Scènes de mer, Tome I

By Edouard Corbière

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Title: Scènes de mer, Tome I

Author: Édouard Corbière

Release Date: April 3, 2006 [EBook #18111]

Language: French


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Scènes de mer.

Par Edouard Corbière.

PARIS.

HIPPOLYTE SOUVERAIN, ÉDITEUR,

RUE DES BEAUX-ARTS, 3 BIS.

1835.


OUVRAGES

DE

EDOUARD CORBIÈRE.

Le négrier
La mer et les marins
Les pilotes de l'iroise
Les contes de bord
Le prisonnier de guerre
Les aspirans de marine
Deux lions pour une femme




I. DEUX LIONS POUR UNE FEMME.




CHAPITRE PREMIER.

Les Deux Jocondes Marins.


Le désir de réaliser quelques bons projets de spéculation avait réuni à
bord du même brick deux individus d'humeur et d'espèces différentes.

L'un était le capitaine Sautard;

L'autre, le subrécargue Laurenfuite.

Le capitaine Sautard était un de ces hommes qui, ayant usé de tout un
peu et n'ayant abusé de rien, allait au positif par tous les chemins
possibles, hors ceux des douces illusions. Quand une bonne occasion se
rencontrait sur sa route, il cherchait à la saisir, en vrai corsaire,
comme il aurait fait d'une prise richement chargée. Mais quand la
fortune qu'il aurait été bien aise de tâter semblait vouloir le faire
courir long-temps après elle, il laissait là la fortune, sans se décider
à faire cent pas pour la ramener à lui.

Figurez-vous un gros petit être un peu plus que blond, un peu moins que
rouge, d'une physionomie commune et riante, âgé à peu près d'une
quarantaine d'années, et vous aurez approximativement une idée de
l'exté-rieur d'homme dans lequel se reflétait le caractère du capitaine
Sautard.

Quant à M. Laurenfuite, le subrécargue, c'était une tout autre affaire.

M. Laurenfuite savait chanter faux avec une prétention ridicule que l'on
ne pouvait comparer qu'à l'inexorable sottise avec laquelle il faisait
grincer sous ses doigts une guitare ordinairement montée en _la_ majeur.
Tous les instans qu'il ne donnait pas à sa toilette, il les consacrait à
la musique, et sa passion philharmonique avait cela de malheureux, qu'il
lui suffisait de prendre son instrument ou de roucouler une tendre
romance pour mettre tout un équipage de la plus mauvaise humeur
possible. Les matelots même allaient jusqu'à attribuer aux accens de ce
malheureux Amphion un pouvoir fatal, que n'avaient certes pas les
accords de sa lyre, quelque redoutables qu'ils fussent, sous sa main
recouverte de trois ou quatre gros diamans. Quand le vent venait à
changer et à contrarier le capitaine, et quand l'azur du ciel commençait
à se couvrir de sombres nuages annonçant la tempête, les oracles du
gaillard d'avant du brick _l'Aimable-Zéphyr_ se disaient entre eux:

--C'est encore le subrécargue qui aura voulu dérouiller sa guimbarde que
le diable confonde! Voilà déjà du vent à deux ris! Que Lucifer l'enlève!

--Oui, ajoutait le maître de quart; ça vous a une voix à crier _à la
garde_! et ça veut encore faire le troubadour en nous chantant: _A peine
au sortir de l'enfance_, sur l'air de: _Tu n'auras pas ma rose!_

--Ah ça! répliquait un troisième interlocuteur, je voudrais bien savoir
si le cap'taine, qui est maître après Dieu à son bord, n'aurait pas le
droit d'empêcher M. Laurenfuite de miauler comme il le fait avec
accompagnement de guitare? Les ordonnances de la subordination à bord
des navires ne sont-elles pas faites tout aussi bien pour le subrécargue
que pour nous et les passagers? Or, qui manque aux ordonnances doit être
puni; ainsi on peut par conséquent empêcher le chant et les
accompagnemens à bord de nous, par ordre du cap'taine.

--Je t'en fiche, avec tes ordonnances! Crois-tu que les ordonnances
aient jamais parlé du cas des cordes de guitare et du manquement au
service du tremblement de voix? Et puis, quand bien même, par
supposition, la loi ne voudrait pas cela, est-ce que jamais notre
capitaine voudrait faire de la peine à cet homme qui peut-être a été
comédien, et qui miaule encore, c'est possible, par routine de son
ancien métier? On dit bien _si j'étais capitaine, je ferais ci, je
ferais ça;_ mais entre eux les gros ne se mangent pas, c'est la règle.
Le capitaine boit et fume, mange et dort, et il laisse l'autre se
débarbouiller avec de l'eau de Cologne, et se gargariser le gosier avec
des chansons tant qu'il peut: _c'est des égards qu'ils ont l'un pour
l'autre, quoi! et voilà tout_.

--C'est vrai ce que tu dis là; mais il n'en est pas moins fichant que,
quand il chante, le mauvais temps vienne nous tomber sur le casaquin,
comme pauvreté sur misère.

M. Laurenfuite, comme vous vous l'imaginez bien, était à cent lieues de
supposer qu'il pût inspirer, avec son talent d'artiste, une aussi
fâcheuse opinion sur son mérite musical. Sa guitare lui avait valu déjà
trop de conquêtes et de coups de bâton, pour qu'il ne la regardât pas au
contraire comme un talisman vainqueur et un moyen assuré de plaire à
tout le monde, excepté aux amans et aux maris.

Il racontait gaîment qu'à Cadix il avait mis tous les époux de la ville
en campagne, pour trois ou quatre sérénades qu'il s'était exposé à
donner aux plus jolies Andalouses. La femme d'un prince italien lui
avait jeté par la fenêtre, pour prix d'un de ses couplets, une grosse
bague en faux, qu'il portait encore au doigt, comme le trophée d'une de
ses plus notables victoires. Partout enfin où son état de
commis-voyageur sur mer l'avait appelé, il s'était vu obligé de séduire,
dans les momens de loisirs que lui laissaient ses affaires, les femmes
les plus aimables et les plus passionnées des places maritimes du globe.
A la côte d'Afrique même il avait poussé si loin l'art fatal qu'il avait
de désunir les ménages, qu'un roi nègre avait fini par le chasser de ses
états, en le contraignant à embarquer avec lui l'épouse infidèle qu'il
était parvenu à subjuguer au bout de deux ou trois romances de sa
composition.

Le moyen, je vous le demande, après des succès aussi signalés, de
contester la puissance de la guitare de M. Laurenfuite, qui d'ailleurs
ne paraissait sur le pont du navire, même à la mer, qu'avec une cravate
toute rouge, en sautoir, et épinglée de deux grosses épingles attachées
entre elles par une chaînette en or? Or, je vous le demande encore,
comment est-il possible de chercher à persuader à un homme qui porte une
cravate rouge-cachemire, qu'il n'est pas le plus adorable de tous les
mortels qui veulent bien se donner la peine de déshonorer toutes les
femmes?

Ah! j'oubliais encore de dire que M. Laurenfuite, à tous les dons
personnels que j'ai déjà cités, joignait l'avantage d'avoir une paire de
gros favoris noirs luisans dont il prenait le soin le plus scrupuleux.
C'était un de ses moyens de conquête les plus assurés, et il n'y aurait
pas renoncé, j'en suis moralement sûr, pour toute une cargaison de
sucre Havane.

Les deux compagnons de pacotille du brick _l'Aimable-Zéphyr_ vivaient au
mieux ensemble, et il ne pouvait guère en être autrement avec des
caractères aussi opposés que les leurs. Il n'y a que les gens qui ont
les mêmes goûts, les mêmes appétits et les mêmes idées, qui ne se
conviennent pas. Si tout le monde aimait la même femme et voulait boire
du même vin, je vous prie de me dire ce que deviendrait tout le monde?

Lorsque couchés tous les deux dans leurs cabanes, le capitaine Sautard
et son subrécargue causaient de choses et d'autres, à la clarté de la
lampe qui, en se balançant au roulis, éclairait _la grand'chambre_ du
petit brick, M. Laurenfuite se lançait presque toujours dans les régions
les plus élevées du sentiment et de la métaphysique. C'était un homme
qui parlait de tout avec un aplomb d'ignorance admirable, sans avoir
jamais rien appris, qu'à faire un compte-courant. Pour le capitaine
Sautard, qui savait les quelques petites choses nécessaires à son
métier, il causait peu, mais il écoutait beaucoup en dormant; et lorsque
son interlocuteur inépuisable terminait l'entretien du soir en étendant
les bras de toute la largeur de sa couche et en s'écriant: _Oh! une
femme! une femme! un ange! un ange!_ le capitaine lui répondait, en lui
tournant le dos: Oui, c'est fameux une femme, quand on en tient une;
mais c'est fichant quand il faut s'en passer: bonsoir!

Le romantique c'était M. Laurenfuite.

Le classique c'était le capitaine Sautard.

Ces deux représentans des doctrines littéraires qui divisent aujourd'hui
la France de la Porte-Saint-Martin et du café de Paris, se rendaient
assez bêtement à Sierra-Leone; ou plutôt, commercialement parlant, ils
allaient assez bêtement échanger là leurs marchandises contre des écus.

Chemin faisant et avant d'arriver à leur destination, les deux associés
touchèrent à Ténériffe pour y prendre douze pipes de Madère du cru, et
aux îles du Cap-Vert pour acheter six belles mules d'Espagne. Ils
tenaient surtout à n'avoir dans leur cargaison que du bon et du fin, et
à faire leur petit commerce avec le plus d'honneur et de probité
possible. Ce n'est pas pour rien, je vous l'assure bien, que
l'antiquité, qui avait aussi ses idées, a donné quatre ailes et un
caducée à Mercure, dieu du commerce et d'autre chose.

De leur douze pipes de Ténériffe, ils commencèrent d'abord par faire
quinze pipes d'excellent Madère sec; l'eau douce ne leur manquant pas
plus, fort heureusement, que la bonne volonté. La spéculation a aussi
ses miracles.

Mais de leurs six mules du Cap-Vert ils ne purent faire, comme ils
l'auraient bien voulu, huit belles mules d'Espagne. C'est là une
marchandise qui ne rapporte dans les mains du vendeur que les bénéfices
monnayés qu'elle peut procurer. Avis aux faiseurs de cargaison et de
pacotille!

En arrivant à Sierra-Leone, comptoir anglais depuis long-temps assez
négligé, le capitaine et le subrécargue de _l'Aimable-Zéphyr_ ne
trouvèrent dans le pays, d'homme un peu respectable, qu'un gouverneur
qui s'ennuyait fort dans sa grandeur, et qui se chargea par
désoeuvrement d'être le consignataire du navire.

Dans les colonies, il est assez facile, comme on sait, de faire marcher
de front les affaires et le pouvoir: d'ailleurs, en se consignant à la
première autorité du lieu, les deux Français s'assuraient l'avantage de
ne payer que de très-faibles droits d'entrée. C'était là encore une
chance à prendre en considération. Honneur et profit vont si bien
ensemble, quand ils peuvent toutefois aller de compagnie!

Ce gouverneur anglais avait une singulière maladie: il était las de sa
puissance et de son bonheur. Pour se distraire de la fatigue de
lui-même, dans ce climat dont l'ardeur redouble, pour les oisifs, le
fardeau de la vie, il avait d'abord passé en revue chaque jour ses
vingt-cinq à trente hommes de garnison. Puis, après s'être composé un
harem de toutes les belles négresses qui avaient brigué l'honneur de lui
offrir tout ce qu'elles avaient de mieux, il avait fini par prendre en
aversion toute sa troupe, toute son autorité et toutes ses noires
odalisques même. Et, en effet, que peut donner une belle négresse quand
elle a fait le sacrifice de ses charmes à son maître? Rien. Il n'y a que
les femmes civilisées qui aient chaque jour quelque chose de piquant à
ajouter aux faveurs qu'elles ont accordées la veille.

Ce fut à la suite d'un grand dîner, que l'espèce de vice-roi britannique
de Sierra-Leone confia les chagrins de son bonheur à ses deux
brocanteurs français. La conversation qui s'établit entre ces trois
personnages, dans cette occasion, vaut peut-être la peine d'être
rapportée ici mot pour mot. Elle prit au dessert un tour tout-à-fait
philosophique.

Le gouverneur, après un très-gros soupir qu'il exhala en finissant un
grand verre de Madère de _l'Aimable-Zéphyr_, se prit à s'écrier
mélancoliquement:

--Le Madère est bon, sans doute, quand il est fort; mais il n'y a rien
d'aussi délicieux, selon moi, que le Champagne rosé qui mousse, et les
femmes sensibles qui... savent causer.

A quoi M. Laurenfuite se permit de répondre aussitôt en chantant faux
sans sa guitare:

          Femme jolie et du bon vin,
          C'est le vrai bonheur de la vie!

Le capitaine Sautard, qui n'avait de voix que pour parler comme le
commun des hommes, répondit de son côté en jetant les yeux sur son hôte
illustre:

--Ma foi, monsieur le gouverneur, je crois que vous êtes bien difficile!
Comment, vous ne trouvez pas à faire votre bonheur avec la douzaine ou
la quinzaine de jeunes négresses que vous avez dans votre parc? Il y en
a là, selon moi, trois fois plus qu'il ne m'en faudrait, si j'étais
gouverneur, pour m'amuser comme un dieu, du soir au matin!

LE GOUVERNEUR.--Et à moi aussi si j'étais capitaine. Mais que
faire de tant de négresses quand on est gouverneur!

LE CAPITAINE.--Pardieu que faire! je le sais bien, moi!

LE GOUVERNEUR.--Eh bien je ne le sais guère, moi, je vous
l'assure. Pour passer le temps, je dors mollement, je fume quelquefois
par enfantillage; car y a-t-il quelque chose au monde de plus puéril, je
vous le demande, que de s'amuser à faire sortir et à voir s'évaporer la
légère fumée qui s'exhale d'une pipe ou du bout d'un cigare odorant?

LE SUBRÉCARGUE.--C'est vrai. C'est là ce que je me suis dit
mille fois déjà, en voyant le capitaine Sautard fumer jour et nuit
comme un Suisse. On voit bien que monseigneur a l'imagination orientale,
car en effet

          Que sont les rangs et les honneurs?
              Ma foi de la fumée!
              Ma foi de la fumée

LE GOUVERNEUR.--Croyez bien une chose, messieurs, il n'y a de
bonheur réel dans la vie et même dans l'amour que dans les plaisirs de
l'intimité. Posséder un troupeau de femmes, ce n'est pas posséder le
coeur d'une femme. S'étourdir, ce n'est pas jouir.

LE SUBRÉCARGUE.--Je pense bien, monseigneur, que si en effet
vous aviez à la place de toutes vos belles esclaves une de ces aimables
et tendres Anglaises comme j'en ai vu dans les rues de Londres et
ailleurs, vous passeriez plus agréablement le temps avec elle qu'avec
toutes vos beautés d'ébène.

LE GOUVERNEUR.--Les Anglaises, non! C'est une de vos
piquantes, vives et sensibles Françaises qu'il me faudrait pour charmer,
par sa gaîté et son esprit, l'orgueilleuse solitude de ma place; car ici
je suis seul au monde avec une autorité que je n'exerce que sur des
subordonnés presque aussi ennuyés que moi, ou sur des esclaves encore
moins malheureux que leur maître, peut-être.

LE CAPITAINE.--Vous voudriez une Française à Sierra-Leone!
Peste, monsieur le gouverneur, vous n'êtes pas dégoûté! Et moi aussi
j'en voudrais bien une ou deux, ou trois même s'il était possible.

LE SUBRÉCARGUE.--Mais ce que demande là monseigneur n'est
peut-être pas à trouver chose aussi difficile qu'on le pense.

LE CAPITAINE.--Comment! est-ce que vous auriez sous la main une
de nos compatriotes à procurer à M. le gouverneur?

LE SUBRÉCARGUE.--Non pas; je ne parle nullement de cela. Je
dis seulement qu'une belle et bonne Française ne serait pas si difficile
à trouver avec du temps.

LE CAPITAINE.--Oh! avec du temps, avec du temps! Parbleu, je le
crois bien; avec du temps on a bâti Paris, ce qui était, je pense, plus
difficile que de pêcher à la ligne une femme comme il y en a cinquante à
soixante mille sur le pavé de notre capitale.

LE GOUVERNEUR.--C'est justement une Parisienne que je voudrais;
car j'en ai connu de ces Parisiennes, et vraiment, avec votre vin de
Champagne, c'est je crois ce que vous avez de mieux en France.

LE SUBRÉCARGUE.--Monseigneur, vous êtes en vérité trop bon, et
je suis tout-à-fait de votre avis. Mais pourquoi, puisque, comme dans le
_Calife de Bagdad_,

    A Française vive et légère
Vous voulez consacrer vos soins et votre ardeur,

n'avez-vous pas cherché à vous faire venir une Parisienne ici?

LE GOUVERNEUR.--Et pourquoi vos Parisiennes sont-elles à Paris
et suis-je à Sierra-Leone? Croyez-vous qu'il soit si facile de faire
faire une si longue route à vos aimables compatriotes, quelque légères
et quelque inconstantes qu'on puisse les supposer?

LE SUBRÉCARGUE.--Les montagnes ne se rencontrent pas,
monseigneur; mais un homme et une femme, c'est bien différent. Avec de
l'or, un peu de peine et autant d'adresse, on rapproche toutes les
distances. Et puis, il est si aisé d'opérer un rapprochement entre un
gouverneur et une jolie Française?

LE CAPITAINE.--Oui, cela me semble assez naturel et assez
faisable en effet. J'ai connu, dans le Brésil, un vieux sénateur qui se
faisait fournir de femmes européennes par tous les navires qui
naviguaient entre Bordeaux ou Nantes et Bahia, et ce vieux drille était
un des plus grands consommateurs de sexe que j'aie jamais vu de ma vie;
et pour vous en donner une idée, tenez, je vais vous citer ici un de ses
traits de consommation.

Un bâtiment anglais chargé de femelles qu'on avait embarquées pour aller
peupler une île nouvellement découverte se trouve forcé de relâcher à
Bahia, dans la baie de _Tous-les-Saints_, que le diable confonde! Bref,
ne sachant que faire de sa cargaison pendant la réparation qu'il était
obligé de faire faire à sa coque, le capitaine anglais voulut mettre une
partie de son mauvais lest à terre. Ne voilà-t-il pas que notre vieux
sénateur, après avoir pris un échantillon de la marchandise, proposa au
capitaine de lui prendre le tout au prix de facture! Or, comme notre
Anglais avait monté à lui seul l'entreprise, il vous vendit sans plus
de façon le chargement en magasin. Je vous demande si ce n'est pas là un
trait d'amateur enragé sur l'article? J'ai bien vu du pays dans ma vie,
et des lurons de toute espèce et de tout calibre, mais jamais, je vous
en donne ma parole, je n'en ai connu aucun de la force de ce vieux
coquin de sénateur de Bahia, ancienne capitale du Brésil, située par les
13 et quelque chose de latitude sud, dans la baie de San-Salvador.

LE GOUVERNEUR.--Je suis à cent lieues, capitaine, et je vous
prie d'en être bien convaincu, de me croire de cette force-là; mais....

LE CAPITAINE.--Oh! ce que j'en dis, monsieur le gouverneur,
vous entendez bien, ce n'est pas pour vous comparer à ce vieux débauché
de sénateur de Bahia, bien loin de là; mais je voulais vous rappeler
seulement qu'il y a sous la calotte du firmament des personnages bien
étonnans pour la partie des femmes. A côté de quelques-uns d'entre eux,
voyez-vous, vous et moi nous ne serions peut-être que des ganaches,
comme j'ai l'honneur de vous le dire.

LE GOUVERNEUR.--Sans être, comme je vous l'ai déjà dit, d'une
force aussi redoutable, j'aime, je l'avouerai, ces femmes aimables qui
vous séduisent par des riens, qui vous agacent par de petites
contrariétés même. Je sens que pour moi, être irrité ce serait vivre,
respirer, presque jouir encore....

LE CAPITAINE.--J'entends; c'est comme M. Laurenfuite, que vous
voyez; un tempérament blasé sur l'article! C'est des épices qu'il faut à
ces tempéramens-là, comme du piment pour les palais qui ne sentent plus
le vinaigre et le poivre.

LE SUBRÉCARGUE.--Mais, de grâce, mon cher capitaine Sautard,
laissez M. le gouverneur achever! Vous l'interrompez toujours dans les
passages les plus intéressans.

LE CAPITAINE.--Tiens, en voilà bien une autre à présent! Est-ce
que j'empêche, par hasard, M. le gouverneur de parler tout à son aise?
au contraire, vous voyez bien que je l'écoute tant que je peux.
Continuez, si vous le voulez bien, monsieur le gouverneur de
Sierra-Leone; vous me faites plaisir, et je suis tout oreilles depuis
que vous avez parlé de Françaises et de Parisiennes. Oh! les gueuses de
femmes! les gueuses de femmes! c'est le paradis pour moi, quand ce n'est
pas l'enfer. M'y v'là; je suis tout à ce que vous allez me dire.

LE GOUVERNEUR.--Jamais la solitude à laquelle mon gouvernement
m'a condamné au milieu de tout mon monde ne m'a paru plus pesante que
depuis que je n'ai plus auprès de moi une amie à qui je puisse
communiquer toutes mes pensées, faire partager toutes mes émotions, et
confier quelquefois toutes mes peines.

LE SUBRÉCARGUE.--Mais vous avez donc eu le bonheur de posséder
ici une amie digne de vos précieuses confidences et de votre tendresse?

LE GOUVERNEUR.--Oui; une esclave qui avait reçu assez
d'éducation pour me comprendre.... Mais des raisons d'économie m'ont
forcé à me priver d'elle, à mon grand regret....

LE CAPITAINE.--C'est-à-dire que, comme Joseph, qui fut brocanté
par ses frères, votre douce amie a été mise à l'encan. Ah! que
voulez-vous? quelquefois il faut bien en passer par là. Mais en France,
voilà un avantage que nous n'avons pas: les femmes se louent; mais
malheureusement nous n'avons pas le droit de les vendre.

LE SUBRÉCARGUE.--Et pourquoi, monsieur le gouverneur,
n'avez-vous pas chargé les capitaines français qui viennent de temps à
autre vous visiter de vous ramener une Parisienne pour votre usage
particulier et pour vous consoler de votre veuvage?

LE GOUVERNEUR.--Aucun d'eux ne m'inspirait assez de confiance
pour que je le chargeasse d'une mission aussi difficile et aussi
délicate.

LE CAPITAINE.--Ah! je le crois bien! Les femmes sont une
marchandise si chanceuse! On dit que c'est comme les melons, et qu'il
faut en goûter plusieurs avant de réussir à en trouver une bonne.

LE GOUVERNEUR.--Et puis, à vous dire vrai, jamais je n'ai eu
l'occasion d'avoir avec les capitaines de votre nation la conversation
que nous venons d'entamer ensemble.

LE SUBRÉCARGUE.--Et si nous nous chargions, le capitaine
Sautard et moi, à notre premier voyage dans votre gouvernement, de vous
rapporter de France la beauté qu'il vous faut pour dissiper vos ennuis
et charmer votre existence!

LE GOUVERNEUR.--Mais est-ce là une chose bien possible?

LE SUBRÉCARGUE.--C'est la chose du monde la plus facile, si
vous me donnez un ordre et si nous nous en mêlons tous les deux.

LE CAPITAINE.--Il n'y a pas de doute; si vous vous en mêlez
surtout, monsieur Laurenfuite. Tel que vous le voyez, monsieur le
gouverneur, cet homme-là est un des plus fameux connaisseurs, et avec
son talent pour le chant et la guitare, il est fait pour vous pêcher la
plus jolie femme de Paris, en trois couplets, avec ou sans
accompagnement.

LE GOUVERNEUR.--Oui; mais entendons-nous. Dans le cas où nous
viendrions à conclure le fol arrangement que vous me proposez, c'est
pour mon compte et non pas pour le vôtre que je voudrais qu'on me
ramenât une femme ici.

LE CAPITAINE.--Comment le comprenez-vous donc! J'espère bien
que l'affaire se passerait ainsi. D'ailleurs, nous autres, voyez-vous,
nous n'avons jamais l'habitude de toucher à la marchandise que l'on nous
confie.... Demandez plutôt à M. le subrécargue.

LE SUBRÉCARGUE.--Mais, pour preuve de nos scrupules à cet
égard, M. le gouverneur n'a qu'à nous faire le plaisir de déguster ce
verre de Madère que j'ai eu l'honneur de lui verser. Il verra bien au
goût si nous avons respecté la marchandise en route. Avec les quinze
pipes que nous avons prises à Funchal, nous eussions pu en faire
dix-huit ou vingt pipes sans nous gêner, et cependant....

LE CAPITAINE.--Et nous aurions bien pu même toucher tout
bonnement à Ténériffe, et faire passer ensuite le liquide de notre
cargaison pour du Madère sec et estampillé dans l'île; mais, fi donc!
rien que d'y penser cela ferait mal au coeur.

LE SUBRÉCARGUE.--Nous a vous bien mieux aimé gagner moins,
fournir mieux, et rester ensuite en paix avec notre conscience
d'honnêtes spéculateurs.... Eh bien! ce que nous avons fait pour le
Madère, nous le ferons pour la personne que nous vous laisserons au prix
coûtant. Loin de chercher à la frauder, nous l'emballerons avec le plus
grand soin et le plus parfait désintéressement.

LE GOUVERNEUR.--Et quel serait encore ce prix coûtant?

LE SUBRÉCARGUE.--Je ne pourrais guère vous le dire maintenant,
à quelques francs près, attendu que je n'ai pas encore fait de ces
genres d'affaires. Mais tout ce que nous pouvons vous promettre, c'est
que nous tâcherons de vous avoir ce qu'il y a de meilleur au plus doux
prix possible.... Les brunes vous vont-elles?

LE GOUVERNEUR.--J'aime autant les blondes.

LE CAPITAINE.--C'est comme moi, et je dirai même que j'aime
mieux les blondes, pourvu qu'elles ne tirent pas trop sur le rouge vif.

LE SUBRÉCARGUE.--Les aimez-vous hautes en taille?

LE GOUVERNEUR.--Mais pas trop, entre les deux.

LE CAPITAINE.--C'est encore comme moi, si ce n'est que je ne
suis pas fâché de les avoir dans les dimensions de quatre pieds onze à
cinq pieds deux ou trois pouces.

LE SUBRÉCARGUE.--Et vous les faut-il grasses ou maigres?

LE GOUVERNEUR.--Un peu plus fortes que fluettes.

LE CAPITAINE.--Comme qui dirait potelées, n'est-ce pas? Oui,
parce qu'une fois dans ce climat-ci, elles maigrissent que de reste par
l'effet de la transpiration. Le déchet de la marchandise est toujours
bon à prévoir.

LE SUBRÉCARGUE.--Nous voilà donc fixés sur la qualité et
l'espèce de notre commande, et je vous promets, monsieur le gouverneur,
de donner tous mes soins à remplir la commission dont vous voulez bien
me charger.

LE GOUVERNEUR.--Doucement, messieurs, je ne vous charge
expressément de rien, et je ne me sens pas encore disposé à faire d'une
plaisanterie une affaire de commerce en règle. Que dirait-on, bon Dieu,
en Angleterre, si l'on venait à apprendre que le gouverneur d'une des
possessions de sa majesté britannique a fait la traite des blanches? Il
y aurait là de quoi me brouiller à tout jamais avec mon gouvernement et
avec tous les philanthropes du monde!

LE CAPITAINE.--Et ma foi! au bout du compte, on dirait tout ce
qu'on voudrait! Tiens! la belle affaire! Ne vaut-il pas mieux faire la
traite des blanches de bonne volonté, que la traite des négresses par
force! C'est pour votre bonheur que nous travaillerons, monsieur le
gouverneur. C'est là ce à quoi il faut que vous pensiez d'abord. Les
considérations viendront après.... Nous vous amènerons une jolie
poulette du premier numéro à notre prochain voyage, et puis ma foi,
quand vous la tiendrez, vogue la galère! Voilà comme je suis, moi!

LE GOUVERNEUR.--Si, comme je suis bien loin encore de supposer,
vous m'ameniez une femme, je la prendrais peut-être pour une semaine ou
deux, je ne m'en défends pas. Mais dans le cas où vous feriez cette
folie, tenez-vous bien pour avertis, messieurs, que je ne me suis mêlé
de rien, et que je laisserai tout sur votre compte.

LE SUBRÉCARGUE.--Excepté cependant les frais d'expédition de la
marchandise, monseigneur?

LE GOUVERNEUR.--Les frais de la marchandise?... Oui, je ne me
refuse pas de les faire, si, comme vous me le dites, la marchandise me
convient. J'ai tant prodigué d'or pour des femmes qui valaient si peu,
qu'en vérité je croirais bien pouvoir débourser quelques guinées pour
une jolie Européenne.

LE CAPITAINE.--C'est cela, morbleu. Voilà une affaire conclue.
J'aime cette rondeur dans les relations commerciales.

LE SUBRÉCARGUE.--Et dès demain je vous présenterai,
monseigneur, un petit projet de connaissement pour régler nos
conditions.

LE CAPITAINE.--Fort bien; voilà qui est entendu. Il n'y faut
plus penser. Voyons, monsieur Laurenfuite, pour changer la conversation,
chantez-nous donc une de ces jolies romances que vous nous répétez d'un
bout de la traversée à l'autre.... Vous allez l'entendre, monseigneur;
ce gaillard-là chante, quand il veut s'en donner la peine, comme une
dorade. C'est à mourir de rire lorsqu'il se lance à pleine voix dans la
zone tropicale du sentiment. A bord, moi qui vous parle, je ne puis pas
souffrir qu'il roucoule; mais à terre, rien ne m'amuse autant que de
l'entendre s'escrimer sur la musique, en roulant ses yeux comme une
carpe frite.

LE SUBRÉCARGUE.--Mais savez-vous bien, capitaine Sautard, que
ce que vous dites là ne serait guère propre à donner à son excellence
l'envie de m'entendre chanter! Je veux bien croire que je suis loin
d'être un Orphée, mais sans prétendre à égaler les virtuoses, je puis
fort bien avoir mon mérite comme amateur.

LE GOUVERNEUR.--Je n'en doute pas un seul instant, monsieur le
subrécargue, et pour nous prouver que le vrai talent peut s'allier à la
modestie, ayez la complaisance de nous chanter une romance; c'est un
plaisir nouveau que vous me procurerez.

LE SUBRÉCARGUE.--Puisque votre excellence le désire, et que le
capitaine Sautard m'en a prié, je vais vous faire entendre, messieurs,
une petite chanson que l'on m'a long-temps attribuée et qui n'est
cependant pas de moi, car tout le monde a trouvé qu'elle était remplie
d'esprit.

LE CAPITAINE.--Raison de plus pour qu'elle soit de vous! Ah ça,
savez-vous bien, monsieur Laurenfuite, que ce soir vous êtes devant M.
le gouverneur d'une diable de modestie farouche que je ne vous ai jamais
connue à la mer!

LE SUBRÉCARGUE.--Laissez-moi donc, mon ami. C'est la beauté
introuvable et trouvée que je vais vous chanter. Il s'agit d'une aimable
Française qui fut fidèle jusqu'à la mort à un amant assez indifférent
pour elle. La chanson, comme vous le voyez, monsieur le gouverneur, est
de circonstance.

          J'ai parcouru bien des pays
          Pour trouver des femmes constantes;
          De l'Inde j'ai vu les houris,
          Et du nord les beautés piquantes.
          Toutes m'inspiraient de l'ardeur,
          Mais aucune une flamme pure;
          Et j'en voulais à la nature
          Que j'accusais de mon erreur.

          Enfin à Paris j'arrivai,
          Fatigué de mes courses vaines,
          Et sans la chercher je trouvai
          Celle qui sut finir mes peines.
          Je la courtisai sans penchant,
          Et je l'obtins sans résistance,
          Car c'est toujours ainsi qu'en France
          Se gouverne le sentiment.

          Elle était vive et je fus froid,
          Je dus compter fort peu sur elle.
          Cependant, presque malgré moi,
          Ma conquête me fut fidèle.
          Comment, souvent je me disais
          En admirant tant de constance,
          Ai-je trouvé tout juste en France
          Ce qu'on n'y vient chercher jamais!

          Ma belle jusqu'au dernier jour
          Voulut m'aimer, je la crus folle,
          Et me joua le mauvais tour
          D'être fidèle à sa parole.

          Je le demande, n'est-ce pas
          Jouer de malheur, n'en déplaise,
          De tomber sur une Française
          Qui vous aime jusqu'au trépas!

Les convives trouvèrent charmante la mauvaise chanson du subrécargue, et
s'extasièrent sur le talent du chanteur. Celui-ci s'excusa le plus
modestement qu'il put de n'avoir pas retrouvé après boire tous les
moyens qu'il avait ordinairement en se levant, quand il lui prenait
fantaisie de se dérouiller la voix. Le traître! Il aurait voulu qu'on
lui demandât _bis_, et il aurait impitoyablement recommencé sa romance
sans l'intervention du capitaine Sautard, qui, en entendant gronder le
tonnerre et tomber la pluie, s'écria fort à propos qu'il était prudent
de retourner à bord pour veiller à la sûreté du navire pendant la nuit.
Le gouverneur, tout en approuvant l'exactitude et la vigilance du
capitaine, invita ses deux hôtes à ne pas le quitter sans sabler encore
un verre de Madère à sa santé. On en but deux, on en but peut-être même
quatre, et les deux Français se séparèrent de leur Amphytrion
britannique, enchantés du bon accueil qu'ils avaient reçu de lui et du
marché qu'ils lui avaient en quelque sorte fait accepter.




CHAPITRE II.

La charte-partie en règle.


Le lendemain d'un grand dîner, on n'est quelquefois pas plus raisonnable
qu'on ne l'était à la fin du repas; mais le lendemain, on considère du
moins les choses avec plus de calme et de sang-froid qu'on ne les
voyait la veille à travers les fumées d'un vin capiteux. C'est là,
hélas! le triste et seul avantage que les hommes à jeun peuvent se
flatter, pour la plupart, d'avoir sur les hommes qui ont beaucoup bu!

Quand M. le subrécargue Laurenfuite vint revoir le gouverneur de
Sierra-Leone pour lui parler du projet qu'ils avaient à peu près arrêté
la veille, il trouva l'autorité coloniale dans des dispositions d'esprit
assez différentes de celles dans lesquelles il l'avait laissée quelques
heures auparavant. L'autorité avait dormi quelque peu la nuit, et toute
l'ardeur qu'elle avait montrée pendant le repas pour les belles et vives
Françaises s'était singulièrement refroidie avec le sommeil qu'elle
avait goûté. Cependant le subrécargue insista éloquemment pour mettre à
exécution le dessein qu'il avait mûri, disait-il, dans l'intérêt du
gouverneur. Tous les gens qui s'imaginent être éloquens et persuasifs
finissent toujours, non pas par persuader, mais par importuner tant,
qu'ils réussissent à obtenir à force d'audace et de bavardage tout ce
que pourraient obtenir les hommes les plus entraînans du monde. C'est là
ce qui m'explique, jusqu'à certain point, les succès des fats auprès des
femmes, et ceux des intrigans auprès des puissances du jour. Je vais
même, pour ne pas être obligé de mépriser trop le beau sexe, jusqu'à
penser que ce n'est qu'à force d'importunité que les sots réussissent
aussi souvent auprès de lui; car si l'on supposait autre chose, quelle
opinion pourrait-on avoir des belles qui se laissent subjuguer par les
plus insupportables de tous les hommes! Je tiens beaucoup à estimer les
femmes qui ont des faiblesses, et j'en reviens à M. Laurenfuite.

--Comment voulez-vous, lui dit le gouverneur, que je passe sérieusement
avec vous un marché qui me couvrirait tout au moins de ridicule s'il
venait à être connu?

--Notre marché sera tenu caché, monsieur le gouverneur, je vous en donne
ma parole d'honneur, et je n'exige de vous qu'une simple signature.

--Mais c'est là justement ce que je ne veux pas vous donner! Ce serait
sanctionner, en compromettant mon nom, la plus insigne folie dont on ait
jamais entendu parler.

--Mais au moins donnez-nous votre approbation?

--Faites ce que vous voudrez, je n'ai pas le droit de vous empêcher
d'agir comme vous paraissez décidé à le faire. Mais notez bien que je ne
veux me mêler de rien.

--Vous consentirez bien cependant à payer les frais, si je vous amène
ici une femme aimable, jolie et de la première qualité?

--Pour les frais, nous n'en sommes pas encore là, Dieu merci!

--Mais quand nous en serons à acquitter les comptes, ferez-vous les
choses de bonne grâce, et puis-je compter sur votre parole?

--Nous verrons, vous dis-je, si jamais vous êtes assez insensé pour
exécuter votre dessein.

--A la bonne heure, voilà ce qui s'appelle parler, car avec un homme
comme vous la parole vaut l'enjeu. Je vais vous lire, si votre
excellence veut bien me le permettre, le projet de connaissement ou de
charte-partie que j'ai rédigé hier au soir même, en rentrant à bord.

--Peste, monsieur le subrécargue, nous n'avons pas perdu de temps, à ce
qu'il paraît!

--Perdre du temps! Oh! pour peu qu'il s'agisse de femmes, je n'en perds
jamais. Ah! les femmes, les femmes! Dieu! que c'est bon une femme!

--Oui, quand c'est bon.

--Vous verrez celle que je vous ramènerai.... Je veux qu'avant six mois
vous m'en disiez des nouvelles.... Voici le petit croquis de
charte-partie que, comme j'ai eu déjà l'honneur de vous le dire, j'ai
tracé hier soir:

«Nous Jean Sautard et Thémistocle Laurenfuite, l'un capitaine et maître,
après Dieu, du navire l'_Aimable-Zéphyr_, et l'autre subrécargue du dit
brick français, actuellement mouillé en rivière de Sierra-Leone, nous
engageons à ramener à son excellente monseigneur (le nom en blanc),
gouverneur de la colonie anglaise du dit Sierra-Leone, une jeune
personne française, du sexe, blonde, jolie, de taille moyenne, ni trop
grasse ni trop maigre...»

--Ah! ah! ah! ces Français sont d'une gaîté!... Je reconnais bien là
l'esprit de votre nation.

--Vous riez, monsieur le gouverneur. Ah! c'est que je sais rédiger une
charte-partie au moins.... Où donc en étais-je? Ah! m'y voici: _ni trop
grasse ni trop maigre_.... Vous entendez bien; comme qui dirait
entrelardée.... «Bien élevée s'il se peut, et surtout honnête autant que
les dits sieurs Jean Sautard et Thémistocle Laurenfuite pourront s'en
assurer.

«Moyennant quoi, le dit sieur gouverneur de Sierra-Leone s'engage...»

--Ah! doucement. Ici je vous arrête. Réfléchissez bien que je ne veux
m'engager à rien.

--Diable! c'est fichant.... Mais c'est égal, je vais substituer une
autre phrase à ce mot _s'engage_.

«Moyennant quoi, le dit sieur gouverneur «consentira à...»

--_Consentira!_ Non pas, s'il vous plaît... je ne consens pas plus que
je ne m'engage.

--Comment donc faut-il rédiger cela?... Ah! attendez, j'ai trouvé le
moyen de tout arranger.

_«Moyennant quoi le dit sieur gouverneur accordera, si bon lui semble,
aux dits sieurs capitaine et subrécargue le remboursement des frais
faits pour lui avoir procuré....»_

_Procuré_, non, attendez, le terme pourrait offrir une méchante
interprétation pour nous. Mais, au surplus, comme cet acte ne sera vu
que par nous trois, il importe peu qu'un mot puisse présenter une
maligne équivoque, pourvu qu'il n'y ait pas d'ambiguité dans les
expressions, et que la bonne foi la plus parfaite préside à la rédaction
de notre contrat. Je reprends en conservant le mot _procuré_.

_«Pour lui avoir procuré la jeune personne dont il est cas, la susdite
jeune personne devant servir chez M. le gouverneur à tenir sa maison,
sous le titre et avec les prérogatives de gouvernante, etc., etc._

«Fait double à Sierra-Leone entre les parties...» (Ici le protocole et
la formule ordinaires dans ces sortes d'actes.)

«En foi de quoi nous avons signé le présent, ce jourd'hui, vingt
octobre, l'an de grâce mil huit cent....»

--Excepté, vous le savez bien, que je ne signe pas.

--Vous ferez bien néanmoins une petite croix, rien que pour m'obliger,
n'est-ce pas, monsieur le gouverneur?

--Allons, va pour une croix, puisque vous paraissez y tenir si
invariablement.... Voilà ma signature, comme si en ma qualité de
gentilhomme je ne savais pas écrire.

Le subrécargue Laurenfuite se sentit ravi du succès de sa démarche et de
l'habileté qu'il s'imaginait avoir déployée dans cette négociation. Un
diplomate venant de faire signer un traité ruineux aux puissances de
l'Europe ne se serait pas montré plus infatué de son habileté. Aussi,
dès que le capitaine Sautard le vit revenir à bord en se dandinant avec
grâce et en roucoulant la queue d'une tendre romance, il s'écria du plus
loin qu'il put apercevoir notre homme: Le gouverneur vient d'être mis
dedans. C'est une femme que nous aurons à lui transporter au prochain
voyage!--Vous avez deviné tout juste, lui répondit le négociateur; c'est
une femme que nous chargerons en France au plus haut du frêt, et Dieu
sait quel sera notre frêt et notre commission!

--Moi je prendrai, en attendant, ma commission en nature, dit le
capitaine.

--Et moi, ajouta le subrécargue, en nature et en argent.

--C'est cela; un gouverneur qui veut se donner des airs de faire le
sultan doit payer en sultan; je ne connais que cela.

--Vous avez raison, il sera écorché vif d'importance.

_L'Aimable-Zéphyr_ ayant terminé ses affaires à Sierra-Leone, appareilla
pour revenir en Europe. Le gouverneur lui souhaita bon voyage, et M.
Laurenfuite, en montrant à son excellence le connaissement en bonne
forme sur lequel elle avait bien voulu apposer sa croix, lui cria: A
revoir, monseigneur! Bientôt, s'il plaît à Dieu, nous vous apporterons
de la marchandise superfine et de la mieux soignée.




CHAPITRE III.

Ils cherchent une femme.


Nos deux aventuriers, quelques semaines après avoir quitté la colonie
anglaise, arrivèrent au Hâvre-de-Grâce, au Hâvre, ville-comptoir, autre
espèce de colonie dans le sein de la métropole, ville si sale pendant
le jour, si infecte pendant la nuit, où les petits enfans braillent sans
cesse, où le peu d'amour qu'on y fait s'y traite comme une affaire de
commerce ou une spéculation mercantile; au Hâvre enfin où l'on achète au
poids de l'or le privilége de ne pas s'ennuyer plus que tout le monde.

Nos compagnons songèrent, une fois amarrés dans les tranquilles bassins
de ce port, à se composer une petite cargaison et à trouver une femme.

La cargaison se trouva assez facilement faite avec les écus que les deux
pèlerins avaient su enlever aux habitans de Sierra-Leone.

Pour se procurer une beauté _loyale et marchande_, ainsi qu'ils avaient
la prétention d'en acheter une, ils s'adressèrent d'abord aux modistes
du pays.

Mais, par malheur pour eux, les modistes de la place se trouvèrent
toutes à peu près vertueuses, et le moyen de décider une vertu à
entreprendre le voyage de la côte d'Afrique pour avoir l'honneur de
charmer les ennuis d'un gouverneur anglais.

Après avoir épuisé bien vainement toute son éloquence auprès des
modistes inflexibles, M. Laurenfuite s'adressa aux actrices de la
troupe. L'art dramatique et lyrique passe assez généralement, soit à
tort ou à raison, pour avoir des goûts aventureux et pour aimer à
changer de place. Les paquebots américains partaient quelquefois alors
chargés d'artistes et bondés de musiciens. Le Nouveau-Monde faisait une
consommation effrayante de jeunes premières et de fortes amoureuses. Ce
n'est que depuis peu que l'Amérique a commencé à devenir plus sobre sur
l'article du théâtre français. La Colombie, le Brésil et l'Amérique du
nord trouvent qu'ils en ont assez eu.

Notre aimable subrécargue s'imagina donc qu'il pourrait, sans beaucoup
d'efforts, rencontrer dans la troupe qui desservait le théâtre du Hâvre
la perle qu'il cherchait et qu'il prétendait rencontrer plus
heureusement que ne le fit le coq de la fable.

Il s'adressa à la jeune première, rien que ça!

La déité dramatique lui demanda, dès qu'il eût énoncé ses motifs et fait
ses propositions:

--Y a-t-il un théâtre en votre Sierra-Leone?

--Non, mademoiselle, lui répondit-il; mais vos attraits pourront briller
là de tout leur éclat, aux feux d'un soleil de vingt-cinq à trente
degrés à l'ombre.

--Et que voulez-vous donc que je fasse au soleil ou à l'ombre? répartit
la jeune première.

--Mille choses que je ne puis vous expliquer, mais que vous ne serez pas
embarrassée de deviner une fois que vous connaîtrez le pays.

--Grand merci, monsieur, de votre offre! Je connais trop bien mon
affaire pour donner dans de telles déceptions; nous autres femmes de
théâtre, nous ne valons quelque chose aux yeux des hommes que par les
effets d'optique et les illusions que nous obtenons ou que nous faisons
naître sur la scène. Otez-nous les planches sur lesquelles nous sautons
chaque soir, les quinquets à la clarté desquels nous brillons dans nos
rôles, passez l'éponge sur nos joues fardées, substituez le négligé du
matin à nos paillettes de la nuit, et nous ne serons bonnes tout au plus
qu'à vous amuser un peu moins que toutes les autres créatures que vous
jetez au linge sale quand le jour de la blanchisseuse arrive.... Pas de
théâtre dans le pays dont vous me parlez, pas d'illusions par
conséquent, et partant pas d'actrices. Cherchez ailleurs une voyageuse,
car je ne me sens nullement disposée à rompre mon engagement avec le
directeur pour devenir _la bobonne_ d'un gros Anglais qui n'a que faire
de mon emploi et de mon talent. La grisette vous ira mieux.

--Mais cependant vous avez vu dans _les trois Sultanes_ et dans
_Gulnare_ une jeune beauté qui n'était pas sur un théâtre, subjuguer,
par ses charmes de tous les jours, la fierté d'un maître jaloux, et
jusque-là insensible....

--C'est donc un sultan que votre gouverneur anglais?

--Pas tout-à-fait, mais à peu près, sous le rapport des piastres du
moins.

--Raison de plus alors pour refuser tout net; car si c'est un sultan,
je ne veux pas être son esclave. Vous m'avez bien tout l'air encore
d'_un chercheur d'occasions manquées_.

--Vous me permettrez de vous dire, mademoiselle, que c'est vous plutôt
qui manquez une fort belle occasion.

--Oui, en effet, j'irais rompre un engagement avantageux pour vous
suivre, et quitter un amant comme on n'en trouve pas, pour un sultan de
Sierra-Leone!

--Ah! dès lors que vous avez réussi à avoir un amant....

--Comment! réussi à avoir un amant! Mais j'espère bien en avoir tant que
je veux! Un amant!... il semblerait que l'on fût en peine de s'en
procurer.... Apprenez, monsieur, que c'est tout le public qui m'adore.

--A Dieu ne plaise que je vous contredise! Gardez votre public puisque
vous l'avez, et veuillez bien me croire avec plaisir votre très-humble
et très-obéissant serviteur.

Le subrécargue, à la suite de cette inutile entrevue, s'avisa d'après le
conseil même de la jeune première, de chercher dans l'estimable et
sentimentale classe des grisettes du pays.

Un libraire lui apprit que toutes ces demoiselles, en cultivant le
talent de l'aiguille avec beaucoup d'ardeur, ne laissaient pas que de
trouver encore quelques heureux loisirs pour se meubler la mémoire et le
coeur de tous les romans nouveaux qu'il leur louait à quatre sous le
volume.

De jeunes personnes qui lisent des romans nouveaux, se dit M.
Laurenfuite, doivent à coup sûr faire complètement mon affaire. C'est du
côté de la sensibilité qu'il faut que j'attaque la belle couturière qui
pourra me convenir pour être transportée en pacotille à bord de
_l'Aimable-Zéphyr_. Attaquons rondement.

Un bal de repasseuses, de lingères et de ravaudeuses, devait avoir lieu
le dimanche suivant dans une des maisons de danse de la ville.

Le subrécargue et le capitaine s'y rendirent pour chercher chacun de son
côté la beauté qui pourrait le mieux réunir les conditions du
_connaissement_.

Au son discordant d'un violon, d'une clarinette et d'une grosse caisse
qui juraient ensemble et à contre-mesure pour faire sauter ces dames et
leurs cavaliers, nos deux connaisseurs remarquèrent que la plupart des
danseuses avaient les pieds gros et longs, la taille épaisse et la
physionomie lourde et froide. Après avoir humé les émanations un peu
suffocantes du bal, ils allèrent faire leur ronde autour des bancs sur
lesquels les Terpsychores en petits bonnets étaient venues s'asseoir
pour transpirer un peu à l'aise. Ces demoiselles buvaient du cidre coupé
pour se rafraîchir. La nature de la boisson parut d'assez mauvais augure
au capitaine Sautard. Comment, se disait-il, pourrons-nous décider une
jeune personne habituée à boire du cidre et à manger des tourteaux à
venir faire la princesse dans les colonies?

M. Laurenfuite, malgré la mauvaise opinion qu'il avait lui-même conçue
sur l'issue future de ses recherches, voulut au moins faire l'acquit de
sa conscience en épuisant tous ses efforts pour déterminer la plus belle
de toutes ces grisettes à contracter un enrôlement sérieux pour la côte
d'Afrique. Afin de donner une idée avantageuse de sa libéralité et de sa
galanterie, il proposa d'abord une glace à la vanille à la jolie
couturière; mais par malheur on lui annonça qu'on ne trouverait pas une
seule glace dans toute la ville. Il se rabattit sur un orgeat, et au
bout de plus d'une heure, un garçon de café lui procura ce qu'il
demandait pour sa danseuse.

Une fois le verre d'orgeat joliment accepté et délicatement bu, on parla
d'affaires.

--Mademoiselle, dit le galant cavalier à sa dame, avec les attraits que
vous possédez en quantité plus que suffisante, il est étonnant que vous
vous décidiez à habiter un trou comme le Hâvre.

--Mais le Hâvre n'est point un trou, monsieur; c'est une ville.

--Oui sans doute c'est une ville, et la géographie nous l'apprend assez;
mais pour une jeune personne comme vous, une colonie vaudrait beaucoup
mieux.

--Une _écolonie_, et pourquoi? C'est les _écapitaines_ et les marins qui
vont aux _écolonies_, et les _fillettes_ restent sur le plancher des
vaches.

--Oh! le plancher des vaches! s'écria le capitaine Sautard en se mordant
les lèvres et en faisant une pirouette pour laisser à son subrécargue
tout le fardeau de l'entretien qu'il avait commencé; elle est bonne là
_avec son plancher des vaches_.

Le premier interlocuteur reprit, un peu embarrassé de prolonger la
conversation sur un ton convenable.

--Il est certain que d'abord ce mot de colonies effraie un peu les
jeunes filles... accoutumées à la vie si paisible du toit paternel....

--C'est maternel que vous voulez dire, sans doute, car il y aura deux
ans, vienne la Saint-Martin, que j'ai perdu défunt mon père.

--Diable!... c'est un malheur que la perte de l'auteur de nos jours...
mais ce n'est pas toutefois un mal irréparable....

--Oh! j' n'ai pas besoin non plus qu'on le répare, ce mal-là.... J'en
ai-z-eu bien assez comme ça d'un père.... Pour le profit qu'il nous a
fait, ce n'est pas trop la peine d'en parler et de réparer sa mortalité.

--Je voulais vous dire cependant, nonobstant cette perte plus ou moins
douloureuse, qu'il y a toujours pour une personne de votre façon, de
votre tournure....

--Oui, oui, je sais ce que vous voulez dire, _de mon gabarit_, n'est-ce
pas? Allez toujours!

--Eh bien! de votre _gabarit_, soit, je ne m'en dédis pas.... Je voulais
vous exprimer.... Où diable donc en étais-je?...

--_A la réparation de la perte d'un père_, lui souffle malignement à
l'oreille le capitaine Sautard, revenu auprès des deux interlocuteurs.

--Ah oui! c'est cela. Je disais que c'est un malheur qui peut se
réparer.

--Mais quand je vous dis que je ne voulons point réparer ce malheur-là,
c'est que je ne voulons pas le réparer. _Est-il donc ostiné est-il donc
ostiné!_

--Peu importe au surplus, et pour aborder plus franchement la question,
je vous propose, moi, de vous faire un sort des plus brillans si vous
consentez à quitter le Hâvre pour nous suivre à Sierra-Leone, colonie
charmante dont vous deviendrez gouvernante.

--Et pour qui faire à ce _sera-laune_?

--Pour y être la compagne fortunée du gouverneur.

--Est-ce-t-il la compagne par mariage ou autrement?

--Mais c'est selon.... Attendu cependant que dans ce pays on ne se marie
jamais, par respect pour l'usage ce sera pour autrement.

--Qu'est-ce que c'est qu'un pays où il n'y a pas de _mariage_? C'est
donc censément une nation de concubinage?

--Non pas précisément; mais pour parler votre langage et pour répondre à
votre question, je vous dirai que c'est un pays d'amour, de bonne chère
et de gros bénéfices.

--Et qu'est-ce que c'est encore que vos ébénéfices?

--Des arrhes assez considérables d'abord, et puis de l'or quand vous
serez arrivée.

--J'entends, j'entends, car je n'avons pas deux oreilles pour être
sourde, Dieu merci! C'est en chambre que vous voulez me mettre dans la
colonie.

--En chambre, dites plutôt en palais.

--Eh bien, puisque le marché a des arrhes, donnez-moi toujours les
arrhes, et puis nous nous déciderons peut-être _ensuitement_.

--_Oh! ensuitement!_ s'écria encore le capitaine Sautard en faisant une
nouvelle pirouette et en se repinçant les lèvres de manière à faire la
grimace la plus grotesque au nez de son compagnon tout décontenancé pour
cette fois.

--Allons, se dit le subrécargue, il n'y a plus moyen d'y tenir! Cette
ville est décidément d'une stérilité effrayante. Cherchons ailleurs.

--Mais où sera votre _ailleurs_? lui demanda le gros capitaine en
sortant du bal.

--Mon _ailleurs_ sera Paris, lui répondit Laurenfuite; Paris, la
capitale de l'univers pour les femmes qui entendent ce que parler veut
dire; Paris, ville de besoins et de ressources, de misères et de
plaisirs, d'indigence et de luxe, de folie et de sagesse, de débit enfin
et de pacotille.

--Mettons donc le cap sur Paris, puisqu'il le faut, et tâchons de
trouver là ce que nous avons été si éloignés de rencontrer ici.

Les pacotilleurs partirent le lendemain pour la capitale de l'univers.




CHAPITRE IV.

Appel à la femme aventureuse.


Nos voyageurs descendirent de la diligence pour se loger rue du Bouloy,
_grand hôtel du roi de Prusse_. Leur premier soin, une fois installés
assez convenablement dans la maison, fut de dresser leur plan.

Ils commencèrent par courir les filles pour leur propre compte, afin,
disaient-ils, de tâter le terrain et de pouvoir se former des idées
nettes sur ce qu'ensuite il conviendrait de faire dans l'intérêt du
gouverneur.

M. Laurenfuite, croyant avoir trouvé une excellente ruse pour attirer à
lui toutes les faciles beautés des lieux qu'il fréquentait, s'imagina de
se faire passer pour un milord anglais.

Un soir il se rendit donc en cette qualité au Wauxhall d'été, accompagné
du capitaine Sautard, qui modestement avait consenti à jouer pour
quelques heures le rôle de l'homme d'affaires du personnage britannique.
A la porte d'entrée on demande le billet du prétendu milord; celui-ci
répond: _What, what, what?_ C'était à peu près tout ce qu'il savait
d'anglais.

On lui fait comprendre alors qu'avant de pénétrer dans l'établissement,
il lui faut déposer sa carte à la porte; et aussitôt notre généreux
gentleman tire brusquement de sa poche une poignée de guinées sur
lesquelles le cerbère du jardin se contenta de prélever le double du
prix d'entrée. Milord portait une canne. Un gendarme lui fait observer
avec la politesse qui caractérise les agens de la force publique, qu'il
est défendu d'entrer au bal champêtre avec un bâton. Le faux Anglais
s'écrie encore: _What? what?_ mais du ton d'un homme fort mécontent.
L'homme d'affaires du personnage arrive, et il explique en assez bon
français aux assistans que son milord ne connaît nullement les usages de
Paris et qu'il est convenable d'avoir pour les étrangers les égards de
l'hospitalité. On s'empare de la canne et les deux compagnons pénètrent
sous les bosquets du Wauxhall, peuplés, comme on le sait, de tout ce que
les boulevarts voisins ont de plus séduisant en fait de nymphes
accommodantes et très-peu farouches.

Au bruit que la petite altercation du milord et du gendarme a produit
dans les jardins parfumés d'huile à quinquets transparens, cent beautés
sont accourues; quelques-unes d'entre elles, plantes vivaces
transportées des rives de _la Tamise_ sur les bords de _la Seine_, ont
bientôt remarqué que le milord, quelque peu de mots qu'il ait prononcé,
ne parle pas plus anglais qu'un membre de l'académie des inscriptions ne
parle chinois. Mais ces dames parlent fort bien le français, et elles
ont vu que notre jeune homme porte une forte chaîne en or autour du cou
et un certain nombre de brillans aux doigts. Elles suivent en l'agaçant
notre aimable et faux étranger. L'obscurité du fond des jardins favorise
mille petites avances, provoque mille charmans larcins. Le bruit même de
quelques baisers se perd dans le léger mugissement de l'orchestre
lointain et du tumulte des contredanses à vingt-cinq centimes.

Une nacelle se présente sur les petits lacs artificiels pratiqués au
milieu des bocages presque enchantés. Une des nymphes propose au milord
une promenade sur l'Océan de quinze ou vingt pieds de long de cette
autre Cythère. Le milord, fort expert en navigation et en amour, accepte
la proposition, et le voilà agitant les rames de sa volage embarcation
auprès de la beauté qu'il égare sur les flots... bien moins agités
encore que son coeur et surtout moins impétueux que ses désirs naissans.
A chacune des oscillations rapides de l'esquif, la beauté jette un cri
obligé; une frayeur subite et très-habilement calculée s'empare de tous
ses sens sur un élément si peu fait pour elle. D'effroi en effroi, elle
finit par se cramponner au cou de son pilote qui rit à pleine gorge de
l'épouvante qu'il a provoquée.... L'heureux couple aborde bientôt le
rivage sur lequel est prudemment resté le capitaine Sautard, avec
d'autres dryades moins aventureuses que celle qui a voulu accompagner le
milord supposé.

--Eh bien! souffle à l'oreille de son subrécargue le gros capitaine,
comment avez-vous gouverné votre barque dans cette espèce de
baille-d'eau que ces Parisiens voudraient nous faire passer pour un lac?

--A ravir, mon bon ami! Cette femme est délicieuse et tout-à-fait
désintéressée. C'est un amour avec la naïveté d'un enfant. Elle a peur
de l'eau comme si elle n'avait que huit ans. Elle m'a donné rendez-vous
pour demain, et je crois, dès que je ne serai plus astreint à jouer mon
rôle de milord, que je finirai par la déterminer à venir avec nous à
Sierra-Leone. Et vous, comment avez-vous employé votre temps pendant mon
petit voyage au long cours?

--J'ai fait le quart dans les allées, escorté par une escouade de
syrènes qui ont fini par m'ennuyer plus que ne le porte l'ordonnance.
J'aime le naturel chez les femmes, mais je ne puis pas souffrir qu'elles
se mettent en panne sur ma route, le grand hunier sur le mât, comme font
toutes celles-ci; et si vous m'en croyez, nous retournerons à notre
hôtel sans compagnie.

--Je ne demande pas mieux, mon cher ami, car pour ce soir je sens que
j'emporte assez de bonheur du Wauxhall d'été, pour m'en passer jusqu'à
demain. Eh bien! quand je vous disais que le rôle de milord anglais
était bon à jouer à Paris, avais-je raison?

--Raison, oui pour vous, qui étiez le milord, mais pour moi qui faisais
le sot personnage d'homme d'affaires, non.... C'est égal, la farce est
finie, faisons route pour _le grand hôtel du roi de Prusse_, et qu'il
n'en soit plus question.

Une vingtaine de beautés plus ou moins hardies, devinant l'intention
qu'ont nos deux Anglais de contrebande d'opérer leur retraite, se
mettent en tête de les accompagner jusqu'à la sortie en leur criant avec
ironie et en _anglemanisant_ autant qu'elles le peuvent l'accent
qu'elles se donnent: _A revouar, milord, jé vous souhaité biène lé bone
souar! A votre bonne reviène!_

Le milord et son compagnon se contentent de rire dans leur barbe de la
ruse fort innocente qu'ils ont employée pour s'attirer l'attention et
les faveurs des belles du Wauxhall. Ils appellent un des fiacres qui
passent sur le boulevart et ils roulent vers leur hôtel.

Ce ne fut que là, en cherchant à savoir l'heure où ils venaient de se
retirer, que le capitaine Sautard s'aperçut qu'il n'avait plus sa
montre.

M. Laurenfuite se prit d'abord à rire comme un fou de la mésaventure et
de la colère de son pauvre ami. Mais celui-ci trouva bientôt moyen de
mettre un terme à l'hilarité du mauvais plaisant. Une seule question lui
suffit pour cela.

--N'aviez-vous pas votre chaîne en or en entrant au Wauxhall? lui
demanda-t-il en ouvrant de grands yeux d'un air moitié étonné et moitié
goguenard.

--Parbleu si, lui répondit le subrécargue, et j'espère bien l'avoir
encore....

--Pas du tout, mon ami; à moins que cependant vous ne l'ayez mise par
prudence dans votre poche.

--Ah! mon Dieu! ma chaîne m'a été volée!

--Et vos bagues?

--Mais il me semble que les voilà....

--Où donc sont-elles? dans vos poches aussi sans doute?

--Grand Dieu! est-il possible.... Je ne les ai plus!

--Et vos guinées, milord? Oh! pour celles-là elles doivent au moins se
retrouver dans votre gousset, car c'est bien là leur place.

--Mes guinées.... Attendez.... Il ne manquerait plus.... Elles sont
aussi parties!!!!...

--Ah! ah! ah! C'est donc à mon tour de m'égayer sur votre compte....
Mais en conscience il n'y a guère de quoi. Cette gaillarde de la nacelle
m'a par trop vengé des plaisanteries que vous étiez tout à l'heure
disposé à faire sur la disparition de ma montre.... Un chaîne en or,
trois ou quatre bagues et une dizaine de guinées, la leçon est en vérité
par trop forte. Ces coquines-là n'ont pas de mesure.

--Quel vol! il est affreux!... mais le mal n'est pas sans remède. Je
reconnaîtrai bien la misérable qui m'a soustrait tous mes bijoux et mon
argent.

--Mais il y en a trente mille, dit-on, de cette espèce dans Paris; et
comment reconnaître la vôtre au milieu des autres?

--Des bijoux que je tenais des quatre plus jolies femmes du globe,
peut-être! Je retourne au Wauxhall pour retrouver ces infâmes
scélérates.

--Oui; et vous vous imaginez peut-être qu'après avoir été assez fines
pour vous dévaliser de la sorte, elles seront assez bêtes pour être
restées à vous attendre dans le lieu où vous les avez rencontrées?

--C'est égal; dans une ville où il y a tant de voleurs et de voleuses,
il doit y avoir une police bien faite, une police sûre....

--Une police plus alerte et plus sûre que les voleurs, n'est-ce pas?

--N'importe! je veux aller trouver le commissaire de police du quartier.

--Qui ne trouvera pas votre chaîne. Pour moi je vais me coucher par
là-dessus, satisfait de la leçon que j'ai payée de ma montre à secondes
fixes et indépendantes.

--Oh! il faudra bien que le gouverneur de Sierra-Leone nous paie argent
comptant les objets que nous avons perdus en lui cherchant une femme.

--Ce n'était pourtant pas pour son compte, je crois, que vous en
cherchiez une dans le bateau du Wauxhall?

--Bah! il n'y regardera pas de si près et il paiera. D'ailleurs cette
femme, après m'avoir convenu, aurait bien pu lui convenir aussi en
seconde main. Elle m'avait même donné un rendez-vous pour parler de
cette affaire, la coquine!

--Rendez-vous! La chose était vraiment très-drôle! Et où devait avoir
lieu ce fameux rendez-vous?

--Rue du _Cherche-Midi_.

--Voilà un _midi_ que nous serons long-temps à _chercher_, mon pauvre
Laurenfuite.

Croyez-moi, prenez votre guitare, chantez-nous une petite romance, si
vous pouvez, et allons ensuite nous mettre au lit; c'est le plus sage
parti, et quand la nuit aura passé par dessus tout cela, nous
délibérerons sur ce que nous aurons à faire pour trouver une femme à
frêt et retourner le plus tôt possible à la côte d'Afrique. Les beautés
de ce pays-là sont un peu moins blanches et moins séduisantes que celles
de Paris, mais elles sont au moins plus sûres.

Ils se couchèrent. On ne sait pas si ce fut après que M. Laurenfuite eut
chanté, ou si ce fut sans que M. Laurenfuite eût rossignolé une romance,
comme disait quelquefois son compagnon; mais comme le subrécargue, pour
ce soir-là du moins, ne devait guère être disposé à faire le troubadour,
il est très-probable qu'il se coucha sans avoir chanté.

Le lendemain les deux traficans se demandèrent quel moyen ils pourraient
adopter pour réussir à ne pas quitter Paris sans avoir trouvé ce qu'ils
étaient venus y chercher.

Le subrécargue prit la parole, ce qui lui arrivait assez souvent.

Il dit au capitaine:

Ce matin, en allant demander dans la loge du portier les bottes qu'il
n'avait pas encore posées sur notre pallier, j'ai vu dans le fond de sa
loge une liasse de feuilles imprimées sous le titre de
_Petites-Affiches_.

J'ai parcouru d'abord avec distraction quelques-unes des pages de ce
recueil intéressant. On y annonce toutes sortes de choses et on y publie
une multitude de demandes et d'avis vraiment étonnans, dans un style
aussi élégant que correct et bref.

Croiriez-vous, par exemple, que lorsqu'on a besoin d'un cheval, d'une
servante, d'un cabriolet ou d'une douce compagne, on n'ait qu'à faire
insérer dans ces _Petites-Affiches_: _On demande un jeune cheval, un
cabriolet d'occasion, ou une servante fraîche et jolie, pouvant servir à
la fois de cuisinière et de compagne._

--Mais savez-vous bien que c'est là un usage charmant, s'écria le
capitaine Sautard; trouver des femmes à deux fins, pour la cuisine et
pour l'amour! C'est comme qui dirait une espèce de traite volontaire des
blancs qui se pratique de la sorte. Faire afficher qu'on a besoin d'une
femme fraîche et jolie, et la trouver disposée à se rendre à l'appel!...
On n'a jamais rien fait de mieux à Paris.... Continuez, mon cher ami, je
suis déjà enchanté de ce que vous m'apprenez là.

--J'ai pensé qu'en faisant un appel dans les _Petites-Affiches_ à la
femme que nous cherchons, au lieu de courir après elle aussi inutilement
que nous l'avons fait jusqu'ici, nous pourrions commodément trouver
notre affaire. Pour cela, il ne s'agirait que d'une insertion dans la
feuille d'annonces. A Paris, voyez-vous, ce ne sont pas les femmes qui
manquent.

--Les femmes voleuses surtout....

--Mais ce qui manque, ce sont les femmes convenables à tel ou tel
projet, telle ou telle expédition. Notre pacotille n'est pas chose
facile à trouver et à bien trouver surtout. La plupart des jeunes
personnes un peu comme il faut ne se soucient guère de quitter leur
famille pour se rendre, _à la grosse aventure_, dans un pays lointain
dont elles ont à peine entendu prononcer le nom.

--Mais est-il bien nécessaire que nous mettions la main sur une jeune
personne comme il faut? Cette condition n'est pas, autant qu'il m'en
souvient, stipulée dans _la charte-partie_.

--Non; mais vous sentez bien que nous ne pouvons pas amener à notre
gouverneur la première venue, un restant de fonds de magasin.

--C'est vrai; pour notre honneur et pour sa satisfaction personnelle, il
faut que nous lui apportions quelque chose de propre, de présentable et
de non avarié, en un mot; car il est amateur au moins ce diable
d'Anglais. Allons voir l'écrivain des _Petites-Affiches_, pour qu'il
nous arrange notre annonce en style du premier numéro, coûte que coûte.

--C'est ce que j'allais vous proposer. Allons aux _Petites-Affiches!_




CHAPITRE V.

Marché conclu.


Le lendemain de l'entrevue de mes deux marins avec le rédacteur en chef
des _Petites-Affiches parisiennes_, on vit paraître sur la première page
de ce recueil si précieux pour les gens qui ne savent pas lire, l'avis
suivant imprimé en lettres majuscules, à trois francs la ligne.

          DEMANDE IMPORTANTE.

     «Un capitaine de navire fort avantageusement
     connu dans tous les ports de mer
     demanderait une jeune personne bien élevée,
     de l'âge de dix-huit à vingt ans, qui
     voulût bien se charger de la place de gouvernante
     dans la maison du directeur d'un
     riche établissement colonial à l'étranger.
     Le prix du passage sera payé. Il y aura de
     bons appointemens.

     «S'adresser rue du Bouloy, grand hôtel
     du roi de Prusse, à l'appartement numéro 3,
     au premier.--1--6.»


L'annonce produisit un effet général sinon merveilleux.

L'appartement numéro 3 du grand hôtel du roi de Prusse ne se désemplit
pas de femmes de toutes les tailles, de toutes les couleurs et de toutes
les qualités. Les deux pacotilleurs, malgré tout leur zèle, pouvaient à
peine suffire à l'affluence toujours croissante des demandeuses. Tantôt
c'était une demoiselle de bonne famille ruinée par les malheurs de la
révolution, qui se présentait pour prendre des renseignemens sur la
place proposée. Tantôt c'était une bonne et joyeuse fille qui venait
s'offrir pour voyager où on voudrait, moyennant la conduite. Puis
arrivait une grosse servante, lassée du service de ses maîtres, et après
elle une jeune veuve sans contrat de mariage, qui ne demandait pas mieux
que de quitter le pays par suite de chagrins domestiques. Mais les
demoiselles de bonne famille, les joyeuses filles, les grosses servantes
et les jeunes veuves ne parlaient de contracter pour le voyage
d'outre-mer, qu'après s'être informées du montant des arrhes du marché
et des garanties de l'exécution des conditions annoncées. Or, cette
dernière clause allait assez peu à M. Laurenfuite, dont la défiance
avait été singulièrement excitée par la nymphe du Wauxhall, qui aussi
lui avait demandé quelles seraient les arrhes.

M. Laurenfuite cependant ne tarda pas à remarquer que les demoiselles
bien élevées qui s'étaient présentées à lui jusque-là paraissaient
s'exprimer peu grammaticalement; que les grosses servantes avaient l'air
un peu trop madré, et que les jeunes veuves semblaient être devenues
veuves de trop de maris pour l'usage auquel on destinait la future
compagne du gouverneur.

Nos chercheurs commençaient à désespérer du succès de leurs tentatives,
lorsque enfin il se présenta chez eux une jeune brune, jolie, belle
même, et de l'air le plus avenant et le plus doux qu'on puisse
s'imaginer. Sa mise, quoique fort simple, ne manquait pas d'une certaine
élégance, mais de cette élégance qui naît de la grâce et de la propreté,
plutôt que de l'art et de la coquetterie. Son maintien décent et ingénu
annonçait sinon une personne distinguée, au moins une fille modeste et
élevée dans de bons principes. Dès que sa petite bouche vermeille
s'ouvrit pour demander à qui il fallait s'adresser, il sortit des lèvres
de l'inconnue une voix si touchante et si suave, que M. Laurenfuite,
quelque fortement éprouvé qu'il fût contre toutes les émotions
inattendues, ne put se défendre d'un peu de trouble. Il ne répondit même
qu'en balbutiant à la nouvelle venue.

Quand au capitaine Sautard, la bouche béante et les yeux au grand
ouverts, il se contenta d'attendre, en se fourrant les mains dans les
pochettes de son pantalon, le résultat de l'entretien qui allait avoir
lieu entre la jeune beauté et monsieur son subrécargue.

Celui-ci, après un moment d'hésitation et d'étonnement, recouvra la
parole, qui lui manquait assez rarement, pour répondre à celle qui lui
arrivait si à propos pour prendre des informations:

--Mademoiselle, c'est bien nous en effet qui avons l'honneur d'être
chargés de trouver une jeune personne qui consente à se rendre à
Sierra-Leone pour y tenir la maison de monseigneur le gouverneur de
cette riche possession anglaise.

--Je désire savoir, monsieur, les avantages que l'on ferait à la
personne qui conviendrait pour cette place.

--Des avantages immenses, mademoiselle. La table, le logement, des
appointemens proportionnés au poste important que l'on occuperait, et à
la générosité de son excellence monsieur le gouverneur.

--Mais la personne qui se déciderait à aller si loin, car c'est en
Afrique qu'il faut aller, ne pourrait-elle pas obtenir quelques avances
sur ses gages à venir?

--Peste, dit _à part_ le subrécargue au capitaine, elle sait que c'est
en Afrique, et elle nous demande des arrhes comme toutes les autres.
C'est mauvais signe.

--Mademoiselle, ajouta-t-il après avoir fait cette remarque, on
donnerait des arrhes, mais il faudrait pour cela des répondans, car vous
sentez bien que.... Mais permettez-moi, avant d'aller plus loin, de vous
faire une question. Est-ce de vous ou d'une autre personne qu'il s'agit
dans le moment actuel?

--Hélas! oui, monsieur, c'est de moi! Seul appui d'un père et d'une mère
infirmes, j'avais eu jusqu'ici le bonheur de pourvoir à l'existence de
mes pauvres parens, mais depuis que sur leurs vieux jours leurs besoins
se sont augmentés et que l'ouvrage nous est payé moins cher, j'ai
éprouvé la douleur de ne pouvoir plus suffire aux petites dépenses qui
devenaient nécessaires à l'état de mon père surtout, car il est au lit
depuis huit mois, et il manque, sous mes yeux, des choses mêmes que le
médecin lui ordonne....

Ici la pauvre fille ne put cacher aux deux marins déjà un peu émus
quelques larmes qu'elle s'était efforcée, mais en vain, de retenir sous
ses longues paupières.

--Oserai-je vous demander quel était votre état, car ceci est plus
important pour nous que vous ne le pensez, et si vous connaissiez mes
motifs, vous excuseriez sans doute ma curiosité.

--Je suis teinturière, monsieur.

--Teinturière! Mais permettez-moi de vous faire observer que quelque
honorable que soit l'état que vous exercez pour vous procurer avec tant
de dévoûment les secours que réclame la position de vos parens, votre
manière de parler ne s'accorde guère avec votre profession, fort
honorable, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, mais peu élevée dans
la société. Ce que j'en dis ici n'est pas, je vous prie de le croire,
pour vous faire un compliment, c'est tout bonnement une information que
je désire prendre.

Ici le capitaine Sautard tira le subrécargue par la basque de son habit,
comme pour lui reprocher la question indiscrète qui venait de faire
rougir la pauvre fille. Le subrécargue ne répondit à la muette et
expressive observation du vieux loup de mer, que par un geste clandestin
qui semblait dire: Laissez-moi aller mon train, je sais ce que je fais.

La jeune personne répondit en baissant les yeux:

--Il est vrai, monsieur, que j'ai reçu un peu d'éducation, mais je ne le
dois qu'au hasard. Une vieille dame que la perte d'une grande fortune
avait rapprochée de ma famille, m'a donné quelques leçons dont j'ai
cherché à profiter, dans l'espoir de me rendre plus tard utile à mes
parens. Mais le peu d'instruction que j'ai reçue de la bonté de cette
vieille dame n'a pu m'élever au-dessus de l'état dans lequel mon père et
ma mère étaient nés, et si je me plains de mon sort, ce n'est pas par
orgueil, le ciel le sait bien!

--Et vous pourriez vous décider à partir, pour procurer un peu d'aisance
à votre famille?

--C'est la mon plus grand désir, et aucun sacrifice ne me coûtera pour
le réaliser. D'ailleurs je ne suis qu'une pauvre fille, et c'est à moi
qui suis jeune à me dévouer pour ceux qui sont infirmes et qui ont tout
sacrifié pour m'élever dans la crainte et l'amour de Dieu.

--Elle est dévote, se dit mentalement le capitaine; elle demandera des
arrhes et elle ne viendra pas.

--Eh bien! reprit M. Laurenfuite, votre dévoûment ne sera pas sans
récompense, c'est moi qui vous le promets, si vous vous décidez à vous
exiler pour quelque temps. Mais comme nous sommes des gens connus et qui
ne promettons rien en vain, vous ne trouverez pas mauvais que nous nous
assurions de la responsabilité que vous pouvez nous offrir. Nous verrons
vos parens.

--Bien volontiers, messieurs. Mais comme je veux leur cacher mon départ
dans le cas où je conviendrais à la place dont vous pouvez disposer, je
vous prierai en grâce de ne parler de l'emploi qui me serait destiné,
que comme s'il ne fallait pas quitter la France pour aller le remplir;
car si mes malheureux parens pouvaient se douter que je les quittasse,
peut-être pour ne plus les revoir, ils en mourraient.

--C'est entendu, mademoiselle; nous dirons au papa et à la maman que
c'est, par exemple, pour aller à... à... à.... Narbonne, que nous
voulons faire marché avec vous. Je vous dis Narbonne plutôt qu'une autre
ville, parce que, voyez-vous, Narbonne est mon pays, et qu'en outre vos
divins regards me rappellent la douceur du miel de ma patrie.

--A-t-il donc de l'esprit ce coquin-là! se dit en lui-même et presque
avec un certain dépit le capitaine Sautard, en entendant son galant ami
complimenter ainsi la belle teinturière.

--Mais à propos, demanda le subrécargue à la jeune personne toute
confuse du compliment qu'il venait de lui lancer à bout portant,
voudriez-vous bien me dire l'adresse de vos parens, mademoiselle, et
votre nom, pour que nous puissions prendre les renseignemens qui nous
sont nécessaires avant de conclure notre arrangement?

--Nous demeurons rue Saint-Jacques, numéro 98, messieurs, au cinquième
étage. Je me nomme Joséphine Renaud.

--C'est fort bien, nous nous rappellerons ce numéro-là, et surtout votre
joli nom, encore bien moins joli que celle qui le porte.... Rue
Saint-Jacques, numéro 98, au cinquième étage.... J'ai déjà tout cela
dans la tête, ou pour mieux dire dans le coeur.

Joséphine Renaud sortit en saluant modestement nos deux lurons qu'elle
laissa enchantés d'elle, et fort disposés à la revoir dans peu.




CHAPITRE VI.

Visite rue Saint-Jacques.


Laurenfuite et Sautard, le lendemain de leur entrevue avec la charmante
Joséphine, cherchaient dans la rue Saint-Jacques le numéro 98, comme
s'il s'était agi pour eux de trouver un trésor dans l'asile qui portait
ce bienheureux numéro. Une maison noire, haute et effilée, se présente
enfin à leurs yeux avec l'indication que la veille leur avait donnée
Joséphine. Ils voulurent, avant de monter, trouver un portier; mais là
il n'y avait que des voisins et pas de concierge. Laurenfuite demanda à
une marchande de charbon, au rez-de-chaussée, la demeure de M. Renaud,
teinturier; et la marchande lui répondit d'une voix criarde: C'est-y le
père Renaud, l'ancien dégraisseur, que vous demandez?--Oui, ce doit être
en effet le père Renaud.--Eh bien! montez au cinquième, la porte en
face, vous trouverez le pauvre homme au lit, à moins qu'au bout de six
mois de maladie, il ne lui ait pris envie de se lever.

Ces renseignemens préliminaires concordant parfaitement avec ceux que
leur avait fournis Joséphine, les deux visiteurs se mirent en devoir de
monter au cinquième étage. A chaque rangée d'escaliers que venait de
parcourir le capitaine Sautard, dans cette pénible ascension, il
s'arrêtait tout essoufflé afin de respirer un instant et de reprendre
des forces pour enjamber l'étage suivant. Mais las de cette course
presque perpendiculaire, il s'écriait en suivant de son mieux le léger
Laurenfuite: Quelle diable emporte ceux qui bâtissent des maisons si
hautes! Une teinturière aller se loger au cinquième! Est-ce que dans ce
pays-ci les rivières passent sous les fenêtres des teinturiers qui
logent au grenier?

--Patience, lui répondait son ami, encore deux ou trois étapes, et nous
y voilà.

Quand ils se trouvèrent à peu de chose près sous le toit de la maison,
ils se doutèrent qu'ils étaient arrivés. Le subrécargue frappa deux
coups à l'étroite porte, qui se présentait devant lui, et une jolie
petite voix, qu'il crut reconnaître pour celle de Mlle Joséphine, lui
cria: Entrez!

Nos amateurs pénètrent dans un appartement au fond duquel ils
aperçoivent un lit. Deux longues tables couvertes de schalls et de
mouchoirs composaient l'ameublement du lieu. Une vieille femme était
dans un coin, et dans le lit était couché un vieillard. C'étaient le
père et la mère de Joséphine. Quant à cette pauvre fille, elle était
aussi là, achevant de nettoyer un schall sur une de ces tables dont nous
venons de parler. En apercevant les messieurs de la veille, elle
accourut vers eux, pour leur présenter avec le plus aimable empressement
deux des cinq à six chaises de grosse paille qui ornaient l'appartement.
Cette modeste demeure ne frappa certainement pas, par son élégance, les
regards des deux marins; mais il y avait tant de propreté et d'ordre
dans ce refuge de la pauvreté et du travail, qu'ils sentirent d'abord
qu'ils étaient chez d'honnêtes gens. Le capitaine Sautard, au bout de
quelques minutes, ne se repentit plus d'avoir monté si haut. Le
subrécargue Laurenfuite pensa devoir adresser le premier la parole à la
bonne femme, et il s'y prit en ces termes:

--Ma brave dame, vous avez dans la charmante Joséphine une fille qui
veut faire la consolation de vos vieux jours, comme elle en a jusqu'ici
fait la gloire. La condition qui se présente aujourd'hui pour elle la
mettra bientôt à même de vous procurer une grande aisance. Mademoiselle
Joséphine, en peu de temps, peut devenir riche, si, comme je n'en doute
pas, elle sait profiter de l'heureuse occasion qui s'offre à elle.

--Hélas oui, monsieur! c'est ce qu'elle nous a dit hier. Mais quoique
nous soyons bien pauvres, nous aimerions mieux mourir de besoin que de
voir cette chère enfant nous quitter pour ne plus revenir près de nous
qui l'aimons tant.

--Mais ma bonne maman, s'empressa de dire Joséphine, je conçois que si
c'était pour ne plus vous revoir qu'il fallût vous quitter, vous ne
consentiriez pas à me laisser partir. Mais la place qu'on me propose ne
m'éloignera que pour peu de temps de vous, et sans que je sois obligée
de quitter la France, n'est-ce pas, messieurs?

--Sans doute, puisque c'est à Narbonne que vous irez.

--Et, sans être trop curieux, s'écria le vieillard malade, pourrait-on
savoir chez qui ira en condition notre chère fille?

--Mais chez une vieille dame créole fort riche, une de mes parentes, qui
ne veut avoir pour femme de confiance qu'une jeune Parisienne.
Cependant, malgré toutes les qualités que possède Mlle Joséphine, ou
plutôt à cause de toutes ces qualités, je crains une chose pour elle,
en égard aux goûts de ma vieille parente.

--Et quelle chose craignez-vous donc, monsieur? reprit la mère.

--Qu'elle ne paraisse trop jolie aux yeux de notre riche créole.

--Si ce n'est que cela, dit la jeune fille avec naïveté, je ferai tant
que madame votre parente ne s'en apercevra pas.

--Eh bien! ajouta la bonne mère, ce que monsieur vient de dire là me
rassure; cela me prouve que madame votre parente veillera sur ma pauvre
Joséphine. Mais d'ailleurs ce n'est pas là ce qui doit le plus nous
inquiéter; toujours elle sera sage, parce que toujours elle pensera à
nous: n'est-ce pas, mon enfant?

Ici Joséphine sauta en sanglotant au cou de sa bonne mère, et le
vieillard malade se mit à pleurer dans son lit en même temps que sa
fille et sa femme.

Cette scène d'attendrissement d'une pauvre famille logée au cinquième
étage dans la rue Saint-Jacques, aurait ennuyé des spectateurs plus
habitués que nos deux marins à ces sortes d'émotions; mais eux, encore
peu aguerris contre de telles attaques de sensibilité, se sentirent
remués jusque au fond du coeur, en voyant couler les larmes de Joséphine
et de sa vieille mère.

--Eh bien! disait tout bas le capitaine Sautard à son ami, êtes-vous
content maintenant? Celle-là ne vaut-elle pas mieux que toutes les
citoyennes sur lesquelles nous avons mis le cap jusque ici? A mon avis,
c'est ce qu'il nous faut, et pour mon compte, je ne vais pas chercher
plus loin. Je mouille où le fond me paraît bon.

--Ma foi, lui répondit Laurenfuite, je crois que vous avez raison, et
je vais tâcher de conclure le marché au plus doux prix possible et le
plus tôt que je pourrai. Laissez-moi faire.

--Madame Renaud, ajouta-t-il en s'adressant aussitôt à la mère de
Joséphine, votre demoiselle est ce qui convient à ma parente de
Narbonne, et, muni des pouvoirs nécessaires pour conclure l'arrangement
dont elle m'a chargé, je vous offre de déposer en vos mains une somme
qui servira de garantie pour l'exécution de nos conditions. Quinze cents
francs vous paraissent-ils une offre suffisante?

--Mais, messieurs, s'écria aussitôt le père en faisant un effort pour se
placer sur son séant, il me semble qu'avant de rien conclure nous
devons, comme parens de la chère enfant qui se sacrifie pour nous,
prendre des renseignemens sur la condition qui se présente pour elle.

--C'est juste, mon brave homme, c'est juste, et ces renseignemens seront
bientôt pris, car nous nous ferons un devoir de vous les fournir
nous-mêmes. Nous allons d'abord commencer par vous dire qui nous sommes.

--Vous m'excuserez, messieurs, de la liberté que j'ai prise. Nous ne
doutons pas que vous ne soyez de parfaites honnêtes gens, mais vous
sentez bien que dans notre position nous devons....

--Rien de plus naturel, mon cher monsieur Renaud. Votre prudence, loin
de nous blesser aucunement, redouble au contraire l'estime que nous
avons pour vous et votre respectable famille; et pour en agir
franchement, nous allons vous satisfaire en quelques mots.

Monsieur que vous voyez là est le capitaine du brick _l'Aimable-Zéphyr_,
actuellement mouillé dans le port du Hâvre. Sans vouloir ici vanter mon
ami, je puis dire que c'est un des plus honnêtes et des plus dignes
capitaines que l'on puisse trouver dans toute la France et sur les mers
que nous parcourons ensemble depuis dix ans. Quant à l'identité de la
personne, voici ce qui vous la prouvera: veuillez seulement jeter un peu
les yeux sur ces papiers. L'un est le brevet de capitaine au long cours
du capitaine Sautard, l'autre est la feuille de route qu'on lui a donnée
au Hâvre pour se rendre à Paris. Les titres et les qualités du capitaine
de _l'Aimable-Zéphyr_ y sont mentionnés ainsi que le signalement de
l'individu en question.

Quant à moi, je vous dirai, à moins que le capitaine Sautard ne veuille
se charger de vous faire mon éloge, que je suis négociant marin,
naviguant un peu pour mon plaisir et un peu pour augmenter la fortune
dont je jouis.

Ma probité est connue, et je ne crains pas d'être démenti sur cet
article, dans les quatre parties du monde. Voici au reste des lettres
qui me sont adressées par des fabricans de Paris chez lesquels j'ai
l'habitude de prendre des objets de pacotille pour former les cargaisons
que je vais vendre au loin.

Vous pourrez faire prendre chez ces marchands-là mêmes toutes les
informations qui vous paraîtront utiles sur mon compte. Je suis de
Narbonne, et ces papiers-ci vous le prouveront. La riche parente au
service de laquelle je destine vôtre fille est une femme fort répandue
dans le pays où elle vit; une fois que vous aurez obtenu sur moi les
renseignemens que vous paraissez désirer, j'espère qu'il me suffira de
répondre d'elle pour que vous n'ayez plus aucune crainte à concevoir....
Mais jusque-là nous vous donnerons le temps de réfléchir, et si, comme
je n'en doute pas, nous vous inspirons la confiance que nous méritons,
les quinze cents francs vous seront comptés sur-le-champ, et quelques
jours après votre aimable fille _s'embarquera_... dans la diligence qui
devra la conduire à Narbonne.

Les deux amis, après cette petite exposition de leurs projets, s'en
allèrent, laissant la famille Renaud réfléchir sur la bizarrerie et
aussi sur les avantages de cette proposition foudroyante.

Les informations prises sur le subrécargue furent satisfaisantes. Les
quinze cents francs d'arrhes qu'il proposait firent aussi leur effet. Le
père et la mère Renaud paraissaient ne pas vouloir se séparer de leur
fille bien-aimée; mais celle-ci, résolue à s'immoler pour ses parens,
combattit avec tant de chaleur la répugnance qu'ils avaient à la voir
s'éloigner d'eux, qu'elle finit par les décider à accepter le sacrifice
qu'elle offrait à leur mauvaise fortune. Mais combien, après cet effort
de vertu et de courage, pleura la pauvre fille, quand une fois elle se
sentit dégagée de la contrainte qu'elle s'était imposée pour abuser son
père et sa mère sur sa résignation apparente!

Lorsque le capitaine et le subrécargue revinrent pour recevoir la
réponse, qu'ils avaient eu la délicatesse d'attendre deux jours, ils
trouvèrent la jeune personne décidée et ses parens à peu près
consentans, mais ils crurent s'apercevoir que Joséphine avait beaucoup
pleuré. Ils jugèrent à l'émotion de la bonne mère et du vieux père qu'il
n'y avait pas de temps à perdre et qu'il fallait profiter de la
circonstance en brusquant le départ. Les quinze cents francs furent
comptés. On fit semblant de prendre un passe-port pour Narbonne.
Joséphine reçut, en adressant une fervente prière au ciel, la
bénédiction de ses parens éplorés; et remplie de l'enthousiasme et de la
résignation d'une martyre, elle quitta l'asile de sa pauvre famille,
pour s'embarquer dans la diligence du Hâvre....




CHAPITRE VII.

La traversée.


Le trajet de Paris au port de mer fut assez triste, même pour les deux
marins qui croyaient tenir sous leur main la proie qu'ils s'étaient
promise en arrivant dans la capitale. Joséphine était silencieuse et
recueillie. Elle paraissait prier quand ses deux compagnons de route ne
songeaient qu'à l'égayer en lui adressant la parole ou en causant entre
eux. Elle n'avait emporté avec elle qu'une petite malle d'effets et
quelques volumes, parmi lesquels le capitaine avait remarqué un livre de
prières. Bon! s'était dit notre marin observateur, la jeune personne est
dévote, «nous lui soufflerons deux mots pour notre compte.» Le capitaine
se trompait, comme on le verra par la suite.

Il fallut passer quelques jours au Hâvre, en attendant que
_l'Aimable-Zéphyr_ se trouvât prêt à reprendre la mer. Pendant ce temps,
les pacotilleurs s'ingénièrent à rendre le séjour de la ville aussi
agréable que possible à leur future passagère. Ils lui proposèrent
d'abord le spectacle, et elle refusa obstinément de prendre les
distractions qu'on lui offrait. Renfermée dans le petit appartement
qu'on lui avait retenu dans un hôtel fort modeste, elle ne s'occupait
qu'à de petits ouvrages d'aiguille, ou à lire les livres qu'elle avait
eu soin d'emporter avec elle pour charmer les ennuis du long voyage
qu'elle se préparait à faire. Le jour du départ arriva enfin, et
Joséphine, transportée à bord du navire qui allait l'enlever si loin de
son pays, se vit bientôt exilée sur les flots au milieu d'une troupe de
marins qu'elle voyait pour la première fois, et entre un gros capitaine
et un fat de subrécargue qu'elle connaissait à peine.

Un petit espace environné d'une toile à voile lui avait été réservé à
bord, entre la cabane du capitaine et celle de M. Laurenfuite. C'était
là sa chambre, son boudoir. Une simple toile à voile pour toute barrière
contre l'audace ou les desseins de deux hommes, arbitres suprêmes sur
les mers du destin et de la vie des êtres rassemblés à bord de leur
navire.... Quelle situation que celle de la naïve Joséphine! Une
Lucrèce, armée de sa farouche vertu et de son poignard, en aurait frémi.
Mais la jeune fille pensait à peine qu'il y eût quelque danger pour
elle, si faible et pourtant si résignée, pour elle qui chaque soir et
chaque matin adressait son humble prière au ciel, pendant que M.
Laurenfuite grattait sa profane guitare, et que le capitaine Sautard
jurait à faire tomber le ciel sur sa tête impie!

Les premiers jours de mer se passèrent sans que les trois commensaux de
la chambre causassent beaucoup ensemble. A bord des navires, il faut que
quelque événement un peu important rapproche les individus les uns des
autres par le sentiment du danger commun, pour que la connaissance se
fasse vite entre gens que le hasard a réunis dans l'espace de quelques
pieds carrés. Mais aucun événement grave n'était arrivé à
_l'Aimable-Zéphyr_ depuis son départ du Hâvre. Le vent d'est avait
continué à souffler avec régularité et sans violence, jusque sur les
côtes du Portugal. La mer n'avait pas cessé d'être belle et le ciel
serein. A midi, le capitaine descendait pour faire son point avec une
certaine solennité, afin d'essayer à intéresser la passagère au travail
important à la suite duquel il pouvait dire avec un air d'importance:
_Aujourd'hui nous sommes là. Depuis notre départ nous avons fait tant de
lieues, et dans tant de jours, si la brise continue, nous serons à
Sierra-Leone._ Mais la discrète Joséphine, pénétrant mal les intentions
coquettes du capitaine, le laissait faire le savant sans lui offrir
l'occasion désirée de déployer sa science ou de signaler sa galanterie.

Le séducteur Laurenfuite, croyant avancer ses affaires personnelles par
des moyens plus victorieux que ceux dont pouvait disposer son émule en
bonnes fortunes, avait déjà fait grincer sa guitare, comme on le pense
bien. Les romances tendres et passionnées avaient même été assez bon
train. Mais quelque bonne opinion qu'eût le traître sur l'infaillibilité
de son art et sur l'effet irrésistible de son amabilité, il avait été
forcé de convenir que jusque-là la petite passagère n'avait donné aucun
signe de sensibilité qui l'autorisât à penser qu'elle dût le traiter
plus favorablement que le capitaine. Un siége en règle sera peut-être
nécessaire pour la réduire, dit-il un soir à son ami en faisant le quart
avec lui, et je crains bien d'être obligé de faire jouer la mine et
sauter la place.

--Comment! jouer la mine? s'était écrié vivement le capitaine; est-ce
que par hasard vous voudriez employer la force?

--Non pas du tout, j'en suis incapable, et jamais, Dieu merci, je n'ai
eu besoin de recourir à cette extrémité. Vous avez mal compris la
métaphore; je voulais dire que, nous assiégeans, nous serons peut-être
forcés de nous entendre pour triompher loyalement de la beauté.

--A la bonne heure, et je ne demande pas mieux que de m'y prendre
loyalement; car, voyez-vous bien, malgré ma chose pour le sexe, je ne
voudrais pas qu'il fût dit que j'aie employé près de cette jeunesse, que
nous avons embarquée en pacotille, un procédé qui ne fût _pas loyal et
marchand_.

--Je suis là-dessus entièrement de votre avis, mon cher capitaine, et
j'oserais même dire qu'à cet égard je me ferai gloire de pousser le
scrupule aussi loin que vous. D'ailleurs, il y a dans un opéra une
ariette qui dit que pour triompher de la beauté, il faut faire la guerre
avec franchise; et les chansons, comme vous le savez, ont toujours fait
la règle de ma conduite. Un couplet, pour un chanteur de ma façon, c'est
le meilleur précepte de morale que l'on puisse suivre. Mais ne serait-il
pas déshonorant pour nous, et pour moi surtout qui ai quelque raison
peut-être d'avoir certain amour-propre en fait de femmes, que le morceau
de prince que nous avons été chercher à Paris pour réchauffer les pieds
d'un gouverneur anglais, nous passât raide comme balle à deux doigts du
nez?

--Déshonorant, non, ce n'est pas le mot; mais un peu _marronant_, oui.

--Est-ce à nous, marins et négocians, condamnés par état à tant de
privations à la mer, de nous montrer abstinens comme des chartreux,
quand nous tenons là, sous notre main, la plus jolie petite femme, qui
ne demande pas mieux peut-être que d'être séduite?

--Oui, je sais bien que nous ne sommes pas des chartreux, et je crois
même sentir le contraire, pour ma part du moins. Mais sans faire ici _la
bégueule_, je vous dirai que j'ai, non pas des scrupules, Dieu m'en
préserve! mais un certain éloignement pour tout ce qui nous ferait
oublier ce que nous devons à une jeune fille faisant partie de notre
chargement.

--A cette petite brune? nous lui devons, je le sais, des égards en
premier lieu, et en second lieu de l'amour, et puis voilà tout. Oh!
l'amour, l'amour! Dieu de Dieu!

--De quelque manière que vous envisagiez la chose, notre passagère, au
bout du compte, doit être au moins regardée comme une marchandise en
commission, qu'il est de notre devoir de rendre à bon port, _bien
ficelée et bien conditionnée_, telle enfin que nous l'avons reçue et
telle qu'elle est portée sur le _connaissement_.

--Eh bien! pensez-vous donc qu'en faisant la cour à notre pacotille de
dix-huit ans, nous risquions de l'_avarier_ et de nuire à la livraison
que nous nous sommes engagés à faire au gouverneur?

--Non; mais selon moi, le plus sûr est de ne pas toucher à la
marchandise, quelle qu'elle soit, pendant la traversée.

--Et selon moi, le plus sûr est d'y toucher pour mieux en connaître la
qualité. Au surplus, mon cher capitaine, vous me permettrez de vous
faire remarquer que vos scrupules arrivent un peu tard et dans une
occasion où je dirai même qu'ils doivent me paraître hors de saison. Ne
vous souvient-il donc plus de ces douze pipes de Ténériffe dont vous
fîtes si simplement, il n'y a encore que quelques mois, quinze bonnes
pipes de Madère, et de ces barils de boeuf salé que nous sûmes si bien
dédoubler pour remplir, disiez-vous, la moitié de ce précepte de
l'Évangile, que vous arrangiez pour la circonstance en me répétant à
chaque baril: _décroissez_ et _multipliez_?

--Pardieu, je sais peut-être aussi bien que vous ce que j'ai fait dans
les temps, mais la circonstance n'est plus la même. Une jeune innocente
n'est pas une pipe de Ténériffe, et encore moins un baril de boeuf salé.
On dédouble le baril sans s'exposer à perdre la marchandise, au lieu
qu'avec une passagère, on s'expose....

--Je vous entends; vous voulez vous sanctifier sur vos vieux jours?

--Me sanctifier!... que le diable m'emporte si jamais j'en ai eu l'idée!

--Eh bien! pourquoi vous refuser à tenter l'abordage quand vous vous
trouvez par le travers de cette jolie corvette?

--Pourquoi? pourquoi?... Avec vous il semblerait qu'il n'y eût qu'à se
baisser pour en prendre. Et, si cette jolie corvette refusait
l'abordage?

--Bah! laissez-moi donc, avec un vieux manoeuvrier comme vous....

--C'est justement parce que je suis _un vieux manoeuvrier_ que je
désespérerais de réussir à jeter mes grappins à bord.

--Vous vous trompez. La plupart des femmes préfèrent les hommes d'un
certain âge aux jeunes et indiscrets étourneaux.

--Oui, je sais bien; les femmes disent qu'elles n'aiment que les hommes
d'un certain âge, pour mieux détourner l'attention que l'on porterait
aux jeunes gens qu'elles aiment en cachette. Mais quand on arrive au
fait avec elles, elles repoussent les vieux pour se faire une réputation
de vertu à bon marché. Il y a long-temps, monsieur Laurenfuite, que nous
connaissons ces couleurs-là.

--Allons, je vois décidément que vous caponnez.

--Que je caponne, moi!

--Oui, que vous caponnez.

--Apprenez que jamais je n'ai caponné devant qui ou quoi que ce soit,
pas même devant une femme, si bien élevée qu'elle pût être!

--Oh! sans doute, devant un boulet de canon ou sous le coup d'une hache
d'abordage; mais devant la beauté, c'est un cas différent, les moyens
n'y sont plus.

--C'est justement ce qui vous trompe; les moyens y sont encore comme si
je n'avais que vingt ans, et c'est moi qui vous le dis.

--Oui, mais le difficile serait de le prouver.

--Et que faudrait-il donc faire pour vous le prouver, s'il vous plaît?

--Parbleu! ce qu'il faudrait faire? Il me semble vous avoir mis assez
sur la voie. Il faudrait....

--Attaquer cette jeune fille, peut-être.

--Et mais, sans doute!

--Et vous voulez que ce soit moi qui commence le feu?

--N'est-ce pas à vous qu'appartient l'honneur du premier pas, en votre
qualité de capitaine?

--Et vous essaierez ensuite, si je suis obligé d'amener mon pavillon
dans l'engagement?

--Je ferai plus que d'essayer: je serai là pour vous venger ou me faire
couler à fond, bord à bord avec l'ennemi.

--L'ennemi! Ce n'est pas là un ennemi bien redoutable. Voyez plutôt
comme elle est jolie, avec son petit bonnet et sa colerette si propre et
si bien repassée! A-t-elle donc du talent au bout des doigts, cette
chère petite.... D'abord, moi, je vous préviens qu'une fois lancé,
j'irai de suite au positif, comme c'est ma maxime et mon habitude.

--Justement, c'est ce qu'il faut avec les innocentes. Quand on est
assez bon pour leur laisser entrevoir le danger, elles se regimbent
comme des petites lionnes; mais quand elles ne s'aperçoivent du péril
que lorsqu'il est passé, elles pleurent comme des Madeleines, mais elles
pardonnent, ou bien elles ne pardonnent pas, mais le plus fort est fait
du moins, et l'on n'a plus de reproches à se faire....

Tenez, je crois que le moment est favorable pour l'attaque, et
l'occasion est une chose qu'il ne faut jamais laisser échapper.... Elle
est justement seule dans la chambre.... Le timonnier qui se trouve à la
barre et qui pourrait vous entendre est sourd comme un pot: c'est le
gros Pieril.... Tout vous sourit et semble vous inviter à livrer
l'assaut. Moi, pour plus de sûreté pendant le colloque, je me promènerai
sur les passavans, en faisant le quart et en veillant avec attention à
ce que le mousse et le cuisinier ne descendent pas dans la chambre au
moment du coup de feu.... Allons, mon capitaine, voici l'instant de
montrer du courage, descendez.

--Descendez! descendez! C'est bien facile à dire cela.... mais si vous
étiez à ma place, les jarrets vous trembleraient peut-être aussi
joliment qu'à moi.

--Eh! que diable, mon tour ne viendra-t-il pas aussi bientôt! Allons
donc, voyons, affalez-vous dans l'escalier, et bonne chance!

--Ah! si vous ne m'aviez pas dit que je _caponnais_, je vous donne bien
ma parole que jamais je n'aurais eu l'idée de faire le galant avec aussi
peu de goût que j'en ai aujourd'hui pour la faribole!

Le capitaine, en prononçant ces derniers mots du haut de l'escalier, se
laissa doucement glisser dans la chambre par l'effet de son propre
poids, beaucoup plus que par suite d'une volonté bien arrêtée; et il
disparut bientôt aux yeux de Laurenfuite, qui se réjouit de savoir
enfin son gros séducteur lancé sur le théâtre de ses exploits futurs.

Notre subrécargue, tout en se promenant à grands pas entre le grand mât
et le mât de misaine, s'attendait à voir bientôt reparaître le capitaine
un peu déconcerté de l'accueil que, selon toute apparence, devait lui
faire la jeune passagère. M. Laurenfuite, en Céladon expérimenté, avait
compté sur la gaucherie de son rival pour former un contraste avantageux
avec la manière galante dont il se proposait d'aborder sa victime, quand
arriverait l'instant de l'immoler. Il n'avait d'ailleurs engagé le
capitaine à tenter quelque chose auprès de Joséphine, que pour le
couvrir de ridicule aux yeux de l'aimable fille, et pour faire briller
plus sûrement les avantages qu'il croyait posséder sur le pauvre
Sautard. Mais à son grand étonnement et contre son attente, il s'aperçut
que celui-ci tardait un peu à revenir sur le pont, et la peur de voir
l'événement tromper ses prévisions commença à l'agiter tout de bon.

Que dois-je penser, se dit-il en prêtant inutilement l'oreille à ce qui
se passait en bas, que dois-je penser du retard de ce vieux loup de mer?
Voilà bientôt un quart d'heure qu'il s'est laissé tomber dans la
chambre, et rien n'annonce encore qu'il ait été mal accueilli par cette
petite grisette.... J'ai beau chercher à saisir quelque chose de leur
conversation, et je n'entends que le murmure confus de leurs voix....
Est-ce que par hasard...! Oh! non, la chose est impossible!... Mais il y
a si peu de choses impossibles avec les femmes, qu'il ne faudrait pas
trop s'étonner peut-être.... Et moi encore, qui croyais plaisanter en
promettant à Sautard un plein succès auprès de cette innocente de la
rue Saint-Jacques!... Allons, s'il en est ainsi, il faudra bien s'en
consoler et attendre mon tour, ce qui ne sera pas difficile, il est
vrai. Mais qui aurait jamais cru qu'un Joconde de cette trempe, et une
Agnès de cette façon!...

Notre galant désappointé en était rendu à cet endroit de ses
calomnieuses réflexions, lorsqu'il entendit dans l'escalier de la
chambre un bruit qui lui annonça l'apparition prochaine de son rival.
Aussitôt, en effet, il entrevit la tête du capitaine sortant comme d'une
trappe, du capot de l'arrière. La physionomie de Sautard lui parut avoir
pris une expression toute particulière: ses yeux étaient rouges comme
s'ils avaient pleuré, sa bouche, contractée dans sa partie inférieure,
semblait encore offrir l'indice d'une vive et récente émotion, et son
front cependant portait plutôt l'empreinte d'un sentiment de
satisfaction, que l'apparence d'une impression pénible. En le voyant
avec un air si équivoque et une figure si étrange, le subrécargue
impatient crut devoir l'interroger sur le résultat d'une tentative qui
l'intéressait si fort....

--Eh bien! lui dit-il à demi-voix en s'approchant du capot dont le brave
homme semblait avoir oublié de dégager ses jambes, quoi de nouveau,
capitaine?

--Repoussé avec perte, mon ami!

--Et comment donc cela?

--Comment? ma foi je serais bien embarrassé de vous le dire, tant je
suis encore étourdi de ce qui s'est passé en bas entre cette jeune fille
et moi. Je ne sais en vérité pas où j'en suis. Tout ce que je crois
savoir de certain, c'est que j'ai été obligé de mettre mon grand hunier
sur le mât et de me laisser culer pour éviter des avaries.

--Mais encore, comment se fait-il que vous soyez resté aussi long-temps
dans la chambre pour si peu de chose?

--Je n'en sais ma foi rien.

--Lui avez-vous parlé?

--Parbleu, si je lui ai parlé! la belle question! Elle aussi m'a parlé,
et du bon coin encore.

--Et que vous a-t-elle dit?

--Elle m'a dit les choses les plus touchantes du monde, avec un air, oh!
avec un air que je n'oublierai jamais, quand bien même je vivrais cent
ans. Mon ami, c'est une fille qui a bien des moyens!

--Et quelles choses si touchantes a-t-elle pu vous dire?

--Ah! attendez donc! ces choses-là se comprennent bien, mais on ne les
retient pas dans sa tête comme une règle d'arithmétique.... Autant que
je puis cependant m'en rappeler, elle m'a dit, en se jetant presque à
mes pieds.... Oh! monsieur! vous ne voudriez pas perdre une pauvre fille
qui n'a que son honneur pour tout bien, et qui s'est confiée à vous
comme à un père!

--Et qu'avez-vous fait alors?

--Ce que j'ai fait?... Ma foi! je crois que je me suis mis à pleurer
aussi.

--A pleurer, en voilà bien d'une autre à présent! Vous avez pleuré,
vous?

--Et pourquoi pas? Parbleu, j'aurais bien voulu vous y voir, vous qui
faites tant le crâne!

--Je n'aurais toujours pas pleuré, je vous en donne bien ma parole.

--Vous n'auriez pas pleuré! C'est bien facile à dire; mais si vous aviez
vu ses beaux grands yeux si supplians et ses jolies petites mains si
gentiment jointes vers moi.... Non, le diable m'emporte, je crois qu'il
est impossible de repousser le _compliment_ avec plus de dignité et de
gentillesse que cette gaillarde-là. J'en suis encore tout sens dessus
dessous et tout enchanté à la fois, tel que vous me voyez....

--C'est ma foi bien la peine.... Mais enfin, pour qu'elle se soit
exprimée de la sorte avec vous, il faut nécessairement que vous ayez
tenté quelque chose, quelque petite chose au moins, auprès d'elle.

--Sans doute que j'ai tenté quelque chose! Elle travaillait à la couture
quand je suis descendu. C'était justement un de mes gilets qu'elle me
raccommodait par complaisance, mon grand gilet jaune gaufré, vous savez
bien?

--Oui, très-bien, et après?

--Après j'ai commencé, en lui parlant de l'aiguille qu'elle maniait avec
tant d'élégance, à lui prendre le genou. Elle a d'abord souri, en me
repoussant la main avec un air qui m'a fait peine, car elle souriait
d'une façon qui m'a donné à penser qu'elle allait pleurer.

--Et puis après?

--Après, j'ai voulu aller au positif, et j'ai cherché à l'embrasser à la
bonne matelote. C'est alors qu'elle s'est levée la larme à l'oeil, comme
j'avais déjà cru m'en apercevoir, et qu'elle m'a dit avec le ton que je
vous ai raconté: _Oh! monsieur! vous ne voudriez pas perdre une pauvre
fille qui n'a que son honneur pour tout bien, et qui s'est confiée à
vous comme à un père!_

--Oui, je sais, vous l'avez déjà dit. Et ensuite?

--Ensuite?... Ma foi, je l'ai embrassée de tout mon coeur, mais pas
comme je voulais le faire la première fois, au moins.... Alors, la
pauvre petite voyant mon air tout bonasse, et s'apercevant que j'avais
aussi la larme à l'oeil, m'a serré la main et m'a sauté au cou, comme si
j'avais été son père.... Moi qui n'y entends pas plus malice que cela,
je lui ai crié:

Morbleu! vous êtes une brave fille, et celui qui vous insultera aura
affaire à moi!

En sorte que de fil en aiguille la conversation s'est établie entre
nous, mais sur le pied le plus honnête.... Si bien que contens l'un de
l'autre à la suite de cet entretien, je suis monté sur le pont pour
prendre l'air, car je sens que j'en avais fièrement besoin.

--Eh bien, mon pauvre capitaine, vous pouvez vous vanter d'avoir fait là
une jolie besogne!

--Mais pas si mauvaise, peut-être. Je suis plus satisfait de moi dans le
moment actuel que si j'avais trouvé auprès de cette petite _le positif_
que vous m'aviez envoyé y chercher.

--Vous avez gâté entièrement votre affaire, et peut-être bien la mienne
par dessus le marché.

--Peu m'importe! je n'ai pas du moins attenté à l'honneur de cette
pauvre enfant.

--Oui, mais à présent vous ne pourrez plus vous vanter de n'avoir jamais
eu des scrupules.

--C'est vrai: je m'en suis senti, des scrupules, pour la première fois
de ma vie. Que voulez-vous? on n'est pas toujours maître de soi. Ça vous
arrive souvent à bord, comme un boulet de trente-six, sans crier _gare_
ni _veille au grain_! Au surplus, voyez-vous, je ne me repens pas de ce
que j'ai fait, au contraire même, je m'en félicite, et si j'étais à
recommencer, je recommencerais, et rondement encore!

--Parbleu, je le crois bien. Il ne manquerait plus que cela à présent!
Vous n'avez rien fait!

--Eh bien! c'est justement ce dont je suis tout glorieux; c'est de
n'avoir rien fait que je me trouve ravi.

--Demain, ou après-demain au plus tard, je réparerai votre gaucherie
auprès de la beauté. Vous m'avez rendu, il est vrai, mon rôle un peu
difficile; mais c'est égal. En laissant passer le temps nécessaire pour
effacer la mauvaise impression qu'a dû laisser votre malheureuse
tentative, je trouverai peut-être encore la place bonne. Et d'ailleurs,
avec de l'audace et toujours de l'audace, on raccommode bien des choses
auprès des femmes. C'est près d'elles surtout que le proverbe latin est
vrai et trouve admirablement son application avec des variantes:

          _Audaces FEMINA juvat._

--Oh! si vous vous lancez dans le latin, je n'en suis plus, et je vous
laisse, tout à votre aise, filer votre noeud. Mais cependant je mets une
petite condition à la liberté entière que je dois vous accorder dans
cette affaire, qui me regarde un peu en ma qualité de capitaine et de
maître, après Dieu, à bord de ce navire.

--Et quelle condition, s'il vous plaît?

--C'est que vous ne pousserez pas cette innocente jusque dans ses
derniers retranchemens.

--De quels retranchemens voulez-vous parler?

--Mais des retranchemens ordinaires en pareille circonstance; cela
s'entend.

--C'est que cela ne s'entend pas du tout, au contraire.

--Quand je dis _dans ses derniers retranchemens_, je veux dire que vous
ne pousserez pas les choses _in extremis_.

--Ah! voilà que vous parlez latin aussi?

--Et morbleu oui, puisque vous faites semblant aujourd'hui de ne pas
entendre le français. En vérité, je crois que vous finiriez par me
faire dire des bêtises, tant vous paraissez vouloir me taquiner depuis
une heure!

--Voyons, mon brave capitaine, ne nous fâchons pas pour si peu de chose.
Vous paraissez maintenant craindre que je ne pousse les choses trop
loin. Eh bien! je me sens de si bonne composition, que, par déférence
pour vous, je vous promets de ne pas employer les grands moyens auprès
de la petite, et de ne me laisser aller qu'à la plus simple séduction.
Car vous entendez bien que si elle se montre favorable à mes petites
avances, je ne pourrai pas, en bonne conscience, faire ce qui s'appelle
le cruel; ce serait ridicule.

--Si ce n'est que cela, je suis tranquille et complètement rassuré sur
les suites de l'action.

--Rassuré! rassuré! Il faudra voir si vous aurez eu sujet de l'être.

--J'en mettrais certes déjà ma main au feu.

--Et moi, à votre place, je ne voudrais même pas risquer un de mes
doigts à la chandelle. Oh! les femmes, les femmes, mon cher
capitaine!...

--Les femmes! les femmes! tant qu'il vous plaira, et ce n'est pas une
raison ça! car je pourrais bien vous répondre aussi en parlant des gens
qui ne doutent de rien: Oh! les hommes, les hommes, mon cher
subrécargue!

--Eh bien! nous verrons! et puisque vous mettez mon amour-propre en
jeu....

--Votre amour-propre perdra la partie. C'est moi qui vous le cautionne.

--C'est ce que la suite nous apprendra, et la suite va venir.

--Oui, c'est ce que la suite nous apprendra, comme vous le dites. Mais
chut, voici la pauvre innocente qui monte sur le pont. Il ne faut pas
que nous ayons l'air de nous être entretenus d'elle, cela
l'embarrasserait et moi aussi, car je me sens encore tout embarbouillé
de la scène désagréable qui vient d'avoir lieu.

Deux jours se passèrent avant que le séduisant subrécargue crût devoir
livrer l'assaut à la beauté qu'il voulait réduire. L'affaire, selon lui,
quelque bonne opinion qu'il eût de son amabilité et de son expérience,
devait être vive, et il jugea à propos de bien combiner son plan pour
être plus sûr de réussir dans l'application des moyens qu'il se
proposait de mettre en oeuvre dans cette occasion.

Le matin du jour fatal, Laurenfuite se toiletta un peu plus que de
coutume. Dès la veille, il avait pris un air mélancolique et sombre,
destiné à produire sur le coeur de la jolie passagère un effet
préliminaire favorable à ses projets. A déjeûner et à dîner il avait
peu mangé devant elle, croyant l'amener à lui faire demander des
nouvelles de sa santé; mais Joséphine, très-peu inquiète de l'état
d'abattement que feignait le troubadour, n'avait seulement pas songé à
remarquer l'altération que paraissaient avoir subie sa physionomie et
son appétit. La guitare même du subrécargue était restée suspendue sur
la cloison de sa chambre, sans qu'il pensât à la faire gémir comme
d'ordinaire, et sans que sa future victime se plaignît du silence de
l'impitoyable musicien.

Quant au capitaine Sautard, plus attentif que Joséphine à tout ce qui se
tramait contre elle, il s'alarmait tout de bon des préparatifs de
l'attaque que son ami se disposait à livrer à l'inexpérience de la jeune
personne. Vingt fois il avait été sur le point de lui révéler en secret
les projets formés contre son repos; mais vingt fois aussi un motif de
loyauté et de délicatesse l'avait retenu dans les bornes de la
discrétion qu'il avait promise à son rival. Il se résigna à attendre le
moment du péril, en faisant des voeux pour celle qui était bien loin de
se croire exposée à tomber dans le piége que la fatuité voulait tendre à
son ingénuité.

Quand le beau subrécargue jugea que le moment d'entrer en campagne était
arrivé, il réclama du capitaine le service qu'il lui avait rendu en se
tenant en sentinelle sur le pont pendant sa conversation avec la
passagère. Le capitaine, quelque désagréable que fût devenu pour lui le
rôle qu'il avait à remplir, ne put rien refuser, et il s'engagea à
éloigner du gaillard-d'arrière les importuns qui pourraient venir
troubler le tête-à-tête qu'il redoutait tant pour la petite. Laurenfuite
descendit donc à son tour dans la chambre d'où le pauvre Sautard était
revenu si troublé et avec une si drôle de mine deux jours auparavant.

Joséphine lisait attentivement un petit livre lorsque notre séducteur
s'avança vers elle, l'air toujours abattu, la physionomie toujours
altérée. Il débuta par un gros soupir, sans que les yeux de la petite
quittassent la page sur laquelle ils étaient fixés. Le galant toussa
deux ou trois fois sans pouvoir arracher la liseuse à la préoccupation à
laquelle elle paraissait livrée. Pour attirer enfin son attention sur
lui, il tomba à ses pieds avec tous les signes visibles d'un désespoir
amoureux. Plus surprise que troublée de ce mouvement imprévu, Joséphine
allait demander à Laurenfuite la raison d'une façon aussi singulière de
l'aborder, lorsqu'un coup de roulis dérangea tellement la pose
sentimentale de l'amant désespéré, que le pauvre diable alla heurter
avec violence sur une des cloisons de la chambre. Force lui fut de
reprendre son attitude ordinaire, et de renoncer à attendrir la beauté
en se prosternant de nouveau à ses genoux. Mais supérieur au petit
contre-temps qu'il venait d'éprouver, il ne perdit pas un instant, et
d'une main tremblante il remet à la belle une déclaration en forme,
qu'il avait passé une partie de la nuit à composer avec le secours de
_la Nouvelle-Héloïse_. Joséphine, sans attacher à cet acte si étrange
pour elle plus d'importance qu'il ne paraissait en mériter, s'empare du
tendre poulet, qu'elle lit à haute voix et en riant comme une folle de
l'effet du coup de roulis. Le subrécargue, un peu démonté de cette
manière inusitée d'accueillir l'aveu sur lequel il avait fondé les plus
flatteuses espérances, demande à la jeune rieuse le motif qui peut ainsi
exciter son hilarité.

--Je ris, lui répond-elle en partant d'un éclat de rire plus fort que
les précédens, non pas de l'honneur que vous voulez sans doute me faire,
monsieur, en me déclarant votre amour, mais du rapport étonnant qui
existe entre ce que je lisais et ce qui m'arrive aujourd'hui....

--Ce que vous lisiez, mademoiselle, est donc bien gai, ou peut-être
trouvez-vous ce que j'ai fait bien ridicule!

--Ridicule! oh! non, monsieur, ce n'est pas le mot.... Mais c'est
que.... Excusez-moi, je vous en prie, si je ne puis m'empêcher encore de
rire....

--Tant qu'il vous plaira, pour peu que cela vous fasse plaisir. Mais y
aurait-il de l'indiscrétion à vous demander ce que vous lisiez?

--De l'indiscrétion? aucune, je vous assure; je vous demanderai même la
permission de mettre sous vos yeux le passage qui m'occupait lorsque
vous êtes....

--Oui, achevez, lorsque je me suis mis à vos genoux.... n'est-ce pas...?
Ne vous gênez pas, le plus fort est fait....

--Non pas, je voulais dire lorsque vous êtes tombé....

--Eh bien oui! lorsque je suis tombé par terre au coup de roulis....
Mais voyons donc ce passage, puisque vous voulez bien permettre....

L'amoureux prit le livre et parcourut des yeux la page que Joséphine lui
indiquait du bout du doigt; il lut:

«La rudesse et la colère ne sont pas toujours, pour les femmes honnêtes,
le moyen le plus sûr et le plus victorieux de repousser les tentatives
qui offensent leur vertu ou leur pudeur. Il est souvent plus facile de
s'indigner contre l'audace des séducteurs que de les déconcerter de
manière à leur ôter l'envie de renouveler leurs attaques imprudentes.
J'ai connu une femme très-sensée qui se débarrassa des importunités d'un
fat que toutes ses rigueurs n'avaient pu rebuter jusque-là, en prenant
le parti de rire comme une folle à chaque déclaration que le galant
renouvelait. Une autre dame du monde trouvait que que la recette la plus
merveilleuse pour se préserver des attaques de ces insectes de la
société qui veulent flétrir toutes les réputations, était de bâiller
quand ils osaient parler trop ouvertement de leur amour ou de leur
insolent martyre. Les hommes qui font métier de triompher de toutes les
femmes sont cuirassés d'avance contre l'indignation qu'ils allument
quelquefois dans l'âme de celles qu'ils veulent déshonorer; mais ce
qu'ils ne dédaignent jamais, c'est le ridicule qu'ils excitent, et le
mépris qu'ils inspirent aux honnêtes personnes du sexe.»

--Et vous lisez des livres comme cela? s'écria le vainqueur humilié en
rendant le volume à Joséphine.

--Mais il me semble, répondit-elle, qu'on peut y trouver d'utiles
leçons.

--Et voilà donc le motif pour lequel vous avez ri aux éclats en recevant
ma déclaration?

--Le livre conseille de rire ou de bâiller.

--Et vous avez ri.

--Auriez-vous mieux aimé que j'eusse bâillé?

--Allons, mademoiselle, restons-en là, je vous prie. Je vois maintenant
à qui je m'adressais. Des innocentes de votre façon, on en trouve
partout. Vous avez pleuré avec le capitaine Sautard, et vous riez comme
une idiote avec moi.

--Oui, j'en conviens, j'ai pleuré avec le capitaine, car lui, il
m'affligeait....

--Et moi, n'est-ce pas, j'ai eu l'avantage de vous égayer?

--Mais à vous dire vrai, un peu.

--C'est fort heureux, ma foi, et j'en suis enchanté; mais au moins, je
sais maintenant à quoi m'en tenir. A propos, ne perdons pas la tête.
Faites-moi le plaisir de me rendre la déclaration écrite que j'ai eu la
sottise de vous faire.

--Mais, monsieur, je crois vous l'avoir rendue à l'instant même où vous
m'avez fait l'honneur de me la remettre.

--Où donc est-elle?

--Encore entre vos mains, si je ne me trompe.

--Ah! c'est vrai, la voici, et voilà le cas que j'en fais.

--Eh bien! mon ami, s'écria par le capot le capitaine ennuyé d'attendre
sur le pont; aurons-nous bientôt fini?

--Ah! vous aussi, vous étiez du complot, lui répondit Laurenfuite en
remontant furieux les escaliers de la chambre.

--Du complot? Non pas, je vous jure. Il n'y a pas de complot dans tout
cela; mais voilà, si je sais bien compter, plus d'une demi-heure que
vous me faites faire le quart. Eh bien! comment vous êtes-vous tiré de
l'abordage?

--Comment? Faites donc l'ignorant maintenant, comme si vous n'étiez pas
convenu avec cette petite folle de me mystifier?

--De vous mystifier? Ah! Dieu soit loué! Votre mauvaise humeur et vos
soupçons sur ma connivence avec notre passagère me prouvent que vous
n'avez pu réussir à rien. N'est-ce pas que cette luronne-là a bien des
moyens?

--Laissez-moi donc tranquille avec vos moyens, c'est une vraie rouée ou
une bégueule.

--Bravo! l'amoureux! Repoussé comme moi avec perte, et de deux!

Le subrécargue, livré au dépit d'avoir échoué dans une tentative dont il
espérait le succès le plus complet, laissa rire, tant qu'il voulut,
notre gros capitaine qui ne se tenait pas de joie. Résolu à ne plus
adresser un mot à la victime qui venait de lui échapper, il se promena
jusqu'au soir sur le pont, sans vouloir même se trouver à dîner en face
d'elle. Mais pour mieux se venger de ses rigueurs et du singulier
accueil qu'elle avait fait à sa déclaration, il reprit sa guitare comme
de plus belle, et pendant toute la nuit il ne cessa de chanter et de
râcler. Le capitaine Sautard, de son côté, pour dédommager la pauvre
Joséphine de la persécution à laquelle sa cruauté envers Laurenfuite
venait de la mettre en butte, redoubla avec elle de soins respectueux
et de prévenances délicates. Il fit tant enfin que la pauvre fille finit
par l'aimer, non pas comme un amant, mais comme un ami sincère et
affectueux. Ce fut entre ces deux hommes si diversement disposés à son
égard, qu'elle acheva la longue traversée du Hâvre à Sierra-Leone.




CHAPITRE VIII.

Arrivée à Sierra-Leone.


_L'Aimable-Zéphyr_ arriva enfin à sa destination, à la grande
satisfaction des deux spéculateurs et de leur passagère. Le navire se
trouva à peine mouillé dans le fleuve, que le capitaine et son ami se
rendirent à terre pour saluer le gouverneur et lui apprendre le succès
avec lequel ils avaient rempli leur commission en ce qui le concernait
particulièrement.

--Quelle commission? leur demanda celui-ci, qui avait presque oublié le
marché passé avec les deux aventuriers.

--Parbleu, répondit le subrécargue, la commission que vous avez bien
voulu nous confier relativement à une Parisienne!

--Et vous m'avez ramené une Parisienne?

--Jolie comme les amours, douce comme un mouton, et vive... oh! vive
comme un écureuil.

--Et qui a reçu une fameuse éducation, allez, monsieur le gouverneur!

--Quoi! c'est sans plaisanter! Et vous auriez fait la folie?...

--Dites plutôt le miracle, monseigneur. Mais afin que vous soyez
entièrement convaincu de la vérité du fait, voici la facture en bonne et
due forme.

Le gouverneur, à peine revenu de son étonnement, lut le compte suivant
que le subrécargue avait eu le soin de dresser avant de mettre le pied à
terre.

DOIT _son excellence le gouverneur de Sierra-Leone à Sautard et
Laurenfuite, du brick_ l'Aimable-Zéphyr, _pour engagement et livraison
d'une jeune Parisienne_,

                          SAVOIR:

          Voyage à Paris, démarches et
          insertions aux _Petites-Affiches_.   1,000 fr.

          Avancés faites à la beauté           1,500

          Retour au Hâvre; frais de séjour
          et menues dépenses                     600

          Passage à la chambre                   500

          Commission à 10 p. %                   360

                      Total ci.                3,960 fr.

Il n'y avait plus à en douter: les deux aventuriers venaient de faire
la folie qu'ils avaient promise au gouverneur, et celui-ci, forcé
d'acquiescer à l'engagement qu'il avait contracté verbalement, songea à
reconnaître la marchandise, quelque élevé que lui parût le montant du
compte qu'on venait de lui présenter.--Puisque le sort en est jeté,
dit-il à ses vendeurs, je recevrai la jolie Française que vous m'avez
amenée. Mais je vous assure bien que malgré les brillantes qualités que
vous lui accordez, j'aurais autant aimé que vous ne vous fussiez pas
rappelé ce dont nous étions convenus ensemble dans un moment où je
croyais qu'il ne s'agissait entre nous que d'une plaisanterie. Allons,
que l'on prépare ma pirogue et que l'on aille me chercher la beauté que
je vais posséder pour mon argent.

Une élégante pirogue, dont l'arrière était recouvert d'une tente riche
et légère, partit bientôt du rivage, conduite par six beaux nègres
brillamment vêtus, pour aller chercher à bord de _l'Aimable-Zéphyr_ la
triste Joséphine, toute bouleversée du spectacle étrange que
Sierra-Leone présentait à ses yeux encore si inexpérimentés. Dans ce
moment d'anxiété, où une nouvelle destinée allait commencer pour elle
sur une terre si éloignée et si inconnue, l'image de ses parens et des
lieux de son enfance s'offrit à son âme émue et étonnée, et des larmes
de regret vinrent mouiller ses paupières, sans soulager son coeur
oppressé par trop d'émotions et de crainte.... Oh! qu'alors elle eût
sacrifié avec plaisir les plus belles années de la vie qui lui était
promise, pour n'avoir pas entrepris ce voyage aventureux! Mais il n'y
avait plus à revenir sur l'imprudence de sa résolution, et elle venait
de mettre entre elle et sa famille une distance immense que peut-être
elle était destinée à ne plus franchir....

Il ne fallut rien moins que le retour à bord du capitaine Sautard et de
M. Laurenfuite pour la consoler un peu, car à la vue de ses deux
compagnons de voyage, il lui sembla avoir retrouvé quelque chose de sa
patrie et n'avoir pas encore tout perdu au monde.

--Allons, ma belle demoiselle, embarquons-nous dans la pirogue du
gouverneur, s'écria le capitaine. Il brûle de vous voir, et il ne sera
pas fâché après vous avoir vue, je vous en réponds, car c'est un
connaisseur.

--Comment! lui dit le subrécargue, vous ne vous étiez pas disposée à
vous rendre à terre, mademoiselle? Je croyais vous trouver parée comme
pour un jour de fête.

--Je n'y pensais pas, répondit la triste Joséphine.... Un jour de
fête!... Et elle continua à pleurer.

Le capitaine Sautard, devinant avec cet instinct qu'ont les bons coeurs
ce qui se passait dans l'âme de la jeune fille, employa toute
l'éloquence dont il était doué pour la rassurer sur les craintes qu'elle
pouvait concevoir sur son sort futur. Après lui avoir fait le
panégyrique du gouverneur, l'éloge du pays, le tableau de la vie qu'elle
allait mener et du bonheur dont elle ne manquerait pas de jouir dans sa
nouvelle condition, il la décida à s'embarquer dans la pirogue qui les
attendait.

Le gouverneur, pendant tout ce temps, resté dans son palais, attendait,
la longue vue à la main, l'embarcation qui devait lui amener du bord la
compagne qui lui avait été promise, et vingt fois, la lunette braquée
sur cette embarcation, il avait accusé la lenteur avec laquelle ramaient
ses nègres. Depuis long-temps il ne s'était senti une aussi vive
impatience, et sans pouvoir encore deviner le motif du sentiment qu'il
éprouvait, il se trouvait heureux de désirer enfin quelque chose. Oh!
que de bon coeur, si sa position et les convenances le lui avaient
permis, il se serait rendu sur le rivage pour jouir plutôt du plaisir de
recevoir la jeune Parisienne dans le pays qu'il gouvernait! Mais
qu'aurait-on dit à Sierra-Leone de l'empressement ridicule du chef de la
colonie anglaise à accueillir une petite fille bien gauche et bien
commune? Il fallut attendre la pirogue sans manifester aucune
démonstration d'impatience ou de joie. Et c'est ainsi que ceux qu'on
appelle les heureux de ce monde sont la plupart du temps enchaînés dans
les limites étroites et les bienséances rigoureuses de cette grandeur
qu'on leur envie.

La pirogue arriva enfin, et Joséphine, conduite par les deux
aventuriers, se dirigea lentement et sans presque oser lever les yeux
vers le palais où l'attendait monsieur le gouverneur.

A la vue d'une aussi belle femme, notre Anglais ne put s'empêcher de
laisser éclater sa surprise et sa satisfaction.

--Bon! dit tout bas le subrécargue Laurenfuite à son capitaine,
monseigneur est content; il paiera.

--Hé bien! monsieur le gouverneur, s'écria le capitaine en remarquant le
plaisir qu'éprouvait son excellence, que pensez-vous de la manière dont
nous nous sommes acquittés de notre commission ou plutôt de votre
commission?

--Je pense, répondit le gouverneur, que vous avez rempli cette mission
de manière à mériter toute ma reconnaissance.

A ces mots, le joli visage de Joséphine se couvrit d'une rougeur qui la
rendit deux fois plus belle qu'elle ne l'avait paru d'abord aux yeux de
son excellence, et ce ne fut que lorsque la conversation se fut
prolongée, que la pauvre enfant osa élever ses timides regards sur
l'homme près duquel elle croyait n'avoir à remplir qu'un poste conforme
à son humble condition.

La première impression que la vue du gouverneur produisit sur la jeune
fille fut aussi favorable qu'il aurait pu le désirer lui-même s'il avait
connu le caractère et le goût de celle dans laquelle il pensait ne
rencontrer qu'une conquête facile et presque à moitié faite pour lui.
Joséphine, sans trop prévoir encore la nature des rapports qu'elle
allait avoir avec son nouveau protecteur, crut sentir qu'il ne lui
serait pas difficile de s'accoutumer à un tel maître, et elle puisa
bientôt dans l'accueil bienveillant qui venait de lui être fait assez
d'assurance pour reprendre le maintien aisé qui donnait à toutes ses
manières la grâce qu'avait tant admirée le capitaine Sautard.

Ce jour-là on dîna, et l'on dîna même fort bien au gouvernement, mais en
petit comité.

A la suite du repas, le noble Amphytrion prit sa nouvelle convive par la
main, et la conduisant vers un appartement situé à l'extrémité du palais
et éloigné de l'aile qu'il habitait, il dit à la jeune
Française:--Mademoiselle, voici la chambre qui vous est réservée; ces
meubles sont à vous, et ces esclaves seront sans cesse à vos ordres.
Veuillez m'excuser si je n'ai pas su prévoir tout ce qui peut vous être
agréable; mais votre complaisance suppléera à mon inexpérience, et vous
n'aurez qu'à parler pour que tout le monde ici vous obéisse comme à
moi-même.

Et le gouverneur, après avoir débité ces mots le plus galamment
possible, laissa l'étrangère émerveillée de ce qu'elle venait
d'entendre....

Pour une jeune Française élevée dans la rue Saint-Jacques, et
transportée avec toute son inexpérience dans le palais d'un gouverneur
colonial, je vous laisse à penser combien il est de sujets d'étonnement!

Deux belles négresses, un flambeau à la main, étaient restées dans
l'appartement de Joséphine, en attendant que deux autres esclaves
l'aidassent à faire sa toilette de nuit et eussent fini d'entourer une
élégante couchette d'un léger moustiquaire. Une eau limpide et parfumée
avait été versée dans un vase jaspé pour offrir un bain de pieds à la
voyageuse; et déjà, pour tempérer la chaleur de l'air du soir, on
agitait sur son front de simples éventails de feuilles de palmier.

Elle s'endormit toute surprise, toute confuse des soins inaccoutumés que
venaient de lui prodiguer à l'envie les esclaves mises à ses ordres.

Les gens de commerce ont, en général, un instinct merveilleux pour
saisir les occasions favorables de se faire payer de leurs débiteurs. M.
Laurenfuite voyant le gouverneur enchanté des grâces et de la beauté de
Joséphine, songea à réclamer de lui le montant de la facture qu'il lui
avait déjà remise.

--C'est pendant que son excellence se trouve encore sous l'empire du
charme d'une impression nouvelle, qu'il nous faut, dit-il au capitaine
Sautard, rentrer dans les débours que nous avons faits pour nous
procurer la petite et l'amener ici. Le moment de recueillir le fruit de
nos peines et de nos soins est arrivé pour nous. Plus tard il ne serait
peut-être plus temps. Demandons dès aujourd'hui le solde de notre
facture.

Le paiement du petit compte fut en effet réclamé sans plus de délais au
gouverneur, avec toute la politesse et les ménagemens que le subrécargue
crut devoir apporter dans une circonstance aussi délicate.

--Messieurs, répondit le noble débiteur à ses deux créanciers, je ne
demanderais pas mieux que de vous offrir de l'argent comptant en échange
des peines que vous avez dû vous donner pour me procurer le trésor que
vous avez bien voulu remettre dans mes mains. Mais les gens les plus
opulens dans les colonies sont quelquefois, comme vous le savez, assez
pauvres en espèces. Avec beaucoup de biens et de propriétés, j'ai
souvent à peine ce qu'il me faut de monnaie pour envoyer mon
maître-d'hôtel au marché, et c'est presque toujours à crédit qu'on
achète pour moi tout le luxe que j'étale dans mon palais. Il n'est
qu'une chose que je me pique, comme tous les autres colons, de payer
argent comptant: c'est ce que je perds au jeu. La nuit dernière j'ai
beaucoup joué, et le reste de mes doublons y a passé; cependant, je
possède peut-être encore trois ou quatre cents gourdes de disponibles,
et en attendant mieux, si vous le trouvez bon, je vous donnerai toujours
ce petit à-compte, et le restant de la facture viendra, ma foi! quand il
pourra.

--Peste! fit le subrécargue en se grattant l'oreille, ce contre-temps
nous arrive d'autant plus mal à propos, que, pour les menues dépenses du
navire ici, nous avions compté sur le règlement de votre excellence.

--Que voulez-vous que j'y fasse, si mon excellence n'a pas le sou! Que
n'êtes-vous habitans du pays, j'aurais bien le moyen de vous régler
comme je règle les autres débiteurs que j'ai ici.

--Et sans être trop curieux, monseigneur, pourrions-nous savoir quelle
est la manière dont vous avez la bonté de régler les habitans du pays
qui ont l'honneur de devenir vos débiteurs?

--Parbleu, ma manière est toute simple! et les gueux s'en trouvent
quelquefois assez bien. Je leur cède un ou deux esclaves, trois ou
quatre boeufs, cinq ou six chevaux, plus ou moins, suivant l'importance
de leur créance; ils me donnent un reçu pour acquit, quand j'ai
toutefois la prévoyance de leur en demander un, et tout est fini.

--Diable! des esclaves!

--En voulez-vous un ou deux avec les trois ou quatre cents gourdes
comptant, pour faire le solde de compte de la facture?

--Si nous nous rendions à la Martinique ou à la Guadeloupe en partant
d'ici, nous ne demanderions pas mieux, parce que là, nous trouverions
facilement le placement de la marchandise; mais à Anvers, où nous devons
faire notre retour, la traite malheureusement n'est pas possible.

--Aimeriez-vous mieux trois ou quatre boeufs?

--Qu'en pourrions-nous faire, monseigneur? De la viande fraîche pour
notre équipage? La vache salée est plus économique.

--Et bien, prenez moi cinq ou six bons chevaux du Cap-Vert?

--Des chevaux du Cap-Vert pour aller en Belgique, nous qui....

--Que voulez-vous que je vous propose de mieux? Je vous ai offert tout
ce dont je pouvais disposer en votre faveur.

--Quoi! monseigneur, est-ce qu'en cherchant bien vous n'auriez pas
quelque autre chose de précieux et de rare qui pourrait nous convenir,
quelque chose de.... Vous entendez bien, de ces choses qui....

--Attendez.... Ah! pardieu, vous me mettez sur la voie, et je pense
maintenant que je pourrai faire votre affaire.

--Ah! je savais bien, moi, que vous finiriez par trouver ce qu'il nous
faut.

--Il y a deux mois qu'ayant réussi à pacifier dans mon voisinage deux
tribus africaines qui s'étaient mis en tête de se massacrer, l'un des
souverains nègres, pour reconnaître le service qu'il croyait me devoir,
me fit cadeau de deux superbes lions....

--Quoi, ces deux magnifiques lions que j'ai vus dans la cour de votre
hôtel?

--Précisément, capitaine, ces deux lions....

--Belles bêtes, ma foi! et que j'ai trouvées si curieuses, qu'hier j'ai
passé plus d'une heure devant elles en admiration.

--Hé bien! messieurs, pour peu que le coeur vous en dise et que cette
marchandise ait quelque prix à vos yeux, je vous la cèderais bien
volontiers pour compléter, avec les trois ou quatre cents piastres, le
montant de la facture que vous m'avez présentée.

--Pour moi, monsieur le gouverneur, je ne dis encore ni oui ni non; mais
si M. Laurenfuite s'arrange de ce règlement de facture, je ne demande
pas mieux que d'accepter votre offre. Qu'en dites-vous, monsieur
Laurenfuite?

--Mais je dis que ces deux lions sont sans doute de fort belles bêtes
dont nous pourrions peut-être trouver le placement dans le port où nous
nous rendons en quittant Sierra-Leone. Mais je pense aussi que pour
nourrir ces animaux à bord pendant la traversée, il nous faudra de la
viande fraîche, quelques moutons par exemple et force poulets, car cette
espèce de quadrupèdes ne se contente pas, comme nos matelots, de boeuf
ou de porc salé.

--Alors, messieurs, vous aurez soin, à votre départ, de prendre quelques
moutons et force poulets. Voilà tout ce que j'y vois de plus simple.

--C'est fort bien, monsieur le gouverneur, mais vous comprenez
parfaitement, sans qu'il soit nécessaire de vous le faire observer, que
ce n'est pas à nous d'entrer dans les frais que pourra entraîner le
passage des deux animaux que vous voulez nous donner en paiement.

--Eh bien! que voulez-vous que je vous dise, si ce n'est de prendre cinq
à six de mes moutons et autant de douzaines de volailles dans le
poulailler de mon hôtel! Pardieu, mon cuisinier en chef ne demandera pas
mieux que de faire votre affaire. Ce sera d'autant moins de besogne et
de surveillance pour lui.

--Oh! alors, puisqu'il en est ainsi et que vous vous montrez si disposé
à arranger les choses à l'amiable, l'arrangement pourra se conclure
entre nous. Mais il est cependant nécessaire de s'entendre sur certaine
condition, pour prévenir toute difficulté possible.

--Voyons cette condition, monsieur Laurenfuite, car vous êtes un homme
prévoyant et qui savez arranger merveilleusement les affaires.

--Si pendant la traversée et avant la vente des deux monstres que vous
nous donnerez pour balance de compte et appoint de solde, ces deux
animaux venaient à mourir par cause fortuite et indépendante de notre
volonté...?

--Alors, à votre retour je vous indemniserais de la perte de vos lions.

--Fort bien, car vous pensez, monseigneur, qu'ici il n'y a probablement
pas de compagnie d'assurance sur la vie de pareils passagers. Ainsi donc
il est bien entendu que si, par malheur, nous venions à perdre les deux
quadrupèdes, ou l'un d'eux seulement, vous resteriez nous devoir en
argent la somme que chacun d'eux représentera dans le solde de notre
facture.

--Et oui, c'est entendu, puisque vous le voulez. Bon Dieu, qu'un marché
est long à conclure avec des gens qui savent tout prévoir et qui ne
veulent rien rabattre de leurs prétentions.

--Je vais rédiger nos petites conventions, que vous aurez la bonté de
signer, et tout sera fini.

--Je signerai tout ce qu'il vous plaira. Mais de grâce, après cette
signature donnée et reçue, qu'il ne soit plus question de tout ceci; car
savez-vous bien que votre jolie petite passagère serait, à n'en pas
douter, fort humiliée, si elle venait à apprendre le marché que nous
venons de conclure. Qu'en pensez-vous, capitaine Sautard?

--Ah! je vous en donne ma parole, allez! Elle qui est si fière! Tenez,
entre nous, je vous dirai même, monsieur le gouverneur, que si vous
avez envie de plaire, mais là de plaire rondement à cette aimable et
charmante particulière, il ne faudra pas trop vous presser d'en venir
_au positif_. Elle est, sur l'article de la sensibilité et des égards,
d'une telle délicatesse d'humeur, qu'en brusquant l'abordage on
risquerait de compromettre le succès de la manoeuvre?

--Et d'où vous vient, s'il vous plaît, l'expérience que vous avez
acquise sur la délicatesse d'humeur de votre passagère?

--Oh! l'expérience me vient tout bonnement de l'idée que je me suis
faite d'elle pendant la longueur de notre traversée.

Le gouverneur prit note de l'avis du capitaine, et parut se contenter de
son explication.

Peu de temps après avoir pris à son bord ses deux lions de pacotille et
le bétail destiné à les nourrir, le brick _l'Aimable-Zéphyr_ fit voile
pour Anvers.




CHAPITRE IX.

Un gouverneur de colonie.


Le gouverneur de Sierra-Leone, avec lequel nous avons déjà fait un peu
connaissance, était un de ces hommes qui après avoir contracté toutes
les bonnes et mauvaises habitudes de la vie que l'on mène sous les
tropiques, avait fini par se laisser aller à cette existence toute
physique, la seule que connaissent à peu près les créoles. Dans ces
climats brûlans où chaque jouissance s'achète, et où le moindre désir
que l'on a encore la force d'éprouver est aussitôt satisfait que formé,
il reste bien peu de place aux voluptés de l'âme. Aussi n'était-ce guère
que dans les plaisirs pour ainsi dire matériels, que notre gouverneur
avait cherché les distractions que l'oisiveté de son coeur et l'ennui de
sa position lui avaient rendues nécessaires. Les femmes, non pas celles
que l'on a la peine et le bonheur de séduire, mais celles-là que dans
les colonies on trouve résignées à tout, occupaient une partie de sa
journée; la table prenait l'autre partie, et le jeu consumait à peu près
toutes ses nuits.

La bourse et la santé de notre noble Anglais s'étaient trouvées assez
mal de ce régime. Mais vivre vite et sans prévoyance est la maxime
capitale de la philosophie pratique des créoles.

L'âme sensible et généreuse du gouverneur ne s'était guère trouvée mieux
que sa bourse et sa santé d'une existence qui lui était devenue à charge
sans qu'il pût s'expliquer trop bien le vide intellectuel qu'il
éprouvait, et sans qu'il prît la résolution de changer de manière de
végéter; car un des effets de la vie des colonies, est de vous ravir la
force de vouloir autre chose que ce que l'on fait tous les jours.

L'arrivée de Joséphine cependant produisit sur notre gouverneur une
impression qu'il ne se croyait plus en état d'éprouver. Il sentit à la
vue de cette jeune personne si belle, si fraîche et si gracieuse, qu'il
avait encore quelque chose à désirer.

Le gouverneur désira donc, mais honnêtement, mais avec délicatesse. Il
devina, lui qui jusque-là avait pu commander de l'amour et de la
passion à ses belles esclaves, qu'il allait avoir affaire à une femme
modeste et libre qui valait bien la peine d'être déshonorée.

Les autres hommes ne comptent pour une bonne fortune que les beautés
qu'ils parviennent à conquérir. Notre Anglais regarda comme une bonne
fortune tout le mal qu'il allait se donner pour faire la conquête de la
jolie Française.

Le capitaine Sautard l'avait d'ailleurs engagé à ne pas trop brusquer le
dénoûment, pour mieux assurer le succès de sa galante tentative, et il
se résigna de grand coeur à supporter les lenteurs d'un siége en règle.

Quelques semaines se passèrent sans que Joséphine s'expliquât bien le
rôle qu'elle devait jouer, et sans que son amant osât lui révéler ce
qu'il attendait d'elle.

Indécise enfin sur le sort que lui réservait l'avenir dans une maison où
tout le monde paraissait la traiter en maîtresse, elle se décida avec sa
naïveté ordinaire à faire part au gouverneur de ses inquiétudes et des
craintes qu'elle avait conçues sur sa position.

--Monsieur, lui dit-elle ingénument, malgré toutes les attentions dont
je suis devenue l'objet et les égards que je dois à votre bonté, je ne
me sens pas à mon aise ici.

--Et que pouvez-vous avoir à désirer, mademoiselle? Parlez, je vous
promets que s'il est en mon pouvoir de vous satisfaire, vos moindres
volontés seront exécutées à l'instant même.

--Faut-il vous le dire, monsieur? Je voudrais, en m'employant à quelque
chose d'utile, avoir quelque occupation chez vous, et mériter vos
bienfaits.

--Mais votre présence seule ici ne vous donne-t-elle pas des droits à ce
que vous voulez bien appeler mes bienfaits.

--Ma présence!... On m'avait dit à Paris qu'en arrivant chez vous je
trouverais un poste, un emploi conforme à ma condition et à mes
goûts....

--A votre condition? Tous les postes décens peuvent y convenir. A vos
goûts? J'ignore et je voudrais certes pour tout au monde....

--Si l'on m'avait trompée!... Oh! non! M'entraîner si loin de ma
famille, et m'ôter jusqu'à la possibilité de me plaindre!

Et ici Joséphine pleura!

Le gouverneur se sentit embarrassé et presque attendri.... Il ne savait
que dire pour consoler la jeune fille! Pendant quelques minutes il resta
même interdit. Mais les bons coeurs ne supportent pas long-temps les
situations touchantes sans se laisser aller à leur mouvement naturel.

--Mademoiselle! s'écria notre Anglais, écoutez-moi, je vous en conjure.
Il n'est plus temps de vous cacher ce que la pénétration d'une âme
honnête et pure comme la vôtre devinerait bientôt. Oui, l'on vous a
trompée et l'on m'a trompé aussi moi-même. Mais je suis un honnête
homme, et je puis réparer avec noblesse un tort qui ne fut pas le mien.
Un autre que moi peut-être aurait abusé ou profité de votre erreur et de
votre position. Je suis incapable d'une telle faiblesse ou d'une telle
lâcheté. Ces deux aventuriers vous ont entraînée ici par de fausses
promesses et sans avoir obtenu mon consentement; eh bien! je veux,
autant qu'il dépendra de moi, que ce qu'ils ont cru vous promettre en
vain se réalise pour vous. C'est une place modeste, conforme à votre
position et à vos moeurs, qu'ils vous avaient offerte chez moi; vous
occuperez cette place. Ma maison livrée au désordre, que mes habitudes
de dépense ne peuvent pas toujours arrêter, a besoin de quelqu'un qui
sache la gouverner: vous règlerez les détails de mon intérieur, et quant
aux ménagemens que votre position chez moi vous prescrira à mon égard,
pour votre réputation, je vous laisse entièrement libre de prendre ceux
qui vous sembleront les plus convenables. Vous aurez, si vous le
désirez, un appartement séparé de mon hôtel, et quelque pénible qu'il me
sera de renoncer à votre société, vous ne m'adresserez que le plus
rarement possible la parole. C'est encore là un sacrifice que je
m'imposerai pour vous prouver le désir que j'ai de satisfaire vos
scrupules et de réparer un tort qui, je vous le répète, ne peut m'être
reproché.

--Et le monde, monsieur, que dira-t-il, lui qui pourra toujours ignorer
la délicatesse de vos procédés et qui me verra attachée à votre
service?

--D'abord je pourrais vous répondre, mademoiselle, qu'ici il n'y a pas
de monde comme en France, et que nous vivons dans un pays où la liberté
et même la licence des moeurs est la première chose que l'on pardonne.
Mais je ne veux pas avoir l'air de chercher à triompher des craintes que
vous avez conçues et dont je respecte le motif. Ce que je puis vous
assurer, c'est que ma conduite à votre égard ne laissera aucun prétexte
à la médisance, dans le cas où, comme je suis bien loin de le supposer,
la médisance viendrait à s'occuper de nous et de nos innocentes
relations, les seules qui pourront désormais exister entre vous et moi.

Joséphine pleura beaucoup encore, et puis elle se résigna un peu. La
meilleure chose que l'on puisse faire dans des circonstances
inévitables, c'est de se laisser aller à sa destinée avec le plus de
philosophie que l'on puisse amasser contre les coups du sort, et c'est
là ce que savent faire admirablement presque toutes les femmes dans les
occasions impérieuses. Leur grand talent surtout est de savoir céder à
toute espèce de contrainte et de violence, et elles se soumettent avec
une si touchante résignation ou avec une grâce si parfaite, qu'on dirait
quelquefois qu'elles n'ont été créées par la Providence que pour céder
aux caprices du sort, ou aux caprices presque toujours plus injustes des
hommes.

Mais après tout, la condition nouvelle de la jeune Européenne était-elle
donc si pénible! Gouverner en souveraine l'opulente maison d'un homme
généreux et délicat, rester maîtresse de ses actions et du penchant de
son coeur, tels étaient ses devoirs et son sort. Sûre d'elle-même et de
la vertu qu'elle voulait conserver pure de toute atteinte et de tout
soupçon, qu'avait-elle à redouter ou à désirer? Les occupations
qu'allait lui imposer la surveillance de la maison de son protecteur, en
remplissant utilement ses journées, lui offriraient les moyens
honorables de se rendre digne des bontés que le gouverneur paraissait
disposé à avoir pour elle; et ensuite sur ses petites économies elle
pourrait prélever les secours qu'elle se proposait de faire parvenir à
ses pauvres parens!

A cette idée, l'aimable et bonne fille sentait ses larmes couler, mais
non plus avec amertume et désespoir; c'était déjà le prix de son
sacrifice qu'elle recevait en pensant avec douceur que ce sacrifice ne
serait pas inutile au vieux père et à la tendre mère qu'elle avait
laissés si loin d'elle.

Peu de temps suffit à Joséphine pour se mettre à la hauteur des devoirs
qu'elle voulait remplir dans l'hôtel du gouverneur. Les détails
intérieurs, qui jusque-là avaient été fort négligés, prirent sous ses
ordres une autre direction. Les esclaves de la maison, empressés de lui
plaire, finirent bientôt par l'aimer autant qu'ils l'admiraient et
qu'ils la respectaient, et lorsque le soir, retirée bien loin des
appartemens du gouverneur dans le cabinet qui lui servait d'asile, elle
se livrait à la lecture ou à quelques petites études, ses négresses
fidèles, couchées près de sa porte, priaient pour elle comme pour un
ange qui aurait veillé sur leurs destinées.

Avec un coeur innocent, de la santé et une vie agréablement occupée de
choses utiles, il est rare qu'à dix-huit ou vingt ans la tristesse
s'empare long-temps de notre âme. A mesure que Joséphine s'attachait de
plus en plus à ses occupations, sa gaîté renaissait; et avec elle sa
beauté, un instant flétrie par le chagrin, reprenait tout son éclat.

Mais il s'en fallait bien que le gouverneur, en se félicitant de
l'heureux changement qui s'était opéré chez sa protégée, se trouvât dans
d'aussi favorables dispositions qu'elle. Depuis l'arrivée de
l'étrangère, il était devenu rêveur et préoccupé. Il avait d'abord joué
très-gros jeu, plus gros même, s'il était possible, qu'à l'ordinaire, et
le jeu avait fini par l'ennuyer. Il avait ensuite essayé à se distraire
en s'entourant plus qu'il ne l'avait fait encore des plus belles
esclaves qu'il avait pu se procurer, et il avait bientôt conçu pour les
belles esclaves plus de dégoût qu'il n'en avait éprouvé jusque-là auprès
d'elles. Ses amis, ceux surtout qui s'étaient habitués à lui gagner
beaucoup d'argent aux cartes ou au tric-trac, s'étaient sérieusement
alarmés d'un changement d'humeur qui, à la rigueur, aurait pu présenter
tous les symptômes d'une réforme de conduite. Quelques-uns d'entre eux
avaient été jusqu'à lui demander ce qui se passait chez lui, et il leur
avait répondu avec nonchalance:--Je m'ennuie sans savoir pourquoi!

Or, le gouverneur avait donné le change à ses amis, en répondant ainsi
aux questions que leur dictait l'intérêt qu'ils paraissaient prendre à
son sort; il s'ennuyait bien, il est vrai, mais personne autant que lui
ne connaissait le motif de sa mélancolie.... Le malheureux aimait en
secret une femme qui lui avait appris à l'estimer.... Et c'est une chose
quelquefois bien irritante et bien pénible que de nourrir de l'amour
pour une femme que l'on est réduit à estimer du plus profond du coeur.

Vous devinez déjà sans doute quel pouvait être l'objet de la passion
sentimentale du gouverneur: Joséphine!

Le hasard ou les circonstances, en fait de grandes passions à inspirer,
servent quelquefois mieux les femmes que ne le ferait la rouerie la plus
consommée qu'elles puissent mettre en usage. Si notre belle Parisienne,
par exemple, avait cherché à agacer notre bon Anglais, en faisant par
coquetterie ce qu'elle ne faisait que par pudeur et retenue, il est
très-possible qu'elle ne fût parvenue qu'à lui inspirer un amour fort
médiocre; mais en l'évitant par pure modestie et sans avoir d'autre but
que celui de satisfaire aux devoirs que lui prescrivaient la décence et
l'honneur, elle avait fini, sans trop s'en douter, par faire naître dans
le coeur de son protecteur un de ces sentimens profonds qui ne
s'éteignent qu'avec la vie de celui qui l'a conçu.

Un soir que, seul dans les vastes jardins de son palais, le gouverneur
promenait ses rêveries loin des importuns qui l'avaient accablé toute la
journée, il vit accourir vers lui la femme qui depuis quelque temps
occupait sans cesse sa pensée. L'empressement qu'elle mettait à venir à
sa rencontre le surprit d'autant plus, qu'elle était moins habituée à
chercher ainsi les occasions de lui parler.

--A quel heureux hasard, lui dit-il en allant à elle, dois-je
aujourd'hui l'avantage de ne pas vous voir m'éviter?

--Monsieur, lui répondit Joséphine en rougissant et avec émotion, le
dernier bâtiment qui vient d'arriver d'Europe m'a apporté des nouvelles
de ma famille....

--Parlez, mademoiselle, ces nouvelles vous auraient-elles appris quelque
chose de fâcheux sur le sort de vos parens?

--Oh! non, monsieur, au contraire! ils m'écrivent qu'ils sont pénétrés
de reconnaissance pour des bienfaits qu'ils croient me devoir et qui ne
m'appartiennent pas....

--Et qui supposez-vous qui ait pu, en votre nom, s'attribuer le droit de
secourir l'honorable infortune de vos parens?

--Je crois l'avoir deviné, et je n'ose encore le dire. C'est même pour
cela que je suis venue vers vous, croyant que vous pourriez
peut-être....

--Pénétrer un mystère que la délicatesse me ferait un devoir de
respecter.... Non, mademoiselle, non.

--Ah! maintenant tous mes doutes sont éclaircis. C'est vous, monsieur,
ce ne peut être que vous.... Et n'avoir rien au monde que je puisse
sacrifier pour vous prouver la reconnaissance dont mon coeur est
pénétré. Ah! voilà ce qui me désespère....

--Y pensez-vous donc, Joséphine! et quand il serait vrai que je me fusse
permis de seconder les efforts que vous faites pour secourir la
vieillesse des auteurs de vos jours, serait-ce une raison pour me faire
un si grand mérite d'une action toute simple, toute naturelle? N'est-ce
pas à votre surveillance, à l'ordre sévère que vous avez introduit dans
ma maison, que je dois l'aisance dont je jouis, et que mes folles
profusions ne m'avaient pas encore fait connaître? Quoi de plus juste
que de vous restituer une très-faible partie d'un bien qui est devenu
votre ouvrage? car c'est à vous au moins, c'est à votre bonne
administration, et vous ne pouvez l'ignorer, que je dois tout cela.

--Je ne m'étais donc pas trompée, c'est vous. Ah! puisse le ciel, si
jamais il daigne exaucer mes voeux, vous accorder le bonheur dont vous
êtes si digne!

--Le bonheur, dites-vous!... Ne parlons pas de cela; c'est un rêve
auquel il faut renoncer!...

--Et quelle cause, monsieur, aurait pu troubler la félicité dont vous
paraissiez jouir quand vous avez bien voulu m'admettre à votre service?
Depuis quelque temps, j'ai cru remarquer des traces d'affliction....

--Oui, depuis quelque temps je souffre.... je souffre beaucoup... et
c'est en effet depuis votre arrivée.... Avant cela, je n'étais pas
heureux, mais je vivais au moins sans éprouver le dégoût de
l'existence;... aujourd'hui tout me pèse, un sentiment pénible me
déchire.... Mais c'est trop long-temps vous occuper de choses qui sans
doute ne peuvent que vous être fort indifférentes....

--Indifférentes! quand vous souffrez, monsieur, vous à qui je dois tant
de reconnaissance!... Oh! vous ne le pensez pas! Et s'il ne fallait que
le sacrifice de mon existence....

--Ah! je suis bien insensé!... Ce que vous venez de me dire là, tenez,
me prouve combien il y a quelquefois de folie dans les exigences du
coeur de l'homme.... Le sacrifice de votre existence!... Combien, avec
un peu plus de raison que je n'en ai, ce mot devrait me combler de
bonheur et de joie! Eh bien! sachez, tant je suis malheureux, que ce
sacrifice-là ne suffirait pas encore à mes désirs délirans! il faudrait
encore plus, et cependant Dieu m'est témoin que pour tout au monde je ne
voudrais pas, fût-ce même pour satisfaire tout l'amour que j'éprouve,
obtenir de vous une seule faveur qui pût vous coûter un remords. Non, un
seul aveu, le plus chaste, le plus innocent, suffirait, je le sens, à
mon coeur; il ferait ma joie, ma consolation..., et je ne demanderais
plus rien à vous,... au ciel..., à ma destinée.... si j'obtenais....

--Comment pourrais-je jamais penser que le bonheur d'une existence
comme la vôtre dépendît de l'attachement d'une pauvre fille comme moi?

--Et comment se fait-il que je vous aime comme jamais encore de ma vie
il ne m'a été donné d'aimer personne?

--Mais le rang que vous occupez ne vous met-il pas au-dessus d'un
sentiment que le monde ne vous pardonnerait pas, et la raison ne vous
fait-elle pas un devoir de renoncer à un amour que ma position me défend
de partager?

--Mais si vous le partagiez et que je renonçasse au monde pour jouir
avec vous de cet amour qui ferait ma félicité?

--Que les hommes sont heureux! dans quelque position qu'ils se trouvent,
ils peuvent, sans oublier l'honneur, faire le bonheur de celles qu'ils
aiment. Et nous, quand le sort nous a placées trop loin de celui que
notre coeur a choisi, il n'est qu'un sacrifice que nous puissions faire
pour lui, pour notre amour. C'est à l'honneur même qu'il faut renoncer.

--En effet, nous autres hommes, comme vous le faites remarquer, nous
pouvons, sans compromettre en rien notre réputation, sacrifier notre
rang et de puériles considérations à l'objet que nous aimons. Mais
appelez-vous cela un bonheur que de n'avoir rien de plus cher que la vie
même à immoler à l'être pour qui l'on voudrait donner quelque chose de
plus précieux que tout ce que l'on a au monde? Pour moi, je sens que si
j'étais aimé de la femme que je trouve digne de toutes mes affections,
je voudrais pouvoir lui sacrifier jusqu'à l'honneur, s'il était
possible, pour mieux lui prouver l'excès de mon amour....

--Mais, monsieur, croyez-vous que si ce sacrifice était possible, et que
cette femme fût digne de votre tendresse, elle pût, sans se déshonorer
elle-même, souffrir que vous allassiez jusqu'à lui immoler?...

--Non, non; je ne voudrais pas mettre sa délicatesse à une telle
épreuve. Mais sans aller jusque-là, il est des sacrifices qu'un honnête
homme peut offrir à la femme dont il se croit aimé.... Et tenez, moi qui
vous parle en cet instant, je n'attends qu'un mot de la femme à qui j'ai
voué mon existence, pour lui offrir un de ces sacrifices que l'estime la
mieux sentie peut faire à l'amour le plus pur. Mais j'attends ce mot, et
je l'attends de....

--Et de qui donc encore?...

--De vous.

--De moi!... De moi qui n'ai rien à vous offrir, à vous qui avez un nom
si honorable, un rang si élevé!

--Un nom! un rang! Tout cela peut se partager.... A revoir,
mademoiselle, dans peu vous verrez que si les hommes ne peuvent pas
tout immoler à l'amour, ils peuvent au moins lui offrir ce qu'ils
possèdent de plus précieux.

Joséphine, confuse de tout ce qu'elle venait de dire et d'entendre,
resta comme anéantie du bonheur qu'elle n'avait pas prévu.... Elle ne
quitta la place où venait de la laisser son généreux amant, que pour se
retirer toute bouleversée, toute troublée, dans son appartement; et là,
vainement elle chercha le repos qui lui était devenu si nécessaire après
tant d'émotions inattendues.




CHAPITRE X.

Catastrophe.


Le gouverneur, depuis cette entrevue significative, se montra plus gai
qu'il ne l'avait encore été depuis l'arrivée de Joséphine. Mais la
pauvre fille devint pensive à son tour, et livrée à tous les sentimens
généreux qu'avait fait naître dans son coeur l'aveu de la passion
qu'elle avait inspirée, elle évita avec plus de soin qu'auparavant la
présence de son bienfaiteur.

Deux mois s'étaient écoulés depuis l'entretien du jardin, lorsque le
gouverneur se rendit un jour chez son amante avec un air de joie qui
semblait annoncer la confiance que lui inspirait la démarche toute
nouvelle qu'il allait faire auprès d'elle.

--Mademoiselle, lui dit-il en l'abordant d'un ton assez familier, je
vous parlais il y a quelque temps du sacrifice que je voulais faire à la
femme qui jusqu'ici avait touché le plus profondément mon coeur. Vous
vous rappelez sans doute encore notre entretien?

--Si je me le rappelle, monsieur! répondit Joséphine toute tremblante et
en baissant ses yeux humides de douces larmes.

--Eh bien! lisez cette lettre du ministre; c'est la réponse qu'il a
daigné faire à une demande que je lui adressais et dont cette dépêche
vous fera assez connaître l'objet.

Joséphine eut à peine la force de lire ces mots:

          MONSIEUR LE GOUVERNEUR,

«Sa Majesté, à qui j'ai eu l'honneur de faire part du projet dont vous
m'avez entretenu, a bien voulu vous autoriser à vous marier à
mademoiselle Joséphine Renaud, en continuant à vous maintenir dans les
fonctions que vous avez remplies à la satisfaction du roi.

«Recevez mes sincères félicitations et veuillez croire à la
considération distinguée avec laquelle je suis,


          «_Le ministre des affaires étrangères._»


La pauvre enfant ne put résister à tant de marques d'attachement, elle
s'évanouit d'excès de félicité dans les bras de son heureux amant.

Quelques minutes s'écoulèrent avant que les soins qu'on lui prodiguait
pussent lui rendre l'usage de ses sens.... En revenant à elle et en
voyant le gouverneur à ses genoux, elle lui dit d'une voix affaiblie qui
ajoutait encore un charme nouveau à l'expression touchante de ses
paroles:--Vous aviez bien raison en me parlant du bonheur de pouvoir
faire à ce qu'on aime le sacrifice de tout ce qu'on a de plus cher. Je
sens aujourd'hui que je serais heureuse de pouvoir vous immoler tout,
tout jusqu'à l'honneur....

La félicité des deux amans fut complète, mais elle devait, hélas! trop
peu durer.

Une de ces maladies dévorantes comme le climat sous lequel elles
naissent s'empara du gouverneur au moment où il faisait les préparatifs
du mariage qui allait combler tous ses voeux. Joséphine, aux premières
atteintes du fléau qui menaçait déjà les jours de son amant, s'attacha
au chevet de son lit de douleurs pour ne plus le quitter. Sa tendresse
ingénieuse et inépuisable, en multipliant autour de lui les soins
qu'exigeait son état, sembla donner des forces nouvelles à cette femme
auparavant si frêle et si délicate. Jamais elle n'avait autant aimé
celui qui devait être son époux, que depuis qu'elle avait à trembler
pour sa vie. Jour et nuit c'était elle qu'il retrouvait auprès de lui,
lorsqu'il recouvrait sa raison après des momens de spasme ou après les
trop courts instans d'un sommeil agité, et quand une main caressante
offrait à ses brûlantes lèvres les breuvages salutaires ordonnés par les
médecins, cette main était celle de Joséphine. Dans son délire, dans ses
rêves, à son réveil ou au sein de ses souffrances les plus aiguës,
c'était aussi le seul nom, le seul mot qu'il prononçât, _Joséphine_ et
toujours _Joséphine_. Et lorsque sur son front en feu ou sur ses yeux
enflammés il sentait se presser la bouche de sa bien-aimée, il
paraissait oublier la douleur qui déchirait son sein et renaître encore
à la vie qui déjà, hélas! s'éteignait dans ses organes épuisés.

Tout fut inutile, et les efforts de l'art et les soins de la tendresse.
Le malade vit approcher sa fin, non pas avec résignation, car il n'en
est pas quand on meurt rempli des illusions de l'amour; mais il vit du
moins arriver l'instant fatal sans désespoir, car il sentait qu'il
allait expirer dans les bras d'une amie qui toujours garderait son
souvenir et pleurerait long-temps son trépas.

--Écoute, dit-il à sa bien-aimée quelques heures avant de la quitter
pour toujours; toi seule fus l'idole de ma vie. J'ignore encore en ce
moment quelle destinée me réserve le ciel. J'espère cependant qu'il
exaucera mes voeux. Mais comme il est possible que je succombe, je veux
dès aujourd'hui même assurer ton sort, remplir le plus sacré de mes
devoirs, et te donner enfin le nom qui devait me devenir si cher en le
partageant avec toi.... J'ai fait demander le pasteur et quelques-uns de
mes amis, pendant que, agenouillée sur le pied de mon lit, tu goûtais un
de ces instans de repos que la fatigue t'a rendus si nécessaires et qui
sont devenus si rares pour toi, depuis ma maladie.... Ne pleure pas, ma
tendre amie.... Si j'en crois ce que j'éprouve aujourd'hui, des jours
heureux peuvent encore nous être comptés par la Providence, et je sens
que je me trouverai mieux, plus satisfait, lorsque je pourrai te nommer
mon épouse.... Tiens, voici le pasteur; il vient avec nos amis pour
entendre nos sermens et consacrer notre union.... Ah! il m'était donc
encore donné d'avoir un jour de fête et de recevoir une consolation!...

Le pasteur de la colonie s'avança; il prit la main inanimée de Joséphine
pour l'unir à celle du malade, qui d'une voix expirante murmura les mots
que lui dictait le ministre de l'Évangile, et sous ses doigts convulsifs
la jeune épouse, prosternée auprès de la couche du moribond, sentit
bientôt avec effroi les doigts de son mari se raidir et se glacer....

Le nom de son amante, de son épouse, venait de s'exhaler avec le dernier
souffle de sa vie!

On entraîna loin de cette scène d'épouvante la malheureuse Joséphine
évanouie. Un lit de mort venait d'être pour elle l'autel de l'hyménée,
une couronne de cyprès sa couronne nuptiale, et un crêpe funèbre son
voile de nouvelle mariée....

Pendant huit jours, les habitans de la colonie portèrent le deuil de
l'homme auquel pendant long-temps leur destinée avait été confiée. Les
imposantes batteries qui défendent Sierra-Leone annoncèrent au loin, au
lugubre fracas de leurs canons tonnant à de courts intervalles, le
funeste événement qui venait de porter l'affliction dans tous les
coeurs, et les navires de la rade appiquèrent leurs vergues après avoir
arboré à demi-mât, pendant ces huit jours de tristesse, leur pavillon
national surmonté d'un crêpe.




CHAPITRE XI.

Retour en France.


Pendant que tous ces événements se passaient dans la colonie, les deux
aventuriers de _l'Aimable-Zéphyr_ s'étaient rendus à Anvers, sans se
douter bien certainement de l'élévation à laquelle il avait plu à la
Providence d'appeler la jeune passagère qu'ils avaient laissée à
Sierra-Leone.

A leur entrée dans le premier port de la Hollande, ces messieurs
s'étaient d'abord empressés d'offrir leur pacotille de lions à
l'admiration et à la curiosité des amateurs du lieu, et les deux animaux
avaient été trouvés magnifiques. Le roi même, voulant encourager ce que
les journaux du pays voulaient bien appeler les _beaux-arts_, avait
daigné engager les sociétés savantes à jeter un coup d'oeil sur ces deux
terribles sujets d'histoire naturelle, et l'un des courtisans de sa
majesté, désirant se rendre agréable à son souverain, avait fini par les
acheter au poids de l'or pour en faire cadeau à la ménagerie royale de
Bruxelles.

Le ministre de l'intérieur, jaloux de consacrer dignement cet acte de
munificence, s'était fait un devoir d'ordonner de mettre sur la cage en
fer des deux quadrupèdes: _Donné tel jour de telle année par M. le
comte N**** à la ménagerie de S. M. le roi._

A la faveur de cette inscription gravée sur le barreau de la cage en
fer, le courtisan s'était imaginé que son nom passerait à la postérité.

L'affaire jusque-là n'avait pas été trop mauvaise pour les commerçans de
_l'Aimable-Zéphyr_. M. Laurenfuite, toujours inventif, toujours fertile
en moyens honnêtes et fructueux, songea à la rendre encore meilleure.

Aussitôt qu'il vit ses lions vendus et payés, il se hâta de chercher à
Anvers des autorités discrètes et complaisantes. Il en trouva vingt pour
une.

Ces autorités obligeantes consentirent, moyennant un petit cadeau et
pour lui faire plaisir, à lui signer un procès-verbal attestant qu'elles
avaient vu et tâté les cadavres des deux lions morts dans la traversée
du navire. On détailla sur ce procès-verbal de décès le signalement des
deux animaux vivans destinés à aller embellir la ménagerie royale.

Munis de cette attestation véridique et pécuniaire, le capitaine et le
subrécargue se proposèrent innocemment de se faire payer par le
gouverneur anglais, à leur retour à Sierra-Leone, le montant de la
pacotille qu'ils seraient censés avoir perdue en route.

L'activité, l'économie et la probité sont, dit-on, trois bonnes choses
pour bien faire ses affaires; la friponnerie vaut souvent mieux à elle
toute seule que ces trois bonnes choses à la fois.

Il y avait quatre à cinq mois que _l'Aimable-Zéphyr_ avait quitté
Sierra-Leone, lorsqu'on le vit revenir d'Anvers avec un grand pavillon
en poupe et une longue flamme à la tête de son grand mât. Un corsaire
chargé d'or et de dépouilles ennemies à la fin d'une glorieuse
croisière, n'aurait pas eu l'air plus flamboyant que le brick du
capitaine Sautard.

En approchant de terre, il salua la rade de cinq à six coups de canon,
tirés par les deux mauvaises petites pièces qui se rouillaient sur son
pont.

A ces marques de politesse et à ces signes de déférence pour l'autorité
anglaise, les bâtimens mouillés dans les eaux de la colonie ne
répondirent que par de longs coups de canon envoyés tristement de minute
en minute.

Les échos lugubres des mornes qui entourent la ville répétèrent les sons
sinistres que l'airain des navires semblait exhaler sur les flots.

Le capitaine Sautard, armé de sa longue-vue, dirigea ses deux petits
yeux sur les bâtimens du port, et après avoir examiné attentivement
chacun d'eux, il s'écria:

--Dites donc, Laurenfuite, tous ces navires ont leurs vergues appiquées
et leur pavillon amené à demi-mât.

--Eh bien! que voulez-vous que j'y fasse? C'est quelque grosse tête du
pays qui aura avalé sa gaffe, et voilà tout.

--Voilà tout; mais si c'était notre homme?

--Ah! mais un instant, ne plaisantons pas! Mourir c'est fort bien; mais
il faut avant régler ses comptes.... Au surplus, il ne faut pas encore
nous inquiéter. D'ailleurs, ce brave homme de gouverneur avait une si
belle santé!

--Et ce sont justement ceux-là qui filent le plus vite leur câble par le
bout dans ces chiennes de colonies.

--Il se portait dix fois mieux que vous et moi.

--Tiens, pardieu, la belle raison! On se porte toujours bien avant de
tomber malade, et l'on en voit tous les jours qui meurent en pleine
santé.

--Allons, courons notre dernier bord à terre, et nous saurons à quoi
nous en tenir, car voilà que je commence à avoir peur aussi pour le
compte de notre débiteur.

Les pressentimens du capitaine Sautard ne l'avaient pas trompé. Il y
avait précisément une semaine que le gouverneur était mort, et le jour
de l'entrée de _l'Aimable-Zéphyr_ était tout justement celui où les
navires anglais allaient quitter les signes de deuil qu'ils avaient
arborés pour honorer la mémoire de l'illustre défunt.

Le premier soin du capitaine et du subrécargue, en descendant sur le
rivage, fut de s'informer du nom et de la qualité du mort dont on
célébrait si fastueusement les funérailles....

On leur répondit: C'est notre brave gouverneur que nous venons de
perdre!

--Ah! mon Dieu! s'écria le subrécargue, qui nous paiera à présent les
deux lions que nous avons eu aussi le malheur de perdre dans le voyage?

--Adressez-vous à sa veuve, lui répondit-on encore.

--A sa veuve! reprit le capitaine Sautard.

--Oui sans doute, à sa veuve, messieurs. Vous pourrez la voir, car
elle a reçu, depuis trois ou quatre jours, les complimens de condoléance
de toute la colonie.

Allons, se dirent nos trafiquans, adressons-nous donc à sa veuve. Et ils
se dirigèrent, le certificat du décès des deux lions à la main, vers la
demeure silencieuse de feu M. le gouverneur.

On annonce à la veuve éplorée la visite du capitaine et du subrécargue.

La triste épouse du défunt, recouverte de longs vêtemens de deuil,
s'avance lentement vers ses deux compatriotes, qui, les yeux baissés et
le dos voûté, saluent respectueusement la noble compagne de leur ancien
débiteur.

--Ah! bon Dieu du ciel! s'écrie le capitaine en reconnaissant la figure
mélancolique de Joséphine; c'est notre passagère!

--Oui, messieurs, c'est elle, leur répond la jeune femme. La Providence,
depuis votre absence, s'est jouée bien cruellement de mes destinées,
elle m'a rendue bien vite la plus fortunée des femmes pour me laisser la
plus malheureuse des épouses....

Et la douce et plaintive voix de Joséphine se perdit dans les sanglots
qui oppressaient son coeur.

Le capitaine, en voyant pleurer à chaudes larmes sa bonne et jolie
passagère, se prit aussi à pleurer, non pas le gouverneur qu'il ne
regrettait nullement, ni le prix des deux lions auxquels il ne pensait
plus en ce moment, mais il pleura de voir Joséphine pleurer.

M. Laurenfuite, assez embarrassé de sa contenance entre ces deux
douleurs simultanées, crut devoir aussi se livrer à une apparence de
sensibilité pour se donner un maintien décent. Mais toujours malheureux
dans ses tentatives ou ses simulacres d'attendrissement, en cherchant le
mouchoir parfumé qu'il avait fourré au fond de sa poche, il laissa
tomber l'extrait mortuaire des deux lions qu'il devait présenter au
gouverneur qui n'était plus.

La veuve, qui connaissait les deux hommes en face desquels elle se
trouvait, avait déjà deviné, à l'air de M. Laurenfuite, le motif réel
de sa démarche. Le papier qui s'était échappé des mains du subrécargue
sembla lui indiquer la justesse des conjectures qu'elle avait formées
sur la nature et le but de sa visite. Elle s'empressa, avec ce tact si
fin qui n'abandonne jamais les femmes dans quelque situation qu'elles se
trouvent, de prévenir les voeux de ses deux visiteurs.

--Mon mari, leur dit-elle après s'être remise un peu, m'a chargée, avant
qu'un sort impitoyable ne le ravît à ma tendresse, de quelques devoirs
que je tiens à remplir comme une de ses volontés les plus sacrées.... Il
avait contracté envers vous, messieurs, des obligations que vous aurez
la complaisance de me rappeler.

--Oh! madame, ce n'est pas encore le moment de parler de cela. Il s'agit
de si peu de chose!...

--Pardonnez-moi, monsieur. C'est un devoir pour moi, un devoir sacré que
je tiens à remplir et dont vous m'aiderez à m'acquitter; veuillez donc
me rappeler....

--Non, non, madame, cela se retrouvera, comme vous l'a déjà dit M.
Laurenfuite, et nous ne souffrirons pas....

--Capitaine, songez que vous me désobligeriez beaucoup en me refusant
aujourd'hui une satisfaction que je crois pouvoir réclamer comme un
service de vous, comme une consolation pour moi, la seule peut-être que
je puisse éprouver....

--Eh bien! madame, puisque vous l'exigez, et que le capitaine semble
consentir, j'ai l'honneur de vous remettre un certificat en règle qui
atteste, avec la signature des principales autorités d'Anvers, que les
deux lions que son excellence feu monseigneur le gouverneur nous avait
donnés en paiement, ont eu le malheur de mourir avant d'arriver à bon
port.

--Et le prix de ces deux lions doit vous être payé. Rien de plus juste,
mon mari m'en avait même parlé.

--Quoi! monsieur votre mari avait eu la bonté de vous parler de....

--Oui; j'en ai du moins un souvenir confus, mais je crois me rappeler
cependant qu'il m'a dit un mot de cette affaire.

--Et vous a-t-il dit aussi pour quelle affaire?...

--Non, mais il suffit que vous vous soyez entendus ensemble pour que je
m'empresse de satisfaire aux conditions de votre marché. Combien vous
dois-je, messieurs? La somme vous sera comptée immédiatement par mon
caissier.

--Une bagatelle, madame. Deux mille francs, voici les conditions
écrites.

--C'est bien, messieurs. Ces papiers deviendraient inutiles entre nous;
les deux mille francs vont vous être payés.

Cette sommé était une partie du prix auquel les malheureux avaient
vendu la pauvre Joséphine!

Le capitaine, en entendant sonner les écus qu'on leur comptait par ordre
de leur prétendue débitrice, se sentit des scrupules et presque des
remords.--C'est elle qui se paie de ses propres mains, se disait-il en
lui-même. Oh! il vaudrait cent fois mieux pour un honnête homme avoir
fait la traite des nègres!

M. Laurenfuite ne songea qu'à faire un reçu pour solde de tout compte au
caissier qui venait de lui remettre deux mille francs au lieu de quinze
cents francs dont il était convenu avec feu le gouverneur dans le cas où
les deux lions, qui se portaient fort bien à Bruxelles, seraient venus à
mourir dans la traversée.

--Maintenant, dit Joséphine au capitaine Sautard dès que le subrécargue
eut mis la main sur les espèces, il me reste un service à vous demander.

--Lequel, madame, parlez? Il n'y a rien, je le sens, que je ne fasse
pour vous, quand il faudrait me faire écorcher tout vif de la tête aux
pieds pour vous être agréable? Quel service puis-je être assez heureux
pour vous offrir?

--Celui de me ramener en France sur votre bâtiment, en France où il me
reste encore un vieux père et une si bonne mère! Mais vous ne me
ramènerez pas seule....

--Et avec qui donc, sans être trop curieux?

--Avec les restes de celui à qui je dois tout! avec la cendre du
meilleur, du plus délicat, du plus généreux des hommes! avec la cendre
de mon époux!

--Oh! les deux coquins de lions, se dit en lui-même le capitaine Sautard
en se mordant les lèvres de dépit et de remords; comme je vous les
aurais étranglés si j'avais pu savoir!... Deux lions, une femme comme
cela!... Ah! monsieur Laurenfuite, nous pouvons bien dire que nous
faisons deux grands scélérats, vous et moi!




II. UN CARACTÈRE DE MARIN.


Un jeune officier de marine de nos amis était parvenu, dans les ports de
mer que notre navire fréquentait depuis quelques années, à acquérir la
réputation d'homme à bonnes fortunes, sans que rien d'extraordinaire en
lui justifiât complètement à nos yeux les succès qu'il obtenait auprès
de presque toutes les femmes. Sainte-Elie, c'était le nom de notre
Faublas marin, était doué d'un caractère aimable, d'assez d'esprit, et
d'une figure qui, quoique un peu commune, pouvait passer pour assez
belle. Mais ces agrémens collectifs, que d'autres possédaient, au reste,
à un plus haut degré que lui, ne nous semblaient pas faits pour lui
valoir à peu près exclusivement les conquêtes qui nous échappaient, et
quelque disposés que nous fussions à lui pardonner en bons camarades les
avantages qu'il obtenait sur nous, quelquefois nous nous sentions portés
à accuser le beau sexe, ou de trop de bienveillance en faveur de notre
confrère, ou d'un peu d'injustice à notre égard. Les triomphes de
Sainte-Elie enfin nous empêchaient de dormir, nous autres pauvres
Thémistocles qui rêvions aussi des myrtes amoureux, et qui nous
trouvions réduits à glaner sur les traces de notre heureux émule.

Un jour que, seul avec ce conquérant fameux, j'avais amené à dessein la
conversation sur le chapitre des femmes, je me hasardai à demander à
notre vainqueur le moyen qu'il avait employé jusque-là si heureusement
pour soumettre à ses lois les beautés les plus rebelles. En ce temps-là,
comme on sait, le langage métaphorique était encore de mode, et ma
question se ressentait un peu, ainsi qu'on le voit, du beau style
classique de l'époque.

Mon ami me répondit: Autant que je puis te comprendre, tu veux me
demander comment je m'y prends pour obtenir quelques succès auprès des
femmes?

--Oui, lui dis-je; tu as parfaitement deviné mon intention.

--Eh bien! je vais t'expliquer ma méthode, et avec d'autant plus de
facilité, que ma manière d'agir avec les belles tient à un système fondé
sur les petites observations que j'ai eu occasion de faire dans le
monde.

Je prêtai l'attention la plus vive à la révélation que se préparait à me
faire Sainte-Elie. C'étaient les mystères du tabernacle qu'il allait
dévoiler aux regards étonnés d'un néophyte.

Il continua:

--J'ai cru observer, depuis le jour où, pour la première fois, je me
suis trouvé lancé dans ce qu'on appelle la société, que les femmes en
général se laissaient beaucoup moins séduire par les qualités
supérieures qu'elles rencontrent en nous, que par les dehors bizarres
qu'elles remarquent dans quelques-unes des individualités de notre
espèce. Le point important pour qui veut fixer un moment la mobilité de
leurs impressions, est de les frapper par quelque chose qu'elles ne
trouvent pas chez tout le monde; et pour y parvenir, il faut faire en
sorte de leur paraître un être à part, même au risque quelquefois de
passer pour ridicule. On serait beaucoup plus sûr, selon moi, de réussir
près d'elles par un défaut qui aurait son originalité, que par des
vertus qu'elles seraient réduites à admirer, comme partout on admire des
vertus. Cette amabilité banale que tant de gens possèdent à un si haut
degré, n'est pour la plupart du temps à leurs yeux qu'une chose de mise
qu'elles s'attendent à rencontrer chez tous les hommes un peu comme il
faut, comme du linge blanc chez le premier venu qui se présente dans un
salon. Mais réussissez, sans blesser les convenances, à avoir un ton à
vous, une manière d'être qui vous soit propre, une toilette même qui se
distingue par sa recherche ou son étrangeté de la foule des toilettes
ordinaires, vous attirez sur vous non pas le suffrage universel des
femmes, mais, ce qui vaut cent fois mieux, leur curiosité. C'est du
nouveau qu'il faut sans cesse à leur frivolité qui se lasse de tout, et
rien n'est plus irritant pour elles que le désir qu'elles éprouvent de
connaître ce qui les surprend par des points de dissemblance avec tout
ce qu'elles ont vu déjà. Hé! tiens, pour te rendre la comparaison plus
sensible et mon idée plus frappante, je me servirai ici d'un exemple
puisé en quelque sorte dans les choses de notre métier. En
mathématiques, tu le sais bien, on procède avec les quantités connues à
la recherche de la quantité inconnue. Eh bien! les femmes font, dans la
science usuelle de la vie, la même chose que nous en algèbre; elles ne
se servent des termes de proportion qu'elles connaissent, que pour se
donner le plaisir de deviner, quoi qu'il leur en coûte, les hommes
qu'elles se croient intéressées à connaître ou à déterminer. Je crois
t'avoir fait comprendre ma pensée, n'est-ce pas, et maintenant tu
entends bien ce que je veux dire?

--Oui, à peu près; va toujours ton train, je t'écoute.

--Fort bien! ce petit préambule était nécessaire pour arriver à ce qui
m'est personnel, et m'y voici. Avec un pareil système, ou du moins avec
une pareille maxime, tu penses bien que voulant réussir dans le monde,
et réussir surtout auprès des femmes, j'ai dû m'arranger de manière à
m'individualiser au sein de la société, en adoptant pour ainsi dire....
Comment t'expliquerai-je bien cela?... Ah! m'y voilà!... En adoptant en
quelque sorte certains points de rappel qui pussent servir à me faire
distinguer de la foule des jeunes gens que l'on voit paraître et
disparaître dans les salons qu'ils encombrent, sans laisser le plus
souvent dans l'imagination des belles qu'ils courtisent une seule trace
de leur apparition ou de leur passage....

Mon plan a bientôt été tracé; il n'était pas au reste fort difficile à
trouver, et l'exécution a répondu à mes espérances, ou même, si tu le
veux, à ma témérité.

Je me suis dit d'abord: ma qualité d'officier de marine et les habitudes
que l'on contracte dans l'exercice de notre profession ne sont plus un
moyen de se faire remarquer, aujourd'hui surtout qu'on ne croit plus aux
marins de comédie, et que tous nos confrères s'avisent d'être les plus
aimables petits-maîtres du beau monde. Mais ce titre d'officier de
marine, ai-je pensé, peut me servir du moins à faire contraste avec le
ton que je veux me donner et les petits talens que je prétends acquérir.
Puisqu'il faut du nouveau ou tout au moins du bizarre pour marquer sa
place dans la multitude des gens distingués, nous ferons du bizarre; et
j'en ai fait, sans me flatter, en assez grande quantité pour mon usage
particulier.

--Et comment cela?

--Tu vas le savoir. J'ai d'abord commencé par apprendre à pincer
très-bien de la harpe.

--Et l'on peut dire même que tu as fort bien réussi dans cette tentative
étrange pour ta position.

--Étrange, pardieu! je le crois bien! Un émule de Jean-Bart et de
Tourville arrondissant un bras nerveux sur un instrument qui n'est fait
que pour les jolies femmes!

Tous mes collègues se mettaient avec une recherche de bergers
d'opéra-comique et une régularité presque mathématique. Moi je me suis
appliqué à me mettre avec luxe, mais en laissant régner dans ma toilette
un abandon apparent qui cachait toute ma coquetterie.

Mes amis ou mes rivaux s'attachaient surtout à courtiser avec la
persévérance la plus exemplaire sans doute, mais quelquefois aussi la
plus cruelle, les beautés les plus remarquables. Moi je m'appliquais à
dédaigner les femmes qui attiraient à elles l'universalité des hommages.
Les Arianes abandonnées m'allaient mieux; avec elles je me trouvais une
surabondance d'amabilité et de gaîté que je feignais de perdre dès que
j'étais prié de faire danser ou chanter une beauté en renom, et quelques
jolies boudeuses, piquées au jeu, ne tardèrent pas à me dédommager de la
contrainte que je m'étais volontairement imposée en les fuyant, pour
m'en rapprocher plus tard avec plus de certitude et de profit.

--Oui, je me rappelle fort bien, en effet, que quelques-unes d'entre
elles t'ont dédommagé assez passablement à nos dépens, nous autres
pauvres adorateurs de bonne foi, si humblement dévoués aux caprices de
ce sexe injuste!

--Eh bien! que dirais-tu si je t'affirmais que pour conserver mes
conquêtes, il m'en a toujours moins coûté même que pour les faire?

--Je dirais, ma foi, que tu es un bien heureux coquin, et que tu as à
trop bon marché ce que les autres n'obtiennent quelquefois pas au prix
des soins les plus assidus et même des plus grands sacrifices.

--Mon moyen pour attacher mes maîtresses au joug que par surprise ou
autrement je leur avais imposé, a toujours aussi été fondé sur le
système dont je t'ai déjà parlé. Leur fidélité n'était que la
conséquence rigoureuse et inévitable du principe que je m'étais posé. La
bizarrerie de mes procédés avec ce que tu appelleras peut-être mes
victimes, égalait au moins la singularité des manières que j'affecte
encore dans le monde et auprès du sexe. Je vais t'expliquer encore
cette idée, qui a, je le vois bien, besoin de quelque développement pour
être entièrement comprise.

Quand je recevais, par exemple, mystérieusement dans ma chambre une de
mes conquêtes, et cela, soit dit ici sans fatuité, m'est arrivé plus
d'une fois, ne va pas t'imaginer qu'elle me voyait lui prodiguer toutes
ces attentions fades et ces soins minutieusement accablans dont la
plupart des hommes à bonnes fortune obsèdent les femmes qu'ils ont déjà
victimées. Loin de là; je commençais par me mettre à mon aise avec elle,
comme si j'avais été à bord. Une chemise bleue ou rouge, sur laquelle se
croisaient de riches bretelles; une cravate noire, négligemment retenue
par un diamant de prix, et quelquefois un chapeau ciré posé de côté sur
une chevelure assez passablement soignée, composaient presque toujours
ma toilette de rendez-vous. Je me mettais à mon piano ou je prenais une
harpe, comme par boutade, et quand je ne fumais pas un cigare en faisant
gémir un harmonieux instrument sous mes doigts capricieux, je chantais,
avec l'accent que tu me connais, une romance des plus tendres ou une
ariette des plus vives. Cette bigarrure d'habitudes un peu communes et
de manières distinguées, ce ton moitié marin et moitié petit-maître,
étonnaient d'abord un peu mes nouvelles maîtresses; mais j'avais bien
soin, pour ne pas trop les effrayer, de tempérer toujours un propos
leste ou un geste trop brusque par un compliment fin et délicat, ou par
quelque attention galante qui laissait voir à travers ma familiarité
d'emprunt le fond de l'homme comme il faut. Enfin, te le dirai-je, les
plus scrupuleuses beautés finissaient, non-seulement par se faire à la
singularité du ton que je prenais avec elles, mais encore par trouver
piquant l'assemblage des manières disparates qu'elles rencontraient en
moi, enfant indéfinissable de l'art et de la mer; et ce système m'a
toujours si bien réussi jusqu'à présent, que sur dix à douze jolies
femmes dont je suis parvenu à obtenir les bonnes grâces, pas une, je
puis le dire, ne m'a quitté la première. Je leur ai épargné à toutes
l'avantage et la gloire de l'initiative, car c'est toujours ton
serviteur qui les a prévenues en fait d'inconstance, ce qui te prouve
évidemment que j'ai su conserver tant que j'ai voulu les conquêtes que,
grâce à ma bizarre méthode, j'étais parvenu à faire dans la société.

Voilà, mon cher ami, par quels moyens merveilleux et par quel heureux
secret j'ai remporté ces triomphes qui vous surprennent tous, et qui
m'ont fait jusqu'ici tant d'envieux sans m'exposer toutefois au danger
de rencontrer beaucoup d'imitateurs, car j'ai trouvé dans la carrière
que je me suis ouverte bien plus de jaloux que de rivaux redoutables.
Je viens de déposer dans tes mains le talisman avec lequel j'ai volé de
succès en succès. Tu connais maintenant ma recette; elle n'est pas plus
difficile que cela, et tu peux en user. Tout ce que je réclame de toi,
c'est le silence le plus absolu sur la confidence que tu as reçue de mon
amitié. Je ne redoute nullement, à Dieu ne plaise! le _servum pecus_ des
imitateurs, mais je crains plus que tu ne peux te l'imaginer le ridicule
qu'une indiscrétion pourrait faire tomber sur moi, et c'est pour
l'éviter que je te prie en grâce de ne rien dire à mes camarades de ce
que j'appelle le système dont j'ai l'honneur d'être l'inventeur unique.

Je promis à Sainte-Elie la discrétion la plus inviolable, et après que
je lui eus donné ma parole d'honneur et qu'il l'eut reçue en me serrant
la main, nous nous égayâmes tous deux sur le compte de quelques-unes
des beautés qu'il avait eu le talent de soumettre à sa puissance par
l'habileté de sa tactique.

Nous nous trouvions alors en relâche dans la rade de Rochefort. Les
officiers de notre division faisaient les délices de la société du pays.
Deux ou trois fois par semaine les familles les plus aisées nous
réunissaient dans des soirées brillantes ou des bals du meilleur goût.
Pour peu qu'on eût de la voix ou quelque agilité dans les jarrets, il
fallait sans cesse chanter ou danser. C'était presque à n'y pas tenir,
et la plupart des jeunes gens de l'escadre se seraient plaints
volontiers de tout ce qu'on exigeait d'eux dans ces fêtes dont ils
étaient les héros, mais qui se succédaient peut-être avec trop de
rapidité. Le seul Sainte-Elie, toujours fidèle au système dont il
m'avait révélé les moyens et le but, se faisait remarquer par sa réserve
et par le peu d'empressement qu'il mettait à rechercher les plaisirs
dont nous commencions à être rassasiés. Quand il daignait paraître au
milieu de nous, il semblait ne se montrer que pour prendre en pitié les
peines que nous nous donnions pour nous rendre agréables aux beautés qui
composaient nos réunions.

La réputation de talent et d'amabilité qui l'avait précédé dans le beau
monde de Rochefort avait d'abord fixé sur lui l'attention de nos hôtes;
mais, rebelle à toutes les avances inutiles qu'on avait cru devoir faire
auprès de lui pour l'engager à chanter ou à accompagner nos belles
virtuoses, il avait fini par passer aux yeux des jeunes femmes et de nos
petites demoiselles pour un original qui attachait un trop haut prix
aux agrémens qu'on lui supposait. A la froideur calculée de son ton, on
avait répondu par une réserve excessive et on l'avait à peu près oublié.
Il ne demandait pas mieux.

Parmi les plus jolies personnes qui embellissaient nos soirées, tous
nous avions remarqué une jeune et piquante héritière qui jusque-là
passait pour avoir repoussé les hommages empressés de cent adorateurs.
Mlle Darmois joignait aux avantages de la beauté, la grâce et les talens
qui, dans le monde même le plus frivole, sont presque toujours préférés
à l'éclat des dons extérieurs. Mais sa réputation d'insensibilité et le
ton glacial de ses manières un peu sévères avaient bientôt suffi pour
éloigner d'elle les vainqueurs qui s'étaient d'abord promis la gloire
d'une conquête difficile, et cette autre _belle Arsène_, après avoir
fait naître autour d'elle une foule de téméraires prétentions, était
restée maîtresse de sa liberté et du trône sur lequel elle paraissait
vouloir régner seule.

Je ne prévois pas trop aujourd'hui jusqu'où cette belle personne aurait
poussé l'indifférence qu'elle semblait éprouver pour tout engagement
tendre ou sérieux, sans un petit incident qu'il est nécessaire de
rappeler pour arriver à la fin de mon histoire.

Un duo avec accompagnement obligé de harpe et de violon nous arriva de
Paris. Ce fut la nouvelle importante du jour. Le duo était charmant et
l'accompagnement peu facile. On chercha d'abord qui pourrait chanter et
surtout qui pourrait l'accompagner. Tous les yeux se portèrent sur Mlle
Darmois, qui avait une voix ravissante, et sur un grand jeune homme sec
et froid qui n'était pas trop mauvais musicien. Un violon fut de suite
trouvé, car on en trouve malheureusement partout;... on chercha ensuite
une harpiste, et on chercha vainement.... Nous nommâmes alors
Sainte-Elie, qui, après s'être fait prier un peu, accepta enfin le rôle
d'accompagnateur.

Pendant deux semaines le chanteur et le violon étudièrent, répétèrent et
macérèrent le malheureux duo. Le dédaigneux Sainte-Elie ne se rendit
qu'à la dernière répétition et se contenta d'indiquer seulement sur sa
harpe les notes essentielles, sans se donner la peine de faire connaître
son jeu et sa manière. Mlle Darmois parut un peu piquée du sans-façon de
notre musicien. Celui-ci ne demandait pas mieux.

Le grand jour marqué pour l'exécution du duo arriva. La foule s'y porta
de bonne heure comme pour une première représentation. Sainte-Elie ne
parut qu'après tous les autres et se fit même un peu attendre, avec
beaucoup d'impatience et de dépit par la chanteuse et le chanteur qu'il
devait accompagner. Enfin il daigna pourtant s'avancer sur l'estrade
qu'on avait préparée dans le salon pour les quatre acteurs de cette
petite scène de société. Tous les yeux se portèrent sur notre harpiste.
Sa mise était riche, mais peu recherchée; un habit bleu fort bien fait,
mais avec des boutons brillans, une cravate noire, un pantalon de
couleur et des bottes au lieu d'escarpins. On critiqua l'élégance
négligée de cette toilette, en remarquant que celui qui la portait était
un fort beau brun. Les dames, en faveur de cet avantage, parurent
excuser un peu la vulgarité de sa mise. Mlle Darmois, son cahier de
musique à la main, restait froide et silencieuse.

Sainte-Elie prend sa harpe avec assez d'indifférence. Il l'accorde en
amateur très-exercé. Ses mains sont assez belles pour un marin. Elles
sont surtout vives, agiles et souples. Les dames remarquent encore cet
avantage-là, et on aurait déjà pardonné à notre enseigne de vaisseau
plus que son ton sans gêne et sa cravate noire. Je crois même qu'il
aurait pu se montrer impunément impertinent. Les femmes ont quelquefois
une indulgence si inépuisable!

Le duo commence: la belle voix de Mlle Darmois s'élève, pure, mais un
peu tremblante. Le violon gémit; la harpe résonne, harmonieuse et
brillante comme la voix charmante qu'elle accompagne. Le jeune homme
grand et sec, qui doit chanter, fait de son mieux et donne tant qu'il
peut du gosier: on n'y fait pas seulement attention. Toutes les âmes,
tous les yeux sont pour la belle chanteuse et pour l'heureux
Sainte-Elie. Jamais, s'écrie-t-on, Olinda n'a chanté d'une manière aussi
ravissante. Jamais, disons-nous, notre camarade n'a accompagné personne
aussi délicieusement. C'est de l'inspiration, du délire musical. Tout le
monde est enchanté, transporté. On tressaille, on frémit, on trépigne,
et le magique duo s'achève au milieu d'une masse d'applaudissemens
frénétiques.

Mlle Darmois regagne sa place, toute émue, toute rouge, toute confuse de
son succès, sans que Sainte-Elie lui ait adressé ses félicitations.
C'est le grand sec qui la reconduit, en recueillant pour elle et en
s'adjoignant un peu pour lui tous les complimens dont on accable notre
jolie virtuose.

Le harpiste est aussi bientôt entouré d'une foule d'admirateurs, mais il
reçoit les éloges qu'on lui prodigue avec une froide politesse qui lui
épargne au moins les deux tiers des importunités que tout autre à sa
place aurait eues à subir à l'occasion de son talent. Il ne daigne
recevoir que les félicitations de ses amis. Moi, qui en raison de notre
intimité aurais pu me dispenser de lui présenter mes hommages, je
m'avance pour lui donner affectueusement une poignée de main. Mais
l'artiste triomphant prévient mon geste: il me prend et me serre le bras
avec force, et il se contente de me dire à l'oreille en disparaissant à
tous les yeux:

--Laisse porter la marée qui porte au vent!

Ces seuls mots, prononcés avec l'énergie significative que pouvait leur
donner un esprit pénétré de la conscience de sa force, venaient de me
révéler tout un plan et tout un système de séduction.... O grand homme!
m'écriai-je accablé du sentiment de mon infériorité.

Après le brusque départ de Sainte-Elie, Mlle Darmois, sur qui, par un
secret instinct d'amitié, je portais souvent les yeux pour le compte de
mon ami absent, me parut avoir l'air rêveur. La harpe de mon collègue
était restée là, mais inanimée, mais muette, et je crus m'apercevoir que
de temps à autre la pauvre jeune personne jetait plus volontiers ses
regards pensifs sur cette harpe que sur tout le reste de la société. On
lui demanda des contredanses qu'elle refusa avec distraction. On alla
jusqu'à lui proposer une valse, et elle se retira avec sa famille.

Quelques jours se passèrent sans qu'on revît notre camarade dans les
salons de Rochefort. Mais le perfide venait de marquer sa trace trop
profondément dans le cercle de nos connaissances, pour qu'on pût oublier
si tôt son souvenir.

Il reparut enfin, le sournois, mais avec toute sa gloire capitale,
augmentée même des intérêts qu'il avait laissé s'accumuler pendant son
absence calculée. Nos frivoles sociétés, qu'on dit si oublieuses, sont
cependant faites ainsi. Quelquefois elles paient avec usure aux absens
mêmes tout le plaisir qu'elles en ont reçu. Le tout est de savoir
marquer son passage dans le monde pour retrouver, quand on y revient,
une réputation toute faite, et cent fois mieux faite que si soi-même on
y avait mis les mains.

Cette fois, le dédaigneux Sainte-Elie était paré comme pour danser. Il
ne dansa cependant pas; mais vers la fin du bal, il alla avec beaucoup
de grâce, mais toutefois avec sa froide politesse, demander une valse à
Mlle Darmois, qui, avec non moins de froideur que son cavalier, lui
accorda, au grand étonnement des observateurs, la faveur qu'il venait de
solliciter.

J'ai vu, dans ma vie, bon nombre de gens tournoyer deux à deux de bien
des manières en rasant, au son d'un violon, les lambris d'un
appartement, mais je ne me souviens pas d'avoir vu une valse aussi
singulière que le fut celle de mon ami et de Mlle Darmois. L'un pivotait
raide comme un piquet, et l'autre suivait inanimée le mouvement de
rotation de son cavalier qui semblait, en attachant ses deux grands yeux
sur elle, la soumettre à une influence satanique. La valse démoniaque de
Méphistophélès m'a seule rappelé un peu celle que Sainte-Elie fit faire
à la belle Olinda.

Mais ce fut surtout quand notre valseur reconduisit sa dame à sa place,
qu'il me sembla le plus étonnant. Il la ramena sur son siége, à peu près
comme une victime qu'il aurait soumise à un charme surnaturel, et puis
après l'avoir rendue toute bouleversée à sa mère qui se disposait à lui
jeter un châle sur ses blanches épaules, il sortit enivré du triomphe
infernal qu'il croyait avoir remporté.

Je n'eus cette fois encore que le temps de lui demander s'il était
content de sa soirée, et il me répondit, avec un ton que je ne lui avais
pas encore trouvé: Cette femme est à moi depuis plus d'une heure.

Malgré la haute opinion que je commençais à avoir de la capacité de mon
collègue en fait de séduction, et malgré toute la confiance qu'il
paraissait mettre lui-même dans l'infaillibilité de son système, je
restai long-temps sans remarquer les progrès qu'il disait avoir faits
sur le coeur de celle qu'il avait résolu d'attacher à son char. Ce qu'il
avait la bonté d'appeler mon incrédulité semblait l'amuser beaucoup.

Un jour il vint à moi avec un air de satisfaction et de mystère. Il me
parut rempli de contentement de lui-même. Rien n'était plus naturel.

--Écoute bien, me dit-il; j'ai lu quelque part qu'un amoureux espagnol
mit le feu au logis de sa maîtresse pour se donner le plaisir ou le
mérite de la sauver des flammes. J'ai dressé un plan assez raisonnable
sur l'idée de cet acte de folie. Ce n'est cependant pas par le feu que
je prétends réussir auprès de Mlle Darmois....

--Je le crois pardieu bien! Il ne te manquerait plus que de vouloir la
brûler toute vive!

--C'est par l'eau que je prétends exciter au plus haut degré la
sensibilité qu'elle s'efforce de me cacher sous son air de froideur.

--Par l'eau! Je m'explique bien la folie de l'amant espagnol, mais je ne
comprends nullement ton projet.

--Je vais te l'expliquer en deux mots.

Nous devons, sous peu de jours, faire avec ces dames une partie de mer
à l'île d'Aix. C'est moi qui ai arrangé tout cela, et en ma qualité de
grand ordonnateur de la fête, je t'ai désigné pour gouverner un des
canots de la frégate. Mlle Darmois fera partie de la cargaison de femmes
que je te destine.

Nous ne partirons qu'avec bonne brise et nous louvoierons sur les côtes
de l'île, à peu de distance de terre.

--Fort bien, nous louvoierons, je ne demande pas mieux. Et après?

--Après? Tu vas savoir, parce que j'exige de ton amitié, l'étendue de la
confiance que j'ai placée en toi. C'est le secret de ma vie que je vais
déposer dans ton sein. Il faut qu'en louvoyant tu fasses en sorte de
chavirer ton embarcation.

--Chavirer mon embarcation avec ces dames, avec Mlle Darmois? Et
pourquoi cela, s'il vous plaît?

--Pour me fournir l'occasion de sauver, sans péril pour elle et pour
moi, la beauté que j'aime, car tu auras soin de ne faire cabaner ton
canot que sur une partie de la côte où tout le monde pourra avoir pied,
et là-dessus je m'en rapporte pleinement à ton expérience consommée et à
ta prudence reconnue.

--Grand merci de ta corvée! Pourquoi, puisque tu as tant envie de faire
prendre un bain à Mlle Darmois, ne pas la faire s'embarquer dans ton
canot et te charger toi-même de la feinte maladresse que tu veux mettre
sur mon compte?

--Que tu es peu prévoyant, mon bon ami, et que tu saisis mal l'ensemble
du plan que je viens de te confier? En faisant chavirer ton embarcation,
tu risqueras d'attacher, il est vrai, à cet événement une idée de
maladresse ou d'imprudence qui te nuirait peut-être dans l'esprit de
Mlle Darmois si tu lui faisais la cour. Mais que t'importe cela, à toi?
il ne peut en résulter rien de contrariant pour tes projets. Au lieu
que si je me chargeais de cette iniquité, je serais perdu à tout jamais,
et il faudrait renoncer à toutes mes espérances. Or, n'est-il pas plus
simple que tu te charges, par amitié pour moi, de tous les reproches,
s'il y en a à recevoir, et que je recueille tout le mérite du plus beau
et du plus noble dévoûment? Si j'étais à ta place et que tu fusses à la
mienne, je n'hésiterais pas à faire chavirer une frégate, pour peu que
ce sacrifice pût contribuer à ton bonheur. Consens-tu à me rendre le
service que je réclame de ton amitié?

--Je te suis sans doute on ne peut pas plus dévoué, et s'il ne fallait
que m'exposer seul pour ton bonheur, tu ne doutes pas, je pense, du zèle
avec lequel j'agirais. Mais ce que tu me proposes là demande réflexion,
et j'y penserai ayant de me décider.

--Oh! alors mon affaire est en bon train, car chez toi la réflexion ne
fait que fortifier les bons penchans du coeur. Mais surtout, puisqu'il
te faut le temps de la méditation, tâche de ne penser à mon projet que
seul et avec le plus grand mystère; car, ainsi que je te l'ai dit, c'est
le secret de ma vie que je t'ai livré.

Je promis à Sainte-Elie une discrétion inviolable. Je réfléchis une
bonne demi-journée, et je consentis à tout.

Nos dames et nos amis de Rochefort se rendirent à l'île d'Aix pour la
partie de canots qu'avait préparée de longue main notre collègue
Sainte-Elie. Trois des embarcations de notre frégate se trouvèrent
élégamment disposées à recevoir tous nos hôtes, partagés en trois
escouades entre les officiers du bord qui devaient commander et
gouverner la petite division. Sainte-Elie montait le grand canot, le
plus solide de tous; un de nos confrères le canot major, et moi le canot
du commandant, la plus jolie, mais aussi la plus légère de ces
embarcations.

Par l'effet d'un hasard qu'avait eu soin d'arranger l'ordonnateur de la
fête nautique, Mlle Darmois me tomba en partage en qualité de passagère,
et notre joyeuse société eut l'air de s'égayer malignement sur le compte
de Sainte-Elie, que le sort semblait avoir voulu séparer momentanément
de l'objet de sa pensée. Notre société était loin de se douter de la
destinée que mon complice et moi réservions à la beauté qui venait de
m'être confiée.

Trois autres dames et autant d'hommes accompagnèrent Mlle Darmois dans
le canot, où elle ne s'embarqua qu'avec une certaine hésitation. Pauvre
jeune personne qui semblait pressentir le mauvais tour que nous lui
préparions si froidement!... Pour moi, je l'avouerai, malgré tout le
dévoûment de mon amitié pour Sainte-Elie, j'éprouvai presque des remords
en voyant la naïveté avec laquelle la jolie Olinda se confiait à moi sur
ces flots qui paraissaient lui inspirer une crainte assez naturelle. Je
sentis que c'était un grand sacrifice que j'allais faire à mon ami, si
la brise venait à _fraîchir_ assez pour que je pusse faire chavirer
l'embarcation. Mais joignant le scrupule à une coupable intention, je me
promis bien de ne tenter mon mauvais coup que dans un endroit où il n'y
aurait aucun danger à courir pour personne.

Mon léger canot, monté de sept passagers et de huit bons et robustes
matelots du bord, n'était pas trop mal chargé dans les hauts.
Sainte-Elie avait eu soin de le lester très-peu dans les fonds, afin de
me donner plus de facilité pour le faire _cabaner_ en temps et lieu.
Nos perfides dispositions, comme on le voit, étaient prises à merveille.

A cinq heures du matin nous partîmes tous gaîment avec notre escadrille.
L'air était frais et pur, le ciel doux et serein. Le soleil caressait de
ses jaunes rayons la surface fumeuse de l'onde transparente. Nos
passagères étaient ravies; elles chantaient en choeur des refrains
charmans, que les échos sonores du rivage que nous _longions_ répétaient
d'une grotte à l'autre. Rien ne manquait à nos désirs, si ce n'est la
brise qui ne s'élevait pas.

Après avoir ramé une heure pour chercher sur la côte de l'île une anse
où nous pussions donner un coup de seine, nous découvrîmes une petite
crique qui nous parut devoir être poissonneuse. Nous abordâmes dans
cette partie: nos filets furent jetés en demi-cercle à la mer, et
bientôt nous eûmes la joie de pêcher quelques merlans et quelques
mulets, qui, des jolies mains de nos dames, glissèrent dans les poêles
que l'on avait déjà chauffées sur le feu de notre bivouac.

Les déjeûners improvisés de cette manière sont presque toujours
détestables, mais on les trouve toujours délicieux. C'est une chose si
capricieuse et si bizarre que notre appétit!

Le déjeûner fait, nous plions bagage. On s'embarque dans les canots, que
la houle balance mollement et que le clapottement de la mer vient
parfois heurter. La brise du large s'est formée, pendant notre halte de
pêcheurs, dans la petite anse. Vite nous appareillons.

Sainte-Elie, avant de se rembarquer dans son grand canot, a passé près
de moi et m'a dit à voix basse:

--Le temps est beau pour notre mauvais coup; mais comme ils viennent de
déjeûner, il faut louvoyer pendant une heure, pour qu'ils aient le temps
de faire la digestion avant de prendre leur bain.

Touchante précaution hygiénique! Mon ami prévoyait tout avec la plus
admirable sagacité. Je n'en ai plus trouvé de son espèce.

Nous louvoyons donc, et à mesure que nous courons des bordées, le vent
_fraîchit_. Je continue à porter toutes voiles dehors. Personne n'a le
mal de mer à bord; mais tous mes passagers, en voyant de temps à autre
le bord de dessous le vent raser l'eau bouillonnante avec la rapidité de
la foudre, commencent à avoir peur. Mlle Darmois, la main appuyée sur le
rebord de l'embarcation, ne me dissimule plus ses craintes; elle me
supplie de la ramener à terre, en faisant à chaque lame qui nous secoue
un bond qu'elle accompagne d'un cri de frayeur. Trop galant pour
refuser la grâce qu'elle implore, je _laisse arriver_ sur l'île d'Aix,
dans un endroit où j'ai remarqué un joli sable que recouvrent tout au
plus deux pieds et demi à trois pieds d'eau. Sainte-Elie, qui observe
attentivement ma manoeuvre, me suit à deux longueurs de canot. Nous
filons tous deux avec vitesse et toutes voiles dehors; puis, lorsque je
me crois à peu près sûr de mon affaire, je reviens au vent comme pour
éviter un rocher que je dis avoir soudainement aperçu. J'ordonne de
border les voiles à plat. La brise que nous recevons au plus près a
augmenté. L'homme placé à l'écoute de misaine, et qui n'a qu'à filer
cette écoute pour soulager l'embarcation, me regarde comme pour me
demander s'il faut filer. Je lui fais signe de tenir bon. Une petite
rafale nous tombe en ce moment à bord: on ne pouvait désirer mieux. Mon
canot se couche sous l'effort de la risée; la mer embarque par dessous
le vent; un cri d'effroi part; mes passagers tombent ou plutôt sautent à
l'eau. Ils se débattent et barbottent comme des gens qui se noient.
Sainte-Elie, qui a guetté le moment favorable de se dévouer, s'est
élancé dans les flots, et nageant comme un marsouin, il arrive pour
saisir Mlle Darmois et l'arracher, au prix de ses jours, au péril d'une
mort certaine, qu'elle ne court pas. Mais au moment où le courageux
amant va pour s'emparer de sa maîtresse, celle-ci a trouvé pied sur le
fond, et, debout sur le sable, semble recouvrer, avec la certitude
d'être sauvée, le calme qu'elle avait perdu depuis le départ. Les autres
passagers et passagères en ont fait autant que Mlle Darmois, et le
pauvre Sainte-Elie, obligé de prendre aussi pied sur le sable, n'arrive
tout juste que pour offrir sa main à ces dames, qu'il reconduit à terre
toutes mouillées, et encore un peu effrayées du danger qu'elles croient
avoir couru.

Pour moi, tristement occupé avec mes canotiers à vider mon embarcation à
moitié remplie d'eau, je ne revins à terre que pour recevoir les
reproches de tout le monde sur ce qu'on appelait mon imprudence, et
l'expression des regrets de Sainte-Elie sur ce qu'il nommait mon peu
d'adresse.

Quant à lui, toujours supérieur aux circonstances, et, ce qui est encore
bien plus difficile, toujours supérieur au ridicule, il eut l'esprit de
faire répéter dans tout Rochefort qu'il avait bravé les plus grands
dangers pour sauver Mlle Darmois, qui n'en avait couru aucun. Une telle
aventure prouvait trop bien l'amour du jeune officier pour la riche
héritière, et un tel dévoûment méritait une trop belle récompense, pour
que la fière Mlle Darmois ne se montrât pas favorablement disposée à
accueillir les voeux d'un homme que l'opinion publique trouvait si
digne de devenir son époux.

Les deux amans se marièrent un mois juste après mon coup de maladresse.
Je fus invité de la noce par mon ami, qui, satisfait de posséder une
jolie femme et une grande fortune, prit le très-sage parti de ne plus
naviguer.

Long-temps après avoir quitté les jeunes époux dont j'avais si
obscurément contribué à faire le bonheur, je débarquai à Rochefort, à la
suite d'un grand voyage. Un de mes premiers soins en revoyant les lieux
encore remplis des souvenirs que j'y avais attachés en me dévouant pour
mon ami, fut de m'informer du sort de mon cher et ancien collègue.

Les habitués du lieu me répondirent: M. de Sainte-Elie! Il se porte
toujours bien. Il est maire de..., à quatre lieues d'ici. C'est lui qui
a fait bâtir presque tout l'endroit. On dit qu'il a doublé sa fortune en
faisant construire des églises dans trois ou quatre communes voisines.

--Bah! vous plaisantez! m'écriai-je. Est-ce qu'il irait à la messe à
présent?

--Mais sans doute qu'il y va par spéculation, et pour faire valoir sa
marchandise.

--La chose est singulière, et je rirais ma foi de bien bon coeur de le
voir dévot, et qui pis est encore, maire de campagne....

--Ma foi! si vous tenez tant à le voir dévot et maire, vous pouvez tout
en chassant vous donner ce double plaisir-là. Le pays abonde en gibier,
et il n'y a qu'une promenade d'ici à....

Dès le lendemain je pris un fusil et une carnassière, et suivi de mon
épagneul, j'allai en voisin rendre une visite à mon ami Sainte-Elie, que
je voulais surprendre agréablement en me présentant à lui sans façon,
après trois ou quatre années d'absence.

Je rencontrai bientôt, non loin d'un village et de quelques édifices
nouvellement bâtis, un homme coiffé d'un large chapeau en paille, vêtu à
la légère, et paraissant donner des ordres à quelques tailleurs de
pierre répandus çà et là sur un terrain couvert de chaux et d'ardoises.

Au moment où je me disposais à demander la route que je devais suivre
pour me rendre au village de..., l'individu au chapeau de paille lève la
tête, et me montre la figure de mon ami Sainte-Elie lui-même....

--Et comment va? me dit-il avec assez de bienveillance avant que
l'étonnement que j'éprouvais me permît de lui adresser un mot....

Je lui sautai d'abord au cou, et il m'embrassa d'un assez bon coeur.
Puis me prenant la main, il me dit: Je vous aurais à peine reconnu à la
figure, sans votre son de voix qui est toujours resté le même.

--Ah ça! lui dis-je, il me semble, mon ami, qu'anciennement nous nous
tutoyions?

--Ah! c'est vrai, me répondit-il.... C'est que depuis le temps!...

--Oui, le temps de nos folies, n'est-ce pas? Te rappelles-tu notre
embarcation chavirant sentimentalement pour t'offrir l'occasion de
sauver ta femme, qui, après le naufrage, n'avait de l'eau que jusqu'à la
ceinture tout au plus?

--Oui, oui! je me rappelle tout cela, et mille autres sottises de ce
genre.... Et maintenant que faites-vous, ou plutôt que fais-tu?

--Je navigue toujours pour mes péchés et la gloire du pavillon français.
Et toi, te voilà riche et considéré, époux et père, magistrat et gros
propriétaire. Qui aurait dit cela quand tu te mettais des chemises
bleues pour intéresser les belles que tu attirais aux accords de ton
suborneur de piano? Et en touches-tu toujours?...

--Oui..., oui... quelquefois... pour me distraire.... Maître Languy,
voici une poutrelle que je vous avais dit de faire transporter sous le
hangar pour la faire mieux équarrir du bout.

--Et ta jeune et intéressante épouse, comment est-elle? Il me tarde de
lui présenter les hommages du plus ancien ami de son mari....

--Dans ce moment-ci, je te dirai qu'elle souffre un peu, et qu'elle
n'est guère en état de.... Voilà encore, maître Languy, une pile
d'ardoises qu'il aurait fallu faire ranger au pied du pignon de la
crèche.

--Ah! tu crains que ta femme ne puisse me recevoir? Diable! c'est
fâcheux, moi qui arrivais en toute hâte pour....

--Oui, comme je te l'ai dit, elle est assez gravement indisposée; mais
pour peu cependant que tu y tiennes, je me ferai un vrai plaisir de....

--Non, non, mon bon ami Sainte-Elie.... J'y tenais en arrivant ici; mais
à présent j'y tiens beaucoup moins.... Je vais continuer ma promenade,
pour te laisser tout entier aux travaux importans qui sollicitent toute
ton attention.... Mon chien m'attend, et je te quitte en te souhaitant
la continuation de toutes tes prospérités.

--Mais que veux-tu dire? Pourquoi partir lorsque tu arrives à peine, et
qu'il y a si long-temps que nous ne nous sommes vus? Reste donc, je t'en
prie....

--Non, monsieur, je ne reste pas, et je pars à l'instant même!

--Comment! de vrais et bons amis comme nous.... Est-ce que tu serais
fâché, par hasard?

--Fâché, non; ce n'est pas le mot.

--Mais qu'as-tu donc enfin, mon bon ami?

A ce mot de bon ami, je sifflai mon épagneul, qui vint à moi avec la
rapidité de l'éclair, en me caressant avec plus de vivacité qu'il ne
l'avait jamais fait.... Je rendis à ce pauvre animal toutes les caresses
qu'il me prodiguait, comme pour me venger de l'accueil que je venais de
recevoir de mon ancien intime. Je m'éloignai précipitamment avec mon
chien, sans daigner répondre à toutes les peines que se donnait M. de
Sainte-Elie pour me retenir....

Oh! combien j'aurais craint de perdre mon pauvre épagneul! C'était ça un
véritable ami!

Je viens de retracer un caractère de marin que je n'ai rencontré qu'une
seule fois dans ma vie.




III. TOUTES-NATIONS, ou LE PETIT FORBAN.

Historiette de mer.


Un capitaine de navire du commerce m'a raconté l'aventure qu'on va lire.

Je sortais avec un bon vent d'est du port du Hâvre, chargé de quelques
centaines de ballots de marchandises destinés pour la Guadeloupe. Les
gendarmes et les douaniers, gens que l'on quitte les derniers et que
l'on revoit toujours les premiers, m'avaient fait l'honneur de
s'assurer, à mon départ, que je n'avais strictement à bord que la
quantité des marchandises déclarées, et le nombre fort exact des hommes
de mon équipage. Mon rôle et mon manifeste m'avaient été remis fort en
règle après cette dernière inspection, et les agens du fisc et de la
force publique m'avaient dit: Adieu capitaine, bon voyage. Politesse
d'usage à laquelle je m'étais permis de répondre, toujours selon l'usage
aussi: _Que le diable vous emporte!_ Voeu éternel des capitaines, que le
diable n'a pas encore daigné exaucer.

La brise nous favorisa assez pour qu'en deux jours nous nous
trouvassions hors de la Manche, c'est-à-dire hors de ce périlleux
cul-de-sac maritime que forment les côtes escarpées de l'Angleterre en
se rapprochant des côtes dangereuses de la Bretagne et de la Normandie.

Une fois libre de ces inquiétudes trop naturelles qu'inspire toujours à
tous les capitaines la vue des terres et des écueils dont on veut
s'éloigner, j'ordonnai à mon maître d'équipage de visiter soigneusement
la cale pour s'assurer de la parfaite stabilité de notre cargaison.
Quelques forts coups de roulis essuyés en courant vent arrière m'avaient
fait craindre que notre arrimage, exécuté un peu à la hâte, n'eût
éprouvé quelques vicissitudes depuis notre départ.

Maître Boissauveur, après une heure d'examen, sans doute fort
consciencieux, montra enfin au grand panneau sa physionomie toute
méditative, sur laquelle je crus apercevoir une légère teinte d'ironie
et d'inquiétude. Une sueur abondante, qui m'attestait toute la peine
qu'il s'était donnée dans sa longue inspection, ruisselait sur son
visage tant soit peu bronzé au soleil. Après avoir passé avec
complaisance ses larges mains goudronnées sur son front pensif et
gluant, il vint à moi pour me rendre compte des résultats de sa mission.

Sa contenance était embarrassée, je m'attendais aux circonlocutions dont
il avait soin d'allonger et de revêtir sa conversation toujours
métaphorique; je jugeai à propos de provoquer en ces termes la réponse
qu'il se disposait à me faire:

--Eh bien! maître Boissauveur, avez-vous trouvé tout en bon état dans la
cale?

--Oui, capitaine; pour ce qui est de la marchandise, on peut dire que
tout est parfaitement à son poste, et rien de ce que j'ai arrimé
moi-même n'a eu la _chose_ de bouger.

--Vous avez eu bien soin sans doute de vous assurer que les barriques
posées sur le lest n'avaient pas coulé, n'est-ce pas?

--Rien, comme je me suis fait l'honneur de vous le _réciter_, n'a
souffert le moindrement du monde. J'ai été jusqu'à compter les petits
barils qui sont sur l'avant, et aucune des pièces composant
machinalement la cargaison ne manque à l'appel, Dieu merci! Le
chargement finalement n'a pas diminué... au contraire!

--Comment, _au contraire_! Est-ce que par hasard il aurait augmenté?

--Je ne dis pas encore cela. Mais ça c'est vu nonobstant quelquefois.

--Comment! vous avez vu des chargemens augmenter au bout de deux ou
trois jours de mer?

--Avec de l'expérience, capitaine, on voit à la mer bien des choses
qu'on ne voit pas à terre. Une fois, dans un voyage de mulets, sous
votre respect, comme je vais avoir l'avantage de vous le dire, nous
avons eu, avec le capitaine Iturbide, trois mules qui nous ont fait des
petits; car, voyez-vous, des cargaisons de mulets et de nègres, c'est
des chargemens qui, comme on dit, peuvent profiter à l'armateur. Une
marchandise qui fait des petits est de tout temps et en tout pays ce
qu'on peut appeler une bonne marchandise.

--Oui, mais ici ce n'est pas le cas. Nous n'avons sous nos écoutilles ni
mules ni nègres.

--Vous avez peut-être sous vos écoutilles, capitaine, plus que vous ne
pensez vous-même dans le moment actuel. Souvent ça c'est vu d'être plus
riche qu'on ne croit, à la mer s'entend; car à terre ça peut être
autrement. Ce n'est pas d'ailleurs mon affaire.

--Que voulez-vous dire, décidément, maître Boissauveur? Avez-vous trouvé
quelque chose dans la cale, quelque chose de plus que ce que nous avons
cru embarquer.

--Tenez, capitaine, puisqu'il faut d'une manière ou de l'autre amener
les huniers en grand sur le ton, je vous dirai donc, sans aller chercher
midi à quatorze heures et sans louvoyer, comme j'ai eu l'honneur de le
faire, contre la marée et le vent, je vous dirai donc.... Ma foi! que le
bon Dieu m'emporte! je ne sais pas trop ce que je vous dirai donc, au
bout du compte, pour vous faire avaler celle-là sans courir la bordée de
vous mettre de mauvais poil....

--Ah ça! aurez-vous bientôt fini? Qu'avez-vous trouvé dans la cale?

--C'est que vous allez donner un suif au second et à moi peut-être bien
aussi pour n'avoir pas mieux visité cette cale au départ. Mais c'est
qu'il y a tant de choses à faire quand on appareille, qu'il faudrait
avoir trente-six mille douzaines d'yeux pour en avoir un seulement sur
chaque chose un peu _éveillative_.

--Me direz-vous enfin ce que vous avez à me dire?

--Eh bien! j'ai à vous dire que j'ai trouvé en bas, entre les barriques
de ce que vous savez bien, un homme en supplément, qui s'était embarqué
par dessus le bord au départ, quoi!

--Un homme! Et quel est cet homme? Répondez.

--C'est un homme qui est avec une femme, une grosse femme même, à ce que
j'ai pu voir; car quand les écoutilles ne sont pas ouvertes en grand,
voyez-vous, on ne voit pas aussi clair que le jour, dans le fond de ce
grand gueux de navire.

--Faites-moi monter de suite cet homme et cette femme.

--Oui, capitaine. Ce ne sera pas long.

Maître Boissauveur, en passant sur l'avant, cria aux hommes qui
l'écoutaient en souriant depuis un quart d'heure:

--Dites donc, vous autres, si vous n'avez rien à faire, descendez-moi
deux pour hâler de dedans la cale à tribord-devant le particulier et la
particulière dont j'ai fait le rapport, que vous m'avez entendu débiter,
au capitaine.

--Oui, maître Boissauveur.

--Vous les trouverez, entendez-vous bien, entre les boucauts d'en à
bord. Le particulier est un grand, mince, brun, et la femme une grosse,
moyenne taille, ni grande, ni petite. Capitaine, ils vont venir dans le
moment actuel; ne vous impatientez pas tant, comme j'ai l'honneur de le
voir dans le moment actuel.

Un long matelot, à la figure maigre, ne tarda pas à sortir de la grande
écoutille, et après avoir roulé d'assez gros yeux noirs autour de lui,
avec l'air de défiance d'un chat que l'on vient de sortir d'un sac, il
s'approcha de moi la casquette de loutre à la main.

--D'où vient que vous vous êtes permis de vous cacher comme vous l'avez
fait à bord de mon navire?

--Capitan, me répondit-il avec un accent moitié italien et moitié grec
qui sentait déjà le renégat, c'est qué jé voulais m'en aller pour rien
avecqué vous.

--Merci de la préférence! Mais pourquoi ne cherchiez-vous pas à vous
embarquer comme matelot à bord de quelque navire, si vous êtes marin?

--Capitan, comme jé suis estrangèr et que jé souis à cé qu'on dit oun
mauvais soujet, vous n'auriez pas voulu dé ma personne put-être.

--D'où êtes-vous?

--Un peu dé tous les pays, capitan.

--Quelle est votre intention en vous rendant à la Guadeloupe?

--Dé gagner honnêtement ma vie si jé pouis, et si jé ne pouis pas, dé
la gagner comme jé pourrai autrement.

--Voilà de la franchise au moins. Mais si maintenant, pour vous punir de
l'audace que vous avez eue en vous cachant à mon bord, je ne vous
donnais pas de vivres....

--Oh! jé sais bien que vous êtes trop bon pour mé laisser mourire de
faim sous vos yeux pendant toute oune traversée; d'ailleurs je
travaillerai à bord pour ma nourriture et celle de ma femme.

--De votre femme! Où donc est-elle cette femme, que je la voie un peu?

--Tenez, capitaine, voilà ce beau morceau de créature, s'écria maître
Boissauveur en poussant sur le gaillard d'arrière une grosse paysanne
coiffée à la cauchoise et faisant claquer sur le pont la paire de gros
sabots dont elle était chaussée.

--Bien le bonjour, messieurs, nous dit-elle en nous adressant une
révérence dans le genre de celles que font les paysannes
d'opéra-comique pour faire rire leur parterre.

--Pourquoi, lui demandai-je, vous êtes-vous cachée à bord avec cet
homme?

--Avec cet homme-là? Mais tiens, pardienne, mon bon monsieur, je me suis
_muchée_ d'avecque lui, parce que c'est quasi mon mari.

--Votre mari?

--Mais bié sûr, tiens; il me l'a bié dit du moins.

--Êtes-vous bien réellement mariés ensemble?

--Si ce n'est pas, il ne s'en faut guère. A la colonie il m'épousera
tout de bon. Et puis, s'il ne m'épouse pas là, il y aura des juges et un
Code pénal.

--Quel est votre nom?

--_Françouaise_-el-Lefèvre, native de Caudebec, pour vous servir si j'en
étions capable.

--Et savez-vous le nom de votre prétendu mari, ou plutôt de celui qui
vous a débauchée?

--Débauchée! Apprenez que je suis une honnête fille, et que je ne me
suis jamais laissée aller en débauche! Tiens, celui-là! Débauchée!
débauchée vous-même, entendez-vous!

--Qu'on fasse retirer cette femme.... Vous lui ferez donner un hamac
dans la cambuse, où elle couchera seule; elle recevra une ration comme
son mari, qui prendra son hamac dans le logement de l'équipage.

L'heureux couple, assez content de l'audience que je venais de lui
donner, se retira sur le gaillard d'avant, où les hommes du bord ne
tardèrent pas à faire connaissance avec l'un et l'autre époux.

Le cuisinier se chargea d'abord d'employer utilement la paysanne
cauchoise, à qui il fit subir préalablement un examen assez étendu sur
ses connaissances pratiques en fait de préparations alimentaires.

--Dites donc, ma grosse mère, lui demanda-t-il, savez-vous un peu
proprement laver les assiettes et soigner le feu?

--Laver les assiettes! tiens, pardienne! On mange donc dans des
assiettes ici, censément comme dans les grandes maisons.

--C'te question! Et la partie du _soignage_ du feu, qu'en dites-vous? La
grosse mère ne me paraît pas très-forte sur cet article. Comment vous
tirerez vous de là?

--Je vous dis que je soignerai le feu tout aussi bien que vous, grand
vilain marmiton d' malheu!

Et tout le monde de rire aux dépens du chef interrogant.

L'examen se termina là.

Le nom du mari ou du soi-disant mari de la Cauchoise fut bientôt trouvé.
Les malins du bord l'appelèrent _Toutes-Nations_, en égard à sa figure
cosmopolite, car on pouvait juger à l'inspection seule de la physionomie
du drôle qu'il m'avait dit vrai en m'avouant qu'il se croyait un peu de
tous les pays.

Pendant le reste de la traversée, je n'eus au surplus qu'à me louer du
zèle que les deux époux apportèrent à remplir les devoirs qu'on leur
avait assignés à bord de mon navire. Toutes-Nations était un excellent
matelot, toujours gai, toujours content, et ne boudant jamais sur la
besogne qu'on lui donnait à faire pour lui offrir l'occasion de gagner
son passage. Sa robuste femme, vouée plus particulièrement aux travaux
de la cuisine, se faisait un plaisir d'aider le chef et le mousse dans
tous les préparatifs qui avaient quelque rapport avec le service de la
table de la chambre, et celui de la chaudière de l'équipage. Dans les
momens dont elle pouvait disposer entre les apprêts du déjeûner et ceux
du dîner, elle se faisait un devoir de raccommoder les effets que les
matelots confiaient à son adresse. Le soir, quand la fraîcheur de la
brise invitait l'équipage, fatigué de la chaleur et des travaux du jour,
à danser sur le pont, Mme Toutes-Nations se faisait très-rarement prier
pour accepter les contredanses ou les walses qu'un instrumentiste
bas-breton accompagnait aux sons criards de son biniou. Une grande dame
ne se serait pas mise plus promptement qu'elle, ni de meilleure grâce,
au fait des usages du bord. Il fallait voir aussi avec quel complaisant
orgueil monsieur son mari suivait les mouvemens élégans de sa chère
moitié, suant à grosses gouttes dans les bras des walseurs qui la
faisaient tourner comme un cabestan sur le gaillard d'arrière.
Toutes-Nations avait le bon esprit de n'être pas plus jaloux que sa
femme ne se montrait mijaurée: c'étaient des époux assortis en tous
points. Mais une seule chose manquait à leur félicité. J'avais eu soin
de ne permettre aucune communication intime entre les deux conjoints,
jusqu'à preuve complète de la réalité de leur union, et cette preuve
n'était pas chose facile à acquérir. Pendant le jour je m'amusais, avec
un peu de cruauté peut-être, des oeillades dévorantes qu'ils se
lançaient et des tendres privations qu'ils paraissaient éprouver. Mais
les moeurs, que je voulais faire respecter à bord, me semblaient devoir
passer avant la compassion que parfois les deux amans m'inspiraient. Ils
souffraient, mais l'ordre et la régularité voulaient qu'ils
souffrissent.

A peine fûmes-nous arrivés à la Basse-Terre, lieu de ma destination, que
je m'empressai de déclarer au commissaire de marine et au procureur du
roi la présence illicite à mon bord des deux passagers qui m'étaient
survenus après mon départ.

Le commissaire des classes voulut voir les deux délinquans.

--Diable! s'écria l'administrateur en appréciant en vrai amateur
l'embonpoint de la Cauchoise, voilà une gaillarde d'une fraîcheur
remarquable. On dirait d'une grosse rose épanouie, et c'est chose fort
agréable au moins sous ces climats brûlans qui fanent ou qui noircissent
si vite toutes les jeunes personnes. Son âge? Votre âge, ma robuste et
belle enfant?

--Vingt-cinq ans pour vous servir, monsieur, si j'en étions capable.

--Comment, si vous en êtes capable? mais je le crois pardieu bien, et
que de reste. Ah! ah! ah! comprenez-vous, monsieur le capitaine, la
naïveté de la réponse.... Non, mais c'est que cet accent traînard me
semble si singulier! Il me rappelle d'une manière toute particulière ce
bon pays de France qui produit de si belles luronnes....

--Voici, monsieur le commissaire, l'homme qui s'est glissé à bord avec
cette femme.

--Comment te nommes-tu, mon garçon?

--Je né mé nommé rien, monsieur mon commissairé.

--Rien; mais c'est bien peu de chose. On a cependant un nom, que diable!

--Mettez Toutes-Nations, si vous voulez. Jé n'y tiens pas dou tout.

--Et ton pays?

--Jé souis de Toutes-Nations aussi, comme lou dit mon nom dé raccroc.

--Mais voyons donc, entendons-nous un peu. Est-ce ton nom ou celui de
ton pays, que Toutes-Nations?

--Ça m'est égal. Mettez tout ce que vous voudrez.

--Où sont tes papiers?... Ce gaillard-là m'a l'air d'un assez mauvais
sujet.

--Coumé jé né sais pas liré, jé n'ai pas pourté dé _papiels_ avecqué
moi.

--Belle raison, ma foi! Allons, tout cela s'expliquera en temps et lieu,
car je compte bien ne pas perdre ce drôle et cette drôlesse de vue
pendant leur séjour dans la colonie. En attendant, monsieur le
capitaine, je vais faire décharger votre rôle de la responsabilité qui
aurait pesé sur vous si à votre arrivée vous n'aviez pas fait la
déclaration rigoureuse exigée par nos lois maritimes en pareille
circonstance.... Mais, en vérité, cette grosse réjouie ne me paraît pas
trop mal pour une femme d'occasion. Non, mais c'est qu'elle vous a même
des yeux qui semblent vouloir dire quelque chose.... A propos, comment
vous nommez-vous? car il est probable qu'entre vous deux vous aurez au
moins un nom.

--Françouaise el Lefèvre, pour vous servir, mon beau monsieur.

--Toujours pour me servir. C'est en vérité unique, et je voudrais déjà
que cela fût vrai, tant cette.... Eh bien! Françouaise, puisque
_Françouaise_ il y a, allez vous reposer des fatigues de votre
traversée, et soyez toujours bien sage, pour conserver s'il est possible
votre énorme embonpoint et les roses prononcées de votre teint normand.
Allez, ma fille, allez, nous nous reverrons dans peu.

--Vous êtes bien bon, monsieur el commissaire.

--Pas trop _boun_, murmura entre ses trente-deux dents M. Toutes-Nations
en lançant sur le chef de bureau un de ces regards en dessous où se
peignaient la défiance et la jalousie conjugales, ou du moins presque
conjugales.

Débarrassé du couple aventurier, je m'occupai fort peu de ce qu'il était
devenu et de ce qu'il avait pu faire pour subsister depuis son
débarquement.

Un jour ayant eu sujet de faire quelques reproches à mon maître
d'équipage, le métaphorique Boissauveur, sur l'état dans lequel il
s'était présenté la veille à bord, après une copieuse ribotte, le
coupable contrit me répondit:

--C'est l'occasion, comme dit l'autre, mon capitaine, qui fait le larron
ou plutôt le biberon. Une supposition, que vous rencontriez à terre un
ami qui vous dirait, parlant à votre personne: Je me marie et je vous
invite à ma noce; vous allez tout bonifacement pour _nocifier_. On boit,
le vin est bon, et la gaîté va de l'avant. On chante et on vous demande
un petit couplet de chanson. Et si par hasard il vous arrivait comme à
moi de vous griser en chantant, plutôt qu'en boissonnant, que
feriez-vous vous-même, mon capitaine?

--Je ne chanterais pas.

--Ceci est très-facile à dire; mais la pratique, voyez-vous, est un
navire à gouverner, et la théorie un navire à l'ancre. Dans le port tout
le monde est marin, à la mer il n'y a que les hommes qui sont des
hommes, et moi, mon capitaine, je puis dire que je suis un homme de mon
état. Quand je suis entre la _vergue et les rabans_, j'aimerais mieux me
jeter en vrac dans le lac _cacafouin_, la tête la première et les
boutons de guêtre en l'air, que de manquer de respect à n'importe quel
chef; car, comme dit cet autre, un chef est toujours un chef, aussi bien
pour l'homme en ribotte que pour _l'à jeun_.

--Tout cela est fort bien; mais une autre fois je vous engage à être
plus réservé dans votre conduite.

--C'est ce que je vous promets en vous remerciant, mon capitaine; mais
c'est ce que je ne vous jure pas.

--Comment c'est ce que vous ne me jurez pas?

--Non, je ne veux pas vous tromper. La chair est faible, et il ne faut
pas trop tenter la chair. Et si, comme je vous le disais, foi de Breton,
un particulier comme ce géomètre de Toutes-Nations, que vous connaissez
bien sans qu'il soit besoin de vous le réciter, venait encore me dire:
Maître Boissauveur, je me marie avec la grosse Cauchoise; je lui dirais:
Mon garçon, je serai de la noce, pourvu qu'il y ait de la gaîté à ton
mariage et un peu de liquide pour arroser ton _amarrage conjongal_.

--Ah! Toutes-Nations s'est donc marié?

--Ceci est un fait reconnu. Comment, mon capitaine, vous ne saviez donc
pas l'événement?

--Pas le moins du monde.

--En ce cas je vais, si vous voulez me le permettre, vous raconter
comment la chose s'est pratiquée.

Vous savez bien d'abord, sans qu'il soit besoin de vous....

--Oui, je sais tout jusqu'à son arrivée en ce pays.

--En ce cas tant mieux, parce qu'il ne sera pas nécessaire de vous dire
la façon par laquelle il s'était caché avec sa grosse dondon dans la
cale entre deux barils, que vous m'avez ordonné d'aller les chercher.

--Non; venons-en de suite au mariage.

--Vous avez raison, d'autant mieux que le mariage est la chose la plus
sainte possible pour ne pas faire des petits garçons et des petites
filles qui vont à l'hospice des Enfans-Trouvés.... Ne vous mangez pas le
sang, mon capitaine, me voilà à l'affaire de Toutes-Nations.

L'individu me rencontre dimanche dernier; oui, c'était bien dimanche
dernier que j'ai pris mon plein à sa noce. Pour lors il me dit: C'est
vous, maîtré Boissauveur?

--Oui, que je lui réponds; je crois effectivement que c'est moi.

--Ah! jé souis bien countent dé vous trouver.

--Et moi aussi, que je réponds; car si je ne me retrouvais pas chaque
matin, ça me jugulerait un peu. Vous savez assez, capitaine, qu'il a un
accent pas trop chrétien, Toutes-Nations.

--Je me souis marié hier à l'église, à ce qu'il me dit pour donner un
peu de _largue_ dans les voiles à la conversation.

--Comment! que je lui dis, tu t'es marié à l'église sans papiers?

--Avecqué vingt gourdes il n'y a pas besoin de certificats, qu'il me
répond. Et c'était juste; l'argent est le meilleur papier qu'il est
possible, en religion comme en toute autre chose connue. Après cela, il
me dit: Aujourd'hui nous faisons les noçailles avecqué quelques amis.

--Comment! que je réponds encore, tu as aussi des amis déjà à la
Basse-Terre?

--Oui, toujours avecqué des gourdes. C'était encore juste; car les amis
c'est comme la crasse, ça s'attache toujours à l'argent, qui passe de
main en main jusqu'au plus vilain.

--Je serais bien _countent_, me fit encore mon _charabia_, si vous
vouliez mé fairé l'_hounour_ d'assister à ma noce.

--A l'église? non, mon ami, je n'en mange pas encore.

--Non, cé n'est pas à l'église, puisqué c'est déjà fait. C'est à la
noce, à table.

--A table, c'est différent, j'en serai et je te ferai l'_hounour_.

Voilà comme quoi je me suis trouvé entraîné à boire un coup de plus qu'à
l'ordinaire, et à prendre une barrique en dessus de ma jauge.

--Ainsi donc, ajoutai-je en engageant Boissauveur à ne plus retomber
dans la même faute, ainsi donc Toutes-Nations a trouvé assez d'argent
pour se marier et pour vivre jusqu'ici à terre?

--De l'argent, je vous crois bien! il en a tant qu'il en peut porter.
C'est un matelot riche finalement. Et puis ça vous est si économe!

--Économe, fort bien; mais comment a-t-il pu économiser sur ce qu'il
n'avait pas? Un malheureux qui s'est embarqué par dessus le bord pour ne
pas mourir de faim!

--Oui, qu'il vous a dit sans doute; mais, comme je me le suis laissé
dire, il n'y a pas de si misérable ni de si _rafalé_ que celui-là qui se
met dans la boule de crier misère plus haut que la rafale! Vous savez
bien, sans qu'il soit besoin de v'là ce que c'est, vous savez bien sans
doute ce jour où vous m'avez envoyé dans la cale pour hisser sur le pont
Toutes-Nations et madame son épouse soi-disant?

--Oui pardieu, je suis assez bien payé pour me le rappeler!

--Eh bien! puisque vous vous en souvenez, vous vous rappelez sans doute
aussi que le particulier vous dit que c'était par besoin qu'il avait
pris la liberté de se cacher à bord de nous.

--Oui, je me le rappelle très-bien encore.

--Eh bien, il mentait comme un gueux qu'il est, le _calomniateur_!

--Il avait donc quelque chose, et n'était pas sans ressources?

--Il avait des doublons et des louis d'or cousus plein sa veste et son
pantalon, comme cette doublure est cousue sur mon gilet, et c'est moi,
Henri-Stanislas Boissauveur, qui vous le dis.

--Tout cela est un peu singulier. Mais au fait tant mieux pour ce pauvre
diable et pour la malheureuse qu'il a amenée avec lui.

--Malheureuse! oui, allez! C'est mis déjà comme la femme d'un capitaine
de vaisseau. C'est mis même d'une façon si _burlesque_, que si je voyais
mon épouse _acastillée_ comme madame Toutes-Nations, ma première idée
serait de monter dans son grément pour le raser comme un ponton. Mais
enfin, que voulez-vous! quand on est protégé par un commissaire de
l'inscription et classes pour les gens de mer, on peut bien friser le
pavé un peu proprement.

--Le commissaire de la marine la protége donc cette grosse idiote?

--Oui, et joliment encore, d'après ce que je me suis laissé dire. Son
mari doit acheter un sloop caboteur pour faire la navigation de terre en
terre entre les îles, pendant que l'autre, vous m'entendez bien, courra
des bordées au plus près du vent, sur ses côtes à lui; car pour naviguer
dans les parages du cotillon, il n'y a pas besoin d'être plus marin
qu'un commissaire; vous comprenez bien que de reste....

--C'est son affaire, au surplus, et non pas la nôtre.

--Vous avez raison, mon capitaine. C'est son affaire, et comme dit la
vieille chanson:


          Depuis long-temps je me suis aperçu
          De l'agrément qu'il y a d'être....


Votre serviteur, mon capitaine; c'était à seule fin de vous demander
votre permission pour faire reprendre la _patte-d'oie_ de notre _corne_,
qui a molli un peu dans les temps chauds. Car, voyez-vous, sans qu'il
soit besoin de vous le faire savoir, les _cornes_, ça pèse dur
quelquefois sur les _pattes-d'oie_....

Viens-t'en ici deux hommes me frapper un palant sur le bout de cette
_corne_, de la corne du navire s'entend.

Après un assez long séjour à la Basse-Terre, je mis sous voiles avec
une assez bonne cargaison, destinée pour la France.

La route que prennent les navires qui quittent les Iles-du-Vent pour
revenir en Europe est loin d'être bien directe. Comme, sous les
tropiques, les vents que l'on nomme _alisés_ et qui soufflent toujours
de la même partie, seraient contraires à la direction des navires qui
voudraient, pour revenir en Europe, reprendre le chemin qu'ils ont déjà
parcouru pour se rendre aux Antilles, il faut que ces bâtimens se
servent autant que possible des brises alisées qui règnent dans les
parages qu'ils quittent, pour s'élever jusqu'aux latitudes où commencent
les vents variables, les vents généraux avec lesquels il est facile
ensuite de se diriger comme on veut vers un point déterminé. Cette
espèce de circumnavigation que l'on est obligé de faire pour _ruser_ en
quelque sorte avec les vents alisés, et éluder la loi générale qui les
produit, se nomme _débouquer_. Les parages qu'il faut parcourir en
faisant ce circuit maritime s'appellent, par dérivation du mot
principal, _les débouquemens_.

Dans ces mers des débouquemens, qui s'étendent, pour les navires qui
fréquentent la Martinique et la Guadeloupe, depuis le quinzième degré de
latitude jusqu'au trentième à peu près, on rencontre ordinairement une
foule de petits bâtimens caboteurs faisant la navigation entre toutes
les îles de l'Archipel, ou un grand nombre de navires américains se
rendant des ports de l'Union dans les Antilles. Ce n'est pas, je vous
jure, un spectacle peu curieux et peu amusant que celui que présentent
toutes ces voiles blanches reluisant au beau soleil du tropique, sur
ces mers azurées, parsemées de gros îlots aux formes bizarres, couronnés
de magnifiques nuages, et élevant jusqu'aux cieux leurs sommets couverts
d'opulentes récoltes ou de forêts inaccessibles. Jamais dans ces climats
remplis d'une si douce indolence, sur ces flots que les brises embaumées
semblent plutôt caresser qu'agiter, je n'ai éprouvé un seul instant
d'ennui ou de vide. Respirer, là, c'est vivre; voir, c'est presque agir,
et s'oublier au sein de cet air tiède et enivrant, c'est jouir.

Mon navire, paisible comme nous, fendait depuis trente-six heures ces
mers fortunées, couronné encore, pour ainsi dire, des présens de la
terre à laquelle il venait de s'arracher, car sous nos hunes pendaient
de verts régimes de bananes et de jaunes giraumonds, et dans les filets
de notre arrière et le canot de porte-manteau se pressaient des
milliers d'oranges et des touffes de magnifiques ananas. Aucune
inquiétude ne m'agitait encore; le temps était si beau et la brise de
l'est si régulière! C'était pour les froides mers que nous allions
chercher, et les vents violens du banc de Terre-Neuve, vers lequel nous
nous avançions, qu'il fallait réserver toute ma sollicitude et ma
prévoyance.

Mais dans les débouquemens j'étais encore si bien! Une douzaine de
caboteurs traversant le canal entre Antigues et Monserrat, et autant de
goëlettes américaines, avaient passé depuis le matin le long de mon
navire; je voyais déjà Nièves, cette île à la configuration fantastique,
se perdant dans les nues auxquelles elle a emprunté son poétique nom.
Pendant que, tout entier à mes rêveries contemplatives, je laissais
derrière moi les objets du magnifique panorama au milieu duquel me
transportait mon navire, une petite barque, qui paraissait être sortie
d'entre les rochers de Nièves, se rapprochait de nous en louvoyant et en
étendant sur les flots bleuâtres qu'elle effleurait ses voiles blanches
comme les ailes d'une mauve. Je ne commençai à prêter attention à la
manoeuvre de ce caboteur que lorsque je le vis courir définitivement sur
nous, de manière à me faire supposer qu'il avait l'intention de me
parler ou de me couper le chemin. Je demandai ma longue-vue pour mieux
voir que je ne le faisais encore à l'oeil nu la forme et l'espèce de ce
petit navire.

C'était un sloop assez bien voilé et passablement tenu; une vingtaine de
noirs ou de mulâtres paraissaient s'être groupés par curiosité sur
l'avant de son pont, comme pour m'examiner plus à leur aise. A
l'apparence assez mesquine du bateau et à la mine des gens de son
équipage, je ne crus pas avoir beaucoup de crainte à concevoir sur la
singularité de sa manoeuvre. Si, ce qui n'est pas probable, me dit mon
second, cette espèce de _bon-boat_ voulait faire de ses farces avec
nous, nous ne serions pas long-temps à en venir à bout, ne fût-ce qu'à
coups de barre d'anspect.

--C'est égal, dis-je à mes gens, chargeons toujours nos deux caronades
par précaution, et montons sur le pont les douze fusils de la chambre.

Notre branle-bas de combat se trouva bientôt fait, grâce au peu de
préparatifs que le petit nombre des armes dont nous pouvions disposer me
permettait de faire.

Le sloop, qui marchait beaucoup mieux que nous, surtout avec la petite
brise que nous avions et qui ne convenait guère à un grand bâtiment
aussi chargé que le nôtre, le sloop n'eut pas de peine à nous
approcher. Mais les apprêts hostiles qu'il nous vit faire semblèrent
rendre sa manoeuvre plus circonspecte. Il hissa au bout de son pic un
énorme pavillon français presque aussi large que toute sa grande voile,
et prenant la même bordée que celle que nous courions, sans pourtant
chercher à nous passer au vent, il cargua le point d'amure de sa grande
voile et amena sa trinquette pour ne pas aller plus de l'avant que nous,
et conformer sa marche à notre vitesse.

Dans cette position, et après ce mouvement, j'eus tout le loisir de
l'examiner comme je le désirais. Nous aurions continué probablement de
courir ainsi assez long-temps l'un à côté de l'autre, si l'homme qui me
paraissait être le patron ou le capitaine de la barque ne s'était pas
décidé à prendre la parole.

Perché sur l'arrière de son bateau, du côté de tribord, je vis un nègre
lui passer un long porte-voix, et je me préparai à recevoir les
questions qu'il voudrait bien m'adresser, ou les communications qu'il
lui plairait peut-être de me faire.

--_Oh! du navire! oh!_ s'écria le capitaine mon confrère avec un accent
que tous mes hommes et moi nous crûmes reconnaître.

--Holà! lui répondis-je sans trop me déranger et sans paraître attacher
beaucoup d'importance à ce qu'il allait me dire.

--Comment si nomme _lou bastiment_!

--Qu'est-ce que cela vous fait?

Le capitaine interrogant, peu satisfait probablement de ma réponse, se
mit à se concerter un moment avec ceux de ses gens qui se trouvaient
autour de lui.... Puis, après un instant de consultation et
d'hésitation, il me cria:

--C'est pour savoir _lou_ nom dé _lou bastiment_.

--Eh bien! passez à poupe: il est écrit en grosses lettres derrière.

--Mais, c'est qué nous né savouns pas lire à bord!

--Alors, continuez votre route, et laissez-moi tranquille.

En ce moment, maître Boissauveur, qui depuis la courte conversation qui
venait d'avoir lieu s'était tenu la figure appuyée sur le bossoir de
dessous le vent, comme un chat qui guette une souris, passa derrière, le
chapeau à la main, et me dit:

--Capitaine, excusez-moi si je me mêle ici d'une chose qui peut-être
naturellement ne me regarde pas trop; mais c'est que, voyez-vous, j'ai
une _doutance_, et sans qu'il soit besoin de vous le dire....

--Au contraire, c'est qu'il faut le dire, si c'est utile.

--Utile, c'est si l'on veut; mais si vous ne le voulez pas, bien
entendu, comme vous êtes maître à votre bord, ce ne serait pas plus
utile que toute autre chose.

--Allons! de quoi s'agit-il définitivement!

--Il s'agit définitivement, capitaine, que cette espèce de capitaine de
_risque-tout_, qui hêle là dans son porte-voix d'embêtement, est
Toutes-Nations, pas davantage, suivant mon idée.

A peine maître Boissauveur m'avait-il fait part de ce qu'il appelait sa
doutance, que le capitaine du petit sloop, au milieu du grand mouvement
qui paraissait avoir lieu parmi son équipage, se mit à me hurler.

--Capitan, pardoun, je ne vous reconnaissais point! C'est que,
voyez-vous, vous avez changé do peinturé à lou vostre navire, depuis qué
jé ne l'ai pas visto.

--Comment! c'est toi, mauvais sujet de Toutes-Nations, et que fais-tu
ici?...

--Oui, c'est moi!... Je fais, capitan, que je cherche à gagner ma vie
_honnêtement_.... Voulez-vous me permettre d'aborder vostre navire, li
temps il est beau.

Je ne savais trop que faire dans cette circonstance. Le plus sûr
peut-être aurait été de refuser. Mais par curiosité ou par complaisance,
je laissai faire le drôle, qui, sans attendre ma réponse, força un peu
de voiles, et élongea mon navire de bout en bout avec son sloop.

Quand il se trouva le long de mon bord, je lui ordonnai de défendre à la
négraille qu'il avait sur son pont de mettre le pied chez moi; et, d'un
ton qui sentait le commandement, il baragouina aussitôt en mauvais
espagnol à son équipage quelques mots qui me semblèrent être l'ordre de
ne pas quitter le sloop sans sa permission. Pour lui il ne se fit pas
prier pour sauter comme un singe sur mon gaillard d'arrière, et après
m'avoir salué avec une affectueuse vivacité, il alla embrasser tout mon
monde devant.

La joie de mon équipage parut au moins égale à celle qu'éprouvait
Toutes-Nations à revoir ses anciens amis. Mes matelots demandèrent qu'on
leur avançât leur ration à la cambuse pour fêter la rencontre de
Toutes-Nations; mais celui-ci, avant qu'ils pussent avoir obtenu une
réponse de moi, ordonna, après avoir toutefois sollicité ma permission,
à un homme de son bord d'apporter du Madère et des grands verres. Les
bouteilles du précieux liquide furent vidées en un instant. Le fastueux
Toutes-Nations voulut renouveler sa politesse, mais une injonction de ma
part lui interdit, au grand regret de mes gens, une galanterie dont je
redoutais les conséquences.

Quand je crus avoir laissé à mon homme tout le temps nécessaire pour
prendre ses ébats au sein des anciens camarades qu'il semblait retrouver
avec tant de bonheur, je l'invitai à venir me parler, pour m'expliquer
comment il se faisait que je l'eusse rencontré dans ces parages avec un
équipage aussi fort que celui qu'il avait à bord de son sloop.

--Capitan, me répondit le drôle, jé navigue ici, parcé qu'il y a
toujours quelque petité chose à faire pour moi autour dé la Guadeloupe,
et j'ai oun fourt équipaze, parcé qué moun commerce il lé veut.

--Et quel est le commerce que tu fais?

--Oun commerce d'échanze avecqué los navires qué jé rencountre.

--Que donnes-tu donc à ces navires?

--Peu dé chose; mais je leur prends tout cé qu'ils ount dé boun.

--Tu fais donc la piraterie, coquin que tu es?

--Noun, pas tout-à-fait, mais je tâche dé gagner ma vie lé plus
honnêtement possible, en perdant lé moins qué jé peux.

--Jolie manière de gagner ta vie honnêtement! Tu ne sais donc pas le
danger que tu cours en arrêtant ainsi les navires au passage pour les
piller comme tu fais?

--Quel danzer dounc, moun capitan?

--Pardieu, celui de te faire pendre comme forban!

--Comme forban? Je vole, il est vrai, un petit peu; mais zamais jé n'ai
_toué_ personne. Ah! voyez-vous, c'est que je suis oun galant homme,
pauvre, mais honnête. Tenez, capitan, voici ici la liste dé les navires
qué j'ai rencontrés, et vous y verrez, parcé qué vous savez lire, vous,
qué les capitaines m'ont dounné un certificat comme quoi par lesquels je
les ai bien traités en né leur prenant que leurs vivres et quelqués
petites choses.

La liste de ce vulgaire forban était en règle, et ses comptes de
piraterie en très-bon état. Deux ou trois capitaines de ma connaissance
avaient même poussé la bonté jusqu'à certifier que la conduite de
Toutes-Nations avait été parfaite à leur égard; trop heureux,
ajoutaient-ils dans leur déclaration, de s'être retirés de ses griffes
au prix de quelques bagatelles qu'ils lui avaient laissé prendre.

--C'est bien! répondis-je à mon écumeur de mer; tes papiers sont
très-réguliers, et avec cela tu ne t'exposes qu'à te faire crocher au
bout d'une vergue.

--Vous croyez, capitan, reprit-il avec tranquillité! jé vois qué vous
voulez plaisanter. Mais dites-moi, jé crois qué quand vous m'avez vu
vous approcher, vous avez eu oun peu peur, n'est-ce pas?

--Mais il me semble que d'après votre manoeuvre, il y avait quelque
raison de ne pas être très-rassuré.

--Eh bien! voilà cé qui mé fait plaisir à moi! J'aime bien à faire pur
aux bastimens qué jé rencontre. Ah ça! escoutez; voulez-vous mé faire
l'amitié d'accepter dé moi oune pétite chose? C'est oun pétit baril de
boun vin d'Oporto qué jé l'ai pris à oun grand couquin dé capitan
anglais qui mé faisait oune grimace dou diable quand je lou ai dégagé de
sa cambouse tout ce qui né lé gênait pas. Ce pétit baril de vin d'Oporto
sera pour vous rappéler dé moi, du pauvre Toutes-Nations, quand vous
boirez un bon coup à sa vilaine santé!

--Grand merci! je ne veux nullement me charger de ton cadeau volé.

--Vous né voulez pas donc mé faire plaisir, à moi qui voulais vous
rendre oun service?

--Le service le plus signalé que tu puisses me rendre, c'est celui de me
quitter et de me laisser continuer ma route.

--Comment! vous né voulez pas accepter seulement mon pétit baril? Vous
n'avez pas raison, mon capitan. Jé né suis pas toujours d'aussi belle
houmour. A bord des autres navires jé né donne pas, jé prends; et à bord
de celui-ci, jé veux donner et l'on né veut pas prendre.... Vous mé
permettrez bien cépendant de danser au moins une pétite contredanse
avecqué vos hommes et dé boire tranquillement un pétit coup dé partance,
à votre chère santé et vostre bon viage?

Ma conversation avec Toutes-Nations, dont je désirais vivement me
débarrasser, se serait probablement prolongée au-delà des limites que
j'aurais voulu lui assigner, sans un incident inattendu qui vint y
mettre brusquement un terme.

Maître Boissauveur, qui s'était perché sous un prétexte quelconque sur
le couronnement du navire, comme pour visiter l'écoute du gui, mais bien
réellement pour ne pas perdre un mot de mon entretien avec
Toutes-Nations, se prit à crier en regardant derrière: _Navire!_

--_Navire?_ s'écria aussitôt Toutes-Nations en me quittant pour courir
vers le maître. Et où donc voyez-vous un navire, maître Boissauveur?

--Pardieu! où je le vois? et où ce qu'il est apparemment, car il me
serait bigrement difficile de le voir peut-être là où ce qu'il ne serait
pas! Tu ne vois donc pas, maître forban que tu es, dans la direction de
ma main, un ship qui s'est couvert de toile!... Il est pourtant assez
gros comme ça et assez près de nous, sans qu'il soit besoin de te le
dire, espèce de pas grand'chose!

Toutes-Nations n'eut pas plutôt jeté les yeux sur la partie de
l'horizon que lui indiquait Boissauveur d'une façon un peu dédaigneuse,
que je le vis monter comme un chat dans mes grands haubans pour mieux
observer apparemment le navire aperçu; mais perdant pour le coup sa
loquacité ordinaire, il redescendit bientôt des barres de perroquet sans
dire mot et avec autant d'agilité qu'il en avait mis pour y monter.

--A revoir, bon viage, capitan, me dit-il une fois descendu sur le pont.
C'est un bastiment qué jé veux visiter, et à celui-là, jé né lui
donnerai pas un pétit baril d'Oporto.

Sauter comme un fou à bord de sa barque, larguer les amarres qui le
retenaient le long de mon navire, et laisser arriver vent arrière pour
courir sur le bâtiment en vue, ne fut pour mon drôle que l'affaire de
quelques minutes.

--Vous entendrez avant oune hure parler de moi, capitane, me cria-t-il
dans son porte-voix en me quittant. Bon viage, bon viage; qué lé boun
Dieu vous emporte!

--Bon voyage, coquin! lui répondis-je, et prends garde de te faire
pendre.

Je continuai ma route après le départ de ce forban d'une nouvelle
espèce, en réfléchissant au péril que, sans trop le savoir peut-être,
courait ce pauvre diable qui croyait gagner sa vie honnêtement en
pillant les navires qu'il rencontrait sur son chemin et si près des
croiseurs.

--Oh! ce charabia-là, dit maître Boissauveur en le voyant prendre sa
bordée, fera son beurre avant peu, tandis que nous, pauvres bigres, nous
ne faisons que carotter sur mer avec décence et probité.

Toutes-Nations me l'avait bien dit, qu'avant une heure j'entendrais
parler de lui. Mais ce fut une bouche à feu qui me parla du drôle; car
une heure s'était à peine écoulée depuis notre séparation, que
j'entendis sur l'arrière de nous, retentir comme un coup de tonnerre, un
coup de canon sourd et lointain.

Je vis, avec le secours de ma longue-vue, la petite barque de
Toutes-Nations aborder le grand navire qu'il avait approché, et le coup
de canon me parut être sorti du flanc d'un grand bâtiment.

Cette scène sembla déconcerter un peu les gens de mon équipage, qui peu
de temps auparavant m'avaient eu l'air de trouver admirable le genre de
vie que leur camarade forban s'était décidé à prendre dans ces parages.

La nuit vint avec ses milliers d'étoiles scintillantes s'étendre sur la
mer que continuait à caresser une brise ronde et fraîche. Aucun de mes
hommes ne descendit se coucher. Tous paraissaient attendre quelque
événement digne de leur curiosité ou de leur sollicitude, et je ferai
remarquer ici en passant que rarement cet instinct curieux des matelots,
quand il est excité par quelque incident un peu grave, les trompe sur
les choses possibles qui doivent arriver.

Pendant près de trois ou quatre heures, mes yeux, quelques efforts que
je fisse pour chasser loin de moi ma préoccupation, ne cessèrent de se
tourner du côté où j'avais vu le sloop de Toutes-Nations aborder le
navire qui avait paru dans nos eaux. A minuit sonnant le quart fut
changé, et les hommes qui étaient restés sur le pont sans être de
service prirent la garde à leur tour sans que leurs camarades pensassent
à aller se reposer. Désirant inspirer à mon équipage une sécurité que
je n'avais pas moi-même, je pris la résolution de descendre dans ma
chambre; et, après avoir donné des ordres à mon second, je me disposais
à quitter le gaillard d'arrière, lorsqu'en posant le pied sur l'escalier
du dôme, je crus voir non loin de mon navire une grosse masse noire qui
tombait sur nous.

Je n'avais que trop bien vu.

Cette grosse masse noire qui s'avançait n'était autre chose qu'un grand
bâtiment dont la marche était si supérieure à la nôtre, qu'en très-peu
de temps il nous eut gagnés de manière à pouvoir nous héler.

Je me préparai à subir les interrogations que le capitaine du bâtiment,
devenu mon voisin, ne tarderait pas, selon toute probabilité, à
m'adresser; car je ne pouvais me dissimuler qu'en me chassant comme il
le faisait, et en s'approchant autant de moi qu'il lui avait été
possible, il n'entrât dans son plan de me parler.

Malgré toute la curiosité qu'excitait en moi l'approche nocturne de ce
diable de navire, je ne pouvais assez bien le distinguer pour savoir à
quelle espèce de bâtiment j'allais avoir affaire.

Il me présentait obstinément son avant en courant dans mes eaux, et dans
cette position, et surtout au milieu de l'obscurité qui régnait sur les
flots, il ne m'était guère possible de me faire une idée bien précise
sur sa force et sur sa forme.

Peu de minutes suffirent pour me tirer d'incertitude.

Un long coup de sifflet de silence, parti de son gaillard d'avant,
m'anonça que j'allais être interrogé par le commandant d'un navire de
guerre.

--Oh! du trois mâts! oh! furent les premiers mots qui me furent adressés
d'une voix solennelle dans un porte-voix dont les sons prolongés
allèrent se perdre sur les eaux.

--Holà! répondis-je du mieux que je pus.

--D'où venez-vous?

--De la Basse-Terre.

--Comment se nomme le navire?

--_L'Heureuse-Rencontre._

--N'avez-vous pas été abordé, il y a quelques heures, par un petit sloop
monté de nègres et de mulâtres?

--Oui, commandant.

--Le patron de cette embarcation n'est-il pas resté quelque temps à
votre bord?

--Deux heures environ.

--En ce cas, monsieur le capitaine, je vous ordonne de laisser arriver
et de faire route pour retourner à la Basse-Terre. Je me tiendrai dans
vos eaux à portée de voix. Le sloop avec lequel vous avez communiqué a
été amariné par moi et expédié comme prise à la Guadeloupe. Je tiens son
patron et les gens de son équipage aux fers à mon bord, comme pirates.

--Mais, monsieur le commandant, avant de me conformer à vos ordres et de
changer ma route, puis-je savoir à qui j'ai l'honneur de parler?

--Au commandant de la corvette de S. M. _l'Alerte_, faisant partie de la
station française des Antilles. Laissez arriver sur-le-champ, monsieur,
et suivez les ordres que je vous ai donnés, si vous ne voulez pas que
j'envoie à votre bord un équipage pour conduire, d'office, votre navire
à la Basse-Terre.

Il n'y avait plus qu'à obéir après avoir reçu une injonction aussi
formelle; j'exécutai la manoeuvre qui m'était prescrite.

La corvette, de son côté, m'avait déjà donné l'exemple, en faisant
arriver et en me présentant son travers. Dans cette évolution elle me
montra une longue batterie jaune, accidentée très-distinctement d'une
douzaine de sabords garnis de bons et beaux canons. Je jugeai, en
examinant le pont de ce bâtiment du roi, qu'il n'eût pas été
très-prudent pour moi de résister logiquement à un navire qui avait à sa
disposition des moyens aussi efficaces pour faire exécuter les ordres
qu'il lui plaisait de donner aux bâtimens de mon espèce.

Comme mon escorte marchait à peu près deux fois plus vite que je ne
pouvais le faire, elle fut obligée de diminuer de voiles pour que je
pusse la suivre, ainsi qu'elle me l'avait ordonné.

Je ne savais que penser de cet événement.

J'allais avoir à déposer probablement dans la mauvaise affaire qu'on ne
pouvait manquer d'intenter à ce misérable Toutes-Nations, qui, si mal à
propos, avait eu la gaucherie de venir m'aborder au moment où je pensais
peu à lui, et où j'avais si peu besoin de le rencontrer.

--Que tonnerre de D...! répétait aussi maître Boissauveur en pensant à
l'échauffourée du maladroit forban, que tonnerre de D.... avait-il
besoin, ce risque-tout, de chercher du beurre au museau de cette
corvette? Il a donc oublié la reconnaissance des navires à
brûle-pourpoint? V'là ce que c'est que de vouloir faire le forban en
navigant comme un Paliaca ou un vrai Parisien qu'il est, le coquin, ou
qu'il n'est peut-être pas!

--Vous trouviez cependant, il n'y a que quelques heures, le métier de
forban préférable à celui de pauvre bigre comme vous, maître
Boissauveur!

--Qui, moi? capitaine! Je vous demande bien excuse; mais je ne me
rappelle pas d'avoir _circonstancié_ cette parole!

--Comment! lorsque Toutes-Nations a débordé pour courir sur la corvette,
vous ne vous rappelez pas d'avoir dit....

--Quand il débordé, c'est possible, parce qu'alors il avait un air si
fringant, le _cornichonneau_. On aurait dit qu'il allait couper la pate
du singe de Madras. Mais à présent qu'il s'est fait hâler en dedans par
cette corvette, excusez, Lisette! c'est un cas différent. Ce qu'on dit
dans un instant, n'est pas ce qu'on dit dans un autre. La marée change,
comme j'ai eu l'honneur de vous le répéter plusieurs fois, et qui veut
bien naviguer doit calculer la marée! Je ne connais que cela, moi, et
v'là ce que c'est!

La brise d'est-nord-est nous poussait assez vite pour nous permettre de
revenir bientôt au point d'où nous venions de partir. A midi nous
mouillâmes sur la rade de la Basse-Terre.

Dès que nous eûmes jeté l'ancre sous les forts de la ville, le
commandant de la corvette m'ordonna de me rendre à son bord.

En arrivant sur le pont du bâtiment de guerre qui m'avait servi
d'escorte, j'aperçus sur l'avant Toutes-Nations cramponné, avec une
vingtaine ou une trentaine des gens de son équipage, à la barre de
justice, aux fers enfin, qu'on avait montés sur le pont pour mettre ces
misérables _à la broche_, comme on dit à bord des navires de l'état.

Le commandant me fit l'honneur de me prévenir que je resterais à la
Basse-Terre pendant le procès des pirates avec lesquels j'avais eu
l'imprudence de communiquer. Puis il ajouta, comme pour me consoler:

--Votre relâche ne sera pas longue, car l'affaire sera bientôt faite.

Toutes-Nations me voyant disposé à retourner à mon bord, sollicita la
faveur de me parler. Je crus devoir me rendre à ses voeux, avec la
complaisance que l'on met ordinairement à exécuter les dernières
volontés d'un mourant.

--Ah! me dit d'un air lamentable le malheureux justiciable du plus loin
qu'il me vit arriver vers lui, moun capitan, vous mé l'aviez bien
pronostiqué qué jé mé ferais mettre dans le sac! Si encore la corde il
pouvait casser!

--Quelle corde, et de quoi veux-tu donc me parler?

--Et pardieu! dé la corde sur lé bout dé laquelle on va mé hisser pour
fairé lé saut dé carpe. L'air du pays, voyez-vous, il n'est pas boun
pour nous; il y a à la Guadeloupe une maladie dé pendaison qui fait du
ravage sur les pauvres diables dé mon tempérament.

--C'est de ta faute, au reste: tu n'as pas voulu me croire.

--Oui, jé sais bien que c'est toujours dé la faute des pendous, quand
ils sont pendous. Mais ça n'empêche pas qué jé vais faire oune bien
vilaine grimace par jugement d'un conseil de guerre, au bout d'oune
drisse dé réverbère.

--Rien cependant n'est encore décidé.

--Tout se décidera si vite pour moi. Mais c'est ma femme, ma grosse
femme, qué jé plains le plous, car elle sera veuve d'un pendou, quand
j'aurai fait la cabriole un peu trop haut; et elle est enceinte, mon
capitan, par-dessus le marché, d'un pétit enfant qué jé crois bien lui
avoir fait honnêtement et qué jé voulais élever de même.

Ici quelques larmes s'échappèrent des yeux du sensible époux, et
allèrent sillonner ses joues, assez sales pour qu'on vît sur elles les
traces de pleurs que sa position lui arrachait.

--Mé chargerez-vous bien dans vostre témoignage? me demanda-t-il après
avoir sangloté à son aise.

--Sois tranquille à cet égard, lui répondis-je; s'il ne dépend que de
moi de te faire renvoyer absous, tu sortiras de ton affaire blanc comme
neige.

--C'est toujours oune consolation qué dé mourir avec l'estime des
honnêtes gens; moi qui né cherchais qu'à gagner honnêtement ma pauvre
misérable gueuse de vie! Maintenant je n'ai plous qu'à prier et à
supplier le bon Dieu, la sainte Vierge et tous les saints dou paradis ou
dou paradouze, car jé né sais pas en vérité combien il y en a des
paradis dans lé ciel!

Il ne fallut que très-peu de temps pour ériger le conseil de guerre qui
devait juger le coupable et ses complices.

Il fallut encore moins de temps pour les condamner à être pendus.

Je n'avais que trop bien prévu le funeste sort de ces misérables.

On me fit déposer dans cette triste affaire, et je vis avec étonnement,
en suivant les détails du procès, que Toutes-Nations ne m'avait avoué
qu'une partie de ses méfaits. Quelques Anglais, jetés par-dessus le
bastingage à bord d'un des navires qu'il avait pillés, simplifièrent
singulièrement la tâche pénible qu'avait prise ou acceptée le défenseur
officieux qui parlait pour lui.

On passa aux voix, et tous les accusés se trouvèrent condamnés, à
l'unanimité, à la peine capitale.

--Jé m'y attendais bien, s'écria le coupable à la lecture de l'arrêt.
Les grands forbans sé sauvent, les petits forbans, on les fait pendre
pour les grands.

Ce furent les seules paroles qui s'échappèrent de sa bouche.

Sa résignation aurait fait l'admiration d'un saint.

Il employa les vingt-quatre heures de vie que lui accordait libéralement
la loi, à s'entretenir avec sa femme de quelques affaires de famille
qu'il était bien aise de régler, disait-il, avant de rendre son âme à
Dieu, s'il arrivait que Dieu daignât la recevoir.

Madame Toutes-Nations se montrait bien moins résignée que son époux.
Elle pleurait avec une bonne foi qui aurait fait pitié au coeur le plus
endurci contre le crime de piraterie.

Le moment fatal arriva.

Vingt-cinq potences avaient été dressées sur le champ d'Arbot pour
recevoir les condamnés. Je remarquai que dans ces dispositions
patibulaires, le gouverneur de la Guadeloupe avait porté un esprit
d'économie qu'il était bien loin d'avoir quand il s'agissait de fêtes
publiques. Le luxe officiel n'avait pas jugé à propos apparemment de se
déployer avec éclat dans une circonstance aussi funeste. La plupart des
gibets étaient à peine assez solides pour supporter leur homme. Mais le
bourreau, nègre exécuteur du premier mérite, avait répondu de tout, et
son adresse reconnue inspirait la plus grande confiance aux assistans.

Les sons du tambour du détachement chargé de conduire militairement les
condamnés de la geôle à la potence annoncèrent, midi sonnant, que le
spectacle attendu allait enfin commencer.

La démarche de Toutes-Nations, s'avançant à la tête de son équipage,
était ferme et dégagée. On aurait dit qu'il allait faire une commission
ou porter une lettre à la poste.

La vue des vingt-cinq poteaux patibulaires dressés en son honneur et en
l'honneur de ses vingt-quatre braves excita peu d'étonnement chez lui,
mais elle parut provoquer vivement sa curiosité.

--Où ce qu'il est lou mien? demanda-t-il.

Puis apercevant une femme prosternée au pied de la première potence, il
s'écria:

--Lou voilà!

Cette femme était madame Toutes-Nations, priant pour l'âme de son mari
et pleurant par avance la mort ignominieuse qu'il allait subir.

Un homme de justice, grave comme la circonstance et impassible comme la
loi dont il était l'organe, appela les noms des condamnés.

Toutes-Nations eut l'honneur d'être appelé le premier.

--C'est cela! s'écria-t-il. Sur le rôle d'équipage lou capitan doit
passer avant tout lou ménou des autres.

Puis, faisant une réflexion sur lui-même, il ajouta:

--Mais dé quel équipage qué jé serai dans oune minoute le capitan! d'oun
équipage dé pendous!

L'échelle était prête, et le bourreau en haut attendait sa proie.

Jamais je n'ai vu de _gabier_ s'élancer avec plus de légèreté dans les
enfléchures des grands haubans pour aller prendre un ris, que
Toutes-Nations pour grimper le long de l'échelle au bout de laquelle
était pour lui la mort.... l'éternité!

Il n'osa même pas jeter un regard sur sa malheureuse femme qui
sanglotait à ses pieds.

Le noeud de la corde strangulatoire fut mal passé par le bourreau,
malgré la longue habitude que ce fonctionnaire public avait acquise en
fait de ces sortes d'amarrages.

Toutes-Nations, sentant que l'irrégularité de ce noeud pouvait l'exposer
à ne pas être étranglé convenablement, s'empare du bout de filain, qui
prend dans ses mains une tournure nouvelle, et s'adressant au bourreau,
il lui dit avec un sang-froid tout-à-fait maritime:

--Voilà comme il faut t'y prendré pour les autres, mateluche!

Puis le bourreau, après l'avoir remercié d'un coup de tête approbatif,
sauta sur les épaules du pauvre diable.... L'âme alors quitta le corps,
et le corps resta suspendu au gibet pendant plus d'un mois sous le
soleil, la pluie, les moustiques et les maringouins du pays, pour
l'exemple de tous les petits forbans à venir.

Quant à l'infortunée madame Toutes-Nations, elle ne laissa échapper
qu'une plainte en voyant son pauvre mari flotter dans l'air, retenu
seulement par le cou à l'infâme poteau patibulaire:

--Qui m'aurait jamais dit, en quittant le pays, que j'aurais épousé un
homme de cette espèce! C'était bien la peine, sainte Vierge-Marie, et d'
venir si loin!

Et en m'apercevant dans la foule:

--Capitaine, me dit-elle, quand donc est-ce que vous repartez pour le
Hâvre et d' Grâce?


FIN DU PREMIER VOLUME.




TABLE Du TOME PREMIER.

Deux lions pour une femme
Chap. Ier.--Les deux Jocondes marins
Chap. II.--La charte-partie en règle
Chap. III.--Ils cherchent une femme
Chap. IV.--Appel à la femme aventureuse
Chap. V.--Marché conclu
Chap. VI.--Visite rue Saint-Jacques
Chap. VII.--La traversée
Chap. VIII.--Arrivée à Sierra-Leone
Chap. IX.--Un gouverneur de colonie
Chap. X.--Catastrophe
Chap. XI.--Retour en France

Un caractère de marin

Toutes-Nations ou le Petit Forban

Fin de la table du premier volume.






End of Project Gutenberg's Scènes de mer, Tome I, by Édouard Corbière

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE MER, TOME I ***

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1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***