentrons, n’est-ce pas? demanda Amélie.

--Vous le désirez?

--Beaucoup! je suis fatiguée.

Un besoin le prenait à présent de lui dire des choses douces; elle était
si jolie, si tendre, si fine! la nuit était si propice!

--Quelle belle nuit! commença-t-il.

Elle ne répondit pas. Son bras s’appuyait à peine, elle avait l’air
sérieux. Il se tut.

--Bah! se dit-il, l’occasion se retrouvera.

Ils arrivèrent. Ils rentrèrent. Elle alla s’asseoir auprès de sa mère.

--D’où viens-tu, ma fille?

Elle expliqua sans aucun embarras. Marcelin restait debout, à examiner
l’orchestre. Son tuteur passait; la mère d’Amélie l’appela:

--Croiriez-vous, monsieur Desruyssarts? ma fille vient de se promener
dans la campagne avec votre pupille!

Le jeune homme entendit son tuteur qui répondait en riant:

--Marcelin? oh! madame, vous pourriez lui confier mademoiselle votre
fille. Vous n’avez rien à craindre.

Il se sentit rougir et s’éloigna. Il chercha Paul; celui-ci n’était pas
rentré. Il n’osait pas retourner auprès d’Amélie; il l’aperçut au
buffet, avec sa mère. Il tira sa montre; minuit allait sonner. Il allait
à travers le bal; le fumoir était désert; il s’installa dans un fauteuil
et se mit à fumer des cigarettes. Il reconnut qu’il était tout ennuyé,
triste, presque morose. Pourquoi? Elle devait se moquer de lui.
Pourquoi? Il n’avait rien à se reprocher. L’idée lui vint qu’il aurait
dû avoir des assiduités auprès de cette petite Blanche qui était
gentille. Mais Paul et elle, que faisaient-ils dehors? N’allaient-ils
pas rentrer? Il était navré; s’il avait osé, il serait parti. Son tuteur
l’aperçut.

--Eh bien, mon petit Marcelin, que diable fais-tu? Veux-tu bien aller
inviter ta demoiselle d’honneur?

--Vous avez raison, mon cousin.

D’un effort il se leva. Elle l’accueillit aussi gracieusement que
jamais. Il se dit qu’il était fou de se faire des idées. Et ils se
remirent à danser. Elle était toujours aussi charmante; il reprit
contenance. Ils dansaient pourtant plus sagement. Ils parlaient de
choses et d’autres. Il invita quelques autres jeunes filles; une fois il
aperçut Amélie qui dansait avec Paul. Il était donc revenu? Amélie était
rouge. Que lui disait-il? Marcelin se sentit furieux. Il chercha
Blanche; elle prenait des glaces; elle refusa de danser; elle était
fatiguée; il regardait sa petite figure pâlotte aux yeux cernés. Il
savait qu’elle dansait mal; mais son refus l’exaspéra.

A ce moment, l’autre lui fit signe; elle partait.

--Encore cette valse?

--Maman m’attend. A demain.

Paul vint lui souhaiter le bonsoir. Et Marcelin suivait des yeux la jupe
rose qui s’éloignait, ondulait. Il alla se coucher, et à peine au lit,
s’endormit.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, Paul vint le réveiller; il était onze heures. Il avait
juste le temps de s’habiller pour le déjeuner. Paul resta là, à raconter
des histoires, en fumant des cigarettes.

Le grand air, le beau soleil, l’eau fraîche remettaient Marcelin en
bonne humeur. Il confia à son cousin qu’il trouvait mademoiselle Amélie
parfaite.

--J’espère la revoir à Paris, ajouta-t-il.

Il était heureux et un peu fier en cette circonstance, d’habiter Paris.

--Je te félicite, lui répondit Paul, toujours un peu moqueur. Je suis de
ton avis qu’elle est parfaite.

--Tu sais, ajouta-t-il, qu’elles viennent tantôt à Rouen avec nous.

--Quelle bonne nouvelle!

Marcelin devait passer l’été avec son tuteur et sa famille, quelques
jours à Rouen, le reste à Dieppe.

--Nous voulions qu’elles viennent à Dieppe; mais il faut qu’elles
rentrent à Paris demain; elles reprendront l’express du soir. Elles ne
connaissent pas Rouen.

--Nous le leur montrerons.

Le déjeuner fut gai, sans cérémonies. On garda à peu près les mêmes
places que la veille. Amélie avait toujours son exquis sourire. Le
voyage à Rouen fut le grand sujet de conversation; elle et Marcelin
n’avaient plus tant de choses à se dire; mais elle s’entendait à ne pas
laisser languir la conversation, et il y mettait, de son côté, de
l’amour-propre.

Puis, on ferma les malles, et l’on monta en wagon. Il fut obligé
d’entrer dans le compartiment des fumeurs. Le temps lui sembla long.
Malgré la présence du père, et avec sa complicité, on fit des
plaisanteries un peu gauloises sur les nouveaux mariés; Marcelin croyait
encore que les propos légers n’allaient qu’entre jeunes gens; il fut
scandalisé. Il s’occupait, entre temps, à se demander s’il avait de
l’amour pour Amélie; il se répondit qu’hélas! il en avait.

Il espérait passer une agréable soirée; il s’était décidé à commencer
les aveux et à pousser les choses. Mais le dîner fut morne; tout le
monde était las; on se sépara vite; il n’eut le temps de rien dire; il
essaya, aux bonsoirs, de rendre sa poignée de main éloquente; ce fut
tout.

                   *       *       *       *       *

Il y avait rendez-vous, le lendemain matin, à neuf heures. La journée
commença mal; personne ne vint réveiller Marcelin; dix heures sonnaient
quand il ouvrit les yeux; il n’avait qu’à attendre le déjeuner.

Il se préparait à subir d’amicaux reproches; il en eut un mot à peine;
il se trouva légèrement vexé. Paul avait été exact; on le complimentait
de ses qualités de cicerone; on avait fixé le programme de l’après-midi;
tout cela ennuyait Marcelin; il ne put être gai. Quant à ses
déclarations, elles se figeaient.

Mais, quand on sortit, il reçut un coup terrible; Amélie prit le bras de
Paul. Lui, marchait, à côté de sa mère et de madame Desruyssarts,
abasourdi, la mort dans l’âme, ne pensant même pas à s’expliquer ce
trait. Amélie heureusement l’appela.

--Vous fréquentez avec les grandes personnes? Pourquoi ne venez-vous pas
avec nous?

Il s’approcha sans répondre.

Paul, avec une grande volubilité, expliquait Rouen; elle souriait, du
même admirable sourire! On remontait la rue Grand-Pont. Comme on s’était
arrêté devant une boutique, Marcelin prit sur lui de parler.

--On ne me donne plus le bras aujourd’hui? dit-il à voix basse.

Elle le regarda d’un air étonné, comme si elle ne comprenait pas.

--Aujourd’hui? mais on n’est plus de noce aujourd’hui. Je ne puis
refuser le bras à votre cousin. Tout à l’heure vous m’offrirez le vôtre.

Il dut convenir que c’était très bien. Paul commençait à narrer une
ridicule histoire de Saint-Roch, à propos d’une statue près d’où l’on
passait; il faisait des calembours; elle riait.

--Est-il drôle! répétait-elle.

Marcelin se dit qu’il ne fallait pas chercher à lutter.

--Vous avez l’air tout chose, monsieur Marcelin, continua-t-elle. Vous
êtes encore fatigué de lundi?

On visita la cathédrale. Il fut question de monter dans la flèche; les
mamans se récrièrent; Marcelin ne prit pas part à la discussion; le
projet fut délaissé. On se dirigea vers Saint-Maclou; de là on traversa
le quartier de Martinville, l’eau de Robec, les ruelles où les maisons
se touchent par le faîte, et l’on admirait ce vieux Rouen si pur; la
verve du cousin s’était apaisée; on marchait isolément; on regardait.
Saint-Ouen enchanta. On s’assit dans le square; la musique militaire
jouait des morceaux; il y avait beaucoup de monde; madame Desruyssarts
et Paul saluaient à chaque instant; deux ou trois sociétés s’arrêtèrent
à échanger des civilités; chaque fois, on présenta les Parisiens.

La promenade reprit.

--Eh bien, monsieur Marcelin, dit Amélie, m’offrez-vous votre bras?

Marcelin pensa que le moment était venu, il s’efforça de laisser Paul en
arrière; c’était difficile; en même temps, il préparait ce qu’il voulait
dire; il fallait oser, tout avouer, son amour, ses tristesses
d’aujourd’hui... Après une grande demi-heure, il réussit à laisser Paul
avec les mamans devant une boutique de chemins de croix. Tous deux
firent vingt pas en silence.

--Mademoiselle, commença-t-il enfin, ainsi vous retournez ce soir à
Paris.

--Certainement.

Après un instant:

--Quel dommage que vous ne puissiez venir à Dieppe! J’aurais été si
heureux!... Nous aurions fait des promenades, des...

--Malheureusement, je ne suis pas la maîtresse.

--Vous savez nager?

Il s’égarait.

--Un peu, et vous?

--Bien.

Il fallait recommencer. Il se tut pour reprendre. Ce n’était pas cela.
Il valait mieux y aller franchement, d’un seul coup; il prit son parti.

A ce moment, elle se retourna et appela Paul. Il accourut. Les
calembours et les histoires recommencèrent jusqu’à la maison.

Elle donnait le bras à Marcelin, mais c’était avec Paul qu’elle était:
c’est lui qu’elle écoutait, à lui qu’elle parlait.

Tout était fini.

Au dîner, Marcelin s’arrangea pour ne pas être à côté d’elle; sans
embarras, Paul prit sa place. Et tous deux ils causaient à mi-voix,
comme Marcelin avec elle l’avant-veille. Paul s’était rapproché d’une
façon presque inconvenante; les parents ne disaient rien; c’était
insensé...

Enfin, l’heure du départ arriva.

--Elles ne m’ont même pas invité à aller les voir, se dit Marcelin. Tant
mieux! je n’y aurais pas été.




III


A l’automne suivant, Marcelin Desruyssarts décida de quitter la pension
de madame de M. et de s’installer; il était temps pour lui de vivre sa
vie, d’essayer comme il voulait vivre.

Il prit un petit appartement place Delaborde, au second, sur le square;
il s’agissait de le meubler; c’était un mois de courses dans les
magasins, dont il attendait beaucoup de distraction.

Son tuteur l’avait fait émanciper; il lui avait fourni des comptes et
donné le détail de sa situation. Sa propriété de Saint-Paulin lui
valait, tous frais d’entretien déduits, des rentes suffisantes;
c’étaient d’excellentes terres, toutes bien louées; il n’avait
d’ailleurs qu’à se fier au père Homo, le régisseur. Il possédait, en
outre, quelques valeurs mobilières déposées chez le notaire, avec
quelque argent que son père avait laissé et des économies sur ses
revenus des deux dernières années.

Au mois de juillet, il avait passé avec bonheur ses premiers examens de
droit; suivant toutes probabilités, il serait avocat dans deux ans; il
verrait alors que faire. Il ne voulait pas se donner les soucis
d’affaires compliquées, de fortune à gagner. Il n’avait point de folles
ambitions. Quand il serait marié, il pourrait vivre à Saint-Paulin,
veiller à ses terres, peut-être s’occuper un peu de politique; son
tuteur le lui avait conseillé. D’ici là, il pouvait encore voyager.
Enfin il ne savait pas.

                   *       *       *       *       *

«Quelle charmante occupation, écrivait-il plus tard, qu’une première
installation! Je me souviens, la première fois que je suis entré place
Delaborde, je considérais les murs nus et sales de ces chambres vides, à
l’enfilade, où mes pas faisaient écho, et dont j’avais à créer mon home.
Quel champ à l’imagination. La destination de chacune des pièces
s’indiquait, la chambre avec le cabinet de toilette, la salle à manger
près de la cuisine, le salon ouvert sur un très petit cabinet de travail
en retrait; mais comment décorer tout cela? Chaque heure m’amenait de
nouvelles conceptions. Je fis venir quelques camarades; ils ne me
proposèrent que des excentricités; l’excellente madame de M. m’a été
précieuse. En somme, une élégante simplicité, _ce qui se fait_, tel a
été mon programme. Mais que d’argent dépensé, que je n’avais pu
prévoir!»

La période des maçons et des menuisiers, et celle des peintres, fut le
moins bon moment--non sans le charme, pourtant, de voir poindre sous les
boiseries brutes, puis dans le cru des peintures, la forme que devaient
avoir les choses. Et dès lors c’étaient les visites chez les tapissiers,
les interminables conférences, les hésitations entre les vingt étoffes
quasi semblables ou tout à fait différentes, les choix enfin arrêtés sur
le prétexte d’innotables minuties, les idées subites qui dérangent tout
et font recommencer. Et les meubles! les grands magasins en ont de
parfaits; mais la jalousie des tapissiers suscite des difficultés, des
méfiances.

--Peut-être vendons-nous plus cher, mais au moins ce n’est pas de la
camelote.

Le premier février au soir, l’entrepreneur, M. Perrot, livrait, un peu
solennellement, l’appartement à M. Rouff, le tapissier. Et les tentures
d’apparaître, les grandes étoffes, les larges bandes; cela prenait déjà
tournure. Quand les rideaux eurent fait leur entrée, cela devint
définitif.

Et, tout ce mois, c’était, quatre fois par jour, le voyage de la rue de
Grenelle au square Delaborde à travers tout Paris.

Les meubles arrivèrent enfin, les gros meubles, car il fallait se
réserver d’acheter peu à peu, suivant le besoin et l’occasion, tout le
bibelotage.

Le tapissier tenta de placer deux grands tableaux d’on ne savait qui,
une superbe affaire. Marcelin déclara ne rien connaître à la peinture et
vouloir attendre. Madame de M. le guida au Bon Marché pour l’acquisition
d’un trousseau. Elle-même présida à l’entassement des draps dans les
armoires, des serviettes, des lingeries pesantes; puis, ce fut le tour
des vêtements; une femme de chambre de la pension aidait. Jean, le valet
de chambre entré au service dès le premier du mois, considérait, dans sa
gravité silencieuse, ce zèle et cet affairement, avec, apparemment,
l’inquiétude de savoir s’ils dureraient.

Maintenant tout était en place. Marcelin arriva un matin avec une
voiture qui apportait ses valises; l’après-midi, il acheva l’ordonnance
de la bibliothèque, et, toute la journée, se promena avec ravissement,
seul, d’une pièce à l’autre. Il se coucha de bonne heure... Dormir pour
la première fois dans son lit, entre ses draps, dans sa chambre...
quelle douceur!

Quelques semaines plus tard, il écrivait:

«Lorsque, ces dernières années, je souffrais de la solitude et de confus
besoins, était-ce seulement après le calme établissement d’un home que
je soupirais? Depuis que je suis entré, si tranquille, dans la vie
régulière et le confort de mon logis, il me semble que les grandes soifs
sont apaisées et que je suis heureux.

»La monotonie, qui m’oppressait à la pension, ici m’enchante; mes jours
coulent semblables les uns aux autres, j’ai toujours la même joie à me
trouver chez moi; j’existe suivant mes désirs, et je m’endors dans une
bonne conscience de bien-être.

»Seule, quelquefois, la pensée me trouble, aux soirs longs, que ce
bonheur vaudrait mieux à deux... Et ce regret serait-il le
recommencement des troubles de mon âme?»

                   *       *       *       *       *

Au commencement d’avril, Charles Berty l’entraîna en Belgique; ils
passèrent quatre jours à Bruxelles; Charles y avait des affaires;
Marcelin visita la ville; le musée lui entr’ouvrit l’esprit au charme de
la peinture. Un après-midi, il fit la connaissance d’une jeune femme qui
occupa quelques mois de ses exaltations...

Ce fut le troisième jour, au salon de l’hôtel où Charles et lui étaient
descendus. Charles était sorti. Elle était en noir, avait un beau
maintien, paraissait élégante. Il la considérait de derrière son
journal; deux ou trois fois, leurs regards se croisèrent; il y avait un
peu d’affectation dans la manière dont elle remuait des papiers;
évidemment, on ne pouvait la juger du monde le plus correct. Cela dura
quelque dix minutes; il n’osait lui adresser la parole, n’imaginait rien
à lui dire. Ce fut elle qui trouva.

--Je vous demande pardon, monsieur, auriez-vous l’obligeance de me
donner cet horaire?

Un indicateur était là; Marcelin le donna. Elle ouvrit, chercha; elle
tournait les pages les unes sur les autres. Il se demandait s’il ne
devait pas intervenir. Ce fut elle encore qui prit la parole.

--Oh! monsieur... je suis vraiment confuse... je n’ai jamais pu me
reconnaître dans un horaire. Je vais demain à Anvers, et je ne sais où
trouver les heures...

--Si vous me permettez, madame.

La chose était faite; ce n’était pas une plus grande difficulté
d’enlever un cœur de dix-neuf ans...

Une demi-heure après, ils sortaient ensemble de l’hôtel. De conserve,
ils suivirent le boulevard d’Anspach; ils parlaient de choses
indifférentes. Chemin faisant, elle avoua qu’elle n’avait aucune
occupation de l’après-midi; elle accepta une promenade au Bois de la
Cambre; on monta en voiture.

Elle conta qu’elle était artiste: l’avant-dernier hiver, elle avait
chanté à la Scala, à Paris; cet hiver-ci, elle avait été engagée à
Bruxelles, elle interprétait les demi-caractères à l’Alcazar; son
engagement venait de finir; on lui faisait des offres à Anvers; elle
irait voir, le lendemain; elle aurait préféré retourner à Paris; elle se
résignerait; on fait ce qu’on peut, on ne fait pas ce qu’on veut.

Pendant ces propos, et tandis que la voiture atteignait les premières
verdures, Marcelin commençait à se monter la tête. Elle n’avait point
l’air provincial; sa tenue restait marquée de quelque chic; elle parlait
gentiment; une jolie crânerie brillait dans ses yeux; la peau était très
blanche, soyeuse, les cheveux plutôt bruns; sa toilette, encore que
simple, indiquait un bon faiseur; il remarqua qu’elle était exquisément
parfumée. Il tenait sa main finement gantée de noir, et l’écoutait un
peu vaguement, en la considérant; elle se laissait considérer et
continuait ses petits discours. Entre temps, elle demandait à son nouvel
ami ce qu’il faisait, par de petites questions, comme par hasard, ne
poussant pas, s’arrêtant à l’essentiel, reprenant aussitôt son histoire.
En revenant du Bois, ils étaient de vieilles connaissances.

Elle n’accepta pas à dîner; mais il fut convenu qu’ils iraient ensemble,
et avec l’ami de Marcelin, au théâtre du Parc; Marcelin offrit des
fleurs; ils se quittèrent à l’hôtel.

Charles rentrait; il se moqua de Marcelin et lui déclara qu’il était
tombé entre les mains d’une simple cocotte.

--N’importe! fit celui-ci, non convaincu.

La soirée au théâtre du Parc fut convenable, sans ennui. Mademoiselle
Hélène Delile--c’était son nom--avait revêtu une toilette de soie grise
et noire, un peu moins pure que celle de l’après-midi; elle était
pourtant jolie; Charles convint qu’elle l’était. Les diamants ne
paraissaient pas trop authentiques; on n’approfondit pas la question.
Marcelin se crut obligé à un petit souper à trois, mais qui ne traîna
point.

Et l’on rentra à l’hôtel commun. Charles monta dans sa chambre. Marcelin
reconduisit Hélène dans la chambre de celle-ci. Il s’était mis dans un
fauteuil; elle retira son manteau, ses gants, son chapeau, et l’on
causa...

--Voyons, ma chère amie, voulez-vous venir avec moi demain à Paris?

--Je ne demanderais pas mieux, mais il faut que j’aille à Anvers.

--Oui, pour votre engagement. Mais si vous aviez une situation à Paris!

--Je n’en ai pas.

--Je vous l’offre; je me chargerai de vous.

--C’est fort aimable...

--Eh bien.

--Eh bien... Eh bien... Vous êtes très jeune; quel âge avez-vous?

Il l’assura en riant qu’il était, sinon majeur, du moins émancipé, et
libre de lui-même.

--Et vous voudriez bien, reprit-elle, avoir une maîtresse.

La réponse le décontenança; il insista, ne voyant pas autre chose à
faire. Alors commencèrent d’interminables et assez obscures
explications. On confessa qu’on avait un amant; on voulut bien faire
entendre qu’il n’était pas aimé. Il était en voyage; il revenait le
lendemain soir; des ménagements étaient nécessaires; on pouvait le
quitter toutefois; mais... mais... Ces mais durèrent encore un petit
quart d’heure, après quoi il fut convenu que Marcelin partirait seul et
qu’on le rejoindrait à Paris.

Elle allait et venait dans la chambre. Il l’arrêta et la prit par la
taille; il l’embrassa.

A ce moment, ils entendirent des pas dans le couloir; on frappa à la
porte; ils restèrent stupéfaits.

--Qui est là? demanda Hélène.

--Le portier.

--Que voulez-vous?

--Je voudrais parler à madame.

Le ton de la voix était légèrement impératif. Ils se regardèrent.

--Je vais me cacher.

--Oui, mettez-vous là.

Il entra dans un cabinet. Elle ouvrit.

--Je demande pardon à madame, dit le portier; je croyais que le monsieur
du cinq était chez elle.

--Mais non...

--Je demande pardon à madame; je suis sûr qu’il est là; c’est une chose
qui n’est pas permise dans la maison.

Marcelin apparut, indigné. On causait; cela se voyait bien; que
signifiait cette pruderie? L’homme insistait; c’était la règle de la
maison; si l’on voulait causer, le salon de conversation était encore
ouvert.

--Eh bien, bonsoir, à demain, dit Hélène au jeune homme.

Maintenant, le portier ébauchait des excuses. Furieux, Marcelin regagna
son numéro cinq. Il se mit au lit. Une demi-heure plus tard, il revint
gratter à la porte d’Hélène; pas de réponse; elle dormait sans doute.

Le lendemain, avant le départ, il fit une petite visite. Les promesses
furent confirmées; aucun chiffre toutefois ne fut prononcé; grande fut
l’effusion; mais il n’obtint aucune faveur définitive.

--De la patience! lui disait-on. A samedi, trois heures et demie, à la
gare du Nord.

Le voyage, les remontrances de Charles achevèrent de lui monter la tête.

Rentré chez lui, à Paris, le soir même, il écrivait une longue lettre...
Il l’aimait, il ne pensait qu’à elle, il avait tant de peur qu’elle ne
pût venir le jour fixé, il allait lui chercher un appartement, il
comptait sur sa promesse, sur sa parole qu’elle avait donnée, il lui
appartenait tout entier, il n’imaginait plus qu’il pût vivre sans elle,
et cetera, et cetera...

Le surlendemain matin, il reçut la lettre suivante, sauf les virgules et
l’orthographe:

«Hôtel***, Bruxelles.

»Mon cher Marcelin.

»Comme je te l’ai dit, mon amant est arrivé, mais par le train de six
heures; j’ai reçu une dépêche et j’y suis allée. A la gare, ce matin, je
lui ai déjà touché quelques mots de mon intention, sans encore lui dire
la chose véritable. Il m’a dit que si jamais je le quittais, il aurait
beaucoup de chagrin. Voici alors ce que j’ai décidé. Samedi à midi, il
part pour Anvers et ne revient que dimanche soir. Alors, moi, je
partirai pour Paris dimanche matin sans rien lui dire. Il faudrait que
tu m’envoies deux cents francs, car le voyage coûte déjà cinquante
francs avec les bagages et j’aurai de l’argent à payer. Tu vois que je
suis de parole, car je pourrais parfaitement entrer au théâtre des
Bouffes-Parisiens. C’est un artiste qui a joué avec moi à Troyes et qui
m’aimerait beaucoup. Mais j’ai refusé net. Je trouve déjà le temps long;
je voudrais déjà être auprès de toi pour t’embrasser.

»Ta petite femme qui t’aime,

»Hélène.

»_P.-S._--Réponds-moi à l’hôtel où je suis; c’est marqué sur le papier,
chambre numéro quatre. J’attends une lettre par retour du courrier.»

                   *       *       *       *       *

Il envoya les deux cents francs.

Le dimanche, il alla à la gare du Nord, à trois heures et demie; elle
n’était pas là. Il rentra chez lui, au cas d’un télégramme; rien.
Lui-même envoya d’inutiles dépêches. Au train suivant, à six heures et
demie, personne encore.

Le soir, chez Charles, dans une détente nerveuse, il éclata en sanglots.

                   *       *       *       *       *

A la fin de la semaine, il trouva, un jour, comme il rentrait chez lui,
madame de M. qui l’attendait; elle surveillait son ménage. La lettre
d’Hélène traînait sur une table. Un peu avant de le quitter, Madame de
M., en causant, lui dit:

--Prenez garde, mon petit Marcelin, à ne pas trop mal placer vos
affections.

Il rougit beaucoup.

                   *       *       *       *       *

Il avait eu un mot qui fit rire indéfiniment son ami Charles.

--Elle ne viendra pas, lui disait celui-ci la veille du fameux dimanche.

--Elle ne peut pas ne pas venir, répondit-il. Ce serait trop mal...

                   *       *       *       *       *

Une quinzaine plus tard, il écrivait dans son petit livre de pensées le
menu poème en prose suivant:

«Saviez-vous, Hélène, quelle que vous fussiez, que j’étais prêt à vous
aimer, que tout était mûr dans mon cœur pour vous y recevoir, et que je
vous aurais aimée?

»Vous m’avez joué, très ordinairement. Vous n’avez pas entrevu la vie
qui vous était offerte; ou bien, avez-vous préféré la joyeuse bohème
accoutumée? Pauvre, qui n’aurez pas essayé!

»Mon âme, toute de tendresse, mon âme de printemps et aux neuves sèves,
si vous l’aviez eue, cette âme que nulle femme n’eut encore et qui vous
était promise, ô folle compagne d’un soir!

»Vous ai-je, vous aurai-je aimée? Votre pensée a habité mon esprit;
votre espérance me donna maint enthousiasme; votre trahison, quelle
douleur! mais déjà le temps passe et vous emporte. Et vous vous
effacerez.

»Et il me restera ceci, que la première m’aura trompé, et que j’aurai
connu les angoisses avant les joies. Et puis, je sais que vous n’étiez
qu’une vaine et falote image, et qu’il est bon que je vous néglige.

»Une autre apparaîtra, une autre, une autre... O continuité des désirs
et des efforts! terreur des réserves que tient la vie! comment y songer
sans pâlir? est-ce vers le péché, est-ce vers l’amour?

    »O rêves de granit, grottes visionnaires!
    Cryptes, palais, tombeaux pleins de vagues tonnerres!
    Vous êtes moins brumeux, moins noirs, moins ignorés,
    Vous êtes moins profonds et moins désespérés
    Que le destin, cet antre habité par nos craintes,
    Où l’âme voit, perdue en d’affreux labyrinthes,
    Au fond, à travers l’ombre, avec mille bruits sourds,
    Dans un gouffre inconnu tomber le flot des jours.»

... avec, pour la partie en vers, la collaboration de Victor Hugo.

                   *       *       *       *       *

Vers cette époque, Marcelin Desruyssarts entra en relations avec les
Delannoy, des cousins du côté de sa mère, avec qui son père s’était
brouillé. Ils s’étaient mis autrefois dans l’industrie et y avaient
gagné de l’argent; depuis quelques années, ils avaient quitté les
affaires et habitaient une maison de campagne à Ville-d’Avray. Ils
avaient trois filles, les deux aînées mariées en province, la cadette
Paule, pas encore mariée quoique ayant vingt-six ans sonnés. Marcelin la
jugea difficile à caser; elle avait ces façons à la fois trop libres et
pincées des jeunes filles qui prennent de l’âge. Toute la famille,
d’ailleurs, avait acquis dans le commerce une facilité de plaisanteries
un peu ordinaires et une morgue qui éclatait à l’improviste en les
circonstances où on l’attendait le moins. En outre, la cousine Paule
avait introduit dans la maison un usage d’engouements; telles personnes
devenaient des amis dont on ne pouvait plus se passer, qu’on voyait tous
les jours, pour qui l’on n’avait plus de secrets; puis, subitement, on
se brouillait, et c’était le tour à d’autres. Marcelin assista, en
arrivant, à l’épilogue d’une amitié avec la famille d’un officier
d’artillerie; il n’y avait point de sottises qu’on ne leur fît, jusqu’au
jour où, abasourdis, ils renoncèrent à venir. En même temps commençaient
des relations avec les Rigout, des bijoutiers du Palais-Royal, qui
avaient loué tout proche une villa.

La première fois que Marcelin rencontra les Rigout chez ses cousins,
madame Delannoy le prévint:

--Je vais te faire faire connaissance, mon petit Marcelin (elle s’était
mise à le tutoyer tout aussitôt), avec un jeune homme qui te sera un
excellent camarade; nous l’appelons par son petit nom, Gustave; il a à
peu près ton âge; il est très gentil, tu verras. Il a une sœur, que nous
aimons beaucoup, un peu plus jeune... Mais les voilà.

Marcelin assista à des embrassades, des cris de joie, des effusions.

On le présenta.

Gustave lui tendit les mains:

--Trop heureux, monsieur...

La sœur, en lui tendant la main, imita son frère:

--Trop heureuse, monsieur...

Ce fut une explosion de rires.

--Oh! la folle! est-elle amusante! est-elle moqueuse!

Marcelin se sentit consterné, et se força à sourire.

On entra au salon. M. Delannoy, avec sa barbiche blanche et son faux air
d’ancien officier de cavalerie, participait à la joie générale. Quand sa
fille voulut s’asseoir, Gustave retira le fauteuil.

Elle poussa un cri, moitié de surprise, moitié de rire.

--Ah! le cochon!

--Oh! oh! oh! Quel langage! mademoiselle! ma fille! Paule!...

--Je vous demande pardon, mais c’est la faute à ce grand dindon de
Gustave.

--Oh!

Madame Rigout, une brune de quarante ans aux airs passionnés et qui se
rajeunissait, prit la parole; elle tapait sur les genoux de madame
Delannoy et s’exprimait avec volubilité.

--Vous savez, ma chère, nous avons été hier aux Variétés. C’est
étonnant, c’est à se rouler, à se tordre. Granier est ravissante.

--Et Baron! ma chère Paule, exclama la fille; moi, j’en suis amoureuse.

--Ah! j’aime mieux Cooper, riposta Paule.

--Mais Granier, ma chère, Granier! continuait madame Rigout.

--Il est vrai qu’elle est mince de pschutt, affirma Gustave.

M. Delannoy riait, semblait très heureux. Cela dura un quart d’heure.
Gustave imita Lassouche; Paule faillit avoir, à force de rire, une crise
de nerfs. A un moment, Julie (mademoiselle Rigout) se leva:

--Voyez comme il fait beau. Allons au jardin.

--Nous jouerons au tonneau.

--Ça y est.

--Et je ferai la cote.

--Hioup! allons-y.

Gustave offrit comiquement son bras à Paule. Marcelin fit un effort et
s’avança en riant vers Julie:

--Alors, mademoiselle, vous acceptez le mien?

--Volontiers, monsieur. Et j’espère bien que vous allez me faire la
cour.

--Oh! les enfants! les enfants! soupira par plaisanterie M. Rigout, un
gros petit homme barbu, l’air réjoui.

Marcelin la lui aurait bien faite, la cour; mais, en face d’une telle
écervelée, comment prendre un personnage? Elle n’était pourtant pas
désagréable; boulotte, point mal tournée, la figure colorée, très brune,
des yeux de page de cour, les cheveux relevés au dernier chic, une jolie
poitrine... Marcelin parla théâtre; mais il se sentait fade.

On arriva dans une grande allée droite. Il y avait un jeu de tonneau...

--Mais nous allons avoir des mains horribles, fit Marcelin pour dire
quelque chose.

--Oh! là, là!... pauvre petit!... s’écrièrent les deux jeunes filles.

On joua. L’enjeu était de deux sous. Tout à coup on proposa de le mettre
d’un louis; ce fut accepté. A la grande indignation de sa femme et de sa
fille, M. Rigout gagna; il en fit force plaisanteries; M. Delannoy
perdait; il se fâcha presque et réclama le retour à deux sous; on reprit
à deux sous. Les parties roulaient au milieu des farces et des cris.
Gustave et sa sœur se battirent; elle lui arracha les cheveux! Paule eut
sa robe déchirée.

--Pour une grande fille de ton âge, gronda la mère...

--Après?... riposta la fille.

Les deux papas s’étaient assis dans un coin et causaient en fumant;
c’était une ressource; Marcelin allait les rejoindre entre deux parties;
ou bien il ramassait les pièces et marquait les coups; cela l’occupait.
Il frémit quand il entendit sa cousine inviter ses amis à dîner; ils
acceptèrent de suite; ils demeuraient à deux pas; ils prendraient juste
le temps d’aller s’habiller pour revenir à sept heures; et l’on resta au
jardin.

Gustave s’était étendu dans un hamac et fumait des cigarettes. A droite,
sa sœur s’était assise; à gauche, Paule; et toutes deux imploraient des
cigarettes qu’on leur accordait sous des conditions bizarres; elles
fumaient. De temps en temps, Gustave donnait un mouvement au hamac et
venait heurter les deux jeunes filles qui s’esclaffaient.

Quand ils furent partis s’habiller, Marcelin resta seul avec sa cousine
Paule. Elle portait allègrement ses vingt-six ans; seule avec lui, elle
était volontiers cordiale et camarade; quand les Rigout étaient là, elle
ne connaissait plus personne. Elle lui demanda son avis sur eux; il dut
professer une énorme sympathie.

--N’est-ce pas? faisait-elle.

Une demi-heure après, ils étaient de retour. Les deux dames Rigout
avaient de petits costumes de casino, le même toutes deux, crème, en
cachemire, à petits plis, avec un ruban de ceinture, toutes deux des
fleurs dans les cheveux. Le dîner commença convenablement; il finit dans
la démence; les jeunes filles imitaient des cris d’animaux; Gustave
disait qu’il voulait griser madame Delannoy qui pleurait de rire.

--Eh bien, Marcelin, tu n’es pas gai, tu n’as pas d’entrain, disait la
bonne dame.

Il n’était pas gai et n’avait aucun entrain. Maintenant, il était en
dehors de la société. Par moments, il enviait la folie des autres, leur
aisance, leur confiance en eux, leur sans-gêne parfait, et il souhaitait
de les imiter, qu’ils l’y aidassent, qu’il se sentît encouragé,
entraîné...

La jeune cousine l’avait abandonné, et les trois jeunes gens, sentant
qu’il n’était pas de leurs façons, avaient cessé de lui adresser la
parole. Son embarras augmentait sans cesse; il était assis entre sa
vieille cousine et mademoiselle Rigout; la vieille cousine s’occupait de
son service, de ses invités, de lui un peu; mademoiselle Julie avait
oublié son existence. Ses plaisanteries, celles de Paule, les farces de
chacun passaient à présent au-dessus de sa tête; il n’avait plus même
besoin de se forcer à sourire.

On s’en fut au salon. Paule se mit au piano et joua des valses. Gustave
faisait quelques tours avec sa sœur ou sa mère. Tout à coup Paule
attaqua le quadrille de _l’Œil crevé_.

--Un quadrille! hurla Gustave.

On se compta. Il y avait la mère, la sœur, lui et Marcelin. Il avait
pris sa mère par le bras; Marcelin vit que Julie était vexée de l’avoir
pour cavalier. Il fut sur le point de s’excuser et de sortir.

--Allons, Marcelin! fit gentiment madame Delannoy.

Ce fut un épouvantable chahut. Mais, dès la première figure, Julie
commençait à plaisanter son cavalier; elle affectait des airs graves en
revenant auprès de lui. A la seconde figure, la mère en fit autant. Elle
s’emportait, elle levait la jambe, elle répondait au cancan endiablé que
menait le fils. A la troisième figure, Julie faisait à Marcelin des
pieds-de-nez par derrière. La cousine Paule pianotait toujours, à moitié
retournée sur le tabouret, et regardant la danse; elle voyait qu’on se
moquait du cousin; elle riait de tout son cœur. Au galop, on voulut le
faire tomber; il affecta la tenue la plus correcte. Et ce fut fini.

Madame Delannoy eut pitié de lui; elle l’appela, le fit asseoir près
d’elle, le garda; puis, elle le remit aux mains de son mari qui l’invita
à jouer avec lui et M. Rigout; il leur gagna vingt francs à l’écarté; ce
succès le réconforta un peu. La vieille cousine lui en fit honneur. Les
autres étaient occupés de leur côté.

Il prétexta la crainte de manquer le dernier train et prit congé. En
mettant son pardessus, il entendit les valses et les polkas qui
continuaient de plus belle; il avait presque envie de pleurer.




IV


Marcelin passa l’été à la campagne, dans la famille de son ami Charles
Berty. Il goûta deux mois de cette vie animale où le manger est chaque
jour la raison d’être, où l’on dort dix heures, où l’on engraisse. Il
ressentit une joie, presque une délivrance, de rentrer dans son cher
logis, à Paris.

                   *       *       *       *       *

Il commença à suivre les cours de l’École des Sciences politiques. La
clientèle en était décidément de bonne tenue; mais il n’y voyait guère
de relations possibles. Et puis, cet esprit de républicanisme
gouvernemental, d’opportunisme, était bien gênant; mais peut-être que
pour arriver à quelque chose, il fallait se faire républicain...
Marcelin se disait qu’il avait le temps.

                   *       *       *       *       *

Il avait quelques relations dans le monde bourgeois. Une fois ou deux la
semaine, il dînait en ville; il faisait des visites à cinq heures; il
brilla dans des sauteries; il allait quelquefois au théâtre. Tout cela
n’était que distraction; ce n’était ni un plaisir ni une occupation,
mais une certaine façon de passer, de tuer le temps. N’importe; il le
fallait!... Que ferait-il seul chez lui, puisqu’il n’arrivait pas à
trouver de maîtresse?

                   *       *       *       *       *

--Il est probable, se disait-il, que je cherche mal; je ne sais même
guère où chercher; peut-être encore est-ce qu’en réalité je ne cherche
pas... Je ne fréquente pas dans le monde des théâtres; non plus dans le
demi-monde... je suis trop jeune, trop timide, je ne suis pas assez
riche. J’ai horreur des filles. Que reste-t-il? Me bercerais-je de
l’espoir que quelque jeune femme comme il faut oubliera ses devoirs en
ma faveur? Non. Alors il ne reste que le hasard. La vérité est que je
compte sur le hasard. Aussi, ça ne va pas vite.

                   *       *       *       *       *

Quand il traversait les rues, quand il allait par exemple à l’École ou
dîner, ou faire visite, il coudoyait des femmes et des femmes, toujours
d’autres, et il s’affolait que nulle d’elles ne fût celle qu’il
attendait. Et il continuait son chemin, éternellement seul.

                   *       *       *       *       *

Il commit des horreurs. Ayant lu quelques romans où il était question de
belles mondaines qui promenaient dans les églises leurs sens inassouvis,
il s’avisa d’entrer à la tombée du soir dans les églises élégantes. Il
faisait le tour des nefs, inspectant d’un œil discret les coins des
chapelles, les prie-dieu.

Néant ou indignité.

                   *       *       *       *       *

Il observa également les salles des théâtres où il allait. Mais il en
arriva vite à ce dilemme:

--Ou bien la personne remarquée m’écoutera: c’est donc une fille...

--Ou bien elle ne m’écoutera pas...

Il y avait une troisième chance: les longues assiduités, la
persévérance, le peu à peu des déclarations de plus en plus
pressantes... Mais il fallait commencer, et on n’aborde pas une inconnue
pour lui offrir de longs soins...

                   *       *       *       *       *

Mais les amies de nos amis? Plus honnêtement, les amies des amies de nos
amis?...

Faudrait voir.

                   *       *       *       *       *

Charles Berty n’avait pas de maîtresse; suivant son expression, il
vivait au jour le jour. Marcelin rencontra une fois chez lui l’aîné des
frères Crémone. On causa femmes; Marcelin dit combien il lui semblait
difficile de se faire une maîtresse.

--Point, répondit Crémone. Il y a un certain monde fait exprès pour nous
fournir de bonnes amies. Ce n’est ni le théâtre, vous avez raison; ni la
cocotterie, grande ou moyenne; ni les lieux de plaisir, le skating ou le
café-concert. Je ne parle pas de la bourgeoisie ou du monde, qui ne
donnent que par exception. On trouve bien encore une certaine espèce de
femmes de lettres, de femmes artistes; c’est horrible; elles sont sales
et ennuyeuses. Gardez-vous également des femmes pour peintres ou pour
musiciens; elles vous lâcheront à brûle-pourpoint, pour retourner à leur
bohème. Il y a aussi des filles genre Jardin de Paris qui, tirées de là,
deviennent gentilles; cela est si dangereux! Non, messieurs, ce qu’il
nous faut, c’est le trottin. Ne vous récriez pas et écoutez-moi. Je dis
le trottin, la petite ouvrière, la modiste, qui va au magasin ou à
l’atelier le matin, qui continuera à y aller, qui a déjà un tout petit
peu jeté son bonnet par-dessus les moulins; diable! il ne faut pas
dévirginiser les filles! Choisissez-la à votre goût; toutes les têtes y
sont. Veillez à ce qu’elle ait les qualités d’esprit et de cœur
auxquelles vous tenez; tous les caractères sont représentés. C’est
l’avantage de la corporation; elle fournit sur commande. Eh bien, je
pose en principe qu’un simple trottin, une couturière quelconque, une
apprentie modiste, mettez-lui des toilettes bien coupées, les portera
comme la plus suave demi-mondaine.

--Et après?

--Voilà justement le seul «après» qui ne soit point embarrassant. Prenez
une cocotte, tirez-la de son vilain métier, gardez-la; comment
oserez-vous, après, l’y rejeter? Essayez de débaucher une jeune fille;
il faut l’épouser. Mais votre trottin est de taille à se tirer
d’affaire, et tout le monde sait que rien ne l’empêchera de se marier à
trente ans, de devenir une excellente femme et d’avoir beaucoup
d’enfants.

--Oui, disait Charles, les mains dans ses poches, en se renversant dans
son fauteuil. Mais à quoi bon? Raisonnons un peu. Pourquoi vous faut-il
une maîtresse? A cause du sexe, ou à cause d’autre chose? Si vous n’avez
affaire que du sexe, avouez sans plus qu’une maîtresse est un meuble
bien inutile. Si vous avez besoin d’une amie, d’une compagne, d’une
camarade, ne voyez-vous pas qu’il y a superfétation? Je prétends que les
amis suffisent à l’amitié; les camarades hommes sont les vrais
camarades; vous me suffisez, messieurs; et, si j’avais envie de ce genre
d’épanchement scabreux qu’est l’amitié féminine, eh bien, je me lierais
avec de charmantes femmes, de charmantes jeunes filles, celles chez qui
nous allons dîner, mais avec qui, sacredié, je n’essaierais pas de
coucher. Quant au ménage, triple fou qui demande ça à une maîtresse;
mariez-vous alors.

Marcelin prit la parole:

--A vous entendre, il semblerait qu’on trouve des femmes comme des
bonbons, les fondants chez Boissier, les chocolats chez Marquis, les
marrons glacés chez un autre.

--Ça n’est pas plus difficile, dit Crémone; il suffit de savoir au juste
ce que l’on veut; pour chaque espèce il y a le bon endroit. Quel est
votre genre? grande ou petite? la taille symbolise tant de choses!

--Vous voulez le savoir?... Plutôt petite.

--Pas beauté classique?

--Pas du tout.

--Brune, blonde?

--L’une ou l’autre.

--Bravo! cela est indifférent. Continuons: simple? sans morgue? plus
gentille que jolie? article de Paris?...

--Exactement.

--Je vous comprends, mon cher. C’est l’espèce «petite femme» qu’il vous
faut. Il y en a dix mille à Paris pour qui vous seriez un idéal.

Tout le monde riait.

--Tenez! faites la Chaussée d’Antin de midi à une heure, de sept heures
à huit; descendez les rues qui vont du centre à Montmartre et aux
Batignolles; si vous le pouvez, levez-vous à sept heures du matin. Une
fois en campagne, ne vous pressez pas; raisonnez votre choix. Le choix
fait, suivez! ayez de la patience, de la persévérance: on vous fera
poser de trois à huit jours. Au premier dîner qu’on acceptera, allez-y
des huîtres et du champagne; parlez de votre bel appartement, on voudra
le visiter; et puis, soyez gentil, tendre empressé; d’ailleurs, je
suppose que vous serez amoureux; surtout, soyez gentleman. Payez le
théâtre; et, le lendemain, offrez une toilette. Mon cher, vous serez
aimé.

                   *       *       *       *       *

Le cousin Georges Desruyssarts et sa femme vinrent à Paris; ils
invitèrent à dîner au cabaret; il y avait là l’ancienne demoiselle
d’honneur, mademoiselle Amélie, son père et sa mère, et quelques amis de
Georges. Amélie! il sembla à Marcelin qu’il l’avait aimée! Il n’était
pas assis à côté d’elle; ils causèrent un peu après dîner; elle était
gentille toujours; son père était un vieux abruti; il pria Marcelin de
les venir voir... C’est égal, pas encore mariée!...

                   *       *       *       *       *

Marcelin menait une vie ridicule. Il essayait des conseils de l’aîné des
frères Crémone. Il était entré en campagne; il suivait les petites
couturières, les modistes, à travers la Chaussée d’Antin et les rues qui
montent aux Batignolles et à Montmartre.

Le soir et le matin, elles passaient seules ou à deux; à midi, quand
elles allaient déjeuner, elles étaient par bandes de quatre à six;
alors, elles étaient inabordables. C’est le soir qu’il fallait opérer.

La première difficulté était de bien voir; d’un coup d’œil, il fallait
apprécier les charmes physiques et les qualités morales. Souvent, après
un quart d’heure de suivage, un bec de gaz illuminait des antipathies
décisives.

Ensuite, il fallait savoir suivre, pas trop près, pas trop loin,
quelquefois de l’autre côté de la rue. Et puis, parler... Oh! de cela
comment venir jamais à bout? quoi dire, bon Dieu, qui ne fût stupide?

Conclusion: rien, rien, rien.

... Heureusement qu’il y avait cette vieille et bonne hospitalité des
Mignon et des Georgette!

                   *       *       *       *       *

Cela faisait dix jours. Marcelin en avait assez, des trottins qui ne lui
répondaient pas, ou l’envoyaient promener.

Il alla voir Crémone; il lui confia ses tentatives, ses échecs.

--Vous n’êtes pas assez hardi.

--Vous croyez?

--Voulez-vous que je vous accompagne aujourd’hui?

--Certes.

Charles était là. Ils sortirent tous les trois à six heures. Ce fut une
soirée aristophanesque.

Crémone interpellait, au hasard, vieilles ou jeunes, laides ou jolies,
les ouvrières qui passaient; il leur disait des madrigaux ineptes; elles
souriaient; lui, faisait signe à Marcelin:

--Faut-il pousser celle-là?

Marcelin était confus de honte. Il arrêta les choses.

--C’est pourtant la méthode, dit Crémone. Il faut leur parler à toutes.
Vous voyez ainsi celles qui vous plaisent, et avec celles-là vous
continuez; vous laissez filer les autres.

Marcelin invita ses amis à dîner. Ils entrèrent au café de la Paix.
Marcelin déclara solennellement qu’il renonçait aux couturières; le
bourgogne donna de l’indulgence à Crémone. Le dîner coûta cinq louis, et
on alla voir la revue des Nouveautés.

Pendant un entr’acte, ils remarquèrent au foyer une petite femme mince,
en velours bleu sombre, avec un grand chapeau à plumes; elle allait et
venait, d’un air délibéré, point effrontée. Marcelin en fit l’éloge à
ses compagnons, qui approuvèrent.

Ils l’aperçurent ensuite au balcon; elle vit qu’ils la regardaient.
Marcelin y mit de la persistance.

--Eh bien? lui demanda Charles.

Il eut quelque émoi à se décider.

--Il y aura encore un entr’acte. Allons au café.

L’acte suivant, la belle ne tourna pas les yeux du côté des jeunes gens.

--Tu vois, dit Charles, tu l’as découragée.

L’émoi reprit Marcelin au baisser du rideau: le besoin d’en imposer à
ses amis luttait avec une croissante appréhension. On était au foyer;
Crémone aborda la dame; on s’assit devant des tables; elle crut que
c’était Crémone qui lui faisait la cour; Marcelin dut s’avancer, il lui
sembla qu’elle avait un regret, mais il repoussa cette idée. Il parla;
ses amis soutenaient la conversation; il proposa un rendez-vous; on se
retrouverait après la fin, à la sortie des balcons.

Ils regagnèrent leurs places et prirent immédiatement leurs pardessus.

Marcelin était content de son succès.

--Elle n’est vraiment pas mal, faisaient les autres.

--Faut-il vous la céder? reprit-il, un peu donjuanesque.

On s’arrêta une demi-heure dans un café; puis, Blanche Leclerc et
Marcelin montèrent en fiacre. Elle était enveloppée dans une fourrure;
la correction qu’il affectait de garder lui facilitait sa tenue; ils
arrivèrent place Delaborde et montèrent; il renvoya rapidement son valet
de chambre: ils étaient seuls.

C’était la première femme qui venait chez lui. Il lui prit sa pelisse;
elle se promenait dans la chambre; elle passa dans le cabinet de
travail, pénétra jusqu’au salon; elle furetait.

--C’est gentil chez vous... Il y a encore des pièces?... Oh! c’est très
bien... Combien avez-vous de loyer?

Et puis:

--Moi, je demeure rue Saint-Georges; j’étais auparavant tout près d’ici,
rue de Vienne; mais la propriétaire... et cetera, et cetera.

Marcelin était tombé sur une petite personne assez agréable; elle
montrait de la bonne grâce; elle avait des façons amicales de parler. Un
feu de bois pétillait dans la cheminée de la chambre; elle se chauffait
le bout des pieds en se dévêtant, avec des mines joliment effarouchées,
des rires.

--Oui, mon loup; oui, mon gros bébé...

D’un fauteuil, il assista à l’apparition du corset, des jupons, des
dentelles, du frais pantalon bouffant au-dessus des bas; il découvrait
ces pimpants mystères des dessous féminins, les fins linges où
transparaît la peau, les élégances des rubans coquettement posés, les
sveltes et parfumés contours qu’indiquent les robes, tout ce dont il
avait tant rêvé! En de folles envies de baiser ces jarretières, les
nœuds de ces épaules, il demeurait dans une rêverie immobile. Elle riait
encore, jasait; il n’y avait plus que le pantalon qui pinçait le cercle
de sa taille sur les plis de la chemise entr’ouverte; les bras levés,
elle ajustait ses cheveux.

--Eh bien, mon chat? interrogeait-elle avec une moue plaisante.

Il s’attendrissait: elle était jolie, elle était bonne fille, elle était
charmante; pourquoi ne l’aimerait-il pas? Et l’idée lui venait de lui
dire la vérité, que c’était elle qui avait l’étrenne de sa chambre de
jeune homme; que, si elle voulait l’aimer un peu, il serait bien heureux
de l’aimer; qu’il avait beaucoup désiré, beaucoup cherché quelque
maîtresse, et qu’elle était délicieuse; et, ces choses, il prenait la
résolution de les lui dire. Elle avait retiré ses souliers, ses bas;
d’un coup, le pantalon tomba et vola sur le divan, et, comme il se
levait pour la prendre dans ses bras, elle était déjà, en courant à
petits pas de toute sa vitesse, gentiment, dans le lit.

--Oh! que c’est froid!

Il courut à son tour baiser ses yeux; trois minutes plus tard, il était
près d’elle. Il se sentait d’extraordinaires ardeurs, à n’être assouvies
de rien, à durer éternellement; il l’embrassait éperdument, lui disait
de folles paroles; elle répondait doucement; il avait à peine sa raison;
chaque point du corps féminin lui donnait des transports; ses mains et
ses lèvres couraient dans une fièvre sur la jolie chair; ils
s’enlacèrent et il fut au ciel.

Il ne se sentit point désenchanté, mais calmé seulement; elle souriait.
Il était dans un alanguissement bien heureux; il n’avait plus aucune
parole; il demeurait comme dans un flot tranquille où il aurait nagé
sans mouvements. Elle causa un peu; il la laissait dire, et il se
reprenait à l’embrasser.

--Quel âge as-tu? demanda-t-elle... Dix-neuf ans?... Ça se voit.

Elle raconta encore quelques histoires, des épisodes de sa vie; et ils
s’endormirent.

Le matin, Jean leur apporta le chocolat et des brioches. Blanche
l’admira beaucoup. A dix heures, elle partit. Marcelin fut princier.

--Tu viendras me voir... ou bien écris-moi... D’ailleurs, je suis
presque tous les soirs aux Nouveautés.

                   *       *       *       *       *

Ce fut alors une fureur; pendant six mois il roula aux hasards de toutes
les rencontres.

Le surlendemain du jour où il avait connu Blanche Leclerc, il était allé
chez elle; pendant trois semaines, elle venait presque régulièrement
tous les deux ou trois jours. Puis, un beau soir, ce fut une autre; deux
jours après, une autre. Alors, Charles et lui, sans phrases, obstinés,
ils coururent les lieux de plaisir; les bals, où des filles à vingt
francs firent leur bonheur; les brasseries de femmes, où, silencieux,
ils demeuraient jusqu’à deux heures du matin, devant quarante francs de
consommations, dans l’espoir--toujours chimérique--d’être finalement
agréés par Georgina ou Amandine; les cafés-concerts et les théâtres de
genre, où ils s’étaient enhardis à faire gravement passer des cartes aux
petites chanteuses; même le Jardin de Paris, les Folies-Bergère et les
cafés de nuit.

Et, tous deux, ils ambulaient, corrects et quasi solennels, uniquement
occupés de leur vice, aveugles et sourds à quoi que ce fût hormis la
chair, les yeux allumés de luxure, sans un rire, ainsi que des
monomanes.

Un soir, ils avaient emmené souper deux danseuses-étoiles du Jardin de
Paris; ils ne surent pas les amuser; au dessert, elles les plantèrent
là; ils étaient chez Baratte; furieux, tout étant fermé, ne pouvant pas
se décider à rentrer chez eux, ils descendirent au salon du
rez-de-chaussée, et ramassèrent deux vieilles dames maquillées. Ce fut
le plus noir souvenir de ces six mois.

La chimère d’une maîtresse reprenait Marcelin à certains soirs. Une
fois, dans un affreux endroit où l’on dansait, il s’était entiché de la
frimousse d’une sorte de petite blanchisseuse. Il se montait la tête; il
parlait de la garder avec lui; Charles était désolé. Marcelin répondait
qu’elle était tout autre chose qu’une vulgaire catin. Ils sortirent.

--Alors vous voulez m’emmener chez vous? demanda la jeune fille.

--Oui.

--Mais, vous savez, je ne reste qu’un petit moment.

Madame de M. rencontra une fois dans l’escalier une fille de Bullier;
une autre fois comme elle sonnait, une demoiselle était en train de
hurler en tapant sur le piano; elle ne revint plus.

Une nuit, une femme de la rue Bréda lui demanda cinq louis; il trouva la
prétention exorbitante; c’était chez elle; elle insista.

--Tu peux me les donner: donne-les-moi.

Comme il refusait, elle se fâcha et appela son propriétaire; un type à
accroche-cœur entra, d’une politesse humble et tenace; il raisonnait
monsieur, calmait madame; et en parlant, s’appuyait avec affectation sur
une canne plombée; Marcelin dut s’exécuter.

Ils ne sortaient guère de la plus banale prostitution, des créatures
grossières, du vice abject, des marchandages infâmes. Ils eurent la
curiosité des boulevards extérieurs; une fois ils explorèrent Grenelle,
où ils crurent devoir porter des chapeaux mous et de vieux vestons.

Puis, quand, sur les deux heures du matin ils se séparaient, chacun une
donzelle au bras, également sérieux et pressés de rentrer, ils
échangeaient des bonsoirs corrects et partaient sans se retourner. Mais
les soirs où ils rentraient seuls, c’était à trois et quatre heures du
matin qu’ils traînaient, en de perpétuelles reconduites, leurs
mélancolies, dans les rues, au milieu des chiffonniers solitaires et des
balayeuses, et leur désespoir de n’avoir rien fait.

Et, comme l’argent filait, le notaire un jour se permit une observation;
il paraît qu’on touchait aux économies, aux réserves, les rentes ne
suffisaient pas.

La lassitude vint pourtant; les exploits déclinèrent: il y eut encore
d’étranges parties dans les campagnes de la banlieue, avec de noirs
ennuis, parmi des femmes stupides; mais cela baissait. Et il salua le
départ de Paris comme presque une libération. A Dieppe, avec ses cousins
Desruyssarts, dans une vie régulière, il trouva un repos; et il affirma
qu’il avait plus de plaisir à faire danser, les soirs de casino, les
jeunes filles en mousseline et en tulles blancs.

                   *       *       *       *       *

Il revint à Paris pour assister au mariage de sa cousine Paule; elle
épousait un commerçant qui fut immédiatement sympathique à Marcelin.

Il revit les Delannoy et fréquenta chez le jeune ménage. Comme il
s’enquérait des Rigout, Paule raconta qu’ils venaient de faire faillite;
on ne se voyait plus.

Paule était devenue une femme charmante; le mariage l’avait
transformée... Marcelin se plaisait avec eux; la famille l’attirait; il
ne pensait plus à courir. Il est vrai que Charles n’était pas encore
rentré: il lui aurait manqué pour sortir le soir.

                   *       *       *       *       *

--Tout le monde se marie alors, s’écria Marcelin.

Il venait de recevoir un faire-part:

«Monsieur et madame*** ont l’honneur de vous faire part du mariage de
leur fille Amélie... et vous prient d’assister...»

--Pauvre Amélie! se dit-il. Pauvre moi!... Après tout, c’était fatal.

                   *       *       *       *       *

Il revit quelques anciennes connaissances, de celles dont il se
rappelait les noms et dont il avait gardé les adresses; il ne désirait
rien de nouveau. Il en était venu à une grande indifférence des choses
de l’amour, quand, un jour, tout à coup, il crut trouver la femme qu’il
avait autrefois tant cherchée. Après tant de déceptions, le hasard, le
hasard en qui seul il avait raison d’espérer, lui avait-il apporté
l’amour? Elle était tombée dans ses bras, pâmée, comme une vierge, et il
avait connu ce que c’était qu’une femme heureuse.

                   *       *       *       *       *

Rencontre banale, dans un wagon de chemin de fer, entre Passy et la gare
Saint-Lazare. Il était cinq heures. Une jeune fille brune, aux longs
yeux, était assise en face de lui, simplement vêtue, les regards dehors
sur les talus qui passaient. Elle l’avait tout de suite impressionné. Il
avait osé lui parler; ils étaient seuls; comme ils arrivaient à la gare,
il obtint deux mots quelconques.

Elle ne voulait pas qu’il la suivît. Il l’avait suivie tout de même; rue
Tronchet, elle était entrée dans une maison de modes. Il s’était obstiné
et avait attendu. Il attendit une heure et demie. Quand elle sortit, il
l’aborda, elle montait vers les Batignolles; elle le laissait parler; il
trouvait des choses à lui dire; sans y penser, il pratiquait la méthode
de son ami Crémone; et il s’aperçut que cela est tout instinctif, mais
qu’il faut y aller de tout son cœur.

Elle refusa de dîner avec lui; elle dînait avec sa mère, ses sœurs; elle
travaillait; elle n’avait pas le temps de s’amuser; elle était déjà en
retard. Ils arrivaient à la place Clichy.

--Eh bien, après votre dîner, venez avec moi au théâtre.

--Je ne peux pas.

--Je vous en prie... Je vais revenir vous chercher dans une heure;
j’attendrai devant votre porte.

Ce fut convenu. Elle demeurait en haut de l’avenue de Saint-Ouen. Il
dîna rapidement. A huit heures il était là; cinq minutes après elle
apparut. Elle avait la même toilette noire en cachemire, avec un plus
joli chapeau.

--Que cela est bien de votre part!...

--Oh! je fais une folie!...

Elle aimait le drame; ils montèrent en voiture et arrivèrent à la
Porte-Saint-Martin; il prit une baignoire.

Ils se tenaient les mains; maintenant elle le regardait, et il se voyait
dans le noir d’ébène et profond de ses grands longs yeux aux cils
mouillés; son teint était blanc et très mat; elle avait les cheveux
coiffés à la vierge, en deux bandeaux qui encadraient de leur noir ce
blanc mat et ces yeux.

A la sortie, quand ils furent remontés en voiture, elle fut saisie de
peurs; elle se tirait très doucement, mais opiniâtrement.

--Non, monsieur, je vous en supplie, reconduisez-moi.

Elle faiblissait; elle se taisait; il la prit entre ses bras, et ils se
baisèrent follement sur la bouche.

Elle fut divine; les pointes de ses seins étaient des coraux incrustés
dans l’ivoire de sa frêle poitrine, ses lèvres étaient d’un feu très
languide, et son ventre avait des moiteurs et des douceurs et des
chaleurs à perdre l’âme.

Et il écrivit dans un moment de lyrisme:

«Nous nous aimons.

»Voilà trois soirées, trois nuits et trois matins que notre astre
rayonne... Oh! merci que je t’ai connue, étoile des cieux, étoile du
berger, clarté des cœurs!

»Et cela durera infiniment.»

                   *       *       *       *       *

... Il ne pouvait le croire... Ce fut un matin, en se levant, qu’il s’en
aperçut... Louise n’était justement pas venue la veille au soir... Il se
dit qu’il rêvait... Mais non; cela était certain: il était malade!

Après déjeuner, il courut chez son médecin.

--Eh bien! mon cher ami, ça y est; vous êtes pincé... Oh! rassurez-vous;
cette maladie-là, ce n’est pas grave; mais il faut vous soigner.

Il vivait maintenant dans une stupeur. Et quoi!... Louise!... La seule
qu’il avait aimée, la seule sans doute qui l’avait aimé; elle, si
désintéressée, si tendre; elle, la plus chaste, la plus délicate; celle
qui s’était révélée l’amante si longtemps attendue; la jeune femme, la
jeune fille merveilleuse, la fleur d’élite!

Elle vint le soir; il lui dit tout. Elle ne comprenait pas. Elle
ignorait ce qu’étaient ces maladies. Ce n’était pas lui, pourtant; il en
était sûr...

Alors elle se mit à pleurer.

Que faire?

--Soit, lui dit-il, ce n’est pas votre faute; mais il n’y a plus moyen
de se voir.

Elle se jeta dans ses bras, éclatant en sanglots.

Le médecin, à qui le lendemain il confia ses incertitudes, se moqua de
lui.

--Cela ne vient guère tout seul, mon cher. Mais consolez-vous;
soignez-vous bien; n’épargnez pas la tisane; et ça ne sera rien.
Ensuite, choisissez mieux.

                   *       *       *       *       *

Cela durait, durait toujours.

Au commencement, il croyait pouvoir continuer ses courses, ses visites;
la fatigue aggrava horriblement le mal; il ne voulait pas avouer aux
amis; il dut en arriver là. Pendant trois semaines, il souffrit
cruellement; Jean fut sur les dents; c’étaient des grands bains, des
tisanes, un régime spécial. Enfin, il y eut un peu de mieux; les
souffrances diminuèrent, puis cessèrent; le médecin pourtant le supplia
de ne pas sortir trop tôt.

Le jour du mariage d’Amélie était venu. Il voulut aller à l’église. Il
se traînait. Le mal l’empêchait de penser à cette pauvre mariée, celle
qu’il aurait pu avoir, lui! Ah! il s’agissait bien de cela aujourd’hui!

Elle, elle était jolie en mariée.

Il se dit qu’il aurait dû n’y pas aller... Et cette abominable maladie
qui lui coupait, lui brisait la vie!...

Louise lui écrivit une fois pour lui demander de ses nouvelles. C’était
trop fort. Il ne répondit pas.

                   *       *       *       *       *

--J’étais guéri, mon cher; au moins, je me croyais guéri. J’ai accepté
de faire le réveillon chez la maîtresse de Crémone l’aîné. Comme un
niais, j’ai mangé des truffes, j’ai bu du champagne. Me voici rechuté.
Il faut que je passe un mois dans le calme le plus austère, à ne pas
sortir, à ne voir personne; je ferai de la métaphysique. Que diable, je
veux en finir.

Le lamentable premier janvier! Il y avait de la neige sur les toits; le
square, sous les fenêtres, dormait dans le blanc... C’était le jour
délicieux des petites visites, des cadeaux qui éclairent les visages,
des vieilles poignées de mains, des gros baisers et des marrons
glacés... Les marrons glacés, ça lui était défendu, comme les gros
baisers.

Charles trouva pourtant qu’il exagérait.

                   *       *       *       *       *

Au mois de mars, il put aller au dernier bal de l’Opéra. Il adorait ces
foules. Cette fois, il s’y ennuya horriblement.

Le lendemain, il reçut de ses amis d’Angleterre une invitation de passer
quelques mois, pendant la saison, chez eux, à Brighton. Vie paisible et
confortable; sports nombreux, pas de femmes, des amis charmants... une
vraie cure. Pourquoi n’irait-il pas?

                   *       *       *       *       *

Il vivait en ascète.

Les velléités érotiques qui lui venaient au cerveau, il les refrénait.

Le médecin lui permit de petites sorties, régulières, espacées, pas
longues, régulières surtout. On revit les vieilles connaissances,
Mignon, Georgette.

Le service militaire approchait; Marcelin n’y songeait guère; il fut
terrifié.

Il y eut le tirage au sort, puis la revision. Marcelin invoqua ses
études de droit, et obtint un sursis.

N’importe; il faudrait tout de même en passer par là.

                   *       *       *       *       *

Et, vers la fin d’avril, à la gare du Nord, il serrait les mains de son
fidèle Charles. C’était fini; il partait en Angleterre, y passerait
quelques mois, de là reviendrait pour l’été à Dieppe, chez ses cousins
Desruyssarts...

--En avons-nous fait, tout de même, des folies!

--Bonne chance là-bas!

--Je ne crois pas... Suis édifié... Au revoir.




TROISIÈME PARTIE




I


Un grand désir était venu à Marcelin Desruyssarts de revoir le vieux
château familial, où depuis cinq années il n’était plus retourné. Son
cousin Desruyssarts l’y avait encouragé.

--Il est incompréhensible, lui disait celui-ci, que depuis cinq ans tu
n’aies pas voulu mettre les pieds dans ta propriété.

--Vous avez raison, mon cousin, c’est inexplicable.

Et Marcelin avait écrit au père Homo d’ouvrir le château, de mettre en
état quelques chambres. On était aux premiers jours de septembre. Il
quitta Dieppe seul, ses cousins devaient venir le rejoindre quelques
jours plus tard. Il était parti très curieux de retrouver ses
impressions d’autrefois; la lenteur des trains, l’incommodité du voyage,
la chaleur étouffante de l’après-midi le harassèrent; il reconnut sans
émotion la forêt, le parc, la maison, tels à peu près que son souvenir
les avait gardés, et, aussitôt, il s’occupa de s’organiser. Il voulut se
rendre compte, se fit mettre au courant, monta à cheval, visita ses
fermes, s’intéressa à son nouveau rôle de gentilhomme campagnard.

Le curé du village était un jeune abbé un peu insignifiant; Marcelin lui
fit visite et l’invita à déjeuner; le curé lui parla de ses paroissiens,
du pays, de la pauvreté de la fabrique. Marcelin l’écoutait; il promit
un don pour l’église.

Il reconduisit l’abbé jusqu’à la grille, puis rentra, monta en voiture
avec le père Homo, alla voir des fermiers.

Le soir il se couchait de bonne heure; sans effort, il se levait aux
premiers rayons du soleil.

                   *       *       *       *       *

Un matin, Jean annonça une visite:

--M. Henri Courtois...

Un grand garçon se présenta, de l’âge de Marcelin, l’air doux, un peu
embarrassé.

--Vous ne me reconnaissez pas, monsieur Desruyssarts? Le petit Henri, le
fils du médecin, votre ancien camarade...

Marcelin se rappela.

--Excusez-moi... Je me rappelle très bien... Nous étions si bons amis...

Ils s’assirent et se mirent à causer; une sympathie était née tout de
suite entre les deux jeunes gens.

--Comme est gentil d’être venu me voir!... Et qu’est-ce que vous faites!

--Je serai médecin, comme mon père; j’espère être docteur dans un an.

--Vous aimez votre futur métier?

--J’aurais peut-être préféré la théorie à la pratique; mais il faut
vivre.

--Vous souvenez-vous? nous voulions être soldats; mais nous choisissions
d’être capitaines.

--C’est vrai.

--Vous resterez quelque temps à Saint-Paulin?

--Jusqu’à la fin des vacances.

--Tant mieux! On se verra souvent, voulez-vous?

                   *       *       *       *       *

Charles Berty devait venir passer huit jours; il annonça sa visite pour
la fin du mois. Le cousin Desruyssarts, au contraire, arriva au bout de
quelques jours; il n’était pas fâché, disait-il, de renouer connaissance
avec ce vieux pays de Saint-Paulin. Sa femme et son fils cadet, Paul,
l’accompagnaient; son premier fils, Georges, vint le rejoindre le
surlendemain avec sa femme. Madame Desruyssarts mère prit momentanément
la direction de la maison; elle avait amené deux domestiques et apporté
mille sorte de provisions; ce fut un branle-bas général dans le château.
Henri Courtois avait été présenté; Marcelin le contraignit à venir tous
les jours. Le père Homo rayonnait. Le mois de septembre était
magnifique; il fut question de chasser, mais on n’était pas préparé, on
se rabattit sur les promenades, les excursions.

Paul était un joueur de tennis admirable; il avait apporté un tennis; on
eut beaucoup de peine à l’installer; on joua deux ou trois fois, tant
bien que mal. A la fin de la semaine, quand les cousins parlèrent de
partir, Marcelin se surprit à étouffer un soupir de soulagement.

                   *       *       *       *       *

--Tu sais, dit Paul à son cousin un jour qu’ils se promenaient tous deux
avec Henri... Madame Aron-Véber m’a beaucoup parlé de toi depuis ton
départ.

Henri releva la tête. Paul se tourna vers lui, et, désignant Marcelin
d’un coup d’œil:

--C’est son flirt de Dieppe.

--La femme du coulissier?

--Vous la connaissez?

--Oh! moi, je ne connais personne. J’ai été deux fois chez elle à Paris.
Mon professeur, le docteur Dubois, m’a présenté.

--C’est aussi son flirt, au docteur.

--Je n’en sais rien.

--Avouez-le; ça va navrer Marcelin; n’est-ce pas, Marcelin?

--Elle est jolie, ajouta Henri.

Marcelin prit un air dégagé:

--J’te crois!

Puis, il conclut:

--Mais ce que ça m’est égal!

--Allons donc! riposta son cousin. Tu en es amoureux comme une bête.
Mais n’aie pas d’inquiétude; si tu insistes, tu l’auras un jour, entre
cinq et sept, comme les camarades.

                   *       *       *       *       *

Le dimanche, madame Desruyssarts voulut persuader à tout le monde qu’il
était décent d’aller à la messe. M. Desruyssarts et son fils Georges
résistèrent; Henri dut accompagner à l’office les deux dames et les deux
jeunes gens.

Marcelin revit l’église, où depuis cinq ans il n’était plus entré, où,
dans sa première jeunesse, si ardemment il avait rêvé.

La nef était pleine de monde; le soleil brillait à travers les vitraux;
quand ils entrèrent, l’harmonium ronflait au-dessus du porche. Marcelin
eut une émotion, et sa pensée courut à travers un vague de choses
anciennes; il trempa ses doigts dans l’eau du bénitier, à l’entrée de la
chapelle de la Vierge, près de la porte.

Henri accepta de sa main l’eau bénite, et ils pénétrèrent dans la nef.

Ils regardaient, en marchant, au fond, le chœur qu’une grille de bois
isolait de l’assistance; et ils entrèrent dans le banc de la famille.

                   *       *       *       *       *

M. Desruyssarts prit un matin son ancien pupille à part et le sermonna
sur la question d’argent.

Non seulement la respectable liasse de billets de mille qu’il avait
trouvée il y a cinq ans dans le tiroir de son père avait disparu, mais
il avait commencé à écorner son capital. Les rentes qu’il avait héritées
ne pouvaient-elles suffire à sa vie de garçon?

--Mais mon installation...

--Ton installation place Delaborde t’a coûté beaucoup trop cher; mais
s’il n’y avait eu que cela...

Marcelin baissa le nez.

--Tu as beau être majeur et indépendant; si cela continue, et dans ton
intérêt, sache que je puis très bien te faire pourvoir... tu sais de
quoi.

--J’y ferai attention.

--Rends-toi un compte exact de tes ressources, mon garçon, et vis en
conséquence. Et surtout point d’exagérations; autrefois, c’était la
solitude quand même; après, ç’a été une fête de tous les jours. Sois
modéré en tout, voilà le conseil dont tu as besoin.

                   *       *       *       *       *

La veille du départ, Paul disait à son cousin, après dîner, en fumant
des cigarettes:

--Ça manque de femmes ici.

La maman entendit; elle se retourna.

--Veux-tu laisser ton cousin tranquille! Il s’est déjà suffisamment
amusé à Paris.

--Il est vrai, reprit Paul un peu gouailleur, qu’il s’en est payé...

--Et je pense qu’il en a maintenant assez, reprit Henri.

Marcelin songea aux années qu’il venait de passer dans le tourbillon de
Paris. Et, comme chacun se taisait, sa rêverie alla au parc, à la forêt,
et à cette chambre du château qu’il avait laissée fermée et où il
n’avait introduit personne.

Le silence durait.

Et ce fut madame Desruyssarts qui conclut à mi-voix:

--Il faut que jeunesse s’instruise.

                   *       *       *       *       *

Ses cousins partis, Marcelin resta seul. Henri continua à venir tous les
jours. Ils faisaient de longues promenades en causant. Henri montrait un
esprit préoccupé d’idées générales; les choses de tous les jours ne
semblaient pas l’intéresser; de son métier, il ne parlait guère; sa
conversation tournait vite à la philosophie. Marcelin l’appelait le
métaphysicien, et, lui-même, il se sentait s’intéresser aux hautes
questions dont son ami aimait à l’entretenir. Souvent, le soir, après
avoir dîné ensemble, ils sortaient, et, en bavardant, ils parcouraient
le parc, lentement, et puis se reconduisaient sans fin, Henri demeurant
dans le bourg, à un kilomètre du château.

C’était ainsi, l’autre année, que Marcelin allait, avec Charles, à
travers les rues de Paris, la nuit, en d’interminables reconduites.
Mais, à présent, il ne s’agissait plus du plaisir et de demoiselles; et,
ce dont il s’entretenait, c’était du problème de l’existence, et
d’idées, et de rêves...

                   *       *       *       *       *

Ils s’étaient peu à peu raconté leurs existences; peu à peu, ils se
confiaient l’état de leurs âmes.

--C’est étrange, disait Marcelin, comme depuis que je suis revenu à
Saint-Paulin, l’idée religieuse me hante.

--C’est nouveau chez toi, ce me semble? demanda Henri.

--Pas tout à fait...

--A Paris, ces dernières années, tu n’as guère songé à la religion.

--Non; mais, pourtant, la religion ne serait pas aujourd’hui chez moi
une nouvelle venue.

                   *       *       *       *       *

--La religion, dit Henri, comme les philosophies, c’est une solution qui
nous est proposée du problème de la vie.

--Toi, un savant, tu ne crois pas à la religion?...

--Qu’y a-t-il de commun entre la science et la religion? La science a
son domaine qui est l’univers, elle établit les lois naturelles; la
religion, qu’elle s’appelle en effet religion ou se nomme philosophie,
scrute au delà de l’univers la raison des choses et définit la loi
morale. La nature peu à peu se manifeste; rien n’empêche d’espérer qu’un
jour tous les phénomènes physiques, physiologiques, psychologiques,
soient élucidés; cela est possible; le monde, les choses, le rapport des
choses, l’esprit humain, la vie, tout ce qui tombe sous les sens, ce qui
s’analyse, ce que les savants découvrent, ce que les paysans observent,
ce que l’expérience ou le calcul étudie, c’est le connaissable... Mais
il y a ce qu’on ne peut pas connaître, ce que jamais on ne connaîtra, ce
qui est au-dessus, en dehors de la raison humaine, l’inconnaissable.

--C’est alors que le nommé Dieu entre en scène.

--Justement. Là commencent les philosophies, les religions, toutes les
métaphysiques, chacune présentant son hypothèse. Entends-tu bien qu’une
religion, une philosophie, ce n’est pas autre chose qu’une supposition
de l’inconcevable? _Prouver_ est impossible; _conjecturer_ seul est
permis. Prouver, quelle ridicule pétition de principes! Dès que l’on
dépasse l’expérience, une preuve même irréfutablement établie dans
l’esprit ne prouve rien dans la réalité; si j’arrivais à me prouver
Dieu, cela voudrait dire simplement que l’idée de Dieu est nécessaire à
mon esprit, mais comment cela établirait-il qu’il existe en effet?

--Tu me sers du Kant, je crois...

--Aussi, je n’insiste pas; il y a évidence; et je reviens...

--A la théorie des premiers principes...

--La distinction du connaissable et de l’inconnaissable, cela est
immortel. La théorie de l’évolutionisme durera plus ou moins; je ne sais
pas; mais la distinction du connaissable et de l’inconnaissable est une
de ces simplifications grandioses qui, comme l’idée de Kant, sont
au-dessus des systèmes.

--Mais, si elles opèrent dans l’inconnaissable, les philosophies et la
religion ne sont-elles pas condamnées d’avance? Quand les phénomènes du
monde sont expliqués, quand la science a parlé, quand le connaissable a
été élucidé, à quoi peuvent prétendre les chercheurs de l’au-delà?

--Certes, ils ont bien l’air de délicieux inutiles; au moment où tout ce
qui pouvait être dit a été dit, ils arrivent, philosophes et
théologiens, ainsi que des dilettantes; des artistes, n’est-ce pas?
l’art pour l’art, tout simplement; ils vont chercher ce qui ne peut être
trouvé, s’exhausser vers ce qui ne peut s’atteindre, raisonner dans
l’inconcevable; que sais-je... Seulement, ces hypothèses, ces chimères,
ces divagations, c’est la plus hautaine occupation de la pensée, et
c’est la plus poignante et la plus inévitable.

                   *       *       *       *       *

Un jour qu’une pluie légère tombait, ils étaient restés tous deux au
château, et ils devisaient en fumant des cigarettes.

--Il y a, disait Henri, des explications du monde qui sont absurdes; car
s’il est impossible qu’une explication soit prouvée _vraie_, il faut
qu’elle soit démontrée _logique_. La religion a commencé par être une
hypothèse un peu simplette, mais soutenable, et qui se résume dans
l’antagonisme du bon Dieu et du Diable. Tu te rappelles le Dieu
bonhomme, barbe blanche, globe à la main, assis dans le ciel; c’est la
Providence, une puissance supérieure, oh! une puissance considérable,
mais quelque chose de très relatif; à côté est son ennemi le Diable, une
autre puissance qui, en fait, ne le cède guère à la première; et, entre
les deux seigneurs, la guerre.

--Pour des âmes naïves, l’hypothèse est suffisante.

--Fatalement, elle est devenue le manichéisme, disons le dualisme, la
seule forme raisonnable du christianisme classique. Il y a deux forces
dans le monde, deux lois morales; l’une s’appelle l’égoïsme, c’est elle
que la science a définie le «Struggle for life»; l’autre se nomme
l’altruisme, et c’est l’instinct mystérieux du renoncement à soi-même et
de la charité. La vie est le conflit de ces deux nécessités
contradictoires.

--L’égoïsme et l’amour...

--La science s’arrête à la constatation du double fait; la philosophie
et la religion en proposent des explications. L’orthodoxie
contemporaine, qui n’oppose à un Dieu éternel et souverain qu’un Satan
de second ordre, verse dans l’absurde; l’hypothèse du dualisme, au
contraire, en supposant Dieu et Satan, le Très Haut et le Très Bas, deux
puissances égales l’une à l’autre, éternelles toutes deux, toutes deux
souveraines, rayonne de la splendeur de la plus absolue logique.

--Je me suis en effet souvent demandé, reprit Marcelin, comment un Dieu
qui serait plus puissant que le Diable permettrait au Diable d’exister,
d’agir... Pouvoir le bien et admettre le mal, quelle perversité! quel
néronisme! Et, cependant, ceux qui croient en lui le nomment le bon
Dieu.

--Suppose un père disant à son enfant: Tu as faim, voici des fruits; et
si tu touches à ces fruits, ô mon fils, je t’arracherai les yeux et les
lèvres, je te brûlerai la langue et te briserai les dents... Ce père
effroyable, c’est le bon Dieu qui punit de l’enfer, oui, de l’éternel
enfer, les actes où sa volonté suprême nous expose et en vérité nous
autorise à tomber.

--Mais il a des pardons...

--Pardonner à qui se repent, la belle affaire!

--Il a de plus hautes miséricordes...

--Que valent toutes ses miséricordes, si, une seule fois, il lui est
arrivé de ne pas pardonner!

--On parle de pitiés infinies...

--Un seul, un seul pécheur damné contre un milliard de pécheurs
pardonnés, c’est toujours l’irrémédiable abdication de Dieu.

--Tu n’admets pas le mal?

--Non, s’il existe un Dieu assez puissant pour l’abolir.

--Les théologiens répondent que l’harmonie finale s’établit...

--Eh! mon cher, la fin ne justifie pas les moyens.

Marcelin se mit à rire.

--Il me semble, dit-il, que tu lui fais son procès, au Dieu du
catéchisme?

--Il n’est qu’abominable; mais songe au Dieu d’absurdité qu’ont créé les
théologiens qui ont voulu fusionner avec la philosophie spiritualiste.

--Oui, le Dieu mi-partie religieux et mi-partie philosophique...

--Le Jéhovah coléreux et rancunier, le bonhomme de bon Dieu, le Créateur
des imageries saintes est devenu l’absolu; la Providence s’est faite
infini métaphysique... Quelle contradiction! C’est le Dieu de la
Sorbonne et des séminaires. Écoute, il est l’impossible; sa propriété
est de ne pas être; par définition, il est celui qui n’est pas; _ego sum
qui non sum_; il se nomme l’Inexistant.

--Mon ami Charles Berty dit quelquefois dans la conversation: «Que Dieu
vous bénisse, s’il existe...» ou: «A la grâce de Dieu, s’il existe...»
Ce doute est inutile; je lui conseillerai de dire: «A la grâce de
l’Inexistant!...» et, quand quelqu’un éternuera: «Que celui qui n’est
pas vous bénisse!»

--Ne plaisantons pas, haïssons le mensonge orthodoxe; oui, haïssons le
monstre. Pourquoi accommoder la Genèse aux travaux des savants? à quoi
bon expliquer scientifiquement Josué? pourquoi donner une apparence
humainement possible à la résurrection des corps? La bêtise des pauvres
d’esprit est touchante, leur ignorance est vénérable; mais la mauvaise
foi des pharisiens est hideuse. Garde de la tendresse pour le vieux bon
Dieu qui juge, s’irrite, s’apaise et donne la pluie ou le beau temps;
sois indulgent au Tout-Puissant en dépit de ses erreurs et tiens-lui
compte de ses bons mouvements; et pour le brave curé naïf qui ne fait
pas de spiritualisme, aie des respects et des pitiés et de l’amour.
Mais, je te le dis, hais, sache haïr fortement le christianisme
conciliateur qui s’habille à la moderne et s’embarque sur le dernier
bateau des philosophies à la mode.

--Lourd fardeau, la haine, reprit avec un demi-sourire Marcelin.

--Tu as raison. Il y a mieux: l’indifférence.

                   *       *       *       *       *

--Le dualisme, disait encore Henri, est une chose logique; et sache que
c’est l’âme même de toute religion. Dieu et Satan, Bel et Sin, Vischnou
et Siva, Ormuzd et Ahriman, partout tu reconnaîtras l’antithèse de deux
esprits contraires d’où se crée l’univers. Dans son effroyable
grossièreté, le manichéisme explique le bien et le mal; la prière et
l’envoûtement; la misère, la souffrance, toutes les ruines, et
l’espérance; le paradis et l’enfer; il explique que l’on puisse être un
Jésus-Christ, un saint François de Sales, un héros et un martyr, et que
l’on puisse aussi bien être un bandit, un criminel, une bête féroce; il
explique qu’un saint pèche sept fois par jour et que Jean Valjean
devienne un bienfaiteur; que nous soyons si lâches et quelquefois si
forts, si épris d’idéal, si tourmentés de vices, et si misérables, avec
des moments plutôt délicieux.

--Le manichéisme est une religion possible; ce n’est pourtant pas
celle-là qui m’a jadis ému.

--Prends garde d’affirmer à la légère! peut-être ne l’avais-tu pas
reconnu... Le manichéisme n’est qu’une formule grossière de l’idée
religieuse. Sous sa forme la plus purifiée, le christianisme est encore
l’expression du même dualisme.

--L’âme du christianisme, ce n’est pas l’antagonisme de Dieu et de
Satan.

--Si! puisque Satan et Dieu sont l’hypothèse logique par qui il explique
le monde. D’une part, la nature, l’instinct, le désir, la volonté de
vivre, d’être soi-même, de développer son individualité, et,
nécessairement, la lutte contre ce qui entoure, la guerre, l’acte
méchant de l’animal qui égorge pour se nourrir et pour vivre et pour se
conformer à la loi universelle. D’autre part, la charité, le renoncement
au désir et à l’instinct, le sacrifice de soi, l’effort à faire du bien,
à créer du beau, la montée vers un idéal, et l’animal qui refuse
d’égorger et consent à mourir et dit non à la loi naturelle, afin qu’un
peu de mieux vienne parmi les choses. Combat irréfrangible; duel
irrémédiable; antagonisme sans fin. Oui, Satan et Dieu, s’ils
symbolisent l’égoïsme et l’amour.

                   *       *       *       *       *

La pluie avait cessé; le soleil brillait; ils prirent leurs chapeaux,
des cannes, et sortirent. Ils marchèrent quelque temps en silence.
Marcelin sentait monter en lui une foule d’idées très anciennes, très
profondes, très oubliées; il regardait vaguement le ciel qui rayonnait
d’un bleu intense et lumineux.

--As-tu jamais lu, demanda Henri, mais lu sérieusement et profondément
Pascal?

Marcelin tourna la tête, s’arrêta; puis lentement:

--Oh! comme ce nom que tu viens de prononcer éveille en moi de
choses!... Oui, Je l’ai lu, jadis, bien lu... Prenons cette allée;
marchons un peu, veux-tu?...

                   *       *       *       *       *

Marcelin faisait maintenant des confidences qu’il n’avait faites à
personne encore. Le temps avait la douceur des belles après-midi de
soleil après la pluie passée; l’air était frais et point froid, le
soleil clair sur la rosée des gouttes de pluie qui s’évaporaient, le
sable déjà sec mais sans poussière sous les pieds; une puissante haleine
de verdure s’exhalait de partout. Il dit:

--Le vieux curé qui nous a fait faire notre première communion m’a
raconté que la première fois que ma mère m’a senti remuer dans ses
entrailles, ce fut un jour de Noël, dans l’église. Elle s’évanouit, et
les gens de l’église l’ayant emportée, c’est avec de l’eau d’un
bénitier, avec de l’eau bénite, qu’ils humectaient ses tempes. Oh! comme
elle avait souffert, pour que je vinsse au monde, ma pauvre, pauvre
mère! Le jour de la communion, ne me retrouvai-je pas, presque affaissé,
contre le bénitier qui miroitait, et ne me retrouvai-je pas plus tard,
avant d’entrer dans la vie, au pied du vieux portrait où la bien-aimée
me souriait divinement?

Maintenant, il parlait à voix basse, la tête mi-penchée.

--Tu ne sais pas, mon ami, la sainte piété de mon enfance... Un jour,
dans l’église, te rappelles-tu que l’évêque s’est approché de moi et de
ses doigts a touché mon front et mes lèvres qui le saluaient?... Et
cette première communion, quel don de moi-même à la religion!... J’ai
pleuré, mon cher, à chaudes larmes, en revenant à notre banc, et j’étais
halluciné; dans les simples paroles bien ordinaires qu’a dû prononcer
notre bon curé, je me souviens que j’ai entendu des choses affolantes;
et je me suis donné, oui, donné ce jour-là!

Son émotion était telle que par moments sa voix se convulsait.

--La grande ferveur apaisée, continua-t-il de plus en plus bas, il m’en
resta un sentiment calme et profond, et j’ai chéri la solitude. Mon ami,
j’ai passé mes années de collège sous l’impression ineffacée de ces
exaltations primitives; j’en ai gardé la marque dans le fond de mon
cœur, au milieu de la vie abominable du lycée; tu ne sais pas comme
j’étais un collégien pieux, moi. A quinze ans, seul de la classe, je
communiais à Noël et à Pâques, et, le soir, à l’étude, je les lisais,
ces _Pensées_ de Pascal qui me poignaient l’âme. Un jour je me suis
demandé, tu ne sais pas cela, si je ne devais pas me faire prêtre.
Comment se peut-il que l’enfant religieux que je fus, soit devenu
l’homme qui vient de vivre à Paris ces années d’imbécillité? Quelle
noble et lyrique enfance, mon ami! Et puis, et puis, à seize ans...
oh!...

Ils passaient près d’un banc; ils s’assirent; Henri écoutait, gravement
attendri, le jeune homme qui dévoilait son cœur et qui parlait, les yeux
sur la terre, la gorge oppressée:

--Et puis, à seize ans, oh! j’ai aimé de toute mon âme, la sainte, la
martyre qui est encore là, regarde...

Et il montrait, vaguement, d’un geste, une fenêtre éternellement fermée
du château qu’un rideau fané voilait.

--Oh! qu’elle était belle, et pâle, et douce, et mélancolique, ma mère,
ma tendre mère!

Henri lui prit la main; Marcelin avait relevé la tête; un flot de larmes
s’échappa de ses yeux; il se précipita sur le bras de son ami, mêlant
ses larmes de sanglots.

--Mon cher ami, mon bon ami disait Henri, calme-toi...

--Pardon, faisait Marcelin en s’épongeant les yeux; ce n’est rien; mais
elle est trop horrible, cette vie d’incertitude!

                   *       *       *       *       *

Tout le passé était revenu dans l’âme du jeune homme, les souvenirs
d’enfance, l’adolescence si religieuse, les seize ans si romantiques et
purement passionnés, les fleurs d’ébène, les pleurs d’ivoire...

Et il raconta à son ami, des secrets que nul n’avait jamais connus.

                   *       *       *       *       *

--Sais-tu, dit-il un jour, qu’en ces temps-là j’ai failli entrer au
séminaire? Toi qui me parles des _Pensées_ de Pascal, sache que je fus
un effroyable janséniste... Oh! janséniste ne veut pas dire rigoriste
imbécile, puritain hypocrite ou stupide... C’est le dogme qui m’avait
pris.

--Tu ne m’étonnes pas, répondit Henri.

--A seize ans passés, presque dix-sept ans, je sortais de cette crise de
passion chimérique et si pure; ma vie avait toujours été religieuse,
sans aucune grave interruption de l’idée chrétienne; un soir de février,
au lycée où mes études se terminaient banalement, quelques mois après la
mort de mon père, un soir, j’ai été pris par l’enthousiasme de
l’apostolat. Je me souviens très bien, je ne sais par quel hasard le
livre de Pascal avait toujours été mon livre de chevet; jusque-là je le
lisais sans y comprendre grand chose, peut-être séduit seulement par de
la littérature; mais, ce soir-là, je compris subitement ce que c’était
que la Grâce... Dieu choisit ses élus pour le sacrifice; il leur fait
connaître sa volonté qu’ils renoncent à l’égoïsme; la Grâce est un
mouvement qui, hors de toute humaine raison, mystérieusement,
irrésistiblement, porte l’âme à se dévouer. Et je compris dès lors le
renoncement chrétien: plus d’accommodements, tout abandonner; plus
d’atermoiements, agir; la vocation est terrible et souveraine; un seul
souvenir impur, a dit Saint-Cyran, peut à jamais troubler un cœur; ce
qui veut dire qu’un acte d’égoïsme souille une carrière de charité. Une
seule pensée mauvaise anéantit les effets de la Grâce; c’est-à-dire
qu’une pensée d’égoïsme fait sombrer la charité dans l’âme.

»Et j’eus un divin enthousiasme.

»Faire le bien, faire du bien sur la terre! Il y a des hommes qui sont
utiles aux hommes; il y a des serviteurs humbles qui se dévouent au
progrès du bonheur des hommes; il y a les artistes qui créent de la
beauté et par qui l’âme des hommes s’élève; mais, au-dessus, dans une
pure splendeur blanche, il y a le prêtre qui console et raffermit et
guide; il y a le moine qui prie, c’est-à-dire qui par une suggestion
mystique crée de l’amour parmi le monde... Le missionnaire n’est pas
celui qui, cachant sous sa robe des desseins politiques, va ouvrir des
colonies aux comptoirs des civilisations; l’authentique missionnaire est
celui qui prêche dans le désert des capitales européennes et qui parmi
les appétits et les désirs offre et répand le sacrifice de soi.

--O mon ami, soupirait Henri Courtois, tu as donc vécu ces exaltations!

                   *       *       *       *       *

--Écoute, continua Marcelin, la suite de mon histoire. Je résolus de me
faire prêtre. J’avais horreur des prêtres que je voyais autour de moi;
qu’étaient-ils, sinon des professionnels du culte? Mon confesseur du
lycée était un de ces abbés instruits, très fins et fort respectables,
que les évêques choisissent pour la fréquentation des jeunes gens de
l’Université. Je lui confiai mon âme et la soif de sacrifice qui me
brûlait; et je me rappelle très bien ses conseils qui m’incitaient à la
modération, au calme, à un délicieux juste-milieu... Quel dégoût!... Pas
d’exagération! pas d’excès! pas de zèle! répétait-il.

--Je connais cette sorte de prêtres; ce sont toujours les hommes des
_Provinciales_.

--Les sœurs qui dirigeaient l’infirmerie du lycée étaient les dernières
d’un ordre venu de Hollande, de la tradition de l’évêque Jansenius. La
supérieure avait quatre-vingts ans, âme simple et si bonne! J’allai la
trouver et lui demandai le nom de son directeur; c’était l’aumônier d’un
des hôpitaux de Paris; je lui écrivis; je lui demandai, à lui qui
gardait le dépôt des traditions des pieux solitaires du Port-Royal, de
m’aider, d’accepter de diriger mon âme. J’attendis dans la fièvre de mon
émotion la réponse du dernier prêtre janséniste...

--Et le prêtre janséniste n’était pas un prêtre janséniste, n’est-ce
pas?

--Je n’eus pas même de réponse. Je retournai trouver la vieille
religieuse et lui racontai ma déception. Elle me regardait avec des
regards ébahis, la bonne vieille; puis, tout à coup, je vis des larmes
qui coulaient de ses yeux; et dans une sorte de rire amer et résigné qui
se mêlait à ses pleurs: «Mais mon pauvre petit gas, me disait-elle, il
n’y en a plus de ces prêtres-là; plus un seul; il n’y en a plus;
personne; c’est fini... Si tu m’avais dit!... Mais nous nous confessons
à n’importe quel curé... Vois... j’ai quatre-vingts ans, et voilà
cinquante ans que je n’ai plus entendu l’ancienne parole du bon Dieu!»

--Pauvre vieille!

--Je suis resté accablé. J’ai eu deux mois de taciturne découragement;
et, peu à peu, j’ai pensé à autre chose; le foyer était mort, et, peu à
peu, les cendres se refroidissaient; peu à peu, la religion semblait
s’effacer de mon âme. Cela mit toute la fin de l’hiver à mourir, comme
une de ces puissantes roues actionnées par la vapeur, quand la vapeur a
été tout d’un coup arrêtée; la roue continue à tourner, mais
insensiblement elle se ralentit; quelque temps encore elle tourne, mais
insensiblement la vitesse s’atténue, et bientôt elle s’arrête; c’est la
fin.

»Au printemps, je me remis à lire les poètes; tu sais comme Lamartine
m’avait enchanté; puis, ce fut Hugo; leurs lyrismes remplirent le vide
de mon cœur, et, à l’automne, quand je vins m’établir à Paris, j’avais
comme oublié la crise religieuse.

--C’est-à-dire, reprit Henri, que la religion ne fut plus à tes yeux la
forme de l’amour.

                   *       *       *       *       *

Henri disait encore:

--Le christianisme populaire explique la vie par l’antagonisme de Dieu
et de Satan; devant le problème de l’existence, le christianisme des
Pères de l’Église émet le dogme du péché originel et de la rédemption,
qui n’est qu’une formule purifiée de la même idée. Le péché originel,
œuvre de Satan, et sa contre-partie, la rédemption, œuvre de Dieu, voilà
donc l’hypothèse, le mystère, le postulat qui nous est proposé. L’homme
naît sous la loi de Satan, c’est-à-dire sous la loi de nature,
c’est-à-dire sous la loi du péché, c’est-à-dire avec l’instinct de
vivre; mais Dieu, mais le Christ a révélé la loi de rédemption,
c’est-à-dire la loi de renoncement, la loi d’amour. Et le phénomène par
lequel l’homme passe de la loi de nature à la loi d’amour...

--C’est la Grâce?...

--Oui, la Grâce, mouvement divin, disent les Pères, qui conduit de
l’état du péché originel à l’état de rédemption,--mouvement divin,
entendons-nous, qui arrache à l’égoïsme et transporte aux ferveurs du
sacrifice et du renoncement. Comprends-tu dès lors comment Pascal était
sceptique par la raison et croyant par le cœur?

»Le connaissable est le connaissable; l’inconnaissable est
l’inconnaissable; les lois scientifiques du monde, physique,
physiologie, mécanique, sont les lois scientifiques du monde. Mais, pour
voir dans l’au-delà et pour expliquer la loi morale, une hypothèse a été
émise: Satan et Dieu, le péché originel et la rédemption, la loi du
désir et la loi du sacrifice, la loi d’égoïsme et la loi d’amour...
J’hésite, je compare, je médite, je rêve--et tout à coup voici que tout
s’illumine; l’hypothèse éclate vérité, la supposition est une certitude,
je crois au mystère: c’est la Grâce!

»Je comprends que l’homme est né dans le péché et le malheur, et que le
sacrifice le rédime du péché et du malheur. A l’origine régnait
l’instinct; mais par le renoncement voici la rédemption. Une fatalité
égoïste pèse; mais, grâce à l’holocauste, le ciel d’amour s’entr’ouvre.
Adorable mystère! merveilleuse explication! délicieuse hypothèse, par
qui tout devient lumière! Le monde est expliqué, tout est manifeste,
tout rayonne! Homme, tu es né sous la nécessité de la lutte pour la vie;
mais voici que le Divin s’incarne dans le renoncement et l’holocauste,
et les portes du mieux sont ouvertes; et toi, si misérable de par ton
origine, tu deviens, de par le Sacrifice et la Rédemption, le plus noble
et le plus pur. Si Satan est la loi terrestre, le Dieu en qui je crois
est l’Idéal.

»Les invraisemblances paraissaient à Pascal une preuve de la divinité du
christianisme... La religion semble absurde, disait-il? Oui. Si elle
était claire, cela serait contradictoire avec le péché originel qui nous
a rendus aveugles. La religion, absurde à la raison, éclate vraie au
cœur? Oui elle doit éclater, vraie, puisqu’il y a eu la rédemption pour
dessiller nos yeux... Prodige de logique! L’état religieux n’est plus
une abdication de ce scepticisme nécessaire à la raison et de l’esprit
scientifique: l’esprit scientifique, le scepticisme, n’est plus une
abdication de l’état de religion. Va! le connaissable et
l’inconnaissable font bon ménage; le connaissable implique
l’inconnaissable; l’inconnaissable comporte tout le connaissable. Oui,
je sais que la loi de nature est la lutte pour la vie et est le péché:
et je crois que la loi morale est le sacrifice et est l’amour... Pascal,
mon cher, a fort bien causé de tout cela...

                   *       *       *       *       *

--Mais, songea tout haut Marcelin, comment peut se produire le phénomène
de la Grâce? ce mouvement, que tu qualifies de divin, qu’est-ce qui peut
l’amener? quand peut-il naître? comment? pourquoi?

Henri resta quelques minutes silencieux, puis il dit:

--En un terrain très préparé, en une âme prête à l’exaltation, nourrie
de doctrine, surexcitée par le rêve,--en un cœur brûlant de flamme,--que
tout à coup surgisse l’idée d’un sacrifice, d’une immolation, d’un
renoncement,--ainsi qu’après la chute il y a la rédemption, ainsi
qu’après le péché originel il y a l’incarnation et l’holocauste,--que le
renoncement, que l’immolation, que le sacrifice surgisse aux yeux de
l’âme,--ce mouvement, ami, voilà la Grâce.

                   *       *       *       *       *

Et il reprit:

--Parmi l’acte formidable du renoncement, quelqu’un t’assistera
pourtant; parmi les affres de l’immolation, il sera prié pour toi; parmi
l’effort surnaturel du sacrifice, quelqu’un intercédera et t’aidera...
Tu te rappelles ce symbole?... celle qui est tout dévouement, étant
mère, et qui est toute pureté, étant vierge,--Marie.

--Où est le temps, soupirait encore le jeune homme, où dans les
tourments des luttes intérieures je savais dire: _Sancta Maria, ora pro
nobis!_

                   *       *       *       *       *

--Le monde, ajouta Henri, était sous l’empire du désir; la satisfaction
du désir était la loi des êtres, et chacun se ruait à chercher le
bonheur dans la joie de vivre. Mais un homme est venu, qui s’est nommé
Jésus, et qui a dit d’immoler le désir, de sacrifier la chair et la
raison, de renoncer à la joie de vivre; et, ayant dit, il a scellé sa
parole par son exemple; et, lui-même, il s’est offert pour être
l’exemple du sacrifice, de l’immolation et du renoncement. Au monde qui
disait: je veux vivre! il a dit: prenez ma chair, prenez mon sang, et il
s’est dévoué pour enseigner la rédemption.

»... Oh! quelle race fatidique et prédestinée a pu se faire l’instrument
d’une telle œuvre!... Il fallait accomplir l’acte plus effroyable que
tous les crimes qu’ait jamais inspirés la cupidité, la vengeance, le
sadisme ou la peur... Oh! quelle race a été assez bénie de toute
éternité pour pouvoir, afin que l’exemple divin fût donné, crucifier
l’Idéal?...

»Et maintenant il y a deux doctrines entre lesquelles il faut choisir,
entre lesquelles chacun choisit, entre lesquelles il est impossible de
ne pas choisir: être conformément à la nature; être contrairement à la
nature. Le péché originel et la rédemption, mon ami, c’est exactement le
Struggleforlifisme de la loi de nature et la charité de la loi morale;
sachons choisir!

                   *       *       *       *       *

--C’est égal, quels théologiens nous faisons! disaient-ils tous deux; et
comme, il y a quelques siècles, ce christianisme nous eût bel et bien
conduits au bûcher!

                   *       *       *       *       *

Marcelin et Henri s’entretinrent longtemps; il y eut encore des
discussions métaphysiques et beaucoup de théologie; il y eut aussi des
épanchements, des confidences, de longues méditations, et de longues
heures à parler, à rêver de l’inconnu.

L’automne arrivait cependant; les jours se faisaient courts; le parc peu
à peu se dénudait; les pluies commencèrent.

                   *       *       *       *       *

Un matin, Marcelin reçut une dépêche de Charles Berty, qui lui annonçait
son arrivée. Il fit atteler et se rendit à la gare. Charles débarqua par
une pluie torrentielle.

--Voilà ma chance! s’écria-t-il.

--Comment va? demanda Marcelin.

--Fourbu, cassé, vidé; suis allé à la mer pour me remettre; rencontré
des cocottes; pas des petites femmes comme dans le temps; les grandes
dames de la noce.

--Tu n’es pas dégoûté de cette vie-là?

--Oh! ce n’est pas les femmes qui m’ont éreinté; mais, vois-tu, les
soupers, les nuits au tripot, la fête.

Le landau les emmenait grand train, sous la pluie, vers Saint-Paulin.

--Alors, reprit Charles, c’est fini, toi? converti? garé des voitures?
rentré au bercail?

Marcelin rougit un peu.

--Si c’était possible! dit-il.

                   *       *       *       *       *

Le mauvais temps continua.

--Pas drôle, la campagne, fit Charles. Si nous fichions le camp? Écoute;
j’ai fait la connaissance d’une petite bande de cocottes, tout ce qu’il
y a de bonnes et gentilles filles; et de jolis morceaux, mon cher. Ça
fait la fête à domicile; pas dans les restaurants; c’est chic et
amusant. Rentrons à Paris; je te présenterai. On en prend une à
cinquante louis par mois, et on a toutes les camarades. Pas jalouses,
elles, et pas jaloux non plus, les pauvres nous.

--Mon cher, j’ai une passion.

--Quoi ça?

--Une femme du monde.

--Justement! ça n’empêche rien... Avec une femme du monde, on a toujours
ses nuits disponibles.

Ils passaient le temps au château; Charles refusait de sortir. Il avait
exigé des raffinements dans la cuisine et les vieux vins oubliés dans
les caves. Le billard fonctionnait; et puis, on restait des heures à
fumer, dans les fauteuils, d’admirables cigares que Charles avait
apportés.

La sympathie manquait entre lui et Henri Courtois; celui-ci espaça ses
visites. Marcelin se laissa aller à la bonne chair et aux bons cigares.
Un soir, il confessa à Charles:

--Tu sais, depuis l’été, pas de femmes.

--Et la femme du monde?

--Rien encore.

Charles resta un instant sans rien dire; puis, il demanda:

--C’est vieux, cette histoire?

--Un flirt de cet été à Dieppe.

--Se nomme?

--Madame Aron-Véber... Gabrielle pour les messieurs.

--Faut pas laisser les choses en train.

--Oh! ça viendra.

--Nous approchons de l’été de la Saint-Martin. C’est le moment de se
réveiller. En route!

--Tu as raison; on pourrait rentrer à Paris.

Le soir, à dîner, Charles réclama le champagne. Il descendit lui-même
aux caves et dénicha un vieux Moet.

--Celui-là est plus vieux que nous, mon cher... Honneur à lui!

Au dessert, on décida de faire les malles le lendemain.

--Heureusement, s’écria Henri, qu’il n’y a au château que la mère Homo
pour représenter le beau sexe!

                   *       *       *       *       *

Marcelin ne voulait point partir, toutefois, sans faire une dernière
visite dans le pays. La pluie avait cessé; il monta à cheval dès le
matin et ne rentra qu’à midi. Charles venait de se lever.

Après déjeuner, Marcelin sortit de nouveau. Un grand sérieux, une
tristesse vague l’avaient pris. Comme il passait près de l’église du
village, il s’arrêta, attacha son cheval à un arbre, sur la place, et
pénétra dans l’église. Et il restait là, ne songeant à rien, les yeux
fixes, dans la solitude et le silence.

Le soir, le dîner fut morne. Charles avait envie de dormir. Marcelin
était songeur.

Quand il fut rentré dans sa chambre, soudain le souvenir lui revint
d’une heure semblable, il y avait cinq ans, par un soir d’été, quand,
prenant sa lampe, il avait voulu voir...

Il ouvrit la fenêtre; une claire nuit d’automne brillait; il s’accouda
au balcon.

Et il se rappelait comme il était allé, en ce temps-là, silencieux, vers
la chambre close, vers le portrait, vers le rêve, vers l’amour...

--Oh! pensa-t-il, avoir été cette âme-là!...

Et il n’osa achever sa pensée:

--Redevenir cette âme-là!...

Car il sentait qu’il ne pouvait plus lui revenir même la pensée de
reprendre sa lampe et de retourner, là-bas, vers la chambre où dormait
maintenant ce passé.

On partit le lendemain.




II


Aussitôt arrivé à Paris, Marcelin alla déposer une carte rue de
Châteaudun, chez madame Aron-Véber. Le lendemain, il reçut un petit mot
aimable; il accourut, et le flirt commencé sur la plage de Dieppe reprit
de plus belle.

Le gros Aron-Véber, le classique coulissier ventru, abonné à l’Opéra,
disait en riant:

--Jeune homme, vous compromettez ma femme.

--Laissez donc cet enfant en paix, répliquait celle-ci.

Dans l’intimité, elle le présentait:

--Mon page!

En madame Aron-Véber, Marcelin voyait le divin assemblage de toutes les
séductions; la beauté parfaite, cela lui semblait évident, mais une
beauté un peu étrange de brune très mince, au visage émacié, avec des
yeux immenses; peu loquace; l’air rêveur qu’il exigeait de la femme;
l’air mélancolique d’un lys penché, lui disait-il; la peau d’une brune,
mais des chevaux roux, sans teinture jurait-elle; mais avec ces cheveux
roux, de larges sourcils noirs, noirs d’encre, d’énormes sourcils
au-dessus de ces grands yeux qui n’en finissaient plus. L’origine
sémitique apparaissait; mais Marcelin affirmait qu’elle était
l’Orientale et non la Juive, l’Orientale des Arabies fabuleuses et
modernes, une Asiatique éclose à Paris, frêle comme une Parisienne,
troublante comme une apparition biblique, une Sulamite aux yeux de
Primitif italien et qui s’habillait avec des robes conseillées
quelquefois par Jacques Blanche.

Il avait fait relier, pour le lui offrir, un curieux exemplaire du
_Cantique des Cantiques_ imprimé à Londres sous la direction de William
Morris avec des ornementations de style préraphaélite; la reliure était
en soie claire où se dessinaient de grandes fleurs pâles d’après un
croquis d’Armand Point.

A Dieppe, elle était très courtisée; elle laissait faire, distraitement,
comme sans intérêt. Marcelin tout de suite l’avait remarquée; elle parut
goûter sa jeunesse, ses bonnes manières et sa discrétion; elle
l’accueillit aimablement; ils avaient ensemble de longues conversations
camarades. Ce fut au concert du Casino, un soir que l’on jouait une
sélection du _Samson et Dalila_ de Saint-Saëns, que le flirt se décida.
Marcelin était monté aux galeries supérieures généralement désertes. Il
y trouva madame Aron-Véber avec sa mère, seules toutes deux, dans un
coin; comme lui, elle était venue là pour mieux écouter cette musique
qui la ravissait. Marcelin demanda la permission de s’asseoir à côté
d’elle; il y avait une demi-obscurité; la maman se prenait à somnoler
discrètement, comme elle savait le faire. L’orchestre attaqua le
prélude. Madame Aron-Véber regardait vaguement devant elle, dans
l’ombre, et restait immobile ainsi que sous un charme. Peu à peu,
Marcelin releva les yeux de son côté, et, sans trop s’en rendre compte,
il les tenait fixés sur elle.

Qu’elle était belle et divinement rêveuse! et à travers cette musique
délicieusement nuancée d’Orient, il s’imprégnait et s’attendrissait et
s’enthousiasmait de l’âme de l’exquise Orientale qui était assise auprès
de lui.

Elle lui avoua plus tard qu’elle aimait les gens qui savaient écouter
pieusement les belles choses. Ce soir-là, le morceau terminé, sans se
parler, d’un accord tacite, ils se levèrent et descendirent; elle sortit
et se dirigea vers la plage; sa mère suivait; il marchait à côté d’elle,
en silence toujours, et lentement ils parcouraient la terrasse, au bord
de la mer.

--Que c’est beau! murmura-t-elle.

--Oui, c’est bien beau, fit-il à demi-voix.

Elle s’était assise sur une chaise, il s’assit auprès d’elle, il lui
prit la main qu’il serra, dans une communion d’admiration et de lyrisme.

Quand ils s’étaient retrouvés, à Paris, deux mois plus tard, Marcelin
s’était tout de suite aperçu que ses affaires étaient dans la meilleure
voie.

Aussi, ce fut, non plus un flirt discret, mais une cour assidue. Madame
Aron-Véber devenait tendre; ses yeux donnaient de positives espérances.
Marcelin faisait d’énormes progrès: chaque jour il s’enhardissait, et
chaque jour la victoire paraissait plus probable.

Quelques semaines passèrent.

Un soir enfin, après dîner, dans un coin du salon de la rue de
Châteaudun, il obtint la promesse définitive. Les invités étaient allés
fumer dans le cabinet du mari; une amie déchiffrait au piano la valse
des _Résédas Bleus_; l’atmosphère était aussi languide qu’il était
nécessaire... Marcelin, cependant, suppliait à voix basse...

--Vous ne m’aimez pas, Gabrielle, vous ne m’aimez pas, répétait-il.

--Vous savez bien, grand enfant, que je vous aime.

--Alors, quand, quand donc, quand serez-vous à moi?

Et, comme il restait la tête tout près de ses cheveux, elle avait fini
par répondre:

--Eh bien, venez demain, à cinq heures, je serai seule et je serai à
vous.

Tout cela avait été très régulier et s’était passé selon les règles
établies par les romanciers de l’adultère mondain.

Marcelin rentra chez lui, à minuit, le ravissement au cœur. Il allait et
venait dans sa chambre, traversait le salon, s’asseyait, se relevait,
l’esprit uniquement occupé de la promesse qui venait de lui être faite,
avec le besoin persistant de s’affirmer son bonheur. Il songeait aux
longues inutilités de ses désirs, autrefois, et les comparait à son
triomphe d’aujourd’hui. En furetant machinalement dans de vieux papiers,
il retrouva l’ancien carnet où jadis il notait ses impressions; il en
relut des pages. Les dernières étaient datées d’il y avait presque trois
ans; c’étaient des plaintes au sujet de la trahison d’une certaine
Hélène rencontrée à Bruxelles, et des tristesses, des regrets, des
espérances...

«... Mon âme, toute de tendresse, mon âme de printemps et aux neuves
sèves...»

Et mille choses pareilles.

Il laissa une page blanche, et au verso il écrivit d’un trait:

«O passé! mélancolique et doux passé d’aspirations et d’attentes! voici
donc que le présent est né et que la femme est venue!

»Pauvre rêveur, tu n’es plus! tu n’es plus, ô enfant sans sourires,
amoureux sans amoureuses, avide de baisers! voici qu’un homme est à ta
place. Car, à cette heure, je n’en puis douter, le bonheur à deux va
commencer.

»O joie d’entrer dans la vie! joie, ô joie de vivre!»

Il posa la plume, et pensa. Puis, il feuilleta en arrière, et son regard
tomba sur des pages beaucoup plus anciennes, des souvenirs de la
seizième année, où il était question d’une immortelle fiancée, d’une
épouse venue des profondeurs de l’Orient, d’une mystique bien-aimée
noire mais belle, apparue un soir nuptial en la Jérusalem du rêve, et
pour qui il eût voulu se sacrifier, se renoncer à lui-même et s’immoler.

Et, un peu mélancolique, un peu avec un sourire, il se disait en se
couchant que cette adorable madame Aron-Véber ne pouvait guère être
celle-là.

                   *       *       *       *       *

Marcelin avait vingt-et-un ans.

Sans qu’il fût laid et bien qu’il fût assez svelte, il n’avait rien de
ce qui caractérise un beau garçon; il était grand, mais trop mince, et
ne donnait pas l’impression de la force physique; les épaules étaient
même un peu rondes, et la poitrine étroite; il n’avait pas la démarche
assurée, mais plutôt une certaine élégance un peu frêle; les mains
étaient presque féminines; la figure et le cou, longs, plutôt maigres.
La courte moustache châtain, avec les joues et le menton toujours rasés
n’arrivait pas à donner à sa physionomie l’énergie nécessaire à la
beauté de l’homme; la bouche et le nez étaient ordinaires, mais
c’étaient les yeux surtout qui manquaient d’éclat: d’un gris bleuté très
clair, ils étaient doux, et lors même qu’ils se fixaient sur quelqu’un,
ils n’imposaient jamais ce sentiment d’autorité que l’homme accompli
doit toujours inspirer. Il n’avait jamais porté les cheveux courts; et
les boucles un peu romantiques qui entouraient son front accompagnaient
bien l’expression rêveuse du regard. La voix douce et sans éclats, les
gestes retenus, concordaient à lui donner l’air très jeune. En
l’appelant son page, madame Aron-Véber avait heureusement défini sa
manière. Amoureux, il avait les regards longs et alanguis, craintifs
aussi, la voix caressante, respectueuse, l’empressement timide qu’on se
plaît à imaginer chez le damoiseau aux pieds de la dame du castel. Et
cinq années de Paris avaient à peine fait du damoiseau un jeune homme.

Après la romantique éclosion et la religieuse exaltation de la seizième
année, tel il avait été, à dix-sept ans, platonique amoureux de la fille
de son ancien professeur, l’esprit plein de rêves roses et bleus,
perdant un beau jour ses ignorances virginales dans la plus banale
circonstance, puis naïf soupirant épris de la demi-vierge des Andelys,
et s’excitant jusqu’à souffrir deux mois de la vulgaire mésaventure de
Bruxelles; à dix-neuf ans, ayant inutilement cherché après l’amour, il
avait cherché après le plaisir dans les rues de ce Paris où le baiser
s’offre de toutes parts, et, vulgairement, pendant deux ans, il venait
de courir les filles de joie, les maîtresses faciles. Et maintenant que
fatalement lui arrivaient les maîtresses désirables et les flirts jolis
et les fleurs aimables du péché, voilà que le mysticisme de son
adolescence recommençait à bouillonner au fond de son âme; parmi le flux
des désirs et des jouissances de la vingt-et-unième année, les
aspirations anciennes remontaient, peu à peu ou soudainement...

                   *       *       *       *       *

Dès le réveil, le lendemain, il se sentit nerveux. La matinée était
claire et sèche. Il sortit, s’en fut à une conférence, et revint à pied
par la place de la Concorde et la Madeleine. L’esprit lourd, il pensait
confusément à mille choses vagues autant qu’à la promesse qui lui avait
été faite pour l’après-midi. Après déjeuner, ayant fumé hâtivement une
cigarette et parcouru les journaux, ne sachant que faire, il passa dans
son petit salon; il s’aperçut qu’il avait près de quatre heures à
attendre, et se dit qu’il n’avait pas autre chose à faire que cela,
attendre.

Il s’était jeté dans un fauteuil, et considérait le feu, en face de lui,
dans la cheminée. L’idée roulait dans son cerveau:

--Enfin, elle va être à moi, tout à l’heure...

Le piano était ouvert; il se leva, alla s’y asseoir, et, machinalement,
plaqua quelques accords.

--Gabrielle, ma merveilleuse Gabrielle! se disait-il...

Il la voyait telle qu’il aimait à se la représenter, telle, dans sa
beauté étrange d’Orientale rêveuse, que la bien-aimée du _Cantique des
Cantiques_; et, au piano, il improvisait des chants et des accords sur
les paroles latines qu’il se rappelait.

--_Nigra sum, sed formosa, filiæ Jerusalem, sicut tabernacula Cedar,
sicut pelles Salomonis..._ Je suis noire, mais belle, ô filles de
Jérusalem, ainsi que les tentes de Cedar, ainsi que les pavillons de
Salomon...

Ainsi parlait la voix de l’amante, et la voix de l’amant répondait:

--_Pulchra es, amica mea, suavis et decora, sicut Jerusalem..._ Tu es
belle, mon amie, suave et noble, ainsi que Jérusalem...

Et la voix reprenait:

--_Revertere, Sulamitis, revertere, revertere..._ Reviens, ô Sulamite,
reviens, reviens...

Il chantait, en s’accompagnant de longs accords, et redisait les paroles
du livre saint:

--_Revertere, revertere..._ Reviens, ô bien-aimée, reviens...

Il se laissait aller à l’improvisation, mêlant, sous le coup d’émotion
qui le prenait, les réminiscences de musiques connues.

Tout à coup, il entendit la pendule sonner deux heures. Il s’arrêta,
referma le piano, marcha quelques pas dans la chambre et revint
s’asseoir dans un fauteuil.

Il se disait qu’il était beau ce rêve de sa seizième année, lorsqu’un
moment il avait cru que la vocation l’appelait vers l’apostolat. L’idée,
en ce temps-là, ne s’était-elle pas précisée à ce point qu’il avait pu
l’envisager avec toutes ses conséquences pratiques? Il avait pu songer à
entrer dans un séminaire, à prendre la robe du prêtre, peut-être celle
du moine... Quelle époque de pur enthousiasme! Quelle floraison de foi!

Tous les souvenirs anciens lui apparaissaient, comme au dernier automne,
lorsqu’il s’était confié à son ami Henri Courtois. Et ils s’auréolaient
dans son esprit:

--Que cela a été beau! que cela a été beau! répétait-il.

Il ajouta:

--Si cela revenait!

Avec un geste vague, il continua:

--Mais je n’ai plus la foi.

Il se leva en répétant ces mots:

--Mais je n’ai plus la foi.

Et aussitôt il s’amusa, car il souriait presque au discours intérieur
qu’il se tenait, il s’amusa à insister sur la question.

--Mais la foi que je n’ai plus, c’est la foi de l’orthodoxie courante;
évidemment, je n’ai pas la foi comme messieurs les vicaires d’à côté
l’entendent; mais est-ce cette foi-là qui, moi, m’intéresse, qui m’a
jamais intéressé?

--C’est curieux, c’est curieux, répétait-il.

Et il reprit tout haut, comme s’il s’adressait à quelqu’un:

--Nous avons, Henri et moi, très bien compris qu’on peut être et rester
par la raison un sceptique tout en étant par le sentiment un religieux.
C’est l’affaire de la Grâce; elle souffle ou elle ne souffle pas. Quand
elle ne souffle pas, la raison tient la corde; quand elle souffle, le
sentiment reprend le commandement. C’est évident, c’est convenu. Le
connaissable et l’inconnaissable. La science et la religion. Nous sommes
d’accord.

Il revenait sur les errements jansénistes de son adolescence, et il se
complaisait dans la dialectique bien connue. Mais, tout de même, il
trouvait une profondeur croissante dans cette idée qu’il se ressassait:

--Oui, sceptique; je sais que rien de l’au-delà ne peut être atteint;
oui, athée; je ne crois à rien; oui, matérialiste, positiviste,
idéaliste, si vous le préférez; incompétent, et tout ce que vous
voudrez... Mais ça ne m’empêche pas d’être chrétien, puisque la science
s’arrête à l’inconnaissable, puisque la religion se proclame
insaisissable à la raison. La raison? elle reste en son domaine de
l’univers; mais c’est la Grâce, l’aveugle et irrésistible Grâce, qui
pourrait me jeter à genoux.

Et il chercha à retrouver le signe de croix de son jansénisme...

--Dieu, je ne sais si le ciel n’est pas vide de toi et si la matière
éternelle ne remplit pas l’infini, seule et sans ton aide... Tu as
voulu, depuis la Chute, que la nature te voilât à nos esprits.

»Jésus, je me méfie de ton origine divine, et peut-être n’es-tu même
qu’une belle légende... Tu as voulu, depuis la Chute Primitive, que ta
réalité fût obscurcie à nos raisons.

»Esprit, je soupçonne que tes prophéties et tes miracles sont radotages
de vieilles femmes, et j’ai peur que les paroles de ton Église ne soient
les rhétoriques d’une école bien stylée... Tu as voulu, de par la Chute,
être absurde pour nos sagesses.

»Mais, de par la Rédemption et de par la Grâce, vous voulez, O Père, ô
Fils, ô Esprit, que le cœur adore ce que la raison méconnaît... et
que--dans l’éternité--il en soit ainsi!»

Marcelin Desruyssarts sourit encore une fois. Il était, décidément, en
veine de dandysme religieux.

--Il serait intéressant de pousser la chose à bout, se dit-il.

Et il continua:

--Que faudrait-il faire pour redevenir chrétien?

Il réfléchit un moment.

--Sacrifier...

Et, sans achever, il redit trois fois le mot:

--Sacrifier... sacrifier... sacrifier...

Dans un éclair, la vision passa, devant son esprit, du Crucifié offrant
sa chair et son âme pour l’exemple du sacrifice.

Son sourire de tout à l’heure avait disparu; ses yeux étaient devenus
graves, ses regards lents. Le logicien qui erre dans les dialectiques,
même sur les matières qui le touchent le plus puissamment, peut avoir le
sourire des analyses un peu subtiles; mais, revenant aux bases du
sentiment humain, l’émotion remontait, grandissait.

Tout à l’heure il songeait aux magnifiques aspirations de son
adolescence, et il arrivait maintenant à la vision d’un avenir possible
et lumineux.

--Le sacrifice! comme cela est poignant, le sacrifice!

A seize ans, la vie s’ouvrait pure, claire et toute droite; il n’aurait
eu qu’à marcher vêtu de blanc dans la voie de l’apostolat. Mais,
aujourd’hui, la route était obstruée; avant le départ, il y avait la
hache et l’incendie à porter de tous côtés; et quelle rupture avec le
monde! quel arrachement du désir! oh! le fer et le feu dans les plaies,
et puis, quelle pénitence pour tant de souillure! quelles expiations! Et
il s’exaltait à l’idée d’un tel effort.

--Briser la vie charnelle... entrer dans la vie ascétique...

Peu à peu, il se plaisait au détail de ce qu’il aurait à faire.

--Dès tout de suite, il faudrait commencer le sacrifice... oui... tout
de suite.

L’idée lui venait, en toute évidence, qu’il fallait qu’à l’instant même
il renonçât à madame Aron-Véber. Il s’écria:

--Ce serait rudement chic, un effort comme celui-là!

Aussitôt, il s’apparut à ses propres yeux comme un héros et un martyr;
il se vit foulant aux pieds son bonheur, accomplissant sur lui-même la
conquête la plus difficile, réalisant la suprême énergie et se haussant
aux plus nobles victoires. Tout ce qu’il avait de romantismes s’émut et
s’enthousiasma. Et, tout haut, il prononça:

--Je le ferai.

La pénitence et les plus dures expiations, qu’était-ce, cela? Le
sacrifice de son désir, le renoncement à soi-même seul comptait dans la
religion. Éblouissant comme la neige au soleil, le dilemme apparaissait:
d’un côté, vivre conformément à la nature; de l’autre côté, résister à
l’instinct, s’opposer à la nature. La religion, n’était-ce pas
l’immolation de la chair et de l’esprit? et ne trouvait-il pas la joie
suprême dans ce renoncement?

Il resta quelques instants stupéfait de la conclusion où il arrivait.

--Est-ce sérieux? se demandait-il.

Mais l’exaltation de l’effort, la fierté du sacrifice chantaient de plus
en plus fort en son esprit, et, rapidement, il s’en grisait.

--C’est la Grâce, s’écria-t-il, et, tombant à genoux contre un fauteuil,
il se prit le visage entre les mains, et des larmes lui humectaient les
paupières.

Quand il se releva, il se jugea plus maître de lui-même; il se promenait
dans la chambre, se parlant intérieurement:

--Ce n’est pas en vain que tant de signes se sont manifestés pour me
consacrer à la vie religieuse et que j’eus une enfance si pieuse; les
enthousiasmes romantiques de mon adolescence, qu’étaient-ils, sinon des
déviations du sentiment religieux? Pouvais-je échapper à la vocation?

»Quelle vie horrible j’ai menée ces dernières années! quel écœurement
m’en reste! quelle lassitude! Recommencer, continuer, se ruer après une
impossible satisfaction, désirer sans fin, sans trêve, sans repos?

»O Seigneur! Seigneur! soutenez-moi. Si vous voulez que j’immole mon
désir, inspirez-moi une force secourable.»

Se reprenant de nouveau, il dit:

--Voici ce que je dois faire: renoncer aujourd’hui à cette femme. Que ce
soit le gage de mon changement de vie.

Il était redevenu plus calme. Il se déclara à lui-même qu’il n’irait pas
rue de Châteaudun. La résolution prise, un nouvel apaisement se fit, et,
allant et venant toujours dans la chambre, il méditait sur son cas.

--La vie que j’ai menée ces dernières années est indigne d’un homme. Que
d’autres y trouvent leur joie! je ne suis pas né, ô mon Dieu, pour faire
le but de ma vie d’être l’amant de madame Aron-Véber.

Il se rappela le pastel où sa mère était représentée et qu’il avait
aimé...

--Celle qui s’était donnée pour mettre l’enfant au monde!

--Quel exemple encore! songea-t-il, et comme elle m’a enseigné ce que
c’est que l’amour!

Tout à coup, sa pensée revenant à la tentation, une série de scrupules
le prirent:

--Mais il faut écrire...

--Pourquoi des ménagements?...

--Je ne suis pourtant pas obligé de me conduire comme un rustre...

--Je ne suis pas non plus obligé de m’excuser pour faire ce qu’il est de
mon devoir de faire...

Il demeura incertain. La question se tournait et se retournait dans son
esprit, et, peu à peu, il perdait toute faculté de raisonnement, comme
si ses sens s’obscurcissaient... L’idée générale sombrait; le détail, le
petit fait, la vétille envahissait...

--Faut-il lui écrire?... ne pas lui écrire?...

Machinalement il se rassit devant le piano, où il plaqua quelques
accords. Il était affalé. Une paresse l’avait pris, comme une fatigue,
après l’effort de tout à l’heure.

La pendule sonna quatre heures... il était temps de se préparer...

Il eut un ressaut d’énergie; il chassait l’idée; mais il hésitait.

--Soit! se dit-il, je vais sortir; j’ai besoin de marcher, de prendre
l’air; cela me fera du bien.

Il passa dans son cabinet de toilette, mit une jaquette, un pardessus,
chercha un chapeau; il regarda dehors; le temps restait beau; il prit
une canne; d’un coup d’œil il vérifia sa toilette, ouvrit la porte, et
sortit.

--J’ai besoin de prendre l’air, j’ai besoin de prendre l’air, se
disait-il.

Il descendit le boulevard Malesherbes; il tournait le dos à la rue de
Châteaudun. Il allait en rêvassant, et, à certains instants, par
sursauts, il se ressaisissait:

--Il faut être fort. C’est le gage que je dois me donner à moi-même.

Près de la Madeleine, il se laissa distraire par un encombrement de
voitures, un cheval d’omnibus tombé, un rassemblement, les jurons du
cocher, l’empressement bruyant du conducteur. Et il prit les boulevards,
remontant du côté de l’Opéra.

Il pensa à aller voir Henri Courtois, rue Gay-Lussac.

--Cinq heures moins un quart; il n’est pas chez lui.

Un instant, il s’arrêta:

--Et quand je me serai donné ce gage, qu’est-ce que je ferai?

Il se rappela le dilemme fatal; deux genres de vie: l’une, la vie selon
l’instinct, la vie de l’égoïsme, la vie selon Satan; l’autre, la vie du
sacrifice et de la charité, la vie chrétienne; l’égoïsme, noble ou vil,
généreux ou vulgaire, pour le plus grand développement de soi-même; et
l’amour, mais l’amour suivant la définition de Jésus, et qui est le
dévouement à quelque rêve de bonté.

--Le péché ou l’amour, songeait-il...

Puis, peu à peu, les termes de la question s’ennuageaient; il se
répétait des mots dont le sens de plus en plus s’enveloppait dans un
brouillard; et, maintenant, il allait, presque sans pensée, dans un
grouillement d’idées confuses.

Il remontait la Chaussée d’Antin.

--Je ne vais pourtant pas rue de Châteaudun! s’écria-t-il en s’arrêtant
tout d’un coup. O mère, ô Vierge divine, s’il est vrai que je doive
revenir au mieux, aidez-moi, soutenez-moi, sauvez-moi!

Le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine. L’émotion d’il y
avait une heure lui était revenue soudainement; une bouffée de sang lui
montait au visage. Devant lui, il regardait les deux clochers de
l’église de la Trinité, l’image de madame Aron-Véber voletait dans son
esprit, avec ses yeux profonds, ses sourcils noirs, ses cheveux roux,
son sourire; la croix qui surmontait le portail de la Trinité lui sembla
vaciller dans l’espace; les bruits de la rue bourdonnaient à ses
oreilles.

--Zut! s’écria-t-il... c’est trop bête!

Et cinq minutes plus tard, il sonnait à l’appartement de la rue de
Châteaudun.

Il était venu d’un trait; comme il attendait, un peu essoufflé, le
cerveau vide, la porte s’ouvrit; une femme de chambre parut.

--Madame Aron-Véber est chez elle?

La femme de chambre prit un air mystérieux.

--Madame vient de sortir. Je crois que madame vient d’envoyer un
télégramme à monsieur.

Marcelin était atterré. Il redescendit l’escalier, sans pensée,
bouleversé.

En dix minutes il fut chez lui. Il y avait en effet un télégramme.

«Impossible de vous recevoir aujourd’hui... Vous expliquerai... Venez
demain.»

Marcelin avait reçu un coup de massue.

--C’est bien fait, se dit-il. Voilà le châtiment de ma lâcheté. Je suis
puni.

Un moment, il essaya de se consoler.

--J’aime mieux cela. C’était trop précipité. A présent, j’aurai le temps
de réfléchir, de peser ma décision, de savoir ce que je veux, et de
vouloir...

Mais un énorme découragement était en lui.

--Renoncer?... je suis trop faible.

Il suivait les rues au hasard. Il se força à prendre le chemin de
Notre-Dame, à y entrer, à essayer de prier. Mais un «A quoi bon?»
incessant l’obsédait.

--A quoi bon? je suis trop faible.

Et, comme il sortait:

--Fichu le camp, la Grâce! se dit-il.

L’idée lui vint d’aller passer une demi-heure dans l’hospitalière maison
où jadis Georgette et Mignon avaient fait ses délices.

                   *       *       *       *       *

Quelques jours plus tard, il parlait vaguement à Henri du service
militaire qui menaçait; puis, tout à coup, s’interrompant, il lui
contait sa dernière aventure.

--Et comment la comédie s’est-elle terminée? lui demanda celui-ci.

--Eh bien, le lendemain je suis retourné chez madame Aron-Véber; elle
était là; et... tout a été consommé...

--Piètre dénouement!

--Que veux-tu?... Pas la taille d’un ascète, encore que bien dégoûté
d’être un jouisseur... Comme les autres, tout simplement, un pauvre
bougre qui vit la vie.




Saint-Amand (Cher).--Imprimerie R. Bussière.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'INITIATION AU PÉCHÉ ET À L'AMOUR ***


    

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assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.