Les trois pirates (2/2)

By Edouard Corbière

The Project Gutenberg EBook of Les trois pirates (2/2), by Édouard Corbière

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll
have to check the laws of the country where you are located before using
this ebook.



Title: Les trois pirates (2/2)

Author: Édouard Corbière

Release Date: October 13, 2018 [EBook #58090]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS PIRATES (2/2) ***




Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online
Distributed Proofreading Team at DP-test Italia (This file
was produced from images generously made available by The
Internet Archive)









  LES
  TROIS PIRATES

  PAR
  ÉDOUARD CORBIÈRE,
  AUTEUR DE
  LE NÉGRIER.--LE BANIAN.--LES ASPIRANS, ETC.

  II

  PARIS
  WERDET, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
  49, RUE DE SEINE-SAINT-GERMAIN.

  1838




VII

RAPPORT DE MAITRE BASTRINGUE.

(Suite.)


«Quand finalement nous fûmes rendus aux environs de la côte de Guinée,
mon second, qui réglait à ma place la route dont je n'avais pas la
pratique, s'en vint m'avertir avec subordination, que je me trouvais
rendu à peu près où j'avais voulu me rendre. Je lui demandai comment on
pouvait appeler les parages où nous nous trouvions sur la carte marine.
Il me répondit: Capitaine, ça peut s'appeler l'_île du Prince_.

--Et ne voit-on pas _quelque chose_ au large? lui ripostai-je, pour voir
ce qu'il riposterait lui-même à cette question. _Quelque chose_, vous
m'entendez bien, les enfans; le _quelque chose_ dont la sorcière m'avait
soufflé le mot, il y avait déjà deux ou trois mois.

--Mais, mon capitaine, me répondit le second, on ne voit rien autre
chose, sauf le respect que je vous dois, que l'île dont je viens d'avoir
l'honneur de vous réciter le nom.

«Il n'y avait pas deux minutes que je venais de causer de cette manière
avec mon second, qui n'entendait pas trop ce que je voulais lui dire,
que la vigie du grand mât se mit à crier: Navire!

--Où, navire? que je demande en sautant immédiatement sur le pont, les
cheveux tout écouvillonnés sur la tête.

--Sous le vent à nous! là! capitaine, à environ trois bonnes lieues,
s'écria l'homme de la vigie.

--Est-il gros?

--Mais il paraît entre les deux, ni trop gros, ni trop petit.

--Oui, entrelardé? n'est-ce pas, l'aveuglé! Et ne vois-tu pas _quelque
chose_ à côté de lui?

--Si, je crois effectivement voir quelque chose pas loin de lui; le
soleil d'abord, et puis comme qui dirait une espèce ou une manière de
pavillon embrumé, qu'il aurait sur son arrière.

«A ce mot d'avertissement que l'homme de la vigie croyait voir _quelque
chose_ sans compter le soleil qui lui crevait les yeux, je me dis tout
d'un trait: ce _quelque chose_ là ce ne peut être que mon affaire; et je
commande au timonnier qui était à la barre, de laisser arriver en
_dépendant_ sur le navire qui se voyait sous le vent à nous et qui
commençait à torcher de la toile pour me laisser en plan le plus tôt
possible. Mais au bout de trois heures de chasse forcée, je vous
_engante_ le fuyard, et me v'là dans ses eaux, paré à lui brûler la
moustache à demi-portée de pistolet d'arçon. C'était un brick-goëlette
un tant soit peu moins corsé que le _Général-Sucre_, qui sentait de près
la sueur de nègre à plein nez et à faire mal au coeur, mais plaisir à la
bourse. Il fit d'abord semblant de vouloir se préparer au combat. Ah
mais, c'est là que je n'avais plus besoin de demander des idées à
personne! _Attrape_, que je commandai, _à saler les côtes à ce vil
basardeur_ (marchand) _d'esclaves_. Tel fut mon seul discours à
l'équipage. En deux ou trois volées très gentilles, il en reçut, ce
pauvre bigre de brick-goëlette, dix fois plus qu'il ne pouvait en
porter, tant en boulets, mitraille et biscayens, qu'en _grappes de
raisin_, _quartiers de melons_, paquets de balles et autres ingrédiens
de même qualité supérieure. Tout craquait et déménageait à son bord
comme s'il avait eu des sacs de noix tombantes dans son gréement et le
tremblement du tonnerre dans sa membrure. Par pitié pour sa carcasse et
par humanité pour son capitaine, mon confrère, je voulus finir de causer
aussi haut avec lui, et je manoeuvrai à l'aborder à la doucette de bout
en bout, à seule fin de le couler tout de suite pour ne pas le faire
souffrir, ou de le forcer à amener en grand son pavillon pour moi... Il
amena comme de fait bientôt son pavillon national, pavillon espagnol
avec une bagatelle jaune au milieu à la mode de son pays et de son
prince. Les hommes de mon équipage étaient tous passés de fureur après
ce combat pour rire, les coquins, vu que le négrier en question avait
osé nous résister en brave et honnête homme. Ils criaient déjà que
j'avais le droit d'envoyer le monde de la prise par dessus le bord et de
ne garder de vivant que les peaux tannées (les nègres) qu'il avait dans
sa cale. Oui, je disais à mes gens: vous avez raison. Le capitaine de ce
négrier s'est comporté en guerrier: il a mérité trop notre estime pour
ne pas boire un coup le long de son bord, et périr comme le doit un
héros comme lui. Parez-vous en conséquence à le débarquer par-dessus le
bastingage et sans palans ni coup de sifflet d'honneur... Ah je l'aurais
fait comme je le disais au moins, aussi vrai que je m'appelle par mon
nom. Mais ne voilà-t-il pas qu'à la minute même où je lance un coup
d'oeil pas trop doux à portée de gaffe, à la figure du capitaine du
brick amariné, que je reconnais dans le milieu des traits de sa face, le
capitaine Ituralde, mon propre oncle, celui-là même avec qui j'avais
navigué pendant si long-temps, comme vous le savez!

«Mes deux pauvres jambes à cette reconnaissance si invraisemblable, se
mirent à gigotter et à craquer sous la lourdeur de mon corps, ni plus ni
moins que deux bigues avariées. J'appelai au secours de mon mal au
coeur, le petit Palanquin qui, en courant pour venir à l'ordre, me
demanda:

--Eh bien! mon capitaine, avez-vous reconnu le vieux chrétien?

--Oui, Palanquin, dis-je à l'enfant, en devenant plus blanc et plus pâle
que la chemise que j'avais alors sur le dos. Ce capitaine, c'est ton
père et mon oncle, et j'ai véritablement trop peur qu'il ne me remette à
la physionomie.

«Aussitôt, l'enfant descend plus souple qu'un chat de cambuse dans notre
entrepont, et, un pot de peinture verte à la main, il remonte, l'instant
d'après, plus vif que l'éclair à l'horizon, sur le pont, il commence par
me repasser ni plus ni moins sur la figure, et avec sa main droite, une
double ou triple couche de cette peinture verte à l'huile, qui était
restée à bord pour barbouiller le dedans de nos pavois à la mer.
Ensuite, ce petit juif-errant, après m'avoir racastillé de cette façon
rustique, me dit: Si mon père nous reconnaît avec ce _gallipot_ là, il
faudra, le cher homme, qu'il soit devenu plus fin d'esprit que je ne
l'ai connu dans toute sa vie.

«Et l'enfant m'ayant adressé ces simples mots, se ramona lui-même aussi
le visage en dehors avec la même peinture, pour tromper comme moi l'oeil
de son pauvre père, dans ce qu'il pouvait avoir de plus cher et de plus
abominable au monde.

«Notre savonnage ainsi fait à tous les deux, nous ne fûmes plus trop
embarrassés pour commencer à faire la barbe un peu proprement au
capitaine Ituralde. Je lui commandai d'abord, en déguisant ma voix en
_amoroso_, d'avoir pour moi l'amitié de me céder pour rien et _rondo_ sa
cargaison d'esclaves. Il me regarda au premier moment avec l'air d'un
hébété et d'un embêté, mais sans m'adresser une seule parole de sa
bouche ouverte en forme de gueule de caronade. Ce que voyant, j'ordonnai
à mon monde de ménager provisoirement la vie des hommes, et de
transporter, nonobstant à notre bord, tous les nègres radicalement et
sans exception, du navire amariné. Jamais je n'avais encore eu la
satisfaction d'être servi et obéi à bord de mon brick aussi bien que je
le fus dans cet instant de pillage et de contrebande. C'était la
discipline d'un bâtiment de guerre qui venait de passer tout d'un coup,
et comme un aimable charme parmi mon équipage, pour filouter le
chargement de mon malheureux oncle. L'ordre fut exécuté avec une
subordination digne d'un plus saint devoir, mais ça vous aurait fait
pitié de voir l'état indécent de ces misérables deux cent quatre-vingts
esclaves, sans souliers, sans chemises, sans bonnets et presque sans
autre chose plus décente encore que des souliers et la chemise. Mais ce
qui vous aurait fendu le coeur en quatre, bien plus peut-être que la
misère incomparable de ces esclaves, c'était la figure disloquée que
vous faisaient premièrement mon oncle, et ensuite les gens de son
équipage, en voyant leur cargaison à deux pattes sans poils, déloger de
la cale du brick-goëlette pour venir s'arrimer, de même que des moutons
sans laine, sous les écoutilles barbares du _Général-Sucre_. Non,
jamais, au grand jamais, croyez-moi si vous voulez, je n'ai été aussi
mortifié que ce jour là, et pour ne rien vous cacher de ma bêtise, je
vous confierai même que je me sentis deux grosses imbéciles de larmes
dégringoler de mes yeux sur la peinture verte que le petit Palanquin
m'avait _galipotée_ avec un bouchon d'étoupes sur le cuir de la face
pour mieux me déguiser à la vue de son respectable père. Mais comme on
dit, il fallait que le service se fît et passât avant les larmes de ma
faiblesse particulière. Les deux cent quatre-vingts noirs une fois
soulagés d'à bord du négrier, je crus dans ma conscience que la
vengeance avait été poussée assez loin au large de ma mauvaise humeur
naturelle; et j'adressai cette parole de consolation au capitaine
Ituralde, en contrefaisant toujours, bien entendu, la voix de son cruel
et cher neveu: Vous vous êtes défendu en brave, et je vous reconnais
pour ce que vous êtes. Conséquemment, vous pouvez vous en retourner où
vous voudrez avec votre navire, moins votre cargaison. C'est ainsi qu'un
homme comme moi sait récompenser les bons enfans comme vous! Jusqu'au
revoir, mon brave!

«Au lieu de reconnaître ma bonté et de me faire compliment de ma manière
d'agir, savez-vous bien ce que mon oncle me répondit pour sa raison?
Brigand, me dit-il, j'accepte la vie que tu me laisses; mais à une seule
condition, et avec le seul espoir d'en user pour te faire un jour
étrangler selon la loi!...»

«La seule chose que je répondis à sa colère fut ceci: Je vous avais cru
plus _philosophe_ que cela, vil banian d'esclaves; mais vous êtes un
ingrat, voilà tout, et pas un fichtre de plus. Je suis bien sûr, au
surplus et en définitive, qu'allégée comme elle l'est de son chargement,
votre barque filera trois noeuds de plus qu'auparavant, et c'est comme
cela que vous me remerciez de vous avoir donné trois noeuds de plus de
marche? Allez, je vous abandonne à votre noire ingratitude, et prenez
garde d'échauffer inutilement votre tempérament et le mien, ça peut
faire mal aux santés délicates.

«Le coeur du matelot, à ce qu'on prétend, est fait d'un bois joliment
dur, mais néanmoins, il n'est pas fait de bois de fer. Quand je vis mon
oncle s'en aller en pagaie, avec son navire _lège_ sur l'eau comme une
bouffie (une vessie) je fis appeler Palanquin auprès de moi pour lui
donner une leçon de bons sentimens, et je lui dis: Vois donc, ton pauvre
bigre de père, comme il va en dérive avec sa barque, et comme il a l'air
raffalé pour le moment! Alors, après avoir laissé sortir de ma personne
ces grosses paroles qui pesaient sur mon estomac, pire qu'un boulet de
trente-six, je me mis à pleurer comme un enfant, et l'enfant se mit,
lui, de son bord, à éclater de rire, comme un homme endurci dans le
malheur des autres.

«L'innocent était un fils bien dénaturé, ainsi que vous pouvez l'avoir
déjà observé; mais il est vrai de dire que ce n'était pas moins un bon
petit rien-qui-vaille, pour le conseil et les idées.

«Il me laissa perdre un demi-quart-d'heure environ, en pleurs et en
soupirs inutiles: le coeur me débordait de chagrin en cet instant; après
cela, Palanquin me voyant redevenir peu à peu moins sensible à la peine,
me proféra ce discours avec un air consolant qui semblait me passer un
mouchoir sur les yeux, pour en essuyer les épurins.

--Vous êtes mille fois trop bon, pour ne pas dire plus, capitaine Tafia,
et c'est votre seul défaut à vous. Dans le petit coup de torchon que
nous avons donné à ce négrier, vous vous êtes bellement patiné, et je ne
dis pas non; mais vous avez dans la marmelade du coup de feu, oublié une
chose que je me suis heureusement rappelée à votre place. Pendant le
transbardement des esclaves, j'ai descendu, il faut vous dire, dans la
grand'chambre de notre prise, pour mettre les quatre doigts et le pouce
sur les instructions et les papiers que papa, le vieux hypocrite, avait
eu soin, comme d'habitude, de cacher dans son secrétaire. Ses papiers et
ses instructions, les voilà; _intactibus_; et c'est pour vous dire que
je vous en ai encore paré d'une belle! Et de trois!...

--Lis-moi ça tout de suite, et tout chaud, je te l'ordonne, dis-je sur
l'heure et la minute au malin singe. Il faut, entends-tu bien,
provenance de scélérat en bas-âge, que je connaisse à fond les
instructions majeures de celui que la grâce du bon Dieu m'a poussé à
remplacer dans la circonstance présente.

«Le petit misérable lut approchant ceci, et très couramment et d'une
seule haleinée, car il avait le don de la lecture et de l'écriture
moulée, le marmaillon.

  «_Instructions à suivre par le capitaine J. B. Ituralde dans son
  opération à la côte de l'etc._ (le nom de la côte en question, n'y
  était pas apostillé). Le susdit capitaine, après avoir fait la traite
  au Nouveau-Calabar, se dirigera sur Porto-Rico, où il tâchera
  d'attérir de nuit dans le mouillage le plus voisin de mon habitation
  de l'Est, dite du Gros-Ilot. Trois fanaux hissés sur son avant ou des
  amorces brûlées de minute en minute, par le travers de son navire,
  m'instruiront de sa présence sur la côte où je l'attendrai vers le
  temps où je supposerai qu'il pourra arriver. Un nombre suffisant de
  grandes pirogues sera toujours disposé vers cette époque à se rendre à
  son bord, à quelque heure de jour ou de nuit qu'il attérisse, pour
  ramener le plus promptement possible sur le rivage, et mettre en lieu
  de sûreté les trois cents noirs, qu'il devra nous apporter, en échange
  de la cargaison que nous lui avons confiée. Quant au paiement de la
  somme convenue entre nous pour son voyage, il s'effectuera au moment
  même du débarquement de la cargaison, à raison d'une once d'or par
  tête pour chacun des nègres qu'il me livrera vivant et en bon état. Le
  navire une fois débarrassé de son chargement, s'en retournera désarmer
  au port Principe de Cuba, dans le plus bref délai, sous le
  commandement du capitaine lui-même. Toutes les autres conditions non
  stipulées dans le présent, seront jugées en cas de contestations des
  parties par un tiers arbitre au choix des intéressés.»

  Fait au Gros-Ilot de Porto-Rico, le jour et an que dessus.

  Signé:

  Veuve Cécile Lacassave, habitante.

--C'est donc une femme qui a signé ceci? m'écriai-je après la lecture de
l'instruction. Je ne croyais pas en vérité que le sexe s'amusât à faire
la traite pour le compte des hommes!

--Il y paraît cependant, dit Palanquin, car veuve Cécile Lacassave,
habitante, est plutôt du féminin singulière, que du masculin _plurière_.
Mais femme, hermaphrodique ou syphlide, le sexe n'y fait rien de rien;
il faut actuellement, et il ne vous reste plus qu'à mener subitement la
barque à Porto-Rico, et à toucher les doublons qui devaient tomber dans
le creux de la main du papa Ituralde: voilà votre lot à la loterie, et
c'est le bon numéro qui gagnera le quine.

--C'est vrai, enfant, et ton idée est digne de moi: je la gaffe, et ce
sera dorénavant la mienne, primo mihi. Va ordonner sur-le-champ, au
second, de ma part, de faire gouverner sur la partie de l'Est de la côte
de Porto-Rico. Le reste ensuite me regardera, quand le tour du reste
arrivera pour nous.

«Nous voilà donc par mon ordre en train de faire route pour Porto-Rico,
avec bonne brise et le _Général-Sucre_ métamorphosé en négrier, par la
grâce de Dieu. Tout allait bien à bord et pas trop mal dans mon esprit.
Comme l'équipage était goulu, et galant, et qu'il y avait à boire, à
manger, et des négresses à bord, mes gens, en faisant bamboche tout le
long du long de la journée, me laissaient tranquille comme Batiste dans
mon commandement, et surtout la nuit. Ils s'amusaient, criaient,
galopaient et se bûchaient même, d'un instant à l'autre, comme des
perdus et des pervers. Mais la discipline et l'autorité étaient toujours
respectées, et que je ne leur en demandais pas davantage, à ces tas de
racailles, dont il n'y avait rien autre chose à espérer que de la
tranquillité à prix de débauche et de paresse. Rien même, je crois, ne
serait arrivé pour me fiche malheur pendant la traversée sans un petit
accident où j'eus bigrement peur de laisser ma peau, et celle de tout
mon monde, dans les mailles de certains filets de poche, d'où j'eus un
mal du tonnerre à me débrouiller. Je vais vous informer du fait en deux
mots:

«Environ vingt jours, il faut vous dire, après l'époque de l'enlèvement
de la cargaison de mon oncle, je rencontrai un navire que j'eus la
sottise, pardon de l'expression, de prendre d'abord pour un trois-mâts
qui pourrait bien me céder une partie de ses vivres en liquide, attendu
que le susdit liquide inclinait un peu à nous manquer à la cambuse. Ma
première idée, vous allez voir, fut d'appuyer la chasse au bâtiment en
vue, pour lui remettre tant seulement ma carte de visite intéressée à
bord, par simple politesse d'occasion. Mais quand je ne fus plus qu'à
une portée de canon de lui, je commençai à m'apercevoir qu'au lieu d'un
trois-mâts marchand, c'était un vaisseau de ligne qui avait fait
semblant de prendre par peur la chasse devant moi; il faut vous dire
aussi que dans le moment où nous l'avions reluqué sans prétention, tout
le monde avait la vue un peu en patrouille à mon bord, mais rien ne vous
éclaircit mieux les yeux et nous dégrise plutôt l'esprit, que la crainte
d'être happé ou refait au demi-cercle, par un croiseur de
soixante-quatorze pièces de batiste ronflant en batterie. Bien loin de
continuer à chasser ce débitant brutal de boulets en gros, je me mis,
vous pensez bien, à courir au large de lui, et tant que la barque put en
porter. Le temps par bonheur était à grains, le ciel bouché et à nuages
foncés; la mer un peu houleuse et tracassière, mais pas trop _male_
encore pourtant pour un petit navire bordieux et fin voilier. Je torchai
de la toile, bien entendu, que le coeur nous en faisait mal, pour tâcher
de parer la coque des désagrémens qui nous tombaient si vivement dessus.
Le vaisseau en torcha pour le moins autant que moi. Et dig, dog, tric et
trac, pendant cinq heures de temps, la barbe de mon brick, et celle des
Man of war nous en fumèrent à tous les deux, comme si le feu devait
prendre à l'étrave de nos deux bateaux qu'on aurait dit sur le point de
chavirer à chaque instant, tant ils étaient couchés sur l'eau par le
poids de la brise et le poids de leurs voiles. Mais malgré le grand
sillage du _Général-Sucre_, je crois, ma foi de Dieu, que mon grand
gredin de compagnon de bordée aurait fini par manger notre soupe, si le
ciel ne s'était pas mêlé un peu obligeamment pour moi de mes affaires
particulières. Il approchait d'instant en instant de nous, ce gros
coquin de vaisseau, de façon à me faire courir la peur par tout le
corps, et à me donner la brûlure aux pieds d'impatience, lorsque par
miracle, je vis une trombe[1], une véritable trombe-marine, venant au
milieu du grain à deux ou trois encablures de nous!...

«Une trombe, vous savez sans doute ce que c'est en marine. Une trombe,
voyez-vous, c'est comme qui dirait le ciel qui pompe la mer dans un
nuage en tirbouchon, et qui fait en même temps sur l'eau un carrillon
d'enfer et trente six mille tours de valse en moins d'une minute. Et en
voyant courir, et en entendant ronfler tout contre nous, et par notre
bossoir, ce désagrément cruel de la nature, je tins ce seul propos à
l'équipage qui n'avait plus la luette si haute: Mes amis, si nous
amenons pour la trombe que voilà, nous sommes chenopés par le vaisseau
que voici. Si au contraire nous ne voulons pas être chenopés par le
vaisseau qui n'est plus qu'à trois cents brasses de nous, nous risquons
d'être chamberdés par la trombe qui va nous tomber sur le corps. Pour
quelle manière d'être chamberdés, ou chenopés, êtes-vous tous? Pour le
vaisseau en amenant, ou pour la trombe en tenant toutes voiles dehors
pour nous dégager du vaisseau?

«_N'amenons pas, n'amenons pas!_ gueulèrent tous nos déterminés. _Chose
pour la trombe. Tremble qui a peur; malheureux qui est pris!_

«Tiens bien bon la drisse partout et Jean-fesse qui amène, répondis-je
aussitôt, en criant ces paroles sec dur et dru.

«La trombe vient pour lors sur nous avec un bruit de coups de canon en
courant par babord du brick contre le vent. La barque plie, et la mature
craque et crie. Nous allons chavirer en grand, c'est sûr que je me dis à
moi-même; mais c'est égal, nous ne serons pas happés par le vaisseau, si
nous nous mettons la barque sur le dos. Un paquet d'eau plus ou moins
soigné, qui tournait comme une toupie, passe à nous ranger à une
demi-portée de gaffe. Le brick le _Général-Sucre_ se couche à plat sur
l'eau et en vache; le bout de ses basses vergues pique dans la lame, et
tous nous disons _v'là que c'est fini de rire et nous sommes fichus_.
Mais ne voilà-t-il pas qu'au même instant cette trombe, qui allait
enlever toute la barque à cent pieds plus ou moins dans l'air, se met à
courir et à ronfler par caprice, vers le vaisseau en nous laissant, tout
étourdis, nous relever peu à peu, le brick sur sa quille éventée et nous
sur nos pattes démontées: de mon existence, je puis dire que je n'ai vu
un tremblement pareil. Le vaisseau et la trombe qui étaient dans mes
eaux, ça ne faisait plus qu'un, et pendant trois quarts-d'heure, on ne
vit plus le camarade qui devait éternuer dans la trombe, plus fort, je
vous en donne ma signature, que s'il avait pris une pincée de Macouba
par le nez. Seulement, de temps à autre, on entendait tousser et on
voyait briller dans le tourbillon d'eau dont il était exterminé, les
coups de canon qu'il envoyait à toutes volées pour crever la trombe qui
venait de l'écraser. Ce ne fut que quand la trombe eut tout saccagé à
son aise, que nous revîmes le coquin de vaisseau avec sa voilure criblée
à jour comme de la dentelle, et ses vergues pendues en long comme des
paquets d'allumettes.--Mais nous étions déjà loin de sa volée, n'ayant
pas oublié de jouer des escarpins pendant qu'il recevait son décompte de
foutrop, et qu'il en prenait plus avec le nez qu'avec une pille à lest
ou à autre chose.

«C'est pour lors, je vous avouerai, puisqu'il n'y a rien à vous cacher,
que j'entendis mes gens crier devant: C'est une grâce de Dieu que nous
avons eue là, et qui nous a fait échapper à ce coquin de croiseur que
Dieu confonde. Faisons un voeu, il faut faire un voeu chacun en
particulier, pour remercier le ciel en général.

--_Un voeu à qui?_ demandai-je pour lors à ce tas de braillards et de
dévots.

--_Un voeu à n'importe qui,_ me répondirent-ils. _Qui dit faire un voeu
dit tout, et c'est à vous, capitaine Tafia, de donner l'exemple en
faisant votre voeu à qui vous voudrez._

«Pour ne pas trop faire la coquette plus que les autres, je me mis donc
à gréer le premier voeu venu dans ma tête, et tout seul en qualité de
capitaine, pendant que les uns faisaient de leur bord, le voeu les uns
de manger un gigot à la prochaine terre, les autres d'épouser la
première créature qu'ils trouveraient, et les derniers de brûler un
cierge en suif ou une chandelle en cire en l'honneur de la première
vierge qui leur arriverait dans l'esprit ou le tempérament.

«Mon voeu à moi, fut plus solide et plus riche en ma qualité de chef,
que celui de tous ces rien-qui-vaille. Je promis à je ne sais plus qui
maintenant, dans le ciel, de servir de parrain à tous les nouveau-nés
qui se trouveraient sans parens dans le port de ma première relâche[2].

«Vous savez, mes amis, si j'ai tenu à ma parole. Il n'y a pas un petit
bâtard ou un nouveau-né sur la mer, qui puisse dire à saint Thomas que
je lui ai refusé de quoi le faire baptiser proprement avec des dragées
et des gants blancs et des nourrices.

«Ce voeu là, imaginez-vous, me porta bonheur comme avait fait auparavant
la bonne aventure de la sorcière de la Pointe, quoique je ne croie pas
plus à la bonne aventure des tireuses de cartes qu'aux voeux des salots
de matelots. Deux fois vingt-quatre heures après avoir reçu la chasse du
vaisseau croiseur, j'arrivai de midi à Porto-Rico à l'endroit précis que
portaient mes instructions, ou plutôt, pour dire la vérité, les
instructions que j'avais flibustées à mon oncle avec un changement.

«C'est alors qu'il me fallait avoir des idées, et de bonnes, encore.

«Avant de me rendre à terre pour aller siffler un mot à la veuve Cécile
Lacassave, la propriétaire des nègres que j'avais dans ma cale, je
commençai, d'après le conseil du petit Palanquin, par faire faire le
long de mon bord, deux grandes manières de drômes avec tous les bouts de
bois de rechange du navire, afin de mettre tous les esclaves sur ces
radeaux portatifs. Ils auront un peu les pieds mouillés, me fit
observer, comme de juste, mon second. Mais c'est égal, lui répondis-je:
un bain de pied ne peut pas leur faire de mal dans l'état de peu de
propreté où ils sont tous. Et puis j'allai à terre avec Palanquin à mon
côté, et deux pistolets de longueur à ma ceinture, pour tâcher de
trouver parmi les maisons, turnes, baraques ou cases du lieu,
l'habitation de madame la veuve Lacassave, habitante des colonies de son
état, et consignataire de ma cargaison, pour l'instant, d'après la
nature de mes instructions.

«Celle-ci ne fut pas longue à chercher ni à trouver. Le premier nègre
venu me montra tout de suite où demeurait la veuve en délibération.

«Holà! de la case! criai-je à la porte. N'y aurait-il pas moyen de
parler d'affaires pressées cette nuit à la maîtresse de la propriété? La
maîtresse réveillée en sursaut à mon commandement, descendit avec une
robe de chambre entrouverte du haut du cou jusqu'à la cheville des
jambes. Je ne sais pas trop si elle était belle au grand jour; ce qu'il
y a de sûr et certain, c'est qu'à la lumière avec sa robe de chambre
elle était aussi maigre, aussi vilaine et aussi vieille que la plus
abominable négrillarde avancée de toute ma cargaison.

--Que voulez-vous pour l'instant, et qu'y a-t-il pour votre service? me
demanda-t-elle en me regardant du tenon à l'emplanture.

--Il y a pour mon service, madame, que j'ai à vous apprendre que le
respectable capitaine Ituralde étant mort à la côte d'Afrique, et son
équipage s'étant révolté, il m'a chargé, avant de passer de l'autre
bord, de prendre la cargaison qu'il avait traitée à votre intention,
pour vous en tenir bon et fidèle compte en son lieu et place, et par
conséquent en son nom.

--Et vos papiers, capitaine, pourrai-je avoir l'honneur d'en prendre
connaissance?...

--L'honneur, non, madame; car il n'y a pas besoin de papiers pour vous
dire que j'ai là deux cent quatre-vingts billes de bois d'ébène, qui ont
besoin de débarquer avant le jour, pour ne pas risquer à être gênées
dans leur voyage à terre, par les _arguasils_ et les gendarmes opposés
aux vues du commerce et du négoce.

--Eh bien! capitaine, faites-moi l'amitié de les faire mettre à terre le
plutôt possible... Je vais charger les hommes de confiance de mon
habitation, de les recevoir sur le rivage et de vous seconder dans votre
opération.

--Mais, ma belle dame, auriez-vous aussi la politesse de charger vos
hommes de confiance de me compter en même temps, si ça ne les dérange
pas trop, le _Quibus_ qui me revient d'après mes instructions, pour mon
voyage de la côte ici?

--Parlez-vous espagnol, capitaine?

--Pas beaucoup en ce moment, madame.

--Et anglais?

--Jamais de ma vie. L'anglais me fait mal aux dents à parler. Mais je
parle assez le bon français, et vous aussi, pour nous entendre sur
l'article en question et dans la même langue.

--Voudriez-vous, en attendant que j'aie donné des ordres et réveillé mon
monde, me faire l'honneur de prendre quelque chose chez moi?

--Oui, je prendrais volontiers l'argent que vous me devez, et qui doit
se trouver prêt à être pris d'après les pièces en règle que j'ai pu lire
dans les papiers du défunt.

--C'est cela, capitaine Tafia! me dit en me voyant orienter sur ce bord
là, le petit Palanquin qui ne me quittait pas plus des yeux que l'ombre
de ma personne. C'est cela.--Tenez bon à retour avec cette vieille
pelleterie, elle veut vous ensucrer.

La vieille pelleterie répondit:

--Avez-vous éprouvé bien des contrariétés dans votre voyage?

--Pas trop: la seule et la plus refichante, c'est celle de ne pouvoir
pas m'arranger avec vous sans perdre de temps et à la douce. Mais où il
n'y a pas moyen de s'entendre, il y a au moins toujours moyen de
s'arranger. As-tu de l'argent ou non, vieille tripaille? parle vite ou
je te démâte du premier coup de mauvaise humeur qui va te tomber sur le
sac?

--Cruel homme que vous êtes! taisez-vous, je vous en supplie,
reprit-elle, mais sans trembler. Vous ne m'avez pas comprise, et vous
osez me menacer!--N'avez-vous donc pas vu que pendant que je causais
avec vous, je faisais dans ma tête le calcul de la somme que j'avais à
vous compter, pour me délivrer de vos importunités?

--Hé voyons donc, me diras-tu à la fin des fins où est cette somme pour
mon dû légitime? Puisque tu le comptes, cet argent, il faut que tu
l'aies. Dans quel trou à chien l'as-tu caché?

--Suivez-moi, malheureux que vous êtes. Mais ne croyez pas que, sans ma
bonne foi, vous m'arracheriez par la violence ce que je m'étais engagée
à compter au capitaine Ituralde. Venez, mais faites-moi, avant tout, le
plaisir de laisser à la porte de ma caisse, ces armes dont vous vous
êtes muni comme si vous alliez attaquer une forteresse. J'en ai vu
d'autres que vous, et qui ne m'ont pas fait peur.

--Et moi aussi, j'en ai vu d'autres que vous aux yeux; car vous feriez,
le ciel me préserve, brasser une escadre à _culer_ rien que par la
figure. Voyons, mon argent?

--Et mes nègres?

--Ils sont à terre.

--Quand vous me les aurez livrés, je les paierai.

--Quand tu me les auras payés, je te les livrerai.

«Je ne sais ma foi de Dieu pas trop comment toute cette dispute aurait
fini, sans ce petit damné de Palanquin qui, pour couper la queue à la
méchanceté de la conversation, eut la malice de passer par derrière la
femme de mauvaise foi, et de lui poser le bout de son pistolet sur le
derrière du cou. L'habitante sentant le froid de l'arme si près de sa
vie, commença à trembler pour lors de la farce du coquin de mousse; elle
alla avec nous, souple comme un morceau de fourrure, à une grande
armoire, d'où elle désarrima des piastres et des doublons que nous nous
mîmes à compter. Palanquin, après avoir soupesé la monnaie, me dit que
le poids et le compte y étaient à peu près pour deux cent quatre-vingts
têtes, à une once d'or par tête.

«C'était juste, comme de fait. Il ne fallait plus, par conséquent, que
porter tous les deux les pistaches jaunes à bord, et livrer la
marchandise à madame l'habitante, ce qui se fit ainsi que cela devait se
faire.

«En revenant bord à bord le long de la mer, je reluquai du coin de
l'oeil les drômes qu'on avait faites à bord du brick, pour amener les
esclaves à terre entre deux eaux. Accostez actuellement, vous autres,
que je me mis à crier à mon second et à mes officiers; tout est payé:
vous pouvez laisser enlever la cargaison par la porteuse du
connaissement à ordre!

«Les radeaux furent hâlés, à mon commandement, le long de la grève, et
l'habitante, fine comme l'ambre, commença par nombrer une à une les
têtes de nègres que je devais lui remettre pour son argent. Quand une
fois elle avait compté un lot de dix, elle les faisait poster en rang
d'ognon, ni plus ni moins que si ç'avait été un bataillon de conscrits.
Au bout d'une heure, plus ou moins, de cette manoeuvre, elle s'en vint
me dire: En v'là deux cents, capitaine; il m'en faut encore
quatre-vingts, d'après mon calcul, et je ne les vois pas arriver, ces
quatre-vingts restans!

--Ni moi non plus, que je lui répondis; mais c'est qu'apparemment on n'a
pas pu embarquer encore les derniers quatre-vingts sur le radeau qui
doit vous les envoyer ici. Attendez-moi un peu, si vous avez la bonté:
je vais aller à bord moi-même, faire presser l'ouvrage par ma présence,
Ça ne sera pas long, et ça sera meilleur.

«La maîtresse de l'habitation donna ainsi en grand dans mon écoutille,
et je m'en fus à bord, soi-disant pour faire débarquer les quarante
paires de nègres, mais véritablement pour escroquer l'habitante de
Porto-Rico. C'est trop fichant d'être honnête envers les malhonnêtes
gens, pour pouvoir ne pas avoir l'envie de les subtiliser quand on peut.

«C'était encore Palanquin qui m'avait conseillé de garder pour mon
compte quatre-vingts nègres sur notre cargaison, pour avoir à bord un
échantillon de la marchandise que nous avions portée. Je ne suis pas
voleur de mon métier, tant s'en faut; mais quand il s'agit de me venger
des malhonnêtetés qu'on m'a faites, je serais capable, voyez-vous, de
prendre le pantalon de mon propre père, si le ciel m'avait fait la grâce
d'en avoir un, un père s'entend.

«Arrivé à mon bord avec les onces d'or que j'avais eu tant de mal à
faire _sailler_ de l'armoire de la coquine d'habitante, j'informai mon
état-major et mon équipage que nous n'avions plus qu'à appareiller, et
que, plus loin, il y aurait gras pour tout le monde.

--Mais, capitaine, m'observa mon second, plus bête en ce moment que la
lune qui n'était pas encore levée, il nous reste encore quatre-vingts
_quadrupèdes à deux pieds_ dans l'entre-pont.

--Eh bien! que je lui dis en colère à ce mal-pensant, qu'ils y restent
s'ils y sont bien, et fichez-moi s'il vous plaît les préliminaires de
paix. Je ne veux pas plus entendre parler de ces quatre-vingts
_quadrupèdes_, que si jamais il n'y en avait eu un seul dans la nature.
Appareillons en double et en triple, et vous me rendrez vos comptes à la
première relâche que le ciel nous enverra.

«L'appareillage ne fut pas tardif, attendu que le mouillage n'avait pas
été fait bien solidement sur la côte où nous étions arrivés de nuit et
en pagaye. En nous voyant larguer nos huniers pour filer au large avec
le reste de son contingent, l'habitante, qui attendait au plein le
dernier et le plus fin lot du _frêt_ qu'elle m'avait payé, attrapa, vous
m'entendez bien, à crier contre moi, comme une femme perdue, et sur les
escrocs qui avaient abusé de sa confiance. Mais le vent qui me poussait
en dehors des passes, était trop bon pour nous permettre de courir un
bord du côté de terre, et la brise trop dure pour nous porter long-temps
aux oreilles les braillemens indécens de cette criarde. Et puis, il faut
vous confier, que quand une fois j'avais eu l'imprudence de faire
débarquer mes premiers deux cents noirs, il ne me serait plus resté
assez de lest à bord pour tenir mon navire droit, si par-dessus le
marché j'avais été assez ennemi de mon brick, pour laisser filer à terre
les quatre-vingts paquets de chair boucanée, qui étaient encore amarrés
dans mon entrepont. Pour bien naviguer et porter solidement la toile, il
faut qu'un navire soit raisonnablement plombé dans le fond: c'est
l'ordonnance de la marine qui dit ça, et jamais on ne me verra être
contraire aux ordonnances de ceux qui ont eu plus d'esprit que moi. Vous
n'êtes pas sans savoir qu'il y a des ports bien loin de la, où on prend
des galets, du sable ou des coraux pour se lester. Moi, j'eus la
prudence de garder à Porto-Rico quatre-vingts têtes de nègres sur ma
carlingue, faute d'autre chose de lourd pour tenir mon navire en
tonture. La mauvaise foi est souvent la mère de la sûreté.

«Avant que la petite pointe du jour vînt percer la partie de l'Est, ou
de l'Est-Nord-Est tout au plus de l'horizon, nous étions déjà à quatre à
cinq lieues, pour le moins, du mouillage où nous avions déménagé avec la
barque, sans demander notre billet de passe au capitaine de port de
l'endroit. Les côtes de l'île même ne nous paraissaient pas plus hautes
que le ras des plabords d'une chaloupe en dérive, et je commençai à être
content de moi, sans savoir encore où je mettrais le cap pour pouvoir
débarquer à ma satisfaction, le lest que j'avais soufflé à la coquinerie
de cette mal embouchée d'habitante du Gros-Ilot.

«Il y a un proverbe dans les églises, et tu dois savoir ça, toi, frère
José, par lequel il est dit, qu'il existe dans le catéchisme huit péchés
capitaux, et que le huitième, c'est de faire du bien à un matelot.

«Le proverbe est juste, et le catéchisme qui nous l'apprend n'est pas
faux. Vous allez le voir par ce qui suit.

«Jusqu'au moment dont j'ai à vous parler, je n'avais pas cessé un seul
instant de ma vie, de faire du bien à mon équipage, en lui faisant
donner la goutte soir et matin, à midi, à deux heures, à six heures,
quelquefois à minuit, toujours et généralement enfin, à toutes les
époques quelconques de la journée. Eh bien! croiriez-vous bien que
lorsque je fus rendu au large de Porto-Rico, ne sachant pas trop encore
sur quel bord amurer pour _térir_ en confiance, quatre ou cinq de ces
ingratitudes d'hommes qui me devaient la jouissance de la boisson qu'ils
avaient _relichée_ pendant toute la campagne, s'en vinrent au vis-à-vis
de moi, le bonnet sur le coin d'en-dessus de la tête, pour me conter
cent mille raisons plus mauvaises les unes que les autres, avec une
arrogance qui aurait fait dresser les cheveux sur le front de n'importe
quel tondu.

«Le moins subordonné de l'escouade me dit premièrement, en se donnant du
roulis dans le haut du corps, pour avoir mieux l'air d'un crâne, à ce
qu'il croyait:

--Ah ça, capitaine Tafia, quand est-ce donc que vous nous compterez nos
parts de prise?

--On te les comptera, je me mis à lui répondre, à la première terre où
on pourra se procurer de l'encre, et une plume pour faire ton décompte.

--Et serait-il possible de vous demander par hasard, et sans être trop
susceptible, où vous irez chercher cette première terre?

--Sous le vent à nous, attendu que la brise porte toujours plus sous le
vent qu'au vent, dans la marine.

--Ah! mais un instant, Bourginal, reprit plus haut ce restant de galère,
ce n'est pas tout ça que nous vous demandons pour le quart-d'heure,
c'est de l'argent, parce qu'il y en a à bord, et que nous en avons gagné
assez à la sueur de notre visage, pour prétendre à nous en essuyer la
figure en dedans ou en dehors, comme ça nous fera plaisir.

--Eh bien, si tu sues trop, mon garçon, essuie-toi la mine avec le
revers de la main, ou prends, si tu aimes mieux, un bain de nez et de
menton pour te rafraîchir, et procure-moi la douce jouissance de me
laisser tranquille pour le reste de la campagne, et même plus, s'il est
possible.

--Entendez-vous, vous autres, gueula sur ma réponse le chef de
révolution: il ne veut pas seulement entendre parler de compter, comme
de juste et de raison, avec nous. C'est à nous, conséquemment, à voir si
nous voulons _décompter_ avec lui.

--Non, que je criai aussitôt deux fois plus fort que lui encore, non ne
le croyez pas, enfans du _Général-Sucre_. C'est un faux, que ce
gueux-là; il veut vous mettre dedans: c'est sûr; je le vois rien qu'à sa
mine moinastique.

--Et toi tu veux nous mettre dehors, n'est-ce pas? avec ta langue
sucrée, attrapèrent à me dire généralement tous les autres vermines de
l'équipage. Il n'y a plus actuellement d'enfans du _Général-Sucre_ qui
tiennent, qu'ils dirent ensuite, mon chéri, tu nous as déjà assez
embêtés avec ton bagout de fayencier. A terre, à terre la barque et vite
et vivement, ou sinon paie-nous ici notre dû à chacun, avec les piastres
que tu as subtilisées sur la faiblesse d'une femme à Porto-Rico étant. A
terre, à terre; pas de milieu pour nous, et pas de grâce, pour toi, si
tu continues encore à _badigoincer_ le même air sur ta _mandoline
d'embêtamini_.

«Après des raisons comme ci-dessus, il n'y avait plus moyen de faire des
proclamations un peu propres à des subalternes aussi mal virés. Les
scélérats étaient tous en _révolution française une et indivisible_, et
mes officiers n'étaient eux-mêmes que les pires de toute la clique, à me
prier de relâcher le plus rondement que je pourrais dans le premier port
venu.

--Mais où encore se trouve-t-il, le premier port venu? que je me tuais à
leur demander depuis une heure.

--Le premier port venu, vint me dire encore à l'oreille le petit
Palanquin, c'est le port où il y aura le plus de fièvre-jaune pour toute
cette crapule qui vous réclame son dû.

--Et pourquoi veux-tu, dis-je sur le moment, et tout bas au jeune
enfant, que nous relâchions dans un port à maladie? as-tu quelqu'idée
là-dessus, pour le bien du service?

--Pour le bien du service, non, qu'il dit; mais pour votre bien à vous,
oui, puisque vous ne savez plus où donner de la boule, ni de quel côté
border votre écoute de foc, qui ralingue depuis une heure, dans un pays
où la maladie tapera dur et sec. Vous ne devinez donc pas, que ce tas
d'ivrognes et d'indécens, qui vous chamaillent, iront se faire crever
par les filles et la boisson en moins d'une demi-journée, et que la
fièvre-jaune ou verte, et le ténesme, vous éviteront la peine de leur
rendre des comptes en règle, attendu que la peste de l'hôpital leur aura
déjà payé leur propre décompte à eux? Il faut toujours vous dire les
choses, à vous, et encore le diable me soulève, je ne sais pas trop, les
trois quarts du temps, si vous entendez bien ce qu'on vous souffle dans
la caboche, par la manche à vent de l'oreille!

--Il s'en suit, au contraire, que j'entends tout, et voilà ce qui te
trompe, répondis-je à la minute au canaillon qui venait de me donner ce
fil un peu rude à hâler pour mon propre bien. Je t'entends assez, petit
perfide; tu prétends que je les fasse crever le plus tôt que je pourrai:
ton conseil est fin, et ne me paraît pas piqué des cancrelas. Mais toi,
qui parles comme un livre au-dessus de ton âge, connaîtrais-tu bien un
bon petit port, où il y aurait une maladie solide, qui taperait ferme et
indistinctement sur les gueusards que nous avons à bord, un endroit sûr,
finalement, où nous trouverions de la fièvre-jaune tant et plus, et pas
de gendarmerie pour nous mettre la patte sur le cou, en notre qualité de
forbans.

--Et pardieu, allez mouiller dans le port de Règle, à l'île de Cuba, et
nous serons certains pour lors de notre affaire. Là, il y a toujours du
dégel parmi les équipages des navires, et c'est bien le diable s'il n'en
reste pas assez pour nous.

--C'est vrai, au moins, ce que tu me rapportes-là, et je me souviens,
dans le moment, d'avoir entendu dire souvent à ton pauvre père, qui
était mon oncle, qu'une fois, il n'était resté à Règle, de tout son
équipage et son état-major, que le chat du navire et lui. L'endroit, par
conséquent, n'est pas mauvais pour nous. Mais qui est-ce qui nous
conduira à Règle?

--Tiens, vous voilà encore embarrassé pour si peu de chose! Mais votre
second de pacotille, qui vous a déjà mené comme un baril de galère à la
côte d'Afrique et à Porto-Rico, ne peut-il pas vous conduire tout aussi
bien, maintenant, d'ici à Règle?

--Et si ce grognard de second, qui se lève toujours le poil debout, et
le caractère chaviré, se mettait dans l'humeur de me tromper, et de nous
faire mouiller dans un lieu suspect?

--Eh bien, ce serait à vous, dans ce cas, à ne pas le tromper, et à lui
faire avaler la charge de votre pistolet par ailleurs que par le gosier.
Commandez-lui ferme, et dru, ce que vous voulez, et ce mal-bordé, tout
mal-bordé qu'il sera, vous obéira vite et souple. Je le connais, le
_capelan_; il a été taillé sur le bois d'un aviron qui plie et qui ne
casse pas au coup, pour une minute de nage. Commandez en homme, et vous
serez obéi en capitaine. C'est tout ce que j'ai à vous dire _good
night_!

«Comme il m'avait dit, je fis, et comme je fis on m'obéit. Le port de
Règle n'était pas loin, et le port de Règle nous eûmes, en laissant
arriver sur l'île de Cuba, et en portant le cap sur le point de notre
destination. Une fois à terre dans l'endroit, je fus forcé, avec la
permission des autorités, et par l'effet des réclamations de l'équipage,
de compter premièrement un peu de monnaie courante aux plus obstinés du
bord, qui voulaient se régaler dans le pays, et boire les quatre-vingts
têtes de nègres que j'avais encore dans l'entrepont, et qui m'étaient
restées pour compte, par l'effet de la mauvaise foi de l'habitante de
Porto-Rico. La vente de cette queue de cargaison invendue, était bonne
dans la contrée, et je ne fus pas long-temps à déblayer mon navire de ce
lest volant qui me mangeait le reste de mes provisions de campagne. Mais
ce que m'avait pronostiqué le malheureux enfant, le pauvre petit bigre
de Palanquin, fut vrai, heureusement pour moi, et pas heureusement
néanmoins pour mes gens. La maladie s'étala en grand, deux fois
vingt-quatre heures après notre relâche, sur les plus _soulauds_ du
brick. Elle commença d'abord à tomber comme un grain de nord-ouest sur
les plus gros, ensuite sur les moyens-gros, et _terminalement_ sur tout
le monde, excepté moi, et cinq à six autres sobres hommes. C'était une
bénédiction! Du cabaret, on les portait pleins à l'hôpital, et de
l'hôpital tout jaunes et maigres au trou à patates. Et puis, bonsoir les
voisins, et adieu le décompte! Jamais parts de prise ne furent, dans un
équipage, plus aisées à régler au bureau de la marine. Il n'y avait
quasiment plus personne à réclamer l'argent qu'il pouvait avoir gagné à
la mer, et à chaque absent à l'appel, je répondais pour lui, et je
mettais ce qui lui revenait dans mon sac, soi-disant au profit de la
famille du défunt, ou de l'armement du navire, c'est-à-dire, de moi, qui
étais la famille de tout le monde, et le seul armateur du bateau.

«Mais, mes braves gens du bon Dieu, une chose qui vous semblera drôle,
et qui manqua de me sabouler l'esprit sens-dessus dessous, ce fut, au
milieu de tout ça, la mort du petit Palanquin, de celui-là même qui
m'avait _inculpé_ dans l'idée de venir à Règle pour enterrer les trois
quarts de nos gens. Le pauvre innocent fut un des premiers à changer ses
ancres de bord, un jour juste après que la maladie eut commencé à nous
tomber d'aplomb sur l'échine du dos. Qui jamais, disait-il, en se
sentant frappé du mal à mort, aurait pu se mettre dans le coco, que la
peste, que nous venions chercher dans ce chien de pays, serait pour moi
comme pour les autres? Le ciel n'est pas juste, puisque je suis
_stourbe_! C'est vous, espèce de capitaine manqué, qui auriez dû payer
le tribut à la nature avant moi; mais vous êtes né coiffé d'un bonnet de
coton, et vous mourrez vieux, ganachon et heureux. Salut!

«Il fila pour lors son bout de câble pour appareiller en abattant sous
le vent de sa bouée, et le peu d'égards qu'il avait eu pour moi, son
chef, avant de périr au lit, et à l'article de la mort, m'opposa de le
regretter autant et plus que je l'aurais fait s'il m'avait dit moins de
sottises avant son _resquies catin passée_.

«Pas moins, voyez-vous, pour avoir l'air de le regretter, et de le
traiter en bon parent après décès, suffit qu'il était mon cousin de son
vivant, je le fis enterrer avec les honneurs de la guerre: six pieds de
terre tout comme à un homme fait, et une châsse de bois d'acajou pas
sujette au ver. Jamais je n'ai su, comme tant d'autres, ce que c'était
que d'économiser sur les derniers devoirs à rendre à ses amis, ou à ceux
de sa famille. Les bons parens font honneur à leurs proches, selon leurs
petits moyens, et leurs bons sentimens, coûte qui coûte; c'est mon
refrain en pareil cas.

«A la suite d'un ensorcellement d'affaires et de chicanes, qu'il serait
trop long et trop indigne de vous réciter, je crus me douter qu'il était
plus que temps de hisser mon ancre à bord, si je ne voulais pas la
laisser s'engager sur le fond où j'avais mouillé à la grâce de Dieu. Il
y a des finots qui ont trouvé de bonnes longues-vues dans leur vie; mais
jamais je n'ai pu mettre la patte sur une lunette d'approche qui fût
assez bonne pour me faire voir trois semaines d'avance, dans le temps à
venir. Cependant, il aurait fallu avoir l'oeil joliment trouble et
borné, à ma place, pour ne pas suspecter à la première inspection des
mines, la figure que me faisaient les autorités de l'endroit et les
gendarmes de la malchaussée de Règle. Rien que de les voir passer les
uns et les autres à côté de moi, leur air me donnait la colique, sans
comparaison comme la médecine de cheval que j'ai embarquée ce matin par
mon avant. Ce fut pour lors que je me dis sévèrement à moi tout seul:
détalons d'ici, mon fiston; et vite, encore, si tu ne veux pas jaunir
sur pied; ton estomac est trop délicat pour supporter plus long-temps le
climat du pays. C'est un tour de valse qu'il te faut retenir pour la
première que la musique jouera dans le bal qu'on veut donner en ton
honneur et gloire.

«C'était bien pensé, ceci, mais avec un équipage défunt en partie il n'y
avait guère moyen de gagner le grand air du large à bord d'un grand
coquin de brick dur à patiner et lourd à changer de place. Un officier
de mon état-major, en mettant le nez sur mon embarras, me conseilla une
tromperie. Il y a ici, me communiqua-t-il en n'ayant l'air de rien, des
Américains qui se chargent de tout sur mer. Quand on leur promet plus de
beurre que de pain, ils sautent dessus, et après, c'est à vous à ne leur
donner ni pain ni beurre, une fois que vous pouvez leur chanter: _petits
oiseaux le printemps vient de naître, sur l'air du troulala_, avec
variations.

«Le lendemain de la conversation, je fis afficher que l'équipage qui
conduirait le _Général-Sucre_ à sa destination, aurait pour sa peine la
moitié du navire que j'aurais sous les pieds en arrivant, le tout fait
double et de bonne foi entre nous.

«Le poisson mordit à la ligne: vingt à vingt-cinq congres de Boston ou
de New-York se déhâlèrent à mon bord, et j'appareillai avec eux, après
avoir signé de mon nom un papier, comme par lequel je m'engageais à leur
compter une fois rendu à Saint-Thomas, la moitié de la valeur du brick
que j'avais sous les pieds. Oui, mais en arrivant à mon bord, j'eus la
malice de me coucher dans ma cabane pour toute la traversée, et pour ne
plus me relever de dessus le dos, qu'une fois débarqué à terre dans mon
cadre de fainéantise et de dissimulation.»

«Quelle avarie s'est-il donc avoir faite dans les oeuvres-mortes? se
demandaient les uns aux autres mes matelots de louage pendant le voyage.
A-t-il un tour dans ses câbles ou la goutte descendue dans la cale, pour
rester toujours couché comme une cagne? En les entendant blaguasser de
la manière susdite, je me disais: Oui, va toujours, tas de lofias: à
terre, je t'apprendrai la loi en te faisant voir comment on marche dans
le pays, quand on ne veut pas laisser rouiller ses quilles en route.

«Et comme de fait, en arrivant à Saint-Thomas, où il y a des avocats et
de la justice, je signifiai aux Américains, que n'ayant pas bougé de ma
cabane, je n'avais pas eu de navire sous les pieds, mais sous le dos, et
que conséquemment et d'après le code pénal, je ne leur devais pas un
taquet du navire dont ils voulaient raccrocher la moitié. Ils me
qualifièrent de gueux et de scélérat, et je leur fis prouver devant la
justice qu'ils étaient des simples et des crédules. Nonobstant, les
juges en bonnets pointus, me commandèrent de leur payer quelque chose
pour le voyage, et comme, avant tout, il faut être juste quand la
justice vous force à être bon enfant, je finis par obéir au commandant
en chef de l'escouade de juges qui m'avaient fait passer sur l'avant du
tribunal.

«J'avais, en outre de ça, un voeu conclu à la mer à remplir à
Saint-Thomas. Mon voeu, je l'ai rempli, et mieux que rempli quelquefois,
et même avec une partie de l'argent gagné à la sueur de mon front et à
la sécheresse de mon estomac; car, pendant les neuf mois que j'ai passés
à la mer, je puis bien dire que je n'ai souvent bu ni mangé mon content.
Mais la terre, comme on dit, paie les fautes de la mer, et tout
aujourd'hui, Dieu merci, est payé, excepté vous. Néanmoins, tout le
pécune que j'ai gratté d'un bord et de l'autre, est dans deux barils que
j'ai laissés chez une hôtesse, et auxquels j'ai donné de temps en temps
quelques petits soufflets d'amitié, sans leur faire trop de mal. Vous
dire combien il y a de livres, sous et deniers dans ces petits barils de
galère, c'est ce que je ne puis pas vous confirmer, attendu qu'il me
serait moins malaisé de regagner encore tout cet argent là, que d'en
compter seulement le demi-quart. Vous qui savez calculer, vous
calculerez tout cela, et vous vous rendrez mes comptes en règle, si vous
voulez vous donner la peine de faire ce que je ne ferai jamais de ma
vie. A présent vous venez d'apprendre tout ce que j'ai fait pour le bien
du service de notre aimable société. L'honnête homme agit comme il peut
dans sa vie, et non pas toujours comme il veut. Il n'y a, vous le savez
bien, que notre très saint père le Pape qui puisse répondre de tout et
qui ne se trompe jamais sur aucune chose, le vieux Paria qu'il est!

«Ma foi, je vous ai tout dit, et je crois que c'est ça! _Finus coronat
opis_, comme dit l'anglais. Voyons, vous autres, à présent que j'ai
fini, est-ce que je vous ai largué trop de bêtises?




VIII

NARRATION DE FRÈRE JOSÉ


«Bien peu de jours de ma vie se sont écoulés, sans que je ne me sois
rappelé ce que nous répétait souvent au séminaire, un ancien vicaire qui
passait pour avoir fait autrefois des siennes: Le monde, nous disait ce
vénérable praticien d'erreurs mondaines, commence à se faire bien vieux,
et c'est cependant du nouveau qu'il faut sans cesse, à cet antique
enfant, avide de tout et blasé sur tout. Pour moi, mes jeunes amis,
j'aimerais cent fois mieux aller prêcher un bon petit schisme tout neuf,
aux Esquimaux ou aux Californiens, que de rabâcher chaque matin aux
fidèles de Nanterre ou de Saint-Denis, la messe dont ces braves gens
doivent être aussi fatigués que moi pour le moins. Ne me parlez pas de
marcher sur un vieux plancher, quand on ne porte plus que des savattes.

«Jamais le sens profond que cachait cette parabole de l'expérience, ne
se présenta plus lumineux à mon esprit méditatif, qu'au moment où je
vous fis mes adieux et où je reçus les vôtres, pour aller pratiquer au
loin la profession qui nous est commune. Après avoir repassé et pour
ainsi dire ressassé dans toutes les cases de mon cerveau, le nom des
lieux où je pourrais planter ma tente vagabonde avec quelque espoir de
rencontrer un gras pâturage pour mes chères brebis, je me décidai à
cheminer vers Saint-Domingue, ancienne colonie hispanico-française,
rajeunie et reblanchie par les nègres, sous la domination tant soit peu
caraïbe d'_Haïti_. Mes raisons pour laisser choir doucement le ballon de
ma destinée sur ce point terrestre plutôt que sur un autre, méritent de
vous être exposées, et vous les trouverez logiquement déduites dans les
réflexions suivantes, que je faisais tout en me rendant sur un schooner
américain, de la Pointe-à-Pitre, vers la partie d'Haïti gouvernée par
Christophe premier, le nègre-Roi, et le Roi de tous les nègres[3].

«Saint-Domingue, me disais-je donc, en pesant avec maturité et un à un,
les motifs de ma résolution, Saint-Domingue est un pays nouveau, ou tout
au moins un pays retourné, qui peut aujourd'hui passer pour assez
raisonnablement neuf. Il n'y a plus là de civilisation qui vienne
contrarier à chaque pas les projets d'un homme déterminé à gouverner sa
barque en dehors des lois ordinaires de la société, et au large des
usages consacrés par l'incommode droit des gens. Les forbans jusqu'ici
paraissent s'être si bien trouvés de l'exploitation de ces parages
fortunés, qu'il ne s'écoule guère d'années où l'on ne pende une bonne
douzaine au moins, de ces honnêtes gens. Or, pour qu'il y ait tant de
forbans à pendre chaque année à Haïti, il faut nécessairement que les
forbans ne se lassent pas de fréquenter les abords de cette île fameuse;
et pour qu'il y ait un aussi grand nombre de forbans sans cesse disposés
à se faire pendre là plutôt qu'ailleurs, il faut nécessairement aussi
qu'ils trouvent là plutôt qu'ailleurs, quelque chose qui vaille la peine
de leur faire braver le gibet qu'ils rencontrent quelquefois sur leur
route; car, s'il en était autrement, je ne vois pas pourquoi ils iraient
affronter pour rien dans ces parages, le croc et la potence, la dernière
raison, ultima ratio, l'argument final en un mot, de la société contre
eux. Les coquins de notre espèce, passez-moi l'épithète, ne raisonnent
pas encore assez mal leurs intérêts, pour devenir absurdes aux dépens de
leur propre peau. Rendons-nous donc à Saint-Domingue, me disais-je
toujours. C'est l'ancien refuge des Boucaniers et des _frères-la-côte_,
ces illustres ancêtres qui n'étaient pas plus bêtes que nous[4]; faisons
comme eux, et le ciel bénira peut-être nos efforts comme il a béni leurs
glorieux travaux.

«D'ailleurs, m'écriai-je encore, pour m'affermir dans ma première
détermination, il n'y a plus maintenant à Haïti que quelques millions de
nègres qui se croient devenus quelque chose de libre, parce qu'ils ont
réussi, la fièvre jaune les aidant, à chasser ignominieusement leurs
anciens maîtres. Avec ces gaillards là, tout bouffis de l'orgueil de
leur facile victoire, il doit y avoir moyen d'entrer aisément et
brusquement en matière, et bien fin, ma foi, sera le diable, s'il
parvient à me couper les vivres, là où avec la faim que j'ai, je
sentirai des vivres à me mettre dans la besace.

«Rempli de ces idées spéculatives, et du zèle que m'inspirait le désir
de faire quelque chose de bien sur un plan solidement assis, je
débarquai bientôt au Cap Français. Je songeai d'abord, en posant en
toute sécurité le pied à terre, à bien ramasser ma conduite autour de
moi, et à ne pas m'empêtrer les jambes dans les premiers événemens ou le
semblant de bonnes occasions qui viendraient se présenter à moi. La
guerre d'attaque peut réussir quelquefois aux fous et aux imbéciles qui
se sentent le coeur plein et les oreilles chaudes; mais la guerre
défensive est le fait des esprits méditatifs, ou des gens qui croient
avoir quelque chose à perdre. J'avais avec moi, vous le savez bien, les
huit mille gourdes que je tenais de la libéralité et de la confiance de
notre respectable ami.

«Le roi Christophe premier et dernier, informé par les espions de sa
couronne, de mon débarquement imprévu au beau milieu de ses états un peu
désorganisés, me fit l'honneur et le déplaisir de m'inviter à passer
dans son palais, pour me demander ce que je comptais faire dans ce pays
soumis à son autorité souveraine, ou plutôt au dévergondage de son
despotisme. Je répondis à sa Majesté, en homme déjà préparé à toutes les
investigations et aux plus mauvaises chicanes, que j'avais le projet
philantropique de me livrer moyennant son autorisation, à la _traite des
blancs_ des colonies voisines, attendu qu'il y avait assez long-temps
que les blancs se livraient impunément à la _traite des noirs_. Le malin
nègre eut l'air de me prendre pour un insensé ou pour un idiot, ce qui
est à peu près la même chose aux yeux des gens qui se croient plus
madrés que les fous ou les imbéciles qu'ils dédaignent. Je me gardai
bien, ainsi que vous devez le penser, de chercher à désabuser le
monarque d'une erreur qui favorisait si complètement mes intentions
secrètes. Mais Christophe ayant envie depuis long-temps d'attacher, en
sa qualité de Roi, un fou ou un magot à son service, s'avisa d'ordonner
à ses grands et petits mouchards, de me regarder à l'avenir comme le
bouffon ordinaire du Palais, et de me laisser aller librement mon train
sans jamais me perdre de vue. C'était ma qualité de blanc, que le drôle
était bien aise d'humilier dans la personne d'un des bipèdes de mon
espèce, et je passai bientôt enfin, grâce à cet avancement inattendu et
inespéré, pour le Triboulet ou le Langéli de sa Majesté intertropicale.

«L'île d'Haïti, depuis l'anéantissement de l'armée du général Leclerc,
avait comme vous ne pouvez l'ignorer, le bonheur d'être libre et en
guerre civile sous les drapeaux ennemis et patriotiques de Dessalines,
de Christophe, de Rigaud et de Boyer. C'était un état d'indépendance qui
faisait pitié à voir, et au milieu duquel il était impossible de se
reconnaître. Les étrangers que leurs mauvaises destinées, ou un caprice
presque aussi malheureux que la plus mauvaise destinée, conduisaient
dans ce lieu de discorde et de liberté, s'y trouvaient presque aussi
maltraités et aussi sévèrement surveillés que les habitans et les
nationaux eux-mêmes. Quand je voulus armer pour mon compte et sous mon
nom, par exemple, une petite goëlette pour faire soi-disant le cabotage
de la colonie, on m'apprit en me menaçant de toute la rigueur des lois,
que personne ne connaissait encore, qu'il n'y avait pas de cabotage
praticable dans un état indépendant dont tous les ports étaient bloqués,
tantôt par un parti, tantôt par un autre; et qu'il serait absurde au
gouvernement d'accorder ce droit, ce qui était par le fait de toute
impossibilité. Je réclamai alors la simple autorisation d'armer un aviso
de plaisance, pour faire faire de temps à autre, quelques petites
promenades anodines et maritimes aux insulaires les plus riches et les
plus comme il faut du pays. Le secrétaire de la marine et le collecteur
de la Douane me firent observer, que pour avoir le privilège de posséder
un bâtiment de la république nègre, il fallait jouir au préalable de
l'avantage d'être noir comme le gréement de la barque que l'on voulait
armer, ou tout au moins justifier du fait d'être issu d'une famille
aussi bronzée que le cuivre du bateau que je m'étais proposé de mettre à
la mer. Je trouvai, pour éluder ces impertinentes conditions, un ancien
prince de la côte de Guinée, qui consentit, en sa qualité de citoyen
haïtien naturalisé, à acheter sous son nom et après s'être lui-même
vendu à moi, un caboteur que j'équipai de trente et quelques déserteurs
européens que je ramassai à grands coups de tafia dans les bouchons et
autres lieux encore plus suspects du royaume régénéré.

«J'étais venu à St.-Domingue, comme je vous l'ai déjà dit, avec l'espoir
de faire du nouveau et de l'inattendu, dans une contrée passée à la
lessive brûlante de l'insurrection, et en poursuivant toujours, bien
entendu, l'idée que m'avait inspirée la vieille maxime de cet ancien
vicaire dont je vous ai parlé en commençant ma petite histoire. Le
projet que, du reste, j'avais nourri, et, en quelque façon, engraissé du
sucre de mes réflexions en armant sous le nom d'un prince de Guinée, mon
bateau caboteur, était assez drôlet, comme vous allez en juger par
vous-mêmes. Mon intention, après avoir réuni à mon bord, sous un
prétexte un peu foncé en couleur, une aussi grande quantité de nègres
que j'aurais pu en trouver, mon intention, ai-je dit, était
d'appareiller à l'improviste du Cap Haïtien, d'aller vendre les peaux de
mes républicains mystifiés à la Havane, et de revenir ensuite croiser et
pirater dans les débouquemens des Iles-sous-le-Vent. Pour parvenir à me
livrer avec quelque chance de succès à cette espèce d'espiéglerie, et à
faire convenablement cette sorte d'école buissonnière maritime,
j'annonçai un jour à toute la _négraillocratie_ du lieu, qu'il y aurait
incessamment fête, repas et feu d'artifice à mon bord, et que les
curieux et les amateurs y verraient le spectacle extraordinaire d'un
homme blanc mangé par un requin noir. Comme depuis long-temps on était
habitué à me regarder comme un monomane, dont le monarque lui-même
n'avait pas dédaigné de s'amuser un instant, on ne trouva pas très
surprenant que je me fusse mis dans la tête de régaler le beau monde
haïtien du spectacle d'une de mes extragavances ordinaires. Quelle
défiance raisonnable aurais-je pu d'ailleurs inspirer, en engageant les
amateurs à se réunir et à venir se récréer à bord d'une barque à peine
armée, et en apparence incapable de prendre inopinément la mer? Il
aurait fallu être doué d'une perspicacité plus qu'africaine ou
haïtienne, pour deviner le mystère du projet que j'avais conçu, sous le
voile trompeur des apprêts les plus inoffensifs. Rien donc ne pouvait
m'alarmer sur l'issue d'une tentative secrète qui n'avait encore éveillé
les soupçons de personne, et que tout jusque là avait semblé favoriser
au-delà même de mes petites espérances. On parut même me savoir gré,
dans la société qui s'égayait le plus à mes dépens, de la politesse que
j'avais eue de choisir pour le spectacle annoncé, une allégorie qui
tendait à figurer la couleur européenne d'un homme blanc, sacrifiée à la
couleur guinéenne d'un requin noir. L'emblème fut trouvé fort, mais
délicat et agréablement choisi. Le royaume de Christophe premier ne
possédait pas en tout un seul navire qui fût en état de me donner la
chasse, quand une fois je serais parvenu en appareillant, tant bien que
mal, à enlever la traite de noirs improvisée que je me proposais de
faire dans le pays. Il y avait bien cependant quelques coups de canon à
risquer par ci par là, dans le cas où je filerais avec mon personnel
sous les batteries de terre. Mais, me disais-je avec assez de sens, ce
me semble, un coup d'éventail à boulets est bientôt passé, surtout quand
il est donné à la hâte, et reçu avec courage. Et puis d'ailleurs, la
crainte qu'auront les canonniers haïtiens de tuer à mon bord, leurs
compatriotes en visant gauchement ma goëlette, pourra bien nous épargner
une bonne partie de la volée qu'ils nous enverraient impitoyablement,
s'il n'y avait qu'à hacher des blancs comme nous, tuables et canonnables
à merci. Va donc pour le coup d'éventail à mitraille! pensai-je.
L'honneur de réussir vaut bien le danger que me fera courir une aussi
noble tentative.

«Il existe au monde une foule de gens à qui il faut toujours quelque
chose ou quelqu'un à respecter, troupeau servile qui ne saurait vivre
sans un berger qui le fouette, ou un chien qui lui morde le derrière.
Moi, Dieu merci, j'ai le bonheur de ne respecter personne, ni rien.
C'est une assez utile philosophie, que je me suis faite comme cela, en
voyant les hommes comme ils sont, et en appréciant toutes les choses à
leur juste valeur. Quand ma chaussure me gêne, je l'élargis au moyen
d'un couteau, dût-elle, après cette petite incision, ne me durer qu'un
jour. Pourquoi ne ferais-je pas pour d'absurdes préjugés, ce que l'on
fait pour une chaussure trop étroite ou pour un soulier mal fait? Cette
réflexion m'était passée par la tête, long-temps avant mon débarquement
au Cap Haïtien; car je vous prie de croire que je n'étais pas venu là,
dépourvu de principes, et pour y faire un cours pratique de science
humanitaire.

«Mais revenons à l'objet principal de mon récit; j'avais donc fait
annoncer au son du tambour, et au moyen de cent grandes affiches
placardées dans toutes les rues de la ville, l'étonnant spectacle que
j'avais préparé. La curiosité fut vive, la foule devait être
considérable. Mais, hélas, comme dit l'Écriture, combien les projets de
l'homme sont vains, et combien sa prévoyance est misérable! ou, en
d'autres termes:

    Quantum animis erroris inest!

«Le soir même, où je devais donner ma fête sur l'eau à l'aimable société
d'Haïti, le roi Christophe eut pour la seconde fois envie de me faire
venir devant lui; et pour être encore plus sûr de l'empressement que je
mettrais à me rendre à ses ordres suprêmes, le monarque eut soin de
m'envoyer chercher par quatre contrefaçons de grenadiers et une
apparence de caporal de sa garde royale. Un autre que moi n'aurait pas
manqué de perdre d'abord la tête en pareille circonstance. Mais moi,
plus calme et plus résigné que beaucoup de gens ne l'eussent été à ma
place, je pensai que ma tête était la première chose que je dusse ne pas
perdre, et qu'il serait toujours temps d'en faire le sacrifice, quand il
n'y aurait plus possibilité de la disputer à la faux du malheur ou au
glaive du despotisme.

«Dès que sa majesté m'aperçut arrivant à elle au milieu du cortège
qu'elle avait eu la trop grande bonté de m'envoyer, pour me conduire
court et ferme dans son palais, elle n'eut rien de plus pressé que de me
demander en me présentant une boucle de fer qu'elle tenait assez
maladroitement dans ses gracieuses griffes:

--Comment, s'il vous plaît, nommez-vous cela?

--Mais, sire, répondis-je aussitôt avec respect et présence d'esprit en
reconnaissant cet objet pour m'avoir appartenu, cela se nomme
vulgairement un piton ou une boucle en fer?

--Et à quel usage emploie-t-on ordinairement, que vous sachiez, ces
sortes de pitons, à bord des bâtimens?

--Ces pitons servent à accrocher les saisines de chaloupe sur le pont,
et à amarrer ou à fixer, si votre majesté aime mieux, les barriques le
long du bord.

--Voyez combien les monarques sont à plaindre, et combien on s'attache à
les tromper, s'écria alors le souverain, d'un air étonné, en s'adressant
aux courtisans qui l'entouraient. Plusieurs anciens marins m'avaient
assuré que l'on employait quelquefois les boucles de ce genre, dans
l'entrepont des navires, pour y attacher les malheureux esclaves que la
cruauté des Européens allait arracher à la côte d'Afrique, pour les
revendre aux Antilles, comme la plus vile et la plus abjecte
marchandise!

--Quelle horreur! fis-je avec une vivacité d'expression et un mouvement
de dégoût qui ne m'était pas habituel, mais qu'il m'importait de rendre
aussi naturel que possible. Il faudrait, pour admettre cette calomnie,
supposer non seulement la plus inconcevable perversité, mais encore la
plus insigne maladresse aux hommes qui auraient destiné ces pitons à un
usage aussi barbare! _Herque_! le coeur se soulève d'indignation et
d'horreur, rien que d'y penser!

«Le vieux drille couronné reprit, après m'avoir laissé défiler ma phrase
tout au long, et exprimer tout à mon aise le dégoût profond que je
faisais semblant de ressentir:

--Et comment peut-il donc se faire, monsieur le fou, qu'avec l'horreur
insurmontable que paraît vous inspirer l'emploi de ces ferremens odieux
à bord des négriers, vous ayez eu l'imprudence d'en faire planter une
rangée dans la cale du petit brick de plaisance que je vous ai laissé
armer sous le nom d'un des plus stupides sujets de mon royaume?

--Comment il se fait, dites-vous, sire? Mais ma réponse est facile, et
il me suffira de vous expliquer les choses avec sincérité pour ne vous
laisser aucun doute sur mon innocence, ou du moins sur la réalité de ce
que vous avez eu la bonté d'appeler déjà mon imprudence. Cette rangée de
pitons dont vous me parlez, se trouve effectivement à bord de mon navire
par la raison toute simple qu'elle y était lorsque j'ai pris possession
du bâtiment, et je l'y ai maintenue en pensant ensuite que ces petites
boucles pourraient me servir à assujettir dans la cale les pièces à eau
dont j'avais besoin de me pourvoir pour lester ma petite goëlette!

--Ah! c'est pardieu vrai! Voyez ce que c'est que de ne pas pouvoir se
rendre compte par soi-même des choses les plus usuelles pour une
profession dont on ignore les détails! Maintenant que vous venez de
m'initier par une explication toute simple aux mystères de vos actions,
je ne m'étonne plus de l'activité avec laquelle je vous ai vu embarquer
cette nuit une bonne vingtaine au moins de tonneaux d'eau à votre bord,
en attachant a l'aiguade du rivage une manche en cuir, qui conduisait
sans bruit le liquide dans les pièces de votre cale! Oh, tout à présent
s'explique à merveille: c'était le lest nécessaire à votre petite
navigation que vous embarquiez ainsi avec tant de promptitude et de
discrétion, mais, tudieu! quels buveurs d'eau vous vous disposez à
recevoir à bord de votre embarcation!

--Et votre fête, continua sa majesté en changeant un peu de ton, votre
fête maritime, ou plutôt aquatique, sera donc bien éblouissante,
monsieur l'ex-blanc converti à la cause des noirs?

--Mais, sire, j'ai lieu d'espérer qu'elle sera demain aussi brillante,
que les faibles moyens dont j'ai pu disposer m'ont permis de...

--Moi aussi, je vais donner une fête dont votre projet de gala sur mer
m'a suggéré la pensée. C'est votre idée que j'ai voulu copier, mais pas
servilement, au moins... Vous souriez, monsieur le présomptueux; mais
savez-vous bien qu'il y aurait témérité à tout autre que vous de
dédaigner un concurrent comme moi?

--Aussi, votre majesté ne pense-t-elle pas sans doute, que c'est de
dédain que je souris: c'est d'incrédulité seulement.

--Ah! vous êtes incrédule! Et ce sont des preuves, par conséquent, qu'il
vous faut? Eh bien, vous allez bientôt en avoir. Mais avant de vous
rendre spectateur de la fête que je vous ai préparée, il est peut-être
bon de vous prévenir qu'au lieu de terminer comme vous, mon grand
spectacle par un feu d'artifice, ce sera au contraire par un feu
d'artifice de ma composition qu'il commencera, et c'est à vous, en
personne, que sera adressé le bouquet... Et tenez, sans aller plus loin,
voilà déjà ma fête qui commence, Ah! ah! regardez donc là, le bel effet
que va produire ma première fusée! Mais, à propos, j'ai oublié de vous
questionner sur un point essentiel. Savez-vous le latin?...

--Sire, répondis-je fort embarrassé de la position dans laquelle venait
de me jeter la conversation goguenarde du roi!... Sire, il y a tant
d'imbéciles qui prétendent que l'on ne sait rien quand on ne sait pas le
latin, que je crois pouvoir vous avouer que j'entends un peu cette
langue, sans risquer de vouloir me faire passer à vos yeux pour un homme
d'esprit.

--Ah! fort bien. Lisez-moi donc, et bien vite, si vous ne voulez pas
perdre l'à-propos de la ressemblance, la petite devise que je me suis
amusé à écrire sur les vitraux d'une des croisées qui donnent là, sur la
rade, là, de ce côté!...

«Je lus, mes amis, cette infernale devise: elle était ainsi conçue en
latin d'Haïti:

_Deus non sum, tantùm abest ut_! Tamen sicut Deus, incedo per ignes.

«En portant attentivement mes yeux sur le carreau où le doigt du monstre
avait tracé ces mots sataniques, je vis à travers la vitre perfide,
quelque chose qui brûlait sur rade: mais quelle fut ma stupéfaction, je
vous le demande, lorsque je reconnus dans ce quelque chose incendié, mon
bateau, mon pauvre bateau livré, par ordre du royal bourreau, à
l'impétuosité des flammes! Quelques minutes après avoir joui de
l'impression que ce spectacle cruel ne laissait que trop voir sur mon
visage qui, baigné d'une froide sueur reflétait pour ainsi dire la lueur
de l'incendie qui consumait ma propriété, le tyran m'adressa ces paroles
moqueuses qui furent les dernières que j'entendis sortir de ses lèvres
de singe ou de bouc:

--Ah! murmura-t-il, maître idiot, vous vouliez traiter les sujets libres
d'Haïti, à votre bord, comme vos pareils ont l'habitude de traiter les
esclaves nègres, et vous pensiez, dans votre sot orgueil, que parce que
les nègres sont noirs, ils doivent redevenir esclaves. Eh bien!
maintenant, c'est moi qui pour répondre à votre témérité vais vous
traiter comme vous le méritez: soldats, enlevez-moi ce drôle, et que son
sort et ma volonté s'accomplissent!

«Jamais les ordres de l'esclave-roi ne furent remplis, je vous jure,
avec plus de ponctualité et de vigueur d'exécution. A peine me sentis-je
enlever du palais, tant j'étais léger, ou tant je devais être étourdi du
coup qui venait de me tomber sur la tête. Je ne repris tout-à-fait
l'usage de mes facultés intellectuelles, que lorsque je me vis descendu
dans le fond d'un caveau presque aussi noir et aussi sinistre que le
monstre qui venait d'ordonner de m'y placer.

«Je ne recouvrai, pour ainsi dire, mes sens qu'au milieu des ténèbres,
et la liberté naturelle de mon esprit que sous les verroux d'un cachot.

«Toutes les pénibles réflexions que jusqu'alors j'avais retenues comme
un torrent impétueux, dans mon âme soulevée, reprirent bientôt cependant
leur cours paisible, mêlé d'un peu de crainte et de tristesse. Ce n'est
pas toujours au milieu des fleurs de la vie et à l'ombre des idées
riantes, vous le savez bien, que la pensée est faite pour ruisseler
limpide et pure. La méditation a aussi ses débordemens et l'âme humaine
ses inondations. Je ne l'éprouvai que trop.

«Au bout de quarante-huit heures de jeûne forcé et de pensées plus ou
moins lugubres sur l'effroyable réalité de ma position, la porte du
souterrain où l'on m'avait enfermé s'ouvrit, pour montrer à mes yeux
abattus un spectacle presque aussi sombre, que les ténèbres au fond
desquelles mes regards s'étaient peu à peu habitués à percer
l'obscurité. Les pâles rayons du jour que je ne croyais plus revoir, en
pénétrant à travers les grilles épaisses de ma prison, me laissèrent
apercevoir deux petits épouvantables nègres habillés en diablotins, et
tenant à la main deux torches goudronnées et un écriteau: ces monstres
enfans s'avançaient vers moi. Qu'est-ce à dire, me demandai-je, que
cette vision diabolique et cette fantasmagorie? veulent-ils m'effrayer
pour rire, ou veulent-ils se défaire sérieusement de moi en riant? La
porte du cachot, qui n'avait roulé sur ses gonds que pour donner passage
à ces deux nouveaux venus, se referma bientôt, et, à la lueur des
flambeaux que venaient d'allumer mes deux noires marmailles, je lus sur
l'écriteau qu'ils tenaient comme des griffons tiennent le pied d'un
meuble, les mots suivants tracés en grosses lettres rouges, assez
semblables à des caractères phosphorescens:

  «_Citoyens libres de la ville du Cap_,

  »Henry Christophe 1er, par la grâce de Dieu et des constitutions, Roi
  d'Haïti et de la partie et dépendances du cap Haïtien, etc., fait
  connaître à tous ceux qu'il appartiendra, que le vagabond européen,
  dit Frère-José, a été condamné à être _enterré vif_, pour avoir voulu
  exercer, à Haïti même, l'infâme trafic connu sous le nom odieux de
  Traite des Noirs.

  »Le convoi se réunira en armes, demain, à trois heures de relevée, au
  domicile du vivant (prison centrale), puis, de-là, se rendra à la
  grande église paroissiale du Cap.

  »Fait au palais, ce 17 juin 1819.

  »Le roi,

  »HENRY CHRISTOPHE.»

«Quel calice d'absinthe et de fiel à avaler, m'écriai-je en détournant
les yeux de ce placard dégoûtant!... Mais une réflexion, qui suivit dans
mon esprit le premier mouvement d'indignation qui m'avait soulevé le
coeur, vint presque me consoler du fatal avenir que je ne prévoyais que
trop pour moi. Jésus-Christ, en marchant au supplice pour racheter les
péchés des malheureux qui ne valaient certes pas un tel sacrifice, eut
la douleur de porter lui-même sa croix, tandis que moi, je vais être
porté et logé dans un bon et commode cercueil: voilà ce que je me dis;
l'avantage est donc encore de mon côté, et je suis bien loin, cependant,
de valoir mieux que Notre Seigneur. _Laudamus te Deum_, et que la
volonté du destin soit encore une fois faite, puisqu'il n'y a guère
moyen de faire mieux pour moi, que n'a fait lui-même ce malheureux
destin!»

Ici, maître Bastringue, en entendant son ami prononcer encore quelques
mots de latin, ne put retenir l'enthousiasme que lui inspirait cet éclat
prodigieux de science:

--Ah! gueusard de José, tu parles comme un lutin, s'écria-t-il, mais
force de voiles un peu, s'il y a moyen. J'ai envie de voir comment tu as
débrouillé ton palanquin dans le moment de ton enterrement en vie.

Frère José poursuivit ainsi:

«Les deux petits griffons noirs, jugeant sans doute à la grimace que je
n'avais pu m'empêcher de faire en leur présence, que j'en avais assez vu
comme cela, pour être fixé d'une manière positive sur mon sort,
laissèrent tomber leur écriteau à mes pieds, et, s'approchant de moi
avec force gambades et contorsions diaboliques, l'un d'eux me remit
respectueusement une lettre scellée d'un grand cachet noir en signe de
deuil. On aurait mis un cachet noir à moins.

«J'ouvris à la lueur des torches funèbres qui continuaient à flamber
devant moi et à puer la résine; je lus la lugubre missive qui m'était
adressée. Elle était conçue en assez mauvais langage; mais dans la
conjoncture où les événemens m'avaient placé, et surtout dans la
situation d'esprit où je me trouvais alors, on n'a guère le droit de se
montrer difficile sur les qualités du style épistolaire.

«La dépêche qui venait de m'être ainsi remise contenait textuellement
ces mots:

  «_Monsieur le négrier blanc_,

  »Un capitaine américain comptant sur les ravages que l'épidémie devait
  exercer cette année parmi les nouveaux arrivés d'Europe, a débarqué
  ici une pacotille de cercueils, on ne peut mieux conditionnés.
  Malheureusement pour le spéculateur qui n'avait compté sur la fièvre
  jaune que pour les autres, c'est lui qui, le premier, s'est vu dans la
  nécessité d'étrenner sa marchandise pour son propre compte. Hier, il a
  été porté en terre dans le premier des cercueils dont se composait son
  chargement. Cette contrariété a été d'autant plus vive pour moi, que
  je m'étais promis le plaisir de vous offrir le _premier tiré_ de la
  cargaison du prévoyant capitaine; mais pour vous traiter cependant
  autant que possible avec la distinction dont je voulais vous donner
  une preuve si éclatante, j'ai tout arrangé, après avoir pris les
  ordres de S. M., pour que demain, à deux heures, on mît à votre
  disposition la seconde bière de première qualité du chargement du
  défunt capitaine américain.

  »Veuillez donc bien, en conséquence, vous tenir prêt, à l'heure
  indiquée, à recevoir l'honneur qu'on vous réserve, et dont vous vous
  êtes montré déjà si digne.

  «recevez, monsieur le Négrier blanc, l'assurance de la parfaite
  considération, avec laquelle je me garderai bien d'avoir l'honneur de
  vous saluer.

  Le Secrétaire des commandemens de S. M. Haïtienne.

«Les rois n'ont qu'une parole, à ce qu'ils disent, et ils disent
quelquefois vrai, quand ils ont donné parole de faire le mal. Le
monarque-fossoyeur parut vouloir tenir à l'engagement qu'il avait pris,
en ordonnant mon inhumation quelques bonnes années au moins avant le
terme assigné dans les cieux à ma mort naturelle. Le jour de la
cérémonie annoncée, S. M. eut même la prévoyance de m'envoyer trois
caricatures de prêtres, chargés de m'assister _ante humum_ dans les
préparatifs de ma toilette de trépassé. On fit tenir en équilibre, sur
ma tête, un bonnet de coton empesé, long et pointu comme la flèche d'un
clocher de campagne, et, en guise de san-benito, on passa sur mon corps,
amaigri par le jeûne et la douleur, une longue robe de papier, faite de
toutes les affiches, au moyen desquelles j'avais annoncé le grand
spectacle que j'avais voulu donner sur l'eau. Mes aides de garde-robe
trouvèrent en examinant de près ma physionomie, que ma mine ne pourrait
manquer de faire honneur aux morts dans la compagnie desquels j'allais
avoir l'avantage d'entrer à la fleur de mon âge, et avec la santé la
plus resplendissante.

«Un de ces goguenards crut remarquer que quelques-uns de mes cheveux
avaient blanchi dans l'espace de quarante-huit heures que l'on m'avait
fait passer à l'ombre humide de mon cachot. Moi, pour répondre gaiement
à l'impertinence de ce mauvais plaisant, je répondis qu'il voudrait
peut-être bien que sa face eût pu blanchir aussi aisément, et par le
même procédé que mes cheveux. Cette épigramme assez libre, que je
m'imaginais pouvoir me permettre, sans risquer d'aggraver les
inconvéniens de ma situation, intéressa mes persécuteurs à employer de
leur mieux le temps qu'ils avaient encore à me tourmenter. On m'amarra,
le plus raide possible, les deux jambes l'une contre l'autre, et les
bras le long des hanches, pour m'imposer la plus complète et la plus
cadavérique immobilité possible. A deux heures et demie, j'entendis à
travers les murs épais de mon caveau, un sourd roulement de tambours.
C'était le bruit du cortège immense qui venait chercher mon corps encore
tout vivant, avec tous les honneurs qu'on ne rend ordinairement qu'aux
morts illustres, quand ils sont bien morts, et qu'ils ont la vanité de
se croire illustres.

«A trois heures précises, le cercueil qu'on m'avait réservé reçut ma
très viable et très vitale dépouille, au-dessus de laquelle allait
voltiger, comme une ombre, mon esprit qui travaillait toujours, ni plus
ni moins que s'il n'eût pas encore été séparé de sa chair par l'ordre de
S. M. Christophe. Trente sales ecclésiastiques, aussi mal blanchis que
les surplis qui les couvraient étaient blancs et propres, entourèrent ma
bière en chantant du latin créole, et des litanies nègres, dans un
patois auquel le ciel ne devait pas comprendre grand'chose. Toute une
troupe de soldats d'élite sans souliers, mais en gros bonnets à poil,
suivait militairement mon convoi; et le long roulement des tambours, les
sons aigus des fifres s'unissant, pour faire un tintamarre d'enfer, aux
glas de toutes les cloches de la ville, attirèrent bruyamment, à la file
de mon cortège funèbre, les flots de canaille dont regorgeaient alors
les maisons de la cité.

«Jamais encore les heureux habitans du Cap n'avaient vu un pareil
enterrement, ni moi non plus; et j'aurais peut-être été assez fier de
tout ce luxe déployé à mon intention, si j'avais pu en être moins
affligé. Tout le monde, imaginez-vous, riait autour de moi, et j'étais
probablement le seul qui pût conserver son flegme, au milieu d'une aussi
sévère et aussi burlesque cérémonie.

«J'ai toujours pensé qu'il n'y avait qu'une chose sérieuse dans la vie,
et que cette chose sérieuse, c'était la mort. Or, en ce moment là, la
mort se montrait à moi avec ce qu'elle a de plus hideux, c'est-à-dire
avec l'appareil des tortures qui l'accompagnent quelquefois et
l'indécente gaîté des bourreaux qui se font un jeu de ces tortures.

«Enfin, tout en tambourinant, carillonnant, psalmodiant et symphonisant,
les caisses du régiment, les cloches de la paroisse, les chants
nazillards des prêtres, et les symphonies presque aussi intolérables de
la musique, me conduisirent aux portes de l'église métropolitaine. Le
maître-autel étincelait de feux et de splendeur: cinquante gros cierges
avaient été allumés autour des tréteaux sur lesquels je devais jouer le
dernier rôle de la comédie que j'avais commencée en sortant du berceau.
Les huit mulets à deux pieds, qui m'avaient transporté sur leurs
épaules, de ma prison à la cathédrale, n'eurent pas plutôt déposé leur
fardeau dans le sein de l'église, que le prêtre et les chantres
entonnèrent en pouffant de rire, le plus lamentable des chants de leur
pieux répertoire d'opéra lugubre. La parodie sacrilège que l'on
exécutait ainsi à mes dépens dans le temple du Seigneur, me parut devoir
se prolonger assez pour me donner tout le temps de la méditation la plus
sérieuse. Par un reste d'habitude contractée au séminaire, je me mis à
prier l'Être-Suprême, n'ayant en ce moment rien de mieux ni de plus
pressé à faire. J'ose croire même que, sans la précaution que l'on avait
eue de m'attacher les bras le long du corps, j'aurais fait le signe de
la croix dans cet instant terrible où je n'avais guère d'autre parti à
prendre que de recommander mon âme à Dieu, s'il pouvait arriver que Dieu
en voulût encore. L'homme n'est véritablement fort ou faible qu'à son
dernier soupir; aussi, aujourd'hui, j'ai la franchise de convenir que
j'eus alors la faiblesse de n'être pas très fort contre l'horrible
prévision de ma fin prochaine. Mais soit que la prière que j'envoyai au
ciel avec la ferveur de la peur, fût écoutée du ciel, ou soit plutôt que
le hasard voulût bien se charger de me tirer tout seul d'embarras,
toujours est-il qu'il m'arriva, pour mon bonheur, ce qui probablement ne
serait pas arrivé à beaucoup d'autres en pareille conjoncture. Ce qui
m'arriva ainsi, mes amis, ce fut une idée, et cette idée me sauva. Je
m'imaginai, au moment où je ne songeais presque plus à rien, qu'en
m'agitant comme un possédé dans mon cercueil, je pourrais peut-être bien
réussir à me tuer avant l'inhumation, en me faisant tomber rudement sur
le pavé du temple, ou à faire rire assez les assistans pour les
détourner du projet de me descendre tout vivant en terre. Je me mis
donc, par suite du plan de diversion arrêté dans ma cervelle, à gigotter
tellement au fond de mon domicile sépulcral, que les chantres qui
braillaient leur _requiem_ à mes oreilles, à moitié évanouies,
accoururent pour m'imposer l'immobilité léthargique dont j'avais eu
l'audace de m'affranchir. En exécutant ainsi un saut de carpe et en
tournant et en retournant convulsivement ma tête de côté et d'autre,
j'aperçus, au fond d'un confessionnal, quelque chose de noir, tout
chamarré d'or et de broderies: ce quelque chose par bonheur, se trouva
être le nègre-roi, Christophe lui-même qui riait en personne plus que
tous les autres à la fois, mais qui riait, le barbare, d'un rire mélangé
de tigre et de macaque... Bon, me dis-je, tout en continuant de me
secouer et de me débattre comme un possédé: j'ai fait rire sa majesté,
donc je ne suis pas encore mort! La lueur de gaîté que je venais de
faire rayonner, et de voir briller sur la physionomie du monstre, fit
refléter et pénétrer dans mon âme un doux rayon d'espoir qui me rendit,
comme par l'effet d'un coup électrique, toute la force et la confiance
dont j'avais besoin pour consentir encore à vivre... Les chants des
prêtres avaient cessé: le mouvement des troupes, pour défiler par le
flanc droit et par le flanc gauche, allait être commandé, les cierges
qui avaient prêté leur pâle clarté à cette cérémonie impie,
s'éteignaient un à un sous le long éteignoir du bedeau... C'est alors
que je me sentis presque défaillir, et que mon coeur aussi faible que la
clarté mourante des derniers cierges que je voyais expirer un à un dans
l'air, me monta de la poitrine sur les lèvres comme pour s'exhaler aussi
et s'éteindre à jamais... Une pluie d'eau bénite jaillissant du
goupillon de l'évêque sur ma tête, qui avait voulu officier ce jour là
en mon honneur, put seul me rappeler au sentiment des choses qui se
faisaient encore autour de moi, et après cette aspersion salutaire qui
venait de me picoter le visage de chacune des mille gouttes d'eau que
m'avait lancées le goupillon, je vis tous les assistans se précipiter
vers le bénitier placé au pied de ma châsse, mettre le genou en terre et
m'envoyer sur les yeux de grands coups de _bénissoir_, comme avaient
déjà fait monseigneur l'évêque et les autres membres du diocèse. Grâce!
grâce! m'écriai-je de toute la puissance de mes poumons; enterrez-moi si
vous voulez, mais, au nom du ciel, ne me noyez pas d'eau bénite dans ma
bière!

--Et où veux-tu être enterré? me demanda alors un grand estafier à qui
le roi venait de faire un signe du fond de son confessionnal.

--Où je veux être enterré? répétai-je fort embarrassé de répondre à
cette question que j'avais été si loin de prévoir.

--Demandez à être enterré aux _Sacristains_, me dit vivement et tout bas
à l'oreille une jeune mulâtresse qui venait de s'agenouiller près de moi
après m'avoir lancé comme les autres son coup de goupillon.

--Oui, reprit le grand estafier, je te demande pour la seconde fois où
tu veux être enterré?

--Je demande à S. M. à être enterré aux _Sacristains_, répondis-je
alors: c'est la dernière volonté d'un mort, et elle doit être sacrée
comme la parole d'un roi.

--_Fiat voluntas tua!_ dit gravement l'évêque à qui Christophe venait de
souffler un mot; et le prélat, tout fier d'avoir ainsi paraphrasé en
latin un des passages de son Pater, tourna avec respect ses gros yeux
roulans sur la face épanouie du monarque satisfait.

«Et aussitôt, voilà que tout mouillé, et presque à la nage dans mon
cercueil transformé en embarcation coulant bas d'eau bénite, on
m'emporte de l'église pour être inhumé aux _Sacristains_, sans que je
puisse encore savoir si j'avais fait là une bonne ou mauvaise affaire,
en suivant le conseil de la petite mulâtresse. Car, sur mon honneur,
c'était la première fois de ma vie que j'entendais prononcer ce mot de
_sacristains_ qui pouvait également désigner un lieu bon ou mauvais, une
communauté de religieux ou un cimetière.

«Depuis le jour fatal où il a plu au ciel de me donner, je ne sais
comment, deux jambes pour marcher, comme il donne aux vautours deux
ailes pour voler, j'ai voyagé à pied, à cheval, en voiture, en palanquin
et même en charrette. Mais jamais encore il ne m'était arrivé de voyager
en cercueil, et c'était au tyran Christophe qu'il était réservé de me
faire connaître ce nouveau moyen de locomotion. Pendant deux nuits et
trois jours, ou, pour parler plus rationnellement selon les faits,
pendant deux siècles et trois éternelles nuits, on me _tringuebala_,
dans ma niche horizontale, à travers des ravins et des mornes où mon
escorte harassée fut plus de cent fois tentée de me faire rouler du haut
en bas des précipices, pour s'épargner la peine de me conduire plus
loin. Je demandai bien aux dragons qui m'accompagnaient, et qui tous
avaient des éperons argentés et les pieds nus, ce que c'était que les
_Sacristains_; mais à chacune des questions de ce genre, le chef de mon
escorte me flanquait sur la tête le bout du drap mortuaire qui
recouvrait ma bière, et par-dessus le drap mortuaire, un coup de plat de
sabre qui m'encourageait fort peu à renouveler mes interrogations.
C'était, disait-il, l'ordre du roi. Je donnai mon sort au diable, et le
roi par-dessus le marché. C'était là tout ce qu'il m'était permis de
faire impunément et librement.

--Et le nécessaire? s'écria maître Bastringue à la fin de ce paragraphe!
Tu n'avais rien à manger, bon; mais pour arriver, tu devais avoir
besoin... car enfin, dans ton coffre, il fallait bien... tu devais, à ce
que je crois, être joliment pressé d'arriver à ta destination.»

Frère José jugeait à propos de ne pas tenir compte de la remarque que
venait de faire l'interrupteur, et il continua ainsi, en tournant un des
feuillets du cahier qu'il nous lisait:

«Le soir du troisième jour de mon martyre ambulant, j'arrivai enfin dans
ma funèbre chaise de poste, en face des ruines d'un édifice qui me parut
avoir été autrefois un couvent ou un monastère espagnol. La mer d'une
large baie venait battre le pied de ce reste de monument isolé, ou tout
au moins oublié sur le triste rivage qu'il fatiguait du poids de ses
antiques fondemens. A ma grande surprise, et aussi à ma grande
satisfaction, je vis l'officier commandant mon escorte, sonner à la
porte de la maison abandonnée, d'où sortit bientôt une sorte de spectre
vêtu en manière de pélerin ou de quelque chose de semblable. Un guichet
latéral s'ouvrit, et l'on m'introduisit par ce guichet dans la
communauté, car c'en était une, à peu près comme on jette un billet à la
poste par le trou pratiqué pour recevoir les lettres. Deux momies
vivantes s'emparèrent alors de moi et de mon emballage, pour nous
déposer l'un et l'autre en travers sur deux bancs placés parallèlement
au milieu d'une salle vaste et lugubre. Une des momies alluma une
chandelle à la lueur de laquelle sa main desséchée traça un reçu qu'elle
délivra sans doute pour sa responsabilité personnelle, à l'officier qui
m'avait conduit du Cap dans ce funeste lieu de réclusion ou de mort.
L'officier, nanti de son certificat en bonne forme, s'en alla pour me
laisser seul et toujours emballé, parmi ces nouveaux hôtes dont
j'ignorais encore l'espèce, le nom et la profession.

«J'étais aux _Sacristains_, sur les bords de la baie dite des
_Flamands_, à quelques lieues de la petite ville des Cayes.

«Une minute ou deux après ma nocturne entrée au couvent, le frère
portier alla chercher le frater, le frère barbier de la compagnie, pour
exercer sur la partie inférieure de mon blême visage, les fonctions d'un
ministère qu'il n'était probablement accoutumé à remplir qu'en plein
jour. Je possédais une barbe d'une longueur effrayante, et, selon mon
habitude, des cheveux assez courts. Au lieu de me délivrer du supplément
de barbe qui m'incommodait beaucoup, le frère-raseur fit tomber sous son
instrument contondant, tous les cheveux qui me restaient encore, et
auxquels je pouvais tenir quelque peu... C'était apparemment la règle;
elle me parut aussi dure que ridicule, et je m'y conformai comme à
toutes les choses ridicules devant lesquelles le sage est obligé
d'humilier sa raison.

«La barbe de ma tête achevée, on me fit quitter la position horizontale
que j'avais tenue si long-temps, pour reprendre la position verticale
dont j'avais presque oublié l'usage; autrement dit, trois frères
m'aidèrent à me dresser sur mes pieds, en me jetant sur les épaules une
capote de bure grise; l'uniforme de la compagnie dans laquelle je venais
d'être incorporé, sans trop m'en douter.

«Je ne chercherai pas à vous donner ici une idée complète de ce qu'était
ce couvent des _Sacristains_. Les détails dans lesquels je serai forcé
d'entrer en poursuivant mon récit, vous offriront une peinture assez
exacte du lieu et du caractère des gens qui l'habitaient, et qui ne
l'habitent plus, je vous en réponds.

«Un petit vieillard maigrelet qui n'était pas plus brun que jaune, rouge
ou blanc, mais qui aussi n'était pas moins blanc que mulâtre ou orange,
et qui, si l'on peut se hasarder à s'exprimer ainsi, avait le teint
multicolore et la physionomie multiforme, me fit entendre les mots
suivans la nuit même de mon introduction: C'est au réfectoire, mon
frère, que vous avez besoin de vous remonter l'estomac et le moral; car
vous devez avoir faim, après le jeûne expiatoire que l'on vous a fait si
cruellement subir; nul ici ne se pique d'une homicide abstinence, et
notre orgueil monastique ne va pas jusqu'à vouloir s'élever au-dessus
des humaines infirmités de notre chétive espèce. Ce que Dieu nous donne
dans sa bonté, nous l'acceptons avec humilité et appétit dans notre
reconnaissance. Mangez et buvez tant que vous pourrez; user innocemment
de tout, c'est faire une oeuvre méritoire: l'abus seul est un péché pour
nous, et l'excès une impiété.

«J'entrai sur les pas de ce vieillot gris; c'était notre supérieur. Dans
le réfectoire du couvent que l'on aurait pu prendre, au premier aspect,
pour une salle de cabaret, ou un salon de guinguette, douze ou quinze
frères à moitié ivres me reçurent en restant assis pour plus de sûreté,
le verre à la main, et en me conviant à m'emboissonner _Illico_ comme
eux. Je crus prudent, malgré la politesse de la proposition, de demander
quelque chose à manger avant de commencer à boire avec incontinence. On
me donna à grignoter les restes encore assez charnus d'un mouton tout
entier, quoique ce jour là fût un vendredi et que minuit ne fût pas
encore sonné. Je bus ensuite, tant qu'on sembla désirer que je busse, et
pour répondre de mon mieux à l'amabilité de l'accueil que je venais de
recevoir, je chantai à plusieurs reprises et à la parfaite édification
des convives, deux ou trois chansons mystico-lubriques, qu'ils n'avaient
jamais entendues et qui parurent réjouir fort leur impudicité. Le
lendemain de cette débauche claustrale qui se prolongea probablement
assez avant dans la nuit, je me réveillai couché sur un bon lit, sans
pouvoir bien me rappeler ce que j'avais fait la veille et sans trop
savoir par quel mystère je m'étais trouvé aussi bien niché à mon insçu.

«Une pensée fort sensée, selon moi, remonta alors de mon estomac refait,
à mon cerveau rafraîchi par le sommeil. José, me dis-je, en procédant
aux soins de ma modeste toilette, vous vous trouvez ici, selon toute
apparence, avec de grands bandits, plutôt qu'avec de bons et de sincères
religieux. Au séminaire, vous ne vous donniez, pas plus que les autres,
la peine d'être hypocrite, et vous avez été chassé ignominieusement du
séminaire par des cafards qui valaient encore moins que vous. Ici, vous
seriez un sot de ne pas profiter des leçons de l'expérience que vous
avez acquise, et que vous avez payée si cher dans votre jeunesse.
Conduisez-vous sournoisement, et le destin bénira vos efforts et votre
hypocrisie. Comme ils sont tous ouvertement dissolus et grossiers, ces
frères, à en juger par ce que vous avez déjà pu voir, il vous faudra ne
vous montrer qu'humble dans votre maintien et cauteleux avec l'occasion.
_Taurus dissimulabat Jovem_, dit un ancien précepte payen. Soyez donc
cafard tant que vous pourrez l'être, sous votre commode enveloppe,
puisque vos collègues se montrent si franchement scandaleux et pervers à
tous les yeux; et soyez cafard afin qu'en vous voyant bénin et tartufe,
chacun puisse dire de près et répéter au loin: il n'y a qu'un saint
homme parmi tous ces pieux débauchés, et ce saint homme, c'est celui qui
se montre le plus humilié des vices de ses indignes acolytes.

«Mes petites batteries, ainsi dressées sur les hauteurs culminantes de
mon imaginative, je ne songeai plus qu'à battre en brèche la réputation
déjà fort entamée de mes licencieux complices. Je dissimulais le jour
avec mes pratiques de l'extérieur, et la nuit je me dédommageais avec
mes confrères de la contrainte que je m'étais imposée pendant le jour,
pour tromper plus sûrement la crédulité des ignares. Le bruit de mon
affaire avec Christophe, au cap Haïtien, m'avait déjà mis en vogue dans
le pays, comme un objet de curiosité ou de pitié, et la pitié sert
toujours admirablement bien la piété. Les nègres des Cayes et de la baie
des Flamands, ne me connaissaient plus que sous le nom de
Frère-l'enterré, qu'ils m'avaient eux-mêmes donné en riant un peu de moi
et en me plaignant beaucoup de l'injustice du roi. Mais quand il y avait
un moribond à expédier, un innocent à nettoyer du péché originel dans la
sainte eau du baptême, un pénitent à confesser, ou de nouveaux époux à
bénir, c'était toujours à leur Frère-l'enterré que les fidèles avaient
recours pour se pourvoir des sacremens divers, dont ils croyaient avoir
besoin, pour mourir, naître, se purifier ou s'enfoncer dans le saint
bourbier du mariage.

Somme toute, la clientelle des saint-frères n'était ni mauvaise ni
difficile à exploiter, et ils l'exploitaient assez agréablement et assez
fructueusement pour eux, avec les moyens d'application qu'ils s'étaient
créés. Notre supérieur avait su persuader aux fidèles des environs, par
exemple, que les sacremens qu'ils avaient eu la simplicité de recevoir
avec componction jusqu'à l'établissement du couvent, n'étaient que des
consécrations de contrebande, de sacrilèges momeries, et comme telles,
sujettes à révision complète.

«La réputation, ou tout au moins la notoriété qui m'avait suivi dans la
contrée, et que je ne tardai pas à étendre au-delà des limites de la
communauté, devint, grâce à mon astucieuse habileté, une grande cause de
prospérité pour la boutique des joyeux anachorètes, et aussi, par la
suite, un grand sujet de tribulations pour moi. Notre digne supérieur,
effrayé de l'immensité de ma renommée, se sentit jaloux, le malheureux,
des succès qu'il ne s'était donné ni la peine de rechercher encore, ni
le mérite d'obtenir. Il se croyait plus puissant que moi, si humble et
si faible auprès de lui; mais je me savais plus dissimulé et plus fin
que toute la maison; l'avantage de cette lutte souterraine devait donc
naturellement demeurer de mon côté.

«Les paresseux qui ne veulent pas prendre le souci de devenir
hypocrites, calomnient l'hypocrisie pour se faire une vertu de leur
nonchalance et de leur commode laisser-aller. Mais si l'on savait tout
ce qu'il faut de tact et de travail, pour mener à fin un bon projet de
dissimulation, on verrait, à la confusion de l'humaine vertu, qu'il y a
cent fois plus de mérite à être un hypocrite ordinaire, qu'un brave
homme tout franc et un imbécile indiscret, toujours disposé à dire ce
qu'il pense, faute de savoir cacher tout ce qu'il aurait intérêt à faire
sans bruit et sans éclat. Ce n'est pas ce qu'on fait, mais bien ce qu'on
dit, qui nous compromet toujours, et voilà ce qu'ignorent tous ceux qui
calomnient le plus l'hypocrisie et les hypocrites.

«Le supérieur, cependant, malgré la haine cordiale que je lui inspirais,
eut assez d'esprit pour entretenir en secret la petite jalousie qu'il
nourrissait avec amour contre moi. Il voulait ne la faire éclater qu'à
point. Ce sont là de ces fruits qu'il faut laisser mûrir pour les manger
avec délices et profit: il savait cela, tout aussi bien que moi, le
vieux misérable.

«Comme tous nos excellens frères faisaient à la fois et avec un égal
succès, la médecine et l'amour, la chasse et la ribotte, la pêche et
leurs devoirs de piété, il ne leur restait que bien peu de loisirs à ces
pauvres gens, pour vaquer aux affaires intérieures du couvent des
_Sacristains_ ou plutôt des _sacrés-chiens_, ainsi qu'ils s'appelaient
entr'eux, le soir, en vidant bouteille loin des médisans et des
importuns.

«Notre chef spirituel, dont la paresse était encore plus grande que la
défiance, me dit un jour, avec un air bonasse que je pris pour ce qu'il
valait en monnaie courante: _Frère-l'enterré_, vous êtes un brave et
solide religieux, et tous nos frères vous reconnaissent pour tel. Votre
zèle, en attendant la récompense qui lui est réservée là-haut, et dont
il ne m'appartient pas de disposer, mérite, en attendant mieux, d'être
rémunéré ici-bas. Voyons un peu, quelle place convoiteriez-vous bien
dans la communauté, si la convoitise nous était permise, à nous autres
gens du Seigneur et milice disciplinée de la Foi?--Mais, révérend père,
répondis-je avec cafarderie à la proposition emmiellée du vieux renard,
il me semble que nos finances sont depuis long-temps dans un délabrement
à peu près irréparable.--Pas tant irréparable, peut-être, que vous le
pensez, reprit le vieil escargot: nous avons là quelques bonnes petites
épargnes que le temps peut avoir un peu moisies, mais qui, cependant, ne
sont encore ni tout-à-fait pourries, ni tout-à-fait rongées. C'est, je
le vois, la place de trésorier que vous voudriez occuper, n'est-ce pas?
Je vous suppose, en effet, probe, économe et calculateur... oui, j'y
pense à présent que vous y avez pensé vous-même... Faites-moi la grâce
de me suivre; je veux vous installer de suite dans les fonctions que
votre vocation sainte vous a fait choisir entre toutes les autres
fonctions utiles à la communauté.

«A la lueur d'une lampe, nous nous enfonçâmes à quatre pattes, le père
et moi, dans un trou pratiqué au niveau des basses fondations de
l'édifice. Ce trou contenait deux barils. Le père m'invita à les tâter,
et en les frappant du dos de la main, je devinai au son mat qu'ils
rendirent, que chacun d'eux devait contenir quelque chose de compact et
de lourd. C'est de l'argent qu'il y a dans l'un, et c'est de la poudre
que renferme l'autre, me dit le vieillard. Vous voyez là le trésor de la
compagnie et les munitions de guerre de la place.--Je pénètre aisément,
lui répondis-je, le motif qui a pu vous engager à cacher votre or à la
cupidité des puissans et à la calomnie des infidèles. Mais pourquoi
enterrer ainsi votre poudre, et à quel usage destinez-vous ce dernier
approvisionnement?--Je cache notre poudre, reprit-il, parce que nos
frères aiment la chasse qui les nourrit, et que le gouvernement nous
interdit, en notre qualité de religieux, d'avoir chez nous des munitions
de guerre qui pourraient nous servir à défendre humainement notre
propriété. L'autorité séculière, qui nous permet de tondre un peu les
moutons de notre bercail, ne nous permettrait pas aussi facilement de
posséder de la poudre avec laquelle pourtant, nous ne tirons que des
pluviers et des ramiers.--Oui, j'entends, répliquai-je en prenant à
dessein un air fin et épigrammatique, il est toujours plus permis de
tondre de stupides moutons que de plumer le gibier qui _vole_...
J'entends dire, _aves altivolantes_.--Vous y êtes, me répondit le très
révérend, qui crut bonnement que ma repartie maligne ne lui donnait que
tout justement la mesure extrême de mon esprit et de ma pénétration.

«Je m'installai le plus immédiatement et le plus largement que je pus
dans l'étendue de mes nouvelles attributions. Mes fonctions m'imposaient
la tâche assez rebutante de prélever le dixième de l'argent avec lequel
chacun de mes collègues rentrait le soir au logis; et comme les fripons
ne rapportaient à la bourse commune que la monnaie qu'ils n'avaient pas
trouvé à gaspiller complètement dans la journée, cette sorte de
perception de la dîme _sacré-chiennale_ aurait produit fort peu de chose
dans mes mains administratives, sans la sollicitude particulière que
mettait notre supérieur à engraisser le trésor dont il m'avait confié la
surveillance, et qu'il s'était accoutumé à regarder comme sa propriété
licite et inaliénable.

«Lorsqu'on a besoin de tromper, on observe assez volontiers tout ce qui
se passe autour de soi. La ruse et la fourberie ont dû produire de
grands philosophes et de bien profonds moralistes. J'avais cru remarquer
que notre très révérend portait une excessive affection au plus jeune et
au plus intéressant des frères de notre masculine congrégation.
L'aimable adolescent, de son côté, m'avait semblé ne répondre qu'avec
une répugnance prononcée à l'intempérant attachement du bon père. Je
cherchai à me lier avec le petit mulâtre, car c'en était un, je le
croyais, du moins, et rien ne devait m'être plus facile que de devenir
l'ami d'un jeune homme qui paraissait détester autant que moi notre
révérend. La haine que nous portions à celui-ci devait être entre nous
un point de contact sur lequel il nous serait aisé d'établir tous deux
notre amitié. En peu de jours, je parvins à capter toute la naïve
bienveillance du frérot, et à recevoir tous ses aveux, excepté celui
qu'il ne devait me faire que quand il ne pourrait plus rester maître de
son secret.

«Un certain soir, le candide novice me prit à l'écart pour me tenir à
peu près ce mystérieux langage:

--_Frère-l'enterré_, vous ne savez pas peut-être une chose?

--Hélas non, mon très cher petit frère, je ne sais pas probablement
votre chose, car elle se trouve sans doute dans le nombre infini de
toutes les choses qu'ignore mon insuffisance.

--Cette chose que je veux vous dire, c'est que nos bons frères ont une
furieuse démangeaison, allez, de se débarrasser de vous!

--De moi? Comment donc, et pourquoi?

--Parce qu'ils disent, comme ça, que vous leur faites commettre chaque
jour le péché de l'envie, en les induisant en tentation, et que, quand
une fois ils vous auront empoisonné et envoyé au ciel, vous n'exciterez
plus en eux ni convoitise coupable, ni jalousie criminelle.

--Beau moyen de ne pas tomber en péché mortel, que d'assassiner l'homme
dont la vertu nous porte ombrage! Mais ce sont donc des monstres, mon
frère, que ces chrétiens là?

--Oh! ce n'est pas, à ce qu'ils répètent, parce qu'ils croient à votre
vertu; bien loin de là! mais c'est qu'ils disent que vous êtes plus
cafard qu'eux, et que votre capucinerie leur fait du tort dans l'esprit
de la pratique.

--Et notre vénérable supérieur, que pense-t-il de toutes ces
abominations?

--Il pense fort peu à vous, je crois, depuis quelque temps; mais il
pourrait bien penser à décamper quelque beau jour avec la pelotte qu'il
a fourrée dans le trou de la trésorerie.

--Infâme et cupide vieillard! cloaque vivant d'impureté et d'avarice
dont l'air que nous respirons ici est infecté!... Et ne pourrions-nous
pas, et ne devons-nous pas même, frère Frapouillet, dans l'intérêt de la
religion, et pour le salut de notre âme, prévenir un forfait aussi
épouvantable?

--C'est là justement, _Frère-l'enterré_, ce que je venais vous proposer.

--Et de quelle manière pourrait-on bien s'y prendre encore, pour
atteindre avec certitude et sécurité, un but si désirable pour la
religion d'abord, pour moi ensuite, et pour vous peut-être aussi?

--De quelle manière, dites-vous? tenez; voici le petit plan que j'ai
formé, en réfléchissant tout seul, bien entendu, et selon ma façon de
voir, à l'affaire que je viens de vous confier.

«Je prêtai avec délices le tuyau auditif de mon oreille droite, aux
paroles de miel du jeune et intelligent Frapouillet, qui me dit:

--Chaque après-midi, vers la tombée du jour, vous avez remarqué comme
moi, sans aucun doute, le petit sloop d'habitation, qui vient s'attacher
pour toute la nuit au rivage près duquel est situé le couvent? Les
nègres de ce bateau s'endorment comme des tortues dès que le soleil se
couche et que la fatigue de leur travail les accable. C'est alors aussi
que nos frères reprennent dans la grande salle, ou le réfectoire, la vie
d'enfer qu'ils ne quittent que le matin pour aller chercher à faire des
dupes aux environs. Vous avez été marin, à ce qu'on assure; l'argent est
là et nous aussi. Le bateau d'habitation dont nous pouvons nous emparer,
ne se trouve qu'à dix pas du magot que nous avons sous la main. La somme
est lourde et la mer est grande. Si nous mettions la somme à bord du
bateau, le bateau entre le ciel et la mer, et nous dans le bateau? hein!
que pensez-vous de mon petit plan?

--Tu n'es pas un enfant, Frapouillet; non, tu n'es pas un enfant, tu es
un ange, m'écriai-je, en embrassant l'espiègle presque à l'étouffer dans
les contractions nerveuses de mon enthousiasme... Je n'ai plus qu'un mot
à te dire, je n'ai plus même que la force nécessaire pour te dire ce
mot, tant ta céleste intelligence a merveilleusement prévu et deviné
toutes choses. Tiens-toi prêt à ouvrir la main et à lever le pied.
Pendant que tu verseras des flots de vin et de rhum dans l'auge de ces
pourceaux encapuchonnés, je ferai passer, moi, le contenu du baril
d'argent dans la barque des nègres endormis, et en ne laissant à nos
indignes frères que la poudre de l'autre baril; la poudre, entends-tu
bien Frapouillet, la poudre au-dessus de laquelle ils boivent, chantent
et font peut-être l'amour en boucs immondes, ces sangliers de
concupiscence! Le ciel t'a inspiré, par don de seconde grâce, une idée
au-dessus de ton âge, au-dessus de mes plus lucides conceptions même,
une idée que j'avais flairée avant toi, mais que toi seul as fécondée du
souffle créateur de ton imagination, une idée enfin que, Dieu aidant,
nous devons conduire à une fin miraculeuse, à une fin digne, en un mot,
de la sainte mission que le ciel nous envoie. Si tout réussit par toi et
selon nos voeux, je n'ai pas besoin de te promettre une part égale à la
mienne dans la couronne que la Providence tient en suspens sur nos
têtes. Mais si tu pouvais avoir conçu la perfide pensée de me trahir
sous la forme angélique que tu as empruntée aux chérubins pour te
manifester à moi...

--Taisez-vous, s'écria vivement le pudique adolescent en rougissant de
mes soupçons: ce mot fait trop mal... _A minuit_! je n'ai que cela à
vous dire, et vous verrez qui je suis... Cela dit, le séraphin s'envola.

«On chanta, on but comme à l'ordinaire, on luxuria peut-être avant
minuit dans la grande salle du couvent; je crois même que, ce soir là,
l'ivresse infernale des sacristains sembla avoir acquis encore un degré
nouveau d'énergie, de dévergondage et d'impudicité; car il paraîtrait
quelquefois que le pressentiment instinctif d'une fin prochaine porte
dans certaines organisations, une exaltation semblable à ces lueurs
soudaines dont scintillent les flambeaux et les torches funèbres au
moment de s'éteindre pour toujours sur le cercueil d'un mort. Jamais les
voûtes lugubres de l'antique édifice espagnol n'avaient encore retenti,
dans le sein des nuits, de tant de propos obscènes, de plus de jurons
blasphématoires et de chants sacrilèges. L'instant ne saurait être mieux
choisi, me dis-je, pour l'exécution de mon dessein, et c'est sans doute
la Providence qui me l'envoie, cet instant de délire, pour me raffermir
dans la résolution de punir tant d'impudicité, et pour justifier à mes
propres yeux la rigueur du châtiment que je leur réserve; et en me
livrant à cette réflexion consolante, je transportai sac à sac, poche à
poche sur le bord du rivage et près du sloop caboteur qui allait
recevoir _Cæsar et fortuna sua_, tout l'or et l'argent du baril que je
travaillais à démunir du métal précieux qu'il renfermait.

«Dans une de mes allées et venues, un petit homme, dont je ne reconnus
les traits qu'à la lueur de la chandelle que j'avais allumée dans le
trou du trésor, vint me demander fort imprudemment et d'une voix très
émue: Eh que faites-vous donc ainsi, _Frère-l'enterré_?... C'était notre
supérieur.

«Le vieillard, par malheur pour lui, était faible et peu volumineux: par
bonheur pour moi, je me trouvais relativement plus fort que lui par ma
corpulence et ma position. La question inattendue de l'indiscret m'avait
embarrassé. Je cherchai pendant deux ou trois bonnes secondes une
réponse convenable. La réponse ne venant pas au bout de ce court moment
de recueillement, je pris le parti de saisir notre vénérable
questionneur par le milieu du corps, et de le loger dans le baril déjà
vide des espèces que j'en avais retirées. Le fond du baril se referma
sur la tête du révérend, ainsi arrimé, les genoux à la hauteur du
menton. La chandelle qui jusques là avait servi à éclairer ma nocturne
expédition, se trouvait aux trois quarts consumée: je posai le bout qui
me restait, au centre du baril de poudre auquel je n'avais pas touché,
et je dis alors au vieux curieux: _Toi et ce bout de chandelle vous vous
éteindrez au même instant!_ et sur ce, _Frère-l'enterré_ souhaite bien
le bonsoir au _Père l'embarillé_!

«La besogne ainsi terminée, je remonte rapidement malgré l'obscurité
profonde, les degrés du souterrain. Rendu à la porte de la grande salle,
j'appelle avec mon calme ordinaire le petit frère Frapouillet qui, tout
essoufflé, accourt à moi et qui me suit pas à pas avec zèle, mystère et
ponctualité. Pour la dernière fois, nous nous fourons dans le trou du
trésor, et là, du pied du baril de poudre, je vous sème une large
traînée de graine combustible, qui va s'étendre du centre de la
trésorerie du couvent, au bord du sloop sur lequel nous allons nous
embarquer. J'étais bien aise d'indiquer de la sorte, et en caractères de
feu, la trace de ma fuite victorieuse. Les sacs d'or et d'argent déposés
provisoirement sur le rivage sont placés avec ordre à bord du caboteur.
Les nègres que nous croyions trouver harassés de fatigue et endormis
paisiblement sur le pont de leur bateau, sont par bonheur absens.
Maîtres absolus de la barque, Frapouillet et moi, nous sautons sur les
amarres qui la retiennent encore fixée sur la houle du rivage. En un
clin-d'oeil ces amarres sont coupées ou larguées.--La brise est douce et
fraîche: elle souffle de terre, et j'en profite pour nous laisser
dériver au large. Mais avant de quitter ce sol maudit que souillait la
présence de mes cruels confrères en cagotterie, j'avais eu soin de
jeter, sur la traînée de poudre qui devait les faire sauter en l'air, un
morceau d'amadou allumé au moyen d'un briquet dont j'avais eu la
prévoyance de me pourvoir... L'étincelle avait enflammé le ruban
incendiaire au bout duquel devaient sauter dans les airs tranquilles,
les fondemens détestés du couvent... Ma vengeance était commencée, et en
moins d'une demi-minute, elle devait être assouvie. Espoir ravissant,
situation enivrante pour qui sait savourer le plaisir divin de se venger
avec certitude et sécurité!

«Mais ce serpenteau de feu sur l'effet duquel j'avais trop promptement
compté, ne réalisa pas au gré de mon impatience les espérances que
j'avais placées dans son infaillible efficacité! Aucune explosion ne
vint encore révéler à mon oreille avide et attentive la destruction
spontanée du couvent et l'ascension aérienne de mes très chers frères.
Leurs chants impies seuls arrivaient encore à nous portés par le souffle
harmonieux des vents jusqu'aux derniers échos de la baie que quittait
notre heureux sloop... Ce ne fut qu'une demi-heure après notre départ
qu'une détonnation effroyable vint nous annoncer enfin l'événement que
nous n'osions plus attendre... Mes oreilles, pendant long-temps, furent
étourdies délicieusement par ce bruit d'enfer, par ce tintamarre
volcanique. Mes yeux pleurant de joie restèrent éblouis quelques minutes
de la lueur de ce rapide incendie plus vif que l'éclair et plus prompt
même que la foudre étincelante! Mon précieux bout de chandelle venait de
faire des siennes: mes frères, lancés au haut des airs par l'explosion
du baril de poudre, devaient être retombés en lambeaux sur les ruines
fumantes du monastère anéanti... Je triomphais; j'étais aux nues, et mes
ennemis n'étaient plus que des parcelles de cendres infectes.

    C'est ainsi qu'en partant, je leur fis mes adieux!

«Un bonheur ou un malheur va rarement sans l'autre, car la fortune,
comme dit un grand philosophe, tourne toute du côté de ceux qu'elle
favorise. Ce jeune frère Frapouillet, qui avait si ingénuement secondé
mes projets et partagé les périls de mon audacieuse tentative, se trouva
être une fille, et la pauvre enfant attendait, pour me faire cette
dernière et douce confidence, que nous fussions assez loin de nos
persécuteurs pour n'avoir plus à redouter leur méchanceté. Au lieu de
n'avoir qu'un compagnon d'évasion à bord de mon sloop, ce fut une
compagne que le ciel m'envoya. Mais la manière dont le faux Frapouillet
s'y prit pour m'avouer son sexe, mérite d'occuper une petite place dans
le récit de mon heureuse évasion.

«Frère-l'enterré, me dit l'adolescent dans le spasme d'exaltation où
venait de me jeter l'explosion du monastère, j'ai à vous faire un aveu
que je vous dois et que je vous réservais pour le jour où tous deux nous
nous verrions maîtres de nous!

--Un aveu? lui répondis-je; parle, cher ange, car il ne peut sortir que
des paroles d'or de ta bouche inspirée.

--Vous savez bien, reprit Frapouillet, cette petite mulâtresse qui, le
jour où vous deviez être inhumé au Cap, vous conseilla de demander à
être enterré aux _Sacristains_.

--Si je me rappelle cette bonne et céleste fille, me dis-tu? mais il
faudrait être un monstre pour l'avoir oubliée.

--Cependant, vous avez oublié ses traits, son visage, sa voix...

--Oui, peut-être, en effet, je l'ai si peu vue! mais son action, jamais;
et si quelque jour je pouvais jouir du bonheur ineffable de retrouver
cette libératrice bien aimée...

--Vous la retrouverez, vous l'avez retrouvée: elle est devant vous...

--Devant moi! N'est-ce point un songe!...

--Un songe, non; car c'est moi, et je suis bien, j'ose l'espérer pour
vous, une réalité...

--Ah! que la Providence en laquelle je crois maintenant, soit donc
encore une fois bénie...; je n'espérais pas tant de son inépuisable
bonté!...

«L'aimable fille me raconta comment, pour aller faire de temps à autre
au Cap, où elle était née, les affaires mystérieuses du supérieur qui
l'avait subornée, elle était obligée de reprendre dans cette ville, les
habits de son sexe, et comment aussi en rentrant au couvent, elle était
forcée de se vêtir en homme, pour tromper la défiance des frères au
milieu desquels elle vivait près de son indigne séducteur. Poussée par
la curiosité à se rendre avec la foule dans l'église du Cap, le jour où
l'on y célébrait mes obsèques, elle avait pris pitié de moi, et au
moment où l'Évêque métropolitain me demandait au nom du roi où je
désirais être enterré, elle m'avait soufflé à l'oreille le mot qui seul
pouvait m'épargner un enterrement réel. Cette révélation expliquait mon
histoire et la sienne, et le motif qui ensuite avait engagé
l'intéressante mulâtresse à s'attacher plutôt à moi qu'elle avait sauvé,
qu'au vieillard infâme qui l'avait trompée. Je jurai reconnaissance
éternelle à la petite et sensible Martina, et elle me promit de toujours
m'aimer comme le premier jour où j'avais eu le bonheur de lui plaire et
d'être sauvé par elle.

«Ce n'était-là, jusqu'à ce moment, qu'une affaire de sentiment entre la
petite et moi. Mais l'affaire principale, à bord de notre sloop, était
de nous rendre quelque part où notre argent et nous-mêmes pussions être
en sûreté. Seul pour manoeuvrer la barque qui nous portait tous deux au
gré de la brise et de la lame, notre position n'était pas tellement
belle encore qu'elle ne dût nous inspirer quelque inquiétude pour
l'avenir qui s'ouvrait devant nous sur les mers qui nous restaient à
franchir... Un jour, deux jours se passèrent sans que nous pussions
faire autre chose que de laisser le vent pousser, et la lame ballotter
notre barque comme il leur plaisait. Je tenais la barre du gouvernail
aussi long-temps qu'il m'était possible de la tenir, et Martina avait
soin de m'apporter à l'heure des repas le peu de farine de manioc, que
les nègres avaient laissé à bord et qu'elle partageait avec une
parcimonie de femme de ménage entre elle et moi. Les ondées de pluie que
nous recevions dans la nuit abreuvaient et raffraîchissaient nos poumons
desséchés par la chaleur excessive du jour. Cette vie commençait à
devenir assez passablement triste, et les idées que nous nous formions
plus tristes encore que la vie que nous menions. Une rencontre, qui,
selon toutes les apparences, devait nous être fatale, nous sauva, contre
toute espèce de probabilité, de la famine que nous avions à redouter, et
du sort funeste qui, pour nous, aurait fini par succéder à la famine.

«Un soir, qu'accablé de fatigue et de mélancolie, je m'étais endormi
près de la barre du gouvernail, que je n'avais pas quittée de toute la
journée, je me trouvai réveillé en sursaut au bout de trois ou quatre
heures de sommeil par une voix de stentor qui nous criait:

--Oh! de la barque! Il y a-t-il un chien ou un chat à bord?

--Holà! répondis-je aussitôt tout bouleversé et sans avoir vu d'où
pouvait m'être venu la détonation de cette voix terrible.

--Eh bien, si tu es chien, aboie, et si tu es chat, miaule, bougre
d'imbécile! voilà une heure qu'on te hèle, et que tu ne réponds rien!

«C'était encore la même voix creuse et sinistre qui me hurlait ces mots,
et qui m'adressait cette verte semonce.

«Rendu tout-à-fait, par la peur, et par une sorte d'ébranlement nerveux,
à l'usage de mes sens qu'avait engourdis un long et lourd sommeil,
j'examinai alors ce qui avait pu se passer autour de moi pendant la
durée de ma sieste. Une goëlette d'une soixantaine de tonneaux se
trouvait presque le long de mon bord: la voix de taureau, qui m'avait
réveillé, sortait de l'arrière de cette goëlette: une embarcation venait
d'être mise à l'eau d'à bord de mon voisin, pour venir accoster mon
sloop... Ces faits principaux reconnus, j'attendis l'événement.

«J'appris bientôt, en recevant aussi bien que je le pus la visite de
l'officier qui conduisait cette embarcation, que j'avais affaire au
capitaine de la goëlette lui-même, et que cette goëlette était un forban
qui cherchait fortune entre Porto-Rico et St.-Domingue. Avec des
confrères, il est facile de s'entendre. En peu de mots, je racontai
naïvement au capitaine, tout ce qu'il m'était utile de lui apprendre de
mon histoire pour l'intéresser à mon sort, en lui cachant, bien entendu,
les détails relatifs à l'argent que j'avais enlevé et dont j'étais en
possession. Moi, je ne comprends pas autrement la franchise et la
sincérité dont se piquent certaines gens. L'air de vérité et l'empreinte
d'originalité que portait mon récit, parurent faire plaisir au forban.
Tu es un bon sournois, me dit-il, et tu n'as pas grand'chose,
heureusement pour toi, et malheureusement pour nous. Ton intention est
d'aller à St.-Thomas, et il ne te manque pour cela qu'un équipage:
attends, je vais te rendre service en me faisant moi-même plaisir...
J'ai à mon bord cinq à six carognes qui ont perdu la vue, ou peu s'en
faut, en dormant au serein... cela fera ton affaire et la mienne. Tu
mettras en faction un de ces doubles-borgnes sur chacune des manoeuvres
de ton bachot, qui n'est pas lourd à patiner, et tu n'auras plus qu'à
commander pour manier ta barque comme une corvette d'évolution...
L'écumeur de mer, notre confrère, était Français; il paraissait aimer
les braves gens et la plaisanterie. J'acceptai sa proposition et ses six
aveugles: il eut la générosité de me donner en outre, un baril de
biscuit avarié et un bidon d'eau pourrie pour les nourrir et moi aussi,
puis, ma foi, nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde, lui en me
souhaitant bon voyage, et moi en l'envoyant aux cinq cents diables où il
n'aura pas probablement manqué d'aller tôt ou tard.

«Depuis ce moment, mon affaire marcha comme sur des roues de carosse. Ma
demi-douzaine d'aveugles, les plus mauvais gredins du monde sans doute
avant que le ciel leur fît la grâce de les priver de la vue, étaient
avec moi et avec ma douce compagne, des serviteurs d'autant plus soumis,
et d'autant plus sûrs, que je les éreintais de coups sans qu'ils pussent
se regimber, quand ils n'allaient pas à ma fantaisie et au caprice de ma
petite Martina. Ils hâlaient sur les manoeuvres que je leur mettais dans
la main, avec un zèle d'autant moins suspect aussi, que je ne leur
distribuais de vivres que lorsque je croyais avoir lieu d'être satisfait
de leur docilité. Mon aimable Martina me secondait du reste, de son
côté, et selon ses moyens, avec la plus merveilleuse intelligence dans
tous ces petits détails de ménage qui convenaient assez aux habitudes de
son sexe, et surtout à l'abnégation de son dévouement pour moi.

«Enfin, après avoir louvoyé cahin caha, couci couça, pendant plusieurs
jours, entre Santo-Domingo et Porto-Rico et entre cette dernière île et
les îles Vierges, nous finîmes amenant tantôt pour un grain, et
rehissant le moment d'après pour une brise favorable, nous finîmes,
dis-je, par mordre à Saint-Thomas, objet de tous nos voeux et lieu du
rendez-vous amical que nous avions choisi. En posant le pied sur cette
terre si long-temps promise à notre impatience, je pensai d'abord à me
défaire de mon équipage d'aveugles, et à vendre le petit sloop haïtien
qui avait transporté nos destinées errantes, et mon argent volé,
jusqu'en lieu de sûreté. Puis, vous le dirai-je, je songeai à
récompenser dignement le zèle et la tendresse de ma petite Martina, en
me mariant sérieusement avec elle. Mais en réfléchissant avec plus de
maturité philosophique, que d'entraînement matrimonial, aux conséquences
de ce projet d'hyménée, je demeurai convaincu de l'inconvenance qu'il y
aurait pour un homme comme moi, qui ai déjà reçu deux ou trois des
ordres de prêtrise, à contracter publiquement un lien aussi séculier que
le mariage. Je tiens fort peu, comme vous pouvez le penser, à passer
pour un saint. Mais les scrupules, dont l'habit que j'ai porté a pour
ainsi dire imprégné ma conscience, ressemblent un peu à ces feux
inextinguibles que la robe de Déjanire alluma dans un corps plus robuste
que ma pauvre conscience, si toutefois j'en ai une. Je ne crois à
presque rien, mais cependant, je crois beaucoup au scandale, et j'y
crois peut-être parce que je le redoute fort. Je jugeai donc que le
concubinage, quelqu'immoral qu'il puisse être, serait encore plus moral
que le mariage d'un demi-prêtre avec une demi-blanche.

«Je restai garçon, et ma libératrice restera fille tant qu'il lui plaira
de ne pas chercher un autre mari que moi; qu'ai-je besoin, au surplus,
de me créer les embarras d'une famille, pullulante, quand j'ai retrouvé
ici les jouissances de l'amitié avec des amis tels que vous?

«Les profits résultant de ma pointe sur Haïti, ne sont malheureusement
pas lourds: je les crois à peine dignes de vous être offerts, et,
cependant, pour vous prouver ma bonne volonté après n'avoir pas été
assez heureux pour vous rapporter des témoignages palpables d'un grand
succès, je verserai ma petite offrande à la bourse commune. La somme
avec laquelle je suis revenu, s'élève à peine à six mille piastres,
trente mille francs de notre monnaie. C'est là ce qu'on peut appeler le
simple denier de la veuve, et votre générosité bien connue ne dédaignera
pas le pieux hommage du malheur; car vous vous rappellerez que les
humbles dons du coeur ont aussi leur prix, si ce n'est leur éclat, et
qu'ils doivent être acceptés par des coeurs comme les vôtres, beaucoup
moins pour ce qu'ils pèsent que pour ce qu'ils valent.»

Une assez longue agitation succéda dans notre petit auditoire, aux
paroles que venait de nous faire entendre le dernier des trois pirates.
Salvage souriait; moi, je ne savais de quel air regarder Frère José qui
paraissait fort peu se soucier, du reste, de chercher sur nos
physionomies l'impression qu'il pouvait avoir laissée dans nos esprits.
Bastringue, plus visiblement ému que Salvage et moi, des événemens dont
il avait suivi, en palpitant d'anxiété, l'enchaînement pathétique, prit
le premier la parole:

--Sacredieu, dit-il, en laissant tomber sa lourde main sur les épaules
de son collègue, touche-là, l'ancien. C'est à toi à mon avis que doit
revenir le gros lot de nos parts de prises. N'est-ce pas, Salvage?
puisque c'est lui qui a eu le plus de mal et qui a le mieux dégagé ses
escarpins de la crotte, en envoyant en l'air la boutique de ces
racailles de sacristains de la baie des Flamands?

Salvage un peu blessé de la maladroite précipitation que mettait maître
Bastringue à décerner à leur glorieux émule le prix du courage et de
l'habileté, répondit avec plus de modération peut-être, que de
sincérité:

--Je ne dis pas non. José s'est fort bien tiré, à mon avis, du mauvais
pas où il lui avait plu de s'engager. Mais il s'agit maintenant, quelle
que soit l'opinion particulière de chacun, de procéder régulièrement à
la question qui doit nous occuper. Si notre camarade croit avoir
lui-même acquis des droits à la plus forte part de notre butin, je ne
demande pas mieux, pour mon compte, que d'en passer par ce que vous
aurez décidé tous deux.

Notre frère José, qui comprit de suite la position délicate dans
laquelle venait de le placer la proposition embarrassante de Salvage,
reprit sans hésitation, et avec un calme apparent qui décelait toute la
finesse de son caractère et la présence d'esprit qu'il savait porter
dans les choses inattendues:

--Moi, je donne ma voix à Bastringue, sans phrase et sans
arrière-pensée.

_Salvage_. Sans phrase, à la bonne heure, mais pourquoi donner ton avis,
sans expliquer les motifs de ton option?

_Frère José_. Par la raison toute simple qu'en ces sortes de matières,
c'est le sentiment intime des faits, plus encore que la rigoureuse
déduction des argumens, qui doit dicter l'opinion de chacun.

_Salvage_. Eh bien, moi, si j'étais assez imprudent pour donner de suite
mon avis sur une question qui demande à être pesée un peu mûrement,
j'opterais pour que chacun de nous gardât la part qu'il a eu le toupet
de se tailler lui-même, en agissant selon sa volonté et les ressources
qu'il a trouvées dans sa propre habileté pour triompher des événemens.

_Maître Bastringue_. Oui, mais tu ne m'empêcherais pas alors de partager
mes picaillons avec Frère José, que je reconnais envers et contre tous,
pour celui de nous trois qui a gouverné le plus gentiment et le plus
amoureusement sa petite bonne femme de barque.

_Frère José_. Et moi par délicatesse, si je me trouvais à la place de
Frère José, je refuserais tout net et d'aplomb, le cadeau que tu
voudrais me jeter à la figure par générosité ou par pitié. Content de ce
que j'aurais fait, je ne croirais avoir besoin des libéralités ni de
l'indulgence de personne.

_Maître Bastringue_. Oui, oui, j'entends bien; tu ferais le fier parce
que tu te sens un peu molesté. Mais moi, qui, Dieu merci, peux passer
pour aussi fier que qui que ce soit à l'occasion, je refuse mon
consentement à toutes sortes de manigances qui ne seraient pas portées
sur le réglement que j'ai signé de ma personne, au café de la Pointe, le
soir en question, de notre arrangement.

_Salvage_. A toutes sortes de manigances, dis-tu? Que signifie ce mot?

_Maître Bastringue_. Oui, enfin, à toutes sortes de choses qui ne sont
pas à mon idée, et que j'appelle, comme on dit, des manigances. Oh! tu
sais bien ce que je veux dire!

_Salvage_. Mais rappelons-nous donc un peu ce dont nous étions convenus
à la Guadeloupe, et ce que chacun de nous est parvenu à réaliser, en
apportant à la masse commune le plus de profit pour chaque intérêt
engagé. D'abord, moi qui vous parle, j'ai ramené...

_Frère José_. Tous ces détails, mon cher Salvage, seraient au moins
inutiles à la résolution de la difficulté que nous devons nous attacher
à terminer, et ils pourraient même, j'ose le dire, devenir blessans pour
nos amours-propres, qu'un misérable mal-entendu risquerait de mettre mal
à propos en jeu. Personne, sois-en bien convaincu, n'est plus disposé
que moi à rendre justice au courage brillant et à l'ardeur presque
chevaleresque, passe-moi l'épithète, dont tu nous as donné des preuves
incontestables... Mais Bastringue, avec son gros bon sens et la droiture
naturelle de ses idées, a peut-être aussi le droit, permets-moi de te le
faire observer, d'exprimer ce qu'il pense et ce qu'il éprouve...

_Salvage_: Oui! la droiture des idées de son petit Palanquin, tu veux
dire!...

_Maître Bastringue_. Capitaine Salvage, je n'ai pas eu l'intention de
t'offenser, bien loin de là: mais il ne faut pas non plus chercher à
déranger mes boulets de leur parc, car, malgré l'estime que nous avons
les uns pour les autres réciproquement, ça pourrait mal aller, et si
nous étions autre chose que des amis tous les trois...

_Salvage_. Finissons-en avec toute cette filasse de paroles baveuses, et
le plutôt possible, s'il vous plaît. Je vous ai avancé à chacun huit
mille gourdes, n'est-ce pas, quand vous étiez à sec et que j'étais en
fonds. Aujourd'hui, qu'avec ces huit mille gourdes d'avances, vous avez
fait votre affaire, et que vous vous trouvez en position de me payer,
sans vous mettre à la côte, comptez-moi les seize mille gourdes qui me
sont dues, et je vous tiens quittes du reste. C'est, je crois, le
meilleur et le seul moyen de terminer tranquillement une discussion qui
finirait peut-être par m'échauffer un peu trop les oreilles.

_Frère José_. Quittes du reste! le mot est piquant... Mais pourquoi ne
pas chercher à nous arranger à l'amiable, et à aplanir paisiblement la
petite difficulté qui s'est élevée, je ne sais pourquoi, entre nous, et
que nous pouvons si facilement résoudre en appelant à notre secours
l'opinion d'une partie neutre et d'un arbitre désintéressé! Monsieur,
qui, par exemple, nous a entendus tous les trois exposer notre conduite
aujourd'hui, et qui, à la Pointe-à-Pitre, a vu naître notre association,
il y a un an, ne pourrait-il pas nous donner son sentiment sur tout ce
qu'il a vu et sur tout ce qu'il vient d'entendre? A quel juge plus
instruit des faits, et plus compétent dans une matière de cette espèce,
pourrions-nous avoir recours, nous qui nous trouvons placés en dehors et
au-dessus de toute autre juridiction possible?

C'était moi que désignait Frère José, en sollicitant, au beau milieu de
la discussion, le poids de mon opinion personnelle.

--Oui, reprit avec vivacité Salvage, je ne demande pas mieux! Que
monsieur prononce entre nous, et je m'en rapporte entièrement d'avance à
ce qu'il aura décidé.

Et après avoir dit ces mots, le capitaine se mit à se promener à grands
pas dans l'appartement avec l'agitation la plus visible.

--Qui? ce petit jeune homme! s'écria Bastringue: mais comment
voulez-vous qu'il se débrouille de là-dedans? ça n'est pas plus marin
que défunte ma soeur cadette.

_Salvage_. Marin! marin! il s'agit bien de cela entre nous, maintenant.
Et qu'est-ce que ça prouve d'être marin, ou de ne l'être pas? Tu es
marin, toi, n'est-ce pas, et cela, cependant, ne t'empêche pas de
raisonner comme défunte ta soeur cadette, que tu viens nous jeter là
sans rime ni raison, à propos d'une discussion d'intérêt.

_Maître Bastringue_. Voilà encore que tu te fâches, Salvage, quand on te
propose de t'arranger _amicablement_! Allons, voyons, je veux bien en
passer, puisqu'il le faut, par le jugement de ce petit jeune homme que
v'là, là. Mais ça ne m'empêchera pas de dire que monsieur, sans lui
manquer de respect, va parler d'affaires de marine, et qu'il n'y connaît
pas ce qui peut s'appeler un fichtre...

_Salvage_. Voyons, monsieur, parlez. Vous savez de quoi il s'agit entre
nous: veuillez bien nous donner sincèrement votre avis.

Fort embarrassé, et un peu effrayé de la responsabilité juridique que le
choix des deux compétiteurs venait de faire tomber sur moi, je cherchai,
en me rejetant sur mon défaut d'expérience dans une matière aussi
étrangère à mes connaissances, à me délivrer du fardeau de la pénible
mission qui venait de m'être dévolue... Mais l'obstination des plaideurs
finit par triompher si irrésistiblement de la résistance et de la
délicatesse de mes scrupules, qu'il ne me resta plus bientôt d'autre
parti à prendre que de recueillir un instant toutes mes idées pour
prononcer mon jugement arbitral.

«Je voudrais, dis-je d'abord à mes respectables cliens, pouvoir, en
quelques mots convenables, formuler nettement mon sentiment, sans
risquer de blesser vos justes susceptibilités. Mais la tâche que votre
complaisance vient de m'imposer, est difficile. Cependant, pour répondre
de mon mieux à votre confiance, je vous dirai, avec plus de franchise
peut-être que de justesse, ce que je pense sur la manière dont chacun de
vous est parvenu à réaliser ses projets, et sur le genre de mérite qu'il
a, selon moi, déployé dans l'exécution de ses desseins.

--Allons, dites donc vite ce que vous avez à nous dire, me hurla maître
Bastringue, fatigué des circonlocutions auxquelles je me livrais pour
arriver le plus doucement possible à la conclusion de mon affaire, et
pour préparer mon auditoire à accueillir avec calme la reddition de mon
jugement.

«M'y voici, répondis-je sans trop prendre garde à l'interpellation tant
soit peu brutale de l'ex-commandant du _Général-Sucre_.

«Le capitaine Salvage me paraît avoir été le plus audacieux dans le
projet le mieux conçu à mon avis; M. Bastringue le plus heureux et le
moins prévoyant, et M. José le plus malheureux et le plus habile.

--C'est donc à frère José, conséquemment, que vous donnez le pompon? me
demanda aussitôt Bastringue; car qui dit le plus habile, malgré le
guignon, dit le plus méritant, d'après la raison?

--Et pourquoi cela? reprit Salvage en fronçant le sourcil. Laissez donc
monsieur achever; car on n'émet pas une opinion semblable, sans avoir
pesé mûrement les motifs sur lesquels on a cru pouvoir fonder son
jugement.

--Pourquoi cela? répliqua Bastringue. Qui dit le plus malheureux et le
plus habile, ne dit-il pas tout ce qu'il y a à dire de plus fort à
l'avantage d'un homme quelconque?

--Continuez, je vous en prie, ajouta Salvage en s'adressant à moi.
Auquel de nous trois, enfin, croyez-vous que les deux parts de
récompense doivent être adjugées, en votre âme et conscience? parlez
sans crainte et sans hésitation. Personne ici ne sera en droit de vous
en vouloir pour avoir exprimé franchement une opinion que nous avons
tous les trois sollicitée de votre complaisance?

--A vous, selon moi, répondis-je au capitaine, forcé que je me trouvais
d'articuler une conclusion définitive.

--Tu, tu, tur lu tu tu! grommela Bastringue en envoyant mon arrêt au
diable. Ce jugement-là ne vaut pas quatre sous vaillans et j'en
rappelle...

--A qui en appelles-tu, avec ton turlututu? lui demanda Salvage en
posant la main sur un poignard, dont je vis sortir le manche sous le
gilet entr'ouvert du capitaine.

--A quoi j'en rappelle? mais tiens, à ce qui me plaira d'en rappeler
pardié! Oh, il y a long-temps, comme je l'ai annoncé il n'y a encore
qu'un instant, que si nous n'avions pas été des amis comme nous le
sommes, j'aurais bien trouvé un moyen de nous arranger sans tant de
façons, et avec autre chose que des manchettes de dentelle fine sur les
poignets!...

--Et quel moyen aurais-tu trouvé, toi qui trouves si ingénieusement les
expédiens difficiles?

--Quel moyen, que tu demandes?... assez causé comme ça; car je vois bien
que trop parler serait malsain pour l'un de nous dans le moment actuel.

--Ah! oui, je comprends que _la peur_ d'aller trop loin retient
maintenant ta langue d'ordinaire si bien et si joliment affilée?

--La peur d'aller trop loin! Tu crois donc finalement que j'ai peur? Eh
bien! puisque tu veux savoir mon moyen, que je ne voulais pas le dire
tout à l'heure, je te dirai que plus de cent fois, depuis ce soir, j'ai
pensé que si nous n'étions pas trois vrais amis, nous aurions pu nous
donner une brossée pour décider la chose, et nous arranger pour laisser
tout au dernier qui aurait mis les deux autres à bas.

--Beau merle, vertudieu! pour jouer ses parts de prise dans un combat
singulier!

--Aussi beau merle que toi, entends-tu? officier faraud, capitaine sur
papier blanc!

--Mes amis, mes braves amis, s'écria alors José, en s'efforçant avec moi
de se jeter entre les deux adversaires furieux et déjà écumans de rage,
un moment, je vous en prie; voulez-vous terminer par du sang une affaire
qui ne devait que renouer nos liens de confraternité et cimenter de
nouveau notre amitié?

--Votre amitié à vous, reprit Salvage en repoussant violemment José loin
de lui, et en courant du même pas vers Bastringue, tiens, voilà le gage
d'amitié que je veux laisser dans le coeur de ce misérable si digne
d'avoir un compère de ta fabrique pour complice et pour associé.--A nous
deux donc, grosse mateluche, si l'ivrognerie t'a laissé encore assez de
coeur, pour que tu oses me suivre dans un chemin où les cailloux ne te
feront pas de mal aux talons!...

Et en apostrophant ainsi son ancien camarade, Salvage entraînait avec
lui, vers une des fenêtres de l'appartement, maître Bastringue qui nous
répétait, avec l'accent du plus vif saisissement: Vous êtes témoins que
c'est lui qui me cherche dispute et que je ne lui ai rien dit pour le
fâcher contre moi!

La fenêtre contre laquelle étaient déjà rendus les deux champions
fortement accrochés l'un à l'autre, donnait sur un petit jardin élevé en
terrasse contre le derrière de la maison où nous nous trouvions
réunis... Salvage, leste comme un lévrier et ardent comme un tigre,
saute d'un seul bond du rebord de cette croisée dans le petit jardin, où
il parvient à attirer à lui maître Bastringue épouvanté, qui ne cessait
de répéter: Tu le vois bien, c'est toi qui me cherches querelle et qui
le premier m'as traité de capon! Tu le veux, soit; mais je t'avertis que
je ne ferai que me défendre... José et moi, mais moi surtout, nous nous
précipitons sur les pas des deux tigres palpitans qui vont se déchirer
les entrailles. Padilla accourant avec effroi à mes cris, nous suit
désespérée, haletante et plus morte que vive... Tous trois, Padilla,
José et moi, nous nous élançons dans le jardin et entre les deux
combattans qui rugissaient déjà en se portant les coups les plus
furieux. Il était trop tard. Des poignards avaient brillé dans leurs
mains frémissantes: Bastringue, atteint le premier à la gorge, avait été
tomber à trois ou quatre pas sur un tertre de gazon, inondé et suffoqué
des flots de son sang... Salvage blessé au côté droit et se soutenant à
peine, s'était évanoui dans les bras de Padilla, en cherchant autour de
lui un appui pour se soutenir, un ami peut-être pour répondre à ses
derniers regards, et pour recevoir son dernier souffle... Je volai vers
lui, et Padilla roula à mes pieds couverte, fumante du sang de son
malheureux époux, et entraînant avec elle le corps qu'elle avait reçu
sur son sein glacé d'horreur... Bastringue affaibli, essouflé, essuyant
sa blessure profonde sur le tertre où il s'était péniblement assis dans
la position d'un homme ivre, murmurait avec peine ces mots
entrecoupés... Je n'ai fait que me défendre... Il s'est jeté lui-même
sur mon poignard... en voulant me massacrer... tout est fini... pour lui
et pour moi... je lui pardonne ma mort et... Le malheureux se raidit, sa
tête se pencha sur une de ses épaules... Il n'était plus.

Jamais cette scène de carnage ne sortira de ma pensée, et aujourd'hui,
je ne puis me la rappeler sans me sentir le coeur oppressé du poids d'un
aussi terrible souvenir. Il me semble encore voir, tant cet horrible
événement est présent à mon imagination, la pâle figure de Salvage sur
laquelle la mort n'avait pu effacer l'empreinte de la fureur, exprimer
convulsivement la vengeance que le coeur du jeune marin avait exhalée
avec son dernier soupir, et près de ce corps inanimé la tête échevelée
de Padilla, couvrant la plaie saignante qu'avait laissée dans le flanc
du capitaine, le large poignard de Bastringue.

Des voisins, des passans, des curieux attirés dans le jardin par les
cris, par l'odeur du sang, peut-être, arrivèrent au milieu de nous, et
entre nous et les deux cadavres qui étaient étendus à nos pieds. La
foule nous questionnait avec surprise, avec avidité: je répondais avec
égarement à toutes les questions que l'on m'adressait, sans comprendre
ce que l'on me demandait. José, plus maître de lui, racontait à ceux qui
l'interrogeaient, les circonstances effroyables de ce duel, dont les
suites se trouvaient écrites en caractères si visibles et si affreux,
aux yeux de tout ce monde dont nous étions entourés. Un homme, je m'en
souviens, devant lequel la foule s'était ouverte pour lui laisser un
passage, s'avança vers Padilla, et reconnaissant dans les traits de
l'infortunée, l'épouse de Salvage, ordonna qu'elle fût transportée au
palais du gouvernement. Cet homme, à la voix duquel plusieurs assistans
s'étaient empressés d'obéir, prononça en s'arrachant à un aussi horrible
spectacle, ces seuls mots: Malheureux parens! ils ne seront que trop
bien vengés de leur indigne fille! J'appris bientôt, ou je crus du moins
entendre dire autour de moi que c'était le gouverneur de St.-Thomas,
lui-même, qui venait de parler ainsi, et je compris alors et seulement
quel sentiment avait pu lui dicter ces paroles trop cruelles et
peut-être trop vraies. Les corps des deux pirates furent enlevés pour
être déposés sans doute dans le lieu que le gouverneur avait indiqué. Je
cherchai frère José: c'était le seul être à qui je pusse parler au sein
de cette multitude d'étrangers, de ses deux amis et de Padilla. José
avait disparu, et ce ne fut que dans le milieu de la nuit que je parvins
à le trouver chez l'hôtesse de Bastringue, s'occupant d'entrer en
possession de l'héritage de son défunt collègue.

--Et à quoi donc pensez-vous? lui demandai-je en pénétrant tout
essoufflé jusqu'à lui.

--Je pense, me répondit-il un peu étonné de ma question, à rentrer le
plutôt possible dans mes droits.

--Et dans quels droits encore?

--Ceux que la mort de mes deux associés m'a donnés sur ce qui leur
reste.

--Mais le capitaine n'a-t-il pas laissé une épouse?

--Oh! pour cette succession là, je l'abandonne, dans l'impossibilité où
je me trouverais peut-être de m'en dessaisir, et en raison surtout du
danger qu'il y aurait à la convoiter. Mais pour celle-ci, c'est autre
chose.

--Mais croyez-vous que l'hôtesse de votre ami vous laissera enlever
l'argent qu'il lui a confié?

--Sur ce point là, j'ai prévu la difficulté, et les trois quarts de la
besogne sont déjà faits à cet égard. Le besogne toute entière même
n'était pas difficile à faire: cet ivrogne avait pris soin de m'en
épargner, par prévoyance, une assez bonne partie: il a bu en un mois de
séjour la moitié de ce qu'il avait si drôlement gagné.

--Et maintenant, que prétendez-vous faire?

--Je prétends faire maintenant ce qu'il vous importe assez peu de
savoir, et ce qu'il peut me plaire de ne pas vous divulguer, à vous,
monsieur, qui n'avez pas plus droit de me questionner, que je n'ai envie
de vous répondre.

--Ainsi donc, la justice elle-même n'aurait pas, selon vous, le pouvoir
de vous demander compte de votre conduite?

--La justice, monsieur, peut faire ce qu'elle peut, mais elle ne fait
jamais ce qu'on a l'esprit de lui empêcher de faire, et si vous croyez
avoir pour vous la force, qui est la seule justice que je reconnaisse au
monde, de vous opposer à mes desseins, il ne tient qu'à vous d'essayer à
me barrer, à vos risques et périls, le passage de cet escalier qui me
sépare de la rue.

Et en m'adressant ces mots sans emportement et sans nulle émotion
apparente, le doucereux et placide forban passe devant moi les poches
pleines, le visage serein, et la main droite armée d'un long pistolet
d'arçon.

Consterné de tant de froide effronterie, je laissai d'abord le misérable
opérer paisiblement son audacieuse retraite, et ce ne fut qu'au bout de
quelques instans de stupéfaction que, recouvrant l'usage de la
réflexion, je me mis à poursuivre l'héritier de Bastringue avec
l'intention de contrarier du moins le projet d'évasion que, selon toute
probabilité, il devait avoir formé, pour s'assurer la tranquille
possession de l'argent qu'il venait d'enlever. Je retrouvai bientôt,
dans l'obscurité de la nuit, les traces du fugitif, et le fugitif
lui-même en me dirigeant en toute hâte sur le bord de la mer, et je
l'aperçus doublant le pas, pour gagner, malgré la pesanteur du fardeau
dont il était chargé, un petit canot amarré non loin du rivage. Mais
malgré toute la diligence que j'avais pu apporter à lui donner la
chasse, le drôle prévoyant trop bien sans doute l'embarras dans lequel
viendrait le jeter la résistance que je pourrais opposer à son départ,
le drôle, dis-je, sauta avec la légèreté d'un daim ajusté par un
chasseur, du bord de la grève dans la pirogue qui l'attendait pour
l'emporter au large. La pirogue, sur l'avant de laquelle j'accrochai mes
mains sans trop calculer l'inutilité et l'imprudence de ce mouvement,
glissa sur le sable, poussée qu'elle était dans le sens contraire de mes
efforts, par deux coquins de nègres que le prévoyant frère José avait
sans doute mis dans ses intérêts. J'eus beau crier au secours, au
voleur, et je crois bien même à l'assassin, pour appeler à mon aide les
personnes qui pouvaient encore se trouver dans le voisinage: personne ne
répondit à mes cris, ni à mes imprécations, et le canot disparut sur les
flots et dans les ténèbres, en me laissant le corps à moitié dans l'eau,
sur le rivage où j'avais essayé trop vainement à le retenir. Mais en
m'échappant ainsi, l'abominable José voulut encore m'adresser ses adieux
à sa façon; et sans avoir daigné répondre à mes clameurs, le monstre
déchargea sur moi, et presque à bout portant, le pistolet dont il
s'était muni en sortant de la chambre de Bastringue. La bourre de l'arme
meurtrière vint me frapper au visage, mais la balle mal dirigée alla se
loger dans une des planches sur le devant desquelles j'étais placé. Tel
fut le signal de partance du dernier des pirates; et moins d'un
quart-d'heure après l'explosion du coup de feu qui n'avait appelé
personne sur le lieu de cette scène nocturne, une goëlette appareilla de
la rade de Saint-Thomas, en livrant ses voiles à la brise du matin, et
en emportant avec elle, on ne sait où, le vampire qui venait de
s'engraisser de la dépouille de son ami mort.

Le lendemain de cet événement, la police de Saint-Thomas faisait
transporter, par mesure de salubrité publique, dans une des fosses du
cimetière le plus éloigné de la ville, deux corps sous le poids desquels
huit nègres de l'hôpital paraissaient fléchir en marchant péniblement
côte à côte, aux rayons d'un soleil ardent, d'un soleil de fête. Les
deux cercueils grossiers, qui renfermaient étroitement les cadavres,
s'avançaient du même pas au milieu de la foule, de cette foule
qu'attirent toujours les émanations du sang qui vient de couler ou du
sang qui coule encore. Un vieux prêtre catholique attaché par zèle et
par pauvreté, au service de l'hospice des marins, précédait ce double et
sinistre convoi; personne ne suivait les morts dans cette multitude
avide d'émotions, mais avare de sensibilité. La multitude, seulement,
disait: Le plus long des deux coffres est celui du capitaine, le mari de
la petite Espagnole qui vient aussi de mourir; l'autre, le plus large et
le plus court, celui du matelot qui a si bien fait son coup de traite
pour rire, à Porto-Rico. Ils se sont tués pour un mot, les imbéciles,
après avoir si bien fait leurs affaires.--Ah! c'est qu'ils ont voulu,
répondaient les plaisans du parterre de ce lugubre spectacle, épargner à
maître hacheur (le bourreau du pays) l'office qu'ils pouvaient remplir
eux-mêmes.

Bien long-temps, trop long-temps peut-être après la fin tragique de
Salvage et de Bastringue, le hasard, ou plutôt une circonstance que je
regarde comme providentielle, me fit tomber sous les yeux un article de
la _Gazette de Java_, sur lequel mon attention se fixa avec une vivacité
que je ne saurais m'expliquer autrement, qu'en rapportant aux desseins
cachés du ciel la curiosité que m'inspira la lecture de cet article.
Sans pouvoir d'abord me rendre compte des motifs de l'intérêt que
pouvait réveiller si subitement en moi le récit d'un fait qui devait
m'être complètement indifférent, je dévorai les premières lignes du
journal javanais, en reportant involontairement mes souvenirs sur les
événemens déjà bien vieux dont j'avais été appelé dans d'autres temps à
devenir le témoin à Saint-Thomas. La _Gazette de Java_ parlait de
piraterie, et je me rappelai mes deux pirates morts, et cet infâme frère
José qui leur avait survécu sans avoir encore rencontré la destinée que
tant de fois je lui avais souhaitée, et que la justice du ciel ne lui
avait que trop long-temps épargnée au gré de mes désirs. Je lus, la tête
toute remplie de ces idées et de ces souvenirs, le rapport suivant,
adressé en Hollande, par le commandant du brick de la marine batave, _De
Meermin_. Il suffira à mes lecteurs de parcourir ce rapport pour qu'ils
puissent se peindre l'étonnement et la joie dont je fus saisi à la
nouvelle de l'événement inattendu qu'il retraçait avec les couleurs de
la plus frappante vérité.


Batavia, 31 octobre 1834.

«Ministre,

«Permettez à votre serviteur de vous instruire des détails et des suites
d'un engagement sérieux que j'ai eu dans les premiers jours du mois,
avec une _Florine_ (une flottille) de _bintasses_ appartenant aux
pirates qui parcourent encore de temps à autre les mers dont notre Roi
bien aimé m'a confié la surveillance.

«Informé depuis plusieurs jours que le navire _Maria-Philippina_,
capitaine Cramer, avait été pillé le 17 août de la présente année, par
un pirate de Tiole, en se rendant de Macassar à Balie, je résolus
d'aller croiser dans les parages où cet événement avait eu lieu.
Quelques hommes de l'équipage du bâtiment européen avaient été lâchement
massacrés après un combat acharné, et le désir de venger ces malheureux
sur les forbans qui osaient ainsi attaquer des navires armés, me fit
accélérer mon départ, en me laissant concevoir l'espoir de me mesurer
bientôt avec des misérables, dont l'impunité n'avait que trop long-temps
encouragé l'audace.

«Favorisé, quelques heures après ma sortie, par une bonne brise de vent,
je parvins en peu de temps à me rendre à la hauteur des côtes de
Mangarai, et près d'une petite île inhabitée nommée Pangara Bawang, sous
laquelle les écumeurs de mer, dont le pays est infecté, vont quelquefois
faire de l'eau ou chercher un refuge. Les bâtimens croiseurs, qui
jusqu'ici ont donné le plus vivement la chasse aux forbans de ces
détroits dangereux, étaient assez généralement peints en noir à
l'extérieur; et tout dans leur gréement bien tenu et leur voilure
soigneusement établie, annonçait de loin à l'oeil exercé des pirates,
l'approche redoutable des navires de guerre qu'ils devaient le plus
particulièrement éviter. Aussitôt qu'un croiseur paraissait sur ces
mers, rien n'était plus facile aux pillards toujours intéressés à fuir
son approche, que de le reconnaître au large et de le gagner de vitesse,
avant qu'il ne pût accoster assez la terre pour être à même de s'emparer
de leurs barques légères et rapides. Pour mieux tromper la vigilance des
forbans auxquels je ne souhaitais rien tant que de donner une sévère
leçon, j'avais eu soin de faire peindre le brick de S. M. à la manière
de la plupart des navires du commerce, et de faire observer, dans la
tenue de mon gréement et l'installation de mes voiles, une négligence
qui pût leur faire supposer que mon bâtiment ne devait être qu'un gros
brick marchand naviguant lourdement avec un faible équipage. Ce
stratagème, que j'avais mes raisons pour employer dans la circonstance
où j'allais me trouver, m'a réussi au-delà de toute espérance; et les
événemens dont je vais avoir l'honneur de vous rendre compte, prouveront
à Votre Seigneurie que je n'avais pas trop bien présumé de la petite
ruse au moyen de laquelle je m'étais flatté d'abuser les gens à qui je
me proposai d'avoir affaire.

«Le 25 octobre, me trouvant en dedans d'une des pointes de l'île
Pangara-Bawang, dont j'ai parlé plus haut, je naviguais sous toutes mes
voiles du plus près pour doubler cette pointe. A mesure que la terre que
je longeais nous permettait de découvrir la partie de la mer qu'elle
nous avait cachée jusque là, la surveillance redoublait à notre bord;
car selon mes prévisions, c'était dans les environs de cette île, que
nous devions rencontrer les pirates les plus avides et les plus cruels
de tout l'archipel que nous explorions. Les hommes placés en
sentinelles, et cachés dans les parties les plus hautes de la mâture, ne
tardèrent pas à me signaler l'événement que j'étais venu chercher et que
j'attendais avec tant d'impatience. Au-dessus de la langue de terre que
nous allions doubler, mes vigies venaient d'apercevoir d'abord trois ou
quatre petites _bintasses_ sortant à la rame des groupes d'arbustes
marins qui croissent sur le bord des îles boiseuses et plates dont nous
étions environnés. Ces embarcations, qui servent de nids flottans aux
corsaires de ces lieux, se dirigeaient sur nous avec l'intention bien
évidente de se trouver en face du brick, au moment où il aurait dépassé
le bout de la pointe que les bintasses travaillaient aussi à doubler de
leur côté. Bientôt, en promenant avec plus d'attention et d'anxiété nos
regards sur le nouvel espace que la route du navire ouvrait devant nous,
nous pûmes voir tout à l'aise, qu'une cinquantaine de barques s'élançant
de tous les points des rivages les plus rapprochés, s'étaient mises en
devoir de suivre les premières bintasses qui paraissaient avoir pris
l'initiative et l'honneur de l'attaque.

«C'est en ce moment décisif que je crus devoir ordonner de plonger à la
mer et le long de mon bord, toutes les bailles vides dont nous pouvions
disposer, pour ralentir autant que possible la marche ordinaire du
brick, et faire penser aux pirates qui seraient à même de nous observer
de plus près, qu'avec le peu de sillage que faisait le navire, il
n'était guère probable qu'ils pussent être exposés à avoir un engagement
avec un brick de guerre[5]. Le désordre calculé que j'avais eu la
précaution de faire observer dans la disposition des voiles, complétait
cet ensemble de supercheries, et en nous voyant, à une portée de fusil,
ainsi orientés et naviguant si péniblement, le marin le plus expérimenté
nous aurait plutôt pris pour un gros brick hollandais en avarie, que
pour un des meilleurs bouliniers de la marine de S. M. Une quinzaine
d'hommes, tout au plus, avaient reçu l'ordre de se promener sur le pont
et de montrer leurs têtes au-dessus des bastingages. Le reste de
l'équipage, et ce reste se composait de quatre-vingt-dix matelots de
choix, se tenait à plat-ventre, le sabre et la mèche à la main, le long
de mes pièces chargées de mitraille jusqu'à la gueule, et recouvertes en
dehors d'un bon prélat peint de deux barres jaunes, à la mode des
batteries de nos plus inoffensifs bâtimens marchands.

«Les plus pressées d'entre les soixante ou soixante-dix bintasses nous
approchèrent à demi-portée de canon. Rendues à cette distance
respectueuse, elles s'arrêtèrent un instant, et toutes à la fois. Je
crus alors mon coup manqué; car je supposai d'abord qu'elles nous
avaient reconnus pour ce que nous ne voulions pas paraître et pour ce
que nous étions bien réellement. Mais j'eus bientôt lieu de m'apercevoir
que j'avais fait trop d'honneur à la prévoyance de nos adversaires. Les
chefs de l'escadrille ne s'étaient ainsi tenus en observation que pour
donner le temps aux forces qui les suivaient, de se rallier à eux, pour
pouvoir, plus tard, porter un grand coup avec ensemble et résolution.

«Ce moment attendu à notre bord avec ardeur, mais pourtant avec
sang-froid, ne se fit pas long-temps désirer: les bintasses réunies
enfin en masse serrée, se détachèrent du centre de la flottille, en
formant, sur un espace assez étendu, un cercle régulier au milieu duquel
elles voulaient nous emprisonner, pour nous étreindre ensuite dans leurs
terribles replis. Des cris affreux poussés jusqu'au ciel par tous les
forbans qui montaient les embarcations, donnèrent, en agitant l'air
paisible de la journée, le signal du combat; et en un clin-d'oeil, nous
nous trouvâmes accostés et pressés par une triple ligne de canots qui ne
présentaient plus autour de nous et de tous côtés, qu'une surface sous
laquelle la mer était cachée à un bon demi-quart de lieue du brick.
C'est alors que je commandai _feu partout_ à mes hommes qui
n'attendaient que l'instant de la vengeance et du carnage. Mes
vingt-deux caronades bourrées de mitraille, lancèrent leur triple charge
en éventail; et en quelques secondes, la moitié au moins des bintasses
furent balayées de leurs hommes, qui, debout pour la plupart sur le fond
de leurs barques et dans l'attitude de la menace, se trouvèrent
emportés, criblés de balles, sur les vagues qu'ils allèrent teindre de
leur sang et couvrir de leurs membres hachés. Jamais décharge de navire
de guerre n'a dû faire une plus effroyable boucherie. Ce n'était plus de
l'eau, c'était plutôt du sang qui coulait le long de notre bord. Notre
batterie rechargée précipitamment envoya une autre bordée aussi
meurtrière aux bintasses qui étaient restées à flot après avoir reçu
notre première volée, et le désordre que nous achevâmes de plonger ainsi
au milieu de la flottille foudroyée, devint tel que nous n'eûmes plus
qu'à nous diriger sur les pirates qui cherchaient encore à nous éviter,
pour nous emparer de celles de leurs embarcations qui s'efforçaient,
mais vainement, de se soustraire par la fuite au sort que nous leur
réservions en courant impitoyablement à toutes voiles sur elles.

«Pendant cette chasse que j'appuyais sans relâche aux lambeaux de
l'escadrille que je venais de mettre en pièces, je crus devoir
m'attacher particulièrement à faire main basse sur une espèce de prame
assez grande, qui, pendant l'attaque, m'avait paru être la commandante
des barques à la tête desquelles elle s'était fièrement placée. Malgré
les efforts que firent les écumeurs qui la manoeuvraient, pour échapper
à ma poursuite, la prame, au bout d'une demi-heure de course tout au
plus, tomba sous ma volée, et au moment où j'allais l'aborder en long,
la brise assez forte à laquelle elle avait livré toutes ses voiles, la
fit sombrer à un quart d'encablure sous le vent de mon brick. Grâce à la
promptitude que mit mon équipage à sauter dans nos embarcations, nous
pûmes sauver une vingtaine des principaux forbans qui se trouvaient sur
le pont de la prame chavirée. Le reste se noya avant qu'on pût lui
porter secours.

«La capture que j'ai faite en cette dernière circonstance, mérite toute
l'attention de Votre Seigneurie. Au nombre des naufragés que j'ai réussi
à ramener à Java, on a reconnu le fils ou le petit-fils du grand pirate
arabe Daco Sariboc. Ce jeune homme, que les siens nomment Katarinbong,
était le commandant de la flotte, et c'est à l'autorité qu'il exerçait
sur les brigands de Bima, de Macassar et de Mangarai, que l'on doit
attribuer les actes de férocité qui se sont exercés si souvent et trop
impunément dans ces malheureuses contrées.

«Mais cette capture, quelque importante qu'elle puisse paraître à vos
yeux, n'est pas cependant la plus heureuse que j'aie pu faire dans ma
petite expédition. Le hasard le plus extraordinaire nous a conduits à
notre arrivée à Java, à découvrir parmi les misérables que nous avions
arrachés des flots, un monstre européen, qui, sous le nom de Lamisa,
était parvenu à faire agréer ses services aux naturels de ces pays dont
il avait appris à parler les différens dialectes. L'influence que ce
Lamisa avait acquise sur Katarinbong et ses sujets était devenue si
absolue, que c'était par ses conseils et à son exemple, que les
corsaires des tribus environnantes agissaient en toute occasion. Un
matelot danois du brick de guerre colonial _Niewa_, ayant par hasard
aperçu Lamisa parmi mes prisonniers, l'a dénoncé pour un pirate français
qui, pendant plusieurs années, avait jeté l'effroi et l'épouvante sur
les mers des Antilles où il était connu et redouté de tous les marins
sous le nom de _frère José_. Après avoir opposé les dénégations les plus
formelles aux faits qui pouvaient le mieux prouver sa parfaite identité
avec le _frère José_, ce scélérat a avoué la vérité qu'il ne lui était
plus possible de cacher. Mais comme le châtiment de ses crimes devait
suivre de près le jugement qui allait le condamner au supplice qu'il n'a
que trop mérité, il s'est avisé de se déclarer sujet espagnol, pour
obtenir la faveur de n'être pendu qu'à Manille où il a prétendu qu'il
devait être jugé selon les lois et par des juges de son pays. M. le
Gouverneur, qui a eu la faiblesse de prendre en considération ce
subterfuge employé à toute extrémité par le bandit, a donné ordre à un
paduakang de notre station (sorte de bâtiment de l'Inde) de transporter
l'infâme frère José à Manille pour qu'il fût remis aux autorités de sa
nation, qui sans doute lui feront subir la punition qu'il n'a que trop
long-temps évitée. Il serait impossible de dire les actes de cruauté
dont ce renégat a souillé sa vie, parmi les pirates pour lesquels il
était devenu une espèce de providence infernale. C'est le plus lâche et
le plus féroce des êtres à qui la nature ait pu donner une forme
humaine. Quand il s'est vu découvert et à la veille de porter sa tête
sur le billot du bourreau, il n'est pas de bassesses qu'il n'ait tentées
pour racheter sa détestable vie.

«Il s'est offert à moi pour me guider dans les repaires les plus cachés
des pirates qui avaient placé toute leur confiance en lui. Le dégoût
insurmontable que m'ont inspiré les contorsions de ce reptile affreux,
m'a fait repousser avec horreur ses ignobles propositions.

«Je joins ici la liste des marins qui se sont le plus distingués dans
mon engagement, et le nom des hommes que j'ai eu le malheur de perdre
dans cette journée où tous mes blessés ont succombé par l'effet de
l'usage barbare qu'ont les pirates indiens d'empoisonner leurs armes et
de mâcher les balles dont ils se servent pour charger leurs carabines.

«J'ai l'honneur de saluer Votre Seigneurie et d'être avec les sentimens
du plus profond respect et du plus inaltérable dévouement,

«Le capitaine du brick de S. M. etc.»


A ce rapport textuel du commandant du brick hollandais était jointe par
_post-scriptum_, la note suivante de la _Gazette de Java_.


«Le pirate _José_ transféré à Manille par ordre de son Excellence le
Gouverneur de Batavia, a en vain essayé devant le haut conseil des
Philippines, d'invoquer sa fausse qualité de sujet espagnol; le tribunal
chargé de prononcer le châtiment à infliger à ce grand criminel, l'a
condamné à l'unanimité à être étranglé par l'oeuvre du bourreau. Les
pères de la Mission, près desquels il avait osé réclamer un sursis en
raison du titre de prêtre qu'il disait lui avoir été conféré en France,
ont rejeté avec indignation sa supplique, et se voyant réduit à expier
enfin tous ses attentats, José n'a pas craint de solliciter pour grâce
dernière, la faveur d'être enterré avec le capuchon de moine dont les
religieux de Manille ont l'habitude de revêtir les morts d'une certaine
distinction. L'exécuteur public a fait justice de cette ridicule
prétention, en attachant la corde au cou de l'assassin et en jetant ses
restes à la voirie, pour l'exemple et la terreur des malfaiteurs qui
seraient tentés d'imiter ce monstre, le rebut des forbans et la honte
éternelle de l'espèce humaine.»


Il est donc une justice céleste! m'écriai-je après avoir lu les derniers
mots de cette lugubre histoire. Frère José, chassé, plein de crimes, du
repaire qu'il avait cru trouver aux Antilles, et allant recommencer ses
forfaits au fond des Indes, pour venir, vomi par l'écume des pirates,
rendre entre les mains du bourreau toute une vie de sang et de meurtre,
sur le sol d'une terre chrétienne; ah! voilà le signe le plus éclatant
auquel je puisse reconnaître une Providence rémunératrice... A mes yeux,
c'était d'un éclat de tonnerre que venait d'être frappé le dernier et le
plus odieux des trois pirates; et après ce coup de foudre vengeresse, il
me sembla respirer un air plus pur dans une atmosphère purgée du souffle
d'un si lâche et si exécrable criminel.


FIN DES TROIS PIRATES.




NOTES.


PAGE 21, LIGNE 11.

[1] Les trombes de mer sont produites par un phénomène météorologique
que les marins observent particulièrement sous les latitudes les plus
souvent exposées aux commotions électriques. Les physiciens expliquent
diversement la formation des trombes. Les uns attribuent l'existence et
les effets de ce phénomène, à l'échange des deux espèces contraires
d'électricité qui, en se trouvant à une distance convenable, se
déchargent l'une sur l'autre pour se mettre en équilibre suivant les
lois naturelles de leur tendance.

D'autres savans, sans chercher à analyser aussi complètement les causes
auxquelles on doit la présence des trombes dans les régions torrides,
pensent qu'elles ne sont produites que par la condensation d'un nuage
qui, venant à être comprimé entre deux vents contraires, tourbillonne
sur la mer en se chargeant de toutes les molécules d'eau qu'il peut lui
enlever.

Les trombes, au reste, sont de deux espèces par rapport à la direction
qu'elles reçoivent et qu'elles suivent, quelle que puisse être la cause
réelle qui les produit: il y a des trombes descendantes et des trombes
ascendantes. Si un nuage chargé d'électricité positive, se décharge sur
la terre ou sur la mer, chargée d'électricité négative, le nuage crève
et la colonne d'eau s'écroule: c'est ce qu'on appelle la trombe
descendante.

Si, au contraire, c'est la terre ou la mer qui décharge sur le nuage
l'électricité contraire dont elle est chargée, le nuage emporte en
s'élevant les objets qu'il rencontre sur le sol, ou l'eau qu'il aspire
dans la colonne qu'il forme en appuyant sa masse sur la surface de la
mer. Dans ce cas, la trombe est ascendante. Telle est du moins l'opinion
des physiciens, qui pensent que les trombes ne sont qu'un phénomène
électrique.

Quoi qu'il en puisse être de ces définitions différentes, il est un fait
que personne ne peut méconnaître ni contester: c'est que les parages
dans lesquels on observe le plus souvent la présence des trombes de mer,
sont ceux où de brusques changemens de vents, et le renversement subit
de brises ou de moussons, se font sentir avec le plus de fréquence et de
force.

Tels sont les parages du golfe de Guinée, le canal Mozambique, les
Moluques, les Philippines, etc.

Les trombes marines, qui furent pendant si long-temps un grand sujet
d'effroi pour nos vieux navigateurs, paraissent avoir perdu aujourd'hui,
comme toutes les choses que l'on croit voir de près, une partie du
prestige qui les faisait tant redouter autrefois. L'aspect d'une trombe
semblait menacer d'un anéantissement total le navire assez malheureux
pour rencontrer ce spectre des mers. Un coup de canon envoyé à boulet
sur la fantastique colonne d'eau pouvait, disait-on, faire s'écrouler
sur lui-même ce colosse redoutable des élémens conjurés. Aussi, les
anciens bâtimens du commerce n'embarquaient-ils une ou deux mauvaises
pièces d'artillerie à leur bord, que pour crever une trombe, ou pour
appeler à eux les pilotes dans les momens de détresse, car le naufrage
et les trombes étaient les deux plus grands dangers que pouvaient
craindre les navigateurs des siècles passés.

Mais, maintenant que l'expérience a réduit, en quelque sorte, les
trombes de mer à leur juste valeur, on sait les effets qu'elles sont
capables de produire sur les navires qui se trouvent exposés à les
recevoir en mer. Plusieurs grands bâtimens ayant été assaillis par ces
énormes nuées d'eau ascendantes, en ont été quittes pour avoir vu le
tourbillon liquide enlever leurs voiles, une partie de la mâture, et des
objets amarrés sur le pont; accident toujours grave il est vrai, mais
moins effrayant encore que la destruction totale dont, autrefois,
l'approche d'une trombe marine paraissait menacer les navires mêmes du
plus fort tonnage et de la plus grande solidité.

                   *       *       *       *       *

La manière dont je m'y prends pour mettre dans la bouche de maître
Bastringue la description d'une trombe marine, ne peut amener sans doute
qu'une idée très imparfaite de la théorie aux raisons de laquelle il est
possible d'expliquer ou de définir ces sortes de phénomènes. Mais pour
rendre l'effet que produit en général sur l'esprit des matelots,
l'aspect d'une trombe, il fallait bien faire parler un marin autrement
que n'aurait parlé un savant de l'Institut, qui aurait observé, par
ordre de l'Académie, l'apparition du météore dont il est question dans
ce chapitre. Les hommes du commun et les hommes de la science, ont les
mêmes yeux, mais ils n'ont ni les mêmes idées, sur les choses qui
affectent leurs yeux, ni les mêmes expressions pour rendre les idées que
la vue des mêmes objets peut produire sur leur imagination. Or, ce qu'il
y a de plus piquant pour les gens du monde, ce n'est guère d'apprendre
la manière dont s'y prendrait un savant pour rendre compte des
sensations que lui ferait éprouver l'apparition d'une chose
extraordinaire. Il y a long-temps que l'on sait que les personnes
instruites n'ont qu'un langage pour peindre ce qu'elles observent dans
l'intérêt de la science; et malheureusement, la préoccupation à laquelle
elles sont presque toujours livrées dans l'ardeur de leurs recherches
méthodiques, ne laisse que trop peu de part à cette mobilité
d'impressions, que l'on aime à retrouver dans la peinture des événemens
saisissans. Or, le langage le plus propre peut-être à rendre fidèlement
et énergiquement les impressions les plus vives, et je l'avouerai à ma
honte et à la honte de notre langue littéraire, est le langage, ou si
l'on veut, le jargon que parlent les hommes du peuple. Cette observation
est si désespérante, et si vraie en même temps, que pour décrire les
combats, les manoeuvres et les tempêtes, toutes choses fort émouvantes
de leur nature, le style officiel du bulletin et le style même de
l'histoire, a été obligé d'emprunter au langage vulgaire des soldats et
des matelots, les termes avec lesquels il devenait possible de rendre
certaines idées, et de peindre certains faits. Dumarsais a dit, avec sa
haute et profonde raison, qu'il se faisait plus de figures un jour de
marché, à la halle, qu'il ne s'en faisait en plusieurs jours
d'assemblées académiques. On pourrait encore ajouter pour compléter le
sens de cette assertion, que les plus belles figures de rhétorique que
nos écrivains aient mises littérairement en oeuvre, n'ont pu être
empruntées qu'à la rhétorique naturelle des gens qui savent le moins
bien exprimer des idées communes.

                   *       *       *       *       *

Que le peuple des halles, des bivouacs ou du gaillard d'avant soit mal
habile à rendre dans un idiôme usuel des pensées ordinaires ou des
sentimens calmes, c'est là ce que nous ne nierons pas, en nous rappelant
surtout combien il semble manquer d'esprit et de chaleur dans ce qu'on
pourrait nommer le médium de la conversation. Mais qu'il soit moins
pittoresque et moins heureux que les gens d'éducation, pour exprimer les
choses qui l'affectent vivement ou qui le passionnent puissamment, c'est
là ce que nous contesterons toujours, en invoquant à l'appui de notre
opinion l'exemple des faits et l'autorité des preuves les plus
irrécusables. Que l'on compare aux mots éloquens les plus péniblement
trouvés par nos auteurs, les mots mémorables tout trouvés dans la bouche
du peuple en face d'un danger, d'un grand événement ou d'un spectacle
sublime. Quel fut l'orateur qui répondit _viens les prendre_, au roi
insolent qui demandait leurs armes aux Lacédémoniens? le peuple de
Sparte. Quel guerrier s'écria _La Garde meurt_ à Waterloo? un sergent
auquel Cambronne eut la noblesse de restituer ce cri immortel. Qui
prononça, dans nos journées de Juillet, cet anathème de quatre
monosyllabes contre la royauté suppliante: _Il est trop tard_? un
ouvrier de l'hôtel-de-Ville. A nous deux peut-être les belles phrases,
mais aux hommes du peuple les beaux mots.

                   *       *       *       *       *

Pour en revenir aux trombes marines, après la longue digression à
laquelle nous venons de nous laisser aller, tout en voulant d'abord ne
parler que de ce phénomène curieux, nous reproduirons ici ce qu'un
navigateur moderne, aussi justement estimé pour l'étendue de ses
connaissances pratiques, que pour la profondeur de son talent
d'observation, a publié récemment sur les trombes et les tourbillons.
C'est au savant ouvrage de James Horsburg sur la navigation des mers de
l'Inde, que nous empruntons la notice qu'on va lire; et nous saisissons
d'autant plus volontiers l'occasion de citer le nom de ce marin célèbre,
que c'est à l'un de nos bons amis, le capitaine de frégate le Prédour,
que les capitaines français doivent l'excellente traduction de James
Horsburg.

«Les tourbillons, dit Horsburg, sont souvent occasionnés par des terres
hautes et inégales. Lorsque le vent est violent, il descend parfois, des
montagnes, des raffales en tourbillons sur la surface de la mer; mais le
phénomène appelé tourbillon et que les marins nomment trombe, est
attribué à l'électricité. C'est dans les climats chauds et lorsque de
gros nuages noirs occupent les régions inférieures de l'atmosphère,
qu'on rencontre ordinairement des trombes; l'air est alors surchargé
d'électricité, et l'on a en même temps du tonnerre et beaucoup de pluie.
Lorsqu'on aperçoit une trombe se former à peu de distance, on distingue
un cône descendant d'un des nuages noirs, le sommet dirigé vers la mer;
au même moment, l'eau qui est en dessous, s'élève un peu, en prenant la
forme d'un nuage ou d'une vapeur blanchâtre, et il en suit un autre
petit cône qui s'unit au premier: la trombe est alors complètement
formée, mais il arrive souvent que la force motrice n'est pas assez
forte, et, dans ce cas elle est bientôt dispersée.

«Il y a au milieu du cône qui forme la trombe, une colonne blanche et
transparente qui paraît être dangereuse quand on la voit de loin,
attendu qu'elle représente alors une colonne d'eau ascendante; mais en
s'en approchant, on voit qu'il n'y a pas de danger. J'ai passé auprès de
quelques trombes au moment où le tourbillon se formait, et j'ai été en
position de faire les observations suivantes:

«Par une force électrique, ou un tourbillon ascendant, un mouvement
circulaire est donné à une petite partie de la surface de la mer autour
de laquelle on voit des brisans, et les eaux semblent tourbillonner avec
une vitesse de deux, trois, quatre ou cinq milles par heure. Au même
moment, une très grande partie de l'eau que contient la trombe se
disperse en parties extrêmement fines, ressemblant à de la fumée ou de
la vapeur, et en faisant un grand bruit qui provient de la vitesse avec
laquelle tourbillonnent ces gouttes d'eau, elles montent en décrivant
une spirale jusqu'à ce qu'elles se joignent au nuage qui est au-dessus.
Au milieu de la trombe, il existe une lacune dans laquelle ces gouttes
d'eau ascendantes ne pénètrent pas, et dans cette lacune, ainsi que le
long de la partie extérieure de la trombe, il semble pleuvoir. Cela
vient de ce que la force motrice n'étant pas assez puissante dans ces
parties pour faire monter l'eau, elle retombe en forme de pluie.

«La lacune qu'on aperçoit au centre de la trombe, est probablement la
colonne transparente qu'elle paraît former quand on la voit de loin.
Durant les calmes, les trombes ont une direction verticale; mais quand
il vente, elles sont inclinées et courbées selon la pression que le vent
exerce sur elle. Quelquefois elles disparaissent tout-à-coup; mais il y
en a qui parcourent rapidement la surface de la mer et qui durent plus
d'un quart-d'heure.

«On en rencontre rarement la nuit, bien qu'il me soit arrivé d'en
trouver une. Les trombes ne sont pas aussi dangereuses que le prétendent
quelques personnes, qui disent, que quand elles se rompent, elles
jettent assez d'eau pour couler un navire. Je ne pense pas qu'il en soit
ainsi, attendu que l'eau ne tombe que comme une forte pluie; mais un
petit bâtiment courrait le danger de chavirer, s'il avait beaucoup de
voiles dehors, et un grand navire qui n'amènerait pas ses huniers et ne
tournerait pas ses cargues-points, pourrait les voir remonter par
l'effet du tourbillon, et serait exposé à démâter. On pense qu'en tirant
du canon auprès d'une trombe, on doit la disperser par l'ébranlement que
cause l'explosion dans l'atmosphère. Dans le voisinage des trombes, le
vent est sujet à changer promptement de direction, en sorte qu'il est
prudent de se tenir sur une voilure aisée.

«Quand une trombe passe sur la terre, elle enlève toutes les matières
légères qui sont à sa surface; j'en ai vu une passer sur la rivière de
Canton, qui fit bouillonner l'eau comme celles qu'on rencontre en mer,
et tous les navires près desquels elle passa, l'évitèrent sur leurs
ancres. Elle dépouilla plusieurs arbres de leurs feuilles, qui
s'élevèrent dans l'air à une très grande hauteur, ainsi que le chaume de
plusieurs cabanes.


PAGE 26, LIGNE 8.

[2] Les voeux d'une nature au moins aussi étrange que celui que je mets
ici sur le compte de maître Bastringue, n'étaient pas rares chez les
anciens marins livrés pour la plupart à la superstition des temps dans
lesquels ils vivaient; et, pour prouver jusqu'à quel point peut aller
quelquefois la bizarrerie des engagemens qu'ils prenaient avec le ciel
dans les momens de péril et d'effroi, je me contenterai de citer un
exemple qui, je crois, pourra me dispenser de reproduire, à l'appui de
la vraisemblance du fait que j'ai cité dans ce chapitre, les autres
témoignages que je serais encore à même d'invoquer en recueillant mes
souvenirs.

Un capitaine caboteur, assailli par une tempête qui menaçait d'envahir à
chaque lame, son malheureux petit navire, promit à la Vierge-Marie, de
retirer du péché la première fille de joie qu'il rencontrerait à terre,
s'il parvenait jamais à rentrer sain et sauf dans le port. Le miracle se
fit, et le navire fut sauvé. Le dévôt capitaine ne tarda pas à trouver
l'occasion de se montrer fidèle au voeu qu'il avait formé dans le
danger, et, en arrivant pieds nus à terre, pour aller déposer un cierge
bénit sur l'autel de la secourable Madone, il rencontra sur son chemin
la femme qu'il s'était engagé à retirer des abîmes du vice. C'était,
entre toutes les pécheresses du lieu dans lequel le capitaine avait été
chercher un refuge, la fille la plus connue et la plus mal famée, et
cette circonstance, en donnant plus d'éclat au sacrifice du marin,
devait lui rendre ce sacrifice plus méritoire, et son devoir plus sacré.
Il épousa sa nouvelle et facile conquête en donnant à la cérémonie de
son mariage tout le pompeux scandale qu'il jugeait le plus propre à
sanctifier son humilité. Mais, ce qu'il y a de plus extraordinaire dans
cette inconcevable aventure, c'est que la Madelaine ainsi purifiée par
les chastes feux de l'hyménée, devint aussi sage qu'elle avait été
autrefois dissolue, et que son pieux époux finit par mourir d'ivrognerie
dans un des lieux de prostitution, d'où il avait si évangéliquement
retiré sa fiancée.


PAGE 63, LIGNE 12.

[3] La vie de Christophe offre à la philosophie, l'exemple d'une fortune
extraordinaire et la preuve malheureuse de l'ambition, qu'une élévation
trop subite peut développer soudainement chez les hommes même les plus
modestes et les plus obscurs.

Né dans l'île de La Grenade, au sein du plus abject esclavage, et jeté
avec d'autres esclaves comme lui sur les rivages de St.-Domingue, au
milieu des événemens qui devaient arracher cette colonie au joug des
Européens, ce noir audacieux parvint, à la tête de quelques insurgés de
sa classe, à chasser les Anglais et les Espagnols de la partie de l'île
que la France révolutionnaire disputait encore aux nègres qu'elle avait
eu l'imprévoyance de soulever aux premiers cris de liberté.

Nommé général par le droit de révolte, sans avoir cherché d'abord
d'autre gloire que celle de mourir pour sa nouvelle patrie, Christophe
se tourna, après la victoire, du côté de Toussaint-Louverture, contre
ces mêmes Français dont il n'avait un moment embrassé la cause, que pour
soustraire son pays adoptif à la domination des Espagnols et des
Anglais, les deux peuples ennemis qui, dans son esprit, devaient être
les moins disposés à favoriser les idées de liberté que la révolution de
89 avait été réveiller jusques dans le sein des plus pauvres nègres.

Lors du débarquement du général Leclerc au cap Français, Christophe,
resté le dernier et presque seul sur le lieu que nos soldats allaient
attaquer, n'hésita pas à livrer aux flammes la ville qu'il n'avait pu
défendre, et les premiers pas de notre armée ne rencontrèrent, sur cette
terre fatale, que des ruines fumantes à la place où leurs regards
charmés avaient vu s'élever une cité florissante, quelques minutes avant
la descente. Poursuivi, traqué dans les mornes où il avait été chercher
un refuge contre la vengeance des blancs, le général-nègre se soumit au
vainqueur avec une apparence de résignation et de bonne foi qui lui
valut, de la part de Leclerc, une confiance qu'il n'attendit plus que le
moment de tromper et de trahir. Et en effet, à peine l'épidémie affreuse
qui devait ensevelir toute notre armée dans le même linceul, eut-elle
éclaté dans le camp des Français, que Christophe, acceptant, comme
l'indice de la protection du ciel, le fléau qui allait lui servir
d'auxiliaire, releva contre les alliés que la force lui avait imposés,
l'étendard de cette indépendance pour laquelle il avait déjà combattu.

On sait le sort des quarante-huit mille hommes dont les ossemens
blanchissent encore après quarante ans d'oubli, les champs funestes de
la colonie que la belle expédition de Leclerc devait reconquérir à la
France. Dessalines, le premier entre les généraux de l'insurrection, fut
appelé à régner, après la mort de notre armée, sur le peuple d'anciens
esclaves, que d'autres esclaves avaient si courageusement affranchis; et
parodiste grotesque du grand acte d'usurpation de Napoléon, on vit
bientôt le chef ambitieux, que les nègres vainqueurs s'étaient donné,
faire son dix-huit brumaire à Haïti, comme Bonaparte avait fait le sien
à Saint-Cloud. Mais moins heureux ou moins habile surtout que le César
français, le César haïtien, proclamé empereur sous le nom de Jacques
Ier, ne tarda pas à payer de sa tête l'extravagance de son ridicule
plagiat. Christophe qui, jusqu'à la mort de Dessalines, n'avait
recherché ni les honneurs dont on l'avait comblé, ni les grades même
qu'il avait mérités sur les champs de bataille, se trouva appelé à
remplacer l'usurpateur mulâtre, avec le simple titre de président et de
généralissime provisoire. Mais soit que jusqu'à cette époque l'ambition
qu'on ne lui soupçonnait pas eût réellement dormi dans son coeur, ou
soit plutôt qu'il eût attendu avec dissimulation le moment favorable de
la faire éclater, à peine se vit-il investi de l'autorité supérieure,
qu'il voulut, comme son téméraire prédécesseur, s'emparer du pouvoir
absolu. Péthion venait de se faire proclamer, au Port-au-Prince,
président de la république. Christophe lui déclara la guerre. Rigaud,
débarqué aux Cayes avec des projets d'invasion, veut en vain se jeter
entre les deux compétiteurs, pour compliquer leurs embarras, et profiter
pour lui-même de la difficulté nouvelle dans laquelle son agression doit
les placer. Christophe marche à la fois sur Péthion et sur Rigaud, pour
faire face tout seul aux deux ennemis qui lui disputent le pouvoir
usurpé, qu'ils brûlent de lui ravir pour se le partager. Pendant
plusieurs années, la malheureuse Haïti se trouva déchirée par les
querelles sanglantes et les prétentions forcenées des hommes qu'elle
avait placés à sa tête pour s'affranchir du joug européen et de
l'esclavage que, plus d'une fois peut-être, l'anarchie lui apprit à
regretter.

Christophe, enfin, après quelques succès plus brillans que décisifs,
croyant porter un coup fatal à la haine de ses ennemis, en s'élevant
au-dessus d'eux, par le vain titre auquel il aspirait depuis long-temps,
se fit déclarer roi du pays que ses armes n'avaient pu encore soumettre
entièrement à sa puissance; et cet homme qui, né dans l'esclavage,
s'était fait traîner, pour ainsi dire, de force, au grade de général, ne
sut plus supporter, après s'être couronné roi de ses propres mains,
l'idée de la résistance que ses projets insensés devaient rencontrer
dans les masses qu'il avait naguère soulevées au cri de liberté. Une
révolte militaire, provoquée par un de ses caprices, éclate dans un
régiment auquel il a voulu imposer un colonel que les soldats ont déjà
repoussé de leurs rangs. On annonce au roi que la mutinerie, qu'il a
d'abord méprisée, a pris le caractère imposant d'une insurrection. Le
roi, atterré par cette nouvelle inattendue, rentre dans son palais; il
demande sa femme et ses enfans à qui il prodigue avec attendrissement
les plus vives caresses; et à peine s'est-il arraché avec effort des
bras de sa famille troublée, qu'on entend dans le cabinet où il est
passé pour faire sa toilette, la détonation d'une arme à feu: les
domestiques, accourus dans l'appartement où le roi venait de se
renfermer, relevèrent le cadavre de leur maître, qui s'était suicidé en
se tirant un coup de pistolet dans l'oreille. Dessalines mort assassiné,
Péthion se laissant mourir de faim, par peur de son usurpation, et
Christophe se tuant pour échapper au sort que ses sujets lui avaient
préparé, ont livré à la révolution haïtienne, des pages aussi sanglantes
que celles sur lesquelles nous lisons aujourd'hui l'histoire de la
révolution française, et là aussi, selon la belle et terrible expression
de Vergniaud, la révolution a fait comme Saturne, elle a dévoré ses
enfans.

La tradition populaire a beaucoup exagéré au loin la cruauté de
Christophe, bien plus heureux, en cela, que son prédécesseur Dessalines,
dont les actes de férocité pourraient défier l'exagération des
traditions les plus erronées. Mais cependant, malgré la justice que l'on
est forcé d'accorder à la modération que fit admirer Christophe, en
plusieurs circonstances où il aurait pu se montrer rigoureux sans
s'exposer à être accusé de barbarie, on lui a attribué l'idée d'avoir
fait enterrer vivant, pendant quelques instans, avec toutes les
cérémonies de l'église, un jeune officier européen qui passait pour
s'être associé à un complot de soulèvement des noirs du Cap contre
l'autorité de leur tyrannique souverain.

Le mort vivant en fut quitte pour la peur, m'a-t-on assuré; mais cette
peur pensa coûter la vie au malheureux inhumé que l'on avait seulement
voulu effrayer par le simulacre des apprêts de ses funérailles. C'est ce
trait, d'un nouveau genre de _gaie_ torture, que j'ai essayé de mettre
en action dans les aventures toutes fictives du pirate José, sans
prétendre aucunement, pour cela, garantir ou affirmer l'authenticité
historique du fait dont je me suis emparé. Ce qu'il me suffira de faire
remarquer, pour l'acquit de ma conscience de romancier, c'est que dans
la conception de mon petit drame funéraire, la nature de l'attentat
projeté par le coupable, justifie jusqu'à un certain point, la rigueur
et la cruauté même du châtiment dont il m'a plu de surcharger la liste,
déjà assez longue, des sévérités de Christophe.


PAGE 65, LIGNE 6.

[4] _Boucaniers, Flibustiers, Frères-la-Côte, Vieux-de-la-Cale._

On s'est long-temps ingénié à chercher l'ascendance philologique de la
dénomination de _boucanier_, appliquée aux anciens flibustiers établis
sur la côte de Saint-Domingue. La plupart des étymologistes n'ont pas
hésité à faire dériver ce nom donné à de fort mauvais hommes, du mot
_boucan_ qui, dans notre vieux langage français, exprimait l'idée d'un
fort mauvais lieu. Le substantif _buccus_, que l'on fit découler au
moyen-âge et en très basse latinité, du substantif très latin _bucculus_
(_jeune boeuf ou bouvier_), défraya pendant long-temps les érudits qui
cherchaient à trouver, tant bien que mal, l'origine très embarrassante
du mot _boucanier_. Un _boucan_ était un lieu de débauche: _faire du
boucan_ se disait pour faire du tapage; or, comme les _boucaniers_ de
Saint-Domingue, et de l'île de la Tortue, passaient pour avoir fréquenté
long-temps en Europe les lieux de prostitution, et y avoir souvent fait,
sans doute, beaucoup de tapage, rien n'avait été plus naturel que de
gratifier du nom de _boucaniers_, ces faiseurs de boucan des lupanards
de la métropole. On avait bien fait dériver déjà le mot _flibustiers_ du
mot _flibuste_, dérivé lui-même du composé _free-booters_,
_francs-pillards_, ou du double mot _fliboath_ bateau léger, petite
barque propre à la contrebande! Pourquoi se serait-on plus gêné avec le
mot _boucaniers_, si heureusement appliqué à ces hommes de mauvaise vie,
dont la licence de moeurs devait rappeler si complètement la lasciveté
et la grossièreté du _bouc_, antique emblème des appétits les plus
impurs de la brute?

Trois ou quatre raisons lexigraphiques concouraient donc pour faire
penser que _boucanier_ descendait en ligne directe et étymologique de
_boucan_, lieu infâme, tapage infernal, etc. Mais plusieurs objections,
cependant, pouvaient être opposées à la vraisemblance raisonnée de cette
dérivation. Premièrement, les _boucaniers_ de Saint-Domingue, privés de
femmes dans les commencemens de leur établissement, ne purent guère se
montrer plus intempérans que les autres colons aussi débauchés qu'eux,
et qui ne furent cependant jamais connus comme eux, sous le nom de
_boucaniers_. Secondement, la vie très sobre que ces misérables
aventuriers menaient par force dans les rochers, d'où ils s'élançaient
pour piller, ça et là, quelques navires égarés sur leurs côtes, ne leur
permettait guère de faire du _boucan_, et de fonder en quelque sorte, à
force de tapage, l'étymologie de la dénomination sous laquelle ils
furent connus depuis l'époque de leur réunion. Assez long-temps même les
anciens habitans espagnols, perdus eux-mêmes de débauches et de molesse,
ignorèrent le voisinage redoutable des flibustiers, tant l'existence de
ces nouveaux émigrans était simple, solitaire et paisible jusque dans sa
belliqueuse rudesse. Ensuite, pourquoi aurait-on été donner
exclusivement le nom de _boucaniers_, _coureurs de mauvais lieux_, à ces
hommes, la plupart marins, et venant vivre entre des rochers, dans le
célibat et l'indigence, tandis que l'on ne pensait pas à appeler du même
nom, les émigrans crapuleux qui partaient de France avec leurs
concubines, pour aller se livrer à la paresse la plus honteuse, et à la
débauche la plus effrénée, sur les rivages hospitaliers des Antilles?

Toutes les conjectures prouvent donc, jusqu'à la plus parfaite évidence,
que c'est à d'autres racines que celles qu'offrent les noms _buccus_ et
_boucan_, qu'il faut aller demander l'étymologie du mot _boucanier_; et
ce qui achèverait de démontrer pour nous l'improbabilité de l'origine
philologique que l'on a cru pouvoir assigner à ce substantif, c'est le
cercle vicieux dans lequel sont tombés les étymologistes, en recherchant
à deux époques différentes la généalogie équivoque de ce mot.

Lorsque l'existence des aventuriers de la côte de Saint-Domingue
commença à être connue en France, on expliqua ainsi le nom burlesque qui
les désignait: _boucanier_, qui fréquente les _boucans_, _qui va à la
chasse des boeufs sauvages dans l'Amérique_!

Plus tard, lorsque nos faiseurs de dictionnaires apprirent que les
_boucaniers_ se nourrissaient de la chair des animaux qu'ils faisaient
griller et fumer sur une claie de bois, appelée en caraïbe _buscan_ ou
_bucan_, ils nous firent connaître que le mot _boucanier_ était le nom
que l'on donnait aux hommes qui mettaient à cuire sur des _boucans_, la
chair des boeufs sauvages qu'ils tuaient à la chasse avec de longues
carabines, qui, elles-mêmes, portaient le nom de _boucanières_.

C'était le mot cherché, expliqué par le mot trouvé, et le problème
étymologique résolu par le terme connu de la proportion lexigraphique.

Les meilleurs dictionnaires n'en font presque jamais d'autres. Les
dictionnaires ont bien été jusqu'à nous définir ainsi les mots _musique_
et _musicien_:--_Musique_, art du musicien,--_musicien_, homme qui fait
de la musique. Ces deux mots, au reste, se définissaient l'un par
l'autre.

Un vieux matelot, qui se servait devant moi de ce mot de _boucanier_,
que je lui entendais prononcer avec surprise, m'expliqua plus
naturellement que tous les vocabulaires que j'avais consultés
jusques-là, la filiation de ce nom.

«Monsieur, me dit-il, avec toute l'ingénuité de son langage, vous n'êtes
pas peut-être sans savoir que, lorsque anciennement les flibustiers de
la côte Nord de Saint-Domingue et de l'île de la Tortue, se mirent à
vouloir vivre d'eux-mêmes dans ces parages, ils commencèrent par tuer
les chèvres, les boucs maigres et les cabris qu'il y avait pour toute
nourriture dans le pays, en fait de viande. Ces petits boucs étant une
fois tués, les flibustiers leur grillaient les gigots pour avoir à
manger _du cuit_, et ils se _capelaient_ leur peau sur le dos, pour
s'abriter contre la pluie et les maringouins. Leur nom, à ces grilleurs
et mangeurs de boucs, est venu de là. On les appela des _boucaniers_,
parce qu'ils allaient à la chasse des boucs, vous entendez bien. Ils
_boucanaient_ leur viande, on les _boucana_ aussi, eux, en leur donnant
le nom de guerre de _boucaniers_; et qui dit aujourd'hui _boucanier_,
dit celui qui fait _boucaner_ de la viande quelconque, boeuf, ou bouc,
mouton ou cabri. Pas une ombre d'autre raison de plus ou de moins que
cela.»

--Mais pourquoi, demandai-je à mon érudit pratique, dit on _faire du
boucan_, pour _causer du vacarme_, _faire du bruit_?

--Parce que, me répondit-il avec la plus grande confiance, que toutes
les fois qu'on fait _boucaner_ de la viande sur un feu de branches de
manguier ou de palétuvier, ça fait apparemment du boucan plus qu'un
merlan de deux sous dans une poële à frire! ceci est clair comme de
l'eau de roche.

--Et pourriez-vous m'apprendre, continuai-je, la raison pour laquelle
l'on donne encore le nom de _frères-la-côte_ à de vieux marins, dont
l'existence paraît ne pas toujours avoir été très catholique?

--Histoire de flibusterie encore que tout cela! voyez-vous? Les anciens
_gouins_ (matelots) qui, comme moi et tant d'autres auraient pu le faire
alors, étaient partis chercher à se garnir le ventre (à vivre) sur la
côte Nord, avaient plus de bon appétit que de vivres, et plus de misère
que de grabuge à rafler dans leur métier. La misère, ça vous communique
de l'amitié pour ses semblables, et les misérables comme soi. Ils
s'appelaient entre eux, _frères_, parce qu'ils ne faisaient sensément
qu'une seule et même famille de _rafalés_. Aussi _boucaniers_,
_flibustiers_, _frères-la-côte_ ou _vieux-de-la-cale_, tout ça ne
faisait qu'un, et qui disait l'un disait l'autre; dans le temps passé,
et aujourd'hui encore, un _frère-la-côte_, comme on se nomme souvent
entre amis, est un petit restant de la vraisemblance des frères-la-côte
de jadis, avec les _frères-la-côte_ d'aujourd'hui dans notre marine.

Ces explications du vieux marin, toutes contestables quelles fussent, me
parurent valoir presque autant que celles que jusques-là j'avais
trouvées dans les dictionnaires et les notices. Elles avaient du moins,
sur celles-ci, l'avantage de la clarté et de la naïveté.

L'histoire vraie et simple des flibustiers, si étrangement défigurée par
les plumes coquettes que nous avons vues se mêler de faire de la marine
à l'eau de rose, s'est conservée pure et sauvage dans la tradition, pour
ainsi dire flottante, des matelots: la voici toute brute, comme je l'ai
trouvée dans cette tradition que j'ai si souvent consultée.

Il y a trois cents ans, environ, que quelques bandes de marins vinrent,
conduits par les hasards de la mer, se réfugier dans les criques
abandonnées de la partie nord et nord-ouest de Saint-Domingue, dégoûtés
qu'ils étaient de faire, presque pour rien, le cabotage pénible et
misérable des îles du vent. Une carabine, et deux ou trois chiens aussi
farouches que leurs maîtres, composaient tout leur attirail de guerre et
toute leur fortune domestique. Ils chassaient pour se nourrir et pour
occuper le long désoeuvrement de leurs journées. La pêche prenait aussi
une partie de leur temps. Ennuyés bientôt de cette vie de bêtes fauves,
ils songèrent à employer contre les riches navires qu'ils voyaient
passer à côté d'eux dans les débouquemens, les chaloupes dont ils ne
s'étaient servis, jusques là, que pour pêcher le poisson que les mers
transparentes des tropiques amenaient sur leurs côtes ignorées. Les
premiers bâtimens abordés par ces terribles pirates, se rendirent à eux
et devinrent bientôt sous leurs pieds, des corsaires assez forts pour
livrer aux autres navires marchands, des combats réglés et meurtriers.
Les équipages des bricks et des trois-mâts capturés, alléchés par
l'appât du butin dont les vainqueurs leur offraient libéralement leur
part, s'enrôlèrent volontairement sous le pavillon nouveau de ces
heureux écumeurs de mer. L'association fortuite se grossit de tous les
bandits que leur envoyaient le mécontentement, la banqueroute ou
l'indigence. Les plus jeunes et les plus maladroits servaient de
mousses; les plus intrépides ou les moins ignorans commandaient au
dévouement absolu qu'exigeaient les intérêts de cette communauté
d'hommes civilisés, redevenus sauvages par besoin, par peur ou par
mépris des lois de la société à laquelle ils avaient dit un éternel et
terrible adieu.

Leur audace leur assura des succès inouïs, et leurs succès redoublèrent
leur témérité. Après avoir formé, du fruit de leurs rapines, une espèce
de colonie de corsaires, assez semblable à celle d'Alger, ils osèrent
attaquer la Côte-Ferme et rançonner des villes, comme auparavant ils
avaient rançonné des navires. On les vit même s'aventurer jusque sur les
côtes du Brésil et dans l'océan Pacifique, en doublant le point, alors
si redouté, du cap Horn, pour aller porter la guerre dans des contrées
inconnues, et échanger le fer de leurs armes contre l'or de Geraës et de
Lima.

On a dit et répété que c'était en ramant trois mille lieues contre le
vent, dans des barques légères, que les flibustiers réussirent à gagner
les mers du Sud. Une telle erreur ne peut être tombée que sous la plume
de gens qui ne connaissaient pas plus les vents et les mers dont ils
parlaient, que les moeurs possibles des hommes dont ils se sont hasardés
à écrire l'histoire. Les meilleurs bâtimens dont ces aventuriers, marins
pour la plupart, s'étaient emparés, durent leur servir à côtoyer les
rivages sur lesquels ils mouillaient pour poursuivre, en cabotant, leur
route lointaine. Sobres et robustes, forts contre toutes les fatigues et
toutes les privations, aguerris contre le climat de feu dont ils avaient
bravé et pour ainsi dire déjà vaincu l'intempérie, ces hommes d'acier
devaient, en se tenant unis, devenir l'effroi et les maîtres de tous les
marins, trop peu expérimentés et trop amollis de l'Europe.

Les richesses qu'ait avaient conquises, quand ils étaient encore avides
et misérables, les divisèrent dès qu'ils furent repus d'excès et gorgés
de jouissances. Le partage du butin rendit faibles ces hommes que la
misère et la nécessité avaient rendus si long-temps forts, et leur
désunion délivra d'eux, les voisins qui n'avaient pu réduire jusques là
leur féroce et redoutable indigence. Ils cédèrent enfin Saint-Domingue
au roi de France, et la plus belle possession coloniale que nous ayons
jamais eue, fut un présent fait à la France par quelques bandits que,
soixante ans plutôt, elle avait repoussés de son sein et qu'elle eût
rougi de reconnaître pour ses enfans.


PAGE 175, LIGNE 20.

[5] On ne peut s'imaginer toutes les ruses que les bâtimens de guerre et
les corsaires ennemis mettaient en usage pour se tromper entr'eux ou
pour inspirer aux navires marchands, dont ils voulaient s'emparer, une
confiance qui leur permît de les approcher assez pour les faire tomber
en leur pouvoir.

Lorsqu'il arrivait, par exemple, qu'un de nos corsaires, abusé par une
erreur que les marins les plus expérimentés peuvent commettre à la mer,
se prît à chasser une corvette ou une frégate anglaise, en croyant ne
poursuivre qu'un gros bâtiment marchand, celle-ci, pour attirer plus
sûrement son adversaire dans le piège vers lequel il courait lui-même,
se gardait bien de revirer subitement de bord et d'orienter sur l'ennemi
trompé, dont il lui importait de se laisser accoster. Pour profiter, en
habile manoeuvrière, de la méprise de l'imprudent corsaire, on voyait la
frégate ou la corvette ainsi poursuivie, s'efforcer d'imprimer à sa
tournure et à sa marche l'apparence captieuse de l'allure lente et du
lourd sillage d'un gros bâtiment marchand. Pour amoindrir la dimension
imposante des voiles, on amenait un peu les perroquets et les huniers
sur leurs drisses, en ayant soin de mal orienter leurs vergues,
auxquelles on avait eu d'abord la précaution de ménager une obliquité
favorable à la perspective qu'on espérait leur donner. Pour diminuer la
vitesse du sillage qui n'aurait pas manqué de trahir le modeste
_incognito_ que l'on voulait garder, on gouvernait mal, on faisait
tantôt une embardée sur tribord, tantôt une embardée sur babord,
maladresses combinées qui, en ralentissant la marche du navire, étaient
merveilleusement propres à confirmer le corsaire dans cette idée qu'il
ne pouvait y avoir qu'un trois-mâts du commerce qui fût capable de
gouverner aussi pitoyablement. Souvent même, le navire chasseur
attribuait à la peur de se voir bientôt _hâlé en dedans_, le désordre
trop calculé qu'il remarquait, avec satisfaction, dans la manoeuvre du
pauvre navire aux abois, serré de si près. Mais lorsque, en dépit de
toutes ces précautions subreptices, le renard caché sous la peau de la
pacifique brebis trouvait que son allure n'était pas encore assez
déguisée, il ne manquait jamais d'avoir recours au moyen rétrograde dont
le capitaine du brick hollandais _De Meermin_ fit usage contre les
bintasses javanaises; c'est-à-dire qu'il vous envoyait par-dessus le
bord toutes les bailles vides qu'il s'amusait ensuite à traîner
péniblement derrière lui. Ce procédé, en absorbant une partie de la
célérité ordinaire du bâtiment convoité, donnait au corsaire la
dangereuse facilité de le gagner _main sur main_, et c'était ce qu'il
pouvait advenir de plus fâcheux pour l'un et de plus heureux pour
l'autre, car, dès que les deux jouteurs en étaient arrivés à une portée
de canon, la corvette ou la frégate reprenait son rôle en hissant ses
huniers et ses perroquets à tête de bois, en coupant les bosses de ses
bailles vides, et le corsaire reprenait aussi le sien en se faisant
chasser par le renard qu'il avait lui-même si gauchement accosté; et
l'on peut croire que le beau rôle n'était pas toujours alors celui
qu'avait repris le malheureux corsaire.

L'abus de quelques-uns de ces déguisemens avait fini, pendant nos
dernières guerres maritimes, par décréditer tellement l'usage qu'on en
avait fait si long-temps, qu'il aurait fallu plus que de la bonhomie
pour se laisser abuser encore par de pareils stratagèmes, devenus
grossiers à force d'avoir trop souvent réussi. Masquer et aplatir sa
batterie sous un long bandeau de toile peinte, rentrer ses canons et
fermer ses sabords, placer des balles de coton ou de foin dans ses
porte-haubans, dépasser ses mâts de perroquets et mettre son pavillon en
berne pour revêtir l'apparence d'un navire en détresse; déchirer ses
voiles, avarier sa mâture, faire barbouiller la figure de ses hommes
pour se donner les airs coquets d'un équipage ravagé par une épidémie:
tout cela n'était plus, vers la fin de nos longues croisières, qu'un
misérable charlatanisme de mer, abandonné aux derniers plagiaires du
métier, pour abuser les dernières dupes du commun des marins sans
expérience et sans finesse.

Un capitaine de Saint-Malo, convaincu du besoin qu'il y avait de
rajeunir tout ce vieux système de fraudes, pour pouvoir tromper encore
la vigilance exercée que l'abus maladroit de la ruse avait blasée, fit
un jour donner à un corsaire, construit d'après ses plans, tous les
dehors d'un gros brick charbonnier. Le brick malouin, ainsi travesti,
alla croiser sur les côtes de Cork et dans le chenal de Bristol, avec
ses voiles noires et son misérable gréement, jusqu'à ce que, grâce à sa
pacifique tournure, il eût fait trois ou quatre bonnes prises, pour prix
de l'impunité qu'il s'était assurée en se donnant la mine d'un pauvre
marchand de houille. Mais l'année suivante, le faux charbonnier ayant
voulu renouveler le stratagème qui lui avait si bien réussi, fut pris, à
la suite d'un vif engagement, par un autre navire charbonnier plus fort
encore que lui, et tout aussi adroitement travesti. Ce terrible
concurrent se trouva être un grand brick de guerre anglais qui, pour
mettre à profit la leçon que lui avait donnée, l'année précédente, le
corsaire français, s'était aussi déguisé comme lui en charbonnier
irlandais.

Le capitaine français, si tristement pris dans ses propres lacs, ne
perdit cependant pas courage. Revenu à Saint-Malo avant la fin de la
guerre, et après avoir brûlé la politesse aux geôliers des prisons
d'Angleterre, son premier soin fut de faire jeter sur les chantiers la
quille d'un nouveau corsaire qui, avec les façons les plus favorables à
une grande marche, devait recevoir le lourd acastillage extérieur d'une
pesante galiote hollandaise. La fausse galiote est faite, elle est
lancée, elle flotte; tout le monde la trouve charmante d'épaisseur et
d'obésité; ses ponts énormes, et massivement arrondis vers leurs larges
extrémités, cachent si habilement ses fonds déliés et ses formes
sveltes, qu'à une portée de fusil, ou une demi-portée de canon tout au
plus, on la prendrait pour la plus grosse _hourque_ qui ait jamais
refoulé les eaux paresseuses du Zuyderzée ou de la Baltique. Le
chef-d'oeuvre de construction part: il ne marche pas, il vole sur la
crête des lames écumeuses de la Manche. Il fait une prise, deux prises;
il va le lendemain en faire une troisième, et cette troisième capture
sera une galiote plus forte encore que lui, et naviguant sous le
pavillon anglais. La fausse galiote française chasse pendant une
demi-heure la vraie galiote ennemie; mais celle-ci, ennuyée, au bout de
cette demi-heure d'efforts, d'être chassée par la galiote qu'elle peut
chasser à son tour, oriente tout-à-coup sur le corsaire qui a d'abord
orienté sur elle. Le corsaire _galioté_, soupçonnant alors la ruse,
songe, mais trop tard, hélas! à prendre le parti de la retraite. La
vraie galiote anglaise gagne du terrain sur la feinte galiote française;
elle la joint même d'assez près pour entamer avec elle le plus rude
entretien, et après quarante et quelques minutes d'action, le corsaire
tout coi, tout honteux de sa méprise, est réduit à amener pavillon pour
la contrefaçon anglaise d'une galiote hollandaise. C'était une corvette
déguisée en _hourque_, pas autre chose, et l'une des meilleures
marcheuses de la marine britannique: on n'est jamais trompé que par les
siens. La seconde contrefaçon était la bonne.

Notre ingénieux et brave capitaine resta cette fois-là, jusqu'à la paix,
dans le _carcer durus_ des prisons d'Angleterre, où il apprit que,
pendant qu'il faisait construire sa galiote à Saint-Malo, l'amirauté
anglaise, instruite à temps de ses projets, avait donné ordre de
construire, à Portsmouth, une corvette _galiotée_, destinée à tromper
les corsaires français qui iraient croiser dans la Manche.


FIN DES TROIS PIRATES.




LE CORSAIRE L'AVENTURE, ET LE CAPITAINE MALVIRÉ[6].

  [6] _Malviré_, _Mal-bordé_, c'est-à-dire mal disposé, de mauvaise
    humeur. Le capitaine d'un navire qui a mal viré de bord, est
    ordinairement de mauvaise humeur: de là le nom de _Malviré_, donné
    au capitaine du lougre l'_Aventure_, qui, cependant, virait assez
    probablement bien de bord à l'occasion.


Le lougre corsaire l'_Aventure_, après avoir fait deux ou trois bonnes
prises à l'entrée de la Manche, vint, par une belle et froide nuit
d'hiver, mouiller à Lézardrieux, petit port, taillé commodément dans une
des échancrures du rivage de la Basse-Bretagne, et présentant aux
navires relâcheurs, une plage presque déserte, enclavée entre deux
masses de rochers de l'aspect le plus sauvage.

Une fois l'ancre descendue sur le fond tenace et sableux de la rade, le
capitaine Malviré, qui commandait l'_Aventure_, se fit jeter à terre,
pour avoir un mot de conversation avec les autorités du lieu dans lequel
il venait chercher momentanément un asile.

Les autorités, réveillées au fond de leurs maisons couvertes de chaume
et de neige, par la voix retentissante du capitaine, se rendirent, à
moitié habillées et à moitié endormies, dans le local de la mairie, et
dès qu'elles se virent rassemblées autour de la table de
l'_Hôtel-de-Ville_ de la bourgade, elles demandèrent au loup de mer, par
l'organe officiel et un peu enroué du maire, ce qu'il pouvait y avoir
pour son service, à cette heure de la nuit.

Le capitaine, qui ne se flattait pas d'être doué du don précieux de
l'improvisation, leur dit tout bonnement, dans le langage sans façon
dont il avait habitude de se servir avec tout le monde:

--Messieurs ou mesdames les autorités, comme vous voudrez; il est bon de
vous dire que j'ai un équipage charmant, un vrai bijou d'équipage,
enfin, mais tapageur en diable et amoureux par dessus tout, et à qui il
faut, d'abord, des femmes, pour peu que l'on désire conserver un brin de
tranquillité dans le pays. En avez-vous à lui donner, des femmes?

M. le maire de Lézardrieux, assez embarrassé de cette question
inattendue, répondit à Malviré, avec l'approbation tacite de ses deux
adjoints:

--Capitaine, oui, nous avons des femmes, mais pour nous.

--Ah diable! reprit le capitaine, mais ce sont des femmes pour les
autres que nous voudrions, en payant, s'entend. A moins que vous ne
consentiez à nous céder les vôtres, pour quelque chose de plus.

Cette proposition, comme bien vous devez penser, résonna fort mal aux
oreilles des magistrats interdits, et encore plus étonnés qu'interdits
de la témérité d'une telle allocution. Le capitaine, devinant la
perplexité administrative dans laquelle il venait de jeter les trois
municipaux, reprit aussitôt sans se déconcerter:

--Je vois que nous ne nous entendons guères, et même que nous ne nous
entendons pas du tout. Au lieu de vous demander si vous avez des femmes,
j'aurais dû vous demander, premièrement, si vous aviez ici assez de
bonnes citoyennes de filles pour la consommation journalière des
étrangers. Et en supposant que je vous eusse fait cette question,
qu'auriez-vous répondu, s'il vous plaît, M. le maire, vous qui paraissez
être, avec l'autorisation du gouvernement, le plus malin d'entre tous
ces messieurs?

--J'aurais répondu, reprit alors avec dignité M. le maire, et toujours à
la satisfaction générale de ses subordonnés, que les moeurs, ici, sont
excellentes, que les femmes y sont fidèles à leurs devoirs, et que, par
conséquent, vous n'avez qu'à chercher...

--Oui, qu'à chercher de bonnes filles ailleurs, parce qu'ici elles sont
trop rares, n'est-ce pas? Mais le pays, sans doute, n'est pas sans avoir
des environs, et dans les environs, on peut trouver, à coup sûr, ce qui
manque chez vous... Tenez, voilà des piastres, en bel et bon argent, et
des onces d'or comme s'il en pleuvait, pour que vous vous procuriez ce
qu'il me faut, avant que je ne lâche tout mon monde à terre. Vous n'avez
qu'à faire une petite proclamation aux habitans, en leur distribuant
cette monnaie, et en moins de vingt-quatre heures d'ici, je largue la
bride sur le cou à tous mes gens, qui trouveront probablement bientôt,
grâce à vos soins, à qui parler, une fois qu'ils auront mis le pied sur
le plancher des vaches.

Les autorités communales, justement offensées de la singulière
commission que prétendait leur donner le capitaine Malviré, jetèrent
loin d'elles l'argent et l'or qu'il venait de répandre sur la table du
conseil: le conseil même se sépara aussitôt, tout suffoqué d'indignation
et sans pouvoir proférer une parole; mais le garçon de la mairie et le
sonneur de cloches de la paroisse, présens à la délibération, se
précipitèrent, moins scrupuleux et mieux avisés que leurs chefs, sur les
piastres et les onces que le libéral capitaine n'avait pu faire accepter
aux trois revêches notabilités... Vous aurez ce qu'il vous faut, mon
commandant, lui dit à l'oreille le garçon de la municipalité... Ce soir
même, vous en aurez peut-être bien plus que vous n'en voudrez, ajouta le
sonneur de cloches, hors de lui et couvant dans ses avides mains, l'or
et l'argent qu'il venait de ramasser.

--Eh bien, parlez-moi de vous, au moins, leur cria Malviré; c'est vous
qu'on aurait dû faire maire et adjoints du pays, et vos municipaux,
garçon et sonneur de cloches à votre place; car vos autorités m'ont
paru, en vérité, par trop bégueules pour être ce qu'elles sont. A ce
soir, donc, ou à demain, vous autres: je compte sur votre promesse,
comme j'ai déjà compté, pour faire mon affaire, sur les piastres que
vous venez de rengaîner, si souplement, dans le creux de vos poches de
côté.

Malviré, en revenant à son bord, où son retour était fort impatiemment
attendu, sauta de son canot sur le bastingage du corsaire, et perché là,
dans une attitude un peu plus noble et un peu moins gauche que celle que
prennent la plupart de nos orateurs, après avoir grimpé à la tribune, il
dit à tout son monde, rassemblé sur le pont:

  «Enfans de l'_Aventure_,

  «Vous aurez des femmes, comme s'il en fusillait dans le pays; mais pas
  celles des autorités, ni des habitans. Vous pourrez les battre, mais
  en payant. Chacun de vous va recevoir, à la chambre, vingt-cinq
  gourdes d'avances, sur ses parts de prise à venir, et tout le monde,
  indistinctement, ira ensuite à terre, s'amuser pendant trois jours,
  tant qu'il voudra, et comme il pourra. Mais, au bout de ce temps de
  _jouisserie_ générale, et au moment de l'appareillage, il est bon de
  vous prévenir, que le premier qui reviendra à bord avec un sou,
  seulement, dans la poche, me fera l'honneur d'avoir affaire à moi, et
  vous savez tous, que je ne m'appelle pas Malviré pour des prunes de
  Tours, et pour faire l'amour avec vous autres, quand le coeur ne m'en
  dit pas! Salut à vous! C'est là tout ce que j'avais à vous confier.
  Valsez!»

_Vive le capitaine Malviré! vive le capitaine!_ s'écrièrent tous les
corsaires, depuis le premier maître jusqu'aux plus petits mousses! _A
lui le coq, à nous la poule, et allons à terre nous rondir une bosse
pour nos vingt-cinq gourdes d'avance!!!_

Le galant équipage de l'_Aventure_ se jeta aussitôt dans les trois ou
quatre embarcations du bord, pour se faire transporter, sans perdre de
temps, sur le rivage promis. Les plus pressés se précipitèrent à l'eau,
ou le long des canots dans lesquels ils n'avaient pu trouver place, au
milieu de la foule qui les encombrait. Tout le monde, enfin, gagna
terre, comme il put, soit en chaloupe, soit à la nage, et les premières
beautés accourues des environs pour recevoir, sur la grève, les courtois
chevaliers dont on leur avait déjà vanté la générosité, s'en allèrent
bras dessus, bras dessous, vers les cabarets les plus voisins, avec les
nouveaux débarqués qui venaient de sortir de l'eau pour se replonger
dans les délices du continent. Les choix que commande la nécessité, et
que règle le hasard, ne sont ni difficiles ni longs à faire, comme vous
savez; et ces choix-là valent bien quelquefois, comme vous ne l'ignorez
pas non plus, ceux que dictent si souvent l'intérêt ou la prudence.
Revenons à notre affaire.

Trois jours durant, jours d'orgie et de frénésie, de délire et d'amour,
le tranquille rivage de Lézardrieux se trouva livré à la plus infernale
liesse que l'on puisse imaginer; et pendant cette bacchanale maritime,
le corsaire l'_Aventure_, paisiblement mouillé sur ses amarres, flotta
abandonné de tout son monde, à vingt brasses de la côte où il avait vomi
son voluptueux et turbulent équipage. Patience, patience! se disait le
capitaine Malviré, en jouissant à sa manière de la folle ivresse dans
laquelle il voyait ses matelots se vautrer avec tant de cynique ardeur,
patience, patience, mes amis; chacun aura son tour: l'argent file et le
vent tourne, et demain, si j'ai bon nez, il ne sera pas plus question de
tout cela que de l'an quarante, et l'_Aventure_, aujourd'hui si
tristement délaissée sur ses deux ancres d'affourche, reprendra
crânement sa bordée du large avec toute cette canaille, rassasiée et
harassée des sots amusemens de la terre.»

Le garçon de la mairie et le sonneur de cloches n'avaient pas non plus
été infidèles à leurs promesses de la veille. Aux premières _bonnes
filles_ venues sur la foi de la libéralité des corsaires, succédèrent
des masses d'autres _bonnes filles_ encore meilleures enfans que les
premières. L'argent pleuvait, le vin et le rhum ruisselaient, et le vin
et le rhum enflammaient l'amour; mais avec le vin, le rhum et l'amour,
arrivaient aussi les querelles et avec les querelles, les coups de poing
sur l'oeil et les horions de tendresse sur les joues enluminées des
corsaires et des bonnes filles. Les autorités du pays, justement
alarmées de ce désordre incessant et croissant, avaient cru, dans leur
sollicitude publique, devoir réclamer la prompte assistance de tous les
gendarmes de la circonscription. Les gendarmes nouveaux venus, furent un
peu battus, dès leur arrivée, par les corsaires et par les filles même
que les corsaires battaient de leur côté. On fut réduit à implorer
bientôt, au milieu de cette confusion inextricable, l'intervention de la
brigade active des douanes; et le pays allait être envahi, à la fois,
par la force publique et les amours, quand, vers la fin du troisième
jour de cette ardente saturnale, se fit entendre le coup de canon de
partance du corsaire l'_Aventure_! Il était temps; l'argent commençait à
manquer dans le gousset des matelots, et les amours menaçaient déjà
d'être à sec comme le gousset des amoureux. Oh! c'est alors que la
gendarmerie et la douane, redevenues fortes par la faiblesse de leurs
adversaires, eussent pu reprendre, avec avantage, leur revanche sur les
corsaires et les bonnes filles! Le coup de canon de partance et le bon
vent, épargnèrent à la fierté de ceux-ci une telle honte et une aussi
redoutable humiliation.

Le fringant équipage, que soixante et quelques heures auparavant, le
capitaine Malviré avait vu s'élancer sur le rivage, si rempli d'ardeur
pour les délices de la terre, revint à bord accablé de douces fatigues,
désenchanté des plaisirs qui avaient fui, et ne demandant pas mieux que
de courir les pénibles hasards d'une nouvelle croisière.--Pas un des
matelots ne regagna le bord avec un denier en poche... Quelques-uns se
rappelant même la sévère consigne du capitaine, jetèrent même à l'eau
avant de dépasser le plat-bord du lougre, la petite monnaie qu'ils
pouvaient avoir oubliée au fond de la mesquine bourse dans laquelle ils
avaient si largement puisé.

--C'est bien, dit alors Malviré, satisfait, à son équipage blasé... Vire
à pic sur l'ancre: Saute sur la drisse de foc. Tout est payé: Range à
hisser et à amurer le grand appareil[7].

  [7] Les lougres corsaires avaient deux appareils de voiles. Le grand
    appareil, le plus favorable à la marche du navire, se hissait dans
    les circonstances où il était nécessaire de faire de la toile.

Et le grand lougre noir, taillé en forme de coin et rasant l'eau comme
l'aileron d'un requin nageant à la surface de la mer, appareilla en
envoyant pour dernier adieu, le hourra de tout son équipage aux échos
mugissans de la rive fugitive de Lézardrieux.

M. le maire, ses adjoints, les gendarmes de toute la circonscription et
le syndic même des gens de mer, répondirent à cet adieu infernal en
envoyant leurs malédictions à leurs hôtes farouches qu'emportait au
large le rapide et sauvage corsaire.

On ne sait pas précisément ce que dirent ni ce que firent les tendres
Arianes abandonnées sur le rivage par leurs infidèles séducteurs. Mais
le garçon de la mairie et le bedeau, ont assuré depuis, à l'auteur de
cette histoire, que ces belles délaissées pleurèrent beaucoup tant
qu'elles purent apercevoir l'_Aventure_ cinglant vers l'horizon, pour
aller noyer sa voile penchée dans l'immensité des flots, et qu'ensuite,
après avoir perdu de vue cette voile bien aimée, elles allèrent se
consoler avec les gendarmes et les douaniers qu'elles avaient si fort
dédaignés, et même aidé à battre, pendant le court séjour des rudes et
généreux corsaires.

Les maires et les adjoints de tous les pays nous ont toujours inspiré
beaucoup de respect, en leur qualité d'autorités constituées: les
_bonnes filles_ venues de loin, pour embellir les quelques instans que
les marins peuvent donner aux terrestres faiblesses, n'ont jamais cessé
non plus de nous inspirer la sorte d'intérêt qu'elles méritent; mais aux
maires, aux adjoints et aux _bonnes filles_, nous avons toujours préféré
les corsaires, ces mauvais garnemens si beaux dans leurs excès, si
originaux par les vices qui ne sont qu'à eux, et si pittoresques enfin
dans la liberté de toutes leurs farouches allures. L'entraînement
inexplicable que nous avons même toujours eu pour cette espèce de
vilaines gens, nous a quelquefois emporté si loin de tous les sentimens
ordinaires qu'avoue la société, que nous aimerions mieux, tant nos
singulières préventions nous aveuglent encore en ce moment, tomber sous
les redoutables griffes d'un ancien écumeur de mer de Saint-Malo ou de
Calais, qu'entre les mains bien blanches et bien potelées de la plupart
des plus honnêtes fonctionnaires du royaume. C'est là peut-être un aveu
pénible à faire et un tort sans doute difficile à expier; mais nous
avons avoué ce tort pour l'acquit de notre conscience, et nous allons
continuer notre histoire. Nous mettrons d'abord de côté pour un instant
et avec la permission du lecteur, monsieur le maire, les adjoints et les
autres autorités, dont nous nous sommes déjà occupé, pour ne nous
occuper maintenant que de ce qui se passa à bord de l'_Aventure_, après
son départ flamboyant de Lézardrieux.

Le capitaine Malviré laissa ses gens dormir tant qu'ils voulurent, à
l'exception de quelques hommes de quart, qu'il chargea du soin
d'exécuter les manoeuvres qu'il jugea à propos de commander pendant la
nuit.

Le matin, il demanda à son second: Tout le monde est-il rentré à bord et
n'avons-nous oublié personne à terre?

--Non, capitaine, répondit le second; il ne nous manque personne à
bord... Au contraire.

--Comment au contraire? Est-ce que l'équipage, par hasard, aurait déjà
fait des petits pendant la nuit.

--Pas précisément encore, capitaine; mais il y aurait peut-être à bord
de nous, de quoi en faire, si toutefois on le permettait, s'entend.

--S'entend! s'entend! Mais c'est que je ne vous _entends_ pas du tout,
moi. Que voulez-vous dire, au bout du compte?

--Je veux dire, capitaine, que tout-à-l'heure en faisant ma visite, sans
avoir l'air de rien, je me suis aperçu qu'il y avait dans la cale un
supplément de quinze à vingt individus, plus ou moins, mâles ou
femelles, cachés sous des habits de notre sexe à nous. Je dis mâles ou
femelles, vous entendez bien, parce que je n'ai pas eu beaucoup le temps
d'examiner physiquement le genre naturel de la découverte sur laquelle
je n'ai fait encore que mettre la main dans l'obscurité.

--Allons, je le vois bien, ce sont quinze ou vingt _guinches_ que ces
gaillards-là auront amenées à bord, pour leurs provisions de campagne.»
Pardon du terme _guinches_, il est historique, et le capitaine n'en
trouva pas de meilleur pour rendre la pensée qu'il se croyait permis
d'exprimer dans un moment de contrariété.

Le second reprit:

--J'ai eu d'abord la même idée que vous, capitaine; mais je me suis dit
que, puisqu'elles étaient à bord, ces gueunuches, ou plutôt ces
_guinches_, il fallait bien les y garder, ou les faire passer par dessus
le bastingage, si la loi ne s'y opposait pas.

--Si vous aviez mieux fait votre inspection, quand tout ce ramassis de
cabaret est revenu à bord, ce supplément de lest là ne vous serait pas
passé sous le nez sans vous tomber sous les yeux. Et voilà ce que c'est
que de ne faire les choses qu'à moitié et trop tard.

--Passer l'inspection, c'est bien facile à dire; mais s'il vous en
souvient, quand nos gens sont revenus de terre, on aurait été bien
embarrassé de les compter un à un; ils arrivaient tous en bloc, deux par
deux, ou trois par trois; le diable même n'aurait seulement pu réussir à
faire plusieurs lots pour pouvoir les compter individuellement à la
mine.

--Allons, c'est bien; assez causé: elles feront la campagne avec nous,
ces _dames_, puisqu'il n'y a plus moyen de faire autrement. Mais
avertissez-les bien, elles et nos gens, qu'au premier petit mot un peu
trop haut ou à la première dispute un peu trop vive, vous tomberez sur
les amans et les maîtresses, comme pauvreté sur misère. La discipline
avant tout, et l'amour après tout le reste, entendez-vous bien; voilà ma
maxime, monsieur mon second.

--Oh! l'amour, il n'y en aura guère maintenant, je suppose: une fois la
première fumée du vin dissipée, les plus belles femmes ne sont pas déjà
si ragoûtantes pour les amoureux à jeun et à sec. C'est la bêtise des
hommes qui les fait valoir ce qu'elles ne valent plus après que la
bêtise est passée.

Le second du corsaire l'_Aventure_, comme on le voit, avait aussi sa
dose de philosophie et de stoïcisme: philosophie insolente, il est vrai,
et stoïcisme dégoûtant peut-être, mais trop ordinaires aux seconds des
corsaires qui n'ont fait ni leurs humanités au collège, ni suivi leur
cours de galanterie dans les salons du Faubourg St.-Germain.

Grâce à la tolérance du capitaine Malviré à l'égard des belles qui
avaient désiré faire la course à bord du lougre, ces dames purent venir
se promener sur le pont et partager avec leurs protecteurs, les vivres
assez abondans du bord. Tout l'équipage se réjouit fort, dans les
premiers momens du voyage, de la présence des aimables passagères que
l'indulgence de leur chef avait consenti à leur laisser pour compagnes.
Quelques unes d'entr'elles, enhardies par les privautés qu'on leur avait
d'abord permis de prendre, osèrent s'approcher du capitaine lui-même, et
celui-ci ne reconnut pas sans étonnement, dans les traits de ces
familières amazones, les épouses légitimes de cinq ou six des habitans
du pays qu'il venait de quitter.

--Quoi! s'écria le capitaine après avoir acquis cette complète et triste
certitude, en voilà bien une autre, à présent! Ces bégueules d'autorités
qui m'avaient assuré qu'il n'y avait, dans leur endroit, de femmes que
pour eux! Ah! la farce est vraiment impayable; c'était ma foi bien la
peine de faire venir, des environs, de _bonnes filles_ pour la
satisfaction de nos affamés. Le pays lui seul, était deux fois plus
riche pour nous qu'il ne l'aurait fallu pour notre consommation
particulière! Allons, allons: il n'y a pas tant de mal que je le
craignais!... Mais j'aurais donné quelque chose de bon pour savoir tout
cela avant le départ... Le diable m'emporte, ces gueux de matelots sont
de vrais suborneurs de vertus, quand ils se mettent en tête de donner la
chasse aux femmes à grands sentimens.

Les amours, qui à terre avaient commencé sous de si heureux auspices,
entre les corsaires et les déités basses-bretonnes, ne firent plus,
hélas! que décliner et languir à la mer, et sur ces flots où cependant
la menteuse mythologie a eu la fantaisie de faire naître la mère des
amours. Les marins, en général, se montrent fort tendres quand ils n'ont
rien autre chose à faire, et que les loisirs de leur profession leur
laissent le temps d'être aimables. Mais pour peu que les devoirs du bord
remplissent leur vie en occupant l'activité ordinaire de leur esprit, il
ne leur reste plus que fort peu de chose à donner au sentiment ou à la
volupté, et voilà peut-être pourquoi ils commencent si bien ce qu'ils
finissent quelquefois si mal, sous le rapport de la galanterie et du
sentiment.

On s'amusa des passagères de l'_Aventure_ le premier jour: on les traita
avec un peu plus d'indifférence le lendemain, quoiqu'elles n'eussent pas
cessé d'être aussi aimables que la veille, et le troisième jour de
croisière et de cohabitation, on ne les regarda plus que comme des
objets inutiles ou embarrassans à bord. A terre, enfin, elles avaient eu
un règne de trois jours: à bord, elles n'eurent à peine qu'un jour de
vogue que devaient suivre tant de jours de dédains et d'abandon.

--Savez-vous bien, disaient les matelots les plus philosophes au maître
d'équipage, le plus philosophe lui-même de toute sa secte, que c'est
bien amusant à terre les femmes, mais que ça commence à être bien
embêtant à bord?

--Oui, répondait le maître devenu non moins austère que les matelots qui
venaient lui confier leurs dégoûts naissans: c'est amusant pour le
moment; mais, c'est seulement bien dommage que le moment dure si peu!
C'est comme qui dirait un manche de gaffe avec quoi les femmes savent
nous hâler à elles: le fer de la gaffe s'use, le manche reste, et il
faut l'avaler. Savez-vous, à votre place, ce que je me permettrais de
demander au capitaine, dans l'instant actuel?

--Non, maître Goueznou? Mais vous qui êtes habitué à ces choses là,
dites-nous votre idée, si c'est un effet de votre part?

--Eh bien, il faut aller faire entendre au capitaine que ça vous embête,
quoi donc! Il n'y a pas de milieu à ça ni de mitaines à prendre pour lui
dire une chose qui est et qui n'est que trop la vérité.

--Mais, dites-lui donc la circonstance vous-même pour nous, maître
Goueznou, puisque vous parlez mieux que nous, et que ça vous ennuie
peut-être autant pour le moins que tous les autres.

--Lui dire moi-même la vérité! Pardieu donc, croyez-vous que je prendrai
des gants blancs, comme le jour de ma première communion, pour lui faire
savoir ce qu'il ne doit pas ignorer?

--Nous ne disons pas cela, bien loin de là; mais dites-lui-z-y donc
l'affaire en question, le plus joliment possible.

--Vous allez voir ce que c'est que de défier un homme de parler à un
autre mortel comme lui.

Le maître, à la suite de cette conversation, s'approcha respectueusement
du capitaine Malviré; et en présence de l'équipage attentif, il
s'exprima ainsi:

--Capitaine, j'aurais un mot à vous confier en particulier, de la part
de tout notre monde.

--Dites en deux, au lieu d'un, si ça vous arrange, et que cela finisse
rondement. Que veut notre monde?

--Ils voulaient vous dire, nos gens, que ça les embête.

--Qu'est-ce qui les embête?

--Les femmes.

--Quelles femmes?

--Les femmes généralement quelconques, et individuellement, celles
qu'ils ont enlevées de bonne volonté avec eux à bord du corsaire.

--Eh bien, pourquoi les ont-ils enlevées?

--Voilà ce qu'ils se demandent à présent qu'ils n'en veulent plus.

--Et que veulent-ils que j'y fasse?

--Que vous ayez la bonté de les prendre avec vous, les princesses, ou de
les faire prendre aussi par les officiers, les plus avenantes, s'entend,
car on ne prétend forcer personne. Ça nous débarrassera d'autant pour le
moment, pourvu que chacune consente à faire la corvée à son tour de
rôle, comme de juste et de raison.

--Et que tonnerre de D... venez-vous me chanter là, vous et tout notre
monde? Faites tout ce qu'il vous plaira de vos femmes et avec vos
femmes, et laissez-moi tranquille avec vos plaintes. Le vin est tiré;
c'est vous qui avez percé la barrique, n'est-ce pas? eh bien,
maintenant, c'est à vous de le boire.

--Le vin est tiré; c'est pas faux, et je ne dis pas non; mais quant à
avoir percé la barrique, je vous prie de croire, capitaine, que je suis
là-dessus aussi innocent que l'enfant qui vient de naître.

--C'est bon, c'est bon, avec votre innocence... fichez-moi la paix, et
arrangez-vous comme vous le pourrez, c'est tout ce que je vous demande
pour long-temps, et ce que je suis en droit de réclamer dès aujourd'hui
même.

--C'est bon, c'est bon, murmura en s'éloignant le maître débouté de sa
plainte; c'est peut-être pas déjà si bon qu'il veut bien le dire.

--Eh bien! s'écrièrent les gens de l'équipage, après avoir entendu la
réponse de leur capitaine. Il a raison tout de même, Malviré: le vin est
tiré, qu'il a dit, et il faut le boire. Mais si encore c'était du vin au
lieu de ces quinze à vingt donzelles... Bon Dieu de Dieu, est-ce-t-il
donc embêtant, les femmes à bord!

Quelque embêtantes, cependant, que fussent, selon la courtoise
expression de ces messieurs, les beautés qu'ils avaient à leur charge,
il fallut bien se résoudre à les supporter pendant la campagne que le
lougre l'_Aventure_ avait à faire. Mais par combien de mauvaises
querelles et d'injustes aggressions, les corsaires se promirent de faire
acheter à leurs tristes conquêtes de Lézardrieux, la faveur qu'elles
avaient obtenue en venant partager avec leurs ravisseurs les dangers et
les profits d'une croisière d'hiver! Bientôt, aussi fatiguées du séjour
forcé du bord, que leurs amans paraissaient las eux-mêmes de supporter
leur présence inévitable, elles se décidèrent à envoyer, à leur tour,
deux ou trois d'entr'elles en députation vers le capitaine, pour lui
demander à être jetées sur le premier navire ou la première terre que
l'on rencontrerait dans le cours de ce malheureux voyage.

La plus éloquente et la plus hardie des trois déléguées, après s'être
concertée avec ses commettantes, s'en vint aborder le capitaine, au
moment où il se promenait sur le pont, en regardant de quel côté
s'élevait la brise qu'il attendait depuis deux jours, avec la plus vive
impatience.

--Monsieur le capitaine, lui dit l'orateur féminin, au nom de ses
tristes compagnes, il est devenu impossible que nous restions plus
long-temps à votre bord.

--Et pourquoi cela? répondit brusquement Malviré, en portant sur
l'_oratrice_ les yeux qu'il avait long-temps tenus fixés sur les lames
qui clapotaient à l'horizon.

--Parce que messieurs les hommes de votre équipage, se comportent d'une
manière indigne à notre égard.

--Bah! laissez donc! Ils ne font plus seulement attention à vous!

--Et c'est justement là, monsieur le capitaine, ce que nous trouvons
d'infâme dans la conduite de ces messieurs envers nous.

--Ah! par exemple, en voila une bonne! Aimeriez-vous donc mieux qu'au
lieu de vous laisser là, en plant, ils se missent à vous maltraiter et à
vous rendre la vie plus dure que la culasse de mes caronades?

--Et sans doute, monsieur, que nous préférerions cent fois, toutes
autant que nous sommes, les plus durs traitemens au mortel abandon dans
lequel ils nous laissent languir. Ce ne serait plus là, au moins, de
l'indifférence.

--Oui, mais ce serait peut-être des tapes un peu rudes et des coups de
bouts de corde pas très séduisans!

--Qu'importe, vous dis-je! ce serait vivre, au moins, par des émotions
qui nous rappelleraient au sentiment de l'existence, et c'est leur
dédain et leur mépris qui nous tuent par l'ennui et le dégoût d'eux et
de nous-mêmes. Vos hommes sont des monstres d'ingratitude.

--Et que diriez-vous donc d'eux, encore une fois, s'ils vous battaient?

--Nous dirions alors, peut-être encore, que ce sont des monstres
exécrables; mais nous supporterions au moins, plus patiemment, le
malheur d'appartenir à des gens qui s'occuperaient de nous, que
l'humiliation d'avoir suivi sur mer des êtres qui nous accablent du plus
affreux dédain.

--Voilà bien trente ans que je navigue, mais le diable me brûle si je
comprends quelque chose au chavirement d'esprit des femmes!

--Et où serait le charme, si vous y compreniez quelque chose?

--Où serait le charme, dites-vous? Ma foi, je n'en sais trop rien. Mais
vous, qui vous croyez si savante, faites-moi, puisque nous y sommes, le
plaisir de me dire où est pour moi le charme que je dois trouver en vous
dans la circonstance présente?... Tourmenté d'un côté par les
réclamations de mes gens qui ne veulent plus de vous autres; ennuyé de
l'autre par les plaintes que vous venez me pousser, parce que vous
commencez à fatiguer mes gens, je ne sais plus, en vérité, de quel bord
amurer pour me dégager de vous et d'eux, et sans compliment, je crois
que j'aimerais cent fois mieux avoir la fièvre jaune à bord, que...

--Que... Achevez, pendant que vous y êtes!

--Eh bien! ma foi, que... vous savez bien quoi..., sans qu'il soit
besoin de vous mettre les points sur les I... Ah! ce n'est pas pour vous
flatter, mais mes gens avaient bien raison de me dire, tout-à-l'heure,
que c'était joliment embêtant d'avoir le plaisir de posséder des femmes
à bord d'un navire. A présent, je commence à penser, comme eux et plus
qu'eux, que c'est même un peu plus qu'embêtant, et si ce n'était les
égards qu'on est obligé, malgré soi, d'avoir pour le sexe, je crois, le
diable m'écouvillonne l'âme, que je serais tenté de vous envoyer toutes
en vrac, par dessus...

--Par-dessus quoi? s'il vous plaît, monsieur le capitaine; car vous
n'achevez jamais vos phrases. Dites, je vous en supplie, pendant que
vous êtes en train: il ne vous en coûtera pas plus.

--Eh! par-dessus, vous savez bien quoi, sans qu'il soit nécessaire
d'être malhonnête avec vous.

--C'est-à-dire, _par-dessus le bord_. Oh! je devine votre pensée à la
politesse de vos procédés. Et être forcées de s'avouer que c'est pour
des hommes de cette espèce, que nous avons quitté ce que nous devions
avoir de plus cher et de plus saint au monde: nos maris, notre famille
et notre pays! Oh! que les hommes en général, et que les marins surtout
en particulier, sont _crapules_ et scélérats avec les femmes qu'ils ont
perdues!

L'explication, entre Malviré et la déléguée des passagères, en était
arrivée à ce degré de courtoisie et d'aménité, lorsqu'on vint annoncer
au capitaine que les gabiers placés en vigie au tenon des bas-mâts du
corsaire, avaient aperçu une voile du bord du vent à eux. Cet
avertissement qui n'est jamais accueilli avec indifférence à bord d'un
bâtiment chercheur d'aventures suffit pour interrompre tout à coup et
fort à propos l'entretien qui avait commencé, comme je l'ai déjà fait
remarquer, à prendre entre les deux interlocuteurs un caractère assez
peu convenable à ce ton de modération qui fait ordinairement le charme
des causeries intimes. Malviré, après avoir brusquement envoyé promener
sur l'avant son éloquente beauté, et s'être ainsi débarrassé des
réclamations postérieures qu'on aurait pu lui présenter, se mit en
devoir de reconnaître le navire que les vigies venaient de signaler à
son attention.

Notre bourru de capitaine, qui se piquait, et avec raison, d'avoir la
vue meilleure que la langue, n'eut pas plutôt braqué sa longue vue
ficelée de bout en bout, sur le bâtiment nouvellement aperçu, qu'il
reconnut que c'était un trois-mâts louvoyant sous toutes ses voiles du
plus près, et cherchant, selon toute apparence, à s'éloigner du corsaire
qu'il devait avoir déjà entrevu sous le vent à lui.

Le parti du vieux renard, c'est de Malviré que nous voulons parler, fut
bientôt pris, en cette circonstance qui n'était pour lui rien moins que
nouvelle; car nous croyons avoir déjà dit que depuis trente ans le
capitaine de l'_Aventure_ n'avait guère fait autre chose que de rôder
sur l'Océan, tantôt du Nord au Sud, tantôt de l'Est à l'Ouest.

--_Attrape_, dit-il à son équipage, après avoir recueilli à la lunette
tous les indices suffisans sur le navire à vue, _attrape à hisser, à
courir, le grand appareil_. Nous allons essayer de tailler des
croupières de longueur à ce gueux de _carré_[8].

  [8] Les bricks et les trois-mâts, c'est-à-dire les bâtimens qui
    portent des voiles rectangulaires, se nomment des bâtimens _carrés_.
    Les lougres, les goëlettes et les côtres, dont les voiles sont
    taillées en trapèze et s'orientent en dedans des bas haubans, sont
    ce qu'on appelle des bâtimens en pointe.

Le _petit appareil_, sous lequel avait navigué jusque là le tranquille
lougre, fut remplacé à la minute même, selon l'ordre du capitaine, par
le jeu de voiles immenses que l'_Aventure_, comme tous les bâtimens de
son espèce, déployait dans les grandes occasions où il s'agissait de
_torcher de la toile_ et de faire ce qu'on appelle vulgairement _un bon
coup de boulines_.

Puis une fois le commandement fait par le chef, et exécuté par les gens
de l'équipage, à la satisfaction du capitaine, on vit Malviré, l'espoir
pétillant dans les yeux, et le contentement peint sur son large visage,
donner à chaque minute un coup de longue vue au navire qu'il chassait,
en attendant qu'il pût lui envoyer d'aplomb quelques beaux coups de
canon et de caronade dans les flancs.

La brise, ce jour là, était forte et ronde et la mer encore passablement
unie sous le souffle régulier et carabiné de la risée naissante. C'était
le temps qui convenait à l'_Aventure_, que l'on ne voyait jamais mieux
se _patiner_, que lorsqu'il fallait pincer le vent à quatre ou cinq
quarts, serrés, en se couchant sur l'eau, la moitié au moins du
bastingage cachée par la lame.

Le trois-mâts aperçu, qui se serait passé assez volontiers de la chasse
qu'il avait pris fantaisie à son voisin de lui appuyer, avait aussi de
son côté déferlé toute sa toile au vent. Perroquets, catacois, clinfoc
et voiles d'étai, tout avait été livré à l'impulsion de la brise, malgré
l'effort qu'un tel fardeau de voilure devait imprimer à la mâture
fatiguée du navire. Mais, dans ces sortes de circonstances, où il y va
du salut du bâtiment, on craint toujours beaucoup moins de faire
chavirer la barque, que de tomber, par pusillanimité, au pouvoir de
l'ennemi que l'on sent courir derrière soi.

Ainsi, pendant que le pauvre trois-mâts chassé, employait trop
inutilement peut-être tous les moyens qu'il pouvait mettre en usage pour
tenter d'échapper à son redoutable adversaire, le lougre l'_Aventure_,
trop certain du succès de sa manoeuvre, se contentait de cingler, sans
beaucoup d'efforts, le nez dans le vent, comme s'il eût voulu joûter de
ruses et de vitesse avec la brise.

--Voilà, disait à ses officiers le capitaine Malviré, voilà un navire
qui ne porte qu'à six quarts dans le vent, et qui ne file que cinq
noeuds, tout au plus, avec toute la toile qu'il a mise dehors... Le
_paliaca_ ne sait pas que sous nos basses voiles seulement, nous hâlons
nos sept noeuds pleins à quatre pointes et demie dans le lit du vent.
Faut-il donc que le capitaine qui commande cette barcasse ait envie de
se faire _pommoyer_ les reins? A sa place, si jamais un homme comme moi
pouvait être à la place d'un lofia comme lui, il y a une bonne heure au
moins que j'aurais laissé porter _largue_ les bonnettes du vent amurées
haut et bas.

En trois ou quatre belles bordées, élégamment et finement prolongées
pendant une heure chacune, le lougre l'_Aventure_, virant de bord comme
une toupie, et s'élançant à chaque virement dans la direction de la
brise, se trouva rendu dans les eaux du trois-mâts, qu'il ne poursuivait
qu'avec un avantage de marche trop évident et trop certain. A l'aspect
de ce sinistre compagnon de route, aux voiles tannées, à l'allure
forbanesque et à la tournure plus que militaire, le capitaine du
bâtiment fugitif jugea à propos de hisser son pavillon pour obliger le
navire chasseur à en faire autant, et à lui faire savoir si, par
miracle, il ne serait pas lui-même un lougre anglais. Mais aussitôt que
Malviré eut vu le pavillon britannique monter à la corne d'artimon de
son camarade de bordée, il ordonna à son second de faire envoyer de
l'avant un coup de caronade à mitraille à l'ennemi, en faisant hisser,
en même temps, au mât de misaine, un long et large pavillon tricolore,
pour ne laisser au malheureux trois-mâts aucun doute sur l'espèce de
camarade avec lequel il allait avoir l'honneur de se mesurer.

Mais ce fut en ce moment-là même que le capitaine anglais recouvrant,
par l'effet du péril extrême dans lequel il se trouvait, l'intelligence
dont Malviré l'accusait d'avoir manqué pendant la chasse, s'avisa
d'essayer le dernier moyen qu'il pût employer pour retarder l'instant
trop probable de sa défaite. Le trois-mâts, qui jusques là avait tenu
trop obstinément la bordée du plus près, pour tâcher de conserver
l'avantage du vent sur le bâtiment chasseur, s'imagina de laisser
arriver subitement grand largue, en hissant avec promptitude toutes ses
bonnettes du bord du vent. Forcé, par cette manoeuvre inattendue, de
prendre la même direction que la proie qui se débattait encore sous son
aile et sous ses griffes, le lougre l'_Aventure_ laissa aussitôt arriver
de son côté, en étarquant sur sa grande voile le grand hunier du lougre,
la seule voile qui lui restât encore à mettre dehors, pour accélérer
encore sa marche déjà si rapide.

Dans le premier moment de cette lutte devenue toute nouvelle, le
trois-mâts anglais parut acquérir, sur son antagoniste, un avantage plus
marqué que celui qu'il avait d'abord obtenu, en s'essayant avec lui au
plus près du vent. Mais la distance qu'il parvint à mettre, d'abord,
entre le lougre français et lui, ne fut pas tellement grande, que le
corsaire l'_Aventure_ ne parvînt à la franchir à grands coups de
caronades. Le premier boulet qu'envoya le lougre, ne frappa que dans le
corps du trois-mâts; mais, au second coup de canon, mieux ajusté, la
drisse de bonnette basse du pauvre navire marchand fut coupée, et avec
cette drisse coupée tomba à la mer la voile qu'elle soutenait. Ce
succès, encourageant les chefs de pièces du capitaine Malviré, on vit
bientôt à bord du corsaire, partir un troisième boulet qui alla
fracasser le mât d'artimon de l'ennemi; et bientôt, enfin, le malheureux
trois-mâts perdant, avec ses agrès hachés et ses voiles criblées, la
marche qu'il avait acquise en orientant largue, fut réduit à laisser
arriver, plat-vent arrière, et à passer en désordre sur l'avant du
terrible corsaire qu'il avait si inutilement cherché à gagner de
vitesse.

Dès qu'enfin le trois-mâts fatigué, harassé, rendu, de la chasse qu'il
venait d'essuyer, eut amené son pavillon pour le lougre ennuyé, irrité
d'avoir si long-temps poursuivi une grosse barque de cette espèce, le
capitaine Malviré songea à savoir, comme d'habitude, quelle pouvait être
la capture qu'il venait de faire.

--Dis-donc, cria-t-il dans son porte-voix au capitaine anglais, d'où
viens-tu comme ça?

--Je venais de Terre-Neuve, répondit avec humeur l'infortuné capitaine
anglais!

--Et où allais-tu, de ce train-là, vieille baderne?

--J'allais à Londres, où je serais arrivé sans vous et la malédiction du
ciel.

--Et de quoi, encore, es-tu chargé, malappris?...

--De morue, à votre service, maintenant, puisque Dieu ou le diable l'a
voulu.

--De morue! s'écria Malviré en riant à se démonter la mâchoire: ah! par
exemple, en voilà encore une bonne! Chasser pendant trois heures à _toc
de voiles_, un bateau de ce gabarit pour ne mettre la patte que sur une
poignée de _stock-fish_!

Et sais-tu bien, ajouta-t-il, en s'adressant de nouveau au capitaine
capturé, sais-tu bien que si tu m'avais fait casser un des bouts de bois
de ma mâture, en me forçant à t'appuyer la chasse, il aurait fallu me
regarder un peu de près pour me voir rire!... De morue? Rafalé que tu
es? Que veux-tu donc que je fasse de ta puante cargaison, et de ta
barque à cailloux?

A cette vive apostrophe du capitaine Malviré, les gens du corsaire se
mirent à dire assez haut entr'eux, pour que leurs officiers les
entendissent, qu'il ne serait peut-être pas mauvais d'examiner la prise
que le capitaine semblait si fort dédaigner, ne fût-ce que pour envoyer
à son bord les femmes dont tout le monde voulait se débarrasser. Avec la
cargaison de ce trois-mâts, répétaient les mieux avisés, et le
chargement que nous pouvons lui donner en supplément, on ne ferait
peut-être pas encore un si mauvais arrimage.

--Le tonnerre me grille, s'écria Malviré en prêtant l'oreille aux propos
de ses hommes, je crois que ces coquins-là ont eu une bonne idée une
fois dans leur vie! Plutôt que de renvoyer ce gros bêtas de trois-mâts
en Angleterre, j'ai envie de l'expédier pour France avec toutes ces
bégueules, et une douzaine de nos plus faillis gars pour les conduire où
ils pourront les mener!... Morue avec... ça n'ira peut-être pas si mal.
Il y a long-temps que je n'ai fait de bamboches à la mer, et celle-là
comptera dans le nombre de mes vieux péchés, au total général du compte
que j'aurai un jour à rendre là-haut... Allons, vous autres, attrape à
mettre la chaloupe à la mer, et à aller m'amarriner ce trois-mâts
terreneuvier.

--Mais, capitaine, demanda le second du corsaire, quels sont les douze
_inutiles_ que nous enverrons à bord de la prise, pour l'amarriner en
règle et former son équipage?

--Prenez-moi les onze plus amoureux du bord, et les plus _cagnes_:
donnez pour capitaine de prise à ce tas d'épluchures, ce fort-en-bouche
de sous-lieutenant, qui dort toujours sous le vent de la chaloupe,
pendant son quart...

--Oui, j'entends, M. de la Lévrière, n'est-ce pas? Ce jeune et sensible
troubadour de cuisine que vous avez pris par protection, à la
recommandation de l'armateur?

--C'est précisément cela, et c'est vous qui avez mis du premier coup la
langue sur son nom. Puis, vous comprenez bien, vous ferez _transvaser_
toutes nos femelles à bord de la prise: leur paquet ne sera pas long à
faire, puisque nous les avons reçues avec le seul cotillon qu'elles
eussent sur le dos; et une fois qu'elles auront débordé du bord, vous
aurez soin de faire donner un bon coup de balai, partout sur le pont,
entendez-vous bien? Tout sera dit, alors, entre la prise et nous, et
entre ces aimables princesses et leurs volages adorateurs.

Cet ordre, donné par le capitaine, convenait trop à tous les mauvais
garnemens de l'_Aventure_, pour que tout le monde ne s'empressât pas de
l'exécuter. Les vingt ou vingt-cinq malheureuses victimes de
l'inconstance des corsaires ne demandèrent pas mieux que de se soumettre
à une injonction qui, quelque barbare qu'elle pût être, leur offrait au
moins l'avantage de se séparer des monstres dont il leur était devenu
impossible de supporter plus long-temps l'humiliante indifférence. Onze
des plus pauvres hères de l'équipage firent docilement leur sac, pour
aller, sous le commandement du sous-lieutenant de la Lévrière, équiper
et manoeuvrer le trois-mâts la _Vénus_, car, par un hasard que l'on
aurait pu prendre pour une amère dérision du sort, la prise chargée de
morue, que le corsaire venait d'amarriner, avait pompeusement reçu, sur
les chantiers de Londres ou de Glascow, le nom de la reine de Paphos et
de la mère de l'amour! la _Vénus_!...

Les adieux, qu'amena la séparation touchante des corsaires et des belles
fugitives qu'ils avaient ravies au rivage de Lézardrieux, furent encore
plus courts que tendres.

--Adieu donc, vous autres, belles marchandes de morue sèche, s'écrièrent
les ingrats: que le vent vous emporte le plus loin de nous qu'il pourra!
Bien loin sera encore trop près.

--Adieu, misérables! Puisse le ciel nous accorder la satisfaction de ne
plus entendre parler de scélérats comme vous! Jamais ne sera pas encore
assez long-temps!

--Merci, princesses de nos coeurs, reines de nos chiennes d'âmes!
Dites-nous seulement où vous _terrirez_, pour que nous ayons soin de ne
pas mettre le cap sur l'aire de vent que vous aurez embelli de votre
présence.

--Nous terrirons, si nous pouvons, dans le pays des honnêtes gens, pour
être plus sûres de ne plus vous rencontrer de la vie.

--Bon voyage, donc! la rage vous étouffe en route!

--Bonne chance! le ciel vous écrase en chemin!

Et la chaloupe de l'_Aventure_ chargée des deux douzaines de beautés que
raillait si cruellement l'équipage, et qui maudissaient si énergiquement
leurs farouches et infidèles ravisseurs, s'éloigna du corsaire, pour
aller aborder avec les douze hommes de rebut, la prise dont tout ce
monde, exilé sur les flots, devait prendre possession.

Dès que M. de la Lévrière, nommé si inopinément au commandement du
trois-mâts la _Vénus_, se sentit rendu à bord du navire dont un des
caprices de Malviré venait de le faire maître après Dieu, il crut devoir
adresser la question suivante au commandant du corsaire, qui se
disposait déjà à se séparer de lui avant la nuit:

--Capitaine Malviré, où voulez-vous que je cherche à attérir avec la
prise que vous avez eu la bonté, et que vous m'avez fait l'honneur de me
confier?

--Où vous voudrez, capitaine Merluche, répondit Malviré; je vous donne
carte blanche, et fichez-moi, en échange de ma confiance, deux onces de
tranquillité!

--Mais cependant, capitaine, il serait peut-être bon qu'avant de nous
séparer, vous me donnassiez vos ordres, pour que je pusse m'y conformer.

--Je n'ai aucun ordre à te _donnasser_, mangeur de pommade, je te l'ai
déjà dit, pour que tu _pusses_ faire à ton bord ce qu'il te plaira.
Prends soin de ta morue, de tes cheveux d'étoupe blonde et de tes
princesses; fais de la toile, mange à ta faim, dors tranquille et
refiche-moi encore patience: c'est tout ce que je te demande, en second
et dernier lieu. Salut et bonsoir; va te faire lanlerre!

Et cela dit, le lougre l'_Aventure_, couvert de toile, se prit à bondir
sur la lame, en faisant écumer la crête des quatre à cinq longues vagues
qui le séparaient de sa lourde prise. Les gens du corsaire, avant de
quitter le trois-mâts qui allait disparaître à leurs yeux, sautèrent sur
leurs bastingages en élevant en l'air leurs bonnets rouges, et en criant
tous à la fois, comme des taureaux: _hourra les morues, hourra capitaine
la Merluche!_ hourra! hourra! hourra, trois fois _hourra pour vous tous
et votre cargaison!_

Toutes ces grosses voix goguenardes réunies, confondues en un seul cri
sauvage, allèrent frapper au loin les airs et retentir sur la surface
des flots, jusques aux bornes de l'horizon, que la nuit commençait déjà
à couvrir de ses ombres brumeuses.

Le corsaire disparut dans l'obscurité aux regards des passagères et de
l'équipage de la _Vénus_; et la _Vénus_, orientant ses voiles à la brise
du nord-ouest, s'enfonça dans l'obscurité, aux yeux étincelans des
joyeux et farouches matelots de l'Aventure.

Maintenant, que nous avons laissé ces méchans drôles, allant chercher
fortune dans la Manche, loin de la prise qu'ils venaient d'abandonner si
gaîment et si cruellement peut-être, aux hasards et aux périls de la
mer, nous ne nous occuperons plus, pendant quelque temps, du moins, que
du sort du pauvre équipage et des malheureuses passagères du trois-mâts
la _Vénus_. C'est à ceux-ci, bien plus qu'à leurs indignes
sacrificateurs, que nous devons toute notre sollicitude. Les oppresseurs
nous ont toujours paru aussi odieux, que les victimes nous ont semblé
dignes d'intérêt et de pitié.

Le sous-lieutenant de la Lévrière n'eut pas plutôt pesé le fardeau de la
responsabilité qu'il venait, ou qu'on venait d'assumer sur sa tête,
qu'il prit, en sa qualité, toute nouvelle, de capitaine de la Vénus, un
air grave, préoccupé et soucieux, et que ses matelots, gens très peu
disposés à la discipline, commencèrent à s'arroger, de leur côté, le ton
de la suffisance la plus caractérisée. M. de la Lévrière ne prévoyant
que trop qu'il aurait bientôt quelques rudes combats à livrer à la
mauvaise volonté qu'il avait pu déjà remarquer dans les dispositions de
ses subordonnés, s'avisa d'abord de commander haut et ferme, et
messieurs ses subalternes ne trouvèrent rien de plus convenable que de
lui rire d'abord au nez, pour lui donner la mesure du respect et de la
soumission qu'à l'occasion il pourrait rencontrer en eux. Le capitaine
chercha à se fâcher, mais tout son équipage opposa une si imperturbable
gaîté aux premiers mouvemens de mauvaise humeur de son chef, que le chef
et l'équipage finirent par décider, d'un commun accord, qu'il n'y aurait
pas de capitaine à bord, et que tout le monde ferait ce que bon lui
semblerait, en abandonnant à la Providence, aux vents et à la mer, le
soin de gouverner, de conduire et de manoeuvrer le navire. Les
vingt-cinq passagères, tout entières, dès le commencement de cette
nouvelle traversée, au ressentiment qu'avait soulevé dans leur coeur
ulcéré le lâche et indigne abandon de leurs anciens amans, exhalèrent
leur douleur en plaintes amères et en imprécations violentes contre ce
qu'elles appelaient la barbarie et l'atrocité des monstres d'hommes. La
première nuit, elles pleurèrent un peu de rage: le matin, elles ne
pleuraient plus, mais elles soupiraient encore. A la fureur de la
tempête, enfin, pour me servir d'une comparaison puisée dans les choses
dont nous avons à parler, avait succédé le sourd gonflement de la mer
moins tourmentée. A midi, on ne soupirait déjà plus que de loin en loin.
La bourrasque était déjà passée, et le soleil d'un jour plus doux était
venu dissiper le sombre et lourd nuage qui avait surchargé l'horizon de
la veille.

Les douze mauvais marins de la prise, prévoyant avec un égoïsme digne
d'eux, ce qu'ils pourraient tirer des dispositions nouvelles qu'ils
avaient cru remarquer dans l'esprit et sur la physionomie de leurs
compagnes de voyage, proposèrent à celles-ci de contribuer, avec les
moyens qu'elles possédaient, à varier la monotonie attachée trop
ordinairement à la réclusion forcée du bord. La brise continuait a être
belle, et à pousser de lui-même le navire sur les côtes de France. Il
faut boire tant que nous pourrons, dit un matelot, et puis après danser
tant qu'il nous plaira, pour éloigner le chagrin de nous, et attirer le
bonheur sur notre navigation. Un vieux proverbe dit qu'il y a un Dieu
pour les ivrognes, et si le proverbe n'est pas faux, tâchons de devenir
ivrognes, à seule fin de nous assurer la protection du Dieu qui veille
sur les soiffeurs, d'autant mieux qu'en soiffant, nous aurons peut-être
l'avantage d'oublier que nous avons pour nous commander un capitaine qui
ne sait seulement pas conduire la barque qui porte notre sac.

A ces mots qui, quoique très anacréontiques, n'avaient rien qui dût
flatter l'oreille du capitaine de la Lévrière, celui-ci demanda au
matelot épicurien, s'il avait l'intention de se moquer de lui, et de
méconnaître son autorité.

--Pas plus, répondit l'impertinent, que vous n'avez eu l'intention de
vous moquer de nous, en prenant le commandement du bateau qui fait
flotter nos carcasses!

--Et vous me croyez donc, à vous entendre, tout-à-fait incapable de vous
conduire où je voudrai? ajouta avec dignité M. de la Lévrière.

--Oh! tout-à-fait incapable, sans vous flatter, s'écrièrent alors tous
les marins, et en même temps toutes les femmes de la _Vénus_.

--Eh bien, reprit le capitaine, pour vous donner un démenti formel,
dites-moi dans quel port vous désirez _térir_? Je veux et je promets
avec le temps qu'il fait, de vous attraper et de la bonne manière, en
vous pilotant droit au doigt et à l'oeil dans le premier port venu!

--Eh bien, en ce cas, pour bien nous attraper en nous prouvant que vous
n'êtes pas aussi... bon que vous en avez l'air, conduisez-nous à Brest,
lui beugla à l'oreille un des plus délurés des goguenards du bord.

--Oui, à Brest: nous ne sommes pas plus dégoûtés que ça, ajoutèrent les
autres auditeurs et les vingt-cinq dames présentes à la discussion.

--A Brest soit, et je ne m'en dédis pas! s'écria de la Lévrière en
jetant sa casquette sur le pont, et en se plaçant fièrement au
gouvernail du navire. Après-demain, pourvu que la brise continue à
souffler du Nord-Ouest, je veux que vous disiez que je suis une
citrouille ou un giraumond, si je ne vous rentre pas la queue en
trompette dans le port de Brest.

--Oh! nous le dirons bien sans ça, allez, capitaine Merluche; il ne faut
pas que ce soit ça qui vous gêne, ni nous non plus, murmurèrent tout
haut les impitoyables railleurs.

Et cela dit et convenu, les passagères et les matelots de la prise se
mirent à danser gaîment sur le pont, buvant de temps à autre le liquide
de la cambuse, et laissant aux bons vents qui soufflaient, et aux
tranquilles flots qui murmuraient sous la poupe fugitive du navire, le
soin de conduire la barque à bon port.

Ce bal, ou cette orgie si étrangement improvisée en pleine mer, dura
tout le jour jusqu'au complet épuisement des forces et de la joie des
danseurs et des danseuses, et quand la nuit vint entourer de ses crêpes
humides le bâtiment livré à toutes ces imprudentes folies, deux ou trois
fanaux furent allumés sur le gaillard d'arrière pour éclairer la scène
plus paisible qui devait succéder à ces momens d'ivresse bruyante et de
bachique délire. Un souper aussi somptueux et aussi abondant qu'un
souper pouvait l'être à bord de la _Vénus_, fut servi par le mousse du
bord, aux dames qui avaient fait les délices du bal et aux rudes
cavaliers qui avaient fait les délices de ces dames. On mangea d'abord
avec assez d'appétit, on but ensuite avec assez peu de modération, et
après avoir mangé et bu, ou même tout en mangeant et tout en buvant
encore, on se mit à chanter à pleine gorge, des chansons plus libres que
tendres, plus énergiques que mélodieuses, et que nous demanderons au
lecteur la permission de ne pas reproduire ici.

Mais pendant que les voix des syrènes et des amphions de la _Vénus_,
allaient, au bruit plaintif des vagues et de la brise, porter jusqu'aux
voûtes du ciel voilé par la nuit, les joies insoucieuses de ce festin de
bord, le capitaine la Lévrière, placé encore à la roue du gouvernail,
crut remarquer avec sa sagacité ordinaire que le navire qu'il s'était
chargé de diriger, se trouvait environné de plusieurs bâtimens courant à
contre-bord de lui. Cette découverte, quelque peu importante qu'elle dût
paraître à des gens aussi peu prévoyans que ceux qui composaient
l'équipage du trois-mâts, parut cependant causer quelque surprise, si ce
n'est même quelque effroi, aux chanteurs et aux chanteuses érotiques du
banquet. On se tut d'abord et on écouta. Puis après avoir écouté en
silence, on observa avec anxiété ce qui se passait autour de la _Vénus_,
et l'on vit défiler à peu de distance du bord, et dans l'obscurité qui
s'étendait sur les flots gémissans, une quinzaine de voiles semblables à
de noirs fantômes aériens emportés par le souffle des mers dans les
sombres solitudes de l'Océan. Ces quinze voiles si lugubres, si rapides,
qu'on n'avait d'abord aperçues que confusément, furent suivies d'une
vingtaine d'autres voiles rapides et sombres comme les premières, et
bientôt il devint impossible à l'équipage attentif et troublé, de
compter le nombre des bâtimens qui sortaient un instant du sein des
ténèbres, pour se montrer à une encâblure du navire, et se replonger, le
moment d'après, dans le fond des ténèbres. C'est un convoi, se dirent à
voix basse, à voix étouffée les matelots du capitaine la Lévrière.--Oui,
c'est un convoi ennemi, leur répondit, en palpitant de peur, le
capitaine. Mais que faire pour ne pas nous laisser _chenoper_ au milieu
de toute cette _fusillade_ de bricks et de trois-mâts! Quoi! vous nous
demandez ce qu'il faut faire, vous qui êtes si savant, répliquèrent les
matelots. Mais faites ce que vous voudrez, et si vous êtes trop simple
pour prendre un parti et avoir une idée, laissez arriver comme les
navires du convoi pour qu'on ne se doute pas que nous ne sommes pas de
la bande!

La manoeuvre toute naturelle, toute instinctive qui venait d'être
inspirée par l'imminence du péril et conseillée au pauvre capitaine, par
le bon sens de ses matelots, fut exécutée par ceux-là mêmes qui
l'avaient indiquée, et qui, en s'y prêtant de bonne grâce, avaient la
satisfaction de n'obéir en quelque sorte qu'au commandement qu'ils
s'étaient fait eux-mêmes dans leur intérêt commun.

La _Vénus_ navigua donc quelque temps avec les bâtimens ennemis au
milieu desquels elle se trouva bientôt confondue. Mais à peine
avait-elle fait un peu de route sous la nouvelle allure qu'elle avait
prise si à propos, qu'une longue et noire frégate, qui servait d'escorte
au convoi, vint la ranger silencieusement en lui laissant voir ou
deviner au tangage, une énorme rangée de dents de fer, qui semblait
garnir la bouche béante de ses nombreux sabords. L'équipage français
frémit à cet aspect si peu rassurant, et ce ne fut que lorsque le
bâtiment de guerre eut dépassé la prise avec la supériorité de marche
qu'il avait sur tous ses voisins, que les matelots du trois-mâts
compromis, reprirent la gaîté moqueuse et l'impertinente confiance
qu'ils avaient montrées avant la rencontre de la flotte anglaise.

Je ne sais trop, au reste, comment la _Vénus_, dont j'écris ici
l'histoire aventureuse, aurait fait pour se tirer d'affaire sans la
circonstance favorable qui vint lui offrir le moyen de quitter le
convoi, en lui épargnant le danger de faire remarquer sa fuite aux
convoyeurs anglais. Vers minuit, un grain des plus violens s'éleva au
vent en étendant sur le ciel, déjà obscurci par un lugubre rideau de
gros nuages, un voile impénétrable sous lequel disparurent un instant
tous les bâtimens qui s'étaient d'avance préparés à essuyer
l'impétuosité de la bourrasque menaçante. Le commandant du convoi qui,
pendant ce moment critique, devait chercher à prévenir la dispersion des
bâtimens ralliés jusques là sous son escorte, fit, à l'aide de fanaux
hissés sur sa corne, des signaux que comprirent parfaitement les navires
convoyés, et que n'entendit nullement la _Vénus_. Le grain se crève,
éclate et tombe avec furie sur les flots soulevés. Les voiles s'amènent
à bord de tous les navires; les bâtimens assaillis s'inclinent en
refoulant la mer tourmentée, dans laquelle ils plongent leur proue
écumeuse... «Laissons arriver, laissons arriver!» s'écrient les matelots
de la _Vénus_, dès qu'ils sentent que la grainasse accable de tout son
poids leur barque, qui n'a conservé dehors que ses huniers amenés sur le
ton. Oui, laissons arriver! répète le capitaine la Lévrière, et adieu le
convoi!

La prise, ainsi poussée de l'arrière par le grain foudroyant qui
grondait encore sur elle, se trouva, en moins d'une demi-heure, hors de
vue de la flotte qu'elle avait quittée, et loin de l'atteinte des
bâtimens de guerre qu'elle avait tant redoutés quelques heures
auparavant; et quand le capitaine de la Lévrière put laisser rôder ses
regards autour de lui, avec quelque liberté et sans trop d'émotion, il
ne découvrit plus rien à l'horizon dont il était environné, si toutefois
on peut donner le nom d'horizon au cercle de quelques toises que la
nuit, la brume et les masses de nuages qui rasaient les eaux, avaient
formé autour du navire.

Le jour qui succéda à cette nuit d'orages, de périls et de tribulations,
fut consacré à la joie. Chacun se sentait heureux, à bord de la _Vénus_,
d'avoir échappé à tant de dangers réunis, que personne n'avait su
prévoir, et chacun s'attribuait modestement l'honneur d'avoir arraché le
navire de la griffe du léopard anglais, car c'était alors sous cet
énergique emblême que l'on faisait classiquement allusion à l'avidité
cruelle de nos voisins d'Albion. La métaphore impériale n'allait guère
plus loin.

La nuit suivante, en enveloppant la _Vénus_ et son imprévoyant équipage
sous les épaisses ténèbres que continuait à traverser la brise du
Nord-Ouest, amena sur ses ailes funèbres et sur la route que suivait la
lourde prise, des périls encore plus grands que ceux qu'elle avait
courus la nuit précédente. Vers onze heures du soir, les gens du
gaillard d'avant, qui n'avaient nul souci de veiller attentivement au
bossoir, comme bien vous pensez, aperçurent cependant, par l'effet du
hasard plutôt que par celui de leur vigilance, à une encâblure d'eux, la
mer qui blanchissait de manière à former au large une sorte de plage
phosphorescente, dont l'éclat contrastait de la façon la plus sinistre
avec l'obscurité de l'atmosphère; et au-dessus de cette immense bande de
neige écumante le capitaine la Lévrière crut découvrir, après s'être
frotté les yeux, de grosses masses noires, allongées, immobiles, qui
auraient pu passer, à la rigueur, pour des indices assez certains du
voisinage de la terre. Le bâtiment filait en ce moment sept à huit
noeuds à l'heure, et l'on avait à bord quelques raisons pour supposer
vaguement, que l'on ne tarderait pas à avoir connaissance des côtes de
France. Peu d'instans même après avoir formé plusieurs conjectures plus
ou moins vraisemblables sur ce premier incident, on vit passer le long
du bord, et avec une vitesse qui n'était rien moins que rassurante, deux
ou trois énormes rochers sur lesquels la lame venait se briser avec rage
et en laissant entendre après elle de longs et lamentables hurlemens...

--Ce sont des brisans, nous sommes dans les brisans! braillèrent d'abord
les matelots qui, les premiers, se crurent perdus.

--Oui, mes amis, répondit le capitaine de prise, ce sont des brisans,
mais nous ne sommes peut-être pas encore perdus pour cela!

--Et dans quels brisans, encore, sommes-nous? demandèrent les matelots
aussi effrayés que leur capitaine paraissait embarrassé.

--Dans les brisans de l'île d'Ouessant, répondit aussitôt la Lévrière,
pour répondre quelque chose, par nécessité, à ceux qui le questionnaient
par peur.

--Et où donc voyez-vous Ouessant? lui demandèrent encore les mêmes
questionneurs.

--A bâbord à nous! c'est l'île que nous dépassons actuellement.

--Et où croyez-vous nous conduire, sur ce bord-là?

--A Brest, comme je vous l'ai promis, et je veux perdre mon nom et le
navire si je ne vous tiens pas parole.

--Perdez le navire et votre nom, par-dessus le marché, ça ne nous fait
rien... mais si vous nous perdez, gare dessous! Où diable donc le
capitaine Malviré avait-il la tête quand il nous a donné un capitaine
comme vous?

--Il était vent-dessus vent-dedans! répondait l'un.

--Il voulait nous noyer comme des petits chiens, ajoutait l'autre.

--Il voulait plutôt vous sauver, s'écriait la Lévrière; et d'ailleurs,
avec des femmes comme celles que nous avons à bord, un navire ne doit
jamais se perdre. Adressons tous une prière à Sainte-Marie-Madeleine, la
patronne des filles repenties, et je veux être pendu par les pieds et la
tête en bas, si ce matin, avant huit heures, nous ne sommes pas
mouillés, sains et saufs, dans le port de Brest!

Durant ce dialogue, et pendant qu'on faisait un voeu à
Sainte-Marie-Madeleine, le navire couvert de l'écume des brisans,
passait entre les rochers au centre desquels il se trouvait égaré,
arrivant tantôt pour un écueil et tantôt loffant pour un écueil nouveau,
sans que personne à bord osât prendre sur lui de chercher à faire mieux
pour son propre salut, que ne faisait le hasard pour le salut de tout le
monde. La peur qu'éprouvaient tous les marins de la _Vénus_ les servit
si bien, en les tenant dans l'inaction la plus complète, que le sort fit
pour eux ce qu'ils n'auraient pu faire eux-mêmes avec plus de science ou
moins de frayeur. Au bout d'une heure à peu près de course dans ce
dédale de rochers et de rescifs affreux, ils aperçurent, sur l'avant du
bâtiment, une terre haute aux extrémités de laquelle s'avançaient deux
môles dont les crêtes sombres et rondes allaient se perdre sous la masse
des nuages qui épaississaient encore la profonde obscurité de la nuit.

--Mouillons, mouillons vite, ou nous sommes fichus! hurlèrent les
matelots qui avaient les premiers aperçu la terre.

--Oui, mouillons, laissons tomber en double nos deux ancres de bossoir,
répéta le capitaine. C'est le goulet de la rade de Brest que nous venons
de passer, et maintenant nous voilà en rade, comme je vous l'avais
promis.

L'opération du mouillage avec des ancres de bossoir que l'on avait à
peine songé à disposer par avance, ne fut pas prompte, tant s'en faut.
Mais enfin, après bien des efforts et des peines, on réussit à faire
encore assez à temps la manoeuvre à l'exécution de laquelle était
attaché comme par un fil, le salut du navire et de l'équipage. Les deux
ancres, en tombant lourdement au fond, entraînèrent, par leur propre
poids et avec le bruit de la foudre, une soixantaine de brasses de
câble, et lorsque le bâtiment, ainsi retenu sur ses énormes amarres,
présenta, en tournant sur lui-même, le nez au vent et à la lame qui
commençaient à l'assaillir et à le battre, le capitaine remarqua, et non
sans quelque surprise, que l'arrière de la _Vénus_ ne se trouvait guère
éloigné de plus d'une encâblure de la côte sous laquelle il venait de
pirouetter avec la vitesse du tonnerre.

--Peste! il était plus que temps de mouiller, se dit-il en lui-même;
mais, grâce à l'habileté de ma manoeuvre et à mon imperturbable
sang-froid, nous voici en lieu de sûreté dans la rade de Brest... Mais
comment se fait-il, pensait M. de la Lévrière en cherchant à percer de
ses regards les ténèbres qui couvraient encore la terre, comment se
fait-il que je n'aperçoive sur la côte aucun des feux de la ville près
de laquelle nous venons de mouiller? La force du vent aurait-elle
éteint, ou l'épaisseur de la brume aurait-elle caché le phare
d'Ouessant, celui de Saint-Matthieu que nous n'avons pas vus en entrant,
ou les feux même du port de Brest dont nous n'apercevons pas même la
plus légère lueur!... Le jour, au reste, viendra bientôt nous donner le
mot de cette énigme, ou nous expliquer la singularité de ce mystère; et
en attendant le jour, jouissons tranquillement du plaisir d'avoir logé
la prise qui m'avait été confiée, dans le port que j'avais choisi pour
notre point d'attérage.

La pointe du jour vint, en effet, en perçant peu à peu le brouillard et
les bandes de nuages qui surchargeaient encore l'horizon et le sommet
des terres dans la partie de l'Est. Mais les premières lueurs du matin,
au lieu de découvrir aux yeux satisfaits du capitaine la Lévrière et de
ses matelots, les bords circulaires de la majestueuse rade de Brest, ne
leur montrèrent que l'aride rivage de Lézardrieux dans toute sa
prosaïque nudité... Oui, de ce Lézardrieux qu'ils avaient quitté
quelques jours auparavant sur le corsaire l'_Aventure_, en emportant du
pays une partie des beautés indigènes, que, par une cruelle fatalité,
ils venaient de ramener dans le sein même de leur patrie!

A l'aspect de cette terre trop connue, le capitaine se mit à s'arracher
les cheveux, l'équipage à rire, et la plupart des passagères à pleurer.

--Je me suis perdu par ma confiance, s'écriait le capitaine désespéré.

--Et nous avons été sauvés par votre bêtise, répondaient les matelots.

--Et nous déshonorées, en retombant dans le sein de nos familles,
hurlaient les malheureuses femmes.

Et des cris de désespoir, de joie et de malédiction s'élevaient de ce
concert diabolique d'imprécations, d'épigrammes grossières et de
sanglots.

A peine l'aube naissante avait-elle étendu sa clarté paresseuse sur les
flots fatigués de la tourmente de la nuit, que l'embarcation de la
douane et le canot de l'intendance sanitaire se détachèrent de la grève
de Lézardrieux pour venir prendre connaissance du navire, qui si bon
matin s'était avisé de chercher un refuge sur la côte.

La patache des douanes aborda la _Vénus_ par tribord au moment où le
canot de l'intendance accostait le navire par bâbord, et ce ne fut pas
sans surprise et même sans un certain saisissement, je vous le jure, que
les douaniers et les autorités médicales ou municipales du lieu se
trouvèrent face à face, sur le pont du bâtiment qu'ils venaient visiter,
avec les vingt-cinq beautés que quelque temps auparavant le corsaire
l'_Aventure_ avait enlevées aux familles de l'endroit. L'indignation la
plus vive éclata d'un côté, et la douleur la plus touchante de l'autre,
et tout cela avec d'autant plus de raison, que parmi les nombreuses
transfuges, quelques-unes des autorités appelées à bord de la prise par
la nature de leurs fonctions, avaient reconnu, l'un une épouse infidèle,
l'autre une fille égarée ou une soeur coupable. Le scandale était
inévitable, car la faute avait déjà été rendue publique: le châtiment
devait être exemplaire, et le parti des autorités fut bientôt pris;
elles ordonnèrent aux vingt-cinq douces brebis ramenées au bercail, de
s'embarquer au plus vite dans la patache de la douane et le canot de la
santé, pour se rendre à terre où elles seraient d'abord mises en lieu de
sûreté, en attendant que la justice fût appelée à juger le crime qui
faisait leur honte et celle du pays. Quant à la prise que le capitaine
la Lévrière était parvenu à conduire si habilement à bon port, on décida
qu'elle devait rester placée sous le plus sévère _embargo_, jusqu'à ce
qu'il plût au conseil des prises de prononcer sur son sort, et au
ministère de la marine de dicter la punition qu'avait encourue son
misérable équipage.

A l'arrivée des aventurières rapatriées sur le sol natal, toute la
population émue du petit port, se rassembla en émeute pour maudire les
épouses indignes, les filles perverses qui venaient d'imprimer une tache
ineffaçable à la réputation jusques-là si pure des moeurs du pays. Les
maris compromis jurèrent haine éternelle aux femmes coupables, les
frères et les pères jetèrent leur malédiction sur leurs soeurs et leurs
filles éhontées, et tous demandèrent que les unes et les autres fussent
enfermées provisoirement dans la grange qui servait, depuis un temps
immémorial, de prison aux rares délinquans de la paisible contrée.

Mais, tandis que l'autorité supérieure, dominée par l'indignation qui
s'était si soudainement emparée de tous les esprits, avait jugé
convenable de disposer si arbitrairement de la liberté individuelle des
coupables, on apprit que le capitaine Malviré, le rude et expéditif
commandant du lougre l'_Aventure_, était lui-même arrivé avec une riche
et grosse prise, a quatre lieues de Lézardrieux, à l'île de Bréhat
enfin, où déjà il avait eu le temps de faire des siennes avec l'or qu'il
venait d'arracher aux Anglais. C'était le seul homme qui pût faire
changer de face la scène qui se jouait à Lézardrieux, et ce seul homme,
selon toute apparence, ne tarderait pas à se rendre à l'appel que, du
sein de leur prison et du fond de leur navire, lui faisaient les
infortunées qu'on avait incarcérées, et l'équipage sur lequel on avait
frappé le plus tyrannique embargo.

Et, en effet, le capitaine n'eut pas plutôt appris ce qui s'était passé
si près de lui, qu'on le vit tomber raide comme grêle, les pistolets en
poche et la menace à la bouche, devant les autorités stupéfaites du port
de Lézardrieux.

--Tas de badernes, leur dit-il, qu'avez-vous fait de ma prise et de son
bêtas d'équipage?

--La prise est là, intacte, avec son équipage, et nous la gardons pour
que vous nous répondiez de l'enlèvement de nos femmes et de nos filles.

--Vos femmes et vos filles, je m'en moque comme de vous, c'est-à-dire
avec tout le respect que je vous dois, et si je vous les ai enlevées,
vos femmes, ou plutôt si elles se sont enlevées elles-mêmes, je vous les
ai restituées, et vous n'avez, par conséquent, plus rien à réclamer.
Mais vous ne savez donc pas, mal-apprivoisés que vous êtes, que pendant
que vous tenez ma prise sous votre sot interdit, la morue dont elle est
chargée se vend un prix fou, à tous ceux à qui vous faites manger depuis
dix ans votre vilaine merluche pour de la morue de Terreneuve?[9]

  [9] Pendant la guerre et dans le temps où la morue de Terreneuve était
    devenue fort rare en France, les habitans des côtes sur lesquelles
    le _lieu_ ou la _merluche_ abondait, avaient trouvé le moyen de
    préparer cette dernière sorte de poisson de manière à pouvoir le
    vendre pour de la morue sèche dans l'intérieur du pays.

--La morue! peu nous importe à nous. C'est la justice que nous devons
rendre, et le cours du poisson n'a rien de commun avec l'honneur des
familles outragées.

--Ah! c'est-à-dire qu'il faut chercher quelque chose qui ait du rapport
avec la justice et l'honneur des familles. Eh bien, je vais vous
proposer un arrangement qui vous ira un peu mieux sans doute qu'une
paire de gants, si j'en juge par la finesse de vos mains et
l'acastillage de votre toilette ordinaire.

--Et quel arrangement pourriez-vous nous proposer pour réparer ce que
tout rend irréparable?

--Voici la chose en deux mots:

Ma cargaison de morue, puisqu'il faut toujours en revenir-là avec vous
autres, peut se vendre de façon à rapporter d'excellentes parts de
prises à mon équipage. Vos femmes, vos filles, et vos soeurs en revenant
à terre, à bord du navire capturé, sont censées avoir contribué à
l'attérissage de ce bâtiment, et pour être juste envers elles, et
arrangeant avec vous, je vous offre d'allouer à chacune d'elles en
particulier, le montant de la somme qui reviendra à chacun de mes
hommes. Hein! cela vous va-t-il?

--Non, se hâta de répondre le maire. La loi ne reconnaît comme
co-partageant aux parts de prise, que les marins portés sur les rôles
d'équipage du navire capteur.

--Eh, que me fait la loi, à moi, quand ma volonté peut parler et plus
haut et plus ferme que votre loi?

--Et comment vous y prendrez-vous pour forcer vos gens à partager avec
ces malheureuses, le profit que la justice leur accorde à eux seuls?

--Ah! papa maire, pour ceci, c'est mon affaire. Je dirai à chacun de mes
gens: la loi te donne le droit de ne rien laisser à gratter aux femmes
du bord. Mais si tu venais à ne pas consentir à partager ta part de
rabiau avec elle, je te prouverai à l'instant, moi, qui suis ton
capitaine, qu'il est plus sûr pour toi de te mettre mal avec la loi, que
de me désobéir et de m'échauffer un peu trop vivement l'oreille droite.
Moyennant ce petit discours, je vous promets que je ne trouverai plus
parmi tous mes gaillards, que des amateurs disposés à envoyer promener
tous les membres du conseil des prises, et vous tous les premiers au
besoin. Eh bien, ça y est-il maintenant, les papas?

Les cinq ou six sages qui composaient l'aréopage municipal, se
grattèrent l'oreille en signe d'irrésolution, en entendant le capitaine
parler ainsi. Malviré, qui sous la rudesse apparente de son langage et
de ses manières, cachait l'art de mener rondement les hommes et les
choses, sentit que le moment d'enlever la position à l'ennemi ébranlé
dans ses retranchemens, était venu pour lui. Il insista, en continuant à
parler comme il avait commencé à le faire, et en renforçant son
éloquence de cinq ou six grands coups de poings qu'il appliqua sur la
table du conseil. Le conseil déjà indécis, céda en secouant un peu la
tête, et en ordonnant qu'un des membres de la mairie irait incontinent
porter aux familles intéressées dans la question, les offres
d'arrangement du capitaine.

Une foule assez considérable s'était rassemblée autour de
l'_Hôtel-de-Ville_ du bourg, à la nouvelle de l'entrevue que le
capitaine avait sollicitée du conseil municipal. Lorsque le délégué de
la mairie parut au milieu de la multitude pour lui faire part des
résultats de la délibération qu'elle attendait avec la plus vive
impatience, tout le monde se tut, et le délégué parla en ces termes à la
multitude émue et attentive:

«Mes amis, le capitaine du corsaire vient vous proposer, par ma voix, de
reprendre vos femmes, ou, si vous aimez mieux, nos femmes, moyennant
quoi...

--Non, s'écrièrent d'abord énergiquement tous les maris, en interrompant
brusquement l'orateur, jamais de la vie, tant qu'il nous restera un
souffle pour crier, non!... Non, non, jamais, répétèrent ensemble les
pères et les frères des filles coupables. Au diable les coquines et le
capitaine qui les a enlevées!

Le délégué municipal laissa passer, en pilote habile, ce premier flot de
la colère populaire qu'il avait soulevée, et quand un peu de calme lui
eut permis de ressaisir la parole et d'achever sa phrase, il reprit
ainsi, entre ses lèvres agitées, le fil de son petit discours:

--Moyennant quoi, vous dis-je, il promet, le susdit capitaine, de
donner, ou plutôt, puisque vous n'en voulez pas, il promettait de donner
à chacune d'elles, c'est-à-dire à vos femmes, la même part de prise que
celle qui reviendra à chacun des matelots qui ont ramené à terre la
_Vénus_ et les malheureuses du pays...

--Qu'il aille se promener avec ses parts de prise, répondirent, non plus
tous les habitans exaspérés comme la première fois, mais trois ou quatre
voix seulement... Le malin orateur remarquant l'effet que le dernier
paragraphe de sa proposition venait de produire sur les résolutions de
la majorité, continua ainsi sa harangue émolliente et sa période
dilatoire.

--J'avais bien pensé, en me chargeant de la mission pénible que je viens
de remplir auprès de vous, qu'un tel arrangement ne pouvait pas vous
convenir, quelque lourde que soit la somme qu'on vous offre pour vous
faire passer par-dessus la conduite des coupables. Mais enfin, d'un
autre côté je m'étais dit, déshonorées pour déshonorées, autant vaut-il
que les criminelles tirent de leur faute le moyen de pouvoir aller vivre
loin du pays, que de rester dans la misère à la charge et sous les yeux
des familles respectables dont elles auront fait la désolation. Voilà,
mes chers amis, ce que je m'étais dit, croyant bien penser dans votre
intérêt et dans celui de l'endroit... Mais puisque vous préférez tous,
comme de raison, l'honneur, ou du moins ce qu'on appelle l'honneur des
familles, à l'argent et à l'or des étrangers, car c'est de beaucoup d'or
que le capitaine a parlé, je m'en vais rendre compte au conseil qui m'a
envoyé, du mauvais succès de ma démarche auprès de vous.

A ces mots, un long murmure s'éleva dans l'assemblée: on ne criait plus;
on ne discutait même plus; mais on chuchotait; pendant deux ou trois
minutes tout le forum de la petite ville parut livré à l'indécision la
plus vague, mais non plus à la vive et soudaine indignation que la
proposition du délégué avait d'abord soulevée dans le sein du peuple.
Cette disposition nouvelle rendit au délégué l'espoir de mener les
choses à bien; mais pour ne pas compromettre les chances de succès qu'il
venait d'entrevoir, par une précipitation irréfléchie, il continua à
feindre de se diriger vers la mairie pour aller faire part au conseil,
de la triste issue de sa tentative... Il marchait le bonhomme, ne
demandant pas mieux que d'être arrêté dans sa route, mais faisant
toujours semblant, toutefois, de marcher en toute conscience. Il fit un
pas, deux pas, dix pas sans que quelqu'un songeât encore à ralentir sa
marche, et il commençait même à désespérer du succès qu'il s'était
promis, lorsqu'un des plus pacifiques maris intéressés dans le procès en
litige, vint lui demander au moment où il allait mettre le pied sur le
seuil de l'Hôtel-de-Ville, à combien s'élèveraient les parts de prises
offertes par le capitaine au déshonneur de chaque fugitive?

La réponse fut bientôt faite, car depuis long-temps elle errait sur les
lèvres du délégué. A quinze cents francs, au moins, répond le
conciliateur.

--A quinze cents francs? s'écria la foule d'un ton presque aussi hébété
qu'étonné.

--Oui, à quinze cents francs, ou cinq cents bons écus, répéta cette fois
d'une voix de stentor le délégué, en s'arrêtant tout court et en se
retournant avec assurance du côté de la multitude. C'est là, ou plutôt
c'était là ce que m'avait assuré le capitaine; mais puisque nous avons
repoussé sa proposition, je vais, en m'acquittant de mon devoir, lui
rapporter que...

--Non! non! ce n'est pas la peine, reprirent vingt, trente, quarante
voix. Que ces malheureuses soient mises en liberté, et qu'on ne nous en
parle plus! Le déshonneur les punira assez de leur faute!

--Bravo! bravo! hurla en entendant ces paroles de paix, le capitaine
Malviré, qui, d'une des fenêtres de la mairie, guettait le moment
favorable de se jeter au beau milieu des récalcitrans. Bravo! tas de
badernes, braillait-il: vous avez été dix fois plus de temps qu'il ne
fallait, à voir que de bonnes parts de prises valent mieux que le sot
honneur de trente imbéciles de famille. Qu'on me défonce toutes les
barriques d'eau-de-vie que l'on pourra trouver dans vos caves, et que
tout le monde, hommes, femmes, vieillards et enfans, se grise
aujourd'hui en l'honneur de la réconciliation générale!

La joie fut complète, l'ivresse unanime. Les beautés infidèles devenues
libres, se jetèrent en larmes dans les bras palpitans de leurs époux et
de leurs parens attendris; trois jours dura la fête ou pour dire mieux
le délire de ce jubilé conjugal et filial. Les parts de prise promises
par le capitaine, furent comptées aux mains des fugitives d'où elles
allèrent se répandre dans les mains de tous les habitans du lieu, et
lorsqu'après avoir gorgé de vin, d'or et de bonheur, tant d'êtres ravis
et reconnaissans, le capitaine quitta Lézardrieux pour retourner à bord
de son corsaire, il leur cria de la chaloupe dans laquelle il venait de
s'embarquer:

«Priez le ciel, ganaches que vous êtes, qu'à ce même prix on vienne vous
enlever vos femmes tous les quinze jours! Il n'y a pas d'honneur de
famille qui vaille les cinquante mille francs de parts de prise que
votre bégueulerie m'a coûtés. Adieu tous! et que le tonnerre de D...
vous enlève s'il veut! Vous ne m'y remordrez plus, ou que le diable
m'élingue!»

Et d'une extrémité du rivage à l'autre, on entendit tout un peuple,
tourné du côté des flots qui allaient emporter la chaloupe du capitaine,
crier à tue tête, en élevant sa voix assourdissante jusqu'aux cieux:

_Honneur au lougre l'Aventure! vive le capitaine Malviré!_

_P. S._ Il est à peine nécessaire de faire remarquer que les aventures
que nous venons de retracer, n'ont pu avoir lieu dans le port de
Lézardrieux où jamais sans doute on n'a entendu parler du capitaine
Malviré. Mais comme il fallait bien placer quelque part en réalité la
scène imaginaire de notre petit drame, et que le port de Lézardrieux
avait servi pendant la guerre de point de relâche à bon nombre de
corsaires, nous avons cru que cette ville maritime pourrait tout aussi
bien qu'une autre nous offrir le nom qu'il nous importait de donner au
théâtre sur lequel devaient figurer les personnages fictifs que nous
voulions mettre en action. Le hasard seul, enfin, a déterminé notre
choix, et ce choix, fort peu sérieux du reste, ne peut avoir rien
d'inconvenant pour les honorables habitans de la petite ville qui est
devenue pour un moment l'objet de cette préférence arbitraire.


FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.




TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME SECOND.


                                                     Pages.
  Chapitre  VII. Rapport de Maître Bastringue (Suite.)    1
           VIII. Narration de Frère José.                59
                 Notes.                                 187
                 Le Capitaine Malviré.                  235




OEUVRES DE ÉDOUARD CORBIÈRE.


  _sous presse._

  LES FOLLES BRISES, 2 vol. in-8. Prix:      15 fr.

  _en vente:_

  LES TROIS PIRATES, 2 vol. in-8.            15 fr.
  LE PRISONNIER DE GUERRE, 4 vol. in-8.       7 fr. 50 c.
  LES ASPIRANS DE MARINE, 2 vol. in-8.       15 fr.
  LES PILOTES DE L'IROISE, 1 vol. in-8.       7 fr. 50 c.
  MER ET MARINS, 1 vol. in-8.                 7 fr. 50 c.
  CONTES DE BORD, 1 vol. in-8.                7 fr. 50 c.
  LE BANIAN, 4 vol. in-12.                   12 fr.
  DEUX LIONS POUR UNE FEMME, 4 vol. in-12.   12 fr.
  LE NÉGRIER, 4 vol. in-12.                  12 fr.







End of Project Gutenberg's Les trois pirates (2/2), by Édouard Corbière

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS PIRATES (2/2) ***

***** This file should be named 58090-8.txt or 58090-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/5/8/0/9/58090/

Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online
Distributed Proofreading Team at DP-test Italia (This file
was produced from images generously made available by The
Internet Archive)


Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
specific permission. If you do not charge anything for copies of this
eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
performances and research. They may be modified and printed and given
away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
trademark license, especially commercial redistribution.

START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.