Le Négrier, Vol. II

By Edouard Corbière

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Title: Le Négrier, Vol. II
       Aventures de mer

Author: Édouard Corbière

Release Date: February 8, 2006 [EBook #17715]

Language: French


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                             LE
                           NÉGRIER

                      AVENTURES DE MER.

                             PAR

                      ÉDOUARD CORBIÈRE
                          DE BREST.

                      Deuxième édition.


                          VOLUME II.



                            PARIS,
                  A.-J. DÉMAIN ET DELAMARE,
      ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE,
                      16, RUE VIVIENNE.

                            1834.





4.

SUITE DE LA VIE DE CORSAIRE.


L'échelle de corde.--Les piastres frites.--Scènes de
jalousie.--Duel.--Confession de quatre flibustiers célèbres.--Le
corsaire _le Vert-de-Gris_.--Le bal interrompu.--Nouveau combat.--Nous
sommes pris.--La poste aux choux.


Quelque douces que soient les jouissances de coeur et d'amour-propre,
que l'on savoure dans son pays natal, elles ne peuvent suffire longtemps
à une âme active et à une tête bouillante. Le calme plat dans lequel
je vivais à terre ne pouvait plus convenir à une imagination qui, après
avoir éprouvé les violentes émotions qu'elle cherchait, rêvait encore
des combats et des tempêtes. Une lettre de Rosalie, dont le souvenir me
suivait dans toutes mes fêtes et au sein de tous les instans d'ivresse
de mon âge, vint me reprocher, dans les termes les plus vifs, les plus
réservés, et pourtant les plus significatifs, mon oubli de mes anciens
et de mes meilleurs amis. J'aurais pu montrer à mes parens cette tendre
épître, sans qu'ils eussent dû en être choqués. Mais la crainte de leur
laisser deviner ce que je sentais trop bien, me fit garder le silence
sur le compte de ma conquête, à l'égard de laquelle ma famille avait
toujours observé une réserve que je comprenais pourtant à merveille et
qui m'embarrassait. Rosalie me disait que, si je ne revenais pas bientôt
à Roscoff, Ivon, qui ne pouvait plus se passer de moi accourrait à Brest
pour m'enlever.

Un ou deux mois d'inaction suffisent pour dévorer un jeune homme
destiné, comme je l'étais, à ne vivre que sur mer et qu'avec la mer.

Les autres hommes épuisent presque toujours dans une trop grande
activité les forces dont ils sont doués; mais c'est, au contraire,
par l'activité que les marins conservent les leurs. Je ne pouvais plus
trouver de repos dans ma famille depuis que je n'avais plus rien à
faire. L'aspect de cette rade, sur laquelle se balançaient les navires
que je voyais entrer ou sortir du port, jetait dans mon esprit un
trouble, une mélancolie, que je ne m'expliquais que par l'impossibilité
où je me trouvais d'occuper ma tête, mes bras, ma vie enfin sur ces
flots où je m'étais déjà entr'ouvert une carrière. Mon frère, toujours
studieux, sage et attaché à ses devoirs, voulait en vain m'apprendre
ce qui pouvait m'être encore nécessaire comme marin: je ne pensais qu'à
naviguer, et mes parens se décidèrent enfin à me laisser courir encore
une fois les chances périlleuses de la seule fortune que j'ambitionnais.

Un jour, en rentrant vers le soir à la maison avec mon père, nous vîmes
venir à nous un marin poussant au galop, avec un gros bâton à la main,
le cheval qu'il conduisait de la manière la plus plaisante du monde. A
dix pas de distance, je reconnus dans ce grotesque cavalier, qui? Mon
pays Ivon. Descendre d'un bond de dessus son cheval, en lui donnant un
grand coup de pied, ne fut pour lui que l'affaire d'une seconde. Après
m'avoir sauté au cou, il tendit la main à mon père: Excusez la liberté,
lui dit-il en voyant ses épaulettes de capitaine d'artillerie, car vous
êtes le père de votre fils qui est mon ami. Dis donc, Léonard, c'est ton
père, n'est-ce pas? Eh bien! ça m'a l'air d'un vieux brave homme, ou que
le diable me torde le cou!

--Et ton cheval, lui dis-je, que tu laisses aller en _valdrague_, est-ce
que tu ne songes pas à le faire conduire à l'auberge?

--Il n'y en a pas besoin. Ce cheval, je l'ai acheté pour venir à Brest,
parce qu'il vaut mieux naviguer à bord de son navire, que sur celui des
autres.

--Mais que ferez-vous de cet animal-là? lui demande mon père. C'est de
l'argent perdu.

--Oh! que non, il n'est pas perdu, mon brave homme. Je vous donnerai ce
bidet-là, pour qu'un vieux de la calle comme vous n'aille pas à pied,
quand il y a tant de canailles qui roulent leur palanquin en carrosse.

Je logeai la monture d'Ivon, aussi bien que je le pus, dans la petite
cour de notre maison. Mais mon père n'eut pas de repos qu'il n'eût
promis à mon pays qu'il accepterait son cheval.

L'entrevue de mon ami et de ma mère fut plaisante. Ivon l'embrassa,
comme s'il l'eût connue depuis dix ans, et il ne l'appela plus dès cet
instant, que ma bonne femme de mère. Le lendemain de son arrivée, il
était établi dans la maison, comme il devait l'être dans le café de
Rosalie, à _l'Anglais sauté_.

--Et Rosalie, que fait elle? lui demandai-je.

--Elle fait tout ce qu'elle veut: sa boutique ne désemplit pas; mais
elle m'a dit que si je ne te ramenais pas avec moi à Roscoff, elle ne
me dirait plus une seule parole de sa vie. Ces femmes-là ça vous a des
idées!...

--Eh bien, demain je pars avec toi.

--A la bonne heure, et tu feras bien; car, vois-tu, depuis que tu es ici
à _balander_ d'un bord et de l'autre dans les rues, moi j'ai arrangé une
affaire superbe.

--Quelle affaire?

--Oh! une affaire magnifique! J'ai pris un intérêt dans un petit
corsaire d'été, taillé pour la course et pour l'amour. Trente-deux
hommes d'équipage, bordant vingt-quatre avirons; il a filé huit noeuds
au plus près du vent en venant de Saint-Malo à l'île de Bas. Je serai
second à bord et toi lieutenant; c'est une affaire dans le sac. Le
capitaine est un fameux lapin, et si nous ne faisons pas un bon coup cet
été avec notre petit lougre, il faudra qu'il n'y ait plus rien à gratter
dans la Manche.

Le projet d'Ivon me parut ravissant. Un joli petit lougre, à bord duquel
je serais lieutenant, ravageant toute la côte d'Angleterre, et ramenant
de magnifiques prises à Roscoff, où je retrouverais Rosalie, que
j'enrichirais du fruit de mes exploits! Tout cela me tournait déjà la
tête. Allons à Roscoff, de suite, m'écriai-je!

--Et tes parens, me demanda Ivon, que vont-ils dire?

--Peu m'importe, ce qu'ils voudront.

--En ce cas-là, faisons notre sac: ce ne sera pas long; j'ai toujours
ma malle dans un bas de coton. Je vais d'un coup de pied arrêter deux
chevaux de louage; et, demain matin, nous larguons nos amarres et nous
torchons de la toile que la barbe en fumera.

La résolution que je venais de prendre affligea ma famille; mais,
quelque chagrin qu'éprouvât ma mère, en me voyant m'éloigner pour courir
encore les hasards, elle comprit qu'il serait inutile d'opposer des
obstacles à une résolution que sa résistance ne ferait qu'irriter.
Mon père sentait que ce qu'il me restait de mieux à faire, c'était de
continuer la carrière que je m'étais ouverte, en dépit de tout.

Le lendemain, je partis donc pour Roscoff, baigné des larmes de mes
parens et couvert des embrassades de mes amis. Il fut impossible à mon
père de faire reprendre à Ivon le cheval dont il avait voulu lui faire
cadeau. Ivon, sous l'égide duquel ma famille m'avait placé, ne répondit
aux dernières recommandations de mon père et de mon frère, que par ces
seuls mots: «Appelez-moi le dernier des gueux, si, avant qu'on ne le
tue, je ne me suis pas fait casser mille fois la figure. Adieu, tout le
monde.»

Nous voilà tous les deux sur la route de Brest à Roscoff: moi, un peu
ému de notre scène d'adieux, et Ivon, tapant du bout de son gourdin, sur
son cheval et sur le mien.

Assis sur sa monture, comme sur une vergue, mon pays, les jambes
écartées, les pieds en dehors et les bras en l'air, allait fort bon
train. Il m'encourageait à l'imiter, malgré l'effet que produisait sur
moi le frottement d'une mauvaise selle. «C'est Rosalie, me criait-il en
galoppant qui réparera les petites avaries que les coups d'acculage te
font dans ton arrière.» Et, à ce nom de Rosalie, je frappais de toutes
mes forces les flancs de mon cheval essoufflé. Vers quatre à cinq
heures du soir, le pavé de Roscoff étincelait sous les fers usés de nos
montures. Mon compagnon de route, pour rendre notre entrée dans la ville
plus solennelle, criait à tue-tête aux passans: _place donc, tas de
parias, que je passe!_ En apercevant le café de _l'Anglais sauté_, le
coeur faillit me manquer! Ivon y était rendu le premier: Rosalie ne fit
qu'un saut de son comptoir dans mes bras, et, porté à moitié par elle,
je me trouvai entraîné dans la salle, où une vingtaine d'officiers de
corsaire paraissaient tout étonnés de l'empressement avec lequel la
maîtresse du logis les avait quittés, pour prodiguer tant de caresses à
un joli petit garçon, décoré du ruban des héros.

--Est-ce son frère, son cousin? se demandaient les uns.

--C'est mieux que ça, répondait Ivon en clignotant de l'oeil.

--Est-ce que, par hasard, ce serait son amant?

--Pas encore, répliquait de nouveau Ivon; mais ça viendra avec l'âge.
Pour le moment, il vous suffira de savoir que c'est mon petit matelot,
celui qui a fait sauter la prise en question, et qui m'a fait avoir
cette croix, qui ne dit pas grand chose, mais qui a fait casser pourtant
_bigrement des frimousses_.

Il me serait plus facile d'exprimer tout le bonheur que j'avais à revoir
Rosalie, que de donner une idée de l'ivresse avec laquelle elle me
prodiguait les marques de sa vive, de son expansive tendresse. Toute la
nuit se passa en conversations, en causeries exquises entre elle et
moi, pendant qu'Ivon, au milieu de ses amis corsaires, faisait aller la
consommation, toujours par intérêt pour la prospérité de rétablissement;
car c'était là son grand système: beaucoup boire lui-même, pour engager
les autres à boire autant que lui.

Le lendemain de mon arrivée, en prenant connaissance de la nouvelle
installation de la maison, et de l'extension qu'on avait donnée à
l'établissement, je fus fort surpris d'apercevoir une échelle de corde
goudronnée, qui descendait d'une des fenêtres de la salle de billard,
située au premier étage, dans la rue, où deux crampes la tenaient
fixée à peu près comme une paire de haubans sur les rebords d'une hune.
Rosalie m'expliqua la raison pour laquelle on avait dressé cet appareil.
C'était encore une des inventions d'Ivon.

Notre ami ayant remarqué que les capitaines et les officiers de
corsaire, quelque gris qu'ils fussent, montaient trop facilement par
l'escalier, dans la salle de billard, où la décence avait eu plus d'une
fois à souffrir de la présence de pareils hôtes, avait cru que, pour
éviter tout abus, il était prudent de rendre difficile, pour les plus
ivrognes, l'accès du premier étage. En conséquence, les capitaines de
corsaire et lui, avaient arrêté qu'on ne monterait plus au billard par
l'escalier, mais bien par une échelle de corde, gréée extérieurement
sur la fenêtre, en manière de haubans de perroquet garnis d'enfléchures.
C'était plaisir de voir tous les _corsairiens_ grimper, plus ou moins
lestement et avec un sérieux imperturbable, dans cet escalier d'une
nouvelle espèce; mais ce n'était pas sans peine que les plus gris
parvenaient quelquefois à saisir les rebords de la fenêtre, et à
s'embarquer dans la salle de billard. Souvent même ils n'y parvenaient
qu'après s'être laissé tomber sur le pavé, et alors, au bruit de leur
chute, on voyait les joyeux marins qui faisaient rouler les billes,
se grouper aux croisées de la salle, pour rire de la mésaventure du
grimpeur. _Il montera! il ne montera pas!_ criaient-ils, et le grimpeur
montait ou tombait toujours aux acclamations de ses frères d'armes.
Mais, quelque plaisantes que fussent toutes ces scènes, il n'aurait
pas fallu que les passans s'arrêtassent pour s'égayer aux dépens des
corsaires en ribotte; un châtiment toujours prompt et quelquefois
très-sévère aurait puni les rieurs de manière à les empêcher de
recommencer; au surplus, les corsaires répandaient tant d'or dans les
lieux où ils se livraient à leurs bizarres orgies, que les habitans,
qui vivaient de leurs prodigalités, semblaient plutôt respecter leurs
débauches, que condamner leurs excès. C'était à leur manière que ces
marins faisaient du bien, et quelqu'étrange que fut cette manière, le
bien finissait toujours par être fait. C'était là l'essentiel.

Je me rappellerai toujours la farce du capitaine d'un beau lougre,
arrivant avec une prise chargée de richesses: il commence, en débarquant
à Roscoff, chez Rosalie, par donner un diner général à tous ceux qui
veulent s'asseoir à sa table. A la fin du repas, lorsque les garçons
viennent pour enlever le service et verser le café, lui et tous ses
officiers saisissent les quatre coins de la nappe, et jettent par la
fenêtre tout ce qui se trouvait sur la table; puis, avec le plus grand
calme, le capitaine demande une poêle et du beurre, fait frire, au feu
de la cheminée, des piastres qu'il tire flegmatiquement de sa poche et
qu'il fait voler ensuite toutes brûlantes, sur la foule qui se presse au
bas des fenêtres. Les plus avides parmi les curieux se précipitent sur
les pièces d'argent; mais bientôt les cris de ceux qui se brûlent les
doigts en les saisissant, se font entendre, et tous mes corsaires de
rire aux éclats! C'était là le plaisir qu'ils attendaient pour leur
argent. Plus de cent piastres avaient passé de la poêle à frire, dans
les mains des habitans de Roscoff, qui ne prenaient plus les dernières
pièces qu'avec des gants ou entre le manche et la lame d'un couteau. Le
capitaine, pour couronner dignement cette soirée de folies, alluma sa
pipe avec un billet de mille francs, qu'il avait envoyé chercher chez
son correspondant. Le tout fut trouvé charmant et du meilleur goût du
monde.

Cette fièvre de grosses débauches, ce scandale de profusion, avaient
quelque chose de vague et d'irritant qui enchantait ma chaude
imagination. Je ne saurais dire combien j'admirais ces extravagances. Je
ne rêvais qu'au temps où je pourrais aussi, à mon tour, remplir toute une
ville du bruit de mes excès. Je faisais de mon mieux déjà pour imiter
la tournure et les manières de ces capitaines à la figure bronzée,
aux gestes saccadés, qui, en petite veste ronde et en chapeau de cuir
bouilli, se présentaient respectés et sans changer de ton, chez les
premiers négocians comme chez le dernier cabaretier. Oh! combien ces
hommes intrépides et simples, brusques et généreux, me semblaient
supérieurs à tous ceux qu'ils enrichissaient et qui s'humiliaient devant
eux avec leurs habits bien coquets, leurs gestes maniérés et leurs
petites voix caressantes! Les corsaires seuls me paraissaient des
hommes, tout le reste des femmelettes. Et l'on s'étonne encore que les
marins aient une si bonne opinion d'eux et un si grand dédain pour
la plupart des autres professions! Mais c'est qu'ils sentent, en se
mesurant avec le commun des hommes, tout ce qu'ils valent de plus que
les autres et tout ce qu'ils peuvent faire partout où on les laisse
développer les facultés qu'ils ont exercées dans les dangers de leur
métier.

Notre café de _l'Anglais sauté_ allait à merveille, avec de telles
pratiques. La coquetterie de Rosalie attirait tout le monde; mais elle
commençait à faire mon désespoir. Aussi, combien mon amie était-elle
ingénieuse à rassurer la jeune jalousie qu'elle paraissait voir avec
ravissement se développer dans mon coeur! Que de moyens délicieux
n'employait-elle pas pour me dédommager de la douleur des soupçons
qu'elle faisait naître dans mon âme quelquefois si injustement irritée!

Tu m'en veux, me disait-elle, de tous les frais que je fais pour plaire
à ces hommes-là. Mais sache donc, aimable petit mauvais sujet, que cette
coquetterie, dont tu t'alarmes, n'est qu'un sacrifice pénible que je
fais à ma position. Figure-toi combien je serai heureuse, quand je
pourrai te dire un jour: Tiens, Léonard, me voilà riche, et c'est à toi
que je dois mon bonheur. Maintenant, viens avec ton amie, partager une
félicité que je ne puis trouver qu'avec toi. Je ne veux pas d'autre ami,
d'autre amant, que celui qui a su le mieux m'aimer et me plaire.»

Je ne savais plus que reprocher à Rosalie, lorsqu'elle me parlait
ainsi. Le soir, assis auprès d'elle à son comptoir, en face de tous les
corsaires qui buvaient et chantaient bruyamment, sans faire attention à
nous, je m'endormais quelquefois, mes mains dans les siennes et la tête
appuyée sur ses blanches et belles épaules. C'était un enfant heureux,
jouant avec sa soeur bien aimée. Les corsaires ne nous étaient même
pas importuns: ils voyaient, comme une chose tout ordinaire, la tendre
familiarité de la maîtresse de la maison et d'un petit bonhomme sans
conséquence. Aussi, les plus galans, habitués à ne me regarder que comme
un très-faible obstacle à leurs prétentions amoureuses, ne cessaient-ils
d'adresser des billets doux, de pressantes déclarations à Rosalie, qui,
dans nos entretiens secrets, ne manquait pas de me donner à lire les
tendres aveux dont elle était l'objet. «Tu n'es pas mon amant, me
répétait-elle, tu ne peux même pas l'être. Eh bien! toi seul tu suffis
à mon coeur, et je sens que je serais moins heureuse, si je voulais
chercher, dans une antre inclination, le plaisir que je trouve à aimer.»

--Ma foi, lui disais-je, je ne sais pas bien encore si je t'aime; mais
tout ce que j'éprouve, c'est que je ne peux pas me passer de toi, et que
je me jetterais mille fois dans le feu, plutôt que de souffrir qu'on te
dît quelque chose qui ne te plairait pas. Tu vois bien cet ivrogne de
Bon-Bord, qui commandait notre prise: depuis qu'il est à terre, et qu'il
s'est un peu décrassé, il s'avise de faire le gentil auprès de toi; eh
bien! la première fois qu'il m'ennuiera, et cela ne tardera guère, je le
remoucherai d'importance.

--Allons, cruel petit, me répondait Rosalie en me prenant la tête entre
ses jolies mains, ne sois pas si emporté. A ton âge, il faut savoir ne
pas prendre ce ton que l'on n'excuse que dans les hommes faits. Sois
moins prompt à te fâcher, je t'en conjure: c'est ta bonne amie, ta bonne
soeur qui t'en supplie....

--Homme fait ou non, je te prouverai que je suis plus qu'un enfant pour
un garnement comme Bon-Bord.

Rosalie apaisait toujours par des cajoleries l'impétuosité de mon
caractère; mais, quelque empire qu'elle eût sur moi, le naturel
reprenait bientôt le dessus. Je redevenais le plus fougueux des enfans,
dès que ses yeux quittaient les miens, ou dès que ses caresses ne
m'enchaînaient plus auprès d'elle.

L'occasion de faire un mauvais parti au capitaine _Bon-Bord_ ne tarda
pas à s'offrir, ou, pour mieux dire, j'allai bientôt la chercher.

Un soir mon ex-capitaine de prise, entre au café, et d'un air assez
maladroitement fat, il se prend à dire je ne sais à quel propos, en
papillonnant autour du comptoir: _J'eus bien du plaisir ce matin_.

Comme il ne me fallait que le premier moyen venu pour lui chercher
querelle, je prends la parole et je lui réponds: Un autre dirait: _J'ai
eu bien du plaisir ce matin_.

--Et pourquoi _J'ai eu bien du plaisir_, plutôt que _j'eus bien du
plaisir?_

--Parce que, lorsqu'on veut faire l'aimable, il faut tâcher de parler
français et apprendre qu'il faut qu'il y ait au moins une nuit d'écoulée
entre l'événement raconté et l'instant où l'on parle, pour pouvoir
employer le _parfait défini_.

--Le _parfait défini!_ Tache d'apprendre à parler français aussi bien
que moi avant de m'ennuyer avec ton parfait défini, entends-tu, mauvais
allumeur de bout de chandelle!

Mon interlocuteur avait à peine prononcé ces derniers mots, qu'un flacon
de liqueur alla se briser sur son visage, avant qu'il pût parer ce coup
que je lui destinais et qu'il était loin d'attendre. Rosalie accourt et
voit Bon-Bord s'essuyant la figure d'un air à la fois piteux et indigné.
Rosalie en pleurs lui adresse les plus vives supplications pour le
calmer; mais sa colère s'irrite en raison des efforts qu'on fait pour
l'apaiser. «Si tu n'étais pas un enfant, un mousse, me disait-il en me
menaçant de la main avec laquelle il venait de se frotter la joue,
tu aurais ma vie ou j'aurais la tienne.» Moi, remis de mon premier
mouvement, j'approche Bon-Bord en sifflotant un petit air goguenard
et je lui dis à l'oreille: «Un mousse qui porte ce ruban-là à sa
boutonnière te prouvera qu'il vaut mieux qu'un capitaine qui s'est sauvé
lâchement comme une _cagne_, et je t'apprendrai, quand tu le voudras,
qu'on doit dire: _J'ai eu du plaisir ce matin_.»

--Non, moussaillon, je dirai toujours: _j'eus du plaisir_, si je le
veux.

--C'est ce que nous verrons.

--Tout de suite.

--A minuit, lui dis-je tout bas, en faisant lestement une pirouette à
ses côtés.

Rosalie se lamentait, nous séparait; elle tremblait qu'Ivon ne parût;
mais notre ami, occupé à danser dans un bal qu'il voulait bien nommer
une société _bourgeoise_, n'eut connaissance de cette affaire que
lorsqu'il n'était plus en son pouvoir d'en arrêter les suites.

Bon-Bord, tout gluant encore de la liqueur que j'avais fait ruisseler
sur ses joues et ses vêtemens, sortit en me menaçant. Je ne lui répondis
que par un sourire de mépris, et en continuant de siffler mon petit
air avec une apparence de tranquillité que je n'avais certainement pas.
Rosalie, fondant en larmes, me fit jurer et par notre amour et par la
tendresse que j'avais pour elle, que je ne provoquerais plus un homme
que j'avais si indignement outragé. Je promis tout ce qu'elle voulut,
avec un air de sincérité qui dut la tromper. Mais pour plus de sûreté
encore, elle exigea que j'allasse me coucher, et par une prévoyance que
les mères et les maîtresses ont seules, elle m'enferma dans ma chambre,
en prenant la clef dans sa poche.

Je me jette sur mon lit d'abord; à chaque quart d'heure, j'entendais
de petits pas faire gémir l'escalier, et l'oreille discrète de mon amie
s'appuyer doucement sur ma serrure pour entendre ma respiration que je
faisais ronfler pour la rassurer; mais vers minuit au moment où Rosalie
venait de faire sa ronde pour la sixième ou septième fois à ma porte, je
prends un drap que j'amarre à ma fenêtre, et d'un saut me voilà dans
la rue, me dirigeant chez Bon-Bord. Le pauvre homme ne m'attendait pas!
«Debout! lui criai-je: c'est un _mousse_ qui vient réveiller _son brave
capitaine_, pour lui prouver qu'il n'est qu'une cagne.» A ces mots le
capitaine se pique d'honneur, il prend son poignard, j'avais le mien,
nous marchons sur la jetée, qu'un réverbère éclairait encore. Je saute
à bord d'un caboteur amarré sur le quai, et deux espèces de manches
à balai, que je trouve sur son pont, nous servent à emmancher nos
poignards de manière à en faire des façons d'épée.

Y es-tu, Bon-bord? m'écriai-je.

--Oui, me répondit-il en se mettant en garde.

--Eh bien! dis, _j'ai eu du plaisir_, ou je te démâte?

--Non, _j'eus du plaisir, failli mousse!_

Nos bâtons se croisent alors: je pousse de mon mieux. Mon adversaire
rompt, en répétant: _j'eus du plaisir_. Je le poursuis, à la lueur du
réverbère, criant toujours: _j'ai eu du plaisir, capon!_ Enfin, je
sens mon poignard s'enfoncer, malgré l'arme de Bon-Bord, qui cède à la
violence de mon coup. Un cri part, et la voix affaiblie de mon ennemi
répète encore: _Ah!... j'eus du plaisir: j'eus du plaisir..., oui,
jusqu'à la mort!_ Un homme accourt à nous, en jurant: c'était Ivon,
qui, averti de mon évasion par Rosalie, me cherchait partout. Il trouve
Bon-Bord étendu à mes pieds: il entr'ouvre sa poitrine, voit sa plaie.
«Bah! dit-il, le Nom-de-Dieu n'est que blessé! Il est bien heureux: sans
cela demain je l'aurais tué.»

Mon pays prend le blessé sur ses épaules: il le conduit à l'hôpital, en
recommandant bien au médecin d'en avoir soin, et de le guérir le plus
tôt possible; attendu, ajoutait-il, que, quand il serait rétabli, il le
tuerait.

J'étais fort embarrassé de ma contenance, en rentrant au café.
Je composai, de mon mieux, ma figure encore tout émue; mais, en
m'apercevant les mains dans les poches et un sourire affecté sur les
lèvres, Rosalie s'évanouit: c'était de joie et d'ivresse: elle m'avait
cru perdu.

Le lendemain de cet événement, il fallut bien recevoir la morale d'Ivon.
Je m'y attendais, car c'était toujours à son lever, quand il n'avait
encore bu que quelques boujarons d'eau-de-vie, qu'il se sentait disposé
à parler raison. Il vint me trouver au lit.

--Sais-tu, Léonard, que tu m'as fait affront hier?

--Comment donc ça?

--Comment ça? Mais parce que tu as été te donner un coup de peigne sans
moi.

--Que veux-tu? Dans le moment j'étais hors de moi, et je n'ai pas eu la
patience d'attendre.

--Oh! ce n'est pas l'embarras, tu ne t'en es pas trop mal tiré; mais
vois-tu, si j'avais été là, ça t'aurait donné de la confiance, et tu te
serais fendu un peu mieux à fond... Ce pélerin-là n'est que blessé.
Dans quinze jours il courra comme un lièvre. Mais nous sommes là pour un
coup: il ne courra pas long-temps, je t'en donne mon billet.

--Pour moi, je ne lui en veux plus.

--Tiens, écoute, je pense à une chose: c'est que nous menons ici une vie
qui n'est pas _politique_. Je bois trop et je ne travaille pas du tout.
Toi tu n'as pas assez d'_âge de raison_, pour t'apercevoir qu'il y a ici
une femme qui finira par t'_abâtardir_ l'esprit et le tempérament, parce
qu'elle t'aime trop. Elle fera son malheur et le tien. Quand je te vois,
le soir, te caliner auprès d'elle, je me dis: v'là un petit _jeune gens_
qui serait mieux sur l'empointure d'une vergue d'_hune_, que sous le
vent d'un cotillon _fémilin_. C'est de la course qu'il nous faut et de
la lame du Ouest, et je commence proprement à m'embêter du métier de ne
faire rien à terre.

--Eh bien! que veux-tu que nous fassions? Notre petit corsaire d'été
n'est pas encore armé. Nous n'avons pas encore d'équipage.

--Pour l'armer, ce sera bientôt fait: je m'en va le faire gréer. Déjà je
lui ai donné un nom, et, en ce qui est de baptiser une embarcation, tu
peux t'en rapporter à moi.

--Et quel nom lui as tu donné?

--_Le Vert-de-Gris_. L'invention m'en est venue en lui _repassant_,
de l'avant à l'arrière, une couche de peinture verte. Il a l'air
actuellement d'une cage à poules.

--Quel drôle de nom que le _Vert-de-Gris!_

--Le nom est _reel:_ il n'est pas _sentimanesque_ ni _romancier_; mais
il tiendra bon. Si le capitaine qui l'a ramené de Saint-Malo, et qui est
allé à Brest, ne revient pas bientôt, pour appareiller avec, l'armateur,
qui est ici, m'a dit que je commanderais pour la première sortie. Alors,
tu deviendras mon second: t'es pas bien marin encore, mais c'est égal;
je te prends sous ma coupe; et va d'l'avant.

Je sentais bien, comme Ivon, qu'il fallait songer à quitter Roscoff.
Je le désirais surtout pour mon excellent ami, qui, trop disposé à
prodiguer ce qu'il avait reçu de ses parts de prise, dépensait son
argent, à courir de Morlaix à Roscoff, dans une mauvaise calèche, où
quelques autres matelots, comme lui, filaient le loch sur la route,
comme ils auraient fait à bord d'un navire. Ivon s'était aussi amouraché
d'une grosse servante basse-bretonne, qu'il avait retirée de sa cuisine,
pour la caricaturer en grande dame, et lui faire porter, comme il le
disait, un gréement complet de femme à la mode. Il fallait faire trêve à
toutes ces folies. Nous pensâmes à armer _le Vert-de-Gris_.

Une petite circonstance qui, pour tout autre jeune homme que moi,
aurait été indifférente, contribua à réveiller violemment la passion que
j'avais pour mon état.

Une nuit, pendant que ma bonne Rosalie me tenait à ses côtés près de
son comptoir, et cherchait en m'agaçant à se distraire de l'ennui de la
conversation des marins qui occupaient le café, le hasard voulut que les
quatre plus renommés corsaires de la Manche entrassent pour sabler
du punch. A l'aspect de cette réunion de célébrités flibustières, les
officiers et les matelots groupés autour des tables, se levèrent.
Chacun sollicita la permission de trinquer avec ces chefs illustres. La
conversation s'engagea bientôt et devint vive et animée. Les capitaines,
en remarquant l'intérêt avec lequel je les regardais et j'écoutais
leurs paroles, me donnèrent une poignée de main comme à une vieille
connaissance. On prit place, on se raconta les motifs pour lesquels
on avait relâché à l'île de Bas. On jura surtout beaucoup contre les
Anglais. Un des assistans, qui faisait chorus, eut à ce propos une
idée qui fut vivement applaudie par l'assemblée. «Parbleu, dit-il en
s'adressant aux quatre capitaines, puisque le hasard nous favorise
assez pour que nous vous possédions un instant dans notre société, vous
devriez bien nous raconter, messieurs, quelques uns de ces bons tours
que vous avez joués à l'ennemi dans vos nombreuses croisières. Le
capitaine Lebihan, avec son air de ne pas y toucher, en a fait de
fameuses, si l'on en croit l'histoire du pays; le capitaine Pelletais
est Dieppois, et il s'y connaît en fait de coups de Jarnac. Allons,
faites-nous la faveur de commencer, messieurs; et les capitaines
Ribaldar et Niquelet, j'en suis sûr, nous diront aussi ce qu'ils croient
avoir fait de mieux, dans leurs glorieuses campagnes.»

Les quatre capitaines parurent accepter de bonne grâce la proposition,
sans trop faire les modestes ni les fanfarons.

Je ne saurais dire avec quelle avidité je me disposais à entendre les
plus fameux loups de mer de la Manche raconter, chacun dans le langage
et avec le ton qui lui étaient propres, leurs exploits les plus
célèbres. Le capitaine Lebihan commença, à la sollicitation de ses
camarades, à narrer ainsi, dans son jargon moitié mauvais français,
moitié bas-breton, son aventure avec la frégate anglaise _la Blanche_.


Confession du capitaine Lebihan.


«Ma foi de Dieu, s'écria-t-il, comme en sortant d'un somme, je n'ai pas
à vous dire grand'chose qui soit digne de vous être récité, si ce n'est
que j'ai fait _vinir_ une fois _à_ la côte _un_ frégate _anglais_, oui
_anglais_, et _un_ belle frégate, pour le sûr.

»C'était avec une bonne brise, autant que je peux me le rappeler. Je
revenais avec mon corsaire, mon petit lougre, pour relâcher-z-à Portsal.
La frégate me chassait avec le jour tombant. Ma foi de Dieu, que jé dis
à nos gens: si celle-là veut mé suivre dans les cailloux, je le ferai
sé jéter dans les _berniques_ et dans les _omards_. Je fis _pitite oile_
pour mé faire chasser tout proche de la côte de Plouguerneau. Quand la
nuit fut venue, mé voilà-z-à relâcher dans un petit port où ce qu'il
y avait des douaniers. «_Attends_, que je dis à nos gens, jé m'en vas
aller à terre, parce que voilà la brise qui fraîchit et le courant qui
porte en côte. Pour lors que jé fus débarqué avec un fanal, jé dis à un
paysan, à un _guissiny_, quoi: prête-moi ta vache, mon ami, et le voilà
qui me prête sa vache pour un petit écu. Une fois que j'ai la vache,
j'amarre une patte de l'avant à ce pauvre animal pour la faire boiter,
et je lui suspends à la tête et entre ses cornes, mon fanal allumé.

»La vache, comme vous le sentez bien par vous-mêmes, commence à marcher
sans comparaison comme un navire qui tangue à la mer, avec un feu à son
pic. La frégate croit voir mon lougre tanguer à la lame. Ah! _dit-elle_,
apparemment, puisqu'il y a autant d'eau pour lui, il y en aura autant
pour moi. Pour lors, je m'en reviens à bord, et jé dis à nos gens: Mes
amis, il faut prier le bon Dieu, pour que la frégate se fiche à la
côte. Demain, nous ferons dire une messe. Le lendemain, _du_ matin, en
_régardant_ par-dessus une petite île, qui s'appelle Saint-Michel, et
qui était à tribord à nous, jé vois, oui, foi de Dieu, la mâture d'un
grand navire qui était au plein. C'était la frégate, _pas moins_. Ah! je
dis à l'équipage: le bon Dieu est juste; il y a des Anglais de noyés,
et _ferme_. C'était ma vache, avec son fanal, qu'ils avaient pris, oui,
aussi vrai que vous êtes des _honnête homme_, pour un feu de navire.
Aidé par mes gens, jé fis prisonniers, oui, _peut-être_, plus de quinze
douzaines d'Anglais, et jé volai tout d'abord de la frégate.»

La naïveté du récit du capitaine Lebihan amusa beaucoup tous les
auditeurs. Le Bas-Breton seul conservait son sérieux et sa plaisante
gravité. On engagea le capitaine Niquelet, de Saint-Malo, à prendre
la parole. C'était un homme passionné dans son langage, comme dans ses
actions, et qui s'exprimait bien. Il prit ainsi la parole après Lebihan.


Confession du capitaine Niquelet.


«Il y a à peu près un an, que, me trouvant, avec mon dogre, dans la
baie de Torbay, pour y chercher fortune, je trouvai un grand trois-mâts,
qu'escortait un brick de guerre anglais. La triste mine de mon petit
corsaire, qui avait plutôt l'air d'un charbonnier que d'un fin voilier,
n'inspira aucune défiance aux navires que je suivais. Le calme étant
venu avec le soir, mes deux bâtimens mouillèrent près de la côte, pour
étaler le jusant. Je fis semblant de continuer ma route, pour ne leur
donner aucun soupçon; mais je les relevai exactement au compas, afin
de venir leur rendre visite pendant la nuit. Une brume épaisse, qui
s'étendit bientôt sur une des mers les plus calmes que j'aie vues en
hiver, favorisa mon projet, au-delà de mes espérances. Je fis border mes
avirons, que j'eus soin de faire garnir au portage, avec de l'étoffe,
pour ne pas interrompre, par le bruit de la nage, le silence qui m'était
si favorable, et je gouvernai sur le point où j'avais relevé l'ennemi.
Quand je me supposai près du trois-mâts, je jetai l'ancre. En un clin
d'oeil, mon grand canot fut armé des hommes les plus intrépides
du corsaire. Je fis prendre à mon frère, qui commandait la petite
expédition que je préparais, le bout d'une drisse de bonnette, dont
j'amarrai une des extrémités à mon bord, et je lui dis: «Fais ce que tu
pourras; avec le bout de cette amarre, tu reviendras toujours à bord du
corsaire, malgré la brume, quand tu le voudras. Si tu réussis à enlever
le trois-mâts, tu auras soin de m'en avertir, en hallant l'amarre que
je tiens à bord, par trois fois de suite et à cinq minutes de distance.
Bonne réussite! Vous avez tous des poignards et pas de pistolets, c'est
vous dire assez la consigne: _Lestement et pas de bruit_.»

»J'avais recommandé à mon frère de nager toujours contre le fil du
courant, parce que j'avais eu la précaution de me mouiller dans les eaux
du trois-mâts. Mon frère, pour plus de prévoyance, avait eu aussi l'idée
de prendre avec lui un panier rempli de bouchons, qu'il devait jeter à
la mer pour me prévenir aussitôt qu'il serait arrivé sur l'arrière du
navire anglais.

»Il y avait à peine un quart d'heure que notre canot nous avait quittés,
que le courant, qui passait le long de notre bord, nous apporta des
bouchons flottans. C'est cela, me dis-je; L'amarre frappée à bord,
et dont mon frère avait pris le bout, ne tarda pas à frémir. Nous
l'entendîmes avec joie frapper la mer sur laquelle une légère pression
l'éleva par trois fois. Aussitôt, j'ordonne de lever l'ancre à jet, sur
laquelle j'étais mouillé, et je fais haller mon corsaire sur l'amarre,
que je savais bien être fixée à bord du trois-mâts. En quelques minutes
je fus le long du navire; mes gens sautèrent à bord sans obstacle. Je ne
trouvai sur son pont que ceux de mes hommes que j'avais envoyés dans mon
canot pour le coup de main. Mon frère me raconta qu'étant arrivé sans
être vu ni entendu, sur l'arrière du bâtiment, il était parvenu à
grimper avec trois des siens par les ferrures du gouvernail et par le
couronnment, jusque sur le gaillard d'arrière. Deux Anglais veillaient
seuls sur le pont: se jeter sur eux, les précipiter dans la calle,
fermer le capot de la chambre où dormaient le capitaine et les
officiers, et le logement de l'équipage où étaient les autres hommes, ne
fut que l'affaire d'un instant. Maître du trois-mâts, je fis passer mes
quatre-vingts meilleurs matelots sur la prise. J'ordonnai à mon second
de filer avec le corsaire, et de me laisser à bord de ma capture. Nous
attendîmes ainsi le jour.

»Ce jour désiré vint enfin, et il dissipa la brume qui toute la nuit
avait caché ma manoeuvre. Le petit brick de guerre sur lequel le
trois-mâts avait gardé une amarre, nous cria d'appareiller, croyant
toujours avoir affaire au capitaine qu'il escortait. Je fis, en effet,
virer sur mon câble, pour exécuter l'ordre; mais en appareillant, j'eus
soin d'aborder, comme par maladresse, le brick qui mettait aussi sous
voiles. A peine le capitaine du brick eût-il commencé à jurer contre ma
mauvaise manoeuvre, que tous mes forbans, couchés à plat-ventre à
l'abri des pavois, sautèrent à bord de l'ennemi. Une grêle de coups de
poignards et de pistolets fit l'affaire. Les Anglais surpris ne purent
se défendre qu'à coups de poing, contre mes corsaires, disposés à
l'attaque et armés de pied en cap. Deux jours après cette escobarderie
de flibustier, j'étais mouillé à Perros, avec mes deux prises; mais mon
maladroit de second, qui n'avait qu'à courir avec un bon marcheur sous
les pieds, pour gagner la terre, s'était fait prendre par une corvette.»

La petite _bamboche,_ il est _bien bonne_, s'écria le capitaine
Ribaldar, Portugais à l'accent plus que gascon, naturalisé en France,
par son intrépidité et ses courses célèbres dans la Manche. Je veux,
dit-il, vous _en raconter une adventoure_, qui me rappelle celle qué
vient dé vous dire le capitan Niquelet.


Confession du capitaine Ribaldar.


«_J'étais toumbé la nouit_, avec ma goëlette la _Revance_, dans _un
counvoi_ dé bâtimens qui venaient dé la _Zamaïque_, comme _on dirait
un loupe_ dans _une vergérie_. Les _frigates_ qui _escourtaient le
counvoi_, mé prirent pour un bâtiment anglais, par la raison que
jé faisais _coume_ les _austres_, les _signals_ qu'il fallait
répétitionner. Vers _lé_ soir, _j'aborde_ un grand trois-mâts, qué
j'avais choisi bien gros et bien _sargé_. Vous m'abordez, qué mé dit lé
capitaine _anglais_: par Diou, _jé crois_ bien que jé t'aborde, qué jé
lui dis; _jé_ té fiche à la mer si tu dis un soul mot; il sé tut et _jé_
mis à son bord vingt _bons_ gaillards. Une heure après, jé me laisse
culer sur la _quoue dou counvoi_, et z'aborde, coume par mauvaise
_manouvre encoure, oun_ autre gros papa dé navire: _Vous m'abourdez_, me
dit encore lou _bêtasse dé_ capitane: _touzours_ la même çanson, que
ze mé dis; en cé cas _touzours_ la même réponse. Oui, canaille, qué zé
t'aborde, que zé _loui_ dis. Il _vut_ faire lou _meçant; zé_ lé fais
zeter par-dessous _lou_ bord, _por nou_ pas faire _do bruit. Las
frigatignes_ quez escourtait _lou counvoi fount dos signals par la
nouit_; mes _dos prisès repetitionnent los signais coume los austros_
bâtimens _anglaisès. Mas oune_ fois la _nouit vénue, zé_ t'en _fice_,
va! _Moun coursaire_ et _los dos prisès_ laissent là _los counvoi_ et
forcent dé voile, bougre... Si z'avais ou doscents _houmes, z'aurais_
fait _vingto_ prisès; _zè les prénais conme aum assoume_ des veaux
marins, à coups dés bâtouns.»

--Mais en rentrant à Tréguier avec vos deux prises, demanda le capitaine
Niquelet à Ribaldar, n'eûtes-vous pas une affaire avec un lougre de
Jersey?

«Ah! si parblu! Une petite _bamboce militare!_ Cé _pétit_ coquin dé
lougre voulut tâter dé mes prises. Zé lé croçais à l'abourdage pour
arrêter _oun pu_ sa _marce_. Il me toua quinze houme; zé n'en avais plus
qué trente à bord; si _z'en_ avais eu soixante, il m'en _ourait toué_
trente; mais j'_ourais_ pris lé pétit bougré. Il sé sépara _dé_ moi avec
_zoie_. Une vraie _bamboce militare!_»

Quand le capitaine Ribaldar eut fini, et qu'il eut avalé un demi-bol
de punch, avant de rallumer sa pipe, les auditeurs s'écrièrent: A votre
tour, capitaine Polletais! Le vieux marin dieppois se gratta l'oreille,
sous son bonnet rouge; et, assez embarrassé de commencer sa narration,
il s'exprima cependant ainsi:


Confession du capitaine Polletais.


«Mes bonnes gens, je ne sais pas trop ce que je vous dirai. J'ai fait
bien des petites bourdes aux Anglais: on a tant _d'peine_ à _gagné_
sa _pauvre_ vie dans c'monde et à la mer surtout. Nous autres pauvres
pêcheurs je ne sommes pas bien malins, voyez-vous, mais je _fesons_ pas
moins _queuquefois not'petit_ bonhomme de chemin, quand l'bô Dieu veut
nous le permettre. Je vous dirai donc, pour vous dire queuque chose,
que les Anglais n'ont pas _touzours_ beau _zeu_ à s'risquè avec nos
corsaires _ed'la Mance_ et du Pas-d'Câlais.

»Une corvette voulut me chasser sur l'grand _lougre que v'savez_ vu et
que je viens _d'mouiller su_ le chenal. Je _laissai_ tomber _m'n'ancre_
sû la côte d'Somme en _dedâns_ des bancs à vue _d'l'Anglès_.

»La _corvette_ n'pouvant point _m'approcè, armit trouais embarcâtions_
pour _veni m'abordé_ dans la nuit. Z'_fis_ faire à bord mes filets
_d'abordâze_, et puis _z_'avais _dès_ doubles filets, _Vsavez biè_
ce que c'est qu'des doubles filêts, _ze_ pense? C'est-z-une manière
_d'grands filêts_ qu'on tend en dehors du _navire_, comme si c'étaient
_d'séventails qu'auraient_ des boulets au bout pour les faire _tombé_
comme des _pièzes_ à attraper des _renârds_. Les _trouais pénices
anglaises m'abourdirent_ à nuit et à _minuit_, _creyant_ qu'à l'heure où
se relevait le quart, il y aurait _d'la_ confusion à-bord. _Z' lès_ fis
sâler un petit brin à coups _d'fûsil_ et d'espingole. Mais _c'fut_
quand _ze commandè d'laisser tombé_ lès doubles ***, _filêts_ sur les
_pénices_ qu'ça fut un _drôleu d'çarivari_, m's amis! Tous _l's'
Anglès_ étaient happés comme des _mélans_ dans _eune_ seine. I's'
débarbouillaient comme des _pessons_ dans des _appléts_. Voyons que _ze_
dis à nos _zens:_ il faut _les_ faire _défilé_ la parade, et les _mette_
un à un dans la _câlle_. C'qui fut dit fut fait, et _biè_ vîte; et
toute _c'te mauvaise enzeance_ fut arrimée sous clé, les panneaux et
écoutilles _biè_ fermés. Avec c'te belle _fîçue_ cargaison, _ze m'dis:
Zean Micel_ Pelletais, tu seras _biè mâlin_ si tu fais _queuque çose
d'bon!_»

Tous les auditeurs se mirent à rire à celle saillie plaisante du vieux
corsaire dieppois, qui continua:

«Attendez donc, _m's'amis_; c'n'est point l'tout, _ze_ dis à mes _zens_:
Mes petites brebis, il vous faut sauter dans les _pénices anglaises_,
actuellement pour prendre une toulène _d'lavant_ du corsaire et râmè en
nous _rémoquant_, comme si les _pénices_ avaient enlevé l'lougre. Mais
criez-moi ferme un hourra pour faire _crouaire_ à la corvêteu _qu'ses
embarcations_ nous ont _happés_. Un _hourra_ qui aurait fait _tremblé_
la barbe du bô Dieu fut poussè par nos zens. _L'équipage_ de la corvêteu
y répondit par un aute _hourra!_

»Mes _trouais pénices nazant sur_ l'avant, _j'file_ mon câble, et mes
zens s'mettiont à _çanter_ des _çansons anglaises_, car les matelots
_d'cez_ nous savent tous aussi biè çanter, sans comparaison, comme
l'_zanglès_. La _corvéteu_ qui s'était _épuisée d'monde_ pour armé les
_pénices_, crut _bié_ qu'le corsaire était _prins_; mais quand ze fus
à _portée_ d'pistolet d'allé et qu'allé m'eut crié d'mouiller, mes
_trouais_ embarcations larguent la toulène et èlongent m'_n'anglès_.
_Ze_ l'aborde en même temps et ze l'envève tout comme _eune pleume!_
Qu'voulez-vous, mes bonnes _gens_, on a tant _d'peinne gagné sa_ vie
dans c'pauve monde!

»Ze n'pourrais point _biè v's dire_ la réception qu'on m'fit à _Câlais_
quand on vit rentré mon lougre avec une corvêteu _anglèse_ au derrière.
_Son altesse l'Empereu_ dès _Francès zuzea_ qu'il ferait _biè d'me donné
la queroix de la relizion_ d'honneur pour c'taffaire-là, et j'la _prins
c'te queroix_, que vos n'voyez ici qu'le ruban.»

Ces récits des hauts faits des capitaines que je voulais égaler,
enflammaient mon émulation. Dieu! que je souffrais, avec tant d'ambition
dans le coeur, de n'être encore, parmi les marins, qu'un enfant
inaperçu! A terre, me disais-je, un jeune homme peut, sans beaucoup
d'expérience ou du moins avec une expérience facile à acquérir, se
distinguer en exposant vaillamment sa vie dans cinq à six batailles;
mais, à la mer, c'est peu que d'être le plus brave; si l'on n'a pas
vieilli sur les flots, si, à force de pratique, on n'a pas acquis la
science difficile du marin, on végète, confondu parmi ces hommes que
l'on embarque sur le pont d'un navire pour appliquer leur force au bout
d'une corde, ou pour verser leur sang au premier commandement de leur
capitaine.

Je ne pouvais plus y tenir: il me fallait naviguer; c'est à la mer que
je voulais respirer: une sorte de maladie du pays se serait emparée de
moi si j'étais resté plus long-temps à terre. Je tourmentai Ivon pour
qu'il hâtât l'armement du petit corsaire qui devait nous conduire à la
gloire et à la fortune.

Un motif nouveau vint encore ajouter au désir que j'avais de quitter
Roscoff. Depuis quelque temps, j'avais cru remarquer dans Rosalie
une espèce de contrainte qui me désespérait et dont je ne pouvais
m'expliquer la cause. Ces caresses innocentes, auxquelles elle se
livrait auparavant avec tant d'abandon et de bonheur, semblaient
l'affliger et l'effrayer. Moi-même, quelquefois troublé, embarrassé,
quand je me trouvais tout seul avec elle, je commençais à rechercher
avec plus d'ardeur sa présence, qui cependant me faisait éprouver moins
de félicité qu'au commencement de nos naïves amours. Je sentais plus
que jamais je ne l'avais fait encore, que Rosalie me chérissait, et
son refroidissement apparent m'inquiétait peut-être moins qu'il ne
m'irritait. On aurait dit, toutes les fois qu'elle pressait vivement ma
main, ou qu'il lui arrivait de m'embrasser encore, qu'elle se reprochait
les marques de tendresse qu'autrefois elle me prodiguait avec tant de
plaisir et de confiance. Il me fallait sortir de cet état de gêne et de
doute. J'exprimai de mon mieux à Rosalie ce qui se passait en moi; je la
grondai presque du changement que je croyais avoir remarqué en elle. Un
amant bien expérimenté n'aurait peut-être pas mieux fait pour obtenir
beaucoup, que moi en cette circonstance pour n'obtenir qu'une simple
explication.

«Tu ne sais pas de quel poids tu soulages mon coeur, me dit-elle:
j'avais besoin de te confier aussi ce que j'éprouve depuis quelque
temps, et je n'osais pas commencer. Oui, je sens bien que, malgré la
mauvaise opinion que j'ai pu te donner de moi, je ne suis pas née pour
vivre avilie. Je t'aime cent fois plus que je ne saurais le dire;
mon plus grand bonheur serait de pouvoir te posséder comme mon amant,
pendant un jour, un instant, et de renoncer ensuite, s'il le fallait, à
tout, au monde, à mon avenir, à la vie; mais tu es un enfant, mais j'ai
quelques années de plus que toi, et je connais, mieux que tu ne peux le
faire encore, la conséquence d'une mauvaise action. Non, je combattrai
mon coeur, mes passions; je vaincrai mon délire et je ne te perdrai
pas. Qu'une autre femme que moi abuse de tes jeunes années. Qu'elle soit
heureuse en te laissant un souvenir que plus tard tu flétriras de ton
mépris; mais moi, qui veux sans cesse rester ton amie, après avoir été
ton guide, je ne consentirai jamais à devenir ta maîtresse à un âge
où tu ne peux pas faire un choix; à un âge où l'on m'accuserait non de
t'avoir cédé, mais de t'avoir séduit.... Léonard, il faut nous séparer
pour quelque temps...»

En prononçant ces derniers mots, Rosalie fondit en larmes; elle était
dans mes bras. Je ne savais qu'essuyer ses yeux et lui répéter ces mots
avec lesquels je l'avais souvent consolée.

«Oh! je me suis trop vivement aperçue, continua-t-elle, à tes regards
plus pénétrans, à tes caresses plus exigeantes, du désordre que notre
intimité, d'abord si ingénue, commençait à jeter dans tes sens. C'est
la séduction que je craignais le plus. C'est celle à laquelle je me sens
encore la force de résister aujourd'hui: demain il ne serait plus temps!
Je t'aime trop mille fois pour ne pas devenir coupable envers toi,
envers tes parens, si tu cessais de me regarder comme une soeur. Je ne
puis pas être ta maîtresse, sans renoncer à l'estime que je conserve
encore pour moi-même.»

Cette entrevue, la seule que j'eusse encore redoutée avec Rosalie,
produisit sur moi une impression que je n'avais pas encore connue.
Jamais encore Rosalie ne m'avait parue si belle, si touchante. Le
sentiment qu'elle m'exprimait me semblait si vrai! L'idée d'une
séparation prochaine donnait à cet entretien si intime, quelque chose de
si tendre, que ses caresses devinrent plus vives et plus dangereuses que
toutes celles que nous nous étions prodiguées.

«Oh! laisse-moi, laisse-moi, mon ami, s'écria-t-elle; c'est le moment de
nous séparer! Léonard, laisse-moi, je t'en supplie au nom de tout ce que
tu as de plus cher, laisse-moi...»

Le cabinet de Rosalie donnait sur le haut de l'escalier du premier
étage. Par un instinct que l'on commence à avoir à seize ans, quelque
novice que l'on soit, je remarque, pour la première fois encore, que la
porte avait un verrou: je saute sur cette porte, malgré les efforts
de Rosalie, et je la ferme; ce mouvement si vif, si déterminé, parut
l'épouvanter. Je m'approchai d'elle, elle recula vers la fenêtre de son
cabinet. «Au nom du ciel, dit-elle, ne m'approche pas; je ne sais ce que
je ferais si tu oubliais...» La fenêtre était ouverte; la poitrine
de Rosalie battait avec force, son regard avait quelque chose qui
m'étonnait; j'avance vers elle: elle jette un cri en se précipitant sur
le bord de la croisée. Au même moment, un grand coup de pied frappé dans
la porte du cabinet, renverse en dedans cette porte, sur les débris de
laquelle paraît Ivon!...

A l'aspect de mon mentor, se montrant comme un fantôme, je reste
stupéfait, et, à l'ardeur qui circulait dans mes veines, succède un
froid glacial.

--Vous êtes _un_ honnête fille, dit-il froidement à Rosalie, qui,
s'asseyant en désordre sur sa chaise, cachait sa tête en pleurs, entre
ses deux mains.

«Pour vous, mon pays, il est temps que vous filiez vos amarres par le
bout. J'étais là, et si Rosalie vous avait écouté, ça se serait passé
autrement; car je vous aurais coupé le sentiment _au ras de l'écubier_.»

Je ne savais que répondre à Ivon. Les bras pendans et la tête baissée,
je paraissais attendre l'arrêt qui devait me condamner.

Ivon sentit qu'il était temps de changer la conversation, jugeant, à
mon attitude, que j'avais compris suffisamment la leçon de morale qu'il
venait de me donner, avec son grand coup de pied dans la porte.

--Ah ça, vous ne savez pas une chose? C'est que je donne un grand bal à
tout Roscoff, avant le départ du _Vert-de-Gris_. Je veux griser tous
mes invités. J'ai commandé des musiciens à Morlaix, et des masques pour
amuser la société: Mam'zelle Rosalie fournira les rafraîchissemens. On
viendra en bas de soie et en culotte courte: je donnerai l'exemple. Ce
sera un bal décent; mais il sera permis de fumer dans la salle.

Comme je cherchais à prendre une contenance et à changer d'attitude,
je fis semblant de sourire au projet d'Ivon. Rosalie conserva son
air pénétré et rêveur. Nous parlâmes bientôt tous trois du bal que se
promettait de donner notre ami, et il ne fut plus question de la scène
qui venait d'avoir lieu; mais elle laissa dans le coeur de mon amie et
dans le mien une impression profonde.

Le _Vert-de-Gris_, le premier corsaire qui se trouvât paré à se montrer,
cette année, dans la Manche, était armé. Il avait été décidé qu'Ivon en
serait le capitaine. Je n'avais pu obtenir, en raison de mon âge et de
mon peu d'expérience, que le poste de lieutenant. Notre navire, long
de trente-sept pieds, de tête en tête, devait avoir quarante hommes
d'équipage, et nous n'avions pu encore trouver, pour l'équiper, qu'une
trentaine de matelots, nombre exact des avirons que pouvait border _le
Vert-de-Gris_, en temps calme. Le capitaine Ivon ne s'inquiétait guère
de l'insuffisance numérique de son équipage. «Quand viendra l'occasion
de faire un bon coup, je trouverai du monde.» Notre capitaine ne
songeait qu'à son bal. Des affiches placardées sur tous les murs de la
ville, et une publication au tambour, annoncèrent, comme on annonce une
vente par expropriation, le jour où la fête se donnerait.

Un magasin de liquides, décoré de pavillons et entouré d'estrades,
faites à la hâte, fut choisi pour le lieu de réunion. Une douzaine de
ménestriers de village composèrent l'orchestre. Tout le matériel du
café de Rosalie fut transporté dans la salle des rafraichissemens. Les
notables de l'endroit et tous ceux qui avaient pu chausser un bas
de soie, se rendirent à la galante invitation de mon capitaine. Deux
douzaines de contredanses à huit s'agitèrent en même temps, au premier
coup d'archet donné par l'orchestre. Des plateaux couverts de verres de
grog fumant, et de limonade punchée pour les dames, circulèrent, avec la
joie, dans les rangs des danseurs et des spectateurs.

A minuit, le bal était dans sa fleur. On chantait d'un côté, on buvait
partout, on dansait au centre et l'on fumait dans les coins. Ivon
recevait des félicitations des uns, des poignées de main des autres. Il
était enchanté. Mais, au moment où l'on allait manger les grosses
pièces de boeuf, les gigots et les jambons, qui composaient l'ambigu,
l'armateur du _Vert-de-Gris_ vint tout haletant, annoncer au Lucullus
de la fête, qu'un grand trois-mâts anglais, drossé par le calme et les
courans, avait été vu sur le point de faire côte dans le nord de l'île
de Bas. A ces mots, Ivon me prend par le bras, et m'ordonne de rallier
tous les gens de notre équipage, pour les faire embarquer _en double_.
La marée pressait: il nous manquait du monde; mais notre capitaine
trouva le moyen de s'en procurer. «Voyons, disait-il, qui veut
embarquer, pour douze francs par jour, à bord du _Vert-de-Gris_?--Pour
dix-huit francs?--Pour un louis?» A ce prix; une douzaine de matelots
désoeuvrés se présentent. On saute à bord, nous bordons nos avirons: on
charge tant bien que mal notre unique caronade et nos fusils, et nous
voilà partis, sortant tout en sueur du bal, pour amariner le trois-mâts
anglais, que notre petit corsaire seul pouvait, disait-on, aborder.

Dans une conjoncture moins sérieuse, j'aurais bien ri de voir mon ami
Ivon, encore en bas de soie et avec toute sa toilette de bal, courir
l'abordage d'un bâtiment ennemi; mais l'idée du danger, le souvenir de
Rosalie, que j'avais quittée sans lui dire adieu, remplissaient trop
ma tête, pour que je songeasse à la bizarrerie de notre départ et à
l'imprudence même de notre expédition.

L'ardeur que notre équipage et nos gens nouvellement engagés mettaient à
_haller_ sur nos avirons, était incroyable. La mer était calme comme de
l'huile, selon l'expression des marins. Nous ne tardâmes pas à quitter
la chenal de l'île de Bas, à franchir la passe de l'Est, et à revoir au
clair de lune, l'île près de laquelle, quelques mois auparavant,
nous avions fait sauter le _Back-House_. Notre capitaine Ivon n'y fit
seulement pas attention, tant les choses extraordinaires dont sa vie
avait été remplie étaient devenues vulgaires pour lui. Ses yeux de
lynx ne se promenaient que sur la partie des flots où il croyait devoir
apercevoir le bâtiment anglais qu'on lui avait signalé, et que nous
voulions attaquer.

A deux heures du matin, nous trouvant dans le nord-est de l'île de Bas,
à quelques lieues de terre, nous aperçûmes enfin le navire qui devait
devenir notre proie. Les rayons de la lune, projetés sur la surface
presque immobile de la mer, nous laissèrent distinguer une masse noire
au centre de ce réseau de jets argentés. Nous approchions à force de
rames le bâtiment, que le mouvement paresseux des flots balançait au
sein du calme et du silence le plus profond. Notre petite caronade,
chargée à double charge, était disposée à faire feu, et nos hommes parés
à larguer leurs avirons pour sauter à l'abordage. Une brise, la brise la
plus infernale que nous pussions recevoir, s'éleva sous de gros nuages
qui venaient d'envelopper la lune. Le hasard voulut que le trois-mâts,
dont les voiles battaient en calme une minute auparavant, se trouvât
tout justement orienté pour recueillir le premier souffle de ce vent
malencontreux, contre lequel nous jurions à faire trembler notre barque.
Il fila bientôt, et avant que nous eussions rentré nos avirons, hissé
nos voiles, et mis le cap en route, notre ennemi put gagner de la route
sur nous. Cette contrariété ne nous rebuta pas. Nous appuyâmes la
chasse à la proie qui voulait nous échapper. La clarté de la nuit nous
permettait encore de distinguer, sous le vent à nous, le point mobile
que nous voulions atteindre. A trois heures et demie du matin, nous nous
trouvions presque à portée de canon de notre Anglais. Mais la lune, déjà
à l'horizon, disparut et nous laissa quelque temps dans l'obscurité:
notre chasse continua.

Avec le jour naissant, nous aperçûmes le bâtiment, que nous prenions
toujours pour le trois-mâts chassé, à petite distance de nous; mais il
paraissait courir à contre-bord. Cette manoeuvre nous surprit. Quelques
uns de nos hommes crurent remarquer qu'il était beaucoup plus long et
plus haut sur l'eau, qu'il n'avait semblé l'être au clair de lune. Nous
n'étions pas d'avis de l'approcher; mais notre capitaine Ivon n'entendit
pas raison là dessus, «Croyez-vous, nous dit-il, me faire la loi comme
à ce brave capitaine Arnaudault, avec qui j'ai navigué dernièrement?
Allons donc, tas de _badernes: pare-à-virer adieu-val!_ et à
l'abordage!»

Nous virâmes de bord sur le navire anglais. En l'approchant, Ivon
lui-même trouva qu'il était gros; mais il attribuait l'apparence de son
volume à l'effet du mirage. Notre ennemi ne nous donna pas la peine de
l'aborder. Un coup de canon à boulet, qui nous dépassa à plus de deux
cents brasses, nous arracha toutes nos illusions: c'était un vaisseau de
80 canons.

Nous voulûmes fuir; ce fut en vain: dans quelques minutes nous nous
trouvâmes criblés de mitraille. «Capitaine, vint dire un matelot à Ivon,
le corsaire coule par un trou de boulet à la flottaison.--Eh bien!
bouche-le, _Lofia!_--Mais je n'ai rien pour le boucher!--Eh bien!
mets-y ta vilaine chienne de boule, qui n'est bonne qu'à ça!» Ivon
sifflait l'air de _Mesdemoiselles, voulez-vous danser_, pendant qu'on
nous mitraillait ainsi. L'équipage, couché à plat-ventre sous les bancs
de notre _corsaillon_, cria qu'il fallait amener. Force fut de nous
rendre au vaisseau, sous la batterie duquel nous nous trouvions
d'ailleurs affalés.

Notre vainqueur, voyant que nous nous rendions, mit en panne pour nous
donner la facilité de venir à lui. Aussitôt nous vîmes monter sur
ses basses-vergues des gabiers qui frappèrent lestement de fausses
balancines et des appareils de bouts de vergue. Les crocs des cayornes
d'étai furent affalés sur la chaloupe du vaisseau, et bientôt nous
aperçûmes, de notre petit corsaire amarré le long du bord au vent, cette
chaloupe s'élever au-dessus des bastingages de notre ennemi. «Que diable
cet Anglais-là veut-il donc faire, en mettant sa chaloupe à la mer?
répétait Ivon, irrité d'attendre qu'on lui ordonnât de monter à bord du
vaisseau. Il n'a pas cependant besoin de faire tant d'embarras pour
nous amariner, puisque nous voilà le long de son bord comme une
_poste-aux-choux_»[1] Ennuyé d'attendre les ordres du commandant anglais
pour grimper à bord du vaisseau, notre capitaine voulut y monter tout
seul.--«_Be quiet, be quiet, Sir_, lui cria le commandant d'une voix
rauque et enrouée.--Mais que diable veut-il donc faire, cette espèce de
charabia?» répétait encore Ivon.

[Note 1: _Poste-aux-choux_, nom que l'on donne à bord des vaisseaux,
à l'embarcation qu'on envoie à terre chercher les provisions et les
légumes.]

La manoeuvre du vaisseau, dont il ne pouvait se rendre compte, ne tarda
pas à s'expliquer pour nous.

Aussitôt que la chaloupe du _Gibraltar_ (c'était le nom du vaisseau
anglais) se trouva mise à l'eau, sous le vent, une douzaine de matelots
descendirent, s'affalèrent à notre bord, tenant à la main les bouts de
deux forts grelins, dont ils passèrent les doubles sous la quille de
notre pauvre _Vert-de-Gris_. Quand ces sortes de fortes élingues furent
croisées sur notre pont, et que les fausses balancines et les cayornes
de dessous le vent furent passées du bord du vent, le vaisseau
contre-brassa un peu ses basses vergues: les appareils furent frappés
immédiatement sur nos élingues, et, au bruits des sifflet perçans des
_bossmen_, tout l'équipage anglais, courant sur le pont et riant aux
éclats, se mit à hisser en l'air notre corsaire et nous, à la place de
la chaloupe qu'on venait de débarquer!.... Notre indignation ne peut
se peindre. Traiter un corsaire français comme la _poste-aux-choux_ d'un
vaisseau! Nous essayâmes en vain de sauter de notre navire sur le pont
du Gibraltar; impossible: des sentinelles nous empêchèrent de quitter
notre poste. La place de la chaloupe, qu'avait prise le _Vert-de-Gris_,
entre le grand mât et le mât de misaine du vaisseau, était tout juste
la mesure. Le commodore anglais avait décidé que nous serions conduits
ainsi, à bord de notre bâtiment même, jusqu'à Plymouth. La consigne fut
suivie.

On se ferait difficilement une idée de notre position humiliante, et des
tristes réflexions qu'elle nous suggérait. Quelle figure allions-nous
faire à Plymouth, devant une foule attirée par le spectacle d'un
vaisseau anglais, débarquant un corsaire français, avec tout son
équipage, comme on débarque un canot-major ou le canot d'un commandant!
Ivon, transporté de rage, voulait se tuer. Nous l'avions amarré, pour
l'empêcher de se jeter à la mer ou de se donner un coup de poignard.
Chaque fois qu'il voyait paraître le commandant ou un officier anglais,
sur le gaillard d'arrière et près du grand mât, il l'injuriait,
l'insultait, jusqu'à ce que la rage lui eût fait perdre haleine.

Nous arrivâmes bientôt à Plymouth, sur le _Gibraltar_, ou plutôt sur
notre corsaire, porté par le vaisseau anglais.




5.

PRISONS D'ANGLETERRE.


Captivité.--Vices et amours des Prisons.--Les _forts à bras_.--Les
corvettes, les Laïs, les Romains, et les _raffalés_.--Notre
Introduction.--Morale d'Ivon.--Autres amours.--Tentative d'évasion.--Le
tron est vendu.--Madame Milliken.

Tant qu'il restera un souvenir chez les nations policées, on se
rappellera avec horreur les prisons d'Angleterre, cloaques infects où
des milliers d'hommes allaient s'entasser sous la main de la vengeance,
pour oublier dans l'excès du malheur et des privations, tout ce qui fait
la civilisation et l'humanité.

Ces théâtres affreux d'une captivité et d'une proscription de chaque
jour, situés aux environs de villes opulentes, répandaient au loin l'air
impur qui s'exhalait de leur sein; à une lieue des prisons, la terre
cessait de produire, frappée qu'elle était de stérilité; et les
oiseaux mêmes fuyaient l'atmosphère empestée qui enveloppait ces vastes
charniers d'où un murmure confus s'échappait comme ces plaintes qu'on
dit sortir des entrailles de l'enfer. C'était là que des masses de
Français expiaient le tort d'avoir servi leur patrie et le chef qu'ils
avaient choisi pour les gouverner.

On a déjà dit les incroyables tortures que pendant onze ans avaient eus
à subir les mille ou douze cents prisonniers qu'on enfermait à bord de
chaque ponton. Je ne parlerai ici que des prisons de terre.

Deux ou trois grandes casernes, dans lesquelles on aurait logé à peine
cinq à six cents soldats, suffisaient pour emprisonner trois à quatre
mille Français. Des morceaux de toile suspendus dans tous les sens,
depuis le pavé jusques à la toiture de ces édifices délabrés, servaient
de lits aux captifs; quatorze onces de pain noir et six onces de
mauvaise viande ou de morue putréfiée, étaient jetées chaque jour à
chacun d'eux; c'était leur nourriture.

Une veste et un pantalon de serge jaune, marqués au coin du roi
d'Angleterre, leur était donnés pour braver la rigueur des hivers
pendant plusieurs années. On leur permettait à certaines heures du
jour, d'aller respirer l'air dans la boue d'une grande cour non pavée,
entourée de murs sur lesquels veillaient les impassibles sentinelles
préposées à la garde de la prison; mais lorsque le soir de l'été venait,
avec ses douces émanations, porter la fraîcheur dans le _Pré_ (c'est
ainsi qu'on nommait la cour de la prison), les geôliers avec leurs clefs
énormes, les soldats avec leurs longues bayonnettes, faisaient rentrer
comme un vil troupeau, ces groupes d'hommes qui demandaient à jouir
encore d'un air moins impur que celui qu'ils allaient humer avec la
mort, dans les étables où on les parquait pour la nuit.

La captivité est sans doute un supplice horrible pour ceux qui
n'ont commis d'autre crime que celui d'avoir succombé en combattant
loyalement; mais il était encore, dans les prisons d'Angleterre, un mal
plus horrible à endurer que celui d'une réclusion sans espoir; c'était
le spectacle de la dépravation, que les privations de toute espèce
engendraient au milieu de tant d'hommes entassés, pêle-mêle, avec toutes
les passions et les vices qui fermentent, qui se déchaînent au sein des
cloaques où l'on persiste à établir son règne.

Les gens qui ont été assez heureux pour ne pas être témoins des excès
auxquels peut s'abandonner la nature humaine, livrée sans frein à
ses instincts les plus grossiers, se refuseront toujours à croire des
rapports que l'on pourrait supposer dictés par l'exagération ou la
misantropie. Mais la vérité est là, et il ne suffit pas de la contester
froidement pour l'anéantir: elle ne doit pas épargner notre malheureuse
espèce, ni cacher à notre délicatesse les faiblesses auxquelles peut
descendre cette humanité, que par une erreur, qui même est aussi une
faiblesse de plus, nous nous obstinons à regarder comme une nature
privilégiée.

Un vice honteux, dont le nom seul est un outrage à la pudeur, un vice
que l'antiquité a chanté et que la barbarie tolère aujourd'hui à peine,
régnait avec frénésie dans les prisons. J'ai vu des actes de mariage,
gravement rédigés et signés de bonne foi, dans des lieux où il n'y avait
qu'un sexe. J'ai vu, enfin, des asiles de prostitution ouverts à la
frénésie de la corruption, au milieu d'une société de captifs, si l'on
peut appeler société une foule de malheureux enchaînés comme des tigres
dans un repaire effroyable. J'ai vu des jeunes gens se donner la mort
en duel, en se disputant les faveurs de ceux qu'ils appelaient leurs
maîtresses. Il y avait enfin, en prison, de l'amour, des mariages, des
rivalités, des infidélités et de l'adultère; et cependant, comme je l'ai
fait déjà remarquer, il n'y avait là qu'un sexe!

La force physique avait parmi les prisonniers ses privilèges, ses
flatteurs et ses victimes. La brutalité, sous ses formes les plus
hideuses, opprimait là le droit, la nature et la pudeur.

Les athlètes, rois de ces cachots impurs, composaient une espèce de
corporation: on les nommait les _forts à bras_.

Les _forts à bras_ obtenaient leur titre après avoir fait leurs preuves
à la force du poignet, et après avoir terrassé ou tué leurs adversaires.
Les vainqueurs étaient portés en triomphe et promenés sur le bouclier,
dans toutes les salles de la prison, musique en tête, et la foule
de leurs admirateurs en queue. Ils étaient alors admis dans la bande
privilégiée des tyrans du _Pré_.

Ils s'attribuaient la surveillance des jeux de hasard: leur intervention
mettait fin aux débats entre les parties contendantes, et ils
s'emparaient quelquefois même des pièces de tous les procès, qu'ils
suscitaient et dont ils s'arrogeaient fièrement la connaissance.

Les _Corvettes_ (qu'on me permette ce mot depuis long-temps consacré)
employaient toutes les ressources de leur dégoûtante coquetterie, pour
plaire aux _forte à bras_. Ces messieurs, c'est des derniers que je veux
parler, accordaient, en échange des faveurs qu'ils obtenaient de leurs
Laïs masculines, la protection qu'ils étendaient sur tout ce qu'ils
pouvaient trouver de plus odieux et de plus obscène encore qu'eux-mêmes.

La plupart de ces gladiateurs étaient des gabiers de navires, des
matelots, dont la force physique et le caractère brutal s'étaient
développés dans l'exercice de leur rude profession. Quelques _forts à
bras_ régnaient par la terreur sur la faiblesse, à plus d'un titre: ils
étaient maîtres d'armes, bâtonnistes, professeurs de savate ou de boxe.
C'est dans les endroits disposés pour les jeux de quilles ou de boules,
qu'ils établissaient ordinairement leur gymnase.

Quand une querelle éclatait parmi les prisonniers, ils s'établissaient
aussitôt juges du camp, et, pour peu que deux adversaires se montrassent
disposés à vider leur différend par les armes, les champions se
rendaient dans une salle de la prison réservée aux combats singuliers.
Là, les hérauts d'armes remettaient à chacun des combattans un bâton
au bout duquel on attachait un rasoir ou une branche de compas; et, en
présence de tous les curieux attirés par l'appât du duel annoncé, le
sang jaillissait sur l'arène, et le mort ou le blessé était transporté
à l'hôpital, lieu funeste où l'avarice présidait encore aux soins que
l'humanité, même la plus égoïste, ne peut pas toujours refuser à la
souffrance.

Les _Romains_ formaient une classe de parias parmi les prisonniers.
Voici l'origine de cette dénomination singulière, sous laquelle on
désignait les rebuts des prisons d'Angleterre.

Les jeux de dés étaient courus par les hommes qui, avec une conduite
irrégulière, cherchaient une distraction à leur ennui ou à leur misère.
Il n'était pas rare de voir les prisonniers risquer sur un coup de
_paroli_ jusqu'à leur ration du jour, leur hamac et leurs vétemens,
et lorsque dépouillés par la fortune du jeu, de leur habit ou de leur
unique pantalon, ils allaient grossir le nombre des _raffalés_, ils
se retiraient avec ceux-ci dans un des coins de la prison, où ils se
parquaient avec humilité. Là, couchés entièrement nus sur le sol ou sur
de mauvaises planches, et se rapprochant le plus possible les uns des
autres, pour avoir moins froid, ils se tournaient à la fois, à certaine
heures de la nuit, au coup de siffle de celui qu'il avaient proclamé
leur _général_. Forcés de quitter leur repaire, quand il fallait
nettoyer les dalles infectes sur lesquelles ils croupissaient, on les
voyait dans le _Pré_, greloter pendant une ou deux heures, et cacher
sous leurs mains tremblantes, les parties secrètes, que les sauvages
mêmes ont la pudeur de couvrir d'une natte ou d'une feuille de latanier.

Le gouvernement anglais, sollicité par les commandans des prisons,
d'accorder quelques lambeaux qui servissent à cacher l'affreuse nudité
de ces misérables, envoya enfin dans chaque _Pré_ quelques centaines de
vieilles couvertures, et bientôt on vit se pavaner dans les _cours_,
ces pauvres diables se drapant dans leurs manteaux de laine usée,
comme autrefois les sénateurs dans la pourpre _romaine_. L'épithète de
_Romains_ leur fut donnée; elle convenait à leur tournure, et elle tint
bon. On ne les connut plus que sons ce nouveau sobriquet.

Mais au milieu de tant d'horreurs, de tant de misère et de tant
d'objets dignes de dégoût ou de pitié, les arts et l'industrie, qui
s'introduisent avec les Français jusque dans les cachots, venaient
apporter quelques consolations aux victimes de la politique anglaise.

La paille, tressée par les prisonniers pour former des chapeaux de
femmes, offrait à leur oisiveté un travail dont le produit servait à
acheter le pain qui leur manquait. Un homme en s'occupant à faire de
la tresse pendant dix à douze heures par jour, gagnait seize à dix-huit
sous de France. Ces tresses de paille, achetées par des prisonniers
qui les revendaient aux soldats de la garde de la prison, donnaient
quelquefois un si grand bénéfice aux marchands en gros, qu'au bout de
dix à onze ans, on a vu _des négocians de prison_, ramasser des fortunes
de trente à quarante mille francs, en vivant, même dans la captivité,
avec une certaine aisance.

Dans la plupart des prisons, les commandans anglais avaient permis aux
captifs d'élever dans les cours de petites cabanes où l'on donnait
à manger à la carte. Rien n'était plus singulier que d'entendre un
prisonnier, portant sa ration de pain noir sous le bras, demander
impérieusement la carte au garçon, qui servait du beef-steak à quatre
sous, aux gastronomes et aux Lucullus de cette autre Rome.

Thalie avait aussi ses autels, et même ses prêtresses dans ces tristes
lieux où la misère et le désespoir semblaient seuls pouvoir trouver
accès: on jouait la comédie jusque sur les pontons. Mais quelle comédie
et quelles actrices! Il suffira de dire que les jeunes premières de la
troupe des prisons faisaient, parmi les spectateurs, beaucoup plus de
conquêtes que n'en comptent les plus jolies danseuses et les premières
cantatrices de notre Académie de musique.

Il y avait aussi dans les prisons un autre culte que celui des Muses.
D'anciens enfans de choeur, se rappelant la messe qu'ils avaient servie
dans leur jeunesse, célébraient tous les dimanches, sous les costumes
sacerdotaux, l'office divin, que quelques fidèles venaient écouter
dévotement. A Stapleton, par exemple, c'était un officier de l'armée
expéditionnaire de Saint-Domingue, qui avait été revêtu des fonctions
épiscopales. Un autel peint sur un mur, et terminé par quelques marches
en relief, lui tenait lieu de tabernacle: deux ou trois petits mousses
l'assistaient dans la célébration de l'office, et répandaient autour de
lui les nuages d'encens du sacrifice. Tout cela se faisait sans rire. La
nécessité, et le sentiment profond de toutes les privations, sauvaient
du ridicule ces réminiscences grotesques des pratiques de la société.

Les sciences exactes et les mathématiques surtout étaient cultivées avec
persévérance et succès par quelques prisonniers. Des officiers de marine
avaient ouvert, pour les jeunes gens qui désiraient s'instruire, des
cours de géométrie, de navigation, de langue anglaise et de grammaire
française. Des musiciens se réunissaient pour donner de petits concerts,
les danseurs pour monter des bals.

Des jours de fête se levaient quelquefois même pour les malheureux
prisonniers. Chaque province célébrait, à une époque marquée de l'année,
un anniversaire cher au pays où l'on était né. Les Bretons et les
Basques se distinguaient surtout par l'espèce de culte qu'ils avaient
voué à la patrie absente. Ces deux peuples de nos provinces sont
peut-être parmi les Français, ceux qui conservent le plus long-temps
les nuances qui les distinguent des autres populations de la France.
Un Breton ne croyait guère avoir retrouvé un compatriote en prison, que
lorsqu'il avait serré la main d'un autre Breton.

Un grand nombre d'officiers de marine et de l'armée de terre expiaient
dans les fers le tort d'avoir voulu se soustraire, par la fuite, aux
vexations auxquelles ils n'étaient que trop souvent exposés dans les
cantonnemens. Les marins, en revoyant sous les mêmes chaînes qu'eux
les officiers qu'ils avaient pris en aversion, à bord des bâtimens de
l'État, se plaisaient à leur faire sentir la supériorité qu'ils avaient
acquise sous l'empire de la loi commune du besoin et de l'impunité:
souvent on voyait un matelot insulter l'orgueil révolté d'un de ses
anciens chefs, pour avoir le plaisir de le battre ensuite, ou de le
livrer aux huées de la démocratie de ces sales républiques.

Les militaires cependant surent toujours se préserver de ces déplorables
excès. On les voyait même, lorsqu'un de leurs officiers venait partager
leur sort, redoubler d'égards envers lui, en raison de son malheur et de
l'autorité qu'il avait perdue sur eux. Il n'est pas sans exemple que des
soldats aient nourri de leurs épargnes ceux de leurs anciens chefs que
le peu d'habitude des travaux manuels réduisait à la ration insuffisante
de la prison. C'était la dignité de l'épaulette qu'ils ne voulaient pas
laisser tomber, disaient-ils, tant une discipline admirable conservait
encore d'empire sur ces hommes que la captivité avait cependant
affranchis du joug de toute subordination.

Si l'on avait à déplorer les moeurs intérieures des prisonniers, c'était
avec un juste sentiment d'orgueil, du moins, que l'on retrouvait dans
leur attitude en face de l'étranger, toute la fierté de la nation à
laquelle ils appartenaient encore par un beau côté. Rarement les prêtres
émigrés parvenaient dans les hôpitaux à recruter parmi les malades
convalescens quelques traîtres pour l'armée ennemie. Presque jamais
les prisonniers ne s'abaissaient à solliciter l'aumône des dames ou
des gentlemen que la curiosité attirait sur les murs des prisons pour
contempler ou pour plaindre les souffrances dont elles étaient le
funeste théâtre. Lorsque la nouvelle d'une victoire pénétrait dans ces
sombres asiles, c'était au cri de _vive l'empereur!_ qu'elle y était
accueillie. Plus les prisonniers enduraient de privations, et plus
les souvenirs de la patrie, à laquelle ils offraient leurs derniers
sacrifices, semblaient leur devenir chers. En 1814, lorsque, délivrés
d'une captivité de onze années, ils retournaient en masses vers Calais,
ils donnèrent une preuve bien frappante de leur dévouement à Napoléon
détrôné, en répondant par des cris de _vive l'empereur_, aux cris de
_vive le roi_, avec lesquels des piqueurs anglais annonçaient sur la
route l'approche de la voiture qui portait Louis XVIII à Douvres.

La justice, à laquelle toutes les sociétés d'hommes reviennent toujours
comme à une règle, si ce n'est comme à une vertu, avait aussi parmi
les prisonniers français des tribunaux, un président et des juges. Les
causes étaient plaidées et les jugemens exécutés à l'heure même et sans
appel.

Le corps judiciaire était composé des notabilités qui, par leur force
ou leur adresse, exerçaient déjà une certaine, influence sur la majorité
des justiciables. Le chef des maîtres d'armes était ordinairement
investi de la présidence de la cour, pourvu qu'il sût lire. L'espace
pris à une douzaine de hamacs, et entouré, d'une mauvaise toile, servait
de palais et de siège au tribunal. Le prévenu paraissait escorté par
les robustes agens de cette force publique, qui résidait surtout dans la
force physique de ses exécuteurs. Le plaignant était interrogé, et quand
l'accusé était condamné pour vol (la justice ne connaissait que de
ce genre de délits), on l'amarrait à une épontille où il recevait dix,
quinze, vingt ou vingt-cinq coups de bouts de corde, selon la gravité
du délit ou de ses circonstances. Cette pénalité, empruntée à la
jurisprudence maritime, était la seule que l'on connût en prison.

C'est dans un de ces gouffres qu'en arrivant à Plymouth sur le vaisseau
_le Gibraltar_, nous fûmes jetés à trois ou quatre heures du soir. Les
grilles de la prison américaine furent ouvertes pour tout l'équipage du
_Vert-de-Gris_. Quand devaient-elles se r'ouvrir pour nous!

Il nous fallut traverser une haie de geôliers avant de parvenir à la
dernière barrière, contre laquelle nous aperçûmes avec horreur, des
spectres vivans qui se pressaient pour nous demander des nouvelles de
France.

Ivon, comme je l'ai déjà dit, avait été pris en culottes courtes et en
bas de soie; et pendant la traversée à bord du _Gibraltar_, il n'avait
pu, à son grand dépit, changer sa toilette contre un costume plus
conforme à sa nouvelle position. En arrivant dans la prison, nommée la
_Prison-Américaine_, il fut obligé de se montrer avec sa parure de bal,
aux forts-à-bras, qui promenaient des regards scrutateurs sur chacun des
nouveaux arrivés.

--Excusez, dit l'un des athlètes; ne vous gênez pas! Ce monsieur arrive
en prison en mollets, et après que le bal est fini.

--Oui, malin, répondit Ivon, et en mollets de seize pouces, encore.

--Monsieur a de la chair de reste, à ce qu'il paraît; mais il lui en
dégringolera avant six mois.

--Il en restera encore assez, à celui-là après le _dégringolage_ pour
ton chien et pour toi, vilain marcassin! Viens-y mordre, répondit Ivon,
rougissant de colère et se flattant le mollet, comme pour allécher son
aggressenr.

--Mais, si monsieur veut bien le permettre, nous essaierons un peu,
repart le _fort-à-bras_ en jetant son chapeau à terre, et prenant une
attitude gymnastique.

Ivon n'était pas très-patient. Peu familiarisé avec les règles
académiques de la boxe, il allonge un bras nerveux sur le _fort-à-bras_,
qui lui riposte par un coup de poing sur l'oeil. Ivon ne se connaît
plus: criblé de horions, il imprime ses doigts musculeux dans les flancs
essoufflés de son adversaire, à qui il fait perdre la respiration; et
l'enlevant au sol sur lequel le fort-à-bras cherche inutilement à se
retenir, il le jette expirant sur l'arène, par-dessus sa tête qu'il
lui a préalablement enfoncée dans la poitrine. Le _fort_ tombe sur le
carreau, d'où on l'enlève sans connaissance comme un cadavre, pour aller
le faire saigner à l'hôpital ou le déposer mort à l'amphithéâtre.

A peine cette victoire fut-elle remportée, que mon Ivon est saisi par
les spectateurs enthousiasmés, qui le montrent triomphant au dessus de
leurs têtes, aux prisonniers, avec ses bas de soie déchirés, son visage
ensanglanté, et son oeil hors de son orbite. Le soir de son apothéose,
le héros Ivon était ivre mort. Il fut reconnu nonobstant pour un des
rois du _Pré_.

Quant à moi, j'attendais paisiblement que l'enivrement de la victoire
et de la forte bière se fût dissipé chez mon glorieux ami, pour pouvoir
obtenir, par la protection du vainqueur un hamac et une petite place
dans la prison. Cette faveur ne se fit pas longtems attendre.

Le lendemain de son succès, il me prit par la main, et eu présence de
la respectable assemblée des forts-à-bras, il adressa cette courte
allocution à ses nouveaux confrères:

«Je connais les usages de la prison. Mais le premier qui dira un mot
plus haut que l'autre à ce petit lapin, qui est un de mes pays, aura
affaire à moi Ives-Marie Lagadec de Lannilis. C'est tout, mes amis.»

Chacun me toisa, comme pour prendre bonne note de l'avertissement:
jamais il ne m'arriva d'être insulté dans la prison, malgré mes quinze
ans, mes cheveux bouclés et ma jolie figure.

En prenant connaissance des êtres de notre nouveau gîte je rencontrai
d'anciennes connaissances avec ravissement. Le brave capitaine
Arnaudault, qui s'était fait couler sur le _Sans-Façon_, était devenu
marqueur de billard, sous un hangard ou un _négociant en paille_
avait fait élever un établissement. Le fils du capitaine s'était fait
professeur de mathématiques. Tout l'équipage du _Sans-Façon_ se trouvait
dispersé dans cet amas de captifs; et chacun y gagnait sa vie selon
ses moyens, son industrie ou sa friponnerie. Le Capitaine d'armes du
_Sans-Façon_, à qui j'avais enlevé Rosalie, me regarda cinq à six fois
de travers; mais, après lui avoir proposé d'arranger notre affaire dans
la salle de duel, il me laissa tranquille. Ivon d'ailleurs crut devoir
lui souffler dans l'oreille trois ou quatre mots, qui eurent pour effet
de me conquérir son indulgence.

Le bon Ivon ne tarda pas à être remarqué par l'autorité, qui cherchait à
mettre dans ses intérêts les prisonniers dont le nom exerçait sur leurs
collègues un certain empire. On lui proposa bientôt la place de _maître
cook_, et il se chargea volontiers de distribuer la soupe et la ration
de pain et de viande, aux homme du numéro 1.

Les principes d'Ivon n'étaient pas toujours fondés sur la morale la plus
pure; mais ses calculs, ne manquaient pas toujours de justesse, ni de
portée s'ils manquaient quelquefois de scrupule.

«Vois-tu toute cette canaille? me disait-il souvent; eh bien! si je
m'avisais de ne pas lui rogner la portion, elle nous mépriserait parce
que nous serions trop misérables pour l'éclabousser. Au lieu
qu'en faisant _mon beurre_ sur chaque ration, je puis tous les jours
payer quelques quartes de bière, et me faire des amis de tous ceux que
je vole proprement. Dans le _Pré_, avec les airs de richard que je me
donne, on recherche ma protection. Nous vivons bien et nous faisons
envie à tous le monde; ça ne vaut-il pas mieux que de _ralinguer_ et de
faire pitié à ce gibier-là?» Et après cela, nous buvions force bière
chaude et force gin. Nous nous portions tous deux à merveille.

»Ecoute-moi, ajoutait cependant Ivon, tu es _éduqué_, Léonard, ce n'est
pas pour te flatter, ni moi non plus; mais je ne sais pas lire plus
que mon nom, je n'ai pas besoin, au bout du compte, d'être savant; toi,
c'est différent, il faut que tu apprennes encore quelque chose si c'est
possible. Il y a des _génies_ en prison: deviens génie comme eux, tant
que tu pourras, et je paierai ton apprentissage; car plus tu dépenseras,
plus la ration des _pensionnaires_ du numéro 1 sera petite. Ce n'est pas
ça qui me gêne. Tu es joli garçon, mais ça n'est encore rien; ce
n'est pas avec des femmes comme Rosalie, que nous devons rouler notre
palanquin, c'est avec des hommes et de vrais matelots. Ah! si nous
pouvions déguerpir de ce chien de domicile forcé!» Et en disant
ces mots, Ivon poussant de gros soupirs qui soulevaient sa poitrine,
regardait les murs de la prison.

Pour moi je ne soupirais qu'au nom de Rosalie. «Ce n'est pas l'embarras,
reprenait-il, les femmes peuvent être bonnes à quelque chose
pourtant. Il y a par exemple madame Milliken, la femme du _purser_ de
_Mill-Prison_, qui l'autre jour, en dehors de la barrière, m'a demandé
comment tu t'appelais.

--Quoi? cette jolie dame qui montre quelquefois sa tête à la fenêtre du
bureau?

--Précisément. Est-ce que tu aurais déjà mis le cap dessus?

--Non, mais l'autre jour elle m'a fait signe d'avancer sous ses
croisées, et elle m'a jeté un nouveau Testament que voilà!

--Le beau fichu cadeau qu'un Nouveau Testament! C'est bien la peine
d'appeler quelqu'un, pour lui envoyer un livre de cette espèce dans la
main! Mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Il faut songer à _jouer des
jambes_, le plus tôt possible, et à mettre l'Anglais dedans; car, quand
bien même je gagnerais de l'argent plein la calle d'un vaisseau à trois
ponts, la liberté sera toujours pour moi la liberté, vois-tu?

--Et quel moyen employer pour sortir d'ici?

--Depuis quinze jours, toute la prison travaille à un trou d'un
demi-quart de lieue de long. Chaque piocheur prend, dans sa poche, la
terre que nous grattons la nuit, et puis il la jette dans les latrines
du pré pour cacher la farce que nous voulons jouer à l'Anglais.

--Pas possible!

--Tout est possible à qui veut respirer la _belle air_ et manger des
choux de France. Dans trois jours, tu me diras des nouvelles de mon
trou; car c'est moi qu'on a nommé maître de ce trou-là.

--Mais si un traître venait à découvrir aux Anglais?...

--On l'escofie, et c'est toujours une petite consolation.

Le trou se minait effectivement chaque nuit. L'issue que l'on voulait
pratiquer à l'extérieur devait donner dans un champ, situé à plus de
trois cents toises des murs. Il fallait voir avec quel mystère et quelle
ardeur les prisonniers passaient les nuits, pour creuser ce souterrain
par lequel toute la prison devait s'échapper! Le projet des premiers
évadés était d'égorger les sentinelles anglaises dans leurs guérites, et
de massacrer tous ceux qui se présenteraient ensuite à leurs coups, si
les cinq mille échappés étaient assez malheureux pour ne pas trouver les
moyens de gagner la mer. Ivon, comme un des acteurs les plus actifs et
les plus utiles, devait passer un des premiers. L'orifice intérieur du
trou était recouvert, chaque matin, avec une précaution telle qu'il
était impossible aux balayeurs des salles, d'apercevoir les traces de ce
travail nocturne.

Un misérable, espèce de fou, qui portait le sobriquet de _Jean-Café_,
et dont personne ne se défiait assez, trahit notre secret et vendit ses
compatriotes aux Anglais. Peut-être aussi la joie que les prisonniers
firent éclater, le soir où nous devions tous nous évader, décela-t-elle
nos projets. En parvenant deux à deux à l'issue extérieure de
l'excavation, les premiers engagés furent reçus par un détachement
de soldats écossais qui s'emparèrent de tous ceux qui, en sortant du
souterrain, croyaient déjà respirer l'air de la liberté qu'ils avaient
si chèrement achetée. Dans moins de cinq minutes, les prisonniers
pressés dans le boyau firent connaître à ceux qui n'attendaient que
leur tour pour les suivre, que le trou était vendu!... Rien ne pourrait
peindre l'indignation des prisonniers à ces mots terribles: _le
trou est vendu! le trou est vendu!_ Des imprécations effroyables
annoncèrent le sort réservé aux traîtres. Ivon, que j'avais accompagné
dans l'obscurité jusqu'au milieu du trajet, revint tout pâle; c'était la
première fois que je le voyais dans cet état. Il venait de poignarder
un soldat écossais au moment où celui-ci voulait l'arracher des bords
de l'issue extérieure, pour le jeter au _black-hold_ avec les autres
prisonniers arrêtés en s'évadant.

Le tambour battait autour de _Mill-Prison_. L'alarme était donnée, le
tocsin sonnait à Plymouth; les régimens qui avaient couru aux armes, se
pressaient autour des murs. On nous cria d'éteindre les lumières dans
les salles; personne n'obéit, et les gardes firent feu jusqu'au jour sur
des malheureux que les balles venaient percer jusque dans leurs hamacs.
Mais les prisonniers menaçaient de tuer quiconque parmi eux éteindrait
une des lumières; c'était le seul héroïsme qu'il leur fût permis
d'opposer à la rigueur inouie de leurs massacreurs.

Le lendemain de cette nuit cruelle, on permit au tiers des prisonniers
de sortir pendant quelques heures dans la cour de la prison. Ces instans
rapides furent employés à rechercher les traîtres. Un prisonnier se
mit en tête de fouiller _Jean-Café_, sur le quel on avait commencé à
concevoir quelques soupçons: on trouva deux ou trois guinées dans les
poches de ce misérable, qui ne vivait auparavant que des aumônes que
lui faisait la pitié de ses compatriotes. «C'est lui qui nous a vendus,
s'écriait-on de toutes parts: il faut le tuer.--Non, fit entendre
Ivon, d'une voix terrible; _Il faut auparavant le flétrir_.» Et comme
si chacun eût deviné l'idée funeste de ce juge inflexible, on enlève
cet infortuné qu'on livre à ceux qu'on nommait les _piqueurs_, et qui, à
coup d'aiguilles, dessinaient sur les bras des matelots ces symboles
et ces devises ineffaçables dont ils aiment à se tatouer. La tête de
_Jean-Café_ est rasée. On l'étend comme un cadavre à disséquer, sur
une table; les mains de quatre _forts-à-bras_ retiennent ses membres
palpitans, comme dans des étaux, et les piqueurs les plus habiles
tracent sur son front, de la pointe de leurs aiguilles rapides, cet
arrêt éternel d'une justice atroce: FLÉTRI POUR AVOIR VENDU
5,000 DE SES CAMARADES DANS LA NUIT DU 4 SEPTEMBRE 1807.

Un cri de joie féroce s'éleva à la dernière lettre de cette effroyable
inscription. C'était leur proie que les spectateurs impatiens de
l'exécution, demandaient avec fureur. A moi le reste, dit Ivon avec une
cruauté solennelle qui commandait une sorte de respect même à la rage
des assistans. Les larges mains de mon camarade s'étendent sur le
supplicié; il l'enlève à moitié expirant au dessus de sa tête; la foule
l'accompagne comme si elle suivait un drapeau qu'il aurait arboré. Il se
dirige vers un des puits de la cour, et rendu là, le dernier exécuteur
de l'arrêt qui était dans les coeurs, précipite le malheureux
_Jean-Café_ dans le fond du puits, que tous les prisonniers travaillent
à combler de pierres. Chacun voulut jeter un pavé de la cour, sur le
corps de la victime.

«Justice est faite, dit Ivon avec calme, en montant sur les rebords du
puits, qui venait de servir de tombeau à _Jean-Café_.»

Tous les prisonniers se découvrirent en signe de satisfaction et
de respect pour l'arrêt qui venait d'être exécuté d'une manière si
tragique.

Les Anglais apprirent bientôt cette exécution. Ivon ne perdit pas
cependant sa place de maître cook; car il faut dire à la louange de
nos ennemis, que s'ils se servaient quelquefois des traîtres qu'ils
parvenaient à rencontrer dans nos rangs, contre nous, ils ne nous
réduisaient pas au moins à la honte de les respecter, ni au désespoir
de les épargner. Le commandant de la prison, à qui les geôliers
rapportèrent l'événement du _Pré_, leur répondit: «A leur place, j'en
aurais fait autant, et à la mienne, chacun d'eux ferait ma réponse.»

Selon les pronostics des anciens prisonniers, qui savaient la
bienveillance que commençait à me témoigner, la femme du commissaire de
la prison, je ne pouvais guère tarder à recevoir des marques efficaces
de la protection de cette dame, dont le coeur s'était montré déjà fort
compatissant pour quelques uns des plus jolis garçons du _Pré_.

Peu de jours, en effet, après notre malheureuse tentative d'évasion,
le commissaire me fit demander, à ma grande surprise. Je croyais que
c'était pour me remettre quelques lettres de France, arrivées par les
parlementaires, qui, alors, entretenaient encore des communications
entre les deux pays. Il s'agissait de tout autre chose.

--Savez-vous écrire? me demanda M. Milliken, en assez bon français.

--Oui, monsieur le commissaire.

--Voyons, tracez-moi quelques lignes sur ce papier.

Le commissaire trouva que j'avais une assez belle main. Il me dit
qu'ayant besoin d'un commis pour tenir le rôle des prisonniers, il
obtiendrait, comme il l'avait fait déjà pour quelques jeunes gens, la
permission du commandant, de m'employer dans ses bureaux, et que je
n'entrerais dans la prison que pour y coucher; mais que, du reste, je
resterais soumis à la surveillance, qui ne permettait pas aux Français
de sortir de l'enceinte des murs. J'acceptai, avec reconnaissance,
une proposition qui devait adoucir les momens d'une captivité dont je
n'entrevoyais pas encore le terme.

Le lendemain de mon entrevue avec le commissaire, je fus installé près
de lui, à une petite table, sur laquelle on me fit copier des rôles
nominatifs. A l'heure du dîner, une jolie femme de chambre m'apporta
quelques friands morceaux sur lesquels je jugeai décent de ne pas
assouvir mon appétit, déjà trop excité par le jeûne et le régime de la
prison. Quelques jours se passèrent ainsi. Le soir, je rentrais dans le
_Pré_, pour en sortir le lendemain matin, et continuer une besogne qui
commençait à m'ennuyer. Mais un pressentiment, qui ne fut pas trompé,
me faisait entrevoir, vaguement, le moment où quelque incident heureux
viendrait rompre la monotonie de mes occupations.

Un matin, où mon commissaire s'était absenté pour assister à un conseil,
à Plymouth, madame Milliken, que je n'avais pas encore vue depuis
que j'étais établi dans les bureaux de son mari, vint négligemment
feuilleter quelques papiers, près de la table où je m'étais blotti, sans
oser lever les regards sur elle. Devinant sans doute, à l'embarras de
ma contenance, qu'il fallait entamer la conversation avec moi, pour
arracher quelques mots à ma timidité, elle me demanda, en essayant
de parler français, si je me plaisais mieux dans les bureaux du
commissaire, qu'en prison. Ma réponse, quoique fort pénible, ne fut pas
douteuse; mais je la fis sans oser encore lever les yeux. La jolie femme
de chambre entra en ce moment: cette jeune camériste de madame Milliken
me paraissait avoir avec sa maîtresse une familiarité peu ordinaire. La
dame me questionna sur mon âge, sur ma famille, sur quelques unes des
circonstances de ma vie, si malheureusement commencée. Quand je lui dis
que je n'avais pas encore seize ans, elle s'écria, en jetant sur moi des
regards où se peignaient à la fois la bienveillance et la compassion:
_poor fellow!_ Et Sarah, sa jolie servante, de répéter: _poor fellow!_
Mon écriture devint bientôt l'objet de l'examen et de l'admiration de
ma protectrice, qui la trouva superbe, quoiqu'elle n'eût rien de bien
extraordinaire. Madame Milliken me quitta en m'engageant à continuer
d'être bien sage, et à lire le Nouveau Testament qu'elle m'avait donné.
A ces mots je tirai de la poche de ma veste le livre qu'avait tant
dédaigné mon ami Ivon, et que je n'avais seulement pas entr'ouvert deux
fois. La vivacité que je mis à montrer ce volume à madame Milliken,
parut la flatter, et un _good-bye_ bien affectueux, répété avec une
expression très-marquée, me fit comprendre, malgré mon peu d'habitude,
que cette première entrevue n'avait pas déplu, et que ma timidité même
n'avait pas manqué d'une certaine adresse.

Ce jour-là, mon dîner se ressentit de l'intérêt que je crus avoir
inspiré à la maîtresse du logis. Je me trouvai servi comme un prince,
et Sarah eut des attentions nouvelles, qu'elle me prodigua avec un
sentiment qui me rappelait celui qu'elle avait exprimé, en répétant
après sa maîtresse, le _poor fellow!_ Ce _poor fellow_ ne tarda pas à
devenir le plus heureux de tous les prisonniers.

Avant d'aller plus loin je dois peut-être dire ce qu'était la femme qui
va occuper un instant la scène, dans le petit drame de mes aventures.

Madame Milliken était une belle brune de 25 à 26 ans, fraîche comme
presque toutes les jeunes Anglaises, et vive comme il en est peu qui
le soient parmi elles. La mauvaise éducation qu'elle passait pour avoir
reçue donnait à sa physionomie quelque chose de hardi, qui ne mentait
pas. Bonne, capricieuse, indiscrète et passionnée, elle faisait, avec
tous ses défauts et deux ou trois excellentes qualités, le bonheur d'un
mari confiant et facile, qui la croyait la plus fidèle des femmes, parce
qu'il était le meilleur et le plus honnête des hommes.

M. Milliken, appartenant à une bonne famille, avait eu le tort de
choisir son épouse dans un rang inférieur au sien; et en descendant
jusqu'à elle, il n'avait pas trouvé dans sa femme assez de ressources
pour l'élever jusqu'à lui. Mais son aveuglement était tel, et l'illusion
du premier sentiment, qui lui avait fait épouser sa maîtresse, s'était
si heureusement prolongée au delà de l'hymen, qu'il croyait encore que
l'entraînement qu'elle avait montré pour plusieurs jeunes prisonniers,
n'était chez elle que l'effet d'une vertu compatissante, qui devait lui
rendre encore plus chère la femme à laquelle il s'était uni en dépit
de ses parens. Des désordres enfin, qui étaient connus de tous les
prisonniers, étaient encore un mystère pour le plus abusé et le plus
content des époux des trois Royaumes-Unis.

Plus la femme me témoignait d'affection, plus le mari se croyait obligé
de m'en montrer aussi. Je devins l'enfant gâté de la maison, et
quand, le soir, je quittais les deux époux pour retourner à la prison,
j'entendais ma protectrice, placée à sa fenêtre, plaindre au bruit
des verroux que les geôliers avaient ordre de m'ouvrir, le sort d'un
malheureux enfant réduit à passer toutes les nuits dans un cachot. Je
ne puis, sans faire d'étranges réflexions sur l'adresse des femmes et
l'aveuglement des maris, me rappeler une scène délicieuse entre les deux
époux, Sarah et moi.

Ma protectrice voulait m'apprendre à prononcer, en présence de son mari,
quelques mots d'anglais, que je répétais avec une incorrection dont
ils s'amusaient beaucoup et qui faisait rire Sarah jusqu'aux larmes.
M. Milliken, occupé à écrire et tiraillé sans cesse par sa femme qui
voulait attirer son attention sur moi, s'impatientait, en souriant de
ses agaceries et des distractions qu'elle s'efforçait de lui causer.
«Quel dommage, disait-elle, qu'avec une aussi jolie petite bouche,
cet enfant-là, M. Milliken, ne parle pas anglais!» Puis, s'adressant à
Sarah: «Voyez-donc comme il a les dents belles et les lèvres fraîches!
Dirait-on que ce pauvre enfant a déjà tant souffert?»

Ce _pauvre enfant_, oui je vous conseille de le plaindre! répond Sarah!
Ce _pauvre enfant!_ c'est un petit pirate... Si vous saviez ce qu'il a
déjà fait, le mauvais petit drôle! On m'a conté qu'il avait fait sauter
tout un bâtiment en l'air.

--En effet, dirait-on, repart madame Milliken en me dévorant de ses
beaux grands yeux noirs, que si jeune, si doux, et avec sa jolie mine
si caressante, ce petit damné ait déjà couru les mers, affronté mille
dangers?... Quel dommage que la mort eût frappé une tête comme cela!...
Mais voyez donc, madame, reprend Sarah, s'il n'a pas l'air de la plus
innocente des filles, avec ses longs sourcils, ses regards à moite
baissés et ses joues rosées comme une pêche...

Le bon monsieur Milliken souriait des remarques significatives de sa
femme avec un air qui semblait dire: Vous êtes toutes les deux plus
enfans que cet enfant-là. Sarah me donnait de petites tappes bien
mignardes, bien irritantes sur la tête, et sa maîtresse la grondait
avec douceur, en lui disant qu'elle finirait par me faire mal. Et moi,
heureux de toutes ces folles cajoleries qui m'encourageaient, j'oubliais
mon travail, j'embrassais à la dérobée les mains agaçantes de ma
bienfaitrice, et j'allais presque jusqu'à ne vouloir plus penser à
Rosalie. Bientôt je poussai l'audace jusqu'à hasarder, en folâtrant, un
baiser qu'on me pardonna en riant. Plus tard enfin on fit plus que de me
pardonner mes gauches tentatives. On les provoqua. Et Rosalie!
Rosalie!... je ne l'oubliais cependant pas; j'éprouvais même, au sein
d'un bonheur qu'elle ne m'avait pas encore fait connaître, que cet amour
qui ne s'efface jamais du coeur date de la première femme que l'on a
aimée et non de celle qui la première ne vous a plus rien laissé à
désirer.

Oh! qu'avec l'expérience que j'ai aujourd'hui, je plains les femmes qui
cherchent à s'attacher un jeune homme, en jetant pour la première fois
dans ses sens surpris, cet étrange délire après lequel il n'est plus
d'illusion! Si les plus coquettes savaient ce que nous éprouvons
après avoir connu les premières faveurs qu'on nous accorde, elles ne
chercheraient plus bien certainement à nous fixer, en ravissant à leurs
rivales l'occasion de ne plus nous laisser rien à espérer. Combien la
satiété suit de près nos premières conquêtes!




6.

L'ÉVASION.


Nouvelles de France.--Nous brûlons la politesse aux Anglais.--Une bonne
idée.--Le spectacle.--Le cotillon-misaine.--Heureuse rencontre en mer.

Un homme fait aurait, à ma place, trouvé dans la captivité même, un
bonheur que beaucoup de gens à bonnes fortunes ne rencontrent pas
toujours dans le monde. Une maîtresse belle, agaçante; les soins de
toute une famille pour qui j'étais devenu un enfant chéri; des plaisirs,
de l'abondance, tout concourait à ma félicité; mais à seize ans, mais
avec une imagination dévorante comme la mienne, mais avec des souvenirs
comme ceux qui me tourmentaient et avec la passion que j'avais pour
une carrière sitôt interrompue, on ne peut être heureux dans l'enceinte
d'une prison, cette prison fût-elle un palais enchanté. Les exigences de
madame Milliken, et cet empire qu'à mon âge on est forcé de subir quand
il est imposé par une femme comme celle à qui j'avais affaire, devinrent
un supplice pour moi. Il fallait un aliment à ma bouillante activité,
contrariée par l'excès de mon bonheur même. J'étais dans l'abattement,
je cherchais à me réveiller, à changer de situation d'esprit, sans
savoir trop ce que je désirais, sans me plaindre même de ma position.

Des lettres, de l'argent, un portrait arrivèrent de France à mon
adresse. C'étaient des lettres de mes parens, de l'argent qu'ils
m'envoyaient; c'était le portrait de Rosalie, de cette bonne Rosalie
qui, voulant aussi contribuer à adoucir mon sort, avait économisé
vingt-cinq louis qu'elle me priait d'accepter comme un ami accepte
quelque chose de la main de sa meilleure amie. En apprenant ma captivité
par les papiers publics, elle avait supplié tous les capitaines de
corsaire de s'intéresser à elle, à moi, et de m'échanger contre les
premiers prisonniers qu'ils feraient à la mer, et qu'ils auraient
occasion de renvoyer en Angleterre. Elle avait donné mon nom, mon
signalement à vingt capitaines qui lui avaient promis de combler ses
voeux. Son portrait, elle me l'envoyait pour que je me rappelasse
quelquefois une femme qui ne vivait que pour m'aimer; et puis arrivaient
les conseils les plus tendres, les plus sensés sur la conduite que
je devais tenir en prison, les protestations les plus vives d'un
attachement que l'absence n'affaiblirait jamais.

Ce lettres me remplirent de bonheur et d'impatience. Dans l'excès de ma
joie j'allai trouver Ivon, ce brave Ivon, dont Rosalie me parlait aussi
avec sa bonté ordinaire. C'était à lui seul que je pouvais confier ce
que j'avais de trop dans le coeur. Il reçut ma confidence avec calme.
Le maître cook Ivon n'avait pas vu sans quelque déplaisir l'empire
que madame Milliken avait pris sur ma jeunesse. Il s'en était expliqué
quelquefois entre nous deux, en termes assez peu flatteurs pour
ma nouvelle conquête et pour moi-même. Ce qu'il parut voir de plus
avantageux dans l'envoi que venaient de me faire Rosalie et mes parens,
c'était l'argent, qui pouvait nous procurer les moyens de déserter, et
il ne lui fut pas difficile, dans la disposition d'esprit où venaient de
me jeter les lettres de notre amie, de me faire accueillir des projets
d'évasion. Ivon s'était assuré, par les rapports qu'il avait entretenus
à la barrière avec quelques marchands anglais du dehors, les moyens de
s'échapper et de se cacher à Plymouth jusqu'à ce qu'il pût trouver une
occasion favorable de traverser la Manche et de passer en France. Il ne
fallait pour cela que vingt-cinq guinées. Allant chaque matin entre les
deux portes extérieures pour remplir les fonctions de sa charge dans la
prison, il lui était assez facile de _brûler la politesse_ aux Anglais;
mais moi je l'embarrassais: la jalouse surveillance qu'exerçait à mon
égard madame Milliken, rendait mon évasion presque impossible. Cependant
il fallait tout risquer. Il fut convenu, après bien des irrésolutions,
des discussions et des projets aussitôt rejetés que conçus, que mon ami
s'échapperait comme il le pourrait, qu'il irait m'attendre en lieu sûr
à Plymouth, et que j'irais le rejoindre quand une occasion opportune se
présenterait.

Quelques jours après l'adoption définitive de ce plan, mon Ivon avait
pris la clef des champs. Resté seul en prison, car il était tout pour
moi, je n'eus plus de repos sans lui. Ma situation devint insupportable.
Je ne rêvai plus qu'aux moyens que je pourrais employer pour rejoindre
celui qui, depuis si long-temps, m'avait tenu lieu de famille, de frère
et de patrie.

Madame Milliken remarqua trop bien mes inquiétudes, mon ennui et le vide
peu flatteur pour elle, que la fuite de mon compatriote avait laissé
dans toute mon existence. Elle redoubla d'empressement, et me devint
deux fois plus importune, par cela même qu'elle croyait devoir redoubler
de soin, et aussi peut-être par cela que j'étais moins disposé à
supporter ses obsessions.

Un jour où elle folâtrait comme d'habitude avec moi, il lui prit
fantaisie de me jeter sur la tête un de ses chapeaux, dont elle me
noua, avec agacerie, les rubans sous le menton. Sarah trouva que cette
coiffure m'allait à ravir, et qu'elle me donnait un air encore deux
fois plus fripon. Le bon M. Milliken était absent. Toujours disposée à
s'extasier sur la douceur de ma physionomie et la blancheur de ma peau,
Madame Milliken appuya sur la remarque de sa femme de chambre, qu'elle
trouva fort juste.

--Oh! madame, dit celle-ci, la bonne idée! si nous habillions ce petit
morveux-là en femme?

--Quelle folie! répondit la maîtresse; et tout en faisant mine de
regarder comme une extravagance la _bonne idée_ de sa soubrette, la dame
avait déjà dénoué ma cravate. L'une me passe un schall sur les épaules,
après que j'eus défait avec assez peu de complaisance, ma veste et mon
gilet. L'autre abaisse et replie en dedans mon col de chemise, non sans
faire remarquer encore la blancheur de mon cou. On m'arrange les cheveux
sous mon vaste chapeau. On dénoue et l'on renoue une seconde fois les
rubans qui le fixent sur ma tête. Il ne manquait plus qu'une robe. Mon
travestissement, commencé dans le bureau même du maître de la maison,
ne pouvait guère s'achever que dans l'appartement de la maîtresse, et la
porte de communication était ouverte. Une robe m'est jetée sur le lit,
et, sans attendre qu'on m'indique ce qui me reste à faire pour compléter
ma toilette, je devine ce que je dois exécuter sans le secours de mes
deux habilleuses. Un des médecins de la prison, homme grave, sentencieux
et assez malin observateur, entre en ce moment dans le bureau. La porte
du cabinet se ferme sur moi, sans que Sarah ait le temps d'entrer. Sa
maîtresse se défiait trop de l'adresse qu'aurait pu mettre sa confidente
à m'aider dans les apprêts de ma parure, pour ne pas mieux aimer me
laisser seul, au risque de m'habiller gauchement, que de m'habiller bien
avec l'aide de sa suivante.

L'appartement dans lequel je me trouvais seul pour la première fois,
donnait sur une rue parallèle à l'un des murs de la prison. Ses fenêtres
entrouvertes me laissaient respirer un air qui me semblait embaumé:
c'était l'air de la liberté. Je regarde dans la rue: personne ne se
montre sous les croisées; il n'y avait qu'un premier étage à sauter:
j'avais déjà passé ma robe. Ma résolution est bientôt prise. Je me
laisse couler le long du mur, me voilà dans la rue, et je me trouve vêtu
à peu près en lady, allant je ne sais où, fort embarrassé de mon nouveau
costume, et de la tournure que je devais prendre sous une robe qui
s'entortillait à chaque pas dans mes jambes.

Ivon m'avait bien donné l'adresse de l'hôte chez lequel il devait
m'attendre. Mais comment trouver cette maison? comment, sachant à peine
l'anglais, demander sans risquer de me trahir, les renseignemens qui
me sont nécessaires? Bah! me dis-je, je courrai toutes les rues de
Plymouth jusqu'à ce que je lise sur les maisons du coin, le nom de la
rue qu'il me faut découvrir.

Je marche en essayant de modérer la vigueur et la longueur de mes pas,
croyant toujours attirer sur moi les yeux de tous les passans, et avoir
la foule à mes trousses.

Mon maudit pantalon, que j'avais conservé sous ma robe, retombait
toujours sur mes souliers, et je n'osais pas m'arrêter pour le relever.
Aucun endroit assez isolé ne se présentait à mes yeux, pour que je
pusse procéder sans danger à l'opération que cet inconvénient rendait
nécessaire. Enfin, je trouve une rue qui paraissait conduire hors de la
ville: je la suis, pendant une demi-heure, et, quoique presque seul
sur le chemin, je crains encore de faire une station, pour réparer le
désordre de ma toilette. Un homme, en longue barbe rousse, tenant, à la
manière des juifs, une petite étale de quincaillerie, sur son ventre, se
présente à moi. Ses yeux, sur lesquels j'ose à peine jeter les miens,
en pressant le pas, paraissent me fixer avec attention. Je marche plus
vite: le juif me suit, en criant, en mauvais français: _Une paire de
ciseaux, mamezelle, une bonne paire de ciseaux!_ Au son de cette
voix, que je crois reconnaître, je m'arrête presque malgré moi et tout
interdit: la longue barbe s'approche, et, après m'avoir bien regardé
de nouveau, me fait entendre délicieusement un: _Eh! oui, nom de
Dieu, c'est bien toi!_ J'aurais sauté au cou d'Ivon, si celui-ci, par
prudence, ne s'était pas reculé de deux pas pour échapper à l'imprudence
de mon premier mouvement de joie. Une scène de reconnaissance, sur la
grande route nous aurait peut-être trahis: Ivon me l'épargna.

Je lui appris tout. Il me fit savoir que depuis cinq à six jours, il
avait pris le parti de venir rôder autour de _Mill-Prison_, sous
un costume de juif, pour tâcher de m'apercevoir aux croisées de M.
Milliken, et de me donner ou de m'indiquer les moyens de m'échapper.
Tout en causant ainsi nous arrivâmes à _Stone-House_, petit village
situé entre la partie de la ville qu'on nomme _Plymouth-City_ et celle
qui porte le nom de _Plymouth-Dock_. C'était à _Stone-House_ que logeait
l'Anglais chez lequel mon ami s'était caché.

Depuis son évasion, l'occasion de regagner la côte de France ne s'était
pas encore présentée; et d'ailleurs, comme il me le disait, il n'aurait
jamais mais profité d'une bonne aubaine que je n'aurais pas pu partager
avec lui. On lui faisait espérer qu'un _smuggler_ qui devait partir de
_Bigbury_ ne tarderait pas à venir le prendre, pour le conduire sur la
côte de Bretagne, avec laquelle les fraudeurs anglais entretenaient
de fréquentes communications. Deux jours se passèrent, sans que nous
osassions sortir de notre refuge. Nos ressources pécuniaires se seraient
épuisées bientôt, avec le moyen que nous avions pris, de boire force
bière chaude et force rhum, pour chasser l'ennui des trop longs momens
d'attente; mais Ivon, avant de quitter _Mill Prison_, avait acheté
pour une guinée, une trentaine de faux _Pounds_, de ces faux billets de
banque, que les prisonniers savaient graver avec une habileté que
nos meilleurs burineurs n'auraient pas dédaignée. C'était là faire
indirectement la guerre au gouvernement anglais, disaient les plus
chauds patriotes. En émettant cette monnaie contrefaite, nous risquions
de nous faire pendre. Mais dans les pressantes occasions, on n'y regarde
pas de si près.

Ennuyés tous deux de toujours boire sans prendre l'air, il nous vint
envie de nous promener le soir malgré les sages observations de notre
hôte. Le troisième jour de notre nouvelle réclusion, je prends le bras
d'Ivon, toujours vêtu en juif, et suspendant avec coquetterie les plis
de ma robe dans ma main gauche, nous allons tous deux à Plymouth-Dock.
L'entrée d'un spectacle s'offre à nos yeux: on nous propose des billets:
des gens du commun entraient à ce théâtre d'assez mince apparence. Nous
suivons la foule. Nos billets de seconde nous donnent droit à une place
dans des espèces de niches où plusieurs femmes à la mine gaillarde
s'étaient déjà assises. L'une d'elles veut prendre l'initiative avec mon
cavalier, et lui adresse familièrement des questions auxquelles il se
soucie fort peu de répondre. La toile se lève. Des matelots américains,
rangés assez près derrière nous, avancent le cou pour voir la scène, que
mon large chapeau leur cachait. Dans un de ces mouvemens importuns, l'un
des spectateurs curieux pose sur mon épaule sa large main, sur laquelle
il veut soutenir le poids de son corps projeté en avant. Un autre, moins
attentif à ce qui se passe sur la scène, prend avec moi, et dans le plus
grand silence, des libertés qui m'irritent beaucoup plus qu'elles
ne m'alarment. Je repousse rudement la main qui s'égare aussi
grossièrement. Ivon, à qui mon geste n'échappe pas fait à mon trop
galant voisin une mine que sa longue barbe rouge rend encore plus
grotesque qu'imposante. L'Américain devient plus pressant, et moi,
fatigué d'une obsession à laquelle je n'étais pas encore habitué,
j'applique, en me retournant vivement, un grand soufflet sur le visage
rubicond de mon audacieux adorateur. Le combat s'engage entre lui et
nous: la barbe d'Ivon reste dans la main d'un de nos adversaires; la
robe qui cache mes musculeux attraits, n'est pas même respectée; la
police intervient: elle s'adresse d'abord aux Américains; l'escalier
était là, et par l'effet du même sentiment de crainte, Ivon et moi nous
gagnons en quelques pas la porte de sortie, et nous échappons, de toute
la longueur de nos jambes, aux suites de la scène que la maladresse de
ces imbéciles de matelots étrangers a provoquée si mal à propos.

Des cris se faisaient entendre après notre fuite, à la porte du théâtre
que nous venions de quitter si brusquement. La peur d'être poursuivis
par les constables auxquels nous nous imaginions nous être soustraits,
nous fait prendre une rue pour l'autre. Nous courons toujours: c'est là
ce que l'on ne manque jamais de faire quand on croit avoir l'ennemi sur
ses pas. Après un quart d'heure de marche précipitée, nous nous trouvons
dans les champs sans pouvoir deviner le chemin que nous avons fait, ni
celui qu'il nous faudrait suivre pour retourner à Stone-House, et sans
oser rentrer à Plymouth-Dock, pour prendre notre point de départ. La
mer, que nous entendions mugir sur la côte, nous indiquait le rivage,
et l'étoile polaire, que nous apercevions, nous faisait penser que
nous devions nous trouver trop Nord. C'est ainsi qu'à terre les marins
cherchent toujours à s'orienter, quand ils s'égarent. Ces indices,
quelqu'incertains qu'ils nous parussent, nous firent choisir une route
opposée à celle que, sans eux, peut-être, nous aurions suivie. En deux
bonnes heures de course, nous arrivâmes, non sur le lieu que nous nous
proposions de regagner, mais bien sur le bord de la mer, que nous ne
cherchions pas.

Le feu de la tour d'Edistone brillait au large, sur les flots paisibles
comme le ciel qui le recouvrait. La rade de Plymouth nous restait à
droite. A gauche, les sinuosités du rivage nous laissaient voir de
petites baies, qui devaient se trouver dans le Sud-Est. Après avoir pris
nos relèvemens, selon les données que nous fournissait notre mémoire ou
le peu de connaissances que nous avions des lieux, déjà parcourus par
nous, Ivon pensa que nous devions nous trouver assez près de Bigbury.
Exténués par la fatigue et par les émotions qui avaient accompagné notre
marche rapide, nous nous asseyons sur le haut d'une côte, où la mer
venait doucement briser ses lames paisibles et régulières.

Nos réflexions, en ce moment, étaient assez tristes. Mes yeux, fixés
avec préoccupation sur la grève que nous avions à nos pieds, s'arrêtent
sur des embarcations mouillées à une petite distance de la côte.
J'appelle l'attention d'Ivon sur ces canots, que la houle balançait près
du bord, qui nous semblait désert. Le plus grand calme régnait autour de
nous et sur cette côte, que la lueur scintillante des étoiles éclairait
faiblement. Mon ami jeté ses yeux d'aiglon, sur l'objet que je lui ai
fait remarquer, et, sans me rien dire, il descend, presque à quatre
pattes, la montagne sur laquelle nous étions assis: je le suis aussi
rapidement qu'il avance. Nous sommes sur les cailloux de la grève,
regardant, à droite et à gauche, si personne ne nous voit. En deux
minutes nous voilà à la mer, sans nous être adressé une seule parole,
sans nous être fait le plus petit signe d'intelligence, et nous
nageons tout habillés et le moins bruyamment que nous pouvons, vers
l'embarcation la plus rapprochée de nous. Ivon saisit le premier le
plabord du canot: j'y monte presque aussitôt que lui. Des chaînes et un
cadenas fixaient les avirons et le gouvernail, sur les bancs. La chaîne
se brise entre les vigoureuses mains de mon compagnon. Les marins
ont toujours un couteau sur eux: c'est leur lancette, leur trousse,
l'instrument enfin qui souvent leur sauve la vie. Je coupe le petit
câble sur lequel notre canot était mouillé et le _vat-et-vient_ amarré
sur le rivage. Les vents sont Nord et portent au large, comme la marée.
Nous nous laissons aller en dérive, jusqu'à une certaine distance de
terre. Cachés sous les bancs de notre embarcation, pour ne pas montrer
nos têtes aux douaniers, qui pouvaient veiller entre les rochers, nous
croyons entendre des pas retentir sur le rivage, et des voix se mêler
au bruit des flots, qui battent nonchalamment la côte, par intervalles
égaux. Mais bientôt, la crainte qui oppresse nos coeurs, s'évanouit avec
la brise qui nous pousse vers le feu d'Edistone. Plus rassurés, plus
libres d'agir, nous montons alors notre gouvernail: aucune voile, aucun
mât n'avaient été laissés dans le canot. Chacun de nous borde un aviron;
nous passons près des barques de pêcheurs, en tremblant: des navires
louvoient à nous ranger, et renouvellent à chaque moment notre effroi.
La nuit, que notre anxiété prolonge, s'écoule lentement, mais s'écoule
encore trop vite, à notre gré. C'est lorsque nous n'apercevons plus la
terre, dans le nuage noir qui apesantit derrière nous l'horizon, que
nous commençons à respirer avec un peu de liberté. Les rêves enchanteurs
nous arrivent alors, avec l'espérance. Mouillés jusqu'aux os, n'ayant
pas une livre de pain, pas un seul verre d'eau, sans voiles, sans
compas, sans cartes, nous nous sentons vivre cependant avec bonheur. La
terre du pays semblait être devant nous, et cette mer, qui pouvait
nous engloutir à chaque lame, nous paraissait être d'accord avec notre
destin, pour nous conduire, sans danger, vers le fortuné pays où nous
étions nés.

Que d'idées plaisantes, de mots heureux, d'expédiens ingénieux, on
trouve lorsqu'on échappe adroitement à une odieuse captivité! Un aviron
placé dans l'emplanture destinée au mât de misaine, devait nous servir
de mât. Pour faire la voile, Ivon envergua la robe qui avait favorisé ma
fuite, sur un autre aviron placé en croix sur notre mât de fortune; et
cette voile, qui avait recouvert les charmes de ma protectrice, reçut
bientôt la douce brise qui devait nous conduire vers la terre de la
liberté. «Il était dit, s'écria Ivon en voyant cette misaine d'un
nouveau genre s'enfler au bout de notre aviron, que ce cotillon-là te
ferait plaisir et te porterait bonheur! Va, sois tranquille; si jamais
je deviens dévot et avaleur de bon Dieu, je te donne bien mon billet que
ce n'est pas le morceau de l'habit d'un saint que je déralinguerai, pour
en faire une relique.

Pendant toute la journée qui suivit la nuit de notre fuite, nous
naviguâmes avec la brise de Nord de l'arrière, apercevant à chaque
instant des navires qui, par bonheur, ne pouvaient voir notre
embarcation si peu élevée au-dessus des flots. La faim et la soif
surtout nous tourmentaient. Que de fois mon compagnon me répéta qu'il
donnerait un de ses doigts pour un seul coup d'eau-de-vie et un morceau
de tabac! À ce compte même, je crois que ses deux mains y auraient
passé. Pour éprouver moins vivement les angoisses de la faim, il
m'indiqua un procédé qu'il avait souvent mis en pratique. Il me fit lui
serrer le ventre, aussi fortement que je le pus, avec un mouchoir. Un
morceau de fil de caret lui tint lieu de chique; et quand la soif nous
pressait trop vivement, nous nous plongions dans l'eau le long du bord,
ayant soin de fermer la bouche et de contracter nos lèvres en dedans, le
plus que nous pouvions, pour nous rafraîchir sans nous exposer à avaler
des gorgées d'eau salée.

Vers le soir, un navire qui courait le cap à l'Ouest, et qui paraissait
se diriger sur nous, nous arracha, par la crainte, au sentiment de nos
souffrances, mais pour nous faire éprouver une anxiété plus pénible
encore que toutes ces privations qui au moins n'avaient pas été sans
espérance. Nous songeâmes d'abord à fuir, mais comment et par quels
moyens! Nous abattîmes l'aviron qui nous servait de mât de misaine,
pour être moins facilement aperçus ou observés. Peine inutile: le
bâtiment approchait, grossissait à vue d'oeil.--C'est un Anglais sans
doute, m'écriai-je: il faut nous jeter à l'eau pour ne pas retomber
dans les mains de ces misérables.--Oui, me répondit avec sang-froid mon
ami; mais avant de faire le dernier plongeon, je veux en escofier un
ou deux--Ivon, en prononçant ces mots, quitta la barre qu'il tenait, et
affila la lame de son couteau, en la repassant sur le rebord d'un des
bancs de l'arrière. J'étais aussi désespéré que, dans l'épuisement
de mes forces, je pouvais l'être; car il me restait à peine assez de
vigueur pour éprouver encore quelque chose.

Plus de doute: la goélette, car c'était une goëlette, nous avait
aperçus: elle courait trop directement sur nous pour qu'il en fût
autrement. Elle nous atteignit bientôt sans peine. Deux hommes montés
sur son porte-au-lof de tribord, se disposaient déjà à nous jeter une
amarre: «N'empoigne pas l'amarre, me dit Ivon; laisse-les sauter dans
l'embarcation, et pare-toi à saigner, comme un porc, le premier de ces
gredins qui nous tombera sous la patte.»

Ses dents claquaient horriblement en prononçant ces mots, auxquels les
contractions de sa figure ajoutaient une expression horrible. J'ouvris
mon couteau pour un Anglais d'abord, et pour moi ensuite. Le capitaine
de la goëlette, monté sur le bastingage d'arrière, fait un commandement
que nous n'entendons pas bien d'abord. Le navire met en panne. _Envoie
ton amarre!_ crie le capitaine aux hommes placés devant. Ivon me regarde
avec un sentiment mêlé de joie et de folie: _As-tu entendu? as-tu
entendu?_ s'écrie-t-il, _il a parlé français! il a parlé français!_
Puis, s'adressant au capitaine: _Est-ce que le navire est français?_ A
ces mots, et sans entendre la réponse du capitaine, je m'évanouis....
En revenant à moi, je me trouvai couché dans une chambre, entouré des
officiers et du chirurgien du bord, qui me prodiguaient, en souriant
de mon heureuse surprise, les secours les plus empressés et les plus
affectueux. Ivon se promenait sur le gaillard comme si depuis dix ans
il avait navigué à bord du bâtiment: son premier soin avait été de
demander une chique et un verre d'eau-de-vie, après avoir aidé les gens
de l'équipage à m'embarquer à bord, et à hisser notre canot sur le pont
de la goëlette.

Ceux qui n'ont pas connu les émotions que je viens de retracer d'une
manière si imparfaite, n'ont vécu qu'à demi. Délices de l'amour,
jouissances plus vives de l'ambition satisfaite, hasards inattendus de
la fortune, vous n'êtes rien pour celui qui a épuisé sur mer cette
vie qui n'est qu'une lutte continuelle entre le génie de l'homme et la
puissance de l'élément le plus terrible.

Ce n'est que dans les vicissitudes attachées à la carrière du marin,
que l'homme peut se faire une idée de tout ce qu'il est susceptible
d'éprouver. A terre, la plupart des gens meurent sans avoir pu mettre à
l'épreuve toute la sensibilité de leur organisation, et sans avoir senti
frémir les dernières fibres de leur coeur. Mais à la mer.... ce n'est
que là que l'homme est tout l'homme. Et cependant, voyez quel
calme règne, au milieu des scènes les plus remuantes, sur ces mâles
physionomies, que le souffle impétueux des tempêtes a halées, et que
l'air brûlant des tropiques a bronzées! Mais vous ne savez pas quelles
tempêtes profondes cachent ces figures si mâles et si impassibles, ni
quels combats agitent ces âmes qui grandissent avec des périls toujours
croissans! Vous ignorez combien de victoires ces hommes, que vous croyez
si froids, ont remportées sur la peur, sur la mort, qui se montre sans
cesse à eux sous ses formes les plus terribles, avant qu'ils ne se
soient fait ces visages inaltérables, où vous puisez la confiance et le
courage qui vous manquent, contre l'élément que vous voulez braver. Oh!
pour qui saurait, en voyant un marin si paisible, dans l'horreur des
tempêtes et au moment du naufrage, tout ce qui se passe dans sa tête et
dans son coeur, sa figure serait le plus beau spectacle humain que l'on
pût offrir à l'admiration des autres hommes!

Le navire _la Gazelle_, qui venait de nous recueillir, était un
_aventurier_ de Saint-Malo. On désignait sous ce nom d'_aventuriers_ les
bâtimens qui, armés en guerre et en marchandises, se rendaient à travers
les croisières anglaises, dont les deux océans étaient couverts, à l'Ile
de France ou aux Antilles françaises. Le nôtre allait à la Martinique;
et par un hasard qui nous combla de joie, l'officier qui le commandait
se trouva être ce brave capitaine Niquelet qui, quelques mois
auparavant, nous avait raconté un de ses coups de main contre deux
navires anglais dans la baie de Torbay. Il nous exprima, avec sa
franchise accoutumée, tout le plaisir qu'il éprouvait à nous avoir
sauvés. Mais nous remarquâmes avec peine que cet intrépide Malouin avait
perdu un bras depuis notre courte entrevue à Roscoff; un boulet le lui
avait enlevé dans un combat que son corsaire s'était vu obligé de
livrer à un brick ennemi. Il nous dit en riant que, forcé de prendre
sa retraite, par suite de l'amputation d'un de ses membres, il s'était
décidé à ne plus naviguer qu'à demi. Il appelait _prendre sa retraite et
ne naviguer qu'à demi_, ne plus faire la course, et n'affronter que les
dangers d'une traversée de quinze cents lieues, au milieu de tous les
croiseurs anglais.


_La Gazelle_ avait trente hommes d'équipage, dix passagers ou
passagères, six canons et une riche cargaison. Elle marchait
supérieurement: c'était un ancien corsaire de Saint-Malo. C'est à bord
de ce navire que le sort devait nous conduire à la Martinique, nouveau
théâtre réservé aux aventures dont ma vie a été si étrangement semée.


FIN DU TOME SECOND.



TABLE

DU SECOND VOLUME.

CHAPITRE 4. SUITE DE LA VIE DE CORSAIRE.
CHAPITRE 5. LES PRISONS D'ANGLETERRE.
CHAPITRE 6. L'ÉVASION.

FIN DE LA TABLE





End of the Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. II, by Édouard Corbière

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your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***