Amis

By Edmond Haraucourt

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Title: Amis

Author: Edmond Haraucourt

Release Date: November 10, 2018 [EBook #58259]

Language: French


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  EDMOND HARAUCOURT

  AMIS

    L'âme n'est qu'une succession de
    perceptions, un flux rapide, un
    mouvement perpétuel.

        David Hume.

  PARIS
  G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1887




BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume.

DU MÊME AUTEUR

L'Ame nue (poésies). . . . . . . . . . . . 1 vol.

Sceaux.--Imprimerie Charaire et fils.




  A MON AMI
  BENJAMIN CONSTANT
  _en témoignage
  d'affection et de sympathies artistiques_
  CE LIVRE EST DÉDIÉ

      E. H.




AMIS

  La demeure de l'oisif est un sépulcre.

  DIDEROT.


Il y a des jours où un homme d'esprit discuterait pendant une heure sur
la peine de mort.

Georges Desreynes était dans ses phases d'éloquence; mais pas un sot à
qui parler! Ce messie arriva.

--Vous dérange? Tant pis: j'entre. C'est pressé.

Le jeune Parisien, alors penché vers la table, se retourna; puis,
mettant sur sa face un sourire de supériorité bienveillante, il tendit
la main au visiteur.

--Eh! qu'avez-vous donc, cher ami?

--Bonjour! Votre domestique m'a dit que monsieur achevait ses malles.
Trahison! M'abandonnez!

Le clubiste se jeta sur un fauteuil, croisa ses jambes et se mit à
taper, du bout de la canne, la pointe aiguë de ses bottines vernies.

Desreynes était revenu vers la table; et, toujours debout, le dos
tourné, il continuait à remuer des lettres amoncelées autour du large
encrier de bronze.

--Mon Dieu, oui, cher ami, je vous abandonne.

--Quelle mauvaise chance! Oh, mauvaise chance! Figurez-vous que la
petite de Semenin, à qui je fais la cour depuis tantôt deux mois, va
rester veuve tout le printemps! Pétersbourg: son mari est à Pétersbourg!

--Je vous félicite...

--Pas encore. Mais demain, courses. Elle y sera; l'y rencontrerai, par
hasard: c'est promis. Alors, dîner: c'est promis. Mais à une condition:
la belle Mme Ferronet ne nous quittera pas.--Soit, ai-je dit, et je vous
ai annoncé...

--Contez que je suis mort.

--Mais, tout perdu, cher! Raisonnons! Ne recherchiez-vous pas cette
belle? Elle vous écoute. Ne vous pardonnera jamais d'avoir manqué à un
rendez vous accepté...

--Par elle...

--Raison de plus! Attendez un jour! Une si belle femme!

--Bah! une femme nouvelle! Est-ce assez pour changer les plans d'un
galant homme?

Desreynes prenait dans son geste les gravités et les lenteurs d'un homme
qui va devenir philosophique; doucement, pour la seconde fois, il se
retourna vers son hôte, à demi sérieux et ironique à demi.

Il continua, les reins cambrés contre la table, où ses deux pouces
restaient posés:

--Vraiment, cher ami, je suis un peu las de toute cette vie. Des femmes,
toujours des femmes! C'est bête, à la fin!... De l'amour, en
cherchons-nous? De la beauté, en trouvons-nous? De l'esprit? Celles qui
en ont sont aussi sottes ou plus que celles qui n'en ont pas! De la
volupté? La seule dont puisse rêver un raffiné est celle qu'il donne et
non celle qu'il reçoit. Or, par une délicate attention de nature, c'est
l'unique chose au monde que les femmes ne soient pas capables de
recevoir.

--Exagérez!

--J'exagère parce que je m'ennuie. L'homme qui s'ennuie n'a-t-il plus le
droit d'être injuste? Les femmes m'ont fait tout le bien qu'elles ont
pu, j'en ai assez; à un autre! J'ai besoin d'air.

--Prenez un aller et retour... Reviendrez.

--Comme on revient à la morphine, comme le cabotin revient aux planches.
Mais la pièce que nous jouons est toujours trop la même; notre comédie a
vingt comparses et n'a qu'un héros, le mensonge. C'est monotone.

--Mais, pardon, cher. L'amour...

--Poseur, parlez-en donc!... Et puis? Aimer, donner son coeur, n'est-ce
pas? Si vous n'aviez qu'un lapin, est-ce que vous le lâcheriez dans un
champ où tout le monde tire des coups de fusil?

--Voyons... on rencontre des... sentiments véritables, des femmes... qui
aiment.

--Vous allez me montrer que vous êtes content de vous, ce que je sais,
quand il faudrait montrer que l'on doit être content d'elles. Parbleu
oui, on en rencontre qui sont sincères! Mais votre argument est un col
en papier qui veut prouver une chemise blanche! Vos femmes aimantes sont
l'exception. Notez, d'ailleurs, que je constate sans récriminer. Elles
mentent, elles font bien, et n'ont rien autre à faire. Ne
commençons-nous point? Et quand nous ne serions pas les premiers
coupables dans ces duos d'hypocrisie, n'auraient-elles pas une
suffisante excuse dans la situation qui leur est imposée par les lois et
les modes...

--De notre état social. Je comprends...

--Ça ne fait rien.

Il continua sa conférence, en se mirant de loin dans la glace de la
cheminée:

--Hormis l'exclusivisme des grandes tendresses, si rares et qui
répugnent à l'idée du partage, le voeu de la nature était polygamie,
parce que son but est l'extrême procréation: le vrai mariage dure le
temps d'une maternité, car le désir s'endort sur un oreiller refroidi:
des religions simples l'ont assez compris pour vouer la femme à la
multiplicité des noces, voire même à la prostitution. Mais le mâle, en
toutes espèces et surtout dans l'humanité, en toutes choses et surtout
en amour, est essentiellement égoïste: ce qu'il possède, il le veut pour
lui seul. Nous avions la force, nous avons fait la loi, et la femme,
plus faible et plus douce, a subi l'une et l'autre.

Desreynes parlait comme on écrit; tant de gens écrivent comme on parle!

Il était lancé, maintenant, rien ne l'arrêterait.

--Tandis que les Orientaux inventaient des prisons pour y enfermer leurs
épouses, les frères d'Occident, moins brutaux et mieux avisés,
inventaient la vertu: rien de plus, et c'est là leur trouvaille. La
femme en devait être flattée, et le fut. Les premiers domptaient
physiquement, les seconds moralement; nous emmurions les âmes au lieu de
casemater les corps. La prison portée en soi-même, invention sublime!

«Ceux-là obtinrent des créatures monogames par nécessité, mais qui, dans
l'ennui du sérail, se livrent aux derniers outrages sur la personne de
leurs eunuques; pendant ce temps, nos prêtres, nos poètes, nos lois nous
dressaient en liberté une compagne convaincue qu'elle doit se réserver à
l'amour d'un seul homme et que là est tout son honneur. Durant tant de
siècles notre égoïsme sournois a chanté cette romance, qu'il s'est fait
en nos femmes une seconde nature, une sorte d'atavisme de vertu: si bien
qu'elles en sont venues à s'attacher délicieusement à leur chaîne, à la
regarder comme leur bien propre, leur privilège, leur gloire, leur
supériorité sur nous; elles l'aiment comme une arme, une amulette,
qu'elles pensent porter contre nous, pour se défendre de nous, et elles
trouvent en elle des consolations, même pour leurs renoncements à
l'amour.

--Parfaitement exact.

--Mais il y a les révoltées! La nature, qui jamais n'abdique
complètement ses droits, fait parfois des femmes à son image. Que
deviendront-elles? Où vivre, et comment vivre? Le mensonge est leur seul
asile, l'hypocrisie est leur seule arme. Feindre et dissimuler! Ne le
faut-il pas, puisque nous leur demandons tout bas ce que nous leur
défendons tout haut, ce qu'elles sont poussées à désirer en secret et
contraintes à blâmer en public. Pourquoi ne mentiraient-elles pas,
puisqu'il faut qu'elles mentent? Sont-elles méprisables? Ceux qui
profitent de leurs révoltes les mépriseraient volontiers.

--Parfaitement exact.

Desreynes n'aimait pas que les sots fussent de son avis; il faillit en
changer.

--C'est lâche, voilà tout. Mais, bah! les femmes auront comme nous le
droit de réclamer qu'on ne leur fasse pas un crime de leurs infidélités,
lorsqu'elles auront cessé d'en faire une faveur.

Ce philosophe ne manquait jamais d'être séduit par l'attrait d'un
paradoxe, et souvent les formules lui faisaient ses opinions, plutôt que
ses opinions ne faisaient les formules.

--Amen, dit-il.

Content de lui, il ferma les guillemets: depuis longtemps son
approbateur n'écoutait plus:

--Des idées fort intéressantes, cher ami! Pourquoi ne publiez-vous pas?

--Parce que ce sont des idées fausses, d'abord; ensuite, et surtout,
parce que la paresse est le premier des arts, et le seul qui les
comprenne tous. Au surplus, il faudrait penser, et vous saurez une chose
que vous ignorez sans doute, mon cher: l'homme ne pense que lorsqu'il ne
peut pas faire autrement. Moi, je ne pense pas, je cause.

--Vous vous moquez! Avec cette hauteur d'esprit que tout le monde vous
reconnaît, ces larges vues d'ensemble... Ah! n'êtes pas à plaindre!

--Hauteur d'esprit! Mettez un homme sur le faîte du Mont-Blanc, et
dites-lui: «Comme je vous envie, monsieur, de pouvoir contempler à la
fois la Suisse et l'Italie!» Le pauvre diable ne jouira que des courants
d'air. Vrai, il vaut mieux un petit coin de paysage bien étroit, où l'on
puisse dormir à son aise.

--Ainsi donc, vous fuyez?

--Dans deux heures.

--Sans remise?

--Aucune.

--Et vous allez?

--Aux champs.

--Pour longtemps?

--Trois mois, trois jours, trois semaines.

--Tout seul?

--On ne peut donc rien vous cacher?... Eh bien! soit: voilà deux ans que
d'Arsemar m'appelle à chaque saison. Après une si longue séparation, je
commence à lui manquer comme il me manque. Cette fois, je pars.

Desreynes revint à ses lettres; il les prenait une à une et les
examinait d'un coup d'oeil: certaines s'en allaient, jetées dans un
plateau de laque aux fleurs rouges et blanches; le reste s'empilait sur
un coin de la table.

--Vous excuserez, n'est-ce pas? J'ai là de nombreux courriers auxquels
je n'ai pas encore eu le courage de répondre, et je veux emporter avec
moi les lettres qui demandent un mot.

Le visiteur s'était remis à frapper de sa canne le bout de sa bottine.

--D'Arsemar... Beaucoup entendu parler: votre meilleur ami?

--Mon seul ami, cher ami.

L'autre décroisa ses jambes, qu'il allongea, les talons à terre et les
pieds verticaux; maintenant, les mains entre les genoux, il cognait sa
canne au rebord de ses deux semelles.

Il ajouta, un peu piqué:

--Oui, mais le mariage change bien des choses, et vous ne l'avez pas
revu depuis qu'il a pris femme. On la dit jolie, sa légitime...

--Il paraît.

--Ah, farceur! Comprenons votre fugue et votre hâte!

Pour la troisième fois, mais plus lentement, Desreynes se retourna, et
les paupières un peu baissées, il dit, avec une exquise urbanité:

--Mon bon, vous êtes un sot.

Le balancier de la canne s'arrêta: le sportsman recroisa ses jambes et
rit, pour avoir l'air de répondre quelque chose.

Desreynes examinait ses lettres.

--Au fait, pensa-t-il, je suis bien généreux et bien mauvais, de
bousculer cet heureux de vivre, qui n'a que le tort d'être une bête et
qui ne m'en veut déjà plus. Réparons.

Puis, après une pause:

--Qu'est ceci? fit-il en secouant une enveloppe. Je ne reconnais pas
cette écriture.

--Quelque victime déjà oubliée...

Desreynes tira délicatement la lettre et la parcourut.

--Ah! singulière histoire, toute courte et presque ridicule...

L'idée lui vint de consoler son hôte avec le récit d'une aventure
galante.

--Vous vous rappelez l'exposition des toiles de Claude Perrenet, qui
ferma il y a deux semaines. J'y étais un jour...

--Tous les jours...

--Presque... Le matin de l'ouverture, là, je fis rencontre d'une petite
personne qui me parut vraiment peu ordinaire. Elle sortait d'une salle
comme j'y entrais, et nos yeux se prirent. Éperdument! Ce fut, devant
tous, un baiser long comme une succion: car il y a, n'est-ce pas, des
baisers qui entrent par les yeux, plus profonds que ceux des lèvres, et
qui courent sous toute la peau, comme les autres se posent sur un point
de l'épiderme. Après un regard comme celui-là, deux êtres
s'appartiennent et se sont possédés.

--Oui, oui... même, l'autre soir, j'étais...

--Fort jolie, brune, petite, mate, et les lèvres très rouges, mais point
fardées; des yeux noirs ou gris, bleus ou verts, étranges de fixité ou
de vague, une prunelle aiguë que les cils et le bistre enveloppaient de
langueur, un poignard sous des dentelles.

--Oh! charmant...

--Merci. Elle avait trop l'air d'une fille à louer, pour n'être pas une
haute bourgeoise. Elle restait, d'ailleurs, hautaine et fière, dans son
libertinage. Un vieillard décoré l'accompagnait, puis une personne mûre
et sèche, qui marchait avec dignité.

--Dommage!

--Elle jugeait les toiles, haut, et me souriait; je tirai de mon
portefeuille une carte sur laquelle j'écrivis quelques lignes avec
l'affectation d'un critique d'art qui prend des notes. Vous savez que
j'ai coutume, pour ces sortes d'aventures, d'employer des cartes où je
fais graver un nom supposé, toujours noble et toujours harmonieux, mais
qui change à chaque printemps; l'adresse seule reste la même. J'écrivis
donc...

--Une demande de rendez-vous?

--Juste! Vous devinez tout. Je roulai le billet et le montrai de loin.
Elle accepta d'un geste de paupières, et, dans une pose d'attente, elle
planta sa main retournée sur le bord de sa hanche. Le beau page! Glisser
derrière elle, poser la carte entre ses doigts, et le poulet avait déjà
disparu sous un gant. Mon inconnue monta en voiture: elle habitait au
Grand-Hôtel.

Le lendemain, je reçus le finale que voici: «Vendredi, 13 février 85.
Renoncez à un amour qui vous serait funeste.» Rien de plus, pas de
signature.

--Madame allume, et s'en va: la Vestale du premier quart! Ai horreur de
ces damoiselles...

--Vous n'êtes pas philosophe! Qui sait si le roman, en prenant des
chapitres, fût resté digne de son prologue? Elle m'a peut-être donné le
meilleur d'elle-même.

--L'avez pas recherchée?

--Non, certes! Si le désir la prend de revenir, elle sait où je suis.
Mais elle ne reviendra pas.

--Vous dites cela d'un air... La regrettez?

--Peut-être! Aussi vrai que je ne la souhaiterais pas comme moitié
légitime à mon plus cher ennemi, on en eût fait une maîtresse adorable;
car elle l'a, j'en jurerais, ce que nous fuyons dans notre femme et
cherchons dans celle des autres...

--Le vice?

--Une fleur de vice! Dépravée, perverse, curieuse, un lis d'enfer! Ma
foi, je plains l'imbécile ou l'honnête garçon qui l'a choisie: celui-là
est sûr de son rôle.

L'homme élégant rit beaucoup, car on rit toujours, dans ce monde, dès
qu'il s'agit de trahison.

--Elle a pourtant refusé vos faveurs...

--Je suis convaincu qu'elle ne m'a repoussé que faute de temps pour se
rendre.

--Êtes un fat.

--Je le sais mieux que vous, mon cher: c'est mon seul métier.

--Voyons... Permettez...

Le charmant jeune homme s'était donné à la graphologie, la seule science
qu'il possédât, après celle de se vêtir.

Quand il tint la lettre, il posa doctoralement sa canne à l'angle de la
cheminée, et, grave, médita.

--Oh, oh! Bizarre... Caractère, caractère! Pas la moindre efficacité;
pas de coeur, mais de la tête! Un bel égoïsme! Et de la volonté;
passionnelle, s'il vous plaît! Et despote! Persévérante et tenace, la
petite femme; rusée aussi, dissimulée, et méfiante... Mais quel égoïsme!
Plus d'imagination que de raison... Caractère!

Desreynes n'entendait pas: il triait les dernières lettres; il sonna son
valet de chambre.

--Les malles sont prêtes?

--Oui, monsieur.

--Ajoutez ces papiers et fermez. Qu'on amène une voiture... Cher ami,
dînez-vous avec moi? Mon train part à sept heures.

L'invité s'excusa, jeta le billet féminin sur le plateau de laque,
reprit sa canne, jura que Desreynes serait le plus coupable des hommes
s'il hésitait à réclamer ses services en quelque hypothèse que ce fût,
et se retira.




PREMIER LIVRE




PREMIÈRE PARTIE

A TROIS




I

  Il y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent atteindre ceux qui
  sont nés médiocres.

  LA BRUYÈRE.


Depuis une heure, Desreynes, enfoncé dans le coin de son compartiment,
voyait les talus, les poteaux et les arbres, rigides et plats comme des
découpures, courir derrière la glace du wagon; les fils télégraphiques
dansaient sur le ciel pâle, comme le bas d'une feuille de musique qui
monte et descend, et Desreynes s'amusait à pointer, entre ces lignes,
les notes de l'air obsédant que lui chantaient les cahots du train.

Il ouvrit un journal et le ferma.

En vérité, il s'ennuyait: elle était tombée, la grande joie qu'il avait
eue d'abord à l'idée de ce départ, engourdie par les bercements de cette
fuite sur les rails, mourante avec toute pensée.

Il regarda ses voisins, et constata que tour à tour ils ouvraient, puis
fermaient un journal pour contempler les arbres, les poteaux et la
sarabande des fils.

Il pensa: «La banalité de la vie est immense.»

Puis il médita longuement.

La nuit était venue, grise et sans lune; la flamme courte du quinquet
sautillait dans son bol de verre, et jetait de petites lueurs jaunes sur
des coins de faces endormies.

Les terres filaient en bandes noires.

Un express siffla, gronda et disparut.

L'aspect de la nature n'était plus le même; les arbres qui passaient ne
ressemblaient plus aux arbres déjà passés.

--Triste chose! Voilà quelques heures à peine que je roule, et cette
infime distance est si grande pour la terre, que la terre se modifie
déjà; quelques heures encore, et tout serait changé, l'air, les plantes
et les races de vivants; encore quelques heures et j'aurai d'autres
étoiles sur la tête; un jour de plus, et je serais sur l'autre face du
monde, les pieds à l'envers: quelques pas encore, je me rendormirais à
mon point de départ...

Maintenant, deux vers revenaient à sa mémoire, rythmés par la chanson
des essieux:

    Ah, que le monde est grand à la clarté des lampes!
    Aux yeux du souvenir que le monde est petit!

Il dit: «La vapeur a dépoétisé le globe: tout nous ennuie, puisque tout
est possible, et rien ne nous appelle, puisque tout est proche.»

Un train passa.

--Pleines d'hommes, toutes ces boîtes! Où vont-ils, en sens inverse du
point où je vais? Pourquoi vont-ils? Ces êtres s'imaginent qu'ils ont un
but, et se donnent un rôle. Comment y a-t-il assez d'affaires, pour que
toutes ces têtes soient bourrelées d'un souci d'affaires? Pourtant, leur
existence est creuse comme une calebasse. Après s'être agités toute leur
vie, combien pourraient dire en mourant, qu'ils on fait quelque chose?
Mais il vont: il faut qu'ils aillent. Imbéciles!

Il conclut: «La banalité de la vie est immense.»

Décidément, il s'ennuyait.

--Et moi, pourquoi vais-je? Imbécile, je le suis comme un autre.

Le refrain choisi tantôt chantait toujours à ses oreilles; la flamme du
quinquet se mirait dans la glace.

--Et quand j'aurai fini, qu'aurai-je fait?

Alors, il songea à sa vie, celle d'hier et celle de demain.

Desreynes atteignait trente ans.

Il possédait une large aisance, n'avait ni parents, ni alliés, vivait
seul, mangeait ses rentes, ne jouait pas, aimait les arts, et cultivait
les femmes.

Au physique, c'était un beau garçon, correct, mais portant dans le
regard une malice qui intriguait les épouses et mettait les époux sur la
réserve. Il avait de l'esprit et de la présence d'esprit. Le monde de la
finance et du farniente, où la vie le jeta d'abord, ne l'intéressait que
par le linge de ses femmes et le moelleux de ses fauteuils. Les artistes
l'attiraient davantage; mais leur indépendance, parfois bourrue et
familière, choquait ses instincts de gentilhomme par l'or; puis il les
trouvait d'esprit étroit et exclusif: au fond, peut-être, craignait-il
chez eux un peu de mépris pour son dilettantisme stérile. Sculpteurs,
musiciens, peintres, littérateurs, il les voyait tous, s'entendait au
métier de tous, connaissait les secrets et les lois, montrait des
préférences et même des enthousiasmes, discutait, critiquait et
conseillait: son goût était généralement prisé, et ses avis avaient fait
des heureux. Par caprice, il donnait un article à quelque journal, et sa
prose, sous des apparences paradoxales, s'éclairait de verve et de bon
sens; ses assertions, souvent si fausses lorsqu'il abordait quelque
sujet de métaphysique ou de morale, portaient plus juste ici, parce
qu'il jugeait d'après son pur et simple sentiment, au lieu d'analyser
avec sa raison. Des chroniques firent tapage: quelques directeurs
voulurent «s'attacher une telle plume»: ses _éreintements_ étaient sans
aigreur, et quoiqu'il eût massacré bon nombre de ses amis, il ne
comptait aucun ennemi parmi eux. En toute autre matière que l'art, il
n'était qu'un dépravateur élégant. Se mêlait-il à quelque discussion, il
mettait son plus grand plaisir à la faire insensiblement dévier du thème
choisi, et, par une série d'objections souvent spécieuses, il amenait
son interlocuteur à s'appuyer enfin sur un argument contraire à
l'opinion soutenue d'abord, ce qui manquait rarement et qui l'amusait
fort.

C'est jongler avec sa tête, et la tête s'y perd.

Qu'importe? Les faveurs du monde ne sont-elles pas aux clowns de la
pensée? Aussi, l'on disait: «Desreynes... oh! du mérite!»

Il en aurait eu; mais c'est trop peu que d'être supérieur aux autres: il
faut l'être encore à soi-même: cela, il ne l'avait jamais su.
Éparpillant sa vitalité et sa force sur mille intérêts dont il ne
préférait pas un seul; aimant beaucoup, n'adorant pas; désirant parfois,
ne poursuivant jamais; satisfait de comprendre sans approfondir, et de
concevoir sans produire, il se laissait vivre. Nature de frelon qui
regarde les abeilles: il jouissait. Content de se dire qu'il était
peut-être quelque chose en puissance, il préférait ne pas tenter les
hasards de l'épreuve. Il édifiait pour son usage une philosophie
d'attente, dont la formule était: «A quoi bon?» Il transportait dans le
domaine moral le précepte de saint Paul: «Possède toute chose comme si
tu ne la possédais pas.»

Et de fait, rien ne lui était en propre. Il reconnaissait deux sortes de
patience: celle des faibles, négative, et qui tolère; celle des forts,
positive, et qui persiste. L'une lui semblait indigne de lui: il se
sentait indigne de l'autre. Ainsi, il leurrait sa volonté, comme sa
volonté le leurrait. Être incomplet, en somme, à qui le grand ressort
manquait, demi-âme, demi-grandeur aussi impuissante que la plus
misérable petitesse, et qui n'avait, en surplus, que la conscience
vaniteuse de son mérite virtuel.

Cette vanité, pourtant, ne restait pas constante chez lui: à de certains
jours, il prenait une conception même exagérée de sa méprisable essence,
se pesait comme un dieu d'Égypte pèse les morts, et ne se ménageait
point les plus cruelles vérités: «Mépris bien ordonné commence par
soi-même», disait ce vague pessimiste.

Une seule chose le ramenait à une plus équitable appréciation de lui: la
vue du prochain.

Il avait des hommes une médiocre estime, à cause de l'énorme sottise du
nombre, et n'entendait respecter que le génie: il faisait peu de
différence entre ce que le monde appelle un homme intelligent, et un
sot: le premier l'importunait plus que le second, et tous deux lui
semblaient, au regard de l'absolu, également superficiels et inutiles.
Ce dédain l'entraînait souvent jusqu'à des affectations puériles, à des
poses d'enfant boudeur et révolté; ainsi refusait-il de voter en quoi
que ce fût; jamais il n'aurait voulu accepter le ruban d'un ordre, ni
même permettre qu'on le portraiturât en aucune sorte: il prétendait que
ce double honneur se doit réserver aux grandes natures, à ceux-là seuls
qu'il convient de montrer à la foule, vivants, par un insigne, et morts,
par leur image.

Au fond, peut-être, ne croyait-il pas à ces théories laconiennes; mais
l'insolence lui en plaisait.

Quant à la valeur morale, il y donnait, aussi, un mince crédit, lui qui
n'avait guère connu que l'aride existence des viveurs. Il s'en souciait
peu, du reste, ne songeant à demander ni à offrir aucun dévouement,
vivant et voulant vivre seul, dans un égoïsme qui lui apparaissait comme
une manifestation de la force.

Point mauvais, néanmoins, et capable de mouvements généreux, si la
réflexion seconde n'arrivait pas assez tôt pour lui en montrer le
ridicule. Il se voulait froid, et, après les enthousiasmes spontanés que
lui imposait parfois sa nature nerveuse et faible, il s'en jugeait avec
un scepticisme ironique. Il avait une telle horreur du grotesque, une
crainte si obsédante de le constater en lui ou autour de lui, que,
maintenant, il le constatait en mille choses: il redoutait toute
grandeur excessive, par horreur des disproportions, et rien ne lui
semblait aussi douloureusement risible qu'un héros de Corneille dans un
veston anglais. «L'harmonie est la seule loi primordiale. Nous nous
sommes interdit certains droits par le seul fait d'en prendre certains
autres. C'est manquer de tact envers soi-même, que d'accepter une vie
intérieure qui ne soit pas en accord avec l'existence extérieure. Notre
âge est scientifique et sans passion. L'avons-nous fait? Nous a-t-il
faits? N'importe: restons tels en tout point.» Il aimait ces paradoxes
et se desséchait en eux.

Par degrés, il en était venu à ne donner aucune affection qui dépassât
la sympathie; puis, par degrés encore, à ne plus sentir aucun besoin de
se livrer et d'aimer. Parfois, pourtant, il se demandait si là n'était
point la moitié de la vie; mais, promptement, sa raillerie mettait cette
sentimentalité saugrenue sur le compte d'une nuit trop belle ou d'un
dîner trop copieux.

Les femmes avaient achevé le désastre. Qui en possède beaucoup ne vit
plus que dans le mensonge: mentir pour les prendre, mentir pour les
garder, mentir pour les quitter; et elles mentent pour se défendre, pour
vous garder et vous quitter.

Son esprit, naturellement ami des choses subtiles ou complexes, avait
trouvé dans ce jeu d'intrigues un charme qui le captivait: comme un
chariot s'enlise, doucement, il était entré dans cette boue, et voilà
qu'il se sentait armuré de fange, inexpugnable à toute sincérité, et
mort en lui-même.

Les idées les plus compliquées se présentaient d'abord à son esprit, au
détriment des plus simples: sur toute affirmation il cherchait, sans
malveillance, dans quel but on voulait le tromper. Le doute exerçait sur
lui une sorte de fascination irréfléchie et presque physique; il doutait
comme d'autres croient, simplement, bonnement, par instinct et même sans
le savoir. Après avoir mis, comme saint Thomas, les deux doigts dans la
plaie, il aurait suspecté Jésus de ne jamais être mort.

Il se rendit compte de cet état monstrueux, un soir, en recevant une
lettre d'Arsemar.

Comme ils étaient loin, maintenant, l'un de l'autre, et qui des deux
avait gâté sa vie?

Autrefois, ils n'avaient pour ainsi dire qu'une âme, tant leur intimité
était profonde: pensées et impressions, tout était le patrimoine commun.
Fallait-il agir seul, on réfléchissait à deux: l'un était la conscience
de l'autre; et, dans une sorte d'hymen spirituel, mettant à leur amitié
des ferveurs d'amour, ils allaient, double coeur et double tête, deux
fois tristes et deux fois heureux, mais distraits de leurs propres
chagrins par les peines ou les joies du frère élu.

Cette union naquit des contrastes même qui eussent dû séparer ces deux
êtres, et qui, en effet, n'avaient tout d'abord éveillé en eux qu'une
antipathie mêlée de certain mépris.

Arsemar et Desreynes se rencontrèrent côte à côte, sur un banc de lycée:
l'un calme et l'autre bruyant, l'un studieux et l'autre grand copieur de
copies, l'un vigoureux et l'autre preste. Desreynes raillait le fort en
thème, Arsemar souriait de pitié; quand celui-ci se livrait à quelque
jeu paisible, l'ennemi lui tombait sournoisement sur les reins, battait
l'enclume et se sauvait; on lui criait: «Lâche! lâche!» Il riait. Dans
ses colères, Arsemar devenait rouge; Desreynes, blanc. Le premier était
estimé, mais peu recherché; le second avait auprès des foules plus de
succès et moins d'estime. Les maîtres citaient l'intelligence d'Arsemar,
et les élèves l'esprit de Desreynes.

Sonnèrent les seize ans. A Pâques, Georges revint amoureux, partant,
grave et poète. A qui dire son secret, ses joies, ses douleurs et ses
vers? A qui demander: «Crois-tu qu'elle m'aime?» Pierre Arsemar lui
parut seul digne d'un sacerdoce. Il alla vers lui, et l'autre, nature
déjà mystique et rêveuse, se prit d'amour pour cet amour. La bien-aimée
voulut voir l'homme à qui l'honneur de sa vie était confié, et lui serra
les mains et le pria de veiller sur le bien-aimé. Georges et Pierre se
mirent à tourner tout autour de la cour, longeant les quatre murs, tout
autour. Les mois passaient. Georges disait: «Tu crois qu'elle
m'aime?...» Ils marchaient, le front baissé, les mains au dos, et leur
première barbe frisait. Quand Georges voulut se tuer, c'est Pierre qui
l'en empêcha. Il accompagna son ami jusqu'au paysage qui avait été le
témoin des premiers serments, des faux serments; Georges eut des mots
cruels pour l'absente.

A partir de ce jour, plus graves encore, et désillusionnés de la femme,
ils marchèrent plus près des murs, qu'ils raclaient du revers de leur
ongle. Georges s'idéalisait, au contact de cette nature chaude et grave
tout ensemble. Ils commentèrent les _Pensées_ de Pascal et complétèrent
leur oeuvre par des aphorismes philosophiques. Arsemar analysait les
abstractions, amitié, devoir, amour; Desreynes disait la femme. Pendant
les études, ils échangeaient de longues notes sur leurs sentiments les
plus intimes. Arsemar avait en toute chose du coeur des lyrismes de
néophyte: tout lui était religion, et la divinité elle-même lui semblait
moins divine que le moindre sentiment humain. Avec tristesse, il blâma
Périclès et Plutarque d'avoir pensé que l'amitié se doit arrêter aux
autels. «Poser des limites aux affections des hommes, même en l'honneur
de Dieu, c'est faire injure à Dieu. Nos premiers devoirs sont devoirs
d'amour; et si quelque autre se trouve en lutte avec ceux-là, qu'il
cède, car il n'est rien. S'il faut qu'Oreste poignarde Clytemnestre,
Pylade doit l'aider.»

Desreynes, moins ardent, chagrinait son ami. Plusieurs fois, ils
reconnurent en pleurant la double méprise de leurs coeurs: «Nos deux
natures sont trop disparates.» Alors, ils disaient adieu à leur rêve, et
se quittaient.

Peu de jours les ramenaient.

Après la sortie du lycée, ils commencèrent leurs études de droit. Les
quintessences juridiques intéressaient Arsemar autant qu'elles
endormaient Desreynes. Le premier entra chez un avoué, dans le dessein
d'acquérir plus tard une charge; mais il renonça bientôt à ce projet,
tant il prit de dégoût à voir, hideusement sincères dans ce
confessionnal de l'intérêt, défiler une par une toutes les bassesses
humaines, toutes les hypocrisies, toutes les misères et toutes les
hontes. Il n'avait pas soupçonné un tel enfer. Quand il se trouvait le
confident officiel de quelque nouvelle forfaiture accomplie ou conçue,
il la contait à son ami, aussi désolément que s'il eût été la victime;
et de fait, il l'était, lui qui devait garder de ce passage une
inoubliable répugnance de la vie. Desreynes, plus artiste et moins pur,
écoutait ces récits comme des plans de drames, et ces mille vilenies lui
paraissaient fort littéraires.

--Sors de là, disait-il. Lorsqu'on tient à ses illusions, il faut éviter
deux choses: les cabinets d'affaires et le promenoir des bains froids:
l'homme est vilain quand il est nu.

Arsemar fut chassé de l'étude pour s'être indigné contre un client
véreux. Il devint secrétaire d'un député, et vit la politique de trop
près pour lui conserver son estime.

Il fréquentait peu les salons: la compagnie de Georges était sa seule
joie véritable.

Des séparations successives les rendirent indispensables l'un à l'autre.
Comme des amants, ils se quittaient en prenant un rendez-vous prochain,
car ils avaient eu la sagesse de ne point vivre ensemble, pour respecter
en eux cette fleur d'affection, cette jeunesse toujours rajeunie que
donne le désir du revoir, et que Desreynes appelait les fiançailles
après les noces.

--Ne trouves-tu pas que bien des ménages seraient plus heureux sans la
vie commune, ses heurts et ses lassitudes? On se rendrait visite et l'on
aurait, à se retrouver, des joies d'amoureux, sans cesse renouvelées.

Arsemar comprenait mal ce paradoxe. Il rêvait d'une vierge qu'il pût
aimer éperdument, et prendre: il fuyait les femmes, dans la terreur de
concevoir un amour qui ne serait pas le seul de sa vie; il voulait les
affections rares et immenses, il aspirait à rencontrer l'épouse comme il
avait rencontré l'ami: après cela, il élèverait un grand mur entre lui
et le monde. Il ne permettait à ses caresses que les femmes de tous, et
se refusait impitoyablement celles qu'il eût pu se rappeler au
lendemain. Son excès de sentimentalité le rendait cruel à l'excès: une
servante de brasserie s'empoisonna pour lui: il la fit soigner et ne
voulut point la revoir. Elle guérit, d'ailleurs, et oublia: les femmes
sont susceptibles de se tuer plus aisément que de se souvenir.

Desreynes était mondain, courait les coulisses et multipliait ses
maîtresses. Il eut un duel, pour un mot malsonnant prononcé contre
Pierre, et reçut un coup d'épée dont son ami ne soupçonna jamais la
véritable cause.

Georges était le plus riche: ils faisaient bourse commune.

Dix années s'écoulèrent ainsi, et tout changea brusquement.

Arsemar hérita d'une fortune considérable et qu'il n'espérait pas: il
dut quitter Paris pour aller prendre en province la direction d'une
entreprise industrielle, où plusieurs millions étaient engagés, et dont
il se trouvait le principal actionnaire.

Desreynes l'accompagna, l'installa, et revint: Paris lui sembla vide, et
la Parisienne monotone. Un matin, il se réveilla avec un furieux appétit
de voyages, et, pendant une semaine, rêva d'épouses jaunes et d'esclaves
noires. Un désir, chez lui, mourait ou se réalisait vite; il alla
embrasser Arsemar et cingla sur les Indes. Sa trace fut bientôt perdue.
Parti pour quelques mois, il resta là deux ans, tua des tigres, apprit
l'anglais, fut le conseiller d'un prince, rédigea des lois déplorables
et des notices géographiques, alla, vint, revint, et se sauva pour
sauver sa tête, que menaçait la juste colère d'un roi cocu.

Sa première visite fut pour Arsemar: Pierre était absent, marié depuis
peu, et voyageait en Italie.

Georges conçut quelque tristesse devant cette amitié qu'il jugea
condamnée à mourir, quelque dépit devant ce changement de destinée et
cette résolution prise sans ses conseils.

Pierre se disait heureux: il vint à Paris, seul, et Desreynes put
constater l'impeccable constance et la solidité de cette âme, où l'amour
s'était venu joindre à l'amitié, gravement et sans rien lui prendre.

Arsemar n'avait modifié que les formes de sa vie. Une particule ancienne
ajoutée à son nom, un titre repris, quelques pensées d'affaires, une
grande maison, beaucoup d'or: qu'importait tout cela? Pierre
s'épanouissait de bonheur dans son unique amour. Desreynes seul lui
manquait; il l'appelait souvent.

Un jour, enfin, la précieuse nouvelle arriva; Georges se mettait en
route...

--Qu'est-ce que je vaux, auprès de lui? pensa Desreynes; qu'est-ce que
vaut ma joie auprès de la sienne, à la seule idée de ma venue?

L'Orient bleuissait.

Desreynes était las, mais son sceptique ennui l'avait quitté...

Les heures avaient coulé pour lui, presque tristes et solennelles, dans
ce ronronnement de souvenirs.

--Je suis seul au monde, moi, et je ne lui donne pas ce qu'il me donne!

Il baissa la glace du wagon, et le vent froid du matin lui lava le
visage.

--Mais qu'est-ce que j'y peux, moi? Je donne ce que j'ai.

Les champs, comme de monstrueux éventails rayés, se déployaient, tantôt
verts, et tantôt marrons, vaguement cendrés par l'aurore prochaine. Des
alouettes s'effarouchaient au milieu des terres, et montaient dans le
ciel mauve.

--Ah, si je pouvais rajeunir!

Voeu moins stérile qu'on ne le croit, car il est comme l'aube d'une
seconde jeunesse!

Et le jour parut.




II

      Amy Rolans, Deus mete t'âme en flurs!

  CHANSON DE ROLAND.


Arsemar, debout sur la chaussée, attendait depuis longtemps, lorsque le
train siffla et déboucha au tournant de la voie. Pierre s'écarta d'un
pas: une émotion lui serrait la gorge; il crut pleurer. Mais comme tous
les hommes d'une affectivité profonde, il avait la pudeur de ses
sentiments; il baissa la tête, puis, lentement, releva le front. Georges
était à la portière du wagon.

Arsemar s'empêcha de courir; il vint, les bras en avant, et longuement,
serra les mains de son ami, sans rien dire.

Ils se regardaient dans les yeux; de petites larmes mouillaient leurs
cils.

Pierre remuait les lèvres pour émettre quelque parole, et n'y parvenait
pas; Georges se sentait dans un trouble délicieux.

--Aucune femme ne m'a donné cela, pensa-t-il. Puis: «Au diable les
femmes!»

Alors, ils se lâchèrent les mains et s'embrassèrent avec force.

Pierre voulait parler, pourtant...

--Eh bien... tu as... tes bagages?

--Oui, oui... ils sont là.

--Eh bien... nous allons... les prendre.

Ils marchèrent côte à cote, et tous deux, en même temps, se regardèrent
encore.

Leurs mains se prirent: Arsemar secoua son bras avec force.

--Mon vieux! dirent ils ensemble.

Des employés, sur leur passage, poussaient des brouettes.

--Oui, sortons.

Quand ils furent dehors, ils se mirent face à face.

--C'est drôle, hein? dit Pierre.

L'autre répondit:

--C'est drôle.

Ils sourirent, sans savoir de quelle drôlerie ils avaient parlé.

--Oh! tu as un bon air, ici.

--Et le voyage s'est bien passé?

--Mais, très bien, merci.

--C'est un peu long. Vous n'avez pas eu trop de retard.

--Ah?

Ils se taisaient de nouveau, et Desreynes rompit le silence:

--Dis donc... Tu ne vois pas comme nous sommes bêtes?

--Si, si...

Leur rire éclata, plein de santé et de jeunesse.

--Ah! fit Georges, c'est bon tout de même, de se retrouver!

Pierre le conduisit vers une voiture que gardait un domestique en livrée
noire.

--Si tu veux, dit-il, nous rentrerons seuls, et Joseph se chargera de
tes bagages.

Fiers d'être ensemble et d'être sans témoins, ils montèrent comme deux
enfants dans la petite calèche.

--C'est une belle matinée, tu sais; nous avons de la chance... Tu n'es
pas mal assis?

--Mais non...

--Mon Georges, c'est gentil, va, d'être venu. Tu es content?

La voiture courait sur une route assez étroite, entre deux haies
d'épines; à l'horizon, des collines boisées se déroulaient en
demi-cercle dans une vapeur bleue qui tremblait au premier soleil.

--Quelle bonne vie nous allons arranger à nous trois, tout seuls. Ma
femme va être si contente de te recevoir! Elle s'ennuie un peu, la
pauvre petite. Dame! ce n'est pas très gai, cette solitude, surtout
quand on a comme elle des goûts un peu mondains.

--Elle aime tant le monde?

--Eh! que veux-tu? Elle a vingt-trois ans; ses parents recevaient
beaucoup; elle a de la gaieté, de l'esprit, de l'entrain, et nos arbres
ne causent guère. Elle me fait parfois l'effet d'un joli petit oiseau
dans une vilaine cage. Ce n'est pas que ce soit laid, chez nous, mais
c'est un peu sauvage pour une bergère de cette espèce. Aussi, je pense
bien ne pas m'éterniser au Merizet. J'ai là-bas un associé que je mets
au courant de l'affaire; et quand l'heure sera venue, nous rentrerons à
Paris.

--Ah! ah! Capricieux aussi! Autrefois, tu préférais les champs à la
ville.

--Bah!... Elle sera si heureuse.

Georges fut presque chagrin de constater déjà un tel désaccord dans les
goûts du jeune ménage. Pierre, un peu gêné, fouetta doucement son
cheval.

--Une bonne petite bête, que j'ai là: ça vous fait des lieues sans
fatigue. Ma femme ne l'aime pas, et la trouve trop calme. Moi, je l'aime
bien... Tu ne te figures pas comme Jeanne est curieuse de te voir. Nous
parlons si souvent de toi! Par exemple, elle te connaît pour un noceur
écervelé!

--Tu es gentil, toi... Une Lyonnaise, n'est-ce pas? Me voilà bien!

--Elle n'est pas sèche et pincée comme ses compatriotes, qui vous
parlent de Dieu, et serrent les genoux dès qu'on parle du diable. Elle
est bonne fille.

--Dévote?

--Sans excès: elle ne me prêche guère; elle met de belles robes pour
aller à la messe, et communie une ou deux fois l'an.

Instinctivement et malgré lui, Desreynes crut éprouver, contre cette
femme, une sorte d'imperceptible et confuse antipathie qu'il ne
s'expliquait pas: depuis quelques instants, il regardait naître en lui
ce sentiment à peine hostile, fait de craintes et de soupçons, et que
jamais encore il n'avait ressenti contre elle. Quel mot ou quelle
intonation lui avait en passant laissé cette méfiance? Il ne savait,
mais il eut la vision d'un bonheur qui mentait, d'un bonheur fait
d'efforts pour se croire ou pour rester le bonheur.

Arsemar tourna les yeux vers son ami: il ajouta:

--Elle est gentille, et vous vous plairez.

--Je l'aime déjà, puisque tu l'aimes...

--A la bonne heure, mauvaise tête... Tiens, regarde: ce tas de pierres,
dans le coin, c'est la ville; il y a sept kilomètres, de chez nous. On
vient nous voir et nous nous rendons quelques visites. Tu es mal assis?

--Je suis très bien, au contraire... Dis donc: n'es-tu pas comme moi?
J'ai eu plus de joie à te revoir tantôt, que lorsque tu vins me trouver
à Paris, après mes Indes.

--L'air du pavé, tu sais, ça brûle et ça dessèche.

Georges se souvint du retour que projetait son ami et de l'influence qui
l'y poussait.

--Tu penses à ma femme, toi! Écoute, ne te crée pas des idées folles.
C'est si bon de remplacer son désir par celui des gens que l'on aime! On
arrive à trouver moins de plaisir dans la satisfaction de ses goûts que
dans le sacrifice apparent qu'on en fait. Le premier bonheur, au fond,
n'est-ce pas de donner le bonheur? On se fait un miroir de celui qu'on a
toujours devant les yeux; on jouit dans les autres au lieu de jouir en
soi-même, et l'on jouit mieux.

Desreynes avait perdu l'habitude de ces philosophies, mais il en sentait
la sincérité.

--Et, ajouta Pierre, en bonne raison, en quoi m'importe-t-il, à moi,
d'être ici ou là, pourvu que je sois près d'elle, et près de toi aussi,
mon Georges?

--Tu es toujours le même, Pierre...

«Allons, pensa-t-il, je suis un imbécile: c'est le paradis, leur
Merizet!»

Arsemar, comme impatient de quelque chose, tendait le cou vers un angle
de la route.

--Là-bas, s'écria-t-il, reconnais-tu, là-bas?

Joyeux, il montrait l'horizon.

Le sommet d'un toit rose, très loin, se baignait de soleil, au-dessus
d'un bouquet d'arbres, au pied d'une côte rocheuse.

--A cette heure-ci, elle se lève pour nous recevoir...

Après une pause:

--Elle me fait aimer jusqu'aux tuiles de ma maison.

Il parlaient peu, maintenant: tout d'abord, ils avaient cédé à cette
honte de se taire qui, dans les premiers instants d'un rendez-vous ému,
alors qu'on ne retrouve plus rien des mille choses que l'on avait à
dire, se réfugie au milieu des banalités de la vie. Puis la sécurité
vient, l'âme se classe...

La plaine qu'ils traversaient, vaste et ronde, semblait endormie dans
son cirque de collines, sous la bénédiction du matin.

La route, effleurée de lumière tiède, était comme une chair blonde; de
fins brouillards traînaient sur les champs éloignés, et promenaient, en
avant de la lisière des bois, leurs voiles flottants et d'une pâleur
dorée. Aucune violence, aucune tache: le printemps avait fait les
couleurs, et l'aurore les avait fondues. Sons et lumières, le monde
vibrait dans une délicieuse union, et tous les sens étaient pénétrés à
la fois de cette immense sympathie de la terre et du ciel. Tout disait:
amour. Non pas encore l'amour brûlant et fécond de l'été, mais le chaste
sourire des fiançailles.

Nul cri; à peine quelques chants d'oiseaux, venus on ne sait d'où,
quelques grincements des premiers grillons perdus sous les fougères, et
pas un bruit de l'homme; mais ce vague silence et cette invisibilité des
êtres ne donnaient point l'anxiété des solitudes et, bien qu'une tourbe
ne s'y agitât pas comme dans la ménagerie des cités, on se sentait là au
coeur de la vie même: une vie saine et reposante, douce plus que forte,
et pleine des promesses qui sont le printemps et le matin; quelque chose
comme un enfant qui sommeille.

Desreynes avait la sensation d'une grande paix physique qui peu à peu
gagnait son âme et l'emplissait; les tons du ciel avaient pour son oeil
une caresse délicate dont il ne retrouvait l'impression qu'en de très
anciens souvenirs, et l'odeur verte des herbes sauvages lui semblait
d'une suavité qu'il avait oubliée. Devant cette harmonie de tout,
l'harmonie se refaisait en lui. Nature souple, changeante et
compréhensive des beautés, il se voyait insensiblement envahi par cette
douceur de végéter, qui paraissait envelopper les choses et les êtres:
ce printemps le rajeunissait; et, comme le premier soleil venait de
réchauffer son corps, le contact de cet amour et de cette félicité
graves, à présent, réchauffait son coeur. Il éprouva devant lui-même
l'étonnement des convalescences. Eh quoi! Quelques instants plus tôt, ne
songeait-il pas à l'irrémédiable désolation de son âme, à ce
desséchement, à ce vide qu'il venait pour la première fois de contempler
avec une angoisse inconnue; ne s'était-il pas affirmé, dans une
douloureuse et indiscutable logique, que tout était fini, et qu'il était
_trop tard_? Trop tard pour vivre! Il ne le croyait plus, à cette heure.
La nature lui devint si bonne et si prodigue, si aimable et si aimante,
mère et soeur, avec ses compassions et ses promesses! Il semble, à ces
instants, qu'on ne l'ait jamais vue encore...

Les espoirs et les religions naissent de contempler. Georges se recréait
dans cette genèse de la terre; il vit ses épaules s'élargir et ses bras
se gonfler: il s'aima; un rien l'émerveillait: il remarqua que la croupe
du cheval luisait d'un riche éclat mordoré, admira d'un coup d'oeil la
silhouette d'un saule qui se penchait sur un talus, effaça une rancune
dont le souvenir lui montait, puis, levant la tête, il respira à pleine
gorge, et sa santé éclata dans un cri:

--Oh! Que c'est bon!

Pierre était heureux.

--Tu vas nous rester longtemps, au moins?

--Je ne pars plus!

--Si tu savais quelle chère existence nous avons! Ah! il viendra bien un
matin où tu te réveilleras lassé de toutes tes courses de hasard et de
tes amours de rencontre; ça n'a qu'un temps, tout ça...

--Le temps est fait!

--Tant mieux! Tu seras comme nous... Au fond vois-tu, tes joies, je n'en
donnerais pas un roi de cailles! La paix dans la foi, il n'y a que cela
au monde. Une bonne femme dont on est sûr, qu'on aime: et l'on supprime
le reste! Tu te marieras, je parierais.

--N'allez pas trop m'en donner l'envie!

Desreynes avait déjà oublié l'antipathie qu'il venait d'éprouver contre
la femme de Pierre; pour un instant du moins, et sous ce vent de nature,
il avait perdu tout son dédain des femmes, toute sa science des
perversités citadines; il rêvait d'amantes idéales, anges d'un paradis
semblable à cette plaine, Laure et Béatrice, poésie et bonté. Il était
impatient de se régénérer en cet Eden; et son enthousiasme de vertu
entrevoyait déjà l'éclosion d'une âme nouvelle qui allait s'épanouir en
lui au milieu de tant de grandeur et de pureté.

Si nous sommes parfois plus émus devant le bonheur des êtres très aimés
que devant celui qui nous survient à nous-mêmes, c'est moins sans doute
par la valeur de notre amour que par l'exigence de notre égoïsme, car
nous trouvons en notre propre vie des imperfections chagrinantes qui
s'effacent en celle des autres.

--Nous arrivons, dit Arsemar.

La jument trottait, contente du voyage fini.

--Croirais-tu qu'après vingt mois de mariage j'ai encore, en rentrant
chez moi, toute l'émotion d'un amoureux de seize ans? Je l'ai quittée
tantôt, endormie, et mon coeur bat à l'idée de la revoir et d'être près
d'elle!

Puis:

--Tu en riras si tu veux... Chaque matin, quand je m'en vais aux
ateliers, je suis heureux, dès le départ, et même avant, à cause du
retour...

--Vraiment?... Serais-tu de ceux qui asseyent leur idole dans un bon
fauteuil, et descendent au clair de lune, pour y rêver à elle?

--Non, mais j'en viendrai là, qui sait? Chaque fois que je l'aborde,
elle est plus belle qu'une heure avant.

Georges philosophait: «Les hommes ont peut-être droit à une certaine
somme d'amour, presque égale pour eux tous, et ceux qui ont souvent aimé
aimèrent et aiment si mal, que tous leurs raffinements unis n'ont pas eu
seulement la santé et la joie d'un pauvre amour bien simple passant dans
une vie banale, et cueillant, quelque soir, une minute de cette pleine
extase que les autres ont en vain cherchée...»

La voiture quitta la route et s'engagea sous les arbres d'une courte
avenue.

--C'est égal, reprit l'autre, si j'avais cru que c'était si bon,
l'amour, je n'aurais pas eu le courage d'attendre si longtemps!

La porte de la grille était ouverte. Un bosquet se dressait entre elle
et la maison, qu'il cachait tout entière, et l'allée de sable tournait
autour.

Quand ils eurent dépassé ce bouquet d'arbres, le château apparut à
l'extrémité d'une pelouse: une femme en peignoir rose s'accoudait sur le
perron.

--La voilà!

Pierre dit: «Hop! Vite donc!» Desreynes se découvrit.

La femme descendait les marches, avec lenteur.

--Bonjour, Jeanne!

En quelques secondes, ils furent au bas du double escalier. Georges
sauta: il vint en souriant vers la dame, empressé et la main tendue.
Puis, il hésita, comme effrayé, et pâlit légèrement.

Il reconnaissait la femme rencontrée au Palais des Beaux-Arts.




III

      Car lerres le larron mescroit
      Ne ly mauvès le bon ne croit
      Ains cuide que chascun soit lerres.

  E. DESCHAMPS.


Jeanne souriait.

--Vous êtes le bienvenu, monsieur, et je suis heureuse de vous connaître
enfin.

Elle dit cela d'une voix gaie. Georges s'inclina. Jeanne rendit le
salut, et fit un pas en avant.

--Oh! s'écria Pierre, vous n'allez pas commencer par les cérémonies! Ma
Jeanne, embrasse ton frère!

--Je veux bien, dit-elle, avec un joli rire d'enfant: et, rejetant ses
deux bras en arrière, elle s'approcha de Georges et lui tendit la joue.

--Mon Dieu, mon Dieu! songeait-il, et ce cri de prière douloureuse
tremblait sur ses lèvres d'athée.

Il n'imagina pas d'abord qu'il pouvait se méprendre: il posa un baiser
sur ce visage sans savoir ce qu'il faisait. Et toute leur vie passée, et
toute leur vie à venir, en ce quart de minute, lui apparurent
vertigineusement, et s'écroulèrent, il balbutia trois mots dont la
banalité vint mourir entre ses dents: «Nous voilà bien!»

--Vous paraissez souffrant... Vous êtes-vous blessé en sautant de
voiture?

--Non, madame, non...

Il ajouta en riant: «Mais, j'ai très soif.»

Elle se sauva: Georges regardait le chemin qu'elle avait pris.

--C'est fou! Il n'y a là qu'une ressemblance! Certainement, une
ressemblance...

--Viens, montons.

Georges, toujours, poursuivait sa pensée: «C'est absurde. Ne voit-on pas
tous les soirs des visages qui se ressemblent? Reconnaître une femme que
j'ai lorgnée pendant une demi-heure: comme si c'était possible, cela, au
bout d'un grand mois! Je ne la reconnaîtrais même pas, l'autre...
D'abord, elle était plus grande...

Arsemar l'emmena dans la maison.

Jeanne tendit un verre qu'elle venait de remplir.

--C'est elle!... Encore cette idée stupide! J'en deviens insolent, à la
fin.

Jeanne souriait et Pierre se tenait auprès d'eux.

--Ce m'est une grande honte, madame, d'entrer ainsi chez vous, et
qu'allez-vous penser des femmelettes que nous sommes, en nous voyant
agoniser comme en plein Sahara, pour une seule nuit de voyage?

Jeanne souriait.

--Vrai, je n'ai rien pensé du tout, et puisque vous voilà rétabli...

--Mettons, pour mon honneur et pour le vôtre, madame, que l'émotion de
votre vue fut la cause unique de tout.

--Soit! Mais vous aurai-je fait peur ou plaisir? Voulez-vous supposer
que vous m'ayez déjà connue en rêve, et que le chevalier s'est pâmé
devant la reine retrouvée? Ce sera très galant ainsi.

Georges osa la contempler en face et vit encore sur ses lèvres et sous
ses yeux ce même sourire à la fois moqueur et câlin.

--Maintenant, ajouta-t-elle, permettez que la reine elle-même vous
conduise à votre chambre, beau chevalier, et soyez libre en son palais.
Nous manquons ici d'esclaves mauresques et d'aiguières d'or, et personne
ne vous versera de parfums sur les mains.

Ils le menèrent à une chambre tendue de perse bleue et rose, d'un ton de
printemps et dont le plafond, en larges plis, s'épanouissait comme la
corolle d'une fleur énorme. Une seule fenêtre s'ouvrait, sur un paysage
étroit et vert; une pelouse s'étalait, et plus loin, des roches
apparaissaient sous un bouquet d'acacias, de merisiers, de lilas et de
fougères, entre lesquels glissait, dans l'air humide, le bruissement
d'une cascade. Un beau rayon de soleil dansait sur les rideaux du lit;
cette chambre avait une coquetterie de petite vierge un peu profane,
avec ses jeunes tentures, son tapis muet aux teintes prudentes, ses
meubles vêtus de jupes courtes, et la glace qui, du sol au plafond,
montait dans le cadre léger de sa double draperie.

Desreynes, autant par fatigue que par inquiétude, examinait les choses
avec l'attention scrupuleuse que conservent nos sens au milieu des
stupeurs de la raison; une curiosité tenace le tracassait de toucher
l'étoffe des murs et de faire jouer la fenêtre sur ses gonds: il avait
des gestes de locataire ou d'acheteur et hochait parfois la tête en
signe d'approbation; quand ses hôtes s'éloignèrent, il se retourna vers
la porte fermée et prit une joie d'enfant à se retrouver seul.

Il s'assit, et, les mains sur les jambes, comme un Bouddha, il contempla
le sol.

--Réfléchissons... Il faut réfléchir. C'est bien: je vais réfléchir.

Mais ses idées flottaient sous un brouillard. Il aurait voulu coordonner
les sensations et les pensées qui couraient en lui sans repos; il était
semblable à un homme qui s'acharne à dénombrer les chiens d'une meute:
tout bougeait; mais sans cesse, cette même et stérile pensée revenait
par-dessus les autres, et ressassait assidûment: «Je vais réfléchir.»

Les fleurs du tapis absorbèrent son analyse. Ce jaune mourait
délicieusement dans le demi-deuil d'un fond violet...

--Est-ce elle, ou n'est-ce pas elle? Que faut-il faire?... Il est bien
évident qu'un tapis doit être d'un dessin et d'une couleur très
sobres... Au fait? Que ce soit elle ou non, je ne toucherai jamais à la
femme d'Arsemar. Il n'existe donc aucun sujet de souci: j'aurais dû y
songer plus tôt. Elle ou non, cela n'est rien. Habillons-nous.

Il répétait tout haut: «Cela n'est rien.» Il s'approcha de la glace et
sourit à son visage.

--Je me regarde d'un air reconnaissant, comme si j'avais déniché un nid
d'oiseaux bleus, en m'apprenant que ce n'est rien...

Il siffla un air d'opérette.

--Mais c'est tout, au contraire! S'agit-il de moi? Si c'est elle, Pierre
vit dans les mains d'une fille.

Il se rassit.

--D'une fille! Vous exagérez, mon cher. Qu'a-t-elle donc commis de si
grave?

Mais à la paresse de penser, le scepticisme répondit: «Elle a commis le
peu qu'elle pouvait.»

La vanité reprit: «Elle t'a résisté, pourtant, et d'autres, que tu ne
traites pas de gueuses, se sont livrées à toi.»

«Non, répliquait la mémoire: souviens-toi comment tu l'as jugée. Fleur
de vice! Elle cherche à qui se donner...»

--Dois-je prévenir ou me taire?

Il ne trouvait point.

--Bah! ce n'est pas elle!

Il se réfugia dans cette affirmation qui le délivrait de chercher, car
l'homme est plus lâche encore devant la fatigue de ses idées que devant
le travail de ses bras.

--Si c'était elle, cependant?

Les minutes passaient.

--Nous verrons plus tard, et il sera temps alors.

Mais quelque chose lui criait: «C'est elle!»

Il posa les coudes sur ses genoux et médita, le menton dans les mains.
Quand il remua, il s'aperçut qu'il calculait, depuis un long quart
d'heure, la vitesse relative du rayon de soleil qui descendait sur les
rideaux du lit.

--C'est trop fort, je suis une brute.

Il se leva.

--Est-ce moi, le désabusé, le railleur, qui me trouble ainsi pour une
coquette de province? Les sots du cercle riraient de me voir et
n'auraient assurément pas tort. Suis-je un ténébreux de mélodrame?
Antony Desreynes! «Du marbre, pour y poser mon front!»

L'ironie dura peu.

--Ah, ce n'est pas pour elle, ni pour moi, grand Dieu, c'est pour lui!
Qu'importent les autres?

Puis, sans discussion, la certitude se fit, et voilà qu'il n'hésitait
plus à la reconnaître.

Il murmura: «Pauvre, pauvre Pierre!»

Son coeur enfin lui avait révélé ce que sa raison ne trouvait pas. Il
vit le danger poignardant d'un aveu. S'en aller vers un homme si pénétré
d'honneur que toute faute lui semble ne pouvoir être que la conséquence
d'une aberration mentale, et si pénétré d'amour que toute la vie et tout
le monde se sont résumés dans son amour; aller le prendre au milieu de
sa tendresse, de sa foi, de son culte, et lui dire en face: «Cette
vierge ignorante et cette chaste épouse devant qui tu t'agenouilles,
pauvre fou, c'est une fille; cette douceur et cette vertu, cette
affection sainte, ce n'est que le masque d'une rôdeuse qui reçoit
l'amour des passants!»--Certes, il vaudrait mieux le tuer tout d'abord;
ce serait plus charitable et plus noble. Desreynes ne concevait pas
comment une semblable idée avait pu lui venir à l'esprit.

--Si c'est elle, je partirai, et voilà tout.

Mais, en bonne vérité, qu'importait sa présence ou son départ? Ne se
sentait il pas assuré de lui-même? De tout cela il ne devait conserver
que la conscience d'un devoir nouveau: veiller sur cet honneur, veiller
sur ce bonheur. Être près de cette femme, qui n'avait peut-être point
failli encore, et l'empêcher de faillir: défendre la vie de Pierre sans
qu'il soupçonnât que sa vie était menacée et défendue, et lui laisser sa
paix, sa paix à tout prix!

Georges ne discutait plus.

Une tristesse austère et consciente de ses causes, résignée, résolue,
avait remplacé le doute.

Il se possédait pleinement, et plus peut-être que dans ses jours de vie
banale, car il venait de grandir devant lui-même de toute la hauteur de
sa tâche.

Il décida qu'il allait soumettre à la plus soigneuse attention ses
actes, ses phrases, ses regards même.

Avec une coquetterie de femme, il s'attacha à effacer de son visage
toute trace d'inquiétude.

Il essaya, en se vêtant, de rétablir les paroles exactes avec lesquelles
cette femme l'avait accueilli sur le seuil, et qui, confusément, lui
semblaient ambiguës: mais ses lassitudes et l'émotion lui avaient
brouillé la mémoire.

--Nous verrons, dit-il.

Puis, il quitta sa chambre et s'en fut à la rencontre de ses hôtes.

--Comme tu te fais désirer! lui cria Pierre du plus loin qu'il le vit.
N'as-tu pas faim? Voilà qu'il est tard. Quelle tenue de gentleman! Nous
vivons ici en campagnards...

Il prit Georges sous le bras et l'emmena à travers les allées.

--Si tu voyais ma femme! Elle court, elle rit, ce matin: c'est un oiseau
de joie.

Ils marchaient sous les arbres que Desreynes avait aperçus de sa
fenêtre. Pierre se tournait souvent vers son ami avec un bon sourire de
tendresse. Georges était contraint, et s'efforçait de n'en rien laisser
voir: contrainte nouvelle. Il cheminait à côté d'Arsemar, la tête
baissée. Il songeait à la sotte injustice du monde, où l'on n'a trouvé
qu'un mot grotesque pour désigner celui qui s'est livré sans réserve à
l'amour d'une femme, et qu'on trompe. Pauvre et grand Molière, qui a su
rire et faire rire de sa propre torture! Et pauvre Pierre! Jamais il ne
l'avait tant aimé. Une minute, il se sentit fier de cette jeunesse
d'attachement, de cette sincérité d'impressions dont il regrettait
tantôt la perte déjà lointaine, et qu'un peu de malheur suffisait à lui
rendre. Il regardait son ami parfois, à la dérobée, et une tristesse
infinie le prenait alors, devant le calme souriant de ce visage. Tel il
l'avait aimé jadis, tel il le retrouvait maintenant, mais grandi. Il le
voyait pareil à ces Olympiens de la Grèce, en qui l'art s'efforça de
mettre tout ensemble le double caractère de force et de bonté, sans
lesquels la conception de Dieu est impossible aux sages. Il l'admirait
dans sa taille haute, ses épaules larges, sa tête puissante et son
masque audacieusement sculpté, sans une ride, qui s'encadrait d'une
chevelure et d'une barbe épaisses et blondes. Pierre avait de grands
yeux bleus qui brillaient dans l'ombre profonde des orbites avec la
douceur des yeux d'enfant. Son visage était presque toujours grave, et
rarement les joies s'y manifestaient par des plissements de rire; mais
une expression de bonheur s'épandait alors sur toute cette face, qui en
paraissait enveloppée et baignée comme d'une lueur qu'elle aurait
produite elle-même.

Aujourd'hui, ce rayonnement intime, qui tant de fois avait réconforté
Desreynes, le poignait de chagrin, comme le spectacle d'une agonie. Il
lui semblait être près d'un homme condamné à mourir, et qu'il
accompagnerait jusqu'au supplice, lâchement, sans que la victime connût
rien de sa destinée.

--Voilà donc l'oeuvre des femmes!

Il voulait n'y plus penser. Il prit le bras d'Arsemar, et se serra
contre lui.

Ils causèrent des champs et des arbres, des récoltes et du rendement des
affaires.

Il voulut demander à Pierre si sa femme n'avait pas fait récemment un
voyage à Paris.

--Voyons, dis-moi. Je veux savoir toute ta vie. T'absentes-tu souvent?
Restes-tu longtemps hors de chez toi?

Mais il s'interrompit, et se reprocha de jeter inconsidérément ces
questions qui devaient n'être posées qu'avec l'absolue prudence de son
rôle.

Il répéta intérieurement ce mot: «Mon rôle!» et se reprit à parler des
cultures et des paysages.

--Plus d'abandon, pensait-il en admirant tout haut la courbe d'une
colline; plus de confiance. Ah, c'est donc fini, la bonne intimité qui
me rendait si chères les heures passées ensemble! Avec lui seul, je
posais les armes et j'oubliais la lutte de vivre. C'est enterré, tout
ça! La défiance, encore, la voici! Avec les autres, défie-toi des
autres; avec celui-ci, défie-toi de toi-même! Toujours le mime, toujours
la scène!...

Il dit gaiement: «Je commence à mourir de faim.» Et il songeait: «Morts,
nous le sommes. Notre vie est tuée: une femme a fait cela.»

--Tu vas me trouver radoteur, dit Arsemar en lui posant le bras sur les
épaules; tant pis! Il faut que je crie encore une fois que je suis bien
heureux ce matin.

--Moi aussi, Pierre.

Mais son âme ajouta: «Voilà que je lui mens! Allons, c'est bien. Elle
marche, notre comédie!»

--N'est-ce pas qu'elle est jolie, ma Jeanne?

--Mais oui, très bien...

Une rage sourde l'avait pris contre les femmes; il chassait à coups de
botte les cailloux du sentier et les brindilles que l'hiver avait
laissées là.

Pierre ajouta:

--Comme le bonheur fait admirer et chérir toutes les formes qui nous
entourent! Je m'extasierais devant un pavé. Ne trouves-tu pas que le
ciel, là-bas, entre ces deux peupliers, est d'une couleur si exquise,
qu'il semblerait impossible de la rendre?

--En effet, Pierre...

Mais le ciel lui paraissait ennuyeux et malade.

--A table! A table! cria Jeanne, au loin.

Elle les appelait du perron; puis, brusquement, prenant sa course, elle
s'élança vers eux. Elle venait en sautant à travers les pelouses, svelte
et toute rose, toute lumineuse, comme une grande fleur échappée. Elle
s'arrêta au bord d'un étroit ruisseau qui ondulait dans l'herbe, et d'un
bond, les bras enlevés, elle se lança sur l'autre bord.

--Comment croire?...

Georges s'étonnait d'une aussi insouciante gaieté; il espérait encore
s'être trompé ou n'avoir pas été reconnu.

--Je prends votre bras, monsieur! En route!

Et le forçant à courir, elle l'emmena vers la maison.




IV

  Retirée à la campagne, séquestrée du monde, elle s'occupa deux ans
  entiers à régler sa conscience...

  BOSSUET.


A table, elle riait à tout propos, commençait une phrase et
l'interrompait pour une autre, parlait vite, commandait le service d'un
regard bref, cherchait l'esprit et disait mille riens avec de brusques
gestes d'enfant gâtée; mais au milieu de tout, elle restait féline et
caressante.

Pierre l'appelait: «Petit oiseau.» Elle s'ingéniait à mériter ce nom. Il
la nommait aussi «Merizette», comme la fée de sa maison.

Elle interrogeait, répondait, sans trêve, sans objet, pour s'entendre,
pour s'aimer, pour être aimée.

Georges s'impatienta bientôt de cette exubérance qui lui rappelait trop
sa propre vie et tout ce qu'il voulait oublier ici: tant de volubilité
sonnait faux à son oreille. Il se ressouvint de l'inimitié sourde qu'il
avait éprouvée d'abord, aux premiers mots de son ami, contre la femme
qu'il allait voir. C'était maintenant comme une vieille rancune qui
s'accentuait de minute en minute, et que chaque parole, chaque
intonation, chaque mouvement justifiaient et rendaient plus vive.

--Je l'avais pressentie...

Sa vanité de psychologue se trouvait engagée à ne rien voir que de
répréhensible en elle. Il s'inquiéta pourtant de savoir si, dans cette
hostilité, n'entrait pas quelque jalousie d'amitié.

Le repas, sans elle, eût été presque recueilli; la foule de ses mots
tranchait et taillait les bonnes phrases émues, si insignifiantes pour
ceux qui surviennent et si précieuses pour ceux qui s'aiment, nids de
souvenirs et de tendresses où se réchauffe tout le passé, mais dont les
trilles s'effarouchent au moindre bruit d'une voix étrangère.

Jeanne s'agitait, raillait, et ses mains voletaient, prestes, au bord
des larges manches, ouvertes sur une ombre où se perdaient les bras nus.

Desreynes, malgré sa malveillance, ne pouvait pourtant s'empêcher de la
trouver jolie: elle avait le nez droit et fin, les lèvres un peu minces,
mais d'un rouge excessif, qui fleurissaient sur des dents fort belles;
ses yeux, d'un bleu gris, étaient perçants plutôt que profonds, et son
front se cachait à demi, sous deux bandeaux plats qui descendaient
durement vers les tempes: physionomie ambiguë, d'impression double,
énigmatique, car le bas du visage brillait d'une gaîté jeune, plein du
rire et de la chaleur des lèvres, tandis que le front et les yeux
gardaient une impitoyable sévérité; le cou mat, les épaules rondes, un
peu frêle...

--Comme vous me regardez, tous les deux! Vous me faites rougir...

Elle rougit, en effet, mais sans trouble, et éclata de rire.

Le déjeuner s'achevait.

--Ah! dit Pierre, quand nous étions de maigres lycéens, si j'avais pu
voir tout ceci dans la carafe de Cagliostro: cette chambre, ce couvert,
et nous trois ensemble!

Il renversa légèrement sa chaise et frappa la table du bord de ses
doigts.

--Mon Dieu, je ne pourrai lui faire perdre cette horrible manie de jouer
à la main chaude avec les meubles!

Georges sourit, sans effort cette fois, car il souriait d'un jour passé.

--Te rappelles-tu le soir où ce geste nous joua un si méchant tour? On
sommeillait studieusement dans l'étude, sous les lampes à gaz qui nous
cuisaient le crâne: tout à coup, oh! ce fut un vrai cri d'admiration que
tu poussas, et un vrai coup de poing qui sonna sur le bureau. «M.
Arsemar, privé de sortie!» Tu avais l'air de ne pas entendre, et tu
lisais; toute la classe, excepté moi, pouffait derrière ses
trente-quatre mains: et ce fut bien pis quand tu levas la tête d'un air
si étonné, avec deux grands yeux tout pleins de larmes...

--Quel fou!

--Je me souviens! Je venais de lire pour la première fois cette phrase
du cher de Thou qui, allant à l'échafaud pour le crime de Cinq-Mars,
disait simplement: «Il m'a cru son ami sincère et véritable et je n'ai
pas voulu le tromper.» Il n'y a pas à dire, tu sais, c'est une des plus
superbes choses du monde, cette phrase-là.

--Était-ce une raison pour assommer un pupitre innocent?

--Sotte! marmonnait Georges... Avouez, madame, que ce massacre-là ne
saurait damner votre mari: il a frappé un pupitre, c'est mal; innocent,
c'est pis; même dans une émotion qui pourrait vous paraître religieuse,
mais citerez-vous des cultes qui n'aient pas un crime en leur histoire?

--Pierre a donc un culte?

--Oh, si peu! La religion d'aimer: la lui reprochez-vous?

--Des mots! Pierre n'est qu'un abominable païen et je désespère de sa
conversion.

--Nos efforts seront comptés en jours de paradis, madame.

--Je ne suis pas si loin de toi, Merizette, que tu le penses.

--Un païen!

--Pourquoi? Les âmes d'athées ne sont souvent que des âmes de croyants,
venues trop tard. J'aime le Christ pour sa force si douce et son conseil
d'amour: et si je pouvais encore me prosterner... ailleurs que devant
toi, ma Dame, je voudrais être chrétien: mais c'est une religion si
haute qu'elle semble n'avoir jamais pu exister humainement.

--Voyez le renégat! Tu n'as aucune foi.

--J'ai foi en vous, mignonne.

--Profane! Si tu n'as que celle-là...

--Qu'ai-je à faire d'une autre? D'ailleurs, je le confesse: de vos trois
vertus théologales, je n'ai jamais compris que la charité, et c'est elle
que Jésus prêchait par-dessus tout.

--Et la foi? Et l'espérance?... Nous prendrons le café ici, n'est-ce
pas?

--L'espérance et la foi sont des vertus égoïstes, consolatrices des
faibles, utiles, par cela seul; mais qu'importeraient-elles à Dieu?
Crois-tu qu'il distingue les cultes comme fait le fanatisme des hommes?
Quelle que soit la religion qui adresse la prière, c'est toujours une
prière; quel que soit le nom sous lequel on invoque la conception
divine, c'est toujours vers elle...

--L'invoques-tu, mécréant?

--Mais, chérie, prétendre qu'il y a pour Dieu des païens ou des
mécréants selon qu'ils ont pris leur formule en tel ou tel dogme, dire
qu'il s'indigne et punira ceux qui ont adoré Jupiter, Allah, Isis,
Ormuzd, Bouddha, ou simplement l'amour, c'est comme si l'on disait qu'il
ne veut être adoré qu'en une seule langue, qu'il n'entend et ne comprend
que celle-là, et maudit ceux qui lui parlent dans les autres. Pour Dieu,
les religions ne sont que des idiomes.

--Dans quel évangile as-tu pris ces horreurs? Continue.

--Elle en joue, pensa Desreynes.

--Je n'ai vu aux évangiles que cette sentence: «Aimez-vous, aidez-vous!»
Je n'ai rien compris au delà.

--D'abord, tu nous ennuies avec ta théologie. Est-ce une façon, que de
recevoir les gens par un sermon, mauvais diacre?

--Laissez-le dire, madame, il me réchauffe; quand nous vivions ensemble,
il était ma conscience et notre bonté...

--Bon? Je ne suis qu'heureux, mais...

--Ah! vous êtes sans pitié, il recommence! Quelle trahison, vous qui
deviez égayer mon ennui...

--Vous vous ennuyez donc bien fort?

Georges se reprocha sa phrase inopportune, qui soulignait un mot cruel.

--Mais... parfois. Vous en jugez à votre aise, vous qui vivez, et qui
courez les théâtres, les fêtes et les musées...

Elle sourit en détachant ce mot. Elle continua:

--Tandis que je n'ai, moi, recluse, pour me distraire, que les livres
vieillots d'une bibliothèque.

Elle s'arrêta. Pierre semblait confus; Georges songeait nerveusement à
l'Orient qui mure les femmes dans les sérails.

Elle reprit, résolue, d'une voix vaillante, mais harmonieuse toujours,
une voix enlaçante comme des serpents, et qui ferait adorer les
blasphèmes:

--Qu'est-ce que j'ai? Qu'est-ce que j'ai eu? Jeune fille, les couvents;
jeune femme, les champs! Vous trouvez cela réjouissant?... Vous autres,
du moins, vous avez un passé.

Elle s'interrompit encore, et, changeant son visage comme un masque,
elle se tourna vers Georges, toute gaie.

--Dites-moi donc! Est-il vrai qu'il n'ait jamais eu de maîtresse, de
vraie maîtresse?

--Jamais.

Elle fit une moue.

--Vous le jureriez? Quel drôle de corps! Ah bien, si j'avais été homme,
moi!

--Jeanne!

--Quoi? Puisque je suis femme! Quelle liqueur préférez-vous? La tyrannie
de nos maîtres ira-t-elle jusqu'à nous défendre d'avouer que nous ne
vaudrions que ce qu'ils valent, si nous avions leurs droits? Sommes-nous
des anges? Je crois peu aux anges de la terre!

Personne ne répondait.

--D'ailleurs, opprimez-nous, c'est bien! Puisque nous sommes assez
faibles pour ne pas résister à vos lois, faites-nous des lois! Suis-je
conciliante, et vous le confesserai-je encore? Je ne vois aucun mal à
toutes vos libertés. Usez-en! Que serons-nous dans trente ans?
Poussière! Et que restera-t-il alors de votre vertu, ou de la nôtre?

--Eh! madame, vous voici à votre tour en des théories peu orthodoxes.

--J'ai l'esprit plus large que vous ne pensez. Je pardonne beaucoup aux
pécheurs. Quel crime y a-t-il, si vous rencontrez une inconnue dont la
taille vous séduit, à glisser un billet doux entre ses doigts?

Elle regarda Georges en plein visage, avec un défi ironique.

--Ce n'est pas vous, n'est-ce pas, qui me contredirez? car vous êtes
coutumier, dit-on, de ces assauts...

Desreynes baissa la tête vers sa tasse, qu'il porta lentement à ses
lèvres.

Jeanne, triomphante, éclata de rire:

--Moi, pauvre femme, pour une lettre d'amour que j'écrivis, j'ai cru que
le ciel allait crouler... Pourquoi nous fais-tu cette grimace?
L'histoire est vénielle, et je ne te l'ai pas cachée avant notre
mariage... Figurez-vous (j'étais alors au couvent) que je me pris d'une
belle passion pour l'abbé qui nous sermonnait. Ce n'est pas que j'aime
les sermons! Mais l'aumônier était le seul... homme qui entrât dans le
cloître. Compterai-je le jardinier, qui défrisait ses soixante ans?
L'abbé avait le nez en trompette, trois cheveux au front, juste autant
que Cadet-Roussel, et des yeux rouges, comme un lapin blanc. Mais je
m'étais donné la tâche de l'aimer; à l'office, je le contemplais avec
extase, autant d'extase que j'en pouvais, et je me demandais, le soir en
me couchant: «Est-ce que je l'aime?--Non, pas assez encore,» et je me
poussais, je me poussais, si bien que ma flamme se déclara un jour dans
une épître que le monstre porta à notre supérieure.

--A quel âge aviez-vous donc le coeur si tendre, madame?

--Treize ans! Je ne veux plus que vous m'appeliez madame, vous!
D'ailleurs, on m'a mise à la porte du couvent.

--Quelle injustice!

--Eh bien, ma petite Jeanne, je pense que tu te confesses!

--Ne sommes-nous pas en famille? Ne m'as-tu pas dit que M. Georges était
la moitié de toi-même, et pourvu que je ne me trompe pas de moitié, de
quoi te plains-tu?

Elle se leva, égayée de son inconvenance, et, s'approchant de Georges
qui se levait:

--Dites-moi franchement. Vous ne me trouvez pas trop provinciale?

Georges s'inclina:

--Au contraire, madame.

Elle le menaça du doigt.

--Cela, c'est une pierre dans mon clos! Je ne vous en veux pas.

Son mari était venu vers elle.

--Tu es une grande enfant, dit-il; et lui prenant la tête dans ses
mains, il se pencha pour la baiser au front, mais elle le repoussa:

--Oh, tu m'ennuies. Tiens, tu me fais rougir encore... C'est vrai: je
n'aime pas les sentimentalités, comme ça, en plein jour...

Elle s'appuya au bras de Georges.

--Défendez-moi!

Il pensa: «Je vous écraserais volontiers, madame.»

Tous trois errèrent ensemble jusqu'à la tombée du soir.

La journée avait paru longue à Desreynes et son ami l'avait senti. Il en
était chagrin. Georges n'osait plus douter que son inconnue des
Beaux-Arts ne fût réellement celle qui marchait là, à leurs côtés. A
plusieurs reprises, Jeanne avait prononcé, avec une malice contente,
quelques mots d'allusions équivoques, que son mari n'entendait pas.
Cette complicité mortifiait Desreynes.

--Ah, si du moins c'était sur moi qu'une telle créature fût tombée!
J'étais armé pour la défense, moi! Mais celui-ci!

--Savez-vous qu'il est fort mal, monsieur Georges, de refuser son
portrait aux amis?... Supposez...

--J'ai la tête bien lasse, madame, pour supposer quelque chose qui ait
le sens commun.

--Nous nous passerons de ce sens-là; je n'aime pas ce qui est commun.

--Dis-nous donc ta supposition, Jeanne?

--Je ne m'en souviens plus. C'était une histoire de rencontre...
Aimez-vous le talent de Claude Perrenet? J'ai vu son oeuvre, au dernier
voyage que je fis en compagnie de mon père et de ma tante... Ils sont
venus nous rendre visite, et m'ont emmenée à Paris... Donc... moi, je
trouve...

Elle se promenait dans des théories d'art et pesait ses mots avec une
attention d'écolier.

--J'ai étudié cela dans de gros livres pour vous paraître savante.
Suis-je assez gentille? Demain, je vous appellerai Georges tout court!
Nous nous connaîtrons, n'est-ce pas, depuis assez longtemps!

Elle le harcelait. Plusieurs fois, Pierre remarqua chez son ami une
impatience trop mal dissimulée.

--Tu es soucieux, petit Georges, et tu me fais de la peine. Aurais-tu
quelque sujet d'ennui?

--Mais non, mon cher, un peu de lassitude, voilà tout.

--C'est égal, tu changes; autrefois, tes idées ne restaient pas en
place: tu avais un cent de carpes dans la tête. Je t'aime autant comme
cela, pour ma part. Dis, est-ce qu'on deviendrait vieux déjà? Car je ne
te fais pas l'injure de supposer que notre compagnie t'obsède...

Il sentait bien pourtant que sa pauvre Jeanne avait déplu et qu'on la
jugeait mal: bien à tort, pensait-il, mais il excusait Georges de cette
prévention, tant la mignonne s'était montrée légère! Elle était comme
grise de plaisir! Et Pierre s'enchantait à songer que tous deux seraient
bons amis, enfin, quand Georges la connaîtrait mieux: cela viendrait
bientôt. Merizette a voulu briller un peu; lui, en ami trop dévoué,
s'est ému de voir un ménage où l'on se ressemble si peu. Arsemar
comprenait tout cela; même, il leur savait gré à tous deux, à elle, de
son effort pour plaire, à lui, de son ombrageuse affection, et quand ils
allaient devant lui, il lui semblait voir deux enfants taquins et de bon
coeur, que le jeu a brouillés pour la moitié d'un jour.

--Demain, il n'y paraîtra plus!




V

  J'ai besoin d'anxiété...

  MARGUERITE DE VALOIS.


Desreynes s'endormit mal, quand vint le soir: les mains jointes sous la
nuque, et presque dressé sur son lit, il regardait la lune et l'ombre
des feuilles jouer ensemble sur les rideaux de sa fenêtre.

L'anxiété était revenue dans l'insomnie. Qu'allait-il faire? Il fallait
cependant mettre un terme à ces équivoques où elle se complaisait, à ce
jeu insolent des demi-mots et des demi-souvenirs. Comme il se serait
réjoui, en d'autres jours, d'une semblable aventure! Mais il prenait
presque en haine toute la dépravation de ses plaisirs anciens, et, pour
tant d'ironie qu'il dépensât contre sa faiblesse, il restait inquiet. Sa
confiance en lui-même, il ne la retrouvait plus; et cette petite
créature, cet esprit superficiel et sans assises, cette gamine dont il
aurait ri, l'intimidait comme une force. Faut-il donc ne s'émouvoir de
rien, être délivré de son âme, pour conserver sa maîtrise dans la lutte?
Dompter cette femme! Il frémissait d'impuissance, lui qui ne comptait
plus celles qu'il avait domptées. Certes, il est aisé de dire à celle
qui se défend: «Renoncez à vos devoirs;» mais comment persuader à celle
qui rit que son rire va devenir un crime, et qu'il faut se défendre?
Cependant, tout ceci n'est-il pas folie? Une femme ne peut-elle en même
temps s'égayer de coquetterie et conserver sa foi? La communion du vice
l'avait donc à ce point corrompu, lui, qu'il ne sût voir que le mal en
tout, et le pire dans tout le mal!

Mais non! La race des filles, il la connaissait trop, et la
reconnaissait ici. De l'esprit et pas de raison, toutes les vanités et
nul sens de morale, le culte enfantin de ce qui varie, trouble,
chancelle, de l'imprévu, de l'impossible, de l'inavouable même... Il
l'avait vue libre, il l'avait vue chez elle: celle-ci était bien
vraiment la grisette et le sphinx, éternelle damnation de l'homme!

Elle! La femme de Pierre! Comment avait-il pu l'aimer? Ah! Le hasard,
qui les jeta tous deux dans une valse, un soir de bal! Le hasard, qui
vingt mois plus tard la posa sur son propre chemin, à la porte d'un
musée! Rien ne dépend donc de nous-mêmes, et toute notre force, et toute
notre vertu ne sont-elles donc que les serves du hasard?

--Je la déteste.

Un oiseau chantait dans quelque arbre voisin.

--Je ne crois pas qu'elle ait d'amant; elle garderait plus de réserve.

Mais une idée subite le terrifia.

--Peut-être?... Quelle perversité égale celle des femmes, quand la
perversité les prend? Cette joie qu'elle a montrée au jour de ma venue!
Moi?... Dans ton lit, Pierre, auprès de toi, elle y rêverait!

Ce chant d'oiseau faisait paraître toute la nuit plus silencieuse
encore.

--Bah, je suis fou!

Il se leva, et, sans oser entr'ouvrir la fenêtre, écarta son rideau.

La même brume qu'il avait contemplée le matin, rose et blonde, montant
du pied des arbres, s'y ramassait en flocons, bleue, froide. Il se
souvenait de la Béatrice qu'il avait évoquée, et du bonheur si calme
dont il avait cru voir le Merizet tout plein.

--Quelle pitié!

Il baigna longtemps sa pensée dans les sérénités de la nuit; il croyait
sentir sur sa chair la fraîche caresse des brouillards qui
s'assoupissaient dans les branches, et ses yeux, fatigués d'ombre, se
reposaient sur la pâleur des pelouses.

--Quel dommage, on serait si bien, ici!

Et, comme il se reprochait l'égoïsme d'un tel regret, il se demanda s'il
n'était pas vraiment le plus misérable des deux, puisqu'il avait seul le
malheur de savoir. Sa sophistique essayait de formuler un paradoxe:
«Être trompé, est-ce une souffrance? La torture est de le savoir ou de
le croire sans raison.»

A la fin, ses paupières s'appesantirent; la lune avait tourné dans le
ciel, et l'ombre, devant lui, enveloppait les vapeurs et les arbres. On
eût dit que la vie, qui tantôt vibrait dans les demi-teintes, s'était
retirée de là, par degrés. Desreynes, la peau glacée, les yeux mi-clos,
s'en alla vers sa couche où l'étendit un grand sommeil.

Il se réveilla dans les fleurs: sa chambre, sous la clarté joyeuse du
jour, était comme un bouquet d'aurore; des cris d'oiseaux entraient avec
la lumière. Il ouvrit doucement les yeux, et rêva.

Au matin, nos idées se déploient, nettes et vives, comme un éventail que
l'on ouvre. Le matin, c'est la force nouvelle: Antée a touché le sein de
sa mère. Voici la confiance et la promesse de vivre, voici la douceur et
le pardon. Georges comprit que son amitié s'exagérait le danger, et que,
seules, sa vanité et sa perversion avaient pu supposer en Jeanne
l'infamant désir d'une intrigue dont il serait le héros. Il eut honte
d'un tel soupçon, et l'optimisme du réveil aux champs lui montra cette
femme comme une enfant légère que son insouciance même et que son
affectation d'indépendance assuraient contre le péril.

Tout au plus conclut-il que Pierre aurait pu mieux choisir, n'était
l'amour.

Il se leva.

La petite comtesse était seule, vêtue d'un peignoir rouge sombre, et ses
cheveux noirs, nattés et tombant sur le dos, se nouaient d'un ruban
d'or. Georges la trouva si gracieuse, qu'il acheva presque de la croire
honnête.

--Les Parisiens sont d'une inavouable paresse, dit-elle en lui tendant
la main. Voilà plus d'une heure que Pierre est parti pour les ateliers,
et que je languis à vous attendre.

Desreynes se félicita de cette solitude; il était résolu à prendre
auprès de Jeanne une situation franche, précise, honnête, afin de
supprimer dans l'avenir toute allusion narquoise à leur rencontre.

--Notre ami rentrera-t-il bientôt?

--Avez-vous déjà peur de ma compagnie? Vous demandez cela comme une
fillette réclamerait sa mère pour se défendre... Tremblez donc: mon mari
ne reviendra que dans deux heures.

Elle ajouta ironiquement:

--Nous aurons tout loisir de causer.

Jeanne l'emmena à table et le servit.

--Maintenant, promenez-moi, monsieur!

Ils s'en allèrent à travers le parc; elle le conduisait dans les
sentiers encore moites de rosée, et s'appuyait sur lui en relevant le
bord de sa jupe. La terre était couverte de violettes.

Desreynes cherchait le premier mot de son exorde de vertu: la tâche lui
sembla plus délicate encore qu'il ne l'imaginait, et Jeanne, devinant,
n'avait garde de rompre un silence dont elle s'amusait tant. Dans la
joie de cette complicité nouvelle, elle souriait à lèvres closes. Elle
se baissa pour cueillir une violette; puis, se posant toute droite
devant lui, elle lui mit cette fleur à la boutonnière, lentement.

Quand ce fut fait, il s'inclina pour lui baiser la main.

--Ce sera, dit-il, la fleur de pardon et d'oubli, n'est-ce pas?

--Qu'ai-je donc à vous pardonner?

--Vous avez trop d'esprit, madame, pour qu'il me plaise de ruser avec
vous. Aussi bien que moi-même, vous avez su la cause de mon trouble,
quand je vous revis sur le perron. Je ne veux m'excuser ni de mon
audace, ni de mon erreur. Vous êtes la seule femme au monde que je
n'avais pas le droit de trouver jolie. Croyez bien que je porte la peine
de ma témérité; mais je vous prie d'être assez généreuse pour m'épargner
désormais la juste ironie de vos reproches.

--Vous parlez comme une leçon: l'auriez-vous apprise?

--Ne riez pas: j'ai bien souffert de tout ceci.

--En peu de temps... Etes-vous donc si sentimental? Les hommes sont
singuliers. D'abord, cher ami, vous ai-je reproché quelque chose?

--Vous avez même été cruelle, madame. Combien de fois, en une seule
journée, m'avez-vous obsédé du souvenir de ma faute? Je vous demande
humblement pardon de mon insulte, et...

--Faute? Insulte? En vérité, je ne vous comprends pas: me pouvais-je
croire insultée par votre hommage, puisque je l'accueillais? Vous m'avez
plu comme je vous ai plu, voilà tout; c'était une... prédestination...
d'amitié...

«Vous voyez bien, reprit-elle, que c'est au mieux; la vie est si banale,
mon cher, qu'il faut savoir se réjouir de ce qui lui donne un peu
d'étrangeté. Vous avez souffert? Si j'y croyais, je dirais que c'est
grand dommage, mais que je m'amuse infiniment. Quel mal y a-t-il dans
cette histoire? Voici la glace bien rompue. Je ne suis pas une mijaurée
qui revendique des respects. Nous connaissant mieux, nous serons
ensemble meilleurs camarades, et nous gagnerons bien des jours, puisque
nous avons sauté d'un coup le fossé des cérémonies.

Jeanne fut contente de sa tirade.

--Vous voilà rassuré, continua-t-elle. Vraiment, voulez-vous que je vous
dise? Vous aviez moins l'air d'un coupable qui implore son pardon, que
d'un timide qui cherche à reculer. Vous vous êtes dit: «J'ai tant de
grâce et d'esprit, que cette petite provinciale va s'éprendre de mes
charmes, et me faire la cour.» Et comme vous êtes l'ami de monsieur mon
époux, vous m'avez conduite un matin dans les bois, pour me supplier de
ne pas vous séduire.

Jeanne, sans quitter le bras de Desreynes, s'était arrêtée et croisait
ses deux mains. Ployée en deux et serrée contre lui, elle riait et le
regardait d'en bas: elle s'abandonnait si fort dans sa gaîté, que le
jeune homme sentait à travers sa manche la belle chaleur et le mouvement
des seins secoués par le rire.

--Mon fier don Juan, vous voilà tout penaud d'être deviné!

Georges, en effet, ne savait que dire: il voyait très distinctement le
ridicule de son rôle, et s'en réjouissait presque, tant il était soulagé
d'avoir fait quelque chose, si peu que cela fût. Il était de ceux qui se
paient volontiers de phrases, à défaut d'actes accomplis.

Merizette ne cessait de rire.

--Est-il permis d'être aussi fat! Soyez donc humilié, mon cher, devant
votre ancienne conquête: car votre lettre est à peu près le seul
souvenir que j'avais su garder de vous.

--Brûlez-la donc, madame.

--Quelle peur!

--Vous me raillez, c'est bien; raillez encore, j'accepte tout: mais, par
pitié, qu'il ne reste plus trace de cette folie! Songez à Pierre, et
combien il vous aime, et quel chagrin il aurait. La pire souffrance qui
me pourrait arriver serait de le voir souffrir pour moi. Épargnez-nous
tous: effacez cela.

Comme elle allait répliquer, il l'interrompit.

--Ne répondez rien, je ne discute rien, je ne fais que vous prier. Ne
croyez pas qu'il me soit venu la pensée insolente dont vous m'accusiez
tout à l'heure! Ne pensez pas qu'il me soit resté pour vous de
mésestime, et que j'aie vu dans l'accueil de ma lettre autre chose qu'un
peu d'enfantillage et de curiosité. Mon Dieu, je comprends tout. Cela
vous a tentée, n'est-ce pas, de savoir ce que pourrait vous dire un
inconnu qui passait et que vous ne reverriez plus. Je faisais mon métier
d'homme, et vous avez fait votre métier de moqueuse. Vous voyez bien que
je comprends. C'est une plaisanterie, et bien d'autres fois je fus la
dupe de semblables bévues. Nous sommes joués souvent, nous autres. On
n'y prend plus garde, à la fin. Croyez-vous que j'espérais votre
réponse? Je vous ai distraite un instant? Rions-en pour la dernière
fois, et n'en parlons plus.

--Rions! Mais, il y a quelques minutes, vous disiez avoir tant souffert!
Voilà qui me rassure.

--C'est pour lui que j'ai tremblé! Songez donc, enfant que vous êtes,
comment il regarderait ce qui pour vous et moi n'était qu'un jeu
d'esprit.

--D'esprit?...

--Songez qu'il a mis en vous toute sa confiance et toute sa vie: que
seule...

--Vous vous répétez.

Elle mâchait, insouciante, une violette.

--Me jugez-vous assez niaise pour conter cette escapade à mon mari?
J'ai, moi aussi, beaucoup d'affection pour lui, et je serais aussi
triste que vous de l'avoir désolé. Accordez-moi donc un peu des bons
sentiments qu'il vous plaît de garder pour vous-même!

--Je vous les crois tous, madame, et c'est pour cela que vous ne voudrez
plus remuer ce passé. Nous serons bons amis.

--Frère et soeur!

--Et je vous garderai, avec tout mon dévouement, la reconnaissance...

--Dans laquelle j'ai l'honneur d'être, madame, etc... Signé...

--Signé: Jeanne et Georges. C'est promis?

--Comment donc, juré!

Pour la seconde fois, il lui baisa la main.

--Eh, là-bas! Ne vous gênez pas, cria gaîment la voix de Pierre. Faut-il
que je m'en retourne?

--Retourne-toi, ça suffira.

Il arriva, et, se plaçant entre eux, il leur posa ses bras sur les
épaules, puis il mit un baiser sur le front de sa femme.

--Et de quoi causiez-vous ainsi?

--Cela ne te regarde pas, dit-elle, nous parlions de toi.




VI

  Voilà, ô mon fils, les raisons à peu près qui (dans la lune) sont
  cause du respect que les pères portent à leurs enfants.

  CYRANO DE BERGERAC.


Tous trois se levaient de table, quand une calèche déboucha dans
l'avenue du parc et s'arrêta sous l'auvent du perron. Un domestique
annonça Mme la baronne de Valtors.

--Quel ennui, s'écria Jeanne, me voilà prisonnière jusqu'au soir! Si je
ne la recevais pas?

--Y songes-tu? La mère de ton amoureux!

Une dame âgée, amplement vêtue de soie, et noyée dans un châle de
dentelle noire, parut.

--Oh! l'aimable surprise, chère baronne, et que je suis heureuse de vous
voir!

Après les saluts d'usage, Arsemar et son ami se retirèrent. Jeanne les
regardait partir avec une fureur comique. Pierre en riait; Georges était
heureux de demeurer seul avec lui, enfin.

--Quel est cet amoureux dont tu parlais?

--Rien: un imbécile, le fils de la baronne; un rustaud gentilhomme qui
se sangle dans sa noblesse comme une mortadelle dans son papier
d'argent; il fait à Jeanne des yeux de poisson au frai, et lui récite
des mirlitons. C'est un voisin.

Pierre lui-même sentit une joie de cette solitude: il l'avait vaguement
désirée, car il ne retrouvait pas son Georges tout entier dans l'hôte
qui leur était venu. Il avait soif d'un peu de passé, et malgré son
amour pour Jeanne et sa confiance en elle, il éprouvait une pudeur à se
souvenir devant elle.

Ils se tenaient par le bras, et leurs épaules se touchaient; maintenant
encore ils parlaient peu, mais qu'importent les mots? Ils se sentaient
immensément ensemble. Quand l'un contemplait un arbre ou un rocher,
l'autre le voyait en même temps et tous deux en même temps avaient la
même pensée. Ils savouraient cette joie complexe des retours ardemment
désirés: il semble, tant la communion est complète, qu'on ne se soit
jamais quitté, et pourtant on se délecte en quelque chose d'infiniment
suave qu'on avait perdu et qui revient.

Un coin de paysage leur rappela l'émotion d'une promenade, au temps du
lycée et des jeudis.

--Tu as gardé nos vieux papiers. Si nous montions les voir, puisque nous
voilà seuls?

--J'y songeais, dit Pierre.

Ils s'enfermèrent dans le cabinet de travail, heureux comme des enfants
qui conspirent, et tout rajeunis à l'idée de revoir leur jeunesse: ils
s'empressaient et couraient sur la pointe des pieds, s'amusant à de
grands pas inutiles, sautant une chaise et s'arrêtant pour s'esclaffer,
comme si le «pion» venait de sortir.

Arsemar prit dans son secrétaire un dossier jadis blanc, presque en
lambeaux et soigneusement caché dans un papier de soie.

«Philosophie. Octobre 1872, août 73.»

Et plus bas:

«Cette année a été la plus belle et la plus heureuse de ma vie, et bien
que je l'aie passée entre les quatre murs d'une cour... etc... Janvier
74.»

A l'intérieur, des enveloppes jaunes où se lisait un nom, étaient
pleines de ces billets carrés qu'on se passe au long des études; une
liasse portait le mot: _diversa_. Ils remuaient ces ruines avec amour.
Il y avait là des bulletins de sortie, des cartes de premier, un bout de
ruban bleu laissé par Georges au confident de sa première bien-aimée,
une lettre indignée du proviseur aux parents de Desreynes, des vers, un
calendrier couvert, en marge, de mots inintelligibles.

Ils feuilletaient, très affairés, assis tout près, comme sur un banc, et
le coude au coude.

«Monsieur, j'ai le regret de vous informer que votre fils...»

--Oh! je connais! Le proviseur voulait me mettre dehors: «Monsieur
Desreynes, la coupe est pleine, le vase déborde, la dernière goutte
vient de tomber.» La phrase ne manquait jamais, quand j'entrais dans le
cabinet vert. Figure-toi que je l'ai rencontré, le brave homme! Il est
en retraite. Je lui dis: «Vous voyez, monsieur le proviseur, que je n'ai
pas si mal tourné...» Il m'a répondu paternellement: «Eh bien! tant
mieux, ça m'étonne, ça m'étonne...» Il est très malade, maintenant.

Sur une enveloppe: «Georges».

--Ce sont nos billets, oh! fais voir!

Une chaleur riante emplissait la chambre et les pénétrait. L'âme a des
moments de plénitude où il semble que l'air et les choses répondent à
nos joies.

Ils se penchaient sur les feuilles volantes.

«Mon cher Georges, j'avais l'intention de passer avec toi la journée de
dimanche, puisque te voilà collé; mais je viens de recevoir une lettre
de mon tuteur qui m'enjoint de sortir chez un monsieur. Je le regrette
doublement... J'espérais au moins te rapporter un petit cadeau, quoi? un
rien, le moindre objet matériel pour te montrer que j'avais pensé à
toi.--Hélas! j'ouvre mon porte-monnaie: aussi vide que la machine
pneumatique de Bercemin... J'ignore comment tu prendras ce billet: dans
une circonstance analogue, j'ai agi à peu près de la sorte, et celui
auquel je m'adressais a été si fort blessé, que je fus presque obligé de
lui faire des excuses. Cependant je pense que je ne dois rien cacher à
mon ami... Mon coeur sera avec toi, puisses-tu ne pas trop t'ennuyer.
C'est le plus sincère de mes voeux.»

Un autre: «Très bien, Georgeot, ton portrait de Chardon, l'éloge est
assez long, et il me semble que ces seuls mots: _Il est mon ami_,
suffisent largement à son apologie.»

--Non, pas les miens, dit Georges: c'est sec.

Il lut pourtant.

«Ton billet m'a étonné. Je te vois trop en rose? Écoute, Arsemar, je te
le dis du plus profond de mon coeur, tu es le garçon le plus estimable
que j'aie jamais rencontré. Et je te prise non pas tant pour ton
intelligence si fière que pour ton noble coeur, tes sentiments d'honneur
et de loyauté. Tu es _raisonnable_. C'est beau, sans en avoir l'air! Qui
donc est parfait? Mais cette idée seule de ne pas sortir dimanche, parce
que Bertin ne sort pas? Tu trouves cela naturel, aimable garçon, et
même, dans ta modestie, tu dis: «Le temps sera mauvais.» Cependant
Bertin n'a-t-il pas déclaré qu'il t'aimait moins que ce grand sot de
Lenotaire. O mon bon Pierre, je te jure que cet acte m'a transporté
d'admiration pour toi!»

--Nous en avons perdu, quel dommage!

«Tu m'as fait de la peine, Georges, en plaisantant Garrot sur ses
croyances religieuses. Je l'envie. Hélas! Voilà plus d'un an que les
miennes sont mortes, et rien encore ne les a remplacées. Combien je la
regrette, la poignante extase qui m'agenouillait autrefois devant la
table sainte et me faisait battre le coeur d'un effroi délicieux! Tu ne
sais pas et tu rirais de savoir quel ardent chrétien je fus au sortir de
l'enfance, avec quelle passion je me courbais devant les chemins de la
croix, et quelles nuits graves je passais à examiner ma triste
conscience, et quelles larmes je versais, dans ces nuits, sur la foule
de mes péchés! Je ne croyais pas que Dieu pût me les pardonner, et il me
semblait qu'un miracle allait devant tous me chasser de l'autel si
j'osais y monter. Je m'avançais pourtant, dans une immense contrition,
et mes genoux tremblaient. Puis, quand le pain sacré avait touché mes
lèvres, je me sentais si pardonné, si heureux, si bon! J'aurais embrassé
la terre... Ah! malheur aux hommes qui détruisent cette foi dans les
âmes naïves! Qu'importe l'existence de Dieu ou la véracité d'un culte,
si nous croyons?--Je ne crois plus. Ma raison, peu à peu, a tué les
choses divines: sans que je sache, sans que je voie, l'indifférence et
la raison m'ont volé au bon pasteur qui m'accueillait. Lorsque, l'an
passé, à Pâques, malgré vos ironies, j'ai voulu retenir le passé qui
fuyait et rassembler ma religion agonisante, j'ai senti que l'époque
était consommée. Ce fut et ce sera ma dernière communion...»

«Mon cher Desreynes, je te remercie de ta confession, mais je ne puis
m'empêcher de la commenter... L'amitié que je voulais, c'était un amour.
Je cherchais un ami qui fût incapable de modérer les bonds de son coeur,
je voulais un autre moi-même, je voulais ce qui n'est pas! Si tu ne m'as
réellement aimé lorsqu'après notre brouille tu me serras la main, alors,
mon cher Georges, puisque tu me permets de t'appeler par ce nom,
pardonne-moi, ne me condamne pas, je dis ma pensée: ai-je vraiment l'ami
que je rêvais? Mets la main sur ton coeur, sonde ta conscience,
regarde-moi en face, et je te mets au défi de répondre: Oui, je suis cet
ami... Tu me diras que tu m'aimes; je le sens bien, et je t'en remercie
sincèrement; mais tu m'aimes parce que j'ai des idées trop noires, tu as
pitié de moi, et tu voudrais faire plus, mais quelque chose de vague et
d'indéfinissable t'arrête, et tu ne peux pas... Je sais bien qu'il se
fait de lentes affections de durée; mais l'amitié, la vraie, l'amour, si
tu veux, doit éclater et crever le coeur. A celle-là, on ne se pousse
pas, elle dompte et emporte!... O solitude! Pauvre feuille détachée de
ta tige, où vas-tu?...»

--Quel fanatique tu faisais, mon Pierre! Croirais-tu que, malgré mon
émotion et ta sincérité, le lyrisme de la feuille détachée m'a fait
rire?

--Un de tes billets explique assez cela. Lis.

«Soit, j'aime l'esprit, mais je crois à la possibilité de son alliance
avec le coeur, parce que je sens les deux en moi. Oui, cet esprit
affecté que tu méprises de si haut, qui parfois nous coûte un peu
d'effort et parfois nous mérite un sourire approbateur, je te l'avoue,
cet esprit, je le recherche, je l'ambitionne...»

«... Tu le vois, Pierre, chacun a ses chagrins et ses rancoeurs. Tu te
plains, pauvre ami, d'ignorer l'amour: mieux vaut le désir que le
regret. Le désir, c'est l'avenir; le regret, c'est le passé; l'avenir,
c'est l'espoir, c'est la vie, le passé n'est qu'une mort. Le désir
cherche; le regret ne cherche souvent plus, car il a déjà trouvé, et
déjà perdu! Attends et espère: mieux vaut n'avoir jamais aimé que de
s'être déjà trompé.»

--Ça ne vaut rien, dit Georges: c'est de la littérature. N'importe! Ne
te révoltes-tu pas, comme moi, devant la poncivité bourgeoise des pères
de famille qui méprisent la raison des adolescents, et sourient
niaisement de tout ce que les enfants peuvent songer ou vivre?
Étions-nous alors plus sots qu'aujourd'hui?

--Notre tête ne valait guère moins et notre coeur valait bien plus.

--Je te trouve indulgent, mon cher. On ne prend avec les années que la
conviction de son importance; jeune, on avait moins de vanité et pas
moins de mérite; le monde compte plus de cancres que le lycée, et le
niveau d'une Chambre parlementaire, d'un salon, d'un bureau de journal
ou de ministère est relativement inférieur à celui d'une étude de
rhétorique: on vote des lois au lieu de les apprendre, on joue de l'or
au lieu de billes, on récite des discours au lieu de les écrire, on est
payé de son travail au lieu de payer pour lui...

--On formule des paradoxes...

--N'avions-nous pas déjà notre sagesse et nos formules?

Georges tournait les pages d'un cahier bleu, célèbre autrefois,
qu'Arsemar avait noirci de ses aphorismes philosophiques.

Il lisait au hasard, fièrement, d'une voix sonore.

«Quand je dis que Dieu me regarde et me juge, c'est que je me regarde,
et que je me juge.»

«La vertu, qui est une force de la pensée, n'a pas de puissance contre
l'amour, qui est une force de la nature.»

«Quand deux hommes discutent, exprimant des idées diamétralement
contraires, est-il bien sûr que l'un soit plus près que l'autre de la
vérité?»

«Tout se prouve: rien n'est prouvé.»

«Une vérité qu'on affirme est tout près de devenir fausse; une vérité
qu'on généralise n'est déjà plus une vérité.»

«L'idéal n'est qu'un souvenir développé par l'imagination et interprété
par le désir.»

«Il y a eu une folie plus haute que la raison, et qui est celle du génie
exaspéré par son impuissance au retour des courses qu'il essaye vers les
confins de la pensée.»

«La puissance est dans ceci: voir grand et se sentir petit.»

«Lorsque nous avons logiquement poussé une idée jusque dans ses derniers
retranchements et que nous nous croyons sur le point d'en pénétrer
l'énigme, nous nous trouvons tout à coup en face d'une formule banale
que nous avons entendue et redite cent fois, inconsciemment. Toute la
sagesse du penseur se résume à comprendre parfois le pourquoi des
banalités qu'il dit.»

«Je ne sais lequel des deux est le pire, ou des vices qui ne nuisent à
personne, ou des vertus qui font souffrir les autres.»

«Les sots sont chez eux partout, la sottise est une patrie. Le génie est
un exil.»

«Il serait incivil de ne point remercier un homme qui rend une chose
prêtée; et pourtant, c'est une insulte.»

«Je classe les devoirs en trois ordres: envers les aimés d'abord; envers
la nature ensuite; envers la société enfin. C'est une échelle
descendante de devoirs dont l'un peut exclure ceux qui suivent.»

«Ce que nous appelons pompeusement vertu n'est qu'un vice relatif: on
pourrait dire que c'est le mal s'efforçant vers le bien.»

«On peut se moins méfier d'un homme qui a la confiance des enfants et
des bêtes.»

«Pour les autres, pour soi, pour tous, un peu de bonté vaut mieux que
beaucoup de génie: si tu dois entrer dans ma vie, ne me parle pas de ton
oeuvre; j'aime mieux la beauté d'une sotte ou la bonté d'un chien.»

«L'égoïsme ne consiste pas à jouir, mais à poursuivre et retenir les
moyens de jouissance. La famille est un égoïsme au second degré. La
patrie, c'est l'égoïsme élargi.»

«Si tu as à lutter contre un autre, ne songe qu'à ta force; contre
toi-même, ne songe qu'à ta faiblesse.»

Georges, en lisant, tournait parfois les yeux vers son ami, avec un
regard vainqueur et un subit mouvement de tête qui demandaient
l'admiration. Il lançait des «et celle-là, qu'en dis-tu?» comme s'il en
eût été l'auteur. Pierre écoutait, pensif; l'idée ne lui venait pas de
s'émerveiller devant ces notes de son adolescence; il méditait le
paradoxe de Desreynes sur l'intellect du monde et des lycées.

--Tu devrais écrire, Pierre: tu ferais quelque chose.

--Bah! Le travail et l'art n'ont de mérite que jusqu'à concurrence de
l'oubli qu'ils procurent: je n'ai pas besoin de cela, moi!

Ce «moi», il le détacha avec une emphase qui ne lui était pas commune.
Arsemar n'avait qu'un orgueil, celui de son bonheur. Il ajouta:

--Vois-tu, écrire, c'est vouloir être un homme. Je ne veux être qu'un
heureux.

Il retira le cahier bleu des mains de son ami, et le referma. Il
préférait les lettres émues de ces jours déjà lointains, le souvenir de
leurs chaudes aspirations de tendresse, et devant les terreurs que lui
avait inspirées l'avenir, il jouissait délicieusement de la vie
maintenant conquise. Il avait un sourire de douce compassion, à chacune
des phrases anciennes si éplorées de solitude, et songeait à Jeanne:
Jeanne, la petite épouse tant aimée, qui était là, à quelques pas de
lui, dans sa maison, et Pierre contemplait les murs.

Puis ils se remettaient à lire.

Un instant, il entendit des voix qui montaient du jardin, et crut en
reconnaître une; il courut à la fenêtre.

La jeune femme gravissait un sentier, à côté de la baronne, et le profil
de sa jolie tête se dessinait en clair sur le fond des verdures.

Son mari la regarda disparaître, et revint lentement vers la table; il
s'assit.

--Pauvre mignonne, elle doit bien s'ennuyer!

Georges éparpillait les feuilles, et lisait toujours, à demi-voix.

Pierre, rêveur, presque distrait, regardait le cadre de la fenêtre, où
s'élançait la cime des arbres.

--Veux-tu que nous redescendions? Elle s'ennuie.

Alors, ils rassemblèrent tous ces papiers, un à un, avec des soins de
femme, avec des mains religieuses, et chaque toucher avait l'air tendre
d'un adieu; ils leur souriaient, à ces pages, et les auraient baisées,
sans une pudeur qui nous contient parfois, en présence même de nos amis
les plus intimes.

Quand les précieuses enveloppes furent couchées dans leur papier de
soie, Pierre les soupesa dans sa main gauche, devant le visage de
Georges; puis il les replaça dans le tiroir de chêne, et les deux frères
descendirent, d'un même pas, en se tenant par le doigt, à la manière des
enfants.

Ils parcoururent les jardins et le parc; Pierre marchait en avant, d'une
allure un peu pressée.

Enfin ils retrouvèrent les dames, assises sur un banc de bois, et Jeanne
se démenait encore dans la lourde conversation de la baronne, comme une
mouche agonise, les pattes dans la crème, et bat des ailes.




VII

  D'où vient que vous vous servez parmi vous de cette parabole, et que
  vous l'avez tournée en proverbe: «Les parents ont mangé du raisin vert
  et les dents des enfants en sont agacées.»

  EZÉCHIEL.


Le lendemain et les jours suivants, chaque matin, pendant les absences
régulières de son ami, Georges retrouvait la jeune femme, et tous deux
se promenaient au hasard, s'en allant à travers le parc, ou descendant
au fleuve, ou gravissant quelque colline peu boisée, du haut de laquelle
ils regardaient le rayonnement des paysages. Jeanne avait tenu sa
promesse et ne parlait jamais de leur première rencontre. Elle montrait
à Georges une sympathie déjà cordiale, toujours gaie, souvent
malicieuse, et à les voir passer ensemble, on eût dit une couple d'amis
anciens et qui ne songeaient qu'à rire.

Prenait-elle sans arrière-pensée le plaisir de n'être plus seule?
S'efforçait-elle d'effacer en eux la mémoire de ce passé d'une heure, ou
rêvait-elle de le faire revivre encore? Voulait-elle rassurer les
scrupules de leur hôte, et les endormir dans une dangereuse sécurité?
Peut-être: elle n'en savait rien elle-même, mais pour cela seulement,
peut-être, elle avait forcé ses souvenirs à un silence qui lui pesait,
et qu'elle aurait, sans ce calcul, secoué comme une servitude. Souvent,
en effet, au milieu de quelque causerie indifférente ou grave, elle
commençait un sourire aussitôt contenu, et, relevant la tête comme pour
parler, se taisait.

Georges, dont l'esprit féminin avait avec le sien des contacts et des
ressemblances, devinait parfois le sens de ces mimiques, et la pensée
qu'elle avait eue. Il se démontrait par là que Jeanne n'avait rien
oublié, mais comment pouvait-il espérer qu'elle oubliât, si tôt du
moins? Il se sentait provisoirement satisfait par cette soumission à
leur pacte, et bien qu'il se tînt sur une réserve armée, il se
félicitait d'avoir triomphé et mené les choses au point marqué d'avance.
La victoire, pour incomplète qu'elle fût, lui paraissait plus facile
qu'il n'avait espéré, et sa vanité même le conduisait à en grandir les
conséquences possibles. Il voyait là une preuve de la faiblesse de
Jeanne, plutôt que de sa vertu; mais, content de l'avoir subjuguée dès
sa première résistance, il augurait des résistances à venir, et
involontairement lui savait quelque gré de s'être laissé vaincre.

Elle remarqua en peu de temps l'avantage que lui donnait cette attitude,
et prit soin de s'y perfectionner.

Puis, elle voulait plaire; elle avait, dans son essence femelle,
l'instinct de séduire, si commun aux femmes dont la vertu même veut
demeurer intacte, cette fonction de coquetterie que la nature laisse
dans les plus chastes, comme un rappel de ses droits à l'amour.

Elle voulait plaire. Elle arriva peu à peu à réprimer jusqu'à son besoin
de sourire, quand un rapprochement de mots ou d'idées lui rappelait leur
intrigue passée ou leur complicité présente. Ainsi, au lieu d'en tromper
un seul, elle en trompait deux: cette pensée la mettait en joie.

Non pas qu'elle eût le dessein, ou même le désir d'amener Georges à ses
pieds: mais n'était-ce pas, pour le moment du moins, un plaisir
suffisant, que de tenir deux hommes à la fois, et de les leurrer, l'un
par son amour, l'autre par son indifférence, tous les deux par sa vertu!

Une semaine s'écoula ainsi.

Georges, pas encore, n'était dupe d'une telle déférence à sa prière,
mais, jour par jour, son humeur s'en allait. Il reconnaissait Jeanne
meilleure qu'il n'avait pensé, et, de plus en plus, mêlait à son
hostilité cette reconnaissance d'orgueil que le vainqueur garde au
vaincu pour sa défaite. Lui-même, d'ailleurs, feignait un oubli absolu
et exagérait son amicale bienveillance.

Jeanne, en constatant ce progrès d'estime, joua son rôle avec plus
d'amour.

--Vous vous adorez étrangement, disait-elle. Votre amitié prend des airs
mystiques! Vous êtes les prêtres d'une religion morte, mes pauvres
gémeaux!

--Je ne demande pas mieux que de l'admettre, pour la honte de
l'humanité; mais croyez bien que j'aurais été par moi-même incapable
d'un tel sentiment si Pierre n'eût tout rapporté.

--Vous êtes modeste.

--Devant lui seul...

Au fond, et bien qu'elle se sentît en présence d'une union de coeur
qu'elle n'aurait pas soupçonnée, et dont elle n'avait rencontré aucun
exemple, elle croyait ce mondain trop épris de la femme pour qu'il n'y
eût pas quelque affectation dans son austérité. Elle en ferait beau jeu,
si elle voulait! Et la pensée qu'elle pourrait vouloir s'habitua dans
son esprit. Confusément d'abord, puis, avec une perversité plus précise,
elle songea qu'il serait amusant de suivre jusqu'où persisterait tant de
vertu. Quelle distraction que la lutte, et surtout celle-là! Des
tactiques, des plans qu'on fait et qu'on défait, jouer avec une âme
comme un chat roule un peloton de laine, jouer, pour voir! Et quand un
soir, dans sa chambre, l'idée fixe de tenter cela devint brusquement une
chose résolue, elle rit et tapa des mains.

Son mari se retourna.

--Qu'y a-t-il donc, Merizette?

--Rien, chéri! Je suis contente.

Elle lui sauta au cou et le baisa.

Il la retint.

--Reste là... Que je vous aime, quand vous voulez bien être heureuse!
Pardonne, mais la joie que tu montres m'est plus douce encore que celle
dont tu me combles... Reste là. Donne tes yeux. Vos yeux sont beaux. Il
me semble, lorsque tu les lèves sur mon front, que ton regard me lave
comme un nouveau baptême...

--Tu m'aimes?

--Je t'adore...

--Eh bien, bonsoir!

Mais, le lendemain, la jeune femme se réveilla nerveuse.

Il avait plu; des gouttes tombaient encore des toits et claquaient par
intervalles sur le rebord des fenêtres. De gros nuages gris traînaient
confusément par le ciel, et le soleil, sans pouvoir les disperser, les
harcelait et les trouait de rayons.

Pendant que Jeanne se vêtait, l'orage éclata de nouveau, et, durant
quelques minutes, de longues flèches de pluie s'abattirent, criblant les
vitres, couchant les gazons, giflant les feuilles. Puis tout cessa, et
le soleil brillait dans le ciel bleu, sur lequel s'enfuyaient de légers
flocons blancs.

Jeanne quitta sa chambre: elle était triste. Le souvenir des projets
arrêtés la veille lui revint à l'esprit, mais elle s'en détourna avec
lassitude. Un domestique l'indigna, pour avoir entrechoqué deux tasses;
une mèche de cheveux, en lui effleurant la tempe, la faisait
horriblement souffrir. Elle se trouva trop malheureuse. Elle était bien
jolie, pourtant, ce matin-là, avec son visage doucement pâli, où tour à
tour passaient de courtes colères et de grandes langueurs. Georges
constata que ses cils étaient fort beaux, longs et luisants.

Elle voulut aller dans le parc, malgré la terre détrempée: ses petits
talons se collaient dans la boue. Une bonne odeur humide montait des
herbes et descendait des branches. Parfois, Jeanne tremblait d'un petit
frisson: cependant, le soleil s'échauffait.

La pluie, au printemps, sent l'amour: on le hume dans l'air: il émane du
sol et des mousses; le flanc de la terre semble recevoir avec ivresse
l'eau du ciel qui le féconde; le bois a les senteurs d'une alcôve à la
fois sensuelle et religieuse; les petites flaques, dans l'ombre,
s'entr'ouvrent comme des yeux noyés de volupté; et tout ce monde des
plantes jase, bouge, se baise, et la vie sourd dans ces caresses.
Georges songea qu'il ferait bon être là, avec celle qui vaudrait un
rêve...

Comme Jeanne était lente à marcher! Son compagnon la regardait avec plus
d'abandon qu'à l'ordinaire; il lui plaisait de la retrouver vraiment
femme, et plus faible. Il avait pris un châle pour la couvrir. Elle
s'assit sur un banc, sans force, et ramena sa jupe pour faire une place
auprès d'elle. Sur ses cheveux, une goutte tomba des hautes aiguilles
d'un sapin: elle eut un nouveau frisson: il lui posa le châle sur les
épaules.

--Merci, dit-elle.

Sa parole était lasse. Elle soupira.

--C'est bien vilain, ici, l'hiver, quand il pleut, quand il fait froid.
Nous causons, ou bien je lis; je lis beaucoup. Je fais de la musique
aussi.

Elle contemplait des bouquets d'arbres où de jeunes feuilles, bien
lavées et d'un vert tendre, luisaient sous le reflet bleu du ciel.

--Oui, l'hiver est long. Avez-vous remarqué quelle influence la nature a
sur nous? Quand elle se chagrine, on est chagrin. Il y a une phrase que
Pierre répète souvent et qui n'est pas de lui; il dit qu'un paysage est
un état de conscience. Qu'est-ce que cela signifie?

Puis, ils se taisaient.

--Comme tu m'aurais plu, pensa Georges, si tu étais toujours comme te
voici!

Jeanne avait tiré sur sa poitrine les deux pans de son châle; elle se
tournait parfois vers le jeune homme, avec un sourire de convalescente.

--N'est-ce pas que vous ne m'avez point aimée tout d'abord, en venant?
Ne niez rien, je l'ai vu, et Pierre me l'a presque dit.

Elle avait à demi baissé les paupières, et pendant quelques minutes,
elle resta comme muette: muette et non silencieuse, car il y avait en
elle une sorte de lutte inconsciente entre un besoin maladif de se
confier et une pudeur d'ouvrir son âme; sa pensée ébauchait des phrases
courtes et sans suite qu'elle ne proférait pas.

A la fin, pourtant, elle dit:

--C'est que je n'ai pas toujours été heureuse, voyez-vous. J'ai vécu
bien seule. Personne ne m'a jamais aimée.

--Cependant...

--Oui, Pierre! Mais nous nous ressemblons si peu! Et puis, il m'aime
trop, lui: cela gêne. Mais, avant, si vous saviez...

--Votre famille, votre mère...

--Ah, ma mère!

Elle eut un mauvais rire, strident et rancunier.

--Elle est morte, et je n'en peux rien dire, mais elle avait bien
d'autres soucis que celui de sa fille.

Georges se tut, car il ignorait, et la crainte de remuer quelque douleur
arrêta sur ses lèvres la formule de sympathie qu'il cherchait et
trouvait à peine.

Jeanne était de moins en moins maîtresse d'elle-même.

--Mon père avait sa charge, il maniait l'or, et ne connaissait que la
banque. Notre maison n'était pas d'ailleurs la seule où il eût un feu
pour se chauffer et un lit pour dormir. Vous vous étonnez de me voir si
instruite? Tout le monde savait cette histoire, et les amis ont bien
pris soin de me l'apprendre.

Ses mots claquaient, maintenant; Georges n'osait la détourner de sa
mémoire, ni l'y entretenir.

--Ma mère, disiez-vous? Elle le savait comme les autres, mais on la
consolait.

--Voyons...

--Je vous révolte à parler ainsi? J'en ai bien assez pleuré pour que
j'aie enfin le droit de le dire!

Un sanglot lui vint à la gorge; elle se renversa sur le dossier du banc.

--Cela me soulage, d'en causer un peu. Vous êtes un ami, vous! Pierre,
je ne peux pas...

Elle porta vivement une main à ses yeux, qu'elle essuya du doigt, en se
détournant.

--Oh, oui, j'ai bien souffert, entre eux deux, qui me voyaient d'un oeil
si froid! Les enfants sentent cela. On m'a fourrée dans un couvent. Ils
étaient plus libres, ainsi!

Les sanglots l'étouffaient: elle ne cachait plus ses larmes.

--Ni soeur, ni frère, je n'avais rien, personne! Aux jours de sortie, je
m'ennuyais dans un angle de salon. Les dames me donnaient un baiser
poli.

Elle raconta qu'une grande, au couvent, l'avait appelée mademoiselle la
présidente, et les autres riaient; un lundi, on affecta de répéter
autour d'elle les détails d'un drame dont elle n'avait pas entendu
parler la veille: un magistrat trouvé pendu, dans sa chambre, par
chagrin d'amour, disait-on à voix basse.

--On m'appela désormais madame la colonelle. Je ne comprenais rien,
alors! Elles non plus, sans doute, car elles auraient eu moins de pitié
encore. Je n'ai commencé à deviner qu'à la mort de ma mère. Un de nos
amis tomba à genoux dans sa chambre, au pied du lit. Mon père était tout
pâle, et je lui ai pardonné bien des choses, à ce moment-là. J'avais
douze ans. L'homme pleurait et je le secouais par les épaules, de toutes
mes forces; je lui criais: «Allez-vous-en! Allez-vous-en!» Et les
commérages que ce fut, au sujet de cette terrible scène!

Jeanne regardait la terre; elle ajouta froidement:--Dans toutes les
larmes que j'ai versées alors, il n'y en eut que bien peu pour ma mère.

Georges avait mis une main sur les siennes; lui aussi, en ce moment,
pardonnait bien des choses, et devant ce chagrin du mal, il se reprenait
à croire au bien de l'avenir. Il n'imaginait pas que Jeanne voulût le
tromper; elle était sincère, en effet; et bien que ses paupières ne
fussent plus qu'à peine humides, parfois de grands hoquets secouaient sa
poitrine et râlaient dans sa gorge.

D'une voix dolente, humble presque, elle rappela son renvoi du couvent,
vers la fin de la treizième année, et sa vie nouvelle entre un père
affairé et une tante impitoyable qui la tyrannisait, sous prétexte de
«refréner les mauvais penchants». Sa mère morte était tellement honnie,
que la petite en arriva à l'absoudre de tout, et la vertu était prônée
d'une si terrible façon qu'elle apparut comme un fantôme à la fois
grotesque et cruel, capable de tuer ou d'abêtir toute vie, si l'on
n'avait pas la force de s'en défendre. La jeune fille se consola dans
les livres, en cachette.

Ce fut une telle jeunesse; puis, le mariage: Pierre avait commencé à
l'aimer à cause de la vie misérable qu'il lui devinait, et son premier
attachement était né d'une causerie intime un peu semblable à celle-ci;
la famille était trop heureuse de se délivrer d'une fille, mais on avait
exigé que le prétendu reprît son titre de noblesse et son blason!

Elle fit l'éloge des qualités de Pierre; elle les voyait toutes, mais
quelque chose la glaçait, peut-être tant d'amour.

Jeanne s'exprimait lentement, et les phrases irréfléchies venaient sans
étude à sa bouche. Elle ne songea même pas un instant à s'étonner devant
un si complet abandon d'elle-même. Quoi donc l'avait séduite ainsi et
poussée à tant de confessions? Elle ne cherchait pas à le savoir. Elle
tenait une des mains de Georges, et, calmée, souriait.

Les dernières gouttes de pluie achevaient de tomber des arbres, et des
oiseaux sautaient par-dessus les sentiers.

Desreynes, conquis pleinement, compatissait; mais sa tristesse était
heureuse; il lui sembla qu'il assistait à la crise où une existence
venait de se transformer tout entière; l'entraînement des révoltes
s'arrêtait là. Trop longtemps cette âme avait réagi contre la
persécution d'une vertu acariâtre. Il la voyait, cette tante, il la
comprenait, cette enfant. On avait par degrés desséché cette
adolescence, et les tortures d'une inquisition l'avaient plus dépravée
que la contagion d'un exemple. Et voilà qu'elle était passée, la rage
sourde, intérieure, profonde qui jusqu'ici avait fait de la pauvre femme
un être glacial et inquiet: passée, puisque les larmes avaient coulé!
Georges s'en félicita presque comme de son oeuvre. Son imagination
s'échauffant, il vit Pierre sauvé, Jeanne sauvée, et pour jamais.

Avec effusion il la remercia de sa confiance, la caressa de mots émus,
l'interrogea encore, afin qu'elle eût tout dit en une fois, puisqu'elle
parlait maintenant sans souffrance ni effort.

--N'avez-vous pas froid? Vous frissonniez, tantôt.

Ils marchèrent.

--Pierre va rentrer: il ne faut pas qu'il voie que j'ai pleuré.

Ils s'en allèrent au bassin d'une source, où Jeanne voulait laver ses
yeux rougis; elle se pencha vers l'eau et tendit les deux bras; mais
elle s'arrêta dans son geste et se redressa, toute rose: elle avait peur
de plonger ses mains dans la fraîcheur de l'eau.

--Aidez-moi, dit-elle.

Des acacias formaient toiture.

Merizette offrit son mouchoir, dont Georges baigna le coin, et, debout
devant elle, il lui mouilla les yeux. Cambrée, le buste en avant, Jeanne
levait le visage. Elle avait fermé les paupières, et, par instants,
remuait les cils où tremblait une goutte; un long fleuve serpenta
jusqu'à ses narines, et, chatouillée, elle les fronçait furieusement en
secouant la tête, comme une jeune chatte dont on agace les oreilles.
Tous deux riaient. Georges se baissait et se relevait tour à tour.

--Vous êtes gentil, dit-elle.

Puis, s'essuyant:

--Est-ce que cela se voit encore?

Elle voulut se promener jusqu'au retour de Pierre. Ils suivaient des
sentiers, les quittaient pour d'autres, passaient, repassaient: leur
double silhouette se perdait entre les bosquets et les taillis, pour
reparaître plus loin. Ils traversèrent les pelouses. Plus de tristesse;
ils s'interrogeaient et répondaient gaîment.

--Racontez-moi donc l'histoire de cette reine des Indes dont vous fîtes
la conquête et dont le mari jaloux...

--Je veux bien, fit Georges... D'abord, et comme en tout récit de
voyages, le roi, que j'avais guéri d'une migraine, me fit premier
ministre. La reine se nommait...

Le couple s'enfonça sous les arbres, dans les chemins tortueux, et le
rire de Jeanne voletait à travers les branches, pareil à une chanson de
fauvette.




DEUXIÈME PARTIE

A DEUX




I

  Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis?

  STENDHAL.


Desreynes s'exaltait dans ce triomphe imprévu; il avait repris son
insouciance et son humour: chaque soir l'endormait heureux. Il trouva
sublime un proverbe espagnol: «Songer à demain, c'est ne pas croire en
Dieu.» Tout lui paraissait logique ou du moins explicable depuis ces
révélations qui venaient de lui dévoiler l'intime caractère de Jeanne.

Mais elle en jugeait autrement et l'expansion d'un jour n'était plus
revenue. Elle ne comprenait pas comment une telle lâcheté avait pu
l'aveulir; elle rougissait devant elle-même de s'être oubliée à ce
point, elle qui faisait sa gloire d'ignorer les faiblesses de femme.
Elle disait avec dégoût: «S'oublier!» Comme si la confiance, l'abandon
de toutes les vanités dans une minute d'émotion, n'étaient pas la joie
suprême permise à nos misères! Une grande honte la tenait, et en même
temps une grande rancune contre elle et surtout contre lui. Elle
estimait avoir commis une faute ridicule, et, comme il arrive toujours,
elle en gardait contre elle moins de colère que contre l'homme qui
l'avait vue: elle croyait s'être avilie devant lui, et ne lui pardonnait
pas.

Elle avait, en lui parlant, de brusques hostilités, de sèches
intonations de dépit, des regards durs. Georges ne s'en blessait point;
même, il s'en réjouissait. «Les choses suivent leur cours: c'est bien.»
Venant d'une nature plus douce, cette irritation l'eût inquiété; ici,
elle le rassurait. Il ne doutait pas que Jeanne ne dût revenir à lui, un
matin de lassitude nouvelle, devant quelque beau paysage; puisqu'elle
avait enfin goûté la paix des larmes, elle voudrait encore en éprouver
le charme consolant, et puisqu'elle avait ouvert devant lui le secret
qu'elle cachait à tous, elle redemanderait la pitié qui presque nous
fait un bonheur de nos tortures elles-mêmes.

La pitié, ce que Jeanne ne voulait pas! Elle avait été un objet de
compassion, elle! Et pour cet homme! Son excès de honte lui donnait un
excès d'orgueil.

Georges, sans pénétrer exactement les subtilités vaniteuses de cette
âme, en comprenait à demi la souffrance: sa sympathie se développait
doucement. Il entourait de soins l'épouse de son ami, se faisait frère,
se faisait soeur. Il voyait la guérison prochaine; il songeait à la vie
de Pierre, il attendait. Mais comme les jours passaient sans rien
amener, il s'intrigua, devint plus assidu, plus caressant encore.

Jeanne était obsédée de le voir prévenir ses moindres fantaisies; ce qui
l'eût séduite en d'autres temps la révoltait comme une insulte, à cause
de la raison qu'elle devinait à ces bontés. La galanterie l'eût charmée,
l'affection la froissait. Et plus l'ancienne animosité de Georges s'en
allait mourante, plus la sienne grandissait. A ses pieds, il l'avait
vue, humiliée et pleurant! Elle l'aurait battu, pour sa tendresse.
Certes, elle aimait mieux la lutte des premiers jours.

Elle se souvenait bien, pourtant, d'avoir été presque heureuse, ce
matin-là. Du bonheur à ce prix, non, non, elle n'en voulait plus!

Georges, soit qu'il eût enfin un soupçon de la vérité, soit qu'il fût
las de ses efforts inutiles, se remit à plus de réserve. Jeanne en fut
soulagée; mais la vie, maintenant, lui apparaissait, avec cet hôte,
aussi banale qu'auparavant. Pour se distraire, elle inventa de donner un
dernier bal, et l'amour de cette idée nouvelle dispersa aussitôt sa
pensée et occupa toute sa tête.

Desreynes s'en allait parfois en compagnie de son ami, qu'il suivait aux
ateliers, et c'était alors une délicieuse matinée. Georges appelait
cette fête le jeudi de sortie: c'était congé! Auprès de Jeanne, il avait
le devoir et la tâche.

La dame se calmait.

Peu à peu, sa colère d'oiseau s'était transformée en un ardent besoin de
revanche, qui devenait de plus en plus pressant. Cette pensée remontait
en elle comme un liège qu'on plonge et qui surnage toujours, et
l'obsession ne laissait pas de lui être infiniment sympathique. Elle
s'habitua si bien à cette idée, que la réalisation lui en apparut
bientôt comme un devoir. Sa raison de tacticienne se réveilla dans ce
désir qui la hantait. Elle s'en voulut d'avoir négligé si longtemps son
rôle de conquérante, et, à dater de cet instant, regarda Georges sans
courroux: elle l'étudiait du coin de l'oeil, dans la convoitise
vaguement désintéressée d'un chien de chasse qui guette le gibier mais
ne le mangerait pas. Voulait-elle un amant? Non, rien qu'un triomphe! Il
ne la séduisait plus, d'ailleurs, depuis qu'il l'avait moralement
possédée. Elle se demanda si l'on garderait autant de honte devant
l'homme à qui on a livré son corps: elle répondait non.

--Il faudra bien qu'il y vienne! Je veux.

Une semaine était perdue, cependant.

Mais elle eut une joie subite, lorsqu'en réfléchissant davantage elle
s'aperçut que son pouvoir avait grandi par sa faiblesse d'une heure: que
son abandon de nature avait mieux préparé la victime que toutes les
sciences de la coquetterie; et qu'elle tenait cet homme en sa main,
perdu désormais dans une confiance aveugle. N'importe! elle ne
pardonnait pas encore tout à fait.

Un peu d'humiliation la chagrinait aussi d'avoir acquis un résultat de
hasard, et dans lequel sa volonté n'avait tenu qu'un rôle pitoyable:
elle eût préféré ne rien devoir qu'à ses complots. Mais puisque la place
était reprise, tant mieux enfin!

--Ah! nous sommes bien fortes, puisque nous n'avons, pour vaincre, qu'à
nous montrer telles que nous sommes!

Elle croyait à la supériorité de son sexe, et pourtant n'estimait pas
les autres femmes. Elle les trouvait sottes, et se reconnaissait du
génie: lequel? Du génie, simplement. En défendant le sexe, c'est elle
seule qu'elle défendait. A peine admirait-elle dans l'histoire quelques
rares personnalités féminines: Cléopâtre, Thaïs, Catherine; elle
n'aimait que les implacables et n'hésitait guère à se sentir la filleule
des grandes reines. Elle s'enthousiasmait de vieilles conspirations
ourdies par de savantes mains aux ongles roses, et rien ne la révoltait
comme d'entendre dire que les femmes sont des êtres irréfléchis et
spontanés, guidés bien moins par leur raison que par l'imprévu de leurs
bons ou mauvais sentiments. Ses lectures favorites l'entretenaient dans
cette foi; les livres l'avaient abecquée de fausse sagesse, et, avec sa
petite ténacité de tourterelle têtue, sa mignonne logique, sa volonté
froide, elle s'acheminait vers une croissante sécheresse d'âme,
momifiant son coeur: tel lui apparaissait l'idéal de la femme royalisée;
telle elle prétendait être, et à force d'y croire, elle l'était presque
devenue.

Desreynes ne savait pas que le mal fût si grave: il avait connu des
femmes plus banales et il jugeait celle-ci semblable à toutes les
siennes.

Aussi n'eut-il point d'étonnement quand Jeanne reprit avec lui cette
douceur affectueuse qu'il espérait; il s'expliqua son retour par une
évolution normale de sa féminité: ne l'avait-il pas admirablement prévu?
Il se félicita d'avoir laissé la belle amie plus seule avec elle-même,
et se loua d'une discrétion grâce à laquelle disparaissaient par degrés
les derniers restes de fausse honte.

Jeanne fut exquise, en effet.

Elle eut soin de ne plus rappeler sa confidence désolée, dans la crainte
de n'être pas assez forte pour dissimuler pleinement l'impression
toujours un peu rageuse qu'elle en gardait; Georges eut aussi le tact de
n'y faire aucune allusion, si sympathique qu'elle fût: il attendait qu'à
cela aussi elle revînt d'elle-même. Romance étrange, où le chevalier
avait une attitude féminine, et la dame un rôle viril.

Elle le vit clairement et en fut très fière.

Cette constatation lui rendit un peu d'indulgence et quelque pardon pour
le témoin de sa courte faiblesse; son jeu de séduction en devint
aussitôt plus facile.

Elle se montrait affable, vive, changeante, pleine de soins délicats,
et, ne voulant pas être femme, faisait la femme. Georges s'y méprit. Et
qu'elle était féline et captivante ainsi!

Chaque jour, ils recommençaient leurs promenades à travers le hasard;
Jeanne admirait des paysages, pour être poétique, et sans trop d'effort,
car elle éprouvait devant le beau une impression confuse, plus proche de
la sensation que du sentiment, mais réelle.

Elle se jetait dans de subites gaietés, rencontrait des mots piquants,
s'alanguissait en de sereines émotions, et reprenait son rire, tout à
coup.

--Vous êtes bien femme, lui dit Georges, un jour.

Ce mot faillit amener un désastre. Jeanne dissimula son humeur, mal;
mais elle se consola bientôt et finit même par s'amuser de cette phrase,
qui ne prouvait, en somme, que la perfection de sa comédie.

Elle était en ceci dupe de sa vanité; car elle mettait dans son
personnage moins d'étude qu'elle ne pensait: sa jeunesse et sa futilité
éclataient malgré tout et crevaient ce masque de futilité même qu'elle
avait voulu prendre.

Triste vie! Elle y trouvait un charme incessant.

Parfois, lorsque Georges se levait tard, elle venait frapper à sa
fenêtre, et le raillait.

Il prit des habitudes plus matineuses; souvent il fut debout avant
qu'elle descendît. Il sellait un cheval et suivait Pierre, ou tous deux
s'en allaient à pied. Alors, outre la joie intime de ces courses, il
prenait plaisir à se savoir désiré, à la savoir vexée un peu, et
s'amusait de coquetterie ainsi qu'avec une maîtresse. Contraint par sa
nature, il avait entrepris cette conversion comme une conquête d'amour
et catéchisait en abbé Louis XV.

Jeanne, dans le dépit que lui donnaient ces fugues, redoublait d'aisance
et d'amabilité.

A propos de tout elle questionnait et se faisait instruire. Elle avait
lu qu'il est doux d'enseigner, et voulait donner cette douceur à la
vanité de son ami, sachant bien que rien n'est plus reconnaissant que
notre vanité. Aussi voulait-elle, en prenant la science et les idées du
maître, l'attacher à elle comme l'auteur s'attache à son oeuvre.

Georges savait parfois; Jeanne écoutait souvent. Elle devinait plutôt
qu'elle ne comprenait les choses supérieures, avec cet art qu'ont les
femmes de s'insinuer dans les yeux d'un homme qui leur parle et en qui
elles croient, de voir en ses regards afin de voir par eux, et de
pénétrer, non pas la vérité elle-même, mais l'opinion qu'en a leur
interlocuteur: elles savent saisir votre pensée si vite qu'elles ont eu
le temps de la dire avant vous: génie d'assimilation, de substitution
même, qui est la plus réelle intelligence de l'autre sexe.

Ils s'occupèrent longuement des préparatifs de ce grand bal. Ils
discutaient l'ornementation des jardins et des salles, traçaient des
plans, prenaient des notes, et s'égayaient à imaginer d'irréalisables
décors.

Quand ils marchaient dans la campagne, Jeanne s'appuyait à son bras, et
inclinait son torse vers la gauche pour qu'il la sentît de bien près. Au
bout des silences, elle levait son visage joli, et le regardait avec un
sourire lent qui se déroulait, tout rouge, sur la blancheur humide de
l'émail; ses belles dents luisaient.

--Nous sommes bons amis, maintenant, n'est-ce pas? disait-elle.

Elle avançait sa main jusqu'à celle du jeune homme, et jouait des doigts
dans ses doigts.

--Combien avez-vous laissé de maîtresses à Paris?

Elle voulait attiser son imagination par des souvenirs d'amour, mais
Desreynes demeurait, sur ce point, d'une réserve britannique.

--Voilà quatre semaines bientôt qu'elles vous attendent: ne vous
manquent-elles pas?

--Insinuez-vous qu'il soit temps que je parte?

--Oh, cher!

Sa parole se faisait tendre alors comme un baiser, et son bras pesait
plus lourdement.

Lorsque Pierre était là, elle se mettait entre eux: elle les appelait:
«Mes enfants.» Elle avait des joies folles et s'accrochait à leurs
manches pour sauter des mètres de cailloux ou de sable. Ces promenades à
trois l'amusaient, car sa perversité y trouvait un piment nouveau, mais
elle préférait leur solitude à deux, qui la laissait plus libre.

Ils se mirent ensemble à préparer les cartes d'invitation: au passage de
chaque nom, Jeanne faisait du personnage une peinture rapide et qui
toujours était moqueuse, souvent cruelle.

--Le baron Nigault de Valtors, mon amoureux, homme de cheval et de
devises: sait par coeur la généalogie et le blason des Arsemar, pour me
flatter. Je l'appelle baron Nigault, son vrai nom, ce qui le met en
rage.

--Il vous aime?

--Le demandez-vous? Il le dit.

--Et vous l'aimez?

--Il est trop nul!

La vertu était médiocre; Georges hocha la tête.

--Vous savez bien que je n'aime que vous, fit Jeanne.

Elle rougit malgré elle, à cette phrase, et remua vivement ses papiers.
Toujours baissée, elle ajouta: «Et vous?» Desreynes, assez gêné,
répondit:

--Mais comment donc? Je vous adore. Est-ce que je n'aime pas toutes les
femmes?

--M. le substitut Perrenet... Rien de commun avec le peintre.

Elle fit une pause

--Mon compatriote: parle de ses affaires, admire ses réquisitoires et
ses favoris, fait des phrases myriapodes qui mettent leur mille pieds
dans les plats, cherche un beau mariage et le trouvera: un imbécile,
avenir sûr.

--J'en connais mille.

--Madame la sous-préfète, la Parisienne de l'arrondissement, ma rivale
blonde: homme et sans maîtresse, c'est elle que je prendrais.

--Est-elle donc à prendre?

--Naïf! Nous sommes toutes...

--Parbleu! On voit bien que vous n'avez jamais essayé.

--Si nous essayions, messieurs, nous réussirions mieux que vous; les
femmes savent seules que nulle n'est inviolable: il ne faut que choisir
la phrase et la minute: vous vous y entendez fort mal.

--Qui vous l'a dit?

--Nous devinons, nous autres. Voulez-vous que je vous dise le secret de
don Juan? Il est femme...

--Vous êtes dure pour lui.

--M. Pancelat, receveur des domaines, un druide: pontife, augure,
nullité, vit retiré dans une grande barbe; un front superbe: sa large
tête hydrocéphalique est une loupe où se grossit la bêtise des autres.
On raconte qu'il avait mis au fond de son chapeau: «_Ex libris_,
Pancelat.» Très recherché d'ailleurs.

Ils poursuivirent: la journée se passa dans ce travail.

Le surlendemain amena la visite du baron de Valtors, qui apportait ses
remerciements et l'assurance de sa gratitude pour l'honneur, etc.

Ragot, les jambes torses, les yeux gros, la moustache rouge et
retroussée; ses quarante ans l'arrondissaient. Il salua Desreynes avec
empressement, et lui tendit la main; il parla de la capitale, du sport
et des théâtres; il citait des noms dans un sourire et faisait
l'entendu, puis contemplait Mme d'Arsemar avec une langueur qui lui
voilait les yeux.

Georges s'en amusa infiniment et l'aida à être sot. Il pensait remplir
ainsi un devoir d'ange gardien, protecteur du foyer, mais il s'y donna
trop de plaisir. Jeanne se pâmait. Le succès excita le Parisien, qui fut
brillant d'esprit. Le petit baron rivalisait et trouvait d'inénarrables
platitudes. Il discuta peinture: Delaroche avait de la couleur et
dessinait peu; mais, en revanche, quelle extraordinaire perfection dans
la ligne de Raphaël, et quel dommage qu'il eût une palette si terne! Il
préférait David: il lui compara M. Moulin, professeur au lycée, un
incomparable talent: «Il a des embus si délicats!... On voit la toile à
travers la couleur, monsieur!» Georges approuvait. Le gentilhomme cita
des vers de l'abbé Delille, en regardant la comtesse. Il terminait ses
admirations par un: «Il n'y a pas à dire!» Il demanda à Desreynes s'il
était, en calembour, de l'école intentionniste. Il parla de ses travaux
et de ses études; il venait de découvrir une singulière coïncidence: un
voyageur français, au XVIIIe siècle, introduisit à Bourbon la culture
des arbres à épices: il se nommait Poivre!

Le baron voyait là un exemple de la prédestination de certains hommes.
Puis il conta des anecdotes et fit des mots. Le rire qu'il excitait le
grisa à son tour: il passa une délicieuse journée. Une inquiétude le
tracassait pourtant, et Georges lui parut un rival dangereux. Un instant
qu'il put être seul auprès de Jeanne, il l'appela: «Cruelle!» et lui
saisit la main. Elle se dégagea sans colère, vivement. Georges avait vu,
mais la figure de la jeune femme, pourpre d'un rire étouffé, le rassura;
il voulut néanmoins se venger de l'audace, et replaça le baron sur ses
textes favoris d'éloquence. Le causeur devint sublime. Enfin, il
déclara, en manière de compliment, que rien n'était tel, pour une nature
comme la sienne, qu'une semblable après-midi, entre un homme d'esprit et
une jolie femme. Puis il se retira, content de lui, sûr de sa double
conquête, et salua du haut de son cheval.

Jeanne était pleine de joie; elle possédait le Parisien rêvé autrefois
dans l'hôte inconnu: elle aurait voulu que Georges restât toujours
ainsi. Quelles heures! Elles lui semblaient d'autant plus charmantes que
tout n'avait qu'un fond de malice et de mépris. Elle ne regretta pas
d'avoir été aperçue quand le baron lui pressait la main: ce n'était là
qu'un thème de plus à tant d'hilarités, et telle sottise ne saurait
compromettre une femme aux yeux d'un galant homme. Elle imagina pourtant
d'en paraître inquiétée, et s'excusa, se défendit, afin d'être crue un
peu coupable, et d'éveiller, s'il était possible, quelque vague
jalousie.

Le soir venait. Le couple gravit l'un des coteaux voisins; et, dans la
sérénité du couchant, Jeanne, déjà conquise par sa jeune gaîté, acheva
presque d'oublier la rancune. A force de prévenances et d'affectueuses
mimiques, elle touchait le point de se leurrer elle-même, et déjà
croyait porter à Georges une véritable sympathie, troublée pour une
semaine par un malentendu. En une heure son hostilité s'effaça comme en
plusieurs jours de patience, et avant que le soleil fût tombé dans la
courbe de l'horizon, elle se reprocha d'avoir conservé trop longtemps
une colère qui la diminuait dans sa propre estime, comme un nouveau
témoignage de faiblesse.

Le soir était superbe: le fleuve se déroulait en ruban de moire bleue
sur des peluches aux tons chauds, encadrées dans la gaze des brumes; une
paix infinie embellissait le monde. Au pied de la colline, le Merizet,
dans le fouillis des frondaisons, faisait un nid rose et doré. Les
passereaux se couchaient en piaillant; et d'en haut, on voyait les
feuilles trembler, comme vivantes.

Georges sentit qu'il aimait cette patrie; il connaissait maintenant les
arbres et les sentes, les rochers et les coteaux, toutes les voix et
tous les cris. Ce coin de terre, où tant d'émotions l'avaient secoué
pour finir peu à peu dans une adoucissante espérance, ce bois où une
femme avait pleuré, cette fraîche maison où l'attachait un devoir de
vertu, toutes ces choses lui semblaient une intime partie de son
existence et de son coeur.

Jeanne, qui tenait son bras, lui parut vraiment belle, et pour la
première fois, dans ce calme, en redescendant vers la plaine, une sorte
de naissante union se fit entre ces deux âmes, trop semblables pour
l'amour, trop dissemblables pour l'estime.

La nuit roula et s'élargit sur les quatre horizons; alors la lune,
presque pleine, brilla, blonde d'abord, puis toute blanche.

Et quand Desreynes fut seul dans sa charnière, les mains jointes sous la
nuque et presque dressé sur son lit, il se ressouvint d'avoir vu déjà
l'ombre des feuilles tourner sur les rideaux de sa fenêtre, dans une
nuit semblable, mais combien triste, celle-là!

Il pensa comprendre que son imagination l'avait tout d'abord entraîné à
un pessimisme excusable, mais quelque peu ridicule; et, revenant à
l'heure présente, il sourit. Quel changement, en effet! La sympathie
après la haine, la confiance après les frayeurs! Il avait tourné comme
faisait la lune.

--Femme que je suis!

Sur cette insolence, il s'endormit très heureux.




II

  Ils n'estoient ny amis l'un de l'autre, ny amis à eulx-mêmes.

  MONTAIGNE.


Mme d'Arsemar avait la voix fort belle, et la musique était à peu près
sa seule passion sincère. Au piano, devant ces pages tachées de points
noirs et coupées de lignes, elle reprenait vraiment son âme féminine, et
savourait l'unique jouissance, encore profonde, qui demeurât possible à
cette désorientée: souvent elle s'enfermait chez elle pour jouer ses
mélodies favorites; elle oubliait et s'abandonnait; c'était comme une
régénération: elle en sortait naturelle et meilleure: pour peu de temps.

En cet art seul aussi elle avait avec Pierre une vibration commune:
Rubinstein, Beethoven, Berlioz, Wagner étaient leurs auteurs préférés;
Chopin par-dessus tous. Ils passaient, le soir, de longues heures à
chanter. Desreynes tournait les pages: il avait de longtemps appris ce
rôle nécessaire à ses bonnes fortunes, et personne ne savait mieux que
lui cambrer les reins au rebord d'un piano, poser le coude sur la
tablette, et sourire d'approbation. Au fond, il n'avait de la musique
qu'une demi-compréhension, ne le cachait point, et se permettait même un
peu de dédain pour la mélomanie affectée de notre siècle. Il disait, en
se levant de table:

--N'allons-nous pas verser quelque bon flot de mélodie?

Merizette le battait, indignée de l'irréligion.

--Notre époque a inventé ce culte: c'est un plaisir de névropathes.

Il insistait:

--Que la musique soit le premier des arts sensitifs, je le veux bien,
mais c'est le dernier des arts intellectuels. La double preuve, c'est
qu'il est le mieux compris des femmes.

Et Jeanne le battait encore, pour défendre son sexe. Elle le poursuivait
à travers le salon, et leurs courses bousculaient les sièges.

--Voilà comment j'aime le bruit, criait Georges, celui-là ne veut rien
prouver. Fi de vos compositeurs qui font rouler le char du rêve sur le
pavé des bonnes intentions!...

Jeanne effleurait les touches du bout des doigts, et Pierre, assis à
côté d'elle, posait la main sur son épaule.

La musique le plongeait dans des rêveries proches de l'extase; Georges
restait debout, et certaines phrases l'enveloppaient de charme.

--Je ne peux pas entendre jusqu'au bout! La musique n'est pour moi qu'un
tremplin sur le songe, la soeur du vin! J'écoute, et je crois écouter:
je me réveille très loin; la musique me rendrait poète ou philosophe;
musicien, jamais!

Le pire malheur de Pierre serait la surdité.

--Plutôt sourd qu'aveugle, répliquait Georges. Une cloche se fêle, un
poulet piaule, des pincettes tombent: quelle volupté cela donne-t-il? La
joie des yeux est incessante, pour qui sait voir. C'est par une
injustice, que l'art musical accapare ce superbe mot d'harmonie: la
vraie, la grande, la constante harmonie, c'est celle de la lumière; elle
seule assouplit et unit tout.

--Taisez-vous donc et tournez les pages, fit Merizette.

Ces soirées musicales se prolongeaient fort tard.

Jeanne avait des élans de passion, de grands cris, des langueurs, des
ivresses, et dans l'émotion du chant, une rougeur teignait ses belles
joues; ses yeux brillaient d'un éclat noir. Souvent elle les levait sur
Georges, qui, fixe, la regardait; elle lui souriait alors, et baissait
ses paupières avec lenteur. Desreynes en fut parfois remué: Jeanne le
devinait.

--Quel est votre idéal de la femme?

--Faible et douce; qu'elle saute et chante comme un oiseau.

Elle vit un compliment dans cette phrase: tel était pourtant le
contraire de sa nature; mais l'admiration de soi-même se contente
aisément de tout.

La comtesse parlait à fréquentes reprises de sa toilette de bal, mais
n'en voulait pas détailler le secret: une surprise! Elle avait inventé
cela, et le baron en resterait fou.

Le jour de la grande fête approchait.

Une après-midi, comme Georges errait dans la bibliothèque à chercher
quelque livre, Jeanne entra.

--Voilà mes amis, dit-elle, quand vous n'êtes pas chez nous.

Elle montrait les rayons où les volumes s'alignaient par milliers.

--Pierre a hérité cela de son oncle, un vieux célibataire, très grave et
très léger... Il y a là des choses...

--Des romans?

--Je les évite: ce sont des envahisseurs; les lire, c'est remplacer sa
propre vie par celle des autres, et je me parais encore trop jeune pour
cela... bien que je m'ennuie à mes heures. J'aime mieux l'histoire, les
sciences, ce qui fait réfléchir sur soi-même... Je suis une drôle de
femme, n'est-ce pas? D'ailleurs...

Elle s'arrêta, puis, d'un geste décidé, prenant Georges par la main,
l'emmena.

--Venez voir!

La salle était vaste et sévère; dans un coin, se dressait un meuble
antique, en chêne sculpté.

Jeanne s'appuya sur le bras du jeune homme, et se pencha vers son
oreille.

--L'oncle était un damné libertin; là, c'est l'enfer!

Georges recula, jouant la terreur; puis, il se rapprocha du meuble avec
prudence et feignit de vouloir en forcer la serrure.

--C'est solide! Mais si vous me juriez le secret...

--Vous savez?

--Je sais où est la clef.

--Vous ne l'avez jamais prise?

--Peut-être...

--Vous êtes une curieuse, et les nobles dames ne doivent...

--Les nobles dames! Tout pour vous, n'est-ce pas? Et vous vous étonnez
qu'on se révolte un peu?

Son attitude contrastait avec ses paroles, car elle baissait le front.
Les femmes ont-elles jamais un air plus chaste qu'à l'heure où elles
renoncent la chasteté? Ses grands cils faisaient une ombre sur le bord
de ses joues qui venaient de rosir, et ses paupières paraissaient plus
blanches. Elle ressemblait à une vierge qu'on trouble, et plus
troublante par cela même, elle attendait.

--Mais enfin, qu'avez-vous là dedans?

--Oh, je n'ai pas compris toujours...

--Des gravures aussi?

--Il y en a dont on croit qu'elles vous révolteraient. On nous laisse
bien ignorantes, nous autres, même quand nous sommes mariées...

Certaines femmes vertueuses ont, pour parler de la volupté, des termes
répugnés et presque répugnants, qui prouvent que le mariage ne leur a
révélé que les dégoûts: Jeanne n'était point de celles-là, bien que sa
curiosité anxieuse en fût encore à lui promettre la fin d'un rêve
commencé...

Elle s'exprimait languissamment.

Georges cherchait la cause d'une si étrange confidence. En d'autres
temps, il l'eût prise pour une invitation à tout oser: il la conçut un
instant, cette idée d'une provocation galante, mais il la repoussa,
honteux de l'avoir eue.

--Vous ne direz rien à Pierre, n'est-ce pas?

--Si vous me promettez de ne plus...

--Promettre, non!

--Je ferai cacher la clef si bien...

--J'en ai l'empreinte!

--J'emporterai les...

--J'ai tout lu!

Elle éclata de rire.

--Soyez gentil. Voudriez-vous trahir ma confiance? Je m'ennuie quand je
suis seule. Laissez-moi mes livres.

--Pourquoi choisir ceux-là?

Elle pencha la tête et dit: «Cela dépend des jours.»

Elle le caressait de la main, avec des mines d'enfant.

--Je suis une fille d'Ève, je voudrais savoir. Ai-je donc si mal agi?
D'autres le feraient et n'en causeraient pas.

Elle ajoutait encore:

--Je me suis déjà tant confessée à vous, ami! Vous savez des misères que
tout le monde ignore. Et puis, le plus grand charme des secrets, c'est
de les dire.

Au fond, Jeanne redoutait peu la trahison de Georges, mais elle feignait
d'y croire. Elle n'ignorait pas combien le jeune homme hésiterait à
instruire Arsemar d'une telle curiosité, et au lieu de crainte, elle ne
trouvait là que le plaisir d'un hypothétique péril, et la joie d'avoir
introduit dans leur liaison un sujet nouveau de complicité. Elle avait,
d'ailleurs, parlé sans préméditation, dans l'entraînement d'une
invention subite, par bravade, mais elle se loua de cette forfanterie
comme d'une combinaison machiavélique. Elle ne réfléchit pas qu'une
semblable révélation pouvait secouer Desreynes dans sa quiétude, et
arrêter une conquête qu'elle jugeait si bien commencée.

Georges garda de cet aveu une contrainte douloureuse; il sentait un
obscur danger; mais il redoutait de revenir aux soucis déjà anciens, à
la méfiance des premiers jours, et de renoncer au calme dans lequel il
s'abandonnait. Il éprouva la lassitude d'un homme qui, à la nuit
tombante, s'aperçoit qu'il s'est trompé de route et se désole de
rebrousser sur tous ses pas. Il avait fait avec amour cette route
progressive dans la paix, et l'idée de la quitter le rendait lâche. La
confidence de Jeanne l'occupa jusqu'au soir, et jusqu'au soir il fit
effort pour l'oublier. Expérimenté par ses premières terreurs si vaines
et si folles, il jugea que le mal, en somme, n'était pas grand, et que
cette femme avait pu sans crime céder à une tentation bien explicable,
et qu'il fallait tenir compte de toutes les excuses, pour se faire une
raison...

Il demanda à Pierre la clef du meuble en chêne, et, afin d'en visiter le
contenu, s'enferma dans la bibliothèque.

Une centaine de livres étaient là, de toutes sortes.

Il rencontra les bouffonneries de Scarron à côté des poèmes galants de
la régence: de fines épigrammes à côté des lourdes gravelures de la
Révolution; Baudelaire coudoyait les marquis de Sade et d'Argens, et la
Fontaine s'appuyait à Musset; Mirabeau entre Glatigny et Monnier; Balzac
entre Diderot et l'Arétin; Restif de la Bretonne auprès du Meursius;
l'infini culte de Priape, ancien, moderne, de tous les temps, le Musée
secret de Naples et tout le Parnasse satirique, puis un débordement de
modernités bruxelloises.

Les cartons contenaient des reproductions de Boucher, Watteau, Coypel,
Rubens, Kaulbach, Le Poittevin, Courbet, vingt autres, et de
fantastiques albums japonais, et une collection des merveilleuses
eaux-fortes de Rops.

Desreynes, en tournant les feuilles, se rappela qu'une femme les avait
tenues et s'était attardée dans leur contemplation: ce souvenir le
troubla pendant quelques minutes, et le ravit: mais soudain il en rougit
comme s'il eût avoué tout haut quelque infamie.

Alors, il entendit dans le couloir un pas léger qui approchait, et le
bouton de la porte tourna: en vain; il tourna une seconde fois, avec
plus de force.

--Cachottier, dit la voix.

Puis, les pas légers s'éloignèrent dans le corridor, et se perdirent.

Georges conserva la clef du meuble, et Jeanne l'en railla.

Il s'excusait: «Ne croyez pas que j'agisse de la sorte pour le malin
plaisir de vous taquiner; certaines choses ne sont pas faites pour les
femmes; ce qui est sans danger pour nous devient périlleux pour des
imaginations trop sensibles.»

Puis, il moralisa: à quoi bon connaître le mal? La sensualité n'est que
la consolation de ceux qui n'ont pas d'amour, et le vide qu'elle laisse
est plus terrible que celui qu'elle a voulu combler.

Merizette écoutait avec une bienveillance docile, un peu narquoise; elle
lui demandait s'il avait toujours pensé ainsi.

Ces conversations la chatouillaient par leur côté scabreux; elle
s'enchantait aussi de cette aventure, parce que Georges y avait donné un
encourageant témoignage de sa faiblesse. Il n'avait rien dit, rien fait;
il pactisait donc avec sa conscience, et se tenait pour satisfait par
une demi-mesure de prudence. Jeanne, avec son flair féminin, plus
qu'avec sa logique, avait déjà deviné en lui une nature passive malgré
l'orgueil, et soumise aux influences autant que révoltée aux ordres; ce
dernier événement la confirma dans son appréciation et acheva en même
temps d'effacer toute trace de vieille rancune.

Elle estima d'ailleurs qu'il y avait dans la conduite de Georges une
preuve de sympathie pour elle, et se persuada qu'il aurait agi avec
moins d'indulgence, aux premiers temps de son séjour. Elle sentait bien
qu'il la voyait plus aimable et plus jolie, inconsciemment obsédé par la
séduction d'un compagnonnage de chaque heure, enveloppé d'un charme
inéluctable, pénétré. Elle le sentait.

Les femmes, qui ne règnent que par l'amour, se réjouissent de tout ce
qui leur apporte une preuve de cette puissance éphémère, et n'aiment
rien tant que de bouleverser par elle l'ordre régulier des choses: aussi
sauront-elles gré à un sot qui, par amour, gagnerait de l'esprit, et à
un homme de mérite qui paraîtrait sot.

Georges s'amollissait au milieu de ses propres sermons; et Jeanne, pour
l'affadir davantage, le ramenait à ses prêches, sachant qu'il n'était
pas de ceux qui s'exaltent dans la constance d'une pensée; elle le
voyait descendre et lutter de raison pour composer ce que le sentiment
seul aurait dû lui dicter.

Elle le nommait dévotement: «Mon père.» Elle lui demanda en riant si la
mémoire de ses maîtresses ne le poursuivait pas, et comment il pouvait
s'assouplir à ses récentes vertus d'anachorète.

--N'allez pas au moins faire la cour à ma femme de chambre: elle est
mignonne.

Georges revint à la bibliothèque et s'y enferma; Merizette l'en
plaisantait: aisément, car elle ressentit une sorte de sincère
répugnance pour cette curiosité presque honteuse, mais sans imaginer
qu'elle dût se mépriser du même coup.

Et, jour par jour, Georges sembla devenir triste.

Il éprouvait une langueur indéfinie, qu'il attribua à la dernière
révélation de Jeanne, et se reprocha d'attacher tant d'importance à cet
enfantillage. Les journées lui paraissaient sans terme. Un besoin de
changement l'appelait-il déjà? Il examinait les arbres d'un air ennuyé;
lorsque Jeanne était à son bras, il l'oubliait ou la regardait trop.
Pourquoi donc? Il tomba dans de longs silences, qui n'étaient remplis
d'aucune pensée intérieure; il répondait par des monosyllabes étonnés.
En vain, la jeune femme développait mille grâces: il semblait ne lui
donner qu'avec effort un sourire complaisant et distrait. Ces
prostrations le prenaient même parfois en compagnie de Pierre. Il crut
qu'une décadence intellectuelle commençait pour lui.

--Ah, je suis bien fini!

Il se déclara que cette vie nouvelle lui avait un instant rendu quelque
santé, mais qu'il ne se trompait guère, lorsqu'en quittant Paris il
disait «trop tard» à la guérison.

--Qu'est-ce que tu as donc, mon pauvre Georges? demandait Arsemar.

--Rien.

Jeanne prit compassion de cet état; elle voulut occuper leur hôte et le
distraire de lui-même. Oui, compassion, vraiment: c'était une revanche.

Elle se mit, avec Desreynes, à préparer les salles pour le soir de la
fête. Elle le chargeait, le pressait, le forçait à courir: la maison
tout entière roula dans un chaos; Jeanne découvrit des nids de
poussière, et s'irrita contre ses gens; les domestiques affairés
passaient en grande hâte; les salons, grandis par leur nudité, peuplés
de sièges en droit ordre, se faisaient plus sonores, et dans l'embrasure
des fenêtres une flore verdoyante montait.

La serre fut parée.

Jeanne s'en réserva la décoration; Georges suivait la jeune femme, un
peu amusé par tant de trouble; même, quelques gaîtés le secouèrent dans
sa torpeur.

Merizette voltigeait autour de lui, dans son peignoir clair.

Elle affectionnait ce costume presque antique, simple et beau dans ses
longues lignes qui s'assouplissent aux rondeurs du corps, si chaste et
si troublant tout ensemble, où la femme se perd et se modèle tour à
tour, qui la rend invisible parfois, et parfois la révèle plus que nue
en la dessinant de caresses.

Jeanne, souple, vive, la taille fière et sans corset, les cheveux un peu
dépeignés, sautait sur la pointe de ses fins souliers, avec des
légèretés de pinson, et ses manches assez larges s'envolaient comme des
ailes.

Georges se plaisait à la voir, et s'y attardait: il admira la plastique
régularité de ses formes, et, pour la première fois peut-être, puisa
dans cette contemplation une captivante jouissance d'artiste. Rien de
plus, pensait-il, et pourtant il faillit se reprocher cette attention
physique: l'épouse de Pierre ne devait-elle pas demeurer dans une brume
de sanctuaire, dans une demi-abstraction religieuse? Par un contraste de
sa propre nature et de sa vie, il l'avait rêvée impondérable, faite
d'éther ou de fumée, comme la conception d'un dieu; il l'aurait voulue
au-dessus de l'attaque et du soupçon.

Il s'étonna presque de lui reconnaître tout d'un coup, et d'une façon si
précise, une grâce si séduisante de femme. Jeanne se multipliait autour
de lui; elle était partout, courait, revenait sur ses pas; il la voyait
au sommet d'une échelle, puis à terre; en passant, elle lui fouettait
les jambes, de sa jupe; il se retournait, et l'apercevait juchée sur
quelque haut gradin, et comme suspendue dans les branches. Cette
vitalité le rajeunissait. Il s'offrait, à regarder Jeanne, le plaisir
des vieillards qui contemplent les enfants; avec un charme de plus.

--Mais venez donc m'aider, paresseux! Je ne suis pas solide!

Debout sur une chaise en bois dont les pieds mal équilibrés
s'enfonçaient dans le sable, la châtelaine, les bras levés, accrochait
une lanterne chinoise dans les rameaux d'un oranger. Desreynes
s'approcha et contint le dossier du siège. Les pans de la robe
effleuraient son visage; une tiède odeur d'iris nageait dans les plis de
l'étoffe, et contre son épaule, Georges sentait un contact de chair.
Merizette, du bout de la main gauche, s'appuyait sur la tête du jeune
homme: elle se haussait: chaque mouvement les déséquilibrait tous deux
et les froissait l'un contre l'autre. La besogne était longue,
paraît-il; Georges regardait le sol.

--C'est loin, soutenez-moi!

Il tendit le bras pour l'aider, mais la chaise fit bascule: Jeanne
poussa un cri, tomba à la renverse, pliée en deux; vivement, il la
saisit: elle était sur son épaule, les reins cambrés contre son cou;
mais avant qu'il pût la déposer à terre, elle s'était déjà redressée,
d'un bond, arrachait de sa hanche, avec un geste de colère, la main qui
l'avait prise, dardait une menace dans les yeux de Desreynes, et, rouge,
s'enfuyait.




III

  Tous les hommes se haïssent naturellement.

  PASCAL.


Georges resta stupéfait; les ongles de la jeune femme avaient déchiré sa
main; il était sûr de n'avoir rien fait qui la dût révolter, et ne
s'expliquait pas qu'une simple maladresse l'indignât aussi fort.

Il pensa l'avoir serrée trop étroitement, et attribua à la pudeur cette
colère soudaine et cette fuite.

Jusqu'au soir, Jeanne l'évita; mais après la veillée elle s'approcha de
lui:

--Pardon, dit-elle à voix basse.

Il comprenait mal; pourtant, il demeura satisfait de reconnaître en elle
une chasteté si scrupuleuse, et dont il ne la croyait point capable.
Mais, ce mot de pardon?--Elle a senti combien sa crainte était déplacée,
offensante même, et s'en excuse.

Au lendemain, Jeanne rougit en le voyant, et reprit son allure
ordinaire.

C'était le jour du bal; les deux amis laissèrent la petite comtesse aux
soucis de toilette, et sortirent.

--Tu ne sais pas, dit Pierre... mais tu me promettras le secret? Je
prépare sournoisement notre retour à Paris; je laisse à Berthaud la
direction des affaires: c'est un garçon sérieux et entendu... Elle va
être si heureuse! Ne lui raconte rien; je suis égoïste, moi, et je veux
me réserver la joie de porter les bonnes nouvelles.

Les premiers lilas fleurissaient; Pierre et Georges marchèrent
longtemps.

Ils s'arrêtèrent au bord des brandes, parmi l'avalanche des roches qui
se poussent vers le fleuve, sinueux et fou dans cet endroit. Tous deux
aimaient ce coin sauvage, noir, peuplé de ronces et de genêts, et
qu'assourdit la rauque brusquerie des eaux.

--Voilà que je préfère à notre bal, mon Georges.

Étendus sur un pan de mousses, ils se perdaient en de vagues causeries
sans suite, regardant tour à tour le ciel bleu et la rivière blanche.
Subitement, Pierre se dressa, sauta sur Georges, le saisit aux épaules,
l'enleva de terre et plaqua sur le sol un violent coup de talon: à la
place où Desreynes s'était couché, une vipère, les reins écrasés, les
dents accrochées à la guêtre de Pierre, se tordait. Arsemar prit la bête
par la queue et lui brisa la tête sur un roc.

--Elle glissait sous ta nuque!

--C'est donc ça qui me chatouillait?

Un dernier frisson vibrait dans ce corps mince et luisant, que Georges
toucha d'un doigt répugné.

--Si nous rentrions, fit Pierre: on a peut-être besoin de nous, là-bas?

Desreynes prit la main de son ami et la serra.

--Que tu es enfant, Georgeot! Est-ce que tu n'en aurais pas fait autant?

Il ajouta encore ému:

--Ce n'est pas bien dangereux, mais j'ai eu peur pour toi... Allons, en
route!

Ils arrivèrent.

--Vous avez failli danser sur mon cadavre, belle dame!

Georges raconta l'aventure: Jeanne écoutait avec un frémissement de peur
et de dégoût.

--T'es-tu lavé les mains, au moins?

Elle sauta au cou de son mari, puis de Georges, et les baisa tous deux.

Le dîner fut court et rieur. L'incident avait réveillé Desreynes, qui se
montra tout heureux de vivre.

Il avait inconsciemment cette joie que l'existence rend à ceux qu'elle
lassait, dès qu'ils ont manqué de la perdre. On se sépara. Merizette se
faisait belle, et les deux amis, en habit noir, se retrouvèrent
ensemble.

Trois invités étaient venus déjà, et se promenaient dans les jardins, en
attendant.

--Qu'ils attendent!

--Qu'ils se promènent!

Droits et corrects dans leur costume de bal, Georges et Pierre
s'admiraient l'un l'autre.

--Comme il y a longtemps qu'on n'a marché ainsi, bras dessus, bras
dessous, tous les deux, avec le claque et les gants blancs! Nous allions
chez les autres, on vient chez nous, maintenant!

--C'est drôle! Les mêmes souvenirs nous montrent que nous vieillissons,
et à la fois nous rajeunissent...

Des serviteurs allumaient les flambeaux: dans le parc, des taches de
clartés multicolores s'épanouissaient entre les frondaisons plus vertes:
de-ci, de-là, il en naissait; plus loin de nouvelles naissaient encore.
Lentement, ce fut comme un cercle de feux épars qui cernaient le
château. Au large, dans cette demi-lueur, on entendait des appels. Deux
torchères brûlaient sur le perron. Il y avait des étoiles plein le ciel,
et des parfums plein l'atmosphère. Dans la maison, autour des salles,
les feuilles des arbres exotiques brillaient d'un éclat de métal,
semblables à des plantes fausses. Une tente grise et rose menait du
salon à la serre, où un jet d'eau chantait dans l'air attiédi.

--Me voilà!

Jeanne parut, debout sur le seuil.

Elle était entièrement vêtue de noir: une cuirasse de satin, basse et
sans épaulettes, ronde comme un corset, l'emprisonnait des hanches
jusqu'aux seins, et tout le haut du torse restait nu; sur les épaules
toutes blanches s'arrondissait une imperceptible chaînette d'argent mat,
ornée au centre d'un diamant: la jupe, sans traîne, était drapée de
dentelle. Les pieds, qu'on entrevoyait sous la maille des soies,
s'habillaient à peine d'un fin soulier, et les gants noirs, aux
manchettes de dentelle, montaient jusqu'à la naissance des bras. Elle
avait aux oreilles deux clous de diamant, qui scintillaient au-dessous
des cheveux sombres et plaqués; et marmoréenne ainsi, d'un bloc posé sur
son socle d'ébène, elle ressemblait à un buste vivant de Paros.

Les deux hommes furent éblouis: elle était superbe et désirable, décente
aussi, malgré l'audace de ses épaules dévêtues.

Elle souriait et se tourna.

A sa nuque ondulaient des frisons légers; sur son dos, souple et charnu,
le corsage s'évasait. Elle resta sans bouger, le visage de profil, se
détachant en clarté sur la pénombre d'une fenêtre. Oui, vraiment belle,
elle l'était!

Georges, fasciné, s'approcha. Elle inclina la tête. Ses vêtements
paraissaient dressés autour d'elle; il semblait qu'en la saisissant au
col, comme on empoigne un glaive, on l'eût dégainée toute nue!

Pierre un peu jaloux des hommes qui la verraient ainsi, voulait parler,
quand un domestique cria des noms: avec force révérences, les trois
promeneurs du parc arrivèrent en file indienne, inquiets sur le parquet
glissant: ils s'assirent, les genoux tendus, en cachant leurs pieds sous
les fauteuils.

--Mais très bien, je vous remercie, disaient-ils. Et l'on parla de la
saison.

Puis, des roulements de voitures, des grelots, des coups de fouet, des
cris; des pas couraient devant le perron, des roues grinçaient sur le
sable. En un quart d'heure le salon s'emplit. D'Arsemar présentait les
hommes à son ami; Jeanne s'empressait à toutes les dames, qui
s'avançaient rigidement, avec des gestes préparés pour être naturels.
L'arc-en-ciel des robes se déploya sur les fauteuils, au bruit des soies
froissées.

Les invitées regardaient la comtesse de côté, avec un oeil arrondi;
quelques cavaliers chuchotaient un juron admiratif, vers l'oreille d'un
intime.

La noblesse arriva plus tard; les noms sonnaient; à chacun d'eux, on
voyait toutes les têtes de femmes converger d'ensemble sur la porte,
avec l'exactitude d'une manoeuvre militaire; on causait à voix basse.
Georges, debout près du piano, était magnifique. Les mères contemplaient
comme les filles.

--C'est un Parisien.

--Il est très riche.

--Il est très bien.

--C'est un artiste.

--Oh!

Mais l'hôtesse rappelait tous les yeux,

--Peut-on?

--Un mari peut-il?

--Oh!

De petits sifflements satiriques susurraient sur les bouches. Une
froideur régnait encore. Mais l'atmosphère s'échauffa; la sous-préfète
parut; les dialogues s'animaient.

Sous les fenêtres du salon, des accords se modulèrent et tout un
orchestre chanta: les dames immobiles avaient de tendres airs pensifs;
les demoiselles arrangeaient d'un coup de main les plis de leurs jupes;
les messieurs, raides contre les chambranles, s'étudiaient à écouter. Un
petit mouvement de tête signalait parfois les plus apparents
connaisseurs; il entraînait aussitôt beaucoup d'autres mouvements de
têtes. L'orchestre s'enleva, dans une brusque colère de cuivres, et tout
le monde se redressa en souriant de plaisir.

--Quelle jolie installation!

Les dialogues reprirent discrètement; mais la comtesse ayant parlé tout
haut, chacun parla.

Jeanne traversa le salon, seule, sous l'éclat des lustres; à sa droite
et à sa gauche les faces tournaient comme dans un sillage. Maintenant,
l'orchestre soutenait les conversations, et quand il se tut, on fut gêné
pour parler encore.

Les hommes s'approchèrent des fauteuils comme des automates de
salutations.

--Madame!

--Monsieur!

Le baron de Valtors se multipliait auprès des plus jeunes; bon nombre en
étaient flattées.

--Ne chanterez-vous pas quelque chose?

--Vous nous direz des vers! Le baron dit si bien, madame!

--Je sais, madame!

--Oh, monsieur de Valtors, je disais tout à l'heure à madame... et vous
me comprendrez, vous qui êtes poète: n'est-ce pas qu'avec une pendule et
des fleurs une chambre n'est jamais déserte?

M. Moulin exposait à Georges ses théories sur la peinture.

--... A moins que le bitume n'ait pas dit son dernier mot...

Toutes les phrases faisaient tous les sourires.

--Vous n'avez pas amené votre demoiselle?

--Elle est si jeune!

--Et si jolie!

Un père qui appelait sa fille cria: «Jeanne!» Pierre se retourna
brusquement.

--C'est plus fort que moi, dit-il à Georges: il me semble que nulle
femme ne peut porter son nom...

Desreynes fut présenté à la sous-préfète, Parisienne blonde, qui riait.
Il s'amusa de son humour.

La fille du percepteur vocalisa une romance d'amour; l'orchestre lança
un galop qui fit frémir les robes claires.

Le baron avait préparé quelque chose, et sut avec tant de grâce se
trahir, qu'il fallut le prier de prendre la parole. Mais il se récusait,
indigne; de nobles personnes insistèrent; il allait céder, puisqu'on l'y
obligeait, quand la musique d'un quadrille précipita les danseurs au
travers de la salle; les jeunes filles se levaient en posant leur
éventail, et le baron s'assit au bord d'une douairière.

Desreynes avait engagé la sous-préfète, et la comtesse fut leur
«vis-à-vis». Puis ce furent des polkas et des valses; les robes
s'envolaient dans des tourbillons de lumière. Jeanne, en rencontrant
Georges, lui souriait: ses lèvres étaient fort rouges sur ses dents
blanches.

La première heure s'écoula; Pierre ne dansait point; Desreynes, au
milieu de ces visages inconnus, se sentait dans sa propre maison et
recevait les gens comme ses hôtes, Merizette l'en remercia.

--Vous ne m'invitez pas, ami?

Il avait peur un peu; et lorsque, dans une valse, il l'eut entre ses
bras, il crut concevoir qu'il faisait là quelque chose de mal. Elle se
serrait contre lui. L'étoile de diamant étincelait sur son épaule: sa
chair avait des tons chauds et des courbes douces qu'il voyait se perdre
et se rejoindre; de son corps montait l'odeur d'aucune autre femme; ses
yeux ardaient, et quand elle les élevait vers lui, il se sentait trop
proche d'elle. Le rythme se précipita. Jeanne, pressée plus fort contre
son cavalier, l'entraîna dans une cadence exaltée. Elle avait fermé les
yeux. Accrochée à lui, elle le forçait à tourner; ils pivotaient
vertigineusement, les genoux aux genoux. Il sentait à travers son
plastron la chaleur et le battement d'une poitrine de femme; il
étreignit sa danseuse et tourna plus vite; mais soudain: «Assez!»
dit-il. Ils s'arrêtèrent.

Les couples s'étaient lassés depuis longtemps, et, rangés autour du
salon vide, contemplaient froidement, comme des bancs d'inquisiteurs.

Georges, d'un coup d'oeil circulaire, vit ces figures impassibles. Il
dressa le front, dans une hautaine impertinence, et tendit à la comtesse
un bras qu'elle prit en riant.

La foule, muette, échangeait des coups d'oeil; les plus politiques
inventaient une banalité pour en sourire.

Il reconduisit Jeanne à son fauteuil: il avait un remords et se promit
de ne plus valser avec elle.

--Peut-on?

--Oh!

Il invita des jeunes filles; toutes avaient ordre de le refuser.

Des couples se dirigeaient vers la serre, où un buffet était dressé.

--Avez-vous soif, mademoiselle?

--Quelle délicieuse installation!

--Il est à quoi, le sirop?

--La production est un des éléments primordiaux du bien-être social,
monsieur.

Desreynes se rapprocha de la sous-préfète et s'offrit en chevalier
servant; ils avaient, dans leurs souvenirs, rencontré des noms d'amis
communs; elle possédait un esprit vif et enjoué.

--Vous êtes un remarquable valseur, mon cher compatriote.

De très près, il murmura une réponse, et elle se voila derrière son
éventail.

--Pourquoi donc, alors?

--Pour que vous me les accordiez toutes.

--Y pensez-vous? Que dirait la comtesse? Et son mari? Je tiens à mes
yeux!

--On dirait que je vous aime.

--Déjà? Et pour la vie?

--Je le jure sur votre honneur.

--Je suis bien tranquille! Les hommes disent «toujours», les femmes
«jamais», et cela signifie une fois ou deux.

Dans une salle, des gravités jouaient au whist.

Georges quittait peu la Parisienne. Le substitut Perrenet les aborda; il
arrondit quelques phrases avec autorité.

--Mon frère l'a connu à l'École de droit, dit tout bas la sous-préfète.
Un jour, à la suite d'une altercation, un camarade gifla M. Perrenet; il
recula avec dignité et dit: «Ah, point de menaces, n'est-ce pas?»

Le jeune magistrat les suivit au buffet: ils rencontrèrent la comtesse
au bras de Valtors.

--Vous faites des conquêtes, Georges?

D'Arsemar survint.

--Eh bien, monsieur le comte, avez-vous quelque bonne nouvelle de votre
protégé?

--Quel protégé, monsieur le substitut?

--Barraton! L'oubliez-vous? Avouez que vous m'en avez voulu; je ne vous
en veux pas.

--Je vous garde toujours rancune et je ne vous pardonnerai que si je
réussis.

--Réussissez, je vous le souhaite, ayant réussi moi-même, et votre
victoire ne donnera que plus de prix à la mienne.

--Qu'est-ce donc? demanda Georges.

--Un rien, reprit le substitut. Figurez-vous, monsieur, qu'un certain
Barraton fut soupçonné d'un vol commis dans les ateliers de monsieur le
comte; les preuves n'étaient rien moins que concluantes; mais comme
j'avais eu, récemment, le malheur de laisser acquitter, coup sur coup,
deux prévenus (ce que n'aime pas M. l'avocat général), je fis tous mes
efforts pour gagner cette cause. Comprenez; mon avancement se jouait.
J'eus quelque mal, en vérité, et quelque mérite à obtenir la
condamnation. Monsieur le comte assistait aux débats, et lorsqu'il me
vit, au parquet, félicité par mes collègues du succès de mon
réquisitoire, lorsqu'il m'entendit avouer mes incertitudes sur la
culpabilité et ma satisfaction sur l'issue finale, il me fit l'honneur
d'entrer dans une grande colère... oh! ne niez pas...

--Je ne le nie point, monsieur, et même...

--Que voulez-vous? C'est le métier! Chacun le sien. Ne sommes-nous pas
l'avocat de la société? C'est affaire entre nous et l'avocat du prévenu.
Gagne qui peut! L'un joue sa clientèle et l'autre son avancement, chacun
son avenir.

--Sur la vie des hommes, n'est-ce pas?

--Quelquefois seulement... Je disais donc que monsieur le comte entra
dans une grande colère et qu'il prit aussitôt un mal énorme pour mener
cette affaire en appel. Voulez-vous mon avis? Je crois que le Barraton
sera acquitté devant la cour. Mais qu'est-ce que cela prouve?

--Cela prouve, monsieur, que la justice est la mort de l'équité, comme
l'équité est la condamnation de la justice, et que l'une ne peut vivre,
sinon en l'absence de l'autre.

--Ah, permettez...

On faisait cercle.

--Je crois comme mon ami, poursuivit Desreynes, que la justice est un
mal, un mal utile; je m'en sers, mais je ne le respecte pas.

--Distinguons! Je ne suis pas assis. Le parquet...

--Asseyez-vous sur le parquet.

--Très joli, monsieur de Valtors!

--Ce baron, il est tout or et azur!

--Les hommes n'ont pas de droits naturels sur les hommes.

--Excusez! La société, dont la base repose sur des conventions acceptées
et tendant au bien-être commun, peut créer des lois.

--Mais non des droits, s'écria Pierre. Juger, punir, que ce soit une
nécessité, j'y consens avec tristesse; mais ce n'est pas un droit, en
morale pure. Cela est légal, mais non point légitime.

Plusieurs s'ennuyaient: on entendait les mesures d'un quadrille.

--Ces gens de la capitale ont des idées bien subversives et nuisibles au
bon ordre.

--Pourquoi viennent-ils chez nous? Les derniers venus font les
cimetières bossus.

--Je crois que le comte se prépare une candidature aux élections
prochaines.

--Il n'aura pas ma voix.

--Ni la mienne: c'est un charmant homme, au fond.

--L'ami est bien déplaisant.

--Demandez à la comtesse.

--La sous-préfète ne pense pas ainsi.

--Chacun aime les têtes qui lui plaisent.

--Voyez comme Mme d'Arsemar les regarde!

--On la dirait jalouse.

--Quelle toilette! Si ma femme...

Jeanne accosta Desreynes:

--Prenez garde de négliger votre Juliette, ô Roméo.

Elle fit deux pas, et, revenant:

--Je vous préviens qu'elle est déjà mariée sous le régime de la
communauté.

Elle reprit le bras du baron. Il déclama:

--Comme vous me quittez pour lui, ô perfide! Vous ne voulez donc pas
m'aimer?

--Ne le demandez plus, je me le demanderai peut-être.

--Je voudrais baiser vos épaules.

--Vous leur faites trop d'honneur.

--Cruelle!

--Nous avons manqué le lancier.

Jeanne éprouvait un dépit de toujours rencontrer Desreynes au bras de la
même rivale.

--Soyez gentil avec elle, souffla Merizette; elle vient d'avoir des
chagrins et se console de l'amant avec l'amoureux.

Le baron, dans un intermède, récita quelques vers d'une poésie
sentimentale: il secouait sa calvitie.

--Heureux jeune homme, soupira Georges: moi, j'ai tant aimé que j'en ai
perdu l'habitude.

--Pauvre vieillard! soupira la sous-préfète. N'êtes-vous plus assez
faible pour aimer?

--Ni assez fort pour être aimé.

--Vous n'en semblez qu'à peine triste.

--Il faut être philosophe: j'ai tant d'orgueil que, lorsqu'une chose me
manque, je m'en félicite. D'ailleurs, tout veut un terme: vos pareilles
m'auraient rendu stupide, ou du moins aussi bête, si vous approuvez la
comparaison, qu'une femme intelligente.

Les dames du beau monde se plaisent volontiers et se prennent parfois
aux insolences qui sont doucement prononcées, tout au contraire des
courtisanes, qui réclament d'abord la déférence et ne se grisent que de
respect, à défaut d'or.

La Parisienne ne répondit que: «Vraiment?»

--Bien vrai! Je me suis fait bête pour elles, car il faut rire comme
elles, parler comme elles, penser comme elles, et tant est grand leur
petit égoïsme vaniteux, qu'elles ne sont séduites que par leur propre
image, et ce qu'elles aiment en nous, c'est encore elles.

--Vous avez une façon de faire votre cour!

--Un mari en serait rassuré.

--Oh, le nôtre est bien couché, et bien bordé.

Le premier magistrat de l'arrondissement s'était en effet retiré de
bonne heure; la présidente ramènerait madame.

M. Perrenet s'approcha.

--Vous avez beaucoup voyagé en Orient, monsieur?

Desreynes parla de l'amour et des femmes.

--En sorte, formula le substitut, que l'Occident procède par sélection,
et l'Orient par généralisation; nous cherchons en amour une
personnalité; ils n'ont souci que de l'animalité.

--Exactement, monsieur.

Les sièges voisins écoutaient: une dame avait écarté sa fille; des
hommes se tenaient presque droits.

--Comment donc alors, demanda le receveur des domaines, expliquez-vous
la jalousie bien connue de ces peuples?

--Ce n'est, monsieur, qu'un exclusivisme de propriétaire, et non une
jalousie d'amant; quelque chose comme une horreur des hypothèques.

--Le proverbe dit pourtant...

--A tout proverbe, on en trouve un autre qui le dément...

--La sagesse des nations...

--La sottise humaine signe volontiers Sagesse des Nations: c'est tout
égal, d'ailleurs.

Les regards avaient une froideur de complot. Un banquier s'écarta et
dit:

--Ces gens de Paris sont d'une impertinence! Ils croient tout savoir.

--C'est un peintre. M. Moulin l'a fait causer, et dit qu'il n'a pas de
talent...

--Oh, lui-même... Mais, enfin, il s'y connaît. Comment se nomme
celui-là?

--Délaine.

--J'ai vu de ses oeuvres, il fait bien. M. Moulin en parle avec
jalousie: _Genus irritabile_! Car, entre nous, M. Moulin...

--Dame, il ne faut pas se le dissimuler, n'est pas Raphaël qui veut.

--Bien entendu. On naît avec cela.

Les groupes circulaient plus librement; quelque chose comme de la gaieté
se dégageait.

--Ma chère, il a fait une déclaration à la sous-préfète! La première
fois qu'il la voit! Faut-il qu'une femme...

--En voilà une qui pose pour la grande dame et qui a plus de fermes que
de châteaux!

Georges dansait éperdument. Jeanne trouva inconvenante une telle
assiduité; la Parisienne était ravie. Elle disait:

--Voyez donc, mon chevalier, les doux yeux que le baron fait à votre
comtesse!

--Ce gentilhomme m'émerveille par la sincérité de sa bêtise, et je ne le
comprends pas! Il est bien sot, mais pas assez pour l'ignorer, car il
l'est tellement qu'il faudrait l'être bien plus encore pour ne pas s'en
apercevoir.

--Vous êtes jaloux!

Les heures passaient.

Tout à coup, sur un air de galop, de petites tables toutes dressées
envahirent le salon, et le souper s'organisa: des familles à peu près
sympathiques s'attablaient ensemble. Desreynes se plaça près de sa
nouvelle amie. Il se penchait parfois vers son épaule, murmurant une
malice ou une galanterie; la jeune dame minaudait; il demanda
l'autorisation de lui rendre visite.

--Certes, j'y compte bien!

Jeanne les examinait de loin. Elle répondit sèchement à une parole de
Desreynes. Il ne s'en étonna point, et attribua cette bouderie à une
vanité de jolie femme. Lui-même estimait, d'ailleurs, qu'elle eût pu
montrer plus de réserve au baron de Valtors. Il le lui fit remarquer,
«pour le monde». Elle se redressa, piquée d'abord; mais une seconde
pensée la rendit souriante.

--Bien, dit-elle simplement.

Le cotillon déroula ses folies; le champagne avait égayé toutes les
têtes.

La comtesse, à chaque figure, ne choisissait plus que Desreynes: à lui
seul le miroir et le coussin; pour lui seul le flambeau s'abaissait; à
lui ses fleurs et ses rubans: toujours lui; toutes ses valses furent à
lui. On jasait.

--Soyez prudent, lui dit la sous-préfète en balançant son éventail de
nacre et de malines: vous dansez trop après souper, beaucoup de généraux
sont morts comme cela.

Georges sentait l'imprudence d'un tel jeu, et bien que l'opinion de tous
ces gens l'intéressât comme une mouche qui vole, il était importuné par
l'honneur de son ami. Il en parla discrètement à Merizette.

--Encore! Quand les hommes invitaient, vous m'avez délaissée: je me
rattrape.

Autour du salon, on se réjouissait du scandale plus encore que du
plaisir même, et l'excellence du souper avait rendu des forces contre
les maîtres du logis. Que de choses à dire demain! La comtesse était peu
aimée, et d'Arsemar, nouvel Aristide dans l'ostracisme de canton, avait
amassé, par la grandeur même de son caractère, d'humbles et glapissantes
rancunes. Rien à reprocher à un tel homme, et venu de loin! Il aurait
donc enfin son lot! Et tout en riant dans sa fête, on se pâmait à la
promesse de l'en punir.

On épuisa les suprêmes fantaisies du cotillon; Valtors usait son génie à
se rappeler du nouveau.

Dans le parc, les lanternes s'éteignaient; une pâleur bleue monta dans
le ciel et baigna les vitres blanchies de buée. Le bruit des carrosses
roulait sous les fenêtres; par degrés, le salon se vida.

Au fond des voitures bien closes, dans l'odeur des soies et des
fourrures, des dialogues commençaient, tous pareils.

--Quelle charmante soirée!...

--C'est une justice à lui rendre.

Mais chacun hésitait à parler le premier de ce qui les tenait tous au
coeur.

--Quelle toilette, cette comtesse!

--Et quelle valse! Sainte Vierge!

--Chut! Votre demoiselle entend.

--Ne croyez-vous pas que ce M. Georges?...

--La sous-préfète aurait donc servi de paravent?

--Elle ne l'a pas volé!

Les calèches s'attardaient à la porte du parc.

--Ne croyez vous pas, mon cher fils, que ce M. Des Reynes?...

--Non, ma mère, répondit de Valtors, j'ai de trop bonnes raisons pour en
douter.

Le bord du ciel était d'un vert tendre; les arbres de la route
dessinaient de confuses silhouettes. Les attelages se rejoignaient et se
dépassaient: les loueurs fouettaient leurs chevaux pour la gloire de
l'écurie.

--Alors, vous croyez aussi que ce monsieur?...

--Dame! On ne sait pas...

--Euh, euh! disait le monde.

Dans le salon désert, d'Arsemar, la comtesse et Desreynes entendaient au
loin le bourdonnement confus des roues.




IV

      La femme, enfant malade et douze fois impure...

  ALFRED DE VIGNY.


Jeanne ne voulut point dormir, et sa fantaisie régla l'existence de
tous: il fut décidé qu'on allait réveiller l'aurore. En peu d'instants
la toilette des bals fut remplacée par le costume des champs, et l'on
partit. Ils suivirent la route.

Le matin se levait, rose et bienveillant: le sol, sous leurs pieds las,
s'amollissait comme un tapis; les fougères du fossé pleuraient autour
des pâquerettes entr'ouvertes; au bord des haies d'épines, parmi les
branches avancées, les toiles d'araignée ployaient sous une broderie
d'argent dont la brume avait emperlé leurs fils. Le soleil, encore
au-dessous de l'horizon, lançait de petites flèches d'or. Les feuilles
semblaient d'une pâleur grise, et la terre, en cercle, s'étendait, bénie
de rosée: on eût dit qu'elle achevait de sommeiller sous un voile de
tulle et de blondes. Puis, les rauques aboiements des chiens roulèrent
autour des collines; une cloche d'église tinta mélodieusement. Ils
savouraient, silencieux, la paix du jour naissant. Jeanne, entre les
deux amis, accrochée à leurs bras, souriait comme l'aurore. Le soleil
qui émergeait éclata dans les feuilles mouillées. Ils traversèrent
d'étroites prairies: des génisses se levaient dans l'herbe.

Ils descendirent au fleuve, et la jeune femme y voulut baigner ses
jambes nues; assise sur un rocher, elle relevait sa robe jusqu'au bord
du genou, et agitait, en riant, ses pieds crispés, qui blêmissaient sous
la transparence de l'eau. Elle se pliait en deux, pour voir les flots
courir et se renfler autour de ses chevilles: elle aurait voulu se
plonger là tout entière, rêvant des Nymphes jadis et des Ondines
naguères. Son jupon secouait une dentelle blanche au bord de sa chair
brune. D'Arsemar s'agenouilla près d'elle pour essuyer ses pieds qui
ruisselaient sur la roche.

Ils gravirent un coteau, puis revinrent au parc.

Chez eux, à la lisière des jardins et du bois, ils s'arrêtèrent devant
un pavillon couvert de vigne vierge et de glycines: la maisonnette était
à demi pleine de foins en meules; on la décorait pompeusement, en été,
du titre de Hammam, et Merizette «y prenait ses douches». Là, Jeanne se
ressouvint du fleuve, des ondines, des naïades: un nouveau caprice la
séduisit. Elle fit jouer les appareils, se consulta pendant quelques
secondes, l'index entre les sourcils, et, d'autorité, congédia les deux
hommes, disant qu'il fallait que sa femme de chambre lui apportât un
peignoir, aussitôt.

Pierre et Georges rentrèrent dans la maison: les sièges, dispersés au
hasard, remués et laissés là au travers des pièces poudreuses, avaient
un air d'effarement désolé; les plafonds semblaient plus hauts; le pas
des domestiques sonnait plus fort sur le parquet; des meubles de toutes
sortes roulaient, poussés, et se heurtaient. D'Arsemar considérait ce
désordre; il aurait aimé leur retraite aussi calme qu'un temple.

--Il me semble qu'on déménage mon bonheur!

Jeanne revint, joyeuse et délassée, toute fraîche et tenant dans ses
mains jointes une botte de lilas qu'elle leur secoua devant les yeux.
Puis elle débarrassa prestement le centre du salon, prit Georges par le
bras et le conduisit au piano.

--Vous savez bien une valse, jouez-la.

Elle enleva son mari.

--Tu ne m'as pas fait danser, monsieur le comte: à ton tour!

Puis, câline, comme il résistait:

--Pour me réchauffer, dit-elle, tu veux donc ma mort, si tu refuses?

--Mon cher tyran!

Il la baisa au front et obéit. Desreynes jouait mal et Pierre ne valsait
guère mieux.

--Changeons! s'écria-t-elle.

Alors, Georges la reçut de nouveau dans ses bras, plus enfiévrante
encore qu'elle n'était hier; car, à cette heure, au lieu de la seule
vision de ses épaules, il avait, en quelque sorte, le contact de toute
sa chair, sous le chaud peignoir de laine qui s'assouplissait dans
chacun de leurs pas: comme la veille, elle se pressait sur lui, mais il
la sentait presque nue et plus souple, plus frémissante aussi, et
mettant dans son étreinte les mollesses d'un enlacement d'amour. Et, de
même qu'au milieu du bal il avait fermé les deux yeux pour ne la point
voir, il les ouvrit tout grands, dans cette solitude, pour se bien
assurer qu'elle restait vêtue, et regardait voler les larges plis de la
robe brune qui tournoyait en fouettant l'air.

--Plus vite!

Mais Georges s'excusa sur la fatigue, et Jeanne lui fit une moue, de
pitié moins que de reproche. Il rougit, comme d'un crime, d'avoir, en la
reconduisant, le regret involontaire de ne pas la garder davantage; son
remords l'obséda tout le jour, mêlé et confondu au souvenir de cette
danse, souvenir si pressant qu'il ressemblait à un désir. Merizette, sur
tout prétexte, s'approchait de lui, et le touchait de ses doigts fins,
ou le frôlait du vent de ses étoffes. Il crut à un hasard, le soir,
quand elle lui serra la main plus fort qu'à l'ordinaire: il attribua à
leur sympathie née enfin le plaisir qu'il en éprouvait.

Aussi, une lassitude de toujours rechercher les causes et de toujours
rêver au mal possible avait à la longue épuisé sa prudence: les
sophismes coutumiers de notre raison nous laissent enfin sans défense
contre les cajoleries menteuses, les roueries aimables qui sont comme
les sophismes du coeur. Une subite révélation le stupéfia, quand il
s'imagina comprendre qu'il portait désormais sur elle moins de soupçon
que sur lui-même, et qu'en perdant une par une toutes ses terreurs
premières, il en avait insensiblement acquis une autre plus honteuse;
après elle, lui; après méfiance, défiance. Il demeurait bien sûr,
pourtant, de ne jamais faillir dans un tel rôle: mais n'était-ce pas une
suffisante misère que d'en avoir pu même concevoir ou craindre la
pensée, et n'y avait-il pas une suffisante ignominie dans cette simple
assurance qu'il ne faillirait pas?

Depuis quand donc était-il ainsi descendu? Depuis quel jour, ou depuis
quelle heure? Il ne trouvait pas, et chaque incident le ramenait plus
haut dans sa mémoire; cette matinée, le bal, la serre, les livres, quand
donc? Il se blâma de n'avoir pas songé, de la journée entière, à la
Parisienne qu'il avait vue la veille.

--Tout est bien calme ici, maintenant: si je partais?

Il voulut attendre un jour, pour mieux réfléchir.

Le lendemain, Jeanne l'emmena dans le parc, et s'assit sur un banc, tout
près de lui. Elle parlait, avec lenteur, de choses graves ou douces, et
parfois elle lui prenait la main. Une véritable gêne alors paralysait
tous les mouvements de Georges et toute sa raison: était-ce l'indécise
frayeur d'une faute déjà commencée? Il comprit le sens d'un mot qui
jusqu'ici n'avait éveillé que son ironie, mot inquiet et religieux,
d'une menace sans colère: le péché!

Jeanne fixait sur son ami, dans de longs silences, ses prunelles claires
et alliciantes. Il s'éloignait imperceptiblement, et parvenait à dégager
sa main, absorbant toutes ses habiletés dans l'attention de donner à ces
retraites une naïve apparence de naturel. Mais Jeanne le rejoignait
bientôt, et n'était trompée d'aucune feinte. Elle s'amusait infiniment à
deviner le trouble qu'elle imposait et qu'on lui voulait cacher; tout
cela, elle l'avait résolu, prescrit, annoncé; elle sentait proche le
terme promis à sa gageure: quelques jours à peine, quelques jours
encore, et cette résistance d'un homme achèverait de crouler devant son
caprice de femme, effritée, anéantie sous l'écrasante puissance de ses
doigts. Dissoudre! Un besoin de force tourmentait sa faiblesse.
Dissoudre, et rien de plus. Il existe de ces créatures en fonctions pour
l'oeuvre du néant, et qui, avec une délicieuse inconscience, travaillent
d'honneur à la destruction de ce qui les approche.

Qu'il la désirât seulement, et ce serait assez, et son triomphe se
trouverait complet, si l'on rêvait seulement de la voir triompher! Se
livrer, à quoi bon? Céder une maîtrise sur soi-même, abdiquer son
indépendance, se soumettre? Elle voyait dans l'adultère quelque chose de
bas, qui répugnait plus à son orgueil qu'à sa vertu, et tous les termes
qui désignent l'infidélité d'une femme, excepté cependant le mot même
d'infidélité, lui paraissaient blessants comme un lexique d'injures.
Elle comprenait le séducteur, mais consentir à être séduite! Sa pudeur
se révoltait contre l'infériorité du rôle fait à la femme, et ses
scrupules auraient tourné peut-être en autant de raisons de faillir, si,
dans un renversement des lois sociales, il se fût agi de prendre et non
pas d'être prise.

D'ailleurs, combien il serait plus charmant d'inciter un désir qu'on
n'assouvirait pas, de créer de toutes pièces un rêve qu'on briserait, de
commencer pour interrompre, et de laisser une âme, esseulée, entre les
doubles ruines de sa vertu première et de son espérance nouvelle. Deux
victoires au lieu d'une! Elle supputait ainsi, moins par réelle cruauté
que par inconséquence; et trop superficielle pour l'amour de la douleur,
elle parvenait étroitement à des résultats analogues par un simple amour
de l'intrigue.

Elle croyait en effet trop peu à la grandeur des passions véritables,
pour concevoir pleinement les souffrances d'une tendresse déçue.
L'imagination chez elle remplaçait la sensualité; elle jugeait Desreynes
conformé de semblable sorte, et en cela ne se trompait que de rien.
Aussi poursuivait-elle son but avec une parfaite sérénité de coeur,
joyeuse du jeu, et satisfaite du succès.

Elle s'admirait sincèrement d'avoir pris un homme dans la rancune pour
l'amener dans le désir, car elle se croyait désirée: dans la retenue de
Georges, elle voyait la délicatesse d'un ami qui veut rester fidèle,
mais par-dessus tout l'émotion d'un amoureux qui se cache à lui-même son
propre amour. Comme elle se faisait humble! Comme elle devenait
sororale, afin de conserver le droit des câlineries innocentes, qu'elle
donnait en soeur pour qu'on les perçût en amant!

Georges s'y dérobait de son mieux, et plus d'une fois il eut la pensée
d'y mettre un terme par une phrase, si difficile à faire! La crainte du
ridicule l'arrêta. Ses anciens soupçons étaient-ils déjà trop loin de
lui pour qu'il pût y revenir encore? Ou le charme de la femme l'avait-il
pénétré à ce point qu'il n'eût plus sa libre analyse? Tout à la fois,
sans doute: car la femme abêtit notre raison entière, et ceux qui la
méprisent le plus restent ses premières dupes et ses premiers esclaves.
A celui-ci, celle-là ne paraissait qu'imprudente en ses enfantillages;
dans une naïveté stupide, qui nous est propre et qu'ignore l'autre sexe,
il craignait, par une parole maladroite, de donner à Jeanne l'idée du
mal, dont elle se trouvait pleine et tout obsédée.

Il s'écartait, en se forçant à rire, et Merizette lui agaçait le visage
avec une grappe de lilas.

--Georges, vous allez me rendre un service.

Elle se leva et lui enjoignit de rentrer à la maison, pour envoyer au
pavillon sa femme de chambre et un peignoir.

--Je l'attends là-haut. Vous viendrez me prendre après la douche et nous
irons courir.

Desreynes s'éloigna, heureux d'être libre, et la tête un peu lourde.

Il rencontra la fille sur le seuil du perron, et tout en parlant, il lui
avait posé la main sur une épaule. Louise était une blanche Flamande,
blonde et ronde, de vingt ans. Les soubrettes n'étaient point le faible
de ce mondain, mais celle-là lui parut si fraîche, aujourd'hui, que,
distraitement, il avança deux doigts jusqu'au rebord du col, en frisant
sur la nuque la boucle des premiers cheveux. La servante se prêtait en
souriant, baissée un peu, et Georges s'était penché aussi; il regardait
cette belle chair transparente, tiède comme un marbre au soleil, et
duvetée. Il dit une galanterie paysanne, qui secoua la riche poitrine
sous un rire mal étouffé; la fille se courba pour fuir, mais tous deux
pénétrèrent dans le couloir, firent quelques pas ainsi. Il la tenait
toujours à la nuque, qu'il baisa, et la Flamande partit d'un large éclat
de gaîté. Georges se retournait, quand il vit la comtesse, immobile,
pâle, les bras croisés, raide et haute sous le grand cadre lumineux de
la porte.

Il hésita sur une route à suivre, et continua droit devant lui.

Alors, Jeanne s'écarta et, d'une voix sèche, elle dit:

--Passez!

Il passa, et descendit les degrés du perron; il éprouvait quelque honte
de la mésaventure: la vie est semée de ces fautes mesquines et
méprisables, qu'on veut bien raconter alors qu'elles sont anciennes,
mais dans l'accomplissement desquelles notre petitesse rougit
piteusement d'être surprise, comme si le cynisme de l'aveu pouvait seul
effacer le ridicule de la faiblesse. Puis, n'est-ce pas l'infimité même
de la faute qui nous rend impardonnables aux yeux du monde? Desreynes se
fût loué d'une duchesse et se blâmait d'une suivante. Il mâchait sa
moustache et fronçait le sourcil. Il aperçut au loin Merizette qui
montait vers le pavillon, d'un pas rapide.

Elle entra, et fixe, dans l'ombre de la salle aux volets clos, s'arrêta.
Elle tremblait.

Elle ne douta pas d'une intimité absolue. Elle balbutiait.

--Ainsi donc, elle avait fait le jeu de cette fille, d'une fille venue
on ne sait d'où, vague souillon d'office! Ses tendresses et ses bontés
ne servaient que de prélude aux galanteries de l'antichambre, et tout
l'échafaudage de ses combinaisons croulait dans les mains rouges de
cette campagnarde! C'est pour une gueuse qu'elle travaillait et qu'il la
dédaignait, qu'il s'était gaussé d'elle aussi longtemps! A chaque pensée
nouvelle, son indignation s'exaspérait. Oh, se venger, écraser un tel
sot, hypocrite et vil à ce point! Leur dupe! Cette idée surtout la
fouettait comme une lanière. Elle s'injuriait d'avoir été bafouée par ce
couple de goujats, et contre lui, contre elle, contre tous, sifflait
entre ses lèvres minces des mots haineux dont les grossièretés
soulageaient sa fureur. Certes, elle se vengerait! Elle songea à
présenter à Pierre le billet d'amour écrit autrefois par Desreynes et à
se plaindre d'une tentative de séduction. Non, la ruse serait trop
lourde, et Georges n'aurait pas assez à en souffrir! Mieux, à ses pieds!
Il faudrait qu'il y vînt, là, pleurant de détresse et de passion,
traître à tout. Il y viendra! Et comme elle le souffleterait, alors! Ah,
dût-on, pour ce triomphe, étouffer dix mille pudeurs! «S'être moqué de
moi!» Et Jeanne pleura de rage sous ses poings fermés, en mordant le
coin de ses doigts.

Elle se jeta à terre; roulée parmi les foins coupés, elle enfonçait ses
coudes dans le creux des meules, et de grosses larmes serpentaient le
long de ses bras. Soudain, elle entendit des pas sur le sable de
l'allée; elle se dressa d'un bond.

--Attendez!

Alors elle s'essuya le visage et commença lentement à se dévêtir, puis
tout d'un coup:

--Suis-je folle? Elle se rhabilla.--Entrez! cria-t-elle à Louise.

Georges était loin de soupçonner un tel orage; l'optimiste de certains
hommes n'est souvent fait que d'une paresse d'esprit. Sceptique bien
plus que pessimiste, celui-ci s'accommodait aisément des plates nullités
de la vie, et toutes ses humeurs se dissipaient sans peine dans un
sourire d'insouciance. Quand il eut dépensé quelques minutes à pester
contre sa sottise, il ne vit plus dans l'escapade qu'un vaudeville assez
banal à terminer par un bon mot. Même n'y avait-il point là un réel
bénéfice, puisqu'on y pourrait voir une preuve un peu blessante de son
indifférence? Il alluma un cigare.

Mais bientôt il croisa la servante, qui revenait du parc, tout en
pleurs. Il l'interrogea; elle sanglotait à chaque parole. Madame l'avait
traitée comme une misérable, comme la dernière des dernières.

--Elle a failli me battre; elle jure que je finirai dans de mauvais
endroits; je suis une honnête demoiselle, et personne n'a jamais rien
dit de pareil: ah! si mon père avait entendu; quel guignon de servir
chez les autres! elle me chasse comme un roquet; c'est à cause de
vous...

Elle suffoquait en d'énormes soupirs d'enfant. Georges écoutait, un peu
ému, deux fois peiné, et par ce chagrin dont il était coupable, et par
une intolérance trop passionnée pour n'avoir pas d'autre raison que les
simples susceptibilités de morale. Il consola la Flamande avec des
phrases bienveillantes, et promit de réparer le malheur. Mais il prenait
moins garde à elle qu'à ses propres affaires.

A ce moment, la comtesse longea la lisière du bois; Georges demeura près
de la servante, et, révolté à l'idée d'une police, il affecta de retenir
la pauvre fille. Jeanne les regardait: à son indignation, elle sentit se
mêler une douleur presque découragée, devant un si calme mépris de sa
présence; elle vit Desreynes se pencher vers la bonne qui pleurait, lui
tendre la main, comme un ami, et s'éloigner, tranquille, tournant le dos
au bois où il devait la rejoindre, elle! Il partait! Jeanne l'appela.
L'aimait-elle donc, cet homme, pour qu'elle jetât son nom comme un cri
de détresse, avec la gorge aride, et dans l'effroi qu'il ne voulût pas
revenir? Elle attendait: elle le vit se retourner, hésiter, et prendre
le sentier qui conduisait vers elle. Un mauvais soupir de bonheur
souleva sa poitrine. «Ah! je te dompterai!» Sa pleine force lui revint:
amour ou haine, espoir tendre ou désir cruel? Tout ensemble peut-être,
mais qu'importait, pourvu qu'elle soumît cette tête. Elle pénétra dans
le bois et s'assit sur le banc où trente jours plus tôt elle avait une
fois pleuré...

Georges arriva, et resta debout: il était décidé à une réserve glaciale.
Jeanne, devant cette attitude, eut une crispation de tous ses nerfs; il
lui sembla n'avoir jamais ressenti tant de haine contre un seul homme:
elle se vit résolue à tout.

Desreynes parla le premier: elle l'interrompit.

--Asseyez-vous!

Il exprima son regret, non point de ce qu'il avait pu faire, mais de ce
qu'il avait occasionné; il déclara nettement que tant de sévérité
devenait inconvenant, et tant de courroux déplacé; qu'il avait, pour sa
part, présenté à cette fille les excuses qu'elle méritait de lui.

Jeanne l'écoutait rageusement; l'insolence de ce visage impassible, la
simplicité de ces phrases, cette hauteur fustigeaient sa colère
impuissante; elle n'osait regarder Georges, dans la crainte de ne pas
rester maîtresse d'elle-même: elle aurait voulu lui sauter à la gorge,
le gifler, le mordre: il continuait. Tout à coup, elle se leva,
bondissante, les yeux flambants, folle, et se précipita sur lui.

--Ah, tenez! cria-t-elle.

Face contre face, et comme un serpent dressé, elle dardait sur lui le
rayon vibrant de ses prunelles, et ses narines palpitaient; mais
soudain, elle le saisit, en lui plaquant sa tête sur le buste. Elle le
serrait dans ses deux bras, de toute sa force décuplée par la fureur, le
secouant avec des spasmes, enfonçant dents et ongles dans le drap de
l'habit. Desreynes tentait vainement de se dégager. A la fin, les bras
se détendirent, d'abondantes larmes coulèrent. Elle répétait:

--Vous ne comprenez donc pas!

Desreynes crut trop bien comprendre. Il fut atterré.

Jeanne râlait, épuisée, toujours en pleurs et les mains liées autour du
cou de Georges. Elle ne pouvait plus; elle ne raisonnait plus. Elle se
sentit vaincue; elle aurait souhaité d'être morte.

Le jeune homme se leva, et, rassemblant tout le calme de sa pensée, sans
rien dire, il tendit le bras à la comtesse, qui était maintenant debout.
Jeanne obéit à son geste et marchait silencieusement. Elle regardait la
terre, mais ses longs cils étaient brouillés de larmes. Elle s'arrêta
pour essuyer ses joues. Le couple sortit du bois et traversa les
pelouses, droit et morne.

Les domestiques guettaient le retour, cachés derrière les vitres.

--Ça a chauffé!

--Comme si on voulait le lui prendre, son Georges!

--La rosse! Tout de même, monsieur l'est en plein!

--Eh, eh! disait l'office.




V

  Le Seigneur a créé sur la terre un nouveau prodige: une femme
  environnera un homme.

  JÉRÉMIE.


Jeanne s'enferma dans sa chambre et n'en voulut pas sortir de la journée
entière.

Desreynes n'hésita pas, ne trembla plus: le devoir était trop clairement
imposé. Il écrivit sans retard plusieurs lettres destinées à provoquer
sur-le-champ son retour à Paris. La chose urgente, c'était de fuir. Rien
ne lui restait du trouble parfois ressenti dans sa chair, auprès de
cette femme. Mais comment donc en était-elle arrivée à l'amour? L'amour!
Il prononça le mot. Il se maudissait d'être venu dans cette maison. Une
profonde tristesse le désolait au souvenir de Pierre, de son ami tant
vénéré, si bon, si digne de tous les bonheurs. Partir, était-ce donc
assez, et pour que l'époux reconquît l'épouse chérie, ne fallait-il pas
quelque tâche de plus, quelque sacrifice réparateur? Effacer à jamais
son nom dans la mémoire de cette songeuse enfiévrée, et si le mal
l'exigeait ainsi, ne plus être pour elle qu'un objet de haine ou de
mépris? Il cherchait. A Jeanne, il ne gardait nulle rancune, mais il
blasphémait contre la destinée impitoyable et ridicule. Oui, de cette
fantaisie, faire une haine, dût l'amante en souffrir un peu! Il
trouverait. Partir, avant tout! N'est-il donc besoin, pour plaire aux
femmes, que de les dédaigner? Quelle pitié que ces petits êtres soient
toujours mêlés à la vie, et combien le monde marcherait mieux, sans
cette race!

Le lendemain, il accompagna d'Arsemar; chemin faisant, il déclara avec
prudence qu'il serait peut-être obligé avant peu de quitter le Merizet;
il appréhendait certains événements qui le mettraient hors d'état de
prolonger davantage un séjour où il avait trouvé des heures si
heureuses...

Pierre ne demanda rien, mais cette nouvelle le surprit d'autant plus
douloureusement qu'il était inquiet déjà d'un malaise survenu à sa
femme.

--J'espère que ce ne sera rien, mais est-ce que tu me quitterais, si
elle tombait malade?

Georges n'osa répondre: Pierre en fut chagriné.

--Enfin, tu sais que tu es libre, mon bon ami.

Ils s'étonnèrent de voir, à deux cents mètres des ateliers, un apprenti
qui semblait surveiller la route et qui s'enfuit vers les bâtisses.
Quand ils arrivèrent, les ouvriers, de toutes parts, se précipitaient
sur le seuil, essuyant leurs larges mains et boutonnant leurs habits des
dimanches. Berthaud et les chefs d'équipes s'avançaient les premiers; le
plus âgé des hommes tenait un énorme bouquet noué d'un ruban de satin
crème, au chiffre brodé d'or: _P. A. Mai 1885_. Il rappela les bontés de
monsieur le comte, les misères qu'il avait soulagées, et le plaisir
toujours nouveau qu'ils avaient chaque année... Quand il eut fini de
parler, les autres crièrent ensemble.

D'Arsemar, gêné au milieu d'un tel apparat, les remerciait. Plusieurs
vinrent ensuite, et chacun rappelait quelque service rendu: Desreynes
s'émerveilla de voir que la générosité pût engendrer autre chose que des
rancunes. Il plaisanta son ami sur ce rôle de bon ingénieur, si goûté au
théâtre et dans les revues, et qui avait fait la gloire sentimentale des
littératures modernes; c'était sa façon d'être ému, que de railler ses
émotions. D'Arsemar serra la main de tous; il exprima son regret d'une
absence. Barraton, qu'il croyait innocent, et que sans doute on
reverrait bientôt. Il laissa quelques louis à Berthaud, pour les
distribuer après son départ, et ordonna de fermer les ateliers.

Pierre et Georges reprirent la grand'route.

--Donc, te voilà demi-dieu des foules, monsieur le comte:
Saint-Vincent-de-Paul pour adultes, cours de bienfaisance à domicile,
père et pair élu des libéraux à force de libéralités! D'ailleurs, ils
t'adorent, ces gens.

--Jusqu'à ce qu'ils me pendent.

--Hein?

--Que ton scepticisme est donc jeune, mon pauvre Georges, et faut-il que
les croyants te donnent la leçon de ne pas croire! Ce n'est point moi
qu'ils aiment, c'est eux seuls: je suis l'ami de leurs besoins. «Il nous
doit bien ça, il est assez riche!» A l'occasion qui donc ornerait la
première potence? Le cher patron!

--Mais alors, pourquoi?...

--Voilà bien votre enfantillage et vos logiques superficielles! Parce
que l'humanité sort d'un moule qu'elle n'a point choisi, faut-il
renoncer à la plaindre et à la secourir quand c'est possible?
Laisseras-tu mourir ton chien sous prétexte qu'il a des crocs? Le
printemps réchauffe bien les vipères!

--Le printemps, mais toi?

--D'abord, ce sont des couleuvres! N'importe. La sagesse est de ne point
ignorer, le devoir, d'agir comme si l'on ignorait. En face de ce qui
souffre, «sache ne pas savoir», c'est une devise comme une autre...

--Tu me reprocheras encore mes doutes et mon mépris! Viens-y donc
maintenant!

--Oui, parce que tu te souviens à l'heure d'oublier. Au fond, mon
scepticisme est plus profond que le tien, et serait plus triste si je ne
vous avais pas. Mais j'ai foi en elle, et en nous deux. N'est-ce pas
assez pour garder l'indulgence à tout le reste de la terre?... Marchons
un peu plus vite.

Au Merizet, ils trouvèrent Jeanne abattue et très pâle.

Elle reçut Desreynes avec indifférence; sincère, ce matin-là, car
l'épuisement de ses forces ne lui laissait de sa colère et de sa honte
qu'une mémoire presque importune. Elle sourit, quand Georges
l'interrogea courtoisement sur son état.

--Cela passe, fit-elle: je suis une femmelette.

Elle se montrait affable; il eut pitié. Cette tiédeur à peine amicale le
rassurait aussi. Elle voulut essayer quelques pas dans les allées du
parc; elle prit le bras du comte, et Desreynes marchait seul. Elle ne
lui parlait qu'à de rares intervalles, avec une bienveillance polie.
D'Arsemar n'avait osé tout d'abord annoncer le départ prochain de leur
ami. Mais, le soir, comme Jeanne se trouvait mieux, il parla. Elle
releva le front, encore lasse dans sa brusquerie, et dit simplement:

--Ce n'est pas vrai.

--Je vous en demande pardon, madame.

--Savez-vous mieux que moi, reprit-elle avec un persiflage hautain, ce
qui doit se passer dans ma maison?

Pierre ne pouvait voir en cette parole qu'une boutade de fièvre.

--Serait-ce vrai? pensa-t-elle. Bah! Qu'il s'en aille, et que m'importe?
Il m'agace.

Mais elle fut dès lors nerveuse, intolérante; elle interrompait chaque
dialogue et protestait d'une faible et courte rage contre les assertions
les plus banales. Elle se retira de bonne heure et ne put dormir. La
peau chaude, les tempes battantes, elle entendait, l'autre après
l'autre, sonner les heures de la nuit. Sa songerie maladive zigzaguait
dans mille incohérences, sautillant et se posant comme un oiseau sur le
bord des rêves épars, et s'affolant de plus en plus dans l'appel
impuissant du sommeil. Elle frappait ses coussins avec une rage
d'enfant. De l'air, de la paix! Que c'est donc ennuyeux de vivre! Le
souvenir de Georges la poursuivait à travers ses agitations et
l'obsédait avec une persistance tyrannique dont elle se révoltait plus
que de sa souffrance. Cet homme ne la laisserait-il pas en repos? Elle
le fit responsable de ce qu'elle endurait, et le voua vingt fois à
toutes les Euménides. Donc, il partait! L'avait-il assez torturée? Il
ajouterait un nom, ce fat, à la liste de ses dérisoires conquêtes, et
rirait d'une femme encore! D'elle, vraiment! Il l'avait bernée comme une
autre! Elle ne l'aimait pas, du moins, mais il aurait le droit de le
croire et d'en rire! Quelle ridicule comédie elle avait jouée hier! Il
faudrait brûler le banc maudit! Mais, ne pouvoir dormir! Vaincue par ce
coureur de filles! Et c'est fini... Sans recours... Il part...

Elle s'assoupit enfin, et encore rêva des revanches. Pour son honneur!
Chacun le comprend comme il peut.

Au contraire de la plupart des femmes, qui presque toutes se sont
bercées quelque jour d'un adultère qui ne s'appellerait pas ainsi, d'une
passion défendue mais qui ne se consommerait pas, d'une chimère qui
changerait leur vie sans les rendre infidèles, d'un bonheur coupable qui
pourrait être sans reproche, celle-ci eût désiré l'amour à cause du mal,
et la trahison pour elle-même; le baiser ne serait plus un but, mais un
moyen: comme d'autres trompent pour leur amour, elle eût pris un amour
pour tromper; mais si délicieusement et avec tant d'inconscience, malgré
tous les calculs qu'elle s'acharnait à faire!

Elle dormait.

Georges fut debout le premier: il voulait suivre Pierre et ne plus se
trouver seul en compagnie de Jeanne.

--Je t'accompagne, dit-il, quand son ami parut.

--Merizette est mieux, ce matin; comme je rentrerai tard, elle te prie
de rester avec elle.

--Mais j'aurais bien aimé...

--Moi aussi... aujourd'hui surtout... je ne sais pourquoi... mais
pouvons-nous, égoïstes, refuser ce plaisir à ma pauvre malade? Au
revoir!

D'Arsemar s'éloigna en ouvrant son courrier: Desreynes, immobile, le
regardait.

--Georges! Georges! s'écria Pierre qui agitait une lettre. Dernière
heure! Barraton est au rôle de la cour; jugement demain. Dis-le à Elle.

Desreynes attendit. Que voulait-elle encore? Au moins, il courrait loin
avant deux jours, demain peut-être. Il régla sa conduite et ses
attitudes.

Jeanne ne descendit que trois heures plus tard. Ses yeux étaient
bistrés, son teint pâle.

--Vous m'avez réveillée avant les coqs, cher monsieur: quelle hâte de
prendre l'air! Rassurez-vous, je me suis rendormie...

--Pierre m'a donné de vos nouvelles.

--Faites-moi grâce; je suis fort bien.

--Et m'a dit que vous me faisiez l'honneur de désirer ma compagnie.

--Je vous en vois ravi. Déjeunons.

A table, ils se firent l'un à l'autre les politesses convenues, puis
elle sortit d'un pas calme et descendit les marches du perron. Georges
la suivait. Elle se retourna.

--Prenez-en mieux votre parti, cher, et restez mon chevalier galant,
comme si j'étais une sous-préfète ou une servante.

Desreynes ne répondit pas. Ils allaient côte à côte. Le silence dura
longtemps.

--Ne daignerez-vous plus, parce que je suis souffrante, m'offrir l'appui
de votre bras?

Ils marchèrent encore sans rien dire.

--N'ai-je pas appris, cher monsieur, que vous aviez dessein de nous
quitter?

--En effet, madame; j'y suis contraint...

--Épargnez-nous, par pitié, les mensonges...

Georges se tut et le silence reprit.

Jeanne respirait largement, et la santé du matin la vivifiait, âme et
corps. Ses gestes seuls demeuraient languissants; mais dans son coeur,
comme dans ses yeux et sa voix, la double force de sa jeunesse et de sa
volonté remontait ainsi qu'une marée.

La réserve de Desreynes l'impatienta d'une intolérable façon.

--Cueillez-moi quelques fleurs, je vous prie.

Les derniers muguets étoilaient les gazons. Il se baissa, cueillit les
fleurs, et les présenta en saluant. Elle flaira le bouquet et le jeta.
Georges gardait une respectueuse impassibilité.

Jeanne fut lassée la première de ces vaines impertinences, et sa colère
féminine s'exaspérait normalement au spectacle de la sérénité qu'on lui
opposait. Le calme au milieu des insultes n'est-il pas la suprême
insulte? Tant de mépris suppliciait la jeune femme et affolait sa
pensée: elle était de ceux que la résistance de la matière inerte blesse
et courrouce plus que la pire hostilité, et elle ressentait en présence
de Georges cette sourde mais fougueuse rancune qu'elle avait tant de
fois éprouvée devant l'ironie d'une pierre ou d'un chiffon; sa raison
agonisait sous un trucidant besoin de punir. Elle ne calcula plus, et
tournoyant au hasard dans le vertige de ses passions, elle lançait ses
phrases comme des pierres dans un gouffre.

--C'est tout ce que vous avez à me dire, mon cher? Votre société est
d'un charme assez mince!

Desreynes restait muet. Il voyait sans dépit croître cette animosité.

--Quand partez-vous?

--Demain, sans doute.

--Ou dans un mois?

--Je regrette de ne pouvoir profiter davantage d'une hospitalité...

--Vous en profiterez!

Il s'inclina.

--Trêve d'hypocrisie! Nous nous connaissons, n'est-ce pas? et nous
pouvons nous regarder en face. Je suis maîtresse ici, j'espère! Il me
plaît que vous ne partiez pas, et me déplaît d'en dire les raisons.
Donc, vous resterez là.

Ces verbes d'autorité soulageaient sa faiblesse.

--J'ose croire que vous vous trompez, madame.

--M'insulterez-vous aussi? Vous vous imaginez donc qu'on vient chez une
femme, qu'on la guette, qu'on la vilipende, qu'on la prend comme jouet,
comme victime, deux mois durant, qu'on fait de sa maison, Dieu sait
quoi, sous ses yeux, qu'on remplace son ennui par... par tout, et qu'il
suffit de refermer ses malles pour que la farce soit finie... A mon
tour, maintenant!

--J'avoue...

--Qu'avouera-t-il? M'avez-vous assez tourmentée, méprisée? Maintenant
encore! Mais voici la revanche, mon cher!

Des souvenirs âpres lui revenaient en foule: toutes ses anciennes
rancunes se réveillaient l'une l'autre sous la chaleur de sa parole,
semblables à des serpents qui se détordent. Elle faisait en elle des
découvertes de souffrance et de haine: sa propre voix lui révélait des
misères nouvelles; son coeur suivait sa phrase; chaque mot était comme
un mineur qui davantage creuse un puits.

--Vous m'avez fait pleurer, vous m'avez fait rougir; je vous ai détesté,
je vous déteste. Mais vous rêvez que je vous aime, et votre antique
fatuité me compte déjà dans ses derniers triomphes; ah, je saurai vous
détromper.

--Je n'en doute point, madame, et je voudrais seulement demander dans
quel but...

--Mon but, mon but, s'écria Jeanne, menaçante, quel est mon but?

Elle chercha une réponse sans la trouver, car elle ignorait elle-même.
Elle se vit stupide en tout ce qu'elle avait dit, et sa colère s'accrut;
mais elle fit un effort pour en contenir les excès.

--Le but, c'est mon bon plaisir; et le moyen, c'est mon secret.

--Conservez-le, madame.

--Et si je veux vous le dire, m'en empêcherez-vous? Vous resterez parce
que je le veux, et que j'ai dans les mains le pouvoir de vous tenir!

Georges se garda de poser une question.

--Lequel, monsieur? Courte mémoire, que la vôtre! Avez-vous oublié
certaine lettre, certaine lettre d'amour donnée à une passante, un matin
où vous étiez trop pressé pour dater vos épîtres?

Le besoin de triomphe aveuglait à tel point le sens moral de cette
femme, qu'elle ne vit rien, dans la confuse insinuation d'une vilenie,
sinon la preuve étalée de sa force. L'homme eut peur. Jeanne le sentit,
et, sûre de l'avantage, elle persifla.

--Supposez que j'aie reçu aujourd'hui même cette galanterie sans date...
Renierez-vous votre écriture ou direz-vous qu'elle était pour une autre?
Le portrait est trop ressemblant. Vous plairait-il, d'ailleurs, de vous
entendre? Je récite: «Pardonnez à une audace que ma folie excuse; vous
êtes trop belle, avec vos yeux d'acier et votre couronne d'ébène, et
puisque je ne peux vous le dire, que je l'écrive, au moins! J'aime mieux
risquer votre courroux ou vos dédains, et si vous avez compris de mes
yeux le désir ardent de baiser vos mains fines, dites où pourrait vous
revoir seule celui qui va rêver de vous avoir trop vue...» Le pathos est
joli. Mais qu'en dirait votre hôte, si je m'en plaignais à lui? Je
m'amuserais fort de vous voir.

--Eh quoi, madame, vous pourriez...

Elle répondit froidement:

--Bouclez une valise et vous en jugerez.

Georges trembla: il revit tout le passé, et, tout à nu, il vit cette âme
égoïste et sèche: ce que Jeanne avait dit, elle le ferait, et par cela
seul qu'elle l'avait dit.

Il contemplait ce monstre gracieux et frêle, rayonnant de joie dans sa
victoire.

Il se révoltait, à la fin! Mais sa révolte mourut dans un balbutiement.

Elle minaudait:

--Tentez l'épreuve.

--Soit! J'irai trouver Pierre, et je raconterai...

--Allons donc, mon cher! Vous êtes assez lâche pour le désirer, mais
vous êtes trop lâche pour l'oser... Je vous connais par coeur. Vous
iriez dire à votre ami: «Ta femme accepte dans la rue la déclaration des
coureurs d'aventures!» Car c'est ce que vous pensez, mon beau viveur!
Mais il fallait parler au premier jour! Essayez donc maintenant!
N'avez-vous pas mangé deux mois à notre table, et sans rien dire? Ce qui
pourrait, ne semble-t-il pas, éveiller quelque légitime soupçon sur la
durée de cette intrigue... Monsieur me fera-t-il l'honneur de penser
comme moi?

--Mais que voulez-vous donc?

--Rien; me désennuyer... Vous commencez seulement à m'égayer un peu.

--Tenez, ceci est une dérision ou une telle infamie!

Elle éclata de rire.

Il dit simplement: «Je vous supplie...»

Mais il ne put rien ajouter. Ils se reprirent à marcher en silence, et
si longtemps que Jeanne elle-même en fut embarrassée. Dans les minutes
d'une situation si fausse, elle reconquit peu à peu son tact féminin,
et, comme elle se sentait maintenant la plus forte, elle perdait sa
colère. Elle aurait bien voulu qu'il parlât; elle aurait voulu n'avoir
rien dit. «J'ai l'air de l'aimer!» Elle éprouvait l'humiliation d'une
femme qui vient de s'offrir, et qu'on hésite à prendre.

Il murmura: «Vous plaisantiez...»

Pour qu'il parlât encore:

--Que dites-vous? fit-elle.

Desreynes n'osa rien répéter et le silence les remmena à travers les
allées.

--J'ai passé toutes les bornes, pensait Jeanne.

Elle avait bien honte.

--Non! s'écria Georges, c'est impossible! Et il parlait avec une extrême
volubilité: Vous avez voulu vous moquer de moi, c'est fait, je
m'humilie, vous me pardonnerez d'avoir pu un instant vous soupçonner
d'une lâcheté aussi basse. A quoi servirait-elle? Existe-t-il une femme
qui en serait capable? J'aurais dû le savoir plus tôt, mais vous raillez
trop bien. Je sais que vous avez souffert, mais vous êtes bonne, au
fond. Faire le malheur de ceux qui vous chérissent! Que veut-on? Vous
voir heureuse. Pardonnez-moi. Je ferai ce qu'il vous plaira. Je
resterai, si cela vous amuse, je vous le promets, je vous le jure, mais
ne dites rien, ne dites rien!

Il était sincère et se jugeait fou d'avoir prêté crédit aux menaces de
Merizette: son désir lui faisait une réalité de son rêve, et, du fond du
coeur, il implorait pitié. Il avait pris la main de Jeanne.

--Enfin! songeait-elle. Elle le laissait faire, soulagée et triomphante.

Il acheva de croire à une gageure d'ironie. Comme lui, elle comprenait
qu'elle n'aurait pas eu l'odieux courage d'exécuter cette promesse
étrange.

Il répétait:

--N'est-ce pas que vous êtes bonne? Qu'il faut brûler la lettre?

Déjà Merizette lui souriait avec une complaisance presque tendre; une
rougeur teintait ses joues.

Elle dit: «Venez», et le conduisit dans la maison, jusqu'au seuil de sa
propre chambre. Il hésitait à la suivre plus loin.

--Entrez avec moi.

Sa voix était chaste comme une prière, caressante comme une promesse de
soeur. Georges obéit, mais s'arrêta encore, tenant du bras levé la
lourde tenture de peluche. Jamais il n'était venu là. Une pudeur le
gênait, devant l'intimité de cette pièce close à tous, sévère et pleine
d'amour, tiède, où mouraient de subtils parfums sous les grands plis des
draperies... De ces choses inconnues, se dégageait pour lui la crainte
révérente qui émane du lit des vierges, et qui trouble le coeur d'un
respect éloigné, suprême religion du souvenir pour l'innocence et la
vertu.

--Avancez donc!

La portière laissa tomber derrière lui ses lignes majestueuses,
infranchissable mur. Georges se sentit trop loin du monde et demeura au
milieu de la pièce.

Il voyait Jeanne courbée vers un secrétaire, fouillant un tiroir. Quand
elle vint à lui, elle agitait une carte de papier japonais. Elle la lui
tendit.

--Les chambres de malade ont du feu: brûlez ceci vous-même.

Il s'élança et saisit le poignet de la jeune femme,

--Merci, murmura-t-il.

Tous deux s'approchèrent ensemble de la cheminée où brillaient dans le
gris les derniers tisons d'une bûche. Alors il s'agenouillèrent:
Georges, sans toucher cette lettre, conduisit au-dessus de l'âtre la
main qu'il avait prise et qui s'ouvrit. Le billet tomba sur les cendres,
et lentement, il se dora et se tordit; une petite fumée montait
au-dessus. Le couple regardait, immobile et toujours à genoux; bientôt
cette chose ne fut plus qu'une plaque noire et racornie: un souffle
l'eût éparpillée en poussière.

Merizette, avec le bon sourire qu'elle trouvait parfois, inclina la tête
vers l'épaule de Georges, en appuyant sur lui le rebord de son bras.

--Dites encore que je ne suis pas gentille.

Ils se levèrent, l'un contre l'autre encore.

--Et maintenant, mauvais, m'aimerez-vous un peu?

--Bien mieux, dit-il.

--Alors... embrassez-moi.

Les bras en arrière, il se pencha pour poser ses lèvres sur les cheveux
de Merizette. Mais elle se dressa sur le bout de ses petits pieds, et,
haussant les mains jusqu'à la tête de son ami, elle le tira vers elle et
sa bouche reçut le baiser.

Georges se recula; ils se trouvèrent face à face. Interdits, dans une
confusion faite de honte et de délices, ils restèrent là. Jeanne, en ce
moment, d'un coup, vit comme Georges toute la grandeur du crime avec
lequel jouait son inconscience; dans le même instant elle sentit l'amour
et la faute, et sa première terreur ne s'éveilla que de son premier
désir. Tous deux frémissaient, éblouis par cette caresse, qu'il n'avait
pas attendue, et qu'elle attendait sans la deviner telle. Ils
tremblaient d'ivresse moins encore que de crainte... Personne! Nul
bruit! Toute la terre faisait autour de cette chambre une solitude
d'ignorance et d'oubli. Jeanne, appelée par elle et malgré elle, allait
franchir le seul pas qui les séparait: elle le sentit.

--Sortez, mon ami, sortez, soupira-t-elle avec une langueur suppliante.

--Vous voyez bien qu'il faut que je parte!

Il s'éloigna sans retourner la tête, et Jeanne, chancelante, s'affaissa
parmi les coussins d'un divan. Son cou fléchissait: et dans le grand
silence qui l'épeurait, elle rêva sans rêver à rien.




VI

      Avec tout le bien qu'on doit faire
      On s'absout des péchés commis.

  ROLLINAT.


L'heure du repas avait sonné depuis longtemps, et Pierre n'était pas
revenu: Merizette ordonna de servir.

Les deux jeunes gens s'assirent aux extrémités de la table.

Ils n'osaient relever les yeux ni prendre la parole: s'entretenir de
cette minute, ils ne pouvaient, et n'auraient pu cependant causer que
d'elle seule; en elle seule ils vivaient: avec plus d'effroi que jamais,
car leur raison était plus libre. Ils ne lisaient pas dans leurs regards
la secrète pensée, puisque les fronts restaient penchés, mais ils la
sentaient comme un fluide traîner et courir dans la salle: elle les
circonvenait, les baignait, et plus ils faisaient d'efforts pour
échapper à cette commune obsession, plus elle les hantait ensemble.
Malgré la contrainte presque douloureuse qu'ils éprouvaient dans cet
isolement, ils s'en réjouissaient pourtant ainsi que d'une moindre
souffrance, à l'idée que l'absent pourrait être là, entre eux,
spectateur semblable à un juge, et victime plus terrible qu'un bourreau.

Mais ce soir? Et demain!

Georges savait bien que tout finirait là, et Jeanne aurait rougi, à
cette heure, de concevoir que tout pût n'être pas fini. Ses projets, ses
plans, ses vengeances, combien cela était loin d'elle! Son âme s'était
subitement rajeunie, comme d'une virginité. En touchant le mal, elle
s'était prise à aimer le bien. L'adultère l'épouvantait par tant de
suavité et tant de grandeur. Son désoeuvrement avait conçu un roman plus
banal dans sa dépravation, fait d'intrigues sans passion, et de fautes
sans remords, moins de paradis et moins d'enfer. Elle n'avait cherché
que le charme du danger, et trouvait l'angoisse du crime. En elle
frémissait déjà un besoin d'épanchement et de caresses repentantes; en
elle une affection, plus profonde qu'elle n'aurait cru, se développait
pour l'homme qui lui avait donné son nom et son amour, qui avait entouré
de tendresses sa pauvre existence orpheline, et qui, sur l'épouse et
l'ami, avait rassemblé tout l'immense attachement de sa nature dévouée
jusqu'à la religion, mystique, vibrante, oublieuse pour eux seuls des
mille cultes de la terre!

Et tous deux songeaient ces choses en même temps, et le savaient.

A ce moment, ils se virent en face.

--N'est-ce pas, dit Georges, qu'il faut que je parte, et que vous le
voulez bien?

--Oui, mon ami.

Ils se quitteraient sans douleur. S'aimaient-ils? Non, mais ils avaient,
à travers la lutte, la haine, l'indifférence, cheminé vers l'amour, et
déjà ils étaient dans la trahison, puisque tous deux conjuraient dans
l'épouvante de trahir.

Ce mutuel consentement les rassura pendant plusieurs minutes; et,
satisfaits chacun de lui-même et de l'autre, ils s'adressèrent quelques
banalités. Mais le colloque s'alanguit, et leurs imaginations se
torsionnaient à nouveau en deux rêves silencieux.

Elle, le passé la poignait moins que l'avenir: les angoisses du présent
ne suffisaient pas à cette femme. Après le péril, son cerveau voulait et
voyait des périls. Un involontaire baiser reçu dans le hasard d'une
rencontre, ou donné sans désir d'amour, qu'était-ce, auprès du souvenir
altéré qu'on en allait garder pendant toute la vie, côte à côte, dans
une indéfinie tentation, dans l'inassouvissement du bonheur sans cesse
offert et sans cesse possible? Car elle se l'avouait, et concluait que
Georges dût l'avouer aussi: un appétit maintenant les tenait dans leur
chair et leurs lèvres conserveraient jusqu'à la mort la senteur des
lèvres touchées. Mais le baiser qui damnait leur mémoire, qu'ils
exécraient, qu'ils maudissaient, elle ne songea pas qu'il aurait pu
n'être jamais échangé et sa contrition, acceptant la crainte et le
remords, oublia le regret.

Georges ignorait la peur qu'on supposait en lui: il était plein de honte
et de chagrin.

Pierre entra: ils se levèrent.

--Vous avez bien fait de ne pas m'attendre, et je vous remercie.

Chacun s'avança vers lui, avec une torture au coeur. Il leur serra les
mains, et comme il portait sa bouche vers la tempe de Merizette, sa
femme le prit au cou et lui donna un long baiser. Pour Georges et
Jeanne, c'était l'amende du pardon, le ferme propos de courage, et
l'humble offrande d'une caresse qui devait en eux effacer l'autre.

--Te voilà donc mieux, ma chérie? Avons-nous été sages? Contez-moi ce
qu'on a fait.

Jeanne renvoya les domestiques, et voulut avec Georges demeurer seule à
servir son mari. Tous deux s'empressaient à ses moindres désirs, et par
degrés le calme leur revenait. Depuis leur convention muette, sincères
et résolus comme après un serment, ils affermissaient, avec la confiance
mutuelle en leur force, la certitude d'accomplir le devoir jusqu'au
bout.

Puis, par une progression émue, cette paix devint aimante, délicieuse.
Ils s'unissaient plus étroitement dans la tendresse plus grande qu'ils
vouaient à l'ami commun, et qui, réchauffée par le sentiment de la
faute, s'exaltait pour s'absoudre et s'idéalisait. Leur double pensée se
confondait tellement dans cette pensée unique, qu'ils n'avaient pour
ainsi dire qu'une seule âme; et cette communion croissante, la première,
en les rassurant sur le voeu de leurs coeurs, les rapprochait l'un de
l'autre davantage, et de minute en minute, l'un à l'autre, les
attachait. Ils s'abandonnaient sans contrainte à l'apaisement de cette
affection sereine et dont Pierre demeurait le seul but. L'avenir
effrayait moins Jeanne; il ne l'effrayait déjà plus.

Plus assez, même, jugeait-elle...

D'Arsemar recevait leurs soins avec une gaîté qui lui servait de masque
à son bonheur. Jamais ils ne l'avaient tant aimé, elle surtout: il le
sentait; et sans en rechercher exactement la cause, il croyait deviner
que l'intervention de son ami n'était pas étrangère à ce bienfait.

--Vous êtes des anges! Quel dommage que tu t'en ailles, Georges!
D'abord, tu ne peux nous quitter demain.

Il expliqua que l'affaire de Barraton l'obligerait sans doute à les
abandonner jusqu'au soir.

La nouvelle ne laissa point de les inquiéter; puis, brusquement, tout
changea en Merizette: elle perçut un plaisir douteux, et sa jeune vertu
s'accommoda presque joyeusement de cette journée suprême accordée à
l'amusement de lutter dans ses armes neuves. Elle n'avait plus qu'une
infime crainte de faillir, mais du moins elle jouirait une dernière fois
de cette crainte; ils vivraient quelques heures dans le chaud frôlement
des tentations.

--Pourvu que je sois tentée!

Elle avait peur de n'être plus, le jour suivant, séduite par la douceur
et la possibilité de la chute. Ce qui, avant tout la charmait dans
l'intrigue, c'était la lutte: dans le devoir, la lutte aussi. Être la
puissance qui dirige! Elle regretta confusément d'avoir un adversaire
aussi décidé qu'elle-même à ne rien entreprendre; sa constance eût
recueilli plus d'agrément et de mérite, en présence d'un audacieux sans
scrupules, et cet homme-là, certes, l'eût trouvée impitoyable, belle
d'indignation. Telle, pourtant, cette journée serait attrayante. Voilà
qui est vivre! Elle se complaisait dans l'espérance de ses craintes, et
vint à souhaiter, par moments, que le soleil fût déjà couché, et déjà
levé. «Demain, à cette heure, nous serons seuls.» Elle rencontrait de la
sorte une saveur de perversité dans la satisfaction même de bien faire.

Parfois, elle donnait à Georges un sourire amical, qu'il lui rendait, et
qui était pour eux une formule de promesse où se renouvelait leur pacte.

Jeanne, loyalement, était contente et fière d'elle. Même ignorées, les
bonnes actions nous laissent devant nous un plaisir d'amour-propre qui
nous pousse à les recommencer, moins par réelle vertu que pour nous
donner encore le plaisir vaniteux de notre éloge intime.

Merizette eut pour son mari de câlines prévenances, et ces cajoleries
lui devinrent si agréables qu'elle en oublia bientôt la cause
déterminante; elle se livrait à ce jeu de tendresse conjugale avec
l'entraînement d'une fantaisie inconnue jusque-là et qu'on vient
d'inventer; presque entière elle s'y livrait, et sans arrière-pensée,
comme si tout d'un coup elle avait reçu la révélation d'amour: à elle
aussi, il semblait bon de faire du bonheur, et ce rôle d'ange attentif
l'affriolait par l'imprévu de ses sensations. Elle redoublait alors de
grâce aimable et se délectait avec un parfait égoïsme dans ce beau
dévouement qu'elle pensait avoir.

Chacun s'y méprit, d'ailleurs, et la journée fut bénie par eux tous.

A contempler le couple qui marchait à ses côtés, échangeant des
gentillesses d'amoureux, Georges sentait l'émotion d'une délivrance
subite; là, il voyait triomphalement la fin de toutes ses terreurs!
Merizette ne s'était jamais montrée ainsi, et voilà qu'elle était muée:
il fallait donc que cette nature légère se trouvât en face du crime,
pour en comprendre et en redouter la bassesse? Elle n'était, au fond,
que futile, coquette, curieuse, éprise du hasard et du danger: elle
savait, maintenant, et tout serait tranquille: elle mettrait dans
l'amour reconquis l'exubérance nerveuse qui travaillait la solitude de
son coeur. Jusqu'ici, avait-elle aimé Pierre? Elle l'adorerait
désormais, et cette fièvre inquiète qui semblait devoir empoisonner leur
vie, ne tendrait qu'à la rendre plus étroite et plus chaude. Georges
songeait de la sorte, et une joie profonde enlevait son coeur dans sa
poitrine; devant ce bonheur, devant son oeuvre enfin, son oeuvre, hélas!
il avait envie de pleurer. Il se chagrinait moins de ce baiser coupable:
l'avenir garanti effaçait le passé; un peu plus, il croirait à leur
innocence et se féliciterait du mal qui amenait un bien si désirable.

Il fixa son départ au surlendemain, et s'endormit dans le calme puissant
d'un homme qui vient de parachever sa tâche.

Mais, dès le réveil, son baiser lui revint en mémoire, et effleura ses
lèvres. Il en eut aussitôt une pudeur qui, pendant un temps, troubla sa
conscience: quelle tristesse, d'atteindre ainsi le but qu'il avait
poursuivi! La trahison vivait en eux, et pour que Jeanne, après cette
caresse, sentît l'effroi de l'adultère, ne fallait-il pas qu'un désir
d'adultère l'eût entraînée vers lui! Quelle situation aurait-il
désormais en face de cette femme, sa complice! Toute leur existence,
sous les yeux de Pierre, ne serait qu'une longue hypocrisie: toujours
mentir, puisqu'ils auraient toujours un secret à cacher!

--J'aurais dû m'en aller plus tôt! Que faisais-je donc dans cette
maison? Pourquoi y être resté si longtemps? Je suis faible, mou, bête!
Je m'amuse avec des mots. Des velléités et pas de volonté! J'ai des
prétentions, et voilà tout... comme elle... Je ne vaux pas mieux
qu'elle, et je vaux moins, puisque je suis le bénêt dont elle joue...

Il fut mal à l'aise, en revoyant son ami. Arsemar le prit par le bras.
Merizette était complètement rétablie: elle descendrait bientôt; et
Pierre, en se retournant vers la fenêtre de leur chambre, entraîna
Georges à travers les pelouses.

La jeune femme, aussi, songeait à ce baiser: le souvenir lui en parut
plus délicieux que la réalité. Sa grande ferveur d'amour légitime était
un peu tombée. Cet amour-là, d'ailleurs, lui avait-il jamais donné le
frisson dont elle rêvait, le suprême frisson après lequel aspirait toute
la curiosité de son être, ce divin «au delà» qu'elle appelait dans les
caresses, comme si quelque chose d'insaisissable encore se fût toujours
reculé devant elle?

Elle avait passé dans le remords quelques heures charmantes, mais déjà
elle se lassait de son remords.

«C'est bien, mais après?» Elle voyait se dérouler à l'infini la suite
monotone des jours, et se fatiguait de son ennui futur. Demain, et puis
demain; hier, jamais plus; sans fin, des lendemains pareils; sans trêve,
la solitude de cette maison et la continuité d'une affection qui
n'aurait ni secousses, ni dangers, ni ressort; un monde et des causeries
insipides, des tendresses qui le deviendraient... Paris! Quand donc?
Vivre, vivre! Le premier devoir, c'est de vivre. Elle reconnut avec
étonnement que les deux mois les plus agréables de sa jeunesse venaient
de s'écouler depuis l'arrivée de Desreynes: elle ne leur pouvait
comparer que les premières semaines de son mariage, et cette course en
Italie qu'elle avait faite avec le comte, alors qu'elle travaillait de
toute son imagination à voir un amant dans l'époux, et un enlèvement
dans le voyage des noces; mais le plaisir factice de cette fuite, banale
en somme, puisque permise, avait pour son esprit moins de charme que les
manoeuvres compliquées de cette petite guerre, un peu galante, un peu
haineuse, qui se terminait aujourd'hui. Jeanne redescendait le cours de
leur histoire: un par un, elle en revit tous les instants, depuis la
rencontre au palais des Beaux-Arts, jusqu'au baiser reçu dans cette
chambre, là! Et Georges allait partir...

Ce baiser! Elle ne l'aurait plus! Puis, tendant ses lèvres, elle les
entr'ouvrit comme pour y recevoir encore la bouche qui les avait une
fois approchées; elle s'adonnait passionnément à un mensonge d'adultère;
elle le savourait avec un amour d'autant plus vif que l'accomplissement
lui en paraissait impossible à jamais, et cette idée seule exaltait son
désir; comme un fauve qui a usé ses griffes contre les barreaux de la
cage, elle s'abîmait dans l'apparente résignation de l'impuissance, pour
jouir en soi-même du bonheur défendu, mais évoqué dans un rêve qui
ressemblait à de l'extase. Ses paupières étaient baissées; ses dents
luisaient sous un sourire alangui; ses deux seins se soulevaient
longuement, avec une lenteur lourde. Elle resta quelques instants ainsi,
et d'un bond se leva.

Elle vint à la fenêtre et aperçut au loin les deux hommes: elle demeura
derrière le rideau soulevé... Georges! Avant quelques jours, il aurait
noyé toute souvenance, dans le torrent de la vie parisienne: les
théâtres et les fêtes, les ateliers et les bals, le monde bruyant de
l'art, l'intimité des noms connus, tout cela aurait vite supprimé de sa
mémoire la provinciale enterrée dans ses collines! Mais elle éprouvait
moins de regret pour cet oubli prévu, que d'envie pour une existence à
laquelle elle n'aurait point de part et qu'elle eût choisie entre
toutes; son ambition était plus jalouse que sa voluptuosité. Elle eût
avec enthousiasme changé son personnage contre celui de Georges, et fût,
à sa place, partie avec gaîté; ce désir était même si puissant, qu'il
resta logique jusqu'au bout, et Jeanne, malgré son orgueil, n'imagina
pas de reprocher à Desreynes l'indifférence qu'il lui garderait dans un
mois.

Ah, le suivre, être la maîtresse de sa maison et l'amie de ses amis,
après épuration d'ailleurs! Voilà l'époux qu'il aurait fallu à ses
voeux: elle aurait tenu un salon célèbre, reçu les esprits en vogue et
donné de resplendissants raoûts. Elle arrangeait une maison: son hôtel
semblait une cour, elle semblait une reine.

«L'aurais-je trompé? Je le crois.» Elle reconnut avec un peu
d'étonnement qu'elle eût été pour Desreynes une épouse moins scrupuleuse
que pour le comte: elle eût trahi plus aisément son élu que celui
qu'elle trahissait déjà en sa faveur. Elle sourit à cette pensée.

--C'est vrai, pourtant, que je préférerais être la femme de Georges et
l'amante de Pierre! C'eût été plus difficile, d'abord... Comme la vie
est drôle, à force d'être si mal faite!

Les deux amis reparurent à la lisière du parc. Jeanne contemplait le
Parisien: il était vraiment d'une élégance exquise. Georges devenait
pour elle la vision palpable de toutes ses ambitions mondaines, de
toutes ses passions citadines: il incarnait Paris; de la splendeur de
Paris, il était revêtu. Elle le dévorait du regard tandis qu'il
cheminait au bras de Pierre; elle croyait voir passer le rêve de sa vie,
le rêve de sa vie manquée, qui passait. L'un était l'idéal, et l'autre
la réalité. Libre, là; enchaînée, ici! Une brusque colère l'emporta
contre d'Arsemar, et elle frappa du pied. «Ah! que je voudrais m'en
aller!» Le parc, les coteaux, le printemps, sa chambre lui étaient
odieux; elle fixa sur les arbres verts un oeil de rancune et de défi.
Alors, s'éloignant de cette fenêtre, elle s'habilla avec une sorte de
rage.




VII

  Je ne tardai à l'exécuter qu'autant de temps qu'il en fallait aux
  contradictions pour l'irriter et la rendre triomphante.

  J.-J. ROUSSEAU.


Quand elle parut devant eux, Georges éprouva une inquiétude que la
pensée de son prochain départ ne suffit pas à dissiper; et comme s'il
eût senti que déjà elle avait changé d'âme, il l'examinait de loin, avec
une prudence suspicieuse; il revoyait en elle l'adversaire des anciens
jours; il s'étonna d'une impression dont il était si loin, hier, et que
ne justifiait aucun nouvel indice.

--Saurai-je un jour penser comme la veille?

Ils voulurent descendre une dernière fois vers le fleuve: ils parlaient
peu, chacun ayant en lui une méditation muette; tous trois étaient assez
intimes pour se permettre et permettre aux autres cette solitude
contemplative dans laquelle on se renferme parfois aux côtés d'un ami,
plus délicieuse qu'une solitude réelle, puisqu'elle en joint le charme
au charme d'être ensemble: la solitude sans l'isolement.

Arsemar songeait au départ de Desreynes, et sa méditation était un
regret.

Merizette synthétisait quelques jugements psychologiques et s'octroyait
des louanges: «Pierre est un rêveur qui suit son idée et ne voit pas la
vie; Georges, un promeneur qui voit la vie et ne suit pas son idée; la
seule tête de la maison, c'est moi.»

Quant à Desreynes, il échafaudait une série d'aphorismes sur les
fluctuations de son individu: «La rectitude dans l'idée, n'est-ce point,
en vérité, ce qui constitue l'homme? Mais combien la possèdent, et ne
serait-on pas un grand homme par cela seul qu'on est digne d'être un
homme? L'humanité se résume en quelques têtes: le reste s'appelle
végétation... De quoi parlé-je? Je suis une matière qui s'agite, et je
n'ai point de moi, puisque j'ai chaque matin un autre moi!

--Mériterais-je, conclut-il à voix haute, de porter tous les jours le
même nom?

Jeanne le regarda avec ébahissement, et éclata de rire.

Ils étaient sur une roche taillée à pic: la rivière sonnait à leurs
pieds.

--Oui, répondit Arsemar au bout d'un long instant: c'est toujours une
eau nouvelle qui court dans le lit du fleuve.

--Ils sont fous, pensa Merizette.

--Mais nous lui donnons, reprit Pierre, le même nom qu'à celle qui
coulait un siècle ou dix siècles plus tôt: il nous semble qu'elle soit
toujours une, puisqu'elle garde le même aspect et la même saveur,
qu'elle tourne sensiblement aux mêmes angles, bondit sur les mêmes
obstacles et dévale la même pente, par la double force de nature et de
coutume... Et comme on dit l'eau de cette rivière, on dit l'âme de cet
homme; mais nous ne restons pas plus nous que le fleuve qui passe.

--Seigneur, murmurait l'épouse, que mon mari est donc ennuyeux!

Georges lui paraissait d'autant plus spirituel et plus joli; mais d'un
esprit qu'elle constatait en dehors de ses paroles et d'une grâce
qu'elle ne cherchait pas à analyser dans ses lignes; elle l'admirait en
quelque sorte pour ce qu'il aurait pu dire et montrer, et cela,
volontairement un peu, avec un effort conscient pour l'admirer et s'en
repaître davantage; elle se concentrait à trouver plaisir dans chacun de
ses gestes et chacune de ses phrases, afin de ne rien perdre des
agréments du dernier jour. Elle le fixait d'un regard plus profond,
comme pour voir en lui, et Georges, à quelques reprises, en fut gêné. Il
essayait de deviner toute la pensée de Jeanne; elle-même s'y attachait
aussi.

--Est-ce que je l'aime?... C'est sa vie, que j'aimerais... Pierre est
pourtant plus beau... Comme nous allons nous assommer demain!

Des révoltes subites la secouaient contre ce départ: l'existence était
bien injuste pour elle! Mais de quel droit s'en plaindre, puisque sa
faiblesse y souscrivait? Donc, elle avait accepté qu'on la frustrât d'un
peu de joie qui lui venait. Et pourquoi? Pour d'autres! Elle se jugeait
dupée, volée, par son propre consentement, et s'injuriait de l'avoir
donné.

Une seule chose la consolait un peu, et son visage prenait alors une
sérénité enfantine: «Dans quelques heures, nous serons seuls.» Elle
était impatiente de ce moment.

Il vint.

D'Arsemar avait proposé de déjeuner plus tôt, pour ne se point retarder,
et la jeune femme avait accueilli sa demande avec empressement. Elle
hâta le service et voulut conduire son mari jusqu'à la grille du parc.
Ses mains tremblaient légèrement pendant qu'elle regardait sur la route
s'éloigner la petite voiture du comte. Elle écoutait le roulement des
roues, et ce bruit déjà lointain lui semblait caressant et terrible.
Tout son être criait: Enfin! Immobile à côté de Georges, et un peu pâle,
elle patientait. Le dog-car disparut derrière un bouquet de noisetiers.
Alors, elle frémit, elle eut peur d'elle-même et de l'homme qui était
là. (Dans la suite, elle constata que cette minute avait été la plus
exquise et la plus douloureuse de sa vie.) Il lui sembla que tout était
consommé et qu'au départ de son mari était liée irrévocablement la
nécessité de sa chute. Poursuivre l'absent, le rejoindre...

--Pierre! cria-t-elle... Mais sa voix était si épuisée...

Dernière alarme de la conscience!... Jeanne s'assit sur une borne.

Mais soudain elle s'offusqua d'une faiblesse qui n'était pas sans
témoin, et, dans ce rappel de l'orgueil, tout son égoïsme lui revint,
sec, impérieux et froid. Elle se leva: puis, redressant son buste comme
un lutteur qui paraît sur l'arène, elle prit le bras de Georges, et
sourit: «Profitons de ces heures», disait-elle.

Ils rentrèrent dans le parc. La gêne qu'ils éprouvaient tous deux
croissait à chaque pas; ils ne retrouvaient plus la confiante intimité
de la veille, ni le calme que leur avait donné la résolution du devoir.
Georges s'efforçait d'y remonter, en se persuadant que rien n'était
changé depuis un jour; mais il ne réussissait qu'à souffrir davantage
d'un tête-à-tête aussi fâcheux que délicat. Ce silence et cette
contrainte les rendaient trop complices de leurs souvenirs; il aurait
voulu en être délivré, et cette préoccupation le travaillait, mais sans
l'effrayer, tant le passé lui semblait loin. Il aborda plusieurs
conversations, qui moururent d'impuissance dans un ennui banal.

Jeanne répondait à peine.

«N'était-ce donc que cela?» Elle avait rêvé de ce moment, venu enfin, et
n'y rencontrait qu'une accablante monotonie, et l'inepte entretien d'un
quadrille: d'émotion, point; d'inquiétude, pas davantage, et de plaisir,
moins encore; un regret seulement, celui de l'attente déçue. Les
galanteries du baron de Valtors étaient moins niaises et plus
réjouissantes. Elle éprouva un vif dépit, et fut humiliée comme d'une
bassesse intellectuelle de ne pouvoir se créer à elle-même le
raffinement de voluptés et d'angoisses qu'elle s'était plu à espérer.

Ils parcouraient bien des allées, et se ramenaient inconsciemment aux
mêmes endroits, n'ayant même pas l'imagination de choisir un chemin.

--Quelle heure est-il?

Ils étaient seuls depuis cinquante minutes,--elle le calcula
exactement,--et leur colloque ne s'était pas un instant départi de la
plus plate insignifiance.

--Cela durera-t-il jusqu'au soir? Il faudrait cependant...

Que faudrait-il? N'importe: elle voulait quelque chose et ignorait que
vouloir.

Son impatience devint fébrile; Jeanne se jugeait stupide et ne jugeait
pas mieux son interlocuteur. Elle fut désagréable et presque acariâtre.
Elle eût souhaité tout au moins d'être triste.

--C'est donc que je ne l'aime pas?... Pourquoi l'aimerais-je?... Je ne
mérite pas la vie que j'ambitionne, puisque je n'en sais rien tirer.

Elle s'insultait, se détestait, et se méprisait elle-même; mais jamais
nous ne nous aimons si bien qu'à l'instant où nous nous blasphémons:
suprême triomphe de l'égoïsme, puisqu'il réussit à nous faire mal penser
et mal parler de nous.

Une heure encore s'écoula. Jeanne était exaspérée.

Une servante annonça la visite du baron de Valtors: Merizette sursauta.
Du monde! Il ne manquait plus que cela!

--Dites que je suis sortie!

--Pourquoi le renvoyez-vous? supplia Georges: il nous aurait divertis.

--Vous vous morfondez donc bien en ma seule compagnie, mon cher? Pour le
dernier soir...

Valtors se retira, très vexé, sachant que la comtesse était au parc avec
Desreynes.

Le contre-temps auquel elle venait d'échapper rendit la jeune femme plus
sensible à la perte du jour suprême. La phrase de Georges l'incita
aussi: puisque l'homme reculait, à elle d'avancer!

--Il faut... il faut...

Desreynes avait enfin reconquis une sorte de naturel, et se jouait avec
insouciance et même avec esprit dans les mille riens que l'on redit aux
femmes.

Jeanne l'écoutait mal, obsédée par la volonté fixe, lancinante,
d'inventer une minute qui fût anormale, qui lui donnât une émotion, qui
lui laissât un souvenir. Son imagination, tracassée par la fuite du
temps, s'enfiévrait à la recherche d'une folie qu'elle ne trouvait pas.
Elle sautait d'une idée à peine conçue à une idée que d'autres venaient
chasser en foule. Elle s'agitait sur son banc, faisait claquer ses
petits doigts et pressait ses ongles dans ses paumes. La tranquillité
que Georges avait gagnée acheva, par contraste, de la jeter dans cette
violence de sensations où s'engouffre, chez les êtres nerveux, le
dernier reste de raison.

Jamais femme ne fut plus près de se donner ou de s'offrir: la conscience
qu'elle n'avait point d'amour ne l'intéressait même plus; elle se tourna
vers Georges, et resta stupéfaite, en apercevant au détour du sentier
une femme qui marchait vers eux.

--Bonjour! cria la sous-préfète: ai-je forcé la consigne? J'ai vu le
comte, su de lui que je vous verrais au château, et me voici!

Fraîche et gaie, la Parisienne leur tendit les deux mains. Desreynes
l'adora comme un messie; Mme d'Arsemar, malgré sa politesse, la
regardait d'un oeil mauvais.

--Que je suis ravie de vous rencontrer chez vous! Je vais donc passer
une après-midi qui me dédommagera des autres.

Au fond, elle croyait troubler une entrevue galante, un adieu d'amour,
et se réjouissait d'être maudite. Elle fut surprise de l'accueil
empressé de Desreynes, et en garda reconnaissance.

«Le pauvre homme en a déjà assez, de sa Lyonnaise... La petite fait une
autre tête.»

--Est-il vrai que vous partiez demain, monsieur? Combien je vous envie
de rentrer dans mon cher Paris! Moi qui voulais vous prier d'assister à
une dernière sauterie que nous offrons après-demain. Ce sera moins royal
que chez vous, chère comtesse, mais si vous y venez, vous m'aurez donné
le plus beau de votre fête.

Jeanne fut peu touchée du compliment. Elle était profondément agacée. On
parla de quelques voisines: la conversation tourna bientôt à la plus
soigneuse médisance. Merizette se déridait un peu.

--Les femmes sont admirables, dit Georges. Où dénichez-vous des vertus
qui vous fassent tant louer votre sexe, après avoir blâmé tout ce que
vous apprenez de lui?

--En nous-mêmes, monsieur.

--Je m'en doutais... Votre logique est royale: louer la femme contre
l'homme, pour la mettre au-dessus de l'espèce, et, ce point acquis,
blâmer les femmes pour monter au dessus de toutes et de tous.

--Imbécile! pensa Jeanne, qui sentait la vérité du jugement.

--Nous sommes bien malheureuses, comtesse! Les hommes ne connaissent pas
de milieu entre nous ennuyer et nous dénigrer: ceux qui s'agenouillent
nous font bâiller, et ceux qui nous plairaient nous font rougir de nous.

--Un célibataire assez mûr, dit la comtesse, ne se croit supérieur qu'à
condition d'être désabusé des femmes.

--La mode veut cela, monsieur?

--Et vous faites la mode, ô déesses!... D'ailleurs, voulez-vous un
conseil?... Si vous prenez un amant...

--Vous dites?

--Si vous prenez un amant, choisissez un simple: les hommes trop habiles
ne valent pas mieux que vous.

--Quelle Circé a donc empoisonné votre hôte, ma chère, pour le faire si
méchant? Il était plus aimable, l'autre soir.

La jolie dame, en souriant, rayait le sable du bout de son ombrelle;
l'impatience de la comtesse ne lui avait pas échappé, et la coquette
s'amusait de taquiner cette jalousie avec le souvenir de ce qu'elle
pensait être une infidélité.

La croyance qu'elle volait un amour l'eût rendue indulgente à toutes les
galanteries de Georges. Car, le point d'honneur varie, ici-bas: une
fille ne voudrait prendre les amants d'une amie, et cède avec joie aux
amis d'un amant; une dame se ferait scrupule d'agréer l'ami d'un amant,
et se fait gloire de ravir l'amant d'une amie. Dût celle-ci en souffrir!

Et Jeanne souffrait; non point dans sa tendresse: elle n'en avait pas;
mais dans sa vanité. Rarement une femme perd assez l'esprit pour n'être
pas sensible aux pointes d'une autre femme; celle-ci trouvait ridicules
son rôle et son attitude, et détestait cette amie pour sa visite et ses
lazzis. Georges l'indignait aussi par les attentions dont il entourait
l'autre; et, plus froidement que tantôt, ayant en plus un besoin de
vengeance, elle arrêta sa résolution d'avoir avant demain, avant ce
soir, un triomphe qui serait éclatant.

L'étrangère riait, causait, montrait ses dents, montrait sa cheville,
faisait parade des complaisances de Desreynes et les entretenait de tout
son pouvoir. Le jeune homme finit par la trouver trop séduisante, et,
sevré d'amour, le laissa trop paraître. Il n'eut pas la sagesse de
comprendre que dans l'état d'âme où se trouvait Merizette, tout ce qui
ne s'adressait pas à elle devenait une provocation. La Parisienne le
savait et se faisait de tous ces jeux un plaisir infini. «Les hommes les
plus intelligents sont des sots qui ne voient rien.» Une véritable
sympathie s'établissait pourtant entre elle et lui. Soudain, Jeanne crut
percevoir que sa présence les encombrait, et qu'ils eussent désiré être
seuls. Ce fut le dernier coup. Elle était blême... Jamais son
amour-propre ne fut soumis à une si cruelle épreuve; pour la première
fois, on la bafouait, on se liguait contre elle, devant elle: elle en
eut la ferme conviction. Elle concentra son énergie dans une affectation
de gracieuseté; sous cette contrainte, sa colère s'envenimait encore.
Trois heures! Elle ne partira donc plus! Jeanne, oubliant de se juger en
même temps, était scandalisée par l'impudence de cette autre femme. Elle
la regardait avec une répugnance vertueuse, un dégoût bien sincère:
cependant, puisqu'on semblait désirer Georges, elle le désira... Mais
elle le détestait... Quatre heures!

La sous-préfète annonça son départ.

--Déjà? répondit la comtesse.

La Parisienne salua, avec un sourire ironique; Jeanne voulut à son tour
la railler d'un défi.

--Si vous m'en croyez, vous ne monterez en voiture qu'au tournant de la
côte: la route est jusque-là mauvaise pour les chevaux, et monsieur
Georges se fera une joie de vous conduire à la petite porte du parc.

--Mais, très volontiers, ma chère, et je vous remercie du conseil.

--Vous m'excuserez sans peine, reprit Mme d'Arsemar, si je ne puis vous
accompagner.

Jeanne expliqua ses ordres au cocher de la sous-préfète. Les deux
ennemies s'embrassèrent, la visiteuse prit le bras de Desreynes.

--Au revoir: je compte sur vous pour mon quadrille, mercredi, 20 mai.

--Sans faute... Ne vous perdez pas dans les bois... Georges, vous
viendrez me chercher au pavillon, n'est-ce pas?

La voiture s'éloigna. Jeanne rentra dans la maison, et prit son peignoir
de bain. Elle tremblait de tout son corps.

--Oh, la honte, si j'échoue!

Elle s'arrêta, la main sur le pommeau de la rampe.

--Je ne peux pas vouloir cela: c'est fou!

Savoir que l'on va faire une sottise, et la préméditer: quel charme!

Elle aperçut au loin le couple qui entrait sous les arbres.

--Tant pis, tant pis! Puisqu'il faut...

Elle crut entendre un éclat de rire à la lisière du bois.

--J'aurai mon tour, moi!

Georges avait mêlé ses doigts à ceux de sa compagne. A peine la jeune
femme essaya-t-elle de se dégager. Elle baissait les yeux.

--Allons, dit-elle, laissez-moi.

Il se pencha, puis, très bas:

--Vous êtes belle, et je vous aime.

Elle lui échappa, et s'enfuit. Il la rejoignit en courant. Elle riait.
Il la saisit, et étouffa son rire dans un baiser qu'il colla sur ses
dents. Elle renversait la tête.

--Marchons... Si l'on vous voyait... Marchons.

Elle se laissa retenir par la taille, et tous deux firent quelques pas
encore. Puis un second baiser les arrêta.

--Vous me rendez fou! Vous êtes trop belle!

Il la pressait, debout contre son torse; elle rendit le baiser, et
longtemps ils restèrent ainsi. Georges la désirait ardemment.

--Laissez-moi... Je vous en prie... On nous guette... Venez, oh,
venez...

Georges savait Merizette capable de les espionner: il baisa les mains
qui le repoussaient.

--Vous partez donc? dit-elle.

Ils marchèrent: le chemin fut long. Elle s'éloignait un peu de lui, et
obliquait à chaque pas vers la lisière du sentier; elle tremblait
légèrement, avec cet instinctif et vague effroi du mâle, qui fait encore
frémir et reculer la femme au moment même où elle va se livrer. Pudeur?
Vertu? Non pas: c'est la chair qui prend peur.

Mais quand ils sortirent du bois et parvinrent au pied du mur qui
fermait le parc, lorsque tout danger fut passé pour la promeneuse, toute
peur s'évanouit et le regret surgit seul: elle aurait voulu retourner en
arrière, pour se moins défendre, cette fois.

Elle porta vers lui ses yeux clairs et humides, et lui tendit ses lèvres
entr'ouvertes. Derrière la porte, ils entendaient le piaffement des
chevaux. Il lui murmurait sur les dents:

«Je t'aime! je t'aime!» Il l'étreignait et l'enlevait presque de terre.
Puis sa bouche courait sur les tempes, le cou, les yeux et les lèvres
encore, qu'il humait dans les siennes.

Le danger, à nouveau, se dressait: elle soupira: «Assez,» puis,
s'écarta, et tout haut, elle dit: «Au revoir, cher monsieur. Vous
viendrez mercredi. Je le veux.»

Elle arrangeait, en parlant, ses cheveux défrisés et les rubans de son
chapeau.

Georges tourna la clef dans la serrure rouillée; la sous-préfète sortit,
et monta en voiture.

Desreynes, au marchepied, la salua profondément, mais, sous un prétexte,
il s'avança: un rapide baiser unit leurs bouches. La calèche partit.

Georges la suivait des yeux: il vit la tête blonde qui se penchait à la
portière: il eut contre lui une énorme rancune.

--J'aurais dû vouloir davantage! Les femmes sont à qui ose les prendre.

Il referma la porte, et lentement, comme à regret, lui aussi, il
redescendit les sentiers: il reconnaissait chaque place où une étreinte
les avait enserrés; il y stationnait; son imagination s'allumait au
souvenir du bonheur promis et perdu; des visions lascives le hantaient.
Il allait et venait, en contemplant à terre les mousses encore
froissées. Il prit un autre chemin et arriva au pavillon où Jeanne
devait l'attendre.

--Est-ce vous, Georges?

Il rêvait avec l'autre: cet appel le troubla comme une surprise. Jeanne
disait d'une voix faible:

--Venez m'aider... Vite...

Il vint, il entra; il n'aperçut rien d'abord; et soudain, il la vit,
demi-nue sous son peignoir entr'ouvert: des gouttes d'eau glissaient
encore sur sa peau brune. Il lui sembla qu'elle s'approchait de lui,
incertaine, les bras tendus, les cils baissés...

La dernière pudeur des femmes n'est point de ne pas se montrer nues,
mais de fermer les yeux, alors, pour ne pas voir les yeux qui les
regardent.




DEUXIÈME LIVRE




PREMIÈRE PARTIE

A TROIS




I

  O murs de la maison! Comment rentrer là, comment y habiter après un
  tel malheur?

  EURIPIDE (_Alceste_).


La nuit, la lune; Georges marchait à grands pas, au hasard, sur les
routes, à travers champs, droit devant lui. Depuis combien de temps?

Les premières heures avaient roulé dans un ahurissement stupide, dans
une contemplation physique et inconsciente des choses.

Sans le voir, il avait vu le soleil se coucher, et la lune, entre deux
collines basses, surgir, rouge et tranchante comme une hache
ensanglantée: il l'avait suivie d'un regard creux, puis un frisson
d'effroi avait secoué ses épaules.

--Pourquoi ne suis-je point parti?

Longtemps il avait répété cette plate formule d'un regret; et, presque
sans pensée, ruminant son reproche, hébété, il avait cent fois redit:
«Quel dommage de ne pas être parti plus tôt... Rien ne me retenait...
Ah, si j'étais parti!...»

Maintenant, la plaine était toute bleue; les étoiles semblaient
heureuses: on n'entendait nul bruit.

... Un instant elle l'avait repoussé; n'avait-elle pas crié: «Je ne veux
plus.» Il entendit cette voix comme une prière: trop tard, oh, trop
tard! Elle avait dit encore: «Je commençais à t'aimer, à force...»
Assez! Il chassa ces souvenirs avec un cri de bête, et se hâta, comme
pour fuir plus loin, et laisser derrière lui ce qu'il portait en lui.

L'irrévocable! Il appartenait à la chose accomplie. N'y aurait-il pas
moyen de détruire ce passé? Que ce qui était ne fût pas, pas encore!...
Etre moins vieux de quelques heures, pour s'arracher la vie, avant!
--Avant quoi donc?--Ce n'est pas vrai, je n'ai pas fait cela, non!--Si,
tu l'as fait! L'irrévocable!

Il n'osait pas songer à Pierre. Il souffrait trop intensément, pour que
sa pensée pût se fixer sur un point quelconque de son crime; peu
d'idées, mais des images. Il revoyait le pavillon et les meules de foin,
un coin du parc, la chambre où il était monté la veille, le salon, une
servante, un autre coin du parc, le Palais des Beaux-Arts, et les
meules, toujours les meules! Il rencontrait Pierre et se sauvait...
Jeanne!

--Je l'ai donc eue, cette gueuse! Elle a joué de nous comme elle l'a
voulu. Je la détestais! Elle le savait. Il n'y eut jamais que la haine
entre moi et cette bâtarde maudite! On avait bien besoin de jeter cette
pourriture dans notre vie!

Ses regrets et sa haine se soulageaient d'insultes, contre elle, contre
lui, et peu à peu tout autre sentiment fit place à la colère.

Il se frappait du poing.

--C'est fait! Entends-tu bien, misérable, ce que cela veut dire: «C'est
fait»? Pour toujours! Tes lèvres l'ont baisée, brute! Heuh!

Et il passait sur ses lèvres les doigts crispés de ses deux mains, pour
en arracher les baisers morts.

--Mon pauvre Pierre!

C'est la première fois, enfin, qu'il prononçait ce nom, et, comme un
charme, ce nom seul épurait son âme. Alors, ce fut le remords grave,
profond, immense, le gouffre d'angoisses, la désolation muette, l'amitié
naïve et sanglotante, le plus pur de son désespoir.

Il resta sans bouger pendant de longues minutes, abîmé dans l'amour de
sa victime...

--Pauvre cher ami bien-aimé! Quand il saura cette horrible chose! Car il
faudra qu'il sache, il faudra que je dise! C'est donc moi qui vais te
tuer, mon Pierre?... Comment pourrai-je parler? Je ne saurai jamais...
Je dirai...

Mais il se vit en face de l'ami trompé, et se reprit à fuir.

--Je ne peux plus le revoir! Il faut que je ne le rencontre plus! J'irai
si loin... Mais que vais-je devenir, moi, avec la pensée de cela? Le
jour, la nuit, cette pensée!

Les terreurs égoïstes revinrent sur la pitié; Jeanne reparut, et
derrière elle, la rage. Il aurait voulu rencontrer quelqu'un qui
l'insultât, pour se battre, se venger, assommer, car il fallait de la
mort ici!

La mort! Et soudain, une idée lui traversa l'esprit, soulageante,
exquise, belle comme un rêve, une idée de délivrance qui résolvait et
finissait tout, une idée qui l'emplit d'une joie pareille à celle du
condamné dont la grâce arrive sur les degrés de l'échafaud: «Je vais me
tuer.»

Il vit dans le suicide sa propre libération, et un châtiment qui
prouverait son remords. Il ne considéra pas qu'il y eût quelque chose à
regretter dans la vie; il écrirait à son ami pour lui dire la vérité
entière, faire son adieu, demander son pardon...

Il s'assit.

Il regarda le ciel, qu'il ne verrait plus demain. Savoir qu'on va ne
plus souffrir! Vraiment, il n'était pas à plaindre! L'existence l'avait
toujours un peu gâté, et, pour une fois qu'il fallait en pâtir, il s'en
allait! En somme c'est bien commode, la vie, puisque rien n'oblige à la
garder! Pourquoi s'en plaindre, quand il est si aisé de mettre un terme
aux maux qu'elle peut amener? Dès qu'elle n'est plus à notre guise, on
la jette!

Il reconquit dès lors une sorte de calme.

La résolution d'agir soulage comme l'exécution même; il semble que ce
devant quoi on reculait soit déjà accompli, parce qu'on est enfin
déterminé à l'accomplir: en se débarrassant de l'irrésolution, l'homme
se débarrasse de la crainte, pire que le danger, puisqu'elle est le
danger grandi.

Il tira sa montre.

--C'est merveilleux, je n'ai pas faim... mais j'ai bien soif, en
revanche.

Il arrachait des herbes et en mâchait bestialement la tige amère.

--Où diable pourrait-on boire?

Il inspecta l'horizon, puis, se couchant sur son coude:

--Bah! Demain je n'aurai faim ni soif... Ma foi, que d'autres pleurent,
si cela les amuse: moi, je serai bien tranquille...

Il répétait avec une insouciance presque gaie: «Les autres...» Mais il
se souvint que Pierre allait être dans ceux-là, seul, avec sa vie
empoisonnée, seul face à face avec le désespoir, la jalousie, la honte,
la rancune au bonheur qui mentait, avec tout l'enfer, seul!

--Et tu oserais mourir, lâche, après avoir fait cela! Lève-toi donc et
va-t'en souffrir, Caïn! Je te défends de devenir mort, entends-tu!
Allons, debout et rentre à la maison! Tu en as pris pour toute sa vie et
toute la tienne, garde ta part!

Il se leva, et résolument, il revint en arrière; il avançait, les yeux
au sol, en regardant la pointe de ses pieds.

Sa propre condamnation à ne pas mourir lui paraissait une justice si
sévère, un châtiment si cruel, qu'il en arriva presque à se considérer
comme la plus pitoyable victime de son forfait. Il contemplait sa vie à
venir avec désolation, il l'admirait dans son horreur, la détaillait
dans toutes ses tortures, croyant ainsi se punir par avance; mais, en
réalité, son effort à souffrir n'était ici qu'un leurre d'égoïsme:
l'égoïsme d'un homme en travail pour amplifier devant lui sa misère, et
gémir sur lui-même, davantage encore.

La fatigue commençait à l'engourdir et son pas le berçait.

Il évoqua le tableau de son retour à ce foyer où tant de rêves heureux
avaient cherché asile: il se vit montant les marches du perron, et
entrant sous ces murs dont le poids l'écrasait; il étouffa; il parut
devant Pierre, et comme Adam devant le Seigneur, il voulut se cacher. Il
sentit que le courage lui manquait, il lutta; mais sa force se
dissolvait de plus en plus, sa marche s'alentissait. Tout à coup, sans
hésiter, il rebroussa. «Je ne peux pas! C'est trop! A quoi bon essayer,
puisque je ne peux pas!»

Alors, pour excuser sa lâcheté, il trouva des raisons spécieuses: une
lettre dirait bien mieux; son retour ne servirait à rien, car en
présence de Pierre il n'oserait parler et garderait sur le bord de ses
lèvres le poison du hideux secret: puis, se retrouver en face de cette
femme, et ne pas avouer, augmenter son crime!

Car il ne toucha pas un seul instant l'hypothèse d'un silence
volontaire. Non point qu'il raisonnât son aveu! Mais, sous le coup des
trop fortes épreuves, notre imagination va tout droit son chemin dans la
voie qui s'est offerte la première, et n'en sait plus broncher dès
qu'elle l'a choisie, à cause de l'impuissance où nous sommes de discuter
le faux et le vrai, de discerner le mal du pire. S'il eût d'abord songé
à ne rien confesser, sans doute il en fût resté là, pour cette nuit du
moins. Mais on imagine toujours que la faute dont nous sommes écrasé ne
restera pas ignorée; et n'y a-t-il pas aussi dans l'homme un instinct
qui le pousse à s'éprendre de tout ce qui peut aggraver sa douleur,
l'envenimer, la rendre inguérissable?

Cependant, il avait peur: peur du mal qu'il allait causer encore, peur
de sa honte, peur pour l'autre et pour lui...

La femme? Il ne la comptait même pas! Eux seuls! Il adviendrait d'elle
ce qui plairait au hasard. Il se souvint d'avoir, pendant toute sa vie,
mis en pratique cet axiome qu'un galant homme ne doit pas trahir le don
d'une femme. Il s'agissait bien ici de galanterie et de conventions
mondaines! Il eût tout avoué devant elle, pour la punir au moins par un
instant de confusion, la souffleter avec l'ignominie de son rôle... Car
ce n'était qu'un rôle! Il ne pouvait penser à elle sans que la colère
remontât aussitôt sur tous les autres sentiments, et son mépris hargneux
revenait d'elle à lui. Il s'inspirait à lui-même une telle répugnance,
qu'il croyait commettre encore une profanation, en osant permettre à sa
mémoire souillée le souvenir du noble ami. Ne suffit-il pas de repousser
une pensée pour qu'elle nous obsède? Georges ne songea bientôt plus qu'à
Pierre. Il assista à la lecture de la lettre fatale.

--Qui donc le consolera, puisque je ne serai plus auprès de lui? Avec
qui pourra-t-il pleurer, lui qui n'avait que moi?...

Il s'arrêta encore, puis s'accroupit à terre.

La marche, en beaucoup d'hommes, active la pensée, exalte le sentiment.
Dès qu'ils se reposent, tout se repose en eux. Desreynes était rompu de
lassitude. Quand le corps demande grâce, l'âme parfois entend la prière.

--Où suis-je?

Il ne reconnut point cette route; il n'était jamais venu là, sans doute.
Où trouver la gare la plus proche? A quelle heure rencontrer un train?

Le ciel s'embrumait.

--Et mes bagages, qui sont là-bas? Quels tourments ne va pas lui donner
ma disparition, jusqu'au jour où viendra la lettre! Je suis trop lâche!
Monstre d'égoïsme et de couardise! Il faut des nuits pareilles pour
savoir combien on se doit de dégoût... Il trouverait son devoir et le
ferait, lui, s'il était... A ma place, pauvre ami, oh, pardon, voilà que
je t'insulte encore...

Il se cacha la tête dans les mains et crut qu'il allait pleurer. Il
s'allongea sur le sol humide, dont le froid doux pénétra tout son être,
et, pour se rafraîchir, il plongea son visage dans la rosée des herbes.

--Les seules larmes dont je sois capable, dit-il...

Un frisson de fièvre l'agita.

Il contemplait les tiges bleues qui se balançaient sur la terre brune,
dans la brise de nuit.

--Comme il ferait bon n'être que cela! Une plante! Une pierre! Rien!

Il les caressait du doigt, les frêles tiges bleues.

--Pauvres petites, l'homme vous méprise, et vous vous vengez en étant
plus heureuses. Écoutez: celui qui est couché sur vous est un misérable,
un voleur, un assassin, un traître...

Phrases voulues! L'épuisement de son esprit et de son corps lui faisait
un besoin, physique en quelque sorte, d'atténuer sa faute et sa misère.
Las d'exacerber ses émotions, il revenait un peu à sa nature normale.

--L'ai-je vraiment trompé, puisque je n'aime que lui et ne veux rien lui
cacher? Je n'ai été que la victime d'un entraînement. La bête! Un crime
involontaire! Je ne l'ai pas prise, elle m'a pris! J'aurais dû résister;
mais, qu'est-ce qu'une étreinte qu'on n'a pas convoitée? Un acte, un
fait, honteux, triste, plein de rancunes, un pauvre fait!... La chair
sans l'âme! Est-ce l'amour, cela? On se paye de préjugés qui nous
rendent bien malheureux... Un Musulman ne se croirait pas moins coupable
pour l'avoir seulement contemplée. Pourquoi ne défend-on pas aussi bien
de toucher la main des épouses?... Mme de Warens avait raison: ce n'est
qu'un jeu banal, et nos conventions seules en font l'importance...

C'est la première fois, sans doute, qu'un paradoxe le soulageait, et ce
fut, pour des heures, sa dernière pensée.

Il se redressa sur son poing. Son front était pesant comme celui d'un
homme ivre.

Un autre frisson le prit à la nuque, et comme un éclair descendit sur
son dos.

--J'ai froid, allons-nous-en...

Mais il resta sur place; il vit ses vêtements tachés de terre, et se mit
à les nettoyer avec une lenteur automatique.

Il demeura inerte, appuyé sur ses mains, la tête penchée vers ses genoux
que la fièvre faisait danser. Enfin, il se leva, et reprit machinalement
la direction du Merizet: il se rappelait avoir eu tantôt des arguments
pour revenir, mais il ne savait plus lesquels: il semblait obéir à un
ordre de sa mémoire.

Il allait. Il s'égara dans des chemins inconnus. Superstitieux comme le
deviennent les plus sceptiques lorsqu'ils ont trop souffert, il se
demanda si le ciel ne voulait pas s'opposer à son retour. Pourtant il
avança encore.

La lune descendait de l'autre côté du zénith.

Georges s'arrêtait parfois contre un arbre, pour se reposer un instant,
et contemplait en l'air les feuilles remuant sous les branches. Tout lui
paraissait fantastique. Il rencontra un chien qui trottait sur la route
d'une allure affairée, et il se retourna pour le suivre des yeux, aussi
longtemps qu'il put voir cette tache sombre et vivante qui arpentait la
nuit.

--Ah, chien comme un homme! Parce que tu vas vers une chose, es-tu bien
sûr d'avoir un but? Néant, néant! Le destin joue avec ses poupées...

Au loin, il distingua dans la brume la silhouette d'une longue rangée
d'arbres qui bordait quelque route, et la prit pour un aqueduc noir dont
nul n'avait jamais parlé. Il se crut condamné pour sa vie à errer ainsi
sous l'ombre et le hasard. Ses pieds râclaient la terre. Un reste de
raison l'empêcha de s'étendre au revers d'un fossé pour dormir.

--J'ai froid.

Il cheminait toujours. Quand il se sentait grelotter, il hâtait le pas
et se serrait dans ses vêtements.

Eut-il plus de joie ou d'effroi, quand il reconnut brusquement la
colline où s'adossait la maison d'Arsemar, et découvrit, par-dessus les
tilleuls, la pente grise du toit? Sur une plaque de verre ou d'acier, un
reflet de lune luisait ainsi qu'une étoile. L'étoile a guidé les
bergers, l'étoile rédemptrice. Georges s'en vint vers elle et demandait
pardon.

Arrivé devant la grille du parc, il n'osa plus entrer, et quoiqu'il fût
harassé, il commença à se promener de long en large, de large en long,
et s'assit sur la borne.

Ce n'était plus le remords, mais une humiliation d'enfant: tout ce que
pouvaient ses forces épuisées.

Il pénétra sans l'avoir décidé; il tourna le bosquet, comme au matin de
son arrivée, déboucha sur les pelouses à l'endroit même d'où il l'avait
aperçue ce jour-là, droite dans son peignoir rose.

Il entendait le sable crier sous ses talons, et, alors seulement, il
remarqua combien la nuit était silencieuse.

La lune brouillée éclairait la façade du château, et, avec un
recueillement placide, la muraille lisse étendait, sur le bleu gris de
l'atmosphère, sa grande tache d'un jaune tendre: les fenêtres étaient
pareilles à des yeux, profonds, inquiétants, qui le regardaient venir:
cette tranquillité d'un mur devait rester, dans sa mémoire, le visible
fantôme du remords. En avançant, il tournait la tête de gauche et de
droite, comme pour quêter un refuge, tel qu'un lévrier sous la menace du
fouet.

Un moment vint où il ne put avancer davantage; ses jambes flageolaient.
Il balbutia: «Pierre...» Il aurait voulu qu'Arsemar descendît, et tomber
à ses pieds, et raconter...

Il rassembla tout son courage pour porter ses regards sur les fenêtres
de leur chambre: les volets étaient clos; la paix claire de ce logis lui
causa une insupportable douleur.

--Derrière ce mur, de l'autre côté de ces pierres, il y a ceci; le
crime, la confiance... Elle est couchée près de lui. Elle dort sur son
épaule!

Il se sauva.

Il gravit le perron; quand ses doigts touchèrent le bouton de la
sonnette, il comprit que tout cela lui était impossible.

Il s'affaissa sur les marches, et pour se soutenir, il prit dans sa main
droite une branche de la rampe. Il posa le front sur son poing.

Au-dessus de lui, à lents intervalles, l'eau des brouillards amassée aux
pentes du toit claquait en s'écrasant sur le verre de la marquise: ce
bruit lui résonnait dans les oreilles et vibrait dans son corps entier.

Ses paupières étaient lourdes et sèches.

Il ne souffrait plus, il ne pouvait plus.

Il s'habitua même au tintement des gouttes.

Sa gorge était desséchée: le froid des pierres le glaçait jusqu'au
coeur. Accoté à cette rampe de fer, il dormit, noir, informe, et pendant
son sommeil, la fièvre le remuait comme une loque mouillée qui brandille
dans la brise.

Lorsqu'il se réveilla, il avisa dans le ciel une grande nappe verte et
rose qui montait en éteignant les astres. La goutte d'eau tapait
toujours. Il vit qu'il avait la tête nue et eut peur d'être surpris là.
Plié en deux, faible à penser qu'il allait choir sur tous ses pas, il
s'enfuit vers le bois.

Là, d'autres gouttes tombaient des branches. Il crut que le sang de son
crime pleuvait autour de lui. Il mendiait aux arbres, aux buissons, un
coin où se cacher. Il était venu jusqu'au seuil du pavillon. Mais il
s'échappa en courant comme si cette maison eût tendu des griffes pour
l'accrocher.

Dans les sentiers, les ramilles lui secouaient sur la face et la nuque
une pluie de rosée.

Ses dents claquaient; il sortit du bois.

Il rencontra la serre et y entra. La tiédeur du lieu le pénétra
délicieusement; il se possédait encore assez pour se réjouir d'un si
heureux abri. Il ferma la porte avec un grand soin et vint se blottir
dans un angle, contre une natte de paille, les genoux joints, les bras
croisés sur la poitrine.

--Qu'on est bien là!

Il ne pouvait s'endormir, parce que ses dents claquaient trop fort. A la
fin pourtant, il s'assoupit: d'une voix perceptible à peine, il répétait
ce seul mot, ainsi qu'une dévote marmonne: «Pardon... pardon...
pardon...»




II

  Telle est la voie de la femme adultère, qui, après avoir mangé
  s'essuie la bouche et dit: «Je n'ai point fait de mal.»

  SALOMON.


Jeanne était fort paisible. Elle avait eu du remords juste assez pour en
goûter le charme, et rien de plus; ce qu'il fallait de temps à un
sentiment nouveau pour rompre la banalité de la vie et devenir banal à
son tour: une heure! Un remords complaisant, coquet, pimpant, mondain,
joli comme un bibelot de Sèvres, un petit amour de remords qui disait en
minaudant: «N'importe, c'est très mal ce que j'ai fait.»

Elle savait bien qu'elle seule avait tout préconçu et tout dirigé: mais
ce reproche-là lui devenait sa plus sincère excuse. Elle avait eu tort,
oui. Mais quel triomphe! Une qui aurait cédé ne se devrait rien autre
que des blâmes: elle estimait mériter aussi quelque éloge.

Évidemment, des malheurs pourraient résulter de tout ceci; mais elle n'y
croyait qu'un peu, et les voyait si pleins de captivantes péripéties,
que le danger en disparaissait sous le plaisir. Sans nul doute, elle
avait dépensé, la veille, en résolutions de vertu, toute la vertu
qu'elle possédait.

Puis, son personnage de cette heure était d'une date trop récente, d'une
séduction trop inconnue, pour qu'il fût permis d'en voir les côtés
chagrinants: dès qu'ils se présentaient à son esprit, elle les écartait
avec une bonne foi tranquille, afin de revenir aux attrayantes rêveries
qui l'enchantaient.

Et dans son coeur de femme aussi, dans sa chair et son sexe, un secret
palpitait délicieusement: l'émotion d'un mystère dévoilé, une révélation
suave, une surprise d'être qui se performe, un sacre, le paradis...
Enfin! Elle se sentait rougir en y pensant, et y pensait à toutes
minutes. Comment se repentir? L'égoïsme peut-il se refuser un pardon,
quand il pardonnerait à toute la terre? Pandore n'eût pas su pleurer sur
sa faute, si elle n'eût trouvé, dans le coffret ouvert, que le plus beau
présent d'un dieu.

L'adultère! C'est donc un brevet de femme? Ce mot jetait maintenant à
son oreille une sonorité cabalistique; les syllabes en vibraient comme
des gongs de bronze sous des marteaux d'acier, à la porte d'un temple;
elles s'écrivaient sur les murs en larges traits de feu, qui flambaient
avec une fascination d'enfer. Il lui semblait s'être initiée tantôt à
une religion fermée, qu'elle avait jusque-là méconnue. Elle ne
comprenait plus ses répulsions anciennes.

--J'ai un amant!

Cri d'ivresse, déjà, où la honte n'osait plus se mêler!

--Suis-je à maudire? L'adultère des maîtresses est plus coupable que le
nôtre; la liberté et l'indépendance de leur vie rendent inexcusable chez
elles ce que les nécessités de la loi rendent inévitable chez nous.

«Inévitable!» Un mot si lourd ne l'épouvantait pas.

Elle allait de chambre en chambre, avec l'impatience nerveuse d'un
premier rendez-vous, comme si elle eût encore attendu quelque chose ou
quelqu'un.

Et ce nom de maîtresse était-il assez beau! Maîtresse! Celle qui
commande et qu'on adore, à qui l'on obéit avec reconnaissance quand elle
daigne laisser tomber l'ordre de son caprice: une manière de reine et
d'idole, impériale et divine à la fois. L'épouse est une esclave, mais
la maîtresse!

Tout la ramenait à sa joie triomphante: elle s'arrêta dans le salon
devant une aquarelle de Béthune, où, sur le bord de la mer, se dressait,
exquise et frêle, une Parisienne dont le vent secouait les jupes
légères: «Le néant devant l'immensité.»

--Le néant! Cela vous plaît à dire, messieurs! Qu'êtes-vous donc auprès
de nous, qui sommes si peu près de la mer? Voilà ce qu'il fait de vous,
le néant!

Et, dans un geste gamin, elle fit claquer ses doigts en relevant le
coude.

--Six heures! Ne rentreront-ils pas?

Quand on est très satisfait d'une heureuse aventure, on s'efforce
parfois d'en distraire sa pensée, pour se ménager la joie d'y revenir.
Jeanne se quitta pour les autres.

--Mes deux...

A cet instant, Georges devait s'emplir d'elle: la jolie femme supposait
volontiers une gratitude infinie pour le don de sa personne, et, mêlée
aux inquiétudes de la trahison, une cuisante convoitise de la posséder
encore. Elle imaginait une lutte morale dont elle saisissait à merveille
tous les détails les plus intimes: son amant souffrait et jouissait tour
à tour et ensemble; il attendait avec autant d'impatience que de crainte
l'heure du repas qui les réunirait: la nuit aussi, peut-être... Il ne
voulait plus, et voulait encore; il croyait avoir fait un rêve, vécu un
conte de fée amoureuse. Par-dessus tout, il désirait...

Quelle figure tenir en sa présence? Elle le plaçait là, et ressentait
moins de honte que de curiosité.

--Mon amant!

Elle inspecta la salle à manger, et disposa plus coquettement les
couverts.

La femme qui se croit aimée veut tout embellir autour d'elle pour celui
qu'elle n'aime pas.

--Il sera très gêné! Dans quelques minutes, il s'assiéra sur cette
chaise, entre moi et Pierre...

Celui-ci encore, elle aurait voulu le revoir: et les mots que l'on
pourrait dire à table!

--Que cela va être amusant!

Elle alla, comme soeur Anne, voir si personne n'arrivait.

--Sept heures! Mais j'ai faim, moi!

Elle monta à sa chambre: elle passait d'un siège à l'autre; elle
arrangea ses cheveux devant une glace.

--Voilà bien les hommes! N'est-ce pas inconvenant de me faire attendre
ainsi? Tous égoïstes!

Elle choisit un livre et ne l'ouvrit pas.

--Si je changeais de robe?

Elle revint à son miroir et se fit une moue câline.

--Non, tu es belle... C'est impatientant! Je fais mieux que Louis XIV,
qui a failli attendre. Est-ce que quelqu'un se croirait des droits à se
faire espérer? Pierre est au tribunal, mais l'autre? Bah! Le pauvre
garçon hésite à rentrer, affirma-t-elle en riant. Les hommes sont si
bêtes!

Car le bonheur rend indulgent.

Elle redescendit devant la maison, puis, tout à coup, elle eut la
tentation d'aller au pavillon, pour revoir: elle y courut.

Là, un vertige la prit, puis une pudeur de vierge: elle voulut déranger
les foins, mais hésita au moment d'y toucher. «Ce serait dommage.»

Elle se rappelait: ses yeux, sous la clarté du crépuscule, luisaient,
noyés de langueur.

--C'est bien scabreux, ce que j'ai fait.

Elle revint en sautillant comme un oiseau.

Pierre fumait sur le seuil du perron.

--Pardon, chérie. J'arrive bien tard et vous mourez de faim, mais j'ai
fait de bonne besogne.

Il la baisa au front.

--Comme voilà longtemps que je ne vous ai vue! Venez qu'on vous admire.
Tu es belle. Quand je suis loin de toi, il me semble que je suis loin de
ma vie.

Merizette se dégagea, et marcha la première.

--Barraton est acquitté; je m'y attendais. Tu n'as pas l'air d'en être
satisfaite?

--Si, mais veux-tu que je danse?

--Et Georges?

Elle était plus embarrassée qu'elle n'avait prévu: cette faiblesse
l'offusqua.

--Je ne sais où il est. Je ne l'ai pas revu depuis... plusieurs heures.

--C'est étrange. Vous êtes-vous encore querellés?

--Querellés?... Oh, non.

--Il est dans sa chambre?

--J'en doute. Vois, si cela te plaît.

Pierre alla, et ouvrit la porte: le soir était tombé dans cette pièce
grise, où les étoffes pendantes et les meubles rangés s'immobilisaient
dans la pénombre, rigidement, avec l'air d'abandon, la tristesse
immuable des choses qui ne sont plus touchées.

--Personne, dit-il en revenant.

--Ce n'est pas une raison pour transformer notre salle à manger en
radeau de la Méduse. A table!

On servit.

D'Arsemar conta ses émotions de la journée, et les détails de
l'audience: Jeanne feignait d'écouter. Elle était absorbée dans la
contemplation de son mari, et l'analysait avec une minutie savante,
comme si elle eût cherché un changement en lui. Elle n'aurait pas voulu
le trouver ridicule, car la femme estime qu'il rejaillit sur elle un peu
de dérision, dès qu'on peut railler celui dont elle porte le nom,
déshonoré par elle; pourtant Jeanne était taquinée d'ironies. Le mot de
Molière la poursuivait; elle essayait en vain de s'en délivrer, comme un
enfant que l'on chatouille et qui se sauve sans pouvoir ne pas rire.

--En voilà un, du moins, dont je suis sûre...

Elle fouilla dans sa mémoire.

--En ai-je connu d'autres dont je sois bien certaine?... Non... C'est
drôle, on en cite tant... Ah, j'oubliais... Papa!

Elle n'eut pas un instant de pardon pour sa mère: nos fautes nous
retirent, pour les fautes pareilles, le peu d'indulgence qui nous
restait au coeur avant de les commettre nous-mêmes: on venge la morale
en reportant sur autrui la part d'indignation qu'on économisa sur son
propre péché.

--Et puis, ce n'est pas la même chose!

Pierre restait beau; elle avait lu, autrefois, le roman d'une femme qui
voulut demeurer fidèle à l'adultère et s'écarta de l'époux trompé...
C'était un peu naïf; et imprudent, grand Dieu!

--Je commence à être inquiet sur ce pauvre Georges. Quand donc l'as-tu
quitté?

--Je ne dirais plus au juste... La sous-préfète est venue. Il lui a fait
une cour! J'en avais honte! Quand elle est partie, il l'a accompagnée
par le bois, jusqu'à sa voiture.

--Et ensuite?

--Ma foi... Que veux-tu? Il est allé... Je ne sais pas, moi, où il est
allé... Il est capable de l'avoir suivie jusqu'à la ville. Si tu les
avais vus!

--Tu es une mauvaise langue.

--Maladroite, pensa Jeanne, je balbutie.

Elle se promit de ne prononcer désormais que des phrases mieux assurées.

Au dessert, Arsemar regarda sa montre.

--Ne l'aurait-on pas retenu à dîner?

--Cette pimbêche de Parisienne en fait ce qu'elle veut. Elle donne une
soirée mercredi, et ton Georges ira chez elle.

--Mais, son départ?

--Il en est bien question! Les sacrifices qu'on refuse aux amis, on les
offre à la maîtresse nouvelle.

--Tu m'amuses, mignonne, lorsque tu philosophes. Il ne m'a jamais parlé
d'un penchant pour cette coquette.

--Et si l'intrigue ne date que d'une heure? Sais-tu, toi, ce que l'on
peut promettre en traversant un bois?

--Ainsi, tu te figures?

--J'en jurerais.

Elle réfléchit. «Dirais-je vrai en voulant me défendre? Les hommes sont
capables de tout. On quitte une maîtresse pour courir chez une autre.
Ah, qu'on ne se moque pas de moi!»

Mais sa jalousie fut de courte durée: Jeanne comprit que son amant
aurait le coeur trop bouleversé pour se jouer si vite aux aventures
d'inconstance: car elle croyait au chagrin dont tantôt souriait sa
vanité, maintenant que sa vanité avait besoin d'y croire.

La veillée, ce soir-là, se prolongea fort tard.

--Heureusement, dit Pierre, que le pays est sûr: où Georges peut-il
être?

--Auprès de cette femme, va! Tu es trop bon de te créer des soucis pour
des gens qui, à cette heure, ne pensent guère à toi.

Elle aussi, pourtant, devenait anxieuse: elle ne doutait plus que son
amant rodât sur les chemins, et pour la première fois elle imagina qu'il
s'abandonnait à un grand désespoir: elle en fut sincèrement affectée,
moins par sympathie pour lui que par crainte des misères qui viendraient
gâter leurs amours. Puis, elle s'apitoya complaisamment sur une douleur
dont elle se savait la cause: la pitié est tentante, quand l'orgueil
nous la paye!

A minuit, Pierre ne pouvait encore se résoudre à regagner sa chambre.
Jeanne vint s'asseoir sur ses genoux et le consola du mieux qu'elle put.
L'inquiétude de son mari lui pesait au coeur: elle la vit comme un
avertissement du remords futur, nécessaire; elle eut l'épouvante, elle
eut le regret, et ce fut, pour ce jour-là, le seul sentiment honnête
dont, sans mélange, se troubla cet égoïsme.




III

  On peut user une fois l'an de sa conscience.

  LE ROUX DE LINCY. (_Proverbes_.)


Ils ne se retirèrent qu'après avoir donné l'ordre de laisser toutes les
portes ouvertes: Pierre fut souvent réveillé par le rêve des pas qu'il
désirait entendre.

Jeanne, en ouvrant les yeux, ne comprit plus.

Qui ne s'est endormi dans les ambitions, pour se réveiller dans les
craintes? Sa raison, somnolente encore, laissait plus libre la simple
conscience. Peut-être sommes-nous meilleurs à l'aurore qu'au soir, parce
que notre belle sagesse a moins discuté nos devoirs.

--Impossible, je n'ai pas fait cette folie, c'est un cauchemar!

L'époux dormait à son côté; longtemps elle le regarda, pleine
d'angoisses. Il était trop immobile et trop calme: elle l'avait tué!
Elle frémit de voir ses paupières closes, et frémit à la pensée qu'elles
allaient s'ouvrir. Elle n'osait bouger, et retenait son haleine; enfin
elle eut trop peur et se tourna vers le mur.

Le sommeil ne revint pas: dehors, les oiseaux commençaient à piailler.
Elle crut percevoir un bruit de pas qui couraient sur le sable, puis,
plus rien. Une heure ainsi.

Vite elle ferma les yeux, car son mari se levait: elle l'entendit
descendre à la chambre de Georges, ouvrir la porte: nulle voix. Pierre
s'éloignait déjà.

--Mon Dieu, soupira-t-elle, qu'il ne soit pas arrivé de malheur!

Oh, dans ce moment-là, comme elle eût sacrifié les bonheurs défendus
pour reprendre le passé!

--Hélas, qu'avais-je donc?

Pierre reparut.

--Personne, dit-il.

--Ne t'effraye pas, mon chéri; il sera resté là-bas.

--Mais il n'y a point passé la nuit.

--On ne sait pas... Si elle avait pu... C'est une mauvaise femme.

Une calomnie est bientôt tombée des lèvres qui tremblent: l'âme souvent
n'y est pour rien.

Pierre sella un cheval et partit pour la ville.

Jeanne ne voulut pas demeurer seule; le talon des domestiques, sur les
marches et dans les salles, lui martelait le crâne.

Elle mit une robe sombre; elle allait et venait dans la maison, parlait
à ses gens avec une douceur inaccoutumée...

Un instant, elle fut persuadée qu'on venait de choquer la porte de
l'absent: sans doute, une illusion des sens?...

Elle reçut elle-même les fournisseurs et régla des comptes. Rien ne la
distrayait. Vingt fois elle songea à ce bruit entendu. Le besoin de
savoir la harcelait.

Elle osa pénétrer chez Desreynes, et le vit, allongé sur le lit, tout
vêtu et boueux.

Elle se sauva.

--Seigneur! Seigneur! Qu'ai-je fait?

Elle courut s'enfermer dans sa chambre, car tous les yeux lisaient en
elle.

--Et Pierre qui va revenir! Si je m'en allais? Sainte Vierge,
sauvez-moi!

Elle s'affaissa, à genoux sur son prie-dieu, et pleura, dans un
renoncement de tout effort et de tout espoir.

Sa prière fut sans doute entendue, car le courage renaquit.

--Ne suis-je qu'une poupée? J'ai voulu! Debout!

Elle revint chez son amant et laissa derrière elle la porte
entre-bâillée.

Elle n'aurait pas cru qu'un homme, en une seule nuit, pût changer à ce
point.

Elle lui posa sa main tremblante sur le bord de l'épaule.

--Georges... Georges...

Était-il mort ou évanoui, pour rester si insensible?

--Georges! Levez-vous! Il le faut.

Il tourna vers elle un regard de néant, et ses lèvres blanches béaient
sur les dents serrées; puis, avec un geste d'effroi pareil à ceux qu'on
a dans le délire, des deux mains il repoussa l'air autour de lui, comme
si l'air eût été imprégné de celle qu'il ne voulait toucher.

--Georges, je vous conjure...

Mais il se mit sur son séant: ses prunelles de fou dardaient une menace
furieuse, et Jeanne se sauva encore.

Rentrée chez elle, elle verrouilla la serrure et alla s'écrouler sur un
divan.

--Oh, c'est donc si terrible, l'adultère!

Immobile, écrasée, elle attendit. Quoi? Ce que Dieu voudrait.

Les minutes étaient plus longues que des heures: «Que tout soit fini!»
Mais, soudain, elle s'effrayait en voyant les instants s'écouler si
rapides.

Elle crut que le châtiment venait la prendre, quand les sabots d'un
cheval sonnèrent sous ses fenêtres. Pierre! Elle reconnut le pas, dans
l'escalier, puis, là, derrière cette cloison... Il frappait...

--C'est moi, ma Jeanne.

--N'entre pas!

La voix lui répondit à travers la muraille:--Personne ne l'a vu, as-tu
des nouvelles?

--Non.

Un domestique passa et dit:

--Monsieur le comte cherche M. Desreynes? Monsieur doit être chez lui:
j'ai cru l'entendre à sa toilette.

--Je suis perdue! Grâce!

Georges, en effet, s'était levé, et, comme un assassin qui cache les
traces de son crime, en hâte, il avait entassé ses hardes fangeuses dans
le fond de sa malle et s'était rhabillé.

Assis dans un fauteuil, pâle, morne, la tête inclinée sur le torse, les
bras pendants, il somnolait dans une stupeur morbide, quand Pierre parut
devant lui.

Il se dressa de son haut, hagard, et retomba.

--Quelle mine as-tu, mon pauvre ami! Voyons, donne-moi ta main.

Mais Georges s'écartait, la face toujours basse; Pierre se pencha sur
lui.

--Mon bon Georges, parle-moi. Tu es souffrant, ami? On va chercher un
médecin.

L'autre hocha la tête pour refuser.

--Est-il arrivé un accident?... Tu ne veux pas me parler, petit?

Le malheureux saisit les mains de son ami et y colla son front en
sanglotant; il releva vers lui ses yeux en pleurs, avec adoration, et,
se cachant encore pour répondre, il murmura:

--Plus tard... plus tard...

Il lui baisait les mains; de longues larmes sinuaient sur son visage,
et, brûlantes, glissaient entre les doigts d'Arsemar.

--Tu as du mal, mon petit Georges?

Au son de la voix, Desreynes reconnut que son frère était prêt à
pleurer.

--Non! s'écria-t-il en se jetant à son cou. Pas sur moi, ne pleure pas
sur moi, Pierre, je ne veux pas!

Il roulait sa tête sur l'épaule d'Arsemar, qui le soutenait tendrement.

Si Pierre l'avait interrogé, il aurait vidé tout son coeur; mais,
commencer, il ne pouvait pas...

--Rassieds-toi, pauvre cher. Tu es malade?

--Non.

--Tu as de la peine?

--Oui.

--Tu auras reçu de mauvaises lettres?... Une histoire de femmes, encore?

--Oui.

--Reste avec nous, petit! Cela passe, nous te consolerons.

Il se tenait debout, devant le fauteuil où Georges soupirait en
s'essuyant les yeux.

--Allons, mon pauvre, un peu de vaillance! Embrasse-moi.

Georges voulut le repousser, puis l'étreignit avec force contre sa
poitrine.

Cet abandon le soulageait comme la première expansion d'un aveu; les
angoisses de sa tendresse s'abîmaient dans un immense repentir, et en
serrant son ami sur son coeur, il croyait y serrer son pardon. Hélas!
Lorsque tout serait dit, voudrait-on lui permettre encore cette
étreinte? Il s'y plongeait une dernière fois, avant d'en être arraché
pour toujours, et, sentant la poigne du bourreau sur sa nuque, il
embrassait sa vie dans un adieu suprême.

Un autre que Pierre eût deviné peut-être; mais il est des natures où le
soupçon du crime ne monte pas.

--Encore une heure, disait Georges, et je parlerai.

Sa fièvre s'était presque évanouie dans les bras d'Arsemar.

--Viens au jardin, mon Georges; nous serons mieux pour causer.

Desreynes se fit serment: «Dans une heure!»

Jeanne, là-haut, par une intuition de femme, apprenait cette pensée.

Elle n'y voulut pas croire d'abord, et en rejeta l'hypothèse avec
indignation. Mais ce couple d'amis-là ne vivait-il point en dehors des
lois et des règles communes? Qu'une telle confidence fût de la
forfaiture, elle l'affirmait: mais cette affirmation ne la rassurait
pas.

Elle se vit trahie par l'un, chassée par l'autre, insultée par tous
deux. Le danger inconnu l'avait terrorisée; le danger précis n'était
plus qu'une menace devant laquelle sa nature hautaine, peu à peu,
commençait à se relever pour la défense, comme un tigre qui se réveille
et regarde ses ongles. L'idée qu'on allait la bafouer publiquement, la
traîner dans sa honte, sans qu'elle pût rien dire, la fustigea et la mit
debout. Elle voyait les regards, elle entendait les mots, et, comme elle
eût été sans pitié pour les autres, elle ne pouvait imaginer les autres
que sans pitié pour elle.

Il s'agissait bien, maintenant, des douleurs d'un ami ou des désespoirs
d'un époux, sur lesquels sa faiblesse de femme s'était alarmée un
instant! C'est la lutte! Eh bien, aux armes! Elle aimait mieux cela, la
petite guerrière aux prunelles d'acier, et dans le premier cri de
bataille, l'égoïsme remonta sur son âme, avec l'épée au poing et la
colère aux yeux.

De sa fenêtre, elle vit, comme la veille, les deux hommes qui
cheminaient dans le jardin, à côté l'un de l'autre: Pierre marchait,
très calme; Georges avait une allure incertaine et pesante.

--Que de choses en si peu d'heures! Hier, j'ai cru qu'il était perdu
pour moi, et c'était le matin du jour où il devait abdiquer sous mes
pieds. Qui sait? Je me crois perdue à mon tour, et je pourrais bien
n'avoir jamais été plus forte... Mais non, il parlera, le lâche! Qu'il
parle donc, je répondrai!

Les frayeurs du matin avaient trop despotiquement dompté cet être
intolérant pour que la réaction ne fût pas indignée et la révolte
violente.

Elle répétait: «Lâche!» comme si sa prévision eût été un acte accompli.

--Lâche!... Bah! Les hommes le sont tellement, que celui-ci ne dira
rien.

Donc, qu'il confessât ou qu'il se tût, le même mot le flétrissait:
«Lâche!»

--Descendons: je serais curieuse d'entendre ce qu'ils se disent.

Mais devant cette résolution, l'inquiétude reparut, et Jeanne eut besoin
de convoquer tous les ordres de son vouloir pour exécuter une fantaisie
si hasardeuse; elle évita d'y réfléchir pour ne pas reculer, et marcha
droit. Pourtant, arrivée dans le parc, elle ne les vit plus, ces deux
hommes, et fut, sans en convenir, très soulagée de ce répit.

--Voilà Jeanne, s'écria Pierre.

Mais à ce moment un groupe s'avançait vers eux: un ouvrier, une femme,
trois enfants; Arsemar reconnut les Barraton.

--Venez, mon brave! Eh bien, vous voilà libre, je vous félicite.

Cette diversion empêcha Pierre de remarquer que Jeanne et Georges ne se
saluaient point: face à face, pâles tous les deux, les amants se
battaient de leurs prunelles fixes: Georges avec un mélange de colère,
d'effroi et de menace, Jeanne avec défi.

Encore, elle eut pitié de le voir si défait, surtout parce qu'elle se
sentait forte. Dans cet instant, s'il eût montré la plus simple
bienveillance, elle l'eût aimé: peu de temps, sans doute.

--Sûr, monsieur le comte, que j'ai passé un temps bien dur à cette
justice, et c'est cruel tout de même de vous enfermer dans des prisons
avant de savoir qui a fauté...

--Si ça durait moins longtemps, reprit la femme, mais voilà quasiment
trois mois que mon homme est là dedans, ma bonne dame. Et sans votre
mari, qui a eu bien de la bonté pour nous, je ne sais pas où nous
serions, moi et mes pauvres enfants.

--Sans compter que j'y moisirais encore si vous ne vous étiez pas donné
tout le mal qu'on m'a dit... Mais vous n'aurez pas affaire à un ingrat,
allez! Et si jamais vous avez besoin d'un homme...

--Oui que vous avez là un bon époux, ma bonne dame, et qui vous aime
bien, et si tout le monde était comme vous autres, il n'y aurait pas
tant de mauvaises gens sur la terre...

Jeanne, de bonne foi, acceptait pour sa part la moitié des éloges;
l'adultère rompt-il un ménage? Une coquette peut tromper un mari: quand
il est à la gloire, elle est à ses côtés. Pourquoi non? Un mari, c'est
pour le monde; un amant, c'est pour soi-même.

Afin de s'associer plus pleinement à l'oeuvre de sa maison, la comtesse
tira de sa poche une jolie bourse de velours dont elle partagea le
contenu entre les trois enfants. Elle se retourna vers l'ennemi, et son
regard disait:

--Voyez que je suis charitable et qu'on m'aime!

Mais, dans les yeux qu'elle cherchait, elle se vit condamnée.

--«Il va tout dire!»

D'Arsemar invita la famille à déjeuner chez lui, et voulut garder à sa
table la fille aînée des Barraton.

La petite était jolie et riante; le comte la prit par la main; comme la
cloche de l'office venait de sonner, il dit à Georges en souriant:

--Suis-je gentil de te faire déjeuner avec une si belle enfant? Tu sais,
contre le chagrin,

    Plus oblige et peut davantage
        Un beau visage
    Qu'un homme armé...

Offre le bras à Merizette, et allons!

Jeanne vint audacieusement vers Desreynes, et lui prit le coude avec un
rire qui proposait la paix: il se dégagea d'un geste menaçant, et, dans
la secousse, son poing faillit la heurter.

Elle se mordit les lèvres: «Ah, c'est ainsi!»

La femme de Barraton, arrêtée derrière eux, les contemplait
curieusement.

--T'assiéras-tu à cette table? disait le remords.

Georges regardait avec stupeur Pierre qui s'en allait, si tranquille,
entre le père et la fillette. Soudain il se précipita et, tout haut: «Il
faut que je te parle»!

--Tout de suite, ami? Je suis à toi.

Jeanne chancelait, mais dans son coeur; toute sa force assemblée lui
faisait un visage serein.

--Vous n'êtes pas raisonnables; mon déjeuner ne sera plus mangeable.
Vous n'en finissez plus lorsque vous commencez. Vous causerez au
dessert.

--Comme il vous plaira; mais si Georges...

--Georges peut attendre et les oeufs ne peuvent pas.

--Ami, peux-tu attendre?

Celui-là aussi eut peur quand il se vit trop près de l'action: il
consentit d'un mouvement de tête, et Jeanne, délivrée, respira. Elle
glissa sa main sous le bras de son mari, et, en courant, elle emporta sa
proie.

--C'est un lâche! Il n'osera pas.

Desreynes s'assit à sa place, comme, au banc de justice, un parricide
lapidé par les huées de la foule.

Pierre rompit le pain, et, souriant à son ami pour le faire sourire, lui
tendit un morceau en disant:

--Mange, ceci est mon pain.

Jeanne se rassurait de minute en minute; elle examinait son amant à la
dérobée: elle était travaillée du désir d'éprouver sa faiblesse, et
ruminait des mots taquins, qu'elle avait la prudence de garder en
réserve.

Même, elle essaya quelques avances, mais ses efforts n'aboutirent qu'à
des échecs: elle resta patiente.

--Vous nous avez fait passer hier une bien mauvaise soirée, monsieur
Georges...

Il ne répondit pas.

--Laisse-le, mie, il a du chagrin.

--Oh, pardon, fit-elle avec une grâce désolée.

Puis, s'adressant à Pierre, elle risqua doucement, oh! si doucement, une
phrase empoisonnée: «Un chagrin... d'amour?»

--Laisse-le, je ne sais pas.

--Tu sauras, répondit Georges d'une voix profonde.

--Toujours trop tôt, répliqua Jeanne, insolemment.




IV

  Elle sue, la langue des médisants, comme la langue du chien, elle sue
  une sueur qui fait trou dans la chair des damnés.

  BARZAS BREIZ.


«Toujours trop tôt!» Georges entendait cette phrase sonner un tocsin
dans l'effroi de son coeur, d'échos en échos répercutée, comme le cri de
toutes ses alarmes et le glas de tout son courage.

--Toujours trop tôt!

Jeanne l'avait dit, le mot qu'il n'osait dire, auquel même il n'osait
penser, de peur que sa lâcheté y trouvât l'excuse dont elle avait besoin
pour un silence infâme: le mot qui ramenait triomphalement les doutes et
les terreurs, sanglot de l'amitié éplorée qui, sous le poids d'un
premier crime, s'épouvantait d'en commettre un second.

Jeanne sentit qu'elle avait frappé juste.

--Je peux tout sauver encore. Soyons habile.

Elle s'ingénia à ne montrer dès lors qu'une tristesse inquiète et
qu'elle feignait de maîtriser; elle voulait que Georges lui supposât une
angoisse pareille à la sienne, afin de l'amener à comprendre avec elle
que cette angoisse devait rester secrète, et qu'il fallait à tout prix,
pour le repos de l'ami, conserver entre eux seuls la douleur de
l'irréparable.

Elle se fit riante parfois, mais d'une gaieté brusque et qui tendait à
paraître contrainte, comme si son visage ne fût qu'un masque sur le
deuil de son âme.

Georges avait une peine trop mortelle pour se distraire de si peu.

--Toujours trop tôt!

Il ne savait plus où était le devoir, et se reprenait à désirer la mort.

Lorsqu'on se leva de table:

--C'est maintenant, pensa-t-il.

--Viens-tu te promener avec moi? demanda Pierre.

--Je suis bien fatigué: je préférerais me reposer un peu.

Les nerveux sont ainsi: on met tant de force et tant d'âme à bâtir un
projet de sagesse ou de vertu, à en prévoir tous les détails, à en aimer
tous les efforts, qu'à l'heure de l'action la force est épuisée, et l'on
se couche.

Jeanne passa près de son amant.

--Georges, pitié pour lui!

Elle s'éloigna aussitôt.

--Qu'il aille méditer là-dessus, s'il ne peut dormir.

Le couple Barraton, à l'office, causait avec les domestiques; en
entendant que l'on quittait la salle, ils vinrent prendre congé et
remercier encore. Ils regardaient Desreynes et la comtesse avec un oeil
défiant, haineux, et quand l'ouvrier se trouva près du comte, il lui dit
à mi-voix: «Si jamais vous avez besoin d'un homme...»

--Que diable me veut-il avec ses airs de mélodrame?

Pierre accompagna Georges jusqu'à sa chambre: peut-être son ami lui
parlerait-il là? Jeanne le redoutait bien; mais l'autre ne le redoutait
pas moins qu'elle, et d'Arsemar pensa que, pour l'instant, une heure de
sommeil vaudrait mieux que des larmes. Il ne demanda rien à celui qui ne
disait rien.

Desreynes eut froid quand il fut seul.

--Je suis lâche!

De plus forts eussent tremblé devant le coup de massue à asséner sur ce
bonheur, plus cher pour lui que le sien propre.

--Ai-je le droit? Ai-je le devoir?

Enfin, las de lutter, las de chercher, ne raisonnant plus, sachant
seulement qu'il avait autrefois décidé son aveu, il se dressa et sortit.

--Où est monsieur le comte?

--Dans le parc, avec madame. Il n'hésitait pas.

--Tant mieux, qu'elle soit près de lui, la tâche sera plus prompte et
tout sera fait d'un coup.

Avec cette brusque détermination qui est le courage des faibles, et que
les forts sont parfois bien heureux de gagner, avec cet héroïsme blême
qui se jette dans le danger pour se délier de la crainte, il marcha.

La baronne de Valtors était avec ses hôtes.

Il en fut si décontenancé, qu'il n'y découvrit même pas un remède, et sa
vaillance s'écroula devant le plus insignifiant obstacle.

L'homme qui agissait sans vouloir, ou voulait sans savoir, et qui, dans
le moment suprême, pèse l'action, n'agira pas.

Seul flambeau de notre sagesse, ô passions! On s'élance, on crie; le
vent du hasard s'appelle décision. Mais combien de temps faut-il à l'âme
humaine pour se retourner comme un sou qui tombe?

Georges resta épouvanté devant l'oeuvre à laquelle il se précipitait; il
n'en conçut plus que l'horreur et bénit la chance qui les sauvait tous
deux!

Là, définitivement, mourut sa prétention d'avouer: elle s'éteignit de
mort honteuse, sans raison, par unique frayeur, et plus tard seulement
l'amitié prononça les plausibles excuses. Cette résolution nouvelle, qui
soulageait son égoïsme d'une tâche trop difficile, soulagea en même
temps son remords: lui seul serait à plaindre, et Pierre demeurerait
heureux, puisqu'il ignorait tout; heureux d'un bonheur entaché du
mensonge et de lèpre, mais en est-il sur terre d'autres que celui-là?
Ils vivraient, lui, dans sa confiance, elle dans sa faute; il ne saurait
point, et elle saurait, trop pour n'être pas prémunie contre les dangers
d'un autre crime. Qui sait? Le repentir dans un coeur de femme peut
couver l'amour: il l'avait espéré hier, et, malgré la désillusion
brutale, il osait encore l'espérer aujourd'hui.

--Puisque je ne peux rien dire et que je ne le dois pas, je pars!

Il souffrirait seul; il crut qu'on l'avait délivré.

Être loin! Oublier un peu! A force d'amour mériter le pardon de celui
qui ne saurait même pas quelle haine fût méritée. Être loin et ne plus
revenir! Un voile s'étendit sur toutes ses misères. L'homme est enfant:
un jouet le guérit des terreurs.

La baronne de Valtors examinait la comtesse et Desreynes avec un oeil
inquisiteur.

--Saurait-on déjà?

Il méconnaissait son pays, celui qui ne soupçonnait pas que sa faute fût
déjà une fable publique avant d'avoir été commise.

Au moment où tous quatre tournaient à l'angle d'un sentier, Jeanne volta
vers lui.

--Il faut que je vous parle.

--Non!

--Si.

Il salua, revint à sa chambre et prépara ses malles.

--Le dira-t-il? demandait Jeanne. Je sens qu'il hésite.

En passant devant la fenêtre entr'ouverte, elle vit.

--Il se sauve, je suis sauvée!

Elle dépensa une heure dans les joies de la délivrance: mais elle y
dépensa toute sa joie, et quand, sur l'inquiétude finie et le
contentement épuisé, elle chercha ce qui lui restait, elle ne conçut
plus rien que le vide et l'ennui.

Le drame était joué, le livre était fermé, la vie redescendait son cours
banal. La monotonie des jours sans émotions ni luttes lui parut plus
insupportable encore, après les coups d'orage sous lesquels avait
palpité sa nature anxieuse. L'existence de tous allait redevenir la
sienne; cette égalité pesait à son orgueil comme le calme à son humeur.
L'automne viendrait froidir tantôt; puis, dans la maison close, les
livres seuls lui parleraient encore, sans pouvoir lui faire oublier que
son printemps de jeunesse, de sève et de beauté s'alanguissait près d'un
foyer d'hiver.

Elle chercha un remède à tant de maux. Quitter le Merizet pour Paris?
Pierre ne le pouvait pas. Retenir Georges? Il ne consentirait pas. Il
fallait se soumettre.

Alors, elle fut bien triste.

Céder au destin, c'est moins dur que de céder aux hommes: mais celle qui
se sentait créée pour la pourpre des trônes, et qui, le sceptre en main,
eût pleuré d'impuissance si la mer lui eût résisté, celle-là
pouvait-elle s'incliner sans rage devant la nécessité d'un mesquin
empêchement?

--Oh! Je m'ennuie déjà.

Suivre son amant, c'était drôle, mais fou: ne la repousserait-il pas?
Parbleu, elle le tuerait pour l'injure! Des drames se dessinaient dans
son cerveau: elle s'en effrayait à plaisir.

--Si je l'aimais, j'aurais au moins le chagrin de le perdre, et ce
serait un passe-temps. Je me défendrais contre la tentation de le
rejoindre: cela me ferait de la vertu. Mais, voilà bien la vie, je ne
l'aime pas!

Elle essaya de songer à Pierre, et son mari l'importuna: il avait la
tendresse bête! Uniquement parce qu'elle était permise, et trop sincère.
Mais elle ne l'aimait pas non plus... L'être humain, en dépit de de
tout, reste indépendant et sauvage; les liens l'étouffent, quels qu'ils
soient, et une affection qui l'obsède peut devenir, à la longue, aussi
intolérable à son égoïsme qu'une haine qui le poursuit.

--Je disais bien qu'il ne parlerait pas!

Cette satisfaction d'avoir deviné juste ne pouvait suffire à la consoler
bien longtemps, et de tout.

Et la volupté conquise qui la fuyait déjà! Qui rendrait l'extase
jusqu'alors inconnue?

--Essayons de le garder: c'est la seule ressource.

Mais, s'il reste, toujours, sur sa tête, elle sentira le danger d'un
aveu.--Tant mieux! On luttera. N'est-elle pas habile assez pour se
défendre contre un homme plus effrayé lui-même de sa menace que celle
dont il voudrait l'intimidation? Elle l'apprivoiserait. Desreynes n'a
pas le bras qu'il faut pour la dompter.

--Ce serait adorable.

Elle ruminait ces choses en repromenant sa baronne: car la noble
douairière, comme le renard à l'antre du lion, ne voyait jamais le
chemin par où l'on sort.

Dès que Jeanne fut libre, elle courut à la fenêtre de son amant; Pierre
sortait de chez lui, mais elle n'en fut pas inquiète.

--Venez, dit-elle, nous avons à causer.

--Non.

--Georges, viens, je le veux.

Il se précipita d'un tel mouvement, que la jeune femme se crut attaquée.
Georges, d'un poing violent, ferma la croisée.

Pour la première fois de sa vie, Jeanne reçut une insulte sans en
souffrir au delà de l'instant: la brutalité, d'ailleurs, avait un air
viril qui ne déplaisait qu'à demi à cette amazone en jupes de soie.

--Il en a contre lui bien plus que contre moi; il s'emporte, donc,
soyons grave.

Elle s'en vint méditer sous les arbres: elle marchait, jolie, en
balançant sa taille de jeune fille, et tenait son menton dans sa petite
main, avec un doigt replié sur sa petite bouche, pensive comme le
Médicis. Elle argumentait, discutait, objectait: Minos, Eaque et
Rhadamante siégeaient sous la coupole de son front, les sept sages
soulevaient la balance, et Machiavel glosait au greffe: c'est Georges
qu'on jugeait, et Jeanne s'admirait d'être si forte logicienne.

Le verdict fut net: «Puisqu'il part, il renonce à l'aveu; puisqu'il
renonce, il craint que l'on sache; puisqu'il craint, je peux menacer.»

La méditation est une superbe chose; si elle nous accorde rarement la
vérité, elle nous procure tout au moins l'approbation de nous et le
respect de notre génie.

--Comme je m'aimerais, si j'étais homme! disait la belle dame en
redescendant du conseil vers le champ de bataille.

Elle alla droit à la chambre de Georges: personne; des malles
encombraient le parquet.

Tout cela est bien avancé pour être interrompu... Enfin!

Elle ne s'en ennuyait plus.

Elle monta chez elle, entra dans le cabinet de son mari: Pierre était
introuvable aussi. Disparus tous deux! Elle les demanda à ses gens: nul
ne les avait vus.

--Ils se battent!

C'était la voix de l'orgueil et non de l'effroi. Si les femmes gardent
un coeur sensible pour les maux dont elles voient souffrir, elles
réservent moins de pitié pour ceux dont elles ont l'honneur d'être la
cause.

La comtesse fut obligée de tendre tous ses nerfs pour éprouver quelque
terreur devant son imagination folle; et ce fut presque avec dépit
qu'elle rencontra enfin les amis installés dans la bibliothèque.

--Que me raconte-t-on, monsieur Georges, vous nous quittez? Tout d'un
coup! N'aviez-vous pas accepté pour demain l'invitation de votre amie?

Comme on ne lui répondait point, elle poursuivit, sans paraître
offusquée:

--Que sera cette soirée sans vous? C'est cruel et malhonnête de manquer
ainsi à ses promesses... Quand partez-vous donc?

--Demain matin, dit Arsemar.

--Attendez un jour: vous désire-t-on plus et mieux à Paris qu'à la
sous-préfecture?

Ces hypocrisies et le silence de sa complicité martyrisaient Desreynes;
il se retira sous prétexte de terminer ses préparatifs.

--On dirait qu'il t'évite, ma Jeanne?

--Cela me semble aussi; il est dans ses mauvais jours contre les femmes.

Elle laissa son mari pour rejoindre son amant.

Avait-elle un secret à lui dire? Non. Mais se sentant forte, elle
voulait exercer sa force, intimider cet homme et l'émerveiller par son
audace, le subjuguer, l'anéantir! Pourtant elle hésita un peu, devant la
porte close et qu'il fallait ouvrir, et son coeur faiblissait; puis,
délibérément, elle entra, et ferma le battant derrière elle.

--Sortez, madame!

Elle s'assit.

--Vous me fuyez, Georges.

--Ne me laisserez-vous pas en repos, malheureuse que vous êtes! N'en
avez-vous pas fait assez? Mais sortez donc!

--Georges, il faut que tu m'entendes.

--Non!

Elle s'approcha de lui et, câline, elle murmura:

--Georges, je t'aime.

--Je vous hais, et vous mentez! Je vous hais, comprenez-vous? Et
toujours je vous ai haïe. Comme personne au monde!

Il lui sifflait ses mots en plein visage; elle porta ses bras au cou de
l'homme. Il lui saisit les poignets, et les serrant à la faire crier:

--Vous êtes une misérable et vous allez sortir!

Il la conduisit vers le seuil, toujours garrottée dans ses doigts
furieux: elle ne broncha pas sous la douleur.

Mais à cet instant, un bruit de pas traversa le corridor; Georges
attendit, immobile et pâle, les regards fixés au mur.

--Tu as peur qu'on ne nous surprenne, n'est-ce pas?

Le triomphe éclatait dans ses yeux verts.

--Eh bien! Si tu pars, je dis tout!

Elle s'enfuit.

--Je gagne, je gagne! Quelle victoire, s'il cédait!

Après les cinq minutes d'usage accordées à la joie d'un sentiment
nouveau:

--J'en aurai peut-être assez au bout de quatre jours?... Non... Je crois
que je l'aimerais.

Puis:--«Comme c'est amusant de tutoyer un homme!»

On l'avait battue! Elle! Malgré son orgueil, elle n'y voyait aucun sujet
de honte. De méchants moralistes ont écrit que les femmes se plaisent
aux mains trop promptes, tant leur faiblesse aime la force: cet axiome
eût indigné Jeanne plus que l'étreinte dont son bras était rouge encore.
Mais tout ce qui tient de la passion n'est-il point pour charmer les
âmes passionnelles? Georges, depuis son coup de rage, avait fait un
grand pas dans l'estime de Merizette. «Il est violent! Je le dompte.»
Car il n'avait pour lui que le ressort des muscles, et la maîtrise
restait en elle seule. Elle frottait ses mignonnes mains.

Elle se résuma en une formule qu'elle répétait volontiers: «La femme est
pour l'homme, l'homme est à la femme.»

--Quelle abominable créature! pensait Georges.

Il enfonçait du poing ses effets dans les malles.

--Et quelle folle! Si de telles vipères ne devraient pas porter un signe
au front, pour qu'on les écrasât de la botte, dès qu'elles naissent.
Qu'elle dise un mot, je l'étrangle!

Il avait besoin de s'affirmer hautement que la menace de Jeanne était
bien dérisoire et sotte; mais son affirmation si ferme ne le rassurait
qu'à peine.

--Ces poisons-là sont capables de tout... Ah! Que nous crevions elle et
moi, et que Pierre ignore toujours!

C'est alors que, le front dans ses deux mains et les deux coudes sur la
table, Arsemar souffrait dans tous ses cultes, et désolait son coeur
d'un plus vaste mépris des hommes.

--Rien n'est donc sacré pour l'envie, et sur tout la médisance bavera
son venin! Pauvres gueux si dépourvus de foi et d'amour, qui trouvent en
eux une âme pour de telles ignominies! Être assez vil pour concevoir
cette chose et assez lâche pour l'écrire! Sois solitaire, exile-toi dans
ton bonheur, ferme ta vie, et l'on passera sous ta porte; oublie le
monde, le monde ne t'oublie pas... Infâmes!

Il repoussa avec dégoût un papier anonyme, et, lentement, il se
promenait dans sa chambre: au premier cri d'indignation avaient succédé
la tristesse et la pitié.

Jeanne et Georges!

Eux, accusés! Il songea d'abord à les laisser tous deux ignorants du
soupçon qu'on prétendait dresser sur leur conduite; mais il estima que
son devoir serait d'informer Desreynes, et cette décision le rasséréna.

Il prit la lettre et descendit.

--Connais-tu Bazile et la province? Tiens, lis ça!

Dès la seconde ligne, Georges avait deviné: la feuille remuait entre ses
doigts et les mots dansaient sur la page.


«Monsieur.

«Veuillez croire que ma haute estime et ma sympathie seules me font une
douloureuse obligation de vous déclarer ce qui, malheureusement, n'est
plus ici un mystère pour personne, et dont tous les honnêtes gens sont
chagrinés pour vous.

«J'ai pensé qu'en vous informant d'un scandale qu'il est impossible
maintenant de réparer, je vous aurais du moins mis en état d'y couper
court et d'arrêter les mauvais propos qui circulent sur votre
aveuglement ou votre bienveillance.

«On a beaucoup trop causé déjà de Mme d'Arsemar et de votre ami, et vous
pourriez, en interrogeant ceux qui sont plus que d'autres à même de vous
fournir des preuves et des détails, acquérir comme nous la certitude
qu'il ne vous convient pas de conserver plus longtemps sous votre toit
l'homme qui a trahi votre confiance et déshonoré votre beau nom.

«Vous me permettrez de ne pas insister davantage sur une situation que
ma dignité me défendrait d'approfondir, et, comme j'ai la conscience de
vous avoir loyalement rendu un signalé service, vous apprécierez la
discrétion qui me conseille de dérober à votre gratitude le nom d'un

«AMI INCONNU.»


Georges défaillait: il se jeta dans les bras de son ami, abîmé de
douleur et de honte.

--Pardon...

--Eh bien? Mais es-tu un enfant, Georges, et vas-tu te navrer pour les
ignominies d'un autre? Je t'aurais cru mieux armé contre tes frères, et
tu me donnes presque regret de t'avoir apporté cette ordure.

--Mon Pierre, pardon!...

Cette phrase fut tout ce que pouvait son besoin renaissant de confesser
leur crime.

--Misérable! cria-t-il, dans l'angoisse de son remords et de sa lâcheté
consciente.

L'injure n'était que pour lui seul; Arsemar la comprit pour les autres.

--Oui, misérables! Mais console-toi, nous les laisserons bientôt
s'entre-mordre dans leur fange. Cet hiver...

Desreynes gardait l'horrible lettre: le mot de bienveillance, au bout
d'une ligne, y flambait comme un incendie.

--Si je tenais celui... Hélas, voilà donc ce que j'ai fait pour toi, mon
pauvre Pierre!

--Encore un coup, qu'as-tu à démêler là dedans? De quoi es-tu coupable?

--De tout.

--Tu perds le sens, mon bon ami. Écoute: je veux te demander un service,
si toutefois tu peux me le rendre. Viens demain à cette soirée; allons
ensemble, pour montrer à ces platitudes qu'elles ne sauraient se hausser
jusqu'à nous, et que leur haine se dépense mal à propos.

Desreynes imaginait ce jour qu'il faudrait passer encore dans la maison;
on crut qu'il hésitait.

--Si cela t'incommode, pars.

--Mais, non.

--Faisons cela pour elle... Car tu ne juges pas que j'aie souci pour moi
de quelques drôles... D'ailleurs, il est fort probable que cette lettre
est l'oeuvre d'un sot qui, pour me troubler davantage, trouve ingénieux
de prêter à sa délation l'appui d'une notoriété publique. Cela te
dérange-t-il beaucoup de reculer ce voyage?

--Pierre, répondit l'autre avec tendresse, plus cela me coûterait, plus
j'y serais empressé, tu sais bien.

Georges n'avait vu que les grands chagrins de sa faute; voici que
d'autres horizons se dessinaient après ceux-là. L'existence serait
insoutenable désormais. Tout conjurait à perpétuer sa trahison et
doubler son tourment.

L'heure du dîner était déjà revenue. Jeanne les attendait dans la salle.

--Pas un mot. Qu'elle ne soupçonne rien!

En les abordant, elle glissa un billet dans les doigts de son amant: il
le rejeta aussitôt. Mais, qu'on le trouve! Alors, le pauvre homme,
pliant sous le destin qui lui écrasait les épaules, se baissa
péniblement vers le parquet et ramassa le mot d'amour...

--Il a tout à fait peur!

Elle déploya pendant le repas toutes ses gentillesses, et, avec un
compliment du meilleur ton, reçut la nouvelle du séjour que Georges
prolongeait. Lorsqu'on passa dans le salon, elle fut un peu désappointée
de voir le jeune homme déchirer en menus morceaux le poulet qu'il
n'avait pas lu: mais le plus réel plaisir, celui de le composer et de
l'imposer, on ne l'en priverait plus, et le reste se réparerait d'une
phrase rapide...

--Cette nuit, chez toi.




V

  _Manibus date lilia plenis_.

  VIRGILE.


D'Arsemar ne pouvait chasser l'obsession de cet odieux écrit, et sans
qu'un soupçon le souillât, quelques mots le hantaient pour leur
précision et leur allure autorisée.

A qui le renvoyait-on, dans cette phrase ambiguë, et qui donc était,
«plus que d'autres, à même de fournir les preuves et les détails?» Il se
demanda si l'origine des commérages ne remontait pas à des propos de
valets, et résolut, s'il en acquérait une preuve, d'épurer
impitoyablement le service de sa maison.

Mais, un doute? Il avait l'amour de croire, la moitié de la foi, toute
la foi, plus qu'elle encore! Il aurait suspecté la terre et Dieu, avant
d'admettre le crime de ceux en qui dormait sa confiance: car s'ils le
trahissaient, ceux-là, les seuls aimés, toute son âme, que resterait-il
sous le ciel qui pût fixer le coeur d'un homme? Son amour et son amitié:
la religion! Ils lui auraient crié leur faute qu'il n'aurait pas voulu
entendre.

Il est des natures mystiques, si raisonnables qu'elles soient en toutes
choses, qui, sur un point, se ferment obstinément aux clameurs de la
vérité, et les repoussent comme un blasphème qu'on est damnable
d'écouter. Rares en nos siècles où se meurent les rêves et les cultes,
ces âmes-là s'isolent dans une ombre et vêtent un masque pour s'en venir
à la lumière; le monde les voit passer souvent sans les connaître, et le
sceau de la tombe, un jour, les remmure dans le néant d'où elles étaient
sorties trop tard. En vain on accrédita autour d'elles que leur rêve
n'est qu'un mensonge, en vain l'existence et les hommes le leur
prouvèrent à l'envi: les voyants gardaient leurs yeux clos sur la vie,
et tout leur être s'éblouissait sous la splendeur de l'idéal. Lorsque
autour d'eux on riait de leur songe, ils souriaient de pitié douce et ne
protestaient pas, afin de subir moins longtemps l'inutilité du mépris.
Et c'est jusqu'à la mort qu'ils cheminent ainsi, au milieu des
railleries, des échecs, des coups de sort, au milieu de l'injure ou de
l'indifférence, inaccessibles et blancs comme des fantômes de vierges.
Qu'importe qu'ils se trompent, ceux-là seuls sont bénis; et si quelque
soir la vérité s'écrase sur eux, ils tombent avec leur foi qui reste
intacte, rayonnante, telle qu'un diamant sous les marteaux, et achèvent
de mourir sans renoncer leur rêve!




VI

  On est plus humilié d'être au-dessous de ses prétentions que de ses
  devoirs.

  DUCLOS.


Georges, si las qu'il fût de sa nuit d'insomnie et de fièvre, vit
revenir avec terreur le moment de se retrouver seul dans cette chambre
où les remords le guettaient au chevet. Quand ses hôtes l'eurent quitté,
il sortit de la maison.

Mais dans ce calme des ténèbres, le souvenir d'hier et de la course
exaspérée l'attendait.

Il avait souffert tout le jour d'une douleur aiguë, torsionnante, que
chaque détail, chaque phrase, chaque geste des autres ou de lui-même
rénovait de minute en minute; et seul, sous la sombre paix du ciel vide
et des arbres, il sentit remonter en lui la foule criarde de ses maux
qui tous ensemble l'appelaient.

Dehors, dans la nuit, sous le plein ciel, les pensées qui nous tiennent
puissamment ou les sensations qui nous domptent grandissent par degrés
rapides devant le vaste champ qui les invite: elles s'exaltent,
s'affolent, débordent vers l'immensité, montent jusqu'aux étoiles, et
notre âme emplit l'infini. Délire de joie ou enfer de détresse? L'homme,
divinisé pour un instant, lève ses deux mains vers les astres et tombe
écrasé par la grandeur de ce qu'il porte en lui...

Georges pleura enfin.

Quelle parole consolatrice vaut pour nous la douceur des larmes?
L'angoisse se fond en elles; elles sont à l'âme ce que le sommeil est au
corps; tandis qu'elles tombent, nous ne sentons plus qu'à demi
l'infortune qui les arrache: et comme un rappel de l'enfance à laquelle
on revient dans l'épuisement d'être homme, elles transforment nos pires
douleurs en ces gros chagrins qui sanglotent dans les berceaux.

Desreynes se releva, et sa peine adoucie avait repris l'espoir, une
obtuse confiance, sans désir et sans but; mais est-il besoin d'espérer
quelque chose pour espérer encore?

Il rentra chez lui, et put dormir.

Quand il se réveilla, d'Arsemar venait de quitter le château.

Sur la route, Pierre croisa le facteur du canton, qui lui remit quelques
lettres. Parmi celles-là, un mot, d'une écriture renversée:

  «Cocu, cocu, cocu, monsieur le comte! Ça arrive aux plus malins et aux
  plus riches.

  «JEAN SAYLONG.»

Toujours! L'ignoble calembour de la signature, qu'il ne comprit pas
aussitôt, donnait à la calomnie un air de certitude qui l'outrageait
pour les victimes. Sans nul doute, des racontars de l'antichambre
pouvaient seuls autoriser des affirmations si précises: la preuve qu'il
demandait vint à lui, dès qu'il fut aux ateliers.

Barraton rôdait autour du comte, guettait son passage, et lui souriait;
il ne se décida à l'aborder qu'en le voyant partir.

--Bien des pardons, monsieur d'Arsemar, mais je...

--Qu'y a-t-il, mon ami?

--Une chose à vous dire, et pas commode, rapport à la peine que je vous
ferai; ma bourgeoise me rebâchait assez qu'il vaut mieux ne pas se mêler
des affaires des autres, et que j'allais risquer ma place; mais, aussi
vrai que vous... Enfin, suffit, j'ai cru qu'il fallait dire ça... Entre
honnêtes gens, on doit s'aider, n'est-ce pas, si on ne veut pas être
dévoré comme des loups?

--Parlez sans crainte, Barraton.

--Vous êtes trop bon, monsieur le... Voilà... On dit des mauvaises
choses sur votre dame.

Était-ce donc une obsession, et ne pourrait-il, dorénavant, faire un pas
sans entendre partout l'abjecte diffamation? En vérité, cette phrase
l'étonna peu, car il l'avait prévue et redoutée dans les ambages de
l'ouvrier. Lorsque notre esprit est occupé d'une pensée, nous la
retrouvons ou l'attendons en tout.

Barraton surveillait avec inquiétude l'effet de sa déclaration.

--Vous avez jugé par vous-même, mon brave, que les accusations légères
sont parfois aussi injustes que dangereuses; je connais cette infamie:
d'où la tenez-vous?

--Ma foi, mon bon monsieur, je ne voudrais occasionner de la misère à
personne, et si j'ai répété ça...

--C'est qu'on vous l'a conté... Qui?

--Eh! Ceux de chez vous, hier au matin.

--Qui?

--Dame! Personne, un peu tous; vous savez, en déjeunant, on cause...

--Et l'on disait?

--Ils disaient que ce n'est pas bien, et que vous êtes un si digne
homme...

--Passez.

--Ils ne donnaient pas vraiment des vraies preuves, mais ils
expliquaient tout de même qu'ils les avaient vus... Oui, patron, ils
disaient ça, et Mlle Louise, comme vous l'appelez, a raconté qu'une fois
ce monsieur l'avait embrassée, et votre dame en était si jalouse,
qu'elle voulait la renvoyer.

--Merci, Barraton. Tout cela est horriblement faux. Au revoir.

Pierre se retira.

On les a vus! Le terme dépassait toute audace. Voilà qui réclamait
prompte justice! On les a vus! Il ne s'agissait pas ici d'indécises
railleries. Voir! Quoi Voir? Si pourtant... Mais aussitôt son coeur se
révolta contre l'ignominie du soupçon inachevé.

--La médisance est donc si puissante, et l'homme si dépravé, qu'un mot
hideux ne puisse passer en nous sans y laisser une souillure!

Et dans son âme, déjà, il demandait son pardon pour l'insulte.

--Pauvre chérie, si elle savait!

Ah! Qui donc, quel être monstrueux, éternellement maudit, arrachera des
yeux de l'homme le bandeau bleu qui l'y aveugle, et nous dépeuplera les
cieux avec le cri farouche qui seul ne mente pas: Mensonge!

                   *       *       *       *       *

A cette heure, Jeanne quittait son amant.

Elle n'avait pas exécuté sa menace de le visiter cette nuit-là: au
moment d'agir, une dernière pudeur et quelques craintes du danger, qui
pourtant la fascinait par-dessus tout, la retinrent dans la chambre
conjugale. Puis, on la recevrait si mal, là-bas! Elle se souvenait aussi
d'avoir entendu Georges proclamer que, si nous faisons les premiers pas
auprès des femmes, celles que nous avons une fois conquises doivent
faire désormais tous les autres. Il répugnait à son orgueil de permettre
qu'on pût la prendre pour une mendiante d'amour, quand elle se sentait
elle-même le pouvoir et le droit de gouverner à sa guise: car elle était
bien forte, maintenant! Elle n'hésita pas une minute devant la
satisfaction de croire que le retardement de Georges, n'avait, en
réalité, d'autre cause que l'ordre hier donné par elle. Tout lui cédait.
Elle pourrait asséner ses commandements sans qu'on osât bouger sous la
férule; elle domptait par la crainte, le rêve de sa vie!

Aussi se para-t-elle, lente et confiante, dès que son mari fut hors de
la maison, et, quand elle se vit assez belle, descendit chez Desreynes,
comme la veille.

--Bonjour, êtes-vous plus aimable, aujourd'hui?

--Vous encore, madame!

Il se dirigea vers la porte, mais elle y fut avant lui et tendit ses
deux bras en croix pour barrer le chemin.

--Vous ne... tu ne sortiras pas. Je veux que tu m'entendes.

--Et que pouvez-vous avoir à me dire, madame?

--Rien! Mais je veux. Tu es à moi, Georges, comme je suis à toi...

--Oh, ne répétez pas ces mots abominables! Je vous hais de toutes les
forces de mon coeur.

--Ton coeur?... Il vous revient bien tard, mon cher! Dites-moi donc ce
qu'il vous conseille, ce coeur? Qu'allez-vous faire?

--Vous le demandez?... Partir et ne plus vous revoir! Jamais!

--Tout simplement? N'avez-vous pas pensé qu'il fallait un peu consulter
mon avis et compter avec moi? Me regardes-tu comme un jouet? Tu me
flattes, mais j'ai d'autres prétentions.

--Je sais que les prétentions ne vous manquent pas.

--Fort bien. Mais, s'il vous plaît, que deviendrai-je?

--Voilà dont je me soucie!

Jeanne commençait à trouver qu'on le prenait de bien haut avec elle, et
éprouvait un étonnement désagréable à se voir si peu redoutée.

Elle se dominait moins déjà qu'aux premiers instants de l'entrevue et en
oubliait parfois le tutoiement, que sa perversité cherchait avec tant de
plaisir à disperser au long des phrases.

--Je pensais vous avoir fait part de mon intention,--bien arrêtée, je
vous assure,--de tout déclarer, si vous vous retiriez...

Desreynes haussa les épaules.

--Vous n'y croyez pas, mon cher? Vous avez tort.

--Rassurez-vous, je vous sais capable de tout; mais vous êtes plus
dépravée que sotte, et...

--Soyez poli, par grâce.

--Avec vous?

--Avec moi! s'écria-t-elle, indignée. A qui pensez-vous parler? Vous
avez pris un maître, mon cher, et non une maîtresse!

«Voilà qui est bien dit», songea-t-elle; son éloge lui rendit des
forces.

--Tu m'as prise, tu me garderas... Oui, tu me garderas! Et si tu pars,
je te suivrai.

Elle croisa les bras sur sa poitrine, et, la tête haute, les yeux
flambants, se campa devant lui.

Le suivre! Cela, elle le ferait!

Georges, à ce défi, eut un vertige de sang.

--Si vous l'osiez, misérable poupée, vous voyez ces deux mains-ci, elles
vous étrangleraient sans pitié.

Il marchait contre elle, menaçant.

--Ne l'oubliez jamais, si vous tenez à votre vie!

Jeanne recula devant la fureur des doigts crispés qui se tendaient vers
elle, et tremblante, elle balbutiait avec une ténacité d'enfant:

--Si! Je vous suivrai!

--Elles vous étrangleraient, vous dis-je!

--Laissez-moi!

La jeune femme, acculée au mur, se garait derrière son coude.

--Lâche!

Brusquement elle se révolta et rabattit les mains.

--Vous me faites peur, peut-être? Il en faudrait d'autres que toi, et
les phrases de feuilleton te vont mal, mon pauvre ami!

Elle revint au milieu de la chambre, provocante à son tour.

--Mais battez-moi donc, vous en mourez d'envie!

Et comme il se taisait:

--Quand tu m'aurais tuée, si seulement tu en as le courage, Pierre
connaîtra-t-il moins la vérité?

--C'est moi qui la dirai.

--Avant toi!

--Parlez donc, et l'on apprendra quel rôle vous avez joué!

--Eh bien, oui! Je t'ai séduit; mais, tu peux t'en vanter, on ne le
croira pas.

--Osez-vous être fière de la confiance qu'on place en vous?

--Oui, car elle me vient de gens qui valent mieux que vous.

--Et qui savent, n'est-ce pas, que vous êtes vertueuse, incapable de les
tromper?

--Certainement, monsieur, ils le savent!

Georges ne put s'empêcher de rire.

--Ah! Riez encore une fois, c'est la dernière, et prenez garde!

Et elle sortit en faisant claquer la porte derrière elle.

Il lui sembla qu'elle sortait vaincue, pour avoir, d'un seul mot, prêté
au ridicule: cette honte suffisait à maintenir sa colère dans un état
d'exaspération folle, et l'y maintint.

Rien n'était plus ondoyant que cette femme, qui se prétendait immuable.
Ces natures en qui la pensée n'est qu'une émotion réfléchie, une
secousse nerveuse un instant prolongée, ne s'en passionnent que
davantage pour leurs songeries passagères et les étreignent avec
frénésie, comme afin de les épuiser avant de les échanger pour d'autres.

Jeanne avait compris irréfutablement que cet homme n'éprouvait pour elle
que de la haine et du mépris. Elle s'était donnée sans que l'on en
gardât un souvenir heureux, et la possession de son corps n'avait laissé
que le dégoût. Existe-t-il au monde une insolence capable, plus que
celle-là, de flageller une femme jolie et qui fait profession de se voir
désirée?

Que d'ambitions écrasées d'un coup!

Non seulement personne ne ployait devant elle, mais on riait. Elle était
bafouée pour une phrase inepte; dans son courroux elle en ruminait de
vengeresses, qu'elle s'indignait de n'avoir pas trouvées tantôt. Elle
reprenait le dialogue, et y faisait siffler de stridentes incises dont
elle cravachait son interlocuteur; mais ces triomphes muets, sans témoin
ni victime, lui rendaient plus insupportable encore l'humiliation de sa
déroute passée. Elle s'insultait, puisqu'elle seule était là pour
entendre, et se criait ces vérités que nous ne permettons qu'à
nous-mêmes.

Mais il viendrait une revanche! Elle pouvait avoir donné à rire, mais
ceux-là du moins étaient bien imprudents, qui n'avaient pas su résister
à leur envie! Elle inventerait le châtiment.

Tout à cause de Pierre, et de cette sotte amitié. Poseurs!

Eh bien! C'est en cela qu'on les frapperait, puisqu'en cela était
l'origine des tourments et des avanies.

Le meilleur moyen? Tout dire!

On verrait où conduisent les hilarités malencontreuses. L'un veut
cacher, l'autre ignorer: donc, au grand jour! Qu'en arrivera-t-il? Eux,
séparés à jamais: bien, ils l'ont mérité. Elle? Est-ce que Pierre ne
l'adorerait pas assez pour venir à genoux la supplier d'accepter son
pardon? D'ailleurs, en parlant la première, elle conterait les choses à
son gré: circonvenue, séduite, obsédée, sa pauvre force de femme avait
résisté pendant des mois, sans rien dénoncer d'un attentat qui, dans les
illusions d'amitié, eût désolé celui qu'elle aime; surprise enfin, elle
avait chassé le traître qui, sur son ordre, se sauvait maintenant. Par
Dieu! Une femme adultère a toujours raison, quand elle vient déclamer sa
faute!...

Ah, l'on avait ri!

                   *       *       *       *       *

Pendant que Jeanne s'abandonnait à sa fougue d'emportement, Desreynes
allait à la rencontre de son ami et le rejoignait bientôt.

--Les dénonciations continuent. Lis cela... Je sais aujourd'hui d'où
proviennent ces turpitudes: elles sentent le plumeau. Barraton m'a
rapporté des causeries de valetaille qui m'instruisent sur la source du
mal. Nous allons nettoyer l'office, mon Georges! Le difficile est de
procéder sans que Merizette soupçonne le motif du balayage. Tu
m'aideras... Mais dis-moi, à propos, tu pinces les soubrettes, mon
gentilhomme? Qu'est-ce donc, cette histoire de Louise?

Le prévenu avoua qu'un jour, sans savoir comment...

--Et Merizette vous a vus? Quoi d'étonnant qu'elle ait sermonné cette
fille. Ah, parlons d'autre chose, tiens!

Mais aucun des deux ne parla plus. Enfin:

--Quelle misère, mon pauvre Georges, et qu'on a donc de peine à garder
son bonheur! Il faudrait vivre dans une île, loin de tout; chercher un
coin de terre où l'on s'enfermerait avec ceux que l'on aime. Car on ne
peut user sa vie à effacer les hommes!

Cette confiance caressante faisait la plus cruelle affliction de
Georges. Arsemar se méprit sur son air attristé:

--Vas-tu te désoler plus que moi d'un blasphème qui passe? Oublions, je
suis béni quand même!

Il prit le bras de Desreynes en s'inclinant vers lui: le frôlement de
telles vilenies lui laissait un besoin de se laver le coeur dans
l'expansion de ses rêves.

--Tu ne sais pas, toi, ce que c'est qu'un amour comme le mien, quel
refuge et quelle douceur! Tu te dépenses en amourettes et tu n'as pas
connu le repos des tendresses profondes. C'est si bon, de donner sa vie!
On ne la possède jamais aussi bien qu'en la livrant tout entière. «Etre
deux, n'être qu'un!» Sans mystères, sans énigmes, avoir deux coeurs
comme un seul livre ouvert dont on voit en même temps les deux pages, et
lire ensemble, lire jusqu'à la mort... Oui, tu diras que Merizette et
moi avons des âmes dissemblables; mais tout se fond dans l'amour, et je
vaincrai la résistance de ses froideurs parce que j'ai plus de foi
qu'elle n'a de doute. Si parfois quelques nuages brouillent notre ciel,
comme aujourd'hui, la paix qu'on retrouve en rentrant n'en paraît que
plus délicieuse...

--Voilà donc celui, pensait Georges avec angoisse, que l'ineptie du
monde appellerait un sot, si le monde savait, et l'entendait.

--Vrai, veux-tu que je te dise? J'ai des instants de folie, et je me
trouve si heureux, que souvent je suis obligé de faire un effort pour
croire que c'est bien moi qui marche ou qui m'assieds. C'est idiot, c'en
est là. Je _m'envie_! Est-ce que tu comprends? Je comprends tout juste,
moi; mais je m'envie!

Et Pierre éclata d'un beau rire qui sonna largement dans l'air frais du
matin.

                   *       *       *       *       *

Deux heures plus tard, on déjeunait; Jeanne ni Georges ne disaient mot.

--Ma mignonne, auras-tu, ce soir, une bien belle robe pour éblouir
toutes les sous-préfètes de la terre?

--Je n'irai pas.

--Vraiment... Pourquoi, chérie?

--Parce que.

--Encore faut-il?...

--Ça m'ennuie.

--Bien, mon enfant, n'en parlons plus. Tu es nerveuse, ce matin?

--Moi, pas du tout.

--Nous aurons donc le regret de te laisser seule, car nous devons nous
rendre à cette réunion, Georges et moi.

--Allez-y, puisque vous êtes mariés ensemble.

--Tu es jalouse?

--De qui?

La conversation tomba. Jeanne piquait violemment sa fourchette sur la
porcelaine et faisait autour d'elle un cliquetis de métal.

Desreynes, que blessaient ces airs d'importance, affecta de n'y donner
aucune attention, et s'efforça de causer calmement de choses
indifférentes. Un tel jeu ne pouvait produire en la jeune femme qu'un
déplorable et dangereux résultat. Cette tranquille intimité entre les
deux amis, cet abandon pour une soirée, et, par-dessus tout, cette
sérénité chez un homme qu'elle avait menacé, chaque chose et chaque idée
l'exaspéraient davantage.

Elle rageait pour son plaisir, et n'avait pas minaudé une colère dans le
dessein d'être intéressante, mais elle fut choquée qu'on s'y intéressât
si peu. Son mari lui-même semblait s'associer aux provocations de
Desreynes: étaient-ils déjà ligués contre elle, et Georges exerçait-il
sur l'autre un ascendant plus puissant que le sien? Elle y pensa, dans
son pessimisme provisoire. Que son ennemi le plus haineux s'acharnât à
détruire l'estime et l'amour d'Arsemar, c'était logique; qu'il y
parvînt, c'était possible: alors, on la planterait là, comme une niaise!

«De quoi s'occupaient-ils avant le repas, enfermés tous deux dans le
cabinet du comte, où trois domestiques furent appelés tour à tour? Une
enquête?»

Elle regarda son mari, qui, rencontrant ses yeux, lui sourit.

--Il n'a pas l'air... Mais cela ne prouve rien. Pourquoi ne serait-il
pas horriblement dissimulé? Les hommes ont toujours un vice secret, et
celui-là qui ne montre que des vertus doit cacher quelque chose...

Jeanne, en ce moment, ne déduisait pas les sottises l'une de l'autre,
avec cette précision lente qu'elle affectionnait tant; mais l'habitude
de raisonner sans fin mène à raisonner sans effort, et presque malgré
soi; sa logique accoutumée lui jetait les affirmations sur les
inquiétudes, avec la rapidité de la colère, et lui échafaudait comme en
un songe une hypothèse de complot: on la jouait, on allait la jouer.

--Prenons l'avance!

Mais, comment? Mme d'Arsemar cassa un verre en le posant trop fort. Elle
supputait toujours.

Pierre disait alors, fort à propos:

--Il faudrait posséder la raison absolue, ou ne pas se mêler de penser.
Nos méditations ne nous mènent souvent qu'à l'erreur et nos vertus qu'au
mal, comme parfois nos vices nous conduisent au bien. Notre folie a
toujours quelque sens; notre sagesse est toujours à moitié ivre.

Jeanne était dans une situation d'esprit à prendre la phrase pour une
injure personnelle; quand nous nous absorbons dans un calcul intime, les
passants en causent avec nous, et si leurs mots de hasard ont
l'irrévérence de tomber pour nous contredire, nous voilà aussitôt
raffermis dans notre idée première. Il n'en fallait pas tant pour que la
raisonneuse fût conquise à la justesse de ses arguments...

«A coup sûr, Georges n'a rien avoué, mais qu'a-t-il dit? Cet
interrogatoire de cuisine?... Décidément, c'est un répugnant personnage.
Oui, mais on trame quelque chose contre moi. Pour me fermer la bouche,
sans doute? On verra bien. Où en sont-ils? Il faut savoir.»

Mais comment? Toujours cette sujétion de l'inabordable... Ah, de
l'audace!

--Que prépariez-vous tantôt de si mystérieux, pour convoquer chez vous
toute mon antichambre?

Arsemar fut tellement embarrassé, qu'il le laissa paraître et ne sut que
répondre: son attitude et son silence fixèrent les défiances de Jeanne.

--Eh bien?

--Rien, ma chère enfant, ne t'occupe pas de cela.

La résistance était impertinente.

--Je croyais pourtant être un peu la maîtresse ici.

--Tu l'es, mais crois-moi, ceci ne te regarde pas.

--Ne me regarde pas! Tu deviens presque insolent. A quelle école?

--Tu prends mal les choses...

Georges ne se contenait plus.

--Laisse donc, Pierre... Tu disais, lorsqu'on t'interrompit...

--N'interrompez pas vous-même.

--Ma Jeanne, tu es souffrante?

--Ne peut-on se mêler à votre conversation sans avoir l'air malade?

--Tu n'es pas gentille, ce matin, Merizette.

--Tu m'agaces, avec tes noms ridicules.

--Voyons, je ne répondrai plus, calme-toi.

--Je suis calme, mais je n'aime pas qu'on se moque de moi.

--Personne...

--Vous deux! Encore un coup, veux-tu me dire ce que vous complotiez
là-haut?

--Ma chère...

--Non? C'est bien, je le saurai par d'autres.

Elle sonna: le domestique était bien près, sans doute, car il parut
aussitôt.

--Retirez-vous, fit Pierre... Tu n'es pas raisonnable: vas-tu mêler des
gens à nos affaires?

--Tu les y mêles bien, à commencer par monsieur!

--Georges n'est pas un étranger ici.

--On le regrettera.

--Que veux-tu dire?

--Oh! Monsieur me comprend.

Desreynes, pâle, sentait la foudre; il voulut arrêter Arsemar, et
celui-ci, afin de clore, dit simplement:

--Tu es peu aimable pour le dernier jour de notre ami.

--Notre ami... Tu me fais rire! D'abord, il ne part pas.

--Mais si, ma chère, demain.

--Non! cria-t-elle en frappant du poing.

On se taisait, elle dit:--Je ne veux pas!

--De quel droit?

--De quel droit! Tu n'as donc rien compris?

--Madame... murmura Georges suppliant.

Elle aussi était toute blanche.

--Ah, tant pis, c'est trop tard!

Pierre les contemplait, stupide, et sans savoir encore.

--Eh bien, oui! s'écria Jeanne en se levant, droite, blême. C'est mon
amant!

--Tu mens!

Tous trois étaient debout.

--Georges, parle...

Rien...

Arsemar vit Desreynes tremblant, le front baissé.

--Oui! Oui! Oui! mon amant!

Elle s'en alla.




VII

  --Mais cela est invraisemblable, monsieur!

  SOTTISE HUMAINE.


Pierre la regarda sortir: et, quand elle disparut, il s'écroula sur sa
chaise, contre la table, la tête dans ses bras, et Georges restait
debout.

Ils demeurèrent ainsi dans le silence.

Pas un sanglot.

La vie s'était effondrée sur eux; toutes les choses semblaient mortes
autour.

Ni l'un ni l'autre ne pensaient; ils étaient rentrés dans le néant.

Le monde venait de finir.

Pas un geste; ils s'engourdissaient dans l'immobilité des statues.

Cela dura si longtemps, que les domestiques, derrière les serrures,
s'impatientaient de ne plus rien entendre.

Georges, enfin, voulut s'approcher de son ami et lui toucha l'épaule;
l'autre frémit de tout son corps et le repoussa doucement.

Alors, Georges s'en alla aussi.

Comme il ouvrait la porte, il perçut le bruit de pas qui se sauvaient
dans le couloir, et des rires étouffés.

Pierre savait, mais il ne croyait pas encore.

Quand il releva la face, il vit la chambre vide, nue, muette, grandie.

Les murs s'écartaient de lui.

La table en désordre indiquait un repas interrompu.

Une chaise était renversée.

Personne ne s'assiérait plus là.

Seul!

Oh! Bienheureux encore dans leur détresse, ceux qui peuvent, quand
l'avenir s'éboule, se réfugier dans leur passé intact! Ne pas renier les
heures d'autrefois, et si l'on ne croit plus à la vie, croire du moins
qu'on a vécu!

Tous partis...

Quand Pierre se réveilla, il douta, car le doute est la dernière forme
de l'espérance.

Il se leva et voulut s'en aller comme les autres.

Ses jambes le supportaient à peine.

Il se retira dans le jardin.

Les arbres chaviraient comme des mâts de navires.

Il s'assit sur un banc, les bras gourds et les prunelles vagues.

Il ne voulait toujours pas croire.

Pourquoi donc l'abandonnaient-ils ainsi? Ah! Pas un ami avec qui l'on
pleurerait!

Il resta là.

Personne.

C'était donc vrai?

Il souffrait tant, qu'il s'étonna de souffrir si peu.

Les plus terribles douleurs sont parfois les moins lourdes à porter
d'abord, car notre être s'abîme en un gouffre si profond et si
ténébreux, si vaste, que l'âme s'y déperd et presque s'y oublie: la
complète souffrance veut une précision d'analyse qui demeure interdite à
la folie des premiers instants: ces minutes-ci sont vouées à
l'écrasement; le plein malheur aura le reste de la vie.

Il souffrait, bien qu'il ne voulût pas croire.

Au bout de plusieurs heures, il entendit, tout près, un pas qu'il ne
connaissait point: Georges, qui n'osait avancer...

--Malheureux, dit-il, va-t'en!

Georges s'en retourna docilement, et Pierre vit qu'il sanglotait.

Alors, il crut.

Il regarda le dos de son ami qui s'éloignait: sans haine, sans colère,
accablé.

Il faillit rappeler Georges.

Bientôt, il ne le vit plus.

Personne et rien!

Cette fois, il pleura: les premières larmes qu'il répandît depuis bien
des années: le prix du rêve!

Était-ce donc possible?

Il n'eut pas un instant d'indignation ni de révolte: il ployait sous le
destin, sous une force inexpliquée contre laquelle on ne discute pas, et
qui courbait sa volonté après avoir courbé celle des _autres_.

A intervalles égaux, comme les appels renouvelés d'un glas, son coeur,
lamentablement, disait: «Seul!»

La journée se passait ainsi.

A la fin, pourtant, il pensa; et lui qui n'avait rien su remarquer des
choses, rien soupçonner, rien deviner, comprit tout dès qu'il voulut
comprendre.

Le voile était tombé; la raison prenait sa revanche.

Avec une lucidité cruelle, le passé défilait.

Les inquiétudes de Georges, ses longues tristesses, ses départs toujours
projetés, sa disparition de la veille, ses fièvres, ses larmes, ses mots
inachevés qui voulaient être le commencement d'un aveu; tout lui
revenait à la mémoire et chaque souvenir en expliquait un autre. La
vérité surgissait, nette, froide, claire, avec une précision subite qui
ne laissait dans l'ombre aucun mystère; puis elle s'étalait d'ensemble,
comme une carte déployée. Il savait quel jour et à quelle heure Georges
avait succombé, sous quelle influence on avait, sans amour, résolu de le
prendre, et dans quelle colère on l'avait dénoncé.

Il n'analysait pas: les choses se dégageaient, se montraient,
spontanément en quelque sorte, et s'affirmaient avec la sécheresse d'une
formule algébrique: devant la solution apprise, son imagination, ou
plutôt sa raison, remontait le cours des événements et lui déroulait la
vieille erreur de tout son rêve.

Le cadavre de son bonheur ouvert devant lui, il le touchait avec
stupeur, pareil à un amant qui assisterait à l'autopsie de la
bien-aimée. Rien n'était plus de rien. Et, sans maudire personne, il
voyait que l'homme est bien misérable, ballotté parmi les hasards de son
impuissance et de ses instincts.

Cette Jeanne, cette méchante et pauvre malade, il la regardait
maintenant vivre sous ses yeux dessillés, et se tordre, plus malheureuse
encore que criminelle, dans les angoisses de son âme hantée. Il
examinait avec effarement cet être nouveau qu'il n'avait jamais connu et
qui venait de se révéler à lui.

Car il pensait à Georges moins qu'à Jeanne, comme si elle seule eût été
perdue sans recours; entre deux égales tortures d'amour et d'amitié,
laquelle donc gémira le plus fort? L'amour tient l'esprit et la chair.

Oui, c'est sur elle qu'il gémissait, la morte, sur elle plus que sur
lui-même; et plus il la sentait coupable, plus il la regrettait, parce
qu'elle était morte davantage!

Il pensa commettre une profanation, à contempler ainsi les ruines de son
culte. Il se sentait presque outrageant envers l'idole tant chérie, pour
avoir osé la surprendre dans la nudité de son âme.

Voilà donc ce qu'elle était, hélas!

Lorsqu'on a mis quelque chose en elles et qu'on l'arrache, on souffre
comme si on l'arrachait de soi-même: mais n'est-ce pas de nous que nous
les arrachons, les divines? Elles ne vivaient qu'en nous, créées par
nous à l'image de nos songes et de nos voeux, masquées de notre âme,
belles pour nous seuls, et quand elles faillissent, quand elles s'en
vont, jetant leur rôle, si nous pensons mourir, c'est que le meilleur de
nous vient de se briser dans nos coeurs, et nous pleurons sur nous en
croyant les pleurer.

Sous l'idole abolie, un spectre, difforme, grimaçant, Jeanne la vraie!

Cette vision lugubre se dressait avec une véracité si despotique, que
Pierre se révolta enfin comme on se débat sous l'obsession d'un
cauchemar: le monstre était trop palpable et trop proche; l'homme ne
voulait plus croire.

C'est ainsi: on assemble avec peine toutes les preuves de sa misère, on
se tue à la rendre indéniable, vivante, présente, et quand la tâche est
accomplie, on dit: «J'ai rêvé.»

Il se reprit donc à espérer, d'une foi irraisonnée et machinale; elle
s'éteignit bientôt, et un affaissement absolu s'empara de lui,
définitivement; sur toutes choses pesait l'inexorable condamnation:
«Seul.»

                   *       *       *       *       *

Jeanne, pendant ce jour, avait fort médité.

Après sa brusque déclaration, elle était revenue à sa chambre, dans une
crispation nerveuse que son coup de folie n'avait nullement calmée, au
contraire.

Elle tremblait de tous ses membres, mais non de peur: ses petites mains
remuaient comme des feuilles.

Elle se jeta sur son lit et s'y enfouit le visage.

Peu après, elle descendit en elle, et constata qu'elle venait
d'accomplir une sottise.

Elle ne la pardonna pas à Georges, qui l'y avait poussée, et sa rancune
s'exagéra devant la prévision des mille désagréments qui ne manqueraient
pas de l'assaillir: une existence précaire, désorientée, les tracas
d'une situation fausse, les cancans, des procès peut-être, des regrets,
des luttes... Il y avait là pourtant bien des choses faites pour la
séduire, mais puisqu'elle tenait quelqu'un à qui les reprocher, elle
n'envisageait pour l'instant que leurs côtés pénibles. Sa vie était
brisée, en somme, pour et par le caprice de ce coureur de gueuses! Elle
voulut n'y plus réfléchir, car son emportement redoublait, et l'on avait
pour le quart-d'heure un bien autre emploi de son temps.

--Que faut-il, maintenant?

Elle n'était pas assez dénuée de sens pour ne pas concevoir d'inquiétude
au souvenir de son mari, qui l'avait toujours tant aimée, entourée de
tant de soins et de délicatesses, sauvée de la pire existence pour lui
donner le luxe, l'amour, la considération, des bijoux, l'estime, la
poésie, pour faire enfin sa religion de celle que l'on traitait ailleurs
avec si peu d'égards. Elle avait tout mérité, oui, mais Pierre lui avait
tout donné. Elle perdait trop en le perdant, pour qu'un remords ne se
mêlât pas à son regret; et comme la désolation de son époux devait être
en raison de la tendresse qu'il lui portait, elle se donna beaucoup de
remords afin de supposer beaucoup d'amour.

Il ne lui déplaisait pas non plus d'avoir un ample chagrin de son
méfait: car notre vanité trouve des joies en nos souffrances même et se
plaît à nous les grandir encore, pour la gloire d'être plus sensibles ou
plus insensibles que le commun des foules. Indiscutablement, elle avait
mal agi: mais, à qui la faute? On l'avait contrainte.

Elle aurait volontiers rétracté son aveu: moins par bonté d'âme,
d'ailleurs, que par intérêt bien entendu.

Mais puisque l'acte était consommé, il fallait aviser à l'avenir, et au
présent, sans délai!

Regrets, remords, elle repoussa le bagage sentimental, pour discuter son
devoir.

--Où aller?

Car, rester, elle n'y pensait pas; le départ s'imposait à elle, ne
fût-ce que pour laisser au Merizet le vide de sa perte et le désir de
son retour. A Paris? C'est bien tentant, en vérité, mais attendre
là-bas, sans relations? Et les médisances? Il était indispensable qu'on
ne pût rien lui reprocher... La famille et Lyon?

--Voilà qui sera gai! C'est à Georges que je dois cela.

Mais cette vie durerait peu.

Car elle gardait, au fond, une rassurante confiance dans l'attachement
de Pierre, et sans effort se devinait si bien aimée et si ardemment
convoitée, qu'elle n'imaginait pas une longue résistance aux appels de
la passion... S'il demeurait ferme et si son orgueil d'homme le
retenait, elle-même, au besoin, lui faciliterait la faiblesse et se
permettrait le premier pas. Il ne convient pas toujours d'être trop
fière...

Quant aux amis, rien ne les rapprocherait. A moins d'un manque de
dignité si ravalant qu'on ne saurait y croire, leur divorce était sans
appel. Dire que la jeune femme en avait de la joie serait trop dire,
apparemment; mais on est logique, et la réconciliation du ménage se
subordonnait à la rupture des amis. Non, Jeanne n'abdiquait pas sa
haine.

Elle se ressouvint de sa sortie théâtrale, et en fut contente.

Mais, retourne, ma mie, aux affaires sérieuses...

Donc, elle partait.

Le calme était nécessaire: elle en eut.

Elle sonna, demanda ses malles et délibéra: car ceci exigeait la
concentration. Emporterait-elle les objets strictement indispensables,
afin de revenir pour qu'on se jetât à ses pieds? Laisserait-elle ses
bijoux, pour paraître désintéressée? La sagesse conseillait cela et la
prudence indiquait ceci. Elle se décida à prendre ses diamants et
oublier six robes; les bagages seraient moins gros et les intérêts
ménagés.

Elle empilait

Soudain, elle eut l'idée d'écrire à Pierre une lettre qu'il trouverait
après son départ, comme dans un roman. La fantaisie était séduisante:
les proses épistolaires ont tant de charmes pour ces belles!

--Ce serait bête.

Elle revint aux grandes malles et aux petits coffrets.

--Que conterai-je à ma chipie de tante? Ah, tout ceci est déplorable!

Sa lettre d'adieu la hantait; elle n'y put tenir davantage et aligna
soigneusement quelques phrases prudentes où tout était dit, mais
desquelles l'avocat le plus retors n'eût su tirer le moindre indice de
la faute.

Quand ce fut terminé, elle relut, et, regardant l'ensemble des deux
pages, elle se souriait de complaisance.

Elle vêtit une toilette de voyage et boucla sa valise.

Décidément, sa lettre était trop longue; elle la froissa et la mit dans
sa poche. La voiture était attelée.

Pendant que l'on chargeait caisses et paquets, elle examina le parc,
derrière son rideau, avec l'espoir encore qu'on la guettait pour la
retenir au passage.

Vite, elle ôta son gant de suède, reprit la plume et traça une seule
ligne:

  «Adieu. Je t'aime.

  «JEANNE.»

Elle cacheta l'enveloppe: «Monsieur le comte d'Arsemar.» Elle remit son
gant de suède et descendit.

                   *       *       *       *       *

Pierre avait vu de loin ces préparatifs d'abandon; il restait fixe, avec
de grosses larmes entre les cils, et le coeur lui tremblait dans la
poitrine.

Oh! De quelle joie navrante il eût donné tous les pardons, si la
misérable se fût seulement élancée à son cou, en implorant grâce!

C'est maintenant que tout allait finir, et le malheur prenait une forme
palpable: cette voiture, le char funèbre! On allait emporter la morte!

Existe-t-il donc une différence vraie entre les vides laissés autour de
nous par ceux qui sont partis, par ceux qui sont défunts? Possédons-nous
plus les absents que les trépassés? Le mot qu'on jette aux portières
closes est le même qu'on laisse aux tombes: «Adieu!»

Pierre avait toujours frémi dans les départs, car ils étaient pour lui
une des manifestations les plus tangibles de la mort.

La voir une dernière fois!

Il se tenait, haletant, sous les feuilles.

Il avait peur de courir vers elle, quand elle paraîtrait, de la prendre
aux poignets, de se plonger, de se baigner encore dans ses regards, et
de lui dire peut-être, oh! oui, de lui dire: «Demande-moi donc pardon,
je t'aime!»

Jeanne ne venait toujours point.

Il attendait: ses genoux claquaient l'un contre l'autre.

--Ma femme!

Il regardait si intensément, là-bas, que des globes de clartés
multicolores dansaient devant ses yeux.

--Quand elle sortira, je ne pourrai plus voir... la voir!

Pourrait-il rester là?

--Mon Dieu, donnez-moi la force.

Qu'est-ce qu'une faute, qu'est-ce qu'un crime, devant l'amour? Il
l'adorait malgré tout.

Elle parut.

Il eut un éblouissement.

Il tendait son être entier dans un immense effort de la voir davantage:
il s'emplissait d'elle.

Elle jeta sur le parc un coup d'oeil circulaire: elle fit un pas et la
voiture la cacha.

Derrière la cloison de cette boîte, elle était là! Et lui ne la voyait
plus.

--La force, par pitié...

Il sanglotait.

Puis, un choc. Épouvantablement, l'âme se cassa en lui, au choc de la
portière fermée.

Il s'appuya contre un tronc d'arbre, et glissa avec lenteur, sur ses
jarrets brisés, la tête pendante.

Le cocher cria, et les roues grincèrent sur le gravier.

Il entendit la voiture s'éloigner, et, par la pensée, la suivit à
travers la courbe des allées: les vibrations sonores venaient à lui et
faisaient dans l'air une chaîne invisible qui le rattachait à l'aimée:
un lien encore, le dernier!... Plus loin... Le lien s'allonge,
s'atténue, plus encore... On dirait un imperceptible fil de soie, un
cheveu, leur ombre, un rêve... Plus rien.

Mais il croyait entendre encore.

Plus rien!

La séparation est consommée.

Pour toujours.

--Jeanne! cria-t-il.

Il se redressa pour courir après elle, et vint comme un fou jusqu'à la
grille du parc.

La voiture était loin, là-haut, tache brune sur le grand ruban de la
route.

Il s'affaissa sur la borne: son haleine râlait dans sa gorge; les larmes
tombaient sur ses genoux.

Desreynes aussi guettait. Il venait de s'élancer à la poursuite de son
ami, et, le voyant là, sur ce coin de pierre, anéanti, il s'arrêta près
du fossé.

Les champs se recueillaient dans le silence du soir.

Arsemar devina un homme, et regarda: il vit cette face vieillie,
Georges!

D'un bond, il fut debout, et, désespérément, il se tourna encore du côté
de la route. Elle était nue.

Seul au monde!

Il leva au ciel ses mains frémissantes: Georges se précipita pour le
soutenir...

Alors Pierre, éclatant en sanglots, tomba dans les bras de son ami:

--Ah! Pitié... Ne m'abandonne pas!




DEUXIÈME PARTIE

A DEUX




I

  Et ainsi la jouissance s'évanouissait soudain dans l'horreur, et
  l'idéal du beau devenait l'idéal de la hideur, comme la vallée de
  Hinnom est devenue la Géhenne.

  EDGAR POË.


--Viens, dit Georges, donne-moi ton bras: il ne faut pas rester ici.

Pierre se laissa mener et rentra dans le parc.

Les jardins et la maison avaient l'air d'une salle trop grande et vide;
il semblait qu'on avait retiré de là quelque chose d'accoutumé, et que
tout était nu; les murs dégageaient du silence; les arbres, sous leurs
feuilles, s'allongeaient, comme dépouillés, avec une immobilité si morne
qu'on les eût dits gelés dans leur printemps; le ciel rose versait à
l'âme un froid d'hiver.

Georges ne savait où conduire son ami.

Pierre suivait, dos courbé, en s'appuyant; il serrait de ses doigts la
manche de Desreynes, dans la crainte indécise qu'on ne l'abandonnât de
nouveau; il trouvait si bon d'avoir là un vivant qui pût lui parler! Il
se tenait tout contre lui, et goûtait un bien-être de convalescent à ne
plus rester seul; il était si profondément épuisé d'émotions et de
souffrance, si faible, que l'effroi de la solitude excluait les autres
sentiments.

Il avait oublié le crime, et donnait une reconnaissance naïve à celui
qui voulait bien lui témoigner de la bonté, comme s'il n'eût aucun droit
à rien, depuis qu'il était misérable.

Il venait de retrouver une consolation, un appui moral, une sympathie
inespérée: non plus l'amitié, car elle doit, mais la charité. Cet homme
était pour lui un passant autrefois connu qui le recueillait maintenant
par pitié et lui prêtait un coin bienveillant de son coeur.

Certes, il ne formulait pas ces subtilités maladives; mais il les
subissait physiquement: sans doute parce qu'il avait cru Georges perdu
pour lui, et que sa tête fatiguée n'était plus capable de réformer les
impressions reçues.

Il se cramponnait avec un égoïsme de fou à cette compagnie de salut...

Cet état de rêve dura longtemps, et fut pour Arsemar un calmant répit à
ses tortures.

Enfin, son esprit devint plus lucide: il reconnut Georges, ainsi qu'on
reconnaît, en s'éveillant, une patrie jadis chère et bien longtemps
quittée.

Desreynes le sentit revenir à lui, et, prenant la main de son frère, il
le regarda d'un oeil si chargé de prière et d'amour, que l'autre y
retrouva d'un coup le drame entier de son désastre, et en même temps le
réconfort d'un impérissable attachement.

--Ami, ami, que je suis malheureux!

--Mon pauvre Pierre... Pardonne-moi...

--N'en parle pas, s'écria le désespéré en lui fermant la bouche avec sa
main... Ne rappelle pas...

--C'est moi...

--Je t'en supplie...

--Je t'aimais pourtant bien, et je t'aime encore plus.

Une vierge frissonne ainsi aux premiers mots d'amour: Pierre entendit
cette phrase avec une volupté d'âme que seuls connaissent les mystiques;
son agonie se réchauffait dans l'effusion d'une tendresse reconquise, et
son coeur fermé se rouvrait pour la douceur de vivre à deux. On ne le
délaissait donc pas, lui, le banni éternel, qui s'était vu dévoué aux
angoisses d'un exil sans fin, dans ce monde et dans l'autre, si l'autre
existe!

On se rendait à lui, on l'aimait!

Il éprouva une joie si pure, que pas un vent de rancune ou de jalousie
ne plissa pour cet instant la sérénité de son rêve. Lorsqu'on est trop
près de la mort et que l'on ne meurt pas, c'est la haine qui meurt.

L'heure qui s'écoula fut tristement délicieuse pour tous deux: ils se
revoyaient comme à la suite d'une absence longue d'années; on eût dit
que des événements nombreux les avaient séparés, qu'ils s'étaient
pleurés l'un et l'autre, et se rejoignaient après en avoir abdiqué
l'espérance.

Pierre, pendant cette heure, ne pensa presque plus à Jeanne, et pas une
fois aux trahisons.

Les douleurs de l'homme, si vivaces qu'elles puissent être, sont comme
des bêtes et veulent dormir; parfois, elles nous oublient plutôt que
nous ne les oublions, et s'assoupissent en nous pour le temps d'un
espoir qu'elles égorgeront au réveil; nul, en fût-il mort, n'a souffert
sans cesser de souffrir.

Pierre était docile comme un enfant; et Georges, qui se souvenait de son
crime et de son devoir, se faisait doux comme une mère.

Jusqu'à ce jour, devant la supériorité d'Arsemar, il s'était senti le
moins puissant et le plus jeune; bien souvent ses fantaisies s'étaient
soumises à la raison du grand aîné, sans que cette déférence coûtât rien
à son amour-propre. Mais les rôles se renversaient maintenant, et Pierre
anéanti avait besoin d'un guide. Il faudrait dorénavant réfléchir pour
les deux, être chef de famille, donner la sagesse du père et la caresse
de la mère...

Un domestique les aborda, et, feignant de se tromper, déclama: «Madame
est servie!»

Desreynes eût voulu écraser le valet: Pierre, brusquement, pâlit et
retomba dans la réalité: Jeanne revint en lui.

--Elle est bien loin déjà, songea-t-il.

Il la vit dans son wagon, blottie près d'un coin, avec les doigts
croisés sur sa ceinture, et les paupières entrouvertes: sa petite tête
s'inclinait coquettement. Comme elle était jolie, la mignonne reine!
Elle n'existerait désormais que pour les autres, et lui ne
l'approcherait plus, ne l'apercevrait plus... Hélas!

--Viens, dit Georges.

--Pourquoi faire? je n'ai pas faim.

--Sois raisonnable, viens.

Pierre céda; mais quand il entra dans la salle, il suffoqua, et, dès le
premier service, il se sauva de table en sanglotant dans ses mains
jointes.

Georges le suivit.

Le soir allait finir, un soir de guerre: des panaches rutilants se
balançaient, en marche calme, sur la crête des collines palpitantes; le
ciel frémissait comme un étendard brodé d'or; Vénus étincelait au cimier
d'un casque; et l'horizon, hérissé d'arbres, cheminait à contre sens des
nuages, comme une armée qui se déploie. Un monde de force et
d'espérances resplendissait dans ces clartés, et l'on imaginait des
fanfares de cuivre éclatant dans l'air rouge et sonnant pour de
poétiques croisades.

Mais voilà que, par degrés, le charme se muait: les nuages, déchirés,
dispersés sous un choc invisible, pendaient en lambeaux: un incendie,
là-bas, brûlait des villes inconnues; des bandes de pourpre et d'ocre
tailladaient le bas du ciel, et les collines refroidies devenaient,
d'instant en instant, plus violettes et plus sombres; Vénus avait monté,
l'étoile du rêve s'en allait; les belles armées étaient mortes et le
firmament alourdi se glaçait d'un grand bleu funèbre.

Pierre contemplait sa vie dans le couchant; son dernier jour de bonheur
et son premier jour de misère s'éteignaient avec ce crépuscule. Une
plaque jaune encore luttait sinistrement contre la nuit. Oh, la retenir,
cette lueur agonisante, suprême adieu des temps qui ne reviendront plus!

Georges alla chercher un manteau pour en couvrir son frère, et s'assit à
son côté.

--Que je suis malheureux! Tu ne m'abandonneras pas, dis?

--Non, répondit Georges en se rapprochant.

Pierre se pressa contre lui, dans une attitude d'enfant qui veut dormir.

Ils demeurèrent muets dans le temple de la nuit.

Desreynes dit enfin:

--Nous quitterons cette maison, n'est-ce pas?

Arsemar consentit d'un geste de tête.

--Et nous irons loin?

--Oui, bien loin!

--Demain, veux-tu?

--Je veux bien.

Ce fut tout, et chacun rentra dans sa tristesse.

Puis:

--Tu as froid?

--Non... Oui, j'ai froid.

--Nous allons rentrer, maintenant?

Georges se leva; Pierre suivit.

--Mais, moi, je ne peux pas... remonter, là-haut, dans... la chambre.

--Tu prendras mon lit.

--Et toi?

--Ne t'occupe pas, j'ai donné des ordres.

--Georges, mon Georges, je suis bien malheureux!... Qu'est ce que nous
avons donc fait de mal pour souffrir comme cela?

Quand ils furent dans la chambre de Desreynes:

--Est-ce que tu vas me quitter déjà?

--Non, je reste.

--Ça ne t'ennuie pas trop?

--Peux-tu croire? Ce qui me désole, Pierre, c'est de te voir ainsi,
c'est de songer que par moi, par mon crime...

--Tais-toi! Tu ne veux donc pas me laisser oublier... Être mort!

Georges s'assit en face de lui: il revit derrière les rideaux, comme au
jour de l'arrivée, la lune. Il se souvint de la veillée troublante...

Voilà donc où on l'avait mené! Deux mois avaient suffi; à son tour, il
ne pouvait croire. Il était pourtant bien accoutumé à son remords, mais
en se retrouvant dans un cadre où, pour la première fois, il avait senti
passer l'inadmissible soupçon du mal, il espéra qu'il achevait un
songe... Non! La victime était là, épave affalée!

--Misérable!

L'infantile douceur de son ami le plongeait plus avant dans l'horreur de
sa faute, et parce qu'on ne lui reprochait rien, il se maudissait, sans
chercher comme hier une lâche consolation dans sa colère contre la
femme. Pourrait-on supporter sa présence, demain?

L'avenir? Le drame commençait à peine, et chaque jour, chaque heure
allaient ballotter leurs deux âmes dans un tourbillon d'angoisses
fluctuantes, au hasard, sans repos, toujours...

--Veux-tu que je te laisse dormir? dit-il enfin.

Pierre accepta: car son mal venait de changer, et maintenant il
souhaitait d'être seul.

Dans cette chambre où logeait son hôte, parmi ces meubles, au milieu de
ces objets intimes, il éprouvait un malaise indéfini qui graduellement
se précisa: devant Georges seul, il avait pu hors-mettre le coupable
pour l'ami; mais dans ce cadre de boudoir, mille riens indiquaient un
homme: un homme, et ce n'était plus l'ami, mais l'autre!

Encore assis dans le fauteuil où on l'avait laissé, et la tête immobile,
il regardait tour à tour les choses éparses; celles qu'il fuyait le
renvoyaient à d'autres, et chaque détail évoquait dans l'âme une image
cruelle: là, elle était venue, là on l'avait désirée, là on avait rêvé
d'elle, avant, après; et ce lit, où peut-être... Sans cesse ce lit le
rappelait. Il tourna sa chaise pour ne plus voir, mais dès lors il n'eut
plus en lui d'autre vision.

Ces meubles semblaient avoir gardé une vie, celle de l'absent, et ne pas
vouloir s'en dégager: il s'anuitait chez eux, chez lui, lui, l'autre!
Lui et elle! Il était, dans cette chambre, l'intrus quasiment ridicule
qui oublie quand tout se souvient. Oubliait-il?--Elle et lui! Il les
voyait défiler et courir. Obsédé, il chassait les fantômes, et plus il
les chassait, plus sa fièvre croissante l'entraînait dans leur ronde.
Elle! Il les entendait derrière son dos, il les voyait.

Vraiment, il les connaissait trop et c'était un supplice! Il eût
souffert d'un passant moins que de celui-là, qu'il possédait comme
lui-même, dont les moindres gestes lui étaient familiers, dont la voix
habitait son oreille, dont le sourire martyrisait sa vue. Son esprit, en
dépit de tout, s'abstrayait sur des tableaux d'amour qui se
multipliaient autour de lui. Il assistait. Il perçut distinctement un
bruit de baisers... Ah! Plus d'ami!

La jalousie le dévorait.

Lui et elle: voilà tout!

Là, présents, derrière lui, présent.

Il retourna son siège vers le lit.

Il la connut alors, la rage haineuse de l'homme dépossédé, et ce fut
l'heure de la bête.

--Il me l'a prise!

Arrière les pardons, la soif de pitié, les abattements, les douceurs
veules! Un homme a volé un homme. La passion crie.

--Il savait bien que je l'aimais, que je l'adore, que je ne peux pas
vivre sans elle! Dire qu'il me l'a prise!

... Prise, enlevée pour ma vie, comme une fille, là, dans ma maison,
chez moi, sous mes yeux! Lâche! Il crispait ses doigts vers ses tempes.

--Misère! Dire qu'il me l'a prise! Et moi, je l'accueillais, je le
choyais! C'est lui qui a fait cela! Lui que pendant quinze années j'ai
chéri comme mon enfant! Il était mon fils! Il m'appelait sa conscience!
Ah, du propre! Sa conscience! Traître, assassin!... Car, c'est vrai,
c'est vrai, il me l'a prise!

... Comme cela, pour un caprice, pour jouer, pour l'avoir! Une de plus!
Il savait bien qu'il me tuait! Mais l'égoïsme de ce monsieur demandait
cette femme, et on me l'a volée! Combien lui en faut-il? Et ils ont
monté là!

De son bras tendu il montrait la couche: les couvertures descendaient à
longs plis calmes; la masse du lit se perdait sous une ombre blonde,
dans la placidité des choses où se garde le secret des événements
accomplis.

Il se leva, les poings fermés, pour se ruer sur ce mystère inerte,
maudit, mais il retomba en pressant ses pouces sur ses yeux.

--Moi, je n'avais qu'elle au monde, moi!

Alors il pensa à Jeanne, à elle seule, à l'absente de toujours, à celle
qui, comme Lénore, s'appellerait «Jamais plus».

Il s'abîma dans son regret, son vain désir, son amour veuf; puis,
remontant aux causes, il la contempla perverse et menteuse, et encore
les revit tous deux.

Cette fois, il voulut quitter le lieu sinistre: qu'avait-il eu besoin de
venir là? Existait-il sur la terre un coin qu'il dût fuir davantage? Cet
antre de leur crime et de sa misère, l'y avait-on amené par pure
sottise, ou pour le torturer?

Il empoigna le flambeau et sortit.

Il traversa les corridors muets, et monta l'escalier d'un pas lent;
l'écho de sa marche emplissait la maison endormie; son ombre, à côté de
lui, glissait sur le mur; la nuit avait ici la sonorité des ruines.

Devant la porte de «leur chambre», il s'arrêta, puis, il continua son
chemin. Il arriva dans la bibliothèque, dont les hautes vitrines
luisaient à la clarté de son bougeoir: seul, droit, dans la vaste salle
aux angles obscurs, il sentit sur ses épaules le froid du silence; il
redescendit. Il vint dans le salon, dont la richesse et le luxe féminin
l'offusquèrent; dans la salle à manger, où le drame du matin ressuscita
dans les demi-teintes brunes; à l'office, où l'on avait ri; dans la
serre, où Jeanne allait si souvent lire et causer: partout le spectre!
L'homme était exilé chez lui.

Alors il se réfugia dans son cabinet de travail.

Il ouvrit le secrétaire et en tira ses papiers intimes, les amulettes de
son rêve: qu'était-ce, sinon les souvenirs de Jeanne et des lettres de
Georges? Eux seuls avaient fait son bonheur, et la vie de son âme se
résumait en eux. D'un oeil sec, sans pitié ni pardon, il considéra ces
débris des vieux jours: notes de jeunesse, menus cadeaux du temps des
fiançailles, leurs billets, ses rubans, le cahier bleu, une fleur
d'oranger gardée de sa couronne, chers bibelots, tout le passé, tout le
néant! Il prit au hasard une feuille qu'il alluma à la flamme de la
bougie, et la jeta dans la cheminée; il prit une autre feuille, et puis
une autre feuille. Il s'assit et se pencha vers le foyer, empilant sur
ses jambes les chères reliques qu'il jetait l'une après l'autre dans la
flamme; il les regardait se consumer, plein d'un calme fiévreux, et le
feu rouge flambait, éclairant sa face.

Le suicide dura des heures.




II

  Il faut que tous meurent trois fois avant de se reposer enfin.

  _Prophétie de Gwench'lan_.


--Comment va-t-il me voir aujourd'hui?

Desreynes alla humblement frapper à la chambre, écouta, frappa de
nouveau, et se décida à entr'ouvrir la porte. En voyant la pièce vide,
il eut peur et se précipita à travers la maison; il trouva enfin celui
qu'il cherchait, vivant, penché vers un tas de cendres refroidies. Il
comprit et s'arrêta sur le seuil, sans rien oser dire.

Pierre, en l'apercevant, reçut au coeur un brusque coup: lui, l'amant!
Cette fois, c'était l'amant!

Il le contempla en silence pendant une minute entière, durant laquelle
Georges, immobile contre la porte, la main posée au bouton de la
serrure, anxieux, sans pouvoir avancer, sans vouloir reculer, sentant
qu'on le jugeait, attendit.

Il semblait si profondément accablé que Pierre en fut ému.

La pitié parla aux colères. L'affection n'était donc pas morte?

La jalousie et l'affection luttaient. L'homme ne détruit pas en un soir
ce qu'il a dressé en quinze années de patience et d'amour. Était-il donc
possible que ce fût celui-là! Non, un autre, son image, sa bête, sans le
consentement de son coeur! Le coeur n'était revenu que pour pleurer sur
le forfait, trop tard, mais pur encore, et s'offrait maintenant dans le
remords, pour l'expiation. Le même malheur les avait frappés tous les
deux et chacun en avait sa part; frères jadis dans l'espérance, ils
étaient aujourd'hui frères en désespoir. Dans sa forte bonté, Pierre
oubliait un peu son mal pour prendre en compassion le mal de son ami: il
conçut le sentiment d'avoir été injuste cette nuit, trop sévère pour une
victime qui souffrait comme lui, et se ressouvint que la misère aigrit
notre pensée et fait nos jugements iniques... Et puis, il l'aimait,
malgré tout!

Il se leva et vint à lui; Georges apprit qu'il était sauvé.

--Pauvres nous, dit Pierre, quelle vie sera la nôtre!

Ils s'embrassèrent: ce pardon raisonné transporta Georges d'une telle
ivresse, qu'il eût voulu en ce moment avoir cent mille vies pour les
donner d'un coup et reprendre sa faute. Pierre eut, dans le commencement
de cette étreinte, un bref ressaut de ses rancunes; mais quand il en
sortit, la paix était rassise en lui.

Ils restèrent ensemble. Georges, par sa présence, n'exerçait pas sur
Arsemar l'irritation qu'il eût pu craindre; il la calmait, au contraire,
et Pierre éprouvait devant lui moins de jalousie que sans lui; la vue de
l'ami faisait oublier l'amant: impression curieuse et complexe qui d'un
seul être en faisait deux, divisait une entité, dédoublait un passé, et
sans effort, sans intention même, parvenait à séparer le coupable du
compagnon, et à supprimer celui-là pour ne garder que celui-ci. Il
semblait à Pierre que ce n'était pas lui, mais un autre lui, portant ses
traits, son nom, son corps, qui serait lui, mais n'était pas lui.
Simplement, parce qu'il sentait bien que l'âme n'avait nullement
participé au crime de la chair, et ce qu'il aimait, c'était l'âme.
Ainsi, son mysticisme, opérant de pur instinct sur un problème où se
sont usées tant de métaphysiques, constatait comme une chose tangible la
dualité de notre essence matérielle et morale: privilège des natures
affinées, pour qui se dévoilent naïvement les mystères abstraits que la
foule ne peut envisager sans un vertige.

Le malheureux retomba bientôt dans son mutisme désolé.

Toutes les attentions que Georges déploya pour le distraire n'obtinrent
que la reconnaissance d'un pénible sourire, aussitôt effacé, et qui
disait: «Je comprends bien, je te remercie, mais je ne peux pas.»

--Ami, partirons-nous? Veux-tu toujours?

--Oui.

--Ce soir?

--Oui.

--Où irons-nous?

--N'importe.

--Pas à Paris, n'est-ce pas?

--Oh non, ne pas voir des gens!

--Aimerais-tu être au bord de la mer?

--Oui.

--En Bretagne?

--Où il te plaira... Je ne sais pas.

Il se trouva méchant de répondre si mal aux prévenances assidues de
celui qui se travaillait à lui plaire, et, pour montrer un peu d'intérêt
aux choses de sa propre vie, il demanda:

--Comment ferons-nous pour partir si vite?

--Ne t'occupe de rien; j'arrangerai les affaires.

Georges le laissa seul; son autre rôle commençait.

A l'office: «--Descendez dans le salon les malles de monsieur le comte.
Préparez les vôtres.» Il court à sa chambre et feuillette un indicateur:
«Départ 5 h. 40, soir; à Paris, le matin, correspondance, c'est bien...
Et l'écurie que j'oubliais...» Il revient à l'office: «--Faites sortir
les chevaux, qu'on en selle deux: devant la maison, vite; Jacques
m'accompagnera.» Il s'éloigne, puis retourne sur ses pas? «--Dressez vos
comptes, et que vos malles soient dehors avant quatre heures.»

--Croirait-on pas que c'est le patron, parce qu'il couche avec madame!

Une heure après, il arrive aux ateliers, suivi de Jacques et des chevaux
menés en bride: «--Monsieur Berthaud, je viens vous trouver de la part
de M. le comte; des intérêts pressants l'obligent à s'absenter pour un
temps qui sera long sans doute; il vous prie de vouloir bien prendre la
complète direction des affaires et s'en repose absolument sur vous. Il
m'a chargé, en outre, de vous demander un service: garder ses chevaux
ici, et les vendre. Si les fournisseurs présentaient quelque note, vous
auriez la complaisance d'acquitter, en prélevant la somme sur la vente
de l'écurie. Tout cela ne vous dérange pas trop? M. d'Arsemar vous
envoie ses remerciements et ses meilleures amitiés.» Il sort:
«--Jacques, allez à la ville et commandez une voiture pour quatre
heures: deux personnes et leurs bagages.» Il revient au Merizet: les
domestiques y bouclaient leurs ballots et volaient un peu. Il serre la
main de son ami, dont lui-même garnit les malles, car il connaît, comme
les siens, les goûts et les besoins de Pierre; il retourne chez lui,
revient au salon, monte et descend, paye les gages, rembourse des
avances que nul n'a jamais faites et que chacun réclame, ferme les
caves, rassemble les clefs, prescrit, surveille, et toute cette activité
le soulage de ses chagrins.

--Ils ne connaissent pas leur bonheur, ceux qui font un métier stupide;
en croyant travailler, ils s'affranchissent du seul travail qui soit
respectable et douloureux, ne rien faire et savoir...

A quatre heures, la voiture est là, les colis sont bientôt chargés.

                   *       *       *       *       *

Pierre assistait à ces derniers apprêts avec une effrayante
impassibilité; il n'avait qu'une chose dans l'esprit: «Un quart d'heure,
et je serai loin.» Il regardait leur maison à la dérobée, craignant
d'être surpris dans un regret.

Chez le vulgaire, la douleur crie; dans les âmes plus hautes, elle reste
pudibonde, virginale, comme si l'indifférence des gens devait la
profaner.

Il inspectait les choses avec avidité; il aurait voulu franchir le seuil
une fois encore, et traverser les chambres, seulement les traverser, une
fois encore; il n'osait pas, devant ce monde.

--Tout est fini.

Il l'avait éprouvée cette sensation qui nous penche sur le néant,
lorsque Jeanne avait parlé; il l'avait retrouvée quand Jeanne était
partie; il la subissait maintenant d'une façon aussi intense: à chaque
coup, ne pensant pas que rien pût l'attendre au delà, se croyant mort,
il avait dit: «Tout est fini.» Et tout recommençait toujours. L'hydre!

Soudain, il pénétra dans la maison, d'un pas tranquille, comme pour y
chercher quelque objet oublié. Georges le poursuivit.

--Où cours-tu? Ami, tu vas te faire de la peine.

Il voulut le retenir, mais Pierre lui échappa dans l'escalier, et monta.
Les corridors étaient pleins du froid crépuscule qui vague dans les
maisons désertes. Arrivé à la porte de Jeanne, Pierre trouva la serrure
clavée: il en eut un profond chagrin. Hélas! Sa propre chambre était
fermée pour lui: sa vie passée avait un mur, et s'il y voulait revenir,
c'est elle qui ne le voulait plus.

Il posa sur le chambranle ses bras entrecroisés et y cacha sa tête,
comme en prière.

Georges alors survint, et chercha la clef dans le trousseau; et tandis
qu'il cherchait, ils restaient face à face dans la pénombre, mornes tous
deux, pareils à des spectres, Georges, deux fois honni par lui-même et
par l'autre; car les rancunes revenaient!

Desreynes ouvrit enfin, et se retira.

Pierre entra.

La chambre était noire, avec ses volets clos et ses rideaux baissés,
comme au matin, quand il se réveillait et contemplait longtemps Jeanne
endormie à son côté; la même lueur se filtrait sous les draperies. Le
lit dressait dans l'ombre un mausolée de pierre grise. Il y vint et
s'agenouilla: devant l'autel ou devant la tombe? Au moment de se
relever, il baisa le pan du couvre-lit. Il aimait, il souffrait, et ne
pouvait plus maudire personne.

Il voulait emporter une chose de là, mais il ne voulut pas se le
permettre.

La caveau de sa vie! Avant de le quitter, il se retourna, et sur la
table brune aperçut la tache blanche que faisait la lettre de Jeanne; il
la devina et la saisit. Elle fleurait un parfum d'iris: il allait la
décacheter et se ravisa, afin de se conserver pour l'avenir une heure de
chagrin qui rappellerait le bonheur.

Il descendit les marches et se jeta dans la voiture, étranglant à sa
gorge les spasmes de sanglots qui lui secouaient la poitrine.

Les roues, en s'ébranlant, l'ébranlèrent tout entier. «Fini!»

On s'arrêta à la grille du parc, que Desreynes ferma à triple tour; la
clef grinçait dans la serrure, avec un bruit de fer rouillé, bruit
strident, aigu, cri de douleur: «Tout est fini.»

Les gens rangés attendaient le départ: et, bien que leur bassesse l'eût
plus d'une fois torturé, hier et la veille, Pierre les dévisageait, l'un
après l'autre, curieusement, avec une sorte d'affection, une faim de
coeur, comme s'ils eussent fait partie d'elle pour l'avoir approchée et
connue, et cherchait leurs yeux avec envie, car leurs yeux l'avaient
vue, et c'étaient les derniers où il pourrait encore rencontrer le
souvenir de son image!

On partit.

Un valet gouailleur siffla derrière eux le _Carillon de Dunkerque_.

Pierre ne quittait pas des regards le grand mur jauni de son parc, qui
s'enfuyait à côté d'eux, le long de la route; le mur dépassé, Pierre se
rejeta dans son coin. Quand ils furent au sommet de la côte, sur la
hauteur d'où l'on apercevait le Merizet, il baissa brusquement la glace,
se pencha en dehors, et, tant qu'il put voir, resta.

Elle s'enfonçait dans les arbres, la chère maison; les dômes verts
glissaient sur elle, puis la permettaient, et la reprenaient; elle se
noyait de plus en plus; le toit seulement, comme une nef rose,
surnageait par secondes; et tout d'un coup il n'y eut plus qu'une haie
de noisetiers qui défilaient près du fossé.

Il éclata en longs sanglots.

Georges lui posa son bras sur les épaules, autour du cou, et le pencha
sur lui, tendrement; l'abandonné se prêta sans rien dire, et ses larmes
coulaient sur le torse de l'autre, qui se mit à le bercer avec lenteur,
avec amour, et le baisa au front en implorant pitié du fond de sa
douleur.

Pendant tout le trajet, pas un mot ne fut échangé; à la gare, Pierre
reprit son masque d'insensible; mais il tremblait en lui.

--Hier, à cette heure, elle était là.

Le pied de l'aimée avait foulé ces dalles; il n'en retrouverait plus de
pareilles! Il regardait le sol d'un air indifférent.

Ne pourrait-on pas écrire tout un drame fait de regards seuls?

Quand le train roula, quitta cette patrie, l'unique,--oh, pour
jamais!--quand il s'éloigna de la terre promise, Pierre pensa: «Tout est
fini.»

Un voyageur lui chercha querelle au sujet des places choisies; il dut
répondre, et l'absurdité quotidienne de l'existence l'arracha un instant
à son âme.

Donc on revenait parmi les hommes, dans la lutte, dans la sottise, dans
le mépris et dans la haine... Oui, oui, le Paradis était fermé.

--Tout est fini!




III

  L'Océan est une voix... Il s'adresse à l'homme surtout... C'est la vie
  qui parle à la vie.

  MICHELET.


La nuit vint. Arsemar ne dormit pas. Chaque fois qu'une horloge passait
devant ses yeux, il répétait: «Aujourd'hui, 21 mai.» Et quand l'aiguille
recommença les minutes d'un autre jour, il sentit un plus vaste gouffre
entre sa vie et l'avenir, car serait-ce vivre, désormais?

Jusqu'à un certain âge de maturité, l'âme se modifie, change de face,
tourne, est retournée, et chaque vent la peut faire nouvelle; puis
l'heure vient de notre évolution dernière, et selon qu'elle sonne dans
la tristesse ou dans la paix, nos coeurs en garderont la marque
indélébile, et tous nos jours ne seront plus que la perpétuation de ce
jour-là.

Sans elle!

Le regret, par-dessus tout, criait dans sa désespérance, et bien plus
que la jalousie, qui n'y passait que par instants. Elle avait été
infidèle, il y pensait cent fois moins qu'à ceci, qu'elle était perdue.
Car c'était la nuit de l'adieu sans retour: l'irréparable prenait date.
S'il l'eût pardonnée et reprise, sa Jeanne, la jalousie fût revenue
constante, féroce, et ce faux bonheur-là eût été plus répugnant et plus
cruel que la solitude elle-même. Il le savait sans avoir besoin d'y
réfléchir, et pour cela les rancunes ne pouvaient qu'effleurer son
coeur, absorbé dans les seuls regrets de l'impossible.

Georges le surveillait songer, et le suivait à travers les pensées; une
telle communion avait lié ces natures délicates, qu'elles savaient se
comprendre sans gestes ni paroles.

Comme la nuit était froide, Desreynes se leva à plusieurs reprises pour
replacer la couverture sur les jambes de son compagnon.

Ils entrèrent dans Paris sous la pointe de l'aube. Georges proposa d'y
demeurer une journée, pour prendre quelque repos. S'il eût offert de
descendre chez lui, on n'eût pas osé s'en défendre, mais on y eût trouvé
encore des frissons douloureux: il choisit un hôtel. Après le repas, ils
se promenèrent sur les boulevards encombrés de passants.

Ils éprouvèrent dans la foule la sensation d'un exil; il leur semblait
qu'ils eussent cessé d'appartenir à ce vain remuement, où se déplacent
tant d'êtres pour des tâches futiles dont rien ne subsistera tantôt.
L'intérêt de l'action s'était supprimé en eux; ils ne le concevaient
plus qu'à peine, et s'étonnaient presque que l'on bougeât tant autour
d'eux. Leur âme, qui appartenait au néant, constatait le néant en tout;
tout leur dégageait l'inutilité des choses, des gens, et de la vie.
Desreynes surtout, et plus que jamais, s'émerveillait devant la
stupidité de ces corps pensants qui croient en leurs rôles et se
bousculent dans le vide.

Pour la première fois, il voyait les femmes avec haine et les rendait
solidaires du crime; Arsemar, lui, les accompagnait sans émoi d'un oeil
presque curieux. Quand une les croisait, jolie, il se disait qu'elle
était aimée, et qu'elle aimait, et qu'elle faisait un bonheur, un
mensonge peut-être... Souvent il crut reconnaître la silhouette de celle
qui n'était plus à lui; il imagina le roman de sa rencontre, et souffrit
en idée tout ce qu'il eût souffert de la réalité.

Le soir, ils quittèrent Paris.

Arsemar ne put résister davantage à la tentation d'ouvrir la lettre
qu'il portait depuis plus d'un jour. Il la décacheta avec une lenteur
timorée: accablerait-on Georges pour se faire une excuse? Serait-ce une
prière ou un défi, une tendresse ou une insulte? Redoutant de trouver
tout ce qu'il désirait, espérant tout ce qu'il craignait, il pesa
longuement le papier dans ses doigts, puis, le lut tout d'un coup.

  «Adieu. Je t'aime. Jeanne.»

Une ivresse d'amour le traversa, et tout son coeur se prit d'extase:
mais le beau rêve dura peu.

--Elle ment!

Il le payait encore, le droit de la connaître, il le payerait toujours
et trop chèrement, pour ignorer l'indifférence qu'elle n'avait cessé de
rendre à ses tendresses: il savait maintenant l'égoïste froideur et la
ruse compliquée de cette femme, et s'il n'y voulait pas penser, la
phrase d'amour l'y contraignait: l'adorer, il le pouvait, et ne pouvait
s'en empêcher; mais, la croire! Il l'aurait pourtant bien voulu; il
l'essaya: non! Une répugnance arrêtait sa candeur; eût-il oublié le
passé, cette ligne raide, sèche, exhalait,--pourquoi donc?--une odeur
d'imposture. Elle le repoussait malgré lui, et chaque fois qu'il tentait
vers elle un nouvel effort de croyance, quelque chose en lui reculait,
avec l'instinct pur des enfants, qui ne savent pas se fier aux mauvais
hommes.

Georges venait de s'assoupir: deux plis profonds creusaient ses joues,
d'où la jeunesse était partie. Celui-là n'était pas le coupable! Une
autre avait voulu la trahison, et, sur sa faute volontaire, posait
volontairement une dernière hypocrisie.

Arsemar plia la lettre sans colère, et quand ce fut fait, la déchira
très doucement: il venait d'apprendre un péché de plus qui s'ajoutait
aux autres; il s'en peinait pour lui moins que pour elle, et la
compassion empiéta sur l'amour. Il baissa la glace du wagon et pencha sa
main au-dehors: il y pressait les menus morceaux de papier, et disait
adieu à la dernière chose qu'il eût conservée d'elle; enfin il desserra
les doigts, et, sous le vent de la course, les blancs carrés
s'enfuirent, furtifs, dans la nuit.

Pierre, pour n'en rien voir, avait fermé les yeux.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, le couple fut à Vannes, et une barque de pêcheur l'emmena
dans un village où tous deux avaient ensemble passé quelques semaines,
jadis.

Port-Navalo est une rangée de basses maisons bretonnes, à l'extrémité de
la presqu'île de Ruys, qui ferme la mer du Morbihan: lande sauvage et
grandiose, pour laquelle le soleil se lève sur l'Océan et se couche sur
le golfe semé de trois cents îles.

C'est là qu'ils conduisirent leur relégation.

La barque, penchée sous le vent, cinglait à travers les monticules
rocheux; Pierre berçait ses regards sur les flots, et baignait sa tête
nue dans la fraîcheur du vent salin. L'eau fuyait avec eux dans le
reflux; Georges y trempait ses mains: puis la voile claquait, la barque
virait de bord et reprenait sa ligne vers un autre horizon, qui
surgissait, gris et bleu, entre le ciel pâle et l'onde métallique, très
loin, sous les vapeurs.

Le calme fort de la mer déjà rassérénait leurs âmes. Ils s'abandonnèrent
à une sorte de bien-être, en retrouvant dans la petite auberge leur
chambre unique et leurs deux lits. Ce tableau les rajeunissait, et
l'oubli leur vint pour une heure presque entière.

Après le repas, ils firent le tour des côtes, et s'assirent sur les
roches noires; puis, la lune se leva, pareille à un bouclier rond, et
rougit la nuit qui tombait. Ils restèrent là, écoutant les vagues dont
le ressac grondait familièrement à leurs pieds.

Arsemar adorait la mer, pour sa grandeur, pour sa beauté, pour sa bonté:
car il la savait bonne, la nourrice du monde, la vaste tombe vers qui
peuvent se réfugier toutes les angoisses, qui les entend pleurer, qui
parle de la mort sans en donner l'effroi; elle, la toute-puissante et
qui s'agite impuissamment dans le mur de ses digues, comme nous dans la
prison de notre vie; elle si grave et tourmentée, l'image élargie de nos
coeurs; elle qui nous ressemble, virilise nos voeux, se dit soeur de nos
peines, les accueille, les caresse, les aime et nous les rend plus
chères, nous les endort en les rythmant, les épuise en les développant à
sa taille, et les fait oublier en feignant d'en causer.

Elle hurle, menace, tempête, et prie; nos misères se diffondent dans sa
voix: l'homme se sent infime et n'ose plus crier: mais il semble qu'il
grandisse, à force de se reconnaître petit: le monde s'éloigne de lui;
les vides se comblent comme le creux des roches se remplit sous le flux;
les causes du mal se troublent dans l'esprit, se dépersonnalisent; les
chagrins deviennent une douleur, sourde, profonde, austère, sans rage,
sans éclats, une religion de la douleur: quand on souffre auprès d'elle,
on souffre comme un dieu!

Puis, quand elle nous a séparés des foules, elle nous peuple la
solitude: elle est l'ami qui n'a jamais trompé.

Desreynes comprit que la nature, pour ce malade, vaudrait mieux que sa
présence tour à tour irritante et calmante; pendant de longues heures,
chaque jour, il quittait son ami, sous prétexte de pêcheries, et Pierre
s'en allait dans la grotte préférée, qui, là-bas, s'enfonce sous la
falaise, et regarde l'Océan vers le sud.

Il y demeurait d'entières après-midi, s'abîmant dans la contemplation de
la mer toujours nouvelle, qui changeait ses couleurs et se diamantait
sous le soleil tournant. Il suivait, dans leur glissement lointain, les
barques brunes à voiles rousses qui filaient sur de la lumière; il
choisissait un peu au large des vagues qui venaient vers lui, et les
accompagnait du regard jusqu'à ce qu'elles fussent brisées parmi les
roches; il se créait, chez les pierres et les bêtes du rivage, des
sociétés bienveillantes; il parlait aux alouettes de la lande et aux
crabes de l'herbier; il cherchait sans le savoir à aimer et se faire
aimer.

Quand le soleil se couchait, le soir, sur les dunes de Locmariaker, une
émotion si profonde le travaillait, que des larmes vinrent souvent
mouiller ses yeux: Georges était avec lui, dans ces instants, car le
crépuscule s'allumait à l'heure du repas. La sérénité morale que donne
le culte du beau, alors, les rendait tout heureux d'être ensemble; les
souvenirs cruels s'effaçaient, pour quelque quart d'heure du moins, et
une joie d'amitié qui ressemblait à de l'amour dilatait leurs deux
pauvres coeurs. Rien, plus que la nature, ne sait rapprocher les hommes
et resserrer les liens. Durant tout le jour, chacun d'eux pensait vingt
fois à cette fin du jour. Puis, le lendemain, Pierre retournait à sa
grotte, s'accoudait sur les dalles, devant le Ciel et l'Océan, double
azur, les deux prunelles de Dieu: immobile en face de la nappe mouvante
où courent les reflets, il hypnotisait ses chagrins au miroitement des
flots.

Lorsqu'elle a calmé la douleur, la mer indique le devoir.

Cela vint aux premiers soirs de juin. Pierre se demanda brusquement:
«L'aimerait-il?»

Il y rêva jusqu'à la nuit.

Le soir suivant, il songea, avec plus d'angoisse: «L'aimerait-elle?» Et
quand le premier tourment de l'égoïsme fut enfin surmonté, il chercha si
son devoir, au cas où ceux-là s'aimeraient, n'était point de se retirer
pour leur laisser la place du bonheur.

--Où vais-je? Nulle part. Qu'espéré-je? Rien. Que suis-je? Un mort. Ceux
que j'ai aimés n'ont pu faire mon paradis; si je peux faire le leur, ne
le dois-je pas?

Un instinct, dans cette âme née pour les dévouements, murmurait: «Tu le
dois!»

Mais l'amour damné se révoltait, et bientôt trouvait des raisons pour
juger inutile un sacrifice dont personne n'oserait jouir.

--Si tu meurs, le remords les écartera. Un divorce pour qu'ils
s'épousent? Leur félicité te tuera, et le deuil encore dressera entre
eux le mur infranchissable.

Il lutta longtemps en lui-même; coeur et tête, il se battait contre
lui-même: il était le champ de guerre et les armées; la douleur, dans
ces combats, reprit son acuité première. Enfin, le second soir, las des
heurts, il appela toute sa force.

Les tristes compagnons se promenaient sur la grève, au clair bleu de la
lune, et l'idée qui pesait sur l'un d'eux imposait silence à tous deux.

Arsemar, plus d'une fois, essaya de parler, et ne sut.

--Georges... dit-il enfin d'une voix étouffée; mais il s'arrêta.

Quelques minutes plus tard, il jeta brusquement: «Est-ce que tu
l'aimes?»

--Moi, mon pauvre Pierre! Mais je la hais, comme moi-même! Je la hais
pour notre crime qui te dévore! Et je donnerais ma vie pour te rendre
pure celle qui s'est reprise à toi, que je t'ai prise, moi!

Arsemar eut une joie profonde à ce cri qui le délivrait; il avait
tremblé sans se le dire, devant la consommation d'une tâche surhumaine,
à laquelle pourtant il s'était résolu; il ne se loua pas, comme on fait
d'ordinaire, d'avoir eu le mérite de l'abnégation sans en avoir la
charge, mais il se réjouit que tout fût arrêté.

C'est la première fois qu'ils causaient de l'absente.

Georges regarda son frère, et devina tout.

--Mon Pierre, que tu es bon! Tu es trop bon! Es-tu donc un homme? Grand
dieu, pourquoi faut-il que tu aies rencontré deux êtres comme nous!

Pierre l'interrompit: il ne pouvait entendre ainsi blasphémer ceux qui
lui demeuraient chers.

La soirée s'écoula dans les épanchements plus libres d'une tendresse qui
s'était longtemps contenue. Même, on osa parler d'Elle: Pierre avoua
combien il l'aimait, malgré tout, et comment tout son être restait
possédé d'Elle seule. Il épanchait sa vie dans la seule conscience qui
fût encore ouverte à la sienne. La pensée qu'il parlait à l'auteur de
son mal ne lui vint que pour atténuer la peinture de ses souffrances,
afin de ne pas l'écraser, lui aussi, d'une trop lourde peine.

Georges conclut que la souffrance était devenue moins acerbe, puisque
son pauvre ami pouvait maintenant la lui dire. Il s'en trouva soulagé,
sans que pourtant son remords en fût moindre.

Ils s'embrassèrent avant de se mettre au lit, et quand la bougie fut
éteinte, ils continuèrent à deviser de mille choses, disant «bonsoir» et
toujours reprenant leurs dialogues.

Le réveil fut moins heureux.

Ils s'étaient trop complaisamment attardés parmi la jouissance de leur
misère, pour n'en pas conserver, quand l'expansion serait finie, un
ressouvenir plus cuisant: dans la volupté de toucher leur blessure, ils
venaient de l'aviver, et le charme des causeries ne se décidant plus à
renaître, le lendemain, ils se retrouvèrent plus séparés que la veille.

Puis, les tristesses s'attirent aussi bien que les maux physiques; l'âme
éplorée est réceptive à tous les chagrins qui peuvent l'éprouver
davantage, comme le corps malade l'est aux germes des contagions qui
passent.

Ils s'efforcèrent de ramener l'expansion de cette douce nuitée; mais à
mesure qu'ils y tâchaient, la naïve sincérité des abandons leur devenait
plus impossible; ils restaient gênés l'un près de l'autre parce qu'ils
cherchaient à ne pas l'être. Georges, dès lors, accepta plus volontiers
les promenades en mer auxquelles l'invitaient les pêcheurs; s'il
hésitait parfois, Pierre l'engageait à les suivre, et se sentait
débarrassé de ses contraintes, dès que la barque avait doublé le cap,
sous les rochers du phare.

Car il pouvait alors redescendre dans son monotone désespoir, tout seul,
sans la surveillance de l'amitié, sans la crainte du mot échappé qui
trahirait sa douleur muette et grandirait celle d'un autre.

Dans les premiers temps, il avait aimé la solitude, pour elle;
maintenant, il fuyait Georges, pour lui.

La mer, en vain, essayait de le guérir encore: toute l'oeuvre était à
refaire.

Un remords s'était même ajouté aux chagrins: il se découvrait, à son
tour, coupable envers l'ami dont les soins assidus n'aboutissaient qu'à
l'écarter de lui; il résolut d'être plus accueillant et de le fréquenter
davantage; mais il renonça bientôt à ce labeur,--c'en était un,--et
revint seul parmi les roches: son remords lui resta.

Un jour, il trouva dans sa grotte les traces d'un foyer rustique: les
enfants qui l'avaient construit revinrent, et allumèrent un grand feu de
goémons; ils riaient en cachette de voir ce solitaire suffoquer dans la
fumée jaune; il se retira sous la pluie qui tombait, fine et pressée.
Chaque jour, ils arrivèrent à l'heure précise, pour la même fête, avec
le même plaisir de tourmenter, haineux et déjà hommes. Pierre, à la fin,
protesta sans se fâcher; les enfants, fils d'un riche épicier nantais,
l'insultèrent. L'averse continuait à tomber. Arsemar s'en allait sous
l'orage, et quand il était fatigué de son chemin sur les galets
glissants, il se réfugiait dans l'anfractuosité d'un roc; la pluie
trempait ses vêtements, lui fouettait le visage et l'aveuglait. Il
passait ainsi des heures moroses, le reclus, et sans bouger, il
contemplait l'Océan gris sous les nues grises: l'eau du ciel piquait les
flots ternes, avec un crépitement confus, et sur l'immense nappe
s'étalait comme un brouillard lourd; la mer était toute mouillée.

Elle devint bientôt impraticable aux matelots; Pierre et Georges
restèrent ensemble; ils usaient les journées au coin du feu, dans la
cuisine où la cabaretière donnait à boire aux mariniers. Les heures
étaient si lentes, et l'on ne disait rien! Pour s'oublier l'un l'autre
et s'oublier eux-mêmes, ils se mêlaient volontiers aux propos des gens
de mer, écoutaient les récits cent fois contés, interrogeaient,
s'initiaient aux termes du métier, et, dans l'espoir d'abolir leur
propre vie, tendaient à s'en créer une autre. Mais leur vie était bien à
eux et les tenait au coeur.

Pendant trois semaines entières, depuis le soir de ce fatal entretien, à
force de s'être systématiquement évités, ils avaient pris l'habitude
exigeante de se craindre; la cause de leur éloignement eût-elle cessé
enfin, le trouble qui en était né n'aurait pas cessé avec elle; ils
n'avaient plus besoin de revoir le passé, pour sentir un continuel
malaise en se retrouvant face à face. La pensée faisait partie de leur
corps.

Pierre imagina que, sans doute, le charme du pays achevait de s'épuiser
pour eux. Il songea au départ.

--A quoi bon?

Ce qui, dans les trop grands chagrins, nous éloigne de la guérison,
c'est moins l'impuissance à savourer encore quelque plaisir, que l'ennui
dont nous accueillons tous les désirs qui voudraient naître: et de quoi
jouit-on sur terre, en dehors du désir?

--Ah, reste là, se disait-il, puisque tu es là! Laisse tourner les
malheurs, laisse la vermine des misères monter jusqu'à toi et te mordre!
Un écoeurement qui te chasse t'enverra en trouver un autre; celui qui
t'arrête ici t'empêchera d'en poursuivre un nouveau. Pleure là, puisque
tu es là, pleure tout simplement; il faut toujours qu'on pleure, et
n'importe où, et n'importe pour quoi!

Il voulut se réfugier dans l'intimité des pêcheurs, et s'en alla tirer
la senne dans les marais; mais sur tout sujet ils lui parlaient de
Georges. A quoi servent les manoeuvres que nous tentons contre
nous-mêmes? L'âme qui cherche sa guérison n'oublie pas qu'elle veut se
guérir; elle se le répète, et le calcul neutralise le remède.

Arsemar devenait impatient et nerveux.

Une semaine s'écoula encore.

Toujours cette pluie qui brouillait l'horizon! Ne rien pouvoir sur la
nature ou sur son coeur!

Un soir, Georges demanda:

--Tu souffres, Pierre?

--Non, je m'ennuie!




IV

  J'ai pleuré en rêve: j'ai rêvé que tu m'aimais encore; je m'éveillai,
  et le torrent de mes larmes coule toujours.

  H. HEINE.


Elle l'avait lassé, cette fausse paix des premiers jours: il semblait
que sa douleur lui manquât.

--Veux-tu que nous partions, mon Pierre?

--Avec le temps qu'il fait ici!

--Pourquoi n'avoir rien dit plus tôt?... Je désire tout ce qui te
plaira. Où allons-nous?

Arsemar avait peut-être un but et n'osait l'avouer.

--Au nord?

--Sous l'averse!

--Au midi, pour chercher les saisons chez elles? Je veux bien. Descendre
en Espagne?

--Ah, les boléros!

--En Grèce?

--Un catafalque!

--La Turquie?

--Non.

--Le Maroc?

--Non plus.

Georges considéra: «L'Italie est impossible, ils y ont fait leur voyage
de noces.» Mais il proposa dix voyages, proches ou lointains: Arsemar
refusait toujours.

A bout d'inventions, il se résigna enfin à nommer le pays qu'il
redoutait.

--Tu ne penses pas à te rendre...

--Où?

--En Italie...

--Si!

Desreynes fut épouvanté; il tenta quelque résistance infructueuse: il
fallait partir.

Arsemar eut une grande joie de cette résolution, et une immense volupté.
Il allait donc pouvoir se jeter éperdument dans toute sa misère, s'y
rouler à l'aise et sans répit, s'y abîmer et s'y noyer; il allait la
boire et la respirer: dans cet air empesté d'amour, il s'en imprégnerait
par tous ses pores. Rien ne lui proposerait l'oubli; tout crierait de
souffrir! Il en avait assez, de ce lâche bannissement, de cet exil hors
de soi-même, de cette tension malingre à éviter tout ce qui le hantait.
Puisque l'homme ne peut s'arracher de son moi, qu'il ait du moins le
courage de le regarder en face!

Car nous sommes plus avides encore de nos souffrances que de nos joies,
et quand on a bu du malheur, on presse la coupe pour en faire tomber
quelque goutte nouvelle, et n'en rien perdre.

Georges, en quittant cette presqu'île, sentit bien qu'il y devait
laisser l'espoir des guérisons prochaines; la nature, qui l'avait
secondé ici, serait ailleurs sa constante ennemie.

Il contemplait avec angoisse celui qu'il emmenait vers les terres
maudites.

Hélas! Pierre avait perdu son beau calme divin, qui le faisait grave
dans le bonheur et austère dans l'infortune. Georges sentait son pouvoir
sur cet homme lui échapper de jour en jour; il n'était plus le maître de
cette âme anxieuse, qui commençait à secouer les conseils et craindre
les tendresses, comme un enfant malade.

Ils traversèrent la France sans un arrêt, longeant les villes, coupant
les fleuves, trouant les monts.

--Fuis, fuis! Essaye de te fuir! Où courons-nous?

C'est un navire qui croirait se sauver de la peste en quittant la terre
ferme, et qui remporterait au large la contagion apportée à la rive, par
lui!

Georges eût voulu trouver quelque plage nouvelle, mais on lui désigna
Venise, la ville languissante où le couple des jeunes époux avait caché
ses premières caresses. Vainement essaya-t-il de s'opposer à cette
dangereuse étape; il eut peur de comprendre que Pierre l'abandonnerait
plutôt que de renoncer à son projet; il pensa du moins faire accepter un
hôtel inconnu des souvenirs, mais l'autre s'entêta, et c'est la maison
de ses noces qu'il choisit pour manger et dormir.

Il fit ses choix, d'ailleurs, d'un air indifférent. Il disait:

--Ne penses-tu pas que nous serions mieux ici? On dit grand bien de
cette maison, et j'ai regretté, dans un précédent voyage, de n'y pas
être descendu.

Car le mensonge, maintenant, germait dans cet être si pur: la pudeur de
montrer ses maux, la crainte de chagriner en les montrant, l'habitude de
cacher son coeur, tout lui avait, par degrés, rendu nécessaire la
dissimulation; et voilà même qu'il simulait.

Mais Georges ne se prenait pas à ces feintes trop naïves, et, la mort au
coeur, obéissait pour rester là.

Toujours doux, maternel, plein de soins et de condescendances, il
guettait les voeux pour les prévenir et les peines pour les chasser.

Dans cette perpétuelle attention, il souffrait en mère un peu plus qu'en
coupable, et sans doute souffrait davantage: d'une douleur moins aiguë,
mais toujours éveillée, prudente, attentive, observant les jours,
espionnant les nuits, une douleur de femme dont le dernier-né serait
pris d'un grand mal qui peut le tuer tout à coup...

Ils parcoururent les églises et les musées; mais Pierre regardait les
oeuvres d'art moins que les endroits où Jeanne s'était arrêtée
autrefois; avec une précision cruelle, il la revoyait devant une toile
des maîtres, immobile dans sa pose studieuse, ou gravissant d'un pas
royal les marches de quelque palais, ou frissonnant de plaisir au seuil
noir d'un cachot; à table, elle s'asseyait ici: à la Salute, elle
s'était agenouillée près de cette colonne, et longtemps il l'avait
admirée dans sa prière: à la maison des Jésuites, combien elle avait ri,
lorsque le gardien ivre s'était réveillé dans son petit coin d'ombre,
pour venir, en trébuchant, leur expliquer les tableaux de Véronèse et du
Titien, qu'il touchait du bout de sa canne, comme à la foire...--«Già
é!» Elle aimait tant le cri des poppes! Le Coleone l'avait
enthousiasmée. Chaque matin, elle apportait des graines de maïs aux
pigeons de la place, qui descendaient vers elle d'un long vol courbe et
gracieux, et s'agriffaient à ses bras souples, battant des ailes,
piquant leurs jolis becs rouges dans son gant de suède jaune, puis
voletant, et tournoyant sur sa tête si chère, comme une vivante auréole
d'amour. Chaque soir, elle allait s'éblouir aux reflets du soleil
couchant qui cuivre les larges vitraux de Saint-Marc, et flambe comme un
incendie parmi les dentelles de marbre...

Chaque matin, Pierre revenait apporter des graines de maïs aux pigeons
de la place, et chaque soir revenait s'éblouir aux reflets du soleil
couchant, seul.

Oh, l'indifférence des choses, qui gardent leur vie sereine, quand nous
avons perdu de la nôtre tout ce qui nous les rendait précieuses!
N'est-ce pas Elle, là-bas? Elle s'asseyait ainsi dans les gondoles, à
son côté, et derrière eux ils entendaient l'effort rythmique du rameur;
un jour, elle lui posa sa tête près du cou, et ce fut elle qui tendit
son baiser...

Pierre fuyait son ami; il s'esquivait sans rien lui dire, ou le perdait
au coin des rues. Jeanne le possédait tout entier; il la poursuivait
dans la ville.

Une après-midi qu'ils étaient demeurés ensemble, un gondolier les
aborda.

--Signor, je vous saloue; vous ne reconnaissez pas Lazzaro, qui vous
promenait toujours, l'autre an, avec la votre belle signora?

Pierre descendit dans la gondole. Georges le suivit, et tous deux
souffrirent davantage quand ils furent sous le felze, où Georges tenait
la place de Merizette.

A compter de ce jour, Arsemar évita son ami plus encore. A peine
était-il libre, il retrouvait Lazzaro, et pendant des heures sans fin se
laissait conduire au hasard. Qu'importait les murs ou le nom des canaux?
Il n'était qu'avec elle, sous la tente de drap noir; il lui parlait à
demi-voix, entendait ses réponses, lui souriait et souvent finissait par
pleurer. Il recommençait par le regret toute sa vie passée; il la
détaillait et la jouait devant lui. C'était le roman d'hier, et rien
n'était survenu depuis lors, sinon qu'elle n'était pas là. Il l'adorait.
Par instants, il se vouait de grosses rancunes d'amoureux, en retrouvant
dans le passé, au beau temps du bonheur, des oublis de son bonheur même;
il se reprochait des pensées inutiles qui l'avaient alors distrait
pendant une minute et séparé d'elle.

--J'aurais pu l'aimer davantage, pendant que je l'avais!

Pourquoi donc, tel soir, n'avoir pas fait ceci, ou tel autre soir, fait
cela?

--Oh, si je la tenais à cette heure!

Le mal s'empira.

Ce n'était plus seulement dans son âme qu'elle habitait maintenant, mais
dans son cerveau maladif, dans sa chair passionnée, dans tout lui. Elle
se dressait, superbe et despotique, l'enflammant de désirs qui lui
séchaient les lèvres et faisaient courir entre ses épaules un frisson de
fièvre amoureuse.

Son coeur lui tapait le torse, dès qu'il mettait le pied sur la gondole
lascive; là, il fermait les yeux, cherchait l'épouse d'une main amollie,
et restait sans bouger pendant de longues minutes, avec le bras toujours
levé, et croyant sentir sous ses paumes la rondeur des étoffes et la
tiédeur du corps aimé.

Un soir, Desreynes apprit qu'Arsemar changeait de chambre; celle occupée
désormais avait été la chambre nuptiale. Georges le devina.

Il suivait avec une tristesse infinie les progrès de ce tourment
d'amour. Chaque jour davantage, ces craintes devenaient en lui plus
dominantes que son remords; sans qu'il songeât cependant à s'absoudre,
le passé le torturait moins que l'avenir ne l'effrayait: peut-être
avait-il pris déjà l'habitude de sa culpabilité, tandis que ses effrois
ne dataient que d'hier: la rancoeur de son crime, au lieu de le tenir
tout entier, ne lui revenait plus que par alternances, à la suite de ses
angoisses, comme un vers sonne à temps égaux sur la fin des strophes
nombreuses.

Il sentait bien que Pierre l'avait pour ainsi dire supprimé de sa vie,
effacé de son âme, et que l'amour seul enserrait son être affolé. Il
subissait sans amertume cet abandon si mérité, et ne retrouvait que sa
propre faute dans les brusqueries ou les aigreurs qui répondaient
souvent à ses soins les plus tendres. Il se désolait de voir le
caractère de son ami se pervertir ainsi, et, plus que toute autre chose,
ce changement douloureux l'accusait comme son oeuvre: le Pierre qu'il
avait connu si calme et droit, si bon, était devenu peu à peu l'homme
intolérant dont les nerfs excités se crispent et se révoltent au moindre
attouchement.

--Par mon fait! Et comme il doit souffrir de se voir tel qu'il est!

Georges acceptait tout, et presque avec reconnaissance; plus on le
rudoyait, plus son ancienne impatience s'assouplissait aux besoins de la
tâche; et plus on était dur, plus il se faisait doux: non point par
esprit de contraste, comme il eût essayé en d'autres temps ou avec
d'autres hommes, mais par amour, par sentiment profond d'un devoir qui
lui était cher, et qu'il remplissait sans même s'en donner l'ordre ou le
conseil. On le repoussait? Sa conscience en était accablée pour la
cause, mais il y trouvait aussi une sorte de soulagement intime, parce
qu'il lui paraissait juste d'être la victime immolée sur sa propre
faute, et son coeur savourait, à souffrir, des voluptés expiatoires.

Qui dira si cette joie religieuse de s'offrir en holocauste aux
conséquences de notre crime n'est pas le rappel le plus noble de
l'égoïsme humain, qui, dans les abnégations, cherche l'espérance et le
droit de se pardonner à lui-même le mal qu'il a commis?

N'importe: le double sentiment de justice et de douceur, qui avait été
jadis l'essence même du caractère d'Arsemar, était passé en Georges à
mesure qu'il quittait celui-là: il semblait qu'ils eussent échangé leurs
deux âmes.

Desreynes ne songeait que rarement à celle qui les avait menés à ce
point de misère: il avait alors contre elle et toutes les femmes des
haines rapides; contre l'amour aussi, qui brouille la terre, empoisonne
les âmes, enrage la vie.--«Qu'est-ce que j'ai fait, en somme?» Les
paradoxes de Mme de Warens revenaient parfois plaider pour lui contre
lui-même, et péroraient avec une triomphante véracité.

Mais un tel syllogisme, excusable chez Desreynes, eût été ignominieux
chez Arsemar: Pierre le connut pourtant.

--Une minute d'oubli, mais ils ne s'aimaient pas! Dois-je rester damné
pour une minute d'oubli?

Il la désirait trop, sa femme!

Il allait de la chambre des étreintes à la gondole des sourires: entre
elles deux il partageait ses heures; en elles deux il surchauffait sa
fièvre, et dans une perpétuelle consomption attisait ses rêves d'amour.

--Jeanne...

Il redisait ce nom à chaque instant, si bas qu'il l'entendait à peine;
mais le penser seulement ne lui suffisait plus. D'autres fois, pauvre
fou, il murmurait son propre nom, pour se donner la caresse d'une
illusion, et se dire qu'elle était là, et l'attirait vers elle.

Il se roulait dans des extases visionnaires.

Un jour, le poppe se départit de sa discrétion muette, et, le voyant si
triste, osa dire:

--_Venezia senza femina non é la Venezia._

--De quoi vous mêlez-vous, insolent!

Il descendit dans la gondole.

Non! Ce n'était plus Venise, la ville des baisers, tiède et molle, reine
des langueurs! La cité sans bruits et sans cris, où la vie des passants
glisse sans qu'on l'entende, dégage l'amour ou la mort; et le silence,
selon l'âme qui s'y recueille, y devient tour à tour celui des alcôves
ou des tombes.

--Jeanne...

Il croyait qu'elle allait le rejoindre, à force d'être rappelée; il
écoutait les vents de l'ouest ou regardait au ciel les nuages qui
pouvaient arriver de la France; et, la nuit, il contemplait les
constellations qui brillaient sur elle et sur lui.

--Pense-t-elle à moi?

D'abord, il avait espéré qu'au moins la honte et le chagrin, dans ce
coeur de femme, subsisteraient assez pour rendre l'oubli inaccessible;
il voulait vivre en elle comme elle vivait en lui, et son besoin de la
posséder était si pressant, qu'il se contentait presque de la posséder
par le remords: mais bientôt cette lugubre consolation n'en donna plus
assez. Dans ces mensonges d'amour dont il peuplait sa solitude, dans ces
comédies de tendresse dont il leurrait son âpre veuvage, il en vint à se
demander si le songe d'ici n'était point une réalité de là-bas, et si
Jeanne n'avait point l'amour, elle aussi, l'amour!

Elle l'avait dit! Son dernier mot d'adieu était un mot d'amour!

Pourquoi l'avait-il témérairement accusée de mentir? Était-ce donc si
incroyable, qu'elle le pleurât! De quel droit l'avait-il repoussée
ainsi, quand elle était venue à lui, oui, de quel droit, puisqu'ils se
manquaient l'un à l'autre? Il regrettait cette lettre aux senteurs
d'iris, qu'il avait un soir déchirée, éparpillée aux ronces d'un pays
inconnu. Combien il l'eût baisée, et lue, cette ligne unique où
l'absente disait: «Je t'aime.» Il en ressuscitait les lettres fines, le
papier dur et le parfum.

Alors, il atténuait, effaçait le crime.

--Serais-je jaloux, si je l'avais épousée veuve?

Cette comparaison le séduisit, et il s'y attacha parce qu'elle
justifiait le renoncement des rancunes, et qu'elle autorisait les
lâchetés. Il s'efforçait sans le savoir, à trouver dans le sophisme une
raison définitive; il chassait un par un les défauts reconnus et
revoyait l'épouse d'autrefois, belle, élégante, rieuse et gracieuse,
souple et féline, et curieuse, la seule femme qu'il eût aimée! Et peu à
peu il en vint à subir cette conjecture: «Tout cela est-il vraiment
irréparable, et ne pourrait-on lui pardonner?» Il ajouta: «... la
rappeler?»

Pardonner, c'était fait déjà! Quand donc avait-il osé la maudire? Il
l'adorait, il la voulait, et rien de plus. A l'idée de la reprendre, il
tremblait de joie et d'amour. Il ne tenta pas d'y réfléchir et d'en
discuter l'hypothèse. Mais il protestait faiblement, reculait,
murmurait: «Non, c'est impossible.» Sans conviction, et croyant même,
tout au contraire, à la facilité d'un tel bonheur, il résistait avec la
mollesse d'un enfant qui refuse un beau fruit. Tant de fois il se
répéta: «C'est impossible,» qu'à la fin rien ne manqua plus, pour le
persuader, que la réalisation de son voeu.

--Je l'aurais encore! Elle s'assiérait là, je prendrais ses petites
mains, elle poserait sa tête sur mon épaule, comme ceci, et je sentirais
l'odeur de ses cheveux... Oh!... et pourquoi non?

Il le tenait déjà, cet avenir! N'était-ce pas la seule chose qui lui
restât à faire, quand rien n'avait pu étouffer sa passion, que la
patience et l'éloignement exaspéraient jusques à la folie? A quoi bon se
torturer, à quoi bon les vanités et les résistances d'orgueil? La
reprendre ou mourir! Et pourquoi donc la mort, puisque l'amour
s'annonçait et s'offrait?

Il céda.

Il se fit heureux.

Et quand la résolution fut arrêtée, alors seulement il la pesa.

Georges serait sacrifié. Mais quoi? Le châtiment! Ils ne se reverraient
plus? L'ami manquerait moins que l'amante. «Entre deux maux, il faut
choisir le moindre.» Puis, dans son optimisme récent, il allégua que
cette séparation ne serait pas sans un remède, et qu'on pourrait se
rencontrer encore, seul à seul, peu souvent, à vrai dire, pour ne pas
réveiller la mémoire des heures mauvaises, mais par intervalles qui
s'espaceraient, et le calme absolu finirait par venir, avec l'âge... Il
se tassait dans son égoïsme satisfait, ainsi qu'en un fauteuil moelleux,
lorsqu'on est las.

Il se montra plus sociable, presque gai: Georges fut alarmé.

Pierre, sournoisement, continuait à comploter son bonheur.

Il organisa sa vie: comment il retrouverait Merizette, où l'on s'en
irait recommencer une existence bénie; il vendrait sa maison de
campagne, achèterait un hôtel à Paris et renouvellerait ses meubles;
elle serait bien contente et l'aimerait sûrement, par repentir un peu,
par reconnaissance, et à la fin par seule tendresse. On l'avait trop
noircie; ce n'était qu'une enfant. Quelle joie!

On ne parlerait jamais du vilain jour... Ce serait bien aisé, puisqu'ici
même, où il en souffrait tant, il n'y pensait qu'à peine...

Espérances, voeux, chimères! Flux et reflux où la vérité se ballotte
ainsi qu'une épave! Ne suffit-il pas d'atteindre l'insaisissable objet
de nos ambitions, pour n'en plus voir soudain que la hideur et reculer
d'effroi devant ce que l'on convoitait? Actéon, qui poursuit la déesse,
mourra de l'avoir contemplée!

Maintenant que l'Eden était reconquis, maintenant que l'homme s'adonnait
tout entier à l'ivresse d'un avenir si cher, maintenant que les délices
du rêve s'adaptaient à la vie, permise, promise, possible, tangible,
presque réalisée, voilà qu'il reparaissait, le passé, et se dressait sur
l'assouvissement du désir!

Elle, souillée, dans son lit! La chair contre la chair! Il voulait
l'approcher, et ne pouvait plus. La maîtresse d'un autre, elle le fut!
Une épouvante de dégoût le rejetait déjà loin d'elle, et sa noblesse de
coeur se réveillait pour la révolte, dès l'évocation seule du bonheur
qu'il s'était donné.

Souillée, souillée, souillée!

Il y avait trop longtemps que sa fière âme s'avilissait dans les hontes
de la concupiscence, et la rébellion sonnait; trop longtemps que l'amour
régnait en maître unique, sans même admettre à son côté la jalousie qui
le gênait, et la jalousie secouait la servitude en s'écriant: «J'ai trop
dormi!»

Entre elle et lui, l'autre! Toujours! Il repoussait le spectre qui se
glissait sous toutes ses étreintes, entre elle et lui; et chaque fois
que, dans la tension de sa volonté, il parvenait à ressaisir un instant
de cet amour exclusif qui l'envahissait hier, brusquement, d'un coup de
poignard, la vérité l'assassinait.

Un amant! La trahison volontaire, préméditée, les mensonges et les
curiosités perverses, et ces baisers! Il les voyait, comme dans la
veillée où la chambre de Georges les lui montra ensemble.

--C'est peut-être à lui qu'elle pense!...

Il s'empoisonnait à plaisir de toutes les imaginations si soigneusement
bannies de ses heures amoureuses; il appelait tout ce qu'il avait fui;
il affirmait tout ce qu'il avait nié.

--Elle pense à lui! Et moi, stupide, je combinais qu'elle rêve à moi!
Son amant! Quand on s'offre un amant, ce n'est pas pour aimer un mari.
Si elle désire quelque chose ou quelqu'un, c'est celui-là... Euh!

Il mordait ses poings.

--Et lui, qui s'en cache, il la désire aussi. Qu'ils se rejoignent donc,
ils sont faits l'un pour l'autre! Je ne veux pas!... Misère!

L'horrible ville qui le narguait!

--Dire qu'il faudra tantôt le revoir encore son amant, m'asseoir en face
de lui, être gracieux, lui répondre... Pourquoi l'ai-je amené, aussi?
C'était littéralement fou... Mais qu'est-ce que j'aime donc, maintenant?

Néant.

Ah! Si la solitude est bonne aux forts, quand ils la cherchent, elle est
dure et mauvaise à tous, quand elle s'impose.

Il alla dîner seul, dans une auberge.

Elle et lui!

Elle restait bien perdue, et tout restait fermé.

Il l'aimait pourtant malgré tout: avec son âme impuissante d'oubli, avec
sa chair hantée, il l'adorait.

Alors, dans cette fièvre de jalousie qui cherchait en elle ou autour
d'elle ce qui pourrait l'exacerber, il fut pris pour la première fois du
désir cruel et presque infâme,--si notre âme était blâmable de ce
qu'elle éprouve,--du désir bourrelant de savoir, d'apprendre, d'entendre
ce qui s'était fait, comment, pourquoi elle s'était donnée... ce serait
parler d'elle, au moins!

--Assez, assez!

Il rentra enfin à l'hôtel.

Il vit Georges. Il l'envia d'avoir été aimé par elle; non plus la
jalousie, l'envie! Et parce que cet homme l'avait possédée le dernier,
il semblait qu'elle fût encore à lui.

Desreynes avait couru par la ville, halluciné d'un malheur. Lorsqu'il
aperçut Pierre qui revenait, il lui en fut reconnaissant.

Arsemar ne prononça pas une parole; il fit effort pour mettre sa main
dans celle qu'on lui tendait, et froidement, et presque avec répugnance.

Georges, le voyant sombre, proposa, pour le distraire, d'aller entendre
un opéra que l'on donnait au Goldoni. Pierre sut se contraindre à
accepter, espérant que la musique adoucirait un peu l'aigreur de ses
pensées. Mais il fallait plus, ce soir-là, il fallait un abîme. Le cri
aigu des violons le crispa; l'orchestre le bouscula avec importunité; le
ténor se démenait en poussant des clameurs sentimentales; ces passions
étaient fausses et ces douleurs grotesques. Il partit. Georges, si
inquiet qu'il fût, n'osa l'accompagner.

Le solitaire rentra dans la chambre nuptiale. Là, on pourrait souffrir
paisiblement.

Il s'accouda à la fenêtre.

La nuit claire baignait les maisons grises, dans la ville muette; l'eau
claquait mollement sur les poutres peintes et sur les marches des
palais; en face, une vapeur de lumière cendrait le dôme de la Salute,
et, par instants, un fanal de gondole sinuait dans l'ombre des murs, au
bruit de la rame unique, bruit lointain, bruit mouillé qui semblait
caresser le silence.

Puis, l'espace se troubla délicieusement: là-bas, invisible, traînant
ses chansons sur l'eau calme, mandolines, voix alternées, une barque
voguait sur les canaux, et les îles de marbre, tour à tour,
assourdissaient ou renvoyaient les mélopées errantes, qui mouraient pour
renaître, suaves, exquises, dans la nuit harmonieuse.

Il pleura.

--Comme ce serait bon d'être heureux!

Elle avait pleuré, elle aussi, dans un soir pareil.

--Comme c'était bon!

Il se jeta à genoux près du lit, et ses larmes bientôt ne purent plus
couler.

--Je l'aime!

Le triste apaisement qu'il avait gagné tout à l'heure se retirait de
lui.

--Il n'y a plus moyen, moyen de rien, vivre ni... Pourquoi donc n'y
avait-il plus moyen de mourir?

--Je l'aime!

Il se tordait sur le tapis.

--Là, elle a dormi là!

Il jetait ses bras sur la couche vide, et roulait son front dans les
toiles, et croyait y sentir un parfum.

--Je t'aime, je t'aime!

L'amour fauve était revenu.

Et longtemps, comme si sa passion dût la ramener là, il répétait: «Je
t'aime! Viens!» N'allait-elle pas entrer? Si elle frappait à la porte?

Alors, on frappa.

--C'est elle!

Il se dressa, hagard, le dos tourné au lit défait, serrant l'oreiller
sous ses ongles, et la porte s'ouvrit.

--Lui!

Georges s'arrêta sur le seuil.

--Qu'est-ce que tu viens chercher ici, encore?

Georges restait immobile.

--Il n'y a plus rien pour toi! Tu vois bien qu'elle n'est pas là!

Georges, suppliant, tendit les mains.

--Mais va-t'en! Tu ne vois donc pas que ta présence me fait souffrir!
Va-t'en, mais va-t'en donc!

Georges s'en alla, humblement.




V

  Aucun des quatre éléments ne se cache, en ce corps étrange; il est
  tranquille, il grince.

  GOETHE.


Le lendemain, Desreynes redescendit à la chambre de Pierre et le trouva
prêt à sortir; il demanda à l'accompagner et reçut un congé glacial.

Il vivait au milieu de transes perpétuelles.

--Je le gêne.

Découragé, il songea à mourir; mais il songea aussi qu'il avait son
devoir à remplir jusqu'au bout, et que le droit de se tuer ne lui
appartenait plus.

Il fallait arracher Arsemar à cette contemplation de son néant,
l'enlever de cette ville satanique, le délivrer de l'obsession; par
douceur ou par force, il y fallait parvenir à tout prix.

Il rassembla son courage et aborda résolument son ami.

--Pierre, nous allons partir.

--Non!

--Mais tu te martyrises, c'est un suicide, cette vie!

--Et quand cela serait?

--Ah! Pierre, voilà donc comment tu veux me punir...

Arsemar, honteux et touché, se retourna vers lui.

--Mon bon Pierre, partons, je t'en conjure.

Celui-ci balança pendant une seconde, puis, violemment, répliqua:

--Non!

En s'éloignant, il murmurait comme une excuse devant lui-même plutôt que
devant l'autre:

«Je ne peux pas.»

Il se sentait injuste, mauvais, tyrannique; et ce fait d'avoir soulagé
sa colère dans la menace et les injures avait eu pour résultat de
dissiper en partie sa rancune jalouse, qui laissait quelque place au
remords de l'amitié ingrate.

Il voulait former un propos d'être meilleur à l'avenir, mais dès qu'ils
se trouvaient ensemble, il ne parvenait qu'à rester sombre et renfermé,
malgré les protestations de sa conscience. Seulement, le soir, en
serrant la main de Georges, il dit:

--Pardonne-moi.

Il se sauva sans vouloir qu'on lui répondît.

--Pourquoi ai-je eu cette funeste idée de la rejoindre? Je ne trouve
même plus, maintenant, la consolation de la reprendre en rêve!

Dans un malheur qui lui semblait pire, il regrettait son malheur de la
veille.

Le second jour, Georges décida de renouveler sa tentative; mais, cette
fois, il usa d'une discrétion qu'il jugeait plus habile, et qui ne
serait pas incompatible avec la fermeté; il entreprit d'obtenir par
détours ce qu'on refusait à la franchise: il ferait le siège de cette
ténacité, comme celui d'une coquette: attitude moins digne de la tâche,
sans doute, mais plus conforme à son tempérament; d'ailleurs,
pensait-il, tous les procédés sont bons quand le but est louable.
L'ancien Desreynes revint en lui et fut certes accueilli avec joie;
durant la matinée qu'il occupa à combiner ses plans, il oublia de
plaindre leur misère: le sceptique analysait un homme, pour appliquer la
guérison, ainsi que le médecin tâte un malade, et la science primait les
compassions.

--Ami, dit-il, ne te fâche pas, ne proteste pas, je ne me blesse de
rien: je ne suis que désolé, mais je mérite tout. Voici: ma présence te
harasse. Tu me le fais trop comprendre chaque jour... Puisque tu ne
m'aimes plus, peut-être souffriras-tu moins quand je m'éloignerai...

Il surveillait avec anxiété l'impression de ses paroles et redoutait que
son offre fût acceptée. Il poursuivit:

--Nous nous sommes trompés en espérant que mon affection et mes soins
pourraient quelque chose contre ta peine. Je l'irrite en m'efforçant de
la calmer. Tu m'évites, tu m'injuries; oh, je ne réclame rien de plus,
pour moi; mais, Pierre, tu te fais plus de mal que tu ne m'en crois
faire. Et c'est sans remède...

--Sans remède.

--Tu vois bien que je dois te quitter. J'irai n'importe où, au hasard;
je t'aimerai de loin; je ne penserai qu'à toi, qui seul aussi t'en iras
par le monde, traînant le chagrin d'une faute dont le remords me tue.

--Georges...

--Ah! s'écria-t-il, sincère enfin, tu me brises, mon Pierre! Tu
l'ordonnes donc, que je te laisse en proie à tes abominables rêves?...
Mais je veux te guérir! Est-ce qu'une femme vaut que tu meures? Est-ce
que toutes ensemble valent un coin de ta bonté? Est-ce que je peux, moi,
t'abandonner là dans ton enfer, et ne pas te suivre, quand tu n'as plus
que ton ami sur terre pour te veiller et pour t'aimer?

Arsemar le contemplait d'un oeil craintif et doux.

--Ne me chasse plus! C'est moi qui suis là, moi que tu nommais ton
frère, moi qui veux l'être encore...

Arsemar, dans une émotion muette, s'écartait de son ami par crainte de
céder: son coeur le poussait vers lui, mais il résistait, comme s'il eût
dû perdre encore la très chère en perdant sa pâture de douleur.

Ils restèrent en silence. A la fin, Pierre cacha son front dans ses deux
mains.

--Console-moi, dis... Trouve quelque chose, console-moi!

--Le saurais-je, ici?... Viens, sauvons-nous!

--Mais je ne peux pas...

--Il le faut. Tu le dois, pour nous deux, si tu as pitié de ton Georges
et de toi-même.

--Quand donc?

--Aujourd'hui!

--Demain?

--Ce soir!

Il le prit dans ses bras; Arsemar lui rendit son étreinte; ils se
baisèrent près du cou, et, se retenant par les mains, ils se regardèrent
l'un l'autre dans les yeux.

--Pauvre cher, je te guérirai, va!

--Et nous resterons ensemble, n'est-ce pas? On n'est pas sûr de se
revoir, quand on se quitte.

Pourtant c'était navrant de fuir si tôt un pays où l'on souffrait si
bien!

                   *       *       *       *       *

Ils partirent, et dans la nuit arrivèrent à Florence.

Desreynes était résolu, pour une existence nouvelle dans un pays
inconnu, à ne plus abandonner son ami aux dangers de la solitude. Il ne
le quitterait pas: à toutes les heures et partout, ensemble, afin qu'on
s'accoutumât à voir la vérité face à face, et que, par l'habitude,
l'amitié rentrât dans leur vie; la présence du coupable entretiendrait
d'abord la jalousie, mais la rancune serait moins dangereuse que
l'amour; elle combattrait l'amour, et peu à peu se diminuerait elle-même
par sa propre constance: enfin, quand à son tour elle achèverait de
mourir, elle aurait peut-être déjà tué la passion...

L'expérience sembla justifier ces calculs: Arsemar supportait sans trop
de contrainte la compagnie de Desreynes, grâce surtout à la sérénité
relative que venait de lui procurer leur dernier rapprochement. Puis, la
santé morale de cette grande Florence le gagnait insensiblement.

Peut-être n'existe-t-il aucune ville au monde qui rende comme celle-là
l'orgueil d'être homme ou la volonté de le devenir; elle sangle l'âme,
elle la relève, elle crie le courage et la promesse. Tant d'oeuvres sont
nées là pour l'immortalité, que le passant, parmi les demi-dieux
créateurs de dieux, médite sur la gloire d'être un enfant de cette race
où les géants remuaient la terre et le ciel.

--C'étaient des hommes! s'écriait Arsemar. N'ont-ils pas connu, eux
aussi, la douleur, la honte, la solitude, l'exil? N'ont-ils pas connu la
trahison? Mais ils se redressaient, et, mettant le pied sur les
platitudes de la vie, ils se jetaient dans l'immensité de leur rêve, et
le culte cachait les misères! Que suis-je auprès de ceux-là, ou de ce
qu'ils ont souffert, pour avoir le droit de me plaindre chez eux?

La consolation trouvée à Florence était presque analogue à celle
qu'avait donnée la mer; mais si sa grandeur était moins intime, elle
était plus vivante et demandait plus impérativement l'oubli. A chaque
pas, des pensées graves sollicitaient le triste voyageur et
l'entraînaient hors de sa peine: il retrouvait plus rarement Merizette
et se retrouvait plus souvent; il vivait davantage, requérait sa raison,
tout cela un peu aux dépens de son malheur.

Son inquiétude morale, en perdant de la précision, était pour ainsi dire
passée dans son intelligence, en sorte qu'il souffrait moins de lui,
mais ne jouissait de rien autre: il analysait tout, discutait et
compliquait, dressait des théories et entassait des arguments, voulait
prouver sans cesse, subtilisait, ne permettait pas une opinion contre
nulle de ses sentences, et posait ses jugements comme des injonctions;
puis, peu à peu, il descendait la pente des paradoxes et des méchantes
ironies.

La constatation du mal est en nous comme un besoin de la douleur, et
quand nous parvenons à le moins envisager dans notre condition, la
nécessité de le voir autour de nous s'impose ainsi qu'une revanche. Il
ne le considérait pas dans les morts, par respect pour leur oeuvre, mais
parmi les vivants et les idées. Il en était venu ainsi à soutenir
nerveusement des syllogismes contre lesquels il se fût rebellé
autrefois, et qu'il déduisait avec une ténacité d'autant plus
irréconciliable, qu'il y rencontrait un moyen de contredire à son passé
en même temps qu'à son âme.

Georges se gardait de protester jamais, pour n'amener aucune aigreur; il
multipliait les condescendances et les sollicitudes, et se tenait comme
auprès d'une maîtresse capricieuse avec laquelle on se brouille pour un
mot inopportun; il approuvait tout, en bloc, en détails: les compromis
métaphysiques coûtaient peu d'ailleurs à sa conscience, et sa retenue
lui était d'autant plus aisée que les nouvelles affirmations de Pierre
cadraient généralement avec les siennes, à cause de leur allure
hautaine, méprisante, et quelquefois hargneuse.

Il résulta de cette entente une facilité plus grande pour atteindre à la
vie commune et à la paix: si tant d'obstacles entre eux gênaient
l'expansion des tendresses, rien ne s'opposait à la sympathie des idées,
et l'on causait avec plaisir.

Plus on causait, plus on s'éloignait du passé.

Arsemar était satisfait de posséder près de lui une intelligence qui
correspondait si exactement à la sienne, et qui, sur chaque assertion,
renchérissait d'un mot piquant; ce qui l'avait tant de fois chagriné
dans son ami, jadis, le rapprochait maintenant de lui plus que toute
autre chose; ils éprouvaient, à s'entendre parler, un étonnement
réciproque et satisfait; on eût dit qu'ils faisaient la découverte l'un
de l'autre; une camaraderie de tête semblait vouloir remplacer
l'attachement des coeurs.

A cette époque de leur vie, Georges, qui, jusque-là, dans l'apport de
leur amitié, avait rendu moins qu'il ne recevait, fut au contraire le
plus donnant, car son affection paraissait grandir à mesure que celle de
Pierre glissait dans l'égoïsme du malheur: Desreynes se rendait compte
de ce double état, aussi bien qu'il avait su naguère apprécier
l'infériorité de son dévouement. Mais il n'en concevait ni vanité pour
lui ni blâme contre Pierre.

Il suivait Arsemar, avec la constante attention de ne pas lui permettre
une minute de solitude intérieure, dès qu'il n'était pas sûr de la
direction que prendraient les pensées; il pesait d'avance chacune de
leurs démarches ou chaque phrase, afin de ne rien réveiller de ce qu'il
fallait assoupir; la tâche était ardue, car l'instinct du malheur veut
tout rapporter à lui-même, et ce qui nous distrairait n'est qu'un chemin
détourné pour revenir en nous: mais Georges ne faiblissait pas dans son
rôle, et s'efforçait parfois d'amener le rire sur le visage de son ami;
rire plus souvent ironique et cruel que bonnement joyeux; n'importe, il
y réussissait entre temps.

Cependant, les tendances paradoxales et caustiques s'accentuaient de
plus en plus dans l'esprit d'Arsemar. Le jour où l'homme ne croit plus à
son âme est la veille du jour où il ne croira plus à rien. Pierre
s'entretenait dans sa rigueur acerbe avec une persistante complaisance:
il traversa alors une véritable maladie cérébrale dont les excès
finirent par alarmer Desreynes.

Leur promenade favorite était à Santa-Croce: ils se trouvaient chez eux,
dans la fréquentation des tombes; Georges conduisait volontiers son ami
dans l'église claustrale, où tant de morts glorieux rappelaient leur
ouvrage et forçaient la méditation. Arsemar ne manqua pas une fois de
s'arrêter devant le monument d'amour élevé dans le saint lieu. «A
Alfieri, sa maîtresse, comtesse d'Albany.»

--Ah, disait-il, l'homme est couvert de préjugés comme un vieil
obélisque! Est-on certain que cette morale, pour laquelle un gueux se
torture, vaille mieux et soit plus noble que les paradis défendus?... Il
entre plus de vanité que de vertu dans la force de notre vertu même. Et
l'orgueil des péchés hautains qui, dans leur cynisme royal, s'offrent
aux soufflets de la foule, n'a-t-il pas plus de grandeur que la
mièvrerie des convenances?

Il ajouta: «Ma femme, si tu permets ce mot, proférait une phrase fort
juste, le matin de ton arrivée: «Dans trente ans, que restera-t-il de
nos sacrifices? Poussière!»

Il reprenait: «Où est le bien? Où le devoir? Nous n'avons le droit de
rien affirmer, puisque nous ne savons le pourquoi de rien; nous ne
pouvons que chercher, avec la certitude intime que nous ne trouverons
pas.»

Puis: «A quoi bon apprendre, savoir, penser? Rien de tout cela ne nous
livre la vérité: nous n'y gagnons que le sentiment de notre impuissance
et aussi des moyens nouveaux pour errer davantage, car nous nous
éloignons de la simplicité et de la nature.»

Desreynes tâchait à l'entraîner de là, mais Arsemar revenait sans cesse
au marbre d'Alfieri: tour à tour, il bénissait et maudissait l'amour.

--Poète, tu as bien fait de mourir le premier, car elle t'eût trompé!...
Ah! Celle en qui vous avez mis toute votre confiance, qui vous aime
jusqu'à la complète abnégation de son être, jusqu'à l'anéantissement de
sa personnalité dans la vôtre, demandez-lui de souffrir pour vous la
misère, la honte, le martyre ou la mort, elle fera tout; mais ne lui
demandez pas de vous rester infailliblement fidèle, car elle ne sait
pas, car c'est peut-être contre nature...

--Combien de femmes, demandait-il à Desreynes, tiennent à un homme par
habitude, et qui l'abandonneraient si elles croyaient être tenues par
devoir?

Ces questions mettaient Desreynes mal à l'aise, mais Pierre ramenait
tout aux femmes: on eût dit qu'il se vengeait de ne pouvoir détester
Merizette en détestant les autres.

Il rencontra un enthousiasme meilleur dans la maison de Michel-Ange, et
ce fut un vertige d'admiration qu'il eut au seuil de ce cabinet de
travail, large au plus comme un séquestre de lycée, où des mondes
avaient germé.

--Les Titans! Ils poussaient les chefs-d'oeuvre comme des pierres dans
un trou! Mais voilà ce que sont devenus leurs fils, cria-t-il, en
montrant dans la rue un officier qui pavanait sa suffisance sous un
uniforme collant. Qui donc a fait cela avec ceci? La goule, peut-être!
Le vampire!

Aux Uffizi, il s'arrêtait longtemps devant les têtes de femmes: toutes,
et celles surtout de Raphaël, l'inquiétaient comme des énigmes: il
regardait leurs yeux, leur sourire et leur front.

--Est-ce une vierge ou une courtisane? Dire qu'elles sont mystère, et
qu'elles mentent, même peintes! Oh, ce front pâle, ce front lisse,
l'infranchissable mur, le mur plâtré, le sépulcre blanchi! Dire que
l'homme ne verra jamais ce qui se cache derrière ce mur-là!

Georges répondit en riant:

--On ne connaît bien les yeux d'une femme que lorsqu'on les a vus
fermés.

Pierre rit aussi; mais soudain, ils s'interrompirent: tous deux
pensaient à l'adultère.

Arsemar éprouvait souvent ces crises de brusque jalousie: il les
éprouvait presque régulièrement, lorsqu'il voyait Georges marcher
silencieux devant lui, et qu'il pouvait regarder le coupable sans
l'entendre; mais il les chassait de sa pensée avec une hauteur froide,
parce qu'il plaisait à son récent état d'esprit de répudier toutes les
émotions bonnes ou mauvaises dont sa vie avait été faite:
systématiquement, et avec une volonté grommelante, il s'attachait à
détruire tout son passé. Non pas pour moins souffrir, mais pour
détruire. Et lorsque l'ancien moi exhalait un reproche du coeur, il le
faisait taire en se violentant d'injures.

Le changement moral s'était, depuis bien des jours, étendu au physique;
le masque était plissé, le regard dur; l'oeil lançait même une menace,
dans l'affirmation de certains aphorismes cruels qui autrefois eussent
révolté ce même homme.

Georges se tourmentait de voir un bouleversement si profond, regrettable
en lui-même, et d'un contraste trop excessif pour que la distraction
qu'il procurait ne fût pas de courte durée.

Il tenta d'offrir une pâture à cette fièvre, et, pour la diriger dans
une voie où l'on pourrait espérer quelque apaisement, insinua l'idée
d'un travail à entreprendre: étudier dans son oeuvre et son existence un
de ces Florentins qu'Arsemar aimait tant: conter, par exemple,
l'histoire d'Alfieri et de la comtesse...

--Soit, fit Pierre! Le travail intellectuel est un égoïsme et devient
parfois une lâcheté, car en lui on oublie les siens, et soi-même aussi!

Le projet le séduisit pendant une demi-semaine.

--Tu veux donc me donner dans le monde le déshonneur d'une idée?... J'en
ai assez d'un autre... Allons, laissons ces choses! Pourquoi creuser?
Cela fatigue. Pourquoi savoir? Nos émotions ne sont pour la plupart
faites que d'ignorance! Pourquoi dire? Si vous blessez les hommes avec
leur sottise, ils crient à votre folie; avec leurs vices, ils crient à
votre infamie... Laissons ces choses, te dis-je! Perdons notre vie, il
n'y a de temps gagné que le temps perdu! Aussi vrai que l'on est sage
dès que l'on n'agit plus, on n'agit plus dès qu'on est sage!

Nul ne prouvera que ces vérités soient moins plausibles que les vérités
où l'on dit le contraire, mais le malheur est de les croire.

Pierre les affectait encore, mais bientôt il les subirait: le châtiment
de ceux qui ont trop longtemps renoncé la raison et qui jettent leur vie
aux bêtes est de ne pouvoir, dans les heures où la pensée leur revient,
méditer sur aucune autre chose que l'inanité de l'effort et le néant de
l'ouvrage.

Un jour, ils lisaient le récit d'un vieux crime historique où s'étaient
joués les adultères et les poisons florentins. Pierre dit:

--La défiance jalouse que l'homme a de la femme fut antérieure à la
première trahison; mais la défiance des hommes pour les hommes dut être
postérieure aux premiers mensonges et naître d'eux. La jalousie, même
malsaine et offensante, est inhérente à l'amour même (je ne l'ai guère
prouvé, me diras-tu), tandis que le soupçon n'est que la conséquence
médiate de la vie et des mensonges qu'elle traîne. La jalousie est
d'instinct, le scepticisme est d'expérience. L'un est axiome, et l'autre
théorème.

Il savait bien par ces propos supplicier Desreynes; mais il se
reconnaissait sans conteste le droit de châtier, et prenait un plaisir
mesquin à ces cruautés qu'il considérait comme de fort loyales
taquineries.

Il y a des instants où les hommes sont femmes! Parce qu'il se sentait
contre Georges moins de rancune que jamais, il voulait lui en témoigner
davantage, et le bourreler pour la compensation; aussi bien qu'il
pensait punir Jeanne par ses généralités, il se plaisait à punir Georges
par des allusions.

--Que ce soit axiome ou non, poursuivait-il, il est indiscutable
qu'elles nous trompent, n'est-ce pas, frère?... Qu'elles mentent parce
qu'elles sont les plus faibles, j'y consens: qu'elles se vendent parce
qu'elles s'estiment, c'est justice: car les femmes, tu ne le nieras pas,
ne se donnent point, mais se laissent acheter; avec de l'or, des
prières, des bijoux, des fleurs, des trahisons, le mariage, n'importe;
et cela est peut-être équitable puisqu'elles n'ont pas vos passions et
que vous n'avez pas leurs souffrances... Mais ce qui me révolte, c'est
de les voir refuser la veille une égalité qu'elles réclameront le
lendemain, et prétendre qu'on ne doit pas plus leur reprocher leurs
plaisirs vendus, qu'on ne vous reproche vos plaisirs achetés; elles sont
comme un monarque qui garderait les honneurs et les pouvoirs,
ordonnerait et pardonnerait, ferait la loi, ferait la guerre, et
s'indignerait d'être seul responsable.»

Les déclamations qui soulageaient sa nervosité ne faillirent
l'importuner qu'une fois: ce soir-là, tous deux se promenaient en
silence au Longarno, et les étoiles chères à Dante scintillaient sur
l'ampleur du fleuve.

Pierre revit son âme ancienne.

De confuses impressions, jadis aimées, sourdirent péniblement.

Qui n'a connu, dans les heures moroses, ce retour indécis des idées
vagues, intimes cependant et profondes, dont la foule peupla nos
instants de bonheur? Elles sortaient de nous, alors, légères, à peine
perceptibles, et glissaient autour de nos fronts qu'elles effleuraient
d'une aile diaphane: puis elles ont disparu pour ne jamais plus revenir
avec cette fraîcheur de rêve. Et, dans la peine, elles repassent,
haillonneuses, mouillées de pluie, phalènes agonisantes et laides,
papillons de nuit; on les reconnaît pourtant, et, avec la rancoeur d'un
idéal désillusionné, on leur crie: «C'est bien, je t'ai vue, va-t'en!»

--Va-t'en, se disait Pierre. A d'autres! C'est fini pour nous, ces
poèmes-là! Nous sommes les expérimentés, maintenant!

Pour chasser son âme avec sa propre voix, il demanda tout haut: «Ne
constates-tu pas que je ne suis plus le même? Quand je me considère, je
me trouve répugnant... C'est vrai, ajouta-t-il avec un éclat de mauvais
rire... Bah! Les hommes vous trompent jusqu'au point de tuer en vous
toute naïveté, et quand c'est dûment achevé, ils disent que votre
caractère est méprisable.»

Un couple d'amoureux, riant et se bousculant, et criant fort, les croisa
sur le quai.

--Heureuses gens! fit Desreynes.

--Pauvres gens! reprit Arsemar. Il semblerait que rien ne fût plus
égalitaire que l'amour, tâche procréatrice, consolation physique des
coeurs... Peut-être n'est-ce ici que le dernier mot d'un orgueil
outrageant, mais je ne puis imaginer que les natures grossières trouvent
dans la volupté, sans raffinement, sans art, sans culte, les mêmes joies
que nous y trouvons; les en entendre parler me chagrine tous les sens,
et si je n'avais de l'amour que leur part, vrai dieu, j'en ferais plus
que fi!

--Sois indulgent, répartit Georges; l'amour, c'est l'art pour tous.

Pierre, de nouveau, éclata de rire.

Puis, en lui-même: «Ah, tu ris! Tu ris encore, tu ris à tout moment!
Tout te fait rire! Tu vois bien que tu ne souffres pas! Lâche,
hypocrite, jette donc ton masque! Pour quelle galerie joues-tu un
rôle?... Pour lui, hein? Pour le faire croire au mal que tu lui dois?
Imbécile! Tu poses pour souffrir...»

Au bout d'un instant: «Mais j'y songe: on pose pour ce qu'on voudrait
être, c'est-à-dire, au fond, pour ce qu'on est; donc, j'ai eu de la
douleur, puisque j'en veux montrer. Ah, très drôle!»

--De quoi ris-tu, Pierre?

--Je m'amuse...

Après un quart d'heure de silence, il s'écria en frappant du pied:

--Je m'ennuie!




VI

  L'espérance, toute trompeuse qu'elle est, sert au moins à nous mener à
  la fin de la vie par un chemin agréable.

  LA ROCHEFOUCAULD.


Ils avaient passé trois semaines à Florence; ils en passèrent deux à
Sienne. La situation d'esprit qu'ils apportaient ici devait d'abord et
pour un temps rester la même; avec une nuance pourtant: à Florence où
Jeanne était venue, Pierre la repoussait de lui; à Sienne où nul vestige
ne pouvait se chercher, il la chercha. Non plus comme à Venise où la
passion criait; mais au contraire par volonté froide, opiniâtre, et bien
moins par véritable amour que par le besoin de réagir contre toutes les
propositions de la vie. Ne pouvant rencontrer en aucun endroit le
souvenir de sa femme, il quêtait des ressemblances de rues ou de
monuments pour y évoquer celle qu'il avait promenée dans des endroits
pareils.

--Se rappelle-t-on les absents plus que les morts?... Oui, ou du moins
plus longtemps. Parce que sans doute notre égoïsme encore espère d'eux,
et que les morts ne donneront plus rien?... Du bien ou du mal, il faut
qu'on nous donne. Si je l'avais perdue par la tombe, qu'éprouverais-je?
De l'amour, de la peine; ni rancunes, ni jalousies, ni haines, ni
espérances de passage; je souffrirais moins... Quel monstre je deviens!
Ah! vis et sois heureuse, si tu peux!

Cette ville recueillie lui avait plu dès l'abord: sur la place du Dôme,
il éprouva une extase d'art devant la façade blanche et noire aux
rayures fanées; une autre dans l'église, parmi les marbres ivoirins,
usés sous la main des fidèles; une autre au Palais public, où sont les
fresques à fond d'or qu'une clarté oblique effleure d'en haut, et qui
luisent dans le mystère des pénombres sous la grille de fer ouvragé.

Pierre s'efforçait d'analyser pour ne pas jouir: il n'y parvenait qu'à
demi.

Nous sommes, en cette génération, les amants des harmonies délicates et
mourantes, dont la beauté serait la soeur des vierges pâles qu'une douce
agonie efface déjà des vivants; nous chérissons, avec une émotion
réelle, ce qui s'éteint; les fresques effacées, les antiques palais,
dont s'est peu à peu voilée la splendeur primitive, nous pénètrent pour
elles-mêmes et pour leur âge d'un amour...

--Que nous n'aurions pas, dit Pierre, si nous les voyions telles
qu'elles furent à leur naissance: la communion qui existe entre nous et
elles n'exista pas toujours, et nous avons le tort de reporter sur une
époque le charme dû au temps écoulé depuis cette époque. En sorte que
nous n'avons pas en art les frères que nous pensons avoir: ceux-là qui
nous séduisent eurent sur l'harmonie des sensations notablement
différentes des nôtres, et le beau que nous admirons dans leur oeuvre,
parce qu'il est une analogie de notre âme, ils ne l'ont souvent pas
connu et plus probablement encore ne l'auraient pas compris.

A l'intérieur du dôme, il ressentit une brusque colère, devant les
mosaïques où sont représentées les sybilles païennes, portant
l'inscription des oracles qui ont pu être considérés comme annonçant la
venue du Christ.

--Les religions n'ont d'intolérance dans leurs scrupules que lorsque la
tolérance ne peut leur profiter!

A table d'hôte, il se livra à une nouvelle indignation contre un
Parisien qui remplissait la salle du bruit de ses saillies et de ses
insolences.

--Et l'on dira que le propre de notre esprit est une insouciante gaieté,
quand rien n'est plus soucieux qu'elle de l'effet à produire! Ce
monsieur cherche-t-il à se réjouir en elle ou bien à éblouir par elle?
Nous sommes chez nous plus énervants que tout autre peuple du monde, et
nous devenons, à l'étranger, humiliants pour nos compatriotes.

L'homme pouvait entendre; Georges essaya d'apaiser son ami.

--J'aime les violents, s'écria Pierre: ils sont dans notre politesse le
dernier refuge de la sincérité.

Par degrés néanmoins, et malgré qu'il en eût, ses emportements se
faisaient plus rares chaque jour: il était obligé à de plus constants
efforts pour garder sa malveillance; Georges constatait avec une joie
confiante ces symptômes d'un revirement prochain. La naissante accalmie
des passions s'était, à Florence, dissimulée sous un instinct de
combativité théoricienne; mais cette sophistique anormale devait perdre
ses causes médiates dans une ville dormante où moins d'idées se
remuaient; le bienfait de Florence devait se continuer plus sainement
ici, et se totaliser; la tête devait s'y rafraîchir avec le coeur.

La vieille et morne cité, quasi défunte et retrouvée après des siècles
dans un coin du monde moderne, exerça sourdement la contagion de sa
paix; de l'une à l'autre des trois collines, ils allaient par les rues
dallées à pentes rapides, qui dévalent et remontent comme de
gigantesques V, ou bien serpentent étrangement, tortueuses, sans
trottoirs, surplombées de voûtes et d'arceaux, sonores et profondes
entre leurs murs bruns à marteaux de fer, sous la surveillance rare des
vastes fenêtres carrées; parfois une paysanne, balançant les grandes
ailes plates de son chapeau jaune, passait; dès la nuit, la ville
déterrée prenait des quiétudes d'outre-tombe; les lumignons grinçants
s'allumaient au bas des poulies; quelques vitres s'éclairaient de
distance en distance; des escaliers mystérieux s'échelonnaient vers des
arcades d'ombre bleue, s'ouvrant sur des pentes plus sombres, pointées
tout au loin d'un fanal.

Par un de ces soirs hantés de moyen âge, ils s'étaient assis au pied de
l'immense muraille qui derrière le Palais public s'étale comme un
rempart de forteresse; on entendait chanter des voix de femmes, avec des
mandolines; une fête ancienne s'évoquait, dans des satins et des
brocarts, derrière les rouges croisées, là-haut.

Les deux hommes écoutaient en silence, par crainte de leur voix et des
réalités; ils renaissaient dans un monde d'autrefois; leur propre
existence diminuait en eux, des aventures surannées et des voeux
romantiques éveillaient leur imagination: un spadassin soudoyé allait
sortir par la poterne... Ils comprenaient la possibilité d'une vie à
refaire, et l'accession de l'oubli; confusément la foi voulait naître;
l'amitié semblait demander qu'on osât croire encore en elle.

Ils demeurèrent là pendant près de deux heures, et s'en allèrent,
toujours muets.

Pierre marchait le premier.

--Est-ce bien moi qui suis, ou qui étais?

Leurs pas tapaient les dalles, et l'écho s'en prolongeait dans le creux
des rues minces.

Arsemar méditait sur son état présent, les transformations de son âme et
les bouleversements de sa destinée. Des pensées nouvelles s'immisçaient
dans les souvenirs et malgré lui le distrayaient; Jeanne, qu'il voulait
voir, le fuyait; au regret de l'avoir perdue se mêla pour la première
fois le regret de l'avoir connue...

--Hélas, notre vie ne dépend pas de nous: pendant que nous la préparons
au gré de nos ambitions ou de nos rêves, que nous la préméditons avec un
semblant de sagesse qui nous enjôle et qui nous leurre, il y a, deux
cents lieues plus loin, un petit être quelconque qui ne sait même pas
notre nom et qui grandit, sans nous prévoir, pour détruire notre songe
et notre oeuvre, et qui les détruira!

Mais par une sorte d'instinctive réparation, il se demanda: «Que
devient-elle?»

Il la chercha, femme esseulée, dans la ville où il l'avait prise, jeune
fille en plein cadre de sa jeunesse; il suivit la veuve adultère dans
les salons où la vierge un peu grave passait jadis en robes blanches. Il
écouta la voix berceuse qu'elle avait au soir de leur première
rencontre: il lui prit la main comme à cet autre soir des accordailles:
reconnaissante et pure, elle se donnait à lui; il la régénérait en de
chastes tendresses; mais lorsque, en descendant le cours des mois vécus,
il vit l'enfant devenir une épouse, le charme bénin se rompit. Il jugea
qu'il commençait à moins l'aimer, parce qu'il ne retrouvait plus en elle
les promesses de la fiancée, et croyait voir une autre femme.

--Pourquoi l'adorais-je ainsi? Était-elle née pour moi, et qu'avait-elle
pour moi?

L'amour qui s'analyse est tout près de finir: mais Pierre le savait,
Pierre se le disait, et dans cette arrière-pensée il tâchait de
considérer sa femme avec un désintéressement qui n'était que trop peu
sincère.

--Si je me trompais! Si je ne l'aimais plus! Au milieu des tortures
suraiguës qu'elles nous imposent à plaisir, les femmes tuent l'amour en
rêvant de l'exaspérer... C'est peut-être ma douleur que j'étreins dans
un tel acharnement...

Pourtant, il revenait vers elle, et s'y autorisait, et s'y conduisait,
puisqu'il le pouvait faire avec plus de calme maintenant, et que demain
peut être sa passion défaillante achèverait de la répudier.

Il songea que là-bas, dans ce coin de province on se gaussait de son
malheur et qu'il se contait des fables; il perçut le chuchotement de
toutes les médisances, calomnies, éloges, persiflages, compassions, et
la sentence dernière des mesquins égoïsmes devant la chute de ce qu'ils
ont jalousé: «C'est bien fait!»

--Bah!

Il renvoya cela aussi.

Il fut un jour assez tolérant pour se dire: «Si du moins elle n'avait
pas pris celui-là! Il me resterait un ami et je serais moins
malheureux.»

La différence n'eût pas été sans doute si sensible qu'il estimait, mais
il estimait ainsi.

--La douleur est un égoïsme qui se dévore! Ce reproche que je formulais
si gracieusement il y a deux minutes marque plus d'égoïsme que de
tristesse. La perte de l'amitié commence à me chagriner, après la perte
de l'amour. Indice! Si lui me manque davantage, elle me manque moins:
donc je l'aime moins, mille choses me le prouvent un peu chacune. Cela
va bien!

Il continua la série des conclusions: trop de peine rend tour à tour
subtil et stupide.

--Quand je ne l'aimerai plus, je ne souffrirai plus: voilà du pléonasme.
Mais que deviendrai-je, alors? L'ennui! Sans fin, l'ennui! Morne, plat,
toujours le même...

L'ennui s'évoque par son nom: il naît d'avoir été pensé. Pierre en fut
envahi: comme en Bretagne, comme à Florence! A Venise seulement il
n'avait pas connu l'ennui; la torture seule avait pu l'en défendre.

--Sera-ce donc désormais la forme de ma douleur?... Ma vie est
définitivement brisée. Mais? Est-il nécessaire de vivre, et vaut-il
mieux vivre tel qu'on était hier, plutôt qu'au rebours?

Le soir même, il proposa de se rendre à Rome.

Georges ne vit pas sans inquiétude la précipitation de leur départ:
depuis plusieurs jours il espérait beaucoup en l'enveloppante austérité
de Sienne; avant de quitter cette ville, il eût voulu en tirer pour son
ami toute la sérénité qu'elle semblait promettre; dans la capitale, on
retrouverait Jeanne et trop de vie. Il dut pourtant céder à ce désir qui
se manifestait comme un ordre, et ne tarda pas à le regretter.

                   *       *       *       *       *

A Rome, la chaleur était accablante: des boulevards, des églises, des
cafés, des palais prostitués, des passants à face d'électeur, des
militaires satisfaits de l'être, des moines de toutes robes et des
ecclésiastiques de toutes couleurs, la ville du dimanche au son
perpétuel des cloches, et les gens, toujours les gens!

Pierre redevint bientôt plus intolérant et plus nerveux.

La jeune épouse avait passé là, mais par quel étrange phénomène ne
reconnaissait-il plus aujourd'hui l'auguste métropole des mondes antique
et moderne, qui, au temps du bonheur, l'avait enthousiasmé? Naguère, en
posant le talon sur la terre deux fois sacrée, il s'était rempli d'un
respect religieux, devant la double grandeur de la Rome impériale et
chrétienne: il ne ressaisissait plus rien des adorations premières.

Il voyait pour ainsi dire une autre ville: il entrait là comme dans une
maison dévastée, au lendemain de l'attentat, et la haine du viol
étouffait le culte des oeuvres. Rome antique? Une tombe polluée! Sous
l'effondrement des portiques, il cherchait en vain les toges aux longs
plis et ne trouvait que les Marozia et les Zoé du Xe siècle et des
autres, sapant les murs, cassant les colonnades, fondant les marbres,
charriant les briques du Palatin, déchiquetant les temples, pour bâtir
des chapelles à leurs saintes patronnes et des forteresses à leurs
amants, papes et barons, bandits pillards! Les courtisanes et les
voleurs de grands chemins ont gorgé la goule de leur avarice avec le
cadavre des gloires! Et sur ce qui resta debout, les spoliateurs gravant
leur estampille ont revendiqué par leur honte l'honneur de n'avoir pas
tout pris. «Pont. Max.» Ici, là, partout, sur chaque angle des rues, sur
chaque ruine insuffisamment ruinée, arène, basilique, thermes, palais,
forum, arc triomphal, sur le préteur et sur le peuple, sur le consul et
le césar, sur la maîtresse du monde, en maîtres ils ont écrit leurs
noms, comme si tout cela était leur oeuvre parce que c'était devenu leur
proie. La ville des Catons et des martyrs? Allons donc! Des ruffians et
des guides! Rome? Non, la capitale des Italiens! Encore le christianisme
en cuirasse assassinait-il avec une certaine majesté de brute! Mais
voyez donc ceux-ci! «S.P.Q.R.» Le formidable monogramme flambant d'or
sous les aigles victorieuses, et devant qui tremblèrent cent patries,
une croupissante vanité ose en apostiller la casquette des facteurs, des
policiers et des boueurs, et les affiches de carnaval, et les réclames
d'alcazar, et les bouches de l'égout! Honte et pasquinade! La catin a
couché dans le lit de la reine morte, elle a vêtu sa robe, et va gueuser
sous son blason!

Pierre souffrait à force de révoltes: il vivait dans une si chaude
irritation, que la colère lui permettait à peine de penser chaque heure
à l'absente. Le souvenir de Jeanne, et de ses piétés sans morale qui
l'avaient tant de fois agenouillée dans ces églises, l'aigrissait
davantage contre l'inanité des cultes. Toutes ses émotions étaient
interverties: à Saint-Pierre, devant le pouce de bronze usé sous les
lèvres pieuses, il n'eut plus comme hier l'admiration pour la foi, mais
le courroux pour les duperies théâtrales et la pitié pour les
aveuglements. De chaque endroit, un nouveau dégoût le chassait: à
Sainte-Marie-du-Peuple, un prêtre, qui officiait avec désinvolture,
devant les fidèles écrasés sur les dalles, interrompit la phrase latine
pour se retourner vers la foule, et cracha bruyamment contre les degrés
de l'autel.

Tout conspirait pour chagriner son oubli ou répugner à son coeur.

--Allons-nous-en, répétait Georges: cette ville ne te vaut rien, et je
me sens mal ici: l'air est accablant. Tout le monde a fui les fièvres,
faisons comme le monde.

--Pas encore.

Les deux seules impressions sympathiques qu'ils purent obtenir à Rome
leur vinrent au Colisée, par une nuit de lune, et sur la voie Appienne,
au coucher du soleil.

Ce soir-là, ils étaient sortis par la porte Saint-Sébastien, quand leur
voiture rencontra sur la route la bande des forçats qui rentraient du
travail: les rayons obliques du jour déjà mourant baignaient de feu le
drap rouge des vestes et les anneaux des chaînes, dans la poussière d'or
qui se nuageait sous les pas: sur quatre rangs, les parias cheminaient
au cliquetis des fers, avec un visage tranquille qui reposait du
proxénétisme: un enfant arrêté sur un seuil leur disait bonsoir en
souriant... Lorsque Arsemar et Desreynes atteignirent la tour de Cécilia
Metella, ils descendirent du landau: ils marchèrent entre la double
rangée des ruines tumulaires, au milieu des marbres noircissants et des
briques terreuses. Alentour, la campagne de Rome s'étendait immensément:
par intervalles, des monuments crevés se dressaient sur le ciel; des
têtes de marbre dormaient dans le gazon; sur les plaques on lisait de
grands noms latins; puis, au mur des tombes, des bas-reliefs rongés, des
frises émiettées, des tronçons de colonne, des faces écrasées; et, sur
tout, le vaste silence du soir. La pierre milliaire se haussa dans le
crépuscule. A droite, le soleil se couchait, sous une pourpre échevelée;
à gauche, l'aqueduc fuyait vers les confins de l'empire ou de la terre;
au fond, le mont Albain était tout violet.

Pierre dit: «C'est beau.» Il ajouta: «C'est bon.»

Ils avançaient toujours; une fumée lourde cercla l'horizon. Les deux
hommes s'arrêtaient à chaque pas. Soudain le froid tomba.

--Veux-tu que nous rebroussions chemin, Pierre?

--Pas encore. On est bien.

Une fraîcheur humide pénétrait leurs vêtements: Georges frissonna. Ils
mirent près de deux heures à regagner la voiture et rentrer dans la
ville. Desreynes frissonnait souvent: il ne put dîner, et le lendemain
garda le lit. Un médecin prescrivit le repos: au terrible nom de
quinine, Pierre fut épouvanté.

Il resta près de son ami.

--Cela ne va donc pas, mon pauvre Georges?

Il venait devant le lit, et le bordait, rangeait les couvertures ou les
oreillers, et sans bruit retournait s'asseoir.

A son tour, il se jugea coupable, et cette maladie, il la considéra
comme son oeuvre: depuis leur départ, n'avait-il pas fait vivre, dans
les transes et les tribulations, celui qui s'était voué à le guérir et à
l'aimer; n'avait-il pas refusé de quitter cette ville où l'autre se
sentait languir; n'avait-il pas, hier encore, insisté pour qu'on
demeurât plus longtemps sur cette voie Appienne où la fièvre s'était
déclarée? Son imperturbable égoïsme avait appelé ce mal nouveau, comme
s'ils n'en avaient pas assez déjà, en vérité! Et Georges s'était soumis
à tout, cédant et supportant, sans vouloir se plaindre, sans oser prier.
Treize semaines de tortures! Et voilà le résultat, bourreau!

La crise dura quelques jours; dans son délire, le patient implorait des
pardons et chassait des fantômes de femme. Il criait: «Les meules!
Enlevez ce foin! Il me brûle!» Il soupirait: «Je ne veux pas...» Puis:
«Elle dit: De nos vertus... Poussière...» Ou bien: «C'est mon amant!» Il
éclatait de rire, et voulait la tuer...

Pierre en entendit trop.

Il se vit détaché d'elle moins qu'il n'avait pensé, et souffrit plus
qu'il n'aurait cru: mais il violenta ses tourments d'amour, et s'ordonna
de les accepter comme un châtiment de ses égoïsmes.

Il partagea ce temps de la maladie entre les soins à donner, la douleur
d'apprendre, et l'examen de sa conscience: les sursauts de colère dont
il fut parfois secoué au passage des phrases qui narraient l'adultère,
n'invectivaient que la traîtresse épouse; dans l'ami qui se tordait là,
Pierre ne voyait plus que la double victime d'une femme astucieuse et
d'un homme cruel.

Il constata la sécheresse intellectuelle où sa raison était froidement
descendue, et la sécheresse de coeur qui par degrés l'avait gagné. Ce
regard attentif sur le méprisable moi qu'il avait pris occupa toutes ses
heures; et dès que Georges pouvait s'assoupir, Pierre, au lieu de
dormir, méditait. Il comprit nettement une vérité qu'il avait entrevue
par instants, mais à laquelle il s'était résigné, sous l'excuse d'une
lâche impuissance: comme d'un compagnon seulement, il avait usé
jusque-là du frère qui s'était livré sans réserve: dans le repentir, il
lui rendit son coeur.

Lorsque Desreynes recouvra la raison, il ne se souvint pas d'abord; il
contempla la chambre, et Arsemar, avec une longue curiosité, qui
lentement se fit inquiète, puis effrayée, quand la mémoire se précisa.
Pierre s'approcha du chevet.

--Ami, dit-il, c'est moi...

Georges fixa sur lui ses grands yeux ronds, et, d'une voix faible,
rassemblant son âme en deux mots, le passé, le présent, liant dès le
réveil son remords et sa reconnaissance, il murmura: «Pardon... merci.»

Il se détourna vers le mur.

La convalescence fut pour chacun une époque bien heureuse.

--Viens près de moi, demandait le malade.

Pierre apportait sa chaise contre le bois du lit, et souvent ils se
prenaient la main.

--Est-ce que tu souffres? Que désires-tu?

Il multipliait ces interrogations caressantes qui voudraient être une
guérison.--A mesure que Desreynes reprenait plus exactement sa pensée,
il appréciait avec plus de certitude le changement de Pierre et
davantage en déduisait les promesses; avec une joie d'enfant aux genoux
de sa mère, ou d'adolescent aux premiers rendez-vous, il savourait la
douceur de l'intimité reconquise. Leur misère lui semblait moins
profonde. Il bénissait son mal, pour y avoir retrouvé leur vie et
l'amitié. Il se confiait en l'avenir.

Notre intelligence nous est-elle autre chose qu'une source de misères?
Dans la maladie, où nos facultés baissent en raison de notre épuisement,
nous acceptons notre sort, tout déplorable qu'il est, avec moins de
tristesse et de rancune que nous n'en dépensions pour accepter la vie,
quand nous étions à l'état de santé.

Arsemar puisait dans sa contrition une sérénité analogue, et à chacun
l'émotion d'être meilleur et d'être aimé rendait les destinées plus
acceptables.

Cette joie était pourtant, chez Desreynes, traversée d'une crainte: il
avait peur, non pas de disparaître et de laisser son ami seul, car
l'affaiblissement de nos forces physiques nous rend moins accessibles au
sentiment de nos devoirs: non pas de mourir, car les convalescences
croient en elles: mais au contraire de guérir. Il s'inquiétait des
phrases rassurantes que chaque soir leur prodiguait le médecin, et quand
l'homme de science disait: «Encore cinq jours... quatre jours... trois
seulement...» Georges ne répondait à la satisfaction d'Arsemar que par
une muette anxiété, et se demandait: «Quand je ne serai plus malade,
m'aimera-t-il encore?»

--Qu'est-ce donc, pensait-il, que la douleur du corps? La bonne douleur,
et comme elle vaut mieux que les tourments de l'âme! Ai-je vraiment
souffert? Je ne m'en souviens pas.

Il rêvait de rester des semaines dans cette chambre close, et sur ce lit
sans trêve.

Il osa parler de ses incertitudes, et Pierre l'interrompit d'un
mouvement si ému que tous deux en furent rassurés.

Ils causèrent; ils épanchèrent les secrets trop longtemps contenus.
Georges pouvait dire quelles circonstances involontaires et imprévues
l'avaient séduit près d'une femme qu'il détestait; quelles angoisses
l'avaient crucifié depuis lors, et quelles terreurs l'avaient assailli
sans repos. Pierre pouvait écouter: il expliquait lui-même les raisons
d'amoindrir la faute.

Il consolait!

Il s'humiliait aussi dans la confession de ses indifférences et de ses
cruautés; il demandait pardon aussi: Georges à son tour le consolait.

Arsemar répétait:

--Je t'ai fait bien de la peine. Mais, va, c'est fini, tu vois bien...
Le reste finira aussi. Cela passe.

Il ajoutait:

--L'amour s'éteint, l'amitié dure.

Il espérait ainsi.

N'est-ce pas un commencement de guérison, que d'espérer la guérison et
d'y croire?

Pierre n'y croyait pas toujours, mais parfois...

Dès que le malade put se lever, ils quittèrent la capitale.

Cette journée en wagon fut un de leurs plus agréables voyages. Au milieu
des paysages changeants, tour à tour montueux et plats, les deux hommes,
seuls et comme visités par la nature qui passait, jouirent pleinement du
bonheur d'être ensemble: dans cette solitude qui roule, on eût dit que
leurs sentiments participaient au vertige de la fuite: cette hâte
d'aller exerçait une sorte de contagion sur leur hâte de revivre; la foi
s'accélérait en eux, comme les plaines autour d'eux; leurs regards
allaient des coins de bois qu'on ne devait plus revoir aux sourires
qu'on verrait toujours.

Courons sans but! Ils songeaient à courir jusques au bout du monde; et
plus ils s'éloigneraient d'ici, plus ils se rapprocheraient l'un de
l'autre.

De là, en Grèce, puis en Turquie; et toute l'Asie!

C'est fini! La guérison les enveloppait; la croyance les enlaçait; ils
étaient envahis de leur bonheur.




VII

      Rentre au tombeau muet où l'homme enfin s'abrite,
      Et là, sans nul souci de la terre et du ciel,
      Repose, ô malheureux, pour le temps éternel.

  LECONTE DE LISLE.


Presque avec regret, ils s'arrêtèrent à Naples, parce qu'ils l'avaient
décidé; mais chacun pensait n'y pas rester longtemps, et chacun sans le
dire, car il ne fallait pas craindre tout haut que rien pût arrêter les
progrès de la délivrance.

Ils durent en convenir pourtant, dès le second jour.

Jeanne était dans les rues; Pierre la fuyait; Georges la flairait.

--Allons, allons, disait Arsemar, il faut se vaincre. Voilà l'épreuve
définitive.

Il avait vu Naples pleine de poésie et de couleur, une fête de lumière;
il ne la vit plus que pleine d'ordures, une léproserie, une hagne de
vermine.

Il luttait pour trouver belles des choses qui devant lui avaient cessé
de l'être; il sentait la sérénité lui échapper; pourtant, il prétendait
rester là, afin d'y conquérir virilement la libération promise; dans la
lutte, déjà, il s'énervait: un fourmillement de fièvre agaçait sa
pensée.

Trois fois, en parlant à Desreynes, il ne put retenir ces phrases
stridentes, qu'on lance à coups de cravache, et qui font souffrir celui
qui les entend moins que celui qui les prononce.

Cependant, il aimait l'ami, et non plus l'amante: il le voulait ainsi.

Le second soir, il lui sembla presque qu'il n'aimait ni l'un ni l'autre.

Allait-il s'effondrer encore au fond des nihilismes qui l'avaient
empoisonné dans la haute Italie? L'anxiété, sans doute, ne valait rien?
Il eut peur de faillir.

--Partons, dit-il.

Ils descendirent à Pouzzoles; assailli par les guides, il leva sa canne
sur l'un d'eux; leur foule hua.

--Marauds, cria-t-il, arrière!

Il en eût assommé quelqu'un.

--Pardieu! Je regrette le temps où pour vingt-cinq sous mes aïeux
avaient le droit de vous rompre le crâne!

Puis, comme les autres reculaient: «Est-ce bien moi, pensa-t-il, qui dis
de semblables sottises! La plèbe vous rend marquis!»

Que lui importaient l'amphithéâtre où Néron joua devant la foule, et le
temple d'Isis?

Il jeta comme un autre son caillou sur la Solfatare.

--Allons à Cumes.

Ils pataugèrent dans le bourbier de la Sibylle: que lui importait
l'entrée des Enfers?

--Allons au cap Misène.

Qu'importaient la route d'Enée et la splendeur de la mer poétique, et
les îles lointaines?

--Passons à Capri.

Ah! Ces belles filles aux lèvres rouges, aux dents luisantes, aux yeux
mouillés, aux seins bombés, au pas lascif: femelles!

--Gardez vos coqs, les poules sont dehors!

Il acheta un collier de coraux: «Voilà pour ma prochaine fiancée.»

Le lendemain:

--Viens à Sorrente.

Le flot chante au pied des falaises, et l'air sort des fleurs: dans une
de ces grottes, Jeanne et lui se sont arrêtés sous une bleue après-midi,
et se sont longtemps embrassés.

Le calme s'en va: plus il fait effort pour le retenir, plus il le perd,
et la fièvre d'efforts allume son sang; il n'a plus de sommeil.

--C'était donc un mensonge, cette paix de l'autre jour? C'était donc une
folie?

Il n'insulte plus Georges: il le caresse: mais pour se contraindre à
l'aimer.

--A quoi bon méditer, juger sa conscience, faire des plans, faire des
voeux? En vérité, je n'aime plus rien. Ce n'est plus moi qui vis: c'est
un être inconnu avec ma ressemblance, et qui m'obsède... Si notre corps
se mue en sept tours d'années et change tous ses atomes, si notre âme se
renverse à la secousse des événements, que reste-t-il donc? Si notre
essence est une perpétuelle métempsycose physique et morale, de quel
droit croire à notre identité et pourquoi tenir à la vie? L'homme
n'existe-t-il pas aussi bien quand il n'est plus qu'une touffe d'herbe
sur son sépulcre ou un anneau de larves sous la terre?

L'ancien moi ne revenait en lui que pour pleurer sa propre mort.

--Je ne souffre plus, c'est évident. Je ne pourrai donc même pas
souffrir!

Sa douleur, qu'elle fût inavouée ou abstruse, s'envenimait du remords et
de la honte de ne plus l'absorber tout entier. Il fallait souffrir,
aimer: l'un ou l'autre, ou les deux! Mais ni l'un ni l'autre, c'était
peu: immoral, plat, bête, ennuyeux!

--Allons à Castellamare.

Pendant que la voiture, au sommet de pentes rapides, longeait les côtes,
il oublia qu'il avait tantôt dénié son enfer:

--Ma vie est courte, mais ne puis-je pas dire que c'est une douleur
éternelle, celle qui tiendra toute ma vie, puisque les temps qui
s'écouleront après ma mort seront pour moi comme s'ils n'existaient pas,
puisque cette vie est toute ma part d'éternité?

Après un long silence il dit, d'une voix perçante et rauque:

--Georges! Nous sommes les traîne-malheur!

Il éclata de rire; ce rire fit froid à Desreynes.

Celui-ci, depuis leur départ de Naples, ne savait plus, ne vivait plus,
cherchait, puis renonçait: cette violente réaction le désespérait.

De même que Pierre ne se semblait plus avoir ni haine ni amour, Georges
ne se trouvait plus de remords.

Ils étaient déséquilibrés.

Ils avaient supprimé le mal ancien, et leur coeur s'en était pâmé: mais
tout cela n'était que pour réédifier un mal nouveau.

--L'horrible sous-préfecture! fit Pierre, en dévisageant, sur la place
de Castellamare, les badauds expectants qui les contemplaient de loin,
avec la froideur antipathique dont toute l'Italie honore ce qui parle
français.

Le soir, il dit:

--Allons à Pompéi.

La journée était belle; le vent de la mer soufflait doucement; devant
eux, le Vésuve fumait.

--Ce volcan m'horripile, depuis que nous tournons autour: je voudrais
bien voir autre chose.

Il s'amusa à quelques sophismes: «Accepter la mort pour éviter une
douleur légère à ce qu'on aime, n'est-ce point la plus forte preuve
d'amour?--L'homme qui se tue pour une peine futile se donnerait donc à
lui-même la suprême marque d'amour.--Or, plus l'existence sacrifiée
était heureuse, plus le sacrifice en est grand: en sorte que d'un
heureux et d'un misérable qui se tuent, c'est l'heureux qui, plus que
l'autre, se donne une immense preuve d'amour.»

Il rit, et, comme Georges l'interrogeait sur la cause de sa gaieté, il
répondit:

--Si je déclare que le suicide est la plus grande preuve d'amour qu'un
homme heureux puisse se donner, on rejettera le paradoxe; mais si
j'affirme simplement que le suicide est la plus grande preuve d'égoïsme,
on m'approuvera sans hésiter. Pourtant qu'est-ce que l'égoïsme, sinon
l'amour de soi?»

Desreynes, en pâlissant, s'efforça de sourire; mais désormais il évita
de permettre un seul instant de loisir aux silencieuses rêveries.

Ils parvinrent à Pompéi.

Quand arriva la nuit, la ville morte, sous leurs fenêtres, dormait comme
une vaste tombe, dans la paix bleue: au-dessus, le volcan flambait
rouge, phare de mort, fanal de la nature à l'orgueil des hommes sans
cesse avertis de leur néant, perpétuelle menace aux peuples qui osaient
bâtir là des foyers, et dont l'accoutumance oubliait d'avoir peur.

--Quoi? Un mode de passer outre, ajouté à tant d'autres... Le volcan
n'est pas plus dangereux qu'un fiacre; il travaille par intermittence et
n'écrase pas en tas plus de gens que nos carrefours n'en écrasent en
détail. Les plus grandes choses sont banales... Où est l'Eden? Où la
sécurité? Quand on ne risque pas sa peau, on risque son âme... La mort
nous guette à tous les coins. Qu'elle nous prenne donc, elle ne prendra
rien qui vaille!

Dix minutes plus tard, il considéra:

--Je suis un niais: je m'offre dans le vague des pessimismes allemands,
et je ne souffre même pas... Mais, à quoi bon souffrir?... Vraiment,
Georges m'agace avec ses perpétuelles interruptions: on ne peut lier
deux idées... Se tuer, ce n'est pas renoncer à la vie, mais à la forme
de vie que l'on a: c'est affirmer, par une protestation contre les
occurrences, l'amour d'une vie qui serait autre... Mais, à quoi bon une
autre vie?... Je m'assomme.

Il se montra gai, et sans contrainte; il le constata:

--Voilà que je ne m'ennuie même plus!

Au matin suivant, ils pénétrèrent dans les fouilles; il dit en entrant:
«Revoyons cette colonie anglaise.»

Ils allaient par les rues lourdement dallées, des maisons aux places
publiques, stationnant devant les fresques ou se courbant sur les
mosaïques. Et Jeanne était partout.

Jamais il ne l'avait tant vue, ni si bien.

Elle n'était donc pas morte?

--Va-t'en!

Elle l'attendait au coin des voies, à l'angle des murs, derrière les
colonnades; elle lui sautait au cou, elle lui baisait les lèvres.

Brusquement, intensément, elle le reprit.

Il l'aima de toute sa haine.

--Ces pas, dans la maison du Faune?... Cette voix de femme, chez
Méléagre?

Si elle avait, elle aussi, refait le pèlerinage de leur amour? Car c'est
cela, sans l'avouer, qu'il venait de faire à travers l'Italie, et l'on
était au bout, et c'était donc fini!

Elle, partout.

Il questionna le gardien: «N'avez-vous pas vu une dame brune, française,
élégante, de taille moyenne?»

Desreynes se retourna avec stupeur.

--Quand tu me regarderas! Qu'y a-t-il d'extraordinaire dans ce que je
demande?

Au Musée, devant le moulage des Pompéiens nus et surpris sous la pluie
de cendre, Jeanne avait osé une timide grivoiserie, puis elle avait
rougi jusqu'aux ailes de son petit nez fin, qui palpitaient dans le rire
contenu... Il eut un trouble à cette vision.

En descendant sous la porte Marine, il voulut retourner sur ses pas et
remonta dans la ville.

Avec une superstition païenne, il revint au temple de Vénus. Il vit
Georges monter sur le soubassement, s'arrêter et se baisser vers le tas
blanc des mosaïques décarrelées qu'il ramassait dans sa main gauche:
Jeanne avait fait ainsi, à cette même place, et, accroupie, elle s'était
retournée vers lui, avec son rire de carmin, en jouant aux osselets,
comme une fille antique, et les dés de marbre claquaient en retombant
sur ses doigts effilés.

Il s'enfonça dans le dédale des rues; il marchait d'un pas si rapide que
Desreynes et le guide avaient peine à le suivre.

Georges était dans une grande inquiétude.

Pierre avait l'aspect d'un fou.

--Il faut qu'elle soit là!

Dans la villa de Diomède, il se pencha sur le sable pour y chercher des
traces. Elle avait passé par ici! Était-elle à jamais introuvable?

--Tu as perdu quelque chose? dit Georges.

--Oui.

--Quoi?

--Rien!

Il vint vers l'autre, et avec rage, il répéta: «Rien!»

Qu'était-elle, en effet, sinon rien, la maudite, l'adorée?

Au seuil du cirque, il attendit Desreynes; il le fixa d'un oeil furieux,
puis, le prenant par le bouton de son habit qu'il secouait d'un
mouvement sec et anguleux, il déclara avec un calme terrible: «Il y a
des moments où je te hais.»

Il sortit de là comme un homme ivre qui revient au plein air.

--Quelle heure est-il? Déjeunons et montons au Vésuve.

Ils prirent des chevaux et partirent: à travers les villages dix fois
ruinés, les jardins luxuriants, les vignes gigantesques, les laves
noires, ils gravissaient la côte, en silence, au pas rythmique et lent
des trois montures, dont le balancement berçait leurs songeries.

Le soleil leur plombait l'échine.

Ils avançaient, avec leurs rêves assoupis.

Arsemar s'était calmé, sous le poids du jour.

Georges disait:

--J'ai tout éprouvé, je n'ai rien trouvé.

Et Pierre:

--J'ai cru tout fait; rien n'était fait.

Il méditait, en regardant les deux oreilles du cheval las, qui
oscillaient de bas en haut dans la cadence pénible de leur ascension.

Des sentiments confus dorment sourdement dans notre âme, sans qu'elle
ose seulement se méfier des occasions qui les font naître. Quelque jour,
on imagine qu'ils pourraient exister, et c'est la première marque qu'ils
existent. On n'en voit d'abord que le côté irréalisable, dangereux,
criminel. La conscience en écarte paisiblement la pensée, comme on
renvoie de la main la fumée d'un cigare, et les oublie. Le temps va: ils
incubent; la confiance en soi-même fait autour d'eux une paix d'ombre où
s'abrite leur éclosion; ils bougent: l'âme qui les sent frémir se
rassure dans sa force, et ne s'en trouble pas plus que d'un rêve après
le sommeil; ils grandissent: on sent qu'ils sont là, et l'habitude leur
fait un lit. Combien de temps encore? Ils se lèvent, on prend peur: ils
ont la voix d'un maître et la brutalité d'un bourreau, et tout se tait
pour eux quand leur jour est venu de crier: «Me voilà.»

--Mourir! Finir!

L'idée du suicide était en lui.

Il fut plus étonné qu'effrayé de la voir si puissamment assise, et
constituant pour ainsi dire une essence de sa personnalité actuelle;
elle n'habitait pas en lui, elle était lui. A l'examen de ses actes
récents, il constata qu'elle avait obscurément présidé à toutes ses
décisions, à ses pensées, à ses pas même, ses pas hâtifs qui couraient
avec impatience vers le terme de leur voyage: car, où Jeanne s'était
arrêtée, on s'arrêtait.

--Comme j'ai vécu vite!

Sa conduite des derniers jours, la multiplicité et aussi la constance
des sentiments qui l'avaient travaillé dans cette unique semaine, les
heurts, les ressauts, les arrivées, les fuites, tout, les impressions et
les faits s'étaient succédé, poursuivis, chassés l'un l'autre, avec une
rapidité qui lui donnait maintenant le vertige.

En une si courte durée, l'amitié, le remords, la honte, l'espoir,
l'ennui, le découragement, la peur, le désir, le dégoût, l'amour, la
haine, la mort! Il avait résumé la vie entière en une semaine, et le
reste, s'il persistait, ne saurait plus être qu'une écoeurante et banale
répétition, interminablement la même.

--Non, cria-t-il, je veux vivre pour savoir jusqu'où l'on peut souffrir.

Mais il ne souffrait pas.

--Nous étions si heureux, en quittant Rome! Pourquoi cela ne
reviendrait-il plus?

Quand on eut traversé la région des pins et des genêts, ils quittèrent
leurs chevaux et gravirent à pied, sur les laves durcies qui renflaient
les courbes folles de leurs torrents figés; quelques fleurs exilées
s'épanouissaient sur le métal. Le sol devint rouge et friable, puis d'un
brun terreux, puis, commença le pays noir. Sur la pente abrupte, ils
s'enfonçaient jusqu'à mi-jambe dans un gravier coupant comme du
mâchefer. On entendit le bruit rauque du volcan et des avalanches. Un
froid glacial courait sur le flanc du cône; des nuées pâles, en foule,
en cercle, montaient à l'assaut du sommet, dans le vent rapide. Ils
atteignirent un sentier qui glissait entre deux lignes de roches: des
trous d'ombre étaient pleins de neige; les gouttes suintaient ou
claquaient sur la paroi déchiquetée.

Brusquement, la bise cessa, la chaleur fut celle d'une étuve, l'air
s'emplit d'une odeur de soufre: les croûtes brûlantes avaient sous leurs
pas la sonorité du verre; autour d'eux, dans l'anfractuosité des rocs,
fumaient de petits cratères. Le Porphyrogénète avait, dans son palais,
étendu, sur le gris des laves, de fulgurants tapis qui se juxtaposaient
avec une satanique harmonie: des velours non rêvés où la sourde richesse
des bruns sans nombre se mariait à l'éclat de tous les rouges,
vermillons, carmins, pourpres et saturnes, des ocres violents ou câlins
qui se nuançaient jusqu'à la presque blancheur, des verts violents ou
tendres comme des pousses en avril; puis dans d'étroits ravins, des
peluches violettes et mauves où glissent les blêmes courants d'une
haleine sulfureuse...

Pierre se retourna. Ils étaient dans un cirque fermé par le
surhaussement des coulées anciennes, qui se crispaient convulsivement,
se tordaient dans une douleur fantastique, et se cabraient, se
déchiraient de cent mille angles, lançant à travers la nue leur
infernale chevauchée, comme un troupeau de chimères, sur la vapeur
opaline du ciel; et derrière celles-là, d'autres batailles encore, plus
grises, et d'autres, qui semblaient sans fin, profilaient sur le vague
leurs nettes découpures; à gauche, entre deux montagnes éboulées, un
gouffre, et par delà, pareille à une montagne ronde et plus haute, dans
la perspective des horizons montait la plaine voilée de buée, d'un bleu
suavement gris, d'un bleu béni, que les villages et les routes
pointaient ou rayaient d'exquises taches rosées, et sur lequel les
reflets semaient des étoiles.

De l'autre côté, se bombait la mer diaprée.

En haut, avec un fracas de fusillade lointaine, dans son nuage blond
comme des corps de nymphes, le volcan crachait au loin des blocs
spongieux qui, fusant et hurlant, noirs et difformes, tombaient de
toutes parts, ainsi que des tronçons d'arbres tordus.

Arsemar vint s'asseoir au bord de la rivière incandescente qu'une source
de feu vomit avec lenteur, et qui flue, rouge parmi les scories,
haletante comme une poitrine, sous son vent embrasé qui siffle, et darde
dans l'air une stridence aiguë.

Un homme y planta son bâton, et le bois, dès qu'il toucha le flot
pâteux, s'alluma.

--Se jeter, là dedans, la face la première! Je n'aurais même pas le
temps de le savoir!

Le rayonnement du brasier lui cuisait le visage.

--J'aurais certainement, moins qu'ici, de souffrance physique... Vrai,
la mort est une banalité, une réputation surfaite!... La peur d'elle
n'est pas un instinct, car des peuples entiers l'ont ignorée... La
douleur d'elle n'est qu'une fantaisie de notre imagination, qui croit à
la nécessité de souffrir beaucoup pour mourir, puisque l'on souffre tant
sans pouvoir en mourir. La véritable mort est dans la résignation au
trépas: difficile, d'où lutte, d'où sanglots et terreurs d'agonie...
Mais, moi, je suis déjà mort, puisque je suis désireux de l'être,
intimement mort... Un pas manque, rien de plus.

Il revint au pied du cône et s'assit encore: les masses ignées
pleuvaient autour de lui. Une donc ne le traverserait pas, trouant sa
chair d'une boule de feu? Il la renfermerait dans ses entrailles
grésillantes, et ce serait fini!

Tout à coup, il se précipita à l'escalade du volcan. Les guides
stupéfaits l'appelaient à grands cris. Georges se lança à sa poursuite,
et les guides derrière eux. Pierre montait, sauvage, des pieds, des
genoux, des mains; il râlait dans les fumerolles. La pluie de laves se
faisait plus dense.

--Encore!

Georges, dans les vapeurs, ne le distingua plus.

Là bas, les gens criaient.

Leur voix grêle se mêlait aux tonnerres.

Enfin, Pierre, étouffant, s'affaissa: les guides le rejoignirent avant
Desreynes et l'entraînèrent de force; un d'eux avait la main brûlée; ils
dévalèrent sur la pente.

Georges tremblait sur ses jarrets cassés d'effroi.

Il savait, maintenant, il était sûr.

A cela donc, tout avait abouti!

Il rassembla dans son coeur une force d'homme dont nul ne l'aurait cru
capable; une volonté de Titan naquit de son épouvante; la révolte
décupla sa virilité: puisqu'il avait affaire à un fou, il le traiterait
avec un despotisme de tyran; pardieu! dans sa rage de le sauver, et fou
à son tour, fou de sa force et de son vouloir, il l'eût presque tué pour
l'empêcher de mourir!

Il l'empoigna par le coude et lui fit descendre la montagne: sans mot
dire... Pierre se sauvait en avant, par immenses enjambées, avec une
gaminerie d'enfant. Georges le planta sur son cheval, que Pierre fit
galoper au risque ou dans l'espoir de se rompre le cou.

Ils arrivèrent à Pompéi: Arsemar dîna d'excellent appétit; il souriait;
il monta sur la terrasse de l'hôtel, au lever de la lune qui d'un argent
doré glaçait les champs de fèves, si bleus, si placides, rayés de noir
par la profondeur des sillons, pareils aux vagues d'une mer morte.

Georges le suivait pas à pas. Il coucha dans sa chambre. Pierre
souriait.

Au matin, Desreynes boucla les valises, et sans demander avis, fit
atteler une voiture. Arsemar le laissa tout faire et se laissa conduire
en souriant: comme ils passaient devant Portici, il sifflota gaiement un
air de la _Muette_.

Depuis la veille, ils n'avaient pas échangé une parole.

Le jour même, ils partirent pour Palerme: Pierre obéissait sans quitter
son énigmatique sourire.

Cette ridicule et périlleuse attitude ne pouvait se prolonger ainsi;
Georges parla: on lui répondit, d'un ton ironique, quelque banalité qui
voulait mettre un mur.

La nuit vint.

Arsemar, accoudé sur le bastingage, regardait les eaux montueuses dont
la sombre épaisseur remuait par myriades le peuple des phosphorescences;
la lune glissait son miroitement sur la pente et dans le creux des
flots; l'écume chantait à la proue. Il humait le vent de la nuit, et se
berçait dans les tangages.

La résolution de mourir, qu'il avait gestée sans le savoir, et proclamée
dans la démence, cent fois depuis hier il l'avait reprise et arrêtée:
non plus gravement, mais avec la rancune taquine d'un espiègle qui veut
se venger: restaient seulement à chercher l'occasion et le moyen.

Cependant, l'inéluctable paix de ces deux forces, la mer, la nuit, le
gagna peu à peu.

La certitude que bientôt il ne serait plus acheva de lui rendre, sinon
la sérénité, du moins la raison qui pèse la vie.

Desreynes était à son côté: cette persistante surveillance qui l'avait
offusqué tantôt le toucha maintenant. Malgré tout, on l'aimait. Encore
une fois il eut honte et remords. Quel chagrin ne léguerait-il pas au
frère abandonné?

L'âme s'épure, devant la tombe qui s'entrouvre.

Il ne s'agissait pas de sa mort, mais de la leur.

--Ce qu'il a fait par égarement, je le ferais par volonté!

Le survivant survivrait peu, et telle était encore la meilleure
espérance qu'il pût se permettre en partant, car le trépas serait, pour
cet autre damné, le seul refuge, le seul accueil, le seul oubli.

--Ma vie m'appartient, mais, la sienne?

Déjà les côtes ne formaient plus à l'horizon qu'une bande inégale et
d'un bleu épais: au-dessus flambait le phare du Vésuve.

La mer les berçait toujours.

Arsemar, de plus en plus, se rendait à l'impossibilité du double
meurtre; il avait trop peu de vanité pour songer que le suicide est
lâche; mais il avait trop de bonté naïve pour ne pas se convaincre que
ce suicide serait un crime.

--Nous vivrons.

Hélas! Cette tranquillité relative qu'avait donnée la mort prochaine
s'évanouit avec le droit de mourir; la conscience du devoir accompli en
voulut rendre une autre, mais plus vague et moins puissante: elle lui
eût certes suffi en d'autres temps, mais l'homme épuisé ne portait plus
en lui le ressort de ses vertus premières. Donc, il retomba dans
l'anxiété de vivre. L'avenir lui parut long d'une éternité: c'était
comme une nuit d'années sans terme, un marasme qui ne ressemblait à
l'existence ni au néant, l'écrasante insomnie d'un homme qui sans bouger
ferme les yeux, et pendant un siècle attend le bon dormir... Il sentit
l'idée de la mort remonter perfidement sur son âme, et par minutes, il
faiblissait; il se déféra le serment d'être fort et ne point faillir,
mais il n'osa jurer.

En face d'eux, et par derrière la chaîne des monts, une rouge aurore
teinta un coin du ciel, et disparut: c'était l'Etna.

Pierre, entre ces deux feux, voyait l'image de sa destinée: qu'il allât
ou qu'il vînt, l'enfer!

Il vivrait! Il devait vivre!

A peine descendu à Palerme, que pourtant il ne connaissait point, il
proposa doucement d'en repartir.

--Soit. Veux-tu que nous passions en Grèce? En Afrique?

--Je suis las. Retournons.

--En France?

--Oui.

Ils visitèrent le Palais et la Cathédrale; dans la chapelle de
Sainte-Rosalie, une voix française leur cria:

--Il faut venir si loin pour se rencontrer! Les montagnes seules...

M. le substitut Perrenet les aborda avec les marques d'une joie vive. Le
comte lui rendit assez froidement ses politesses.

--J'ai quitté Lyon depuis quelques jours...

Arsemar pâlit; Georges emmena l'intrus. Il apprit sans trop faire
violence à la discrétion du jeune magistrat que la comtesse avait tout
dernièrement donné à sa ville l'esclandre d'un roman d'amour, où le
capitaine B. de R. avait joué le plus beau rôle.

--Mars et Vénus, concluait le spirituel gazetier! Ce pauvre M. d'Arsemar
en a l'air vraiment affecté.

Desreynes prit congé, pour ne gifler personne.

--Qu'est-ce qu'il t'a conté?

--Rien.

--Tu as un air, pourtant...

--Moi, non?... Je suis fort gai.

Le paquebot qui les avait conduits devait reprendre au soir la route du
continent: les bagages ne furent même pas déchargés.

Pierre, cette nuit encore, demeura sur le pont; Georges, harassé, resta
près de lui.

Arsemar pensa qu'il était cruel d'imposer au convalescent ce dangereux
excès de fatigues. Mais cette nuit était si bonne et reposante au coeur!
Il jura de ne pas mourir...

Une autre chose aussi le retenait dehors. Fréquemment il parlait le
premier, et par vingt ambages ramenait la conversation sur le
compatriote de Jeanne; il voulait savoir. La réserve de Georges
inquiétait sa curiosité, et la changea en une étrange et confuse
jalousie. Il devinait déjà, et pour apprendre, se faisait caressant.

--On t'a appris, n'est-ce pas, quelque nouvelle vilenie... Tu peux me
dire, mon petit Georges... Je suis tranquille, tu vois bien...
Dis-moi...

--Mais on ne m'a rien rapporté d'intéressant, je t'assure. Elle est chez
son père, en bonne santé.

--Ah!...

Puis:

--Regarde combien tu es menteur. Tantôt, tu ne voulais même pas m'avouer
cela. C'est donc qu'il y a autre chose? Dis-moi le reste.

--Mais, ami, je me taisais simplement pour ne point parler d'elle.

--Tu mens encore.

Puis, de soudaines colères le prenaient contre le silence de Georges, et
parmi elles, venaient les mauvais reproches.

--A quoi bon se dévouer pour qui me rend si peu!

La perspicacité du malheur, qui toujours en pressent ou même en désire
un nouveau, l'assurait de quelque trahison d'épouse, ajoutée encore à la
première: il ne manquait à sa certitude que le complément d'un récit. Il
fut bientôt si convaincu, qu'un revirement d'idées en résulta chez lui.
S'il se trompait dans ses soupçons, l'injure d'une croyance si blessante
devait se réparer: la passion qui se cachait sous le prétexte de justice
osa concevoir une hypothétique espérance. Il joua sa vie sur un dé.

--Si je l'ai diffamée, je répare, et je la reprends: si j'ai cru vrai...

Il ne se permettait plus de dire: «Je me tuerai.» A peine se
permettait-il de le penser.

L'heure de sentir, l'heure de raisonner, elles n'étaient plus: il
subtilisait seulement: et presque sans douleur, sans amour. La lutte
n'était plus dans son coeur, mais dans sa tête.

Il harcelait son compagnon.

--Si tu savais ce que je te sacrifie, toi qui ne veux même pas me
raconter cela!

Ils débarquèrent à Naples.

Desreynes, obsédé, en vint à peser les avantages et les dangers d'un
aveu: il persista dans le silence.

Tout le jour, ils se traînèrent par la ville.

--Georges, j'ai une idée: veux-tu rentrer au Merizet?

--Ami!

--Je suis très calme: la guérison s'achèverait d'un coup. C'est le plus
sage, va! Bientôt, voici l'automne. C'est beau, l'automne, au Merizet.

--Plus tard...

--Maintenant! J'irai seul si tu ne viens pas.

Il en causa jusqu'à la nuit; nul argument ne put le dissuader; il
voulait partir le lendemain. Il se fit, de cette menace, une arme pour
forcer le mutisme de Desreynes. Puis, il parlait de retourner à Palerme
et d'y chercher M. Perrenet; il parlait aussi de reprendre sa femme.

--Eh! Garde-le, ton secret! Elle a un amant! Je le sais bien.

Desreynes ne répondit pas.

Arsemar, sombre, le regardait de côté: il porta la main à ses yeux et se
mit à marcher.

Au bout de quelques secondes, il dit simplement:

--Tu vois bien que je le savais.

Le lendemain, il ne parla plus de retour; à peine même y songeait-il,
avec autant d'ennui qu'à la pensée de demeurer ici.

Silencieux, il errait dans un morne désoeuvrement.

Tout désir était mort en lui; l'espérance, ainsi que le désir, était un
mot vide de sens.

Les réalités s'estompaient sous une brume incertaine; le monde
contingent ne se manifestait à lui que comme un rêve, et son passé comme
le souvenir d'un rêve.

Il crut par instants que Jeanne n'existait point, et qu'il l'avait
imaginée; il ne parvenait qu'avec peine à restituer ce visage de femme.

Encore, il douta de sa propre existence. Il subsistait non seulement
hors de tout, mais hors de lui-même, abstrait et désintéressé de lui
comme des choses, suspendu dans une sorte d'attente, qui était l'attente
de rien. Sa vie ressemblait à un homme accroché sous la nacelle d'un
aérostat immobile, plus haut que les vents; il était un pendule
conscient qui voit s'alanguir et diminuer une à une les oscillations de
son monotone balancement.

Ne plus souffrir, ne plus pouvoir, ne plus savoir souffrir; degré
suprême des douleurs!

Le surlendemain fut pareil.

Desreynes, dans la désolation de son impuissance, contemplait ce jeu de
la mort.

Il chassait vainement un soupçon terrible.

Quand vint le soir du troisième jour, après le dîner muet, Pierre,
sombre, se promena longtemps à travers la chambre de Georges.

Il serra la main de son ami, et se retira.

L'un ne put dormir, ni l'autre.

Un peu de vie était revenu en Pierre: assez pour que ce fût trop.

Il luttait.

Il murmurait: «Je ne peux plus.»

Ou bien: «Pauvre cher ami.»

Il se levait, faisait le tour des sièges, regardait les meubles, et se
recouchait.

Puis, une heure encore... A l'appel de la mort, l'âme, s'affranchissant
des intérêts humains, jugeait avec une sagesse divine. Tout et à tous,
il pardonnait, du fond de son coeur éclairé. A lui seul, il reprochait
la faute encore inaccomplie, et rêvait d'y soustraire sa faiblesse.

Mais il répétait: «Je ne peux plus.»

Les heures tintaient au clocher d'une église.

Il vint à sa table et écrivit.

  «J'institue mon légataire universel M. Desreynes Georges, demeurant
  à...»

Quand il eut terminé, il s'allongea sur le lit.

Aussi longtemps qu'il put, il lutta.

L'aube commençait à bleuir les vitres, derrière les rideaux grisâtres.

Il redescendit à la chambre de Desreynes, et, sans bruit, il entra.

--Qu'as-tu, que veux-tu?

--Rien, j'avais envie de te voir un peu.

Oh! Ce soupçon!

Ils s'assirent face à face, profondément émus tous deux, et tous deux le
cachant.

Enfin, Pierre s'avança pour embrasser l'ami.

--Adieu, dit-il, il faut aller dormir... dormir.

--Je t'accompagne.

--Reste là.

--Non.

Ils montèrent, sous la froide clarté du matin.

Leurs pas lourds s'écrasaient sur les marches et sourdement sonnaient
dans les couloirs.

Desreynes inspecta la pièce et n'y vit rien de suspect.

--Qu'est-ce que cette lettre? Tu écris à ton notaire?

--Oui, des histoires d'argent... Tu vois bien que je suis calme, puisque
je traite des affaires.

Et il sourit.

Georges ne promit de partir que si Pierre se recouchait d'abord.

--Je suis sage, je t'obéis. Maintenant laisse-moi reposer.

--Dors.

--Je ne pourrai pas si tu restes: va-t'en.

Mais Georges demeura debout auprès du lit.

--Pourquoi, songeait-il, suis-je si tourmenté? En tout cas, je le montre
trop.

Arsemar lui dit en souriant: «Embrasse-moi, petit frère.»

Il ajouta: «C'est une mauvaise nuit, mais, ça va finir. Console-toi.»

Il prit la main de l'autre qui s'était approché.

--Écoute, dit-il... Viens entendre mon secret... Pierre n'a plus de
rancune...

Et tandis qu'il s'était redressé sur les coussins pour étreindre son
ami, il murmura: «Pardon.»

--De quoi? fit l'autre avec frayeur.

--Mais, du mal que je te donne, que je t'ai donné, et que je te donnerai
encore... peut-être...

--Je t'aime, répondit Georges.

Ils s'embrassèrent une seconde fois.

Pierre dit: «Je t'aime.»

Alors, Desreynes, cédant à la prière d'un regard, s'en alla.

Arrivé sur le seuil, il se retourna, et les deux amis se sourirent.

Arsemar entendit la porte se fermer, et les pas s'éloigner.

Il essaya de lutter encore.




ÉPILOGUE

  Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les ténèbres, derrière
  cette lampe qui éclairait leurs deux fronts, il cherchera vaguement
  une ombre, prêt à l'interroger: «Est-ce ainsi? Que dois-je faire?
  Réponds-moi!» Et si ce souvenir est l'éternel aliment de son
  désespoir, ce sera du moins une compagnie dans sa solitude.

  GUSTAVE FLAUBERT.


Peut-être, un mois plus tard, Pierre se fût-il guéri...

Georges revint en France avec la boîte, cahotée dans le fourgon clos, à
l'arrière des trains.

                   *       *       *       *       *

Il continue à vivre.


FIN




TABLE

  Prologue                                               1

    PREMIER LIVRE

  PREMIÈRE PARTIE.--A trois. (_Chapitres I à VII_)      15
  DEUXIÈME PARTIE.--A deux. (_Chapitres I à VII_)       99

    DEUXIÈME LIVRE

  PREMIÈRE PARTIE.--A trois (_Chapitres I à VII_)      200
  DEUXIÈME PARTIE.--A deux. (_Chapitres I à VII_)      293

  Épilogue                                             407


SCEAUX.--IMP. CHARAIRE ET FILS






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START: FULL LICENSE

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

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