Le Négrier, Vol. I

By Edouard Corbière

The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. I, by Édouard Corbière

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Le Négrier, Vol. I
       Aventures de mer

Author: Édouard Corbière

Release Date: February 8, 2006 [EBook #17714]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. I ***




Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
This file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)







                               LE
                            NÉGRIER

                        AVENTURES DE MER.

                              PAR

                        ÉDOUARD CORBIÈRE
                            DE BREST

                        DEUXIÈME ÉDITION.

                            VOLUME I


                             PARIS
                    A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE
       ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE
                       16. RUE VIVIENNE

                             1834.




A MONSIEUR

Henri Zschokke,

A ARAU.



Souvent je me suis rappelé l'émotion profonde que vous firent
éprouver, en ma présence, la vue de la mer et l'aspect de ces êtres
hardis qui se sont fait un métier d'en affronter les dangers. Les
impressions d'un homme comme vous sont presque toujours des jugemens
portés sur les objets qui les ont produites. Vous avez désiré
connaître les moeurs de ces marins, qui vous ont paru quelque chose
de plus que des hommes ordinaires. J'ai passé ma jeunesse au milieu
d'eux: leur profession a été vingt ans la mienne. Placé aujourd'hui
en dehors de leur vie active, avec d'autres sensations et d'autres
travaux, j'ai voulu peindre, comme d'un point de vue favorable à un
artiste qui a parcouru le pays, leur caractère aventureux, et les
habitudes de leur vie nomade, au milieu d'un élément dont ils
se sont fait une patrie. J'ai fait un roman, enfin, avec quelques
matériaux d'histoire traditionnelle, et je vous le dédie, comme à
un des patriarches du genre.

N'allez pas croire toutefois, Monsieur, que la réputation élevée
que vos ouvrages vous ont acquise soit le seul motif qui m'ait
déterminé à placer sous l'égide de votre supériorité un essai
trop peu digne de la protection que je semble vouloir lui chercher.
Si j'avais connu un littérateur qui eût honoré plus que vous des
fonctions publiques, ou un homme public qui eût porté, dans
la littérature, un caractère plus pur et des prétentions plus
modestes, c'est à lui que j'aurais offert le faible hommage que je
vous prie aujourd'hui d'agréer, avec la bienveillance dont vous avez
bien voulu m'honorer.

ED. CORBIÈRE.



Un jeune capitaine négrier, que j'avais connu à Brest dans mon
enfance, me rencontra, en 1818, à la Martinique. Il se mourait d'une
maladie incurable, contractée à la côte d'Afrique. «Si tu es
encore ici _quand je filerai mon câble par le bout_, me dit-il dans
le langage qui lui était ordinaire, tu ramasseras quelques paperasses
que j'ai laissées au fond de ma malle. C'est le journal de ma vie de
forban, écrit sur l'habitacle de ma goëlette, en style d'écumeur
de mer. Tu m'arrangeras un peu tout ce barbouillage, en ayant soin de
cacher mon nom, par égard pour ma pauvre mère. C'est bien assez que
_je lui aie ravi tout ce qui la consolait de m'avoir mis au monde_,
sans que j'aille encore poursuivre les jours qui lui restent, du
souvenir d'un _garnement_ comme moi.» Je ne compris que plus tard le
sens de ces derniers mots.

Cinq jours après notre rencontre, mon ami négrier expira dans mes
bras, chez une mulâtresse. Quelques minutes avant d'exhaler son
dernier souffle, ses lèvres charbonnées murmuraient encore une
chanson de gaillard d'avant. Il voulait, disait-il, _faire tête à la
mort jusqu'au bout._ Il tint parole.

On ouvrit son testament. Il me léguait son brick-goélette, superbe
embarcation sur laquelle il avait fait trois voyages à la côte. Le
reste de sa fortune revenait à sa mère. Je savais qu'il avait un
frère qu'il aimait beaucoup, et je fus surpris de ne retrouver, dans
l'expression de ses dernières volontés, aucune disposition favorable
à celui-ci.... Je ne voulus accepter que _le journal de mer_ de mon
compatriote. C'est cet écrit, aussi bizarre que les événemens qui
l'ont produit, que je me suis appliqué à mettre un peu en ordre, en
traversant une douzaine de fois l'Océan.




LE NÉGRIER




1.

LE DÉPART.


Vocation.--Le professeur athée.--Le corsaire le _Sans-Façon_.--Le
capitaine Arnandault.--Mal de mer.--Cure radicale.--Maître Philippe.
--Fil-à-Voile.--Combat.--Prise.--Coup de cape.--Contes du bord.--Le
protégé du capitaine d'armes.--Petit Jacques.


Les circonstances de ma naissance semblèrent tracer ma vocation. Je
reçus le jour en pleine mer, dans une traversée que mon père, vieil
officier d'artillerie de marine, faisait faire à une jolie créole
qu'il avait épousée aux Gonaïves, et qu'il ramenait en France à
bord de sa frégate.

Un frère arriva au monde en même temps que moi, et je puis dire du
même coup de roulis; car ce fut dans la violence d'une bourrasque et
au moment où notre bâtiment recevait le choc d'une lame effroyable,
que ma mère accoucha de nous deux, après sept mois de grossesse.

En débarquant à Brest, notre destination, mon père n'eut rien
de plus pressé que de faire baptiser ce qu'il appelait gaîment le
double péché de sa vieillesse. Il voulut nous tenir, malgré les
observations du curé de Saint-Louis, sur les fonts baptismaux,
enveloppés du pavillon de poupe de sa frégate; et par un hasard, qui
fut accepté alors comme le plus heureux présage, en me débattant
pendant la cérémonie, je passai ma petite tête dans un trou de
boulet que le pavillon qui nous servait de langes avait reçu dans un
combat mémorable. Les témoins de ce prodige en conclurent que je ne
pourrais faire autrement que de devenir dans peu une des gloires de
la marine française. Les vieux marins sont superstitieux; mais leur
crédulité n'a jamais rien que ne puisse avouer leur courage ou leur
fierté.

A neuf ans, je savais nager et je ne savais pas lire. A douze ans,
j'étais déjà aussi mauvais petit sujet qu'on peut l'être à cet
âge. Mon frère remportait tous les prix de ses classes. Il faisait
les délices de ses professeurs. J'en faisais le tourment. Quand on
l'attaquait, je me battais pour lui: quand j'étais puni, il faisait
mes _pensums_. Je l'aimais à ma manière, avec impétuosité et
brusquerie. Il me chérissait de son côté; mais son amitié, douce
et caressante, avait quelquefois pour moi l'air du reproche. J'étais
l'idole de mon père, qui retrouvait en moi tous les défauts de sa
jeunesse. Ma mère ne pouvait vivre qu'auprès d'Auguste: c'était le
nom de mon frère. Mon père avait voulu qu'on m'appelât, comme lui,
_Léonard_. C'était à son avis un nom sonore, qui avait quelque
chose de marin et de martial[1].

[Note 1: Je cache ici, sous cette appellation, le vrai nom du
narrateur, pour remplir l'intention qu'il m'exprima en me confiant son
_Journal de mer_.]

Chaque semaine nos parens nous donnaient quelques sous, que nous
employions selon nos goûts différens. Auguste achetait des livres
avec ses petites épargnes. Moi, je me glissais dans les bateaux de
passage du port, pour acheter, des bateliers, le plaisir de manier
un aviron ou de brandir fièrement une gaffe. Souvent je parvenais
à démarrer furtivement du rivage un canot sur lequel je me confiais
seul aux flots que je voulais apprendre à maîtriser. Assis derrière
une mauvaise embarcation, la barre sous le bras, bordant une misaine
en lambeaux, je rangeais les vaisseaux de ligne mouillés sur rade, en
fumant de mon mieux un cigarre détestable qui me soulevait le coeur.
C'est dans ces momens que, m'abandonnant à la destinée que je me
croyais promise, je rêvais avec ivresse et au bruit des vagues qui
me berçaient, le jour où je pourrais affronter des tempêtes, les
dompter ou périr au milieu d'elles.

Ces petites luttes, que mon inexpérience livrait aux lames et aux
vents de la rade de Brest, sont les seuls amusemens de mon enfance que
je me sois toujours rappelés avec plaisir. Mes illusions n'avaient
qu'un objet: ma mémoire n'a guère conservé délicieusement qu'un
souvenir.

Les jeunes gens de Brest, comme tous ceux des ports de guerre,
n'ont à choisir à peu près qu'entre trois carrières qui toutes
conduisent au même but: servir sur mer, en qualité de chirurgien,
d'aspirant ou de commis de marine. Il semble que, sur ces boulevards
maritimes de la France, les hommes ne naissent aussi près de
l'Océan, que pour être plus tôt prêts à en braver les dangers. Le
temps était venu où il fallait que nos parens, privés de fortune,
songeassent à nous donner une profession.

Les marins jurent sans cesse leurs grands Dieux, qu'ils aimeraient
mieux étouffer leurs enfans au berceau que de leur laisser prendre le
métier auquel ils ont quelquefois eux-mêmes consacré si inutilement
leur vie; et tous finissent par pleurer de joie quand leurs fils
embrassent la carrière dans laquelle ils ont laissé un souvenir. Mon
père ne se dissimulait pas les inconvéniens d'une profession dont il
n'avait retiré que des blessures, le scorbut, la fièvre jaune et une
modique retraite; mais un jeune homme ne lui paraissait venu au monde
que pour servir la patrie. Il appelait ne rien faire, n'être pas
militaire ou marin; mais avoir essayé trois ou quatre combats,
quelques naufrages; mais avoir _oublié_ un bras, une jambe sur un
champ de bataille, c'était, à son avis, s'être acquitté de sa
mission d'homme. Avec de telles idées, il n'était pas difficile de
prévoir le métier qu'il serait bien aise de nous voir choisir.

La petite maison que nous habitions à Brest était placée sur le
cours d'Ajot, et de chacune de ses croisées on pouvait découvrir
la rade dans toute sa majesté. Un jour que les vaisseaux faisaient
l'exercice à feu, mon père nous appela près de lui, et, ouvrant
une fenêtre d'où il contemplait, depuis une heure, le magnifique
spectacle d'un combat naval simulé, il nous demanda, enivré de la
fumée de poudre que lui apportait la brise: _Que voulez-vous être,
mes enfans?_--Marin, si tu le veux, répondit mon frère avec sa
soumission accoutumée--Et toi, Léonard?--Marin! quand bien même
tu ne le voudrais pas, m'écriai-je presque avec colère.--Et peut-on
être autre chose quand on voit cela? s'écria l'auteur de mes
jours en me pressant avec orgueil sur sa poitrine palpitante, et en
proclamant, devant ma mère qui fondait en larmes, que je venais de
faire une réponse digne de lui. Il fut donc décidé que mon frère
et moi nous entrerions dans cette carrière qui commence par le grade
de mousse, et qui finit, pour si peu de marins, par celui d'amiral.

Pour prétendre au titre d'aspirant, premier degré de l'échelle
qu'ont à parcourir ceux qui se destinent à être officiers de
marine, il fallait avoir servi un an au moins sur les bâtimens de
l'état, et s'être fourré dans la tête un peu de mathématiques.
Mon frère et moi nous fûmes embarqués sur un vaisseau qui ne
quittait pas la rade, et à bord duquel nous nous rendions les jours
de grande revue seulement: on appelait cela faire ses mois de mer.

Les cours de mathématiques sont publics. La classe d'arithmétique
était faite, de mon temps, par un vieux professeur qui ne concevait
pas comment il pouvait y avoir au monde autre chose que des athées.
L'originalité de ce patriarche des incrédules me plut. Le professeur
s'intéressa à moi, moins sans doute pour les dispositions que
j'avais à la science, que pour celles que je pourrais avoir un jour
à l'incrédulité. Toutes les fois que je me présentais au tableau,
pour démontrer une proposition, et qu'il m'arrivait de débiter une
absurdité, le vieillard grommelait entre les dents qui lui restaient:
_C'est faux comme la Vie des Saints_, ou bien: _c'est vrai comme il y
a un Dieu!_ Il fallait alors effacer la figure tracée à la craie, et
résumer de nouveau toute la proposition.

C'est aux soins de cet athée relaps, nom qu'il se donnait lui-même,
que je dus l'avantage de ramasser, en courant sur les bancs de
l'école, quelque peu d'arithmétique, de géométrie et ce qu'il
fallait d'astronomie pour pointer une carte et mesurer une latitude en
mer, par le moyen le plus simple. «C'est bien dommage, Léonard, me
répétait souvent mon incrédule professeur, que tu ne te sois pas
livré avec plus d'application à l'étude des mathématiques! Tu
aurais fini, mon bon ami, par être ferré en athéisme. Une bonne
proposition de géométrie est, vois-tu bien, la seule chose à
laquelle un homme passablement organisé puisse croire; et en outre
les mathématiques ont un grand avantage, sous le rapport de la
science morale, elles apprennent, par _A_ plus _B_, à n'avoir foi en
rien et à mourir honorablement, en niant la divinité et en crachant
sur l'espèce humaine.»

Un prêtre sollicitait un jour, de notre mathématicien, une
inscription pour son confessionnal: Écrivez cette proposition, dit le
vieux négateur: _L'hypocrisie est au mensonge comme un confesseur est
à son pénitent_.

Le curé de sa paroisse voulut s'emparer, au lit de mort, des derniers
instans de cette âme à damner. Après avoir écouté patiemment
le long sermon de l'homme d'église, le vieillard murmura entre ses
lèvres éteintes ces mots par lesquels on termine ordinairement
toutes les propositions énoncées en mathématiques: _C'est ce qu'il
s'agit de démontrer_, et il expira.

J'insiste un peu sur les principes de mon professeur; car c'est à
lui que je dus les seules notions de science qui aient jamais trouvé
accès dans ma mauvaise tête, et l'indifférence religieuse qui,
pendant toute ma vie, a élargi le cercle des scrupules au centre
duquel les autres hommes restent enchaînés.

L'époque du concours, pour les candidats au grade d'aspirant,
arriva. Mon frère se présenta: il fut admis par acclamation. Je
me présentai aussi, et je fus refusé d'emblée. Mon caractère
irritable se raidit contre cette première contrariété; je sentais
une espèce de honte attachée à mon infériorité. Ne pouvant
vaincre la position, je la tournai: c'était déjà la pente de mon
humeur qui se révélait dans le premier acte un peu important de ma
vie.

Un brick, le corsaire _le Sans-Façon_, devait appareiller après
avoir réparé les avaries qu'il avait éprouvées dans un combat. Les
formes _flibustières_ de ce joli navire, avec sa mâture audacieuse
penchée sur l'arrière; ses sabords peints de rouge, et son air
forban enfin, m'avaient séduit: je passais toutes mes journées à
l'admirer et à m'enivrer les sens de ce bruit et de ce spectacle
qu'offre le mouvement qui se fait à bord d'un navire de guerre. Un
officier du bord m'avait vu souvent regarder le corsaire avec des yeux
de convoitise: «Dis donc, petit mousse, me cria-t-il un jour, veux-tu
t'embarquer avec moi?» Cette proposition me sembla être l'avis
du ciel, que j'attendais pour naviguer. Sauter à bord, prendre une
casaque rouge et un bonnet de laine, et demander à être employé
au titre dont l'officier venait de me gratifier, ne fut que l'affaire
d'un moment. En sollicitant de mon père la permission de faire une
croisière à bord du _Sans-Façon_, j'aurais tout obtenu sans doute,
et les exhortations de ma mère et la bénédiction parternelle. Mais,
grimper furtivement à bord d'un corsaire, sans laisser une seule
trace de ma fuite; mais faire répandre des larmes à ma famille
sur mon sort mystérieux, me semblait un début digne d'un marin
qui voulait remplir sa carrière de faits mémorables et de choses
extraordinaires. Je devins mousse sans protection et par-dessus le
bord.

A peine les huniers du _Sans-Façon_, hissés à tête de mât,
furent-ils largués et livrés à la brise de Nord-Nord-Est, qui nous
poussait en dehors du goulet de Brest, qu'un des lieutenans du bord
appela le maître d'équipage d'arrière: «_Philippe_, lui dit-il, en
me prenant par l'oreille, _ton plat[2] a besoin d'un mousse; prends ce
drôle-là; s'il s'avise d'avoir le mal de mer, tu lui feras alonger
quinze coups de fouet sur le derrière pour la première fois,
trente pour la seconde, et ainsi de suite jusqu'à parfait
rétablissement_.»

[Note 2: On nomme un _plat_ à bord, la réunion de six à sept
matelots qui mangent à la même gamelle.]

--_Ça suffit, lieutenant_, répondit maître Philippe, en mesurant,
d'un regard sévère, de la tête aux pieds, la dimension de mon petit
individu.

Je regagnai le gaillard d'avant, en faisant déjà de pénibles
réflexions sur l'infraction que l'on commettait à la police du bord,
en s'avisant d'avoir le mal de mer.

La lame était grosse en dehors des passes. La terre natale
disparaissait pour la première fois, à mes yeux surpris, dans des
flots de brume, avec les petites îles et les rochers qui l'entourent.
Le brick courait au plus près du vent, plongeant son avant dans les
lames écumantes qu'il divisait en filant sept noeuds à la main.
Les vagues sautaient à bord en mugissant, et les coups de tangage
du _Sans-Façon_, se redressant pour passer mutinement sur chaque
montagne d'eau, m'arrachaient les entrailles, malgré la ferme
résolution que j'avais prise de ne pas être malade.

--Dis donc, _Fil à Voile!_ s'écria maître Philippe (ce fut le nom
de guerre que le maître d'équipage jugea à propos de me donner en
m'adressant la parole pour la première fois), tu m'as l'air d'avoir
des _hauts de coeur_, mon ami! Est-ce que, par hasard, tu aurais envie
de compter tes chemises?

--Pas le moindrement du monde, maître Philippe, lui répondis-je de
la manière la plus alerte qu'il me fut possible.

--Non, mais tu aurais tort de te gêner, si tu es véritablement
malade.

--Malade! pas le moindrement, je vous assure, maître Philippe.

--A la bonne heure, vois-tu; car je n'aime pas qu'un _moussaillon_
se donne des airs d'avoir des pâmoisons. Mais, pour t'_amariner en
double_, mon _fiston_, fais-moi la sensible amitié d'aller voir dans
la hune de misaine, si par l'effet du hasard, je n'y suis pas.

--Oui, maître Philippe, tout de suite.

Et moi, malgré la défaillance de mes jarrets et la fréquence de mes
hoquets, de grimper dans la hune qu'ébranlaient les plus rudes coups
de tangage.

--J'ai dans l'idée que ce morceau de chrétien-là fera un bon petit
bougre, avec le temps, se prit à dire maître Philippe, en me voyant
huché sur le tenon du mât de misaine, sans avoir passé par le
trou-du-chat.

Ce mot du maître d'équipage arriva à mon oreille au moment où je
lançais sous le vent, et le plus adroitement du monde, le superflu
d'un déjeûner à moitié digéré. Je me tenais à peine sur mes
jambes affaiblies; mais le maître venait de tirer mon horoscope: je
descendis sur le pont avec un aplomb digne de la bonne opinion que
maître Philippe venait d'exprimer sur mon compte.

Un homme, jeté inopinément à bord du _Sans-Façon_, aurait frémi,
quelque courage qu'il eût, à l'aspect de cet équipage de renégats,
rassemblés par l'amour de la rapine et la soif du carnage. A l'âge
que j'avais et avec les dispositions naturelles que j'apportais, on
ne frémit de rien et on s'abandonne à tout. Cent cinquante matelots,
aux yeux hagards, aux larges épaules couvertes de gilets rouges,
bouillonnaient, pour ainsi dire, sur le pont de ce navire, dont le
platbord était garni de seize caronades de 12. Il fallait entendre
ces voix brutales qui se confondaient, ces propos durs qui se
croisaient! Et ces visages de bronze, ces mains goudronnées, cette
confusion de paroles, cette bigarrure de couleurs et d'effets! Tout
cela était de l'harmonie pour mes oreilles, mes yeux et mes mains,
qui se pressaient presque avec délices sur les manoeuvres, sur les
batteries des caronades ou la roue du gouvernail. Au bout de quelques
heures de navigation, je ne pensais plus à mes parens. Je sentais que
le bord était devenu ma maison, l'équipage ma famille, et la mer ma
patrie.

Le capitaine Arnaudault, qui nous commandait, était un de
ces corsaires fortement prononcés, que les marins nomment un
_Frère-la-Côte_. Il menait avec lui deux de ses fils, qu'il avait
fait élever comme de jeunes demoiselles, pour en faire plus tard,
disait-il, des flibustiers _comme il faut_. Toute la nuit il se
promenait sur le pont, comme une hyène dans sa cage, la longue-vue
sous le bras, un foulard négligemment noué sur sa belle tête brune
et frisée. Sa large figure était sillonnée d'un coup de hache
d'abordage, qui lui était descendu du front au menton, passant par le
nez, comme il le répétait souvent, et comme il était facile de
s'en apercevoir. Lorsque du haut des mâts de perroquet, les matelots
placés en vigie criaient _navire!_ tous les yeux se portaient sur
les traits du capitaine: c'était dans ses regards que l'équipage
cherchait à lire ce qu'il fallait faire, ou à deviner ce qu'on
allait devenir. Jamais je n'ai vu, sur un pont de navire, un homme de
mer plus imposant. Dans les circonstances ordinaires, il n'avait que
cinq pieds et quelques pouces, comme les autres; dans les momens de
danger, c'était un géant, et ses matelots des mousses.

Un beau matin, après avoir versé cinq à six _boujarons_ de tafia
à maître Philippe, qui se plaignait toujours d'éprouver une soif du
diable, et après avoir été lui chercher la chique, qu'il oubliait
chaque nuit à la tête de son hamac, il me prit envie de monter dans
la mâture avec les gabiers qui faisaient la visite du gréement.
Cramponné sur le racage du petit perroquet, je promène, pour la
première fois, mes regards encore fort peu exercés sur le vaste
horizon que le soleil levant commençait à éclairer autour de moi,
et mes yeux nagent, avec une sorte de ravissement, dans l'étendue.
A peine avais-je porté la vue sur l'espace que le corsaire semblait
vouloir dévorer avec sa proue, que j'aperçois au loin un point rond,
dont la blancheur contrastait avec la verdeur de la mer. Mon premier
mouvement fut de crier _navire!_ A ce cri aigu tous les regards
s'élèvent vers moi. Le matelot en vigie, qui s'était laissé
endormir sur la vergue du petit perroquet, se réveille en sursaut;
et, pour me punir d'avoir pris une initiative qui l'exposait à
recevoir un châtiment sévère, il me donne un grand coup de poing.
Je n'avais pas encore le pied très-marin; mais j'étais vif et
méchant. Suspendu par mes mains aux haubans de catacois, et au dessus
de la tête de mon agresseur, je prends mes longueurs, et je lui
assène de mon mieux un coup de pied sur la figure. Il me poursuit,
furieux, avec l'avantage de l'habitude: je lui échappe avec la
rapidité de la peur. Une drisse de flamme tombe sous ma main: je la
saisis et je glisse, comme un serpent sur une liane, le long de ce
cordage si grêle, jusque sur le bastingage, la tête la première,
laissant dans les enfléchures mon adversaire tout penaud. Les gens
de quart, témoins de ce combat aérien, applaudissent à mon adresse.
Maître Philippe riait aux éclats; et se disposait à accueillir à
coups de garcette le dormeur qui s'était laissé surprendre et battre
par un mousse.

Le capitaine me fait demander derrière, après ma prouesse: je crus
que c'était pour me fustiger.

--Où as-tu vu le navire?

--Là, sur l'avant à nous, capitaine.

--Est-il loin?

--Je n'en sais rien, capitaine.

--Va te coucher.

--Oui, capitaine.

Mais comme je me disposais à obéir à cet ordre un peu brusque du
capitaine, maître Philippe, qui avait causé quelques minutes avec le
second, m'invite à monter près de lui sur l'affût d'une caronade,
et d'un air moitié sérieux et moitié burlesque, il m'adresse ces
mots, que j'écoute en palpitant:

«Tu as manqué à un matelot, qui est plus que toi, et ce n'est pas
bien; mais tu ne l'as pas _manqué_, et je te le pardonne, pour la
première fois; si ça t'arrive encore, ce sera une autre affaire. En
attendant, je te grade, par ordre du second, _capitaine des mousses_,
et le premier qui bougera, tappe dessus, c'est la consigne.»

Un petit sifflet me fut attaché à la ceinture, comme celui dont
maître Philippe était décoré, et qu'il portait assez souvent de sa
bouche corrodée de tabac, dans les côtes des matelots raisonneurs ou
paresseux.

Me voilà donc _capitaine des mousses_, après quelques jours de mer,
cherchant de mon mieux à imiter l'allure de maître Philippe, qui ne
se lassait pas de répéter en me regardant faire: C'est singulier!
quand je _je le vois marcher, c'est comme qui dirait ma miniature en
personne_.

Le corsaire, pendant la grotesque cérémonie de mon installation,
avait fait de la voile; il courait dans la direction que j'avais
assez vaguement indiquée. Bientôt on aperçut de dessus le pont le
bâtiment chassé. C'est _une lettre de marque_, disaient les uns;
c'est un _gros ship_ qui court comme nous, disaient les autres. Tant
mieux, fredonnait maître Philippe, sur l'air de _Coeurs sensibles,
coeurs fidèles_, et en se donnant des grâces:

  »Tant plus grosse est une prise,
  »Comm' tant plus gras est le lard,
  »Et tant plus forte est la part,
  »Et tant plus forte est la part.»

Dès que le capitaine jugea que nous gagnions le navire aperçu, il
ordonna le branle-bas général de combat.

A ce commandement, tout le monde se trouva, comme par enchantement,
à son poste. Le capitaine d'armes distribua les pistolets, les haches
d'abordage et les poignards. Les mèches allumées furent piquées
dans le pont, près des caronades, chargées jusqu'à la gueule. Les
grappins d'abordage montèrent avec leurs lourdes chaînes au haut
des vergues. La joie brillait dans les yeux épanouis des matelots. Le
capitaine seul paraissait hésiter un peu à s'approcher du navire sur
lequel il tenait sa longue-vue braquée. Un groupe de lieutenans et
de capitaines de prise, placé derrière, semblait, en chuchotant,
critiquer la manoeuvre, prudente que nous faisions. Arnandault, ayant
consulté son second, se décida pourtant à faire hisser le pavillon
anglais à la corne, pour tromper l'ennemi qui, de son côté, arbora
la même couleur. _Silence!_ s'écria le capitaine à cette vue: _Tout
le monde à plat sur le pont!_ Nous n'étions plus qu'à une portée
de pistolet du navire: alors sautant sur le bastingage, Arnaudault
crie au capitaine anglais, dans un large porte-voix, d'où sa voix
sort comme un coup de canon: _Amène, brigand! ou je te coule!_ Au
même instant nos sabords, que nous avions masqués avec une ceinture
de toile peinte, se découvrent: nos cent cinquante bandits, couchés
à plat ventre, se dressent le poignard à la bouche, le pistolet au
poing. Notre volée part en même temps que celle de l'ennemi, qui
laisse arriver à plat, enveloppé comme nous dans un nuage de feu
et de fumée. _A l'abordage, à l'abordage, enfans!_ hurle notre
capitaine; et une escouade de matelots saute sur l'avant, pour
remplacer la première escouade, qui se disposait, une minute
auparavant, à grimper à bord de l'ennemi, et que la mitraille a
déjà balayée. Dans un instant les nôtres tombent à bord de la
prise, courant le long de notre beaupré, ou se laissant glisser
sur le pont de l'anglais, du bout des manoeuvres amarrées à
l'extrémité de nos vergues croisées avec celles du navire abordé.
Le sang coule sous les poignards, ruisselle dans les dallots et va
rougir les bords du navire. Malgré le carnage que nous faisions
à bord de la prise, son pavillon n'était pas amené. _Allons,
Fil-à-Voile_, me dit Arnaudault, et il me montrait le yacht[3]
anglais. Je comprends la pensée du capitaine: je saute à bord de
l'ennemi comme un écureuil; quelques balles sifflent à mes oreilles,
je secoue la tête, et me voilà au bout de la drisse, crochant le
pavillon anglais, dont je m'enveloppe pour revenir à bord. La prise
était à nous. Un triple hourra, poussé vers le ciel par tout notre
équipage couvert de poudre et de chairs ensanglantées, fut le _Te
Deum_ de notre victoire.

[Note 3: C'est le nom que les matelots français donnent au
pavillon anglais.]

Ce n'est pas sans pertes que deux équipages se hachent pendant une
demi-heure ou trois quarts d'heure d'abordage. Vingt-trois hommes
avaient péri de notre côté. Le pont du navire capturé était
couvert de cadavres. C'était un trois-mâts armé en guerre et en
marchandises, qui se rendait de Calcutta à Londres, chargé d'indigo
et de salpêtre.

Cinq barils de piastres avaient été trouvés dans la chambre du
capitaine anglais. On les plaça sur notre gaillard d'arrière, comme
le trophée de notre triomphe.

Assis sur un de ces barils, les bras croisés sur sa poitrine velue et
à moitié découverte, Arnaudault nous adressa ces mots, en daignant
à peine lever les yeux sur l'équipage qui l'entourait:

«Enfans, vous vous êtes amoureusement tappés: c'est bien, mais ce
n'est pas encore tout. Voilà des piastres qui sont à nous, et chacun
va recevoir sa ration d'argent. Mais il faut auparavant jeter nos
morts à la mer; car c'est à ceux de nos gens qui se sont fait casser
la figure que nous devons tout cela. Attrape à jeter les trépassés
par-dessus le bord, avec les honneurs de la guerre.»

Des murmures se firent entendre parmi les matelots, dont les yeux
flamboyans restaient fixés sur les barils.

«Eh bien! dit Arnaudault, est-ce qu'il y aurait des mutins à mon
bord? Au surplus, s'il y en a, ils n'ont pas besoin de tant se
gêner avec moi. Que celui qui n'est pas le plus content s'avance, et
peut-être trouverons-nous moyen de lui faire sa petite affaire.»
Et, en prononçant cette dernière phrase, la main droite du capitaine
avait déjà fait claquer le chien d'un pistolet d'arçon. Personne
ne répliqua, et ces corsaires, qui, quelques minutes auparavant,
allaient se faire tuer de si bon coeur, reculèrent devant la froide
menace d'un seul homme. Mais quel homme!

Pour remplir les ordres du capitaine, les novices se mirent à
_fauberder_ le pont encore tout marbré de sang. On prit ensuite
les morts un à un. Le maître charpentier, le chapeau bas, faisait
semblant de lire, dans un vieux livre qui ne ressemblait pas mal à un
_Cinq Codes_, la prière des morts, pour chacun des cadavres que l'on
faisait glisser à la mer sur une longue planche. Un officier, tué
dans le combat, fut empaqueté, par distinction pour son grade, dans
un pavillon tricolore. On le jeta par-dessus le bord, après lui avoir
amarré un boulet de 12 aux pieds, et après avoir fourré des pierres
à lest dans ses vêtemens. «Ménagez ces cailloux, dit le second
à ceux qui en garnissaient l'emballage des morts: _il faut en garder
pour tout le monde_.»

Cette prévoyance ne devait pas lui être inutile. Quatre jours
après il fut jeté lui-même à la mer, et les pierres à lest ne lui
manquèrent pas.

Cette prompte inhumation faite, on nous donna double ration. Un
canonnier, dont le bras avait été enlevé par un boulet, voulut,
avant d'être amputé, recevoir sa part d'eau-de-vie, pour ne pas
perdre, disait-il, ses droits après avoir perdu une partie de son
individu.

«Maintenant, à nous, cria Arnaudault. Tout l'équipage à l'ordre!
et aux piastres! L'écrivain va lire le nombre de parts de chacun: la
part des morts sera mise de côté pour leur famille, s'ils en ont, et
après avoir défoncé et compté les barils un à un, chacun touchera
son compte. Philippe, fais faire silence.» Le sifflet du maître fit
entendre ses sons aigus au milieu du tumulte: tout le monde se tut, et
l'écrivain, au sein du plus grand recueillement, commença l'appel
de nos hommes. A chacun des noms des matelots tués, l'équipage
interrompait l'écrivain, pour répondre, presque en riant: _Passé du
bord du diable!_

Les piastres sorties de chaque baril furent comptées et partagées
scrupuleusement. Le capitaine, avec ses douze parts, était assis
sur un monceau de pièces d'argent. Quand vint mon tour (c'était
le dernier) on me compta la demi-part qui me revenait en qualité de
mousse. «Tiens, _Fil-à-Voile_, me dit le capitaine en me jetant une
large poignée d'argent à la tête: _tu t'es bien patiné, j'augmente
ta ration_.» La répartition faite, les matelots se mirent à jouer
leur butin aux dés; on s'achetait la ration de vin et d'eau-de-vie;
chaque quart de vin se vendait dix, vingt francs; chaque boujaron
d'eau-de-vie, autant.

La nuit, nous éprouvâmes un coup de vent, en cape sous le grand
hunier. Nos prisonniers anglais se promenaient pêle-mêle avec nous
sur le pont, l'air abattu, l'oeil morne; ils étaient nombreux, mais
on ne les craignait pas; car leur stupéfaction était au moins égale
à l'insouciance des corsaires. A leur place, des matelots français
ne seraient pas restés prisonniers deux heures, sans chercher à
enlever le navire.

Le soir même du jour qui suivit notre combat avec le trois-mâts
anglais, nos matelots, pendant le coup de vent, étaient assis à
l'abri des pavois, avec autant de tranquillité que s'ils s'étaient
trouvés au cabaret. Les uns, blessés dans l'affaire, se traînant
sur le pont, la jambe entortillée de linge ou le bras en écharpe,
chantaient ces complaintes de gaillard-d'avant, rauques comme le bruit
des flots, monotones comme le mugissement des raffales qui hurlaient
dans la mâture et le gréement; les autres racontaient ces contes
dont les marins de quart bercent leur ennui, pendant leurs longues
heures de veille. Enfant comme je l'étais alors, je me plaisais
à entendre ces vieilles histoires de la mer, tout empreintes du
caractère de leurs auteurs et de leur bizarre imagination. C'est par
l'effet qu'elles produisaient, pour la première fois, sur moi, que
je les juge aujourd'hui. Pour un vieux marin, les moeurs des hommes
de mer n'ont plus rien d'étrange; mais pour un passager, par exemple,
elles offrent quelque chose d'original et de neuf, que, jusqu'ici,
aucun écrivain n'a su bien rendre. C'est en rappelant ici la
première impression que me firent éprouver les usages du bord, que
j'essaierai de retracer, de temps à autre, ces habitudes étranges.
Rien ne m'étonna plus, entr'autres choses, que la manière dont les
matelots relevaient le quart.

La moitié de l'équipage est toujours de garde sur le pont; c'est
ce qu'on, nomme courir _la grande bordée_. Deux matelots n'ont qu'un
hamac, et lorsque l'un d'eux est couché, celui avec lequel il est
_amateloté_, et qu'il nomme spécialement son _matelot_, se promène
sur le pont. Les quarts se relèvent de midi à six heures, de six
heures à minuit, de minuit à quatre heures du matin, de quatre
heures à huit, et de huit heures enfin au midi du jour suivant. La
cloche tinte chaque demi-heure, et un sablier de trente minutes, fixé
dans l'habitacle, et surveillé par le pilotin ou les timonniers,
indique le moment où les hommes placés devant doivent _piquer_
l'heure, en frappant le marteau sur le rebord intérieur de la cloche.
Cet amatelotage des marins entr'eux, cette camaraderie de hamac,
établissent une espèce de solidarité de personnes et une
communauté d'intérêts et de biens entre chaque homme et son
matelot.

Quand un marin monte au quart pour relever son _matelot_, celui-ci
lui passe la capote sous laquelle il a veillé, et le chapeau de toile
goudronnée qui a abrité sa tête pendant la durée de son service
sur le pont; il n'est pas jusqu'au tabac qu'il a commencé à mâcher,
qui ne passe, pour être pressuré entièrement, dans la bouche du
_matelot_ qui prend le quart. Rien n'est plus étrange que d'entendre,
à chaque relèvement de bordée, les plaintes de celui qui s'habille,
contre celui qui va se coucher, et qui toujours est accusé d'être un
_mauvais chiqueur_. Souvent on s'en rapporte au jugement du maître
de quart, pour qu'il s'assure, en pressurant lui-même la chique
litigieuse, de la manière abusive dont le _matelot_ du plaignant, a
_suppé_ le tabac mis en commun. Ces détails soulèveront le coeur
des hommes délicats et des petites maîtresses; mais ils sont vrais
et ils doivent être connus.

Les contes des gens de mer roulent ordinairement sur des aventures
gigantesques, sur des coups de main hardis, des privations: le
narrateur entremêle à ces antiques fables du bord, des plaisanteries
qui lui sont propres et des mots d'un cynisme à part, et qui
étincellent souvent d'esprit, mais de cet esprit qui ne peut être
senti que par ceux qui connaissent les habitudes de la profession.
La peinture des douceurs de la vie n'occupe qu'une place
très-circonscrite dans ces récits: c'est à _l'abri d'une bonne
bouteille de vin et mouillés à quatre amarres_ dans un cabaret
que ces hommes placent la félicité suprême; une auberge est le
théâtre de leurs illusions, le palais de leurs féeries: c'est pour
eux enfin le paradis terrestre. Ils ne s'en figurent pas d'autre,
parce que leur imagination ne peut guère aller au delà des plaisirs
qui leur sont propres.

Le conteur commence ordinairement sa narration, en criant _cric!_ Les
auditeurs répondent _crac!_ Et l'orateur reprend: _un tonnerre
dans ton lit; une jeune fille dans mon hamac!_ Formule qui, sous un
emblème philosophique, signifie peut-être dans leur pensée, qu'un
hamac peut être l'asile du bonheur qu'on ne trouve pas toujours à
terre, dans un bon lit.

Les histoires des matelots me ravisaient: un joli petit novice, que
le capitaine d'armes du corsaire avait embarqué à bord, se plaisait,
malgré les représentations de son protecteur, à se mettre à coté
de moi, pendant que l'on disait des contes. La voix douce du novice,
ses mains blanches et délicates, m'avaient fait supposer déjà qu'il
pouvait y avoir quelque chose d'extraordinaire dans son séjour à
bord. Amateloté avec le capitaine d'armes, il faisait rarement son
quart, et son protecteur obtenait facilement du maître d'équipage
l'indulgence qui lui était nécessaire pour faire pardonner au
protégé cet oubli de la règle commune du bord. Un matin, où les
grands yeux noirs de petit Jacques se réveillaient avec le jour, je
lui demandai, avec toute la naïveté de mon âge:

«Dis-moi donc, petit Jacques, pourquoi je ne t'ai pas vu sur le pont
quand nous avons abordé le trois-mâts?

--Ah! c'est que le capitaine d'armes m'avait placé à la soute aux
poudres.

--Tu avais donc peur?

--Je n'étais pas trop rassuré.»

Mon intention étant d'engager, avec petit Jacques, une conversation
dans laquelle l'emploi de quelques mots familiers aux femmes, pût
trahir un déguisement que je soupçonnais, je continuai ainsi:

«Est-ce que tu serais aussi peu brave que tu m'as semblé fainéant?

--Pour brave, je ne me vante pas de l'être; mais _fainéante_....

--Ah! je t'y prends encore une fois: tu as dit _fainéante!_

--Non, j'ai dit _fainéant!_!

Comme tu rougis!..... Pourquoi donc te trompes-tu toujours ainsi,
et parles-tu comme si tu étais une petite fille!.... L'autre jour
encore, quand nous parlions ensemble de je ne me rappelle pas quoi, il
t'est échappé de me répondre: _non, je ne la suis pas!_

--Eh bien! qu'est-ce que cela prouve? me dit mon interlocuteur, tout
décontenancé.

--Cela prouve que tu n'es pas un garçon!

--Enfant que tu es! Quelle idée!...

--Je te parie que tu es une femme, et je m'en rapporte à maître
Philippe qui vient, et à qui j'ai dit déjà....

--Au nom du ciel, tais-toi, malheureux.... Si tu savais combien je
souffre...? Tu viens de découvrir un stratagème qui, s'il était
connu, m'exposerait à devenir la risée de tous ces hommes qui me
font peur... Je suis... je suis la femme du capitaine d'armes...
Pour le suivre, il a fallu me faire passer pour son parent, pour son
cousin. Que sais-je, moi!.. Tu sauras tout; mais tu me promets bien de
ne pas trahir la confiance que j'ai mise en toi? Tu m'as toujours paru
mieux élevé que ces matelots, au milieu desquels je vis pour mon
malheur. Tu te tairas, n'est-ce pas, mon ami?... Tu ne voudras pas me
perdre tout-à-fait?...»

Des larmes apparemment roulaient dans mes yeux comme dans les siens,
car elle passa doucement sur ma figure, la main dont elle venait de
se presser les paupières. Je promis tout. Mais petit Jacques me
recommanda bien d'éviter les conversations que nous avions ensemble,
et qui avaient commencé à piquer la jalousie de _son mari_. Je me
rappelai, en effet, que le capitaine d'armes m'avait souvent menacé
de me donner quelques tappes, pour me punir des torts que j'étais
bien en peine de deviner. Les aveux de petit Jacques venaient de
m'expliquer la haine du capitaine d'armes pour moi. Je compris la
nécessité d'être prudent pour mon petit camarade et pour moi.




2.

LA CROISIÈRE.


Acalmie.--Combats.--Amours.--Le capitaine Bon-Bord.--Le matelot
Ivon.--Histoire de petit Jacques.--Prise d'un navire anglais.--Son
explosion.--Tisozon.--L'ile de Bas.


Après avoir essuyé quelques heures de cape, reçu plusieurs coups
de mer, nous éprouvâmes ce qu'on appelle une _acalmie_, un de ces
momens de transition entre la tempête qui expire et le beau temps qui
veut revenir. Pendant la violence de la bourrasque, un brick, fuyant
vent arrière à mâts et à cordes, au risque de s'engloutir sous
chacune des lames qui le poursuivaient, avait passé près de nous,
enveloppé dans le nuage de molécules d'eau que l'effort du vent
faisait voler comme de la fumée sur les lames blanchissantes; mais la
fureur de la tempête nous avait empêchés de tomber sur cette proie
qui nous avait échappé dans le désordre des élémens.

Il n'est peut-être pas de position plus pénible à la mer, que celle
dans laquelle on se trouve à la suite d'un coup de vent, lorsque le
bâtiment, n'étant plus couché par la force de la brise irritée,
se voit assailli par de grosses lames qui, se heurtant avec lourdeur,
semblent se le disputer comme pour le démolir dans leur choc. Tout
se brise, tout craque à bord, et les pièces dont le navire est
composé, et les objets d'arrimage qui jouent avec effort. Le
gréement fatigue, se détord et se rompt; la mâture reçoit, dans le
roulis et le tangage, des secousses horribles qui ébranlent la coque.
Le navire, fatigué dans toutes ses parties, devient pour ainsi dire
l'objet de la fureur dernière des flots harassés par la tourmente.
Il faut qu'une brise s'élève sur le sommet des vagues pour les
niveler et rendre à la mer, encore si violemment émue, ce mouvement
uniforme qu'a détruit le délire de la tempête.

Un joli frais de Nord-Est ne tarda pas à se faire sentir et à
nous permettre de manoeuvrer et de _faire de la toile._ Rien ne peut
peindre peut-être le bonheur que répand au milieu de l'équipage,
un beau jour succédant à une nuit de mauvais temps et de fatigues.
C'est une des plus douces joies des hommes de mer, que de revoir un
ciel serein sortant du sein de la tempête qui fuit en grondant et
comme irritée d'avoir manqué sa proie.

Nous nous trouvions près des Açores. Le point du capitaine nous
indiquait le voisinage de ce petit archipel. La quantité de goëlands
et de mauves qui voltigeaient autour de nous, et les nuages qui
paraissaient s'amonceler comme pour aller couvrir au loin la terre,
auraient suffi, à défaut d'autres indices plus sûrs, pour nous
signaler l'approche des parages où nous voulions établir notre
croisière. Nous espérions faire, dans ces latitudes, quelques
bonnes rencontres. Nous crûmes bientôt avoir trouvé ce que nous
cherchions.

Vers le milieu de la journée qui avait suivi notre coup de vent, les
hommes placés en vigie au haut des mâts crièrent, _Navire!_

--Où? demanda le capitaine.

--Sous le vent à nous! répondirent les vigies.

Ces mots firent succéder le calme le plus profond au tumulte des
conversations particulières, qui vont toujours grand train à bord
des navires aussi mal tenus que le sont, en général, les corsaires.

Arnaudault mit, sans rien dire, sa longue-vue en bandoulière, et
grimpa sur les barres du grand perroquet, pour observer le bâtiment
signalé. C'était la première fois, depuis notre sortie, qu'on
l'avait vu monter dans les haubans; et, sans trop savoir encore
pourquoi, l'équipage pensa que la circonstance était solennelle.

Toute l'attention était portée sur les mouvemens du capitaine.

En descendant des barres de perroquet, on remarqua que l'expression
de sa physionomie était sévère. Le capitaine avait _l'oeil
américain,_ comme disent les matelots, et le tact sûr, comme chacun
le savait.

«Le navire aperçu est gros, si je ne me trompe, dit-il à ses
officiers. Il a un entre-deux-de-mâts qui semble m'annoncer que ce
doit être un marchand de boulets, et qu'il pourrait bien lui pousser
une rangée de dents.»

Les officiers qui, comme le capitaine, avaient observé le navire que
nous approchions en laissant courir un peu largue, pensaient que ce ne
pouvait être qu'un grand trois-mâts marchand, ou peut-être bien
un navire de la Compagnie des Indes. Lorsqu'on court les chances
périlleuses de la fortune sur mer, on tourne presque toujours les
circonstances les plus douteuses, dans le sens des conjectures les
plus favorables aux désirs que l'on forme.

Le second du corsaire était d'une joie folle; il insistait, plus que
tous les autres, pour qu'on approchât le navire, et pour qu'on lui
_tâtât un peu les côtes:_ c'était son expression. Arnaudault prit
la parole, de manière à être entendu de tout le monde:

«Il me semble qu'il ne s'agit pas ici de se mettre dedans, par
fanfaronnade; chacun est à bord pour sa part et pour sa peau. Je
dirai mon idée:

»Je veux bien, si tel est votre avis, _tâter les côtes_ de ce
navire; mais s'il les a trop dures.

LE SECOND.

Nous avons à bord des boulets qui seront encore plus durs?

LE CAPITAINE.

Mais, s'il a plus de canons que nous?

LE SECOND.

Nous jouerons des jambes.

LE CAPITAINE.

Et s'il a les jambes plus longues que les nôtres?

LE SECOND.

Il nous coulera, et nous irons au fond; c'est notre métier.
D'ailleurs, capitaine, vous savez bien que vous n'étiez pas d'avis
d'accoster ce trois-mâts que nous avons pourtant si souplement
enlevé....

LE CAPITAINE, _d'un air ironique._

Ah! ah! oui, ce trois-mâts, n'est-ce pas? oh! je me le rappelle
parfaitement. C'est vrai, je ne voulais pas l'aborder; c'est que ce
jour-là j'avais peut-être peur... qui sait?

LE SECOND.

Capitaine, je ne dis pas cela pour vous offenser, bien loin de là;
mais c'est pour le bien de tous que je parle....

LE CAPITAINE, _s'adressant à l'équipage._

Enfans, voyons: êtes-vous d'avis d'accoster le trois-mâts qui court
sous le vent à nous? oui ou non?

Oui, oui, _cap'taine,_ s'écrièrent tous les matelots déjà irrités
de l'hésitation que cette discussion leur avait fait remarquer chez
le capitaine.

LE CAPITAINE.

C'est bien votre idée à tous, n'est-ce pas?

L'ÉQUIPAGE.

Oui, oui, cap'taine, c'est notre idée!!!

LE CAPITAINE.

Eh bien! ce n'est pas la mienne; mais c'est égal. Voyons, mes fils,
chacun à son poste, et le premier gredin qui bouge, je lui fais
sauter la tête. Attention, timonnier, la barre au vent: _brasse
tribord devant et babord derrière:_ file l'écoute du gui et cargue
le point de grand'voile au vent. Branle-bas général de combat!»

Cet ordre du capitaine fut reçu avec transport. Les matelots
jetèrent en l'air leurs bonnets rouges en signe d'approbation
unanime.

Et voilà le _Sans-Façon_ courant grand largue sur le bâtiment qui
nous présentait le travers en cinglant sous toutes voiles au plus
près du vent. La mer, encore un peu agitée, nous le cachait de temps
à autre, sous la masse mobile des grosses lames qui s'élevaient
entre lui et nous.

A bord d'un corsaire, les dispositions pour le combat sont bientôt
faites. Chacun y met du sien le plus qu'il peut. Nous n'avions jeté
qu'une vingtaine d'hommes à bord de notre prise, et cent et quelques
bons gaillards bien déterminés se pressaient encore sur le pont du
_Sans-Façon._ Dès que le _branle-bas_ de combat fut fait, le second
vint l'annoncer en ces termes: _Capitaine, tout est paré à bord!_
Arnaudault ne lui répondit que par un regard sévère, et en lui
faisant signe de s'en retourner à son poste: le second se plaça sur
le gaillard d'avant, un porte-voix à la main, disposé à répéter
les ordres de son chef. On aurait entendu voler une mouche à notre
bord, tant le silence était profond dans ce moment d'attente et de
curiosité.

Nous filions huit à neuf noeuds, courant toujours sur le navire en
vue. Dès que nous l'eûmes approché de manière à découvrir son
bois, que nous cachait auparavant la courbure de la mer, il hissa un
pavillon américain... Ce n'était pas un ennemi! La consternation se
peignit sur tous les visages... «Quel dommage! s'écriait-on, il a
des balles de coton dans ses porte-haubans: quelle belle prise ça
nous aurait fait!...» Le capitaine, pour répondre au signal du
bâtiment ami, ordonna de hisser notre pavillon tricolore. A peine
avions-nous arboré cette couleur, que la bannière américaine qui
flottait sur le navire chassé, fut amenée et qu'un large pavillon
anglais s'éleva sur le couronnement de notre adversaire. Un cri
de joie se fit entendre à notre bord. _C'est un Anglais! c'est un
Anglais!_ se disait-on du gaillard d'avant au gaillard d'arrière.
«Un instant, dit Arnauldault: il a hissé pavillon anglais; il faut
lui répondre dignement: frappez-moi à la drisse du pic le _pavillon
rouge!_ Et pourquoi? demanda le second. Pour apprendre à ceux qui
m'ont pris pour un Jeanfesse que je n'amène jamais, quand on m'a mis
dans la nécessité de recommencer à faire mes preuves.« Ces paroles
furent prononcées avec une effrayante impression de physionomie, qui
n'échappa à personne. Le second s'en retourna encore une fois à son
poste, n'osant plus hasarder d'observations. Nous n'étions plus qu'à
une portée de canon du navire.

Chaque lame sur laquelle bondissait notre corsaire, nous rapprochait
du bâtiment sur lequel tous les yeux se tenaient fixés. Un coup
de canon, parti de ses gaillards, fut le signal d'une manoeuvre à
laquelle nous ne nous attendions pas. Les balles de coton que nous
distinguions dans ses porte-haubans tombèrent à la mer; une large
toile, peinte en jaune, étendue sur sa batterie, disparut, et nous
laissa voir une filée de canons sortant de ses flancs larges et
élongés. C'était la rangée de dents que nous avait promise
Arnaudault. Il n'y avait plus à en douter: c'était une frégate!
La stupéfaction se peignit sur tous les traits des hommes les plus
impassibles.

Le capitaine qui, quelques minutes auparavant, avait un air inquiet en
observant le navire que nous chassions, prit une physionomie calme du
moment où il vit décidément à qui nous avions affaire. On eût dit
qu'il ne s'agissait pour lui que de parler amicalement à un bâtiment
que nous aurions rencontré en mer. Il demanda à l'un de ses fils
son porte-voix de combat, et un cigarre qu'il alluma avec une
tranquillité que lui seul avait à bord dans ce moment de péril et
d'anxiété.

«C'est maintenant qu'il faut en découdre, mes amis, dit-il en
s'adressant à l'équipage. Vous avez eu la vue un peu basse, vous
l'aurez un peu meilleure en tappant sur ce chien d'Anglais. Parez-vous
à faire feu à mon commandement.»

Le second, à ce mot d'avertissement, vint tout étonné, lui
demander: Mais, y pensez-vous, capitaine? c'est une frégate!--Tiens,
cet autre! répondit Arnaudault, il commence à voir maintenant que
c'est une frégate, comme si je ne l'en avais pas prévenu il y a plus
de trois heures de temps! _Feu babord!_

Une détonation terrible ébranla tout le corsaire; le pont
frémissant sembla crouler sous nos pieds tremblans. La fumée qui
sortit de nos flancs, avec la foudre que nous lancions, nous cacha
pendant quelques secondes la frégate sur laquelle nous venions de
lâcher en grand toute notre volée. Un calme de mort succéda à
ce fracas. C'était à la frégate de riposter: elle ne nous fit pas
longtemps attendre sa réponse.

Maître Philippe, une demi-minute avant que l'ennemi ne nous
ripostât, fit entendre, perché sur le bossoir du vent, un long
et lugubre coup de sifflet de silence.... Personne ne bougeait; les
têtes étaient hautes et assurées; toutes les bouches muettes et
serrées. Arnaudault, les bras croisés et le porte-voix entre
les jambes, se tenait assis sur le bastingage d'avant fumant
tranquillement son cigarre, et jetant avec indifférence un
coup-d'oeil sur les caronades de bas-bord, que les canonniers venaient
de charger en quelques secondes.

Tout à coup un bruit de tonnerre nous étourdit: toute la volée
de la frégate venait de jaillir avec l'éclat et la vivacité de
l'éclair. Nous lui répondons en lui envoyant notre seconde bordée.
Mais les boulets et la mitraille qui venaient de traverser notre
coque, notre gréement et notre mâture avec un horrible sifflement,
avaient fait tomber sur nous une multitude de débris de poulies,
d'esparres et de bout de cordage. _Ce n'est encore rien,_ nous criait
Arnaudault; _courage, enfans! Feu babord! feu!_ Nous faisions feu de
notre mieux, mais la frégate qui courait la même bordée que nous,
et que nous approchions encore, nous couvrait à chaque décharge,
de flamme, de mitraille et de fumée. La mousqueterie qui pétillait
déjà de dessus ses passavents, commençait à nous atteindre et à
remplir l'intervalle que les bordées laissaient entr'elles.

Dans la violence du combat, le second vint de l'avant à l'arrière,
prévenir Arnaudault qu'un boulet avait entamé notre petit mât de
hune.

--Je m'en f..s, répondit Arnaudault; et vous?

--Et moi, capitaine, je m'en contref..s, reprit le second en regagnant
son poste. Ce fut la dernière preuve d'impassibilité que donna ce
malheureux.

Cet officier, qui, avec les autres personnes de l'état-major, avait
à se reprocher l'imprudence qu'il avait intéressé le courage
du capitaine à commettre, commençait à exprimer tout haut la
nécessité où nous étions de virer de bord pour échapper à la
frégate qui cherchait, en pointant bas, à nous couler à fond.
Déjà l'équipage murmurait contre l'obstination du capitaine.
_Virons de bord! virons de bord!_ criait-on de devant à Arnaudault;
mais celui-ci ne répondait à ces conseils, qu'en descendant de son
bastingage pour parcourir la batterie, et menacer de faire sauter
la cervelle au premier chef de pièce qui ralentirait le feu. Un des
boulets de la frégate, pointé sur le gaillard d'avant, enleva du
bossoir le brave Philippe et un des fils du capitaine, placé à
côté du maître d'équipage. Le spectacle de ces deux infortunés
tombant à l'eau, coupés en deux du même coup, n'arracha aucune
marque de douleur à Arnaudault; mais ses lèvres contractées
mâchaient plus violemment le bout de cigarre qu'il tenait encore
entre les dents. Un regard terrible qu'il lança à la dérobée, sur
le second, indiqua seul tout ce que souffrait son âme impétueuse et
son coeur de père.

Notre position, sous la batterie sans cesse tonnante de la frégate,
n'était plus tenable. A chaque décharge de l'ennemi, cinq à six de
nos hommes tombaient sur notre pont déjà encombré de morts et
de blessés. Le découragement commençait à s'emparer de notre
équipage, qui voyait et l'imprudence et l'inutilité de notre
résistance.

«C'est le second, murmurait-on, qui a forcé le capitaine à accoster
cette frégate. Il est temps de virer de bord. Capitaine, virons de
bord!»

L'infortuné second, objet des récriminations presque unanimes, se
décida à expier sa faute et à aller demander lui-même au capitaine
à prendre chasse pour fuir l'ennemi. Il s'avance derrière (je me
rappelle encore son attitude pénible); mais, ne voulant pas avoir
l'air de supplier celui dont il voulait cependant obtenir un pardon,
il eut l'air de conseiller seulement à Arnaudault la manoeuvre qu'il
croyait convenable d'exécuter pour sauver le corsaire. Il se trompait
encore en croyant avoir affaire à un homme qui pourrait se contenter
du demi-aveu d'une erreur. On rendrait difficilement le ton avec
lequel le capitaine reçut ce pauvre diable.

--Quand je vous aurai fait tuer avec la moitié de l'équipage, qui a
écouté vos crâneries plutôt que ma prudence, je ferai ce que bon
me semblera, et je revirerai de bord, si cela me convient; mais jusque
là, _tâteur de cotes dures,_ croyez-moi, restez à votre poste et
gardez-vous bien de passer encore derrière pour me donner des avis
que je ne vous demande pas.

Le second ne sut qu'obéir à l'ordre impérieux de son chef. Mais en
se rendant sur l'avant, il put remarquer l'irritation que sa présence
excitait dans tout l'équipage. Des interpellations violentes
accueillent cet officier, dans lequel chacun voyait la cause de la
perte probable du corsaire. _A bas le second!_ s'écriait-on de toutes
parts. _Virons de bord! virons de bord!_ Pressé par cette situation,
qui devenait intolérable pour lui, il se rend encore auprès du
capitaine pour vaincre son inflexibilité. Mais cette fois-là
l'infortuné second avait perdu son ton d'assurance: ce n'était plus
qu'un suppliant qui s'offrait comme une victime expiatoire à celui
dont pouvait encore dépendre le salut commun.

--Je vous avais défendu de passer derrière, lui dit Arnaudault,
et vous voilà encore! Est-ce un nouveau conseil que vous avez à me
donner?

--Non, capitaine, c'est une prière que j'ai à vous faire.

--Et laquelle?

--Je vous supplie de virer de bord.

Le capitaine, après avoir fait quelques pas sur le gaillard, revient
vers le second:

--Virer de bord, et c'est vous qui me suppliez?... Eh bien oui, je
consens à virer, mais à une condition...

--Laquelle, capitaine? je suis prêt à tout faire pour sauver le
corsaire et l'équipage.

--C'est à condition que vous me crierez devant, au porte-voix:
_Capitaine, virons de bord! J'en ai assez!_

--J'aime mieux me faire tuer, capitaine, que de consentir à cette
honte, répondit le second.

--Comme il vous plaira, répond le capitaine, je ne veux forcer le
goût de personne. Et il reprend avec calme sa place accoutumée sur
le bastingage.

Les témoins de cette scène si vive, à laquelle le danger de notre
position donnait un caractère terrible, repoussèrent par des cris de
rage le second, qui revenait désespéré prendre son poste. Il fallut
enfin qu'il se soumît à la volonté inexorable du capitaine. Il
s'immola. Placé sur le bossoir où maître Philippe et l'un des fils
d'Arnaudault avaient été tués, il élève son porte-voix et se
dispose à faire au capitaine l'amende honorable qu'il exigeait.
Mais à peine avait-il prononcé dans le porte-voix, ces mots qui lui
coûtaient tant: _Capitaine, j'en ai assez!_ qu'un paquet de mitraille
lui enleva, en ronflant avec fracas, le sommet de la tête. Au
mouvement que fit Arnaudault à ce spectacle horrible, on aurait dit
qu'il attendait la mort du second pour se décider. Apaisé par cet
événement, qu'il croyait peut-être lui être dû comme une justice
providentielle, il n'hésita plus à commander de virer de bord.
Mais, toujours lui-même, mais toujours froid, malgré l'imminence
du péril, il nous fit entendre l'ordre de _pare-à-virer_ avec cette
assurance dédaigneuse que nous respections en lui. Personne, comme
on doit le penser, ne fit attendre sa coopération, pour exécuter la
manoeuvre ordonnée. Au commandement d'_adieu-vat_, le corsaire, aidé
par le mouvement de la barre poussée sous le vent, se rangea au vent
en faisant battre en ralingue toutes ses voiles criblées de boulets
et de balles; mais par l'effet de cette prompte évolution, il
présenta sa poupe au travers de l'ennemi qui, profitant d'une telle
position, nous enfila de l'arrière à l'avant, de toute sa volée de
tribord. Cette volée, reçue quand nous combattions encore presque
côte à côte avec la frégate, sans espoir de salut, nous aurait
consternés; mais essuyée en fuyant, elle ne fit seulement pas
baisser la tête aux moins intrépides de nos gens. Nous étions
à peu près sûrs de nous tirer d'affaire; les périls ne nous
paraissaient plus rien, tant les marins sont loin de se livrer au
désespoir, pour peu qu'ils entrevoient un seul moyen de salut. Le
plus près du vent était la marche du corsaire, qui revirait de bord
avec la vélocité et la promptitude d'un lougre. Forcée d'envoyer
vent-devant comme nous, pour nous poursuivre d'aussi près que
possible, la frégate, reversant ses voiles moins vite que notre
brick, perdait aussi beaucoup plus que nous, dans chacune de ces
évolutions rapides que notre capitaine nous faisait répéter à peu
près toutes les dix ou quinze minutes. En courant ainsi de petites
bordées contre la direction du vent, nous parvînmes bientôt à nous
mettre hors de la portée des canons que l'ennemi faisait toujours
ronfler sur notre brick. Mais à chaque revirement de bord, une volée
nous était lancée impitoyablement, au moment où nous présentions
notre arrière à la frégate. Notre manoeuvre fut si prompte, si bien
entendue, et la brise nous favorisa tellement, qu'en deux heures
de temps nous réussîmes enfin à nous éloigner assez de notre
formidable adversaire, pour n'avoir plus à redouter ses coups. La
nuit, avec ses gros nuages et sa favorable obscurité, vint nous
dérober au danger d'une poursuite obstinée. Tous les feux furent
cachés soigneusement à notre bord, pour ne pas offrir à notre
inexorable ennemi l'indice de notre position et la trace de la fausse
route que nous suivions dans l'ombre pour échapper entièrement à la
chasse qu'il nous donnait encore. Qu'on se représente une centaine
de matelots, marchant pour manoeuvrer dans les ténèbres, sur les
cadavres, et au milieu du sang qui couvrait notre pont, et on n'aura
encore qu'une faible idée de notre situation, quelques heures après
le combat que nous venions de livrer à la frégate anglaise.

La nuit fut employée à réparer, tant bien que mal, les avaries
que le feu de l'ennemi nous avait fait éprouver. Pour prévenir les
effets de la joie que le bonheur d'être échappés à notre perte,
aurait causée à nos hommes, les officiers répandirent sur le
pont, l'eau-de-vie mêlée de poudre, que, pendant l'action, on avait
distribuée à l'équipage, pour l'animer au combat. Les matelots, que
l'ivresse, puisée dans ce breuvage brûlant, avait rendus furieux,
voulurent s'emparer, de vive force, de la cambuse où étaient
placées nos provisions liquides. Il fallut encore défendre cette
partie du navire, contre leur délire; et ce ne fut qu'après un long
combat entre nous, que les plus ivrognes s'endormirent couchés côte
à côte avec les morts que nous n'avions pas eu le temps de jeter à
la mer. Les marins les moins ivres travaillaient à repasser un petit
mât de hune, à la place de celui qu'un boulet avait endommagé
pendant l'action.

L'entrevue du capitaine avec celui de ses fils que la mort avait
épargné, fut courte, mais affreuse. Ce jeune homme, après le
combat, vint embrasser son père, qui le premier prit la parole pour
lui dire seulement ces mots: «Ton frère s'est fait tuer comme je
l'entendais.»

--Oui, il est mort bravement, répondit le jeune homme en sanglottant
et en retenant les larmes qui lui remplissaient les yeux.

--Aurais-tu mieux aimé que ce fut moi?

--Oh! non, mon père... Mais c'était mon frère, c'était le seul....

--Eh bien! pourquoi pleurer? Crois-tu que le boulet qui l'a enlevé ne
m'ait rien déchiré là dedans? Tiens vois!

Et en prononçant ces mots le malheureux Arnaudault se déchirait
encore la poitrine du bout de ses doigts agacés. Son fils consterné
dévora ses larmes et n'osa plus parler de son frère.

Le jour nous trouva réparant encore du mieux possible notre navire,
bouchant nos trous de boulet et faisant jouer nos pompes. Notre mât
de hune de rechange allait être guindé, lorsqu'un petit trois-mâts,
que l'obscurité nous avait empêchés de voir tout près de nous,
passa, au lever du soleil, à nous _ranger à l'honneur_. Il nous hêla
en anglais, en nous demandant notre longitude. Il nous eut bientôt
dépassés: dans l'état où nous trouvions, il nous aurait été
impossible, malgré notre marche supérieure, de lui donner chasse,
s'il avait continué sa route.

«Hissez-moi, dit Arnaudault, un pavillon anglais en berne, et
parez-moi quelques pièces de canon de l'arrière avec double charge,
pour apprendre à ce paria, qui vient nous accoster, quelle est notre
longitude.

A la vue d'un pavillon hissé en signe de détresse par un navire à
moitié démâté, le petit trois-mâts vira de bord et courut sur
nous, ne supposant sans doute pas qu'un bâtiment endommagé comme
nous l'étions, pût avoir des projets hostiles. Douze à quinze de
nos hommes se promenaient sur le pont: les autres s'étaient cachés,
pour ne pas faire soupçonner la force de notre équipage au bâtiment
qui nous approchait avec confiance. Rendu à demi-portée de pistolet,
le capitaine anglais nous demande: _De quoi avez-vous besoin?_

--De ton navire, lui crie Arnaudault. Deux coups de canonades
chargées à mitraille accompagnèrent cette réponse. Le trois-mâts
amena en criant qu'il se rendait; et, pour être plus sûrs de notre
prise, nous l'amarinâmes en l'abordant de bout en bout, et en nous
accouplant pour ainsi dire avec elle.

Il fallut composer un équipage pour notre nouvelle capture: elle
était chargée de coton. Son malencontreux capitaine, en venant à
bord, laissa voir au capitaine de prise qui était désigné pour le
remplacer, une montre assez belle. Pourquoi cette montre? lui demanda
celui-ci en anglais.

--Mais pour voir l'heure.

--Oh! à bord on te dira l'heure sans montre, lui répondit le
capitaine de prise; et le bijou passa du gousset du capitaine ennemi
dans celui de l'officier du corsaire.

Je grillais d'aller à bord de la prise, malgré la haine que
m'inspirait l'homme à qui son commandement allait être confié,
et qui se trouvait justement être celui qui, au départ du
_Sans-Façon_, m'avait recommandé pour le mal de mer, au brave
maître Philippe. Mais j'avais mes raisons pour désirer de ne plus
rester à bord du corsaire.

Le petit _Jacques_, le novice féminin avec lequel j'avais fait
connaissance, cherchait tous les moyens de fuir son capitaine d'armes,
dont la surveillance lui était devenue incommode et la tyrannie
insupportable. Jacques m'avait confié l'intention où il était de se
cacher à bord du premier navire que nous prendrions, et qui pourrait
lui offrir l'espoir de gagner terre le plus tôt possible. Il était
convenu entre nous que, de mon côté, je ferais tous mes efforts pour
aller à bord de la première prise où Jacques parviendrait à se
glisser. Persuadé qu'il n'aurait pas manqué de se fourrer dans la
calle ou la chambre du trois-mats que nous avions le long du bord,
je me déterminai à risquer la balle. Je passe sur le gaillard
d'arrière, le bonnet à la main, et m'adressant à Arnaudault, je lui
dis, avec assurance:

«Mon capitaine, j'ai envie de faire mon chemin. Voilà une prise,
je sais réduire une route sur le quartier et pointer la carte. Je
voudrais, si c'est un effet de votre bonté, obtenir la permission de
me distinguer en me rendant utile à bord du navire que nous venons
d'amariner.»

Arnaudault, sans me répondre, demande à son fils un routier, et une
grande carte étendue sur la table de la chambre; la carte lui est
apportée: il la déploie sur le capot. «Voilà où nous sommes,
me dit-il en me montrant un point marqué au crayon sur le papier
déroulé devant moi et en me mettant un compas dans les mains. Quelle
route ferais-tu pour attérir sur Ouessant?»

Avant de répondre à cette brusque question, que je tremblais de
résoudre gauchement, je pose mes deux pointes de compas, l'une sur le
point marqué par le capitaine, et l'autre sur Ouessant:--_Le Nord-Est
quart d'Est_, capitaine, sans compter la variation qui est de deux
bons quarts Nord-Ouest.

--Sans compter la variation, dis-tu?

--Oui, sans compter la variation, mon capitaine.

--Tu en sais plus, le diable m'emporte, que le capitaine de prise que
je te donne là. Allons, puisque tu le veux, _joufflu_, saute-moi à
bord de ce trois-mâts, et que le bon Dieu ou l'enfer vous conduise
tous, pourvu que vous mettiez ce joli _ship_ à bon port. Je te fais
lieutenant de la prise, et que je n'entende plus parler de toi!» Mes
préparatifs ne furent pas longs: Arnaudault me donna une petite tappe
sur la tête en signe de bienveillance et en répétant le pronostic
du pauvre maître Philippe: _Ce petit Fil-à-Voile_ finira par faire
quelque jour peut-être _un bon petit bougre_.

La prise, équipée de douze de nos hommes, non compris le capitaine,
un gros matelot bas-breton, qui devait servir de second, et moi,
devenu la troisième personne du bord, se sépara du corsaire.
Arnaudault, monté sur le dôme de la chambre, nous commanda, au
porte-voix, de faire de la toile et de bien veiller autour de nous.
Le corsaire reprit sa bordée sous ses basses-voiles. Notre nouveau
capitaine, dont le nom de course était _Bon-Bord_, voulut demander au
capitaine Arnaudault ses dernières instructions:

--_Va-t-en te faire f....., et ne te soûle pas, ivrogne_, lui
répondit d'une voix de tonnerre le capitaine du _Sans-Façon_. Ce
furent les dernières paroles que nous adressa cet intrépide marin,
dont la voix retentissait encore sur les vagues qui allaient nous
séparer de lui. Le _Sans-Façon_ disparut bientôt à nos regards
dans le creux des lames qu'il faisait blanchir en se traînant
péniblement comme estropié, au milieu d'elles. Mon premier soin,
après avoir satisfait aux devoirs les plus pressés de mon nouveau
poste sur la prise, fut de visiter le navire, pour m'assurer de la
présence à bord de mon ami petit Jacques. Je tremblais que ce joli
petit être, à qui je m'étais déjà attaché sans trop encore
savoir pourquoi, n'eût pu remplir la parole que nous nous étions
donnée de nous réunir sur le premier navire capturé. Moi j'avais
si heureusement réussi à quitter le corsaire! Mais petit Jacques
aura-t-il eu le même bonheur? Son maudit capitaine d'armes ne
l'aurait-il pas empêché de réaliser un dessein qu'il aura
peut-être soupçonné? Telles étaient les idées qui m'assiégeaient
en foule, et mon coeur, qui n'avait pas battu de peur à l'approche du
combat et sous le sifflement de la mitraille, palpitait avec force et
de manière à me faire défaillir. Je cherche dans la chambre, les
cabines, le logement de l'équipage. Rien! Je m'insinue dans la calle
entre les balles de coton: rien encore; j'étais désespéré......
Le capitaine _Bon-Bord_ m'appelle pour dîner, des restes du déjeuner
que nous n'avions pas laissé le temps au capitaine anglais d'achever.
J'essaie de manger: je ne sais que rêver, et déjà, sans trop me
douter de ce que c'était qu'une femme, je commençais à les maudire
toutes; car, à la place de Jacques, je sentais que rien ne m'aurait
empêché de me cacher à bord de la prise.

Les impressions les plus pénibles glissent vite sur le coeur d'un
enfant de quinze à seize ans. Je me consolais un peu de l'absence de
Jacques, en m'enivrant du plaisir d'être devenu quelque chose dans ma
première croisière, et de pouvoir me dire et me répéter que je
me trouvais la _troisième personne du bord_ sur le navire le
_Back-House_.

Le matelot Ivon, devenu second de la prise, ce gros Bas-Breton dont
j'ai déjà parlé, me prit avec lui pour faire le quart. C'était une
espèce d'homme aussi large qu'il était haut, un homme carré enfin,
un de ces êtres qui semblent nés sur la côte de Bretagne pour
barboter dans la mer au sortir du berceau; mais c'était aussi une de
ces fortes créations physiquement complètes, qui sentent le besoin
de protéger quelque chose de plus faible qu'elles, et qui semblent
faites pour s'attacher à celui chez lequel elles devinent plus
d'esprit et moins de force matérielle que chez elles.

Ivon me prit dès la première nuit de quart sous son égide, en
raison de ma faiblesse même, et dans la suite, comme on va le voir,
il me protégea de toute la largeur de son corps. Il y a de ces hommes
qui ne savent offrir à ceux qu'ils aiment, que ce qu'ils ont de plus
qu'eux en force; mais aussi qui leur offrent, sans réserve, toute
leur force.

Mais, dans cette première nuit de quart, je fus bien autrement
favorisé de la fortune. Je n'avais encore rencontré qu'une
protection; il m'était réservé de retrouver quelque chose de plus
précieux encore.

En descendant, à la fin de mon quart, dans la cabine qui m'était
destinée, la tête et le coeur remplis du souvenir de petit Jacques,
je ne pus trouver de repos qu'après m'être rassasié des réflexions
les plus pénibles. Une main, que je pris d'abord pour celle du
matelot qui devait me réveiller pour recommencer à courir la
bordée, s'étendit sur moi; une voix, qui n'était pas celle d'un
homme, frappa mon oreille encore troublée de ces mots que je ne
conçus pas d'abord:

--C'est moi, c'est moi: n'aie pas peur!

--Mais qui toi? Est-ce que...? Ah! mon Dieu!

--Oui, c'est moi, moi, petit Jacques, tu sais bien; mais je t'en prie,
parle bas: on pourrait nous entendre.

--Comment c'est... et où étais-tu donc, pauvre petit Jacques?

Cachée sous ta cabine même. La crainte de nous trahir m'a empêchée
de te répondre pendant le jour, quand tu me cherchais partout ici;
si tu savais combien j'ai souffert de ton inquiétude! Mais me
voilà avec toi, délivrée de la contrainte que j'éprouvais sur le
corsaire. Ah! si nous pouvions tous deux retourner en France! que je
bénirais le Ciel, et toi, toi, mon ami, mon frère, mon enfant!....

Et des caresses bien innocentes, de mon côté du moins, exprimaient
à petit Jacques tout le plaisir que j'éprouvais à le retrouver
après avoir perdu l'espoir de le revoir encore.

--Comment apprendre au capitaine de prise que je suis à bord, ou
comment plutôt lui cacher ma présence?

--Je lui dirai tout: je ne le crains plus. Il pourra bien me battre,
me tuer; mais il ne pourra plus te renvoyer à bord du corsaire; c'est
tout ce qu'il me faut.

--Ho! garde-toi bien, mon ami, de lui avouer... Je suppose qu'il a
déjà deviné, à bord du corsaire même, qui j'étais. C'est un
homme qui m'inspire autant de défiance que de dégoût!

--Et à moi donc, l'ivrogne! Mais je dirai tout au second, à Ivon,
qui est un brave homme, lui: il aura pitié de toi et de moi...
Jacques me donna ses deux mains que je pressai dans les miennes, et
s'endormit auprès de moi, harassé par la fatigue et peut-être par
les émotions de cette nuit que nous venions d'acheter au prix de plus
d'un inconvénient et d'un péril peut-être.

L'heure du renouvellement du quart arriva trop tôt, hélas! Ivon, le
premier sur le pont quand le service l'appelait, vint me réveiller
lui-même à la place du matelot qui devait s'acquitter de cette
fonction. «Debout, _mon pays_,» s'écria-t-il. Puis, étonné
de trouver en tâtant le matelas de ma cabine un individu de plus,
couché tout habillé à côté de moi: «Ah! bien, en voilà une
bonne, se prit-il à dire: comment! te v'là _amateloté_ de c'te
manière. Débrouillons un peu nos amarres, et voyons ce que ça veut
dire.» Sa main fouilla, en une seconde, toute ma cabine.

La lampe de la grande chambre éclairait paisiblement la scène qui se
préparait. Mon pays Ivon prend par le collet l'individu qu'il avait
trouvé en supplément près de moi.

--C'est toi, petit Jacques? fit-il avec étonnement. Et que fais-tu
donc à bord?

Des larmes abondantes, comme savent en répandre toutes les femmes
dans les circonstances désespérées, furent la réponse de Jacques
à Ivon.

Moi, déjà levé, j'étais auprès d'Ivon: l'aveu ne se fit pas
attendre. Je lui dis tout en peu de mots; car dans les occasions
pressantes, la passion n'est pas verbeuse. «C'est une femme que petit
Jacques, mon brave Ivon: elle a voulu fuir son capitaine d'armes et
venir avec moi. Voilà tout.»

--Ah! la bonne fichue farce, et ce pousse-caillou de capitaine d'armes
qui s'est laissé gourrer.... C'est pas l'embarras, il a été
soldat, et ça voulait faire le malin à bord. C'est bien fait pour
lui.--Puis, reprenant un ton sérieux, il m'adressa ces paroles:

«Tu as manqué à la subordination: c'est pas bien. Mais le
capitaine qu'on nous a donné d'à bord du corsaire est un véritable
_suce-chopine_: il est plein comme un Anglais, un vrai pochard!...
Verse-moi un verre de rhum. Monte sur le pont, laisse ta femme en bas,
dans ta cabine.... Ta femme que j'ai dit, n'est-ce pas?.. Ah! ah! ah!
sa femme! ça fait p..... des épingles.... Un petit particulier de
c'te façon avoir une femme! Mais, c'est égal: je me charge de toute
la boutique, et laisse courir le bord qui porte à terre.»

Un poids énorme venait de m'être ôté de dessus la poitrine.
Petit Jacques embrassa Ivon, qui dès lors nous fut conquis. J'étais
honteux de tant de bonheur en un jour.

En me promenant sur le pont avec mon second, une confiance intime
s'établit entre lui et moi par cela surtout qu'il me savait gré de
m'être rangé sous sa protection; et ce n'était cependant que le
deuxième quart que nous faisions ensemble. Les marins vivent vite:
ils ont besoin de tout se dire promptement, pour pouvoir se dire
quelque chose; ils n'ont pas le temps d'être faux ou dissimulés.
Ivon m'avoua qu'il aurait déjà fait sa fortune, s'il avait su lire
et écrire.

--Vous ne savez pas lire, mon second?

--Non, mon lieutenant.

--Mais cela s'apprend.

--Oui, mais pas à mon âge, et joint qu'avec cela j'ai la tête dure
comme un Bas-Breton que je suis.

--Eh bien moi, je veux vous apprendre à lire!

--Tu seras alors bien malin, _Fil-à-Voile_; car moi je ne le
veux pas... Mais, à propos, je ne veux plus qu'on t'appelle
_Fil-à-Voile_, dis donc! Comment te nommes-tu, sans farce?

--Je m'appelle Léonard, maître Ivon!

Je n'avais pas prononcé mon véritable nom, qu'Ivon passe devant et
dit aux matelots de quart:

«Dites donc, vous autres, je suis bien aise de vous prévenir que ce
petit jeune homme s'appelle...... Comment déjà m'as-tu dit?

--Léonard!

--Ah! oui, c'est vrai, _Léonard_, et pas _Fil-à-Voile_,
entendez-vous, et que si on l'appelle encore _Fil-à-Voile_, je
casserai les reins à tout l'équipage.»

Malgré l'engagement difficile que prenait là Ivon, en cas
d'infraction à ses ordres, l'équipage comprit qu'il était de force
et d'humeur à faire respecter ses volontés. On ne m'appela donc plus
que Léonard.

Mon pauvre petit Jacques, laissé dans ma cabine, n'avait pu trouver
le sommeil qu'il y cherchait, sans moi: il monta sur le pont. Mais
au même instant, le capitaine Bon-Bord parut au milieu de nous. Je
prévis une scène désagréable pour moi, quoiqu'Ivon se fût chargé
de tout.

Les capitaines, lorsqu'ils s'éveillent, sont ordinairement de
mauvaise humeur. Bon-Bord, en mettant le nez sur l'habitacle, trouva
que la route que nous faisions était mauvaise.

--Pourquoi mauvaise? lui demanda Ivon.

--Parce qu'elle n'est pas bonne.

--Dites plutôt parce que vous avez bu un coup de trop hier soir,
capitaine _Bon-Bord_. C'est vous qui l'avez donnée cette route, au
surplus.

--C'est moi! J'étais donc soûl?

--Pas trop! à peu près comme à présent.

--Je parie, moi, qu'elle ne vaut pas le diable, cette route!

--Je parie que vous êtes _paf_.

--Qui est-ce qui me prouvera que cette route est bonne?

--Cet enfant, dit Ivon en me montrant, et qui en sait plus que vous et
moi. Que dis-tu de la route, Léonard?

--Elle est bonne, répondis-je, si nous voulons entrer en Manche; et
j'expliquai de mon mieux mes raisons à l'appui de mon opinion.
Le capitaine Bon-Bord parut se rendre à l'évidence, mais d'assez
mauvaise grâce. Ivon grognait, Bon-Bord cherchait une occasion de
prendre sa revanche et d'avoir raison. Après un moment de silence, il
reprit la conversation.

--Est-ce que je n'ai pas vu, en montant sur le pont, un jeune homme
causer avec vous?

--Oui, dit Ivon. C'est tout jeunes gens que nous avons à bord... Je
tremblais.

--Et qu'est-ce que c'est que ce jeune homme? Il m'a semblé ne pas le
reconnaître pour un de mes gens de la prise.

--Ah! vous ne l'avez peut-être pas reconnu, voyez-vous, parce que ce
jeune homme est une femme, capitaine.

--Une femme?

--Oui, la femme du capitaine d'armes, qui a passé par-dessus le bord;
déguisée en matelot, quoi, comme vous et moi.

BON-BORD.

Il ne doit pas y avoir de femme, à bord, sous aucun prétexte.

IVON.

En ce cas-là, puisqu'il ne doit pas y avoir de femme à bord, cette
femme est un jeune homme.

BON-BORD.

Ah ça, voyons donc, est-ce une femme, ou bien est-ce un jeune homme?

IVON.

L'un ou l'autre, comme vous voudrez; ça dépend de vous.

BON-BORD.

Il faut me répondre autrement que cela. Qu'est-ce que cet individu et
quel est son sexe? Je veux le savoir.

IVON.

Si vous êtes si pressé, allez y voir; moi, je ne m'y connais pas
assez. Je vous ai dit tout ce que je savais.

BON-BORD.

Eh bien! c'est ce que nous verrons....


Moi, je tremblai de tous mes membres à ces mots du capitaine.
Ivon reprit après avoir fait deux ou trois tours sur le gaillard
d'arrière.

IVON

Je voudrais bien savoir cependant si, dans les ordonnances de la
marine, il y a un article qui dit que le capitaine aura le droit de
s'assurer si les individus de l'équipage sont mâles ou femelles?

BON-BORD.

Les ordonnances disent qu'_un capitaine est roi à son bord_, et comme
je suis capitaine, je peux faire vérifier les sexes.

IVON.

Vous qu'êtes si savant, cap'taine Bon-Bord, avez-vous lu par hasard,
dans les ordonnances, que quand un cap'taine est soûl et qu'il ne
peut plus se tenir debout, il doit aller se coucher?

BON-BORD.

Tu m'insultes, je crois!

IVON.

Non pas, je dis tout bonnement que vous êtes soûl. C'est-il vous
insulter que de vous dire ce que vous êtes?

BON-BORD.

Tu m'insultes, oui. Mais c'est bon; à la première terre, je te ferai
fusiller comme un chien, pour m'avoir manqué.

IVON.

Eh bien! moi, pour ne pas te manquer davantage, je t'étouffe comme
un pigeon, si tu fais le crâne; mais comme il faut cependant de la
subordination à bord, je ne te tordrai tout-à-fait le cou qu'à la
première terre.

En prononçant ces mots, Ivon avait saisi son capitaine par le bras
droit, qu'il lui serrait de manière à le lui briser comme dans un
étau. Bon-Bord, rappelé à lui-même par cette vigoureuse pression,
remit sa vengeance à un temps plus reculé. Il descendit dans la
chambre, où il but quelques verres de rhum en jurant, et il alla se
coucher.

Ivon, que cette dispute avait agité d'autant plus violemment qu'il
avait contenu sa colère, après avoir trois ou quatre fois promis
à son capitaine qu'une fois à terre, il lui donnerait _une tournée
telle que le coeur lui en ferait mal_, chargea sa pipe, et m'envoya
devant, la lui allumer à la cuisine..

Petit Jacques, qui s'était tenu coi pendant le temps où les deux
interlocuteurs échangeaient entre eux des paroles animées dont il
était l'objet, vint à nous. Quelle scène! s'écria-t-il.

IVON.

Ne craignez rien! je vous ai pris tous deux sous mon écoute de
grand'voile, et je vous réponds que je vous conduirai à bon port, ou
que le diable m'enlèvera.

PETIT JACQUES.

Et si le capitaine veut m'opprimer en vous persécutant vous-même?

IVON.

C'est un gredin, un vrai sac à vin, ou plutôt un vrai sac à tafia.

PETIT JACQUES.

Mais s'il s'attache à nous persécuter?

IVON.

Vous opprimer! Nous persécuter! Allons donc! c'est bon dans les
comédies ça; mais à bord et avec Ivon! Je voudrais bien le voir:
non, je voudrais le voir, là, pour la farce seulement! Mais il ne
s'agit plus de tout ce bataclan. Voyons, mam'selle, racontez-nous
un peu comme quoi vous vous êtes trouvée à bord du corsaire, avec
votre petite mine si accastillée et vos petites mains à manier
l'aiguille plutôt que l'_épissoire_; car le diable m'élingue si je
comprends un seul mot dans toute cette histoire de tonnerre d......

PETIT JACQUES.

Mon histoire ne sera pas longue: c'est celle de toutes les jeunes
personnes qui ont plus d'éducation que d'expérience, et plus
de passions que de raison. Puisque vous vous intéressez si
généreusement à moi, je vais vous apprendre qui je suis.

Ivon et moi nous nous assîmes sur le banc de quart, à côté de
Jacques. Le temps était beau: le navire filait à toutes voiles sur
une mer magnifique, que l'on entendait à peine glisser le long du
bord. Jacques commença son histoire, à demi-voix, pour ne pas être
entendu du timonnier, à qui Ivon répétait tous les quarts d'heure,
en mettant le nez sur la boussole: _attention à gouverner et portons
plein._


HISTOIRE DE PETIT JACQUES.

«Mon nom est Rosalie Le Duc. Privée fort jeune de ma mère, je fus
envoyée, à douze ans, de Brest au pensionnat d'Ecouen, pour y être
élevée aux frais du gouvernement, faveur à laquelle les blessures
de mon père, ancien maître canonnier, m'avaient donné des droits.
Je reçus dans cette maison une éducation trop peu en rapport avec le
rang modeste que j'étais destinée à occuper un jour dans le monde.
Mon père ayant perdu la vue, par suite de ses blessures nombreuses,
je revins auprès de lui, pour lui donner les soins que je devais
à son malheur et à la tendresse qu'il avait pour moi, son unique
enfant. Le capitaine d'armes de votre corsaire avait connu mon père
dans ses campagnes; il lui fut facile de trouver accès dans notre
humble maison. Ce jeune homme avait des manières qui, sans être
distinguées, pouvaient plaire à une fille bien élevée. Sa
générosité, sa franchise apparente et cet air avantureux qu'ont les
marins, et qui décèle presque toujours un bon coeur, me prévinrent
favorablement pour lui. Il appartenait à une famille honorable, dont
il avait dissipé une partie des biens, et à laquelle il promettait
une conduite à l'avenir exempte de reproches. Il devait renoncer
à faire la course. Il me demanda à mon père. Le désir de rendre
meilleure la position de l'auteur de mes jours, réduit à une modique
retraite, me fit accepter la proposition de mon amant. Mon père me
fut enlevé au moment où je devais m'unir à celui qu'il m'avait paru
bien aise de pouvoir nommer son gendre. Après cet événement, il ne
fut plus question de mon mariage. Je voulus renoncer à un homme qui
m'avait trompée, mais il était trop tard!»

Ivon, à ces mots, interrompit brusquement Rosalie..... Comment trop
tard? Est-ce que... Il ne manquerait plus que ça... mais non, je
ne vois pas.... Quoi! c'était donc un pas grand'chose que notre
capitaine d'armes? Promettre le mariage à une _fraîcheur_, et puis
après la laisser aller en dérive! C'est un tour de jean...

Je suppliai Ivon de laisser continuer Rosalie; elle reprit:

«Une ancienne réputation d'honneur nous impose l'obligation de
fuir les lieux où nous étions estimés, quand nous avons cessé de
mériter cette estime si précieuse. J'étais aussi misérable que
coupable. Mon amant me promit de m'emmener avec lui aux États-Unis.
Je demandais à ne plus vivre au milieu des personnes qui m'avaient
connue sage. Il m'assura que son corsaire allait à New-York. Je
consentis à suivre, sous les habits d'homme, celui qui m'avait
séduite, déshonorée.»

IVON.

Déshonorée! allons donc; est-ce que ça déshonore! je voudrais bien
voir ça, moi! Mais voyez-vous cette canaille de capitaine d'armes!
dire que nous allions à New-York, quand nous allions courir bon
bord de côté et d'autre! Peut-on tromper une jeune personne de c'te
manière! Il faut que ça soit un fameux rien de bon!..

ROSALIE.

Sur le corsaire mon séducteur se montra ce qu'il était: il n'avait
plus besoin de feindre avec moi pour me tromper; il osait avoir de
la jalousie pour une femme qu'il avait cessé d'aimer. Léonard, le
premier peut-être, découvrit mon travestissement. Je lui fis croire
que j'étais mariée au capitaine d'armes; j'avais besoin de ne pas
paraître trop méprisable aux yeux de cet enfant, pour qui j'ai
éprouvé, pour la première fois de ma vie peut-être, un penchant
que je ne cherche plus ni à cacher ni à me faire pardonner.

Je tressaillis à ces mots d'un bonheur que j'ignorais encore. Ivon
reprit avec sa grosse voix: C'est-à-dire, tout bonifacement, que vous
en tenez joliment pour ce petit nom de D...; mais c'est _physique_ ces
choses-là, et c'est pas surnaturel. On a de l'amitié pour quelqu'un,
parce que ça vient tout bêtement, et puis voilà ce que c'est; mais
l'amitié, ça ne se donne pas: ça vous tombe à bord comme un grain
blanc, sans savoir d'_où ce que c'est venu._

ROSALIE.

Oh! je pense bien que vous n'excusez pas aussi facilement que vous
le dites, M. Ivon, et mes fautes et mes aveux; mais vous me paraissez
avoir un si bon coeur... Cependant vous n'avez peut-être jamais
aimé, vous?

IVON

Ça dépend: moi, voyez-vous, j'aime une fois que je suis à terre,
pour mon argent, et à peu près sans comparaison comme...; mais
jamais je n'ai suborné personne: j'ai toujours trouvé l'_ouvrage
toute faite_ avant moi. C'est plus commode et c'est plus tôt fait;
car si je disais à une particulière: _je t'épouse,_ eh bien! je
ferais la bêtise; pas pour la particulière, le tonnerre de Dieu
m'en garde; mais pour qu'il ne _soit_ pas dit qu'Ives-Marie Lagadec a
manqué à sa parole une seule fois dans sa vie. On est Breton ou on
ne l'est pas, quoi, n'est-ce pas? Eh bien! ça dit tout.

Pendant ce temps, pendant ces entretiens délicieux, notre navire
filait toujours avec bonne brise. Cinq à six jours se passèrent de
la sorte. Notre capitaine de prise se grisait régulièrement deux ou
trois fois toutes les vingt-quatre heures, et, à chaque instant,
il montait sur le pont pour faire prévaloir son autorité, que
l'équipage méconnaissait en toute occasion. Seul un peu au fait des
petits calculs nautiques qui nous étaient nécessaires pour attérir,
je dirigeais la route; Ivon faisait faire la manoeuvre, et il avait
soin de mettre sur le corps du navire autant de voiles qu'il pouvait
lui en faire porter: il appelait cela _torcher de la toile._ Les
bâtimens que nous apercevions, nous les évitions: ceux qui nous
chassaient, nous les perdions dans la nuit en faisant fausse route. En
manoeuvrant ainsi, nous atteignîmes enfin la Grande Sole; le plomb de
sonde fut jeté et on annonça fond. La terre ne pouvait pas tarder à
se montrer. C'est alors que l'anxiété devint générale à bord,
car c'est toujours sur les attérages que les croiseurs anglais
attendaient les prises qui cherchaient à se glisser dans le port.

Pour moi, je l'avouerai, je pressentais presque avec regret le moment
où nous devions toucher au terme de notre voyage; je me trouvais si
bien à bord! Les dangers mêmes de notre traversée n'offraient qu'un
attrait de plus à ma jeune imagination, amoureuse d'aventures et
d'émotions. Cette vie incertaine de corsaire, toujours assaisonnée
par le désir d'échapper avec une riche cargaison à un ennemi sans
cesse excité à ressaisir sa proie, me plaisait beaucoup plus que
le calme d'une existence sûre à terre, entre des parens qui
préviennent tous vos besoins et des amis qui flattent tous vos
goûts. Et puis Rosalie était là près de moi à chaque heure du
jour. Personne ne me disputait le plaisir de l'occuper seule. Toutes
les nuits elle partageait, sur le pont, à mes côtés, pendant les
heures de quart, mes innocentes joies; jamais je ne m'endormais
dans ma cabine sans que mes mains, fatiguées par le travail, ne
reposassent dans les siennes, si douces et si caressantes. Ses soins
pour moi ressemblaient beaucoup plus à ceux d'une mère ou d'une
soeur qu'à ceux d'une amante; mais je sentais de la volupté dans sa
tendresse. Je la sentais d'autant plus, cette volupté, que tous mes
organes étaient neufs, que mon coeur était naïf. Cette fraîcheur
des sentimens de l'adolescence n'est-elle pas mille fois préférable
à l'impétuosité avec laquelle, quelques années plus tard, on
épuise toutes les jouissances de la jeunesse? C'est à quinze ou
seize ans qu'on éprouve tout ce que l'amour a de divin. Passé cet
âge, ce n'est qu'une passion ou un délassement.

Une nuit on cria terre: c'était un feu, que l'homme placé au bossoir
venait de découvrir. Tout le monde s'assembla derrière; les uns
disaient que c'était le phare de Scylly; les autres que ce ne pouvait
être que celui du cap Lézard, et les derniers enfin, que c'était
la tour d'Ouessant. L'équipage et le capitaine Bon-Bord, un peu
dégrisé, semblèrent demander mon avis. Flatté de l'espèce
de condescendance que je croyais remarquer dans leurs regards
bienveillans, je me hasardai à dire solennellement mon opinion.

«Hier j'ai obtenu une latitude par la hauteur méridienne à
l'instant où le soleil s'est montré à midi et a éclairé, pendant
quelques minutes, l'horizon. Or, comme nous avons toujours couru à
l'Est depuis ce temps, je conclus, d'après la latitude observée,
que le feu à vue par babord à nous, ne peut être que celui du cap
Lézard.»

Chacun fut de mon avis, par cela peut-être que j'étais le seul qui
pût soutenir mon opinion par quelque raison bonne ou mauvaise.

Maintenant quelle route ferons-nous, demanda Ivon, pour attérir avec
des vents de Nord sur quelque endroit bien mauvais de la côte de
France? Moi je suis pilote des mauvais parages.

--Mais il faut gouverner au Sud du compas à peu près.

--Et pourquoi, s'écria Bon-Bord, choisir les parages les plus
dangereux?

--Parce qu'il y a toujours moins de croiseurs là où il fait mauvais
_que là où ce qu'il_ fait bon.

L'opinion d'Ivon prévalut. Dans les circonstances épineuses, les
hommes dont les résolutions sont vives et promptes ont toujours
raison. Nous orientâmes vent arrière, laissant les feux du cap
Lézard se perdre dans l'obscurité de la nuit et scintiller sur les
lames qui nous poussaient, comme avec une sorte de bienveillance, vers
les côtes de la France. Je dis ici avec bienveillance, car l'habitude
des marins est d'animer tout ce qui se passe autour d'eux. Ainsi
la mer leur semble bonne ou maligne, le vent caressant ou mal
intentionné, selon que la mer les pousse ou les menace, selon que la
brise les favorise ou les contrarie.

Je ne pourrais bien dire ici l'impression que la vue de ces phares
étincelans que nous quittions, avait produite sur moi. Ces tours à
feu, allumées sur un bout de terre au milieu des vagues, pour guider
pendant la nuit les navires battus par les vents et les flots, me
remplissaient l'âme de quelque chose de poétique et sublime, que je
ne saurais bien exprimer. Il faut avoir navigué pour sentir certaines
émotions dont on se doute à peine à terre, où les objets sont
si différens de toutes les choses au milieu desquelles existent
les marins. Tous nous savions que les feux que nous voyions briller
appartenaient à une terre ennemie; mais nous aimions à les voir,
parce qu'ils nous indiquaient que là il y avait des hommes, des
femmes et de la civilisation enfin, et que nous allions peut-être
quitter l'aspect sauvage de la mer, pour nous retrouver, après bien
des dangers, au milieu des nôtres et au sein de l'abondance que
promet aux marins la terre de la patrie.

De quelle anxiété n'est-on pas cependant tourmenté, lorsqu'en temps
de guerre on cherche sur les attérages à mettre au port le navire
qui vous est confié, et qui porte quelquefois toute la fortune que
vous avez conquise! Tout vous semble ennemi dans ces momens de crainte
et de si frêle espérance; la moindre barque devient un vaisseau de
ligne; la plus petite variation de brise paraît vous menacer
d'un vent contraire ou d'une tempête effroyable. A la plus simple
contrariété on se désespère: on trouve à peine le sang-froid
nécessaire pour commander la manoeuvre qui, au large, vous est
la plus familière. C'est un port qu'il faut aux corsaires qui
attérissent, pour qu'ils retrouvent leur gaité et leur insouciante
philosophie. On sent presque, dans ces momens d'anxiété, à
l'approche du but, que la fortune les gâterait s'ils étaient
toujours réduits à trembler pour ce qu'ils croient posséder.

Un homme à bord soutenait cependant notre courage: c'était Ivon: il
ne dormait plus; mais il buvait et fumait toujours. Depuis que nous
avions quitté le corsaire, il n'avait pas tiré ses grosses bottes,
qui lui couvraient les cuisses. Souvent je l'avais vu visiter et
maintenir en état, quatre petits canons que la prise avait sur
son gaillard d'arrière. Il avait eu soin aussi de s'assurer de
l'existence de quelque barils de poudre qui se trouvaient dans une
des soutes de la chambre. Avec cela, disait-il, nous pourrions nous
défendre d'une embarcation qui voudrait nous accoster.

L'occasion d'employer les canons qu'Ivon mettait en état ne tarda pas
à s'offrir.

Vers l'heure où nous supposions, d'après la route que nous avions
faite depuis le phare de Lézard, qu'au jour nous pourrions avoir
connaissance de la terre, nous crûmes apercevoir derrière nous, dans
l'obscurité, une masse noire qui nous suivait à une petite distance.
Une mauvaise longue-vue de nuit ne nous permit pas de distinguer,
comme nous l'aurions voulu, le navire qui semblait nous donner chasse.
La brise était ronde, et nous portions autant de voiles que nous
avions pu en livrer au vent. Tout nous portait à croire que si le
bâtiment que nous avions dans nos eaux était armé, il n'avait pas
du moins sur nous un grand avantage de marche, puisque depuis le temps
où nous avions commencé à l'observer, il n'avait pas encore pu nous
rallier. Les deux meilleurs timonniers de l'équipage avaient été
placés à la barre; car dans les circonstances où il faut se sauver
à force de marche, il est surtout essentiel de bien gouverner, et de
ne pas perdre, par la maladresse du timonnier, le chemin que l'on fait
en forçant de voile. Pour alléger autant que possible notre navire,
nous jetâmes à la mer tout ce qui encombrait inutilement notre pont
et qui pouvait nuire à la vitesse de notre sillage. Nous étions
impatiens d'apercevoir le jour; et la crainte de voir les vents
qui nous favorisaient, passer au Nord-Est, circonstance ordinaire,
d'après les indices que nous avions remarqués, ajoutait encore à
l'anxiété naturelle que nous éprouvions. Le jour commença enfin
à poindre à travers les vapeurs rougeâtres qui épaississaient
l'horizon. La mâture du bâtiment à vue était haute, et les
bonnettes qu'il avait poussées au bout de ses vergues, donnaient, à
la pyramide que faisait sa voilure, une base des plus larges.
C'était un croiseur anglais, selon toute apparence; mais, comme nous
n'apercevions que son avant, dans la position où il se trouvait, par
rapport à nous, on ne pouvait guère former que des conjectures assez
vagues sur sa force. Nous étions dans le mois de février: le
grand jour ne se faisait que fort tard, et nous attendions, avec
perplexité, que la terre dont nous devions être près, se montrât
à nous; bientôt, en effet, elle apparut sur notre avant, basse,
blanche dans quelques unes de ses parties; la mer, qui écumait en
mugissant sur des brisans, au-dessus desquels voltigeait un essaim de
mauves, nous indiquait assez que nous avions à éviter des dangers
autres que celui de la chasse de l'ennemi.

Notre capitaine s'était un peu dégrisé; mais il savait à peine
où nous devions nous trouver, d'après la route faite: il avait
d'ailleurs perdu sur nous cette autorité du commandement, si
nécessaire à un chef, dans les circonstances pressantes. Ivon
seul était à son affaire, et il avait assumé sur lui toute la
responsabilité des événemens. Montée dans les haubans, pour
reconnaître les parages où nous étions, il nous cria qu'il
reconnaissait parfaitement la terre sur laquelle nous courions. «Je
suis pilote du lieu, nous disait-il, et j'ai fait la pêche dans ces
cailloux que vous voyez. C'est l'île de Bas, et bientôt nous verrons
les clochers de Saint-Pol-de-Léon.» Son assurance nous rendit
la confiance qui nous manquait, et l'obéissance passive de tout
l'équipage lui fut acquise. C'est lui que nous reconnûmes tacitement
pour capitaine. Il ordonna à Bon-Bord de se mettre à la barre du
gouvernail, et de veiller à bien gouverner à son commandement.

Bon-Bord ne sut qu'obéir, sans oser réclamer, comme il le
faisait auparavant, le bénéfice des ordonnances de la marine, qui
l'instituaient, à ce qu'il prétendait, _roi à son bord_.

Notre navire allait toujours bon train: la brise fraîchissait, et
la mer devenait grosse; mais, malgré la force croissante du vent et
l'agitation des lames, nous continuions à tenir toutes nos voiles
et nos bonnettes dehors. Le bâtiment qui nous appuyait la chasse,
n'amenait non plus aucune de ses voiles. La poursuite à laquelle nous
voulions échapper était aussi vive que notre fuite était prompte et
habile. Le _Back-house_ que nous montions marchait bien: le bâtiment
qui se tenait obstinément dans nos eaux, ne paraissait pas perdre sur
nous un seul pouce de chemin. La situation devenait des plus critiques
pour nous et pour notre ennemi, que le danger des écueils que nous
bravions, n'effrayait pas: la terre s'approchait avec ses longs
cordons de sable blanc, ses rochers noirâtres et ses brisans autour
desquels les flots tumultueux répandaient bruyamment leur écume
d'albâtre.

Ivon, tout en faisant gouverner pour attaquer l'île de Bas, dans
l'Est, s'occupait de charger à mitraille nos quatre petits canons.
Que voulez-vous faire contre ce grand navire, lui demandai-je, si
c'est une frégate? «Oh! ce n'est pas la frégate que je crains, me
répondit-il; mais elle a des péniches qu'elle peut mettre à la mer,
si le temps vient à _calmir_, et c'est sur les embarcations que je
veux tapper. En attendant, ajouta t-il, chargeons ferme ces espèces
d'engins: nous leur en f..... par le bec, s'ils veulent nous tâter au
derrière.»

Lorsque nous nous trouvâmes en position de donner dans la passe, il
fallut retenir un peu au vent pour enfiler le chenal par lequel nous
voulions entrer. Le navire chasseur imita notre manoeuvre, et nous
laissa voir, dans cette _oloffée_, la batterie et le travers d'une
grosse corvette, «Il faut, répétait Ivon, que cette gueuse-là ait
un pilote français à bord, pour nous taquiner comme ça!... Ah! si
je tenais les gredins qui servent l'Anglais, sous mes pieds, comme
je te mettrais leurs jean-f..... de têtes en marmelade!» Et, en
prononçant ces derniers mots avec rage, il appliquait sur le pont
son large et vigoureux pied. Un coup de canon de chasse de la corvette
nous annonça à qui nous allions avoir sérieusement affaire, et
bientôt après nous vîmes un long pavillon anglais se déployer et
se jouer au bout de la corne de notre ennemi.

«Attention à gouverner, Bon-Bord, s'écria Ivon. Moi, je vais
relever le muffle à cet Anglais. Léonard, va m'allumer ce bout de
mèche à la cuisine, et feu dessus.»

Effectivement, après avoir pointé deux de nos pièces placées
en retraite, sur l'arrière du _Back-House_, Ivon, avec son bout de
mèche, mit le feu à l'amorce. Nos deux petits coups de canon firent
ricocher la mitraille sur l'avant de la corvette, qui riposta à
boulet. Le feu s'engagea, et l'on n'entendait plus, au milieu de
ce bruit, que la voix d'Ivon, qui répétait à Bon-Bord: «_Loffe,
laisse arriver, comme ça va bien_, ou qui nous excitait en nous
criant: _Feu, chargez, pointons à démâter_.»

Je lui apportais des gargousses: il chargeait nos pièces, les
pointait, tirait, riait, et, le nez fourré sur l'habitacle, pour
faire gouverner, ou sur la culasse des pièces, pour envoyer des
_grappes de raisin_ à l'anglais, il remplissait à la fois les
fonctions de capitaine, de pilote et de canonnier. On a dit souvent
qu'un marin était plus qu'un homme: jamais, à ce compte, je n'ai
vu un matelot être plus de fois homme que mon pays Ivon, dans notre
entrée à l'île de Bas.

Les boulets de la corvette nous dépassaient: notre mitraille
devait quelquefois tomber à son bord. Nous parvînmes enfin, en
la canonnant, à nous réfugier sous terre, sans qu'elle put nous
approcher assez près pour nous faire amener; mais, au moment où
nous nous supposions sauvés, en reprenant les amures à tribord et en
amenant nos bonnettes, pour faire la passe de l'Est de l'île de Bas,
un faux coup de barre de Bon-Bord, toujours placé au gouvernail, nous
fit toucher sur la queue d'une petite île nommée, en bas-breton,
_Tisozon_ (île aux Anglais). A l'ébranlement violent donné au
navire par cet échouage, nous ne doutâmes plus de la perte de notre
prise. Un grand coup de poing d'Ivon vola dans la figure de
Bon-Bord, à la maladresse de qui il attribuait, avec raison, notre
mésaventure. Le _Back-House_, roulant au milieu des flots sur les
rochers où s'était brisée sa quille, se pencha sur le côté de
bâbord, présenta tout son flanc aux boulets de la corvette anglaise,
qui se mit en panne pour nous mitrailler tout à son aise, à moins
d'une demi-portée de canon. Nous ne songions presque tous qu'à nous
sauver sur l'île voisine, où la mer blanchissait à quelques brasses
de l'endroit où nous étions échoués. Ivon seul voulait rester à
bord, et il reprochait vivement à Bon Bord d'abandonner, comme les
autres allaient le faire, le navire à bord duquel il devait rester le
dernier, comme capitaine.

La corvette, pour s'emparer de la prise et de nous, ou tout au moins
pour incendier le navire, mit bientôt deux embarcations à la mer.
Ces péniches, chargées de monde, débordèrent et ramèrent à force
pour gagner la terre. Il n'y avait plus à se défendre, dans l'état
où se trouvait notre malheureux bâtiment, à moitié submergé:
notre chaloupe, poussée à la mer du côté de bâbord, par les
plus peureux, reçut tous ceux qui voulaient se sauver les premiers.
Rosalie me suppliait de ne pas la quitter. Ivon, que ses tendres
supplications n'amusaient pas, la prit de force dans ses bras
robustes, et la jeta dans la chaloupe, qui se trouva bientôt, sans
nous, à une demi-portée de fusil du navire, où nous avions résolu
d'attendre l'ennemi. Notre perte paraissait certaine. «Va me chercher
de quoi charger cette pièce de canon, me dit _mon pays_, je vais
m'amuser à _déquiller_ quelques Anglais, avant d'amener pavillon.»
Le pavillon anglais renversé, se trouvait encore issé à notre
corne, comme on le faisait à bord de toutes les prises faites par des
navires français.

Je descends, pour obéir à l'ordre qui m'est donné, dans la chambre
où se trouvait la soute aux poudres: une chandelle, que l'on avait
oublié d'éteindre, comme à l'ordinaire, aux premiers rayons du
soleil, se consumait encore dans le globe de cristal, suspendu sur
la claire-voie. A cette vue, une idée subite, comme une inspiration,
s'empare de moi: je saisis le bout de chandelle, dont la mèche
consumée s'éparpille et étincelle en mes mains, dans ce mouvement
rapide; et, sans calculer le danger, j'enfonce la chandelle tout
allumée dans le tas de poudre que renfermait la soute. Puis,
montant comme un fou sur le pont, je crie à Ivon: _Sauvons-nous,
sauvons-nous, le feu est dans la soute aux poudres!_ A ces cris aigus,
Ivon me regarde fixement, tout étonné du désordre de mes mouvemens
et de l'égarement de mes traits: il me prend par les reins, me jette
par-dessus le bord, comme un paquet de mauvaise étoupe; et, croyant
que je ne sais pas assez nager, plonge sur moi, me fait couler,
me ramène à flot, et me faisant passer sur ses larges épaules,
m'attire à terre avec lui.

Rosalie, à moitié dans l'eau, sur le rivage, pour voler au devant de
moi, me reçoit avec des cris, de la lame qui me pousse, dans ses bras
qui me pressent bientôt. Ivon, déjà sur le bord, tout ruisselant
d'eau de mer et les mains sur les hanches, me demandait: «_Eh bien!
mon pays, qu'en dis-tu?_» Sans rien répondre, je saisis Rosalie par
la main, et, de toutes me forces, j'entraîne Ivon derrière un rocher
de l'île. Il était temps: une détonnation épouvantable, ébranle
l'île, et, en nous jetant à terre, comme anéantis, nous couvre
de feu, de fumée et de débris, derrière le rocher même où nous
étions réfugiés. C'était la prise qui, avec les deux péniches
anglaises qui venaient d'aborder, avait sauté en l'air. Ivon, tout
bouleversé d'un accident qu'il ne comprenait pas bien, me parlait
en criant; j'étais devenu sourd: je lui hurlais, de mon côté, aux
oreilles, il ne m'entendait pas plus que je ne l'entendais moi-même.
Ce ne fut qu'au bout de quelques minutes que je pus lui faire
comprendre que c'était moi qui, au moyen d'un bout de chandelle,
venais de faire sauter le _Back-House_.

On ne put s'imaginer quelle fut sa joie, en apprenant cette prouesse
et le succès de mon imaginative: il sautait, dansait, s'arrachait
les cheveux, de joie; et se tenant les côtes, à force de rire, il
s'écriait, tout essouflé: _Ah! la bonne sacrée farce!_ Ah! mon
Dieu, mon Dieu, est-il possible, jamais je n'ai tant ri! Et puis
il répétait encore après avoir de nouveau gambadé jusqu'à
l'épuisement de ses forces: Oh! quelle farce! Quelle bonne farce!
Il ne voyait, dans l'explosion du navire, et les bras et jambes d'une
cinquantaine d'Anglais volant en l'air, qu'une de ces espiègleries
qu'il aurait faites à ma place, si l'idée lui en était venue.

Étonnés, confondus de l'explosion de la prise, dont ils ne pouvaient
encore s'expliquer la cause, les gens de notre équipage, réfugiés
avec nous sur l'île, accoururent vers l'endroit du rivage où nous
nous tenions; ils nous entouraient, nous pressaient pour savoir quel
motif avait pu porter les Anglais à faire sauter avec eux-mêmes
le navire dont ils venaient de s'emparer. Ils attribuaient cet
événement à l'imprudence des capteurs.

Sont-ils donc bons, nos gens! s'écriait Ivon; ils se sont mis dans
le toupet ces _paliacas_, que c'est l'Anglais qui s'est fait sauter
lui-même! pas si bête le jean f...! Tenez, voyez-vous bien,
puisqu'il faut tout vous dire: c'est ce petit nom-de-Dieu qui a fait
tout ce bataclan, avec un bout de chandelle. «Allons, accoste ici,
Léonard, que je t'embrasse, et du bon coin; car _t'as_ mérité toute
mon estime. Et après cette allocution, les lèvres d'Ivon, noircies
de poudre et de tabac, et toutes gluantes encore d'eau de mer,
s'appliquèrent vigoureusement sur mes deux joues frémissantes de
plaisir et d'orgueil.

Comme _mon pays_ était un peu obscur dans ses harangues, il me fallut
raconter après lui le moyen que j'avais mis en usage pour faire voler
en l'air tout l'arrière du bâtiment et les deux péniches anglaises.
Au milieu de ma narration, Ivon, que jusque là j'avais toujours
traité avec les égards que m'inspiraient son grade supérieur au
mien, et son âge plus avancé, me dit en me pressant fortement la
main: je n'entends plus que tu me dises _vous_, ni que tu m'appelles
_maître Ivon_ ou _mon capitaine_; je prétends et j'ordonne que tu
me tutoies, entends-tu bien, petit bougre; je te fais enfin mon égal,
et, si tu n'es pas content, _t'auras_ affaire à moi. Mais, pour
commencer le _tutoiement_, supposons que je _t'embête_ dans le moment
actuel; que diras-tu, voyons un peu?

--Mais _vous_ ne m'embêtez jamais, _maître Ivon!_

--Ah t'y voilà-z-encore! tu as dit _vous_ et _maître Ivon_: est-ce
que tu voudrais me molester, par hasard? Allons, réponds-moi mieux
que ça, ou je te.... Voyons: une supposition que je t'embête,
comment _est-ce_ que tu me répondrais?

«--Eh bien, puisque _tu_ le veux, je _te_ répondrais _va te_ faire
lanlerre.

--Lanlerre, ce n'est pas ça; ce n'est _pas matelot_, cette parole,
ça commence bigrement à m'embêter moi-même.

--Puisque c'est comme ça, lui répondis-je, _va te faire f...._

--A la bonne heure: c'est parler au moins! Vive la mère Gaudichon
et les enfans de la joie! Est-ce que ne v'la pas des embarcations qui
nous viennent de tous les bords! Si, ma foi de Dieu! Mais c'est des
amis, il n'y a pas de soin à avoir avec ceux-là.

Au bruit de la détonation qui venait de se faire entendre au loin,
les pêcheurs, les pilotes de l'île de Bas et les corsaires
mouillés sur le chenal, et qui avaient pu observer notre manoeuvre,
s'empressèrent de nous porter secours. Les uns arrivaient peut-être
dans l'espoir de se jeter sur les débris du navire sauté. Les autres
(les canots des corsaires) arrivaient pour nous prêter main-forte,
dans le cas où la corvette ennemie ferait une seconde tentative pour
arracher du rivage que nous avions atteint et que nous venions de
couvrir, les lambeaux des hommes de son équipage. En moins d'un quart
d'heure, l'îlot fut entouré d'un essaim d'embarcations françaises.
Les pilotes de l'île de Bas, dans leurs pirogues effilées,
débarquaient avec les courtes jaquettes qu'il portent à la mer.
Chacun d'eux nous proposa un verre d'eau-de-vie; Ivon n'en refusa pas
un seul. Les marins des corsaires sautaient lestement à terre, le
mousquet au bras et un grand pistolet à la ceinture. Ce secours ne
fut pas inutile.

La corvette anglaise, en panne devant Tisozon, avait déjà remis à
la mer deux canots qui paraissaient disposés à aborder la terre,
pour nous faire sans doute payer cher le mauvais succès de sa
première expédition. Embusqués dans les fentes des roches élevées
qui bordent la petite plage où nous nous étions sauvés, nos
libérateurs, la main droite sur la crosse de leurs mousquetons ou de
leurs pistolets, attendaient le moment où les Anglais essaieraient
à débarquer. Mais ceux-ci se défièrent du piège dans lequel nous
voulions les attirer. Les deux canots, après s'être assurés du
sort qu'avaient subi ceux qui avaient voulu amariner la prise,
s'éloignèrent et retournèrent à bord de la corvette qui dans
quelques minutes les hissa sur son pont. Nous entendions, de terre, le
sifflet du maître d'équipage qui faisait exécuter cette manoeuvre.
Dans un clin d'oeil, la corvette disparut en louvoyant avec rapidité
et précision, au milieu des brisans et des écueils qu'elle avait à
éviter pour regagner le large.

«Sont-ils donc marins, ces gueux d'Anglais! répétait Ivon, en
admirant la manoeuvre de la corvette qui s'éloignait. Ah! si la
France n'avait pas été trahie au combat du 13 prairial!....»
C'était souvent l'exclamation qui échappait à _mon pays_ Ivon. Car
il faut bien remarquer que presque tous les marins paraissaient
alors convaincus, pour excuser peut-être leur infériorité à leurs
propres yeux, que la marine impériale était livrée à la trahison,
et que la marine anglaise ne l'emportait sur la nôtre que par
l'effet de la perfidie des ministres français et l'incapacité de nos
amiraux.

Une fois le danger passé, et l'inutilité des efforts que l'on
faisait pour sauver les lambeaux de la prise, bien constatée, nous ne
songeâmes plus qu'à gagner le port voisin. Ivon, Rosalie et moi nous
fûmes accueillis cordialement par l'officier qui commandait le canot
du corsaire _le Revenant_, un des premiers navires qui s'étaient
empressés d'envoyer leurs embarcations sur Tisozon; et, heureux du
moins d'avoir glorieusement perdu notre prise, dans une heure nous
nous rendîmes du rivage où nous l'avions fait sauter, dans le petit
port de Roscoff, situé vis-à-vis de l'île de Bas, la première
terre qui s'était offerte à nos yeux sur la côte de France.

Les pêcheurs des environs, restés à Tisozon après le départ
des canots du corsaire, s'acharnèrent à sauver ce qu'ils croyaient
pouvoir recueillir des débris de notre naufrage. C'est ainsi
qu'après le combat que se livrent deux tigres, on voit les oiseaux
de proie se précipiter avec voracité sur la dépouille de celui des
combattans dont le cadavre est resté sur l'arène sanglante.




3.

VIE DE CORSAIRE.


Le gentleman Ivon.--Rosalie.--Projets.--Le café de
Roscoff.--L'_Anglais sauté_.--Les Corsairiens.--Retour au toit
paternel.--La croix d'honneur.--La part de prise.


Quelle race d'hommes que les corsaires! Quelle étrange exception ils
présentent au milieu du genre humain! La terre a bien ses brigands,
ses contrebandiers et ses pirates aussi, avec leurs aventures
romanesques et quelquefois héroïques. Mais le métier des héros de
grands chemins n'est que vil ou coupable, et rien ne saurait racheter
aux yeux de la société, la bassesse de la vie d'un Cartouche ou
d'un Mandrin. Mais un corsaire, un écumeur de mer même, peut encore
ennoblir ses excès et jeter de l'éclat jusque sur ses fureurs. Le
corsaire surtout, en pillant l'ennemi, sert toujours le pays qui
lui permet d'exercer sa rapacité sur toutes les mers, et la
reconnaissance nationale a confondu, dans la même gloire,
Dugay-Trouin, qui fut corsaire, et Tourville, qui ne répandit son
sang qu'à bord des navires de l'État.

Combien pour l'écrivain qui vivrait parmi ces hommes terribles, il
y aurait de belles et vives couleurs pour peindre leur mépris de la
mort, leur fureur pour la débauche et leur besoin d'affronter les
dangers! Quelle sauvage philosophie dans cette vie si vite dépensée
à la mer ou au milieu des orgies! Quelle rude noblesse dans leur
prodigalité! Comment expliquer surtout cette avidité du pillage et
cette insouciance pour l'or qu'ils ont arraché au prix de leur sang?
Comparez ces basses intrigues, ce servilisme au moyen desquels on
s'élève à la fortune, dans les antichambres ou dans les cours, à
la courageuse et dédaigneuse témérité des corsaires, et dites-nous
après à l'avantage de qui sera ce rapprochement?

Le petit port de Roscoff, où nous venions de débarquer, après
l'explosion de notre prise, était le rendez-vous de tous les
corsaires qui se réfugiaient dans le chenal de l'île de Bas,
poursuivis par l'ennemi ou battus par les tempêtes de l'hiver. Les
croiseurs anglais se tenaient toujours à vue de la petite île qui
servait de nid à ces aiglons de la mer, en attendant la sortie
des bricks, des cutters et des goëlettes qui, au premier bon vent,
osaient braver la présence de l'ennemi, pour aller écumer et
désoler la Manche.

Notre aventure avec la corvette et les péniches anglaises, connue
bientôt à Roscoff, ne contribua pas peu à jeter sur Ivon et
sur moi un certain éclat de gloire. Les marins nos confrères nous
accueillirent avec cordialité; les habitans nous regardèrent avec
étonnement. Le déguisement de Rosalie devint l'histoire de tout le
pays.

Le commissaire de la marine nous demanda à notre débarquement, avec
les autres hommes de l'équipage de la prise. Il nous engagea à faire
un rapport détaillé sur la manière dont nous nous étions conduits,
certain, disait-il, que l'Empereur entendrait avec plaisir le récit
d'un événement si honorable pour quelques uns de ses sujets. Le
rapport d'Ivon fut bientôt dicté. «Nous avions un capitaine de
prise que voilà, dit-il en montrant _Bon-Bord_; il buvait toute la
journée et toute la nuit. Pendant que j'envoyais quelques coups de
canon à la corvette anglaise qui nous chassait, notre capitaine a
mal gouverné: il a jeté sa barque sur les cailloux où les petites
filles de l'Ile de Bas vont laver leurs pieds, à marée basse. Ce
petit Léonard, que voilà, a mis le feu à la soute aux poudres avec
un bout de chandelle, et les Anglais, qui voulaient nous happer, ont
sauté en l'air comme un feu d'artifice. Ça n'a pas été plus malin
que ça, M. le commissaire.» L'officier d'administration me regarda
avec surprise et bienveillance. Il prit mon nom, me demanda si j'avais
des parens, et il m'engagea à aller le voir de temps à autre; ce fut
la première chose que j'oubliai de faire pendant tout mon séjour à
Roscoff.

En nous jetant à la mer pour échapper aux Anglais, nous avions eu
soin, par bonheur, de sauver les piastres que nous avions reçues
dans le partage des barils d'argent, qui s'était fait à bord
du _Sans-Façon_. Une ceinture, dans laquelle nous mettions notre
monnaie, ne nous avait pas quitté à bord de la prise. C'est un usage
adopté parmi les marins que de porter sans cesse sur eux ce qu'ils
ont de plus précieux. Toujours exposés à tous les événemens,
ils ont la prévoyance de s'arranger de manière à se sauver avec ce
qu'ils peuvent le plus facilement arracher au naufrage qui les menace,
même au moment où ils s'y attendent le moins.

Mon ami Ivon ne tarda pas à trouver l'emploi de ses gourdes. Il
commença par se faire habiller en _gentleman_, de la tête aux
pieds. Il se garnit la ceinture de trois ou quatre montres, dont les
breloques lui battaient l'abdomen, de la manière la plus plaisante.
Un parapluie à canne ne quittait plus, quelque temps qu'il fit, ses
mains goudronnées, qu'il avait eu soin de recouvrir de gants blancs,
bien glacés: on aurait dit, à chaque instant du jour, qu'il se
disposait à aller à une noce, ou plutôt qu'il en revenait; car il
ne _dégrisait_ pas du matin au soir, et quelquefois du soir au matin.

Rosalie avait repris le costume de son sexe. Jamais je ne l'avais
vue encore aussi jolie que sous le chapeau de soie, au fond duquel
se cachait sa jolie petite figure fraîche et vive. Elle voulut
elle-même régler les détails de ma toilette, que je négligeais
d'une manière désespérante pour elle; mais elle s'attacha à me
vêtir un peu moins grotesquement que mon matelot Ivon.

--Et tes parens, me dit-elle, quelques jours après notre arrivée, tu
n'y penses donc plus, Léonard? Jamais tu n'as songé aux inquiétudes
que ta mère a pu concevoir sur un fils qui l'a quittée, sans lui
faire savoir ce qu'il était devenu? Maintenant, elle croit t'avoir
perdu, et tu n'as pas encore pensé à lui dire le mot qui doit faire
son bonheur et peut-être la rendre à la vie.

--Ma foi, j'aime bien ma mère, mon père et mon frère; mais rien ne
me coûterait autant que de leur écrire. Jamais encore je n'ai fait
une lettre, et je ne saurais en vérité pas par où commencer.

--Eh bien! si je te disais, mauvais petit sujet, que j'ai déjà
écrit à ton père une lettre pour toi, que dirais-tu?

--Eh! je dirais que tu as bien fait: que tu as fait mieux que je
n'étais disposé à faire moi-même.

--Tu ne m'embrasses seulement pas, pour me remercier? Tu n'aimes donc
plus tes parens?

Et j'embrassai encore une fois Rosalie.

--Mais que va dire ton père? Voilà ce qui m'inquiète.

--Il dira ce qu'il voudra....

--Et tu dis encore que tu tiens à tes parens?

--Sans doute que j'y tiens; mais comme je le peux, comme je tiens à
toi enfin.

--Mauvais enfant! tu m'aimes donc aussi...

Et, après des entretiens pareils, Rosalie m'accablait des caresses
les plus tendres, les plus vives, auxquelles je ne répondais que par
des caresses d'enfant. Celles-là suffisaient encore à mon bonheur
et à celui de Rosalie, je crois; car son attachement pour moi était
désintéressé. Ce n'était pas même un amant qu'elle cherchait en
moi; mais avec le sentiment que je lui inspirais, elle avouait qu'elle
pouvait se passer de l'amour des autres hommes. Plus tard, j'ai
cherché à m'expliquer avec elle la singularité de cette sympathie,
qui nous faisait trouver, si jeunes tous deux, tant de félicité dans
une union presque toute intellectuelle; mais jamais nous n'avons pu
parvenir à nous rendre compte de ce que nous sentions le mieux
alors, et nous nous sommes souvent avoué que les momens les plus
regrettables de notre amour, étaient ceux où nous nous aimions avec
toute la candeur d'un sentiment fraternel.

La gentillesse, les grâces de celle qui passait pour ma maîtresse,
et peut-être aussi la réputation de galanterie que devait lui donner
sa liaison supposée avec un enfant, attirèrent sur ses traces tous
les capitaines et les officiers les plus fringans. Nous logions tous
les trois dans une maison que l'on nommait très-hyperboliquement
l'_hôtel Thirat_. Deux mauvais billards, qui jusque là n'avaient
vu autour de leurs tapis usés que fort peu de joueurs, devinrent
le rendez-vous des galans flibustiers qui convoitaient Rosalie. M.
Thirat, notre hôte, publiait que nous lui faisions sa fortune. Cet
aveu fut un trait de lumière pour Ivon. Il faut, disait-il, que
mam'selle Rosalie fasse définitivement quelque chose de son corps
ici.

--Comment de son corps? qu'entends-tu par là? Car Ivon, comme on le
sait, avait exigé que je le tutoyasse.

--J'entends par là qu'il faut qu'elle ne reste pas à rien faire,
car l'homme et la femme sont faits pour travailler d'une manière ou
d'autre, ensemble ou séparément.

--A quoi prétends-tu donc qu'elle s'occupe?

--A tenir boutique ou autrement; mais enfin à faire quelque chose de
ses quatre doigts et le pouce.

--J'y ai déjà songé et elle aussi; et tiens, il me semble que si
nous lui montions un petit magasin de bonnets et de rubans...

--Mauvais cela! La bonneterie et la rubannerie, ça tombe dans les
marchandes de modes, et, comme on dit, c'est immoral.

--Marchande de mercerie ou de quincaillerie, hein?

--Mauvais encore. Ça sent trop la _rafale_, et à Roscoff il
n'y aurait que de l'eau à boire, avec des petits couteaux et des
aiguilles. C'est pas un métier ça! Cherche encore, et va de l'avant.

--Marchande épicière?

--C'est trop commun: cherche plus haut.

--Et que pourrait-elle donc faire selon toi?

--Elle pourrait tenir un petit café, nous vendre du grog et du punch,
du rhum et du bon tabac.

--Mais il faut une licence pour vendre du tabac.

--Oui, pour vendre de mauvais tabac; mais pour vendre de bon tabac, il
n'en faut pas: on fait la fraude, quoi donc; et à Roscoff, ils font
tous la contrebande comme des canailles qu'ils sont. Je la ferai
aussi, moi, et mieux que tous tant qu'ils peuvent être. Tu n'as
sans doute pas remarqué, toi, comme tous les _corsairiens_ viennent
louvoyer sous le vent et au vent de ta bonne amie?

--Oh! que si que je l'ai bien remarqué!

--Eh bien! mon fils, il faut leur faire payer cher leur louvoyage et
le droit d'ancrage le long de cette petite corvette. Quand elle aura
un café bien espalmé, ça ne désemplira pas: elle fera bonne mine
à chacun et dira bonsoir à tout le monde quand on voudra l'accoster
de trop près. Le plomb tombera dans son comptoir, et les paysans se
frotteront la mine avec le dos de leurs mains. Qu'en dis-tu, toi?

--Je dis qu'il faut consulter Rosalie.

Rosalie fut consultée. Après une longue et mûre discussion, le
projet d'Ivon fut adopté. Nous nous mîmes en course pour trouver
un local. Une jolie petite maison à deux étages, boutique sur le
devant, salon assez spacieux au premier, fit notre affaire; un bail de
trois, six et neuf ans fut passé avec le propriétaire, moyennant le
paiement d'un an d'avance. Nous entrâmes en jouissance du local. Il
fallut trouver un nom au nouveau café. Ivon prit encore la parole
dans cette grave délibération.

--Si nous nommions notre établissement le _Café des Trois-Amis_,
hein? ce ne serait pas mal trouvé; qu'en pensez-vous, vous autres?

--Ce titre est assez commun, répondit Rosalie, et puis nous sommes
bien amis sans doute, mais je suis votre amie, et non pas votre ami,
et l'enseigne ne dirait pas assez bien ou dirait peut-être trop
bien.... Rosalie me regardait, en appuyant sur ces mots, avec un
sourire qu'Ivon comprit à merveille.

--J'entends, j'entends la malice, reprit-il... Il y a bien un nom
qu'on pourrait mettre sur l'enseigne...

--Lequel? demandai-je.

--_Aux Corsairiens_ par exemple?

--Mais ce mot là n'est pas français.

--Pourquoi ne serait-il pas français tout comme un autre?

--Parce qu'il n'est pas français et qu'il ne se trouve pas dans le
Dictionnaire.

--Tout le monde cependant dit _corsairien_.

--Tout le monde a tort, mon pays, car le Dictionnaire....

--Est-ce que ça me fait à moi le Dictionnaire?

--Il faut pourtant s'en rapporter à quelque chose.

--Quand un capitaine de vaisseau me dirait que _corsairien_ n'est pas
français, je lui répondrais qu'il ne sait ce qu'il dit, et que je
veux qu'il soit français, moi.

--Comme tu voudras; l'observation que je fais là ne doit pas te
fâcher, et si j'avais pu penser....

--Je ne me fâche pas non plus, tonnerre de Dieu; mais quand un mot
est bon, il est toujours français, et je me moque de ton Dictionnaire
comme de la perruque à Jacquot. Au surplus je conviens qu'en mettant
_aux Corsairiens_ sur notre enseigne, il pourrait bien arriver
que tous ces museaux fins d'officiers et de capitaines de prise de
St-Malo, _croiraient_ parce qu'ils sont _corsairiens_, que c'est pour
eux que nous aurions installé une jolie femme dans un café bien
_accastillé_ et bien _espalmé_, et il ne faut pas qu'ils se mettent
dans le toupet... Cherchons autre chose... C'était pourtant un fameux
intitulé: _aux Corsairiens!_..

--Voyons, quel nom décidément donnerons-nous à notre café, ou
plutôt au café de Rosalie?

--Si nous mettions tout simplement _à la Belle-Bretonne_?

--Y pensez-vous, M. Ivon? reprit Rosalie. Me conviendrait-il de me
dire à moi-même que je suis belle?

--N'est-ce pas la vérité? Et quand on dit la vérité, ma foi....
D'ailleurs, le premier malin qui, en lisant l'enseigne, s'aviserait
de faire la grimace, ne tarderait pas à avoir quelque chose sur la
figure.

--Mais en supposant que je sois belle comme vous le voyez, est-ce à
moi de l'annoncer à tous les passans, sur une enseigne?

--Non, non; Rosalie a raison.

--Eh bien! toi qui es si savant, Léonard, cherche un _intitulé_ à
ton Café. Pour moi, je ne m'en mêle plus, et je m'en bats l'oeil.

Ivon allait se fâcher, je le prévoyais. Rosalie calma son
amour-propre d'auteur, par quelques mots de douceur, comme elle savait
en dire. Notre ami, vaincu par la gentillesse de notre compagne, se
remit bientôt à chercher un autre titre plus convenable que ceux
qu'il nous avait proposés; et, au moment où nous nous y attendions
le moins, il s'écria, transporté, en se tenant la tête à deux
mains, comme après un pénible enfantement: Le voilà, le voilà: je
l'ai trouvé enfin ce chien de nom!

--Qu'est-il donc?

--_A l'Anglais sauté!_ Hein, n'est-il pas bien tappé, celui-là?
et dire qu'il ne me soit pas venu tout de suite à l'idée! mais le
voilà, je le tiens à retour, et il y aurait deux mille tonnerres
braqués sur mon cadavre, qu'il n'y aurait pas moyen de me faire
larguer cet _intitulé_ qui est fameux, et je m'en vante. _A l'Anglais
sauté_, ça nous ira comme un bas de soie. Un beau navire, avec le
pavillon anglais renversé, pour dire que c'est une prise, voyez-vous,
sautant en l'air, comme une grenade, et peint _aux oiseaux_ sur notre
enseigne, fera un effet superbe, ou ils seront bougrement difficiles
à Roscoff. Que dites-vous de celui-là, vous autres, mes amoureux?

Le ton avec lequel Ivon nous demandait notre avis, ne nous laissait
guère la liberté de le contrarier, et il venait d'ailleurs
d'exprimer son opinion de manière à la faire passer sans opposition.
Rosalie et moi nous donnâmes notre pleine adhésion au titre qu'Ivon
venait d'enfanter, et non sans peine. Il fut décidé que Rosalie
entrerait, le plus tôt possible, en possession du café de _l'Anglais
sauté_.

Il ne s'agissait plus que de trouver l'artiste qui pourrait rendre,
avec vérité et talent, l'explosion du _Back-House_. L'affaire
n'était pas facile à terminer à Roscoff, où les peintres de marine
furent, de tous temps, assez rares. On nous indiqua cependant un
vitrier qui, à force de tentatives et de conseils, finit par nous
barbouiller, tant bien que mal, avec du gros rouge et du vert clair,
une espèce de trois-mâts couvrant la mer de feu et de fumée,
et s'éparpillant en l'air, avec les deux péniches qui l'avaient
abordé.

La partie concernant les liquides dont nous devions garnir le café de
Rosalie, donna lieu à une savante discussion qu'Ivon traita en homme
versé depuis long-temps dans ces sortes de matières.

«Le rhum est rare, dit-il; mais il y a moyen pourtant de s'en
procurer; car il ne manque pas de fraudeurs à Roscoff. Et puis, il
n'y a rien de meilleur, pour un café, que le débit de ce qui
est défendu par le gouvernement et les droits-réunis: parce que,
voyez-vous, sous prétexte que c'est difficile à trouver, on vend
cela le triple de ce que ça coûte. D'ailleurs, moi, je suis là pour
un coup au moins, et je défie bien qui que ce soit de faire entrer
tant seulement une bouteille de gin, d'eau-de-vie, de tafia ou de rack
dans la maison, sans que je n'y mette le nez, pour m'assurer de
la qualité de la marchandise; car, sans trop me flatter, c'est ma
partie. Les corsairiens donnent ferme sur le punch: il faudra qu'il
y ait, par conséquent, à poste fixe sur le feu, une chaudière à
punch, pour les plus pressés. J'ai entendu dire que, pour rendre ce
capiteux plus délicat, on mettait dedans quelques larmes d'_alcide_
sulfurique: je leur en mettrai tant, qu'ils seront bien dégoûtés,
s'ils ne se lèchent pas les _babines_, jusques par dessus le nez,
après avoir sifflé un verre de brûlot de ma composition. Pour
le café, ils le boiront comme il sera: moitié avarié et moitié
chicorée; ce n'est pas là dessus qu'ils sont friands, les gueux.
Mais sur le trois-six et le cognac de La Rochelle, avec un peu de
poivre, il y aura moyen de les attirer en leur brûlant le gosier,
pour les rafraîchir à leur manière. C'est moi qui me _chargera_ de
tous ces petits détails, et j'espère bien que je serai la meilleure
pratique de _l'Anglais sauté_, quoique la boisson ne soit pas mon
fort. Mais, c'est égal; pour rendre service à une petite femme
gentille comme vous, on se _biturerait_, sans désemparer, une
demi-douzaine de fois dans les vingt-quatre heures.»

Toutes les dispositions intérieures et extérieures étant prises,
nous songeâmes à mettre nos projets à exécution. L'enseigne de
l_'Anglais sauté_ fut exposée au-dessus de la porte du café;
elle fit l'admiration des curieux, après avoir subi la critique
des connaisseurs. Nous plaçâmes force spiritueux dans la cave, un
comptoir élégant dans la salle: Rosalie en prit possession comme
d'un trône. Un billard fut installé au premier étage. Bientôt on
ne parla plus, dans toute la ville, que du nouvel établissement et
de la belle _cafetière_. Il fallait voir avec quelle avidité
les passans lorgnaient la reine du comptoir! Les capitaines et les
officiers de corsaire faisaient mieux: ils entraient dans le café, et
pour faire leur cour à la maîtresse du logis, ils saisissaient tous
un prétexte pour consommer beaucoup. Ce qu'avait prévu Ivon, arriva:
la chaudière à punch ne quittait plus les fourneaux du laboratoire.
Les verres remplis sans cesse circulaient autour des tables, trop
petites pour la foule des buveurs et des adorateurs. Ivon, présidant
à la confection de ce qu'il appelait _les rafraîchissemens_, se
distinguait par le zèle avec lequel il buvait le punch au rhum, pour
encourager les habitués. Quant à Rosalie, coquette comme le sont
toutes les femmes que tout le monde courtise, elle ordonnait le
service, comptait l'argent, attirait les pratiques par son joli babil,
et se tenait à son poste, avec décence et gaîté. Il me semble
encore la voir à son comptoir, souriant à l'un, lançant un regard
à l'autre, à travers le nuage de fumée de tabac qui s'élevait
du milieu des groupes des fumeurs. Et quand au milieu de tant
de courtisans, je me disais intérieurement: _c'est moi qu'elle
préfère_, malgré l'or et le rang des capitaines et le ton des plus
jolis officiers, je sentais mon jeune amour-propre flatté au dernier
point. Un incident, fort inattendu, vint m'arracher aux douces
illusions qui suffisaient à mon bonheur imprévoyant. Mon frère
tomba un soir comme une bombe dans le café de _l'Anglais sauté_,
au moment où je jouais à la drogue, un verre de punch, avec mon ami
Ivon.

«Enfin te voilà retrouvé, mauvais sujet, me dit-il en me sautant au
cou, avec un attendrissement dont, malgré moi, je me sentis touché,
malgré le cabillot de drogue qui me pinçait le nez.

--Comment, c'est toi, Auguste! Que je suis content de te revoir! Et ma
mère, et notre vieux père?....

--Ils t'ont pleuré, méchant. Comme s'ils ne devaient plus te revoir.
Si tu savais la peine que tu leur as causée....

--Ah! je crois bien, mais que veux-tu? Je voulais naviguer, moi....

--Et tu ne nous as pas seulement écrit toi-même....

--J'y ai bien pensé, mais j'aimais mieux aller vous voir; ça
m'aurait moins coûté de prendre la poste, que d'écrire une lettre.

Rosalie, pendant cet entretien, s'était approchée de nous: elle
semblait jouir du bonheur de mon frère et du mien. Ivon, resté en
suspens, les cartes sous le pouce, attendait que la conversation fût
finie, pour achever la partie. Fatigué enfin d'attendre le terme de
cette scène d'effusion de coeur, il prit la parole, en jetant sur la
table les cartes qu'il tenait à la main, en éventail.

--Sans être trop curieux, demanda-t-il à Auguste, ne pourrait-on pas
savoir comment Monsieur a pu savoir que son frère était ici?

--Mais nous l'avons su, répondit Auguste, par une lettre qu'une
demoiselle Rosalie Le Duc a eu la bonté de nous adresser....

A ces mots, Ivon se leva, sauta au cou de Rosalie, et, après l'avoir
embrassée avec une expression de tendresse suffocante, il s'écria:
«Vous vous êtes une brave fille, ou que le tonnerre de Dieu
m'écrase!»

Cette exclamation fit beaucoup rire mon frère, qui comprit que
c'était à Rosalie que ma famille devait les renseignemens qu'elle
avait eus sur mon compte. Moi, je ne la remerciai pas; mais je la
regardai avec reconnaissance, et ses mains, qui saisirent les miennes
avec force, me dirent qu'elle avait compris tout ce que je n'osais lui
exprimer.

Mon frère ne se lassait pas de me regarder avec bonheur: je le
contemplais avec orgueil. Ivon lui demanda la permission de lui donner
une poignée de main; et, pour lui faire les honneurs de la maison,
il fit apporter sur la table autour de laquelle nous étions placés,
tout ce que le café contenait de flacons de liqueurs. Il fallut
bien parler de nos aventures: Ivon raconta tout, sans oublier le
travestissement de Rosalie. Rendu au chapitre de notre naufrage sur le
_Back-House_, il rappela ma conduite et l'explosion du navire anglais,
qui l'avait tant amusé. Auguste, à ce récit, me presse de nouveau
dans ses bras. Nous passâmes la nuit à boire et à causer. Rosalie
ne me parut jamais aussi attentive pour personne, qu'elle l'était
pour mon frère; elle semblait même m'oublier pour lui. Le jour
se fit: il fallut songer à partir; car Ivon et Rosalie même
me pressaient de me rendre à Brest, avec mon frère, pour aller
embrasser mes parens, et les dédommager, par ma présence, des
inquiétudes mortelles qu'ils avaient éprouvées depuis ma fuite du
toit paternel. Je consentis à suivre Auguste.

L'ordre de préparer deux chevaux de louage fut donné par Rosalie
elle-même, qui, avant notre départ, fit servir un bon déjeuner,
auquel Ivon et mon frère firent seuls honneur; car Rosalie roulant
de grosses larmes dans ses yeux, ne put manger. Moi, malgré mon
indifférence apparente, je me trouvais tout mal à mon aise. Le repas
fini, on parla de se quitter, de se revoir bientôt, et je sentais
en moi quelque chose qui me disait que je ne serais pas long-temps
éloigné des amis que je laissais à Roscoff. Bien des baisers furent
reçus et donnés dans nos adieux. Rosalie ne parlait plus qu'à peine
à travers ses larmes et ses sanglots, en priant mon frère d'excuser
la peine qu'elle éprouvait, malgré elle, à se séparer d'_un
enfant_ à qui elle avait tenu lieu de soeur, au milieu des dangers
auxquels nous avions été tous deux exposés. Ivon se contenta de me
donner une grosse poignée de main, et de flanquer un grand coup de
parapluie sur le derrière du cheval qui m'enleva, auprès de celui de
mon frère, aux émotions de cette scène de séparation. «Si tu ne
reviens pas nous voir, j'irai te chercher, entends-tu, Léonard? car
il n'y a que douze lieues d'ici Brest. Adieu; porte-toi bien et moi
aussi.» Tels furent les derniers mots d'Ivon.

Nos chevaux étaient déjà loin, que Rosalie n'avait pas quitté
l'endroit où nous l'avions laissée: elle ne s'en retourna qu'après
que nous l'eûmes perdue de vue. J'avais le coeur trop gros pour
répondre à mon frère, qui m'adressait des questions que d'ailleurs
le trot de nos montures m'empêchait d'entendre.

Deux enfans, et surtout deux petits marins, vont vite quand ils ont
à faire galopper des chevaux de louage: en cinq heures, mon frère et
moi nous fûmes rendus à Brest.

Je ne dirai pas tout ce que mon entrevue avec mes parens eut de
touchant et pour moi et pour eux surtout: le reproche expira sur les
lèvres de ma mère, qui ne sut que me pardonner en m'embrassant mille
fois. Mon père me pressa avec plus de satisfaction encore que
de tendresse, sur son sein, et, après m'avoir fait raconter mes
prouesses, il déclara que j'avais bien mérité de la patrie, sans
que je susse trop comment moi-même je pouvais avoir acquis des droits
à la reconnaissance du pays.

Dire toutes les visites qu'il me fallut faire, les félicitations que
je reçus, les questions dont les curieux m'accablèrent, serait
chose trop longue et trop fastidieuse. J'abrégerai l'histoire de mon
séjour à Brest, avec d'autant plus de raison, que je serais fort
embarrassé de retracer toutes ces scènes de famille qui, dans une
narration moins spéciale que la mienne, trouveraient peut-être
place; mais qui, dans le journal d'un marin, ne pourraient contribuer
qu'à affadir le récit et à ennuyer le lecteur.

Deux faits importans pour moi vinrent seuls varier la monotonie des
jours que je passai chez mes parens.

Un matin, le préfet maritime invita mon père à passer à son hôtel
avec moi. Je m'attendais pour mon compte à recevoir de l'autorité,
au moins une verte semonce pour m'être embarqué, en négligeant les
formalités d'usage, sur un corsaire en relâche; mais quel fut mon
étonnement, lorsqu'au lieu de la réprimande, à laquelle j'étais
préparé, j'entendis le préfet dire, avec solennité, à mon père:
«Vous avez, capitaine, un fils qui vous fait honneur. Son excellence
le ministre de la marine et des colonies m'écrit pour m'informer que,
sur le rapport qu'il vient d'adresser à l'Empereur, S. M. a daigné
le décorer, ainsi que le matelot Ives Lagadec, de la croix de la
Légion-d'Honneur; recevez-en mes sincères félicitations.»

Des larmes de joie furent la seule réponse de mon père, dont les
jambes flageolaient par l'effet du saisissement que cette nouvelle
inattendue venait de produire sur lui. Pour moi, je reçus l'annonce
de mon élévation au rang de chevalier, avec un peu plus de
sang-froid. «Quoi! M. le préfet, on me donne la croix pour avoir
fait sauter en l'air quelques Anglais?

--Oui, mon ami, et n'est-ce donc pas l'avoir assez méritée, selon
vous?

--Ma foi, je trouve que c'est recevoir une grande récompense pour
fort peu de chose.

--Mais avec vos heureuses dispositions, vous promettez de faire encore
plus pour justifier la haute faveur dont S. M. l'Empereur a bien voulu
vous honorer.

--Je me ferai tuer s'il le faut, monsieur le préfet, et voilà
tout.»

Mon air déterminé et mes brusques reparties parurent enchanter
l'autorité, et, avant de quitter l'hôtel de la préfecture maritime,
le préfet lui-même voulut attacher à la boutonnière de ma petite
veste de corsaire le ruban de la Légion d'Honneur. Je ne saurais
dire l'émotion que moi, encore enfant, j'éprouvai en recevant cette
marque éclatante, que je ne croyais réservée qu'à ces grandes
actions dont je n'avais encore qu'une idée confuse. Mon père,
suffoqué d'attendrissement, ne pouvait plus parler. En descendant
de l'hôtel avec mon cordon rouge, je retrouvai mon frère, qui
attendait, rempli d'anxiété, le résultat de notre entrevue avec
l'autorité maritime. Il resta stupéfait de l'honneur que je
venais de recevoir, au lieu de la réprimande à laquelle nous nous
attendions tous.

Il fallut voir quelle sensation produisit dans mon pays la nouvelle
de la distinction qui venait de m'être accordée. On ne sait plus
aujourd'hui tout ce que les récompenses décernées alors par
l'Empereur des Français avaient de magique. Qu'on se figure tous les
habitans d'un port de mer voyant un enfant de quinze ans décoré
pour un exploit, et répétant sur leurs portes ou à leurs fenêtres:
_Tiens, le voilà! C'est le petit mousse qui a fait sauter une prise
anglaise_, et l'on n'aura là qu'une idée encore fort imparfaite
de la sensation que je faisais éprouver en me montrant, du soir
au matin, dans les rues de Brest, au milieu de mes anciens petits
camarades.

L'autre événement important qui eut lieu pendant mon séjour à
Brest, fut l'arrivée à Labervrack, petit port situé sur la côte
du Finistère, de la première prise que nous avions faite à bord du
_Sans-Façon_. Ce bâtiment, richement chargé, était parvenu, après
bien des dangers, à toucher la terre de France. C'était presque une
fortune qui arrivait à moi et à Ivon; car, à mon âge, quelques
milliers de francs gagnés à la mer ne laissent pas que d'entourer
un petit marin d'un certain prestige d'opulence. Pour le corsaire _le
Sans-Façon_, nous n'en avions plus entendu parler depuis que nous
l'avions quitté, à moitié démâté, dans les parages des Açores,
et cherchant malgré ses avaries à faire encore quelques captures.

Le partage de la prise arrivée à Labervrack fut bientôt fait:
un tiers pour l'état, un tiers pour l'armateur et un tiers pour
l'équipage. Il me revint 2,500 francs pour mes parts de prise dans
le partage général. Ivon eut pour son lot près de 9,000 francs.
Je donnai à ma famille le fruit des premiers succès que j'avais
remportés à la mer. Mais mon père, toujours rempli de scrupules
militaires et de délicatesse paternelle, n'entendit pas profiter de
mes précoces largesses: il voulut que mon argent fût placé chez
un négociant, comme un capital dont les intérêts devaient, avec le
temps, me composer une petite fortune pour mes vieux jours.

FIN DU TOME PREMIER.




TABLE DU PREMIER VOLUME.

DÉDICACE A M. HENRY ZSCHOKKE.
INTRODUCTION.
CHAPITRE 1. LE DÉPART.
CHAPITRE 2. LA CROISIÈRE.
CHAPITRE 3. VIE DE CORSAIRE.

FIN DE LA TABLE.







End of the Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. I, by Édouard Corbière

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NÉGRIER, VOL. I ***

***** This file should be named 17714-8.txt or 17714-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/1/7/7/1/17714/

Produced by Carlo Traverso, beth133 and the Online
Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
This file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***